De l'Amour

By Stendhal

Project Gutenberg's De l'Amour, by Stendhal and Charles-Augustin Sainte-Beuve

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Title: De l'Amour
       Édition revue et corrigée et précédée d'une étude sur les
       œuvres de Stendhal par Sainte-Beuve

Author: Stendhal
        Charles-Augustin Sainte-Beuve

Release Date: December 8, 2019 [EBook #60882]

Language: French


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  DE
  L'AMOUR

  PAR
  DE STENDHAL

  ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE ET PRÉCÉDÉE D'UNE ÉTUDE
  SUR LES _OEuvres de Stendhal_

  Par Sainte-Beuve

  PARIS
  GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  6, RUE DES SAINTS PÈRES, 6




PRÉFACE[1]

  [1] Mai 1826.


Quoiqu'il traite de l'amour, ce petit volume n'est point un roman, et
surtout n'est pas amusant comme un roman. C'est tout uniment une
description exacte et scientifique d'une sorte de folie très rare en
France. L'empire des convenances, qui s'accroît tous les jours, plus
encore par l'effet de la crainte du ridicule qu'à cause de la pureté de
nos moeurs, a fait du mot qui sert de titre à cet ouvrage une parole
qu'on évite de prononcer toute seule, et qui peut même sembler
choquante. J'ai été forcé d'en faire usage, mais l'austérité
scientifique du langage me met, je pense, à l'abri de tout reproche à
cet égard.

                   *       *       *       *       *

Je connais un ou deux secrétaires de légation qui, à leur retour,
pourront me rendre service. Jusque-là, que pourrais-je dire aux gens qui
nient les faits que je raconte? Les prier de ne pas m'écouter.

On peut reprocher de l'_égotisme_ à la forme que j'ai adoptée. On permet
à un voyageur de dire: «J'étais à New-York, de là _je_ m'embarquai pour
l'Amérique du sud, _je_ remontai jusqu'à Santa-Fé-de-Bogota. Les cousins
et les moustiques _me_ désolèrent pendant la route, et _je_ fus privé,
pendant trois jours, de l'usage de l'oeil droit.»

On n'accuse point ce voyageur d'aimer à parler de soi; on lui pardonne
tous ces _je_ et tous ces _moi_, parce que c'est la manière la plus
claire et la plus intéressante de raconter ce qu'il a vu.

C'est pour être clair et pittoresque, s'il le peut, que l'auteur du
présent voyage dans les régions peu connues du coeur humain dit:
«J'allai avec Mme Gherardi aux mines de sel de Hallein... La princesse
Crescenzi me disait à Rome... Un jour, à Berlin, je vis le beau
capitaine L...» Toutes ces petites choses sont réellement arrivées à
l'auteur, qui a passé quinze ans en Allemagne et en Italie. Mais, plus
curieux que sensible, jamais il n'a rencontré la moindre aventure,
jamais il n'a éprouvé aucun sentiment personnel qui méritât d'être
raconté; et, si on veut lui supposer l'orgueil de croire le contraire,
un orgueil plus grand l'eût empêché d'imprimer son coeur et le vendre au
public pour six francs, comme ces gens qui, de leur vivant, impriment
leurs Mémoires.

En 1822, lorsqu'il corrigeait les épreuves de cette espèce de voyage
moral en Italie et en Allemagne, l'auteur, qui avait décrit les objets
le jour où il les avait vus, traita le manuscrit qui contenait la
description circonstanciée de toutes les phases de la maladie de l'âme
nommée _amour_, avec ce respect aveugle que montrait un savant du XIVe
siècle pour un manuscrit de Lactance ou de Quinte-Curce qu'on venait de
déterrer. Quand l'auteur rencontrait quelque passage obscur, et, à vrai
dire, souvent cela lui arrivait, il croyait toujours que c'était le
_moi_ d'aujourd'hui qui avait tort. Il avoue que son respect pour
l'ancien manuscrit est allé jusqu'à imprimer plusieurs passages qu'il ne
comprenait plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût songé aux
suffrages du public; mais l'auteur, revoyant Paris après de longs
voyages, croyait impossible d'obtenir un succès sans faire des bassesses
auprès des journaux. Or, quand on fait tant que de faire des bassesses,
il faut les réserver pour le premier ministre. Ce qu'on appelle un
succès étant hors de la question, l'auteur s'amusa à publier ses pensées
exactement telles qu'elles lui étaient venues. C'est ainsi qu'en
agissaient jadis ces philosophes de la Grèce, dont la sagesse pratique
le ravit en admiration.

Il faut des années pour pénétrer dans l'intimité de la société
italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageur en ce pays. Depuis
le _carbonarisme_ et l'invasion des Autrichiens, jamais étranger ne sera
reçu en ami dans les salons où régnait une joie si folle. On verra les
monuments, les rues, les places publiques d'une ville, jamais la
société, l'étranger fera toujours peur; les habitants soupçonneront
qu'il est un espion, ou craindront qu'il ne se moque de la bataille
d'Antrodoco et des bassesses indispensables en ce pays pour n'être pas
persécuté par les huit ou dix ministres ou favoris qui entourent le
prince. J'aimais réellement les habitants, et j'ai pu voir la vérité.
Quelquefois, pendant dix mois de suite, je n'ai pas prononcé un seul mot
de français, et sans les troubles et le _carbonarisme_, je ne serais
jamais rentré en France. La bonhomie est ce que je prise avant tout.

Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, je ne puis faire des
miracles; je ne puis pas donner des oreilles aux sourds ni des yeux aux
aveugles. Ainsi les gens à argent et à grosse joie, qui ont gagné cent
mille francs dans l'année qui a précédé le moment où ils ouvrent ce
livre, doivent bien vite le fermer, surtout s'ils sont banquiers,
manufacturiers, respectables industriels, c'est-à-dire gens à idées
éminemment positives. Ce livre serait moins inintelligible pour qui
aurait gagné beaucoup d'argent à la Bourse ou à la loterie. Un tel gain
peut se rencontrer à côté de l'habitude de passer des heures entières
dans la rêverie, et à jouir de l'émotion que vient de donner un tableau
de Prud'hon, une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard singulier
d'une femme à laquelle vous pensez souvent. Ce n'est point ainsi que
_perdent leur temps_ les gens qui payent deux mille ouvriers à la fin de
chaque semaine; leur esprit est toujours tendu à l'utile et au positif.
Le rêveur dont je parle est l'homme qu'ils haïraient s'ils en avaient le
loisir; c'est celui qu'ils prendraient volontiers pour plastron de leurs
bonnes plaisanteries. L'industriel millionnaire sent confusément qu'un
tel homme place dans son estime une pensée avant un sac de mille francs.

Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la même année où
l'industriel gagnait cent mille francs, s'est donné la connaissance du
grec moderne, ce dont il est si fier, que déjà il aspire à l'arabe. Je
prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n'a pas été malheureux
pour des causes imaginaires _étrangères à la vanité_, et qu'il aurait
grande honte de voir divulguer dans les salons.

Je suis bien assuré de déplaire à ces femmes qui, dans ces mêmes salons,
emportent d'assaut la considération par une affectation de tous les
instants. J'en ai surpris de bonne foi pour un moment, et tellement
étonnées, qu'en s'interrogeant elles-mêmes, elles ne pouvaient plus
savoir si un tel sentiment qu'elles venaient d'exprimer avait été
naturel ou affecté. Comment ces femmes pourraient-elles juger de la
peinture de sentiments vrais? Aussi cet ouvrage a-t-il été leur _bête
noire_; elles ont dit que l'auteur devait être un homme infâme.

Rougir tout à coup, lorsqu'on vient à songer à certaines actions de sa
jeunesse; avoir fait des sottises par tendresse d'âme et s'en affliger,
non pas parce qu'on fut ridicule aux yeux du salon, mais bien aux yeux
d'une certaine personne dans ce salon; à vingt-six ans, être amoureux de
bonne foi d'une femme qui en aime un autre, ou bien encore (mais la
chose est si rare, que j'ose à peine l'écrire de peur de retomber dans
les _inintelligibles_, comme lors de la première édition), ou bien
encore, en entrant dans le salon où est la femme que l'on croit aimer,
ne songer qu'à lire dans ses yeux ce qu'elle pense de nous en cet
instant, et n'avoir nulle idée de _mettre de l'amour_ dans nos propres
regards: voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur. C'est la
description de beaucoup de ces sentiments fins et rares qui a semblé
obscure aux hommes à idées positives. Comment faire pour être clair à
leurs yeux? Leur annoncer une hausse de cinquante centimes, ou un
changement dans le tarif des douanes de la Colombie[2].

  [2] On me dit: «Otez ce morceau, rien de plus vrai; mais gare les
    industriels; ils vont crier à l'aristocrate.»--En 1817, je n'ai pas
    craint les procureurs généraux; pourquoi aurais-je peur des
    millionnaires en 1826? Les vaisseaux fournis au pacha d'Égypte m'ont
    ouvert les yeux sur leur compte, et je ne crains que ce que
    j'estime.

Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement,
mathématiquement, pour ainsi dire, les divers sentiments qui se
succèdent les uns aux autres, et dont l'ensemble s'appelle la passion de
l'amour.

Imaginez une figure de géométrie assez compliquée, tracée avec du crayon
blanc sur une grande ardoise: eh bien! je vais expliquer cette figure de
géométrie; mais une condition nécessaire, c'est qu'il faut qu'elle
_existe déjà_ sur l'ardoise; je ne puis la tracer moi-même. Cette
impossibilité est ce qui rend si difficile de faire sur l'amour un livre
qui ne soit pas un roman. Il faut, pour suivre avec intérêt un _examen
philosophique_ de ce sentiment, autre chose que de l'esprit chez le
lecteur; il est de toute nécessité qu'il ait vu l'amour. Or, où peut-on
voir une passion?

Voilà une cause d'obscurité que je ne pourrai jamais éloigner.

L'amour est comme ce qu'on appelle au ciel la _voie lactée_, un amas
brillant formé par des milliers de petites étoiles, dont chacune est
souvent une nébuleuse. Les livres ont noté quatre ou cinq cents des
petits sentiments successifs et si difficiles à reconnaître qui
composent cette passion, et les plus grossiers, et encore en se trompant
souvent et prenant l'accessoire pour le principal. Les meilleurs de ces
livres, tels que la _Nouvelle Héloïse_, les romans de Mme Cottin, les
_Lettres_ de Mlle Lespinasse, _Manon Lescaut_, ont été écrits en France,
pays où la plante nommée amour a toujours peur du ridicule, est étouffée
par les exigences de la passion _nationale_, la vanité, et n'arrive
presque jamais à toute sa hauteur.

Qu'est ce donc que connaître l'amour par les romans? que serait-ce après
l'avoir vu décrit dans des centaines de volumes à réputation, mais ne
l'avoir jamais senti, que chercher dans celui-ci l'explication de cette
folie? je répondrai comme un écho: «C'est folie.»

Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore de ce qui vous
occupa tant il y a quelques années, dont vous n'osâtes parler à
personne, et qui faillit vous perdre d'honneur? C'est pour vous que j'ai
refait ce livre et cherché à le rendre plus clair. Après l'avoir lu,
n'en parlez jamais qu'avec une petite phrase de mépris, et jetez-le dans
votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres; j'y
laisserais même quelques pages non coupées.

Ce n'est pas seulement quelques pages non coupées qu'y laissera l'être
imparfait, qui se croit philosophe parce qu'il resta toujours étranger à
ces émotions folles qui font dépendre d'un regard tout notre bonheur
d'une semaine. D'autres, arrivant à l'âge mûr, mettent toute leur vanité
à oublier qu'un jour ils purent s'abaisser au point de faire la cour à
une femme et de s'exposer à l'humiliation d'un refus; ce livre aura leur
haine. Parmi tant de gens d'esprit que j'ai vus condamner cet ouvrage
par diverses raisons, mais toujours avec colère, les seuls qui m'aient
semblé ridicules sont ces hommes qui ont la double vanité de prétendre
avoir toujours été au-dessus des faiblesses du coeur, et toutefois
posséder assez de pénétration pour juger _a priori_ du degré
d'exactitude d'un traité philosophique, qui n'est qu'une description
suivie de toutes ces faiblesses.

Les personnages graves, qui jouissent dans le monde du renom d'hommes
sages et nullement romanesques, sont bien plus près de comprendre un
roman, quelque passionné qu'il soit, qu'un livre philosophique, où
l'auteur décrit froidement les diverses phases de la maladie de l'âme
nommée _amour_. Le roman les émeut un peu; mais à l'égard du traité
philosophique, ces hommes sages sont comme des aveugles qui se feraient
lire une description des tableaux du Musée, et qui diraient à l'auteur:
«Avouez, monsieur, que votre ouvrage est horriblement obscur.» Et
qu'arrivera-t-il si ces aveugles se trouvent des gens d'esprit, depuis
longtemps en possession de cette dignité, et ayant souverainement la
prétention d'être clairvoyants? Le pauvre auteur sera joliment traité.
C'est aussi ce qui lui est arrivé lors de la première édition. Plusieurs
exemplaires ont été actuellement brûlés par la vanité furibonde de gens
de beaucoup d'esprit. Je ne parle pas des injures, non moins flatteuses
par leur fureur: l'auteur a été déclaré grossier, immoral, écrivant pour
le peuple, homme dangereux, etc. Dans les pays usés par la monarchie,
ces titres sont la récompense la plus assurée de qui s'avise d'écrire
sur la morale et ne dédie pas son livre à la Mme Dubarry du jour.
Heureuse la littérature si elle n'était pas à la mode, et si les seules
personnes pour qui elle est faite voulaient bien s'en occuper! Du temps
du Cid, Corneille n'était qu'_un bon homme_ pour M. le marquis de
Danjeau. Aujourd'hui, tout le monde se croit fait pour lire M. de
Lamartine; tant mieux pour son libraire; mais tant pis et cent fois tant
pis pour ce grand poète. De nos jours, le génie a des ménagements pour
des êtres auxquels il ne devrait jamais songer sous peine de déroger.

La vie laborieuse, active, tout estimable, toute positive, d'un
conseiller d'État, d'un manufacturier de tissus de coton ou d'un
banquier fort alerte pour les emprunts, est récompensée par des
millions, et non par des sensations tendres. Peu à peu le coeur de ces
messieurs s'ossifie; le positif et l'utile sont tout pour eux, et leur
âme se ferme à celui de tous les sentiments qui a le plus grand besoin
de loisir, et qui rend le plus incapable de toute occupation raisonnable
et suivie.

Toute cette préface n'est faite que pour crier que ce livre-ci a le
malheur de ne pouvoir être compris que par des gens qui se sont trouvé
le loisir de faire des folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour
offensées, et j'espère qu'elles n'iront pas plus loin.




DEUXIÈME PRÉFACE[3]

  [3] Mai 1854.


Je n'écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, aimables,
charmants, point hypocrites, point _moraux_, auxquels je voudrais
plaire; j'en connais à peine un ou deux. De tout ce qui ment pour avoir
de la considération comme écrivain, je n'en fais aucun cas. Ces belles
dames là doivent lire le compte de leur cuisinière et le sermonnaire à
la mode, qu'il s'appelle Massillon ou Mme Necker, pour pouvoir en parler
avec les femmes graves qui dispensent la considération. Et qu'on le
remarque bien, ce beau grade s'obtient toujours, en France, en se
faisant le grand prêtre de quelque sottise.

Avez-vous été dans votre vie six mois malheureux par amour? dirais-je à
quelqu'un qui voudrait lire ce livre.

Ou, si votre âme n'a senti dans la vie d'autre malheur que celui de
penser à un procès, ou de n'être pas nommé député à la dernière
élection, ou de passer pour avoir moins d'esprit qu'à l'ordinaire à la
dernière saison des eaux d'Aix,--je continuerai mes questions
indiscrètes, et vous demanderai si vous avez lu dans l'année quelqu'un
de ces ouvrages insolents qui forcent le lecteur à penser? Par exemple,
l'_Émile_ de J.-J. Rousseau, ou les six volumes de Montaigne? Que si
vous n'avez jamais été malheureux par cette faiblesse des âmes fortes,
que si vous n'avez pas l'habitude, contre nature, de penser en lisant,
ce livre-ci vous donnera de l'humeur contre l'auteur, car il vous fera
soupçonner qu'il existe un certain bonheur que vous ne connaissez pas,
et que connaissait Mlle de Lespinasse.




TROISIÈME PRÉFACE


Je viens solliciter l'indulgence du lecteur pour la forme singulière de
cette _Physiologie de l'Amour_.

Il y a vingt-huit ans (en 1842) que les bouleversements qui suivirent la
chute de Napoléon me privèrent de mon état. Deux ans auparavant, le
hasard me jeta, immédiatement après les horreurs de la retraite de
Russie, au milieu d'une ville aimable où je comptais bien passer le
reste de mes jours, ce qui m'enchantait. Dans l'heureuse Lombardie, à
Milan, à Venise, la grande, où, pour mieux dire, l'unique affaire de la
vie, c'est le plaisir. Là, aucune attention pour les faits et gestes du
voisin; on ne s'y préoccupe de ce qui nous arrive qu'à peine. Si l'on
aperçoit l'existence du voisin, on ne songe pas à le haïr. Otez l'envie
des occupations d'une ville de province, en France, que reste-t-il?
L'absence, l'impossibilité de la cruelle envie, forme la partie la plus
certaine de ce bonheur, qui attire tous les provinciaux à Paris.

A la suite des bals masqués du carnaval de 1820, qui furent plus
brillants que de coutume, la société de Milan vit éclater cinq ou six
démarches complètement folles; bien que l'on soit accoutumé dans ce
pays-là à des choses qui passeraient pour incroyables en France, l'on
s'en occupa un mois entier. Le ridicule ferait peur dans ce pays-ci à
des actions tellement baroques; j'ai besoin de beaucoup d'audace
seulement pour oser en parler.

Un soir, qu'on raisonnait profondément sur les effets et les causes de
ces extravagances, chez l'aimable Mme Pietra Crua, qui, par
extraordinaire, ne se trouvait mêlée à aucune de ces folies, je vins à
penser qu'avant un an, peut-être, il ne me resterait qu'un souvenir bien
incertain de ces faits étranges et des causes qu'on leur attribuait. Je
me saisis d'un programme de concert, sur lequel j'écrivis quelques mots
au crayon. On voulut faire un _pharaon_; nous étions trente assis autour
d'une table verte; mais la conversation était tellement animée, qu'on
oubliait de jouer. Vers la fin de la soirée survint le colonel Scotti,
un des hommes les plus aimables de l'armée italienne; on lui demanda son
contingent de circonstances relatives aux faits bizarres qui nous
occupaient; il nous raconta, en effet, des choses dont le hasard l'avait
rendu le confident, et qui leur donnaient un aspect tout nouveau. Je
repris mon programme de concert, et j'ajoutai ces nouvelles
circonstances.

Ce recueil de particularités sur l'amour a été continué de la même
manière, au crayon et sur des chiffons de papier, pris dans les salons
où j'entendais raconter les anecdotes. Bientôt je cherchai une loi
commune pour reconnaître les divers degrés. Deux mois après, la peur
d'être pris pour un _carbonaro_ me fit revenir à Paris, seulement pour
quelques mois, à ce que je croyais; mais jamais je n'ai revu Milan où
j'avais passé sept années.

A Paris je mourais d'ennui; j'eus l'idée de m'occuper encore de
l'aimable pays d'où la peur m'avait chassé; je réunis en liasse mes
morceaux de papier, et je fis cadeau du cahier à un libraire; mais
bientôt une difficulté survint; l'imprimeur déclara qu'il lui était
impossible de travailler sur des notes écrites au crayon. Je vis bien
qu'il trouvait cette sorte de copie au-dessous de sa dignité. Le jeune
apprenti d'imprimerie qui me rapportait mes notes paraissait tout
honteux du mauvais compliment dont on l'avait chargé; il savait écrire:
je lui dictai les notes au crayon.

Je compris aussi que la discrétion me faisait un devoir de changer les
noms propres et surtout d'écourter les anecdotes. Quoiqu'on ne lise
guère à Milan, ce livre, si on l'y portait, eût pu sembler une atroce
méchanceté.

Je publiai donc un livre malheureux. J'aurai la hardiesse d'avouer qu'à
cette époque j'avais l'audace de mépriser le style élégant. Je voyais le
jeune apprenti tout occupé d'éviter les terminaisons de phrases peu
sonores et les suites de mots formant des sons baroques. En revanche, il
ne se faisait faute de changer à tout bout de champ les circonstances
des faits difficiles à exprimer: Voltaire, lui-même, a peur des choses
difficiles à dire.

L'_Essai sur l'Amour_ ne pouvait valoir que par le nombre de petites
nuances de sentiment que je priais le lecteur de vérifier dans ses
souvenirs, s'il était assez heureux pour en avoir. Mais il y avait bien
pis; j'étais alors, comme toujours, fort peu expérimenté en choses
littéraires; le libraire auquel j'avais fait cadeau du manuscrit
l'imprima sur mauvais papier et dans un format ridicule. Aussi, me
dit-il au bout d'un mois, comme je lui demandais des nouvelles du livre:
«On peut dire qu'il est sacré, car personne n'y touche.»

Je n'avais pas même eu l'idée de solliciter des articles dans les
journaux; une telle chose m'eût semblé une ignominie. Aucun ouvrage,
cependant, n'avait un plus pressant besoin d'être recommandé à la
patience du lecteur. Sous peine de paraître inintelligible dès les
premières pages, il fallait porter le public à accepter le mot nouveau
de _cristallisation_, proposé pour exprimer vivement cet ensemble de
folies étranges que l'on se figure comme vraies et même comme
indubitables à propos de la personne aimée.

En ce temps-là, tout pénétré, tout amoureux des moindres circonstances
que je venais d'observer dans cette Italie que j'adorais, j'évitais
soigneusement toutes les concessions, toutes les aménités de style qui
eussent pu rendre l'_Essai sur l'Amour_ moins singulièrement baroque aux
yeux des gens de lettres.

D'ailleurs, je ne flattais point le public; c'était l'époque où, toute
froissée de nos malheurs, si grands et si récents, la littérature
semblait n'avoir d'autre occupation que de consoler notre vanité
malheureuse; elle faisait rimer gloire avec victoire, guerriers avec
lauriers, etc. L'ennuyeuse littérature de cette époque semble ne
chercher jamais les circonstances vraies des sujets qu'elle a l'air de
traiter; elle ne veut qu'une occasion de compliments pour ce peuple
esclave de la mode, qu'un grand homme avait appelé la grande nation,
oubliant qu'elle n'était grande qu'avec la condition de l'avoir pour
chef.

Le résultat de mon ignorance des conditions du plus humble succès fut de
ne trouver que dix-sept lecteurs de 1822 à 1833; c'est à peine si, après
vingt ans d'existence, l'_Essai sur l'Amour_ a été compris d'une
centaine de curieux. Quelques uns ont eu la patience d'observer les
diverses phases de cette maladie chez les personnes atteintes autour
d'eux; car, pour comprendre cette passion, que depuis trente ans la peur
du ridicule cache avec tant de soin parmi nous, il faut en parler comme
d'une maladie; c'est par ce chemin-là que l'on peut arriver quelquefois
à la guérir.

Ce n'est, en effet, qu'après un demi-siècle de révolutions qui tour à
tour se sont emparées de toute notre attention; ce n'est, en effet,
qu'après cinq changements complets dans la forme et dans les tendances
de nos gouvernements, que la révolution commence seulement à entrer dans
nos moeurs. L'amour, ou ce qui le remplace le plus communément en lui
volant son nom, l'amour pouvait tout en France sous Louis XV: les femmes
de la cour faisaient des colonels; cette place n'était rien moins que la
plus belle du pays. Après cinquante ans, il n'y a plus de cour, et les
femmes les plus accréditées dans la bourgeoisie régnante, ou dans
l'aristocratie boudante, ne parviendraient pas à faire donner un débit
de tabac dans le moindre bourg.

Il faut bien l'avouer, les femmes ne sont plus à la mode; dans nos
salons si brillants, les jeunes gens de vingt ans affectent de ne point
leur adresser la parole; ils aiment bien mieux entourer le parleur
grossier qui, avec son accent de province, traite de la question des
_capacités_, et tâcher d'y glisser leur mot. Les jeunes gens riches qui
se piquent de paraître frivoles, afin d'avoir l'air de continuer la
bonne compagnie d'autrefois, aiment bien mieux parler _chevaux_ et jouer
gros jeu dans des _cercles_ où les femmes ne sont point admises. Le
sang-froid mortel qui semble présider aux relations des jeunes gens avec
les femmes de vingt-cinq ans, que l'ennui du mariage rend à la société,
fera peut-être accueillir, par quelques esprits sages, cette description
scrupuleusement exacte des phases successives de la maladie que l'on
appelle amour.

L'effroyable changement qui nous a précipités dans l'ennui actuel et qui
rend inintelligible la société de 1778, telle que nous la trouvons dans
les lettres de Diderot à Mlle Voland, sa maîtresse, ou dans les Mémoires
de Mme d'Épinay, peut faire rechercher lequel de nos gouvernements
successifs a tué parmi nous la faculté de s'amuser, et nous a rapprochés
du peuple le plus triste de la terre. Nous ne savons pas même copier
leur _parlement_ et l'honnêteté de leurs partis, la seule chose passable
qu'ils aient inventée. En revanche, la plus stupide de leurs tristes
conceptions, l'esprit de dignité, est venu remplacer parmi nous la
gaieté française, qui ne se rencontre plus guère que dans les cinq cents
bals de la banlieue de Paris, ou dans le midi de la France, passé
Bordeaux.

Mais lequel de nos gouvernements successifs nous a valu l'affreux
malheur de nous _angliser_? Faut-il accuser ce gouvernement énergique de
1793, qui empêcha les étrangers de venir camper sur Montmartre? ce
gouvernement qui, dans peu d'années, nous semblera héroïque, et forme le
digne prélude de celui qui, sous Napoléon, alla porter notre nom dans
toutes les capitales de l'Europe.

Nous oublierons la bêtise bien intentionnée du Directoire, illustré par
les talents de Carnot et par l'immortelle campagne de 1796-1797, en
Italie.

La corruption de la cour de Barras rappelait encore la gaieté de
l'ancien régime; les grâces de Mme Bonaparte montraient que nous
n'avions dès lors aucune prédilection pour la maussaderie et la morgue
des Anglais.

La profonde estime dont, malgré l'esprit d'envie du faubourg
Saint-Germain, nous ne pûmes nous défendre pour la façon de gouverner du
premier consul, et les hommes du premier mérite qui illustrèrent la
société de Paris, tels que les Cretet, les Daru, etc., ne permettent pas
de faire peser sur l'Empire la responsabilité du changement notable qui
s'est opéré dans le caractère français pendant cette première moitié du
XIXe siècle.

Inutile de pousser plus loin mon examen: le lecteur réfléchira et saura
bien conclure...




M. DE STENDHAL[4]

OEUVRES COMPLÈTES

  [4] Extrait des _Causeries du Lundi_, de Sainte-Beuve, tome
    IX.--Librairie Garnier frères.


Cette fois, ce n'est qu'un chapitre de l'histoire littéraire de la
Restauration. On s'est fort occupé depuis quelque temps du spirituel
auteur, M. Beyle, qui s'était déguisé sous le pseudonyme un peu
teutonique de _Stendhal_[5]. Lorsqu'il mourut à Paris, le 23 mars 1842,
il y eut silence autour de lui; regretté de quelques-uns, il parut vite
oublié de la plupart. Dix ans à peine écoulés, voilà toute une
génération nouvelle qui se met à s'éprendre de ses oeuvres, à le
rechercher, à l'étudier en tous sens presque comme un ancien, presque
comme un classique; c'est autour de lui et de son nom comme une
Renaissance. Il en eût été fort étonné. Ceux qui ont connu
personnellement M. Beyle, et qui ont le plus goûté son esprit, sont
heureux d'avoir à reparler de cet écrivain distingué, et, s'ils le font
quelquefois avec moins d'enthousiasme que les critiques tels que M. de
Balzac, qui ne l'ont vu qu'à la fin et qui l'ont inventé, ils ne sont
pas disposés pour cela à lui rendre moins de justice et à moins
reconnaître sa part notable d'originalité et d'influence, son genre
d'utilité littéraire.

  [5] Steindal est une ville de la Saxe prussienne, lieu natal de
    Winckelmann. Il est probable que Beyle y aura songé en prenant le
    nom sous lequel il devint un guide de l'art en Italie.

Il y a dans M. Beyle deux personnes distinctes, le _critique_ et le
_romancier_; le romancier n'est venu que plus tard et à la suite du
critique: celui-ci a commencé dès 1814. C'est du critique seul que je
m'occuperai aujourd'hui, et il le mérite bien par le caractère
singulier, neuf, piquant, paradoxal, bien souvent sensé, qu'il nous
offre encore, et qui frappa si vivement non pas le public, mais les gens
du métier et les esprits attentifs de son temps.

Henri Beyle est, comme Paul-Louis Courier, du très petit nombre de ceux
qui, au sortir de l'Empire en 1814, et dès le premier jour, se
trouvèrent prêts pour le régime nouveau qui s'essayait, et il a eu cela
de plus que Courier et d'autres encore, qu'il n'était pas un mécontent
ni un boudeur: il servait l'Empire avec zèle; il était un fonctionnaire
et commençait à être un administrateur lorsqu'il tomba de la chute
commune; et il se retrouva à l'instant un homme d'esprit, plein d'idées
et d'aperçus sur les arts, sur les lettres, sur le théâtre, et empressé
de les inoculer aux autres. Beyle, c'est le Français (l'un des premiers)
qui est sorti de chez soi, littérairement parlant, et qui a comparé. En
suivant la Grande Armée et en parcourant l'Europe comme l'un des membres
de l'état-major civil de M. Daru dont il était parent, il regardait à
mille choses, à un opéra de Cimarosa ou de Mozart, à un tableau, à une
statue, à toute production neuve et belle, au génie divers des nations;
et tout bas il réagissait contre la sienne, contre cette nation
française dont il était bien fort en croyant la juger, contre le goût
français qu'il prétendait raviver et régénérer, du moins en causant:
c'était là être bien Français encore. Chose singulière! tandis que M.
Daru, occupé des grandes affaires et portant le dur poids de
l'administration des provinces conquises ou de l'approvisionnement des
armées, trouvait encore le temps d'entretenir avec ses amis littérateurs
de Paris, les Picard et les Andrieux, une correspondance charmante
d'attention, pleine d'aménité et de conseils, il y avait là tout à côté
le plus lettré des commissaires des guerres, le moins classique des
auditeurs du Conseil d'État, Beyle, qui faisait provision d'observations
et de malices, qui amassait toute cette jolie érudition piquante,
imprévue, sans méthode, mais assez forte et abondante, avec laquelle il
devait attaquer bientôt et battre en brèche le système littéraire
régnant. C'est ainsi, je le répète, qu'il se trouva en mesure, dès 1814,
à une date où bien peu de gens l'étaient. En musique, en peinture, en
littérature, il perça aussitôt d'une veine nouvelle; il fut surtout un
excitateur d'idées.

Dans ce rôle actif qu'il eut avec distinction pendant une douzaine
d'années, je me le figure toujours sous une image. Après les grandes
guerres européennes de conquête et d'invasion, vinrent les guerres de
plume et les luttes de parole pour les systèmes. Or, dans cet ordre
nouveau, imaginez un hussard, un hulan, un chevau-léger d'avant-garde
qui va souvent insulter l'ennemi jusque dans son retranchement, mais qui
aussi, dans ses fuites et refuites, pique d'honneur et aiguillonne la
colonne amie qui cheminait parfois trop lentement et lourdement, et la
force d'accélérer le pas. Ç'a été la manoeuvre et le rôle de Beyle: un
hussard romantique, enveloppé, sous son nom de _Stendhal_, de je ne sais
quel manteau scandinave, narguant d'ailleurs le solennel et le
sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide à la riposte,
excellent à l'escarmouche.

Il était né à Grenoble le 23 janvier 1783, fils d'un avocat, petit-fils
d'un médecin, appartenant à la haute bourgeoisie du pays. Il puisa dans
sa famille des sentiments de fierté assez habituels en cette belle et
généreuse province. Il reçut dans la maison de son grand-père une bonne
éducation et une instruction très inégale. Il avait perdu sa mère à sept
ans, et son père vivait assez isolé de ses enfants. Il apprit de ses
maîtres du latin, et le reste au hasard, comme on peut se le figurer en
ces années de troubles civils. Les poètes italiens étaient lus dans la
famille, et il aimait même à croire que cette famille de son grand-père
était originaire d'Italie. A dix ans, il fit en cachette une comédie en
prose, ou du moins un premier acte. Lui aussi, il eut sa période de
Florian. Une terrasse de la maison de son grand-père, d'où l'on avait
une vue magnifique sur la montagne de Sassenage, et qui était le lieu de
réunion les soirs d'été, fut, dit-il, le théâtre de ses principaux
plaisirs durant dix ans (de 1789 à 1799). Il commença à se former et à
s'émanciper en suivant les cours de l'_École centrale_, institution
fondée en 1795 par une loi de la Convention, et, en grande partie,
d'après le plan de M. Destutt-Tracy. Je nomme M. de Tracy parce qu'il
fut un des parrains intellectuels de Beyle, que celui-ci lui garda
toujours de la reconnaissance et lui voua, jusqu'à la fin, de
l'admiration; parce que l'école philosophique de Cabanis et de Tracy fut
la sienne, qu'il affichait au moment où l'on s'y attendait le moins. Ce
romantique si avancé a cela de particulier, d'être en contradiction et
en hostilité avec la renaissance littéraire chrétienne de Chateaubriand
et avec l'effort spiritualiste de Mme de Staël; il procède du pur et
direct XVIIIe siècle. Un des travers de Beyle fut même d'y mettre de
l'affectation. Au moment où il causait le mieux peinture, musique; où
Haydn le conduisait à Milton; où il venait de réciter avec sentiment de
beaux vers de Dante ou de Pétrarque, tout d'un coup il se ravisait et
mettait à son chapeau une petite cocarde d'impiété. Il poussait cette
singularité jusqu'à la petitesse. Son esprit et son coeur valaient mieux
que cela.

Sa vie a été très bien racontée par un de ses parents et amis, M.
Colomb. Au sortir de l'École centrale où, sur la fin, il avait étudié
avec ardeur les mathématiques, Beyle vint pour la première fois à Paris;
il avait dix-sept ans; il y arriva le 10 novembre 1799, juste le
lendemain du 18 Brumaire: date mémorable et bien faite pour donner le
cachet à une jeune âme! L'année suivante, ayant accompagné MM. Daru en
Italie, il suivit le quartier général et assista en amateur à la
bataille de Marengo. Excité par ces merveilles, il s'ennuya de la vie de
bureau, entra comme maréchal des logis dans un régiment de dragons, et y
devint sous-lieutenant: il donna sa démission deux ans après, lors de la
paix d'Amiens. Dans l'intervalle, et pendant le séjour qu'il fit en
Lombardie, à Milan, à Brescia, à Bergame, à cet âge de moins de vingt
ans, au milieu de ces émotions de la gloire et de la jeunesse, de ces
enchantements du climat, du plaisir et de la beauté, il acheva son
éducation véritable, et il prit la forme intérieure qu'il ne fera plus
que développer et mûrir depuis: il eut son idéal de beaux-arts, de
nature, il eut sa patrie d'élection. Si son roman de _la Chartreuse de
Parme_ a paru le meilleur de ceux qu'il a composés, et s'il saisit tout
d'abord le lecteur, c'est que, dès les premières pages, il a rendu avec
vivacité et avec âme les souvenirs de cette heure brillante. C'est
Montaigne, je crois, qui a dit: «Les hommes se font pires qu'ils ne
peuvent.» Beyle, ce sceptique, ce frondeur redouté, était sensible: «Ma
sensibilité est devenue trop vive, écrivait-il deux ans avant sa mort;
ce qui ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au sang. Tel
j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840: mais j'ai appris à cacher
tout cela sous de l'ironie imperceptible au vulgaire.» Cette ironie
n'était pas si imperceptible qu'il le croyait; elle était très marquée
et constituait un travers qui barrait bien de bonnes qualités, et qui
brisait même le talent. C'est là la clef de Beyle. Parlant de
l'impression que cause sur place la vue du Forum contemplé du haut des
ruines du Colisée, et se laissant aller un moment à son enthousiasme
romain, il craint d'en avoir trop dit et de s'être compromis auprès des
lecteurs parisiens: «Je ne parle pas, dit-il, du vulgaire né pour
admirer le pathos de _Corinne_; les gens un peu délicats ont ce malheur
bien grand au XIXe siècle: quand ils aperçoivent de l'exagération, leur
âme n'est plus disposée qu'à inventer de l'ironie.» Ainsi, de ce qu'il y
a de la déclamation voisine de l'éloquence, Beyle se jettera dans le
contraire; il ira à mépriser Bossuet et ce qu'il appelle ses _phrases_.
De ce qu'il y a des esprits moutonniers qui, en admirant Racine,
confondent les parties plus faibles avec les grandes beautés, il sera
bien près de ne pas sentir _Athalie_. De ce qu'il y a des hypocrites de
croyances dans les religions, il ne se croira jamais assez incrédule; de
ce qu'il y a des hypocrites de convenances dans la société, il ira
jusqu'à risquer à l'occasion l'indécent et le cynique. En tout, la _peur
d'être dupe_ le tient en échec et le domine: voilà le défaut. _Son
orgueil serait au désespoir de laisser deviner ses sentiments._ Mais au
moment où ce défaut sommeille, en ces instants reposés où il redevient
Italien, Milanais, ou Parisien du bon temps; quand il se trouve dans un
cercle de gens qui l'entendent, et de la bienveillance de qui il est sûr
(car ce moqueur à la prompte attaque avait, notez-le, un secret besoin
de bienveillance), l'esprit de Beyle, tranquillisé du côté de son
faible, se joue en saillies vives, en aperçus hardis, heureux et gais,
et en parlant des arts, de leur charme pour l'imagination, et de leur
divine influence pour la félicité des délicats, il laisse même entrevoir
je ne sais quoi de doux et de tendre dans ses sentiments, ou du moins
l'éclair d'une mélancolie rapide: «Un salon de huit ou dix personnes
aimables, a-t-il dit, où la conversation est gaie, anecdotique et où
l'on prend du punch léger à minuit et demi[6], est l'endroit du monde où
je me trouve le mieux. Là, dans mon centre, j'aime infiniment mieux
entendre parler un autre que de parler moi-même; volontiers je tombe
dans le _silence du bonheur_, et, si je parle, ce n'est que pour _payer
mon billet d'entrée_.»

  [6] Il met minuit _et demi_, parce qu'il croit avoir observé qu'à
    minuit sonnant, les ennuyeux ou les gens d'habitude vident
    régulièrement le salon; il ne reste plus qu'un choix de gens
    aimables et de ceux qui se plaisent tout de bon.

En cette année de Marengo et quinze jours auparavant, il assista à Ivrée
à une représentation du _Matrimonio segreto_, de Cimarosa: ce fut un des
grands plaisirs et une des dates de sa vie: «Combien de lieues ne
ferais-je pas à pied, écrivait-il quarante ans plus tard, et à combien
de jours de prison ne me soumettrais-je pas pour entendre _Don Juan_ ou
le _Matrimonio segreto_! Et je ne sais pour quelle autre chose je ferais
cet effort.»

Je ne le suivrai pas dans ses courses à travers l'Europe sous l'Empire.
Sa correspondance qu'on doit bientôt publier nous le montrera en plus
d'une occurrence mémorable, et notamment à Moscou, en 1812. Ayant perdu
sa place avec l'appui de M. Daru en 1814, il commença sa vie d'homme
d'esprit et de cosmopolite, ou plutôt d'homme du Midi qui revient à
Paris de temps en temps: «A la chute de Napoléon, dit Beyle en tête de
sa _Vie de Rossini_, l'écrivain des pages suivantes, qui trouvait de la
duperie à passer sa jeunesse dans les haines politiques se mit à courir
le monde.» Malgré le soin qu'il prit quelquefois pour le dissimuler, ses
quatorze ans de vie sous le Consulat et sous l'Empire avaient donné à
Beyle une empreinte; il resta marqué au coin de cette grande époque, et
c'est en quoi il se distingue de la génération des novateurs avec
lesquels il allait se mêler en les devançant pour la plupart. Il dut
faire quelques sacrifices au ton du jour et entrer plus ou moins en
composition avec le libéralisme, bientôt général et dominant: il sut
pourtant se soustraire et résister à l'espèce d'oppression morale que
cette opinion d'alors, en tant que celle d'un parti, exerçait sur les
esprits les plus distingués; il sut être indépendant, penser en tout et
marcher de lui-même. «Les Français ont donné leur démission en 1814,»
disait-il souvent avec le regret et le découragement d'un homme qui
avait vu un plus beau soleil et des jours plus glorieux. Mais le propre
du Français n'est-il pas de ne jamais donner sa démission absolue et de
recommencer toujours?

Je prends Beyle en 1814, et dans le premier volume qu'il ait publié:
_Lettres écrites de Vienne en Autriche sur le célèbre compositeur Joseph
Haydn, suivies d'une Vie de Mozart, etc., par Louis-Alexandre-César
Bombet_. Il n'avait pas encore songé à son masque de _Stendhal_. C'est
une singularité et un travers encore de Beyle, provenant de la source
déjà indiquée (la peur du ridicule), de se travestir ainsi plus ou moins
en écrivant. Il se pique de n'être qu'un amateur. Dans ce volume, la
_Vie de Mozart_ est donnée comme écrite par M. Schlichtegroll et
simplement traduite de l'allemand: ce qui n'est vrai que jusqu'à un
certain point; et quant aux _Lettres sur Haydn_, qui sont en partie
traduites et imitées de l'italien de Carpani, l'auteur ne le dit pas,
bien qu'il semble indiquer dans une note qu'il a travaillé sur des
Lettres originales. Il y a de quoi se perdre dans ce dédale de
remaniements, d'emprunts et de petites ruses. Que de précautions et de
mystifications, bon Dieu, pour une chose si simple! que de _dominos_,
dès son début, il met sur son habit d'auteur[7]!

  [7] Je dois à la science et à l'obligeance de M. Anders, de la
    Bibliothèque impériale, la note suivante qui ne laisse rien à
    désirer pour l'éclaircissement de l'énigme bibliographique que
    présente le premier ouvrage de Beyle:

    «L'ouvrage de Beyle sur Haydn, publié d'abord sous le pseudonyme de
    Bombet (1814), puis sous celui de Stendhal (1817), n'est pas une
    simple traduction des _Haydine_ de Carpani. Beyle a arrangé ce livre
    de manière à se l'approprier, et il a cherché à déguiser son plagiat
    par des changements, des additions et des transpositions qui rendent
    difficile la recherche des passages que l'on voudrait comparer.

    «Dans Carpani, les lettres sont au nombre de seize; dans Bombet, il
    y en a vingt-deux, parce que plusieurs ont été coupées en deux et
    entièrement remaniées.

    «Il est à remarquer que, pour quelques-unes de ces lettres, Beyle a
    conservé la date des lettres originales, tandis que pour d'autres il
    l'a changée.

    «Ce qui est plus curieux, c'est une note qui se trouve à la page
    275, où il est dit: «L'auteur a fait ce qu'il a pu pour ôter les
    répétitions qui étaient sans nombre dans les _Lettres originales_.»

    «Il paraît que Beyle a voulu se ménager une excuse contre le
    reproche de plagiat; mais alors pourquoi n'a-t-il pas donné cette
    indication en tête du livre, dans quelques mots servant de préface?

    «La Vie de Mozart est réellement tirée d'un ouvrage de
    Schlichtegroll, auteur très connu en Allemagne, et qu'on a eu le
    tort, en France, de prendre pour un nom supposé. Outre des ouvrages
    relatifs à la numismatique et à l'archéologie, Schlichtegroll a
    publié pendant dix ans une _Nécrologie contenant les détails
    biographiques des hommes remarquables morts dans le courant de
    l'année_. C'est dans le tome II de la deuxième année (Gotha, 1793)
    que se trouve l'article sur Mozart (p. 82-112). La traduction de
    Beyle est très libre, ici encore il a supprimé et ajouté beaucoup de
    choses. Il a, en outre, divisé cette biographie en chapitres, ce qui
    n'a pas lieu dans l'original. Les quatre premiers seulement
    contiennent des détails pris dans Schlichtegroll; les trois derniers
    sont remplis d'anecdotes tirées d'un ouvrage allemand que Beyle
    n'indique pas, mais qui a été traduit en français sous le titre
    suivant: «_Anecdotes sur W.-G. Mozart_, traduites de l'allemand, par
    Ch.-Fr. Cramer, Paris, 1801; in-8º de 68 pages.»

    «Tout ce qui se trouve dans Beyle, à partir de la page 329 jusqu'à
    la page 354, est pris dans cette brochure.» (Note de M. Anders.)

Le livre, d'ailleurs, est très agréable et l'un des meilleurs de Beyle,
en ce qu'il est un des moins décousus. L'art, le génie de Haydn, le
caractère de cette musique riche, savante, magnifique, pittoresque,
élevée, y sont présentés d'une manière sensible et intelligible à tous.
Beyle y apprend le premier à la France le nom de certains chefs d'oeuvre
que notre nation mettra du temps à goûter; il exprime à merveille, à
propos des Cimarosa et des Mozart, la nature d'âme et la disposition qui
sont le plus favorables au développement musical. En parlant de Vienne,
de Venise, il y montre la politique interdite, une douce volupté
s'emparant des coeurs, et la musique, le plus délicat des plaisirs
sensuels, venant remplir et charmer les loisirs que nulle inquiétude ne
corrompt et que les passions seules animent. Il a les plus fines
remarques sur le contraste du génie des peuples, sur la gaieté italienne
opposée à la gaieté française: «La gaieté italienne, c'est de la gaieté
annonçant le bonheur; parmi nous elle serait bien près du mauvais ton;
ce serait montrer _soi heureux_, et en quelque sorte occuper les autres
de soi. La gaieté française doit montrer aux écoutants qu'on n'est gai
que pour leur plaire... La gaieté française exige beaucoup d'esprit;
c'est celle de Le Sage et de _Gil Blas_: la gaieté d'Italie est fondée
sur la sensibilité, de manière que, quand rien ne l'égaye, l'Italien
n'est point gai.» Il commence cette petite guerre qu'il fera au
caractère de notre nation, chez qui il veut voir toujours la vanité
comme ressort principal et comme trait dominant: «La nature, dit-il, a
fait le Français vain et vif plutôt que gai.» Et il ajoute: «La France
produit les meilleurs grenadiers du monde pour prendre des redoutes à la
baïonnette, et les gens les plus amusants. L'Italie n'a point de Collé
et n'a rien qui approche de la délicieuse gaieté de _la Vérité dans le
Vin_.» J'arrête ici Beyle et je me permets de remarquer que je ne
comprends pas très bien la suite et la liaison de ses idées. Que la
vanité (puisqu'il veut l'appeler ainsi), élevée jusqu'au sentiment de
l'honneur, produise des héros, je l'accorderai encore; mais que cette
vanité produise la gaieté vive, franche, amusante et délicieuse d'un
Collé ou d'un Désaugiers, c'est ce que je conçois difficilement, et tous
les Condillac du monde ne m'expliqueront pas cette transformation d'un
sentiment si personnel en une chose si imprévue, si involontaire. Beyle
abusera ainsi souvent d'une observation vraie en la poussant trop loin
et en voulant la retrouver partout. Il est d'ailleurs très fin et sagace
quand il observe que l'_ennui_ chez les Français, au lieu de chercher à
se consoler et à s'enchanter par les beaux-arts, aime mieux se distraire
et se dissiper par la _conversation_: mais je le retrouve systématique
lorsqu'il en donne pour raison que, dans la conversation, «la vanité,
qui est leur passion dominante, trouve à chaque instant l'occasion de
briller, soit par le fond de ce qu'on dit, soit par la manière de le
dire. La conversation, ajoute-t-il, est pour eux un jeu, une mine
d'événements. Cette conversation française, telle qu'un étranger peut
l'entendre tous les jours au café de Foy et dans les lieux publics, me
paraît le commerce armé de deux vanités.»

Il faut laisser aux peuples divers leur génie, tout en cherchant à le
féconder et à l'étendre. Le Français est sociable, et il l'est surtout
par la parole; la forme qu'il préfère est celle encore qu'il donne à la
pensée en causant, en raisonnant, en jugeant et en raillant: le chant,
la peinture, la poésie, dans l'ordre de ses goûts, ne viennent qu'après,
et les arts ont besoin en général, pour lui plaire et pour réussir tout
à fait chez lui, de rencontrer cette disposition première de son esprit
et de s'identifier au moins en passant avec elle. A Vienne, à Milan, à
Naples, on sent autrement: mais Beyle, à force de nous expliquer cette
différence et d'en rechercher les raisons, d'en vouloir saisir le
principe unique à la façon de Condillac et d'Helvétius, que fait-il
autre chose lui-même, sinon, tout en frondant le goût français, de
raisonner sur les beaux arts à la française?

Au fond, quand il s'abandonne à ses goûts et à ses instincts dans les
arts, Beyle me paraît ressembler fort au président de Brosses: il aime
le tendre, le léger, le gracieux, le facile dans le divin, le Cimarosa,
le Rossini, ce par quoi Mozart est à ses yeux le La Fontaine de la
musique. Il adore l'aimable Corrège comme l'Arioste. Son admiration pour
Pétrarque est sincère, celle qu'il a pour Dante me paraît un peu
apprise: dans ces parties élevées et un peu âpres, c'est l'intelligence
qui avertit en lui le sentiment.

Le fond de son goût et de sa sensibilité est tel qu'on le peut attendre
d'un épicurien délicat: «Quelle folie, écrit-il à un ami de Paris en
1814, à la fin de ses _Lettres sur Mozart_, quelle folie de s'indigner,
de blâmer, de se rendre haïssant, de s'occuper de ces grands intérêts de
politique qui ne nous intéressent point! Que le roi de la Chine fasse
pendre tous les philosophes; que la Norwège se donne une Constitution,
ou sage, ou ridicule, qu'est ce que cela nous fait? Quelle duperie
ridicule de prendre les soucis de la grandeur, et seulement ses soucis!
Ce temps que vous perdez en vaines discussions compte dans votre vie; la
vieillesse arrive, vos beaux jours s'écoulent: _Amiamo, or quando_,
etc.» Et il répète le refrain voluptueux des jardins d'Armide. Un jour à
Rome, assis sur les degrés de l'église de San Pietro in Montorio,
contemplant un magnifique coucher de soleil, il vint à songer qu'il
allait avoir cinquante ans dans trois mois, et il s'en affligea comme
d'un soudain malheur. Il pensait tout à fait comme ce poète grec, «que
bien insensé est l'homme qui pleure la perte de la vie, et qui ne pleure
point la perte de la jeunesse[8].» Il n'avait pas cette doctrine austère
et plus difficile qui élève et perfectionne l'âme en vieillissant, celle
que connurent les Dante, les Milton, les Haydn, les Beethoven, les
Poussin, les Michel-Ange, et qui, à n'y voir qu'une méthode sublime,
serait encore un bienfait.

  [8] Il était assez d'avis qu'on devrait cacher la mort comme on
    cacherait une dernière fonction messéante de la vie.

Beyle passa à Milan et en Italie la plus grande partie des premières
années de la Restauration; il y connut Byron, Pellico, un peu Manzoni;
il commença à y guerroyer pour la cause du romantisme tel qu'il le
concevait. En 1817, il publiait l'_Histoire de la Peinture en Italie_,
dédiée à Napoléon. Il existe de cette Dédicace deux versions, l'une où
se trouve le nom de l'exilé de Sainte-Hélène, l'autre, plus énigmatique
et plus obscure, sans le nom; dans les deux, Napoléon y est traité en
monarque toujours présent, et Beyle, en rattachant _au plus grand des
souverains existants_ (comme il le désigne) la chaîne de ses idées,
prouvait que, dans l'ordre littéraire et des arts, c'était une marche en
avant, non une réaction contre l'Empire, qu'il prétendait tenter. Dans
ces volumes agréables et d'une lecture variée, Beyle parlait de la
peinture et de mille autres choses, de l'histoire, du gouvernement, des
moeurs. On reconnaît en lui tout le contraire de ce provincial dont il
s'est moqué, et dont la plus grande crainte dans un salon est de se
trouver seul de son avis. Beyle est volontiers le contre-pied de cet
homme-là: il est contrariant à plaisir. Il aime en tout à être d'un avis
imprévu; il ne supporte le convenu en rien. Il n'a pas plus de foi qu'il
ne faut au gouvernement représentatif; il ne fait pas chorus avec les
philosophes contre les Jésuites, et, s'il avait été, dit-il, à la place
du pape, il ne les aurait pas supprimés. Il a des professions de
machiavélisme qui sentent l'abbé Galiani, un des hommes (avec le
Montesquieu des _Lettres persanes_) de qui il relève dans le passé. Il
faudrait d'ailleurs l'arrêter à chaque pas si l'on voulait des
explications. A force de rompre avec le traditionnel, il brouille et
entre choque bien des choses. Il n'entre pas dans la raison et dans le
vrai de certains préjugés qui ne sont point pour cela des erreurs. Il y
a du taquin de beaucoup d'esprit chez lui, et qui a de grandes pointes
de bon sens, mais des pointes et des percées seulement. Il regrette
surtout l'âge d'or de l'Italie, celui des Laurent-le-Magnifique et des
Léon X, les jeunes et beaux cardinaux de dix-sept ans, et le
catholicisme d'avant Luther, si splendide, si à l'aise chez soi, si
favorable à l'épanouissement des beaux-arts; il a le culte du beau et
l'adoration de cette contrée où, à la vue de tout ce qui en est digne,
on prononce avec un accent qui ne s'entend point ailleurs: «_O Dio!
com'è bello!_» A tout moment il a des retours plus ou moins offensifs de
notre côté, du côté de la France. Il en veut à mort aux La Harpe, à tous
les professeurs de littérature et de goût, qui précisément corrompent le
goût, dit-il, et qui, en fait de plaisirs dramatiques, vont jusque dans
l'âme du spectateur _fausser la sensation_. Il nous accuse d'être sujets
à l'engouement, et à un engouement prolongé, ce qui tient, selon lui, au
manque de caractère et à ce qu'on a trop de vanité pour _oser être
soi-même_. Il nous reproche d'aimer dans les arts à recevoir les
opinions toutes faites, les recettes commodes, et à les garder
longtemps, même après que l'utilité d'un jour en est passée[9]. La Harpe
fut utile en 1800, quand presque tout le monde, après la Révolution, eut
son éducation à refaire: est-ce une raison pour éterniser les jugements
rapides qu'on a reçus de lui? Il va jusqu'à accuser quelque part ce très
judicieux et très innocent La Harpe qui, dit-il, a appris la littérature
à cent mille Français dont il a fait de mauvais juges, d'avoir _étouffé_
en revanche _deux ou trois hommes de génie_, surtout dans la province.
Depuis que le règne de La Harpe a cessé et que toutes les entraves ont
disparu, comme on n'a rien vu sortir, on ne croit plus à ces _deux ou
trois hommes de génie_ étouffés.

  [9] Je ne voudrais pas faire de rapprochement forcé; mais il m'est
    impossible de ne pas remarquer que Beyle, dans un ordre d'idées plus
    léger, ne fait autre chose qu'adresser aux Français de ces reproches
    que le comte Joseph de Maistre leur adressait également. Tous les
    deux, ils ont cela de commun de dire aux Parisiens bien des duretés,
    ou même des impertinences, et de songer beaucoup à l'opinion de
    Paris.

On commence à comprendre quel a été le rôle excitant de Beyle dans les
discussions littéraires de ce temps-là. Ce rôle a perdu beaucoup de son
prix aujourd'hui. En littérature comme en politique, on est généralement
redevenu prudent et sage; c'est qu'on a eu beaucoup de mécomptes. On
opposait sans cesse Racine et Shakespeare; les Shakespeare modernes ne
sont pas venus, et Racine, Corneille, reproduits tout d'un coup, un
jour, par une grande actrice, ont reparu aux yeux des générations déjà
oublieuses avec je ne sais quoi de nouveau et de rajeuni. Cela dit, il
faut, pour être juste, reconnaître que le théâtre moderne, pris dans son
ensemble, n'a pas été sans mérite et sans valeur littéraire; les
théories ont failli; un génie dramatique seul, qui eût bien usé de
toutes ses forces, aurait pu leur donner raison, tout en s'en passant.
Ce génie, qu'il n'appartenait point à la critique de créer, a manqué à
l'appel; des talents se sont présentés en second ordre et ont marché
assez au hasard. A l'heure qu'il est, de guerre lasse, une sorte de
Concordat a été signé entre les systèmes contraires, et les querelles
théoriques semblent épuisées: l'avenir reste ouvert, et il l'est avec
une étendue et une ampleur d'horizon qu'il n'avait certes pas en 1820,
au moment où les critiques comme Beyle guerroyaient pour faire place
nette et pour conquérir au talent toutes ses franchises.

Justice est donc d'accepter Beyle à son moment et de lui tenir compte
des services qu'il a pu rendre. Ce qu'il a fait en musique pour la cause
de Mozart, de Cimarosa, de Rossini, contre les Paer, les Berton et les
maîtres jurés de la critique musicale d'alors, il l'a fait en
littérature contre les Dussault, les Duvicquet, les Auger, les critiques
de l'ancien _Journal des Débats_, de l'ancien _Constitutionnel_, et les
oracles de l'ancienne Académie. Sa plus vive campagne est celle qu'il
mena en deux brochures ayant pour titre: _Racine et Shakespeare_
(1823-1825). Quand je dis _campagne_ et quand je prends les termes de
guerre, je ne fais que suivre exactement sa pensée: car dans son séjour
à Milan, dès 1818, je vois qu'il avait préludé à ce projet d'attaque en
traçant une carte du théâtre des opérations, où était représentée la
position respective des deux armées, dites classique et romantique.
L'armée romantique, qui avait à sa tête la _Revue d'Édimbourg_ et qui se
composait de tous les auteurs anglais, de tous les auteurs espagnols, de
tous les auteurs allemands, et des romantiques italiens (quatre corps
d'armée), sans compter Mme de Staël pour auxiliaire, était campée sur la
rive gauche d'un fleuve qu'il s'agissait de passer (le fleuve de
l'_Admiration publique_), et dont l'armée classique occupait la rive
droite; mais je ne veux pas entrer dans un détail très ingénieux, qui ne
s'expliquerait bien que pièce en main, et qui de loin rappelle trop la
_carte de Tendre_. Beyle, depuis son retour en France, était sur la rive
droite du fleuve et, à cette date, en pays à peu près ennemi: il s'en
tira par de hardies escarmouches. Dans ses brochures, il combat les deux
unités de _lieu_ et de _temps_, qui étaient encore rigoureusement
recommandées; il s'attache à montrer que pour des spectateurs qui
viennent après la Révolution, après les guerres de l'Empire; qui n'ont
pas lu Quintilien, et qui ont fait la campagne de Moscou, il faut des
cadres différents, et plus larges que ceux qui convenaient à la noble
société de 1670. Selon la définition qu'il en donne, un auteur
romantique n'est autre qu'un auteur qui est essentiellement actuel et
vivant, qui se conforme à ce que la société exige à son heure; le même
auteur ne devient classique qu'à la seconde ou à la troisième
génération, quand il y a déjà des parties mortes en lui. Ainsi, d'après
cette vue, Sophocle, Euripide, Corneille et Racine, _tous les grands
écrivains, en leur temps_, auraient été aussi romantiques que
Shakespeare l'était à l'heure où il parut: ce n'est que depuis qu'on a
prétendu régler sur leur patron les productions dramatiques nouvelles,
qu'ils seraient devenus classiques, ou plutôt, «ce sont les gens qui les
copient au lieu d'ouvrir les yeux et d'imiter la nature, qui sont
classiques en réalité». Tout cela était dit vivement et gaiement. La
_tirade_, le vers alexandrin, la partie descriptive, épique, ou de
périphrase élégante, qui entrait dans les tragédies du jour, faisaient
matière à sa raillerie. Il en voulait particulièrement au vers
alexandrin, qu'il prétendait n'être souvent qu'un _cache-sottise_; il
voulait «un genre clair, vif, simple, allant droit au but». Il ne
trouvait que la prose qui pût s'y prêter. C'étaient donc des tragédies
ou drames en prose qu'il appelait de tous ses voeux. Il est à remarquer
qu'en fait de style, à force de le vouloir limpide et naturel, Beyle
semblait en exclure la poésie, la couleur, ces images et ces expressions
de génie qui revêtent la passion et qui relèvent le langage des
personnes dramatiques, même dans Shakespeare,--et je dirai mieux,
surtout dans Shakespeare. En ne voulant que des mots courts, il
tarissait le développement, le jet, toutes qualités qui sont très
naturelles aussi à la passion dans les moments où elle s'exhale et se
répand au dehors. Nous avons eu, depuis, ce qui était alors l'idéal pour
Beyle, ces drames ou tragédies en prose «qui durent plusieurs mois, et
dont les événements se passent en des lieux divers»; et pourtant ni
Corneille ni Racine n'ont encore été surpassés. C'est qu'à tel jeu la
recette de la critique ne suffit pas, et il n'est que le génie qui
trouve son art. «Que le Ciel nous envoie bientôt un homme à talent pour
faire une telle tragédie!» s'écriait Beyle. Nous continuons de faire le
même voeu, avec cette différence que, lui, il semblait accuser du retard
tantôt le Gouvernement d'alors avec sa censure, et tantôt le public
français avec ses susceptibilités: «C'est cependant à ceux-ci, disait-il
des Français de 1825, qu'il faut plaire, à ces êtres si fins, si légers,
si susceptibles, toujours aux aguets, toujours en proie à une émotion
fugitive, toujours incapables d'un sentiment profond. Ils ne croient à
rien qu'à la mode...» Hélas! nous sommes bien revenus de ces prises à
partie du public par les auteurs. Ce public, tel que nous le connaissons
aujourd'hui, ne serait pas si difficile sur son plaisir: qu'on lui offre
seulement quelque chose d'un peu vrai, d'un peu touchant, d'honnête, de
naturel et de profond, soit en vers, soit en prose, et vous verrez comme
il applaudira.

Il y a deux parts très distinctes dans toute cette polémique de Beyle si
leste et si cavalièrement menée. Quand il ne fait que se prendre corps à
corps aux adversaires du moment, à ceux qui parlent de Shakespeare sans
le connaître, de Sophocle et d'Euripide sans les avoir étudiés, d'Homère
pour l'avoir lu en français, et dont toute l'indignation classique
aboutit surtout à défendre leurs propres oeuvres et les pièces qu'ils
font jouer, il a raison, dix fois raison. Il rit très agréablement de M.
Auger qui a prononcé à une séance publique de l'Académie les mots de
_schisme_ et de _secte_. «Tous les Français qui s'avisent de penser
comme les romantiques sont donc des _sectaires_ (ce mot est _odieux_,
dit le Dictionnaire de l'Académie). Je suis un _sectaire_,» s'écrie
Beyle; et il développe ce thème très gaiement, en finissant par opposer
à la liste de l'Académie d'alors une _contre-liste_ de noms qui la
plupart sont arrivés depuis à l'Institut, qui n'en étaient pas encore et
que poussait la faveur du public. Voilà le point triomphant et par où il
mettait les rieurs de son côté. Mais dès que Beyle expose ses plans de
tragédies en prose ou de comédies, dès qu'il s'aventure dans l'idée
d'une création nouvelle, il montre la difficulté et trahit l'embarras.
Sur la comédie surtout, il est en défaut; il nomme trop peu Molière, si
vivant toujours et si présent; Molière, ce classique qui a si peu
vieilli, et qui fait autant de plaisir en 1850 qu'en 1670. Il n'explique
pas ce démenti que donne l'auteur des _Femmes savantes_ et du
_Misanthrope_ à cette théorie d'une _mort partielle_ chez tous les
classiques. Il a senti depuis cette lacune, et, dans un Supplément à ses
brochures qui n'a pas été encore imprimé, il cherche à répondre à
l'objection. L'objection subsiste, et, sous une forme plus générale, il
mérite qu'on la maintienne contre lui. Beyle ne croît pas assez dans les
Lettres à ce qui ne vieillit pas, à l'éternelle jeunesse du génie, à
cette immortalité des oeuvres qui n'est pas un nom, et qui ressemble à
celle que Minerve, chez Homère, après le retour dans Ithaque, a répandue
tout d'un coup sur son héros.

Quoi qu'il en soit, l'honneur d'avoir détruit quelques-unes des
préventions et des routines qui s'opposaient en 1820 à toute innovation,
même modérée, revient en partie à Beyle et aux critiques qui, comme lui,
ont travaillé à notre éducation littéraire. Il y travaillait à sa
manière, non en nous disant des douceurs et des flatteries comme la
plupart de nos maîtres d'alors, mais en nous harcelant et en nous
piquant d'épigrammes. Il eût craint, en combattant les La Harpe, de leur
ressembler, et il se faisait léger, vif, persifleur, un pur amateur au
passage, un gentilhomme incognito qui écrit et noircit du papier pour
son plaisir. Comme critique, il n'a pas fait de livre proprement dit;
tous ses écrits en ce genre ne sont guère qu'un seul et même ouvrage
qu'on peut lire presque indifféremment à n'importe quel chapitre, et où
il disperse tout ce qui lui vient d'idées neuves et d'aperçus. Le goût
du vrai et du naturel qu'il met en avant a souvent, de sa part, l'air
d'une gageure; c'est moins encore un goût tout simple qu'une revanche,
un gant jeté aux défauts d'alentour dont il est choqué. Dans le bain
russe, au sortir d'une tiède vapeur, on se jette dans la neige, et de la
neige on se replonge dans l'étuve. Le brusque passage du genre
académique au genre naturel, tel que le pratique Beyle, me semble assez
de cette espèce-là. Il prend son disciple (car il en a eu) et il le
soumet à cette violente épreuve: plus d'un tempérament s'y est aguerri.

Je n'ai point parlé de son livre _de l'Amour_, publié d'abord en 1822,
ni de bien d'autres écrits de lui qui datent de ces années. Dans une
petite brochure, publiée en 1825 (_D'un nouveau Complot contre les
Industriels_), il s'éleva l'un des premiers contre l'industrialisme et
son triomphe exagéré, contre l'espèce de palme que l'école utilitaire se
décernait à elle-même. Je n'entre pas dans le point particulier du
débat, et je n'examine point s'il entendait parfaitement l'idée de
l'école saint-simonienne du _Producteur_ qu'il avait en vue alors; je
note seulement qu'il revendiquait la part éternelle des sentiments
dévoués, des belles choses réputées inutiles, de ce que les Italiens
appellent _la virtù_.

Aujourd'hui il m'a suffi de donner quelque idée de la nature des
services littéraires que Beyle nous a rendus. Aux sédentaires comme moi
(et il y en avait beaucoup alors), il a fait connaître bien des noms,
bien des particularités étrangères; il a donné des désirs de voir et de
savoir, et a piqué la curiosité par ses demi-mots. Il a jeté des
citations familières de ces poètes divins de l'Italie qu'on est honteux
de ne point savoir par coeur; il avait cette jolie érudition que voulait
le prince de Ligne, et qui sait les bons endroits. Longtemps je n'ai dû
qu'à lui (et quand je dis _je_, c'est par modestie, je parle au nom de
bien du monde) le sentiment italien vif et non solennel, sans sortir de
ma chambre. Il a réveillé et stimulé tant qu'il a pu le vieux fonds
français; il a agacé et taquiné la paresse nationale des élèves de
Fontanes, si Fontanes a eu des élèves. Tel, s'il était sincère,
conviendrait qu'il lui a dû des aiguillons; on profitait de ses
épigrammes plus qu'on ne lui en savait gré. Il nous a tous sollicités,
enfin, de sortir du cercle académique et trop étroitement français, et
de nous mettre plus ou moins au fait du dehors; il a été un critique,
non pour le public, mais pour les artistes, mais pour les critiques
eux-mêmes: Cosaque encore une fois, Cosaque qui pique en courant avec sa
lance, mais Cosaque ami et auxiliaire, dans son rôle de critique, voilà
Beyle.

Après le critique, dans Beyle, il faudrait parler du romancier; mais il
y a quelque chose à dire du rôle qui est peut-être le sien avant tout,
et de la vocation où il a le plus excellé: Beyle est un guide pénétrant,
agréable et sûr, en Italie. Des divers ouvrages qu'il a publiés et qui
sont à emporter en voyage, on peut surtout conseiller ses _Promenades
dans Rome_; c'est exactement la conversation d'un _cicerone_, homme
d'esprit et de vrai goût, qui vous indique en toute occasion le beau,
assez pour que vous le sentiez ensuite de vous-même si vous en êtes
digne; qui mêle à ce qu'il voit ses souvenirs, ses anecdotes, fait au
besoin une digression, mais courte, instruit et n'ennuie jamais. En face
de cette nature «où le climat est le plus grand des artistes», ses
_Promenades_ ont le mérite de donner la note vive, rapide, élevée;
lisez-les en voiturin ou sur le pont d'un bateau à vapeur, ou le soir
après avoir vu ce que l'auteur a indiqué, vous y trouvez l'impression
vraie, idéale, italienne ou grecque: il a des éclairs de sensibilité
naturelle et d'attendrissement sincère, qu'il secoue vite, mais qu'il
communique. Les défauts de Beyle n'en sont plus quand on le prend de la
sorte à l'état de voyageur et qu'on use de lui pour compagnon. En 1829,
il avait déjà visité Rome six fois. Nommé, après Juillet 1830, consul à
Trieste d'abord, puis, sur le refus de l'_exequatur_ par l'Autriche,
consul à Civita-Vecchia, il était devenu dans les dernières années un
habitant de Rome. En retournant en Italie après cette Révolution de
Juillet, il ne l'avait plus retrouvée tout à fait la même: «L'Italie,
écrivait-il de Civita-Vecchia en décembre 1834, n'est plus comme je l'ai
adorée en 1815; elle est amoureuse d'une chose qu'elle n'a pas. Les
beaux-arts, pour lesquels seuls elle est faite, ne sont plus qu'un
pis-aller: elle est profondément humiliée, dans son amour-propre
excessif, de ne pas avoir une robe lilas comme ses soeurs aînées la
France, l'Espagne, le Portugal. Mais, si elle l'avait, elle ne pourrait
la porter. Avant tout, il faudrait vingt ans de la verge de fer d'un
Frédéric II pour pendre les assassins et emprisonner les voleurs.» Il
continua d'aimer l'Italie qui était selon son coeur, l'Italie des arts
et sans la politique. Il avait coutume de dire que la politique
intervenant tout à coup dans une conversation agréable et désintéressée,
ou dans une oeuvre littéraire, «lui faisait l'effet d'un coup de
pistolet dans un concert». Tous ceux qui sont allés à Rome dans les
années où il était consul à Civita-Vecchia ont pu connaître Beyle, et la
plupart ont eu à profiter de ses indications et de ses lumières; ce
narquois et ce railleur armé d'ironie était le plus obligeant des
hommes. Il avait beau dire du mal des Français; quand il y avait
longtemps qu'il n'en avait vu un, et que le nouveau débarqué à
Civita-Vecchia s'adressait à lui (s'il le trouvait homme d'esprit),
combien il était heureux de se dédommager de son abstinence forcée par
des conversations sans fin! Il l'accompagnait à Rome et devenait
volontiers un cicerone en personne. Dans un voyage que fit en Italie le
savant M. Victor Le Clerc et dont était le spirituel Ampère, Beyle, qui
était de la partie pour la campagne romaine, égayait les autres, à
chaque pas, de ses saillies, et excellait surtout à mettre ses doctes
compagnons en rapport avec l'esprit des gens du pays: «Le Ciel,
disait-il, m'a donné le talent de me faire bien venir des paysans.» Sa
prompte et gaillarde accortise, sa taille déjà ronde et à la Silène, je
ne sais quel air _satyresque_ qui relevait son propos, tout cela
réussissait à merveille auprès des vendangeurs, des moissonneurs, des
jeunes filles qui allaient puiser l'eau aux fontaines de Tivoli comme du
temps d'Horace. Et ce même homme qui aurait joué au naturel dans un mime
antique, était celui qui sentait si bien le grand et le sublime sous la
coupole de Saint-Pierre. Je dis surtout les qualités de l'homme
distingué dont je parle; personne ne niera, en effet, qu'il n'eût
celles-là[10].

  [10] Quelqu'un a dit de Beyle: «C'est le meilleur des touristes,
    l'homme qui fait le moins l'_Itinéraire à Jérusalem_.»

Ce n'est pas seulement en Italie que Beyle a été un guide, il a donné en
1838 deux volumes d'un voyage en France sous le titre de _Mémoires d'un
Touriste_: un commis marchand comme il y en a peu est censé avoir pris
ces notes dont la suite forme un journal assez varié et amusant. Beyle
n'y est plus cependant sur son terrain; on l'y sent un peu novice sur
cette terre gauloise; quand il se met à parler antiquités ou art
gothique, on s'aperçoit qu'il vient, l'année précédente, de faire un
tour de France avec M. Mérimée, dont il a profité cette fois et de qui,
sur ce point, il tient sa leçon. Pourtant, pour qui sait lire, il y a de
jolies choses comme partout avec lui, et des aperçus d'homme d'esprit
qui font penser. Par exemple, sur la route de Langres à Dijon, il
rencontre une petite colline couverte de bois qui, vu le paysage
d'alentour, est d'un grand effet et enchante le regard: «Quel effet, se
dit Beyle, ne ferait pas ici le mont Ventoux ou la moindre des montagnes
méprisées dans les environs de la fontaine de Vaucluse!» Et il continue
à rêver, à supposer: «Par malheur, se dit-il, il n'y a pas de hautes
montagnes auprès de Paris: si le Ciel eût donné à ce pays un lac et une
montagne passables, la littérature française serait bien autrement
pittoresque. Dans les beaux temps de cette littérature, c'est à peine si
La Bruyère, qui a parlé de toutes choses, ose dire un mot en passant de
l'impression profonde qu'une vue comme celle de Pau ou de Cras en
Dauphiné laisse dans certaines âmes.» Une fois sur le chapitre
_pittoresque_, songeant surtout aux jardins anglais, Beyle le fait venir
d'Angleterre comme les bonnes diligences et les bateaux à vapeur: le
pittoresque littéraire, il l'oublie, nous est surtout venu de Suisse et
de Rousseau; mais ce qui est joli et fin littérairement, c'est la
remarque qui suit: «La première trace d'attention aux choses de la
nature que j'aie trouvée dans les livres qu'on lit, c'est cette rangée
de saules sous laquelle se réfugie le duc de Nemours, réduit au
désespoir par la belle défense de la princesse de Clèves.» Même en
rectifiant et en contredisant ces manières de dire trop exclusives, on
arrive à des idées qu'on n'aurait pas eues autrement et en suivant le
grand chemin battu des écrivains ordinaires. Sur Diderot, à propos de
Langres sa patrie; sur Riouffe, en passant à Dijon où il fut préfet; sur
les bords ravissants de la Saône en approchant de Lyon; sur l'endroit où
Rousseau y passa la nuit à la belle étoile en entendant le rossignol;
sur cet autre endroit où probablement, selon lui, Mme Roland, avant la
Révolution, avait son petit domaine, Mme Roland que Beyle ne nomme pas
et qu'il désigne simplement «la femme que je respecte le plus au monde»;
sur Montesquieu «dont le style est une fête pour l'esprit»; sur une
foule de sujets familiers ou curieux, il y a de ces riens qui ont du
prix pour ceux qui préfèrent un mot vif et senti à une phrase ou même à
une page à l'avance prévue. A la fin du tome II, le Dauphiné est traité
par l'auteur avec une complaisance particulière: Beyle n'est pas ingrat
pour sa belle province; il en rappelle toutes les gloires, surtout
l'illustre Lesdiguières, le représentant et le type du caractère
dauphinois, brave, fin, et _jamais dupe_. Beyle tient fort à ce dernier
trait qui est, à lui, sa prétention: «Lesdiguières, ce fin renard,
dit-il, comme l'appelait le duc de Savoie, habitait ordinairement
Vizille, et y bâtit un château... Au-dessus de la porte principale, on
voit sa statue équestre en bronze; c'est un bas-relief. De loin, les
portraits de Lesdiguières ressemblent à ceux de Louis XIII; mais, en
approchant, la figure belle et vide du faible fils de Henri IV fait
place à la physionomie astucieuse et souriante du grand général
dauphinois, qui fut d'ailleurs un des plus beaux hommes de son temps.»
Les souvenirs de 1815 et du retour de l'île d'Elbe y sont racontés avec
détail et avec le feu d'un contemporain et presque d'un témoin: le passé
chevaleresque y est senti avec noblesse. Sur les bords de l'Isère,
apercevant les ruines du château Bayard: «Ici naquit Pierre Du Terrail,
cet homme si simple, dit Beyle, qui, comme le marquis de Posa de
Schiller, semble appartenir par l'élévation et la sérénité de l'âme à un
siècle plus avancé que celui où il vécut.» Mais pourquoi, à la page
suivante, en visitant le château de Tencin, Beyle, venant à nommer le
cardinal Dubois, tente-t-il en deux mots une réhabilitation qui crie:
«La France l'admirerait, dit-il de ce cardinal, s'il fût né grand
seigneur?» Dubois en regard de Bayard! ces disparates et ces désaccords
d'idées se feront bien plus sentir encore quand Beyle voudra créer pour
son compte des personnages.

Romancier, Beyle a eu un certain succès. Je viens de relire la plupart
de ses romans. Le premier en date fut _Armance ou quelques Scènes d'un
Salon de Paris_, publié en 1827. _Armance_ ne réussit pas et fut peu
comprise. La duchesse de Duras avait récemment composé d'agréables
romans ou nouvelles qui avaient été très goûtés dans le grand monde;
elle avait de plus fait lecture, dans son salon, d'un petit récit non
publié qui avait pour titre _Olivier_. Cette lecture, plus ou moins
fidèlement rapportée, excita les imaginations au dehors, et il y eut une
sorte de concours malicieux sur le sujet qu'on supposait être celui
d'_Olivier_. Beyle, après Latouche, eut le tort de s'exercer sur ce
thème impossible à raconter et peu agréable à comprendre. Son Octave,
jeune homme riche, blasé, ennuyé, d'un esprit supérieur, nous dit-on,
mais capricieux, inapplicable et ne sachant que faire souffrir ceux dont
il s'est fait aimer, ne réussit qu'à être odieux et impatientant pour le
lecteur. Les salons que l'auteur avait en vue n'y sont pas peints avec
vérité, par la raison très simple que Beyle ne les connaissait pas. Il y
avait encore sous la Restauration une ligne de démarcation dans le grand
monde; n'allait pas dans le faubourg Saint-Germain qui voulait; ceux que
leur naissance n'y installait point tout d'abord n'y étaient pas
introduits, comme depuis, sur la seule étiquette de leur esprit. M. de
Balzac et d'autres, à leur heure, n'ont eu qu'à désirer pour y être
admis: avant 1830 c'était matière à négociations, et, à moins d'être
d'un certain coin politique, on n'y parvenait pas. Beyle, qui vivait
dans des salons charmants, littéraires et autres[11], a donc parlé de
ceux du faubourg Saint-Germain comme on parle d'un pays inconnu où l'on
se figure des monstres; les personnes particulières qu'il a eues en vue
(dans le portrait de Mme de Bonnivet, par exemple) ne sont nullement
ressemblantes; et ce roman, énigmatique par le fond et sans vérité dans
le détail, n'annonçait nulle invention et nul génie.

  [11] Chez Mme Pasta, chez Mlle Schiasetti, des Italiens, celle qui fut
    la grande passion de Victor Jacquemont, chez Mme Ancelot, chez M.
    Cuvier, etc.

_Le Rouge et le Noir_, intitulé ainsi on ne sait trop pourquoi, et par
un emblème qu'il faut deviner, devait paraître en 1830, et ne fut publié
que l'année suivante; c'est du moins un roman qui a de l'action. Le
premier volume a de l'intérêt, malgré la manière et les
invraisemblances. L'auteur veut peindre les classes et les partis
d'avant 1830. Il nous offre d'abord la vue d'une jolie petite ville de
Franche-Comté avec son maire royaliste, homme important, riche,
médiocrement sot, qui a une jolie femme simple et deux beaux enfants; il
s'agit pour lui d'avoir un précepteur à domicile, afin de faire pièce à
un rival de l'endroit dont les enfants n'en ont pas. Le petit précepteur
qu'on choisit, Julien, fils d'un menuisier, enfant de dix-neuf ans, qui
sait le latin et qui étudie pour être prêtre, se présente un matin à la
grille du jardin de M. de Rênal (c'est le nom du maire), avec une
chemise bien blanche, et portant sous le bras une veste fort propre de
ratine violette. Il est reçu par Mme de Rênal, un peu étonnée d'abord
que ce soit là le précepteur que son mari ait choisi pour ses enfants.
Il arrive que ce petit Julien, être sensible, passionné, nerveux,
ambitieux, ayant tous les vices d'esprit d'un Jean-Jacques enfant,
nourrissant l'envie du pauvre contre le riche et du protégé contre le
puissant, s'insinue, se fait aimer de la mère, ne s'attache en rien aux
enfants, et ne vise bientôt qu'à une seule chose, faire acte de force et
de vengeance par vanité et par orgueil en tourmentant cette pauvre femme
qu'il séduit et qu'il n'aime pas, et en déshonorant ce mari qu'il a en
haine comme son supérieur. Il y a là une idée. Beyle, au fond, est un
esprit aristocratique: un jour, à la vue des élections, il s'était
demandé si cette habitude électorale n'allait pas nous obliger à faire
la cour aux dernières classes comme en Amérique: «En ce cas,
s'écrie-t-il, je deviens bien vite aristocrate. Je ne veux faire la cour
à personne, mais moins encore au peuple qu'au ministre.» Beyle est donc
très frappé de cette disposition à _faire son chemin_, qui lui semble
désormais l'unique passion sèche de la jeunesse instruite et pauvre,
passion qui domine et détourne à son profit les entraînements mêmes de
l'âge: il la personnifie avec assez de vérité au début dans Julien. Il
avait pour ce commencement de roman un exemple précis, m'assure-t-on,
dans quelqu'un de sa connaissance, et, tant qu'il s'y est tenu d'assez
près, il a pu paraître vrai. La prompte introduction de ce jeune homme
timide et honteux dans ce monde pour lequel il n'avait pas été élevé,
mais qu'il convoitait de loin; ce tour de vanité qui fausse en lui tous
les sentiments, et qui lui fait voir, jusque dans la tendresse touchante
d'une faible femme, bien moins cette tendresse même qu'une occasion
offerte pour la prise de possession des élégances et des jouissances
d'une caste supérieure; cette tyrannie méprisante à laquelle il arrive
si vite envers celle qu'il devrait servir et honorer; l'illusion
prolongée de cette fragile et intéressante victime, Mme de Rênal: tout
cela est bien rendu ou du moins le serait, si l'auteur avait un peu
moins d'inquiétude et d'épigramme dans la manière de raconter. Le défaut
de Beyle comme romancier est de n'être venu à ce genre de composition
que par la critique, et d'après certaines idées antérieures et
préconçues; il n'a point reçu de la nature ce talent large et fécond
d'un récit dans lequel entrent à l'aise et se meuvent ensuite, selon le
cours des choses, les personnages tels qu'on les a créés; il forme ses
personnages avec deux ou trois idées qu'il croit justes et surtout
piquantes, et qu'il est occupé à tout moment à rappeler. Ce ne sont pas
des êtres vivants, mais des automates ingénieusement construits; on y
voit, presque à chaque mouvement, les ressorts que le mécanicien
introduit et touche par le dehors. Dans le cas présent, dans _le Rouge
et le Noir_, Julien, avec les deux ou trois idées fixes que lui a
données l'auteur, ne paraît plus bientôt qu'un petit monstre odieux,
impossible, un scélérat qui ressemble à un Robespierre jeté dans la vie
civile et dans l'intrigue domestique: il finit en effet par l'échafaud.
Le tableau des partis et des cabales du temps, que l'auteur a voulu
peindre, manque aussi de cette suite et de cette modération dans le
développement qui peuvent seules donner idée d'un vrai tableau de
moeurs. Le dirai-je? avoir trop vu l'Italie, avoir trop compris le XVe
siècle romain ou florentin, avoir trop lu Machiavel, son _Prince_ et sa
vie de l'habile tyran Castruccio, a nui à Beyle pour comprendre la
France et pour qu'il pût lui présenter de ces tableaux dans les justes
conditions qu'elle aime et qu'elle applaudit. Parfaitement honnête homme
et homme d'honneur dans son procédé et ses actions, il n'avait pas, en
écrivant, la même mesure morale que nous; il voyait de l'hypocrisie là
où il n'y a qu'un sentiment de convenance légitime et une observation de
la nature raisonnable et honnête, telle que nous la voulons retrouver
même à travers les passions.

Dans les nouvelles ou romans qui ont des sujets italiens, il a mieux
réussi. Pendant son séjour dans l'État romain, tout en faisant des
fouilles et en déterrant des vases noirs «qui ont 2700 ans, à ce qu'ils
disent (je doute là, comme ailleurs, ajoutait-il)», il avait mis ses
économies à acheter le droit de faire des copies dans des archives de
famille gardées avec une jalousie extrême, et d'autant plus grande que
les possesseurs ne savaient pas lire: «J'ai donc, disait-il, huit
volumes in-folio (mais à page écrite d'un seul côté) parfaitement vrais,
écrits par les contemporains en demi-jargon. Quand je serai de nouveau
pauvre diable, vivant au quatrième étage, je traduirai cela
_fidèlement_; la fidélité, suivant moi, en fait tout le mérite.» Il se
demandait s'il pourrait intituler ce recueil: «_Historiettes romaines,
fidèlement traduites des récits écrits par les contemporains, de 1400 à
1650_.» Son scrupule (car il en avait comme puriste) était de savoir si
l'on pouvait dire _historiette_ d'un récit tragique. _L'Abbesse de
Castro_, publiée d'abord dans la _Revue des Deux Mondes_ (février et
mars 1839), appartenait probablement à cette série d'historiettes
sombres et sanglantes. L'auteur ou le traducteur se plaît à trouver dans
l'amour d'Hélène pour Jules Branciforte un de ces _amours passionnés_
qui n'existent plus, selon lui, en 1838, et qu'on trouverait fort
ridicules si on les rencontrait; amours «qui se nourrissent de grands
sacrifices, ne peuvent subsister qu'environnés de mystère, et se
trouvent toujours voisins des plus affreux malheurs». Beyle cherche
ainsi dans le roman une pièce à l'appui de son ancienne et constante
théorie, qui lui avait fait dire: «L'amour est une fleur délicieuse,
mais il faut avoir le courage d'aller la cueillir sur les bords d'un
précipice affreux.» Ce genre brigand et ce genre romain est bien saisi
dans _l'Abbesse de Castro_; cependant on sent que, littérairement, cela
devient un genre comme un autre, et qu'il n'en faut pas abuser. Dans une
autre nouvelle de lui, _San Francesco a Ripa_, imprimée depuis sa mort
(_Revue des Deux Mondes_, 1er juillet 1847), je trouve encore une
historiette de passion romaine, dont la scène est, cette fois, au
commencement du XVIIIe siècle; la jalousie d'une jeune princesse du pays
s'y venge de la légèreté d'un Français infidèle et galant: le récit y
est vif, cru et brusqué. Il y a profusion, à la fin, de balles et de
coups de tromblon qui tuent l'infidèle ainsi que son valet de chambre:
«ils étaient percés de plus de vingt balles chacun,» tant on avait peur
de manquer le maître. Dans le genre plus classique de Didon et d'Ariane,
dans les romans du ton et de la couleur de _la Princesse de Clèves_, on
prodigue moins les balles et les coups mortels, on a les plaintes du
monologue, les pensées délicates, les nuances du sentiment; quand on a
poussé à bout l'un des genres, on passe volontiers à l'autre pour se
remettre en goût; mais, abus pour abus, un certain excès poétique de
tendresse et d'effusion dans le langage est encore celui dont on se
lasse le moins.

_La Chartreuse de Parme_ (1839) est de tous les romans de Beyle celui
qui a donné à quelques personnes la plus grande idée de son talent dans
ce genre. Le début est plein de grâce et d'un vrai charme. On y voit
Milan depuis 1796, époque de la première campagne d'Italie, jusqu'en
1813, la fin des beaux jours de la Cour du prince Eugène. C'est une idée
heureuse que celle de ce jeune Fabrice, enthousiaste de la gloire, qui,
à la nouvelle du débarquement de Napoléon en 1815, se sauve de chez son
père avec l'agrément de sa mère et de sa tante pour aller combattre en
France sous les aigles reparues. Son odyssée bizarre a pourtant beaucoup
de naturel; il existe en anglais un livre qui a donné à Beyle son idée:
ce sont les _Mémoires d'un soldat du 71e régiment_ qui a assisté à la
bataille de Vittoria sans y rien comprendre, à peu près comme Fabrice
assiste à celle de Waterloo en se demandant après si c'est bien à une
bataille qu'il s'est trouvé et s'il peut dire qu'il se soit réellement
battu. Beyle a combiné avec les souvenirs de sa lecture d'autres
souvenirs personnels de sa jeunesse, quand il partait à cheval de Genève
pour assister à la bataille de Marengo. J'aime beaucoup ce commencement;
je n'en dirai pas autant de ce qui suit. Le roman est moins un roman que
des Mémoires sur la vie de Fabrice et de sa tante, Mme de Pietranera,
devenue duchesse de Sanseverina. La morale italienne, dont Beyle abuse
un peu, est décidément trop loin de la nôtre. Fabrice, d'après ses
débuts et son éclair d'enthousiasme en 1815, pouvait devenir un de ces
Italiens distingués, de ces libéraux aristocrates, nobles amis d'une
régénération peut-être impossible, mais tenant par leurs voeux, par
leurs études et par la générosité de leurs désirs, à ce qui nous élève
en idée et à ce que nous comprenons (Santa-Rosa, Cesare Balbo, Capponi).
Mais Beyle, en posant ainsi son héros, aurait eu trop peur de retomber
dans le lieu commun d'en deçà des Alpes. Il a fait de Fabrice un Italien
de pur sang, tel qu'il le conçoit, destiné sans vocation à devenir
archevêque, bientôt coadjuteur, médiocrement et mollement spirituel,
libertin, faible (lâche, on peut dire), courant chaque matin à la chasse
du bonheur ou du plaisir, amoureux d'une Marietta, comédienne de
campagne, s'affichant avec elle sans honte, sans égards pour lui-même et
pour son état, sans délicatesse pour sa famille et pour cette tante qui
l'aime trop. Je sais bien que Beyle a posé en principe qu'un Italien pur
ne ressemble en rien à un Français et n'a pas de vanité, qu'il ne feint
pas l'amour quand il ne le ressent pas, qu'il ne cherche ni à plaire, ni
à étonner, ni à paraître, et qu'il se contente d'être lui-même en
liberté; mais ce que Fabrice est et paraît dans presque tout le roman,
malgré son visage et sa jolie tournure, est fort laid, fort plat, fort
vulgaire; il ne se conduit nulle part comme un homme, mais comme un
animal livré à ses appétits, ou un enfant libertin qui suit ses
caprices. Aucune morale, aucun principe d'honneur: il est seulement
déterminé à ne pas simuler de l'amour quand il n'en a pas; de même qu'à
la fin, quand cet amour lui est venu pour Clélia, la fille du triste
général Fabio Conti, il y sacrifiera tout, même la délicatesse et la
reconnaissance envers sa tante. Beyle, dans ses écrits antérieurs, a
donné une définition de l'_amour passionné_ qu'il attribue presque en
propre à l'Italien et aux natures du Midi: Fabrice est un personnage à
l'appui de sa théorie; il le fait sortir chaque matin à la recherche de
cet amour, et ce n'est que tout à la fin qu'il le lui fait éprouver;
celui-ci alors y sacrifie tout, comme du reste il faisait précédemment
au plaisir. Les jolies descriptions de paysage, les vues si bien
présentées du lac de Côme et de ses environs, ne sauraient par leur
cadre et leur reflet ennoblir un personnage si peu digne d'intérêt, si
peu formé pour l'honneur, et si prêt à tout faire, même à assassiner,
pour son utilité du moment et sa passion. Il y a un moment où Fabrice
tue quelqu'un, en effet; il est vrai que, cette fois, c'est à son corps
défendant. Il se bat d'une manière assez ignoble sur la grande route
avec un certain Giletti, comédien et protecteur de la Marietta dont
Fabrice est l'ami de choix. S'il fallait discuter la vraisemblance de
l'action dans le roman, on pourrait se demander comment il se fait que
cet accident de grande route ait une si singulière influence sur la
destinée future de Fabrice; on demanderait pourquoi celui-ci, ami (ou
qui peut se croire tel) du prince de Parme et de son premier ministre,
coadjuteur et très en crédit dans ce petit État, prend la fuite comme un
malfaiteur, parce qu'il lui est arrivé de tuer devant témoins, en se
défendant, un comédien de bas étage qui l'a menacé et attaqué le
premier. La conduite de Fabrice, sa fuite extravagante, et les
conséquences que l'auteur en a tirées, seraient inexplicables si l'on
cherchait, je le répète, la vraisemblance et la suite dans ce roman, qui
n'est guère d'un bout à l'autre (j'en excepte le commencement) qu'une
spirituelle mascarade italienne. Les scènes de passion, dont
quelques-unes sont assez belles, entre la duchesse tante de Fabrice et
la jeune Clélia, ne rachètent qu'à demi ces impossibilités qui sautent
aux yeux et qui heurtent le bon sens. La part de vérité de détail, qui
peut y être mêlée, ne me fera jamais prendre ce monde-là pour autre
chose que pour un monde de fantaisie, fabriqué tout autant qu'observé
par un homme de beaucoup d'esprit qui fait, à sa manière, du marivaudage
italien. L'affectation et la grimace du genre se marquent de plus en
plus en avançant. Au sortir de cette lecture, j'ai besoin de relire
quelque roman tout simple et tout uni, d'une bonne et large nature
humaine, où les tantes ne soient pas éprises de leurs neveux, où les
coadjuteurs ne soient pas aussi libertins et aussi hypocrites que Retz
pouvait l'être dans sa jeunesse, et beaucoup moins spirituels; où
l'empoisonnement, la tromperie, les lettres anonymes, toutes les
noirceurs, ne soient pas les moyens ordinaires et acceptés comme
indifférents; où, sous prétexte d'être simple et de fuir l'effet, on ne
me jette pas dans des complications incroyables et dans mille dédales
plus effrayants et plus tortueux que ceux de l'antique Crète.

Depuis que Beyle taquine la France et les sentiments que nous portons
dans notre littérature et dans notre société, il m'a pris plus d'une
fois envie de la défendre. Une de ses grandes théories, et d'après
laquelle il a écrit ensuite ses romans, c'est qu'en France l'amour est à
peu près inconnu; l'amour digne de ce nom, comme il l'entend,
l'_amour-passion_ et maladie, qui, de sa nature, est quelque chose de
tout à fait à part, comme l'est la cristallisation dans le règne minéral
(la comparaison est de lui): mais quand je vois ce que devient sous la
plume de Beyle et dans ses récits cet amour-passion chez les êtres qu'il
semble nous proposer pour exemple, chez Fabrice quand il est atteint
finalement, chez l'abbesse de Castro, chez la princesse Campobasso, chez
Mina de Wangel (autre nouvelle de lui), j'en reviens à aimer et à
honorer l'amour à la française, mélange d'attrait physique sans doute,
mais aussi de goût et d'inclination morale, de galanterie délicate,
d'estime, d'enthousiasme, de raison même et d'esprit, un amour où il
reste un peu de sens commun, où la société n'est pas oubliée
entièrement, où le devoir n'est pas sacrifié à l'aveugle et ignoré.
Pauline, dans Corneille, me représente bien l'idéal de cet amour, où il
entre des sentiments divers, et où l'élévation et l'honneur se font
entendre. On en trouverait, en descendant, d'autres exemples compatibles
avec l'agrément et une certaine décence dans la vie, amour ou liaison,
ou attachement respectueux et tendre, peu importe le nom[12].
L'amour-passion, tel que me l'ont peint dans Médée, dans Phèdre ou dans
Didon, des chantres immortels, est touchant à voir grâce à eux, et j'en
admire le tableau: mais cet amour-passion, devenu systématique chez
Beyle, m'impatiente; cette espèce de maladie animale, dont Fabrice est
l'idéal à la fin de sa carrière, est fort laide et n'a rien d'attrayant
dans sa conclusion hébétée. Quand on a lu cela, on revient tout
naturellement, ce me semble, en fait de compositions romanesques, au
genre français, ou du moins à un genre qui soit large et plein dans sa
veine; on demande une part de raison, d'émotion saine, et une simplicité
véritable telle que l'offrent l'histoire des _Fiancés_ de Manzoni, tout
bon roman de Walter Scott, ou une adorable et vraiment simple nouvelle
de Xavier de Maistre. Le reste n'est que l'ouvrage d'un homme d'esprit
qui se fatigue à combiner et à lier des paradoxes d'analyse piquants et
imprévus, auxquels il donne des noms d'hommes; mais les personnages
n'ont point pris véritablement naissance dans son imagination ou dans
son coeur, et ils ne vivent pas.

