Vingt Mille Lieues Sous Les Mers — Part 1

By Jules Verne

Project Gutenberg's 20000 Lieues sous les mers (première partie), by Jules Verne

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Title: 20000 Lieues sous les mers (première partie)

Author: Jules Verne

Posting Date: December 25, 2011 [EBook #5095]
Release Date: February, 2004
[This file was first posted on April 24, 2002]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK 20000 LIEUES SOUS LES MERS - PREMIÈRE PARTIE ***




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                       20000 Lieues sous les mers

                              JULES VERNE
                          VINGT MILLE LIEUES
                                  SOUS
                                LES MERS
                              ILLUSTRE DE
                      111 DESSINS PAR DE NEUVILLI
                              BIBLIOTHEQUE
                      D'EDUCATION ET DE RECREATION
                     J. HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB
                                  PARIS

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                           TABLE DES MATIÈRES

                             PREMIÈRE PARTIE


              I       Un écueil fuyant

              II      Le pour et le contre

              III     Comme il plaira à monsieur

              IV      Ned Land

              V       À l'aventure !

              VI      À toute vapeur

              VII     Une baleine d'espèce inconnue

              VIII    _Mobilis in mobile_

              IX      Les colères de Ned Land

              X       L'homme des eaux

              XI      Le _Nautilus_

              XII     Tout par l'électricité

              XIII    Quelques chiffres

              XIV     Le Fleuve-Noir

              XV      Une invitation par lettre

              XVI     Promenade en plaine

              XVII    Une forêt sous-marine

              XVIII   Quatre mille lieues sous le Pacifique

              XIX     Vanikoro

              XX      Le détroit de Torrès

              XXI     Quelques jours à terre

              XXII    La foudre du capitaine Nemo

              XXIII   _Ægri somnia_

              XXIV    Le royaume du corail

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                           VINGT MILLE LIEUES
                                  SOUS
                                LES MERS

                        TOUR DU MONDE SOUS MARIN

                            (Premier partie)

                                    I

                            UN ÉCUEIL FUYANT

L'année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomène
inexpliqué et inexplicable que personne n'a sans doute oublié. Sans
parler des rumeurs qui agitaient les populations des ports et
surexcitaient l'esprit public à l'intérieur des continents les gens de
mer furent particulièrement émus. Les négociants, armateurs, capitaines
de navires, skippers et masters de l'Europe et de l'Amérique, officiers
des marines militaires de tous pays, et, après eux, les gouvernements
des divers États des deux continents, se préoccupèrent de ce fait au
plus haut point.

En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s'étaient rencontrés
sur mer avec « une chose énorme » un objet long, fusiforme, parfois
phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu'une baleine.

Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux divers livres de
bord, s'accordaient assez exactement sur la structure de l'objet ou de
l'être en question, la vitesse inouïe de ses mouvements, la puissance
surprenante de sa locomotion, la vie particulière dont il semblait
doué. Si c'était un cétacé, il surpassait en volume tous ceux que la
science avait classés jusqu'alors. Ni Cuvier, ni Lacépède, ni M.
Dumeril, ni M. de Quatrefages n'eussent admis l'existence d'un tel
monstre -- à moins de l'avoir vu, ce qui s'appelle vu de leurs propres
yeux de savants.

A prendre la moyenne des observations faites à diverses reprises -- en
rejetant les évaluations timides qui assignaient à cet objet une
longueur de deux cents pieds et en repoussant les opinions exagérées
qui le disaient large d'un mille et long de trois -- on pouvait
affirmer, cependant, que cet être phénoménal dépassait de beaucoup
toutes les dimensions admises jusqu'à ce jour par les ichtyologistes --
s'il existait toutefois.

Or, il existait, le fait en lui-même n'était plus niable, et, avec ce
penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra
l'émotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle
apparition. Quant à la rejeter au rang des fables, il fallait y
renoncer.

En effet, le 20 juillet 1866, le steamer _Governor-Higginson_, de
Calcutta and Burnach steam navigation Company, avait rencontré cette
masse mouvante à cinq milles dans l'est des côtes de l'Australie. Le
capitaine Baker se crut, tout d'abord, en présence d'un écueil inconnu
; il se disposait même à en déterminer la situation exacte, quand deux
colonnes d'eau, projetées par l'inexplicable objet, s'élancèrent en
sifflant à cent cinquante pieds dans l'air. Donc, à moins que cet
écueil ne fût soumis aux expansions intermittentes d'un geyser, le
_Governor-Higginson_ avait affaire bel et bien à quelque mammifère
aquatique, inconnu jusque-là, qui rejetait par ses évents des colonnes
d'eau, mélangées d'air et de vapeur.

Pareil fait fut également observé le 23 juillet de la même année, dans
les mers du Pacifique, par le _Cristobal-Colon_, de West India and
Pacific steam navigation Company. Donc, ce cétacé extraordinaire
pouvait se transporter d'un endroit à un autre avec une vélocité
surprenante, puisque à trois jours d'intervalle, le
_Governor-Higginson_ et le _Cristobal-Colon_ l'avaient observé en deux
points de la carte séparés par une distance de plus de sept cents
lieues marines. Quinze jours plus tard, à deux mille lieues de là
l'_Helvetia_, de la Compagnie Nationale, et le _Shannon_, du
Royal-Mail, marchant à contrebord dans cette portion de l'Atlantique
comprise entre les États-Unis et l'Europe, se signalèrent
respectivement le monstre par 42°15' de latitude nord, et 60°35' de
longitude à l'ouest du méridien de Greenwich. Dans cette observation
simultanée, on crut pouvoir évaluer la longueur minimum du mammifère à
plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le _Shannon_ et
l'_Helvetia_ étaient de dimension inférieure à lui, bien qu'ils
mesurassent cent mètres de l'étrave à l'étambot. Or, les plus vastes
baleines, celles qui fréquentent les parages des îles Aléoutiennes, le
Kulammak et l'Umgullick, n'ont jamais dépassé la longueur de
cinquante-six mètres, -- si même elles l'atteignent.

Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvelles observations faites à
bord du transatlantique le _Pereire_, un abordage entre l'_Etna_, de la
ligne Inman, et le monstre, un procès-verbal dressé par les officiers
de la frégate française la _Normandie_, un très sérieux relèvement
obtenu par l'état-major du commodore Fitz-James à bord du _Lord-Clyde_,
émurent profondément l'opinion publique. Dans les pays d'humeur légère,
on plaisanta le phénomène, mais les pays graves et pratiques,
l'Angleterre, l'Amérique, l'Allemagne, s'en préoccupèrent vivement.

Partout dans les grands centres, le monstre devint à la mode ; on le
chanta dans les cafés, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur
les théâtres. Les canards eurent là une belle occasion de pondre des
oeufs de toute couleur. On vit réapparaître dans les journaux -- à
court de copie -- tous les êtres imaginaires et gigantesques, depuis la
baleine blanche, le terrible « Moby Dick » des régions hyperboréennes,
jusqu'au Kraken démesuré, dont les tentacules peuvent enlacer un
bâtiment de cinq cents tonneaux et l'entraîner dans les abîmes de
l'Océan. On reproduisit même les procès-verbaux des temps anciens les
opinions d'Aristote et de Pline, qui admettaient l'existence de ces
monstres, puis les récits norvégiens de l'évêque Pontoppidan, les
relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harrington, dont
la bonne foi ne peut être soupçonnée, quand il affirme avoir vu, étant
à bord du _Castillan_, en 1857, cet énorme serpent qui n'avait jamais
fréquenté jusqu'alors que les mers de l'ancien _Constitutionnel_.

Alors éclata l'interminable polémique des crédules et des incrédules
dans les sociétés savantes et les journaux scientifiques. La « question
du monstre » enflamma les esprits. Les journalistes, qui font
profession de science en lutte avec ceux qui font profession d'esprit,
versèrent des flots d'encre pendant cette mémorable campagne ;
quelques-uns même, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de
mer, ils en vinrent aux personnalités les plus offensantes.

Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux
articles de fond de l'Institut géographique du Brésil, de l'Académie
royale des sciences de Berlin, de l'Association Britannique, de
l'Institution Smithsonnienne de Washington, aux discussions du _The
Indian Archipelago_, du _Cosmos_ de l'abbé Moigno, des _Mittheilungen_
de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la
France et de l'étranger, la petite presse ripostait avec une verve
intarissable. Ses spirituels écrivains parodiant un mot de Linné, cité
par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que « la nature ne
faisait pas de sots », et ils adjurèrent leurs contemporains de ne
point donner un démenti à la nature, en admettant l'existence des
Krakens, des serpents de mer, des « Moby Dick », et autres
élucubrations de marins en délire. Enfin, dans un article d'un journal
satirique très redouté, le plus aimé de ses rédacteurs, brochant sur le
tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et
l'acheva au milieu d'un éclat de rire universel. L'esprit avait vaincu
la science.

Pendant les premiers mois de l'année 1867, la question parut être
enterrée, et elle ne semblait pas devoir renaître, quand de nouveaux
faits furent portés à la connaissance du public. Il ne s'agit plus
alors d'un problème scientifique à résoudre, mais bien d'un danger réel
sérieux à éviter. La question prit une tout autre face. Le monstre
redevint îlot, rocher, écueil, mais écueil fuyant, indéterminable,
insaisissable.

Le 5 mars 1867, le _Moravian_, de Montréal Océan Company, se trouvant
pendant la nuit par 27°30' de latitude et 72°15' de longitude, heurta
de sa hanche de tribord un roc qu'aucune carte ne marquait dans ces
parages. Sous l'effort combiné du vent et de ses quatre cents
chevaux-vapeur, il marchait à la vitesse de treize noeuds. Nul doute
que sans la qualité supérieure de sa coque, le _Moravian_, ouvert au
choc, ne se fût englouti avec les deux cent trente-sept passagers qu'il
ramenait du Canada.

L'accident était arrivé vers cinq heures du matin, lorsque le jour
commençait à poindre. Les officiers de quart se précipitèrent à
l'arrière du bâtiment. Ils examinèrent l'Océan avec la plus scrupuleuse
attention. Ils ne virent rien, si ce n'est un fort remous qui brisait à
trois encablures, comme si les nappes liquides eussent été violemment
battues. Le relèvement du lieu fut exactement pris, et le _Moravian_
continua sa route sans avaries apparentes. Avait-il heurté une roche
sous-marine, ou quelque énorme épave d'un naufrage ? On ne put le
savoir ; mais, examen fait de sa carène dans les bassins de radoub, il
fut reconnu qu'une partie de la quille avait été brisée.

Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût peut-être été oublié comme
tant d'autres, si, trois semaines après, il ne se fût reproduit dans
des conditions identiques. Seulement, grâce à la nationalité du navire
victime de ce nouvel abordage, grâce à la réputation de la Compagnie à
laquelle ce navire appartenait, l'événement eut un retentissement
immense.

Personne n'ignore le nom du célèbre armateur anglais Cunard. Cet
intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre
Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et à roues d'une force
de quatre cents chevaux, et d'une jauge de onze cent soixante-deux
tonneaux. Huit ans après, le matériel de la Compagnie s'accroissait de
quatre navires de six cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt
tonnes, et, deux ans plus tard, de deux autres bâtiments supérieurs en
puissance et en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le
privilège pour le transport des dépêches venait d'être renouvelé,
ajouta successivement à son matériel l'_Arabia_, le _Persia_, le
_China_, le _Scotia_, le _Java_, le _Russia_, tous navires de première
marche, et les plus vastes qui, après le _Great-Eastern_, eussent
jamais sillonné les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédait
douze navires, dont huit à roues et quatre à hélices.

Si je donne ces détails très succincts, c'est afin que chacun sache
bien quelle est l'importance de cette compagnie de transports
maritimes, connue du monde entier pour son intelligente gestion. Nulle
entreprise de navigation transocéanienne n'a été conduite avec plus
d'habileté ; nulle affaire n'a été couronnée de plus de succès. Depuis
vingt-six ans, les navires Cunard ont traversé deux mille fois
l'Atlantique, et jamais un voyage n'a été manqué, jamais un retard n'a
eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un bâtiment n'ont été
perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgré la
concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de
préférence à toute autre, ainsi qu'il appert d'un relevé fait sur les
documents officiels des dernières années. Ceci dit, personne ne
s'étonnera du retentissement que provoqua l'accident arrivé à l'un de
ses plus beaux steamers.

Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise maniable, le _Scotia_ se
trouvait par 15°12' de longitude et 45°37' de latitude. Il marchait
avec une vitesse de treize noeuds quarante-trois centièmes sous la
poussée de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec
une régularité parfaite. Son tirant d'eau était alors de six mètres
soixante-dix centimètres, et son déplacement de six mille six cent
vingt-quatre mètres cubes.

A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des
passagers réunis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme,
se produisit sur la coque du _Scotia_, par sa hanche et un peu en
arrière de la roue de bâbord.

Le _Scotia_ n'avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôt par un
instrument tranchant ou perforant que contondant. L'abordage avait
semblé si léger que personne ne s'en fût inquiété à bord, sans le cri
des caliers qui remontèrent sur le pont en s'écriant :

« Nous coulons ! nous coulons ! »

Tout d'abord, les passagers furent très effrayés ; mais le capitaine
Anderson se hâta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait être
imminent. Le _Scotia_, divisé en sept compartiments par des cloisons
étanches, devait braver impunément une voie d'eau.

Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans la cale. Il reconnut
que le cinquième compartiment avait été envahi par la mer, et la
rapidité de l'envahissement prouvait que la voie d'eau était
considérable. Fort heureusement, ce compartiment ne renfermait pas les
chaudières, car les feux se fussent subitement éteints.

Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l'un des matelots
plongea pour reconnaître l'avarie. Quelques instants après, on
constatait l'existence d'un trou large de deux mètres dans la carène du
steamer. Une telle voie d'eau ne pouvait être aveuglée, et le _Scotia_,
ses roues à demi noyées, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait
alors à trois cent mille du cap Clear, et après trois jours d'un retard
qui inquiéta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la
Compagnie.

Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du _Scotia_, qui fut mis
en cale sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deux mètres et
demi au-dessous de la flottaison s'ouvrait une déchirure régulière, en
forme de triangle isocèle. La cassure de la tôle était d'une netteté
parfaite, et elle n'eût pas été frappée plus sûrement à
l'emporte-pièce. Il fallait donc que l'outil perforant qui l'avait
produite fût d'une trempe peu commune -- et après avoir été lancé avec
une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tôle de quatre
centimètres, il avait dû se retirer de lui-même par un mouvement
rétrograde et vraiment inexplicable.

Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à
nouveau l'opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres
maritimes qui n'avaient pas de cause déterminée furent mis sur le
compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilité de
tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considérable ;
car sur trois mille navires dont la perte est annuellement relevée au
Bureau-Veritas, le chiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés
perdus corps et biens par suite d'absence de nouvelles, ne s'élève pas
à moins de deux cents !

Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou injustement, fut accusé de
leur disparition, et, grâce à lui, les communications entre les divers
continents devenant de plus en plus dangereuses, le public se déclara
et demanda catégoriquement que les mers fussent enfin débarrassées et à
tout prix de ce formidable cétacé.

                                   II

                          LE POUR ET LE CONTRE

A l'époque où ces événements se produisirent, je revenais d'une
exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du
Nebraska, aux États-Unis. En ma qualité de professeur-suppléant au
Muséum d'histoire naturelle de Paris, le gouvernement français m'avait
joint à cette expédition. Après six mois passés dans le Nebraska,
chargé de précieuses collections, j'arrivai à New York vers la fin de
mars. Mon départ pour la France était fixé aux premiers jours de mai.
Je m'occupais donc, en attendant, de classer mes richesses
minéralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l'incident du
_Scotia_.

J'étais parfaitement au courant de la question à l'ordre du jour, et
comment ne l'aurais-je pas été ? J'avais lu et relu tous les journaux
américains et européens sans être plus avancé. Ce mystère m'intriguait.
Dans l'impossibilité de me former une opinion, je flottais d'un extrême
à l'autre. Qu'il y eut quelque chose, cela ne pouvait être douteux, et
les incrédules étaient invités à mettre le doigt sur la plaie du
_Scotia_.

A mon arrivée à New York, la question brûlait. L'hypothèse de l'îlot
flottant, de l'écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu
compétents, était absolument abandonnée. Et, en effet, à moins que cet
écueil n'eût une machine dans le ventre, comment pouvait-il se déplacer
avec une rapidité si prodigieuse ?

De même fut repoussée l'existence d'une coque flottante, d'une énorme
épave, et toujours à cause de la rapidité du déplacement.

Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui créaient
deux clans très distincts de partisans : d'un côté, ceux qui tenaient
pour un monstre d'une force colossale ; de l'autre, ceux qui tenaient
pour un bateau « sous-marin » d'une extrême puissance motrice.

Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne put résister
aux enquêtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu'un simple
particulier eût à sa disposition un tel engin mécanique, c'était peu
probable. Où et quand l'eut-il fait construire, et comment aurait-il
tenu cette construction secrète ?

Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareille machine
destructive, et, en ces temps désastreux où l'homme s'ingénie à
multiplier la puissance des armes de guerre, il était possible qu'un
État essayât à l'insu des autres ce formidable engin. Après les
chassepots, les torpilles, après les torpilles, les béliers
sous-marins, puis la réaction. Du moins, je l'espère.

Mais l'hypothèse d'une machine de guerre tomba encore devant la
déclaration des gouvernements. Comme il s'agissait là d'un intérêt
public, puisque les communications transocéaniennes en souffraient, la
franchise des gouvernements ne pouvait être mise en doute. D'ailleurs,
comment admettre que la construction de ce bateau sous-marin eût
échappé aux yeux du public ? Garder le secret dans ces circonstances
est très difficile pour un particulier, et certainement impossible pour
un Etat dont tous les actes sont obstinément surveillés par les
puissances rivales.

Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, en Russie, en
Prusse, en Espagne, en Italie, en Amérique, voire même en Turquie,
l'hypothèse d'un Monitor sous-marin fut définitivement rejetée.

A mon arrivée à New York, plusieurs personnes m'avaient fait l'honneur
de me consulter sur le phénomène en question. J'avais publié en France
un ouvrage in-quarto en deux volumes intitulé : _Les Mystères des
grands fonds sous-marins_. Ce livre, particulièrement goûté du monde
savant, faisait de moi un spécialiste dans cette partie assez obscure
de l'histoire naturelle. Mon avis me fut demandé. Tant que je pus nier
du fait, je me renfermai dans une absolue négation. Mais bientôt, collé
au mur, je dus m'expliquer catégoriquement. Et même, « l'honorable
Pierre Aronnax, professeur au Muséum de Paris », fut mis en demeure par
le _New York-Herald_ de formuler une opinion quelconque.

Je m'exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la
question sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et
je donne ici un extrait d'un article très nourri que je publiai dans le
numéro du 30 avril.

« Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné une à une les diverses
hypothèses, toute autre supposition étant rejetée, il faut
nécessairement admettre l'existence d'un animal marin d'une puissance
excessive.

« Les grandes profondeurs de l'Océan nous sont totalement inconnues. La
sonde n'a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés ?
Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze milles
au-dessous de la surface des eaux ? Quel est l'organisme de ces animaux
? On saurait à peine le conjecturer.

« Cependant, la solution du problème qui m'est soumis peut affecter la
forme du dilemme.

« Ou nous connaissons toutes les variétés d'êtres qui peuplent notre
planète, ou nous ne les connaissons pas.

« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des
secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que
d'admettre l'existence de poissons ou de cétacés, d'espèces ou même de
genres nouveaux, d'une organisation essentiellement « fondrière », qui
habitent les couches inaccessibles à la sonde, et qu'un événement
quelconque, une fantaisie, un caprice, si l'on veut, ramène à de longs
intervalles vers le niveau supérieur de l'Océan.

« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espèces vivantes, il
faut nécessairement chercher l'animal en question parmi les êtres
marins déjà catalogués, et dans ce cas, je serai disposé à admettre
l'existence d'un _Narwal géant_.

« Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur de
soixante pieds. Quintuplez, décuplez même cette dimension, donnez à ce
cétacé une force proportionnelle à sa taille, accroissez ses armes
offensives, et vous obtenez l'animal voulu. Il aura les proportions
déterminées par les Officiers du _Shannon_, l'instrument exigé par la
perforation du _Scotia_, et la puissance nécessaire pour entamer la
coque d'un steamer.

« En effet, le narwal est armé d'une sorte d'épée d'ivoire, d'une
hallebarde, suivant l'expression de certains naturalistes. C'est une
dent principale qui a la dureté de l'acier. On a trouvé quelques-unes
de ces dents implantées dans le corps des baleines que le narwal
attaque toujours avec succès. D'autres ont été arrachées, non sans
peine, de carènes de vaisseaux qu'elles avaient percées d'outre en
outre, comme un foret perce un tonneau. Le musée de la Faculté de
médecine de Paris possède une de ces défenses longue de deux mètres
vingt-cinq centimètres, et large de quarante-huit centimètres à sa base
!

« Eh bien ! supposez l'arme dix fois plus forte, et l'animal dix fois
plus puissant, lancez-le avec une rapidité de vingt milles à l'heure,
multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de
produire la catastrophe demandée.

« Donc, jusqu'à plus amples informations, j'opinerais pour une licorne
de mer, de dimensions colossales, armée, non plus d'une hallebarde,
mais d'un véritable éperon comme les frégates cuirassées ou les « rams
» de guerre, dont elle aurait à la fois la masse et la puissance
motrice.

« Ainsi s'expliquerait ce phénomène inexplicable -- à moins qu'il n'y
ait rien, en dépit de ce qu'on a entrevu, vu, senti et ressenti -- ce
qui est encore possible ! »

Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part ; mais je voulais
jusqu'à un certain point couvrir ma dignité de professeur, et ne pas
trop prêter à rire aux Américains, qui rient bien, quand ils rient. Je
me réservais une échappatoire. Au fond, j'admettais l'existence du «
monstre ».

Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut un grand
retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution
qu'il proposait, d'ailleurs, laissait libre carrière à l'imagination.
L'esprit humain se plaît à ces conceptions grandioses d'êtres
surnaturels. Or la mer est précisément leur meilleur véhicule, le seul
milieu où ces géants près desquels les animaux terrestres, éléphants ou
rhinocéros, ne sont que des nains -- puissent se produire et se
développer. Les masses liquides transportent les plus grandes espèces
connues de mammifères, et peut-être recèlent-elles des mollusques d'une
incomparable taille, des crustacés effrayants à contempler, tels que
seraient des homards de cent mètres ou des crabes pesant deux cents
tonnes ! Pourquoi nous ? Autrefois, les animaux terrestres,
contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes, les
quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient construits sur des
gabarits gigantesques. Le Créateur les avait jetés dans un moule
colossal que le temps a réduit peu à peu. Pourquoi la mer, dans ses
profondeurs ignorées, n'aurait-elle pas gardé ces vastes échantillons
de la vie d'un autre âge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le
noyau terrestre change presque incessamment ? Pourquoi ne
cacherait-elle pas dans son sein les dernières variétés de ces espèces
titanesques, dont les années sont des siècles, et les siècles des
millénaires ?

Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu'il ne m'appartient plus
d'entretenir ! Trêve à ces chimères que le temps a changées pour moi en
réalités terribles. Je le répète, l'opinion se fit alors sur la nature
du phénomène, et le public admit sans conteste l'existence d'un être
prodigieux qui n'avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.

