The Project Gutenberg eBook of Voyage d'une femme au Spitzberg
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Title: Voyage d'une femme au Spitzberg
Author: Léonie d' Aunet
Release date: November 5, 2025 [eBook #77184]
Language: French
Original publication: Paris: Hachette, 1854
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE D'UNE FEMME AU SPITZBERG ***
VOYAGE
D’UNE FEMME
AU SPITZBERG
PAR
MME LÉONIE D’AUNET
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, Nº 14
1854
Les éditeurs de cet ouvrage se réservent le droit de le faire traduire
dans toutes les langues. Ils poursuivront, en vertu des lois, décrets et
traités internationaux, toutes contrefaçons et toutes traductions faites
au mépris de leurs droits.
Le dépôt légal de cet ouvrage a été fait à Paris dans le cours du mois
de juillet, et toutes les formalités prescrites par les traités ont été
remplies dans les divers États avec lesquels la France a conclu des
conventions littéraires.
Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
(ancienne maison Crapelet), rue de Vaugirard, 9.
VOYAGE
D’UNE FEMME
AU SPITZBERG
LETTRE PREMIÈRE.
A M. LÉON DE BOYNEST, A NEW-YORK.
A bord du _Wilhem de Eerst_.
Mon cher frère,
Comme tout le monde, vous vous étonnez et vous me demandez comment j’ai
pu faire le projet d’entreprendre ce grand et long voyage que vous me
voyez commencer avec crainte.
Ce projet s’est fait bien simplement; il est né d’un hasard de
conversation. Voici comment:
Il y a un mois environ, quelques amis se trouvaient réunis chez moi;
parmi eux était M. Gaimard, le célèbre voyageur. M. Gaimard a fait deux
fois le tour du monde et a pris part à je ne sais combien d’expéditions
vers le pôle; ce jour-là il nous raconta, avec sa verve méridionale et
pittoresque, le naufrage de _l’Uranie_ aux îles Malouines; il se
plaisait à nous retracer dans sa narration toutes les preuves de courage
et de sang-froid données dans cette circonstance par madame Freycinet,
qui accompagnait son mari, commandant de _l’Uranie_.
Quand il eut fini, quelqu’un dit: «Pauvre femme, elle a dû avoir
beaucoup à souffrir!
--Vous la plaignez? m’écriai-je; moi, je l’envie!»
M. Gaimard me regarda.
«Parlez-vous sérieusement, Madame?
--Très-sérieusement.
--Vous aimeriez à faire le tour du monde?
--C’est mon rêve.
--Et faire plus?»
Je ne compris pas; je crus que M. Gaimard faisait une plaisanterie.
«Plus, oui, reprit-il. On a fait le tour du monde bien des fois; on n’a
pas encore pénétré assez avant sous les latitudes qui avoisinent le
pôle, pour savoir si on pourrait par là passer d’Europe en Amérique.
--Eh bien! vous savez le chemin!
--Non, nous allons le chercher; je pars dans trois semaines, avec une
commission scientifique dont je suis président, pour explorer l’océan
Glacial dans les parages du Spitzberg et du Groënland.
--Vous êtes bien heureux!
--Je le serais davantage si cette expédition tentait votre mari, et s’il
voulait lui prêter le secours de son talent.
--Je crois que l’on peut lui faire une proposition dans ce sens.
--Vous en chargez-vous, Madame?
--Oui, à une condition.
--Laquelle?
--C’est que je l’accompagnerai.
--Jusqu’au bout?
--Jusqu’au bout.
--Cela présentera des difficultés, parce que les femmes ne sont pas
embarquées à bord des navires de l’État, et...
--Alors je ne dis pas un mot pour le voyage, au contraire.
--Parlez-en toujours, nous verrons à arranger la difficulté.»
Le soir même, le projet du grand voyage était mis sur le tapis entre mon
mari et moi, et obtenait l’unanimité de nos deux consentements.
Le lendemain nous annonçâmes notre départ à nos amis.
Ce fut un _tolle_ désapprobatif:
«Quelle folie! me disait-on; vous allez revenir laide.
--Pourquoi donc?
--Des pays affreux; et puis vous êtes trop jeune et trop délicate pour
les fatigues d’un tel voyage; attendez, au moins.
--Non; d’abord l’occasion ne se représenterait pas; ensuite, plus tard,
je puis avoir des enfants et n’aurai plus alors le droit d’exposer ma
vie dans des aventures.
--A votre âge on va au bal et non au pôle.
--L’un n’empêche pas l’autre; si je reviens, j’aurai tout le temps
d’aller au bal.
--Et si vous ne revenez pas?
--Vous aurez le plaisir de dire: Je le lui ai bien prédit.»
Je ne pensai plus qu’à mes préparatifs; je remplis de robes et de
chiffons quelques caisses qui furent dirigées sur Copenhague et
Stockholm; je me fis faire des habits d’homme pour être commodément, une
fois arrivée en pays perdu, et, au bout des trois semaines dont M.
Gaimard avait parlé, nous étions complétement prêts; il vint nous dire
adieu, et fut émerveillé de notre activité. Nous lui avons donné
rendez-vous au cap Nord; la commission scientifique s’y rend par mer;
nous prendrons, nous, la voie de terre: excellente combinaison qui nous
permettra de voir beaucoup de pays.
Maintenant, mon cher frère, il n’y a plus ni blâme ni conseils à nous
envoyer, nous sommes en route; je vous écris à bord du bateau à vapeur
qui nous mène à Hambourg, et cette lettre est le commencement
d’exécution de la promesse que je vous ai faite de vous raconter ce qui
m’arrivera et de vous décrire ce que je verrai pendant cette longue
pérégrination. La tâche sera rude, je le crains, mais j’espère
l’accomplir à force de sincérité. A mon sens, écrire un voyage, c’est
faire le portrait des pays qu’on parcourt, et le narrateur n’a pas le
droit de les rendre méconnaissables.
L’intérêt de mon récit croîtra à mesure que je m’avancerai sous les
latitudes élevées de notre vieille Europe; arrivée là, j’aurai, à défaut
d’autre, le mérite de l’originalité, étant la seule femme qui ait jamais
entrepris un semblable voyage.
Voici notre itinéraire.
En allant:
La Hollande, Hambourg, le Danemark, la Suède occidentale, la Norvége,
Christiania, Drontheim, le cap Nord et enfin le Spitzberg, s’il plaît à
Dieu.
Au retour:
La Laponie, Torneä, la Finlande, la Suède orientale, Stockholm, la
Prusse, la Saxe et le Rhin.
Je ne vous dis rien des adieux, du départ, de la Normandie, dont j’ai
entrevu les beautés à travers un voile de pluie qui les attriste trop
souvent, rien non plus du Havre, devenu un faubourg de Paris; le vrai
voyage n’a commencé pour moi qu’au moment où j’ai mis le pied sur le
pont du bateau à vapeur de Rotterdam. Il faisait un temps affreux. En
sortant du port, le bateau a été lancé par les vagues sur un groupe de
petits chasse-marée auxquels il a causé des avaries considérables, nos
roues déchiraient les voiles, brisaient les mâts, enfonçaient les
coques; tout criait et craquait sous cet immense moulin; les pêcheurs
ainsi maltraités étaient désolés et furieux à la fois; ils nous
apostrophaient d’une manière énergique et peu courtoise. Je quittai
ainsi le Havre au milieu d’un grand tumulte et d’un concert de
malédictions. Ni les côtes de la patrie ni les compatriotes ne me firent
de touchants adieux.
A partir de ce moment jusqu’au lendemain, je fus la proie exclusive de
cette torture appelée le _mal de mer_, et je ne vis rien, hors des
tasses de thé et des citrons dans lesquels, par rage, je mordais comme
dans des pommes.
Lorsque le bateau entra dans la Meuse, je me sentis mieux et montai sur
le pont. Je fus bien surprise de me trouver déjà en présence d’un pays
si différent de la France; nous passions alors devant une petite ville
nommée, je crois, Helvoetsluys, située au milieu d’un paysage frais,
peigné, gracieux, coquet, un vrai paysage d’éventail: il n’y manquait
rien, pas même les moutons blancs, ni la silhouette élancée de trois
grandes filles en jupes courtes, qui étendaient du linge sur un pré d’un
vert éclatant.
Les rives de la Meuse sont très-plates; le fleuve est endigué au moyen
de petits remparts bas, qui, aperçus de loin, comme je les voyais, ont
l’air de murailles faites par des vanniers: l’œil n’aperçoit que de
menues branches ou des joncs (je ne saurais dire lesquels) artistement
entrelacés, et on s’étonne de voir une si grande force cachée dans un si
élégant travail.
Nous avons laissé le Briel à droite, passé près de Dortrecht, dont j’ai
seulement entrevu les hauts clochers couverts d’ardoises, et le soir
même nous sommes arrivés à Rotterdam.
J’ai traversé Rotterdam à pied, et un peu à la hâte, pour aller trouver
la diligence de la Haye; j’ai cependant eu le temps d’être séduite par
son exquise propreté, par ses canaux limpides bordés de beaux arbres,
par ses jolis ponts de pierre légèrement jetés d’un bord à l’autre, par
son air calme, riant, paisible et doux comme le bonheur. Presque toutes
ses maisons sont précédées d’un perron de pierre, de bois ou de brique;
chaque propriétaire arrange le sien suivant son goût, ce qui introduit
de charmants caprices dans l’architecture générale, à la grande
confusion de la symétrie froide et de la régularité ennuyeuse. Par
moments une porte entr’ouverte me laissait apercevoir l’intérieur de
quelque cuisine propre, lavée, rangée, brillante, comme on n’en voit, à
Paris, qu’au Louvre, dans les tableaux hollandais.
Dans ce pays, où on doit vivre si bien, on voyage fort mal; les voitures
publiques sont détestables, et, si les routes n’étaient pas unies comme
des allées de jardin, on serait brisé au bout de deux lieues. De
Dortrecht à Delft, on traverse un paysage de Paul Potter, des prairies à
perte de vue, coupées de temps en temps par un canal étroit où se
réfléchit le ciel. Lorsque nous passâmes, quelques cigognes cendrées,
immobiles sur une patte, nous regardèrent sans s’envoler; de belles
vaches blanches, à taches rousses, se couchaient en ruminant dans les
hautes herbes; une brise à peine sensible nous apportait la saveur
fraîche et salée de la mer, et le soleil s’abaissait lentement derrière
un voile de vapeurs pourprées; il régnait sur cette nature un calme
puissant, contagieux pour l’âme, et, tandis que la voiture roulait sans
bruit et que mes compagnons de voyage se laissaient aller à une agréable
somnolence, je me rappelai ces charmants vers de Richard Howitt:
«The birds were hushed, the flowers were closed,
«The kine along the ground reposed.
«All active life to gentle rest
«Sank down, as on a mother’s breast!»
L’oiseau faisait silence et les fleurs se fermaient;
Les vaches doucement se couchaient sur la terre.
La nature et la vie ensemble s’endormaient
D’un paisible sommeil, comme au sein d’une mère!
Et je m’abandonnai à une rêverie profonde comme cet horizon infini,
douce comme ce beau paysage.
Nous avons traversé Delft très-rapidement à la nuit noire, et je n’ai pu
distinguer autre chose que les étincelles de toutes les pipes
fonctionnant devant toutes les portes. A la Haye, je me suis logée près
d’un grand canal, sur un quai nommé _le Spui_. Le lendemain matin, un
grand tapage de brosses et de balais allant et venant au-dessus de ma
tête m’a obligée à me lever de bonne heure, malgré ma fatigue. Le bruit
de l’eau que j’entendais fouetter contre mes vitres me fit croire qu’il
pleuvait à torrents; en regardant, je fus rassurée: ce n’était pas de la
pluie, mais tout simplement les ménagères du voisinage et les servantes
du logis qui, à l’aide de pompes portatives, inondaient l’extérieur des
maisons afin de le nettoyer, et produisaient un déluge factice.
On m’avait beaucoup parlé de la propreté des Hollandaises; néanmoins,
elle m’a paru fabuleuse; il n’est pas jusqu’aux crémaillères, jusqu’aux
plaques des cheminées, aux clous des portes et aux grattoirs pour les
pieds, qui ne soient brillants comme des bijoux d’acier; ces gens-là
n’ont pas le goût de la propreté, ils en ont le culte. Les femmes sont
sans cesse à laver, gratter, brosser, ranger, fourbir, balayer ou
écurer; elles ne font pas autre chose. A les juger sur la mine,
peut-être s’acquitteraient-elles moins bien de ce qui serait moins
mécanique. Les femmes dispensées par leur position de fortune de prendre
une part active à la lessive générale et perpétuelle de leur habitation
ne manifestent pas grand goût pour les jouissances intellectuelles; leur
vie se passe à s’habiller, à se promener au parc, ou bien à se tenir
assises, près de leur fenêtre, avec une broderie, en s’interrompant
fréquemment pour jeter un regard sur un petit miroir attaché à une
branche de fer mouvante, placée à l’extérieur de la maison. D’après la
façon dont il est incliné, ce curieux petit meuble, ou ce petit meuble
curieux, réfléchit toutes les personnes qui passent dans la rue. On
nomme cela un _espion_, et le mot est très-juste; car ce morceau de
glace, que l’œil du piéton sans méfiance aperçoit à peine, est d’une
perfidie, ou plutôt d’une fidélité affreuse, pour rapporter ses moindres
gestes.
Les rues de la Haye sont solitaires, presque désertes: le seul lieu
vraiment animé de la ville, c’est le grand canal à l’heure du marché. On
voit arriver de longs bateaux chargés de fruits, de légumes, d’œufs, de
volailles et de beaux poissons qui brillent, s’agitent et sautent encore
dans les filets où ils ont été pris; les mariniers assis à l’avant
fument gravement, et de toutes les maisons sortent les actives ménagères
qui vont à bord des bateaux faire la provision. Ces femmes aux membres
robustes, aux joues fraîches, au costume pittoresque, qui vont,
viennent, babillent, achètent, s’appellent en passant d’un bateau à
l’autre, donnent à cet ensemble une vie et un éclat que je ne saurais
décrire. Sans doute, notre marché de la halle à Paris est plus
considérable; la foule y est plus grande, les denrées, plus abondantes;
mais l’effet produit aux yeux est complétement différent. A Paris, le
marché se tient sur un emplacement entouré de maisons hautes et noires;
c’est un lieu bruyant, sale, impraticable, nauséabond; le pied y
trébuche dans la boue; l’odorat y est offensé par les âcres émanations
des détritus de toutes sortes. Quel contraste avec ce marché hollandais,
propre, riant, joyeux, à l’aise sur son grand canal, ombragé de beaux
arbres et bordé de quais spacieux! Ceci suffit pour expliquer pourquoi
les maîtresses de maisons s’abstiennent à Paris de surveiller leur
cuisinière au marché, tandis qu’à la Haye elles les accompagnent presque
toujours.
Pendant tout un jour, je suis restée enfermée dans les musées. Que dire?
C’est un encombrement de trésors et de chefs-d’œuvre. Les trésors sont
dans le musée chinois, les chefs-d’œuvre dans le musée hollandais; on
sort de là avec des éblouissements.
J’ai passé deux heures en Chine et une heure au Japon. Que personne ne
s’avise de me soutenir qu’il connaît mieux que moi ces deux pays: j’y ai
été. Je dirai comment se croisent les rues de Pékin; comment sont bâties
les maisons; quels dessins courent sur les murs de porcelaine; combien
d’étages ont les pagodes; quels costumes portent les femmes; quels
cordonniers-joailliers fabriquent leurs souliers extravagants de
petitesse; de quelles épingles longues comme des quenouilles elles
chargent leur tête; la couleur des colibris dont elles se coiffent les
jours de fête; comment sont faites les fleurs là-bas, et à quels fruits
elles ressemblent; combien sont gros les légumes, et de quelles bêtes
ils ont l’air: je sais tout enfin. J’irais, non, je veux dire je
retournerais en Chine demain, j’y serais comme chez moi.
Pour parler sérieusement, on s’épargne huit mois de traversée et les
tempêtes du cap de Bonne-Espérance, en passant une journée dans les
musées de la Haye. Le musée chinois est une collection complète des
armes, des vêtements, des meubles, des tableaux, des outils et des
ustensiles du céleste empire; on y a ajouté des imitations parfaites de
tous les animaux, des fruits, des fleurs, des plantes et des légumes du
pays; s’il fallait citer tout ce qui est étonnant de perfection, il
faudrait dresser une nomenclature; il y a là des fruits à rendre voleur
un gourmand; en les regardant, il semble qu’il s’en exhale un parfum
exquis et pénétrant. Comme complément à ces magnifiques collections, on
a placé dans la même salle les plans, en relief, de Pékin et de Canton,
exécutés sur d’assez grandes proportions et avec une fidélité chinoise.
Les trésors positifs ne le cèdent en rien aux chefs-d’œuvre de patience;
les armes et les costumes réunis dans le musée représentent une énorme
valeur; ce sont encore plus des bijoux que des armes; les _kriss_ malais
sont en or massif avec une petite flamme d’acier au bout seulement, mais
bien aiguë et bien empoisonnée, comme il convient; les manches de
poignards japonais sont encroûtés de pierreries: cet arsenal-là est un
écrin. Les costumes sont également inestimables; j’ai vu parmi eux tant
d’étoffes éblouissantes, inconnues chez nous, que la seule comparaison
me venant à l’esprit était celle de la robe couleur du soleil, dont on
nous parle dans le conte de _Peau-d’Ane_. La plupart des jupes des
femmes sont de ces beaux crêpes auxquels la Chine a donné son nom, avec
des broderies d’or du goût le plus charmant; certes ces ouvriers qui
composent de pareils dessins sont plus artistes que beaucoup d’artistes
que je sais. En dernier lieu, ma curiosité a été occupée et amusée par
une grande armoire recouverte d’écaille et incrustée d’argent, d’un
travail remarquablement précieux; cette armoire ouverte se trouva
contenir une maison japonaise, mais une véritable et complète
habitation, avec tous ses meubles et tous ses ustensiles, soignés comme
s’ils étaient de grandeur naturelle. Un seul détail donne idée du reste:
il y a dans la maison une bibliothèque, et les livres qui la composent
ont été imprimés exprès. Ce miracle des joujoux avait été commandé par
Pierre le Grand pour le musée de Pétersbourg; j’ignore quelles
circonstances l’ont fait rester à la Haye.
Après les richesses de la Chine, j’ai vu celles de la Hollande, les
tableaux. Dans de tels musées, pour regarder, pour juger, pour
comprendre, il faudrait non un jour, mais une année. J’ai passé avec une
rapidité déplorable devant les Gérard Dow, les Metzu, les Terburg les
plus ravissants et les plus incontestables. A peine ai-je donné quelques
minutes au plus beau Paul Potter qui existe. Il représente un grand
taureau pensif, debout près d’une belle vache couchée. C’est une fenêtre
ouverte sur une prairie. Cela vaut, dit-on, deux cent mille francs.
Sachant combien j’avais peu de temps, je courais à travers les galeries,
cherchant un tableau dont la gravure m’avait vivement frappée: _la Leçon
d’anatomie_, de Rembrandt. Quand je me suis trouvée devant ce
chef-d’œuvre du plus puissant des maîtres de la couleur, mon admiration
s’est élevée jusqu’à l’émotion. Le sujet est sévère et rendu avec une
rare simplicité: le maître, debout, en face du cadavre étendu sur une
table, fait une démonstration; ses élèves l’écoutent avec un intérêt qui
se lit sur leurs physionomies intelligentes et calmes. La tête du
médecin est vivante et inspirée, on regarde, on s’arrête, on attend sa
parole, comme ces graves étudiants vêtus de noir qui l’entourent; la
scène est éclairée par cette lumière mystérieuse et chaude à la fois,
dont ce maître immortel a seul eu le secret.
En quittant le musée, j’ai traversé ce beau parc qu’on appelle le bois
de la Haye; des merveilles de l’homme je suis passée aux merveilles du
bon Dieu; en tous temps ce bois paraît une magnifique promenade, mais au
mois de mai c’est un immense bouquet; le bord des chemins est couvert de
violettes, de perce-neige, de primevères; tous les buissons sont roses
ou blancs; les boules de neige, l’aubépine, éclatent de toutes parts:
rien de plus frais, de plus gai, de plus embaumé! De temps en temps, les
premiers plans étaient gâtés par les toilettes de quelques
ultra-élégantes de la ville; ces dames, ayant voulu être trop
Parisiennes, avaient réussi à être assez bizarres. Elles étaient vêtues
à la mode de la saison prochaine, chose fatale, menaçant toute étrangère
esclave de certains journaux, qui ont plutôt pour habitude de prédire
les modes que de les indiquer.
Le soir même de ce jour, je quittai la Haye dans une grande voiture
jaune, si haut montée sur ses roues que son marchepied était presque un
escalier. Je me suis assise sur de maigres coussins, rembourrés de foin,
ayant à ma gauche un Hollandais fumant un cigare, et devant moi deux
Hollandais fumant dans de grosses pipes. Enfermée comme je l’étais dans
cette tabagie, je n’eus d’autre ressource, pour échapper à la migraine,
que de rester obstinément la tête à la portière, et je ne m’en repentis
pas. La route de la Haye à Amsterdam semble une promenade dans un jardin
anglais; le pays est parsemé de maisons de campagne qu’on prendrait
facilement pour les kiosques ou les chalets d’un parc immense, tant
elles sont coquettes, mignonnes, fleuries et bien enluminées. Du haut de
mon observatoire, je voyais par-dessus les haies et plongeais dans les
jardins, dont j’aurais pu effleurer les arbustes avec la main; mille
parfums exquis s’élevaient des parterres et combattaient victorieusement
les exhalaisons désagréables de mes fumeurs. Dans cette course à vol
d’abeille au-dessus des jardins, je pus constater le nombre considérable
des grandes fortunes hollandaises. Ce n’était ni dans l’élégance des
habitations ni dans la magnificence des plates-bandes que se révélait
pour moi l’opulence du propriétaire; non, c’était par la quantité de
monticules m’apparaissant dans chaque enclos. Sur ce tapis de billard
qui forme le sol des Provinces-Unies (et, si vous me permettez un
mauvais jeu de mots, je dirai que jamais provinces ne furent plus
justement appelées _unies_), sur cette terre classique des prairies, un
mouvement de terrain n’existe qu’autant qu’on le crée, de là l’ambition
de tout propriétaire de doter son parc d’une colline, d’une ondulation,
d’une ampoule de terrain quelconque. Cette rareté se fabrique à force
d’argent: chaque banquier retiré se pavane autour d’une butte de terre;
il y en a d’assez millionnaires pour y ajouter le rocher formant grotte:
ceci alors atteint le _nec plus ultra_ du luxe.
Un horticulteur se fût sans doute pâmé devant ces nobles tulipes et ces
illustres jacinthes vantées, enviées, cotées par les jardiniers du monde
entier; moi j’en ai joui, ni plus ni moins que si elles n’avaient pas
représenté des sommes folles, et avec la placide ignorance d’un esprit
qui n’admet, parmi les fleurs comme parmi les femmes, d’autre
aristocratie que celle de la beauté. Du reste, pendant que j’avoue mes
hérésies, j’y ajoute celle-ci: j’aime médiocrement ces soins excessifs
donnés aux fleurs; en leur ôtant leur abandon, ils les privent aussi
d’une partie de leur grâce: sous ce rapport, je vais loin; car je
préfère une fleur des champs à une fleur de serre, et un jardin négligé
à un jardin soigné.
Au bout de cette promenade j’ai trouvé Amsterdam, la capitale de la
Hollande. Amsterdam est la Venise du Nord: comme l’autre Venise, elle a
la mer, les palais, les canaux, les souvenirs; comme l’autre elle fut
républicaine, florissante et glorieuse. Aujourd’hui, Venise est asservie
et Amsterdam soumise. La grande république aristocratique n’est plus
qu’une ville dépendante de l’empire d’Autriche; la grande république
bourgeoise n’est plus qu’une monarchie de troisième ordre. Qui eût prévu
cela il y a trois siècles, quand Venise, forte de ses soixante mille
hommes d’armes, de ses cent quarante galères, de ses inépuisables
arsenaux, luttait contre la Turquie; quand la Hollande colonisait les
Indes tout en tenant tête à l’Espagne?
Amsterdam conserve des traces visibles de son passé: les maisons du quai
des Seigneurs, baignant leurs perrons de marbre dans l’eau du grand
canal, ouvrant leurs larges fenêtres garnies de vitres roses sur de
vastes salons tendus de damas des Indes, ont conservé un air opulent et
une tournure hautaine qui rappellent les meilleurs temps de sa
prospérité. Amsterdam représente encore une ville gaie, animée et
pittoresque; tout y est intéressant pour le voyageur; mille objets y
attirent et y récréent la vue. Chose rare maintenant, elle a une couleur
à elle, un aspect particulier; elle n’a pas pris la triste teinte de
contrefaçon française de ses voisins de Belgique; elle a encore des
costumes, de vrais et sincères costumes nationaux. Les femmes des
environs d’Amsterdam charment l’œil de l’artiste par leurs brillants
ajustements et leur fraîcheur éclatante; les Frisonnes, fidèles à leurs
anciens usages, portent sur leur front des plaques d’or ou d’argent
doré, richement travaillées, d’un effet piquant et bizarre, et l’on
rencontre dans les rues les orphelins élevés par la charité publique
vêtus de robes mi-partie grises et rouges, comme de vivants souvenirs du
moyen âge.
Il faudrait passer deux mois dans une pareille ville: je n’ai pu, à mon
grand regret, lui donner que deux jours. J’ai cependant vu le musée, en
courant, comme toujours.
Ce musée, c’est stupéfiant! On n’imagine pas une semblable réunion de
perles! Je vous fais grâce de mes descriptions de tableaux: d’autres
plus dignes que moi ont savamment parlé de toutes ces œuvres
merveilleuses, et je vous renvoie à eux. Pourtant, puisque vous me
demandez toutes mes impressions, je vais vous citer ce qui m’a
_accrochée_, comme on dit en style d’atelier.
Un Gérard Dow d’abord; une espèce de tour de force réussi de ce maître,
pour qui la patience fut le génie; une petite scène d’intérieur éclairée
simultanément par la lune, par une lanterne et par un feu de cheminée;
ces diverses lumières sont rendues d’une façon à la fois distincte et
harmonieuse, qui est le comble de l’habileté. En vérité, ce petit
tableau est une gageure contre l’impossible, et une gageure gagnée.
Ensuite je suis restée clouée plus d’un quart d’heure devant _la Ronde
de nuit_ de Rembrandt. Cela représente tout simplement une patrouille de
bourgeois à Gand: des visages communs, des costumes sombres, une action
vulgaire,--un ensemble sublime,--c’est la nature plus l’art. Il y a une
haleine dans chaque poitrine et le souffle puissant d’un grand génie
dans l’œuvre. Cela s’élève au niveau de _la Leçon d’anatomie_, et ces
deux tableaux valent à eux seuls qu’on fasse le voyage pour les voir.
Dans ce même musée, on garde la page capitale de l’école hollandaise: un
immense tableau de Wander-Hest, un peintre que nous connaissons trop
peu, nous autres Français. Cette fois, Wander-Hest a peint un _Repas
d’échevins_. Douze ou quinze hommes sont réunis autour d’une grande
table chargée de mets, dans les attitudes les plus naturelles; les
figures, largement dessinées, vivent de la vie réelle; elles sortent de
la toile, comme on dit. Quant aux détails, ils sont exécutés avec un
fini précieux et inouï; on pourrait compter les fils de la nappe et les
points de la tapisserie. Certes, c’est un beau tableau; pourtant il ne
m’a point touchée. Pourquoi? Peut-être avais-je les yeux trop pleins de
la poétique lumière de Rembrandt!
Il ne faut pas quitter la Hollande sans avoir vu Saardam et Brouk.
Saardam est une page et Brouk est une vignette de l’histoire des
Pays-Bas. Cette fois, j’eus pour mon excursion le plus charmant des
compagnons de voyage, le soleil. La route d’Amsterdam à Saardam est
jolie et variée; de temps en temps elle côtoie le Zuiderzée, au fond
duquel on aperçoit, m’a-t-on assuré, en temps calme, les clochers et les
tours d’une ville autrefois engloutie par la mer pour former cet immense
golfe. Le récit appartient, je crois, plus à la légende qu’à l’histoire;
quoi qu’il en soit, en passant près de la mer, je regardai
attentivement; mais j’aperçus seulement quelque chose d’analogue à ce
que vit la sœur Anne du conte, le soleil tamisant sa poudre d’or sur le
dos bleu des vagues, et l’herbe de la route devenant d’une verdure plus
intense sous son heureuse influence.
Si on n’allait pas à Saardam pour accomplir une sorte de pèlerinage à la
maison du royal charpentier Pierre Ier de Russie, il faudrait encore y
aller pour Saardam, pour voir ses maisons éparpillées dans un jardin, et
ses femmes si richement et si coquettement vêtues, qui ont l’air de
femmes du monde jouant à la paysanne. Le jour où j’arrivai était un
dimanche, et je vis déployées de toutes parts des jupes de vieux damas
et de pékin broché, dont une petite-maîtresse parisienne se fût fort
bien accommodée pour couvrir les fauteuils de son boudoir.
Les femmes de Saardam portent avec cela de grands chapeaux de paille
presque ronds, doublés et bordés d’une étoffe de couleur très-vive, qui
leur vont à merveille. Cette robuste et active population parée pour une
fête, ce ciel bleu sans un nuage, cet horizon infini de la grande mer,
ce printemps qui étalait sa pompe de fleurs dans ses rues-jardins, tout
cela formait un tableau ravissant au regard et doux à l’âme, dont j’ai
joui avec bonheur pendant quelques heures.
Ensuite j’ai été voir la maison de Pierre Ier.
On entre avec un sentiment de vive curiosité et une sorte de respect
dans cette humble demeure où, pendant trois années, un homme qui
possédait presque une moitié de l’Europe s’est astreint aux études
arides et aux pénibles labeurs d’un constructeur de navires. Pierre Ier
sur le chantier de Saardam apparaît dans l’histoire comme une rare et
noble figure; il y a une vraie grandeur dans son exil volontaire loin de
la patrie, loin du trône, dans cette humilité du puissant devant le
travail, du despote à demi sauvage devant la civilisation, dans cet
hommage rendu par la force à l’intelligence. On sent qu’en faisant cela
cet homme apprenait à construire un navire, mais songeait à édifier un
empire.
La maison où il méditait ses grands projets et se livrait à ses modestes
études est petite, bâtie en bois, très-simple, une vraie chaumière,
divisée en deux pièces: dans celle du fond, on montre la table où il
écrivait et le lit de camp, bas et dur, où il se reposait. Tout dans
l’habitation est de la plus austère simplicité: les murs sont nus, les
meubles grossiers, faits en bois naturel; quelques cartes et des outils
de charpentier sont accrochés aux murailles; c’est la retraite d’un
solitaire en même temps que le logis d’un ouvrier. Jamais un plus humble
toit n’abrita une plus vaste pensée!
Les voyageurs sont tenus d’écrire leurs noms sur un registre placé dans
la première pièce; j’ai mis le mien au bas d’une page où il se trouvait
précédé de neuf noms anglais et de six noms allemands. J’espère que les
noms français ne sont pas aussi rares dans le reste du volume.
Après Saardam, on va voir Brouk, éloigné seulement de quelques lieues.
On m’avait cité Brouk comme la merveille de la Hollande; à mon sens, ce
n’est pas la merveille qu’il eût fallu dire, mais le résumé. En effet,
dans ce petit coin de terre, les défauts et les qualités des Hollandais
se manifestent dans leur plus complète expression.
Brouk n’est ni une ville ni un bourg, encore moins un village; c’est une
agglomération d’habitations de plaisance construites par des
propriétaires assez riches pour satisfaire tous leurs goûts; en suivant
leur penchant, ils sont arrivés à des extravagances de soin, à des
aberrations de propreté inimaginables: tant il est vrai qu’il faut
redouter l’abus des meilleures choses!
D’abord les rues, mais je ne sais s’il faut appeler cela des rues,
puisque les voitures n’y passent pas; je ne puis pourtant pas non plus
dire les allées, puisque le sol se compose d’un pavage de briques
artistement disposées; les rues donc sont balayées comme nos chambres à
coucher; pour qu’aucun _accident_ ne vienne porter atteinte à cette
rigoureuse propreté, les animaux ne dépassent pas les barrières de la
ville. Quant aux maisons, figurez-vous absolument ces joujoux de
Nuremberg qu’on nous donnait au jour de l’an dans de grandes boîtes: des
maisons correctes, proprettes, peintes à l’huile, de couleurs
brillantes; vert clair, lilas, bleu de ciel, rehaussées de filets
tranchant sur le fond; à Brouk, quelques-unes ont des filets d’or autour
des fenêtres. Au milieu de chaque maison on voit une jolie porte ornée
et sculptée souvent avec des guirlandes et des médaillons dans le goût
de Louis XV; cette porte reste hermétiquement fermée; la coutume du pays
ne permet de l’ouvrir que dans trois circonstances solennelles: le
baptême, le mariage ou la mort d’un des maîtres du logis. On a une autre
porte basse, masquée, discrète, ouvrant sur une ruelle, dont on se sert
pour les usages journaliers.
A Brouk, il est convenable de dissimuler son existence le mieux
possible; on n’avoue demeurer dans sa maison que si on y est absolument
forcé par un événement de quelque importance, comme de venir en ce monde
ou d’en sortir. Le reste du temps, on s’efface et on s’amoindrit à
dessein. Je n’ai pu voir l’intérieur d’une maison, parce qu’on me
proposa, sans rire, de me déchausser pour entrer.
Dans ce fantasque pays, on assiste à un curieux renversement de l’ordre
naturel; on y voit l’homme soumis aux choses, l’être intelligent et
animé esclave de la matière inerte; il y a là des gens qui se gênent, se
privent, s’immobilisent pour ne pas marcher sur leurs pierres, froisser
leurs herbes ou fatiguer leurs portes. A force de recherches, de
minuties et d’art mal entendu, ils sont parvenus à faire même de leurs
jardins, comblés de fleurs rares, des lieux désagréables et ennuyeux.
Autour de pelouses où aucun brin de gazon n’a la latitude de dépasser
son voisin, serpentent des allées couvertes de sable tamisé; sur ce
sable, une main patiente a tracé des arabesques, et, comme les pas
détruiraient inévitablement ces fragiles dessins, le petit nombre
d’habitants qui vivent encore assez pour se promener font placer sur
leurs allées des planches portatives, montées sur de petits pieds. Dans
les massifs, le tronc des arbres est peint en gris ou en blanc, et les
branches sont si régulièrement taillées que chaque arbre a l’air d’un
bouquet artificiel avec sa queue de papier blanc. Pour que rien ne
manque à l’ensemble, des personnages de bois, vêtus de vêtements
véritables, remplacent les promeneurs dans les bosquets avec moins de
dommages pour le jardin, et sur les bassins voguent des cygnes
parfaitement imités. Au total, une décoration de l’Ambigu est infiniment
plus _réelle_ que le paysage de Brouk, et je ne sache rien de plus
froid, de plus triste, de plus mesquin que ce coin du monde où l’homme
semble avoir pris à tâche d’appauvrir, de défigurer, de mutiler la
nature, sous prétexte d’embellissements.
Au bout de deux heures, j’éprouvais une violente envie de quitter ce
pays de maniaques; j’avais hâte de retrouver un peu de vie, de
mouvement, de désordre, le dirai-je? même de poussière; tout me semblait
préférable à ce que j’avais sous les yeux. Les gens de Brouk n’ont pas
le goût ou l’amour de la propreté: ils en ont le fanatisme, le
fétichisme! Je ne sais s’ils ont une autre religion que celle-là; mais
ils m’ont paru devoir redouter la boue plus que l’enfer, et la poussière
plus que le péché; ils dépensent un temps si considérable à balayer
leurs chemins qu’il ne doit plus leur en rester pour épurer leurs
consciences; et certainement le moyen d’être accueilli chez eux, c’est
d’éviter, non les vices, mais les taches.
J’ai quitté joyeusement cet absurde et colossal joujou, par un beau
soleil couchant dont tout l’éclat ne pouvait rendre jolies les affreuses
petites habitations de Brouk.
Près d’Amsterdam, nous avons trouvé un bon souper sous de grands arbres
assez modérément émondés. Tandis que nous corrigions la lourdeur de ce
repas à la bière par quelques bouteilles de vin de Bordeaux, une petite
gitana espagnole, de quinze ou seize ans, basanée, fluette, avec les
grands yeux hardis de sa race et de magnifiques cheveux noirs où se
tordait bizarrement un lambeau de velours rouge, s’est approchée de
nous, et, prenant sa guitare, a joué une séguédille sur ce rythme
cadencé et nerveux qui donne tant de caractère à la musique espagnole.
Cela est venu jeter comme un rayon de chaude couleur à travers le calme
un peu froid du paysage, et un éclair de vive gaieté au milieu de la
placidité un peu morne de nos hôtes.
Deux heures après, je m’embarquais à bord du _Wilhem de Eerst_, d’où je
vous écris, et je serai à Hambourg demain.
LETTRE II.
CHRISTIANIA.
Me voici en Norvége. Enfin! J’ai fait un chemin énorme depuis ma
première lettre. J’ai dévoré près de trois cents lieues, deux mers: la
mer du Nord et la Baltique; un détroit: le Sund; une ville libre:
Hambourg; une capitale: Copenhague, et un fort grand morceau de mon
troisième royaume, sans compter une respectable quantité de petites
villes dont l’orthographe, hérissée de consonnes, pourrait vous
effrayer. J’ai traversé tout cela si rapidement, que j’ai été contrainte
de négliger beaucoup de choses intéressantes dont j’aurais aimé à vous
parler. Contentez-vous donc, pour cette fois, d’un aperçu
très-superficiel.
Après deux jours et trois nuits d’une traversée monotone faite au milieu
d’un nuage de brouillards, un matin nous entrâmes dans l’Elbe, et, peu
après, je vis apparaître les toits pressés de Hambourg. Je sais qu’il
existe un vieux Hambourg où l’on trouve encore des maisons du XIIe
siècle, où se rencontrent des entourages de fenêtres et de portes
sculptés à jour comme des ivoires chinois. Ce Hambourg-là, je ne l’ai
pas vu: j’étais logée dans les quartiers neufs, sur une charmante
promenade près du bassin de l’Alster, nommée le Yungfurstieg. Je me suis
promenée une partie du jour dans mon voisinage. J’ai vu beaucoup de
ballots de drap, de caisses de savon, de couffes de café; mais nul
souvenir de la courageuse ville libre du moyen âge ne perçait sous la
physionomie commerçante et moderne des rues. Hambourg faisait partie de
cette formidable hanse, qui comptait autrefois soixante-dix villes
libres; elle est une des quatre qui ont résisté aux empiétements des
royaumes voisins et ne se sont pas laissé incorporer. Elle est plus
riche que Francfort et surtout que Lubeck et Brême; mais elle n’est plus
fortifiée ni guerrière. Elle a fait des jardins avec ses remparts, et
une garde urbaine avec ses hommes d’armes. Elle est aujourd’hui
pacifique comme le commerce. Les banquiers la comptent comme une cité
florissante, mais les dandys ne la classeront pas parmi les villes
élégantes; il leur suffira pour cela d’entrer un soir au grand théâtre,
où, dans une salle enfumée et à peine éclairée, ils pourront voir
représenter _Don Juan_ devant une assemblée de femmes à peu près en
robes de chambre. Mes yeux, accoutumés à l’éclat de notre Opéra, se sont
trouvés complétement dépaysés dans ce milieu morose; il a réussi à
affaiblir le plaisir que me cause d’ordinaire la magnifique partition de
Mozart.
Hambourg est situé d’une façon délicieuse, entre la mer et des collines
couvertes de fertiles campagnes; au bas des collines, l’Elbe s’enfuit en
faisant mille détours, semblable à un grand serpent courant dans de
hautes herbes. A un quart de lieue de Hambourg, on rencontre Altona; on
le prendrait pour un de ses faubourgs. C’est une ville étrangère: Altona
est danois. A un point de la route se dresse le drapeau portant la
grande croix blanche sur fond de gueules du Danemark; il marque la
frontière des deux pays. Ce drapeau a là une mission géographique, rien
de plus; il n’empêche pas l’union étroite des deux villes. Les habitants
d’Altona sont sans cesse à Hambourg; ils y vendent, achètent, échangent
et jouent; ils y font toute espèce de trafics; ils n’ont pas d’autre
bourse que celle de Hambourg; en un mot, le peuple d’Altona habite en
Danemark, mais il vit à Hambourg. La ville libre a fait sur le royaume
une conquête toute morale, plus sûre que bien des conquêtes matérielles.
Près d’Altona, le jardin Boos, le plus beau jardin botanique du Nord,
livre à l’admiration des voyageurs ses forêts de géraniums et d’azaléas
et ses magnifiques collections de plantes aquatiques et exotiques. On y
remarque une abondance inexprimable de ces singulières plantes qui
ressemblent plutôt à des insectes et à des reptiles qu’à des végétaux,
les unes couvertes de longs poils piquants comme certaines espèces de
chenilles, d’autres avec une peau rugueuse qui imite la peau des plus
gros lézards. On est tout étonné de voir sortir des fleurs éclatantes de
cet étrange et menaçant fouillis.
A une lieue du jardin botanique est situé le petit village d’Ottenzen,
où repose Klopstock.
Le cimetière d’Ottenzen n’a de cimetière que le nom. On serait d’abord
tenté de le prendre pour un grand bosquet touffu, paisible, désert,
silencieux; une herbe épaisse y croît de toutes parts et y cache les
croix; les fleurs s’y épanouissent, les oiseaux y font leurs nids, le
paysan voyageur y jette un regard et ne s’éloigne pas sans saluer cet
asile de paix.
Le tombeau de Klopstock est très-simple: une figure de vierge d’une
grâce sévère le surmonte, un grand tilleul le couvre de son ombre. C’est
bien là que devait dormir,--rêver peut-être,--ce poète de la mélancolie
mystique.
Je suis restée une demi-heure à écouter en moi ce que me disait cette
tombe, à goûter ce calme triste et doux qui me pénétrait; puis j’ai
cueilli un myosotis, la fleur du souvenir, et j’ai quitté Ottenzen tout
en songeant que j’aimerais un tombeau comme celui-là, enveloppé d’ombre,
de parfums et de silence!
Après cette charmante excursion, je n’ai pas voulu me risquer de nouveau
au milieu des colis hambourgeois, et j’ai tout de suite monté en voiture
pour gagner Kiel. De Hambourg à Kiel je vis seulement de profondes
ornières de sable jaune, où les chevaux avançaient lentement, car un
brouillard humide et trouble jeta obstinément son voile gris entre moi
et le paysage. J’eus quatorze heures pénibles à passer ainsi, d’autant
que des marchands de Hambourg s’étaient _de force_ emparés du fond de la
voiture et refusèrent de me le rendre, malgré mon droit à l’occuper,
prouvé par mon bulletin. On n’est pas encore si marchand que cela en
France!
Kiel m’a paru laid, mal pavé, mal peuplé; tout y a un air morne qui
distille l’ennui; les yeux y sont offusqués par l’horrible coiffure des
femmes; elles portent des chapeaux d’hommes, d’affreux chapeaux d’hommes
français! le détestable tuyau de poêle à petits bords et à haute
forme!... Comme ce sont les femmes du peuple qui se montrent ainsi
coiffées, les chapeaux sont vieux pour la plupart, conséquemment roux,
ébouriffés, déformés, bons à mettre sur des cerisiers, au mois de juin,
pour effrayer les moineaux. J’ai eu hâte de changer cette perspective
d’épouvantails pour d’autres horizons. J’ai demandé une voiture pour me
promener au bord de la mer. Je fus bien dédommagée.
Les rives de la Baltique sont couvertes de bois magnifiques; des chênes,
des frênes, des charmes, des ormes, des hêtres de la plus superbe
croissance descendent par de douces pentes jusqu’aux flots et mirent le
vert éclatant de leur feuillage dans le vert indécis des vagues. Cette
verdure du Danemark, nous n’en avons pas idée; chaque feuille paraît
taillée dans une émeraude; ce n’est ni le vert tendre et délicat du
printemps, ni la couleur rousse un peu passée de l’automne: c’est le
beau vert de l’été, franc, vigoureux, brillant, plein de séve, qui
éblouit et ravit le regard.
Je ne revins à Kiel que pour m’embarquer sur un très-petit bateau à
vapeur, le _Frédéric IV_, chargé du service de la poste entre Kiel et
Copenhague. Au bout de deux heures, le vent commença à souffler dur et
le mal de mer à sévir violemment dans les cabines. Je me réfugiai sur le
pont, où je ne tardai pas à lier conversation avec deux bonnes
marchandes allemandes qui, comme moi, avaient fui la contagion de la
chambre des femmes. Lorsque nous passâmes devant l’île de Falster, une
d’elles me dit qu’il se manifestait tous les ans un miracle dans l’une
des petites paroisses de l’île. Une légende populaire a toujours le
droit d’exciter ma curiosité. Je lui demandai des détails et devins
attentive.
«Oui, Madame, reprit la conteuse, un miracle, et voici quelle est son
origine:
«Il y a très-longtemps, une bourgeoise fort riche imagina de faire
construire une église à ses frais. Lorsque l’église fut bâtie, elle
ajouta à son œuvre pieuse le vœu insensé de désirer durer aussi
longtemps que son monument. Dieu l’exauça. Plus de trois siècles se sont
écoulés depuis cette époque, et la femme vit en effet toujours; mais sa
décrépitude est arrivée à un tel degré qu’elle ne voit plus, n’entend
plus, ne remue plus, ne respire même plus. On l’a couchée dans un grand
coffre de chêne auprès duquel un prêtre veille constamment. Chaque
année, le jour anniversaire de la fondation de son église, un souffle de
vie ranime cette perpétuelle moribonde, et elle reprend assez de force
pour demander: «Mon église est-elle encore debout?» Sur la réponse
affirmative du prêtre, elle soupire tristement en disant: «Plût à Dieu
qu’elle fût détruite de fond en comble! je pourrais alors mourir...» Et
elle retombe dans son immobilité.
«Voilà exactement comment la chose se passe, ajouta la bonne dame, et
cela, je le sais de personnes dignes de foi.
--Comment, vous connaissez des personnes qui ont été témoins du fait?
dis-je fort intriguée.
--Oui, Madame.
--Et qui ont vu le miracle?
--Pas tout à fait, mais qui ont vu le coffre de bois où est renfermée la
femme, et qui ont eu les autres détails du prêtre même qui la veillait.
Ainsi rien n’est plus sur.»
La conclusion me fit sourire; mais je n’ajoutai rien. La conviction de
ma bonne Allemande me parut puisée dans un ordre d’idées contre
lesquelles on ne discute pas, et, du moment où le coffre était une
preuve, je sentis que toute objection devenait impossible.
Les îles de la mer Baltique sont le berceau d’une foule de croyances
superstitieuses, bizarres et poétiques. Le pêcheur y redoute encore la
hawfrue (femme de mer) aux yeux glauques et malins, aux beaux cheveux
d’or pâle flottant sur des épaules d’un blanc nacré. Cette nymphe de la
mer séduit les jeunes hommes, les enlève et les garde dans des grottes
sous-marines, d’où ils ne reviennent qu’au bout de cent ans,
c’est-à-dire jamais, et la _Mermaid_ (sirène) dont la voix douce et
harmonieuse attire les marins dans des passes perfides où ils périssent.
Dans ces naïves traditions du Nord s’agite toute une mythologie
empreinte d’un charme vague, indécis, mystérieux, indéfinissable; c’est
la poésie du brouillard, comme les éblouissantes féeries de l’Orient
sont la poésie du soleil.
Lorsque nous eûmes doublé la pointe assez redoutée de Moën, un vent
violent s’éleva et rendit notre navigation très-difficile; le petit
bateau luttait énergiquement contre d’énormes vagues, mais il n’était
pas le plus fort, et la mer le couchait à tout moment sur le côté, de
façon qu’une de ses roues était constamment en l’air. Cette attitude
inusitée augmentait beaucoup la tâche de l’équipage; le pont présentait
l’aspect du plus inexprimable désordre; les bagages des passagers
couraient éperdûment d’un bord à l’autre, à moitié entraînés par les
lames, à moitié précipités par la terrible pente du plancher. Quatre
hommes furent chargés de débarrasser le pont en jetant à la cale tout ce
qui gênait les communications et interceptait le service. L’ordre fut
exécuté de la manière la plus expéditive: on ouvrit une écoutille, et
les robustes matelots commencèrent à précipiter pêle-mêle dans ce trou
noir sacs, caisses, malles et valises indistinctement; mais alors à la
bourrasque du dehors se joignit une bourrasque plus violente: la colère
des femmes, indignées de voir traiter ainsi les boîtes contenant
l’espoir de leur coquetterie, le précieux arsenal ou devait se
ravitailler leur beauté l’hiver suivant. Je m’étais souvent posé cette
question: la maladie surmonte-t-elle la coquetterie? ou au contraire la
coquetterie surmonte-t-elle la maladie? Après avoir assisté à l’émeute
dont je fus témoin en cette circonstance, je suis à jamais pour la
dernière assertion.
L’héroïsme avec lequel mes compagnes de voyage avaient dompté le mal de
mer en faveur de leurs chapeaux français ne fut pas inutile. Le
capitaine, abasourdi et vaincu par le vacarme de ces dames, ordonna
d’amarrer et de couvrir soigneusement avec des prélarts les colis
susceptibles d’être écrasés en tombant. Cette concession faite, le calme
se rétablit.
Pendant plusieurs heures encore nous formes secoués comme des grains de
plomb dans une bouteille; enfin, et par le même horrible temps, nous
arrivâmes à Copenhague.
Copenhague est une capitale, et elle en a les dimensions, sinon toutes
les autres conditions. Elle possède des rues où six voitures passent de
front et une place dite Royale, d’une étendue immense; un peu plus, ce
serait non une place, mais une plaine. Les maisons manquent de style et
sont froidement régulières. Elle paraît peu peuplée; dans la plupart des
rues, les passants sont rares et une voiture fait événement. Au total,
c’est un peu trop calme et trop désert pour une capitale. Au cœur de la
ville, dans le quartier appelé l’Œstergarde, la circulation paraît assez
active; mais le mouvement en est purement commercial. L’Œstergarde est
le bazar des modes; j’y ai vu les imprimés anglais, les étoffes de Lyon,
les articles de Paris étalés dans toutes les montres; j’y ai vu aussi de
très-jolies femmes, qui auraient été tout à fait charmantes si elles
avaient consenti à paraître un peu plus danoises et un peu moins
françaises.
Les honneurs de Copenhague nous ont été faits par notre gracieux et
spirituel ambassadeur, le comte Alexis de Saint-Priest. Il est
impossible d’exercer l’hospitalité officielle avec une courtoisie plus
empressée que la sienne. Son patronage fut une bonne fortune pour nous
et nous permit de bien mettre à profit le temps de notre court séjour en
Danemark.
Une grande renommée m’attire de préférence à tout; aussi ai-je demandé à
être conduite à l’atelier de Thorwaldsen, le célèbre sculpteur du lion
de Lucerne. Thorwaldsen est un beau vieillard d’à peu près soixante-dix
ans, droit, grand, avec des cheveux très-blancs et des yeux bleus fort
doux; un parler lent et un peu étudié, quelque chose dans les manières
visant à la majesté affable, et qui sent un peu trop _la pose_. Au bout
d’un quart d’heure, sa contenance m’avait donné la juste mesure de la
façon dont on l’apprécie dans son pays. Cette façon, nous la connaissons
mal en France. Le Danemark élève son sculpteur aux nues; il lui fait des
ovations: il le comble d’honneurs sous toutes les formes; il le traite
enfin comme aucun homme de génie ne l’a été de son vivant; pourtant
j’ose dire en France que Thorwaldsen n’est qu’un homme de talent. C’est
peut-être précisément pour cela: les hommes de génie ne sont jamais
compris entièrement pendant leur vie. Les auréoles durables entourent
rarement un front vivant; elles ne rayonnent qu’au-dessus des noms
écrits sur le marbre des tombeaux. Pour les hommes de talent, la
destinée leur escompte leur illustration dès ce monde, et ils n’ont rien
à réclamer de la postérité. Ils sont les amants du succès, non les
favoris de la gloire.
L’atelier de Thorwaldsen se trouvait peu garni d’œuvres: je ne pus voir
que quelques groupes ébauchés et un Neptune colossal entouré de tritons,
d’une masse noble et d’une heureuse composition; en revanche, ses
appartements étaient abondamment pourvus de portraits de lui sous tous
les aspects. Je lui garde rancune d’en avoir laissé faire un où on le
représente paré de toutes ses décorations; il en a près d’une
quarantaine; avec tous ces petits bouts de rubans ajustés les uns auprès
des autres, il semble avoir une carte d’échantillons appliquée sur la
poitrine. L’effet est laid, criard, de mauvais goût, et prouve qu’un
grand sculpteur n’a pas besoin d’être un coloriste; autrement,
Thorwaldsen n’eût pas permis à sa vanité d’offenser à ce point
l’harmonie d’un portrait.
En quittant Thorwaldsen, notre voiture s’arrêta devant une jolie et
élégante construction du XVIIe siècle: c’était le château de Rosenbourg.
Ce petit château fut bâti par Christian IV.
Un mot sur Christian IV. Il fut un de ces rois que l’histoire montre
grands, et dont la renommée reste pourtant à peu près circonscrite dans
les limites étroites de leur royaume. Son malheur est d’avoir régné
pendant cet illustre XVIIe siècle, si rempli par la France de mouvement
et de splendeur, que personne ne distingua dans les brumes du Nord cette
noble figure d’un héros penseur, d’un prince courageux, éclairé,
économe, avare du sang de ses sujets, et, chose plus rare, avare de
leurs deniers. Pendant son long règne, Christian tint souvent tête à
l’Empire et à la Suède; un moment il alla jusqu’à menacer Vienne; un
jour, il prit Calmar, défendue par Gustave-Adolphe. Doué d’une
infatigable activité d’esprit, il était sans cesse occupé par les
projets les plus multiples. Il fonda trois villes: Christiansand,
Christianopel et Christianstad; une colonie: Trinquebar, sur la côte de
Coromandel; il rebâtit Opslo, la capitale de la Norwége, et lui donna
son nom actuel de Christiania. Il ouvrit à Copenhague des chaires
publiques pour l’instruction du peuple, créa une école de pilotage
indispensable aux côtes déchiquetées et dangereuses du Jutland, établit
la première fonderie de canons qu’ait eue le Danemark, éleva des
manufactures de soieries et de draps pour tout le royaume. Moraliste
prévoyant, il expulsa les jésuites du Danemark; savant éclairé, il fut,
comme son père Frédéric II, le protecteur de Ticho-Brahé, l’illustre
astronome à qui l’on doit la découverte de la planète Mercure.
Malheureusement pour Christian IV, à l’époque où il savait si bien
régner, les regards de l’Europe étaient absorbés par Richelieu, et,
lorsqu’il mourut, ils allaient être éblouis par Louis XIV: car tout ceci
se passait entre 1613 et 1648.
Rosenbourg est un des nombreux châteaux édifiés par la main active de ce
grand fondateur. Ce petit château est une des plus charmantes fantaisies
du royal architecte; il l’a fait construire avec les proportions fines
et élégantes des monuments de la fin du XVIe siècle; c’est un joyau
taillé dans le grain rouge et serré des briques du Danemark.
Rosenbourg a cessé d’être habité: on en a fait le trésor historique des
rois danois; il renferme tous les objets précieux dont ils se sont
servis. Il faudrait traduire le catalogue de toutes ces richesses pour
en donner une juste idée. On voit là des chambres pleines de rubis, de
diamants, d’émeraudes, de perles fines, de topazes, de saphirs, en telle
quantité qu’on est tenté de ne plus appeler ces pierres-là précieuses,
parce qu’on ne les croit plus rares. Christian IV, qui n’oubliait rien,
pas même d’être magnifique, avait une selle de cinquante mille louis. Je
l’ai vue. Elle est faite d’un velours noir, épais comme du feutre, et
brodée avec une profusion de perles et de rubis. L’épée du roi, posée
près de sa selle, a une lourde poignée d’or massif dont le travail
exquis est plus précieux que la matière; autour de cette poignée se
tortille plusieurs fois une corde à puits formée de rubis et de diamants
énormes. La femme de Christian, Catherine de Brandebourg, imitait ce
grand faste; mais, en reine bien entendue, elle avait mis son luxe au
service de sa coquetterie; elle fit construire un vaste cabinet de
toilette dont les murs, le plafond et même le parquet étaient recouverts
de glaces. Les glaces alors n’étaient pas de beaucoup moins chères que
les diamants. Dans toutes les salles de Rosenbourg les meubles sont
d’ébène sculpté ou d’ivoire découpé à jour comme de la dentelle; les
trônes sont d’argent massif, la vaisselle est d’or, et, dans tous les
coins, tremble la lumière irisée de ces merveilleuses verreries de
Bohême taillées dans un rayon de l’arc-en-ciel. On se promène au milieu
de tout cela comme dans un palais des _Mille et une Nuits_, avec une
admiration mêlée de doute et d’émoi, et on se demande si on est bien
éveillé.
Le lendemain du jour où j’avais exploré cet immense écrin appelé
Rosenbourg, je fis une visite d’un intérêt tout différent: je pus
parcourir les magnifiques salles où des savants distingués ont réuni et
classé avec méthode une collection considérable d’objets à l’usage des
anciens habitants du nord de l’Europe.
Les armes des Scandinaves étaient toujours en pierre; les dards, les
haches, les couteaux se fabriquaient de la même manière; les tranchants
en sont très-bien affilés. Il fallait une adresse inconnue aux ouvriers
de nos jours pour parvenir à exécuter des armes si parfaites avec des
outils également en pierre. Le premier métal dont les Scandinaves eurent
l’idée de se servir est le cuivre. Pendant plusieurs siècles, ils
l’employèrent conjointement avec la pierre. Afin de le ménager, car ils
ignoraient la manière de l’extraire de la terre en abondance, ils
ajoutaient seulement une mince feuille de cuivre à leurs haches de
pierre, pour en former le tranchant. Plus tard, mais à une époque encore
si éloignée que la date ne peut en être précisée, ils découvrirent le
fer et en firent usage comme ils avaient d’abord fait pour le cuivre, en
petite quantité, pour former la pointe des dards et le tranchant des
haches.
Ainsi, à défaut d’histoire et même de traditions authentiques, les
matières employées par ces peuples dans la fabrication de leurs armes et
de leurs outils permettent de suivre pas à pas les progrès de leur
civilisation. On aperçoit quatre périodes bien distinctes:
D’abord la pierre imparfaitement polie et travaillée;
Puis la pierre jointe au cuivre;
Le cuivre et le fer;
Et enfin le fer seul.
Une chose digne d’attention, c’est qu’il existe une étonnante similitude
dans le point de départ des peuples les plus divers. Sans avoir égard
aux différences de races et de climats, la civilisation se ressemble
dans tous ses berceaux; ses premiers pas sont les mêmes sur tout le
globe. Les armes des sauvages de l’Amérique du Nord, celles des peuples
du Groënland, celles des Japonais, sont toutes fabriquées d’après les
procédés employés par les premiers habitants du Jutland et de la
Scandinavie. Les sauvages sont des sauvages partout, de même que les
enfants sont des enfants partout.
Le musée scandinave possède aussi un grand nombre de bijoux retrouvés
dans des tombeaux; la plupart sont en bronze, un petit nombre en or et
en argent. Ces bijoux, quelquefois assez délicatement sculptés
(bracelets, colliers ou anneaux), affectent généralement la forme d’un
serpent, probablement en l’honneur du serpent Asgar, honoré des
Scandinaves, qui le représentaient se mordant la queue et entourant le
globe terrestre.
J’ai traversé beaucoup trop rapidement les galeries de cet intéressant
musée pour avoir vu tout ce qu’elles contenaient; mais, au milieu de
tant de curiosités historiques ou scientifiques, je me suis laissé
arrêter par une curiosité d’un autre genre, par une statue équestre, de
dimensions presque colossales, sculptée en bois. Cette statue, d’un
grand effet, représente saint Georges terrassant le dragon. Le héros,
armé de toutes pièces, tient le monstre sous son cheval et lui enfonce
sa lance dans le corps; le cheval est impassible et inébranlable, un
vrai cheval de légende: l’énorme dragon, couvert d’écailles, se tord à
moitié écrasé sous le poids du cheval: il tortille sa formidable queue
dans la dernière convulsion de l’agonie, et, même dans ce moment, il est
encore terrible. Ce groupe a quelque chose de farouche et de violent qui
subjugue; c’est un assemblage étrange de hardiesses de maître et de
maladresses d’écolier: l’œuvre a de la puissance, un style sévère, une
originalité franche, et l’on oublie, devant le génie du sculpteur qui
flamboie de toutes parts, les roideurs et les gaucheries de l’exécution.
Cette statue fut exécutée par un élève d’Albert Dürer.
Copenhague doit compter parmi les villes riches et savantes; elle
renferme des collections précieuses de médailles, de bas-reliefs, de
vases étrusques, et un muséum d’histoire naturelle très-renommé pour ses
magnifiques coquilles.
