Le grand-ouest des États-Unis

By Louis-Laurent Simonin

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Title: Le grand-ouest des États-Unis

Author: Louis-Laurent Simonin

Release date: August 3, 2025 [eBook #76624]

Language: French

Original publication: Paris: Charpentier, 1869

Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND-OUEST DES ÉTATS-UNIS ***





  LE
  GRAND-OUEST
  DES ÉTATS-UNIS




PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


LA VIE SOUTERRAINE, ou les Mines et les Mineurs, 2e édition. Paris,
Hachette, 1867.

L'HISTOIRE DE LA TERRE, origines et métamorphoses du globe. 3e édition.
Paris, J. Hetzel, 1867.

LES PAYS LOINTAINS, notes de voyage (la Californie, Maurice, Aden,
Madagascar). 2e édition. Paris, Challamel aîné, 1867.

LA TOSCANE ET LA MER TYRRHÉNIENNE, études et explorations (la Maremme,
Carrare, l'île d'Elbe, les ruines de Chiusi). Paris, Challamel aîné,
1868.

LES MERVEILLES DU MONDE SOUTERRAIN, 2e édition. Paris, Hachette, 1869.

LES PIERRES, esquisses minéralogiques. Paris, Hachette, 1869.

PARIS.--IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.




  LE
  GRAND-OUEST
  DES ÉTATS-UNIS

  PAR

  L. SIMONIN


  LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES

  LES COLONS DU PACIFIQUE


  PARIS
  CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  QUAI DU LOUVRE, 28

  1869
  Tous droits réservés




  A MON AMI

  PAUL DALLOZ




PRÉFACE


L'Exposition de 1867 avait amené à Paris, entre autres Américains,
un actif Bostonien, M. J.-P. Whitney, commissaire du territoire de
Colorado.

Nous fîmes connaissance, et M. Whitney me proposa, de la façon la
plus naturelle du monde, de venir voir ses mines. Il s'agissait
d'entreprendre une course non plus au champ de Mars, mais aux
Montagnes-Rocheuses. Ce n'était qu'à deux mille cinq cents lieues de
Paris. M. Whitney tombait bien: j'ai toujours aimé les voyages, et
j'en ai fait de beaucoup plus longs.

A cette époque, ce n'était cependant ni le sol ni le sous-sol que
j'explorais, c'était l'atmosphère. J'interrompis mes excursions
aériennes, et je rejoignis en Amérique M. Whitney et un second
compagnon, le brave colonel (depuis général) Heine, attaché à la
légation des États-Unis à Paris.

En cours de voyage j'ai écrit à un ami les lettres qu'on va lire. Je
les réunis aujourd'hui en volume, et je joins à ces lettres, sous ce
titre: _les Colons du Pacifique_, une étude sur les premiers temps de
la Californie.

La Californie est la dernière limite du Grand-Ouest américain, et les
troubles qui y ont suivi la découverte de l'or sont encore présents
à l'esprit de tous. J'ai longuement visité ce pays à deux reprises,
en 1859 et en 1868. Je montre comment les institutions républicaines,
largement appliquées, ont permis au calme de naître, et comment, à
une époque d'effervescence aventureuse, a succédé bien vite une ère
paisible et féconde.

J'offre ce petit livre à mes compatriotes, et je désire qu'il leur
fasse aimer comme à moi la liberté, la démocratie américaine.

  L. SIMONIN.

  Paris, juin 1869.

[Illustration: CARTE DES ÉTATS-UNIS EN 1867.--Routes suivies par M. L.
Simonin.]




LE

GRAND-OUEST




LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES




I

LA REINE DES LACS.


  Chicago, sur le lac Michigan, 30 septembre 1867.

On dit que tout chemin mène à Rome; tout chemin mène aussi vers le
Grand-Ouest américain. J'ai pris le plus court, le plus direct, et
voilà pourquoi je vous écris ma première lettre à deux mille lieues de
Paris, que j'ai laissé il y a seulement quinze jours.

Le 13 septembre au soir, un vendredi, j'ai dit adieu pour la dernière
fois, en quittant la gare de Montparnasse, au palais et au jardin de
l'Exposition, tout illuminés, et le lendemain je me suis réveillé à
Brest. Immédiatement je me suis embarqué sur _le Saint-Laurent_, un des
plus beaux _steamers_ de la compagnie transatlantique française, un
des plus rapides de sa merveilleuse flotte. Si vous saviez comme notre
pavillon gagne à être ainsi pacifiquement promené sur les mers!

Le beau temps et la vigilance du capitaine aidant, nous avons fait en
neuf jours la distance de plus de 3,000 milles marins (1,400 lieues de
4 kilomètres), qui sépare Brest de New-York. Il est vrai que ç'a été le
plus beau voyage du _Saint-Laurent_; mais la Compagnie transatlantique
est volontiers coutumière du fait.

Le brave capitaine de Bocandé était tout joyeux de cette magnifique
traversée, et moi je me disais que, par le temps qui court, on peut
bien se risquer à partir un 13, fût-ce de plus un vendredi.

J'ai retrouvé à New-York mon excellent compagnon de voyage le colonel
Heine, attaché à la légation des États-Unis à Paris. Il m'avait
précédé de quinze jours pour venir préparer les voies de notre grande
excursion. Il était prêt, je l'étais également. Je ne lui demandai
qu'une matinée, pour aller présenter mes devoirs à notre bienveillant
consul général, M. le baron Gauldrée Boilleau.

--Vous voulez donc aller vous faire scalper dans le _Far-West_? me dit
le baron; les Indiens sont toujours en guerre avec les États-Unis.

--J'ai promis de me rendre dans les mines du Colorado.

--Les Peaux-Rouges vous arrêteront dans le désert, sur le chemin de
Julesburg à Denver.

--J'ai une bonne carabine et un excellent revolver.

--Il est bien tard maintenant pour aller faire de la géologie dans les
Montagnes-Rocheuses; vous trouverez les mines sous la neige.

--Ces paroles me donnent à réfléchir, venant d'un homme aussi sensé,
aussi expérimenté que vous. Je vais me recueillir jusqu'à demain.

--Au revoir! et si vous partez, revenez avec vos cheveux.

Je réfléchis pendant quelques heures à ce que m'avait dit le baron,
et le résultat de mes réflexions fut que le temps était beau, que
l'_Indian summer_, l'été indien des prairies qui correspond à notre
été de la Saint-Martin, s'annonçait sous les auspices les plus
favorables, et qu'enfin, si les Indiens devaient me percer de flèches
et me scalper, comme on ne mourait qu'une fois et pas toujours d'une
mort aussi dramatique, je ne serais pas le plus mal partagé des
mourants. Je jetai donc le cri des Américains: _Go ahead_, En avant!
Le colonel, impassible, répondit à ce cri de son pays d'adoption, et
le 26 septembre au soir, sans plus perdre de temps, nous prîmes notre
place pour Omaha, ou plutôt nous montrâmes au contrôle du _railroad_
les billets que nous avaient gratuitement délivrés les compagnies des
chemins de fer américains, heureuses d'être agréables à des voyageurs
qui allaient se faire scalper d'aussi bonne grâce.

Omaha est situé sur le Missouri, à 1,500 milles de New-York. Ici,
j'ouvre une parenthèse pour vous dire, si vous n'avez pas de
dictionnaire sous la main, que le mille américain, comme l'anglais,
vaut en nombre rond 1,610 mètres; il est donc environ deux tiers plus
long que notre kilomètre officiel. Notons encore en passant que le
mille marin, dont j'ai parlé plus haut, est égal à 1,852 mètres; il y
a donc mille et mille, comme il y a fagots et fagots, ainsi que disait
Rabelais.

De New-York à Albany nous avons suivi la belle rivière de l'Hudson.
D'Albany nous avons poussé droit sur le lac Ontario, traversant au
passage des villes comme Troie, Utique, Rome et Syracuse, dont les noms
sont faits pour dérouter le voyageur, s'il n'est pas bien éveillé. Par
bonheur on rencontre aussi en chemin des villes comme Rochester, la
grande cité des minotiers, et là, le bruit des roues et des meules, le
mouvement sans cesse ni trêve rappelle bien qu'on est aux États-Unis.

Le 27, nous saluons à midi les chutes du Niagara, et nous franchissons
le fleuve sur le pont suspendu le plus hardi, le plus élevé, le plus
long qui existe au monde; puis nous entrons dans le Canada, côtoyant
tout le jour le lac Érié.

A Détroit (un nom français, comme tant d'autres ici, et qui rappelle
notre ancienne domination dans ces parages), un _ferry boat_ ou bac à
vapeur passe tout le train sur le bras d'eau qui relie le lac Érié au
lac Huron, et nous rentrons dans les États-Unis, dans le Michigan. Là
commencent les grandes plaines du Mississipi, les anciennes prairies,
la plus belle demeure que Dieu ait préparée pour l'homme, comme l'a
écrit, je crois, Tocqueville.

Le 28, au matin, nous arrivons à Chicago. Nous sommes à 1,000 milles de
New-York, franchis en une seule traite, sans fatigue, avec une vitesse
qui atteint presque celle de nos trains express. Nous avons dormi deux
nuits en wagon, dans des lits. Les siéges, le soir, se transforment en
couchettes par un procédé très-ingénieux, et là on dort, je ne dirai
pas comme chez soi, mais aussi bien certainement que dans une cabine
de bateau à vapeur. Les lits sont étagés, et l'on n'a que la crainte,
si, comme moi, l'on a un massif compagnon couché au-dessus de sa tête,
de le recevoir la nuit sur la face, avec tout le fourniment, pour peu
qu'un ressort se dérange; mais on m'a dit que cela n'arrivait jamais.

Les _palace cars_, les _state rooms_, ou wagons-palais, salons de
luxe, que l'on peut occuper seul, sont encore plus confortables que
les wagons à dormir, et certainement trop luxueux pour un pays aussi
démocratique. Jamais souverain n'a voyagé avec autant de confort
que dans ces compartiments réserves, que l'on peut se procurer pour
quelques dollars, sur tous les grands chemins de fer américains.

Les compartiments à dormir s'appellent des _sleeping cars_, comme qui
dirait des dortoirs. Vous connaissez les wagons américains, larges,
hauts, bien aérés, pouvant contenir chacun une cinquantaine de
voyageurs. Les siéges sont disposés sur deux rangs, et une allée est
ménagée au milieu. On va à volonté en avant ou en arrière, car le siége
peut basculer autour d'un pivot latéral.

Dans chaque compartiment est un bidon d'eau et un verre à boire, un
lavabo, un poêle que l'on chauffe en hiver; enfin, faut-il le dire?...
un _water closet_, dont nos wagons auraient tant besoin. Une corde, qui
règne sur toute l'étendue du train, met chaque compartiment en relation
avec le mécanicien de la locomotive.

On peut passer à volonté d'un compartiment à un autre pendant que
le train est en marche, et rester même au dehors, appuyé sur la
balustrade, pour admirer à son aise le pays.

Chaque wagon est parcouru par un employé qui vend des journaux, des
livres, des fruits, des comestibles, et de temps en temps le conducteur
du train vérifie les billets, sans vous incommoder, car l'on a soin
de passer son _ticket_ au cordon de son chapeau.--Mais nous savons
tout cela, allez-vous dire, et il n'est pas nécessaire de nous le
répéter.--A quoi je réponds que nos chemins de fer, en France, sont
encore si peu confortables, que l'on ne saurait trop rappeler que les
Américains là-dessus nous surpassent et font beaucoup mieux que nous.

Il n'est permis que dans quelques compartiments de fumer; mais on
mâche partout du tabac, et vous savez combien les Américains sont...
chiqueurs. Les dames, pour lesquelles on a ici le plus grand respect,
pourraient être incommodées de ces habitudes; aussi trouvent-elles
sur tous les trains des voitures réservées. Les maris, et ceux qui,
sans jouir de ce titre, accompagnent les dames, peuvent entrer dans
ce compartiment, que j'ai bien souvent envié. Le _bachelor_, non pas
le bachelier, comme vous pourriez le croire, mais l'homme sans femme,
ne jouit aux États-Unis d'aucun crédit. Le ministre d'Angleterre, sir
Frederick Bruce, qui vient de mourir ces jours derniers à Boston, et
qui n'était pas marié (on a vu des ministres dans ce cas) emmenait
toujours sa cuisinière en voyage. Avec cette _lady_, il passait
partout; toutes les portes réservées lui étaient ouvertes, et il
échappait à la compagnie, souvent fort peu tolérable, des fumeurs et
des chiqueurs américains. Quant à la servante, elle suivait son maître,
comme si elle eût été sa femme: aucune délimitation de rang n'existe
aux États-Unis.

Je vous ai dit que nous étions à Chicago, qu'on nommait naguère _la
Reine des prairies_. C'est la merveille de l'Ouest, _la Reine des
lacs_, comme on l'appelle encore, car les prairies sont maintenant
bien loin; c'est la ville qu'il faut voir entre toutes, en allant aux
États-Unis.

«Ne visitez que deux choses en Amérique, disait un homme d'État
anglais à son ami qui partait pour New-York: les chutes du Niagara
et Chicago.» L'homme d'État avait raison. Si les chutes du Niagara
sont les plus étonnantes du monde, Chicago est aussi la ville la plus
merveilleuse que les hommes aient jamais bâtie. Elle n'avait que 70
habitants en 1830. Il n'y avait encore là qu'un fort militaire, édifié
contre les Indiens, et un poste de traitants, bâti par les Astor de
New-York, qui y faisaient le commerce des fourrures. Aujourd'hui
Chicago renferme 225,000 habitants, et sa population augmente tous les
jours. C'est le plus grand marché de grains du monde entier, et elle
laisse bien loin derrière elle Odessa, Trieste, Marseille. C'est une
des plus belles villes des États-Unis.

L'hôtel où nous sommes descendus, _Sherman-house_, peut loger
mille voyageurs. Il est tout construit en marbre blanc, en _marbre
d'Athènes_, comme disent les Américains. Il y a à Chicago plusieurs
hôtels de cette importance. Ce n'est pas la seule curiosité de la
ville. Les _élévateurs_, où l'on prépare mécaniquement les grains qui
arrivent en chemin de fer et repartent sur des navires, méritent aussi
d'être vus. Le grain est monté, vanné, purifié, classé, pris sur les
wagons, chargé sur les navires, tout cela par le moyen de machines,
sans que l'acheteur ou le vendeur s'en soient le moins du monde
occupés, et qu'ils aient même vu leur marchandise.

La prise d'eau potable, sur le lac Michigan, est encore une des
merveilles de cette cité, et ce tunnel _sous-lacustre_, de 2 milles de
long, est plus curieux encore que celui de Londres sous la Tamise. Vous
n'êtes pas aussi sans vous rappeler les miracles que l'architecture
a faits ici, en élevant les maisons de plusieurs mètres au-dessus de
leur niveau naturel, quand il a fallu exhausser le plan primitif de la
ville. On soutenait aux quatre angles les édifices par des crics ou des
vis de calage, puis on disposait une rangée de ces appareils sur toute
la longueur et la largeur des constructions. On tournait la manivelle
et en quelques jours tout était dit. Les habitants n'avaient pas même
quitté leur maison. Voilà un système qui mérite d'être recommandé à M.
Haussmann, et dont vous pouvez voir le plan au palais de l'Exposition.
«Donnez-moi un levier, disait Archimède, et je soulèverai le monde.»
Le levier, ici, c'est le cric et la vis, cousins germains du levier,
et mécanismes si vigoureux, parce qu'ils vont lentement. Ce que l'on
gagne en force, on le perd en vitesse: vous connaissez ce principe de
mécanique qu'on nous a enseigné au lycée.

Chicago est situé sur le lac Michigan, comme Marseille sur la
Méditerranée. De sa mer intérieure, et par les canaux de l'Érié ou
de Weeland, Chicago peut envoyer des navires jusque sur l'Atlantique
_sans rompre charge_, c'est-à-dire sans transbordement. Ils descendent
le Saint-Laurent après avoir franchi les canaux et les lacs. On cite
des navires qui sont ainsi allés du lac Michigan à Liverpool, et _vice
versa_. Non contents de cela, les Américains parlent de jeter un canal
entre Chicago et New-York: il n'y a rien d'impossible pour ce peuple.

Outre les grains (blé, maïs, avoine, etc.), que les vastes plaines
qu'arrose le Mississipi envoient à Chicago par les dix-sept chemins
de fer qui rayonnent sur cette ville, elle exporte aussi du plomb
provenant des grandes fonderies du Wisconsin et de l'Illinois, du
charbon, que déversent toutes les houillères environnantes, du bois
fourni en quantités considérables par les forêts voisines, et débité
en planches et en _maisons._ Les villes qui se forment si rapidement
tous les jours aux États-Unis adressent toutes leurs commandes à
Chicago. Chicago expédie aussi des peaux, des fourrures et du bétail en
quantité. Elle fait concurrence à Cincinnati, et lui dispute le surnom
de _Porcopolis_, ou la ville des porcs.

Rassurez-vous, on ne rencontre nulle part dans les rues ces
intéressants animaux. Pas plus que les grains, ils n'y gênent la
circulation.

Comme à Cincinnati, le porc, engraissé à la campagne, est découpé
mécaniquement à la ville en jambons et en lard; on tire aussi parti
des _brosses_. Les animaux arrivent à la file par un couloir; une
trappe s'ouvre, ils y descendent un à un, sont étouffés dans une cuve
d'eau bouillante; un couteau intelligent mû par la vapeur les ouvre,
les découpe, les divise. Bref, les jambons vont se saler d'eux-mêmes
et s'empiler dans des tonneaux. Quand ils n'ont pas le poids voulu,
ils refusent de prendre place sur le tas. Vous connaissez la curieuse
machine de M. Devinck à fabriquer, peser, envelopper, entasser les
tablettes de chocolat. Cette machine a fait la joie des visiteurs à
toutes les expositions.

Eh bien, à Porcopolis, on fabrique, on pèse et on entasse de même les
jambons. Reconnaissez avec moi que cette machine manque à notre grand
concours du champ de Mars.

Un conférencier, un _lecturer_, comme on les nomme ici, parce qu'ils
lisent volontiers leur conférence,--c'est le moyen de ne pas rester
court,--un conférencier développait un jour devant les Chicagois toutes
les merveilles de leur ville. Quand il fut arrivé à l'article porcs,
il supputa, comme un véritable économiste américain qu'il était, la
quantité de maïs exigé pour l'engrais de ces braves bêtes, et le nombre
de jambons que donnait chaque porc. De ces jambons on envoyait telle
quantité en Angleterre. «C'est donc, s'écria-t-il, comme si une flotte
de tant de navires, chargés de maïs, descendait le Saint-Laurent, et
comme si une armée de tant de cochons passait l'Atlantique à la nage,
et allait s'arrêter à Londres!» Il fut couvert d'applaudissements.

Par où saurais-je mieux finir ces quelques lignes sur Chicago?




II

LE MISSOURI.


  Omaha, sur le Missouri, 1er octobre.

Avant que le Grand-Ouest ouvre devant moi ses mystérieuses plaines,
je fais une seconde station, et je vous adresse un souvenir d'Omaha,
sur la rive droite du Missouri. En deçà du fleuve, ou de la rivière si
vous voulez,--car le Mississipi reçoit, au-dessous de Saint-Louis, les
eaux du Missouri, d'un cours beaucoup plus étendu que le sien,--en deçà
du fleuve, c'est la civilisation, la vie avec les usages européens;
au delà c'est l'inconnu, la vie nomade; on entre dans le pays des
Peaux-Rouges, dans le _Far-West_ ou Extrême-Ouest, dont les limites
reculent chaque jour devant la marche toujours plus rapide du pionnier.

Déjà le Missouri ne marque plus la ligne où commence le désert
américain. Omaha, sur la rive droite, est une jolie ville, agréablement
située sur les coteaux qui jalonnent les bords du Missouri, et peuplée
de 15,000 habitants. Elle a d'élégantes maisons, d'imposants édifices.

C'est en même temps la tête de ligne du chemin de fer du Pacifique,
qui marche vers les Montagnes-Rocheuses, qu'il atteint en ce moment.
La voie ferrée entre ensuite dans le pays des Mormons, dans ce que
Humboldt et Frémont ont appelé le grand bassin ou bassin intérieur,
parce que les eaux n'y ont aucun écoulement vers l'Océan, mais au
contraire vers des lacs salés ou mers intérieures. Cependant un autre
railway, parti de Sacramento, en Californie, traverse l'État de Nevada,
aux mines d'argent si fécondes, et de là s'avance vers le premier
tronçon. Dans trois ans, deux ans peut-être, un ruban de fer continu
joindra les deux océans, l'Atlantique au Pacifique. Omaha a profité la
première des bénéfices de ce chemin de fer. Elle avait 3,000 habitants
en 1862, quand ce grand travail fut décidé: elle en a aujourd'hui
15,000.

Nous sommes venus de Chicago à Omaha en _railroad_, traversant les
plaines fertiles de l'Illinois, l'État où est né Lincoln, et celles
de l'Iowa, naguère encore parcourues par les trappeurs du Canada,
aujourd'hui définitivement occupées par les fermiers américains. Les
richesses souterraines s'ajoutent ici à celles du sol, et le long de la
route nous rencontrons plusieurs mines de charbon activement exploitées.

En vingt-quatre heures, nous avons franchi les 500 milles qui nous
séparaient d'Omaha. La nuit, nous avons dormi de notre meilleur sommeil
de voyageurs dans les _sleeping cars_. Un nouveau compagnon est
venu se joindre à nous, c'est M. Whitney, commissaire du Colorado à
l'Exposition universelle du champ de Mars, d'où il rapporte la médaille
d'or. Le grand prix a été donné aux minerais de ce riche territoire. M.
Whitney sera notre guide sur les mines d'or et d'argent du Colorado.

Notre wagon ne renferme guère que des émigrants, des colons, des
pionniers, des hommes du _Far-West_, comme on les nomme. Nous différons
de tout ce monde par la tenue, les habitudes, le langage, le type même.
En voyage, l'Américain cause volontiers. On nous demande qui nous
sommes, où nous allons. M. Whitney parle tout bas du colonel Heine
comme du pape des Mormons, Brigham Young; nous sommes, lui et moi, des
néophytes de la nouvelle église, des _Saints du dernier jour_ récemment
convertis. Aussitôt la nouvelle se répand de bouche en bouche. Les
dames regardent d'un œil satisfait le grand pontife du lac Salé, ce
mari de trente-deux femmes, et quelques-unes semblent désirer de faire
route avec lui. Un fermier du Kansas, qui retourne dans son pays,
présente son calepin au colonel, au faux Brigham Young, pour qu'il y
inscrive son nom; mais le prophète décline cet honneur pour ne pas
faire de jaloux. S'il satisfaisait à une seule de ces demandes, il lui
faudrait le faire à toutes, et ce serait vraiment trop d'autographes à
délivrer.

Une jeune demoiselle s'approche de moi, et familièrement entame la
conversation:

--Votre ami est-il bien le pape des Mormons?

--Il l'est en effet: Brigham Young ne ment jamais.

--Il doit être bien heureux d'avoir tant de femmes!

--On n'en a jamais trop. Chez l'une on trouve ce qui manque à l'autre.

--Il est bien poli et bien civilisé.

--Croyez-vous que les Mormons soient des ogres? La polygamie ne peut
qu'adoucir les mœurs.

--Où allez-vous?

--Dans le Colorado, visiter les mines d'or et d'argent, et, chemin
faisant, faire quelques prosélytes. Serons-nous arrêtés par les Indiens?

--Je ne le crois pas. Je vais aussi dans le Colorado trouver mon
frère qui est à Denver. On dit que les Indiens ont récemment arrêté la
diligence; mais j'espère qu'il n'en sera pas de même cette fois, et que
nous ne serons pas scalpés.

Le calme, le courage de cette femme étaient faits pour donner du cœur
aux plus timides, et je pensais que décidément j'avais eu raison de
faire quelques étapes vers le Grand-Ouest, de tâter le terrain devant
moi. Plus que jamais je dis: En avant, _Go ahead!_

En passant de l'État d'Illinois dans celui d'Iowa, nous avons franchi
le Mississipi sur un long pont de bois aux poutres branlantes. Du
Mississipi au Missouri, nous avons couru sur un double ruban de fer
en ligne droite, dont les deux extrémités semblaient se rejoindre à
l'horizon. Les terrassiers, au milieu de ces vastes plaines, n'avaient
pas eu beaucoup à faire pour dresser le sol de la voie.

Council-Bluffs était notre dernière station sur la rive gauche du
Missouri. La localité doit le nom qu'elle porte à ce que les Indiens
furent rencontrés en cet endroit, tenant conseil, par les deux grands
explorateurs Lewis et Clarke, qui, les premiers, remontèrent le
Missouri au commencement de ce siècle.

A Council-Bluffs, un omnibus nous mène sur le bord du Missouri, et là
un bac à vapeur reçoit à la fois les voyageurs et les véhicules et les
dépose sur l'autre rive.

Le fleuve est large; mais les eaux en sont basses, boueuses, jaunes
comme celles du Tibre, le _flavum Tiberim_ qu'a chanté Horace: Les
_bluffs_ ou monticules d'argile et de grès tendres, qui limitent
l'une et l'autre rive, sont peu à peu entamés par le courant, et
descendent insensiblement dans la rivière. Les arbres qui couronnent
les bluffs tombent avec eux, et le cours d'eau est souvent barré par
ces radeaux naturels, qui créent un grand obstacle à la navigation,
car ils sont, la plupart du temps, cachés au fond du fleuve. Sur le
Mississipi, le phénomène a lieu sur une échelle encore plus vaste;
il y a non-seulement des radeaux, mais encore des îles flottantes.
Vous savez que certains géologues ont invoqué ce fait pour expliquer
les dépôts de charbon fossile, et qu'ils citent volontiers les forêts
charriées par le Mississipi et déposées vers son delta, entassées là
dans le limon du fleuve, comme un phénomène qui peut rendre compte
des sédiments houillers. C'est une bonne route que suit souvent la
géologie en tentant d'expliquer par les causes actuelles les phénomènes
du passé, mais ce n'est pas le cas de prolonger ici une discussion qui
nous entraînerait trop loin; je reviens à mes moutons, ou, si vous
voulez, à Omaha.

Longtemps on n'a employé ici pour tous les usages domestiques que
les eaux boueuses du fleuve. On cite des voyageurs de passage qui
se fâchaient tout rouge, dans les hôtels, en demandant qui s'était
lavé avant eux dans leur cuvette, ou bien si l'habitude était à Omaha
de verser l'eau sale dans le pot à eau. D'autres, allant au bain,
marmottaient entre leurs dents, en sortant de là, le vers que Martial
décocha à un garçon des Thermes de Rome, en lui payant son pourboire:
«Où vont se laver ceux qui se sont lavés ici?»

  Ubi lavantur qui hic lavantur?

Aujourd'hui tout est changé: Omaha a de l'eau claire, ou filtre celle
du Missouri. Le titre oblige de tête de ligne du chemin de fer du
Pacifique.

C'est une curieuse contrée que le Grand-Ouest américain. Les pionniers
conquièrent peu à peu le terrain sur le Peau-Rouge, et Omaha ne doit
son nom qu'aux Indiens de la tribu des Omahas, qui naguère encore
campaient aux lieux mêmes où s'est élevée cette ville. Où sont
aujourd'hui les Omahas? Cantonnés dans quelque _réserve_ que leur ont
imposée les blancs. Là ils meurent peu à peu de la petite vérole,
d'ivrognerie provoquée par l'_eau de feu_, le _whisky_, dont ils
abusent, et d'autres maladies encore plus déplorables. C'est ainsi que
tant de tribus ont disparu, et qu'elles disparaîtront toutes.

La guerre aussi a largement aidé à l'extermination des Peaux-Rouges.
Où sont les Hurons, les Iroquois, les Natchez, qui avaient étonné nos
pères? Les Algonquins, qui ne connaissaient pas même les limites de
leur puissant empire, où et combien sont-ils maintenant?

Je n'ai rencontré à Omaha que quelques Paunies, ces ennemis acharnés
des Sioux. Ils sont aujourd'hui cantonnés dans le territoire de
Nebraska, au voisinage du chemin de fer du Pacifique. Ils viennent
souvent à Omaha pour acheter des provisions, des vêtements. Ils vont
flânant par les rues en groupes de deux ou trois. Une couverture de
laine ou une peau de buffle jetée sur le dos compose parfois tout leur
habillement. Le pantalon, auquel se reconnaissent particulièrement les
nations civilisées, leur semble gênant, et volontiers ils le scalpent
ou le privent de son siége; il leur paraît ainsi plus commode à porter.
Aux pieds, ils ont les mocassins ou sandales de peau ornées de dessins;
autour du cou, un collier de perles ou de verroteries; dans les
cheveux, s'ils ont droit au titre de chef, une plume d'aigle ou de...
poule. Habituellement ils portent avec eux le carquois, l'arc et les
flèches, et souvent le calumet, la pipe au long tuyau orné de clous de
laiton, et au fourneau de terre rouge.

J'ai acheté d'un de ces Indiens son arc, ses flèches et son carquois
fort élégant, fait de la peau d'un jeune buffle. Les pointes
des flèches sont en fer acéré, triangulaires; elles ne sont pas
empoisonnées. Le bois est armé à l'autre extrémité de barbes de plumes.
En plusieurs endroits la trace du sang est visible; j'imagine que ce
n'est que du sang de buffle. La flèche a été retirée de l'animal tué à
la chasse: c'est une économie bien entendue.

Le même Indien a consenti à me vendre son collier de perles, dont le
dessin est curieux. J'ai eu le tout pour 8 dollars (environ 40 francs),
payés, il est vrai, en _green-backs_ ou papier-monnaie, la seule
monnaie qui ait cours depuis la guerre aux États-Unis, et qui perd en
ce moment 40 p. 100 sur le change en or.

Les Paunies, comme tous les Indiens des prairies, ont la figure ovale;
les cheveux noirs, longs et roides; le nez aquilin, la bouche fine, les
extrémités des membres délicates; souvent les pommettes saillantes, les
yeux légèrement bridés. Le regard est fixe, mélancolique. La peau est
bistrée, un peu rougeâtre. Il y a là évidemment une race spéciale, soit
indigène, soit émigrée: c'est la race rouge ou cuivrée. Mais ce n'est
pas ici le cas d'entamer une digression ethnologique. Au reste, qui
découvrira là-dessus la vérité, et le procès ne sera-t-il pas toujours
pendant?

Le territoire de Nebraska et celui de Kansas, qui le limite au sud, ne
sont pas seulement occupés par des Indiens soumis, comme les Paunies
et les Omahas; les indomptables Chayennes, les terribles Arrapahoes,
les Sioux sanguinaires, ont répandu à maintes reprises, et récemment
encore, la terreur dans ces parages.

Il y a deux mois à peine, quelques employés du chemin de fer
du Pacifique, qui étaient allés réparer le long de la voie les
poteaux télégraphiques, ont été surpris par une bande d'Indiens et
impitoyablement massacrés. Une seule des victimes, un Anglais, M. W.
T..., a survécu. Atteint d'une balle, assommé d'un coup de crosse de
carabine, frappé d'un coup de couteau, il est tombé sans connaissance.
L'Indien qui l'avait attaqué l'a cru mort et l'a scalpé.

En remontant à cheval, le Peau-Rouge a laissé tomber son trophée. M. W.
T... est revenu à lui, il a ramassé son scalp, il est rentré à Omaha,
où ses malheureux compagnons ont été solennellement enterrés. Au
commencement de septembre, nos journaux de Paris ont relaté ce fait;
mais on avait peine à croire qu'un homme scalpé vivant ait pu survivre
à celle horrible opération et raconter lui-même son martyre. Je croyais
à un _canard_, à un _humbug_. Le fait est certain, et il faut se rendre
à la réalité: M. W. T... est encore à Omaha. Il paraît du reste que
ce n'est pas le seul cas d'un homme scalpé vivant. La blessure se
cicatrise vite; toutefois il reste une hideuse tonsure, et l'on est
obligé de porter perruque: il eût mieux valu commencer par là.

Les Peaux-Rouges rebelles ne se sont pas bornés dans ce pays à tuer et
scalper les blancs; ils ont aussi attaqué le train à deux reprises sur
le chemin de fer du Pacifique, l'ont fait dérailler, ont surpris le
mécanicien et ses aides.

Les Peaux-Rouges n'aiment pas la civilisation qui s'avance au milieu
des prairies, et disperse au loin le buffle, unique source d'existence
de l'enfant du désert. Si nous allions être entourés par les Indiens
dans le train qui va nous mener d'Omaha à Julesburg ou dans la
diligence qui nous conduira de Julesburg à Denver! Il n'importe, _never
mind!_ il n'est plus temps de reculer. Il nous reste encore deux
étapes avant d'arriver dans le Colorado, et ces deux étapes, il faut
les faire, coûte que coûte. Ma prochaine lettre sera donc datée de
Julesburg, sur la rivière Plate. C'est en ce moment la dernière station
du chemin de fer du Pacifique. Je vous parlerai, si Dieu veut, de ce
chemin de fer, une des merveilles de notre temps.




III

LE PAYS DES HAUTES HERBES.


  Julesburg, sur la rivière Plate, 2 octobre.

Je l'ai enfin parcouru ce chemin de fer du Pacifique, ce railroad né
d'hier, et qui sera dans quelques années la grande artère du monde
commercial. Je l'ai parcouru sur une longueur de 380 milles, entre
Omaha et Julesburg, entre la tête de ligne sur le Missouri et le point
qui forme maintenant la station extrême vers les Montagnes-Rocheuses.
Gloire au président-martyr, à Lincoln, qui, en 1862, décrétait lui-même
la voie, de la même plume qui devait plus tard signer l'abolition de
l'esclavage! Jusque-là l'opposition jalouse des États du Sud avait
seule empêché l'ouverture de ce chemin de fer, auquel songeaient
depuis bien des années les Américains, surtout depuis qu'ils avaient
fait l'acquisition de la Californie en 1848.

La voie a été nivelée par la nature, et tout le temps nous avons roulé
à travers la prairie, unie comme une mer d'alluvions. Les hautes
herbes, qui, l'été, s'élèvent souvent jusqu'à hauteur d'homme, étaient
déjà jaunies, et çà et là quelques pauvres fleurs élevaient encore leur
tête au milieu du gazon, dernières gemmes d'un écrin si richement garni
au printemps.

La voilà donc la prairie chantée par Cooper et par Irving, la prairie
que tout voyageur brûle de voir en Amérique, et où je suis assez
heureux pour être arrivé sans nul encombre!

Cette nuit, étendu dans une des couchettes du _sleeping car_, qu'on
retrouve jusqu'à cette distance, je n'ai dormi que d'un œil. J'ai
rêvé aux Indiens, et il m'a semblé plusieurs fois, quand le train
_stoppait_, que c'étaient eux qui arrêtaient la locomotive.

Un moment le colonel m'a hêlé pour me montrer la prairie en feu; j'ai
cru à une fausse alerte et j'ai mis la main sur mon revolver. Le feu
s'étendait sur un immense espace et se reflétait jusque dans le ciel.

Un passant, un Indien, avait allumé la première gerbe par hasard ou le
voulant, peut-être aussi une étincelle échappée de la locomotive. La
flamme avait gagné de proche en proche à travers le gazon desséché.

D'énormes taches noires marquent, pendant tout l'automne, les points
qui ont été ainsi brûlés. Au printemps, l'herbe y repousse et plus drue
et plus haute.

Les stations que nous traversons ont un nom, mais pour la plupart n'ont
pas encore d'habitants.

Alors que chez nous nous ne lançons le chemin de fer que vers des
localités populeuses, ici les Américains, agissant d'une façon inverse,
ont jeté le railroad à travers la prairie déserte pour y appeler plus
tôt le colon.

Lisons les noms de ces germes de villes futures, de ces embryons de
cités qui seront si grandes dans l'avenir. C'est, à partir d'Omaha,
Frémont, dédiée au célèbre explorateur qui, l'un des premiers, a
parcouru le grand territoire américain de l'Atlantique au Pacifique;
Columbus, justice tardive rendue à Colomb; Kearney, près le fort de ce
nom, la station chérie du buffle ou plutôt du bison, le bœuf sauvage
des prairies. Plus loin est Plum-Creek, dont le nom réveille de tristes
souvenirs chez les coureurs des plaines; c'est là que les Indiens
ont commis récemment le plus de déprédations, c'est là qu'ils ont tué
et scalpé, il y a deux mois, les personnes que je vous citais dans ma
précédente lettre.

North-Plate, près le fort Mac-Pherson, est une station importante.
Là, la rivière Plate ou de la Nebraska, que nous avons suivie depuis
Omaha, se divise en deux branches: la Plate du Nord, qui vient du
fort Laramie; la Plate du Sud, qui descend de Denver, la métropole du
Colorado.

De North-Plate à Julesburg, nous côtoyons la Plate du Sud. A
North-Plate, le matin, nous avons traversé la rivière sur un magnifique
pont de bois. L'air est pur, transparent, le ciel bleu, sans aucun
nuage. On me dit que c'est le temps dont nous allons jouir pendant un
mois: heureuse aubaine pour un Parisien qui voit si rarement le soleil.
Il est vrai que nous avons le gaz là-bas, et que nous pouvons lui
donner le nom que les Indiens donnent à la lune: le soleil de la nuit.
Dans les prairies, le gaz est encore inconnu; mais on a le soleil le
jour et la lune la nuit, quand c'est son heure de se montrer.

Je vous disais que d'Omaha à Julesburg nous avions côtoyé la Plate.
C'est sur la rive gauche que se tient la voie; elle eût pu tout aussi
bien choisir la droite, car la prairie est naturellement nivelée de
part et d'autre, et la Plate, aux rives basses, au lit large et peu
profond, mérite bien le nom qu'on lui a donné.

J'écris ce nom comme on l'écrit en français et à dessein. Les
Américains l'ont toujours écrit avec deux _t_. Ce n'est pas là la
bonne orthographe. Le pays est plein de noms français, imposés par nos
anciens trappeurs, Canadiens ou Louisianais, qui les premiers ont couru
et courent encore les prairies, du sud au nord, de l'est à l'ouest,
chassant le buffle, tendant des _trappes_ au castor, et faisant le
commerce d'échange avec les Indiens, la _traite_, d'où le nom de
traitants que l'on donne encore à ces coureurs des grandes plaines.
Ils ont baptisé bien d'autres endroits que la Plate. La prairie du
Chien, la rivière des Moines, dans l'Iowa; les Mauvaises-Terres, dans
le Nebraska; le fort, le pic, la rivière Laramie, dans le Dakota; le
ruisseau de Bijou, de Cache-à-la-Poudre, la Fontaine-qui-Bout, la passe
de la Porte, dans le Colorado, sont des noms français, respectés par
les Américains, et que vous trouverez sur toutes les cartes. Le mot
lui-même de prairies, que l'on donne aux grandes plaines du _Far-West_,
a été emprunté à notre langue. De même pour les noms de beaucoup de
tribus indiennes: les Brûlés, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, les
Corbeaux, les Têtes-Plates, les Nez-Percés, les Cœurs-d'Alène, les
Sans-Arcs, les Serpents, les Chiens, d'où l'on a fait les Chayennes,
les Santés, etc., tous ces noms sont d'origine française, et ont été
acceptés par tous les géographes américains.

De toute notre ancienne domination dans ces parages, c'est là tout ce
qui reste. Les Louisianais, les Canadiens, continuent leur métier de
trappeurs et de traitants, mais ceux-ci sont passés sous la domination
anglaise, ceux-là sont devenus des citoyens américains.

La France n'envoie plus de colons dans les prairies; elle a perdu
toutes ses possessions en Amérique depuis le règne honteux de Louis XV.
Seule, sa langue s'y est conservée, avec un certain nombre d'archaïsmes
qui raviraient tous nos vieux maîtres.

Le voyage en chemin de fer est trop rapide quand on parcourt des
pays accidentés; alors le touriste maudit la vitesse du train, et
préférerait volontiers les anciennes diligences, où l'on allait à
l'aise, et où le paysage ne se déroulait que peu à peu. Dans les
prairies, le paysage étant toujours le même et le sol horizontal, le
voyage en chemin de fer est celui qui convient le mieux. En quelques
heures, de North-Place à Julesburg, toutes les graminées naturelles,
familles, espèces, variétés, nous passent sous les yeux; puis les
plantes odorantes du désert, la sauge, l'artémise, l'immortelle, avec
quelques cactus nains. Les arbres sont rares, et c'est à peine si,
le long des cours d'eau, on rencontre quelques peupliers, dont une
espèce, le peuplier du Canada (_populus monilifera_), porte ici le nom
de cotonnier ou cotton-wood, sans doute parce que les feuilles sont
recouvertes en dessous d'un blanc duvet cotonneux. Le _cotton-wood_ est
l'arbre aimé du coureur des plaines, c'est celui qu'il salue toujours
volontiers, car c'est l'arbre qui annonce l'eau, comme le palmier dans
les oasis africaines.

Le long des ruisseaux des bouquets de coudriers se mêlent aux
cotonniers, et ce bois est précieux pour allumer le feu dans les
campements du soir, quand on traverse la prairie en caravane.

La faune du grand désert américain n'est pas plus variée que la flore.
C'est partout le buffle ou bison, le bœuf énorme à grosse tête, à
épaisse toison. L'Indien chasse le buffle pour en manger la chair et
en tanner la peau. La dépouille de l'animal ou _robe_ sert de paletot
et de couverture au Peau-Rouge, et forme le principal objet de son
commerce avec les blancs. La peau de buffle tannée s'emploie à couvrir
la tente; la chair, étirée en lanières, en bretelles, desséchée au
soleil, se conserve indéfiniment. La langue, fumée, est un morceau
délicat, le seul que mangent volontiers les blancs.

Avec les cornes du buffle, l'Indien fait des cuillers, des poires à
poudre; avec les os, des grattoirs pour racler les peaux qu'il tanne
avec la cervelle de l'animal; avec les tendons des muscles, des cordes,
un revêtement pour son arc, et avec la gélatine contenue dans les
sabots, une glu pour retenir les pointes de ses flèches. L'Indien
trouve donc tout dans le buffle, à commencer par la plus grande de ses
distractions, la chasse. Aussi le suit-il dans toutes ses migrations,
et un dicton des prairies est-il le suivant: Là où est le buffle, là
est l'Indien. A son tour, le Peau-Rouge ajoute qu'une tradition a
cours parmi toutes les tribus, c'est qu'il n'y aura plus d'Indiens le
jour où il n'y aura plus de buffles. Là comme en tant d'autres lieux,
l'homme primitif disparaîtra en même temps que l'animal primitif.
Voilà pourquoi le Peau-Rouge est si rebelle à la civilisation, qui, en
s'introduisant dans les prairies, disperse au loin le buffle et le fait
peu à peu disparaître.

Les castors qui, le long des cours d'eau, disposent leurs digues
savantes; les chiens de prairies, tenant de la marmotte, du lapin et de
l'écureuil, et qui vivent en république dans des villes souterraines
occupant d'immenses espaces, sont avec le buffle les principaux animaux
des grandes plaines. Il faut y ajouter le loup de prairies ou coyote,
un carnassier toujours affamé, et l'antilope gracieuse, dont les
troupeaux passent rapides comme le vent. L'antilope, comme le buffle,
vit des graminées du désert; le gazon ne manque nulle part, et la
prairie a été nommée à bon droit le paradis terrestre des bestiaux.

Quand on arrive près des montagnes, la faune change ou plutôt
s'augmente de familles nouvelles. Là, le cerf, l'élan, le daim, l'ours,
le chat sauvage, fournissent au chasseur déterminé de quoi exercer son
tir.

Cette digression sur la zoologie et la botanique du Grand-Ouest m'a
éloigné de Julesburg. J'y reviens. Cette ville improvisée est en ce
moment la dernière station du chemin de fer du Pacifique, titre qu'elle
va bientôt céder à Chayennes, où la voie ne va pas tarder d'arriver,
à 140 milles plus à l'ouest. Ici la voie ferrée marche vite. D'abord
le terrain n'appartient à personne, puis la nature a pris soin de le
niveler ou de le disposer en pente douce, mieux qu'aurait pu faire
le plus habile des ingénieurs. La rampe est graduellement ménagée
du Missouri aux Montagnes-Rocheuses, et l'on pose jusqu'à plusieurs
kilomètres de rails par jour. Tout le monde marche à l'ouest avec la
voie; les habitants eux-mêmes de Julesburg abandonnent peu à peu cette
ville pour Chayennes.

Tout à l'heure, c'était le chemin de fer qui s'avançait là où il n'y
avait pas de villes; maintenant ce sont les villes qui, précédant la
voie ferrée, s'établissent au milieu du désert et disent au railway:
Viens à nous! La marche mystérieuse de l'humanité qui, depuis les
premiers temps de l'histoire, s'est faite toujours à l'ouest,
s'est-elle jamais révélée d'une façon plus vive, plus saisissante? Oui!
il y a dans ce grand travail des États-Unis, à l'heure où l'on discute
sur le percement des isthmes, toute une révélation. C'est le ruban de
fer qui, à notre époque, perce les isthmes; c'est la voie ferrée du
Pacifique que vont prendre, avant deux ans, ceux qui voudront faire
le tour du monde en trois mois. L'Asie viendra visiter l'Europe et
l'Europe l'Asie par cette grande voie commerciale, qui passe par ce
qu'on a si bien nommé le centre de gravité des États-Unis.

De Paris on ira au Japon ou en Chine en trente ou quarante jours par
le plus court chemin. On s'écartera peu d'un grand cercle de la sphère
terrestre. Deux lignes de bateaux à vapeur, une ligne de chemin de fer,
et tout sera dit. Le Havre ou Brest, New-York, San Francisco, seront
les grandes étapes du voyage. Mais, en attendant qu'un pareil trajet
se fasse, retournons au nôtre, beaucoup plus modeste.

Julesburg, où nous sommes arrivés, est défendue par le fort Sedgwick.
Nous venons de visiter le fort, et le colonel Heine y a trouvé
plusieurs de ses compagnons d'armes, entre autres le général Potter,
commandant la place. Le général a fait venir près de lui sa jeune
femme et ses enfants. Il faut un certain courage pour s'exiler ainsi
au fond du désert, mais les femmes américaines ne marchandent pas leur
dévouement, et de plus ce sont de grandes voyageuses.

Autour du fort sont campés quelques Indiens Sioux, de la bande des
Ogalalas et des Brûlés. On voit leurs tentes, de forme conique, se
dresser au milieu de la prairie. La Nuée-Rouge, la Queue-Bariolée, sont
venus avec leurs hommes pour traiter avec les commissaires de l'Union.

Pacifiques aujourd'hui, ces bandes entonneront peut-être de nouveau
demain leur terrible chant de guerre.

Il y a quelques années, le fort de Sedgwick a été entouré par les
Chayennes, les Sioux, les Arrapahoes liguées contre les blancs, à
l'époque de la guerre de sécession. Les Peaux-Rouges avaient oublié
leurs vieilles luttes intestines, pour tourner leurs efforts contre
l'ennemi commun. Des émigrants, des pionniers, fuyant épouvantés,
s'étaient réfugiés dans le fort. Aux alentours, la prairie avait été
incendiée. Les Indiens, au nombre de plusieurs milliers, menaçaient de
réduire les assiégés par la famine. On ne put repousser les assaillants
qu'avec le canon et la mitraille.

Mais il me faut quitter Julesburg; j'entends la diligence continentale
qui arrive, l'_overland mail_.

Il nous reste, à mes compagnons et à moi, une dernière étape à faire,
une étape de 190 milles à travers le grand désert. Nous emmenons avec
nous une escorte de six soldats, perchés sur la voiture, d'où ils
dominent le terrain. Je vous écrirai de Denver si nous sommes arrivés
sains et saufs, ou si, scalpés en route par les Chayennes et les
Arrapahoes, dont nous allons traverser le territoire, nous avons dû
aller acheter une perruque pour en garnir notre occiput.




IV

LA DILIGENCE TRANSCONTINENTALE.


  Denver, territoire de Colorado, 4 octobre.

La fortune seconde l'audace. Nous voici arrivés sans mauvaise rencontre
au terme des difficultés du voyage. Il était temps. Les Sioux, les
Arrapahoes, les Chayennes, commençaient à me trotter par la tête et à
me faire perdre le sommeil.

Nous sommes partis de Julesburg le 2 au soir, et entrés à Denver hier
vers minuit. Trente heures de diligence, 190 milles de parcours, voilà
l'actif et le passif de cette dernière étape.

Le coche qui nous a conduits se nomme l'_overland mail_ ou diligence
transcontinentale, parce qu'il parcourt tout le continent américain de
Julesburg, sur la Plate, à Sacramento de Californie. Les lettres et
les voyageurs prennent souvent cette voie au lieu de prendre la voie de
mer et l'isthme de Panama.

Avant l'ouverture du chemin de fer du Pacifique, la malle de terre
allait du Missouri en Californie, partant et arrivant à heure fixe,
sur un trajet de 800 lieues. La durée du voyage était de vingt jours.
Jamais, aux temps anciens de l'histoire, les courriers des Césars
ou des princes Mogols, et de nos jours ceux des empereurs de Russie
n'avaient parcouru si rapidement d'aussi longues distances.

Voulez-vous que je vous fasse la description du véhicule qui nous a
menés, et qui, nous laissant à Denver, a continué sa route vers les
Montagnes-Rocheuses, le pays des Mormons, l'État de Nevada et les
placers de l'Eldorado?

Imaginez une façon de coche à la Louis XIV, car les voitures
américaines n'ont pas changé de forme depuis les premiers temps de la
colonisation anglo-saxonne. A l'intérieur, il y a neuf places, toutes
égales pour le prix: trois en avant, trois en arrière, trois au milieu.
Les dames, fussent-elles venues les dernières, ont droit aux premières
places. Aux places du milieu, on n'est soutenu que par une bretelle en
cuir qui, allant d'un côté à l'autre de la voiture, transversalement,
vous prend par le milieu du dos: cela n'est pas tout à fait commode.

Des bagages, on en a peu, le moins possible, quelquefois pas du tout.
La chemise est de flanelle; on la porte longtemps. Le faux col, au
besoin les manchettes, sont en papier; on ne les change que de temps à
autre. Le mouchoir, et une autre partie du vêtement, faut-il la nommer?
les chaussettes, sont à peu près inconnus du pionnier américain. A quoi
bon alors s'embarrasser d'une malle? Aussi ne dispose-t-on pour les
colis que le derrière de la voiture, où est un appui à claire-voie sur
lequel se rabat une toile cirée.

Sur le dessus du véhicule, nous n'avons chargé que des soldats bien
armés, l'œil au guet, ce qui vaut mieux que des bagages.

La diligence est traînée par six chevaux conduits à grandes guides, au
galop, à travers la prairie, unie comme une mer pétrifiée. A côté du
postillon peuvent monter les voyageurs amis du paysage.

De distance en distance, en moyenne tous les 10 milles, on relaye.

La plupart des stations, véritables blockhaus, sont fortifiées par
des ouvrages de terre en _adobe_, briques cuites au soleil. Çà et là
s'ouvrent des meurtrières.

A l'intérieur des stations il y a aussi quelques ouvrages retranchés,
pour une défense désespérée, en cas d'une première défaite. Les Indiens
arrivent volontiers en nombre pour surprendre les pionniers isolés.

Le long de la route est inscrite en traits ineffaçables la lutte du
blanc contre le Peau-Rouge. Partout, des maisons de poste ou des
fermes incendiées. Entre les années 1864-66, la diligence a cessé
plusieurs fois de courir. Les stations ont été pillées, dévastées,
brûlées; les hommes, mis à mort, scalpés; les femmes, les enfants,
conduits en esclavage. Les blancs se sont cruellement vengés. Une fois,
sur le ruisseau de Sand Creek, dans le sud du Colorado, le colonel
des volontaires, Chivington, a surpris un village de Chayennes et
d'Arrapahoes. Il a fait charger ses hommes, malgré le drapeau blanc
hissé par les Indiens. «Souvenez-vous, a-t-il dit à ses soldats, de vos
femmes et de vos enfants massacrés sur la Plate et sur l'Arkansas.»
Et les volontaires ont chargé sans pitié, ne faisant grâce ni à l'âge
ni au sexe. On a éventré les femmes, brisé contre les pierres la tête
des enfants, coupé les doigts et les oreilles des morts qui portaient
des bijoux, scalpé toutes les têtes, et commis bien d'autres horreurs
que la plume se refuse à décrire. Plus d'une centaine d'Indiens ont
péri. Le colonel, ivre de sa victoire, a partout célébré ce haut fait
d'armes, espérant recevoir les étoiles ou épaulettes de général.

Après une sévère et minutieuse enquête, le gouvernement de l'Union
lui a donné tort et l'a destitué; mais les pionniers se sont tous
énergiquement prononcés en sa faveur. «Encore quelques affaires comme
celle-là, écrivait un journal du Colorado, une par an, et nous serons
à jamais délivrés de ces coquins de Peaux-Rouges, qui arrêtent notre
colonisation.»

Le massacre de Chivington (c'est de ce nom que l'on appelle
généralement la rencontre de Sand Creek) a été plusieurs fois l'objet
de nos conversations dans la diligence qui nous menait à travers la
prairie. M. Whitney, depuis longtemps fixé dans le Colorado, nous a
fait connaître tous les détails de cette lamentable affaire. Nos autres
compagnons de voyage: l'inspecteur des messageries continentales,
un employé de la grande maison de banque Wells et Fargo, à laquelle
appartient cette vaste entreprise, un agent des postes fédérales, nous
racontent d'autres histoires d'Indiens. C'est le cas ou jamais de
parler des Peaux-Rouges; nous sommes du reste en trop bonne et trop
nombreuse compagnie pour qu'ils songent à nous arrêter.

Un jour, comme la diligence traversait ces solitudes, un homme nu,
perché sur une éminence, faisait des signes au postillon. Celui-ci,
croyant avoir affaire à un Indien, fouettait ses chevaux de plus belle.
Un des voyageurs fit observer que ce pourrait bien être un blanc. On
s'arrêta une minute, et l'homme accourut essoufflé. Il venait d'être
pris par les Indiens, qui l'avaient dépouillé de tous ses habits et
livré à leurs femmes ou _squaws_. Celles-ci, volontiers cruelles envers
les visages pâles, se disposaient à faire subir à leur prisonnier,
lentement, froidement, toutes les tortures qu'elles ont imaginées. On
arrache les yeux, les ongles, la langue au patient; on lui coupe un
pied, une main; on lui enlève des morceaux de chair; on lui déchire la
peau; enfin, et c'est là le bouquet, on lie le prisonnier par terre et
on lui allume du feu sur le ventre en dansant autour de lui une ronde
infernale. Notre pauvre captif allait peu à peu subir tous ces genres
de tortures, quand il parvint à s'échapper. La diligence passait en ce
moment et le recueillit fort à propos.