  [12] J'aime à me représenter cet amour français ou cette amitié
    tendre, dans ses diversités de nuances, par les noms de Mme de La
    Fayette, de Mme de Caylus, de Mme d'Houdetot, de Mme d'Épinay, de
    Mme de Beaumont, de Mme de Custine; jamais la grâce n'y est absente.

On voit combien je suis loin, à l'égard de _la Chartreuse_ de Beyle, de
partager l'enthousiasme de M. de Balzac. Celui ci a tout simplement
parlé de Beyle romancier comme il aurait aimé à ce qu'on parlât de
lui-même: mais lui, du moins, il avait la faculté de concevoir d'un jet
et de faire vivre certains êtres qu'il lançait ensuite dans son monde
réel ou fantastique et qu'on n'oubliait plus. Il a fort loué dans _la
Chartreuse_ le personnage du comte de Mosca, le ministre homme d'esprit
d'un petit État despotique, et dans lequel il avait cru voir un portrait
ressemblant du prince de Metternich: Beyle n'y avait jamais pensé. On ne
peut d'ailleurs se ressembler moins que Beyle et M. de Balzac. Ce
dernier était aussi confiant que l'autre l'était peu; Beyle était
toujours en garde contre le sot, et craignait tout ce qui eût laissé
percé la vanité. Il songeait sans cesse au ridicule et à n'y pas prêter,
et M. de Balzac n'en avait pas même le sentiment. Lorsque M. de Balzac
fit sur Beyle, à propos de _la Chartreuse_, l'article inséré dans les
_Lettres parisiennes_, Beyle, à la fin de sa réponse datée de
Civita-Vecchia (octobre 1840), et après des remerciements confus pour
cette bombe outrageuse d'éloges à laquelle il s'attendait si peu, lui
disait: «Cet article étonnant, tel que jamais écrivain ne le reçut d'un
autre, je l'ai lu, j'ose maintenant vous l'avouer, _en éclatant de
rire_. Toutes les fois que j'arrivais à une louange un peu forte, et
j'en rencontrais à chaque pas, je voyais la mine que feraient mes amis
en le lisant[13].»

  [13] L'anecdote qu'on va lire est authentique, et je la tiens
    d'original: «On sait que Balzac admirait Beyle à la folie pour sa
    _Chartreuse de Parme_ et qu'il l'a loué à mort dans sa _Revue
    Parisienne_. Beyle, vers ce temps, revenait de Rome, de
    Civita-Vecchia, à Paris, et dans le premier moment, craignant le
    ridicule, il fut tout confus d'un pareil éloge si exorbitant: il ne
    savait où se cacher. Cependant il vit Balzac et ne lui sut pas
    mauvais gré d'avoir été ainsi bombardé grand homme. Vers ce temps,
    Beyle vendait à la _Revue des Deux Mondes_ une série de nouvelles
    italiennes qu'il se proposait de faire et dont il n'y eut qu'une ou
    deux d'achevées. Il reçut pour cela la somme de 3.000 francs. Or, à
    sa mort, on trouva dans ses papiers la preuve que ces 3.000 francs
    avaient été donnés ou prêtés par lui à Balzac qui fut ainsi payé de
    son éloge: un service d'argent contre un service d'amour-propre. M.
    Colomb, ami intime de Beyle, et qui eut à mettre en ordre ses
    papiers, a lui-même certifié le fait.»--Et moi je n'ajouterai qu'un
    mot qui est celui du poète de la _Métromanie_:

        Ce mélange de gloire et de gain m'importune!

Tous deux ne différaient pas moins par la manière dont ils concevaient
la forme et le style, ou la façon de s'exprimer. Sur ce point, M. de
Balzac croyait n'en avoir jamais fait assez. Dans ses _Mémoires d'un
Touriste_, Beyle, passant dans je ne sais quelle ville de Bourgogne, a
dit: «J'ai trouvé dans ma chambre un volume de M. de Balzac, c'est
_l'Abbé Biroteau_ de Tours. Que j'admire cet auteur! qu'il a bien su
énumérer les malheurs et petitesses de la province! Je voudrais un style
plus simple: mais, dans ce cas, les provinciaux l'achèteraient-ils? Je
suppose qu'il fait ses romans en deux temps; d'abord raisonnablement,
puis il les habille en beau style néologique, avec les _patiments_ de
l'âme, _il neige dans mon coeur_, et autres belles choses.» De son côté,
M. de Balzac trouvait qu'il manquait quelque chose au style de Beyle, et
nous le trouvons aussi. Celui-ci dictait ou griffonnait comme il
causait; quand il voulait corriger ou retoucher, il refaisait autrement,
et recommençait à tout hasard pour la seconde ou troisième fois, sans
mieux faire nécessairement que la première. Ce qu'il n'avait pas saisi
du premier mot, il ne l'atteignait pas, il ne le réparait pas. Son
style, en appuyant, n'éclaircit pas sa pensée; il se faisait des idées
singulières des écrivains proprement dits: «Quand je me mets à écrire,
disait-il, je ne songe plus à mon _beau idéal_ littéraire; je suis
assiégé par des idées que j'ai besoin de noter. Je suppose que M.
Villemain est assiégé par des formes de phrases; et, ce qu'on appelle un
poète, M. Delille ou Racine, par des formes de vers. Corneille était
agité par des formes de réplique.» Enfin il se donne bien de la peine
pour s'expliquer une chose très simple; il n'était pas de ceux à qui
l'image arrive dans la pensée, ou chez qui l'émotion lyrique, éloquente,
éclate et jaillit par places dans un développement naturel et
harmonieux. L'étude première n'avait rien fait chez lui pour suppléer à
ce défaut; il n'avait pas eu de maître, ni ce professeur de rhétorique
qu'il est toujours bon d'avoir eu, dût-on s'insurger plus tard contre
lui. Il sentait bien, malgré la théorie qu'il s'était faite, que quelque
chose lui manquait. En paraissant mépriser le style, il en était très
préoccupé.

En critiquant ainsi avec quelque franchise les romans de Beyle, je suis
loin de le blâmer de les avoir écrits. S'il se peut faire encore des
chefs-d'oeuvre, ce n'est qu'en osant derechef tenter la carrière, au
risque de s'exposer à rester en chemin par bien des oeuvres incomplètes.
Beyle eut ce genre de courage. En 1825, il y avait une école ultra
critique et toute raisonneuse qui posait ceci en principe: «Notre siècle
_comprendra_ les chefs-d'oeuvre, mais n'en _fera_ pas. Il y a des
époques d'artistes, il en est d'autres qui ne produisent que des gens
d'esprit, d'infiniment d'esprit si vous voulez.» Beyle répondait à cette
théorie désespérante dans une lettre insérée au _Globe_ le 31 mars 1825:

  «Pour être artiste après les La Harpe, il faut un courage de fer. Il
  faut encore moins songer aux critiques qu'un jeune officier de
  dragons, chargeant avec sa compagnie, ne songe à l'hôpital et aux
  blessures. C'est le manque absolu de ce _courage_ qui cloue dans la
  médiocrité tous nos pauvres poètes. Il faut écrire pour se faire
  plaisir à soi-même, écrire comme je vous écris cette lettre; l'idée
  m'en est venue, et j'ai pris un morceau de papier. C'est faute de
  _courage_ que nous n'avons plus d'artistes. Nierez-vous que Canova et
  Rossini ne soient de grands artistes? Peu d'hommes ont plus méprisé
  les critiques. Vers 1785, il n'y avait peut-être pas un amateur à Rome
  qui ne trouvât ridicules les ouvrages de Canova, etc.»

Toutes les fois que Beyle a eu une idée, il a donc pris un morceau de
papier, et il a écrit, sans s'inquiéter du qu'en dira-t-on, et sans
jamais mendier d'éloges: un vrai galant homme en cela. Ses romans sont
ce qu'ils peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires; ils sont comme sa
critique, surtout à l'usage de ceux qui en font; ils donnent des idées
et ouvrent bien des voies. Entre toutes ces pistes qui s'entre-croisent,
peut-être l'homme de talent dans le genre trouvera la sienne.

Plusieurs écrivains dans ces derniers temps, et après M. de Balzac, se
sont occupés de Beyle, de sa vie, de son caractère et de ses oeuvres: M.
Arnould Frémy, M. Paulin Limayrac, M. Charles Monselet, ont parlé de lui
tour à tour; il y a à s'instruire sur son compte à leurs discussions et
à leurs spirituelles analyses; mais s'ils me permettent de le dire, pour
juger au net de cet esprit assez compliqué et ne se rien exagérer dans
aucun sens, j'en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de
mes propres impressions et souvenirs, à ce que m'en diront ceux qui
l'ont connu en ses bonnes années et à ses origines, à ce qu'en dira M.
Mérimée, M. Ampère, à ce que m'en dirait Jacquemont s'il vivait, ceux en
un mot qui l'ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première.--Au
physique, et sans être petit, il eut de bonne heure la taille forte et
ramassée, le cou court et sanguin; son visage plein s'encadrait de
favoris et de cheveux bruns frisés, artificiels vers la fin; le front
était beau, le nez retroussé et quelque peu à la kalmouck; la lèvre
inférieure avançait légèrement et s'annonçait pour moqueuse. L'oeil
assez petit, mais très vif, sous une voûte sourcilière prononcée, était
fort joli dans le sourire. Jeune, il avait eu un certain renom dans les
bals de la cour par la beauté de sa jambe, ce qu'on remarquait alors. Il
avait la main petite et fine, dont il était fier. Il devint lourd et
apoplectique dans ses dernières années, mais il était fort soigneux de
dissimuler, même à ses amis, les indices de décadence. Il mourut
subitement à Paris, où il était en congé, le 23 mars 1842, âgé de
cinquante-neuf ans. En continuant littérairement avec originalité et
avec une sorte d'invention la postérité française des Chamfort, des
Rulhière, de ces hommes d'esprit qu'il rappelle par plus d'un trait ou
d'une malice, Beyle avait au fond une droiture et une sûreté dans les
rapports intimes qu'il ne faut jamais oublier de reconnaître quand on
lui a dit d'ailleurs ses vérités.




DE L'AMOUR

LIVRE PREMIER




CHAPITRE PREMIER

De l'amour.


Je cherche à me rendre compte de cette passion dont tous les
développements sincères ont un caractère de beauté.

Il y a quatre amours différents:

1º L'amour-passion, celui de la Religieuse portugaise, celui d'Héloïse
pour Abélard, celui du capitaine de Vésel, du gendarme de Cento[14].

  [14] Les amis de M. Beyle lui ont demandé souvent qui étaient ce
    capitaine et ce gendarme; il répondait qu'il avait oublié leur
    histoire. P. M.

2º L'amour-goût, celui qui régnait à Paris vers 1760, et que l'on trouve
dans les mémoires et romans de cette époque, dans Crébillon, Lauzun,
Duclos, Marmontel, Chamfort, Mme d'Épinay, etc., etc.

C'est un tableau où, jusqu'aux ombres, tout doit être couleur de rose,
où il ne doit entrer rien de désagréable sous aucun prétexte et sous
peine de manquer d'usage, de bon ton, de délicatesse, etc. Un homme bien
né sait d'avance tous les procédés qu'il doit avoir et rencontrer dans
les diverses phases de cet amour; rien n'y étant passion et imprévu, il
a souvent plus de délicatesse que l'amour véritable, car il a toujours
beaucoup d'esprit; c'est une froide et jolie miniature comparée à un
tableau des Carraches; et, tandis que l'amour-passion nous emporte au
travers de tous nos intérêts, l'amour-goût sait toujours s'y conformer.
Il est vrai que, si l'on ôte la vanité à ce pauvre amour, il en reste
bien peu de chose; une fois privé de vanité, c'est un convalescent
affaibli qui peut à peine se traîner.

3º L'amour physique.

A la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans le
bois. Tout le monde connaît l'amour fondé sur ce genre de plaisir;
quelque sec et malheureux que soit le caractère, on commence par là à
seize ans.

4º L'amour de vanité.

L'immense majorité des hommes, surtout en France, désire et a une femme
à la mode, comme on a un joli cheval, comme chose nécessaire au luxe
d'un jeune homme. La vanité plus ou moins flattée, plus ou moins piquée,
fait naître des transports. Quelquefois il y a l'amour physique, et
encore pas toujours; souvent il n'y a pas même le plaisir physique. Une
duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois, disait la duchesse
de Chaulnes; et les habitués de la cour de cet homme juste, le roi Louis
de Hollande, se rappellent encore avec gaieté une jolie femme de la Haye
qui ne pouvait se résoudre à ne pas trouver charmant un homme qui était
duc ou prince. Mais, fidèle au principe monarchique, dès qu'un prince
arrivait à la cour, on renvoyait le duc: elle était comme la décoration
du corps diplomatique.

Le cas le plus heureux de cette plate relation est celui où le plaisir
physique est augmenté par l'habitude. Les souvenirs la font alors
ressembler un peu à l'amour; il y a la pique d'amour-propre et la
tristesse quand on est quitté; et, les idées de roman vous prenant à la
gorge, on croit être amoureux et mélancolique, car la vanité aspire à se
croire une grande passion. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à quelque genre
d'amour que l'on doive les plaisirs, dès qu'il y a exaltation de l'âme,
ils sont vifs et leur souvenir entraînant; et dans cette passion, au
contraire de la plupart des autres, le souvenir de ce que l'on a perdu
paraît toujours au-dessus de ce qu'on peut attendre de l'avenir.

Quelquefois, dans l'amour de vanité, l'habitude ou le désespoir de
trouver mieux produit une espèce d'amitié, la moins aimable de toutes
les espèces; elle se vante de sa _sûreté_, etc.[15].

  [15] Dialogue connu de Pont de Veyle avec Mme du Deffant, au coin du
    feu.

Le plaisir physique, étant dans la nature, est connu de tout le monde,
mais n'a qu'un rang subordonné aux yeux des âmes tendres et passionnées.
Si elles ont des ridicules dans le salon, si souvent les gens du monde,
par leurs intrigues, les rendent malheureuses, en revanche elles
connaissent des plaisirs à jamais inaccessibles aux coeurs qui ne
palpitent que pour la vanité ou pour l'argent.

Quelques femmes vertueuses et tendres n'ont presque pas d'idée des
plaisirs physiques; elles s'y sont rarement exposées, si l'on peut
parler ainsi, et même alors les transports de l'amour-passion ont
presque fait oublier les plaisirs du corps.

Il est des hommes victimes et instruments d'un orgueil infernal, d'un
orgueil à l'Alfieri. Ces gens, qui peut-être sont cruels, parce que,
comme Néron, ils tremblent toujours, jugeant tous les hommes d'après
leur propre coeur, ces gens, dis-je, ne peuvent atteindre au plaisir
physique qu'autant qu'il est accompagné de la plus grande jouissance
d'orgueil possible, c'est-à-dire qu'autant qu'ils exercent des cruautés
sur la compagne de leurs plaisirs. De là les horreurs de _Justine_. Ces
hommes ne trouvent pas à moins le sentiment de la sûreté.

Au reste, au lieu de distinguer quatre amours différents, on peut fort
bien admettre huit ou dix nuances. Il y a peut-être autant de façons de
sentir parmi les hommes que de façons de voir; mais ces différences dans
la nomenclature ne changent rien aux raisonnements qui suivent. Tous les
amours qu'on peut voir ici-bas naissent, vivent et meurent, ou s'élèvent
à l'immortalité, suivant les mêmes lois[16].

  [16] Ce livre est traduit librement d'un manuscrit italien de M. Lisio
    Visconti, jeune homme de la plus haute distinction, qui vient de
    mourir à Volterre, sa patrie. Le jour de sa mort imprévue, il permit
    au traducteur de publier son essai sur l'Amour, s'il trouvait moyen
    de le réduire à une forme honnête.

    Castel Fiorentino, 10 juin 1819.




CHAPITRE II

De la naissance de l'amour.


Voici ce qui se passe dans l'âme:

1º L'admiration.

2º On se dit: «Quel plaisir de lui donner des baisers, d'en recevoir!
etc.»

3º L'espérance.

On étudie les perfections; c'est à ce moment qu'une femme devrait se
rendre, pour le plus grand plaisir physique possible. Même chez les
femmes les plus réservées, les yeux rougissent au moment de l'espérance;
la passion est si forte, le plaisir si vif, qu'il se trahit par des
signes frappants.

4º L'amour est né.

Aimer, c'est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens,
et d'aussi près que possible, un objet aimable et qui nous aime.

5º La première cristallisation[17] commence.

  [17] Voir, pour plus ample explication de ce mot, le _Rameau de
    Salzbourg_ (fragment inédit), à la fin du volume.

On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de
laquelle on est sûr; on se détaille tout son bonheur avec une
complaisance infinie. Cela se réduit à s'exagérer une propriété superbe,
qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la
possession de laquelle on est assuré.

Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et
voici ce que vous trouverez.

Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées
de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver; deux ou trois mois
après, on le retire couvert de cristallisations brillantes: les plus
petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une
mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et
éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.

Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui
tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de
nouvelles perfections.

Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers à Gênes, sur le
bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été: quel plaisir de
goûter cette fraîcheur avec elle!

Un de vos amis se casse le bras à la chasse: quelle douceur de recevoir
les soins d'une femme qu'on aime! Être toujours avec elle et la voir
sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur; et vous partez
du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l'angélique bonté de
votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la
voir dans ce qu'on aime.

Ce phénomène, que je me permets d'appeler la _cristallisation_, vient de
la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le
sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les
perfections de l'objet aimé, et de l'idée: elle est à moi. Le sauvage
n'a pas le temps d'aller au delà du premier pas. Il a du plaisir, mais
l'activité de son cerveau est employée à suivre le daim qui fuit dans la
forêt, et avec la chair duquel il doit réparer ses forces au plus vite,
sous peine de tomber sous la hache de son ennemi.

A l'autre extrémité de la civilisation, je ne doute pas qu'une femme
tendre n'arrive à ce point, de ne trouver le plaisir physique qu'auprès
de l'homme qu'elle aime[18]. C'est le contraire du sauvage. Mais, parmi
les nations civilisées, la femme a du loisir, et le sauvage est si près
de ses affaires, qu'il est obligé de traiter sa femelle comme une bête
de somme. Si les femelles de beaucoup d'animaux sont plus heureuses,
c'est que la subsistance des mâles est plus assurée.

  [18] Si cette particularité ne se présente pas chez l'homme, c'est
    qu'il n'a pas la pudeur à sacrifier pour un instant.

Mais quittons les forêts pour revenir à Paris. Un homme passionné voit
toutes les perfections dans ce qu'il aime; cependant l'attention peut
encore être distraite, car l'âme se rassasie de tout ce qui est
uniforme, même du bonheur parfait[19].

  [19] Ce qui veut dire que la même nuance d'existence ne donne qu'un
    instant de bonheur parfait; mais la manière d'être d'un homme
    passionné change dix fois par jour.

Voici ce qui survient pour fixer l'attention:

6º Le doute naît.

Après que dix ou douze regards, ou toute autre série d'actions qui
peuvent durer un moment comme plusieurs jours, ont d'abord donné et
ensuite confirmé les espérances, l'amant, revenu de son premier
étonnement, et s'étant accoutumé à son bonheur, ou guidé par la théorie
qui, toujours basée sur les cas les plus fréquents, ne doit s'occuper
que des femmes faciles, l'amant, dis-je, demande des assurances plus
positives et veut pousser son bonheur.

On lui oppose de l'indifférence[20], de la froideur ou même de la
colère, s'il montre trop d'assurance; en France, une nuance d'ironie qui
semble dire: «Vous vous croyez plus avancé que vous ne l'êtes.» Une
femme se conduit ainsi, soit qu'elle se réveille d'un moment d'ivresse
et obéisse à la pudeur, qu'elle tremble d'avoir enfreinte, soit
simplement par prudence ou par coquetterie.

  [20] Ce que les romans du XVIIe siècle appelaient le _coup de foudre_,
    qui décide du destin du héros et de sa maîtresse, est un mouvement
    de l'âme qui, pour avoir été gâté par un nombre infini de
    barbouilleurs, n'en existe pas moins dans la nature; il provient de
    l'impossibilité de cette manoeuvre défensive. La femme qui aime
    trouve trop de bonheur dans le sentiment qu'elle éprouve pour
    pouvoir réussir à feindre; ennuyée de la prudence, elle néglige
    toute précaution et se livre en aveugle au bonheur d'aimer. La
    défiance rend le coup de foudre impossible.

L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait; il devient
sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir.

Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, _il les trouve
anéantis_. La crainte d'un affreux malheur le saisit, et avec elle
l'attention profonde.

7º Seconde cristallisation.

Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des
confirmations à cette idée:

Elle m'aime.

A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes,
après un moment de malheur affreux, l'amant se dit: Oui, elle m'aime; et
la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes; puis le
doute à l'oeil hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut. Sa
poitrine oublie de respirer; il se dit: Mais est-ce qu'elle m'aime? Au
milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant
sent vivement: Elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde
peut me donner.

C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur l'extrême bord
d'un précipice affreux, et touchant de l'autre main le bonheur parfait,
qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la
première.

L'amant erre sans cesse entre ces trois idées:

1º Elle a toutes les perfections;

2º Elle m'aime;

3º Comment faire pour obtenir d'elle la plus grande preuve d'amour
possible?

Le moment le plus déchirant de l'amour jeune encore est celui où il
s'aperçoit qu'il a fait un faux raisonnement et qu'il faut détruire tout
un pan de cristallisation.

On entre en doute de la cristallisation elle-même.




CHAPITRE III

De l'espérance.


Il suffit d'un très petit degré d'espérance pour causer la naissance de
l'amour.

L'espérance peut ensuite manquer au bout de deux ou trois jours, l'amour
n'en est pas moins né.

Avec un caractère décidé, téméraire, impétueux, et une imagination
développée par les malheurs de la vie,

Le degré d'espérance peut être plus petit.

Elle peut cesser plus tôt, sans tuer l'amour.

Si l'amant a eu des malheurs, s'il a le caractère tendre et pensif, s'il
désespère des autres femmes, s'il a une admiration vive pour celle dont
il s'agit, aucun plaisir ordinaire ne pourra le distraire de la seconde
cristallisation. Il aimera mieux rêver à la chance la plus incertaine de
lui plaire un jour que recevoir d'une femme vulgaire tout ce qu'elle
peut accorder.

Il aurait besoin qu'à cette époque, et non plus tard, notez bien, la
femme qu'il aime tuât l'espérance d'une manière atroce, et le comblât de
ces mépris publics qui ne permettent plus de revoir les gens.

La naissance de l'amour admet de beaucoup plus longs délais entre toutes
ces époques.

Elle exige beaucoup plus d'espérance, et une espérance beaucoup plus
soutenue, chez les gens froids, flegmatiques, prudents. Il en est de
même des gens âgés.

Ce qui assure la durée de l'amour, c'est la seconde cristallisation,
pendant laquelle on voit à chaque instant qu'il s'agit d'être aimé ou de
mourir. Comment, après cette conviction de toutes les minutes, tournée
en habitude par plusieurs mois d'amour, pouvoir seulement soutenir la
pensée de cesser d'aimer? Plus un caractère est fort, moins il est sujet
à l'inconstance.

Cette seconde cristallisation manque presque tout à fait dans les amours
inspirées par les femmes qui se rendent trop vite.

Dès que les cristallisations ont opéré, surtout la seconde, qui de
beaucoup est la plus forte, les yeux indifférents ne reconnaissent plus
la branche d'arbre:

Car, 1º elle est ornée de perfections ou de diamants qu'ils ne voient
pas;

2º Elle est ornée de perfections qui n'en sont pas pour eux.

La perfection de certains charmes dont lui parle un ancien ami de sa
belle, et une certaine nuance de vivacité aperçue dans ses yeux, sont un
diamant de la cristallisation[21] de Del Rosso. Ces idées aperçues dans
une soirée le font rêver toute une nuit.

  [21] J'ai appelé cet essai un livre d'idéologie. Mon but a été
    d'indiquer que, quoiqu'il s'appelât l'_Amour_, ce n'était pas un
    roman, et que surtout il n'était pas amusant comme un roman. Je
    demande pardon aux philosophes d'avoir pris le mot _idéologie_: mon
    intention n'est certainement pas d'usurper un titre qui serait le
    droit d'un autre. Si l'idéologie est une description détaillée des
    idées et de toutes les parties qui peuvent les composer, le présent
    livre est une description détaillée et minutieuse de tous les
    sentiments qui composent la passion nommée l'_amour_. Ensuite je
    tire quelques conséquences de cette description, par exemple, la
    manière de guérir l'amour. Je ne connais pas de mot pour dire, en
    grec, discours sur les sentiments, comme idéologie indique discours
    sur les idées. J'aurais pu me faire inventer un mot par quelqu'un de
    mes amis savants, mais je suis déjà assez contrarié d'avoir dû
    adopter le mot nouveau de _cristallisation_, et il est fort possible
    que si cet essai trouve des lecteurs, ils ne me passent pas ce mot
    nouveau. J'avoue qu'il y aurait eu du talent littéraire à l'éviter;
    je m'y suis essayé, mais sans succès. Sans ce mot, qui suivant moi
    exprime le principal phénomène de cette folie nommée amour, _folie_
    cependant qui procure à l'homme les plus grands plaisirs qu'il soit
    donné aux êtres de son espèce de goûter sur la terre, sans l'emploi
    de ce mot qu'il fallait sans cesse remplacer par une périphrase fort
    longue, la description que je donne de ce qui se passe dans la tête
    et dans le coeur de l'homme amoureux devenait obscure, lourde,
    ennuyeuse, même pour moi qui suis l'auteur: qu'aurait-ce été pour le
    lecteur?

    J'engage donc le lecteur qui se sentira trop choqué par ce mot de
    _cristallisation_ à fermer le livre. Il n'entre pas dans mes voeux,
    et sans doute fort heureusement pour moi, d'avoir beaucoup de
    lecteurs. Il me serait doux de plaire beaucoup à trente ou quarante
    personnes de Paris que je ne verrai jamais, mais que j'aime à la
    folie, sans les connaître. Par exemple, quelque jeune Mme Roland,
    lisant en cachette quelque volume qu'elle cache bien vite, au
    moindre bruit, dans les tiroirs de l'établi de son père, lequel est
    graveur de boîtes de montre. Une âme comme celle de Mme Roland me
    pardonnera, je l'espère, non seulement le mot de _cristallisation_
    employé pour exprimer cet acte de folie, qui nous fait apercevoir
    toutes les beautés, tous les genres de perfection dans la femme que
    nous commençons à aimer, mais encore plusieurs ellipses trop
    hardies. Il n'y a qu'à prendre un crayon et écrire entre les lignes
    les cinq ou six mots qui manquent.

Une repartie imprévue qui me fait voir plus clairement une âme tendre,
généreuse, ardente, ou, comme dit le vulgaire, _romanesque_[22], et
mettant au-dessus du bonheur des rois le simple plaisir de se promener
seule avec son amant à minuit, dans un bois écarté, me donne aussi à
rêver toute une nuit[23].

  [22] Toutes ses actions eurent d'abord à mes yeux cet air céleste qui
    sur le champ fait d'un homme un être à part, le différencie de tous
    les autres. Je croyais lire dans ses yeux cette soif d'un bonheur
    plus sublime, cette mélancolie non avouée qui aspire à quelque chose
    de mieux que ce que nous trouvons ici-bas, et qui, dans toutes les
    situations où la fortune et les révolutions peuvent placer une âme
    romanesque,

        ... Still prompts the celestial sight,
        For which we wish to live or dare to die.

    (Ultima lettera di Bianca a sua madre. Forlì, 1817.)

  [23] C'est pour _abréger_ et pouvoir peindre l'intérieur des âmes que
    l'auteur rapporte, en employant la formule du _je_, plusieurs
    sensations qui lui sont étrangères; il n'avait rien de personnel qui
    méritât d'être cité.

Il dira que ma maîtresse est une prude; je dirai que la sienne est une
_fille_.




CHAPITRE IV


Dans une âme parfaitement indifférente--une jeune fille habitant un
château isolé au fond d'une campagne,--le plus petit étonnement peut
amener une petite admiration, et, s'il survient la plus légère
espérance, elle fait naître l'amour et la cristallisation.

Dans ce cas, l'amour plaît d'abord comme amusant.

L'étonnement et l'espérance sont puissamment secondés par le besoin
d'amour et la mélancolie que l'on a à seize ans. On sait assez que
l'inquiétude de cet âge est une soif d'aimer, et le propre de la soif
est de n'être pas excessivement difficile sur la nature du breuvage que
le hasard lui présente.

Récapitulons les sept époques de l'amour; ce sont:

1º L'admiration;

2º Quel plaisir, etc.;

3º L'espérance;

4º L'amour est né;

5º Première cristallisation;

6º Le doute paraît;

7º Seconde cristallisation.

Il peut s'écouler un an entre le nº 1 et le nº 2.

Un mois entre le nº 2 et le nº 3; si l'espérance ne se hâte pas de
venir, l'on renonce insensiblement au nº 2 comme donnant du malheur.

Un clin d'oeil entre le nº 3 et le nº 4.

Il n'y a pas d'intervalle entre le nº 4 et le nº 5. Ils ne sauraient
être séparés que par l'intimité.

Il peut s'écouler quelques jours, suivant le degré d'impétuosité et les
habitudes de hardiesse du caractère, entre les nos 5 et 6, et il n'y a
pas d'intervalle entre le 6 et le 7.




CHAPITRE V


L'homme n'est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait plus de plaisir
que toutes les autres actions possibles[24].

  [24] La bonne éducation, à l'égard des crimes, est de donner des
    remords qui, prévus, mettent un poids dans la balance.

L'amour est comme la fièvre, il naît et s'éteint sans que la volonté y
ait la moindre part. Voilà une des principales différences de
l'amour-goût et de l'amour-passion, et l'on ne peut s'applaudir des
belles qualités de ce qu'on aime que comme d'un hasard heureux.

Enfin, l'amour est de tous les âges: voyez la passion de Mme Du Deffant
pour le peu gracieux Horace Walpole. L'on se souvient peut-être encore à
Paris d'un exemple plus récent et surtout plus aimable.

Je n'admets en preuve des grandes passions que celles de leurs
conséquences qui sont ridicules: par exemple, la timidité, preuve de
l'amour; je ne parle pas de la mauvaise honte au sortir du collège.




CHAPITRE VI

Le rameau de Salzbourg.


La cristallisation ne cesse presque jamais en amour. Voici son histoire:
tant qu'on n'est pas bien avec ce qu'on aime, il y a la cristallisation
à _solution imaginaire_; ce n'est que par l'imagination que vous êtes
sûr que telle perfection existe chez la femme que vous aimez. Après
l'intimité, les craintes sans cesse renaissantes sont apaisées par des
solutions plus réelles. Ainsi, le bonheur n'est jamais uniforme que dans
sa source. Chaque jour a une fleur différente.

Si la femme aimée cède à la passion qu'elle ressent et tombe dans la
faute énorme de tuer la crainte par la vivacité de ses transports[25],
la cristallisation cesse un instant; mais, quand l'amour perd de sa
vivacité, c'est-à-dire de ses craintes, il acquiert le charme d'un
entier abandon, d'une confiance sans bornes, une douce habitude vient
émousser toutes les peines de la vie et donner aux jouissances un autre
genre d'intérêt.

  [25] Diane de Poitiers, dans la _Princesse de Clèves_.

Êtes-vous quitté, la cristallisation recommence; et chaque acte
d'admiration, la vue de chaque bonheur qu'elle peut vous donner et
auquel vous ne songiez plus, se termine par cette réflexion déchirante:
«Ce bonheur si charmant, je ne le reverrai _jamais!_ et c'est par ma
faute que je le perds!» Que si vous cherchez le bonheur dans des
sensations d'un autre genre, votre coeur se refuse à les sentir. Votre
imagination vous peint bien la position physique, elle vous met bien sur
un cheval rapide à la chasse, dans les bois du Devonshire[26]; mais vous
voyez, vous sentez évidemment que vous n'y auriez aucun plaisir. Voilà
l'erreur d'optique qui produit le coup de pistolet.

  [26] Car, si vous pouviez vous imaginer là un bonheur, la
    cristallisation aurait déféré à votre maîtresse le privilège
    exclusif de vous donner ce bonheur.

Le jeu a aussi sa cristallisation provoquée par l'emploi à faire de la
somme que vous allez gagner.

Les jeux de la cour, si regrettés par les nobles, sous le nom de
légitimité, n'étaient si attachants que par la cristallisation qu'ils
provoquaient. Il n'y avait pas de courtisan qui ne rêvât la fortune
rapide d'un Luynes ou d'un Lauzun, et de femme aimable qui ne vît en
perspective le duché de madame de Polignac. Aucun gouvernement
raisonnable ne peut redonner cette cristallisation. Rien n'est
anti-imagination comme le gouvernement des États-Unis d'Amérique. Nous
avons vu que leurs voisins les sauvages ne connaissent presque pas la
cristallisation. Les Romains n'en avaient guère d'idée et ne la
trouvaient que par l'amour physique.

La haine a sa cristallisation; dès qu'on peut espérer de se venger, on
recommence de haïr.

Si toute croyance où il y a de l'_absurde_ ou du _non-démontré_ tend
toujours à mettre à la tête du parti les gens les plus absurdes, c'est
encore un des effets de la _cristallisation_. Il y a cristallisation
même en mathématiques (voyez les newtoniens en 1740) dans les têtes qui
ne peuvent pas à tout moment se rendre présentes toutes les parties de
la démonstration de ce qu'elles croient.

Voyez en preuve la destinée des grands philosophes allemands, dont
l'immortalité, tant de fois proclamée, ne peut jamais aller au delà de
trente ou quarante ans.

C'est parce qu'on ne peut se rendre compte du _pourquoi_ de ses
sentiments que l'homme le plus sage est fanatique en musique.

On ne peut pas à volonté se prouver qu'on a raison contre tel
contradicteur.




CHAPITRE VII

Des différences entre la naissance de l'amour dans les deux sexes.


Les femmes s'attachent par les faveurs. Comme les dix-neuf vingtièmes de
leurs rêveries habituelles sont relatives à l'amour, après l'intimité,
ces rêveries se groupent autour d'un seul objet: elles se mettent à
justifier une démarche si extraordinaire, si décisive, si contraire à
toutes les habitudes de pudeur. Ce travail n'existe pas chez les hommes;
ensuite l'imagination des femmes détaille à loisir des instants si
délicieux.

Comme l'amour fait douter des choses les plus démontrées, cette femme
qui, avant l'intimité, était si sûre que son amant est un homme
au-dessus du vulgaire, aussitôt qu'elle croit n'avoir plus rien à lui
refuser, tremble qu'il n'ait cherché qu'à mettre une femme de plus sur
sa liste.

Alors seulement paraît la seconde cristallisation, qui, parce que la
crainte l'accompagne, est de beaucoup la plus forte[27].

  [27] Cette seconde cristallisation manque chez les femmes faciles, qui
    sont bien loin de toutes ces idées romanesques.

Une femme croit de reine s'être faite esclave. Cet état de l'âme et de
l'esprit est aidé par l'ivresse nerveuse que font naître des plaisirs
d'autant plus sensibles qu'ils sont plus rares. Enfin une femme, devant
son métier à broder, ouvrage insipide et qui n'occupe que les mains,
songe à son amant, tandis que celui-ci, galopant dans la plaine avec son
escadron, est mis aux arrêts s'il fait faire un faux mouvement.

Je croirais donc que la seconde cristallisation est beaucoup plus forte
chez les femmes parce que la crainte est plus vive, la vanité, l'honneur
sont compromis, du moins les distractions sont-elles plus difficiles.

Une femme ne peut être guidée par l'habitude d'être raisonnable, que
moi, homme, je contracte forcément à mon bureau, en travaillant six
heures tous les jours, à des choses froides et raisonnables. Même hors
de l'amour, elles ont du penchant à se livrer à leur imagination et de
l'exaltation habituelle; la disparition des défauts de l'objet aimé doit
donc être plus rapide.

Les femmes préfèrent les émotions à la raison, c'est tout simple: comme
en vertu de nos plats usages, elles ne sont chargées d'aucune affaire
dans la famille, _la raison ne leur est jamais utile_, elles ne
l'éprouvent jamais bonne à quelque chose.

Elle leur est, au contraire, _toujours nuisible_, car elle ne leur
apparaît que pour les gronder d'avoir eu du plaisir hier, ou pour leur
commander de n'en plus avoir demain.

Donnez à régler à votre femme vos affaires avec les fermiers de deux de
vos terres, je parie que les registres seront mieux tenus que par vous,
et alors, triste despote, vous aurez au moins le _droit_ de vous
plaindre, puisque vous n'avez pas le talent de vous faire aimer. Dès que
les femmes entreprennent des raisonnements généraux, elles font de
l'amour sans s'en apercevoir. Dans les choses de détail, elles se
piquent d'être plus sévères et plus exactes que les hommes. La moitié du
petit commerce est confié aux femmes, qui s'en acquittent mieux que
leurs maris. C'est une maxime connue que, si l'on parle d'affaires avec
elles, on ne saurait avoir trop de gravité.

C'est qu'elles sont toujours et partout avides d'émotion: voyez les
plaisirs de l'enterrement en Écosse.




CHAPITRE VIII

  This was her favoured fairy realm, and here she erected her aerial
  palaces.

  BRIDE OF LAMMERMOOR, I, 70.


Une jeune fille de dix-huit ans n'a pas assez de cristallisation en son
pouvoir, forme des désirs trop bornés par le peu d'expérience qu'elle a
des choses de la vie, pour être en état d'aimer avec autant de passion
qu'une femme de vingt-huit.

Ce soir j'exposais cette doctrine à une femme d'esprit qui prétend le
contraire. «L'imagination d'une jeune fille n'étant glacée par aucune
expérience désagréable, et le feu de la première jeunesse se trouvant
dans toute sa force, il est possible qu'à propos d'un homme quelconque
elle se crée une image ravissante. Toutes les fois qu'elle rencontrera
son amant, elle jouira non de ce qu'il est en effet, mais de cette image
délicieuse qu'elle se sera créée.

«Plus tard, détrompée de cet amant et de tous les hommes, l'expérience
de la triste réalité a diminué chez elle le pouvoir de la
cristallisation, la méfiance a coupé les ailes à l'imagination. A propos
de quelque homme que ce soit, fût-il un prodige, elle ne pourra plus se
former une image aussi entraînante; elle ne pourra donc plus aimer avec
le même feu que dans la première jeunesse. Et comme en amour on ne jouit
que de l'illusion qu'on se fait, jamais l'image qu'elle pourra se créer
à vingt-huit ans n'aura le brillant et le sublime de celle sur laquelle
était fondé le premier amour à seize, et le second amour semblera
toujours d'une espèce dégénérée.--Non, madame, la présence de la
méfiance, qui n'existait pas à seize ans, est évidemment ce qui doit
donner une couleur différente à ce second amour. Dans la première
jeunesse, l'amour est comme un fleuve immense qui entraîne tout dans son
cours, et auquel on sent qu'on ne saurait résister. Or, une âme tendre
se connaît à vingt-huit ans; elle sait que si pour elle il est encore du
bonheur dans la vie, c'est à l'amour qu'il faut le demander; il
s'établit dans ce pauvre coeur agité une lutte terrible entre l'amour et
la méfiance. La cristallisation avance lentement; mais celle qui sort
victorieuse de cette épreuve terrible, où l'âme exécute tous ses
mouvements à la vue continue du plus affreux danger, est mille fois plus
brillante et plus solide que la cristallisation de seize ans, où, par le
privilège de l'âge, tout était gaieté et bonheur.

«Donc l'amour doit être moins gai et plus passionné[28].»

  [28] Épicure disait que le discernement est nécessaire à la possession
    du plaisir.

Cette conversation (Bologne, 9 mars 1820), qui contredit un point qui me
semblait si clair, me fait penser de plus en plus qu'un homme ne peut
presque rien dire de sensé sur ce qui se passe au fond du coeur d'une
femme tendre; quant à une coquette, c'est différent: nous avons aussi
des sens et de la vanité.

La dissemblance entre la naissance de l'amour chez les deux sexes doit
provenir de la nature de l'espérance, qui n'est pas la même. L'un
attaque et l'autre défend; l'un demande et l'autre refuse; l'un est
hardi, l'autre très timide.

L'homme se dit: «Pourrai-je lui plaire? voudra-t-elle m'aimer?»

La femme: «N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il m'aime? est-ce un
caractère solide? peut-il se répondre à soi-même de la durée de ses
sentiments?» C'est ainsi que beaucoup de femmes regardent et traitent
comme un enfant un jeune homme de vingt-trois ans; s'il a fait six
campagnes, tout change pour lui, c'est un jeune héros.

Chez l'homme, l'espoir dépend simplement des actions de ce qu'il aime;
rien de plus aisé à interpréter. Chez les femmes, l'espérance doit être
fondée sur des considérations morales très difficiles à bien apprécier.
La plupart des hommes sollicitent une preuve d'amour qu'ils regardent
comme dissipant tous les doutes; les femmes ne sont pas assez heureuses
pour pouvoir trouver une telle preuve; et il y a ce malheur dans la vie,
que ce qui fait la sécurité et le bonheur de l'un des amants fait le
danger et presque l'humiliation de l'autre.

En amour, les hommes courent le hasard du tourment secret de l'âme, les
femmes s'exposent aux plaisanteries du public; elles sont plus timides,
et d'ailleurs l'opinion est beaucoup plus pour elles, car _Sois
considérée, il le faut_[29].

  [29] On se rappelle la maxime de Beaumarchais: «La nature dit à la
    femme: Sois belle si tu peux, sage si tu veux, mais sois considérée,
    il le faut.» Sans considération, en France, point d'admiration,
    partant point d'amour.

Elles n'ont pas un moyen sûr de subjuguer l'opinion en exposant un
instant leur vie.

Les femmes doivent donc être beaucoup plus méfiantes. En vertu de leurs
habitudes, tous les mouvements intellectuels qui forment les époques de
la naissance de l'amour sont chez elles plus doux, plus timides, plus
lents, moins décidés; il y a donc plus de dispositions à la constance;
elles doivent se désister moins facilement d'une cristallisation
commencée.

Une femme, en voyant son amant, réfléchit avec rapidité ou se livre au
bonheur d'aimer, bonheur dont elle est tirée désagréablement s'il fait
la moindre attaque, car il faut quitter tous les plaisirs pour courir
aux armes.

Le rôle de l'amant est plus simple, il regarde les yeux de ce qu'il
aime: un seul sourire peut le mettre au comble du bonheur, et il cherche
sans cesse à l'obtenir[30]. Un homme est humilié de la longueur du
siège; elle fait au contraire la gloire d'une femme.

  [30]

        Quando leggemmo il disiato riso
        Esser baciato da cotanto amante,
        Costui che mai da me non fia diviso,
        La bocca mi bacció tutto tremante.

    DANTE, _Inf._, cant. V.

Une femme est capable d'aimer, et, dans un an entier, de ne dire que dix
ou douze mots à l'homme qu'elle préfère. Elle tient note au fond de son
coeur du nombre de fois qu'elle l'a vu; elle est allée deux fois avec
lui au spectacle, deux fois elle s'est trouvée à dîner avec lui, il l'a
saluée trois fois à la promenade.

Un soir, à un petit jeu, il lui a baisé la main; on remarque que depuis
elle ne permet plus, sous aucun prétexte et même au risque de paraître
singulière, qu'on lui baise la main.

Dans un homme, on appellerait cette conduite de l'amour féminin, nous
disait Léonore.




CHAPITRE IX


Je fais tous les efforts possibles pour être _sec_. Je veux imposer
silence à mon coeur, qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble
toujours de n'avoir écrit qu'un soupir, quand je crois avoir noté une
vérité.




CHAPITRE X


Pour preuve de la cristallisation, je me contenterai de rappeler
l'anecdote suivante[31].

  [31] Empoli, juin 1819.

Une jeune personne entend dire qu'Édouard, son parent, qui va revenir de
l'armée, est un jeune homme de la plus grande distinction; on lui assure
qu'elle en est aimée sur sa réputation; mais il voudra probablement la
voir avant de se déclarer et de la demander à ses parents. Elle aperçoit
un jeune étranger à l'église, elle l'entend appeler Édouard, elle ne
pense plus qu'à lui, elle l'aime. Huit jours après, arrive le véritable
Édouard; ce n'est pas celui de l'église, elle pâlit, et sera pour
toujours malheureuse si on la force à l'épouser.

Voilà ce que les pauvres d'esprit appellent une des déraisons de
l'amour.

Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse des bienfaits les
plus délicats; on ne peut pas avoir plus de vertus, et l'amour allait
naître, mais il porte un chapeau mal retapé, et elle le voit monter à
cheval d'une manière gauche; la jeune fille s'avoue en soupirant qu'elle
ne peut répondre aux empressements qu'il lui témoigne.

Un homme fait la cour à la femme du monde la plus honnête, elle apprend
que ce monsieur a eu des malheurs physiques et ridicules: il lui devient
insupportable. Cependant elle n'avait nul dessein de se jamais donner à
lui, et ces malheurs secrets ne nuisent en rien à son esprit et à son
amabilité. C'est tout simplement que la cristallisation est rendue
impossible.

Pour qu'un être humain puisse s'occuper avec délices à diviniser un
objet aimable, qu'il soit pris dans la forêt des Ardennes ou au bal de
Coulon, il faut d'abord qu'il lui semble parfait, non pas sous tous les
rapports possibles, mais sous tous les rapports qu'il voit actuellement;
il ne lui semblera parfait à tous égards qu'après plusieurs jours de la
seconde cristallisation. C'est tout simple, il suffit alors d'avoir
l'idée d'une perfection pour la voir dans ce qu'on aime.

On voit en quoi la _beauté_ est nécessaire à la naissance de l'amour. Il
faut que la laideur ne fasse pas obstacle. L'amant arrive bientôt à
trouver belle sa maîtresse telle qu'elle est, sans songer à la _vraie
beauté_.

Les traits qui forment la vraie beauté lui promettraient, s'il les
voyait, et si j'ose m'exprimer ainsi, une quantité de bonheur que
j'exprimerai par le nombre un, et les traits de sa maîtresse, tels
qu'ils sont, lui promettent mille unités de bonheur.

Avant la naissance de l'amour, la beauté est nécessaire comme
_enseigne_; elle prédispose à cette passion par les louanges qu'on
entend donner à ce qu'on aimera. Une admiration très vive rend la plus
petite espérance décisive.

Dans l'amour-goût, et peut-être dans les premières cinq minutes de
l'amour-passion, une femme, en prenant un amant, tient plus de compte de
la manière dont les autres femmes voient cet homme, que de la manière
dont elle le voit elle-même.

De là les succès des princes et des officiers[32].

  [32] Those who remarked in the countenance of this young here a
    dissolute audacity mingled with extreme haughtiness and indifference
    to the feelings of others, could not yet deny to his countenance
    that sort of comeliness which belongs to an open set of features,
    well formed by nature, modelled by art to the usual rules of
    courtesy, yet so far frank and honest, that they seemed as if they
    disclaimed to conceal the natural working of the soul. Such an
    expression if often mistaken for _manly frankness_, when in truth it
    arises from the reckless indifference of a libertine disposition,
    conscious of _superiority of birth_, of _wealth_, or of some other
    adventitious advantage totally unconnected with personal merit.

    _Ivanhoe_, tome I, p. 145.

Les jolies femmes de la cour du vieux Louis XIV étaient amoureuses de ce
prince.

Il faut bien se garder de présenter des facilités à l'espérance avant
d'être sûr qu'il y a de l'admiration. On ferait naître la fadeur, qui
rend à jamais l'amour impossible, ou du moins que l'on ne peut guérir
que par la pique d'amour-propre.

On ne sympathise pas avec le _niais_, ni avec le sourire à tout venant;
de là, dans le monde, la nécessité d'un vernis de rouerie; c'est la
noblesse des manières. On ne cueille pas même le _rire_ sur une plante
trop avilie. En amour, notre vanité dédaigne une victoire trop facile;
et, dans tous les genres, l'homme n'est pas sujet à s'exagérer le prix
de ce qu'on lui offre.




CHAPITRE XI


Une fois la cristallisation commencée, l'on jouit avec délices de chaque
nouvelle beauté que l'on découvre dans ce qu'on aime.

Mais qu'est-ce que la beauté? c'est une nouvelle aptitude à vous donner
du plaisir.

Les plaisirs de chaque individu sont différents et souvent opposés: cela
explique fort bien comment ce qui est beauté pour un individu est
laideur pour un autre. (Exemple concluant de Del Rosso et de Lisio, le
1er janvier 1820.)

Pour découvrir la nature de la beauté, il convient de rechercher quelle
est la nature des plaisirs de chaque individu; par exemple, il faut à
Del Rosso une femme qui souffre quelques mouvements hasardés, et qui,
par ses sourires, autorise des choses fort gaies; une femme qui, à
chaque instant, tienne les plaisirs physiques devant son imagination, et
qui excite à la fois le genre d'amabilité de Del Rosso et lui permette
de la déployer.

Del Rosso entend par amour apparemment l'amour physique, et Lisio
l'amour-passion. Rien de plus évident qu'ils ne doivent pas être
d'accord sur le mot beauté[33].

  [33] Ma _beauté_, promesse d'un caractère utile à mon âme, est au
    dessus de l'attraction des sens; cette attraction n'est qu'une
    espèce particulière. 1815.

La beauté que vous découvrez étant donc une nouvelle aptitude à vous
donner du plaisir, et les plaisirs variant comme les individus.

La cristallisation formée dans la tête de chaque homme doit porter la
_couleur_ des plaisirs de cet homme.

La cristallisation de la maîtresse d'un homme, ou sa _BEAUTÉ_, n'est
autre chose que la collection de _TOUTES LES SATISFACTIONS_, de tous les
désirs qu'il a pu former successivement à son égard.




CHAPITRE XII

Suite de la cristallisation.


Pourquoi jouit-on avec délices de chaque nouvelle beauté que l'on
découvre dans ce qu'on aime?

C'est que chaque nouvelle beauté nous donne la satisfaction pleine et
entière d'un désir. Vous la voulez tendre, elle est tendre; ensuite vous
la voulez fière comme l'Émilie de Corneille, et, quoique ces qualités
soient probablement incompatibles, elle paraît à l'instant avec une âme
romaine. Voilà la raison morale pour laquelle l'amour est la plus forte
des passions. Dans les autres, les désirs doivent s'accommoder aux
froides réalités; ici ce sont les réalités qui s'empressent de se
modeler sur les désirs; c'est donc celle des passions où les désirs
violents ont les plus grandes jouissances.

Il y a des conditions générales de bonheur qui étendent leur empire sur
toutes les satisfactions de désirs particuliers:

1º Elle semble votre propriété, car c'est vous seul qui pouvez la rendre
heureuse.

2º Elle est juge de votre mérite. Cette condition était fort importante
dans les cours galantes et chevaleresques de François Ier et de Henri
II, et à la cour élégante de Louis XV. Sous un gouvernement
constitutionnel et raisonneur, les femmes perdent toute cette branche
d'influence.

3º Pour les coeurs romanesques, plus elle aura l'âme sublime, plus
seront célestes et dégagés de la fange de toutes les considérations
vulgaires les plaisirs que vous trouverez dans ses bras.

La plupart des jeunes Français de dix-huit ans sont élèves de J.-J.
Rousseau; cette condition de bonheur est importante pour eux.

Au milieu d'opérations si décevantes pour le désir du bonheur, la tête
se perd.

Du moment qu'il aime, l'homme le plus sage ne voit aucun objet _tel
qu'il est_. Il s'exagère en moins ses propres avantages, et en plus les
moindres faveurs de l'objet aimé. Les craintes et les espoirs prennent à
l'instant quelque chose de _romanesque_ (de Wayward). Il n'attribue plus
rien au hasard; il perd le sentiment de la probabilité; une chose
imaginée est une chose existante pour l'effet sur son bonheur[34].

  [34] Il y a une cause physique, un commencement de folie, une
    affluence du sang au cerveau, un désordre dans les nerfs et dans le
    centre cérébral. Voir le courage éphémère des cerfs et la couleur
    des pensées d'un _soprano_. En 1922, la physiologie nous donnera
    description de la partie physique de ce phénomène. Je le recommande
    à l'attention de M. Edwards.

Une marque effrayante que la tête se perd, c'est qu'en pensant à quelque
petit fait, difficile à observer, vous le voyez blanc, et vous
l'interprétez en faveur de votre amour, un instant après vous vous
apercevez qu'en effet il était noir, et vous le trouvez encore concluant
en faveur de votre amour.

C'est alors qu'une âme en proie aux incertitudes mortelles sent vivement
le besoin d'un ami; mais pour un amant il n'est plus d'ami. On savait
cela à la cour. Voilà la source du seul genre d'indiscrétion qu'une
femme délicate puisse pardonner.




CHAPITRE XIII

Du premier pas, du grand monde, des malheurs.


Ce qu'il y a de plus étonnant dans la passion de l'amour, c'est le
premier pas, c'est l'extravagance du changement qui s'opère dans la tête
d'un homme.

Le grand monde, avec ses fêtes brillantes, sert l'amour comme favorisant
ce _premier pas_.

Il commence par changer l'admiration simple (nº 1) en admiration tendre
(nº 2): Quel plaisir de lui donner des baisers, etc.

Une valse rapide, dans un salon éclairé de mille bougies, jette dans les
jeunes coeurs une ivresse qui éclipse la timidité, augmente la
conscience des forces et leur donne enfin l'_audace d'aimer_. Car voir
un objet très aimable ne suffit pas; au contraire, l'extrême amabilité
décourage les âmes tendres, il faut le voir, sinon vous aimant[35], du
moins dépouillé de sa majesté.

  [35] De là la possibilité des passions à origine factice, celles-ci,
    et celle de Bénédict, et de Béatrix (Shakespeare).

Qui s'avise de devenir amoureux d'une reine, à moins qu'elle ne fasse
des avances[36]?

  [36] Voir les _Amours de Struenzee dans les cours du Nord_, de Brown,
    3 vol., 1819.

Rien n'est donc plus favorable à la naissance de l'amour que le mélange
d'une solitude ennuyeuse et de quelques bals rares et longtemps désirés;
c'est la conduite des bonnes mères de famille qui ont des filles.

Le vrai grand monde tel qu'on le trouvait à la cour de France[37], et
qui, je crois, n'existe plus depuis 1780[38], était peu favorable à
l'amour, comme rendant presque impossibles la _solitude_ et le loisir
indispensables pour le travail des cristallisations.

  [37] Voir les _Lettres de Mme du Deffant_, de Mlle de Lespinasse, les
    _Mémoires de Bezenval_, _de Lauzun_, de Mme d'Épinay, le
    _Dictionnaire des Étiquettes_ de Mme de Genlis, les _Mémoires de
    Dangeau_, _d'Horace Walpole_.

  [38] Si ce n'est peut-être à la cour de Pétersbourg.

La vie de la cour donne l'habitude de voir et d'exécuter un grand nombre
de _nuances_, et la plus petite nuance peut être le commencement d'une
admiration et d'une passion[39].

  [39] Voir Saint-Simon et Werther. Quelque tendre et délicat que soit
    un solitaire, son âme est distraite, une partie de son imagination
    est employée à prévoir la société. La force de caractère est un des
    charmes qui séduisent le plus les coeurs vraiment féminins. De là le
    succès des jeunes officiers fort graves. Les femmes savent fort bien
    faire la différence de la violence des mouvements de passion,
    qu'elles sentent si possibles dans leurs coeurs, à la force de
    caractère; les femmes les plus distinguées sont quelquefois dupes
    d'un peu de charlatanisme de ce genre. On peut s'en servir sans
    nulle crainte, aussitôt que l'on s'aperçoit que la cristallisation a
    commencé.

Quand les malheurs propres de l'amour sont mêlés d'autres malheurs (de
malheurs de _vanité_, si votre maîtresse offense votre juste fierté, vos
sentiments d'honneur et de dignité personnelle; de malheurs de santé,
d'argent, de persécution politique, etc.), ce n'est qu'en apparence que
l'amour est augmenté par ces contre-temps; comme ils occupent à autre
chose l'imagination, ils empêchent, dans l'amour espérant, les
cristallisations, et dans l'amour heureux, la naissance des petits
doutes. La douceur de l'amour et sa folie reviennent quand ces malheurs
ont disparu.

Remarquez que les malheurs favorisent la naissance de l'amour chez les
caractères légers ou insensibles, et qu'après sa naissance, si les
malheurs sont antérieurs, ils favorisent l'amour en ce que
l'imagination, rebutée des autres circonstances de la vie, qui ne
fournissent que des images tristes, se jette tout entière à opérer la
cristallisation.




CHAPITRE XIV


Voici un effet qui me sera contesté, et que je ne présente qu'aux
hommes, dirai-je, assez malheureux pour avoir aimé avec passion pendant
de longues années et d'un amour contrarié par des obstacles invincibles:

La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans la nature et dans les
arts, rappelle le souvenir de ce qu'on aime, avec la rapidité de
l'éclair. C'est que, par le mécanisme de la branche d'arbre garnie de
diamants dans la mine de Salzbourg, tout ce qui est beau et sublime au
monde fait partie de la beauté de ce qu'on aime, et cette vue imprévue
du bonheur à l'instant remplit les yeux de larmes. C'est ainsi que
l'amour du beau et l'amour se donnent mutuellement la vie.

Un des malheurs de la vie, c'est que ce bonheur de voir ce qu'on aime et
de lui parler ne laisse pas de souvenirs distincts. L'âme est
apparemment trop troublée par ses émotions pour être attentive à ce qui
les cause ou à ce qui les accompagne. Elle est la sensation elle-même.
C'est peut-être parce que ces plaisirs ne peuvent pas être usés par des
rappels à volonté, qu'ils se renouvellent avec tant de force, dès que
quelque objet vient nous tirer de la rêverie consacrée à la femme que
nous aimons, et nous la rappeler plus vivement par quelque nouveau
rapport[40].

  [40] Les parfums.

Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs dans le monde.
Entraîné par le _naturel_, et sans faire attention à ce que je lui
disais[41], un jour je lui en fis un éloge tendre et pompeux, et elle se
moqua de moi. Je n'eus pas la force de lui dire: Il vous voit chaque
soir.

  [41] Voir la note 23.

Cette sensation est si puissante qu'elle s'étend jusqu'à la personne de
mon ennemie qui l'approche sans cesse. Quand je la vois, elle rappelle
tant Léonore, que je ne puis la haïr dans ce moment, quelque effort que
j'y fasse.

On dirait que par une étrange bizarrerie du coeur, la femme aimée
communique plus de charme qu'elle n'en a elle-même. L'image de la ville
lointaine où on la vit un instant[42] jette une plus profonde et plus
douce rêverie que sa présence elle-même. C'est l'effet des rigueurs.

  [42]

        Nessun maggior dolore
        Che ricordarsi del tempo felice
        Nella miseria.

    DANTE, _Inf._, cant. V.

La rêverie de l'amour ne peut se noter. Je remarque que je puis relire
un bon roman tous les trois ans avec le même plaisir. Il me donne des
sentiments conformes au genre de goût tendre qui me domine dans le
moment, ou me procure de la variété dans mes idées, si je ne sens rien.
Je puis aussi écouter avec plaisir la même musique, mais il ne faut pas
que la mémoire cherche à se mettre dans la partie. C'est l'imagination
uniquement qui doit être affectée; si un opéra fait plus de plaisir à la
vingtième représentation, c'est que l'on comprend mieux la musique, ou
qu'il rappelle la sensation du premier jour.

Quant aux nouvelles vues qu'un roman suggère pour la connaissance du
coeur humain, je me rappelle fort bien les anciennes; j'aime même à les
trouver notées en marge. Mais ce genre de plaisir s'applique aux romans,
comme m'avançant dans la connaissance de l'homme, et nullement à la
rêverie, qui est le vrai plaisir du roman. Cette rêverie est innotable.
La noter, c'est la tuer pour le présent, car l'on tombe dans l'analyse
philosophique du plaisir, c'est la tuer encore plus sûrement pour
l'avenir, car rien ne paralyse l'imagination comme l'appel à la mémoire.
Si je trouve en marge une note peignant ma sensation en lisant _Old
Mortality_ à Florence, il y a trois ans, à l'instant je suis plongé dans
l'histoire de ma vie, dans l'estime du degré de bonheur aux deux
époques, dans la plus haute philosophie, en un mot, et adieu pour
longtemps le laisser-aller des sensations tendres.

Tout grand poète ayant une vive imagination est timide, c'est-à-dire
qu'il craint les hommes pour les interruptions et les troubles qu'ils
peuvent apporter à ses délicieuses rêveries. C'est pour son _attention_
qu'il tremble. Les hommes, avec leurs intérêts grossiers, viennent le
tirer des jardins d'Armide pour le pousser dans un bourbier fétide, et
ils ne peuvent guère le rendre attentif à eux qu'en l'irritant. C'est
par l'habitude de nourrir son âme de rêveries touchantes, et par son
horreur pour le vulgaire, qu'un grand artiste est si près de l'amour.

Plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer les titres et
décorations comme rempart.




CHAPITRE XV


On rencontre, au milieu de la passion la plus violente et la plus
contrariée, des moments où l'on croit tout à coup ne plus aimer; c'est
comme une source d'eau douce au milieu de la mer. On n'a presque plus de
plaisir à songer à sa maîtresse, et, quoique accablé de ses rigueurs,
l'on se trouve encore plus malheureux de ne plus prendre intérêt à rien
dans la vie. Le néant le plus triste et le plus découragé succède à une
manière d'être, agitée sans doute, mais qui présentait toute la nature
sous un aspect neuf, passionné, intéressant.

C'est que la dernière visite que vous avez faite à ce que vous aimez
vous a mis dans une position sur laquelle une autre fois votre
imagination a moissonné tout ce qu'elle peut donner de sensations: par
exemple, après une période de froideur, elle vous traite moins mal, et
vous laisse concevoir exactement le même degré d'espérance, et par les
mêmes signes extérieurs qu'à une autre époque; tout cela peut-être sans
qu'elle s'en doute. L'imagination trouvant en son chemin la mémoire et
ses tristes avis, la cristallisation[43] cesse à l'instant.

  [43] On me conseille d'abord d'ôter ce mot, ou, si je ne puis y
    parvenir, faute de talent littéraire, de rappeler souvent que
    j'entends par _cristallisation_ une certaine figure d'imagination,
    laquelle rend méconnaissable un objet le plus souvent assez
    ordinaire, et en fait un être à part. Dans les âmes qui ne
    connaissent d'autre chemin que la vanité pour arriver au bonheur, il
    est nécessaire que l'homme qui cherche à exciter cette fièvre mette
    fort bien sa cravate et soit constamment attentif à mille détails
    qui excluent tout laisser-aller. Les femmes de la société avouent
    l'effet tout en niant ou ne voyant pas la cause.




CHAPITRE XVI

  Dans un petit port, dont j'ignore le nom, près Perpignan, 25 février
  1822[44].

  [44] Copie du journal de Lisio.


Je viens d'éprouver ce soir que la musique, quand elle est parfaite, met
le coeur exactement dans la même situation où il se trouve quand il
jouit de la présence de ce qu'il aime, c'est-à-dire qu'elle donne le
bonheur apparemment le plus vif qui existe sur cette terre.

S'il en était ainsi pour tous les hommes, rien au monde ne disposerait
plus à l'amour.

Mais j'ai déjà noté à Naples, l'année dernière, que la musique parfaite,
comme la pantomime parfaite[45], me fait songer à ce qui forme
actuellement l'objet de mes rêveries et me fait venir des idées
excellentes; à Naples, c'est le moyen d'armer les Grecs.

  [45] _Othello_ et la _Vestale_, ballets de Vigano, exécutés par le
    Pallerini et Mollinari.

Or, ce soir, je ne puis me dissimuler que j'ai le malheur _of being too
great an admirer of milady L._

Et peut-être que la musique parfaite que j'ai eu le bonheur de
rencontrer, après deux ou trois mois de privation, quoique allant tous
les soirs à l'Opéra, n'a produit tout simplement que son effet
anciennement reconnu, je veux dire celui de faire songer vivement à ce
qui occupe.

--4 mars, huit jours après.

Je n'ose ni effacer ni approuver l'observation précédente. Il est sûr
que, quand je l'écrivais, je la lisais dans mon coeur. Si je la mets en
doute aujourd'hui, c'est peut être que j'ai perdu le souvenir de ce que
je voyais alors.

L'habitude de la musique et de sa rêverie prédispose à l'amour. Un air
tendre et triste, pourvu qu'il ne soit pas trop dramatique, que
l'imagination ne soit pas forcée de songer à l'action, excitant purement
à la rêverie de l'amour, est délicieux pour les âmes tendres et
malheureuses: par exemple, le trait prolongé de clarinette, au
commencement du quartetto de _Bianca e Faliero_, et le récit de la
Camporesi vers le milieu du quartetto.

L'amant qui est bien avec ce qu'il aime jouit avec transport du fameux
duetto d'_Armida e Rinaldo_ de Rossini, qui peint si juste les petits
doutes de l'amour heureux et les moments de délices qui suivent les
raccommodements. Le morceau instrumental qui est au milieu du duetto au
moment où Rinaldo veut fuir, et qui représente d'une manière si
étonnante le combat des passions, lui semble avoir une influence
physique sur son coeur et le toucher réellement. Je n'ose dire ce que je
sens à cet égard; je passerais pour fou auprès des gens du Nord.




CHAPITRE XVII

La beauté détrônée par l'amour.


Albéric rencontre dans une loge une femme plus belle que sa maîtresse
(je supplie qu'on me permette une évaluation mathématique), c'est-à-dire
dont les traits promettent trois unités de bonheur, au lieu de deux (je
suppose que la beauté parfaite donne une quantité de bonheur exprimée
par le nombre quatre).

Est-il étonnant qu'il leur préfère les traits de sa maîtresse, qui lui
promettent cent unités de bonheur? Même les petits défauts de sa figure,
une marque de petite vérole, par exemple, donnent de l'attendrissement à
l'homme qui aime, et le jettent dans une rêverie profonde lorsqu'il les
aperçoit chez une autre femme; que sera-ce chez sa maîtresse? C'est
qu'il a éprouvé mille sentiments en présence de cette marque de petite
vérole, que ces sentiments sont pour la plupart délicieux, sont tous du
plus haut intérêt, et que, quels qu'ils soient, ils se renouvellent avec
une incroyable vivacité à la vue de ce signe, même aperçu sur la figure
d'une autre femme.

Si l'on parvient ainsi à préférer et à aimer la _laideur_, c'est que
dans ce cas la laideur est beauté[46]. Un homme aimait à la passion une
femme très maigre et marquée de petite vérole: la mort la lui ravit.
Trois ans après, à Rome, admis dans la familiarité de deux femmes, l'une
plus belle que le jour, l'autre maigre, marquée de petite vérole, et par
là, si vous voulez, assez laide: je le vois aimer la laide au bout de
huit jours qu'il emploie à effacer sa laideur par ses souvenirs; et, par
une coquetterie bien pardonnable, la moins jolie ne manqua pas de
l'aider en lui fouettant un peu le sang, chose utile à cette
opération[47]. Un homme rencontre une femme et est choqué de sa laideur;
bientôt, si elle n'a pas de prétentions, sa physionomie lui fait oublier
les défauts de ses traits: il la trouve aimable et conçoit qu'on puisse
l'aimer; huit jours après, il a des espérances; huit jours après, on les
lui retire; huit jours après, il est fou.

  [46] La beauté n'est que la promesse du bonheur. Le bonheur d'un Grec
    était différent du bonheur d'un Français de 1822. Voyez les yeux de
    la Vénus de Médicis et comparez-les aux yeux de la Madeleine de
    Pordenone (chez M. de Sommariva).

  [47] Si l'on est sûr de l'amour d'une femme, on examine si elle est
    plus ou moins belle; si l'on doute de son coeur, on n'a pas le temps
    de songer à sa figure.




CHAPITRE XVIII


On remarque au théâtre une chose analogue envers les acteurs chéris du
public: les spectateurs ne sont plus sensibles à ce qu'ils peuvent avoir
de beauté ou de laideur réelle. Lekain, malgré sa laideur remarquable,
faisait des passions à foison. Garrick aussi, par plusieurs raisons,
mais d'abord parce qu'on ne voyait plus la beauté réelle de leurs traits
ou de leurs manières, mais bien celle que depuis longtemps l'imagination
était habituée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir de tous
les plaisirs qu'ils lui avaient donnés; et, par exemple, la figure seule
d'un acteur comique fait rire dès qu'il entre en scène.

Une jeune fille qu'on menait aux Français pour la première fois pouvait
bien sentir quelque éloignement pour Lekain durant la première scène;
mais bientôt il la faisait pleurer ou frémir; et comment résister aux
rôles de Tancrède[48] ou d'Orosmane? Si pour elle la laideur était
encore un peu visible, les transports de tout un public, et l'effet
_nerveux_ qu'ils produisent sur un jeune coeur[49] parvenaient bien vite
à l'éclipser. Il ne restait plus de la laideur que le nom, et pas même
le nom, car l'on entendait des femmes enthousiastes de Lekain s'écrier:
«Qu'il est beau!»

  [48] Voir Mme de Staël, dans _Delphine_, je crois: voilà l'artifice
    des femmes peu jolies.

  [49] C'est à cette sympathie nerveuse que je serais tenté d'attribuer
    l'effet prodigieux et incompréhensible de la musique à la mode (à
    Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu'elle n'est plus de mode, elle
    n'en devient pas plus mauvaise pour cela, et cependant elle ne fait
    plus d'effet sur les coeurs de bonne foi des jeunes filles. Elle
    leur plaisait peut-être aussi comme excitant les transports des
    jeunes gens.

    Mme de Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille: «Lully
    avait fait un dernier effort de toute la musique du roi; ce beau
    _Miserere_ y était encore augmenté; il y eut un _Libera_ où tous les
    yeux étaient pleins de larmes.»

    On ne peut pas plus douter de la vérité de cet effet que disputer
    l'esprit ou la délicatesse à Mme de Sévigné. La musique de Lully,
    qui la charmait, ferait fuir à cette heure; alors cette musique
    encourageait la _cristallisation_, elle la rend impossible
    aujourd'hui.

Rappelons-nous que la _beauté_ est l'expression du caractère, ou,
autrement dit, des habitudes morales, et qu'elle est par conséquent
exempte de toute passion. Or, c'est de la _passion_ qu'il nous faut; la
beauté ne peut nous fournir que des _probabilités_ sur le compte d'une
femme, et encore des probabilités sur ce qu'elle est de sang-froid; et
les regards de votre maîtresse marquée de petite vérole sont une réalité
charmante qui anéantit toutes les probabilités possibles.




CHAPITRE XIX

Suite des exceptions à la beauté.


Les femmes spirituelles et tendres, mais à sensibilité timide et
méfiante, qui, le lendemain du jour où elles ont paru dans le monde,
repassent mille fois en revue et avec une timidité souffrante ce
qu'elles ont pu dire ou laisser deviner; ces femmes-là, dis-je,
s'accoutument facilement au manque de beauté chez les hommes, et ce
n'est presque pas un obstacle à leur donner de l'amour.

C'est par le même principe qu'on est presque indifférent pour le degré
de beauté d'une maîtresse adorée et qui vous comble de rigueurs. Il n'y
a presque plus de cristallisation de beauté; et, quand l'ami guérisseur
vous dit qu'elle n'est pas jolie, on en convient presque, et il croit
avoir fait un grand pas.

Mon ami, le brave capitaine Trab, me peignait ce soir ce qu'il avait
senti autrefois en voyant Mirabeau.

Personne, en regardant ce grand homme, n'éprouvait par les yeux un
sentiment désagréable, c'est-à-dire ne le trouvait laid. Entraîné par
ses paroles foudroyantes, on n'était attentif, on ne trouvait du plaisir
à être attentif qu'à ce qui était _beau_ dans sa figure. Comme il n'y
avait en lui presque pas de traits _beaux_ (de la beauté de la
sculpture, ou de la beauté de la peinture), l'on n'était attentif qu'à
ce qui était _beau_ d'une autre beauté[50], de la beauté d'expression.

  [50] C'est là l'avantage d'être à la mode. Faisant abstraction des
    défauts de la figure déjà connus, et qui ne font plus rien à
    l'imagination, on s'attache à l'une des trois beautés suivantes:

    1º Dans le peuple, à l'idée de richesse;

    2º Dans le monde, à l'idée d'élégance, ou matérielle ou morale;

    3º A la cour, à l'idée: je veux plaire aux femmes; presque partout,
    à un mélange de ces trois idées. Le bonheur attaché à l'idée de
    richesse se joint à la délicatesse dans le plaisir qui suit l'idée
    d'élégance, et le tout s'applique à l'amour. D'une manière ou
    d'autre, l'imagination est entraînée par la nouveauté. L'on arrive
    ainsi à s'occuper d'un homme très laid sans songer à sa laideur[51],
    et à la longue sa laideur devient beauté. A Vienne, en 1788, Mme
    Vigano, danseuse, la femme à la mode, était grosse, et les dames
    portèrent bientôt des petits ventres _à la Vigano_. Par les mêmes
    raisons retournées, rien d'affreux comme une mode surannée. Le
    mauvais goût, c'est de confondre la mode, qui ne vit que de
    changements, avec le beau durable, fruit de tel gouvernement,
    dirigeant tel climat. Un édifice à la mode, dans dix ans, sera à une
    mode surannée. Il sera moins déplaisant dans deux cents ans, quand
    on aura oublié la mode. Les amants sont bien fous de songer à se
    bien mettre; on a bien autre chose à faire en voyant ce qu'on aime
    que de songer à sa toilette; on regarde son amant et on ne l'examine
    pas, dit Rousseau. Si cet examen a lieu, on a affaire à l'amour-goût
    et non plus à l'amour-passion. L'air brillant de la beauté déplaît
    presque dans ce qu'on aime; on n'a que faire de la voir belle, on la
    voudrait tendre et languissante. La parure n'a d'effet, en amour,
    que pour les jeunes filles qui, sévèrement gardées dans la maison
    paternelle, prennent souvent une passion par les yeux.

    Dit par L., 15 septembre 1820.

  [51] Le petit Germain, Mémoires de Grammont.

En même temps que l'attention fermait les yeux à tout ce qui était laid,
pittoresquement parlant, elle s'attachait avec transport aux plus petits
détails passables, par exemple, à la _beauté_ de sa vaste chevelure;
s'il eût porté des cornes, on les eût trouvées belles[52].

  [52] Soit pour leur poli, soit pour leur grandeur, soit pour leur
    forme; c'est ainsi, ou par la liaison de sentiments (voir plus haut
    les marques de petite vérole) qu'une femme qui aime s'accoutume aux
    défauts de son amant. La princesse russe C. s'est bien accoutumée à
    un homme qui, en définitif, n'a pas de nez. L'image du courage et du
    pistolet armé pour se tuer de désespoir de ce malheur, et la pitié
    pour la profonde infortune, aidées par l'idée qu'il guérira et qu'il
    commence à guérir, ont opéré ce miracle. Il faut que le pauvre
    blessé n'ait pas l'air de penser à son malheur.

    Berlin, 1807.

La présence de tous les soirs d'une jolie danseuse donne de l'attention
forcée aux âmes blasées ou privées d'imagination qui garnissent le
balcon de l'Opéra. Par ses mouvements gracieux, hardis et singuliers,
elle réveille l'amour physique et leur procure peut-être la seule
cristallisation qui soit encore possible. C'est ainsi qu'un laideron qui
n'eût pas été honoré d'un regard dans la rue, surtout de la part des
gens usés, s'il paraît souvent sur la scène, trouve à se faire
entretenir fort cher. Geoffroy disait que le théâtre est le piédestal
des femmes. Plus une danseuse est célèbre et usée, plus elle vaut; de là
le proverbe des coulisses: «Telle trouve à se vendre qui n'eût pas
trouvé à se donner.» Ces filles volent une partie de leurs passions à
leurs amants, et sont très susceptibles d'amour _par pique_.

Comment faire pour ne pas lier des sentiments généreux ou aimables à la
physionomie d'une actrice dont les traits n'ont rien de choquant, que
tous les soirs l'on regarde pendant deux heures exprimant les sentiments
les plus nobles, et que l'on ne connaît pas autrement? Quand enfin l'on
parvient à être admis chez elle, ses traits vous rappellent des
sentiments si agréables, que toute la réalité qui l'entoure, quelque peu
noble qu'elle soit quelquefois, se recouvre à l'instant d'une teinte
romanesque et touchante.

«Dans ma première jeunesse, enthousiaste de cette ennuyeuse tragédie
française[53], quand j'avais le bonheur de souper avec Mlle Olivier, à
tous les instants, je me surprenais le coeur rempli de respect, croyant
parler à une reine: et réellement je n'ai jamais bien su si, auprès
d'elle, j'avais été amoureux d'une reine ou d'une jolie fille.»

  [53] Phrase inconvenante, copiée des Mémoires de mon ami, feu M. le
    baron de Bottmer. C'est par le même artifice que Feramorz plaît à
    Lalla-Rook. Voir ce charmant poème.




CHAPITRE XX


Peut-être que les hommes qui ne sont pas susceptibles d'éprouver
l'amour-passion sont ceux qui sentent le plus vivement l'effet de la
beauté; c'est du moins l'impression la plus forte qu'ils puissent
recevoir des femmes.

L'homme qui a éprouvé le battement de coeur que donne de loin le chapeau
de satin blanc de ce qu'il aime est tout étonné de la froideur où le
laisse l'approche de la plus grande beauté du monde. Observant les
transports des autres, il peut même avoir un mouvement de chagrin.

Les femmes extrêmement belles étonnent moins le second jour. C'est un
grand malheur, cela décourage la cristallisation. Leur mérite étant
visible à tous et formant décoration, elles doivent compter plus de sots
dans la liste de leurs amants, des princes, des millionnaires, etc.[54].

  [54] On voit bien que l'auteur n'est ni prince ni millionnaire. J'ai
    voulu voler cet esprit-là au lecteur.




CHAPITRE XXI

De la première vue.


Une âme à imagination est tendre et _défiante_, je dis même l'âme la
plus naïve[55]. Elle peut être méfiante sans s'en douter; elle a trouvé
tant de désappointements dans la vie! Donc tout ce qui est prévu et
officiel dans la présentation d'un homme effarouche l'imagination et
éloigne la possibilité de la cristallisation. L'amour triomphe, au
contraire, dans le romanesque à la première vue.

  [55] La fiancée de Lammermoor, miss Ashton. Un homme qui a vécu trouve
    dans sa mémoire une foule d'exemples d'_amours_, et n'a que
    l'embarras du choix. Mais, s'il veut écrire, il ne sait plus sur
    quoi s'appuyer. Les anecdotes des sociétés particulières dans
    lesquelles il a vécu sont ignorées du public, et il faudrait un
    nombre de pages immense pour les rapporter avec les nuances
    nécessaires. C'est pour cela que je cite des romans comme
    généralement connus, mais je n'appuie point les idées que je soumets
    au lecteur sur des fictions aussi vides, et calculées la plupart
    plutôt pour l'effet pittoresque que pour la vérité.

Rien de plus simple; l'étonnement qui fait longuement songer à une chose
extraordinaire est déjà la moitié du mouvement cérébral nécessaire pour
la cristallisation.

Je citerai le commencement des amours de Séraphine (_Gil Blas_, tome II,
p. 142). C'est don Fernando qui raconte sa fuite lorsqu'il était
poursuivi par les sbires de l'inquisition... «Après avoir traversé
quelques allées dans une obscurité profonde, et la pluie continuant à
tomber par torrents, j'arrivai près d'un salon dont je trouvai la porte
ouverte; j'y entrai, et, quand j'en eus remarqué toute la
magnificence... je vis qu'il y avait à l'un des côtés une porte qui
n'était que poussée; je l'entr'ouvris et j'aperçus une enfilade de
chambres dont la dernière seulement était éclairée. Que dois-je faire?
dis-je alors en moi-même... Je ne pus résister à ma curiosité. Je
m'avance, je traverse les chambres, et j'arrive à celle où il y avait de
la lumière, c'est-à-dire une bougie qui brûlait sur une table de marbre,
dans un flambeau de vermeil. Mais bientôt, jetant les yeux sur un lit
dont les rideaux étaient à demi ouverts à cause de la chaleur, je vis un
objet qui s'empara de toute mon attention: c'était une jeune femme qui,
malgré le bruit du tonnerre qui venait de se faire entendre, dormait
d'un profond sommeil... Je m'approchai d'elle... je me sentis saisi...
Pendant que je m'enivrais du plaisir de la contempler, elle se réveilla.

«Imaginez-vous quelle fut sa surprise de voir dans sa chambre et au
milieu de la nuit un homme qu'elle ne connaissait point. Elle frémit en
m'apercevant et jeta un cri... Je m'efforçai de la rassurer, et, mettant
un genou en terre: «Madame, lui dis-je, ne craignez rien»... Elle appela
ses filles... Devenue un peu plus hardie par la présence de cette petite
servante, elle me demanda fièrement qui j'étais, etc., etc., etc.»

Voilà une première vue qu'il n'est pas facile d'oublier. Quoi de plus
sot, au contraire, dans nos moeurs actuelles, que la présentation
officielle et presque sentimentale du _futur_ à la jeune fille! Cette
prostitution légale va jusqu'à choquer la pudeur.

«Je viens de voir, cette après-midi, 17 février 1790 (dit Chamfort, 4,
155), une cérémonie de famille, comme on dit, c'est-à-dire des hommes
réputés honnêtes, une société respectable, applaudir au bonheur de Mlle
de Marille, jeune personne belle, spirituelle, vertueuse, qui obtient
l'avantage de devenir l'épouse de M. R., vieillard malsain, repoussant,
malhonnête, imbécile, mais riche, et qu'elle a vu pour la troisième fois
aujourd'hui en signant le contrat.

«Si quelque chose caractérise un siècle infâme, c'est un pareil sujet de
triomphe, c'est le ridicule d'une telle joie, et, dans la perspective,
la cruauté prude avec laquelle la même société versera le mépris à
pleines mains sur la moindre imprudence d'une pauvre jeune femme
amoureuse.»

Tout ce qui est cérémonie, par son essence d'être une chose affectée et
prévue d'avance, dans laquelle il s'agit de se comporter d'_une manière
convenable_, paralyse l'imagination et ne la laisse éveillée que pour ce
qui est contraire au but de la cérémonie et ridicule; de là l'effet
magique de la moindre plaisanterie. Une pauvre jeune fille, comblée de
timidité et de pudeur souffrante durant la présentation officielle du
futur, ne peut songer qu'au rôle qu'elle joue; c'est encore une manière
sûre d'étouffer l'imagination.

Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre au lit avec un homme
qu'on n'a vu que deux fois, après trois mots latins dits à l'église, que
de céder malgré soi à un homme qu'on adore depuis deux ans. Mais je
parle un langage absurde.

C'est le p... qui est la source féconde des vices et du malheur qui
suivent nos mariages actuels. Il rend impossible la liberté pour les
jeunes filles avant le mariage, et le divorce après quand elles se sont
trompées, ou plutôt quand on les a trompées dans le choix qu'on leur
fait faire. Voyez l'Allemagne, ce pays des bons ménages; une aimable
princesse (Mme la duchesse de Sa...) vient de s'y marier en tout bien
tout honneur pour la quatrième fois, et elle n'a pas manqué d'inviter à
la fête ses trois premiers maris, avec lesquels elle est très bien.
Voilà l'excès; mais un seul divorce, qui punit un mari de ses tyrannies,
empêche des milliers de mauvais ménages. Ce qu'il y a de plaisant, c'est
que Rome est l'un des pays où l'on voit le plus de divorces[56].

  [56] Tout cela a été écrit à Rome vers 1820.

L'amour aime, à la première vue, une physionomie qui indique à la fois
dans un homme quelque chose à respecter et à plaindre.




CHAPITRE XXII

De l'engouement.


Des esprits fort délicats sont très susceptibles de curiosité et de
prévention; cela se remarque surtout dans les âmes chez lesquelles s'est
éteint le feu sacré, source des passions, et c'est un des symptômes les
plus funestes. Il y a aussi de l'engouement chez les écoliers qui
entrent dans le monde. Aux deux extrémités de la vie, avec trop ou trop
peu de sensibilité, on ne s'expose pas avec simplicité à sentir le juste
effet des choses, à éprouver la véritable sensation qu'elles doivent
donner. Ces âmes trop ardentes ou ardentes par excès, amoureuses à
crédit, si l'on peut ainsi dire, se jettent aux objets au lieu de les
attendre.

Avant que la sensation, qui est la conséquence de la nature des objets,
arrive jusqu'à elles, elles les couvrent de loin, et avant de les voir,
de ce charme imaginaire dont elles trouvent en elles-mêmes une source
inépuisable. Puis, en s'en approchant, elles voient ces choses, non
telles qu'elles sont, mais telles qu'elles les ont faites, et, jouissant
d'elles-mêmes sous l'apparence de tel objet, elles croient jouir de cet
objet. Mais, un beau jour, on se lasse de faire tous les frais, on
découvre que l'objet adoré _ne renvoie pas la balle_; l'engouement
tombe, et l'échec qu'éprouve l'amour-propre rend injuste envers l'objet
trop apprécié.




CHAPITRE XXIII

Des coups de foudre.


Il faudrait changer ce mot ridicule; cependant la chose existe. J'ai vu
l'aimable et noble Wilhelmine, le désespoir des _beaux_ de Berlin,
mépriser l'amour et se moquer de ses folies. Brillante de jeunesse,
d'esprit, de beauté, de bonheurs de tous les genres..., une fortune sans
bornes, en lui donnant l'occasion de développer toutes ses qualités,
semblait conspirer avec la nature pour présenter au monde l'exemple si
rare d'un bonheur parfait accordé à une personne qui en est parfaitement
digne. Elle avait vingt-trois ans; déjà à la cour depuis longtemps, elle
avait éconduit les hommages du plus haut parage; sa vertu modeste, mais
inébranlable, était citée en exemple, et désormais les hommes les plus
aimables, désespérant de lui plaire, n'aspiraient qu'à son amitié. Un
soir elle va au bal chez le prince Ferdinand, elle danse dix minutes
avec un jeune capitaine.

«De ce moment, écrivait-elle par la suite à une amie[57], il fut le
maître de mon coeur et de moi, et cela à un point qui m'eût remplie de
terreur, si le bonheur de voir Herman m'eût laissé le temps de songer au
reste de l'existence. Ma seule pensée était d'observer s'il m'accordait
quelque attention.

  [57] Traduit _ad litteram_ des Mémoires de Bottmer.

«Aujourd'hui, la seule consolation que je puisse trouver à mes fautes
est de me bercer de l'illusion qu'une force supérieure m'a ravie à
moi-même et à la raison. Je ne puis par aucune parole peindre, d'une
manière qui approche de la réalité, jusqu'à quel point, seulement à
l'apercevoir, allèrent le désordre et le bouleversement de tout mon
être. Je rougis de penser avec quelle rapidité et quelle violence
j'étais entraînée vers lui. Si sa première parole, quand enfin il me
parla, eût été: «M'adorez-vous?» en vérité je n'aurais pas eu la force
de ne pas lui répondre: «Oui.» J'étais loin de penser que les effets
d'un sentiment pussent être à la fois si subits et si peu prévus. Ce fut
au point qu'un instant je crus être empoisonnée.

«Malheureusement vous et le monde, ma chère amie, savez que j'ai bien
aimé Herman: eh bien, il me fut si cher au bout d'un quart d'heure, que
depuis il n'a pas pu me le devenir davantage. Je voyais tous ses
défauts, et je les lui pardonnais tous, pourvu qu'il m'aimât.

«Peu après que j'eus dansé avec lui, le roi s'en alla; Herman, qui était
du détachement de service, fut obligé de le suivre. Avec lui, tout
disparut pour moi dans la nature. C'est en vain que j'essayerais de vous
peindre l'excès de l'ennui dont je me sentis accablée dès que je ne le
vis plus. Il n'était égalé que par la vivacité du désir que j'avais de
me trouver seule avec moi-même.

«Je pus partir enfin. A peine enfermée à double tour dans mon
appartement, je voulus résister à ma passion. Je crus y réussir. Ah! ma
chère amie, que je payai cher ce soir-là, et les journées suivantes, le
plaisir de pouvoir me croire de la vertu!»

Ce que l'on vient de lire est la narration exacte d'un événement qui fit
la nouvelle du jour, car au bout d'un mois ou deux la pauvre Wilhelmine
fut assez malheureuse pour qu'on s'aperçût de son sentiment. Telle fut
l'origine de cette longue suite de malheurs qui l'ont fait périr si
jeune et d'une manière si tragique, empoisonnée par elle ou par son
amant. Tout ce que nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c'est qu'il
dansait fort bien; il avait beaucoup de gaieté, encore plus d'assurance,
un grand air de bonté, et vivait avec des filles; du reste, à peine
noble, fort pauvre, et ne venant pas à la cour.

Non seulement il ne faut pas la méfiance, mais il faut la lassitude de
la méfiance, et pour ainsi dire l'impatience du courage contre les
hasards de la vie. L'âme, à son insu, ennuyée de vivre sans aimer,
convaincue malgré elle par l'exemple des autres femmes, ayant surmonté
toutes les craintes de la vie, mécontente du triste bonheur de
l'orgueil, s'est fait, sans s'en apercevoir, un modèle idéal. Elle
rencontre un jour un être qui ressemble à ce modèle, la cristallisation
reconnaît son objet au trouble qu'il inspire, et consacre pour toujours
au maître de son destin ce qu'elle rêvait depuis longtemps[58].

  [58] Plusieurs phrases prises à Crébillon, tome III.

Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur dans l'âme pour
aimer autrement que par passion. Elles seraient sauvées si elles
pouvaient s'abaisser à la galanterie.

Comme le coup de foudre vient d'une secrète lassitude de ce que le
catéchisme appelle la vertu, et de l'ennui que donne l'uniformité de la
perfection, je croirais assez qu'il doit tomber le plus souvent sur ce
qu'on appelle le monde de mauvais sujets. Je doute fort que l'air Caton
ait jamais occasionné de coup de foudre.

Ce qui les rend si rares, c'est que, si le coeur qui aime ainsi d'avance
a le plus petit sentiment de sa situation, il n'y a plus de coup de
foudre.

Une femme rendue méfiante par les malheurs n'est pas susceptible de
cette révolution de l'âme.

Rien ne facilite les coups de foudre comme les louanges données d'avance
et par des femmes à la personne qui doit en être l'objet.

Une des sources les plus comiques des aventures d'amour, ce sont les
faux coups de foudre. Une femme ennuyée, mais non sensible, se croit
amoureuse pour la vie pendant toute une soirée. Elle est fière d'avoir
enfin trouvé un de ces grands mouvements de l'âme après lesquels courait
son imagination. Le lendemain, elle ne sait plus où se cacher, et
surtout comment éviter le malheureux objet qu'elle adorait la veille.

Les gens d'esprit savent voir, c'est-à-dire mettre à profit ces coups de
foudre.

L'amour physique a aussi ses coups de foudre. Nous avons vu hier la plus
jolie femme et la plus facile de Berlin rougir tout à coup dans sa
calèche où nous étions avec elle. Le beau lieutenant Findorff venait de
passer. Elle est tombée dans la rêverie profonde, dans l'inquiétude. Le
soir, à ce qu'elle m'avoua au spectacle, elle avait des folies, des
transports, elle ne pensait qu'à Findorff, auquel elle n'a jamais parlé.
Si elle eût osé, me disait-elle, elle l'eût envoyé chercher: cette jolie
figure présentait tous les signes de la passion la plus violente. Cela
durait encore le lendemain; au bout de trois jours, Findorff ayant fait
le nigaud, elle n'y pensa plus. Un mois après, il lui était odieux.




CHAPITRE XXIV

Voyage dans un pays inconnu.


Je conseille à la plupart des gens nés dans le Nord de passer le présent
chapitre. C'est une dissertation obscure sur quelques phénomènes
relatifs à l'oranger, arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa
hauteur qu'en Italie et en Espagne. Pour être intelligible ailleurs,
j'aurais dû _diminuer_ les faits.

C'est à quoi je n'aurais pas manqué si j'avais eu le dessein un seul
instant d'écrire un livre généralement agréable. Mais, le ciel m'ayant
refusé le talent littéraire, j'ai uniquement pensé à décrire avec toute
la maussaderie de la science, mais aussi avec toute son exactitude,
certains faits dont un séjour prolongé dans la patrie de l'oranger m'a
rendu l'involontaire témoin. Frédéric le Grand, ou tel autre homme
distingué du Nord, qui n'a jamais eu occasion de voir l'oranger en
pleine terre, m'aurait sans doute nié les faits suivants et nié de bonne
foi. Je respecte infiniment la bonne foi, et je vois son pourquoi.

Cette déclaration sincère pouvant paraître de l'orgueil, j'ajoute la
réflexion suivante:

Nous écrivons au hasard chacun ce qui nous semble vrai, et chacun dément
son voisin. Je vois dans nos livres autant de billets de loterie; ils
n'ont réellement pas plus de valeur. La postérité, en oubliant les uns
et réimprimant les autres, déclarera les billets gagnants. Jusque-là,
chacun de nous, ayant écrit de son mieux ce qui lui semble vrai, n'a
guère de raison de se moquer de son voisin, à moins que la satire ne
soit plaisante, auquel cas il a toujours raison, surtout s'il écrit
comme M. Courrier à Del Furia.

Après ce préambule, je vais entrer courageusement dans l'examen de faits
qui, j'en suis convaincu, ont rarement été observés à Paris. Mais enfin,
à Paris, ville supérieure à toutes les autres sans doute, l'on ne voit
pas des orangers en pleine terre comme à Sorrento, et c'est à Sorrento,
la patrie du Tasse, sur le golfe de Naples, dans une position à mi côte
de la mer, plus pittoresque encore que celle de Naples elle-même, mais
où on ne lit pas le _Miroir_, que Lisio Visconti a observé et noté les
faits suivants:

Lorsqu'on doit voir le soir la femme qu'on aime, l'attente d'un si grand
bonheur rend insupportables tous les moments qui en séparent.

Une fièvre dévorante fait prendre et quitter vingt occupations. L'on
regarde sa montre à chaque instant, et l'on est ravi quand on voit qu'on
a pu faire passer dix minutes sans la regarder; l'heure tant désirée
sonne enfin, et quand on est à sa porte prêt à frapper, l'on serait aise
de ne pas la trouver; ce n'est que par réflexion qu'on s'en affligerait;
en un mot, l'attente de la voir produit un effet désagréable.

Voilà de ces choses qui font dire aux bonnes gens que l'amour
déraisonne.

C'est que l'imagination, retirée violemment de rêveries délicieuses où
chaque pas produit le bonheur, est ramenée à la sévère réalité.

L'âme tendre sait bien que, dans le combat qui va commencer aussitôt que
vous la verrez, la moindre négligence, le moindre manque d'attention ou
de courage, sera puni par une défaite empoisonnant pour longtemps les
rêveries de l'imagination, et hors de l'intérêt de la passion si l'on
cherchait à s'y réfugier, humiliante pour l'amour-propre. On se dit:
«J'ai manqué d'esprit, j'ai manqué de courage»; mais l'on n'a du courage
envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.

Ce reste d'attention que l'on arrache avec tant de peine aux rêveries de
la cristallisation fait que, dans les premiers discours à la femme qu'on
aime, il échappe une foule de choses qui n'ont pas de sens, ou qui ont
un sens contraire à ce qu'on sent, ou ce qui est plus poignant encore,
on exagère ses propres sentiments, et ils deviennent ridicules à ses
yeux. Comme on sent vaguement qu'on ne fait pas assez d'attention à ce
qu'on dit, un mouvement machinal fait soigner et charger la déclamation.
Cependant l'on ne peut pas se taire à cause de l'embarras du silence,
durant lequel on pourrait encore moins songer à elle. On dit donc d'un
air senti une foule de choses qu'on ne sent pas, et qu'on serait bien
embarrassé de répéter; l'on s'obstine à se refuser à sa présence pour
être encore plus à elle. Dans les premiers moments que je connus
l'amour, cette bizarrerie que je sentais en moi me faisait croire que je
n'aimais pas.

Je comprends la lâcheté, et comment les conscrits se tirent de la peur
en se jetant à corps perdu au milieu du feu. Le nombre des sottises que
j'ai dites depuis deux ans pour ne pas me taire me met au désespoir
quand j'y songe.

Voilà qui devrait bien marquer aux yeux des femmes la différence de
l'amour-passion et de la galanterie, de l'âme tendre et de l'âme
prosaïque[59].

  [59] C'était un mot de Léonore.