Malgré les nombreux et terribles incendies qui la dévastèrent,
Copenhague a un assez grand nombre d’édifices; on me montra un beau
monument du XVIIe siècle, qui porte à un de ses angles une tour formée
de quatre bizarres et monstrueux lézards, dont les queues s’entremêlent
en l’air. On me dit que c’était la Bourse. Je ne me serais jamais
imaginé le temple de la finance et du mercantilisme sous cette
physionomie féodale et fantastique. En revenant, je suis entrée dans
l’église principale, je ne sais si les protestants disent cathédrale.
Cette église est construite sur de grandes proportions, dans ce style
correct et froid qui caractérise l’architecture _réformée_; elle a pour
ornement les statues des douze apôtres en marbre blanc; à l’extrémité se
dresse le Christ debout et bénissant; aux pieds du Sauveur s’incline,
avec une grâce toute divine, une suave figure d’ange portant dans une
coquille l’eau pure du baptême. Ces statues sont toutes de Thorwaldsen.
Voilà à peu près ce que j’ai vu à Copenhague, et c’est avoir trop
imparfaitement visité cette belle ville. Quant à ses environs, je ne les
ai pas vus du tout. J’ai strictement et ennuyeusement suivi la grande
route jusqu’à la frontière; je n’ai pas fait un coude en l’honneur du
palais italien de Frédéric II; je n’ai pas même été chercher, sur la
vitre de Frédensborg, la touchante inscription de la reine Mathilde:
_O God! keep me innocent, and make the others great[1]!_
[1] O Dieu! gardez-moi innocente et faites les autres grands!
Pauvre douce reine! si cruellement écrasée entre l’aversion de sa
belle-mère et la mollesse de son mari! Triste femme, prise entre ce que
nous devons également redouter: la violence de qui nous hait et la
faiblesse de qui nous aime!
A peine ai-je aperçu le matin, à la lueur douteuse du crépuscule, les
bois épais des bords du lac d’Esrum, où erre, dit-on, l’ombre rêveuse et
accablée d’Hamlet!
Ainsi, c’était en vain que les châteaux fameux s’échelonnaient sur la
route, que l’histoire et la poésie s’associaient pour me retenir; je
suis partie! J’ai opposé à toutes ces séductions la brutale vigueur de
mes chevaux; j’ai couru avec la rapidité barbare d’un commis voyageur en
retard, d’un banqueroutier poursuivi ou d’un farfadet en mission; enfin,
j’ai touché la frontière: j’étais à Elseneur!
Mes yeux, en apercevant la rive de Suède, se sont soudain consolés de
leurs regrets de la veille par l’espoir d’un beau lendemain. Impression
de voyage; bien commune impression de cet autre voyage qu’on appelle la
vie!
Je quittai le Danemark à tire-d’aile, et je ne vis bien la masse
imposante du Kroneberg que lorsque je fus installée dans un batelet
nageant vivement vers la Suède.
Le Kroneberg (dont le nom signifie, je crois, couronne de la montagne)
date du XVe siècle, et a bien le caractère solide et massif de
l’architecture fortifiée de cette époque. Il fut construit par Éric VII,
le misérable successeur de cette grande Marguerite, qui porta si
dignement trois couronnes et mérita le surnom de _Sémiramis du Nord_.
Le château de Kroneberg garde et surveille le détroit du Sund; cerbère
attentif, il reçoit un droit de passage de tout navire entrant ou
sortant de la Baltique; à la rigueur, ses exigences seraient appuyées
par une très-recommandable batterie de canons.
Le détroit du Sund est fort étroit; le vent s’y engouffre par caprices
comme dans un défilé; j’ai failli être victime d’un de ces courants
d’air inattendus; notre bateau a été sur le point de se coiffer fort
désagréablement, à cause d’une petite voile latine que j’avais
imprudemment fait laisser ouverte, par amour du pittoresque. Quoi de
plus charmant qu’une de ces gracieuses voiles triangulaires, serrant le
vent et emportant un canot comme un oiseau de mer qui fuit devant la
brise! C’est charmant! oui, mais c’est dangereux,--comme beaucoup de
choses charmantes!
La petite ville de Suède, où on aborde en face d’Elseneur (en danois
Helsingor), se nomme Helsingborg; c’est un petit port calme, sans
mouvement, peu commerçant, peu peuplé, peu curieux à visiter, impossible
à habiter huit jours. On y peint les maisons en rouge foncé, ce qui
rappelle fâcheusement certaines boucheries de village; les rares
passants de ses rues silencieuses regardent les étrangers de l’air
étonné et inquiet de gens qui n’en voient pas souvent. Helsingborg est
un de ces endroits où l’on se sent vivement saisi de cette impatience
particulière connue des voyageurs, qui fait faire dix fois en une heure
le trajet de la poste à l’auberge, en demandant désespérément ses
chevaux d’un côté et son souper de l’autre, afin d’en finir vite avec
leur plate tranquillité et leur morne insignifiance.
A propos de souper, je fis à Helsingborg ma première épreuve des
supplices gastronomiques que me réservait mon voyage; on m’y traita
d’une soupe à la bière (horrible mélange de bière chaude et d’œufs), de
pain au cumin complétement immangeable, et d’un fromage sans sel dont la
fadeur me fit reculer: total, je ne soupai pas.
Voyager en Suède n’est pas chose simple. Ce pays se maintient dans un
état assez primitif sous le rapport de la locomotion; on n’y trouve ni
malles-postes, ni diligences, ni services organisés quelconques; si on
veut se transporter d’un point à un autre, il est nécessaire d’y aviser
mûrement et de faire tout un plan de campagne.
Voici les principales conditions dont on doit s’inquiéter:
Avoir une voiture à soi;
Se munir d’un domestique interprète, dans le cas où on ignore le suédois
(cas assez habituel aux Français);
Envoyer devant soi un courrier chargé, comme le chat botté du conte
bleu, d’annoncer votre arrivée aux bons paysans dont dépendent les
relais, les gîtes et les dîners.
Il n’existe pas en Suède d’administration des postes; les paysans
doivent fournir des chevaux aux voyageurs sur leur réclamation; un tarif
règle le prix de chaque poste; un livre déposé dans chaque village
reçoit au besoin les observations et plaintes des étrangers, tenus en
outre d’y inscrire leurs noms et leurs qualités, de dire d’où ils
viennent et où ils vont. Sans son courrier (appelé _fairbird_) on serait
soumis à des lenteurs sans fin, et même avec cette précaution on subit
des retards. Le courrier attend souvent son propre cheval plusieurs
heures, et on le rattrape malgré ses vingt-quatre heures d’avance. Les
mesures que je viens d’indiquer une fois prises, on voyage assez
commodément sur les belles routes unies de la Suède.
La côte de la Suède n’a pas d’analogie avec celle du Danemark qui lui
fait face; quoique séparés par un bras de mer à peine plus large qu’un
fleuve, les deux pays ont une physionomie très-dissemblable. La côte
danoise, élevée, boisée, agreste et fertile à la fois, regarde, du haut
de ses collines, la côte suédoise, nue, basse et sablonneuse. Autour
d’Helsingborg s’étendent quelques champs d’orge et de seigle fréquemment
interrompus par des ampoules pierreuses couvertes de la végétation
tourmentée des houx et des pins nains. D’Helsingborg à Falkemberg, la
ville la plus rapprochée, la route suit patiemment les festons
capricieux de la côte; ce qui doit allonger le trajet d’une dizaine de
lieues. Falkemberg, Warberg, Kongsbacka, qu’on rencontre avant
Gothembourg, méritent à peine le nom de villes. Toutes sont construites
à peu près sur le même plan et présentent des différences imperceptibles
pour le voyageur. Figurez-vous trois ou quatre rues longues et
régulières, se coupant à angle droit entre elles, bordées de maisons de
bois peintes en rouge ou en gris; au milieu de ces rues une place avec
une église en bois aussi et d’une architecture plus que simple,
primitive, et vous aurez idée d’une de ces villes, et même de toutes
trois.
Le paysage s’égayait un peu pour nous lorsque nous rencontrions quelque
prairie. On commençait la fenaison, et des bandes de jeunes femmes et de
jeunes garçons étaient occupées à faucher l’herbe et à la faner. Les
femmes me parurent, pour la plupart, grandes, fraîches, blondes; le
visage gâté par de vilaines dents, le corps enlaidi par de grands pieds;
leur costume ne dédommage pas; il n’a rien de pittoresque; il se compose
de robes de laine très-longues, de tabliers bleus ou rouges et de
mouchoirs de coton noués sur la tête en fanchon. Les hommes, blonds et
peu barbus, portent des vestes de gros drap et des pantalons larges, de
vrais habitants de l’Orne ou du Calvados, des physionomies assez
normandes pour ravir un historien des invasions du Xe siècle et pour
impatienter un peintre courant après des types nouveaux.
Quelques lieues avant Gothembourg, on sent l’approche d’une ville riche:
la route se borde de maisons de campagne gaies, fleuries, proprettes,
cottages suédois tout aussi bien tenus que les cottages anglais. Après
les tristes bourgades qu’on vient de traverser, Gothembourg fait l’effet
d’une véritable capitale.
Gothembourg, détruite et brûlée par les Danois en 1611, sortit de ses
ruines sur un ordre de Gustave-Adolphe et fut reconstruite en entier.
Cette façon de renaître de leurs cendres n’est pas favorable aux villes;
elle n’en fait pas des phénix, au contraire. Une ville est une
agglomération d’œuvres et de souvenirs qui a essentiellement besoin de
la collaboration du temps; ses édifices doivent être le témoignage et le
produit d’une sorte d’alluvion des siècles; on aime à chercher dans les
édifices les traces des époques antérieures, et, pour le penseur
attentif, l’histoire se lit mieux aux angles des carrefours d’une
vieille ville, sur ses places, sous les dômes de ses temples, à l’ombre
de ses palais que dans les livres.
Gothembourg est le chef-lieu du gouvernement de Gothembourg et Bohus; sa
position, à l’embouchure de la Gotha, serait favorable à un grand
mouvement commercial: elle communique avec Stockholm par les beaux
canaux qui coupent la Suède transversalement, et avec tous les autres
pays par la mer; elle se trouve admirablement placée pour devenir
l’entrepôt central de toute la Suède occidentale, et sa prospérité
s’accroît d’année en année. A part son insignifiance archéologique,
c’est une belle ville vaste, aérée, bien bâtie et proprement compassée,
comme un alexandrin du XVIIe siècle.
Au moment où nous quittâmes Gothembourg, mon attention fut arrêtée par
deux détails, deux choses presque puériles, suffisantes pourtant pour
donner un caractère étranger aux rues que nous traversions: c’était de
voir les fenêtres des maisons ouvrant sur la rue au lieu de s’ouvrir à
l’intérieur, et la singulière manière dont les femmes du peuple portent
leurs fardeaux. En France, elles se servent de la hideuse hotte qui les
courbe, les déforme et fait ressembler toute femme à quelque monstrueux
limaçon portant sa coquille; en Italie, en Espagne, en Afrique et dans
tous les pays méridionaux, elles posent la charge sur la tête et
marchent légères, droites et fières, dans l’attitude noble des belles
filles des rois pasteurs. Dans le Nord et à Gothembourg
particulièrement, elles ont une autre méthode: elles placent sur une de
leurs épaules un long et fort bâton portant une corde à chaque bout: à
cette corde elles attachent tout ce qu’elles veulent transporter, même
des objets fort pesants. Les Suédoises se servent de cet instrument
très-adroitement, et le changent d’épaule avec une agilité qui n’est pas
sans grâce.
A quelques lieues au-dessus de Gothembourg, le pays se modifie; les
champs cultivés se font plus rares, les espaces de forêts plus
fréquents. La nature devient plus aride et la population plus pauvre. On
sent le voisinage de la Norwége; à chaque couchée on trouve le gîte
moins bon.
J’ai oublié de vous dire que, de même qu’il n’y a pas de postes, il n’y
a pas d’auberges. On loge chez les paysans. Chaque famille aisée a une
chambre d’honneur destinée aux voyageurs; on rencontre ainsi des logis
moins désagréables qu’on ne le croirait d’abord. On vous donne une
chambre boisée, meublée d’un lit de bois peint en bleu ciel. Le fond du
lit est en planches; on a pour matelas de l’édredon, pour oreiller de
l’édredon, toujours, de l’édredon, ce qui ne le rend pas meilleur. Outre
le lit, on jouit d’une table et de quelques siéges de bois. Le plancher,
bien lavé, est recouvert d’une légère couche de sable jaune, et
quelquefois des feuilles de plantes aromatiques, telles que l’angélique
ou la menthe, ajoutent l’élégance de leur parfum à du linge beau et
blanc. Presque partout en Suède on rencontre ce vrai luxe ignoré de plus
d’un somptueux hôtel: une extrême propreté.
La Norwége est séparée de la Suède, entre Gothembourg et Christiania,
par une rivière, le Swiftson; on la passe dans un bac, et, très-peu
après, on rencontre les premières croupes des Dofrines. A chaque
instant, le point de vue change; les collines deviennent montagnes, les
ruisseaux paisibles se changent en torrents furieux, et la route
s’élance au milieu des escarpements les plus invraisemblables. En
Norwége, on ignore l’art de tourner une montagne; le chemin monte d’un
côté et descend de l’autre; c’est aussi simple que dangereux. Les
paysans nous regardaient avec assez d’étonnement nous aventurant dans
une calèche à ressorts sur des pentes aussi peu complaisantes. Nous
lisions sur leurs physionomies la traduction de leurs exclamations de
mauvais augure. Malgré les fâcheuses prédictions, nous avons gagné
Christiania sans encombre, quoique ayant été sans cesse un train de
prince.
On arrive à Christiania par une épouvantable côte roide comme un
escalier et à peu près aussi unie; du sommet de cette côte, on aperçoit
la ville au fond d’un immense entonnoir. Vue à vol d’oiseau, elle
présente du côté de la mer une vaste échancrure où se pressent un grand
nombre de vaisseaux de toute dimension; du côté de la terre, elle
s’appuie et s’échelonne sur des collines élevées, couvertes en été d’une
végétation sombre et vivace. Sa situation a une certaine analogie avec
celle de Marseille, plus la verdure et moins le soleil.
J’étais harassée de fatigue, et de plus souffrante d’un coup de soleil
sur le visage; ce traître de soleil du Nord, qui ne chauffe pas, hâle
horriblement et rend souvent malade. Du reste on doit s’attendre à tout
lorsque que l’on voyage comme nous le faisions. La nécessité d’être au
cap Nord à jour fixe précipitait notre course de plus en plus et
transformait en corvée et en torture une des plus charmantes
distractions possibles, un voyage l’été, dans des pays peu connus.
Christiania, autrefois Opslo, comme vous savez, est une ville trop
moderne pour avoir une physionomie caractérisée; on peut lui adresser
sous ce rapport le même reproche qu’à Gothembourg, et mon observation
sur les villes de fraîche date subsiste quant à elle. L’été, le port a
beaucoup de mouvement et d’animation, il sert de lieu de rendez-vous à
tous les petits navires marchands des autres villes de la côte et reçoit
en outre beaucoup de bâtiments étrangers. Les quais sont encombrés de
planches de sapin prêtes à être embarquées; ces planches sont disposées
par piles régulières entre-croisées, et en quantités si innombrables
qu’il y en aurait certainement assez pour faire une boîte capable de
contenir la ville tout entière et ses vingt-quatre mille habitants.
Innombrable est bien le mot, à propos des bois de sapin de Christiania.
Les propriétaires de ces magnifiques forêts, qui fournissent des mâts à
la marine du monde entier, ignorent eux-mêmes le nombre de leurs arbres;
ils les font abattre, détailler, marquer de leur nom, puis conduire au
cours d’eau le plus voisin, où on les précipite. Alors, sous la garde de
quelques mariniers, ils descendent à Christiania. Les trains arrivés au
port, un inspecteur trie les arbres, reconnaît les marques, en envoie le
compte au correspondant du propriétaire, et celui-ci les débite et les
négocie comme il l’entend. Quoique ces bois franchissent ainsi d’énormes
distances, il ne se commet pas d’infidélités. Mariniers, inspecteurs,
agents, tout le monde fait preuve de la plus extrême probité, et aucune
comptabilité n’est chargée du contrôle des uns sur les autres.
S’il n’y a pas de mauvaise foi dans le commerce d’un pays, on peut
conclure que les voleurs y sont rares, et ceci est particulièrement
juste pour la Norwége; pourtant, à mon arrivée à Christiania, le lion du
jour, l’homme qui occupait toutes les conversations, était un voleur de
grands chemins, mais un voleur épique, digne des honneurs du récit,
voire de l’_illustration_ sur papier bleu et de la complainte en vers
blancs. L’homme en question, connu en Norwége comme Cartouche à Paris,
ou Fra Diavolo en Calabre, se nommait Ouli-Eiland. A ce moment, il était
âgé de vingt-neuf ans, avait cinq pieds six pouces et une santé
imperturbable. Du reste la chronique le disait libéral comme un Turc,
discret comme un Espagnol, adroit comme un sauvage, menant ouvertement
sa vie de méfaits aventureux, sans craindre ni Dieu, ni diable, ni
gendarmes, rançonnant les châteaux, secourant les chaumières, n’ayant
jamais oublié ni une injure ni un service, et déployant dans sa croisade
incessante contre la société plus d’énergie et d’inventions qu’il n’en
faudrait pour illustrer dix généraux ou enrichir dix romanciers; un de
ces hommes enfin auxquels il a manqué un théâtre pour changer leurs
crimes en actions glorieuses, et qui se font brigands, ne pouvant être
héros.
Ouli-Eiland avait été emprisonné six fois et était toujours parvenu à
s’évader. La dernière fois, la septième, pour réussir à s’emparer de
lui, on avait dû cerner près d’une lieue de forêt, on avait fait le
blocus de son gîte, et alors, au bout de plusieurs jours d’affreuses
souffrances, cette force qui vient à bout des plus terribles et qui
soumet tout, même les loups, comme dit le proverbe, la faim, le fit
sortir de son bois. On le saisit, on le garrotta, on le conduisit à
Christiania. Là, on le jugea, et, comme il n’y eut pas d’assassinat
prouvé, il fut condamné à la prison perpétuelle dans la citadelle de
Christiania.
Le gouverneur de la forteresse se le fit amener; il demeura surpris de
voir ce grand jeune homme blond, mince, paisible, portant déjà une si
lourde célébrité; cependant, en homme d’observation, il démêla un reste
de noblesse sur ce front uni, un reste de loyauté dans ces yeux clairs
et hardis.
«Tu t’es évadé jusqu’à présent de toutes les prisons où on t’a mis, dit
le gouverneur; conséquemment je dois prendre les mesures les plus
sévères, quant à ce qui te concerne.»
Ouli-Eiland sourit silencieusement.
«Crois-tu que tu pourrais t’évader ici?
--Oui, monseigneur.
--En as-tu le projet?
--Oui, monseigneur.
--Mais si j’use de tout mon pouvoir, si je te fais enchaîner jour et
nuit?»
Ouli-Eiland recommença son sourire tranquille qui contenait un défi.
«J’ai d’autres projets, reprit le gouverneur; je te laisse entièrement
libre dans l’enceinte de la citadelle; seulement donne-moi ta parole de
ne pas t’enfuir.»
Ouli-Eiland s’attendait aux dernières sévérités, cette conclusion lui
parut inespérée; il donna sa parole.
Le gouverneur défendit qu’on le surveillât.
Tout alla bien pendant trois mois. Au bout de ce temps, Ouli-Eiland
demanda à parler au gouverneur.
«Monseigneur, dit le prisonnier, rendez-moi ma parole, ou je mourrai; je
préfère la captivité la plus dure, la surveillance la plus étroite avec
un espoir, à ce lien de ma parole dont je suis esclave et qui me prive
de toute chance d’évasion; faites de moi ce que vous voudrez, mais je
reprends mon engagement.»
Le gouverneur vit un parti pris; il n’insista pas; seulement il se mit
en mesure de garder son prisonnier mieux que ses prédécesseurs. Il fit
construire une espèce de cage avec les troncs de petits sapins, peu
espacés; à la porte de la cage, extérieurement, était fixée une grosse
sonnette correspondant par des ressorts à chacun des barreaux; on plaça
la cage dans une petite maison de pierre solidement bâtie, autour de
laquelle se promenaient sans cesse deux sentinelles; puis on mit un
gardien dans la maison et le prisonnier dans la cage.
Au bout de six semaines Ouli-Eiland était libre.
C’était de cela qu’on s’entretenait à Christiania lorsque j’y passai.
Les collections scientifiques de la capitale de la Norwége sont peu de
chose. Lorsque Christian IV rebâtit Opslo et en fit Christiania, la
Norwége était danoise et tout allait affluer à Copenhague. La collection
de médailles seule est assez complète; elle possède plusieurs pièces
d’or du règne du calife Aroun-al-Raschid. Peut-être quelqu’une de ces
pièces d’or, pour venir de Bagdad au fond de la Scandinavie, aura-t-elle
effleuré en route la main puissante de Charlemagne!...
Tout arrive aujourd’hui au fond de ce royaume écarté; tout, modes,
journaux, et jusqu’à la charmante musique de nos opéras comiques. On
représente à Christiania _la Dame Blanche_ et _le Pré aux Clercs_, tout
aussi passablement que dans beaucoup de préfectures françaises; et notre
admirable Auber n’aurait pas trop souffert à entendre chanter _le Domino
Noir_ par ces gosiers scandinaves, qui compensent l’absence d’études
suffisantes par la limpidité de leurs notes et la sûreté de leurs
intonations; du reste, ni goût, ni expression: beaux instruments livrés
à eux-mêmes, sans ce qui complète le musicien, la bonne méthode.
Les acteurs se montrent vêtus avec une mesquinerie bien compréhensible,
lorsqu’on sait qu’un premier sujet gagne rarement à Christiania plus de
dix-huit cents francs par an! Quant à la mise en scène, néant. Ce
spectacle, peu attrayant pour les yeux, ne laisse pas d’être organisé de
façon despotique. On n’a pas la possibilité de se délasser de la scène
en explorant la salle; car celle-ci est si complétement obscure, que
d’abord j’ai cru à un domino noir en lanterne magique. Ce petit lustre à
l’huile, qui tremblote au milieu pendant les entr’actes, disparaît tout
à fait lorsque la toile se lève, afin de contraindre l’attention du
spectateur à se concentrer sur la scène; l’arbitraire ainsi introduit
dans le plaisir, il en résulte qu’on regarde le spectacle par ordre, à
moins qu’on ne s’endorme par nécessité.
Je comptais sur cette soirée pour me faire une idée de la fashion
norwégienne; je n’ai pu me former d’opinion; au premier coup d’œil, les
femmes de Christiania m’ont paru assez jolies,--mieux, assez
gracieuses,--malgré deux défauts de beauté qui importent aux
connaisseurs: les dents gâtées et les oreilles très-grandes; mais on
voit de beaux teints, de beaux cheveux et des tailles élégantes pour des
tailles du Nord.
Voilà le résumé rapide de ce que j’ai pu voir à Christiania en deux
jours; prenez-le pour ce que cela est, une esquisse, rien de plus.
Adieu.
LETTRE III.
DRONTHEIM.
Quel saut, mon cher frère, de la salle de spectacle de Christiania à une
étroite cabine à bord du bateau à vapeur _le prince Gustave_, de la
douce musique d’Auber au bruit sourd des vagues, d’un bon fauteuil de
velours à un cadre rudement secoué, de l’atmosphère tempérée du ciel de
Christiania à la bise aiguë du golfe de Drontheim! Plus j’avance et
mieux je sens s’éloigner de moi le soleil et la civilisation, cet autre
soleil.
En quittant Christiania pour s’enfoncer vers le nord, on traverse un des
plus beaux pays du monde; Sandwolden, où l’on couche, devrait être cité
comme Interlaken ou Chamounix; le village est blotti dans la verdure, au
fond d’un vallon qui s’ouvre sur de grands lacs parsemés d’îles;
l’horizon est borné par d’assez hautes montagnes couvertes de sapins,
dont la silhouette sombre se découpe nettement sur l’azur pâle du ciel.
Cela forme un tableau d’une sérénité de lignes, d’un calme majestueux,
indescriptible; c’est un paysage de Suisse avec plus de verdure, un
paysage d’Écosse avec plus de grandeur. Je suis partie de Sandwolden à
l’aube; lorsque je suis montée en voiture, le soleil se levait radieux
et splendide derrière les montagnes, et changeait peu à peu le vert
profond des lacs en miroirs étincelants: je suis restée en extase,
adorant Dieu qui a fait la nature si belle! A travers un si beau pays,
la route est, comme vous pensez, charmante, remplie d’incidents, de
détours, de surprises; on a rompu avec la monotonie suédoise, on
traverse les cantons pittoresques de la Norvége, on approche des cantons
sauvages.
Les chemins sont bordés de forêts vertes et épaisses, au milieu
desquelles on entend l’amusant fracas de quantité de petits ruisseaux
qui, par leur furie et leur bouillonnement, prennent des airs de
torrents.
A Hund, où l’on couche le second jour, on commence à sentir les
dernières ondulations des Dofrines (ou monts Kolen); on s’aperçoit du
voisinage du Dovre-Field, la branche la plus élevée des Dofrines; on
franchit une chaîne de petites montagnes formées de mamelons superposés.
Lorsque je passai, les neiges des grands pics, fondues au premier
soleil, remplissaient les hauts vallons, qui débordaient comme des
coupes trop pleines et formaient des cascades coulant par larges nappes
sans faire de ces bonds furieux, habituels aux cascades de la Suisse.
En Suède, il y a peu de villes; en Norvége, il n’y en a pas du tout;
entre Christiania et Drontheim, on en trouve une seule, Lille-Hammer;
encore est-elle de construction si récente que la plupart des cartes ne
l’indiquent pas. C’est, du reste, une affreuse petite ville, régulière,
tirée au cordeau, froide et ennuyeuse, n’ayant plus de verdure et pas
encore d’édifices; c’est simplement un parallélogramme de quelques
centaines de mètres, strictement rempli de ces tristes alvéoles carrées
comme des boîtes, où s’enferme une multitude de gens qui ne sont plus
des paysans et ne sont pas encore des citoyens; période où les habitants
ont les vices des deux états: la grossièreté des champs et la vanité des
villes.
A mon grand regret, faute de chevaux, j’ai passé deux heures dans ce
lieu monotone; je n’ai pu m’y occuper à rien, pas même à dîner. Tout le
commerce de comestibles de l’endroit n’a pu me procurer un morceau de
viande. J’ai eu beaucoup de peine à faire comprendre à mon estomac que
les habitants, ayant supprimé les prairies du voisinage pour en faire
d’ambitieux chantiers, avaient du même coup supprimé les moutons. En se
cotisant autour de moi, on est parvenu à me servir du saumon cru, du
saumon fumé, du saumon à demi salé, du pain et du beurre; j’ai dîné avec
ce second service, mes trop fréquentes rencontres précédentes avec le
saumon sous toutes espèces de formes m’ayant depuis plusieurs jours
dégoûtée de ce poisson.
La question gastronomique est d’une assez affligeante simplicité en
Norvége; on y mange aussi peu et aussi mal que possible; passé
Christiania, on ne trouve nulle part ni pain ni vin, ces deux bases de
tout repas français. Ce qu’on nomme pain, dans ces provinces, n’a aucune
analogie avec ce que nous appelons du même nom. Le pain norvégien a la
forme et la dimension d’une assiette de porcelaine, il en a presque la
consistance; il est fait de farine d’orge et de seigle et d’une bonne
dose de paille. Ces espèces de galettes dures se cuisent à de très-longs
intervalles; on les perce d’un trou au milieu et on les enfile par
douzaines dans de longs bâtons suspendus au plafond; dans les maisons
soignées, on les recouvre d’un linge, mais la plupart du temps cette
précaution négligée donne beau jeu à la fumée et à la poussière.
Outre ce pain peu appétissant, et auquel je ne me résignai à toucher
qu’après un long jeûne, on trouve pourtant (excepté à Lille-Hammer) des
œufs et du lait; on a souvent aussi du fromage sans sel et du beurre
très-salé; ceci, avec l’immuable saumon, forme le fond du répertoire,
assez restreint, comme vous voyez.
Cette pénurie paraît explicable sur un territoire si peu cultivé et si
peu peuplé; les habitations se font peu à peu si rares, qu’il arrive de
voyager tout le jour sans voir une seule maison entre les relais,
très-éloignés les uns des autres. Ces relais ne sont pas des villages,
mais une de ces fermes assez considérables appelées dans le pays
_gaards_. Le _gaard_ norvégien se compose d’une vaste habitation
entourée de petits corps de logis servant de granges, d’étables, etc. La
maison, faite de troncs de sapins à peine équarris, dont les interstices
sont bouchés avec de la mousse, sert d’habitation au maître et à sa
famille; les domestiques et les bestiaux logent dans les petits
bâtiments d’exploitation. Ces _gaards_ forment autant de petites
colonies tout à fait isolées qui se suffisent à elles-mêmes. Les grandes
distances et la rigueur des hivers obligent ces familles de paysans à
prévoir tous les besoins de la vie; aussi sont-ils fort industrieux.
Les femmes filent le lin et le chanvre, tissent la toile et fabriquent
une sorte de drap grossier et solide, appelé _wadmel_, dont les hommes
se vêtent. Les hommes sont tour à tour laboureurs, forgerons, maçons,
charpentiers, et au besoin cordonniers et tailleurs. Outre de bons
vêtements et des meubles suffisants, les jeunes filles ont quelques
dentelles, quelques bijoux, des fichus de soie rapportés de la ville par
le père; et puis dans chaque maison on aperçoit, respectueusement posé
sur un bout de tapis, le gros volume, bibliothèque du pauvre, le livre
qui remplace et dépasse tous les autres, le livre des livres--la
Bible--et chaque petit enfant sollicité par sa mère saura vous en lire
un verset. Douce et paisible existence! froide, pure et égale comme
l’azur du ciel du Nord; région sereine et humble, sans rayons, sans
orages, que les cœurs fatigués regardent avec envie: _Invideo quia
quiescunt_, dit Luther.
Cette heureuse population a sa beauté particulière, et il semble qu’on
puisse lire la vie de tout homme dans sa physionomie placide. Le type
norvégien est surtout sain et robuste; les visages sont carrés et frais,
les nez retroussés et charnus, les yeux d’un bleu pâle, les cheveux
fins, blonds et frisés. Les enfants ont sur la tête de la soie plate
presque blanche qui rappelle ces petits Jésus de cire accompagnés d’un
agneau de carde de coton, qu’on voit sous verre dans les chambres
d’auberges, en France. Les femmes, relativement plus grandes que les
hommes, ont un éclat de teint magnifique et paraissent pour cela souvent
jolies sans l’être. Elles ont beaucoup d’enfants, et, malgré le calme de
leurs habitudes, semblent vieilles de bonne heure.
Voici la silhouette des personnages qui m’ont apparu; quant au croquis
du paysage, il serait très-compliqué à faire autrement qu’avec un
crayon.
A quelques lieues au delà de Lille-Hammer, on entre dans la pittoresque
province du Gudbrandsdal; la route, taillée à pic au-dessus d’un
précipice, se met à courir sur le versant d’une montagne, au pied de
laquelle écume et bouillonne une rivière-torrent appelée le Lougen. De
l’autre côté du Lougen se dresse une autre montagne plus haute, plus
âpre, plus sombre encore que celle que l’on gravit; d’innombrables
cascades jaillissent de ses escarpements et vont rejoindre le torrent.
Tout cela est très-sauvage et très-beau. Un album seul raconterait bien
cette pittoresque et agreste Norvége; j’en suis trop convaincue pour
vous faire beaucoup de descriptions, et je passe tout de suite à un
incident digne de la narration.
Un dimanche matin, vers dix heures, comme nous allions gagner une poste
nommée Laurgaard, je sommeillais à demi au fond de la voiture, dont
j’avais fait relever la capote à cause d’une petite pluie fine et
glaciale qui commençait à tomber. Nous étions tous dans cet état
d’engourdissement où plonge la fatigue compliquée de froid et d’ennui,
lorsque tout à coup la côte roide que les chevaux gravissaient
péniblement se changea en une pente presque à pic. Il s’agissait de
descendre l’équivalent de ce que nous venions d’escalader; le guide
reçut l’ordre de se mettre à la tête des chevaux afin de les maintenir;
mais, ne se méfiant pas des oscillations causées par les ressorts d’une
voiture beaucoup trop parisienne pour de semblables chemins, il ne
retint pas assez ses chevaux, et la voiture, entraînée par son propre
poids, roula très-vite, sortit de la voie et fut précipitée dans le
gouffre au fond duquel mugissait le Lougen. Nous fîmes deux tours sur
nous-mêmes, tout craqua horriblement, et je me rendis compte, avec la
vivacité que la pensée acquiert dans les moments suprêmes, que nous
allions être infailliblement broyés, puis noyés... Dieu, dans sa bonté,
nous sauva de ce péril de mort! Quelques maigres sapins croissaient au
milieu des quartiers de rocs, sur le flanc déchiré du précipice; ils
s’engagèrent dans l’orbe d’une de nos roues et arrêtèrent ainsi les
bonds de la calèche, qui resta suspendue au-dessus de l’abîme.
J’étais meurtrie de la tête aux pieds, mais, par une sorte de miracle,
je n’étais pas blessée; personne n’était blessé. Un des chevaux
seulement se trouvait engagé dans une crevasse d’où il semblait
impossible de le retirer. Lorsque la voiture s’arrêta, je me trouvai
ensevelie sous une avalanche de coussins, de livres, de cartes, de
bouteilles, de provisions de toute espèce. Les caissons et les poches
s’étaient vidés et avaient versé sur nous le plus inextricable
tohu-bohu. Tout étonnée d’être encore vivante, je sortis de la voiture
avec les plus grandes précautions, afin d’éviter un ébranlement capable
de lui faire recommencer son horrible course; puis m’accrochant aux
branches d’arbres, aux pierres, aux ronces du précipice, je parvins à en
sortir avec des peines infinies. Je m’assis, épuisée, sur le bord de la
route, et, plongeant mes regards dans le gouffre, j’y aperçus la
calèche; vue ainsi, elle faisait l’effet d’une cage d’oiseau accrochée à
un vieux mur.
Tandis que le cocher et le guide délibéraient sur le parti à prendre
pour obtenir des secours, je vis venir à nous un jeune officier
norvégien assis sur une de ces voitures du pays, composées d’une sorte
de fauteuil posé sur un large train; le jeune homme, bien enveloppé dans
son manteau ciré, fumant une longue pipe à bout d’ambre, s’en allait
rapidement et commodément à Drontheim. Mon domestique s’approcha de lui
et raconta en quelques mots notre accident. L’officier s’arrêta un
moment, l’écouta patiemment et froidement, puis fouetta son cheval et
continua sa route, après m’avoir examinée avec plus de curiosité que
d’intérêt. Je devais être horrible; mon visage était enflé par les
contusions, pâli par la frayeur, et mes vêtements froissés, mouillés,
souillés de boue, complétaient un ensemble peu gracieux.
On me le prouva bien!...
Il fallait donc nous tirer d’affaire tout seuls. Le cocher nous y aida:
il enfourcha le cheval le moins écloppé, et s’en fut à Laurgaard
chercher du monde. Heureusement c’était un dimanche, jour où tous les
hommes d’un _gaard_ se réunissent pour jouer et fumer. Après deux
heures, qui me parurent mortellement longues, notre émissaire revint
avec quinze hommes munis de cordes. On déchargea la calèche; on remit
comme on put dans les malles défoncées tout ce qui s’en était échappé,
et, après avoir passé deux câbles sous la caisse, on la hissa jusque sur
le chemin; ensuite on y attela un cheval et on la mena au pas. Quant à
nous, il nous fallut faire à pied les trois lieues qui nous séparaient
encore de Laurgaard.
J’y arrivai dans un état de malaise indicible; depuis que tout danger
était passé, je sentais mieux les douleurs de mes meurtrissures, et
j’eusse en ce moment payé bien cher le bonheur de quelques jours de
repos; mais il ne nous était pas permis de nous arrêter au delà du temps
nécessaire au raccommodage de nos roues et au remplacement de notre
timon, brisé dans la chute; cela se fit rapidement, car, le soir même de
ce jour néfaste, je remontais en voiture avec l’intention de courir
toute la nuit pour réparer ce temps d’arrêt. Cette détermination, prise
en une autre saison, eût pu nous exposer à de nouveaux et sérieux
dangers; mais heureusement la nuit dure peu en Norvége au mois de juin,
et à dix heures du soir, lorsque nous repartîmes, la lumière était
encore très-suffisante pour distinguer tous les objets.
La poste d’après Laurgaard se nomme Hougen; j’aspirais à y arriver afin
d’obtenir un verre de lait pour calmer mon ardente soif; je fus
désappointée. Hougen n’était pas même un _gaard_. Lorsque la voiture
s’arrêta, je ne vis aucune habitation loin ou près de nous; les chevaux
nous attendaient près d’un poteau au milieu de la route, gardés par un
enfant de treize à quatorze ans, maigre, pâle, chétif, à la physionomie
souffrante et sauvage; je crus voir le gnome malfaisant de cette
solitude. L’enfant regarda la calèche avec étonnement et méfiance; il
n’avait jamais vu de véhicule de cette forme, et il manifesta la plus
grande répugnance à s’asseoir auprès du cocher sur ce siége raccommodé
avec des cordes, dont la tournure n’était pas fort rassurante; néanmoins
il se décida, et, à peine installé, il se mit à exciter ses chevaux
d’une voix aigre et énergique, qui les fit partir comme des flèches.
Notre bizarre petit postillon nous déposa au milieu d’une sorte de
village composé de sept ou huit maisons soutenues en l’air comme par
enchantement; elles étaient élevées, aux quatre angles, sur des piliers
de pierre, et le ciel, qu’on apercevait par échappées sous la base de
ces habitations, produisait le plus singulier effet. Cet exhaussement
fort bien entendu a pour objet de garantir les maisons contre
l’amoncellement des neiges pendant l’hiver. Ce village, nommé Tofte, le
seul que nous eussions rencontré depuis trois jours, est le but pieux
des pérégrinations des habitants des _gaards_ environnants, parce qu’il
possède une église bâtie en bois, peinte en gris et surmontée de
l’invariable clocher carré ayant forme de guérite. Autour de l’église,
de grandes lames de pierre posées à terre indiquent les tombes d’un
cimetière. Rien de plus morne que ce grand bâtiment disgracieux, ce sol
aride, ces pierres grises, ce ciel de la même nuance, tout ce tableau de
la même teinte froide et uniforme; l’âme en emporte une impression
profondément triste.
Ce hameau sert de confins aux chemins praticables; on y prend deux
chevaux de renfort pour tenter les pentes escarpées du Dovre, puis on
s’enfonce dans ses gorges redoutables. Alors la végétation cesse; le
printemps, qu’on a vu s’épanouir vingt lieues plus bas, disparaît et
fait place à l’hiver; pas une feuille aux arbres, pas un coin de terre
égayé par l’herbe verte, et nous sommes en juin; des buissons noirs et
hérissés bordent la route, et quelques arbres rabougris se pelotonnent
sous leur enveloppe de neige. De temps en temps des troncs d’arbres
tortueux, tombés en travers de la route, nous barraient le passage ainsi
que d’énormes serpents, et de grosses pierres verdâtres, à moitié
cachées dans des mares d’eau bourbeuse, me paraissaient être de
monstrueux crapauds. Un moment je crus apercevoir au milieu de la route
un spectre à demi sorti de son linceul, allongeant de notre côté ses
grands bras décharnés; c’était un bouleau dont le tronc était encore
enseveli sous la neige et dont les branches noircies s’étendaient vers
nous.
Ces gorges ont des aspects d’un lugubre très-varié; quelquefois nous
passions des défilés étroits, entre des pans de neige de plus de
cinquante pieds de haut; puis, la route s’élargissant, nous voyions
bondir de toutes parts des cascades si nombreuses et si effroyablement
bruyantes que, quelle que fût la manière dont on criât, il était
impossible de s’entendre les uns les autres. Le pâle crépuscule du Nord
glissait ses lueurs ternes et incertaines sur ces sombres tableaux et y
ajoutait je ne sais quelle mystérieuse horreur. Pendant quelques lieues,
je pus me borner à observer tout à mon aise et me laisser aller à une
rêverie tenant un peu du cauchemar; mais il vint un moment où je dus
prendre plus activement ma part des tribulations de notre petite
caravane. En approchant des cimes du Dovre-Field, la couche de neige de
la route s’était peu à peu épaissie, et, lorsque la voiture en eut
jusqu’au-dessus des roues de devant, il devint impossible de lui faire
faire un pas de plus sans l’alléger; sur les observations du guide, tout
le monde descendit, et je dus ainsi continuer la route à pied. La chose
n’était pas facile; la neige, amollie par quelques douces journées,
n’avait plus aucune consistance; on y enfonçait jusqu’aux genoux, et
souvent l’endroit où on posait le pied se détachait d’un seul bloc, et
on allait rouler dans quelque crevasse, heureusement peu profonde.
Pendant deux lieues, il nous fallut lutter à chaque pas contre ces
petites avalanches, et nous arrivâmes à Fogstuen, _gaard_ situé sur un
des plateaux les plus élevés du Dovre, dans un état d’épuisement
complet. Je dus faire comme tout le monde, me réconforter avec un verre
d’eau-de-vie de grain qui me fit l’effet du meilleur nectar du monde.
Assez près de Fogstuen, plusieurs cascades se rencontrent et forment un
beau et large torrent dont on nous avait vanté les sinuosités
pittoresques; nous le cherchâmes sans le trouver; bien plus, notre guide
fut longtemps à découvrir le pont de bois sur lequel nous le devions
traverser: poteaux indicateurs, torrent, pont, tout était enseveli sous
la même couche de neige. Cependant il fallait avancer; après un
minutieux sondage, le pont fut reconnu et la voiture passa. Arrivés sur
l’autre bord, nous vîmes à dix pas de nous le grand poteau désignant la
tête du pont: le guide s’était trompé, nous venions de passer sur un
pont de neige!
Je me sentis pâlir, en comprenant l’imminence du danger auquel nous
venions d’échapper; l’idée d’être engloutie sous cette montagne de neige
et de périr étouffée dans cette eau glacée, sous cette sombre voûte,
m’inspirait un indicible effroi. Nous suivîmes ce perfide torrent
pendant encore environ cent toises, le devinant sans l’apercevoir;
enfin, par une large crevasse, je pus sonder la profondeur de l’abîme où
nous devions être engloutis; j’allai le regarder de près: l’eau coulait
sous une voûte de neige de plus de quarante pieds d’épaisseur!
Fogstuen se réduit à deux chétives cabanes, placées là seulement afin de
loger pendant l’été des chevaux à la disposition des voyageurs; l’hiver,
les paysans descendent dans les vallées, ces latitudes du Dovre étant
alors complétement inhabitables. A quelques pas de ce maigre petit
gaard, la montagne est magnifiquement fendue du haut en bas, comme par
le tranchant d’une épée surhumaine, et du point le plus élevé de sa
crête s’élance une prodigieuse cascade qui, malgré son immense nappe
d’eau, est transformée en vapeur avant d’arriver au fond du précipice.
On ne saurait imaginer un point de vue d’une sauvagerie plus superbe: la
pensée et le regard restent interdits devant de tels spectacles; ils
payent de toutes les fatigues, dédommagent de tous les dangers, et
créent dans la mémoire des souvenirs précieux et ineffaçables.
A Fogstuen, on en a fini avec les escarpements; jusqu’à Jerking, on n’a
à traverser qu’un plateau large d’une dizaine de lieues. A peine a-t-on
quitté le gaard, on ne voit plus devant soi qu’une immense plaine. Nous
fîmes ce trajet avec une rapidité magique: les chevaux de Fogstuen,
excités par un long repos, s’emportèrent et prirent une allure effrénée.
A notre gauche s’étendait un lac immense encore glacé; à notre droite,
la plaine de neige déroulait à perte de vue ses ondulations
imperceptibles et son implacable blancheur: des poteaux, destinés à
fixer les limites du chemin, rompaient seuls, de loin en loin, la
rigidité de la ligne de l’horizon. Ces poteaux, peints en rouge et
surmontés d’une barre transversale, avaient l’apparence sinistre de
potences. Nous courions avec une légèreté de fantômes à travers cet
étrange pays, changeant de place sans changer d’horizon, ce qui donnait
à notre course une apparence surnaturelle. Je ne pouvais me lasser de
regarder autour de moi, et je voyais toujours la neige, toujours les
eaux immobiles du lac, toujours les poteaux couleur de sang. Peu à peu
cette espèce d’enfer glacé s’anima: je vis du feu sortir de dessous les
pieds des chevaux; les poteaux remuèrent lentement leurs grands bras et
s’approchèrent de la voiture; de grandes chouettes blanches volèrent
près de mon visage, me regardant avec leurs horribles yeux fixes et
presque humains, en poussant des cris d’enfant qu’on égorge; une terreur
invincible s’empara de moi; je restai immobile, silencieuse, les yeux
grands ouverts, la poitrine oppressée, ne sachant si je rêvais, si je
vivais, ou si j’étais transportée hors du monde réel.
A six heures du matin, j’arrivai à Jerking; on me porta dans un lit;
j’avais une fièvre ardente et un délire complet.
Jerking est un gaard considérable et riche; il sert de point de
ralliement aux rares voyageurs qui entreprennent l’ascension du
Snähatten (chapeau de neige), un des pics les plus élevés du
Dovre-Field. Les habitants de Jerking, à force d’industrie intelligente,
sont parvenus à établir dans ce lieu privé de toute espèce de ressources
un campement presque confortable; leur petite colonie, séparée du reste
du monde, a une physionomie laborieuse, active et heureuse, qui réjouit
le voyageur attristé par les sombres aspects du pays environnant.
Un hasard malencontreux avait amené à Jerking, quelques heures avant
nous, un pasteur protestant qui allait prendre possession d’une petite
paroisse près de Drontheim; ce pasteur était accompagné de sa famille,
savoir: sa femme et onze enfants, dont les âges rapprochés rendaient
difficile à comprendre leur commune origine, et dont les chevelures
avaient comme pris à tâche de représenter toutes les nuances possibles
du blond, en commençant par la filasse la plus argentée pour arriver à
l’acajou le plus foncé. Cette nichée de têtes dorées avait envahi tous
les oreillers de la maison, et la bonne hôtesse de Jerking eut grand
peine à m’organiser un lit dans un cellier obscur. On put à peine m’y
laisser quelques heures; dès que le repos eut calmé ma fièvre de
fatigue, il fallut repartir. Je me levai encore très-endolorie, et,
tandis qu’on attelait, je visitai le gaard; j’arrivai ainsi dans une
grande pièce, garde-robe commune à tous les habitants. Dans cette espèce
de friperie, où les bas s’alignaient près des chapeaux, où les culottes
se mêlaient aux robes, le tout étendu sur des cordes se croisant en tous
sens, je fis choix de deux costumes de fêtes complets de paysans
norvégiens. L’hôtesse consentit à me les vendre. L’habillement de
l’homme est d’un Louis XV pur: grand habit à boutons brillants, culotte
de peau piquée, gilet long à fleurs brodées, bas chinés, souliers à
boucles et large chapeau de feutre. Le costume de la femme ne ressemble
pas du tout au Pompadour, pendant naturel de ce gentilhomme de 1755.
C’est une longue et étroite jupe de drap vert, avec des fleurs brodées
en laine de couleurs vives; un bonnet toquet en soie noire brochée de
vert, garni d’une dentelle d’argent, et pour complément une pièce
d’estomac en drap rouge sur laquelle on a attaché sans ordre du
clinquant d’or et d’argent, des perles de verre et quantité de
bouffettes de petits rubans bariolés, le tout entouré, comme le toquet,
d’une assez haute dentelle de fil d’argent. Cet accessoire de la
toilette, quoique fort baroque, produit un très-joli effet sur ce
costume de nuances sombres.
Le costume de tous les jours est plus simple: les hommes s’enveloppent
dans de longues redingotes et se coiffent de bonnets de laine rouge
taillés et posés comme le bonnet phrygien, de sanglante mémoire chez
nous; les femmes portent la robe de laine foncée très-longue, le grand
tablier de coton bleu ou rouge, et le béguin noir, qui sied parfaitement
à leur chevelure d’or pâle.
Je fis emballer soigneusement mes deux déguisements, et j’y joignis
trois peaux de loup blanc, produits de la chasse du fils de la maison,
qui me les céda pour trente-cinq francs. Quelque connu que soit _le loup
blanc_ en France, il s’y vendrait plus cher.
Encore un peu étourdie par la fièvre, je fis, je ne sais trop comment,
la route jusqu’à Kongswold; il me sembla seulement que nous tournions
indéfiniment dans une plaine rousse et aride. A Kongswold, point de
chevaux; par extraordinaire, une maison sale; puis des enfants
criaillant autour de nous et mon cocher vociférant contre le paysan, qui
refusait de se déranger pour aller chercher ses bêtes, sous prétexte
qu’elles étaient trop loin: c’était plus qu’il n’en fallait pour me
faire fuir. Je laissai mes gens s’enrouer à l’envi, et je fis quelques
pas aux alentours du gaard. Malgré mon malaise et mon humeur, je restai
frappé de la beauté neuve, farouche, abrupte du vallon de Kongswold. La
maison est posée au pied d’une demi-lune de montagnes hérissées de
rochers bizarres, au milieu desquels descendent, se heurtent et
s’entre-croisent une innombrable quantité de cascades; une d’elles,
large comme une rivière et violente comme un torrent, jaillit du sommet,
arrache à chacun de ses bonds quelque fragment du rocher, puis se
précipite avec une incroyable furie dans un pli du vallon, où elle
disparaît sans qu’on puisse s’expliquer comment. Je commençai par
admirer; puis savez-vous l’effet que cela me produisit? je m’endormis.
Étendue sur la pierre humide, couverte par la froide vapeur de l’eau,
bercée par ce tonnerre, je goûtai là quatre heures du repos le plus
profond, et j’y dormirais je crois encore, si, les chevaux étant
arrivés, on ne m’avait enfin découverte dans la retraite que j’osais
partager avec une énorme grenouille aux yeux calmes, naïade de la
cascade, tout étonnée de recevoir une mortelle.
Près de Kongswold, la route s’attache au flanc âpre de la montagne, où
elle forme à peine saillie; elle étreint le géant de granit dans une
longue et mince spirale; souple comme un lacet, elle fait mille détours,
passe par-dessus les rochers, évite les cascades, tourne les précipices,
et, vue de loin, doit sembler pareille à une corniche légère et
capricieuse courant autour d’un colosse informe. Par moments on se
trouve dans une gorge si resserrée, qu’un arbre jeté en guise de pont
pourrait aider à traverser le précipice et faire gagner l’autre versant.
C’est quelque chose d’effrayant, de regarder d’aussi près une de ces
énormes montagnes des grandes chaînes du globe: l’œil plonge dans des
gouffres qui, de loin, ne seraient que des fentes, et se fatigue à en
mesurer la profondeur; partout des pierres aiguës et noires, détachées
des cimes, gisent pêle-mêle sur la pente, comme tenues en équilibre et
prêtes à recommencer leur course au moindre ébranlement; en haut la
neige inaccessible, au milieu des rochers infranchissables, en bas
l’abîme insondable! pas un brin d’herbe, pas une fleur, pas un oiseau;
rien qu’un lichen pierreux, sorte de gale qui ronge lentement le granit;
rien que le bruit du vent qui pleure et les grondements des torrents. On
se figure ainsi les lieux bouleversés par le souffle de la malédiction
divine, où l’ange de la Vengeance poursuit l’ombre criminelle de Caïn.
A quelques lieues de Kongswold, on commence à descendre; la route
s’aplanit, s’améliore et s’égaye à la fois; on en a fini avec les
défilés les plus dangereux; les sommets du Dovre sont franchis, on
revoit des bouquets de sapins; au-dessus s’élève, de loin en loin, une
colonne de fumée bleuâtre, indice d’un gaard hospitalier. Enfin on
atteint Sockness, la dernière étape avant Drontheim.
Drontheim, ou, si vous voulez, Trondhiem, comme disent les habitants et
les géographes, est une ville de bois qui brûle assez régulièrement tous
les dix ans. Les habitants en ont pris leur parti; ils font la part du
feu, et, à voir leurs maisons, ils ne la font pas trop regrettable.
Leurs rues sont larges, spacieuses, tirées au cordeau, bordées de petits
bâtiments peints en blanc ou en rouge, d’une tournure mesquine et
froide. Drontheim est une ville riche, et fait, sans qu’il y paraisse
dans ses allures extérieures, un commerce considérable; les magasins de
détail y sont organisés de façon si discrète qu’il devient difficile de
les deviner. En furetant dans les rues, on demeure surpris d’apercevoir,
au fond de pièces éclairées par de petits châssis garnis de verres
troubles, des fourrures précieuses et de luxueuses étoffes, entassées
pêle-mêle sur des rayons avec des jarretières de laine, de la filasse et
des boutons d’os. Si on entre dans un de ces capharnaüms, on obtient
difficilement de se faire montrer des marchandises. Le boutiquier
norvégien ignore l’art de faire acheter, à peine consent-il à vendre; il
dédaigne les manières complaisantes qui sont de rigueur dans sa
profession; il fume magistralement dans un coin, et, lorsqu’on l’aborde,
il prend un air rogue qui semble engager le passant à bien réfléchir
avant de le déranger. Il faut vraiment avoir un besoin absolu d’un objet
pour ne pas se retirer devant les mines rébarbatives de ces honnêtes
citadins. Avec une pareille méthode on fait bien de ne pas entreprendre
le commerce des choses de fantaisie; car l’ennui d’acquérir dépassant le
plaisir de posséder, il s’ensuivrait que l’acheteur s’abstiendrait.
Au milieu des baraques proprettes de Drontheim, on aperçoit un admirable
monument: c’est la cathédrale, consacrée autrefois à saint Olaf ou
Olaüs; elle est là, haute, solide, inébranlable comme la pensée de Dieu
au milieu des choses périssables. Sa construction première doit remonter
au Xe siècle; les transepts des deux nefs sont à grandes arcades rondes
soutenues et séparées par un pilier; le chœur est du plus pur gothique:
il fut terminé, je crois, à la fin du XIIe siècle, par le savant
archevêque Eystein.
En 1540, la cathédrale était encore vénérée et splendide; elle avait
résisté aux orages furieux du Nord, à ses longs hivers qui désagrégent
la pierre même, à trois siècles de guerre, à quatre incendies. En 1540,
la réforme pénétra en Norvége, et par elle la cathédrale fut appauvrie,
mutilée, dépouillée. La réforme vendit les vases sacrés, dispersa les
reliques, brisa les statues. Aujourd’hui la châsse miraculeuse de saint
Olaf, si lourde qu’il fallait soixante hommes pour la porter, les
reliquaires étincelants de pierreries qui ornaient le maître autel, sont
remplacés par une copie du Christ de Thorwaldsen, tandis que l’abondante
végétation de plantes de pierre entourant les colonnettes de la nef
disparaît sous les loges de bois à rideaux rouges où se placent les
protestants pour entendre le service; plus de statues sculptées dans le
chœur, plus de tombes révérées dans les chapelles, plus de lampes dans
le sanctuaire; tout ce que les orages, les incendies et le fanatisme
destructeur du XVIe siècle avaient épargné est enfoui et empâté dans un
horrible badigeon gris bleu ou dans des draperies de calicot. Cette
pauvre église ne peut plus même se faire une beauté avec sa vétusté;
elle est comme un vieux soldat qu’on forcerait à cacher ses blessures
avec des oripeaux.
Lorsque je la visitai, il pleuvait à torrents; les grandes ogives,
privées de leurs vitraux de couleur, laissaient tomber sur les dalles un
jour terne et blafard, en harmonie avec le délabrement de l’édifice; il
semblait que le ciel lui-même regardât d’un œil triste cette grande et
magnifique basilique, jadis témoin de tant de pompes, entourée de tant
de vénération, dotée de tant de trésors, maintenant veuve dépouillée et
sombre du catholicisme qui l’a édifiée.
Je n’assiste jamais sans un profond sentiment de regret à la
transformation d’une église gothique en temple protestant; je souffre de
voir dévaster, fût-ce au nom de l’Évangile, une de ces vieilles
basiliques si pleines de grandeur et de poésie. Mon sentiment d’artiste
se trouve ici en jeu, et non ma foi religieuse; vous ne devez donc pas
voir dans mes paroles une attaque au protestantisme; car je suis de ceux
qui croient que toute conviction mérite le respect, et que toute
religion y a droit.
En quittant la cathédrale, je rentrai vite dans la boîte à compartiments
décorée du nom d’hôtel, où je logeais, afin de m’habiller pour dîner
chez M. Riss, gouverneur de la ville. A quatre heures (heure indiquée),
j’arrivai au palais du gouverneur, un peu mouillée, car il est
impossible à Drontheim de se procurer une voiture; un traîneau, à la
bonne heure.
Le _palais_ du gouverneur, comme on dit, est une immense construction en
bois, n’ayant d’un palais que le nom et les dimensions; il est situé
dans la _Monkgade_ (rue des Moines), la plus belle rue de Drontheim.
Comme la Canebière de Marseille, la Monkgade a pour perspective un large
golfe tout couvert de navires.
Je trouvai chez M. le gouverneur un accueil gracieux et empressé, une
cordialité affable qui me replaça tout à coup sous les latitudes les
plus élégantes.
Mme Riss parle un peu français, et son intelligence supplée parfaitement
à sa science. Plusieurs jeunes femmes de sa société parlaient anglais,
et une conversation assez suivie put s’établir entre nous. Au premier
abord, ces dames m’examinaient d’un air curieux dont je ne comprenais
pas le motif; il me fut expliqué quand l’une d’elles m’apprit qu’avant
moi aucune Parisienne n’était venue à Drontheim: j’étais plus qu’une
rareté; j’étais une nouveauté.
A quatre heures et demie, on apporta sur des plateaux des liqueurs, des
épices et quelques salaisons; chaque convive fit honneur à ce prologue
de repas, puis on passa dans la salle à manger, où était dressée une
table de quarante couverts. Le service se fit à la russe, c’est-à-dire
sans qu’aucun plat fût posé sur la table chargée de fleurs
artificielles, de cristaux et d’argenterie. De grandes corbeilles
d’argent pleines d’oranges, occupant les deux bouts de la table,
constituaient une véritable magnificence gastronomique, les ananas étant
beaucoup plus communs à Paris que les oranges à Drontheim. Au moment où
je prenais place près de lui, M. Riss m’offrit un gros bouquet de muguet
blanc, et je fus très-sensible à cette aimable attention de mon hôte;
mon voisin de droite me demanda alors si je ne trouvais pas bien
étonnant de voir un si gros bouquet de cette petite fleur, si difficile
à faire pousser en serre. J’admirai, à son exemple, me gardant de lui
dire que cette fleur si précieuse à Drontheim se foule aux pieds dans
les bois de France, et nous paraît si commune au printemps, que nous
oublions trop combien elle est charmante.
Je me méfiais des cuisiniers de la métropole du Nord; pourtant je n’osai
refuser dès le début, et en si bonne compagnie. Je me laissai servir du
potage. Je vis dans mon assiette une quantité de petites boules nageant
dans un jus violet; il s’exhalait de là une odeur spiritueuse de fâcheux
présage, j’essayai de m’attaquer d’abord à une grosse boule jaune qui me
parut un innocent jaune d’œuf dur... Je crus manger du feu. Le traître
avait été abondamment poudré de piment. J’eus la lâche idée de tout
laisser; mais les regards étaient fixés sur moi; je fis une invocation à
l’hospitalité, et, rassemblant tout mon courage, je continuai d’avaler
cette infernale soupe. Au milieu du conflit de goûts, de saveurs et
d’aromes qui ahurissaient complétement mon palais, je distinguai, dans
cette mêlée bizarre, du sucre, du jus de gibier, du piment, du vin, des
œufs et toutes les épices connues; l’addition d’un peu de poudre à canon
ne me paraîtrait pas invraisemblable. Il faudrait vous faire un menu
tout entier pour vous décrire la quantité de mets inusités chez nous que
je vis ensuite servir; je noterai seulement une sauce de gibier au
girofle et au rhum dont je me repentis d’avoir essayé. Au milieu de ces
étrangetés, on nous présenta quantité de choses excellentes, d’énormes
poissons et des pièces rôties superbes, très-dignes de la table d’un
gouverneur presque vice-roi.
Je remarquai avec regret l’absence des carafes et des verres à boire de
l’eau; je déplorai également la parcimonie avec laquelle était servi le
pain blanc: chaque convive en avait un petit morceau gros comme la
moitié d’un œuf, et aucun n’eut la fantaisie d’en redemander. Vers le
milieu du dîner, on commença à porter des toasts; je reçus un nombre de
politesses dont ma vanité s’accommodait mieux que mon cerveau; je dus
porter mon verre à mes lèvres une quarantaine de fois, et cela eût pu
même avoir des inconvénients pour ma raison, si l’eau-de-vie des gaards
ne m’avait heureusement aguerrie contre les spiritueux. A sept heures on
sortit de table pour revenir dans le salon, et, avant de s’asseoir,
chacun des invités alla donner une poignée de main à tous les autres, en
l’accompagnant, suivant son sexe, d’une révérence ou d’un salut. Après,
le bal commença, et lorsque je me retirai, vers dix heures et demie, je
laissai toute la réunion valsant au grand jour, ce qui donnait à cette
fête une physionomie tout à fait particulière.