Que d'histoires je pourrais vous conter de cette espèce! C'est près
d'une des stations que nous avons traversées, qu'il y a trois ans,
de pauvres femmes ont été surprises dans une ferme, et emmenées
prisonnières par les Chayennes. L'une d'elles s'est pendue de
désespoir, pour échapper aux violences qui l'attendaient. L'autre,
forcée d'assouvir les passions du chef qui se l'était adjugée, a
été condamnée aux services les plus abjects, et de plus s'est vue
maltraitée, battue par les femmes de ce chef. Elle a été séparée de
ses enfants, hormis d'un qu'elle allaitait encore, et presque réduite
à mourir de faim. Vendue par son maître, elle est passée des mains
d'un Chayenne à celle d'un Sioux, de celui-ci aux mains d'un autre
chef. Enfin son premier maître est venu demander un jour de la racheter
pour la brûler vive avec le jeune enfant encore à son sein. Le marché
heureusement n'a pas été conclu, et après un an de ces misères sans
nom, la pauvre femme a été échangée par ses bourreaux contre des
prisonniers indiens qu'à leur tour avaient faits les blancs. La mère
était redevenue libre, mais ses pauvres enfants étaient morts. Les
petits êtres n'avaient pu résister à tous les mauvais traitements des
Indiens!

Ne croiriez-vous pas entendre un roman, lire une page de Cooper ou
d'Irving? Eh bien, tout cela s'est passé hier, et si vous demandez à
Denver, à Julesburg, le nom de la malheureuse captive dont je viens de
vous raconter les souffrances, tout le monde vous le dira.

A mesure que la malle s'avance rapide sur la route plane et poudreuse
ouverte au milieu de la prairie, et que nous traversons des stations
nouvelles, tous ces récits qu'on vient de me faire se représentent
à mon souvenir. Ce n'est pas pour moi que j'ai peur, c'est pour ces
femmes, c'est pour ces jeunes enfants que je rencontre à tous les
relais. A côté des maisons de poste, des ruines d'édifices, des
charpentes noircies témoignent de pillages et d'incendies récents.
Le Peau-Rouge n'est pas loin; nous sommes sur son territoire. Le
Peau-Rouge peut revenir tout à coup. N'est-il pas d'ailleurs en
guerre ouverte avec les blancs? Et néanmoins le pionnier est toujours
là; souvent il est revenu au même point rebâtir sa maison détruite!
Quelle force fatale, quelle loi mystérieuse pousse ainsi cet homme en
avant, malgré tous les obstacles? Pionniers du _Far-West_, vous êtes
l'avant-garde de la civilisation, vous marchez avec le soleil, gloire
à vous! Vous n'êtes ni des raffinés, ni des lettrés, mais vous êtes
des hommes utiles, virils, de courageux travailleurs, d'énergiques
colons. Devant vous disparaît la sauvagerie, devant vous le désert
se transforme. Soldats obscurs du progrès, vous ne laisserez pas de
nom dans l'histoire, bien que vous ayez fait de grandes choses; et
néanmoins vous allez toujours en avant, obéissant au destin qui vous
pousse: gloire à vous!

Excusez, mon cher ami, ce dithyrambe. Peut-être n'est-il pas à sa place
dans une lettre; mais comment ne pas admirer ces hommes du Grand-Ouest?
Savez-vous ce qu'on me raconte à l'instant? Dans un de ces relais de
la diligence continentale perdu dans les solitudes, les Indiens se
présentent un jour et demandent impérieusement à manger. Le maître de
la station était seul. Il donne à ses visiteurs inattendus ce qu'il a
de meilleur. Le repas fini:

--Maintenant, allume du feu, dit l'un des sauvages.

--Pourquoi faire?

--Nous voulons te faire rôtir. Allons pas de retards.

L'homme descend à la cave sous prétexte de chercher du bois. Les
Indiens le suivent. Il tire sur l'un d'eux un coup de revolver qui le
frappe mortellement. Les autres épouvantés hésitent. L'homme s'enfuit,
se cache aux alentours de sa maison, dans les broussailles. Il était
nuit; on était en hiver; la neige tombait. Les Indiens cherchent, ne
trouvent rien. Celui qu'on poursuit n'ose pas sortir de sa cachette;
la neige trahirait ses pas. A la fin, les Indiens, fatigués de ne rien
découvrir, désertent la place. L'homme revient à la station et continue
d'y servir la poste.

Au milieu de ces transes quotidiennes, les femmes font preuve d'autant
de sang-froid que les hommes, et manœuvrent bravement comme eux la
carabine et le revolver. A chaque relais nous trouvons ces armes sur
les tables, aux coins des appartements. N'avais-je pas raison de vous
dire que ces pionniers du _Far-West_ étaient des gens de grand cœur, et
comprenez-vous maintenant mon dithyrambe?

Je n'ose plus vous parler de nous, ni de nos soldats, que nous avons
peu à peu laissés dans les forts disséminés le long de la route, au
fur et à mesure que nous nous éloignions davantage des points les plus
périlleux. Nous avons traversé le grand désert américain. Peu à peu
la prairie a fait place à des champs de sable où les fourmis rouges
avaient amoncelé d'énormes tas de graviers siliceux, leurs pyramides
d'Égypte à elles. Çà et là la prairie a reparu; quelques pauvres
fleurs, dont l'éclat allait s'effaçant, brillaient encore au milieu des
graminées jaunies.

Le temps était chaud, le ciel d'une limpidité extrême, et nous avons
joui un moment d'un effet de mirage. Ce phénomène complétait, au milieu
de ces solitudes, la ressemblance qu'elles offrent sur plus d'un point
avec les vastes plaines de l'Afrique.

Nous n'avons pas rencontré d'Indiens hostiles. Ai-je besoin de vous
le dire, puisque je vous écris de Denver avec tous mes cheveux? C'est
vraiment n'avoir pas de chance; mais qu'y faire? Ainsi l'a voulu
la fatalité. Les aventures émouvantes seront pour une autre fois.
«Postillon! postillon! arrêtez! voici les Indiens!» On passe une
longue-vue au postillon. C'étaient des muletiers qui couraient après
leurs bêtes, qui avaient jugé bon de s'éloigner du campement de la
nuit. Muletiers et bouviers, qui s'en vont en longues caravanes sur la
route et qui dorment à la belle étoile autour de leurs fourgons, sont
pour nous des amis. Le postillon du désert a continué sans crainte son
chemin.

Je vous ferai dans ma prochaine lettre le récit de la naissance
du Colorado, ce territoire inconnu hier, populeux et prospère
aujourd'hui, et cela vaudra mieux que des récits d'attaques de
Peaux-Rouges, de scalps arrachés aux brigands des prairies. Je ne
puis pas vous faire de mensonges. Chaudron-Noir, l'Antilope-Blanche,
l'Homme-qui-marche-sous-terre ont refusé, comme autrefois Pipelet à
Cabrion, de me donner de leurs cheveux, et n'ont pas voulu prendre des
miens. Triste! triste!




V

LA CITÉ DES PLAINES.


  Denver (Colorado), 6 octobre.

C'est assez vous parler des Indiens; ils n'ont semé ici que la
dévastation et la ruine. Parlons des blancs, des visages pâles, qui ont
produit, qui ont créé. Ils ont transformé comme par enchantement le
désert américain; le pays des herbes sauvages, colonisé par eux, s'est
changé en fertiles campagnes.

Escaladant les Montagnes-Rocheuses pour aller en sonder les filons, ils
ont planté leur tente jusqu'aux dernières hauteurs habitables, porté
la civilisation à des altitudes qu'elle n'avait pas encore atteintes.
Vous savez au milieu de quelles luttes quotidiennes ces merveilleux
résultats ont été obtenus.

Denver, la véritable capitale du Colorado, n'existe que depuis huit
ans; elle a aujourd'hui près de 8,000 habitants; elle en aurait le
double sans la guerre de sécession et la guerre avec les Indiens,
qui ont toutes deux si subitement arrêté l'essor des colons vers ce
lointain pays.

La ville est bien bâtie; les maisons sont élégantes, construites en
briques, en pierre ou en bois. Denver a des édifices nombreux, un
théâtre, un hôtel des monnaies, un champ de courses. Aux États-Unis
il n'y a pas, à proprement parler, de petite ville, et Denver possède
aussi un collège, des écoles, divers journaux.

Je ne parle pas des églises, dont le chiffre dépasse déjà la
demi-douzaine. M. de Talleyrand avait raison quand il disait que, dans
l'Amérique du Nord, il n'avait trouvé qu'un seul plat et trente-deux
religions.

Il n'y a pas de cuisiniers dans ce pays, mais tout le monde y est un
peu révérend.

Denver a des rues larges, bien ouvertes, arrosées, plantées d'arbres.
Elle est située sur la rivière Plate (branche du Sud), de part
et d'autre du cours d'eau, sur lequel ont été jetés des ponts en
charpente, comme savent si bien les construire les Américains. Partout
sont des magasins, des maisons de banque, des hôtels, des buvettes.
Volontiers, comme dans toute l'Union, on prend plusieurs fois par
jour le verre sacramentel de whisky, ou quelqu'un de ces breuvages
composites et glacés, que l'Exposition de 1867 à révélés aux Parisiens.
A son tour, un Français a monté ici un café et un restaurant, et
représente dignement, au pied des Montagnes-Rocheuses, la cuisine de
notre pays. Il a aussi tous les vins de France, et les Américains
connaissent bien la route de cette maison.

Le mouvement et la vie sont partout; on ne se croirait pas au fond des
prairies, à 2,000 milles de New-York. Partout se croisent les voitures
rapides, ou les lourds fourgons chargés des denrées de l'Est, et prêts
à partir pour les cités minières. De celles-ci, il ne vient encore
que des lingots d'or et d'argent, marchandises précieuses, mais qui
tiennent fort peu de place.

Des montagnes ou de la prairie, on rapporte des peaux, des fourrures,
dont Denver fait un assez grand commerce.

Des centres agricoles partent des produits plus encombrants, mais non
moins utiles. Le pays se suffit déjà pour le blé, la farine, les pommes
de terre, qui sont de première qualité.

Les produits de jardinage sont aussi de la plus belle venue et de
dimensions formidables. On ne peut encore citer que la Californie qui
ait fourni des échantillons analogues à ceux du Colorado. Il est vrai
que la terre est vierge et ne demande ici qu'à produire.

Si je ne craignais que vous ne me missiez en demeure de vous fournir
la marmite pour le faire cuire, je vous dirais que j'ai vu à Denver un
chou pesant plus de 50 livres, 20 kilogrammes. Et quel chou! un chou
au cœur serré, aux feuilles tendres et frisées, d'un vert tournant au
blanc; un chou rond, dodu, de formes majestueuses et d'une saveur en
rapport avec son teint.

Quand on songe qu'il y a sous ces climats privilégiés de si bons
légumes, et que l'on nous sert à Paris des herbages aqueux,
fibreux, sans nul goût, c'est vraiment le cas d'être tenté d'aller
s'approvisionner au Colorado. Un jour viendra, n'en doutons point, où
des tubes souterrains parcourront le globe et où, d'un coup de piston,
au moyen d'une machine pneumatique, on aspirera ses provisions de
ménage d'un bout à l'autre de l'univers. Alors chaque pays ne produira
que ce qu'il peut produire, et nous en aurons fini avec tous les
maraîchers parisiens.

Je ne dis pas de mal de cette honorable corporation, mais je dis
que les légumes du Colorado et ceux de la Californie, auxquels j'ai
également goûté, valent mieux que ceux du bassin de la Seine, à la
latitude de Paris. Voilà tout.

Maintenant je reviens prudemment à Denver, pour ne me créer d'affaires
avec personne.

Denver n'existait pas en 1859. A cette époque, des chercheurs d'or, en
quête de placers au pied des Montagnes-Rocheuses, quelque part, entre
Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique et le fort Laramie dans le Dakota,
comme qui dirait entre Lisbonne et Berlin, s'arrêtèrent sur la Plate du
Sud. Ils lavèrent les sables du ruisseau de Cherry, tributaire de cette
rivière, et, à leur grand étonnement, y trouvèrent des paillettes d'or.
On est toujours un peu étonné lorsqu'on trouve l'or pour la première
fois, quand même on le chercherait.

La nouvelle de cette heureuse découverte se répandit bien vite. Les
pionniers, les colons des derniers États de l'Ouest, la plupart
mécontents de leur sort ou croyant l'être, accoururent avec la foule
des _squatters_, des désespérés, de tous les aventuriers que les États
qu'arrosent le Mississipi et le Missouri renferment en si grand nombre.
Ce fut, comme cela avait eu lieu sur d'autres points, un désordre sans
nom; mais la loi de Lynch et les comités de vigilance eurent bientôt
fait justice de tous les voleurs, de tous les assassins, et le calme se
rétablit pour ainsi dire instantanément.

On me raconte ces débuts si agités. C'était le temps où, la ville
n'existant pas encore, les émigrants arrivaient en caravane, et
campaient dans leurs fourgons, à défaut d'autre abri. Il fallait
alors plusieurs semaines pour arriver du Mississipi au pied des
Montagnes-Rocheuses. Aucune diligence, aucun chemin de fer ne passait
encore par là. Des Peaux-Rouges, on n'en rencontrait que trop, aux
aguets sur la route, et il fallait composer avec eux, payer le droit
de passage sur leur territoire, et au besoin leur disputer sa vie.
Cependant ils n'étaient pas aussi acharnés qu'ils allaient le devenir,
en présence de la colonisation du Colorado, qui leur enlevait une
partie de leurs terres, et de la guerre de sécession, qui leur donnait
l'espoir, en s'unissant, de vaincre l'ennemi commun divisé.

Malgré tous ces obstacles, les émigrants arrivaient en foule. Des
placers nouveaux étaient tous les jours découverts. Les mines
aurifères en filons, les mines de quartz comme on les nomme, parce
que le quartz ou cristal de roche compacte, dans lequel nage l'or, en
forme la matière principale, les mines de quartz aurifère venaient
s'ajouter aux placers. Des fortunes s'édifiaient du jour au lendemain,
et se perdaient quelquefois avec la même facilité dans le jeu ou la
dissipation; mais on ne tenait compte que des gagnants, jamais des
perdants, et le Colorado eut sa fièvre, son _excitement_, comme l'avait
eu la Californie, avec ses gîtes inépuisables; le lac Supérieur,
avec ses mines de cuivre; la Nevada, avec ses filons d'argent, la
_Pétrolie_, avec ses sources d'huile de pierre. Dans ces affaires de
colonisation, tout procède aux États-Unis par fièvre de mines, et l'on
en attend une nouvelle à cette heure, car aucune émotion de ce genre
n'a eu lieu depuis quelques années[1].

[Note 1: La découverte des mines d'or de Sweet-Water (territoire
de Wyoming), dans les Montagnes-Rocheuses, et surtout celle des mines
d'argent de White-Pine (État de Nevada), sont venues successivement,
dans le courant de l'année 1868, donner raison à ces pronostics.]

L'excitation, dans le Colorado, fut portée à son comble dès les
premiers jours, et tous les banquiers de New-York, de Boston, de
Philadelphie, prêtèrent à l'envi leur argent à ces entreprises
hasardeuses, quand ils ne purent venir eux-mêmes opérer sur les
lieux. Au début, il y avait eu un moment de doute, d'hésitation. Les
_Pike's-pikers_ ou les mineurs du pic de Pike (on les appelait ainsi
en jouant sur les mots, parce que la première découverte de l'or
avait eu lieu, pour ainsi dire, au pied du pic de ce nom, un des rares
points connus, en ce temps-là, dans les Montagnes-Rocheuses), les
_Pike's-pikers_ furent un instant regardés comme des rêveurs, pour ne
pas dire plus. J'étais alors en Californie (1859), et je me rappelle
que l'on y traitait sans façon de _humbug_ la découverte de l'or dans
les plaines de l'Extrême-Ouest. A leur tour, les journaux des États de
l'Ouest prétendaient que les échantillons des _Pike's-pikers_ n'étaient
autres que des pépites californiennes. A la fin cependant, il fallut
bien ouvrir les yeux, et l'action fut d'autant plus vive qu'il y avait
eu un moment de réaction. Tout le monde accourut, tout le monde voulut
avoir sa part de la curée.

Je ne puis songer à de tels faits sans me rappeler que c'était pour
des raisons analogues qu'en France tournaient toutes les têtes au
temps de la banque de Law. L'économiste écossais, que l'histoire n'a
pas encore jugé comme il le mérite, était d'autant mieux inspiré
dans ses projets de colonisation des plaines du Mississipi, que ces
plaines nous appartenaient, et que le pays où l'on vient de découvrir
l'or et l'argent, le Colorado, inconnu hier et qui sera si puissant
demain, est précisément situé dans ce bassin du Mississipi que Law
voulait fertiliser. Le grand homme était venu trop tôt. Son génie
avait soupçonné ce qui existait réellement: les richesses souterraines
inépuisables de ces magnifiques contrées; mais l'heure n'avait pas
encore sonné de leur exploitation, et c'était d'ailleurs à un autre
peuple que le nôtre que la nature avait réservé le soin de féconder ces
déserts. Law n'était ni un fourbe ni un aventurier; c'était un grand
économiste, disons mieux, un grand homme éclos avant sa date. C'était
un type américain, quand l'Américain n'était pas encore né.

Le territoire de Colorado, colonisé principalement par l'exploitation
de l'or, montre bien que tous les rêves de Law étaient des réalités.
Si les mines d'émeraude dont il avait parlé n'existent pas ou n'ont
pas encore été découvertes le long du Mississipi, il n'en est pas
moins vrai que les mines de plomb dont il avait obtenu la concession,
celles du Missouri, de l'Illinois, du Wisconsin, font aujourd'hui en
partie la fortune de ces États, et sont les plus productives du monde;
il n'en est pas moins vrai que les mines d'or du Colorado, par leur
seule exploitation et en moins de huit ans, ont donné naissance à un
territoire heureux et prospère, où ne seraient point encore accourus
les pionniers sans l'appât du précieux métal qui a été de tout temps
l'agent le plus certain des lointaines colonisations.

Au commencement, personne dans le Colorado. Le pays n'a pas même de
nom. Il fait partie du territoire de Kansas, et le nom de Colorado est
celui d'un fleuve qui descend de l'autre côté des Montagnes-Rocheuses
pour se jeter dans le golfe de Californie. Les Espagnols l'ont ainsi
nommé parce que ses rives, sur certains points, sont colorées par des
terres oxydées, ferrugineuses, et que le fleuve lui-même en est rouge,
_colorado_.

C'est à peine si quelque rare trappeur, quelque traitant, parcourt
ces contrées pour chasser les bêtes à fourrures, le bison, le castor,
l'ours, ou faire la troque avec les Indiens. Sur les plateaux des
montagnes, dans les _parcs_, comme on les appelle, sont campés les
Yutes, tribus toujours en guerre avec celles des prairies, les
Chayennes ou les Arrapahoes.

Il faudra des années pour coloniser ces plaines désertes. Mais voici
qu'un heureux hasard fait découvrir à des aventuriers ce que les
savants, les explorateurs, les géologues, les ingénieurs eux-mêmes, qui
sont passés à plusieurs reprises dans ces parages, n'ont pas encore
signalé, des mines d'or! Et les colons accourent, et le pays est fondé.
Là où errait le bison, et le Peau-Rouge sur ses traces, naît une ville,
puis une autre. Un nouveau territoire, et bientôt un nouvel État
s'ajoutera à tous ceux que compte déjà l'Union. Demain une étoile de
plus brillera sur le drapeau constellé aux trois couleurs, une étoile
de plus qui ne fera qu'augmenter la force du pays, sans nuire en rien à
son unité. La devise des Américains n'est-elle pas: _E pluribus unum_?

Savez-vous comment fut baptisé Denver au début de la colonisation?
_Auraria_, la mine d'or. Depuis, ce nom a été changé en celui de
Denver, pour faire hommage au gouverneur du Kansas.

Quelques récalcitrants (où n'en trouve-t-on pas?) ont voulu un moment
appeler Denver la _Cité des plaines_, à cause de la position de la
ville au milieu des prairies. Malgré l'heureux choix de ce nom, ils
n'ont pas obtenu gain de cause, et Denver est resté.

Comme il ne faut pas oublier l'or, on a reporté sur la capitale du
jeune territoire, sinon le même baptême d'Auraria, au moins le titre de
_Golden City_, ou la Ville-d'Or. Golden City est une petite ville d'un
millier d'habitants que j'irai visiter demain, et d'où peut-être je
vous écrirai. Les capitales sont toujours les villes les moins peuplées
aux États-Unis, contrairement à ce qui a lieu en Europe, et cela
s'explique dans les États purement démocratiques.

A Golden City est la Chambre des représentants et des sénateurs, et le
siége du gouvernement territorial: c'est là tout; tandis qu'à Denver
est réellement le centre commercial du Colorado.

Il faut dire un mot de la société de ce pays, telle qu'elle m'apparaît
tout d'abord.

Denver, vous le savez, a été fondée comme sous le coup d'une baguette
de fée. On a dit que les pionniers du _Far-West_ s'en allaient dans les
prairies avec un rouleau de ficelle dans la poche et une douzaine de
piquets à la main; qu'arrivés à un endroit favorable, ils plantaient
leurs piquets en terre, délimitant les rues et les maisons avec la
ficelle, et disant: Ici sera Babylone, Thèbes, Memphis, etc. Fort bien,
mais Babylone, Thèbes, Memphis, surtout celles des États-Unis, il faut
les peupler. Quels ont donc été, quels sont les habitants de Denver,
née il y a à peine huit ans?

Rassurez-vous. Ici ce n'a pas été, comme en d'autres pays, un mélange
de tous les peuples, et en grande partie l'écume de toutes les nations.
Les pionniers seuls des derniers États de l'Ouest sont venus. Il y a
bien eu, comme je vous le disais, quelques troubles au commencement;
mais tout s'est passé entre Américains et à l'américaine, et le calme
est bien vite revenu. Les bons ayant été tout d'abord en majorité
ont dispersé pour toujours les méchants. Les pionniers sont arrivés
avec leur famille, leur femme, leurs enfants, et dès le premier jour
société a été fondée sur des bases éternellement durables.

Le confort, les habitudes de la vie intérieure, le _home_, autant chéri
de l'Américain que de l'Anglais, ont bien vite été retrouvés, rétablis,
par les pionniers du Colorado, et vous seriez aujourd'hui étonné de
rencontrer au milieu de ces contrées tant d'élégance et de bien-être.

J'ai vu ici des dames qu'envieraient ou que regrettent New-York
et Boston. Nous avons dîné hier chez M. le sénateur Evans, ancien
gouverneur du Colorado. La société était choisie, pleine d'entrain, et
l'on a causé comme dans un salon de Paris; disons, si vous le voulez,
comme dans un salon d'Américains des mieux élevés. On a surtout causé
de l'Exposition internationale du champ de Mars, que l'on suit dans
tous ces pays avec une curiosité émue.

Notre aimable compagnon, M. Whitney, commissaire du Colorado à
l'Exposition, et qui rapporte à son pays d'adoption la médaille d'or,
est partout acclamé, fêté. C'est pour lui faire accueil que M. Evans
a réuni à table quelques amis. Les journaux célèbrent à l'envi la
gloire de l'heureux commissaire, et l'on ne parle plus que de l'envoyer
comme représentant du territoire à Washington. C'est désormais le
_representative man_ du Colorado.

J'aime déjà ce jeune pays qui se passionne ainsi pour ses affaires.
Aussi vous en parlerai-je plus au long dans une prochaine lettre, que
je daterai de Golden City.




VI

LES FONDATEURS DU COLORADO.


  Georgetown, dans les Montagnes-Rocheuses,
  23 octobre.

Je vous disais dans ma dernière lettre, datée de Denver, 6 octobre,
que je vous parlerais plus au long du territoire de Colorado, en vous
écrivant de sa capitale, Golden City.

Ce projet, je n'ai pu le mettre à exécution lors de mon passage dans la
Ville-d'Or, où je n'arrivai qu'assez tard dans la nuit, de retour d'une
visite aux mines de charbon de Boulder: la nature a tout donné à ce
riche pays.

Le lendemain nous prîmes dès l'aube la diligence qui devait
nous conduire sur un des plus hauts lieux habités dans les
Montagnes-Rocheuses, à Central City, ville bien nommée pour nous, car
elle a été en quelque sorte le centre d'où nous avons fait rayonner
toutes nos explorations.

A cheval dès le matin, nous avons parcouru pendant trois semaines
toutes les mines, toutes les localités alpestres de ce curieux
territoire, tantôt nous élevant sur les plus hauts sommets, tantôt
parcourant les vallées les plus profondes. Bernardins et bénédictins,
s'ils eussent été de la partie, auraient été également satisfaits, car
si les premiers, à l'exemple de leur maître, aimaient les vallons, les
autres ne dédaignaient pas les collines:

  Bernardus valles, colles Benedictus amabat.

J'ai quitté, pendant tout ce temps, la plume pour le marteau de
mineur, et c'est pourquoi vous n'avez plus reçu de mes nouvelles.
Je suis descendu dans les puits les plus profonds, entré dans les
galeries sinueuses; j'ai parcouru les placers, visité les usines où
l'on traite les minerais d'or et d'argent, et j'ai rapporté de toutes
mes excursions l'impression la plus favorable de l'activité et de
l'intelligence qu'ont développées en tout les pionniers du Colorado.

Nous avons fait nos courses à cheval, chevauchant entre matin et soir,
quelquefois plusieurs jours de suite. J'ai retrouvé là les excellentes
bêtes mexicaines que j'avais déjà montées en Californie, et qui
vont douze heures au trot, au galop, sans s'arrêter, sans manger, se
contentant d'arracher au passage quelques brins de bruyères, quand il
y en a sur le chemin. Elles veulent aussi boire à tous les ruisseaux.
Laissons-les étancher leur soif, si tel est leur bon plaisir. Les
bonnes bêtes! comme elles font honneur le soir au repas de l'écurie!
Infatigables, elles fatiguent cependant le cavalier, et je dois vous
avouer qu'hier soir, arrivant à Georgetown, la ville centrale des mines
d'argent, comme Central City est celle des mines d'or, je me laissai
glisser à bas de ma monture en jetant le cri du président péruvien
Castilla: _No puedo mas_, Je n'en puis plus! Le vieux président tomba
ainsi, il y a quelques mois, sur la route d'Arequipa, pour rendre l'âme
et s'en aller dans l'autre monde; je tombai comme lui devant l'hôtel
de Georgetown, mais pour me relever de suite et m'en aller souper et
dormir.

Nous sommes allés à cheval comme les Castillans qui, aujourd'hui
encore, ne peuvent parcourir la plupart des mines de leur pays que de
cette façon; mais ne croyez pas qu'ici les routes manquent, bien que
nous soyons en pays montagneux. Partout courent des diligences, du type
que vous savez; partout sont disposés des relais, des tables d'hôte,
des buvettes. Sur ces chemins ouverts un peu par la nature, un peu
par les hommes, et très-mal entretenus par ceux-ci; sur ces chemins,
où il est rare de rencontrer un cantonnier, et sur lesquels ne veille
aucun corps officiel des ponts et chaussées, la poussière s'élève en
épais tourbillons, quand le coche s'avance, rapide, au galop de ses six
chevaux. On est littéralement poudré, aveuglé, dans ce pays surtout, où
il ne tombe pas une goutte d'eau pendant plus de six mois. Aux relais
de la diligence, une cuvette et un pot à eau vous attendent, avec du
savon et une serviette sans fin tournant autour d'un rouleau supérieur.
Des miroirs, des peignes, des brosses sont là; des brosses de toute
espèce, même la brosse à dents, retenue par une longue ficelle, pour
que chacun s'en serve et que nul ne l'emporte. A Paris, vous allez rire
de ces usages démocratiques; ici ils sont acceptés de tous et sont même
les bienvenus, sauf peut-être la brosse à dents, qu'on regarde d'un œil
soupçonneux.

Que de fois, dans tout le Grand-Ouest, sur toutes les routes, sur tous
les railroads, j'ai béni cette eau bienfaisante et ces instruments de
toilette si libéralement offerts à tous!

Reportez-vous à ce qu'on endure en été sur nos chemins de fer, où
certains de ces usages devraient bien être admis dans les principales
de nos stations, accordés généreusement, comme une chose due, et sans
que nul soit obligé de payer.

Si la poussière en pays de plaines est ici le plus grand ennemi du
voyageur, en pays de montagnes il y a les cahots de la diligence, dont
vous ne pouvez vous faire une idée. La voiture roule au grand galop aux
descentes les plus vertigineuses, sur de gros cailloux, sur des blocs
de rocher.

Impassible à son poste, l'automédon conduit d'une main assurée les six
bucéphales qui lui sont confiés. On se demande comment il n'est jamais
jeté hors de son siége: on l'y dirait maintenu par des courroies. A
l'intérieur, les voyageurs pâtissent, moulus, brisés par les cahots.
Quelques-uns ont le mal de mer, par suite de ce roulis et de ce tangage
si nouveaux pour eux.

Et néanmoins, ce mode d'aller est général dans tous les États-Unis.
Je l'ai retrouvé même en Californie. On conte qu'il y a quelques
années, le grand journaliste de New-York, M. Horace Greeley, attendu à
San-Francisco pour des conférences ou lectures, s'y rendait par terre
dans la diligence continentale. Comme il traversait les cols de la
Sierra-Nevada, et que la voiture n'allait pas assez vite à son gré, il
craignit d'arriver en retard. Les affiches étaient déjà faites et les
jours indiqués. Il pria donc le postillon de fouetter ses chevaux, et
d'aller un peu plus vite. «Tenez-vous bien sur votre siége, répondit
l'homme, et je vous amènerai à temps.» Et lâchant les rênes, excitant
vigoureusement ses bêtes, il lança la voiture au grand galop sur une
descente en précipice. Le journaliste réclamait, criait, tempêtait,
n'en pouvait plus. «Tenez-vous bien sur votre siége, monsieur Greeley,
et vous arriverez à temps,» lui cria derechef le postillon, l'œil
souriant, la bouche moqueuse.

M. Greeley arriva en effet à l'heure, et, oubliant toute rancune, il
récompensa son bourreau en lui faisant cadeau d'un vêtement tout neuf.
L'histoire est restée légendaire parmi les voyageurs du _Far-West_, et
le postillon, qui exerce toujours, a fait graver sur le boîtier de sa
montre sa réponse à M. Greeley: «Tenez-vous bien, monsieur Greeley, et
vous arriverez à temps!» On prétend même que cette montre a été donnée
en souvenir à ce brave homme, sinon par l'impatient journaliste, au
moins par un voyageur qui avait fait la route avec le même postillon, à
qui il avait entendu raconter cette histoire.

Les moyens de locomotion rapides, assurés, ont toujours été regardés
par les Américains comme un des agents les plus certains de leurs
vastes colonisations.

Vous venez de voir que le Colorado n'a point failli à ces idées. Dès
les premiers jours de la naissance de ce territoire, l'_overland-mail_
est venu à lui, changeant sa ligne de parcours à mesure qu'un pays
nouveau se fondait, et ne réclamant du gouvernement fédéral aucun
supplément d'indemnité, aucun dédommagement.

Chacun se déplace ici avec les affaires, et ne reste pas immobile dans
le coin qu'il a une fois choisi.

Je vous ai déjà parlé assez au long de l'_overland-mail_. La merveille
la plus étonnante réalisée par les Américains dans la traversée du
Grand-Ouest a été celle du _poney_. Ce service est né en Californie
en 1860, et il a fonctionné jusqu'au jour où une ligne télégraphique
continue a relié le Pacifique au Missouri et de là à l'Atlantique.

On franchissait en six jours, au moyen d'un cheval rapide ou poney,
la distance de 1,600 milles ou 650 lieues qui existait alors entre
l'extrême limite télégraphique des États atlantiques et celle du
jeune État du Pacifique. Cheval et cavalier se renouvelaient à chaque
station, et la bête partait au galop, arrêtée quelquefois en chemin
par le Peau-Rouge, qui guettait le coureur pour le tuer et voler le
cheval. Ce service n'en fit pas moins merveille, et ce fut par ce moyen
que le 12 novembre 1860 furent apportées à San-Francisco les dépêches
d'Europe du 21 octobre, c'est-à-dire datant à peine de vingt jours, et
la nouvelle de l'élection présidentielle du 6 novembre, qui donnait la
majorité au candidat abolitionniste Lincoln. Aujourd'hui le télégraphe
a remplacé le poney, et l'on peut avoir à San-Francisco une dépêche de
Paris avant l'heure où elle a été envoyée, grâce à la vitesse du fluide
électrique et à la différence des méridiens.

Les services des diligences, du poney, du télégraphe, semblaient donc
avoir préparé comme à souhait la colonisation du Colorado, quand les
pionniers sont venus: il fallait l'homme pour achever cette œuvre à
laquelle aidaient déjà tant d'avantages matériels!

Le pionnier! je ne l'ai jamais vu ni si grand, ni si viril, ni si
moral. Nous sommes descendus à Central-City, dans une des plus
honorables familles du pays, celle de M. Whiting, agent des mines de M.
Whitney.

L'hospitalité la plus cordiale nous a été donnée par ces braves gens,
et l'élégant cottage qui les abrite s'est encore embelli pour nous
recevoir.

M. Whiting a auprès de lui sa femme et ses enfants. Deux de ses filles
sont mariées et vivent sous le même toit que leur père, avec toute leur
famille. Dans cette ruche travailleuse, chacun a son occupation: les
hommes vont le jour aux affaires, les jeunes filles ou les garçons à
l'école, les femmes soignent la maison. Pas de domestiques, on n'en
trouverait pas, ou ils coûteraient trop cher, 20 francs par jour!

Le soir, tout le monde se réunit: on cause, on lit, on fait de
la musique; les dames travaillent à des ouvrages d'aiguille, les
enfants mêlent leurs jeux bruyants aux distractions plus calmes des
grands-parents. C'est l'honnête et austère famille du pionnier; chacun
a planté là ses pénates pour jamais, sans aucun esprit de retour.

Que de bons jours mes compagnons et moi avons passés dans cette
hospitalière demeure! que d'agréables souvenirs nous en emportons!
Jamais le moindre nuage ne s'est levé au milieu de toutes ces
personnes, d'esprit et de caractère si divers. Et ce que je dis pour
cette famille pourrait s'appliquer à cent autres que j'ai rencontrées à
Black-Hawk, Nevada, Idaho, Empire, Georgetown, etc. Je ne parle pas de
la société de Denver, dont je vous ai déjà fait le tableau.

M. Whiting et les siens sont venus de l'Illinois, dès les premiers
jours de la découverte de l'or au pied des Montagnes-Rocheuses.

Ils avaient une ferme dans cet État, et ils l'ont vendue pour venir
tenter la fortune plus avant dans le _Far-West_. Ils sont tous venus,
hommes, femmes, enfants, comprenant bien qu'il n'y avait de pionniers
et de colons sérieux que ceux qui emportaient avec eux tous leurs
pénates, comme jadis Énée disant adieu à Ilion.

Dans des mines éloignées, dans des vallons déserts, j'ai rencontré
aussi de ces courageux émigrés. Le cottage est au milieu des bois,
perdu dans la montagne ardue ou dans le vallon sombre. Vous entrez:
une femme gracieuse vous accueille; le mari empressé vous offre un
abri sous son toit ou une part du repas. Le linge est d'une éclatante
blancheur; les mets les plus variés, composés souvent par des mains
délicates, naguère habituées à d'autres occupations, ornent la table.
Partout des meubles élégants, et des habitudes de luxe, de confort,
qu'on est tout étonné de rencontrer dans ces lointains déserts.

Sans doute, le spectacle n'est pas partout le même. Je voudrais
maintenant vous décrire quelques nouveaux types de pionniers, ceux
que j'appellerai les aventuriers, les coureurs, les enfants perdus de
la colonisation. Mariés ou célibataires, ceux-ci forment une bande à
part. Je voudrais aussi vous dire un mot des mines d'or et d'argent.
Vous froncez le sourcil. N'ayez crainte; je ne ferai pas trop de
géologie. Au reste, je réserve cela pour une autre lettre. Il ne faut
pas traiter deux sujets à la fois: _non bis in idem_, comme dit le
latin, qu'on parle même dans ces montagnes.




VII

LES MINEURS DES MONTAGNES-ROCHEUSES.


  Central City, dans les Montagnes-Rocheuses,
  25 octobre.

Nous voici revenus chez les hôtes aimables dont je vous parlais dans
ma précédente lettre. Ailleurs nous n'avons fait que camper, ici nous
avons séjourné quelque temps.

Tout le monde a été pour nous d'une bienveillance empressée. Vous savez
comment nous avons été reçus à Denver; à Georgetown, la ville a demandé
à nous traiter elle-même. Quand nous avons fait appeler l'hôtelier
pour solder notre note, il nous a répondu que c'était le conseil
municipal qui entendait payer. A Central City, la bande musicale nous
a reçus, dès le premier soir de notre arrivée, au son des instruments
de cuivre; elle a joué tout son répertoire, et de plus, pour faire
honneur sans doute au Français qui était là, une _Marseillaise_. Il est
vrai que celle-ci était tellement mitigée, que si on l'eût sonnée de
la sorte à nos volontaires de 93, ils n'auraient certes point marché
au feu avec autant d'entrain. Après tout, c'est peut-être un effet de
climat. Les notes comme les idées changent suivant la latitude, et ce
qui est la _Marseillaise_ au 49e parallèle en Europe, peut devenir une
pastorale au 40e en Amérique.

Nous avons dû partout, pour être agréable au public, faire des
conférences, des _lectures_, comme on dit aux États-Unis, parce que
l'orateur a l'habitude de lire. Les auditeurs sont venus à nous
nombreux, avides d'apprendre.

Ici c'est une société qui a mis une salle à notre disposition; là c'est
un révérend qui nous a gracieusement prêté son église, les salons du
_Mechanic's Institute_ ou de l'Institut des ouvriers n'étant pas assez
grands pour contenir toute la foule.

Le colonel Heine a parlé sur le chemin de fer du Pacifique; M. Whitney,
sur notre Exposition du champ de Mars, et moi j'ai traité devant tous
ces mineurs la question si palpitante pour eux de l'or et de l'argent.

J'aime ces hommes vigoureux et fiers, qui ne demandent leur bien-être
qu'à eux-mêmes et ne comptent pas sur autrui pour arriver à quelque
chose. Dans le Colorado, comme dans toute l'Union, on pratique la
grande maxime anglo-saxonne: _Help yourself!_ Aidez-vous vous-mêmes!

Je vous ai déjà parlé des pionniers venus ici avec leur famille: on
se protége, on se défend mieux quand on est plusieurs; mais nombre
d'émigrés sont arrivés tout seuls et n'en ont pas pour cela perdu
courage. J'ai rencontré l'autre jour sur les mines de Trail-Creek,
dans un vallon étroit, caché au milieu des bois de sapins et entouré
de cimes neigeuses, plusieurs de ces intrépides solitaires. Un, entre
autres, le docteur Howland, de Boston (pourquoi ne le nommerai-je pas?)
m'a surpris par son calme stoïque. D'une excellente famille, ayant reçu
la meilleure éducation, il a quitté le bistouri du chirurgien pour
le pic du mineur. Un des premiers, il est parti pour les placers du
Colorado, et il dirige aujourd'hui une mine de quartz aurifère et un
moulin mécanique à broyer et amalgamer la roche.

La première fois que j'ai vu le docteur, il m'a montré avec une
certaine fierté les beaux échantillons qu'il a trouvés lui-même.
Sur une planche appendue au mur, dans sa cabane, sont quelques
livres de science appliquée: des traités de chimie, de métallurgie,
d'exploitation des mines, un cours de minéralogie. Quelques-uns de
ces livres sont écrits en français. Il y a, là aussi, souvenir des
premières études, un Galien dans l'original, en latin.

--Je me distrais par la lecture, m'a dit le docteur.

Et comme je lui demandais si cet exil au fond des bois et dans un
vallon si triste ne lui était pas pénible.

--Je n'aime pas la société, m'a-t-il répondu. Je suis bien ici et j'y
reste.

--Mais la Bible ne dit-elle pas: Malheur à celui qui est seul! _Væ
soli!_

--La Bible n'a pas dit cela pour moi.

La localité qu'habite le docteur, déserte maintenant, a été naguère
plus vivante, plus animée. Une série de cabanes en ruines, la plupart
bâties de troncs d'arbres et de boue, véritables _log-houses_
de pauvres pionniers, ont un moment répondu au nom retentissant
d'Oroville. Les placers se sont bien vite épuisés, et, avec eux,
ont disparu les espérances des chercheurs, qui sont allés, sans se
décourager aucunement, exercer leurs efforts sur d'autres points.
Ils n'ont pu, comme Bias, emporter leurs maisons sur leurs épaules:
Oroville, à peine née, est déjà une ville en ruines.

Quelques rares mineurs, tenaces, infatigables, découvreurs obstinés,
sont restés avec le docteur Howland. Courant la montagne à mesure
que la vallée leur a fait défaut, ils ont bientôt mis à nu, sur les
flancs tributaires du Trail-Creek, des veines de quartz aurifère.
Grâce aux lois libérales qui régissent l'exploitation des mines dans
toute l'Union, ils ont pu s'adjuger sur l'heure, moyennant quelques
formalités élémentaires, la propriété pleine et entière de ces gîtes,
sur une certaine longueur et une profondeur indéfinie.

Un de ces découvreurs est le Français Chavanne, que j'ai deux fois
rencontré sur les lieux, toujours à l'œuvre, hardi, entreprenant, et
donnant pour sa part une très-bonne opinion des travailleurs de notre
pays. Et cependant Chavanne n'est pas content: Franc-Comtois, il désire
revoir la Comté.

--Ah! monsieur l'ingénieur, me disait-il il y a quelques jours, si vous
pouviez monter une compagnie à Paris pour faire exploiter tous ces
filons, je vous les donnerais pour rien, et j'irais en France revoir
mon vieux père. J'ai bien envie de retourner au pays.

--Mais, Chavanne, au pays ou ici, il faut toujours travailler.

--C'est vrai, monsieur; mais l'Amérique, voyez-vous, ce n'est pas la
France.

--Faites donc comme ces Américains qui viennent ici sans espoir
de retour, et colonisent jusqu'aux plateaux les plus élevés des
Montagnes-Rocheuses.

--Les Américains sont chez eux; moi, je n'ai pas eu de chance.
J'avais gagné de l'argent à New-York dans l'étamage des glaces; mais
le mercure, c'est un mauvais métal, et cependant c'est ce qui m'a
donné l'idée de travailler les mines d'or. J'ai gagné beaucoup au
commencement. J'ai vendu pas mal de filons. A présent les affaires ne
vont plus, et je voudrais bien placer les mines qui me restent. Si vous
pouviez monter une compagnie à Paris, je vous les donnerais pour rien.

Et ce disant, Chavanne me faisait les honneurs de son _log-house_. Il
me montrait, clouée à la muraille, la carte du district aurifère de
Trail-Creek, couverte d'un réseau de filons, réels ou imaginaires,
découverts par les chercheurs de l'endroit, les _prospecters_ comme on
les appelle.

Ces coureurs de montagnes, ces chasseurs de veines métalliques, qui
remettent en mémoire les _buscones_ ou _cateadores_ du Pérou et du
Chili, les _gambusinos_, les _rebuscadores_ du Mexique, ont eu dès les
premiers temps, dans le Colorado, d'illustres représentants. C'est l'un
d'eux, Gregory, ancien mineur de l'État aurifère de Georgie, qui a
découvert, à Central City, le fameux filon qui porte son nom. C'était
au commencement de l'exploitation. «Si les ruisseaux aux pieds des
Montagnes-Rocheuses roulent de l'or, s'était dit Gregory, les montagnes
doivent en renfermer.» Et il était parti, seul, à pied, gravissant les
pentes roides des vallées où nul n'était entré avant lui. Il portait
sur son dos ses vivres, ses outils. Au bout de quelques jours, il
arrive au lieu où est aujourd'hui Central-City, à plus de 2,500 mètres
d'élévation, et, là, trouve la veine tant cherchée, et des pépites d'or
grosses comme des noix.

Mais Gregory n'a plus de vivres et un ouragan de neige s'élève. Comme
quelques vainqueurs, va-t-il périr au milieu même de son triomphe? Il
descend à Auraria, à la Cité des Plaines, aujourd'hui Denver, et, là,
fait confidence à un ami de sa trouvaille. Tous deux reviennent sur
le gîte, l'exploitent avec activité, et, au bout de quelques jours,
rentrent chargés d'or à la ville. Aussitôt le bruit de cette découverte
se répand, et une armée de mineurs accourt dans les défilés des
Montagnes-Rocheuses.

Telle a été l'origine de l'exploitation métallifère à Central City,
tels sont les faits qui ont donné naissance à cette ville et aux cités
voisines de Black-Hawk et de Nevada.

La découverte des mines d'argent de Georgetown est due à des
circonstances analogues. Un beau jour, en 1864, le _gouverneur_
Steele,--que j'ai eu le plaisir de rencontrer à Georgetown, et qui a
reçu, je crois, le titre qu'il porte, parce qu'il a eu quelques chances
d'être nommé gouverneur du Colorado,--le gouverneur Steele part avec
quelques amis.

«Montons sur la cime des montagnes, leur dit-il; il doit y avoir
là-haut des mines d'argent.» Et les uns se dirigent d'un côté, les
autres d'un autre. On se rejoindra sur le Snake-Range (la crête du
Serpent), à 3,500 mètres de hauteur. On reste plusieurs jours dans les
défilés, sur les cols. A la fin, un des chasseurs découvre un filon
très-riche en minerai d'argent.

Quand on a trouvé un filon, on en trouve bientôt un autre. Bref, un
nouveau district métallifère se fonde, celui d'Argentine, rival de
celui de Gregory. La seule différence est qu'ici on exploite l'or, et
là l'argent.

C'est avec de tels hommes et par de tels moyens que le Colorado s'est
formé, développé, et que le travail des mines y a de plus en plus
progressé. A Georgetown, à côté des gouverneurs Steele, Patterson,
etc., j'ai rencontré des chercheurs encore plus nomades, de vrais
aventuriers des montagnes, par exemple l'Américain Brown, qui a
découvert sa bonne part de filons.

«Je gravis les plus hautes crêtes, me disait-il, tout seul, portant
moi-même mon pic, mon marteau et des provisions pour plusieurs jours.
Je cherche, je flaire, je gratte le gazon; et sous l'herbe, peu à
peu, je finis par découvrir les têtes des veines métalliques. Je
les reconnais à des lignes de quartz blanchâtre, décomposé, pourri,
jauni par le fer, quelquefois taché de points brillants d'un gris
d'acier. Enfin je découvre les veines et c'est là ce que je veux. Alors
seulement je prends la boussole, je _claime_ le gîte, c'est-à-dire
que je définis géométriquement ma propriété. Comme inventeur, j'ai
droit, vous le savez, à 3,000 pieds de filon. Je les fais inscrire
chez le _recorder_ ou greffier du district. Je paye la taxe, c'est peu
de chose: 4 dollars, 20 francs de votre monnaie, et tout est dit. Mon
filon est porté sur le registre du district avec le nom dont je l'ai
baptisé; j'en suis le seul propriétaire. J'en ai ainsi quelques-uns à
vendre, en voulez-vous?»

Et Brown me montrait, sur les hauts sommets de Georgetown, des lignes
de filons qui couraient à perte de vue au pied même des glaciers, et
sur lesquelles il fallait toute une journée pour grimper.

Le prospecteur était vêtu d'un habit de peau de daim à franges, orné de
broderies en forme d'arabesques; il avait des culottes de cuir comme
les Peaux-Rouges. Il portait les grosses bottes du pionnier, enfin le
chapeau de feutre à larges bords du trappeur des prairies.

«--Tout cela m'a bien coûté 200 dollars (1,000 francs), me dit-il.
J'ai depuis longtemps envie d'aller à Paris. Je veux me promener sur
les boulevards avec mon costume de trappeur. Croyez-vous que je ferai
figure?

--C'est cette année, Brown, qu'il eût fallu aller à Paris. A
l'Exposition du champ de Mars, vous auriez attiré la curiosité publique
avec les Japonaises et les petites Chinoises qu'on exhibe là-bas, à
côté des produits de l'industrie.

--C'est trop tard à présent; mais vous me verrez un jour sur les
boulevards avec mon costume, sachez-le bien.»

Que dites-vous de tous ces énergiques travailleurs, mon cher ami, vous
qui lisez tranquillement cette lettre à Paris? Croyez-vous que tous
ces hommes représentent dignement dans le Grand-Ouest l'avant-garde
de la civilisation? Oui, n'est-ce pas? et ils la représentent sans
distinction de nationalité. Si j'avais le temps, si je ne craignais de
fatiguer votre attention, je ferais passer devant vos yeux d'autres
types de mineurs, de pionniers: l'Espagnol Dominguez, marié avec une
Française; des capitaines de mines venus du Cornouailles anglais;
des prospecteurs, des exploitants de filons: Irlandais, Allemands,
Italiens, Canadiens, Français; vous verriez en un mot la légion
honnête et virile des travailleurs passer devant vous, chacun avec les
caractères distinctifs de sa race, et tous avec un caractère commun,
celui de la persistance, de l'énergie, du sang-froid, qui fait les
bons pionniers et les véritables colons. Mais c'en est assez pour
aujourd'hui; je vous parlerai bientôt des mines après vous avoir parlé
des mineurs.




VIII

L'OR ET L'ARGENT.


  Golden City, au pied des Montagnes-Rocheuses,
  26 octobre.

Au moment de dire adieu au Colorado, où j'ai passé des jours si bien
remplis, je viens vous reparler de ses mines, j'entends ses mines d'or
et d'argent. Je pourrais vous entretenir aussi du charbon, que l'on
trouve partout à une faible profondeur sous le sol des prairies; du
fer, qui gît à côté du charbon; du sel, qu'on rencontre en abondance
dans les _parcs_ (c'est ainsi qu'on nomme les hauts plateaux boisés
et gazonnés où habitent les Yutes); des eaux sulfureuses, alcalines,
gazeuses qui sourdent de terre en tant d'endroits. Mais l'or et
l'argent priment ici toute autre exploitation, et c'est justice.
N'ont-ils pas donné naissance au pays, ne lui ont-ils pas permis de
se peupler, de se développer? Ici, comme dans la formation de toute
société, le travail des mines métalliques est venu avant tous les
autres, avant même l'agriculture; ici, comme partout, le pic a précédé
la charrue.

Dès les premiers jours, je vous l'ai déjà écrit, chacun s'est porté sur
les filons avec une ardeur sans exemple. Il y a eu pour l'extraction de
ces richesses souterraines une véritable fièvre, et tous les banquiers
des États de l'Est ont à l'envi prêté leurs capitaux, envoyé leurs
agents à ce territoire, où l'on a cru un moment voir naître une seconde
Californie.

La réaction est venue bien vite, non pas seulement à cause de la guerre
de sécession et de la guerre avec les Indiens, qui ont toutes les deux
éloigné de cette jeune colonie le flot des émigrants, mais aussi pour
d'autres raisons, peut-être non moins graves, sur lesquelles je dois
maintenant insister et appeler toute votre attention.

Dans les placers proprement dits, l'or se retrouve en paillettes, en
pépites, et le métal est toujours à l'état natif ou de métal pur. A
cause de son grand poids, aucune difficulté n'existe pour le séparer
des sables au milieu desquels on le rencontre; un lavage plus où moins
perfectionné suffit, exécuté par des appareils plus ou moins ingénieux.
Les matières légères s'en vont avec l'eau, l'or reste. On peut faire
usage aussi de l'amalgamation, c'est-à-dire de l'attaque de l'or par le
mercure. Ce dernier métal jouit, comme vous le savez, de la propriété
de dissoudre l'or, absolument comme l'eau dissout le sucre, et de le
rendre ensuite par la distillation, si bien que l'on peut en ce cas
dire familièrement que l'or est comme le sucre candi du mercure.

Mais voici bien une autre affaire avec les minerais de filons. Ici l'or
n'existe plus à l'état natif, j'entends dans le Colorado, mais à l'état
de _sulfuret_, comme on dit en Amérique, ou, si vous voulez, à l'état
de combinaison intime avec des sulfures de fer, de plomb, de cuivre de
zinc, d'où il est très-difficile de l'extraire entièrement.

L'argent accompagne très-souvent l'or. Seul ou allié à ce dernier
métal, l'argent n'est jamais pur, mais toujours à l'état de sulfure,
soit simple, soit multiple, ou à l'état de chlorure, iodure, bromure,
etc., c'est-à-dire de combinaison avec le chlore, le brome, l'iode.
Toutes ces combinaisons sont généralement très-complexes, et il est
presque aussi difficile que pour l'or de retirer tout l'argent contenu
dans ces minerais.

Je ne veux pas vous faire ici de dissertation métallurgique, pas
plus que je ne vous ai fatigué de géologie, à propos du gisement de
ces mines; je veux seulement vous dire que, par les procédés les
plus délicats de pulvérisation, de calcination ou de grillage par
le feu, en présence ou non de la vapeur d'eau, d'amalgamation ou de
dissolution dans le mercure, de chloruration ou d'attaque par le sel
marin, le chlore, l'acide chlorhydrique, qui décomposent les sulfures
métalliques, je veux vous dire que, par tous ces procédés, on n'est
jamais arrivé à retirer plus des trois quarts de l'or ou de l'argent
combinés dans les minerais du Colorado.

Souvent même le tiers seulement ou la moitié, quelquefois le quart à
peine des métaux précieux ont été _sauvés_, comme disent les mineurs.

Ce fait s'est déjà présenté en Californie, où l'on est encore
à attendre la découverte d'un procédé définitif de traitement
métallurgique; mais nulle part, comme dans le Colorado, toutes les
mines à la fois n'ont eu à lutter contre la même difficulté, qui semble
presque insurmontable.

Ici le problème à résoudre est plus que jamais sérieux; de sa solution
dépend en effet en partie l'avenir de ce territoire. Bien que tout
le monde, dès le premier jour, se soit mis à l'œuvre, chimistes,
métallurgistes, ingénieurs, savants (je ne parle pas des chevaliers
d'industrie ou des contrefacteurs), et que chacun, dans cette espèce
de course au clocher, ait apporté son procédé qu'il croyait le
meilleur, aucun procédé n'a encore réussi, et le prix est toujours
à donner à l'heureux inventeur du traitement des sulfures naturels
auro-argentifères. Celui qui trouvera le moyen de retirer _par
des systèmes pratiques, et non par des méthodes de laboratoire_,
des minerais du Colorado, et subsidiairement de ceux du Montana,
de l'Idaho, de la Nevada, de la Californie, en proie aux mêmes
difficultés, toute la quantité d'or et d'argent qu'ils renferment et
que l'analyse dévoile, celui-là aura fait sa fortune; il sera, du jour
au lendemain, riche à millions, et, du même coup, il aura donné à la
colonisation des États et des territoires du Grand-Ouest américain
l'impulsion la plus féconde. Ce sera là une fortune bien acquise.
Voilà les vrais inventeurs et non ceux qui cherchent péniblement la
contrefaçon de procédés déjà connus.

Mais, que dis-je? voilà les vrais inventeurs! Celui qui apportera
au Colorado le mode de traitement métallurgique qu'on attend depuis
plusieurs années, celui-là sera non-seulement le bienfaiteur de
ce territoire et de tous ceux du _Far-West_; il faudra aussi,
tant la nouvelle invention sera fertile en résultats, le proclamer
solennellement un des bienfaiteurs du genre humain. Allons,
métallurgistes, à l'œuvre! qui de vous va devenir le grand homme que
l'on attend?

Et vous, qui recevez ces lettres à Paris, dites donc aux maîtres de la
chimie française, et ils sont nombreux, d'allumer leurs fourneaux pour
cette grande recherche, et de se montrer, cette fois encore, comme ils
l'ont fait en tant d'autres circonstances, les dignes successeurs des
Lavoisier, des Berthollet, des Thénard.