Dans ces moments décisifs, l'une gagne autant que l'autre perd; l'âme
prosaïque reçoit justement le degré de chaleur qui lui manque
habituellement, tandis que la pauvre âme tendre devient folle par excès
de sentiment, et, qui plus est, a la prétention de cacher sa folie. Tout
occupée à gouverner ses propres transports, elle est bien loin du
sang-froid qu'il faut pour prendre ses avantages, et elle sort brouillée
d'une visite où l'âme prosaïque eût fait un grand pas. Dès qu'il s'agit
des intérêts trop vifs de sa passion, une âme tendre et fière ne peut
pas être éloquente auprès de ce qu'elle aime; ne pas réussir lui fait
trop de mal. L'âme vulgaire, au contraire, calcule juste les chances de
succès, ne s'arrête pas à pressentir la douleur de la défaite, et, fière
de ce qui la rend vulgaire, elle se moque de l'âme tendre, qui, avec
tout l'esprit possible, n'a jamais l'aisance nécessaire pour dire les
choses les plus simples et du succès le plus assuré. L'âme tendre, bien
loin de pouvoir rien arracher par force, doit se résigner à ne rien
obtenir que de la _charité_ de ce qu'elle aime. Si la femme qu'on aime
est vraiment sensible, l'on a toujours lieu de se repentir d'avoir voulu
se faire violence pour lui parler d'amour. On a l'air honteux, on a
l'air glacé, on aurait l'air menteur, si la passion ne se trahissait pas
à d'autres signes certains. Exprimer ce qu'on sent si vivement et si en
détail, à tous les instants de la vie, est une corvée qu'on s'impose,
parce qu'on a lu des romans, car, si l'on était naturel, on
n'entreprendrait jamais une chose si pénible. Au lieu de vouloir parler
de ce qu'on sentait il y a un quart d'heure, et de chercher à faire un
tableau général et intéressant, on exprimerait avec simplicité le détail
de ce qu'on sent dans le moment; mais non, l'on se fait une violence
extrême pour réussir moins bien, et comme l'évidence de la sensation
actuelle manque à ce qu'on dit, et que la mémoire n'est pas libre, on
trouve convenables dans le moment et l'on dit des choses du ridicule le
plus humiliant.

Quand enfin, après une heure de trouble, cet effort extrêmement pénible
est fait de se retirer des jardins enchantés de l'imagination, pour
jouir tout simplement de la présence de ce qu'on aime, il se trouve
souvent qu'il faut s'en séparer.

Tout ceci paraît une extravagance. J'ai vu mieux encore, c'était un de
mes amis qu'une femme, qu'il aimait à l'idolâtrie, se prétendant
offensée de je ne sais quel manque de délicatesse qu'on n'a jamais voulu
me confier, avait condamné tout à coup à ne la voir que deux fois par
mois. Ces visites, si rares et si désirées, étaient un accès de folie,
et il fallait toute la force de caractère de Salviati pour qu'elle ne
parût pas au dehors.

Dès l'abord, l'idée de la fin de la visite est trop présente pour qu'on
puisse trouver du plaisir. L'on parle beaucoup sans s'écouter; souvent
l'on dit le contraire de ce qu'on pense. On s'embarque dans des
raisonnements qu'on est obligé de couper court, à cause de leur
ridicule, si l'on vient à se réveiller et à s'écouter. L'effort qu'on se
fait est si violent, qu'on a l'air froid. L'amour se cache par son
excès.

Loin d'elle l'imagination était bercée par les plus charmants dialogues;
l'on trouvait les transports les plus tendres et les plus touchants. On
se croit ainsi pendant dix ou douze jours l'audace de lui parler; mais,
l'avant-veille de celui qui devrait être heureux, la fièvre commence et
redouble à mesure qu'on approche de l'instant terrible.

Au moment d'entrer dans son salon, l'on est réduit, pour ne pas dire ou
faire des sottises incroyables, à se cramponner à la résolution de
garder le silence, et de la regarder pour pouvoir au moins se souvenir
de sa figure. A peine en sa présence, il survient comme une sorte
d'ivresse dans les yeux. On se sent porté comme un maniaque à faire des
actions étranges, on a le sentiment d'avoir deux âmes: l'une pour faire,
et l'autre pour blâmer ce qu'on fait. On sent confusément que
l'attention forcée donnée à la sottise rafraîchirait le sang un moment,
en faisant perdre de vue la fin de la visite et le malheur de la quitter
pour quinze jours.

S'il se trouve là quelque ennuyeux qui conte une histoire plate, dans
son inexplicable folie, le pauvre amant, comme s'il était curieux de
perdre des moments si rares, y devient tout attention. Cette heure,
qu'il se promettait si délicieuse, passe comme un trait brûlant, et
cependant il sent, avec une indicible amertume, toutes les petites
circonstances qui lui montrent combien il est devenu étranger à ce qu'il
aime. Il se trouve au milieu d'indifférents qui font visite, et il se
voit le seul qui ignore tous les petits détails de sa vie de ces jours
passés. Enfin il sort; et, en lui disant froidement adieu, il a
l'affreux sentiment d'être à quinze jours de la revoir; nul doute qu'il
souffrirait moins à ne jamais voir ce qu'il aime. C'est dans le genre,
mais bien plus noir, du duc de Policastro, qui tous les six mois faisait
cent lieues pour voir un quart d'heure, à Lecce, une maîtresse adorée et
gardée par un jaloux.

On voit bien ici la volonté sans influence sur l'amour: outré contre sa
maîtresse et contre soi-même, comme l'on se précipiterait dans
l'indifférence avec fureur! Le seul bien de cette visite est de
renouveler le trésor de la cristallisation.

La vie pour Salviati était divisée en périodes de quinze jours, qui
prenaient la couleur de la soirée où il lui avait été permis de voir Mme
***; par exemple, il fut ravi de bonheur le 21 mai, et le 2 juin il ne
rentrait pas chez lui de peur de céder à la tentation de se brûler la
cervelle.

J'ai vu ce soir-là que les romanciers ont très mal peint le moment du
suicide. «Je suis altéré, me disait Salviati d'un air simple, j'ai
besoin de prendre ce verre d'eau.» Je ne combattis point sa résolution,
je lui fis mes adieux; et il se mit à pleurer.

D'après le trouble qui accompagne les discours des amants, il ne serait
pas sage de tirer des conséquences trop pressées d'un détail isolé de la
conversation. Ils n'accusent juste leurs sentiments que dans les mots
imprévus; alors c'est le cri du coeur. Du reste, c'est de la physionomie
de l'ensemble des choses dites que l'on peut tirer des inductions. Il
faut se rappeler qu'assez souvent un être très ému n'a pas le temps
d'apercevoir l'émotion de la personne qui cause la sienne.




CHAPITRE XXV

La présentation.


A la finesse, à la sûreté de jugement avec lesquelles je vois les femmes
saisir certains détails, je suis plein d'admiration; un instant après,
je les vois porter au ciel un nigaud, se laisser émouvoir jusqu'aux
larmes par une fadeur, peser gravement comme trait de caractère une
plate affectation. Je ne puis concevoir tant de niaiserie. Il faut qu'il
y ait là quelque loi générale que j'ignore.

Attentives à _un_ mérite d'un homme, et entraînées par _un_ détail,
elles le sentent vivement et n'ont plus d'yeux pour le reste. Tout le
fluide nerveux est employé à jouir de cette qualité, il n'en reste plus
pour voir les autres.

J'ai vu les hommes les plus remarquables être présentés à des femmes de
beaucoup d'esprit; c'était toujours un grain de prévention qui décidait
de l'effet de la première vue.

Si l'on veut me permettre un détail familier, je conterai que l'aimable
colonel L. B... allait être présenté à Mme Struve de Koenigsberg; c'est
une femme du premier ordre. Nous nous disions: _Farà colpo?_ (fera-t-il
effet?) Il s'engage un pari. Je m'approche de Mme de Struve, et lui
conte que le colonel porte deux jours de suite ses cravates; le second
jour, il fait la lessive du Gascon; elle pourra remarquer sur sa cravate
des plis verticaux. Rien de plus évidemment faux.

Comme j'achevais, on annonce cet homme charmant. Le plus petit fat de
Paris eût produit plus d'effet. Remarquez que Mme de Struve aimait;
c'est une femme honnête, et il ne pouvait être question de galanterie
entre eux.

Jamais deux caractères n'ont été plus faits l'un pour l'autre. On
blâmait Mme de Struve d'être romanesque, et il n'y avait que la vertu,
poussée jusqu'au romanesque, qui pût toucher L. B... Elle l'a fait
fusiller très jeune.

Il a été donné aux femmes de sentir, d'une manière admirable, les
nuances d'affection, les variations les plus insensibles du corps
humain, les mouvements les plus légers des amours-propres.

Elles ont à cet égard un organe qui nous manque; voyez-les soigner un
blessé.

Mais peut-être aussi ne voient-elles pas ce qui est esprit, combinaison
morale. J'ai vu les femmes les plus distinguées se charmer d'un homme
d'esprit qui n'était pas moi, et tout d'un temps, et presque du même
mot, admirer les plus grands sots. Je me trouvais attrapé comme un
connaisseur qui voit prendre les plus beaux diamants pour des strass, et
préférer les strass s'ils sont plus gros.

J'en concluais qu'il faut tout oser auprès des femmes. Là, où le général
Lassale a échoué, un capitaine à moustaches et à jurements réussit[60].
Il y a sûrement dans le mérite des hommes tout un côté qui leur échappe.

  [60] Posen, 1807.

Pour moi, j'en reviens toujours aux lois physiques. Le fluide nerveux,
chez les hommes, s'use par la cervelle, et chez les femmes par le coeur;
c'est pour cela qu'elles sont plus sensibles. Un grand travail obligé et
dans le métier que nous avons fait toute la vie, console, et pour elles
rien ne peut les consoler que la distraction.

Appiani, qui ne croit à la vertu qu'à la dernière extrémité, et avec
lequel j'allais ce soir à la chasse des idées, en lui exposant celles de
ce chapitre, me répond:

«La force d'âme qu'Éponine employait avait un dévouement héroïque à
faire vivre son mari dans la caverne sous terre, et à l'empêcher de
tomber dans le désespoir, s'ils eussent vécu tranquillement à Rome, elle
l'eût employée à lui cacher un amant, il faut un aliment aux âmes
fortes.»




CHAPITRE XXVI

De la pudeur.


Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu'on cache le plus
ici, mais mourrait de honte plutôt que de montrer son bras. Il est clair
que les trois quarts de la pudeur sont une chose apprise. C'est
peut-être la loi seule, fille de la civilisation, qui ne produise que du
bonheur.

On a observé que les oiseaux de proie se cachent pour boire, c'est
qu'obligés de plonger la tête dans l'eau, ils sont sans défense en ce
moment. Après avoir considéré ce qui se passe à Otaïti[61], je ne vois
pas d'autre base naturelle à la pudeur.

  [61] Voir les voyages de Bougainville, de Cook, etc. Chez quelques
    animaux, la femelle semble se refuser au moment où elle se donne.
    C'est à l'anatomie comparée que nous devons demander les plus
    importantes révélations sur nous-mêmes.

L'amour est le miracle de la civilisation. On ne trouve qu'un amour
physique et des plus grossiers chez les peuples sauvages ou trop
barbares.

Et la pudeur prête à l'amour le secours de l'imagination, c'est lui
donner la vie.

La pudeur est enseignée de très bonne heure aux petites filles par leurs
mères, et avec une extrême jalousie, on dirait comme par esprit de
corps; c'est que les femmes prennent soin d'avance du bonheur de l'amant
qu'elles auront.

Pour une femme timide et tendre rien ne doit être au-dessus du supplice
de s'être permis, en présence d'un homme, quelque chose dont elle croit
devoir rougir; je suis convaincu qu'une femme un peu fière préférerait
mille morts. Une légère liberté, prise du côté tendre par l'homme qu'on
aime, donne un moment de plaisir vif[62]; s'il a l'air de la blâmer ou
seulement de ne pas en jouir avec transport, elle doit laisser dans
l'âme un doute affreux. Pour une femme au-dessus du vulgaire, il y a
donc tout à gagner à avoir des manières fort réservées. Le jeu n'est pas
égal; on hasarde contre un petit plaisir, ou contre l'avantage de
paraître un peu plus aimable, le danger d'un remords cuisant et d'un
sentiment de honte qui doit rendre même l'amant moins cher. Une soirée
passée gaiement, à l'étourdie et sans songer à rien, est chèrement payée
à ce prix. La vue d'un amant avec lequel on craint d'avoir eu ce genre
de torts doit devenir odieuse pour plusieurs jours. Peut-on s'étonner de
la force d'une habitude à laquelle les plus légères infractions sont
punies par la honte la plus atroce?

  [62] Fait voir son amour d'une façon nouvelle.

Quant à l'utilité de la pudeur, elle est la mère de l'amour; on ne
saurait plus lui rien contester. Pour le mécanisme du sentiment, rien
n'est plus simple; l'âme s'occupe à avoir honte, au lieu de s'occuper à
désirer; on s'interdit les désirs, et les désirs conduisent aux actions.

Il est évident que toute femme tendre et fière, et ces deux choses étant
cause et effet vont difficilement l'une sans l'autre, doit contracter
des habitudes de froideur que les gens qu'elles déconcertent appellent
de la pruderie.

L'accusation est d'autant plus spécieuse, qu'il est très difficile de
garder un juste milieu; pour peu qu'une femme ait peu d'esprit et
beaucoup d'orgueil, elle doit bientôt en venir à croire qu'en fait de
pudeur on n'en saurait trop faire. C'est ainsi qu'une Anglaise se croit
insultée si l'on prononce devant elle le nom de certains vêtements. Une
Anglaise se garderait bien, le soir à la campagne, de se laisser voir
quittant le salon avec son mari; et, ce qui est plus grave, elle croit
blesser la pudeur si elle montre quelque enjouement devant tout autre
que ce mari[63]. C'est peut-être à cause d'une attention si délicate que
les Anglais, gens d'esprit, laissent voir tant d'ennui de leur bonheur
domestique. A eux la faute, pourquoi tant d'orgueil[64]?

  [63] Voir l'admirable peinture de ces moeurs ennuyeuses à la fin de
    _Corinne_; et Mme de Staël a flatté le portrait.

  [64] La Bible et l'aristocratie se vengent cruellement sur les gens
    qui croient leur devoir tout.

En revanche, passant tout à coup de Plymouth à Cadix et Séville, je
trouvai qu'en Espagne la chaleur du climat et des passions faisait un
peu trop oublier une retenue nécessaire. Je remarquai des caresses fort
tendres qu'on se permettait en public et qui, loin de me sembler
touchantes, m'inspiraient un sentiment tout opposé. Rien n'est plus
pénible.

Il faut s'attendre à trouver _incalculable_ la force des habitudes
inspirées aux femmes sous prétexte de pudeur. Une femme vulgaire, en
outrant la pudeur, croit se faire l'égale d'une femme distinguée.

L'empire de la pudeur est tel, qu'une femme tendre arrive à se trahir
envers son amant plutôt par des faits que par des paroles.

La femme la plus jolie, la plus riche et la plus facile de Bologne,
vient de me conter qu'hier soir, un fat français, qui est ici et qui
donne une drôle d'idée de sa nation, s'est avisé de se cacher sous son
lit. Il voulait apparemment ne pas perdre un nombre infini de
déclarations ridicules dont il la poursuit depuis un mois. Mais ce grand
homme a manqué de présence d'esprit; il a bien attendu que Mme M... eût
congédié sa femme de chambre et se fût mise au lit, mais il n'a pas eu
la patience de donner aux gens le temps de s'endormir. Elle s'est jetée
à la sonnette, et l'a fait chasser honteusement au milieu des huées et
des coups de cinq ou six laquais. «Et s'il eût attendu deux heures?» lui
disais-je.--«J'aurais été bien malheureuse: Qui pourra douter, m'eût-il
dit, que je ne sois ici par vos ordres[65].»

  [65] On me conseille de supprimer ce détail: «Vous me prenez pour une
    femme bien leste, d'oser conter de telles choses devant moi.»

Au sortir de chez cette jolie femme, je suis allé chez la femme la plus
digne d'être aimée que je connaisse. Son extrême délicatesse est, s'il
se peut, au-dessus de sa beauté touchante. Je la trouve seule et lui
conte l'histoire de Mme M... Nous raisonnons là-dessus: «Écoutez, me
dit-elle, si l'homme qui se permet cette action était aimable auparavant
aux yeux de cette femme, on lui pardonnera, et, par la suite on
l'aimera.»--J'avoue que je suis resté confondu de cette lumière imprévue
jetée sur les profondeurs du coeur humain. Je lui ai répondu au bout
d'un silence:--«Mais, quand on aime, a-t-on le courage de se porter aux
dernières violences?»

Il y aurait bien moins de vague dans ce chapitre si une femme l'eût
écrit. Tout ce qui tient à la fierté, à l'orgueil féminin, à l'habitude
de la pudeur et de ses excès, à certaines _délicatesses_, la plupart
dépendant uniquement d'_associations de sensations_[66], qui ne peuvent
pas exister chez les hommes, et souvent _délicatesses_ non fondées dans
la nature; toutes ces choses, dis-je, ne pourraient se trouver ici
qu'autant qu'on se serait permis d'écrire sur ouï-dire.

  [66] La pudeur est une des sources du goût pour la parure; par tel
    ajustement une femme se promet plus ou moins. C'est ce qui fait que
    la parure est déplacée dans la vieillesse.

    Une femme de province, si elle prétend à Paris suivre la mode, se
    promet d'une manière gauche et qui fait rire. Une provinciale
    arrivant à Paris doit commencer par se mettre comme si elle avait
    trente ans.

Une femme me disait, dans un moment de franchise philosophique, quelque
chose qui revient à ceci:

«Si je sacrifiais jamais ma liberté, l'homme que j'arriverais à préférer
apprécierait davantage mes sentiments en voyant combien j'ai toujours
été avare même des préférences les plus légères.» C'est en faveur de cet
amant, qu'elle ne rencontrera peut-être jamais, que telle femme aimable
montre de la froideur à l'homme qui lui parle en ce moment. Voilà la
première exagération de la pudeur: celle-ci est respectable; la seconde
vient de l'orgueil des femmes; la troisième source d'exagération, c'est
l'orgueil des maris.

Il me semble que cette possibilité d'amour se présente souvent aux
rêveries de la femme même la plus vertueuse, et elles ont raison. Ne pas
aimer quand on a reçu du ciel une âme faite pour l'amour, c'est se
priver soi et autrui d'un grand bonheur. C'est comme un oranger qui ne
fleurirait pas de peur de faire un péché; et remarquez qu'une âme faite
pour l'amour ne peut goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle
trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde, un
vide insupportable; elle croit souvent aimer les beaux-arts et les
aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui promettre et lui
exagérer l'amour, s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt qu'ils
lui parlent d'un bonheur dont elle a résolu de se priver.

La seule chose que je voie à blâmer dans la pudeur, c'est de conduire à
l'habitude de mentir; c'est le seul avantage que les femmes faciles
aient sur les femmes tendres. Une femme facile vous dit: «Mon cher ami,
dès que vous me plairez, je vous le dirai, et je serai plus aise que
vous, car j'ai beaucoup d'estime pour vous.»

Vive satisfaction de _Constance_, s'écriant après la victoire de son
amant: «Que je suis heureuse de ne m'être donnée à personne depuis huit
ans que je suis brouillée avec mon mari!»

Quelque ridicule que je trouve ce raisonnement, cette joie me semble
pleine de fraîcheur.

Il faut absolument que je conte ici de quelle nature étaient les regrets
d'une dame de Séville abandonnée par son amant. J'ai besoin qu'on se
rappelle qu'en amour tout est signe, et surtout qu'on veuille bien
accorder un peu d'indulgence à mon style[67].

  [67] Note 65.

                   *       *       *       *       *

Mes yeux d'homme croient distinguer neuf particularités dans la
_pudeur_.

1º L'on joue beaucoup contre peu, donc être extrêmement réservée, donc
souvent affectation; l'on ne rit pas, par exemple, des choses qui
amusent le plus; donc il faut beaucoup d'esprit pour avoir juste ce
qu'il faut de pudeur[68]. C'est pour cela que beaucoup de femmes n'en
ont pas assez en petit comité, ou, pour parler plus juste, n'exigent pas
que les contes qu'on leur fait soient assez gazés, et ne perdent leurs
voiles qu'à mesure du degré d'ivresse et de folie[69].

  [68] Voir le ton de la société à Genève, surtout dans les familles _du
    haut_; utilité d'une cour pour corriger par le ridicule la tendance
    à la pruderie; Duclos faisant des contes à Mme de Rochefort: «En
    vérité, vous nous croyez trop honnêtes femmes.» Rien n'est ennuyeux
    au monde comme la pudeur non sincère.

  [69] Eh! mon cher Fronsac, il y a vingt bouteilles de champagne entre
    le conte que tu nous commences et ce que nous disons à cette heure.

Serait-ce par un effet de la pudeur et du mortel ennui qu'elle doit
imposer à plusieurs femmes, que la plupart d'entre elles n'estiment rien
tant dans un homme que l'effronterie? ou prennent-elles l'effronterie
pour du caractère?

2º Deuxième loi: mon amant m'en estimera davantage.

3º La force de l'habitude l'emporte même dans les instants les plus
passionnés.

4º La pudeur donne des plaisirs bien flatteurs à l'amant: elle lui fait
sentir quelles lois l'on transgresse pour lui.

5º Et aux femmes des plaisirs plus _enivrants_; comme ils font vaincre
une habitude puissante, ils jettent plus de trouble dans l'âme. Le comte
de Valmont se trouve à minuit dans la chambre à coucher d'une jolie
femme, cela lui arrive toutes les semaines, et à elle peut-être une fois
tous les deux ans; la rareté et la pudeur doivent donc préparer aux
femmes des plaisirs infiniment plus vifs[70].

  [70] C'est l'histoire du tempérament mélancolique comparé au
    tempérament sanguin. Voyez une femme vertueuse, même de la vertu
    mercantile de certains dévots (vertueuse moyennant récompense
    centuple dans un paradis), et un roué de quarante ans blasé. Quoique
    le Valmont des _Liaisons dangereuses_ n'en soit pas encore là, la
    présidente de Tourvel est plus heureuse que lui tout le long du
    livre; et, si l'auteur, qui avait tant d'esprit, en eût eu
    davantage, telle eût été la moralité de son ingénieux roman.

6º L'inconvénient de la pudeur, c'est qu'elle jette sans cesse dans le
mensonge.

7º L'excès de la pudeur et sa sévérité découragent d'aimer les âmes
tendres et timides[71], justement celles qui sont faites pour donner et
sentir les délices de l'amour.

  [71] Le tempérament mélancolique, que l'on peut appeler le tempérament
    de l'amour. J'ai vu les femmes les plus distinguées et les plus
    faites pour aimer donner la préférence, faute d'esprit, au prosaïque
    tempérament sanguin. Histoire d'Alfred, Grande Chartreuse, 1810.

    Je ne connais pas d'idée qui m'engage plus à voir ce qu'on appelle
    mauvaise compagnie.

    (Ici le pauvre Visconti se perd dans les nues)

    Toutes les femmes sont les mêmes pour le fond des mouvements de
    coeur et des passions; les _formes_ des passions sont différentes.
    Il y a la différence que donne une plus grande fortune, une plus
    grande culture de l'esprit, l'habitude de plus hautes pensées, et
    par-dessus tout, et malheureusement, un orgueil plus irritable.

    Telle parole qui irrite une princesse ne choque pas le moins du
    monde une bergère des Alpes. Mais, une fois en colère, la princesse
    et la bergère ont les mêmes mouvements de passion.

    (_Note unique de l'éditeur._)

8º Chez les femmes tendres qui n'ont pas eu plusieurs amants, la pudeur
est un obstacle à l'aisance des manières, c'est ce qui les expose à se
laisser un peu mener par leurs amies qui n'ont pas le même manque[72] à
se reprocher. Elles donnent de l'attention à chaque cas particulier, au
lieu de s'en remettre aveuglément à l'habitude. Leur pudeur délicate
communique à leurs actions quelque chose de contraint; à force de
naturel, elles se donnent l'apparence de manquer de naturel; mais cette
gaucherie tient à la grâce céleste.

  [72] Mot de M...

Si quelquefois leur familiarité ressemble à de la tendresse, c'est que
ces âmes angéliques sont coquettes sans le savoir. Par paresse
d'interrompre leur rêverie, pour s'éviter la peine de parler, et de
trouver quelque chose d'agréable et de poli, et qui ne soit que poli, à
dire à un ami, elles se mettent à s'appuyer tendrement sur son bras[73].

  [73] Vol. _Guarna_.

9º Ce qui fait que les femmes, quand elles se font auteurs, atteignent
bien rarement au sublime, ce qui donne de la grâce à leurs moindres
billets, c'est que jamais elles n'osent être franches qu'à demi: être
franches serait pour elles comme sortir sans fichu. Rien de plus
fréquent pour un homme que d'écrire absolument sous la dictée de son
imagination, et sans savoir où il va.


RÉSUMÉ.

L'erreur commune est d'en agir avec les femmes comme avec des espèces
d'hommes plus généreux, plus mobiles, et surtout avec lesquels il n'y a
pas de rivalité possible. L'on oublie trop facilement qu'il y a deux
lois nouvelles et singulières qui tyrannisent ces êtres si mobiles, en
concurrence avec tous les penchants ordinaires de la nature humaine; je
veux dire:

L'orgueil féminin et la pudeur, et les habitudes souvent
indéchiffrables, filles de la pudeur.




CHAPITRE XXVII

Des regards.


C'est la grande arme de la coquetterie vertueuse. On peut tout dire avec
un regard, et cependant on peut toujours nier un regard, car il ne peut
pas être répété textuellement.

Ceci me rappelle le comte G., le Mirabeau de Rome: l'aimable petit
gouvernement de ce pays-là lui a donné une manière originale de faire
des récits, par des mots entrecoupés qui disent tout et rien. Il fait
tout entendre; mais libre à qui que ce soit de répéter textuellement
toutes ses paroles, impossible de le compromettre. Le cardinal Lante lui
disait qu'il avait volé ce talent aux femmes, je dis même les plus
honnêtes. Cette friponnerie est une représaille cruelle, mais juste, de
la tyrannie des hommes.




CHAPITRE XXVIII

De l'orgueil féminin.


Les femmes entendent parler toute leur vie, par les hommes, d'objets
prétendus importants, de gros gains d'argent, de succès à la guerre, de
gens tués en duel, de vengeances atroces ou admirables, etc. Celles
d'entre elles qui ont l'âme fière sentent que, ne pouvant atteindre à
ces objets, elles sont hors d'état de déployer un orgueil remarquable
par l'importance des choses sur lesquelles il s'appuie. Elles sentent
palpiter dans leur sein un coeur qui, par la force et la fierté de ses
mouvements, est supérieur à tout ce qui les entoure, et cependant elles
voient le dernier des hommes s'estimer plus qu'elles. Elles
s'aperçoivent qu'elles ne sauraient montrer d'orgueil que pour de
petites choses, ou du moins que pour des choses qui n'ont d'importance
que par le sentiment, et dont un tiers ne peut être juge. Tourmentées
par ce contraste désolant entre la bassesse de leur fortune et la fierté
de leur âme, elles entreprennent de rendre leur orgueil respectable par
la vivacité de ses transports, ou par l'implacable ténacité avec
laquelle elles maintiennent ses arrêts. Avant l'intimité, ces femmes-là
se figurent, en voyant leur amant, qu'il a entrepris un siège contre
elles. Leur imagination est employée à s'irriter de ses démarches, qui,
après tout, ne peuvent pas faire autrement que de marquer de l'amour,
puisqu'il aime. Au lieu de jouir des sentiments de l'homme qu'elles
préfèrent, elles se piquent de vanité à son égard; et, enfin, avec l'âme
la plus tendre, lorsque sa sensibilité n'est pas fixée sur un seul
objet, dès qu'elles aiment, comme une coquette vulgaire, elles n'ont
plus que de la vanité.

Une femme à caractère généreux sacrifiera mille fois sa vie pour son
amant, et se brouillera à jamais avec lui pour une querelle d'orgueil, à
propos d'une porte ouverte ou fermée. C'est là leur point d'honneur.
Napoléon s'est bien perdu pour ne pas céder un village.

J'ai vu une querelle de cette espèce durer plus d'un an. Une femme très
distinguée sacrifiait tout son bonheur plutôt que de mettre son amant
dans le cas de pouvoir former le moindre doute sur la magnanimité de son
orgueil. Le raccommodement fut l'effet du hasard, et chez mon amie, d'un
moment de faiblesse qu'elle ne put vaincre, en rencontrant son amant,
qu'elle croyait à quarante lieues de là, et le trouvant dans un lieu où
certainement il ne s'attendait pas à la voir. Elle ne put cacher son
premier transport de bonheur; l'amant s'attendrit plus qu'elle, ils
tombèrent presque aux genoux l'un de l'autre, et jamais je n'ai vu
couler tant de larmes; c'était la vue imprévue du bonheur. Les larmes
sont l'extrême sourire.

Le duc d'Argyle donna un bel exemple de présence d'esprit en n'engageant
pas un combat d'orgueil féminin dans l'entrevue qu'il eut à Richemont
avec la reine Caroline[74]. Plus il y a d'élévation dans le caractère
d'une femme, plus terribles sont ces orages.

  [74] The heart of Midlothian (tome III).

                As the blackest sky
    Foretells the heaviest tempest.

_D. Juan._

Serait-ce que plus une femme jouit avec transport, dans le courant de la
vie, des qualités distinguées de son amant, plus dans ces instants
cruels où la sympathie semble renversée elle cherche à se venger de ce
qu'elle lui voit habituellement de supériorité sur les autres hommes?
Elle craint d'être confondue avec eux.

Il y a bien du temps que je n'ai lu l'ennuyeuse _Clarisse_; il me semble
pourtant que c'est par orgueil féminin qu'elle se laisse mourir et
n'accepte pas la main de Lovelace.

La faute de Lovelace était grande; mais, puisqu'elle l'aimait un peu,
elle aurait pu trouver dans son coeur le pardon d'un crime dont l'amour
était cause.

Monime, au contraire, me semble un touchant modèle de délicatesse
féminine. Quel front ne rougit pas de plaisir en entendant dire par une
actrice digne de ce rôle:

    Et ce fatal amour, dont j'avais triomphé,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Vos détours l'ont surpris et m'en ont convaincue
    Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir;
    En vain vous en pourriez perdre le souvenir;
    Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée,
    Demeurera toujours présent à ma pensée.
    Toujours je vous croirais incertain de ma foi;
    Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moi
    Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,
    Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,
    Et, qui, me préparant un éternel ennui,
    M'a fait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui.

RACINE.

Je m'imagine que les siècles futurs diront: Voilà à quoi la monarchie
était bonne[75], à produire de ces sortes de caractères, et leur
peinture par les grands artistes.

  [75] La monarchie sans charte et sans chambres.

Cependant, même dans les républiques du moyen âge, je trouve un
admirable exemple de cette délicatesse, qui semble détruire mon système
de l'influence des gouvernements sur les passions, et que je rapporterai
avec candeur.

Il s'agit de ces vers si touchants de Dante:

    Deh! quando tu sarai tornato al mondo,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Ricorditi di me, che son la Pia:
    Siena mi fè: disfecemi maremma;
    Salsi colui, che inannellata pria,
    Disposando, m'avea con la sua gemma.

_Purgatorio_, cant. V[76].

  [76] Hélas! quand tu seras de retour au monde des vivants, daigne
    aussi m'accorder un souvenir. Je suis la Pia; Sienne me donna la
    vie: je trouverai la mort dans nos maremmes. Celui qui en m'épousant
    m'avait donné son anneau sait mon histoire.

La femme qui parle avec tant de retenue avait eu en secret le sort de
Desdemona, et pouvait par un mot faire connaître le crime de son mari
aux amis qu'elle avait laissés sur la terre.

Nello della Pietra obtint la main de madonna Pia, l'unique héritière des
Tolomei, la famille la plus riche et la plus noble de Sienne. Sa beauté,
qui faisait l'admiration de la Toscane, fit naître dans le coeur de son
époux une jalousie qui, envenimée par de faux rapports et des soupçons
sans cesse renaissants, le conduisit à un affreux projet. Il est
difficile de décider aujourd'hui si sa femme fut tout à fait innocente,
mais Dante nous la représente comme telle.

Son mari la conduisit dans la maremme de Volterre, célèbre alors comme
aujourd'hui par les effets de l'_aria cattiva_. Jamais il ne voulut dire
à sa malheureuse femme la raison de son exil en un lieu si dangereux.
Son orgueil ne daigna prononcer ni plainte ni accusation. Il vivait seul
avec elle, dans une tour abandonnée, dont je suis allé visiter les
ruines sur le bord de la mer; là il ne rompit jamais son dédaigneux
silence, jamais il ne répondit aux questions de sa jeune épouse, jamais
il n'écouta ses prières. Il attendit froidement auprès d'elle que l'air
pestilentiel eût produit son effet. Les vapeurs de ces marais ne
tardèrent pas à flétrir ces traits, les plus beaux, dit-on, qui, dans ce
siècle, eussent paru sur cette terre. En peu de mois elle mourut.
Quelques chroniqueurs de ces temps éloignés rapportent que Nello employa
le poignard pour hâter sa fin: elle mourut dans les maremmes, de quelque
manière horrible; mais le genre de sa mort fut un mystère, même pour les
contemporains. Nello della Pietra survécut pour passer le reste de ses
jours dans un silence qu'il ne rompit jamais.

Rien de plus noble et de plus délicat que la manière dont la jeune Pia
adresse la parole au Dante. Elle désire être rappelée à la mémoire des
amis que si jeune elle a laissés sur la terre; toutefois, en se nommant
et désignant son mari, elle ne veut pas se permettre la plus petite
plainte d'une cruauté inouïe, mais désormais irréparable, et seulement
indique qu'il sait l'histoire de sa mort.

Cette constance dans la vengeance de l'orgueil ne se voit guère, je
crois, que dans les pays du Midi.

En Piémont, je me suis trouvé l'involontaire témoin d'un fait à peu près
semblable; mais alors j'ignorais les détails. Je fus envoyé avec vingt
cinq dragons dans les bois le long de la _Sesia_, pour empêcher la
contrebande. En arrivant le soir dans ce lieu sauvage et désert,
j'aperçus entre les arbres les ruines d'un vieux château; j'y allai: à
mon grand étonnement, il était habité. J'y trouvai un noble du pays, à
figure sinistre; un homme qui avait six pieds de haut et quarante ans:
il me donna deux chambres en rechignant. J'y faisais de la musique avec
mon maréchal des logis: après plusieurs jours, nous découvrîmes que
notre homme gardait une femme que nous appelions Camille en riant; nous
étions loin de soupçonner l'affreuse vérité. Elle mourut au bout de six
semaines. J'eus la triste curiosité de la voir dans son cercueil; je
payai un moine qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de
l'eau bénite, il m'introduisit dans la chapelle. J'y trouvai une de ces
figures superbes, qui sont belles même dans le sein de la mort, elle
avait un grand nez aquilin dont je n'oublierai jamais le contour noble
et tendre. Je quittai ce lieu funeste; cinq ans après, un détachement de
mon régiment accompagnant l'empereur à son couronnement comme roi
d'Italie, je me fis conter toute l'histoire. J'appris que le mari
jaloux, le comte ***, avait trouvé un matin, accrochée au lit de sa
femme, une montre anglaise appartenant à un jeune homme de la petite
ville qu'ils habitaient. Ce jour même il la conduisit dans le château
ruiné, au milieu des bois de la Sesia. Comme Nello della Pietra, il ne
prononça jamais une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il
lui présentait froidement et en silence la montre anglaise qu'il avait
toujours sur lui. Il passa ainsi près de trois ans seul avec elle. Elle
mourut enfin de désespoir dans la fleur de l'âge. Son mari chercha à
donner un coup de couteau au maître de la montre, le manqua, passa à
Gênes, s'embarqua, et l'on n'a plus eu de ses nouvelles. Ses biens ont
été divisés.

Si, auprès des femmes à orgueil féminin, l'on prend les injures avec
grâce, ce qui est facile à cause de l'habitude de la vie militaire, on
ennuie ces âmes fières; elles vous prennent pour un lâche, et arrivent
bien vite à l'outrage. Ces caractères altiers cèdent avec plaisir aux
hommes qu'elles voient intolérants avec les autres hommes. C'est, je
crois, le seul parti à prendre, et il faut souvent avoir une querelle
avec son voisin pour l'éviter avec sa maîtresse.

Miss Cornel, célèbre actrice de Londres, voit un jour entrer chez elle à
l'improviste le riche colonel qui lui était utile. Elle se trouvait avec
un petit amant qui ne lui était qu'agréable. «M. un tel, dit-elle toute
émue au colonel, est venu pour voir le poney que je veux vendre.--Je
suis ici pour tout autre chose», reprit fièrement ce petit amant, qui
commençait à l'ennuyer, et que depuis cette réponse elle se mit à
réaimer avec fureur[77]. Ces femmes-là sympathisent avec l'orgueil de
leur amant, au lieu d'exercer à ses dépens leur disposition à la fierté.

  [77] Je rentre toujours de chez miss Cornel plein d'admiration et de
    vues profondes sur les passions observées à nu. Sa manière de
    commander si impérieuse à ses domestiques n'est pas du despotisme;
    c'est qu'elle voit avec netteté et rapidité ce qu'il faut faire.

    En colère contre moi au commencement de la visite, elle n'y songe
    plus à la fin. Elle me conte toute l'économie de sa passion pour
    Mortimer. «J'aime mieux le voir en société que seul avec moi.» Une
    femme du plus grand génie ne ferait pas mieux, c'est qu'elle ose
    être parfaitement _naturelle_ et qu'elle n'est gênée par aucune
    théorie. «Je suis plus heureuse actrice que femme d'un pair.» Grande
    âme que je dois me conserver amie pour mon instruction.

Le caractère du duc de Lauzun (celui de 1660[78]), si le premier jour
elles peuvent lui pardonner le manque de grâces, est séduisant pour ces
femmes-là, et peut-être pour toutes les femmes distinguées; la grandeur
plus élevée leur échappe, elles prennent pour de la froideur le calme de
l'oeil qui voit tout et qui ne s'émeut point d'un détail. N'ai-je pas vu
des femmes de la cour de Saint-Cloud soutenir que Napoléon avait un
caractère sec et prosaïque[79]? Le grand homme est comme l'aigle, plus
il s'élève, moins il est visible, et il est puni de sa grandeur par la
solitude de l'âme.

  [78] La hauteur et le courage dans les petites choses, mais
    l'attention passionnée aux petites choses; la véhémence du
    tempérament bilieux. Sa conduite avec Mme de Monaco (Saint-Simon, N.
    383); son aventure sous le lit de Mme de Montespan, le roi y étant
    avec elle. Sans l'attention aux petites choses, ce caractère reste
    invisible aux femmes.

  [79] When Minna Toil heard a tale of woe or of romance, it was then
    her blood rushed to her cheeks, and shewed plainly how warm it beat
    notwithstanding the generally serious composed and retiring
    disposition which her countenance and demeanour seemed to exhibit.
    (_The Pirate_, I, 33.)

    Les gens communs trouvent froides les âmes comme Minna Toil, qui ne
    jugent pas les circonstances ordinaires dignes de leur émotion.

De l'orgueil féminin naît ce que les femmes appellent les _manques de
délicatesse_. Je crois que cela ressemble assez à ce que les rois
appellent lèse-majesté, crime d'autant plus dangereux qu'on y tombe sans
s'en douter. L'amant le plus tendre peut être accusé de manquer de
délicatesse s'il n'a pas beaucoup d'esprit, et, ce qui est plus triste,
s'il ose se livrer au plus grand charme de l'amour, au bonheur d'être
parfaitement naturel avec ce qu'on aime, et de ne pas écouter ce qu'on
lui dit.

Voilà de ces choses dont un coeur bien né ne saurait avoir le soupçon,
et qu'il faut avoir éprouvées pour y croire, car l'on est entraîné par
l'habitude d'en agir avec justice et franchise avec ses amis hommes.

Il faut se rappeler sans cesse qu'on a affaire à des êtres qui, quoique
à tort, peuvent se croire inférieurs en vigueur de caractère, ou, pour
mieux dire, peuvent penser qu'on les croit inférieurs.

Le véritable orgueil d'une femme ne devrait-il pas se placer dans
l'énergie du sentiment qu'elle inspire? On plaisantait une fille
d'honneur de la reine épouse de François Ier, sur la légèreté de son
amant, qui, disait-on, ne l'aimait guère. Peu de temps après, cet amant
eut une maladie et reparut muet à la cour. Un jour, au bout de deux ans,
comme on s'étonnait qu'elle l'aimât toujours, elle lui dit: «Parlez.» Et
il parla.




XXIX

Du courage des femmes.

  I tell thee proud Templar, that not in thy fiercest battles hadst thou
  displayed more of thy vaunted courage, than has been shewn by woman
  when called upon to suffer by affection or duty.

  _Ivanhoe_, tome III, page 220.


Je me souviens d'avoir rencontré la phrase suivante dans un livre
d'histoire: «Tous les hommes perdaient la tête; c'est le moment où les
femmes prennent sur eux une incontestable supériorité.»

Leur courage a une _réserve_ qui manque à celui de leur amant; elles se
piquent d'amour-propre à son égard, et trouvent tant de plaisir à
pouvoir, dans le feu du danger, le disputer de fermeté à l'homme qui les
blesse souvent par la fierté de sa protection et de sa force, que
l'énergie de cette jouissance les élève au-dessus de la crainte
quelconque qui, dans ce moment, fait la faiblesse des hommes. Un homme
aussi, s'il recevait un tel secours dans un tel moment, se montrerait
supérieur à tout; car la peur n'est jamais dans le danger, elle est dans
nous.

Ce n'est pas que je prétende déprécier le courage des femmes: j'en ai
vu, dans l'occasion, de supérieures aux hommes les plus braves. Il faut
seulement qu'elles aient un homme à aimer; comme elles ne sentent plus
que par lui, le danger direct et personnel le plus atroce devient pour
elles comme une rose à cueillir en sa présence[80].

  [80] Marie Stuart parlant de Leicester après l'entrevue avec Élisabeth
    où elle vient de se perdre.

    SCHILLER.

J'ai trouvé aussi chez des femmes qui n'aimaient pas l'intrépidité la
plus froide, la plus étonnante, la plus exempte de nerfs.

Il est vrai que je pensais qu'elles ne sont si braves que parce qu'elles
ignorent l'ennui des blessures.

Quant au courage moral, si supérieur à l'autre, la fermeté d'une femme
qui résiste à son amour est seulement la chose la plus admirable qui
puisse exister sur la terre. Toutes les autres marques possibles de
courage sont des bagatelles auprès d'une chose si fort contre nature et
si pénible. Peut-être trouvent-elles des forces dans cette habitude des
sacrifices que la pudeur fait contracter.

Un malheur des femmes, c'est que les preuves de ce courage restent
toujours secrètes et soient presque indivulgables.

Un malheur plus grand, c'est qu'il soit toujours employé contre leur
bonheur: la princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari, et se
donner à M. de Nemours.

Peut-être que les femmes sont principalement soutenues par l'orgueil de
faire une belle défense, et qu'elles s'imaginent que leur amant met de
la vanité à les avoir; idée petite et misérable: un homme passionné qui
se jette de gaieté de coeur dans tant de situations ridicules a bien le
temps de songer à la vanité! C'est comme les moines qui croient attraper
le diable, et qui se payent par l'orgueil de leurs cilices et de leurs
macérations.

Je crois que si Mme de Clèves fût arrivée à la vieillesse, à cette
époque où l'on juge la vie et où les jouissances d'orgueil paraissent
dans toute leur misère, elle se fût repentie. Elle aurait voulu avoir
vécu comme Mme de la Fayette[81].

  [81] On sait assez que cette femme célèbre fit, probablement en
    société avec M. de la Rochefoucauld, le roman de la _Princesse de
    Clèves_, et que les deux auteurs passèrent ensemble dans une amitié
    parfaite les vingt dernières années de leur vie. C'est exactement
    l'amour à l'italienne.

                   *       *       *       *       *

Je viens de relire cent pages de cet essai; j'ai donné une idée bien
pauvre du véritable amour, de l'amour qui occupe toute l'âme, la remplit
d'images tantôt les plus heureuses, tantôt désespérantes, mais toujours
sublimes, et la rend complètement insensible à tout le reste de ce qui
existe. Je ne sais comment exprimer ce que je vois si bien; je n'ai
jamais senti plus péniblement le manque de talent. Comment rendre
sensible la simplicité de gestes et de caractère, le profond sérieux, le
regard peignant si juste et avec tant de candeur la nuance du sentiment,
et surtout, j'y reviens, cette inexprimable _non-curance_ pour tout ce
qui n'est pas la femme qu'on aime? Un _non_ ou un _oui_ dit par un homme
qui aime a une _onction_ que l'on ne trouve point ailleurs, que l'on ne
trouvait point chez cet homme en d'autres temps. Ce matin (3 août), j'ai
passé à cheval, sur les neuf heures, devant le joli jardin anglais du
marquis Zampieri, placé sur les dernières ondulations de ces collines
couronnées de grands arbres contre lesquelles Bologne est adossée, et
desquelles on jouit d'une si belle vue de cette riche et verdoyante
Lombardie, le plus beau pays du monde. Dans un bosquet de lauriers du
jardin Zampieri qui domine le chemin que je suivais et qui conduit à la
cascade du Reno à Casa-Lecchio, j'ai vu le comte Delfante; il rêvait
profondément, et quoique nous ayons passé la soirée ensemble jusqu'à
deux heures après minuit, à peine m'a-t-il rendu mon salut. Je suis allé
à la cascade. J'ai traversé le Reno; enfin, trois heures après au moins,
en repassant sous le bosquet du jardin Zampieri, je l'ai vu encore; il
était précisément dans la même position, appuyé contre un grand pin qui
s'élève au-dessus du bosquet de lauriers; je crains qu'on ne trouve ce
détail trop simple et ne prouvant rien: il est venu à moi la larme à
l'oeil, me priant de ne pas faire un conte de son immobilité. J'ai été
touché; je lui ai proposé de rebrousser chemin, et d'aller avec lui
passer le reste de la journée à la campagne. Au bout de deux heures, il
m'a tout dit: c'est une belle âme; mais que les pages que l'on vient de
lire sont froides auprès de ce qu'il me disait!

En second lieu, il se croit _non aimé_; ce n'est pas mon avis. On ne
peut rien lire sur la belle figure de marbre de la comtesse Ghigi, chez
laquelle nous avons passé la soirée. Seulement quelquefois une rougeur
subite et légère, qu'elle ne peut réprimer, vient trahir les émotions de
cette âme que l'orgueil féminin le plus exalté dispute aux émotions
fortes. On voit son cou d'albâtre et ce qu'on aperçoit de ces belles
épaules dignes de Canova rougir aussi. Elle trouve bien l'art de
soustraire ses yeux noirs et sombres à l'observation des gens dont sa
délicatesse de femme redoute la pénétration; mais j'ai vu cette nuit, à
certaine chose que disait Delfante et qu'elle désapprouvait, une subite
rougeur la couvrir tout entière. Cette âme hautaine le trouvait moins
digne d'elle.

Mais enfin, quand je me tromperais dans mes conjectures sur le bonheur
de Delfante, à la vanité près, je le crois plus heureux que moi
indifférent, qui cependant suis dans une position de bonheur fort bien,
en apparence et en réalité.

Bologne, 3 août 1818.




CHAPITRE XXX

Spectacle singulier et triste.


Les femmes, avec leur orgueil féminin, se vengent des sots sur les gens
d'esprit, et des âmes prosaïques à argent et à coups de bâton, sur les
coeurs généreux. Il faut convenir que voilà un beau résultat.

Les petites considérations de l'orgueil et des convenances du monde ont
fait le malheur de quelques femmes, et par orgueil leurs parents les ont
placées dans une position abominable. Le destin lui avait réservé pour
consolation bien supérieure à tous leurs malheurs le bonheur d'aimer et
d'être aimées avec passion; mais voilà qu'un beau jour elles empruntent
à leurs ennemis ce même orgueil insensé dont elles furent les premières
victimes, et c'est pour tuer le seul bonheur qui leur reste, c'est pour
faire leur propre malheur et le malheur de qui les aime. Une amie qui a
eu dix intrigues connues, et non pas toujours les unes après les autres,
leur persuade gravement que si elles aiment, elles seront déshonorées
aux yeux du public; et cependant ce bon public, qui ne s'élève jamais
qu'à des idées basses, leur donne généreusement un amant tous les ans,
parce que, dit-il, c'est la règle. Ainsi l'âme est attristée par ce
spectacle bizarre: une femme tendre et souverainement délicate, un ange
de pureté, sur l'avis d'une c... sans délicatesse, fuit le seul et
immense bonheur qui lui reste, pour paraître, avec une robe d'une
éclatante blancheur, devant un gros butor de juge qu'on sait aveugle
depuis cent ans, et qui crie à tue-tête: «Elle est vêtue de noir.»




CHAPITRE XXXI

Extrait du journal de Salviati.

      Ingenium nobis ipsa puella facit.

  PROPERT., II, 1.


Bologne, 29 avril 1818.

Désespéré du malheur où l'amour me réduit, je maudis mon existence. Je
n'ai le coeur à rien. Le temps est sombre, il pleut, un froid tardif est
venu rattrister la nature qui, après un long hiver, s'élevait au
printemps.

Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable et froid, est
venu passer deux heures avec moi. «Vous devriez renoncer à
l'aimer.--Comment faire? Rendez-moi ma passion pour la guerre.--C'est un
grand malheur pour vous de l'avoir connue.» J'en conviens presque, tant
je me sens abattu et sans courage, tant la mélancolie a aujourd'hui
d'empire sur moi. Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter son
amie à me calomnier auprès d'elle; nous ne trouvons rien que ce vieux
proverbe napolitain: «Femme qu'amour et jeunesse quittent se pique d'un
rien.» Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette femme cruelle est _enragée_
contre moi: c'est le mot d'un de ses amis. Je puis me venger d'une
manière atroce; mais contre sa haine je n'ai pas le plus petit moyen de
défense. Schiassetti me quitte. Je sors par la pluie, ne sachant que
devenir. Mon appartement, ce salon que j'ai habité dans les premiers
temps de notre connaissance et quand je la voyais tous les soirs, m'est
devenu insupportable. Chaque gravure, chaque meuble, me reprochent le
bonheur que j'avais rêvé en leur présence, et que j'ai perdu pour
toujours.

Je cours les rues par une pluie froide; le hasard, si je puis l'appeler
hasard, me fait passer sous ses fenêtres. Il était nuit tombante, et je
marchais les yeux pleins de larmes fixés sur la fenêtre de sa chambre.
Tout à coup le rideau a été un peu entr'ouvert comme pour voir sur la
place et s'est refermé à l'instant. Je me suis senti un mouvement
physique près du coeur. Je ne pouvais me soutenir: je me réfugie sous le
portique de la maison voisine. Mille sentiments inondent mon âme: le
hasard a pu produire ce mouvement du rideau; mais, si c'était sa main
qui l'eût entr'ouvert!

Il y a deux malheurs au monde: celui de la passion contrariée et celui
du _dead blank_.

Avec l'amour, je sens qu'il existe à deux pas de moi un bonheur immense
et au delà de tous mes voeux, qui ne dépend que d'un mot, que d'un
sourire.

Sans passion comme Schiassetti, les jours tristes, je ne vois nulle part
le bonheur, j'arrive à douter qu'il existe pour moi, je tombe dans le
spleen. Il faudrait être sans passions fortes et avoir seulement un peu
de curiosité ou de vanité.

Il est deux heures du matin, j'ai vu le petit mouvement du rideau; à six
heures j'ai fait des visites, je suis allé au spectacle; mais partout
silencieux et rêveur, j'ai passé la soirée à examiner cette question:
«Après tant de colère et si peu fondée, car, enfin, voulais-je
l'offenser [et quelle est la chose au monde que l'intention n'excuse
pas?] a-t-elle senti un moment d'amour?»

Le pauvre Salviati, qui a écrit ce qui précède sur son Pétrarque, mourut
quelque temps après; il était notre ami intime à Schiassetti et à moi;
nous connaissions toutes ses pensées, et c'est de lui que je tiens toute
la partie lugubre de cet essai. C'était l'imprudence incarnée; du reste,
la femme pour laquelle il a fait tant de folies est l'être le plus
intéressant que j'aie rencontré. Schiassetti me disait: «Mais
croyez-vous que cette passion malheureuse ait été sans avantages pour
Salviati? D'abord, il éprouva le malheur d'argent le plus piquant qui se
puisse imaginer. Ce malheur, qui le réduisait à une fortune très
médiocre, après une jeunesse brillante, et qui l'eût outré de colère
dans toute autre circonstance, il ne s'en souvenait pas une fois tous
les quinze jours.

«Ensuite, ce qui est bien autrement important pour une tête de cette
portée, cette passion est le premier véritable cours de logique qu'il
ait jamais fait. Cela paraîtra singulier chez un homme qui a été à la
cour; mais cela s'explique par son extrême courage. Par exemple, il
passa sans sourciller la journée du ***, qui le jetait dans le néant; il
s'étonnait là, comme en Russie, de ne rien sentir d'extraordinaire; il
est de fait qu'il n'a jamais rien craint au point d'y penser deux jours.
Au lieu de cette insouciance, depuis deux ans, il cherchait à chaque
minute à avoir du courage; jusque-là il n'avait pas vu de danger.

«Quand, par suite de ses imprudences et de sa confiance dans les bonnes
interprétations[82], il se fut fait condamner à ne voir la femme qu'il
aimait que deux fois par mois, nous l'avons vu ivre de joie passer les
nuits à lui parler, parce qu'il en avait été reçu avec cette candeur
noble qu'il adorait en elle. Il tenait que Mme *** et lui avaient deux
âmes hors de pair et qui devaient s'entendre d'un regard. Il ne pouvait
comprendre qu'elle accordât la moindre attention aux petites
interprétations bourgeoises qui pouvaient le faire criminel. Le résultat
de cette belle confiance dans une femme entourée de ses ennemis fut de
se faire fermer sa porte.

  [82]

        Sotto l'usbergo del sentirsi pura.

    DANTE, _Inf._, XXVIII, 117.

--Avec Mme ***, lui disais-je, vous oubliez vos maximes, et qu'il ne
faut croire à la grandeur d'âme qu'à la dernière
extrémité.--Croyez-vous, répondait-il, qu'il y ait au monde un autre
coeur qui convienne mieux au sien?--Il est vrai, je paye cette manière
d'être passionnée qui me faisait voir Léonore en colère dans la ligne
d'horizon des rochers de Poligny par le malheur de toutes mes
entreprises dans la vie réelle, malheur qui provient du manque de
patiente industrie et d'imprudences produites par la force de
l'impression du moment.» On voit la nuance de folie.

Pour Salviati, la vie était divisée en périodes de quinze jours, qui
prenaient la couleur de la dernière entrevue qu'on lui avait accordée.
Mais je remarquai plusieurs fois que le bonheur qu'il devait à un
accueil qui lui semblait moins froid était bien inférieur en intensité
au malheur que lui donnait une réception sévère[83]. Mme *** manquait
quelquefois de franchise avec lui: voilà les deux seules objections que
je n'aie jamais osé lui faire. Outre ce que sa douleur avait de plus
intime et dont il eut la délicatesse de ne jamais parler, même à ses
amis les plus chers et les plus exempts d'envie, il voyait dans une
réception sévère de Léonore le triomphe des âmes prosaïques et
intrigantes sur les âmes franches et généreuses. Alors il désespérait de
la vertu et surtout de la gloire. Il ne se permettait de parler à ses
amis que des idées tristes à la vérité auxquelles le conduisait sa
passion, mais qui d'ailleurs pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux de
la philosophie. J'étais curieux d'observer cette âme bizarre;
ordinairement l'amour-passion se rencontre chez des gens un peu niais à
l'allemande[84]. Salviati, au contraire, était au nombre des hommes les
plus fermes et les plus spirituels que j'aie connus.

  [83] C'est une chose que j'ai souvent cru voir dans l'amour, que cette
    disposition à tirer plus de malheur des choses malheureuses que de
    bonheur des choses heureuses.

  [84] Don Carlos, Saint-Preux, l'Hippolyte et le Bajazet de Racine.

J'ai cru voir qu'après ces visites sévères, il n'était tranquille que
quand il s'était justifié les rigueurs de Léonore. Tant qu'il trouvait
qu'elle pouvait avoir eu tort de le maltraiter, il était malheureux. Je
n'aurais jamais cru l'amour si exempt de vanité.

Il nous faisait sans cesse l'éloge de l'amour. «Si un pouvoir surnaturel
me disait: Brisez le verre de cette montre, et Léonore sera pour vous ce
qu'elle était il y a trois ans, une amie indifférente, en vérité, je
crois que dans aucun moment de ma vie je n'aurais le courage de le
briser.» Je le voyais si fou en faisant ce raisonnement, que je n'eus
jamais le courage de lui présenter les objections précédentes.

Il ajoutait: «Comme la réformation de Luther, à la fin du moyen âge,
ébranlant la société jusque dans ses fondements, renouvela et
reconstitua le monde sur des bases raisonnables, ainsi un caractère
généreux est renouvelé et retrempé par l'amour.

«Ce n'est qu'alors qu'il dépouille tous les enfantillages de la vie;
sans cette révolution, il eût toujours eu je ne sais quoi d'empesé et de
théâtral. Ce n'est que depuis que j'aime que j'ai appris à avoir de la
grandeur dans le caractère, tant notre éducation d'école militaire est
ridicule.

«Quoique me conduisant bien, j'étais un enfant à la cour de Napoléon et
à Moscou. Je faisais mon devoir; mais j'ignorais cette simplicité
héroïque, fruit d'un sacrifice entier et de bonne foi. Il n'y a qu'un
an, par exemple, que mon coeur comprend la simplicité des Romains de
Tite-Live. Autrefois je les trouvais froids, comparés à nos brillants
colonels. Ce qu'ils faisaient pour leur Rome, je le trouve dans mon
coeur pour Léonore. Si j'avais le bonheur de pouvoir faire quelque chose
pour elle, mon premier désir serait de le cacher. La conduite des
Régulus, des Décius était une chose convenue d'avance et qui n'avait pas
le droit de les surprendre. J'étais petit avant d'aimer, précisément
parce que j'étais tenté quelquefois de me trouver grand; il y avait un
certain effort que je sentais et dont je m'applaudissais.

«Et, du côté des affections, que ne doit-on pas à l'amour? Après les
hasards de la première jeunesse, le coeur se ferme à la sympathie. La
mort ou l'absence éloigne-t-elle des compagnons de l'enfance, l'on est
réduit à passer la vie avec de froids associés, la demi-aune à la main,
toujours calculant des idées d'intérêt ou de vanité. Peu à peu, toute la
partie tendre et généreuse de l'âme devient stérile faute de culture, et
à moins de trente ans l'homme se trouve pétrifié à toutes les sensations
douces et tendres. Au milieu de ce désert aride, l'amour fait jaillir
une source de sentiments plus abondante et plus fraîche même que celle
de la première jeunesse. Il y avait alors une espérance vague, folle et
sans cesse distraite[85], jamais de dévouement pour rien, jamais de
désirs constants et profonds; l'âme, toujours légère, avait soif de
nouveauté et négligeait aujourd'hui ce qu'elle adorait hier. Et rien
n'est plus recueilli, plus mystérieux, plus éternellement un dans son
objet, que la cristallisation de l'amour. Alors les seules choses
agréables avaient droit de plaire et de plaire un instant, maintenant
tout ce qui a rapport à ce qu'on aime et même les objets les plus
indifférents touchent profondément. Arrivant dans une grande ville, à
cent milles de celle qu'habite Léonore, je me suis trouvé tout timide et
tremblant: à chaque détour de rue, je frémissais de rencontrer Alviza,
l'amie intime de Mme ***, et amie que je ne connais pas. Tout a pris
pour moi une teinte mystérieuse et sacrée, mon coeur palpitait en
parlant à un vieux savant. Je ne pouvais sans rougir entendre nommer la
porte près de laquelle habite l'amie de Léonore.

  [85] Mordaunt Merton, Ier vol. du _Pirate_.

«Même les rigueurs de la femme qu'on aime ont des grâces infinies, et
que l'on ne trouve pas dans les moments les plus flatteurs auprès des
autres femmes. C'est ainsi que les grandes ombres des tableaux du
Corrège, loin d'être, comme chez les autres peintres, des passages peu
agréables, mais nécessaires à faire valoir les clairs, et à donner du
relief aux figures, ont par elles-mêmes des grâces charmantes et qui
jettent dans une douce rêverie[86].

  [86] Puisque j'ai nommé le Corrège, je dirai qu'on trouve dans une
    tête d'ange ébauchée, à la tribune de la galerie de Florence, le
    regard de l'amour heureux; et à Parme, dans la Madone couronnée par
    Jésus, les yeux baissés de l'amour.

«Oui, la moitié et la plus belle moitié de la vie est cachée à l'homme
qui n'a pas aimé avec passion.»

Salviati avait besoin de toute la force de sa dialectique pour tenir
tête au sage Schiassetti, qui lui disait toujours: «Voulez-vous être
heureux, contentez-vous d'une vie exempte de peines, et chaque jour
d'une petite quantité de bonheur. Défendez-vous de la loterie des
grandes passions.--Donnez-moi donc votre curiosité,» répondait Salviati.

Je crois qu'il y avait bien des jours où il aurait voulu pouvoir suivre
les avis de notre sage colonel; il luttait un peu, il croyait réussir;
mais ce parti était absolument au-dessus de ses forces; et cependant
quelle force n'avait pas cette âme!

Un chapeau de satin blanc, ressemblant un peu à celui de Mme ***, qu'il
voyait de loin dans la rue, arrêtait le battement de son coeur, et le
forçait à s'appuyer contre le mur. Même dans ses plus tristes moments,
le bonheur de la rencontrer lui donnait toujours quelques heures
d'ivresse au-dessus de l'influence de tous les malheurs et de tous les
raisonnements[87]. Du reste, il est de fait qu'à sa mort[88], après deux
ans de cette passion généreuse et sans bornes, son caractère avait
contracté plusieurs nobles habitudes, et qu'à cet égard du moins il se
jugeait correctement: s'il eût vécu, et que les circonstances l'eussent
un peu servi, il eût fait parler de lui. Peut-être aussi qu'à force de
simplicité, son mérite eût passé invisible sur cette terre.

  [87]

                        Come what sorrow can,
        It cannot countervail the exchange of joy,
        That one short moment gives me in her sight.

    _Romeo and Juliet._

  [88] Peu de jours avant le dernier, il fit une petite ode qui a le
    mérite d'exprimer juste les sentiments dont il nous entretenait:

    L'ULTIMO DI

    ANACREONTICA

    A ELVIRA

        Vedi tu dove il rio
              Lambendo un mirto va,
              Là del riposo mio
              La pietra surgerà,
        Il passero amoroso.
              E il nobile usignuol
              Entro quel mirto ombroso
              Racoglieranno il vol.
        Vieni, diletta Elvira,
              A quella tomba vien,
              E sulla muta lira,
              Appoggia il bianco sen.
        Su quella bruna pietra,
              Le tortore verran,
              E intorno alla mia cetra,
              Il nido intrecieran.
        E ogni anno, il di che offendere
              M'osasti tu infedel,
              Farò la su discendere
              La folgore del ciel.
        Odi d'un uom che muore
              Odi l'estremo suon,
              Questo appassito fiore
              Ti lascio, Elvira, in don.
        Quanto prezioso ei sia
              Saper tu il devi appien;
              Il di che fosti mia,
              Te l'involai dal sen.
        Simbolo allor d'affetto,
              Or pegno di dolor,
              Torno a posarti in petto,
              Quest'appassito fior.
        E avrai nel cuor scolpito,
              Se crudo il cor non è,
              Come ti fu rapito,
              Come fu reso a te.

    S. RADAEL.

                        O lasso
    Quanti dolci pensier, quanto desio,
    Menò costui al doloroso passo!

    Biondo era, e bello, e di gentile aspetto;
    Ma l'un de' cigli un colpo avea diviso[89].

DANTE.

  [89] Pauvre malheureux! combien de doux pensers et quel désir constant
    le conduisirent à sa dernière heure. Sa figure était belle et douce,
    sa chevelure blonde, seulement une noble cicatrice venait couper un
    de ses sourcils.




CHAPITRE XXXII

De l'intimité.


Le plus grand bonheur que puisse donner l'amour, c'est le premier
serrement de main d'une femme qu'on aime.

Le bonheur de la galanterie, au contraire, est beaucoup plus réel, et
beaucoup plus sujet à la plaisanterie.

Dans l'amour-passion, l'intimité n'est pas tant le bonheur parfait que
le dernier pas pour y arriver.

Mais comment peindre le bonheur, s'il ne laisse pas de souvenirs?

Mortimer revenait tremblant d'un long voyage; il adorait Jenny; elle
n'avait pas répondu à ses lettres. En arrivant à Londres, il monte à
cheval et va la chercher à sa maison de campagne. Il arrive, elle se
promenait dans le parc; il y court, le coeur palpitant; il la rencontre,
elle lui tend la main, le reçoit avec trouble: il voit qu'il est aimé.
En parcourant avec elle les allées du parc, la robe de Jenny
s'embarrassa dans un buisson d'acacia épineux. Dans la suite, Mortimer
fut heureux, mais Jenny fut infidèle. Je lui soutiens que Jenny ne l'a
jamais aimé; il me cite comme preuve de son amour la manière dont elle
le reçut à son retour du continent, mais jamais il n'a pu me donner le
moindre détail. Seulement il tressaille visiblement dès qu'il voit un
buisson d'acacia: c'est réellement le seul souvenir distinct qu'il avait
conservé du moment le plus heureux de sa vie[90].

  [90] _Vie de Haydn._

Un homme sensible et franc, un ancien chevalier, me faisait confidence
ce soir (au fond de notre barque battue par un gros temps sur le lac de
Garde[91]) de l'histoire de ses amours, dont à mon tour je ne ferai pas
confidence au public, mais de laquelle je me crois en droit de conclure
que le moment de l'intimité est comme ces belles journées du mois de
mai, une époque délicate pour les plus belles fleurs, un moment qui peut
être fatal et flétrir en un instant les plus belles espérances.

  [91] 20 septembre 1811.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . [92].

  [92] A la première querelle, Mme Ivernetta donna son congé au pauvre
    Bariac. Bariac était véritablement amoureux, ce congé le désespéra;
    mais son ami Guillaume Balaon, dont nous écrivons la vie, lui fut
    d'un grand secours, et fit si bien qu'il apaisa la sévère Ivernetta.
    La paix se fit, et la réconciliation fut accompagnée de
    circonstances si délicieuses que Bariac jura à Balaon que le moment
    des premières faveurs qu'il avait obtenues de sa maîtresse n'avait
    pas été si doux que celui de ce voluptueux raccommodement. Ce
    discours tourna la tête à Balaon, il voulut éprouver ce plaisir que
    son ami venait de lui écrire, etc., etc. _Vie de quelques
    troubadours_, par Nivernois, t. I, p. 32.

On ne saurait trop louer le _naturel_. C'est la seule coquetterie
permise dans une chose aussi sérieuse que l'amour à la Werther, où l'on
ne sait pas où l'on va; et, en même temps, par un hasard heureux pour la
vertu, c'est la meilleure tactique. Sans s'en douter, un homme vraiment
touché dit des choses charmantes, il parle une langue qu'il ne sait pas.

Malheur à l'homme le moins du monde affecté! Même quand il aimerait,
même avec tout l'esprit possible, il perd les trois quarts de ses
avantages. Se laisse-t-on aller à l'instant à l'affection, une minute
après, l'on a un moment de sécheresse.

Tout l'art d'aimer se réduit, ce me semble, à dire exactement ce que le
degré d'ivresse du moment comporte, c'est-à-dire, en d'autres termes, à
écouter son âme. Il ne faut pas croire que cela soit si facile; un homme
qui aime vraiment, quand son amie lui dit des choses qui le rendent
heureux, n'a plus la force de parler.

Il perd ainsi les actions qu'auraient fait naître ses paroles[93], et il
vaut mieux se taire que de dire hors de temps des choses trop tendres;
ce qui était placé, il y a dix secondes, ne l'est plus du tout, et fait
tache en ce moment. Toutes les fois que je manquais à cette règle[94],
et que je disais une chose qui m'était venue trois minutes auparavant,
et que je trouvais jolie, Léonore ne manquait pas de me battre. Je me
disais ensuite, en sortant: Elle a raison: voilà de ces choses qui
doivent choquer extrêmement une femme délicate; c'est une indécence de
sentiment. Elles admettraient plutôt, comme les rhéteurs de mauvais
goût, un degré de faiblesse et de froideur. N'ayant à redouter au monde
que la fausseté de leur amant, la moindre petite insincérité de détail,
fût-elle la plus innocente du monde, les prive à l'instant de tout
bonheur et les jette dans la méfiance.

  [93] C'est ce genre de timidité qui est décisif, et qui prouve un
    amour-passion dans un homme d'esprit.

  [94] On rappelle que si l'auteur emploie quelquefois la tournure du
    _je_, c'est pour essayer de jeter quelque variété dans la forme de
    cet essai. Il n'a nullement la prétention d'entretenir ses lecteurs
    de ses propres sentiments. Il cherche à faire part avec le moins de
    monotonie qu'il lui soit possible de ce qu'il a observé chez autrui.

Les femmes honnêtes ont de l'éloignement pour la véhémence et l'imprévu,
qui sont cependant les caractères de la passion; outre que la véhémence
alarme la pudeur, elles se défendent.

Quand quelque mouvement de jalousie ou de déplaisir a mis du sang-froid,
on peut en général entreprendre des discours propres à faire naître
cette ivresse favorable à l'amour; et si, après les deux ou trois
premières phases d'exposition, l'on ne manque pas l'occasion de dire
exactement ce que l'âme suggère, on donnera des plaisirs vifs à ce qu'on
aime. L'erreur de la plupart des hommes, c'est qu'ils veulent arriver à
dire telle chose qu'ils trouvent jolie, spirituelle, touchante; au lieu
de détendre leur âme de l'empesé du monde, jusqu'à ce degré d'intimité
et de naturel d'exprimer naïvement ce qu'elle sent dans le moment. Si
l'on a ce courage, l'on recevra à l'instant sa récompense par une espèce
de raccommodement.

C'est cette récompense aussi rapide qu'involontaire des plaisirs que
l'on donne à ce qu'on aime, qui met cette passion si fort au-dessus des
autres.

S'il y a le naturel parfait, le bonheur de deux individus arrive à être
confondu[95]. A cause de la sympathie et de plusieurs autres lois de
notre nature, c'est tout simplement le plus grand bonheur qui puisse
exister.

  [95] A se placer exactement dans les mêmes actions.

Il n'est rien moins que facile de déterminer le sens de cette parole,
_naturel_, condition nécessaire du bonheur par l'amour.

On appelle _naturel_ ce qui ne s'écarte pas de la manière habituelle
d'agir. Il va sans dire qu'il ne faut jamais non seulement mentir à ce
qu'on aime, mais même embellir le moins du monde et altérer la pureté de
trait de la vérité. Car, si l'on embellit, l'attention est occupée à
embellir, et ne répond plus naïvement, comme la touche d'un piano, au
sentiment qui se montre dans ses yeux. Elle s'en aperçoit bientôt à je
ne sais quel froid qu'elle éprouve, et à son tour a recours à la
coquetterie. Ne serait-ce point ici la raison cachée qui fait qu'on ne
saurait aimer une femme d'un esprit trop inférieur! C'est qu'auprès
d'elle on peut feindre impunément, et comme feindre est plus commode, à
cause de l'habitude, on se livre au manque de naturel. Dès lors l'amour
n'est plus amour, il tombe à n'être qu'une affaire ordinaire: la seule
différence, c'est qu'au lieu d'argent on gagne du plaisir ou de la
vanité, ou un mélange des deux. Mais il est difficile de ne pas éprouver
une nuance de mépris pour une femme avec qui l'on peut impunément jouer
la comédie, et par conséquent il ne manque pour la planter là que de
rencontrer mieux à cet égard. L'habitude ou les serments peuvent
retenir; mais je parle du penchant du coeur, dont le naturel est de
voler au plus grand plaisir.

Revenant à ce mot _naturel_, naturel et habituel sont deux choses. Si
l'on prend ces mots dans le même sens, il est évident que plus on a de
sensibilité, plus il est difficile d'être _naturel_, car l'habitude a un
empire moins puissant sur la manière d'être et d'agir, et l'homme est
davantage à chaque circonstance. Toutes les pages de la vie d'un être
froid sont les mêmes; prenez-le aujourd'hui, prenez-le hier, c'est
toujours la même main de bois.

Un homme sensible, dès que son coeur est ému, ne trouve plus en soi de
traces d'habitude pour guider ses actions; et comment pourrait-il suivre
un chemin dont il n'a plus le sentiment?

Il sent le poids immense qui s'attache à chaque parole qu'il dit à ce
qu'il aime, il lui semble qu'un mot va décider de son sort. Comment
pourra-t-il ne pas chercher à bien dire? ou du moins comment n'aura-t-il
pas le sentiment qu'il dit bien? Dès lors il n'y a plus de candeur.
Donc, il ne faut pas prétendre à la candeur, cette qualité d'une âme qui
ne fait aucun retour sur elle-même. On est ce qu'on peut, mais on sent
ce qu'on est.

Je crois que nous voilà arrivés au dernier degré de naturel que le coeur
le plus délicat puisse prétendre en amour.

Un homme passionné ne peut qu'embrasser fortement, comme sa seule
ressource dans la tempête, le serment de ne jamais changer en rien la
vérité et de lire correctement dans son coeur; si la conversation est
vive et entrecoupée, il peut espérer de beaux moments de naturel,
autrement il ne sera parfaitement naturel que dans les heures où il
aimera un peu moins à la folie.

Auprès de ce qu'on aime, à peine le naturel reste-t-il dans les
_mouvements_, dont cependant les habitudes sont si profondément
enracinées dans les muscles. Quand je donnais le bras à Léonore, il me
semblait toujours être sur le point de tomber, et je pensais à bien
marcher. Tout ce qu'on peut, c'est de n'être jamais affecté
volontairement; il suffit d'être persuadé que le manque de naturel est
le plus grand désavantage possible, et peut aisément être la source des
plus grands malheurs. Le coeur de la femme que vous aimez n'entend plus
le vôtre, vous perdez ce mouvement nerveux et involontaire de la
franchise qui répond à la franchise. C'est perdre tous les moyens de la
toucher, j'ai presque dit de la séduire, ce n'est pas que je prétende
nier qu'une femme digne d'amour peut voir son destin dans cette jolie
devise du lierre, qui _meurt s'il ne s'attache_; c'est une loi de la
nature, mais c'est toujours un pas décisif pour le bonheur, que de faire
celui de l'homme qu'on aime. Il me semble qu'une femme raisonnable ne
doit tout accorder à son amant que quand elle ne peut plus se défendre,
et le plus léger soupçon sur la sincérité de votre coeur lui rend
sur-le-champ un peu de force, assez du moins pour retarder encore d'un
jour sa défaite[96].

  [96] Hæc autem ad acerbam rei memoriam, amara quadam dulcedine,
    scribere visum est... ut cogitem nihil esse debere quod amplius mihi
    placeat in hac vita.

    PETRARCA, Ed. Marsand.

    15 janvier 1819.

Est-il besoin d'ajouter que, pour rendre tout ceci le comble du
ridicule, il suffit de l'appliquer à l'amour-goût?




CHAPITRE XXXIII


Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de tous les
instants, voilà ce qui fait la vie de l'amour heureux. Comme la crainte
ne l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer. Le
caractère de ce bonheur, c'est l'extrême sérieux.




CHAPITRE XXXIV

Des confidences.


Il n'y a pas au monde d'insolence plus vite punie que celle qui vous
fait confier à un ami intime un amour-passion. Il sait, si ce que vous
dites est vrai, que vous avez des plaisirs mille fois au-dessus des
siens, et qui vous font mépriser les siens.

C'est bien pis encore entre femmes, la fortune de leur vie étant
d'inspirer une passion, et d'ordinaire, la confidente aussi ayant exposé
son amabilité aux regards de l'amant.

D'un autre côté, pour l'être dévoré de cette fièvre, il n'est pas au
monde de besoin moral plus impérieux que celui d'un ami devant qui l'on
puisse raisonner sur les doutes affreux qui s'emparent de l'âme à chaque
instant, car dans cette passion terrible, _toujours une chose imaginée
est une chose existante_.

«Un grand défaut du caractère de Salviati, écrivait-il en 1817, en cela
bien opposé à celui de Napoléon, c'est que, lorsque dans la discussion
des intérêts d'une passion quelque chose vient à être moralement
démontré, il ne peut prendre sur lui de partir de cette base comme d'un
fait à jamais établi; et malgré lui, et à son grand malheur, il le remet
sans cesse en discussion.» C'est qu'il est aisé d'avoir du courage dans
l'ambition. La cristallisation qui n'est pas subjuguée par le désir de
la chose à obtenir s'emploie à fortifier le courage; en amour, elle est
toute au service de l'objet contre lequel on doit avoir du courage.

Une femme peut trouver une amie perfide, elle peut trouver aussi une
amie ennuyée.

Une princesse de trente-cinq ans[97], ennuyée et poursuivie par le
besoin d'agir, d'intriguer, etc., etc., mécontente de la tiédeur de son
amant, et cependant ne pouvant espérer de faire naître un autre amour,
ne sachant que faire de l'activité qui la dévore, et n'ayant d'autre
distraction que des accès d'humeur noire, peut fort bien trouver une
occupation, c'est-à-dire un plaisir, et un but dans la vie, à rendre
malheureuse une vraie passion, passion qu'on a l'insolence de sentir
pour une autre qu'elle, tandis que son amant s'endort à ses côtés.

  [97] Venise, 1819.

C'est le seul cas où la _haine_ produise bonheur; c'est qu'elle procure
occupation et travail.

Dans les premiers instants, le plaisir de faire quelque chose, dès que
l'entreprise est soupçonnée de la société, la _pique_ de réussir donne
du charme à cette occupation. La jalousie pour l'amie prend le masque de
la haine pour l'amant; autrement comment pourrait-on haïr à la fureur un
homme qu'on n'a jamais vu? On n'a garde de s'avouer l'envie, car il
faudrait d'abord s'avouer le mérite, et l'on a des flatteurs qui ne se
soutiennent à la cour qu'en donnant des ridicules à la bonne amie.

La confidente perfide, tout en se permettant des actions de la dernière
noirceur, peut fort bien se croire uniquement animée par le désir de ne
pas perdre une amitié précieuse. La femme ennuyée se dit que l'amitié
même languit dans un coeur dévoré par l'amour et ses anxiétés mortelles;
à côté de l'amour l'amitié ne peut se soutenir que par les confidences;
or, quoi de plus odieux pour l'envie que de telles confidences?

Les seules qui soient bien reçues entre femmes sont celles qu'accompagne
la franchise de ce raisonnement: Ma chère amie, dans la guerre aussi
absurde qu'implacable que nous font les préjugés mis en vogue par nos
tyrans, servez-moi aujourd'hui, demain ce sera mon tour[98].

  [98] Mémoires de Mme d'Épinay, Geliotte.

    Prague, Klagenfurth, toute la Moravie, etc., etc. Les femmes y sont
    fort spirituelles, et les hommes de grands chasseurs. L'amitié y est
    fort commune entre femmes. Le beau temps du pays est l'hiver: on
    fait successivement des parties de chasse de quinze à vingt jours
    chez les grands seigneurs de la province. Un des plus spirituels me
    disait un jour que Charles-Quint avait régné légitimement sur toute
    l'Italie, et que, par conséquent, c'était bien en vain que les
    Italiens voudraient se révolter. La femme de ce brave homme lisait
    les lettres de Mlle de Lespinasse.

    Znaym, 1816.

Avant cette exception il y a celle de la véritable amitié née dans
l'enfance et non gâtée depuis par aucune jalousie. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les confidences d'amour-passion ne sont bien reçues qu'entre écoliers
amoureux de l'amour, et entre jeunes filles dévorées par la curiosité,
par la tendresse à employer, et peut-être entraînées déjà par
l'instinct[99] qui leur dit que c'est là la grande affaire de leur vie,
et qu'elles ne sauraient trop tôt s'en occuper.

  [99] Grande question. Il me semble qu'outre l'éducation qui commence à
    huit ou dix mois, il y a un peu d'instinct.

Tout le monde a vu des petites filles de trois ans s'acquitter fort bien
des devoirs de la galanterie.

L'amour-goût s'enflamme et l'amour-passion se refroidit par les
confidences.

Outre les dangers, il y a la difficulté des confidences. En
amour-passion, ce qu'on ne peut pas exprimer (parce que la langue est
trop grossière pour atteindre à ces nuances) n'en existe pas moins pour
cela; seulement, comme ce sont des choses très fines, on est plus sujet
à se tromper en les observant.

Et un observateur très ému observe mal; il est injuste envers le hasard.

Ce qu'il y a peut-être de plus sage, c'est de se faire soi-même son
propre confident. Écrivez ce soir, sous des noms empruntés, mais avec
tous les détails caractéristiques, le dialogue que vous venez d'avoir
avec votre amie et la difficulté qui vous trouble. Dans huit jours, si
vous avez l'amour-passion, vous serez un autre homme: et alors, lisant
votre consultation, vous pourrez vous donner un bon avis.

Entre hommes, dès qu'on est plus de deux et que l'envie peut paraître,
la politesse oblige à ne parler que d'amour physique: voyez la fin des
dîners d'hommes. Ce sont les sonnets de Baffo[100] que l'on récite et
qui font un plaisir infini, parce que chacun prend au pied de la lettre
les louanges et les transports de son voisin, qui bien souvent ne veut
que paraître gai ou poli. Les charmantes tendresses de Pétrarque ou les
madrigaux français seraient déplacés.

  [100] Le dialecte vénitien a des descriptions de l'amour physique
    d'une vivacité qui laisse à mille lieues Horace, Properce, la
    Fontaine et tous les poètes. M. Burati, de Venise, est en ce moment
    le premier poète satirique de notre triste Europe. Il excelle
    surtout dans la description du physique grotesque de ses héros,
    aussi le met-on souvent en prison. Voir l'_Elefantéide_, l'_Uomo_,
    la _Strefeide_.




CHAPITRE XXXV

De la jalousie.


Quand on aime, à chaque nouvel objet qui frappe les yeux ou la mémoire,
serré dans une tribune et attentif à écouter une discussion des chambres
ou allant au galop relever une grand'garde sous le feu de l'ennemi,
toujours l'on ajoute une nouvelle perfection à l'idée qu'on a de sa
maîtresse, ou l'on découvre un nouveau moyen, qui d'abord semble
excellent, de s'en faire aimer davantage.

Chaque pas de l'imagination est payé par un moment de délices. Il n'est
pas étonnant qu'une telle manière d'être soit attachante.

A l'instant où naît la jalousie, la même habitude de l'âme reste, mais
pour produire un effet contraire. Chaque perfection que vous ajoutez à
la couronne de l'objet que vous aimez, et qui peut-être en aime un
autre, loin de vous procurer une jouissance céleste, vous retourne un
poignard dans le coeur. Une voix vous crie: Ce plaisir si charmant,
c'est ton rival qui en jouira[101].

  [101] Voilà une folie de l'amour; cette perfection que vous voyez n'en
    est pas une pour lui.

Et les objets qui vous frappent, sans produire ce premier effet, au lieu
de vous montrer comme autrefois un nouveau moyen de vous faire aimer,
vous font voir un nouvel avantage du rival.

Vous rencontrez une jolie femme galopant dans le parc[102], et le rival
est fameux par ses beaux chevaux, qui lui font faire dix mille en
cinquante minutes.

  [102] Montagnola, 13 avril 1819.

Dans cet état la fureur naît facilement; l'on ne se rappelle plus qu'en
amour _posséder n'est rien, c'est jouir qui fait tout_; l'on s'exagère
le bonheur du rival, l'on s'exagère l'insolence que lui donne ce
bonheur, et l'on arrive au comble des tourments, c'est-à-dire à
l'extrême malheur, empoisonné encore d'un reste d'espérance.

Le seul remède est peut-être d'observer de très près le bonheur du
rival. Souvent vous le verrez s'endormir paisiblement dans le salon où
se trouve cette femme, qui, à chaque chapeau qui ressemble au sien et
que vous voyez de loin dans la rue, arrête le battement de votre coeur.

Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre jalousie. Vous
aurez peut-être l'avantage de lui apprendre le prix de la femme qui le
préfère à vous, et il vous devra l'amour qu'il prendra pour elle.

A l'égard du rival, il n'y a pas de milieu: il faut ou plaisanter avec
lui de la manière la plus dégagée qu'il se pourra, ou lui faire peur.

La jalousie étant le plus grand de tous les maux, on trouvera qu'exposer
sa vie est une diversion agréable. Car alors nos rêveries ne sont pas
toutes empoisonnées et tournant au noir (par le mécanisme exposé
ci-dessus); l'on peut se figurer quelquefois qu'on tue ce rival.

D'après ce principe, qu'on ne doit jamais envoyer des forces à l'ennemi,
il faut cacher votre amour au rival, et, sous un prétexte de vanité et
le plus éloigné possible de l'amour, lui dire en grand secret, avec
toute la politesse possible, et de l'air le plus calme et le plus
simple: «Monsieur, je ne sais pourquoi le public s'avise de me donner la
petite une telle; on a même la bonté de croire que j'en suis amoureux;
si vous la voulez, vous, je vous la céderais de grand coeur, si
malheureusement je ne m'exposais à jouer un rôle ridicule. Dans six
mois, prenez-la tant qu'il vous plaira; mais aujourd'hui l'honneur qu'on
attache, je ne sais pourquoi, à ces choses-là, m'oblige de vous dire, à
mon grand regret, que, si par hasard vous n'avez pas la justice
d'attendre que votre tour soit venu, il faut que l'un de nous meure.»

Votre rival est très probablement un homme non passionné, et peut-être
un homme très prudent, qui, une fois qu'il sera convaincu de votre
résolution, s'empressera de vous céder la femme en question, pour peu
qu'il puisse trouver quelque prétexte honnête. C'est pour cela qu'il
faut mettre de la gaieté dans votre déclaration, et couvrir toute la
démarche du plus profond secret.

Ce qui rend la douleur de la jalousie si aiguë, c'est que la vanité ne
peut aider à la supporter, et par la méthode dont je parle, votre vanité
a une pâture. Vous pouvez vous estimer comme brave, si vous êtes réduit
à vous mépriser comme aimable.

Si l'on aime mieux ne pas prendre les choses au tragique, il faut
partir, et aller à quarante lieues de là, entretenir une danseuse dont
les charmes auront l'air de vous arrêter comme vous passiez.

Pour peu que le rival ait l'âme commune, il vous croira consolé.

Très souvent le meilleur parti est d'attendre sans sourciller que le
rival _s'use_ auprès de l'objet aimé, par ses propres sottises. Car, à
moins d'une grande passion, prise peu à peu et dans la première
jeunesse, une femme d'esprit n'aime pas longtemps un homme commun[103].
Dans le cas de la jalousie après l'intimité, il faut encore de
l'indifférence apparente et de l'inconstance réelle, car beaucoup de
femmes, offensées par un amant qu'elles aiment encore, s'attachent à
l'homme pour lequel il montre de la jalousie, et le jeu devient une
réalité[104].

  [103] La princesse de Tarente, nouvelle de Scarron.

  [104] Comme dans le _Curieux impertinent_, nouvelle de Cervantès.

Je suis entré dans quelques détails, parce que, dans ces moments de
jalousie, on perd la tête le plus souvent; des conseils écrits depuis
longtemps fort bien, et, l'essentiel étant de feindre du calme, il est à
propos de prendre le ton dans un écrit philosophique.

Comme l'on n'a de pouvoir sur vous qu'en vous ôtant ou vous faisant
espérer des choses dont la seule passion fait tout le prix, si vous
parvenez à vous faire croire indifférent, tout à coup vos adversaires
n'ont plus d'armes.

Si l'on n'a aucune action à faire, et que l'on puisse s'amuser à
chercher du soulagement, on trouvera quelque plaisir à lire _Othello_;
il fera douter des apparences les plus concluantes. On arrêtera les yeux
avec délices sur ces paroles.

                      Trifles light as air
    Seem to the jealous confirmations strong
    As proofs from holy writ.

_Othello_, acte III[105].

  [105] Des bagatelles légères comme l'air semblent à un jaloux des
    preuves aussi fortes que celles qu'on puise dans les promesses du
    saint Évangile.

J'ai éprouvé que la vue d'une belle mer est consolante.

  «The morning which had arisen calm and bright, gave a pleasant effect
  to the waste mountain view which was seen from the castle on looking
  to the landward and the glorious Ocean crisped with a thousand
  rippling waves of silver, extended on the other side in awful yet
  complacent majesty to the verge of the horizon. With such scenes of
  calm sublimity, the human heart sympathizes even in his most disturbed
  moods, and deeds of honour and virtue are inspired by their majestic
  influence.»

  (_The Bride of Lammermoor_, I, 193).

Je trouve écrit par Salviati: «_20 juillet 1818_.--J'applique souvent et
déraisonnablement, je crois, à la vie tout entière le sentiment qu'un
ambitieux ou un bon citoyen éprouve durant une bataille, s'il se trouve
employé à garder le parc de réserve, ou dans tout autre poste sans péril
et sans action. J'aurais eu du regret à quarante ans d'avoir passé l'âge
d'aimer sans passion profonde. J'aurais eu ce déplaisir amer et qui
rabaisse, de m'apercevoir trop tard que j'avais eu la duperie de laisser
passer la vie sans vivre.

«J'ai passé hier trois heures avec la femme que j'aime, et avec un rival
qu'elle veut me faire croire bien traité. Sans doute il y a eu des
moments d'amertume en observant ses beaux yeux fixés sur lui, et, en
sortant de chez elle, des transports vifs de l'extrême malheur à
l'espérance. Mais que de choses neuves! que de pensées vives! que de
raisonnements rapides! et malgré le bonheur apparent du rival, avec quel
orgueil et quelles délices mon amour se sentait au-dessus du sien! Je me
disais: Ces joues-là pâliraient de la plus vile peur au moindre des
sacrifices que mon amour ferait en se jouant, que dis-je, avec bonheur;
par exemple, mettre la main au chapeau pour tirer l'un de ces deux
billets: _être aimé d'elle_, l'autre _mourir à l'instant_; et ce
sentiment est de si plain-pied chez moi, qu'il ne m'empêchait point
d'être aimable à la conversation.

«Si l'on m'eût conté cela il y a deux ans, je me serais moqué.»

Je lis dans le voyage des capitaines Lewis et Clarke, fait aux sources
du Missouri en 1806, page 215.

«Les _Ricaras_ sont pauvres, mais bons et généreux; nous vécûmes assez
longtemps dans trois de leurs villages. Leurs femmes sont plus belles
que celles de toutes les autres peuplades que nous avons rencontrées;
elles sont aussi très disposées à ne pas faire languir leurs amants.
Nous trouvâmes un nouvel exemple de cette vérité, qu'il suffit de courir
le monde pour voir que tout est variable. Parmi les _Ricaras_, c'est un
grand sujet d'offense, si, sans le consentement de son mari ou de son
frère, une femme accorde ses faveurs. Mais, du reste, les frères et les
maris sont très contents d'avoir l'occasion de faire cette petite
politesse à leurs amis.

«Nous avions un nègre parmi nos gens; il fit beaucoup de sensation chez
un peuple qui, pour la première fois, voyait un homme de cette couleur.
Il fut bientôt le favori du beau sexe, et, au lieu d'en être jaloux,
nous voyions les maris enchantés de le voir arriver chez eux. Ce qu'il y
a de plaisant, c'est que dans l'intérieur de huttes aussi exiguës, tout
se voit[106].»

  [106] On devrait établir à Philadelphie une académie qui s'occuperait
    de recueillir des matériaux pour l'étude de l'homme dans l'état
    sauvage, et ne pas attendre que ces peuplades curieuses soient
    anéanties.

    Je sais bien que de telles académies existent; mais apparemment avec
    des règlements dignes de nos académies d'Europe (Mémoire et
    discussion sur le Zodiaque de Dendérah à l'Académie des sciences de
    Paris, en 1281). Je vois que l'académie de Massachusetts, je crois,
    charge prudemment un membre du clergé (M. Jarvis) de faire un
    rapport sur la religion des sauvages. Le prêtre ne manque pas de
    réfuter de toutes ses forces un Français impie nommé Volney. Suivant
    le prêtre, les sauvages ont les idées les plus exactes et les plus
    nobles de la Divinité, etc. S'il habitait l'Angleterre, un tel
    rapport vaudrait au digne académicien un _preferment_ de trois ou
    quatre cents louis, et la protection de tous les nobles lords du
    canton. Mais en Amérique! Au reste, le ridicule de cette académie me
    rappelle que les libres Américains attachent le plus grand prix à
    voir de belles armoiries peintes aux panneaux de leurs voitures; ce
    qui les afflige, c'est que par le peu d'instruction de leurs
    peintres de carrosse, il y a souvent des fautes de blason.




CHAPITRE XXXVI

Suite de la jalousie.


Quant à la femme soupçonnée d'inconstance.

Elle vous quitte, parce que vous avez découragé la cristallisation, et
vous avez peut-être dans son coeur l'appui de l'habitude.

Elle vous quitte, parce qu'elle est trop sûre de vous. Vous avez tué la
crainte, et les petits doutes de l'amour heureux ne peuvent plus naître;
inquiétez-la, et surtout gardez-vous de l'absurdité des protestations.

Dans le long temps que vous avez vécu auprès d'elle, vous aurez sans
doute découvert quelle est la femme de la ville ou de la société qu'elle
jalouse et qu'elle craint le plus. Faites la cour à cette femme; mais,
bien loin d'afficher votre cour, cherchez à la cacher, et cherchez-le de
bonne foi; fiez-vous-en aux yeux de la haine pour tout voir et tout
sentir. Le profond éloignement que vous éprouverez pendant plusieurs
mois pour toutes les femmes[107] doit vous rendre cela facile. Rappelez
vous que, dans la position où vous êtes, on gâte tout par l'apparence de
la passion: voyez peu la femme aimée, et buvez du Champagne en bonne
compagnie.

  [107] On compare la branche d'arbre garnie de diamants à la branche
    d'arbre effeuillée, et les contrastes rendent les souvenirs plus
    vifs.

Pour juger de l'amour de votre maîtresse, rappelez-vous:

1º Que plus il entre de plaisir physique dans la base d'un amour, dans
ce qui autrefois détermina l'intimité, plus il est sujet à l'inconstance
et surtout à l'infidélité. Cela s'applique surtout aux amours dont la
cristallisation a été favorisée par le fort de la jeunesse, à seize ans.

2º L'amour de deux personnes qui s'aiment n'est presque jamais le
même[108]. L'amour-passion a ses phases durant lesquelles, et tour à
tour, l'un des deux aime davantage. Souvent la simple galanterie ou
l'amour de vanité répond à l'amour-passion, et c'est plutôt la femme qui
aime avec transport. Quel que soit l'amour senti par l'un des deux
amants, dès qu'il est jaloux, il exige que l'autre remplisse les
conditions de l'amour-passion; la vanité simule en lui tous les besoins
d'un coeur tendre.

  [108] Exemple, l'amour d'Alfieri pour cette grande dame anglaise
    (milady Ligonier), qui faisait aussi l'amour avec son laquais, et
    qui signait plaisamment _Pénélope_. Vita, 2.

Enfin, rien n'ennuie l'amour-goût comme l'amour-passion dans son
partner.

Souvent un homme d'esprit, en faisant la cour à une femme, n'a fait que
la faire penser à l'amour et attendrir son âme. Elle reçoit bien cet
homme d'esprit qui lui donne ce plaisir. Il prend des espérances.

Un beau jour cette femme rencontre l'homme qui lui fait sentir ce que
l'autre a décrit.

Je ne sais quels sont les effets de la jalousie d'un homme sur le coeur
de la femme qu'il aime. De la part d'un amoureux qui ennuie, la jalousie
doit inspirer un souverain dégoût qui va même jusqu'à la haine, si le
jalousé est plus aimable que le jaloux, car l'on ne veut de la jalousie
que de ceux dont on pourrait être jalouse, disait Mme de Coulanges.

Si l'on aime le jaloux et qu'il n'ait pas de droits, la jalousie peut
choquer cet orgueil féminin si difficile à ménager et à reconnaître. La
jalousie peut plaire aux femmes qui ont de la fierté, comme une manière
nouvelle de leur montrer leur pouvoir.

La jalousie peut plaire comme une manière nouvelle de prouver l'amour.
La jalousie peut choquer la pudeur d'une femme ultra-délicate.

La jalousie peut plaire comme montrant la bravoure de l'amant, _ferrum
est quod amant_. Notez bien que c'est la bravoure qu'on aime, et non pas
le courage à la Turenne, qui peut fort bien s'allier avec un coeur
froid.

Une des conséquences du principe de la cristallisation, c'est qu'une
femme ne doit jamais dire _oui_ à l'amant qu'elle a trompé si elle veut
jamais faire quelque chose de cet homme.

Tel est le plaisir de continuer à jouir de cette image parfaite que nous
nous sommes formée de l'objet qui nous engage, que jusqu'à ce _oui_
fatal,

    L'on va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
    Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir.

ANDRÉ CHÉNIER.

On connaît en France l'anecdote de Mlle de Sommery, qui, surprise en
flagrant délit par son amant, lui nie le fait hardiment, et comme
l'autre se récrie: «Ah! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m'aimez
plus; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis.»