Drontheim a son monument historique; c’est la forteresse de Monkholm,
autrefois prison d’État, aujourd’hui citadelle-arsenal. Monkholm est
bâti sur une île de rochers située à une demi-lieue de la ville;
primitivement c’était un couvent, comme son nom l’indique (_monk_,
moine, et _holm_, rocher). A Monkholm fut renfermé pendant sa longue
captivité le Danois Schumacker, comte de Griffenfeld, rédacteur de la
célèbre loi royale de 1660, qui changea la monarchie élective du
Danemark en monarchie héréditaire. L’ordonnance commence par ces mots:
«Frédéric III, par la grâce de Dieu, roi de Danemark et de Norvége, des
Vandales et des Goths, duc de Slesvig, de Holstein, de Stormaric, de
Dytmarse, comte d’Oldenbourg et de Delmenhorst: savoir faisons, etc.,
etc.» Ces titres pompeux ne précédaient que l’œuvre d’un ambitieux
parvenu. En inspirant cette loi au faible Frédéric, Schumacker servait à
la fois sa haine et ses projets d’élévation: il enlevait à une
aristocratie hautaine le précieux privilége d’élire ses souverains, et
se vengeait en même temps des dédains adressés par elle au fils du
cabaretier d’un faubourg de Copenhague.
Le souvenir de sa basse origine, ou peut-être un écho de ce sentiment de
justice si difficile à étouffer dans le cœur de l’homme, lui fit
introduire dans cette loi un article qui la rend respectable aux yeux de
la postérité. L’article 21 enlève aux grands du royaume le droit de vie
et de mort sur leurs serfs.
La puissance de Schumacker s’accrut encore sous le règne de Christian V;
il ne porta plus que le nom de comte de Griffenfeld, et ses fonctions de
grand chancelier devinrent les premières du royaume. Dès lors son
ambition n’eut plus de bornes; arbitre de la paix et de la guerre, il
voulut profiter, comme le roi lui-même, des avantages remportés par les
troupes danoises en Poméranie. Le traité qui soumettait à Christian V la
ville de Wisman donnait en fief à Schumacker l’île de Wolin; en même
temps il faisait demander la main d’une princesse d’Augustembourg et
était sur le point de l’obtenir. Il était monté si haut que le roi
s’aperçut de cette presque égalité entre lui et un sujet, et l’orgueil
royal réveillé décida la perte du favori. Sur un ordre de Christian,
Schumacker arrêté, accusé du crime de lèse-majesté, est condamné à
perdre la tête.
Le 5 juin 1676, la multitude de Copenhague voit avec stupeur dresser
l’échafaud du comte de Griffenfeld, et marcher au supplice cet homme
devant qui elle avait tremblé si souvent. Schumacker ne faiblit pas un
instant; il reste fier et ferme, même devant le billot, et y pose la
tête sans pâlir. A ce moment un aide de camp du roi fend la foule, élève
en l’air un pli cacheté du sceau royal et s’écrie: _Grâce à Schumacker!_
La peine capitale était commuée en une prison perpétuelle; le faible
Christian V n’avait pas voulu imiter jusqu’au bout le faible Louis XIII,
et peut-être la tête sanglante de Cinq-Mars avait-elle préservé la tête
de Schumacker.
Enfermé dans la sombre forteresse de Monkholm, Schumacker, qui avait
sondé l’abîme des vanités de ce monde, ne tourna plus son esprit que
vers les choses éternelles. On le vit pendant de longues années se
promener silencieusement dans le petit jardin de Monkholm, et là, les
yeux fixés sur la vaste mer, sur les cieux infinis, il traduisait les
psaumes de David en vers danois. Cette parole du roi-prophète: _La voix
de l’Éternel brise les cèdres mêmes; l’homme puissant n’échappe point
par sa grande force_, semblait d’autant plus vraie, commentée par ce
grand ambitieux; et cette autre: _Bienheureux est l’homme à qui Dieu
n’impute pas son iniquité, béni est celui dont la transgression est
pardonnée_, devait s’imprégner d’une nouvelle douceur pour ce prisonnier
qui avait si noblement remplacé l’orgueil du puissant par la résignation
du croyant.
Schumacker mourut à Drontheim, après avoir supporté vingt-trois années
d’une captivité rigoureuse.
Aujourd’hui Monkholm a beaucoup perdu de sa physionomie monumentale; la
grosse tour de la forteresse se tient seule debout; ses épaisses
murailles sont encore intactes, mais les escaliers ont croulé, les
planchers ont fléchi sous l’effort du temps, et l’étroite fenêtre de la
chambre de Griffenfeld n’est plus accessible qu’aux oiseaux du ciel.
Tous les autres corps de logis de la forteresse ont été convertis en
casemates et abritent les paisibles boulets de la Norvége. Un phare
utile aux matelots a été construit à l’endroit où était le banc favori
de l’illustre prisonnier.
De la plate-forme de ce phare, on découvre un horizon magnifique: à
gauche, la grande mer déroule ses larges plaines, et adoucit ses teintes
azurées jusqu’à ce qu’elles se confondent avec le ciel, tandis qu’à
droite les pilotis des maisons de Drontheim, peints de couleurs vives,
lui font une ceinture à raies bariolées; derrière le port, les petits
toits écrasés de la ville s’échelonnent sur des pentes pittoresques,
dominés et protégés par la haute cathédrale et par le large vaisseau de
la forteresse de Christianstern; au loin les crêtes aiguës des montagnes
du Dovre déchirent çà et là leur rideau de nuage et forment comme les
créneaux de l’immense muraille de rochers qui entoure le vallon où est
Drontheim.
J’aurais volontiers passé plusieurs heures devant ce vaste tableau; mais
on me pressa beaucoup de retourner à la ville, afin de ne pas manquer
une représentation théâtrale extraordinaire qui avait lieu le soir même.
Après avoir dîné chez le consul de Danemark, où je retrouvai un grand
nombre de mes aimables convives de la veille, je me laissai conduire au
théâtre. Je n’y restai pas une demi-heure. Qu’il vous suffise de savoir
que je me trouvai dans un lieu grand comme un théâtre de la banlieue,
obscur comme une cave, où des danseurs de corde, inférieurs à ceux de la
foire, déployaient leurs talents. Voilà où en est l’art dramatique dans
la capitale du Drontheimus, dans la noble et antique Nidards[2], dans
cette ville reine de la Scandinavie, seule digne encore aujourd’hui de
couronner les souverains de la Norvége.
[2] Ancien nom de Drontheim.
La veille du jour où je devais quitter Drontheim et m’embarquer pour
Hammerfest, on me conseilla de faire une excursion aux cascades de
Leerfoss, situées à quelques lieues de la ville. Je partis donc de grand
matin, malgré une petite pluie fine et froide d’assez mauvais augure.
Autour de Drontheim, les routes sont faites d’après le système russe,
avec des troncs de sapins posés à côté les uns des autres et formant un
plancher grossier et inégal; comme les arbres ne sont même pas équarris,
on est secoué de la plus rude manière; lorsqu’on rencontre des endroits
où les arbres sont pourris, on a alors à traverser de véritables
fondrières, et le fatigant se transforme en dangereux. Lorsqu’on arrive
à Leerfoss, la vue de la cascade paye bien des cahots du trajet.
Représentez-vous une rivière entière tombant en une seule nappe de plus
de quatre-vingts pieds de haut, et venant se briser au milieu de rochers
de basalte noir, contre lesquels elle bouillonne avec une rage
magnifique. Les impassibles rochers lui présentent leurs dos arrondis,
rendus par l’eau luisants et moirés, et semblent de gros poissons
endormis sur le sable; sous cette forme paisible, ils offrent à la
cascade une résistance qui l’oblige à diviser ses eaux en plusieurs
petits torrents dont la course se continue agitée et bruyante pendant
quelques centaines de pas; puis tout se calme, la rivière a retrouvé un
nouveau lit et reprend ses allures tranquilles.
Au bord de l’eau, au-dessous même de la chute, on a établi une fonderie
de cuivre; la cascade fait marcher les grandes roues des machines;
l’homme a utilisé sa violence, il profite de sa furie. J’ai visité cette
fonderie; j’y ai vu en mouvement toutes ces effroyables choses qu’on
nomme des mécaniques, véritables bêtes de la création de l’homme;
puissantes, redoutables, autant que les plus terribles monstres. Ce
qu’il s’agitait là de scies, de roues, d’engrenages, de marteaux, je ne
saurais le dire; j’ai seulement été effrayée par une effroyable machine
dont la tête, munie d’un tranchant, coupait avec un mouvement doux et
régulier des barres de cuivre plus grosses que des troncs d’arbres. Au
milieu de tout cela s’agitait un peuple d’hommes noirs et demi-nus, qui,
éclairés par les flamboiements rougeâtres des fournaises, avaient bien
l’air des démons de cet enfer. Les coups redoublés des marteaux, les
grincements des scies, les plaintes des roues, les pétillements des
brasiers, les bouillonnements du métal en fusion, tout cela formait un
inexprimable fracas sans cesse dominé par le bruit assourdissant de la
cascade. Cette voix continue et formidable qui mugissait au dehors,
c’était la protestation constante de la création éternelle de Dieu
contre la création éphémère de l’homme!
A la fonderie, on me conseilla de rejoindre l’autre chute d’eau par un
sentier tracé au bord de la rivière. La pluie avait cessé; le sentier
s’ouvrait devant moi tout couvert d’herbe touffue étoilée de pâquerettes
et de boutons d’or; une broussaille bien verte jetait ses branches
capricieuses autour du tronc lisse de quelques bouleaux; à vrai dire,
c’était un charmant sentier; mais le ciel était bien noir. La prudence
me disait: «Monte en voiture»; ma fantaisie me disait: «Prends le
sentier.» Je pris le sentier.
Au bout de dix minutes, la pluie recommença; au bout de vingt, elle
tomba à torrents et entraîna par sa violence le talus où s’appuyait le
sentier du côté de la rivière; ma promenade se changea alors en une
fatigue intolérable, et devint presque un supplice. Le sentier défoncé
et glissant se fit impraticable; je tombai dans une boue d’où je ne
pouvais parvenir à m’arracher; mes vêtements mouillés vinrent ajouter à
mes peines; ma robe, une vieille robe de velours que j’avais mise à
cause du froid, se gorgea tellement d’eau que je ne pus plus la porter
et qu’elle me priva de remuer les jambes; j’arrivai à me traîner comme
une limace. Afin de ne pas glisser dans la rivière, je m’accrochais aux
plantes et aux branchages; mais tant d’efforts épuisèrent mes forces;
cette pluie persistante me glaça, et il vint un moment où, renonçant à
sortir de ce sentier interminable et maudit, je m’assis dans la boue en
pleurant de rage. Heureusement mon cocher avait eu l’esprit de venir
au-devant de moi par la grand’route avec du monde de la fonderie; il me
découvrit dans ma détresse; on m’enveloppa d’un manteau; je pris le bras
d’un robuste paysan muni d’un long bâton ferré, et, après deux ou trois
chutes moins dangereuses que les précédentes, je pus regagner la
voiture. Inutile d’ajouter que je ne songeai pas à aller admirer l’autre
cascade de Leerfoss, et que je donnai l’ordre de me ramener au plus vite
à Drontheim. J’arrivai à l’hôtel à dix heures du soir, à moitié morte de
fatigue et de froid. Les misères de cette journée ne se terminèrent pas
là: je devais m’embarquer le lendemain pour Hammerfest; en mon absence,
mes caisses avaient été transportées à bord; je n’avais plus rien à ma
disposition pour me changer, pas de robe, pas de chaussure, rien
absolument. Je dus, après m’être débarrassée, à force d’ablutions, de la
couche de terre glaise qui faisait de moi une sorte de statue, me draper
dans un drap de lit, me chausser de serviettes et passer la nuit à
blanchir et à sécher mes vêtements. Je dois être entièrement
inaccessible aux pleurésies, puisque je n’en ai pas gagné une cette
fois-là.
Adieu, je repars encore; vous n’aurez plus maintenant de mes nouvelles
que datées du cap Nord.
LETTRE IV.
HAMMERFEST.
Me voici enfin à Hammerfest, cher frère, après bien des peines, bien des
accidents, et surtout un nombre trop grand de nuits passées sans
sommeil, dont les traces de fatigue se lisent sur mon visage; mais qui
connaît mon visage?... Le lendemain de mon arrivée on m’a remis une
lettre de vous: elle me cherchait depuis Christiania, et m’avait
accompagnée sur le bateau à vapeur; quoique affranchie par vous jusqu’à
Paris, elle m’a coûté vingt et un francs de port! Pour le courrier
habituel, ce tarif pourrait sembler gênant; mais dans ma situation je
n’ai pas trouvé que ce fût payer trop cher de vos nouvelles à tous.
Hammerfest! ces dix lettres ne vous font pas un effet bien
extraordinaire, n’est-ce pas? C’est un nom quelconque, un nom de dix
lettres comme Châteaudun ou Carpentras! Hammerfest! c’est pourtant la
ville unique dans son genre, la ville exceptionnelle entre toutes; c’est
la ville _la plus septentrionale qui existe_; c’est le dernier groupe
d’habitations de l’Europe.
Je suis à Hammerfest depuis quinze jours, et tout à l’heure je vous
dirai en détail quelle vie j’ai menée dans cet étrange coin du monde;
mais avant, je veux vous raconter comment on y arrive.
Il y a encore peu d’années, on mettait un mois à faire le trajet entre
Drontheim et Hammerfest; maintenant, grâce au bateau à vapeur dont le
roi Bernadotte a doté le Finmark, on le fait en huit jours. Pour bien
comprendre combien il est étonnant qu’un pareil voyage se fasse aussi
rapidement, il faut jeter un coup d’œil sur la carte de Norwége et
regarder cette longue côte qui borne la Norwége de Drontheim au cap
Nord; on voit la carte couverte de petites taches et de petits points
noirs de différentes grosseurs. Ces petites taches de toutes formes sont
d’innombrables îles, et les petits points noirs sont des milliers de
rochers. En regardant une carte marine, où tous les écueils, même ceux
cachés sous l’eau sont indiqués, on a peine à imaginer comment l’homme a
pu parvenir à faire naviguer de gros navires dans des parages aussi
dangereux.
C’était une téméraire entreprise autrefois d’aller de Drontheim à
Hammerfest; le voyage se faisait dans des barques de pêcheurs à peine
pontées, on était exposé au froid, à la pluie glaciale, aux brouillards
épais et malsains; on avançait lentement et péniblement, luttant sans
cesse contre des courants perfides et des coups de vent violents; chaque
soir il fallait aborder et se contenter du pauvre refuge de quelque
saleur de morue pour passer la nuit. Maintenant, tout est bien changé:
si on n’est pas trop accessible au mal de mer, on peut s’embarquer sans
crainte; le bateau à vapeur est solide, le capitaine instruit, le pilote
habile; on trouve à bord une nourriture convenable et des aménagements
commodes.
La rade de Drontheim nous fit de très-méchants adieux; nous la quittâmes
par un froid vif et une bise très-piquante; la mer déferlait violemment
contre les récifs tout autour de nous, et posait un panache d’écume
blanche sur leurs têtes de pierre.
Au bout de quelques heures de navigation, la brume devint épaisse au
point de nous empêcher de manœuvrer; nous étions dans une atmosphère de
ouate grise: c’était à ne pouvoir respirer; on jeta l’ancre, et nous
restâmes pendant six heures dans une petite baie, rudement secoués,
quoique au mouillage.
A l’aube, quelques rayons d’un jour terne filtrèrent à travers le
brouillard, et je pus regarder la côte près de laquelle nous avions
trouvé un abri. Je vis quatre chétives cabanes de bois, peintes en rouge
sang de bœuf, couvertes en gazon, entourées de hangars où séchaient
quelques poissons. Immédiatement derrière les maisons s’élevait un grand
rocher gris, marbré çà et là de quelques plaques de neige salies par un
commencement de dégel; ces pauvres masures étaient resserrées entre la
mer toujours furieuse et les mamelons toujours arides, comme entre deux
obstacles infranchissables qui les isolaient du reste du monde.
«Quelle horrible situation! dis-je au capitaine du bateau, qui parlait
très-bien anglais et avec lequel j’avais lié conversation; comment des
hommes peuvent-ils vivre dans un pareil lieu?
--Non-seulement ils y vivent, me répondit-il, mais ils refusent de le
quitter; ces pauvres pêcheurs du Finmark sont très-attachés à leur pays.
Il y a quelques années, de riches marchands de Copenhague me chargèrent
de proposer à quelques familles de nos paysans côtiers de venir
s’établir en Danemark pour exercer leur industrie de saleurs de poisson;
je fis en vain valoir auprès d’eux les avantages pécuniaires qu’on leur
offrait et les charmes d’un climat bien doux comparé à celui d’ici; tous
refusèrent de quitter ces horribles coins de terre stérile qu’ils
appellent leur patrie.»
En écoutant le capitaine, je me demandais quel sentiment profond et
inexplicable attache l’homme au lieu où il est né. Existe-t-il une sorte
de sympathie mystérieuse entre son cœur et les premiers objets qui ont
frappé sa vue? D’où vient que les plus grossiers préfèrent leurs
souvenirs à leur bien-être? O toute-puissance de l’âme, n’est-ce point
là une de tes manifestations les plus touchantes?...
Je ne vous dirai pas les noms de tous les petits havres où nous
abordions chaque jour: ils sont inconnus et inutiles à connaître; je ne
vous ferai pas de description sur chacun, car en dépeindre un c’est les
décrire tous. Notre premier mouillage vous donne une idée complète de
tous les autres; la seule différence des aspects était celle-ci: parfois
les maisons étaient grises au lieu d’être rouges, et puis leur nombre
variait de trois à dix; du reste, pour horizon, toujours les mêmes
rochers, et pour premiers plans, toujours les mêmes récifs. On ne
saurait rien imaginer de plus tristement monotone. Le troisième jour de
notre navigation, je fus tout heureuse d’apercevoir un changement à
notre invariable décoration: nous passâmes devant une montagne qu’un jeu
de la nature avait percée de part en part; la longue galerie de cette
espèce de tunnel est le refuge et le palais des oiseaux de mer, les
seuls oiseaux qu’on voie dans ces parages; les grandes mouettes
blanches, si élégantes, les goëlands de toutes grosseurs, ces oiseaux à
gros bec, à plumage gris et rouge, nommés vulgairement perroquets de
mer, étaient là par bandes innombrables; mais je vis surtout une
prodigieuse quantité d’éders. L’éder est cette espèce de canard agile
qui produit l’édredon. On ne tue pas l’oiseau pour se procurer son
précieux duvet, lui-même l’arrache de dessous ses ailes pour en garnir
son nid; à l’époque de la ponte, on cherche les nids toujours cachés
dans les creux des rochers au bord de la mer, et on en dérobe le duvet;
la courageuse bête se dépouille alors de nouveau afin de regarnir le nid
où ses petits doivent éclore.
Près de la montagne percée, le bateau à vapeur fut accosté par une
barque où gesticulait un petit homme fort impatient d’arriver à bord; ce
petit homme, bien vêtu de drap vert, ayant du beau linge blanc, et,
contre la coutume norwégienne, les cheveux soigneusement arrangés, me
fit l’effet d’un touriste assez élégant; il était environné de plusieurs
corbeilles fermées qu’on embarqua avec lui. A peine sur le pont, il
ouvrit ses corbeilles; elles étaient pleines de couteaux de différentes
dimensions, cet élégant était un coutelier, dont le bateau à vapeur
amenait la clientèle.
Ce coutelier a du reste une réputation dans tout le Finmark, et de
très-loin on donne commission de lui faire des achats; ses produits sont
excellents et, ce qui ne gâte rien, charmants. C’est une sorte de
coutelier artiste et primitif à la fois; il sculpte et incruste les
manches de ses couteaux et de ses poignards avec un goût infini, et il
en fabrique les lames d’après l’ancienne méthode des armes scandinaves
en cuivre, avec un simple bord en acier pour le tranchant.
Ce petit homme avait l’air vif, intelligent, curieux et éminemment
sociable. Après l’avoir mis en belle humeur en lui achetant une
raisonnable quantité de couteaux, je m’amusai à le faire causer. En peu
de mots il me dit sa vie.
Il vivait seul avec sa femme et ses enfants sur une presqu’île voisine
de la montagne percée; l’hiver, il faisait des couteaux en famille, les
travaux de la forge étant, comme il le faisait judicieusement remarquer,
les plus égayants qu’on pût choisir dans un pays où le froid dure neuf
mois; l’été, il pêchait et _jouissait du jour_; puis il avait pour
grandes fêtes les passages du bateau à vapeur. Ces jours-là, il tirait
de l’armoire son habit de noce en drap vert et le beau linge fin tissé
par sa femme, et, remplissant ses corbeilles de ses meilleurs couteaux,
il venait à bord. Pour lui le bateau était un spectacle splendide, un
lieu plein d’enchantements. Voir ce grand et étonnant navire qui
marchait sans voiles, sans rameurs, vendre quantité de couteaux, boire
du vin, causer avec beaucoup de monde, cela lui faisait éprouver toutes
les jouissances à la fois; c’était sa foire, ses étrennes, son carnaval
tout ensemble, tous les plaisirs, toutes les gaietés d’une année
concentrés sur quelques heures. Vers le soir, il redescendait dans sa
barque, la poche lourde d’argent, la tête lourde de vin, et s’en
retournait à sa maison isolée. Il remettait l’habit vert dans l’armoire
en songeant déjà au jour où il l’en retirerait. Combien de gens sont à
Paris qui ont tous les jours du vin, du soleil et du monde, et qui
s’ennuient! Le bonheur n’est qu’une comparaison.
Après avoir dépassé la montagne percée, nous nous trouvâmes dans un bras
de mer assez étroit pour avoir l’air d’une rivière. Parfois les
murailles de granit de la côte se rapprochaient de manière à ne laisser
au bateau que la place nécessaire pour passer. Notre manœuvre en ces
moments-là me rappelait certains jeux de voltige du cirque, où l’on voit
les écuyers sauter dans d’étroits cerceaux ou entre des piquets
rapprochés. Le bateau était lancé à toute vapeur entre deux piliers de
granit; une déviation d’un mètre nous eût écrasés comme une mouche sur
ces terribles écueils; mais chaque fois nous passions au milieu d’eux
avec tant de grâce et d’agilité que, après avoir légèrement tremblé, je
l’avoue, j’avais fini par prendre un certain plaisir à assister à cette
victoire de l’adresse sur le danger. J’aurais dû dès l’abord être
parfaitement tranquille, car rien n’égale la précision et l’habileté des
pilotes du Finmark. De temps en temps la muraille naturelle
s’interrompait à notre gauche, et alors la pleine mer faisait irruption
autour de nous avec un triomphe et une fureur magnifiques à voir.
Après avoir doublé je ne sais combien de caps, longé d’innombrables
bancs de rochers, évité des milliers de récifs, le 19 juin, à quatre
heures du soir, nous passâmes le cercle polaire arctique par 66 degrés
de latitude nord, comme vous savez. Dans les environs du cercle polaire,
les montagnes de la côte deviennent plus hautes et plus escarpées; la
neige qui, près de Drontheim, apparaît par taches, envahit peu à peu
toutes les pentes; la végétation s’amoindrit; à de rares intervalles,
quelques bouleaux maigres et privés de feuilles montrent leurs têtes
ébouriffées comme d’énormes perruques à la Louis XIV; le lichen seul
accroche ses racines ténues dans les crevasses des rochers rongés par la
neige.
Comme contraste à ce morne paysage, le bateau présentait l’aspect le
plus animé. On s’arrêtait fréquemment dans de petites anses pour prendre
ou laisser des passagers. Ceux-ci arrivaient toujours dans les
meilleures dispositions, de façon que notre pont était sans cesse
encombré d’une foule remuante et joyeuse. Le bateau à vapeur joue en
Finmark le rôle d’omnibus; lui seul favorise les communications entre
les groupes d’habitations ordinairement séparées par dix ou douze lieues
d’une côte dangereuse. Les montagnes de l’intérieur sont
infranchissables. Le bateau à vapeur est le lien précieux qui rapproche
les habitants du Nordland les uns des autres. On voit arriver chaque
année avec bonheur ce symbole de toutes les joies: le bateau, c’est la
vie qui revient, c’est l’été et ses rayons bienfaisants, ce sont les
amis, les douces provenances du sud, et les modes, et les nouvelles, et
les romans, et parfois même les étrangers, chose encore rare pourtant.
Aussi, comme on fête le bateau, comme on le salue, comme on l’acclame,
comme chaque petit port hisse vite son drapeau neuf quand il paraît,
comme toute femme vide ses tiroirs pour lui rendre visite!... Pour une
Norvégienne d’une position aisée, le bateau représente encore plus que
tout cela: il permet le luxe suprême, si longtemps impossible, d’un
voyage d’agrément. Toutes les élégantes du Nordland réservent leur
toilette pour cette époque, et Dieu sait ce qu’on peut économiser ou
fabriquer de belles choses en une année! On en économise tant qu’on en a
trop, et, comme on n’a qu’un jour pour faire voir le soleil à tout cela,
ma foi, tant pis, on met tout à la fois! Je ne voyais autour de moi que
robes de soie des nuances les plus gaies, chapeaux roses, écharpes
bariolées, cachemires précieux, plumes, blondes, rubans, fleurs,
dentelles, marabouts; et de l’or! de l’or à profusion: au cou, aux
oreilles, à la ceinture, aux doigts, dans les cheveux! Chaque femme
était un mélange de portemanteau et d’écrin, un trousseau compliqué
d’une corbeille. C’était fort original d’ensemble et cela avait sa
couleur locale à soi; inutile d’ajouter que tous ces costumes avaient la
louable prétention d’imiter nos modes. On copie les modes françaises
sous toutes les latitudes. Ce qu’on rencontre d’abord dans les coins les
plus reculés du globe, c’est une femme habillée à la mode de Paris. Si
le coup d’œil de l’artiste est médiocrement satisfait au point de vue
pittoresque, l’amour-propre national du touriste a quelque motif d’être
flatté. En effet, la suprématie de la France apparaît bien complétement
en voyage: nos vêtements, nos livres, nos journaux, nos pièces de
théâtre se retrouvent partout; nous nous soumettons les autres nations
par l’intérieur et par l’extérieur, par le costume et par les idées;
nous leur donnons nos modes et nos livres, double et pacifique conquête
faisant chaque année un pas à la plus grande gloire de la civilisation!
Le 20 juin, de grand matin, en interrogeant l’horizon avec la lunette
marine du capitaine, le temps étant assez calme autour de nous, je vis
avec étonnement la mer prendre un aspect étrange à une certaine
distance. Vers un endroit d’où je ne pouvais détacher mes regards, je
distinguai de grandes vagues, hautes comme des collines, accourant de
tous les points de l’horizon, se précipitant les unes sur les autres
avec une fureur inouïe pour disparaître comme englouties dans un abîme:
c’était très-beau, très-effrayant et très-incompréhensible; je ne
pouvais m’expliquer ce phénomène; je crus à une trombe et le dis au
capitaine.
«Oh! ceci est une trombe permanente et éternelle, me répondit-il; c’est
le plus terrible tourbillon du monde entier; c’est le _maëlstrom_; il
attire les vaisseaux à plusieurs lieues de distance, et, dès qu’on sent
l’influence de son courant, on est irrévocablement perdu; aussi nous
tenons-nous à distance prudente, comme vous le voyez. Le maëlstrom a une
antique réputation; il était redouté des anciens qui, dans leur langage
imagé, le nommaient _le nombril de la mer_.»
Cette explication me rendit d’autant plus attentive à considérer ce
gouffre célèbre à mesure que nous en approchions. Tout à coup, j’aperçus
devant nous, directement au nord du maëlstrom, un groupe de hautes
montagnes; par un hasard assez fréquent dans la mer du Nord, nous étions
alors dans une zone d’épais brouillard, tandis que ces montagnes étaient
entourées d’une pure atmosphère; à travers notre voile de brume, je
distinguais mal leur base; mais leurs cimes de neige, éclairées par un
pâle rayon de soleil, formaient une gigantesque scie blanche entamant la
voûte bleue du ciel. Au bout d’une demi-heure, nous étions assez près de
ces montagnes, et je savais leur nom: c’étaient les îles Loffoden; leur
aspect me parut misérable et affreux. Figurez-vous une plage étroite,
demi-circulaire, dont le sol est formé d’une immense alluvion de galets
noirs et gris, sans cesse remués par les flots avec un bruit uniforme et
étourdissant: c’est le port. Sur tous les points de cette plage
s’élèvent de grands échafaudages de bois pareils à des potences, où
pendent de grands lambeaux de chair livides, tordus, hideux. Les
potences sont des séchoirs, et les pendus des morues. Au milieu de tout
cela, il y a quelques masures, dont le bois est devenu presque noir sous
l’influence du froid et de l’humidité. L’œil, pour se consoler, ne peut
même pas errer autour de la plage et se reposer sur l’étendue; il
rencontre immédiatement le flanc aride et sombre des grandes montagnes
de granit. Ajoutez que tous les plans de ce lugubre tableau sont noirs,
gris ou blancs; on n’est pas habitué à cette absence de couleur dans les
œuvres de Dieu, et on en éprouve une impression étrange; ce n’est pas un
paysage, c’est un immense dessin à la manière noire, ébauché par l’ange
de la désolation.
Les îles Loffoden sont vraisemblablement un amas de rochers apportés
pêle-mêle par l’Océan dans quelque bouleversement diluvien; dans tout le
groupe d’îles, on ne trouverait pas assez de terre pour faire pousser un
boisseau d’orge; mais en compensation, si tant est que des poissons
compensent des épis, Dieu y envoie toute espèce de poissons, des morues
surtout. Les morues apparaissent dans ces parages nombreuses et
excellentes; les pêcheurs de Christiania et même de Bergen viennent aux
Loffoden pendant toute la saison de pêche. C’est une dure vie que celle
de ces pêcheurs. Ils font d’abord deux ou trois cents lieues avec de
mauvais bateaux sur une mer des plus perfides; arrivés aux Loffoden, ils
habitent de misérables huttes, où ils sont à peine garantis des
intempéries; ils ont une nourriture malsaine qui souvent leur donne le
scorbut; enfin, pendant leur séjour, ils exposent sans cesse leur vie
dans les travaux de la pêche. Au bout de tant de périls et de peines, il
y a un bénéfice qui ne dépasse jamais trois ou quatre cents francs! Et
cependant ces hommes ne se trouvent pas malheureux; ils ne sont pas
tristes; bien mieux, ils préfèrent cette rude existence à tout autre
métier; le fils du pêcheur est toujours pêcheur; il aime sa vie sans
cesse disputée à la mer, et dédaigne le sort plus doux et plus monotone
du paysan, qui cultive son champ étroit et s’endort sur un plancher
solide. Le pêcheur, c’est l’amant du danger, cette poésie des hommes
primitifs.
Comme nous quittions les Loffoden, le temps devint affreux; un coup de
vent débouqua violemment de derrière les îles et nous jeta sur le côté,
en même temps que de gros nuages noirs nous couvraient d’une averse
glaciale. La cabine du bateau, très-encombrée de monde, était devenue
inhabitable; les sifflements du vent, les gémissements de la machine
luttant péniblement contre les grosses vagues, les bruits aigus de tous
les verres et de toutes les assiettes qui s’entre-choquaient, les coups
sourds des ballots mal amarrés tombant les uns sur les autres, les
grincements des tables, des lits, des bancs, les cris inarticulés des
femmes effrayées, les grognements des malades, tout cela faisait le plus
inexprimable tapage qu’on puisse rêver, l’orchestre d’un charivari tout
composé de plaintes, comme il doit y en avoir en enfer. Dans les
chambres, dans les escaliers, l’encombrement était nauséabond et
affreux: c’était à ne savoir où se réfugier. Je trouvai la pluie encore
préférable à la contagion du mal de mer, et je me confinai sur le pont,
près de la coupée, d’où je regardai philosophiquement la mer jouer avec
notre coquille de noix. J’eus dans mon coin une compagnie à laquelle
j’étais loin de m’attendre, et qui d’abord me surprit beaucoup: ce fut
celle de deux belles baleines. Je vis s’élever au-dessus de l’eau, tout
près de moi, une espèce de petit monticule noirâtre, d’où sortaient deux
minces jets d’eau; un peu plus loin, j’en aperçus un second de même
forme: c’étaient les têtes de ces bêtes monstrueuses, dont les
squelettes du Jardin des Plantes ne nous donnent guère l’idée; quoique
prévenue, je fus épouvantée, tant il me semblait facile à ces énormes
masses de renverser notre navire, si elles le voulaient. Elles n’eurent
pas d’intention si méchante, et je suppose que la simple curiosité les
attirait près de nous; elles voulaient sans doute examiner de près ce
poisson à roues d’une espèce inconnue. Par moments elles s’approchaient
de nous tout à fait, et je pouvais parfaitement les distinguer, malgré
l’écume de notre sillage et les tourbillons d’eau qu’elles lançaient en
l’air. Ce qui me frappa alors, ce fut l’insupportable odeur de leur
souffle, une odeur putride, cadavéreuse et suffocante. Quelqu’un du bord
me dit que cette odeur est causée par un grand nombre de parasites
hideux, dont ces pauvres monstres sont dévorés tout vifs; ces parasites
s’attachent à eux et leur font, particulièrement dans la bouche, des
plaies profondes où se met la putréfaction.
L’explication me parait plausible; je ne saurais dire si elle est
exacte.
Des baleines, mon intérêt passa à ce qui pouvait au monde former avec
elles le contraste le plus complet; je m’occupai d’un bouquet; voici
comment: il y avait parmi les passagers un grand jeune homme pâle,
blond, mince, silencieux, contre l’habitude norwégienne, et que je
voyais plusieurs fois par jour s’enfermer dans sa cabine avec une carafe
d’eau; ses inexplicables et fréquents tête-à-tête avec une carafe
m’avaient donné les plus coupables pensées: j’avais supposé, et je m’en
accuse, que la carafe pouvait bien contenir autre chose que de l’eau. Un
jour, par la porte entr’ouverte, j’eus le mot de mon énigme: le contenu
de la carafe était pour un bouquet, un petit mignon bouquet de roses et
de géraniums que ce jeune homme soignait depuis Drontheim avec une
sollicitude d’amant ou de savant. Le jour du coup de vent, il avait, de
peur d’accident, transporté avec lui sur le pont son fragile trésor, et
il le garantissait de la pluie avec son propre chapeau. Malgré ses
précautions, une rose s’était effeuillée dans une secousse, et il en
regardait tristement les pétales pâlis, tombés sur un coin de mon
manteau.
«Madame, me dit-il en assez bon anglais, ayez la bonté de ne pas remuer,
afin que je les ramasse.»
Il les recueillit précieusement et les mit dans une petite boîte.
«Monsieur, allez-vous encore bien loin avec ce bouquet? lui demandai-je.
--Jusqu’à Talwig, près d’Hammerfest, et je porte ce bouquet à ma mère:
il lui causera une grande joie. Figurez-vous, madame, que ma mère n’a
pas vu de roses depuis dix ans; elle n’est pas Norwégienne, elle est
Anglaise; pauvre mère! Comme ce petit bouquet va l’émouvoir
profondément, en lui rappelant son beau pays, où il fait chaud, où il y
a des rosiers en pleine terre!»
Pour un Norwégien, l’Angleterre c’est le sud.
«Mais il est bien difficile de conserver toute une semaine des fleurs
coupées: n’auriez-vous pas mieux fait d’acheter à Drontheim, pour madame
votre mère, un rosier vivant dans un pot? Elle en eût joui plus
longtemps.»
Le pauvre garçon rougit à ma question et ne répondit pas. Je n’avais pas
réfléchi, la faisant, au prix énorme d’un rosier à Drontheim:
l’acquisition en eût été au-dessus de ses moyens, et il n’osait pas
l’avouer.
Faute de pouvoir observer dans les cabines les élégantes d’outre-cercle
polaire, sans cesse absorbées dans le mal de mer, je m’intéressai à une
jeune fille qui, comme moi, restait toujours sur le pont. C’était une
jeune paysanne de dix-huit ans environ, d’apparence pauvre, mais propre;
elle avait de magnifiques cheveux blond clair, très-bouffants, qu’elle
refoulait sans cesse avec une certaine grâce sauvage sous un petit
béguin de soie noire. Elle s’était embarquée seule; elle allait à
Hammerfest pour y être servante chez un négociant. Dès le premier jour,
la pauvre enfant souffrit horriblement du mal de mer; la cabine des
secondes places était repoussante, elle préféra rester sur le pont; elle
était là isolée, pauvre, souffrante, timide; personne ne faisait
attention à elle, hors un grand jeune homme vêtu comme un marchand aisé,
qui se promenait tout le jour de long en large en fumant, et qui lui
jetait de temps en temps un regard de pitié sympathique. Pendant le coup
de vent des Loffoden, la petite étant extrêmement malade, le grand
garçon se décida et se mit à la soigner de son mieux. Je ne pus suivre
tous les développements de cette idylle maritime; mais quelques jours
après notre quasi-tempête, j’en connus le dénoûment. Je vis le couple du
jeune marchand et de la petite servante s’entretenir, tendrement appuyés
l’un sur l’autre et se souriant d’un air heureux, le tout à la plus
grande gloire de la morale: ils étaient fiancés; ils avaient échangé
leurs anneaux d’argent; aussitôt arrivés à Hammerfest, un prêtre devait
bénir leur union. Ainsi, partis étrangers l’un à l’autre, ils arrivèrent
époux, et cela en huit jours! Il est impossible de mieux mener les
choses, même dans un vaudeville. J’ai emporté la meilleure opinion de ce
brave garçon pour qui une femme en proie au mal de mer avait pu être
séduisante; j’ai vu là la révélation d’un bon cœur.
En approchant de Tromsoë (prononcez Tromseu), les écueils deviennent si
nombreux et si pressés qu’on pourrait les prendre pour des troupeaux de
monstres marins dont on entrevoit à fleur d’eau les écailles rugueuses;
en revanche, la côte s’adoucit un peu; ces montagnes s’abaissent, les
crevasses se comblent et permettent à de petits bouquets de bouleaux d’y
jeter leurs racines; les mousses sont plus variées; le paysage est
encore triste, il n’est plus désolé.
Tromsoë est la seule ville qu’on trouve sur la côte, outre Drontheim et
Hammerfest; elle est située vers le 69° de latitude nord. Elle remonte à
une assez haute antiquité; dès le XIIIe siècle, son port sûr et profond
était le lieu de ralliement de tous les pêcheurs de morues et de
baleines. Pendant le XVIe siècle, Tromsoë jouit d’une prospérité
commerciale presque entièrement évanouie aujourd’hui, et qui lui a été
enlevée par Hammerfest, ville plus moderne et entrepôt actuel de tout le
commerce de la Norvége avec la Russie. Je me sers du mot ville, et je
crains bien que cette expression ne vous donne la plus fausse idée des
lieux dont je parle; ce sont d’étranges villes que Tromsoë et
Hammerfest, et fort peu dignes de ce nom. Jugez-en: Tromsoë, c’est un
port entouré de hangars de bois, et une rue, une seule rue, la Canebière
de l’endroit, donnant d’un côté sur la mer et terminée à l’autre bout
par un glacier; un énorme glacier vert et bleu, très-complet, très-réel,
très-capable de vous engloutir sous une avalanche, si vous aviez la
curiosité d’aller l’observer de trop près. Cette rue à singulière
perspective est montueuse et non pavée; dès le dégel, le sol est
entièrement défoncé, plein de trous remplis d’une boue noire et épaisse;
on a jeté au milieu du chemin quelques grosses pierres et de longues
planches, à l’aide desquelles on arrive à n’avoir de fange que jusqu’aux
chevilles. Les deux côtés de cette avenue difficile sont bordés de
maisons de bois revêtues de la couche de peinture rouge ou grise,
uniforme invariable des habitations du Finmark; la plupart des maisons
sont posées sur des piliers de bois et se tiennent en l’air comme sur
des tables basses; sage précaution contre les neiges de l’hiver, mais
qui produit pour des yeux français l’effet le plus bizarre. Toutes ces
maisons sont habitées par des marchands: ce sont beaucoup plutôt des
magasins que des boutiques; l’art d’appeler l’acheteur par les
séductions de l’étalage est entièrement inconnu aux commerçants de
Tromsoë; il serait du reste peu utile; il n’y a pas d’inattendu possible
dans un pareil lieu, et des voyageurs tels que nous ne s’y voient
peut-être pas tous les vingt ans. Quant aux voyageuses, j’eus l’honneur
d’en donner le premier échantillon. Les boutiques sont donc de grandes
salles, où règne un inexprimable encombrement composé de poisson salé,
de fourrures et de rubans, trois objets résumant les besoins du peuple
du Nordland: il se nourrit du poisson, se couvre des fourrures et se
pare des rubans. Ces rubans diffèrent beaucoup des nôtres: mélange
d’indigence et de luxe, ils sont presque toujours en coton broché d’or
ou d’argent; ceux de soie sont très-rares et énormément chers. Tromsoë,
comme toute la côte stérile de la Norwége occidentale, n’est alimenté
que par les provenances étrangères; les Russes y amènent du beurre, de
la farine, des eaux-de-vie de grain; les Danois et les Hollandais, des
pommes de terre, du vin, du bœuf salé, des moutons, des poules, du
jambon, etc. On y vit mal et chèrement; le poisson et la viande de renne
seuls y sont à bas prix. A propos de viande de renne, c’est à Tromsoë
qu’on me servit pour la première fois de cette venaison inconnue au café
de Paris et à la Maison-d’Or. Le renne a une chair noire et tendre
rappelant un peu le foie de veau, avec un assez haut goût sauvageon qui
étonne le palais; c’est un de ces mets dont on médit d’abord et qu’on
apprécie ensuite. Le reste de notre repas se composait de pommes de
terre cuites à l’eau et d’un potage fait avec des grains d’orge et des
cerises sèches nageant dans de l’eau rougie. Ce chaudeau fantaisiste
abusait trop de notre appétit pour être accepté; on s’en tint au solide,
arrosé de vin de Porto. Le repas était servi dans une espèce de halle de
planches blanchies à la chaux, dont nous eûmes la jouissance tout un
jour. Le festin et ce palais coûtèrent deux _species_ (environ onze
francs) par personne; il est vrai, que sur la porte de cette maison si
durement hospitalière, on avait écrit pompeusement, ou plutôt
ironiquement, ces mots: _Hôtel du Nord_.
Nous passâmes un jour à Tromsoë; c’est beaucoup plus longtemps qu’il ne
faut pour le savoir par cœur et avoir hâte de le quitter; je me
rembarquai donc volontiers, et le lendemain nous étions à Hammerfest.
Hammerfest est entre le 70° et le 71° de latitude nord, dans une petite
île nommée Hwaloë (île de la Baleine). La ville n’est pas précisément au
cap Nord, elle en est distante d’environ vingt lieues; le cap Nord forme
l’extrémité de l’île Mageroë (île Maigre), où il n’existe aucune
habitation. Hammerfest, je vous l’ai dit, est la dernière ville du
monde; les maisons y sont en bois, comme dans tout le Nordland. La
pierre abonde partout dans ces contrées; mais nulle part on n’en bâtit
les habitations; la pierre ne résiste pas comme le bois aux froids
rigoureux de ces latitudes; elle se fend, se sépare, se désagrége même
tout à fait à la longue; il faut donc que les navires apportent à
Hammerfest, outre toutes les denrées alimentaires, les bois de
construction et le combustible. La ville, lorsqu’on arrive, ressemble
assez à Tromsoë; le port est circulaire, entouré de grands magasins qui,
servant seulement d’entrepôts, sont sans fenêtres et ont d’énormes
cadenas à toutes les portes: cela leur donne une grande ressemblance
avec des prisons.
Le premier jour de mon arrivée, j’eus la surprise la plus complète que
m’eût encore procurée mon voyage. Je m’étais établie tant bien que mal,
et mon premier soin avait été de me mettre à écrire à ma mère; ma lettre
finie, me sentant fatiguée, je me préoccupai de mon installation pour la
nuit. J’appelai mon domestique.
«François, quelle heure est-il?
--Madame, il est minuit et quart.
--Comment, minuit! il fait grand jour; vous vous trompez, il n’est pas
minuit.»
Alors François, avec la gravité d’un homme qui a la raison de son côté,
alla me chercher le chronomètre, et le plaçant devant moi:
«Madame peut voir», dit-il.
Le chronomètre marquait minuit dix-sept minutes.
«A quelle heure se couche donc le soleil ici? demandai-je alors à
François; vous êtes déjà venu à Hammerfest l’an dernier, vous devez le
savoir.
--Mais, madame, il ne se couche pas du tout en cette saison.
--Et combien de temps cela dure-t-il?
--Depuis la mi-juin jusqu’à la fin d’août.»
Je sortis pour voir cet étrange soleil de minuit; le temps était bas,
triste, couvert, mais on y voyait parfaitement aussi clair que dans la
journée. Pendant ma traversée, j’avais oublié d’observer la longueur
croissante des jours; chaque soir j’allais me reposer durant quelques
heures, et j’avais ainsi atteint, sans m’en apercevoir, cette région du
globe où l’obscurité ne paraît pas au ciel pendant toute une saison.
Hammerfest est la seule ville où il y ait véritablement trois mois de
jour et trois mois de nuit.
Hammerfest a la forme d’un croissant; les maisons sont groupées dans le
petit espace laissé libre entre les montagnes et la mer; ces montagnes
hautes, noires, infranchissables, lui interdisent de s’étendre plus
loin. Chaque année, à l’époque du dégel, des quartiers de roc se
détachent des montagnes et viennent rouler au milieu des maisons; les
habitants d’Hammerfest se sont accoutumés à ce danger inévitable et ne
s’en inquiètent pas; lorsqu’ils entendent des craquements dans la neige,
ils se retirent vers le port, et, quand la terrible avalanche est
tombée, ils retournent vers leur logis, si toutefois le logis n’est pas
écrasé. Hammerfest compte à peu près cinq cents habitants et se compose
d’environ soixante maisons de bois, barbouillées d’ocre, parmi
lesquelles une douzaine au plus sont habitables; les autres sont de
chétives cabanes construites par les Norvégiens pauvres, ou des huttes
où s’abritent les Lapons côtiers. Les édifices sont quatre maisons à
deux étages, peintes en blanc et ornées de filets verts et bleus,
précisément comme les assiettes des petits restaurants. C’est là que
respire l’aristocratie du pays; aristocratie marchande, comme vous
pensez bien: car la seule rage du commerce peut engager les hommes
riches à résider dans un lieu aussi affreusement misérable.
Un certain négociant d’Hammerfest, un nommé M. A., qui a eu l’art de
pêcher dans l’huile de baleine une fortune d’un million, et qui a
l’ineptie de ne pas aller la dépenser ailleurs, possède même un jardin;
il y a quelques jours, on m’offrit de me le montrer; j’acceptai. On me
fit entrer dans un enclos de quinze mètres d’étendue, où de petits
compartiments de terre noire se dessinaient sur des allées de terre
noire, le tout parfaitement vierge d’une tache de verdure; on ne pouvait
distinguer les allées des plates-bandes que parce que les unes étaient
battues et les autres labourées.
«C’est là le jardin dont on m’a tant parlé? dis-je en regardant cette
espèce de cour non pavée.
--Oui, madame.
--Mais il n’y a pas là une fleur, ni même un brin d’herbe.
--Oh! sans doute, mais il y a des graines semées, et dans quelques jours
elles lèveront; si l’été est beau, on aura peut-être quelques salades;
l’année dernière on en a eu douze, et des pavots et des renoncules de
quoi faire au moins trois bouquets.
--Pourquoi alors m’avez-vous amenée ici avant qu’il y eût rien à voir?
--Comment, madame, rien à voir! et toute cette terre!...»
C’était la terre amassée en aussi grande quantité qu’on offrait à mon
admiration.
Il faut aller à Hammerfest pour bien comprendre que les diamants et les
fleurs sont au fond la même chose, sont les formes différentes de la
même pensée de Dieu. Les pierres précieuses sont des espèces de fleurs
rares que la terre cache dans son sein; à Paris, où il y en a peu, où
elles coûtent cher, toute femme les admire et les désire, quoiqu’elle
ait des roses pour rien: à Hammerfest, où les fleurs sont plus que
rares, sont presque impossibles, les femmes les adorent, et aucun
diadème de pierreries n’a été mieux reçu que ne le serait dans ce coin
du monde le bouquet jeté chaque soir sur un meuble par l’élégante
Parisienne à son retour du bal.
Une femme d’Hammerfest possède, depuis longues années, un rosier qui ne
donne pas une rose par an et reste pourtant l’objet de l’envie
universelle; une autre plaça un jour devant moi, sur sa commode, des
plantes de pommes de terre; elle espérait les voir fleurir, et sa joie
était extrême.
L’unique rue de la ville est longue d’environ deux cents pas, large de
dix; elle prend le croissant du port en diagonale. Elle n’est pas pavée;
on s’est contenté de poser de loin en loin sur le sol des fragments de
rochers plats, sans lesquels on enfoncerait complétement dans la boue.
Cette rue a pour embranchements quelques ruelles étroites, absolument
inabordables dès qu’il pleut.
Les maisons de bois déploient leur façade sur la rue principale. Les
ruelles sont bordées des chaumières norvégiennes; ces pauvres logis
n’ont jamais qu’un rez-de-chaussée; les murs sont faits de troncs de
sapins, dont les interstices sont remplis avec de la mousse ou de vieux
câbles mis en charpie. Une cabane est divisée en deux compartiments; la
pièce d’entrée sert de cuisine, de salon et de salle à manger; une
immense cheminée, construite avec des lames de pierre grise, occupe un
pan de mur presque entier; cette cheminée, de forme tout à fait
primitive, s’élève jusqu’au toit sans se rétrécir. La pièce du fond est
l’habitation de toute la famille, elle fait aussi office de magasin pour
les vêtements et les provisions; c’est le _gaard_ de la Norvége
méridionale, rétréci, appauvri, attristé sous l’influence d’une terre
inculte et d’un climat meurtrier. La plupart de ces masures ont des
pieds comme les maisons de Tromsoë, et se soutiennent sur quatre gros
troncs de sapin. Elles sont couvertes de gazon qui forme les seules
plaques de verdure du paysage. Il est fort singulier de voir chaque
matin les femmes monter leurs chèvres sur le toit à l’aide d’une
échelle, afin que les pauvres bêtes puissent brouter un peu de
nourriture fraîche. Le dessous des maisons abrite, comme le ferait une
remise, les filets pour la pêche, le bois, les traîneaux, les outils et
tous les menus ustensiles qui gêneraient dans l’intérieur. Chose
remarquable, tous ces objets sont ainsi sur la voie publique, à la
portée de tout le monde, et il ne se commet jamais de vol.
Les habitants de Finmark allient la plus grande probité à un extrême
amour du lucre; ils rançonnent sans pitié les rares étrangers qu’ils
aperçoivent chaque année, mettent toutes choses usuelles à des prix
exagérés, et ne détourneraient pas un bout de fil. Ils vendent leurs
denrées trois fois ce qu’elles valent; mais on loge chez eux sans la
garantie d’une serrure, et on n’est jamais volé. La difficulté des
communications, l’impossibilité où serait le coupable de se défaire d’un
objet dérobé, viennent bien en aide à leur bonne nature; mais enfin, tel
qu’il est, le fait vaut la peine d’être constaté.
Le port n’est pas entouré de quais; seulement, pour la commodité des
embarquements, on a construit une plate-forme en bois, sorte de balcon
circulaire qui court le long de tous les hangars. Quand un navire veut
décharger une cargaison, il suffit de poser une longue planche entre la
porte du magasin et le pont du navire pour établir un va-et-vient. Cela
peut être très-commode pour les matelots, mais c’est assurément fort
laid; car cette plate-forme interdit la circulation sur le port et prive
le voyageur de la seule vue belle, même à Hammerfest, la vue de la mer.
Pendant les mois d’été, les navires étrangers arrivent en assez grand
nombre dans le petit port; les Russes et les Hollandais s’y montrent en
majorité; ils apportent à peu près tout ce qui se consomme et s’use à
Hammerfest. Les Russes sont chargés de farine, de beurre, de bois; les
Hollandais amènent des pommes de terre, du vin, des denrées coloniales;
quelques bâtiments de Hambourg font le commerce des étoffes, du savon et
des meubles. Parmi les marins, les Russes se font remarquer par leur
physionomie particulière; ils produisent un contraste marqué avec les
habitants du Finmark, qui semblent souffrir plus qu’eux des rigueurs de
leur horrible climat; les matelots russes sont généralement grands,
blonds, vigoureux, barbus et colorés; les Norvégiens sont frêles, laids,
pâles, ont les cheveux clairs et la barbe rare. Le caractère des deux
peuples diffère également: les Russes passent pour intelligents, actifs
et gais; les Norvégiens m’ont paru lents, bavards, curieux, et, quoique
ne volant jamais, cherchant toujours à tromper, ce qui, chez les
marchands, ne passe pas pour être la même chose.
Les trois mois d’été, ou plutôt les trois mois de clarté, sont pour le
marchand d’Hammerfest le moment où il doit réaliser son bénéfice de
toute l’année et dépenser toute son activité; dès le mois de septembre,
les navires n’arrivent plus; ceux qui se trouvent dans le port partent
les uns après les autres. Les Russes s’en vont les premiers, parce
qu’ils retournent chez eux en doublant le cap Nord, où les glaces
arrivent de bonne heure, et regagnent Arkangel par une des côtes les
plus dangereuses du monde; les navires hollandais et anglais partent
ensuite. Peu à peu le port devient désert, le ciel s’assombrit, les
nuits, d’abord courtes, s’allongent rapidement jusqu’à ce que
l’obscurité soit absolue, jusqu’à ce que les nuits de vingt-quatre
heures aient remplacé les jours de vingt-quatre heures. Un froid dont
nous ne pouvons nous faire une idée, atteignant d’ordinaire trente-cinq
degrés au-dessous de zéro, vient accroître l’horreur de ces ténèbres et
y ajoute ses souffrances. On ne peut songer sans un sentiment de
profonde pitié à la destinée des malheureux condamnés à passer leur vie
entière dans de si dures conditions; mais ce qui paraît
incompréhensible, c’est de voir des hommes assez surexcités par la soif
d’acquérir pour venir chercher la fortune sur cette terre déshéritée, et
pour renoncer par un espoir de lucre au soleil, dont toute joie comme
toute fleur a besoin pour éclore.
A la pointe nord du croissant que forme la ville s’élève la seule vaste
construction d’Hammerfest; c’est le temple où ces adorateurs de l’or
recueillent leurs richesses, sous la forme assurément la moins tentante
que puisse prendre la richesse: celle de l’huile de poisson. Lorsqu’on
approche de cette espèce de laboratoire, il s’en exhale une odeur
infecte; si l’on y entre, on est presque suffoqué; j’y ai pourtant
pénétré. L’intérieur est très-sombre, à peine éclairé par des ouvertures
inégales ménagées dans les murs, bouchées l’été avec de la toile à voile
et refermées hermétiquement l’hiver. Au milieu du hangar, dans une
immense cuve de fonte, bouillent incessamment des poissons dépecés; une
rigole placée en pente et communiquant avec le haut de la cuve reçoit
l’huile qui monte à la surface de l’eau et la conduit dans des auges de
pierre, où elle refroidit avant d’être mise dans des tonneaux et livrée
au commerce; cette monstrueuse marmite toujours en fonction, les
quartiers de chair rangés sur de larges tables, les os énormes des
morses et des baleines entassés dans les coins, donnent à ce lieu
l’aspect fantastique et horrible de la cuisine de quelque ogre colossal;
lorsqu’on y est une fois entré, je vous jure qu’on n’a pas envie d’y
retourner.
A l’extrémité sud du croissant est située la maisonnette d’un homme
nommé Bank, qui exerce dans ce pays perdu le métier original
d’aubergiste; sa maison de bois de sapin n’a pas plus de quatre mètres,
et l’appartement d’honneur, retenu pour moi, se compose de deux pièces
de huit pieds carrés chacune, et peu élevées de plafond, car j’y touche
avec la main. Évidemment l’architecte de l’édifice n’avait prévu que les
Laponnes; le mobilier est réduit à sa plus simple expression: un lit où
rivalisent la planche et l’édredon, formant l’antithèse la plus
désagréable; une table et deux fauteuils de bois. Le voyageur est libre
de mettre des clous dans les murailles, seule façon de remédier aux
armoires absentes. Les fenêtres et les portes sont des miniatures
proportionnées aux chambres; les unes ont trois pieds et les autres à
peine cinq; on ne peut regarder dehors sans ôter son chapeau ni entrer
sans se baisser; en outre, les habitants aiment tant la clarté, qu’ils
ne placent jamais rien aux fenêtres pour intercepter la lumière. On doit
donc, l’été, subir la clarté perpétuelle ou se faire une obscurité
factice à l’aide de châles et de manteaux qu’on accroche devant ses
vitres. Malgré cet expédient, auquel j’avais eu recours, j’eus beaucoup
de peine à me faire à ces journées sans limites: elles me jetaient dans
un malaise et une anxiété inexprimables; l’ordre de mes habitudes se
trouvait entièrement interverti; je me levais à midi, je dînais à onze
heures du soir, j’allais me promener à deux heures du matin; je ne
savais plus quand je devais me coucher ni me lever, et le sommeil
m’était devenu presque impossible. Si l’on n’avait pas à Hammerfest une
montre et un calendrier, on ne saurait bientôt plus comment on vit, et
on pourrait arriver à en être en avance ou en retard de quinze jours
avec le reste du monde, sans s’en apercevoir. Le régime de ce séjour ne
touche au luxe par aucun côté, comme vous pensez; si l’on est mal logé,
on est plus mal nourri, et la monotonie du menu auquel on est réduit
n’en est pas le moindre défaut. Le veau et le saumon forment le fond
immuable de la nourriture; les soupes se varient entre l’orge aux
tranches de citron et le seigle aux cerises sèches; les jours de gala,
on obtient des pommes de terre, du renne rôti et du lait. Sous
l’influence de ce traitement, on arriverait à faire des folies pour un
bouillon; mais des folies n’auraient pas suffi pour atteindre ce rêve de
mon estomac en détresse: il eût fallu des prodiges qu’aucun Dieu ne fit
en ma faveur. L’ordinaire insipide de la maison Bank coûte quarante
francs par personne par semaine.
Quatre fois par mois, les Lapons arrivent en foule à Hammerfest; ils
apportent le produit de leur pêche et viennent trafiquer avec les
Russes. Ces jours-là, la petite ville s’anime d’une façon pittoresque et
intéressante; le port s’emplit de barques doublées de peaux de phoques,
et une population étrange se répand de tous côtés. En échange de leur
poisson, les Lapons remportent du beurre et des vêtements; ils y
ajoutent quelquefois de la farine, et de l’eau-de-vie toujours. Les
marchés se font le plus souvent sans l’intervention de l’argent, et il
est curieux de voir l’adresse russe aux prises avec l’astuce laponne.
D’ordinaire chacun s’en retourne content, convaincu d’avoir attrapé son
partenaire, qui se réjouit de son côté pour la même cause; parfois il y
a litige, et alors les clameurs éclatent de part et d’autre et ne
tardent pas à atteindre le diapason le plus violent. Mais le vent
emporte toujours la fureur des adversaires: le Lapon lésé ne passe
jamais de l’injure à l’attaque en face du Russe cauteleux; le nain se
souvient à temps de la vigueur du géant; la dispute s’éteint dans
l’eau-de-vie, qui sert à tous deux: elle aide l’un à oublier sa disgrâce
et l’autre à se réjouir de son succès.
Non-seulement il vient des Lapons à Hammerfest pour faire du commerce,
mais un certain nombre d’entre eux y habitent et ont quitté la vie
nomade pour la vie sédentaire. Mon séjour de plusieurs semaines dans
cette ville aurait pu être plein d’intérêt et fécond en observations
neuves, si j’avais su parler ou tout au moins comprendre le lapon et le
norvégien; mon ignorance de ces langues m’a réduite à tout juger par mes
yeux seulement, de sorte que beaucoup de choses me sont échappées, et je
serai contrainte à vous donner des croquis au lieu de portraits.
Néanmoins, puisque le moment est venu de vous parler de ce peuple, si
peu connu encore, je le ferai avec quelques détails, et ce sera le sujet
de ma prochaine lettre.
LETTRE V.
LES LAPONS.