Mais si les uns ne virent là qu'un problème purement scientifique à
résoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amérique et en
Angleterre, furent d'avis de purger l'Océan de ce redoutable monstre,
afin de rassurer les communications transocéaniennes. Les journaux
industriels et commerciaux traitèrent la question principalement à ce
point de vue. La _Shipping and Mercantile Gazette_, le _Lloyd_, le
_Paquebot_, la _Revue maritime et coloniale_, toutes les feuilles
dévouées aux Compagnies d'assurances qui menaçaient d'élever le taux de
leurs primes, furent unanimes sur ce point.

L'opinion publique s'étant prononcée, les États de l'Union se
déclarèrent les premiers. On fit à New York les préparatifs d'une
expédition destinée à poursuivre le narwal. Une frégate de grande
marche l'_Abraham-Lincoln_, se mit en mesure de prendre la mer au plus
tôt. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa
activement l'armement de sa frégate.

Précisément, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l'on se
fut décidé à poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant
deux mois, personne n'en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra.
Il semblait que cette Licorne eût connaissance des complots qui se
tramaient contre elle. On en avait tant causé, et même par le câble
transatlantique ! Aussi les plaisants prétendaient-ils que cette fine
mouche avait arrêté au passage quelque télégramme dont elle faisait
maintenant son profit.

Donc, la frégate armée pour une campagne lointaine et pourvue de
formidables engins de pêche, on ne savait plus où la diriger. Et
l'impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu'un
steamer de la ligne de San Francisco de Californie à Shangaï avait revu
l'animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du
Pacifique.

L'émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n'accorda pas
vingt-quatre heures de répit au commandant Farragut. Ses vivres étaient
embarques. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait
à son rôle d'équipage. Il n'avait qu'à allumer ses fourneaux, à
chauffer, à démarrer ! On ne lui eût pas pardonné une demi-journée de
retard ! D'ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu'à partir.

Trois heures avant que l'Abraham-Lincoln ne quittât la _pier_ de
Brooklyn, je reçus une lettre libellée en ces termes :

     _Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris, Fifth
     Avenue hotel._

     _New York._

     « _Monsieur,_

     _Si vous voulez vous joindre à l'expédition de
     l'_Abraham-Lincoln_, le gouvernement de l'Union verra avec
     plaisir que la France soit représentée par vous dans cette
     entreprise. Le commandant Farragut tient une cabine à votre
     disposition._

     _Très cordialement, votre_
     J.-B. HOBSON,
     _Secrétaire de la marine._ »

                                  III

                       COMME IL PLAIRA À MONSIEUR

Trois secondes avant l'arrivée de la lettre de J.-B. Hobson, je ne
songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu'à tenter le passage du
nord-ouest. Trois secondes après avoir lu la lettre de l'honorable
secrétaire de la marine, je comprenais enfin que ma véritable vocation,
l'unique but de ma vie, était de chasser ce monstre inquiétant et d'en
purger le monde.

Cependant, je revenais d'un pénible voyage, fatigué, avide de repos. Je
n'aspirais plus qu'à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du
Jardin des Plantes, mes chères et précieuses collections ! Mais rien ne
put me retenir. J'oubliai tout, fatigues, amis, collections, et
j'acceptai sans plus de réflexions l'offre du gouvernement américain.

« D'ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène en Europe, et la Licorne
sera assez aimable pour m'entraîner vers les côtes de France ! Ce digne
animal se laissera prendre dans les mers d'Europe -- pour mon agrément
personnel -- et je ne veux pas rapporter moins d'un demi mètre de sa
hallebarde d'ivoire au Muséum d'histoire naturelle. »

Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de
l'océan Pacifique ; ce qui, pour revenir en France, était prendre le
chemin des antipodes.

« Conseil ! » criai-je d'une voix impatiente.

Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué qui m'accompagnait dans
tous mes voyages ; un brave Flamand que j'aimais et qui me le rendait
bien, un être phlegmatique par nature, régulier par principe, zélé par
habitude, s'étonnant peu des surprises de la vie, très adroit de ses
mains, apte à tout service, et, en dépit de son nom, ne donnant jamais
de conseils -- même quand on ne lui en demandait pas.

A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes,
Conseil en était venu à savoir quelque chose. J'avais en lui un
spécialiste, très ferré sur la classification en histoire naturelle,
parcourant avec une agilité d'acrobate toute l'échelle des
embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres,
des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des variétés.
Mais sa science s'arrêtait là. Classer, c'était sa vie, et il n'en
savait pas davantage. Très versé dans la théorie de la classification,
peu dans la pratique, il n'eût pas distingué, je crois, un cachalot
d'une baleine ! Et cependant, quel brave et digne garçon !

Conseil, jusqu'ici et depuis dix ans, m'avait suivi partout où
m'entraînait la science. Jamais une réflexion de lui sur la longueur ou
la fatigue d'un voyage. Nulle objection à boucler sa valise pour un
pays quelconque, Chine ou Congo, si éloigné qu'il fût. Il allait là
comme ici, sans en demander davantage. D'ailleurs d'une belle santé qui
défiait toutes les maladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs,
pas l'apparence de nerfs au moral, s'entend.

Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de son maître
comme quinze est à vingt. Qu'on m'excuse de dire ainsi que j'avais
quarante ans.

Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé il ne me parlait
jamais qu'à la troisième personne -- au point d'en être agaçant.

« Conseil ! » répétai-je, tout en commençant d'une main fébrile mes
préparatifs de départ.

Certainement, j'étais sûr de ce garçon si dévoué. D'ordinaire, je ne
lui demandais jamais s'il lui convenait ou non de me suivre dans mes
voyages, mais cette fois, il s'agissait d'une expédition qui pouvait
indéfiniment se prolonger, d'une entreprise hasardeuse, à la poursuite
d'un animal capable de couler une frégate comme une coque de noix ! Il
y avait là matière à réflexion, même pour l'homme le plus impassible du
monde ! Qu'allait dire Conseil ?

« Conseil ! » criai-je une troisième fois.

Conseil parut.

« Monsieur m'appelle ? dit-il en entrant.

-- Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi. Nous partons dans deux
heures.

-- Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillement Conseil.

-- Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de
voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais
le plus que tu pourras, et hâte-toi !

-- Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.

-- On s'en occupera plus tard.

-- Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oréodons, les
chéropotamus et autres carcasses de monsieur ?

-- On les gardera à l'hôtel.

-- Et le babiroussa vivant de monsieur ?

-- On le nourrira pendant notre absence. D'ailleurs, je donnerai
l'ordre de nous expédier en France notre ménagerie.

-- Nous ne retournons donc pas à Paris ? demanda Conseil.

-- Si... certainement... répondis-je évasivement, mais en faisant un
crochet.

-- Le crochet qui plaira à monsieur.

-- Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voilà
tout. Nous prenons passage sur l'_Abraham-Lincoln_...

-- Comme il conviendra à monsieur, répondit paisiblement Conseil.

-- Tu sais, mon ami, il s'agit du monstre... du fameux narwal... Nous
allons en purger les mers !... L'auteur d'un ouvrage in-quarto en deux
volumes sur les _Mystères des grands fonds sous-marins_ ne peut se
dispenser de s'embarquer avec le commandant Farragut. Mission
glorieuse, mais... dangereuse aussi ! On ne sait pas où l'on va ! Ces
bêtes-là peuvent être très capricieuses ! Mais nous irons quand même !
Nous avons un commandant qui n'a pas froid aux yeux !...

-- Comme fera monsieur, je ferai, répondit Conseil.

-- Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C'est là un de ces
voyages dont on ne revient pas toujours !

-- Comme il plaira à monsieur. »

Un quart d'heure après, nos malles étaient prêtes. Conseil avait fait
en un tour de main, et j'étais sûr que rien ne manquait, car ce garçon
classait les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les
mammifères.

L'ascenseur de l'hôtel nous déposa au grand vestibule de l'entresol. Je
descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussée. Je
réglai ma note à ce vaste comptoir toujours assiégé par une foule
considérable. Je donnai l'ordre d'expédier pour Paris (France) mes
ballots d'animaux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un
crédit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans
une voiture.

Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jusqu'à
Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu'à sa jonction avec
Bowery-street, prit Katrin-street et s'arrêta à la trente-quatrième
pier. Là, le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et
voiture, à Brooklyn, la grande annexe de New York, située sur la rive
gauche de la rivière de l'Est, et en quelques minutes, nous arrivions
au quai près duquel l'_Abraham-Lincoln_ vomissait par ses deux
cheminées des torrents de fumée noire.

Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pont de la frégate.
Je me précipitai à bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des
matelots me conduisit sur la dunette, où je me trouvai en présence d'un
officier de bonne mine qui me tendit la main.

« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.

-- Lui-même, répondis-je. Le commandant Farragut ?

-- En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine
vous attend. »

Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je
me fis conduire à la cabine qui m'était destinée.

L'_Abraham-Lincoln_ avait été parfaitement choisi et aménagé pour sa
destination nouvelle. C'était une frégate de grande marche, munie
d'appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter à sept
atmosphères la tension de sa vapeur. Sous cette pression,
l'_Abraham-Lincoln_ atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles
et trois dixièmes à l'heure, vitesse considérable, mais cependant
insuffisante pour lutter avec le gigantesque cétacé.

Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualités
nautiques. Je fus très satisfait de ma cabine, située à l'arrière, qui
s'ouvrait sur le carré des officiers.

« Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.

-- Aussi bien, n'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, qu'un
bernard-l'ermite dans la coquille d'un buccin. »

Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai
sur le pont afin de suivre les préparatifs de l'appareillage.

A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernières
amarres qui retenaient l'_Abraham-Lincoln_ à la pier de Brooklyn. Ainsi
donc, un quart d'heure de retard, moins même, et la frégate partait
sans moi, et je manquais cette expédition extraordinaire, surnaturelle,
invraisemblable, dont le récit véridique pourra bien trouver cependant
quelques incrédules.

Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une heure
pour rallier les mers dans lesquelles l'animal venait d'être signalé.
Il fit venir son ingénieur.

« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.

-- Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.

-- _Go ahead_ », cria le commandant Farragut.

A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d'appareils à air
comprimé, les mécaniciens firent agir la roue de la mise en train. La
vapeur siffla en se précipitant dans les tiroirs entr'ouverts. Les
longs pistons horizontaux gémirent et poussèrent les bielles de
l'arbre. Les branches de l'hélice battirent les flots avec une rapidité
croissante, et l'_Abraham-lincoln_ s'avança majestueusement au milieu
d'une centaine de ferry-boats et de _tenders_ chargés de spectateurs,
qui lui faisaient cortège.

Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la
rivière de l'Est étaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de
cinq cent mille poitrines, éclatèrent successivement. Des milliers de
mouchoirs s'agitèrent au-dessus de la masse compacte et saluèrent
l'_Abraham-Lincoln_ jusqu'à son arrivée dans les eaux de l'Hudson, à la
pointe de cette presqu'île allongée qui forme la ville de New York.

Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jersey l'admirable rive
droite du fleuve toute chargée de villas, passa entre les forts qui la
saluèrent de leurs plus gros canons. L'_Abraham-Lincoln_ répondit en
amenant et en hissant trois fois le pavillon américain, dont les
trente-neuf étoiles resplendissaient à sa corne d'artimon ; puis,
modifiant sa marche pour prendre le chenal balisé qui s'arrondit dans
la baie intérieure formée par la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette
langue sablonneuse où quelques milliers de spectateurs l'acclamèrent
encore une fois.

Le cortège des _boats_ et des _tenders_ suivait toujours la frégate, et
il ne la quitta qu'à la hauteur du _light-boat_ dont les deux feux
marquent l'entrée des passes de New York.

Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et
rejoignit la petite goélette qui l'attendait sous le vent. Les feux
furent poussés ; l'hélice battit plus rapidement les flots ; la frégate
longea la côte jaune et basse de Long-lsland, et, à huit heures du
soir, après avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-lsland,
elle courut à toute vapeur sur les sombres eaux de l'Atlantique.

                                   IV

                                NED LAND

Le commandant Farragut était un bon marin, digne de la frégate qu'il
commandait. Son navire et lui ne faisaient qu'un. Il en était l'âme.
Sur la question du cétacé, aucun doute ne s'élevait dans son esprit, et
il ne permettait pas que l'existence de l'animal fût discutée à son
bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Léviathan
par foi, non par raison. Le monstre existait, il en délivrerait les
mers, il l'avait juré. C'était une sorte de chevalier de Rhodes, un
Dieudonné de Gozon, marchant à la rencontre du serpent qui désolait son
île. Ou le commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait
le commandant Farragut. Pas de milieu.

Les officiers du bord partageaient l'opinion de leur chef. Il fallait
les entendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances
d'une rencontre, et observer la vaste étendue de l'Océan. Plus d'un
s'imposait un quart volontaire dans les barres de perroquet, qui eût
maudit une telle corvée en toute autre circonstance. Tant que le soleil
décrivait son arc diurne, la mâture était peuplée de matelots auxquels
les planches du pont brûlaient les pieds, et qui n'y pouvaient tenir en
place ! Et cependant. L'_Abraham-Lincoln_ ne tranchait pas encore de
son étrave les eaux suspectes du Pacifique.

Quant à l'équipage, il ne demandait qu'à rencontrer la licorne, à la
harponner, et à la hisser à bord, à la dépecer. Il surveillait la mer
avec une scrupuleuse attention. D'ailleurs, le commandant Farragut
parlait d'une certaine somme de deux mille dollars, réservée à
quiconque, mousse ou matelot, maître ou officier, signalerait l'animal.
Je laisse à penser si les yeux s'exerçaient à bord de
l'_Abraham-Lincoln_.

Pour mon compte, je n'étais pas en reste avec les autres, et je ne
laissais à personne ma part d'observations quotidiennes. La frégate
aurait eu cent fois raison de s'appeler l'_Argus_. Seul entre tous,
Conseil protestait par son indifférence touchant la question qui nous
passionnait, et détonnait sur l'enthousiasme général du bord.

J'ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son
navire d'appareils propres à pêcher le gigantesque cétacé. Un baleinier
n'eût pas été mieux armé. Nous possédions tous les engins connus,
depuis le harpon qui se lance à la main, jusqu'aux flèches barbelées
des espingoles et aux balles explosibles des canardières. Sur le
gaillard d'avant s'allongeait un canon perfectionné, se chargeant par
la culasse, très épais de parois, très étroit d'âme, et dont le modèle
doit figurer à l'Exposition universelle de 1867. Ce précieux
instrument, d'origine américaine, envoyait sans se gêner, un projectile
conique de quatre kilogrammes à une distance moyenne de seize
kilomètres.

Donc, l'_Abraham-Lincoln_ ne manquait d'aucun moyen de destruction.
Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.

Ned Land était un Canadien, d'une habileté de main peu commune, et qui
ne connaissait pas d'égal dans son périlleux métier. Adresse et
sang-froid, audace et ruse, il possédait ces qualités à un degré
supérieur, et il fallait être une baleine bien maligne, ou un cachalot
singulièrement astucieux pour échapper à son coup de harpon.

Ned Land avait environ quarante ans. C'était un homme de grande taille
-- plus de six pieds anglais -- vigoureusement bâti, l'air grave, peu
communicatif, violent parfois, et très rageur quand on le contrariait.
Sa personne provoquait l'attention, et surtout la puissance de son
regard qui accentuait singulièrement sa physionomie.

Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d'engager cet
homme à son bord. Il valait tout l'équipage, à lui seul, pour l'oeil et
le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu'à un télescope puissant qui
serait en même temps un canon toujours prêt à partir.

Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fût Ned
Land, je dois avouer qu'il se prit d'une certaine affection pour moi.
Ma nationalité l'attirait sans doute. C'était une occasion pour lui de
parler, et pour moi d'entendre cette vieille langue de Rabelais qui est
encore en usage dans quelques provinces canadiennes. La famille du
harponneur était originaire de Québec, et formait déjà un tribu de
hardis pêcheurs à l'époque où cette ville appartenait à la France.

Peu à peu, Ned prit goût à causer, et j'aimais à entendre le récit de
ses aventures dans les mers polaires. Il racontait ses pêches et ses
combats avec une grande poésie naturelle. Son récit prenait une forme
épique, et je croyais écouter quelque Homère canadien, chantant
l'_Iliade_ des régions hyperboréennes.

Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connais
actuellement. C'est que nous sommes devenus de vieux amis, unis de
cette inaltérable amitié qui naît et se cimente dans les plus
effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned ! je ne demande qu'à vivre
cent ans encore, pour me souvenir plus longtemps de toi !

Et maintenant, quelle était l'opinion de Ned Land sur la question du
monstre marin ? Je dois avouer qu'il ne croyait guère à la licorne, et
que, seul à bord, il ne partageait pas la conviction générale. Il
évitait même de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir
l'entreprendre un jour.

Par une magnifique soirée du 30 juillet, c'est-à-dire trois semaines
après notre départ, la frégate se trouvait à la hauteur du cap Blanc, à
trente milles sous le vent des côtes patagonnes. Nous avions dépassé le
tropique du Capricorne, et le détroit de Magellan s'ouvrait à moins de
sept cent milles dans le sud. Avant huit jours, l'_Abraham-Lincoln_
sillonnerait les flots du Pacifique.

Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et
d'autres, regardant cette mystérieuse mer dont les profondeurs sont
restées jusqu'ici inaccessibles aux regards de l'homme. J'amenai tout
naturellement la conversation sur la licorne géante, et j'examinai les
diverses chances de succès ou d'insuccès de notre expédition. Puis,
voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai
plus directement.

« Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas être
convaincu de l'existence du cétacé que nous poursuivons ? Avez-vous
donc des raisons particulières de vous montrer si incrédule ? »

Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de répondre,
frappa de sa main son large front par un geste qui lui était habituel,
ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :

« Peut-être bien, monsieur Aronnax.

-- Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui êtes
familiarisé avec les grands mammifères marins, vous dont l'imagination
doit aisément accepter l'hypothèse de cétacés énormes, vous devriez
être le dernier à douter en de pareilles circonstances !

-- C'est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, répondit Ned. Que
le vulgaire croie à des comètes extraordinaires qui traversent
l'espace, ou à l'existence de monstres antédiluviens qui peuplent
l'intérieur du globe, passe encore, mais ni l'astronome, ni le géologue
n'admettent de telles chimères. De même, le baleinier. J'ai poursuivi
beaucoup de cétacés, j'en ai harponné un grand nombre, j'en ai tué
plusieurs, mais si puissants et si bien armés qu'ils fussent, ni leurs
queues, ni leurs défenses n'auraient pu entamer les plaques de tôle
d'un steamer.

-- Cependant, Ned, on cite des bâtiments que la dent du narwal a
traversés de part en part.

-- Des navires en bois, c'est possible, répondit le Canadien, et
encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu'à preuve contraire, je nie
que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.

-- Écoutez-moi, Ned...

-- Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez excepté
cela. Un poulpe gigantesque, peut-être ?...

-- Encore moins, Ned. Le poulpe n'est qu'un mollusque, et ce nom même
indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds de
longueur, le poulpe, qui n'appartient point à l'embranchement des
vertébrés, est tout à fait inoffensif pour des navires tels que le
_Scotia_ ou l'_Abraham-Lincoln_. Il faut donc rejeter au rang des
fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espèce.

-- Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d'un ton assez
narquois, vous persistez à admettre l'existence d'un énorme cétacé... ?

-- Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction qui s'appuie sur la
logique des faits. Je crois à l'existence d'un mammifère, puissamment
organisé, appartenant à l'embranchement des vertébrés, comme les
baleines, les cachalots ou les dauphins, et muni d'une défense cornée
dont la force de pénétration est extrême.

-- Hum ! fit le harponneur, en secouant la tête de l'air d'un homme qui
ne veut pas se laisser convaincre.

-- Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal
existe, s'il habite les profondeurs de l'Océan, s'il fréquente les
couches liquides situées à quelques milles au-dessous de la surface des
eaux, il possède nécessairement un organisme dont la solidité défie
toute comparaison.

-- Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned.

-- Parce qu'il faut une force incalculable pour se maintenir dans les
couches profondes et résister à leur pression.

-- Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l'oeil.

-- Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.

-- Oh ! les chiffres ! répliqua Ned. On fait ce qu'on veut avec les
chiffres !

-- En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Écoutez-moi. Admettons
que la pression d'une atmosphère soit représentée par la pression d'une
colonne d'eau haute de trente-deux pieds. En réalité, la colonne d'eau
serait d'une moindre hauteur, puisqu'il s'agit de l'eau de mer dont la
densité est supérieure à celle de l'eau douce. Eh bien, quand vous
plongez, Ned, autant de fois trente-deux pieds d'eau au-dessus de vous,
autant de fois votre corps supporte une pression égale à celle de
l'atmosphère, c'est-à-dire de kilogrammes par chaque centimètre carré
de sa surface. Il suit de là qu'à trois cent vingt pieds cette pression
est de dix atmosphères, de cent atmosphères à trois mille deux cents
pieds, et de mille atmosphères à trente-deux mille pieds, soit deux
lieues et demie environ. Ce qui équivaut à dire que si vous pouviez
atteindre cette profondeur dans l'Océan, chaque centimètre carré de la
surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes. Or,
mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimètres carrés en
surface ?

-- Je ne m'en doute pas, monsieur Aronnax.

-- Environ dix-sept mille.

-- Tant que cela ?

-- Et comme en réalité la pression atmosphérique est un peu supérieure
au poids d'un kilogramme par centimètre carré, vos dix-sept mille
centimètres carrés supportent en ce moment une pression de dix-sept
mille cinq cent soixante-huit kilogrammes.

-- Sans que je m'en aperçoive ?

-- Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n'êtes pas écrasé par
une telle pression, c'est que l'air pénètre à l'intérieur de votre
corps avec une pression égale. De là un équilibre parfait entre la
poussée intérieure et la poussée extérieure, qui se neutralisent, ce
qui vous permet de les supporter sans peine. Mais dans l'eau, c'est
autre chose.

-- Oui, je comprends, répondit Ned, devenu plus attentif, parce que
l'eau m'entoure et ne me pénètre pas.

-- Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux pieds au-dessous de la
surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq
cent soixante-huit kilogrammes ; à trois cent vingt pieds, dix fois
cette pression, soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingt
kilogrammes ; à trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression,
soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cent kilogrammes ; à
trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit
dix-sept millions cinq cent soixante-huit mille kilogrammes ;
c'est-à-dire que vous seriez aplati comme si l'on vous retirait des
plateaux d'une machine hydraulique !

-- Diable ! fit Ned.

-- Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longs de plusieurs
centaines de mètres et gros à proportion, se maintiennent à de
pareilles profondeurs, eux dont la surface est représentée par des
millions de centimètres carrés, c'est par milliards de kilogrammes
qu'il faut estimer la poussée qu'ils subissent. Calculez alors quelle
doit être la résistance de leur charpente osseuse et la puissance de
leur organisme pour résister à de telles pressions !

-- Il faut, répondit Ned Land, qu'ils soient fabriqués en plaques de
tôle de huit pouces, comme les frégates cuirassées.

-- Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire
une pareille masse lancée avec la vitesse d'un express contre la coque
d'un navire.

-- Oui... en effet... peut-être, répondit le Canadien, ébranlé par ces
chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.

-- Eh bien, vous ai-je convaincu ?

-- Vous m'avez convaincu d'une chose, monsieur le naturaliste, c'est
que si de tels animaux existent au fond des mers, il faut
nécessairement qu'ils soient aussi forts que vous le dites.

-- Mais s'ils n'existent pas, entêté harponneur, comment expliquez-vous
l'accident arrivé au _Scotia_ ?

-- C'est peut-être..., dit Ned hésitant.

-- Allez donc !

-- Parce que... ça n'est pas vrai ! » répondit le Canadien, en
reproduisant sans le savoir une célèbre réponse d'Arago.