Se réconcilier avec une maîtresse adorée qui vous a fait une infidélité,
c'est se donner à défaire à coups de poignard une cristallisation sans
cesse renaissante. Il faut que l'amour meure, et votre coeur sentira
avec d'affreux déchirements tous les pas de son agonie. C'est une des
combinaisons les plus malheureuses de cette passion et de la vie: il
faudrait avoir la force de ne se réconcilier que comme ami.




CHAPITRE XXXVII

Roxane.


Quant à la jalousie chez les femmes, elles sont méfiantes, elles
risquent infiniment plus que nous, elles ont plus sacrifié à l'amour,
elles ont beaucoup moins de moyens de distraction, elles en ont beaucoup
moins surtout de vérifier les actions de leur amant. Une femme se sent
avilie par la jalousie; elle se croit la risée de son amant, et qu'il se
moque surtout de ses plus tendres transports; elle doit pencher à la
cruauté, et cependant elle ne peut tuer légalement sa rivale.

Chez les femmes, la jalousie doit donc être un mal encore plus
abominable, s'il se peut, que chez les hommes. C'est tout ce que le
coeur humain peut supporter de rage impuissante et de mépris de
soi-même[109] sans se briser.

  [109] Ce mépris est une des grandes causes du suicide; on se tue pour
    se faire réparation d'honneur.

Je ne connais d'autre remède à un mal si cruel que la mort de qui
l'inspire ou de qui l'éprouve. On peut voir la jalousie française dans
l'histoire de Mme de la Pommeraie de _Jacques le Fataliste_.

La Rochefoucauld dit: «On a honte d'avouer qu'on a de la jalousie, et
l'on se fait honneur d'en avoir eu et d'être capable d'en avoir[110].»
Les pauvres femmes n'osent pas même avouer qu'elles ont éprouvé ce
supplice cruel, tant il leur donne de ridicule. Une plaie si douloureuse
ne doit jamais se cicatriser entièrement.

  [110] Pensée 495. On aura reconnu, sans que je l'aie marqué à chaque
    fois, plusieurs autres pensées d'écrivains célèbres. C'est de
    l'histoire que je cherche à écrire et de telles pensées sont des
    faits.

Si la froide raison pouvait s'exposer au feu de l'imagination avec
l'ombre de l'apparence du succès, je dirais aux pauvres femmes
malheureuses par jalousie: «Il y a une grande distance entre
l'infidélité chez les hommes et chez vous. Chez vous cette action est en
partie _action directe_, en partie _signe_. Par l'effet de notre
éducation d'école militaire, elle n'est signe de rien chez l'homme. Par
l'effet de la pudeur, elle est au contraire le plus décisif de tous les
signes de dévouement chez la femme. Une mauvaise habitude en fait comme
une nécessité aux hommes. Durant toute la première jeunesse, l'exemple
de ce qu'on appelle les _grands_ au collège fait que nous mettons toute
notre vanité, toute la preuve de notre mérite dans le nombre des succès
de ce genre. Votre éducation, à vous, agit dans le sens inverse.»

Quant à la valeur d'une action comme _signe_:--dans un mouvement de
colère je renverse une table sur le pied de mon voisin; cela lui fait un
mal du diable, mais peut fort bien s'arranger,--ou bien je fais le geste
de lui donner un soufflet.

La différence de l'infidélité dans les deux sexes est si réelle, qu'une
femme passionnée peut pardonner une infidélité, ce qui est impossible à
un homme.

Voici une expérience décisive pour faire la différence de
l'amour-passion et de l'amour _par pique_; chez les femmes, l'infidélité
tue presque l'un et redouble l'autre.

Les femmes fières dissimulent leur jalousie par orgueil. Elles passent
de longues soirées silencieuses et froides avec cet homme qu'elles
adorent, qu'elles tremblent de perdre, et aux yeux duquel elles se
voient peu aimables. Ce doit être un des plus grands supplices
possibles, c'est aussi une des sources les plus fécondes de malheur en
amour. Pour guérir ces femmes, si dignes de tout notre respect, il faut
dans l'homme quelque démarche bizarre et forte, et surtout qu'il n'ait
pas l'air de voir ce qui se passe: par exemple, un grand voyage avec
elles entrepris en vingt-quatre heures.




CHAPITRE XXXVIII

De la pique[111] d'amour-propre.

  [111] Je sais que ce mot n'est pas trop français en ce sens, mais je
    ne trouve pas à le remplacer.

    En italien _puntiglio_, en anglais _pique_.


La pique est un mouvement de la vanité: je ne veux pas que mon
antagoniste l'emporte sur moi, et _je prends cet antagoniste lui-même
pour juge de mon mérite_. Je veux faire effet sur son coeur. C'est pour
cela qu'on va beaucoup au delà de ce qui est raisonnable.

Quelquefois, pour justifier sa propre extravagance, l'on en vient au
point de se dire que ce compétiteur a la prétention de nous faire sa
dupe.

La _pique_, étant une _maladie de l'honneur_, est beaucoup plus
fréquente dans les monarchies, et ne doit se montrer que bien plus
rarement dans les pays où règne l'habitude d'apprécier les actions par
leur degré d'utilité, aux États-Unis d'Amérique, par exemple.

Tout homme, et un Français plus qu'un autre, abhorre d'être pris pour
dupe; cependant la légèreté de l'ancien caractère monarchique
français[112] empêchait la _pique_ de faire de grands ravages autre part
que dans la galanterie ou l'amour-goût. La pique ne produisait des
noirceurs remarquables que dans les monarchies où, par le climat, le
caractère est plus sombre (le Portugal, le Piémont).

  [112] Les trois quarts des grands seigneurs français, vers 1778,
    auraient été dans le cas d'être r de j, dans un pays où les lois
    auraient été exécutées sans acception de personnes.

Les provinciaux, en France, se font un modèle ridicule de ce que doit
être dans le monde la considération d'un galant homme, et puis ils se
mettent à l'affût, et sont là toute leur vie à observer si personne ne
saute le fossé. Ainsi, plus de naturel, ils sont toujours piqués, et
cette manie donne du ridicule même à leur amour. C'est, après l'envie,
ce qui rend le plus insoutenable le séjour des petites villes, et c'est
ce qu'il faut se dire lorsqu'on admire la situation pittoresque de
quelqu'une d'elles. Les émotions les plus généreuses et les plus nobles
sont paralysées par le contact de ce qu'il y a de plus bas dans les
produits de la civilisation. Pour achever de se rendre affreux, ces
bourgeois ne parlent que de la corruption des grandes villes[113].

  [113] Comme ils se font la police les uns sur les autres, par envie,
    pour ce qui regarde l'amour, il y a moins d'amour en province et
    plus de libertinage. L'Italie est plus heureuse.

La pique ne peut pas exister dans l'amour-passion, elle est de l'orgueil
féminin: «Si je me laisse malmener par mon amant, il me méprisera et ne
pourra plus m'aimer»; ou elle est la jalousie avec toutes ses fureurs.

La jalousie veut la mort de l'objet qu'elle craint. L'homme piqué est
bien loin de là, il veut que son ennemi vive et surtout soit témoin de
son triomphe.

L'homme piqué verrait avec peine son rival renoncer à la concurrence,
car cet homme peut avoir l'insolence de se dire au fond du coeur: si
j'eusse continué à m'occuper de cet objet, je l'eusse emporté sur lui.

Dans la _pique_, on n'est nullement occupé du but apparent, il ne s'agit
que de la victoire. C'est ce que l'on voit bien dans les amours des
filles de l'Opéra; si vous éloignez la rivale, la prétendue passion, qui
allait jusqu'à se jeter par la fenêtre, tombe à l'instant.

L'amour par pique passe en un moment, au contraire de l'amour-passion.
Il suffit que, par une démarche irréfragable, l'antagoniste avoue
renoncer à la lutte. J'hésite cependant à avancer cette maxime, je n'en
ai qu'un exemple et qui me laisse des doutes. Voici le fait, le lecteur
jugera. Dona Diana est une jeune personne de vingt-trois ans, fille d'un
des plus riches et des plus fiers bourgeois de Séville. Elle est belle,
sans doute, mais d'une beauté marquée, et on lui accorde infiniment
d'esprit et encore plus d'orgueil. Elle aimait passionnément, du moins
en apparence, un jeune officier dont sa famille ne voulait pas.
L'officier part pour l'Amérique avec Morillo; ils s'écrivaient sans
cesse. Un jour, chez la mère de Dona Diana, au milieu de beaucoup de
monde, un sot annonce la mort de cet aimable jeune homme. Tous les yeux
se tournent sur elle, elle ne dit que ces mots: _C'est dommage, si
jeune!_ Nous avions justement lu, ce jour-là, une pièce du vieux
Massinger, qui se termine d'une manière tragique, mais dans laquelle
l'héroïne prend avec cette tranquillité apparente la mort de son amant.
Je voyais la mère frémir, malgré son orgueil et sa haine; le père sortit
pour cacher sa joie. Au milieu de tout cela et des spectateurs interdits
et faisant des yeux au sot narrateur, Dona Diana, la seule tranquille,
continua la conversation comme si de rien n'était. Sa mère effrayée la
fit observer par sa femme de chambre, il ne parut rien de changé dans sa
manière d'être.

Deux ans après, un jeune homme très beau lui fait la cour. Encore cette
fois, et toujours par la même raison, parce que le prétendant n'était
pas noble, les parents de Dona Diana s'opposent violemment à ce mariage;
elle déclare qu'il se fera. Il s'établit une pique d'amour-propre entre
la jeune fille et son père. On interdit au jeune homme l'entrée de la
maison. On ne conduit plus Dona Diana à la campagne et presque plus à
l'église; on lui ôte avec un soin recherché tous les moyens possibles de
rencontrer son amant. Lui se déguise et la voit en secret à de longs
intervalles. Elle s'obstine de plus en plus et refuse les partis les
plus brillants, même un titre et un grand établissement à la cour de
Ferdinand VII. Toute la ville parle des malheurs de ces deux amants et
de leur constance héroïque. Enfin, la majorité de Dona Diana approche;
elle fait entendre à son père qu'elle va jouir du droit de disposer
d'elle-même. La famille, forcée dans ses derniers retranchements,
commence les négociations du mariage; quand il est à moitié conclu, dans
une réunion officielle des deux familles, après six années de constance,
le jeune homme refuse Dona Diana[114].

  [114] Il y a chaque année plusieurs exemples de femmes abandonnées
    aussi vilainement, et je pardonne la défiance aux femmes
    honnêtes.--Mirabeau, _Lettres à Sophie_. L'opinion est sans force
    dans les pays despotiques, il n'y a de réel que l'amitié du pacha.

Un quart d'heure après il n'y paraissait plus. Elle était consolée;
aimait-elle par pique? ou est-ce une grande âme qui dédaigne de se
donner, avec sa douleur, en spectacle au monde?

Souvent l'amour-passion ne peut arriver, dirai-je au bonheur, qu'en
faisant naître une _pique_ d'amour-propre; alors il obtient en apparence
tout ce qu'il saurait désirer, ses plaintes seraient ridicules et
paraîtraient insensées; il ne peut pas faire confidence de son malheur,
et cependant ce malheur, il le touche et le vérifie sans cesse; ses
preuves sont entrelacées, si je puis ainsi dire, avec les circonstances
les plus flatteuses et les plus faites pour donner des illusions
ravissantes. Ce malheur vient présenter sa tête hideuse dans les moments
les plus tendres, comme pour braver l'amant et lui faire sentir à la
fois, et tout le bonheur d'être aimé de l'être charmant et insensible
qu'il serre dans ses bras, et que ce bonheur ne sera jamais sien. C'est
peut-être, après la jalousie, le malheur le plus cruel.

On se souvient encore, dans une grande ville[115], d'un homme doux et
tendre, entraîné par une rage de cette espèce à donner la mort à sa
maîtresse qui ne l'aimait que par pique contre sa soeur. Il l'engagea un
soir à aller se promener sur mer en tête-à-tête, dans un joli canot
qu'il avait préparé lui-même; arrivé en haute mer, il touche un ressort,
le canot s'ouvre et disparaît pour toujours.

  [115] Livourne, 1819.

J'ai vu un homme de soixante ans se mettre à entretenir l'actrice la
plus capricieuse, la plus folle, la plus aimable, la plus étonnante du
théâtre de Londres, miss Cornel. «Et vous prétendez qu'elle vous soit
fidèle? lui disait-on.--Pas le moins du monde; seulement elle m'aimera,
et peut-être à la folie.»

Et elle l'a aimé un an entier, et souvent à en perdre la raison; et elle
a été jusqu'à trois mois de suite sans lui donner de sujets de plainte.
Il avait établi une pique d'amour-propre choquante, sous beaucoup de
rapports, entre sa maîtresse et sa fille.

La _pique_ triomphe dans l'amour-goût, dont elle fait le destin. C'est
l'expérience par laquelle on différencie le mieux l'amour-goût de
l'amour-passion. C'est une vieille maxime de guerre que l'on dit aux
jeunes gens, lorsqu'ils arrivent au régiment, que si l'on a un billet de
logement pour une maison où il y a deux soeurs, et que l'on veuille être
aimé de l'une d'elles, il faut faire la cour à l'autre. Auprès de la
plupart des femmes espagnoles jeunes, et qui font l'amour, si vous
voulez être aimé, il suffit d'afficher de bonne foi et avec modestie que
vous n'avez rien dans le coeur pour la maîtresse de la maison. C'est de
l'aimable général Lassale que je tiens cette maxime utile. C'est la
manière la plus dangereuse d'attaquer l'amour-passion.

La pique d'amour-propre fait le lien des mariages les plus heureux,
après ceux que l'amour a formés. Beaucoup de maris s'assurent pour de
longues années l'amour de leur femme en prenant une petite maîtresse
deux mois après le mariage[116]. On fait naître l'habitude de ne penser
qu'à un seul homme, et les liens de famille viennent la rendre
invincible.

  [116] Voir les confessions d'un homme singulier (conte de mistress
    Opie).

Si dans le siècle et à la cour de Louis XV l'on a vu une grande dame
(Mme de Choiseul) adorer son mari[117], c'est qu'il paraissait avoir un
intérêt vif pour sa soeur la duchesse de Grammont.

  [117] Lettres de Mme du Deffant, Mémoires de Lauzun.

La maîtresse la plus négligée, dès qu'elle nous fait voir qu'elle
préfère un autre homme, nous ôte le repos, et jette dans notre coeur
toutes les apparences de la passion.

Le courage de l'Italien est un accès de colère, le courage de l'Allemand
un moment d'ivresse, le courage de l'Espagnol un trait d'orgueil. S'il y
avait une nation où le courage fût souvent une pique d'amour-propre
entre les soldats de chaque compagnie, entre les régiments de chaque
division, dans les déroutes, comme il n'y aurait plus de point d'appui,
l'on ne saurait comment arrêter les armées de cette nation. Prévoir le
danger et chercher à y porter remède serait le premier des ridicules
parmi ces fuyards vaniteux.

«Il ne faut qu'avoir ouvert une relation quelconque d'un voyage chez les
sauvages de l'Amérique-Nord, dit un des plus aimables philosophes
français[118], pour savoir que le sort ordinaire des prisonniers de
guerre est, non pas seulement d'être brûlés vifs et mangés, mais d'être
auparavant liés à un poteau près d'un bûcher enflammé, pour y être,
pendant plusieurs heures, tourmentés par tout ce que la rage peut
imaginer de plus féroce et de plus raffiné. Il faut lire ce que
racontent de ces affreuses scènes les voyageurs témoins de la joie
cannibale des assistants, et surtout de la fureur des femmes et des
enfants, et de leur plaisir atroce à rivaliser de cruauté. Il faut voir
ce qu'ils ajoutent de la fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable du
prisonnier, qui non seulement ne donne aucun signe de douleur, mais qui
brave et défie ses bourreaux par tout ce que l'orgueil a de plus
hautain, l'ironie de plus amer, le sarcasme de plus insultant; chantant
ses propres exploits, énumérant les parents, les amis des spectateurs
qu'il a tués, détaillant les supplices qu'il leur a fait souffrir, et
accusant tous ceux qui l'entourent de lâcheté, de pusillanimité,
d'ignorance à savoir tourmenter; jusqu'à ce que, tombant en lambeaux et
dévoré vivant sous ses propres yeux par ses ennemis enivrés de fureur,
le dernier souffle de sa voix et sa dernière injure s'exhalent avec sa
vie[119]. Tout cela serait incroyable chez les nations civilisées,
paraîtra une fable à nos capitaines de grenadiers les plus intrépides,
et sera un jour révoqué en doute par la postérité.»

  [118] Volney, _Tableau des États-Unis d'Amérique_, p. 491-496.

  [119] Un être accoutumé à un tel spectacle, et qui se sent exposé à en
    être le héros, peut n'être attentif qu'à la grandeur d'âme, et alors
    ce spectacle est le plus intime et le premier des plaisirs non
    actifs.

Ce phénomène physiologique tient à un état particulier de l'âme du
prisonnier qui établit entre lui, d'un côté, et tous ses bourreaux de
l'autre, une lutte d'amour-propre, une gageure de vanité à qui ne cédera
pas.

Nos braves chirurgiens militaires ont souvent observé que des blessés
qui, dans un état calme d'esprit et de sens, auraient poussé les hauts
cris durant certaines opérations, ne montrent, au contraire, que calme
et grandeur d'âme s'ils sont préparés d'une certaine manière. Il s'agit
de les piquer d'honneur, il faut prétendre, d'abord avec ménagement,
puis avec contradiction irritante, qu'ils ne sont pas en état de
supporter l'opération sans jeter de cris.




CHAPITRE XXXIX

De l'amour à querelles.


Il y en a de deux espèces:

1º Celui où le querellant aime;

2º Celui où il n'aime pas.

Si l'un des deux amants est trop supérieur dans les avantages qu'ils
estiment tous les deux, il faut que l'amour de l'autre meure, car la
crainte du mépris viendra tôt ou tard arrêter tout court la
cristallisation.

Rien n'est odieux aux gens médiocres comme la supériorité de l'esprit:
c'est là, dans le monde de nos jours, la source de la haine; et si nous
ne devons pas à ce principe des haines atroces, c'est uniquement que les
gens qu'il sépare ne sont pas obligés de vivre ensemble. Que sera-ce de
l'amour, où, tout étant naturel, surtout de la part de l'être supérieur,
la supériorité n'est masquée par aucune précaution sociale?

Pour que la passion puisse vivre, il faut que l'inférieur maltraite son
partner, autrement celui-ci ne pourra pas fermer une fenêtre sans que
l'autre ne se croie offensé.

Quant à l'être supérieur, il se fait illusion, et l'amour qu'il sent,
non seulement ne court aucun risque, mais presque toutes les faiblesses,
dans ce que nous aimons, nous le rendent plus cher.

Immédiatement après l'amour-passion et payé de retour, entre gens de la
même portée, il faut placer, pour la durée, l'_amour à querelles_, où le
querellant n'aime pas. On en trouvera des exemples dans les anecdotes
relatives à la duchesse de Berri (_Mémoires de Duclos_).

Participant à la nature des habitudes froides fondées sur le côté
prosaïque et égoïste de la vie et compagnes inséparables de l'homme
jusqu'au tombeau, cet amour peut durer plus longtemps que
l'amour-passion lui-même. Mais ce n'est plus l'amour, c'est une habitude
occasionnée par l'amour, et qui n'a de cette passion que les souvenirs
et le plaisir physique. Cette habitude suppose nécessairement des âmes
moins nobles. Chaque jour il se forme un petit drame. «Me
grondera-t-il?» qui occupe l'imagination, comme dans l'amour-passion
chaque jour on avait besoin de quelque nouvelle preuve de tendresse.
Voir les anecdotes sur Mme d'Houdetot et Saint-Lambert[120].

  [120] Mémoires de Mme d'Épinay, je crois, ou de Marmontel.

Il est possible que l'orgueil refuse de s'habituer à ce genre d'intérêt;
alors, après quelques mois de tempêtes, l'orgueil tue l'amour. Mais on
voit cette noble passion résister longtemps avant d'expirer. Les petites
querelles de l'amour heureux font longtemps illusion à un coeur qui aime
encore et qui se voit maltraité. Quelques raccommodements tendres
peuvent rendre la transition plus supportable. Sous le prétexte de
quelque chagrin secret, de quelque malheur de fortune, l'on excuse
l'homme qu'on a beaucoup aimé; on s'habitue enfin à être querellée. Où
trouver, en effet, hors de l'amour-passion, hors du jeu, hors de la
possession du pouvoir[121] quelque autre source d'intérêt de tous les
jours, comparable à celle-là pour la vivacité? Si le querellant vient à
mourir, on voit la victime qui survit ne se consoler jamais. Ce principe
fait le lien de beaucoup de mariages bourgeois; le grondé s'entend
parler toute la journée de ce qu'il aime le mieux.

  [121] Quoi qu'en disent certains ministres hypocrites, le pouvoir est
    le premier des plaisirs. Il me semble que l'amour seul peut
    l'emporter, et l'amour est une maladie heureuse qu'on ne peut se
    procurer comme un ministère.

Il y a une fausse espèce d'amour à querelles. J'ai pris dans une lettre
d'une femme d'infiniment d'esprit le chapitre 33:

«Toujours un petit doute à calmer, voilà ce qui fait la soif de tous les
instants de l'amour-passion... Comme la crainte la plus vive ne
l'abandonne jamais, ses plaisirs ne peuvent jamais ennuyer.»

Chez les gens bourrus ou mal élevés, ou d'un naturel extrêmement
violent, ce petit doute à calmer, cette crainte légère se manifestent
par une querelle.

Si la personne aimée n'est pas l'extrême susceptibilité, fruit d'une
éducation soignée, elle peut trouver plus de vivacité, et par conséquent
plus d'agrément, dans un amour de cette espèce; et même, avec toute la
délicatesse possible, si l'on voit le _furieux_ première victime de ses
transports, il est bien difficile de ne pas l'en aimer davantage. Ce que
lord Mortimer regrette peut-être le plus dans sa maîtresse, ce sont les
chandeliers qu'elle lui jetait à la tête. En effet, si l'orgueil
pardonne et admet de telles sensations, il faut convenir qu'elles font
une cruelle guerre à l'ennui, ce grand ennemi des gens heureux.

Saint-Simon, l'unique historien qu'ait eu la France, dit (tome 5, page
45):

«Après maintes passades, la duchesse de Berri s'était éprise, tout de
bon, de Riom, cadet de la maison de d'Aydie, fils d'une soeur de Mme de
Biron. Il n'avait ni figure, ni esprit; c'était un gros garçon, court,
joufflu et pâle, qui, avec beaucoup de bourgeons, ne ressemblait pas mal
à un abcès; il avait de belles dents et n'avait pas imaginé causer une
passion qui, en moins de rien, devint effrénée, et qui dura toujours,
sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse; il
n'avait rien vaillant, mais force frères et soeurs qui n'en avaient pas
davantage. M. et Mme de Pons, dame d'atour de Mme la duchesse de Berri,
étaient de leurs parents et de la même province; ils firent venir le
jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d'en faire
quelque chose. A peine fut-il arrivé, que le goût se déclara, et il fut
le maître au Luxembourg.

«M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape; il était
ravi et se voyait renaître en lui, au Luxembourg, du temps de
Mademoiselle; il lui donnait des instructions, et Riom qui était doux et
naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon, les écoutait:
mais bientôt il sentit le pouvoir de ses charmes, qui ne pouvaient
captiver que l'incompréhensible fantaisie de cette princesse. Sans en
abuser avec autre personne, il se fit aimer de tout le monde; mais il
traita sa duchesse comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut
bientôt paré des plus riches dentelles, des plus riches habits, muni
d'argent, de boucles, de joyaux; il se faisait désirer, se plaisait à
donner de la jalousie à la princesse, et à paraître jaloux lui-même;
souvent il la faisait pleurer: peu à peu il la mit sur le pied de ne
rien faire sans sa permission, pas même les choses indifférentes: tantôt
prête à sortir pour aller à l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres
fois il l'y faisait aller malgré elle; il l'obligeait à faire du bien à
des dames qu'elle n'aimait point, ou dont elle était jalouse; et du mal
à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa
parure, elle n'avait pas la moindre liberté; il se divertissait à la
faire décoiffer, ou à lui faire changer d'habits, quand elle était toute
prête; et cela si souvent, et quelquefois si publiquement, qu'il l'avait
accoutumée, le soir, à prendre ses ordres pour la parure et l'occupation
du lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse
pleurait tant et plus; enfin elle en était venue à lui envoyer des
messages par des valets affidés, car il logea presque en arrivant au
Luxembourg; et les messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa
toilette pour savoir quels rubans elle mettrait, et ainsi de l'habit et
des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu'elle
ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre
chose sans son congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs
duraient souvent plusieurs jours.

«Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant à montrer et à
exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit à faire des repas obscurs
avec lui et avec des gens sans aveu, elle avec qui nul ne pouvait manger
s'il n'était prince du sang. Le jésuite Riglet, qu'elle avait connu
enfant, et qui l'avait cultivée, était admis dans ces repas
particuliers, sans qu'il en eût honte, ni que la duchesse en fût
embarrassée: Mme de Mouchy était la confidente de toutes ces étranges
particularités; elle et Riom mandaient les convives et choisissaient les
jours. Cette dame raccommodait les amants, et cette vie était toute
publique au Luxembourg, où tout s'adressait à Riom, qui, de son côté,
avait soin de bien vivre avec tous, et avec un air de respect qu'il
refusait, en public, à sa seule princesse. Devant tous, il lui faisait
des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux présents, et
rougir la duchesse, qui ne contraignait point ses manières passionnées
pour lui.»

Riom était pour la duchesse un remède souverain à l'ennui.

Une femme célèbre dit tout à coup au général Bonaparte, alors jeune
héros couvert de gloire et sans crimes envers la liberté: «Général, une
femme ne peut être que votre épouse ou votre soeur.» Le héros ne comprit
pas le compliment; l'on s'en est vengé par de belles injures. Ces
femmes-là aiment à être méprisées par leur amant, elles ne l'aiment que
cruel.




CHAPITRE XXXIX _bis_

Remèdes à l'amour.


Le saut de Leucade était une belle image dans l'antiquité. En effet, le
remède à l'amour est presque impossible. Il faut non seulement le danger
qui rappelle fortement l'attention de l'homme au soin de sa propre
conservation[122], mais il faut, ce qui est bien plus difficile, la
continuité d'un danger piquant, et que l'on puisse éviter par adresse,
afin que l'habitude de penser à sa propre conservation ait le temps de
naître. Je ne vois guère qu'une tempête de seize jours, comme celle de
don Juan[123] ou le naufrage de M. Cochelet parmi les Maures; autrement
l'on prend bien vite l'habitude du péril, et même l'on se remet à songer
à ce qu'on aime, avec plus de charme encore, quand on est en vedette, à
vingt pas de l'ennemi.

  [122] Le danger de Henri Morton, dans la Clyde.

    _Old Mortality_, tome IV, page 224.

  [123] Du trop vanté lord Byron.

Nous l'avons répété sans cesse, l'amour d'un homme qui aime bien _jouit_
ou _frémit_ de tout ce qu'il s'imagine, et il n'y a rien dans la nature
qui ne lui parle de ce qu'il aime. Or, jouir et frémir fait une
occupation fort intéressante, et auprès de laquelle toutes les autres
pâlissent.

Un ami qui veut procurer la guérison du malade doit d'abord être
toujours du parti de la femme aimée, et tous les amis qui ont plus de
zèle que d'esprit ne manquent pas de faire le contraire.

C'est attaquer, avec des forces trop ridiculeusement inégales, cet
ensemble d'illusions charmantes que nous avons appelé autrefois
cristallisation[124].

  [124] Uniquement pour abréger, et en demandant pardon du mot nouveau.

L'ami guérisseur doit avoir devant les yeux que, s'il se présente une
absurdité à croire, comme il faut pour l'amant ou la dévorer ou renoncer
à tout ce qui l'attache à la vie, il la dévorera, et, avec tout l'esprit
possible, niera dans sa maîtresse les vices les plus évidents et les
infidélités les plus atroces. C'est ainsi que, dans l'amour-passion,
avec un peu de temps, tout se pardonne.

Dans les caractères raisonnables et froids, il faudra, pour que l'amant
dévore les vices, qu'il ne les aperçoive qu'après plusieurs mois de
passion[125].

  [125] Mme Dornal et Serigny. Confessions du comte *** de Duclos. Voir
    la note 59; mort du général Abdhallah, à Bologne.

Bien loin de chercher grossièrement et ouvertement à distraire l'amant,
l'ami guérisseur doit lui parler à satiété, et de son amour et de sa
maîtresse, et en même temps faire naître sous ses pas une foule de
petits événements. Quand le voyage _isole_, il n'est pas remède[126], et
même rien ne rappelle plus tendrement ce qu'on aime que les contrastes.
C'est au milieu des brillants salons de Paris, et auprès des femmes
vantées comme les plus aimables, que j'ai le plus aimé ma pauvre
maîtresse, solitaire et triste, dans son petit appartement au fond de la
Romagne[127].

  [126] J'ai pleuré presque tous les jours (Précieuses paroles du 10
    juin).

  [127] Salviati.

J'épiais, sur la pendule superbe du brillant salon où j'étais exilé,
l'heure où elle sort à pied, et par la pluie, pour aller voir son amie.
C'est en cherchant à l'oublier que j'ai vu que les contrastes sont la
source de souvenirs moins vifs, mais bien plus célestes que ceux que
l'on va chercher aux lieux où jadis on l'a rencontrée.

Pour que l'absence soit utile, il faut que l'ami guérisseur soit
toujours là pour faire faire à l'amant toutes les réflexions possibles
sur les événements de son amour, et qu'il tâche de rendre ses réflexions
ennuyeuses par leur longueur ou leur peu d'à-propos, ce qui leur donne
l'effet de lieux communs: par exemple, être tendre et sentimental après
un dîner égayé de bons vins.

S'il est si difficile d'oublier une femme auprès de laquelle on a trouvé
le bonheur, c'est qu'il est certains moments que l'imagination ne peut
se lasser de représenter et d'embellir.

Je ne dis rien de l'orgueil, remède cruel et souverain, mais qui n'est
pas à l'usage des âmes tendres.

Les premières scènes du Roméo de Shakespeare forment un tableau
admirable; il y a loin de l'homme qui se dit tristement: «_She hath
forsworn to love_», à celui qui s'écrie au comble du bonheur: «_Come
what sorrow can!_»




CHAPITRE XXXIX _ter_

  Her passion will die like a lamp for want of what the flame should
  feed upon.

  BRIDE OF LAMMERMOOR, II, 116.


L'amour guérisseur doit bien se garder des mauvaises raisons, par
exemple de parler d'_ingratitude_. C'est ressusciter la cristallisation
que de lui ménager une victoire et un nouveau plaisir.

Il ne peut pas y avoir d'ingratitude en amour; le plaisir actuel paye
toujours et au delà les sacrifices les plus grands en apparence. Je ne
vois pas d'autres torts possibles que le manque de franchise; il faut
accuser juste l'état de son coeur.

Pour peu que l'ami guérisseur attaque l'amour de front, l'amant répond:
«Être amoureux, même avec la colère de ce qu'on aime, ce n'en est pas
moins, pour m'abaisser à votre style de marchand, avoir un billet à une
loterie dont le bonheur est à mille lieues au-dessus de tout ce que vous
pouvez m'offrir, dans votre monde d'indifférence et d'intérêt personnel.
Il faut avoir beaucoup de vanité, et de la bien petite, pour être
heureux parce qu'on vous reçoit bien. Je ne blâme point les hommes d'en
agir ainsi dans leur monde. Mais, auprès de Léonore, je trouvais un
monde où tout était céleste, tendre, généreux. La plus sublime et
presque incroyable vertu de votre monde, dans nos entretiens, ne
comptait que pour une vertu ordinaire et de tous les jours. Laissez-moi
au moins rêver au bonheur de passer ma vie auprès d'un tel être. Quoique
je voie bien que la calomnie m'a perdu et que je n'ai plus d'espoir, du
moins je lui ferai le sacrifice de ma vengeance.»

On ne peut guère arrêter l'amour que dans les commencements. Outre le
prompt départ et les distractions obligées du grand monde, comme dans le
cas de la comtesse Kalember, il y a plusieurs petites ruses que l'ami
guérisseur peut mettre en usage. Par exemple il fera tomber sous vos
yeux, comme par hasard, que la femme que vous aimez n'a pas pour vous,
hors de ce qui fait l'objet de la guerre, les égards de politesse et
d'estime qu'elle accordait à un rival. Les plus petites choses
suffisent, car tout est _signe_ en amour; par exemple, elle ne vous
donne pas le bras pour monter à sa loge; cette niaiserie, prise au
tragique par un coeur passionné, liant une humiliation à chaque jugement
qui forme la cristallisation, empoisonne la source de l'amour et peut le
détruire.

On peut faire accuser la femme qui se conduit mal avec notre ami d'un
défaut physique et ridicule impossible à vérifier; si l'amant pouvait
vérifier la calomnie, même quand il la trouverait fondée, elle serait
rendue défavorable par l'imagination, et bientôt il n'y paraîtrait pas.
Il n'y a que l'imagination qui puisse se résister à elle-même; Henri III
le savait bien quand il médisait de la célèbre duchesse de Montpensier.

C'est donc l'imagination qu'il faut surtout garder chez une jeune fille
que l'on veut préserver de l'amour. Et moins elle aura de vulgarité dans
l'esprit, plus son âme sera noble et généreuse, plus en un mot elle sera
digne de nos respects, plus grand sera le danger qu'elle court.

Il est toujours périlleux pour une jeune personne de souffrir que ses
souvenirs s'attachent d'une manière répétée, et avec trop de
complaisance, au même individu. Si la reconnaissance, l'admiration ou la
curiosité viennent redoubler les liens du souvenir, elle est presque
sûrement sur le bord du précipice. Plus grand est l'ennui de la vie
habituelle, plus sont actifs les poisons nommés gratitude, admiration,
curiosité. Il faut alors une rapide, prompte et énergique distraction.

C'est ainsi qu'un peu de rudesse et de _non-curance_ dans le premier
abord, si la drogue est administrée avec naturel, est presque un sûr
moyen de se faire respecter d'une femme d'esprit.




LIVRE SECOND




CHAPITRE XL


Tous les amours, toutes les imaginations, prennent dans les individus la
couleur des six tempéraments:

Le sanguin, ou le Français, ou M. de Francueil (Mémoires de Mme
d'Épinay);

Le bilieux, ou l'Espagnol, ou Lauzun (Peguilhen des Mémoires de
Saint-Simon);

Le mélancolique, ou l'Allemand, ou le don Carlos de Schiller;

Le flegmatique, ou le Hollandais;

Le nerveux, ou Voltaire;

L'athlétique, ou Milon de Crotone[128].

  [128] Voir Cabanis, influence du physique, etc.

Si l'influence des tempéraments se fait sentir dans l'ambition,
l'avarice, l'amitié, etc., etc., que sera-ce dans l'amour, qui a un
mélange forcé de physique?

Supposons que tous les amours puissent se rapporter aux quatre variétés
que nous avons notées:

Amour-passion, ou Julie d'Étanges;

Amour-goût, ou galanterie;

Amour physique;

Amour de vanité (une duchesse n'a jamais que trente ans pour un
bourgeois).

Il faut faire passer ces quatre amours par les six variétés dépendantes
des habitudes que les six tempéraments donnent à l'imagination. Tibère
n'avait pas l'imagination folle de Henri VIII.

Faisons passer ensuite toutes les combinaisons que nous aurons obtenues
par les différences d'habitudes dépendantes des gouvernements ou des
caractères nationaux:

1º Le despotisme asiatique tel qu'on le voit à Constantinople;

2º La monarchie absolue à la Louis XIV;

3º L'aristocratie masquée par une charte, ou le gouvernement d'une
nation au profit des riches, comme l'Angleterre, le tout suivant les
règles de la morale soi-disant biblique;

4º La république fédérative, ou le gouvernement au profit de tous, comme
aux États-Unis d'Amérique;

5º La monarchie constitutionnelle, ou...

6º Un État en révolution, comme l'Espagne, le Portugal, la France. Cette
situation d'un pays, donnant une passion vive à tout le monde, met du
naturel dans les moeurs, détruit les niaiseries, les vertus de
convention, les convenances bêtes[129], donne du sérieux à la jeunesse,
et lui fait mépriser l'amour de vanité et négliger la galanterie.

  [129] Les souliers sans rubans du ministre Roland: «Ah! Monsieur, tout
    est perdu», répond Dumourier. A la séance royale, le président de
    l'assemblée croise les jambes.

Cet état peut durer longtemps et former les habitudes d'une génération.
En France, il commença en 1788, fut interrompu en 1802, et recommença en
1815, pour finir Dieu sait quand.

Après toutes ces manières générales de considérer l'_amour_, on a les
différences d'âge, et l'on arrive enfin aux particularités
individuelles.

Par exemple, on pourrait dire:

J'ai trouvé à Dresde, chez le comte Woltstein, l'amour de vanité, le
tempérament mélancolique, les habitudes monarchiques, l'âge de trente
ans, et... les particularités individuelles.

Cette manière de voir les choses abrège et communique de la froideur à
la tête de celui qui juge de l'amour, chose essentielle et fort
difficile.

Or, comme en physiologie l'homme ne sait presque rien sur lui-même que
par l'anatomie comparée, de même, dans les passions, la vanité et
plusieurs autres causes d'illusion font que nous ne pouvons être
éclairés sur ce qui se passe dans nous que par les faiblesses que nous
avons observées chez les autres. Si par hasard cet essai a un effet
utile, ce sera de conduire l'esprit à faire de ces sortes de
rapprochements. Pour engager à les faire, je vais essayer d'esquisser
quelques traits généraux du caractère de l'amour chez les diverses
nations.

Je prie qu'on me pardonne si je reviens souvent à l'Italie: dans l'état
actuel des moeurs de l'Europe, c'est le seul pays où croisse en liberté
la plante que je décris. En France, la vanité; en Allemagne, une
prétendue philosophie folle à mourir de rire; en Angleterre, un orgueil
timide, souffrant, rancunier, la torturent, l'étouffent, ou lui font
prendre une direction baroque[130].

  [130] On ne se sera que trop aperçu que ce traité est fait de morceaux
    écrits à mesure que Lisio Visconti voyait les anecdotes se passer
    sous ses yeux, dans ses voyages. L'on trouve toutes ces anecdotes
    contées au long dans le journal de sa vie; peut-être aurais-je dû
    les insérer, mais on les eût trouvées peu convenables. Les notes les
    plus anciennes portent la date de Berlin, 1807, et les dernières
    sont de quelques jours avant sa mort, juin 1819. Quelques dates ont
    été altérées exprès pour n'être pas indiscret; mais à cela se
    bornent tous mes changements: je ne me suis pas cru autorisé à
    refondre le style. Ce livre a été écrit en cent lieux divers,
    puisse-t-il être lu de même.




CHAPITRE XLI

Des nations par rapport à l'amour.

DE LA FRANCE.


Je cherche à me dépouiller de mes affections et à n'être qu'un froid
philosophe.

Formées par les aimables Français, qui n'ont que de la vanité et des
désirs physiques, les femmes françaises sont des êtres moins agissants,
moins énergiques, moins redoutés, et surtout moins aimés et moins
puissants que les femmes espagnoles et italiennes.

Une femme n'est puissante que par le degré de malheur dont elle peut
punir son amant; or, quand on n'a que de la vanité, toute femme est
utile, aucune n'est nécessaire; le succès flatteur est de conquérir et
non de conserver. Quand on n'a que des désirs physiques, on trouve les
filles, et c'est pourquoi les filles de France sont charmantes, et
celles de l'Espagne fort mal. En France, les filles peuvent donner à
beaucoup d'hommes autant de bonheur que les femmes honnêtes,
c'est-à-dire du bonheur sans amour, et il y a toujours une chose qu'un
Français respecte plus que sa maîtresse: c'est sa vanité.

Un jeune homme de Paris prend dans une maîtresse une sorte d'esclave,
destinée surtout à lui donner des jouissances de vanité. Si elle résiste
aux ordres de cette passion dominante, il la quitte, et n'en est que
plus content de lui en disant à ses amis avec quelle supériorité de
manières, avec quel piquant de procédés il l'a plantée là.

Un Français qui connaissait bien son pays (Meilhan) dit: «En France, les
grandes passions sont aussi rares que les grands hommes.»

La langue manque de termes pour dire combien est impossible pour un
Français le rôle d'amant quitté, et au désespoir, au vu et au su de
toute une ville. Rien de plus commun à Venise ou à Bologne.

Pour trouver l'amour à Paris, il faut descendre jusqu'aux classes dans
lesquelles l'absence de l'éducation et de la vanité et la lutte avec les
vrais besoins ont laissé plus d'énergie.

Se laisser voir avec un grand désir non satisfait, c'est laisser voir
_soi inférieur_, chose impossible en France, si ce n'est pour les gens
au-dessous de tout; c'est prêter le flanc à toutes les mauvaises
plaisanteries possibles: de là les louanges exagérées des filles dans la
bouche des jeunes gens qui redoutent leur coeur. L'appréhension extrême
et grossière de laisser voir _soi inférieur_ fait le principe de la
conversation des gens de province. N'en a-t-on pas vu un dernièrement
qui, en apprenant l'assassinat de monseigneur le duc de Berri, a
répondu: «_Je le savais[131]._»

  [131] Historique. Plusieurs, quoique fort curieux, sont choqués
    d'apprendre des nouvelles: ils redoutent de paraître inférieurs à
    celui qui les leur conte.

Au moyen âge, la présence du danger _trempait_ les coeurs, et c'est là,
si je ne me trompe, la seconde cause de l'étonnante supériorité des
hommes du XVIe siècle. L'originalité, qui est chez nous rare, ridicule,
dangereuse et souvent affectée, était alors commune et sans fard. Les
pays où le danger montre encore souvent sa main de fer, comme la
Corse[132], l'Espagne, l'Italie, peuvent encore donner de grands hommes.
Dans ces climats, où une chaleur brûlante exalte la bile pendant trois
mois de l'année, ce n'est que la _direction_ du ressort qui manque; à
Paris, j'ai peur que ce soit le _ressort_ lui-même[133].

  [132] Mémoires de M. Réalier-Dumas. La Corse, qui, par sa population,
    cent quatre-vingt mille âmes, ne formerait pas la moitié de la
    plupart des départements français, a donné, dans ces derniers temps,
    Salliceti, Pozzo-di-Borgo, le général Sébastiani, Cervioni,
    Abbatucci, Lucien et Napoléon Bonaparte, Arena. Le département du
    Nord, qui a neuf cent mille habitants, est loin d'une pareille
    liste. C'est qu'en Corse chacun, en sortant de chez soi, peut
    rencontrer un coup de fusil; et le Corse, au lieu de se soumettre en
    vrai chrétien, cherche à se défendre et surtout à se venger. Voilà
    comment se fabriquent les âmes à la Napoléon. Il y a loin de là à un
    palais garni de menins et de chambellans, et à Fénelon obligé de
    raisonner son respect pour _monseigneur_, parlant à monseigneur
    lui-même âgé de douze ans. Voir les ouvrages de ce grand écrivain.

  [133] A Paris, pour être bien, il faut faire attention à un million de
    petites choses. Cependant voici une objection très forte. L'on
    compte beaucoup plus de femmes qui se tuent par amour, à Paris, que
    dans toutes les villes d'Italie ensemble. Ce fait m'embarrasse
    beaucoup; je ne sais qu'y répondre pour le moment, mais il ne change
    pas mon opinion. Peut-être que la mort paraît peu de chose dans ce
    moment aux Français, tant la vie ultra civilisée est ennuyeuse, ou
    plutôt, on se brûle la cervelle, outré d'un malheur de vanité.

Beaucoup de nos jeunes gens, si braves d'ailleurs à Montmirail ou au
bois de Boulogne, ont peur d'aimer, et c'est réellement par
pusillanimité qu'on les voit à vingt ans fuir la vue d'une jeune fille
qu'ils ont trouvée jolie. Quand ils se rappellent ce qu'ils ont lu dans
les romans qu'il est _convenable_ qu'un amant fasse, ils se sentent
glacés. Ces âmes froides ne conçoivent pas que l'orage des passions, en
formant les ondes de la mer, enfle les voiles du vaisseau et lui donne
la force de les surmonter.

L'amour est une fleur délicieuse, mais il faut avoir le courage d'aller
la cueillir sur les bords d'un précipice affreux. Outre le ridicule,
l'amour voit toujours à ses côtés le désespoir d'être quitté par ce
qu'on aime, et il ne reste plus qu'un _dead blank_ pour tout le reste de
la vie.

La perfection de la civilisation serait de combiner tous les plaisirs
délicats du XIXe siècle avec la présence plus fréquente du danger[134].
Il faudrait que les jouissances de la vie privée pussent être augmentées
à l'infini en s'exposant souvent au danger. Ce n'est pas purement du
danger militaire que je parle. Je voudrais ce danger de tous les
moments, sous toutes les formes, et pour tous les intérêts de
l'existence qui formaient l'essence de la vie au moyen âge. Le danger,
tel que notre civilisation l'a arrangé et paré, s'allie fort bien avec
la plus ennuyeuse faiblesse de caractère.

  [134] J'admire les moeurs du temps de Louis XIV: on passait sans cesse
    et en trois jours des salons de Marly aux champs de bataille de
    Senef et de Ramillies. Les épouses, les mères, les amantes, étaient
    dans des transes continuelles. Voir les Lettres de Mme de Sévigné.
    La présence du danger avait conservé dans la langue une énergie et
    une franchise que nous n'oserions plus hasarder aujourd'hui; mais
    aussi M. de Lameth tuait l'amant de sa femme. Si un Walter Scott
    nous faisait un roman du temps de Louis XIV, nous serions bien
    étonnés.

Je vois dans _A voice from Saint-Helena_, de M. O'Meara, ces paroles
d'un grand homme:

«Dire à Murat: Allez et détruisez ces sept à huit régiments ennemis qui
sont là-bas dans la plaine, près de ce clocher; à l'instant il partait
comme un éclair, et, de quelque peu de cavalerie qu'il fût suivi,
bientôt les régiments ennemis étaient enfoncés, tués, anéantis. Laissez
cet homme à lui-même, vous n'aviez plus qu'un imbécile sans jugement. Je
ne puis concevoir comment un homme si brave était si lâche. Il n'était
brave que devant l'ennemi; mais là, c'était probablement le soldat le
plus brillant et le plus hardi de toute l'Europe.

«C'était un héros, un Saladin, un Richard Coeur-de-Lion sur le champ de
bataille: faites-le roi et placez-le dans une salle de conseil, vous
n'aviez plus qu'un poltron sans décision ni jugement. Murat et Ney sont
les hommes les plus braves que j'ai connus.» (O'Meara, tome II, page
94.)




CHAPITRE XLII

Suite de la France.


Je demande la permission de médire encore un peu de la France. Le
lecteur ne doit pas craindre de voir ma satire rester impunie; si cet
essai trouve des lecteurs, mes injures me seront rendues au centuple;
l'honneur national veille.

La France est importante dans le plan de ce livre, parce que Paris,
grâce à la supériorité de sa conversation et de sa littérature, est et
sera toujours le salon de l'Europe.

Les trois quarts des billets du matin, à Vienne comme à Londres, sont
écrits en français, ou pleins d'allusions, et de citations aussi en
français[135], et Dieu sait quel français.

  [135] Les écrivains les plus graves croient, en Angleterre, se donner
    un air cavalier en citant des mots français qui, la plupart, n'ont
    jamais été français que dans les grammaires anglaises. Voir les
    rédacteurs de l'_Edinburgh-Review_; voir les Mémoires de la comtesse
    de Lichtnau, maîtresse de l'avant-dernier roi de Prusse.

Sous le rapport des grandes passions, la France est, ce me semble,
privée d'originalité par deux causes:

1º Le véritable honneur ou le désir de ressembler à Bayard, pour être
honoré dans le monde et y voir chaque jour notre vanité satisfaite;

2º L'honneur bête ou le désir de ressembler aux gens de bon ton, du
grand monde de Paris. L'art d'entrer dans un salon, de marquer de
l'éloignement à un rival, de se brouiller avec sa maîtresse, etc.

L'honneur bête, d'abord par lui-même, comme capable d'être compris par
les sots, et ensuite comme s'appliquant à des actions de tous les jours,
et même de toutes les heures, est beaucoup plus utile que l'honneur vrai
aux plaisirs de notre vanité. On voit des gens très bien reçus dans le
monde avec de l'honneur bête sans honneur vrai, et le contraire est
impossible.

Le ton du grand monde est:

1º De traiter avec ironie tous les grands intérêts. Rien de plus
naturel; autrefois les gens véritablement du grand monde ne pouvaient
être profondément affectés par rien; ils n'en avaient pas le temps. Le
séjour à la campagne change cela. D'ailleurs, c'est une position contre
nature pour un Français que de se laisser voir _admirant_[136],
c'est-à-dire inférieur, non seulement à ce qu'il admire, passe encore
pour cela, mais même à son voisin, si ce voisin s'avise de se moquer de
ce qu'il admire.

  [136] L'admiration de mode, comme Hume vers 1775, ou Franklin en 1784,
    ne fait pas objection.

En Allemagne, en Italie, en Espagne, l'admiration est, au contraire,
pleine de bonne foi et de bonheur; là l'admirant a orgueil de ses
transports et plaint le siffleur: je ne dis pas le moqueur, c'est un
rôle impossible dans des pays où le seul ridicule est de manquer la
route du bonheur, et non l'imitation d'une certaine manière d'être. Dans
le Midi, la méfiance et l'horreur d'être troublé dans des plaisirs
vivement sentis met une admiration innée pour le luxe et la pompe. Voyez
les cours de Madrid et de Naples, voyez une _funzione_ à Cadix, cela va
jusqu'au délire[137].

  [137] Voyage en Espagne de M. Semple; il peint vrai, et l'on trouvera
    une description de la bataille de Trafalgar, entendue dans le
    lointain, qui laisse un souvenir.

2º Un Français se croit l'homme le plus malheureux et presque le plus
ridicule s'il est obligé de passer son temps seul. Or, qu'est-ce que
l'amour sans solitude?

3º Un homme passionné ne pense qu'à soi, un homme qui veut de la
considération ne pense qu'à autrui; il y a plus: avant 1789, la sûreté
individuelle ne se trouvait en France qu'en faisant partie d'un _corps_,
la robe, par exemple[138], et étant protégé par les membres de ce corps.
La pensée de votre voisin était donc partie intégrante et nécessaire de
votre bonheur. Cela était encore plus vrai à la cour qu'à Paris. Il est
facile de sentir combien ces habitudes, qui, à la vérité, perdent tous
les jours de leur force, mais dont les Français ont encore pour un
siècle, favorisent les grandes passions.

  [138] Correspondance de Grimm, janvier 1783.

    «M. le comte de N***, capitaine en survivance des gardes de
    Monsieur, piqué de ne plus trouver de place au balcon, le jour de
    l'ouverture de la nouvelle salle, s'avisa fort mal à propos de
    disputer la sienne à un honnête procureur; celui-ci, maître Pernot,
    ne voulut jamais désemparer.--Vous prenez ma place.--Je garde la
    mienne.--Et qui êtes-vous?--Je suis monsieur six francs... (c'est le
    prix de ces places). Et puis des mots plus vifs, des injures, des
    coups de coude. Le comte de N*** poussa l'indiscrétion au point de
    traiter le pauvre robin de voleur, et prit enfin sur lui d'ordonner
    au sergent de service de s'assurer de sa personne et de le conduire
    au corps de garde. Maître Pernot s'y rendit avec beaucoup de
    dignité, et n'en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un
    commissaire. Le redoutable corps dont il a l'honneur d'être membre
    n'a jamais voulu consentir qu'il s'en désistât. L'affaire vient
    d'être jugée au parlement. M. de *** a été condamné à tous les
    dépens, à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille écus
    de dommages et intérêts, applicables, de son consentement, aux
    pauvres prisonniers de la Conciergerie; de plus, il est enjoint très
    expressément audit comte de ne plus prétexter des ordres du roi pour
    troubler le spectacle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit,
    il s'y est mêlé de grands intérêts: toute la robe a cru être
    insultée par l'outrage fait à un homme de sa livrée, etc. M. de ***,
    pour faire oublier son aventure, est allé chercher des lauriers au
    camp de Saint-Roch. Il ne pouvait mieux faire, a-t-on dit, car on ne
    peut douter de son talent pour emporter les places de haute lutte.»
    Supposez un philosophe obscur au lieu de maître Pernot. Utilité du
    duel.

    Grimm, troisième partie, tome II, p. 102.

    Voir plus loin, p. 496, une lettre assez raisonnable de
    Beaumarchais, qui refuse une loge grillée qu'un de ses amis lui
    demandait pour _Figaro_. Tant qu'on a cru que cette réponse
    s'adressait à un duc, la fermentation a été grande, et l'on parlait
    de punitions graves. On n'a plus fait qu'en rire quand Beaumarchais
    a déclaré que sa lettre était adressée à M. le président du Paty. Il
    y a loin de 1785 à 1822! Nous ne comprenons plus ces sentiments. Et
    l'on veut que la même tragédie qui touchait ces gens-là soit bonne
    pour nous!

Je crois voir un homme qui se jette par la fenêtre, mais qui cherche
pourtant à avoir une position gracieuse en arrivant sur le pavé.

L'homme passionné est comme lui et non comme un autre, source de tous
les ridicules en France; et de plus il offense les autres, ce qui donne
des ailes au ridicule.




CHAPITRE XLIII

De l'Italie.


Le bonheur de l'Italie est d'être laissée à l'inspiration du moment,
bonheur partagé jusqu'à un certain point par l'Allemagne et
l'Angleterre.

De plus, l'Italie est un pays où l'utile, qui fut la vertu des
républiques du moyen âge[139], n'a pas été détrôné par l'honneur ou la
vertu arrangée à l'usage des rois[140], et l'honneur vrai ouvre les
voies à l'honneur bête; il accoutume à se demander: Quelle idée le
voisin se fait-il de mon bonheur? et le bonheur de sentiment ne peut
être l'objet de vanité, car il est invisible[141]. Pour preuve de tout
cela, la France est le pays du monde où il y a le moins de mariages
d'inclination[142].

  [139] G. Pechio nelle sue vivacissime lettere ad una bella giovane
    Inglese sopra la Spagna libera, laquale è un medio-evo, non
    redidivo, ma sempre vivo dice, pagina 60:

    «Lo scopo degli Spagnuoli non era la gloria, ma la indipendenza. Se
    gli Spagnuoli non si fossero battuti che per l'onore, la guerra era
    finita colla bataglia di Tudela. L'onore è di una natura bizarra,
    macchiato una volta, perde tutta la forza per agire... L'esercito di
    linea spagnuolo imbevuto anch' egli, dei pregiudizj d'ell onore
    (vale a dire fatto Europeo moderno) vinto che fosse si sbandava col
    pensiero che tutto coll' _onore_ era perduto, etc.»

  [140] Un homme s'honore, en 1620, en disant sans cesse, et le plus
    servilement qu'il peut: _Le roi mon maître_ (voir les mémoires de
    Noailles, de Torcy et de tous les ambassadeurs de Louis XIV); c'est
    tout simple: par ce tour de phrase, il proclame le _rang_ qu'il
    occupe parmi les sujets. Ce rang qu'il tient du roi remplace, dans
    l'attention et dans l'estime de ces hommes, le rang qu'il tenait
    dans la Rome antique de l'opinion de ses concitoyens qui l'avaient
    vu combattre à Trasimène et parler au Forum. On bat en brèche la
    monarchie absolue en ruinant la _vanité_ et ses ouvrages avancés
    qu'elle appelle les _convenances_. La dispute entre Shakespeare et
    Racine n'est qu'une des formes de la dispute entre Louis XIV et la
    Charte.

  [141] On ne peut l'évaluer que sur les actions non réfléchies.

  [142] Miss O'Neil, Mrs Couts, et la plupart des grandes actrices
    anglaises quittent le théâtre pour se marier richement.

D'autres avantages de l'Italie, c'est le loisir profond sous un ciel
admirable et qui porte à être sensible à la beauté sous toutes les
formes. C'est une défiance extrême et pourtant raisonnable qui augmente
l'isolement et double le charme de l'intimité, c'est le manque de la
lecture des romans et presque de toute lecture qui laisse encore plus à
l'inspiration du moment; c'est la passion de la musique qui excite dans
l'âme un mouvement si semblable à celui de l'amour.

En France, vers 1770, il n'y avait pas de méfiance; au contraire, il
était du bel usage de vivre et de mourir en public, et comme la duchesse
de Luxembourg était intime avec cent amis, il n'y avait pas non plus
d'intimité ou d'amitié proprement dites.

En Italie, comme avoir une passion n'est pas un avantage très rare, ce
n'est pas un ridicule[143], et l'on entend citer tout haut dans les
salons des maximes générales sur l'amour. Le public connaît les
symptômes et les périodes de cette maladie et s'en occupe beaucoup. On
dit à un homme quitté: «Vous allez être au désespoir pendant six mois;
mais ensuite vous guérirez comme un tel, un tel, etc.»

  [143] On passe la galanterie aux femmes, mais l'amour leur donne du
    ridicule, écrivait le judicieux abbé Girard, à Paris, en 1740.

En Italie, les jugements du public sont les très humbles serviteurs des
passions. Le plaisir réel y exerce le pouvoir qui ailleurs est aux mains
de la société; c'est tout simple, la société ne donnant presque point de
plaisirs à un peuple qui n'a pas le temps d'avoir de la vanité, et qui
veut se faire oublier du pacha, elle n'a que peu d'autorité. Les ennuyés
blâment bien les passionnés, mais on se moque d'eux. Au midi des Alpes,
la société est un despote qui manque de cachots.

A Paris, comme l'honneur commande de défendre l'épée à la main, ou par
de bons mots si l'on peut, toutes les avenues de tout grand intérêt
avoué, il est bien plus commode de se réfugier dans l'ironie. Plusieurs
jeunes gens ont pris un autre parti, c'est de se faire de l'école de
J.-J. Rousseau et de Mme de Staël. Puisque l'ironie est devenue une
manière vulgaire, il a bien fallu avoir du sentiment. Un de Pezai, de
nos jours, écrivait comme M. Darlincourt; d'ailleurs, depuis 1789, les
événements combattent en faveur de l'_utile_ ou de la sensation
individuelle contre l'_honneur_ ou l'empire de l'opinion; le spectacle
des chambres apprend à tout discuter, même la plaisanterie. La nation
devient sérieuse, la galanterie perd du terrain.

Je dois dire, comme Français, que ce n'est pas un petit nombre de
fortunes colossales qui fait la richesse d'un pays, mais la multiplicité
des fortunes médiocres. Par tous pays les passions sont rares, et la
galanterie a plus de grâces et de finesse et par conséquent plus de
bonheur en France. Cette grande nation, la première de l'univers[144],
se trouve pour l'amour ce qu'elle est pour les talents de l'esprit. En
1822, nous n'avons assurément ni Moore, ni Walter Scott, ni Crabbe, ni
Byron, ni Monti, ni Pellico; mais il y a chez nous plus de gens d'esprit
éclairés, agréables, et au niveau des lumières du siècle qu'en
Angleterre ou en Italie. C'est pour cela que les discussions de notre
chambre des députés, en 1822, sont si supérieures à celles du parlement
d'Angleterre, et que quand un libéral d'Angleterre vient en France, nous
sommes tout surpris de lui trouver plusieurs opinions gothiques.

  [144] Je n'en veux pour preuve que l'_envie_. Voir l'_Edinburg-Review_
    de 1821; voir les journaux littéraires allemands et italiens, et le
    _Scimiatigre_ d'Alfieri.

Un artiste romain écrivait de Paris:

«Je me déplais infiniment ici; je crois que c'est parce que je n'ai pas
le loisir d'aimer à mon gré. Ici, la sensibilité se dépense goutte à
goutte à mesure qu'elle se forme, et de manière, au moins pour moi, à
fatiguer la source. A Rome, par le peu d'intérêt des événements de
chaque jour, par le sommeil de la vie extérieure, la sensibilité
s'amoncèle au profit des passions.»




CHAPITRE XLIV

Rome.


Ce n'est qu'à Rome[145], qu'une femme honnête et à carrosse vient dire
avec effusion à une autre femme sa simple connaissance, comme je l'ai vu
ce matin: «Ah! ma chère amie, ne fais pas l'amour avec Fabio
Vitteleschi; il vaudrait mieux pour toi prendre de l'amour pour un
assassin de grands chemins. Avec son air doux et mesuré, il est capable
de te percer le coeur d'un poignard, et de te dire avec un sourire
aimable en te le plongeant dans la poitrine: Ma petite, est-ce qu'il te
fait mal?» Et cela se passait auprès d'une jolie personne de quinze ans,
fille de la dame qui recevait l'avis et fille très alerte.

  [145] 30 septembre 1819.

Si l'homme du Nord a le malheur de n'être pas choqué d'abord par le
naturel de cette amabilité du Midi, qui n'est que le développement
simple d'une nature grandiose, favorisé par la double absence du bon ton
et de toute nouveauté intéressante, en un an de séjour les femmes de
tous les autres pays lui deviennent insupportables.

Il voit les Françaises avec leurs petites grâces[146] tout aimables,
séduisantes les trois premiers jours, mais ennuyeuses le quatrième, jour
fatal, où l'on découvre que toutes ces grâces étudiées d'avance et
apprises par coeur sont éternellement les mêmes tous les jours et pour
tous.

  [146] Outre que l'auteur avait le malheur de n'être pas né à Paris, il
    y avait très peu vécu.

    (_Note de l'éditeur._)

Il voit les Allemandes si naturelles, au contraire, et se livrant avec
tant d'empressement à leur imagination, n'avoir souvent à montrer, avec
tout leur naturel, qu'un fond de stérilité, d'insipidité et de tendresse
de la bibliothèque bleue. La phrase du comte Almaviva semble faite en
Allemagne: «Et l'on est tout étonné, un beau soir, de trouver la satiété
où l'on allait chercher le bonheur.»

A Rome, l'étranger ne doit pas oublier que si rien n'est ennuyeux dans
les pays où tout est naturel, le mauvais y est plus mauvais qu'ailleurs.
Pour ne parler que des hommes[147], on voit paraître ici, dans la
société, une espèce de monstres qui se cachent ailleurs. Ce sont des
gens également passionnés, clairvoyants et lâches. Un mauvais sort les a
jetés auprès d'une femme à titre quelconque; amoureux fous par exemple,
ils boivent jusqu'à la lie le malheur de la voir préférer un rival. Ils
sont là pour contrecarrer cet amant fortuné. Rien ne leur échappe, et
tout le monde voit que rien ne leur échappe; mais ils n'en continuent
pas moins en dépit de tout sentiment d'honneur, à vexer la femme, son
amant et eux-mêmes, et personne ne les blâme, _car ils font ce qui leur
fait plaisir_. Un soir, l'amant, poussé à bout, leur donne des coups de
pied au cul; le lendemain ils lui en font bien des excuses et
recommencent à scier constamment et imperturbablement la femme, l'amant
et eux-mêmes. On frémit quand on songe à la quantité de malheur que ces
âmes basses ont à dévorer chaque jour, et il ne leur manque sans doute
qu'un grain de lâcheté de moins pour être empoisonneurs.

  [147]

        Heu! male nunc artes miseras hæc secula tractant;
            Jam tener assuevit munera velle puer.

    TIBUL., I, IV.

Ce n'est aussi qu'en Italie qu'on voit de jeunes élégants millionnaires
entretenir magnifiquement des danseuses du grand théâtre, au vu et au su
de toute une ville, moyennant trente sous par jour[148]. Les frères...,
beaux jeunes gens toujours à la chasse, toujours à cheval, sont jaloux
d'un étranger. Au lieu d'aller à lui et de leur conter leurs griefs, ils
répandent sourdement dans le public des bruits défavorables à ce pauvre
étranger. En France, l'opinion forcerait ces gens à prouver leur dire ou
à rendre raison à l'étranger. Ici l'opinion publique et le mépris ne
signifient rien. La richesse est toujours sûre d'être bien reçue
partout. Un millionnaire déshonoré et chassé de partout à Paris peut
aller en toute sûreté à Rome; il y sera considéré juste au _prorata_ de
ses écus.

  [148] Voir dans les moeurs du siècle de Louis XV l'honneur et
    l'aristocratie combler de profusions les demoiselles Duthé, la
    Guerre et autres. Quatre-vingt ou cent mille francs par an n'avaient
    rien d'extraordinaire: un homme du grand monde se fût avili à moins.




CHAPITRE XLV

De l'Angleterre.


J'ai beaucoup vécu ces temps derniers avec les danseuses du théâtre _Del
Sol_, à Valence. L'on m'assure que plusieurs sont fort chastes; c'est
que leur métier est trop fatigant. Vigano leur fait répéter son ballet
de la _Juive de Tolède_ tous les jours, de dix heures du matin à quatre,
et de minuit à trois heures du matin; outre cela, il faut qu'elles
dansent chaque soir dans les deux ballets.

Cela me rappelle Rousseau qui prescrit de faire beaucoup marcher Émile.
Je pensais ce soir, à minuit, en me promenant au frais sur le bord de la
mer, avec les petites danseuses, d'abord que cette volupté surhumaine de
la fraîcheur de la brise de mer sous le ciel de Valence, en présence de
ces étoiles resplendissantes qui semblent tout près de vous, est
inconnue à nos tristes pays brumeux. Cela seul vaut les quatre cents
lieues à faire, cela aussi empêche de penser à force de sensations. Je
pensais que la chasteté de mes petites danseuses explique fort bien la
marche que l'orgueil des hommes suit en Angleterre pour recréer
doucement les moeurs du sérail au milieu d'une nation civilisée. On voit
comment quelques-unes de ces jeunes filles d'Angleterre, d'ailleurs si
belles et d'une physionomie si touchante, laissent un peu à désirer pour
les idées. Malgré la liberté qui vient seulement d'être chassée de leur
île, et l'originalité admirable du caractère national, elles manquent
d'idées intéressantes et d'originalité. Elles n'ont souvent de
remarquable que la bizarrerie de leurs délicatesses. C'est tout simple,
la pudeur des femmes, en Angleterre, c'est l'orgueil de leurs maris.
Mais quelque soumise que soit une esclave, sa société est bientôt à
charge. De là, pour les hommes, la nécessité de s'enivrer tristement
chaque soir[149], au lieu de passer, comme en Italie, leurs soirées avec
leur maîtresse. En Angleterre, les gens riches ennuyés de leur maison et
sous prétexte d'un exercice nécessaire font quatre ou cinq lieues tous
les jours, comme si l'homme était créé et mis au monde pour trotter. Ils
usent ainsi le fluide nerveux par les jambes et non par le coeur. Après
quoi ils osent bien parler de délicatesse féminine, et mépriser
l'Espagne et l'Italie.

  [149] Cet usage commence à tomber un peu dans la très bonne compagnie,
    qui se francise comme partout; mais je parle de l'immense
    généralité.

Rien de plus désoccupé au contraire que les jeunes Italiens; le
mouvement qui leur ôterait leur sensibilité leur est importun. Ils font
de temps à autre une promenade de demi-lieue comme remède pénible pour
la santé; quant aux femmes, une Romaine ne fait pas en toute l'année les
courses d'une jeune miss en une semaine.

Il me semble que l'orgueil d'un mari anglais exalte très adroitement la
vanité de sa pauvre femme. Il lui persuade surtout qu'il ne faut pas
être _vulgaire_, et les mères qui préparent leurs jeunes filles pour
trouver des maris ont fort bien saisi cette idée. De là la _mode_ bien
plus absurde et bien plus despotique dans la raisonnable Angleterre
qu'au sein de la France légère; c'est dans Bond-street qu'a été inventé
le _carefully careless_. En Angleterre la mode est un devoir, à Paris
c'est un plaisir. La mode élève un bien autre mur d'airain à Londres
entre New-Bond-street et Fenchurch-street, qu'à Paris entre la Chaussée
d'Antin et la rue Saint-Martin. Les maris permettent volontiers cette
folie aristocratique à leurs femmes en dédommagement de la masse énorme
de tristesse qu'ils leur imposent. Je trouve bien l'image de la société
des femmes en Angleterre, telle que l'a faite le taciturne orgueil des
hommes dans les romans autrefois célèbres de miss Burney. Comme demander
un verre d'eau quand on a soif est vulgaire, les héroïnes de miss Burney
ne manquent pas de se laisser mourir de soif. Pour fuir la vulgarité,
l'on arrive à l'affectation la plus abominable.

Je compare la prudence d'un jeune Anglais de vingt-deux ans, riche, à la
profonde méfiance du jeune Italien du même âge. L'Italien y est forcé
par sa sûreté, et la dépose, cette méfiance, ou du moins l'oublie dès
qu'il est dans l'intimité, tandis que c'est précisément dans le sein de
la société la plus tendre en apparence que l'on voit redoubler la
prudence et la hauteur du jeune Anglais. J'ai entendu dire: «Depuis sept
mois je ne lui parlais pas du voyage à Brighton.» Il s'agissait d'une
économie obligée de quatre-vingts louis, et c'était un amant de
vingt-deux ans parlant d'une maîtresse, femme mariée, qu'il adorait;
mais, dans les transports de sa passion, la _prudence_ ne l'avait pas
quitté, bien moins encore, avait-il eu l'abandon de dire à cette
maîtresse: «Je n'irai pas à Brighton, parce que cela me gênerait.»

Remarquez que le sort de Gianone de Pellico, et de cent autres, force
l'Italien à la méfiance, tandis que le jeune _beau_ Anglais n'est forcé
à la prudence que par l'excès et la sensibilité maladive de sa vanité.
Le Français, étant aimable avec ses idées de tous les moments, dit tout
ce qu'il aime. C'est une habitude; sans cela il manquerait d'aisance, et
il sait que sans aisance il n'y a point de grâce.

C'est avec peine et la larme à l'oeil que j'ai osé écrire tout ce qui
précède; mais, puisqu'il me semble que je ne flatterais pas un roi,
pourquoi dirais-je d'un pays autre chose que ce qui m'en semble, et qui
_of course_ peut être très absurde, uniquement parce que ce pays a donné
naissance à la femme la plus aimable que j'aie connue?

Ce serait, sous une autre forme, de la bassesse monarchique. Je me
contenterai d'ajouter qu'au milieu de tout cet ensemble de moeurs, parmi
tant d'Anglaises victimes dans leur esprit de l'orgueil des hommes,
comme il existe une originalité parfaite, il suffit d'une famille élevée
loin des tristes restrictions destinées à reproduire les moeurs du
sérail pour donner des caractères charmants. Et que ce mot _charmant_
est insignifiant, malgré son étymologie, et commun pour rendre ce que je
voudrais exprimer! La douce Imogène, la tendre Ophélie trouveraient bien
des modèles vivants en Angleterre; mais ces modèles sont loin de jouir
de la haute vénération unanimement accordée à la véritable Anglaise
_accomplie_, destinée à satisfaire pleinement à toutes les convenances
et à donner à un mari toutes les jouissances de l'orgueil aristocratique
le plus maladif et un bonheur à mourir d'ennui[150].

  [150] Voir Richardson. Les moeurs de la famille des Harlowe, traduites
    en manières modernes, sont fréquentes en Angleterre: leurs
    domestiques valent mieux qu'eux.

Dans les grandes enfilades de quinze ou vingt pièces extrêmement
fraîches et fort sombres, où les femmes italiennes passent leur vie
mollement couchées sur des divans fort bas, elles entendent parler
d'amour ou de musique six heures de la journée. Le soir, au théâtre,
cachées dans leur loge pendant quatre heures, elles entendent parler de
musique ou d'amour.

Donc, outre le climat, la constitution de la vie est aussi favorable à
la musique et à l'amour en Espagne et en Italie, qu'elle leur est
contraire en Angleterre.

Je ne blâme ni n'approuve, j'observe.




CHAPITRE XLVI

Suite de l'Angleterre.


J'aime trop l'Angleterre et je l'ai trop peu vue pour en parler. Je me
sers des observations d'un ami.

L'état actuel de l'Irlande (1822) y réalise, pour la vingtième fois
depuis deux siècles[151], cet état singulier de la société si fécond en
résolutions courageuses, et si contraire à l'ennui, où des gens qui
déjeunent gaiement ensemble peuvent se rencontrer dans deux heures sur
un champ de bataille. Rien ne fait un appel plus énergique et plus
direct à la disposition de l'âme la plus favorable aux passions tendres:
le _naturel_. Rien n'éloigne davantage des deux grands vices anglais: le
_cant_ et la _bashfulness_, [hypocrisie de moralité et timidité
orgueilleuse et souffrante. (Voir le voyage de M. Eustace, en Italie.)
Si ce voyageur peint assez mal le pays, en revanche il donne une idée
fort exacte de son propre caractère; et ce caractère, ainsi que celui de
M. Beattie, le poète (voir sa vie écrite par un ami intime), est
malheureusement assez commun en Angleterre. Pour le prêtre honnête
homme, malgré sa place, voir les lettres de l'évêque de Landaff[152].]

  [151] Le jeune enfant de Spencer brûlé vif en Irlande.

  [152] Réfuter autrement que par des injures le portrait d'une certaine
    classe d'Anglais présenté dans ces trois ouvrages, me semble la
    chose impossible.

    _Satanic school._

On croirait l'Irlande assez malheureuse, ensanglantée comme elle l'est
depuis deux siècles par la tyrannie peureuse et cruelle de l'Angleterre;
mais ici fait son entrée dans l'état moral de l'Irlande un personnage
terrible: le *PRÊTRE*...

Depuis deux siècles, l'Irlande est à peu près aussi mal gouvernée que la
Sicile. Un parallèle approfondi de ces deux îles, en un volume de 500
pages, fâcherait bien des gens et ferait tomber dans le ridicule bien
des théories respectées. Ce qui est évident, c'est que le plus heureux
de ces deux pays, également gouvernés par des fous, au seul profit du
petit nombre, c'est la Sicile. Ses gouvernants lui ont au moins laissé
l'_amour_ et la volupté; ils les lui auraient bien ravis aussi comme
tout le reste; mais, grâce au ciel, il y a peu en Sicile de ce mal moral
appelé loi et gouvernement[153].

  [153] J'appelle _mal moral_, en 1822, tout gouvernement qui n'a pas
    les deux chambres; il n'y a d'exception que lorsque le chef du
    gouvernement est grand par la probité, miracle qui se voit en Saxe
    et à Naples.

Ce sont les gens âgés et les prêtres qui font et font exécuter les lois,
cela paraît bien à l'espèce de jalousie comique avec laquelle la volupté
est poursuivie dans les îles britanniques. Le peuple y pourrait dire à
ses gouvernants comme Diogène à Alexandre: «Contentez-vous de vos
sinécures et laissez-moi, du moins, mon soleil[154].»

  [154] Voir dans le procès de la feue reine d'Angleterre une liste
    curieuse des pairs avec les sommes qu'eux et leurs familles
    reçoivent de l'État. Par exemple, lord Lauderdale et sa famille,
    36,000 louis. Le demi-pot de bière nécessaire à la chétive
    subsistance du plus pauvre Anglais paye un sou d'impôt au profit du
    noble pair. Et, ce qui fait beaucoup à notre objet, ils le savent
    tous les deux. Dès lors, ni le lord, ni le paysan n'ont plus assez
    de loisir pour songer à l'amour; ils aiguisent leurs armes, l'un en
    public et avec orgueil, l'autre en secret et avec rage (L'Yeomanry
    et les Whiteboys).

A force de lois, de règlements, de contre-règlements et de supplices, le
gouvernement a créé en Irlande la pomme de terre, et la population de
l'Irlande surpasse de beaucoup celle de la Sicile; c'est-à-dire l'on a
fait venir quelques millions de paysans avilis et hébétés, écrasés de
travail et de misère, traînant pendant quarante ou cinquante ans une vie
malheureuse sur les marais de la vieille Érin, mais payant bien la dîme.
Voilà un beau miracle! Avec la religion païenne, ces pauvres diables
auraient au moins joui d'un bonheur; mais pas du tout, il faut adorer
saint Patrick.

En Irlande on ne voit guère que des paysans plus malheureux que des
sauvages. Seulement, au lieu d'être cent mille comme ils seraient dans
l'état de nature, ils sont huit millions[155], et font vivre richement
cinq cents _absentees_ à Londres et à Paris.

  [155] Plunkell Craig, _Vie de Curran_.

La société est infiniment plus avancée en Écosse[156] où, sous plusieurs
rapports, le gouvernement est bon (la rareté des crimes, la lecture, pas
d'évêques, etc.). Les passions tendres y ont donc beaucoup plus de
développement, et nous pouvons quitter les idées noires et arriver aux
ridicules.

  [156] Degré de civilisation du paysan Robert Burns et de sa famille;
    club de paysans où l'on payait deux sous par séance; questions qu'on
    y discutait. (Voir les Lettres de Burns).

Il est impossible de ne pas apercevoir un fond de mélancolie chez les
femmes écossaises. Cette mélancolie est surtout séduisante au bal, où
elle donne un singulier piquant à l'ardeur et à l'extrême empressement
avec lesquels elles sautent leurs danses nationales. Édimbourg a un
autre avantage, c'est de s'être soustrait à la vile omnipotence de l'or.
Cette ville forme en cela, aussi bien que pour la singulière et sauvage
beauté du site, un contraste complet avec Londres. Comme Rome, la belle
Édimbourg semble plutôt le séjour de la vie contemplative. Le tourbillon
sans repos et les intérêts inquiets de la vie active avec ses avantages
et ses inconvénients sont à Londres. Édimbourg me semble payer le tribut
au malin par un peu de disposition à la pédanterie. Le temps où Marie
Stuart habitait le vieux Holyrood, et où l'on assassinait Riccio dans
ses bras, valaient mieux pour l'amour, et toutes les femmes en
conviendront, que ceux où l'on discute si longuement, et même en leur
présence, sur la préférence à accorder au système neptunien sur le
vulcanien de... J'aime mieux la discussion sur le nouvel uniforme donné
par le roi à ses gardes ou sur la pairie manquée de sir B. Bloomfield,
qui occupait Londres lorsque je m'y trouvais, que la discussion pour
savoir qui a le mieux exploré la nature des roches, de Werner ou de . .
. . . . . . . . Je ne dirai rien du terrible dimanche écossais, auprès
duquel celui de Londres semble une partie de plaisir. Ce jour destiné à
honorer le ciel est la meilleure image de l'enfer que j'aie jamais vue
sur la terre. Ne marchons pas si vite, disait un Écossais en revenant de
l'église à un Français, son ami, nous aurions l'air de nous
promener[157].

  [157] Le même fait en Amérique. En Écosse, étalage des titres.

Celui des trois pays où il y a le moins d'hypocrisie (_Cant_, voyez le
_New-Monthly-Magazine_ de janvier 1822, tonnant contre Mozart et les
_Nozze di Figaro_, écrit dans un pays où l'on joue le Citizen. Mais ce
sont les aristocrates qui, par tout pays, achètent et jugent un journal
littéraire et la littérature; et depuis quatre ans, ceux d'Angleterre
ont fait alliance avec les évêques); celui des trois pays où il y a, ce
me semble, le moins d'hypocrisie, c'est l'Irlande; on y trouve, au
contraire, une vivacité étourdie et fort aimable. En Écosse, il y a la
stricte observance du dimanche, mais le lundi on danse avec une joie et
un abandon inconnus à Londres. Il y a beaucoup d'amour dans la classe
des paysans en Écosse. La toute-puissance de l'imagination a francisé ce
pays au XVIe siècle.

Le terrible défaut de la société anglaise, celui qui, en un jour donné,
crée une plus grande quantité de tristesse que la dette et ses
conséquences, et même que la guerre à mort des riches contre les
pauvres, c'est cette phrase que l'on me disait cet automne à Croydon, en
présence de la belle statue de l'évêque: «Dans le monde, aucun homme ne
veut se mettre en avant, de peur d'être déçu dans son attente.»

Qu'on juge quelles lois, sous le nom de _pudeur_, de tels hommes doivent
imposer à leurs femmes et à leurs maîtresses!




CHAPITRE XLVII

De l'Espagne.


L'Andalousie est un des plus aimables séjours que la volupté se soit
choisis sur la terre. J'avais trois ou quatre anecdotes qui montraient
de quelle manière mes idées sur les trois ou quatre actes de folie
différents dont la réunion forme l'amour sont vraies en Espagne; l'on me
conseille de les sacrifier à la délicatesse française. J'ai eu beau
protester que j'écrivais en langue française, mais non pas certes en
_littérature française_. Dieu me préserve d'avoir rien de commun avec
les littérateurs estimés aujourd'hui!

Les Maures, en abandonnant l'Andalousie, y ont laissé leur architecture
et presque leurs moeurs. Puisqu'il m'est impossible de parler des
dernières dans la langue de Mme de Sévigné, je dirai du moins de
l'architecture mauresque que son principal trait consiste à faire que
chaque maison ait un petit jardin entouré d'un portique élégant et
svelte. Là, pendant les chaleurs insupportables de l'été, quand, durant
des semaines entières, le thermomètre de Réaumur ne descend jamais et se
soutient à trente degrés, il règne sous les portiques une obscurité
délicieuse. Au milieu du petit jardin, il y a toujours un jet d'eau dont
le bruit uniforme et voluptueux est le seul qui trouble cette retraite
charmante. Le bassin de marbre est environné d'une douzaine d'orangers
et de lauriers-roses. Une toile épaisse en forme de tente recouvre tout
le petit jardin, et, le protégeant contre les rayons du soleil et de la
lumière, ne laisse pénétrer que les petites brises qui, sur le midi,
viennent des montagnes.

Là vivent et reçoivent les charmantes Andalouses à la démarche si vive
et si légère; une simple robe de soie noire garnie de franges de la même
couleur, et laissant apercevoir un cou-de-pied charmant, un teint pâle,
des yeux où se peignent toutes les nuances les plus fugitives des
passions les plus tendres et les plus ardentes: tels sont les êtres
célestes qu'il m'est défendu de faire entrer en scène.

Je regarde le peuple espagnol comme le représentant vivant du moyen âge.

Il ignore une foule de petites vérités (vanité puérile de ses voisins);
mais il sait profondément les grandes, et a assez de caractère et
d'esprit pour suivre leurs conséquences jusque dans leurs effets les
plus éloignés. Le caractère espagnol fait une belle opposition avec
l'esprit français; dur, brusque, peu élégant, plein d'un orgueil
sauvage, jamais occupé des autres: c'est exactement le contraste du XVe
siècle avec le XVIIIe.

L'Espagne m'est bien utile pour une comparaison: le seul peuple qui ait
su résister à Napoléon me semble absolument pur d'honneur bête, et de ce
qu'il y a de bête dans l'honneur.

Au lieu de faire de belles ordonnances militaires, de changer d'uniforme
tous les six mois et de porter de grands éperons, il a le général _no
importa_[158].

  [158] Voir les charmantes Lettres de M. Pecchio. L'Italie est pleine
    de gens de cette force; mais, au lieu de se produire, ils se
    tiennent tranquilles: _Paese della virtu sconosciuta_.




CHAPITRE XLVIII

De l'amour allemand.


Si l'Italien, toujours agité entre la haine et l'amour, vit de passions,
et le Français de vanité, c'est d'imagination que vivent les bons et
simples descendants des anciens Germains. A peine sortis des intérêts
sociaux les plus directs et les plus nécessaires à leur subsistance, on
les voit avec étonnement s'élancer dans ce qu'ils appellent leur
philosophie; c'est une espèce de folie douce, aimable, et surtout sans
fiel. Je vais citer, non pas tout à fait de mémoire, mais sur des notes
rapides, un ouvrage qui, quoique fait dans un sens d'opposition, montre
bien, même par les admirations de l'auteur, l'esprit militaire dans tout
son excès: c'est le voyage en Autriche, par M. Cadet-Gassicourt, en
1809. Qu'eût dit le noble et généreux Desaix s'il eût vu le pur héroïsme
de 95 conduire à cet exécrable égoïsme?

Deux amis se trouvent ensemble à une batterie à la bataille de Talavera:
l'un comme capitaine commandant, l'autre comme lieutenant. Un boulet
arrive qui culbute le capitaine. «Bon, dit le lieutenant tout joyeux,
voilà François mort: c'est moi qui vais être capitaine.--Pas encore tout
à fait! s'écrie François en se relevant. Il n'avait été qu'étourdi par
le boulet. Le lieutenant, ainsi que son capitaine, étaient les meilleurs
garçons du monde, point méchants, seulement un peu bêtes; enthousiastes
de l'empereur, l'ardeur de la chasse et l'égoïsme furieux que cet homme
avait su éveiller en le décorant du nom de gloire leur faisaient oublier
l'humanité.

Au milieu du spectacle sévère donné par de tels hommes, se disputant aux
parades de la Schoenbrunn un regard du maître et un titre de baron,
voici comment l'apothicaire de l'empereur décrit l'amour allemand, page
188:

«Rien n'est plus complaisant, plus doux, qu'une Autrichienne. Chez elle,
l'amour est un culte, et, quand elle s'attache à un Français, elle
l'adore dans toute la force du terme.

«Il y a des femmes légères et capricieuses partout, mais en général les
Viennoises sont fidèles et ne sont nullement coquettes; quand je dis
qu'elles sont fidèles, c'est à l'amant de leur choix, car les maris sont
à Vienne comme partout.»

7 juin 1809.

La plus belle personne de Vienne a agréé l'hommage d'un ami à moi, M.
M..., capitaine attaché au quartier général de l'empereur. C'est un
jeune homme doux et spirituel; mais certainement sa taille ni sa figure
n'ont rien de remarquable.

Depuis quelques jours, sa jeune amie fait la plus vive sensation parmi
nos brillants officiers d'état-major, qui passent leur vie à fureter
tous les coins de Vienne. C'est à qui sera le plus hardi; toutes les
ruses de guerre possibles ont été employées, la maison de la belle a été
mise en état de siège par les plus jolis et les plus riches. Les pages,
les brillants colonels, les généraux de la garde, les princes mêmes,
sont allés perdre leur temps sous les fenêtres de la belle, et leur
argent auprès de ses gens. Tous ont été éconduits. Ces princes n'étaient
guère accoutumés à trouver des cruelles à Paris ou à Milan. Comme je
riais de leur déconvenue avec cette charmante personne: «_Mais, mon
Dieu, me disait-elle, est-ce qu'ils ne savent pas que j'aime M. M...?_»

Voilà un singulier propos et assurément fort indécent.

Page 290: «Pendant que nous étions à Schoenbrunn, je remarquai que deux
jeunes gens attachés à l'empereur ne recevaient jamais personne dans
leur logement à Vienne. Nous les plaisantions beaucoup sur cette
discrétion. L'un d'eux me dit un jour: «Je n'aurai pas de secret pour
vous: une jeune femme de la ville s'est donnée à moi, sous la condition
qu'elle ne quitterait jamais mon appartement, et que je ne recevrais qui
que ce soit sans sa permission.» Je fus curieux, dit le voyageur, de
connaître cette recluse volontaire, et ma qualité de médecin me donnant
comme dans l'Orient un prétexte honnête, j'acceptai un déjeuner que mon
ami m'offrit. Je trouvai une femme très éprise, ayant le plus grand soin
du ménage, ne désirant nullement sortir, quoique la saison invitât à la
promenade, et d'ailleurs convaincue que son amant la ramènerait en
France.

L'autre jeune homme, qu'on ne trouvait non plus jamais à son logement en
ville, me fit bientôt après une confidence pareille. Je vis aussi sa
belle; comme la première, elle était blonde, fort jolie, très bien
faite.

«L'une, âgée de dix-huit ans, était la fille d'un tapissier fort à son
aise; l'autre, qui avait environ vingt-quatre ans, était la femme d'un
officier autrichien qui faisait la campagne à l'armée de l'archiduc
Jean. Cette dernière poussa l'amour jusqu'à ce qui nous semblerait de
l'héroïsme en pays de vanité. Non seulement son ami lui fut infidèle,
mais il se trouva dans le cas de lui faire les aveux les plus scabreux.
Elle le soigna avec un dévouement parfait, et, s'attachant par la
gravité de la maladie de son amant, qui bientôt fut en péril, elle ne
l'en chérit peut-être que davantage.

«On sent qu'étranger et vainqueur, et toute la haute société de Vienne
s'étant retirée à notre approche dans ses terres de Hongrie, je n'ai pu
observer l'amour dans les hautes classes; mais j'en ai vu assez pour me
convaincre que ce n'est pas de l'amour comme à Paris.

«Ce sentiment est regardé par les Allemands comme une vertu, comme une
émanation de la Divinité, comme quelque chose de mystique. Il n'est pas
vif, impétueux, jaloux, tyrannique, comme dans le coeur d'une Italienne:
il est profond et ressemble à l'illuminisme; il y a mille lieues de là à
l'Angleterre.

«Il y a quelques années, un tailleur de Leipzig, dans un accès de
jalousie, attendit son rival dans le jardin public, et le poignarda. On
le condamna à perdre la tête. Les moralistes de la ville, fidèles à la
bonté et à la facilité d'émotion des Allemands (faisant faiblesse de
caractère), discutèrent le jugement, le trouvèrent sévère, et,
établissant une comparaison entre le tailleur et Orosmane, apitoyèrent
sur son sort. On ne put cependant faire réformer l'arrêt. Mais le jour
de l'exécution toutes les jeunes filles de Leipzig, vêtues de blanc, se
réunirent et accompagnèrent le tailleur à l'échafaud en jetant des
fleurs sur sa route.

«Personne ne trouva cette cérémonie singulière; cependant, dans un pays
qui croit être raisonneur, on pouvait dire qu'elle honorait une espèce
de meurtre. Mais c'était une cérémonie, et tout ce qui est cérémonie est
sûr de n'être jamais ridicule en Allemagne. Voyez les cérémonies des
cours des petits princes qui nous feraient mourir de rire, et semblent
fort imposantes à Meinungen ou à Koethen. Ils voient dans les six gardes
chasses qui défilent devant leur petit prince, garni de son crachat, les
soldats d'Hermann marchant à la rencontre des légions de Varus.

«Différence des Allemands à tous les autres peuples: ils s'exaltent par
la méditation, au lieu de se calmer. Seconde nuance: ils meurent d'envie
d'avoir du caractère.

«Le séjour des cours, ordinairement si favorable au développement de
l'amour, l'hébète en Allemagne. Vous n'avez pas d'idée de l'océan de
minuties incompréhensibles et de petitesses qui forment ce qu'on appelle
une cour d'Allemagne[159], même celle des meilleurs princes (Munich,
1820).

  [159] Voir les _Mémoires de la margrave de Bareuth_, et _Vingt ans de
    séjour à Berlin_, par M. Thiébaut.

«Quand nous arrivions avec un état-major, dans une ville d'Allemagne, au
bout de la première quinzaine, les dames du pays avaient fait leur
choix. Mais ce choix était constant; et j'ai ouï dire que les Français
étaient l'écueil de beaucoup de vertus irréprochables jusqu'à eux.»

                   *       *       *       *       *

Les jeunes Allemands que j'ai rencontrés à Goettingue, Dresde,
Koenigsberg, etc., sont élevés au milieu de systèmes prétendus
philosophiques qui ne sont qu'une poésie obscure et mal écrite, mais,
sous le rapport moral, de la plus haute et sainte sublimité. Il me
semble voir qu'ils ont hérité de leur moyen âge, non le républicanisme,
la défiance et le coup de poignard, comme les Italiens, mais une forte
disposition à l'enthousiasme et à la bonne foi. C'est pour cela que,
tous les dix ans, ils ont un nouveau grand homme qui doit effacer tous
les autres (Kant, Steding, Fichte, etc., etc.[160]).

  [160] Voir en 1821 leur enthousiasme pour la tragédie du _Triomphe de
    la croix_, qui fait oublier _Guillaume Tell_.

Luther fit jadis un appel puissant au sens moral, et les Allemands se
battirent trente ans de suite pour obéir à leur conscience. Belle parole
et bien respectable, quelque absurde que soit la croyance; je dis
respectable, même pour l'artiste. Voir les combats dans l'âme de S...
entre le troisième commandement de Dieu: _Tu ne tueras point_, et ce
qu'il croyait l'intérêt de la patrie.

L'on trouve de l'enthousiasme mystique pour les femmes et l'amour jusque
dans Tacite, si toutefois cet écrivain n'a pas fait uniquement une
satire de Rome[161].

  [161] J'ai eu le bonheur de rencontrer un homme de l'esprit le plus
    vif et en même temps savant comme dix savants allemands, et exposant
    ce qu'il a découvert en termes clairs et précis. Si jamais M. F...
    imprime, nous verrons le moyen âge sortir brillant de lumière à nos
    yeux, et nous l'aimerons.

L'on n'a pas plutôt fait cinq cents lieues en Allemagne que l'on
distingue, dans ce peuple désuni et morcelé, un fond d'enthousiasme doux
et tendre plutôt qu'ardent et impétueux.

Si l'on ne voyait pas bien clairement cette disposition, l'on pourrait
relire trois ou quatre des romans d'Auguste la Fontaine que la jolie
Louise, reine de Prusse, fit chanoine de Magdebourg, en récompense
d'avoir si bien peint la _vie paisible_[162].

  [162] Titre d'un des romans d'Auguste la Fontaine, la _Vie paisible_,
    autre grand trait des moeurs allemandes, c'est le _farniente_ de
    l'Italien, c'est la critique physiologique du _droski_ russe ou du
    _horseback_ anglais.

Je vois une nouvelle preuve de cette disposition commune aux Allemands
dans le code autrichien, qui exige l'aveu du coupable pour la punition
de presque tous les crimes. Ce code, calculé pour un peuple où les
crimes sont rares, et plutôt un accès de folie chez un être faible que
la suite d'un intérêt courageux, raisonné, et en guerre constante avec
la société, est précisément le contraire de ce qu'il faut à l'Italie, où
l'on cherche à l'implanter; mais c'est une erreur d'honnêtes gens.

J'ai vu les juges allemands en Italie se désespérer des sentences de
mort, ou l'équivalent, les fers durs, qu'ils étaient obligés de
prononcer sans l'aveu des coupables.




CHAPITRE XLIX

Une journée à Florence.


Florence, 12 février 1819.

Ce soir j'ai trouvé dans une loge un homme qui avait quelque chose à
solliciter auprès d'un magistrat de cinquante ans. Sa première demande a
été: «Quelle est sa maîtresse? _Chi avvicina adesso?_» Ici toutes ces
affaires sont de la dernière publicité, elles ont leurs lois, il y a la
manière approuvée de se conduire, qui est basée sur la justice, sans
presque rien de conventionnel, autrement on est un _porco_.

«Qu'y a-t-il de nouveau?» demandait hier un de mes amis, arrivant de
Volterre. Après un mot de gémissement énergique sur Napoléon et les
Anglais, on ajoute avec le ton du plus vif intérêt: «La Vitteleschi a
changé d'amant: ce pauvre Gherardesca se désespère.--Qui a-t-elle
pris?--Montegalli, ce bel officier à moustaches, qui avait la
principessa Colona; voyez-le là-bas au parterre, cloué sous sa loge; il
est là toute la soirée, car le mari ne veut pas le voir à la maison, et
vous apercevez près de la porte le pauvre Gherardesca se promenant
tristement et comptant de loin les regards que son infidèle lance à son
successeur. Il est très changé, et dans le dernier désespoir; c'est en
vain que ses amis veulent l'envoyer à Paris et à Londres. Il se sent
mourir, dit-il, seulement à l'idée de quitter Florence.»

Chaque année il y a vingt désespoirs pareils dans la haute société, j'en
ai vu durer trois ou quatre ans. Ces pauvres diables sont sans nulle
vergogne, et prennent pour confidents toute la terre. Au reste, il y a
peu de société ici, et encore, quand on aime, on n'y va presque plus. Il
ne faut pas croire que les grandes passions et les belles âmes soient
communes nulle part, même en Italie; seulement des coeurs plus enflammés
et moins étiolés par les mille petits soins de la vanité y trouvent des
plaisirs délicieux, même dans les espèces subalternes d'amour. J'y ai vu
l'amour-caprice, par exemple, causer des transports et des moments
d'ivresse, que la passion la plus éperdue n'a jamais amenés sous le
méridien de Paris[163].

  [163] De ce Paris qui a donné au monde Voltaire, Molière et tant
    d'hommes distingués par l'esprit; mais l'on ne peut pas tout avoir,
    et il y aurait peu d'esprit à en prendre de l'humeur.

Je remarquais ce soir qu'il y a des noms propres en italien pour mille
circonstances particulières de l'amour, qui, en français, exigeraient
des périphrases à n'en plus finir: par exemple, l'action de se retourner
brusquement, quand du parterre on lorgne dans sa loge la femme qu'on
veut avoir, et que le mari ou le servant viennent à s'approcher du
parapet de la loge.

Voici les traits principaux du caractère de ce peuple.

1º L'attention accoutumée à être au service de passions profondes _ne
peut pas_ se mouvoir rapidement, c'est la différence la plus marquante
du Français à l'Italien. Il faut voir un Italien s'embarquer dans une
diligence, ou faire un payement, c'est là la _furia francese_; c'est
pour cela qu'un Français des plus vulgaires, pour peu qu'il ne soit pas
un fat spirituel à la Démasure, paraît toujours un être supérieur à une
Italienne. (L'amant de la princesse D... à Rome.)