Géographiquement parlant, la Laponie est le pays compris entre le 64° et
le 72° de latitude nord et le 22° et le 40° de longitude est. La Laponie
présente à peu près la forme d’un triangle dont la partie la plus large
serait tournée vers le nord et dont la pointe poserait sur Torneä, au
fond de la mer Baltique. Elle a pour limites: à l’est, la rivière Kémi,
dont les affluents remontent jusqu’au lac Kola, près de l’océan Glacial,
et à l’ouest, la rivière Luloä, qui prend sa source près de Bodoë, sur
la mer du Nord. Outre ses deux rivières, qui l’enferment comme dans deux
bras, elle est traversée presque en ligne droite, du cap Nord à la mer
Baltique, par trois fleuves qui finissent par n’en faire qu’un, l’Alten,
le Muonio et le Torneä. Pour être complétement exact, on ne devrait
appeler Laponie que la région commençant au delà du cercle polaire; mais
beaucoup de voyageurs et de géographes désignant sous ce nom des
provinces situées au sud de Torneä, je ne pense pas assigner à la
Laponie de trop larges limites en la circonscrivant comme je viens de le
faire.
Quantité de fables absurdes ont été dites et acceptées sur les Lapons,
et, malgré les progrès qui, de notre temps, rendent assez faciles les
voyages lointains, la Laponie est restée matière à curiosité. Peu de
voyageurs s’aventureront jamais dans des régions à la fois si
dangereuses et si ingrates à explorer; je pense donc ne devoir négliger
aucun détail sur les rares et étranges habitants de ce pays.
Des recherches ethnologiques approfondies me sont interdites par mon
ignorance; mais, sans prétendre faire de la science, il paraît évident
que les Lapons tirent leur origine de peuplades asiatiques, des Mongols,
ou plutôt des anciens Scythes ouraliens, avec lesquels ils ont une
analogie physique très-marquée. Leurs cheveux noirs et droits, leur
visage carré, leurs pommettes saillantes, leur nez aplati, leurs yeux
petits et relevés des coins les font trop différer de toutes les
populations du Nord pour qu’il soit possible de leur assigner une
commune origine. Leur taille est encore une autre dissemblance: les
Lapons, sans représenter précisément les pygmées qu’Hercule emporta dans
sa peau de lion, sont pourtant d’une stature qui contraste avec les
belles tailles des contrées septentrionales. Il est rare de rencontrer
parmi eux un homme ayant cinq pieds de haut; ils sont fréquemment entre
quatre pieds quatre pouces et quatre pieds dix pouces; leur moyenne, on
le voit, est de beaucoup inférieure à celle des autres peuples d’Europe.
Leur langage en fait aussi un peuple à part; ils parlent un idiome
incompréhensible pour les Russes ou les Norvégiens, avec lesquels ils
sont constamment en rapport. Ce qui viendrait à l’appui de mon opinion
sur leur filiation, c’est la grande ressemblance de certaines
expressions usitées chez eux avec la langue des Tartares. Leur costume
est le costume élémentaire de tout peuple primitif et chasseur, et ne
doit guère différer de celui de Magog, fils de Japhet. Les peaux des
animaux en font tous les frais; ils portent en tout temps, pour premier
vêtement, une peau de mouton dont la laine est tournée en dedans; cette
espèce de sayon se recouvre, l’hiver, d’une blouse en peau de renne,
l’été, d’une blouse de wadmel gris ou bleu foncé, garnie de bandes de
drap de diverses couleurs. Le collet de ces blouses, toujours roide et
élevé, est orné de petits morceaux de drap rouge, de pasquilles d’étain
encadrées dans des piqûres assez habilement exécutées; la fente de la
blouse et les poignets reçoivent les mêmes enjolivements. La ceinture de
peau de renne qui retient la blouse sert de spécimen du luxe de chacun;
tout Lapon y attache des plaques de cuivre, des boutons d’étain ou des
plaques d’argent grossièrement ciselées, selon sa fortune. Les hommes
portent les cheveux longs, flottant sur leurs épaules, et se couvrent la
tête d’une calotte de drap garnie comme la blouse de bandes de plusieurs
couleurs; ils se garantissent les jambes avec des jambières de peau de
renne et se chaussent d’un sabot de la même peau, précisément fait comme
nos sabots de bois, mais formant demi-botte, ce qui permet de le fixer
avec de minces lanières de cuir. Ils emplissent ces chaussures de menues
herbes bien sèches, et y enferment leurs pieds tout nus.
Les femmes sont vêtues comme les hommes, à l’exception de leur coiffure,
qui est très-bizarre: figurez-vous un casque de drap bleu ou vert,
lequel casque s’arrondit autour du visage comme un bonnet, et se trouve
même parfois déshonoré par une dentelle de coton, qui rend celle qui le
porte aussi fière que laide. Cette forme de coiffure est obtenue par un
morceau de bois taillé en cimier, qu’elles posent sur leur tête avant de
mettre leur bonnet. Ce cimier oblige l’étoffe à garder une forme
martiale, qui fait de toutes les femmes laponnes autant de Minerves
burlesques; pour compléter cet ensemble et se distinguer des hommes,
elles coupent leurs cheveux tout près de la tête, de sorte que, si elles
semblent désagréables avec leur bonnet, elles deviennent affreuses quand
elles l’ôtent. Quelques-unes entrecroisent sur leurs jambes des rubans
de laine rouge qui de loin ont l’air de bas rouges; toutes portent à
leur côté un petit étui de peau contenant du fil, des ciseaux et, ce qui
est moins féminin, du tabac à fumer. Point de Laponne qui ne fume, hors
la période de la première jeunesse, et cette habitude ne contribuait pas
peu aux méprises que je faisais entre les deux sexes dans les premiers
temps de mon séjour à Hammerfest. Il paraît que l’hiver, c’est encore
pire: hommes et femmes ajoutent alors au costume que je viens de décrire
un dernier et ample vêtement à capuchon, fait de peaux de rennes dont on
laisse le poil en dehors; ainsi accoutrés, Lapons et Laponnes ne
ressemblent plus qu’à de gros ours gris marchant sur leurs pattes de
derrière.
Je m’aperçois que j’ai oublié le point essentiel du bagage des hommes,
c’est-à-dire le sac de peau attaché au cou par deux lanières et reposant
sur la poitrine entre la première et la seconde blouse; ce sac
représente à la fois leur arsenal, leur garde-manger et leur
coffre-fort. Un jour j’obtins d’un Lapon de vider cette précieuse
réserve devant moi; il en tira un couteau, un grand vieux pistolet sans
chien auquel il paraissait attacher la plus grande importance, quatre
_spécies_[3], du tabac à fumer (je n’en ai vu aucun priser), une boîte
d’écorce de bouleau remplie de beurre de lait de renne, un morceau de
poisson fumé et toute une provision de petit foin destiné à remplacer
celui de sa chaussure dans le cas où il l’aurait mouillé; je dois
ajouter, malgré l’inélégance du détail, que ce foin lui avait déjà servi
à cet usage. D’après cet aperçu, vous pouvez comprendre qu’il s’exhale
d’ordinaire de ces sacs une odeur prodigieusement repoussante.
[3] Monnaie norvégienne valant à peu près cinq francs quinze centimes
de France.
Au milieu de toutes ces laideurs, une chose pleine d’un goût charmant
s’offre aux yeux du voyageur. Cette chose, c’est le berceau des petits
enfants: tout le luxe, toute la poésie du pauvre Lapon s’est réfugiée
là; la tendresse maternelle a su rencontrer l’élégance; le cœur rempli
d’un doux sentiment a su créer le gracieux. L’enfant lapon est placé
dans un objet qui tient à la fois du meuble, du vêtement et du nid. Ce
berceau, fait de bois léger recouvert de cuir, a la forme d’un soulier
très-rond d’un bout, l’empeigne servant de rebord tout autour et de
capote s’arrondissant au-dessus de la tête de l’enfant et le protégeant
sans le gêner. On double cette légère armature de plusieurs épaisseurs
de la fourrure de ces jolis lièvres blancs comme le duvet d’un cygne,
et, pour que la petite créature, mollement et chaudement emmaillottée
dans cette douce fourrure, ne puisse pas tomber, on attache sous le
berceau de minces courroies qui se recroisent plusieurs fois et la
maintiennent sans la serrer. Tout autour de la capote on suspend des
colliers de perles de couleurs et de petites chaînettes de cuivre ou
d’argent, dont la vue et le petit cliquetis amusent et égayent l’enfant.
Ce berceau est très-intelligemment approprié aux habitudes d’un peuple
nomade; son poids, sa forme, sa matière, le rendent commode à la mère.
Dans les longues marches, la Laponne attache le berceau de son dernier
né sur son dos comme une guitare; il ne lui cause ni embarras ni
fatigue. Pendant les haltes, elle le suspend à l’aide d’une courroie à
une perche plantée en terre, et le moindre mouvement de l’enfant imprime
à son berceau un balancement qui l’empêche de s’apercevoir qu’il n’est
plus porté par sa mère.
Outre ces berceaux si bien construits, les Lapons fabriquent un certain
nombre de petits meubles et d’ustensiles à leur usage; ils sculptent le
bois de sapin en coffres et en cuillers, le bois de bouleau en boîtes où
ils renferment le beurre. Ils font des manches de couteaux et des
supports de chenets en corne de renne. Les femmes piquent adroitement
les ceintures et les bordures des blouses; elles ornent aussi, avec un
goût qui a une certaine saveur primitive, les harnais de fête de leurs
rennes. Presque tous savent construire un traîneau ou faire des patins.
Rien n’est plus étrange que de voir un Lapon adaptant à ses pieds ces
patins infiniment plus longs qu’il n’est haut. Ces patins ont de six à
sept pieds de longueur; ils ont la forme d’une planche étroite recourbée
des deux bouts, sur laquelle le pied est retenu vers le milieu par une
courroie; la planche est recouverte d’une peau de phoque, dont la
fourrure a une extrême analogie avec la peau tigrée du léopard. Cette
fourrure courte et roide permet de faire glisser les patins sur la neige
avec une étonnante rapidité.
Comme les Scythes, leurs ancêtres probables, les Lapons n’ont aucune
notion d’agriculture; ce sont des Cosaques à pied; ils vivent errants,
sous leur tente, les uns pasteurs de rennes, les autres pêcheurs de
phoques. Un petit nombre de ces derniers s’est, depuis quelques années,
fixé à Hammerfest, et leurs misérables cabanes forment la dernière
catégorie des habitations de la ville, si l’on peut appeler habitations
des huttes de forme conique dont la base s’enfonce assez profondément
dans le sol; cela m’a paru construit avec de vieux débris de navires et
de la mousse foulée recouverte de terre. S’il m’est possible d’employer
cette expression, je dirai que je crus voir des tentes de terre.
L’intérieur n’a aucune division; le feu se fait au milieu de la hutte,
sur des pierres plates, et la fumée s’échappe par un trou laissé au haut
du toit; quelques coffres servant de lit et remplis à cet effet d’herbes
marines séchées, des seaux de bois, un chaudron, composent d’ordinaire
tout le mobilier de ces pauvres demeures.
Il ne faudrait pas juger définitivement les Lapons sur ce qu’on observe
de leurs mœurs à Hammerfest; ils viennent à la ville seulement à de
rares intervalles, afin de conclure des marchés ou de faire des achats,
et ces jours-là, on ne voit dominer en eux que la passion de tout peuple
sauvage: l’ivrognerie! On les rencontre partout en groupes de cinq ou
six, assis sous quelque maison parmi les vieux traîneaux, les ustensiles
et les fagots, et là, se tenant étroitement embrassés, ils se murmurent
à l’oreille des confidences entrecoupées de hoquets, et échangent à
chaque minute un _coulak_ attendri (_coulak_, leur mot favori, celui
qu’ils placent sans cesse dans leurs discours, veut dire _écoute_); ils
puisent ainsi ensemble à la même bouteille d’eau-de-vie, jusqu’à ce
qu’ils s’endorment dans une commune ivresse.
Sous la tente, dans ses longues courses, dans sa hutte, les jours
ordinaires, le Lapon n’est pas cette espèce d’animal immonde qui se
roule sur un sol fangeux dans l’abrutissement de l’ivresse; il vit
paisible, laborieux, s’occupe des soins du ménage, prépare la
nourriture, tandis que sa femme se préoccupe de ses enfants ou travaille
à la confection de quelques vêtements. Mais, par quelque côté qu’on la
considère, la situation de ce pauvre peuple est toujours misérable et
infime. Pour nous, elle peut être peinte par ces quelques mots: il ne
mange pas de pain et ne porte pas de linge, voilà pour la misère
physique; il ignore toute science et tout art, voilà pour la misère
morale.
Le Lapon ne chante jamais; il n’a pas même cette musique qu’on pourrait
appeler naturelle et dont toute peuplade sauvage a, dit-on,
connaissance. Le guerrier _peau rouge_ de l’Amérique du Nord, le
colossal habitant de la Terre de Feu, le Cafre stupide et grossier
répète son chant de guerre, de mort ou de triomphe, sur un rhythme
cadencé et avec des éclats de voix qui forment une sorte d’harmonie
bizarre et primitive. Le Lapon, lui, n’a même pas cela; il semble que le
chant, cette manifestation de la joie de l’homme, ne puisse se produire
sous ce ciel glacé et au milieu de ténèbres presque continuelles.
Les Lapons sont chrétiens depuis environ deux cents ans; ce fut Frédéric
IV de Danemark qui, vers l’an 1622, envoya les premiers missionnaires en
Laponie, pour y faire connaître l’Évangile, et, pendant plus d’un
siècle, les rois de Danemark continuèrent à entretenir des missions dans
ce but. Le christianisme eut peu d’effet sur les Lapons; il redressa
leurs consciences ignorantes, sans éveiller leurs esprits apathiques;
ils sont aujourd’hui encore à peu près tels qu’ils étaient avant sa
venue; ils ont substitué le dogme divin et civilisateur aux fictions
d’une mythologie obscure et bizarre, sans que leurs mœurs s’en soient
modifiées. Du reste, toute la religion étant réduite pour eux à la
tradition orale, la dévotion de chacun se proportionne à sa mémoire.
L’instruction est à ce degré chez eux, qu’un Lapon instruit jusqu’à
l’alphabet correspond chez nous au jeune homme sorti le premier de
l’École polytechnique.
Les Lapons ne comprennent rien du grand sens moral de la religion; ils
en observent routinièrement les pratiques, parce que toute ignorance a
besoin de superstitions et toute faiblesse d’autorité. Ils ne
connaissent des péchés capitaux que la paresse, l’avarice et
l’intempérance; toutes leurs vertus sont négatives; leur douceur est
mollesse, leur continence froideur, leur probité indifférence; on ne
voit chez eux ni colère, ni luxure, ni envie, mais aussi point de
courage, d’imagination, de passion ou d’activité. Ils n’ont aucun
développement intellectuel ou industriel et ne cherchent même pas à
l’acquérir. Touchant à la civilisation par trois côtés de leurs limites
(la Norvége, la Suède, la Russie), ils n’en ont rien emprunté, rien
compris, rien désiré; ils vivent dans leur inertie presque sans besoins,
sans jouissances, sans aspirations. C’est au total un peuple misérable
et grossier, végétant dans une sorte d’engourdissement moral et
physique, et bien fait pour habiter ce bout glacé du monde, d’où toute
vie se retire avec le soleil.
J’aurais désiré assister à quelques-unes de leurs cérémonies
religieuses; mais, pendant mon séjour à Hammerfest, je n’ai pu voir
qu’un mariage.
L’église d’Hammerfest ressemble autant à une grange qu’à une église:
c’est un grand bâtiment en bois peint en gris, insignifiant et froid à
l’extérieur, comme toutes les constructions de planches, nu et triste à
l’intérieur, comme toutes les églises réformées. Des bancs de sapin,
serrés les uns contre les autres, couvrent les dalles verdâtres et
inégales, et sont dominés par une chaire qui ressemble infiniment trop à
une guérite.
Le jour du mariage dont je parle, une assistance nombreuse amena les
époux jusqu’au seuil de l’église. Là les parents et les amis intimes des
fiancés entrèrent seuls avec eux et se placèrent en face de la chaire,
les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Le futur, un des plus
petits Lapons que j’aie vus (il ne devait pas avoir quatre pieds de
hauteur), portait une robe de wadmel gris bordée de trois bandes de drap
gros bleu, rouge et jaune, dont il avait l’air très-orgueilleux. Il
n’était pas précisément laid; ses épais cheveux noirs encadraient bien
son visage carré, imberbe, et faisaient ressortir son teint coloré et
sain. Quant à la femme, elle était d’une laideur amère, à peine tempérée
par son extrême jeunesse. Ses petits yeux enfoncés et bordés de rouge,
sa bouche énorme montrant des dents aiguës et écartées, sa peau brune et
rude, sa taille massive, ses mains courtes et sales, en faisaient une
espèce de monstre. Telle on représenterait la sœur de Caliban, ou une
des filles de l’ogre des contes de fées. C’était un ensemble pire que
laid: repoussant. Elle portait le costume ordinaire des Laponnes, et n’y
avait ajouté pour la solennité qu’une coiffe-casque ornée de petites
plaques d’argent, derrière laquelle pendait une énorme touffe de rubans
de coton tramés de cuivre et d’argent. Les libéralités de sa famille ou
de son fiancé lui avaient, en outre, permis d’attacher après elle une
quantité de petits fichus de laine et de coton de fabrique anglaise,
choisis des couleurs les plus éclatantes. Tout cela était accroché
autour d’elle pêle-mêle, comme à un porte-manteau, et ces tons tranchés,
ces lambeaux flottants, ce désordre criard et heurté, contribuaient à
rendre son costume aussi disgracieux que sa personne.
Chacun se tenait debout et en silence autour de la chaire. Bientôt le
ministre arriva. Il lut les versets consacrés, unit les mains des époux,
échangea leurs anneaux, puis leur fit en langue laponne une allocution
qui dut être touchante, car tout le monde se mit à pleurer à chaudes
larmes.
Mon ignorance de la rhétorique laponne ne me permit pas de prendre part
à l’émotion générale; mais en regardant les contorsions de physionomie
de tout cet horrible petit monde, j’entrevis à la laideur humaine des
horizons variés et infinis que je n’avais même pas soupçonnés
jusqu’alors.
Cette partie de la cérémonie achevée, le marié retourna au milieu de ses
amis d’un côté de l’église, et la mariée près de ses compagnes de
l’autre; puis toute l’assistance entonna un psaume d’une voix fausse et
rauque à faire fuir des ânes.
C’est la seule circonstance où j’aie entendu chanter des Lapons, si ce
que j’entendis alors peut s’appeler un chant. Une remarque à faire en
passant, à propos de la voix laponne, c’est que généralement les femmes
ont le timbre sourd et enroué, et que les hommes, au contraire, l’ont
grêle et glapissant. Les yeux fermés, on pourrait se méprendre souvent
sur leur sexe.
En sortant de l’église, je fus tout éblouie par un rayon de soleil;
c’était à peu près le premier que j’eusse aperçu à Hammerfest, et il me
rappela tout d’un coup et si vivement la France, que mon cœur se gonfla
sous une inexprimable émotion. Ce temps rare et admirable me donna
l’idée de faire une excursion à pied le long de la côte ouest
d’Hammerfest. Je gravis non sans peine les rochers qui défendent la baie
de tous côtés; à chaque instant mon pied se prenait dans une crevasse,
ou enfonçait dans de petits talus blanchâtres, mous comme de la laine;
vestiges de la végétation de l’année précédente, petites touffes de
plantes saisies par la neige avant de s’être épanouies, pauvres
fleurettes enveloppées dans leur linceul avant que le soleil les eût
fait vivre!
Après une heure d’une course digne d’une chèvre sauvage, je parvins
enfin à un haut plateau d’où l’on domine toute la baie, et là je fus
amplement dédommagée de mes peines. Le grand voile de brume qui jusqu’à
ce jour avait caché l’horizon était enfin déchiré de toutes parts; les
rayons lumineux tombant obliquement sur les toits de gazon d’Hammerfest
les faisaient étinceler comme une poignée d’émeraudes jetées sur ce drap
noir. En face de moi, les îles Soroë élevaient dans le ciel leurs pics
aigus couverts de neige, où se jouaient toutes les couleurs du prisme.
Les grands rochers de basalte de la côte étaient couverts d’éders qui
saluaient ce beau temps de leurs cris joyeux. Enfin, au loin, entre les
Soroë et la pointe de Hwaloë, j’apercevais la passe du Nord, le chemin
du Spitzberg; les grandes vagues vertes de l’océan Glacial venaient
mourir sur la grève avec un bruit solennel et doux, et, en les écoutant,
je songeais que bientôt j’irais près du pôle, d’où elles viennent.
Ma promenade fut longue; j’explorai complétement tout le plateau
praticable dominant la côte; en regagnant la maison Bank, je trouvai sur
mon trajet un petit cap assez élevé, formé par un grand rocher au milieu
duquel s’ouvrait une étroite grotte, ou plutôt une sorte de petite
niche, où je me reposai commodément pendant une heure; cette trouvaille
était précieuse: elle me permettait, en m’assurant un abri, de venir à
l’avenir me promener sans redouter les trop fréquentes averses du ciel
d’Hammerfest. A partir de ce jour je montai souvent jusqu’à cette espèce
d’observatoire, et prenais plaisir à voir les barques entrer et sortir
du port. C’est pendant une de ces vigies volontaires que j’aperçus, en
interrogeant l’horizon, la belle voilure d’un grand navire; le navire
approcha, et je distinguai bientôt le pavillon tricolore attaché à l’un
de ses mâts. C’était _la Recherche_, la corvette que nous attendions!
J’éprouvai à sa vue une émotion à laquelle je ne m’attendais pas; je
sentis frémir en moi toutes ces fibres profondes qui répondent au mot
patrie.
J’ignorais jusqu’aux noms de mes futurs compagnons de voyage: M. Gaimard
seul, parmi eux, m’était connu. Cependant, ce navire m’eût-il amené mes
amis les plus chers, je ne l’eusse pas mieux accueilli dans mon cœur;
j’allais voir des visages français, entendre parler ma langue et quitter
Hammerfest. Triple joie!
La corvette mouilla heureusement; les officiers et les membres de la
commission scientifique vinrent à terre: M. Gaimard nous présenta tout
cet état-major. Je reçus une vingtaine de saluts auxquels je répondis
par autant de révérences; mon mari reçut de ces messieurs l’accueil le
plus cordial, puis on s’occupa immédiatement de notre départ pour le
Spitzberg. La corvette, en quittant Brest, s’était arrêtée quelques
jours aux îles Féroë: de là un retard qui ne lui permettait pas de
séjourner à Hammerfest. On résolut cependant de profiter de l’arrivée du
bateau à vapeur de Drontheim, attendu le lendemain, pour faire une
excursion à Havesund, près le cap Nord.
Le commandant du bateau à vapeur consentit à retarder son départ d’un
jour pour favoriser cette petite expédition, et un matin, à sept heures,
par un temps pur et une mer calme, nous partîmes pour Havesund. A midi
nous étions arrivés.
Havesund est une petite baie bien abritée, où se trouve une seule
habitation; cette maison, bâtie en bois, solide, vaste, peinte en gris,
est en tout semblable à celles des marchands aisés d’Hammerfest.
Havesund mérite pourtant une mention à part, une attention spéciale.
Havesund est le dernier logis humain du globe; c’est le dernier lieu
habité de la limite nord de l’Europe. Avec quel recueillement ne
regarde-t-on pas sur un rocher élevé cette pauvre maison, posée en face
de l’Océan immense! Havesund, c’est le cap de l’homme sur l’infini de la
solitude! Entre Havesund, où il y a un jour de trois mois et une nuit de
trois mois, et le pôle, l’axe du monde, où l’année se partage en un seul
jour et une seule nuit, il n’y a que quatre cent cinquante lieues de
mer, le trajet que fait un bateau à vapeur en six jours. Derrière
Havesund, il y a toutes les habitations de l’Europe; devant, il n’y a
plus que la mer insondable et les glaces éternelles. Quel lieu pour un
penseur! quelle halte pour un croyant!
Havesund est la demeure d’un riche marchand nommé M. Ullique, lequel
passe sa vie à échanger de l’huile de baleine contre de l’eau-de-vie et
des peaux de phoques contre de la farine. Je dis sa vie, je devrais dire
son été; car, dans cet horrible lieu, dès que viennent les nuits et avec
elles les froids, la mer se glace, et toutes communications sont
forcément interrompues. Pendant les huit ou neuf mois d’hiver, M.
Ullique ne peut que se chauffer et supputer ses produits de l’année. Il
faut qu’ils soient bien beaux pour être payés si chers!
Havesund n’est pas seulement un point géographique unique, c’est encore
un lieu historique.
Un jour de l’été de 1795, un jeune homme du nom de Froberg, accompagné
d’un ami qui prenait celui de Muller, débarqua d’un petit vaisseau
danois et se fit descendre sur la côte près d’Alten; de là il continua
sa route à cheval jusqu’à Hammerfest, où un bateau le prit et le
conduisit à Havesund. Arrivés là, les deux amis reçurent l’hospitalité
du père de M. Ullique, qui les mena lui-même au cap Nord, but de leur
longue pérégrination, et ne les laissa partir que comblés des soins les
plus affectueux. Quelques années plus tard, le père de M. Ullique
apprenait que ce jeune étranger, dont la distinction et l’instruction
lui avaient laissé un souvenir profond, avait un autre nom que celui de
Froberg: il s’appelait _Louis-Philippe d’Orléans_; son compagnon Muller
se nommait M. de Montjoye.
Le bon père Ullique resta toute sa vie sous l’émotion rétrospective de
l’honneur fait à sa maison, et ses sentiments d’admiration et de
sympathie pour le prince d’Orléans le firent élever son fils dans les
sentiments les plus enthousiastes pour tout ce qui porte le nom
français.
Le prince d’Orléans, devenu roi des Français, n’avait pas non plus
oublié la cordiale réception de la famille du marchand d’Havesund, et
nous étions chargés d’en consacrer le souvenir, en offrant à M. Ullique
un fort beau buste en bronze, portrait et présent du roi des Français.
La famille norvégienne était dans le ravissement.
L’inauguration du buste se fit avec une certaine solennité, au bruit de
vingt et un coups de canon, tirés à bord du bateau à vapeur, des
étourdissants hourras des Norvégiens venus de tous côtés et des
petillements du vin de Champagne, dont les bouchons sautaient de toutes
parts.
M. Ullique a cinq filles blondes et roses, qui aidaient fort
gracieusement leur mère à faire les honneurs de cette petite fête. Les
jeunes filles me firent voir la maison dans le plus grand détail, puis
me menèrent dans une sorte de petit jardin-serre, moitié abrité, moitié
couvert, où on était parvenu à force d’artifices à faire pousser
quelques petites fleurs. Je ne craignis pas de dépouiller ce trésor de
l’horticulture polaire, afin de tresser une couronne qui devait être
déposée par nous sur la tête du roi. Je réunis tout ce qui était fleuri
dans le précieux jardin: trois violettes, deux andromèdes à fleurs
bleues, quelques boutons d’or, des saxifrages étoilés, une touffe de
myosotis; j’entremêlai cela de feuilles d’oseille et de cochléaria,
guirlande un peu trop culinaire, mais faite des seules feuilles vertes
qu’on put se procurer.
Jamais plus humble couronne n’eut des honneurs plus magnifiques. Les
Norvégiens étaient émerveillés de voir tant de fleurs, comme ils
disaient, et les demoiselles Ullique regardaient avec un égal orgueil
leur jardin dévasté et le buste couronné.
En y réfléchissant, ce buste du roi et moi,--moi, qui déjà à Drontheim
avais fait voir le premier visage de Française qu’on eût aperçu en
Finmark--ce buste et moi, dis-je, étions quelque chose d’assez inusité,
par ces 71° 10′ de latitude. Cependant nous n’eûmes pas les honneurs de
l’étrangeté; il y avait là quelque chose, je vous assure, de bien plus
imprévu, de bien plus singulier, d’autrement inattendu, que la face
coulée en bronze de ce roi, qui cinquante ans auparavant était venu
pauvre et proscrit dans ce même lieu; ou la figure d’une Parisienne, qui
un jour, en sortant de l’Opéra, s’en était allée explorer les régions
polaires. Oui, il y avait là quelque chose d’encore plus impossible.--Il
y avait,--je le donnerais à deviner en mille, on n’y arriverait pas!--il
y avait _un perroquet_! Quoi! un perroquet à Havesund, au bout du monde,
dans cette glace, dans ces ténèbres? Oui, un perroquet vivant;
c’est-à-dire, cela avait bien été un perroquet, mais cela avait presque
cessé d’en être un.
Voici comment je découvris la bête:
En visitant la maison avec les jeunes filles, j’aperçus une cage
enveloppée de laine, garantie des courants d’air par un petit paravent
de bois et posée près d’un poêle tiède. Dans un coin de la cage se
tenait de l’air le plus piteux et le plus désolé un volatile suspect;
les pattes recroquevillées et goutteuses, le bec écaillé et pâle, les
plumes ébouriffées et pendantes, le tout revêtu d’une couleur si
douteuse et si improbable que je ne pus pas éclaircir si c’était du vert
devenu grisâtre ou du gris devenu verdâtre. Quels que fussent les
ravages produits par le climat du cap Nord sur l’oiseau, il vivait. Au
bruit de ma voix, il tourna vers moi sa petite tête chauve, me regarda
de son œil rond, terne et triste, et rentra dans son immobilité.
L’inspection attentive de ces vestiges m’avait démontré qu’ils
appartenaient à un perroquet.
«Parle-t-il? demandai-je à l’aînée des demoiselles Ullique, qui
comprenait un peu l’anglais.
--Non, madame, il n’a jamais fait entendre aucun son depuis dix ans;
seulement il fait un petit bruit souvent en éternuant.
--Et comment vit-il?
--Il mange peu et dort presque toujours; il ne s’éveille tout à fait que
lorsque le soleil brille.
--Le soleil brille donc de temps en temps à Havesund?
--Ah! madame, cinq ou six fois par an tout au plus!...»
Du haut des rochers d’Havesund on aperçoit à peu de distance, à la
pointe de l’île Mageroë, une énorme masse de rochers ayant quelque
ressemblance avec une tour carrée, colossale, demi-ruinée: c’est le cap
Nord.
Je voyais donc enfin se dresser près de moi la grande forteresse de la
terre qui depuis tant de siècles défend l’Europe des empiétements de
l’Océan furieux. On s’aperçoit que la victoire persistante du géant de
granit n’a pas toujours été facile; ses larges flancs sont sillonnés de
crevasses profondes; ses gigantesques assises sont ébranlées et
écornées; çà et là, on distingue quelque échancrure: c’est l’endroit où
une vague a enlevé un bloc de pierre. Je voyais donc enfin ce célèbre
cap Nord, atteint par un si petit nombre de voyageurs; je le voyais sous
un ciel pur, lorsque les flots verts de l’Océan calmé jetaient à peine
quelques broderies d’écume blanche sur ses piliers massifs; je le voyais
sous son aspect paisible, éclairé par la magie d’un beau jour, et
j’étais émue. Que doit-ce être l’hiver, lorsque l’Océan gonflé de
tempêtes précipite ses montagnes liquides sur la montagne solide;
lorsque les masses de glaces se brisent avec fracas contre les arêtes de
granit, alors que les ouragans déchaînés mêlent leurs grondements à ces
tonnerres, et que la lueur vague et pâlissante de l’aurore boréale
projette ses rayons blafards sur cette lutte éternelle et terrible? Oh!
ce doit être un spectacle à épouvanter le regard humain!
J’aurais vivement désiré faire l’ascension du cap Nord, fouler pour la
première fois d’un pied féminin la plate-forme qui le termine, et
cueillir un de ces jolis myosotis bleus qu’on recueille, m’a-t-on dit,
sur l’une de ses pentes inférieures; douces fleurs d’azur poussant près
des abîmes, comme ces pensées d’espérance qui surgissent au milieu des
tourmentes du désespoir. Mais mon désir était irréalisable; on s’était
déjà arrêté trop longtemps; les heures du bateau à vapeur étaient
comptées; le capitaine insista pour retourner à Hammerfest. On prit
congé de l’hospitalier M. Ullique et de sa gracieuse famille;
d’innombrables hourras norvégiens nous saluèrent au départ, et leur
bruyant enthousiasme dut surprendre les échos solitaires des rochers du
cap Nord. La traversée du retour fut charmante; le temps, quoique froid,
était admirable; la mer ressemblait à un miroir d’émeraude; à de grandes
profondeurs, on voyait des poissons nager, jouer et se poursuivre; le
ciel bleu pâle, fouetté de petites nuées blanches, éclairé par le jour
mystérieux des nuits polaires, avait des miroitements et des glacis de
soie, et lorsque, vaincue par la fatigue de cette active journée, je
m’endormis dans une petite chaloupe posée sur le pont, je ne savais plus
si c’était le ciel qui ressemblait à de la moire, ou si mon ciel de lit
était taillé dans un morceau du firmament.
Le lendemain de mon retour à Hammerfest, je m’embarquai pour le
Spitzberg.
LETTRE VI.
LE SPITZBERG.
Mes départs sont d’ordinaire marqués par des accidents dus sans doute
aux petites conspirations occultes des génies qui s’opposent à mon
humeur voyageuse: en traversant Paris, c’était un cheval mal attelé qui
pensa nous faire verser dès le début; au Havre, un coup de mer si
violent que nous avons brisé plusieurs palettes de nos roues; à
Amsterdam, un banc de sable où on s’engrava; à Drontheim, une brume qui
obligea à jeter l’ancre presque dans la rade. En quittant le port
d’Hammerfest, un virement de bord opéré trop près de terre faillit
briser notre beaupré, et, à peine en mer, les vagues ayant fait de
fortes avaries à la chaloupe du pilote, celui-ci prétendait nous faire
rentrer au port afin de réparer sa barque; mais tout s’arrangea: le
charpentier vint en aide au pauvre pilote, et il put, après nous avoir
mis en plein océan Glacial, retourner le cœur content près de sa femme
et de ses enfants.
Nous avions quitté Hammerfest le 17 juillet, et je ne saurais vous
rendre compte de mes impressions des premiers jours: ce serait trop
monotone, car je trouvai à propos d’être très-malade; j’entendais dire
autour de moi que le vent était plein sud et que nous marchions
très-bien; mais ce m’était une faible compensation au triste état où me
mettaient les complications du tangage et du roulis. Je m’y fis
pourtant, et le quatrième jour je me sentis assez forte pour monter sur
le pont et aller voir quel aspect a la mer par le 74° de latitude, sous
lequel nous nous trouvions le 20 juillet. Elle m’apparut belle et
terrible; ce n’était plus ma berceuse d’Havesund. Les vagues grondaient
autour de nous en se précipitant sur notre avant comme si elles avaient
tenté de nous barrer le passage; un vent glacé tordait les cordages et
secouait rudement les voiles; les mâts craquaient sous l’effort de leur
résistance; la corvette allait couchée sur un côté, orientée grand
largue, ce qui est une manière de placer les voiles un peu de biais,
très-favorable à la marche. Tout le monde était content, nous avancions
rapidement. Je jetai un coup d’œil curieux sur ce spectacle si nouveau
pour moi, puis je redescendis afin de faire appel à ma réserve de
flanelle pour pouvoir continuer mon rôle d’observateur; car en quelques
minutes, malgré le costume d’homme que j’avais endossé et qui paraît
d’ordinaire si chaud aux femmes, j’avais senti trop vivement la dent
aiguë de la bise polaire.
Tandis que nous subissions ces coups de vent et ce fatigant roulis, nous
cherchions l’île Cherry. Elle nous apparut le 21 juillet au matin.
L’île Cherry, que beaucoup de géographes nomment _Beeren-Eiland_ (l’île
de l’Ours), fut découverte le 9 juin 1596, par un vaisseau hollandais
qui s’était égaré en allant à la Nouvelle-Zemble. Guillaume Barentz
était pilote de ce navire, et Heemskerke le commandait: deux noms fameux
parmi ceux des plus infatigables explorateurs des régions polaires.
En descendant à terre, l’équipage tua un ours de neuf pieds de long, et
Heemskerke appela l’île Beeren-Eiland à cause de cette circonstance. Le
17 août 1603, Étienne Bennet, Anglais commandant le navire _The Grace_,
aborda à Beeren-Eiland, et changea son nom en celui d’île Cherry, du nom
de master Cherry, propriétaire de _la Grâce_.
Cherry ou Beeren-Eiland, pour lui rendre son premier nom, paraît avoir
été autrefois le rendez-vous général des morses de l’océan Glacial,
puisque Welden raconte que, dans l’été de 1608, son équipage tua sur les
côtes de cette île plus de mille morses, dont on fit sur place de
l’huile qu’on porta ensuite en Angleterre.
Jamais, dans leurs différentes expéditions, les Français n’avaient
abordé à Cherry; nos navires l’avaient toujours trouvée entourée de
plusieurs lieues de glaces, au milieu desquelles il était impossible de
se frayer un passage. Cette année, la longueur de l’hiver, en retardant
le dégel au Spitzberg, a laissé la mer libre et permis qu’on arrivât
jusqu’aux côtes escarpées de l’île. Beeren-Eiland n’a ni golfe ni baie
propre au mouillage des gros navires; elle a, par contre, une
très-redoutable ceinture d’écueils. Le capitaine, instruit de ces deux
circonstances, mit la corvette en panne à une distance prudente, et
permit seulement à deux chaloupes d’aller explorer cette terre inconnue.
Je ne pris point part à cette expédition, et restai sur le pont,
admirant l’étrange et magnifique aspect de la côte.
De loin l’île ressemble à une enceinte fortifiée par des géants; ses
formidables rochers, minés sans cesse par les flots, ont contracté des
formes tout à fait monumentales; vers la pointe nord, quelques-uns de
ces grands rochers, percés de part en part, s’avancent dans la mer comme
les arches immenses de quelque pont antédiluvien, que l’Océan polaire
avec ses béliers de glace a pu seul parvenir à rompre. Non loin du pont,
on voit un cirque entouré de gradins parfaitement réguliers. Au moment
où je contemplais cette architecture, œuvre de la furie des vagues, des
myriades de gros oiseaux de mer, posés sur les gradins du cirque,
complétaient l’illusion et ressemblaient à des spectateurs pressés les
uns contre les autres.
Les oiseaux de mer sont en quantités innombrables dans ces parages;
mouettes, pétrels, stercorères, goëlands, éders, guillemots, et tant
d’autres dont j’ignore les noms, voltigeaient par bandes autour de la
corvette. Sur les rochers de Beeren-Eiland, on tua plusieurs de ces oies
sauvages qu’on nomme, je crois, bernacles[4].
[4] Bernacles, _Anas lencopsis_.
Ces bernacles sont les mêmes oiseaux que les _rot-gansen_ de Hollande;
elles arrivent par bandes chaque année sur les côtes du Zuiderzée, où
les accueillent fort bien, je devrais plutôt dire fort mal, les
marchands de plumes pour literie. Une superstition populaire, assez
accréditée, prétend que ces oiseaux déposent leurs œufs dans le creux de
certains arbres et les abandonnent ensuite, laissant au soleil le soin
de les faire éclore. Pour donner à ce conte la plus grande
vraisemblance, les vieilles _mères l’oie_ néerlandaises ajoutent que les
bernacles choisissent toujours des arbres situés près de la mer, afin
que les petits oiseaux puissent aller nager tout de suite en sortant du
nid. Tout ceci est ce qu’on peut bien véritablement appeler un canard
d’histoire naturelle et même surnaturelle. La vérité est plus simple.
Les bernacles sont des oiseaux émigrants; l’été, ils vont faire leur
ponte au milieu des paisibles solitudes des îles de l’océan Glacial, et
l’hiver, ils regagnent des régions plus tempérées. Tous ceux de ces
pauvres oiseaux que l’on trouva dans l’île de l’Ours étaient si
sauvages, qu’ils n’étaient pas craintifs; les mères couveuses se
laissaient approcher avec un mélange de tendresse maternelle et de
confiance qui aurait dû humaniser les matelots, et se firent assommer
sur leur nid sans chercher à se défendre ou à s’enfuir.
A l’intérieur, Beeren-Eiland ne présentait qu’une vaste plaine de neige;
dans quelques endroits seulement, le dégel commençait et avait formé des
ruisseaux qui glissaient silencieusement sur la neige, rubans d’argent
posés sur du velours blanc.
Le géologue de l’expédition constata un fait curieux pour la science: il
recueillit des fragments de polypiers, semblables, nous dit-il, à ceux
qu’on trouve sous les tropiques. Les hydrographes firent une
rectification importante pour les marins. Sur beaucoup de cartes, Cherry
est indiquée comme étant par le 74° 30′ de latitude nord, tandis que sa
position bien déterminée est par le 76° 30′ de latitude nord. C’est une
erreur de cinquante lieues.
A peine les chaloupes étaient-elles revenues à bord après une absence de
quelques heures, qu’une épaisse brume nous enveloppa, et Cherry disparut
à nos yeux comme si un immense rideau de gaze grise eût été subitement
tiré entre nous et une fantastique décoration.
A partir de cette journée, le temps redevint constamment mauvais; la
mer, tantôt violente, tantôt houleuse, ne nous laissait guère de répit,
et la neige qui couvrait souvent le pont me privait même du délassement
de la promenade. Pendant plus de quinze jours de suite nous ne pûmes
dîner sans que la table et les chaises fussent solidement arrimées.
Quant à la façon dont notre dîner était servi, je la trouvais presque
amusante. On posait d’abord sur la table un grand couvercle de bois
percé d’un nombre infini de petits trous où s’adaptaient des chevilles
mobiles; cela représentait fort bien un immense jeu de solitaire, au
milieu duquel erraient une certaine quantité de plats, d’assiettes, de
verres, etc., et autres nécessités d’un dîner; les chevilles,
adroitement ajustées, maintenaient chaque chose en place, et avec cette
méthode on pouvait dîner assez à l’aise, malgré les plus affreuses
secousses.
Le 28 juillet, nous passâmes en vue des terres de _Bell-sund_ (baie de
la Cloche), que les expéditions précédentes n’avaient pu dépasser.
Le 29, on fêta à bord l’anniversaire des journées de Juillet; le
capitaine réunit tous les passagers à son état-major dans un grand dîner
servi dans le carré; la chère fut luxueuse, quoique tout entière
composée de mets conservés, et l’humeur très-gaie malgré le froid. Je
noterai seulement ces deux particularités-ci: on dit des vers de
circonstance qui se trouvèrent bons, et le cuisinier, pour faire prendre
ses gelées, se contenta de les laisser pendant quelques moments exposées
sur le pont.
Le 30, nous longeâmes une longue tranche de terre détachée de la grande
côte, nommée l’île du Prince Charles. Enfin, le 31 juillet, nous
entrâmes dans une petite baie profonde, désignée sur les cartes
anglaises sous le nom de _Magdalena-Bay_ (baie Madeleine).
Nous étions donc au but de notre long et aventureux voyage: au
Spitzberg!
Le Spitzberg est une île plus au nord que le pays des Samoyèdes, que la
Sibérie et que la Nouvelle-Zemble; c’est une île bien véritablement
placée aux confins du monde; c’est un lieu étrange et peu connu en
vérité: car, lorsque j’étais en Danemark et en Suède, plusieurs
personnes, ayant entendu dire que j’allais au Spitzberg, me demandèrent
si je comptais réellement _monter_ jusqu’au sommet du Spitzberg. Le mot
Spitzberg, qui signifie _montagne pointue_, les avait induites en
erreur, et elles imitaient en cette circonstance le singe de La
Fontaine, prenant le nom d’un port pour un nom d’homme.
Si peu connu qu’il soit, le Spitzberg a un maître; il appartient à
l’empereur de Russie, qui n’a pas encore imaginé d’en faire une
succursale de la Sibérie. Ce serait du reste clémence; là on serait sûr
de mourir dès le premier hiver. En novembre, le mercure gèle, on casse
l’eau-de-vie à coups de hache, et on peut constater de 45 à 50° de
froid.
L’île du Spitzberg est située entre le 77° et le 81° de latitude nord.
Elle a soixante lieues de long sur environ trente-cinq de large. L’île a
à peu près la forme d’une grande N dont le second jambage serait fort
déchiqueté. Elle est ainsi entaillée par deux golfes très-longs, l’un au
sud, l’autre au nord, qui n’ont jamais été assez profondément explorés
pour qu’on sache s’il n’y a pas de solution de continuité entre les
terres. Quelques marins sont portés à croire que le Spitzberg forme deux
îles toujours soudées entre elles par un large banc de glace; mais qui
ira voir?
Des expéditions hollandaises et anglaises, qui ont hiverné dans ces
parages, ont tenté de s’assurer du fait et n’ont pu réussir.
La côte que nous avons longée, celle où est située la baie Madeleine,
est la côte ouest; elle fait face aux terres encore inexplorées du nord
du Groënland.
La baie Madeleine est à l’extrémité de l’île; c’est le dernier mouillage
possible pour un gros navire; sa latitude est de 80° nord, c’est-à-dire
une distance de deux cent cinquante lieues du pôle, un peu plus loin que
de Paris à Marseille.
Le dernier rocher du Spitzberg, celui qui fait directement face au pôle,
se nomme la pointe d’Hakluyt; il est séparé de la baie Madeleine par une
quinzaine de lieues.
La baie Madeleine, avec le goulet qui la précède, représente assez bien
une carafe couchée; elle est entourée de tous côtés par des montagnes de
granit hautes de quinze ou dix-huit cents pieds; entre chaque montagne
il s’est formé d’immenses glaciers dont la hauteur augmente chaque
année; cette élévation croissante de glaciers est inévitable: un été de
quelques semaines ne peut fondre complétement ces immenses amas de neige
que répand sur le Spitzberg un hiver de dix mois, et dans un temps donné
les glaciers atteindront presque le sommet des pics de granit. Ces
glaciers sont tous de forme convexe, contrairement à ceux des Alpes, qui
sont concaves.
Le jour de notre arrivée, il pleuvait de telle sorte que je ne pus
quitter le bord; mais le lendemain, de grand matin, je m’empressai
d’aller à terre. Je dis à terre, par habitude de narrateur; je devrais
dire _à neige_, car nulle part je ne vis la moindre parcelle de terre.
Pendant la nuit (encore un mot dont je ne devrais pas me servir, puisque
nous n’avions pas de nuit), pendant mon sommeil plutôt, le dégel avait
commencé, et la physionomie de la baie avait changé comme par miracle. A
l’immobile solitude de la veille avait succédé le spectacle le plus
agité.
Une flottille d’îles de glace entourait la corvette et couvrait la mer à
perte de vue. Ces glaces du pôle, qu’aucune poussière n’a jamais
souillées, aussi immaculées aujourd’hui qu’au premier jour de la
création, sont teintes des couleurs les plus vives; on dirait des
rochers de pierres précieuses: c’est l’éclat du diamant, les nuances
éblouissantes du saphir et de l’émeraude confondues dans une substance
inconnue et merveilleuse. Ces îles flottantes, sans cesse minées par la
mer, changent de forme à chaque instant; par un mouvement brusque, la
base devient sommet, une aiguille se transforme en un champignon, une
colonne imite une immense table, une tour se change en escalier: tout
cela si rapide et si inattendu qu’on songe malgré soi à quelque volonté
surnaturelle présidant à ces transformations subites. Du reste, au
premier moment, il me vint à l’esprit que j’avais sous les yeux les
débris d’une ville de fées, détruite tout à coup par une puissance
supérieure, et condamnée à disparaître sans même laisser de vestige. Je
voyais se heurter autour de moi des morceaux d’architecture de tous les
styles et de tous les temps: clochers, colonnes, minarets, ogives,
pyramides, tourelles, coupoles, créneaux, volutes, arcades, frontons,
assises colossales, sculptures délicates comme celles qui courent sur
les menus piliers de nos cathédrales, tout était là confondu, mélangé
dans un commun désastre. Cet ensemble étrange et merveilleux, la palette
ne peut le reproduire, la description ne peut le faire comprendre!
On se représente, n’est-ce pas, ce lieu, où tout est froid et inerte,
enveloppé d’un silence profond et lugubre? Eh bien, c’est tout le
contraire qu’il faut se figurer; rien ne peut rendre le formidable
tumulte d’un jour de dégel au Spitzberg.
La mer, hérissée de glaces aiguës, clapote bruyamment; les pics élevés
de la côte glissent, se détachent et tombent dans le golfe avec un
fracas épouvantable; les montagnes craquent et se fendent; les vagues se
brisent furieuses contre les caps de granit; les îles de glace, en se
désorganisant, produisent des pétillements semblables à des décharges de
mousqueterie; le vent soulève des tourbillons de neige avec de rauques
mugissements; c’est terrible et magnifique: on croit entendre le chœur
des abîmes du vieux monde préludant à un nouveau chaos.
On n’a jamais rien vu de comparable à ce qu’on voit et à ce qu’on entend
là; on n’a jamais imaginé quelque chose de pareil, même en rêve! Cela
tient à la fois du fantastique et du réel; cela déconcerte la mémoire,
hallucine l’esprit et le remplit d’un indicible sentiment, mélange
d’épouvante et d’admiration!
Si le spectacle de la baie m’apparut magique, celui du rivage était
sinistre.
De tous côtés le sol était couvert d’ossements de phoques et de morses,
laissés par les pêcheurs norvégiens ou russes, qui venaient autrefois
faire de l’huile de poisson jusque sous cette latitude élevée; depuis
plusieurs années ils y ont renoncé, les profits ne valant pas les périls
d’une telle expédition. Ces grands os de poisson, blanchis par le temps
et conservés par le froid, avaient l’air d’être les squelettes des
géants, habitants de la ville qui, près de là, achevait de s’abîmer dans
la mer. Les longs doigts décharnés des phoques, si semblables à ceux
d’une main humaine, rendaient l’illusion frappante et me causaient une
sorte de terreur. Je quittai ce charnier, et, me dirigeant avec
précaution sur le terrain glissant, je m’acheminai vers l’intérieur du
pays. Je me trouvai bientôt au milieu d’une espèce de cimetière; cette
fois, c’étaient bien des restes humains qui étaient gisants sur la
neige. Plusieurs cercueils, à demi ouverts et vides, avaient dû contenir
des corps que la dent des ours blancs était venue profaner. Dans
l’impossibilité de creuser des fosses, à cause de l’épaisseur de la
glace, on avait primitivement mis sur le couvercle des cercueils un
certain nombre de pierres énormes destinées à servir de rempart contre
les bêtes farouches; mais les robustes bras _du gros homme en pelisse_
(comme les pêcheurs norvégiens appellent pittoresquement l’ours blanc)
avaient déplacé les pierres et dévasté les tombes; plusieurs ossements
étaient épars sur le sol, à moitié brisés et rongés: tristes reliefs du
festin de l’ours. Je les recueillis avec soin et les replaçai pieusement
dans les bières. Quelques tombes avaient été épargnées et contenaient
des squelettes ou des corps à différents degrés de conservation; la
plupart des cercueils ne portaient aucune indication; sur l’un d’eux,
cependant, une main amie avait inscrit, avec un couteau, ces mots:
_Dortrecht-Holland_, 1783. Un nom avait précédé cette date, mais il
était fruste au point d’être illisible. Un autre marin venait de Brême;
sa mort remontait à 1697. Deux cercueils, placés dans un creux de
rocher, étaient encore intacts; les corps qu’ils renfermaient avaient
non-seulement leur chair, mais même leurs vêtements: aucune inscription
n’indiquait l’époque de l’inhumation, ni le nom ou la nation des morts.
Je comptai cinquante-deux tombes disséminées dans ce cimetière plus
affreux qu’aucun autre; cimetière sans épitaphes, sans monuments, sans
fleurs, sans souvenirs, sans larmes, sans regrets, sans prières;
cimetière désolé, où il semble que l’oubli enveloppe deux fois le mort,
où ne s’entend jamais ni un soupir, ni une voix, ni un pas humain;
solitude terrible, silence profond et glacé, troublé seulement par le
sourd hurlement de l’ours blanc ou le mugissement de la tempête!
J’étais saisie d’un indicible effroi au milieu de ces sépultures; la
pensée que je pouvais venir prendre ma place près d’elles m’apparut tout
à coup dans toute son horreur; j’avais été prévenue des dangers de notre
expédition; j’en avais accepté et cru comprendre les risques; cependant
ces tombes me firent un moment frissonner, et, pour la première fois, je
jetai un regard de regret vers la France, vers la famille, les amis, le
beau ciel, la vie douce et facile que j’avais quittée pour les hasards
d’une pérégrination si dangereuse! Quant à ces pauvres morts que j’avais
sous les yeux, leur histoire était la même pour tous. Ce n’étaient ni
des savants excités par l’amour des découvertes, ni des curieux poussés
par l’attrait de l’inconnu; c’étaient d’honnêtes pêcheurs norvégiens,
russes ou hollandais, venus là pour chercher, au milieu des plus rudes
travaux, des dangers les plus certains, la subsistance de leur famille.
D’abord tout allait bien pour eux: les morses étaient nombreux, les
phoques faciles à atteindre; on les chassait avec succès, on faisait de
l’huile sur la côte même, on embarquait les grandes dents d’ivoire vert
des morses, si estimées en Suède, on parlait du prix de la cargaison, et
des profits, et des joies du retour. Puis tout à coup un froid inattendu
survenait; l’hiver les avait saisis inopinément, la mer s’était
immobilisée autour de leur petit navire, la route de la patrie était
fermée, fermée pour neuf mois, pour dix mois peut-être; dix mois en
pareil lieu, c’est presque un arrêt de mort. Ainsi, ils se trouvaient
exposés à subir quarante-cinq degrés de froid au milieu d’une nuit
perpétuelle! Quels drames ont vus ces solitudes! Que durent être ces
agonies! Par quels prodiges de courage et de persévérance l’homme
éloignait-il sa mort devenue de jour en jour plus inévitable? De quelle
manière soutenait-il cette lutte suprême? D’abord on vivait sur le
navire, économisant les provisions, se chauffant de graisse d’ours, d’os
de poisson, d’huile et de tout ce qui se pouvait détruire à bord sans
gêner par la suite la marche du bâtiment, car on ne touchait pas au
navire lui-même; l’homme songe à l’avenir, même dans les situations les
plus désespérées, et sans doute chacun des pauvres pêcheurs a pensé voir
s’accomplir pour lui ce miracle si rare: revenir d’un hivernage au
Spitzberg. Les provisions épuisées, on se privait de plus en plus et
l’on chassait avec une nouvelle ardeur l’ours et le renard bleu, seuls
habitants de ces parages. Puis un jour, jour terrible, après la mort de
quelque compagnon, après d’intolérables souffrances, on se décidait à se
chauffer avec le navire; on creusait des trous dans la glace, on
organisait à terre une espèce de hutte, on s’y installait le mieux
possible et l’on se chauffait. Enfin, on se chauffait! oui; mais,
pendant que le corps se ranimait momentanément à la chaleur, l’âme se
glaçait sous le désespoir; ce feu consumait l’espérance, ce feu
détruisait la plus grande force que Dieu ait donnée à l’homme. Le reste
n’était plus que le dernier combat de l’instinct de conservation contre
la mort, et la mort était toujours victorieuse; un à un le petit
équipage s’éclaircissait, et chacun de ces obscurs martyrs se couchait à
son tour dans le cimetière glacé où je les avais trouvés. Tous, tous
ainsi jusqu’au dernier: celui-là, plus robuste et plus infortuné que les
autres, n’avait nulle main amie pour l’assister à sa dernière heure et
préserver sa dépouille par de pieuses précautions; celui-là devenait la
proie des ours aussitôt qu’il avait rendu le dernier soupir, ou
peut-être dès qu’il ne pouvait plus se défendre.
Je restai longtemps seule, près de ces tombes, songeant à ces destinées,
pleine de pitié, émue, absorbée, rêvant et priant; puis, je fis le
dessin de la petite presqu’île où est situé le cimetière, et comme, en
revenant à bord, je fis remarquer qu’elle n’était pas indiquée sur les
grandes cartes, le capitaine la nomma _presqu’île des Tombeaux_.
Pendant deux ou trois jours, la pensée d’un hivernage possible m’obséda;
il paraît que je n’étais pas seule à bord à m’en préoccuper, et voici
comment j’en fus instruite:
Un matin, j’étais silencieusement assise sur un canon, blottie sous un
énorme manteau de fourrure, regardant tour à tour le ciel, la mer et
leurs aspects étranges, lorsque mon nom prononcé au milieu d’un petit
groupe de matelots attira mon attention. Les premiers mots que
j’entendis distinctement furent ceux-ci:
«Aussi quelle idée d’avoir emmené une femme! Est-ce que _c’est_ des
courses de femmes, des voyages comme celui-ci?
--Ah! ça, c’est vrai, dit un autre, et si nous sommes pris dans ces
beaux cristaux-là, comme tu viens de l’expliquer, on peut être bien sûr
qu’elle partira la première.
--Eh! mon vieux, reprit le premier, elle ouvrira seulement la marche;
nous la suivrions de près, va; nous avons bien un an de vivres à bord,
mais nous n’avons pas de combustible; ici, on ne trouve pas de bois de
quoi allumer une pipe, et l’hiver il doit y souffler une drôle de bise,
à en juger par la canicule!
--Et puis quelle femme est-ce? dit un timonier, sur un ton légèrement
méprisant; une femme _pâlotte_, menue, maigrette, avec des pieds comme
des biscuits à la cuiller et des mains à ne pas soulever un aviron; une
femme à casser sur le genou et à mettre les morceaux dans sa poche. Si
c’était une femme de chez nous, encore (il était Breton)! Dans le Ponant
nous avons des commères qui ne sont pas embarrassées pour hisser une
voile et manœuvrer une barque; nos femmes valent presque un homme; mais
celle-là, avec sa mine mièvre de Parisienne, elle est frileuse comme une
perruche du Sénégal. A supposer que nous serions pris, elle mourra au
premier froid: c’est sûr.»
Il y eut un silence pendant lequel chacun ranima sa pipe; puis celui qui
avait parlé le premier reprit en manière de conclusion:
«Ah! au fait, ça ne nous regarde pas; c’est à ceux qui ont fait la
bêtise de l’amener à s’en inquiéter. Eh bien! si on hiverne, elle fera
comme elle pourra; elle fera comme tout le monde.»
Le maître d’équipage avait jusque-là écouté la conversation sans y
prendre part; à ce moment, il en renoua le fil interrompu en disant:
«Mes enfants, j’en suis fâché pour vous, mais vous n’avez pas le sens
commun pour le quart d’heure; comment, vous, les quatre meilleurs et
plus anciens matelots de l’équipage, vous n’avez pas plus d’esprit et de
coup d’œil que ça! Sur un point, je suis de votre avis: on a peut-être
eu tort d’embarquer cette petite dame, mais c’est pour elle que ça peut
être malheureux; pour nous, c’est très-heureux, et plus heureux, si nous
hivernons dans ce chien de pays, que si nous nous en tirons.
--Comment cela? dirent les matelots.
--C’est bien simple; je vais vous l’expliquer. Elle est faible, elle est
délicate n’est-ce pas? Tant mieux! Ce serait elle qui partirait la
première si on était pris? Tant mieux encore. Tout ça, c’est autant de
raisons pour nous la rendre précieuse. Le plus dangereux dans les
hivernages, voyez-vous, le plus difficile à éviter, c’est la
démoralisation de l’équipage. Le capitaine Parry raconte que c’est
contre le découragement de ses hommes qu’il eut surtout à lutter; il dit
dans sa relation combien il redoutait encore plus la faiblesse des
esprits frappés d’épouvante que les rigueurs horribles du climat. Eh
bien! nous autres, ici, nous n’aurions rien à craindre de cette
démoralisation si nous parvenions à conserver la vie de la jeune femme;
on dirait aux hommes qui molliraient: «Allons donc, n’avez-vous pas
honte? Le froid n’est pas encore trop dur, vous voyez bien, puisqu’une
femme le supporte.» Et, je vous le dis, il faudrait tout faire pour
conserver la vie de la petite dame; sa présence au milieu de nous serait
le courage et la santé de l’équipage; du reste, le capitaine pense juste
comme moi là-dessus, et il le disait l’autre jour au premier lieutenant
en se promenant avec lui.
--Ah! si le capitaine l’a dit, reprirent les matelots, alors c’est
vrai.»
J’en avais assez entendu; je me glissai doucement chez moi, dans la
crainte d’être aperçue, et assurée que désormais, si la redoutable
conjoncture d’un hivernage nous était destinée, l’égoïsme bien entendu
de mes compagnons de voyage m’apporterait tout le secours nécessaire
pour retarder ma mort autant que possible. Au reste, je regardais ma
mort comme certaine, dans le cas où nous aurions été pris, à cause du
malaise dont j’étais atteinte, malgré les soins qui m’étaient prodigués.
J’occupais à bord l’appartement du capitaine, et il avait eu l’extrême
bonté, en me le cédant, de le faire aménager de la façon la plus commode
et la plus chaude: on avait couvert le plancher de plusieurs peaux de
rennes, on avait hermétiquement fermé tous les hublots, on avait comblé
le lit d’édredon; c’était, à vrai dire, bien plus un nid qu’une chambre,
et un nid où il y avait seulement ma place, et à grande peine. Eh bien!
malgré toutes ces excellentes précautions, je souffrais beaucoup du
froid, et j’étais parfois obligée de me relever la nuit pour faire de
l’exercice afin de me réchauffer. Ajoutez que je dormais à peine; je ne
me couchais jamais avant deux ou trois heures du matin, et souvent même,
à cette heure avancée, je ne pouvais trouver du repos. Ce jour
continuel, ce ciel bizarre, invariable, ne subissant aucune modification
à l’heure où nous avons coutume de le voir se couvrir d’ombres; minuit
devenu le frère jumeau de midi; l’étrangeté de tout ce qui m’entourait,
l’âpreté du climat, le bouleversement de toutes mes habitudes, et
probablement aussi une nourriture ultra-tonique, indispensable dans ces
latitudes, mais très-inusitée pour moi, tout cela me tenait dans une
agitation nerveuse particulière; il me semblait traverser un cauchemar.