C'est une curieuse destinée que celle de l'Amérique du Nord, d'être,
non-seulement le pays de l'avenir, celui vers lequel gravitent
aujourd'hui tous les émigrants, tous les colons, celui qui, dans peu de
temps, va changer peut-être les lois du monde politique et commercial,
mais d'être aussi le pays qui produit, à cette heure, le plus d'or et
d'argent sur tout le globe.

D'un océan à l'autre, soit qu'on suive la chaîne littorale atlantique,
les monts Apalaches, Alleghanys, etc., soit qu'on parcoure la chaîne
centrale du grand continent, les Montagnes-Rocheuses, d'où je vous
écris en ce moment, ou la chaîne qui regarde le Pacifique, la Sierra
Nevada, les placers, les filons d'or et d'argent sont partout
répandus; partout, au pied, aux flancs, an sommet des montagnes,
courent souterrainement des veines de ces métaux. Quand on croit les
gîtes épuisés, de nouvelles mines apparaissent. Après les gîtes d'or de
la Californie, les plus féconds, les plus étendus dont l'histoire fasse
mention, on découvre les mines argentifères de la Nevada, plus riches à
elles seules que toutes celles de l'Amérique espagnole.

Puis sont venues les mines d'or et d'argent du Colorado, de l'Idaho, du
Montana, de l'Orégon, de l'Arizona, dont quelques-unes le disputent aux
précédentes pour la richesse et l'étendue des veines, pour l'abondance
de la production.

C'est là un fait nouveau dans l'histoire de l'Amérique du Nord, de
fournir aujourd'hui plus de la moitié dans le milliard de francs en or
et en argent que produit annuellement le globe[2]. Ce fait ne s'est
révélé que depuis peu de temps, mais il n'a pas échappé aux hommes
d'État qui gouvernent l'Union.

[Note 2: Voici, d'après des renseignements officiels, quelle a dû
être la production d'or et d'argent des États-Unis en 1867, une année
des moins favorisées:

  Californie                      125,000,000 fr.
  Nevada                          100,000,000
  Montana                          60,000,000
  Idaho                            30,000,000
  Colorado                         25,000,000
  Orégon                           10,000,000
  Autres États ou territoires      25,000,000
                                  -----------
  Total de la production d'or et d'argent
    aux États-Unis en 1867        375,000,000 fr.
]

Chaque année, dans son message, le président fait connaître les détails
statistiques de la production de l'or et de l'argent, et d'année, en
année, il a généralement lieu de féliciter le pays des résultats et des
progrès obtenus.

Aux États-Unis, on ne se contente pas de savoir, on veut voir. Aussi
ces mines du Grand-Ouest, dont le monde s'entretient, sont-elles
l'objet de nombreuses visites, non-seulement de la part des savants,
des ingénieurs, mais aussi des journalistes, des économistes, des
hommes d'État de l'Union. Un des politiques les plus connus en Amérique
et des plus modérés, M. Colfax, le même que la voix publique semble
désigner aux élections prochaines pour la vice-présidence, si le
général Grant est nommé président, a raconté dans un de ses nombreux
_speeches_ ses visites aux mines d'or et d'argent du _Far-West_, en
1865. Il était alors et il est encore président (_speaker_) de la
chambre des représentants à Washington, et il profita des vacances
de la session pour aller voir, dit-il, dans l'extrême-ouest, de
vrais mineurs, de vrais Indiens, de vrais Mormons. Il partit dans la
diligence transcontinentale, accompagné de quelques amis, entre autres
d'un journaliste de Springfield (Massachusetts), M. Bowles, qui a
laissé de ce voyage une intéressante description.

La veille de son départ, le 14 avril, M. Colfax alla prendre congé du
président.

«Je veux, lui dit Lincoln, que vous soyez mon interprète auprès des
mineurs que vous allez visiter. J'ai la plus large idée de la richesse
minérale de notre pays, je la crois inépuisable. Elle abonde dans tout
l'Ouest, des Montagnes-Rocheuses au Pacifique, et l'exploitation en est
à peine commencée. Pendant la guerre, alors que nous ajoutions chaque
jour une couple de millions de dollars à notre dette nationale, je
n'avais pas le loisir d'encourager chez nous la production des métaux
précieux, nous avions d'abord la nation à sauver; mais à présent que
nous connaissons le montant de notre dette, plus nos mines extrairont
d'or et d'argent, et plus nous effectuerons facilement le payement de
ce que nous devons.

«Je veux désormais, ajouta-t-il avec une grande animation, féconder nos
exploitations souterraines par tous les moyens qui sont en mon pouvoir.
Nous comptons par centaines de mille les soldats congédiés, et l'on
craint que le retour dans leurs foyers d'un si grand nombre d'hommes
ne paralyse l'industrie en lui fournissant tout à coup un plus grand
nombre de bras que celui dont elle a besoin. Je veux essayer d'attirer
ces hommes vers les richesses cachées de nos montagnes, où il y a assez
de place pour tous. L'immigration, même pendant la guerre, ne s'est
pas arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre toujours plus
imposant chaque année du trop-plein des habitants de l'Europe. J'ai
l'intention de diriger ces immigrants sur les mines d'or et d'argent
qui gisent pour eux dans l'Ouest.

«Dites aux mineurs, de ma part, que je prendrai leurs intérêts autant
qu'il sera en moi de le faire, parce que de leur prospérité dépend
celle du pays. Oui, s'écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux
brillaient d'enthousiasme, nous prouverons en très-peu d'années que
nous sommes le trésor du globe!»

Ici, je vous entends me dire: «Où donc avez-vous pris ces paroles de
Lincoln?» Je viens de les traduire textuellement d'un discours que M.
Colfax prononça devant les mineurs du Colorado, à Central City, le 27
mai 1865. Vous voyez que nous n'avons pas été les seuls à faire des
conférences devant les braves pionniers des Montagnes-Rocheuses, et que
le président de l'assemblée législative à Washington nous avait précédé
lui-même dans cette voie.

Le soir de ce même jour, 14 avril 1865, M. Colfax retourna de nouveau
vers Lincoln et le trouva partant pour le théâtre. Lincoln l'invita
à l'accompagner. Ayant pris d'autres engagements pour la soirée, et
devant d'ailleurs quitter Washington le lendemain matin, M. Colfax ne
put accepter cette invitation. Comme le président franchissait la porte
de la Maison Blanche, et serrait la main au voyageur:

«N'oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation d'aujourd'hui;
rapportez à ces mineurs ce que je vous ai dit pour eux. Bon voyage! je
vous enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu!»

Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et les dernières paroles
qu'il prononça sur les affaires du pays; c'est peut-être moins d'une
heure après que l'ancien comédien John Booth le tuait à bout portant,
d'un coup de pistolet, dans une loge d'avant-scène au théâtre Ford.

Et maintenant je ne vous dis pas adieu, comme le président martyr
à M. Colfax; je vous dis au revoir! Je repars demain pour Denver,
et de là pour Chayennes. Cette ville naissait à peine lors de mon
arrivée dans les prairies, il y a un mois; aujourd'hui elle a 3,000
habitants. Il y a un mois, le chemin de fer du Pacifique s'arrêtait à
Julesburg; aujourd'hui il a gagné Chayennes, qui est à 140 milles ou
225 kilomètres plus à l'ouest, au pied même des Montagnes-Rocheuses. Il
faut bien aller saluer ces merveilles, voir comment poussent les villes
et les chemins de fer aux États-Unis, et de là aller dire bonjour aux
Peaux-Rouges du Dakota, les Sioux, les Corbeaux, les Gros-Ventres.

Les touristes de la Méditerranée disent: «Voir Naples et puis mourir!»
Moi, humble excursionniste des prairies du _Far-West_, je dis:
«Voir les Peaux-Rouges et se faire scalper, mais au moins voir les
Peaux-Rouges!»




IX

LA NAISSANCE D'UNE VILLE.


  Chayennes, territoire de Dakota, au fond des
  prairies, 1er novembre.

Nous sommes partis hier matin de Denver, dans la diligence continentale
et par le plus beau temps du monde. Le coche était plein, dedans,
dehors, non de bagages, mais de voyageurs. Nous étions neuf dans la
boîte intérieure, trois sur chaque rang: je vous laisse à juger quel
supplice!

J'avais à côté de moi un révérend de gros calibre qui laissait le
Colorado où il n'avait pas fait ses affaires, pour aller à Chicago
diriger un journal et une imprimerie appartenant à la secte qu'il
défendait.

Devant moi était un ingénieur allemand, d'une corpulence non moins
formidable, et qui s'en retournait dans le Wisconsin pour y reprendre
la direction d'importantes mines de zinc, après être venu faire une
promenade minéralogique de quelques mois dans les Montagnes-Rocheuses.

Faut-il parler de mes autres compagnons? Vous les connaissez en partie:
le colonel Heine, M. Whitney. Un troisième est un journaliste de
Central City, propriétaire de mines dans le Colorado, et inventeur d'un
procédé nouveau pour le traitement des sulfures aurifères; qui n'a pas
inventé ici son petit procédé? Il se rend dans les États de l'Est pour
tirer parti de sa découverte, former une compagnie. En Amérique on fait
ainsi 2,000 lieues sous le plus léger prétexte.

Nous avons cette fois laissé nos armes avec nos bagages. Pas d'Indiens
dévastateurs sur la route. A la lune d'octobre, la paix a été
solennellement signée dans le Kansas par les commissaires de l'Union
avec les cinq grandes nations du Sud: les Apaches, les Kayoways, les
Comanches, les Arrapahoes, les Chayennes. Nous pourrons voyager et
dormir tranquilles sur la route du grand désert, à travers le pays des
hautes herbes. Que le Manitou ou Grand Esprit en soit loué!

A la Porte (encore un nom franco-canadien respecté par la géographie
américaine), nous avons laissé la diligence continentale poursuivre sa
route vers le pays des Mormons, ces heureux polygames, et de là vers
l'État sauvage de Nevada aux mines d'argent inépuisables, enfin vers
la fertile Californie. Un coche supplémentaire est venu au-devant des
voyageurs à destination de Chayennes et des États de l'Est. Nous étions
presque tous de ce nombre, et nous avons remis à une autre fois notre
visite aux _Saints du dernier jour_, car le pape des Mormons, Brigham
Young, pendant que nous étions encore dans le Colorado, nous a écrit
qu'il nous attendait.

Quel beau temps nous avons eu pendant ce voyage d'une centaine de
milles à travers les grandes plaines! Le trajet a duré vingt-quatre
heures. Le ciel était, comme pendant tout le mois précédent, sans aucun
nuage, aucune vapeur ne voilait la transparence de l'atmosphère, et
l'air, ainsi qu'il est naturel à ces hauteurs, était d'une légèreté
exceptionnelle. La température était printanière, et un splendide
tableau s'est déroulé à notre vue tout le long du chemin.

Le profil des Montagnes-Rocheuses offre un coup d'œil des plus
féeriques. Au Sud, le pic de Pike porte jusqu'aux nues sa cime
neigeuse, haute de plus de 4,200 mètres, et garde le nom du célèbre
explorateur, le capitaine Pike, qui l'a le premier mesuré en 1806.

Au nord, le pic de Long, baptisé en 1820, par un autre hardi voyageur,
le colonel Long, élève à la même hauteur sa cime non moins pittoresque.

Les deux pics sont séparés par un intervalle de 170 milles, et
cependant l'œil les embrasse à la fois.

Vu sous un certain angle, le pic de Long présente deux pointes
isolées: de là le nom de _pic des deux Oreilles_ que lui avaient donné
les anciens coureurs des prairies, les trappeurs et les traitants
canadiens. Dès le dix-septième siècle, ceux-ci fréquentaient ces
parages et avaient certainement découvert, avant le capitaine Pike et
le colonel Long, les pics qui devaient immortaliser ces derniers. De
quelque côté du Missouri ou du Mississipi que l'on vienne, quand on
s'est avancé de quelques centaines de milles dans les prairies, on ne
tarde pas en effet de découvrir l'un ou l'autre de ces pics, et souvent
tous les deux à la fois. On s'oriente même sur ces montagnes, comme le
marin sur l'étoile polaire.

Entre les deux pics est le mont Lincoln, plus élevé encore que les
précédents et plus haut que notre mont Blanc, puisqu'il dépasse,
dit-on, 5,000 mètres.

Le mont Lincoln a été ainsi nommé en l'honneur du président martyr,
qui n'avait pas besoin de ce baptême pour que son nom, pur entre tous,
passât jusqu'à la plus lointaine prospérité.

Cette magnifique ligne de montagnes est la plus belle de l'Amérique
du Nord. Dans le Colorado, qu'elle recoupe le long d'un méridien,
elle apparaît, à travers l'atmosphère transparente et limpide, comme
une masse ondoyante aux tons bleus et violets, qui rappellent ceux
de l'Apennin. Toutefois les découpures de la montagne péninsulaire,
bien qu'ayant été chantées par Horace et tant d'autres poëtes, n'ont
pas les vives allures de cette partie des Montagnes-Rocheuses, toute
composée de granits aigus ou de schistes aux lits contournés. Le
ciel du Colorado rappelle aussi le ciel de l'Italie. Chacun fait ces
rapprochements, et le voyageur venu de l'Europe croit être près de son
pays, tandis que 3,000 lieues l'en séparent.

Après une aussi douce journée et d'aussi agréables impressions, quel
réveil nous avons eu! Pascal disait: «Vérité en deçà des Pyrénées,
erreur au delà!» nous aurions pu dire en touchant au terme de notre
route: «Beau temps en deçà du Colorado, tempête au delà!» Ce matin,
en arrivant à Chayennes, sur ce plateau dont l'altitude dépasse 2,000
mètres, nous avons essuyé un véritable cyclone comme en plein Océan.
Le vent, venant des montagnes, avait passé sur leurs cimes glacées. Il
était froid comme en hiver, soufflait avec une épouvantable violence,
et soulevait en épais tourbillons le sable siliceux de la prairie.
Dès novembre, la saison change ici brusquement, et, de trois en trois
jours, des coups de vent, mêlés de neige, s'élèvent soudainement.
Puis le soleil reprend le dessus, et le ciel offre, comme en été, une
transparence d'azur.

Nous sommes allés frapper à la maison, si vous préférez, à l'hôtel du
Doge, _Dodge house_, où l'on nous a offert, si nous étions fatigués,
de nous reposer dans la chambre commune. Il n'y avait pas moins de
trente lits, la plupart occupés par deux dormeurs à la fois. Les usages
démocratiques du _Far-West_ autorisent cette fraternité nocturne, et
l'Américain s'y prête de fort bonne grâce.

Nous avons jugé convenable de ne partager le lit de personne; mais
dans le salon commun, où chacun faisait sa toilette, il a bien fallu
user des mêmes brosses, des mêmes peignes et, disons-le, de la
même serviette. J'ai fait rouler le lin maculé, tacheté de marques
noirâtres, jusqu'à trouver une place intacte, et je m'en suis bravement
frotté la face. Qu'y faire? comme disait cet Espagnol: _Es la costumbre
del pais_. C'est la coutume du pays; il faut s'y plier comme tout le
monde, on serait mal venu de faire ici le délicat.

Le buvetier de la maison du Doge, qui distribue à ses nombreux chalands
l'_ale_ et le _whisky_, nous demande de lui laisser nos armes.
Carabines et revolvers n'ont plus droit, sous peine d'une sévère
amende, de se montrer en ville, et cette décision a été prise par
le conseil municipal de Chayennes, à la suite de quelques rixes qui
ont eu lieu tout récemment. De plus, on a chassé les délinquants qui
troublaient la paix publique et donnaient le scandale dans cette ville
née d'hier. Bravo! et voilà qui promet. On sort sans armes et l'on ne
se promène qu'au milieu d'honnêtes gens. Et dire qu'il a fallu pour
cela venir au fond des prairies, au pied des Montagnes-Rocheuses, à 520
milles à l'ouest du Missouri!

J'entends partout le bruit de la scie et du marteau; partout s'élèvent
des maisons de bois, partout s'alignent les rues, qui se coupent
d'équerre et non sous des angles obliques, à l'européenne. Ces rues, on
n'a pas le temps de leur chercher des noms. Ce sont les rues nos 1, 2,
3, 4..., ou A, B, C, D..., etc.

Que Fénelon serait content, si son ombre passait par ici! il a rêvé
une ville idéale, Salente: la voilà. Voilà Chayennes, la cité magique,
la merveille du désert, comme l'appellent déjà les pionniers, et non
la ville venteuse, comme disait ce matin un des voyageurs qui nous ont
quittés, et qui est reparti pour les États de l'Est.

Voilà Chayennes: elle n'existait pas au mois de juillet dernier, et
les Indiens dont elle a pris le nom campaient dans le voisinage. Ils
y scalpaient encore les blancs, témoin deux soldats du fort Russell,
situé à 2 milles de là, qu'ils ont un jour trouvés seuls et sans
défense, et qu'ils ont impitoyablement tués.

A la fin du mois de juillet, une compagnie se fonde pour l'édification
de la ville. Tout aussitôt un maire, un conseil municipal est nommé.
Quel nom donnera-t-on à la cité qui va naître? Eh, mon Dieu! le nom des
Indiens de l'endroit, ne sera-ce pas dans quelque temps tout ce qui
restera de ces Peaux-Rouges dans les prairies colonisées?

La voilà donc la moderne Salente! Déjà partout des magasins, surtout
d'habits confectionnés, des restaurants, des buvettes, des hôtels.
Se vêtir, manger, boire et dormir, dit l'Américain, telles sont les
quatre nécessités à satisfaire dans toute colonisation naissante.
Déjà deux imprimeries, deux journaux, des boutiques de librairie, des
bureaux de banque, des diligences, puis la poste et le télégraphe, qui
portent si loin et la vie et le mouvement. Et combien d'habitants a
cette ville qui vient de sortir de terre? Plus de 3,000. Elle a gagné
un millier d'habitants chaque mois, et le chemin de fer ne l'a pas
encore rejointe. La dernière station du grand railroad du Pacifique
est Hill's-Dale, à 20 milles à l'est de Chayennes; mais déjà les
terrassiers, les pontonniers sont là. Chayennes n'a pas été oubliée;
elle n'a fait qu'aller en avant, _go ahead!_ précédant le chemin de fer
pour que celui-ci ne l'oubliât pas au passage.

Des maisons, il en arrive par centaines de Chicago, toutes faites,
j'allais dire toutes meublées, du style, des dimensions et des
dispositions que l'on désire. A Chicago, on confectionne des maisons
comme, à Paris, à la _Belle Jardinière_, on confectionne des habits.
Entrez! Voulez-vous un palais, une chaumière, maison de ville ou
maison des champs; voulez-vous du dorique, du toscan ou du corinthien?
voulez-vous un ou deux étages, un attique, des combles à la Mansart?
voilà! vous êtes servis!

Il n'y manque que les habitants, n'est-ce pas? car ceux-là, on ne les
vend point; mais les habitants sont venus. Des États du Missouri et
du Mississipi, du Colorado lui-même, ce jeune territoire, le grand
exode a recommencé. Allons, pionniers de l'Ouest, encore un pas en
avant, encore un pas avec le soleil! Dans tout le Colorado, nous avons
rencontré le long des routes les convois des hardis émigrants. Hommes,
femmes, enfants, avec tous les meubles, tous les outils du colon,
arrivaient dans des fourgons traînés par les bœufs pesants ou les mules
aux longues oreilles. Le convoi marchait lentement, et souvent suivait
par derrière une charrette chargée de planches, embryon de la future
maison. Chayennes a eu son _excitement_, et un instant le Colorado a eu
peur de se voir dépeuplé par cette ville aux allures envahissantes.

Qu'ils sont rudes et d'aspect grossier tous ces hommes de
l'Extrême-Ouest, à la longue chevelure, au chapeau de feutre à larges
bords, à la barbe mal peignée, aux habits de couleur douteuse, aux
grosses bottes de cuir, dans lesquelles s'engouffre le pantalon! Mais
aussi quels caractères virils, fiers, indomptables! quelle austérité,
quelle patience! Ici personne ne se plaint. Si l'on n'y est pas mieux,
c'est que cela ne se peut pas, et personne n'y trouve à redire.

Visitons cette ville âgée de trois mois, et déjà si vivante, si animée.
Voici des maisons qui changent de place, et se promènent par les rues,
portées sur de lourds véhicules; mécontentes du premier emplacement
qu'elles ont choisi, elles vont s'installer ailleurs. Les habitants
n'ont pas quitté leur demeure, et l'on voit fumer la cheminée de tôle
pendant que la maison marche. Mais j'ai déjà été témoin de ce spectacle
à New-York, à San-Francisco. Passons.

Voici le restaurant Ford, le Véfour de l'endroit. On y fait des
affaires à souhait, pour 1,000 piastres ou 5,000 francs par jour.
Calculez plutôt. Les repas sont d'une piastre, 5 francs. On y sert
tous les jours trois repas, et chaque fois 2 à 300 personnes prennent
place aux différentes tables. Je passe sous silence les profits de la
buvette, les extra, etc.

Il y a à Chayennes bien d'autres restaurants, mais Ford les domine
tous. Il y a aussi ce qu'on nomme pompeusement des parloirs, des
salons, des cabinets, où l'on va boire, le plus souvent debout, l'_ale_
petillante ou l'alcoolique _whisky_. Je ne parle pas des salles de
jeux, très-courues, et qui s'ouvrent surtout la nuit. En quelques
endroits la musique attire les chalands; d'habitude c'est un orgue
de Barbarie, de forte dimension, et jouant des airs d'opéra à grand
orchestre. Cela s'expédie d'Allemagne à toutes les buvettes un peu
importantes du Grand-Ouest. Les Allemands ici sont nombreux; ils
entendent leur musique, ils entrent.

Quelques buvettes amusent leurs chalands par d'autres _attractions_.
Voici un diorama gigantesque; voici un tableau de maître, où vous
verrez le colonel Corcoran conduisant au feu le brave ou, si vous aimez
mieux, le galant 69e.

Les journaux ont déjà annoncé notre arrivée. Ce n'est pas tous les
jours qu'un Parisien passe par Chayennes. Plus tard cela pourra venir.
Allons remercier ces éditeurs polis. A Chayennes (nous avions déjà vu
la même chose à Georgetown dans le Colorado), le journaliste est à
la fois son auteur, son compositeur, son correcteur, son imprimeur,
son gérant responsable, et il résume toutes ces fonctions sous le nom
générique d'éditeur. L'_Argus_, comme le _Leader_ (le Guide), nous fait
une réception amicale. Ils nous offrent gracieusement et gratuitement
un exemplaire du numéro du jour. Chez les vendeurs cela coûte 15
_cents_, 15 sous de notre monnaie. Les annonces remplissent surtout ces
feuilles, de dimensions maintenant restreintes, mais qui demain seront
si étendues. Les faits divers sont plaisants.

«Charles Bell a apporté une provision de pommes de chez les Mormons.
Charley a fait cadeau de quelques-unes de ces pommes à l'éditeur
du _Leader_. Que Charley Bell en soit béni. Les pommes étaient
excellentes. C'est le premier fruit qu'on mange à Chayennes. Voilà un
son de cloches (en anglais, cloche se dit _bell_) qu'il faudra souvent
répéter.»

«Hier, dit à son tour un libraire, en même temps marchand de journaux,
de cigares et de bimbeloterie, hier il est venu un quidam dans ma
boutique. Il a tout déplié, tout lu, et le _Monthly Magazine_, et le
_New-York Herald_ et le _Chicago Tribune_. Je ne parle pas du _Leader_
et de l'_Argus_ de Chayennes. Il a tout déplié et tout lu; puis il est
parti sans dire un mot, sans même remercier. Honte soit à ce malotru!»

«Demain, ajoute un révérend, je célébrerai l'office divin dans le salon
que M. A... veut bien mettre à ma disposition. Nous n'avons pas encore
d'église, mais cela ne tardera pas. En attendant, ceux qui viendront
demain et qui ont des livres de prières feront bien de les apporter.»

Ainsi va le monde. Cette petite ville, la plus jeune sinon la moins
peuplée de toutes les villes du globe, celle qu'aucune géographie
ne mentionne encore, fière de ses hôtels, de ses journaux, de son
merveilleux développement, de sa situation topographique, rêve déjà
le titre de capitale. Elle ne veut pas s'annexer au Colorado, elle
veut que le Colorado, s'annexe à elle. Comme elle est la seule ville
du Dakota et que ce territoire est encore absolument désert, elle
ne veut pas non plus faire partie du Dakota. Elle rêve de détacher
de ce territoire, de ceux du Colorado et de l'Utah, un lambeau qui
s'appellera le Wyoming, dont elle sera le centre[3]. Ainsi naît le
patriotisme local; ainsi commencent les questions de clocher, au
milieu même du grand désert. Tous les jours, les premiers Chayennes du
_Leader_ et de l'_Argus_ sont pleins de ces débats, et la discussion
s'envenime avec les journaux de Denver et de Central City, qui
répondent orgueilleusement à Chayennes en l'appelant la Ville venteuse
ou la Ville de paille. Si Denver n'était pas si loin, qui sait si
quelque coup de revolver ne serait pas tiré de part ou d'autre pour
appuyer les arguments écrits?

[Note 3: Et Chayennes est arrivée à ses fins. Dès 1868, un acte du
Congrès décrétait la formation de ce territoire de Wyoming.]

Cette ville me plaît, et je regrette de n'y pouvoir passer la nuit;
mais il n'y a nulle part de lit disponible, même dans les dortoirs
communs. A la hâte, je jette cette lettre à la poste, et je me rends
au fort Russell avec mon brave compagnon, le colonel Heine (M. Whitney
est retourné à Boston ce matin). Au fort, le colonel connaît d'anciens
compagnons d'armes, et nous trouverons bien une tente pour nous y
installer quelques jours.

Puis nous irons voir les Peaux-Rouges du Dakota, avec la commission de
paix indienne qui va se rendre au fort Laramie pour traiter avec les
tribus du Nord comme elle vient de le faire avec celles du Sud. Aller
au fond des prairies sans voir les sauvages, ne serait-ce pas aller à
Rome sans voir le pape?




X

LES SOLDATS DU DÉSERT.


  Fort Russell (Dakota), sous la tente,
  1er novembre.

L'hospitalité la plus cordiale nous attendait ici, et nous avons
échangé avec plaisir le dortoir commun de la _maison du Doge_ contre
une tente de soldat.

Le général Stevenson, qui commande le fort, le major, le
quartier-maître, tous les officiers nous ont reçus en amis. Nous sommes
allés nous asseoir à leur _mess_, nous avons fraternellement trinqué
ensemble, et bu le verre de whisky sacramentel sans lequel il n'y a
pas, aux États-Unis, de bonne connaissance faite.

On nous a accueillis avec tous les honneurs possibles. Une sentinelle
veille sur notre tente; le soir nous répondons à son appel pour rentrer
chez nous.

Le mauvais temps a continué. Avant-hier, un terrible ouragan de neige
s'est levé subitement. En nous rendant de la tente du général à la
nôtre, nous avons failli, comme Romulus, disparaître au milieu de la
tempête. Le toit de notre tente s'est gelé, et la neige a couvert le
bord de mon lit qui touchait à la toile.

Puis le beau temps est revenu, et, en attendant la commission de paix
indienne, nous sommes allés chasser, le long d'un ruisseau voisin du
fort et bordé de coudriers, les gallinacés sauvages du désert.

De bisons, d'antilopes, il n'y en a plus ici, depuis que les soldats
sont arrivés, depuis que le chemin de fer du Pacifique a lancé vers
ces parages ses poseurs de traverses et de rails. Il ne reste plus de
la prairie que sa flore caractéristique, surtout les hautes graminées,
maintenant desséchées, jaunies, et qui lui ont valu ce nom. Il lui
reste aussi ce sol alluvial qui la distingue, sol composé tantôt de
terres épaisses, où l'on ne trouve pas une pierre, mais parfois aussi
de graviers siliceux et de cailloux roulés. Ceux-ci ont dû descendre
des Montagnes-Rocheuses à l'époque où elles ont été soulevées, ou
quand les glaciers que portaient les flancs de ces hautes montagnes,
lors des anciens âges géologiques, se sont tout à coup fondus. Ces
graviers et ces cailloux roulés, y compris ceux des cours d'eau
actuels, sont des échantillons rassemblés à souhait par la nature sur
le même point, comme pour indiquer d'avance au géologue qui se dirige
vers la grande chaîne de l'Extrême-Ouest les roches qu'il y rencontrera.

Ici se montrent des galets de granits roses, de porphyres verts,
d'ardoises lustrées, feuilletées, et des silex de toutes les couleurs,
surtout le silex rouge, dont les lits de quelques ruisseaux sont pavés.

Les seules roches que l'on rencontre en place dans la prairie sont
des grès tendres, d'âge très-moderne, et dont les stratifications,
labourées, déchiquetées par les éléments, offrent quelquefois des
aspects fort curieux, et ressemblent même à des villes en ruine quand
l'étendue des assises est considérable. Ce sont ces roches, ou des amas
de cailloux roulés, qui forment ordinairement les monticules que l'on
nomme les _bluffs_, et qui donnent alors à la prairie cette apparence
ondulée qui lui a valu, chez les Américains, le nom de _rolling
prairie_.

Les silex rouges, descendus des flancs des Montagnes-Rocheuses, et
divisés par les eaux courantes en menus morceaux, forment en plusieurs
endroits le sous-sol de la prairie. Dans ce cas, les fourmis entassent
quelquefois autour de leur trou d'énormes monticules de ces graviers,
de plus de 2 pieds de hauteur et de 12 à 15 de pourtour. Que sont les
Pyramides d'Égypte à côté de celles-ci?

Ces dépôts de gravier siliceux et ferrugineux, fouillés ou non par les
fourmis, sont si répandus dans certaines régions, surtout celles qui
s'étendent à l'est et au nord du territoire de Colorado, et sur une
partie du chemin de fer du Pacifique, qu'on a donné à ces régions le
nom de _grand désert américain_. En d'autres endroits des prairies, le
sol présente un autre phénomène: les eaux y sont tellement saturées
d'alcali ou carbonate de soude, que le sel se dépose en efflorescences
blanchâtres à la surface du terrain. Une des stations du chemin de
fer du Pacifique porte le nom significatif d'Alkali. Malheur aux
hommes, malheur aux bêtes qui boivent de ces eaux! Inutile d'ajouter
que le sol, sur tous ces points, est entièrement stérile, car les
jeunes pousses y sont brûlées par le sel. Certaines régions du grand
désert américain sont parsemées de terres alcalines, et semblent la
continuation, dans le centre et le sud des prairies, de ce qu'on nomme,
dans le nord, les _Mauvaises Terres_, qui sont si répandues dans le
Dakota et le Nebraska.

Dans toutes ces localités, le relief du sol est d'ailleurs le même, car
dans les Mauvaises Terres on rencontre aussi des étendues considérables
de ces coteaux de grès tendre simulant des édifices ruinés.

La course à travers les prairies est loin d'être monotone, et chacun
trouve à y glaner, chasseur ou naturaliste. Sans doute, le touriste
qui prend maintenant le chemin de fer du Pacifique va trop vite pour
jouir complétement du grand spectacle du _Far-West_; mais, arrivé à la
dernière station, il voyage en caravane comme autrefois, à la garde de
Dieu et de son revolver. Qui remplacerait, dans ces poétiques courses,
les haltes dans les hautes herbes, quand on n'a souvent d'autre
combustible, pour faire cuire son repas, que la fiente des bisons, le
_bois de vache_, comme l'appellent les trappeurs? qui remplacerait les
longues méditations du soir, quand on n'a pour abri que la tente sous
le ciel couvert d'étoiles et sur la terre gazonnée, quand rien ne borne
l'horizon, et que libre, indépendant, n'ayant d'autre maître que soi,
on se retrouve seul en face de la grande nature?

Le niveau des prairies monte insensiblement des bords du Missouri
aux Montagnes-Rocheuses. Omaha est à 300 mètres d'altitude au-dessus
des eaux de l'Océan; Chayennes, située à 515 milles d'Omaha, est à
la cote de près de 2,000 mètres. Le chemin de fer du Pacifique a
très-heureusement profité de ces pentes naturelles.

Le climat de toutes ces régions est, pendant l'été, un des plus beaux
de l'Amérique du Nord. L'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer
n'empêche pas cependant que les chaleurs ne soient à certains moments
excessives, mais les brises qui viennent des Montagnes-Rocheuses
rafraîchissent bientôt l'atmosphère. Jamais il ne pleut. Sur la fin
de l'automne, le climat est parfois rigoureux, je l'ai appris à mes
dépens; mais, après un ouragan de quelques jours, souvent le ciel
redevient serein, sans un seul nuage qui le voile.

L'hiver, les mêmes alternatives de beau et de mauvais temps se
représentent; la neige tombe avec abondance, mais ne persiste pas. Le
froid seul se fait sentir vivement, et le thermomètre se maintient
quelquefois aux degrés de la Sibérie, 25 et 30 divisions sous zéro du
thermomètre centigrade. En été, il monte par moments aux degrés du
Sénégal, et c'est ainsi que les deux extrêmes se touchent.

Toute l'année, l'atmosphère est d'une pureté, d'une sécheresse
exceptionnelle, en même temps que d'une grande légèreté. La viande de
boucherie se conserve très-bien à l'air. Le bétail reste en liberté au
dehors, sans aucun abri.

Ce climat convient particulièrement, surtout pendant le printemps et
l'été, aux personnes faibles, qui reprennent leurs forces à cet air
vivifiant et sec, et qui, arrivées malades dans les prairies, s'en
retournent guéries après une saison. Un bain d'air vaut, dans ces
cas-là, beaucoup mieux qu'un bain d'eau minérale et produit des effets
plus certains.

Tel est, dans ses traits principaux, le grand désert américain, d'où je
vous écris en ce moment. En attendant la commission de paix, je vis au
milieu de soldats qui ne ressemblent guère à ceux de notre pays.

Une partie des officiers ont fait leurs études à West-Point, le
Saint-Cyr des États-Unis; d'autres sont des soldats de fortune auxquels
la guerre de sécession a mis le mousquet dans les mains, et qui ont
préféré le garder, plutôt que d'aller se faire avocats ou négociants,
comme tant d'autres. Chez tous on rencontre une grande aménité et des
habitudes polies, civiles, qui viennent fort heureusement tempérer la
rigidité militaire.

Il y a une bibliothèque au fort, mais on lit peu. Plus souvent on
chasse, on joue au billard, on boit. Le commandant mêle la pratique
des affaires à celle du métier des armes. Il a acheté à Chayennes, ce
qu'on appelle un _corner-lot_ (un lot de coin), un de ces emplacements
donnant à la fois sur deux rues, comme ceux qu'occupent si volontiers
à Paris les marchands de vin. Je vous laisse à penser si ces lots de
terrain sont disputés à Chayennes et ailleurs. Dans toutes les villes
naissantes, c'est à qui en aura un, et l'on joue, on spécule là-dessus.

Le général Stevenson, non content de ses lots, a de plus fait bâtir
à Chayennes un vaste magasin, un véritable _dock_, en pierre, s'il
vous plaît, et non en bois. Il espère y loger les marchandises de l'un
et l'autre monde, quand le chemin de fer du Pacifique unira les deux
océans, et sera devenu la grande voie commerciale du globe. Chaque
jour, le général, sur son _bughy_ (nous écrivons en français boguet)
traîné par deux fringants chevaux, va visiter ses domaines naissants,
et suppute, comme Perrette, ce qu'ils pourront lui rapporter.

Comme Perrette, il a manqué voir l'autre jour tous ses rêves
s'évanouir, non pas qu'il ait cassé comme elle son pot au lait; mais
ses chevaux, revenant de Chayennes, se sont emportés, et le général,
jeté à bas de son véhicule, a failli rester en chemin. A d'autres
eussent passé et le dock et les lots de terrain.

Le verre de whisky a ici de nombreux adeptes; car que faire au désert
à moins que l'on n'y boive? Chaque officier est propriétaire d'une
petite caisse à compartiments, avec laquelle il voyage. On dirait une
caisse de livres, une bibliothèque de touriste amateur. Dans cette
caisse sont disposés avec art et des verres et des flacons. _Will you
take a drink?_ Voulez-vous boire quelque chose? est la première parole
qu'on vous adresse, dès que vous pénétrez dans une tente. Vous seriez
mal venu de refuser. Vous dites oui, et le _old Borbon whisky_, le
vieux whisky de Bourbon (Kentucky), est immédiatement débouché en votre
honneur. Les verres circulent à la ronde. Quel bouquet, mon ami, et
quelle liqueur traîtresse que cet _old Kentuck_! Notre vieux cognac
n'est rien en comparaison. Comme on se laisse prendre à ce goût, et
comme je conçois que le whisky compte parmi les officiers américains de
si nombreux partisans! Pour ne pas se laisser tenter, le mieux est de
n'y pas goûter, comme disait le singe de la fable, qui, d'une praline à
l'autre, avait fini par vider tout le sac.

Quelques officiers mariés ont fait venir leur femme avec eux. Les
courageuses Américaines ont dit adieu à New-York, à Boston, et sont
venues, sans un mot de plainte, s'installer au fond du désert avec leur
mari et leurs enfants. Après tout, elles ne sont qu'à 1,000 lieues de
leur pays natal.

Les simples soldats méritent moins d'éloges que les officiers.

Vous savez que l'armée régulière américaine est réduite à rien en temps
de paix. C'est à peine 65,000 hommes, en ce moment, pour garder un pays
grand comme toute l'Europe centrale; et encore, sur ces 65,000 hommes,
y en a-t-il un sur quatre qui déserte, ainsi que le dernier rapport du
général Grant le constate.

Ces soldats sont surtout disséminés dans quelques forts de l'Atlantique
et du Pacifique, puis dans les forts, les postes, les stations de
l'Extrême-Ouest, pour tenir en respect les Indiens. Le fort Russell
répond à cette destination: c'est un des principaux postes militaires
des États-Unis, bien qu'il n'ait d'un fort que le nom, et ne possède ni
casemates ni retranchements, comme presque tous les forts des prairies.
Quant aux remparts et aux savants ouvrages du génie militaire, ils
sont ici partout absents. A quoi serviraient-ils? Il n'est pas besoin
de tant d'art pour venir à bout de l'Indien, et le chemin de fer du
Pacifique, à lui seul, fera plus contre le Peau-Rouge que tous les
forts réunis. C'est surtout par les armes de la civilisation qu'il faut
combattre la sauvagerie.

Que cette armée régulière est différente de nos troupes européennes, si
bien enrégimentées et disciplinées! Ces soldats, ils sont de tous les
pays, excepté des États-Unis. Il y a là des Canadiens, des Irlandais,
des Allemands, des Belges, des Français, des licenciés de la légion
mexicaine, et tous peuvent dire certainement que ce qu'ils trouvent de
plus curieux dans cette armée cosmopolite, c'est de s'y voir. Tous se
sont engagés dans l'armée américaine avec l'espoir de devenir bientôt
généraux, et tous sont restés simples soldats. «C'est la faute de
l'anglais, me disait tout à l'heure l'un d'eux, un Breton mécontent; ce
coquin d'anglais, je le comprends, mais ne le parle pas.»

Cet autre, un Canadien, qui parlait encore le français du temps de
Louis XIV (ce n'est pas d'ailleurs le plus mauvais), prétend qu'il n'a
jamais eu que de la _male chance_. Il aimerait mieux servir ailleurs.
Il est né d'une mère française, quoique son père fût _Écossois_. Un
troisième, un Belge, qui est venu aux États-Unis avec l'espoir d'y
faire bientôt fortune, a perdu le peu qu'il avait, s'est engagé et se
trouve encore simple fantassin, après quatorze ans de service.

Et cependant tous ces soldats du désert, ces pionniers d'une nouvelle
espèce font à l'occasion bravement leur devoir. En maintes rencontres,
ils se sont bien battus contre les Peaux-Rouges, et eux aussi ont
concouru pour leur part à la colonisation des grandes plaines. Mais
rien ne remplace le volontaire, le soldat libre des territoires ou
le citoyen armé des États, quand la patrie est en danger. Voilà les
véritables gardes de la nation; ils me remettent en mémoire ces belles
paroles de Machiavel, que la poitrine des citoyens est la meilleure
frontière d'un pays.

Dans la lutte contre les Peaux-Rouges, au milieu des territoires
naissants, dans la grande guerre qui a divisé récemment le Nord et le
Sud, ce sont surtout les braves volontaires qui ont sauvé l'Union.

On nous annonce pour demain l'arrivée de la commission de paix
indienne, _Indian peace commission_. Elle est composée de M. Taylor,
commissaire des affaires indiennes à Washington; de M. Henderson,
sénateur, président du comité des affaires indiennes au sénat; des
généraux de l'armée régulière Harney, Sherman, Terry, du général et
du colonel des volontaires du Colorado, Sanborn et Tappan. M. White,
attaché au bureau indien à Washington, est secrétaire de la commission,
dont M. Taylor a été élu président.

Un artiste dessinateur, un sténographe, des guides, des interprètes,
divers agents accompagnent la commission, et aussi, comme bien vous
pensez, des _reporters_ de divers journaux de New-York, Chicago,
Saint-Louis, etc.

Le général Stevenson a fait déjà préparer le nombre de fourgons
nécessaires à la caravane officielle, et désigné quatre-vingts soldats
pour lui servir d'escorte. Il veut bien nous donner aussi un fourgon, à
mon compagnon et à moi, avec les quatre mules et le muletier de rigueur.

Demain matin nous partons pour Hill's-Dale, la dernière station
du chemin de fer du Pacifique, où nous rejoindrons la commission,
qui revient de chez les tribus du Sud. De là, à travers les vastes
solitudes de la prairie, et sans crainte de mauvaise rencontre, puisque
nous avons quatre-vingts soldats avec nous, notre longue caravane
prendra la route du fort Laramie. Il nous faudra trois jours pour
y arriver, en trottant douze heures par jour et campant la nuit à
la belle étoile. La distance n'est pas moindre de 100 milles ou 160
kilomètres.

Au fort Laramie, nous trouverons les Corbeaux, les Sioux, les
Arrapahoes du Nord, auxquels les commissaires ont depuis longtemps
donné rendez-vous.

Nous allons enfin voir des Peaux-Rouges, non pas deux, le mari et la
femme, comme ceux qu'on vous a montrés cet été à l'Exposition, mais
des tribus entières. Nous fumerons le calumet de paix avec eux, et
nous leur dirons de nous donner quelques leçons théoriques dans l'art
délicat de scalper.




XI

UNE CARAVANE.


  Lone Tree Creek (Dakota), sous la tente,
  9 novembre.

De bonne heure, il y a trois jours, nous avons quitté le fort Russell.
Une trentaine de fourgons, traînés en tout par cent cinquante bêtes,
trente-cinq muletiers et agents divers, enfin nos quatre-vingts
soldats, composaient le gros de l'expédition. Les soldats étaient
montés dans les fourgons avec tout leur attirail de campement. A la
tête du convoi caracolaient les officiers. Le temps était redevenu
épouvantable, comme il l'est quelquefois pendant l'automne dans les
prairies, à une altitude de 2,000 mètres. Dès les premiers jours du
mois, je vous l'ai dit, un ouragan terrible, accompagné de neige, a
passé sur le fort Russell; et si la neige a bientôt fondu aux rayons
du soleil, la tempête, après un jour ou deux de calme, s'est remise à
souffler comme un véritable cyclone. La poussière, soulevée en épais
tourbillons, entrait dans nos fourgons, ouverts sur le devant, et
aveuglait littéralement ceux qui étaient à l'intérieur. Le froid était
piquant; le thermomètre se tenait au-dessous du point de congélation
de l'eau; car le vent, venant des Montagnes-Rocheuses, avait passé sur
leurs cimes glacées.

C'est dans de telles conditions que, partis du fort Russell le matin,
nous sommes arrivés vers l'après-midi à Hill's-Dale (vallon de la
Montagne). Cette localité est la dernière station du chemin de fer du
Pacifique, titre qu'elle a abandonné à Chayennes, qui, à son tour, le
cédera bientôt à sa voisine de l'Ouest.

Hill's-Dale manquait d'eau et de bois, et le vent des prairies y
soufflait avec une violence qui semblait s'être encore accrue. En
outre, les commissaires qui devaient arriver par le chemin de fer du
Pacifique n'étaient pas même signalés. Que faire? le long de la voie,
tout près de la station, on creuse un puits artésien, mais l'ouragan
dérange les manœuvres, et nous ne pouvons attendre que la nappe d'eau
soit atteinte pour abreuver nos mules et nos chevaux.

La localité fait peine à voir. Quelques buvettes seules restent debout:
tout le monde, marchant à l'Ouest, comme la voie ferrée, a émigré à
Chayennes. Il fut donc décidé que l'on irait camper dans la prairie,
à quelques milles de Hill's-Dale. Là on trouverait, dans un endroit
bien connu des caravanes, de l'eau vive et du bois, deux choses
indispensables dans le désert.

Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous arrivâmes vers quatre
heures, était déjà occupé par les muletiers partis le matin de fort
Russell, et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires
apportaient aux Indiens. Nos hommes prirent place à côté de ceux
qui étaient venus les premiers. Les soldats installèrent prestement
leurs tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au milieu de
la nuit. Les muletiers, creusant un trou en terre, y allumèrent du
bois, établirent là leurs fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de
temps les _flat-jacks_, sortes de beignets ou de crêpes, le jambon
ou le lard découpé en tranches, pendant que, sur un coin du foyer,
une immense bouilloire recevait le thé ou le café, formant la boisson
habituelle de tout souper américain. Les muletiers, dans les excursions
du Grand-Ouest, sont toujours les premiers et les mieux servis, et nos
hommes avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient à
peine le leur, et que le maître coq des officiers, au mess desquels
nous étions conviés, n'avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai
que c'est un poêle en fonte et en tôle de fer, et que son installation
seule demandait, par le vent qui régnait, plus de temps qu'il n'en
fallait pour faire cuire le repas.

Le coucher, comme pour le souper, a laissé pour nous beaucoup à
désirer. Notre fourgon nous a servi d'abri. Une peau d'ours a été notre
lit, et une peau de buffle notre couverture. Les bagages, disposés sur
le devant du véhicule, nous ont protégé en partie contre le vent et le
froid, et nous avons dormi tant bien que mal.

Le coup d'œil de notre camp était des plus pittoresques. Les mules,
dételées, s'étaient réunies par groupes isolés. Ayant bien vite épuisé
leur maigre ration de maïs, elles tondaient le gazon des prairies,
jauni par le froid de l'automne. Les fourgons, alignés, formaient comme
un rempart.

Du côté opposé, vers le Pole-Creek, étaient dressées les tentes des
soldats. En retour d'équerre, venaient celles des officiers. L'eau du
ruisseau était gelée sur les bords, et çà et là, en bouquets touffus,
se dressaient le long des rives les coudriers et les joncs. Un talus
naturel de roches tendres et d'alluvions formait un des versants du
ruisseau. Partout ailleurs s'étendait jusqu'à l'horizon la plaine
immense, à peine ondulée. Le ciel était resplendissant d'étoiles,
la lune éclairait la prairie et l'on entendait au loin les sourds
aboiements des loups ou des coyotes affamés. Les derniers feux allaient
s'éteignant et le silence du camp n'était plus troublé que par la
marche de quelque veilleur attardé regagnant sa tente, ou par le
hennissement de quelque mule disputant à sa voisine une touffe d'herbe
ou l'abri protecteur d'un fourgon. Bientôt un grand calme se fit, et
l'on n'entendit plus que les sifflements de la tempête au milieu de la
solennité de la nuit.

Le lendemain, 7, le soleil s'est levé sur le camp de Pole-Creek sans y
ramener le beau temps. L'ouragan a même redoublé de violence. On a vu
des fourgons, poussés par le vent, s'avancer seuls de plusieurs mètres
en courant sur leurs roues. Quelques tentes ont été jetées à bas. La
promenade au dehors est devenue impossible. Pour comble d'infortune,
les commissaires n'arrivaient pas, et il a fallu les attendre encore
tout un long jour. Hier matin, de très-bonne heure, on a signalé enfin
leur arrivée, et le camp a été levé à la grande joie de chacun.

Le général Sherman et le sénateur Henderson, rappelés à Washington
par leurs fonctions et par la date rapprochée de l'ouverture de la
session législative, n'ont pu se joindre à la commission, dont ils
étaient les principaux membres. Le général Sherman a été remplacé
par le général Augur, commandant le district de la Plate, dont le
chef-lieu est à Omaha. Le général Augur, comme le général Terry, un
autre des commissaires et commandant le territoire de Dakota, est l'un
des officiers qui se sont le plus distingués pendant la guerre de
sécession. Tous deux apportent dans leurs manières cette pratique des
habitudes civiles qui tempère la rigidité militaire, et qui crée entre
les soldats de l'Union et ceux d'autres pays une différence qui est
toute en faveur des premiers.

Le vieux général Harney, devenu le meilleur ami des Peaux-Rouges, après
les avoir battus sans merci, se distingue entre tous les commissaires
par ses façons douces et paternelles. Malgré ses soixante-huit ans, il
a accepté de prendre la part la plus active à tous les travaux qu'on
vient de lui confier si inopinément, à lui vieux militaire retraité,
vétéran des forts de l'Ouest, et il n'a jamais faibli un instant, ni
dans les péripéties du voyage ni dans les longueurs du conseil. Il
porte invariablement l'uniforme de général, et il est beau de voir ce
soldat, droit et fier, à la moustache et aux cheveux blancs, resté
jeune malgré les années. Un noir fidèle, à la livrée verte et au
chapeau de feutre pointu, orné du galon et des glands d'or, lui sert
de domestique, et veille seul sur sa tente. A côté du général vient
le président de la commission, l'honorable M. Taylor, commissaire des
affaires indiennes à Washington. Vêtu d'un sévère costume bourgeois,
il offre dans ses traits quelque chose du révérend, et par ses allures
pacifiques, je dirai même évangéliques, il répond bien à la mission de
paix dont il a été élu le chef.

Le général et le colonel des volontaires Sanborn et Tappan, qui se
sont récemment distingués dans maintes rencontres contre les Indiens
du Colorado, ont l'air peut-être plus martial que leurs collègues les
généraux de l'armée régulière, et montrent que la milice et la garde
nationale sont prises au sérieux aux États-Unis.

M. White, secrétaire de la commission, M. Howland, artiste peintre,
M. Wallace, sténographe, enfin les _reporters_ de quelques journaux
de Saint-Louis, de Chicago et New-York, représentent la partie jeune
et bruyante de l'expédition, et mêlent leurs _lazzi_ aux discussions
graves des commissaires.

Tout ce monde a reçu avec la plus grande affabilité le _Parisien_ qui
demandait la faveur de suivre la commission, et je n'ai compté bientôt
que des amis, au milieu de tant de personnes qui ne me connaissaient
pas la veille. Dès qu'on a été _introduit_ près d'un Américain,
c'est-à-dire qu'on lui a été présenté, dès qu'on a serré, _secoué_,
comme on dit, sa main, _shake hands_, la connaissance est faite,
l'Américain est devenu votre ami. C'est là un des bons côtés des mœurs
simples et démocratiques des États-Unis.

Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la langue des Sioux,
accompagne la commission. Il sert en même temps de cicérone à trois
chefs de la nation des Sioux, Mato-Looza ou l'Ours-Agile, Mato-O-Ken-Ko
ou l'Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l'Œil-Blanc. Ce sont du moins les
appellations sous lesquelles les commissaires sont convenus de
reconnaître ces sachems, car les deux premiers ont des noms absolument
intraduisibles dans notre langue si pudique. On ne pourrait les écrire
qu'en latin, et encore!

Ces trois chefs portent pour tout vêtement une couverture de laine
et des guêtres avec des mocassins en cuir. L'un d'eux a cependant un
pantalon; mais, d'après la mode en usage chez les Peaux-Rouges, il en
a coupé le fond. Celui-ci porte l'arc et les flèches, dont le guerrier
des plaines se sépare si difficilement; cet autre tient le calumet,
qui joue un si grand rôle dans toutes les délibérations des Indiens.
C'est une pipe au long fourneau rouge, d'où part un tuyau de buis ou de
cerisier, enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine de fumeurs
usent à la fois de la même pipe, et chacun tire une bouffée, en tendant
la pipe au voisin.

Hier, au moment du départ, je m'approchais de ces grands chefs. Suivant
la coutume de tous les Indiens, qui ont pour principe de ne jamais
s'émouvoir, les Sioux restèrent impassibles. J'essayai d'engager la
conversation; mais ils ne parlaient pas un mot d'anglais. Accroupis,
serrés dans leur couverture, ils ne me jetèrent que ces mots: _Soux!
Soux! Cold! cold!_ Ce qui voulait dire qu'ils étaient Sioux, et qu'ils
avaient grand froid; ce qu'il était facile de deviner à la température
extérieure et à la façon dont les pauvres gens grelottaient.

Pallardie vint à moi: «C'est des bons sauvages, me dit-il, nous les
menons au fort Laramie pour les montrer aux autres. L'Ours-Vif, avec
ses hommes, va conduire la charrue cet hiver. Il consent à se rendre
dans les réserves et à cultiver la terre. Ça ne l'amuse pas beaucoup,
mais il aime les blancs, et il tient à leur faire plaisir.»

Ce commencement de conversation a rompu bien vite la glace entre
Pallardie et moi. Le Canadien est charmé de voir un compatriote, et moi
de faire route avec un homme qui connaît si bien les Sioux, et qui a
parmi eux de si hautes relations. Pallardie est de petite taille, bien
pris, vigoureux, aux traits accentués, et réalise de tous points le
type du traitant ou du chasseur des prairies, tel qu'on aime à se le
figurer.

«J'étais marié depuis huit jours quand la commission est venue me
chercher, me dit-il; j'ai laissé ma femme et l'hôtel que j'ai bâti à
la station de North-Plate; il m'a bien coûté quinze mille piastres
(soixante-quinze mille francs). J'ai laissé tout cela, pour aller avec
la commission. J'aime la vie des prairies, qui me rappelle mon premier
métier de traitant. Je ne suis allé à _la ville_ (c'est ainsi que les
traitants appellent Saint-Louis) que trois fois en vingt ans. Je suis
malade quand j'y vais. A North-Plate, à la station du chemin de fer du
Pacifique, j'ai monté un beau buffet où s'arrête le train. Venez me
voir quand vous y passerez. Je vous présenterai à ma femme; elle a bien
pleuré quand je suis parti.»

Cependant notre longue caravane a quitté le camp de Pole-Creek,
et s'avance à travers la plaine sans fin. Les fourgons viennent à
la file les uns des autres. En tête, vont à cheval les officiers
commandant l'escorte, puis ce sont les voitures des divers membres
de la commission, et derrière celles-ci les fourgons des personnes
qui sont attachées à l'expédition par devoir ou par curiosité. Là on
voit les _reporters_ des journaux de l'Est, quelques parents ou amis
des commissaires, Pallardie avec ses trois sachems, un munitionnaire
d'armée qui s'en sa vendre des bœufs au fort Laramie, et plusieurs
autres _excursionnistes_. Un intrus qui s'est faufilé dans le convoi,
que personne ne connaît, qui suit la commission depuis un mois sous
prétexte de faire des affaires, _to make some business_, est là aussi,
maugréant contre le mauvais temps, contre la lenteur des mules; contre
le peu d'abondance et le défaut de qualité des vivres. Tant est
grande la patience américaine, et tel est le respect qu'on a ici pour
l'individu, que personne ne relève cet homme et ne songe à le renvoyer.
Enfin, derrière la caravane marchent les fourgons des soldats et les
véhicules qui portent les malles et les provisions.