2º Tout le monde fait l'amour, et non pas en cachette comme en France;
le mari est le meilleur ami de l'amant;

3º Personne ne lit;

4º Il n'y a pas de société. Un homme ne compte pas pour remplir et
occuper sa vie sur le bonheur qu'il tire chaque jour de deux heures de
conversation et le jeu de vanité dans telle maison. Le mot _causerie_ ne
se traduit pas en italien. L'on parle quand on a quelque chose à dire
pour le service d'une passion, mais rarement l'on parle pour bien parler
et sous tous les sujets venus;

5º Le _ridicule_ n'existe pas en Italie.

En France nous cherchons à imiter tous les deux le même modèle et je
suis juge compétent de la manière dont vous le copiez[164]. En Italie je
ne sais pas si cette action singulière que je vois faire ne fait pas
plaisir à celui qui la fait, et peut-être ne m'en ferait pas à moi-même.

  [164] Cette habitude des Français, diminuant tous les jours, éloignera
    de nous les héros de Molière.

Ce qui est affecté dans le langage ou dans les manières à Rome est de
bon ton ou inintelligible à Florence, qui en est à cinquante lieues. On
parle français à Lyon comme à Nantes. Le vénitien, le napolitain, le
génois, le piémontais, sont des langues presque entièrement différentes
et seulement parlées par des gens qui sont convenus de n'imprimer jamais
que dans une langue commune, celle qu'on parle à Rome. Rien n'est
absurde comme une comédie dont la scène est à Milan et dont les
personnages parlent romain. La langue italienne, beaucoup plus faite
pour être chantée et parlée, ne sera soutenue contre la clarté française
qui l'envahit que par la musique.

En Italie la crainte du pacha et de ses espions fait estimer l'_utile_;
il n'y a pas du tout d'honneur bête[165]. Il est remplacé par une sorte
de petite haine de société, appelée _petegolismo_.

  [165] Toutes les infractions à cet honneur sont _ridicules_ dans les
    sociétés bourgeoises en France. (Voir la _Petite Ville_, de M.
    Picard.)

Enfin donner un ridicule, c'est se faire un ennemi mortel, chose fort
dangereuse dans un pays où la force et l'office des gouvernements se
bornent à arracher l'impôt et à punir tout ce qui se distingue.

6º _Le patriotisme d'antichambre_.

Cet orgueil qui nous porte à chercher l'estime de nos concitoyens, et à
faire corps avec eux, expulsé de toute noble entreprise, vers l'an 1550,
par le despotisme jaloux des petits princes d'Italie, a donné naissance
à un produit barbare, à une espèce de _Caliban_, à un monstre plein de
fureur et de sottise, le _patriotisme d'antichambre_, comme disait M.
Turgot, à propos du siège de Calais (le _Soldat laboureur_ de ce
temps-là). J'ai vu ce monstre hébéter les gens les plus spirituels. Par
exemple un étranger se fera mal vouloir, même des jolies femmes, s'il
s'avise de trouver des défauts dans le peintre ou dans le poète de
ville, on lui dit fort bien et d'un grand sérieux qu'il ne faut pas
venir chez les gens pour s'en moquer, et on lui cite à ce sujet un mot
de Louis XIV sur Versailles.

A Florence on dit: il _nostro_ Benvenuti, comme à Brescia, il _nostro_
Arrici; ils mettent sur le mot _nostro_ une certaine emphase contenue et
pourtant bien comique, à peu près comme le _Miroir_ parlant avec onction
de la musique nationale, et de M. Monsigny, le musicien de l'Europe.

Pour ne pas rire au nez de ces braves patriotes, il faut se rappeler
que, par suite des dissensions du moyen âge, envenimées par la politique
atroce des papes[166], chaque ville hait mortellement la cité voisine,
et le nom des habitants de celle-ci passe toujours dans la première pour
synonyme de quelque grossier défaut. Les papes ont su faire de ce beau
pays la patrie de la haine.

  [166] Voir l'excellente et curieuse _Histoire de l'Église_, par M. de
    Potter.

Ce patriotisme d'antichambre est la grande plaie morale de l'Italie,
typhus délétère qui aura encore des effets funestes longtemps après
qu'elle aura secoué le joug de ses petits p..... ridicules[167]. Une des
formes de ce patriotisme est la haine inexorable pour tout ce qui est
étranger. Ainsi ils trouvent les Allemands bêtes, et se mettent en
colère quand on leur dit: «Qu'a produit l'Italie dans le XVIIIe siècle
d'égal à Catherine II ou à Frédéric le Grand? Où avez-vous un jardin
anglais comparable au moindre jardin allemand, vous qui par votre climat
avez un véritable besoin d'ombre?»

  [167] 1822.

7º Au contraire des Anglais et des Français, les Italiens n'ont aucun
préjugé politique; on y sait par coeur le vers de la Fontaine:

    Notre ennemi c'est notre M.

L'aristocratie, s'appuyant sur les prêtres et sur les sociétés
bibliques, est pour eux un vieux tour de passe-passe qui les fait rire.
En revanche, un Italien a besoin de trois mois de séjour en France pour
concevoir comment un marchand de draps peut être _ultra_.

8º Je mettrais pour dernier trait de caractère l'intolérance dans la
discussion et la colère, dès qu'ils ne trouvent pas sous la main un
argument à lancer contre celui de leur adversaire. Alors on les voit
pâlir. C'est une des formes de l'extrême sensibilité, mais ce n'est pas
une de ses formes aimables; par conséquent, c'est une de celles que
j'admets le plus volontiers en preuve de son existence.

J'ai voulu voir l'amour éternel, et après bien des difficultés j'ai
obtenu d'être présenté ce soir au chevalier C... et à sa maîtresse,
auprès de laquelle il vit depuis cinquante-quatre ans. Je suis sorti
attendri de la loge de ces aimables vieillards; voilà l'art d'être
heureux, art ignoré de tant de jeunes gens.

Il y a deux mois que j'ai vu monsignor R***, duquel j'ai été bien reçu
parce que je lui portais des _Minerves_. Il était à sa maison de
campagne avec Mme D., qu'il _avvicina_, comme on dit, depuis
trente-quatre ans. Elle est encore belle, mais il y a un fond de
mélancolie dans ce ménage, on l'attribue à la perte d'un fils empoisonné
autrefois par le mari.

Ici, faire l'amour n'est pas, comme à Paris, voir sa maîtresse, un quart
d'heure toutes les semaines, et, le reste du temps, accrocher un regard
ou un serrement de main: l'amant, l'heureux amant, passe quatre ou cinq
heures de chacune de ses journées avec la femme qu'il aime. Il lui parle
de ses procès, de son jardin anglais, de ses parties de chasse, de son
avancement, etc., etc. C'est l'intimité la plus complète et la plus
tendre; il la tutoie en présence du mari, et partout.

Un jeune homme de ce pays, et fort ambitieux, à ce qu'il croyait, appelé
à une grande place à Vienne (rien moins qu'ambassadeur), n'a pas pu se
faire à l'absence. Il a remercié de la place au bout de six mois, et est
revenu être heureux dans la loge de son amie.

Ce commerce de tous les instants serait gênant en France, où il est
nécessaire de porter dans le monde une certaine affectation, et où votre
maîtresse vous dit fort bien: «Monsieur un tel, vous êtes maussade ce
soir, _vous ne dites rien_.» En Italie il ne s'agit que de dire à la
femme qu'on aime tout ce qui passe par la tête, il faut exactement
penser tout haut. Il y a un certain effet nerveux de l'intimité et de la
franchise provoquant la franchise, que l'on ne peut attraper que par là.
Mais il y a un grand inconvénient; on trouve que faire l'amour de cette
manière paralyse tous les goûts, et rend insipides toutes les autres
occupations de la vie. Cet amour-là est le meilleur remplaçant de la
passion.

Nos gens de Paris qui en sont encore à concevoir _qu'on puisse être
Persan_, ne sachant que dire, s'écrieront que ces moeurs sont
indécentes. D'abord je ne suis qu'historien, et puis je me réserve de
leur démontrer un jour, par lourds raisonnements, qu'en fait de moeurs,
et pour le fond des choses, Paris ne doit rien à Bologne. Sans s'en
douter, ces pauvres gens répètent encore leur catéchisme de trois sous.

12 juillet 1821.--A Bologne il n'y a point d'odieux dans la société. A
Paris, le rôle de mari trompé est exécrable; ici (à Bologne) ce n'est
rien, il n'y a pas de maris trompés. Les moeurs sont donc les mêmes, il
n'y a que la haine de moins, le cavalier servant de la femme est
toujours ami du mari, et cette amitié, cimentée par des services
réciproques, survit bien souvent à d'autres intérêts. La plupart de ces
amours durent cinq ou six ans, plusieurs toujours. On se quitte enfin
quand on ne trouve plus de douceur à se tout dire, et, passé le premier
mois de la rupture, il n'y a pas d'aigreur.

Janvier 1822.--L'ancienne mode des cavaliers servants, importée en
Italie par Philippe II avec l'orgueil et les moeurs espagnoles, est
entièrement tombée dans les grandes villes. Je ne connais d'exception
que les Calabres, où toujours le frère aîné se fait prêtre, marie le
cadet et s'établit le servant de sa belle-soeur et en même temps
l'amant.

Napoléon a ôté le libertinage à la haute Italie et même à ce pays-ci
(Naples).

Les moeurs de la génération actuelle des jolies femmes font honte à
leurs mères; elles sont plus favorables à l'amour-passion. L'amour
physique a beaucoup perdu[168].

  [168] Vers 1780, la maxime était:

        Molti averne,
        Un goderne,
        E cambiar spesso.

    Voyage de Shylock.




CHAPITRE L

L'amour aux États-Unis.


Un gouvernement libre est un gouvernement qui ne fait point de mal aux
citoyens, mais qui, au contraire, leur donne la sûreté et la
tranquillité. Mais il y a encore loin de là au bonheur; il faut que
l'homme le fasse lui-même, car ce serait une âme bien grossière que
celle qui se tiendrait parfaitement heureuse parce qu'elle jouirait de
la sûreté et de la tranquillité. Nous confondons ces choses en Europe,
surtout en Italie; accoutumés que nous sommes à des gouvernements qui
nous font du mal, il nous semble qu'en être délivré serait le suprême
bonheur; semblables en cela à des malades travaillés par des maux
douloureux. L'exemple de l'Amérique montre bien le contraire. Là, le
gouvernement s'acquitte fort bien de son office, et ne fait de mal à
personne. Mais, comme si le destin voulait déconcerter et démentir toute
notre philosophie, ou plutôt l'accuser de ne pas connaître tous les
éléments de l'homme, éloignés comme nous le sommes depuis tant de
siècles par le malheureux état de l'Europe de toute véritable
expérience, nous voyons que lorsque le malheur venant des gouvernements
manque aux Américains, ils semblent se manquer à eux-mêmes. On dirait
que la source de la sensibilité se tarit chez ces gens-là. Ils sont
justes, ils sont raisonnables, et ils ne sont point heureux.

L. B..., c'est-à-dire les ridicules conséquences et règles de conduite
que des esprits bizarres déduisent de ce recueil de poèmes et de
chansons, suffit-elle pour causer tout ce malheur? L'effet me semble
bien considérable pour la cause.

M. de Volney racontait que, se trouvant à table à la campagne, chez un
brave Américain, homme à son aise et environné d'enfants déjà grands, il
entre un jeune homme dans la salle: «Bonjour, William, dit le père de
famille; asseyez-vous.» Le voyageur demanda qui était ce jeune homme:
«C'est le second de mes fils.--Et d'où vient-il?--De Canton.»

L'arrivée d'un fils des bouts de l'univers ne faisait pas plus de
sensation.

Toute l'attention semble employée aux arrangements raisonnables de la
vie, et à prévenir tous les inconvénients: arrivés enfin au moment de
recueillir le fruit de tant de soins et d'un si long esprit d'ordre, il
ne se trouve plus de vie de reste pour jouir.

On dirait que les enfants de Penn n'ont jamais lu ce vers qui semble
leur histoire:

    Et propter vitam, vivendi perdere causas.

Les jeunes gens des deux sexes, lorsque l'hiver est venu, qui comme en
Russie est la saison gaie du pays, courent ensemble en traîneaux sur la
neige le jour et la nuit, ils font des courses de quinze ou vingt milles
fort gaiement et sans personne pour les surveiller; et il n'en résulte
jamais d'inconvénient.

Il y a la gaieté physique de la jeunesse qui passe bientôt avec la
chaleur du sang et qui est finie à vingt-cinq ans: je ne vois pas les
passions qui font jouir. Il y a tant d'_habitude de raison_ aux
États-Unis, que la cristallisation y a été rendue impossible.

J'admire ce bonheur et ne l'envie pas; c'est comme le bonheur d'êtres
d'une espèce différente et inférieure. J'augure beaucoup mieux des
Florides et de l'Amérique méridionale[169].

  [169] Voir les moeurs des îles Açores: l'amour de Dieu et l'autre
    amour y occupent tous les instants. La religion chrétienne,
    interprétée par les jésuites, est beaucoup moins ennemie de l'homme,
    en ce sens, que le protestantisme anglais; elle permet au moins de
    danser le dimanche; et un jour de plaisir sur sept, c'est beaucoup
    pour le cultivateur, qui travaille assidûment les six autres.

Ce qui fortifie ma conjecture sur celle du Nord, c'est le manque absolu
d'artistes et d'écrivains. Les États-Unis ne nous ont pas encore envoyé
une scène de tragédie, un tableau ou une vie de Washington.




CHAPITRE LI

De l'amour en Provence jusqu'à la conquête de Toulouse en 1328, par les
Barbares du Nord.


L'amour eut une singulière forme en Provence, depuis l'an 1100 jusqu'en
1328. Il y avait une législation établie pour les rapports des deux
sexes en amour, aussi sévère et aussi exactement suivie que peuvent
l'être aujourd'hui les lois du _point d'honneur_. Celles de l'amour
faisaient d'abord abstraction complète des droits sacrés des maris.
Elles ne supposaient aucune hypocrisie. Ces lois, prenant la nature
humaine telle qu'elle est, devaient produire beaucoup de bonheur.

Il y avait la manière officielle de se déclarer amoureux d'une femme, et
celle d'être agréé par elle en qualité d'amant. Après tant de mois de
cour d'une certaine façon, on obtenait de lui baiser la main. La
société, jeune encore, se plaisait dans les formalités et les cérémonies
qui alors montraient la civilisation, et qui aujourd'hui feraient mourir
d'ennui. Le même caractère se retrouve dans la langue des Provençaux,
dans la difficulté et l'entrelacement de leurs rimes, dans leurs mots
masculins et féminins pour exprimer le même objet, enfin dans le nombre
infini de leurs poètes. Tout ce qui est _forme_ dans la société, et qui
aujourd'hui est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la saveur
de la nouveauté.

Après avoir baisé la main d'une femme, on s'avançait de grade en grade à
force de mérite et sans passe-droits. Il faut bien remarquer que si les
maris étaient toujours hors de la question, d'un autre côté l'avancement
officiel des amants s'arrêtait à ce que nous appellerions les douceurs
de l'amitié la plus tendre entre personnes de sexes différents[170].
Mais après plusieurs mois ou plusieurs années d'épreuve, une femme étant
parfaitement sûre du caractère et de la discrétion d'un homme, cet
homme, ayant avec elle toutes les apparences et toutes les facilités que
donne l'amitié la plus tendre, cette amitié devait donner à la vertu de
bien fortes alarmes.

  [170] Mémoires de la vie de Chabanon, écrits par lui-même. Les coups
    de canne au plafond.

J'ai parlé de passe-droits, c'est qu'une femme pouvait avoir plusieurs
amants, mais un seul dans les grades supérieurs. Il semble que les
autres ne pouvaient pas être avancés beaucoup au delà du degré
d'_amitié_ qui consistait à lui baiser la main et à la voir tous les
jours. Tout ce qui nous reste de cette singulière civilisation est en
vers et en vers rimés de la manière la plus baroque et la plus
difficile; il ne faut pas s'étonner si les notions que nous tirons des
ballades des troubadours sont vagues et peu précises. On a trouvé
jusqu'à un contrat de mariage en vers. Après la conquête en 1328, pour
cause d'hérésie, les papes prescrivirent à plusieurs reprises de brûler
tout ce qui était écrit dans la langue vulgaire. L'astuce italienne
proclamait le latin, la seule langue digne de gens si spirituels. Ce
serait une mesure bien avantageuse si l'on pouvait la renouveler en
1822.

Tant de publicité et d'officiel dans l'amour semblent au premier aspect
ne pas s'accorder avec la vraie passion. Si la dame disait à son
servant: «Allez pour l'amour de moi visiter la tombe de notre Seigneur
Jésus-Christ à Jérusalem; vous y passerez trois ans et reviendrez
ensuite; l'amant partait aussitôt: hésiter un instant l'aurait couvert
de la même ignominie qu'aujourd'hui une faiblesse sur le point
d'honneur. La langue de ces gens-là a une finesse extrême pour rendre
les nuances les plus fugitives du sentiment. Une autre marque que ces
moeurs étaient fort avancées sur la route de la véritable civilisation,
c'est qu'à peine sortis des horreurs du moyen âge et de la féodalité, où
la force était tout, nous voyons le sexe le plus faible moins tyrannisé
qu'il ne l'est _légalement_ aujourd'hui; nous voyons les pauvres et
faibles créatures qui ont le plus à perdre en amour et dont les
agréments disparaissent le plus vite, maîtresses du destin des hommes
qui les approchent. Un exil de trois ans en Palestine, le passage d'une
civilisation pleine de gaieté au fanatisme et à l'ennui d'un camp de
croisés devaient être pour tout autre qu'un chrétien exalté une corvée
fort pénible. Que peut faire à son amant une femme lâchement abandonnée
par lui à Paris?

Il n'y a qu'une réponse que je vois d'ici: aucune femme de Paris, qui se
respecte, n'a d'amant. On voit que la prudence a droit de conseiller
bien plus aux femmes d'aujourd'hui de ne pas se livrer à
l'amour-passion. Mais une autre prudence, qu'assurément je suis loin
d'approuver, ne leur conseille-t-elle pas de se venger avec l'amour
physique? Nous avons gagné à notre hypocrisie et à notre ascétisme[171],
non pas un hommage rendu à la vertu, l'on ne contredit jamais impunément
la nature, mais il y a moins de bonheur sur la terre et infiniment moins
d'inspirations généreuses.

  [171] Principe ascétique de Jérémie Bentham.

Un amant qui, après dix ans d'intimité, abandonnait sa pauvre maîtresse,
parce qu'il s'apercevait qu'elle avait trente-deux ans, était perdu
d'honneur dans l'aimable Provence; il n'avait d'autre ressource que de
s'enterrer dans la solitude d'un cloître. Un homme non pas généreux,
mais simplement prudent, avait donc intérêt à ne pas jouer alors plus de
passion qu'il n'en avait.

Nous devinons tout cela, car il nous reste bien peu de monuments donnant
des notions exactes...

Il faut juger l'ensemble des moeurs d'après quelques faits particuliers.
Vous connaissez l'anecdote de ce poète qui avait offensé sa dame: après
deux ans de désespoir, elle daigna enfin répondre à ses nombreux
messages, et lui fit dire que, s'il se faisait arracher un _ongle_, et
qu'il lui fît présenter cet ongle par cinquante chevaliers amoureux et
fidèles, elle pourrait peut-être lui pardonner. Le poète se hâta de se
soumettre à l'opération douloureuse. Cinquante chevaliers bien venus de
leurs dames allèrent présenter cet ongle à la belle offensée avec toute
la pompe possible. Cela fit une cérémonie aussi imposante que l'entrée
d'un des princes du sang dans une des villes du royaume. L'amant couvert
des livrées du repentir suivait de loin son ongle. La dame, après avoir
vu s'accomplir toute la cérémonie, qui fut fort longue, daigna lui
pardonner; il fut réintégré dans toutes les douceurs de son premier
bonheur. L'histoire dit qu'ils passèrent ensemble de longues et
heureuses années. Il est sûr que les deux ans de malheur prouvent une
passion véritable et l'auraient fait naître quand elle n'eût pas existé
avec cette force auparavant.

Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout une galanterie
aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes sur les principes
de la justice; je dis galanterie, car en tout temps l'amour-passion est
une exception plus curieuse que fréquente, et l'on ne saurait lui
imposer de lois. En Provence, ce qu'il peut y avoir de calculé et de
soumis à l'empire de la raison était fondé sur la justice et sur
l'égalité de droits entre les deux sexes, voilà ce que j'admire surtout
comme éloignant le malheur autant qu'il est possible. Au contraire, la
monarchie absolue sous Louis XV était parvenue à mettre à la mode la
scélératesse et la noirceur dans ces mêmes rapports[172].

  [172] Il faut avoir entendu parler l'aimable général Laclos, Naples,
    1802. Si l'on n'a pas eu ce bonheur, l'on peut ouvrir la _Vie privée
    du maréchal de Richelieu_, neuf volumes bien plaisamment rédigés.

Quoique cette jolie langue provençale, si remplie de délicatesse et si
tourmentée par la rime[173], ne fût pas probablement celle du peuple,
les moeurs de la haute classe avaient passé aux classes inférieures,
très peu grossières alors en Provence, parce qu'elles avaient beaucoup
d'aisance. Elles étaient dans les premières joies d'un commerce fort
prospère et fort riche. Les habitants des rives de la Méditerranée
venaient de s'apercevoir (au IXe siècle) que faire le commerce en
hasardant quelques barques sur cette mer était moins pénible et presque
aussi amusant que de détrousser les passants sur le grand chemin voisin,
à la suite de quelque petit seigneur féodal. Peu après, les Provençaux
du Xe siècle virent chez les Arabes qu'il y avait des plaisirs plus doux
que piller, violer et se battre.

  [173] Née à Narbonne; mélange de latin et d'arabe.

Il faut considérer la Méditerranée comme le foyer de la civilisation
européenne. Les bords heureux de cette belle mer si favorisée par le
climat l'étaient encore par l'état prospère des habitants et par
l'absence de toute religion ou législation triste. Le génie éminemment
gai des Provençaux d'alors avait traversé la religion chrétienne sans en
être altéré.

Nous voyons une vive image d'un effet semblable de la même cause dans
les villes d'Italie dont l'histoire nous est parvenue d'une manière plus
distincte, et qui d'ailleurs ont été assez heureuses pour nous laisser
le Dante, Pétrarque et la peinture.

Les Provençaux ne nous ont pas légué un grand poème, comme la _Divine
Comédie_, dans lequel viennent se réfléchir toutes les particularités
des moeurs de l'époque. Ils avaient, ce me semble, moins de passion et
beaucoup plus de gaieté que les Italiens. Ils tenaient de leurs voisins,
les Maures d'Espagne, cette agréable manière de prendre la vie. L'amour
régnait avec l'allégresse, les fêtes et les plaisirs dans les châteaux
de l'heureuse Provence.

Avez-vous vu à l'Opéra le final d'un bel opéra-comique de Rossini? Tout
est gaieté, beauté, magnificence idéale sur la scène. Nous sommes à
mille lieues des vilains côtés de la nature humaine. L'opéra finit, la
toile tombe, les spectateurs s'en vont, le lustre s'élève, on éteint les
quinquets. L'odeur de lampe mal éteinte remplit la salle, le rideau se
relève à moitié, l'on aperçoit des polissons sales et mal vêtus se
démener sur la scène; ils s'y agitent d'une manière hideuse, ils y
tiennent la place des jeunes femmes qui la remplissaient de leurs grâces
il n'y a qu'un instant.

Tel fut pour le royaume de Provence l'effet de la conquête de Toulouse
par l'armée des croisés. Au lieu d'amour, de grâces et de gaieté, on eut
les Barbares du Nord et saint Dominique. Je ne noircirai point ces pages
du récit à faire dresser les cheveux des horreurs de l'inquisition dans
toute la ferveur de la jeunesse. Quant aux barbares, c'étaient nos
pères; ils tuaient et saccageaient tout; ils détruisaient pour le
plaisir de détruire ce qu'ils ne pouvaient emporter; une rage sauvage
les animait contre tout ce qui portait quelque trace de civilisation,
surtout ils n'entendaient pas un mot de cette belle langue du Midi, et
leur fureur en était redoublée. Fort superstitieux, et guidés par
l'affreux saint Dominique, ils croyaient gagner le ciel en tuant des
Provençaux. Tout fut fini pour ceux-ci: plus d'amour, plus de gaieté,
plus de poésie; moins de vingt ans après la conquête (1335), ils étaient
presque aussi barbares et aussi grossiers que les Français, que nos
pères[174].

  [174] Voir l'_État de la puissance militaire de la Russie_, véridique
    ouvrage du général sir Robert Wilson.

D'où était tombée dans ce coin du monde cette charmante forme de
civilisation qui, pendant deux siècles, fit le bonheur des hautes
classes de la société? des Maures d'Espagne apparemment.




CHAPITRE LII

La Provence au XIIe siècle.


Je vais traduire une anecdote des manuscrits provençaux; le fait que
l'on va lire eut lieu vers l'an 1180, et l'histoire fut écrite vers
1250[175]; l'anecdote est assurément fort connue: toute la nuance des
moeurs est dans le style. Je supplie qu'on me permette de traduire mot à
mot et sans chercher aucunement l'élégance du langage actuel.

  [175] Le manuscrit est à la bibliothèque Laurentiana. M. Raynouard le
    rapporte au tome V de ses _Troubadours_, page 189. Il y a plusieurs
    fautes dans son texte; il a trop loué et trop peu connu les
    troubadours.

«Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant baron, ainsi que le
savez, et eut pour femme madona Marguerite, la plus belle femme que l'on
connût en ce temps, et la plus douée de toutes belles qualités, de toute
valeur et de toute courtoisie. Il arriva ainsi que Guillaume de
Cabstaing, qui fut fils d'un pauvre chevalier du château Cabstaing, vint
à la cour de Mgr Raymond de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda
s'il lui plaisait qu'il fût varlet de sa cour. Mgr Raymond, qui le vit
beau et avenant, lui dit qu'il fût le bienvenu et qu'il demeurât en sa
cour. Ainsi Guillaume demeura avec lui et sut si gentiment se conduire,
que petits et grands l'aimaient; et il sut tant se distinguer, que
Monseigneur Raymond voulut qu'il fût donzel de madona Marguerite, sa
femme; et ainsi fut fait. Adonc s'efforça Guillaume de valoir encore
plus et en dit et en faits. Mais ainsi, comme il a coutume d'avenir en
amour, il se trouva qu'amour voulut prendre madona Marguerite et
enflammer sa pensée. Tant lui plaisait le faire de Guillaume, et son
dire, et son semblant, qu'elle ne dut se tenir un jour de lui dire: «Or
çà, dis-moi, Guillaume, si une femme te faisait semblant d'amour,
oserais-tu bien l'aimer?» Guillaume, qui s'en était aperçu, lui répondit
tout franchement: «Oui, bien ferais-je, madame, pourvu seulement que le
semblant fût vérité.--Par saint Jean! fit la dame, bien avez répondu
comme un homme de valeur; mais à présent je te veux éprouver si tu
pourras savoir et connaître, en fait de semblants, quels sont de vérité
et quels non.»

«Quand Guillaume eut entendu ces paroles, il répondit: «Madame, qu'il
soit ainsi comme il vous plaira.»

«Il commença à être pensif, et Amour aussitôt lui chercha guerre; et les
pensers qu'Amour envoie aux siens lui entrèrent dans le tout profond du
coeur, et de là en avant il fut des servants d'amour et commença à
trouver[176] de petits couplets avenants et gais, et des chansons à
danser, et des chansons de chant[177] plaisant, par quoi il était fort
agréé, et plus de celle pour laquelle il chantait. Or Amour, qui accorde
à ses servants leur récompense quand il lui plaît, voulut à Guillaume
donner le prix du sien; et le voilà qui commence à prendre la dame si
fort de pensers et de réflexions d'amour, que ni jour ni nuit elle ne
pouvait reposer, songeant à la valeur et à la prouesse qui en Guillaume
s'était si copieusement logée et mise.

  [176] Faire.

  [177] Il inventait les airs et les paroles.

«Un jour, il arriva que la dame prit Guillaume et lui dit: «Guillaume,
or çà, dis-moi, t'es-tu à cette heure aperçu de mes semblants, s'ils
sont véritables ou mensongers?» Guillaume répond: «Madona, ainsi Dieu me
soit en aide, du moment en çà que j'ai été votre servant, il ne m'a pu
entrer au coeur nulle pensée que vous ne fussiez la meilleure qui onc
naquit et la plus véritable et en paroles et en semblants. Cela je crois
et croirai toute ma vie.» Et la dame répondit:

«Guillaume, je vous dis que si Dieu m'aide que jà ne serez par moi
trompé, et que vos pensers ne seront pas vains ni perdus.» Et elle
étendit les bras et l'embrassa doucement dans la chambre où ils étaient
tous deux aussi, et ils commencèrent leur druerie[178]; et il ne tarda
guère que les médisants, que Dieu ait en ire, se mirent à parler et à
deviser de leur amour, à propos des chansons que Guillaume faisait,
disant qu'il avait mis son amour en madame Marguerite, et tant
dirent-ils à tort et à travers, que la chose vint aux oreilles de
monseigneur Raymond. Alors il fut grandement peiné et fort grièvement
triste, d'abord parce qu'il lui fallait perdre son compagnon-écuyer
qu'il aimait tant, et plus encore pour la honte de sa femme.

  [178] A far all' amore.

«Un jour, il arriva que Guillaume s'en était allé à la chasse à
l'épervier avec un écuyer seulement; et monseigneur Raymond fit demander
où il était; et un valet lui répondit qu'il était allé à l'épervier, et
tel qui le savait ajouta qu'il était en tel endroit. Sur-le-champ,
Raymond prend des armes cachées et se fait amener son cheval, et prend
tout seul son chemin vers cet endroit où Guillaume était allé: tant il
chevaucha qu'il le trouva. Quand Guillaume le vit venir, il s'en étonna
beaucoup, et sur-le-champ il lui vint de sinistres pensées, et il
s'avança à sa rencontre et lui dit: «Seigneur, soyez le bien arrivé.
Comment êtes-vous ainsi seul?» Monseigneur Raymond répondit: «Guillaume,
c'est que je vais vous cherchant pour me divertir avec vous. N'avez-vous
rien pris?--Je n'ai guère pris, seigneur, car je n'ai guère trouvé; et
qui peu trouve ne peut guère prendre, comme dit le proverbe.--Laissons
là désormais cette conversation dit monseigneur Raymond, et, par la foi
que vous me devez, dites-moi vérité sur tous les sujets que je vous
voudrai demander.--Par Dieu! seigneur, dit Guillaume, si cela est chose
à dire, bien vous la dirai-je.--Je ne veux ici aucune subtilité, ainsi
dit monseigneur Raymond, mais vous me direz tout entièrement sur tout ce
que je vous demanderai.--Seigneur, autant qu'il vous plaira me demander,
dit Guillaume, autant vous dirai-je la vérité.» Et monseigneur Raymond
demande: «Guillaume, si Dieu et la sainte foi vous vaut, avez-vous une
maîtresse pour qui vous chantiez ou pour laquelle Amour vous étreigne?»
Guillaume répond: «Seigneur, et comment ferais-je pour chanter, si Amour
ne me pressait pas? Sachez la vérité, monseigneur, qu'Amour m'a tout en
son pouvoir.» Raymond répond: «Je veux bien le croire, qu'autrement vous
ne pourriez pas si bien chanter; mais je veux savoir s'il vous plaît qui
est votre dame.--Ah! seigneur, au nom de Dieu, dit Guillaume, voyez ce
que vous me demandez. Vous savez trop bien qu'il ne faut pas nommer sa
dame, et que Bernard de Ventadour dit:

    «En une chose ma raison me sert[179].
    «Que jamais homme ne m'a demandé ma joie,
    «Que je ne lui en aie menti volontiers.
    «Car cela ne me semble pas bonne doctrine,
    «Mais plutôt folie et acte d'enfant,
    «Que quiconque est bien traité en amour
    «En veuille ouvrir son coeur à un autre homme,
    «A moins qu'il ne puisse le servir et l'aider.

  [179] On traduit mot à mot les vers provençaux cités par Guillaume.

«Monseigneur Raymond répond: «Et je vous donne ma foi que je vous
servirai selon mon pouvoir.» Raymond en dit tant que Guillaume lui
répondit:

«Seigneur, il faut que vous sachiez que j'aime la soeur de madame
Marguerite, votre femme, et que je pense en avoir échange d'amour.
Maintenant que vous le savez, je vous prie de venir à mon aide ou du
moins de ne pas me faire dommage.--Prenez main et foi, fit Raymond, car
je vous jure et vous engage que j'emploierai pour vous tout mon
pouvoir.» Et alors il lui donna sa foi, et quand il la lui eut donnée,
Raymond lui dit: «Je veux que nous allions à son château, car il est
près d'ici.--Et je vous en prie, fit Guillaume, par Dieu.» Et ainsi ils
prirent leur chemin vers le château de Liet. Et, quand ils furent au
château, ils furent bien accueillis par _En_[180] Robert de Tarascon,
qui était mari de madame Agnès, la soeur de madame Marguerite, et par
madame Agnès elle-même. Et monseigneur Raymond prit madame Agnès par la
main, il la mena dans la chambre et ils s'assirent sur le lit. Et
monseigneur Raymond dit: «Maintenant, dites-moi, belle-soeur, par la foi
que vous me devez, aimez-vous d'amour?» Et elle dit: «Oui, seigneur.--Et
qui? fit-il.--Oh! cela, je ne vous le dis pas, répondit-elle; et quels
discours me tenez-vous là?»

  [180] _En_, manière de parler parmi les Provençaux, que nous
    traduisons par le _sire_.

«A la fin, tant la pria, qu'elle dit qu'elle aimait Guillaume de
Cabstaing, elle dit cela parce que elle voyait Guillaume triste et
pensif, et elle savait bien comme quoi il aimait sa soeur; et ainsi elle
craignait que Raymond n'eût de mauvaises pensées de Guillaume. Une telle
réponse causa une grande joie à Raymond. Agnès conta tout à son mari, et
le mari lui répondit qu'elle avait bien fait, et lui donna parole
qu'elle avait la liberté de faire ou dire tout ce qui pourrait sauver
Guillaume. Agnès n'y manqua pas. Elle appela Guillaume dans sa chambre
tout seul, et resta tant avec lui, que Raymond pensa qu'il devait avoir
eu d'elle plaisir d'amour; et tout cela lui plaisait, et il commença à
penser que ce que on lui avait dit de lui n'était pas vrai et qu'on
parlait en l'air. Agnès et Guillaume sortirent de la chambre, le souper
fut préparé, et l'on soupa en grande gaieté. Et après souper Agnès fit
préparer le lit des deux proches de la porte de sa chambre, et si bien
firent de semblant en semblant la dame et Guillaume, que Raymond crut
qu'il couchait avec elle.

«Et le lendemain ils dînèrent au château avec grande allégresse, et
après dîner ils partirent avec tous les honneurs d'un noble congé et
vinrent à Roussillon. Et aussitôt que Raymond le put, il se sépara de
Guillaume et s'en vint à sa femme, et lui conta ce qu'il avait vu de
Guillaume et de sa soeur, de quoi eut sa femme une grande tristesse
toute la nuit. Et le lendemain elle fit appeler Guillaume, et le reçut
mal, et l'appela faux ami et traître. Et Guillaume lui demanda merci,
comme homme qui n'avait faute aucune de ce dont elle l'accusait, et lui
conta tout ce qui s'était passé mot à mot. Et la femme manda sa soeur,
et par elle sut bien que Guillaume n'avait pas tort. Et pour cela elle
lui dit et commanda qu'il fît une chanson par laquelle il montrât qu'il
n'aimait aucune femme excepté elle, et alors il fit la chanson qui dit:

            «La douce pensée
    «Qu'amour souvent me donne.»

Et quand Raymond de Roussillon ouït la chanson que Guillaume avait faite
pour sa femme, il le fit venir pour lui parler assez loin du château et
lui coupa la tête, qu'il mit dans un carnier; il lui tira le coeur du
corps et il le mit avec la tête. Il s'en alla au château; il fit rôtir
le coeur et apporter à table à sa femme, et il le lui fit manger sans
qu'elle le sût. Quand elle l'eut mangé, Raymond se leva et dit à sa
femme que ce qu'elle venait de manger était le coeur du seigneur
Guillaume de Cabstaing, et lui montra la tête, et lui demanda si le
coeur avait été bon à manger. Et elle entendit ce qu'il disait et vit et
connut la tête du seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que le
coeur avait été si bon et si savoureux, que jamais autre manger ou autre
boire ne lui ôterait de la bouche le goût que le coeur du seigneur
Guillaume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avec une épée. Elle
se prit à fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la tête.

«Cela fut su dans toute la Catalogne et dans toutes les terres du roi
d'Aragon. Le roi Alphonse et tous les barons de ces contrées eurent
grande douleur et grande tristesse de la mort du seigneur Guillaume et
de la femme que Raymond avait aussi laidement mise à mort. Ils lui
firent la guerre à feu et à sang. Le roi Alphonse d'Aragon ayant pris le
château de Raymond, il fit placer Guillaume et sa dame dans un monument
devant la porte de l'église d'un bourg nommé Perpignac. Tous les
parfaits amants, toutes les parfaites amantes, prièrent Dieu pour leurs
âmes. Le roi d'Aragon prit Raymond, le fit mourir en prison et donna
tous ses biens aux parents de Guillaume et aux parents de la femme qui
mourut pour lui.»




CHAPITRE LIII

L'Arabie.


C'est sous la tente noirâtre de l'Arabe-Bédouin qu'il faut chercher le
modèle de la patrie du véritable amour. Là, comme ailleurs, la solitude
et un beau climat ont fait naître la plus noble des passions du coeur
humain, celle qui, pour trouver le bonheur, a besoin de l'inspirer au
même degré qu'elle le sent.

Il fallait pour que l'amour parût tout ce qu'il peut être dans le coeur
de l'homme, que l'égalité entre la maîtresse et son amant fût établie
autant que possible. Elle n'existe point, cette égalité, dans notre
triste Occident: une femme quittée est malheureuse ou déshonorée. Sous
la tente de l'Arabe, la foi donnée _ne peut pas_ se violer. Le mépris et
la mort suivent immédiatement ce crime.

La générosité est si sacrée chez ce peuple qu'il est permis de _voler_
pour donner. D'ailleurs les dangers y sont de tous les jours, et la vie
s'écoule toute, pour ainsi dire, dans une solitude passionnée. Même
réunis, les Arabes parlent peu.

Rien ne change chez l'habitant du désert; tout y est éternel et
immobile. Les moeurs singulières, dont je ne puis, par ignorance, que
donner une faible esquisse, existaient probablement dès le temps
d'Homère[181]. Elles ont été écrites pour la première fois vers l'an 600
de notre ère, deux siècles avant Charlemagne.

  [181] 900 ans avant Jésus-Christ.

On voit que c'est nous qui fûmes les barbares à l'égard de l'Orient,
quand nous allâmes le troubler par nos croisades[182]. Aussi devons-nous
ce qu'il y a de noble dans nos moeurs à ces croisades et aux Maures
d'Espagne.

  [182] 1095.

Si nous nous comparons aux Arabes, l'orgueil de l'homme prosaïque
sourira de pitié. Nos arts sont extrêmement supérieurs aux leurs, nos
législations sont en apparence encore plus supérieures; mais je doute
que nous l'emportions dans l'art du bonheur domestique: il nous a
toujours manqué bonne foi et simplicité; dans les relations de famille,
le trompeur est le premier malheureux. Il n'y a plus de sécurité pour
lui: toujours injuste, il a toujours peur.

A l'origine des plus anciens monuments historiques, nous voyons les
Arabes divisés de toute antiquité en un grand nombre de tribus
indépendantes, errant dans le désert. Suivant que ces tribus pouvaient,
avec plus ou moins de facilité, pourvoir aux premiers besoins de
l'homme, elle avait des moeurs plus ou moins élégantes. La générosité
était la même partout; mais, suivant le degré d'opulence de la tribu,
elle se montrait par le don du quartier de chevreau nécessaire à la vie
physique, ou par celui de cent chameaux, don provoqué par quelque
relation de famille ou d'hospitalité.

Le siècle héroïque des Arabes, celui où ces âmes généreuses brillèrent
pures de toute affectation de bel esprit ou de sentiment raffiné, fut
celui qui précéda Mohammed et qui correspond au Ve siècle de notre ère,
à la fondation de Venise et au règne de Clovis. Je supplie notre orgueil
de comparer les chants d'amour qui nous restent des Arabes et les moeurs
nobles retracées dans les _Mille et une Nuits_ aux horreurs dégoûtantes
qui ensanglantent chaque page de Grégoire de Tours, l'historien de
Clovis, ou d'Éginard, l'historien de Charlemagne.

Mohammed fut un _puritain_, il voulut proscrire les plaisirs qui ne font
de mal à personne; il a tué l'amour dans les pays qui ont admis
l'islamisme[183]; c'est pour cela que sa religion a toujours été moins
pratiquée dans l'Arabie, son berceau, que dans tous les autres pays
mahométans.

  [183] Moeurs de Constantinople. La seule manière de tuer
    l'amour-passion est d'empêcher toute cristallisation par la
    facilité.

Les Français ont rapporté d'Égypte quatre volumes in-folio, intitulés:
le _Livre des Chansons_. Ces volumes contiennent:

1º Les biographies des poètes qui ont fait les chansons.

2º Les chansons elles-mêmes. Le poète y chante tout ce qui l'intéresse,
il y loue son coursier rapide et son arc, après avoir parlé de sa
maîtresse. Ces chants furent souvent les lettres d'amour de leurs
auteurs; ils y donnaient à l'objet aimé un tableau fidèle de toutes les
affections de leur âme. Ils parlent quelquefois de nuits froides pendant
lesquelles ils ont été obligés de brûler leur arc et leurs flèches. Les
Arabes sont une nation sans maisons.

3º Les biographies des musiciens qui ont fait la musique de ces
chansons.

4º Enfin l'indication des formules musicales; ces formules sont des
hiéroglyphes pour nous: cette musique nous restera à jamais inconnue, et
d'ailleurs ne nous plairait pas.

Il y a un autre recueil intitulé: _Histoire des Arabes qui sont morts
d'amour_.

Ces livres si curieux sont extrêmement peu connus; le petit nombre de
savants qui pourraient les lire ont eu le coeur desséché par l'étude et
par les habitudes académiques.

Pour nous reconnaître au milieu de monuments si intéressants par leur
antiquité et par la beauté singulière des moeurs qu'ils font deviner, il
faut demander quelques faits à l'histoire.

De tout temps, et surtout avant Mohammed, les Arabes se rendaient à la
Mecque pour faire le tour de la _Caaba_ ou maison d'Abraham. J'ai vu à
Londres un modèle fort exact de la ville sainte. Ce sont sept à huit
cents maisons à toits en terrasse, jetées au milieu d'un désert de sable
dévoré par le soleil. A l'une des extrémités de la ville, l'on découvre
un édifice immense à peu près de forme carrée; cet édifice entoure la
Caaba; il se compose d'une longue suite de portiques nécessaires sous le
soleil d'Arabie pour effectuer la promenade sacrée. Ce portique est bien
important dans l'histoire des moeurs et de la poésie arabes: ce fut
apparemment pendant des siècles le seul lieu où les hommes et les femmes
se trouvassent réunis. On faisait pêle-mêle, à pas lents, et en récitant
en choeur des poésies sacrées, le tour de la Caaba; c'est une promenade
de trois quarts d'heure: ces tours se répétaient plusieurs fois dans la
même journée; c'était là le rite sacré pour lequel hommes et femmes
accouraient de toutes les parties du désert. C'est sous le portique de
la _Caaba_ que se sont polies les moeurs arabes. Il s'établit bientôt
une lutte entre les pères et les amants; bientôt ce fut par des odes
d'amour que l'amant dévoila sa passion à la jeune fille sévèrement
surveillée par ses frères ou son père, à côté de laquelle il faisait la
promenade sacrée. Les habitudes généreuses et sentimentales de ce peuple
existaient déjà dans le camp; mais il me semble que la galanterie arabe
est née autour de la Caaba: c'est aussi la patrie de leur littérature.
D'abord elle exprima la passion avec simplicité et véhémence, telle que
la sentait le poète; plus tard le poète, au lieu de songer à toucher son
amie, pensa à écrire de belles choses; alors naquit l'affectation, que
les Maures portèrent en Espagne et qui gâte encore aujourd'hui les
livres de ce peuple[184].

  [184] Il y a un fort grand nombre de manuscrits arabes à Paris. Ceux
    des temps postérieurs ont de l'affectation, mais jamais aucune
    imitation des Grecs ou des Romains; c'est ce qui les fait mépriser
    des savants.

Je vois une preuve touchante du respect des Arabes pour le sexe le plus
faible dans la formule de leur divorce. La femme, en l'absence du mari
duquel elle voulait se séparer, détendait la tente et la relevait en
ayant soin d'en placer l'ouverture du côté opposé à celui qu'elle
occupait auparavant. Cette simple cérémonie séparait à jamais les deux
époux.




FRAGMENTS EXTRAITS ET TRADUITS D'UN RECUEIL ARABE INTITULÉ LE DIVAN DE
L'AMOUR

Compilé par Ebn-Abi-Hadglat (manuscrits de la bibliothèque du roi, nos
1461 et 1462).


Mohammed, fils de Djaâfar Elahouâzadi, raconte que, Djamil étant malade
de la maladie dont il mourut, Elâbas, fils de Sohail, le visita et le
trouva prêt à rendre l'âme. «O fils de Sohail! lui dit Djamil, que
penses-tu d'un homme qui n'a jamais bu de vin, qui n'a jamais fait de
gain illicite, qui n'a jamais donné injustement la mort à nulle créature
vivante que Dieu ait défendu de tuer, et qui rend témoignage qu'il n'y a
d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est son prophète?--Je pense,
répondit Ben Sohail, que cet homme sera sauvé et obtiendra le paradis;
mais quel est-il, cet homme que tu dis?--C'est moi, répliqua Djamil.--Je
ne croyais pas que tu professasses l'islamisme, dit alors Ben Sohail, et
d'ailleurs il y a vingt ans que tu fais l'amour à Bothaina et que tu la
célèbres dans tes vers.--Me voici, répondit Djamil, au premier des jours
de l'autre monde et au dernier des jours de ce monde, et je veux que la
clémence de notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi au jour du
jugement, si j'ai jamais porté la main sur Bothaina pour quelque chose
de répréhensible.»

Ce Djamil et Bothaina, sa maîtresse, appartenaient tous les deux aux
Benou-Azra, qui sont une tribu célèbre en amour parmi toutes les tribus
des Arabes. Aussi leur manière d'aimer a-t-elle passé en proverbe, et
Dieu n'a point fait de créatures aussi tendres qu'eux en amour.

Sahid, fils d'Agba, demanda un jour à un Arabe: «De quel peuple
es-tu?--Je suis du peuple chez lequel on meurt quand on aime, répondit
l'Arabe.--Tu es donc de la tribu de Azra? ajouta Sahid.--Oui, par le
maître de la Caaba! répliqua l'Arabe.--D'où vient donc que vous aimez de
la sorte? demanda ensuite Sahid.--Nos femmes sont belles et nos jeunes
gens sont chastes», répondit l'Arabe.

Quelqu'un demanda un jour à Arouâ-Ben-Hezam[185]: «Est-il donc bien
vrai, comme on le dit de vous, que vous êtes de tous les hommes ceux qui
avez le coeur le plus tendre en amour?--Oui, par Dieu! cela est vrai,
répondit Arouâ, et j'ai connu dans ma tribu trente jeunes gens que la
mort a enlevés, et qui n'avaient d'autre maladie que l'amour.»

  [185] Cet Arouâ-Ben-Hezam était de la tribu de Azra dont il vient
    d'être fait mention. Il est célèbre comme poète, et plus célèbre
    encore comme un des nombreux martyrs de l'amour que les Arabes
    comptent parmi eux.

Un Arabe des Benou-Fazârat dit un jour à un autre Arabe des Benou-Azra:
«Vous autres, Benou-Azra, vous pensez que mourir d'amour est une douce
et noble mort; mais c'est là une faiblesse manifeste et une stupidité;
et ceux que vous prenez pour des hommes de grand coeur ne sont que des
insensés et de molles créatures.--Tu ne parlerais pas ainsi, lui
répondit l'Arabe de la tribu de Azra, si tu avais vu les grands yeux
noirs de nos femmes voilés par-dessus de leurs longs sourcils, et
décochant des flèches par-dessous; si tu les avais vues sourire, et
leurs dents briller entre leurs lèvres brunes!»

Abou-el-Hassan, Ali, fils d'Abdalla, Elzagouni, raconte ce qui suit: «Un
musulman aimait une fille chrétienne jusqu'au point d'en perdre la
raison. Il fut obligé de faire un voyage dans un pays étranger avec un
ami qui était dans la confidence de son amour. Ses affaires s'étant
prolongées dans ce pays, il y fut attaqué d'une maladie mortelle, et dit
alors à son ami: «Voilà que mon terme approche, je ne rencontrerai plus
dans ce monde celle que j'aime, et je crains, si je meurs musulman, de
ne pas la rencontrer non plus dans l'autre vie.» Il se fit chrétien et
mourut. Son ami se rendit auprès de la jeune chrétienne, qu'il trouva
malade. Elle lui dit: «Je ne verrai plus mon ami dans ce monde; mais je
veux me retrouver avec lui dans l'autre: ainsi donc je rends témoignage
qu'il n'y a d'autre dieu que Dieu, et que Mohammed est le prophète de
Dieu.» Là-dessus, elle mourut, et que la miséricorde de Dieu soit sur
elle *.»

Eltemimi raconte qu'il y avait dans la tribu des Arabes de Tagleb une
fille chrétienne fort riche qui aimait un jeune musulman. Elle lui
offrit sa fortune et tout ce qu'elle avait de précieux sans pouvoir
parvenir à se faire aimer de lui. Quand elle eut perdu toute espérance,
elle donna cent dinars à un artiste pour lui faire une figure du jeune
homme qu'elle aimait. L'artiste fit cette figure, et, quand la jeune
fille l'eut, elle la plaça dans un endroit où elle venait tous les
jours. Là elle commençait par embrasser cette figure et puis s'asseyait
à côté d'elle, et passait le reste de la journée à pleurer. Quand le
soir était venu, elle saluait la figure et se retirait. Elle fit cela
pendant longtemps. Le jeune homme vint à mourir; elle voulut le voir et
l'embrasser mort, après quoi elle retourna auprès de sa figure, la
salua, l'embrassa comme à l'ordinaire, et se coucha à côté d'elle. Le
matin venu, on l'y trouva morte, la main étendue vers des lignes
d'écriture qu'elle avait tracées avant de mourir *.

Oueddah, du pays de Yamen, était renommé pour sa beauté entre les
Arabes.--Lui et Om-el-Bonain, fille de Abd-el-Aziz, fils de Merouan,
n'étant encore que des enfants, s'aimaient déjà tellement, que l'un ne
pouvait souffrir d'être un moment séparé de l'autre.--Lorsque
Om-el-Bonain devint la femme de Oualid-Ben-Abd-el-Malek, Oueddah en
perdit la raison.--Après être resté longtemps dans un état d'égarement
et de souffrance, il se rendit en Syrie, et commença à rôder chaque jour
autour de l'habitation de Oualid, fils de Malek, sans trouver d'abord de
moyen de parvenir à ce qu'il désirait.--A la fin, il fit la rencontre
d'une jeune fille qu'il réussit à s'attacher à force de persévérance et
de soins. Quand il crut pouvoir se fier à elle, il lui demanda si elle
connaissait Om-el-Bonain.--Sans doute, puisque c'est ma maîtresse,
répondit la jeune fille.--Eh bien! reprit Oueddah, ta maîtresse est ma
cousine, et, si tu veux lui porter de mes nouvelles, tu lui feras
certainement plaisir.--Je lui en porterai volontiers, répondit la jeune
fille.» Et là-dessus elle courut aussitôt vers Om-el-Bonain pour lui
donner des nouvelles de Oueddah. «Prends garde à ce que tu dis! s'écria
celle-ci. Quoi! Oueddah est vivant?--Assurément, dit la jeune fille.--Va
lui dire, poursuivit alors Om-el-Bonain, de ne point s'écarter jusqu'à
ce qu'il lui arrive un messager de ma part.» Elle prit ensuite ses
mesures pour introduire Oueddah chez elle, où elle le garda caché dans
un coffre. Elle l'en faisait sortir pour être avec lui quand elle se
croyait en sûreté; et, quand il arrivait quelqu'un qui aurait pu le
voir, elle le faisait rentrer dans le coffre.

Il arriva un jour que l'on apporta à Oualid une perle, et il dit à l'un
de ses serviteurs: «Prends cette perle et porte-la à Om-el-Bonain.» Le
serviteur prit la perle et la porta à Om-el-Bonain. Ne s'étant pas fait
annoncer, il entra chez elle dans un moment où elle était avec Oueddah,
de sorte qu'il put lancer un coup d'oeil dans l'appartement de
Om-el-Bonain sans que celle-ci y prît garde. Le serviteur de Oualid
s'acquitta de sa commission, et demanda quelque chose à Om-el-Bonain
pour le bijou qu'il lui avait apporté. Elle le refusa sévèrement, et lui
fit une réprimande. Le serviteur sortit courroucé contre elle, et,
allant dire à Oualid ce qu'il avait vu, il lui décrivit le coffre où il
avait vu entrer Oueddah. «Tu mens, esclave sans mère! tu mens! lui dit
Oualid.» Et il court brusquement chez Om-el-Bonain. Il y avait dans
l'appartement plusieurs coffres; il s'assied sur celui où était renfermé
Oueddah, et que lui avait décrit l'esclave, en disant à Om-el-Bonain:
«Donne-moi un de ces coffres.--Ils sont tous à toi, ainsi que moi-même,
répondit Om-el-Bonain.--Eh bien! poursuivit Oualid, je désire avoir
celui sur lequel je suis assis.--Il y a dans celui-là des choses
nécessaires à une femme, dit Om-el-Bonain--Ce ne sont point ces
choses-là, c'est le coffre que je désire, continua Oualid.--Il est à
toi», répondit-elle. Oualid fit aussitôt emporter le coffre, et fit
appeler deux esclaves auxquels il donna l'ordre de creuser une fosse en
terre jusqu'à la profondeur où il se trouverait de l'eau. Approchant
ensuite sa bouche du coffre: «On m'a dit quelque chose de toi,
cria-t-il. Si l'on m'a dit vrai, que toute ta trace de toi soit séparée,
que toute nouvelle de toi soit ensevelie. Si l'on m'a dit faux, je ne
fais rien de mal en enfouissant un coffre: ce n'est que du bois
enterré.» Il fit pousser alors le coffre dans la fosse, et la fit
combler des pierres et des terres que l'on en avait retirées. Depuis
lors, Om-el-Bonain ne cessa de fréquenter cet endroit, et d'y pleurer
jusqu'à ce qu'on l'y trouvât un jour sans vie, la face contre terre
*[186].

  [186] Ces fragments sont extraits de divers chapitres du recueil cité.
    Les trois marqués d'une * sont tirés du dernier chapitre, qui est
    une biographie très sommaire d'un assez grand nombre d'Arabes
    martyrs de l'amour.




CHAPITRE LIV

De l'éducation des femmes.


Par l'éducation actuelle des jeunes filles, qui est le fruit du hasard
et du plus sot orgueil, nous laissons oisives chez elles les facultés
les plus brillantes et les plus riches en bonheur pour elles-mêmes et
pour nous. Mais quel est l'homme qui ne se soit écrié au moins une fois
en sa vie:

              Une femme en sait toujours assez,
    Quand la capacité de son esprit se hausse
    A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.

_Les Femmes savantes_, acte II, scène VII.

A Paris, la première louange pour une jeune fille à marier est cette
phrase: «Elle a beaucoup de douceur dans le caractère, et par habitude
moutonne.» Rien ne fait plus d'effet sur les sots épouseurs. Voyez-les
deux ans après, déjeunant tête à tête avec leur femme par un temps
sombre, la casquette sur la tête et entourés de trois grands laquais.

On a vu porter aux États-Unis, en 1818, une loi qui condamne à
trente-quatre coups de fouet l'homme qui montrera à lire à un nègre de
la Virginie[187]. Rien de plus conséquent et de plus raisonnable que
cette loi.

  [187] Je regrette de ne pas trouver dans le manuscrit italien la
    citation de la source officielle de ce fait; je désire que l'on
    puisse le démentir.

Les États-Unis d'Amérique eux-mêmes ont-ils été plus utiles à la mère
patrie lorsqu'ils étaient ses esclaves ou depuis qu'ils sont ses égaux?
Si le travail d'un homme libre vaut deux ou trois fois celui du même
homme réduit en esclavage, pourquoi n'en serait-il pas de même de la
pensée de cet homme?

Si nous l'osions, nous donnerions aux jeunes filles une éducation
d'esclave, la preuve en est qu'elles ne savent d'utile que ce que nous
ne voulons pas leur apprendre.

_Mais ce peu d'éducation qu'elles accrochent par malheur, elles le
tournent contre nous_, diraient certains maris. Sans doute, et Napoléon
aussi avait raison de ne pas donner des armes à la garde nationale, et
les ultra aussi ont raison de proscrire l'enseignement mutuel; armez un
homme, et puis continuez à l'opprimer, et vous verrez qu'il sera assez
pervers pour tourner, s'il le peut, ses armes contre vous.

Même quand il nous serait loisible d'élever les jeunes filles en idiotes
avec des _Ave Maria_ et des chansons lubriques, comme dans les couvents
de 1770, il y aurait encore plusieurs petites objections:

1º En cas de mort du mari, elles sont appelées à gouverner la jeune
famille.

2º Comme mères, elles donnent aux enfants mâles, aux jeunes tyrans
futurs, la première éducation, celle qui forme le caractère, celle qui
plie l'âme à _chercher le bonheur par telle route plutôt que par telle
autre_, ce qui est toujours une affaire faite à quatre ou cinq ans.

3º Malgré tout notre orgueil, dans nos petites affaires intérieures,
celles dont surtout dépend notre bonheur, parce qu'en l'absence des
passions le bonheur est fondé sur l'absence des petites vexations de
tous les jours, les conseils de la compagne nécessaire de notre vie ont
la plus grande influence; non pas que nous voulions lui accorder la
moindre influence, mais c'est qu'elle répète les mêmes choses vingt ans
de suite; et où est l'âme qui ait la vigueur romaine de résister à la
même idée répétée pendant toute une vie? Le monde est plein de maris qui
se laissent mener; mais c'est par faiblesse et non par sentiment de
justice et d'égalité. Comme ils accordent par force, on est toujours
tenté d'abuser, et il est quelquefois nécessaire d'abuser pour
conserver.

4º Enfin, en amour, à cette époque qui, dans les pays du midi, comprend
souvent douze ou quinze années, et les plus belles de la vie, notre
bonheur est en entier entre les mains de la femme que nous aimons. Un
moment d'orgueil déplacé peut nous rendre à jamais malheureux, et
comment un esclave transporté sur le trône ne serait-il pas tenté
d'abuser du pouvoir? De là les fausses délicatesses et l'orgueil
féminin. Rien de plus inutile que ces représentations: les hommes sont
_despotes_, et voyez quels cas font d'autres despotes des conseils les
plus sensés: l'homme qui peut tout ne goûte qu'un seul genre d'avis,
ceux qui lui enseignent à augmenter son pouvoir. Où les pauvres jeunes
filles trouveront-elles un Quiroga et un Riego pour donner aux despotes
qui les oppriment, et les dégradent pour les mieux opprimer, de ces avis
salutaires que l'on récompense par des grâces et des cordons au lieu de
la potence de Porlier?

Si une telle révolution demande plusieurs siècles, c'est que par un
hasard bien funeste toutes les premières expériences doivent
nécessairement contredire la vérité. Éclairez l'esprit d'une jeune
fille, formez son caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans
le vrai sens du mot: s'apercevant tôt ou tard de sa supériorité sur les
autres femmes, elle devient pédante, c'est-à-dire l'être le plus
désagréable et le plus dégradé qui existe au monde. Il n'est aucun de
nous qui ne préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à une
femme savante.

Plantez un jeune arbre au milieu d'une épaisse forêt, privé d'air et de
soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, il prendra une
forme élancée et ridicule qui _n'est pas celle de la nature_. Il faut
planter à la fois toute la forêt. Quelle est la femme qui s'enorgueillit
de savoir lire?

Des pédants nous répètent depuis deux mille ans que les femmes ont
l'esprit plus vif et les hommes plus de solidité, que les femmes ont
plus de délicatesse dans les idées, et les hommes plus de force
d'attention. Un badaud de Paris qui se promenait autrefois dans les
jardins de Versailles concluait aussi de tout ce qu'il voyait que les
arbres naissent taillés.

J'avouerai que les petites filles ont moins de force physique que les
petits garçons: cela est concluant pour l'esprit, car l'on sait que
Voltaire et d'Alembert étaient les premiers hommes de leur siècle pour
donner un coup de poing. On convient qu'une petite fille de dix ans a
vingt fois plus de finesse qu'un petit polisson du même âge. Pourquoi à
vingt ans est-elle une grande idiote, gauche, timide et ayant peur d'une
araignée, et le polisson un homme d'esprit?

Les femmes ne savent que ce que nous ne voulons pas leur apprendre, que
ce qu'elles lisent dans l'expérience de la vie. De là l'extrême
désavantage pour elles de naître dans une famille très riche; au lieu
d'être en contact avec des êtres _naturels_ à leur égard, elles se
trouvent environnées de femmes de chambre ou de dames de compagnie déjà
corrompues et étiolées par la richesse[188]. Rien de bête comme un
prince.

  [188] Mémoires de Mme de Staël, de Collé, de Duclos, de la margrave de
    Bayreuth.

Les jeunes filles se sentant esclaves ont de bonne heure les yeux
ouverts; elles voient tout, mais sont trop ignorantes pour voir bien.
Une femme de trente ans, en France, n'a pas les connaissances acquises
d'un petit garçon de quinze ans; une femme de cinquante, la raison d'un
homme de vingt-cinq. Voyez Mme de Sévigné admirant les actions les plus
absurdes de Louis XIV. Voyez la puérilité, les raisonnements de Mme
d'Épinay[189].

  [189] Premier volume.

_Les femmes doivent nourrir et soigner leurs enfants._--Je nie le
premier article, j'accorde le second.--_Elles doivent de plus régler les
comptes de leur cuisinière._--Donc elles n'ont pas le temps d'égaler un
petit garçon de quinze ans en connaissances acquises. Les hommes doivent
être juges, banquiers, avocats, négociants, médecins, prêtres, etc. Et
cependant ils trouvent du temps pour lire les discours de Fox et la
_Lusiade_ du Camoens.

A Pékin, le magistrat qui court de bonne heure au palais pour chercher
les moyens de mettre en prison et de ruiner, en tout bien tout honneur,
un pauvre journaliste qui a déplu au sous secrétaire d'État chez lequel
il a eu l'honneur de dîner la veille, est sûrement aussi occupé que sa
femme, qui règle les comptes de sa cuisinière, fait faire son bas à sa
petite fille, lui voit prendre ses leçons de danse et de piano, reçoit
une visite du vicaire de la paroisse qui lui apporte la _Quotidienne_,
et va ensuite choisir un chapeau rue de Richelieu et faire un tour aux
Tuileries.

Au milieu de ses nobles occupations, ce magistrat trouve encore le temps
de songer à cette promenade que sa femme fait aux Tuileries, et s'il
était aussi bien avec le pouvoir qui règle l'univers qu'avec celui qui
règne dans l'État, il demanderait au ciel d'accorder aux femmes, pour
leur bien, huit ou dix heures de sommeil de plus. Dans la situation
actuelle de la société, le loisir, qui pour l'homme est la source de
tout bonheur et de toute richesse, non seulement n'est pas un avantage
pour les femmes, mais c'est une des funestes libertés dont le digne
magistrat voudrait aider à nous délivrer.




CHAPITRE LV

Objections contre l'éducation des femmes.


_Mais les femmes sont chargées des petits travaux du ménage._--Mon
colonel, M. S***, a quatre filles, élevées dans les meilleurs principes,
c'est-à-dire qu'elles travaillent toute la journée; quand j'arrive,
elles chantent la musique de Rossini que je leur ai apportée de Naples;
du reste, elles lisent la Bible de Royaumont, elles apprennent le bête
de l'histoire, c'est-à-dire les tables chronologiques et les vers de le
Ragois; elles savent beaucoup de géographie, font des broderies
admirables, et j'estime que chacune de ces jolies petites filles peut
gagner, par son travail, huit sous par jour. Pour trois cents journées,
cela fait quatre cent quatre-vingts francs par an, c'est moins que ce
qu'on donne à un de leurs maîtres. C'est pour quatre cent quatre-vingts
francs par an qu'elles perdent à jamais le temps pendant lequel il est
donné à la machine humaine d'acquérir des idées.

«Si les femmes lisent avec plaisir les dix ou douze bons volumes qui
paraissent chaque année en Europe, elles abandonneront bientôt le soin
de leurs enfants.» C'est comme si nous avions peur, en plantant d'arbres
le rivage de l'Océan, d'arrêter le mouvement de ses vagues. Ce n'est pas
dans ce sens que l'éducation est toute-puissante. Au reste, depuis
quatre cents ans l'on présente la même objection contre toute espèce
d'éducation. Non seulement une femme de Paris a plus de vertus en 1820
qu'en 1720, du temps du système de Law et du régent, mais encore la
fille du fermier général le plus riche d'alors avait une moins bonne
éducation que la fille du plus mince avocat d'aujourd'hui. Les devoirs
du ménage en sont-ils moins remplis? non certes. Et pourquoi? c'est que
la misère, la maladie, la honte, l'instinct, forcent à s'en acquitter.
C'est comme si l'on disait d'un officier qui devient trop aimable, qu'il
perdra l'art de monter à cheval; on oublie qu'il se cassera le bras la
première fois qu'il prendra cette liberté.

L'acquisition des idées produit les mêmes effets bons et mauvais chez
les deux sexes. La vanité ne nous manquera jamais, même dans l'absence
la plus complète de toutes les raisons d'en avoir: voyez les bourgeois
d'une petite ville; forçons-la du moins à s'appuyer sur un vrai mérite,
sur un mérite utile ou agréable à la société.

Les demi-sots, entraînés par la révolution qui change tout en France,
commencent à avouer, depuis vingt ans, que les femmes peuvent faire
quelque chose; mais elles doivent se livrer aux occupations convenables
à leur sexe: élever des fleurs, former des herbiers, faire nicher des
serins; on appelle cela des plaisirs innocents.

1º Ces innocents plaisirs valent mieux que de l'oisiveté. Laissons cela
aux sottes, comme nous laissons aux sots la gloire de faire des couplets
pour la fête du maître de la maison. Mais est-ce de bonne foi que l'on
voudrait proposer à Mme Roland ou à Mistress Hutchinson[190] de passer
leur temps à élever un petit rosier du Bengale?

  [190] Voir les Mémoires de ces femmes admirables. J'aurais d'autres
    noms à citer, mais ils sont inconnus du public, et d'ailleurs on ne
    peut pas même indiquer le mérite vivant.

Tout ce raisonnement se réduit à ceci: l'on veut pouvoir dire de son
esclave: «Il est trop bête pour être méchant.»

Mais, au moyen d'une certaine loi nommée _sympathie_, loi de la nature,
qu'à la vérité les yeux vulgaires n'aperçoivent jamais, les défauts de
la compagne de votre vie ne nuisent pas à votre bonheur en raison du mal
direct qu'ils peuvent vous occasionner. J'aimerais presque mieux que ma
femme, dans un moment de colère, essayât de me donner un coup de
poignard une fois par an que de me recevoir avec humeur tous les soirs.

Enfin, entre gens qui vivent ensemble, le bonheur est contagieux.

Que votre amie ait passé la matinée, pendant que vous étiez au Champ de
Mars ou à la Chambre des communes, à colorier une rose d'après le bel
ouvrage de Redouté, ou à lire un volume de Shakespeare, ses plaisirs
auront été également innocents; seulement avec les idées qu'elle a
prises dans sa rose, elle vous ennuiera bientôt à votre retour, et de
plus elle aura soif d'aller le soir dans le monde chercher des
sensations un peu plus vives. Si elle a bien lu Shakespeare, au
contraire, elle est aussi fatiguée que vous, a eu autant de plaisir, et
sera plus heureuse d'une promenade solitaire dans le bois de Vincennes,
en vous donnant le bras, que de paraître dans la soirée la plus à la
mode. Les plaisirs du grand monde n'en sont pas pour les femmes
heureuses.

Les ignorants sont les ennemis nés de l'éducation des femmes.
Aujourd'hui ils passent leur temps avec elles, ils leur font l'amour, et
en sont bien traités; que deviendraient-ils si les femmes venaient à se
dégoûter du boston? Quand nous autres nous revenons d'Amérique ou des
Grandes Indes, avec un teint basané et un ton qui reste un peu grossier
pendant six mois, comment pourraient-ils répondre à nos récits, s'ils
n'avaient cette phrase: «Quant à nous, les femmes sont de notre côté.
Pendant que vous étiez à New-York la couleur des tilburys a changé;
c'est le tête-de-nègre qui est de mode aujourd'hui.» Et nous écoutons
avec attention, car ce savoir-là est utile. Telle jolie femme ne nous
regardera pas si notre calèche est de mauvais goût.

Ces mêmes sots, se croyant obligés en vertu de la prééminence de leur
sexe à savoir plus que les femmes, seraient ruinés de fond en comble, si
les femmes s'avisaient d'apprendre quelque chose. Un sot de trente ans
se dit, en voyant au château d'un de ses amis des jeunes filles de
douze: «C'est auprès d'elles que je passerai ma vie dans dix ans d'ici.»
Qu'on juge de ses exclamations et de son effroi s'il les voyait étudier
quelque chose d'utile.

Au lieu de la société et de la conversation des hommes-femmes, une femme
instruite, si elle a acquis des idées sans perdre les grâces de son
sexe, est sûre de trouver parmi les hommes les plus distingués de son
siècle une considération allant presque jusqu'à l'enthousiasme.

_Les femmes deviendraient les rivales et non les compagnes de
l'homme._--Oui, aussitôt que par un délit vous aurez supprimé l'amour.
En attendant cette belle loi, l'amour redoublera de charmes et de
transports; voilà tout. La base sur laquelle s'établit la
_cristallisation_ deviendra plus large; l'homme pourra jouir de toutes
ses idées auprès de la femme qu'il aime, la nature tout entière prendra
de nouveaux charmes à leurs yeux, et comme les idées réfléchissent
toujours quelques nuances des caractères, ils se connaîtront mieux et
feront moins d'imprudences; l'amour sera moins aveugle et produira moins
de malheurs.

Le désir de plaire met à jamais la pudeur, la délicatesse et toutes les
grâces féminines hors de l'atteinte de toute éducation quelconque. C'est
comme si l'on craignait d'apprendre aux rossignols à ne pas chanter au
printemps.

Les grâces des femmes ne tiennent pas à l'ignorance; voyez les dignes
épouses des bourgeois de notre village, voyez en Angleterre les femmes
des gros marchands. L'affectation qui est une _pédanterie_ (car
j'appelle pédanterie l'affectation, de me parler hors de propos d'une
robe de Leroy ou d'une romance de Romagnesi, tout comme l'affectation de
citer Fra Paolo et le concile de Trente à propos d'une discussion sur
nos doux missionnaires), la pédanterie de la robe et du bon ton, la
nécessité de dire sur Rossini précisément la phrase convenable, tue les
grâces des femmes de Paris; cependant, malgré les terribles effets de
cette maladie contagieuse, n'est-ce pas à Paris que sont les femmes les
plus aimables de France? Ne serait-ce point que ce sont celles dans la
tête desquelles le hasard a mis le plus d'idées justes et intéressantes?
Or ce sont ces idées-là que je demande aux livres. Je ne leur proposerai
certainement pas de lire Grotius ou Puffendorf depuis que nous avons le
commentaire de Tracy sur Montesquieu.

La délicatesse des femmes tient à cette hasardeuse position où elles se
trouvent placées de si bonne heure, à cette nécessité de passer leur vie
au milieu d'ennemis cruels et charmants.

Il y a peut-être cinquante mille femmes en France qui, par leur fortune,
sont dispensées de tout travail. Mais sans travail il n'y a pas de
bonheur. (Les passions forcent elles-mêmes à des travaux, et à des
travaux fort rudes qui emploient toute l'activité de l'âme.)

Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres de rente _travaille_
en faisant des bas ou une robe pour sa fille. Mais il est impossible
d'accorder qu'une femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une
broderie ou un meuble de tapisserie. A part quelques petites lueurs de
vanité, il est impossible qu'elle y mette aucun intérêt; elle ne
travaille pas.

Donc son bonheur est gravement compromis.

Et, qui plus est, le bonheur du despote, car une femme dont le coeur
n'est animé depuis deux mois par aucun intérêt autre que celui de la
tapisserie, aura peut-être l'insolence de sentir que l'amour-goût, ou
l'amour de vanité, ou enfin même l'amour physique est un très grand
bonheur comparé à son état habituel.

_Une femme ne doit pas faire parler de soi._--A quoi je réponds de
nouveau: Quelle est la femme citée parce qu'elle sait lire?

Et qui empêche les femmes, en attendant la révolution dans leur sort, de
cacher l'étude qui fait habituellement leur occupation et leur fournit
chaque jour une honnête ration de bonheur? Je leur révélerai un secret
en passant. Lorsqu'on s'est donné un but, par exemple de se faire une
idée nette de la conjuration de Fiesque, à Gênes, en 1547, le livre le
plus insipide prend de l'intérêt: c'est comme en amour la rencontre d'un
être indifférent qui vient de voir ce qu'on aime; et cet intérêt double
tous les mois jusqu'à ce qu'on ait abandonné la conjuration de Fiesque.

_Le vrai théâtre des vertus d'une femme, c'est la chambre d'un
malade._--Mais vous faites-vous fort d'obtenir de la bonté divine
qu'elle redouble la fréquence des maladies pour donner de l'occupation à
nos femmes? C'est raisonner sur l'exception.

D'ailleurs je dis qu'une femme doit occuper chaque jour trois ou quatre
heures de loisir comme les hommes de sens occupent leurs heures de
loisir.

Une jeune mère dont le fils a la rougeole ne pourrait pas, quand elle le
voudrait, trouver du plaisir à lire le voyage de Volney en Syrie, pas
plus que son mari, riche banquier, ne pourrait, au moment d'une
faillite, avoir du plaisir à méditer Malthus.

C'est là l'unique manière pour les femmes riches de se distinguer du
vulgaire des femmes: la supériorité morale. On a ainsi _naturellement_
d'autres sentiments[191].

  [191] Voir mistress Hutchinson refusant d'être utile à sa famille et à
    son mari qu'elle adorait, en trahissant quelques régicides auprès
    des ministres du parjure Charles II (tome II, page 284).

_Vous voulez faire d'une femme un auteur?_--Exactement comme vous
annoncez le projet de faire chanter votre fille à l'Opéra en lui donnant
un maître de chant. Je dirai qu'une femme ne doit jamais écrire que
comme Mme de Staël (de Launay), des oeuvres posthumes à publier après sa
mort. Imprimer, pour une femme de moins de cinquante ans, c'est mettre
son bonheur à la plus terrible des loteries, si elle a le bonheur
d'avoir un amant, elle commencera par le perdre.

Je ne vois qu'une exception: c'est une femme qui fait des livres pour
nourrir ou élever sa famille. Alors elle doit toujours se retrancher
dans l'intérêt d'argent en parlant de ses ouvrages, et dire, par
exemple, à un chef d'escadron: «Votre état vous donne quatre mille
francs par an, et moi, avec mes deux traductions de l'anglais, j'ai pu,
l'année dernière, consacrer trois mille cinq cents francs de plus à
l'éducation de mes deux fils.»

Hors de là, une femme doit imprimer comme le baron d'Holbach ou Mme de
la Fayette; leurs meilleurs amis l'ignoraient. Publier un livre ne peut
être sans inconvénient que pour une _fille_; le vulgaire, pouvant la
mépriser à son aise à cause de son état, la portera aux nues à cause de
son talent, et même s'engouera de ce talent.

Beaucoup d'hommes en France, parmi ceux qui ont six mille livres de
rente, font leur bonheur habituel par la littérature sans songer à rien
imprimer; lire un bon livre est pour eux un des plus grands plaisirs. Au
bout de dix ans, ils se trouvent avoir doublé leur esprit, et personne
ne niera qu'en général plus on a d'esprit moins on a de passions
incompatibles avec le bonheur des autres[192]. Je ne crois pas que l'on
nie davantage que les fils d'une femme qui lit Gibbon et Schiller auront
plus de génie que les enfants de celle qui dit le chapelet et lit Mme de
Genlis.

  [192] C'est ce qui me fait espérer beaucoup de la génération naissante
    des privilégiés. J'espère aussi que les maris qui liront ce chapitre
    seront moins despotes pendant trois jours.

Un jeune avocat, un marchand, un médecin, un ingénieur, peuvent être
lancés dans la vie sans aucune éducation, ils se la donnent tous les
jours en pratiquant leur état. Mais quelles ressources ont leurs femmes
pour acquérir des qualités estimables et nécessaires? Cachées dans la
solitude de leur ménage, le grand livre de la vie et de la nécessité
reste fermé pour elles. Elles dépensent toujours de la même manière, en
discutant un compte avec leur cuisinière, les trois louis que leur mari
leur donne tous les lundis.

Je dirai, dans l'intérêt des despotes: Le dernier des hommes, s'il a
vingt ans et des joues bien roses, est dangereux pour une femme qui ne
sait rien, car elle est toute à l'instinct; aux yeux d'une femme
d'esprit, il fera justement autant d'effet qu'un beau laquais.

Le plaisant de l'éducation actuelle, c'est qu'on n'apprend rien aux
jeunes filles qu'elles ne doivent oublier bien vite dès qu'elles seront
mariées. Il faut quatre heures par jour pendant six ans, pour bien jouer
de la harpe; pour bien peindre la miniature ou l'aquarelle, il faut la
moitié de ce temps. La plupart des jeunes filles n'arrivent pas même à
une médiocrité supportable; de là le proverbe si vrai: Qui dit amateur
dit ignorant[193].

  [193] Le contraire de ce proverbe est vrai en Italie, où les plus
    belles voix se trouvent parmi les amateurs étrangers au théâtre.

Et supposons une jeune fille avec quelque talent; trois ans après
qu'elle est mariée, elle ne prend pas sa harpe ou ses pinceaux une fois
par mois: ces objets de tant de travail lui sont devenus ennuyeux, à
moins que le hasard ne lui ait donné l'âme d'un artiste, chose toujours
fort rare et qui rend peu propre aux soins domestiques.

C'est ainsi que sous un vain prétexte de décence, l'on n'apprend rien
aux jeunes filles qui puisse les guider dans les circonstances qu'elles
rencontreront dans la vie; on fait plus, on leur cache, on leur nie ces
circonstances afin d'ajouter à leur force: 1º l'effet de la surprise; 2º
l'effet de la défiance rejetée sur toute l'éducation comme ayant été
menteuse[194]. Je soutiens qu'on doit parler de l'amour à des jeunes
filles bien élevées. Qui osera avancer de bonne foi que dans nos moeurs
actuelles les jeunes filles de seize ans ignorent l'existence de
l'amour? par qui reçoivent-elles cette idée si importante et si
difficile à bien donner? Voyez Julie d'Étanges se plaindre des
connaissances qu'elle doit à Chaillot, une femme de chambre de la
maison. Il faut savoir gré à Rousseau d'avoir osé être peintre fidèle en
un siècle de fausse décence.

  [194] Éducation donnée à Mme d'Épinay (Mémoires, tome I).

L'éducation actuelle des femmes étant peut-être la plus plaisante
absurdité de l'Europe moderne, moins elles ont d'éducation proprement
dite, et plus elles valent[195]. C'est pour cela peut être qu'en Italie,
en Espagne, elles sont si supérieures aux hommes, et je dirais même si
supérieures aux femmes des autres pays.

  [195] J'excepte l'éducation des manières; on entre mieux dans un salon
    rue Verte que rue Saint-Martin.




CHAPITRE LVI

(_Suite_)


Toutes nos idées sur les femmes nous viennent en France du catéchisme de
trois sous; et ce qu'il y a de plaisant, c'est que beaucoup de gens qui
n'admettraient pas l'autorité de ce livre pour régler une affaire de
cinquante francs, la suivent à la lettre et stupidement pour l'objet
qui, dans l'état de vanité des habitudes du XIXe siècle, importe
peut-être le plus à leur bonheur.

Il ne faut pas de divorce parce que le mariage est un _mystère_, et quel
mystère? l'emblème de l'union de Jésus-Christ avec son église. Et que
devenait ce mystère si l'_Église_ se fût trouvée un nom du genre
masculin[196]? Mais quittons des préjugés qui tombent[197], observons
seulement ce spectacle singulier, la racine de l'arbre a été sapée par
la hache du ridicule; mais les branches continuent à fleurir. Pour
revenir à l'observation des faits et de leurs conséquences:

  [196]

        Tu es Petrus, et super hanc petram
        Ædificabo Ecclesiam meam.

    (Voir M. de Potter, _Histoire de l'Église_.)

  [197] La religion est une affaire entre chaque homme et la Divinité.
    De quel droit venez-vous vous placer entre mon Dieu et moi? Je ne
    prends de procureur fondé par le contrat social que pour les choses
    que je ne puis pas faire moi-même.

    Pourquoi un Français ne payerait-il pas son p*** comme son
    boulanger? Si nous avons du bon pain à Paris, c'est que l'État ne
    s'est pas encore avisé de déclarer gratuite la fourniture du pain et
    de mettre tous les boulangers à la charge du trésor.

    Aux États-Unis, chacun paye son prêtre, ces messieurs sont obligés
    d'avoir du mérite, et mon voisin ne s'avise pas de mettre son
    bonheur à m'imposer son prêtre (Lettre de Birkbeck).

    Que sera-ce si j'ai la conviction, comme nos p...s, que mon prêtre
    est l'allié intime de mon é...? Donc, à moins d'un Luther, il n'y
    aura plus de catholicisme en F... en 1850. Cette religion ne pouvait
    être sauvée, en 1820, que par M. Grégoire: voyez comme on le traite.

Dans les deux sexes, c'est de la manière dont on a employé la jeunesse
que dépend le sort de l'extrême vieillesse; cela est vrai de meilleure
heure pour les femmes. Comment une femme de quarante-cinq ans est-elle
reçue dans le monde? d'une manière sévère et plutôt inférieure à son
mérite; on les flatte à vingt ans, on les abandonne à quarante.

Une femme de quarante-cinq ans n'a d'importance que par ses enfants ou
son amant.

Une mère qui excelle dans les beaux-arts ne peut communiquer son talent
à son fils que dans le cas extrêmement rare où ce fils a reçu de la
nature précisément l'âme de ce talent. Une mère qui a l'esprit cultivé
donnera à son jeune fils une idée, non seulement de tous les talents
purement agréables, mais encore de tous les talents utiles à l'homme en
société, et il pourra choisir. La barbarie des Turcs tient en grande
partie à l'état d'abrutissement moral des belles Géorgiennes. Les jeunes
gens nés à Paris doivent à leurs mères l'incontestable supériorité
qu'ils ont à seize ans sur les jeunes gens provinciaux de leur âge.
C'est de seize à vingt-cinq ans que la chance tourne.

Tous les jours les gens qui ont inventé le paratonnerre, l'imprimerie,
l'art de faire le drap, contribuent à notre bonheur, et il en est de
même des Montesquieu, des Racine, des la Fontaine. Or, le nombre des
génies que produit une nation est proportionnel au nombre d'hommes qui
reçoivent une culture suffisante[198], et rien ne me prouve que mon
bottier n'ait pas l'âme qu'il faut pour écrire comme Corneille: il lui
manque l'éducation nécessaire pour développer ses sentiments et lui
apprendre à les communiquer au public.

  [198] Voir les généraux en 1795.

D'après le système actuel de l'éducation des jeunes filles, tous les
génies qui naissent _femmes_ sont perdus pour le bonheur du public; dès
que le hasard leur donne les moyens de se montrer, voyez-les atteindre
aux talents les plus difficiles; voyez de nos jours une Catherine II,
qui n'eut d'autre éducation que le danger et le c...; une Mme Roland,
une Alessandra Mari, qui, dans Arezzo, lève un régiment et le lance
contre les Français; une Caroline, reine de Naples, qui sait arrêter la
contagion du libéralisme mieux que nos Castlereagh et nos P... Quant à
ce qui met obstacle à la supériorité des femmes dans les ouvrages de
l'esprit, on peut voir le chapitre de la pudeur, article 9. Où ne fût
pas arrivée miss Edgeworth si la considération nécessaire à une jeune
miss anglaise ne lui eût fait une nécessité, lorsqu'elle débuta, de
transporter la chaire dans le roman[199]?

  [199] Sous le rapport des arts, c'est là le grand défaut d'un
    gouvernement raisonnable, et aussi le seul éloge raisonnable de la
    monarchie à la Louis XIV. Voir la stérilité littéraire de
    l'Amérique. Pas une seule romance comme celles de Robert Burns ou
    des Espagnols du XIIIe siècle[200].

  [200] Voir les admirables romances des Grecs modernes, celles des
    Espagnols et des Danois du XIIIe siècle, et encore mieux les poésies
    arabes du VIIe siècle.

Quel est l'homme, dans l'amour ou dans le mariage, qui a le bonheur de
pouvoir communiquer ses pensées, telles qu'elles se présentent à lui, à
la femme avec laquelle il passe sa vie? Il trouve un bon coeur qui
partage ses peines, mais toujours il est obligé de mettre ses pensées en
petite monnaie s'il veut être entendu, et il serait ridicule d'attendre
des conseils raisonnables d'un esprit qui a besoin d'un tel régiment
pour saisir les objets. La femme la plus parfaite, suivant les idées de
l'éducation actuelle, laisse son partenaire isolé dans les dangers de la
vie, et bientôt court risque de l'ennuyer.

Quel excellent conseiller un homme ne trouverait-il pas dans sa femme si
elle savait penser! un conseiller dont, après tout, hors un seul objet,
et qui ne dure que le matin de la vie, les intérêts sont exactement
identiques avec les siens!

Une des plus belles prérogatives de l'esprit, c'est qu'il donne de la
considération à la vieillesse. Voyez l'arrivée de Voltaire à Paris faire
pâlir la majesté royale. Mais, quant aux pauvres femmes, dès qu'elles
n'ont plus le brillant de la jeunesse, leur unique et triste bonheur est
de pouvoir se faire illusion sur le rôle qu'elles jouent dans le monde.

Les débris des talents de la jeunesse ne sont plus qu'un ridicule, et ce
serait un bonheur pour nos femmes actuelles de mourir à cinquante ans.
Quant à la vraie morale, plus on a d'esprit et plus on voit clairement
que la justice est le seul chemin du bonheur. Le génie est un pouvoir,
mais il est encore plus un flambeau pour découvrir le grand art d'être
heureux.

La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire
de grandes choses, c'est celui où rien ne leur semble impossible.
L'ignorance des femmes fait perdre au genre humain cette chance
magnifique. L'amour fait tout au plus aujourd'hui bien monter à cheval,
ou bien choisir son tailleur.

Je n'ai pas le temps de garder les avenues contre la critique, si
j'étais maître d'établir des usages, je donnerais aux jeunes filles,
autant que possible, exactement la même éducation qu'aux jeunes garçons.
Comme je n'ai pas l'intention de faire un livre à propos de botte, on
n'exigera pas que je dise en quoi l'éducation actuelle des hommes est
absurde. (On ne leur enseigne pas les deux premières sciences, la
logique et la morale.) La prenant telle qu'elle est, cette éducation, je
dis qu'il vaut mieux la donner aux jeunes filles que de leur montrer
uniquement à faire de la musique, des aquarelles et de la broderie.

Donc, apprendre aux jeunes filles à lire, à écrire et l'arithmétique par
l'enseignement mutuel dans les écoles-centrales-couvents, où la présence
de tout homme, les professeurs exceptés, serait sévèrement punie. Le
grand avantage de réunir les enfants, c'est que, quelque bornés que
soient les professeurs, les enfants apprennent malgré eux de leurs
petits camarades l'art de vivre dans le monde et de ménager les
intérêts. Un professeur sensé devrait expliquer aux enfants leurs
petites querelles et leurs amitiés, et commencer ainsi son cours de
morale plutôt que par l'histoire du _Veau d'or_[201].

  [201] Mon cher élève, monsieur votre père a de la tendresse pour vous;
    c'est ce qui fait qu'il me donne quarante francs par mois pour que
    je vous apprenne les mathématiques, le dessin, en un mot à gagner de
    quoi vivre. Si vous aviez froid faute d'un petit manteau, monsieur
    votre père souffrirait. Il souffrirait parce qu'il a de la
    sympathie, etc., etc. Mais, quand vous aurez dix-huit ans, il faudra
    que vous gagniez vous-même l'argent nécessaire pour acheter ce
    manteau. Monsieur votre père a, dit-on, vingt-cinq mille livres de
    rente, mais vous êtes quatre enfants; donc il faudra vous
    déshabituer de la voiture dont vous jouissez chez monsieur votre
    père, etc., etc.

Sans doute, d'ici à quelques années l'enseignement mutuel sera appliqué
à tout ce qui s'apprend; mais, prenant les choses dans leur état actuel,
je voudrais que les jeunes filles étudiassent le latin comme les petits
garçons; le latin est bon parce qu'il apprend à s'ennuyer; avec le
latin, l'histoire, les mathématiques, la connaissance des plantes utiles
comme nourriture ou comme remède, ensuite la logique et les sciences
morales, etc. La danse, la musique et le dessin doivent se commencer à
cinq ans.

A seize ans, une jeune fille doit songer à se trouver un mari et
recevoir de sa mère des idées justes sur l'amour, le mariage et le peu
de probité des hommes[202].

  [202] Hier soir, j'ai vu deux charmantes petites filles de quatre ans
    chanter des chansons d'amour fort vives dans une escarpolette que je
    faisais aller. Les femmes de chambre leur apprennent ces chansons,
    et leur mère leur dit qu'_amour_ et _amant_ sont des mots vides de
    sens.




CHAPITRE LVI _bis_

Du mariage.


La fidélité des femmes dans le mariage, lorsqu'il n'y a pas d'amour, est
probablement une chose contre nature[203].

  [203] Anzi certamente. Coll'amore uno non trova gusto a bevere acqua
    altra che quella di questo fonte prediletto. Resta naturale allora
    la fedeltà.

    Coll matrimonio senza amore, in men di due anni l'acqua di questo
    fonte diventa amara. Esiste sempre pero in natura il bisogno
    d'acqua. I costumi fanno superare la natura, ma solamente quando si
    puo vincerla in un instante: la moglie indiana che si abruccia (21
    octobre 1821) dopo la morte del vecchio marito che odiava, la
    ragazza europea che trucida barbaramente il tenero bambino al quale
    testè diede vita. Senza l'altissimo muro dell monistero le monache
    anderebbero via.

On a essayé d'obtenir cette chose contre nature par la peur de l'enfer
et les sentiments religieux; l'exemple de l'Espagne et de l'Italie
montre jusqu'à quel point on a réussi.

On a voulu l'obtenir en France par l'opinion, c'était la seule digue
capable de résister; mais on l'a mal construite. Il est absurde de dire
à une jeune fille: «Vous serez fidèle à l'époux de votre choix»; et
ensuite de la marier par force à un vieillard ennuyeux[204].

  [204] Même les minuties, tout chez nous est comique en ce qui concerne
    l'éducation des femmes. Par exemple, en 1820, sous le règne de ces
    mêmes nobles qui ont proscrit le divorce, le ministère envoie à la
    ville de Laon un buste et une statue de Gabrielle d'Estrées. La
    statue sera placée sur la place publique, apparemment pour répandre
    parmi les jeunes filles l'amour des Bourbons, et les engager, en cas
    de besoin, à n'être pas cruelles aux rois aimables, et à donner des
    rejetons à cette illustre famille.

    Mais, en revanche, le même ministère refuse à la ville de Laon le
    buste du maréchal Serrurier, brave homme qui n'était pas galant, et
    qui de plus avait grossièrement commencé sa carrière par le métier
    de simple soldat. (Discours du général Foy, _Courrier_ du 17 juin
    1820. Dulaure, dans sa curieuse _Histoire de Paris_, article:
    _Amours de Henri IV_.)

_Mais les jeunes filles se marient avec plaisir._--C'est que, dans le
système contraint de l'éducation actuelle, l'esclavage qu'elles
subissent dans la maison de leur mère est d'un intolérable ennui;
d'ailleurs elles manquent de lumières; enfin c'est le voeu de la nature.
Il n'y a qu'un moyen d'obtenir plus de fidélité des femmes dans le
mariage: c'est de donner la liberté aux jeunes filles et le divorce aux
gens mariés.

Une femme perd toujours dans un premier mariage les plus beaux jours de
la jeunesse, et par le divorce elle donne aux sots quelque chose à dire
contre elle.

Les jeunes femmes qui ont beaucoup d'amants n'ont que faire du divorce.
Les femmes d'un certain âge qui ont eu beaucoup d'amants croient réparer
leur réputation, et en France y réussissent toujours, en se montrant
extrêmement sévères envers des erreurs qui les ont quittées. Ce sera
quelque pauvre jeune femme vertueuse et éperdument amoureuse qui
demandera le divorce et qui se fera honnir par des femmes qui ont eu
cinquante hommes.




CHAPITRE LVII

De ce qu'on appelle vertu.


Moi, j'honore du nom de vertu l'habitude de faire des actions pénibles
et utiles aux autres.

Saint Siméon Stylite, qui se tient vingt-deux ans sur le haut d'une
colonne et qui se donne les étrivières, n'est guère vertueux à mes yeux,
j'en conviens, et c'est ce qui donne un ton trop leste à cet essai.

Je n'estime guère non plus un chartreux qui ne mange que du poisson et
qui ne se permet de parler que le jeudi. J'avoue que j'aime mieux le
général Carnot, qui, dans un âge avancé, supporte les rigueurs de l'exil
dans une petite ville du Nord plutôt que de faire une bassesse.

J'ai quelque espoir que cette déclaration extrêmement vulgaire portera à
sauter le reste du chapitre.

Ce matin, jour de fête, à Pesaro (7 mai 1819), étant obligé d'aller à la
messe, je me suis fait donner un missel et je suis tombé sur ces
paroles:

  Joanna, Alphonsi quinti Lusitaniæ regis filia, tanta divini amoris
  flamma præventa fuit, ut ab ipsa pueritia rerum caducarum pertæsa,
  solo coelestis patriæ desiderio flagraret.

La vertu si touchante prêchée par les phrases si belles du _Génie du
christianisme_ se réduit donc à ne pas manger de truffes de peur des
crampes d'estomac. C'est un calcul fort raisonnable si l'on croit à
l'enfer, mais calcul de l'intérêt le plus personnel et le plus
prosaïque. La vertu _philosophique_ qui explique si bien le retour de
Régulus à Carthage, et qui a amené des traits semblables dans notre
révolution[205], prouve au contraire générosité dans l'âme.

  [205] Mémoires de Mme Roland. M. Grangeneuve qui va se promener à huit
    heures dans une certaine rue pour se faire tuer par le capucin
    Chabot. On croyait une mort utile à la cause de la liberté.

C'est uniquement pour ne pas être brûlée en l'autre monde, dans une
grande chaudière d'huile bouillante, que Mme de Tourvel résiste à
Valmont. Je ne conçois pas comment l'idée d'être le rival d'une
chaudière d'huile bouillante n'éloigne pas Valmont par le mépris.

Combien Julie d'Étanges, respectant ses serments et le bonheur de M. de
Wolmar, n'est-elle pas plus touchante?

Ce que je dis de Mme de Tourvel, je le trouve applicable à la haute
vertu de Mistress Hutchinson. Quelle âme le puritanisme enleva à
l'amour!

Un des travers les plus plaisants dans le monde, c'est que les hommes
croient toujours savoir ce qu'il leur est évidemment nécessaire de
savoir. Voyez-les parler de politique, cette science si compliquée;
voyez-les parler de mariage et de moeurs.




CHAPITRE LVIII

Situation de l'Europe à l'égard du mariage.


Jusqu'ici nous n'avons traité la question du mariage que par le
raisonnement[206]; la voici traitée par les faits.

  [206] L'auteur avait lu un chapitre intitulé _dell' Amore_, dans la
    traduction italienne de l'idéologie de M. de Tracy. Le lecteur
    trouvera dans ce chapitre des idées d'une bien autre portée
    philosophique que tout ce qu'il peut rencontrer ici.

Quel est le pays du monde où il y a le plus de mariages heureux?
incontestablement c'est l'Allemagne protestante.