Mais cette réponse prouvait l'obstination du harponneur et pas autre
chose. Ce jour-là, je ne le poussai pas davantage. L'accident du
_Scotia_ n'était pas niable. Le trou existait si bien qu'il avait fallu
le boucher, et je ne pense pas que l'existence du trou puisse se
démontrer plus catégoriquement. Or, ce trou ne s'était pas fait tout
seul, et puisqu'il n'avait pas été produit par des roches sous-marines
ou des engins sous-marins, il était nécessairement dû à l'outil
perforant d'un animal.

Or, suivant moi, et toutes les raisons précédemment déduites, cet
animal appartenait à l'embranchement des vertébrés, à la classe des
mammifères, au groupe des pisciformes, et finalement à l'ordre des
cétacés. Quant à la famille dans laquelle il prenait rang, baleine,
cachalot ou dauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant à
l'espèce dans laquelle il convenait de le ranger, c'était une question
à élucider ultérieurement. Pour la résoudre, il fallait disséquer ce
monstre inconnu, pour le disséquer le prendre, pour le prendre le
harponner -- ce qui était l'affaire de Ned Land -- pour le harponner le
voir ce qui était l'affaire de l'équipage -- et pour le voir le
rencontrer -- ce qui était l'affaire du hasard.

                                    V

                             À L'AVENTURE !

Le voyage de l'_Abraham-Lincoln_, pendant quelque temps, ne fut marqué
par aucun incident. Cependant une circonstance se présenta, qui mit en
relief la merveilleuse habileté de Ned Land, et montra quelle confiance
on devait avoir en lui.

Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate communiqua avec des
baleiniers américains, et nous apprîmes qu'ils n'avaient eu aucune
connaissance du narwal. Mais l'un d'eux, le capitaine du _Monroe_,
sachant que Ned Land était embarqué à bord de l'_Abraham-Lincoln_,
demanda son aide pour chasser une baleine qui était en vue. Le
commandant Farragut, désireux de voir Ned Land à l'oeuvre, l'autorisa à
se rendre à bord du _Monroe_. Et le hasard servit si bien notre
Canadien, qu'au lieu d'une baleine, il en harponna deux d'un coup
double, frappant l'une droit au coeur, et s'emparant de l'autre après
une poursuite de quelques minutes !

Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je ne
parierai pas pour le monstre.

La frégate prolongea la côte sud-est de l'Amérique avec une rapidité
prodigieuse. Le 3 juillet, nous étions à l'ouvert du détroit de
Magellan, à la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut
ne voulut pas prendre ce sinueux passage, et manoeuvra de manière à
doubler le cap Horn.

L'équipage lui donna raison à l'unanimité. Et en effet, était-il
probable que l'on pût rencontrer le narwal dans ce détroit resserré ?
Bon nombre de matelots affirmaient que le monstre n'y pouvait passer, «
qu'il était trop gros pour cela ! »

Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I'Abraham Lincoln, à quinze
milles dans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce roc perdu à
l'extrémité du continent américain, auquel des marins hollandais
imposèrent le nom de leur villa natale, le cap Horn. La route fut
donnée vers le nord-ouest, et le lendemain, l'hélice de la frégate
battit enfin les eaux du Pacifique.

« Ouvre l'oeil ! ouvre l'oeil ! » répétaient les matelots de l 'Abraham
Lincoln.

Et ils l'ouvraient démesurément. Les yeux et les lunettes, un peu
éblouis, il est vrai, par la perspective de deux mille dollars, ne
restèrent pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la
surface de l'Océan, et les nyctalopes, dont la faculté de voir dans
l'obscurité accroissait les chances de cinquante pour cent, avaient
beau jeu pour gagner la prime.

Moi, que l'appât de l'argent n'attirait guère, je n'étais pourtant pas
le moins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas,
quelques heures au sommeil, indifférent au soleil ou à la pluie, je ne
quittais plus le pont du navire. Tantôt penché sur les bastingages du
gaillard d'avant, tantôt appuyé à la lisse de l'arrière, je dévorais
d'un oeil avide le cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu'à
perte de vue ! Et que de fois j'ai partagé l'émotion de l'état-major,
de l'équipage, lorsque quelque capricieuse baleine élevait son dos
noirâtre au-dessus des flots. Le pont de la frégate se peuplait en un
instant. Les capots vomissaient un torrent de matelots et d'officiers.
Chacun, la poitrine haletante, l'oeil trouble, observait la marche du
cétacé. Je regardais, je regardais à en user ma rétine, à en devenir
aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me répétait d'un
ton calme :

« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller ses yeux,
monsieur verrait bien davantage ! »

Mais, vaine émotion ! L'_Abraham-Lincoln_ modifiait sa route, courait
sur l'animal signalé, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui
disparaissait bientôt au milieu d'un concert d'imprécations !

Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s'accomplissait dans
les meilleures conditions. C'était alors la mauvaise saison australe,
car le juillet de cette zone correspond à notre janvier d'Europe ; mais
la mer se maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un
vaste périmètre.

Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité ; il affectait
même de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps
de bordée -- du moins quand aucune baleine n'était en vue. Et pourtant
sa merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services.
Mais, huit heures sur douze, cet entêté Canadien lisait ou dormait dans
sa cabine. Cent fois, je lui reprochai son indifférence.

« Bah ! répondait-il, il n'y a rien, monsieur Aronnax, et y eût-il
quelque animal, quelle chance avons-nous de l'apercevoir ? Est-ce que
nous ne courons pas à l'aventure ? On a revu, dit-on, cette bête
introuvable dans les hautes mers du Pacifique, je veux bien l'admettre,
mais deux mois déjà se sont écoulés depuis cette rencontre, et à s'en
rapporter au tempérament de votre narwal, il n'aime point à moisir
longtemps dans les mêmes parages ! Il est doué d'une prodigieuse
facilité de déplacement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le
professeur, la nature ne fait rien à contre sens, et elle ne donnerait
pas à un animal lent de sa nature la faculté de se mouvoir rapidement,
s'il n'avait pas besoin de s'en servir. Donc, si la bête existe, elle
est déjà loin ! »

A cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nous marchions en
aveugles. Mais le moyen de procéder autrement ? Aussi, nos chances
étaient-elles fort limitées. Cependant, personne ne doutait encore du
succès, et pas un matelot du bord n'eût parié contre le narwal et
contre sa prochaine apparition.

Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupé par 105° de
longitude, et le 27 du même mois, nous franchissions l'équateur sur le
cent dixième méridien. Ce relèvement fait, la frégate prit une
direction plus décidée vers l'ouest, et s'engagea dans les mers
centrales du Pacifique.

Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu'il valait mieux
fréquenter les eaux profondes, et s'éloigner des continents ou des îles
dont l'animal avait toujours paru éviter l'approche, « sans doute parce
qu'il n'y avait pas assez d'eau pour lui ! » disait le maître
d'équipage. La frégate passa donc au large des Pomotou, des Marquises,
des Sandwich, coupa le tropique du Cancer par 132° de longitude, et se
dirigea vers les mers de Chine.

Nous étions enfin sur le théâtre des derniers ébats du monstre ! Et,
pour tout dire, on ne vivait plus à bord. Les coeurs palpitaient
effroyablement, et se préparaient pour l'avenir d'incurables
anévrismes. L'équipage entier subissait une surexcitation nerveuse,
dont je ne saurais donner l'idée. On ne mangeait pas, on ne dormait
plus. Vingt fois par jour, une erreur d'appréciation, une illusion
d'optique de quelque matelot perché sur les barres, causaient
d'intolérables douleurs, et ces émotions, vingt fois répétées, nous
maintenaient dans un état d'éréthisme trop violent pour ne pas amener
une réaction prochaine.

Et en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendant trois
mois, trois mois dont chaque jour durait un siècle !
l'_Abraham-Lincoln_ sillonna toutes les mers septentrionales du
Pacifique, courant aux baleines signalées, faisant de brusques écarts
de route, virant subitement d'un bord sur l'autre, s'arrêtant soudain,
forçant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risque de déniveler
sa machine, et il ne laissa pas un point inexploré des rivages du Japon
à la côte américaine. Et rien ! rien que l'immensité des flots déserts
! Rien qui ressemblât à un narwal gigantesque, ni à un îlot sous-marin,
ni à une épave de naufrage, ni à un écueil fuyant, ni à quoi que ce fût
de surnaturel !

La réaction se fit donc. Le découragement s'empara d'abord des esprits,
et ouvrit une brèche à l'incrédulité. Un nouveau sentiment se produisit
à bord, qui se composait de trois dixièmes de honte contre sept
dixièmes de fureur. On était « tout bête » de s'être laissé prendre à
une chimère, mais encore plus furieux ! Les montagnes d'arguments
entassés depuis un an s'écroulèrent à la fois, et chacun ne songea plus
qu'à se rattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps qu'il
avait si sottement sacrifié.

Avec la mobilité naturelle à l'esprit humain, d'un excès on se jeta
dans un autre. Les plus chauds partisans de l'entreprise devinrent
fatalement ses plus ardents détracteurs. La réaction monta des fonds du
navire, du poste des soutiers jusqu'au carré de l'état-major, et
certainement, sans un entêtement très particulier du commandant
Farragut, la frégate eût définitivement remis le cap au sud.

Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus
longtemps. L'_Abraham-Lincoln_ n'avait rien à se reprocher, ayant tout
fait pour réussir. Jamais équipage d'un bâtiment de la marine
américaine ne montra plus de patience et plus de zèle ; son insuccès ne
saurait lui être imputé ; il ne restait plus qu'à revenir.

Une représentation dans ce sens fut faite au commandant. Le commandant
tint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mécontentement, et le
service en souffrit. Je ne veux pas dire qu'il y eut révolte à bord,
mais après une raisonnable période d'obstination, le commandant
Farragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si
dans le délai de trois jours, le monstre n'avait pas paru, l'homme de
barre donnerait trois tours de roue, et l'_Abraham-Lincoln_ ferait
route vers les mers européennes.

Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d'abord pour
résultat de ranimer les défaillances de l'équipage. L'Océan fut observé
avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup
d'oeil dans lequel se résume tout le souvenir. Les lunettes
fonctionnèrent avec une activité fiévreuse. C'était un suprême défi
porté au narwal géant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se
dispenser de répondre à cette sommation « à comparaître ! »

Deux jours se passèrent. L'_Abraham-Lincoln_ se tenait sous petite
vapeur. On employait mille moyens pour éveiller l'attention ou stimuler
l'apathie de l'animal, au cas où il se fût rencontré dans ces parages.
D'énormes quartiers de lard furent mis à la traîne pour la plus grande
satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnèrent
dans toutes les directions autour de l'_Abraham-Lincoln_, pendant qu'il
mettait en panne, et ne laissèrent pas un point de mer inexploré. Mais
le soir du 4 novembre arriva sans que se fût dévoilé ce mystère
sous-marin.

Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de rigueur. Après
le point, le commandant Farragut, fidèle à sa promesse, devait donner
la route au sud-est, et abandonner définitivement les régions
septentrionales du Pacifique.

La frégate se trouvait alors par 31°15' de latitude nord et par 136°42'
de longitude est. Les terres du Japon nous restaient à moins de deux
cents milles sous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit
heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son
premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous l'étrave de la
frégate.

En ce moment, j'étais appuyé à l'avant, sur le bastingage de tribord.
Conseil, posté près de moi, regardait devant lui. L'équipage, juché
dans les haubans, examinait l'horizon qui se rétrécissait et
s'obscurcissait peu à peu. Les officiers, armes de leur lorgnette de
nuit, fouillaient l'obscurité croissante. Parfois le sombre Océan
étincelait sous un rayon que la lune dardait entre la frange de deux
nuages. Puis, toute trace lumineuse s'évanouissait dans les ténèbres.

En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tant
soit peu l'influence générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-être,
et pour la première fois, ses nerfs vibraient-ils sous l'action d'un
sentiment de curiosité.

« Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière occasion d'empocher
deux mille dollars.

-- Que monsieur me permette de le lui dire, répondit Conseil, je n'ai
jamais compté sur cette prime, et le gouvernement de l'Union pouvait
promettre cent mille dollars, il n'en aurait pas été plus pauvre.

-- Tu as raison, Conseil. C'est une sotte affaire, après tout, et dans
laquelle nous nous sommes lancés trop légèrement. Que de temps perdu,
que d'émotions inutiles ! Depuis six mois déjà, nous serions rentrés en
France...

-- Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil, dans le
Muséum de monsieur ! Et j'aurais déjà classé les fossiles de monsieur !
Et le babiroussa de monsieur serait installé dans sa cage du Jardin des
Plantes, et il attirerait tous les curieux de la capitale !

-- Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j'imagine, que l'on se
moquera de nous !

-- Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je pense que l'on se
moquera de monsieur. Et, faut-il le dire... ?

-- Il faut le dire, Conseil.

-- Eh bien, monsieur n'aura que ce qu'il mérite !

-- Vraiment !

-- Quand on a l'honneur d'être un savant comme monsieur, on ne s'expose
pas... »

Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence général,
une voix venait de se faire entendre. C'était la voix de Ned Land, et
Ned Land s'écriait :

« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous ! »

                                   VI

                             À TOUTE VAPEUR

A ce cri, l'équipage entier se précipita vers le harponneur,
commandant, officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu'aux ingénieurs
qui quittèrent leur machine, jusqu'aux chauffeurs qui abandonnèrent
leurs fourneaux. L'ordre de stopper avait été donné, et la frégate ne
courait plus que sur son erre.

L'obscurité était profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux
du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu'il avait pu
voir. Mon coeur battait à se rompre.

Mais Ned Land ne s'était pas trompé, et tous, nous aperçûmes l'objet
qu'il indiquait de la main.

A deux encablures de l'_Abraham-Lincoln_ et de sa hanche de tribord, la
mer semblait être illuminée par dessus. Ce n'était point un simple
phénomène de phosphorescence, et l'on ne pouvait s'y tromper. Le
monstre, immergé à quelques toises de la surface des eaux, projetait
cet éclat très intense, mais inexplicable, que mentionnaient les
rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait
être produite par un agent d'une grande puissance éclairante. La partie
lumineuse décrivait sur la mer un immense ovale très allongé, au centre
duquel se condensait un foyer ardent dont l'insoutenable éclat
s'éteignait par dégradations successives.

« Ce n'est qu'une agglomération de molécules phosphorescentes, s'écria
l'un des officiers.

-- Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou
les salpes ne produisent une si puissante lumière. Cet éclat est de
nature essentiellement électrique... D'ailleurs, voyez, voyez ! il se
déplace ! il se meut en avant, en arrière ! il s'élance sur nous ! »

Un cri général s'éleva de la frégate.

« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute !
Machine en arrière ! »

Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leur
machine. La vapeur fut immédiatement renversée et l'_Abraham-Lincoln_,
abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.

« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Farragut.

Ces ordres furent exécutés, et la frégate s'éloigna rapidement du foyer
lumineux.

Je me trompe. Elle voulut s'éloigner, mais le surnaturel animal se
rapprocha avec une vitesse double de la sienne.

Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte nous
tenait muets et immobiles. L'animal nous gagnait en se jouant. Il fit
le tour de la frégate qui filait alors quatorze noeuds, et l'enveloppa
de ses nappes électriques comme d'une poussière lumineuse. Puis il
s'éloigna de deux ou trois milles, laissant une traînée phosphorescente
comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive
d'un express. Tout d'un coup, des obscures limites de l'horizon, où il
alla prendre son élan, le monstre fonça subitement vers
l'_Abraham-Lincoln_ avec une effrayante rapidité, s'arrêta brusquement
à vingt pieds de ses précintes, s'éteignit non pas en s'abîmant sous
les eaux, puisque son éclat ne subit aucune dégradation mais
soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se fût
subitement tarie ! Puis, il reparut de l'autre côté du navire, soit
qu'il l'eût tourné, soit qu'il eût glissé sous sa coque. A chaque
instant une collision pouvait se produire, qui nous eût été fatale.

Cependant, je m'étonnais des manoeuvres de la frégate. Elle fuyait et
n'attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et
j'en fis l'observation au commandant Farragut. Sa figure, d'ordinaire
si impassible, était empreinte d'un indéfinissable étonnement.

« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidable
j'ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au
milieu de cette obscurité. D'ailleurs, comment attaquer l'inconnu,
comment s'en défendre ? Attendons le jour et les rôles changeront.

-- Vous n'avez plus de doute, commandant, sur la nature de l'animal ?

-- Non, monsieur, c'est évidemment un narwal gigantesque, mais aussi un
narwal électrique.

-- Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l'approcher qu'une
gymnote ou une torpille !

-- En effet, répondit le commandant, et s'il possède en lui une
puissance foudroyante, c'est à coup sûr le plus terrible animal qui
soit jamais sorti de la main du Créateur. C'est pourquoi, monsieur, je
me tiendrai sur mes gardes. »

Tout l'équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea à
dormir. L'_Abraham-Lincoln_, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré
sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal,
imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait
décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte.

Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression
plus juste, il « s'éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ?
Il fallait le craindre, non pas l'espérer. Mais à une heure moins sept
minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre,
semblable à celui que produit une colonne d'eau, chassée avec une
extrême violence.

Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur la
dunette, jetant d'avides regards à travers les profondes ténèbres.

« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des
baleines ?

-- Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue
m'ait rapporté deux mille dollars.

-- En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit
n'est-il pas celui que font les cétacés rejetant l'eau par leurs évents
?

-- Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus
fort. Aussi, ne peut-on s'y tromper. C'est bien un cétacé qui se tient
là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le
harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.

-- S'il est d'humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d'un ton
peu convaincu.

-- Que je l'approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien,
et il faudra bien qu'il m'écoute !

-- Mais pour l'approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une
baleinière à votre disposition ?

-- Sans doute, monsieur.

-- Ce sera jouer la vie de mes hommes ?

-- Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.

Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins intense,
à cinq milles au vent de l'_Abraham-Lincoln_. Malgré la distance,
malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les
formidables battements de queue de l'animal et jusqu'à sa respiration
haletante. Il semblait qu'au moment où l'énorme narwal venait respirer
à la surface de l'océan, l'air s'engouffrait dans ses poumons, comme
fait la vapeur dans les vastes cylindres d'une machine de deux mille
chevaux.

« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d'un régiment de
cavalerie, ce serait une jolie baleine ! »

On resta sur le qui-vive jusqu'au jour, et l'on se prépara au combat.
Les engins de pêche furent disposés le long des bastingages. Le second
fit charger ces espingoles qui lancent un harpon à une distance d'un
mille, et de longues canardières à balles explosives dont la blessure
est mortelle, même aux plus puissants animaux. Ned Land s'était
contenté d'affûter son harpon, arme terrible dans sa main.

A six heures, l'aube commença à poindre, et avec les premières lueurs
de l'aurore disparut l'éclat électrique du narwal. A sept heures, le
jour était suffisamment fait, mais une brume matinale très épaisse
rétrécissait l'horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la
percer. De là, désappointement et colère.

Je me hissai jusqu'aux barres d'artimon. Quelques officiers s'étaient
déjà perchés à la tête des mâts.

A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses
volutes se levèrent peu à peu. L'horizon s'élargissait et se purifiait
à la fois.

Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.

« La chose en question, par bâbord derrière ! » cria le harponneur.

Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.

Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre émergeait
d'un mètre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitée, produisait
un remous considérable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec
une telle puissance. Un immense sillage, d'une blancheur éclatante,
marquait le passage de l'animal et décrivait une courbe allongée.

La frégate s'approcha du cétacé. Je l'examinai en toute liberté
d'esprit. Les rapports du _Shannon_ et de l'_Helvetia_ avaient un peu
exagéré ses dimensions, et j'estimai sa longueur à deux cent cinquante
pieds seulement. Quant à sa grosseur, je ne pouvais que difficilement
l'apprécier ; mais, en somme, l'animal me parut être admirablement
proportionné dans ses trois dimensions.

Pendant que j'observais cet être phénoménal, deux jets de vapeur et
d'eau s'élancèrent de ses évents, et montèrent à une hauteur de
quarante mètres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J'en
conclus définitivement qu'il appartenait à l'embranchement des
vertébrés, classe des mammifères, sous-classe des monodelphiens, groupe
des pisciformes, ordre des cétacés, famille... Ici, je ne pouvais
encore me prononcer. L'ordre des cétacés comprend trois familles : les
baleines, les cachalots et les dauphins, et c'est dans cette dernière
que sont rangés les narwals. Chacune de ces famille se divise en
plusieurs genres, chaque genre en espèces, chaque espèce en variétés.
Variété, espèce, genre et famille me manquaient encore, mais je ne
doutais pas de compléter ma classification avec l'aide du ciel et du
commandant Farragut.

L'équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci,
après avoir attentivement observé l'animal, fit appeler l'ingénieur.
L'ingénieur accourut.

« Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ?

-- Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.

-- Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur ! »

Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L'heure de la lutte avait sonné.
Quelques instants après, les deux cheminées de la frégate vomissaient
des torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le
tremblotement des chaudières.

L'_Abraham-Lincoln_, chassé en avant par sa puissante hélice, se
dirigea droit sur l'animal. Celui-ci le laissa indifféremment
s'approcher à une demi-encablure ; puis dédaignant de plonger, il prit
une petite allure de fuite, et se contenta de maintenir sa distance.

Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d'heure environ, sans
que la frégate gagnât deux toises sur le cétacé Il était donc évident
qu'à marcher ainsi, on ne l'atteindrait jamais

Le commandant Farragut tordait avec rage l'épaisse touffe de poils qui
foisonnait sous son menton.

« Ned Land ? » cria-t-il.

Le Canadien vint à l'ordre.

« Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me conseillez-vous
encore de mettre mes embarcations à la mer ?

-- Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là ne se laissera
prendre que si elle le veut bien.

-- Que faire alors ?

-- Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre
permission, s'entend, je vais m'installer sous les sous-barbes de
beaupré, et si nous arrivons à longueur de harpon, je harponne.

-- Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur, cria-t-il,
faites monter la pression. »

Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plus activement poussés
; l'hélice donna quarante-trois tours à la minute, et la vapeur fusa
par les soupapes. Le loch jeté, on constata que l'_Abraham-Lincoln_
marchait à raison de dix-huit milles cinq dixièmes à l'heure.

Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles
cinq dixièmes.

Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cette allure,
sans gagner une toise ! C'était humiliant pour l'un des plus rapides
marcheurs de la marine américaine. Une sourde colère courait parmi
l'équipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d'ailleurs,
dédaignait de leur répondre. Le commandant Farragut ne se contentait
plus de tordre sa barbiche, il la mordait.

L'ingénieur fut encore une fois appelé.

« Vous avez atteint votre maximum de pression ? Lui demanda le
commandant.

-- Oui, monsieur, répondit l'ingénieur.

-- Et vos soupapes sont chargées ?...

-- A six atmosphères et demie.

-- Chargez-les à dix atmosphères. »

Voilà un ordre américain s'il en fut. On n'eût pas mieux fait sur le
Mississippi pour distancer une « concurrence » !

« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait près de moi,
sais-tu bien que nous allons probablement sauter ?

-- Comme il plaira à monsieur ! » répondit Conseil.

Eh bien ! je l'avouerai, cette chance, il ne me déplaisait pas de la
risquer.

Les soupapes furent chargées. Le charbon s'engouffra dans les
fourneaux. Les ventilateurs envoyèrent des torrents d'air sur les
brasiers. La rapidité de l'_Abraham Lincoln_ s'accrut. Ses mâts
tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fumée
pouvaient à peine trouver passage par les cheminées trop étroites.

On jeta le loch une seconde fois.

« Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut.

-- Dix neuf milles trois dixièmes, monsieur.