Les muletiers ont soin de garder leur rang, et fouettent vigoureusement
leurs bêtes, avec force jurons, si elles menacent de ralentir le pas.

Hier, on a marché ainsi toute la journée, malgré le froid, la bise, et
dans l'après-midi on est arrivé à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval),
où l'on a campé pour dîner et passer la nuit. Là coulait un ruisseau
d'eau vive, là se trouvait du bois en abondance. Ce camp était protégé
par un monticule de stalactites, témoins de sources incrustantes qui
jadis ont arrosé ces lieux. Les éléments ont peu à peu désagrégé la
roche, et le sol est recouvert d'un sable siliceux épais.

Aujourd'hui, de bonne heure, on a levé le camp, et l'on s'est remis en
route plus gaiement que la veille, car l'ouragan a cessé enfin, et le
froid cédé la place à une température un peu plus clémente.

Le lieu où nous sommes campés ce soir est le plus pittoresque de tout
le Grand-Ouest. Il a nom Lone-Tree-Creek, ou le ruisseau de l'Arbre
solitaire. Qu'on imagine un rempart de roches sableuses couronnant
un vaste plateau de roches déchiquetées, rongées par les éléments,
la pluie, le vent, la glace, la neige, et cela de tout temps, depuis
l'époque mille fois séculaire où les roches se sont déposées. Elles ont
pris de cette sorte des formes étranges, saisissantes, et l'œil même
y est trompé. Ici c'est une tour en ruines, là une longue muraille où
plus d'une brèche est ouverte. Plus loin est une porte donnant accès
dans la ville que protègent ces forts; au-dessus semble veiller une
forme humaine, un guetteur prêt à donner l'alarme. Et l'illusion se
continue, car en face est un autre plateau couronné des mêmes murs,
des mêmes bastions. On dirait deux villes rivales. Seule, la vallée
profonde les sépare. A mi-hauteur ont poussé des cèdres nains et des
cyprès dont la ligne sombre, vue de loin, ressemble à la bouche béante
d'autant de cavernes, creusées dans ces murs pour les faire sauter. Ce
sont là les _Scott's-bluffs_ ou les remparts de Scott, ainsi nommés,
sans doute, en souvenir du trappeur qui les a le premier signalés. Ils
s'étendent sur d'immenses espaces, et longtemps avant d'arriver au camp
nous les avons découverts à l'horizon. Le ciel était un peu voilé,
quelques nuages noirs y disputaient leur place au soleil. Le soleil,
en se jouant dans les nuées, tantôt éclairait et tantôt obscurcissait
les _bluffs_, de sorte que le sable grisâtre dont sont formés ces
remparts, tantôt apparaissait comme blanchi par la neige, et tantôt
s'assombrissait peu à peu au point de disparaître entièrement. Cet
effet d'optique, se répétant à intervalles réguliers, était surprenant;
aucun de nous ne pouvait détacher ses yeux de ce grand spectacle.
L'image changeait, d'ailleurs, à mesure qu'on approchait davantage.
Quand on est arrivé au pied des _bluffs_, ç'a été bien autre chose.
Les muletiers ont arrêté d'eux-mêmes leurs bêtes, et chacun, pendant
quelques secondes, est resté muet d'étonnement. Ceux-ci comparaient
ces ruines géologiques aux ruines des plus anciennes villes de l'Asie;
ceux-là évoquaient le déluge. L'histoire et la fable ont eu beau jeu,
et la discussion s'est prolongée d'autant plus aisément, que l'on a
côtoyé ces merveilleuses roches jusqu'au lieu choisi pour le campement.
Là, une circonvallation complète, interrompue seulement par l'étroit
passage que s'est ouvert le ruisseau de Lone-Tree, entourait la plaine,
et semblait la protéger à la fois et contre le vent et contre les
Indiens.

Ces murs naturels de grès tendre, rappelant, même de très-près,
d'anciennes villes fortes ruinées, ne sont pas rares dans les prairies.
Sur les points que nous parcourons, l'étendue en est considérable,
et occupe peut-être, avec de très-longues solutions de continuité il
est vrai, un cercle de 50 à 60 milles de rayon. Dans le Colorado,
les roches de Monument-Creek et celles du Jardin des Dieux, dans le
Nebraska celles des Mauvaises-Terres, sont aussi de la même nature.

Ce sont, sans doute, ces ruines d'un nouveau genre qui ont provoqué
dans l'esprit des premiers trappeurs ces légendes d'anciennes villes,
veuves d'habitants, rencontrées au milieu des prairies, avec leurs murs
et leurs forteresses encore debout, légendes qui ont longtemps eu cours
parmi les émigrants du _Far-West_.

De Lone-Tree Creek, demain une nouvelle étape nous conduira directement
au fort Laramie, entre matin et soir.

Nous nous arrêterons seulement vers le milieu de la journée, pour
laisser les mules boire et se reposer un instant, pendant que l'on
prendra le _lunch_. Nous arriverons au fort avant la nuit, après avoir
parcouru en trois jours, à partir de Pole-Creek, une distance de 100
milles ou 160 kilomètres. La route que nous avons suivie est bien
connue des traitants et des anciens trappeurs. Elle a été indiquée à la
commission par Pallardie qui l'a lui-même souvent fréquentée quelques
années auparavant, à l'époque où il trafiquait avec les Indiens.

«C'était alors le beau temps, me disait-il tout à l'heure. A l'automne,
tous les sauvages, les Sioux, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les
Gros-Ventres, se réunissaient sur le plateau de Lone-Tree-Creek, là
même où nous campons. Pour une tasse de sucre, pour un paquet de tabac
à fumer, on avait une _robe_ de buffle, ou plusieurs peaux de castor.
Le sauvage était bon, nous aimait, et nous gagnions beaucoup d'argent.

«Aujourd'hui les blancs sont venus, le bison est parti ou il a disparu.
Les Indiens se méfient de nous, et sont devenus méchants. On paye
dix et vingt piastres une robe de buffle, cinq piastres une peau de
castor, et les affaires ne vont plus[4].»

[Note 4: Les traitants des prairies étaient jadis plus nombreux
qu'à présent. Ils faisaient avec les Indiens un commerce d'échange,
et prenaient des peaux de buffle et d'autres fourrures en donnant
en retour du sucre, du café, de la farine, du tabac, de la toile,
des couvertures. L'eau-de-vie et les armes étaient prohibées, mais
c'étaient surtout les principaux objets d'échange. Comme tous les
commerces de troque, ce trafic enrichissait bien vite les traitants
qui gagnaient gros des deux côtés. De grandes maisons de Saint-Louis
commanditaient ce commerce, et les caravanes partaient dans la
belle saison. La poudre et les armes tentaient surtout les Indiens.
Aujourd'hui c'est encore la première chose qu'ils demandent aux
commissaires de l'Union quand ils tiennent des conseils avec eux.]

Qu'aurait donc pensé Pallardie s'il avait pu tout à coup se reporter
à ces temps primitifs où quelques rares trappeurs connaissaient seuls
la prairie, et où un traitant allait sans plus de façon, dans la même
année, du Mexique ou de la Louisiane au Canada? C'était souvent pour
échanger des produits du sol contre des fourrures, et parfois aussi,
comme c'était le cas des Français qui faisaient plusieurs centaines de
milles, en se rendant du fond des prairies à la Nouvelle-Orléans, ou
des grands lacs à Saint-Louis, pour _aller causer un moment à la ville_.

La route que suivaient ces coureurs de prairies porte encore chez les
Américains le nom de _Spanish-trail_, comme qui dirait le sentier
espagnol ou mexicain. Le fort Laramie est aujourd'hui la principale
étape de cette route. Il est situé au confluent de la rivière Laramie
avec la Plate du nord, dans une plaine ondulée (_rolling prairie_).
C'est là que demain nous saluerons le drapeau étoilé de l'Union, et que
les Américains retrouveront la patrie au cœur même du grand désert.




XII

LE FORT LARAMIE.


  Fort Laramie (Dakota), 11 novembre.

Le fort où nous sommes campés est l'un des principaux postes militaires
de l'Ouest. Il a été bâti, il y a une trentaine d'années, sur
l'emplacement même d'un poste de traitants qui y faisaient, pour une
grande maison de Saint-Louis, les Chouteau, le commerce des fourrures
avec les Indiens. Laramie ou Laramée, qui a donné son nom au fort et à
la localité, était un chasseur canadien qui fut tué à cette place par
les Sioux, pendant qu'il tendait ses trappes au castor. Ce fait eut
lieu vers 1830, et les blancs en perpétuèrent le souvenir en unissant
le nom de Laramie à la géographie du pays. La rivière qui passe au fort
et va se joindre à la Plate du nord, le piton élevé qui, à quelques
milles de là, jalonne la ligne de faîte des Montagnes-Rocheuses, les
plaines au delà de ce piton, ont reçu, comme le fort lui-même, le
nom de Laramie. Bien des voyageurs, trop oubliés dans les baptêmes
géographiques, ont été moins heureux que le pauvre chasseur.

Vu de la route que nous avons suivie, le fort ressemble plutôt à une
ville hispano-américaine qu'à un poste militaire des États-Unis. Les
casernes, les magasins, les bureaux, les logements des officiers,
tout est construit en maçonnerie et badigeonné à la chaux. Sur un des
côtés de la grande place des manœuvres, est la résidence du général
commandant le fort. Avec sa _veranda_ ou galerie extérieure couverte, à
deux étages, on la prendrait pour un hôtel de Panama ou de l'Amérique
centrale. Non loin est une maison d'un style encore plus étrange pour
ces pays, une sorte de chalet suisse, que le _sutler_ ou fournisseur
du poste s'est bâtie de ses propres deniers. L'élégance de cette
habitation fait honte à la mesquine apparence de la cantine, sombre
et basse. A côté du chalet s'élève le seul arbre qu'on voit autour du
fort. Les nouvelles _baraques_, ou casernes des soldats, les nouveaux
magasins sont construits en bois.

Le long de la rivière Laramie, est le _corral_ ou parc, vaste
emplacement quadrangulaire fermé d'une haie. C'est là que l'on serre
les foins et que l'on parque les mules. Les angles du corral sont
chacun défendus, du côté opposé à la rivière, par une batterie octogone
en adobe ou pisé (briques cuites au soleil). Ces batteries ont été
édifiées, à l'origine, pour résister aux incursions des Indiens, qui
commencent avant tout, quand ils surprennent les convois d'émigrants
ou les postes militaires, par faire main basse sur les mules et les
chevaux, auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd'hui les Indiens
sont loin, et les forts du corral ont été transformés en réfectoires à
l'usage des muletiers. Au lieu de batteries blindées, on n'y voit plus
que des batteries de cuisine.

Un pont de bois, dont les piles sont jointes par des planches
branlantes, unit les deux bords de la rivière. Sur la rive gauche est
le fort avec toutes ses dépendances; sur la rive droite, l'unique
hôtel du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver, les grandes
crues emportent le tablier du pont, et alors un bateau ancré à la rive
sert à passer les pensionnaires. L'hôtel est bâti de pisé et de gros
rondins de bois, comme un _log-house_ de pionnier américain. Il n'a
qu'un rez-de-chaussée, mais il est des plus confortables, tant pour le
vivre que pour le couvert, surtout si l'on réfléchit à la nécessité
où l'on est de tout faire venir des États, situés à plus de 500 ou 600
milles de distance. A côté de l'hôtel est la buvette de rigueur, où
l'on débite principalement la bière piquante et l'eau-de-vie de grains,
l'_ale_ et le _whisky._ Comme pour tempérer l'effet de ces boissons,
le liquoriste vend également des livres, mais ses habitués s'adressent
plutôt à ses tonneaux qu'à sa bibliothèque. Il est vrai que la poste
du fort lui fait là-dessus concurrence. Elle vend des romans et des
journaux dans l'intervalle qui sépare les arrivées et les départs des
courriers. Ceux-ci n'ont lieu que chaque quinzaine, et encore sauf le
bon vouloir de la Nuée-Rouge et de sa bande, ainsi que le directeur du
bureau a pris soin de l'annoncer sur sa pancarte.

Les résidents du fort Laramie sont au nombre de cinq à six cents:
officiers, commis d'administration, soldats, muletiers d'armée. Comme
au fort Russell, une partie des officiers ont fait leurs études à
West-Point, l'école militaire des États-Unis. West-Point est situé dans
l'État de New-York, sur les bords du fleuve Hudson.

Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat fort rigoureux
en hiver, où l'on reste souvent privé de nouvelles pendant plusieurs
mois. On combat surtout par la chasse les ennuis de ce séjour lointain
et isolé: dans les prairies, le buffle et l'antilope, l'écureuil, le
loup; dans les montagnes, le cerf, l'élan, le daim, le chat sauvage,
l'ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses, offrent au
chasseur les émotions et les périls qu'il ambitionne. Dans quelques
maisons, on rencontre d'élégants trophées, indices de nombreuses
victoires. Suivant l'habitude, quelques officiers mariés ont appelé
leur femme auprès d'eux. Comme toutes les Américaines, celles-ci
sont arrivées dans le désert sans un mot de plainte, et ont mêlé les
douces joies de la vie de famille aux rigueurs d'un exil forcé. Quant
aux soldats, ils sont, comme dans toute l'armée, le ramassis de la
population des États-Unis. Il y a parmi eux des réfractaires de tous
pays, hormis de vrais Américains.

La garnison du fort Laramie comprend quatre compagnies d'infanterie
et deux de cavalerie. On sait avec quelle facilité tous ces soldats
désertent. «Dès que je verrai une _embellie_, me disait l'un d'eux,
un Canadien qui parlait la vieille langue française, je passerai au
large.» Tous ces soldats sont mécontents et disent pis que pendre des
camarades. Il n'y a de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de
soldat passé cuisinier et que les officiers du fort Russell ont amené
avec eux. Jamais il ne se lave ni le visage ni les mains, qu'il garde
noircis de fumée. Jamais non plus il n'est prêt à l'heure, surtout
pour le déjeuner; il est vrai qu'il rejette alors la faute sur les
officiers. «Ces messieurs se lèvent toujours les derniers, dit-il, et
je ne puis rien avoir d'eux.»

Le fort Laramie, gardé par d'aussi pauvres soldats, n'a d'un fort que
le nom. Aucune circonvallation, aucun mur ne l'entoure. Du côté opposé
à la rivière est seulement une sorte de fossé où les terres extraites
ont été jetées en talus, et qui présente à l'un de ses angles un vaste
tracé circulaire: on dirait les fondations pour une tour. C'est là le
seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens. N'ayant jamais été
attaqué depuis l'établissement du fort, il n'a jamais été entretenu.
Au delà du fossé est le cimetière, où dorment fraternellement de leur
dernier sommeil les Indiens et les blancs; puis vient la prairie,
bientôt bornée par des monticules de cailloux roulés. Ces monticules
sont semés de pins comme des dunes qu'on aurait voulu fixer sur place;
mais les pins ont ici poussé naturellement. Gravissant ces coteaux, on
jouit d'une belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée par
une ligne de remparts naturels de grès sableux, analogues à ceux de
Lone-Tree-Creek, dont je vous ai déjà parlé. Du pied de ces remparts,
la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent avec la rivière
Laramie, et de là elle se rend à North-Plate, la principale station du
chemin de fer du Pacifique à partir d'Omaha, où elle s'unit à la Plate
du sud.

Si, du haut des rives de la Plate du nord, on regarde au couchant,
on aperçoit à l'horizon un piton élevé, de forme conique, comme les
puys volcaniques de l'Auvergne; c'est le pic Laramie, isolé au milieu
de la plaine, et qui sert de point de repère aux émigrants et aux
Indiens nomades qui traversent cette contrée. Le pic est aligné sur
la direction des Montagnes-Rocheuses, dont il forme le prolongement
et comme le dernier piton vers le nord. Il est élevé de 1,200 mètres
au-dessus du niveau du terrain environnant et on l'aperçoit de
très-loin, de plus de 80 milles. L'air de la prairie est si pur, si
transparent, si sec, que la vue du pic est encore claire à cette
énorme distance. Il dresse fièrement sa masse bleue au-dessus du
plan de l'horizon, et l'œil se repose avec plaisir sur ce piton de
roches massives, le seul qu'on aperçoive en parcourant le pays. Plus
au sud viennent les Montagnes-Noires, les _Black-Hills_, fertiles en
bois résineux, en pins, en cèdres, en sapins, et sillonnées, dit-on,
de veines métallifères très-riches. Enfin, dans le territoire de
Colorado, qu'ils jalonnent sur tout un méridien, sont les fameux
pics de Long et de Pike, que vous connaissez, points culminants des
Montagnes-Rocheuses, et qui portent jusqu'à 5,000 mètres de hauteur
leurs cimes ardues et neigeuses, saluées par tous les émigrants des
prairies.

Le chemin qui mène du fort au pic Laramie était naguère très-fréquenté.
C'est par là que passaient les néophytes Mormons pour se rendre dans
l'Utah, à leur capitale du lac Salé; c'est par là aussi qu'arrivaient
les émigrants qui, par terre, à pied ou en charrette, se rendaient en
Californie. Ce chemin était encore parcouru par la fameuse diligence
transcontinentale. Aujourd'hui la fièvre de l'or s'est éteinte, au
moins dans l'Eldorado, et bien peu d'émigrants sont assez pauvres
pour aller en Californie par les plaines; les Mormons ont vu leurs
caisses se remplir et leurs recrues prennent le chemin de fer du
Pacifique; enfin la diligence transcontinentale elle-même a dû déplacer
ses stations et les déplace encore chaque jour devant les étonnants
progrès de la civilisation du _Far-West._ La voie ferrée lui fait
d'ailleurs perdre de plus en plus du terrain. Avant trois ans, vous le
savez, la malle _overland_ n'existera plus, et un double ruban de fer
unira les deux océans, l'Atlantique et le Pacifique. Le fort Laramie
aura été le premier atteint par cette marche incessante du progrès.
La découverte des mines d'or dans les Montagnes-Rocheuses et les
développements rapides du territoire de Colorado ont reporté plus au
sud tout le mouvement des plaines. La seule chose qui reste à Laramie
et qui rappelle encore la civilisation au milieu du désert, c'est le
télégraphe électrique.




XIII

UN VILLAGE SIOUX.


  Fort Laramie (Dakota), 12 novembre.

A 3 milles à l'ouest du fort Laramie est installé un campement de
Sioux. Quelques-uns des enfants de la prairie sont aussi rassemblés
autour du fort et composent avec les premiers ce qu'on nomme la
bande des _Laramie-Loafers_, ou vagabonds de Laramie. On les appelle
ainsi parce qu'ils vivent d'aumônes, de secours que leur donne le
gouvernement.

Le village sioux est à droite de la route qui mène au pic Laramie, et
près de la rivière. Il comprend une centaine de huttes ou _loges_,
ce que l'on est convenu d'appeler aussi un _wigwam._ On calcule que
chaque hutte peut recevoir à peu près cinq ou six individus, et cette
observation est à noter, car on donne ordinairement en loges le chiffre
de population d'une tribu.

La hutte indienne est composée d'un certain nombre de perches effilées,
que l'on dispose d'abord à terre autour d'un centre commun, comme
les rayons d'un même cercle, et que l'on élève ensuite en les tenant
inclinées; de cette façon toutes les perches s'enchevêtrent les unes
dans les autres et se soutiennent mutuellement au sommet, où elles
sont d'ailleurs liées par une corde. L'autre extrémité, qui s'écarte
au contraire de sa voisine, touche le sol. Le pourtour conique de la
hutte est recouvert de peaux de bison ou de pièces de toile cousues. Le
sommet reste ouvert. Sur les côtés, une entrée basse, étroite, où l'on
ne peut passer qu'en rampant, forme la porte. Une peau de castor ou
une pièce de toile, retenue par un clou, une charnière, ou cousue dans
le haut, se rabat sur cette ouverture et la tient d'habitude fermée.
Au centre de la hutte est du feu toujours allumé, et sur ce feu ou
alentour sont les marmites et les chaudrons pour les repas. Souvent
la crémaillère qui tient le chaudron descend du sommet même de la
hutte. L'ouverture supérieure permet seule à la fumée de sortir et à la
lumière d'entrer; c'est dire que le séjour de la loge est intolérable
à ceux qui n'y sont pas accoutumés.

Sur le pourtour, intérieurement, sont les lits, les robes de bison
entassées qui servent de couvertures et de matelas, les hardes de
toutes sortes qui composent les vêtements, puis les malles et les
boîtes en cuir dans lesquelles on serre les objets précieux. En un
coin sont les ustensiles de cuisine, quand on en a. Çà et là pend
un quartier de bison cru, desséché au soleil ou fumé, ou bien de la
viande étirée en lanières. C'est partout un désordre indescriptible, et
cependant il paraît que l'Indien s'y retrouve et que chaque habitant de
la loge a sa place irrévocablement fixée.

Un vieux traitant, qui vit avec les Sioux depuis plusieurs années (il
a même épousé une femme de cette tribu), le _père Richard_, a été
l'un des premiers qui m'ont reçu dans leur hutte, car il est venu
momentanément s'installer près des _Laramie-Loafers_.

A la vue de cet homme enfumé, aux cheveux grisonnants, tombant
abondamment sur ses épaules:

--Vous êtes Sioux? lui ai-je demandé sans trop de réflexion.

--Je suis Français, m'a-t-il répondu de l'air le plus tranquille du
monde et avec le meilleur accent.

--Comment! vous êtes Français, et vous vivez sous la hutte comme les
sauvages!

--Je le préfère, c'est plus commode.»

Ç'a été sa seule réponse. Il m'a présenté à sa femme et à sa fille, qui
sont venues timidement me donner la main, puis nous avons fumé ensemble
le calumet et causé de Paris, où il projette depuis longtemps de faire
un voyage. Paris est la première ville dont parle toujours l'étranger,
qui ne rêve que d'en connaître les plaisirs. Le père Richard a un autre
motif en désirant d'aller voir la grande capitale. Sa famille a émigré
en Amérique lors de la première révolution, et il se sent attiré vers
la France comme vers la patrie de ses pères.

Le village sioux, où je ne m'attendais guère à retrouver un
compatriote, a bien d'autres curiosités à m'offrir. Autour des huttes
courent les enfants à moitié nus, garçons ou jeunes filles. Ils
s'amusent à bâtir de petites loges ou jouent au _poney_, c'est-à-dire
qu'ils chargent l'un d'eux de deux longs bâtons traînants, un à droite,
l'autre à gauche, puis mettent en travers sur ces bâtons ce qui est
censé représenter les effets domestiques, vêtements, peaux de buffle,
ustensiles de cuisine, que les Indiens emportent quand ils émigrent,
en chargeant ainsi leurs chevaux ou poneys. Enfants des Peaux-Rouges,
enfants des peuples civilisés, ce sont toujours les mêmes jeux:
l'imitation de ce que voit l'enfant. Ici la poupée qui rappelle la
grande dame, ou bien le ménage, les chevaux de bois, les théâtres, les
maisons de carton; là le poney et la petite loge.

Les chiens sont nombreux autour des huttes. Les Indiens possèdent
des bataillons de ces animaux, et le chien est pour eux à la fois un
défenseur, une sentinelle vigilante et un moyen de nourriture.

Comme je parcourais le camp des Sioux, ces gardiens attentifs,
insoucieux du sort qui leur était réservé, ont aboyé à ma présence;
mais je les ai calmés de la voix et j'ai continué mon exploration. Je
suis entré dans beaucoup de huttes. Ici des guerriers en rond jouent
aux cartes et des balles de plomb servent d'enjeu. Tous les joueurs
sont silencieux et ne laissent paraître leur émotion ni au gain ni à
la perte; encore moins s'avisent-ils de jeter un regard sur celui qui
les visite. Là d'autres jouent le _jeu des mains_, une sorte de _morra_
italienne, et des flèches, piquées en terre, marquent les points. Cette
fois les joueurs s'accompagnent de chants discordants et de la musique
assourdissante de battements de casseroles et de tambours de basque.

Je ne puis pas pénétrer dans toutes les huttes. Quelques-unes sont
sévèrement gardées et l'on en éloigne les profanes. C'est là qu'on fait
la _grande médecine_, ou que les devins soumettent leurs malades à
l'épreuve des bains de vapeur.

Autour de quelques loges, les femmes, assises en rond, travaillent à
des ouvrages d'aiguille, ornent de perles des colliers, des mocassins,
ou tracent un dessin sur un cuir de bison. Elles vont avec lenteur,
calculant, réfléchissant, comptant les lignes et les points et prenant
garde de se tromper. De vieilles matrones préparent des peaux tendues
autour de piquets. Avec un caillou de grès siliceux, elles raclent la
peau, en enlèvent toutes les bavures, puis la polissent avec une espèce
de ciseau d'acier emmanché au bout d'un os. Autrefois la hache de
pierre tranchante, en silex ou en diorite, servait à faire cet ouvrage
avant que le fer eût été apporté au sauvage par l'homme civilisé.

Après avoir été ainsi préparée, la peau de bison est tannée avec la
cervelle même de l'animal.

Les femmes sont loin d'être belles. Si la plupart des Indiens ont un
type fier et noble, les _squaws_ ne présentent sur leur figure rien qui
révèle la femme comme les nations civilisées la comprennent. Timides,
honteuses, elles baissent les yeux devant le blanc, se cachent. La
fatigue, le dur travail ont altéré leurs traits. A elles incombent
tous les soins domestiques.

Ce sont elles qui nettoient la maison, étrillent les chevaux, préparent
les repas, élèvent les enfants ou _pappooses_, dressent la hutte, et
en voyage portent à pied tout le matériel de la loge. L'homme suit, à
cheval, n'ayant que son arc et ses flèches. Pour surcroît d'agrément,
les femmes sont souvent battues. Elles sont regardées comme des
esclaves par leur mari, qui épouse autant de femmes qu'il veut. Pour un
cheval, pour quelques peaux de bison, les parents donnent volontiers
leur consentement, et tout est dit. La chasteté n'est pas de rigueur,
mais souvent le mari coupe le nez ou les oreilles à la femme infidèle.
Chez les Peaux-Rouges, chacun est ainsi son propre juge et applique la
loi à sa façon.

D'autres fois la femme est vendue dès que le mari est dégoûté d'elle.
Les femmes des blancs, quand les Indiens les amènent prisonnières et
les conduisent dans leur loge, ne sont pas mieux traitées. Toutefois,
dans quelques tribus, on les respecte et il faut croire que, dans ce
cas, c'est la peau blanche qui répugne au Peau-Rouge. Vous comprenez
maintenant pourquoi l'Indien, toujours à cheval, en guerre ou en
chasse, est beau, bien fait, et comment les _squaws_, soumises à tant
d'épreuves, sont chez eux, contrairement à ce qui a lieu ailleurs, la
plus vilaine moitié de l'espèce humaine.

Il est juste de dire que, dans le village des Sioux, toutes les femmes
ne répondent pas également à cette description; un certain nombre sont
même jolies, et se rapprochent du type blanc; il est facile de voir
qu'elles sont de sang mêlé.

La bande des _Laramies-Loafers_ n'est pas seule campée ici. Les
Corbeaux, prévenus depuis plus d'un mois que la commission se rendrait
au fort Laramie vers le 10 novembre, à l'époque de la pleine lune,
sont récemment arrivés. Ils ont quitté, pour se rendre à l'appel
des commissaires, l'extrême nord du Dakota, les bords du ruisseau
de Pierre-Jaune, où ils étaient alors en chasse. Ils sont venus une
vingtaine de chefs avec leurs femmes, leurs enfants et quelques
_braves_ (les lieutenants des chefs), et cela malgré la neige et
la distance, malgré les Sioux, avec lesquels ils sont en guerre.
Ceux-ci pouvaient les arrêter au passage, car il a fallu traverser le
territoire ennemi pour arriver au lieu du rendez-vous.

En hommes qui comprennent leur valeur, les Corbeaux ont campé à
une certaine distance des Indiens _loafers_, mais on peut aisément
confondre les tentes, dont le style est le même. Le type des hommes
seul est différent, et les Corbeaux sont certainement les plus fiers
des Indiens des prairies, au moins des Indiens du Nord. Les traits sont
largement accentués, de grandes proportions, la stature gigantesque,
les formes athlétiques. La figure, majestueuse, rappelle les types des
Césars romains, comme on les voit gravés sur les médailles.

Je suis entré dans la hutte des chefs. «Touchez-leur la main à tous,
m'a dit un officier du fort qui avait déjà pénétré dans la tente,
ce sont tous de grands chefs.» J'ai obéi à ces paroles et touché
successivement la main à ces seize sachems assis en rond, en faisant à
chaque fois entendre ce son guttural: _A'hou!_ qui sert de salutation
auprès des Peaux-Rouges. Chacun a répété à son tour mon salut, et
quelques-uns m'ont serré la main jusqu'à faire craquer les os. Ce vif
témoignage d'amitié, chez l'Indien ordinairement si impassible, m'a
surpris. Sans doute ces braves gens ont cru avoir affaire à quelque
membre influent de la commission, dont ils attendent force concessions
et force cadeaux. La cérémonie de salutation terminée, nous avons fumé
le calumet. Chaque Corbeau tirait quelques bouffées de la pipe et la
passait indifféremment à son voisin. Nul ne parlait.

J'ai profité de ce silence pour examiner à loisir ces hommes. Je vous
ai déjà dit leurs formes athlétiques. Leur figure est tatouée, sur
les joues, de rouge vermillon. Ils sont à peine vêtus, celui-ci d'une
couverture de laine, celui-là d'une peau de buffle ou d'un uniforme
incomplet d'officier; cet autre a le torse tout nu. Beaucoup portent
des colliers ou des pendants d'oreilles en coquillages ou en dents
d'animaux. L'un a autour du cou une médaille d'argent à l'effigie d'un
président des États-Unis (Pierce), cadeau qu'il a reçu à Washington
lorsqu'il s'y est rendu en mission en 1853. L'autre porte sur la
poitrine un cheval d'argent assez grossièrement travaillé et doit à cet
ornement le sobriquet de Cheval-Blanc, sous lequel on le désigne. Un
vieux chef, blessé, la jambe percée de deux balles et maintenue dans
un appareil installé par les Indiens eux-mêmes, gît dans un coin de la
hutte. Il me rend mon salut en jetant vers moi un regard triste, et en
me montrant son membre malade qui l'empêche de se lever.

Les Corbeaux ne sont pas les seuls Indiens nomades que j'ai rencontrés
à Laramie. Sur un petit îlot, au milieu de la rivière, sont campés
deux chefs Arrapahoes, arrivés de la Porte (frontière du Colorado), et
représentant les _tatoués_ du nord[5]. Ils sont venus à Laramie pour
prendre part aux conférences en même temps que les Corbeaux, dont ces
nouveaux Indiens se différencient nettement par leur type hagard et
sombre.

[Note 5: Arrapahoes, en indien, signifie, dit-on, les tatoués.]

Les diverses tribus du nord, surtout celles qui composent par leur
agrégation la grande nation des Sioux, étaient celles qui attendaient
le plus impatiemment les commissaires; mais les Corbeaux seuls sont
venus. M. Beauvais, agent principal de la commission, dépêché depuis
plusieurs mois de Saint-Louis à Laramie, avait promis d'amener les
Sioux, et les Sioux ne sont point venus. Ils sont en ce moment en
chasse, loin, bien loin, et ne veulent pas se déranger. On leur a
envoyé estafettes sur estafettes, à quoi quelques-uns ont répondu qu'il
faisait trop froid pour entreprendre ce grand voyage, d'autres que les
blancs les ont toujours trompés et qu'ils ne veulent plus se rendre à
leur appel. Certains d'entre eux, se montrant insolents, ont envoyé à
tous les diables la commission des États-Unis. «Que le Grand-Père (le
président des États-Unis) rappelle ses jeunes hommes (ses soldats)
de notre pays,--a répondu la Nuée-Rouge, chef de la bande des
Vilaines-Faces, aux envoyés des commissaires,--et alors nous signerons
un traité dont on ne verra pas la fin.» Tous les chefs présents, et
entre tous le lieutenant Grosses-Côtes, ont applaudi hautement à ces
paroles de la Nuée-Rouge.

Les Chayennes du Nord ne se sont montrés ni plus polis ni plus
empressés que les Sioux. Le pauvre M. Beauvais, que les Indiens
appellent Gros-Ventre à cause de sa corpulence, n'en peut mais, et il
irait volontiers lui-même à pied chez les Sioux, fût-ce vers la bande
de la Nuée-Rouge, pour les amener de vive force.

Lassée d'attendre, la commission a décidé qu'elle ouvrirait les
conférences avec les Corbeaux demain 12 novembre, à dix heures du
matin, et qu'elle entendrait également les chefs Arrapahoes, qui sont
venus de la Porte. Dans l'intervalle, elle a reçu officiellement les
dépositions de quelques traitants du territoire de Montana. Ceux-ci
ont parlé des dévastations commises par les Indiens dans cette région,
récemment colonisée par les Américains, qui en exploitent les mines
d'or et d'argent. Les déposants n'ont pas d'ailleurs laissé ignorer à
la commission les sujets de plainte que pouvaient avoir les Indiens
contre les blancs.

Le gouverneur du Colorado, l'honorable M. Hunt, a été également entendu
et a fait aux commissaires le récit des pillages récents des Chayennes
et des Arrapahoes.

C'est par ces préliminaires que la commission des États-Unis,
accomplissant sévèrement son mandat et ne laissant pencher la balance
ni en faveur des blancs ni en faveur des Peaux-Rouges, prélude à la
grande conférence ou _pow-wow_ qu'elle va ouvrir avec les sauvages.




XIV

MONTAGNARDS, TRAPPEURS ET TRAITANTS.


  Fort Laramie (Dakota), 13 novembre.

A la nouvelle de notre arrivée, tous les coureurs du Grand-Ouest,
les trappeurs qui chassent le bison et le castor, les traitants qui
font le commerce avec les tribus, tous ces énergiques aventuriers
des Montagnes-Rocheuses que les Américains désignent sous le nom de
montagnards (_mountainers_), sont accourus à Laramie. Ils savaient
que la commission devait venir, ils arrivaient au-devant d'elle. J'ai
vu là le _père_ Bissonnette, un vieux traitant louisianais, d'origine
française. Il vit aujourd'hui dans une ferme aux environs de Laramie.
Il a du reste toujours fréquenté ces parages, car le fort Laramie,
avant d'être une station militaire, était, je vous l'ai dit, un poste
de traitants, appartenant à la célèbre maison Chouteau de Saint-Louis.
Si vous avez lu le récit du voyage de Frémont dans l'Extrême-Ouest,
vous aurez vu qu'il y est fait mention de Bissonnette, quand Frémont
s'arrête à Laramie.

«Il a gagné de l'argent gros comme le bras, m'a dit Pallardie. Beauvais
et moi, nous avons été ses agents, nous avons travaillé sous lui.
Aujourd'hui c'est nous qui sommes riches et lui qui est pauvre. Que
voulez-vous? dans le désert, pour passer le temps, on joue, on s'amuse.
Les femmes, la bonne chère, ça mène loin! Bissonnette a tout perdu,
mais il est resté bon garçon.»

Un autre traitant, un Français de pure origine, car il est arrivé du
Havre, nous a invités aujourd'hui dans sa tente à un repas de chien;
ceci soit dit sans jeu de mots. Nous avons mangé un jeune chien,
engraissé et tué à notre intention. La chair du meilleur mouton ne
peut se comparer à celle-là, et je conçois l'usage des Peaux-Rouges de
réserver le chien pour les repas de fête, surtout ceux où ils veulent
faire les honneurs aux blancs.

--Comment trouvez-vous cette viande? m'a demandé le général Harney, qui
a vieilli au milieu des guerres indiennes, et qui, pour la centième
fois peut-être, s'asseyait à un repas de ce genre.

--Excellente, général.

--Avez-vous mangé du cheval à Paris? car on dit que vous êtes devenus
hippophages.

--Pas encore; mais, dès mon retour, je goûterai certainement du cheval,
ne fût-ce que pour comparer avec le chien.

La vérité est que je n'ai jamais mangé de meilleur mouton que ce jeune
chien de Laramie.

Notre hôte s'appelle Guérut. Il est parti du Havre, il y a quelque
vingt ans, pour faire fortune aux États-Unis (c'est toujours pour faire
fortune qu'on arrive dans ce pays), et il est venu se perdre, après
maintes vicissitudes, au fond de l'Extrême-Ouest. Il est aujourd'hui
interprète du fort auprès des Laramie-Loafers.

Parmi les traitants venus à Laramie est encore le père Richard, que je
vous ai déjà présenté. Je vais de temps en temps fumer le calumet avec
lui, le vrai calumet des Peaux-Rouges.

«J'ai gagné beaucoup d'argent avec les Sioux; me disait-il tout à
l'heure; mais un jour les Chayennes, ces coquins de sauvages, en guerre
avec mes amis les Sioux, m'ont tout pris. Ils m'ont volé tous mes
chevaux, toutes mes belles robes de buffle, toutes les peaux de castors
que j'avais préparées. Il me reste bien encore quelques piastres, et
je ne suis pas tout à fait pauvre. Cet hiver, je veux aller dans les
Montagnes-Noires couper des traverses pour le chemin de fer. Il y a
là des dollars à gagner. Je sais des bois de cèdres et de sapins qui
n'appartiennent à personne; j'en profiterai pour les exploiter.»

Le meilleur type, entre tous ces coureurs des grandes plaines, tous ces
vieux trappeurs, qui me rappellent tous la France, soit l'ancienne,
celle du Canada et de la Louisiane, soit la France contemporaine, le
meilleur type est encore celui de notre guide et interprète Pallardie.

Et cependant que de choses il ignore encore sur les sauvages. J'ai
essayé de le consulter sur les origines, les légendes, les traditions
des Peaux-Rouges, au milieu desquels il a si longtemps vécu. Un soir,
autour du feu du bivouac, quand nous allions ces jours derniers de
Hill's-Dale à Laramie, pensant que le Canadien serait communicatif, je
lui demandai si les Sioux, qu'il connaissait si bien, dont il parlait
si bien la langue, n'avaient pas conservé quelque tradition sur leur
première venue en Amérique.

«Je ne me suis jamais occupé de ça, m'a répondu Pallardie. Demandez-moi
le prix des peaux de buffle ou des peaux de castor, là-dessus je puis
vous répondre; mais les légendes, les origines, comme vous les appelez,
ça ne m'intéresse pas.»

Et je n'ai rien pu tirer de lui.

Sur le Sioux, j'en ai su davantage. Grâce à lui, j'ai pu apprendre à
compter dans cette langue, à la fois gutturale et harmonieuse, qui, à
l'entendre parler, rappelle beaucoup l'espagnol. J'ai composé aussi un
petit dictionnaire de mots usuels sioux que je vous montrerai à Paris.

Enfin Pallardie m'a initié au langage par signes, que parlent entre eux
tous les Peaux-Rouges pour se comprendre d'une tribu à l'autre, et qui
a beaucoup d'analogie avec celui de nos sourds-muets.

Quant au corbeau et à l'arrapahoe, personne n'a pu me donner de leçons
de ces langues. Elles sont des plus gutturales et ne se prononcent,
du moins l'arrapahoe, que du bout des lèvres. Aucun interprète n'est
capable de les écrire et souvent, tout en les comprenant, ne peut les
parler que par signes. L'arabe le plus renforcé n'est rien à côté de
ces langues diaboliques.

Les linguistes, les anthropologistes, les ethnologistes devraient bien
nous dire pourquoi toutes ces tribus, voisines les unes des autres,
ont des langues si dissemblables et présentent des types si divers. Le
problème se pose plein de difficultés devant les partisans de l'unité
de l'espèce humaine, mais ce n'est pas ici le cas de le résoudre, il
suffit de l'indiquer en passant.

J'aime mieux finir par un dernier mot sur ces vigoureux trappeurs,
sur ces braves traitants, qui continuent si courageusement dans les
prairies les habitudes de chasse, de commerce et d'excursion au milieu
de tribus indiennes, habitudes que la première a introduites la France,
et que ses enfants n'ont pas oubliées. Ces coureurs des grandes plaines
sont des pionniers à leur façon, et je m'en voudrais si, après avoir
vécu un moment au milieu d'eux, après avoir partagé leur tente, leurs
repas, je ne leur avais pas consacré quelques lignes. Honneur donc à
ces enfants lointains de la vieille France! je suis sûr que vous les
aimez déjà comme moi.




XV

LE GRAND CONSEIL DES CORBEAUX.


  Fort Laramie (Dakota), 14 novembre.

Voulez-vous que je vous raconte tout au long la conférence des
Peaux-Rouges avec les commissaires de paix? Cela peut-être vous
intéressera. Cela me fera passer le temps, car que faire de mieux en ce
fort?

Vous savez que c'est avant-hier que les grands chefs des Corbeaux
étaient convoqués à une solennelle entrevue par les commissaires de
l'Union.

Ce jour-là, le soleil s'est levé radieux, le ciel était sans nuage, le
temps d'une douceur exceptionnelle.

En comparant la température à celle des jours précédents, où ils
avaient tant souffert pour venir à cheval du fond du Dakota, les vieux
sachems ont dû penser que le Grand-Esprit se montrait enfin favorable.
Si le soleil, une de leurs divinités, consentait à leur sourire, c'est
qu'ils allaient sans doute avoir gain de cause dans le grand pow-wow
avec les blancs.

L'heure indiquée pour l'ouverture du palabre était dix heures du
matin. Les Indiens, qui ne sont jamais pressés et ne lisent l'heure
qu'au soleil, se sont fait un peu attendre; peut-être terminaient-ils
aussi leurs cérémonies de grande médecine. Enfin, ils ont paru, ornés
de leurs plus beaux habits. Quelques-uns étaient à cheval; ils ont
traversé à gué la rivière Laramie, pendant que les autres, suivis
des femmes et des enfants, les squaws et les pappooses, qui venaient
aussi assister à la conférence, arrivaient par le pont. La femme de
Dent-d'Ours, un des principaux orateurs, était à cheval comme son mari,
qu'elle ne quitte jamais. Les Indiennes enfourchent la bête comme les
hommes.

Le grand chef Pied-Noir, ayant mis pied à terre, a fait signe aux
braves ou guerriers de s'aligner. Chacun a un costume différent,
celui-ci une peau de buffle sur une chemise de toile; cet autre une
couverture de laine et une jaquette de peau de daim, rehaussée de
franges, mais privée d'ornements en cheveux, dont les Indiens n'osent
guère se parer devant les blancs. Les scalps, pour ce jour-là, sont
restés à la maison. L'un porte un habit d'officier et un pantalon veuf
de son siége; les basques de l'habit sont heureusement assez longues.

Plusieurs ont le chef couvert d'un chapeau de feutre noir, à forme
calabraise, comme ceux des généraux américains. Le tour du chapeau
est orné, sur toute la hauteur, d'une série de rubans multicolores.
Quelques chefs sont chaussés de bas et de mocassins de cuir. Le cou,
les oreilles de tous sont chargés de colliers, de pendants faits de
coquillages ou de dents d'animaux. Non content de tous ces ornements,
un Corbeau a ajouté à sa chevelure une chevelure postiche, de sorte
qu'il a une queue allant de l'occiput à la plante des pieds. Cette
queue n'est pas bariolée comme celle du grand chef des Brûlés, mais
elle est semée de plaques d'argent, rondes, de peu d'épaisseur,
obtenues par le battage patient de dollars américains ou d'autres
pièces de peu de valeur. Les ronds vont en diminuant régulièrement de
la tête aux pieds, et l'on devine, à l'orgueil que montre le sachem
porteur de cette parure, qu'il ne la donnerait pas pour un empire. Il
faut que les Indiens attachent un grand prix à cet ornement, très-cher
d'ailleurs, puisqu'on le retrouve chez toutes les tribus.

Le chef à la longue chevelure n'est pas le seul qui attire les regards.
Un Corbeau porte avec fierté une large médaille, reçue naguère à
Washington des mains du président. Un autre, à défaut de médaille
officielle, a pris une piastre mexicaine. A son tour, Cheval-Blanc
n'a pas oublié de se parer du cheval d'argent qui lui a valu son
nom, et qui pend comme une décoration sur sa poitrine. Il y a joint
un sachet carré de toile grise et fort peu propre, dans lequel il a
soigneusement enfermé son miroir. Comme la plupart des Peaux-Rouges, il
est très-inquiet de sa toilette et de la figure qu'il fait.

A côté de lui, marchent Bout-de-piquet-de-hutte,
l'Homme-qui-a-reçu-un-coup-de-fusil-à-la-face et l'Oiseau-dans-son-nid,
trois chefs ou guerriers en grande réputation chez les Corbeaux. La
plupart des visages sont tatoués de rouge vermillon, de jaune, de
bleu. Au milieu de l'assemblée, on distingue le pauvre blessé que
vous connaissez, la jambe roidie dans l'appareil qui la maintient. Le
vieux chef a voulu venir à toute force: on l'a hissé à cheval et fait
descendre de là à grand'peine, et il suit de son mieux clopin clopant.

Après s'être mis en ligne, les sachems ont entonné un chant de
leur nation, grave, sombre, mêlé de cris discordants et parfois
d'aboiements aigus. Les basses, les barytons et les ténors n'observent
dans ce chœur aucune mesure, et cependant cette musique primitive,
sauvage, va bien avec le type des chanteurs et avec le milieu qui
encadre cette scène.

C'est de la sorte que les chefs se sont avancés sur une seule ligne,
lentement, dans le plus grand ordre, sans s'inquiéter de la foule qui
se presse autour d'eux. Jamais les Corbeaux, aux formes athlétiques,
aux figures majestueuses, ne m'ont paru plus solennels. Puis ils se
sont débandés et sont entrés un moment dans la chambre des interprètes.

Là on n'a pas tardé à les prévenir que la commission les attendait pour
ouvrir la séance.

La salle où s'est tenu le pow-wow est de grande dimension. Elle est
construite en bois, et peut facilement contenir 250 à 300 personnes;
elle servait précédemment de magasin au quartier-maître du fort.

Les chefs des Corbeaux, assis ensemble sur des bancs, chacun à la place
que lui assigne son rang, les commissaires, chacun sur un siége isolé,
forment le cercle, de telle sorte que l'on peut dire que l'extrême
civilisation est en face de l'extrême barbarie. C'est au centre de
ce cercle que va se tenir l'orateur. Sur un des côtés, sont les
interprètes et les agents des Indiens; sur l'autre, le sténographe,
le secrétaire de la commission, les rapporteurs des journaux, etc.
Les femmes et les enfants des sachems sont venus, et quelques femmes,
entre autres les plus vieilles matrones, se sont assises sur les mêmes
bancs que les chefs. On voit là l'Eau-qui-court, la Jument-Jaune, et
la Femme-qui-a-tué-l'ours. Les pappooses, tout jeunes et même à la
mamelle, troublent souvent par leurs cris ou leurs pleurs le calme de
l'assemblée, mais personne n'y prend garde, surtout les Corbeaux.

Les Laramie-Loafers, les trois grands chefs Sioux, guidés par
Pallardie, les officiers, les soldats et les employés du fort, tout
ce monde est venu pour assister aux débats qui vont s'ouvrir. La
commission, paternelle et libérale, n'a fermé la porte à personne.

Quand le silence s'est établi, le docteur Matthews, agent des
États-Unis auprès des Corbeaux, se lève, et dit en anglais: «J'ai
l'honneur de présenter à la commission de paix les chefs de la nation
des Corbeaux;» et se tournant vers les chefs, il dit en corbeau:

«Voici les commissaires envoyés de Washington pour faire la paix avec
vous. Écoutez bien ce qu'ils vous diront, et vous verrez si je vous ai
dit des mensonges.»

L'interprète des Corbeaux, Pierre Chêne, un Canadien, de sang à la fois
irlandais et français, traduit ces paroles en anglais à la commission.
Il est aidé dans ses fonctions par John Richard, fils de ce Français,
à moitié Sioux, qui est venu momentanément installer sa hutte avec
toute sa famille au milieu des Laramie-Loafers, et que vous connaissez
maintenant aussi bien que moi.

Pierre Chêne et Richard ne brillent pas comme interprètes. Ils
traduisent en mauvais anglais, et sans avoir égard au génie de la
langue des Corbeaux, les éloquents discours qu'on va entendre, et
feront regretter à la commission les vaillants truchements qu'elle
vient de quitter au conseil des cinq nations du Sud[6].

[Note 6: Ce conseil, tenu dans le Kansas, au mois d'octobre, sur le
ruisseau de la Hutte à médecine (_Medicine Lodge Creek_), tributaire de
l'Arkansas, s'est terminé par un solennel traité de paix signé par les
Comanches, les Apaches, les Kayoways, les Chayennes et les Arrapahoes.
Tous ont consenti à se rendre dans les cantonnements ou _réserves_ que
leur ont indiqués les commissaires, sur les bords de la rivière Rouge,
au sud du _Territoire indien_, où sont déjà cantonnés depuis de longues
années les Cherokees, les Creeks, les Chactas, les Osages et autres
tribus des États atlantiques.]

La présentation des Corbeaux à la commission, et de celle-ci aux
Corbeaux, est dans les mœurs américaines, qui tiennent en cela de
celles des Anglais. Aux États-Unis, avant de parler à quelqu'un, il
faut lui avoir été présenté.

Pendant que cette double présentation a lieu, les Corbeaux font
entendre le cri sourd: _A'hou!_ qui sert à la fois de salut chez
l'Indien des prairies et de signe d'approbation. En même temps, le
calumet circule de bouche en bouche, tandis que les sachems muets,
immobiles, semblent en apparence indifférents.

A la fin, Dent-d'Ours se lève, tire trois bouffées du calumet, et
le présentant au docteur Matthews: «Fume, et souviens-toi de moi
aujourd'hui et accorde-moi ce que je te demanderai;» puis le passant
au général Harney: «Fume, père, et aie pitié de moi;» au président
Taylor: «Père, fume, et souviens-toi de moi et de mon peuple, parce que
nous sommes pauvres;» et offrant aussi le calumet aux généraux Augur,
Terry, Sanborn, au colonel Tappan: «Et toi de même, père,» dit-il à
chacun d'eux, pendant que chacun des commissaires, approchant le tuyau
de ses lèvres, tire une bouffée de la pipe, puis la rend à Dent-d'Ours,
en inclinant la tête en manière d'assentiment, ou en poussant le cri
guttural _A'hou!_ Cela fait, Dent-d'Ours s'assied, et dit qu'il est
prêt, lui et sa nation, à entendre les discours des blancs. Alors,
au milieu d'un silence profond, le président Taylor se lève et lit
le _speech_ suivant, dont chaque phrase est traduite en corbeau par
l'interprète Chêne, et que pour vous je reproduis ici textuellement en
français:

«Mes amis, chefs, capitaines et guerriers de la nation des Corbeaux,
le Grand-Esprit a fait tous les hommes, et c'est pourquoi nous sommes
frères. Sur notre invitation, vous avez fait un long chemin au milieu
des plus grandes difficultés pour venir nous voir. Nous avons aussi
parcouru de longues distances pour vous voir et vous serrer la main.
Votre Grand Père à Washington, bien qu'il soit si éloigné de vous, est
informé de votre bon vouloir. Il connaît votre amitié pour ses enfants
blancs. Il sait aussi combien de preuves de paix vous avez données au
gouvernement. Il connaît les obstacles qui vous assiégent. Il nous a
envoyés pour vous voir et apprendre de votre bouche votre situation.
Nous pourrons aviser ainsi aux mesures nécessaires pour éloigner de
vous toute difficulté, et faire bonne route ensemble. Nous apprenons
que de riches mines ont été trouvées dans votre pays, et que dans
certains cas les blancs en ont pris possession. Nous apprenons aussi
que des routes ont été ouvertes à travers votre territoire, que des
établissements y ont été créés, que le buffle que vous chassez est
dispersé au loin et diminue même avec rapidité. Nous savons enfin que
les blancs deviennent de plus en plus nombreux autour de vous, et
s'emparent de vos meilleures terres pour les occuper définitivement.

«C'est parce que de telles choses ont lieu, que nous sommes envoyés
vers vous par votre Grand Père de Washington. Nous sommes envoyés pour
prendre les mesures qui adouciront le plus possible cette fâcheuse
situation, et vous protégeront en même temps contre tout embarras
à venir. Nous désirons séparer une partie de votre territoire pour
votre nation, où vous puissiez vivre à jamais vous et vos enfants,
et où votre Grand Père de Washington et la commission ne permettront
à aucun blanc de s'établir. Nous désirons que vous nous indiquiez la
section de votre territoire qui pour cela vous conviendrait le mieux.
Et quand vous aurez ainsi marqué cette section, que nous ne pourrons
jamais occuper, nous désirons acheter de vous le reste de vos terres
pour en faire usage, en vous laissant toutefois le droit d'y chasser
aussi longtemps que le buffle y subsistera. Dans la réserve que vous
choisirez, nous entendons bâtir une maison pour votre agent, un
moulin pour scier votre bois, un moulin pour broyer votre grain, une
forge, une maison pour votre fermier, et toutes les autres maisons
qui pourront être nécessaires. Nous voulons aussi vous fournir sur
ces réserves les chevaux et le bétail qui vous permettront d'avoir
des provisions assurées, et de soutenir vos familles quand le buffle
aura disparu. Nous désirons aussi vous envoyer chaque année des habits
chauds qui vous couvrent confortablement, et des instruments agricoles
qui vous rendent capables de gagner votre vie en travaillant la terre.
Pour que vos enfants deviennent aussi intelligents que les blancs,
nous voulons vous envoyer des maîtres qui les élèvent. Vous avez rendu
nos cœurs contents en venant ici nous voir, et vous ne vous en irez
pas les mains vides. Nous avons pour vous des présents en route. Ils
devraient être déjà arrivés. Nous vous serons toujours reconnaissants
des sentiments pacifiques que vous n'avez cessé de témoigner envers
notre peuple, et nous comptons bien à l'avenir vous montrer toute notre
amitié par nos actes. Maintenant, nous désirons entendre de vous tout
ce que vous avez à nous dire. Nous apporterons toute notre attention
à vos paroles et nous vous répondrons animés du meilleur esprit. J'ai
dit.»

La première partie de ce discours a été reçue de la part des Corbeaux
avec des marques d'approbation générale, et entrecoupée de ces sons
gutturaux qui sont pour les Indiens ce que sont les interjections:
_Bien! très-bien! bravo!_ dans notre Corps législatif. La seconde
partie a été écoutée au contraire avec défiance, au milieu d'un
silence glacial.

Quand le président a eu fini, le calumet a continué à passer de bouche
en bouche, et les Indiens ont semblé se concerter. Un des commissaires,
le général Sanborn, pour dissiper ce nuage et ramener le calme dans
l'esprit des Corbeaux, prie l'interprète de leur faire entendre que ce
n'est pas tout leur territoire que veulent occuper les blancs, mais
seulement la partie qui est déjà en voie de colonisation. Cela ne
paraît point convaincre les sachems.