J'extrais le morceau suivant du journal du capitaine Salviati, sans y
changer un seul mot:

«Halberstadt, 25 juin 1807... M. de Bulow cependant est bonnement et
ouvertement amoureux de Mlle de Feltheim; il la suit partout et
toujours, lui parle sans cesse, et très souvent la retient à dix pas de
nous. Cette préférence ouverte choque la société, la rompt, et aux rives
de la Seine passerait pour le comble de l'indécence. Les Allemands
songent bien moins que nous à ce qui rompt la société, et l'indécence
n'est presque qu'un mal de convention. Il y a cinq ans que M. de Bulow
fait ainsi la cour à Mina, qu'il n'a pas pu épouser à cause de la
guerre. Toutes les demoiselles de la société ont leur amant connu de
tout le monde; mais aussi, parmi les Allemands de la connaissance de mon
ami M. de Mermann, il n'en est pas un seul qui ne se soit marié par
amour, savoir:

«Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. de Lazing, etc. Il vient de
m'en nommer une douzaine.

«La manière ouverte et passionnée dont tous ces amants font la cour à
leurs maîtresses serait le comble de l'indécence, du ridicule et de la
malhonnêteté en France.

«Mermann me disait ce soir, en revenant du _Chasseur vert_, que, de
toutes les femmes de sa famille très nombreuse, il ne croyait pas qu'il
y en eût une seule qui eût trompé son mari. Mettons qu'il se trompe de
moitié, c'est encore un pays singulier.

«Sa proposition scabreuse à sa belle-soeur, Mme de Munichow, dont la
famille va s'éteindre faute d'héritiers mâles et les biens très
considérables retourner au prince, reçue avec froideur, mais «ne m'en
reparlez jamais.»

«Il en dit quelque chose en termes très couverts à la céleste Philippine
(qui vient d'obtenir le divorce contre son mari, qui voulait simplement
la vendre au souverain); indignation non jouée, diminuée dans les termes
au lieu d'être exagérée: «Vous n'avez donc plus d'estime du tout pour
notre sexe? Je crois pour votre honneur que vous plaisantez.»

«Dans un voyage au Brocken avec cette vraiment belle femme, elle
s'appuyait sur son épaule en dormant, ou feignant de dormir; un cahot la
jette un peu sur lui, il lui serre la taille, elle se jette de l'autre
côté de la voiture; il ne pense pas qu'elle soit inséductible, mais il
croit qu'elle se tuerait le lendemain de sa faute. Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il l'a aimée passionnément, qu'il en a été aimé de
même, qu'ils se voyaient sans cesse et qu'elle est sans reproche; mais
le soleil est bien pâle à Halberstadt, le gouvernement bien minutieux,
et ces deux personnages bien froids. Dans leurs tête-à-tête les plus
passionnés, Kant et Klopstock étaient toujours de la partie.

«Mermann me contait qu'un homme marié convaincu d'adultère peut être
condamné par les tribunaux de Brunswick à dix ans de prison; la loi est
tombée en désuétude, mais fait du moins que l'on ne plaisante point sur
ces sortes d'affaires; la qualité d'homme à aventures galantes est bien
loin d'être, comme en France, un avantage que l'on ne peut presque
dénier en face à un mari sans l'insulter.

«Quelqu'un qui dirait à mon colonel ou à Ch... qu'ils n'ont plus de
femmes depuis leur mariage en serait fort mal reçu.

«Il y a quelques années qu'une femme de ce pays, dans un retour de
religion, dit à son mari, homme de la cour de Brunswick, qu'elle l'avait
trompé six ans de suite. Ce mari, aussi sot que sa femme, alla conter le
propos au duc; le galant fut obligé de donner sa démission de tous ses
emplois et de quitter le pays dans les vingt-quatre heures, sur la
menace du duc de faire agir les lois.»

«Halberstadt, 7 juillet 1807.

«Ici les maris ne sont pas trompés, il est vrai, mais quelles femmes,
grands dieux! des statues, des masses à peine organisées. Avant le
mariage elles sont fort agréables, lestes comme des gazelles, et un oeil
vif et tendre qui comprend toujours les allusions de l'amour. C'est
qu'elles sont à la chasse d'un mari. A peine ce mari trouvé, elles ne
sont plus exactement que des faiseuses d'enfant, en perpétuelle
adoration devant le faiseur. Il faut que dans une famille de quatre ou
cinq enfants il y en ait toujours un de malade, puisque la moitié des
enfants meurt avant sept ans, et dans ce pays, dès qu'un des bambins est
malade, la mère ne sort plus. Je les vois trouver un plaisir indicible à
être caressées par leurs enfants. Peu à peu elles perdent toutes leurs
idées. C'est comme à Philadelphie. Des jeunes filles de la gaieté la
plus folle et la plus innocente y deviennent, en moins d'un an, les plus
ennuyeuses des femmes. Pour en finir sur les mariages de l'Allemagne
protestante, la dot de la femme est à peu près nulle à cause des fiefs.
Mlle de Diesdorff, fille d'un homme qui a quarante mille livres de
rente, aura peut-être deux mille écus de dot (sept mille cinq cents
francs).

«M. de Mermann a eu quatre mille écus de sa femme.

«Le supplément de dot est payable en vanité à la cour. «On trouverait
dans la bourgeoisie, me disait Mermann, des partis de cent ou cent
cinquante mille écus (six cent mille francs au lieu de quinze). Mais on
ne peut plus être présenté à la cour; on est séquestré de toute société
où se trouve un prince ou une princesse: _c'est affreux_.» Ce sont ses
termes, et c'était le cri du coeur.

«Une femme allemande qui aurait l'âme de Phi***, avec son esprit, sa
figure noble et sensible, le feu qu'elle devait avoir à dix-huit ans
(elle en a vingt-sept), étant honnête et pleine de naturel par les
moeurs du pays, n'ayant, par la même cause, que la petite dose utile de
religion, rendrait sans doute son mari fort heureux. Mais comment se
flatter d'être constant auprès de mères de famille si insipides?»

«--_Mais il était marié_,» m'a-t-elle répondu ce matin comme je blâmais
les quatre ans de silence de l'amant de Corinne, lord Oswald. Elle a
veillé jusqu'à trois heures pour lire Corinne; ce roman lui a donné une
profonde émotion, et elle me répond avec sa touchante candeur: «_Mais il
était marié._»

«Phi*** a tant de naturel et une sensibilité si naïve, que, même en ce
pays du naturel, elle semble prude aux petits esprits montés sur de
petites âmes. Leurs plaisanteries lui font mal au coeur, et elle ne le
cache guère.

«Quand elle est en bonne compagnie, elle rit comme une folle des
plaisanteries les plus gaies. C'est elle qui m'a conté l'histoire de
cette jeune princesse de seize ans, depuis si célèbre, qui entreprenait
souvent de faire monter dans son appartement l'officier de garde à sa
porte.»


LA SUISSE.

Je connais peu de familles plus heureuses que celles de l'_Oberland_,
partie de la Suisse située près de Berne, et il est de notoriété
publique (1816) que les jeunes filles y passent avec leurs amants les
nuits du samedi au dimanche.

Les sots qui connaissent le monde pour avoir fait le voyage de Paris à
Saint-Cloud vont se récrier; heureusement je trouve dans un écrivain
suisse la confirmation de ce que j'ai vu moi-même[207] pendant quatre
mois.

  [207] _Principes philosophiques du colonel Weiss_, septième édition,
    tome II, page 245.

«Un bon paysan se plaignait de quelques dégâts faits dans son verger; je
lui demandai pourquoi il n'avait pas de chien: «Mes filles ne se
marieraient jamais.» Je ne comprenais pas sa réponse; il me conte qu'il
avait eu un chien si méchant, qu'il n'y avait plus de garçons qui
osassent escalader ses fenêtres.

«Un autre paysan, maire de son village, pour me faire l'éloge de sa
femme, me disait que, du temps qu'elle était fille, il n'y en avait
point qui eût plus de _kilter_ ou _veilleurs_ (qui eût plus de jeunes
gens qui allassent passer la nuit avec elle).

«Un colonel généralement estimé fut obligé, dans une course de
montagnes, de passer la nuit au fond d'une des vallées les plus
solitaires et les plus pittoresques du pays. Il logea chez le premier
magistrat de la vallée, homme riche et accrédité. L'étranger remarqua en
entrant une jeune fille de seize ans, modèle de grâce, de fraîcheur et
de simplicité: c'était la fille du maître de la maison. Il y avait ce
soir-là bal champêtre: l'étranger fit la cour à la jeune fille, qui
était réellement d'une beauté frappante. Enfin, se faisant courage, il
osa lui demander s'il ne pourrait pas _veiller_ avec elle. «Non,
répondit la jeune fille, je couche avec ma cousine; mais je viendrai
moi-même chez vous.» Qu'on juge du trouble que causa cette réponse. On
soupe, l'étranger se lève, la jeune fille prend le flambeau et le suit
dans sa chambre; il croit toucher au bonheur. «Non, lui dit-elle avec
candeur; il faut d'abord que je demande permission à maman.» La foudre
l'eût moins atterré. Elle sort; il reprend courage et se glisse autour
du salon de bois de ces bonnes gens; il entend la fille, qui, d'un ton
caressant, priait sa mère de lui accorder la permission qu'elle
désirait; elle l'obtient enfin. «N'est-ce pas, vieux, dit la mère à son
mari, qui était déjà au lit, tu consens que Trineli passe la nuit avec
M. le colonel?--De bon coeur, répond le père; je crois qu'à un tel homme
je prêterais encore ma femme.--Eh bien! va, dit la mère à Trineli; mais
sois brave fille, et n'ôte pas ta jupe...» Au point du jour, Trineli,
respectée par l'étranger, se leva vierge; elle arrangea les coussins du
lit, prépara du café et de la crème pour son veilleur, et, après que,
assise sur le lit, elle eut déjeuné avec lui, elle coupe un petit
morceau de son _broustpletz_ (pièce de velours qui couvre le sein).
«Tiens, lui dit-elle, conserve ce souvenir d'une nuit heureuse; je ne
l'oublierai jamais. Pourquoi es-tu colonel?» Et, lui ayant donné un
dernier baiser, elle s'enfuit: il ne put plus la revoir[208].» Voilà
l'excès exposé à nos moeurs françaises et que je suis loin d'approuver.

  [208] Je suis heureux de pouvoir dire avec les paroles d'un autre des
    faits extraordinaires que j'ai eu l'occasion d'observer.
    Certainement sans M. de Weiss je n'eusse pas rapporté ce trait de
    moeurs. J'en ai omis d'aussi caractéristiques à Valence et à Vienne.

Je voudrais, si j'étais législateur, qu'on prît en France, comme en
Allemagne, l'usage des soirées dansantes. Trois fois par semaine, les
jeunes filles iraient avec leurs mères à un bal commencé à sept heures,
finissant à minuit, et exigeant pour tous frais un violon et des verres
d'eau. Dans une pièce voisine, les mères, peut-être un peu jalouses de
l'heureuse éducation de leurs filles, joueraient au boston; dans une
troisième, les pères trouveraient les journaux et parleraient politique.
Entre minuit et une heure, toutes les familles se réuniraient et
regagneraient le toit paternel. Les jeunes filles apprendraient à
connaître les jeunes hommes; la fatuité et l'indiscrétion qui la suit
leur deviendraient bien vite odieuses; enfin, _elles se choisiraient un
mari_. Quelques jeunes filles auraient des amours malheureuses, mais le
nombre des maris trompés et des mauvais ménages diminuerait dans une
immense proportion. Alors il serait moins absurde de chercher à punir
l'infidélité par la honte, la loi dirait aux jeunes femmes: «Vous avez
choisi votre mari; soyez-lui fidèle.» Alors j'admettrais la poursuite et
la punition par les tribunaux de ce que les Anglais appellent _criminal
conversation_. Les tribunaux pourraient imposer, au profit des prisons
et des hôpitaux, une amende égale aux deux tiers de la fortune du
séducteur et une prison de quelques années.

Une femme pourrait être poursuivie pour adultère devant un jury. Le jury
devrait d'abord déclarer que la conduite du mari a été irréprochable.

La femme convaincue pourrait être condamnée à la prison pour la vie. Si
le mari avait été absent plus de deux ans, la femme ne pourrait être
condamnée qu'à une prison de quelques années. Les moeurs publiques se
modèleraient bientôt sur ces lois et les perfectionneraient[209].

  [209] L'_Examiner_, journal anglais, en rendant compte du procès de la
    reine (nº 662. du 3 septembre 1820), ajoute:

    «We have a system of sexual morality, under which thousands of women
    become mercenary prostitutes whom virtuous women are taught to
    scorn, while virtuous men retain the privilege of frequenting those
    very women, without its being regarded as any thing more than a
    venial offence.»

    Il y a une noble hardiesse dans le pays du _Cant_ à oser exprimer,
    sur cet objet une vérité, quelque triviale et palpable qu'elle soit;
    cela est encore plus méritoire à un pauvre journal qui ne peut
    espérer de succès qu'en étant acheté par les gens riches, lesquels
    regardent les évêques et la Bible comme l'unique sauvegarde de leurs
    belles livrées.

Alors les nobles et les prêtres, tout en regrettant amèrement les
siècles décents de Mme de Montespan ou de Mme du Barry, seraient forcés
de permettre le divorce[210].

  [210] Mme de Sévigné écrivait à sa fille, le 23 décembre 1671: «Je ne
    sais si vous avez appris que Villarceaux, en parlant au roi d'une
    charge pour son fils, prit habilement l'occasion de lui dire qu'il y
    avait des gens qui se mêlaient de dire à sa nièce (Mlle de Rouxel),
    que Sa Majesté avait quelque dessein pour elle; que si cela était,
    il le suppliait de se servir de lui, que l'affaire serait mieux
    entre ses mains que dans celles des autres, et qu'il s'y emploierait
    avec succès. Le roi se mit à rire, et dit: _Villarceaux, nous sommes
    trop vieux, vous et moi, pour attaquer des demoiselles de quinze
    ans_. Et comme un galant homme se moqua de lui et conta ce discours
    chez les dames (Tome II, page 340).

    Mémoires de Lauzun, de Bezenval, de Mme d'Épinay, etc., etc. Je
    supplie qu'on ne me condamne pas tout à fait sans relire ces
    mémoires.

Il y aurait dans un village, en vue de Paris, un élysée pour les femmes
malheureuses, une maison de refuge où, sous peine des galères, il
n'entrerait d'autre homme que le médecin et l'aumônier. Une femme qui
voudrait obtenir le divorce serait tenue, avant tout, d'aller se
constituer prisonnière dans cet élysée; elle y passerait deux années
sans sortir une seule fois. Elle pourrait écrire, sans jamais recevoir
de réponse.

Un conseil composé de pairs de France et de quelques magistrats estimés
dirigerait, au nom de la femme, les poursuites pour le divorce, et
réglerait la pension à payer par le mari à l'établissement. La femme qui
succomberait dans sa demande devant les tribunaux serait admise à passer
le reste de sa vie à l'élysée. Le gouvernement compléterait à
l'administration de l'élysée deux mille francs par femme réfugiée. Pour
être reçue à l'élysée, il faudrait avoir eu une dot de plus de vingt
mille francs. La sévérité du régime moral serait extrême.

Après deux ans d'une totale séparation du monde, une femme divorcée
pourrait se remarier.

Une fois arrivées à ce point, les chambres pourraient examiner si, pour
établir l'émulation du mérite entre les jeunes filles, il ne
conviendrait pas d'attribuer aux garçons une part double de celles des
soeurs dans le partage de l'héritage paternel. Les filles qui ne
trouveraient pas à se marier auraient une part égale à celles des mâles.
On peut remarquer en passant que ce système détruirait peu à peu
l'habitude des mariages de convenance trop inconvenants. La possibilité
du divorce rendrait inutiles les excès de bassesse.

Il faudrait établir sur divers points de la France, et dans des villages
pauvres, trente abbayes pour les vieilles filles. Le gouvernement
chercherait à entourer ces établissements de considération, pour
consoler un peu la tristesse des pauvres filles qui y achèveraient leur
vie. Il faudrait leur donner tous les hochets de la dignité.

Mais laissons ces chimères.




CHAPITRE LIX

Werther et don Juan.


Parmi les jeunes gens, lorsque l'on s'est bien moqué d'un pauvre
amoureux et qu'il a quitté le salon, ordinairement la conversation finit
par agiter la question de savoir s'il vaut mieux prendre les femmes
comme le don Juan de Mozart, ou comme Werther. Le contraste serait plus
exact si j'eusse cité Saint-Preux, mais c'est un si plat personnage, que
je ferais tort aux âmes tendres en le leur donnant pour représentant.

Le caractère de don Juan requiert un plus grand nombre de ces vertus
utiles et estimées dans le monde: l'admirable intrépidité, l'esprit de
ressource, la vivacité, le sang-froid, l'esprit amusant, etc.

Les don Juan ont de grands moments de sécheresse et une vieillesse fort
triste; mais la plupart des hommes n'arrivent pas à la vieillesse.

Les amoureux jouent un pauvre rôle le soir dans le salon, car l'on n'a
de talent et de force auprès des femmes qu'autant qu'on met à les avoir
exactement le même intérêt qu'à une partie de billard. Comme la société
connaît aux amoureux un grand intérêt dans la vie, quelque esprit qu'ils
aient, ils prêtent le flanc à la plaisanterie; mais le matin en
s'éveillant, au lieu d'avoir de l'humeur jusqu'à ce que quelque chose de
piquant et de malin les soit venu ranimer, ils songent à ce qu'ils
aiment et font des châteaux en Espagne habités par le bonheur.

L'amour à la Werther ouvre l'âme à tous les arts, à toutes les
impressions douces et romantiques, au clair de lune, à la beauté des
bois, à celle de la peinture, en un mot au sentiment et à la jouissance
du _beau_, sous quelque forme qu'il se présente, fût-ce sous un habit de
bure. Il fait trouver le bonheur même sous les richesses[211]. Ces
âmes-là, au lieu d'être sujettes à se blaser comme Mielhan, Bezenval,
etc., deviennent folles par excès de sensibilité comme Rousseau. Les
femmes douées d'une certaine élévation d'âme qui, après la première
jeunesse, savent voir l'amour où il est, et quel est cet amour,
échappent en général aux don Juan qui ont pour eux plutôt le nombre que
la qualité des conquêtes. Remarquez, au désavantage de la considération
des âmes tendres, que la publicité est nécessaire au triomphe des don
Juan, comme le secret à ceux des Werther. La plupart des gens qui
s'occupent de femmes par état sont nés au sein d'une grande aisance,
c'est-à-dire sont, par le fait de leur éducation et par l'imitation de
ce qui les entourait dans leur jeunesse, égoïstes et secs[212].

  [211] Premier volume de la _Nouvelle Héloïse_, et tous les volumes, si
    Saint-Preux se fût trouvé avoir l'ombre du caractère; mais c'était
    un vrai poète, un bavard sans résolution, qui n'avait du coeur
    qu'après avoir péroré, d'ailleurs homme fort plat. Ces gens-là ont
    l'immense avantage de ne pas choquer l'orgueil féminin, et de ne
    jamais donner d'_étonnement_ à leur amie. Qu'on pèse ce mot; c'est
    peut-être là tout le secret du succès des hommes plats auprès des
    femmes distinguées. Cependant l'amour n'est pas une passion
    qu'autant qu'il fait oublier l'amour-propre. Elles ne sentent donc
    pas complètement l'amour, les femmes qui, comme L.., lui demandent
    les plaisirs de l'orgueil. Sans s'en douter, elles sont à la même
    hauteur que l'homme prosaïque, objet de leur mépris, qui cherche
    dans l'amour, l'amour et la vanité. Elles, elles veulent l'amour et
    l'orgueil; mais l'amour se retire la rougeur sur le front; c'est le
    plus orgueilleux des despotes: ou il est tout, ou il n'est rien.

  [212] Voir une page d'André Chénier, _OEuvres_, page 370; ou bien
    ouvrir les yeux dans le monde, ce qui est plus difficile. «En
    général, ceux que nous appelons patriciens sont plus éloignés que
    les autres hommes de rien aimer», dit l'empereur Marc-Aurèle.
    (_Pensées_, page 50.)

Les vrais don Juan finissent même par regarder les femmes comme le parti
ennemi, et par se réjouir de leurs malheurs de tous genres.

Au contraire, l'aimable duc delle Pignatelle nous montrait à Munich la
vraie manière d'être heureux par la volupté, même sans l'amour-passion.
«Je vois qu'une femme me plaît, me disait-il un soir, quand je me trouve
tout interdit auprès d'elle et que je ne sais que lui dire.» Bien loin
de mettre son amour-propre à rougir et à se venger de ce moment
d'embarras, il le cultivait précieusement comme la source du bonheur.
Chez cet aimable jeune homme, l'amour goût était tout à fait exempt de
la vanité qui corrode; c'était une nuance affaiblie, mais pure et sans
mélange, de l'amour véritable; et il respectait toutes les femmes comme
des êtres charmants envers qui nous sommes bien injustes (20 février
1820).

Comme on ne se choisit pas un tempérament, c'est-à-dire une âme, l'on ne
se donne pas un rôle supérieur. J.-J. Rousseau et le duc de Richelieu
auraient eu beau faire, malgré tout leur esprit, ils n'auraient pu
changer de carrière auprès des femmes. Je croirais volontiers que le duc
n'a jamais eu de moments comme ceux que Rousseau trouva dans le parc de
la Chevrette, auprès de Mme d'Houdetot; à Venise, en écoutant la musique
des _Scuole_; et à Turin aux pieds de Mme Bazile. Mais aussi il n'eut
jamais à rougir du ridicule dont Rousseau se couvre auprès de Mme de
Larnage et dont le remords le poursuit le reste de sa vie.

Le rôle des Saint Preux est plus doux et remplit tous les moments de
l'existence; mais il faut convenir que celui de don Juan est bien plus
brillant. Si Saint-Preux change de goût au milieu de sa vie, solitaire
et retiré, avec des habitudes pensives, il se trouve sur la scène du
monde à la dernière place, tandis que don Juan se voit une réputation
superbe parmi les hommes, et pourra peut-être encore plaire à une femme
tendre en lui faisant le sacrifice sincère de ses goûts libertins.

Par toutes les raisons présentées jusqu'ici, il me semble que la
question se balance. Ce qui me fait croire les Werther plus heureux,
c'est que don Juan réduit l'amour à n'être qu'une affaire ordinaire. Au
lieu d'avoir, comme Werther, des réalités qui se modèlent sur ses
désirs, il a des désirs imparfaitement satisfaits par la froide réalité,
comme dans l'ambition, l'avarice et les autres passions. Au lieu de se
perdre dans les rêveries enchanteresses de la cristallisation, il pense
comme un général au succès de ses manoeuvres[213], et, en un mot, tue
l'amour, au lieu d'en jouir plus qu'un autre, comme croit le vulgaire.

  [213] Comparez _Lovelace_ à _Tom Jones_.

Ce qui précède me semble sans réplique. Une autre raison qui l'est pour
le moins autant à mes yeux, mais que, grâce à la méchanceté de la
providence, il faut pardonner aux hommes de ne pas reconnaître, c'est
que l'habitude de la justice me paraît, sauf les accidents, la route la
plus assurée pour arriver au bonheur, et les Werther ne sont pas
scélérats[214].

  [214] Voir la _Vie privée du duc de Richelieu_, 9 volumes in-8º.
    Pourquoi, au moment où un assassin tue un homme, ne tombe-t-il pas
    mort aux pieds de sa victime? Pourquoi les maladies? et, s'il y a
    des maladies, pourquoi un Troistaillons ne meurt-il pas de la
    colique? Pourquoi Henri IV règne-t-il vingt et un ans, et Louis XV
    cinquante-neuf? Pourquoi la durée de la vie n'est-elle pas en
    proportion exacte avec le degré de vertu de chaque homme? Et autres
    questions _infâmes_, diront les philosophes anglais, qu'il n'y a
    assurément aucun mérite à poser, mais auxquelles il y aurait quelque
    mérite à répondre autrement que par des injures et du _cant_.

Pour être heureux dans le crime, il faudrait exactement n'avoir pas de
remords. Je ne sais si un tel être peut exister[215]; je ne l'ai jamais
rencontré, et je parierais que l'aventure de Mme Michelin troublait les
nuits du duc de Richelieu.

  [215] Voir Néron après le meurtre de sa mère, dans Suétone; et
    cependant de quelles belles masses de flatterie n'était-il pas
    environné?

Il faudrait, ce qui est impossible, n'avoir exactement pas de sympathie,
ou pouvoir mettre à mort le genre humain[216].

  [216] La cruauté n'est qu'une sympathie souffrante. Le _pouvoir_ n'est
    le premier des bonheurs, après l'amour, que parce que l'on croît
    être en état de _commander la sympathie_.

Les gens qui ne connaissent l'amour que par les romans éprouveront une
répugnance naturelle en lisant ces phrases en faveur de la vertu en
amour. C'est que, par les lois du roman, la peinture de l'amour vertueux
est essentiellement ennuyeuse et peu intéressante. Le sentiment de la
vertu paraît ainsi de loin neutraliser celui de l'amour, et les paroles
_amour vertueux_ semblent synonymes d'amour faible. Mais tout cela est
une _infirmité_ de l'art de peindre, qui ne fait rien à la passion telle
qu'elle existe dans la nature[217].

  [217] Si l'on peint aux yeux du spectateur le sentiment de la vertu à
    côté du sentiment de l'amour, on se trouve avoir représenté un coeur
    partagé entre deux sentiments. La vertu dans les romans n'est bonne
    qu'à sacrifier. Julie d'Étanges.

Je demande la permission de faire le portrait du plus intime de mes
amis.

Don Juan abjure tous les devoirs qui le lient au reste des hommes. Dans
le grand marché de la vie, c'est un marchand de mauvaise foi qui prend
toujours et ne paye jamais. L'idée de l'égalité lui inspire la rage que
l'eau donne à l'hydrophobe; c'est pour cela que l'orgueil de la
naissance va si bien au caractère de don Juan. Avec l'idée de l'égalité
des droits disparaît celle de la justice, ou plutôt si don Juan est
sorti d'un sang illustre, ces idées communes ne l'ont jamais approché;
et je croirais assez qu'un homme qui porte un nom historique est plus
disposé qu'un autre à mettre le feu à une ville pour se faire cuire un
oeuf[218]. Il faut l'excuser; il est tellement possédé de l'amour de
soi-même, qu'il arrive au point de perdre l'idée du mal qu'il cause, et
de ne voir plus que lui dans l'univers qui puisse jouir ou souffrir.
Dans le feu de la jeunesse, quand toutes les passions font sentir la vie
dans notre propre coeur et éloignent la méfiance de celui des autres,
don Juan, plein de sensations et de bonheur apparent, s'applaudit de ne
songer qu'à soi, tandis qu'il voit les autres hommes sacrifier au
devoir; il croit avoir trouvé le grand art de vivre. Mais, au milieu de
son triomphe, à peine à trente ans, il s'aperçoit avec étonnement que la
vie lui manque, il éprouve un dégoût croissant pour ce qui faisait tous
ses plaisirs. Don Juan me disait à Thorn, dans un accès d'humeur noire:
«Il n'y a pas vingt variétés de femmes, et une fois qu'on en a eu deux
ou trois de chaque variété, la satiété commence.» Je répondais: «Il n'y
a que l'imagination qui échappe pour toujours à la satiété. Chaque femme
inspire un intérêt différent, et bien plus, la même femme, si le hasard
vous la présente deux ou trois ans plus tôt ou plus tard dans le cours
de la vie, et si le hasard veut que vous aimiez, est aimée d'une manière
différente. Mais une femme tendre, même en vous aimant, ne produirait
sur vous, par ses prétentions à l'égalité, que l'irritation de
l'orgueil. Votre manière d'avoir les femmes tue toutes les autres
jouissances de la vie; celle de Werther les centuple.»

  [218] Voir Saint-Simon, fausse couche de Mme la duchesse de Bourgogne,
    et Mme de Motteville, _passim_. Cette princesse, qui s'étonnait que
    les autres femmes eussent cinq doigts à la main comme elle; ce duc
    d'Orléans, Gaston, frère de Louis XIII, trouvant si simple que ses
    favoris allassent à l'échafaud pour lui faire plaisir. Voyez, en
    1820, ces messieurs mettre en avant une loi d'élection qui peut
    ramener les Robespierre en France, etc., etc.; voyez Naples en 1799.
    (Je laisse cette note écrite en 1820. Liste des grands seigneurs de
    1778 avec des notes sur leur moralité, données par le général
    Laclos, vue à Naples, chez le marquis Berio; manuscrit de plus de
    trois cents pages bien scandaleux.)

Ce triste drame arrive au dénouement. On voit le don Juan vieillissant
s'en prendre aux choses de sa propre satiété, et jamais à soi. On le
voit, tourmenté du poison qui le dévore, s'agiter en tous sens et
changer continuellement d'objet. Mais, quel que soit le brillant des
apparences, tout se termine pour lui à changer de peine; il se donne de
l'ennui paisible ou de l'ennui agité: voilà le seul choix qui lui reste.

Enfin il découvre et s'avoue à soi-même cette fatale vérité; dès lors il
est réduit pour toute jouissance à faire sentir son pouvoir, et à faire
ouvertement le mal pour le mal. C'est aussi le dernier degré du malheur
habituel; aucun poète n'a osé en présenter l'image fidèle, ce tableau
ressemblant ferait horreur.

Mais on peut espérer qu'un homme supérieur détournera ses pas de cette
route fatale, car il y a une contradiction au fond du caractère de don
Juan. Je lui ai supposé beaucoup d'esprit, et beaucoup d'esprit conduit
à la découverte de la vertu par le chemin du temple de la gloire[219].

  [219] Le caractère du jeune privilégié, en 1822, est assez
    correctement représenté par le brave Bothwell, d'_Old Mortality_.

La Rochefoucauld, qui s'entendait pourtant en amour-propre, et qui dans
la vie réelle n'était rien moins qu'un nigaud d'homme de lettres[220],
dit (267): «Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux
par la passion que l'on a que par celle que l'on inspire.»

  [220] Voir les Mémoires de Retz, et le mauvais moment qu'il fit passer
    au coadjuteur, entre deux portes, au Parlement.

Le bonheur de don Juan n'est que de la vanité basée, il est vrai, sur
des circonstances amenées par beaucoup d'esprit et d'activité; mais il
doit sentir que le moindre général qui gagne une bataille, que le
moindre préfet qui contient un département, a une jouissance plus
remarquable que la sienne; tandis que le bonheur du duc de Nemours quand
Mme de Clèves lui dit qu'elle l'aime est, je crois, au-dessus du bonheur
de Napoléon à Marengo.

L'amour à la don Juan est un sentiment dans le genre du goût pour la
chasse. C'est un besoin d'activité qui doit être réveillé par des objets
divers et mettant sans cesse en doute votre talent.

L'amour à la Werther est comme le sentiment d'un écolier qui fait une
tragédie et mille fois mieux; c'est un but nouveau dans la vie, auquel
tout se rapporte, et qui change la face de tout. L'amour-passion jette
aux yeux d'un homme toute la nature avec ses aspects sublimes, comme une
nouveauté inventée d'hier. Il s'étonne de n'avoir jamais vu le spectacle
singulier qui se découvre à son âme. Tout est neuf, tout est vivant,
tout respire l'intérêt le plus passionné[221]. Un amant voit la femme
qu'il aime dans la ligne d'horizon de tous les paysages qu'il rencontre,
et faisant cent lieues pour aller l'entrevoir un instant, chaque arbre,
chaque rocher lui parle d'elle d'une manière différente et lui en
apprend quelque chose de nouveau. Au lieu du fracas de ce spectacle
magique, don Juan a besoin que les objets extérieurs, qui n'ont de prix
pour lui que par leur degré d'utilité, lui soient rendus piquants par
quelque intrigue nouvelle.

  [221] Vol. 1819. Les Chèvrefeuilles à la descente.

L'amour à la Werther a de singuliers plaisirs; après un an ou deux,
quand l'amant n'a plus, pour ainsi dire, qu'une âme avec ce qu'il aime,
et cela, chose étrange, même indépendamment des succès en amour, même
avec les rigueurs de sa maîtresse, quoi qu'il fasse ou qu'il voie, il se
demande: «Que dirait-elle si elle était avec moi? que lui dirais-je de
cette vue de _Casa-Lecchio_?» Il lui parle, il écoute ses réponses, il
rit des plaisanteries qu'elle lui fait. A cent lieues d'elle et sous le
poids de sa colère, il se surprend à se faire cette réflexion: «Léonore
était fort gaie ce soir.» Il se réveille: «Mais, mon Dieu! se dit-il en
soupirant, il y a des fous à Bedlam qui le sont moins que moi!»

«--Mais vous m'impatientez, me dit un de mes amis auquel je lis cette
remarque: vous opposez sans cesse l'homme passionné au don Juan, ce
n'est pas là la question. Vous auriez raison si l'on pouvait à volonté
se donner une passion. Mais dans l'indifférence, que
faire?»--L'amour-goût, sans horreurs. Les horreurs viennent toujours
d'une petite âme qui a besoin de se rassurer sur son propre mérite.

Continuons. Les don Juan doivent avoir bien de la peine à convenir de la
vérité de cet état de l'âme dont je parlais tout à l'heure. Outre qu'ils
ne peuvent le voir ni le sentir, il choque trop leur vanité. L'erreur de
leur vie est de croire conquérir en quinze jours ce qu'un amant transi
obtient à peine en six mois. Ils se fondent sur des expériences faites
aux dépens de ces pauvres diables qui n'ont ni l'âme qu'il faut pour
plaire, en révélant ses mouvements naïfs à une femme tendre, ni l'esprit
nécessaire pour le rôle de don Juan. Ils ne veulent pas voir que ce
qu'ils obtiennent, fût-il même accordé par la même femme, n'est pas la
même chose.

    L'homme prudent sans cesse se méfie.
    C'est pour cela que des amants trompeurs
    Le nombre est grand. Les dames que l'on prie
    Font soupirer longtemps des serviteurs
    Qui n'ont jamais été faux de leur vie.
    Mais du trésor qu'elles donnent enfin
    Le prix n'est su que du coeur qui le goûte;
    Plus on l'achète et plus il est divin:
    Le lot d'amour ne vaut pas ce qu'il coûte.

NIVERNAIS, _le Troubadour Guillaume de la Tour_, III, 342.

L'amour-passion à l'égard des don Juan peut se comparer à une route
singulière, escarpée, incommode, qui commence à la vérité parmi des
bosquets charmants, mais bientôt se perd entre des rochers taillés à
pic, dont l'aspect n'a rien de flatteur pour les yeux vulgaires. Peu à
peu la route s'enfonce dans les hautes montagnes au milieu d'une forêt
sombre dont les arbres immenses, en interceptant le jour par leurs têtes
touffues et élevées jusqu'au ciel, jettent une sorte d'horreur dans les
âmes non trempées par le danger.

Après avoir erré péniblement comme dans un labyrinthe infini dont les
détours multipliés impatientent l'amour-propre, tout à coup l'on fait un
détour, et l'on se trouve dans un monde nouveau, dans la délicieuse
vallée de Cachemire de Lalla-Rook.

Comment les don Juan, qui ne s'engagent jamais dans cette route ou qui
n'y font tout au plus que quelques pas, pourraient-ils juger des aspects
qu'elle présente au bout du voyage?

                   *       *       *       *       *

«Vous voyez que l'inconstance est bonne:

    «Il me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde.»

--Bien, vous vous moquez des serments et de la justice. Que cherche-t-on
par l'inconstance? le plaisir apparemment.

Mais le plaisir que l'on rencontre auprès d'une jolie femme désirée
quinze jours et gardée trois mois, est _différent_ du plaisir que l'on
trouve avec une maîtresse désirée trois ans et gardée dix.

Si je ne mets pas _toujours_, c'est qu'on dit que la vieillesse,
changeant nos organes, nous rend incapables d'aimer; pour moi, je n'en
crois rien. Votre maîtresse, devenue votre amie intime, vous donne
d'autres plaisirs, les plaisirs de la vieillesse. C'est une fleur qui,
après avoir été rose le matin, dans la saison des fleurs, se change en
un fruit délicieux le soir, quand les roses ne sont plus de saison[222].

  [222] Voir les Mémoires de Collé; sa femme.

Une maîtresse désirée trois ans est réellement maîtresse dans toute la
force du terme; on ne l'aborde qu'en tremblant, et, dirais-je aux don
Juan, l'homme qui tremble ne s'ennuie pas. Les plaisirs de l'amour sont
toujours en proportion de la crainte.

Le malheur de l'inconstance, c'est l'ennui; le malheur de
l'amour-passion, c'est le désespoir et la mort. On remarque les
désespoirs d'amour; ils font anecdote; personne ne fait attention aux
vieux libertins blasés qui crèvent d'ennui et dont Paris est pavé.

«L'amour brûle la cervelle à plus de gens que l'ennui.»--Je le crois
bien, l'ennui ôte tout, jusqu'au courage de se tuer.

Il y a tel caractère fait pour ne trouver le plaisir que dans la
variété. Mais un homme qui porte aux nues le vin de Champagne aux dépens
du bordeaux ne fait que dire avec plus ou moins d'éloquence: «J'aime
mieux le Champagne.»

Chacun de ces vins a ses partisans, et tous ont raison, s'ils se
connaissent bien eux-mêmes, et s'ils courent après le genre de bonheur
qui est le mieux adapté à leurs organes[223] et à leurs habitudes. Ce
qui gâte le parti de l'inconstance, c'est que tous les sots se rangent
de ce côté par manque de courage.

  [223] Les physiologistes qui connaissent les organes vous disent:
    «L'injustice, dans les relations de la vie sociale, produit
    sécheresse, défiance et malheur.»

Mais enfin chaque homme, s'il veut se donner la peine de s'étudier
soi-même, a son _beau idéal_, et il me semble qu'il y a toujours un peu
de ridicule à vouloir convertir son voisin.




CHAPITRE LX

Des fiasco (inédit).


«Tout l'empire amoureux est rempli d'histoires tragiques,» dit Mme de
Sévigné, racontant le malheur de son fils auprès de la célèbre
Champmeslé.

Montaigne se tire fort bien d'un sujet si scabreux.

«Je suis encore en ce doute que ces plaisantes liaisons d'aiguillettes,
de quoy nostre monde se void si entraué, qu'il ne se parle d'autre
chose, ce sont volontiers des impressions de l'appréhension et de la
crainte; car ie sçay par expérience que tel de qui ie puis respondre
comme de moy-mesme, en qui il ne pouuoit cheoir soupçon aucun de
foiblesse, et aussi peu d'enchantement, ayant ouy faire le conte à vn
sien compagnon d'vne défaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé
sur le poinct qu'il en avoit le moins de besoin, se trouuant en pareille
occasion, l'horreur de ce conte luy vint à coup si rudement frapper
l'imagination, qu'il encourut vne fortune pareille. Et de là en hors fut
subiect à y recheoir, ce vilain souuenir de son inconuénient le
gourmandant et le tyrannisant. Il trouua quelque remède à cette resuerie
par vne autre resuerie. C'est que, aduouant luy mesme, et preschant,
auant la main, cette sienne subiection, la contention de son asme se
soulageoit sur ce que, apportant ce mal comme attendu, son obligation
s'en amoindrissoit et lui en poisoit moins...

«Qui en a esté vne fois capable n'en est plus incapable, sinon par iuste
foiblesse. Ce malheur n'est à craindre qu'aux entreprises où notre asme
se trouue outre mesure tendue de desir et de respect... J'en sçay à qui
il a seruy d'y apporter le corps mesme, demy rassasié d'ailleurs...
L'asme de l'assaillant, troublée de plusieurs diuerses allarmes, se perd
aisément... La bru de Pythagoras disait que la femme qui se couche auec
vn homme doit auec sa cotte laisser quant et quant la honte, et la
reprendre auec sa cotte.»

Cette femme avait raison pour la galanterie et tort pour l'amour.

Le premier triomphe, mettant à part toute vanité, n'est directement
agréable pour aucun homme:

1º A moins qu'il n'ait pas eu le temps de désirer cette femme et de la
livrer à son imagination, c'est-à-dire à moins qu'il ne l'ait dans les
premiers moments qu'il la désire. C'est le cas du plus grand plaisir
physique possible; car toute l'âme s'applique encore à voir les beautés
sans songer aux obstacles.

2º Ou à moins qu'il ne soit question d'une femme absolument sans
conséquence, une jolie femme de chambre, par exemple, une de ces femmes
que l'on ne se souvient de désirer que quand on les voit. S'il entre un
grain de passion dans le coeur, il entre un grain de _fiasco_ possible.

3º Ou à moins que l'amant n'ait sa maîtresse d'une manière si imprévue,
qu'elle ne lui laisse pas le temps de la moindre réflexion.

4º Ou à moins d'un amour dévoué et excessif de la part de la femme, et
non senti au même degré par son amant.

Plus un homme est éperdument amoureux, plus grande est la violence qu'il
est obligé de se faire pour oser toucher aussi familièrement, et risquer
de fâcher un être qui, pour lui, semblable à la Divinité, lui inspire
l'extrême amour et le respect extrême.

Cette crainte-là, suite d'une passion fort tendre, et dans
l'_amour-goût_ la mauvaise honte qui provient d'un immense désir de
plaire et du manque de courage, forment un sentiment extrêmement pénible
que l'on sent en soi insurmontable, et dont on rougit. Or, si l'âme est
occupée à avoir de la honte et à la surmonter, elle ne peut pas être
employée à avoir du plaisir; car, avant de songer au plaisir, qui est un
luxe, il faut que la _sûreté_, qui est le nécessaire, ne courre aucun
risque.

Il est des gens qui, comme Rousseau, éprouvent de la mauvaise honte,
même chez les filles; ils n'y vont pas, car on ne les a qu'une fois, et
cette première fois est désagréable.

Pour voir que, vanité à part, le premier triomphe est très souvent un
effort pénible, il faut distinguer entre le plaisir de l'aventure et le
bonheur du moment qui la suit; on est toujours content:

1º De se trouver enfin dans cette situation qu'on a tant désirée; d'être
en possession d'un bonheur parfait pour l'avenir, et d'avoir passé le
temps de ces rigueurs si cruelles qui vous faisaient douter de l'amour
de ce que vous aimiez;

2º De s'en être bien tiré, et d'avoir échappé à un danger; cette
circonstance fait que ce n'est pas de la joie pure dans
l'_amour-passion_; on ne sait ce qu'on fait, et l'on est sûr de ce qu'on
aime; mais dans l'_amour-goût_, qui ne perd jamais la tête, ce moment
est comme le retour d'un voyage; on s'examine, et, si l'amour tient
beaucoup de la vanité, on veut masquer l'examen;

3º La partie vulgaire de l'âme jouit d'avoir emporté une victoire.

Pour peu que vous ayez de passion pour une femme, ou que votre
imagination ne soit pas épuisée, si elle a la maladresse de vous dire un
soir, d'un air tendre et interdit: «Venez demain à midi, je ne recevrai
personne.» Par agitation nerveuse, vous ne dormirez pas de la nuit; l'on
se figure de mille manières le bonheur qui nous attend; la matinée est
un supplice; enfin, l'heure sonne, et il semble que chaque coup de
l'horloge vous retentit dans le diaphragme. Vous vous acheminez vers la
rue avec une palpitation; vous n'avez pas la force de faire un pas. Vous
apercevez derrière sa jalousie la femme que vous aimez; vous montez en
vous faisant courage... et vous faites le _fiasco d'imagination_.

M. Rapture, homme excessivement nerveux, artiste et tête étroite, me
contait à Messine que, non seulement toutes les premières fois, mais
même à tous les rendez-vous, il a toujours eu du malheur. Cependant je
croirais qu'il a été homme tout autant qu'un autre; du moins je lui ai
connu deux maîtresses charmantes.

Quant au sanguin parfait (le vrai Français, qui prend tout du beau côté,
le colonel Mathis), un rendez-vous pour demain à midi, au lieu de le
tourmenter par excès de sentiment, peint tout en couleur de rose
jusqu'au moment fortuné. S'il n'eût pas eu de rendez-vous, le sanguin se
serait un peu ennuyé.

Voyez l'analyse de l'amour par Helvétius; je parierais qu'il sentait
ainsi, et il écrivait pour la majorité des hommes. Ces gens-là ne sont
guère susceptibles de l'_amour-passion_; il troublerait leur belle
tranquillité; je crois qu'ils prendraient ses transports pour du
malheur; du moins ils seraient humiliés de sa timidité.

Le sanguin ne peut connaître tout au plus qu'une espèce de _fiasco_
moral: c'est lorsqu'il reçoit un rendez-vous de Messaline, et que, au
moment d'entrer dans son lit, il vient à penser devant quel terrible
juge il va se montrer.

Le timide tempérament mélancolique parvient quelquefois à se rapprocher
du sanguin, comme dit Montaigne, par l'ivresse du vin de Champagne,
pourvu toutefois qu'il ne se la donne pas exprès. Sa consolation doit
être que ces gens si brillants qu'il envie, et dont jamais il ne saurait
approcher, n'ont ni ses plaisirs divins ni ses accidents, et que les
beaux-arts, qui se nourrissent des timidités de l'amour, sont pour eux
lettres closes. L'homme qui ne désire qu'un bonheur commun, comme
Duclos, le trouve souvent, n'est jamais malheureux, et, par conséquent,
n'est pas sensible aux arts.

Le tempérament athlétique ne trouve ce genre de malheur que par
épuisement ou faiblesse corporelle, au contraire des tempéraments
nerveux et mélancoliques, qui semblent créés tout exprès.

Souvent, en se fatiguant auprès d'une autre femme, ces pauvres
mélancoliques parviennent à éteindre un peu leur imagination, et par là
à jouer un moins triste rôle auprès de la femme objet de leur passion.

Que conclure de tout ceci? Qu'une femme sage ne se donne jamais la
première fois par rendez-vous.--Ce doit être un bonheur imprévu.

Nous parlions ce soir de _fiasco_ à l'état-major du général Michaud,
cinq très beaux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans et moi. Il s'est
trouvé que, à l'exception d'un fat, qui probablement n'a pas dit vrai,
nous avions tous fait _fiasco_ la première fois avec nos maîtresses les
plus célèbres. Il est vrai que peut être aucun de nous n'a connu ce que
Delfante appelle l'_amour-passion_.

L'idée que ce malheur est extrêmement commun doit diminuer le danger.

J'ai connu un beau lieutenant de hussards, de vingt-trois ans, qui, à ce
qu'il me semble, par excès d'amour, les trois premières nuits qu'il put
passer avec une maîtresse qu'il adorait depuis six mois, et qui,
pleurant un autre amant tué à la guerre, l'avait traité fort durement,
ne put que l'embrasser et pleurer de joie. Ni lui ni elle n'étaient
attrapés.

L'ordonnateur H. Mondor, connu de toute l'armée, a fait _fiasco_ trois
jours de suite avec la jeune et séduisante comtesse Koller.

Mais le roi du _fiasco_, c'est le raisonnable et beau colonel Horse, qui
a fait _fiasco_ seulement trois mois de suite avec l'espiègle et
piquante N... V..., et, enfin, a été réduit à la quitter sans l'avoir
jamais eue.




FRAGMENTS DIVERS


J'ai réuni sous ce titre, que j'aurais voulu rendre encore plus modeste,
un choix fait sans trop de sévérité parmi trois ou quatre cents cartes à
jouer sur lesquelles j'ai trouvé des lignes tracées au crayon; souvent
ce qu'il faut bien appeler le manuscrit original, faute d'un nom plus
simple, est bâti de morceaux de papier de toute grandeur écrits au
crayon, et que Lisio attachait avec de la cire pour ne pas avoir
l'embarras de recopier. Il m'a dit une fois que rien de ce qu'il notait
ne lui semblait une heure après valoir la peine d'être recopié. Je suis
entré dans ce détail avec l'espérance qu'il me servira d'excuse pour les
répétitions.


I

On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du caractère.


II

En 1821, la haine, l'amour et l'avarice, les trois passions les plus
fréquentes, et avec le jeu, presque les seules à Rome.

Les Romains paraissent _méchants_ au premier abord; ils ne sont
qu'extrêmement méfiants, et avec une imagination qui s'enflamme à la
plus légère apparence.

S'ils font des méchancetés _gratuites_, c'est un homme rongé par la
peur, et qui cherche à se rassurer en essayant son fusil.


III

Si je disais, comme je le crois, que la _bonté_ est le trait distinctif
du caractère des habitants de Paris, je craindrais beaucoup de les
offenser.

«Je ne veux pas être bon.»


IV

Une marque de l'amour vient de naître, c'est que tous les plaisirs et
toutes les peines que peuvent donner toutes les autres passions et tous
les autres besoins de l'homme cessent à l'instant de l'affecter.


V

La pruderie est une espèce d'avarice, la pire de toutes.


VI

Avoir le caractère solide, c'est avoir une longue et ferme expérience
des mécomptes et des malheurs de la vie. Alors l'on désire constamment
et l'on ne désire pas du tout.


VII

L'amour tel qu'il est dans la haute société, c'est l'amour des combats,
c'est l'amour du jeu.


VIII

Rien ne tue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-passion dans le
partner.

Contessina L. Forlì, 1819.


IX

Grand défaut des femmes, le plus choquant de tous pour un homme un peu
digne de ce nom: le public, en fait de sentiments, ne s'élève guère qu'à
des idées basses, et elles font le public juge suprême de leur vie; je
dis même les plus distinguées, et souvent sans s'en douter, et même en
croyant et disant le contraire.

Brescia, 1819.


X

_Prosaïque_ est un mot nouveau qu'autrefois je trouvais ridicule, car
rien de plus froid que nos poésies; s'il y a quelque chaleur en France
depuis cinquante ans, c'est assurément dans la prose.

Mais enfin la contessina L... se servait du mot _prosaïque_, et j'aime à
l'écrire.

La définition est dans _Don Quichotte_ et dans le _Contraste parfait du
maître et de l'écuyer_. Le maître, grand et pâle; l'écuyer, gras et
frais. Le premier, tout héroïsme et courtoisie; le second tout égoïsme
et servilité; le premier, toujours rempli d'imaginations romanesques et
touchantes; le second, un modèle d'esprit de conduite, un recueil de
proverbes bien sages; le premier, toujours nourrissant son âme de
quelque contemplation héroïque et hasardée; l'autre, ruminant quelque
plan bien sage et dans lequel il ne manque pas d'admettre soigneusement
en ligne de compte l'influence de tous les petits mouvements honteux et
égoïstes du coeur humain.

Au moment où le premier devait être détrompé par le _non-succès_ de ses
imaginations d'hier, il est déjà occupé de ses châteaux en Espagne
d'aujourd'hui.

Il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant romanesque.

Malborough avec l'âme _prosaïque_; Henri IV amoureux à cinquante-cinq
ans d'une jeune princesse qui n'oubliait pas son âge, un coeur
romanesque[224].

  [224] Dulaure, _Histoire de Paris_.

    Scène muette dans l'appartement de la reine, le soir de la fête de
    la princesse de Condé; les ministres collés contre les murs et
    silencieux; le roi se promenant à grands pas.

Il y a moins d'âmes prosaïques dans la noblesse que dans le tiers état.

C'est le défaut du commerce, il rend prosaïque.


XI

Rien d'intéressant comme la passion, c'est que tout y est imprévu et que
l'agent y est victime. Rien de plat comme l'amour-goût, où tout est
calcul comme dans toutes les prosaïques affaires de la vie.


XII

On finit toujours, à la fin de la visite, par traiter son amant mieux
qu'on ne voudrait.

L. 2 novembre 1818.


XIII

L'influence du rang se fait toujours sentir à travers le génie chez un
parvenu. Voyez Rousseau tombant amoureux de toutes les _dames_ qu'il
rencontrait, et pleurant de ravissement, parce que le duc de L***, un
des plus plats courtisans de l'époque, daigne se promener à droite
plutôt qu'à gauche, pour accompagner un M. Coindet, ami de Rousseau.

L. 3 mai 1820.


XIV

Ravenne, 23 janvier 1820.

Les femmes ici n'ont que l'éducation des choses; une mère ne se gêne
guère pour être au désespoir ou au comble de la joie, par amour, devant
ses filles de douze à quinze ans. Rappelez-vous que dans ces climats
heureux, beaucoup de femmes sont très bien jusqu'à quarante-cinq ans, et
la plupart sont mariées à dix-huit.

La Valchiusa, disant hier de Lampugnani: «Ah! celui-là était fait pour
moi, il savait aimer, etc., etc.,» et suivant longtemps ce discours avec
une amie, devant sa fille, jeune personne très alerte, de quatorze à
quinze ans, qu'elle menait aussi aux promenades sentimentales avec cet
amant.

Quelquefois les jeunes filles accrochent des maximes de conduite
excellentes: par exemple, Mme Guarnacci, adressant à ses deux filles et
à deux hommes qui en toute leur vie ne lui ont fait que cette visite,
des maximes approfondies pendant une demi-heure, et appuyées d'exemples
à leur connaissance (celui de la Cercara en Hongrie), sur l'époque
précise à laquelle il convient de punir, par l'infidélité, les amants
qui se conduisent mal.


XV

Le sanguin, le Français véritable (le colonel M..is), au lieu de se
tourmenter par excès de sentiment comme Rousseau, s'il a un rendez-vous
pour demain soir à sept heures, se peint tout en couleur de rose
jusqu'au moment fortuné. Ces gens-là ne sont guère susceptibles de
l'amour-passion, il troublerait leur belle tranquillité. Je vais jusqu'à
dire que peut être ils prendraient ses transports pour du malheur, du
moins ils seraient humiliés de sa timidité.


XVI

La plupart des hommes du monde, par vanité, par méfiance, par crainte du
malheur, ne se livrent à aimer une femme qu'après l'intimité.


XVII

Les âmes tendres ont besoin de la facilité chez une femme pour
encourager la cristallisation.


XVIII

Une femme croit entendre la voix du public dans le premier sot ou la
première amie perfide qui se déclare auprès d'elle l'interprète fidèle
du public.


XIX

Il y a un plaisir délicieux à serrer dans ses bras une femme qui vous a
fait beaucoup de mal, qui a été votre cruelle ennemie pendant longtemps
et qui est prête à l'être encore. Bonheur des officiers français en
Espagne, 1812.


XX

Il faut la solitude pour jouir de son coeur et pour aimer, mais il faut
être répandu dans le monde pour réussir.


XXI

Toutes les observations des Français sur l'amour sont bien écrites, avec
exactitude, point outrées, mais ne portent que des affectations,
légères, disait l'aimable cardinal Lante.


XXII

Tous les _mouvements de passion_ de la comédie des _Innamorati_ de
Goldoni sont excellents, c'est le style et les pensées qui révoltent par
la plus dégoûtante bassesse: c'est le contraire d'une comédie française.


XXIII

Jeunesse de 1822. Qui dit penchant sérieux, disposition active, dit
sacrifice du présent à l'avenir: rien n'élève l'âme comme le pouvoir et
l'habitude de tels sacrifices. Je vois plus de probabilité pour les
grandes passions en 1832 qu'en 1772.


XXIV

Le tempérament bilieux, quand il n'a pas des formes trop repoussantes,
est peut-être celui de tous qui est le plus propre à frapper et à
nourrir l'imagination des femmes. Si le tempérament bilieux n'est pas
placé dans de belles circonstances, comme le Lauzun de Saint-Simon
(Mémoires, tome V, 380), le difficile, c'est de s'y accoutumer. Mais,
une fois ce caractère saisi par une femme, il doit l'entraîner. Oui,
même le sauvage et fanatique Balfour (_Old Mortality_). C'est pour elles
le contraire du prosaïque.


XXV

En amour on doute souvent de ce qu'on croit le plus (la R. 355). Dans
toute autre passion, l'on ne doute plus de ce qu'on s'est une fois
prouvé.


XXVI

Les vers furent inventés pour aider la mémoire. Plus tard on les
conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la difficulté vaincue.
Les garder aujourd'hui dans l'art dramatique, reste de barbarie.
Exemple: l'ordonnance de la cavalerie, mise en vers par M. de Bonnay.


XXVII

Tandis que ce servant jaloux se nourrit d'ennui, d'avarice, de haine et
de passions vénéneuses et froides, je passe une nuit heureuse à rêver à
elle, à elle qui me traite mal par méfiance.


XXVIII

Il n'y a qu'une grande âme qui ose avoir un style simple; c'est pour
cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans la _Nouvelle Héloïse_,
ce qui la rend illisible à trente ans.


XXIX

«Le plus grand reproche que nous puissions nous faire est assurément de
laisser s'évanouir, comme ces fantômes légers que produit le sommeil,
les idées d'honneur et de justice qui de temps en temps s'élèvent dans
notre coeur.»

Lettre de Jena, mars 1819.


XXX

Une femme honnête est à la campagne, elle passe une heure dans la serre
chaude avec son jardinier; des gens dont elle a contrarié les vues
l'accusent d'avoir trouvé un amant dans ce jardinier.

Que répondre? Absolument parlant, la chose est possible. Elle pourrait
dire: «Mon caractère jure pour moi, voyez les moeurs de toute ma vie»;
mais ces choses sont également invisibles, et aux méchants qui ne
veulent rien voir, et aux sots qui ne peuvent rien voir.

SALVIATI, Rome, 23 juillet 1819.


XXXI

J'ai vu un homme découvrir que son rival était aimé, et celui-ci ne pas
le voir à cause de sa passion.


XXXII

Plus un homme est éperdument amoureux, plus grande est la violence qu'il
est obligé de se faire pour oser risquer de fâcher la femme qu'il aime
et lui prendre la main.


XXXIII

Rhétorique ridicule, mais à la différence de celle de Rousseau inspirée
par la vraie passion: Mémoires de M. de Mau***, lettre de S***.


XXXIV

Naturel.

J'ai vu, ou j'ai cru voir ce soir le triomphe du _naturel_ dans une
jeune personne qui, il est vrai, me semble avoir un grand caractère.
Elle adore un de ses cousins, cela me semble évident, et elle doit
s'être avoué à elle-même l'état de son coeur. Ce cousin l'aime; mais,
comme elle est très sérieuse avec lui, il croit ne pas plaire, et se
laisse entraîner aux marques de préférence que lui donne Clara, une
jeune veuve amie de Mélanie. Je crois qu'il va l'épouser; Mélanie le
voit et souffre tout ce qu'un coeur fier et rempli malgré lui d'une
passion violente peut souffrir. Elle n'aurait qu'à changer un peu ses
manières; mais elle regarde comme une bassesse qui aurait des
conséquences durant toute sa vie de s'écarter un instant du _naturel_.


XXXV

Sapho ne vit dans l'amour que le délire des sens ou le plaisir physique
sublimé par la cristallisation. Anacréon y chercha un amusement pour les
sens et pour l'esprit. Il y avait trop peu de sûreté dans l'antiquité
pour qu'on eût le loisir d'avoir un amour-passion.


XXXVI

Il ne me faut que le fait précédent pour rire un peu des gens qui
trouvent Homère supérieur au Tasse. L'amour-passion existait du temps
d'Homère et pas très loin de la Grèce.


XXXVII

Femme tendre, qui cherchez à voir si l'homme que vous adorez vous aime
d'amour-passion, étudiez la première jeunesse de votre amant. Tout homme
distingué fut d'abord, à ses premiers pas dans la vie, un enthousiaste
ridicule ou un infortuné. L'homme à l'humeur gaie et douce, et au
bonheur facile, ne peut aimer avec la passion qu'il faut à votre coeur.

Je n'appelle passion que celle qu'ont éprouvée de longs malheurs, et de
ces malheurs que les romans se gardent bien de peindre, et d'ailleurs
qu'ils _ne peuvent pas_ peindre.


XXXVIII

Une résolution forte change sur-le-champ le plus extrême malheur en un
état supportable. Le soir d'une bataille perdue, un homme fuit à toutes
jambes sur un cheval harassé; il entend distinctement le galop du groupe
de cavaliers qui le poursuivent; tout à coup il s'arrête, descend de
cheval, renouvelle l'amorce de sa carabine et de ses pistolets, et prend
la résolution de se défendre. A l'instant, au lieu de voir la mort, il
voit la croix de la Légion d'honneur.


XXXIX

Fond des moeurs anglaises. Vers 1730, quand nous avions déjà Voltaire et
Fontenelle, on inventa en Angleterre une machine pour séparer le grain
qu'on vient de battre des petits fragments de paille; cela s'opérait au
moyen d'une roue qui donnait à l'air le mouvement nécessaire pour
enlever les fragments de paille; mais en ce pays _biblique_ les paysans
prétendirent qu'il était impie d'aller contre la volonté de la divine
Providence, et de produire ainsi un vent factice, au lieu de demander au
ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire pour vanner le blé, et
d'attendre le moment marqué par le dieu d'Israël. Comparez cela aux
paysans français[225].

  [225] Pour l'état actuel des moeurs anglaises, voir la _Vie de M.
    Beattie_, écrite par un ami intime. On sera édifié de l'humilité
    profonde de M. Beattie recevant dix guinées d'une vieille marquise
    pour calomnier Hume. L'aristocratie tremblante s'appuie sur des
    évêques à 200 000 livres de rente, et paye en argent ou en
    considération des écrivains, _prétendus libéraux_, pour dire des
    injures à Chénier (_Edinburg-Review_, 1821).

    Le _cant_ le plus dégoûtant pénètre partout. Tout ce qui n'est pas
    peinture de sentiments sauvages et énergiques en est étouffé;
    impossible d'écrire une page gaie en anglais.


XL

Nul doute que ce ne soit une folie pour un homme de s'exposer à
l'amour-passion. Quelquefois cependant le remède opère avec trop
d'énergie. Les jeunes Américaines des États-Unis sont tellement
pénétrées et fortifiées d'idées raisonnables, que l'amour, cette fleur
de la vie, y a déserté la jeunesse. On peut laisser en toute sûreté, à
Boston, une jeune fille seule avec un bel étranger, et croire qu'elle ne
songe qu'à la dot du futur.


XLI

En France, les hommes qui ont perdu leur femme sont tristes; les veuves,
au contraire, gaies et heureuses. Il y a un proverbe parmi les femmes
sur la félicité de cet état. Il n'y a donc pas d'égalité dans le contrat
d'union.


XLII

Les gens heureux en amour ont l'air profondément attentif, ce qui, pour
un Français, veut dire profondément triste.

Dresde, 1818.


XLIII

Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément.


XLIV

L'imitation des premiers jours de la vie fait que nous contractons les
passions de nos parents, même quand ces passions empoisonnent notre vie
(Orgueil de L.).

XLV

La source la plus respectable de l'_orgueil féminin_, c'est la crainte
de se dégrader aux yeux de son amant par quelque démarche précipitée ou
par quelque action qui peut lui sembler peu féminine.


XLVI

Le véritable amour rend la pensée de la mort fréquente, aisée, sans
terreurs, un simple objet de comparaison, le prix qu'on donnerait pour
bien des choses.


XLVII

Que de fois ne me suis-je pas écrié au milieu de mon courage: «Si
quelqu'un me tirait un coup de pistolet dans la tête, je le remercierais
avant que d'expirer si j'en avais le temps!» On ne peut avoir de courage
envers ce qu'on aime qu'en l'aimant moins.

S. Février, 1820.


XLVIII

«Je ne saurais aimer, me disait une jeune femme; Mirabeau et les lettres
à Sophie m'ont dégoûté des grandes âmes. Ces lettres fatales m'ont fait
l'impression d'une expérience personnelle.» Cherchez ce qu'on ne voit
jamais dans les romans; que deux ans de constance avant l'intimité vous
assurent du coeur de votre amant.


XLIX

Le _ridicule_ effraye l'amour. Le ridicule impossible en Italie, ce qui
est de bon ton à Venise est bizarre à Naples, donc rien n'est bizarre.
Ensuite rien de ce qui fait plaisir n'est blâmé. Voilà qui tue l'honneur
bête, et une moitié de la comédie.


L

Les enfants commandent par les larmes, et quand on ne les écoute pas,
ils se font mal exprès. Les jeunes femmes se _piquent_ d'amour-propre.


LI

C'est une réflexion commune, mais que sous ce prétexte l'on oublie de
croire, que tous les jours les âmes qui sentent deviennent plus rares,
et les esprits cultivés plus communs.


LII

Orgueil féminin.

Bologne, 18 avril, 2 heures du matin.

Je viens de voir un exemple frappant; mais, tout calcul fait, il
faudrait quinze pages pour en donner une idée juste, j'aimerais mieux,
si j'en avais le courage, noter les conséquences de ce que j'ai vu à
n'en pas douter. Voilà donc une conviction qu'il faut renoncer à
communiquer. Il y a trop de petites circonstances. Cet orgueil est
l'opposé de la vanité française. Autant que je puis m'en souvenir, le
seul ouvrage où je l'aie vu esquissé, c'est la partie des Mémoires de
Mme Roland où elle conte les petits raisonnements qu'elle faisait étant
fille.


LIII

En France, la plupart des femmes ne font aucun cas d'un jeune homme
jusqu'à ce qu'elles en aient fait un fat. Ce n'est qu'alors qu'il peut
flatter la vanité.

DUCLOS.


LIV

Modène, 1820.

Zilietti me dit à minuit, chez l'aimable Marchesina R...: «Je n'irai pas
dîner à San-Michelle (c'est une auberge); hier j'ai dit des bons mots,
j'ai été plaisant en parlant à Cl***, cela pourrait me faire remarquer.»

N'allez pas croire que Zilietti soit sot ou timide. C'est un homme
prudent et fort riche de cet heureux pays-ci.


LV

Ce qu'il faut admirer en Amérique, c'est le gouvernement et non la
société. Ailleurs, c'est le gouvernement qui fait le mal. Ils ont changé
de rôle à Boston, et le gouvernement fait l'hypocrite pour ne pas
choquer la société.


LVI

Les jeunes filles d'Italie, si elles aiment, sont livrées entièrement
aux inspirations de la nature. Elles ne peuvent être aidées tout au plus
que par un petit nombre de maximes fort justes qu'elles ont apprises en
écoutant aux portes.

Comme si le hasard avait décidé que tout ici concourrait à préserver le
_naturel_, elles ne lisent pas de romans par la raison qu'il n'y en a
pas. A Genève et en France, au contraire, on fait l'amour à seize ans
pour faire un roman, et l'on se demande à chaque démarche et presque à
chaque larme: «Ne suis-je pas bien comme Julie d'Étanges?»


LVII

Le mari d'une jeune femme qui est adorée par son amant qu'elle traite
mal, et auquel elle permet à peine de lui baiser la main, n'a tout au
plus que le plaisir physique le plus grossier, là où le premier
trouverait les délices et les transports du bonheur le plus vif qui
existe sur cette terre.


LVIII

Les lois de l'_imagination_ sont encore si peu connues, que j'admets
l'aperçu suivant qui peut-être n'est qu'une erreur.

Je crois distinguer deux espèces d'imaginations:

1º L'imagination ardente, impétueuse, prime-sautière, conduisant
sur-le-champ à l'action, se rongeant elle-même et languissant si l'on
diffère seulement de vingt-quatre heures, comme celle de Fabio.
L'impatience est son premier caractère, elle se met en colère contre ce
qu'elle ne peut obtenir. Elle voit tous les objets extérieurs, mais ils
ne font que l'enflammer, elle les assimile à sa propre substance, et les
tourne sur-le-champ au profit de la passion.

2º L'imagination qui ne s'enflamme que peu à peu, lentement, mais qui
avec le temps ne voit plus les objets extérieurs et parvient à ne plus
s'occuper ni se nourrir que de sa passion. Cette dernière espèce
d'imagination s'accommode fort bien de la lenteur et même de la rareté
des idées. Elle est favorable à la constance. C'est celle de la plupart
des pauvres jeunes filles allemandes mourant d'amour et de phtisie. Ce
triste spectacle, si fréquent au delà du Rhin, ne se rencontre jamais en
Italie.


LIX

Habitudes de l'imagination. Un Français est _réellement_ choqué de huit
changements de décorations par acte de tragédie. Le plaisir de voir
Macbeth est impossible pour cet homme; il se console en _damnant_
Shakespeare.


LX

En France, la province, pour tout ce qui regarde les femmes, est à
quarante ans en arrière de Paris. A C..., une femme mariée me dit
qu'elle ne s'est permis de lire que certains morceaux des Mémoires de
Lauzun. Cette sottise me glace, je ne trouve plus une parole à lui dire;
c'est bien là, en effet, un livre que l'on quitte.

Manque de naturel, grand défaut des femmes de province. Leurs gestes
sont multipliés et gracieux. Celles qui jouent le premier rôle dans leur
ville, pires que les autres.


LXI

Goethe, ou tout autre homme de génie allemand, estime l'argent ce qu'il
vaut. Il ne faut penser qu'à sa fortune, tant qu'on n'a pas six mille
francs de rente, et puis n'y plus penser. Le sot, de son côté, ne
comprend pas l'avantage qu'il y a à sentir et penser comme Goethe; toute
sa vie, il ne sent que par l'argent et ne pense qu'à l'argent. C'est par
le mécanisme de ce double vote que dans le monde les prosaïques semblent
l'emporter sur les coeurs nobles.


LXII

En Europe, le désir est enflammé par la contrainte; en Amérique, il
s'émousse par la liberté.


LXIII

Une certaine manie discutante s'est emparée de la jeunesse et l'enlève à
l'amour. En examinant si Napoléon a été utile à la France, on laisse
s'enfuir l'âge d'aimer. Même parmi ceux qui veulent être jeunes,
l'affectation de la cravate, de l'éperon, de l'air martial, l'occupation
de soi, fait oublier de regarder cette jeune fille qui passe d'un air si
simple et à laquelle son peu de fortune ne permet de sortir qu'une fois
tous les huit jours.


LXIV

J'ai supprimé le chapitre _Prude_, et quelques autres.

Je suis heureux de trouver le passage suivant dans les mémoires d'Horace
Walpole:

THE TWO ELISABETHS. Let us compare the daughters of two ferocious men,
and see which was sovereign of a civilised nation, which of a barbarous
one. Both were Elisabeths. The daughter of Peter (of Russia) was
absolute yet spared a competitor and a rival; and thought the person of
an empress had sufficient allurements for as many of her subjects as she
chose to honour with the communication. Elisabeth of England could
neither forgive the claim of Mary Stuart nor her charms, but
ungenerously imprisoned her (as George IV did Napoléon), when imploring
protection, and without the sanction of either despotism or law,
sacrificed many to her great and little jealousy. Yet this Elisabeth,
piqued herself on chastity; and while she practised every ridiculous art
of coquetry to be admired at an unseemly age, kept off lovers whom she
encouraged, and neither gratified her own desires nor their ambition.
Who can help preferring the honest, open-hearted barbarian empress?
(LORD OXFORD's _Memoirs_.)


LXV

L'extrême familiarité peut détruire la _cristallisation_. Une charmante
jeune fille de seize ans devenait amoureuse d'un beau jeune homme du
même âge, qui ne manquait pas chaque soir, à la tombée de la nuit[226],
de passer sous ses fenêtres. La mère l'invite à passer huit jours à la
campagne. Le remède était hardi, j'en conviens, mais la jeune fille
avait une âme romanesque, et le beau jeune homme était un peu plat: elle
le méprisa au bout de trois jours.

  [226] A l'_Ave Maria_.


LXVI

Bologne, 17 avril 1817.

Ave Maria (twilight), en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de
l'âme et de la mélancolie: sensation augmentée par le son de ces belles
cloches.

Heures des plaisirs, qui ne tiennent aux sens que par les souvenirs.


LXVII

Le premier amour d'un jeune homme qui entre dans le monde est
ordinairement un amour ambitieux. Il se déclare rarement pour une jeune
fille douce, aimable, innocente. Comment trembler, adorer, se sentir en
présence d'une divinité? Un adolescent a besoin d'aimer un être dont les
qualités l'élèvent à ses propres yeux. C'est au déclin de la vie qu'on
en revient tristement à aimer le simple et l'innocent, désespérant du
sublime. Entre les deux se place l'amour véritable, qui ne pense à rien
qu'à soi-même.


LXVIII

Les grandes âmes ne sont pas soupçonnées, elles se cachent;
ordinairement il ne paraît qu'un peu d'originalité. Il y a plus de
grandes âmes qu'on ne le croirait.


LXIX

Quel moment que le premier serrement de main de la femme qu'on aime! Le
seul bonheur à comparer à celui-ci est le ravissant bonheur du Pouvoir,
celui que les ministres et rois font semblant de mépriser. Ce bonheur a
aussi sa _cristallisation_, qui demande une imagination plus froide et
plus raisonnable. Voyez un homme qui vient d'être nommé ministre, depuis
un quart d'heure, par Napoléon.


LXX

La nature a donné la force au Nord et l'esprit au Midi, me disait le
célèbre Jean de Muller à Cassel, en 1808.


LXXI

Rien de plus faux que la maxime: «Nul n'est héros pour son valet de
chambre,» ou plutôt rien de plus vrai dans le sens _monarchique_: héros
affecté comme l'Hippolyte de _Phèdre_. Desaix, par exemple, aurait été
un héros même pour son valet de chambre (je ne sais, il est vrai, s'il
en avait un), et plus héros pour son valet de chambre que pour tout
autre. Sans le bon ton et le degré de comédie indispensable, Turenne et
Fénelon eussent été des Desaix.


LXXII

Voici un blasphème: Moi, Hollandais, j'ose dire: les Français n'ont ni
le vrai plaisir de la conversation, ni le vrai plaisir du théâtre: au
lieu de délassement et de laisser aller parfait, c'est un travail. Au
nombre des fatigues qui ont hâté la mort de Mme de Staël, j'ai ouï
compter le travail de la conversation pendant son dernier hiver[227].

  [227] Mémoires de Marmontel, conversation de Montesquieu.

W.


LXXIII

Le degré de tension des nerfs de l'oreille, pour écouter chaque note,
explique assez bien la partie physique du plaisir de la musique.


LXXIV

Ce qui avilit les femmes galantes, c'est l'idée qu'elles ont et qu'on a
qu'elles commettent une grande faute.


LXXV

A l'armée, dans une retraite, avertissez d'un péril inutile à braver un
soldat italien, il vous remercie presque et l'évite soigneusement.
Indiquez le même péril par humanité à un soldat français, il croit que
vous le défiez, se _pique_ d'amour-propre, et court aussitôt s'y
exposer. S'il l'osait, il chercherait à se moquer de vous.

Gyat, 1812.


LXXVI

Toute idée extrêmement utile, si elle ne peut être exposée qu'en des
termes fort simples, sera nécessairement méprisée en France. Jamais
l'_enseignement_ mutuel n'eût pris, trouvé par un Français. C'est
exactement le contraire en Italie.


LXXVII[228]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  [228] On a supprimé ici un passage qui se trouve déjà dans le chapitre
    LX.


LXXVIII

En amour, quand on _divise_ de l'argent, on augmente l'amour; quand on
en _donne_, on _tue_ l'amour.

On éloigne le malheur actuel, et pour l'avenir l'odieux de la crainte de
manquer, ou bien l'on fait naître la _politique_ et le sentiment d'être
deux, on détruit la sympathie.


LXXIX

(Messe des Tuileries, 1811.)

Les cérémonies de la cour avec les poitrines découvertes des femmes,
qu'elles étalent là comme les officiers leurs uniformes, et sans que
tant de charmes fassent plus de sensation, rappellent involontairement à
l'esprit les scènes de l'Arétin.

On voit ce que tout le monde fait _par intérêt d'argent_ pour plaire à
un homme; on voit tout un public agir à la fois sans morale et surtout
sans passion. Cela joint à la présence de femmes très décolletées avec
la physionomie de la méchanceté et le rire sardonique pour tout ce qui
n'est pas intérêt personnel payé comptant par de bonnes jouissances,
donne l'idée des scènes du Bagno, et jette bien loin toute difficulté
fondée sur la vertu ou sur la satisfaction intérieure d'une âme contente
d'elle-même.

J'ai vu, au milieu de tout cela, le sentiment de l'isolement disposer
les coeurs tendres à l'amour.


LXXX

Si l'âme est employée à avoir de la mauvaise honte et à la surmonter,
elle ne peut pas avoir du plaisir. Le plaisir est un luxe; pour en
jouir, il faut que la sûreté, qui est le nécessaire, ne coure aucun
risque.


LXXXI

Marque d'amour que ne savent pas feindre les femmes intéressées. Y
a-t-il une véritable joie dans la réconciliation? ou songe-t-on aux
avantages à en retirer?


LXXXII

Les pauvres gens qui peuplent la _Trappe_ sont des malheureux qui n'ont
pas eu tout à fait assez de courage pour se tuer. J'excepte toujours les
chefs qui ont le plaisir d'être chefs.


LXXXIII

C'est un malheur d'avoir connu la beauté italienne: on devient
insensible. Hors de l'Italie, on aime mieux la conversation des hommes.


LXXXIV

La prudence italienne tend à se conserver la vie, ce qui admet le jeu de
l'imagination (Voir une version de la mort du fameux acteur comique
Pertica, le 24 décembre 1821). La prudence anglaise, toute relative à
amasser ou conserver assez d'argent pour couvrir la dépense, réclame au
contraire une exactitude minutieuse et de tous les jours, habitude qui
paralyse l'imagination. Remarquez qu'elle donne en même temps la plus
grande force à l'idée du _devoir_.


LXXXV

L'immense respect pour l'argent, grand et premier défaut de l'Anglais et
de l'Italien, est moins sensible en France, et tout à fait réduit à de
justes bornes en Allemagne.


LXXXVI

Les femmes françaises n'ayant jamais vu le bonheur des passions
_vraies_, sont peu difficiles sur le bonheur intérieur de leur ménage et
le _tous les jours_ de la vie.

Compiègne.


LXXXVII

«Vous me parlez d'ambition comme chasse-ennui, disait Kamensky; tout le
temps que je faisais chaque soir deux lieues au galop pour aller voir la
princesse à Kolich. J'étais en société intime avec un despote que je
respectais, qui avait tout mon bonheur en son pouvoir et la satisfaction
de tous mes désirs possibles.»

Wilna, 1812.


LXXXVIII

La perfection dans les petits soins de savoir-vivre et de toilette, une
grande bonté, nul génie, de l'attention pour une centaine de petites
choses chaque jour, l'incapacité de s'occuper plus de trois jours d'un
même événement; joli contraste avec la sévérité puritaine, la cruauté
biblique, la probité stricte, l'amour-propre timide et souffrant, le
_cant_ universel; et cependant voilà les deux premiers peuples du monde!


LXXXIX

Puisque, parmi les princesses, il y a eu une Catherine II impératrice,
pourquoi, parmi les bourgeoises, n'y aurait-il pas une femme Samuel
Bernard ou Lagrange?


XC

Alviza appelle un manque de délicatesse impardonnable d'oser écrire des
lettres où vous parlez d'amour à une femme que vous adorez, et qui, en
vous regardant tendrement, vous jure qu'elle ne vous aimera jamais.


XCI

Il a manqué au plus grand philosophe qu'aient eu les Français de vivre
dans quelque solitude des Alpes, dans quelque séjour éloigné, et de
lancer de là son livre dans Paris sans y venir jamais lui même. Voyant
Helvétius si simple et si honnête homme, jamais des gens musqués et
affectés comme Suard, Marmontel, Diderot, ne purent penser que c'était
là un grand philosophe. Ils furent de bonne foi en méprisant sa raison
profonde; d'abord elle était simple, péché irrémissible en France; en
second lieu, l'homme, non pas le livre, était rabaissé par une
faiblesse: il attachait une importance extrême à avoir ce qu'on appelle
en France de la gloire, à être à la mode parmi les contemporains comme
Balzac, Voiture, Fontenelle.

Rousseau avait trop de sensibilité et trop peu de raison, Buffon trop
d'hypocrisie à son jardin des plantes, Voltaire trop d'enfantillage dans
la tête, pour pouvoir juger le principe d'Helvétius.

Ce philosophe commit la petite maladresse d'appeler ce principe
l'_intérêt_, au lieu de lui donner le joli nom de _plaisir_[229], mais
que penser du bon sens de toute une littérature qui se laisse fourvoyer
par une aussi petite faute?

  [229]

        Torva leoena lupum sequitur, lupus ipse capellam;
        Florentem cytisum sequitur lasciva capella.
        . . . . . Trahit sua quemque voluptas.

    VIRGILE, églogue II.

Un homme d'esprit ordinaire, le prince Eugène de Savoie, par exemple, à
la place de Régulus, serait resté tranquillement à Rome, où il se serait
même moqué de la bêtise du sénat de Carthage; Régulus y retourne. Le
prince Eugène aurait suivi son _intérêt_ exactement comme Régulus suivit
le sien.

Dans presque tous les événements de la vie, une âme généreuse voit la
possibilité d'une action dont l'âme commune n'a pas même l'idée. A
l'instant même où la possibilité de cette action devient visible à l'âme
généreuse, il est de _son intérêt_ de la faire.

Si elle n'exécutait pas cette action qui vient de lui apparaître, elle
se mépriserait soi-même; elle serait malheureuse. On a des devoirs
suivant la portée de son esprit. Le principe d'Helvétius est vrai, même
dans les exaltations les plus folles de l'amour, même dans le suicide.
Il est contre sa nature, il est impossible que l'homme ne fasse pas
toujours, et dans quelque instant que vous vouliez le prendre, ce qui
dans le moment est possible et lui fait le plus de plaisir.


XCII

Avoir de la fermeté dans le caractère, c'est avoir éprouvé l'effet des
autres sur soi-même; donc il faut les autres.


XCIII

L'amour antique.

L'on n'a point imprimé de lettres d'amour posthumes des dames romaines.
Pétrone a fait un livre charmant, mais n'a peint que la débauche.

Pour l'_amour_ à Rome, après la Didon[230] et la seconde églogue de
Virgile, nous n'avons rien de plus précis que les écrits des trois
grands poètes, Ovide, Tibulle et Properce.

  [230] Voir le _regard_ de Didon, dans la superbe esquisse de M. Guérin
    au Luxembourg.

Or, les élégies de Parny ou la lettre d'Héloïse à Abeilard, de
Colardeau, sont des peintures bien imparfaites et bien vagues si on les
compare à quelques lettres de la Nouvelle-Héloïse, à celles d'une
Religieuse portugaise, de Mlle de Lespinasse, de la Sophie de Mirabeau,
de Werther, etc., etc.

La poésie, avec ses comparaisons obligées, sa mythologie que ne croit
pas le poète, sa dignité de style à la Louis XIV, et tout l'attirail de
ses ornements appelés poétiques, est bien au-dessous de la prose dès
qu'il s'agit de donner une idée claire et précise des mouvements du
coeur; or, dans ce genre, on n'émeut que par la clarté.

Tibulle, Ovide et Properce furent de meilleur goût que nos poètes; ils
ont peint l'amour tel qu'il put exister chez les fiers citoyens de Rome;
encore vécurent-ils sous Auguste, qui, après avoir fermé le temple de
Janus, cherchait à ravaler les citoyens à l'état de sujets loyaux d'une
monarchie.

Les maîtresses de ces trois grands poètes furent des femmes coquettes,
infidèles et vénales; ils ne cherchèrent auprès d'elles que des plaisirs
physiques, et je croirais qu'ils n'eurent jamais l'idée des sentiments
sublimes[231] qui, treize siècles plus tard, firent palpiter le sein de
la tendre Héloïse.

  [231] Tout ce qu'il y a de beau au monde était devenu partie de la
    beauté de la femme que vous aimez, vous vous trouvez disposé à faire
    tout ce qu'il y a de beau au monde.

J'emprunte le passage suivant à un littérateur distingué et qui connaît
beaucoup mieux que moi les poètes latins:

«Le brillant génie d'Ovide[232], l'imagination de Properce, l'âme
sensible de Tibulle, leur inspirèrent sans doute des vers de nuances
différentes, mais ils aimèrent de la même manière des femmes à peu près
de la même espèce. Ils désirent, ils triomphent, ils ont des rivaux
heureux, ils sont jaloux ils se brouillent et se raccommodent; ils sont
infidèles à leur tour, on leur pardonne et ils retrouvent un bonheur qui
bientôt est troublé par le retour des mêmes chances.

  [232] Guinguené, _Histoire littéraire de l'Italie_, vol. II, page 490.

«Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui
apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari; quels signes
ils doivent se faire devant lui et devant le monde, pour s'entendre et
n'être entendus que d'eux seuls. La jouissance suit de près; bientôt des
querelles, et, ce qu'on n'attendrait pas d'un homme aussi galant
qu'Ovide, des injures et des coups; puis des excuses, des larmes et le
pardon. Il s'adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques,
au portier de son amie pour qu'il lui ouvre la nuit, à une maudite
vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d'or à un
vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu'elle lui remette
des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé:
il maudit ses tablettes, qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient
un plus heureux: il s'adresse à l'Aurore pour qu'elle ne vienne pas
interrompre son bonheur.

«Bientôt il s'accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour
toutes les femmes. Un instant après, Corinne est aussi infidèle; il ne
peut supporter l'idée qu'il lui a donné des leçons dont elle profite
avec un autre. Corinne à son tour est jalouse; elle s'emporte en femme
plus colère que tendre; elle l'accuse d'aimer une jeune esclave. Il lui
jure qu'il n'en est rien, et il écrit à cette esclave; et tout ce qui
avait fâché Corinne était vrai. Comment l'a-t-elle pu savoir! Quels
indices les ont trahis? Il demande à la jeune esclave un nouveau
rendez-vous. Si elle le lui refuse, il menace de tout avouer à Corinne.
Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs
qu'ils lui donnent. Peu après c'est Corinne seule qui l'occupe. Elle est
toute à lui. Il chante son triomphe comme si c'était sa première
victoire. Après quelques incidents que, pour plus d'une raison, il faut
laisser dans Ovide, et d'autres qu'il serait trop long de rappeler, il
se trouve que le mari de Corinne est devenu trop facile. Il n'est plus
jaloux; cela déplaît à l'amant, qui le menace de quitter sa femme s'il
ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop; il fait si bien
surveiller Corinne, qu'Ovide ne peut plus en approcher. Il se plaint de
cette surveillance qu'il a provoquée, mais il saura bien la tromper; par
malheur il n'est pas le seul à y parvenir. Les infidélités de Corinne
recommencent et se multiplient; ses intrigues deviennent si publiques,
que la seule grâce qu'Ovide lui demande, c'est qu'elle prenne quelque
peine pour le tromper, et qu'elle se montre un peu moins évidemment ce
qu'elle est. Telles furent les moeurs d'Ovide et de sa maîtresse, tel
est le caractère de leurs amours.

«Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès
qu'il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure; il lui
demande de fuir le luxe et d'aimer la simplicité. Il est livré lui-même
à plus d'un genre de débauche. Cinthie l'attend; il ne se rend qu'au
matin auprès d'elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve
endormie; elle est longtemps sans que tout le bruit qu'il fait, sans que
ses caresses mêmes la réveillent; elle ouvre enfin ses yeux et lui fait
les reproches qu'il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie; il fait
à cet ami l'éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la
perdre: elle part avec un militaire; elle veut suivre les camps, elle
s'expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s'emporte point, il
pleure, il fait des voeux pour qu'elle soit heureuse. Il ne sortira
point de la maison qu'elle a quittée; il ira au-devant des étrangers qui
l'auront vue; il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est
touchée de tant d'amour. Elle quitte le soldat et reste avec le poète.
Il remercie Apollon et les muses; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur
est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par
l'éloignement et par l'absence. Loin de Cinthie, il ne s'occupe que
d'elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La
mort ne l'effraye pas, il ne craint que de perdre Cinthie; qu'il soit
sûr qu'elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.

«Après de nouvelles trahisons, il s'est cru délivré de son amour, mais
bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa
maîtresse, de sa beauté, de l'élégance de sa parure, de ses talents pour
le chant, la poésie et la danse; tout redouble et justifie son amour.
Mais Cinthie, aussi perverse qu'elle est aimable, se déshonore dans
toute la ville par des aventures d'un tel éclat, que Properce ne peut
plus l'aimer sans honte. Il en rougit, mais il ne peut se détacher
d'elle. Il sera son amant, son époux; jamais il n'aimera que Cinthie.
Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse, il la
rassure. Jamais il n'aimera une autre femme. Ce n'est point en effet une
seule femme qu'il aime: ce sont toutes les femmes. Il n'en possède
jamais assez, il est insatiable de plaisirs. Il faut, pour le rappeler à
lui-même, que Cinthie l'abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi
vives que si jamais il n'eût été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se
distrait par la débauche. Il s'était enivré comme à son ordinaire. Il
feint qu'une troupe d'amours le rencontre et le ramène aux pieds de
Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans
un de leurs soupers, s'échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui
jette les coupes à la tête; il trouve cela charmant. De nouvelles
perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne; il veut partir; il va
voyager dans la Grèce; il fait tout le plan de son voyage, mais il
renonce à ce projet, et c'est pour se voir encore l'objet de nouveaux
outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de
ses rivaux; mais une maladie vient la saisir, elle meurt. Elle lui
reproche ses infidélités, ses caprices, l'abandon où il l'a laissée à
ses derniers moments, et jure qu'elle-même, malgré les apparences, lui
fut toujours fidèle. Telles sont les moeurs et les aventures de Properce
et de sa maîtresse; telle est en abrégé l'histoire de leurs amours.
Voilà la femme qu'une âme comme celle de Properce fut réduite à aimer.

«Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais jamais inconstants. Ce
sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là leurs hommages,
mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne. Corinne et
Cinthie ont toutes les femmes pour rivales: elles n'en ont
particulièrement aucune. La muse de ces deux poètes est fidèle si leur
amour ne l'est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie
ne figure dans leurs vers. Tibulle, amant et poète plus tendre, moins
vif et moins emporté qu'eux dans ses goûts, n'a pas la même constance.
Trois beautés sont l'une après l'autre les objets de son amour et de ses
vers. Délie est la première, la plus célèbre et aussi la plus aimée.
Tibulle a perdu sa fortune, mais il lui reste la campagne et Délie;
qu'il la possède dans la paix des champs, qu'il puisse en expirant
presser la main de Délie dans la sienne; qu'elle suive en pleurant sa
pompe funèbre, il ne forme point d'autres voeux. Délie est enfermée par
un mari jaloux: il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les
triples verrous. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe
malade, et Délie seule l'occupe, il l'engage à être toujours chaste, _à
mépriser l'or_, à n'accorder qu'à lui ce qu'il a obtenu d'elle. Mais
Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son
infidélité: il y succombe et demande grâce à Délie et à Vénus. Il
cherche dans le vin un remède qu'il n'y trouve pas; il ne peut ni
adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s'adresse au mari de
Délie, trompé comme lui; il lui révèle toutes les ruses dont elle se
sert pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la
garder, qu'il la lui confie: il saura bien les écarter et garantir de
leurs pièges celle qui les outrage tous deux. Il s'apaise, il revient à
elle, il se souvient de la mère de Délie, qui protégeait leurs amours;
le souvenir de cette bonne femme rouvre son coeur à des sentiments
tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt
de plus graves. Elle s'est laissé corrompre par l'or et les présents,
elle est à un autre, à d'autres. Tibulle rompt enfin une chaîne
honteuse, et lui dit adieu pour toujours.

«Il passe sous les lois de Némésis et n'en est pas plus heureux; elle
n'aime que l'or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis
est une femme avare qui se donne au plus offrant; il maudit son avarice,
mais il l'aime et ne peut vivre s'il n'en est aimé. Il tâche de la
fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune soeur; il ira
pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette tendre muette.
Les mânes de la soeur de Némésis s'offenseront des larmes que Némésis
fait répandre. Qu'elle n'aille pas mépriser leur colère. La triste image
de sa soeur viendrait la nuit troubler son sommeil... Mais ces tristes
souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce prix
acheter même le bonheur. Nééra est sa troisième maîtresse. Il a joui
longtemps de son amour; il ne demande aux dieux que de vivre et mourir
avec elle; mais elle part, elle est absente; il ne peut s'occuper
d'elle, il ne demande qu'elle aux dieux; il a vu en songe Apollon, qui
lui a annoncé que Nééra l'abandonne. Il refuse de croire à ce songe; il
ne pourrait survivre à ce malheur, et cependant ce malheur existe. Nééra
est infidèle; il est encore une fois abandonné. Tel fut le caractère et
le sort de Tibulle, tel est le triple et assez triste roman de ses
amours.

«C'est en lui surtout qu'une douce mélancolie domine, qu'elle donne même
au plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme.
S'il y eut un poète ancien qui mit du moral dans l'amour, ce fut
Tibulle; mais ces nuances de sentiment qu'il exprime si bien _sont en
lui_, il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les
faire naître chez ses maîtresses: leurs grâces, leur beauté, sont tout
ce qui l'enflamme; leurs faveurs, ce qu'il désire ou ce qu'il regrette;
leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De
toutes ces femmes devenues célèbres par les vers de trois grands poètes,
Cinthie paraît la plus aimable. L'attrait des talents se joint en elle à
tous les autres; elle cultive le chant, la poésie; mais, pour tous ces
talents, qui étaient souvent ceux des courtisanes d'un certain ordre,
elle n'en vaut pas mieux: le plaisir, l'or et le vin n'en sont pas moins
en ce qui la gouverne; et Properce, qui vante une ou deux fois seulement
en elle ce goût pour les arts, n'en est pas moins, dans sa passion pour
elle, maîtrisé par une tout autre puissance.

Ces grands poètes furent apparemment au nombre des âmes les plus tendres
et les plus délicates de leur siècle, et voilà pourtant qui ils aimèrent
et comment ils aimèrent. Ici il faut faire abstraction de toute
considération littéraire. Je ne leur demande qu'un témoignage sur leur
siècle; et dans deux mille ans un roman de Ducray-Duminil sera un
témoignage de nos moeurs.


XCIII _bis_.

Un de mes grands regrets, c'est de n'avoir pu voir Venise de 1760[233];
une suite de hasards heureux avait réuni apparemment, dans ce petit
espace, et les institutions politiques et les opinions les plus
favorables au bonheur de l'homme. Une douce volupté donnait à tous un
bonheur facile. Il n'y avait point de combat intérieur et point de
crimes. La sérénité était sur tous les visages, personne ne songeait à
paraître plus riche, l'hypocrisie ne menait à rien. Je me figure que ce
devait être le contraire de Londres en 1822.

  [233] Voyage du président de Brosses en Italie, voyage d'Eustace, de
    Sharp, de Smolett.


XCIV

Si vous remplacez le manque de sécurité personnelle par la juste crainte
de manquer d'argent, vous verrez que les États-Unis d'Amérique, par
rapport à la passion dont nous essayons une monographie, ressemblent
beaucoup à l'antiquité.

En parlant des esquisses plus ou moins imparfaites de l'amour-passion
que nous ont laissées les anciens, je vois que j'ai oublié les _Amours
de Médée_ dans _l'Argonautique_. Virgile les a copiées dans sa Didon.
Comparez cela à l'amour tel qu'il est dans un roman moderne: le doyen de
Killerine, par exemple.


XCV

Le roman sent les beautés de la nature et des arts avec une force, une
profondeur, une justesse étonnantes; mais, s'il se met à vouloir
raisonner sur ce qu'il sent avec tant d'énergie, c'est à faire pitié.

C'est peut-être que le sentiment lui vient de la nature, et sa logique,
du gouvernement.

On voit sur-le-champ pourquoi les beaux arts, hors de l'Italie, ne sont
qu'une mauvaise plaisanterie; on en raisonne mieux, mais le public ne
sent pas.


XCVI

Londres, 26 novembre 1821.

Un homme fort raisonnable, et qui est arrivé hier de Madras, me dit en
deux heures de conversation ce que je réduis aux vingt lignes suivantes:

«Ce _sombre_, qu'une cause inconnue fait peser sur le caractère anglais,
pénètre si avant dans les coeurs, qu'au bout du monde, à Madras, quand
un Anglais peut obtenir quelques jours de vacance, il quitte bien vite
la riche et florissante Madras pour venir se dérider dans la petite
ville française de Pondichéry, qui, sans richesses et presque sans
commerce, fleurit sous l'administration paternelle de M. Dupuy. A Madras
on boit du vin de Bourgogne à trente-six francs la bouteille; la
pauvreté des Français de Pondichéry fait que, dans les sociétés les plus
distinguées, les rafraîchissements consistent en grands verres d'eau.
Mais on y rit.»

Maintenant il y a plus de liberté en Angleterre qu'en Prusse. Le climat
est le même que celui de Koenigsberg, de Berlin, de Varsovie, villes qui
sont loin de marquer par leur tristesse. Les classes ouvrières y ont
moins de sécurité et y boivent tout aussi peu de vin qu'en Angleterre;
elles sont beaucoup plus mal vêtues.

Les aristocraties de Venise et de Vienne ne sont pas tristes.

Je ne vois qu'une différence: dans les pays gais, on lit peu la Bible et
il y a de la galanterie. Je demande pardon de revenir souvent sur une
démonstration dont je doute. Je supprime vingt faits dans le sens du
précédent.


XCVII

Je viens de voir, dans un beau château près de Paris, un jeune homme
très joli, fort spirituel, très riche, de moins de vingt ans; le hasard
l'y a laissé presque seul, et pendant longtemps, avec une fort belle
fille de dix-huit ans, pleine de talents, de l'esprit le plus distingué,
fort riche aussi. Qui ne se serait attendu à une passion? Rien moins que
cela, l'affectation était si grande chez ces deux jolies créatures, que
chacune n'était occupée que de soi et de l'effet qu'elle devait
produire.