-- Forcez les feux. »

L'ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix atmosphères. Mais le cétacé
« chauffa » lui aussi, sans doute, car, sans se gêner, il fila ses
dix-neuf milles et trois dixièmes.

Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire l'émotion qui faisait vibrer
tout mon être. Ned Land se tenait à son poste, le harpon à la main.
Plusieurs fois, l'animal se laissa approcher.

« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s'écria le Canadien.

Puis, au moment où il se disposait à frapper, le cétacé se dérobait
avec une rapidité que je ne puis estimer à moins de trente milles à
l'heure. Et même, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas
de narguer la frégate en en faisant le tour ! Un cri de fureur
s'échappa de toutes les poitrines !

A midi, nous n'étions pas plus avancés qu'à huit heures du matin.

Le commandant Farragut se décida alors à employer des moyens plus
directs.

« Ah ! dit-il, cet animal-là va plus vite que l'_Abraham-Lincoln_ ! Eh
bien : nous allons voir s'il distancera ses boulets coniques. Maître,
des hommes à la pièce de l'avant. »

Le canon de gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le coup
partit, mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus du cétacé, qui
se tenait à un demi-mille.

« A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars à
qui percera cette infernale bête ! »

Un vieux canonnier à barbe grise - que je vois encore - , l'oeil calme,
la physionomie froide, s'approcha de sa pièce, la mit en position et
visa longtemps. Une forte détonation éclata, à laquelle se mêlèrent les
hurrahs de l'équipage.

Le boulet atteignit son but, il frappa l'animal, mais non pas
normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à
deux milles en mer.

« Ah ça ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là est donc blindé
avec des plaques de six pouces !

-- Malédiction ! » s'écria le commandant Farragut.

La chasse recommença, et le commandant Farragut se penchant vers moi,
me dit :

« Je poursuivrai l'animal jusqu'à ce que ma frégate éclate !

-- Oui, répondis-je, et vous aurez raison ! »

On pouvait espérer que l'animal s'épuiserait, et qu'il ne serait pas
indifférent à la fatigue comme une machine à vapeur. Mais il n'en fut
rien. Les heures s'écoulèrent, sans qu'il donnât aucun signe
d'épuisement.

Cependant, il faut dire à la louange de l'_Abraham-Lincoln_ qu'il lutta
avec une infatigable ténacité. Je n'estime pas à moins de cinq cents
kilomètres la distance qu'il parcourut pendant cette malencontreuse
journée du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le
houleux océan.

En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nous
ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.

A dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut,
à trois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussi intense que
pendant la nuit dernière.

Le narwal semblait immobile. Peut-être, fatigué de sa journée,
dormait-il, se laissant aller à l'ondulation des lames ? Il y avait là
une chance dont le commandant Farragut résolut de profiter.

Il donna ses ordres. L'_Abraham-Lincoln_ fut tenu sous petite vapeur,
et s'avança prudemment pour ne pas éveiller son adversaire. Il n'est
pas rare de rencontrer en plein océan des baleines profondément
endormies que l'on attaque alors avec succès, et Ned Land en avait
harponné plus d'une pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son
poste dans les sous-barbes du beaupré.

La frégate s'approcha sans bruit, stoppa à deux encablures de l'animal,
et courut sur son erre. On ne respirait plus à bord. Un silence profond
régnait sur le pont. Nous n'étions pas à cent pieds du foyer ardent,
dont l'éclat grandissait et éblouissait nos yeux.

En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d'avant je voyais
au-dessous de moi Ned Land, accroché d'une main à la martingale, de
l'autre brandissant son terrible harpon Vingt pieds à peine le
séparaient de l'animal immobile.

Tout d'un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon fut
lancé. J'entendis le choc sonore de l'arme, qui semblait avoir heurté
un corps dur.

La clarté électrique s'éteignit soudain, et deux énormes trombes d'eau
s'abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de
l'avant à l'arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des
dromes.

Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans
avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.

                                  VII

                      UNE BALEINE D'ESPÈCE INCONNUE

Bien que j'eusse été surpris par cette chute inattendue, je n'en
conservai pas moins une impression très nette de mes sensations.

Je fus d'abord entraîné à une profondeur de vingt pieds environ. Je
suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgar Poe, qui sont des
maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tête. Deux vigoureux
coups de talons me ramenèrent à la surface de la mer.

Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L'équipage
s'était-il aperçu de ma disparition ? L'_Abraham-Lincoln_ avait-il viré
de bord ? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation à la mer ?
Devais-je espérer d'être sauvé ?

Les ténèbres étaient profondes. J'entrevis une masse noire qui
disparaissait vers l'est, et dont les feux de position s'éteignirent
dans l'éloignement. C'était la frégate. Je me sentis perdu.

« A moi ! à moi ! » criai-je, en nageant vers l'_Abraham-Lincoln_ d'un
bras désespéré.

Mes vêtements m'embarrassaient. L'eau les collait à mon corps, ils
paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !...

« A moi ! »

Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s'emplit d'eau. Je me
débattis, entraîné dans l'abîme...

Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis
violemment ramené à la surface de lamer, et j'entendis, oui, j'entendis
ces paroles prononcées à mon oreille :

« Si monsieur veut avoir l'extrême obligeance de s'appuyer sur mon
épaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. »

Je saisis d'une main le bras de mon fidèle Conseil.

« Toi ! dis-je, toi !

-- Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.

-- Et ce choc t'a précipité en même temps que moi à la mer ?

-- Nullement. Mais étant au service de monsieur, j'ai suivi monsieur ! »

Le digne garçon trouvait cela tout naturel !

« Et la frégate ? demandai-je.

-- La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois
que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle !

-- Tu dis ?

-- Je dis qu'au moment où je me précipitai à la mer, j'entendis les
hommes de barre s'écrier : « L'hélice et le gouvernail sont brisés... »

-- Brisés ?

-- Oui ! brisés par la dent du monstre. C'est la seule avarie, je
pense, que l'_Abraham-Lincoln_ ait éprouvée. Mais, circonstance
fâcheuse pour nous, il ne gouverne plus.

-- Alors, nous sommes perdus !

-- Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons
encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien
des choses ! »

L'imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus
vigoureusement ; mais, gêné par mes vêtements qui me serraient comme un
chape de plomb, j'éprouvais une extrême difficulté à me soutenir.
Conseil s'en aperçut.

« Que monsieur me permette de lui faire une incision », dit-il.

Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en
bas d'un coup rapide. Puis, il m'en débarrassa lestement, tandis que je
nageais pour tous deux.

A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nous continuâmes de
« naviguer » l'un près de l'autre.

Cependant, la situation n'en était pas moins terrible. Peut-être notre
disparition n'avait-elle pas été remarquée, et l'eût-elle été, la
frégate ne pouvait revenir sous le vent à nous, étant démontée de son
gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses embarcations.

Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit son plan en
conséquence. Étonnante nature ! Ce phlegmatique garçon était là comme
chez lui !

Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étant d'être
recueillis par les embarcations de l'_Abraham-Lincoln_, nous devions
nous organiser de manière a les attendre le plus longtemps possible. Je
résolus alors de diviser nos forces afin de ne pas les épuiser
simultanément, et voici ce qui fut convenu : pendant que l'un de nous,
étendu sur le dos, se tiendrait, immobile, les bras croisés, les jambes
allongées, l'autre nagerait et le pousserait en avant. Ce rôle de
remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et nous relayant
ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-être
jusqu'au lever du jour.

Faible chance ! mais l'espoir est si fortement enraciné au coeur de
l'homme ! Puis, nous étions deux. Enfin je l'affirme bien que cela
paraisse improbable - , si je cherchais à détruire en moi toute
illusion, si je voulais « désespérer », je ne le pouvais pas !

La collision de la frégate et du cétacé s'était produite vers onze
heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage
jusqu'au lever du soleil. Opération rigoureusement praticable, en nous
relayant. La mer assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais
à percer du regard ces épaisses ténèbres que rompait seule la
phosphorescence provoquée par nos mouvements. Je regardais ces ondes
lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se
tachait de plaques livides. On eût dit que nous étions plongés dans un
bain de mercure.

Vers une heure du matin, je fus pris d'une extrême fatigue. Mes membres
se raidirent sous l'étreinte de crampes violentes. Conseil dut me
soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul.
J'entendis bientôt haleter le pauvre garçon ; sa respiration devint
courte et pressée. Je compris qu'il ne pouvait résister longtemps.

« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.

-- Abandonner monsieur ! jamais ! répondit-il. Je compte bien me noyer
avant lui ! »

En ce moment, la lune apparut à travers les franges d'un gros nuage que
le vent entraînait dans l'est. La surface de la mer étincela sous ses
rayons. Cette bienfaisante lumière ranima nos forces. Ma tête se
redressa. Mes regards se portèrent à tous les points de l'horizon.
J'aperçus la frégate. Elle était à cinq mille de nous, et ne formait
plus qu'une masse sombre, à peine appréciable ! Mais d'embarcations,
point !

Je voulus crier. A quoi bon, à pareille distance ! Mes lèvres gonflées
ne laissèrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et
je l'entendis répéter à plusieurs reprises :

« A nous ! à nous ! »

Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes. Et, fût-ce un de
ces bourdonnements dont le sang oppressé emplit l'oreille, mais il me
sembla qu'un cri répondait au cri de Conseil.

« As-tu entendu ? murmurai-je.

-- Oui ! oui ! »

Et Conseil jeta dans l'espace un nouvel appel désespéré.

Cette fois, pas d'erreur possible ! Une voix humaine répondait à la
nôtre ! Était-ce la voix de quelque infortuné, abandonné au milieu de
l'Océan, quelque autre victime du choc éprouvé par le navire ? Ou
plutôt une embarcation de la frégate ne nous hélait-elle pas dans
l'ombre ?

Conseil fit un suprême effort, et, s'appuyant sur mon épaule, tandis
que je résistais dans une dernière convulsion, il se dressa à demi hors
de l'eau et retomba épuisé.

« Qu'as-tu vu ?

-- J'ai vu... murmura-t-il, j'ai vu... mais ne parlons pas... gardons
toutes nos forces !... »

Qu'avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée du monstre me
vint pour la première fois à l'esprit !... Mais cette voix cependant
?... Les temps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans le ventre
des baleines !

Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête,
regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel
répondait une voix de plus en plus rapprochée. Je l'entendais à peine.
Mes forces étaient à bout ; mes doigts s'écartaient ; ma main ne me
fournissait plus un point d'appui ; ma bouche, convulsivement ouverte,
s'emplissait d'eau salée ; le froid m'envahissait. Je relevai la tête
une dernière fois, puis, je m'abîmai...

En cet instant, un corps dur me heurta. Je m'y cramponnai. Puis, je
sentis qu'on me retirait, qu'on me ramenait à la surface de l'eau, que
ma poitrine se dégonflait, et je m'évanouis...

Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vigoureuses
frictions qui me sillonnèrent le corps. J'entr'ouvris les yeux...

« Conseil ! murmurai-je.

-- Monsieur m'a sonné ? » répondit Conseil.

En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s'abaissait vers
l'horizon, j'aperçus une figure qui n'était pas celle de Conseil, et
que je reconnus aussitôt.

« Ned ! m'écriai-je

-- En personne, monsieur, et qui court après sa prime ! répondit le
Canadien.

-- Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate ?

-- Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j'ai pu
prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.

-- Un îlot ?

-- Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.

-- Expliquez-vous, Ned.

-- Seulement, j'ai bientôt compris pourquoi mon harpon n'avait pu
l'entamer et s'était émoussé sur sa peau.

-- Pourquoi, Ned, pourquoi ?

-- C'est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle
d'acier ! »

Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs,
que je contrôle moi-même mes assertions.

Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit
dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l'être ou de
l'objet à demi immergé qui nous servait de refuge. Je l'éprouvai du
pied. C'était évidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette
substance molle qui forme la masse des grands mammifères marins.

Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle
des animaux antédiluviens, et j'en serais quitte pour classer le
monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les
alligators.

Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli,
non imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si
incroyable que cela fût, il semblait que, dis-je, il était fait de
plaques boulonnées.

Le doute n'était pas possible ! L'animal, le monstre, le phénomène
naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et
fourvoyé l'imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien
le reconnaître, c'était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène
de main d'homme.

La découverte de l'existence de l'être le plus fabuleux, le plus
mythologique, n'eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce qui
est prodigieux vienne du Créateur, c'est tout simple. Mais trouver tout
à coup, sous ses yeux, l'impossible mystérieusement et humainement
réalisé, c'était à confondre l'esprit !

Il n'y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur le dos
d'une sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autant que j'en
pouvais juger, la forme d'un immense poisson d'acier. L'opinion de Ned
Land était faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y
ranger.

« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mécanisme de
locomotion et un équipage pour le manoeuvrer ?

-- Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins, depuis trois
heures que j'habite cette île flottante, elle n'a pas donné signé de
vie.

-- Ce bateau n'a pas marché ?

-- Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré des lames, mais il
ne bouge pas.

-- Nous savons, à n'en pas douter, cependant, qu'il est doué d'une
grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette
vitesse et un mécanicien pour conduire cette machine, j'en conclus...
que nous sommes sauvés.

-- Hum ! » fit Ned Land d'un ton réservé.

En ce moment, et comme pour donner raison à mon argumentation, un
bouillonnement se fit à l'arrière de cet étrange appareil, dont le
propulseur était évidemment une hélice, et il se mit en mouvement. Nous
n'eûmes que le temps de nous accrocher à sa partie supérieure qui
émergeait de quatre-vingts centimètres environ. Très heureusement sa
vitesse n'était pas excessive.

« Tant qu'il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n'ai rien à
dire. Mais s'il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas
deux dollars de ma peau ! »

Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent de
communiquer avec les êtres quelconques renfermés dans les flancs de
cette machine. Je cherchai à sa surface une ouverture, un panneau, « un
trou d'homme », pour employer l'expression technique ; mais les lignes
de boulons, solidement rabattues sur la jointure des tôles, étaient
nettes et uniformes.

D'ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscurité
profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pénétrer
à l'intérieur de ce bateau sous-marin.

Ainsi donc, notre salut dépendait uniquement du caprice des mystérieux
timoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s'ils plongeaient, nous
étions perdus ! Ce cas excepté, je ne doutais pas de la possibilité
d'entrer en relations avec eux. Et, en effet, s'ils ne faisaient pas
eux-mêmes leur air, il fallait nécessairement qu'ils revinssent de
temps en temps à la surface de l'Océan pour renouveler leur provision
de molécules respirables. Donc, nécessité d'une ouverture qui mettait
l'intérieur du bateau en communication avec l'atmosphère.

Quant à l'espoir d'être sauvé par le commandant Farragut, il fallait y
renoncer complètement. Nous étions entraînés vers l'ouest, et j'estimai
que notre vitesse, relativement modérée, atteignait douze milles à
l'heure. L'hélice battait les flots avec une régularité mathématique,
émergeant quelquefois et faisant jaillir l'eau phosphorescente à une
grande hauteur.

Vers quatre heures du matin, la rapidité de l'appareil s'accrut. Nous
résistions difficilement à ce vertigineux entraînement, lorsque les
lames nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous
sa main un large organeau fixé à la partie supérieure du dos de tôle,
et nous parvînmes à nous y accrocher solidement.

Enfin cette longue nuit s'écoula. Mon souvenir incomplet ne permet pas
d'en retracer toutes les impressions. Un seul détail me revient à
l'esprit. Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus
entendre plusieurs fois des sons vagues, une sorte d'harmonie fugitive
produite par des accords lointains. Quel était donc le mystère de cette
navigation sous-marine dont le monde entier cherchait vainement
l'explication ? Quels êtres vivaient dans cet étrange bateau ? Quel
agent mécanique lui permettait de se déplacer avec une si prodigieuse
vitesse ?

Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles ne
tardèrent pas à se déchirer. J'allais procéder à un examen attentif de
la coque qui formait à sa partie supérieure une sorte de plate-forme
horizontale, quand je la sentis s'enfoncer peu à peu.

« Eh ! mille diables ! s'écria Ned Land, frappant du pied la tôle
sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »

Mais il était difficile de se faire entendre au milieu des battements
assourdissants de l'hélice. Heureusement, le mouvement d'immersion
s'arrêta.

Soudain, un bruit de ferrures violemment poussées se produisit à
l'intérieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un
cri bizarre et disparut

aussitôt.

Quelques instants après, huit solides gaillards, le visage voilé,
apparaissaient silencieusement, et nous entraînaient dans leur
formidable machine.

                                  VIII

                          _MOBILIS IN MOBILE_

Cet enlèvement, si brutalement exécuté, s'était accompli avec la
rapidité de l'éclair. Mes compagnons et moi, nous n'avions pas eu le
temps de nous reconnaître. Je ne sais ce qu'ils éprouvèrent en se
sentant introduits dans cette prison flottante ; mais, pour mon compte,
un rapide frisson me glaça l'épiderme. A qui avions-nous affaire ? Sans
doute à quelques pirates d'une nouvelle espèce qui exploitaient la mer
à leur façon.

A peine l'étroit panneau fut-il refermé sur moi, qu'une obscurité
profonde m'enveloppa. Mes yeux, imprégnés de la lumière extérieure, ne
purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux
échelons d'une échelle de fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement
saisis, me suivaient. Au bas de l'échelle, une porte s'ouvrit et se
referma immédiatement sur nous avec un retentissement sonore.

Nous étions seuls. Où ? Je ne pouvais le dire, à peine l'imaginer. Tout
était noir, mais d'un noir si absolu, qu'après quelques minutes, mes
yeux n'avaient encore pu saisir une de ces lueurs indéterminées qui
flottent dans les plus profondes nuits.

Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder, donnait un
libre cours à son indignation.

« Mille diables ! s'écriait-il, voilà des gens qui en remonteraient aux
Calédoniens pour l'hospitalité ! Il ne leur manque plus que d'être
anthropophages ! Je n'en serais pas surpris, mais je déclare que l'on
ne me mangera pas sans que je proteste !

-- Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, répondit tranquillement Conseil.
Ne vous emportez pas avant l'heure. Nous ne sommes pas encore dans la
rôtissoire !

-- Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, à
coup sûr ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon _bowie-kniff_ ne m'a
pas quitté, et j'y vois toujours assez clair pour m'en servir. Le
premier de ces bandits qui met la main sur moi...

-- Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nous
compromettez point par d'inutiles violences. Qui sait si on ne nous
écoute pas ! Tâchons plutôt de savoir où nous sommes ! »

Je marchai en tâtonnant. Après cinq pas, je rencontrai une muraille de
fer, faite de tôles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une
table de bois, près de laquelle étaient rangés plusieurs escabeaux. Le
plancher de cette prison se dissimulait sous une épaisse natte de
phormium qui assourdissait le bruit des pas. Les murs nus ne révélaient
aucune trace de porte ni de fenêtre. Conseil, faisant un tour en sens
inverse, me rejoignit, et nous revînmes au milieu de cette cabine, qui
devait avoir vingt pieds de long sur dix pieds de large. Quant à sa
hauteur, Ned Land, malgré sa grande taille, ne put la mesurer.

Une demi-heure s'était déjà écoulée sans que la situation se fût
modifiée, quand, d'une extrême obscurité, nos yeux passèrent subitement
à la plus violente lumière. Notre prison s'éclaira soudain,
c'est-à-dire qu'elle s'emplit d'une matière lumineuse tellement vive
que je ne pus d'abord en supporter l'éclat. A sa blancheur, à son
intensité, je reconnus cet éclairage électrique, qui produisait autour
du bateau sous-marin comme un magnifique phénomène de phosphorescence.
Après avoir involontairement fermé les yeux, je les rouvris, et je vis
que l'agent lumineux s'échappait d'un demi-globe dépoli qui
s'arrondissait à la partie supérieure de la cabine.

« Enfin ! on y voit clair ! s'écria Ned Land, qui, son couteau à la
main, se tenait sur la défensive.

-- Oui, répondis-je, risquant l'antithèse, mais la situation n'en est
pas moins obscure.

-- Que monsieur prenne patience », dit l'impassible Conseil.

Le soudain éclairage de la cabine m'avait permis d'en examiner les
moindres détails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux.
La porte invisible devait être hermétiquement fermée. Aucun bruit
n'arrivait à notre oreille. Tout semblait mort à l'intérieur de ce
bateau. Marchait-il, se maintenait-il à la surface de l'Océan,
s'enfonçait-il dans ses profondeurs ? Je ne pouvais le deviner.

Cependant, le globe lumineux ne s'était pas allumé sans raison.
j'espérais donc que les hommes de l'équipage ne tarderaient pas à se
montrer. Quand on veut oublier les gens, on n'éclaire pas les
oubliettes.

Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre, la porte
s'ouvrit, deux hommes parurent.

L'un était de petite taille, vigoureusement musclé, large d'épaules,
robuste de membres, la tête forte, la chevelure abondante et noire, la
moustache épaisse, le regard vif et pénétrant, et toute sa personne
empreinte de cette vivacité méridionale qui caractérise en France les
populations provençales. Diderot a très justement prétendu que le geste
de l'homme est métaphorique, et ce petit homme en était certainement la
preuve vivante. On sentait que dans son langage habituel, il devait
prodiguer les prosopopées, les métonymies et les hypallages. Ce que.
d'ailleurs, je ne fus jamais à même de vérifier, car il employa
toujours devant moi un idiome singulier et absolument incompréhensible.

Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Un disciple de
Gratiolet ou d'Engel eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je
reconnus sans hésiter ses qualités dominantes - la confiance en lui,
car sa tête se dégageait noblement sur l'arc formé par la ligne de ses
épaules, et ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance : - le
calme, car sa peau, pâle plutôt que colorée, annonçait la tranquillité
du sang ; - l'énergie, que démontrait la rapide contraction de ses
muscles sourciliers ; le courage enfin, car sa vaste respiration
dénotait une grande expansion vitale.

J'ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme et calme
semblait refléter de hautes pensées, et que de tout cet ensemble, de
l'homogénéité des expressions dans les gestes du corps et du visage,
suivant l'observation des physionomistes, résultait une indiscutable
franchise.

Je me sentis « involontairement » rassuré en sa présence, et j'augurai
bien de notre entrevue.

Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n'aurais pu le
préciser. Sa taille était haute, son front large, son nez droit, sa
bouche nettement dessinée, ses dents magnifiques, ses mains fines,
allongées, éminemment « psychiques » pour employer un mot de la
chirognomonie, c'est-à-dire dignes de servir une âme haute et
passionnée. Cet homme formait certainement le plus admirable type que
j'eusse jamais rencontré. Détail particulier, ses yeux, un peu écartés
l'un de l'autre, pouvaient embrasser simultanément près d'un quart de
l'horizon. Cette faculté je l'ai vérifié plus tard se doublait d'une
puissance de vision encore supérieure à celle de Ned Land. Lorsque cet
inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronçait, ses
larges paupières se rapprochaient de manière à circonscrire la pupille
des yeux et à rétrécir ainsi l'étendue du champ visuel, et il regardait
! Quel regard ! comme il grossissait les objets rapetissés par
l'éloignement ! comme il vous pénétrait jusqu'à l'âme ! comme il
perçait ces nappes liquides, si opaques à nos yeux, et comme il lisait
au plus profond des mers !...

Les deux inconnus, coiffés de bérets faits d'une fourrure de loutre
marine, et chaussés de bottes de mer en peau de phoque, portaient des
vêtements d'un tissu particulier, qui dégageaient la taille et
laissaient une grande liberté de mouvements.

Le plus grand des deux évidemment le chef du bord - nous examina avec
une extrême attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournant
vers son compagnon, il s'entretint avec lui dans une langue que je ne
pus reconnaître. C'était un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont
les voyelles semblaient soumises à une accentuation très variée.