Cependant Dent-d'Ours se lève: «Ce que vous m'avez dit, je l'ai
parfaitement compris. Je suis venu pour vous voir, et je vais vous
dire ce que je pense.» Alors, serrant la main au président Taylor:
«Père, je suis venu de loin pour te voir, fais-moi justice;» puis au
général Harney: «Père, tu m'as envoyé chercher, écoute-moi bien;»
puis au général Augur: «Père, je suis heureux de te rencontrer et de
te serrer la main; fais quelque chose pour moi;» et au général Terry:
«Père, je suis bien fatigué; je suis un homme pauvre; je suis venu de
bien loin pour te voir;» et au général Sanborn: «Père, fais quelque
chose pour moi; j'ai campé, en venant ici, dans des endroits où le bois
et l'herbe manquaient, et où il faisait bien froid; mes chevaux sont
fatigués;» enfin, s'adressant au colonel Tappan: «Père, regarde-moi,
je suis pauvre; aime-moi comme je t'aime et accorde-moi ce que je te
demanderai.»

Quatre fois Dent-d'Ours fait le tour de l'hémicycle occupé par la
commission, en répétant les mêmes formules, qu'il varie à peine, et
serrant chaque fois la main aux commissaires. On se demande quand
finira cet exorde préparatoire, mais le docteur Matthews a soin
d'avertir l'assemblée que c'est une coutume chez les Corbeaux de
répéter jusqu'à quatre fois la cérémonie du _shake-hands_ (serrement
de mains) avec les gens qu'on veut honorer le plus. A la fin
Dent-d'Ours, prenant une robe de buffle des mains de sa femme qui est
là, la présente au général Harney: «Père, tu as les cheveux blancs,
protége-toi de cette peau, elle garantira ta vieillesse contre le
froid.» Puis l'orateur se rend au centre du cercle occupé d'une part
par les Indiens, de l'autre par les commissaires, et demande la
permission de parler assis. L'interprète traduit phrase par phrase le
discours en anglais, le voici tel qu'il a été prononcé, tel que je
l'ai écrit moi-même et pour ainsi dire sténographié en anglais sous la
dictée de l'interprète:

«Pères, au printemps dernier, j'étais au pied de la montagne du
Mouflon, et l'un de vos jeunes hommes me dit que vous viendriez
nous visiter. Mon père blanc me demandait de faire une partie du
chemin. J'hésitai, car j'étais loin, bien loin; mais à la fin je me
décidai à me mettre en route. Cet automne, quand les feuilles des
arbres tombaient, les Corbeaux étaient sur les bords du ruisseau de
Pierre Jaune. Votre messager m'apporta dix caisses de tabac, et nous
fit connaître votre désir que nous vinssions à Laramie. En réponse
je dis oui, oui! J'aurais préféré que mon père blanc vînt au fort
Philippe-Kearney, et non à Laramie, et je dis que s'il avait poussé
jusque-là, j'aurais répondu affirmativement à tout ce qu'il m'aurait
demandé; mais dans l'intervalle les mauvais jours sont arrivés, et
j'ai dû venir à Laramie. Il fait froid, et mes chevaux ont piteuse
mine. C'est donc mon père blanc qui va répondre oui, oui, à toutes les
demandes que je vais lui adresser.

«Pères, j'ai fait une longue route pour venir vous voir. Je suis parti
du fort Smith, je suis très-pauvre; j'ai faim, j'ai froid. Nous n'avons
trouvé en route ni buffle, ni bois, ni eau. Regardez-moi, vous tous
qui m'écoutez. Je suis un homme comme vous. J'ai une tête et un visage
comme vous. Nous sommes tous un seul et même peuple. Je veux que mes
enfants et ma nation prospèrent et vivent de longues années.»

Et alors se levant, Dent-d'Ours se dirige vers les commissaires Taylor
et Harney, et leur serre convulsivement les mains:

«Pères, pères, pères, s'écrie-t-il par trois fois, écoutez-moi bien.
Rappelez vos jeunes hommes de la montagne du Mouflon. Ils ont couru par
le pays, ils ont détruit le bois qui poussait et le gazon vert; ils ont
incendié nos terres. Pères, vos jeunes hommes ont dévasté la contrée et
tué mes animaux, l'élan, le daim, l'antilope, mon buffle. Ils ne les
tuent pas pour les manger; ils les laissent pourrir où ils tombent.
Pères, si j'allais dans votre pays tuer votre bétail, que diriez-vous?
N'aurais-je pas tort, et ne me feriez-vous pas la guerre? Eh bien, les
Sioux m'ont offert des centaines de mules et de chevaux pour aller en
guerre avec eux, et je n'y suis pas allé.

«Il y a de cela longtemps, vous avez fait un traité avec la nation
des Corbeaux; puis vous avez emmené un de nos chefs avec vous dans
les États. Vous entendez bien ce que je veux dire, je le suppose. Ce
chef n'est jamais retourné. Où est-il? Nous ne l'avons plus revu, et
nous sommes fatigués d'attendre. Donnez-nous ce qu'il a laissé. Nous,
ses amis, ses parents, nous sommes venus pour connaître ses dernières
volontés.

«J'ai appris que vous aviez aussi envoyé des courriers aux Sioux. Vous
avez fait à ceux-ci, comme à nous, des présents de tabac; mais les
Sioux m'ont dit qu'ils ne viendraient pas; car vous les aviez toujours
trompés. Les Sioux nous ont dit: «Ah! les pères blancs vous ont appelés
et vous allez les voir. Ils vous traiteront comme ils nous ont traités.
Allez et voyez, et revenez nous dire ce que vous avez entendu. Les
pères blancs séduiront vos oreilles par d'agréables paroles et de
douces promesses qu'ils ne tiendront jamais. Allez, et voyez-les, et
ils se moqueront de vous.»

«J'ai laissé dire les Sioux et je suis venu vous visiter. Quand je
retournerai, je m'attends à perdre en route la moitié de mes chevaux.

«Pères, pères, je ne suis point honteux de parler devant vous. Le
Grand-Esprit nous a faits tous, mais il a mis l'homme rouge au centre,
et les blancs tout autour. Faites de moi un Indien intelligent. Ah! mon
cœur déborde, il est plein d'amertume. Tous les Corbeaux, les vieux
chefs des anciens jours, nos aïeux, nos grands-pères, nos grand'mères,
nous ont dit souvent: «Soyez amis des Visages-Pâles, parce qu'ils sont
puissants.»

«Nous, leurs enfants, nous avons obéi et voici ce qui est arrivé.

«Il y a longtemps, il y a plus de quarante ans, les Corbeaux campaient
sur le Missouri.

«Notre chef reçut à la tête un coup de pistolet d'un chef blanc. (Ici
le général Harney interrompt l'orateur et dit: Le chef blanc était fou,
j'étais là, j'ai vu la chose.)

«Un jour, sur le ruisseau de Pierre Jaune, il y avait trois fourgons
campés. Il y avait là trois hommes blancs et avec eux une femme
blanche. Quatre Corbeaux vinrent à eux et leur demandèrent un morceau
de pain. Un des hommes blancs prit son fusil et tira. Cheval-Alezan,
un chef, fut atteint et mourut. Nous, nous oubliâmes ce méfait. Et ces
choses, je vous les dis pour vous montrer que les Visages-Pâles ont eu
des torts aussi bien que les Indiens.

«Il y a quelque temps, j'allai au fort Benton, car nous avions, nous
aussi, eu des torts. Mes jeunes hommes avaient tiré par erreur sur des
blancs. J'en demandai pardon au chef blanc. Je lui donnai neuf mules
et soixante robes de buffle en expiation du mal que nous avions fait.
C'est ainsi que je payai pour nos torts.

«De là, j'allai au fort Smith, sur le ruisseau du Mouflon, et j'y
trouvai les blancs. Je me présentai pour toucher la main aux officiers,
mais ils me répondirent en me mettant les poings sur la figure et en
me jetant à terre. C'est ainsi que nous sommes traités par vos jeunes
hommes.

«Pères, vous m'avez parlé de bêcher la terre et d'élever du bétail. Je
ne veux pas qu'on me tienne de tels discours. J'ai été élevé avec le
buffle et je l'aime. Depuis ma naissance, j'ai appris comme vos chefs
à être fort, à lever ma tente quand il en est besoin et à courir à
travers la prairie selon mon bon plaisir. Ayez pitié de nous, je suis
fatigué de parler.

«Et toi, père,--s'adressant au président Taylor et lui donnant ses
sandales,--prends ces mocassins, et tiens-toi les pieds chauds.»

Le discours de Dent-d'Ours a été interrompu du côté des Indiens par
de fréquentes marques d'assentiment, et les commissaires eux-mêmes
ont fait entendre, à certains passages, des accents non équivoques
d'approbation.

L'orateur, qu'aucun signe d'applaudissement n'a influencé, a continué
son discours lentement, s'arrêtant à chaque phrase, pour laisser
l'interprète traduire; puis, reprenant sans peine le fil de son
discours, comme s'il l'eût prononcé tout d'une haleine. Et cependant il
improvisait.

La langue harmonieuse, bien qu'un peu gutturale, des Corbeaux, langue
musicale, semée de voyelles et d'aspirations comme l'espagnol, qu'elle
rappelle, ainsi que le sioux, cette langue prêtait un charme de plus au
discours de Dent-d'Ours. Il accompagnait ses paroles d'un geste cadencé
et doux, noble et élégant, et qui avait l'avantage d'être en relation
avec l'idée qu'il voulait exprimer. Les gestes composent chez les
Peaux-Rouges une langue universelle, comme les signes des sourds-muets.

«J'ai compris tout ce qu'ont dit les Corbeaux, dit à Pallardie
l'Ours-Agile, l'un des chefs sioux présents, en sortant de la
conférence, rien qu'aux gestes qu'ils faisaient.»

Quand Dent-d'Ours a eu fini de parler, Pied-Noir, un autre grand
orateur des Corbeaux, s'est levé et est venu serrer la main à chacun
des commissaires, remerciant ses pères blancs qui sont venus pour
voir les Peaux-Rouges, et confirmant ce qu'a dit Dent-d'Ours, que les
Corbeaux sont pauvres et fatigués; qu'ils ont souffert en route du
froid, de la faim, du manque d'eau, que leurs chevaux font peine à
voir. Pied-Noir supplie chacun des commissaires individuellement de
l'écouter avec patience, d'une oreille attentive, et de faire droit à
ses demandes.

Enfin, se dépouillant de sa robe de buffle, il en entoure les épaules
du président Taylor, en lui disant: «Garde cette robe, car, en
l'acceptant, tu reconnaîtras que tu es mon frère.»

Et alors, se rendant au milieu du conseil et rejetant avec ses mains
ses longs cheveux noirs, qui lui tombent jusqu'au milieu du dos:

«Quand les Corbeaux manquent de flèches, dit-il, ils en font avec des
morceaux de fer; quand ils manquent de feu, ils frottent deux cailloux
l'un contre l'autre et allument ainsi du bois pour se chauffer; quand
ils veulent dépecer les animaux, ils font des couteaux de pierre, et
c'est ainsi qu'ils en usent avec les bêtes qu'ils tuent à la chasse.
Tout cela, les Corbeaux savent bien le faire; mais s'ils allaient sur
les réserves que leur indiquent les blancs, ils ne sauraient conduire
les bœufs ni labourer la terre avec la charrue. C'est pourquoi ils
n'aiment point qu'on leur parle de ces choses. Que leurs pères blancs
leur donnent plutôt des chevaux pour chasser le buffle, et des fusils
pour le tuer, et tout ira bien. Le Grand-Esprit a fait l'homme et
la femme pour vivre ensemble; l'homme pour chasser et la femme pour
travailler. Nous ne voulons rien changer à cette situation.

«Pères, j'ai toujours été ami des blancs, et je veux continuer à
l'être. J'ai été élevé comme un sauvage, mais je n'ai jamais fait de
tort à personne. Il y a plusieurs années, les blancs vinrent acheter
aux Corbeaux la route de Californie, qui passe au fort Laramie. Pour
cette route, ils devaient payer cinquante années d'indemnités. Les
Corbeaux n'ont reçu ces indemnités que deux ou trois ans. C'est après
avoir signé ce traité qu'un de nos grands chefs est allé dans votre
pays. Nous ne l'avons jamais plus revu. Nous voudrions savoir ce qu'il
est devenu, s'il est monté dans les nuages ou s'il est descendu sous
terre...»

Pied-Noir fait ensuite l'histoire de sa nation dans le passé. Elle
était alors puissante, aujourd'hui elle est pauvre; on dirait que le
Grand-Esprit s'est retiré d'elle. Revenant à ce propos sur les traités
conclus, et toujours violés par les blancs: «A quoi bon faire des
traités, si c'est de la sorte que les blancs les observent?...

«Ne nous parlez pas de nous confiner dans un coin de notre territoire;
abandonnez plutôt la route de la rivière à la Poudre. Rappelez vos
jeunes hommes qui sont campés le long de cette route et tous ceux qui
cherchent de l'or. Ce sont ceux qui sont cause de toutes nos guerres
et de tous nos malheurs.» Ici, la voix de l'orateur s'émeut, son
corps tremble, la sueur perle en larges gouttes sur sa face, ses yeux
brillent d'un éclat inusité. Tels devaient paraître devant les rois
de l'Asie les vieux prophètes d'Israël, quand ils venaient leur faire
entendre les plaintes du peuple juif.

S'arrêtant un instant, Pied-Noir ramène de nouveau ses longs cheveux
en arrière; puis, passant la main sur son front, comme pour rassembler
ses souvenirs, il rappelle, comme Dent-d'Ours, et au milieu des sourds
murmures des Indiens qui l'approuvent, tous les mauvais traitements
des blancs envers les Corbeaux, qui n'ont eu aucun tort. Il signale
les indignes malversations des agents qui leur vendent des farines
avariées, ce dont une fois cinq ou six Indiens sont morts, et leur
donnent des marchandises hors d'emploi pour de bonnes robes de buffle.
Se dressant alors de toute sa hauteur, et élevant fièrement le bras:
«Mais sur tout cela, s'écrie-t-il, mon cœur est de roche; je ne veux
pas me plaindre.» Et rappelant enfin comment on les a frauduleusement
dépouillés de leurs terres: «Bien que je sois pauvre, je ne mourrai
point, dit-il, mon bras est solide, et je puis encore chasser le
buffle comme mes pères l'ont chassé... Vos jeunes hommes sont fous,
rappelez-les. Ils sont comme les enfants; ils ne connaissent pas ce
dont ils ont besoin; ils tuent le buffle pour le seul plaisir de se
distraire, pendant que nous souffrons de la faim et que nous devenons
pauvres. Si vous voulez la paix, renvoyez vos soldats vers l'est,
qu'ils y vivent; mais non chez nous, où ils portent le trouble et la
guerre.» Et alors, frappant de ses deux mains sa large poitrine toute
nue: «Mes grands-pères ont recommandé à la nation des Corbeaux d'être
bonne. Comment pourrions-nous être bons, quand vous prenez nos terres,
en nous promettant en retour tant de choses que vous ne donnez jamais?
Nous ne sommes pas des esclaves, et nous ne sommes pas des chiens. Un
jour, au fort Smith, comme je demandais des provisions aux soldats, ils
m'ont frappé à la tête d'un coup de bâton. Quand je me le rappelle,
je deviens méchant et féroce. Il n'y a donc pas d'hommes dans votre
pays, pour que vous envoyiez ici ces enfants si bien habillés qui
nous imposent ces vexations?» Et sa lèvre est plissée par le mépris,
et il tend vers l'un des commissaires sa main saisie d'un tremblement
convulsif.

«... Nous voulons vivre comme nous avons été élevés, en chassant les
animaux des prairies. Ne nous parlez donc plus de nous cantonner sur
des réserves et de nous faire cultiver la terre. Laissez-nous aller où
va le buffle. Envoyez vos fermiers, mais que ce ne soit pas pour nous.
Le Corbeau promène son camp à travers la plaine et chasse l'antilope et
le buffle. C'est là ce qu'il aime. Pères, regardez-moi et regardez tous
les Corbeaux: ils sont de la même opinion que moi. Si vous nous donnez
un homme blanc pour agent et pour traitant, je voudrais que ce fût John
Richard, Pierre Chêne, et le docteur Matthews. Ceux-là sont francs et
ne mentent pas (assentiment de tous les Corbeaux). Regardez-moi, et
regardez mon peuple. Je ne suis pas honteux de vous parler.» Et alors,
allant de nouveau serrer la main aux commissaires: «Père, leur dit-il
à chacun d'une voix radoucie, fais quelque chose pour moi; je suis
fatigué d'avoir parlé si longtemps.» Et il va s'asseoir en silence, et
prend le calumet qu'on lui passe, la tête inclinée et le regard pensif.

Quand Pied-Noir a repris sa place, un vieux Corbeau qui, depuis le
commencement du conseil, tient à la main une longue verge, avec
laquelle il est arrivé le matin, se lève. Le Loup (c'est le nom de
ce troisième orateur), est en même temps le lettré de la bande, ami
des apologues et en racontant au besoin. Après avoir procédé comme
d'usage à la cérémonie du _shake-hands_, il prend sa place au centre
de l'hémicycle, tenant toujours sa longue tige à la main. Elle est en
bois de noyer dur (_hickory_), à dix nœuds. Le Loup appelle chacun de
ces nœuds une génération d'hommes, et montre comment chaque génération
naît, se développe et meurt, faisant place à une autre. Chacune de
ces générations est ensuite assimilée par le Loup à une génération de
Corbeaux. Sa nation a été amie des blancs pendant tout cet espace de
temps. «Pour que la génération actuelle continue de même, s'écrie
alors l'orateur, dont la fin de l'apologue est impatiemment attendue
par les commissaires, n'envoyez plus de fourgons sur la route de la
rivière à la Poudre, surtout n'y envoyez plus de soldats. Rappelez vos
jeunes hommes de notre pays, et alors nous serons heureux et vivrons en
bonne harmonie avec vous, comme nous avons vécu pendant les générations
précédentes.»

Ce _speech_, aussi humoristique que les premiers ont été sérieux,
prouve aux commissaires que le principe de mêler l'agréable à l'utile
est en faveur même auprès des Indiens. L'heure est d'ailleurs avancée.
Il est une heure d'après midi: depuis plus de trois heures on est en
conférence. Le sténographe, les _reporters_, les commissaires n'en
peuvent plus. Quant aux Indiens, fumant toujours le calumet, ils
restent impassibles sur leur banc, et certainement demeureraient là
jusqu'au soir, si on ne les congédiait. Néanmoins, il est temps de
lever la séance, ce que fait le président Taylor, en ajournant le
conseil au lendemain matin.

Les chefs s'en sont allés lentement, un à un, suivis de leurs _squaws._
Ils sont venus toucher la main aux commissaires. Les vieillards et
les matrones ont même embrassé le président et le général Harney, en
frottant leurs joues et leur nez contre les leurs, non sans laisser
un peu de vermillon sur la peau des hommes blancs. L'Américain ne
s'inquiète pas pour si peu, et tous les commissaires se sont livrés
d'aussi bonne grâce aux embrassades des Peaux-Rouges, qu'ils se sont
prêtés à la cérémonie du _shake-hands_ et à celle du calumet.

Les orateurs et leur bande ne sont pas retournés chez eux sans dîner.
Ils se sont rendus, en sortant du conseil, dans l'appartement des
interprètes, et là ont pris part à un repas que leur ont offert les
commissaires; mais ceux-ci ont dîné ailleurs. Sans couteaux et sans
fourchettes, assis par terre ou sur des lits, les Indiens se sont
emparés de gros quartiers de bœuf ou de mouton rôti. Quand ils y
ont mordu à belles dents, ils les ont passés fraternellement à leur
voisin. La boisson est du café noir, qui circule dans d'énormes tasses
en faïence. On emplit celles-ci à plusieurs reprises dans un vaste
chaudron où fume l'infusion aromatique au milieu de l'appartement. Les
Corbeaux ont fait largement honneur à tous les plats, mais le festin a
été calme, silencieux, et nul n'a disputé à son voisin une place ou un
morceau de choix. Pendant le dîner, quelques femmes sioux, du village
de _Laramie-Loafers_, sont venues en curieuses, et se sont assises sur
le devant de la porte de la salle du festin. Elles se sont rendu entre
elles, pour passer le temps, le même service que se rendent les femmes
du peuple à Naples en fouillant dans leurs cheveux; mais les convives
n'y ont pris garde et ont continué de manger.

Le soir, des danses ont eu lieu, en plein air, devant la tente du
_père_ Richard. Là encore le café a circulé abondamment. Le feu
était allumé au milieu du rond formé par les danseurs, et ceux-ci en
chantant, et suivis de leurs femmes, ont commencé leur danse de guerre.
Les mouvements sont d'abord très-lents, puis, à la fin, précipités. Les
jambes surtout sont en jeu et l'on pousse des hurlements en cadence.
Tout cela est terrible, quand on prélude ainsi à quelque combat, ou
que l'on danse autour d'un prisonnier que l'on va mettre à mort et
qu'auparavant l'on torture. Devant la tente du vieux Richard, la danse
des Corbeaux n'a pas présenté ces caractères sinistres: elle a fatigué
bien vite les spectateurs, ennuyés de ces mouvements et de ces chants
monotones, qui marquent une ressemblance de plus entre les Peaux-Rouges
et les races asiatiques, dont on les prétend sortis. La race rouge
n'a pas, comme la race noire, le don de la danse et du chant. Les
Corbeaux eux-mêmes ont fini par se lasser de leur musique et de leur
pas cadencé. De bonne heure ils sont allés se coucher et se préparer au
conseil du lendemain.

Hier, à l'heure indiquée (dix heures du matin), les Corbeaux ne
paraissaient pas. La délibération de la veille n'a pas été tout à fait
amicale, et l'on se demande si les Indiens retourneront au conseil. Ils
ont enfin paru, mais isolément et non plus en une masse compacte comme
la première fois. Dent-d'Ours est absent; il fait dire qu'il est malade
et qu'il éprouve le besoin de retourner chez lui et de manger du buffle
frais. La vérité, c'est qu'il y a eu la veille une dispute entre les
Arrapahoes et les Corbeaux. Ceux-ci ont dû partager avec leurs frères
rouges un bœuf que leur a donné la commission, et s'y sont prêtés de
mauvaise grâce. Cependant, Dent-d'Ours se montre bientôt, et vient,
toujours accompagné de sa femme, prendre sa place dans le conseil,
tandis que la conférence est déjà ouverte.

Tout a lieu cette fois sans le cérémonial de la veille: les
présentations, la connaissance sont faites, et c'est en quelque sorte
comme la continuation du conseil précédent.

Le président Taylor ouvre la séance en répliquant aux discours des
Corbeaux. Suivant son habitude, il lit son _speech_, et il le lit
froidement, avec une grande lenteur. Les discours officiels lus,
préparés, sont les mêmes partout, sans animation, sans vie. M. Taylor
ferait mieux d'improviser quelques chaudes paroles devant ces
grands chefs dont les discours de la veille sont de si beaux modèles
d'éloquence, et qui ont en quelque sorte indiqué aux orateurs blancs
la marche qu'ils devraient toujours suivre dans les _pow-wow_ avec les
Indiens.

Le président remercie les Corbeaux de ne s'être pas vengés de ceux qui
les avaient maltraités, et dit qu'il informera leur Grand Père et de
leur bonne conduite et des méfaits des blancs, qui seront punis. «A
l'avenir, ajoute-t-il, prévenez immédiatement votre agent, qui vous
fera rendre justice... Vous ne vous en irez pas cette fois les mains
vides, et nous remplacerons les chevaux que vous avez perdus... Le chef
que vous aviez envoyé aux États fut bien traité, reçut des présents,
et nous l'avons suivi dans son retour jusque sur le Missouri. Là il a
disparu soudainement, soit qu'il ait été assassiné ou qu'il se soit
noyé dans la rivière, en tombant d'un _steamer._ Nous sommes fort
peinés de cet accident, et nous nous proposons de donner deux chevaux
aux parents de ce chef, comme compensation.» Ici l'interprète fait
remarquer que deux des parents sont présents: c'est Cheval-Blanc et
un autre vieux sachem, qui témoignent d'une grande joie à ce cadeau
inespéré qui leur arrive.

«Vous dites, continue le président, que vous préférez vivre comme vous
avez toujours vécu, au lieu de vous enfermer dans des _réserves_.
C'est pour votre bien que nous vous indiquons ces cantonnements: le
buffle diminue avec rapidité, et avant peu d'années il aura tout à
fait disparu... Les blancs sont maintenant dans les grandes plaines,
et ont bâti des villes jusque sur les bords de la mer de l'Ouest...
Nous voulons, quand il est encore temps, vous garantir un territoire
qui soit à jamais à vous et à vos enfants. Vous n'avez pas besoin d'y
aller tout de suite. Chassez maintenant où il vous plaira, mais sur ce
territoire, qui vous aura été réservé, les blancs ne pourront mettre
le pied; le Grand Père les en ferait sortir à coups de fusil.» Marques
d'enthousiasme, approbation. Cheval-Blanc se lève, et va toucher la
main aux commissaires. «... Le printemps prochain, nous prendrons une
décision au sujet de l'abandon de la route de la rivière à la Poudre.
La saison est maintenant trop avancée pour que nous quittions les forts
que nous avons sur cette route... Si les Sioux cessent de nous faire
la guerre, il est probable que nous vous rétrocéderons cette partie de
votre territoire... Vous nous avez demandé Pierre Chêne et John Richard
pour traitants, et le docteur J. Matthews pour agent: nous consentons à
vous les donner... Retenez bien ce que je vous ai dit comme venant de
la part de tous les commissaires. Faites-le savoir quand vous serez
retournés chez vous, et gardez-en le souvenir. J'ai dit.»

Ce _speech_ terminé, le président demande si quelqu'un des
chefs présents a des observations à faire. Pied-Noir se
lève, et dit qu'un chef des Sioux du nord, son beau-frère,
l'Homme-qui-est-effrayé-de-ses-chevaux, lui a dit un jour que les
Sioux faisaient la guerre aux blancs à cause de la route de la rivière
à la Poudre; il vaudrait donc mieux abandonner au plus vite cette
route. «Vous parlez de la disparition du buffle et des autres animaux
des prairies, ajoute Pied-Noir, mais dans mon pays nous avons encore
abondance de buffles, de daims, d'élans, d'antilopes; beaucoup de
castors sur les petits cours d'eau, beaucoup de poissons, de bons
poissons, sur toutes nos rivières. Vous voudriez avoir notre pays pour
rien, cela n'est pas loyal. Moi, je viens vous demander aujourd'hui
le payement d'une partie de mes terres sur lesquelles vous vivez. Et
vous parlez de faire des traités! Vous n'avez pas observé celui que
vous avez signé à Horse-Creek. Payez d'abord ce que vous nous devez, et
vous parlerez ensuite de conclure un autre traité!» Ici, le commissaire
Taylor et les généraux Harney et Sanborn ne peuvent s'empêcher de
déclarer que, pendant dix ans, les indemnités dues aux Indiens ont
été envoyées régulièrement de Washington; si elles ne leur sont pas
parvenues, c'est que les agents les ont volées[7]. «Nous sommes honteux
de cela, disent les commissaires aux Indiens, mais justice sera faite.»

[Note 7: Non-seulement la plupart des agents volent les objets
qu'on envoie aux tribus, mais encore les revendent aux Indiens au
double et au triple de leur valeur. D'autres fois le gouvernement de
Washington, trompé lui-même par ses commis, envoie des objets hors
d'usage, comme des centaines de douzaines de jarretières élastiques à
des gens qui ne portent pas de chaussettes, ou de fourchettes à des
gens qui mangent avec leurs doigts; ou bien ce sont des caisses de
guimbardes, de petits miroirs, de canifs ébréchés, en un mot tous les
_rossignols_ des bazars de New-York, de Philadelphie ou de Baltimore,
qu'on vend à prix d'or au gouvernement central et dont les Indiens
n'ont que faire. Partout, du nord au sud des États-Unis, de pareilles
indignités ont été signalées non-seulement par les chefs indiens qui
s'en sont plaints amèrement à maintes reprises, mais dans les enquêtes
même du gouvernement.]

Cependant le Loup succède à Pied-Noir, et dit qu'il serait d'autant
plus facile d'abandonner la route de la rivière à la Poudre, que
les colons qui passent par là pour aller chercher de l'or dans le
territoire du Montana, pourraient prendre ou le Missouri ou la route
qui est de l'autre côté, sur la rive gauche. «Ces deux routes, je vous
les donne, dit le Loup, mais non les autres. Il y a beaucoup d'or dans
mon pays, je sais où il est, mais je ne l'ai jamais dit à personne,
de peur que les blancs n'envahissent l'endroit. Nous n'avons pas
besoin d'or ni d'argent, nous ne les employons pas dans nos échanges.
Ceux qui en ont besoin peuvent prendre une des deux routes que j'ai
indiquées. Je vous les donne. J'ai faim et j'ai besoin d'aller chez moi
manger du buffle... Donnez-moi les cadeaux que vous voulez m'offrir,
peu ou beaucoup, pour que je puisse m'en retourner. J'aime mon pays,
j'aime mon buffle. J'aime ma femme et mes enfants, et je veux aller les
revoir... Vous dites que vous donnerez des chevaux aux parents de ce
chef qui a disparu chez vous, j'espère bien que vous nous en donnerez
à tous, pour que nous puissions tous nous en retourner à cheval. J'ai
dit.»

A peine le Loup a-t-il fini, qu'un vieux sachem se lève, fait le tour
de l'hémicycle occupé par les commissaires, et leur touchant à chacun
la main, dit qu'il a une longue route à faire pour s'en retourner, et
qu'il ne veut pas partir sans les bons souhaits de ses pères blancs.
Les commissaires lui souhaitent le plus heureux voyage.

Le traité de paix est alors déroulé et présenté aux Corbeaux pour
qu'ils y apposent leur signature[8], mais aucun d'eux ne veut le
signer. Les uns disent qu'ils ne peuvent le faire sans l'assentiment
des Sioux, qui ne sont pas là; les autres, qu'ils ne signeront que
si l'on abandonne auparavant la route et les forts de la rivière à
la Poudre, objet de toutes les discussions. Le Loup ajoute que tous
les chefs des Corbeaux ne sont pas présents, et qu'ils n'ont pas fait
connaître leur intention. Bref, l'insuccès est complet, alors que les
résultats ont été si décisifs avec les cinq grandes nations du Sud, et
la commission se voit forcée d'ajourner à un moment plus propice et
à une saison plus favorable, la reprise de ses travaux. On se donne
rendez-vous à _sept lunes, quand le gazon sera vert_, ce qui, dans le
calendrier des peuples civilisés, signifie vers le 5 juin 1868. Le
lieu de rendez-vous est cette fois le fort Phil.-Kearney, et non plus
le fort Laramie. Cela satisfait les Corbeaux, qui gagnent sur la route
à faire plusieurs centaines de milles. Enfin, on annonce aux sachems,
impatients de recevoir leurs cadeaux et de repartir, que les cadeaux
vont arriver, et qu'il y en a beaucoup et de beaux, ce à quoi les
Corbeaux répondent par des grognements de joie; et la séance est levée.

[Note 8: Les Indiens signent en faisant une croix, un trait à
la plume, ou en essayant d'imiter l'animal dont ils portent le nom:
l'ours, le loup, l'élan, la tortue, etc.]

Hier soir, les commissaires ont tenu aussi un _pow-wow_ avec les deux
chefs des Arrapahoes, Cheval-Alezan et Charbon-Noir. L'interprète était
Vendredi, un Arrapahoe, qui a été trouvé tout enfant dans les prairies
par le major Fitz-Patrick, un des plus célèbres traitants de l'Ouest.
C'était un vendredi que cette rencontre eut lieu; de là le nom donné à
l'enfant, comme au fidèle serviteur de Robinson. Le major a fait élever
Vendredi, puis, quand son fils adoptif a eu vingt ans, il l'a rendu à
sa tribu. Vendredi parle couramment l'anglais, mais ne l'écrit point,
car il n'a guère profité de l'éducation que lui a fait donner le major.
Il est aujourd'hui auprès des Arrapahoes, dont il est l'interprète et
l'agent. Il a le type de sa nation, le regard faux, l'air traître,
et l'on ne saurait établir aucune comparaison entre la physionomie
large, ouverte et majestueuse des Corbeaux, et celle des Arrapahoes.
Ceux-ci ont été, dans ces derniers temps, avec les Chayennes, les plus
sanguinaires des Indiens des prairies, et leur type, à en juger par les
trois que j'ai vus, et qui se ressemblent singulièrement, justifie leur
terrible renom. Ce sont hommes qu'il ne ferait pas bon de rencontrer
tout seul au coin d'un bois. Il n'est pas jusqu'à la langue arrapahoe,
sourde, toute gutturale, et dont il est absolument impossible de
reproduire les sons dans notre langue, qui ne devienne pour le blanc
un objet d'éloignement, je dirai même de répulsion vis-à-vis de cette
affreuse bande de Peaux-Rouges.

Cheval-Alezan a parlé aux commissaires au nom de toute sa tribu, qui
est campée entre la Plate du nord et celle du sud. Petit-Bouclier,
le grand chef, lui a donné sa procuration. L'air de l'orateur semble
annoncer un discours semé d'invectives, rempli de fiel, comme celui
que Pied-Noir, se plaignant du reste avec tant de raison, a adressé
la veille aux commissaires. Il n'en est rien. Le _speech_ a été des
plus calmes. Cheval-Alezan a parlé assis, et traité avec la commission
des besoins de sa tribu comme on parle tranquillement de ses affaires
en famille, après dîner: «J'ai fait aujourd'hui, a-t-il dit, ce que
je désirais depuis longtemps; j'aime mes pères blancs, et je leur
ai touché la main... Dès que j'ai su que vous me demandiez, je suis
accouru. Nos vieux sachems m'ont envoyé vers vous, et attendent avec
impatience les nouvelles que je leur rapporterai... Au sud de la
Plate, il y a d'excellents terrains, bien arrosés; c'est là que nous
voudrions nous établir et commencer à cultiver le sol. C'est pour
cela que je suis venu. Bâtissez-moi une maison où je puisse passer
ma vie. Apprenez-moi à planter le blé et le maïs... Ce que vous avez
fait avec les Arrapahoes du sud est bien, et je pense que vous ferez
la même chose avec ceux du nord... Petit-Loup et Vieux-Ours, chef des
Chayennes du nord, et l'Homme-effrayé-de-ses-chevaux, qui commande
une bande de Sioux, sont venus me voir, et m'ont félicité sur le
voyage que j'allais faire, disant qu'eux aussi voulaient venir vous
visiter... A la prochaine lune, avec quelques-uns de mes hommes, je
veux aller planter ma tente au sud de la Plate, près du fort Sanders.
Peu m'importe si la neige est épaisse. Ma tribu viendra me rejoindre
au printemps... Je voudrais m'en retourner le plus tôt possible pour
préparer là-bas quelques robes de buffle... J'ai besoin que vous me
donniez quelques provisions, quand je changerai de camp... Il me faut
chasser pour vivre. Je n'ai plus que très-peu de poudre, et vous me
feriez plaisir de m'en donner... Nos vieux sachems me demanderont aussi
du tabac quand je retournerai. J'ai fini.»

La commission a répondu aux paroles de Cheval-Alezan en lui accordant
tout ce qu'il demandait. Les Arrapahoes sont partis satisfaits, et les
commissaires ne le sont pas moins d'avoir trouvé des Indiens aussi
conciliants.

Les Sioux et les Chayennes du nord, que l'on attend toujours, ne
paraissant pas, la commission va se débander. Une partie restera à
Laramie pour recevoir les cadeaux qui arrivent et les distribuer aux
Indiens, l'autre retournera à Chayennes et de là à North-Plate, où les
commissaires demeurés à Laramie ne tarderont pas à revenir de leur
côté.




XVI

MONÉKA, LA PERLE DES PRAIRIES.


  Fort Laramie, 15 novembre.

Dans les moments de loisir que m'ont laissés les conférences, je suis
allé me promener autour du fort. J'aime le calme solennel de ce désert.
Partout, dans la campagne, courent ces lignes de coteaux peu élevés,
formés de grès tendres, de cailloux roulés, et que je vous ai si
souvent dépeints. Au pied d'un de ces coteaux, sont des cotonniers ou
peupliers du Canada qui jalonnent le cours d'un petit ruisseau. Là est
le cimetière des Peaux-Rouges, car dans les branchages de ces arbres
sont ensevelis des Indiens. Le corps est enveloppé de toile ou d'une
peau de buffle cousue, quelquefois d'une couverture de laine. Le mort
est là avec ses plus beaux ornements, ses mocassins ornés de perles,
ses colliers de coquillages ou de verroteries. Les loups et les rapaces
affamés sont venus violer ces sépultures, comme l'on peut s'en assurer
aisément en montant sur ces arbres. Le linceul qui recouvre le mort
a souvent été mis en lambeaux par les bêtes, et les os du squelette
n'occupent plus leur place ordinaire. Cependant quelques corps,
protégés par leur enveloppe extérieure, sont restés bien conservés,
et j'ai vu celui d'une jeune fille dont la peau est intacte, et même
encore colorée. L'air pur des prairies a momifié ce corps délicat. On
dirait que la vie vient à peine de le quitter ou que la jeune Indienne
dort.

J'ai demandé à l'Ours-Agile pourquoi les Peaux-Rouges ensevelissent
ainsi les leurs en plein air, au lieu de les mettre en terre: «Les
esprits aiment à voyager, m'a-t-il répondu, surtout de nuit; il ne faut
pas y mettre d'obstacle, et la terre que vous jetez sur eux les gêne
pour sortir.»

C'est sans doute pour faciliter de tels voyages que l'on dépose souvent
sur le cercueil du mort la selle de son cheval. Au milieu de la prairie
on a ainsi enterré, à Laramie, un chef sioux, la Vieille-Fumée, ou,
comme l'appellent les traitants de l'endroit, le _père Laboucane_.
La selle est sur le cercueil, et tant est grand le respect que les
Indiens ont pour les tombes, que personne ne l'a encore volée.

Les morts dont je viens de vous parler, hôtes silencieux des grandes
plaines, ne sont pas les seuls qui ont été ensevelis auprès du fort
Laramie. D'autres morts dorment dans ces campagnes, et le cimetière du
fort a offert un dernier asile à plus d'un émigrant, à plus d'un soldat
qui a fait sa dernière étape dans les lointaines prairies. Les pierres
parlent et racontent ici plus d'une lamentable histoire. La mort aussi
a rapproché les rangs et les races elles-mêmes, car quelques Indiens
ont été ensevelis, avec leur mode de sépulture, dans le cimetière des
blancs. Les cercueils, portés sur quatre piquets, sont recouverts d'une
couverture de laine rouge. Un d'entre eux attire surtout l'attention.
Une tête de cheval est clouée sur chacun des supports; sur les montants
opposés sont attachées les queues. Devant les têtes, on voit éparses
par terre les douves d'un petit tonneau défoncé. Que signifient ces
emblèmes? Est-ce là le tombeau d'un grand chef, et a-t-on immolé sur
son cercueil, comme autrefois pour les guerriers germains, les deux
poneys qu'il affectionnait le plus?

Je me suis informé auprès d'un des résidents du fort de l'histoire qui
se rattache à cette tombe.

--Ce n'est pas la tombe d'un chef, m'a-t-il dit, c'est celle de
Monéka, la fille de la Queue-Bariolée.

--Je connais bien de réputation la Queue-Bariolée, ai-je répondu. Qui
peut ignorer ici le nom de Sintegeleshka, l'illustre chef des Brûlés?
Cependant je ne l'ai jamais vu.

--Comment! vous n'avez pas encore vu la Queue-Bariolée, et vous êtes
venu dans les prairies!

--Je n'ai pas encore vu Sintegeleshka. La première fois que je
parcourais le chemin de fer du Pacifique, il y a quelques semaines,
le grand guerrier était dans les environs du fort Sedgwick, près
la station de Julesburg. On nous avait annoncé qu'il venait de se
brouiller de nouveau avec les blancs, et qu'il arrêterait le train,
comme ses _braves_ (ses lieutenants) l'avaient fait déjà récemment.

--Et il vous fit dérailler?

--Il n'en a rien été. La Queue-Bariolée échangea même alors à
North-Plate un _speech_ amical avec les commissaires, et leur promit de
se rendre, accompagné de ses guerriers, aux conférences de Laramie.

--Vous voyez bien qu'il n'est pas venu.

--Je ne m'en aperçois que trop. Aussi, ne pouvant entendre de sa bouche
l'histoire de Monéka, je vous prie de me la raconter.

Mon interlocuteur s'est prêté de bonne grâce à ma demande, et m'a
conté l'histoire de Monéka.

La voici fidèlement, telle que je l'ai recueillie de sa bouche.

Monéka (en sioux, la Perle des prairies) était l'unique fille de
la Queue-Bariolée. Il y a trois ans, son père était en guerre avec
les blancs. Monéka avait suivi son père, et campé avec lui dans les
environs du fort Laramie. Elle devint amoureuse d'un officier du fort,
et comme elle avait toujours désiré épouser un Visage-Pâle, elle
demanda à son père la permission d'être la femme de l'officier. Le
sachem, irrité, refusa son consentement, et s'en alla avec ses braves
et tous ses guerriers à l'extrémité des prairies, à 400 milles à l'Est.
Sur sa route il sema partout la désolation et la mort, attaquant
les caravanes, pillant, incendiant les fermes, et tuant sans pitié
les blancs, dont il portait aussitôt les chevelures ou scalps comme
autant de trophées. Cela dura pendant toute une année, et le nom de la
Queue-Bariolée, ou _Spotted-Tail_, comme l'appellent les Américains,
devint la terreur des prairies.

Cependant Monéka, qui n'avait pas voulu désobéir à son père, était
devenue triste, taciturne. Elle qui d'habitude apportait tant de gaieté
dans le camp des Indiens, elle qui commençait toujours la première
les danses et les chants, était depuis plus d'un an mélancolique, et
n'adressait plus la parole à personne, même à la Queue-Bariolée. Une
maladie de langueur la minait peu à peu. Un jour, sentant ses forces à
bout, elle fit appeler le grand chef.

«Mon père, lui dit-elle, je vais mourir; vous savez que j'ai toujours
aimé les blancs: je demande à reposer dans leur cimetière. Faites la
paix avec les Visages-Pâles; ils sont plus forts que nous. Déjà ils
sont maîtres de la moitié des prairies, et l'Indien disparaîtra devant
eux. Promettez-moi de faire la paix, et d'aller ensevelir mon corps
dans le cimetière des blancs à Laramie.»

Ce furent les dernières paroles de Monéka, qui rendit l'âme entre les
bras de son père désolé.

Toute la tribu pleura sa mort, car chacun l'aimait, et le vieux
traitant Pallardie, qui a connu la jeune princesse, me disait tout à
l'heure dans son langage original: «C'était une brave fille, sensée, et
qui raisonnait bien; quel dommage qu'elle ne vive plus!»

Le lendemain de la mort de Monéka, la Queue-Bariolée réunissait tous
ses guerriers, et, dans un de ces discours que les Indiens savent si
bien improviser, il racontait avec une éloquence émue les derniers
moments de sa fille.

«Je veux remplir ses dernières volontés, dit-il, nous allons partir
pour le fort Laramie et y porter le cadavre de Monéka.»

Et alors tous ces hommes, sans dire un mot, montèrent à cheval et
suivirent leur chef. La Queue-Bariolée portait lui-même le corps de
sa fille. Cinq jours on marcha de la sorte. Le sixième jour on arriva
enfin à Laramie.

Comme les Peaux-Rouges étaient en guerre avec les blancs, la
Queue-Bariolée fit arrêter sa bande à quelque distance du fort, puis il
demanda une entrevue au commandant, le colonel Maynadier, qui la lui
accorda.

«Père, lui dit-il, je viens remplir un devoir près de toi. Je t'apporte
le corps de ma fille, qui m'a demandé en mourant d'être enterrée au
fort Laramie.»

Le commandant, ému, promit à Spotted-Tail de recevoir le corps de
Monéka et de le faire ensevelir avec toutes les cérémonies que
pratiquent les blancs en pareille occasion. Le chapelain du fort fut
immédiatement prévenu, et, le lendemain, au moment où le grand chef de
la bande des Brûlés venait, suivi de tous ses guerriers, remettre le
corps de Monéka entre les mains du commandant, il fut reçu à la porte
du cimetière par le colonel Maynadier lui-même et les officiers en
grand uniforme. A côté étaient le chapelain et les desservants, puis
les divers employés et résidents du fort. Un piquet de soldats formait
la haie.

Les Indiens étaient venus à cheval, vêtus de leurs plus beaux costumes.

On entonna le chant des morts d'après les rites des chrétiens, et
l'interprète du fort traduisit chaque verset aux Peaux-Rouges. Ces
enfants du désert, qui jamais dans leur langue n'avaient entendu des
chants d'une poésie si austère et si sombre, étaient profondément émus;
pour la première fois ils versèrent des larmes.

Puis vint le moment des offrandes. Il est d'usage chez les Indiens,
quand on va ensevelir un mort, de lui dire le dernier adieu et de lui
faire un présent. Le commandant ôta ses gants:

«Je donne ces gants à la belle Monéka, dit-il, pour qu'elle en recouvre
ses mains et les protége contre le froid dans le grand voyage qu'elle
va faire vers les heureuses plaines.»

Les Indiens arrivèrent ensuite et offrirent chacun à la Perle des
prairies ce qu'ils avaient de plus précieux.

Enfin, Monéka fut mise dans un cercueil de bois de cèdre, qu'on éleva
sur quatre poteaux à un angle du cimetière du fort. Au-dessus on jeta
une couverture de laine rouge, la couleur préférée des Indiens. On
immola sur le tombeau de la jeune princesse les deux poneys qu'elle
montait de préférence, et on cloua leur tête sur les poteaux qui
soutenaient la sienne, et leur queue où elle avait ses pieds. Devant
les têtes, on mit un tonnelet rempli d'eau, afin que les chevaux
pussent se désaltérer dans leur longue course vers les heureuses
plaines, vers les prairies où il fait toujours beau, et où l'on chasse
le buffle sans jamais être fatigué.

Et voilà comment, si vous passez jamais à Laramie, on vous racontera
l'histoire de Monéka, la Perle des prairies, la fille de la
Queue-Bariolée.




XVII

LES SAUVAGES.


  Campement de Chug-Creek, dans les prairies
  de Dakota, 16 novembre.

Nous sommes de retour vers Chayennes, à mi-chemin de cette ville et du
fort Laramie.

Nous revenons par une voie différente, et cela me remet en mémoire
l'adage d'un vieux voyageur, qui me disait qu'il ne faut jamais passer
deux fois par la même route, si l'on veut voir toujours du nouveau.

Du nouveau! nous en avons assez vu ces jours-ci, et nous en voyons
encore à souhait.

J'ai pris Pallardie dans mon fourgon, et il a consenti à quitter un
instant les trois sachems qu'il accompagne pour me donner encore
quelques détails sur les sauvages, les _diables rouges_ des prairies.
Il aime surtout les Sioux, et parmi eux l'Ours-Agile, le plus sage, le
plus respecté des grands chefs. L'Ours-Agile est l'ami des blancs, et
ne manque aucune occasion de conseiller à sa bande de vivre en paix
avec les Visages-Pâles. «Pour un homme qui n'a pas reçu d'éducation, il
leur fait encore de _bonnes prêches_, m'a dit Pallardie. C'est le plus
savant des Sioux, et comme il parle bien!»

J'ai continué, avec l'aide de ce brave interprète, à remplir mon
vocabulaire français-sioux. Comme bien vous pensez, il y a nombre de
mots qui n'ont pas leur équivalent direct dans les langues des Indiens;
alors ceux-ci usent d'une périphrase. Et comme ces mots généralement se
rapportent à des choses que les sauvages ont de tout temps regardées
comme merveilleuses, dans le principe surtout, où ils ne les avaient
jamais vues, par exemple l'eau-de-vie, le bateau à vapeur, les armes à
feu, etc., les Indiens disent respectivement pour désigner ces choses:
l'eau, le canot, le fer mystérieux. Or savez-vous comment les traitants
ont toujours traduit le mot de mystère? Par celui de _médecine_.
Les premiers coureurs des prairies, des Français du Canada, avaient
imaginé d'appeler _médecins_ les sorciers, les devins, les docteurs
des tribus. Le mot est resté. Il est passé aussi dans l'anglais, et
aujourd'hui, dans les prairies, quand on est au milieu des sauvages, on
n'entend plus parler que de _médecins_ et de _médecine_. Le Manitou, le
Grand-Esprit lui-même, est devenu l'_Homme de médecine_ par excellence.
Le cheval, c'est le chien mystérieux, le _chien de médecine_, pour
parler comme les traitants. Vous pouvez continuer vous-mêmes ces
exemples.

Les Indiens, qui ne se doutent pas de la façon baroque dont les blancs
ont traduit leurs périphrases, en ont d'autres fort jolies. C'est ainsi
qu'ils appellent la lune, le soleil de la nuit; les feuilles, les
cheveux des arbres; les doigts, les enfants de la main, etc.

La façon de compter des sauvages est la plus logique qu'il y ait, et
elle ferait la joie de nos professeurs d'arithmétique. Les Sioux et la
plupart des Indiens comptent d'abord jusqu'à dix. Onze, c'est dix et
un; douze, dix et deux, et ainsi de suite jusqu'à vingt, qui s'appelle
deux-dix. Alors on recommence deux-dix et un, deux-dix et deux, etc.,
jusqu'à trois-dix, qui est trente, jusqu'à dix-dix, qui est cent. Et
cela continue ainsi indéfiniment. En une minute, le temps d'écrire les
dix premiers chiffres, vous recevez votre leçon de numération parlée,
et tout est dit. Quant à la numération écrite, elle n'existe pas. Les
barbares n'écrivent point; tout au plus tracent-ils quelques dessins
sur des peaux. Ce sont des figures d'hommes, d'animaux, quelques
grossières représentations de batailles. C'est ce que les savants
appellent l'écriture _pictographique_. Comme cette écriture a toujours
un sens, on peut dire que ce sont des espèces d'hiéroglyphes; mais
n'essayez pas de les comparer à ceux des Égyptiens: les caricatures,
les informes croquis que les plus jeunes collégiens tracent sur
leurs cahiers, peuvent seuls donner une idée de la pictographie des
Peaux-Rouges.

Comme tous les peuples primitifs, les Indiens comptent leurs mois par
lunes. Quant aux années, ils s'en inquiètent peu.

Ils donnent aux mois des noms qui sont en rapport avec les phénomènes
de la végétation ou du climat, ou encore avec les divers états du
bison, avec lequel ils vivent.

Janvier, c'est le mois de la lune froide.

Février, le mois où la femelle du bison est grosse.

Mars, le mois où la neige fond et où le gazon pousse.

Avril, la lune du gazon vert.

Mai, le mois où la femelle du bison met bas.

Juin, le mois où le petit bison commence à courir.

Juillet, les baies deviennent rouges. (Nous dirions, dans nos
campagnes, c'est le mois des cerises).

Août, c'est le mois des fruits.

Septembre, le bison a toute sa toison.

Octobre, les jeunes bisons (les veaux sauvages) sont bons à manger.

Novembre, la toison du bison noircit.

Décembre, c'est le moment de préparer les peaux de bison. La lune
froide commence.

J'ai écrit, sous la dictée de Pallardie, les noms de ces mois; ils
varient très-peu suivant les tribus, et sont, comme vous voyez, assez
longs. Mais il n'y a pas ici de calendrier écrit, et l'on n'a pas à
économiser les mots pour des mois d'ailleurs toujours trop courts,
comme le sont les mois lunaires.

J'ai demandé encore à Pallardie de me donner quelques leçons dans la
mimique des Indiens.

--Mais c'est la même, à peu près, que celle de vos sourds-muets.

--Fort bien. Toutefois, je ne connais pas cette dernière, n'étant
moi-même ni sourd ni muet.

--Eh bien, apprenez que les Indiens en parlant font tous des gestes
qui accompagnent les paroles, et qui se rapportent à l'idée exprimée.
Vous savez que l'Ours-Agile me disait l'autre jour, en sortant de la
conférence de Laramie, qu'il avait compris tout ce qu'avaient dit les
Corbeaux, rien qu'aux gestes dont ils accompagnaient leurs discours.

--Mais ces gestes, Pallardie, quels sont-ils?

--Ça, ce serait trop long à vous dire.

--Enfin prenez quelques exemples, des plus familiers.

--Vous le voulez, soit. Pour désigner les Sioux, toutes les tribus
font avec la main le signe de couper le cou; les Chayennes, le signe
de couper plusieurs fois le bras. Pour les Arrapahoes, on se serre le
nez avec les doigts (le pouce et l'index), comme si Les Arrapahoes
sentaient mauvais. Pour les Comanches (dont les Serpents font partie),
on remue l'index horizontalement en imitant la marche du serpent. Pour
les Corbeaux, on agite les mains en imitant le vol de l'oiseau; et pour
les Paunies, qui comprennent la bande des Loups, on porte ses mains aux
oreilles en les arrondissant et les dressant comme les oreilles d'un
loup. Vous comprenez que de la sorte, quand des Indiens se rencontrent
dans la prairie, ils savent tout de suite à qui ils ont affaire et
quelle contenance ils doivent garder.

--Cela est fort bien imaginé. Y a-t-il encore en ce cas quelques autres
signes?

--Sans doute. Si vous rencontrez, vous, homme blanc, des Indiens qui
viennent à vous, dans la prairie, levez votre main droite, comme si
vous alliez prêter serment. Les Indiens comprendront que vous voulez
leur dire de faire halte.

--Et ensuite?

--Ensuite agitez votre main ainsi tendue de droite à gauche et de
gauche à droite. Cela veut dire: Qui êtes-vous? je ne vous connais pas.

--Je comprends. C'est alors que les Indiens me feront un des signes que
vous m'avez indiqués plus haut.

--Si vous n'entendez pas leur réponse, vous pouvez lever les deux mains
en l'air, en les tenant ensemble et les secouant comme quand on se
touche la main. Cela veut dire: Êtes-vous des amis? Vous pouvez aussi
lever séparément les deux mains en l'air en les fermant et tenant les
deux index tendus. Ce signe a la même signification. Si les Indiens
sont amis, ils répondront par les mêmes signes que les vôtres.

--Et s'ils sont ennemis?

--Alors ils marcheront droit à vous sans faire halte, mettant leur
cheval au galop; ou bien, tenant leur main fermée, ils l'appuieront sur
le front en la tournant successivement du côté de la paume et du côté
du dessus, ce qui veut dire: Garde à vous, nous sommes ennemis et en
guerre.

--Merci, Pallardie; je ferai à l'occasion usage de ce dictionnaire.

--Nous, les vieux traitants, nous connaissons tout ça comme notre
_Pater_, de père en fils; il n'y a pas de danger que nous nous
trompions.

--Maintenant dites-moi, Pallardie, s'il est vrai que les Indiens ont
aussi une langue télégraphique. On m'a raconté qu'ils allumaient des
feux sur les montagnes, quand ils voulaient correspondre entre eux de
loin, comme nos anciens Gaulois.

--Pour les Gaulois, je ne vous dirai pas, je ne les ai jamais
fréquentés; mais pour les Peaux-Rouges, je sais qu'ils ont un
télégraphe et qu'ils en jouent à l'occasion.

--Et comment en jouent-ils?

--Voici: vous savez que l'air est si pur, si transparent dans les
prairies, que l'on voit quelquefois les objets à cent milles de
distance. Sur les éminences, les Indiens allument des feux la nuit, et
se servent de fumées le jour. Le nombre et la disposition des feux,
des fumées, l'intervalle, le temps qu'on laisse entre eux, ont des
significations connues d'avance. Des ennemis, des étrangers ont été
vus dans le pays; les bisons sont arrivés; ou bien c'est une bande qui
revient d'une guerre ou d'une chasse lointaine et qui annonce son
retour, etc., etc.