Dans des conditions d’existence si exceptionnelles, mon costume avait
aussi dû subir de profondes variations; il était devenu très-commode et
parfaitement disgracieux: je portais un pantalon d’homme et une chemise
de mousse en gros drap bleu faisant blouse, une grosse cravate de laine
rouge, une ceinture de cuir noir; des bottes doublées de feutre et une
casquette de marin complétaient cet ensemble de toilette qui ne sera pas
imité; inutile d’ajouter qu’en dessous j’étais bourrée de flanelle.
Lorsque je montais sur le pont, j’ajoutais à cette montagne de lainage
un épais caban à capuchon qui faisait de moi le plus informe paquet;
j’avais coupé mes cheveux, devenus impossibles à démêler, à cause de
leur longueur, par les roulis effroyables de la traversée; additions et
retranchements concouraient, comme vous voyez, à me rendre étrangement
laide: mais, en pareil lieu, on ne songe qu’à souffrir du froid le moins
possible, et toute coquetterie a tort.
Je vous parlerai tout à l’heure de mes occupations; mais, dès à présent,
je mentionne le seul divertissement qui me fût permis et offert par le
pays; il était, comme vous allez en juger, tout à fait en harmonie avec
mon costume. Lorsqu’il ne neigeait pas, nous nous réunissions cinq ou
six personnes du bord, et allions jouer à un jeu de _montagnes russes_
beaucoup plus en droit de porter ce nom que tout ce qu’on a encore vu
dans ce genre. Il fallait gravir deux ou trois cents pieds de hauteur,
presque à pic, le long du flanc roide d’une des montagnes; cette
ascension était favorisée par une épaisse couche de neige; les pieds des
premiers voyageurs formaient des espèces de marches à l’aide desquelles
les autres s’élevaient sans trop de difficultés. Arrivés à quelque
plateau, on s’asseyait sur la pente et on se laissait glisser jusqu’en
bas, en se dirigeant tant bien que mal avec les mains, afin de ne pas
perdre l’équilibre; ainsi on redescendait en deux ou trois minutes ce
qu’on avait mis souvent deux heures à gravir; c’était singulièrement
amusant, et, ce qui valait encore mieux, fort réchauffant. Mon adresse
ne fut pas tout de suite à la hauteur de ma hardiesse; les premières
fois il m’arriva souvent de perdre l’équilibre et de rouler comme une
masse, tantôt sur la tête, tantôt sur le côté, soulevant autour de moi
des tourbillons de neige dans mes efforts pour me raccrocher, riant de
bon cœur de ma maladresse et faisant rire les autres, du reste ne
risquant jamais de me faire grand mal, la neige fraîche formant sur la
pente comme une couche de mousse épaisse; le seul désagrément de ce jeu
d’écoliers était de déposer toujours une certaine quantité de neige
entre le cou et la cravate. Mais on risquerait bien davantage pour
trouver un exercice amusant à faire au Spitzberg.
Au pied des grandes montagnes de granit, la neige forme seule le sol à
une assez grande profondeur; si avec le bâton ferré on creuse cette
couche de neige, on trouve au fond, non de la terre, mais de la glace;
en donnant quelques coups de bâton ferré dans cette glace, elle se
divise en une innombrable quantité de petits cristaux en forme
d’aiguille, tout semblables à ceux qu’on voit pendre autour de certains
lustres; rien n’est plus joli à voir et plus agréable à croquer même par
le froid, et, s’il était possible d’en obtenir de semblables
artificiellement, cela figurerait à merveille dans nos bals, entre les
sorbets et les fruits glacés. La neige a aussi sa singularité: elle perd
parfois sa blanche et proverbiale couleur, pour devenir vert tendre ou
rose pâle; cette coloration, qu’on voit souvent envahir des plaines
entières, est due à la présence de cryptogames imperceptibles qui se
développent à la superficie de la neige, sous l’influence de certaines
combinaisons atmosphériques. Ceci constitue la végétation la plus
apparente du Spitzberg; cependant, de patientes investigations peuvent
faire découvrir au fond de quelques vallées, dans d’étroites crevasses
garanties par des rochers, de petites plantes maigres, chétives,
étiolées, qui penchent tristement leur tête vers le sol: c’est le
saxifrage étoilé, la renoncule jaune, le pavot blanc. Sur les rochers
même il croît un lichen pierreux très-adhérent, assez pareil à de gros
champignons séchés; on rencontre aussi quelques touffes de mousse
noirâtre, si imprégnées de l’humidité qu’elles se détachent par mottes
sous le pied et ont l’aspect d’une éponge moisie; lorsque, après
plusieurs heures de courses dans les rochers, j’avais réussi à réunir un
petit faisceau de plantes gros comme une botte d’allumettes, je revenais
triomphante et je rangeais orgueilleusement mon butin de la journée dans
des feuilles de papier gris. Voilà pour la Flore de la baie Madeleine;
la nomenclature d’histoire naturelle ne sera guère plus étendue.
Le Spitzberg abonde, dit-on, en ours blancs et en rennes sauvages. C’est
possible; pourtant nous n’avons vu aucun de ces animaux: est-ce effet du
hasard, ou étions-nous arrivés à une latitude qu’ils abandonnent faute
d’y pouvoir trouver leur nourriture? Je ne résous pas la question. Nous
fûmes en revanche entourés d’un grand nombre de phoques. Vous savez que
le phoque est l’animal vulgairement appelé _chien marin_; c’est un
poisson amphibie, long de quatre ou cinq pieds, sans écailles, mais
couvert d’un pelage court et rude, jaune sale ou grisâtre tacheté de
noir comme la peau du léopard; deux paires de mains fort longues lui
tiennent lieu de nageoires et de pattes; il s’en sert pour nager et pour
se traîner sur les glaces; sa tête ressemble à celle d’un chien à qui on
a coupé les oreilles, et est embellie par deux grands yeux vert de mer,
doux et limpides comme des yeux d’enfant. Ces pauvres phoques, avec
leurs allures tranquilles et confiantes, m’intéressaient vraiment; je ne
pouvais voir tirer un coup de fusil sur eux sans ressentir un regret, et
lorsque l’un d’eux, étant blessé, rougissait les glaces de son sang et
tournait vers nous son regard presque humain, il me semblait avoir vu
commettre une sorte de crime.
Pendant tout notre séjour nous ne vîmes qu’un seul morse (vache marine).
Le morse est beaucoup plus gros, plus singulier et plus laid que le
phoque; le nom d’éléphant marin lui serait mieux approprié; il a de
l’éléphant la forme colossale, lourde et disgracieuse, la peau épaisse
et rugueuse, les petits yeux, et, signe caractéristique, les défenses.
Il sort de son énorme museau aplati comme une face de lion deux longues
dents d’ivoire, différant de celles de l’éléphant en ce qu’elles se
recourbent en dessous au lieu de se relever; l’ivoire en est aussi plus
verdâtre et plus poreux. Le morse est amphibie et a comme le phoque des
nageoires-mains; ses défenses lui servent à se cramponner aux glaces ou
aux rochers lorsqu’il veut se hisser hors de l’eau; sa taille varie de
neuf à douze pieds de longueur; il est recouvert d’une épaisse couche de
graisse, ce qui le rend très-précieux pour les pêcheurs norvégiens; la
pêche du morse est regardée par eux comme plus productive et moins
dangereuse que celle de la baleine. Le morse n’est pas féroce et
n’attaque pas l’homme, mais il se défend avec un indomptable courage; on
me raconta à Hammerfest que l’an dernier des pêcheurs, ayant découvert
un petit morse dans une caverne au bord de la mer, s’en emparèrent et le
mirent dans leur bateau; le père et la mère morses, furieux de ne plus
retrouver leur petit, poursuivirent l’embarcation, et l’un d’eux,
s’étant accroché au bateau avec ses formidables défenses, le fit
tellement pencher, qu’un des pêcheurs glissa dans la mer; le morse se
jeta sur lui avec fureur, et il fut impossible aux autres pêcheurs de
sauver leur compagnon.
Outre l’huile que la chair du morse produit en abondance, les pêcheurs
tirent parti de la peau de l’animal, dont on fait des soupentes de
chariots, et de l’ivoire de ses dents, qu’on emploie de diverses
manières. Les Russes sont très-adroits pour travailler l’ivoire; ils
fabriquent de menus bijoux, des coffrets découpés comme de la dentelle,
et particulièrement des chaînes formées de petits anneaux, comme celles
que l’on nomme _jaseron_: ces chaînes ainsi exécutées en ivoire
rappellent l’habileté chinoise. La plupart de ces petites œuvres d’art
et de patience arrivent de la Sibérie, où les prisonniers sculptent
l’ivoire de morse comme nos galériens emploient à Toulon la noix de
coco. Les morses, si rares à Magdalena-Bay, se trouvent en grand nombre
sur les côtes méridionales du Spitzberg; un bateau pêcheur en tue
d’ordinaire deux ou trois cents par saison.
Sans être aussi nombreux qu’à Beeren-Eiland, les oiseaux de mer se
montraient en grand nombre sur les glaces et sur les rochers, mais ils
n’égayaient pas notre séjour, au contraire. L’oiseau de mer est à peine
un oiseau; il ne l’est ni par le ramage, ni par les mœurs; il est
vorace, farouche, criailleur et querelleur; eût-il, comme le guillemot,
les jolies pattes de corail de la perdrix rouge, il n’en a jamais la
grâce craintive. L’oiseau de mer n’a pas de ramage, mais un cri qui
varie du rauque au lugubre; certaines espèces de goëlands se plaignent
comme des enfants qui pleurent; d’autres, nommés par les matelots
_goddes_, poussent des ricanements étranges: rien ne repose l’œil dans
ce sinistre pays, rien ne charme l’oreille; tout y est triste, tout,
jusqu’aux oiseaux!...
Quelques renards bleus furent tués par nos chasseurs; ils étaient
petits, chétifs et laids. Les renards bleus du Spitzberg ne ressemblent
en rien aux renards d’Islande ou de Sibérie, dont la fourrure est si
belle et si estimée. A force d’être bien garantis contre le froid, ils
n’ont même plus sur le corps une fourrure, mais plusieurs couches de
poils très-épais et si mêlés, si pelotonnés, que c’est bien plutôt un
matelas qu’une fourrure; en outre, au lieu d’être de couleur un peu
fauve comme les renards d’Islande, ils sont gris cendré. Leur peau est
tout au plus bonne à faire des tapis. Comme toutes les bêtes destinées à
notre table étaient mortes de froid, on essaya de manger de ces renards;
mais, quoique très-fatiguée de la nourriture conservée, je la préférais
cependant à la chair de ces animaux, qui a un goût sauvage
très-repoussant.
D’ours, de loups ou de rennes, nous n’en vîmes pas l’ombre, et les
animaux dont je viens de vous parler forment, avec les méduses bleues et
quelques autres zoophytes, les seuls êtres animés que nous aperçûmes
pendant un séjour de six semaines à la baie Madeleine.
Dans tout autre lieu que ces régions polaires, un navire au mouillage
est en sûreté; au Spitzberg, je vous l’ai dit, la plus terrible chance
n’est pas celle d’un naufrage, c’est celle d’un hivernage; d’un jour à
l’autre, d’une heure à l’autre, la baie qui vous abrite peut se changer
en prison, et quelle prison! Aucun cachot n’inspire une pareille
terreur! J’ai bien pu m’en rendre compte un jour: c’était le 7 août;
plusieurs personnes de l’expédition, voyant le temps clair et la neige
balayée par un bon vent d’est, voulurent aller en chaloupes jusqu’à la
pointe d’Hakluyt, le dernier cap au nord de la côte du Spitzberg.
L’excursion devait durer une journée; on n’avait pas voulu m’admettre;
je restai seule à bord avec le capitaine, qui, vous le savez, ne quitte
jamais son navire. La première partie du jour se passa bien, et
j’enviais le sort de ceux qui allaient se rapprocher du pôle de quelques
lieues encore; ils allaient peut-être arriver jusqu’à la grande banquise
de glace, but de toutes nos ambitions. Je me fis des raisonnements de
nature à calmer mon regret; je finis par trouver ma situation déjà
suffisamment élevée en latitude, et je me dis qu’il ne fallait pas trop
jalouser ces pauvres hommes, dont l’orgueil n’avait pas exigé plus de
douze ou quinze lieues d’avantage sur moi. Pour occuper ces longues
heures où la corvette, privée de tous ses passagers, me semblait si
déserte, je me mis à écrire des lettres et à remplir ainsi ma solitude
avec tous les êtres chers que j’avais laissés loin de moi. Vers quatre
heures, je fus forcée de m’interrompre; je n’y voyais plus dans ma
chambre; une brume épaisse ne laissait plus passer de lumière à travers
les épaisses rondelles de verre qui me tenaient lieu de fenêtre. Je
montai sur le pont; j’y trouvai le capitaine occupé à regarder à l’aide
de sa lunette toute une flottille de grosses glaces qui prenait position
à l’entrée de la baie; ce spectacle me remplit d’une indicible angoisse.
«Capitaine, dis-je, que se passe-t-il? La baie va être bientôt fermée
par toutes ces glaces.
--Ne vous inquiétez pas, me répondit le commandant, il n’y a rien à
craindre encore; il ne fait pas assez froid pour que les glaces se
soudent; au reste, je vais envoyer une chaloupe là-bas pour reconnaître
s’il s’est formé un barrage.
--Et si le banc est formé, que ferons-nous?»
Le capitaine ne me répondit pas et donna l’ordre à la chaloupe de
partir. Je la suivis des yeux avec anxiété; je vis les hommes nager avec
ardeur, tourner les grosses glaces, passer entre les plus petites, puis
disparaître enfin dans ce champ d’îles flottantes. Au bout d’une heure
ils étaient de retour; ils avaient vainement essayé de sortir de la
baie, il n’existait aucun passage; ce froid, dont on ne se méfiait pas,
avait été suffisant pour souder les glaces et en faire un
infranchissable mur de rochers. Quoiqu’un marin se fasse une habitude de
dissimuler ses impressions fâcheuses, le capitaine devint soucieux en
écoutant le rapport des matelots; quant à moi, mon cœur se serrait, et
pour la première fois l’effroi m’entrait dans l’âme:
«Et nos voyageurs! m’écriai-je; comment vont-ils revenir?
--C’est ce qui me préoccupe, dit le capitaine; ils n’ont que deux jours
de vivres; c’est une imprudence.
--Et ils sont sur des chaloupes non pontées, exposés au froid, à la
neige; mon Dieu! capitaine, cela peut devenir affreux; que comptez-vous
faire?
--Tirer demain quelques coups de canon sur tout cela, et tenter d’y
faire une trouée; du reste, nous verrons ce que fera le vent cette
nuit.»
Le capitaine demeura silencieux, se promenant de long en large sur le
pont, sa lunette à la main, interrogeant à chaque instant le ciel et la
mer. Pendant de longues heures rien ne changea d’aspect; les pointes
aiguës des glaces déchiraient çà et là l’épais voile de brume qui
s’abaissait sur nos têtes, mais restaient immobiles; mon cœur était plus
triste encore que ce lugubre horizon, et je fis alors mes premières
réflexions sur notre témérité, d’être venus exposer notre vie dans ces
affreux parages, où tout incident est une catastrophe, où un changement
de vent, un léger abaissement du thermomètre, peuvent apporter la mort!
Un vent qui avait toutes les allures d’un ouragan s’éleva vers minuit;
le vieil Océan secoua avec fureur sa crinière blanche d’écume; d’énormes
vagues se précipitèrent sur les glaces; le banc craqua avec un grand
bruit et se disjoignit; jamais plus terrible tumulte ne causa une
impression plus joyeuse; la baie était libre, les chaloupes pouvaient
rentrer!... Elles arrivèrent quelques heures après, et le danger
qu’elles avaient couru leur prépara une réception doublement cordiale.
Le lendemain de ce jour, des hommes de l’équipage furent chargés de
graver profondément, sur un gros rocher placé près de la côte, la date
de notre arrivée, le nom de la corvette et celui de toutes les personnes
faisant partie de l’expédition; on me fit l’honneur de me mettre en tête
de la liste, et si mon nom n’était pas le plus remarquable de tous, il
était à coup sûr le plus étonnant à trouver dans un pareil lieu. Cette
simple inscription, ne contenant que des noms et des dates, est bien
loin du style emphatique de certains voyageurs; si Regnard fût parvenu
jusqu’au nord du Spitzberg, on ne peut imaginer ce qu’il aurait inscrit
sur ce rocher; il aurait probablement eu la prétention d’être sorti des
limites du monde, lui qui affirme _avoir touché l’essieu du pôle_ à
Sukajerfi, en Laponie, par le 67° de latitude, c’est-à-dire treize
degrés plus au sud que la baie Madeleine!
Ce rocher est la seule trace visible de notre séjour; mais les cartes de
géographie augmentées de côtes soigneusement relevées, les musées
enrichis d’animaux, de plantes et d’échantillons minéralogiques, font
foi qu’il n’a pas été mal employé. Je n’entreprendrai pas de vous
communiquer le résultat des observations faites sur les oscillations de
l’aiguille magnétique; ceci est le domaine de la science, non le mien;
je me bornerai seulement à vous rappeler que nous nous trouvions
éloignés d’environ 10° de latitude du lieu où le commandant Ross place
le pôle magnétique, qu’il dit être par 70° 5′ 17″ de latitude, et 96°
46′ 45″ de longitude; il le constata ainsi en 1832, lors de cette
terrible expédition où il passa sous ces latitudes quatre années, pris
dans les glaces, sans que jamais la température permît au vaisseau de
reprendre la mer. Si pareil malheur lui fût arrivé au Spitzberg, où le
froid est plus intense, où les secourables Esquimaux ne se rencontrent
pas, aucun homme ne serait probablement revenu de cette expédition, et
le monde aurait à regretter deux de ses plus illustres voyageurs.
Les hydrographes avaient une large carrière à leurs travaux: côtes à
relever, hauteurs à prendre, montagnes à dessiner, l’occupation ne leur
manquait pas. Les naturalistes et les botanistes étaient moins heureux:
on draguait à outrance pour ne conquérir que quelques zoophytes pareils
à des morceaux de cristal, vraies pierreries de la mer qu’il fallait
s’empresser de plonger dans l’esprit-de-vin si on ne voulait les voir se
fondre et se décomposer à l’air; on explorait le pays en tous sens pour
rapporter une maigre pincée de ces petites plantes dont je vous ai
parlé; on chassait avec ardeur pour tuer quelques oiseaux de mer, un
phoque ou un renard. La plupart du temps on était même privé par la
neige de ces laborieux plaisirs, et l’on restait à bord; le pont de la
corvette offrait alors l’aspect le plus triste: il disparaissait sous un
désagréable tapis blanc qui enveloppait tout, hors quelques coins où les
matelots avaient tendu des toiles cirées pour se mettre à l’abri; nos
hommes, cachés sous de gros vêtements de fourrure ou de toison de
chèvre, étaient bien les sauvages personnages de ce morne tableau.
Notre séjour ne pouvait, sans grave imprudence, se prolonger à la baie
Madeleine; aussi multipliait-on, dans les derniers jours, les excursions
à terre. Il était rare que je n’en fisse pas partie, et d’ordinaire je
m’isolais de mes compagnons de voyage; j’aimais à me trouver par moments
seule au milieu de cette nature grandiose et terrible; j’y étais envahie
par ce sentiment profondément religieux qui domine l’homme quand il se
trouve face à face avec l’immensité. Les déserts ont leur poésie propre:
déserts de sable, déserts de glace, c’est toujours l’infini de la
solitude, et nulle voix ne parle à l’âme un langage plus émouvant. Oui,
lorsque j’avais en face de moi le vaste océan Polaire chargé de bancs de
glaces, quand les grands rochers noirs me masquaient la vue de la
corvette, si tout à coup le vent s’élevait, si la mer grondait, si les
glaciers s’écroulaient autour de moi avec leurs bruits formidables, si
la neige m’enveloppait de ses violents tourbillons, alors il me semblait
que j’entendais la voix même du Tout-Puissant, dont un souffle peut
bouleverser le monde, et je me recueillais dans une muette prière.
Un jour cependant, un seul jour, il nous fut donné de voir le Spitzberg
égayé: c’était le 10 août. Dès le matin, les grands rideaux de brume qui
voilaient sans cesse l’horizon furent tirés comme par une main
invisible, et, miracle! le soleil, un vrai, beau, éclatant soleil
apparut; sous son influence, la baie devint admirable! les nuages
coururent dans le ciel, emportés comme de légers flocons; les grands
rochers laissèrent glisser leurs manteaux de neige; la mer s’agita et
frémit sous les glaces étincelantes qui s’y abîmaient de toutes parts:
il semblait que les rayons du soleil eussent donné la vie à ce pays mort
et sinistre, et que la terre entrât en travail de printemps. C’était le
dégel, le dégel complet, bruyant et joyeux; le dégel salué partout comme
la fin de la saison triste. Hélas! au Spitzberg, le dégel, le printemps,
l’été, tout cela dure quelques heures! Le lendemain même de ce beau
jour, la brume obscurcit le ciel; une sombre atmosphère fit place au
jour éclatant, le froid revint plus intense, la rafale gémit
lugubrement, les glaces restèrent immobiles, se soudant de nouveau aux
rochers, et tout commença à se rendormir de ce sommeil glacé et funèbre
qui dure plus de onze mois.
Le retour subit de l’hiver nous obligea à songer au départ; toute
tentative pour pénétrer plus au nord devenait impraticable; quatre jours
après cet avertissement, le 14 août, nous quittions la baie Madeleine,
ramenés vers la pleine mer par nos chaloupes, montées par de vigoureux
rameurs. Je ne m’embarquai pas sans aller faire une dernière prière sur
la tombe de ces infortunés marins qui, après notre départ, ne
recevraient peut-être plus jamais aucune visite humaine.
Je vis, avec un sentiment de profond allégement, disparaître
successivement à mes yeux les montagnes déchirées, les pics aigus, les
glaciers immenses de la baie Madeleine; je me sentais sauvée d’un danger
imminent, le plus grand assurément que je pusse jamais courir, celui
d’être emprisonnée dans ces horribles glaces et d’y mourir, comme nos
prédécesseurs, dans les affreuses tortures du froid; en outre, la
contemplation des sinistres beautés du Spitzberg m’avait jeté sur
l’esprit un voile d’insurmontable tristesse. Ce pays est étrange et
effrayant en effet, et, s’il ne saisit pas d’une épouvante absolue
lorsqu’on l’aborde, c’est qu’on a été préparé par degrés à son
lamentable aspect. Les îles de la Norvége, le cap Nord, sont des étapes;
leur vue habitue peu à peu à la désolation; mais s’il était possible
d’être transporté sans transition de notre riant Paris à ces latitudes
glacées, je ne doute pas qu’on ne vît les plus courageux saisis d’un
sérieux effroi.
Le vent nous favorisa au retour comme à l’aller; le 15, nous étions en
vue des glaciers nommés les Trois-Couronnes, dont parlent Parry et
Scoresby dans leurs relations.
Ces trois couronnes sont trois pyramides de glace d’une dimension
colossale, qui dominent l’Océan comme les pyramides de pierre des
Égyptiens dominent le désert. Sont-elles en glace pure, sont-elles en
granit recouvert d’une épaisse couche de glace? nul ne le sait; elles
apparaissent toujours immuables et éclatantes à l’œil charmé du
navigateur. J’ignore si elles ont jamais été abordées. A mesure que nous
revenions vers le sud, nous retrouvions un peu de vie autour de nous,
les oiseaux étaient plus nombreux, quelques dauphins blancs montraient
au-dessus des vagues leur dos de nacre. Le quatrième jour, nous nous
vîmes entourés de baleines; elles venaient curieusement autour de la
corvette, comme pour bien examiner ce poisson inconnu plus gros
qu’elles; parfois elles s’avançaient très-près de nous, et on aurait pu
les distinguer dans leurs moindres détails, si elles se fussent tenues
un seul moment tranquilles; mais ces énormes bêtes sont extrêmement
agiles, nagent avec une grande rapidité, font toujours des ricochets et
n’élèvent leurs têtes monstrueuses hors de l’eau que juste le temps
nécessaire pour respirer; alors on ne peut pas même les examiner, car
l’eau chassée violemment par leur souffle produit deux colonnes d’une
sorte de neige au milieu de laquelle elles disparaissent.
Le 18 août, pour la première fois depuis le mois de juin, le soleil
quitta l’horizon, mais bien peu d’instants; car l’aube se confondit avec
le crépuscule pour former une lueur incertaine et indéfinissable. Nous
marchâmes toutes voiles dehors avec un bon vent frais jusqu’au 21; mais
alors la mer, houleuse jusque-là, devint violente et se rua sur la
corvette comme elle ne l’avait pas encore fait. Nous fîmes plusieurs
avaries; notre poulaine fut enfoncée, malgré son armature de fer; les
vagues submergèrent le pont; les baies et les cordages flottaient de
toutes parts comme sur une petite mer; on ferma les écoutilles, on
cargua toutes les voiles et on laissa faire le coup de vent. A chaque
instant, nous éprouvions des secousses terribles, et le capitaine dut
faire tendre des cordes sur le pont pour aider chacun; on s’y
accrochait, car il était impossible de se tenir debout. J’eus le mal de
mer de façon lamentable; je ne quittai pourtant pas le pont, ne voulant
pas perdre cette occasion de voir un vrai gros temps de l’océan Polaire.
Bien empaquetée dans mon caban, montée sur un canon, cramponnée au
bastingage, pendant toute la journée, je regardai. Les vagues étaient
hautes, minces et transparentes, au point qu’on apercevait le ciel à
travers chacune d’elles comme à travers un miroir trouble; une écume
légère s’agitait au-dessus de chaque vague comme un panache blanc;
toutes ces grandes vagues se précipitaient les unes sur les autres avec
une fureur inouïe et faisaient un bruit assourdissant; je n’avais jamais
vu la mer ainsi, et je la trouvai si belle que j’oubliai d’en avoir
peur. Cet ouragan avait considérablement refroidi l’atmosphère, et, le
soir de ce jour, le froid m’obligea à me tenir dans ma chambre entre mes
peaux de rennes et mon édredon. Ce froid ne dura heureusement pas; le
lendemain il s’était changé en brouillard épais. Les variations de
température dans les régions polaires sont fréquentes et brusques; du
matin au soir, d’une heure à l’autre quelquefois, le thermomètre varie
de dix et même de quinze degrés; cela produit sur le voyageur une
impression double: l’effet physique et l’effet optique, si je puis
m’exprimer ainsi. On s’aperçoit tout naturellement que le temps s’est
subitement refroidi ou réchauffé; mais, en outre, on est tout étonné de
passer sans transition d’un jour sombre à un jour clair, et _vice
versâ_. Lorsque, pendant notre traversée, le soleil, en se montrant,
dissipait un moment la brume et la neige qui nous entouraient
habituellement, il me semblait sortir d’un cauchemar affreux pour me
retrouver dans la douce atmosphère des climats tempérés.
Le 22, le vent se reprit à souffler avec une nouvelle force, et,
quoiqu’il servît notre marche, nous en fûmes fort incommodés; le 24,
nous étions en vue du cap Nord, mais il n’était pas possible d’essayer
de s’approcher de terre par un pareil temps: nous eussions été
infailliblement brisés sur les rochers de l’île Mageroë. Il fallut se
tenir au large et attendre. Le 25, pour la première fois, la nuit eut
environ une heure de complète obscurité. Enfin, le 26 au matin, le vent
tomba, l’aube nous montra une mer blanche comme une plaine d’écume; on
déploya de nouveau les voiles, et en quelques heures nous gagnâmes le
port d’Hammerfest.
O triste plage, collines nues et stériles, pauvres masures, misérables
habitants! avec quelle inexprimable émotion je vous revis! J’étais de
retour, j’étais sauvée, je me sentais fière et ravie. Si vous aviez pu
me voir alors, vous m’eussiez trouvée bien pâle et bien maigrie, mais
vous auriez eu, j’espère, quelque considération pour une femme ayant
fait un voyage que _nulle_ n’avait entrepris encore, et que nulle autre
ne fera après, j’ose le prévoir.
Voici une lettre interminable, cher frère, presque un volume; je vous en
dirai encore très-long dans ma suivante, car je ne pourrai vous écrire
maintenant que lorsque j’aurai traversé la Laponie.
LETTRE VII.
MATTARINGUY.
Après avoir pris trois jours d’un repos indispensable, j’ai quitté
Hammerfest le 28 août, par le même et unique bateau à vapeur du Finmark,
qui m’y avait déjà amenée; loin de vouloir retourner avec lui jusqu’à
Drontheim, notre projet était de nous faire débarquer à Kaafiord, en
laissant à bord du bateau toutes nos caisses et ne gardant avec nous que
ce qui nous était strictement nécessaire pour entreprendre la traversée
de la Laponie.
Kaafiord (prononcez _Cofior_), où nous descendîmes, est un petit port au
fond d’une baie profonde: il est situé à vingt milles à peu près
d’Hammerfest. Il y a quelques années, on y trouvait à peine cinq ou six
cabanes habitées par des pêcheurs ou des Lapons côtiers; aujourd’hui,
c’est un gros village riche et industrieux, dont la vue réjouit le
voyageur attristé de la misère du Finmark. Voici le secret de cette
transformation: il existe à Kaafiord une mine de cuivre fort riche; le
gouvernement suédois en avait eu connaissance; mais, trop pauvre pour
faire les dépenses nécessaires aux premières années d’exploitation, il
ne s’en était pas occupé. Une compagnie anglaise se forma dans
l’intention d’exploiter ces mines, et sollicita du gouvernement suédois
un privilége à cet effet; il lui fut facilement accordé. Le peuple
anglais possède à un haut degré le génie de l’industrie et de la
colonisation. Les ingénieurs venus de Londres à Kaafiord le prouvèrent
une fois de plus. Rien ne rebuta ce petit groupe d’hommes, ni les
rigueurs d’un climat auprès duquel les brouillards de la Tamise sont de
chauds zéphirs, ni les difficultés inhérentes à un pays sans végétation
et sans habitants. Il n’y avait pas de bois, on fit venir de la houille
d’Angleterre; on manquait d’ouvriers, on en envoya chercher en
Cornouaille; en peu de temps tout fut transformé, et une petite colonie,
composée seulement de deux familles, avait su transporter dans ce coin
reculé du monde les mœurs civilisées et une partie du confort de la
vieille Angleterre. Lorsque j’arrivai à Kaafiord, je marchai de
surprises en surprises: je trouvai, au lieu des chétives maisons
d’Hammerfest, des appartements vastes, bien meublés, bien clos et bien
aérés à la fois, des poêles et des cheminées agencés en perfection, des
tapis, des livres, quelques tableaux, un piano; c’était à n’y pas
croire. Nous reçûmes de MM. Crowe et Woodfall, concessionnaires des
mines, de M. Thomas, ingénieur, et de leurs familles, l’accueil le plus
cordial. La table de Kaafiord faisait aussi le contraste le plus complet
avec nos menus d’Hammerfest; grâce à de fréquentes relations entre les
mines et la mère-patrie, on nous servit avec abondance et variété, et
lorsque, réconfortés par un bon dîner, égayés par le spectacle de ces
excellents hôtes qui s’empressaient autour de nous, nous nous trouvâmes
le soir prenant le thé entre de jeunes miss décolletées et quelques
hommes vêtus d’habits irréprochables, nous eûmes grand’peine à nous
croire encore au bord de cet océan Glacial qui venait de nous offrir des
aspects si terribles et si désolés. Dès qu’on passe le seuil de la
maison anglaise, l’illusion se détruit bien vite, et les 70° de latitude
nord se montrent écrits partout.
Kaafiord compte aujourd’hui plus de mille habitants, ouvriers compris,
bien entendu; la plupart de ses mineurs sont anglais et suédois; ils se
sont adjoint cependant dans ces dernières années des paysans du Finmark
et même quelques Lapons, qui ont préféré le salaire assuré de l’ouvrier
aux profits incertains du pêcheur. Toute la petite colonie vit dans une
aisance et dans un bien-être relatifs, comparés à la misérable existence
de leurs voisins; aussi les enfants ont-ils, à Kaafiord, un visage de
bonne santé que je n’étais plus habituée à rencontrer.
Le lendemain de mon arrivée, on me fit les honneurs des mines, on me les
fit même trop bien; car mon cicerone, M. Crowe fils, en vrai
propriétaire, ne me fit pas grâce d’un caillou.
Quoique l’exploitation des mines de Kaafiord soit commencée depuis
plusieurs années, elle est encore très-incomplète; les galeries sont
nombreuses, mais toutes basses et humides; en les parcourant on a
souvent de l’eau jusqu’à la cheville; les murailles suintent
incessamment, et on reçoit sur la tête des gouttes d’eau glacée; pour
moi, le pis n’était pas cela, mais l’épaisse vapeur sulfureuse répandue
dans les souterrains; j’en étais à demi suffoquée, et elle m’empêcha de
voir à six pouces de distance, malgré la bonne grosse torche de résine
que M. Crowe faisait porter devant moi. Cette excursion, comme vous
voyez, manquait absolument de gaieté; je regrettai beaucoup de l’avoir
entreprise, mais je crus devoir à l’aimable hospitalité de mes hôtes de
garder une contenance résignée. Pendant trois heures j’errai à travers
un nombre infini d’escaliers inégaux, de pentes humides, d’échelles
vacillantes, de voûtes basses et de galeries tortueuses à désespérer
Thésée et son peloton. Enfin au moment où j’allais demander merci, je me
retrouvai au grand air, mouillée jusqu’aux os, fatiguée à l’excès et à
moitié asphyxiée par les exhalaisons du soufre. «Hélas! pensai-je en
regardant avec amour le ciel gris et brumeux, qui me fit alors l’effet
de resplendir, il y a pourtant de pauvres gens dont la vie se passe dans
ces abîmes où j’ai failli étouffer pour une promenade.»
Pendant ce malencontreux examen, M. Crowe prenait obligeamment la peine
de me donner des explications sur les opérations des mineurs, sur la
façon de suivre les filons, d’ouvrir les nouvelles voies, de diriger les
eaux; j’avoue n’avoir pas prêté grande attention à ses descriptions: je
n’avais pas l’humeur à la géologie. Tout en écoutant fort mal, pressée
que j’étais de sortir de ces routes noires semblables à des défilés de
l’enfer, je crois avoir compris cependant que la mine contenait, outre
du cuivre, ou plutôt mêlés au cuivre, de l’arsenic, du cobalt, des
morceaux de cristal de roche, du fer en assez grande proportion, de
l’argent en petite quantité et des parcelles d’or pur.
Après avoir visité la montagne au dedans, je voulus l’examiner au
dehors; un rayon de soleil m’ayant favorisée le lendemain de ma visite à
la mine, je me mis bravement à la gravir, sans autre compagnon que mon
bâton ferré, le meilleur guide en pareille circonstance. Je traversai
une espèce de jardin dont les colons anglais sont parvenus à entourer
leur habitation, luttant à la fois contre le sol ingrat et le climat
inclément, et je me trouvai au bout de peu de temps à même les rochers
et les éboulements.
Cette montagne de Kaafiord, si sauvage il y a quelques années, a subi de
singulières transformations depuis que l’industrie en a fait son
domaine. En bas, elle est aplanie, bêchée, ratissée avec soin; en haut,
le pic et la poudre l’ont perforée jusqu’au cœur; les grues lui ont
enlevé ses grands ossements de granit; elle est déchirée, bouleversée,
éventrée de toutes parts. Dans les endroits que les redoutables mineurs
n’ont pas encore envahis, elle nourrit trois ou quatre bouquets de pins
maigres et de bouleaux chétifs; puis, dans les interstices de toutes les
pierres, au bord de toutes les crevasses, autour de tous les puits,
croît la broussaille épaisse de myrtile, et ses touffes d’un vert
sombre, constellées de petites baies bleuâtres, lui font comme un
manteau charmant dont elle cache ses profondes blessures. En arrivant au
sommet de la montagne, j’atteignis un plateau où les femmes des mineurs
donnent aux pierres leur première façon en les concassant grossièrement.
Comme j’étais en plein air et en plein jour, je suivis avec intérêt
leurs opérations. Le minerai ainsi divisé est placé dans de larges
conduits de bois placés sur la pente de la montagne; ces conduits,
sortes de rigoles massives, le font glisser jusqu’à quatre énormes
cylindres de pierre posés horizontalement; ces cylindres, mus par un
torrent, tournent incessamment l’un contre l’autre avec une force qui
réduit les pierres les plus dures en poussière. En sortant des meules,
le minerai est placé dans de petits wagons et conduit par un étroit
chemin de fer à l’édifice de la fonderie. Là il subit les sept façons
qui lui sont nécessaires pour être complétement épuré, et tout cela se
fait si rapidement, qu’il suffit de deux heures pour transformer les
fragments du rocher de Kaafiord en belles barres de cuivre rouge, que
des navires anglais emportent, non sans grand profit pour la société
concessionnaire; car le minerai de Kaafiord contient, m’a-t-on dit,
environ 10 pour 100 de cuivre pur. Du haut de la montagne on a un
panorama très-vaste et très-pittoresque, réunissant dans un même tableau
les aspects de la nature la plus abrupte et les scènes de la vie
civilisée.
Le petit golfe de Kaafiord a la forme d’un entonnoir; le goulet d’entrée
est si étroit que deux navires auraient, je crois, de la peine à y
passer de front; d’un côté du golfe, ses grands rochers s’élèvent à pic
sur la mer; de l’autre, la montagne descend en pentes et forme de temps
en temps de petits plateaux où l’on a construit les maisons de bois des
mineurs. Sur l’un des promontoires d’entrée on a élevé une église,
petite, simple, peinte en gris, et qui, vue de loin, se confond avec le
rocher; derrière l’église, à quelque distance, la fonderie montre
incessamment la gueule ardente de ses fournaises et vomit d’épais
tourbillons de fumée par ses quatre cheminées; au fond du golfe, tapie
dans le lieu le plus calme et le mieux abrité, la maison anglaise
apparaît avec son toit rouge, ses murailles peintes et luisantes, son
air d’aisance et d’ordre, et laisse sortir un groupe d’enfants qui va
s’ébattre dans le petit parterre de renoncules, de pavots et de
myosotis. La prière, le travail, la famille, la vie entière de l’homme
dans ce qu’elle a de meilleur, est ainsi représentée dans ce petit golfe
des côtes du Finmark.
Je passai quatre jours à Kaafiord, fort occupée des préparatifs de notre
voyage à travers la Laponie. Les membres de la commission scientifique
devaient également faire ce trajet difficile; mais nous désirâmes partir
avant eux. Mes hôtes firent beaucoup d’efforts pour me détourner du
projet de revenir par la Laponie. «Vous ignorez, madame, me disaient-ils
tous, les dangers des déserts de la Laponie; figurez-vous des marais
profonds, fangeux, impraticables; vous serez obligée de faire plus de
cent lieues sans rencontrer un toit, sans voir un chemin frayé; si vous
voulez absolument explorer cet affreux pays, attendez au moins les
premières neiges; alors, du moins, vous pourrez voyager en traîneaux sur
la terre gelée, et vous traverserez en dix jours tout l’espace que vous
mettrez peut-être six semaines à parcourir maintenant; c’est folie
d’entreprendre de gagner Torneä par cette saison de pluie et de dégel!»
Tout ceci était fort sensé et dit dans les meilleures intentions;
seulement, comme pour suivre le conseil, il eût fallu se décider à
passer le reste de l’hiver à Stockholm et prolonger ainsi de trois mois
un voyage déjà infiniment long, nous ne pûmes l’accepter.
Il n’y a pas de chevaux sur les côtes du Finmark; ils y seraient ruineux
et inutiles; les communications étant impossibles par terre, tous les
trajets se font donc par mer; nous avions prévu cette difficulté et, dès
notre premier séjour à Hammerfest, donné les ordres nécessaires pour
faire venir, vers le 1er septembre, à Kaafiord, les six chevaux dont
nous avions besoin; ils arrivèrent en effet le 30 août, conduits par
deux Norvégiens. Dès que j’appris leur arrivée, j’allai faire
connaissance avec nos futures montures: c’étaient des chevaux de race
norvégienne, petits, lourds, avec le poil ébouriffé, de grosses jambes
et de longues queues; des coureurs qui auraient fait, je vous jure,
triste mine dans un handicap ou même aux Champs-Élysées. Ils étaient
maigrement harnachés de cuirs usés et de cordes. Malgré cet extérieur
peu encourageant, ce furent d’excellentes bêtes; ils nous servirent
vaillamment, et leur énergie nous tira de plus d’un mauvais pas. Je me
trouvai d’abord assez embarrassée; la présence d’une femme n’ayant pas
été prévue, nos correspondants avaient négligé de se procurer une selle
de femme, et je vis le moment où je serais obligée de faire l’homme
jusque-là, de monter à califourchon, ce qui m’était, malgré mon costume,
très-gênant, et j’ajoute très-effrayant; car je ne suis pas du tout
adroite dans cette attitude. Un de nos bons Anglais me vint en aide en
me cédant une vieille selle de femme que, par un heureux hasard, il
avait apportée de Londres, et dont il croyait bien ne devoir jamais
avoir l’emploi. Le 30 août, tout fut prêt pour notre départ; j’avais, je
vous l’ai dit, repris mon costume masculin, et on m’engagea à y ajouter
une paire de grosses bottes de postillon; je les chaussai par-dessus les
miennes, afin de me garantir le mieux possible de la boue liquide des
marais.
Notre caravane était ainsi disposée: trois de nos chevaux servaient de
montures pour mon mari, notre domestique français et moi; le quatrième
portait la tente, une vraie tente de soldat en grosse toile, avec un
bâton au milieu et des trous en bas tout autour pour y passer des pieux;
les deux autres portaient nos provisions de conserves et de biscuit de
mer, un peu de linge, des chaussures de rechange et la marmite de fonte
qui devait être toute notre batterie de cuisine pendant longtemps. Ces
pauvres animaux se trouvaient ainsi fort chargés; aussi chacun de nous
prit-il derrière lui, en guise de valise, un sac de cuir contenant les
objets indispensables à la toilette, le manteau et la peau de renne qui
devaient lui servir de matelas et de couverture pendant la route.
Je fis avec regret mes adieux à nos colons anglais; de leur côté ils me
témoignèrent le même sentiment, et huit ou dix d’entre eux voulurent
nous accompagner pendant quelques milles. Lorsque nous fîmes halte pour
nous séparer, j’embrassai d’un dernier regard le toit hospitalier des
mineurs, et cette vaste mer du Nord qui déroulait au delà du petit
goulet de Kaafiord ses plaines mobiles: en ce moment on entrevoyait au
loin, à moitié perdu dans la brume, un petit navire courant sous toutes
ses voiles orientées grand largue, ce qui le faisait ressembler à un vol
d’oiseau de mer émigrant à tire-d’aile. Nous tournâmes un grand rocher;
nous vîmes encore les chapeaux de notre amicale escorte s’agiter en
l’air en notre honneur, puis tout disparut à nos yeux.
Nous faisions nos premiers pas sur le chemin de la Laponie.
Le soir de ce jour, nous n’essayâmes pas encore notre tente: nous
allâmes coucher chez un de nos conducteurs, à quelques lieues dans les
terres. La maisonnette du guide Mathisen était construite dans un lieu
plein d’un charme sauvage: posée à mi-côte d’une colline boisée, elle
était toute cachée par les broussailles, et, avec son toit d’herbe, on
eût dit un nid. A quarante pieds au-dessous de la maison miroitait un
petit lac profondément encaissé dans ses berges vertes; derrière les
berges s’élevait une muraille de hauts rochers: cette fortification
naturelle n’était interrompue qu’à un seul endroit, où se formait une
gorge étroite dont le lac profitait pour se répandre comme une coupe
trop pleine et s’enfuir en cascades. Au-dessus des rochers, la colline
était tantôt abrupte et aride, tantôt boisée de bouleaux et de pins,
partout agreste et inculte. Ce qui saisissait l’âme dans ce paysage,
c’était sa grâce sévère, son calme suprême et indicible; la main de
l’homme n’avait passé là nulle part, et on le sentait; les rochers
n’avaient jamais été gravis, la prairie n’avait jamais été fauchée, les
arbres tombaient de vétusté les uns sur les autres; pas de barques au
bas du lac, pas de sentier dans l’herbe, pas de fumée à l’horizon: aucun
bruit dans l’air autre que la voix de la cascade ou le léger bruissement
des feuilles, et, au-dessus de tout cela, le dôme gris du ciel du Nord
laissant tomber sur toutes choses sa lumière voilée et mélancolique.
C’était autre chose que ces solitudes embaumées de l’Amérique du Sud,
exubérantes de séve et de soleil; c’était un coin vierge et inconnu de
notre vieille Europe, une oasis douce et charmante placée par Dieu au
milieu des déserts glacés, comme il en a mis au milieu des déserts
torrides. A quelques lieues plus au sud, on ne trouve pas un arbre; à
quelques lieues plus au nord, on ne trouve plus une plante.
Le mobilier de la maison du guide était très-primitif: un tronc d’arbre
servait de table, deux ou trois escabeaux étaient les siéges; quant au
lit, on avait le plancher. Après avoir soupé d’une tasse de lait de
chèvre, je m’étendis par terre sur ma peau de renne, à peu de distance
d’un feu de sapin déjà très-nécessaire, et je m’endormis d’un sommeil de
sauvage.
Le lendemain, de grand matin, tout notre monde était sur pied. Notre
troupe se composait de dix personnes: trois étaient à cheval, je vous
l’ai dit, les sept autres allaient à pied: c’était d’abord notre guide
Abo le Lapon, chef absolu de la caravane, puis les trois hommes
conducteurs des chevaux, un interprète finlandais (notre domestique ne
sachant parler que le norvégien), enfin deux jeunes garçons du Finmark
qui avaient demandé la faveur de se joindre à nous pour passer en
Russie.
Géographiquement parlant, on nomme Laponie tout le pays compris entre le
fond du golfe de Bothnie et le cap Nord; quelques voyageurs, Regnard en
tête, la font même commencer à Luléa, sur la côte ouest du golfe. Tout
ce pays est, si je puis m’exprimer ainsi, la Laponie de nom et pas la
Laponie de fait; car les Lapons ne l’habitent pas. Du côté de la mer
Baltique, on trouve des Finlandais; du côté de la mer du Nord, on trouve
ces habitants du Finmark au milieu desquels je vous ai conduit. Ceci
n’empêche pas qu’on ne voie des Lapons à Torneä ou sur les côtes du
Finmark; mais alors ils y sont en voyageurs, pour faire des échanges
avec les Russes ou les Norvégiens. La Laponie proprement dite est un
immense désert marécageux où les oasis sèches sont rares, où la
végétation est presque nulle; vue à vol d’oiseau, elle doit ressembler à
une plaine profondément labourée, dont chaque sillon forme une
irrigation; les collines y sont en petites chaînes basses, et toujours
séparées entre elles par un lac, une rivière ou un marais. C’est cette
abondance d’eau qui rend la traversée du pays si difficile pendant
l’été; l’hiver venu, les rivières se gèlent, les marais se durcissent,
et la Laponie est alors une plaine de neige à travers laquelle courent
les traîneaux emportés par les rennes avec une vitesse infiniment
supérieure à celle de nos chevaux de poste.
Quant à nous, nous ne courions pas la poste au début de notre voyage;
bien au contraire, nous allâmes lentement et péniblement pour gravir ces
hautes collines qui entourent le petit lac de Kaafiordal. A mesure que
nous avancions, les arbres devenaient plus nombreux, et bientôt nous
fûmes dans une véritable forêt; je n’en pouvais croire mes yeux; une
forêt à une journée de marche de Kaafiord! Je regardais de vigoureux
bouleaux renversés à coups de hache par nos hommes pour nous frayer un
passage, et je me demandais si j’avais été subitement transportée des
côtes arides du Finmark dans quelque beau lieu de l’intérieur de la
Suède. Ces quelques kilomètres boisés sont, je crois, un coin unique du
Finmark septentrional: les arbres y atteignent à des hauteurs inusitées;
ils y ont un aspect de verdure et de vigueur qu’on ne retrouve plus
ailleurs. Nos chevaux semblaient aussi étonnés que nous de cette
nouveauté; par moments, leur étonnement se changeait en frayeur à la vue
des grands branchages embarrassant leur route; sous cette impression,
ils se mettaient à courir comme des fous à travers les obstacles, malgré
les racines à fleur de terre et les taillis de broussailles dans
lesquels ils s’embarrassaient les jambes. Je ne suis pas assez bonne
écuyère pour maintenir un cheval effrayé: j’employais alors toute ma
science à ne pas tomber, et je mettais mon adresse à garantir mes yeux
mis fort en péril dans ces courses désordonnées. Je crois pouvoir
assurer que La Marche et Chantilly ont vu peu de steeple-chases plus
dangereux que celui-là.
Au bout d’une heure, l’habitude du danger ou la fatigue de nos montures
nous avait procuré des allures plus paisibles; j’aurais alors désiré
prendre le temps d’herboriser un peu au milieu des plantes vivaces et
touffues dont nous étions entourés. Malheureusement nous devions faire
une longue étape ce jour-là, et le guide me refusa une halte. J’ai donc
dû me borner à tenter de discerner leurs espèces tant bien que mal; mais
ma botanique a la vue courte, et sans doute bien des choses m’ont
échappé. Mon observation superficielle me montra les fougères de grande
taille et les hautes touffes de l’angélique comme étant partout en
majorité, puis des plantes plus délicates: la campanule uniflore, des
draves de plusieurs espèces, l’andromède bleue, la saxifrage penchée, la
stellaire, et quelques autres plantes dont j’ignore les noms. Je ne dis
rien des lichens abondants et variés là comme dans tout le Finmark.
Toute cette couche de végétation vivante et fraîche reposait sur la
couche flétrie de l’année précédente, et celle-ci s’était affaissée à
son tour sur les plantes qui l’avaient devancée. En fouillant avec un
bâton ferré, on distinguait jusqu’à une grande profondeur les traces de
ces générations de plantes. C’était comme une sorte de cimetière végétal
où les vivants vivaient sur les morts, comme cela se passe sur nos
étroits espaces civilisés, cimetières humains:
Abîme ou la poussière est mêlée aux poussières,
Où sous son père encore on retrouve des pères,
Comme l’onde sous l’onde en une mer sans fond!
La forêt traversée, nous avons franchi la rivière de Kaafiord. Notre
guide lapon Abo (Abraham), après avoir sondé çà et là avec soin, indiqua
l’endroit où le gué était bon; les chevaux eurent néanmoins de l’eau
jusqu’au poitrail. Cette rivière est plus dangereuse par sa rapidité que
par sa profondeur. Sur la rive opposée, les arbres s’éclaircirent; ils
disparurent au pied d’une montagne élevée à laquelle notre guide donnait
le nom de Kormovara. Cette montagne n’avait rien d’encourageant; elle
s’élevait devant nous sans beaucoup plus de douceur qu’une muraille: il
fallait avancer rapidement. Nous mîmes pied à terre, et on déchargea les
chevaux de bagage; les hommes se partagèrent les fardeaux, et alors
commença une ascension très-pénible. Le versant de cette montagne était
couvert d’une mousse molle, humide, glissante, sur laquelle on ne
pouvait tenir pied, et qui restait aux mains si on s’y accrochait. Sans
quelques bouleaux qu’on trouvait de distance en distance, on n’aurait
jamais, je crois, atteint le sommet. Les arbres étaient des haltes de
salut pour tout le monde; bêtes et gens en profitaient pour respirer une
minute. Les chevaux fatigués savaient très-bien se placer d’eux-mêmes
au-dessus d’un arbre, afin de se servir du tronc comme d’un point
d’appui pour ne pas glisser. Vers le milieu de notre ascension, une
pluie pénétrante vint ajouter à nos difficultés, et je crus que, pour ma
part, il me serait impossible de voir la fin de cette terrible montagne.
Gênée par mes lourdes bottes, embarrassée dans mes vêtements chargés
d’eau, je pouvais à peine faire un pas sans tomber, et je fis plus de
chemin sur mes genoux que sur mes pieds. Enfin, après trois heures
d’efforts inouïs, nous gagnâmes le plateau supérieur; j’étais à demi
morte, et, à la vue d’un terrain plat, sans écouter aucune observation,
je me couchai dans mon manteau sur la terre, et, malgré la froide pluie,
je n’endormis de ce sommeil de plomb que procure l’épuisement.
Je dormis ainsi deux heures, et, quoique je me trouvasse bien reposée,
au réveil je regrettai de n’avoir pas écouté les avis de nos guides: les
moustiques avaient profité de mon immobilité pour me faire de cruelles
blessures: j’avais le visage enflé et meurtri à faire peur; ce fut ainsi
que la vraie Laponie me paya ma bienvenue sur son territoire marécageux.
Les moustiques, cette plaie des pays chauds, sont aussi le fléau des
contrées humides; en Laponie on en voit des nuages, et leur compagnie
nous fit tant souffrir, que nous accueillîmes par la suite avec joie le
premier jour de froid qui nous en débarrassa.
Il pleuvait, je vous l’ai dit, quand nous fûmes au sommet du Kormovara;
si le temps eût été clair, j’aurais découvert de ce point élevé tout le
pays environnant, j’aurais vu Kaafiord, Alten, Reipass, où se trouvent
des mines encore plus riches que celles de Kaafiord, le cours de la
rivière à plusieurs lieues de distance, et même la grande mer dans le
lointain. Je ne vis rien; un brouillard intense comblait toutes les
vallées et interposait sa masse trouble entre l’horizon et nous.
Malgré la tristesse du ciel, il fallut prolonger la halte assez de temps
pour reposer les chevaux; avant de les recharger, on déjeuna; nos
guides, sobres comme des Norvégiens, tirèrent de leurs sacs du pain
d’orge et du beurre salé; le Lapon Abo mangea avec ses doigts je ne sais
quel étrange mélange qu’il portait renfermé dans une petite boîte de
bois, et François nous fit une soupe au biscuit de mer et au jus de
viande conservé, dont l’odeur me ferait peut-être fuir aujourd’hui, mais
qui, servie bien chaude, me parut délicieuse sous cette pluie glaciale.
En quittant la montagne, je m’attendais, après avoir tant grimpé, à être
obligée de descendre. Il n’en fut rien; nous continuâmes notre route
dans une immense plaine dont la ligne était à peine troublée par de
rares mouvements de terrain; cette plaine, aride et humide à la fois, ce
qui ne s’exclut pas, était de l’aspect le plus morne, semée de pierres
et tachée de mares d’eau: les pierres, petites, polies, de forme
sphérique, avaient été roulées par les eaux; les mares, dépourvues de
toute végétation sur leurs bords, n’étaient que des flaques d’eau
accidentelles causées par la fonte récente des neiges. Partout la terre
était molle, fangeuse, crevassée; partout les chevaux enfonçaient dans
ce terrain mouvant. Quelquefois le sol n’était plus qu’un vaste
bourbier: alors les pauvres animaux ne pouvaient plus tenir pied, et il
fallait les décharger pour les aider à se tirer du péril. Lorsqu’on
rencontrait ces dangereux marais, notre guide Abo déployait la plus
admirable activité; il semblait se multiplier au service de la sûreté de
tous. Il fallait le voir inquiet, empressé, allant, venant, sondant de
tous côtés avec un long bâton, et découvrant avec un tact très-sûr les
meilleurs passages. Ce pauvre petit être, misérablement enveloppé dans
une vieille robe de peau de renne, la tête à peine couverte, les pieds à
peine chaussés, était écouté de notre troupe comme un général d’armée.
Il parlait, on obéissait; il faisait un signe, on le suivait; son bâton
ferré était bien réellement un bâton de commandement, et dans la brume
épaisse le feu de sa pipe était la chétive étoile qui attirait tous les
yeux. Il était l’arbitre de notre destinée. Que fussions-nous devenus
sans lui dans ces insondables marais, au milieu desquels on n’a pour se
diriger que la boussole! Le Lapon, lui, a des points de repère dans la
forme des montagnes, dans la situation des lacs, dans le cours des
rivières, et cependant il se trompe encore de direction s’il n’a pas
fait souvent ce long voyage.
Abo avait avec lui son chien, une agile bête, à demi sauvage aussi, qui,
dans les moments difficiles, ajoutait son instinct à l’intelligence de
son maître pour lui donner souvent de bonnes indications. Le chien
d’Abo, de pure race laponne, était noir et de taille ordinaire, avec les
signes distinctifs de son espèce: la fourrure d’un ours et la tête fine
d’un renard. Dans les moments où la caravane avançait sans trop
d’encombres, le chien prenait des vacances et faisait une chasse
acharnée à une sorte de petits rats sans queue nommés par les Norwégiens
comme par les Anglais, _lemmings_. A de certaines années, ces petits
animaux apparaissent en Laponie en quantités innombrables; on en trouve
dans les moindres trous; ils sont par bandes, dans toutes les plaines,
sous toutes les pierres. Ils sont roux et noirs, et ont beaucoup
d’analogie avec l’amster, dont la peau sert à doubler des manteaux. Les
_lemmings_ sont de la race des rongeurs, et de plus, méchants et
effrontés d’une façon surprenante; le chien qui les tue ne les fait pas
fuir, et j’en ai vu s’attaquer à nos chevaux. Ceux-ci les écrasaient
sans même les voir, et, dans leur placide justice, représentaient assez
bien l’allégorie de la Gloire terrassant l’Envie.
N’ayant vu d’exemplaire de ces singuliers petits animaux nulle part, je
voulus essayer d’en conserver quelques-uns, dans l’intention ambitieuse
de les offrir à notre Jardin des Plantes; mais, malgré mes soins
attentifs, tous ceux que je pris, au nombre d’une trentaine, moururent
au bout de quelques heures.
La pluie avait rendu le début de notre voyage fort pénible; nous nous
trouvions vers sept heures du soir si mouillés et si fatigués que nous
résolûmes de camper au premier endroit favorable; bientôt après, sur le
bord d’un torrent, nous trouvâmes un bon espace de terre solide, et, ce
qui nous fit pousser des cris de joie, plusieurs traîneaux laissés là
par des Lapons, afin sans doute de les venir ensuite reprendre à la
saison des neiges.
Les traîneaux lapons ne contiennent qu’une personne; ils ont la forme de
grands sabots; ils sont construits en bois et recouverts en peau de
phoque. On s’assoit dans la partie qui figure le talon du sabot; de
cette façon, les jambes sont garanties et recouvertes; près de la pointe
de l’avant se trouve une petite cavité fermée par un couvercle, où le
Lapon enferme ses provisions; quelquefois une peau de renne est clouée
tout autour et forme comme une sorte de sac par lequel s’introduit le
voyageur, bien à l’abri du froid grâce à cette précaution. On voit que
cette installation est loin des traîneaux de poisson gelé en usage chez
les Esquimaux; elle est commode et je dirais presque confortable, si ce
mot ne se trouvait fort dépaysé en Laponie. Ces traîneaux, au moment où
nous les rencontrions, me firent l’effet d’une attention de la
Providence; rien ne pouvait m’être plus agréable, transie comme je
l’étais, que la perspective d’un lit sec, ou à peu près. J’aidai
gaiement aux préparatifs de notre souper, et je m’amusai à regarder les
œuvres de l’industrie de notre ami Abo; gêné comme nous par la pluie, il
avait imaginé, pour se garantir, de se faire un bonnet imperméable avec
de l’écorce de bouleau, et cela lui avait fort bien réussi; lorsqu’il
s’assit pour souper, il fabriqua une assiette de cette même écorce de
bouleau, et avait l’air très-satisfait de la façon dont se comportaient
dans cette vaisselle improvisée l’huile de poisson et le morceau de
saumon salé qui composait son repas. Je lui envoyai une tranche de
jambon dans un de nos vases d’étain; il accepta la viande et refusa le
plat, disant qu’il préférait le sien. Orgueil d’inventeur, où ne te
niches-tu pas!
Le souper terminé, on dressa la tente et chacun s’arrangea du mieux
qu’il pût. Je fus la moins malheureuse; car, étant la plus petite de
notre bande (j’en excepte Abo, qui dormit à la belle étoile), je pus
entrer à peu près dans l’un des traîneaux, je me fis un oreiller d’un
sac de cuir, et je n’aurais pas été trop mal si, la pluie ayant traversé
la tente, je n’avais senti constamment des gouttes d’eau glacée me
tomber sur le visage; ce petit supplice me tint éveillée toute la nuit,
et le lendemain je me trouvai plus fatiguée que la veille.
A six heures, lorsque je sortis à grand’peine de mon sabot, nous étions
complétement environnés de brouillards, et Abo refusait de continuer la
route avant que le temps fût devenu meilleur. Il nous fallut attendre,
et attendre dans les conditions les plus insupportables. Le brouillard
s’éclaircit seulement vers midi, et on put plier la tente.