L'autre répondit par un hochement de tête, et ajouta deux ou trois mots
parfaitement incompréhensibles. Puis du regard il parut m'interroger
directement.

Je répondis, en bon français, que je n'entendais point son langage ;
mais il ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez
embarrassante.

« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Ces
messieurs en saisiront peut-être quelques mots ! »

Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nettement toutes
mes syllabes, et sans omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et
qualités ; puis, je présentai dans les formes le professeur Aronnax,
son domestique Conseil, et maître Ned Land, le harponneur.

L'homme aux yeux doux et calmes m'écouta tranquillement, poliment même,
et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie
n'indiqua qu'il eût compris mon histoire. Quand j'eus fini, il ne
prononça pas un seul mot.

Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-être se ferait-on
entendre dans cette langue qui est à peu près universelle. Je la
connaissais, ainsi que la langue allemande, d'une manière suffisante
pour la lire couramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici,
il fallait surtout se faire comprendre.

« Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. A vous, maître Land,
tirez de votre sac le meilleur anglais qu'ait jamais parlé un
Anglo-Saxon, et tâchez d'être plus heureux que moi. »

Ned ne se fit pas prier et recommença mon récit que je compris à peu
près. Le fond fut le même, mais la forme différa. Le Canadien, emporté
par son caractère, y mit beaucoup d'animation. Il se plaignit
violemment d'être emprisonné au mépris du droit des gens, demanda en
vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua l'_habeas corpus_,
menaça de poursuivre ceux qui le séquestraient indûment, se démena,
gesticula, cria, et finalement, il fit comprendre par un geste
expressif que nous mourions de faim.

Ce qui était parfaitement vrai, mais nous l'avions à peu près oublié.

A sa grande stupéfaction, le harponneur ne parut pas avoir été plus
intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillèrent pas. Il était
évident qu'ils ne comprenaient ni la langue d'Arago ni celle de Faraday.

Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement nos ressources
philologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me
dit :

« Si monsieur m'y autorise, je raconterai la chose en allemand.

-- Comment ! tu sais l'allemand ? m'écriai-je.

-- Comme un Flamand, n'en déplaise à monsieur.

-- Cela me plaît, au contraire. Va, mon garçon. »

Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisième fois les
diverses péripéties de notre histoire. Mais, malgré les élégantes
tournures et la belle accentuation du narrateur, la langue allemande
n'eut aucun succès.

Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes
premières études, et j'entrepris de narrer nos aventures en latin.
Cicéron se fût bouché les oreilles et m'eût renvoyé à la cuisine, mais
cependant, je parvins à m'en tirer. Même résultat négatif.

Cette dernière tentative définitivement avortée, les deux inconnus
échangèrent quelques mots dans leur incompréhensible langage, et se
retirèrent, sans même nous avoir adresse un de ces gestes rassurants
qui ont cours dans tous les pays du monde. La porte se referma.

« C'est une infamie ! s'écria Ned Land, qui éclata pour la vingtième
fois. Comment ! on leur parle français, anglais, allemand, latin, à ces
coquins-là, et il n'en est pas un qui ait la civilité de répondre !

Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colère ne mènerait
à rien.

-- Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irascible
compagnon, que l'on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de
fer ?

-- Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenir
longtemps !

-- Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer. Nous nous sommes
trouvés dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir
d'attendre pour vous former une opinion sur le commandant et l'équipage
de ce bateau.

-- Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins...

-- Bon ! et de quel pays ?

-- Du pays des coquins !

-- Mon brave Ned, ce pays-là n'est pas encore suffisamment indiqué sur
la mappemonde, et j'avoue que la nationalité de ces deux inconnus est
difficile à déterminer ! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilà
tout ce que l'on peut affirmer. Cependant, je serais tenté d'admettre
que ce commandant et son second sont nés sous de basses latitudes. Il y
a du méridional en eux. Mais sont-ils espagnols, turcs, arabes ou
indiens, c'est ce que leur type physique ne me permet pas de décider.
Quant à leur langage, il est absolument incompréhensible.

Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues, répondit
Conseil, ou le désavantage de ne pas avoir une langue unique !

-- Ce qui ne servirait à rien ! répondit Ned Land. Ne voyez-vous pas
que ces gens-là ont un langage à eux, un langage inventé pour
désespérer les braves gens qui demandent à dîner ! Mais, dans tous les
pays de la terre ouvrir la bouche, remuer les mâchoires, happer des
dents et des lèvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ?
Est-ce que cela ne veut pas dire à Québec comme aux Pomotou, à Paris
comme aux antipodes : J'ai faim ! donnez-moi à manger !...

-- Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes !... »

Comme il disait ces mots, la porte s'ouvrit. Un stewart entra. Il nous
apportait des vêtements, vestes et culottes de mer, faites d'une étoffe
dont je ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les revêtir, et mes
compagnons m'imitèrent.

Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut-être avait disposé la
table et placé trois couverts.

« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil, et cela s'annonce bien.

-- Bah ! répondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu'on
mange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de
chien de mer !

-- Nous verrons bien ! » dit Conseil.

Les plats, recouverts de leur cloche d'argent, furent symétriquement
posés sur la nappe, et nous prîmes place à table. Décidément, nous
avions affaire à des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui
nous inondait, je me serais cru dans la salle à manger de l'hôtel
Adelphi, à Liverpool, ou du Grand-Hôtel, à Paris. Je dois dire
toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. L'eau était
fraîche et limpide, mais c'était de l'eau - ce qui ne fut pas du goût
de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers
poissons délicatement apprêtés ; mais, sur certains plats, excellents
d'ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n'aurais même su dire à quel
règne, végétal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de
table, il était élégant et d'un goût parfait. Chaque ustensile,
cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entourée
d'une devise en exergue, et dont voici le _fac-similé_ exact :

_Mobile dans l'élément mobile !_ Cette devise s'appliquait justement à
cet appareil sous-marin, à la condition de traduire la préposition _in_
par _dans_ et non par sur. La lettre N formait sans doute l'initiale du
nom de l'énigmatique personnage qui commandait au fond des mers !

Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ils dévoraient, et
je ne tardai pas à les imiter. J'étais, d'ailleurs, rassuré sur notre
sort, et il me paraissait évident que nos hôtes ne voulaient pas nous
laisser mourir d'inanition.

Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même la faim de gens qui
n'ont pas mangé depuis quinze heures. Notre appétit satisfait, le
besoin de sommeil se fit impérieusement sentir. Réaction bien
naturelle, après l'interminable nuit pendant laquelle nous avions lutté
contre la mort.

« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.

-- Et moi, je dors ! » répondit Ned Land.

Mes deux compagnons s'étendirent sur le tapis de la cabine, et furent
bientôt plongés dans un profond sommeil.

Pour mon compte, je cédai moins facilement à ce violent besoin de
dormir. Trop de pensées s'accumulaient dans mon esprit, trop de
questions insolubles s'y pressaient, trop d'images tenaient mes
paupières entr'ouvertes ! Où étions-nous ? Quelle étrange puissance
nous emportait ? Je sentais - ou plutôt je croyais sentir - l'appareil
s'enfoncer vers les couches les plus reculées de la mer. De violents
cauchemars m'obsédaient. J'entrevoyais dans ces mystérieux asiles tout
un monde d'animaux inconnus, dont ce bateau sous-marin semblait être le
congénère, vivant, se mouvant, formidable comme eux !... Puis, mon
cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, et
je tombai bientôt dans un morne sommeil.

                                   IX

                        LES COLÈRES DE NED LAND

Quelle fut la durée de ce sommeil, je l'ignore ; mais il dut être long,
car il nous reposa complètement de nos fatigues. Je me réveillai le
premier. Mes compagnons n'avaient pas encore bougé, et demeuraient
étendus dans leur coin comme des masses inertes.

A peine relevé de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveau
dégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de
notre cellule.

Rien n'était changé à ses dispositions intérieures. La prison était
restée prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart,
profitant de notre sommeil, avait desservi la table. Rien n'indiquait
donc une modification prochaine dans cette situation, et je me demandai
sérieusement si nous étions destinés à vivre indéfiniment dans cette
cage.

Cette perspective me sembla d'autant plus pénible que, si mon cerveau
était libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrine
singulièrement oppressée. Ma respiration se faisait difficilement.
L'air lourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la
cellule fût vaste, il était évident que nous avions consommé en grande
partie l'oxygène qu'elle contenait. En effet, chaque homme dépense en
une heure, l'oxygène renfermé dans cent litres d'air et cet air, chargé
alors d'une quantité presque égale d'acide carbonique, devient
irrespirable.

Il était donc urgent de renouveler l'atmosphère de notre prison, et,
sans doute aussi, L'atmosphère du bateau sous-marin.

Là se posait une question à mon esprit. Comment procédait le commandant
de cette demeure flottante ? Obtenait-il de l'air par des moyens
chimiques, en dégageant par la chaleur l'oxygène contenu dans du
chlorate de potasse, et en absorbant l'acide carbonique par la potasse
caustique ? Dans ce cas, il devait avoir conservé quelques relations
avec les continents, afin de se procurer les matières nécessaires à
cette opération. Se bornait-il seulement à emmagasiner l'air sous de
hautes pressions dans des réservoirs, puis à le répandre suivant les
besoins de son équipage ? Peut-être. Ou, procédé plus commode, plus
économique, et par conséquent plus probable, se contentait-il de
revenir respirer à la surface des eaux, comme un cétacé, et de
renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d'atmosphère ? Quoi
qu'il en soit, et quelle que fût la méthode, il me paraissait prudent
de l'employer sans retard.

En effet, j'étais déjà réduit à multiplier mes inspirations pour
extraire de cette cellule le peu d'oxygène qu'elle renfermait, quand,
soudain, je fus rafraîchi par un courant d'air pur et tout parfumé
d'émanations salines. C'était bien la brise de mer, vivifiante et
chargée d'iode ! J'ouvris largement la bouche, et mes poumons se
saturèrent de fraîches molécules. En même temps, je sentis un
balancement, un roulis de médiocre amplitude, mais parfaitement
déterminable. Le bateau, le monstre de tôle venait évidemment de
remonter à la surface de l'Océan pour y respirer à la façon des
baleines. Le mode de ventilation du navire était donc parfaitement
reconnu.

Lorsque j'eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, je cherchai le
conduit, l'« aérifère », si l'on veut, qui laissait arriver jusqu'à
nous ce bienfaisant effluve, et je ne tardai pas à le trouver.
Au-dessus de la porte s'ouvrait un trou d'aérage laissant passer une
fraîche colonne d'air, qui renouvelait ainsi l'atmosphère appauvrie de
la cellule.

J'en étais là de mes observations, quand Ned et Conseil s'éveillèrent
presque en même temps, sous l'influence de cette aération revivifiante.
Ils se frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et furent sur pied
en un instant.

« Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa politesse
quotidienne.

-- Fort bien, mon brave garçon, répondis-je. Et, vous, maître Ned Land ?

-- Profondément, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me
trompe, il me semble que je respire comme une brise de mer ? »

Un marin ne pouvait s'y méprendre, et je racontai au Canadien ce qui
s'était passé pendant son sommeil.

« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous
entendions, lorsque le prétendu narwal se trouvait en vue de
l'_Abraham-Lincoln_.

-- Parfaitement, maître Land, c'était sa respiration !

-- Seulement, monsieur Aronnax, je n'ai aucune idée de l'heure qu'il
est, à moins que ce ne soit l'heure du dîner ?

-- L'heure du dîner, mon digne harponneur ? Dites, au moins, l'heure du
déjeuner, car nous sommes certainement au lendemain d'hier.

-- Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre
heures de sommeil.

-- C'est mon avis, répondis-je.

-- Je ne vous contredis point, répliqua Ned Land. Mais dîner ou
déjeuner, le stewart sera le bienvenu, qu'il apporte l'un ou l'autre.

-- L'un et l'autre, dit Conseil

-- Juste, répondit le Canadien, nous avons droit à deux repas, et pour
mon compte, je ferai honneur à tous les deux.

-- Eh bien ! Ned, attendons, répondis-je. Il est évident que ces
inconnus n'ont pas l'intention de nous laisser mourir de faim, car,
dans ce cas, le dîner d'hier soir n'aurait aucun sens.

-- A moins qu'on ne nous engraisse ! riposta Ned.

-- Je proteste, répondis-je. Nous ne sommes point tombés entre les
mains de cannibales !

-- Une fois n'est pas coutume, répondit sérieusement le Canadien. Qui
sait si ces gens-là ne sont pas privés depuis longtemps de chair
fraîche, et dans ce cas, trois particuliers sains et bien constitués
comme monsieur le professeur, son domestique et moi...

-- Chassez ces idées, maître Land, répondis-je au harponneur, et
surtout, ne partez pas de là pour vous emporter contre nos hôtes, ce
qui ne pourrait qu'aggraver la situation.

-- En tout cas, dit le harponneur, j'ai une faim de tous les diables,
et dîner ou déjeuner, le repas n'arrive guère !

-- Maître Land, répliquai-je, il faut se conformer au règlement du
bord, et je suppose que notre estomac avance sur la cloche du
maître-coq.

-- Eh bien ! on le mettra à l'heure, répondit tranquillement Conseil.

-- Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta l'impatient Canadien.
Vous usez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez
capable de dire vos grâces avant votre bénédicité, et de mourir de faim
plutôt que de vous plaindre !

-- A quoi cela servirait-il ? demanda Conseil.

-- Mais cela servirait à se plaindre ! C'est déjà quelque chose. Et si
ces pirates -- je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier
monsieur le professeur qui défend de les appeler cannibales -- , si ces
pirates se figurent qu'ils vont me garder dans cette cage où j'étouffe,
sans apprendre de quels jurons j'assaisonne mes emportements, ils se
trompent ! Voyons, monsieur Aronnax, parlez franchement. Croyez-vous
qu'ils nous tiennent longtemps dans cette boîte de fer ?

-- A dire vrai, je n'en sais pas plus long que vous, ami Land.

-- Mais enfin, que supposez-vous ?

-- Je suppose que le hasard nous a rendus maîtres d'un secret
important. Or, l'équipage de ce bateau sous-marin a intérêt à le
garder, et si cet intérêt est plus grave que la vie de trois hommes, je
crois notre existence très compromise. Dans le cas contraire, à la
première occasion, le monstre qui nous a engloutis nous rendra au monde
habité par nos semblables.

-- A moins qu'il ne nous enrôle parmi son équipage, dit Conseil, et
qu'il nous garde ainsi...

-- Jusqu'au moment, répliqua Ned Land, où quelque frégate, plus rapide
ou plus adroite que l'_Abraham-Lincoln_, s'emparera de ce nid de
forbans, et enverra son équipage et nous respirer une dernière fois au
bout de sa grand'vergue.

-- Bien raisonné, maître Land, répliquai-je. Mais on ne nous a pas
encore fait, que je sache, de proposition à cet égard. Inutile donc de
discuter le parti que nous devrons prendre, le cas échéant. Je vous le
répète, attendons, prenons conseil des circonstances, et ne faisons
rien, puisqu'il n'y a rien à faire.

-- Au contraire ! monsieur le professeur, répondit le harponneur, qui
n'en voulait pas démordre, il faut faire quelque chose.

-- Eh ! quoi donc, maître Land ?

-- Nous sauver.

-- Se sauver d'une prison « terrestre » est souvent difficile, mais
d'une prison sous-marine, cela me paraît absolument impraticable.

-- Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondez-vous à l'objection de
monsieur ? Je ne puis croire qu'un Américain soit jamais à bout de
ressources ! »

Le harponneur, visiblement embarrassé, se taisait. Une fuite, dans les
conditions où le hasard nous avait jetés, était absolument impossible.
Mais un Canadien est à demi français, et maître Ned Land le fit bien
voir par sa réponse.

« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après quelques instants de
réflexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne
peuvent s'échapper de leur prison ?

-- Non, mon ami.

-- C'est bien simple, il faut qu'ils s'arrangent de manière à y rester.

-- Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux être dedans que dessus ou
dessous !

-- Mais après avoir jeté dehors geôliers, porte-clefs et gardiens,
ajouta Ned Land.

-- Quoi, Ned ? vous songeriez sérieusement à vous emparer de ce
bâtiment ?

-- Très sérieusement, répondit le Canadien.

-- C'est impossible.

-- Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se présenter quelque chance
favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher d'en
profiter. S'ils ne sont qu'une vingtaine d'hommes à bord de cette
machine, ils ne feront pas reculer deux Français et un Canadien, je
suppose ! »

Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter.
Aussi, me contentai-je de répondre :

« Laissons venir les circonstances, maître Land, et nous verrons. Mais,
jusque-là, je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir
que par ruse, et ce n'est pas en vous emportant que vous ferez naître
des chances favorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la
situation sans trop de colère.

-- Je vous le promets, monsieur le professeur, répondit Ned Land d'un
ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un
geste brutal ne me trahira, quand bien même le service de la table ne
se ferait pas avec toute la régularité désirable.

-- J'ai votre parole, Ned », répondis-je au Canadien.

Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit à
réfléchir à part soi. J'avouerai que, pour mon compte, et malgré
l'assurance du harponneur, je ne conservais aucune illusion. Je
n'admettais pas ces chances favorables dont Ned Land avait parlé. Pour
être si sûrement manoeuvré, le bateau sous-marin exigeait un nombreux
équipage, et conséquemment, dans le cas d'une lutte, nous aurions
affaire à trop forte partie. D'ailleurs, il fallait, avant tout, être
libres, et nous ne l'étions pas. Je ne voyais même aucun moyen de fuir
cette cellule de tôle si hermétiquement fermée. Et pour peu que
l'étrange commandant de ce bateau eût un secret à garder -- ce qui
paraissait au moins probable il ne nous laisserait pas agir librement à
son bord. Maintenant, se débarrasserait-il de nous par la violence, ou
nous jetterait-il un jour sur quelque coin de terre ? C'était là
l'inconnu. Toutes ces hypothèses me semblaient extrêmement plausibles,
et il fallait être un harponneur pour espérer de reconquérir sa liberté.

Je compris d'ailleurs que les idées de Ned Land s'aigrissaient avec les
réflexions qui s'emparaient de son cerveau. J'entendais peu à peu les
jugements gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes
redevenir menaçants. Il se levait, tournait comme une bête fauve en
cage, frappait les murs du pied et du poing. D'ailleurs, le temps
s'écoulait, la faim se faisait cruellement sentir, et, cette fois, le
stewart ne paraissait pas. Et c'était oublier trop longtemps notre
position de naufragés, si l'on avait réellement de bonnes intentions à
notre égard.

Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robuste estomac, se
montait de plus en plus, et, malgré sa parole, je craignais
véritablement une explosion, lorsqu'il se trouverait en présence de
l'un des hommes du bord.

Pendant deux heures encore, la colère de Ned Land s'exalta. Le Canadien
appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tôle étaient
sourdes. Je n'entendais même aucun bruit à l'intérieur de ce bateau,
qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car j'aurais évidemment senti
les frémissements de la coque sous l'impulsion de l'hélice. Plongé sans
doute dans l'abîme des eaux, il n'appartenait plus à la terre. Tout ce
morne silence était effrayant.

Quant à notre abandon, notre isolement au fond de cette cellule, je
n'osais estimer ce qu'il pourrait durer. Les espérances que j'avais
conçues après notre entrevue avec le commandant du bord s'effaçaient
peu à peu. La douceur du regard de cet homme, l'expression généreuse de
sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de mon
souvenir. Je revoyais cet énigmatique personnage tel qu'il devait être,
nécessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de
l'humanité, inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemi
de ses semblables auxquels il avait dû vouer une impérissable haine !

Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser périr d'inanition,
enfermés dans cette prison étroite livrés à ces horribles tentations
auxquelles pousse la faim farouche ? Cette affreuse pensée prit dans
mon esprit une intensité terrible, et l'imagination aidant, je me
sentis envahir par une épouvante insensée. Conseil restait calme, Ned
Land rugissait.

En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement.

Des pas résonnèrent sur la dalle de métal. Les serrures furent
fouillées, la porte s'ouvrit, le stewart parut.

Avant que j'eusse fait un mouvement pour l'en empêcher, le Canadien
s'était précipité sur ce malheureux ; il l'avait renversé ; il le
tenait à la gorge. Le stewart étouffait sous sa main puissante.

Conseil cherchait déjà à retirer des mains du harponneur sa victime à
demi suffoquée, et j'allais joindre mes efforts aux siens, quand,
subitement, je fus cloué à ma place par ces mots prononcés en français :

« Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez
m'écouter ! »

                                    X

                            L'HOMME DES EAUX

C'était le commandant du bord qui parlait ainsi.

A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque étranglé
sortit en chancelant sur un signe de son maître ; mais tel était
l'empire du commandant à son bord, que pas un geste ne trahit le
ressentiment dont cet homme devait être animé contre le Canadien.
Conseil, intéressé malgré lui, moi stupéfait, nous attendions en
silence le dénouement de cette scène.

Le commandant, appuyé sur l'angle de la table, les bras croisés, nous
observait avec une profonde attention. Hésitait-il à parler ?
Regrettait-il ces mots qu'il venait de prononcer en français ? On
pouvait le croire.

Après quelques instants d'un silence qu'aucun de nous ne songea à
interrompre :

« Messieurs, dit-il d'une voix calme et pénétrante, je parle également
le français, l'anglais, l'allemand et le latin. J'aurais donc pu vous
répondre dès notre première entrevue, mais je voulais vous connaître
d'abord, réfléchir ensuite. Votre quadruple récit, absolument semblable
au fond, m'a affirmé l'identité de vos personnes. Je sais maintenant
que le hasard a mis en ma présence monsieur Pierre Aronnax, professeur
d'histoire naturelle au Muséum de Paris, chargé d'une mission
scientifique à l'étranger, Conseil son domestique, et Ned Land,
d'origine canadienne, harponneur à bord de la frégate
l'_Abraham-Lincoln_, de la marine nationale des États-Unis d'Amérique. »

Je m'inclinai d'un air d'assentiment. Ce n'était pas une question que
me posait le commandant. Donc, pas de réponse à faire. Cet homme
s'exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase
était nette, ses mots justes, sa facilité d'élocution remarquable. Et
cependant, je ne « sentais » pas en lui un compatriote.

Il reprit la conversation en ces termes :

« Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que j'ai longtemps tardé à
vous rendre cette seconde visite. C'est que, votre identité reconnue,
je voulais peser mûrement le parti à prendre envers vous. J'ai beaucoup
hésité. Les plus fâcheuses circonstances vous ont mis en présence d'un
homme qui a rompu avec l'humanité. Vous êtes venu troubler mon
existence...

-- Involontairement, dis-je.

-- Involontairement ? répondit l'inconnu, en forçant un peu sa voix.
Est-ce involontairement que l'_Abraham-Lincoln_ me chasse sur toutes
les mers ? Est-ce involontairement que vous avez pris passage à bord de
cette frégate ? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur
la coque de mon navire ? Est-ce involontairement que maître Ned Land
m'a frappé de son harpon ? »

Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, à ces
récriminations j'avais une réponse toute naturelle à faire, et je la
fis.

« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu
lieu à votre sujet en Amérique et en Europe. Vous ne savez pas que
divers accidents, provoqués par le choc de votre appareil sous-marin,
ont ému l'opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grâce
des hypothèses sans nombre par lesquelles on cherchait à expliquer
l'inexplicable phénomène dont seul vous aviez le secret. Mais sachez
qu'en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique,
l'_Abraham-Lincoln_ croyait chasser quelque puissant monstre marin dont
il fallait à tout prix délivrer l'Océan. »

Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis, d'un ton plus
calme :

« Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous affirmer que votre
frégate n'aurait pas poursuivi et canonné un bateau sous-marin aussi
bien qu'un monstre ? »

Cette question m'embarrassa, car certainement le commandant Farragut
n'eût pas hésité. Il eût cru de son devoir de détruire un appareil de
ce genre tout comme un narwal gigantesque.