--Donnez-moi un exemple.

--Eh bien, si l'on vient de découvrir l'approche de l'ennemi, supposons
que ce soit de jour, une fumée obtenue deux fois, à quinze minutes
d'intervalle, indiquera que l'ennemi n'est pas en nombre, et trois
fois, avec le même intervalle de temps, que l'ennemi s'avance en force.

--Et comment obtient-on ces fumées?

--En allumant du bois sec sur lequel on jette des rameaux verts de
sapins et autres arbres ou plantes résineuses.

C'est un peu à votre intention que j'ai fait causer Pallardie. J'ai
appris du nouveau avec lui, vous le voyez et je vous envoie mes notes
de notre campement, sans tarder, pour ne pas laisser perdre mes
souvenirs. J'aurais pu vous raconter des Peaux-Rouges ce que tant
d'autres ont dit avant moi, ce que tout le monde sait; j'ai mieux aimé
laisser parler le vieux traitant, le naïf trappeur, et vous écrire en
quelque sorte sous sa dictée.

Le peu que je sais sur les Peaux-Rouges, c'est Pallardie qui me l'a
presque tout appris. Lui qui a pendant plus de trente ans fréquenté les
sauvages, les barbares, comme il les nomme encore, que ne sait-il pas
sur eux et que n'a-t-il pas appris d'eux? Il a même appris à scalper,
il a même scalpé sur le vif, et vient de me donner à ce sujet une
leçon, bien entendu, théorique.

--Comment! Pallardie, vous aussi vous avez tonsuré votre prochain?

--Eh! monsieur, il faut bien hurler avec les loups! J'étais avec les
Sioux, en guerre avec les Chayennes, qui nous avaient tout volé. Je
me suis bien battu. Après le combat, j'ai fait comme les autres, j'ai
scalpé. Oh! c'est bien simple. Vous prenez un bouquet de cheveux
au-dessus de la tête. Vous tenez bien avec votre couteau, vous faites
tout le tour du sinciput, comme vous appelez ça; vous tirez, et ça
vient tout seul. Ce n'est pas plus difficile.

--Et pourquoi prend-on le scalp de son ennemi?

--C'est leur décoration à eux, aux sauvages. Quand on a pris beaucoup
de scalps, on a des chances pour être nommé chef de sa tribu, comme on
dirait maire de sa commune. C'est une preuve de courage, car il faut
avoir tué son ennemi avant de le scalper. Dans quelques tribus, on
se rase la tête, mais on a soin de laisser sur le sommet du crâne un
bouquet de cheveux, pour le cas échéant où l'on tomberait à la guerre.
Il ne faut pas là-dessus _flouer_ son vainqueur: c'est une des lois de
la chevalerie des sauvages.

C'est ainsi que le Canadien m'a mis au courant des mœurs et coutumes
des prairies.

Faites de toute cette longue dissertation ce que vous voudrez. Pour
moi, je borne là les confessions de Pallardie. J'en frémis encore: «Ça
vient tout seul!...»




XVIII

LA QUESTION INDIENNE.


  Chayennes, 18 novembre.

Parlons encore des Peaux-Rouges, si vous le voulez bien.

Le grand _pow-wow_ du fort Laramie définit d'une façon nette et claire
leur situation actuelle vis-à-vis des blancs. Ceux-ci ont reconnu de
tout temps le droit de la race indienne à la possession du sol; mais de
tout temps aussi, pour obéir à cette loi fatale qui pousse les colons
vers l'Ouest, ils ont dû déposséder les Indiens de ces prairies que le
sauvage aime tant. Sans doute des traités ont consacré, légitimé cette
dépossession, et le prix de la terre a été payé à l'Indien en cadeaux
et en argent. Mais on pourrait dire de quelle façon les agents des
États-Unis volent ces cadeaux au passage. Au besoin il serait facile
de citer des noms, et de calculer les fortunes que certains agents,
confinés dans le _Far-West_, ont faites en très-peu d'années. Et
cependant ils sont à peine rétribués, puisqu'ils reçoivent seulement
mille à quinze cents piastres par an, soit de cinq à huit mille francs
au plus, dans ces pays où tout fait défaut, où le vivre est si cher.
Au lieu de réclamer au gouvernement central une paye mieux établie,
ils préfèrent voler l'État et voler en même temps l'Indien. Quand les
cadeaux arrivent jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'ils ont été la plupart
du temps choisis de telle sorte qu'ils sont à peu près sans emploi, ou
composés de marchandises tout à fait avariées. Le Peau-Rouge a-t-il
raison de se plaindre et souvent de se venger de pareilles indignités?

Mais ce n'est là qu'une première cause de lutte sourde entre le sauvage
indigène et le blanc immigrant.

On dit au Peau-Rouge: «La colonisation nous pousse vers l'extrême
Ouest, où nous nous avançons chaque jour davantage; il nous faut une
partie de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont les limites
seront rigoureusement tracées. Là vous pourrez cultiver le sol.» A
quoi le sauvage, vous l'avez vu, répond avec colère, que les prairies
sont à lui, qu'il est né pour chasser le buffle, et que le travail de
la terre qu'on lui conseille n'est point son fait. C'est une tradition
qui a cours parmi les Indiens que leur race disparaîtra le jour où il
n'y aura plus de buffles. Aussi, quand on veut les confiner dans des
réserves, en les menaçant de les y contraindre par force, quelques-uns
répondent-ils: «Nous aimons mieux mourir d'une balle que de mourir de
faim.» Toutefois vous auriez tort de croire que tous les Indiens sont
aussi rebelles au confinement.

L'Ours-Agile, le chef sioux, va cet hiver mener la charrue avec ses
hommes, et vous avez entendu Cheval-Alezan, l'Arrapahoe, demander aux
commissaires de l'Union, dans son dernier discours, de lui bâtir une
ferme près de la Plate. Vous savez aussi que les cinq grandes nations
du Sud ont accepté les réserves qu'on leur a récemment indiquées; mais
en retour vous vous rappelez avec quel dédain les Corbeaux ont répondu
à la proposition des commissaires de se confiner dans une partie de
leur territoire, et d'y cultiver le sol. La plupart des bandes dans
lesquelles se subdivise la grande nation des Sioux partagent l'horreur
des Corbeaux pour les travaux paisibles de l'agriculture. Les jeunes
Peaux-Rouges, les guerriers adolescents, se font surtout remarquer par
cette opposition aux vues des blancs.

«Nous voulons bien, disent souvent les vieux chefs, les anciens des
tribus, dans les conseils tenus avec les commissaires de l'Union, nous
voulons bien aller dans des réserves et vivre en paix avec vous; mais
nous ne pouvons répondre de nos jeunes hommes.»

C'est une singulière race que celle des Peaux-Rouges à laquelle la
nature a si généreusement départi le plus beau sol qui existe au monde,
sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé; et cependant cette
race n'est pas encore sortie de l'étape primitive qu'a dû partout
parcourir l'humanité au début de son évolution, celle de peuple
chasseur, nomade, celle de l'âge de pierre! Les Indiens, si les blancs
ne leur avaient pas apporté le fer, auraient encore des armes de silex,
comme l'homme antédiluvien qui peuplait l'Europe il y a cent mille ans,
et s'abritait dans des cavernes. Les Indiens fuient le travail, hors
la chasse et la guerre; chez eux la femme fait toute la besogne. Quel
contraste avec la race qui les entoure, si travailleuse, si occupée,
et où l'on a pour la femme un si profond respect! Cette race les
enserre, les enveloppe entièrement aujourd'hui, et c'en est fait des
Peaux-Rouges s'ils ne consentent à rentrer dans les réserves.

Et même dans ces réserves, l'industrie et les arts naîtront-ils? La
race rouge est des plus mal douées pour la musique et pour le chant.
Chez elle, les beaux-arts sont restés dans l'enfance. L'écriture, si
ce n'est une grossière représentation pictographique, est complétement
inconnue. On sait à peine, avec des perles, tracer quelques dessins sur
des peaux. Sans doute, ces dessins sont souvent heureusement groupés,
et les couleurs s'y marient dans une certaine harmonie; mais c'est
tout. L'industrie, à part une rudimentaire préparation des viandes, et
le tannage des peaux et des fourrures, est également nulle. L'Indien
est moins avancé que le nègre africain, qui sait au moins tisser et
teindre les étoffes. Les Navajoes du Nouveau-Mexique sont les seuls
Peaux-Rouges qui fabriquent quelques couvertures avec la laine.

On peut estimer à cent mille environ les Indiens libres des prairies,
disséminés entre le Missouri et les Montagnes-Rocheuses. Le nombre de
tous les Indiens de l'Amérique du Nord, de l'Atlantique au Pacifique,
est estimé à quatre cent mille. Peut-être ces nombres sont-ils un peu
plus faibles. Les statistiques, les renseignements exacts, manquent
complétement. Les Indiens eux-mêmes ne donnent jamais que leur nombre
de tentes ou loges, mais une loge contient un nombre d'individus
différent, suivant les tribus et parfois dans la même tribu: de là
l'impossibilité de calculs exacts.

Dans le nord des prairies, se fait surtout remarquer la grande nation
des Sioux, qui sont au nombre de trente-cinq mille. Les Corbeaux,
les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, etc., qui occupent surtout les
territoires d'Idaho et de Montana, offrent ensemble un chiffre de
population inférieur à celui des Sioux, peut-être vingt mille. Dans
le Centre et le Sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes, les
Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, etc., dépassent tous
ensemble le chiffre de quarante mille. Les territoires de Nebraska,
Kansas, Colorado, Texas, Nouveau-Mexique, sont ceux que ces bandes
parcourent. Les Paunies sont cantonnés dans le Nebraska, au voisinage
du chemin de fer du Pacifique, et les Yutes dans les parcs du Colorado.
Toutes ces races ont entre elles des caractères communs, elles sont
nomades, c'est-à-dire qu'elles n'occupent aucune place fixe, vivent
de pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans toutes ses
migrations.

Un régime absolument démocratique, et une sorte de communauté règlent
toutes les relations des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns
des autres. Les chefs sont nommés à l'élection, et pour un temps. Ils
sont cependant quelquefois héréditaires. Le plus courageux, celui qui
a pris le plus de scalps à la guerre, ou qui a tué le plus de buffles,
celui qui a fait quelque action d'éclat, celui qui parle avec une
grande éloquence, tous ceux-là ont des droits pour être chefs. Tant
qu'un chef se conduit bien, il reste en place; pour peu qu'il démérite,
un autre chef est nommé. Les chefs mènent les bandes à la guerre, et
sont consultés dans les occasions difficiles; les vieillards le sont
également. Les lieutenants des chefs, les _braves_, commandent en
second à la guerre. Il n'y a aucun juge dans les tribus; chacun se fait
justice à lui-même et applique la loi à sa guise.

Toutes les tribus chassent et font la guerre de même façon, à cheval,
avec la lance, l'arc et les flèches, à défaut de revolvers et de
carabines. Pour se défendre des coups de l'ennemi, elles ont le
bouclier. Elles vivent uniquement de buffle et se recouvrent de la peau
de l'animal, qu'elles tannent avec la cervelle.

Elles scalpent leur ennemi mort et se parent de sa chevelure. Elles
pillent et dévastent ses propriétés, elles emmènent captifs les femmes
et les enfants, et souvent elles soumettent à d'affreuses tortures,
avant de le faire mourir, le vaincu qui tombe vivant entre leurs mains.

Les _squaws_, auxquelles on abandonne le prisonnier, se montrent
vis-à-vis de lui d'une cruauté révoltante. Je vous ai dit qu'elles
arrachent les yeux, la langue, les ongles au patient; lui brûlent,
lui coupent un jour une main, l'autre jour un pied. Quand on a bien
tourmenté le captif, on allume un feu de charbon sur son ventre, et
l'on danse en rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges commettent
froidement ces atrocités envers les blancs, dès qu'ils sont en lutte
avec eux.

Les tribus se font souvent la guerre sous le moindre prétexte, pour
un troupeau de buffles qu'elles poursuivent, pour une prairie où
elles veulent camper seules. Elles n'ont aucune place réservée, c'est
vrai, mais quelquefois elles veulent en garder une à l'exclusion de
tout autre occupant. Enfin, il n'est pas rare que la même tribu se
débande en deux clans ennemis. Il y a quelques années, les Ogalalas,
pris de whisky, se sont battus entre eux à coups de fusil, et, depuis
lors, se sont séparés en deux bandes, dont celle des Vilaines-Faces
est commandée par la Nuée-Rouge, et l'autre par Grosse-Bouche et
Tueur-de-Paunies.

Les langues de toutes ces tribus sont différentes; mais peut-être qu'un
linguiste exercé y reconnaîtrait des racines communes, comme on en a
trouvé de nos jours entre les langues européennes et celles de l'Inde.
Ces langues obéissent toutes au même mécanisme grammatical: elles sont
_agglutinatives_ ou _polysynthétiques_, et non _analytiques_ ou à
_flexion_ (veuillez m'excuser d'employer ces termes, que je souligne),
c'est-à-dire, par exemple, que les mots peuvent s'y combiner entre eux
pour former un seul mot exprimant une idée complète dont participe
chacun des mots composants; mais, que les circonstances de relation, de
genre, de nombre, ne sont indiquées par aucune modification, notamment
sur le substantif. Ces langues n'ont ou ne paraissent avoir aucune
affinité dans les différents termes de leur vocabulaire; celui-ci, du
reste, est souvent très-restreint.

Pour se comprendre entre elles, les tribus ont adopté, d'un commun
accord, le langage par signes et gestes, dont je vous ai déjà parlé.
Par ce moyen tous les Indiens s'entendent, et un Yute, par exemple,
peut causer sans peine pendant plusieurs heures avec un Arrapahoe,
celui-ci avec un Sioux, etc.

Outre ce langage par signes, les Indiens ont encore une langue
télégraphique à eux, que vous connaissez également.

D'autres usages sont communs à tous les Peaux-Rouges. Ils pratiquent
la polygamie et battent volontiers leurs femmes, et cependant ils ont
tous le plus grand amour pour leurs enfants. Un jour, un mineur de
Colorado demandait à un Yute de lui vendre sa fille, une jeune enfant à
l'œil vif, et pleine d'intelligence, qui parlait très-bien l'espagnol.

--Est-ce que l'on vend ses enfants chez toi? répondit le Yute avec
orgueil.

--Non, dit le blanc, quelque peu surpris.

--Eh bien, chez moi non plus; garde ton argent.

Un certain esprit chevaleresque est, comme l'amour des enfants, un des
traits distinctifs du Peau-Rouge. Non pas que le sauvage soit rigide
observateur de sa parole, et ne vous vole pas, ne vous tue pas au
besoin pour s'emparer de ce que vous avez. Mais l'Indien fait preuve
d'un grand courage à la guerre, il aime le combat, il n'a besoin d'y
être excité ni par l'odeur de la poudre, ni par la musique, ni par les
liqueurs fortes. Partout il brave le danger. En outre, les intérêts
matériels ne le préoccupent jamais, il n'a du tien et du mien aucun
souci, et vous avez vu le peu de cas qu'il fait de l'or, dont il n'a,
il est vrai, nul besoin.

Oublierai-je, parmi les traits communs à tous les Indiens, cette
pratique continuelle de l'art oratoire, qui en fait de si remarquables
et de si éloquents improvisateurs? Oublierai-je encore cette haine
invétérée pour le blanc, qui caractérise la race rouge, au point
que cette haine est partagée par les femmes mêmes, dans toutes les
occasions. Les premières tribus que les blancs rencontrèrent le long
de l'Atlantique ne durent guère les aimer davantage, et vous allez
en juger par le fait suivant: Je rencontrai un jour à New-York une
princesse delaware, mi-partie vêtue à l'européenne, mi-partie à
l'indienne, ce qui ne lui allait point mal. Ses traits étaient indiens,
mais elle parlait si bien l'anglais, que je me permis de lui demander
si elle était de sang mêlé. Elle me regarda avec fierté: «Je suis
Delaware, dit-elle, et je m'en fais gloire. Pas une goutte de sang
étranger ne s'est mêlée au sang des miens. Les blancs ont pris mes
terres et ne m'ont pas payé pour cela le centième de leur valeur. Je
hais les blancs qui m'ont volé mon pays.» Et, découvrant son shall qui
cachait un corset de fourrures, sur lequel était brodé un loup: «Le
loup, c'est l'emblème des Delawares, dit-elle, et je ne l'oublierai
jamais. Le Grand-Esprit nous a punis en amenant les blancs chez nous;
mais moi, je ne perdrai point le souvenir de mon pays et de mes aïeux.»

Tous les Peaux-Rouges croient à un être supérieur, le Manitou ou le
Grand-Esprit, qui a fait et commande toutes choses. Ils croient aussi
à l'immortalité de l'âme, à la récompense des bons et à la punition des
méchants après cette vie. «Là-bas, vers le soleil levant, s'étendent
les prairies heureuses, me disait l'autre jour un Sioux. Le chemin qui
y mène est long et difficile. Quand on a été juste et bon dans cette
vie, c'est ce chemin qu'on prend. Les mauvais en prennent un autre. Le
point de départ est le même, mais les deux chemins vont de plus en plus
en s'écartant.»

Suivant la théogonie indienne, fort embrouillée comme vous le pensez,
le Grand-Esprit se manifeste de diverses manières et peut se dédoubler.
Il y a même plusieurs esprits différents, celui du Tonnerre, du Vent,
etc.; enfin, quelques bêtes elles-mêmes, comme le buffle tant aimé,
servent de résidence à des esprits, et ont une âme comme les hommes.

Les légendes, les traditions que les Peaux-Rouges ont conservées
sur leur venue ou leur apparition en Amérique ne sont guère plus
précises que celles de leur théogonie. Ils disent qu'ils sont venus
du Nord ou de l'Ouest, par mer, mais souvent ils ne le disent pas
d'eux-mêmes, on le leur fait dire. Vous savez que les linguistes et
les anthropologistes, guidés, ceux-ci, par quelques caractères du
crâne, et ceux-là, par quelques termes des langues des Peaux-Rouges,
rattachent volontiers les races de l'Amérique du Nord à celles de
l'Asie. Quelques-uns même, qui ne jurent que par la Bible, livre que
l'on devrait tenir fermé en pareille circonstance, prétendent que les
Peaux-Rouges descendent directement des Juifs et croient le prouver.
Les Juifs, dans un de leurs exodes, auraient parcouru toute l'Asie
centrale, et franchi le détroit de Behring.

Tandis que certains ethnologistes rattachent les Peaux-Rouges aux races
asiatiques, d'autres les ramènent, au moins pour quelques tribus, aux
races européennes. Cette fois les Peaux-Rouges seraient venus de l'Est,
et toujours par mer. D'aucuns prétendent ainsi que les Mandanes, dont
on suit les traces depuis l'embouchure du Mississipi jusqu'à un point
du haut Missouri où commence leur extinction, ne sont que des Gallois
dégénérés. Ceux-ci auraient émigré du pays de Galles au huitième siècle
de notre ère; d'autres disent quelques siècles plus tard, sous la
conduite de Madoc, un de leurs chefs. Quelques racines communes aux
langues mandane et galloise suffisent-elles pour avancer ce fait? Je ne
m'arrête pas au voyage par mer. Il est prouvé, non-seulement par des
chants et des légendes, mais encore par des inscriptions authentiques,
que les Scandinaves ont découvert l'Amérique du Nord au neuvième ou au
dixième siècle de notre ère: un siècle ici ne fait rien à l'affaire.

Quoi qu'il en soit de tous ces desiderata, que ni la linguistique ni
l'ethnologie ou l'anthropologie n'ont encore suffisamment débrouillés,
il est certain que tous les Peaux-Rouges ont entre eux des caractères
communs, même dans le type. On ne saurait oublier toutefois qu'il y a
sur nombre de points des différences fort notables. Ainsi l'Indien des
prairies est certainement plus guerroyeur que l'Indien de Californie,
et le type de l'Arrapahoe n'est pas le même que celui du Sioux ou du
Corbeau. En outre, tous les Indiens ne bâtissent pas de même façon leur
hutte, et la forme de celle-ci sert souvent à faire reconnaître une
tribu.

Je vous ai dit que les traditions des Peaux-Rouges, relativement à
leur venue en Amérique, s'étaient effacées, et qu'ils ne disaient
souvent là-dessus que ce que les savants leur faisaient dire. En voici
une preuve des plus convaincantes: Il y a quelques jours, tandis
que notre caravane était campée à Lone-Tree-Creek, sur la route de
Laramie, qu'on avait allumé les feux, et que, sous la voûte étoilée du
ciel, on laissait aller librement la causerie du bivouac, je surpris
le commissaire Taylor en conférence avec l'Ours-Agile. Ce chef est
certainement un des Indiens les plus intelligents des prairies; en
outre il est bon, humain, et un jour que sa tribu était en guerre avec
les blancs, il a porté lui-même sur ses épaules, jusqu'au fort Laramie,
un soldat blessé, et lui a sauvé la vie. Ce trait de générosité, qui
eût ému les moralistes de la Grèce et de Rome, mérite d'être rappelé,
et complète le portrait de l'Ours-Agile. C'est cet homme, le premier
à tous égards d'entre les Sioux, dont j'ai cherché à sonder les
opinions sur les origines de sa tribu. Je pris part à la causerie du
président Taylor, et je demandai à l'interprète Pallardie d'interroger
l'Ours-Agile sur ce que je désirais connaître. L'Ours répondit qu'il
ne savait rien sur les commencements des Sioux, et que ses anciens ne
lui avaient rien appris, ni rien transmis à ce sujet. La même réponse
m'a été faite par d'autres chefs de tribus, et tous les traitants et
les trappeurs,--dont, il est vrai, il ne faut citer ici l'opinion que
sous toutes réserves, car les traitants s'inquiètent peu des origines
des tribus,--m'ont avancé que les Indiens n'avaient conservé aucune
légende, aucune tradition sur leur histoire primitive.

Il faut aborder avec non moins de défiance l'étude des prétendues
cosmogonies des Peaux-Rouges, et tout ce qu'on a avancé sur leur
croyance à un déluge universel. Tout au plus quelques tribus ont-elles
conservé quelques vagues légendes se rapportant à des déluges partiels,
du genre de ceux qu'avait consacrés la mythologie grecque. Ici encore
les auteurs ne semblent avoir écrit le plus souvent que sur des
données empruntées à leur seule imagination. En voulez-vous un exemple
entre mille? Le commissaire Taylor, en sa qualité de méthodiste, ne
perd aucune occasion de catéchiser les Indiens, de leur parler de la
création du monde, de la chute d'Adam, de la rédemption de l'homme par
le Christ, et de tant d'autres mystères que la Bible et l'Évangile
enseignent, mais auxquels les Indiens ne comprennent goutte. L'autre
jour, le révérend, parlant de la création du monde, disait aux Sioux
que ce grand fait eut lieu il y a six mille ans. L'Ours-Agile, le
plus savant parmi les Sioux, se recueille un moment et répond du ton
le plus innocent du monde: «D'après mes calculs, il y a six mille
quatre-vingt-dix ans.» Cet homme évidemment voulait rire. Comment,
lui qui ne comptait que par lunes, avait-il fait ses calculs, et
que signifiaient les quatre-vingt-dix ans ajoutés aux six mille du
révérend? Si un savant de cabinet eût par hasard passé par là, il eût
certainement enregistré le fait sur ses tablettes, et écrit à quelque
académie que la chronologie des Sioux n'était pas sans présenter
une remarquable analogie avec celle de la Bible. Vous devinez les
conséquences.

C'est à peu près de telle sorte que l'histoire des Indiens des prairies
a été jusqu'ici présentée. Et cependant on ne connaît pas, ou l'on
connaît très-mal leurs langues; il est presque impossible d'en écrire
la plupart avec nos caractères et les sons auxquels nous sommes
habitués.

Il n'y a souvent pour la même langue qu'un seul interprète, parfois
assez mauvais, et comprenant seulement la langue qu'il traduit, ne la
parlant pas. Beaucoup, à plus forte raison, ne savent pas écrire la
langue qu'ils interprètent. Ni le docteur Matthews, ni John Richard
ou Pierre Chêne, n'ont pu m'écrire en caractères anglais les noms des
chefs des Corbeaux. Que serait-ce s'il se fût agi d'Arrapahoes ou
d'Apaches, dont la langue, déjà si gutturale, ne s'accentue que du bout
des lèvres? En tout cela, bien entendu, je ne parle que des tribus
des prairies, et non de celles qui vivaient jadis sur les versants
des montagnes qui regardent l'Atlantique, ou le long du Mississipi.
Vous savez que la plupart de ces dernières tribus sont éteintes, les
Algonquins, les Hurons, les Iroquois, les Natchez, les Mohicans, et
que la France, il faut bien le reconnaître, a contribué pour une large
part à cette disparition. Le restant de ces tribus, que j'appellerai
Atlantiques, les Delawares, les Cherokees, les Seminoles, les Osages,
les Creeks, les Chactas, est aujourd'hui cantonné dans des réserves,
notamment dans l'_Indian Territory_, où les Peaux-Rouges perdent peu
à peu leurs caractères distinctifs[9]. Mais sur toutes ces tribus on
a des histoires, des documents authentiques, tandis que l'on ne sait
encore que fort peu de chose sur celles des prairies. La plupart des
légendes et des traditions qu'on leur prête ont été inventées par les
voyageurs.

[Note 9: Repoussées de la Floride, des Carolines, de l'Alabama, de
la Géorgie et d'autres États voisins de l'Atlantique et du Mississipi,
ces tribus ont fini par accepter d'être confinées dans ces limites.
Elles y pratiquent aujourd'hui l'agriculture, tandis que les tribus
errantes, restées dans leur état primitif, n'exercent encore que la
chasse; elles ont des maîtres d'école, des prêtres, des médecins, des
meuniers et des forgerons, envoyés d'abord par les États-Unis, et
habitent des maisons couvertes, tandis que les tribus nomades manquent
de tout et campent çà et là sous la hutte. Les Cherokees, les Creeks,
ont même une Chambre haute et une Chambre basse (la Chambre des Rois
et la Chambre des Guerriers chez les Creeks). Ils ont aussi des
journaux et des livres écrits dans leur langue et avec des caractères
particuliers, au moins pour les Cherokees. C'est ainsi que la vie
stable arrive peu à peu à civiliser le Peau-Rouge, si bien que, dans
une seconde génération, on ne désespère pas de faire un État de ce qui
n'est encore que le Territoire indien. Ce jour-là, le drapeau constellé
de l'Union, qui compte déjà tant d'étoiles, comptera une étoile de
plus, et assurément l'une de celles qui feront le plus d'honneur aux
politiques américains. Parmi les Peaux-Rouges du Territoire indien,
beaucoup aujourd'hui savent lire et écrire; quelques-uns ont reçu une
éducation complète à Saint-Louis, à New-York, et sont, pour employer
le terme consacré, de véritables _gentlemen_. Plusieurs sont en outre
de riches propriétaires fonciers, et possèdent un nombre d'hectares
cultivés ou de têtes de bétail qui feraient envie à la plupart de nos
agriculteurs. Avant la guerre de sécession, les Cherokees avaient aussi
des esclaves noirs, comme les blancs. Ce trait indique encore mieux que
tout autre l'état de civilisation auquel sont arrivés les Peaux-Rouges
du Territoire indien.

Les divers délégués de ce territoire, qu'on rencontre chaque hiver
à Washington, et les principaux chefs qui commandent les _nations_
cantonnées parlent et écrivent très-couramment l'anglais, et ont tous
d'excellentes manières.]

Vous avez vu que c'était vers un nouveau territoire, analogue au
précédent et limitrophe de celui-ci, que les commissaires de l'Union
ont récemment refoulé les cinq grandes nations du Sud. C'est le même
genre de réserve qu'elles indiqueront dans le nord du Dakota aux
Corbeaux et aux Sioux, si elles les trouvent bien disposés, comme il
est probable, au mois de juin de cette année.

Et après, allez-vous me dire, qu'arrivera-t-il des Indiens? Car
c'est la question que chacun adresse, quand il entend parler des
Peaux-Rouges. Si les Indiens des prairies vont dans les réserves, il
leur arrivera ce qui est arrivé à ceux des bords atlantiques: ils
perdront peu à peu leurs coutumes, leurs mœurs sauvages, se plieront
insensiblement à la vie sédentaire agricole, et peu à peu, dernière
phase dont il reste à voir le premier exemple, leur pays passera du
rang de territoire à celui d'État. Arrivé à ce dernier degré, l'Indien
sera tout à fait fondu avec le blanc; il ne s'en distinguera pas plus
peut-être, après quelques générations, que le Franc chez nous ne se
distingue du Gaulois, et le Normand du Saxon, en Angleterre.

Mais si l'Indien ne se soumet pas, s'il ne consent pas à être cantonné
dans des réserves? Alors, c'est une guerre à mort, entre deux races de
couleur et de mœurs différentes, une guerre impitoyable comme on en a
vu malheureusement tant d'exemples sur le sol même de l'Amérique. Où
sont maintenant les Hurons, les Iroquois, les Natchez, qui ont étonné
nos pères? Les Algonquins qui ne connaissaient pas les limites de
leur empire, où et combien sont-ils aujourd'hui? Tous ont peu à peu
disparu par les maladies, par la guerre. La guerre qui se livrera cette
fois sera courte, et ce sera la dernière, car l'Indien y succombera
fatalement. Il n'a pour lui ni la science ni le nombre. Sans doute,
par ses embûches, par sa fuite, par ses attaques isolées, et tout à
fait imprévues, il déroute la guerre savante, et les plus habiles
stratégistes des États-Unis, le général Sherman en tête, ont été
battus par les Indiens; ceux-ci s'en sont fait assez de gloire auprès
des blancs. Mais cette fois ce sera une guerre de volontaires et non
plus de réguliers. Les pionniers des territoires s'armeront, et si
l'Indien demande dent pour dent, œil pour œil, les blancs à leur tour
lui imposeront l'inflexible loi du talion. Les tribus sont des clans,
et comme chez les Sardes ou les Corses, et autrefois chez les Écossais,
on se venge sur un individu quelconque d'un clan de l'insulte faite
à un membre d'un autre clan. C'est pour cela que l'Indien attaque un
blanc, quel qu'il soit, quand il a à se plaindre des blancs. De même
feront les volontaires. Comme naguère à Sand-Creek, dans le Colorado,
ils poursuivront, ils traqueront l'Indien, ils feront la chasse au
Peau-Rouge, et celui-ci sera anéanti par le nombre, si auparavant il ne
s'est pas soumis.

Telle se présente la question. On peut dire, quelle qu'en soit l'issue,
qu'elle est arrivée à sa dernière phase, et que, historiquement
parlant, l'Indien a cessé de vivre. Ce que la petite vérole et d'autres
maladies, ce que le _whisky_, l'_eau de feu_, je ne parle pas des
barbaries des blancs, ont mis deux siècles à faire, c'est-à-dire
diminuer de moitié le chiffre de la population indienne, qui est
passé d'un million à moins de cinq cent mille âmes du dix-septième au
dix-neuvième siècle, la civilisation, la colonisation va le faire en
quelques années. Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens. Le
buffle disparaît et l'Indien avec lui, l'homme primitif avec l'animal
primitif[10].

[Note 10: Le bison représente, dans l'Amérique du Nord, l'urus ou
l'aurochs qui vivait jadis en Europe, comme l'Indien représente, pour
la première de ces contrées, nos ancêtres de l'âge de pierre et des
cavernes.]

Le chemin de fer du Pacifique s'avance victorieux à travers les
prairies. Dans deux ans il joindra les deux mers; dans deux ans tous
les États, tous les territoires du Grand-Ouest seront entièrement
colonisés. Les scènes que les voyageurs et les romanciers auront
décrites n'existeront plus que dans les livres. L'Indien lui-même se
sera fondu avec le blanc, ou aura été détruit.

Curieuse destinée que celle de cet enfant des prairies qui, n'ayant pas
voulu se plier à la loi imposée à tous par la nature, celle du travail,
surtout du travail du sol, aura disparu sans laisser de trace dans
l'histoire de l'humanité; curieuse destinée que celle de ce barbare qui
aura été anéanti par l'homme civilisé, alors que dans tant d'autres
pays c'est l'homme civilisé qui a été anéanti, ou, si on veut, absorbé
par le barbare!




XIX

L'ÉMANCIPATION DES FEMMES.


  Pittsburg, _alias_ Fort-Duquesne (État de Pensylvanie),
  24 novembre.

Je vous écris de l'État de Pensylvanie, et non de chez les Mormons.
Les ouragans que nous avons essuyés dans les Montagnes-Rocheuses m'ont
donné à réfléchir. Je sais combien sont rudes les hivers de l'Utah et
de la Nevada.

J'aurais trouvé sous la neige et les Mormons et les mines d'argent,
et j'aurais presque perdu mon temps à continuer ma route vers la
Californie, où m'attendaient à leur tour les grandes pluies de l'hiver.
Notez qu'à Chayennes, le colonel Heine, resté mon seul compagnon, m'a
annoncé que pour sa part il n'allait pas plus loin, et retournait
décidément vers l'Est.

J'ai pris conseil un moment de moi-même, et j'ai fait comme lui, en
présence des raisons que je viens de vous donner. Il ne faut pas
vouloir tout accomplir en une fois. Nous retournerons l'été prochain
pour rendre visite aux _Saints du dernier jour_, et aux mineurs
de Nevada et de Californie. De San Francisco, nous aurons vue sur
l'extrême Orient, et nous pourrons revenir, lors de cette seconde
tournée, voire même dans une troisième, par le Japon, la Chine, l'Inde,
l'Arabie, l'Égypte. Il n'y aura pas grand mérite à cela. Il est plus
facile de faire aujourd'hui le tour du monde que le tour de son parc.
C'est la vapeur qui a tué la poésie et le danger des voyages, et je
comprends que les poëtes en veuillent tant à l'industrie.

Nous nous contenterons donc, pour ce premier voyage, d'avoir parcouru,
sur toute la longueur construite de 825 kilomètres, le grand chemin
de fer du Pacifique; d'avoir visité le jeune territoire de Colorado
et exploré les mines d'or et d'argent des Montagnes-Rocheuses, enfin,
d'avoir traversé les immenses prairies du Dakota et fait connaissance
avec les Peaux-Rouges. C'est déjà suffisant pour un voyage de moins de
trois mois, et l'excursion des Montagnes-Rocheuses, à 2,500 lieues de
Paris, vaut bien autant qu'un voyage en Suisse.

Ainsi, me voilà revenu vers des États tout à fait civilisés.

Pittsburg, que les Français ont fondé, au siècle dernier, sous le nom
de Fort-Duquesne, et que les Anglais nous prirent, est le pays du fer
et du charbon.

Les faubourgs de cette ville industrielle portent les noms de
Manchester et de Birmingham, et n'ont rien à envier à ces deux villes
anglaises pour la fumée et le brouillard. Mais je ne vous adresse pas
ces lettres pour vous décrire l'industrie américaine; je préfère vous
dire encore un mot de cette jeune société si virile, si audacieuse, au
milieu de laquelle je vis depuis deux mois.

J'ai rencontré à Chayennes un curieux _yankee_. C'est le grand
agitateur, M. George Francis Train, orateur populaire et fénian,
financier et voyageur[11]. Il est mêlé aux opérations du chemin de fer
du Pacifique.

[Note 11: Le même dont l'arrestation en Irlande, au mois de janvier
1868, allait causer tant de bruit.]

Nous sommes allés ensemble de Chayennes à Omaha et à Chicago. A Omaha,
descendant de wagon, longtemps avant que le train n'eût _stoppé_,
l'infatigable excursionniste a couru à l'_office_ des journaux, puis
est revenu à l'hôtel. Ses affiches étaient faites, sa conférence
partout annoncée, que nous arrivions à peine.

A déjeuner, je le rencontrai en compagnie de plusieurs dames, dont
l'une, déjà âgée, les cheveux tout blancs, avait les traits d'une
rare distinction. M. Train me présenta à elle: «Madame Élisabeth Cady
Stanton,» me dit-il.

Je m'inclinai. Je connaissais déjà de nom madame Stanton comme l'une
des grandes promotrices de l'émancipation des femmes aux États-Unis, et
j'étais heureux de connaître aussi sa personne.

Quand je dis émancipation des femmes, vous devinez que je prends le mot
dans le sens le plus moral, le plus élevé. Madame Stanton demande que
les femmes jouissent des mêmes droits que les hommes, et elle a fondé
une association pour arriver à ce but: l'_Equal Rights Association_,
dont il a été tant parlé.

Madame Stanton n'a rien négligé pour parvenir à ses fins; son
temps, sa fortune, elle a tout donné, et elle soutient aujourd'hui
de ses deniers, de ses fatigues, toutes les démarches, toutes les
publications, toutes les mesures de la grande association.

Elle parle même de fonder à New-York un journal qui sera destiné à la
défense de la sainte cause, j'entends l'émancipation des femmes[12].

[Note 12: Elle a mis depuis son projet à exécution, en fondant une
feuille hebdomadaire qu'elle a bravement intitulée _la Révolution_.]

Madame Stanton, quand j'ai eu l'honneur de la rencontrer à Omaha,
revenait d'une longue campagne dans le Kansas avec sa digne et
infatigable lieutenante, miss Susann Anthony, qui est en même temps son
secrétaire. Dans le Kansas, elles avaient converti bon nombre de dames
à la théorie nouvelle, et pas mal de messieurs. Entre ces derniers,
madame Stanton m'a cité avec plaisir le nom du gouverneur actuel du
Kansas.

M. Francis Train s'est, depuis quelque temps, fait l'avocat de la
cause féminine. C'est un des grands conférenciers des États-Unis, et
il revenait, quand je l'ai rencontré à Chayennes, d'une tournée dans
le Colorado et les Montagnes-Rocheuses, où il avait à la fois fait des
conférences, improvisé des vers en public, décrété un grand hôtel à
Chayennes, un embranchement de chemin de fer vers Denver, et chassé le
buffle avec sa jeune fille, qui avait, pour sa part, tué quelques-uns
de ces sauvages animaux. C'est ainsi que les choses se passent en
Amérique, et l'on ne s'en trouve pas plus mal.

L'association pour l'égalité des droits ne pouvait laisser aller M.
Train, l'homme le plus rapide, le plus prompt des États-Unis, _the
fastest man in America_, comme on le nomme, sans s'assurer cette
puissante recrue. Le grand agitateur a consenti bien vite à ajouter
cette nouvelle corde à son arc, et bientôt on ne l'a plus appelé que
l'_Avocat des femmes_. Tous ses autres surnoms, même celui de _l'Homme
du peuple_, _the people's man_, ont pâli devant celui-là.

«Voulez-vous parler à Omaha le 19 novembre, à Des-Moines le 21, à
Chicago le 22, à Milwaukee le 23, à Saint-Louis le 26, à Louisville le
27, à Cincinnati le 28, à Cleveland le 29, à Buffalo le 30, à Rochester
le 2 décembre, à Syracuse le 3, à Albany le 4, à Springfield le 6, à
Worcester le 7, à Boston le 9, à Hartford le 10, à Philadelphie le 12,
à New-York le 14? Dites oui, et les femmes seront avec vous! Vive le
droit!»

Telle était la dépêche que lui avaient envoyée, ces jours passés, les
principaux membres féminins de l'Association pour l'égalité des droits,
qui avaient signé: Mesdames ou mesdemoiselles Stenny, W. A. Starret,
A. Robinson, Sarah Brown, Lucy Stone, Olympia Brown, E. C. Stanton, S.
Anthony.

A quoi G.-F. Train avait immédiatement riposté par ce télégramme:

«Aux dames composant le comité pour le vote des femmes:

«Oui! et que Dieu protége le droit, et qu'il ait pitié de l'âme de ceux
qui refusent de donner leur vote aux femmes.

  «Signé: G.-F. TRAIN.»

Après tout, de quoi s'agissait-il pour cet intrépide combattant? De
faire dix-huit conférences en 25 jours, et je ne sais combien de
centaines de milles sur les railroads américains; de parcourir un
pays vaste comme la moitié de l'Europe et de s'arrêter et parler dans
dix-huit grandes villes. Ne dort-on pas la nuit en chemin de fer aux
États-Unis? ne se repose-t-on pas le dimanche?--«J'ai fait mieux une
fois, me disait l'autre jour M. Train, j'ai fait trente lectures en
douze jours.»

Le jour où nous étions à Omaha, il a fait deux lectures, lisez deux
conférences de deux heures chacune, dans la même journée, une dans
l'après-midi, l'autre le soir.

A Chayennes, une nuit, à neuf heures, au clair de lune, sur la place
publique, je l'ai également entendu parler pendant près de deux heures
devant les rudes pionniers du _Far-West_. Il était monté sur une
caisse, sans plus de façon, et à ses pieds se tenait accroupi M. le
maire de Chayennes, qui l'avait présenté au public. L'orateur aurait
pu se passer, à la rigueur, de cette présentation, car tout le monde le
connaît aux États-Unis.

Dans ses lectures, M. Train parle de tout, de lui d'abord, de la
politique et de ceux qui en font (les _politiciens_), du chemin de fer
du Pacifique, des sociétés de tempérance, de la prochaine élection
présidentielle, pour laquelle il se propose volontiers candidat, enfin
du droit de suffrage des femmes. C'est par là qu'il aurait dû commencer
sa conférence d'Omaha. Au reste, le public ne partageait pas là-dessus
ses idées.

Comme il est d'usage aux États-Unis, M. Train a interpellé l'assemblée:
«Voulez-vous que vos femmes, vos filles, vos sœurs, politiquement,
aient moins de droits que les nègres?» Et un grognement significatif,
indiquant que l'assemblée, d'ailleurs presque entièrement composée
d'hommes, ne se souciait point d'accorder aux femmes le droit de
suffrage. M. Train a recommencé deux fois l'épreuve, même insuccès.
Déjà, à Chayennes, il n'avait pas mieux réussi, et partout l'assemblée
avait paru lui dire qu'on tenait la femme pour parfaite,

    Si la capacité de son esprit se hausse
    A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.

Madame Stanton a succédé à M. Train. J'ai rarement vu une femme plus
noble et plus digne.

Madame Stanton a soixante ans passés; ses traits, comme je vous l'ai
dit, sont d'une rare distinction. Les cheveux blancs, fournis, frisés
naturellement, sont peignés avec le plus grand soin. Elle portait
ce jour-là une robe de soie noire montante, retenue au cou par un
magnifique camée. Mademoiselle S. Anthony était également en noir. Elle
a passé la quarantaine, porte des lunettes, et rappelle trait pour
trait le type de ces voyageuses anglaises, grandes, maigres, que nous
voyons passer si souvent à Paris.

J'ai insisté sur le costume de ces dames pour vous montrer qu'on peut,
en Amérique, défendre le suffrage politique des femmes et demander pour
elles les mêmes droits que pour les hommes, sans pour cela porter des
_pantalettes_, une redingote, un chapeau pointu et une cravache, comme
le font les blooméristes. Le costume masculin a été cependant adopté,
me dit-on, par quelques-unes des adeptes les plus avancées du parti que
dirigent si dignement mesdames Stanton et Anthony.

Madame Stanton a fait à Omaha une conférence d'une heure. Elle a parlé
debout, sans lire, la main appuyée sur une table, et regardant en face
l'auditoire, mais sans aucune espèce de forfanterie, avec beaucoup de
dignité, de fierté. Elle a parlé lentement et réclamé pour la femme,
un à un, les mêmes droits que pour les hommes, non-seulement le droit
politique, mais encore les droits civils. Elle veut que la femme
mariée puisse commercer, hériter comme son mari, ce que ne permettent
pas partout les lois des États-Unis. Elle a montré par des exemples
nombreux (et elle aurait pu citer le sien) que la femme n'est en rien
inférieure à l'homme. Dans l'histoire, elle a nommé Jeanne d'Arc,
Marie-Thérèse et tant d'autres; dans la littérature américaine, miss
Henriette Beecher Stowe, l'auteur de _la Cabane de l'oncle Tom_; dans
la littérature française, George Sand, etc.

Parmi les adeptes les plus convaincus des idées qu'elle défend, elle a
rappelé différents noms connus, entre autres celui de John Stuart Mill,
le grand économiste anglais.

Le public a applaudi à plusieurs reprises, mais on voyait qu'il n'était
pas convaincu, ou, si l'on veut, converti aux opinions de l'orateur,
même dans les rangs féminins. Aussi miss Anthony, qui a succédé à
madame Stanton, n'a-t-elle pas emporté la place.

J'ai accompagné d'Omaha à Chicago M. Train et ces deux dames. En
route, j'ai fait plus ample connaissance avec madame Stanton.

Nous avons parlé de Paris. Elle connaît bien notre littérature; elle
a même séjourné assez longtemps à Paris, il y a quelques années.
Notre grand sujet de conversation a toujours été la question de
l'émancipation des femmes. Aux États-Unis, il y a déjà des femmes
médecins, peut-être avocats: c'est bien là leur rôle. Il y en a qui
sont ministres du saint Évangile. Madame Stanton s'est présentée à la
députation à New-York. Assurément elle eût mieux tenu sa place, même au
congrès fédéral, que beaucoup de députés assez mal en renom auprès du
public.

«Je suppose une femme consul, lui disait un mauvais plaisant. Vous
allez faire viser votre passe-port; on vous répond: Madame est en
couches.--Eh bien, adressez-vous au chancelier, a-t-elle répliqué. Ne
vous répond-on pas de la sorte si M. le consul est malade, s'il a passé
la nuit au jeu ou ailleurs?»

On ne peut dire encore ce qu'il adviendra aux États-Unis de la question
de l'émancipation politique des femmes. Dans ce pays, toutes les idées
nouvelles se propagent si vite, et passent si rapidement de la théorie
à la pratique que ce qu'on regardait comme une erreur la veille devient
la vérité du lendemain. Ne voit-on pas déjà, dans les États du Nord,
des colléges mixtes où jeunes garçons et jeunes filles apprennent
ensemble le latin, le grec, les mathématiques, et où souvent les jeunes
filles l'emportent sur les garçons? Chez nous on n'oserait, sans doute
pour des motifs de haute moralité, tenter de pareilles épreuves. Là-bas
on ose tout, et les résultats donnent raison à tant de hardiesse.

Allez-vous dire qu'il n'y a là qu'une affaire de climat? Il y a plus,
c'est une question de liberté bien entendue. _Help yourself_, dit
l'Américain; faites vous-même vos affaires.

Je reviens à la question spéciale qui nous occupe, celle de l'accession
des femmes à tous les droits dont jouissent les hommes. Je suis
obligé de reconnaître que cette question n'a pas encore fait de
très-grands progrès aux États-Unis, sauf peut-être dans le Kansas et
le Massachusetts. «Pourquoi? me direz-vous. N'est-elle pas assez bien
définie, assez bien présentée?»

Vous venez de voir quels avocats habiles, éloquents, s'étaient chargés
de la défendre. Je crains bien que M. Dixon n'ait eu raison, lorsqu'en
examinant ce sujet dans son livre sur la Nouvelle Amérique, _New
America_, il cite ce cri d'une jeune Bostonienne: «Eh bien, après,
quand nous aurons les mêmes droits que les hommes, personne ne
s'occupera plus de nous. Voilà pourquoi nous n'en voulons pas.»

La question est donc encore pendante: elle est loin d'être résolue,
comme vous le voyez, et il faut laisser à l'avenir le soin de dire le
dernier mot sur ce sujet si délicat de l'émancipation des femmes.




XX

LA VILLE IMPÉRIALE.


  New-York, 27 novembre.

New-York, où je viens d'arriver, a grandi encore depuis mon dernier
passage. C'est bien la _Ville impériale_, comme l'appellent les
Américains, avec une légitime fierté. Il y a deux cent cinquante ans
à peine, l'île de Manhattan était achetée pour quelques écus par
les Hollandais, premiers colons du pays, aux Indiens qui habitaient
ces parages. Les Hollandais jetèrent là les fondements de la
Nouvelle-Amsterdam, que les Anglais appelèrent plus tard New-York.
Aujourd'hui l'île de Manhattan est devenue trop étroite pour les
développements de la grande ville qui renferme presque un million et
demi d'habitants, et en face, le long de ce bras de mer qu'on nomme le
fleuve de l'Est et le long du fleuve de l'Hudson, s'élèvent de riches
cités: Brooklyn, qui compte près de 400,000 habitants, et Jersey City,
qui en a plus de 60,000.

Il faut voir sur la carte la position de ces trois villes, qui abritent
ensemble deux millions d'âmes, pour bien comprendre non-seulement leurs
progrès actuels, mais encore toute leur importance. Brooklyn et Jersey
City sont au reste les deux satellites de New-York. Elles gravitent
autour d'elle, et prennent leur part de chaque jour dans l'avancement
de la grande métropole, qui comptera à elle seule plusieurs millions
d'habitants avant la fin de ce siècle, car la population y double tous
les quinze ans.

New-York est assise sur une large baie, mieux garantie, non moins belle
que celle de Naples tant vantée; un étroit goulet la protége contre
les vents et les flots de la haute mer. Jamais nappe d'eau n'offrit un
spectacle pareil: les _steamboats_, les bateaux à voile, s'y croisent
en véritables flottes. De l'autre côté de la baie descend un des plus
magnifiques fleuves du monde, l'Hudson. Sur ses rives taillées à pic
au-dessous de l'eau et formant le port naturel le plus sûr, car elles
sont, à la surface, de niveau avec le sol, ancrent librement tous
les navires; au milieu de ses eaux profondes, peuvent monter jusqu'à
Albany, capitale de l'État et distante de 135 milles de New-York, les
vaisseaux du plus fort tonnage. Tout le long du trajet, le paysage est
ravissant. Ici les _Palissades_, énormes coulées de lave d'une hauteur
qui atteint 500 pieds, s'étendent sur la rive droite du fleuve comme
une véritable fortification; là, les coteaux verdoyants de West-Point
et les montagnes bleues des Kaatskills dominent les méandres que trace
le cours d'eau en s'élargissant tout à coup: on se croirait au milieu
d'un des lacs de la Suisse. Aussi les Américains sont fiers de leur
beau fleuve. «Avez-vous navigué sur l'Hudson?» telle est la première
question qu'ils adressent au voyageur nouvellement débarqué.

D'immenses steamers, véritables caravansérails flottants, décorés avec
un luxe dont nous n'avons pas l'idée en France, remontent et descendent
l'Hudson à chaque instant. Dans les vastes salons aux lambris dorés,
sont partout étendus de moelleux tapis. Des tables, des siéges de forme
artistique, ornent en outre l'intérieur du navire. On ne prendrait pas
chez nous plus de soin pour un roi en voyage. Ici, le roi, c'est tout
le monde; c'est le peuple, et partout on le gâte et le choie. Les
_misses_ rieuses et coquettes, les _gentlemen_, plus silencieux, se
pressent en foule dans les salons ou autour des galeries extérieures,
tandis que le navire s'avance à toute vapeur. Si un concurrent suit
la même route, souvent une lutte de vitesse s'engage: c'est à qui
arrivera le premier. Dans un défi de ce genre, un capitaine se trouve
un jour à bout de combustible; car, lorsqu'on veut aller deux fois plus
vite, il faut dépenser huit fois plus de charbon: c'est la mécanique
qui le dit. Or notre capitaine voulait gagner la lutte à tout prix.
Il jeta tout le mobilier de son bateau sous ses chaudières, et enfin,
comme la pression de la vapeur augmentait outre mesure, il s'assit
bravement sur la soupape de sûreté, en criant aux chauffeurs: «Allons,
mes enfants, un dernier effort!» Les passagers, si la chaudière avait
fait explosion, auraient certainement sauté avec elle, mais ils
applaudissaient le capitaine, et ne se souciaient que d'une chose:
d'arriver les premiers. Ainsi va le monde en Amérique. Le sentiment de
la sécurité n'y existe guère en voyage; on n'en voyage pas moins, et
généralement on arrive. Tant pis pour ceux qui restent en chemin! C'est
une de ces mauvaises chances qu'on peut rencontrer dans la bataille de
la vie. Cette insouciance des Américains pour le danger fait une partie
de leur force, et donne le secret des merveilleux résultats auxquels
ils arrivent dans leur vaste colonisation.

Je retourne à la Cité impériale. Voulez-vous y descendre avec moi?
Notre steamer vient de toucher au quai. Les abords de la ville
marchande sont peu séduisants, et les rues sont partout mal pavées,
malpropres, pleines d'abîmes, surtout en hiver. C'est le défaut du
régime libre et démocratique de se reposer sur chacun du soin de
tout faire, de sorte que souvent rien ne se fait, alors que tout se
fait chez nous trop bien, avec un régime fortement centralisé. La
municipalité new-yorkaise ne s'occupe guère de la ville, et laisse
les choses aller à l'avenant. Le marché devant lequel nous passons
est un charnier bourbeux, dont la plus sale bourgade en France ne
voudrait pas. Nous voici dans les rues _Wall_, _Pearl_, _Beaver_.
Quelle activité! quel mouvement! La Cité de Londres elle-même est
dépassée. Les lourdes charrettes vont et viennent, chargées de toutes
les marchandises du globe: balles de coton ou de laine, sacs de
café, caisses de thé, boucauts de sucre ou de tabac, barriques de
vin ou de pétrole. Le charretier, debout sur son véhicule, comme le
triomphateur antique, fouette vigoureusement ses chevaux, et interpelle
les passants qui ne se rangent pas assez vite. A droite, à gauche,
sont les bureaux du commerce. Au rez-de-chaussée, les changeurs, qui
trafiquent des valeurs publiques, et jouent sur la monnaie de papier,
la seule qui ait cours depuis la guerre de sécession. A l'entresol, aux
étages supérieurs, les banquiers, les armateurs, les courtiers, les
négociants. A part quelques bureaux assez convenablement décorés, les
autres _offices_ sont de véritables bouges, comme du reste à Londres, à
Manchester, à Birmingham, à Liverpool. En Amérique comme en Angleterre,
on a son bureau et sa maison: le bureau dans le quartier bruyant des
affaires; la maison dans la partie la plus éloignée et la plus calme de
la ville. Au bureau tout le monde entre librement, même le premier venu
quel qu'il soit; à la maison est le foyer respecté, le _home_. On n'y
reçoit que ses amis, et on les choisit avec un soin scrupuleux, même
dans ce pays démocratique, où l'égalité n'existe qu'à la surface et
n'est pas plus absolue qu'ailleurs. Le cœur humain est le même partout,
et il n'y a pas de système parfait de gouvernement.

Voulez-vous visiter un de ces offices? Nous sommes dans Wall-street, la
rue par excellence des banquiers, des changeurs. Aux portes de chaque
maison, sont suspendus d'immenses tableaux de bois noir, divisés en
autant de compartiments qu'il y a d'étages, en autant de numéros qu'il
y a de cellules occupées. Devant chaque numéro est inscrit en lettres
d'or le nom de l'occupant ou des occupants, car le prix des loyers est
si cher que l'on trafique quelquefois plusieurs dans la même chambre:
touchante confraternité! Le mobilier de l'appartement est grossier:
chaises de paille, tables du bois le plus commun. Un parquet que le
balai visite rarement, et çà et là d'énormes crachoirs (passez-moi le
mot) en faïence grossière ou en caoutchouc, en forme de moules à pâté.

En Amérique tout le monde _chique_, même en haut lieu, et le _spittoon_
est devenu une annexe indispensable du mobilier de tout bon Yankee.