A peine avions-nous fait un mille, nous nous trouvâmes au bord d’une
rivière de très-mauvaise physionomie: elle courait rapidement sur de
grandes pierres plates inégalement superposées, formant une sorte
d’escalier interrompu de temps en temps par des trous en entonnoirs; les
berges, faites des mêmes pierres, étaient très-hautes et coupées de
fentes énormes. Les chevaux, voyant ce mauvais bord et au fond ce cours
d’eau large et violent, ne voulurent pas avancer; on fut près d’une
heure à faire passer le premier; les autres suivirent sans difficulté.
Je me réjouissais de nous voir tirés sans catastrophe de ce difficile
passage, quand je m’aperçus que je venais de perdre sur la rive opposée
l’innocent poignard qui n’avait pas quitté ma ceinture dans toutes mes
pérégrinations. Je tenais beaucoup à ce poignard; j’aimais à me figurer
qu’il pourrait m’être utile; il me faisait contenance: c’était un
compagnon silencieux et fidèle, dont la vue m’entretenait dans
l’illusion que je saurais me défendre en cas d’ours ou de loup; j’étais
bien tentée de retraverser la rivière pour aller le chercher, mais à mes
premiers mots le guide jeta les hauts cris, s’opposa à mon projet, et il
fallut continuer ma route. Mon cher poignard gît donc dans une solitude
laponne; s’il est ramassé et s’il retourne dans des mains civilisées, il
pourra offrir un vaste champ aux conjectures des antiquaires; comment
expliqueront-ils la présence d’une arme espagnole du XIVe siècle au fond
de la Laponie? Les suppositions les plus étranges viendront sans doute à
leur esprit avant la véritable, qui n’est déjà pas toute simple.
Le reste de cette journée, nous fûmes sans cesse dans une plaine
pierreuse coupée seulement de larges crevasses où s’étaient formés des
bourbiers impraticables. On voyait nos pauvres chevaux poser leurs pieds
avec hésitation sur de petits monticules de terre apparaissant à la
surface du marais, et enfoncer jusqu’au cou dans une vase épaisse. Alors
le cavalier s’empressait de vider la selle, et, si par malheur le cheval
était chargé de bagage, les hommes s’entr’aidaient pour le tirer
d’affaire; on se mettait quatre ou cinq après lui, et on le tirait qui
par la tête, qui par la queue, jusqu’à ce qu’il fût hors de danger. Ce
pénible incident s’étant fort renouvelé pendant cette journée, et la
pluie, la détestable pluie, n’ayant pas cessé, le soir tout le monde
était harassé; on arracha et on alluma quelques broussailles de bouleau,
mais ce triste combustible nous donna plus de fumée que de chaleur;
alors on dressa la tente et on se coucha sur la terre détrempée sans
essayer de sécher ses vêtements. Nos peaux de renne de cette couchée ne
valaient pas les traîneaux de la veille; l’immersion dans les marais les
avait singulièrement rafraîchies: mais tout est aux voyageurs couchette
et matelas. La fatigue aidant, on dormit quand même.
Le lendemain, de grand matin, nous étions en route. Le ciel, chargé de
grandes nuées blanches semblables à des écharpes, semblait nous présager
une meilleure journée, et, en effet, pour premier bonheur, nous
quittâmes nos marais fangeux pour un terrain sec. Nous nous trouvions
alors dans une plaine qui s’étendait à perte de vue; le sol était
couvert de larges pierres grises, plates et s’enlevant par lames comme
l’ardoise; ces pierres étaient si rapprochées qu’il nous semblait
marcher sur une route dallée, mal dallée toutefois, car à chaque instant
nos chevaux trébuchaient en se prenant les pieds dans quelque fente.
Quand on rencontrait une inclinaison du terrain, les larges pierres
s’appuyaient les unes aux autres par couches horizontales, imitant un
vaste escalier: ce devait être le lit de quelque torrent disparu. Nous
avancions au moins par ce rude chemin, et cette conviction donnait de la
gaieté à chacun de nous; à cela près des détours, inévitables dans un
pareil pays, nous marchions presque directement du nord au sud, et déjà
le troisième jour nous pouvions nous en apercevoir. La végétation
prenait plus de vigueur et les broussailles de bouleaux qui, dans notre
première journée, rampaient sur la terre, commençaient le soir du
troisième jour à ressembler à de petits taillis de deux pieds de
hauteur. Remarquez qu’il ne faut pas faire acception du bois voisin de
Kaafiord dont je vous ai parlé; il représente une oasis exceptionnelle
en Laponie, et doit sa beauté à son heureuse situation encore favorisée
par le voisinage de la mer: car, vous le savez, le voisinage de la mer
adoucit toujours la température dans les hautes latitudes. Nous fûmes
donc, dès le troisième jour, campés au milieu d’un bois nain; tous ces
petits arbres avaient un étrange aspect quand on les apercevait de loin:
dépouillés de feuilles, étendant de tous côtés leurs maigres rameaux
capricieusement enlacés, ils avaient l’air d’une forêt de cornes de
cerfs. J’avais été assez peu mouillée ce jour-là pour espérer parvenir à
me sécher tout à fait; j’y réussis à peu près, grâce au bon feu
entretenu par nos guides, et j’entrai dans la tente vraiment réchauffée
pour la première fois depuis notre départ. François, satisfait comme
tout le monde d’avoir enfin du feu, s’agitait autour de ses écuelles et
avait donné à la tente un petit air de fête; des bouts de bougie ajustés
sur de petits bâtons formaient un éclairage _à giorno_; le couvert était
symétriquement arrangé sur un manteau posé à terre, et des sacs du
bagage étaient disposés autour pour nous servir de siéges. C’était
luxueux, je dois en convenir, et bien capable de faire écarquiller les
yeux rouges du bon Abo lorsqu’il passa sa tête par notre porte pour nous
regarder souper; il examina tout curieusement, puis il nous adressa une
sorte de grimace en faisant claquer sa langue; était-ce de l’admiration,
était-ce du dédain? Cela voulait-il dire: «Qu’ils sont heureux!» ou
bien: «A quoi bon tant de façons pour manger?» Voilà ce que je n’ai pu
démêler; d’autres plus habiles que moi se trompent tous les jours en
voulant lire sur la physionomie d’un homme.
Il serait, je le crains, monotone de vous faire suivre jour par jour,
avec trop d’exactitude, les accidents de notre longue pérégrination. Le
peintre comme le narrateur n’ont guère à faire en de pareils pays.
La Laponie n’a que deux aspects: les plaines pierreuses et les plaines
boueuses. Quand on traverse les premières, si le soleil vient un moment
à percer les nuages, l’immensité de l’horizon, l’aridité du sol, la
teinte roussâtre des broussailles, les fait ressembler au grand désert;
ainsi le proverbe a raison: les extrêmes se touchent. Ce qui est
inimaginable, c’est la quantité de torrents, de rivières, d’étangs, de
lacs, de mares, de ruisseaux, qui coupent le pays en tous sens; si un
jour le niveau de toutes ces eaux montait un peu, la Laponie ne serait
plus qu’un lac de cent cinquante lieues carrées. Ce pays a dû être
témoin d’étranges bouleversements, de cataclysmes violents; car nous
rencontrions souvent des monceaux de pierres rondes et blanches comme
des œufs monstrueux; c’étaient évidemment les galets gigantesques de
quelque torrent diluvien. Ces pierres avaient souvent la circonférence
d’une roue de voiture; quelle force avait-il fallu pour les polir comme
des boules de marbre! Les paysages les plus agréables étaient ceux où
nous trouvions le sol couvert de cette précieuse mousse de renne qui
nourrit les troupeaux du Lapon nomade. La mousse de renne est un lichen,
comme l’indique son nom (_lichen rangiferinus_); cette plante a beaucoup
d’analogie comme forme et comme couleur avec la salade d’escarole bien
mûre; elle est exactement de ce jaune tendre du cœur de la salade.
Le 6 septembre, en descendant du penchant d’une colline au bord d’un
petit lac limpide où nous voulions faire boire nos chevaux, nous
aperçûmes au loin un campement lapon; la curiosité me poussant et le
terrain se trouvant assez bon, je mis mon cheval au galop, et en peu de
minutes je me trouvai près de deux tentes et entourée d’une nuée de
chiens noirs me regardant avidement; me regardant n’est pas très-juste,
regardant mon cheval serait plus exact; ils semblaient tous fort surpris
de la vue de cet animal nouveau pour eux, et ne témoignèrent pourtant
pas leurs impressions par leurs aboiements, ce qui m’étonna; on m’assura
plus tard que les chiens de cette race n’aboient jamais. Ce serait un
motif de plus pour en faire une race intermédiaire entre les chiens et
les renards. Quelques rennes, moins hardis que les chiens, s’enfuirent à
mon approche, et je pus entrer sans obstacle dans l’une des tentes.
Les tentes laponnes sont toutes construites de même façon; en vous
donnant la description de celle-ci, vous aurez une idée exacte de la
configuration de toutes les autres. Ces tentes sont petites et peuvent
loger tout au plus six ou huit personnes; elles ont la forme circulaire;
leur carcasse est faite avec des montants de bois de bouleau reliés
entre eux par le haut et sur lesquels est ajustée une étoffe de laine
grossière, noire ou brune; l’étoffe s’arrête avant d’atteindre le sommet
des montants, pour laisser passer la fumée. A l’intérieur, une longue et
forte traverse, placée environ à cinq pieds du sol, repose sur le bois
de la charpente et y prend assez de solidité pour soutenir une grosse
marmite de fer qui y pend par une chaîne; au-dessous de la marmite, des
pierres formant un cercle circonscrivent le foyer, et la fumée
s’échappe, comme je vous l’ai dit, par l’ouverture laissée au sommet de
l’habitation. Autour de la tente sont rangées les peaux de rennes
servant de lit et les coffres de bois qui sont à la fois les tables, les
siéges et les armoires du Lapon. Nulle part, je crois, les besoins de la
vie ne peuvent être restreints à une plus simple expression; cette
absence de superflu produit du moins l’égalité, et la tente du Lapon le
plus riche diffère à peine de celle du plus pauvre. La richesse n’a
qu’une forme en ce pays-là: les rennes; un homme pauvre en a toujours
bien une vingtaine; un homme riche en a quelquefois plus de mille.
Dans la tente où j’entrai, il y avait deux femmes: l’une vieille, ridée,
sale, déchirée, hideuse, des yeux rouges éraillés et sans cils, le teint
terreux, d’affreuses petites pattes noires et sèches, un monstre de
laideur! L’autre était jeune et assez jolie pour une Laponne; je la
soupçonnai même d’avoir quelque peu de sang norvégien à se reprocher:
car elle était blonde avec les yeux bleus; du reste le nez écrasé, les
pommettes saillantes; mais, pour tout embellir, une belle fraîcheur. Ne
croyez pas que je me trouvasse bien embarrassée en présence de ces
maîtresses d’un logis que je convoitais pour en faire un cabinet de
toilette; je n’avais pas la possibilité de faire des explications,
j’agis comme en pays conquis. Après leur avoir fait quelque signe
amical, je fermai la porte de la tente (quand je dis fermer la porte
d’une tente, il faut toujours comprendre baisser le lambeau d’étoffe qui
retombe devant l’ouverture d’entrée) et je m’installai; je pris ma
valise sans beaucoup étonner mes hôtesses, et, heureuse d’avoir un peu
de temps à moi, un bon feu et de l’eau chaude, je me mis en devoir de
procéder à une toilette plus complète que je ne pouvais la faire au
milieu des hommes de notre escorte. Tant que je me coiffai et fis des
ablutions sur mon cou, mon visage et mes mains, les deux femmes se
contentèrent de me regarder de tous leurs yeux; mais, lorsque je fis
mine de me déshabiller complétement pour changer de linge, elles
sortirent précipitamment en manifestant un effroi singulier. Pendant
plusieurs minutes, je restai stupéfaite, ne m’expliquant pas le motif de
leur crainte; tout à coup mon costume masculin me revint en mémoire, et
je ne pus m’empêcher de rire aux larmes de leur méprise; leur
susceptibilité sur ce point était assurément bien éveillée: car mon
aspect, ainsi vêtue, était celui d’un redoutable cavalier de douze ans.
Cet incident, qui m’amusa très-fort, répond, ce me semble, avec
autorité, aux accusations calomnieuses répandues sur ces honnêtes
Laponnes.
Regnard a beau prétendre qu’un Lapon offre volontiers aux étrangers la
compagnie de sa femme ou de sa fille, c’est une fable de plus à ajouter
à toutes celles qu’il s’est plu à débiter, et qui ne mériteraient même
pas d’être démenties si elles n’étaient l’œuvre d’un homme auquel son
style donne un rang très-élevé parmi nos poètes dramatiques. Pour en
revenir aux Laponnes, ce qu’il m’a été possible de constater sur leurs
mœurs a été à leur honneur, et j’ai toujours vu leurs maris les
surveiller avec soin lorsque quelque marché à conclure ou une esquisse à
faire amenait une d’elles parmi nous.
Après avoir paisiblement terminé ma toilette, je sortis de la tente et
trouvai toute une bande de Lapons environnant notre troupe voyageuse.
Les hommes jetèrent un coup d’œil anxieux de mon côté; mais, à
l’expression de leur physionomie, je dus croire qu’ils avaient été à mon
égard plus perspicaces que les femmes. On criait fort de part et d’autre
à mon arrivée; une discussion entamée entre notre domestique et un vieux
Lapon, passant avec difficulté par l’interprète finlandais, menaçait de
ne pas arriver à bonne fin. François épuisait sa rhétorique norvégienne,
qu’il appuyait d’un répertoire de gestes expressifs; le vieux Lapon,
façon de patriarche tanné, vêtu de guenilles impossibles, levait à
chaque mot les bras au ciel et criait comme un sourd, afin de nous faire
mieux comprendre son langage. Enfin, beaucoup de bonne volonté aidant,
et le flegmatique Finlandais ne nuisant pas en répétant à mesure les
mots prononcés par chaque interlocuteur, je parvins à comprendre. Il
s’agissait d’un jeune renne; François le voulait acheter pour notre
garde-manger, le vieux refusait de le vendre. On en fut pour ses cris,
rien ne put décider le vieil entêté à nous livrer un renne; le tout à la
grande tristesse de nos estomacs, déjà réjouis de la perspective d’un
bon quartier de venaison remplaçant nos monotones conserves. Il fallut
repartir; mais quelques lieues plus loin la Providence nous gardait un
dédommagement: nous aperçûmes la fumée d’un autre campement et nous
rencontrâmes un magnifique troupeau de rennes. On parle rennes à propos
de Lapons, comme on parle chameaux s’il s’agit d’Arabes. Il est en effet
difficile de séparer ces précieux animaux du peuple auquel ils rendent
des services si nombreux. Le renne est assurément plus indispensable au
Lapon que le chameau ne peut l’être à l’Arabe; sans lui tout un peuple
mourrait de faim, ceci est péremptoire.
Le renne est la providence du Lapon. Il est à la fois sa vache, son
mouton, son cheval; il le nourrit, l’habille, le traîne; il lui procure
du lait, du beurre, du fromage, une chair grasse et succulente. Le Lapon
prend la peau du renne et se façonne un costume solide et chaud; il en
double son traîneau, il en fait son matelas et sa couverture; il coud
avec les tendons de l’animal; il façonne des manches de coutelas et
divers petits ustensiles avec ses cornes. Lorsqu’il change de résidence,
lorsqu’il quitte la côte pour le bois, la plaine pour la montagne, le
renne est encore là, serviteur fidèle et robuste; on l’attelle au
traîneau, et il entraîne, avec une admirable rapidité, le maître, les
enfants, la maison, toute la vie, qui se transplante suivant le caprice
de l’humeur du Lapon nomade. Ajoutez à cette immense dose d’utilité que
le renne est un magnifique animal, grand, vigoureux, vif, agile, beau à
regarder au repos, plus beau à regarder courir; c’est un cerf, vous le
savez, mais ayant dans l’aspect les caractères de force qui manquent aux
gracieux hôtes de nos forêts: si j’osais bien faire comprendre ma pensée
par une comparaison prise dans le domaine de l’art, je dirais que le
renne est au cerf ce qu’une des belles Italiennes du Titien est à une
figure-vignette de keepsake.
Les rennes perdent leur bois tous les ans, et, quand on voit les
gigantesques rameaux de leurs andouillers, on s’étonne qu’une année
suffise pour une pareille croissance. Le bois de l’animal s’étend
derrière le front sans s’élever perpendiculairement; il se déploie
plutôt vers sa croupe, et souvent il est presque aussi long que lui. Les
femelles ont un bois peu différent de celui des mâles; je n’ai pu savoir
bien positivement si la castration, très-fréquemment pratiquée par les
Lapons, prive le renne de son bois. J’ai consulté les autorités: Linné
dit oui, et Buffon dit non. Qui ne serait embarrassé? Comme fait
positif, j’ai vu plusieurs rennes sans bois; mais venaient-ils de le
perdre? C’est aux naturalistes de conclure.
Les rennes de ce second campement étaient infiniment plus nombreux que
ceux du campement précédent. Je pensai que nous nous trouvions parmi des
Lapons riches; deux robes de wadmel bleu, bordées de bandes blanches et
rouges, dont étaient vêtus nos premiers interlocuteurs, me confirmèrent
dans ma première opinion. Je ne me trompais pas; c’étaient vraiment des
gens fort comme il faut, et ils gagnèrent ma sympathie en consentant à
nous vendre un jeune renne, objet de toutes nos convoitises
gastronomiques. Excusez-moi de vous parler encore des intérêts de mon
rôti: mais on ne sait pas dans les villes, ils ignorent, les gens qui
dînent tous les jours, ce que peuvent devenir les anxiétés du voyageur
affamé, épuisé et inquiet du lendemain!
Pour trois _species_ (environ seize francs), on convint de nous livrer
un jeune renne; les conditions du marché, fort longuement débattues,
portaient qu’on nous tuerait notre renne et qu’en retour nous
laisserions au propriétaire les entrailles, le sang et la peau. Le
troupeau, d’abord effarouché de notre présence, s’était peu à peu
rapproché, et les rennes semblaient faciles à prendre comme des chiens
familiers; il n’en était rien pourtant: à peine le Lapon fit-il un pas
vers eux, tout le troupeau se dispersa dans différentes directions, non
sans attraper de très-bons coups de dents des huit ou dix chiens noirs
qui lui servaient de gardiens. Le Lapon m’engagea à choisir mon renne;
j’en désignai un au hasard parmi les plus jeunes, qui, plus apprivoisés,
revenaient sans cesse autour de nous. Le maître n’essaya pas de
l’approcher; le laissant, au contraire, prendre beaucoup d’avance sur
lui, il saisit une longue corde dont il lança avec force le bout plein
de nœuds sur la tête de l’animal; le renne, retenu par les cornes, tomba
sur les genoux; le Lapon, s’avançant alors très-rapidement, saisit le
moment où le renne, rejetant en arrière sa tête embarrassée, découvrait
son large poitrail, pour lui plonger dans le cœur un long couteau qu’il
ne retira pas. Le pauvre renne eut deux convulsions et tomba sur le
côté: il était mort. Cet affreux petit drame, que j’avais regardé
presque malgré moi, avait duré moins de temps qu’il ne vous en faut pour
le lire. Le renne mort, le Lapon l’écorcha avec une dextérité
surprenante, puis il le dépeça de manière que rien ne fût perdu: il fit
couler le sang dans des jattes de bois, et on le mit à part pour la
famille; la chair, proprement coupée par quartiers, nous fut remise, et
les femmes emportèrent soigneusement les tendons, les os et la peau. On
procédait à ces opérations en présence de nombreux et attentifs
spectateurs, je veux parler des chiens qui, rangés en cercle à distance
respectueuse, montraient leurs crocs aigus et battaient leurs flancs
maigres de leurs longues queues; leur attente ne fut pas trompée: on
leur abandonna les entrailles, qui disparurent en un clin d’œil.
Cette première acquisition terminée, j’entamai une seconde négociation
pour acheter un de ces chiens lapons, à la fois si sauvages et si bien
dressés. Je savais qu’il n’en existait aucun en France, même au Jardin
des Plantes, et j’aurais aimé posséder à Paris un animal aussi rare. Mon
projet rencontra des obstacles infinis; la cession d’une province
n’aurait pas soulevé, dans un congrès, les orages que souleva la vente
de ce chien. Si les Lapons, par un motif de prudence matérielle, ne
veulent pas se défaire de leurs rennes, ils refusent absolument de se
séparer de leurs chiens; ce n’est pas par affection, car ils sont loin
de leur être attachés comme on pourrait le supposer; la familiarité
souvent tendre du paysan et du berger avec son chien est ignorée en
Laponie. Les Lapons tiennent donc à leurs chiens par je ne sais quel
motif superstitieux, dont on trouverait la source dans quelque croyance
du paganisme encore mal étouffé chez certains d’entre eux. Heureusement
nous avions en suffisante quantité le nerf de toutes les heureuses
transactions, l’argent, et nous avions eu la précaution d’en emporter en
nature et non en bons de papier, monnaie courante de toute la Norvége,
beaucoup moins appréciée par les Lapons, quoiqu’ils en connaissent
très-bien la valeur. La vue des species fit fléchir, non sans combats,
tous les scrupules, et l’on nous céda une petite chienne noire, encore
toute jeune, qui, dès les premiers moments, se familiarisa fort bien
avec nous.
Comme nous remontions à cheval, la femme de notre vendeur survint et
parut lui administrer une mercuriale sévère pour avoir vendu un de leurs
chiens; l’homme la laissait dire, absorbé par la contemplation des trois
species, qu’il retournait dans ses doigts avec un air de béatitude
infinie, songeant sans doute au moment où il irait en grossir sa
cachette à l’argent. Presque tout Lapon a une épargne, un trésor gros ou
petit, formé de toutes les pièces d’argent qu’il a pu réunir; souvent
lui seul connaît la place où est enfouie sa richesse, et il meurt en
frustrant ses enfants d’une partie de son héritage. Cette habitude se
rattache aussi à une superstition. Leur ancienne religion leur faisait
croire qu’ils pourraient se servir dans l’autre monde des biens amassés
ici-bas.
Nous quittâmes ce campement, après une halte de deux heures, fort
intéressés par ce que nous avions observé par nous-mêmes des mœurs des
Lapons, et très-enchantés de nos deux conquêtes: le renne mort et le
chien vivant. Cette journée se termina assez agréablement pour nous, car
la pluie ne revint pas et le terrain se maintint relativement fort bon;
aussi le soir étions-nous dans les meilleures dispositions possibles
pour faire honneur à notre beau rôti. Ce repas fut pour moi
non-seulement une jouissance, mais un baume réparateur; depuis mon
départ de Kaafiord, ma santé s’altérait de jour en jour; j’étais
atteinte d’une irritation d’estomac qui m’avait obligée à renoncer au
thé, au café, au vin, ces précieuses ressources du voyageur, et j’avais
dû me mettre au régime de la soupe de biscuit pour toute nourriture.
Vous pouvez penser quelle excellente diversion me procura une tranche de
filet de renne convenablement grillée.
Le lendemain de cette journée si bien remplie vit se renouveler nos
tribulations les plus pénibles; la pluie revint drue et forte, et tomba
pendant quatorze heures avec une intensité inouïe; si nos vivres
n’avaient été strictement mesurés pour le temps de notre voyage, nous ne
nous fussions pas mis en route par cet épouvantable déluge; mais nos
jours étaient comptés, il fallait avancer à tout prix. On partit, et on
s’en repentit bientôt; nous nous retrouvions avoir à traverser une suite
des plus vastes marécages que nous eussions encore rencontrés. Que vous
dire? nous étions dans une plaine de vase resserrée entre des collines
et des torrents; le sol absolument détrempé offrait çà et là de petits
monticules vacillants, sur lesquels il fallait tenter de poser les
pieds. Souvent le petit monticule, inconsistant comme une éponge, se
dérobait sous le pied; alors on enfonçait dans l’eau, et on s’en tirait
comme on pouvait. Tous les chevaux furent déchargés et on entreprit de
porter le bagage à dos d’homme; mais quelles complications! les hommes
tombaient avec leur charge; les chevaux, plus lourds, ne trouvaient
aucun point solide et disparaissaient dans la boue. On ne peut se faire
une idée de nos peines pour parvenir à sauver ces pauvres animaux. Au
milieu d’un pareil conflit, on s’occupait peu de moi; je suivais à
grand’peine notre troupe; à chaque instant je perdais l’équilibre; je
barbotais et m’enfonçais dans cette horrible terre liquide. Mes bottes
de postillon alourdies par la boue devinrent des masses impossibles à
soulever; la fatigue m’accablait, la pluie m’aveuglait; je crus bien ce
jour-là que je ne pourrais pas aller plus loin; à bout d’efforts,
mouillée jusqu’aux os, voulant encore avancer et ne le pouvant plus, il
m’arriva vingt fois de tomber épuisée, la sueur au front, la rage au
cœur, pleurant dans une indicible angoisse en voyant ce révoltant
triomphe de la matière sur la force morale. «Ainsi, me disais-je, il y a
ici lutte entre le plus vil des obstacles, la boue, et moi! je réunis
toute mon énergie, toute ma volonté, et c’est le marais qui l’emporte!»
J’étais aussi exaspérée qu’anéantie; arrangez cela!
Si nous sortîmes enfin de ces abîmes fangeux, nous le dûmes à Abo; il
fut admirable de persévérance, d’activité, de calme, de coup d’œil: plus
alerte qu’un chien de chasse, il sondait en vingt endroits différents
presque en même temps, pour voir où l’on aurait pied, poussant de petits
cris pour nous faire avancer, grognant sourdement lorsqu’il découvrait
un danger; ce pauvre sauvage était bien réellement notre chef alors;
c’était de lui que dépendait notre salut, et ses encouragements étaient
seuls capables de donner à nos hommes l’énergie désespérée dont ils
avaient besoin. A la fin du jour, les hommes allaient encore, les
chevaux ne voulaient plus avancer; ils s’arrêtaient épuisés, il fallait
les traîner par la bride; et ils avaient fait cinq lieues en quatorze
heures! lorsque enfin nous trouvâmes au pied d’une colline un petit
espace de terrain solide et quelques broussailles de bouleau, personne
n’eut la force de monter sur la pente afin de chercher une place un peu
sèche; on s’arrêta au bord même du marais, et, sans prendre le temps de
manger, on se laissa tomber sur les peaux de renne; notre harassement
était si complet que, malgré nos vêtements chargés d’eau, malgré la
pluie, malgré le froid, nous fûmes tous bientôt profondément endormis.
Telle quelle, cette halte nous avait rendu des forces; au matin, nos
chevaux se mirent à brouter péniblement les feuilles et l’écorce des
bouleaux malingres. J’allai explorer les environs de notre campement.
Au sommet de la colline, je découvris l’aspect étrange du pays qui nous
environnait. Je constatai d’abord avec joie l’absence de marais; la
terre était couverte d’une épaisse couche de mousse de renne. Cette
mousse, jaune soufre, semblait un tapis posé sur le sol; de maigres
bouquets de bouleaux élevaient de distance en distance leurs rameaux
noircis, chargés de feuilles teintes par l’humidité de l’automne en
orange et en rouge vif; de loin en loin on voyait, perçant la couche de
mousse, de grosses pierres arrondies, les unes rougeâtres, les autres
d’un beau gris lilas; nulle part on n’apercevait une tache de verdure.
Cet horizon jaune, noir, rouge, lilas, faisait l’effet le plus
singulier; c’était une nature artificielle, impossible, un paysage de
porcelainier chinois en humeur d’extravagance; on brode de pareilles
choses sur des écrans, on en rêve parfois, mais on n’en voit jamais.
Notre troupe reposée se mit en marche à travers cette fantaisie du bon
Dieu, et pendant quelques heures tout alla bien; mais peu à peu les plis
du terrain prirent de plus grandes proportions, et nous eûmes à
parcourir un long feston de petites collines. Ce fut alors bien vraiment
un voyage par monts et par vaux: les _monts_ me paraissaient charmants,
ils étaient secs et couverts de bons taillis de broussailles
très-agréables à nos chevaux; quant aux _vaux_, c’étaient encore et
toujours les épouvantables marais; tout recommença, y compris la pluie,
et il fallait descendre à chaque instant. C’était toujours un moment
odieux pour moi que celui où je remontais à cheval, après avoir traversé
un marais: ma selle était trempée d’eau; tout le harnachement de mon
cheval était devenu, non du cuir, mais une matière molle, glacée,
visqueuse, du contact le plus repoussant.
Vers la fin de ce jour, nous rencontrâmes un immense marais, je dirais
un lac, si l’eau en eût été claire; mais elle était vaseuse, noirâtre,
épaisse, avec une physionomie perfide et une barbe emmêlée de roseaux
fort effrayante. Essayer de traverser au hasard, c’eût été risquer la
vie de tout le monde; il fallut se résigner à côtoyer ce sombre lac
pendant deux heures, puis Abo désigna un passage, et on s’engagea, bêtes
et gens, dans la vase; on y barbota, on s’y épuisa, on but l’eau noire,
on s’y noya presque. Enfin, Dieu aidant, on en sortit; mais dans quel
état!... Vous me trouvez bien monotone, n’est-ce pas? Que voulez-vous,
je vous peins la Laponie telle qu’elle est!
En dépit des fatigues et des accidents, nous arrivâmes pourtant un soir
au bord de l’Alten; la vue d’un grand beau vrai fleuve après nos
horribles marais nous réjouit, et sans crainte on tenta la traversée. A
l’endroit désigné par Abo, le fleuve n’était pas plus large que la Seine
et se trouvait guéable pour les chevaux dans plusieurs places; en outre,
au milieu du fleuve, une île couverte de cailloux roulés nous offrait un
point de repos pour faire souffler nos chevaux. Malgré nos soins ils
fatiguèrent beaucoup: car, comme notre troupe se composait de onze
personnes, chaque cheval dut traverser trois fois le fleuve. Pour ma
part, j’avoue avoir éprouvé un sentiment d’inquiétude lorsque je me
sentis livrée à la force et à l’instinct de mon cheval au milieu de ce
large courant.
De l’autre côté de l’Alten, nous trouvâmes un meilleur terrain, et,
après avoir rapidement franchi quelques lieues, nous fîmes l’agréable
rencontre d’un pin; c’était le premier depuis Kaafiord: il était la
constatation de tout le chemin que nous avions fait vers le sud; nous le
saluâmes comme un heureux augure, et chacun en cueillit une petite
branche; on ne prend pas avec plus d’empressement au bois de Boulogne la
première aubépine annonçant le printemps. En calculant d’après nos
journées de marche, nous devions être alors à peu près par le 69° de
latitude nord. Il est curieux et attachant d’observer dans ce voyage la
croissance progressive des plantes; lorsque comme nous on vient de
l’extrémité du monde, où toute végétation cesse faute de soleil, on est
surtout sensible à cette renaissance de la nature faisant chaque jour un
progrès. Telle plante que nous avions vue quarante lieues plus au nord,
maigre, chétive, rampant sur le sol humide, nous la revoyions, sur le
bord de l’Alten, grande, forte, vivace et fleurie; pour la _diapensia_
et l’_azalea laponnaise_, la différence me fut surtout facile à
constater; les bouleaux n’étaient pas restés en arrière, et, après avoir
eu d’abord l’aspect de cornes de rennes fichées en terre, ils avaient
atteint au bout de quatre jours la hauteur de notre tente.
Le 7 septembre au soir, nous aperçûmes, se profilant sur un ciel clair,
les maisons de bois de Kautokeino, la ville laponne. Je dis ville, en
parlant de Kautokeino, et je ne sais s’il convient de lui faire cet
honneur; à proprement parler, Kautokeino n’est ni une ville, ni un
bourg, ni même un village: c’est la seule agglomération d’habitations
qu’on trouve au nord de la Laponie; cela se compose de dix ou douze
maisons de bois entourées d’une vingtaine de petites granges fermées.
Ces petites granges, portées sur des pierres comme certains anciens
bahuts, sont autant de magasins où les Lapons renferment leur foin,
leurs provisions et leurs vêtements; la plupart appartiennent à des
Lapons nomades et sont le lieu de dépôt où ils viennent chercher ce qui
leur est nécessaire au fur et à mesure de leurs besoins.
Était-ce par comparaison? l’aspect de Kautokeino me ravit; du point où
il m’apparaissait, il était vraiment agreste: je voyais d’abord au
sommet d’une colline l’église, dont la masse rouge se détachait
harmonieusement sur le gris clair du ciel; à mi-coteau les maisons,
dispersées, coiffées de leur capuchon de chaume vert, élevées sur leurs
piliers de troncs d’arbres, avaient l’air de ruches d’abeilles; plus
bas, de longues perches plantées en terre soutenaient des claies où
séchait le foin de la récolte; puis, sur l’herbe, au bord de l’eau, de
petits enfants jouaient parmi les jeunes rennes, faisant assaut avec eux
d’adresse et de gaieté; le fleuve, formant un large circuit, faisait à
ce tableau frais et calme une bordure d’argent mobile; c’était charmant;
je m’arrêtai quelques minutes pour le contempler; je retrouvais enfin un
lieu habité; je sentais l’odeur pénétrante du foin, je voyais la fumée
s’échappant en spirales des toits hospitaliers, j’entendais de joyeux
cris d’enfants, mon cœur se remplit d’une inexprimable émotion; il me
semblait aborder après un naufrage!... et, si l’on m’avait condamnée à
passer ma vie en ce lieu qui me remplissait d’enchantements, je serais
morte de désespoir. Je vous l’ai déjà dit: tout est comparaison!
Tandis qu’on déchargeait nos chevaux et qu’on ouvrait nos paquets, nous
fûmes entourés de tous les habitants de Kautokeino; ils examinaient
curieusement chacun de nous, chaque objet de notre bagage, et se
livraient à notre sujet à une conversation fort animée et
malheureusement fort incompréhensible pour moi. Au milieu des groupes
s’agitait et pérorait d’une voix aigre et exténuée une petite vieille
hideuse; vous n’avez jamais rêvé une fée malfaisante plus parfaitement
horrible. Représentez-vous un amas de peaux de bêtes haut de trois pieds
et demi à peine, d’où sortaient de petites mains maigres, sèches et
noires comme celles d’un singe, et une petite figure plissée, ratatinée,
rugueuse, basanée, pareille à un cuir de bottes qui aurait été exposé au
feu et à l’eau alternativement pendant longues années. Cette stryge
idéale, plus hardie que ses compagnons, s’approchait tout près de nous,
regardant, touchant et dérangeant toutes choses sans se préoccuper des
observations de l’interprète; elle n’en tenait compte et continuait à
fouiller. Il arriva qu’elle tira d’un de nos sacs le costume de femme
mis en réserve pour le moment où je quitterais mon vêtement d’homme;
parmi les pièces de ce costume était un châle de chenille bleue,
très-grand et très-chaud; quoique fripé et passablement déteint par son
séjour au fond du sac de cuir, il parut plaire à la vieille: elle s’en
empara et parut émerveillée de la douceur de ce tissu inconnu; elle
plongeait et replongeait ses abominables petites griffes dans la
chenille avec une volupté grotesque, et cherchait à tirer quelques fils
pour se rendre compte de la manière dont était faite cette étoffe si
moelleuse. Elle s’interrompit pourtant pour adresser vivement la parole
à un jeune Lapon, auquel elle parut donner un ordre avec beaucoup
d’insistance; celui-ci s’éloigna à regret; j’appelai François et
l’interprète, je voulais savoir ce qu’avait dit cette sorcière.
«Demandez-lui où elle a envoyé ce jeune garçon, dis-je à mes hommes.
--Madame, elle l’a envoyé chercher sa mère.
--Sa mère? Vous aurez mal compris; cette vieille ne peut avoir sa mère,
elle a au moins quatre-vingt-dix ans. Demandez-lui son âge.
--Elle n’a que quatre-vingt-quatre ans, madame.»
Le _que_ de l’interprète me fit rire.
«Si sa mère vit encore, combien a-t-elle donc de siècles?
--La mère a cent trois ans.»
Ceci était catégorique. Je devins fort impatiente de voir une Laponne
centenaire; mon attente ne fut pas de longue durée: au bout de dix
minutes, je vis arriver une sorte de momie douée de mouvement. C’était
la mère; elle n’était pas très-différente de sa fille: elle était plus
maigre et plus rentrée en elle-même; sa hauteur totale ne devait pas
dépasser trois pieds. Elle marchait assez vite en s’appuyant à un bâton,
et ses petits yeux, quoique fort larmoyants, brillaient de vitalité;
somme toute, elle était beaucoup mieux _pour son âge_ que sa fille. Elle
partagea l’admiration de l’autre pour le châle, et me fit demander quel
était l’animal dont la laine était aussi douce.
«Ce n’est pas de la laine, c’est de la soie.»
Elles ne parurent pas comprendre le mot _soie_, mais quand, sur mon
ordre, l’interprète ajouta que l’animal produisant cette matière était
une espèce de ver, elles accueillirent l’explication avec un rire
ironique et blessé; évidemment elles croyaient découvrir que je me
moquais de leur simplicité.
Sentant bien l’impossibilité de justifier de ma bonne intention, je
changeai de discours et fis à la vieille mère des compliments sur sa
vigueur et sa bonne santé; elle accueillit mes paroles d’un air
très-satisfait, et répondit sentencieusement: «Je me porte bien, quoique
vieille; ce n’est pas étonnant, la jeunesse ne fait pas la santé; car ma
fille cadette a soixante-quinze ans, et elle est cependant souvent
malade!» Cette jeune fille de soixante-quinze ans me semble une bonne
naïveté de centenaire.
En faisant causer mes deux vieilles, j’appris que l’extrême longévité
n’est pas rare en Laponie; on y atteint souvent l’âge de quatre-vingts
ans, surtout dans le canton de Kautokeino, où l’air est particulièrement
pur. Les Lapons sont peu sujets aux infirmités; la seule dont ils soient
fréquemment atteints est la cécité, produite par la double cause de la
neige, qu’ils voient sans cesse au dehors, et de la fumée, qu’ils
trouvent toujours au dedans de leurs habitations.
Comme je m’étonnais de n’avoir vu aucun Lapon marqué par la petite
vérole, l’interprète m’assura que les rennes portent, comme les vaches,
autour des mamelles, le bienfaisant virus du _cow-pox_ (vaccin), et,
comme les hommes et les femmes se livrent au soin de les traire, sans
doute ils sont préservés de la petite vérole par cette vaccination
accidentelle. Ils ne sont pas à l’abri d’une autre contagion plus
horrible: celle de la lèpre. Cette affreuse maladie se rencontre encore
dans les régions boréales; la saleté, l’absence de linge l’engendrent,
et la rigueur du climat contribue à la rendre incurable. A part cette
calamité, les Lapons sont doués de constitutions robustes et sont peu
sujets aux indispositions; lorsqu’ils éprouvent un malaise, une médecine
composée de quelques parcelles de tabac infusées dans de l’eau-de-vie
forme toute leur médication: les riches et les délicats possèdent un peu
de poivre et de cannelle pour de semblables circonstances; les pauvres
ont l’angélique, si commune en Norvége, et ce peu de pharmacie leur
suffit.
Tous ces détails, recueillis parmi mon entourage lapon, m’intéressaient
fort; mais ma fatigue extrême me contraignit à un repos absolu pendant
quarante-huit heures: j’avais une fièvre ardente, et je devais craindre
de la voir m’empêcher de continuer ma route.
Les voyageurs exténués par le rude bivouac des marais ont la bonne
fortune de trouver à Kautokeino une maison toujours ouverte pour les
recevoir: c’est celle du pasteur. Là on trouve un toit et un plancher,
une grande cheminée de pierre, des coffres de sapin faisant office de
lit, et quelques vaisseaux de bois pour contenir l’eau et le lait: voilà
tout. C’est beaucoup pour le voyageur; c’est bien peu pour le pasteur.
Jamais la pauvreté évangélique ne m’apparut plus complète et plus noble
que dans cette humble maison; elle me fit involontairement penser à
l’étable de Bethléem. L’actif missionnaire de la parole du Christ passe
chaque année deux mois dans cette grange; pendant ce temps il instruit
les enfants, marie les fiancés, dit des prières sur la tombe de ceux que
la mort a pris depuis son dernier passage; puis, quand il a éclairé,
béni, consolé, il reprend sa course et va porter la semence divine parmi
d’autres peuplades.
Ces pasteurs errants sont nombreux dans tout le Nordland, où un petit
nombre d’habitants est disséminé sur des points éloignés les uns des
autres; le prêtre n’a pas de demeure fixe, il dessert plusieurs
paroisses, séjournant quelques semaines dans chacune d’elles;
ordinairement l’année entière s’écoule pour que sa tournée
s’accomplisse. Avec des émoluments à peine suffisants pour le faire
vivre, le prêtre doit sans cesse voyager au milieu de contrées
impraticables, exposé l’été à des pluies torrentielles, l’hiver à des
froids excessifs; chaque fois qu’il arrive dans une paroisse il est
accablé par la multiplicité de ses devoirs. Rien ne se fait en son
absence; il représente la première autorité du canton, et souvent ses
fonctions ecclésiastiques sont compliquées et augmentées par l’amour
même de ses ouailles, qui le mêlent à toutes leurs affaires privées. Son
zèle suffit à tout; à peine il a fini dans un canton, un autre le
réclame, qui le trouve toujours empressé et toujours infatigable, et
ainsi s’écoule son année. Cycle admirable de foi et de dévouement!...
J’aurais voulu connaître l’hôte vénérable du presbytère de Kautokeino et
lui exprimer mon admiration; mais il n’était attendu qu’à l’hiver, et je
dus renoncer même à l’espoir de le rencontrer sur notre route.
Ma santé était très-altérée, et je m’en inquiétais; un hasard
providentiel me fit trouver à Kautokeino le meilleur remède pour
l’indisposition dont je souffrais. Cette pharmacie était une belle
vache, qu’un Lapon menait de Karesuando à la colonie anglaise de
Kaafiord; je décidai l’homme à s’arrêter en lui donnant un bon prix du
lait de la vache pendant deux jours; puis, me privant de toute autre
nourriture, je me mis à boire du lait coupé par seaux; j’en éprouvai un
grand soulagement; dès le second jour le feu de mon estomac parut
s’apaiser. Je recommande cette médication pour les irritations aiguës
causées par de trop grandes fatigues. Dès que je me sentis mieux, je
quittai mon lit de foin et j’allai parcourir _la ville_.
Les maisons de Kautokeino ont de fort petites dimensions; les étages,
les subdivisions intérieures, y sont inconnus; le plafond touche presque
la tête des habitants; il touche tout à fait celle des étrangers. Le
jour pénètre dans la maison par de petites fenêtres de deux pieds de
haut, garnies de vitres épaisses et troubles comme des fonds de
bouteilles; la grande cheminée de pierres plates occupe, comme toujours,
tout un pan de la muraille.
L’ameublement de ces pauvres demeures est celui des huttes d’Hammerfest:
des caisses de bois pour se coucher, des peaux de rennes pour s’asseoir,
l’indispensable marmite de fer, et des vases de bois pour contenir le
lait de renne. Dans les maisons comme sous la tente, les Lapons couchent
pêle-mêle, hommes, femmes, enfants, serviteurs; si la maison est grande
et le maître riche, les rennes familiers, les chiens et quelques porcs
de luxe amenés de Norvége viennent se joindre le soir à la famille. En
entrant ainsi dans les maisons, j’assistai à quelques repas lapons. Ils
se composaient de poisson, de chair, de lait de renne, le tout largement
arrosé d’huile de poisson; les convives me parurent manger avec grand
plaisir d’un mélange fait de lait de renne caillé mêlé avec des herbes
et avec les petites baies du myrtile. Le lait de renne est très-épais et
très-nourrissant; l’été, on le mange ainsi assaisonné; l’hiver, on le
laisse se geler tout naturellement et on le conserve solidifié dans des
vessies. Les Lapons en sont très-friands sous cette forme; j’ajoute pour
votre édification qu’ils sont obligés d’employer la hache pour diviser
ces succulents glaçons. Je n’ai pu essayer de cette gourmandise laponne,
il ne faisait pas assez froid; quant au beurre, au lait caillé ou frais,
la vue des bergères qui présidaient à ces préparations m’ôta tout désir
et même toute possibilité d’en goûter.
Les Lapons de Kautokeino laissent une autre impression que les Lapons
d’Hammerfest, et ce sont les mêmes hommes, mais les deux faces du
sauvage: à Hammerfest, le sauvage en fête est ivre, hébété, hideux; à
Kautokeino, dans sa vie de famille, il est doux, paresseux, borné. Hors
de chez lui il inspire le dégoût; chez lui il fait naître la pitié.
Le 10 septembre, je pus me remettre en route. Quand je quittai le toit
hospitalier du pasteur, le ciel s’était changé en un immense arrosoir,
et l’horizon tout entier disparaissait derrière un épais rideau de
pluie; décidément une fatalité inexorable s’attachait à moi et me
rendait la traversée de cette marécageuse Laponie aussi humide que
possible. L’Alten, si beau et si paisible à notre arrivée, débordait de
toutes parts; il eût été imprudent de le faire passer à des chevaux
lourdement chargés. Nous résolûmes d’envoyer les chevaux avec les guides
à un endroit nommé Kalanitoe, situé à sept lieues de Kautokeino, et de
nous rendre jusque-là en bateau. Les secousses du cheval me faisant
beaucoup souffrir, je fus très-satisfaite de pouvoir les éviter encore
pendant quelques heures. Je m’étendis dans un léger bateau de peau de
phoque, et, supportant avec résignation la pluie qui m’inondait malgré
mes deux manteaux, je regardai les rives du fleuve.
L’Alten, en lapon _Sapriokki_, est très-sinueux, et ses bords présentent
les aspects les plus variés dans le petit espace qui sépare Kautokeino
de Kalanitoe: tantôt il court large et impétueux comme un torrent, se
précipitant avec fracas sur des îlots de pierres; tantôt il glisse
paisible et limpide entre deux berges vertes, comme la rivière factice
d’un parc anglais. Dans ses moments violents, l’Alten est coupé de
rapides et sa navigation devient dangereuse. Les Lapons, aidés seulement
de longues perches, sont d’une surprenante habileté pour faire franchir
ces rapides à leurs bateaux; ils prennent leur point d’appui avec une
précision parfaite et font faire au bateau, en toute sûreté, les sauts
périlleux les plus inquiétants avec d’autres pilotes. Près de Kalanitoe,
en sortant d’une espèce de lac immense formé par l’Alten, nous nous
trouvâmes entraînés vers une cascade haute d’une trentaine de pieds, qui
nous faisait entendre un mugissement fort effrayant; cependant nous
avancions toujours dans la même direction; un cri d’effroi allait sortir
de notre bouche; nous nous voyions au sommet de la chute d’eau, nous
allions être broyés, lorsque, par une manœuvre adroite et rapide, notre
pilote, faisant tourner l’embarcation sur elle-même, la lança dans un
petit bras du fleuve que nous n’avions pas encore aperçu; en abordant,
il nous adressa un sourire malin, où je crus lire qu’il avait voulu nous
donner une preuve de son talent en éprouvant notre courage.
A quelques portées de fusil de l’Alten, nous retrouvâmes nos guides et
nos chevaux. Les hommes s’étaient mis à l’abri dans une hutte grossière
faite de troncs d’arbres et calfatée de mousse; nous y entrâmes aussi
dans l’espoir de sécher un peu nos vêtements; mais tous les efforts pour
allumer du feu restèrent sans résultat; la pluie tombait à flots du haut
du toit et s’y opposa constamment. Cette cabane délabrée et abandonnée
est le seul vestige humain que nous aperçûmes au lieu nommé Kalanitoe;
elle sert, me dit-on, d’asile aux Lapons dans leurs excursions de
chasse.
Cette journée du 10 septembre, commencée sous de si tristes auspices,
fut encore affreuse. Je ne reviens pas sur nos désastres de chevaux qui
enfoncent, de chutes dans la boue, de vêtements collés sur le corps,
vous devez être familiarisé avec tout cela; à la nuit on ne put trouver
d’élévation pour camper; on s’arrêta sur une sorte d’île au milieu d’un
marais. Personne ne put ni se réchauffer ni dormir, car la pluie
continua toute la nuit avec un incroyable acharnement, et les gouttes
glacées tombaient pressées sur nos lits de peaux de rennes. On attendit
l’aube avec impatience; elle parut un peu après six heures et fut le
signal du départ.
Les tribulations, les travaux reprirent leur cours; nouvelle pluie,
nouveaux marais; par instants on rencontrait un coin sec paré de mousse
de renne jaune et de bouleaux à feuilles de carmin, et puis on
retrouvait la boue noire, odieuse, éternelle. Dans cette partie du
voyage, je crus souvent ramasser de beaux morceaux de ces pierres gris
lilas dont je vous ai parlé, et, lorsque je les touchais, je trouvais
une substance molle comme de la terre glaise, fléchissant sous le doigt
et n’ayant conservé de la pierre que la physionomie extérieure. Je ne
saurais quelle cause assigner à cette transformation, s’il ne m’avait
été assuré que l’excès du froid parvient à désagréger la pierre et la
réduit, au bout d’un certain temps, à l’étrange matière dont j’ai vu de
si nombreux échantillons sur un espace de quelques lieues.
Le 11 septembre, dans l’après-midi, la pluie se changea en neige; nous
n’en avions pas vu depuis le Spitzberg; un vent violent s’éleva en même
temps et fit tourbillonner la neige autour de nous, de manière à nous
empêcher d’avancer. Notre petite caravane prit alors l’aspect le plus
triste: Abo le Lapon marchait en tête; les chevaux suivaient péniblement
à la file les uns des autres, maintenus par leur conducteur dans le
sentier tracé par le guide; chacun des hommes, la tête cachée sous son
capuchon, échauffant tour à tour une main sous ses vêtements, luttait de
son mieux contre les difficultés de la route et les tourbillons de la
neige. Tout le monde était morne: on voyait l’excès de la fatigue sur
tous les visages; cependant on était soutenu par l’espoir d’arriver
bientôt à Karesuando, mais jusque-là que de misères encore! Le soir de
ce jour, après nombre de marais et quantité de rivières que nous
passâmes, et que je vous passe, nous atteignîmes le lac de Suvajervi
(lac Profond). Au bord du lac était une maison de Lapon.
C’était une étroite et chétive maison; mais elle me parut un palais, et
j’y entrai avec un sentiment que comprendront seuls les gens qui
connaissent les horreurs d’un bivouac sous l’eau et dans l’eau. La
maison était construite comme celles dont je vous ai parlé, en troncs de
bois, et recouverte en gazon: l’unique pièce de l’habitation était
entourée de coffres garnis de foin, lits habituels de la famille. Comme
je m’étais en hâte approchée de la grande cheminée où brûlaient de
longues branches de bouleau, je crus voir remuer quelque chose dans un
des coffres: c’était l’aïeul de la famille, retenu là par ses infirmités
ou sa vieillesse; ce pauvre _être_ semblait avoir au moins quatre-vingts
ans. Je dis _être_, car je ne pus deviner si c’était un homme ou une
femme. Il était perclus et sourd; un reste de vie éclairait seulement
encore de lueurs fugitives ses yeux, qu’il roulait autour de lui sans
jamais les arrêter sur rien.
Par un de ces contrastes si fréquents dans la nature, auprès de cette
ruine humaine était posé, sur une couche de fougères sèches, un petit
enfant d’environ deux ans, aux joues fraîches, aux yeux brillants, aux
membres ronds et potelés, beau de la grâce de l’enfance et de la santé;
et ce voisinage faisait ressortir dans toute son horreur la décrépitude
de l’habitant du coffre.
A la nuit close, l’hôte et sa femme rentrèrent accompagnés de trois
garçons entre huit et quinze ans; nos guides et nos domestiques vinrent
réclamer leur part d’abri; deux grands chiens, un porc, trois rennes
familiers, furent admis aussi, et la chambre se trouva pleine à ne
pouvoir faire un mouvement. Je me trouvai fort heureuse au milieu de
cette agglomération d’êtres immondes, et n’aurais certes pas donné,
cette nuit-là, ma part de plancher et de peau de renne pour beaucoup.
Cet aveu peut seul vous faire apprécier mes souffrances de la nuit
précédente.
Tandis que je reprenais des forces dans un sommeil réparateur, une
aurore boréale parut au ciel: c’était la première de l’année, et les
Lapons en conclurent que les jours suivants seraient très-froids. Les
aurores boréales apparaissent dès l’automne et durent jusqu’au
printemps. Cette longue nuit, qui est l’hiver de la Laponie, est presque
toujours éclairée par ces lueurs, et l’horreur de l’obscurité se trouve
ainsi un peu adoucie.
Les jours décroissent sous cette latitude avec une rapidité dont vous ne
pouvez vous faire idée. Le 12 septembre, nous eûmes onze heures
d’obscurité; le 22 août, nous avions eu le premier quart d’heure de
nuit; depuis ce temps nous avions cependant fait près de cent lieues
vers le sud, ce qui devait diminuer la rapidité de la croissance des
nuits. Le 12 septembre, au cap Nord, on doit avoir des nuits de quatorze
heures.
Le lac de Suvajervi est situé dans la Laponie russe; il est assez voisin
du fleuve Muonio, et distant seulement d’environ six lieues de
Karesuando, terme de notre voyage à cheval. C’est un beau lac bien
encaissé dans des pentes verdoyantes et qui n’a pas besoin d’être en
Laponie pour charmer les yeux du voyageur. Du sommet de ses collines on
aperçoit tout le pays de Kautokeino, sous la forme d’une immense plaine
mamelonnée couverte de mousse de renne. Les marécages, vus à cette
distance, semblent des taches de verdure; les torrents et les lacs sont
des miroirs où se réfléchit le ciel: cela forme un paysage ne manquant
ni de grandeur ni de charme; jamais assurément perspective ne fut plus
trompeuse.
Le Lapon propriétaire de la maison de Suvajervi est riche: il possède,
nous dit-il, plus de cinq cents rennes; il s’occupe uniquement de
l’augmentation de son troupeau et se soucie peu d’assainir ou d’embellir
son habitation. Voyant par la forme de ses discours qu’il était fort
intéressé, nous lui offrîmes de nous conduire à Karesuando, moyennant
deux species, et il accepta avec empressement; nous nous mîmes donc en
marche malgré la neige, et, vers huit heures du soir, nous étions au
bord du Muonio.
La géographie de ces contrées est peu présente à la mémoire;
permettez-moi donc de vous rappeler que le Muonio prend sa source dans
la petite chaîne de montagnes voisine de Kautokeino, à peu de distance
du lac d’où sort l’Alten, et, tandis que celui-ci court en ligne droite
vers le nord, le Muonio descend vers le sud, reçoit la rivière Torneä
auprès de Kengisbruck, change son nom en cet endroit pour celui de son
affluent, et, sous le nom de fleuve Torneä, se jette dans la mer
Baltique, entre Torneä et Haparanda.
A Karesuando, le Muonio est déjà un beau fleuve, violent, rapide, et
conséquemment dangereux à traverser à la nage. Heureusement pour nous,
il n’en fallut pas venir à cette extrémité. Arrivé sur la rive, notre
guide poussa quelques cris aigus, et aussitôt deux barques se
détachèrent de Karesuando et vinrent nous chercher. Grâce à l’habileté
de nos rameurs, en moins de dix minutes, nous étions sur le bord opposé.
Karesuando est le chef-lieu d’une province de huit cents habitants,
Lapons ou Finlandais; les habitations ne sont pas plus nombreuses qu’à
Kautokeino, et leur aspect est sale, misérable et délabré. Aucune rue
dans cette métropole laponne; les maisons sont dispersées dans la plaine
au bord du fleuve; le terrain, très-humide, coupé de nombreux ruisseaux,
est partout resté inculte. Les habitants de Karesuando, comme les Lapons
nomades, vivent de pêche pendant l’été et de chasse durant l’hiver.
Depuis quelques années, leur chasse garnit à la fois leur garde-manger
et leur bourse, car ils vendent à des marchands suédois et russes les
peaux des animaux tués; ils font souvent ample butin de martres de
diverses espèces, de renards à croix, de renards bleus et blancs, de
loups et d’ours. Autrefois, au temps de Regnard, les Lapons chassaient
avec des flèches; aujourd’hui ils emploient de préférence les piéges,
qui ne trouent pas la fourrure des animaux et ne la souillent pas de
sang. Plusieurs d’entre eux ont aussi des fusils et s’en servent fort
bien, mais ils n’aiment pas cette arme d’un entretien et d’un emploi
difficiles au milieu de leur humidité. A propos de fourrures, il
convient de vous faire remarquer que tous les animaux, à l’exception des
rennes, deviennent blancs l’hiver dans toutes les régions boréales, et
que tous, à l’exception des ours blancs, sont d’un gris plus ou moins
roux l’été. L’hermine elle-même, cet emblème de blancheur, est grise
durant l’été; aussi ne la chasse-t-on qu’en hiver. On rencontre en
Laponie une espèce de lièvre fort bonne à manger et meilleure à voir: ce
sont des lièvres-hermines, d’un pelage plus blanc que la jolie bête si
estimée chez nous, et ayant comme elle la queue entièrement noire. Ces
lièvres charmants y ajoutent même des oreilles de même couleur du plus
singulier effet. Ces animaux sont infiniment communs et leur fourrure a
fort peu de valeur; les Lapons en font grand usage; ils en enveloppent
les petits enfants qui ne marchent pas encore et en forment des
couvertures excellentes contre le froid. J’achetai à Hammerfest, pour
douze francs, une douzaine de ces peaux, et cela serait la plus jolie et
la moins chère des fourrures, si le peu de solidité du poil du lièvre ne
la rendait d’un très-mauvais usage. Cet inconvénient l’empêche d’être
répandue dans le commerce.
A Karesuando comme à Kautokeino, nous allâmes loger chez le pasteur.
Celui-ci étant un pasteur fixe, nous le rencontrâmes chez lui; j’en
aurais pensé plus de bien s’il eût été absent. Ce pasteur, un nommé
Laestadius, nous offrit un fâcheux mélange de prétentions savantes et de
grossièreté rustique. Malgré nos lettres de recommandation, malgré ce
qui eût dû le toucher, le triste état où nous avaient mis nos longs
jours de bivouac, il nous accueillit de l’air rogue d’un homme important
qu’on dérange. Le bonnet sur la tête, la pipe à la bouche, il nous fit
donner de mauvaise grâce une chambre et ne s’occupa plus de nous.
Cet homme, parce qu’il écorche le latin et possède la très-restreinte
flore de Laponie, se croit un personnage; il prend des poses d’homme
supérieur et affecte le langage dédaigneux; il montre en tout une vanité
de son mérite fort en désaccord avec le caractère dont il est revêtu.
Autant je me sens de respect et d’admiration pour ces vénérables prêtres
dont je vous ai parlé, autant j’éprouvai d’éloignement pour la fausse
dignité de cet ours mal léché. Je ne trouvai chez lui ni les soins ni
l’accueil qui m’étaient dus, ni même cette vulgaire compassion que le
pitoyable état de ma santé inspirait aux Lapons. Cet hôte rébarbatif
nous fournit de la paille hachée pour lit, des galettes d’orge, un
poisson du fleuve et des navets, et, pour compléter la mauvaise opinion
qu’il nous avait donnée de lui, nous fit payer le tout fort cher.
Il neigeait, je crois vous l’avoir dit, et je vis avec intérêt, le
lendemain de notre arrivée à Karesuando, atteler les rennes aux
traîneaux. Le renne est attaché à ce petit traîneau-sabot dont je vous
ai parlé par une longe qui, lui passant sous le ventre entre les jambes,
rejoint un collier de cuir recouvert de drap, placé à la naissance des
épaules; le collier, souvent assez habilement brodé en fil d’étain, est
entouré d’une multitude de petites sonnettes. Ce bruit plaît, dit-on, au
renne et l’excite à courir; de plus, ces clochettes aident les Lapons à
se retrouver pendant l’obscurité des jours d’hiver. Pour être à peu près
docile, le renne doit être dressé fort jeune, et encore arrive-t-il
souvent qu’il refuse de marcher quand on l’attelle. Alors il se met en
colère, se retourne contre le traîneau, le frappe avec ses pieds de
devant et peut porter ainsi au voyageur des coups fort dangereux. La
rapidité du renne est sans pareille; on peut se figurer de quel train
court un cerf excité, ayant derrière lui une charge très-légère
relativement à sa force. S’il est sauvage et indépendant, il est aussi
robuste et sobre; il se nourrit de cette petite mousse qui tapisse les
plaines de Laponie. Lorsque la neige couvre la terre, il sait fort bien
creuser des trous avec ses pieds, afin de découvrir sa nourriture. Ce
précieux _lichen rangiferinus_ a le goût fade, légèrement sucré,
présentant une analogie avec celui de la guimauve, dont il doit avoir
les propriétés adoucissantes. Je ne sais si, dans ma description des
rennes, je vous ai parlé de leur fourrure: leur poil est le plus gros
qu’on puisse voir; il est très-cassant, extraordinairement épais, et
tient fort peu sur l’animal; si on en prend une pincée, il vient à la
main. Lorsque l’animal est tué, c’est bien pire: le poil se détache de
la peau dès qu’on la secoue; sans ce défaut absolument capital, la peau
de renne ferait de chauds et excellents tapis, car la fourrure du renne
a souvent trois pouces d’épaisseur, et les poils y sont serrés de façon
à être tout droits les uns contre les autres. Aucun tapis de roi ne
produit la sensation qu’on éprouve en posant le pied sur une peau de
renne. La nuance de cette fourrure varie du gris clair au roux pâle. A
Karesuando, je dis adieu aux rennes; je savais que je n’en verrais plus
au delà de ce village, où nous devions quitter la route de terre pour
descendre les fleuves. A Karesuando, nous nous séparâmes de nos guides
et de nos chevaux; les uns et les autres devaient refaire le pénible
trajet que nous venions d’achever, pour retourner chez eux, en Finmark.