« Vous comprenez donc, monsieur, reprit l'inconnu, que j'ai le droit de
vous traiter en ennemis. »

Je ne répondis rien, et pour cause. A quoi bon discuter une proposition
semblable, quand la force peut détruire les meilleurs arguments.

« J'ai longtemps hésité, reprit le commandant. Rien ne m'obligeait à
vous donner l'hospitalité. Si je devais me séparer de vous, je n'avais
aucun intérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce
navire qui vous avait servi de refuge. Je m'enfonçais sous les mers, et
j'oubliais que vous aviez jamais existé. N'était-ce pas mon droit ?

-- C'était peut-être le droit d'un sauvage, répondis-je, ce n'était pas
celui d'un homme civilisé.

-- Monsieur le professeur, répliqua vivement le commandant, je ne suis
pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J'ai rompu avec la société
tout entière pour des raisons que moi seul j'ai le droit d'apprécier.
Je n'obéis donc point à ses règles, et je vous engage à ne jamais les
invoquer devant moi ! »

Ceci fut dit nettement. Un éclair de colère et de dédain avait allumé
les yeux de l'inconnu, et dans la vie de cet homme, j'entrevis un passé
formidable. Non seulement il s'était mis en dehors des lois humaines,
mais il s'était fait indépendant, libre dans la plus rigoureuse
acception du mot, hors de toute atteinte ! Qui donc oserait le
poursuivre au fond des mers, puisque, à leur surface, il déjouait les
efforts tentés contre lui ? Quel navire résisterait au choc de son
monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si épaisse qu'elle fût,
supporterait les coups de son éperon ? Nul, entre les hommes, ne
pouvait lui demander compte de ses oeuvres. Dieu, s'il y croyait, sa
conscience, s'il en avait une, étaient les seuls juges dont il put
dépendre.

Ces réflexions traversèrent rapidement mon esprit, pendant que
l'étrange personnage se taisait, absorbé et comme retiré en lui-même.
Je le considérais avec un effroi mélangé d'intérêt, et sans doute,
ainsi qu'Oedipe considérait le Sphinx.

Après un assez long silence, le commandant reprit la parole.

« J'ai donc hésité, dit-il, mais j'ai pensé que mon intérêt pouvait
s'accorder avec cette pitié naturelle à laquelle tout être humain a
droit. Vous resterez à mon bord, puisque la fatalité vous y a jetés.
Vous y serez libres, et, en échange de cette liberté, toute relative
d'ailleurs, je ne vous imposerai qu'une seule condition. Votre parole
de vous y soumettre me suffira.

-- Parlez, monsieur, répondis-je, je pense que cette condition est de
celles qu'un honnête homme peut accepter ?

-- Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains événements
imprévus m'obligent à vous consigner dans vos cabines pour quelques
heures ou quelques jours, suivant le cas. Désirant ne jamais employer
la violence, j'attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous
les autres, une obéissance passive. En agissant ainsi, je couvre votre
responsabilité, je vous dégage entièrement, car c'est à moi de vous
mettre dans l'impossibilité de voir ce qui ne doit pas être vu.
Acceptez-vous cette condition ? »

Il se passait donc à bord des choses tout au moins singulières, et que
ne devaient point voir des gens qui ne s'étaient pas mis hors des lois
sociales ! Entre les surprises que l'avenir me ménageait, celle-ci ne
devait pas être la moindre.

« Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur,
la permission de vous adresser une question, une seule.

-- Parlez, monsieur.

-- Vous avez dit que nous serions libres à votre bord ?

-- Entièrement.

-- Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette liberté.

-- Mais la liberté d'aller, de venir, de voir, d'observer même tout ce
qui se passe ici - sauf en quelques circonstances graves - , la liberté
enfin dont nous jouissons nous-mêmes, mes compagnons et moi. »

Il était évident que nous ne nous entendions point.

« Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberté, ce n'est que celle
que tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous
suffire.

-- Il faudra, cependant, qu'elle vous suffise !

-- Quoi ! nous devons renoncer à jamais de revoir notre patrie, nos
amis, nos parents !

-- Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cet insupportable joug de
la terre, que les hommes croient être la liberté, n'est peut-être pas
aussi pénible que vous le pensez !

-- Par exemple, s'écria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de ne
pas chercher à me sauver !

-- Je ne vous demande pas de parole, maître Land répondit froidement le
commandant.

-- Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi, vous abusez de votre
situation envers nous ! C'est de la cruauté !

-- Non, monsieur, c'est de la clémence ! Vous êtes mes prisonniers
après combat ! Je vous garde, quand je pourrais d'un mot vous replonger
dans les abîmes de l'Océan ! Vous m'avez attaqué ! Vous êtes venus
surprendre un secret que nul homme au monde ne doit pénétrer, le secret
de toute mon existence ! Et vous croyez que Je vais vous renvoyer sur
cette terre qui ne doit plus me connaître ! Jamais ! En vous retenant,
ce n'est pas vous que je garde, c'est moi-même ! »

Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre
lequel ne prévaudrait aucun argument.

« Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement à
choisir entre la vie ou la mort ?

-- Tout simplement.

-- Mes amis, dis-je, à une question ainsi posée, il n'y a rien à
répondre. Mais aucune parole ne nous lie au maître de ce bord.

-- Aucune, monsieur », répondit l'inconnu.

Puis, d'une voix plus douce, il reprit :

« Maintenant, permettez-moi d'achever ce que j'ai à vous dire. Je vous
connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n'aurez
peut-être pas tant à vous plaindre du hasard qui vous lie à mon sort.
Vous trouverez parmi les livres qui servent à mes études favorites cet
ouvrage que vous avez publié sur les grands fonds de la mer. Je l'ai
souvent lu. Vous avez poussé votre oeuvre aussi loin que vous le
permettait la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous
n'avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur,
que vous ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez
voyager dans le pays des merveilles. L'étonnement, la stupéfaction
seront probablement l'état habituel de votre esprit. Vous ne vous
blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert à vos
yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin - qui
sait ? le dernier peut-être - tout ce que j'ai pu étudier au fond de
ces mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d'études.
A partir de ce jour, vous entrez dans un nouvel élément, vous verrez ce
que n'a vu encore aucun homme car moi et les miens nous ne comptons
plus - et notre planète, grâce à moi, va vous livrer ses derniers
secrets. »

Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grand
effet. J'étais pris là par mon faible, et j'oubliai, pour un instant,
que la contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la
liberté perdue. D'ailleurs, je comptais sur l'avenir pour trancher
cette grave question. Ainsi, je me contentai de répondre :

« Messieurs, si vous avez brisé avec l'humanité, je veux croire que
vous n'avez pas renié tout sentiment humain. Nous sommes des naufragés
charitablement recueillis à votre bord, nous ne l'oublierons pas. Quant
à moi, je ne méconnais pas que, si l'intérêt de la science pouvait
absorber jusqu'au besoin de liberté, ce que me promet notre rencontre
m'offrirait de grandes compensations. »

Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller
notre traité. Il n'en fit rien. Je le regrettai pour lui.

« Une dernière question, dis-je, au moment où cet être inexplicable
semblait vouloir se retirer.

-- Parlez, monsieur le professeur.

-- De quel nom dois-je vous appeler ?

-- Monsieur, répondit le commandant, je ne suis pour vous que le
capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n'êtes pour moi que les
passagers du _Nautilus_. »

Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna ses
ordres dans cette langue étrangère que je ne pouvais reconnaître. Puis,
se tournant vers le Canadien et Conseil :

« Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre
cet homme.

-- Ça n'est pas de refus ! » répondit le harponneur.

Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule où ils étaient
renfermés depuis plus de trente heures.

« Et maintenant, monsieur Aronnax, notre déjeuner est prêt.
Permettez-moi de vous précéder.

-- A vos ordres, capitaine. »

Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j'eus franchi la porte, je pris
une sorte de couloir électriquement éclairé, semblable aux coursives
d'un navire. Après un parcours d'une dizaine de mètres, une seconde
porte s'ouvrit devant moi.

J'entrai alors dans une salle à manger ornée et meublée avec un goût
sévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustés d'ornements d'ébène,
s'élevaient aux deux extrémités de cette salle, et sur leurs rayons à
ligne ondulée étincelaient des faïences, des porcelaines, des verreries
d'un prix inestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les
rayons que versait un plafond lumineux, dont de fines peintures
tamisaient et adoucissaient l'éclat.

Au centre de la salle était une table richement servie. Le capitaine
Nemo m'indiqua la place que je devais occuper.

« Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourir de
faim. »

Le déjeuner se composait d'un certain nombre de plats dont la mer seule
avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j'ignorais la nature
et la provenance. J'avouerai que c'était bon, mais avec un goût
particulier auquel je m'habituai facilement. Ces divers aliments me
parurent riches en phosphore, et je pensai qu'ils devaient avoir une
origine marine.

Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devina
mes pensées, et il répondit de lui-même aux questions que je brûlais de
lui adresser.

« La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vous
pouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis
longtemps, j'ai renoncé aux aliments de la terre, et je ne m'en porte
pas plus mal. Mon équipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas
autrement que moi.

-- Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer ?

-- Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes besoins.
Tantôt, je mets mes filets a la traîne, et je les retire, prêts à se
rompre. Tantôt, je vais chasser au milieu de cet élément qui paraît
être inaccessible à l'homme, et je force le gibier qui gîte dans mes
forêts sous-marines. Mes troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de
Neptune, paissent sans crainte les immenses prairies de l'Océan. J'ai
là une vaste propriété que j'exploite moi-même et qui est toujours
ensemencée par la main du Créateur de toutes choses. »

Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je lui
répondis :

« Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent
d'excellents poissons à votre table ; je comprends moins que vous
poursuiviez le gibier aquatique dans vos forêts sous-marines ; mais je
ne comprends plus du tout qu'une parcelle de viande, si petite qu'elle
soit, figure dans votre menu.

-- Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais
usage de la chair des animaux terrestres.

-- Ceci, cependant, repris-je, en désignant un plat où restaient encore
quelques tranches de filet.

-- Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le professeur, n'est
autre chose que du filet de tortue de mer. Voici également quelques
foies de dauphin que vous prendriez pour un ragoût de porc. Mon
cuisinier est un habile préparateur, qui excelle à conserver ces
produits variés de l'Océan. Goûtez à tous ces mets. Voici une conserve
d'holoturies qu'un Malais déclarerait sans rivale au monde, voilà une
crème dont le lait a été fourni par la mamelle des cétacés, et le sucre
par les grands fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous
offrir des confitures d'anémones qui valent celles des fruits les plus
savoureux. »

Et je goûtais, plutôt en curieux qu'en gourmet, tandis que le capitaine
Nemo m'enchantait par ses invraisemblables récits.

« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice
prodigieuse, inépuisable, elle ne me nourrit pas seulement ; elle me
vêtit encore. Ces étoffes qui vous couvrent sont tissées avec le byssus
de certains coquillages ; elles sont teintes avec la pourpre des
anciens et nuancées de couleurs violettes que j'extrais des aplysis de
la Méditerranée. Les parfums que vous trouverez sur la toilette de
votre cabine sont le produit de la distillation des plantes marines.
Votre lit est fait du plus doux zostère de l'Océan. Votre plume sera un
fanon de baleine, votre encre la liqueur sécrétée par la seiche ou
l'encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui
retournera un jour !

-- Vous aimez la mer, capitaine.

-- Oui ! je l'aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes du
globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C'est l'immense désert où
l'homme n'est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La
mer n'est que le véhicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence ;
elle n'est que mouvement et amour ; c'est l'infini vivant, comme l'a
dit un de vos poètes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature
s'y manifeste par ses trois règnes, minéral, végétal, animal. Ce
dernier y est largement représenté par les quatre groupes des
zoophytes, par trois classes des articulés, par cinq classes des
mollusques, par trois classes des vertébrés, les mammifères, les
reptiles et ces innombrables légions de poissons, ordre infini
d'animaux qui compte plus de treize mille espèces, dont un dixième
seulement appartient à l'eau douce. La mer est le vaste réservoir de la
nature. C'est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et
qui sait s'il ne finira pas par elle ! Là est la suprême tranquillité.
La mer n'appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuvent encore
exercer des droits iniques, s'y battre, s'y dévorer, y transporter
toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son
niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s'éteint, leur puissance
disparaît ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement
est l'indépendance ! Là je ne reconnais pas de maîtres ! Là je suis
libre ! »

Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui
débordait de lui. S'était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve
habituelle ? Avait-il trop parlé ? Pendant quelques instants, il se
promena, très agité. Puis, ses nerfs se calmèrent, sa physionomie
reprit sa froideur accoutumée, et, se tournant vers moi :

« Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le
_Nautilus_, je suis a vos ordres. »

                                   XI

                              LE _NAUTILUS_

Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée à
l'arrière de la salle, s'ouvrit, et j'entrai dans une chambre de
dimension égale à celle que je venais de quitter.

C'était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir,
incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand
nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la
salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans,
capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les plus
confortables. De légers pupitres mobiles, en s'écartant ou se
rapprochant à volonté, permettaient d'y poser le livre en lecture. Au
centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre
lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumière
électrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre
globes dépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais
avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et
je ne pouvais en croire mes yeux.

« Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s'étendre sur un
divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d'un palais des
continents, et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu'elle peut
vous suivre au plus profond des mers.

-- Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le
professeur ? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous
offre-t-il un repos aussi complet ?

-- Non, monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvre auprès du
vôtre. Vous possédez la six ou sept mille volumes...

-- Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me
rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon
_Nautilus_ s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce
jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes
derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l'humanité n'a
plus ni pensé, ni écrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont
d'ailleurs à votre disposition, et vous pourrez en user librement. »

Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai des rayons de la
bibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en
toute langue, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage
d'économie politique ; ils semblaient être sévèrement proscrits du
bord. Détail curieux, tous ces livres étaient indistinctement classés,
en quelque langue qu'ils fussent écrits, et ce mélange prouvait que le
capitaine du _Nautilus_ devait lire couramment les volumes que sa main
prenait au hasard.

Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d'oeuvre des maîtres anciens
et modernes, c'est-à-dire tout ce que l'humanité a produit de plus beau
dans l'histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère
jusqu'à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu'à Michelet, depuis Rabelais
jusqu'à madame Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait
les frais de cette bibliothèque ; les livres de mécanique, de
balistique, d'hydrographie, de météorologie, de géographie, de
géologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les
ouvrages d'histoire naturelle, et je compris qu'ils formaient la
principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout
l'Arago, les travaux de Foucault, d'Henry Sainte-Claire Deville, de
Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de
Berthelot, de l'abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury,
d'Agassis etc. Les mémoires de l'Académie des sciences, les bulletins
des diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les deux
volumes qui m'avaient peut-être valu cet accueil relativement
charitable du capitaine Nemo. Parmi les oeuvres de Joseph Bertrand, son
livre intitulé _les Fondateurs de l'Astronomie_ me donna même une date
certaine ; et comme je savais qu'il avait paru dans le courant de 1865,
je pus en conclure que l'installation du _Nautilus_ ne remontait pas à
une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le
capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine. J'espérai,
d'ailleurs, que des ouvrages plus récents encore me permettraient de
fixer exactement cette époque ; mais j'avais le temps de faire cette
recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade à
travers les merveilles du _Nautilus_.

« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d'avoir mis cette
bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et
j'en profiterai.

-- Cette salle n'est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine
Nemo, c'est aussi un fumoir.

-- Un fumoir ? m'écriai-je. On fume donc à bord ?

-- Sans doute.

-- Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avez conservé des
relations avec La Havane.

-- Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax,
et, bien qu'il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si
vous êtes connaisseur. »

Je pris le cigare qui m'était offert, et dont la forme rappelait celle
du londrès ; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d'or. Je
l'allumai à un petit brasero que supportait un élégant pied de bronze,
et j'aspirai ses premières bouffées avec la volupté d'un amateur qui
n'a pas fumé depuis deux jours.

« C'est excellent, dis-je, mais ce n'est pas du tabac.

-- Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Havane ni de
l'Orient. C'est une sorte d'algue, riche en nicotine, que la mer me
fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londrès,
monsieur ?

-- Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.

-- Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l'origine de ces
cigares. Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n'en sont pas moins
bons, j'imagine.

-- Au contraire. »

A ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face à celle
par laquelle j'étais entré dans la bibliothèque, et je passai dans un
salon immense et splendidement éclairé.

C'était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dix mètres, large
de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoré de légères
arabesques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles
entassées dans ce musée. Car, c'était réellement un musée dans lequel
une main intelligente et prodigue avait réuni tous les trésors de la
nature et de l'art, avec ce pêle-mêle artiste qui distingue un atelier
de peintre.

Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes, séparés par
d'étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries
d'un dessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute valeur, et
que, pour la plupart, j'avais admirées dans les collections
particulières de l'Europe et aux expositions de peinture. Les diverses
écoles des maîtres anciens étaient représentées par une madone de
Raphaël, une vierge de Léonard de Vinci, une nymphe du Corrège, une
femme du Titien, une adoration de Véronèse, une assomption de Murillo,
un portrait d'Holbein, un moine de Vélasquez, un martyr de Ribeira, une
kermesse de Rubens, deux paysages flamands de Téniers, trois petits
tableaux de genre de Gérard Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles
de Géricault et de Prudhon, quelques marines de Backuysen et de Vernet.
Parmi les oeuvres de la peinture moderne, apparaissaient des tableaux
signés Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc.,
et quelques admirables réductions de statues de marbre ou de bronze,
d'après les plus beaux modèles de l'antiquité, se dressaient sur leurs
piédestaux dans les angles de ce magnifique musée. Cet état de
stupéfaction que m'avait prédit le commandant du _Nautilus_ commençait
déjà à s'emparer de mon esprit.

« Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange, vous excuserez
le sans-gêne avec lequel je vous reçois, et le désordre qui règne dans
ce salon.

-- Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vous êtes,
m'est-il permis de reconnaître en vous un artiste ?

-- Un amateur, tout au plus, monsieur. J'aimais autrefois à
collectionner ces belles oeuvres créées par la main de l'homme. J'étais
un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j'ai pu réunir quelques
objets d'un haut prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre
qui est morte pour moi. A mes yeux, vos artistes modernes ne sont déjà
plus que des anciens ; ils ont deux ou trois mille ans d'existence, et
je les confonds dans mon esprit. Les maîtres n'ont pas d'âge.

-- Et ces musiciens ? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de
Rossini, de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, de Meyerbeer, d'Herold, de
Wagner, d'Auber, de Gounod, et nombre d'autres, éparses sur un
pianoorgue de grand modèle qui occupait un des panneaux du salon.

-- Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sont des
contemporains d'Orphée, car les différences chronologiques s'effacent
dans la mémoire des morts - et je suis mort, monsieur le professeur,
aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous
terre ! »

Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverie profonde. Je
le considérais avec une vive émotion, analysant en silence les
étrangetés de sa physionomie. Accoudé sur l'angle d'une précieuse table
de mosaïque, il ne me voyait plus, il oubliait ma présence.

Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les
curiosités qui enrichissaient ce salon.

Auprès des oeuvres de l'art, les raretés naturelles tenaient une place
très importante. Elles consistaient principalement en plantes, en
coquilles et autres productions de l'Océan, qui devaient être les
trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet
d'eau, électriquement éclairé, retombait dans une vasque faite d'un
seul tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques
acéphales, mesurait sur ses bords, délicatement festonnés, une
circonférence de six mètres environ ; elle dépassait donc en grandeur
ces beaux tridacnes qui furent donnés à François 1er par la République
de Venise, et dont l'église Saint-Sulpice, à Paris, a fait deux
bénitiers gigantesques.

Autour de cette vasque, sous d'élégantes vitrines fixées par des
armatures de cuivre, étaient classés et étiquetés les plus précieux
produits de la mer qui eussent jamais été livrés aux regards d'un
naturaliste. On conçoit ma joie de professeur.

L'embranchement des zoophytes offrait de très curieux spécimens de ses
deux groupes des polypes et des échinodermes. Dans le premier groupe,
des tubipores, des gorgones disposées en éventail, des éponges douces
de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire
admirable des mers de Norvège, des ombellulaires variées, des
alcyonnaires, toute une série de ces madrépores que mon maître
Milne-Edwards a si sagacement classés en sections, et parmi lesquels je
remarquai d'adorables flabellines, des oculines de l'île Bourbon, le «
char de Neptune » des Antilles, de superbes variétés de coraux, enfin
toutes les espèces de ces curieux polypiers dont l'assemblage forme des
îles entières qui deviendront un jour des continents. Dans les
échinodermes, remarquables par leur enveloppe épineuse, les astéries,
les étoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astérophons,
les oursins, les holoturies, etc., représentaient la collection
complète des individus de ce groupe.

Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certainement devant
d'autres vitrines plus nombreuses où étaient classés les échantillons
de l'embranchement des mollusques. Je vis là une collection d'une
valeur inestimable, et que le temps me manquerait à décrire tout
entière. Parmi ces produits, je citerai, pour mémoire seulement, -
l'élégant marteau royal de l'Océan indien dont les régulières taches
blanches ressortaient vivement sur un fond rouge et brun, - un spondyle
impérial, aux vives couleurs, tout hérissé d'épines, rare spécimen dans
les muséums européens, et dont j'estimai la valeur à vingt mille
francs, un marteau commun des mers de la Nouvelle-Hollande, qu'on se
procure difficilement, - des buccardes exotiques du Sénégal, fragiles
coquilles blanches à doubles valves, qu'un souffle eût dissipées comme
une bulle de savon, - plusieurs variétés des arrosoirs de Java, sortes
de tubes calcaires bordés de replis foliacés, et très disputés par les
amateurs, - toute une série de troques, les uns jaune verdâtre, pêchés
dans les mers d'Amérique, les autres d'un brun roux, amis des eaux de
la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, et
remarquables par leur coquille imbriquée, ceux-là, des stellaires
trouvés dans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le
magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande ; - puis, d'admirables
tellines sulfurées, de précieuses espèces de cythérées et de Vénus, le
cadran treillissé des côtes de Tranquebar, le sabot marbré à nacre
resplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cône
presque inconnu du genre Coenodulli, toutes les variétés de porcelaines
qui servent de monnaie dans l'Inde et en Afrique, la « Gloire de la Mer
», la plus précieuse coquille des Indes orientales ; - enfin des
littorines, des dauphinules, des turritelles des janthines, des ovules,
des volutes, des olives, des mitres, des casques, des pourpres, des
buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cérites, des
fuseaux, des strombes, des pterocères, des patelles, des hyales, des
cléodores, coquillages délicats et fragiles, que la science a baptisés
de ses noms les plus charmants.

A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des
chapelets de perles de la plus grande beauté, que la lumière électrique
piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachées aux pinnes
marines de la mer Rouge, des perles vertes de l'haliotyde iris, des
perles jaunes, bleues, noires, curieux produits des divers mollusques
de tous les océans et de certaines moules des cours d'eau du Nord,
enfin plusieurs échantillons d'un prix inappréciable qui avaient été
distillés par les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces
perles surpassaient en grosseur un oeuf de pigeon ; elles valaient, et
au-delà, celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah
de Perse, et primaient cette autre perle de l'iman de Mascate, que je
croyais sans rivale au monde.

Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi
dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour
acquérir ces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il
puisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand
je fus interrompu par ces mots :

« Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, elles
peuvent intéresser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme
de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n'est pas
une mer du globe qui ait échappé à mes recherches.

-- Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener au
milieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui ont fait eux-mêmes
leur trésor. Aucun muséum de l'Europe ne possède une semblable
collection des produits de l'Océan. Mais si j'épuise mon admiration
pour elle, que me restera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne
veux point pénétrer des secrets qui sont les vôtres ! Cependant,
j'avoue que ce _Nautilus_, la force motrice qu'il renferme en lui, les
appareils qui permettent de le manoeuvrer, l'agent si puissant qui
l'anime, tout cela excite au plus haut point ma curiosité. Je vois
suspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination
m'est inconnue. Puis-je savoir ?...

-- Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que
vous seriez libre à mon bord, et par conséquent, aucune partie du
_Nautilus_ ne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en détail
et je me ferai un plaisir d'être votre cicérone.

-- Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n'abuserai pas
de votre complaisance. Je vous demanderai seulement à quel usage sont
destinés ces instruments de physique...

-- Monsieur le professeur, ces mêmes instruments se trouvent dans ma
chambre, et c'est là que j'aurai le plaisir de vous expliquer leur
emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est réservée.
Il faut que vous sachiez comment vous serez installé à bord du
_Nautilus_. »

Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque
pan coupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me
conduisit vers l'avant, et là je trouvai, non pas une cabine, mais une
chambre élégante, avec lit, toilette et divers autres meubles.

Je ne pus que remercier mon hôte.

« Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il, en ouvrant une
porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. »

J'entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sévère,
presque cénobitique. Une couchette de fer, une table de travail,
quelques meubles de toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de
confortable. Le strict nécessaire, seulement.

Le capitaine Nemo me montra un siège.

« Veuillez vous asseoir », me dit-il.

Je m'assis, et il prit la parole en ces termes :

                                  XII

                         TOUT PAR L'ÉLECTRICITÉ

« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments
suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigés par la
navigation du _Nautilus_. Ici comme dans le salon, je les ai toujours
sous les yeux, et ils m'indiquent ma situation et ma direction exacte
au milieu de l'Océan. Les uns vous sont connus, tels que le thermomètre
qui donne la température intérieure du _Nautilus_ ; le baromètre, qui
pèse le poids de l'air et prédit les changements de temps ;
l'hygromètre, qui marque le degré de sécheresse de l'atmosphère ; le
_storm-glass_, dont le mélange, en se décomposant, annonce l'arrivée
des tempêtes ; la boussole, qui dirige ma route ; le sextant, qui par
la hauteur du soleil m'apprend ma latitude ; les chronomètres, qui me
permettent de calculer ma longitude ; et enfin des lunettes de jour et
de nuit, qui me servent à scruter tous les points de l'horizon, quand
le _Nautilus_ est remonté à la surface des flots.

-- Ce sont les instruments habituels au navigateur, répondis-je, et
j'en connais l'usage. Mais en voici d'autres qui répondent sans doute
aux exigences particulières du _Nautilus_. Ce cadran que j'aperçois et
que parcourt une aiguille mobile, n'est-ce pas un manomètre ?

-- C'est un manomètre, en effet. Mis en communication avec l'eau dont
il indique la pression extérieure, il me donne par là même la
profondeur à laquelle se maintient mon appareil.

-- Et ces sondes d'une nouvelle espèce ?

-- Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent la température des
diverses couches d'eau.

-- Et ces autres instruments dont je ne devine pas l'emploi ?

-- Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques
explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m'écouter. »

Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit :

« Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à
tous les usages et qui règne en maître à mon bord. Tout se fait par
lui. Il m'éclaire, il m'échauffe, il est l'âme de mes appareils
mécaniques. Cet agent, c'est l'électricité.

-- L'électricité ! m'écriai-je assez surpris.

-- Oui, monsieur.

-- Cependant, capitaine, vous possédez une extrême rapidité de
mouvements qui s'accorde mal avec le pouvoir de l'électricité.
Jusqu'ici, sa puissance dynamique est restée très restreinte et n'a pu
produire que de petites forces !

-- Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mon électricité
n'est pas celle de tout le monde, et c'est là tout ce que vous me
permettrez de vous en dire.

-- Je n'insisterai pas, monsieur, et je me contenterai d'être très
étonné d'un tel résultat. Une seule question, cependant, à laquelle
vous ne répondrez pas si elle est indiscrète. Les éléments que vous
employez pour produire ce merveilleux agent doivent s'user vite. Le
zinc, par exemple, comment le remplacez-vous, puisque vous n'avez plus
aucune communication avec la terre ?

-- Votre question aura sa réponse, répondit le capitaine Nemo. Je vous
dirai, d'abord, qu'il existe au fond des mers des mines de zinc, de
fer, d'argent, d'or, dont l'exploitation serait très certainement
praticable. Mais je n'ai rien emprunté à ces métaux de la terre, et
j'ai voulu ne demander qu'à la mer elle-même les moyens de produire mon
électricité.

-- A la mer ?

-- Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas.
J'aurais pu, en effet, en établissant un circuit entre des fils plongés
à différentes profondeurs, obtenir l'électricité par la diversité de
températures qu'ils éprouvaient ; mais j'ai préféré employer un système
plus pratique.

-- Et lequel ?

-- Vous connaissez la composition de l'eau de mer. Sur mille grammes on
trouve quatre-vingt-seize centièmes et demi d'eau, et deux centièmes
deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis, en petite quantité,
des chlorures de magnésium et de potassium, du bromure de magnésium, du
sulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez
donc que le chlorure de sodium s'y rencontre dans une proportion
notable. Or, c'est ce sodium que j'extrais de l'eau de mer et dont je
compose mes éléments.

-- Le sodium ?

-- Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme un amalgame qui
tient lieu du zinc dans les éléments Bunzen. Le mercure ne s'use
jamais. Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-même.
Je vous dirai, en outre, que les piles au sodium doivent être
considérées comme les plus énergiques, et que leur force électromotrice
est double de celle des piles au zinc.

-- Je comprends bien, capitaine, l'excellence du sodium dans les
conditions où vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut
encore le fabriquer, l'extraire en un mot. Et comment faites-vous ? Vos
piles pourraient évidemment servir à cette extraction ; mais, si je ne
me trompe, la dépense du sodium nécessitée par les appareils
électriques dépasserait la quantité extraite. Il arriverait donc que
vous en consommeriez pour le produire plus que vous n'en produiriez !

-- Aussi, monsieur le professeur, je ne l'extrais pas par la pile, et
j'emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre.

-- De terre ? dis-je en insistant.

Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit le capitaine Nemo.

-- Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille ?

-- Monsieur Aronnax, vous me verrez à l'oeuvre. Je ne vous demande
qu'un peu de patience, puisque vous avez le temps d'être patient.
Rappelez-vous seulement ceci : je dois tout à l'Océan ; il produit
l'électricité, et l'électricité donne au _Nautilus_ la chaleur, la
lumière, le mouvement, la vie en un mot.

-- Mais non pas l'air que vous respirez ?

-- Oh ! je pourrais fabriquer l'air nécessaire à ma consommation, mais
c'est inutile puisque je remonte à la surface de la mer, quand il me
plaît. Cependant, si l'électricité ne me fournit pas l'air respirable,
elle manoeuvre, du moins, des pompes puissantes qui l'emmagasinent dans
des réservoirs spéciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et
aussi longtemps que je le veux, mon séjour dans les couches profondes.

-- Capitaine, répondis-je, je me contente d'admirer. Vous avez
évidemment trouvé ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la
véritable puissance dynamique de l'électricité.

-- Je ne sais s'ils la trouveront, répondit froidement le capitaine
Nemo. Quoi qu'il en soit, vous connaissez déjà la première application
que j'ai faite de ce précieux agent. C'est lui qui nous éclaire avec
une égalité, une continuité que n'a pas la lumière du soleil.
Maintenant, regardez cette horloge ; elle est électrique, et marche
avec une régularité qui défie celle des meilleurs chronomètres. Je l'ai
divisée en vingt-quatre heures, comme les horloges italiennes, car pour
moi, il n'existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement
cette lumière factice que j'entraîne jusqu'au fond des mers ! Voyez, en
ce moment, il est dix heures du matin.

-- Parfaitement.

-- Autre application de l'électricité. Ce cadran, suspendu devant nos
yeux, sert à indiquer la vitesse du _Nautilus_. Un fil électrique le
met en communication avec l'hélice du loch, et son aiguille m'indique
la marche réelle de l'appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons
avec une vitesse modérée de quinze milles à l'heure.

-- C'est merveilleux, répondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous
avez eu raison d'employer cet agent, qui est destiné à remplacer le
vent, l'eau et la vapeur.

-- Nous n'avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en se
levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l'arrière du
_Nautilus_. »

En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de ce bateau
sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre à
l'éperon : la salle à manger de cinq mètres, séparée de la bibliothèque
par une cloison étanche, c'est-à-dire ne pouvant être pénétrée par
l'eau, la bibliothèque de cinq mètres, le grand salon de dix mètres,
séparé de la chambre du capitaine par une seconde cloison étanche,
ladite chambre du capitaine de cinq mètres, la mienne de deux mètres
cinquante, et enfin un réservoir d'air de sept mètres cinquante, qui
s'étendait jusqu'à l'étrave. Total, trente-cinq mètres de longueur. Les
cloisons étanches étaient percées de portes qui se fermaient
hermétiquement au moyen d'obturateurs en caoutchouc, et elles
assuraient toute sécurité à bord du _Nautilus_, au cas où une voie
d'eau se fût déclarée.

Je suivis le capitaine Nemo, à travers les coursives situées en abord,
et j'arrivai au centre du navire. Là, se trouvait une sorte de puits
qui s'ouvrait entre deux cloisons étanches. Une échelle de fer,
cramponnée à la paroi, conduisait à son extrémité supérieure. Je
demandai au capitaine à quel usage servait cette échelle.

« Elle aboutit au canot, répondit-il.

-- Quoi ! vous avez un canot ? répliquai-je, assez étonné.

-- Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insubmersible, qui
sert à la promenade et à la pêche.

-- Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes forcé de
revenir à la surface de la mer ?

-- Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la coque du
_Nautilus_, et occupe une cavité disposée pour le recevoir. Il est
entièrement ponté, absolument étanche, et retenu par de solides
boulons. Cette échelle conduit à un trou d'homme percé dans la coque du
_Nautilus_, qui correspond à un trou pareil percé dans le flanc du
canot. C'est par cette double ouverture que je m'introduis dans
l'embarcation. On referme l'une, celle du _Nautilus_ ; je referme
l'autre, celle du canot, au moyen de vis de pression ; je largue les
boulons, et l'embarcation remonte avec une prodigieuse rapidité à la
surface de la mer. J'ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos
jusque-là, je mâte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je
me promène.

-- Mais comment revenez-vous à bord ?

-- Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c'est le _Nautilus_ qui revient.

-- A vos ordres !

-- A mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je lance un
télégramme, et cela suffit.

-- En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n'est plus simple !
»

Après avoir dépassé la cage de l'escalier qui aboutissait à la
plate-forme, je vis une cabine longue de deux mètres, dans laquelle
Conseil et Ned Land, enchantés de leur repas, s'occupaient à le dévorer
à belles dents. Puis, une porte s'ouvrit sur la cuisine longue de trois
mètres, située entre les vastes cambuses du bord.

Là, l'électricité, plus énergique et plus obéissante que le gaz
lui-même, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous
les fourneaux, communiquaient à des éponges de platine une chaleur qui
se distribuait et se maintenait régulièrement. Elle chauffait également
des appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient
une excellente eau potable. Auprès de cette cuisine s'ouvrait une salle
de bains, confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient
l'eau froide ou l'eau chaude, à volonté.

A la cuisine succédait le poste de l'équipage, long de cinq mètres.
Mais la porte en était fermée, et je ne pus voir son aménagement, qui
m'eût peut-être fixé sur le nombre d'hommes nécessité par la manoeuvre
du _Nautilus_.

Au fond s'élevait une quatrième cloison étanche qui séparait ce poste
de la chambre des machines. Une porte s'ouvrit, et je me trouvai dans
ce compartiment où le capitaine Nemo - ingénieur de premier ordre, à
coup sûr - avait disposé ses appareils de locomotion.

Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesurait pas moins
de vingt mètres en longueur. Elle était naturellement divisée en deux
parties ; la première renfermait les éléments qui produisaient
l'électricité, et la seconde, le mécanisme qui transmettait le
mouvement à l'hélice.

Je fus surpris, tout d'abord, de l'odeur sui generis qui emplissait ce
compartiment. Le capitaine Nemo s'aperçut de mon impression.

« Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de gaz, produits par
l'emploi du sodium ; mais ce n'est qu'un léger inconvénient. Tous les
matins, d'ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant à grand
air. »

Cependant, j'examinais avec un intérêt facile à concevoir la machine du
_Nautilus_.

« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j'emploie des éléments
Bunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été impuissants.
Les éléments Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui
vaut mieux, expérience faite. L'électricité produite se rend à
l'arrière, où elle agit par des électro-aimants de grande dimension sur
un système particulier de leviers et d'engrenages qui transmettent le
mouvement à l'arbre de l'hélice. Celle-ci, dont le diamètre est de six
mètres et le pas de sept mètres cinquante, peut donner jusqu'à cent
vingt tours par seconde.

-- Et vous obtenez alors ?

-- Une vitesse de cinquante milles à l'heure. »

Il y avait là un mystère, mais je n'insistai pas pour le connaître.
Comment l'électricité pouvait-elle agir avec une telle puissance ? Où
cette force presque illimitée prenait-elle son origine ? Etait-ce dans
sa tension excessive obtenue par des bobines d'une nouvelle sorte ?
Était-ce dans sa transmission qu'un système de leviers inconnus pouvait
accroître à l'infini ? C'est ce que je ne pouvais comprendre.

« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je ne cherche
pas à les expliquer. J'ai vu le _Nautilus_ manoeuvrer devant
l'_Abraham-Lincoln_, et je sais à quoi m'en tenir sur sa vitesse. Mais
marcher ne suffit pas. Il faut voir où l'on va ! Il faut pouvoir se
diriger à droite, à gauche, en haut, en bas ! Comment atteignez-vous
les grandes profondeurs, où vous trouvez une résistance croissante qui
s'évalue par des centaines d'atmosphères ? Comment remontez-vous à la
surface de l'Océan ? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le milieu
qui vous convient ? Suis-je indiscret en vous le demandant ?

-- Aucunement, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, après
une légère hésitation, puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau
sous-marin. Venez dans le salon. C'est notre véritable cabinet de
travail, et là, vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le
_Nautilus_ ! »

                                  XIII

                            QUELQUES CHIFFRES

Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare
aux lèvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure qui donnait les
plan, coupe et élévation du _Nautilus_. Puis il commença sa description
en ces termes :

« Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau qui vous
porte. C'est un cylindre très allongé, à bouts coniques. Il affecte
sensiblement la forme d'un cigare, forme déjà adoptée à Londres dans
plusieurs constructions du même genre. La longueur de ce cylindre, de
tête en tête, est exactement de soixante-dix mètres, et son bau, à sa
plus grande largeur, est de huit mètres. Il n'est donc pas construit
tout à fait au dixième comme vos steamers de grande marche, mais ses
lignes sont suffisamment longues et sa coulée assez prolongée, pour que
l'eau déplacée s'échappe aisément et n'oppose aucun obstacle a sa
marche.

« Ces deux dimensions vous permettent d'obtenir par un simple calcul la
surface et le volume du _Nautilus_. Sa surface comprend mille onze
mètres carrés et quarante-cinq centièmes ; son volume, quinze cents
mètres cubes et deux dixièmes - ce qui revient à dire qu'entièrement
immergé, il déplace ou pèse quinze cents mètres cubes ou tonneaux.

« Lorsque j'ai fait les plans de ce navire destiné à une navigation
sous-marine, j'ai voulu, qu'en équilibre dans l'eau il plongeât des
neuf dixièmes, et qu'il émergeât d'un dixième seulement. Par
conséquent, il ne devait déplacer dans ces conditions que les neuf
dixièmes de son volume, soit treize cent cinquante-six mètres cubes et
quarante-huit centièmes, c'est-à-dire ne peser que ce même nombre de
tonneaux. J'ai donc dû ne pas dépasser ce poids en le construisant
suivant les dimensions sus-dites.

« Le _Nautilus_ se compose de deux coques, l'une intérieure, l'autre
extérieure, réunies entre elles par des fers en T qui lui donnent une
rigidité extrême. En effet, grâce à cette disposition cellulaire, il
résiste comme un bloc, comme s'il était plein. Son bordé ne peut céder
; il adhère par lui-même et non par le serrage des rivets, et
l'homogénéité de sa construction, due au parfait assemblage des
matériaux, lui permet de défier les mers les plus violentes.

« Ces deux coques sont fabriquées en tôle d'acier dont la densité par
rapport à l'eau est de sept, huit dixièmes. La première n'a pas moins
de cinq centimètres d'épaisseur, et pèse trois cent
quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seize centièmes. La seconde
enveloppe, la quille, haute de cinquante centimètres et large de
vingt-cinq, pesant, à elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine,
le lest, les divers accessoires et aménagements, les cloisons et les
étrésillons intérieurs, ont un poids de neuf cent soixante et un
tonneaux soixante-deux centièmes, qui, ajoutés aux trois cent
quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centièmes, forment
le total exigé de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit
centièmes. Est-ce entendu ?

-- C'est entendu, répondis-je.

-- Donc, reprit le capitaine, lorsque le _Nautilus_ se trouve à flot
dans ces conditions, il émerge d'un dixième. Or, si j'ai disposé des
réservoirs d'une capacité égale à ce dixième, soit d'une contenance de
cent cinquante tonneaux et soixante-douze centièmes, et si je les
remplis d'eau, le bateau déplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou
les pesant, sera complètement immergé. C'est ce qui arrive, monsieur le
professeur. Ces réservoirs existent en abord dans les parties
inférieures du _Nautilus_.

J'ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateau s'enfonçant
vient affleurer la surface de l'eau.

-- Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritable difficulté.
Que vous puissiez affleurer la surface de l'Océan, je le comprends.
Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil
sous-marin ne va-t-il pas rencontrer une pression et par conséquent
subir une poussée de bas en haut qui doit être évaluée à une atmosphère
par trente pieds d'eau, soit environ un kilogramme par centimètre carré
?

-- Parfaitement, monsieur.

-- Donc, à moins que vous ne remplissiez le _Nautilus_ en entier, je ne
vois pas comment vous pouvez l'entraîner au sein des masses liquides.

-- Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il ne faut pas
confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l'on s'expose à de
graves erreurs. Il y a très peu de travail à dépenser pour atteindre
les basses régions de l'Océan, car les corps ont une tendance à devenir
« fondriers ». Suivez mon raisonnement.

-- Je vous écoute, capitaine.

-- Lorsque j'ai voulu déterminer l'accroissement de poids qu'il faut
donner au _Nautilus_ pour l'immerger, je n'ai eu à me préoccuper que de
la réduction du volume que l'eau de mer éprouve à mesure que ses
couches deviennent de plus en plus profondes.

-- C'est évident, répondis-je.

-- Or, si l'eau n'est pas absolument incompressible, elle est, du
moins, très peu compressible. En effet, d'après les calculs les plus
récents, cette réduction n'est que de quatre cent trente-six dix
millionièmes par atmosphère, ou par chaque trente pieds de profondeur.
S'agit-il d'aller à mille mètres, je tiens compte alors de la réduction
du volume sous une pression équivalente à celle d'une colonne d'eau de
mille mètres, c'est-à-dire sous une pression de cent atmosphères. Cette
réduction sera alors de quatre cent trente-six cent millièmes. Je
devrai donc accroître le poids de façon à peser quinze cent treize
tonneaux soixante-dix-sept centièmes, au lieu de quinze cent sept
tonneaux deux dixièmes. L'augmentation ne sera conséquemment que de six
tonneaux cinquante-sept centièmes.

-- Seulement ?

-- Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile à vérifier. Or,
j'ai des réservoirs supplémentaires capables d'embarquer cent tonneaux.
Je puis donc descendre à des profondeurs considérables. Lorsque je veux
remonter à la surface et l'affleurer, il me suffit de chasser cette
eau, et de vider entièrement tous les réservoirs, si je désire que le
_Nautilus_ émerge du dixième de sa capacité totale. »

A ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n'avais rien à
objecter.

« J'admets vos calculs, capitaine, répondis-je, et j'aurais mauvaise
grâce à les contester, puisque l'expérience leur donne raison chaque
jour. Mais je pressens actuellement en présence une difficulté réelle.

-- Laquelle, monsieur ?

-- Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, les parois du
_Nautilus_ supportent une pression de cent atmosphères. Si donc, à ce
moment, vous voulez vider les réservoirs supplémentaires pour alléger
votre bateau et remonter à la surface, il faut que les pompes vainquent
cette pression de cent atmosphères, qui est de cent kilogrammes par
centimètre carré. De là une puissance...

-- Que l'électricité seule pouvait me donner, se hâta de dire le
capitaine Nemo. Je vous répète, monsieur, que le pouvoir dynamique de
mes machines est à peu près infini. Les pompes du _Nautilus_ ont une
force prodigieuse, et vous avez dû le voir, quand leurs colonnes d'eau
se sont précipitées comme un torrent sur l'_Abraham-Lincoln_.
D'ailleurs, je ne me sers des réservoirs supplémentaires que pour
atteindre des profondeurs moyennes de quinze cent à deux mille mètres,
et cela dans le but de ménager mes appareils. Aussi, lorsque la
fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l'Océan à deux ou
trois lieues au-dessous de sa surface, j'emploie des manoeuvres plus
longues, mais non moins infaillibles.

-- Lesquelles, capitaine ? demandai-je.

-- Ceci m'amène naturellement à vous dire comment se manoeuvre le
_Nautilus_.

-- Je suis impatient de l'apprendre.

-- Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bâbord, pour évoluer, en
un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d'un gouvernail
ordinaire à large safran, fixé sur l'arrière de l'étambot, et qu'une
roue et des palans font agir. Mais je puis aussi mouvoir le _Nautilus_
de bas en haut et de haut en bas, dans un plan vertical, au moyen de
deux plans inclinés, attachés à ses flancs sur son centre de
flottaison, plans mobiles, aptes à prendre toutes les positions, et qui
se manoeuvrent de l'intérieur au moyen de leviers puissants. Ces plans
sont-ils maintenus parallèles au bateau, celui-ci se meut
horizontalement. Sont-ils inclinés, le _Nautilus_, suivant la
disposition de cette inclinaison et sous la poussée de son hélice, ou
s'enfonce suivant une diagonale aussi allongée qu'il me convient, ou
remonte suivant cette diagonale. Et même, si je veux revenir plus
rapidement à la surface, j'embraye l'hélice, et la pression des eaux
fait remonter verticalement le _Nautilus_ comme un ballon qui, gonflé
d'hydrogène, s'élève rapidement dans les airs.

-- Bravo ! capitaine, m'écriais-je. Mais comment le timonier peut-il
suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux ?

-- Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillie à la
partie supérieure de la coque du _Nautilus_, et que garnissent des
verres lenticulaires.

-- Des verres capables de résister à de telles pressions ?

-- Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une
résistance considérable. Dans des expériences de pêche à la lumière
électrique faites en 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des
plaques de cette matière, sous une épaisseur de sept millimètres
seulement, résister à une pression de seize atmosphères, tout en
laissant passer de puissants rayons calorifiques qui lui répartissaient
inégalement la chaleur. Or, les verres dont je me sers n'ont pas moins
de vingt et un centimètres à leur centre, c'est-à-dire trente fois
cette épaisseur.

-- Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la
lumière chasse les ténèbres, et je me demande comment au milieu de
l'obscurité des eaux...