XCVIII

J'en conviens, dès le lendemain d'une grande action, un orgueil sauvage
a fait tomber ce peuple dans toutes les fautes et les niaiseries qui se
sont présentées. Voici pourtant ce qui m'empêche d'effacer les louanges
que je donnais autrefois à ce représentant du moyen âge.

La plus jolie femme de Narbonne est une jeune Espagnole à peine âgée de
vingt ans, qui vit là fort retirée avec son mari, Espagnol aussi et
officier en demi-solde. Cet officier fut obligé, il y a quelque temps,
de donner un soufflet à un fat: le lendemain, sur le champ de bataille,
le fat voit arriver la jeune Espagnole; nouveau déluge de propos
affectés: «Mais, en vérité, c'est une horreur! comment avez-vous pu dire
cela à votre femme? madame vient pour empêcher notre combat!»--_Je viens
vous enterrer_, répond la jeune Espagnole.

Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme. Le résultat ne démentit
pas la fierté du propos. Cette action eût passé pour peu convenable en
Angleterre. Donc la fausse décence diminue le peu de bonheur qui se
trouve ici-bas.


XCIX

L'aimable Donézan disait hier: «Dans ma jeunesse, et jusque bien avant
dans ma carrière, puisque j'avais cinquante ans en 89, les femmes
portaient de la poudre dans leurs cheveux.

«Je vous avouerai qu'une femme sans poudre me fait répugnance; la
première impression est toujours d'une femme de chambre qui n'a pas eu
le loisir de faire sa toilette.»

Voilà la seule raison contre Shakespeare et en faveur des unités.

Les jeunes gens ne lisant que la Harpe, le goût des grands toupets
poudrés, comme ceux que portait la feue reine Marie-Antoinette, peut
encore durer quelques années. Je connais aussi des gens qui méprisent le
Corrège et Michel-Ange, et certes, M. Donézan était homme d'infiniment
d'esprit.


C

Froide, brave, calculatrice, méfiante, discutante, ayant toujours peur
d'être électrisée par quelqu'un qui pourrait se moquer d'elle,
absolument libre d'enthousiasme, un peu jalouse des gens qui ont vu de
grandes choses à la suite de Napoléon, telle était la jeunesse de ce
temps-là, plus estimable qu'aimable. Elle amenait forcément le
gouvernement au rabais du centre gauche. Ce caractère de la jeunesse se
retrouvait jusque parmi les conscrits dont chacun n'aspire qu'à finir
son temps.

Toutes les éducations, données exprès ou par hasard, forment les hommes
pour une certaine époque de la vie. L'éducation du siècle de Louis XV
plaçait à vingt-cinq ans le plus beau moment de ses élèves[234].

  [234] M. de Francueil, quand il portait trop de poudre. Mémoires de
    Mme d'Épinay.

C'est à quarante que les jeunes gens de ce temps-là seront le mieux, ils
auront perdu la méfiance et la prétention, et gagné l'aisance et la
gaieté.


CI

Discussion entre l'homme de bonne foi et l'homme d'Académie.

«Dans cette discussion avec l'académicien, toujours l'académicien se
sauvait en reprenant de petites dates et autres semblables erreurs de
peu d'importance; mais la conséquence et qualification naturelle des
choses, il niait toujours, ou semblait ne pas entendre: par exemple, que
Néron eût été cruel empereur ou Charles II parjure. Or, comment prouver
de telles choses, ou, les prouvant, ne pas arrêter la discussion
générale et en perdre le fil?»

«Telle manière de discussion ai-je toujours vue entre telles gens, dont
l'un ne cherche que vérité et avancement en icelle, l'autre faveur de
son maître ou parti, et gloire du bien dire. Et j'ai estimé grande
duperie et perdement de temps en l'homme de bonne loi de s'arrêter à
parler avec lesdits académiciens.» (OEuvres badines de Guy Allard de
Voiron)


CII

Il n'y a qu'une très petite partie de l'art d'être heureux qui soit une
science exacte, une sorte d'échelle sur laquelle on soit assuré de
monter sur un échelon chaque siècle: c'est celle qui dépend du
gouvernement: (encore ceci n'est-il qu'une théorie, je vois les
Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie
d'aujourd'hui).

Du reste, l'art d'être heureux est comme la poésie; malgré le
perfectionnement de toutes choses, Homère, il y a deux mille sept cents
ans, avait plus de talent que lord Byron.

En lisant attentivement Plutarque, je crois m'apercevoir qu'on était
plus heureux en Sicile du temps de Dion, quoiqu'on n'eût ni imprimerie
ni punch à la glace, que nous ne savons l'être aujourd'hui.

J'aimerais mieux être un Arabe du Ve siècle qu'un Français du XIXe.


CIII

Ce n'est jamais cette illusion qui renaît et se détruit à chaque seconde
que l'on va chercher au théâtre, mais l'occasion de prouver à son
voisin, ou du moins à soi-même, si l'on a la contrariété de n'avoir
point de voisin, que l'on a bien lu son la Harpe et que l'on est homme
de goût. C'est un plaisir de vieux pédant que se donne la jeunesse.


CIV

Une femme appartient de droit à l'homme qui l'aime et qu'elle aime _plus
que la vie_.


CV

La cristallisation ne peut pas être excitée par des hommes-copies, et
les rivaux les plus dangereux sont les plus différents.


CVI

Dans une société très avancée, l'_amour-passion_ est aussi naturel que
l'amour physique chez les sauvages.

M.


CVII

Sans les nuances, avoir une femme qu'on adore ne serait pas un bonheur
et même serait impossible.

L. 7 octobre.


CVIII

D'où vient l'intolérance des stoïciens? de la même source que celles des
dévots outrés. Ils ont de l'humeur parce qu'ils luttent contre la
nature, qu'ils se privent et qu'ils souffrent. S'ils voulaient
s'interroger de bonne foi sur la haine qu'ils portent à ceux qui
professent une morale moins sévère, ils s'avoueraient qu'elle naît de la
jalousie secrète d'un bonheur qu'ils envient et qu'ils se sont interdit,
_sans croire_ aux récompenses qui les dédommageraient de leurs
sacrifices.

DIDEROT.


CIX

Les femmes qui ont habituellement de l'humeur pourraient se demander si
elles suivent le système de conduite qu'elles _croient sincèrement_ le
chemin du bonheur. N'y a-t-il pas un peu de manque de courage accompagné
d'un peu de vengeance basse au fond du coeur d'une prude? Voir la
mauvaise humeur de Mme Deshoulières dans ses derniers jours (Notice de
M. Lemontey).


CX

Rien de plus indulgent, parce que rien n'est plus heureux, que la vertu
de bonne foi; mais mistress Hutchinson elle-même manque d'indulgence.


CXI

Immédiatement après ce bonheur vient celui d'une femme jeune, jolie,
facile, qui ne se fait point de reproches. A Messine on disait du mal de
la contessina Vicenzella: «Que voulez-vous? disait-elle, je suis jeune,
libre, riche, et peut-être pas laide. J'en souhaite autant à toutes les
femmes de Messine.» Cette femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir
pour moi que de l'amitié, est celle qui m'a fait connaître les douces
poésies de l'abbé Melli, en dialecte sicilien; poésies délicieuses,
quoique gâtées encore par la mythologie.

DELFANTE.


CXII

Le public de Paris a une capacité d'attention, c'est trois jours, après
quoi, présentez-lui la mort de Napoléon ou la condamnation de M.
Béranger à deux mois de prison, absolument la même sensation ou le même
manque de tact à qui en reparle le quatrième jour. Toute grande capitale
doit-elle être ainsi, ou cela tient-il à la bonté et à la légèreté
parisienne? Grâce à l'orgueil aristocratique et à la timidité
souffrante, Londres n'est qu'une nombreuse collection d'ermites. Ce
n'est pas une capitale. Vienne n'est qu'une oligarchie de deux cents
familles environnées de cent cinquante mille artisans ou domestiques qui
les servent. Ce n'est pas là non plus une capitale. Naples et Paris, les
deux seules capitales (Extrait des _Voyages de Birkbeck_, page 371).


CXIII

S'il était une époque où, d'après les théories vulgaires, appelées
raisonnables par les hommes communs, la prison pût être supportable, ce
serait celle où, après une détention de plusieurs années, un pauvre
prisonnier n'est plus séparé que par un mois ou deux du moment qui doit
le mettre en liberté. Mais la _cristallisation_ en ordonne autrement. Le
dernier mois est plus pénible que les trois dernières années. M.
d'Hotelans a vu à la maison d'arrêt de Melun plusieurs prisonniers
détenus depuis longtemps, parvenus à quelques mois du jour qui devait
les rendre à la liberté, _mourir_ d'impatience.


CXIV

Je ne puis résister au plaisir de transcrire une lettre écrite en
mauvais anglais par une jeune Allemande. Il est donc prouvé qu'il y a
des amours constantes, et tous les hommes de génie ne sont pas des
Mirabeau. Klopstock, le grand poète, passe à Hambourg pour avoir été un
homme aimable; voici ce que sa jeune femme écrivait à une amie intime:

«After having seen him two hours, I was obliged to pass the evening in a
company, which never had been so wearisome to me. I could not speak, I
could not play; I thought I saw nothing but Klopstock; I saw him the
next day, and the following and we were very seriously friends. But the
fourth day he departed. It was a strong hour the hour of his departure!
He wrote soon after; from that time our correspondence began to be a
very diligent one. I sincerely believed my love to be friendship. I
spoke with my friends of nothing but Klopstock, and showed his letters.
They raillied at me and said I was in love. I raillied then again, and
said that they must have a very friendshipless heart, if they had no
idea of friendship to a man as well as to a woman. Thus it continued
eight months, in which time my friends found as much love in Klopstock's
letters as in me. I perceived it likewise, but I would not believe it.
At the last Klopstock said plainly that he loved; and I startled as for
a wrong thing; I answered that it was no love, but friendship, as it was
what I felt for him; we had not seen one another enough to love (as if
love must have more time than friendship). This was sincerely my
meaning, and I had this meaning till Klopstock came again to Hamburg.
This he did a year after we had seen one another the first time. We saw,
we were friends, we loved; and a short time after, I could even tell
Klopstock that I loved. But we were obliged to part again, and wait two
years for our wedding. My mother would not let marry me a stranger. I
could marry then without her consent, as by the death of my father my
fortune depended not on her; but this was a horrible idea for me; and
thank heaven that I have prevailed by prayers! At this time knowing
Klopstock, she loves him as her lifely son, and thanks god that she has
not persisted. We married and I am the happiest wife in the world. In
some few months it will be four years that I am so happy...»
(_Correspondence of Richardson_, vol. III, page 147.)


CXV

Il n'y a d'unions à jamais légitimes que celles qui sont commandées par
une vraie passion.


CXVI

Pour être heureuse avec la facilité des moeurs, il faut une simplicité
de caractère qu'on trouve en Allemagne, en Italie, mais jamais en
France.

La duchesse de C...


CXVII

Par orgueil, les Turcs privent leurs femmes de tout ce qui peut donner
un aliment à la cristallisation. Je vis depuis trois mois chez un peuple
où, par orgueil, les gens titrés en seront bientôt là.

Les hommes appellent _pudeur_ les exigences d'un orgueil rendu fou par
l'aristocratie. Comment oser manquer à la pudeur? Aussi, comme à
Athènes, les gens d'esprit ont une tendance marquée à se réfugier auprès
des courtisanes, c'est-à-dire auprès de ces femmes qu'une faute
éclatante a mises à l'abri des affectations de la _pudeur_ (_Vie de
Fox_).


CXVIII

Dans le cas d'amour empêché par victoire trop prompte, j'ai vu la
cristallisation chez les caractères tendres chercher à se former après.
Elle dit en riant: «Non, je ne t'aime pas.»


CXIX

L'éducation actuelle des femmes, ce mélange bizarre de pratiques pieuses
et de chansons fort vives (_di piacer mi balza il cor_ de la _Gazza
ladra_), est la chose du monde la mieux calculée pour éloigner le
bonheur. Cette éducation fait les têtes les plus inconséquentes. Mme de
R... qui craignait la mort, vient de mourir parce qu'elle trouvait drôle
de jeter les médecines par la fenêtre. Ces pauvres petites femmes
prennent l'inconséquence pour de la gaieté, parce que la gaieté est
souvent inconséquente en apparence. C'est comme l'Allemand qui se fait
vif en se jetant par la fenêtre.


CXX

La vulgarité, éteignant l'imagination, produit sur-le-champ pour moi
l'ennui mortel: la charmante comtesse K... me montrant ce soir les
lettres de ses amants, que je trouve grossières.

Forlì, 17 mars. Henri.

L'imagination n'était pas éteinte; elle était seulement fourvoyée, et,
par répugnance, cessait bien vite de se figurer la grossièreté de ces
plats amants.


CXXI

Rêverie métaphysique.

Belgirate, 26 octobre 1816.

Pour peu qu'une véritable passion rencontre de contrariétés, elle
produit vraisemblablement plus de malheur que de bonheur; cette idée
peut n'être pas vraie pour une âme tendre, mais elle est d'une évidence
parfaite pour la majeure partie des hommes, et en particulier pour les
froids philosophes qui, en fait de passions, ne vivent presque que de
curiosité et d'amour-propre.

Ce qui précède, je le disais hier soir à la contessina Fulvia, en nous
promenant sur la terrasse de l'Isola-Bella, à l'orient, près du grand
pin. Elle me répondit: «Le malheur produit une beaucoup plus forte
impression sur l'existence humaine que le plaisir.

«La première vertu de tout ce qui prétend à nous donner du plaisir,
c'est de frapper fort.

«Ne pourrait-on pas dire que, la vie elle-même n'étant faite que de
sensations, le goût universel de tous les êtres qui ont vie est d'être
avertis qu'ils vivent par les sensations les plus fortes possibles? Les
gens du Nord ont peu de vie; voyez la lenteur de leurs mouvements. Le
_dolce farniente_ des Italiens, c'est le plaisir de jouir des émotions
de son âme, mollement étendu sur un divan, plaisir impossible si l'on
court toute la journée à cheval ou dans un droski, comme l'Anglais ou le
Russe. Ces gens mourraient d'ennui sur un divan. Il n'y a rien à
regarder dans leurs âmes.

«L'amour donne les sensations les plus fortes possibles; la preuve en
est que, dans ces moments d'_inflammation_, comme diraient les
physiologistes, le coeur forme ces _alliances de sensations_ qui
semblent si absurdes aux philosophes Helvétius, Buffon et autres.
Luizina, l'autre jour, s'est laissé tomber dans le lac, comme vous
savez; c'est qu'elle suivait des yeux une feuille de laurier détachée de
quelque arbre de l'Isola-Madre (îles Borromées). La pauvre femme m'a
avoué qu'un jour son amant, en lui parlant, effeuillait une branche de
laurier dans le lac, et lui disait: «Vos cruautés et les calomnies de
votre amie m'empêchent de profiter de la vie et d'acquérir quelque
gloire.»

«Une âme qui, par l'effet de quelque grande passion, ambition, jeu,
amour, jalousie, guerre, etc., a connu les moments d'angoisse et
d'extrême malheur, par une bizarrerie bien incompréhensible, _méprise_
le bonheur d'une vie tranquille et où tout semble fait à souhait: un
joli château dans une position pittoresque, beaucoup d'aisance, une
bonne femme, trois jolis enfants, des amis aimables et en quantité, ce
n'est là qu'une faible esquisse de tout ce que possède notre hôte, le
général C... et cependant vous savez qu'il a dit être tenté d'aller à
Naples prendre le commandement d'une guérilla. Une âme faite pour les
passions sent d'abord que cette vie heureuse l'_ennuie_, et peut-être
aussi qu'elle ne lui donne que des idées communes. «Je voudrais, vous
disait C..., n'avoir jamais connu la fièvre des grandes passions, et
pouvoir me payer de l'apparent bonheur sur lequel on me fait tous les
jours de si sots compliments, auxquels, pour comble d'horreur, je suis
forcé de répondre avec grâce.» Moi, philosophe, j'ajoute: «Voulez-vous
une millième preuve que nous ne sommes pas faits par un être bon? c'est
que le _plaisir_ ne produit pas peut-être la moitié autant d'impression
sur notre être que la _douleur_[235]...» La contessina m'a interrompu:
«Il y a peu de peines morales dans la vie qui ne soient rendues chères
par l'_émotion_ qu'elles excitent; s'il y a un grain de générosité dans
l'âme, ce plaisir se centuple. L'homme condamné à mort en 1815, et sauvé
par hasard (M. de Lavalette par exemple), s'il marchait au supplice avec
courage, doit se rappeler ce moment dix fois par mois; le lâche qui
mourait en pleurant et jetant les hauts cris (le douanier Morris, jeté
dans le lac, _Rob Roy_, III, 120), s'il est aussi sauvé par le hasard,
ne peut tout au plus se souvenir avec plaisir de cet instant qu'à cause
de la circonstance qu'_il a été sauvé_, et non pour les trésors de
générosité qu'il a découverts en lui-même, et qui ôtent à l'avenir
toutes ses craintes.»

  [235] Voir l'analyse du _principe ascétique_, Bentham, _Traité de
    législation_, tome I.

    On fait plaisir à un être _bon_ en se faisant souffrir.

MOI.--«L'amour, même malheureux, donne à une âme tendre, pour qui la
_chose imaginée est la chose existante_, des trésors de jouissance de
cette espèce; il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté chez
soi et chez ce qu'on aime. Que de fois Salviati n'a-t-il pas entendu
Léonore lui dire, comme Mlle Mars dans les _Fausses Confidences_, avec
son sourire enchanteur: «Eh bien! oui, je vous aime!» Or, voilà de ces
illusions qu'un esprit sage n'a jamais.

FULVIA, _levant les yeux au ciel_.--«Oui, pour vous et pour moi,
l'amour, même malheureux, pourvu que notre admiration pour l'objet aimé
soit infinie, est le premier des bonheurs.»

(Fulvia a vingt-trois ans; c'est la beauté la plus célèbre de ***; ses
yeux étaient divins en parlant ainsi et se levant vers ce beau ciel des
îles Borromées, à minuit; les astres semblaient lui répondre. J'ai
baissé les yeux, et n'ai plus trouvé de raisons philosophiques pour la
combattre. Elle a continué.) Et tout ce que le monde appelle le bonheur
ne vaut pas ses peines. Je crois que le mépris seul peut guérir de cette
passion; non pas un mépris trop fort, ce serait un supplice, mais, par
exemple, pour vous autres hommes, voir l'objet que vous adorez aimer un
homme grossier et prosaïque, ou vous sacrifier aux jouissances du luxe
aimable et délicat qu'elle trouve chez son amie.


CXXII

Vouloir, c'est avoir le courage de s'exposer à un inconvénient;
s'exposer ainsi, c'est tenter le hasard, c'est jouer. Il y a des
militaires qui ne peuvent vivre sans ce jeu: c'est ce qui les rend
insupportables dans la vie de famille.


CXXIII

Le général Teulié me disait ce soir qu'il avait découvert que ce qui le
rendait d'une sécheresse et d'une stérilité si abominable quand il y
avait dans le salon des femmes affectées, c'est qu'il avait ensuite une
honte amère d'avoir exposé ses sentiments avec feu devant de tels êtres.
(Et quand il ne parlait pas avec son âme, fût-ce de Polichinelle, il
n'avait rien à dire. Je voyais du reste qu'il ne savait sur rien la
phrase convenue et de bon ton. Il était par là réellement ridicule et
baroque aux yeux des femmes affectées. Le ciel ne l'avait pas fait pour
être élégant.)


CXXIV

A la cour, l'i*** est de mauvais ton, parce qu'il est censé qu'elle est
contre l'intérêt des princes: l'i*** est aussi de mauvais ton en
présence des jeunes filles, cela les empêcherait de trouver un mari. Il
faut convenir que s* D*** e***, il doit lui être agréable d'être honoré
pour de tels motifs.


CXXV

Dans l'âme d'un grand peintre ou d'un grand poète, l'amour est divin
comme centuplant le domaine et les plaisirs de l'art, dont les beautés
donnent à son âme le pain quotidien. Que de grands artistes qui ne se
doutent ni de leur âme ni de leur génie! Souvent ils se croient un
médiocre talent pour la chose qu'ils adorent, parce qu'ils ne sont pas
d'accord avec les eunuques du sérail, les la Harpe, etc.: pour ces
gens-là, même l'amour malheureux est bonheur.


CXXVI

L'image du premier amour est la plus généralement touchante; pourquoi?
c'est qu'il est presque le même dans tous les pays, de tous les
caractères. Donc ce premier amour n'est pas le plus passionné.


CXXVII

La raison! la raison! Voilà ce qu'on crie toujours à un pauvre amant. En
1760, dans le moment le plus animé de la guerre de Sept ans, Grimm
écrivait: «... Il n'est point douteux que le roi de Prusse n'eût prévenu
cette guerre avant qu'elle éclatât, en cédant la Silésie. En cela il eût
fait une action très sage. Combien de maux il aurait prévenus! Que peut
avoir de commun la possession d'une province avec le bonheur d'un roi?
et le grand électeur n'était-il pas un prince très heureux et très
respecté sans posséder la Silésie? Voilà comment un roi aurait pu se
conduire en suivant les préceptes de la plus saine raison, et je ne sais
comment il serait arrivé que ce roi eût été l'objet des mépris de toute
la terre, tandis que Frédéric, sacrifiant tout au _besoin_ de conserver
la Silésie, s'est couvert d'une gloire immortelle.

«Le fils de Cromwell a sans doute fait l'action la plus sage qu'un homme
puisse faire; il a préféré l'obscurité et le repos à l'embarras et au
danger de gouverner un peuple sombre, fougueux et fier. Ce sage a été
méprisé de son vivant et par la postérité, et son père est resté un
grand homme au jugement des nations.

«La _Belle Pénitente_ est un sujet sublime du théâtre espagnol[236],
gâté en anglais et en français par Otway et Colardeau. Caliste a été
violée par un homme qu'elle adore, que les fougues d'orgueil de son
caractère rendent odieux, mais que ses talents, son esprit, les grâces
de sa figure, tout enfin concourt à rendre séduisant. Lothario eût été
trop aimable s'il eût su modérer de coupables transports; du reste, une
haine héréditaire et atroce divise sa famille et celle de la femme qu'il
aime. Ces familles sont à la tête des deux factions qui partagent une
ville d'Espagne durant les horreurs du moyen âge. Sciolto, le père de
Caliste, est le chef de l'autre faction, qui, dans ce moment, a le
dessus; il sait que Lothario a eu l'insolence de vouloir séduire sa
fille. La faible Caliste succombe sous les tourments de sa honte et de
sa passion. Son père est parvenu à faire donner à son ennemi le
commandement d'une armée navale, qui part pour une expédition lointaine
et dangereuse, où probablement Lothario trouvera la mort. Dans la
tragédie de Colardeau, il vient donner cette nouvelle à sa fille. A ces
mots, la passion de Caliste s'échappe:

  [236] Voir les romances espagnoles et danoises du XIIIe siècle; elles
    paraîtraient plates ou grossières au goût français.

                    «O dieux!
    «Il part!... vous l'ordonnez!... il a pu s'y résoudre?

«Jugez du danger de cette situation; un mot de plus, et Sciolto va être
éclairé sur la passion de sa fille pour Lothario. Ce père confondu
s'écrie:

    «Qu'entends-je? me trompé-je? où s'égarent tes voeux?

«A cela Caliste, revenue à elle-même, répond:

    «Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux,
    «Qu'il périsse!

«Par ces mots, Caliste étouffe les soupçons naissants de son père, et
c'est cependant sans artifice, car le sentiment qu'elle exprime est
vrai. L'existence d'un homme qu'elle aime et qui a pu l'outrager doit
empoisonner sa vie, fût-il au bout du monde; sa mort seule pourrait lui
rendre le repos, s'il en était pour les amants infortunés... Bientôt
après Lothario est tué, et Caliste a le bonheur de mourir.

«Voilà bien des pleurs et bien des cris pour peu de chose! ont dit les
gens froids qui se décorent du nom de philosophes. Un homme hardi et
violent abuse de la faiblesse qu'une femme a pour lui; il n'y a pas là
de quoi se désoler, ou du moins il n'y a pas de quoi nous intéresser aux
chagrins de Caliste. Elle n'a qu'à se consoler d'avoir couché avec son
amant, et ce ne sera pas la première femme de mérite qui aura pris son
parti sur ce malheur-là[237].»

  [237] Grimm, tome III, page 107.

Richard Cromwell, le roi de Prusse, Caliste, avec les âmes que le ciel
leur avait données, ne pouvaient trouver la tranquillité et le bonheur
qu'en agissant ainsi. La conduite de ces deux derniers est éminemment
déraisonnable, et cependant ce sont les seuls qu'on estime.

Sagan, 1813.


CXXVIII

La constance après le bonheur ne peut se prédire que d'après celle que,
malgré les doutes cruels, la jalousie et les ridicules, on a eue avant
l'intimité.


CXXIX

Chez une femme au désespoir de la mort de son amant, qui vient d'être
tué à l'armée, et qui songe évidemment à le suivre, il faut d'abord
examiner si ce parti n'est pas convenable; et, dans le cas de la
négative, attaquer, par cette habitude si ancienne chez l'être humain,
l'_amour de sa conversation_. Si cette femme a un ennemi, on peut lui
persuader que cet ennemi a obtenu une lettre de cachet pour la mettre en
prison. Si cette menace n'augmente pas son amour pour la mort, elle peut
songer à se cacher pour éviter la prison. Elle se cachera trois
semaines, fuyant de retraite en retraite; elle sera arrêtée et au bout
de trois jours se sauvera. Alors, sous un nom supposé, on lui ménagera
un asile dans une ville fort éloignée, et la plus différente possible de
celle où elle était au désespoir. Mais qui veut se dévouer à consoler un
être aussi malheureux et aussi nul pour l'amitié?

Varsovie, 1808.


CXXX

Les savants d'académie voient les moeurs d'un peuple dans sa langue:
l'Italie est le pays du monde où l'on prononce le moins le mot
d'_amour_, toujours amicizia et avvicinar (_amicizia_ pour amour et
_avvicinar_ pour faire la cour avec succès).


CXXXI

Le dictionnaire de la musique n'est pas fait, n'est pas même commencé;
ce n'est que par hasard que l'on trouve les phrases qui disent: _je suis
en colère_, ou _je vous aime_, et leurs nuances. Le _maestro_ ne trouve
ces phrases que lorsqu'elles lui sont dictées par la présence de la
passion dans son coeur ou par son souvenir. Les gens qui passent le feu
de la jeunesse à étudier, au lieu de sentir, ne peuvent donc pas être
artistes: rien de plus simple que ce mécanisme.


CXXXII

L'empire des femmes est beaucoup trop grand en France, l'empire de la
femme beaucoup trop restreint.


CXXXIII

La plus grande flatterie que l'imagination la plus exaltée saurait
inventer pour l'adresser à la génération qui s'élève parmi nous, pour
prendre possession de la vie, de l'opinion et du pouvoir, se trouve une
vérité plus claire que le jour. Elle n'a rien à _continuer_, cette
génération, elle a tout à _créer_. Le grand mérite de Napoléon est
d'_avoir fait maison nette_.


CXXXIV

Je voudrais pouvoir dire quelque chose sur la _consolation_. On n'essaye
pas assez de consoler.

Le principe général, c'est qu'il faut tâcher de former une
_cristallisation_ la plus étrangère possible au motif qui a jeté dans la
douleur.

Il faut avoir le courage de se livrer à un peu d'anatomie pour découvrir
un principe inconnu.

Si l'on veut consulter le chapitre II de l'ouvrage de M. Villermé sur
les prisons (Paris, 1820), on verra que les prisonniers _si maritano fra
di loro_ (c'est le mot du langage des prisons). Les femmes _si maritano
anche fra di loro_, et il y a en général beaucoup de fidélité dans ces
unions, ce qui ne s'observe pas chez les hommes, et qui est un effet du
principe de la pudeur.

«A Saint-Lazare, dit M. Villermé, page 96, à Saint-Lazare, en octobre
1818, une femme s'est donné plusieurs coups de couteau parce qu'elle
s'est vu préférer une arrivante.

«C'est ordinairement la plus jeune qui est la plus attachée à l'autre.»


CXXXV

Vivacità, leggerezza, soggettissima a prendere puntiglio, occupazione di
ogni momento delle apparenze della propria esistenza agli occhi altrui:
Ecco i tre gran caratteri di questa pianta che risveglia Europa nell
1808.

Parmi les Italiens, les bons sont ceux qui ont encore un peu de
sauvagerie et de propension au sang: les Romagnols, les Calabrois, et,
parmi les plus civilisés, les Bressans, les Piémontais, les Corses.

Le bourgeois de Florence est plus mouton que celui de Paris.

L'espionnage de Léopold l'a avili à jamais. Voir la lettre de M. Courier
sur le bibliothécaire Furia et le chambellan Puccini.


CXXXVI

Je ris de voir des gens de bonne foi ne pouvoir jamais être d'accord, se
dire naturellement de grosses injures et en penser davantage. Vivre,
c'est sentir la vie; c'est avoir des sensations fortes. Comme pour
chaque individu le taux de cette force change, ce qui est pénible pour
un homme comme trop fort est précisément ce qu'il faut à un autre pour
que l'intérêt commence. Par exemple, la sensation d'être épargné par le
canon quand on est au feu, la sensation de s'enfoncer en Russie à la
suite de ces Parthes, de même la tragédie de Shakespeare et la tragédie
de Racine, etc., etc.

Orcha, 13 août 1812.


CXXXVII

D'abord le plaisir ne produit pas la moitié autant d'impression que la
douleur, ensuite, outre ce désavantage dans la quantité d'émotion, la
_sympathie_ est au moins la moitié moins excitée par la peinture du
bonheur que par celle de l'infortune. Donc les poètes ne sauraient
peindre le malheur avec trop de force; ils n'ont qu'un écueil à
redouter, ce sont les objets qui inspirent le _dégoût_. Encore ici, le
_taux_ de cette sensation dépend-il de la monarchie ou de la république.
Un Louis XIV centuple le nombre des objets répugnants (Poésies de
Crabbe).

Par le seul fait de l'existence de la monarchie à la Louis XIV
environnée de sa noblesse, tout ce qui est simple dans les arts devient
grossier. Le noble personnage devant qui on l'expose se trouve insulté;
ce sentiment est sincère, et partant respectable.

Voyez le parti que le tendre Racine a tiré de l'amitié héroïque, et si
consacrée dans l'antiquité, d'Oreste et de Pylade. Oreste tutoie Pylade,
et Pylade lui répond _Seigneur_. Et l'on veut que Racine soit pour nous
l'auteur le plus touchant! Si l'on ne se rend pas à un tel exemple, il
faut parler d'autre chose.


CXXXVIII

Dès qu'on peut espérer de se venger, on recommence de haïr. Je n'eus
l'idée de me sauver et de manquer à la foi que j'avais jurée à mon ami
que les dernières semaines de ma prison. (Deux confidences faites ce
soir devant moi par un assassin de bonne compagnie qui nous fait toute
son histoire.)

Faenza, 1817.


CXXXIX

Toute l'Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un seul de nos bons
volumes français: les _Lettres persanes_, par exemple.


CXL

J'appelle _plaisir_ toute perception que l'âme aime mieux éprouver que
ne pas éprouver[238].

  [238] Maupertuis.

J'appelle _peine_ toute perception que l'âme aime mieux ne pas éprouver
qu'éprouver.

Désiré-je m'endormir plutôt que de sentir ce que j'éprouve, nul doute,
c'est une _peine_. Donc les désirs d'amour ne sont pas des peines, car
l'amant quitte, pour rêver à son aise, les sociétés les plus agréables.

Par la durée, les plaisirs du corps sont diminués et les peines
augmentées.

Pour les plaisirs de l'âme, ils sont augmentés ou diminués par la durée,
suivant les passions: par exemple, après six mois passés à étudier
l'astronomie, on aime davantage l'astronomie; après un an d'avarice, on
aime mieux l'argent.

Les peines de l'âme sont diminuées par la durée; «que de veuves
véritablement fâchées se consolent par le temps!» Milady Waldegrave
d'Horace Walpole.

Soit un homme dans un état d'indifférence, il lui arrive un plaisir;

Soit un autre homme dans un état de vive douleur, cette douleur cesse
subitement; le plaisir qu'il ressent est-il de même nature que celui du
premier homme? M. Verri dit que _oui_, et il me semble que _non_.

Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la douleur.

Un homme avait depuis longtemps six mille livres de rente, il gagné cinq
cent mille francs à la loterie. Cet homme s'était déshabitué de désirer
les choses que l'on ne peut obtenir que par une grande fortune. (Je
dirai, en passant, qu'un des inconvénients de Paris, c'est la facilité
de perdre cette habitude.)

On invente la machine à tailler les plumes; je l'ai achetée ce matin, et
c'est un grand plaisir pour moi, qui m'impatiente à tailler les plumes;
mais certainement je n'étais pas malheureux hier de ne pas connaître
cette machine. Pétrarque était-il malheureux de ne pas prendre de café?

Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le connaît: par
exemple, la première perdrix que l'on tue au vol à douze ans; la
première bataille d'où l'on sort sain et sauf à dix-sept.

Le plaisir qui n'est que la cessation d'une peine passe bien vite, et au
bout de quelques années le souvenir n'en est pas même agréable. Un de
mes amis fut blessé au côté par un éclat d'obus, à la bataille de la
Moskowa, quelques jours après il fut menacé de gangrène, au bout de
quelques heures on put réunir M. Béclar, M. Larroy et quelques
chirurgiens estimés: on fit une consultation dont le résultat fut
d'annoncer à mon ami qu'il n'avait pas la gangrène. A ce moment je vis
son bonheur, il fut grand, cependant il n'était pas pur. Son âme, en
secret, ne croyait pas en être tout à fait quitte, il refaisait le
travail des chirurgiens, il examinait s'il pouvait entièrement s'en
rapporter à eux. Il entrevoyait encore un peu la possibilité de la
gangrène. Aujourd'hui, au bout de huit ans, quand on lui parle de cette
consultation, il éprouve un sentiment de peine: il a la vue imprévue
d'un des malheurs de la vie.

Le plaisir causé par la cessation de la douleur consiste: 1º à remporter
la victoire contre toutes les objections qu'on se fait successivement;

2º A revoir tous les avantages dont on allait être privé.

Le plaisir causé par le gain de cinq cent mille francs consiste à
prévoir tous les plaisirs nouveaux et extraordinaires qu'on va se
donner.

Il y a une exception singulière: il faut voir si cet homme a trop ou
trop peu de cette habitude, s'il a la tête étroite, le sentiment
d'embarras durera deux ou trois jours.

S'il a l'habitude de désirer souvent une grande fortune, il aura usé
d'avance la jouissance par se la trop figurer.

Ce malheur n'arrive pas dans l'amour-passion.

Une âme enflammée ne se figure pas la dernière des faveurs, mais la plus
prochaine: par exemple, d'une maîtresse qui vous traite avec sévérité,
l'on se figure un serrement de main. L'imagination ne va pas
naturellement au delà; si on la violente, après un moment, elle
s'éloigne par la crainte de profaner ce qu'elle adore.

Lorsque le plaisir a entièrement parcouru sa carrière, il est clair que
nous retombons dans l'indifférence; mais cette indifférence n'est pas la
même que celle d'auparavant. Ce second état diffère du premier, en ce
que nous ne serions plus capables de goûter, avec autant de délices, le
plaisir que nous venons d'avoir.

Les organes qui servent à le cueillir sont fatigués, et l'imagination
n'a plus autant de propension à présenter les images qui seraient
agréables aux désirs qui se trouvent satisfaits.

Mais, si au milieu du plaisir on vient nous en arracher, il y a
production de douleur.


CXLI

La disposition à l'amour physique, et même au plaisir physique, n'est
point la même chez les deux sexes. Au contraire des hommes, presque
toutes les femmes sont au moins susceptibles d'un genre d'amour. Depuis
le premier roman qu'une femme a ouvert en cachette à quinze ans, elle
attend en secret la venue de l'amour-passion. Elle voit dans une grande
passion la preuve de son mérite. Cette attente redouble vers vingt ans,
lorsqu'elle est revenue des premières étourderies de la vie, tandis qu'à
peine arrivés à trente, les hommes croient l'amour impossible ou
ridicule.


CXLII

Dès l'âge de six ans nous nous accoutumons à chercher le bonheur par la
même route que nos parents. L'orgueil de la mère de la contessina Nella
a commencé le malheur de cette aimable femme, et elle le rend sans
ressource par le même orgueil fou.

Venise, 1810.


CXLIII

Du genre romantique.

On m'écrit de Paris qu'on y a vu (exposition de 1822) un millier de
tableaux représentant des sujets de l'Écriture sainte, peints par des
peintres qui n'y croient pas beaucoup, admirés et jugés par des gens qui
n'y croient pas, et enfin payés par des gens qui n'y croient pas.

On cherche après cela le pourquoi de la décadence de l'art.

Ne croyant pas en ce qu'il dit, l'artiste craint toujours de paraître
exagéré et ridicule. Comment arriverait-il au _grandiose_? rien ne l'y
porte (_Lettera di Roma_, giugno 1822).


CXLIV

L'un des plus grands poètes, selon moi, qui aient paru dans ces derniers
temps, c'est Robert Burns, paysan écossais mort de misère. Il avait
soixante-dix louis d'appointements comme douanier, pour lui, sa femme et
quatre enfants. Il faut convenir que le tyran Napoléon était plus
généreux envers son ennemi Chénier, par exemple. Burns n'avait rien de
la pruderie anglaise. C'est un génie romain sans chevalerie ni honneur.
Je n'ai pas assez de place pour conter ses amours avec Mary Campbell et
leur triste catastrophe. Seulement je remarque qu'Édimbourg est à la
même latitude que Moscou, ce qui pourrait déranger un peu mon système
des climats.

«One of Burn's remarks, when he first came to Edimburgh, was that
between the men of rustic life and the polite world he observed little
difference; that in the former, though unpolished by fashion and
unenlightened by science, he had found much observation and much
intelligence; but a refined and accomplished woman was a being almost
new to him, and of which he had formed but a very inadequate idea.»
(Londres, 1er novembre 1821, tome V, page 69.)


CXLV

L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie qu'elle fabrique
elle-même.


CXLVI

Les compliments qu'on adresse aux petites filles de trois ans forment
précisément la meilleure éducation possible pour leur enseigner la
vanité la plus pernicieuse. Être jolie est la première vertu, le plus
grand avantage au monde. Avoir une jolie robe, c'est être jolie.

Ces sots compliments ne sont usités que dans la bourgeoisie; ils sont
heureusement de mauvais ton, comme trop aisés à faire chez les gens à
carrosse.


CXLVII

Lorette, 11 septembre 1811.

Je viens de voir un très beau bataillon de gens de ce pays; c'est le
reste de quatre mille hommes qui étaient allés à Vienne en 1809. J'ai
passé dans les rangs avec le colonel, et fait faire leur histoire à
plusieurs soldats. C'est la vertu des républiques du moyen âge, plus ou
moins abâtardie par les Espagnols[239], le P...[240], et deux siècles
des gouvernements lâches et cruels qui ont tour à tour gâté ce pays-ci.

  [239] Vers 1580, les Espagnols, hors de chez eux, n'étaient que des
    agents énergiques de despotisme, ou des joueurs de guitare sous les
    fenêtres des belles Italiennes. Les Espagnols passaient alors en
    Italie comme aujourd'hui l'on vient à Paris; du reste, ils ne
    mettaient leur orgueil qu'à faire triompher le roi, _leur maître_.
    Ils ont perdu l'Italie, et l'ont perdue en l'avilissant. En 1626, le
    grand poète Calderon était officier à Milan.

  [240] Voir la _Vie de saint Charles Borromée_, qui changea Milan et
    l'avilit. Il fit déserter les salles d'armes et aller au chapelet.
    Merveilles tue Castiglione, 1533.

Le brillant _honneur_ chevaleresque, sublime et sans raison, est une
plante exotique importée seulement depuis un petit nombre d'années.

On n'en trouve pas trace en 1740. Voir de Brosses. Les officiers de
Montenotte et de Rivoli avaient trop d'occasions de montrer la vraie
vertu à leurs voisins pour chercher à _imiter_ un honneur peu connu sous
les chaumières que le soldat de 1796 venait de quitter, et qui leur eût
semblé bien baroque.

Il n'y avait, en 1796, ni Légion d'honneur, ni enthousiasme pour un
homme, mais beaucoup de simplicité et de vertu à la Desaix. L'_honneur_
a donc été importé en Italie par des gens trop raisonnables et trop
vertueux pour être bien brillants. On sent qu'il y a loin des soldats de
96 gagnant vingt batailles en un an, et n'ayant souvent ni souliers, ni
habits, aux brillants régiments de Fontenoy, disant poliment aux Anglais
et le chapeau bas: _Messieurs, tirez les premiers_.


CXLVIII

Je croirais assez qu'il faut juger de la bonté d'un système de vie par
son représentant: par exemple, Richard Coeur-de-Lion montra sur le trône
la perfection de l'héroïsme et de la valeur chevaleresque, et ce fut un
roi ridicule.


CXLIX

Opinion publique en 1822. Un homme de trente ans séduit une jeune
personne de quinze ans, c'est la jeune personne qui est déshonorée.


CL

Dix ans plus tard je retrouvai la comtesse Ottavia; elle pleura beaucoup
en me revoyant; je lui rappelais Oginski. «Je ne puis plus aimer», me
disait-elle; je lui répondis avec le poète: «How changed, how saddened,
yet how elevated was her character!»


CLI

Comme les moeurs anglaises sont nées de 1688 à 1730, celles de France
vont naître de 1815 à 1880. Rien ne sera beau, juste, heureux, comme la
France morale vers 1900. Actuellement elle n'est rien. Ce qui est une
infamie dans la rue de Belle-Chasse est une action héroïque rue du
Mont-Blanc, et, au travers de toutes les exagérations, les gens
réellement faits pour le mépris se sauvent de rue en rue. Nous avions
une ressource, la liberté des journaux, qui finissent par dire à chacun
son fait, et quand ce fait se trouve être l'opinion publique, il reste.
On nous arrache ce remède, cela retardera un peu la naissance de la
morale.


CLII

L'abbé Rousseau était un pauvre jeune homme (1784), réduit à courir du
matin au soir tous les quartiers de la ville pour y donner des leçons
d'histoire et de géographie. Amoureux d'une de ses élèves, comme
Abeilard d'Héloïse, comme Saint-Preux de Julie; moins heureux sans
doute, mais probablement assez près de l'être; avec autant de passion
que ce dernier, mais l'âme plus honnête, plus délicate, et surtout plus
courageuse, il paraît s'être immolé à l'objet de sa passion. Voici ce
qu'il a écrit avant de se brûler la cervelle, après avoir dîné chez un
restaurateur au Palais-Royal sans laisser échapper aucune marque de
trouble ni d'aliénation: c'est du procès-verbal dressé sur les lieux par
le commissaire et les officiers de la police qu'on a tiré la copie de ce
billet, assez remarquable pour mériter d'être conservé.

«Le contraste inconcevable qui se trouve entre la noblesse de mes
sentiments et la bassesse de ma naissance, un amour aussi violent
qu'insurmontable pour une fille adorable[241], la crainte de causer son
déshonneur, la nécessité de choisir entre le crime et la mort, tout m'a
déterminé à abandonner la vie. J'étais né pour la vertu, j'allais être
criminel; j'ai préféré mourir.» (Grimm, troisième partie, tome II, page
395.)

  [241] Il paraît qu'il s'agit de Mlle Gromaire, fille de M. Gromaire,
    expéditionnaire en cour de Rome.

Voilà un suicide admirable, et qui ne serait qu'absurde avec les moeurs
de 1880.


CLIII

On a beau faire, jamais les Français, en fait de beaux-arts, ne
passeront le _joli_.

Le comique qui suppose de la _verve_ dans le public et du _brio_ dans
l'acteur, les délicieuses plaisanteries de Palomba, à Naples, jouées par
Casaccia, impossibles à Paris; du joli et jamais que du joli,
quelquefois, il est vrai, annoncé comme sublime.

On voit que je ne spécule pas en général sur l'honneur national.


CLIV

Nous aimons beaucoup un beau talent, ont dit les Français, et ils disent
vrai, mais nous exigeons, comme condition essentielle de la beauté,
qu'il soit fait par un peintre se tenant constamment à cloche-pied
pendant tout le temps qu'il travaille. Les vers dans l'art dramatique.


CLV

Beaucoup moins d'_envie_ en Amérique qu'en France, et beaucoup moins
d'esprit.


CLVI

La tyrannie à la Philippe II a tellement avili les esprits depuis 1530,
qu'elle pèse sur le jardin du monde, que les pauvres auteurs italiens
n'ont pas encore eu le courage d'_inventer_ le roman de leur pays. A
cause de la règle du _naturel_, rien de plus simple pourtant: il faut
oser copier franchement ce qui crève les yeux dans ce monde. Voir le
cardinal Gonzalvi, épluchant gravement pendant trois heures, en 1822, le
livret d'un opéra bouffon, et disant au maestro avec inquiétude: «Mais
vous répéterez souvent ce mot _cozzar, cozzar_.»


CLVII

Héloïse vous parle de l'amour, un fat vous parle de son amour;
sentez-vous que ces choses n'ont presque que le nom de commun? C'est
comme l'amour des concerts et l'amour de la musique. L'amour des
jouissances de vanité que votre harpe vous promet au milieu d'une
société brillante, ou l'amour d'une rêverie tendre, solitaire, timide.


CLVIII

Quand on vient de voir la femme qu'on aime, la vue de toute autre femme
gâte la vue, fait physiquement mal aux yeux; j'en vois le pourquoi.


CLIX

Réponse à une objection.

Le naturel parfait et l'intimité ne peuvent avoir lieu que dans
l'amour-passion, car dans tous les autres l'on sent la possibilité d'un
rival favorisé.


CLX

Chez l'homme qui, pour se délivrer de la vie, a pris du poison, l'être
moral est mort; étonné de ce qu'il a fait et de ce qu'il va éprouver, il
n'a plus d'attention pour rien: quelques rares exceptions.


CLXI

Un vieux capitaine de vaisseau, oncle de l'auteur, auquel je fais
hommage du présent manuscrit, ne trouve rien de si ridicule que
l'importance donnée pendant six cents pages à une chose aussi frivole
que l'amour. Cette chose si frivole est cependant la seule arme avec
laquelle on puisse frapper les âmes fortes.

Qu'est-ce qui a empêché, en 1814, M. de M... d'immoler Napoléon dans la
forêt de Fontainebleau? Le regard méprisant d'une jolie femme qui
entrait aux Bains-Chinois[242]. Quelle différence dans les destinées du
monde si Napoléon et son fils eussent été tués en 1814!

  [242] Mémoires, page 88, édition de Londres.


CLXII

Je transcris les lignes suivantes d'une lettre française que je reçois
de Znaïm, en observant qu'il n'y a pas dans toute la province un homme
en état de comprendre la femme d'esprit qui m'écrit:

«... L'accident fait beaucoup en amour. Lorsque je n'ai pas lu de
l'anglais depuis un an, le premier roman qui me tombe sous la main me
semble délicieux. L'habitude d'aimer une âme prosaïque, c'est-à-dire
lente et timide pour tout ce qui est délicat, et ne sentant avec passion
que les intérêts grossiers de la vie: l'amour des écus, l'orgueil
d'avoir de beaux chevaux, les désirs physiques, etc., etc., peut
facilement faire paraître offensantes les actions d'un génie impétueux,
ardent, à imagination impatiente, ne sentant que l'amour, oubliant tout
le reste, et qui agit sans cesse, et avec impétuosité, là où l'autre se
laissait guider, et n'agissait jamais par lui-même. L'étonnement qu'il
donne pour offenser ce que nous appelions, l'année dernière, à Zithau,
l'orgueil féminin: est-ce français, ça? Avec le second on a de
l'_étonnement_, sentiment que l'on ignorait auprès du premier (et, comme
ce premier est mort à l'armée, à l'improviste, il est resté synonyme de
perfection), et sentiment qu'une âme pleine de hauteur et privée de
cette aisance qui est le fruit d'un certain nombre d'intrigues peut
confondre facilement avec ce qui est offensant.»


CLXIII

«Geoffroy Rudel, de Blaye, fut un très grand gentilhomme, prince de
Blaye, et il devint amoureux de la princesse de Tripoli sans la voir,
pour le grand bien et pour la grande courtoisie qu'il entendit dire
d'elle aux pèlerins qui venaient d'Antioche, et fit pour elle beaucoup
de belles chansons, avec de bons airs et de chétives paroles; et, par
volonté de la voir, il se croisa et se mit en mer pour aller vers elle.
Et advint qu'en le navire le prit une très grande maladie, de telle
sorte que ceux qui étaient avec lui crurent qu'il fût mort, mais tant
firent qu'ils le conduisirent à Tripoli, dans une hôtellerie, comme un
homme mort. On le fit savoir à la comtesse, et elle vint à son lit et le
prit entre ses bras. Il sut qu'elle était la comtesse; il recouvra le
voir, l'entendre, et il loua Dieu, et lui rendit grâce qu'il lui eût
soutenu la vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Et ainsi il mourut dans les
bras de la comtesse, et elle le fit honorablement ensevelir dans la
maison du Temple, à Tripoli. Et puis en ce même jour elle se fit
religieuse pour la douleur qu'elle eut de lui et de sa mort[243].»

  [243] Traduit d'un manuscrit provençal du XIIIe siècle.


CLXIV

Voici une singulière preuve de la folie nommée cristallisation, que l'on
trouve dans les Mémoires de mistriss Hutchinson:

... «He told to M. Hutchinson a very true story of a gentleman who not
long before had come for some time to lodge in Richmond, and found all
the people he came in company with, bewailing the death of a gentlewoman
that had lived there. Hearing her so much deplored he made inquiry after
her, and grew so in love with the description, that no other discourse
could at first please him, nor could he at last endure any other; he
grew desperately melancholy, and would go to a mount where the print of
her foot was cut, and lie there pining and kissing of it all the day
long, till at length death in some months space concluded his
languishment. This story was very true.» (Tome I, page 83.)


CLXV

Lisio Visconti n'était rien moins qu'un grand lecteur de livres. Outre
ce qu'il avait pu voir en courant le monde, cet essai est fondé sur les
mémoires de quinze ou vingt personnages célèbres. S'il se rencontrait,
par hasard, un lecteur qui trouvât ces bagatelles dignes d'un instant
d'attention, voici les livres desquels Lisio a tiré ses réflexions et
conclusions:

_Vie de Benvenuto Cellini_, écrite par lui-même.

Les _Nouvelles_ de Cervantès et de Scarron.

_Manon Lescaut_ et le _Doyen de Killerine_, de l'abbé Prévôt.

_Lettres latines d'Héloïse à Abailard_.

_Tom Jones_.

_Lettres d'une Religieuse portugaise_.

Deux ou trois romans d'Auguste La Fontaine.

L'_Histoire de Toscane_, de Pignotti.

_Werther_.

Brantôme.

_Mémoires_ de Carlo Gozzi (Venise, 1760), seulement les 80 pages sur
l'histoire de ses amours.

_Mémoires_ de Lauzun, Saint-Simon, d'Épinay, de Staël, Marmontel,
Bezenval, Roland, Duclos, Horace Walpole, Évelyn, Hutchinson.

_Lettres_ de Mlle Lespinasse.


CLXVI

Un des plus grands personnages de ce temps-là, un des hommes les plus
marquants dans l'Église et dans l'État, nous a conté, ce soir (janvier
1822), chez Mme de M..., les dangers fort réels qu'il avait courus du
temps de la Terreur.

«J'avais eu le malheur d'être au nombre des membres les plus marquants
de l'Assemblée constituante: je me tins à Paris, cherchant à me cacher
tant bien que mal, tant qu'il y eut quelque espoir de succès pour la
bonne cause. Enfin, les dangers augmentant et les étrangers ne faisant
rien d'énergique pour nous, je me déterminai à partir mais il fallait
partir sans passeport. Comme tout le monde s'en allait à Coblentz, j'eus
l'idée de sortir par Calais. Mais mon portrait avait été si fort
répandu, dix-huit mois auparavant, que je fus reconnu à la dernière
poste; cependant on me laissa passer. J'arrivai à une auberge à Calais,
où, comme vous pouvez penser, je ne dormis guère, et fort heureusement
pour moi, car vers les quatre heures du matin j'entendis très
distinctement prononcer mon nom. Pendant que je me lève et m'habille à
la hâte, je distingue fort bien, malgré l'obscurité, des gardes
nationaux avec leurs fusils, pour lesquels on ouvre la grande porte et
qui entrent dans la cour de l'auberge. Heureusement il pleuvait à verse;
c'était une matinée d'hiver fort obscure avec un grand vent. L'obscurité
et le bruit du vent me permirent de me sauver par la cour de derrière et
l'écurie des chevaux. Me voilà dans la rue à sept heures du matin, sans
ressource aucune.

«Je pensai qu'on allait me courir après de mon auberge. Ne sachant trop
ce que je faisais, j'allai près du port, sur la jetée. J'avoue que
j'avais un peu perdu la tête: je ne me voyais pour toute perspective que
la guillotine.

«Il y avait un paquebot qui sortait du port par une mer fort grosse et
qui était déjà à vingt toises de la jetée. Tout à coup j'entends des
cris du côté de la mer, comme si l'on m'appelait. Je vois s'approcher un
petit bateau. «Allons, donc, monsieur, venez, on vous attend.» Je passe
machinalement dans le bateau. Il y avait un homme qui me dit à
l'oreille: «Vous voyant marcher sur la jetée d'un air effaré, j'ai pensé
que vous pourriez bien être un malheureux proscrit. J'ai dit que vous
étiez mon ami que j'attendais; faites semblant d'avoir le mal de mer et
allez vous cacher en bas dans un coin obscur de la chambre.»

--Ah! le beau trait, s'écria la maîtresse de la maison respirant à
peine, et qui était émue jusqu'aux larmes par le long récit fort bien
fait des dangers de l'abbé. Que de remercîments vous dûtes faire à ce
généreux inconnu! Comment s'appelait-il?

--Je ne sais pas son nom, a répondu l'abbé un peu confus.

Et il y a eu un moment de profond silence dans le salon.


CLXVII

Le père et le fils.

Dialogue de 1787.

LE PÈRE (ministre de la...).

«Je vous félicite, mon fils; c'est une chose fort agréable pour vous
d'être invité chez M. le duc d'...; c'est une distinction pour un homme
de votre âge. Ne manquez pas d'être au Palais à six heures précises.

LE FILS.

«Je pense, monsieur, que vous y dînez aussi?

LE PÈRE

«M. le duc d'..., toujours parfait pour notre famille, vous engageant
pour la première fois, a bien voulu m'inviter aussi.»

Le fils, jeune homme fort bien né et de l'esprit le plus distingué, ne
manque pas d'être au Palais... à six heures. On servit à sept. Le fils
se trouva placé vis-à-vis du père. Chaque convive avait à côté de soi
une femme nue. L'on était servi par une vingtaine de laquais en grande
livrée[244].

  [244] From december 27, 1819 till the 3 june 1820, Mil.


CLXVIII

Londres, août 1817.

Je n'ai de ma vie été frappé et intimidé de la présence de la beauté
comme ce soir, à un concert que donnait Mme Pasta.

Elle était environnée, en chantant, de trois rangs de jeunes femmes
tellement belles, d'une beauté tellement pure et céleste, que je me suis
senti baisser les yeux par respect, au lieu de les lever pour admirer et
jouir. Cela ne m'est arrivé dans aucun pays, pas même dans ma chère
Italie.


CLXIX

Une chose est absolument impossible dans les arts, en France, c'est la
verve. Il y aurait trop de ridicule pour l'homme entraîné, _il a l'air
trop heureux_. Voir un Vénitien réciter les satires de Burati.


CLXX

Il y avait à Valence, en Espagne, deux amies, femmes très honnêtes, et
des familles les plus distinguées. L'une d'elles fut courtisée par un
officier français, qui l'aima avec passion, et au point de manquer la
croix après une bataille, en restant dans un cantonnement auprès d'elle,
au lieu d'aller au quartier général faire la cour au général en chef.

A la fin, il en fut aimé. Après sept mois de froideur aussi désespérante
le dernier jour que le premier, elle lui dit un soir: «Bon Joseph, je
suis à vous.» Il restait l'obstacle d'un mari, homme d'infiniment
d'esprit, mais le plus jaloux des hommes. En ma qualité d'ami, j'ai dû
lire avec lui toute l'histoire de Pologne, de Rulhière, qu'il
n'entendait pas bien. Il s'écoula trois mois sans qu'on pût le tromper.
Il y avait un télégraphe les jours de fêtes, pour indiquer l'église où
l'on irait à la messe.

Un jour, je vis mon ami plus sombre qu'à l'ordinaire; voici ce qui
allait se passer. L'amie intime de Doña Inezilla était dangereusement
malade. Celle-ci demanda à son mari la permission de passer la nuit
auprès de la malade, ce qui fut aussitôt accordé, à condition que le
mari choisirait le jour. Un soir, il conduit doña Inezilla chez son
amie, et dit, en badinant et comme inopinément, qu'il dormira fort bien
sur un canapé, dans un petit salon attenant à la chambre à coucher, et
dont la porte fut laissée ouverte. Depuis onze jours, tous les soirs,
l'officier français passait deux heures, caché sous le lit de la malade.
Je n'ose ajouter le reste.

Je ne crois pas que la vanité permette ce degré d'amitié à une
Française.




APPENDIX




DES COURS D'AMOUR


Il y a eu des cours d'amour en France, de l'an 1150 à l'an 1200. Voilà
ce qui est prouvé. Probablement l'existence des cours d'amour remonte à
une époque beaucoup plus reculée.

Les dames, réunies dans les cours d'amour, rendaient des arrêts soit sur
des questions de droit, par exemple: L'amour peut-il exister entre gens
mariés?

Soit sur des cas particuliers que les amants leur mettaient[245].

  [245] André le chapelain, Nostradamus, Raynouard, Crescimbeni,
    d'Aretin.

Autant que je puis me figurer la partie morale de cette jurisprudence,
cela devait ressembler à ce qu'aurait été la cour des maréchaux de
France, établie pour le _point d'honneur_ par Louis XIV, si toutefois
l'opinion eût soutenu cette institution.

André, chapelain du roi de France, qui écrivait vers l'an 1170, cite
_les cours d'amour_:

des dames de Gascogne,

d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne (1144, 1194),

de la reine Éléonore,

de la comtesse de Flandre,

de la comtesse de Champagne (1174).

André rapporte neuf jugements prononcés par la comtesse de Champagne.

Il cite deux jugements prononcés par la comtesse de Flandre.

Jean de Nostradamus, _Vie des poètes provençaux_, dit (page 15):

«Les tensons étaient disputes d'amours qui se faisaient entre les
chevaliers et dames poètes entre-parlant ensemble de quelque belle et
subtile question d'amours; et où ils ne s'en pouvaient accorder, ils les
envoyaient, pour en avoir la définition, aux dames illustres
présidentes, qui tenaient cour d'amour ouverte et planière à Signe et
Pierrefeu, ou à Romanin, ou à autres, et là-dessus, en faisaient arrêts
qu'on nommait _LOUS ARRESTS D'AMOURS_.»

Voici les noms de quelques-unes des dames qui présidaient aux cours
d'amour de Pierrefeu et de Signe:

    «Stephanette, dame de Brulx, fille du comte de Provence;
    «Adalarie, vicomtesse d'Avignon;
    «Alalète, dame d'Ongle;
    «Hermissende, dame de Posquières;
    «Bertrane, dame d'Urgon;
    «Mabille, dame d'Yères;
    «La comtesse de Dye;
    «Rostangue, dame de Pierrefeu;
    «Bertrane, dame de Signe;
    «Jausserande de Claustral.»

Nostradamus, page 27.

Il est vraisemblable que la même cour d'amour s'assemblait tantôt dans
le château de Pierrefeu, tantôt dans celui de Signe. Ces deux villages
sont très voisins l'un de l'autre, et situés à peu près à égale distance
de Toulon et de Brignoles.

Dans la _Vie de Bertrand d'Alamanon_, Nostradamus dit:

«Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Estephanette de Romanin, dame
dudit lieu, de la maison de Gantelmes, qui tenait de son temps cour
d'amour ouverte et planière en son château de Romanin, près la ville de
Saint-Remy, en Provence, tante de Laurette d'Avignon, de la maison de
Sado, tant célébrée par le poète Pétrarque.»

A l'article de Laurette, on lit que Laurette de Sade, célébrée par
Pétrarque, vivait à Avignon vers l'an 1341, qu'elle fut instruite par
Phanette de Gantelmes, sa tante, dame de Romanin; que «toutes deux
romansoyent promptement en toute sorte de rithme provensalle, suyvant ce
qu'en a escrit le monge des Isles d'Or, les oeuvres desquelles rendent
ample tesmoignage de leur doctrine... Il est vray (dict le monge) que
Phanette ou Estephanette, comme très excellente en la poésie, avoit une
fureur ou inspiration divine, laquelle fureur estoit estimée un vray don
de Dieu; elles estoyent accompagnées de plusieurs dames illustres et
généreuses[246] de Provence, qui fleurissoyent de ce temps en Avignon,
lorsque la cour romaine y résidoit, qui s'adonnoyent à l'estude des
lettres, tenans cour d'amour ouverte et y deffinissoyent les questions
d'amour qui y estoyent proposées et envoyées...

  [246]

        «Jehanne, dame de Baulx,
        «Huguette de Forcarquier, dame de Trects,
        «Briande d'Agoult, comtesse de la Lune,
        «Mabille de Villeneufve, dame de Vence,
        «Béatrix d'Agoult, dame de Sault,
        «Ysoarde de Roquefueilh, dame d'Ansoys,
        «Anne, vicomtesse de Tallard,
        «Blanche de Flassans, surnommée Blankaflour,
        «Doulce, de Monstiers, dame de Clumane,
        «Antonette de Cadenet, dame de Lambesc,
        «Magdalène de Sallon, dame dudict lieu,
        «Rixende du Puyvard, dame de Trans.»

    Nostradamus, page 217.

«Guillen et Pierre Balbz et Loys des Lascaris, comtes de Vintimille, de
Tende et de la Brigue, personnages de grand renom, estant venus de ce
temps en Avignon visiter Innocent VIe du nom, pape, furent ouyr les
deffinitions et sentences d'amour prononcées par ces dames; lesquels
esmerveillez et ravis de leurs beaultés et savoir, furent surpris de
leur amour.»

Les troubadours nommaient souvent, à la fin de leurs tensons, les dames
qui devaient prononcer sur les questions qu'ils agitaient entre eux.

Un arrêt de la cour des dames de Gascogne porte:

«La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi, du consentement de
_toute la cour_, cette constitution perpétuelle, etc., etc.»

La comtesse de Champagne, dans l'arrêt de 1174, dit:

«Ce jugement que nous avons porté avec une extrême prudence, est appuyé
de l'avis d'un très grand nombre de dames...»

On trouve dans un autre jugement:

«Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite, dénonça toute
cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda humblement que ce
délit fût soumis au jugement de la comtesse de Champagne et des autres
dames.

«La comtesse, ayant appelé auprès d'elle soixante dames, rendit ce
jugement,» etc.

André le chapelain, duquel nous tirons ces renseignements, rapporte que
le code d'amour avait été publié par une cour composée d'un grand nombre
de dames et de chevaliers.

André nous a conservé la supplique qui avait été adressée à la comtesse
de Champagne, lorsqu'elle décida par la négative cette question: _Le
véritable amour peut-il exister entre époux?_

Mais quelle était la peine encourue lorsqu'on n'obéissait pas aux arrêts
des cours d'amour?

Nous voyons la cour de Gascogne ordonner que tel de ses jugements serait
observé comme constitution perpétuelle, et que ces dames qui n'y
obéiraient pas encourraient l'inimitié de toute dame honnête.

Jusqu'à quel point l'opinion sanctionnait-elle les arrêts des cours
d'amour?

Y avait-il autant de honte à s'y soustraire qu'aujourd'hui à une affaire
commandée par l'honneur?

Je ne trouve rien dans André ou dans Nostradamus qui me mette à même de
résoudre cette question.

Deux troubadours, Simon Doria et Lanfranc Cigalla, agitèrent la
question: «Qui est plus digne d'être aimé, ou celui qui donne
libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour
libéral?»

Cette question fut soumise aux dames de la cour d'amour de Pierrefeu et
de Signe; mais les deux troubadours ayant été mécontents du jugement,
recoururent à la cour d'amour souveraine des dames de Romain[247].

  [247] Nostradamus, page 131.

La rédaction des jugements est conforme à celle des tribunaux
judiciaires de cette époque.

Quelle que soit l'opinion du lecteur sur le degré d'importance
qu'obtenaient les cours d'amour dans l'attention des contemporains, je
le prie de considérer quels sont aujourd'hui, en 1822, les sujets de
conversation des dames les plus considérées et les plus riches de Toulon
et de Marseille.

N'étaient-elles pas plus gaies, plus spirituelles, plus heureuses, en
1174 qu'en 1822?

Presque tous les arrêts des cours d'amour ont des considérants fondés
sur les règles du code d'amour.

Ce code d'amour se trouve en entier dans l'ouvrage d'André le chapelain.

Il y a trente et un articles, les voici:




CODE D'AMOUR DU DOUZIÈME SIÈCLE


I

L'allégation de mariage n'est pas excuse légitime contre l'amour.

II

Qui ne sait celer ne sait aimer.

III

Personne ne peut se donner à deux amours.

IV

L'amour peut toujours croître ou diminuer.

V

N'a pas de saveur ce que l'amant prend de force à l'autre amant.

VI

Le mâle n'aime d'ordinaire qu'en pleine puberté.

VII

On prescrit à l'un des amants, pour la mort de l'autre, une viduité de
deux années.

VIII

Personne sans raison plus que suffisante ne doit être privé de son droit
en amour.

IX

Personne ne peut aimer s'il n'est engagé par la persuasion d'amour (par
l'espoir d'être aimé).

X

L'amour d'ordinaire est chassé de la maison par l'avarice.

XI

Il ne convient pas d'aimer celle qu'on aurait honte de désirer en
mariage.

XII

L'amour véritable n'a désir de caresses que venant de celle qu'il aime.

XIII

Amour divulgué est rarement de durée.

XIV

Le succès trop facile ôte bientôt son charme à l'amour: les obstacles
lui donnent du prix.

XV

Toute personne qui aime pâlit à l'aspect de ce qu'elle aime.

XVI

A la vue imprévue de ce qu'on aime, on tremble.

XVII

Nouvel amour chasse l'ancien.

XVIII

Le mérite seul rend digne d'amour.

XIX

L'amour qui s'éteint tombe rapidement, et rarement se ranime.

XX

L'amoureux est toujours craintif.

XXI

Par la jalousie véritable l'affection d'amour croît toujours.

XXII

Du soupçon et de la jalousie qui en dérive croît l'affection d'amour.

XXIII

Moins dort et moins mange celui qu'assiège pensée d'amour.

XXIV

Toute action de l'amant se termine par penser à ce qu'il aime.

XXV

L'amour véritable ne trouve rien de bien que ce qu'il sait plaire à ce
qu'il aime.

XXVI

L'amour ne peut rien refuser à l'amour.

XXVII

L'amant ne peut se rassasier de la jouissance de ce qu'il aime.

XXVIII

Une faible présomption fait que l'amant soupçonne des choses sinistres
de ce qu'il aime.

XXIX

L'habitude trop excessive des plaisirs empêche la naissance de l'amour.

XXX

Une personne qui aime est occupée par l'image de ce qu'elle aime
assidûment et sans interruption.

XXXI

Rien n'empêche qu'une femme ne soit aimée par deux hommes, et un homme
par deux femmes[248].

  [248] I. Causa conjugii ab amore non est excusatio recta.

    II. Qui non celat amare non potest.

    III. Nemo duplici potest amore ligari.

    IV. Semper amorem minui vel crescere constat.

    V. Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante.

    VI. Masculus non solet nisi in plena pubertate amare.

    VII. Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti præscribitur
    amanti.

    VIII. Nemo, sine rationis excessu, suo debet amore privari.

    IX. Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur.

    X. Amor semper ab avaritia consuevit domicilus exulare.

    XI. Non decet amare quarum pudor est nuptias affectare.

    XII. Verus amans alterius nisi suæ coamantis ex affectu non cupit
    amplexus.

    XIII. Amor raro consuevit durare vulgatus.

    XIV. Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, difficilis eum
    parum facit haberi.

    XV. Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere.

    XVI. In repentina coamantis visione, cor tremescit amantis.

    XVII. Novus amor veterem compellit abire.

    XVIII. Probitas sola quemcumque dignum facit amore.

    XIX. Si amor minuatur, cito deficit et raro convalescit.

    XX. Amorosus semper est timorosus.

    XXI. Ex vera zelotypia affectus semper crescit amandi.

    XXII. De coamante suspicione percepta zelus interea et affectus
    crescit amandi.

    XXIII. Minus dormit et edit quem amoris cogitatio vexat.

    XXIV. Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione finitur.

    XXV. Verus amans nihil beatum credit, nisi quod cogitat amanti
    placere.

    XXVI. Amor nihil posset amori denegare.

    XXVII. Amans coamantis solatus satiari non potest.

    XXVIII. Modica præsumptio cogit amantem de coamante suspicari
    sinistra.

    XXIX. Non solet amare quem nimia voluptatis abundantia vexat.

    XXX. Verus amans assidua, sine intermissione, coamantis imagine
    detinetur.

    XXXI. Unam feminam nihil prohibet a duobus amari, et a duabus
    mulieribus unum.

    Fol. 103.

Voici le dispositif d'un jugement rendu par une cour d'amour:

QUESTION: «Le véritable amour peut-il exister entre personnes mariées?»

JUGEMENT de la comtesse de Champagne: «Nous disons et assurons, par la
teneur des présentes, que l'amour ne peut étendre ses droits sur deux
personnes mariées. En effet, les amants s'accordent tout, mutuellement
et gratuitement, sans être contraints par aucun motif de nécessité,
tandis que les époux sont tenus, par devoir, de subir réciproquement
leurs volontés, et de ne se refuser rien les uns aux autres...

«Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême prudence, et
d'après l'avis d'un grand nombre d'autres dames, soit pour vous d'une
vérité constante et irréfragable. Ainsi jugé, l'an 1174, le troisième
jour des calendes de mai, indiction VIIº[249].»

  [249] «Utrum inter conjugatos amor possit habere locum?

    «Dicimus enim et stabilito tenore firmamus amorem non posse inter
    duos jugales suas extendere vires, nam amantes sibi invicem gratis
    omnia largiuntur, nullius necessitatis ratione cogente; jugales vero
    mutuis tementur ex debito voluntatibus obedire et in nullo seipsos
    sibi ad invicem denegare...

    «Hoc igitur nostrum judicium, cum nimia moderatione prolatum et
    aliarum quamplurium dominarum consilio roboratum, pro indubitabili
    vobis sit ac veritate constanti.

    «Ab anno M. C. LXXIV, tertio calend. maii, indictione VII.»

    Fol. 56.

    Ce jugement est conforme à la première règle du code d'amour.

    «Causa conjugii non est ab amore excusatio recta.»




NOTICE SUR ANDRÉ LE CHAPELAIN


André paraît avoir écrit vers l'an 1176.

On trouve à la Bibliothèque du roi (nº 8758) un manuscrit de l'ouvrage
d'André qui a jadis appartenu à Baluze. Voici le premier titre: «Hic
incipiunt capitula libri de Arte amatoria et reprobatione amoris.»

Ce titre est suivi de la table des chapitres.

Ensuite on lit ce second titre:

«Incipit liber de Arte amandi et de reprobatione amoris, editus et
compillatus a magistro Andrea, Francorum aulæ regiæ capellano, ad
Galterium amicum suum, cupientem in amoris exercitu militare: in quo
quidem libro, cujusque gradus et ordinis mulier ab homine cujusque
conditionis et status ad amorem sapientissime invitatur; et ultimo in
fine ipsius libri de amoris reprobatione subjungitur.»

Crescimbeni, _Vite de poeti provenzali_, article PERCIVALLE DORIA, cite
un manuscrit de la bibliothèque de Nicolo Bargiacchi à Florence, et en
rapporte divers passages; ce manuscrit est une traduction du traité
d'André le chapelain. L'académie de la Crusca l'a admise parmi les
ouvrages qui ont fourni des exemples pour son dictionnaire.

Il y a eu diverses éditions de l'original latin. Frid. Otto Menckenius,
dans ses _Miscellanea Lipsiensia nova_, Lipsiæ, 1751, t. VIII, part. I,
p. 545 et suiv., indique une très ancienne édition sans date et sans
lieu d'impression, qu'il juge être du commencement de l'imprimerie:
«Tractatus amoris et de amoris remedio Andreæ capellani Innocentii papæ
quarti.»

Une seconde édition de 1610 porte ce titre:

«_Erotica seu amatoria_ Andreæ capellani regii, vetustissimi scriptoris
ad venerandum suum amicum Guualterium scripta, nunquam ante hac edita,
sed sæpius a multis desiderata; nunc tandem fide diversorum mss. codicum
in publicum emissa a Dethmaro Mulhero. Dorpmundæ, typis Westhovianis,
anno Vna Castè et Verè amanda.»

Une troisième édition porte: «Tremoniæ, typis Westhovianis, anno 1614.»

André divise ainsi méthodiquement le sujet qu'il se propose de traiter:

1º Quid sit amor et undè dicatur[250].

  [250] Ce qu'est l'amour et d'où il prend nom.

    Quel est l'effet d'amour.

    Entre quelles personnes peut exister amour.

    De quelle façon l'amour s'acquiert, se conserve, augmente, diminue,
    finit.

    A quels signes connaît-on d'être aimé, et ce que doit faire l'un des
    amants quand l'autre manque à sa foi.

2º Quis sit effectus amoris.

3º Inter quos possit esse amor.

4º Qualiter amor acquiratur, retineatur, augmentetur, minuatur,
finiatur.

5º De notitia mutui amoris, et quid unus amantium agere debeat, altero
fidem fallente.

Chacune de ces questions est traitée en plusieurs paragraphes.

André fait parler alternativement l'amant et la dame. La dame fait des
objections, l'amant cherche à la convaincre par des raisons plus ou
moins subtiles. Voici un passage que l'auteur met dans la bouche de
l'amant:

... Sed si forte horum sermonum te perturbet obscuritas, eorum tibi
sententiam indicabo[251].

  [251] Mais si par hasard l'obscurité de ce discours vous embarrasse,
    je vais vous en donner le sommaire.

    De toute antiquité il y a en amour quatre degrés différents:

    Le premier consiste à donner des espérances, le second dans l'offre
    du baiser.

    Le troisième dans la jouissance des embrassements les plus intimes.

    Le quatrième dans l'octroi de toute la personne.

Ab antiquo igitur quatuor sunt in amore gradus distincti:

_Primus_, in spei datione consistit.

_Secundus_, in osculi exhibitione.

_Tertius_, in amplexus fruitione.

_Quartus_, in totius concessione personæ finitur.




LE RAMEAU DE SALZBOURG[252]

  [252] Ce fragment, trouvé dans les papiers de M. Beyle, est publié
    aujourd'hui pour la première fois. Il explique le phénomène de la
    _cristallisation_ et fait connaître l'origine de ce mot.


Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les mineurs jettent dans
les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par
l'hiver; deux ou trois mois après, par l'effet des eaux chargées de
parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le laissent à sec en
se retirant, ils le trouvent tout couvert de cristallisations
brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus
grosses que la patte d'une mésange, sont incrustées d'une infinité de
petits cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le
rameau primitif; c'est un petit jouet d'enfant très joli à voir. Les
mineurs d'Hallein ne manquent pas, quand il fait un beau soleil et que
l'air est parfaitement sec, d'offrir de ces rameaux de diamants aux
voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine. Cette descente est
une opération singulière. On se met à cheval sur d'immenses troncs de
sapin, placés en pente à la suite les uns des autres. Ces troncs de
sapin sont fort gros et l'office de cheval, qu'ils font depuis un siècle
ou deux, les a rendus complètement lisses. Devant la selle, sur laquelle
vous êtes posé et qui glisse sur les troncs de sapin placés bout à bout,
s'établit un mineur qui, assis sur son tablier de cuir, glisse devant
vous et se charge de vous empêcher de descendre trop vite.

Avant d'entreprendre ce voyage rapide, les mineurs engagent les dames à
se revêtir d'un immense pantalon de serge grise, dans lequel entre leur
robe, ce qui leur donne la tournure la plus comique. Je visitai ces
mines si pittoresques d'Hallein, dans l'été de 18..., avec Mme Gherardi.
D'abord, il n'avait été question que de fuir la chaleur insupportable
que nous éprouvions à Bologne, et d'aller prendre le frais au mont
Saint-Gothard. En trois nuits nous eûmes traversé les marais
pestilentiels de Mantoue et le délicieux lac de Garde, et nous arrivâmes
à Riva, à Bolzano, à Inspruck.

Mme Gherardi trouva ces montagnes si jolies, que, partis pour une
promenade, nous finîmes par un voyage. Suivant les rives de l'Inn et
ensuite celles de la Salza, nous descendîmes jusqu'à Salzbourg. La
fraîcheur charmante de ce revers des Alpes, du côté du Nord, comparée à
l'air étouffé et à la poussière que nous venions de laisser dans la
plaine de Lombardie, nous donnait chaque matin un plaisir nouveau et
nous engageait à pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de
paysans à Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté à nous loger
et même à vivre; car notre caravane était nombreuse; mais ces embarras,
ces malheurs, étaient des plaisirs.

Nous arrivâmes de Golling à Hallein, ignorant jusqu'à l'existence de ces
jolies mines de sel dont je parlais. Nous y trouvâmes une nombreuse
société de curieux, au milieu desquels nous débutâmes en vestes de
paysans et nos dames avec d'énormes capotes de paysannes, dont elles
s'étaient pourvues. Nous allâmes à la mine sans la moindre idée de
descendre dans les galeries souterraines; la pensée de se mettre à
cheval pour une route de trois quarts de lieue, sur une monture de bois,
semblait singulière, et nous craignions d'étouffer au fond de ce vilain
trou noir. Mme Gherardi le considéra un instant et déclara que, pour
elle, elle allait descendre et nous laissait toute liberté.

Pendant les préparatifs, qui furent longs, car, avant de nous engouffrer
dans cette cavité fort profonde, il fallut chercher à dîner, je m'amusai
à observer ce qui se passait dans la tête d'un joli officier bien blond
des chevau-légers bavarois. Nous venions de faire connaissance avec cet
aimable jeune homme, qui parlait français, et nous était fort utile pour
nous faire entendre des paysans allemands de Hallein. Ce jeune officier,
quoique très joli, n'était point fat, et, au contraire, paraissait homme
d'esprit; ce fut Mme Gherardi qui fit cette découverte. Je voyais
l'officier devenir amoureux à vue d'oeil de la charmante Italienne, qui
était folle de plaisir de descendre dans une mine et de l'idée que
bientôt nous nous trouverions à cinq cents pieds sous terre. Mme
Gherardi, uniquement occupée de la beauté des puits, des grandes
galeries, et de la difficulté vaincue, était à mille lieues de songer à
plaire, et encore plus de songer à être charmée par qui que ce soit.
Bientôt je fus étonné des étranges confidences que me fit, sans s'en
douter, l'officier bavarois. Il était tellement occupé de la figure
céleste, animée par un esprit d'ange, qui se trouvait à la même table
que lui, dans une petite auberge de montagne, à peine éclairée par des
fenêtres garnies de vitres vertes, que je remarquai que souvent il
parlait sans savoir à qui, ni ce qu'il disait. J'avertis Mme Gherardi,
qui, sans moi, perdait ce spectacle, auquel une jeune femme n'est
peut-être jamais insensible. Ce qui me frappait, c'était la nuance de
folie qui, sans cesse, augmentait dans les réflexions de l'officier;
sans cesse il trouvait à cette femme des perfections plus invisibles à
mes yeux. A chaque moment, ce qu'il disait peignait d'une manière _moins
ressemblante_ la femme qu'il commençait à aimer. Je me disais: «La Ghita
n'est assurément que l'occasion de tous les ravissements de ce pauvre
Allemand.» Par exemple, il se mit à vanter la main de Mme Gherardi,
qu'elle avait eue frappée, d'une manière fort étrange, par la petite
vérole, étant enfant, et qui en était restée très marquée et assez
brune.

«Comment expliquer ce que je vois? me disais-je. Où trouver une
comparaison pour rendre ma pensée plus claire?»

A ce moment Mme Gherardi jouait avec le joli rameau couvert de diamants
mobiles, que les mineurs venaient de lui donner. Il faisait un beau
soleil: c'était le 3 août, et les petits prismes salins jetaient autant
d'éclat que les beaux diamants dans une salle de bal fort éclairée.
L'officier bavarois, à qui était échu un rameau plus singulier et plus
brillant, demanda à Mme Gherardi de changer avec lui. Elle y consentit;
en recevant ce rameau il le pressa sur son coeur avec un mouvement si
comique, que tous les Italiens se mirent à rire. Dans son trouble,
l'officier adressa à Mme Gherardi les compliments les plus exagérés et
les plus sincères. Comme je l'avais pris sous ma protection, je
cherchais à justifier la folie de ses louanges. Je disais à Ghita:
«L'effet que produit sur ce jeune homme la noblesse de vos traits
italiens, de ces yeux tels qu'il n'en a jamais vus, est précisément
semblable à celui que la cristallisation a opéré sur la petite branche
de charmille que vous tenez et qui vous semble si jolie. Dépouillée de
ses feuilles par l'hiver, assurément elle n'était rien moins
qu'éblouissante. La cristallisation du sel a recouvert les branches
noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand
nombre, que l'on ne peut plus voir qu'à un petit nombre de places ses
branches telles qu'elles sont.

--Eh bien! que voulez-vous conclure de là? dit Mme Gherardi.

--Que ce rameau représente fidèlement la Ghita, telle que l'imagination
de ce jeune officier la voit.

--C'est-à-dire, monsieur, que vous apercevez autant de différence entre
ce que je suis en réalité et la manière dont me voit cet aimable jeune
homme qu'entre une petite branche de charmille desséchée et la jolie
aigrette de diamants que ces mineurs m'ont offerte.

--Madame, le jeune officier découvre en vous des qualités que nous, vos
anciens amis, nous n'avons jamais vues. Nous ne saurions apercevoir, par
exemple, un air de bonté tendre et compatissante. Comme ce jeune homme
est Allemand, la première qualité d'une femme, à ses yeux, est la
_bonté_, et sur-le-champ, il aperçoit dans vos traits l'expression de la
bonté. S'il était Anglais, il verrait en vous l'air aristocratique et
_lady like_[253] d'une duchesse, mais, s'il était moi, il vous verrait
telle que vous êtes, parce que depuis longtemps, et pour mon malheur, je
ne puis rien me figurer de plus séduisant.

  [253] L'air grande dame.

--Ah! j'entends, dit Ghita; au moment où vous commencez à vous occuper
d'une femme, vous ne la voyez plus _telle qu'elle est réellement_, mais
telle qu'il vous convient qu'elle soit. Vous comparez les illusions
favorables que produit ce commencement d'intérêt à ces jolis diamants
qui cachent la branche de charmille effeuillée par l'hiver, et qui ne
sont aperçus, remarquez-le bien, que par l'oeil de ce jeune homme qui
commence à aimer.

--C'est, repris-je, ce qui fait que les propos des amants semblent si
ridicules aux gens sages, qui ignorent le phénomène de la
cristallisation.

--Ah! vous appelez cela _cristallisation_, dit Ghita; eh bien, monsieur,
cristallisez pour moi.»

Cette image, singulière peut être, frappa l'imagination de Mme Gherardi,
et quand nous fûmes arrivés dans la grande salle de la mine, illuminée
par cent petites lampes qui paraissaient être dix mille, à cause des
cristaux de sel qui les reflétaient de tous côtés: «Ah! ceci est fort
joli, dit-elle au jeune Bavarois, je cristallise pour cette salle, je
sens que je m'exagère sa beauté; et vous, cristallisez-vous?

--Oui, madame,» répondit naïvement le jeune officier, ravi d'avoir un
sentiment commun avec cette belle Italienne; mais, pour cela n'en
comprenant pas davantage ce qu'elle lui disait. Cette réponse simple
nous fit rire aux larmes, parce qu'elle décida la jalousie du sot que
Ghita aimait et qui commença à devenir sérieusement jaloux de l'officier
bavarois. Il prit le mot _cristallisation_ en horreur.

Au sortir de la mine d'Hallein, mon nouvel ami, le jeune officier, dont
les confidences involontaires m'amusaient beaucoup plus que tous les
détails de l'exploitation du sel, apprit de moi que Mme Gherardi
s'appelait _Ghita_, et que l'usage, en Italie, était de l'appeler devant
elle _la Ghita_. Le pauvre garçon, tout tremblant, hasarda de l'appeler,
en lui parlant, _la Ghita_, et Mme Gherardi, amusée de l'air timidement
passionné du jeune homme et de la mine profondément irritée d'une autre
personne, invita l'officier à déjeuner pour le lendemain, avant notre
départ pour l'Italie. Dès qu'il se fut éloigné:--«_Ah çà!_
expliquez-moi, ma chère amie, dit le personnage irrité, pourquoi vous
nous donnez la compagnie de ce blondin fade et aux yeux hébétés?

--Parce que, monsieur, après dix jours de voyage, passant toute la
journée avec moi, vous me voyez tous telle que je suis, et ces yeux fort
tendres et que vous appelez _hébétés_ me voient parfaite. N'est-ce pas,
Filippo, ajouta-t-elle en me regardant, ces yeux-là me couvrent d'une
_cristallisation_ brillante; je suis pour eux la perfection; et, ce
qu'il y a d'admirable, c'est que quoi que je fasse, quelque sottise
qu'il m'arrive de dire, aux yeux de ce bel Allemand, je ne sortirai
jamais de la perfection: cela est commode. Par exemple, vous, Annibalino
(l'amant que nous trouvions un peu sot s'appelait le colonel Annibal),
je parie que, dans ce moment, vous ne me trouvez pas exactement
parfaite? Vous pensez que je fais mal d'admettre ce jeune homme dans ma
société. Savez-vous ce qui vous arrive, mon cher? Vous ne _cristallisez_
plus pour moi.»

Le mot _cristallisation_ devint à la mode parmi nous, et il avait
tellement frappé l'imagination de la belle Ghita, qu'elle l'adopta pour
tout.

De retour à Bologne, on ne racontait guère d'anecdotes d'amour dans sa
loge qu'elle ne m'adressât la parole. «Ce trait-ci confirme ou détruit
telle de nos théories,» me disait-elle. Les actes de folie répétés par
lesquels un amant aperçoit toutes les perfections dans la femme qu'il
commence à aimer s'appelèrent toujours _cristallisation_ entre nous. Ce
mot nous rappelait le plus aimable voyage. De ma vie je ne sentis si
bien la beauté touchante et solitaire des rives du lac de Garde, nous
passâmes dans des barques des soirées délicieuses, malgré la chaleur
étouffante. Nous trouvâmes de ces instants qu'on n'oublie plus: ce fut
un des moments brillants de notre jeunesse.

Un soir, quelqu'un vint nous donner la nouvelle que la princesse
Lanfranchi et la belle Florenza se disputaient le coeur du jeune peintre
Oldofredi. La pauvre princesse semblait en être réellement éprise, et le
jeune artiste milanais ne paraissait occupé que des charmes de Florenza.
On se demandait: «Oldofredi est-il amoureux?» Mais je supplie le lecteur
de croire que je ne prétends pas justifier ce genre de conversation,
dans lequel on a l'impertinence de ne pas se conformer aux règles
imposées par les convenances françaises. Je ne sais pourquoi ce soir-là
notre amour-propre s'obstina à deviner si le peintre milanais était
amoureux de la belle Florenza.

On se perdit dans la discussion d'un grand nombre de petits faits. Quand
nous fûmes las de fixer notre attention sur des nuances presque
imperceptibles, et qui, au fond, n'étaient guère concluantes, Mme
Gherardi se mit à nous raconter le petit roman qui, suivant elle, se
passait dans le coeur d'Oldofredi. Dès le commencement de son récit,
elle eut le malheur de se servir du mot _cristallisation_; le colonel
Annibal, qui avait toujours sur le coeur la jolie figure de l'officier
bavarois, fit semblant de ne pas comprendre, et nous redemanda pour la
centième fois ce que nous entendions par le mot _cristallisation_.
«C'est ce que je ne sens pas pour vous, lui répondit vivement Mme
Gherardi.» Après quoi, l'abandonnant dans son coin, avec son humeur
noire, et nous adressant la parole: «Je crois, dit-elle, qu'un homme
commence à aimer quand je le vois triste.» Nous nous récriâmes aussitôt:
«Comment, l'amour, _ce sentiment délicieux qui commence si bien_...--Et
qui quelquefois finit si mal, par de l'humeur, par des querelles, dit
Mme Gherardi en riant et regardant Annibal. Je comprends votre
objection. Vous autres, hommes grossiers, vous ne voyez qu'une chose
dans la naissance de l'amour: on aime ou l'on n'aime pas. C'est ainsi
que le vulgaire s'imagine que le chant de tous les rossignols se
ressemble; mais nous, qui prenons plaisir à l'entendre, savons qu'il y a
pourtant dix nuances différentes de rossignol à rossignol.--Il me semble
pourtant, madame, dit quelqu'un, qu'on aime ou qu'on n'aime pas.--Pas du
tout, monsieur; c'est tout comme si vous disiez qu'un homme qui part de
Bologne pour aller à Rome est déjà arrivé aux portes de Rome quand, du
haut de l'Apennin, il voit encore notre tour Garisenda. Il y a loin de
l'une de ces deux villes à l'autre, et l'on peut être au quart du
chemin, à la moitié, aux trois quarts, sans pour cela être arrivé à
Rome, et cependant l'on n'est plus à Bologne.--Dans cette belle
comparaison, dis-je, Bologne représente apparemment l'_indifférence_ et
Rome l'_amour parfait_.--Quand nous sommes à Bologne, reprit Mme
Gherardi, nous sommes tout à fait indifférents, nous ne songeons pas à
admirer d'une manière particulière la femme dont un jour peut-être nous
serons amoureux à la folie; notre imagination songe bien moins encore à
nous exagérer son mérite. En un mot, comme nous disions à Hallein, la
_cristallisation_ n'a pas encore commencé.»

A ces mots, Annibal se leva furieux, et sortit de la loge en nous
disant: «Je reviendrai quand vous parlerez italien.» Aussitôt la
conversation se fit en français, et tout le monde se prit à rire, même
Mme Gherardi. «Eh bien! voilà l'amour parti, dit-elle, et l'on rit
encore. On sort de Bologne, on monte l'Apennin, l'on prend la route de
Rome...--Mais, madame, dit quelqu'un, nous voilà bien loin du peintre
Oldofredi,» ce qui lui donna un petit mouvement d'impatience qui,
probablement, fit tout à fait oublier Annibal et sa brusque
sortie.--«Voulez-vous savoir, nous dit-elle, ce qui se passe quand on
quitte Bologne? D'abord je crois ce départ complètement involontaire:
c'est un mouvement instinctif. Je ne dis pas qu'il ne soit accompagné de
beaucoup de plaisir. L'on admire, puis on se dit: «Quel plaisir d'être
aimé de cette femme charmante!» Enfin paraît l'espérance; après
l'espérance (souvent conçue bien légèrement, car l'on ne doute de rien,
pour peu que l'on ait de chaleur dans le sang), après l'espérance,
dis-je, on s'exagère avec délices la beauté et les mérites de la femme
dont on espère être aimé.»

Pendant que Mme Gherardi parlait, je pris une carte à jouer, sur le
revers de laquelle j'écrivis Rome d'un côté et Bologne de l'autre, et,
entre Bologne et Rome, les quatre gîtes que Mme Gherardi venait
d'indiquer.

1. L'admiration.

2. L'on arrive à ce second point de la route quand on se dit: «Quel
plaisir d'être aimé de cette femme charmante!»

3. La naissance de l'espérance marque le troisième gîte.

4. L'on arrive au quatrième quand on s'exagère avec délices la beauté et
les mérites de la femme qu'on aime. C'est ce que, nous autres adeptes,
nous appelons du mot de _cristallisation_, qui met Carthage en fuite.
Dans le fait, c'est difficile à comprendre.

Mme Gherardi continua: «Pendant ces quatre mouvements de l'âme, ou
manières d'être, que Filippo vient de dessiner, je ne vois pas la plus
petite raison pour que notre voyageur soit triste. Le fait est que le
plaisir est vif, qu'il réclame toute l'attention dont l'âme est
susceptible. On est sérieux, mais l'on n'est point triste: la différence
est grande.--Nous entendons, madame, dit un des assistants, vous ne
parlez pas de ces malheureux auxquels il semble que tous les rossignols
rendent les mêmes sons--La différence entre être sérieux et être triste
(l'esser serio e l'esser mesto), reprit Mme Gherardi, est décisive
lorsqu'il s'agit de résoudre un problème tel que celui-ci: «Oldofredi
aime-t-il la belle Florenza?» Je crois qu'Oldofredi aime, parce que,
après avoir été fort occupé de la Florenza, je l'ai vu triste et non pas
seulement sérieux. Il est triste, parce que voici ce qui lui est arrivé.
Après s'être exagéré le bonheur que pourrait lui donner le caractère
annoncé par la figure raphaélesque, les belles épaules, les beaux bras,
en un mot les formes dignes de Canova de la belle marchesina Florenza,
il a probablement cherché à obtenir la confirmation des espérances qu'il
avait osé concevoir. Très probablement aussi, la Florenza, effrayée
d'aimer un étranger qui peut quitter Bologne au premier moment, et
surtout très fâchée qu'il ait pu concevoir sitôt des espérances, les lui
aura ôtées avec barbarie.»

Nous avions le bonheur de voir tous les jours de la vie Mme Gherardi;
une intimité parfaite régnait dans cette société; on s'y comprenait à
demi-mot; souvent j'y ai vu rire de plaisanteries qui n'avaient pas eu
besoin de la parole pour se faire entendre: un coup d'oeil avait tout
dit. Ici, un lecteur français s'apercevra qu'une jolie femme d'Italie se
livre avec folie à toutes les idées bizarres qui lui passent par la
tête. A Rome, à Bologne, à Venise, une jolie femme est reine absolue;
rien ne peut être plus complet que le despotisme qu'elle exerce dans sa
société. A Paris, une jolie femme a toujours peur de l'opinion et du
bourreau de l'opinion: le _ridicule_. Elle a constamment au fond du
coeur la crainte des plaisanteries, comme un roi absolu la crainte d'une
charte. Voilà la secrète pensée qui vient la troubler au milieu d'une
joie de ses plaisirs, et lui donner tout à coup une mine sérieuse. Une
Italienne trouverait bien ridicule cette autorité limitée qu'une femme
de Paris exerce dans son salon. A la lettre, elle est toute-puissante
sur les hommes qui l'approchent, et dont toujours le bonheur, du moins
pendant la soirée, dépend d'un de ses caprices: j'entends le bonheur des
simples amis. Si vous déplaisez à la femme qui règne dans une loge, vous
voyez l'ennui dans ses yeux, et n'avez rien de mieux à faire que de
disparaître pour ce jour-là.

Un jour, je me promenais avec Mme Gherardi sur la route de la _Cascata
del Reno_; nous rencontrâmes Oldofredi seul, fort animé, l'air très
préoccupé, mais point sombre. Mme Gherardi l'appela et lui parla, afin
de mieux l'observer. «Si je ne me trompe, dis-je à Mme Gherardi, ce
pauvre Oldofredi est tout à fait livré à la passion qu'il prend pour la
Florenza; dites-moi, de grâce, à moi qui suis votre séide, à quel point
de la maladie d'amour le croyez-vous arrivé maintenant?--Je le vois, dit
Mme Gherardi, se promenant seul, et qui se dit à chaque instant: «Oui,
elle m'aime.» Ensuite il s'occupe à lui trouver de nouveaux charmes, à
se détailler de nouvelles raisons de l'aimer à la folie.--Je ne le crois
pas si heureux que vous le supposez. Oldofredi doit avoir souvent des
doutes cruels; il ne peut pas être si sûr d'être aimé de la Florenza; il
ne sait pas comme nous à quel point elle considère peu, dans ces sortes
d'affaires, la richesse, le rang, la manière d'être dans le monde[254].
Oldofredi est aimable, d'accord, mais ce n'est qu'un pauvre
étranger.--N'importe, dit Mme Gherardi, je parierais que nous venons de
le trouver dans un moment où les raisons pour espérer
l'emportaient.--Mais, dis-je, il avait l'air trop profondément troublé,
il doit avoir des moments de malheur affreux; il se dit: «Mais, est-ce
qu'elle m'aime?»--J'avoue, reprit Mme Gherardi, oubliant presque qu'elle
me parlait, que, quand la réponse qu'on se fait à soi-même est
satisfaisante, il y a des moments de bonheur divin et tels que peut-être
rien au monde ne peut leur être comparé. C'est là sans doute ce qu'il y
a de mieux dans la vie.