Tous nos gens s’étaient parfaitement conduits; nous ajoutâmes donc
quelques species au prix de cent francs par cheval, qui avait été fixé à
Kaafiord. Les hommes n’avaient pas été très-malheureux; nous leur avions
souvent fait partager nos provisions, et cette réserve de biscuit
mouillé et de graisse rance que je trouvais si repoussante leur faisait,
à eux, des repas excellents. Les chevaux avaient eu plus à souffrir; les
premiers jours, ils trouvaient à peine quelques broussailles sur le sol
détrempé, et deux fois nous fûmes même obligés de leur faire donner du
biscuit, le lieu de notre campement étant aride au point de ne pas
produire un brin d’herbe. Quoi qu’il en soit, tout le monde était bien
portant à notre arrivée à Karesuando, et nos guides se réjouissaient de
la venue de la neige, qui leur présageait pour le retour un voyage moins
pénible.
Les guides devaient se reposer huit jours à Karesuando. Nous avions
l’intention de faire comme eux; mais la crainte de voir le Muonio
charrier de la glace nous engagea à partir sans délai. Je fis rapidement
une tournée d’observateur à travers la ville; j’entrai dans les maisons,
et les trouvai absolument semblables à celles de Kautokeino. Je visitai
l’église, sorte de grange peinte en rouge, coiffée d’un lourd toit de
bois, meublée à l’intérieur par quelques bancs et une chaire de
planches. Tout cela était très-nu, très-triste, et n’avait même plus
pour moi l’intérêt de la nouveauté; aussi ne regrettai-je rien de
Karesuando, sauf les quelques jours de repos absolu que je m’étais
promis d’y prendre.
Le fleuve Muonio, sur lequel nous allions naviguer, ressemble à ces
grands fleuves du nord de l’Amérique, qui offrirent tant de dangers à
leurs premiers explorateurs. Il est, comme eux, impétueux, violent,
capricieux, entrecoupé de rapides, semé de rochers innombrables; sa
pente subit des inclinaisons brusques et fréquentes qui varient de dix à
vingt degrés et forment des cascades plus ou moins redoutables; à chaque
masse de rochers qu’il rencontre, la vague se fronce, se brise, écume,
puis se sépare avec bruit ou se précipite en surmontant l’obstacle.
Grâce à ces accidents, son cours est très-varié et très-pittoresque, et,
si la navigation en est dangereuse, elle n’est du moins pas ennuyeuse.
Les batelets finlandais sont construits de manière à lutter le mieux
possible contre toutes ces difficultés; ils sont longs, légers, et si
plats qu’il faut se tenir couché au fond et rester presque immobile si
on ne veut risquer de chavirer. Ils ne peuvent admettre plus de deux
voyageurs, deux rameurs et un pilote. Lorsqu’on a du bagage, il faut le
placer dans un bateau séparé, où il tient la place du fond, comme des
voyageurs. Le pilote, commandant responsable de ces expéditions, se
place à l’arrière; il tient une espèce de pagaie, dont il se sert comme
d’un gouvernail; les rameurs, placés à l’avant, ont sans cesse les yeux
fixés sur lui et exécutent ses ordres avec une ponctualité de machine.
L’admirable adresse de ces trois hommes fait glisser le batelet avec une
agilité de poisson au milieu des écueils du fleuve. Lorsqu’on rencontre
une cascade, les bateliers doivent éviter à la fois d’être entraînés par
la violence du courant ou lancés contre quelque rocher. Leur habileté
suprême consiste à conserver le gouvernement de leur vitesse au moment
même où ils sont emportés avec la rapidité d’une flèche. Parfois il
arrive que la quille du bateau touche quelque rocher à fleur d’eau. On
reçoit alors un choc. On frémit; mais, avant que la crainte se soit
complétement formulée, le bateau a rebondi comme une balle au milieu du
remous de la cascade, qui se venge des voyageurs téméraires en les
couvrant d’une pluie pénétrante. Les cascades sont infiniment
rapprochées; nous en avons franchi quarante-cinq le premier jour. Leur
longueur varie de cinquante à cent vingt toises; elles se partagent
ordinairement en plusieurs chutes, de façon qu’on met de une à quatre
minutes pour les franchir.
Entre Karesuando et Muonioniska, le pittoresque me parut concentré sur
les rapides. Les bords du fleuve ont un aspect fort monotone; ils
offrent une suite non interrompue de prairies dominées au loin par de
petites collines basses et boisées de bouleaux. Dans ce canton, les
bords du Muonio sont déserts; rarement la fumée de la cabane d’un
pêcheur ou la silhouette d’une ferme finlandaise en égaye la solitude.
En avançant vers le sud, le paysage s’enrichit du feuillage élégant des
pins, qui, d’abord petits, chétifs et grêles, n’acquièrent tout leur
développement qu’aux environs de Torneä.
Le Muonio étant la limite de la Finlande suédoise, on aborde
alternativement sur la rive russe ou sur la rive suédoise. Muonioniska,
où nous couchâmes le premier jour de notre voyage par eau, est une
bourgade russe composée d’une centaine d’habitations qui sont dispersées
dans une vaste plaine. Les maisons y ont un air aisé, bien différent du
triste aspect des maisons laponnes; elles sont en bois, avec de grands
toits à auvents et de hauts perrons à rampes découpées; elles ont une
certaine ressemblance avec les chalets suisses. Il n’en fallait pas
davantage pour que Muonioniska me parût charmant au premier coup d’œil;
au second, je le trouvai encore bien pauvre, car je ne pus m’y procurer
d’autre gîte qu’une hutte de bois sans cheminée, meublée de deux bottes
de paille. Néanmoins je résolus d’y passer une journée. Le pasteur de
Muonioniska nous vint voir: c’est un homme instruit, s’occupant de
sciences naturelles, Il nous montra une assez belle collection de
coléoptères recueillis dans les différents cantons de la Finlande, et
quelques lépidoptères, parmi lesquels je m’étonnai de rencontrer plus de
nocturnes que de diurnes. Le pasteur me dit que ces espèces volent le
jour sous ces hautes latitudes.
Je dormais très-profondément sur mon lit de paille, quand on vint
m’appeler pour voir une aurore boréale; je fus prête en un instant, et
fus alors témoin d’un des plus magnifiques spectacles du monde. Le ciel
étant très-noir, il se forma d’abord à l’horizon un foyer de lumière
pâle qui avait l’apparence de l’avant-coureur de l’aurore. Cette lueur
s’élargit peu à peu de façon à occuper une notable partie du ciel. Du
point central s’échappaient des gerbes de lumière mobile qui prenaient
toute espèce de formes: tantôt pareilles à des langues ardentes, tantôt
semblables à des serpents de feu, elles s’enlaçaient de mille façons
avec un mouvement lent et continu. Au moment où la clarté devint plus
intense, le ciel fut couvert d’innombrables spirales de flammes tordues
et diffuses, s’agitant comme des panaches au souffle d’un vent
mystérieux!
Phénomène étrange! l’aurore boréale, à son plus beau moment, n’efface
pas l’éclat des étoiles, qui scintillent à travers toutes ces lueurs. La
teinte de l’aurore est jaune soufre, très-pâle; sa lumière, incertaine
et blafarde, luit sans éclairer. C’est un spectre de lumière; car
comment nommer une lumière ne produisant pas de clarté? L’aurore boréale
de Muonioniska dura trois heures. Je restai tout ce temps immobile,
attentive, sous cette impression indicible que j’avais déjà éprouvée en
présence des glaces flottantes. L’aurore boréale et les glaces polaires
sont de ces choses dont la contemplation fait monter l’admiration
jusqu’à la stupeur: le spectateur se tait, le narrateur est tenté de
jeter sa plume; qui saurait décrire le degré d’infinie magnificence où
peut atteindre la nature de Dieu?
Muonioniska semble posé au bord d’un lac, tant le fleuve y est large;
l’eau a, pour se répandre, les belles prairies de la plaine, et y reste
calme et unie comme un miroir; mais, à quelques lieues au sud du bourg
russe, le pays change d’aspect: le Muonio, serré entre deux chaînes de
collines, devient tumultueux comme un torrent; il arrache sans cesse au
rivage des pierres, de la terre, des branches d’arbres, qu’il charrie
pêle-mêle. Des pentes multipliées précipitent encore son élan, et par
moments sa marche devient tout à fait furieuse: il déracine des arbres
entiers, se rue contre les blocs de granit, dont la tête se dresse
au-dessus de ses vagues, passe par bonds sur les énormes rochers qui
montrent à fleur d’eau leurs sommets arrondis comme des dos de baleines.
Quelquefois il tombe en une nappe éblouissante où se reflète le soleil,
où se jouent les truites bleues et jaunes. D’autres fois il se
précipite, mugit, écume, et alors déchire et emporte tout ce qu’il peut
atteindre. Depuis Muonioniska, son cours entier est une cascade immense,
et jusqu’au golfe de Bothnie il semble descendre les marches inégales
d’un gigantesque escalier.
Au milieu de ces tempêtes, on rencontre parfois de grosses mottes de
terre descendant ce fleuve violent avec toute leur végétation d’herbe,
de mousses et de fleurettes; le rejaillissement de l’eau les couvre de
perles brillantes, les moucherons voltigent à l’entour, les scarabées
vont et viennent au fond des mousses; tout un petit monde frais, calme
et charmant, côtoie ces rudes écueils, flotte sur ces abîmes, et ce
fleuve qui émiette les rochers et broie les grands sapins transporte, en
les épargnant, les humbles îlots de mousse. Il m’arrivait, en les
suivant des yeux, de les comparer à ces âmes simples qui traversent le
courant redoutable des hommes et des événements protégées par leur
obscurité et leur faiblesse; ignorantes des périls, elles arrivent sans
secousses au terme de leur voyage en ce monde, tandis que d’autres,
fortes et courageuses, se brisent dans leur lutte contre d’invincibles
obstacles!
Dans sa partie septentrionale les bords du Muonio sont déserts; rarement
aperçoit-on une fumée, indice d’une cabane, et les fermes où l’on couche
sont séparées par de grandes distances. Toute cette province est fort
pauvre; pourtant on rencontre dans les habitations finlandaises le
premier symptôme de civilisation: la propreté. Lorsque nous nous
arrêtions le soir, nous trouvions dans quelque vaste salle, carrelée de
pierres grises bien lavées, de longues tables couvertes de vases pleins
de lait, et dans un coin, se dressant fièrement, comme la reine du
logis, une large et haute cheminée où brûlaient des sapins presque
entiers posés verticalement; cette façon de placer le bois avive
singulièrement la flamme et lui fait jeter dans la salle des lueurs
joyeuses bien douces aux yeux du voyageur fatigué. La plupart du temps
le lit où l’on dort dans ces fermes se compose de paille hachée posée
sur des planches; mais en revenant de Laponie on n’est pas difficile, et
le confort paraît suffisant dès qu’on a le bonheur de reposer sur une
place sèche abritée par un toit.
La navigation au milieu des rapides n’est pas sans dangers; mais ils
sont heureusement conjurés par l’habileté du pilote et des rameurs; il
faut à ceux-ci une force prodigieuse pour ramer sans relâche avec une
rapidité qui, pour maîtriser le flot, doit être double de celle du
courant. La manœuvre du pilote, lorsqu’il aperçoit un rocher redoutable,
est très-curieuse à observer: il gouverne directement sur l’écueil, et,
au moment où la barque va s’entr’ouvrir dans un choc, il donne une
secousse au gouvernail; le bateau fait un brusque écart, comme un cheval
effrayé décrit un angle, et continue sa course folle au milieu des
tourbillons bruyants. Le bruit assourdissant de l’eau, la pluie d’écume
dont on est couvert, empêchent de se rendre compte du danger; on
l’aperçoit seulement lorsqu’en regardant derrière soi on voit au loin la
barre furieuse et mugissante de la cascade. Une demi-heure après on
entend un grand bruit; c’est un autre rapide et on recommence. Cette
lutte entre le fleuve et le bateau, cette victoire continuellement
renouvelée de l’adresse de l’homme contre la force aveugle d’un élément,
aurait l’attrait de tout péril affronté et vaincu, s’il ne s’y joignait
le désagrément peu glorieux d’être mouillé jusqu’aux os par la pluie des
cascades et les lames qu’on embarque; ajoutez-y l’ennui d’être obligé de
se tenir toujours couché, immobile au fond d’un bateau; et tout cela
dure longtemps, car on rencontre quatre-vingt un rapides plus ou moins
importants entre Karesuando et Torneä, dans un espace d’environ cent dix
lieues.
La plus fameuse des cascades du fleuve est près de Muonioniska; elle se
nomme l’Eyanpaïkka (le saut des Garçons); elle est, dit-on,
très-redoutable, et on prend dans le voisinage un pilote tout exprès
pour la franchir. Les bateaux l’évitent ordinairement et font un
_portage_ sur le bord de l’eau; on me fit faire comme aux bateaux
craintifs, et par un motif de prudence on ne me permit pas de faire ce
saut périlleux. J’obéis, mais à mon grand regret; je fus m’asseoir sur
un rocher à l’extrémité d’une île qui partage le fleuve en cet endroit,
et du haut de mon observatoire je vis parfaitement arriver nos deux
bateaux, qui me firent l’effet de deux sabots d’enfant emportés par le
courant. L’Eyanpaïkka franchi, j’allai reprendre ma place au fond de mon
bateau; dans ma précipitation j’oubliai sur l’île ma pauvre chienne
laponne, et nous étions déjà loin quand je m’aperçus de son absence;
nous tenions beaucoup à ce chien et nous étions résolus à tout tenter
pour le recouvrer. Remonter le fleuve encore tout ému du saut qu’il
venait de faire, c’était tout à fait impossible; on prit le parti
d’aborder, et l’un des bateaux tenta de tourner l’île par l’autre bras
du fleuve. Je restai à la pointe méridionale de l’île, et, après avoir
traversé une longue prairie récemment fauchée, j’eus la satisfaction
d’apercevoir une métairie dans le lointain; je me dirigeai aussitôt vers
elle, comptant y demander l’hospitalité pour quelques heures. Je
traversai une grande cour entourée de haies et pittoresquement encombrée
de herses, de charrues et de ces grands triangles faits de trois
planches, qui servent en Suède et en Norvége à tracer des chemins dans
la neige[5]. Sur le seuil de la maison, je fus accueillie par une
vieille femme sèche et droite, qui, après avoir écouté le récit fait par
mon domestique, me fit entrer de bonne grâce et m’offrit une tasse de
lait et un escabeau sous le manteau de la grande cheminée; j’acceptai
l’un et l’autre.
[5] On attelle un cheval au sommet d’un des angles du triangle, et, à
mesure qu’il avance, les planches posées verticalement refoulent la
neige de chaque côté de la route.
La pièce où je me trouvais était vaste et propre; les dalles de pierre
étaient bien balayées, les murs soigneusement blanchis à la chaux
jusqu’à hauteur d’homme; point plafonnée, car on voyait au-dessus de soi
les entre-croisements des poutres de la toiture; quelques gros écheveaux
de chanvre pendaient aux solives, et sur des planches étaient posés des
vases de bouleau et quelques-unes de ces jattes de bois vernissé à
fleurs peintes que la Russie envoie partout comme un échantillon de son
goût semi-barbare, semi-asiatique. Une table de sapin, huit ou dix
escabeaux et un métier à tisser complétaient l’ameublement. La fenêtre
basse et garnie de verres troubles jetait un jour terne sur cet
intérieur simple et nu; heureusement la grande cheminée où brûlaient
royalement trois grosses bûches posées en hauteur, envoyait de joyeux
reflets autour d’elle.
Après m’avoir curieusement examinée, la vieille hôtesse se remit à filer
à la quenouille; bientôt je vis entrer une jeune fille de dit-huit à
vingt ans, grande, robuste, avec des cheveux blond pâle et des yeux bien
clair, qui, après avoir écouté avec étonnement le récit de sa
grand’mère, se plaça devant le métier et se mit à tisser avec une force
et une rapidité particulières. Je m’approchai pour examiner son travail;
elle me le montra avec une complaisance où perçait l’orgueil de son
adresse; elle fabriquait une grosse étoffe de laine à larges raies de
couleurs éclatantes, très-semblable à ces couvertures espagnoles dans
lesquelles se drapent les muletiers: ces étoffes, d’une originalité si
gaie, me semblent faites pour les regards d’un beau soleil, et non pour
les brumes des contrées du nord. Tout en regardant travailler mon
adroite hôtesse, j’étais fort préoccupée d’un détail d’ameublement dont
je ne vous ai pas parlé; je voyais sortir de la muraille, de distance en
distance, des broches de fer terminées par un large anneau, et je ne
pouvais m’en expliquer l’usage: c’étaient des candélabres; je le vis
lorsque le jour tomba. La jeune fille prit dans un coin des bûchettes de
sapin longues et minces, les réunit en faisceaux, puis, en faisant
entrer un paquet dans chacun des anneaux de fer, elle y mit le feu, et
une vive lumière se répandit dans la salle. Une longue habitude doit
être nécessaire pour se livrer à un travail quelconque avec ce singulier
éclairage, tant il varie dans son intensité; il produit du reste un
effet bizarre et amusant: les lueurs du feu si vacillantes donnent à
tous les objets des aspects fantastiques; les couleurs miroitent
étrangement; les contours se dérangent, et les choses inanimées prennent
une vie factice sous ces reflets multipliés et changeants. Cette manière
d’éclairer les chambres finlandaises m’expliqua pourquoi les murs
n’étaient blanchis qu’à hauteur d’homme et pourquoi on ne fait pas de
plafonds; le haut des murailles est abandonné à la fumée; elle le
badigeonne d’une belle couleur noire; de cette façon, les chambres sont
mi-parties noires et blanches et comme en deuil; cela leur donne une
physionomie tout à fait étrange. A la nuit close, le personnel masculin
de la ferme rentra; il se composait de quatre jeunes hommes et d’un
vieillard, mari de la fileuse; à leur arrivée il fallut recommencer, au
profit de leur curiosité, le récit de mon aventure; puis une servante
prépara le couvert et posa sur la table un large quartier de veau rôti
accosté d’un grand fromage et d’un immense pot rempli de lait. Je fus
conviée à prendre ma part de ce festin, et j’y consentis volontiers;
j’étais encore à la table hospitalière de ces braves fermiers, quand ma
bonne chienne, ramenée par mon mari, fit joyeusement irruption dans la
salle; elle bondit, jappa, hurla, me lécha follement et me donna tous
les témoignages en son pouvoir de l’affection la plus vive. Je fus
extrêmement heureuse de la retrouver; cette chienne m’était devenue fort
précieuse: car, outre sa rareté, c’était assurément un excellent et
intelligent animal; en quelques jours, elle avait été dressée à obéir à
toutes mes volontés.
Le dîner fini et l’hospitalité payée par un species, ce qui me fit
prendre pour une princesse par mes hôtes, nous remontâmes en bateau
malgré la nuit, afin d’aller coucher dans une grange située plus loin,
où nous devions arriver ce jour-là afin de ne pas déranger notre
itinéraire, qui avait réglé nos stations à l’avance.
Cette ferme, comme je vous l’ai dépeinte, vous donne une idée exacte des
habitations des riverains du Muonio; le lendemain de cette halte, nous
étions à Kélangi, le surlendemain, à Turtula; de cascade en cascade nous
arrivâmes ensuite et sans autre incident à Kengisbruck.
Près de Kengisbruck, le Muonio reçoit la Torneä[6] et quitte son nom
pour prendre celui de son tributaire; là elle s’élargit, se calme, et
ses allures deviennent plus conformes à la dignité d’un grand fleuve qui
approche de son embouchure.
[6] La Torneä sort du lac Torneä-Trask, situé en Laponie. Près de
Kengis, elle forme deux cataractes d’environ quarante pieds de haut.
La Torneä a de quinze à dix-huit cents pieds de large, et de
vingt-cinq à trente pieds de profondeur.
De belles forges ont été établies à Kengisbruck; elles fonctionnent
depuis plus de deux cents ans, et là, comme partout, l’industrie a
apporté son contingent de bien-être au lieu où elle est honorée. La
maison du directeur des forges est située à une demi-lieue dans les
terres. Nous dûmes faire ce trajet à la nuit noire, et, quoique bien
fatiguée, je ne m’en plaignis pas. Le chemin côtoyait une forêt de
sapins admirablement éclairée par la lune, alors dans son plein; ses
rayons perçaient de quelques flèches d’argent la voûte sombre des
arbres; au loin, la fumée rouge des forges montait dans l’air en
tourbillons épais, et à l’horizon une aurore boréale promenait ses
bandes de lumière pâle sur l’azur sombre du ciel; ce qu’il y avait
d’harmonies mystérieuses dans le contraste de toutes ces lueurs, je ne
saurais vous l’exprimer, et le pinceau lui-même serait inhabile à le
faire comprendre.
La maison des forges de Kengis est riche et hospitalière; nous y
trouvâmes des recherches de bien-être dont nous avions perdu l’habitude:
on nous logea dans une grande chambre boisée de sapin; la paille hachée
des lits était enfermée dans de la toile, et au lieu de peaux de bêtes
pour nous couvrir, en nous donna de l’édredon. Je m’apprêtais à jouir de
tout ce luxe, lorsque la lune s’étant couchée, l’aurore se fit si belle
que je sortis pour l’admirer. Je la vis d’abord s’agiter avec des
mouvements réguliers, comme une mer de lumière; puis deux grands bras de
feu sortirent du foyer principal et enfermèrent tout un côté du ciel. Au
bout d’un quart d’heure, ces bras se séparèrent en s’agitant comme les
tronçons d’un serpent blessé; la lumière prit mille formes étranges:
celle de rubans inextricablement mêlés, celle d’un peigne immense, celle
de panaches touffus, de gerbes amoncelées; enfin, lorsqu’après deux
heures de contemplation je rentrai afin d’aller me reposer, elle avait
la forme d’une couronne à fleurons aigus, posée à l’extrémité de
l’horizon. Cette couronne était absolument semblable à la couronne de
fer des rois lombards, dont nous voyons l’effigie sur nos pièces de
monnaie de l’époque impériale, et de chacune de ces pointes
jaillissaient mille rayons lumineux et mobiles.
Cette magnifique aurore boréale fut suivie d’un grand abaissement dans
la température; à peine avait-elle disparu qu’une neige épaisse commença
à tomber et donna à la terre ce manteau blanc dont elle reste couverte,
en Finlande, près de neuf mois de l’année.
Kengis marquera dans mon souvenir par ses admirables paysages; le
lendemain de cette belle nuit, que j’ai essayé de vous décrire, quand
nous arrivâmes au bord du Torneä pour nous embarquer, l’aurore
couronnait d’une teinte rosée le sommet des sapins de la forêt; bientôt
le soleil se leva derrière les arbres, de l’autre côté du fleuve, en
montant dans l’azur, son disque éclatant se doubla en se reflétant dans
l’eau; le tapis de neige des berges, les petits glaçons de la rive se
teignirent de pourpre et d’or: on eût dit des pierres précieuses
entourant un miroir d’argent. Jamais je ne vis plus splendide lever de
soleil.
A partir de ce jour, le froid ne nous quitta plus; il rendit
très-pénible la dernière partie de notre navigation. Le Torneä nous
offrit encore beaucoup de rapides, et les lames d’eau glacées ne nous
furent pas épargnées; malgré cet inconvénient, ma santé se trouva fort
bien du repos obligé. Le bon lait des fermes finlandaises, dont je fis
ma nourriture exclusive, me guérit à peu près de mes maux d’estomac, et
enfin, cher frère, de rivières en cascades, couchant tantôt en Suède et
tantôt en Russie, j’arrivai le 21 septembre à Mattaringuy, petit bourg
suédois, séparé de Torneä seulement par une quinzaine de lieues. Là j’ai
réuni toutes mes notes éparses, écrites sous la tente ou en bateau, et
je puis ainsi vous envoyer un historique assez complet et très-sincère
de ma traversée de la Laponie.
LETTRE VIII.
LA FINLANDE.
J’ai fait bien peu de chemin depuis ma dernière lettre; mais, puisqu’un
accident arrivé à ma voiture me retient une journée dans la peu
distrayante ville de Calix, je veux mettre ce temps à profit pour
revenir avec vous sur ces curieuses provinces finlandaises, dont je
touche encore les frontières, pays trop peu connu, et, à mon sens, trop
peu apprécié jusqu’à présent.
Les Finlandais ou Finnois forment une race à part des Lapons, des Russes
et des Suédois, avec lesquels ils sont en contact continuel. Ils
occupent les côtes du golfe de Bothnie et descendent toutefois beaucoup
plus au sud sur la côte russe; on trouve encore leurs mœurs et leur
langage à Abo; on ne rencontre plus sur la côte ouest que des Suédois,
dès qu’on a atteint la petite ville de Piteä. Quelques savants veulent
voir dans les Finnois une race orientale venue des plateaux ouraliens,
et en font les descendants des Hongrois; d’autres affirment reconnaître
en eux les caractères de la race aborigène de tout le reste de l’Europe.
J’ignore si ces conjectures ont rencontré la vérité, et j’ajoute même
que les questions de filiations de races, si elles n’éclairent pas
d’importants points d’histoire, me semblent des recherches d’une grave
puérilité; car aucune n’aboutit jamais à rien de positif. Admettons un
moment que l’origine asiatique des Finnois soit prouvée. Ils ont occupé
les sommets de l’Oural. Bien. Et après? dirai-je. Les monts Ourals
avaient-ils vu les premiers d’entre eux? On arrive toujours à cette
question si obscure de déterminer quels furent les premiers peuples
autochthones. Tout cela est plongé dans un mystère dont aucune main
savante n’a encore soulevé le voile; aussi, sans me casser la tête à
prendre parti pour ou contre les différentes opinions, j’aime autant
m’en tenir à la Genèse et supposer les Finlandais descendant comme nous
de Japhet, fils de Noé; cela est plus facile et n’est pas plus absurde
que beaucoup de suppositions à l’usage des académies de province. Vers
le milieu du XIIe siècle, nous voyons les Finlandais apparaître dans
l’histoire; le roi de Suède, Erik le Saint, vient les conquérir, et,
sous prétexte de leur apporter le christianisme, s’empare de leur pays,
aidé de saint Henry (l’Anglais), ne leur laissant d’autre alternative
que le baptême ou la mort. Naturellement les Finlandais vaincus se
convertirent en foule; mais pendant bien longtemps ils gardèrent dans
leur cœur l’amour de leurs anciens dieux. En abjurant le paganisme, ils
ne l’oublièrent pas; à l’heure où nous parlons, ce paganisme vit encore
dans leur mémoire: seulement il s’est transformé; de religion il s’est
fait poésie; ce n’est presque pas déchoir. Les dogmes sacrés sont
devenus légendes populaires; on les chante durant les longues nuits
d’hiver, quand le foyer de la ferme rassemble toute la famille. Ces
poésies se nomment _runas_.
Autant que j’en ai pu juger par d’imparfaites traductions, ces _runas_
racontent toute une mythologie compliquée, originale, mystérieuse et
bizarre à la fois, très-différente de la mythologie scandinave. Féconde
en inventions, comme l’ancienne religion des Grecs, elle place partout
des dieux, dans le ciel, sur la terre, au fond de la mer; elle anime et
vivifie les métaux, les pierres, les arbres; elle personnifie le chaud,
le froid, le vent, la pluie, la neige, les saisons; elle divinise le
chien et l’ours; elle peuple les solitudes de la Finlande d’une foule
innombrable de dieux, de déesses, d’esprits, de géants, de génies, de
follets, de nains, de sorciers. Les uns habitent la plaine, d’autres les
marécages, ceux-ci les halliers sombres des forêts, ceux-là les cavernes
de la montagne et les rochers des cataractes. Chacun de ces êtres
mystérieux vit de sa vie propre et, comme dans toutes les mythologies,
est agité de passions qui le font ressembler à l’homme.
Les _runas_ racontent les aventures merveilleuses et incroyables de
toutes ces divinités et les exploits d’une quantité de héros-dieux en
rapport avec elles; tout ce monde porte des noms bizarres mal commodes à
loger dans une cervelle française; l’un d’eux pourtant, le vaillant
Wanaïmoïnen, l’Odin finlandais, s’impose au souvenir par la fréquence de
ses apparitions dans la légende.
On rencontre parfois dans ces récits des expressions pittoresques et
délicates empreintes d’une vraie poésie; on me traduisit un jour
quelques vers d’une _runa_ où une jeune mère nommait sa fille ma branche
verdoyante, mon oiseau gazouillant, mon _poëme_. Ce dernier mot est
exquis.
A côté de récits pleins d’une grâce primitive, on trouve les choses les
plus singulières: un génie présidant à la colique, une déesse des veines
qui les file et les débrouille sur son fuseau d’airain.
Parfois les _runas_ racontent l’origine du monde et forment alors comme
une sorte de Genèse païenne qui ne manque pas de grandeur. L’une d’elles
décrit ainsi comment fut créé le fer:
«Au commencement, dit le poëme, il y avait trois vierges aux mamelles
gonflées et douloureuses; elles arrosèrent la terre de leur lait, la
première avec un lait blanc, la seconde avec un lait noir, la troisième
avec un lait rouge; les trois espèces de lait, en pénétrant dans la
terre, formèrent les différentes espèces de fer.»
Partout on trouve mêlée au récit la lutte éternelle de deux principes,
l’un bon, l’autre mauvais, se disputant l’empire du monde. Ainsi, au
nord comme au midi, en Finlande comme en Perse, l’esprit de l’homme met
toujours en présence le bien et le mal, le ciel et la terre, la lumière
et les ténèbres; en Finlande cela s’appelle Waïmoïnen et Hiisi, dans
l’Inde c’est Oromaze et Ahriman; les noms sont différents, la pensée est
semblable.
Je regrette bien que la rapidité de mon voyage ne m’ait pas permis de
recueillir des fragments plus complets de ces _runas_, qui forment des
poëmes si neufs et si inconnus[7].
[7] A l’époque où j’écrivais ceci, on n’avait pas encore l’excellente
traduction du _Kalewala_, de M. Léouzon Le Duc.
La tradition seule a conservé les _runas_ finlandaises et les transmet
de génération en génération, en les altérant ou en les embellissant.
Mais, outre cette poésie primitive restée à l’état flottant dans les
cerveaux, l’esprit du peuple est tourné vers la poésie; il l’aime, la
goûte et s’y essaye parfois avec bonheur; les femmes semblent en
particulier y réussir, et quelques-unes de leurs productions sont
regardées par ceux qui les comprennent dans leur langue comme des
modèles de simplicité et d’harmonie.
La poésie finlandaise emploie encore aujourd’hui le vers runique de
préférence au vers rimé; ce vers des anciens bardes se compose de huit
syllabes sans hémistiche et sans rime et a la forme allitérative. En
d’autres termes, il recherche la répétition de la même consonne
commençant un mot deux fois dans chaque vers; répéter la consonne sur
les deux premiers mots du vers ou la placer plus de deux fois dans le
vers, est considéré comme une richesse.
Pour bien faire comprendre mon explication, peut-être obscure, à des
esprits habitués à une autre forme et à une autre harmonie, je citerai
pour exemple ce vers si connu:
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?
qui offre par la répétition fréquente de la consonne un excellent vers
allitératif.
On m’a donné la traduction en prose d’une chanson de nourrice,
très-populaire en Finlande; j’ai essayé de la mettre en vers français,
tout en lui conservant autant que possible sa forme allitérative.
La voici:
Dors, dors, oiseau de nos champs d’orge;
Dieu doucement t’éveillera,
Pose-toi, petit rouge-gorge,
Sur ce lit qu’il te prépara.
Ce grand rameau rempli de feuilles,
Que balançait un beau bouleau,
Dieu l’a donné pour que tu veuilles
Dormir dessous dans ton berceau.
Le sommeil survient à la porte,
Et murmurant bien mollement,
Dit: «Voulez-vous pas que j’emporte
Dans mon palais ce pâle enfant?
Frêle et frileux dessous la laine,
Chaudement caché je le vois;
Mais l’oiseau léger de la plaine
N’est nulle part mieux qu’avec moi.»
Dors, dors, oiseau de nos champs d’orge;
Dieu doucement t’éveillera,
Pose-toi, petit rouge-gorge,
Sur ce lit qu’il te prépara.
Ceci est de la poésie populaire, faite par on ne sait qui et répétée par
tout le monde, mais la Finlande se vante de posséder de véritables
auteurs, se faisant imprimer et produisant des œuvres où se décèle un
vrai talent; on m’a beaucoup parlé de M. Berndston, fort connu et fort
estimé chez ses concitoyens. Je m’abstiens de porter un jugement sur M.
Berndston, n’ayant pu le lire que par fragments traduits, et sachant
combien la traduction altère en poésie les grâces de l’original. On me
donna, en Suède, une ballade de M. Berndston, composée sur la mort d’une
jeune et charmante fille finlandaise, qui se tua par désespoir amoureux,
fait fort rare dans ce pays au sang calme. J’ai reproduit cette ballade
en vers français; la difficulté d’en conserver le refrain m’a empêchée
de chercher l’allitération. Quant à l’exactitude d’expression, elle est
presque textuelle.
LES FIANCÉS
BALLADE DE BERNDSTON.
L’aube fraîche aux rayons amis
A réveillé la jeune fille;
Elle s’est levée, elle a mis
Sa robe de noce où l’or brille;
Sur son chemin, dans le gazon,
Des perles se sont amassées;
Des fleurs des champs c’est la saison:
Les roses sont sitôt passées!
«D’où vient la pâleur de ton teint?
De tes yeux une larme tombe.
Où vas-tu de si grand matin?
Lui dit sa sœur, ô ma colombe!
--Ma sœur, je viens de prier Dieu;
Les larmes vont aux fiancées,
Car leur prière est un adieu.
Les roses sont sitôt passées!
Pour le mêler à mes cheveux,
Je vais chercher un lis sauvage;
Puis, avant de partir, je veux
Errer seule sous le feuillage.
Ne me retiens pas, bonne sœur;
Les couronnes par toi tressées
Ne pouvaient pas plaire à mon cœur.
Les roses sont sitôt passées!
Je veux un instant près du bois
Écouter chanter l’alouette
Et fouler encore une fois
La mousse où croît la violette;
Je veux respirer les senteurs
Des forêts au vent balancées.
Je veux revoir toutes mes fleurs:
Les roses sont sitôt passées!
Si ma mère s’inquiétait,
Dis, ma sœur, que je suis allée,
Tandis que chacun s’apprêtait,
Cueillir des fleurs dans la vallée;
Embrasse-moi, je veux jouir
Des heures qui me sont laissées;
Je puis tarder à revenir...
Les roses sont sitôt passées!»
Aux bords du lac elle arriva;
Un homme était assis dans l’ombre;
Sur la jeune fille il leva
Un long regard, mais froid et sombre;
Sur son front triste l’on voyait
Empreintes ces mornes pensées:
«O mon Dieu! le bonheur me hait!
Les roses sont trop tôt passées!»
S’approchant doucement de lui:
«Pourquoi, mon bien-aimé, dit-elle,
Cet éclair sauvage a-t-il lui
Dans ton regard? Je suis fidèle.
N’es-tu pas maître de mon cœur?
Si mes douleurs sont effacées,
Le chagrin causa ma pâleur,
Les roses sont sitôt passées!
--Quoi, tu parles de tes serments?
Tu viens à moi, calme et joyeuse;
Adieu, va, je sais que tu mens;
Aux bras d’un autre sois heureuse!
Nos douces promesses d’amour
De ton souvenir sont chassées.
Tu les gardas à peine un jour:
Les roses sont sitôt passées!
Prenant la main de son ami,
Et le conduisant vers la rive
Où brillait le lac endormi:
«Notre plainte serait tardive;
De nos maux montrons-nous vainqueurs,
Toutes nos larmes sont versées;
Viens, l’amour seul règne en nos cœurs:
Les roses sont sitôt passées!
Allons plutôt, comme autrefois,
Sur le lac dans notre nacelle,
Que j’entende ta douce voix
Me dire ta chanson fidèle;
Que par tes accents amoureux
Mes oreilles soient caressées.
Allons, ami, soyons heureux!
Les roses sont sitôt passées!
Alors le jeune homme monta
Dans la barque aux flots balancée,
Et l’écho du bois répéta
La chanson de la fiancée:
Au milieu de ce chant si pur
Quelques plaintes s’étaient glissées,
Qui disaient, montant vers l’azur:
Les roses sont sitôt passées!
Sur l’eau le calme s’étendit,
Et quand on fut loin de la terre,
Alors la jeune fille dit:
«Est-il donc, ami, nécessaire
De retourner à nos douleurs?
Ici nos mains sont enlacées,
Restons à l’abri des malheurs:
Les roses sont sitôt passées!
Son amant l’écoute et sourit.
Puis, saisissant celle qu’il aime,
Il s’élance: et le flot s’ouvrit
Sous eux à ce moment suprême!...
Sur le lac on entend souvent
Se plaindre des voix oppressées,
Se mêlant aux soupirs du vent.
Les roses sont sitôt passées!
Cet essai, quoique incomplet, peut néanmoins vous donner une idée assez
juste de cette poésie finlandaise, pâle, douce et mélancolique comme le
pays qui l’a vue naître.
La Finlande accepta facilement le luthéranisme imposé par la domination
suédoise; aujourd’hui elle est complétement luthérienne, et peu de
familles ont embrassé la religion grecque dans les provinces soumises à
la Russie depuis 1808.
Les Finnois ont toujours été pacifiques; ils l’ont prouvé en se laissant
conquérir par les Suédois et en résistant peu aux Russes, envers
lesquels aucune tentative de révolte n’a eu lieu depuis près de quarante
ans, quoique le régime russe leur soit peu sympathique. Sans être
belliqueux, ils sont courageux et opposent la persévérance et la
résignation aux maux de la vie; ils sont loyaux, paisibles et
mélancoliques, reconnaissants jusqu’au plus absolu dévouement, et par
conséquent vindicatifs au point de ne jamais oublier une offense. C’est
un peuple, vous le voyez, chez lequel on trouve des éléments nobles et
intelligents; l’âpreté de leur climat, qui les prive du contact
civilisateur des autres peuples, empêche seul, sans doute, le
développement de toutes leurs facultés. Ils sont généralement laboureurs
et pêcheurs; peu sont marchands d’une façon fixe, tous le deviennent
quand les circonstances l’exigent; l’hiver, ils partent en traîneaux et
vont en Suède ou en Russie vendre des fourrures, du poisson salé, du
gibier et du beurre; le reste de l’année, ils cultivent une terre
ingrate, où ils voient rarement mûrir l’orge qu’ils ont semée.
Comme toutes les habitations septentrionales, les maisons finlandaises
sont construites en troncs de sapin, et composées de plusieurs petits
corps de bâtiments ayant chacun un emploi différent: le plus grand est
le logement de la famille; les autres servent d’étable, de grange, de
magasin et de salle de bain, appendice de toute maison finlandaise. Le
bain finlandais est le bain russe tel que nous le connaissons: une étuve
de bois remplie de vapeur d’eau bouillante, et un réservoir d’eau froide
pour les douches; seulement le mécanisme trop compliqué des chaudières
est remplacé par de larges pierres plates sur lesquelles on verse de
l’eau après les avoir fait rougir au feu. Par ce moyen on obtient
jusqu’à 60° de chaleur (centigrade). Dans quelques cantons on ne fait
pas usage des affusions et des immersions d’eau froide, et on ôte ainsi
à cet excellent bain ses qualités toniques et fortifiantes.
Les mœurs sont très-pures en Finlande, et la preuve en arrive à propos
du bain. Dans les étuves, où on est entièrement nu, hommes et femmes se
trouvent réunis sans qu’il en résulte aucun désordre. Un usage assez
généralement suivi me paraît encore plus singulier: il n’est pas rare
qu’une jeune fille fiancée partage le lit de son promis, et celui-ci
n’oublie jamais, dit-on, qu’il ne devra la considérer comme sa femme que
lorsque le sacrement les aura unis. Ce rapprochement ne lie pas les
fiancés absolument; car si, après avoir dormi l’un près de l’autre, ils
veulent rompre leur engagement, ils sont libres, et s’ils se séparent,
il n’en résulte aucun préjudice pour la jeune fille. De telles choses
sembleraient fabuleuses et impossibles si elles ne se passaient bien au
delà du cercle polaire, dans un pays où l’amour est pâle et le sang
tiède comme les rayons de son rare soleil.
A l’heure qu’il est, le langage, les mœurs et toutes les coutumes
finlandaises conservent encore toute leur originalité, et sont, par cela
même, curieux à étudier. Il n’en est pas de même du costume; il a subi
cette décoloration qui fait le désespoir des peintres; le bien-être du
peuple a sans doute gagné à recevoir les ballots de lainages allemands
et les cotonnades de l’Angleterre, mais le pittoresque s’est évanoui.
Adieu les manteaux de peaux de bêtes, les habits étrangement coupés, les
bijoux baroques, les armes bizarres! toutes ces choses charmantes à
rencontrer pour le voyageur ont disparu: il faut aller les chercher
maintenant jusque chez les Lapons, et c’est bien rude! Les femmes
finlandaises portent de longues robes de laine à tailles courtes, dont
les manches s’arrêtent au-dessus du coude pour laisser passer une manche
de toile blanche; elles nouent sur leur tête la fanchon suédoise en
cotonnade rouge ou bleue; les hommes ont des vestes rondes en wadmel
gris, des pantalons larges et des casquettes de cuir à longues visières.
Hommes et femmes se chaussent de bottes laponnes, faites de peau de
jarrets de rennes, et, sans cet indice, ressembleraient tout autant à
des Picards qu’à des Finlandais. Dans les grandes fêtes, m’a-t-on dit,
et particulièrement à Noël et le jour de leur mariage, on voit sortir
des coffres de magnifiques costumes: la fiancée porte une couronne
dorée, ses cheveux flottent sur ses épaules, sa robe est brodée de mille
couleurs; sa poitrine brille de l’éclat des bijoux d’or et d’argent;
malheureusement pour moi, n’ayant pu assister à aucune de ces
solennités, j’ai dû me contenter du récit de toutes ces magnificences.
J’y crois néanmoins, sachant combien le paysan au travail diffère
partout du paysan en fête; qui devinerait dans notre Normandie la belle
coiffure cauchoise sous le hideux bonnet de coton des femmes! Ajoutez
que j’ai seulement traversé les plus pauvres provinces de la Finlande;
j’aurais vu de beaux pays et de beaux costumes, si j’avais voulu
pénétrer un peu plus avant en Russie.
Les Finlandais forment une race forte et vigoureuse; ils sont de haute
taille, ont généralement les cheveux blonds, les yeux bleu pâle ou gris,
la peau très-blanche. Avec ces caractères extérieurs si différents de
ceux de la race laponne, on doit s’étonner qu’il se soit rencontré des
gens disposés à leur assigner une commune origine; les savants qui
soutiennent cette opinion l’ont probablement puisée dans un certain
rapport du langage des deux peuples, et non dans une étude _de visu_ de
leurs caractères distinctifs. Deux peuples, amenés par de continuels
contacts à s’emprunter des mots, cela s’est vu dans tous les temps; mais
une même race arrivant, sous un même climat, à se scinder de façon
qu’une fraction de ce peuple change sa physionomie, ses mœurs et son
costume, ceci sort des limites du raisonnable. Il suffit donc d’avoir
des yeux et de comparer un Finlandais et un Lapon, pour regarder comme
impossible la plus lointaine confraternité entre eux.
Les femmes finlandaises sont robustes et bien proportionnées;
quelques-unes sont vraiment belles; toutes sont très-fraîches pendant la
première jeunesse, mais la beauté dure peu sous ce climat rigoureux; à
trente ans les femmes semblent vieilles, et cependant l’enfance se
prolonge tard chez les jeunes filles; leur jeunesse est comme leur été:
un éclair rapide et éclatant, qui fait tout éclore à la fois et est
suivi d’un long hiver.
Les Finlandais ont des habitudes d’ordre et de travail; ils sont
persévérants et industrieux; chaque famille se suffit à elle-même,
cultivant ses champs, construisant sa maison, fabriquant ses meubles,
ses ustensiles et ses chaussures, tissant sa toile et son drap, et de
plus instruisant ses enfants, car chez eux comme en Suède et en Norvége
tous les paysans savent lire et écrire; ils possèdent même souvent des
notions élémentaires d’histoire et de géographie. Nouveau contraste avec
les Lapons, qui vivent oisifs, ignorants et nomades, prenant de la peine
seulement pour subvenir à leurs besoins matériels, et rentrant dans leur
morne stupidité dès qu’ils les ont satisfaits. Il y aurait beaucoup à
dire encore sur la Finlande, pour la bien faire connaître; cette tâche
sera sans doute entreprise un jour; pour moi, j’ai voulu seulement par
ces quelques pages vous tracer une légère esquisse de ce peuple peu
connu, et j’espère vous avoir intéressé.
Je reviens à ce qui m’est personnel, et à Mattaringuy, où vous m’avez
laissée.
Pour beaucoup de gens, Mattaringuy est le cœur de la Laponie; comme là
s’arrête la route qui du sud (comprenez Stockholm) monte vers le nord,
les voyageurs russes et suédois ne poursuivent pas plus loin leur
pérégrination, heureux de contempler sur la montagne voisine ce fameux
soleil du 20 juin, qui ne quitte pas l’horizon pendant vingt-quatre
heures. Du reste, pénétrer en Laponie en remontant les fleuves Muonio et
Torneä, est une entreprise presque impraticable, à cause de la violence
des courants et surtout des cascades, qui nécessiteraient des _portages_
trop multipliés. Lorsque les Finlandais des bords des fleuves
entreprennent ce voyage, c’est pendant l’hiver, alors qu’une couche
épaisse de neige permet aux traîneaux de glisser indifféremment sur les
fleuves et sur la terre.
Mattaringuy a acquis une certaine célébrité scientifique par le séjour
de l’académicien Maupertuis; c’est près de là, sur le mont Avasaxa,
qu’il fit les observations nécessaires pour compléter sa théorie de la
terre. Mattaringuy est un bourg composé seulement de quelques maisons
dominées par le clocher rouge d’une église; j’y trouvai une nouveauté
pleine de charme pour moi, je veux dire une _chiven_ (maison de poste),
et en lisant ce mot sur une porte j’eus la preuve que j’en avais enfin
fini des déserts marécageux et des fleuves violents. Nous nous hâtâmes
de payer nos bateliers, de congédier notre interprète finlandais et de
demander au maître de la maison une voiture pour nous mener jusqu’à
Torneä. Après avoir fait un très-frugal repas composé de laitage sous
plusieurs formes: soupe au lait, crème froide, lait caillé, fromage,
nous allâmes examiner notre équipage; on nous présenta un tilbury
champêtre, sans ressorts ni coussins, semblable à ceux dont se servent
les _förbud_ (courriers) en Norvége, en somme une très-jolie petite
charrette. Le cheval était beaucoup plus élégant que le carrosse; il
portait un grand harnais de bois couvert de houppes de laine et de
grappes de grelots qui babillaient très-haut à chacun de ses mouvements;
ce harnachement bizarre et pittoresque sentait le voisinage du goût
oriental de la Russie. La route de Mattaringuy à Haparanda côtoie le
Torneä, dont le cours devient très-majestueux en approchant de son
embouchure; à droite, la vue est bornée par une forêt de sapins coupée à
de rares intervalles par des champs de lin ou d’orge. Tout cela est d’un
calme un peu monotone; néanmoins la route me parut charmante, tant
j’étais dominée par la joie de me sentir sur la terre ferme; notre
cheval, plus gai encore que moi, trouva bon de nous verser dans un
fossé; mais, comme fort heureusement notre véhicule n’avait pas de
ressorts, nous en fûmes quittes pour un saut prodigieux et un retard
d’une heure; le soir même nous entrions dans Haparanda.
A Haparanda, miracle du progrès! je trouvai une auberge! Je ne voulus
rien voir, rien entendre, rien manger avant d’être dans un lit. Depuis
vingt-deux jours je ne m’étais pas déshabillée pour dormir! Il faut
avoir éprouvé nos fatigues, subi nos longues privations, pour comprendre
comment un lit devient la chose du monde la plus impérieusement
désirable.
J’expliquai mon vœu à la maîtresse de l’auberge, et, sur un mot d’elle,
une grande fille blonde et fraîche me conduisit par un escalier de bois
resté blanc à force de propreté, dans la plus belle chambre de la
maison. Les voyageurs sont précieux et rares à Haparanda; pour ce motif,
sans doute, on les loge dans des espèces de boîtes; celle dont je pris
possession était toute petite, avec des boiseries lilas rechampies de
filets jaunes et des meubles peints en blanc relevés de filets et
d’ornements vert tendre; le papier découpé de cette boîte de bonbons
était représenté par des stores de toile à jour, qui pendaient devant
les fenêtres: tout cela éblouissant de propreté, frais, coquet, rangé,
charmant! J’étais alors une bien indigne _papillotte_ de ce nid digne de
la robe de soie des dragées; et je le lus dans les regards de ma
conductrice; quel aspect que le mien ce jour-là! J’étais couverte de
poussière; mon malheureux costume d’homme ne luttait même plus, il
s’anéantissait en haillons; rien de plus dévasté et de plus affreux: en
m’apercevant dans une glace, je fus moi-même surprise; je ne me
reconnaissais plus! J’avais hâte de changer de physionomie; je fis une
longue toilette et me plongeai avec délices entre deux beaux draps
blancs.
Je restai quarante-huit heures dans ce lit sans pouvoir me décider à en
sortir; j’y serais restée huit jours si j’avais pu; mais il fallait
continuer notre route, et je voulais voir Torneä.
Haparanda, où l’on trouve des chambres si coquettes et de si bons lits,
est une petite ville suédoise posée en face de Torneä, à l’embouchure du
fleuve de ce nom, qui, comme vous le savez, sépare aujourd’hui la Suède
de la Russie; le Torneä est fort beau et fort large en cet endroit, et
le trajet qu’on fait en bateau pour aller d’une ville à l’autre dure
plus de vingt minutes. Vues du milieu du fleuve et embrassées ainsi dans
leur ensemble, ces deux villes qui se regardent offrent le contraste le
plus parfait. Haparanda, avec ses maisons bariolées, entourées de
parterres, ses toits rouges, ses fenêtres ouvertes en dehors, où le
soleil vient gaiement briser ses rayons, est comme un collier de
verroteries égrené sur la rive droite du fleuve; Torneä montre des
murailles grises, épaisses, discrètes, dépassées d’espaces en espaces
par de lourdes charpentes rougeâtres, par des clochers ou des dômes
couverts de plomb, surmontés de croix de fer. D’un côté, un jardin plein
de kiosques; de l’autre, une nécropole.
Le contraste se complète si on visite l’intérieur des deux villes; je
venais de quitter Haparanda, où tout était mouvement et bruit; c’était
jour de marché, les rues s’emplissaient de jeunes suédoises vêtues de
jupons bleus ou rouges, le cou orné de chaînes d’argent, portant sur
leurs têtes des corbeilles où s’entassaient de beaux poissons, du
gibier, des légumes; les jeunes garçons allaient et venaient, promenant
des chevaux, des vaches, des porcs, des moutons; tout ce monde occupé,
achetant, vendant, causant, riant, formait une mêlée active et joyeuse.
A Torneä, je vis des rues solitaires, où l’herbe cachait les pierres;
des maisons hermétiquement fermées; de temps en temps, sans bruit,
s’ouvrait une porte garnie de fer pour livrer passage à une ombre
enveloppée d’un manteau de laine noire, la tête cachée sous un bonnet
pointu; pas un mot n’était prononcé si une ombre en rencontrait une
autre: on eût dit autant de fantômes, habitants de lourds tombeaux que
surmontait cette forêt de croix et de cloches. Cloches muettes, du
reste, car jamais je ne vis tant de cloches ni un lieu plus silencieux:
ce silence était si profond que j’entendais dans les rues le bruit de
mes pas et le froissement de ma robe; j’ai erré ainsi plusieurs heures
dans cette cité qui se meurt, me demandant quelle volonté inconnue a
rendu cette ville déserte, ses cloches muettes, son peuple morne;
pourquoi la mort lui vient-elle avant la vieillesse? Elle est dépeuplée,
attristée, elle n’est pas en ruines; tout est jeune, gai, vivant, sur la
rive droite du Torneä; tout est, sur la rive gauche, désert et immobile.
Il en est de l’existence des villes comme de celles des hommes: leur
durée tient à des causes mystérieuses. A chaque minute du jour la vie
d’un homme s’achève et celle d’un autre commence; à un moment marqué sur
l’horloge de l’éternité, une ville s’éteint et une autre s’élève! Et
j’ai vu Torneä au commencement de l’automne, lorsque le soleil lui
apportait encore un peu de vie et de clarté; mais pendant le sombre et
rigoureux hiver, c’est bien pire. Voici ce qu’en dit Maupertuis:
«La ville de Torneä, lorsque nous y arrivâmes le 30 décembre, offrait
véritablement un aspect affreux; ses maisons basses se trouvaient
enfoncées jusqu’aux toits dans la neige, et le jour n’aurait pu pénétrer
dans la neige, s’il y avait eu du jour; mais les neiges tombant toujours
ou prêtes à tomber ne permettaient presque jamais au soleil de se faire
voir, même au midi, pendant les quelques moments qu’il paraît à
l’horizon.
«Le froid fut si grand dans le mois de janvier, que nos thermomètres de
mercure, de la construction de Réaumur, descendirent à 37°; ceux
d’esprit-de-vin gelèrent. Lorsqu’on ouvrait la porte d’une chambre
échauffée, l’air extérieur convertissait sur-le-champ en neige la vapeur
qui s’y trouvait, et en formait de gros tourbillons blancs. Lorsqu’on
sortait, l’air déchirait la poitrine; nous étions avertis de
l’augmentation du froid par le bruit avec lequel le bois dont toutes les
maisons sont bâties se fendait. A voir la solitude qui régnait dans les
rues, on eût dit que tous les habitants étaient morts; enfin on voyait à
Torneä des gens mutilés par le froid, et les habitants de ce climat
perdent quelquefois le bras ou la jambe. Quelquefois il s’élève tout à
coup des tempêtes de neige, et c’est un nouveau péril; il semble que le
vent souffle de tous les côtés à la fois; il lance la neige avec une
telle impétuosité que tous les chemins disparaissent. Le voyageur
surpris par un ouragan de cette espèce voudrait en vain se retrouver par
la connaissance des lieux ou les marques faites aux arbres; il est
aveuglé par la neige, et englouti s’il fait un pas.»
Et Torneä est à vingt-deux jours de marche du cap Nord, et à 14 degrés
de la baie Madeleine, d’où nous venons! Je ne puis plus songer sans
frémir à ce que nous fussions devenus dans un hivernage dont Dieu nous a
sauvés!
J’ai cité cette description de Maupertuis, parce qu’elle est, m’a-t-on
dit dans le pays même, parfaitement exacte. Dans d’autres circonstances,
je me suis abstenue d’appeler à mon aide le témoignage des voyageurs,
craignant de tomber sur des hâbleurs tels que Regnard, qui écrivit à
Sakajervi, à huit milles de Torneä, quelques vers emphatiques terminés
par celui-ci:
_Sistimus hic tandem, nobis ubi defuit orbis._
REGNARD, 18 août 1681.
«Nous nous arrêtons enfin ici, où la terre nous a manqué.»
L’illustre auteur du _Joueur_ et du _Légataire universel_ faisait, du
reste, beaucoup mieux les vers que les narrations de voyage; la sienne
est un tissu de fables sur la Laponie; il devait mal la connaître: ne
l’ayant pas visitée; car il s’arrêta, non aux limites de la terre, mais
aux frontières laponnes, qu’il dépassa à peine de quelques milles.
En quittant ce sombre Torneä, je me retrouvai avec plaisir au milieu de
l’active population d’Haparanda; je parcourus la ville dans le double
but de la voir d’abord, de me procurer une voiture ensuite. Comme toutes
les villes nouvelles, Haparanda n’a pour habitants que des marchands;
elle est l’entrepôt des provenances du sud, si utiles au nord, et de
celles du nord, recherchées par le sud; elle sert d’intermédiaire entre
les Russes, les Suédois, les Lapons et les Finlandais; elle possède à la
fois dans ses magasins des fourrures d’ours, de rennes, de loups, de
renards, d’hermines, des peaux de phoques et de morses, des planches, du
goudron, du beurre, du poisson salé, surtout du saumon et du blé, de
l’eau-de-vie, des pommes de terre, du vin, des cotonnades, des draps,
des rubans, même des livres, des bijoux, du café, du tabac, et quelques
autres objets comme ceux-ci, de grand luxe dans un tel pays. L’hiver,
Haparanda n’est pas moins active que l’été; la mer est immobile; son
port est fermé et désert; mais le froid, en gelant les lacs et les
fleuves; la neige, en comblant toutes les inégalités du terrain, ont
rendu praticables les pays abrupts de l’extrême nord; alors le Lapon
arrive avec ses rennes, le Finlandais avec ses chevaux, tous avec leurs
traîneaux légers et rapides, chargés de chair de renne et de gibier qui
s’expédient jusqu’à Stockholm dans un parfait état de conservation. Le
gibier, dont les forêts finlandaises abondent, consiste principalement
en perdrix, en gelinottes et en coqs de bruyères. Le jour où je visitai
Haparanda, le froid avait déjà rendu la chasse fructueuse, et je vis une
énorme abondance de gibier sur la place du marché; il me fut
très-agréable de retrouver la même abondance dans la cuisine de notre
hôtesse, et de faire enfin un vrai repas, avec soupe, rôti, confitures,
vin, etc., ce dont je m’étais fort tristement déshabituée.
Après ce repas succulent, on nous amena la voiture qui devait nous
conduire à Stockholm; c’était une sorte de _mylord_ rustique, posé sur
des morceaux de fer biscornus ayant la prétention mal justifiée d’être
des ressorts; l’extérieur était enduit d’un badigeonnage de teinte
douteuse; l’intérieur était du wadmel, cachant des coussins de foin; on
nous demanda, je crois, quatre cents francs de ce précieux véhicule; il
fallut se décider à les donner, sous peine d’hiverner à Haparanda. Le
marché se conclut, et notre départ le suivit de près. Le premier jour,
tout se passa assez bien; mais le second, en traversant Calix, une roue
se brisa, et le temps pris par le charron pour la réparer, je l’emploie,
moi, à mettre en ordre toutes ces notes et à vous les envoyer.
Maintenant, cher frère, au revoir en pays civilisé, je vous écrirai le
mois prochain de Stockholm.
LETTRE IX.
LA SUÈDE ORIENTALE.--LA PRUSSE.