Entrez avec moi dans cet office. J'ai une lettre qui me recommande au
patron, un grand banquier du pays. Je prononce son nom en entrant.
Un _gentleman_, le chapeau sur la tête, les pieds sur le manteau de
la cheminée, et le corps enfoncé dans son _rocking-chair_ ou chaise
berceuse, tend une main pour prendre la lettre, et de l'autre donne
à son couvre-chef un mouvement qui l'assujettit davantage. Il lit la
lettre, me la rend: «C'est pour mon frère, me dit-il, sans se déranger
aucunement; il sera bien fâché de ne pas vous avoir vu. Il est en ce
moment à Boston.» Et tirant de sa poche une tablette de tabac, il y
taille avec son couteau la dose accoutumée, la reçoit dans le creux de
sa main et, d'un mouvement bien combiné, la jette d'un seul trait dans
sa bouche. Puis me passant le couteau et la tablette:

--En usez-vous? me dit-il; ne faites pas de cérémonie.

--Merci, je ne chique pas. Bonjour!

--Adieu!

Et je ne le reverrai plus de ma vie, ni lui ni son frère. C'est avec ce
sans-façon que les affaires partout se traitent.

Le mot d'office, que les Américains et les Anglais appliquent à leur
bureau, a donné lieu un jour à une singulière méprise de la part d'un
de mes amis qui parlait fort peu l'anglais. Il avait, comme moi, une
lettre pour un trafiquant du pays. Au lieu de la porter au bureau du
destinataire, il la remet à sa maison, un matin. Le domestique répond:

--Monsieur est à l'office.

--Et jusqu'à quelle heure? demande le voyageur.

--Jusqu'à trois heures.

--Voilà un homme bien dévot, réplique mon ami en s'en allant; alors je
reviendrai ce soir.

Autant l'office est mal tenu, mal situé, autant le home est soigné,
confortable, établi dans les plus beaux quartiers de la ville. Chacun
a sa maison, et l'occupe seul. Je ne sais où tous ces gens gagnent
tant d'argent, pour se payer tous une maison qui, non meublée, coûte au
moins cinq cent mille francs; mais le fait existe, et je le constate.
Et quel bien-être! De l'eau à tous les étages, froide et chaude,
salles de bain, calorifère. La cuisine est confinée dans le sous-sol
avec un escalier séparé. Souvent un jardinet, un arbre à fleurs devant
la maison, à côté de belles marches en pierre. Toutes ces demeures,
principalement dans la _Cinquième Avenue_, le quartier le plus
fashionnable, le plus somptueux de New-York, forment des alignements
magnifiques, et l'on ne peut nier que l'architecture civile ne soit
ici fort avancée. «Mais ce sont là des maisons de carton; ces pierres
si bien taillées, ciselées, ne sont qu'en placages,» me disait un
jour un de ces Français (et ils sont nombreux) qui trouvent tout mal
en Amérique. Et que m'importe, si les lignes sont pures, gracieuses,
élégantes, et si la maison tient bien; surtout si l'intérieur en est
convenablement disposé?

Il règne, dans quelques-unes de ces demeures, un luxe qu'on peut
qualifier de princier. A New-York, les gens qui ont plusieurs millions
de rente ne sont pas rares, et les marchands américains, comme jadis
ceux de Phénicie, ont des listes civiles de rois. Les tableaux, les
sculptures, les objets d'art, les meubles les plus délicats, les œuvres
les plus renommées des maîtres anciens ou modernes, sont littéralement
entassés dans quelques-uns de ces logis, et l'hiver on y donne des
fêtes splendides. Tout cela se fait souvent sans beaucoup de goût; mais
laissez faire, le progrès viendra. «Nous sommes un peuple jeune, et
nous avons besoin d'apprendre. Voilà pourquoi nous allons en Europe.»
Ainsi vous répondent les Américains quand, familiarisés avec vous, ils
vous permettent de critiquer librement leur pays. Déjà l'on peut dire
que les voyages d'Europe, qu'ils font tous plusieurs fois, leur ont été
des plus profitables.

A Paris, nous recevons chaque hiver toute une colonie américaine. Vous
les avez vues, ces jeunes _misses_ à l'opulente chevelure, aux yeux
vifs, aux joues tantôt rosées et tantôt un peu pâles, ces _misses_,
à la taille élancée, aux formes bien prises, ces danseuses, ces
causeuses infatigables, vous les avez vues, n'est-ce pas, chaque hiver
à Paris, dans toutes les soirées, mais surtout à celles du général
Dix, qui représente avec tant de dignité le gouvernement américain?
Ces élégantes ont fait la conquête de tous nos jeunes gens, et plus
d'une n'est jamais retournée au pays natal. Celles qui s'en reviennent
apportent à New-York leur contingent de bonnes manières et d'idées
nouvelles, et par elles, par ces délicates messagères, le monde
américain progresse étonnamment. «Chez nous, les femmes valent mieux
que les hommes,» tel est le cri général aux États-Unis. Les hommes,
trop occupés, enlevés trop jeunes à la vie d'école et de famille, n'ont
pas eu le temps de soigner leurs façons. Mais les femmes ne sont-elles
pas les premières partout et les meilleures institutrices des hommes?
Heureux le pays où leur influence domine encore!

Comme elles sont plus vives, plus gracieuses que les blondes filles
d'Albion, toutes ces jeunes Américaines! J'en demande pardon aux
Anglaises, mais les Américaines vont de pair avec les Françaises
(proclamées partout sans égales), pour la grâce, l'esprit, la manière
de porter une robe. Et comme la beauté américaine est au-dessus de
celle des Anglaises! Elle a je ne sais quoi de plus fort, de plus
énergique, quelque chose de hardi qui ne déplaît pas. Quand on se
promène dans _Broadway_, à l'heure où la foule encombre ces boulevards
de New-York, on n'y rencontre que de jolies femmes. «Comment en
serait-il autrement?» me disait hier une personne qui sait observer.
D'abord tous ces hommes, qui arrivent ou sont arrivés ici, et dont ces
jeunes filles que vous admirez proviennent, n'ont-ils pas été pris à
tous les pays du monde: Anglais, Allemands, Espagnols des Amériques,
Scandinaves, Italiens, Français? Or, le mélange de telles races ne
peut donner que de très-beaux produits. Et puis, tout homme qui vient
aux États-Unis a quelque chose en lui. A part de rares exceptions, ce
n'est ni un paresseux, ni un ignorant, ni un être chétif et malingre.
Il est entreprenant, courageux, il a, comme on dit, bon pied bon œil.
L'accouplement entre de tels êtres a bien des chances de réussir.»

Je laissai dire mon ami comme nous descendions _Broadway_, et je
trouvai qu'il avait raison.

Vous parlerai-je maintenant de cette curieuse rue, de plus de deux
lieues de long, que l'on a comparée aux boulevards de Paris, mais qui
est loin de les égaler par l'élégance des boutiques et l'ampleur de la
voie, si elle les dépasse sur certains points par l'animation, et ce je
ne sais quoi de turbulent, de criard, de fébrile, qui révèle partout
l'Américain? vous parlerai-je des immenses magasins qu'on rencontre
tout le long de _Broadway_, et dont quelques-uns sont uniques au monde?
ferai-je le tableau du spectacle qu'offre cette rue à certaines heures
de la journée? Mais tout cela a déjà été dit vingt fois, et vous le
savez par cœur. Vous connaissez aussi les églises, les théâtres, les
hôtels, les squares, le parc de la grande cité, son bel aqueduc,
et tous ses monuments publics ou privés, dont quelques-uns méritent
l'attention. Tout cela a été vingt fois dépeint, et je ne vous écris
pas pour redire ce que d'autres ont dit avant moi, ni ce qu'on trouve
aussi dans tous les guides du voyageur, dans tous les traités de
géographie.




XXI

LE PEUPLE AMÉRICAIN.


  New-York, 1er décembre.

La fin couronne l'œuvre. Je repars pour l'Europe, et vous reverrai dans
douze jours à Paris. Vous allez traiter mon voyage de télégraphique,
de fantastique. D'autres diront que je ne suis pas parti et me suis
allé cacher quelque part pendant trois mois. Trois mois! c'est en effet
tout ce qu'il m'aura fallu pour faire 5,000 lieues, aller et retour.
C'est là un des signes du temps. C'est grâce à la vapeur qu'il nous
est permis de faire de pareils voyages que vous pouvez à bon droit
qualifier de télégraphiques, car il eût fallu naguère plus d'un an pour
les exécuter, et Dieu sait au prix de quelles fatigues et de quels
dangers!

Que de choses nous aurons vues pendant ces trois mois: le chemin de fer
du Pacifique, les pionniers du Colorado, les derniers Peaux-Rouges!
Oui! notre voyage aura été fantastique, mais nous n'aurons eu que le
faible mérite de montrer la route à nos successeurs. A vous maintenant
à nous suivre, jeunes compatriotes, qui désirez voir et compléter par
l'étude de ces régions nouvelles l'éducation un peu trop théorique
reçue au pays natal.

La liberté et le travail, ne l'oublions pas, ont seuls permis de créer
toutes les merveilles que nous avons admirées. Le peuple américain,
dans lequel se résument ces deux choses: la liberté, le travail,
a l'incontestable mérite de les pratiquer partout et toujours. Le
peuple américain, c'est tout le monde; c'est l'Europe aussi bien
que l'Amérique. Chaque année l'Europe envoie aux États-Unis trois
cent mille de ses enfants, et des plus forts et des plus vigoureux,
des producteurs et des reproducteurs, comme les appellerait un
économiste. Alors que chez nous on enrégimente les jeunes hommes pour
les exercices destructifs de la guerre, là-bas on les prend pour les
travaux féconds de la paix. Saisissez-vous la différence? Nos jeunes
gens des campagnes, échus au service militaire, deviennent des valeurs
négatives; ils valent moins que rien, puisqu'on leur enseigne à
détruire. Les jeunes gens qui émigrent aux États-Unis sont au contraire
des valeurs positives, puisqu'on leur apprend à créer. Et savez-vous
à combien on les estime? A 1,000 dollars l'un, 5,000 francs. C'est le
prix fictif que l'on suppose que vaut ici un émigrant dès qu'il met le
pied sur les rivages de l'Union.

Essayons d'imiter, dans tout ce qu'il a de bon, le peuple américain
qui forme aujourd'hui comme la synthèse des autres peuples. Pratiquons
comme lui le travail et la liberté. Croyez-vous que nous ne serions
plus capables de fonder des colonies, si nous avions moins de
règlements administratifs et des institutions plus libérales?

Vous savez combien il est difficile à nos colons, en Algérie, par
exemple, de devenir propriétaires, de combien de formalités longues,
minutieuses, vexatoires, est entourée là-bas l'obtention d'une
concession de terre? Vous savez, au contraire, ce qui se passe dans
le _Far-West_. Le premier venu peut y occuper 160 acres (64 hectares)
des terres vierges d'un territoire. Il n'est pas nécessaire qu'il soit
Américain. Fût-il débarqué de la veille aux États-Unis, on suppose
qu'il a l'intention (ceci est textuel) de devenir citoyen de la grande
république, et tout est dit. Il paye une certaine somme au _land
office_, ou bureau des terrains (environ 15 francs par hectare), et
le voilà constitué à jamais propriétaire foncier. Ce sont ces mesures
libérales qui ont fait la prospérité des lointains territoires de
l'Union.

Vous m'objectez qu'ici la terre n'est à personne, que l'espace est
immense, et que partout l'on peut tailler, comme on dit, en plein drap.
Je vous réponds que dans la plupart de nos colonies, où les mêmes faits
se présentent, nous n'avons jamais obtenu les merveilleux succès des
pionniers américains. Pourquoi? Parce que les mesures administratives
que nous avons si obstinément adoptées n'ont jamais été inspirées que
par des idées étroites, soupçonneuses, fiscales; parce que chez nous la
centralisation tue tout, et que les colonies, même les plus lointaines,
doivent, avant d'agir, recevoir le mot d'ordre de la métropole. Aussi
quel contraste! Chez nos colons, l'indolence, l'inquiétude, l'insuccès;
chez les Américains, l'ardeur, l'activité fiévreuse, la réussite la
plus étonnante.

Ne me dites pas non plus qu'en Algérie nous avons les Arabes, avec
lesquels il faut composer, lutter. Les pionniers du Grand-Ouest ont
aussi les Peaux-Rouges, leurs Bédouins à eux, et vous savez que ceux-ci
leur ont causé souvent de bien terribles embarras.

C'est par la liberté, non par des mesures autoritaires, que se fondent
les colonies, et là-dessus le peuple américain nous offre un bel
exemple à imiter. Quand je n'aurais rapporté de tout mon voyage que
ce seul enseignement, à savoir qu'il faut laisser toute latitude à
l'initiative personnelle, et respecter jusqu'aux dernières limites la
liberté de l'individu, surtout sa liberté d'action, mon voyage, bien
que très-court, aurait été des plus profitables.

Mais j'ai appris aussi à estimer, à aimer davantage un grand peuple
que je connaissais déjà; j'ai mieux compris ses institutions, les plus
libérales, les plus démocratiques que les hommes aient jamais eues. Mon
voyage m'aura donc servi de tous points, et je signale aux touristes
en vacances ce moyen, désormais à leur disposition, d'utiliser leurs
loisirs de l'été. Qu'ils prennent la voie de New-York au lieu de
celle de Bade, et le chemin des Montagnes-Rocheuses au lieu de celui
des Alpes. Les points de vue seront aussi beaux, et les profits
certainement plus grands.

Nous reparlerons de tout cela; car je veux revenir ici l'année
prochaine pour un plus long voyage. Je veux, avant que le chemin
de fer du Pacifique soit achevé, traverser tout le grand désert
jusqu'à l'Océan, saluer mes amis les Mormons, voir à l'œuvre les
mineurs des filons d'argent de la Nevada comme j'ai vu ceux des
Montagnes-Rocheuses, enfin visiter de nouveau la belle et fertile
Californie, que je n'ai plus parcourue depuis sept ans. Je ferai
tout cela, et je reviendrai peut-être encore une autre fois, car on
s'attache à ce pays, que l'on apprécie d'autant mieux qu'on l'étudie
davantage. Pour aujourd'hui, j'ai mis le cap sur Brest. Dans douze
jours je serai à Paris, et je termine en vous disant, comme Cicéron à
Atticus: _Vale!_ ou, si vous préférez: Au revoir!




LES COLONS DU PACIFIQUE




I

LA DÉCOUVERTE DE L'OR EN CALIFORNIE.


La haute ou nouvelle Californie, que l'on connaît plus particulièrement
aujourd'hui sous le nom seul de Californie, fut de bonne heure visitée
par les missionnaires espagnols. Ils entrèrent les premiers, en 1769,
dans la baie de San Francisco, civilisèrent une partie des Indiens, et
donnèrent un certain développement à l'agriculture.

Une vingtaine de missions florissaient dans le pays, quand la guerre
de l'indépendance éclata dans le Mexique en 1822, et amena la
sécularisation des biens religieux, ainsi que la ruine des missions
californiennes.

Quelques années après, des pionniers américains, venus des divers États
de l'Union, s'établirent peu à peu dans le pays, et en 1844 un convoi
de visiteurs arriva, commandé par le capitaine Frémont, aujourd'hui
général démissionnaire. Ce célèbre explorateur avait été chargé, par le
gouvernement fédéral, d'étudier les routes qui pourraient conduire par
terre des derniers États de l'Union dans la Californie. Il s'acquitta
de sa mission avec l'intelligence, le courage et le sang-froid qui le
caractérisent. Il faut que le résultat de ses études ait été favorable
au développement américain, car, en 1847, la guerre ne tarda pas à
éclater entre les États-Unis et le Mexique. Quelques difficultés
survenues dans l'État libre du Texas servirent de prétexte aux
hostilités. Le Texas, séparé de la république mexicaine, s'était mis
sous la protection des États-Unis. Les volontaires américains, conduits
par le général Scott, envahirent le Mexique, et entrèrent même dans
Mexico, sa capitale. Pendant ce temps, des troubles éclataient aussi en
Californie. La république mexicaine vaincue demanda la paix. La cession
de toute la haute Californie, qui comprenait alors, avec la Californie
actuelle, l'Orégon et l'Utah, devint une des conditions du traité. Il
fut échangé et ratifié le 30 mai 1848. Les États-Unis y gagnèrent en
outre le territoire du Nouveau-Mexique, plus l'annexion du Texas, qui
demanda à fraterniser avec l'Union. Ainsi, après une lutte de peu de
durée, où elle avait perdu seulement quelques hommes, la république des
États-Unis augmentait son territoire, déjà si vaste, de quatre ou cinq
nouveaux États, dont chacun couvre, en moyenne, une étendue au moins
égale à la superficie de la France.

Mais là ne devait pas se borner le résultat déjà si favorable pour
l'Union de sa guerre avec le Mexique. Au moment de la cessation des
hostilités, et comme par une sorte de fait providentiel pour les
Américains, l'or était pour la première fois découvert en Californie, à
la scierie du capitaine Sutter.

L'existence de ce colon avait été des plus agitées. Ancien capitaine
des gardes suisses de Charles X, et Suisse lui-même, il avait quitté
la France après la révolution de Juillet. Il s'était d'abord établi
aux États-Unis. Neuf ans après, pionnier comme tant d'autres, le colon
du _Far-West_ avait traversé les déserts, et était venu se fixer dans
l'intérieur de la Californie. Près du lieu où existe aujourd'hui la
ville de Sacramento, Sutter s'était fait fermier. Il défrichait des
terres et exploitait les bois des environs. Il avait bâti un fort
pour repousser les attaques des Indiens, contre lesquels il montait la
garde avec une centaine de pionniers résolus. Enfin, sur la rivière
qu'on a nommée depuis l'_American-River_, il avait établi une scierie
de bois, à quinze lieues de son fortin. Ce fortin portait le nom de
_Nouvelle-Helvétie_ en l'honneur de la patrie absente, et on peut le
voir encore indiqué sur les cartes de Californie antérieures à l'année
1848.

C'était alors l'époque du grand déplacement des Mormons, chassés
des États de l'Union comme ennemis du bien public. Une partie
de ces curieux sectaires accomplit son exode en traversant les
Montagnes-Rocheuses, pour aller se fixer vers le grand lac Salé de
l'Utah, tandis qu'une autre portion des fidèles arrivait par mer de
New-York aux Sandwich d'abord, et de là en Californie. Quelques-uns
des Mormons venus par cette voie, étant à bout de ressources, louèrent
leurs bras à Sutter, avant de gagner l'Utah, et c'est à l'un d'eux,
l'Américain Marshall, que revient l'honneur d'avoir mis la main sur la
première pépite. C'est dans le canal amenant les eaux à la scierie de
bois établie sur la rivière américaine que la découverte eut lieu. On
a expliqué le fait de différentes façons. Les uns disent que c'est en
lâchant l'eau pour la première fois dans le canal que l'on venait de
creuser, qu'une pépite se montra à l'œil étonné de Marshall; mais un
récit que j'ai sous les yeux, et qu'on attribue à Marshall lui-même,
raconte d'une façon un peu différente l'apparition de la pépite.
D'après ce digne Mormon, de la découverte duquel ses coreligionnaires
devaient profiter pour une assez bonne part, voici comment la chose se
passa:

«Comme nous avions, dit-il, l'habitude de détourner tous les soirs
l'eau de la scierie dans le canal de fuite, je descendais d'ordinaire
le matin pour voir si quelques dégâts s'étaient produits pendant
la nuit. Vers sept heures et demie, et, je crois, le 19 de janvier
1848,--car je ne suis pas bien certain du jour, mais c'était du 18
au 20,--je descendis comme de coutume. Après avoir fermé la vanne,
j'entrai dans le canal de fuite, vers l'extrémité inférieure. Là, sur
la roche, à environ six pouces au-dessous de la surface que l'eau
venait d'occuper, je découvris l'or. J'étais tout à fait seul en
ce moment. Je détachai un ou deux échantillons, et je les examinai
attentivement. Ayant quelque connaissance générale des minéraux,
je m'en rappelais deux, ressemblant de quelque façon à celui que
je tenais: la pyrite de fer, très-brillante et cassante, et l'or,
brillant, mais malléable. J'essayai donc mon échantillon entre deux
pierres. Je m'aperçus qu'il pouvait recevoir, par le battage,
différentes formes sans se briser. Quatre jours après j'allai au fort
pour des provisions, et j'emportai environ trois onces d'or, que le
capitaine Sutter et moi essayâmes avec de l'acide nitrique. Je fis
ensuite un autre essai en présence de Sutter; je pris trois dollars
d'argent, et les équilibrai dans l'air sur une balance avec de la
poudre d'or. J'immergeai ensuite les deux plateaux dans l'eau, et le
poids supérieur de l'or nous édifia à la fois et sur sa nature et sur
sa valeur.»

Ce passage, que j'ai traduit en entier et textuellement, forme comme
l'entrée en matière du _Miners' own book_, ou _Livre des mineurs_,
petite brochure imprimée à San Francisco en 1858. Le récit qui ouvre ce
livre me paraît avoir un degré d'authenticité suffisant, et je n'hésite
pas à attribuer à Marshall les lignes qu'on vient de lire. On dira bien
qu'il y discute sa découverte comme un membre de l'Institut, et que son
essai à la balance rappelle, trait pour trait, la fameuse expérience
d'Archimède. Mais de pareils faits ne sont pas surprenants chez les
Américains, hommes de grand bon sens et d'instruction pratique. Quoi
qu'il en soit, c'est bien à Marshall qu'est due la découverte de l'or
en Californie. C'est bien ce _Saint du dernier jour_ qu'il faut seul
glorifier de cet événement, qui ne fut du reste, comme on l'a vu,
qu'un pur effet du hasard.

C'est par cette heureuse découverte que se vérifia la croyance
légendaire des anciens Mexicains, plus tard transmise aux Espagnols,
d'un eldorado situé vers le Nord et sur les rives du Pacifique. On a
prétendu que les anciens missionnaires de Californie, ou les Indiens
eux-mêmes, connaissaient l'existence de l'or, et la tenaient cachée,
pour une raison ou pour une autre; mais le fait n'est nullement prouvé.
Il paraît aussi invraisemblable que d'autres colons, notamment des
Américains, aient eu conscience de la richesse des terres aurifères du
pays, au moins sur toute son étendue. Ce n'est donc qu'à l'année 1848
et à la série des faits qu'on vient de raconter qu'il faut reporter une
découverte qui eut un si grand retentissement dès l'origine, et qui
allait remuer le monde.




II

L'ARRIVÉE DES ÉMIGRANTS.


La découverte de l'or, que Sutter et Marshall auraient sans doute voulu
tenir secrète, ne tarda pas à être connue. Elle fut d'abord divulguée
à San Francisco, modeste bourgade qu'on appelait alors _Yerba Buena_.
Quelques centaines de marchands y étaient établis depuis 1836, entre
autres des Américains, prématurément installés dans un pays dont leur
gouvernement préparait la conquête.

De San Francisco la nouvelle se répandit dans les divers _ranchos_
ou fermes de Californie, alors aux mains des Mexicains, et dans les
ports du littoral, comme Monterey, qui faisaient un certain commerce.
Partout les Californiens abandonnèrent leurs demeures pour se ruer sur
les _placers_. Puis les mille bouches de la renommée firent connaître
la découverte de l'or à tous les coins de l'univers, d'où sortit une
foule innombrable qui se dirigea vers la Californie.

Les Mexicains, qui venaient à point nommé de perdre ce sol qu'ils
n'auraient pas su coloniser, se présentèrent les premiers. Beaucoup
arrivèrent par terre, surtout de la Sonora, et, au nombre de dix
à douze mille, fondèrent en Californie le camp des Sonoriens, qui
a conservé leur nom, ou gardé du moins celui de Sonora. Avec eux
accoururent en masse les Américains, auxquels la nature semblait avoir
ménagé la découverte de l'or, au moment précis d'une conquête dont eux
seuls pouvaient tirer parti. Le gouvernement de Washington n'avait été
prévenu qu'à la fin de l'automne de 1848, et beaucoup d'Américains,
pour gagner du temps, passèrent par les Montagnes-Rocheuses. D'autres
traversèrent l'isthme de Panama, ou se décidèrent pour le voyage par
le cap Horn, qui était alors de six mois. En même temps vinrent les
Péruviens et les Chiliens, que leur métier de mineurs et surtout
de laveurs d'or attirait comme les Mexicains. L'Europe, avertie la
dernière, s'ébranla à son tour, et la France, l'Italie, l'Irlande,
l'Allemagne tout entière vomirent leurs flots d'émigrants. Les pays
immobiles de l'Asie s'émurent eux-mêmes, et la Chine vit successivement
partir près de quarante mille de ses industrieux enfants. Enfin, des
peuples qui n'avaient jamais voyagé, curieux pour la première fois,
se confièrent au destin des flots. Resserrés dans leurs îles, qui les
voyaient naître et mourir depuis le commencement du monde, les _Kanaks_
de l'Océanie passèrent eux aussi les mers, et abordèrent en Californie
pour y prendre part à la curée. Tous les peuples furent en quelque
sorte conviés, et aucun ne manqua à l'appel.

Les Chinois, les Océaniens, les Espagnols du Mexique, du Pérou et du
Chili arrivèrent par le Pacifique aux eaux si calmes le long des côtes.
L'Américain du Nord vint, comme nous l'avons dit, par terre ou par le
cap Horn, dont il dut, comme l'Européen, affronter les tempêtes et
les froids rigoureux. Mais bientôt une nouvelle voie s'ouvrit à ces
émigrants de l'Atlantique: ce fut celle de l'isthme de Panama, qui
abrégeait les distances de plus des deux tiers. La voie ferrée, que
le génie hardi des Américains a jetée d'un rivage à l'autre des deux
Océans, n'existait pas alors, et ce n'était qu'à force de temps et
d'argent que l'on pouvait traverser l'isthme. Le chemin se faisait
partie en barque sur le fleuve Chagres, partie à dos de mulet jusqu'à
Panama. Le trajet durait quelquefois cinq à six jours, au milieu
d'embarras et de dangers sans nombre. Indiens et nègres de mauvaise
foi, caïmans voraces dans les eaux du Chagres, bêtes venimeuses le
long des rives, moustiques dévorants dans l'air, se partageaient
comme à l'envi la tâche de créer un enfer autour du pauvre voyageur.
Il est vrai qu'une végétation luxuriante, des arbres toujours verts
et d'espèces les plus variées, des fleurs d'une forme et d'un éclat
particuliers à ces contrées, en un mot toutes les beautés dont la
nature se revêt sous les tropiques, venaient à leur tour le distraire.
Mais des pluies torrentielles inondaient le sol pendant plus de six
mois de l'année, et, pour couronner l'œuvre, les fièvres pernicieuses
de l'isthme faisaient des milliers de victimes parmi les émigrants.
Ceux-ci arrivaient souvent à Panama exténués et sans ressources. Mais
qu'importaient tant de misères? La soif de l'or en aurait fait braver
bien d'autres!

Un service régulier de bateaux à vapeur ne tarda pas à être établi
par les Américains. De New-York à Chagres, ce fut la compagnie de la
malle maritime des États-Unis qui mit la première ses steamers en
mouvement, et de San Francisco, la malle maritime du Pacifique, dont
les deux premiers bateaux à vapeur, _California_ et _Oregon_, doublant
le cap Horn, arrivaient à Panama d'abord, puis à San Francisco, dès
les premiers mois de 1849. Ces demeures flottantes emportèrent, à des
prix fort élevés, jusqu'à plus de 1,000 passagers à la fois. L'isthme
mexicain de Tehuantepec fut aussi abordé, pour diminuer encore la
longueur du voyage; de même que l'isthme de Nicaragua, dont on remonta
une portion du fleuve San Juan, et dont le lac fut traversé en bateau
à vapeur. Chacun put choisir sa route à son gré et sans trop attendre,
car les départs se succédaient rapidement. Les navires anglais qui font
le service de Southampton aux Antilles amenaient aussi à Chagres des
flots d'Européens, qui de là gagnaient Panama. Ils se disputaient une
place, un coin du steamer de San Francisco. Quand le navire, bourré
d'émigrants, en laissait encore sur la plage, beaucoup de ces derniers,
qui avaient hâte d'arriver ou qui craignaient de mourir en route,
durent payer la cession d'un billet au double et au triple de sa valeur.

Cependant les travaux du chemin de fer de Panama étaient ardemment
poursuivis. Ce hardi railway, projeté dès 1850, fut successivement
livré à une circulation partielle en 1852 et en 1854, et enfin
complétement terminé en janvier 1855. L'esprit si entreprenant des
Américains pouvait seul mener à bonne fin une opération jusque-là
déclarée impossible. Il est fâcheux toutefois que la voie n'ait été
achevée que lorsque l'émigration européenne s'est presque entièrement
arrêtée.

La ligne ferrée de Chagres ou Aspinwall à Panama mesure environ 80
kilomètres ou 20 lieues. La dépense a été de près de 32 millions de
francs de notre monnaie, soit 400 francs par mètre. C'est plus que
la dépense moyenne de nos chemins de fer européens. La somme paraît
d'autant plus forte qu'il n'y a pas de gares intermédiaires, et que
les travaux d'art le long de la voie sont très-peu considérables.
Le sol vaseux sur lequel il a fallu s'établir et le prix excessif
de la main-d'œuvre ont seuls occasionné le coût énorme du chemin de
fer de Panama. Mais la dépense ne serait rien encore sans le nombre
incalculable d'ouvriers qui ont succombé sous ce climat pestilentiel.
On a compté les morts par plusieurs milliers à la fois, et la voix
populaire dit que le nombre des traverses du chemin marque presque
le nombre des victimes. C'est ainsi que les batailles de l'industrie
comptent quelquefois leurs morts comme les batailles militaires.

Pendant que la route ferrée était en cours d'exécution, rien
ne pouvait arrêter l'émigrant: ni les périls de la mer, ni les
incertitudes d'un long voyage, ni les fièvres si dangereuses de
l'isthme ou les tempêtes du cap Horn, ni les frais énormes du parcours.
Rien ne devait mettre obstacle à l'ardeur de s'enrichir qui s'était
emparée des masses. San Francisco, qui n'avait que 500 habitants en
1847, en comptait déjà 1,200 en 1849, dès la première arrivée des
mineurs; et à la fin de cette même année, près de 100,000 chercheurs
d'or arrivaient en Californie, dont plus de 80,000 Américains. En 1852,
époque où le courant européen cessa d'agir, San Francisco ne possédait
pas moins de 35,000 habitants, et la Californie en comptait déjà plus
de 260,000 contre 10 à 15,000 seulement qu'elle en avait, non compris
les Indiens, avant la découverte de l'or.

Il convient de s'arrêter à cette première étape, et d'assister à
l'enfantement californien de 1849 à 1852, accompli au milieu de
l'affluence toujours croissante des arrivants.




III

LES PREMIERS TEMPS DE SAN FRANCISCO.


L'enfantement de la Californie a été des plus difficiles. Tous les
peuples se donnèrent rendez-vous sur les rives dorées du Pacifique;
mais à part les Américains, dont beaucoup arrivaient surtout pour
coloniser leur récente conquête, les autres races ne furent amenées que
par la soif immodérée de l'or. Jamais l'_auri sacra fames_ du poëte ne
fut d'une plus saisissante application.

Les colonies espagnoles, qui fournirent les premières leur contingent
d'émigrants, n'envoyèrent pas ce qu'elles avaient de plus choisi.
L'Espagnol des Amériques, comme celui d'Europe, ne voyage guère, et
tout ce qui vint des républiques mexicaine, péruvienne ou chilienne,
ne tarda pas à donner en Californie un triste échantillon du peu que
vaut parfois l'espèce humaine.

Les diverses contrées de l'Europe se débarrassèrent également de
types non moins déplorables. La France sortait à peine des journées
de février et de juin 1848, et bon nombre d'émeutiers sans travail se
transformèrent en chercheurs de pépites. Les compagnies ou agences
d'émigration, aux noms pompeux de la _Toison d'or_ ou du _Lingot
d'or_, recrutaient à tout prix des mineurs pour la Californie, et
n'emportaient pas sur leurs navires l'élite de notre population.

L'Italie, que les récents événements de la Péninsule avaient
bouleversée, donna de son côté un fort contingent à l'immigration
californienne.

L'Irlande, que l'agitateur O'Connell venait de remuer si profondément,
envoya aussi tous ses mécontents et ses affamés vers les rives du
Pacifique.

Enfin l'Allemagne, que les troubles politiques de 1848 n'avaient pas
épargnée, entra pour une proportion notable dans le mouvement qui
poussait les peuples à la recherche fiévreuse de l'or.

Quelques _convicts_, échappés d'Australie, arrivèrent aussi de leur
côté à San Francisco, comme pour compléter le singulier mélange de
l'émigration européenne.

Tout ce monde ne formait pas un ensemble bien rassurant, car les
Américains venus de l'Union n'étaient pas non plus de petits saints.
Quand un déplacement s'opère aux États-Unis, il est d'usage que les
_gamblers_ ou joueurs de profession, et les _loafers_, chevaliers
d'industrie, vagabonds, oisifs de la pire espèce, se mettent
aussitôt en mouvement. Ils se mêlèrent pour une forte part à la
grande immigration californienne. Cette terrible engeance de fripons
américains n'est pas encore éteinte en Californie. Le public les
connaît, les journaux les désignent par leurs noms et leurs professions
de _gamblers_ ou _loafers_, mais on les souffre, on les tolère. Ils
sont restés fidèles au revolver, et l'on est assuré que dans une
mauvaise affaire l'un d'eux se trouve toujours mêlé.

Parmi les arrivants des premiers jours, les émigrants honnêtes
étaient-ils en majorité? C'est ce que l'on ne saurait dire. Toujours
est-il, qu'à la fin de 1849, une population de plus de 100,000 âmes,
venue de tous les coins de l'univers, sortie souvent des bas-fonds de
la société, se trouva jetée brusquement dans un pays à peine conquis et
pacifié, et qui ne jouissait encore d'aucune loi. De plus, aucune ville
importante n'était édifiée, aucune disposition prise pour recevoir
tant de gens différents. La Providence veilla sans doute, au moins
dans une certaine mesure, à la naissance de la colonie, et l'énergie
américaine fit le reste. Mais les commencements furent pénibles et même
accompagnés, ainsi qu'on le verra plus loin, de calamités terribles.

Le plus pressant besoin de l'émigrant, en arrivant, était le soin de
son installation, à moins qu'il ne partît aussitôt pour les mines. Les
premiers qui débarquèrent durent camper sous des tentes, au bord de la
mer, et pourvoir eux-mêmes à tous leurs besoins. Le Pérou et le Chili,
qui reçoivent aujourd'hui des farines de la Californie, lui envoyaient
alors leurs blés. Des navires européens arrivaient aussi, chargés
d'émigrants d'abord, puis de marchandises de toutes sortes, et souvent
de maisons de bois prêtes à être montées sur place.

Chacun, à cette époque, vivait entièrement à sa guise, en payant tout
au poids de l'or. Un œuf valait jusqu'à 5 francs, une poule jusqu'à
50. Le prix de la journée de l'ouvrier était d'ailleurs en proportion,
et le dernier des manœuvres ne se dérangeait pas à moins de 5 francs
l'heure. Quant à ceux qui avaient un métier, le salaire de leur journée
variait entre 100 et 150 francs. Heureux temps que beaucoup regrettent
aujourd'hui, car on travaillait alors aussi peu que l'on gagnait
beaucoup.

Il y avait confusion entière dans les monnaies, et le dernier élément
d'appoint était le _quarter_ américain, pièce d'argent qui vaut
vingt-cinq sous. On ne daignait pas s'arrêter au _bit_ ou au _real_,
moitié du quarter, et encore moins regardait-on au _dime_, l'équivalent
de notre pièce de dix sous. La monnaie de cuivre était conspuée, et
n'a pas encore fait, du reste, son apparition officielle dans le monde
californien. On prétend qu'elle amènerait la diminution des salaires
et de l'intérêt de l'argent. La pièce de un franc passait alors pour
un quarter, malgré une différence en moins de vingt pour cent. Avec
certaines pièces allemandes, qui ne représentaient qu'une valeur
inférieure à un franc, la différence était plus grande encore, et
beaucoup de ces pièces étaient en outre de mauvais aloi. Tout a été
réglementé depuis; mais qui s'arrêtait alors à ces écarts et au titre
de la monnaie, sinon quelques banquiers, avant tout hommes d'argent
et avides? Quelques-uns allèrent jusqu'à commander en Europe des
chargements spéciaux de pièces d'infime valeur pour les écouler ensuite
avec prime sur la place de San Francisco. Ils retirèrent de très-gros
bénéfices de cette fraude, eux qui déjà prêtaient leurs capitaux à dix
et quinze pour cent par mois: c'était, au reste, à cette époque, le
taux normal de l'intérêt à San Francisco.

Bientôt les Californiens frappèrent leur monnaie nationale, l'octogone,
pièce lourde et de forme incommode. Le chiffre de la valeur était gravé
d'un côté; de l'autre, il n'y avait rien. Cette monnaie était faite de
l'or des mines non raffiné, et jouissait de plus ou moins de crédit,
suivant le nom du banquier ou du négociant qui l'émettait. La valeur
nominale était de 50 ou de 100 dollars, suivant le module, c'est-à-dire
de 250 ou de 500 fr.

L'octogone portait quelquefois sur la face l'aigle américaine, aux
ailes éployées, tenant les foudres dans ses serres, et environnée
de ses fidèles étoiles, dont chacune représente un État de l'Union.
D'autres fois, c'était le phénix, renaissant de ses cendres, en
l'honneur des villes californiennes toujours incendiées, toujours
immédiatement rebâties. Parfois aussi Minerve, sortant tout armée de
la tête de Jupiter, le casque en tête et la lance à la main, venait
rappeler aux Californiens les incroyables progrès de leur État dès sa
naissance. Sur quelques médailles, l'ours de Californie, errant autour
des mines, signifiait l'état sauvage du pays à l'arrivée des premiers
colons. Ces emblèmes, ces allégories ont, du reste, successivement
paru sur le sceau de l'État californien; mais l'hôtel des monnaies de
San Francisco, établi dès 1852, ne les a pas conservés, et la monnaie
qu'on frappe en Californie est la même que celle de tous les autres
États de l'Union.

J'ai dit que les premiers émigrants qui s'arrêtaient à San Francisco
campaient sous des tentes au bord du rivage, faute de maisons préparées
pour les recevoir. Cet état transitoire ne pouvait durer. Quelques
maisons ne tardèrent pas à s'élever, édifiées par les Américains, qui
bâtissent presque toutes leurs demeures en bois avec tant de rapidité
et d'élégance. Les rues furent jalonnées, et la ville tirée au cordeau
de façon à représenter un damier, comme la plupart des villes des
États-Unis. On vit alors, comme dans toutes les cités naissantes,
des rues sans maison et des maisons sans rue, sauf à tout réunir et
niveler plus tard. Les terrains acquirent une valeur énorme, et les
dunes, les montagnes de sable autour de San Francisco se vendirent
à des prix fabuleux. La plupart des propriétaires n'avaient d'autre
titre que celui de _squatters_ ou de premiers occupants, mais les lois
américaines le respectent dans la formation de chaque nouvel État.

Les navires qui arrivaient à San Francisco de tous les points du globe
ne trouvaient plus aucun fret de retour; car, à part l'or, le pays ne
produisait encore presque rien. Ces navires restaient inoccupés sur
la mer. Tous les marins avaient d'ailleurs déserté pour courir aux
mines; souvent le capitaine partait le premier à la tête de l'équipage.
Beaucoup de ces navires avaient rapporté bien au delà de leur valeur
par le transport d'une foule compacte d'émigrants, et de marchandises
qui se vendaient très-cher. Ils furent démolis, et une partie des
roufles servit à façonner tout d'une pièce des cabanes improvisées.
On a vu longtemps et peut-être voit-on encore debout aujourd'hui
quelques-unes de ces habitations d'un nouveau genre.

Les carènes des navires servirent à un autre usage, et avec elles
une foule de caisses toutes pleines de marchandises. On ne savait
que faire de la masse de ballots qui arrivaient tous les jours, et
quelquefois à contre-sens. Les négociants d'outre-mer envoyèrent des
liqueurs et du vin à enivrer des armées entières, et des caisses de
tabac et de cigares à satisfaire plusieurs générations de fumeurs. Les
_auctions_ ou ventes à l'encan avaient beau s'ouvrir tous les jours,
on ne pouvait tout écouler, même au seul prix du port d'envoi. On
avait imaginé que la Californie était un gouffre sans fond qui pouvait
facilement engloutir toutes les marchandises qu'on lui adressait. Il
les engloutit, en effet, mais on va voir de quelle manière. Carènes,
ballots et caisses servaient, avec des remblais en terre, à niveler
le sol, ou étaient immergés dans la mer avec leur contenu, puis on
bâtissait sur ces espèces de fondations jetées entre des pilotis. Ainsi
commencèrent à s'élever les _wharves_ ou quais, qui se prolongeant dans
les eaux au delà du rivage naturel, permirent aux navires d'un fort
tonnage d'aborder directement le port de San Francisco.

Le pavage ou plutôt le planchéiage des rues fut la dernière chose dont
on s'occupa dans l'organisation rapide de cette ville, qu'on aurait pu
croire sortie du sein des flots. Encore moins s'inquiéta-t-on, dans le
principe, de l'établissement des égouts et du nivellement des rues,
pour ménager un écoulement aux eaux. Aussi dès les premières pluies
de l'hiver, qui souvent sont torrentielles et dont la durée est de
près de six mois, la ville devint bientôt un véritable marécage. On
s'enfonçait dans la vase jusqu'à mi-jambe, et des charrettes embourbées
pourrissaient quelquefois sur place.

Aucune police, aucun service de voirie urbaine n'étaient organisés.
L'édilité sanfranciscaine n'était pas encore nommée, et le
_self-government_, que les Américains poussent bien plus loin que
les Anglais, laissait à chaque immigrant le soin de se protéger tout
seul. «_Help yourself_: Défends-toi toi-même,» est un adage familier au
Yankee. En vertu de cet adage, plus d'un matelot, plus d'un mineur pris
de vin, disparurent pour jamais dans la mer, à travers le plancher des
quais en bois, bien souvent disjoint par le mouvement journalier des
charrettes et des marchandises. Les trappes d'hommes, _men's traps_,
comme les appellent les journaux californiens, se montrent encore
aujourd'hui béantes sur quelques _wharves_, et il ne serait pas prudent
de trop s'aventurer la nuit sur ces planchers semés d'abîmes.

L'aspect qu'offraient alors les habitants de San Francisco était des
plus curieux. C'était l'époque des costumes excentriques. Une chemise
de laine, de couleur le plus souvent rouge, comme celles que Garibaldi
et ses volontaires portent si complaisamment en Italie; un _sombrero_
mexicain aux larges bords, en paille ou en feutre mou; une ceinture
dans laquelle passait le fidèle revolver; enfin une large paire de
bottes, où venait s'engouffrer l'extrémité d'un vaste pantalon fixé à
la ceinture: tel était alors le costume de tout élégant Californien.
Puis venait le mélange bizarre de Mexicains drapés dans leur manteau
bariolé ou _sarape_, de Chiliens dans leur _poncho_, et de Chinois à
la longue queue.

Cette bigarrure des vêtements ne tarda pas à faire place, au moins chez
la plupart des colons, à l'élégance prosaïque des modes américaines,
empruntées à celles d'Europe. Le chapeau de soie roide et pressant le
front, incommode boisseau, la cravate noire, le faux col, le gilet
serré sur la poitrine, la chemise de toile ou de batiste, enfin les
pantalons plus ou moins collants, et les souliers étroits vinrent
bientôt remplacer, surtout dans les villes, le costume pittoresque des
premiers jours. Bientôt San Francisco et les principaux centres de
population du pays n'eurent plus rien à envier aux autres villes de
l'Amérique où la sévérité du costume est poussée le plus loin.

San Francisco ne tarda pas, en effet, à s'organiser d'après ce patron
traditionnel, sur lequel est calquée toute ville naissante aux
États-Unis. D'abord un journal fut créé pour répandre les nouvelles
courantes. A côté, fut installé un _bar_ ou buvette, où l'Américain
pût satisfaire à son aise son besoin de spiritueux. L'église vint
la dernière, mais on suppléa par la variété des sectes au retard
qu'on avait mis à répondre au sentiment religieux. Puis, des hôtels
s'élevèrent où, en vertu du principe d'égalité, si cher au Yankee, on
ne paya ni plus ni moins que dans les hôtels de New-York ou de Boston.
En même temps, s'établissaient les banquiers, les négociants et les
marchands, pendant que la plupart des immigrants, dévorés de la soif de
l'or, couraient aux mines et se jetaient sur les placers.

C'était le temps où le mineur, le pic et la pelle sur l'épaule, la
vaste sébile à laver l'or sous le bras, le couteau et le pistolet à la
ceinture, s'en allait à la découverte, vers un eldorado inconnu. Les
chercheurs d'or partaient en bandes, avec des provisions pour plusieurs
jours. Ils allaient, portant sur leur dos les ustensiles de cuisine,
les couvertures, les outils. Ils descendaient le long des ravins,
bravant la pluie, la chaleur, la fatigue, endurant les privations et
soutenus par l'espoir bien souvent déçu, d'une heureuse découverte.
Quelques-uns recherchaient des endroits jusque-là ignorés, et que
n'avait encore foulés le pied d'aucun Européen. Souvent des tribus
d'Indiens sauvages, surtout dans le Nord, attaquaient la petite bande,
et il fallait à celle-ci lutter d'audace et de vigueur contre le nombre
des assaillants.

D'abord de simples camps de mineurs s'élevèrent dans l'intérieur du
pays, mais bientôt s'ouvrirent des routes et des villes. Sacramento,
Stockton, Sonora, Nevada, Marysville, Colombia, devenues depuis si
importantes, ne datent que de cette époque. L'élégance actuelle de
ces cités remplace le pittoresque d'un campement improvisé. Avant
ces constructions, c'était sous la tente que couchait le mineur,
et le soir, à l'éclat des feux brillant de toutes parts, dans ces
rues souvent tracées le matin, se mêlaient des voix et des cris
divers. C'était une véritable Babel où l'on entendait toutes les
langues. Souvent aussi les imprécations et les disputes des joueurs
remplissaient le camp de tumulte, et parfois, il faut le dire, la
détonation d'un _revolver_ ou d'un _rifle_ éclatait au milieu d'une
querelle, comme un argument sans appel.

Le bénéfice des mineurs, avec quelques pelletées de terre, était alors
presque partout fabuleux: 80 ou 100 francs par jour marquaient souvent
le résultat d'un travail moyen, sans compter les découvertes de pépites
qui, quelquefois dans une matinée, rendaient le mineur millionnaire.

La boisson et le jeu absorbaient vite le produit des placers, et plus
d'un mineur, le sac plein de poudre d'or, perdit dans une nuit le
fruit de tout un mois de recherches. Les mineurs venus des colonies
espagnoles, Mexicains, Péruviens ou Chiliens, se faisaient à la fois
remarquer par leur ardeur infatigable au jeu et par leur calme
impassible et stoïque devant les plus grosses pertes.

A San Francisco, les maisons de jeu, aujourd'hui disparues et fermées
par ordre, jouissaient d'une vogue immense. Chacun y était admis et
l'ardeur des joueurs était sans exemple. Souvent on ne se donnait pas
la peine de peser la poudre d'or; on équilibrait à la main et à vue
d'œil les deux tas mis en présence. Le baccarat et le lansquenet, le
_monte_ des Espagnols, tous les jeux de carte et de hasard, faciles et
ruineux, étaient à la disposition de tous, et les paris dépassaient
parfois toute limite. Le banquier avait de chaque côté, sur la table,
un revolver armé. La vue de cet instrument, qu'on était si prompt alors
à manier, tenait le public en respect et commandait la réserve aux
tricheurs. De belles dames, à moitié nues, Américaines ou Françaises,
occupaient avec les revolvers la droite et la gauche du banquier, et
servaient d'amorce aux joueurs. D'autres circulaient dans la salle,
y semant d'ardentes œillades. Il fallait, pour résister à leurs
provocations, une vertu à toute épreuve, les femmes étant alors, comme
aujourd'hui encore, très-rares en Californie. Une musique plus ou moins
harmonieuse, mais toujours fort bruyante, car les instruments de cuivre
y dominaient, répandait ses durs accords dans la foule. Elle jetait au
dehors des flots d'harmonie, à travers des fenêtres ouvertes et rouges
de l'éclat des lumières: c'était l'appel au public de la rue. La fumée
des pipes et des cigares s'élevait autour du tapis vert; des liqueurs
et des pâtisseries, distribuées gratuitement, à profusion, permettaient
aux joueurs infortunés et aux fumeurs infatigables de se reposer un
instant.

En dehors de ces établissements publics, certaines maisons de jeu
particulières, tenues par des dames, étaient ouvertes à un public
choisi. Enfin, quelques théâtres ne tardèrent pas à s'installer, et les
citadins de San Francisco, qui n'avaient ni foyer ni famille, purent
varier quelque peu les émotions de leur soirée.

Aujourd'hui les maisons de jeu sont fermées, les théâtres californiens
sont ce qu'ont les voit partout, et le calme s'est en tous lieux
rétabli. Il est fâcheux seulement qu'en ces jours, déjà si loin, aucun
romancier n'ait paru pour dépeindre cette société si originale, qu'on
ne connaît plus que par tradition. Il y avait là matière au plus
curieux tableau de mœurs que jamais écrivain pût tracer. Soit qu'on
eût voulu mêler la fiction à la vérité, soit qu'on n'eût dépeint que
la réalité, les types n'eussent pas manqué au récit. Sans nommer ici
une foule de ces existences déclassées qui quittèrent l'Europe pour
la Californie, viveurs ruinés, artistes sans emploi, hommes de lettres
affamés, banquiers ou négociants en faillite, gardes mobiles licenciés,
n'oublions pas que quelques types particuliers apparurent alors sur
l'horizon californien.

Ce fut d'abord, pour ne citer que des noms français, M. de
Raousset-Boulbon, au cœur si noble et généreux. Il vécut longtemps
de la pêche et de la chasse, se fit aussi portefaix, puis marchand
de bœufs. Il alla chercher son troupeau dans la basse Californie, et
revint à pied jusqu'à San Francisco, traversant plusieurs centaines
de lieues d'un désert aride et sauvage. Tous les métiers se valaient
alors; il fallait vivre, et la plus grande égalité régnait entre tous
les immigrants. L'expédition de la Sonora, qu'entreprit M. de Raousset,
fut d'abord couronnée de succès, mais eut ensuite des résultats
déplorables. On connaît la fin courageuse de ce héros, indignement
trahi et fusillé par le gouvernement mexicain. La France n'a pas vengé
sa mort.

A côté de celle de M. de Raousset, apparaît la figure de M. de Pindray,
un chasseur déterminé, un vaillant mineur, à la force herculéenne, et
dont la fin fut aussi bien triste. Il disparut dans la Sonora, dévoré,
dit-on, par les loups, d'autres disent surpris par les Indiens, ou tué
peut-être par les Mexicains.

Citons encore M. de R..., tête aventureuse, aujourd'hui de retour à
Paris. Par son esprit conciliant et ferme, il maintint plus d'une
fois l'harmonie entre deux camps opposés de mineurs, et sut épargner
l'effusion inutile du sang.

Nommons enfin M. de B..., frère d'un naturaliste célèbre. Oubliant son
nom et ses illusions dorées, il dirigeait, en 1860, une tannerie dans
le comté de Mariposa, et préparait lui-même, à la façon californienne,
la gamelle de ses ouvriers.

La France, comme on le voit, a fourni largement sa part de héros au
roman californien des premiers temps; mais il faut rappeler aussi, pour
être juste, un nom italien, celui du colonel C..., aujourd'hui général.
Il n'a quitté les rives du Pacifique qu'en 1859, pour se mêler aux
événements de la guerre d'Italie, où il a joué un rôle très-marquant.
Honoré de tous en Californie, et l'un des plus riches propriétaires
du pays, le général C... a déployé dans sa vie de colon une énergie
et une vigueur peu communes. Il a pris aussi sa part à différentes
explorations dans les États atlantiques de l'Union. Un jour enfin,
il est allé chercher un grand troupeau de bœufs sur les bords du
Mississipi, et l'a ramené par terre à San Francisco, à travers plus de
800 lieues de déserts, hantés par les hordes sauvages des Indiens.

Si le roman des premières années de l'immigration présente des types
si accentués, il ne manque pas non plus d'émotions saisissantes.
C'était le temps des _squatters_, qui venaient, envahisseurs sauvages,
s'établir à main armée sur le terrain d'autrui. Des luttes en règle
s'ensuivaient, et plus d'une fois un terrain ou une mine furent ainsi
successivement perdus et repris à coups de carabines ou de revolvers.
C'était aussi le temps de ces immenses incendies, qui consumaient en
quelques heures des villes entières, que l'on avait mis plusieurs mois
à bâtir. Le feu dévorait, à mesure qu'elles naissaient, les villes
californiennes; mais sur les cendres encore chaudes, les énergiques
Américains se hâtaient de les reconstruire, et, dès le lendemain, comme
par enchantement, une nouvelle cité s'élevait sur les ruines fumantes
de la première.

Aujourd'hui, le feu exerce encore ses ravages, surtout dans les villes
des mines, souvent dépourvues de pompes, et l'ardeur qu'on met à
rebâtir est presque aussi étonnante qu'aux premiers jours. J'ai vu une
fois la moitié du village de Coulterville disparaître dans une nuit
d'incendie. Dès le lendemain, au milieu du feu à peine éteint, les
maçons plantaient leurs piquets, les architectes crayonnaient leurs
devis.

Aux premiers temps de l'immigration, les incendies furent d'une
intensité sans égale, et se répétèrent à diverses reprises dans
tous les centres de population. Sacramento, Sonora, Marysville, San
Francisco, furent ainsi plusieurs fois entièrement consumés par les
flammes. Les incendies éclatèrent à San Francisco dès la fin de
décembre 1849, puis le 4 mai 1850, et pendant les mois de juin et
de septembre suivants; enfin (dates fatales et que l'on prévoyait)
le 4 mai et le 22 juin 1851 marquèrent des sinistres sans nom. La
ville était encore dépourvue de pompes, et privée de ce système de
surveillance et d'embrigadement qui la met aujourd'hui à l'abri de
pareils malheurs. Des misérables exploitaient cette situation fâcheuse,
et, brûlant la ville aux quatre coins, profitaient du tumulte de
l'incendie pour se livrer à un pillage effréné. Ces brigands, organisés
en compagnies régulières, pratiquaient aussi le vol et le meurtre au
grand jour. Ils entraient dans un magasin, en plein midi, assommaient
le patron d'un coup de casse-tête, et crochetaient son coffre-fort.
D'autres fois, sous le nom d'_étrangleurs_, se cachant la nuit dans
l'embrasure des portes, ils se jetaient sur le passant attardé, et, lui
coupant la respiration par deux tours de cravate, le dévalisaient à
leur aise. Ces bandits avaient leurs règlements, et leurs noms étaient
connus de tous. Il fallait faire un exemple, frapper un coup d'audace,
mais les juges n'osaient agir.