  [254] Tout est opposé entre la France et l'Italie. Par exemple, les
    richesses, la haute naissance, l'éducation parfaite, disposent à
    l'amour au delà des Alpes, et en éloignent en France.

«Quand, enfin, l'âme, fatiguée et comme accablée de sentiments si
violents, revient à la raison par lassitude, ce qui surnage après tant
de mouvements si opposés, c'est cette certitude: «Je trouverai auprès de
_lui_ un bonheur que _lui seul_ au monde peut me donner.» Je laissai peu
à peu mon cheval s'éloigner de celui de Mme Gherardi. Nous fîmes les
trois milles qui nous séparaient de Bologne sans dire une seule parole,
pratiquant la vertu nommée discrétion.»




ERNESTINE

OU

LA NAISSANCE DE L'AMOUR


AVERTISSEMENT

Une femme de beaucoup d'esprit et de quelque expérience prétendait un
jour que l'amour ne naît pas aussi subitement qu'on le dit. «Il me
semble, disait-elle, que je découvre sept époques tout à fait distinctes
dans la naissance de l'amour»; et, pour prouver son dire, elle conta
l'anecdote suivante. On était à la campagne, il pleuvait à verse, on
était trop heureux d'écouter.

                   *       *       *       *       *

Dans une âme parfaitement indifférente, une jeune fille habitant un
château isolé, au fond d'une campagne, le plus petit étonnement excite
profondément l'attention. Par exemple, un jeune chasseur qu'elle
aperçoit à l'improviste, dans le bois, près du château.

Ce fut par un événement aussi simple que commencèrent les malheurs
d'Ernestine de S... Le château qu'elle habitait seule, avec son vieil
oncle, le comte de S..., bâti dans le moyen âge, près des bords du Drac,
sur une des roches immenses qui resserrent le cours de ce torrent,
dominait un des plus beaux sites du Dauphiné. Ernestine trouva que le
jeune chasseur offert par le hasard à sa vue avait l'air noble. Son
image se présenta plusieurs fois à sa pensée: car à quoi songer dans cet
antique manoir?--Elle y vivait au sein d'une sorte de magnificence; elle
y commandait à un nombreux domestique; mais depuis vingt ans que le
maître et les gens étaient vieux, tout s'y faisait toujours à la même
heure; jamais la conversation ne commençait que pour blâmer tout ce qui
se fait et s'attrister des choses les plus simples. Un soir de
printemps, le jour allait finir, Ernestine était à sa fenêtre; elle
regardait le petit lac et le bois qui est au delà: l'extrême beauté de
ce paysage contribuait peut-être à la plonger dans une sombre rêverie.
Tout à coup elle revit ce jeune chasseur qu'elle avait aperçu quelques
jours auparavant; il était encore dans le petit bois au delà du lac; il
tenait un bouquet de fleurs à la main; il s'arrêta comme pour la
regarder; elle le vit donner un baiser à ce bouquet et ensuite le placer
avec une sorte de respect dans le creux d'un grand chêne sur le bord du
lac.

Que de pensées cette seule action fit naître! et que de pensées d'un
intérêt très vif, si on les compare aux sensations monotones qui,
jusqu'à ce moment, avaient rempli la vie d'Ernestine! Une nouvelle
existence commence pour elle; osera-t-elle aller voir ce bouquet? «Dieu!
quelle imprudence, se dit-elle en tressaillant; et si, au moment où
j'approcherai du grand chêne, le jeune chasseur vient à sortir des
bosquets voisins! Quelle honte! Quelle idée prendrait-il de moi?» Ce bel
arbre était pourtant le but habituel de ses promenades solitaires,
souvent elle allait s'asseoir sur ses racines gigantesques, qui
s'élèvent au-dessus de la pelouse et forment, tout à l'entour du tronc,
comme autant de bancs naturels abrités par son vaste ombrage.

La nuit, Ernestine put à peine fermer l'oeil; le lendemain, dès cinq
heures du matin, à peine l'aurore a-t-elle paru, qu'elle monte dans les
combles du château. Ses yeux cherchent le grand chêne au delà du lac; à
peine l'a-t-elle aperçu, qu'elle reste immobile et comme sans
respiration. Le bonheur si agité des passions succède au contentement
sans objet et presque machinal de la première jeunesse.

Dix jours s'écoulent. Ernestine compte les jours! Une fois seulement,
elle a vu le jeune chasseur; il s'est approché de l'arbre chéri, et il
avait un bouquet qu'il y a placé comme le premier.--Le vieux comte de
S... remarque qu'elle passe sa vie à soigner une volière qu'elle a
établie dans les combles du château; c'est qu'assise auprès d'une petite
fenêtre dont la persienne est fermée, elle domine toute l'étendue du
bois au delà du lac. Elle est bien sûre que son inconnu ne peut
l'apercevoir, et c'est alors qu'elle pense à lui sans contrainte. Une
idée lui vient et la tourmente. S'il croit qu'on ne fait aucune
attention à ses bouquets, il en conclura qu'on méprise son hommage, qui,
après tout, n'est qu'une simple politesse, et, pour peu qu'il ait l'âme
bien placée, il ne paraîtra plus. Quatre jours s'écoulent encore, mais
avec quelle lenteur! Le cinquième, la jeune fille, passant par hasard
auprès du grand chêne, n'a pu résister à la tentation de jeter un coup
d'oeil sur le petit creux où elle a vu déposer les bouquets. Elle était
avec sa gouvernante et n'avait rien à craindre. Ernestine pensait bien
ne trouver que des fleurs fanées; à son inexprimable joie, elle voit un
bouquet composé des fleurs les plus rares et les plus jolies; il est
d'une fraîcheur éblouissante; pas un pétale des fleurs les plus
délicates n'est flétri. A peine a-t-elle aperçu tout cela du coin de
l'oeil, que, sans perdre de vue sa gouvernante, elle a parcouru avec la
légèreté d'une gazelle toute cette partie du bois à cent pas à la ronde.
Elle n'a vu personne; bien sûre de n'être pas observée, elle revient au
grand chêne, elle ose regarder avec délices le bouquet charmant. O ciel!
il y a un petit papier presque imperceptible, il est attaché au noeud du
bouquet. «Qu'avez-vous, mon Ernestine? dit la gouvernante alarmée du
petit cri qui accompagne cette découverte.--Rien, bonne amie, c'est une
perdrix qui s'est levée à mes pieds.»--Il y a quinze jours, Ernestine
n'aurait pas eu l'idée de mentir. Elle se rapproche de plus en plus du
bouquet charmant, elle penche la tête, et, les joues rouges comme le
feu, sans oser y toucher, elle lit sur le petit morceau de papier:

«Voici un mois que tous les matins j'apporte un bouquet. Celui-ci
sera-t-il assez heureux pour être aperçu?»

Tout est ravissant dans ce joli billet; l'écriture anglaise qui traça
ces mots est de la forme la plus élégante. Depuis quatre ans qu'elle a
quitté Paris et le couvent le plus à la mode du faubourg Saint-Germain,
Ernestine n'a rien vu d'aussi joli. Tout à coup elle rougit beaucoup,
elle se rapproche de sa gouvernante, et l'engage à retourner au château.
Pour y arriver plus vite, au lieu de remonter dans le vallon et de faire
le tour du lac comme de coutume, Ernestine prend le sentier du petit
pont qui mène au château en ligne droite. Elle est pensive, elle se
promet de ne plus revenir de ce côté; car enfin elle vient de découvrir
que c'est une espèce de billet qu'on a osé lui adresser. Cependant, il
n'était pas fermé, se dit-elle tout bas. De ce moment sa vie est agitée
par une affreuse anxiété. Quoi donc! ne peut-elle pas, même de loin,
aller revoir l'arbre chéri? Le sentiment du devoir s'y oppose. «Si je
vais sur l'autre rive du lac, se dit-elle, je ne pourrai plus compter
sur les promesses que je me fais à moi-même.» Lorsqu'à huit heures elle
entendit le portier fermer la grille du petit pont, ce bruit qui lui
ôtait tout espoir sembla la délivrer d'un poids énorme qui accablait sa
poitrine; elle ne pourrait plus maintenant manquer à son devoir, quand
même elle aurait la faiblesse d'y consentir.

Le lendemain, rien ne peut la tirer d'une sombre rêverie; elle est
abattue, pâle; son oncle s'en aperçoit; il fait mettre les chevaux à
l'antique berline, on parcourt les environs, on va jusqu'à l'avenue du
château de Mme Dayssin, à trois lieues de là. Au retour, le comte de
S... donne l'ordre d'arrêter dans le petit bois, au delà du lac; la
berline s'avance sur la pelouse, il veut revoir le chêne immense qu'il
n'appelle jamais que le _contemporain de Charlemagne_. «Ce grand
empereur peut l'avoir vu, dit-il, en traversant nos montagnes pour aller
en Lombardie, vaincre le roi Didier;» et cette pensée d'une vie si
longue semble rajeunir un vieillard presque octogénaire Ernestine est
bien loin de suivre les raisonnements de son oncle; ses joues sont
brûlantes; elle va donc se trouver encore une fois auprès du vieux
chêne; elle s'est promis de ne pas regarder dans la petite cachette. Par
un mouvement instinctif, sans savoir ce qu'elle fait, elle y jette les
yeux, elle voit le bouquet, elle pâlit. Il est composé de roses
panachées de noir.--«Je suis bien malheureux, il faut que je m'éloigne
pour toujours. Celle que j'aime ne daigne pas apercevoir mon
hommage.»--Tels sont les mots tracés sur le petit papier fixé au
bouquet. Ernestine les a lus avant d'avoir le temps de se défendre de
les voir. Elle est si faible, qu'elle est obligée de s'appuyer contre
l'arbre; et bientôt elle fond en larmes. Le soir, elle se dit: «Il
s'éloignera pour toujours, et je ne le verrai plus!»

Le lendemain, en plein midi, par le soleil du mois d'août, comme elle se
promenait avec son oncle sous l'allée de platanes le long du lac, elle
voit sur l'autre rive le jeune homme s'approcher du grand chêne; il
saisit son bouquet, le jette dans le lac et disparaît. Ernestine a
l'idée qu'il y avait du dépit dans son geste, bientôt elle n'en doute
plus. Elle s'étonne d'avoir pu en douter un seul instant; il est évident
que, se voyant méprisé, il va partir; jamais elle ne le reverra.

Ce jour-là on est fort inquiet au château, où elle seule répand quelque
gaieté. Son oncle prononce qu'elle est décidément indisposée; une pâleur
mortelle, une certaine contraction dans les traits, ont bouleversé cette
figure naïve, où se peignaient naguère les sensations si tranquilles de
la première jeunesse. Le soir, quand l'heure de la promenade est venue,
Ernestine ne s'oppose point à ce que son oncle la dirige vers la pelouse
au delà du lac. Elle regarde en passant, et d'un oeil morne où les
larmes sont à peine retenues, la petite cachette à trois pieds au-dessus
du sol, bien sûre de n'y rien trouver; elle a trop bien vu jeter le
bouquet dans le lac. Mais, ô surprise! elle en aperçoit un autre.--«Par
pitié pour mon affreux malheur, daignez prendre la rose blanche.»
Pendant qu'elle relit ces mots étonnants, sa main, sans qu'elle le
sache, a détaché la rose blanche qui est au milieu du bouquet.--«Il est
donc bien malheureux, se dit-elle!»--En ce moment son oncle l'appelle,
elle le suit, mais elle est heureuse. Elle tient sa rose blanche dans
son petit mouchoir de batiste, et la batiste est si fine, que tout le
temps que dure encore la promenade, elle peut apercevoir la couleur de
la rose à travers le tissu léger. Elle tient son mouchoir de manière à
ne pas faner cette rose chérie.

A peine rentrée, elle monte en courant l'escalier rapide qui conduit à
sa petite tour, dans l'angle du château. Elle ose enfin contempler sans
contrainte cette rose adorée et en rassasier ses regards à travers les
douces larmes qui s'échappent de ses yeux.

Que veulent dire ces pleurs? Ernestine l'ignore. Si elle pouvait deviner
le sentiment qui les fait couler, elle aurait le courage de sacrifier la
rose qu'elle vient de placer avec tant de soin dans son verre de
cristal, sur sa petite table d'acajou. Mais, pour peu que le lecteur ait
le chagrin de n'avoir plus vingt ans, il devinera que ces larmes, loin
d'être de la douleur, sont les compagnes inséparables de la vue inopinée
d'un bonheur extrême; elles veulent dire: «_Qu'il est doux d'être
aimé!_»--C'est dans un moment où le saisissement du premier bonheur de
sa vie égarait son jugement qu'Ernestine a eu le tort de prendre cette
fleur. Mais elle n'en est pas encore à voir et à se reprocher cette
inconséquence.

Pour nous, qui avons moins d'illusions, nous reconnaissons la troisième
période de la naissance de l'amour: l'apparition de l'espoir. Ernestine
ne sait pas que son coeur se dit, en regardant cette rose: «Maintenant,
il est certain qu'il m'aime.»

Mais peut-il être vrai qu'Ernestine soit sur le point d'aimer? Ce
sentiment ne choque-t-il pas toutes les règles du plus simple bon sens?
Quoi! elle n'a vu que trois fois l'homme qui, dans ce moment, lui fait
verser des larmes brûlantes! Et encore elle ne l'a vu qu'à travers le
lac, à une grande distance, à cinq cents pas peut-être. Bien plus, si
elle le rencontrait sans fusil et sans veste de chasse, peut-être
qu'elle ne le reconnaîtrait pas. Elle ignore son nom, ce qu'il est, et
pourtant ses journées se passent à se nourrir de sentiments passionnés,
dont je suis obligé d'abréger l'expression, car je n'ai pas l'espace
qu'il faut pour faire un roman. Ces sentiments ne sont que des
variations de cette idée: «Quel bonheur d'en être aimée!» Ou bien elle
examine cette autre question bien autrement importante: «Puis-je espérer
d'en être aimée véritablement? N'est-ce point par jeu qu'il me dit qu'il
m'aime?» Quoique habitant un château bâti par Lesdiguières, et
appartenant à la famille d'un des plus braves compagnons du fameux
connétable, Ernestine ne s'est point fait cette autre objection: «Il est
peut-être le fils d'un paysan du voisinage.» Pourquoi? Elle vivait dans
une solitude profonde.

Certainement Ernestine était bien loin de reconnaître la nature des
sentiments qui régnaient dans son coeur. Si elle eût pu prévoir où ils
la conduisaient, elle aurait eu une chance d'échapper à leur empire. Une
jeune Allemande, une Anglaise, une Italienne, eussent reconnu l'amour;
notre sage éducation ayant pris le parti de nier aux jeunes filles
l'existence de l'amour, Ernestine ne s'alarmait que vaguement de ce qui
se passait dans son coeur; quand elle réfléchissait profondément, elle
n'y voyait que de la simple amitié. Si elle avait pris une seule rose,
c'est qu'elle eût craint, en agissant autrement, d'affliger son nouvel
ami et de le perdre. «Et, d'ailleurs, se disait-elle, après y avoir
beaucoup songé, il ne faut pas manquer à la politesse.»

Le coeur d'Ernestine est agité par les sentiments les plus violents.
Pendant quatre journées, qui paraissent quatre siècles à la jeune
solitaire, elle est retenue par une crainte indéfinissable, elle ne sort
pas du château. Le cinquième jour son oncle, toujours plus inquiet de sa
santé, la force à l'accompagner dans le petit bois; elle se trouve près
de l'arbre fatal; elle lit sur le petit fragment de papier caché dans le
bouquet:

«Si vous daignez prendre ce camellia panaché, dimanche je serai à
l'église de votre village.»

Ernestine vit à l'église un homme mis avec une simplicité extrême, et
qui pouvait avoir trente-cinq ans. Elle remarqua qu'il n'avait pas même
de croix. Il lisait, et, en tenant son livre d'heures d'une certaine
manière, il ne cessa presque pas un instant d'avoir les yeux sur elle.
C'est dire que, pendant tout le service, Ernestine fut hors d'état de
penser à rien. Elle laissa choir son livre d'heures, en sortant de
l'antique banc seigneurial, et faillit tomber elle-même en le ramassant.
Elle rougit beaucoup de sa maladresse. «Il m'aura trouvée si gauche, se
dit-elle aussitôt, qu'il aura honte de s'occuper de moi.» En effet, à
partir du moment où ce petit accident était survenu, elle ne vit plus
l'étranger. Ce fut en vain qu'après être montée en voiture elle s'arrêta
pour distribuer quelques pièces de monnaie à tous les petits garçons du
village, elle n'aperçut point, parmi les groupes de paysans qui jasaient
auprès de l'église, la personne que, pendant la messe, elle n'avait
jamais osé regarder. Ernestine, qui jusqu'alors avait été la sincérité
même, prétendit avoir oublié son mouchoir. Un domestique rentra dans
l'église et chercha longtemps dans le banc du seigneur ce mouchoir qu'il
n'avait garde de trouver. Mais le retard amené par cette petite ruse fut
inutile, elle ne revit plus le chasseur, «C'est clair, se dit-elle; Mlle
de C... me dit une fois que je n'étais pas jolie et que j'avais dans le
regard quelque chose d'impérieux et de repoussant; il ne me manquait
plus que de la gaucherie; il me méprise sans doute.»

Les tristes pensées l'agitèrent pendant deux ou trois visites que son
oncle fit avant de rentrer au château.

A peine de retour, vers les quatre heures, elle courut sous l'allée de
platanes, le long du lac. La grille de la chaussée était fermée à cause
du dimanche; heureusement, elle aperçut un jardinier; elle l'appela et
le pria de mettre la barque à flot et de la conduire de l'autre côté du
lac. Elle prit terre à cent pas du grand chêne. La barque côtoyait et se
trouvait toujours assez près d'elle pour la rassurer. Les branches
basses et à peu près horizontales du chêne immense s'étendaient presque
jusqu'au lac. D'un pas décidé et avec une sorte de sang-froid sombre et
résolu, elle s'approcha de l'arbre, de l'air dont elle eût marché à la
mort. Elle était bien sûre de ne rien trouver dans la cachette; en
effet, elle n'y vit qu'une fleur fanée qui avait appartenu au bouquet de
la veille:--«S'il eût été content de moi, se dit-elle; il n'eût pas
manqué de me remercier par un bouquet.»

Elle se fit ramener au château, monta chez elle en courant, et, une fois
dans sa petite tour, bien sûre de n'être pas surprise, fondit en larmes.
«Mlle de C... avait bien raison, se dit-elle; pour me trouver jolie, il
faut me voir à cinq cents pas de distance. Comme dans ce pays de
libéraux, mon oncle ne voit personne que des paysans et des curés, mes
manières doivent avoir contracté quelque chose de rude, peut-être de
grossier. J'aurai dans le regard une expression impérieuse et
repoussante.»--Elle s'approche de son miroir pour observer ce regard,
elle voit des yeux d'un bleu sombre noyés de pleurs.--«Dans ce moment,
dit-elle, je ne puis avoir cet air impérieux qui m'empêchera toujours de
plaire.»

Le dîner sonna; elle eut beaucoup de peine à sécher ses larmes. Elle
parut enfin dans le salon; elle y trouva M. Villars, vieux botaniste,
qui, tous les ans, venait passer huit jours avec M. de S..., au grand
chagrin de sa bonne, érigée en gouvernante, qui, pendant ce temps,
perdait sa place à la table de M. le comte. Tout se passa fort bien
jusqu'au moment du Champagne; on apporta le seau près d'Ernestine. La
glace était fondue depuis longtemps. Elle appela un domestique et lui
dit: «Changez cette eau et mettez-y de la glace, vite.--Voilà un petit
ton impérieux qui te va fort bien, dit en riant son bon grand-oncle.» Au
mot d'_impérieux_, les larmes inondèrent les yeux d'Ernestine, au point
qu'il lui fut impossible de les cacher; elle fut obligée de quitter le
salon, et comme elle fermait la porte, on entendit que ses sanglots la
suffoquaient. Les vieillards restèrent tout interdits.

Deux jours après, elle passa près du grand chêne; elle s'approcha et
regarda dans la cachette, comme pour revoir les lieux où elle avait été
heureuse. Quel fut son ravissement en y trouvant deux bouquets! Elle les
saisit avec les petits papiers, les mit dans son mouchoir, et partit en
courant pour le château, sans s'inquiéter si l'inconnu, caché dans le
bois, n'avait point observé ses mouvements, idée qui, jusqu'à ce jour,
ne l'avait jamais abandonnée. Essoufflée et ne pouvant plus courir, elle
fut obligée de s'arrêter vers le milieu de la chaussée. A peine eut-elle
repris un peu sa respiration, qu'elle se remit à courir avec toute la
rapidité dont elle était capable. Enfin, elle se trouva dans sa petite
chambre; elle prit ses bouquets dans son mouchoir et, sans lire ses
petits billets, se mit à baiser ces bouquets avec transport, mouvement
qui la fit rougir, quand elle s'en aperçut. «Ah! jamais je n'aurai l'air
impérieux, se disait-elle; je me corrigerai.»

Enfin, quand elle eut assez témoigné toute sa tendresse à ces jolis
bouquets, composés des fleurs les plus rares, elle lut les billets (Un
homme eût commencé par là). Le premier, celui qui était daté du
dimanche, à cinq heures, disait: «Je me suis refusé le plaisir de vous
voir après le service; je ne pouvais être seul; je craignais qu'on ne
lût dans mes yeux l'amour dont je brûle pour vous.»--Elle relut trois
fois ces mots: _l'amour dont je brûle pour vous_, puis elle se leva pour
aller voir à sa psyché si elle avait l'air impérieux; elle continua:
«_l'amour dont je brûle pour vous_. Si votre coeur est libre, daignez
emporter ce billet, qui pourrait nous compromettre.»

Le second billet, celui du lundi, était au crayon, et même assez mal
écrit; mais Ernestine n'en était plus au temps où la jolie écriture
anglaise de son inconnu était un charme à ses yeux; elle avait des
affaires trop sérieuses pour faire attention à ces détails.

«Je suis venu. J'ai été assez heureux pour que quelqu'un parlât de vous
en ma présence. On m'a dit qu'hier vous avez traversé le lac. Je vois
que vous n'avez pas daigné prendre le billet que j'avais laissé. Il
décide mon sort. Vous aimez, et ce n'est pas moi. Il y avait de la
folie, à mon âge, à m'attacher à une fille du vôtre. Adieu pour
toujours. Je ne joindrai pas le malheur d'être importun à celui de vous
avoir trop longtemps occupée d'une passion peut être ridicule à vos
yeux.»--_D'une passion!_ dit Ernestine en levant les yeux au ciel. Ce
moment fut bien doux. Cette jeune fille, remarquable par sa beauté, et à
la fleur de la jeunesse, s'écria avec ravissement: «Il daigne m'aimer:
ah! mon Dieu! que je suis heureuse!» Elle tomba à genoux devant une
charmante madone de Carlo Dolci rapportée d'Italie par un de ses
aïeux.--«Ah! oui, je serai bonne et vertueuse! s'écria-t-elle les larmes
aux yeux. Mon Dieu, daignez seulement m'indiquer mes défauts, pour que
je puisse m'en corriger, maintenant, tout m'est possible.»

Elle se releva pour relire les billets vingt fois. Le second surtout la
jeta dans des transports de bonheur. Bientôt elle remarqua une vérité
établie dans son coeur depuis fort longtemps: c'est que jamais elle
n'aurait pu s'attacher à un homme de moins de quarante ans (L'inconnu
parlait à son âge). Elle se souvint qu'à l'église, comme il était un peu
chauve, il lui avait paru avoir trente-quatre ou trente-cinq ans. Mais
elle ne pouvait être sûre de cette idée; elle avait si peu osé le
regarder! et elle était si troublée! Durant la nuit, Ernestine ne ferma
pas l'oeil. De sa vie, elle n'avait eu l'idée d'un semblable bonheur.
Elle se releva pour écrire en anglais sur son livre d'honneur: _N'être
jamais impérieuse._ Je fais ce voeu le 30 septembre 18...

Pendant cette nuit, elle se décida de plus en plus sur cette vérité: il
est impossible d'aimer un homme qui n'a pas quarante ans. A force de
rêver aux bonnes qualités de cet inconnu, il lui vint dans l'idée
qu'outre l'avantage d'avoir quarante ans, il avait probablement encore
celui d'être pauvre. Il était mis d'une manière si simple à l'église,
que sans doute il était pauvre. Rien ne peut égaler sa joie à cette
découverte. «Il n'aura jamais l'air bête et fat de nos amis, MM. tels et
tels, quand ils viennent, à la Saint-Hubert, faire l'honneur à mon oncle
de tuer ses chevreuils, et qu'à table ils nous comptent leurs exploits
de jeunesse, sans qu'on les en prie.

«Se pourrait-il bien, grand Dieu! qu'il fût pauvre! En ce cas, rien ne
manque à mon bonheur!» Elle se leva une seconde fois pour allumer sa
bougie à la veilleuse, et rechercher une évaluation de sa fortune qu'un
jour un de ses cousins avait écrite sur un de ses livres. Elle trouva
dix-sept mille livres de rente en se mariant, et, par la suite, quarante
ou cinquante. Comme elle méditait sur ce chiffre, quatre heures
sonnèrent; elle tressaillit. «Peut-être fait-il assez de jour pour que
je puisse apercevoir mon arbre chéri.» Elle ouvrit ses persiennes; en
effet elle vit le grand chêne et sa verdure sombre; mais, grâce au clair
de lune, et non point par le secours des premières lueurs de l'aube, qui
était encore fort éloignée.

En s'habillant le matin, elle se dit: «Il ne faut pas que l'amie d'un
homme de quarante ans soit mise comme une enfant.» Et pendant une heure
elle chercha dans ses armoires une robe, un chapeau, une ceinture, qui
composèrent un ensemble si original, que, lorsqu'elle parut dans la
salle à manger, son oncle, sa gouvernante et le vieux botaniste ne
purent s'empêcher de partir d'un éclat de rire. «Approche-toi donc, dit
le vieux comte de S..., ancien chevalier de Saint-Louis, blessé à
Quiberon; approche-toi, mon Ernestine; tu es mise comme si tu avais
voulu te déguiser ce matin en femme de quarante ans.» A ces mots elle
rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur les traits de la jeune
fille. «Dieu me pardonne! dit le bon oncle à la fin du repas en
s'adressant au vieux botaniste, c'est une gageure; n'est-il pas vrai,
monsieur, que Mlle Ernestine a, ce matin, toutes les manières d'une
femme de trente ans? Elle a surtout un petit air paternel en parlant aux
domestiques qui me charme par son ridicule; je l'ai mise deux ou trois
fois à l'épreuve pour être sûr de mon observation.» Cette remarque
redoubla le bonheur d'Ernestine, si l'on peut se servir de ce mot en
parlant d'une félicité qui déjà était au comble.

Ce fut avec peine qu'elle put se dégager de la société après déjeuner.
Son oncle et l'ami botaniste ne pouvaient se lasser de l'attaquer sur
son petit air vieux. Elle remonta chez elle, elle regarda le chêne. Pour
la première fois, depuis vingt heures, un nuage vint obscurcir sa
félicité, mais sans qu'elle pût se rendre compte de ce changement
soudain. Ce qui diminua le ravissement auquel elle était livrée depuis
le moment où, la veille, plongée dans le désespoir, elle avait trouvé
les bouquets dans l'arbre, ce fut cette question qu'elle se fit: «Quelle
conduite dois-je tenir avec mon ami pour qu'il m'estime? Un homme
d'autant d'esprit et qui a l'avantage d'avoir quarante ans, doit être
bien sévère. Son estime pour moi tombera tout à fait si je me permets
une fausse démarche.»

Comme Ernestine se livrait à ce monologue, dans la situation la plus
propre à seconder les méditations sérieuses d'une jeune fille devant sa
psyché, elle observa, avec un étonnement mêlé d'horreur, qu'elle avait à
sa ceinture un crochet en or avec de petites chaînes portant le dé, les
ciseaux et leur petit étui, bijou charmant qu'elle ne pouvait se lasser
d'admirer encore la veille, et que son oncle lui avait donné pour le
jour de sa fête il n'y avait pas quinze jours. Ce qui lui fit regarder
ce bijou avec horreur et le lui fit ôter avec tant d'empressement, c'est
qu'elle se rappela que sa bonne lui avait dit qu'il coûtait huit cent
cinquante francs, et qu'il avait été acheté chez le fameux bijoutier de
Paris, qui s'appelait Laurençot: «Que penserait de moi mon ami, lui qui
a l'honneur d'être pauvre, s'il me voyait un bijou d'un prix si
ridicule? Quoi de plus absurde que d'afficher ainsi les goûts d'une
bonne ménagère; car c'est ce que veulent dire ces ciseaux, cet étui, ce
dé, que l'on porte sans cesse avec soi; et la bonne ménagère ne pense
pas que ce bijou coûte chaque année l'intérêt de son prix.» Elle se mit
à calculer sérieusement et trouva que ce bijou coûtait près de cinquante
francs par an.

Cette belle réflexion d'économie domestique, qu'Ernestine devait à
l'éducation très forte qu'elle avait reçue d'un conspirateur caché
pendant plusieurs années au château de son oncle, cette réflexion,
dis-je, ne fit qu'éloigner la difficulté. Quand elle eut renfermé dans
sa commode le bijou d'un prix ridicule, il fallut bien revenir à cette
question embarrassante: «Que faut-il faire pour ne pas perdre l'estime
d'un homme d'autant d'esprit?»

Les méditations d'Ernestine (que le lecteur aura peut-être reconnues
pour être tout simplement la cinquième période de la naissance de
l'amour) nous conduiraient fort loin. Cette jeune fille avait un esprit
juste, pénétrant, vif comme l'air de ses montagnes. Son oncle, qui avait
eu de l'esprit jadis, et à qui il en restait encore sur les deux ou
trois sujets qui l'intéressaient depuis longtemps, son oncle avait
remarqué qu'elle apercevait spontanément toutes les conséquences d'une
idée. Le bon vieillard avait coutume, lorsqu'il était dans ses jours de
gaieté, et la gouvernante avait remarqué que cette plaisanterie en était
le signe indubitable, il avait coutume, dis-je, de plaisanter son
Ernestine sur ce qu'il appelait son _coup d'oeil militaire_. C'est
peut-être cette qualité qui, plus tard, lorsqu'elle a paru dans le monde
et qu'elle a osé parler, lui a fait jouer un rôle si brillant. Mais, à
l'époque dont nous nous entretenons, Ernestine, malgré son esprit,
s'embrouilla tout à fait dans ses raisonnements. Vingt fois elle fut sur
le point de ne pas aller se promener du côté de l'arbre: «Une seule
étourderie, se disait-elle, annonçant l'enfantillage d'une petite fille,
peut me perdre dans l'esprit de mon ami.» Mais, malgré des arguments
extrêmement subtils, et où elle employait toute la force de sa tête,
elle ne possédait pas encore l'art si difficile de dominer ses passions
par son esprit. L'amour dont la pauvre fille était transportée à son
insu faussait tous ses raisonnements et ne l'engagea que trop tôt, pour
son bonheur, à s'acheminer vers l'arbre fatal. Après bien des
hésitations, elle s'y trouva avec sa femme de chambre vers une heure.
Elle s'éloigna de cette femme et s'approcha de l'arbre, brillante de
joie, la pauvre petite! Elle semblait voler sur le gazon et non pas
marcher. Le vieux botaniste, qui était de la promenade, en fit faire
l'observation à la femme de chambre, comme elle s'éloignait d'eux en
courant.

Tout le bonheur d'Ernestine disparut en un clin d'oeil. Ce n'est pas
qu'elle ne trouvât un bouquet dans le creux de l'arbre; il était
charmant et très frais, ce qui lui fit d'abord un vif plaisir. Il n'y
avait donc pas longtemps que son ami s'était trouvé précisément à la
même place qu'elle. Elle chercha sur le gazon quelques traces de ses
pas; ce qui la charma encore, c'est qu'au lieu d'un simple petit morceau
de papier écrit, il y avait un billet, et un long billet. Elle vola à la
signature; elle avait besoin de savoir son nom de baptême. Elle lut; la
lettre lui tomba des mains, ainsi que le bouquet. Un frisson mortel
s'empara d'elle. Elle avait lu au bas du billet le nom de Philippe
Astézan. Or M. Astézan était connu dans le château du comte de S... pour
être l'amant de Mme Dayssin, femme de Paris fort riche, fort élégante,
qui venait tous les ans scandaliser la province en osant passer quatre
mois seule, dans son château, avec un homme qui n'était pas son mari.
Pour comble de douleur, elle était veuve, jeune, jolie, et pouvait
épouser M. Astézan. Toutes ces tristes choses, qui, telles que nous
venons de les dire, étaient vraies, paraissaient bien autrement
envenimées dans les discours des personnages tristes et grands ennemis
des erreurs du bel âge, qui venaient quelquefois en visite à l'antique
manoir du grand-oncle d'Ernestine. Jamais, en quelques secondes, un
bonheur si pur et si vif, c'était le premier de sa vie, ne fut remplacé
par un malheur poignant et sans espoir. «Le cruel! il a voulu se jouer
de moi, se disait Ernestine, il a voulu se donner un but dans ses
parties de chasse, tourner la tête d'une petite fille, peut-être dans
l'intention d'en amuser Mme Dayssin. Et moi qui songeais à l'épouser!
Quel enfantillage! quel comble d'humiliation!» Comme elle avait cette
triste pensée, Ernestine tomba évanouie à côté de l'arbre fatal que
depuis trois mois elle avait si souvent regardé. Du moins, une
demi-heure après, c'est là que la femme de chambre et le vieux botaniste
la trouvèrent sans mouvement. Pour surcroît de malheur, quand on l'eut
rappelée à la vie, Ernestine aperçut à ses pieds la lettre d'Astézan,
ouverte du côté de la signature et de manière qu'on pouvait la lire.
Elle se leva prompte comme un éclair, et mit le pied sur la lettre.

Elle expliqua son accident, et put, sans être observée, ramasser la
lettre fatale. De longtemps il ne lui fut pas possible de la lire, car
sa gouvernante la fit asseoir et ne la quitta plus. Le botaniste appela
un ouvrier occupé dans les champs, qui alla chercher la voiture au
château. Ernestine, pour se dispenser de répondre aux réflexions sur son
accident, feignit de ne pouvoir parler; un mal à la tête affreux lui
servit de prétexte pour tenir son mouchoir sur ses yeux. La voiture
arriva. Plus livrée à elle-même, une fois qu'elle y fut placée, on ne
saurait décrire la douleur déchirante qui pénétra son âme pendant le
temps qu'il fallut à la voiture pour revenir au château. Ce qu'il y
avait de plus affreux dans son état, c'est qu'elle était obligée de se
mépriser elle-même. La lettre fatale qu'elle sentait dans son mouchoir
lui brûlait la main. La nuit vint pendant qu'on la ramenait au château;
elle put ouvrir les yeux, sans qu'on la remarquât. La vue des étoiles si
brillantes, pendant une belle nuit du midi de la France, la consola un
peu. Tout en éprouvant les effets de ces mouvements de passion, la
simplicité de son âge était bien loin de pouvoir s'en rendre compte.
Ernestine dut le premier moment de répit, après deux heures de la
douleur morale la plus atroce, à une résolution courageuse. «Je ne lirai
pas cette lettre dont je n'ai vu que la signature; je la brûlerai, se
dit-elle, en arrivant au château.» Alors elle put s'estimer au moins
comme ayant du courage, car le parti de l'amour, quoique vaincu en
apparence, n'avait pas manqué d'insinuer modestement que cette lettre
expliquait peut-être d'une manière satisfaisante les relations de M.
Astézan avec Mme Dayssin.

En entrant au salon, Ernestine jeta la lettre au feu. Le lendemain, dès
huit heures du matin, elle se remit à travailler à son piano, qu'elle
avait fort négligé depuis deux mois. Elle reprit la collection des
Mémoires sur l'histoire de France, publiés par Petiot, et recommença à
faire de longs extraits des Mémoires du sanguinaire Montluc. Elle eut
l'adresse de se faire offrir de nouveau par le vieux botaniste un cours
d'histoire naturelle. Au bout de quinze jours, ce brave homme, simple
comme ses plantes, ne put se taire sur l'application étonnante qu'il
remarquait chez son élève; il en était émerveillé. Quant à elle, tout
lui était indifférent; toutes les idées la ramenaient également au
désespoir. Son oncle était fort alarmé: Ernestine maigrissait à vue
d'oeil. Comme elle eut, par hasard, un petit rhume, le bon vieillard,
qui, contre l'ordinaire des gens de son âge, n'avait pas rassemblé sur
lui même tout l'intérêt qu'il pouvait prendre aux choses de la vie,
s'imagina qu'elle était attaquée de la poitrine. Ernestine le crut
aussi, et elle dut à cette idée les seuls moments passables qu'elle eut
à cette époque; l'espoir de mourir bientôt lui faisait supporter la vie
sans impatience.

Pendant tout un long mois, elle n'eut d'autre sentiment que celui d'une
douleur d'autant plus profonde, qu'elle avait sa source dans le mépris
d'elle-même; comme elle n'avait aucun usage de la vie, elle ne put se
consoler en se disant que personne au monde ne pouvait soupçonner ce qui
s'était passé dans son coeur, et que probablement l'homme cruel qui
l'avait tant occupée ne saurait deviner la centième partie de ce qu'elle
avait senti pour lui. Au milieu de son malheur, elle ne manquait pas de
courage; elle n'eut aucune peine à jeter au feu sans les lire deux
lettres sur l'adresse desquelles elle reconnut la funeste écriture
anglaise.

Elle s'était promis de ne jamais regarder la pelouse au-delà du lac;
dans le salon, jamais elle ne levait les yeux sur les croisées qui
donnaient de ce côté. Un jour, près de six semaines après celui où elle
avait lu le nom de Philippe Astézan, son maître d'histoire naturelle, le
bon M. Villars, eut l'idée de lui faire une leçon sur les plantes
aquatiques; il s'embarqua avec elle et se fit conduire vers la partie du
lac qui remontait dans le vallon. Comme Ernestine entrait dans la
barque, un regard de côté et presque involontaire lui donna la certitude
qu'il n'y avait personne auprès du grand chêne; elle remarqua à peine
une partie de l'écorce de l'arbre, d'un gris plus clair que le reste.
Deux heures plus tard, quand elle repassa, après la leçon, vis-à-vis le
grand chêne, elle frissonna en reconnaissant que ce qu'elle avait pris
pour un accident de l'écorce dans l'arbre était la couleur de la veste
de chasse de Philippe Astézan, qui, depuis deux heures, assis sur une
des racines du chêne, était immobile comme s'il eût été mort. En se
faisant cette comparaison à elle-même, l'esprit d'Ernestine se servit
aussi de ce mot: _comme s'il était mort_; il la frappa. «S'il était
mort, il n'y aurait plus d'inconvenance à me tant occuper de lui.»
Pendant quelques minutes cette supposition fut un prétexte pour se
livrer à un amour rendu tout-puissant par la vue de l'objet aimé.

Cette découverte la troubla beaucoup. Le lendemain, dans la soirée, un
curé du voisinage, qui était en visite au château, demanda au comte de
S... de lui prêter le _Moniteur_. Pendant que le vieux valet de chambre
allait prendre dans la bibliothèque la collection des _Moniteurs_ du
mois: «Mais, curé, dit le comte, vous n'êtes plus curieux cette année,
voilà la première fois que vous me demandez le _Moniteur_!--Monsieur le
comte, répondit le curé, Mme Dayssin, ma voisine, me l'a prêté tant
qu'elle a été ici; mais elle est partie depuis quinze jours.»

Ce mot si indifférent causa une telle révolution à Ernestine, qu'elle
crut se trouver mal; elle sentit son coeur tressaillir au mot du curé,
ce qui l'humilia beaucoup. «Voilà donc, se dit-elle, comment je suis
parvenue à l'oublier!»

Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, il lui arriva de
sourire. «Pourtant, se disait-elle, il est resté à la campagne, à cent
cinquante lieues de Paris, il a laissé Mme Dayssin partir seule.» Son
immobilité sur les racines du chêne lui revint à l'esprit, et elle
souffrit que sa pensée s'arrêtât sur cette idée. Tout son bonheur,
depuis un mois, consistait à se persuader qu'elle avait mal à la
poitrine; le lendemain elle se surprit à penser que, comme la neige
commençait à couvrir les sommets des montagnes, il faisait souvent très
frais le soir; elle songea qu'il était prudent d'avoir des vêtements
plus chauds. Une âme vulgaire n'eût pas manqué de prendre la même
précaution; Ernestine n'y songea qu'après le mot du curé.

La Saint-Hubert approchait, et avec elle l'époque du seul grand dîner
qui eût lieu au château pendant toute la durée de l'année. On descendit
au salon le piano d'Ernestine. En l'ouvrant le jour d'après, elle trouva
sur les touches un morceau de papier contenant cette ligne:

«Ne jetez pas de cri quand vous m'apercevrez.»

Cela était si court, qu'elle le lut avant de reconnaître la main de la
personne qui l'avait écrit: l'écriture était contrefaite. Comme
Ernestine devait au hasard, ou plutôt à l'air des montagnes du Dauphiné,
une âme ferme, bien certainement, avant les paroles du curé sur le
départ de Mme Dayssin, elle serait allée se renfermer dans sa chambre et
n'eût plus reparu qu'après la fête.

Le surlendemain eut lieu ce grand dîner annuel de la Saint-Hubert. A
table, Ernestine fit les honneurs, placée vis-à-vis de son oncle; elle
était mise avec beaucoup d'élégance. La table présentait la collection à
peu près complète des curés et des maires des environs, plus cinq ou six
fats de province, parlant d'eux et de leurs exploits à la guerre, à la
chasse et même en amour, et surtout de l'ancienneté de leur race. Jamais
ils n'eurent le chagrin de faire moins d'effet sur l'héritière du
château. L'extrême pâleur d'Ernestine, jointe à la beauté de ses traits,
allait jusqu'à lui donner l'air du dédain. Les fats qui cherchaient à
lui parler se sentaient intimidés en lui adressant la parole. Pour elle,
elle était bien loin de rabaisser sa pensée jusqu'à eux.

Tout le commencement du dîner se passa sans qu'elle vît rien
d'extraordinaire; elle commençait à respirer lorsque, vers la fin du
repas, en levant les yeux, elle rencontra vis-à-vis d'elle ceux d'un
paysan déjà d'un âge mûr, qui paraissait être le valet d'un maire venu
des rives du Drac. Elle éprouva ce mouvement singulier dans la poitrine
que lui avait déjà causé le mot du curé; cependant elle n'était sûre de
rien. Ce paysan ne ressemblait point à Philippe. Elle osa le regarder
une seconde fois; elle n'eut plus de doute, c'était lui. Il s'était
déguisé de manière à se rendre fort laid.

Il est temps de parler un peu de Philippe Astézan, car il fait là une
action d'homme amoureux, et peut-être trouverons-nous aussi dans son
histoire l'occasion de vérifier la théorie des sept époques de l'amour.
Lorsqu'il était arrivé au château de Lafrey avec Mme Dayssin, cinq mois
auparavant, un des curés qu'elle recevait chez elle, pour faire la cour
au clergé, répéta un mot fort joli. Philippe étonné de voir de l'esprit
dans la bouche d'un tel homme, lui demanda qui avait dit ce mot
singulier. «C'est la nièce du comte de S***, répondit le curé, une fille
qui sera fort riche, mais à qui l'on a donné une bien mauvaise
éducation. Il ne s'écoule pas d'année qu'elle ne reçoive de Paris une
caisse de livres. Je crains bien qu'elle ne fasse une mauvaise fin et
que même elle ne trouve pas à se marier. Qui voudra se charger d'une
telle femme?» etc., etc.

Philippe fit quelques questions, et le curé ne put s'empêcher de
déplorer la rare beauté d'Ernestine, qui certainement l'entraînerait à
sa perte; il décrivit avec tant de vérité l'ennui du genre de vie qu'on
menait au château du comte, que Mme Dayssin s'écria: «Ah! de grâce,
cessez monsieur le curé, vous allez me faire prendre en horreur vos
belles montagnes.--On ne peut cesser d'aimer un pays où l'on fait tant
de bien, répliqua le curé, et l'argent que madame a donné pour nous
aider à acheter la troisième cloche de notre église lui assure...»
Philippe ne l'écoutait plus, il songeait à Ernestine et à ce qui devait
se passer dans le coeur d'une jeune fille reléguée dans un château qui
semblait ennuyeux même à un curé de campagne. «Il faut que je l'amuse,
se dit-il à lui-même, je lui ferai la cour d'une manière romanesque;
cela donnera quelques pensées nouvelles à cette pauvre fille.» Le
lendemain il alla chasser du côté du château du comte, il remarqua la
situation du bois, séparé du château par le petit lac. Il eut l'idée de
faire hommage d'un bouquet à Ernestine; nous savons déjà ce qu'il fit
avec des bouquets et de petits billets. Quand il chassait du côté du
grand chêne, il allait lui-même les placer, les autres jours il envoyait
son domestique. Philippe faisait tout cela par philanthropie, il ne
pensait pas même à voir Ernestine; il eût été trop difficile et trop
ennuyeux de se faire présenter chez son oncle. Lorsque Philippe aperçut
Ernestine à l'église, sa première pensée fut qu'il était bien âgé pour
plaire à une jeune fille de dix-huit ou vingt ans. Il fut touché de la
beauté de ses traits et surtout d'une sorte de simplicité noble qui
faisait le caractère de sa physionomie. «Il y a de la naïveté dans ce
caractère, se dit-il à lui-même; un instant après elle lui parut
charmante. Lorsqu'il la vit laisser tomber son livre d'heures en sortant
du banc seigneurial et chercher à le ramasser avec une gaucherie si
aimable, il songea à aimer, car il espéra. Il resta dans l'église
lorsqu'elle en sortit; il méditait sur un sujet peu amusant pour un
homme qui commence à être amoureux: il avait trente-cinq ans et un
commencement de rareté dans les cheveux, qui pouvait bien lui faire un
beau front à la manière du Dr Gall, mais qui certainement ajoutait
encore trois ou quatre ans à son âge. «Si ma vieillesse n'a pas tout
perdu à la première vue, se dit-il, il faut qu'elle doute de mon coeur
pour oublier mon âge.»

Il se rapprocha d'une petite fenêtre gothique qui donnait sur la place,
il vit Ernestine monter en voiture, il lui trouva une taille et un pied
charmants, elle distribua des aumônes; il lui sembla que ses yeux
cherchaient quelqu'un. «Pourquoi, se dit-il, ses yeux regardent-ils au
loin, pendant qu'elle distribue de la petite monnaie tout près de la
voiture? Lui aurais-je inspiré de l'intérêt?»

Il vit Ernestine donner une commission à un laquais; pendant ce temps il
s'enivrait de sa beauté. Il la vit rougir, ses yeux étaient fort près
d'elle: la voiture ne se trouvait pas à dix pas de la petite fenêtre
gothique; il vit le domestique rentrer dans l'église et chercher quelque
chose dans le banc du seigneur. Pendant l'absence du domestique, il eut
la certitude que les yeux d'Ernestine regardaient bien plus haut que la
foule qui l'entourait, et, par conséquent, cherchaient quelqu'un; mais
ce quelqu'un pouvait fort bien n'être pas Philippe Astézan, qui, aux
yeux de cette jeune fille, avait peut-être cinquante ans, soixante ans,
qui sait? A son âge et avec de la fortune, n'a-t-elle pas un prétendu
parmi les hobereaux du voisinage?--«Cependant je n'ai vu personne
pendant la messe.»

Dès que la voiture du comte fut partie, Astézan remonta à cheval, fit un
détour dans le bois pour éviter de la rencontrer, et se rendit
rapidement à la pelouse. A son inexprimable plaisir, il put arriver au
grand chêne avant qu'Ernestine eût vu le bouquet et le petit billet
qu'il y avait fait porter le matin, il enleva ce bouquet, s'enfonça dans
le bois, attacha son cheval à un arbre et se promena. Il était fort
agité; l'idée lui vint de se blottir dans la partie la plus touffue d'un
petit mamelon boisé, à cent pas du lac. De ce réduit, qui le cachait à
tous les yeux, grâce à une clairière dans le bois, il pouvait découvrir
le grand chêne et le lac.

Quel ne fut pas son ravissement lorsqu'il vit peu de temps après la
petite barque d'Ernestine s'avancer sur ces eaux limpides que la brise
du midi agitait mollement! Ce moment fut décisif; l'image de ce lac et
celle d'Ernestine qu'il venait de voir si belle à l'église se gravèrent
profondément dans son coeur. De ce moment, Ernestine eut quelque chose
qui la distinguait à ses yeux de toutes les autres femmes, et il ne lui
manqua plus que de l'espoir pour l'aimer à la folie. Il la vit
s'approcher de l'arbre avec empressement; il vit sa douleur de n'y pas
trouver de bouquet. Ce moment fut si délicieux et si vif, que, quand
Ernestine se fut éloignée en courant, Philippe crut s'être trompé en
pensant voir de la douleur dans son expression lorsqu'elle n'avait pas
trouvé de bouquet dans le creux de l'arbre. Tout le sort de son amour
reposait sur cette circonstance. Il se disait: «Elle avait l'air triste
en descendant de la barque et même avant de s'approcher de
l'arbre.--Mais, répondait le parti de l'espérance, elle n'avait pas
l'air triste à l'église; elle y était, au contraire, brillante de
fraîcheur, de beauté, de jeunesse et un peu troublée; l'esprit le plus
vif animait ses yeux.»

Lorsque Philippe Astézan ne put plus voir Ernestine, qui était débarquée
sous l'allée des platanes de l'autre côté du lac, il sortit de son
réduit un tout autre homme qu'il n'y était entré. En regagnant au galop
le château de Mme Dayssin, il n'eut que deux idées: «A-t-elle montré de
la tristesse en ne trouvant pas de bouquet dans l'arbre? Cette tristesse
ne vient-elle pas tout simplement de la vanité déçue?» Cette supposition
plus probable finit par s'emparer tout à fait de son esprit et lui
rendit toutes les idées raisonnables d'un homme de trente-cinq ans. Il
était fort sérieux. Il trouva beaucoup de monde chez Mme Dayssin; dans
le courant de la soirée, elle le plaisanta sur sa gravité et sur sa
fatuité. Il ne pouvait plus, disait-elle, passer devant une glace sans
s'y regarder. «J'ai en horreur, disait Mme Dayssin, cette habitude des
jeunes gens à la mode. C'est une grâce que vous n'aviez point; tâchez de
vous en défaire, ou je vous joue le mauvais tour de faire enlever toutes
les glaces.» Philippe était embarrassé; il ne savait comment déguiser
une absence qu'il projetait. D'ailleurs il était très vrai qu'il
examinait dans les glaces s'il avait l'air vieux.

Le lendemain, il fut reprendre sa position sur le mamelon dont nous
avons parlé, et d'où l'on voyait fort bien le lac; il s'y plaça muni
d'une bonne lunette, et ne quitta ce gîte qu'à la _nuit close_, comme on
dit dans le pays.

Le jour suivant, il apporta un livre; seulement il eût été bien en peine
de dire ce qu'il y avait dans les pages qu'il lisait; mais, s'il n'eût
pas eu un livre, il en eût souhaité un. Enfin, à son inexprimable
plaisir, vers les trois heures, il vit Ernestine s'avancer lentement
vers l'allée de platanes sur le bord du lac; il la vit prendre la
direction de la chaussée, coiffée d'un grand chapeau de paille d'Italie.
Elle s'approcha de l'arbre fatal; son air était abattu. Avec le secours
de sa lunette, il s'assura parfaitement de l'air abattu. Il la vit
prendre les deux bouquets qu'il y avait placés le matin, les mettre dans
son mouchoir et disparaître en courant avec la rapidité de l'éclair. Ce
trait fort simple acheva la conquête de son coeur. Cette action fut si
vive, si prompte, qu'il n'eut pas le temps de voir si Ernestine avait
conservé l'air triste ou si la joie brillait dans ses yeux. Que
devait-il penser de cette démarche singulière? Allait-elle montrer les
deux bouquets à sa gouvernante? Dans ce cas, Ernestine n'était qu'une
enfant, et lui plus enfant qu'elle de s'occuper à ce point d'une petite
fille. «Heureusement, se dit-il, elle ne sait pas mon nom; moi seul je
sais ma folie, et je m'en suis pardonné bien d'autres.»

Philippe quitta d'un air très froid son réduit, et alla, tout pensif,
chercher son cheval, qu'il avait laissé chez un paysan à une demi-lieue
de là. «Il faut convenir que je suis encore un grand fou!» se dit-il en
mettant pied à terre dans la cour du château de Mme Dayssin. En entrant
au salon, il avait une figure immobile, étonnée, glacée. Il n'aimait
plus.

Le lendemain, Philippe se trouva bien vieux en mettant sa cravate. Il
n'avait d'abord guère d'envie de faire trois lieues pour aller se
blottir dans un fourré, afin de regarder un arbre; mais il ne se sentit
le désir d'aller nulle autre part. «Cela est bien ridicule», se
disait-il. Oui, mais ridicule aux yeux de qui? D'ailleurs, il ne faut
jamais manquer à la fortune. Il se mit à écrire une lettre fort bien
faite, par laquelle, comme un autre Lindor, il déclarait son nom et ses
qualités. Cette lettre si bien faite eut, comme on se le rappelle
peut-être, le malheur d'être brûlée sans être lue de personne. Les mots
de la lettre que notre héros écrivit en y pensant le moins, la signature
_Philippe Astézan_, eurent seuls l'honneur de la lecture. Malgré de fort
beaux raisonnements, notre homme raisonnable n'en était pas moins caché
dans son gîte ordinaire au moment où son nom produisit tant d'effet; il
vit l'évanouissement d'Ernestine en ouvrant sa lettre; son étonnement
fut extrême.

Le jour d'après, il fut obligé de s'avouer qu'il était amoureux; ses
actions le prouvaient. Il revint tous les jours dans le petit bois, où
il avait éprouvé des sensations si vives. Mme Dayssin devant bientôt
retourner à Paris, Philippe se fit écrire une lettre et annonça qu'il
quittait le Dauphiné pour aller passer quinze jours en Bourgogne auprès
d'un oncle malade. Il prit la poste, et fit si bien en revenant par une
autre route, qu'il ne se passa qu'un jour sans aller dans le petit bois.
Il s'établit à deux lieues du château du comte de S***, dans les
solitudes de Crossey, du côté opposé au château de Mme Dayssin, et de
là, chaque jour, il venait au bord du petit lac. Il y vint trente-trois
jours de suite sans y voir Ernestine: elle ne paraissait plus à
l'église; on disait la messe au château; il s'en approcha sous un
déguisement, et deux fois il eut le bonheur de voir Ernestine. Rien ne
lui parut pouvoir égaler l'expression noble et naïve à la fois de ses
traits. Il se disait: «Jamais auprès d'une telle femme je ne connaîtrais
la satiété.» Ce qui touchait le plus Astézan, c'était l'extrême pâleur
d'Ernestine et son air souffrant. J'écrirais dix volumes comme
Richardson si j'entreprenais de noter toutes les manières dont un homme,
qui d'ailleurs ne manquait pas de sens et d'usage, expliquait
l'évanouissement et la tristesse d'Ernestine. Enfin, il résolut d'avoir
un éclaircissement avec elle, et pour cela de pénétrer dans le château.
La timidité, être timide à trente-cinq ans! la timidité l'en avait
longtemps empêché. Ses mesures furent prises avec tout l'esprit
possible, et cependant, sans le hasard, qui mit dans la bouche d'un
indifférent l'annonce du départ de Mme Dayssin, toute l'adresse de
Philippe était perdue, ou du moins il n'aurait pu voir l'amour
d'Ernestine que dans sa colère. Probablement il aurait expliqué cette
colère par l'étonnement de se voir aimée par un homme de son âge.
Philippe se serait cru méprisé, et, pour oublier ce sentiment pénible,
il eût eu recours au jeu ou aux coulisses de l'Opéra, et fût devenu plus
égoïste et plus dur en pensant que la jeunesse était tout à fait finie
pour lui.

Un _demi-monsieur_, comme on dit dans le pays, maire d'une commune de la
montagne et camarade de Philippe pour la chasse au chamois, consentit à
l'amener, sous le déguisement de son domestique, au grand dîner du
château de S***, où il fut reconnu par Ernestine.

Ernestine, sentant qu'elle rougissait prodigieusement, eut une idée
affreuse: «Il va croire que je l'aime à l'étourdie, sans le connaître;
il me méprisera comme un enfant, il partira pour Paris, il ira rejoindre
sa Mme Dayssin; je ne le verrai plus.» Cette idée cruelle lui donna le
courage de se lever et de monter chez elle. Elle y était depuis deux
minutes quand elle entendit ouvrir la porte de l'antichambre de son
appartement. Elle pensa que c'était sa gouvernante, et se leva,
cherchant un prétexte pour la renvoyer. Comme elle s'avançait vers la
porte de sa chambre, cette porte s'ouvre: Philippe est à ses pieds.

«Au nom de Dieu, pardonnez-moi ma démarche, lui dit-il; je suis au
désespoir depuis deux mois; voulez-vous de moi pour époux?»

Ce moment fut délicieux pour Ernestine. «Il me demande en mariage, se
dit-elle; je ne dois plus craindre Mme Dayssin.» Elle cherchait une
réponse sévère, et, malgré des efforts incroyables, peut-être elle n'eût
rien trouvé. Deux mois de désespoir étaient oubliés; elle se trouvait au
comble du bonheur. Heureusement, à ce moment, on entendit ouvrir la
porte de l'antichambre. Ernestine lui dit: «Vous me
déshonorez.--N'avouez rien!» s'écria Philippe d'une voix contenue, et,
avec beaucoup d'adresse, il se glissa entre la muraille et le joli lit
d'Ernestine, blanc et rose. C'était la gouvernante, fort inquiète de la
santé de sa pupille, et l'état dans lequel elle la retrouva était fait
pour augmenter ses inquiétudes. Cette femme fut longue à renvoyer.
Pendant son séjour dans la chambre, Ernestine eut le temps de
s'accoutumer à son bonheur; elle put reprendre son sang-froid. Elle fit
une réponse superbe à Philippe quand, la gouvernante étant sortie, il
risqua de paraître.

Ernestine était si belle aux yeux de son amant, l'expression de ses
traits si sévère, que le premier mot de sa réponse donna l'idée à
Philippe que tout ce qu'il avait pensé jusque-là n'était qu'une
illusion, et qu'il n'était pas aimé. Sa physionomie changea tout à coup
et n'offrit plus que l'apparence d'un homme au désespoir. Ernestine,
émue jusqu'au fond de l'âme de son air désespéré, eut cependant la force
de le renvoyer. Tout le souvenir qu'elle conserva de cette singulière
entrevue, c'est que, lorsqu'il l'avait suppliée de lui permettre de
demander sa main, elle avait répondu que ses affaires, comme ses
affections, devaient le rappeler à Paris. Il s'était écrié alors que la
seule affaire au monde était de mériter le coeur d'Ernestine, qu'il
jurait à ses pieds de ne pas quitter le Dauphiné tant qu'elle y serait,
et de ne rentrer de sa vie dans le château qu'il avait habité avant de
la connaître.

Ernestine fut presque au comble du bonheur. Le jour suivant, elle revint
au pied du grand chêne, mais bien escortée par la gouvernante et le
vieux botaniste. Elle ne manqua pas d'y trouver un bouquet, et surtout
un billet. Au bout de huit jours, Astézan l'avait presque décidée à
répondre à ses lettres lorsque, une semaine après, elle apprit que Mme
Dayssin était revenue de Paris en Dauphiné. Une vive inquiétude remplaça
tous les sentiments dans le coeur d'Ernestine. Les commères du village
voisin, qui, dans cette conjoncture, sans le savoir, décidaient du sort
de sa vie, et qu'elle ne perdait pas une occasion de faire jaser, lui
dirent enfin que Mme Dayssin, remplie de colère et de jalousie, était
venue chercher son amant, Philippe Astézan, qui, disait-on, était resté
dans le pays avec l'intention de se faire chartreux. Pour s'accoutumer
aux austérités de l'ordre, il s'était retiré dans les solitudes de
Crossey. On ajoutait que Mme Dayssin était au désespoir.

Ernestine sut quelques jours après que jamais Mme Dayssin n'avait pu
parvenir à voir Philippe, et qu'elle était repartie furieuse pour Paris.
Tandis qu'Ernestine cherchait à se faire confirmer cette douce
certitude, Philippe était au désespoir; il l'aimait passionnément et
croyait n'en être point aimé. Il se présenta plusieurs fois sur ses pas,
et fut reçu de manière à lui faire penser que, par ses entreprises, il
avait irrité l'orgueil de sa jeune maîtresse. Deux fois il partit pour
Paris, deux fois, après avoir fait une vingtaine de lieues, il revint à
sa cabane, dans les rochers de Crossey. Après s'être flatté d'espérances
que maintenant il trouvait conçues à la légère, il cherchait à renoncer
à l'amour, et trouvait tous les autres plaisirs de la vie anéantis pour
lui.

Ernestine, plus heureuse, était aimée, elle aimait. L'amour régnait dans
cette âme que nous avons vue passer successivement par les sept périodes
diverses qui séparent l'indifférence de la passion, et au lieu
desquelles le vulgaire n'aperçoit qu'un seul changement, duquel encore
il ne peut expliquer la nature.

Quant à Philippe Astézan, pour le punir d'avoir abandonné une ancienne
amie aux approches de ce qu'on peut appeler l'époque de la vieillesse
pour les femmes, nous le laissons en proie à l'un des états les plus
cruels dans lesquels puisse tomber l'âme humaine. Il fut aimé
d'Ernestine, mais ne put obtenir sa main. On la maria l'année suivante à
un vieux lieutenant général fort riche et chevalier de plusieurs ordres.




EXEMPLE

DE

L'AMOUR EN FRANCE DANS LA CLASSE RICHE[255]

  [255] Victor Jacquemont (ce jeune et spirituel écrivain, mort à Bombay
    le 7 décembre 1832) adressa à Beyle la lettre qu'on va lire; Beyle,
    après l'avoir fait mettre au net, envoya la copie à V. Jacquemont
    avec ce billet.

    Mon cher colonel,

    Il est impossible qu'en relisant ceci il ne vous revienne pas une
    quantité de petits faits, autrement dits _nuances_. Ajoutez-les à
    gauche sur la page blanche. Il y a une bonne foi qui touche dans ce
    récit que j'avais oublié. Il y a aussi quelques phrases inélégantes,
    que nous rendrons plus rapides. Si j'avais cinquante chapitres comme
    celui-ci, le mérite de l'_Amour_ serait _réel_. Ce serait une vraie
    monographie. Ne vous occupez pas de la _décence_, c'est mon affaire.

    J'ai trouvé excellent un avis de vous, de septembre 1824, sur la
    préface du                elle est détestable.

    TEMPÊTE.

    24 décembre 1825


J'ai reçu beaucoup de lettres à l'occasion de l'_Amour_. Voici une des
plus intéressantes.


Saint-Dizier, le     juin 1825.

Je ne sais trop, mon cher philosophe, si vous pourrez appeler
_amour-vanité_ le petit calcul de vanité de la jeune Française que vous
avez rencontrée l'été dernier aux eaux d'Aix-en-Savoie, dont je vous ai
promis l'histoire; car dans toute cette comédie, très plate d'ailleurs,
il n'y a jamais eu l'ombre d'amour; c'est-à-dire de rêverie passionnée,
s'exagérant le bonheur de l'intimité.

N'allez pas croire à cause de cela que je n'ai pas compris votre livre;
je m'en prends seulement à un mot mal fait.

Dans toutes les espèces du _genre amour_, il devrait y avoir quelque
caractère commun: le caractère du genre est proprement le désir de
l'intimité parfaite. Or, dans l'_amour-vanité_, ce caractère n'existe
pas.

Lorsqu'on est habitué à l'exactitude irréprochable du langage des
sciences physiques, on est facilement choqué par l'imperfection du
langage des sciences métaphysiques.

Mme Félicie Féline est une jeune Française de vingt-cinq ans, qui a des
terres superbes et un château délicieux en Bourgogne. Quant à elle, elle
est, comme vous savez, laide, mais assez bien faite (tempérament
nerveux-lymphatique). Elle est à mille lieues d'être bête, mais, certes,
elle n'a pas d'esprit; de sa vie elle ne trouva une idée forte ou
piquante. Comme elle a été élevée par une mère spirituelle et dans une
société fort distinguée, elle a beaucoup de _métier_ dans l'esprit; elle
répète parfaitement les phrases des autres, et avec un air de propriété
étonnant. En les répétant, elle joue même le petit étonnement qui
accompagne l'invention. Elle passe ainsi, auprès des gens qui l'ont vue
rarement, ou des gens bornés qui la voient souvent, pour une personne
charmante et très spirituelle.

Elle a en musique précisément le même genre de talent que dans la
conversation. A dix-sept ans, elle jouait parfaitement du piano, assez
pour donner des leçons à huit francs (non pas qu'elle en donne, sa
position de fortune est très belle). Quand elle a vu un opéra nouveau de
Rossini, le lendemain, à son piano, elle s'en rappelle au moins la
moitié. Très musicienne d'instinct, elle joue avec infiniment
d'expression, et à la première vue, les partitions les plus difficiles.
Avec cette espèce de facilité, elle ne _comprend_ pas les _choses_
difficiles, et cela dans ses lectures comme dans sa musique. Mme
Gherardi, en deux mois, eût compris, j'en suis sûr, la théorie des
proportions chimiques de Berzelius. Mme Féline est, au contraire,
incapable de comprendre un des premiers chapitres de Say ou la théorie
des fractions continues.

Elle a pris un maître d'harmonie fort célèbre en Allemagne, et n'en a
jamais compris un mot.

Pour avoir eu quelques leçons de Redouté, elle surpasse, à quelques
égards, le talent de son maître. Ses roses sont plus légères encore que
celles de cet artiste. Je l'ai vue plusieurs années s'amuser de ses
couleurs, et jamais elle n'a regardé d'autres tableaux que ceux de
l'exposition; jamais, lorsqu'elle apprenait à peindre des fleurs, et
quand alors nous possédions encore les chefs-d'oeuvre de la peinture
italienne, elle n'eut la curiosité de les aller voir. Elle ne comprend
pas la perspective dans un paysage ni le clair-obscur (_chiaroscuro_).

Cette inhabileté de l'esprit à saisir les choses difficiles est un trait
de la femme française; dès qu'une chose est malaisée, elle ennuie et on
la plante là.

C'est ce qui fait que votre livre de l'_Amour_ n'aura jamais de succès
parmi elles. Elles liront les anecdotes et passeront les conclusions, et
elles se moqueront de tout ce qu'elles auront passé. Je suis bien poli
de mettre tout cela au futur.

Mme Féline, à dix-huit ans, fit un mariage de convenance. Elle se trouva
unie à un bon jeune homme de trente ans, un peu lymphatique et sanguin,
tout à fait antibilieux et nerveux, bon, doux, égal et très bête. Je ne
sais pas d'homme plus complètement dépourvu d'esprit. Le mari pourtant
avait eu beaucoup de succès dans ses études à l'École polytechnique, où
je l'avais connu et l'on avait bien fait mousser son _mérite_ dans la
société où était élevée Félicie, pour lui dérober sa bêtise, qui s'étend
à tout, hors le talent de conduire supérieurement ses mines et ses
fonderies.

Le mari la fêta de son mieux, ce qui veut dire ici très bien; mais il
avait affaire à un être glacé auquel rien ne faisait. Cette espèce de
reconnaissance tendre que les maris inspirent ordinairement aux filles
les plus indifférentes ne dura pas huit jours chez elle.

Seulement, à vivre ainsi avec lui, elle s'aperçut bientôt qu'on lui
avait donné une bête pour le tête-à-tête; et, ce qui est bien plus
affreux, une bête quelquefois _ridicule_ dans le monde. Elle trouva plus
que compensé par là le plaisir d'avoir épousé un homme fort riche et de
recevoir souvent des compliments sur le mérite de son mari.

Alors elle le prit en déplaisance.

Le mari, qui n'était pas si bien né qu'elle, crut qu'elle faisait la
duchesse. Il s'éloigna aussitôt de son côté. Cependant, comme c'était un
homme excessivement occupé et très peu difficile, et comme il n'y avait
rien de plus commode pour lui que sa femme entre un compte de
contre-maître à relire et une machine à éprouver, il essayait
quelquefois de lui faire un petit bout de cour. Cette idée ne manquait
pas de changer en aversion la déplaisance de sa femme, lorsqu'il faisait
cette cour devant un tiers, devant moi, par exemple, tant il y était
gauche, commun et de mauvais goût.

Je crois que j'aurais eu l'idée de l'interrompre par des soufflets, s'il
eût dit et fait ces choses-là devant moi à une autre femme. Mais je
connaissais à Félicie une âme si sèche, une absence si complète de toute
vraie sensibilité, j'étais si souvent impatienté de sa vanité, que je me
contentais de la plaindre un peu quand je la voyais souffrir dans cette
vanité, de par son mari, et je m'éloignais.

Le ménage alla ainsi quelques années (Félicie n'a jamais eu d'enfants).
Pendant ce temps-là, le mari, vivant en bonne compagnie lorsqu'il était
à Paris (et il ne passait que six semaines de l'été à ses forges de
Bourgogne), en prit le ton et devint beaucoup mieux; en restant toujours
bête, il cessa presque entièrement d'être ridicule, et continua toujours
d'avoir de grands succès dans son état, comme vous avez pu en juger par
les grandes acquisitions qu'il a faites depuis et par le dernier rapport
du jury sur l'exposition des produits de l'industrie nationale.

A force d'être rebuté par sa femme, M. Féline imagina, à cinq ou six
reprises, d'en être un peu amoureux et de bonne foi. Elle lui tenait la
dragée haute. La coquetterie de Félicie, dans ce temps-là, consistait à
lui dire des choses aimables en public, et à trouver des prétextes pour
lui tenir rigueur dans le tête-à-tête. Elle augmentait ainsi les désirs
de son mari; et quand elle daignait lui permettre... il payait tous les
mémoires de tapissiers, de Leroy, de Corcelet, et la trouvait encore
très modérée dans ses dépenses, qui étaient absurdes.

Pendant les deux ou trois premières années, jusqu'à vingt ou vingt et un
ans, Félicie n'avait cherché le plaisir que dans la satisfaction des
vanités suivantes:

«Avoir de plus belles robes que toutes les jeunes femmes de sa société.

«Donner de meilleurs dîners.

«Recevoir plus de compliments qu'elles quand elle joue du piano.

«Passer pour avoir plus d'esprit qu'elles.»

A vingt et un ans commença la _vanité du sentiment_.

Elle avait été élevée par une mère athée, et dans une société de
philosophes athées. Elle avait été tout juste une fois à l'église, pour
se marier; encore ne le voulait-elle pas. Depuis son mariage, elle
lisait toutes sortes de livres. Rousseau et Mme de Staël lui tombèrent
entre les mains: ceci fait époque, et prouve combien ces livres sont
dangereux.

Elle lut d'abord l'_Émile_; après quoi elle se crut le droit de bien
mépriser intellectuellement toutes les jeunes femmes de sa connaissance.
Notez bien qu'elle n'avait pas compris un mot de la métaphysique du
vicaire savoyard.

Mais les phrases de Rousseau sont très travaillées, subtiles et très
malaisées à retenir. Elle se contentait de risquer quelquefois une
pointe de religiosité, pour _faire effet_ dans une société sans
religiosité, et où il n'était pas plus question de ces choses que du roi
de Siam.

Elle lut _Corinne_, c'est le livre qu'elle a le plus lu. Les phrases
sont à l'effet et se retiennent bien. Elle s'en mit un bon nombre dans
la tête. Le soir elle choisissait dans son salon les hommes jeunes et un
peu bêtes, et, sans leur dire gare, elle leur répétait très proprement
sa leçon du matin.

Quelques-uns y furent pris, ils la crurent une personne susceptible de
passion, et lui rendirent des soins.

Cependant, elle n'avait amené là que les gens les plus communs et les
plus niais de son salon; elle n'était pas bien sûre que les autres ne se
moquaient pas un peu d'elle. Le mari, tenu sans cesse hors de chez lui
par ses affaires et d'ailleurs un bon homme, _What then_ (que
m'importe?), ne s'apercevait pas, ou ne s'occupait en rien de ces
coquetteries d'esprit.

Félicie lut la _Nouvelle Héloïse_. Elle trouva alors qu'il y avait dans
son âme des trésors de sensibilité; elle confia ce secret à sa mère et à
un vieil oncle qui lui avait servi de père; ils se moquèrent d'elle
comme d'un enfant. Elle n'en persista pas moins à trouver qu'on ne
pouvait vivre sans un amant, et sans un amant dans le genre de
Saint-Preux.

Il y avait dans sa société un jeune Suédois, qui est un homme assez
bizarre. En sortant de l'Université, quand il n'avait que dix-huit ans,
il fit plusieurs actions d'éclat dans la campagne de 1812, et il obtint
un grade élevé dans les milices de son pays, ensuite il partit pour
l'Amérique et vécut six mois parmi les Indiens. Il n'est ni bête ni
spirituel; mais il a un grand caractère; il a quelques côtés sublimes de
vertu et de grandeur. D'ailleurs, l'homme le plus lymphatique que j'aie
connu; avec une assez belle figure, des manières simples, mais
prodigieusement graves. De là, de grandes démonstrations d'estime et de
considération autour de lui.

Félicie se dit: «Voilà l'homme qu'il me faut faire semblant d'avoir pour
amant. Comme c'est le plus froid de tous, c'est celui dont la passion me
fera le plus d'honneur.»

Le Suédois Weilberg était tout à fait ami de la maison. Il y a cinq ans,
dans l'été, on arrangea un voyage avec lui et le mari.

Comme c'était un homme de moeurs excessivement sévères, surtout comme il
n'était nullement amoureux de Félicie, il la voyait telle qu'elle était,
fort laide. D'ailleurs, on ne lui avait pas dit en partant à quoi on le
destinait. Le mari, que ces airs ennuyaient, et qui désirait aussi
retirer de l'utilité pour lui d'un voyage entrepris pour plaire à sa
femme, la plantait là dès qu'ils arrivaient quelque part; il allait
courir les fabriques, il visitait les usines, les mines, en disant à
Weilberg: «Gustave, je vous laisse ma femme.»

Weilberg parlait très mal français; il n'avait jamais lu Rousseau ni Mme
de Staël, circonstance admirable pour Félicie.

La petite femme fit donc bien la malade, pour écarter son mari par
l'ennui, et pour exciter la pitié du bon jeune homme, avec qui elle
restait sans cesse en tête-à-tête. Pour l'attendrir en sa faveur, elle
lui parlait de l'amour qu'elle avait pour son mari, et de son chagrin de
l'y voir répondre si peu.

Cette musique n'amusait pas Weilberg; il l'écoutait par simple
politesse. Elle se crut plus avancée; elle lui parla de la sympathie qui
existait entre eux. Gustave prit son chapeau et alla se promener.

Quand il rentra, elle se fâcha contre lui: elle lui dit qu'il l'avait
injuriée en regardant comme un commencement de déclaration une simple
parole de bienveillance.

La nuit, quand ils la passaient en voiture, elle appuyait sa tête sur
l'épaule de Gustave, qui le souffrait par politesse.

Ils voyagèrent ainsi deux mois, mangeant beaucoup d'argent, s'ennuyant
plus encore.

Quand ils furent de retour, Félicie changea toutes ses habitudes. Si
elle avait pu envoyer des lettres de faire part, elle eût fait savoir à
tous ses amis et connaissances qu'elle avait une passion violente pour
M. Weilberg le Suédois, et que M. Weilberg était son amant.

Plus de bals, plus de toilettes: elle néglige ses anciens amis, fait des
impertinences à ses anciennes connaissances. Enfin elle se condamne au
sacrifice de tous ses goûts, pour faire croire qu'elle aime profondément
ce M. Weilberg, cette espèce de sauvage indien, colonel dans les milices
suédoises à dix-huit ans, et que cet homme est fou d'elle.

Elle commence par le signifier à sa mère, le jour de son arrivée. Sa
mère, suivant elle, est coupable de l'avoir mariée avec un homme qu'elle
n'aimait pas; elle doit actuellement favoriser de tous ses moyens son
amour pour l'homme qu'elle a choisi et qu'elle adore; il faut donc
qu'elle persuade au mari d'établir en quelque sorte Weilberg dans sa
maison. Si elle ne l'a pas sans cesse chez elle, elle menace de l'aller
trouver chez lui à son hôtel.

La mère, comme une bête, crut cela, et elle fit si bien auprès de son
gendre, que Weilberg ne pouvait avoir d'autre maison que la sienne.
Charles le priait sans cesse, la mère aussi lui faisait tant de
politesses et lui montrait tant d'empressement, que le pauvre jeune
homme, ne sachant ce qu'on voulait de lui, et craignant à l'excès de
manquer à des gens qui l'avaient parfaitement accueilli, n'osait se
refuser à rien.

Les femmes pleurent à volonté, comme vous savez.

Un jour que j'étais seul chez Félicie, elle se prit à pleurer, et, me
serrant la main, elle me dit: «Ah! mon cher Goncelin, votre amitié
clairvoyante a bien deviné mon coeur! Autrefois vous étiez bien avec
Weilberg; depuis notre voyage vous avez changé; vous semblez avoir de la
haine pour lui. (Cela ne semblait pas du tout. Je savais à quoi m'en
tenir.) Ah! mon ami, je n'étais pas heureuse auparavant... Ce n'est que
depuis... Si vous saviez toutes les barbaries de Charles pendant le
voyage!... Si vous connaissiez mieux Gustave!... Si vous saviez que de
soins touchants, que de tendresse!... Pouvais-je résister?... Si vous
saviez quelle âme de feu, quelles passions effrayantes a cet homme, en
apparence si froid! Non, mon ami, vous ne me mépriseriez pas!... Je sens
bien, hélas! qu'il me manque quelque chose... Ce bonheur n'est pas
pur... Je sais bien ce que je devais à _Charles_. Mais, mon ami! ce
spectacle continuel de l'indifférence, des mépris de l'un, des soins et
de l'amour de l'autre... et cette familiarité obligée de la vie en
voyage... Tant de dangers!... Pouvais-je résister à tant d'amour! et
d'ailleurs, pouvais-je résister à ses violences?» etc., etc., etc.

Voilà donc le pauvre Weilberg, honnête comme Joseph, accusé d'avoir
violé la femme de son ami, et il faut le croire, c'est elle qui le dit:
elle s'en est vantée à deux personnes de ma connaissance, et sans doute
aussi à d'autres que je ne connais pas.

La déclaration ci-dessus ressemble beaucoup à ce qu'elle me dit: j'ai
conservé le souvenir de ses expressions. Peu de jours après, je vis une
des personnes qui avaient reçu la même confidence. Je la priai de
chercher à s'en rappeler les termes; elle me répéta exactement la
version que j'avais entendue, ce qui me fit rire.

Après sa confession, Félicie me dit, en me tendant la main, qu'elle
comptait sur ma discrétion; que je devais être avec Weilberg comme par
le passé, et faire semblant de ne m'apercevoir de rien. «La vertu
sauvage de cet homme sublime lui faisait peur.» Quand il la quittait,
elle craignait toujours de ne plus le revoir; elle craignait que par une
résolution inopinée, il ne s'embarquât tout à coup pour retourner en
Suède. Moi, je lui promis sur notre conversation le plus inviolable
secret.

Cependant tous les amis de la famille trouvaient indigne que ce pauvre
Weilberg eût _séduit_ une jeune femme dans la maison de laquelle il
avait presque reçu l'hospitalité, dont le mari lui avait rendu mille
services, et qui avait jusque-là marché très droit. Je le prévins du sot
rôle qu'on lui faisait jouer. Il m'embrassa en me remerciant de l'avis,
et me dit qu'il ne remettrait plus les pieds dans cette maison. C'est
lui qui me conta alors comment le voyage s'était passé.

Félicie, privée quelques jours de Weilberg, qui dînait sans cesse chez
elle auparavant, joua le désespoir. Elle dit que c'était une indignité
de son mari, qui avait chassé cet homme vertueux. (Elle avait dit à moi
et à deux autres que cet homme vertueux l'avait violée sur la mousse, au
pied d'un sapin dans le Schwartzwald, comme il convient que cette chose
se fasse.) Elle dit aussi, en termes polis, que sa mère, après lui avoir
servi de complaisante, lui avait soufflé son vertueux amant. (Notez que
la mère est une pauvre vieille femme de soixante ans, qui ne pense plus
à rien depuis vingt ans.) Elle commanda chez un très habile coutelier un
poignard à lame de damas, qu'elle fit apporter un jour au milieu du
dîner, et que je lui ai vu payer quarante francs et serrer très
proprement devant nous tous dans son secrétaire, à côté de sa cire
d'Espagne. Une douzaine de garçons apothicaires apportèrent chacun aussi
une petite bouteille de sirop d'opium, et toutes ces bouteilles réunies
en faisaient une quantité considérable. Elle les serra dans sa toilette.

Le lendemain, elle signifia à sa mère que, si elle ne faisait pas
revenir Gustave, elle s'empoisonnerait avec l'opium, et se tuerait avec
le poignard qu'elle avait fait faire exprès.

La mère, qui savait à quoi s'en tenir sur l'amour de Weilberg, et qui
craignait l'esclandre, alla chez celui-ci. Elle lui conta que sa fille
était folle; qu'elle faisait semblant d'être très amoureuse de lui,
qu'elle le disait amoureux d'elle, et qu'elle prétendait se tuer, s'il
ne revenait pas. Elle lui dit: «Revenez chez elle, humiliez-la bien;
elle vous prendra en horreur, et alors vous ne reviendrez plus.»

Weilberg était un brave homme; il eut pitié de la vieille mère qui
venait le prier ainsi, et il consentit à se prêter à cette ennuyeuse
comédie, pour éviter l'esclandre que la mère craignait.

Il revint donc. La jeune femme ne lui parla de rien; elle lui fit
seulement quelques reproches aimables sur son absence pendant cinq
jours. Quand ils étaient seuls ensemble, elle ne se serait pas avisée de
lui parler d'amour, depuis qu'il avait pris son chapeau, un jour, en
voyage, et qu'il était parti quand elle allait commencer une
déclaration. Weilberg aime la musique; elle passait le temps à jouer du
piano, et comme elle en joue admirablement, Weilberg restait assez
volontiers à l'entendre. En public, c'était bien différent; elle ne lui
parlait que d'amour; mais il faut avouer qu'elle y mettait beaucoup
d'art. Comme, heureusement, il savait mal le français, elle trouvait
moyen de faire savoir à tous les assistants qu'il était son amant, sans
qu'il pût le comprendre.

Tous les amis de la maison étaient dans le secret de la comédie; mais
les connaissances n'y étaient pas encore. Il fut de nouveau question,
parmi elles, de l'indignité du procédé de M. Weilberg, et celui-ci de
nouveau se retira et ne voulut plus revenir.

Félicie se mit au lit et signifia à sa mère qu'elle se laisserait mourir
de faim. Elle se mit à ne prendre que du thé; elle se levait pour
l'heure du dîner; mais elle ne prenait exactement rien.

Au bout de six jours de ce régime, elle fut gravement indisposée; on
envoya chercher des médecins. Elle déclara qu'elle s'était empoisonnée,
qu'elle ne voulait recevoir de soins de personne, que tout était
inutile. La mère et deux amis étaient là, avec les médecins; elle dit
qu'elle mourait pour M. Weilberg, dont on lui avait aliéné le coeur. Du
reste, elle priait qu'on épargnât cette triste confidence à son pauvre
mari, qui, heureusement, ignorait toutes ces choses, etc., etc.

Cependant elle consentit à prendre une drogue; on lui donna un vomitif,
et elle, qui n'avait vécu que de thé depuis six jours, rendit trois à
quatre livres de chocolat, sa maladie, son empoisonnement, n'étaient
qu'une épouvantable indigestion. Je l'avais prédit.

Ne sachant qu'inventer pour émouvoir sa mère et pour la pousser à de
nouvelles démarches qui pussent ramener Weilberg dans sa maison, elle la
menaça de tout avouer à Charles. Le mari qui eût cru sa femme sur
parole, l'aurait plantée là indubitablement. Cet esclandre étant donc
possible, la mère retourna à la charge auprès du bon Gustave, qui
consentit encore à revenir. Lui et moi, nous nous voyions beaucoup
alors; nous faisions un travail en commun; il s'était pris de goût pour
moi, et j'étais à peu près le Français qu'il aimait le mieux à voir.
Nous passions ensemble une partie des journées; il m'apprenait le
suédois. Je lui montrais la géométrie descriptible et le calcul
différentiel; car il s'était pris de passion pour les mathématiques, et
souvent il m'obligeait à rajeunir dans nos livres mes souvenirs déjà
anciens de l'école polytechnique. Je prenais ensuite mon violon, et,
beaucoup plus tolérant que vous, il restait volontiers des heures à
m'entendre.

Félicie me fit la cour pour que je fusse sans cesse chez elle: elle
savait que c'était un moyen d'attirer Weilberg. Un matin que nous
déjeunions tous trois ensemble chez elle, elle imagina de faire _preuve
d'amour_ à Gustave devant moi, et elle affecta avec lui les privautés de
gens qui vivent dans la plus parfaite intimité. L'autre, d'abord, ne
comprit pas; enfin elle mit tellement les points sur les _i_, qu'il
fallut bien comprendre; il me regarda, rit, et sans bouger avala son
morceau. On lui proposait de faire quelque rajustement à la toilette de
Félicie. Il lui dit brutalement: «Pardieu, vous avez une femme de
chambre pour vous habiller!» Et elle me dit tout bas à l'oreille:
«Voyez-vous comme il est délicat; j'étais sûre que, devant vous, il ne
voudrait pas remettre une épingle à mon fichu.»

Cependant, elle n'était pas si contente qu'elle me le disait de la
délicatesse et de la retenue de son prétendu amant. C'était, je me le
rappelle, un dimanche de Pâques. Quand nous eûmes fini le déjeuner et
que nous ne prenions plus que du thé, elle dit à son domestique: «Paul,
dites à ma femme de chambre que je n'ai pas besoin d'elle et qu'elle
profite de ce moment pour aller à la messe.»

Nous restâmes à prendre le thé. Le domestique n'entrant plus, elle
s'approcha très près du feu. «J'ai bien froid,» dit-elle; et tendant la
main à Weilberg: «Est-ce que je n'ai pas la fièvre?--Ma foi, je ne m'y
connais pas; mais voilà Goncelin qui se fait, à sa campagne, le médecin
de ses paysans; il doit se connaître à la fièvre: il vous le dira.» Je
lui tâtai le pouls: «Pas le moins du monde, lui dis-je.--C'est
singulier, reprit-elle; je suis toute je ne sais comment; il me semble
que je vais me trouver mal. Tenez, voilà que je vais me trouver mal;
j'étouffe, desserrez-moi. M. Gustave, desserrez-moi, Goncelin, je vous
en prie, allez chercher dans l'appartement de mon mari...--Quoi?--Du
benjoin, pour le brûler; il y en a dans son médailler.--Je sais où il
est, dit Weilberg; j'y vais. Goncelin va vous aider; je retourne dans
l'instant.» Et il revint cinq minutes après.

Je m'étais amusé à la délacer. La figure à part, elle était bien, jeune,
bien faite, la peau blanche et douce. Je lui avais découvert la
poitrine; elle se serait laissé mettre toute nue. J'usais passablement
de la partie découverte, et je lui disais: «Votre coeur bat très
doucement; n'ayez pas peur, ce n'est absolument rien.» Elle jouait un
évanouissement modéré. Weilberg, qui faisait exprès d'être longtemps
dehors, rentra à la fin, posa le benjoin sur la cheminée, et se remit
tranquillement à manger des biscuits et à avaler des tasses de thé.
Félicie, qui voyait tout cela, en faisant semblant de ne pas y voir, n'y
tint plus. Aussi bien, comme j'avais dit à Gustave qu'elle n'avait
aucune altération dans le pouls ni dans la respiration, il avait ajouté:
«C'est bien singulier qu'avec cela elle ait une syncope!» Félicie,
poussée à bout, revint peu à peu à elle; elle se rajusta et nous pria de
la laisser seule.

Comme elle croyait avoir grand intérêt à paraître réellement évanouie
devant Gustave, je crois que si j'avais essayé de satisfaire une
fantaisie, qui ne me prit pas, elle se fût laissé faire, sauf à dire
ensuite que c'était, de ma part, l'excès de l'indignité, et, de la
sienne, l'excès du malheur. Et notez bien que, matériellement honnête
jusque-là, et fort sensible, d'ailleurs, à ce plaisir, elle eût souffert
très certainement d'être ainsi violée.

Félicie fut si cruellement humiliée de cette manifestation
d'indifférence de Weilberg pour elle devant moi, à qui elle en parlait
toujours comme de l'amant le plus passionné, qu'elle en fut réellement
malade. Weilberg, après cette farce ridicule, ne voulait plus revenir
chez elle. Cependant, comme elle garda le lit quelque temps, et
qu'auparavant on le voyait sans cesse dans cette maison, pour éviter
qu'on ne remarquât son absence, il parut; ses visites, peu à peu, furent
plus rares, et ce ne fut qu'après huit mois qu'il cessa d'y aller tout à
fait. Pendant ces huit mois, elle n'a cessé de le représenter à tous
comme son amant, alors même qu'on ne le voyait presque plus jamais chez
elle.

Félicie aime beaucoup la musique. N'ayant pas de loge aux Bouffes, elle
avait très rarement l'occasion d'y aller. Un jour, des amis nous
prêtèrent leur loge tout entière, et elle arrangea que Weilberg et moi
nous l'y conduirions; son mari viendrait nous y trouver. Vous
remarquerez qu'alors, au fond de son coeur, elle exécrait Weilberg; elle
l'avait forcé de venir là pour qu'il se mît avec elle sur le devant de
la loge. Gustave dit qu'il faisait trop chaud et sortit du théâtre, me
laissant seul avec elle. Ma foi, comme il lui donnait sans cesse de
pareils démentis, à partir de ce jour elle changea de ton, et, après
avoir parlé pendant un an de la passion, de l'amour de Weilberg, elle
commença à toucher quelques mots de son inconstance et des peines qu'il
lui causait.

En même temps, il me revint aux oreilles que je passais pour être son
amant. J'allai la trouver, je le lui dis, et j'ajoutai que je ne voulais
pas passer pour l'être, sans en avoir au moins le profit. Je la pris sur
mes genoux, je la brusquai. Comme je savais très positivement qu'il lui
était désagréable d'être violée et qu'elle sentait la chose imminente,
je lui disais que je voulais mériter la réputation qu'elle me faisait,
etc... C'était dans le jour, on pouvait entrer d'un moment à l'autre
dans sa chambre; elle eut une peur du diable; elle me conjura de la
laisser; elle me dit qu'elle n'avait jamais aimé que Weilberg et qu'elle
n'en aimerait jamais d'autre. Enfin elle se dégagea de moi; elle sonna.
Un domestique vint, auquel elle commanda de refaire le feu, d'arranger
les rideaux, de lui apporter du thé. Je sortis. Depuis ce temps, nous
sommes à peu près brouillés. Elle dit partout que je suis une espèce de
scélérat à la _Iago_; que depuis longtemps j'avais pour elle une
abominable passion, et que c'est moi qui ai éloigné d'elle son amant
Weilberg. Elle a été jusqu'à montrer comme des déclarations de ma part
quelques lettres familièrement amicales que je lui avais écrites il y a
six ans, quand j'étais avec vous à Rome.

A présent, la vanité de Félicie s'exerce sur d'autres objets. Elle dit,
en parlant de Weilberg, des phrases tristes du troisième volume de
_Corinne_; elle joue le deuil d'une grande passion; elle ne va plus dans
le monde; chez elle, plus de toilette; mais elle donne d'excellents
dîners, où viennent de vieux imbéciles qui passent pour avoir été des
gens d'esprit autrefois, et de pauvres diables qui n'ont pas de dîner
chez eux. Elle parle avec admiration de lord Byron, de Canaris, de
Bolivar, de M. de la Fayette. On la plaint, dans son petit monde, comme
une jeune femme bien malheureuse, et on la loue comme une personne
infiniment sensible et spirituelle; elle est passablement contente de la
sorte. Cela fait une de ces maisons bourgeoises que vous détestez tant.

Avais-je raison de vous dire que cette ennuyeuse histoire ne vous
servirait à rien; elle est plate par sa nature. Tout se passe en
discours dans l'_amour-vanité_. Les discours racontés ennuient; la plus
petite action vaut mieux.

Ensuite, ce n'est pas, je crois, ici l'_amour-vanité_ comme vous
l'entendez. Félicie a un trait rare, s'il ne lui est point particulier;
c'est que c'est une chose désagréable pour elle que de faire son métier
de femme, et qu'il lui importait fort peu de faire croire à l'homme
qu'elle proclamait son amant, de lui faire croire, dis-je, qu'elle
l'aimait réellement.

GONCELIN.


FIN




TABLE


  Préface                                                              I
  Deuxième préface                                                    IX
  Troisième préface                                                   XI
  M. de Stendhal, ses oeuvres complètes                                1

LIVRE PREMIER

  Chapitre I. De l'amour                                               1
     --    II. De la naissance de l'amour                              4
     --    III. De l'espérance                                         8
     --    IV.                                                        11
     --    V.                                                         12
     --    VI. Le rameau de Salzbourg                                 13
     --    VII. Des différences entre la naissance de l'amour dans
             les deux sexes                                           15
     --    VIII.                                                      17
     --    IX.                                                        20
     --    X. Exemples de la _cristallisation_                        20
     --    XI.                                                        23
     --    XII. Suite de la cristallisation                           24
     --    XIII. Du premier pas, du grand monde, des malheurs         26
     --    XIV.                                                       28
     --    XV.                                                        30
     --    XVI.                                                       31
     --    XVII. La beauté détrônée par l'amour                       33
     --    XVIII.                                                     34
     --    XIX. Suite des exceptions à la beauté                      36
     --    XX.                                                        39
     --    XXI. De la première vue                                    39
     --    XXII. De l'engouement                                      43
     --    XXIII. Des coups de foudre                                 44
     --    XXIV. Voyage dans un pays inconnu                          47
     --    XXV. La présentation                                       53
     --    XXVI. De la pudeur                                         55
     --    XXVII. Des regards                                         61
     --    XXVIII. De l'orgueil féminin                               61
     --    XXIX. Du courage des femmes                                72
     --    XXX. Spectacle singulier et triste                         76
     --    XXXI. Extrait du journal de Salviati                       77
     --    XXXII. De l'intimité                                       85
     --    XXXIII.                                                    91
     --    XXXIV. Des confidences                                     91
     --    XXXV. De la jalousie                                       95
     --    XXXVI. Suite de la jalousie                               101
     --    XXXVII. Roxane                                            104
     --    XXXVIII. De la pique d'amour-propre                       106
     --    XXXIX. De l'amour à querelles                             113
     --    XXXIX _bis_. Remèdes à l'amour                            117
     --    XXXIX _ter_                                               120

LIVRE SECOND

  Chapitre XL. Des tempéraments et des gouvernements                 123
     --    XLI. Des nations par rapport à l'amour.--De la France     126
     --    XLII. Suite de la France                                  130
     --    XLIII. De l'Italie                                        133
     --    XLIV. Rome                                                136
     --    XLV. De l'Angleterre                                      139
     --    XLVI. Suite de l'Angleterre                               143
     --    XLVII. De l'Espagne                                       147
     --    XLVIII. De l'amour allemand                               149
     --    XLIX. Une journée à Florence                              155
     --    L. L'amour aux États-Unis                                 162
     --    LI. De l'amour en Provence jusqu'à la conquête de
             Toulouse, en 1328, par les Barbares du Nord             164
     --    LII. La Provence au XIIe siècle                           170
     --    LIII. L'Arabie                                            177
             Fragments extraits et traduits d'un recueil arabe
               intitulé le _Divan de l'Amour_                        181
     --    LIV. De l'éducation des femmes                            186
     --    LV. Objections contre l'éducation des femmes              191
     --    LVI. Suite                                                199
     --    LVI _bis_. Du mariage                                     205
     --    LVII. De ce qu'on appelle vertu                           206
     --    LVIII. Situation de l'Europe à l'égard du mariage         208
             La Suisse et l'Oberland                                 212
     --    LIX. Werther et don Juan                                  217
     --    LX. Des fiasco                                            228
  FRAGMENTS DIVERS                                                   233
  Amours de Tibulle et de Properce                                   261
  Lettre anglaise de la femme de Klopstock                           277
  Promenade aux îles Borromées                                       280
  Qu'est-ce que le plaisir?                                          292

APPENDIX

  Des Cours d'amour                                                  310
  Code d'amour du XIIe siècle                                        315
  Notice sur André le Chapelain                                      321
  Le rameau de Salzbourg                                             324
  Ernestine ou la naissance de l'amour                               337
  Exemple de l'amour en France dans la classe riche                  367


Mayenne, Imprimerie CH. COLIN.






End of the Project Gutenberg EBook of De l'Amour, by 
Stendhal and Charles-Augustin Sainte-Beuve

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'AMOUR ***

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agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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