Nous avons mis dix-neuf jours pour faire la route d’Haparanda à
Stockholm, quoique nous nous soyons bien peu arrêtés: un jour à
Sundswall, deux à Gèfle, un à Fahlun, voilà tout; et nous avons été bon
train avec ces petits chevaux de Suède, si laids et si vigoureux, dont
je vous ai parlé. D’Haparanda à Umeä (Uméo), il y a cent trente lieues;
on les fait dans une forêt de sapins; le premier jour, on trouve cela
ennuyeux; le second, insipide; le troisième, insupportable. La nature,
qui possède l’art souverain de faire les mêmes choses différentes entre
elles, semble l’avoir oublié lorsqu’elle fit les sapins; tous les sapins
semblent être le _même_ sapin; à peine, le mètre à la main,
trouverait-on quelques pouces de différence entre les hauteurs et les
grosseurs des troncs d’arbres. Le sapin, si beau avec sa tige élancée et
ses franges d’aiguilles vertes, lorsqu’on le voit au milieu des autres
arbres, devient horriblement monotone si on le voit seul pendant vingt
lieues; il est maudissable au bout de cinquante. Parfois, fatiguée de
ces grands rideaux vert sombre, fermant la route à droite et à gauche,
je descendais de voiture et entrais sous le bois; alors j’avais sur ma
tête une voûte obscure posée sur une forêt de mâts de navires; le tronc
de ces magnifiques arbres est lisse, droit et sans branches à une
très-grande hauteur; le sol est couvert d’une couche épaisse d’aiguilles
sèches, qui forment comme un plancher glissant; rien de plus triste
qu’une telle forêt: ni fleurs, ni mousses, ni herbes, ni insectes, ni
oiseaux. Quand j’apercevais un écureuil roux sautant d’une branche à
l’autre, c’était une joie; un renard s’enfuyant au bruit de mes pas,
c’était un événement. L’événement n’était pas rare du reste, et j’aimais
à rencontrer ces beaux renards fauves, dont la queue est tantôt
semblable à une massue et tantôt pareille à un magnifique panache,
suivant que le renard la laisse traîner ou l’agite. Souvent nous en
apercevions un assis au bord de la route; il nous regardait passer avec
cet air étonné et confiant d’un renard qui n’a point coutume de voir des
chasseurs, et si cependant nous faisions le moindre geste inquiétant
pour lui, il sautait légèrement dans l’intérieur de la forêt ou
traversait la route par un bond prodigieux. Ces renards-là sont en
vérité des écureuils à la plus haute puissance; ils en ont la grâce,
l’agilité, la belle queue, tout enfin, même l’odeur. Hélas! sans ce
dernier détail je n’aurais pas résisté au désir d’en rapporter un jeune
en France, car ils s’apprivoisent très-bien. Parfois, on rencontre un
spectacle étrange, la forêt a été incendiée; le feu d’un bûcheron ou la
pipe d’un berger ont suffi pour dévaster tout un canton. La flamme,
trouvant un aliment toujours nouveau dans ces troncs gonflés de résine,
s’est répandue comme une mer sur un espace de plusieurs lieues; les
grands arbres réduits en charbon restent encore debout, retenus par
leurs racines profondes; ils étendent autour d’eux leurs branches noires
dépouillées et affreuses comme des bras de squelettes échappés de
l’enfer; d’autres, rongés d’un côté par la flamme, ont encore des
branches vivantes qui prospèrent et verdissent sur un tronc à moitié
calciné, le sol est jonché de branches charbonnées et de débris, au
milieu desquels une nouvelle végétation s’élève pleine de séve et de
force, nourrie par l’excitant engrais des cendres refroidies. Le vert
éclatant des jeunes arbres, poussant dans ces brasiers éteints, offre au
regard le contraste le plus singulier. Comment de si formidables
incendies peuvent-ils s’éteindre? Question que je n’ai pu résoudre. Une
négligence, un hasard les allume, et ils s’éteignent d’eux-mêmes quand
ils ont encore des aliments autour d’eux! On voit des arbres servant de
limite au foyer incandescent; leurs branches roussies et desséchées sont
mortes sans avoir été atteintes par la flamme. Qui a circonscrit le
torrent dévastateur, qui a dit à ce feu: «Tu n’iras pas plus loin!» Sans
doute, celui qui le dit à l’Océan.
A cette extrémité de la Suède, le pays est triste et désert; quelques
arpents de terrain semé d’orge ou de seigle interrompent seulement la
monotonie de l’éternelle forêt de sapins; les routes sont étroites, mais
bonnes. La première ville que l’on traverse en allant de Torneä vers le
sud est Calix, d’où je vous écrivis. Calix doit à la rareté des
habitations dans la Suède septentrionale d’être classé parmi les villes;
partout ailleurs, ce serait un simple bourg. La ville donc, puisque
ville il y a, est une seule longue rue, non pavée, bordée de maisons
basses peintes en rouge; cette rue est à mi-côte d’une colline au bas de
laquelle coule le Calix, une belle et large rivière dont la ville a pris
le nom. Sa civilisation n’a pas encore permis de construire un pont sur
cette rivière: on la traverse dans un bac.
Après Calix, la route continue de suivre la côte à une distance plus ou
moins grande, et on arrive à Luleä (Luléo), aussi à l’embouchure d’une
rivière. Luleä est à la fois plus grand et plus laid que Calix: il a en
plus quelques maisons, et en moins la situation perchée, toujours
très-pittoresque. Après Luleä, on traverse Piteä, aussi sur une belle
rivière, et on atteint enfin Umeä. Umeä est une ville de quinze cents
âmes; elle possède trois ou quatre rues bien alignées, une vaste église,
une grande place, et une quantité raisonnable de maisons basses à
petites fenêtres. J’y trouvai pourtant le premier symptôme de luxe sous
la forme de meubles en acajou, dont était ornée ma chambre à l’auberge.
Depuis Haparanda, nous voyagions à peu près comme nous l’avions déjà
fait durant notre longue route sur la côte occidentale de la Suède, avec
un _förbud_ (courrier), pour éviter les retards, et nous arrêtant
quelques heures chaque nuit chez les paysans. Contrairement à ce qui
nous arrivait au début de notre voyage, nous rencontrions chaque jour un
meilleur gîte chez les paysans aisés. La propreté habituelle connaît
certaines recherches qui la font monter jusqu’à l’élégance: le plancher,
soigneusement blanchi, est couvert de menues branches de sapin répandant
dans la chambre une odeur doucement résineuse; les draps, de belle
toile, sentent la bonne lessive et attirent agréablement les gens
fatigués; ajoutez à cela les repas de bon gibier et de laitage, dont on
ne manque pas dans ces hospitalières maisons, et vous comprendrez
combien je les trouvais confortables, en revenant de mes pénibles
expéditions du Spitzberg et de la Laponie. Il est probable même qu’ils
ont beaucoup gagné à être comparés à mes récentes misères; mais, pour ce
motif ou pour tout autre, je leur garde un souvenir favorable.
L’aisance, chez ces bons paysans suédois, conserve dans ses formes un
certain air rustique et original, qui a sa saveur propre pour
l’observateur. Ils ne font pas, comme les bourgeois des villes, venir à
grands frais des meubles de pacotille, des papiers et des étoffes de
mauvais goût, pour orner leurs demeures; non, leur luxe sort de leurs
mains: il est le fruit de leur persévérance et de leur invention.
Ordinairement les lits, les tables, les buffets, les chaises, sont
recouverts d’une peinture rouge et bleue, émaillée d’étoiles, de soleils
ou de fleurs; sur le haut des meubles, courent, en guise de frise, des
cordons d’oiseaux impossibles, ayant seulement un bec et des ailes. Ce
genre d’ornementation manque de grâce et non de gaieté; il s’allie
parfaitement avec les grandes couvertures à raies bariolées, avec les
plats de verre où se met le lait caillé, avec la vaisselle d’étain ou de
terre brune, avec les grands vidercomes d’argent, avec les murailles
revêtues de la teinte claire du bois de sapin.
Entre Umeä et Sundswall, l’aspect du pays se modifie; il s’embellit de
quelques mouvements de terrain, les forêts s’éclaircissent, les arbres
prennent de la variété, les champs et les prairies viennent réjouir la
vue du voyageur, la fumée des fermes s’aperçoit plus souvent, on
commence à rencontrer des troupeaux de petites vaches, et de ces bons
chevaux suédois qui, quoique nourris d’herbes vertes, sont plus
courageux et plus forts que la plupart de nos chevaux gâtés. Dans toutes
les villes, nous trouvions une auberge, et il nous est arrivé de ne pas
y être traités comme chez certains paysans. Peut-être notre extérieur
prévenait-il peu en notre faveur; le fait est qu’étant réduits à aller
jusqu’à Gèfle (prononcez Yèvle) avec notre défroque de Laponie, nous
avions fort triste mine. Pour ma part, j’étais arrivée à un dénûment
voisin de la misère: quelle singulière figure devais-je avoir avec mes
cheveux courts, et ma casquette surmontant une robe recouverte par un
paletot de caoutchouc! Cet étrange assemblage devait me donner une
physionomie de bohémienne et de mendiante; heureusement, j’arrivais en
voiture; sans cela, on m’eût peut-être refusé un lit dans les fermes.
A Sundswall, je trouvai aux rues et aux habitations un air de grande
ville dont je fus intimidée, et je n’osai pas braver les regards dans
mon accoutrement habituel. Voulant cependant voir la ville, je me
composai un costume comme je pus; je revêtis mon unique robe, une robe
de velours, belle, épaisse et soyeuse autrefois, mais alors brodée des
reprises que je lui faisais chaque soir. Je n’avais pas de chapeau, et,
pour comble d’infortune, après avoir fouillé tous les coins du sac de
nuit qui me servait de malle depuis Kaafiord, je me trouvai trois gants
de la même main. Il fallait s’ingénier; je me coiffai d’un vieux voile
de dentelle noire; je cachai ma main nue sous un grand châle moins
maltraité que le reste de ma garde-robe par les nombreux bains de la
Laponie, et m’armant de hardiesse, je sortis. Malgré mes efforts pour ne
pas paraître trop extraordinaire, on me regardait beaucoup; je donnai
ordre à mon domestique de colorer d’_espagnolisme_, aux yeux des
habitants, la singularité de mon costume: ceci était afin d’expliquer la
mantille. Le remède fut pire que le mal: ces bons Suédois connaissaient
la France, quelques-uns y avaient été, mais aucun ne connaissait
l’Espagne. Une Espagnole! quelle rareté! Le bruit se répand, et chacun
d’accourir. «Oh! elle est blonde! Mais elle est bien grande!» Les livres
ne les dépeignent pas ainsi! Et puis c’étaient des yeux immenses, et des
questions à n’en plus finir. J’eus à peine le temps de me réfugier à
bord du bateau à vapeur, récemment arrivé, pour n’être pas trop victime
de mon mensonge. Le capitaine présidait à un débarquement général; il
nous reçut néanmoins à merveille. Quand mes curieux se furent un peu
dissipés, car j’étais suivie, je montai sur le pont, et là j’eus une
joie: je vis de grands paniers de pommes, de sincères et véritables
pommes, bien rouges et bien jaunes, comme en Normandie: cela sentait et
le sud et la France; les larmes m’en vinrent aux yeux; il y avait si
longtemps que je n’avais rien vu de chez nous! Ces pommes n’avaient pas
mûri à Sundswall, comme bien vous pensez, le bateau à vapeur venait de
les apporter, et elles étaient fêtées comme le sont à Paris les oranges.
Le capitaine du bateau, voyant mes regards de convoitise pour ses
pommes, m’en offrit deux; je les mangeai avec délices. En France, je
n’aime pas les pommes; mais, en Suède, en revenant du pôle arctique,
c’était bien différent.
Je rentrai à l’hôtel sans trop de gêne, à cause d’une pluie, protectrice
des Espagnoles, qui vint à tomber. Si mal que j’aie vu Sundswall, je
vais vous la décrire. La ville, construite aux bords de la mer, entre
deux rivières, est extrêmement humide; il y pleut, m’a-t-on dit, tout le
temps où il ne gèle pas: elle a, vous le voyez, un fort vilain climat. A
cause de ce climat, peut-être, on n’y voit pas une seule promenade; les
habitants pensent que, dans un tel pays, le mieux est de ne pas sortir
de chez soi. Leurs habitations, hautes et mal bâties, placées dans des
rues étroites, presque toujours comblées de boue noire, sont affreuses
au dehors, assez confortables à l’intérieur. Sundswall a de fréquentes
communications avec Stockholm et Abo en Russie. Sundswall est situé en
face d’Abo, sur la rive ouest du golfe de Bothnie; le bateau arrive tout
l’été chargé de denrées de toutes natures, d’étoffes, de meubles, etc.
Sundswall est une ville de bois, c’est tout dire; il n’y a rien à
chercher là, ni pour l’artiste ni pour l’antiquaire: le promeneur y
trouve un pavé de cailloutis, détestable pour les pieds et pour les
voitures, et il n’y a rien autre à regarder qu’une grande église et un
hôtel de ville, construits en bois comme la ville. Ces constructions de
bois sont sans doute commodes et appropriées au climat, mais en vérité
elles sont bien laides à voir, surtout dans les villes: une chaumière,
un moulin de bois peuvent être jolis; une église de bois peint a
toujours un faux air de joujou infiniment déplaisant. Au coin d’une rue
étroite, dans une sorte d’échoppe basse et sombre, s’ouvrant comme une
caverne sous une vieille maison, j’aperçus, derrière des vitres
troubles, quelques volumes fraîchement brochés; cela me ravit: je voyais
un libraire! J’ai donc rencontré à Sundswall des fruits, une douceur de
la vie matérielle; et des livres, une jouissance de la vie
intellectuelle. Ces quelques lieues faites chaque jour, depuis deux
mois, m’avaient enfin assez rapprochée des pays heureux pour que je
pusse sentir, dans cette petite ville de Suède, les lointains rayons de
ces deux astres qu’on appelle le soleil et la pensée.
Non loin de Sundswall, on entre dans la province de Gestrikland, une des
plus belles de la Suède; le sol apparaît alors plein de fertilité, le
feuillage touffu des chênes se mêle heureusement aux pyramides sombres
des sapins: ce sont les chênes les plus septentrionaux de la Suède: ce
bel arbre ne pousse plus au delà du 63° degré de latitude nord. Gèfle,
capitale de la province, est une ville plus riante que Sundswall; elle
est aussi un point important et prospère de la Suède: elle était pour
moi le point important où je devais trouver mes caisses. Dès mon arrivée
à l’hôtel, je m’empressai de faire déballer au plus vite une toilette
complète, afin de quitter mon costume hybride et affreux. Ici, je dois
le confesser dans toute la faiblesse de ma nature féminine, j’éprouvai
un très-grand plaisir à mettre une jolie robe fraîche, à grands volants,
et un chapeau de crêpe bien léger, bien couvert de fleurs, plein de
cette grâce dont nos modistes parisiennes ont le monopole. Ainsi
transformée, j’allai dîner chez le consul, où je reçus l’accueil le plus
empressé de la part de plusieurs aimables femmes que j’y rencontrai.
Elles me firent faire force descriptions sur ces étranges régions
arctiques et sur la Laponie, très-peu connue des Suédois eux-mêmes. Si
je n’eusse été si pressée par la crainte de la saison froide, j’eusse
volontiers prolongé mon séjour dans cette hospitalière petite ville de
Gèfle; mais mon désir de visiter les mines de Fahlun nécessitant un
détour assez long, je dus me résoudre à résister aux très-pressantes
instances qui cherchaient à me retenir. Le lendemain, de grand matin, je
m’asseyais de nouveau dans mon mauvais berlingot. A une vingtaine de
lieues autour de Gèfle, le paysage est charmant, à la fois fertile et
pittoresque; les champs cultivés sont coupés de beaux grands bois; les
collines entourent des lacs au bord desquels sont posées des habitations
de paysans, où respirent la paix et l’aisance. En approchant de Fahlun,
le sol s’appauvrit, on gravit des côtes pelées, on traverse des landes
arides; enfin, du haut d’un plateau pierreux, semé de quelques bouquets
de sapins, on aperçoit la ville au fond d’une vallée profonde. Des
maisons basses, enfumées, sont dominées par l’église et quelques autres
édifices, dont les toits, d’un beau vert clair et pur, sont les seules
taches de couleur gaie que l’on voie; cette belle nuance verte est due à
l’oxydation égale et parfaite des planches de cuivre qui forment les
toitures. La ville est affreuse, noire, couverte d’un ciel de fumée;
dans ses rues étroites s’agite une population hâve, chétive, misérable,
étiolée par une atmosphère à exhalaisons malsaines.
Quand j’arrivai, il tombait une pluie torrentielle; le pavé, formé de
cailloux pointus, était couvert d’une boue semblable à de l’encre
épaisse: on était sali et blessé à chaque pas. Malgré cela et les
cascades qui tombaient de tous les toits dépourvus de gouttières, je
voulus aller visiter les mines.
Les mines de cuivre de Fahlun sont les plus anciennes de toutes celles
de Suède; le directeur nous parla du XIIIe siècle. Pendant un long
espace de temps elles donnaient un minerai d’une richesse magnifique;
aujourd’hui elles sont à peu près épuisées, et c’est à grand’peine qu’on
obtient quatre pour cent des matières extraites du fond de leurs abîmes
au prix de tant de peines et de dangers. La longue exploitation dont
elles ont été l’objet a bouleversé le sol sur un long espace. On arrive
à l’entrée des mines par une route taillée en spirale sur le flanc d’une
colline élevée. Les excavations nécessaires et les éboulements
successifs qui ont eu lieu à différentes époques ont creusé à l’entrée
de la mine un gouffre dont on aperçoit à peine le fond, et où l’œil
plonge avec effroi à travers des fragments de rochers et d’énormes tas
de pierres; le minerai monte, du fond de ce gouffre au niveau du sol,
dans de grands paniers attachés à des cordes et hissés par des poulies.
Il y a quelques années, minerai, mineurs et visiteurs prenaient le même
chemin; maintenant on descend d’une manière moins effrayante dans les
entrailles de la montagne.
Avant de commencer ce voyage dans le noir, le directeur des mines, un
homme poli et obligeant, nous fit revêtir une grande robe de laine à
pèlerine, un chapeau de feutre à larges ailes et des bottes fortes;
ainsi accoutré, on a plutôt l’aspect d’hérétiques recouverts du
san-benito et marchant au supplice aimé de l’inquisition, que de gens du
monde curieux: mais on est sûr de préserver ses vêtements des brûlures
des acides qui suintent sans cesse le long des parois humides. Cinq
mineurs mal vêtus, à la physionomie souffrante, pâles sous la poussière
noire qui les couvrait, nous furent donnés pour guides; l’un d’eux
portait une énorme brassée de bûchettes de sapin: c’était notre
provision de lumière. Ces bûchettes, réunies dans un anneau de cuivre,
se tiennent commodément allumées à la main et répandent une clarté au
moins égale à celle d’une torche. Nous prîmes chacun notre torche et,
entourés de nos cinq hommes, nous commençâmes à descendre. L’escalier
des mines est taillé dans le sein même de la colline; il n’est recouvert
d’aucun revêtement; le plus souvent de simples traverses de bois
retiennent la terre et forment les marches. A gauche on a le flanc de la
montagne, à droite une légère barrière derrière laquelle on devine des
gouffres. Par moments on descend entre deux murailles rapprochées; mais
cela dure peu, et bientôt après on côtoie de nouveau les précipices.
Quand l’œil s’est habitué à la faible clarté des torches, on distingue
au-dessous de soi les mares d’eau noire et huileuse formées du continuel
suintement des voûtes; cet escalier inégal et humide est parfois
remplacé par des sentiers en pente, rapides, glissants et dangereux. Si
on rencontre une galerie exploitée et épuisée, sentier et escalier
s’interrompent, et on les retrouve au bout de la rue parcourue. Les
galeries sont hautes, voûtées, soutenues de loin en loin par de larges
contre-forts en bâtisse et des poutres entre-croisées; ces précautions
contre les éboulements rassurent imparfaitement, si l’on vient à songer
à l’énorme masse de terre qui pèse sur ces voûtes; on rencontre ainsi un
nombre incalculable de paliers et d’articulations. Les mines de Fahlun
sont bien différentes de celles de Kaafiord, et me présentaient pour ce
motif un autre genre d’intérêt: à Kaafiord l’exploitation est récente,
les galeries sont à peine percées, et regorgent de minerai; à Fahlun,
c’est une mine épuisée, où l’homme a multiplié ses efforts pour obtenir
un rendement devenu chaque jour plus faible. Dans leur état actuel, les
mines de Fahlun présentent, si je puis m’exprimer ainsi, le plus
magnifique monument par extraction que la main de l’homme ait jamais pu
produire. Figurez-vous un labyrinthe inextricable, immense, de rues
obscures qui se croisent, montent, descendent, se rapprochent,
s’éloignent, se rencontrent et se fuient; figurez-vous de temps en temps
des carrefours qui sont comme les nœuds de ces routes souterraines et
parfois tracent au milieu des ténèbres une espèce d’étoile dont chaque
rayon est une galerie perdue profondément dans les terres; figurez-vous
enfin une sorte d’écheveau sombre et effrayant de rues, de corridors, de
ponts, de sentiers, d’escaliers et de rampes, dans lequel, même bien
accompagné, on frissonne à chaque instant, dans la crainte de ne pas s’y
retrouver. A mesure que l’on descend, l’air se raréfie; à cent cinquante
ou deux cents pieds sous terre, on est fort incommodé par une vapeur
épaisse d’exhalaisons sulfureuses; dans les rares moments où l’on peut
distinguer les objets, les parois des galeries brillent par places comme
des murailles féeriques; les filons de cuivre mêlés de fer, d’argent,
d’or, de cobalt, de pyrite, d’arsenic (qui dans le commerce de bijoux
prend le nom de marcassite), ont donné au minerai des teintes violacées,
irisées, bronzées, chatoyantes, du plus superbe effet; de temps en
temps, un morceau de grenat ou de cristal de roche étincelle sous un
rayon de lumière.
Vers le milieu de la mine, on a creusé un puits d’une immense profondeur
et d’un diamètre de dix à douze pieds; il reçoit les eaux des galeries
de tous les étages, qui viennent y aboutir à cet effet; il ressemble
ainsi au tronc d’un arbre immense, dont ces salles, ces galeries et ces
rues seraient les rameaux. Des fenêtres en voûtes s’ouvrent sur ce puits
à tous les étages, et permettent aux mineurs d’y venir puiser, s’ils ont
besoin d’eau, sans faire un trajet fatigant. Lorsque nous fûmes à une
des fenêtres de l’étage inférieur, deux mineurs, placés à l’orifice du
puits, y jetèrent d’énormes brassées de sapin enflammé; les bûchettes,
en s’éparpillant, lançaient de vives clartés, et, à mesure qu’elles
passaient devant les grandes fenêtres, elles éclairaient les profondeurs
mystérieuses des galeries. On avait alors, pendant quelques secondes, un
coup d’œil fantastique et admirable; le tourbillon de feu descendait en
pétillant, faisant briller chaque goutte d’eau des murailles comme un
diamant, et remplissant de lueurs éclatantes toutes ces sombres voûtes
qui s’entre-croisaient; puis il allait s’éteindre avec bruit dans l’eau
plate et noire, et, lorsque la dernière flamme était éteinte, le silence
des souterrains me semblait plus profond et ses ténèbres plus épaisses.
Nous descendîmes à plus de trois cents pieds sous terre; là, la route
prend un autre aspect, celui d’une poutre traversée de branches de fer
comme un perchoir de perroquet, et elle disparaît, sous cette forme,
dans les entrailles de la mine. Je m’arrêtai là, pensant en avoir assez
vu, et, après m’être reposée un moment sur un bloc de pierre,
j’entrepris de remonter au jour. Cette dernière partie de mon expédition
ne fut pas la plus facile, et je souffris beaucoup de la boue glissante,
de la vapeur empestée et des gouttes glacées; en faisant cette
ascension, ma fatigue s’augmentait, n’étant plus soutenue par ma
curiosité. Je mis près de deux heures à venir retrouver l’air pur.
J’arrivai enfin, je revis le ciel, la nature, les arbres, la lumière et
la sauvage vallée de Fahlun, sa ville triste, laide, enfumée; tout cela
me parut un paradis, comparé à ce dédale de ténèbres d’où je sortais.
En jetant un dernier regard à ces gouffres malsains et horribles des
mines, je me demandais avec stupeur comment il était possible qu’il y
eût des mineurs. Oui, il y en a, et des milliers; des milliers
d’existences s’écoulent dans ces enfers humides. Si l’on nous disait: En
Chine, des multitudes d’hommes passent leur vie entière dans les
profondeurs de la terre, au milieu d’une obscurité complète et de
vapeurs suffocantes; ils sont soumis à un travail dangereux et fatigant
qui abrége leur existence; ils le savent! Voudrions nous croire un
pareil récit? Et cela se fait sous nos yeux, en pleine Europe, en France
même, et des populations entières languissent, souffrent et meurent sous
ce travail accablant, et, hélas! nécessaire, jusqu’à ce que les
machines, ces bienfaitrices de l’ouvrier, aient remplacé les mineurs.
Oh! martyrs de la pauvreté, que de noms à ajouter à vos annales!...
J’ai fait la route de Fahlun à Stockholm dans un nuage chargé d’eau;
j’ai en vain cherché à voir le paysage; de temps en temps mon voile gris
se déchirait et j’apercevais, entre deux averses, le jour, une
perspective de champs bien cultivés, ou le soir, quelque feu placé à
l’avant d’une barque de pêcheur, afin d’attirer les truites des lacs,
qui venaient se faire prendre avec un petit trident fait pour cela.
Enfin, un matin j’entrai dans Stockholm, et dès le premier moment je fus
charmée de son aspect; je retrouvais enfin une belle grande ville,
animée et élégante; j’entrevoyais, en passant rapidement, de riches
magasins, les églises, des palais, des statues, et je saluais
joyeusement ces indices de la civilisation complète au milieu de
laquelle j’allais me retrouver. Le lendemain, je fus bien autrement
enchantée par ma première sortie: du sommet d’une haute colline nommée
Mosebakkan, on a le panorama entier de la ville; on voit Stockholm à vol
d’oiseau, à peu près comme on découvre Paris du haut des buttes
Montmartre; de ce lieu, je dois le dire, la comparaison est toute à
l’avantage de la capitale de la Suède. Stockholm possède toutes les
beautés naturelles; sa situation est sans doute unique dans le monde;
placée juste à l’endroit où le Melar se verse dans la Baltique, elle
réunit les éléments les plus divers du pittoresque: un lac, la mer, des
îles, des canaux, des touffes de verdure agréablement disséminées, puis,
entourant tout cela, un horizon sans limites, où l’œil ne rencontre que
les plaines agitées de la mer ou les sommets ondoyants des forêts. Les
clochers des églises, les mâts des navires, la fumée du toit des
maisons, ajoutent à ce splendide paysage le mouvement et la vie, et
complètent sa grandiose harmonie. Stockholm, embrassée ainsi d’un
regard, apparaît bien réellement comme la cité reine du nord; elle
serait la rivale de Constantinople, si elle avait le soleil. A
l’intérieur Stockholm peut se diviser en ville neuve et ville vieille.
Le centre de la ville est, comme à Paris la Cité, bâti irrégulièrement
en rues étroites; les maisons y sont vieilles, mais la plupart manquent
de ce caractère et de ce style auquel se prêtent les maisons de pierres
et non les maisons de bois et de briques. Les faubourgs renferment les
quartiers élégants et aristocratiques; les rues y sont larges, propres,
bordées d’habitations modernes, habitées par les gens riches, les
étrangers et les nobles. Peu d’édifices attirent l’attention; un seul,
l’église de Riddardholm, ancienne sépulture des rois de Suède, est une
belle et massive construction du XIVe siècle; on la laisse dans un grand
abandon, et le voyageur peut à peine lire, sous la poussière des
siècles, les noms illustres inscrits sur ses dalles sépulcrales. Les
places de la ville réparent en partie l’oubli qu’on constate à
Riddardholm: j’ai vu la statue de bronze de Gustave-Adolphe et celle de
Charles XIII; j’ai vainement cherché celle de Charles XII.
Le palais des rois de Suède, comme la ville elle-même, tire sa
principale beauté de sa position: il est entre la mer et le lac; il a la
forme carrée; une de ses façades domine un beau pont de pierre jeté sur
le Melär. Ce pont, dont l’arche du milieu repose sur une petite île
transformée en un charmant jardin, est d’un aspect ravissant.
L’architecture du palais rappelle la cour du Louvre, modifiée par le
goût lourd, sobre et froid du XVIIIe siècle; les proportions de son
ensemble peuvent seules être louées sans réserve; la façade du côté de
la mer, précédée d’un jardin, ornée d’un large balcon de pierre, est
d’un bel effet, surtout vue de loin.
Le roi et la famille royale occupent une partie de ce vaste édifice; les
musées de peinture, de sculpture et d’antiquités, la bibliothèque
royale, prennent le reste. Les appartements sont de ce style empire qui
trouve moyen de faire des choses disgracieuses, mesquines et pauvres
avec de l’or, du marbre, des sculptures, des bois précieux et des
soieries, parce qu’il répand l’or sur des cous de cygnes, sur des
griffons, sur des flèches, sur des pommes de pin et sur des étoiles;
parce qu’il taille le marbre en vases dits Médicis ou en bustes drapés
comme le faux romain du Directoire; parce qu’il constelle les
magnifiques étoffes de Lyon de rosaces insipides encadrées de hideuses
palmettes. Tout cela, du reste, fait beaucoup plus penser au maréchal
Bernadotte qu’au roi Charles-Jean.
Les musées de peinture et de sculpture contiennent un petit nombre
d’œuvres assez choisies; celui des antiquités scandinaves est aussi
curieux, mais moins riche que le musée de Copenhague. Le musée qui m’a
le plus intéressée n’est pas dans le palais: c’est un musée d’un genre
inconnu chez nous, un musée de souvenirs, si je puis ainsi m’exprimer;
il offre la collection des vêtements historiques des souverains de la
Suède, particulièrement de ceux qu’ils portaient le jour de leur
couronnement et le jour de leur mort.
Cela présente un intérêt profond; un semblable musée serait bien
précieux chez nous. Quel prix aurait à nos yeux la toque qui couvrait le
front de François Ier devant Charles-Quint, le pourpoint percé par
Ravaillac, le manteau de Louis XIV le jour de son sacre, ou seulement la
redingote de Napoléon à Sainte-Hélène[8]!... Depuis de longues années
les Suédois mettent à exécution cette pensée nationale et réunissent
dans des armoires formées par de grandes glaces tous ces vêtements, dont
quelques-uns sont des reliques historiques. J’ai vu la chemise de
Gustave-Adolphe à Lutzen; le corps est déchiré, les manchettes sont en
lambeaux, et partout le sang du héros de la guerre de Trente ans forme
de larges taches devenues brunes par le temps. Près de là est le costume
entier de Charles XII le jour de sa mort; je remarquai surtout son large
chapeau de feutre tout bossué; sur le devant, on voit le trou rond de la
balle qui perça cette cervelle si fière, si héroïque et si folle à la
fois. Charles XII a été atteint en brave, au milieu du front; son
dernier regard à Frédéricshall fut, comme toujours, tourné vers
l’ennemi. Près des dépouilles de ces soldats illustres, on voit une
grande robe de soie de couleur foncée, qui a une déchirure près du cœur:
c’est le domino de Gustave III. La déchirure a été faite par le poignard
de l’assassin Enkastrom. Ainsi de suite. L’histoire elle-même passe sous
vos yeux sous une forme vive et saisissante, qui éveille en foule les
souvenirs et s’empare des émotions. Ces vêtements font l’effet de
spectres; on regarde si un front pâle n’apparaît pas sous les chapeaux
rabattus, si une main glacée ne soulève pas les plis roides des
manteaux! Les diadèmes, les colliers, les longues robes brodées d’or des
reines, laissent une impression plus mélancolique. Quelle femme
ont-elles parée? A peine sait-on quelques noms; toutes ces pompes ne
rappellent rien. Pauvres femmes! elles ont eu pourtant la jeunesse, la
beauté, la royauté, triple couronne; et on les ignore? Oui. Elles
n’avaient que ce qui passe!
[8] Un musée analogue a été récemment formé au Louvre; il n’existait
pas lors de mon séjour en Suède.
Deux noms surnagent sur tout cet oubli: la grande Marguerite et la
grande Christine; le grand guerrier, le grand politique. O femmes! aimez
et soyez heureuses dans la vie, ou souffrez, travaillez et faites-vous
grandes pour la mort.
Dans la dernière armoire, à moitié occupée, on voit resplendir la robe
lamée et le manteau de velours semé d’étoiles portés le jour de son
couronnement par Mlle Clary, reine de Suède, femme du roi Charles-Jean.
Les autres vitrines sont tout à fait vides. Qui dirait, à voir une de
ces belles armoires vernies, dorées, avec ses glaces et ses moulures,
qu’elle est sœur jumelle d’un cercueil? L’une et l’autre s’emplissent le
même jour!
Après avoir parcouru la ville, on va visiter le parc du Diurgard, le
Neuilly du roi de Suède, placé aussi aux portes de Stockholm; le roi y
passe une partie de la belle saison. Par une coutume qui a quelque chose
de patriarcal, le jardin du roi est aussi la promenade du peuple; point
de grilles fermées, de guérites, de sentinelles, de gardes rangés en
haie; si le roi sort, il apparaît comme un promeneur mêlé aux autres
promeneurs, devant lequel chacun s’incline avec respect. Le chef de
l’État marche sans crainte au milieu de son peuple: une telle confiance
honore à la fois un roi et une nation.
Le parc de Diurgard est magnifique; j’y ai vu des chênes qui m’ont
rappelé les chênes de Fontainebleau, des gazons dignes de Saint-James’
park, des parterres comme aux Tuileries; devant l’habitation royale on a
placé une vasque de porphyre rouge d’un seul morceau, qui a neuf pieds
de diamètre et pèse neuf mille kilogrammes; elle fut tirée des carrières
du sud de la Suède, et on employa deux cents hommes à la transporter.
Cette superbe vasque ne serait déplacée devant aucun palais, et elle
fait peut-être paraître un peu mesquine la façade bourgeoise de la
maison de campagne du roi de Suède.
Si Stockholm possède peu d’églises et de monuments intéressants pour le
voyageur, en revanche elle a un grand nombre de salons, dont la plupart
s’ouvrirent devant moi avec l’empressement le plus flatteur. Je me
trouvai là comme chez moi, tout le monde parlant français; des manières
nobles et affables, un esprit de conversation vif et varié, des femmes
jolies et élégantes, une France enfin à cinq cents lieues de la France:
plusieurs de nos villes de province sont assurément plus loin de Paris
que certains quartiers de Stockholm. J’aurais bien volontiers passé deux
mois au milieu de toute cette bonne compagnie; mais malheureusement
l’hiver n’attend personne; il fallait partir ou rester jusqu’au mois de
mai, à cause des glaces de la Baltique. Je partis donc, au bout d’une
semaine, malgré de vives instances, malgré les attrayants récits des
plaisirs que l’hiver amène dans la capitale du nord: courses en
traîneaux, chasses aux flambeaux, bals éblouissants. Je partis, non sans
regrets, et emportant de cette charmante société suédoise le souvenir le
plus sympathique.
C’était vraiment grand dommage de courir si vite en quittant Stockholm;
car je devais, pour gagner le port d’Ystad, traverser les plus belles
provinces de Suède: la fertile et héroïque Dalécarlie, la Sudermanie aux
beaux lacs, la Scanie aux côtes heureuses. Nous ne nous arrêtâmes même
pas pour dormir; de temps en temps j’apercevais sur le pas d’un gaard
rustique quelques-uns de ces blonds Dalécarliens qui, avec leurs grands
chapeaux, leurs longs cheveux, leurs bas rouges, leurs souliers carrés à
hauts talons, leurs braies larges, ont l’air de gentilshommes de la cour
de Louis XIII devenus paysans sans avoir cessé d’être élégants.
La Suède méridionale offre d’admirables paysages. J’avais sans cesse
sous les yeux un panorama dont les beautés variaient à chaque instant:
les grandes forêts versaient leurs ombres sur d’agrestes vallées;
l’émeraude des lacs s’enchâssait dans les tons chauds des plaines
couvertes de chaume; quelque belle rivière allait rejoindre la mer entre
deux rives de prairies, ou bien nous traversions Nykoping, Norkoping,
villes grandes et gaies où les physionomies ont comme un reflet de la
riante nature qui les entoure. Linkopig, commerçante et bien bâtie, est
encore mieux située que les deux autres, étant placée sur le trajet que
fait l’écoulement du lac Weter pour gagner la Baltique.
Une nuit, près de cette dernière ville, nous eûmes un spectacle
merveilleux; le ciel s’enflamma et une aurore boréale rouge vint y
promener ses lueurs mouvantes. Au début, nous n’avions vu que de longues
spirales d’un rose pâle tourmentées et tordues comme des joncs
entrelacés; puis le rose devint pourpre et les joncs devinrent les
cordes d’une harpe gigantesque dont une main mystérieuse semblait remuer
les cordes silencieuses; enfin les contours se déplacèrent, le mouvement
se ralentit, et il ne resta à l’horizon qu’une sorte de roue immense et
rouge qui disparut lentement derrière les collines en les colorant de
lueurs, comme l’aurait fait un incendie lointain.
Cette aurore boréale, remarquez-le, était rouge, différant en cela de
toutes celles que j’avais observées dans les contrées de l’extrême nord,
où elles nous apparurent toujours d’un jaune pâle un peu verdâtre,
couleur de soufre.
Bien nous en avait pris de nous tant hâter; nous entrions à Ystad au
moment où le bateau à vapeur chauffait sa machine, et ce bateau était le
dernier qui dût faire le trajet cette année. A partir des premières
glaces, les correspondances par mer sont interrompues, et Stockholm
reçoit ses lettres par le Danemark. Ystad est un petit port à la pointe
sud de cette immense presqu’île qui comprend la Suède et la Norvége; il
est éloigné d’Helsingborg, où je posai pour la première fois le pied sur
la grande terre du nord, de quelques milles; j’ai donc fait bien
complétement mon tour de Suède, puisque, ayant monté les côtes à
l’ouest, je les ai descendues à l’est, et sous ce rapport je prétends en
remontrer aux Suédois eux-mêmes, plus curieux, s’ils voyagent, de venir
voir Londres ou Paris que d’explorer leurs huit cents lieues de côtes.
Tandis que l’alerte hôtesse d’Ystad mettait rapidement à la broche son
meilleur poulet à notre intention, je regardai par la fenêtre de
l’auberge et crus avoir sous les yeux une décoration d’opéra comique.
Une foule élégante, bariolée et pimpante, bourdonnait joyeusement sur
une place entourée de maisons proprettes enjolivées de peintures. Des
paniers, des chevaux, des baraques de toile et de bois encombraient le
terrain; c’était jour de foire, et de plus fête au pays. Il fallait voir
les belles robes, les colliers d’argent, les fines toiles à jour, les
broderies de laine et tous les coquets ajustements qui s’étalaient là!
Ah! cette fois les armoires, si discrètes pour moi, s’étaient enfin
ouvertes, et avant de quitter ce beau pays dont j’avais si bien vu les
paysages, je pouvais jeter un coup d’œil sur ses costumes pittoresques.
Les femmes d’Ystad portent la longue robe de laine brune ou bleue, sur
laquelle tranche un tablier de couleur très-vive; le corsage de la robe
est orné de plusieurs rangs de chaînes d’argent et de plaques d’argent
incrustées de verroteries qui font un effet riche et joyeux; leur
coiffure est délicieuse: c’est une sorte de béret en étoffe de laine
rouge vif, monté en éventail, posé sur le côté de la tête; cela ajoute
un piquant particulier à ces placides et roses visages suédois, et
relève un peu la fadeur des cheveux d’or et des yeux où semble se
refléter l’azur pâle du ciel du nord. Je suis descendue et me suis mêlée
un moment à cette multitude animée, gaie comme une foule méridionale;
j’ai acheté à une belle baraque, qui brillait comme un maître-autel
espagnol, une parure de Scanienne bien complète; j’ai eu pour
cinquante-quatre francs une croix grande comme ma main, un collier à six
chaînes et une douzaine de grands boutons de corsage, le tout en
filigrane d’argent orné de pierres fausses et fabriqué dans un goût naïf
et original, qui fera un très-bon effet dans un bal costumé.
Il fallut partir; le paquebot était prêt; la vapeur grondait dans sa
prison comme un monstre captif impatient de dévorer l’espace; je
m’embarquai, et en peu d’heures cette belle, poétique et hospitalière
terre de Suède disparut à mes yeux. Cette courte traversée d’Ystad à
Greiswald fut affreuse: la mer, tourmentée par le vent, nous secouait
sur des vagues courtes et brusques, contre lesquelles la machine luttait
en vain; je ne puis vous dire à quel point le mal de mer m’accabla
pendant seize heures, moi si bien aguerrie et qui avais si
victorieusement résisté aux terribles caprices de l’océan Glacial,
Peut-être étais-je à bout de forces; le fait est que j’arrivai à
Greiswald incapable de me tenir sur mes jambes, et je dus y garder le
lit quarante-huit heures.
Greiswald est un petit port du Mecklembourg dont le commerce ne doit pas
être fort actif, si j’en juge par son aspect paisible; le plus beau de
la ville est un magnifique jardin qui lui sert de promenade; le reste se
compose de rues régulières bordées de maisons blanches à contrevents
verts, dont la physionomie prude, grave, roide et, comme on dit, tirée à
quatre épingles, annonce le voisinage de la Prusse.
Un voiturier, possesseur d’une immense et détestable calèche, nous
conduisit à petites journées de Greiswald à Berlin; cette façon de
voyager est, par un mauvais temps, le triomphe de l’ennui, surtout si on
traverse un pays tel que ce côté de la Prusse. Figurez-vous la Beauce
avec ses champs roux à perte de vue et ses longues lignes d’arbres
bordant le pavé des routes; de temps en temps cependant on trouve un
village: alors c’est charmant. En Prusse, les chaumières ont toute la
grâce, toutes les lignes rompues et harmonieuses qui manquent aux
maisons; les plus pauvres sont les plus jolies; elles sont en torchis,
soutenues par des pans de bois qui forment des zigzags capricieux sur
toutes les murailles; leurs grands toits de chaume sont plus hauts
qu’elles-mêmes et les encapuchonnent de façon pittoresque. Entrez-y et,
grâce à quelque monnaie, vous y trouverez toujours d’excellent laitage,
du gros bon pain et un accueil cordial de la part de quelque robuste
ménagère aux bras nus, entourée d’une armée de marmots ébouriffés et
joufflus.
Berlin n’est pas dans les régions hyperborées: c’est une belle capitale
très-rapprochée de Paris; maintenant trop de gens l’ont connue, dépeinte
et explorée, pour que je prétende vous en donner une description; je
dois me borner au récit de mes impressions toutes personnelles. Je vous
engage même à vous méfier un peu de mon jugement, je ne suis plus dans
une bonne disposition d’esprit pour apprécier ce qui n’est plus hors des
limites ordinaires du voyageur; j’ai tant vu de pays, j’ai été émue par
de si grands spectacles de la nature, que tout entière sous l’impression
de mes récents souvenirs, je reste froide en présence de beaucoup de
choses généralement admirées; je suis émoussée. Tout ceci est
probablement cause que Berlin, avec ses grandes rues, ses vastes places
et sa population riche et civilisée, m’a néanmoins fort ennuyée. Je n’y
fusse pas restée deux jours, si je n’y avais connu cet esprit profond et
orné, cette conversation vive et intarissable, cet inépuisable savoir,
cette persévérance glorieuse et éprouvée, ce voyageur illustre enfin,
qui se nomme M. le baron de Humboldt. Notre maître à tous en voyages a
bien voulu me servir de cicerone pour me faire visiter les musées et les
palais de Berlin. Le musée de peinture, par lequel nous avons commencé,
est fort vaste; il est assez riche de belles œuvres; on y arrive par une
coupole soutenue de colonnes, entourée de statues de marbre, qui a l’air
d’un temple; c’est en effet le portique du temple de l’art. Les
galeries, divisées en compartiments ayant chacun leur fenêtre sont
parfaitement disposées pour faire valoir les tableaux. Si l’œuvre a un
grand mérite, elle est fixée à un panneau mobile à charnières et se
détache du mur de façon que le spectateur peut la placer sous le jour le
meilleur pour l’admirer. Les galeries suivent un ordre chronologique: la
peinture byzantine d’abord, puis la première manière allemande, puis
enfin l’épanouissement complet de l’art: les écoles florentine,
vénitienne, flamande et hollandaise.
Un Raphaël bien pâli, le portrait de la fille du Titien, et surtout deux
Corréges admirables sont, je crois, les principaux joyaux du musée
prussien. Les deux Corréges doivent être enviés par notre Louvre: l’un
est la _Léda_ si fameuse et tant copiée, l’autre _Jupiter et Io_. On
estime fort à Berlin un Rembrandt, _le duc de Gueldre insultant son
père_, qui n’est pas à la hauteur des Rembrandts de Hollande. Ajoutez à
cela un Claude Lorrain, deux Tintorets, etc. Le musée est pauvre en
Rubens, au point qu’on a dû y admettre des copies. Les galeries de
sculpture renferment un grand nombre de belles œuvres, parmi lesquelles
j’ai remarqué deux _Victoires_ antiques, l’une grecque, l’autre romaine,
d’une exécution irréprochable, les originaux de _l’Adorateur_ et de _la
petite Joueuse d’osselets_, et une charmante _Nymphe qui rattache sa
sandale_. La sculpture moderne oppose à ce groupe de chefs-d’œuvre une
_Hébé_ de Canova, dont la grâce un peu froide séduit pourtant par la
perfection juvénile des formes. Le musée égyptien me fut montré par un
amateur antiquaire; c’est vous dire qu’on ne m’épargna ni une amulette,
ni un papyrus, ni un sarcophage, ni une momie; je vous les passe. Je
m’arrêtai pourtant avec intérêt devant une colossale statue d’Anubis
taillée dans un bloc de granit noir du poids de dix mille livres: le
_Dieu-chien_ est assis tout roide, formant un angle parfait comme toutes
les idoles égyptiennes; ses bras sont collés le long de son corps et se
rejoignent devant lui; la vie est concentrée dans sa tête de chien,
singulier mélange de formes animales et de physionomie humaine; on le
regarde et il vous arrête comme une énigme de pierre, et on pense aux
générations qui ont passé déjà devant ce visage ironique et impassible
et à toutes celles qui passeront encore, le trouvant toujours le même,
indéchiffrable et indestructible.
Après Paris, Versailles; après Berlin, Potsdam; la proportion est à peu
près gardée entre les deux résidences royales comme entre les deux
capitales; le Château-Neuf de Potsdam a coûté, dit-on, vingt millions de
thalers, ce qui répond aux innombrables millions engloutis par
Versailles comme le nom de Frédéric II répond à celui de Louis XIV. Si
Potsdam a l’infériorité en magnificence, il a l’avantage en monnaie:
Potsdam renferme deux palais, il en a trois autres à ses portes; aussi
l’appelle-t-on les Cinq-Châteaux. Sans-Souci, le Château-Neuf et le
Palais de Marbre sont les plus remarquables de ces demeures royales. Le
Château-Neuf fut bâti par le grand Frédéric après la guerre de Sept ans,
pour prouver, disait-il, qu’il n’était pas ruiné; jamais protestation ne
fut plus énergique. Le Château-Neuf est une habitation digne du prince
le plus magnifique; les jardins sont superbes, les salons dorés et
sculptés, remplis d’œuvres d’art, de bronzes et de porcelaines de Saxe
exquises. Le plus charmant de ces salons est en même temps le plus
original; c’est le salon des coquilles. Figurez-vous une immense salle
soutenue par de gros piliers de marbre blanc dans lesquels sont
incrustés pêle-mêle, dans un harmonieux et gai désordre, les plus beaux
minéraux, des topazes, des améthystes, du lapis-lazuli, du cristal de
roche, du grenat, du porphyre de toutes nuances, des malachites, des
agates irisées, des jaspes; puis encore des coraux, de l’ambre et des
nacres précieuses, et des fragments de ces minerais si riches de tons
qu’on trouve dans les profondeurs des mines, et des madrépores bizarres,
des onyx, des cornalines, des perles. Je n’en finirais pas en voulant
tout nommer; d’ailleurs, j’ignore probablement le nom de beaucoup de ces
matières. Figurez-vous enfin cet écrin de la terre et de la mer répandu
sur toutes les murailles, couvrant tous les piliers, et cela dans un
intelligent pêle-mêle et par fragments de forme naturelle et
capricieuse, taillés seulement assez pour faire jouir de tout leur
éclat. Aux deux bouts du salon, sur des pyramides de coquilles rares,
sont placées quatre fontaines dont la vasque est formée de grandes
coquilles bénitiers; au milieu du salon brillent, comme deux diamants
des _Mille et une Nuits_, deux immenses coupes de cristal de roche,
présent de l’empereur de Russie à son féal ami le roi de Prusse. On ne
rêve pas le palais d’Amphitrite plus merveilleux, plus éclatant, plus
féerique que ce splendide salon! Il y a pourtant quelque chose de plus
intéressant à voir à Potsdam; je veux parler du cabinet de travail du
grand Frédéric.
La pièce témoin des rêveries de l’écrivain conquérant et du roi
philosophe a été conservée par un religieux respect telle qu’il l’a
laissée; elle est fort étroite, éclairée par une haute fenêtre, meublée
de fauteuils recouverts d’un satin feuille morte tout usé; près de la
fenêtre est un petit canapé couvert d’une housse de toile blanche; c’est
là que s’asseyait le roi. Devant le canapé, une table couverte d’un
velours fané; près de la table, un fauteuil de cuir, quelques livres
reliés en maroquin rouge sur une planche, un buste de Cicéron au-dessus
de la porte; tout cela est nu, triste, froid et sec comme l’esprit
philosophique. La bibliothèque communique avec le cabinet; elle est
spacieuse et encombrée, elle a aussi été gardée intacte. Sur un pupitre
je vis un gros livre ouvert, c’étaient les œuvres françaises du héros de
la Prusse; il a pour titre:
_Épîtres familières, avec privilége d’Apollon._
Ce volume est sans prix; il est annoté tout entier de la main de
Voltaire. Je lus sur la première page:
_Je vous recommanderai pour l’avenir d’éviter les redites, et d’élaguer
ainsi les branches du plus bel arbre du monde!_
Et plus loin:
_Trop d’abondance est un défaut, mais c’est aussi le plus facile à
corriger._
Il est impossible de mieux concilier la leçon du critique avec les
devoirs du courtisan.
Ce livre doit être bien curieux à parcourir; malheureusement on ne me
laissa pas le temps d’y jeter un second coup d’œil; l’heure pressait, il
fallait retourner à Berlin, sous peine de manquer un dîner à l’ambassade
de France. Je traversai donc en courant les délicieux jardins de
Sans-Souci, encore beaux même sous le givre. J’entrevis, au jour
tombant, les hautes statues qui ornent la cour d’honneur du grand
château, et j’arrivai au chemin de fer... justement pour voir le panache
blanc de la vapeur qui emportait le convoi. Vous dire notre
désappointement est impossible; vous le connaissez sans doute; il se
compliquait pour nous de l’inquiétude de passer pour grossièrement
impolis. Il fallut se résigner: le railway met trente-six minutes pour
faire les huit lieues qui séparent Potsdam de Berlin; une voiture nous
demandait cinquante francs et trois heures; mieux valait attendre le
convoi suivant: c’était deux heures qu’il fallait passer là. Je voulus
les mettre à profit, et, malgré l’heure avancée, je me fis ouvrir
l’église pour voir le tombeau du grand Frédéric. De l’église, je ne vous
en dirai rien; je l’ai traversée en suivant le pas hâté d’un sacristain
malcontent d’avoir été dérangé au moment où il allait souper. J’ai donc
entrevu l’édifice à la lueur tremblotante et douteuse d’un lumignon.
Elle m’a semblé vaste et belle, elle a gagné sans doute à être vue
ainsi: les églises protestantes sont si nues que l’ombre les pare.
Le tombeau de Frédéric II répond bien à son cabinet: c’est un petit
caveau ouvrant de plain-pied sur l’église par deux portes de fer; le
caveau est en bas, voûté, bien blanchi à la chaux, propre et balayé
comme le fruitier d’une ménagère; le cercueil, supporté par deux appuis
en maçonnerie, est recouvert de lames de plomb; un autre cercueil revêtu
de marbre noir est placé près de lui; ce second cercueil renferme les
restes de Frédéric Ier, le père de Frédéric II; le père et le fils
dorment là seuls et côte à côte. Du reste, pas une inscription, pas une
de ces statues, froides filles de l’art, qui du moins font penser au
mort et appellent la prière; cela n’a ni la grandeur d’un monument, ni
le charme triste que la nature sait répandre sur une tombe, ni même la
poésie de l’abandon, la poignante mélancolie de l’oubli sur un grand
nom. C’est un caveau bien entretenu, contenant deux bières en bon état,
voilà tout; c’est muet, positif et glacial.
La nudité de ce tombeau me rappela que je n’avais pas vu à Berlin de
statue de Frédéric II. La Prusse me semble bien indifférente pour son
héros, un des plus grands hommes du XVIIIe siècle. N’est-ce donc pas à
elle à honorer sous toutes les formes l’homme qui a fait du marquisat de
Brandebourg le second royaume d’Allemagne, et de quelques millions
d’hommes peu comptés en Europe une nation forte, guerrière, puissante et
respectée? Cependant, ce n’est pas la coutume des peuples de se montrer
ingrats envers leurs grands hommes morts; vivants, c’est différent.
Les deux heures se passèrent enfin, nous revînmes à Berlin. J’allai
dîner en habit de voyage et toute couverte de la poussière de
l’empressement; on voulut bien rire de ma mésaventure; je ne sais si les
femmes ne rirent pas un peu aussi de mon accoutrement: elles en avaient
le droit. Je faisais un effet fort bizarre au milieu de leurs fraîches
robes de gaze, de leurs dentelles et de leurs bijoux. Et dire que
j’avais préparé une toilette digne de soutenir la réputation des
Parisiennes! Dieu dispose! Pour ce soir-là, je dus me contenter de mon
rôle de voyageur botté; heureusement, si je n’avais rien à montrer,
j’avais beaucoup à dire. Tout se passa fort bien.
Je partirai demain. Je ferai bien, je crois, cher frère, d’arrêter ici
cette longue narration d’un voyage qui va avoir duré près d’une année;
mon retour en France s’effectuera par Dresde, Leipzig, Cassel, Mayence
et Mulhouse, toutes ces villes sont trop connues pour que je puisse
exciter votre intérêt en vous les dépeignant. Un grand talent d’écrivain
peut seul rehausser le mérite de peintures auxquelles manque le charme
de la nouveauté; quant à moi, simple et obscur voyageur, ma tâche est
accomplie, si j’ai pu vous donner une idée des lointaines régions dont
je suis si heureusement revenue. Adieu donc, cher frère, à bientôt et à
toujours!
FIN.
TABLE
LETTRE PREMIÈRE.
HOLLANDE.
De Paris à Hambourg.
Départ du Havre.--La Meuse.--Paysage hollandais.--Rotterdam.--La
Haye.--Le marché.--Le musée.--Le bois.--Course à travers des
jardins.--Amsterdam.--Gérard Dow.--Rembrandt.--Saardam.--La
maison de Pierre Ier.--Brouk.--Goûts hollandais.--La mer 1
LETTRE II.
DANEMARK, SUÈDE ET NORVÉGE.
De Hambourg à Christiania.
Hambourg.--Altona.--Le jardin Boos.--Le tombeau de Klopstock.--
Kiel.--Un miracle.--Superstitions poétiques.--Émeute à propos de
chapeaux.--Copenhague.--M. le comte de Saint-Priest.--
Thorwaldsen.--Le château de Rosenbourg.--Christian IV.--Musée
scandinave.--Statue équestre de Saint-Georges.--Monuments.--
Départ de Copenhague.--Elseneur.--Le Sund.--Helsingborg.--
Comment on voyage en Suède.--Croquis de paysans.--Gothembourg.--
Logis des paysans.--Entrée en Norvége.--Christiania.--Son
origine, son commerce.--Ouli-Eiland le voleur.--Ses évasions.--
Sa cage.--Théâtre de Christiania.--Beauté norvégienne 29
LETTRE III.
De Christiania à Drontheim.
Départ de Christiania.--Paysages et cascades.--Petites villes en
Norvége.--Nourriture.--_Gaards_ ou fermes norvégiennes.--
Industrie des paysans.--Physionomies champêtres.--Le
Gudbrandsdal.--Inconvénient des voitures françaises.--
Catastrophe.--Laurgaard.--Étapes dans la montagne.--Premières
neiges.--Ascension du Dovre-Field.--Un pont de neige.--Course
fantastique.--Jerking.--Le confortable dans le désert.--Costumes
de paysans.--Le vallon de Kongswold.--Drontheim.--Son aspect.--
Ses boutiques.--La cathédrale.--Dîner chez le gouverneur.--
Munkholm.--Griffenfeld.--Théâtre.--Les cascades de Leerfoss 65
LETTRE IV.
De Drontheim à Hammerfest.
Le bateau à vapeur du Nordland.--Les côtes.--Vie des pêcheurs.--
La montagne percée.--Les eiders.--Le coutelier artiste.--Le
cercle polaire Arctique.--Société du bord.--Élégance
norvégienne.--Le maëlstrom.--Les îles Loffoden.--Les pêcheurs de
morue.--Les baleines.--Histoire d’un bouquet de roses.--Idylle
maritime.--Tromsoë.--La viande de renne.--Hammerfest.--Le grand
jour à minuit.--Un jardin.--Luxe d’Hammerfest.--Le port.--
Commerce avec les Russes.--Intérieur des maisons.--Nourriture.--
Lapons commerçants 102
LETTRE V.
LES LAPONS.
Situation de la Laponie.--Recherches ethnologiques.--Origine
discutée des Lapons.--Leur taille.--Leur langage.--Leur
costume.--Leur luxe.--Leurs femmes.--Coquetterie laponne.--
Coffre-fort.--Berceau des petits enfants.--Industrie.--Les
patins.--Lapons fixes.--Leur habitation.--Leur mobilier.--
Cabarets en plein vent.--Observations générales.--Religion des
Lapons.--Leur caractère.--Un mariage.--Portrait des époux.--
Habits de noce.--Émotions.--Une excursion à pied.--Panorama
pris de Hammerfest.--Arrivée de _la Recherche_.--Promenade au
cap Nord.--Havesund.--La famille Ullique.--Épisode historique.--
Le buste du roi Louis-Philippe.--Un jardin polaire.--Digression
ornithologique.--Le cap Nord.--Retour à Hammerfest 138
LETTRE VI.
LE SPITZBERG.
D’Hammerfest à Hammerfest.
Départ d’Hammerfest.--Le pilote.--L’océan Glacial.--L’île Cherry
(_Beeren Eiland_).--Comment l’île fut découverte.--Point de
vue.--Les oiseaux de mer.--Bell-Sund.--Dîner de fête à bord.--
L’île du Prince-Charles.--Magdalena-Bay.--Mouillage.--Le
Spitzberg.--Quelques mots sur les expéditions précédentes.--
Physionomie de la baie Madeleine.--Dégel.--Le rivage.--Débris.--
Tombeaux.--Coup d’œil en arrière.--Histoire des naufragés.--
Presqu’île des tombeaux.--Conversation des matelots.--Ma cabine
à bord.--Mon costume.--Récréations.--Cristaux de glace.--Neige
de couleur.--Flore du Spitzberg.--Phoques.--Morses.--Oiseaux.--
Renards.--Danger.--Angoisses.--Retour des chaloupes.--
Inscription sur un rocher.--Souvenir du poëte Regnard.--Le pôle
magnétique.--Un rayon de soleil.--Départ.--Les trois
couronnes.--Encore des baleines.--Première nuit de l’année.--
Coup de vent.--Retour à Hammerfest 168
LETTRE VII.
LAPONIE.
D’Hammerfest à Mattaringuy.
Départ.--Kaafiord.--Les ingénieurs anglais.--Les mines de
cuivre.--Excursion au dedans et au dehors.--Le minerai.--
Préparatifs de départ.--Les chevaux.--Adieux aux Anglais.--
Première étape en Laponie.--La maison du guide.--Une forêt
vierge.--La rivière.--La montagne de Kormowara.--Repas à la
pluie.--Aspect des plaines de Laponie.--Les lemmings.--Traîneaux
lapons.--Abo le guide.--Un poignard espagnol.--A travers les
marécages.--Campement lapon.--Méprise plaisante.--Diplomatie
inutile.--Seconde rencontre.--Le renne.--Marché.--Chiens
lapons.--Transaction.--Marécages.--Le fleuve Alten.--Croissance
de la végétation.--Kautokeino la ville laponne.--Les maisons.--
Les habitants.--Silhouette de centenaire.--Maison du pasteur.--
Le prêtre du Nordland.--Nourriture des Lapons.--Trajet en
bateau.--Kalanitoë.--Marécages.--Suvajervi.--Le fleuve.--
Karesuando.--Chasses laponnes.--Lièvres blancs.--Le pasteur
Laëstadius.--Manière d’atteler les rennes.--Le Muonio.--Son
cours.--Bateaux finlandais.--Cascades.--Muonioniska.--Aurore
boréale.--Navigation sur le Muonio.--Les rapides.--
L’Eyanpaïkka.--Une ferme finlandaise.--Éclairage bizarre.--Les
forges de Kengisbruck.--Paysage 204
LETTRE VIII.
LA FINLANDE.
Les Finlandais.--Leur origine.--Paganisme.--Traditions.--_Runas_
finlandaises.--Poésie.--Chanson de nourrice.--Ballade de
Berndston.--Bains finlandais.--Costumes.--Physionomie.--Première
poste de Mattaringuy.--Haparanda.--Une auberge.--Torneä.--
Inscription de Regnard.--Départ d’Haparanda 291
LETTRE IX.
SUÈDE ORIENTALE.--PRUSSE.
Forêts de sapins.--Calix.--Umeä.--Gîtes chez les paysans.--Goût
suédois.--Paysage.--Chevaux.--Dénûment.--Sundswall.--Les
pommes.--Gèfle.--Les mines de Fahlun.--Le puits de l’abîme.--La
ville.--Longue route.--Stockholm vu à vol d’oiseau.--L’église du
Riddardholm.--Le palais du roi.--Le musée des souverains.--Le
Diurgard.--Salons de Stockholm.--Départ.--La Dalécarlie.--
Nykoping.--Villes de la Suède méridionale.--Aurore boréale
rouge.--Ystad.--Costumes de fête.--Traversée d’Ystad à
Greiswald.--Routes de Prusse.--Berlin.--M. de Humboldt.--Le
musée.--Les statues.--Les antiquités.--Potsdam.--Les cinq
châteaux.--Le Château-Neuf.--Le cabinet du grand Frédéric.--
Désappointement.--Le tombeau du grand Frédéric.--Retour à Berlin 218
FIN DE LA TABLE.
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE D'UNE FEMME AU SPITZBERG ***
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