Alors s'organisa, en vertu de la loi dite de _Lynch_, ce fameux _comité
de vigilance_ dont on a tant parlé[13]. Il fonctionna pendant toute
l'année 1851, et résigna ensuite ses pouvoirs, après avoir purgé le
pays des misérables qui l'infestaient. En vain les juges essayèrent de
protester, en réclamant le droit d'agir eux-mêmes. On donna l'assaut
à la prison, on enleva de vive force les coupables au geôlier, on
les jugea, on les pendit. Quand le _coroner_, chargé de constater
les décès, reconnut dans son procès-verbal que la mort du pendu
provenait du fait _d'un comité dit de vigilance_, le tribunal n'osa
poursuivre, devant l'attitude imposante prise par le peuple en masse.
Aussi ceux des bandits qui échappèrent à la corde se hâtèrent-ils de
prendre le large devant ce terrible et inflexible comité de salut
public. Les meilleurs citoyens en firent partie, et s'en font gloire
encore aujourd'hui. En 1856, quand San Francisco sembla de nouveau
menacé, pendant le passage aux affaires de l'administration la plus
honteusement vénale qu'on ait vue aux États-Unis, tous les notables de
la ville accoururent de nouveau, en plus grand nombre que la première
fois. Il fallait réprimer des assassinats impunément commis au grand
jour, et l'on faillit pendre le juge lui-même, qui, par peur ou par
corruption, n'avait pas condamné les coupables.

[Note 13: La loi de Lynch, ainsi nommée du nom de son auteur,
remonte au temps de la guerre de l'indépendance des États-Unis,
c'est-à-dire à l'année 1774. Elle a d'abord été instituée pour suppléer
à l'absence des tribunaux réguliers, et on l'applique souvent dans les
_territoires_ de l'Union qui ne sont pas encore admis comme États.
Le jury est le peuple assemblé, constitué en _comité de vigilance_,
et il est à la fois juge et bourreau. Il faut la majorité des voix
pour condamner le coupable. La peine est la pendaison, et le jugement
s'exécute séance tenante. Une corde et un arbre suffisent. Ceux qui
ont tant crié en France contre la loi de Lynch oublient que, dans nos
troubles publics, on a quelquefois exécuté des voleurs en vertu d'un
jugement populaire bien plus sommaire que celui de Lynch. Cependant
personne n'a réclamé, tout le monde a même applaudi. Soyons donc
conséquents, et reportons-nous à cette société californienne composée
de tant d'aventuriers, venus de tous les coins du globe. Il fallait,
pour avoir le calme, purger cette société de son écume: c'est ce que
fit la loi de Lynch.]

Les villes de l'intérieur imitèrent l'exemple de San Francisco, et
Marysville, Sacramento, Stockton, eurent aussi, par deux ou trois fois,
leur comité de vigilance. A une époque surtout où le pays n'avait pas
de lois régulières, comme au premier temps de la découverte de l'or,
il fallait bien agir d'une manière vigoureuse contre les misérables
qui exploitaient cette situation. C'est ainsi que le peuple pendit à
Sacramento, en 1850, quatre marins déserteurs qui avaient lâchement
assassiné une famille de huit personnes.

Devant un pareil déploiement de vigueur, tous les convicts australiens,
tous les gens sans aveu qui, en 1855, avaient peu à peu essayé de
rentrer en Californie, durent enfin décamper sans espoir de retour. Ils
s'empressèrent de quitter à tout jamais un pays où une chasse si bien
montée était organisée contre eux.

Aujourd'hui le calme est partout et pour toujours rétabli, grâce à
ces mesures énergiques, et au point de vue de la sécurité personnelle
comme de la liberté laissée à chacun, la Californie n'a rien à envier à
aucune autre contrée du monde.




IV

L'ÉTABLISSEMENT D'UNE CONSTITUTION.


Le besoin de se réglementer et de se donner une constitution est
inhérent à l'Américain, de telle sorte que, si l'ordre chronologique
eût été de rigueur dans cette étude, j'aurais dû parler tout d'abord de
la constitution californienne.

Dès le mois d'avril 1849, les immigrants arrivaient en grand nombre, et
la Californie renfermait déjà, et bien au delà, le chiffre de 30,000
habitants fixé par la constitution fédérale pour la formation d'un
État. En outre, le désordre régnait à peu près partout, et l'absence
de lois et de toute direction produisait les plus grands troubles
dans l'administration du pays. En conséquence, dès le 3 août 1849,
le général Riley, gouverneur au nom des États-Unis du territoire
de Californie, fit une proclamation où, exposant la situation
irrégulière et peu stable du pays, il invitait le peuple à déléguer des
représentants à une Assemblée ou _Convention constituante_. Celle-ci
devait se réunir à Monterey le 1er septembre 1849, et promulguer la
constitution de l'État.

A la date fixée, quarante-huit députés seulement, sur soixante-treize
élus, se rendirent à Monterey et, dès le 4 septembre, le président
et le secrétaire de cette chambre improvisée étaient nommés par les
constituants.

Il existe un tableau curieux qui, en nous donnant le nom et l'âge des
députés, nous indique de plus leur lieu de naissance, leur profession
et l'époque de leur établissement en Californie. La plupart des députés
étaient Américains, comme on le pense, et l'âge de tous était compris
entre vingt-cinq et cinquante ans, âge où l'on apprend chez nous à
obéir aux lois plutôt qu'à les faire.

Un nom français et quelques noms espagnols surnagent au milieu des noms
américains, où ils apparaissent comme les représentants clair-semés
de la race latine. Les Espagnols sont nés en Californie, et sont, par
conséquent, de race mexicaine, hormis un seul, venu d'Europe, mais
qu'un séjour de douze ans a suffisamment naturalisé dans le pays. Le
Français, dont on peut citer le nom, M. Sainsevain, résidait depuis
presque aussi longtemps dans la contrée. Un Écossais et un Irlandais
viennent comme à plaisir se perdre avec le Français parmi les noms
américains, et semblent placés là comme pour représenter dans toute
sa pureté cette vigoureuse race gaélique qui n'a pu encore, sur le
continent européen, se fondre avec la race anglo-saxonne. L'Écossais,
fermier, était établi à los Angeles depuis seize ans; l'Irlandais,
homme de loi, venu de New-York, faisait depuis trois ans de la
procédure en Californie.

Le nom de l'Helvétien Sutter apparaît aussi dans la liste, et c'était
justice, non que la race germanique eût besoin d'être représentée, mais
c'était à lui, ou du moins à son employé Marshall, le Mormon, qu'était
dû tout le mouvement qui s'opérait.

En dehors des rares exceptions que l'on vient de citer, le reste des
députés était composé d'Américains, installés à peu près tous en
Californie depuis un certain nombre d'années.

Quelques-uns de ces honorables représentants sont aujourd'hui décédés,
mais c'est le petit nombre: on vit longtemps sous le beau ciel
californien. Tous les autres sont à cette heure encore en Californie.
Ils sont revenus à leurs boutiques, à leur négoce ou à leurs études,
car il y avait comme toujours une quantité considérable d'avocats
et d'hommes de loi parmi eux. Ce n'est pas seulement en Europe que
la profession du barreau porte aux honneurs de la députation et des
ministères; il en est de même aux États-Unis, et l'on peut remarquer
presque toujours que les candidats qui se disputent la succession à la
présidence de la grande république sont devenus avocats, après avoir
commencé autrement.

Après les avocats, et avant les hommes de banque ou de négoce,
venaient, dans la députation californienne, les fermiers ou colons. Ils
sont paisiblement retournés à leurs champs, où ils ont repris de bonne
grâce, comme Cincinnatus, le manche de la charrue.

Si l'on désire, du reste, connaître l'exact dénombrement de ces
premiers législateurs californiens, voici comment ils se groupaient: 16
avocats, représentant sans doute la justice; 14 fermiers, le travail
de la terre; 10 banquiers, négociants et marchands, le commerce; 2
imprimeurs, la presse ou la pensée; 1 médecin, l'humanité souffrante.
L'armée était, de son côté, représentée par 1 officier des troupes
fédérales et 1 lieutenant de volontaires; la marine, par 1 officier de
vaisseau; enfin, le corps savant du génie, par 1 ingénieur de l'Union
et 1 ingénieur civil. Ce qui formait en tout 48 membres, comme il a
déjà été dit.

Parmi les vingt-cinq représentants qui n'acceptèrent pas leur mandat,
il y a deux noms français et trois espagnols. Cette négligence
s'explique aisément chez ces hommes de race latine peu empressés de
quitter leurs affaires pour faire acte de souverains. Mais ce qu'on a
peine à comprendre, c'est l'absence des vingt-deux autres constituants,
tous de noms anglo-américains. Il fallait que la soif de l'or fût
bien vive et l'abondance des pépites bien grande dans les districts
où ils furent nommés. La plupart des manquants appartenaient en
effet aux districts de Sacramento et de San Joaquin, que l'on compte
aujourd'hui encore parmi les plus aurifères. Ce n'est jamais qu'à la
dernière extrémité que l'Américain renonce au plaisir de représenter
ses concitoyens. Le suprême bonheur pour lui n'est-ce pas d'être
envoyé à la législature de son État, sinon au congrès fédéral, d'y
voter des lois, et d'y faire surtout de ces _speeches_ sans gêne qui
caractérisent le député anglo-saxon, qu'on l'entende en Angleterre ou
aux États-Unis?

La convention californienne, réunie à Monterey, s'ajourna _sine die_
le 13 octobre 1849, après une session de quarante-trois jours. Avant
de se séparer elle promulgua la constitution de l'État de Californie,
travail de grande importance et d'un haut poids, dit un Californien,
et qui fut mené à fin d'une façon aussi honorable pour les députés
que pour leurs commettants. La constitution fut présentée au peuple
appelé à la ratifier ou à la rejeter. Le peuple l'accepta à une immense
majorité. A la suite de cette adoption populaire, elle fut communiquée
officiellement au gouvernement fédéral. Mais l'_Oncle Sam_, comme
on l'appelle, se montra moins empressé que les Californiens. Ce qui
lui donnait à réfléchir, c'est que le nouvel État n'admettait pas
l'esclavage dans son sein, offrant ainsi un exemple à suivre à tous
les futurs États du Pacifique. Aussi l'Oncle Sam n'accorda-t-il son
approbation que dans le courant de l'année 1850. Les Californiens
attendaient cet heureux moment avec la plus vive impatience, et
quand le vapeur, porteur de la nouvelle, entra tout pavoisé à San
Francisco, il y eut une explosion de joie publique. Dès cet instant la
constitution put être mise en vigueur, et l'État de Californie reçut
une existence légale.

Arrêtons-nous un moment sur cet acte si important dans la vie d'un
peuple, celui par lequel il se donne des lois. Voyons comment les
Californiens, dont on s'occupait alors en France à un tout autre
point de vue, promulguaient une constitution qui vit toujours intacte,
et vivra sans doute encore bien longtemps. N'oublions pas surtout,
avant de commencer cet examen, qu'à la même époque d'autres peuples en
Europe élaboraient avec bien des fatigues des constitutions fragiles
auxquelles leurs auteurs devaient survivre. La constitution de la
Californie, au contraire, n'a subi aucun changement, et l'on ne peut se
dispenser de reconnaître à l'Américain une grande pratique des affaires
de son pays, un sens droit, et un esprit exercé qui suppléent, dans
presque tous les cas, à son manque de connaissances approfondies.

La constitution de l'État de Californie s'ouvre d'une manière
solennelle:

«Nous, le peuple de Californie, rendant grâce au Dieu tout-puissant
de notre liberté, et pour en assurer les avantages, établissons cette
constitution.»

Vient alors l'article 1er, qui contient la _déclaration des droits_.
La fameuse déclaration des droits de l'homme ne fut certes pas plus
explicite.

«Tous les hommes, dit la constitution californienne, sont par nature
libres et indépendants, et ont certains droits inaliénables, parmi
lesquels sont ceux de jouir de leur vie et de leur liberté et de les
défendre; d'acquérir, de posséder et de protéger leurs propriétés...

«Tout pouvoir politique réside dans le peuple. Le gouvernement est
institué pour la protection, la sécurité et le bénéfice du peuple, et
le peuple a le droit de changer ou de réformer le gouvernement quand le
bien public le demande.

«Le droit d'être jugé par un jury spécial est assuré à tous, et demeure
à jamais inviolable.

«Le libre exercice de toutes les religions, sans distinction ni
préférence de culte, est à tout jamais accordé dans l'État.

«Tout accusé peut reprendre sa liberté sous caution, excepté dans le
cas d'un crime capital.

«Tout citoyen peut librement parler, écrire et publier ses opinions sur
tous les sujets, et aucune loi ne pourra restreindre ou supprimer la
liberté de la parole ou de la presse.

«Le peuple a le droit de s'assembler librement, de délibérer sur le
bien commun, d'instruire les représentants et de pétitionner à la
législature.

«Le pouvoir militaire sera subordonné au pouvoir civil. Aucune
année permanente ne sera entretenue par l'État en temps de paix.
Aucun soldat ne sera logé dans une maison sans le consentement du
propriétaire.»

Viennent ensuite une série de paragraphes proscrivant l'emprisonnement
pour dettes et les lois d'exil; assurant aux étrangers résidants tous
les droits des citoyens indigènes; défendant complétement l'esclavage;
reconnaissant le droit inviolable de chacun d'assurer sa personne, ses
biens meubles ou immeubles et ses papiers contre toute recherche ou
saisie illégales. Enfin, comme si cette déclaration des droits n'était
pas assez complète, un dernier paragraphe ajoute que l'énumération
précédente n'infirme et ne diminue en rien tous les autres droits qui
résident dans le peuple.

Il eût été bon, à côté de cette déclaration des droits du citoyen,
d'inscrire l'énumération de ses devoirs, ce qu'aucune constitution
ne fait. On peut ajouter, il est vrai, que l'Américain se montre
généralement pénétré de ses devoirs politiques, et qu'il sait toujours
les accomplir.

Le deuxième article de la constitution détermine le _droit de
suffrage_. Tout citoyen mâle et de _race blanche_, âgé de vingt et un
ans, et résidant en Californie depuis six mois, a le droit de voter
à toutes les élections. Sont citoyens, dans ce cas, ceux originaires
des États-Unis, et les Mexicains qui auront déclaré, au moment de
la conquête, leur intention de devenir citoyens américains. Il n'est
question que pour la forme des Indiens, ces maîtres dépossédés du
sol, et c'est sans doute par dérision que la constitution s'occupe
de leur admission possible à la législature. Il y a une injustice
criante dans ce privilége exclusif des droits politiques que s'arroge
la race blanche en Amérique, et je reviendrai, dans le cours de cette
étude, sur l'oppression honteuse et l'espèce de proscription qui, en
Californie comme dans tous les États de l'Union américaine, frappe
encore les races de couleur.

La constitution s'occupe ensuite de la _distribution des pouvoirs_, qui
sont divisés en trois départements séparés: le pouvoir _législatif_, le
pouvoir _exécutif_ et le pouvoir _judiciaire_.

Un article spécial fixe les attributions du pouvoir législatif, composé
d'un sénat et d'une assemblée, qui portent collectivement le nom de
législature de l'État. Chaque loi est promulguée par le sénat, au nom
du peuple de Californie, et dans ces termes:

  «Le peuple de l'État de Californie, représenté en sénat et assemblée,
  arrête et ordonne ce qui suit.»

Les sessions de la législature sont annuelles et doivent commencer dans
le mois de janvier.

Les membres de l'assemblée sont élus tous les ans; ceux du sénat sont
nommés pour deux ans, et le renouvellement s'en fait par moitié chaque
année.

Pour être élu à la législature, il faut être citoyen américain, résider
depuis un an dans l'État, et avoir vingt et un ans accomplis.

Le nombre des sénateurs doit être au minimum d'un tiers, au maximum
de la moitié du nombre des membres de l'assemblée. Le nombre de ces
derniers ne doit pas excéder quatre-vingts.

Chaque chambre nomme ses officiers. Les séances sont publiques, et le
résultat en est publié avec le vote de chaque député.

Tout projet de loi provenant de l'une des chambres peut être amendé par
l'autre. Chaque _bill_ n'a force de loi qu'après avoir été approuvé par
le gouverneur de l'État; mais si cette approbation est refusée, ce bill
peut néanmoins devenir loi sans la sanction du gouverneur, s'il est
adopté de nouveau par les deux chambres, à la majorité des deux tiers
des membres présents.

Les membres de la législature reçoivent un traitement, mais ils ne
peuvent être nommés à un autre emploi, ni en exercer aucun pendant
toute la durée de leur mandat.

La législature ne peut octroyer le divorce, ni autoriser aucune loterie.

Le chef du pouvoir exécutif prend le titre de gouverneur de l'État de
Californie. Il est nommé pour deux ans à l'élection. Il doit, lors du
vote, résider depuis deux ans dans le pays, et être âgé de plus de
vingt-cinq ans. Le gouverneur est de droit commandant en chef de la
milice et des armées de terre et de mer. Il veille à l'exécution des
lois, convoque la législature dans les cas extraordinaires, et lui
envoie son message au commencement de chaque session. Il a le pouvoir
de diminuer les peines et le droit de grâce.

Le vice-gouverneur ou lieutenant-gouverneur est aussi nommé à
l'élection, préside le sénat et remplace le gouverneur dans des cas
prévus.

Un secrétaire d'État assiste le gouverneur.

Le pouvoir judiciaire, auquel est consacré un article à part de la
constitution, réside dans une cour suprême, dans les cours de district,
dans celles de comté, et dans les justices de paix. C'est, d'ailleurs,
l'importance des affaires qui règle la juridiction à laquelle elles
doivent être soumises, et il ne faudrait pas comparer la cour suprême
de l'État californien à notre cour de cassation, ni ses cours de
district à nos cours d'appel et ses cours de comté à nos tribunaux
de première instance. Enfin, outre les diverses cours de justice de
l'État californien, il y a aussi la cour des États-Unis, dite cour de
_circuit_. Là siégent les juges fédéraux envoyés de Washington pour
appliquer les lois de l'Union et veiller à leur exécution.

Tous les magistrats sont nommés à l'élection. Ceux de la cour suprême
et les juges des cours de district le sont pour quatre ans, les juges
de paix pour deux. Aucun officier judiciaire, excepté les juges de
paix, ne doit recevoir d'argent des justiciables.

La justice est rendue «au nom du peuple de l'État de Californie.»

Les légistes européens verront sans doute, même en tenant compte des
mœurs politiques des États-Unis, un grave inconvénient dans l'élection
temporaire des juges par le peuple. Je ne sais si quelques juges
californiens ne se sont pas montrés quelquefois trop cléments afin
d'être réélus, ou n'ont pas cédé d'autres fois à des intimidations
menaçantes, comme dans les cas où les comités de vigilance ont dû
prendre leur place; mais j'ai entendu dire à San Francisco, même à des
commerçants français qui comptaient plusieurs années de séjour dans le
pays, qu'on était généralement satisfait de la manière dont la justice
était rendue. D'ailleurs, l'opinion publique a une telle force aux
États-Unis, qu'elle s'impose à tous les citoyens, et qu'un mauvais
jugement serait sévèrement censuré par elle.

Un article de la constitution californienne prévoit l'organisation de
la milice de l'État, véritable garde nationale prête à marcher dans
tout moment de péril, et laisse à la législature le soin d'établir une
loi sur le service militaire que tout citoyen doit à son État.

Un autre article de la constitution règle la façon dont l'État pourra
contracter une dette. Cet article impose des limites au pouvoir de la
législature de voter des emprunts, et dans certains cas appelle le
peuple en masse à se prononcer.

Un article spécial est ensuite consacré à cette grande question
d'intérêt public, qui n'est nulle part négligée aux États-Unis:
l'éducation de l'enfance. Un inspecteur de l'instruction publique est
nommé pour trois ans par le peuple. La législature doit encourager, par
tous les moyens convenables, tout ce qui peut exciter les améliorations
et les découvertes dans l'ordre intellectuel, moral, scientifique ou
agricole. Une partie du revenu ou de la vente des terres publiques
est réservée, comme dans tous les États de l'Union, à l'entretien des
écoles. La législature a encore développé ces heureuses dispositions.

Le mode d'amendement et de révision de la constitution est prévu
par un article _ad hoc_. Un autre article règle, sous le titre de
dispositions diverses, _miscellaneous provisions_, différentes
questions importantes. Ainsi, le premier paragraphe fixe le siége de la
prochaine session de la législature à San José, et non plus à Monterey.
On a transféré, depuis, la législature à Vallejo, à Benicia et à
Sacramento, où elle tient encore aujourd'hui ses séances. En déplaçant
ainsi, de temps en temps, le siége du parlement, aucune ville n'est la
capitale exclusive de l'État, et le mouvement qu'entraînent avec eux
les cent vingt députés ou sénateurs siégeant ensemble profite tour à
tour à différents centres, sans en favoriser aucun au détriment de tous
les autres. Cependant, on incline aujourd'hui à penser que ce système
n'était bon qu'à l'époque de la naissance du pays, et Sacramento paraît
devoir prendre le titre définitif de capitale de la Californie. On y
établit même un capitole. On sait que l'on décore de ce nom romain, aux
États-Unis, le lieu des séances de la législature de chaque État.

Un paragraphe particulier de la constitution défend le duel. Ceux qui
violeront cette prescription seront déchus du droit de suffrage, et
privés de leurs charges s'ils occupent un emploi public. Malgré ces
peines de déchéance, si sensibles pour tout Américain, on ne se bat pas
moins en duel en Californie, en comptant sur la clémence du jury.

Il y a eu, à San Francisco des duels nombreux, auxquels une partie de
la population a souvent assisté. Le scandale a quelquefois dépassé
toutes limites. Ainsi, en octobre 1859, le sénateur californien au
congrès de Washington, Broderick, et le juge à la cour suprême de
Californie, David Terry, le même que le comité de vigilance avait
failli pendre en 1856, se battaient dans un duel à mort devant plus de
cent spectateurs, et après avoir été une première fois dispersés par
les _constables_. Le duel eut lieu au pistolet, et Broderick succomba.
Terry, comme on s'y attendait, a été acquitté par le jury, après une
information dérisoire.

Un autre paragraphe de la constitution fixe la formule du serment pour
les sénateurs, les députés et les employés de l'État. Ils doivent
jurer de défendre la constitution des États-Unis et celle de l'État de
Californie, et de remplir fidèlement les devoirs de leur charge.

Le dernier article de la constitution marque les limites de l'État de
Californie.

A la suite, sous le titre d'appendice ou _schedule_, viennent certaines
dispositions applicables à l'état particulier où se trouvait alors le
pays. Il y est dit que la constitution sera soumise à l'approbation
du peuple. En outre, les deux sénateurs qui seront choisis par la
législature, ainsi que les députés qui seront nommés par le peuple pour
représenter la Californie au congrès des États-Unis, seront pourvus
de copies certifiées de la constitution, si elle est ratifiée par le
peuple. Ils les présenteront au congrès de Washington, lui demandant,
au nom du peuple de Californie, l'admission du nouvel État dans l'Union
américaine. Nous avons vu que cette admission fut prononcée par
l'_oncle Sam_ après mûre délibération. La Californie, trente et unième
État de l'Union, qui en compte aujourd'hui trente-six, eut dès lors le
droit d'appeler les autres États ses _sœurs_ (_state-sisters_), suivant
la curieuse dénomination en usage aux États-Unis.

J'ai cru devoir exposer avec quelque détail la constitution
californienne pour bien faire comprendre ce que sont les mœurs
politiques dans un nouvel État de l'Union. On pourra reprocher à cette
constitution un esprit démocratique trop prononcé; mais nous répondrons
qu'elle est encore observée aujourd'hui comme aux temps où elle a été
faite, et que personne ne songe à la violer. On objectera contre un
système électoral si largement organisé quelques cas particuliers de
fraudes, de corruptions ou même de compétitions par trop vives. Ces
objections sont fondées; mais quand le peuple est appelé en masse
dans ses comices, il n'y a pas lieu de s'étonner que quelques faits
fâcheux se produisent. Toujours est-il qu'à l'époque où l'on ne voyait
dans la Californie qu'une réunion d'aventuriers et de brigands, une
agglomération d'hommes sans gouvernement régulier, sans aucune loi
que la loi de Lynch, avec des juges siégeant armés du revolver, ce
pays offrait pourtant à l'Europe un bel exemple, que celle-ci ne
pouvait apprécier, parce qu'elle était trop loin, et surtout très-mal
informée. La Californie se donnait alors, sans secousse et sans bruit,
une constitution des plus libérales, et dont on peut déjà constater la
solidité.

Ce n'est pas que je veuille établir le moindre rapprochement entre
l'Amérique et l'Europe. Le parallèle n'est pas possible, et l'on ne
saurait comparer un peuple jeune, un peuple qui peut s'étendre partout,
parce que le terrain s'étend partout devant lui, à des peuples anciens,
condensés et agglomérés, auxquels l'air même manque quelquefois. Enfin,
on ne doit point chercher à opposer un peuple né d'hier et libre de
tout frein aux peuples de l'Europe, qui suivent les traditions de
leur histoire, et dont les mœurs et les coutumes diffèrent autant de
celles des Américains. On ne peut cependant nier que toutes les races
différentes qui se rencontrent en Californie ne s'accommodent très-bien
des institutions libérales qui y règnent, et l'on ne saurait oublier
non plus que ces mêmes institutions ont merveilleusement aidé aux
développements rapides de la colonisation de ce pays. C'est là un point
qu'il ne faut pas perdre de vue.




V

LA DÉMOCRATIE CALIFORNIENNE.


Il importe de ne point passer légèrement sur l'étude de la constitution
californienne. Des questions de ce genre n'intéressent pas seulement le
législateur, le politique et le philosophe, mais encore l'économiste,
et en général tout homme éclairé que préoccupent l'observation et la
connaissance des phénomènes sociaux. A quelque point de vue qu'on se
place pour la commenter, cette constitution peut offrir, même dans un
examen général, d'utiles enseignements, et dans tous les cas des faits
importants à discuter.

Nous voyons d'abord que tous les citoyens y sont égaux en droits
politiques, comme, du reste, dans les autres États de l'Union.
Ainsi, tous sont non-seulement aptes à voter, mais encore aptes à
être élus. Il est bien entendu qu'ici, et dans tout ce qui va suivre,
il n'est question que des citoyens de race blanche. L'exclusion des
races de couleur des droits politiques et presque des droits sociaux
est, d'ailleurs, le seul vice peut-être que présente la constitution
californienne; vice honteux à notre époque, il est vrai, honteux
surtout chez une grande république telle que l'Union. Mais tout a une
raison d'être, et je reviendrai sur ce fait, que nous regardons à bon
droit comme une tache pour les États-Unis.

Toutes les places se donnant à l'élection en Californie, il fallait,
pour que les diverses ambitions fussent tour à tour satisfaites, que
les heureux élus ne s'éternisassent pas dans leur charge. La courte
durée des emplois, deux ans en général, est l'un des principes qui
régissent cet État démocratique; mais le fonctionnaire sortant peut
d'ordinaire être réélu. Le peuple se voit à chaque instant, comme à
Athènes et dans l'ancienne Rome, appelé sur la place publique. Tout
le monde prend part au vote, sauf quelques rares abstentions, le plus
souvent forcées. Le dépouillement des scrutins est loin de présenter,
entre le nombre des votants et le nombre des électeurs inscrits, cette
effrayante disproportion qu'on remarque en France, et qui doit faire
croire à l'étranger que nous ne sommes pas encore mûrs pour la liberté
politique.

Dans les communes, le peuple nomme tous les officiers municipaux:
l'_assessor_, qui établit l'impôt; le _tax-collector_, qui le perçoit;
le _constable_, chargé de la police; le _recorder_ ou greffier, qui
rédige les actes de l'état civil; le _treasurer_ ou caissier, qui garde
les fonds communaux; le _judge of peace_ ou juge de paix, qui prononce
sur les différends entre les citoyens.

Dans les comtés, qui ont beaucoup d'analogie avec nos arrondissements
en France, le peuple nomme les membres des cours de justice: le
_district judge_, pour six ans; le _county judge_, pour quatre ans,
et les autres officiers des tribunaux pour deux ans: l'_attorney_
ou procureur, le _county clerck_ ou greffier, et le _sheriff_,
qui fait exécuter les arrêts. Le peuple nomme aussi pour deux ans
le _superintendent of common schools_, ou surveillant des écoles
communales; le _surveyor_, géomètre ou agent voyer du comté, chargé
de dresser le cadastre; les _supervisors_, ou inspecteurs du comté,
rappelant à la fois nos conseillers municipaux et d'arrondissement;
enfin, le _coroner_, chargé de constater les décès.

Le peuple élit aussi les députés et les sénateurs; les députés par
comtés, et les sénateurs par districts.

Enfin la population entière de l'État est appelée à nommer les
membres de la cour suprême, le chef du pouvoir exécutif, et avec
lui tous les officiers qui l'assistent dans ses fonctions, tels
que le vice-gouverneur, le secrétaire d'État, le _controller_,
sorte de ministre de l'intérieur; le _treasurer_, ou directeur des
finances; l'_attorney general_, ou procureur général; le _surveyor
general_, ou inspecteur des travaux publics; le _superintendent of
public instruction_, ou inspecteur de l'instruction publique; le
_quartermaster general_, ou adjudant général. Tous ces officiers
publics reçoivent de l'État un salaire qui ne dépasse pas en moyenne
3,000 dollars ou 15,000 francs par an, à part le gouverneur, qui est
payé 30,000 francs. En tenant compte des différences relatives de la
valeur de l'argent en Europe et en Californie, il faut encore diminuer
ces salaires de moitié, si on veut les comparer à ce qu'ils seraient,
par exemple, en France. Mais les États-Unis, on le sait, ne sont pas
prodigues pour les émoluments attachés aux emplois publics, et c'est
assez naturel dans une république si démocratique. Le président de
l'Union, placé à la tête d'un pays aussi grand que l'Europe, ne reçoit
que 125,000 francs par an pour tout traitement et indemnités. Dans
aucun État les employés ne sont astreints à l'uniforme, à part les
militaires, qui ne le portent que dans les parades, et jamais aucune
décoration, aucun privilége ne distinguent les fonctionnaires des
autres citoyens.

Quoi qu'on en ait pu dire, les diverses élections se font en Californie
d'une manière fort régulière. On n'y constate aucun de ces scandales
publics que la presse parisienne se plaît quelquefois à raconter, et
dont elle rend responsable le système électoral des États-Unis. S'il
y a parfois, sur toute l'étendue de l'Union, quelques incidents à
regretter, ils n'en sont pas moins fort rares. Ces désordres n'ont
éclaté que dans quelques villes, et de pareils faits ne se sont
jamais, du moins à ma connaissance, passés en Californie. Chacun y
fait valoir, dans les _meetings_ qui précèdent les élections, ses
titres à l'emploi qu'il demande. Chaque parti choisit le candidat
qu'il préfère; et si les voix semblent trop se diviser, plusieurs
partis se réunissent pour reporter tous leurs suffrages sur un candidat
commun. On pourrait peut-être citer quelques cas de corruption ou de
violence; mais la nature humaine est-elle infaillible? n'avons-nous pas
d'ailleurs nous-mêmes, dans des circonstances analogues, encouru les
mêmes reproches? et ne serait-ce pas ici le lieu de renvoyer ceux qui
attaquent toujours l'application du suffrage universel aux États-Unis
à certain passage bien connu de l'Évangile?

Il ne suffit pas à un peuple de jouir de l'égalité des droits
politiques, il faut encore que tous soient égaux dans les relations
journalières de la vie, et c'est ce qui constitue l'égalité sociale,
peut-être plus chère que la première au cœur des Américains. Sous ce
rapport, la Californie est des mieux partagées, et là, plus qu'en aucun
autre État de l'Union, toutes les classes sont nivelées. Il n'y a pas
de différences de rangs, de castes, pas d'esprit de corps enraciné. Le
niveau est si bien établi, que tous les mariages se font en dehors de
toute considération de position sociale. Ce n'est pas que je veuille
les louer tous, mais je me borne à constater un fait, et à l'opposer
à cette plaie hideuse des mariages d'argent qui ronge notre société
en France. On ne peut trouver parmi les citoyens américains aucun
domestique, et la classe des serviteurs se recrute exclusivement parmi
les nègres ou les étrangers. Quant à l'ouvrier américain, il se regarde
toujours comme l'égal de son patron, et même, renversant les rôles, il
ne consent à le servir que comme un client, et jamais comme un maître.
Il apporte toujours la plus grande dignité dans son travail, et pousse
le respect de sa personne jusqu'au soin de son costume, qui ne révèle
en rien un ouvrier à l'œil surpris de l'Européen.

Il n'y a dans les hôtels, dans les diligences, les chemins de fer,
qu'une seule espèce de place, et tous les voyageurs indistinctement
payent le même prix. Si l'on fait quelque faveur, c'est pour les dames
seulement. On leur réserve souvent, dans les hôtels et les bateaux à
vapeur, des salons séparés, meublés avec le plus grand luxe. Il est
beau de voir consacrés par l'usage ces égards délicats, ce respect
profond pour la femme. On a dit que les Américains agissaient ainsi,
non par galanterie, mais afin de se livrer plus facilement à tout
leur sans-gêne. Il n'en est pas moins vrai que les femmes se trouvent
très-bien de la réserve dont ils usent à leur égard, et qu'elles
s'embarquent bravement toutes seules pour un long voyage, même en
Californie, ce qu'assurément nos dames n'oseraient jamais faire en
France.

Les institutions de la Californie, comme celles des autres États de
l'Union, sont dominées par le principe de l'égalité, qui se retrouve
partout, aussi bien dans les lois relatives à l'impôt que dans celles
qui concernent l'instruction publique.

Tous les citoyens, de vingt et un à cinquante ans, doivent à l'État
le _poll-tax_, sorte de capitation ou cote personnelle, qui est en
Californie de 3 dollars ou 15 francs par tête. Il faut aussi payer
au comté le _road-tax_, ou prestation en nature pour l'entretien
des routes. Ce dernier impôt est de 3 à 4 dollars, ou se paye par
deux journées de travail. L'impôt foncier pèse, en outre, sur ceux
qui possèdent des valeurs mobilières ou immobilières taxables, et la
patente ou _license_ sur ceux qui exercent un état soumis à cette
contribution. L'impôt foncier est de 3 francs par 500 francs, soit 6
pour 1,000, de la valeur immobilière ou mobilière reconnue. L'impôt
du timbre, _stamp-tax_, frappe seulement les papiers de commerce et
les polices d'assurance. Aucun impôt, aucune redevance ne pèse sur
l'exploitation des mines et des placers, excepté le _mining-tax_, que
payent encore dans quelques comtés les mineurs étrangers. L'impôt des
passe-ports est inconnu, ainsi que celui des permis de chasse.

Quant à l'instruction primaire, elle est répartie uniformément, et
tous les citoyens apprennent à lire, à écrire et à calculer. On leur
explique aussi dans les écoles, outre la grammaire et l'orthographe,
un peu d'histoire et les rudiments des sciences. La religion est
d'ordinaire soigneusement écartée de l'enseignement scolaire, et c'est
aux parents qu'on laisse la charge de diriger l'éducation religieuse de
leurs enfants. Mais la liberté d'enseigner est complète. Ainsi tous les
professeurs, toutes les sectes peuvent fonder à leur gré des colléges
ou même des séminaires, et imposer leur système particulier à l'élève
qui entre dans un de ces établissements. Aucun monopole n'existe. Aucun
grade, aucune corporation universitaire ne sont reconnus par l'État.

Le léger bagage intellectuel dont on charge les jeunes citoyens leur
suffit pour remplir tous les emplois, même les plus élevés. On cite
avec orgueil en Californie le gouverneur Weller qui fut, dit-on,
autrefois charretier, et feu le sénateur Broderick, un ex-ouvrier
maçon, envoyé au congrès de Washington par ses compatriotes. Lincoln
n'a-t-il pas commencé aussi par être charpentier?

L'égalité civile et sociale la plus entière, avec les conséquences qui
en découlent naturellement, ne sont pas les seuls droits qui soient
garantis à tous en Californie. La liberté individuelle y est aussi
entourée de respect. Pas de prison pour dettes, et, pour ainsi dire,
pas de prison préventive, puisqu'on a la faculté de reprendre sa
liberté sous caution, quelle que soit la faute commise, pourvu que ce
ne soit pas un crime capital. Chacun a le droit d'être jugé par un jury
spécial. Chacun peut porter sur soi des armes pour sa défense ou pour
son agrément. La chasse est librement permise à tous; il en est de même
de la pêche. La tracasserie si gênante des passe-ports est inconnue
dans tous les États de l'Union. On peut en dire autant des visites
d'octroi, qui n'existent pas davantage.

La liberté la plus large est accordée aux transactions, et aucune
loi ne règle l'intérêt de l'argent, qui n'est pas, après tout, une
marchandise si différente des autres. Il n'y a non plus presque aucun
recours contre les faillites qui, dans ces pays de commerçants hardis,
prennent le nom d'affaires malheureuses. Il n'y a aucun monopole,
aucune corporation comme en France, pour les courtiers et les agents
de change, par exemple. Aucun corps n'a de priviléges exclusifs,
comme notre corps des ponts et chaussées et des mines. En matière
d'industrie, il y a liberté complète, et aucune loi restrictive
n'est apportée à l'exploitation des forêts, de la terre, des mines
ou des placers. Cette doctrine du _laissez faire, laissez passer_,
si critiquée chez nous, et si heureusement appliquée à l'industrie
californienne, a produit là-bas les plus merveilleux effets.

La liberté religieuse et la liberté de la presse sont non moins
pleinement exercées et garanties par la constitution, ainsi qu'on a
pu le voir. L'État ne salarie aucun culte, en les reconnaissant tous,
quels qu'ils soient; l'État n'a aucun journal officiel, et laisse
toutes les feuilles publiques paraître et circuler librement sans
timbre ni cautionnement. Dans chaque comté, l'administration des postes
va même jusqu'à transporter gratuitement tous les journaux qui s'y
publient.

Une conséquence immédiate de ces deux libertés de la chaire et de
la presse, a été de produire en Californie l'établissement d'une
foule d'Églises de toutes les sectes possibles, y compris celle de
Confucius et peut-être aussi celle de Bouddha, et la fondation d'une
infinité de journaux, politiques, commerciaux, industriels, agricoles,
scientifiques et littéraires. Leur nombre, leur format, les langues
diverses dans lesquelles ils sont rédigés, le soin même qu'on prend
de les bien imprimer, et sur un papier convenable, suivant la coutume
anglaise et américaine, étonneraient vivement la presse parisienne si
elle pouvait porter ses regards jusqu'à cet eldorado des journalistes.

Voilà bien des libertés, dira-t-on, et l'on nous croit déjà près
de la licence. La licence viendrait peut-être en d'autres pays,
mais aux États-Unis et même en Californie, il faut le reconnaître,
le tempérament froid et pratique de la race anglo-saxonne sait
ordinairement prévenir les excès. Qu'il y ait eu parfois quelques
troubles, qu'il y ait eu même quelques abus de pouvoir, c'est ce que
l'on ne peut nier; mais que l'on cite le lieu du monde où des faits
pareils et même pires ne se soient pas présentés. Quant à ceux qui
m'accuseront d'exagération ou d'enthousiasme, je leur répondrai que
je peins ce que j'ai vu, ce que j'ai mûrement examiné, et que je ne
me laisse entraîner ni par mon caprice, ni par le mirage poétique
d'institutions imaginaires.

La Californie, comme tous les États de l'Union, n'a aucune armée
permanente en temps de paix. On ne lève de troupes, dans les
États-Unis, que lorsque l'ennemi public menace la fédération. Au reste,
chaque citoyen de race blanche, jouissant d'une bonne constitution,
doit, de 18 à 45 ans, le service militaire à l'État dans lequel il
réside, et il a le devoir de marcher dès qu'il en est requis, à moins
d'être exempté par la loi. Tout se borne le plus souvent à figurer
parmi les membres d'une compagnie de volontaires faisant partie de la
milice, à avoir un uniforme et à parader de temps en temps. Ces soldats
improvisés rappellent un peu, par leurs cheveux longs, leurs favoris et
leurs faux cols, notre garde nationale parisienne, ou mieux encore les
volontaires anglais.

Bien qu'éloignée de plus de 1,200 lieues, par terre, de la capitale des
États-Unis, la Californie est gardée seulement par 15 à 1,800 soldats
de l'armée fédérale, la plupart étrangers enrôlés. Ils sont casernés
principalement dans les fortifications du port de San Francisco, et
dans les différents forts du pays, qui servent à tenir en respect les
Indiens. Si ces derniers deviennent trop remuants, on fait appel aux
volontaires, et l'on a vu ainsi la milice californienne se porter
quelquefois au secours des territoires et des États voisins ravagés
par les Peaux-Rouges. Quant à la Californie, elle ne songe nullement
à se séparer de la métropole. Grâce à cette heureuse combinaison
politique qui fait de chaque État de l'Union un gouvernement distinct,
absolument maître chez lui, cet État ne sent dès lors l'influence du
gouvernement fédéral que dans les cas d'intérêts généraux ou de défense
nationale, c'est-à-dire lorsque, livré à lui seul, il serait trop
faible pour réussir ou pour résister. Cette situation semble résumer
tous les avantages qu'on peut demander au système fédératif: elle donne
l'assurance de sa vitalité et de sa durée dans l'Amérique du Nord.

Le peuple américain, par suite des institutions libérales qui le
régissent, a acquis cette patience, ce sang-froid, ce respect religieux
de la loi qui conviennent à un peuple libre. Le type de l'Anglo-Saxon
n'a pas non plus disparu chez lui. La ténacité, la persistance dans
les vues, la hardiesse dans les entreprises, une habitude invétérée
de ne compter jamais que sur ses propres forces, enfin une résignation
stoïque opposée à tout événement difficile ou malheureux, sont autant
de traits distinctifs qui, parmi beaucoup d'autres, font aisément
reconnaître le citoyen de l'Union. Quant à l'esprit de religion et de
famille, à l'amour instinctif du foyer domestique ou du _home_, ces
sentiments se sont un peu effacés, il est vrai, surtout en Californie;
mais ils n'en existent pas moins à l'état latent dans le cœur de tout
Américain.

Celui-ci mêle peut-être à ses qualités un grand fond d'égoïsme et
un orgueil exagéré, qui, pour être généralement moins bruyant que
l'orgueil traditionnel des fils de la Castille, n'en est que plus
enraciné. Mais on ne doit pas lui contester une très-grande supériorité
de caractère, et c'est cette supériorité qui frappe tout d'abord
l'Européen arrivant pour la première fois aux États-Unis, fût-ce
même en Californie. Il y a bien, en particulier dans ce dernier
État, quelques coutumes fâcheuses qui font tache. L'Américain y est
quelquefois d'une rudesse et d'un sans-façon qui, chez les peuples
élégants et polis, seraient très-certainement hors de mise; San
Francisco d'ailleurs ne brigue pas l'honneur d'être appelé l'Athènes
du Pacifique, et se contente d'en être la reine, suivant le surnom
que les Américains lui ont donné. Il faut donc négliger les détails,
et ne pas oublier que ce ne sont encore que les institutions et les
mœurs politiques qu'on peut louer presque sans restriction chez ces
nations nouvelles. Le reste se fera plus tard: ne savons-nous pas
qu'un progrès en amène un autre? Le peuple américain est plein de séve
et de vie; jeune et vigoureux, il paraît se rajeunir encore à mesure
qu'il colonise de nouveaux déserts. Il serait à désirer que l'Amérique
espagnole eût prospéré comme sa puissante rivale. Mais elle se
décompose tous les jours et se perd dans des révolutions inextricables,
tandis que l'Anglo-Américain, calme et impassible, marche lentement,
et par des voies presque toujours sûres, à une conquête qui lui paraît
fatalement dévolue, celle de toute l'Amérique.




VI

L'OPPRESSION DES RACES DE COULEUR.


J'arrive au seul point délicat que soulève l'étude de la constitution
californienne, je veux dire l'oppression exercée contre les races de
couleur.

Bien que la Californie ne soit point un État à esclaves, bien que
l'esclavage soit aujourd'hui partout aboli dans l'Union, les races de
couleur sont proscrites en Californie, ou tout au moins poursuivies par
le mépris public, comme dans tous les États-Unis. L'individu de sang
blanc et sans nul mélange a seul droit au titre de citoyen. Le reste,
nègres, Indiens ou Chinois, n'est pas considéré comme faisant partie
de l'espèce humaine supérieure. La proscription s'étend plus loin, et
une seule goutte du sang de ces races condamnées suffit pour faire
d'un individu, dont les ancêtres étaient de race blanche, un véritable
paria. Privé naguère du droit de voter, il ne pouvait témoigner en
justice; il lui était même interdit de rien posséder. Il se trouvait
mis, en quelque sorte, hors la loi. Les emplois les plus vils lui
étaient seuls attribués.

Dans les États à esclaves, le nègre ne pouvait voyager avec le blanc,
même en omnibus, et ne devait en aucune occasion se rencontrer auprès
de lui, à table, au théâtre, à l'église. C'est tout au plus si on le
souffrait dans la rue. Quelques États libres, l'État de New-York, par
exemple, maintenaient ces distinctions honteuses pour l'humanité. En
Californie, les nègres sont également voués à l'animadversion publique,
mais ils y sont fort peu nombreux, et c'est aux Chinois que l'Américain
s'attaque de préférence. Tous les individus de race blanche, sans
distinction, ont le droit d'occuper un _claim_ ou portion de placer;
le Chinois seul ne peut posséder cette portion qu'en la louant ou
en l'achetant, et les conditions du marché sont le plus souvent
exorbitantes. Au seul Chinois on fait encore payer le _mining-tax_,
établi dans le principe sur tout mineur étranger. Cette espèce de
patente donnait le droit de travailler sur les placers. Dans quelques
comtés peu bienveillants, elle a été maintenue pour les Chinois au
taux, aujourd'hui fort onéreux, des premiers temps de l'exploitation,
soit à 4 dollars, ou un peu plus de 20 francs par mois.

Partout, en Californie, le Chinois est relégué dans des quartiers
séparés; on l'isole même entièrement, quand on peut, car il est indigne
de se mêler aux blancs. On l'accuse volontiers de tous les malheurs
publics, et surtout d'incendies et de vols. On le poursuit sans
relâche, on le dépossède, et bien souvent les lois sont impuissantes ou
inactives lorsqu'il s'agit de défendre le faible contre les injustices
du fort. Le Chinois donne cependant aux Californiens un bel exemple
de patience, de soumission et de travail. Il concourt aussi, pour
une très-large part, au bien-être industriel et commercial du pays.
Lui seul entreprend sur les placers certains travaux dont nul autre
ne se chargerait; lui seul vient fouiller le sable et glaner encore
un peu d'or sur des points réputés stériles ou trop pauvres par les
autres mineurs; mais on le violente avec acharnement, et, devant les
incessantes persécutions de ses oppresseurs, il quitte au plus tôt
une contrée si peu hospitalière. C'est ainsi que l'on voit s'arrêter
chaque jour en Californie l'immigration chinoise, qui eût pu rendre à
cet État les services les plus signalés.

Quelles que fussent les vertus utiles qui plaidaient en leur faveur,
les Chinois ont été, dès leur arrivée, l'objet constant de la
réprobation universelle. On a eu le courage d'invoquer contre eux
une infériorité relative d'intelligence, et l'on a défendu par cette
mauvaise raison les injustices plus que criantes dont on s'est rendu
coupable à leur égard.

Dès 1852, la législature de Californie faisait une loi pour prévenir
toute immigration ultérieure des races chinoises ou mongoliennes;
toutefois le gouverneur Bigler y opposa son _veto_, et la loi ne passa
pas. En 1858, la législature revint à la charge, et la loi fut alors
non-seulement votée par les deux Chambres, mais encore approuvée par
le gouverneur. Elle passa donc avec la sanction des deux pouvoirs,
législatif et exécutif: cependant, un nouvel échec l'attendait. Elle ne
tarda pas à être déclarée inconstitutionnelle par la cour suprême de
Californie, et dut être rapportée[14].

[Note 14: Il y a là, pour nous Européens, un fait politique
curieux; car il semble que lorsque le pouvoir législatif et le pouvoir
exécutif ont sanctionné une loi, le pouvoir judiciaire n'a plus qu'à
l'appliquer. Aux États-Unis il en est autrement. Si nous ouvrons, en
effet, le livre de Tocqueville: _de La Démocratie en Amérique_, nous
y lisons, tome I, chapitre VI, _du Pouvoir judiciaire_, etc..., les
lignes suivantes, qui méritent d'être méditées: «Lorsqu'on invoque,
devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime
contraire à la constitution, il peut refuser de l'appliquer. Ce pouvoir
est le seul qui soit particulier au magistrat américain; mais une
grande influence politique en découle.

«Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper
pendant longtemps à l'analyse judiciaire; car il en est bien peu qui ne
blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne puissent ou ne
doivent invoquer devant les tribunaux. Or, du jour où le juge refuse
d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à l'instant une partie de
sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont alors avertis qu'il existe
un moyen de se soustraire à l'obligation de lui obéir; les procès se
multiplient, et elle tombe dans l'impuissance. Il arrive alors l'une de
ces deux choses: le peuple change sa constitution, ou la législature
rapporte sa loi.

«Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir
politique; mais en les obligeant à n'attaquer les lois que par des
moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce
pouvoir...

«Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains
de prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois, forme encore une des
plus puissantes barrières qu'on ait jamais élevées contre la tyrannie
des assemblées politiques.»]

Depuis, les malheureux Chinois ont été victimes de nouvelles levées de
boucliers. On les a notamment accusés à plusieurs reprises de faire
baisser le taux des salaires en travaillant partout à prix réduits.

Il semble prouvé, en effet, que la plupart des Chinois, surtout ceux
qu'on nomme des _coolies_, sont de simples esclaves attachés à un
maître qui les a amenés en Californie. Ce maître les loue à d'autres
Chinois, ou les laisse libres de travailler à leur guise, moyennant
une faible redevance journalière.

La lutte entre les travailleurs chinois et les autres ouvriers
californiens sera d'ailleurs toujours à recommencer. Les Chinois se
contentent du plus modeste salaire; ce sont des ouvriers très-tenaces,
fort industrieux, et ils réussissent presque toujours là où d'autres
échouent. Il n'en faut certes pas davantage pour éveiller contre eux
la jalousie des autres travailleurs, surtout quand la concurrence
vient encore surexciter l'animosité de ceux-ci. Comme les Chinois
ont en outre le malheur d'être de race jaune, ils ont nécessairement
été sacrifiés ou le seront tôt ou tard à la race blanche, la seule à
laquelle reviennent tous les droits, d'après les principes américains.

Non contents de poursuivre les Chinois, les Américains ont aussi exercé
en Californie leur esprit de proscription contre les Indiens, les
premiers maîtres du pays. Les Peaux-Rouges ont dû céder tous les jours
du terrain devant ces hardis conquérants, qui, les jugeant incapables
d'entrer dans le grand courant de la civilisation, travaillent
désormais à les anéantir. Le sol, par une sorte de loi inexorable,
paraît ainsi destiné à devenir la propriété de celui-là seul qui peut
en tirer profit. Il semble que le progrès ne peut s'opérer qu'à l'aide
de certains sacrifices douloureux, malgré la sympathie, le plus souvent
inutile, qu'on accorde aux malheureux qui en sont les victimes.

Quand on réfléchit à la dure oppression que les Américains font peser
sur les races de couleur, n'y voit-on pas aussi une sorte de fatalité
qui semble avoir inévitablement voué celles-ci à un asservissement sans
retour?

On dirait qu'à la plus démocratique des républiques modernes il faut
des ilotes, comme autrefois à Sparte, des esclaves, comme à Athènes
et à Rome. Que la liberté du plus grand nombre, dans beaucoup d'États
du nouveau monde, ne puisse marcher sans l'esclavage de quelques-uns,
n'est-ce pas là un grave sujet de méditations? Les républiques
espagnoles elles-mêmes ne sont pas exemptes du préjugé américain. Bien
qu'on s'y soit allié souvent autrefois, et qu'on s'y allie encore
aujourd'hui, aux races nègre et indienne, on n'en professe pas moins
un profond mépris pour ces races, et les hommes de _sangre azul_ ou de
sang bleu, suivant l'expression espagnole, y sont toujours les plus
honorés.

Dans la destruction graduelle des Indiens par les Américains, il y a
comme le doigt de Dieu. Si les colonies espagnoles sont si dégénérées
aujourd'hui, c'est peut-être, et elles le sentent instinctivement,
parce qu'elles ont mêlé leur sang avec celui des aborigènes. Il est
fâcheux toutefois qu'un pays libre comme l'Union, qu'une généreuse
république qui admet si noblement et si fraternellement tous les
étrangers dans son sein, ait reçu de la nature la triste mission
d'opprimer, et, suivant les cas, de proscrire, et même d'anéantir les
races de couleur. Les Américains obéissent aveuglément à ce qu'ils
croient leur devoir et leur droit, et l'on ne saurait exercer ce droit
avec un plus grand sang-froid et une plus suprême impassibilité. Mais
aussi ils savent que ce n'est qu'à ce prix qu'ils pourront faire
utilement la conquête des deux Amériques. L'aigle américaine, qui
étend déjà ses serres sur tant de pays divers, doit les étendre encore
davantage, et la devise: _E pluribus unum_ groupera encore bien des
provinces sous la bannière des États-Unis. La doctrine de Monroë, si
hautement proclamée par tous les présidents de la république dans leurs
messages annuels, ne dit-elle pas nettement que l'_Amérique appartient
aux Américains_, et qu'eux seuls ont voix dans leurs affaires? et qui
appelle-t-on aujourd'hui Américains, si ce n'est les citoyens seuls
de l'Union? Les républiques espagnoles, qui offrent presque toutes
le triste spectacle de dissensions intestines sans fin, et d'une
décomposition sociale évidente, ne marcheront au progrès et à la
civilisation que lorsqu'elles seront tombées, au moins jusqu'à Panama,
au pouvoir des Américains. Le Mexique a déjà laissé à ceux-ci plusieurs
lambeaux de son vaste territoire.

Que serait aujourd'hui la Californie, même avec la découverte de l'or,
si elle fût demeurée aux mains inhabiles de ses premiers possesseurs?


FIN.




TABLE DES MATIÈRES


  PRÉFACE                                        III


  LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES.

  I. La Reine des lacs                             1
  II. Le Missouri                                 14
  III. Le pays des hautes herbes                  26
  IV. La diligence transcontinentale              38
  V. La cité des plaines                          49
  VI. Les fondateurs du Colorado                  63
  VII. Les mineurs des Montagnes-Rocheuses        71
  VIII. L'or et l'argent                          85
  IX. La naissance d'une ville                    97
  X. Les soldats du désert                       112
  XI. Une caravane                               126
  XII. Le fort Laramie                           143
  XIII. Un village Sioux                         152
  XIV. Montagnards, trappeurs et traitants       165
  XV. Le grand conseil des Corbeaux              171
  XVI. Monéka, la perle des prairies             208
  XVII. Les sauvages                             217
  XVIII. La question indienne                    228
  XIX. L'émancipation des femmes                 250
  XX. La ville impériale                         263
  XXI. Le peuple américain                       276


  LES COLONS DU PACIFIQUE.

  I. La découverte de l'or en Californie         283
  II. L'arrivée des émigrants                    290
  III. Les premiers temps de San Francisco       297
  IV. L'établissement d'une constitution         319
  V. La démocratie californienne                 338
  VI. L'oppression des races de couleur          353

PARIS.--IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND-OUEST DES ÉTATS-UNIS ***


    

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