-- En arrière de la cage du timonier est placé un puissant réflecteur
électrique, dont les rayons illuminent la mer à un demi-mille de
distance.

-- Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m'explique maintenant
cette phosphorescence du prétendu narval, qui a tant intrigué les
savants ! A ce propos, je vous demanderai si l'abordage du _Nautilus_
et du Scotia, qui a eu un si grand retentissement, a été le résultat
d'une rencontre fortuite ?

-- Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètres au-dessous
de la surface des eaux, quand le choc s'est produit. J'ai d'ailleurs vu
qu'il n'avait eu aucun résultat fâcheux.

-- Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avec
l'_Abraham-Lincoln_ ?...

-- Monsieur le professeur, j'en suis fâché pour l'un des meilleurs
navires de cette brave marine américaine mais on m'attaquait et j'ai dû
me défendre ! Je me suis contenté, toutefois, de mettre la frégate hors
d'état de me nuire - elle ne sera pas gênée de réparer ses avaries au
port le plus prochain.

-- Ah ! commandant, m'écriai-je avec conviction, c'est vraiment un
merveilleux bateau que votre _Nautilus_ !

-- Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritable émotion le
capitaine Nemo, et je l'aime comme la chair de ma chair ! Si tout est
danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l'Océan, si sur
cette mer, la première impression est le sentiment de l'abîme, comme
l'a si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et à bord du
_Nautilus_, le coeur de l'homme n'a plus rien à redouter. Pas de
déformation à craindre, car la double coque de ce bateau a la rigidité
du fer ; pas de gréement que le roulis ou le tangage fatiguent ; pas de
voiles que le vent emporte ; pas de chaudières que la vapeur déchire ;
pas d'incendie à redouter, puisque cet appareil est fait de tôle et non
de bois ; pas de charbon qui s'épuise, puisque l'électricité est son
agent mécanique ; pas de rencontre à redouter, puisqu'il est seul à
naviguer dans les eaux profondes ; pas de tempête à braver, puisqu'il
trouve à quelques mètres au-dessous des eaux l'absolue tranquillité !
Voilà, monsieur. Voilà le navire par excellence ! Et s'il est vrai que
l'ingénieur ait plus de confiance dans le bâtiment que le constructeur,
et le constructeur plus que le capitaine lui-même, comprenez donc avec
quel abandon je me fie à mon _Nautilus_, puisque j'en suis tout à la
fois le capitaine, le constructeur et l'ingénieur ! »

Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante. Le feu de son
regard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui ! il aimait
son navire comme un père aime son enfant !

Mais une question, indiscrète peut-être, se posait naturellement, et je
ne pus me retenir de la lui faire.

« Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo ?

-- Oui, monsieur le professeur, me répondit-il, j'ai étudié à Londres,
à Paris, à New York, du temps que j'étais un habitant des continents de
la terre.

-- Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable
_Nautilus_ ?

-- Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m'est arrivé d'un point
différent du globe, et sous une destination déguisée. Sa quille a été
forgée au Creusot, son arbre d'hélice chez Pen et C°, de Londres, les
plaques de tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez
Scott, de Glasgow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Co, de
Paris, sa machine par Krupp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de
Motala, en Suède, ses instruments de précision chez Hart frères, de New
York, etc., et chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des
noms divers.

-- Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallu les
monter, les ajuster ?

-- Monsieur le professeur, j'avais établi mes ateliers sur un îlot
désert, en plein Océan. Là, mes ouvriers c'est-à-dire mes braves
compagnons que j'ai instruits et formés, et moi, nous avons achevé
notre _Nautilus_. Puis, l'opération terminée, le feu a détruit toute
trace de notre passage sur cet îlot que j'aurais fait sauter, si je
l'avais pu.

-- Alors il m'est permis de croire que le prix de revient de ce
bâtiment est excessif ?

-- Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte onze cent vingt-cinq francs
par tonneau. Or, le _Nautilus_ en jauge quinze cents. Il revient donc à
seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris
son aménagement, soit quatre ou cinq millions avec les oeuvres d'art et
les collections qu'il renferme.

-- Une dernière question, capitaine Nemo.

-- Faites, monsieur le professeur.

-- Vous êtes donc riche ?

-- Riche à l'infini, monsieur, et je pourrais, sans me gêner, payer les
dix milliards de dettes de la France ! »

Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi.
Abusait-il de ma crédulité ? L'avenir devait me l'apprendre.

                                  XIV

                             LE FLEUVE-NOIR

La portion du globe terrestre occupée par les eaux est évaluée à trois
millions huit cent trente-deux milles cinq cent cinquante-huit
myriamètres carrés, soit plus de trente-huit millions d'hectares. Cette
masse liquide comprend deux milliards deux cent cinquante millions de
milles cubes, et formerait une sphère d'un diamètre de soixante lieues
dont le poids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pour
comprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est au
milliard ce que le milliard est à l'unité, c'est-à-dire qu'il y a
autant de milliards dans un quintillion que d'unités dans un milliard.
Or, cette masse liquide, c'est à peu près la quantité d'eau que
verseraient tous les fleuves de la terre pendant quarante mille ans.

Durant les époques géologiques, à la période du feu succéda la période
de l'eau. L'Océan fut d'abord universel. Puis, peu à peu, dans les
temps siluriens, des sommets de montagnes apparurent, des îles
émergèrent, disparurent sous des déluges partiels, se montrèrent à
nouveau, se soudèrent, formèrent des continents et enfin les terres se
fixèrent géographiquement telles que nous les voyons. Le solide avait
conquis sur le liquide trente-sept millions six cent cinquante-sept
milles carrés, soit douze mille neuf cent seize millions d'hectares.

La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinq
grandes parties : l'Océan glacial arctique, l'Océan glacial
antarctique, l'Océan indien, l'Océan atlantique, l'Océan pacifique.

L'Océan pacifique s'étend du nord au sud entre les deux cercles
polaires, et de l'ouest a l'est entre l'Asie et l'Amérique sur une
étendue de cent quarante-cinq degrés en longitude. C'est la plus
tranquille des mers ; ses courants sont larges et lents, ses marées
médiocres, ses pluies abondantes. Tel était l'Océan que ma destinée
m'appelait d'abord à parcourir dans les plus étranges conditions.

« Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si
vous le voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le
point de départ de ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais
remonter à la surface des eaux. »

Le capitaine pressa trois fois un timbre électrique. Les pompes
commencèrent à chasser l'eau des réservoirs ; l'aiguille du manomètre
marqua par les différentes pressions le mouvement ascensionnel du
_Nautilus_, puis elle s'arrêta.

« Nous sommes arrivés », dit le capitaine.

Je me rendis à l'escalier central qui aboutissait à la plate-forme. Je
gravis les marches de métal, et, par les panneaux ouverts, j'arrivai
sur la partie supérieure du _Nautilus_.

La plate-forme émergeait de quatre-vingts centimètres seulement.
L'avant et l'arrière du _Nautilus_ présentaient cette disposition
fusiforme qui le faisait justement comparer à un long cigare. Je
remarquai que ses plaques de tôles, imbriquées légèrement,
ressemblaient aux écailles qui revêtent le corps des grands reptiles
terrestres. Je m'expliquai donc très naturellement que, malgré les
meilleures lunettes, ce bateau eût toujours été pris pour un animal
marin.

Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi-engagé dans la coque
du navire, formait une légère extumescence. En avant et en arrière
s'élevaient deux cages de hauteur médiocre, à parois inclinées, et en
partie fermées par d'épais verres lenticulaires : l'une destinée au
timonier qui dirigeait le _Nautilus_, l'autre où brillait le puissant
fanal électrique qui éclairait sa route.

La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le long véhicule
ressentait les larges ondulations de l'Océan. Une légère brise de l'est
ridait la surface des eaux. L'horizon, dégagé de brumes, se prêtait aux
meilleures observations.

Nous n'avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. Plus
d'_Abraham-Lincoln_. L'immensité déserte.

Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, qui
devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que
l'astre vint affleurer le bord de l'horizon. Tandis qu'il observait,
pas un de ses muscles ne tressaillait, et l'instrument n'eût pas été
plus immobile dans une main de marbre.

« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?... »

Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunâtre des atterrages
japonais, et je redescendis au grand salon.

Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa
longitude, qu'il contrôla par de précédentes observations d'angle
horaires. Puis il me dit :

« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degrés et quinze
minutes de longitude à l'ouest...

-- De quel méridien ? demandai-je vivement, espérant que la réponse du
capitaine m'indiquerait peut-être sa nationalité.

-- Monsieur, me répondit-il, j'ai divers chronomètres réglés sur les
méridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre
honneur je me servirai de celui de Paris. »

Cette réponse ne m'apprenait rien. Je m'inclinai, et le commandant
reprit :

« Trente-sept degrés et quinze minutes de longitude à l'ouest du
méridien de Paris, et par trente degrés et sept minutes de latitude
nord, c'est-à-dire à trois cents milles environ des côtes du Japon.
C'est aujourd'hui 8 novembre, à midi, que commence notre voyage
d'exploration sous les eaux.

-- Dieu nous garde ! répondis-je.

-- Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous
laisse à vos études. J'ai donné la route à l'est-nord-est par cinquante
mètres de profondeur. Voici des cartes à grands points, où vous pourrez
la suivre. Le salon est à votre disposition, et je vous demande la
permission de me retirer. »

Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dans mes pensées.
Toutes se portaient sur ce commandant du _Nautilus_. Saurais-je jamais
à quelle nation appartenait cet homme étrange qui se vantait de
n'appartenir à aucune ? Cette haine qu'il avait vouée à l'humanité,
cette haine qui cherchait peut-être des vengeances terribles, qui
l'avait provoquée ? Etait-il un de ces savants méconnus, un de ces
génies « auxquels on a fait du chagrin », suivant l'expression de
Conseil, un Galilée moderne, ou bien un de ces hommes de science comme
l'Américain Maury, dont la carrière a été brisée par des révolutions
politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venait de
jeter à son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il
m'accueillait froidement, mais hospitalièrement. Seulement, il n'avait
jamais pris la main que je lui tendais. Il ne m'avait jamais tendu la
sienne.

Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions, cherchant à
percer ce mystère si intéressant pour moi. Puis mes regards se fixèrent
sur le vaste planisphère étalé sur la table, et je plaçai le doigt sur
le point même où se croisaient la longitude et la latitude observées.

La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courants
spéciaux, reconnaissables à leur température, à leur couleur, et dont
le plus remarquable est connu sous le nom de courant du Gulf Stream. La
science a déterminé, sur le globe, la direction de cinq courants
principaux : un dans l'Atlantique nord, un second dans l'Atlantique
sud, un troisième dans le Pacifique nord, un quatrième dans le
Pacifique sud, et un cinquième dans l'Océan indien sud. Il est même
probable qu'un sixième courant existait autrefois dans l'Océan indien
nord, lorsque les mers Caspienne et d'Aral, réunies aux grands lacs de
l'Asie, ne formaient qu'une seule et même étendue d'eau.

Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l'un de ces
courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du
golfe du Bengale où le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil
des Tropiques, traverse le détroit de Malacca, prolonge la côte d'Asie,
s'arrondit dans le Pacifique nord jusqu'aux îles Aléoutiennes,
charriant des troncs de camphriers et autres produits indigènes, et
tranchant par le pur indigo de ses eaux chaudes avec les flots de
l'Océan. C'est ce courant que le _Nautilus_ allait parcourir. Je le
suivais du regard, je le voyais se perdre dans l'immensité du
Pacifique, et je me sentais entraîner avec lui, quand Ned Land et
Conseil apparurent à la porte du salon.

Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vue des merveilles
entassées devant leurs yeux.

« Où sommes-nous ? où sommes-nous ? s'écria le Canadien. Au muséum de
Québec ?

-- S'il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt à l'hôtel
du Sommerard !

-- Mes amis, répondis-je en leur faisant signe d'entrer, vous n'êtes ni
au Canada ni en France, mais bien à bord du _Nautilus_, et à cinquante
mètres au-dessous du niveau de la mer.

-- Il faut croire monsieur, puisque monsieur l'affirme, répliqua
Conseil ; mais franchement, ce salon est fait pour étonner même un
Flamand comme moi.

-- Etonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour un classificateur de ta
force, il y a de quoi travailler ici. »

Je n'avais pas besoin d'encourager Conseil. Le brave garçon, penché sur
les vitrines, murmurait déjà des mots de la langue des naturalistes :
classe des Gastéropodes, famille des Buccinoïdes, genre des
Porcelaines, espèces des Cyproea Madagascariensis, etc.

Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m'interrogeait
sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je découvert qui il
était, d'où il venait, où il allait, vers quelles profondeurs il nous
entraînait ? Enfin mille questions auxquelles je n'avais pas le temps
de répondre.

Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt, tout ce que je ne
savais pas, et je lui demandai ce qu'il avait entendu ou vu de son côté.

« Rien vu, rien entendu ! répondit le Canadien. Je n'ai pas même aperçu
l'équipage de ce bateau. Est-ce que, par hasard, il serait électrique
aussi, lui ?

-- Electrique !

-- Par ma foi ! on serait tenté de le croire. Mais vous, monsieur
Aronnax, demanda Ned Land, qui avait toujours son idée, vous ne pouvez
me dire combien d'hommes il y a à bord ? Dix, vingt, cinquante, cent ?

-- Je ne saurais vous répondre, maître Land. D'ailleurs, croyez-moi,
abandonnez, pour le moment, cette idée de vous emparer du _Nautilus_ ou
de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d'oeuvre de l'industrie moderne,
et je regretterais de ne pas l'avoir vu ! Bien des gens accepteraient
la situation qui nous est faite, ne fût-ce que pour se promener à
travers ces merveilles. Ainsi, tenez-vous tranquille, et tâchons de
voir ce qui se passe autour de nous.

-- Voir ! s'écria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra rien
de cette prison de tôle ! Nous marchons, nous naviguons en aveugles... »

-- Ned Land prononçait ces derniers mots, quand l'obscurité se fit
subitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s'éteignit,
et si rapidement, que mes yeux en éprouvèrent une impression
douloureuse, analogue à celle que produit le passage contraire des
profondes ténèbres à la plus éclatante lumière.

Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise,
agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se fit
entendre. On eût dit que des panneaux se manoeuvraient sur les flancs
du _Nautilus_.

« C'est la fin de la fin ! dit Ned Land.

-- Ordre des Hydroméduses ! » murmura Conseil.

Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux
ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées
par les effluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient
de la mer. Je frémis, d'abord, à la pensée que cette fragile paroi
pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient
et lui donnaient une résistance presque infinie.

La mer était distinctement visible dans un rayon d'un mille autour du
_Nautilus_. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui
saurait peindre les effets de la lumière à travers ces nappes
transparentes, et la douceur de ses dégradations successives jusqu'aux
couchés inférieures et supérieures de l'Océan !

On connaît la diaphanéité de la mer. On sait que sa limpidité l'emporte
sur celle de l'eau de roche. Les substances minérales et organiques,
qu'elle tient en suspension, accroissent même sa transparence. Dans
certaines parties de l'Océan, aux Antilles, cent quarante-cinq mètres
d'eau laissent apercevoir le lit de sable avec une surprenante netteté,
et la force de pénétration des rayons solaires ne paraît s'arrêter qu'à
une profondeur de trois cents mètres. Mais, dans ce milieu fluide que
parcourait le _Nautilus_, l'éclat électrique se produisait au sein même
des ondes. Ce n'était plus de l'eau lumineuse, mais de la lumière
liquide.

Si l'on admet l'hypothèse d'Erhemberg, qui croit à une illumination
phosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement réservé
pour les habitants de la mer l'un de ses plus prodigieux spectacles, et
j'en pouvais juger ici par les mille jeux de cette lumière. De chaque
côté, j'avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés.
L'obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, et nous
regardions comme si ce pur cristal eût été la vitre d'un immense
aquarium.

Le _Nautilus_ ne semblait pas bouger. C'est que les points de repère
manquaient. Parfois, cependant, les lignes d'eau, divisées par son
éperon, filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.

Emerveillés, nous étions accoudés devant ces vitrines, et nul de nous
n'avait encore rompu ce silence de stupéfaction, quand Conseil dit :

« Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous voyez !

-- Curieux ! curieux ! faisait le Canadien - qui oubliant ses colères
et ses projets d'évasion, subissait une attraction irrésistible - et
l'on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle !

-- Ah ! m'écriai-je, je comprends la vie de cet homme ! Il s'est fait
un monde à part qui lui réserve ses plus étonnantes merveilles !

-- Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de
poissons !

-- Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil, puisque vous ne les
connaissez pas.

-- Moi ! un pêcheur ! s'écria Ned Land.

Et sur ce sujet, une discussion s'éleva entre les deux amis, car ils
connaissaient les poissons, mais chacun d'une façon très différente.

Tout le monde sait que les poissons forment la quatrième et dernière
classe de l'embranchement des vertébrés. On les a très justement
définis : « des vertébrés à circulation double et à sang froid,
respirant par des branchies et destinés à vivre dans l'eau ». Ils
composent deux séries distinctes : la série des poissons osseux.
c'est-à-dire ceux dont l'épine dorsale est faite de vertèbres osseuses,
et les poissons cartilagineux, c'est-à-dire ceux dont l'épine dorsale
est faite de vertèbres cartilagineuses.

Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, mais Conseil en
savait bien davantage, et maintenant, lié d'amitié avec Ned, il ne
pouvait admettre qu'il fût moins instruit que lui. Aussi lui dit-il :

« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons, un très habile pêcheur. Vous
avez pris un grand nombre de ces intéressants animaux. Mais je gagerais
que vous ne savez pas comment on les classe.

-- Si, répondit sérieusement le harponneur. On les classe en poissons
qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas !

-- Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil.

Mais dites-moi si vous connaissez la différence qui existe entre les
poissons osseux et les poissons cartilagineux ?

-- Peut-être bien, Conseil.

-- Et la subdivision de ces deux grandes classes ?

-- Je ne m'en doute pas, répondit le Canadien.

-- Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez ! Les poissons osseux se
subdivisent en six ordres : Primo. Les acanthoptérygiens, dont la
mâchoire supérieure est complète, mobile, et dont les branchies
affectent la forme d'un peigne. Cet ordre comprend quinze familles,
c'est-à-dire les trois quarts des poissons connus. Type : la perche
commune.

-- Assez bonne à manger, répondit Ned Land.

-- Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires
ventrales suspendues sous l'abdomen et en arrière des pectorales, sans
être attachées aux os de l'épaule - ordre qui se divise en cinq
familles, et qui comprend la plus grande partie des poissons d'eau
douce. Type : la carpe, le brochet.

-- Peuh ! fit le Canadien avec un certain mépris, des poissons d'eau
douce !

-- Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont
attachées sous les pectorales et immédiatement suspendues aux os de
l'épaule. Cet ordre contient quatre familles. Type : plies, limandes,
turbots, barbues, soles, etc.

-- Excellent ! excellent ! s'écriait le harponneur, qui ne voulait
considérer les poissons qu'au point de vue comestible.

-- Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les apodes, au corps
allongé, dépourvus de nageoires ventrales, et revêtus d'une peau
épaisse et souvent gluante ordre qui ne comprend qu'une famille.
Type : l'anguille, le gymnote.

-- Médiocre ! médiocre ! répondit Ned Land.

-- Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les mâchoires
complètes et libres, mais dont les branchies sont formées de petites
houppes, disposées par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne
compte qu'une famille. Type : les hippocampes, les pégases dragons.

-- Mauvais ! mauvais ! répliqua le harponneur.

-- Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l'os maxillaire
est attaché fixement sur le côte de l'intermaxillaire qui forme la
mâchoire, et dont l'arcade palatine s'engrène par suture avec le crâne,
ce qui la rend immobile ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se
compose de deux familles. Types : les tétrodons, les poissons-lunes.

-- Bons à déshonorer une chaudière ! s'écria le Canadien.

-- Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil.

-- Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit le harponneur. Mais
allez toujours, car vous êtes très intéressant.

-- Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil,
ils ne comprennent que trois ordres.

-- Tant mieux, fit Ned.

-- Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires sont soudées en un anneau
mobile, et dont les branchies s'ouvrent par des trous nombreux - ordre
ne comprenant qu'une seule famille. Type : la lamproie.

-- Faut l'aimer, répondit Ned Land.

-- Secundo, les sélaciens, avec branchies semblables à celles des
cyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile. Cet ordre,
qui est le plus important de la classe, comprend deux familles. Types :
la raie et les squales.

-- Quoi ! s'écria Ned, des raies et des requins dans le même ordre ! Eh
bien, ami Conseil, dans l'intérêt des raies, je ne vous conseille pas
de les mettre ensemble dans le même bocal !

-- Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sont
ouvertes, comme à l'ordinaire, par une seule fente garnie d'un opercule
ordre qui comprend quatre genres. Type : l'esturgeon.

-- Ah ! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur pour la fin à mon
avis, du moins. Et c'est tout ?

-- Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez que quand on sait
cela, on ne sait rien encore, car les familles se subdivisent en
genres, en sous-genres, en espèces, en variétés...

-- Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre du
panneau, voici des variétés qui passent !

-- Oui ! des poissons, s'écria Conseil. On se croirait devant un
aquarium !

-- Non, répondis-je, car l'aquarium n'est qu'une cage, et ces
poissons-là sont libres comme l'oiseau dans l'air.

-- Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc ! disait Ned
Land.

-- Moi, répondit Conseil, je n'en suis pas capable ! Cela regarde mon
maître ! »

Et en effet, le digne garçon, classificateur enragé, n'était point un
naturaliste, et je ne sais pas s'il aurait distingué un thon d'une
bonite. En un mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces
poissons sans hésiter.

-- Un baliste, avais-je dit.

-- Et un baliste chinois ! répondait Ned Land.

-- Genre des balistes, famille des sclérodermes, ordre des
plectognathes », murmurait Conseil.

Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste
distingué.

Le Canadien ne s'était pas trompé. Une troupe de balistes, à corps
comprimé, à peau grenue, armés d'un aiguillon sur leur dorsale, se
jouaient autour du _Nautilus_, et agitaient les quatre rangées de
piquants qui hérissent chaque côté de leur queue. Rien de plus
admirable que leur enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous
dont les taches d'or scintillaient dans le sombre remous des lames.
Entre eux ondulaient des raies, comme une nappe abandonnée aux vents.
et parmi elles, j'aperçus, à ma grande joie, cette raie chinoise,
jaunâtre à sa partie supérieure, rose tendre sous le ventre et munie de
trois aiguillons en arrière de son oeil : espèce rare, et même douteuse
au temps de Lacépède, qui ne l'avait jamais vue que dans un recueil de
dessins japonais.

Pendant deux heures toute une armée aquatique fit escorte au
_Nautilus_. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu'ils
rivalisaient de beauté, d'éclat et de vitesse, je distinguai le labre
vert, le mulle barberin, marqué d'une double raie noire. Le gobie
éléotre, à caudale arrondie, blanc de couleur et tacheté de violet sur
le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps
bleu et à la tête argentée, de brillants azurors dont le nom seul
emporte toute description des spares rayés, aux nageoires variées de
bleu et de jaune, des spares fascés, relevés d'une bande noire sur leur
caudale, des spares zonéphores élégamment corsetés dans leurs six
ceintures, des aulostones, véritables bouches en flûte ou bécasses de
mer, dont quelques échantillons atteignaient une longueur d'un mètre,
des salamandres du Japon, des murènes échidnées, longs serpents de six
pieds, aux yeux vifs et petits, et à la vaste bouche hérissée de dents,
etc.

Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos
interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les
classait, moi, je m'extasiais devant la vivacité de leurs allures et la
beauté de leurs formes. Jamais il ne m'avait été donné de surprendre
ces animaux vivants, et libres dans leur élément naturel.

Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi devant nos
yeux éblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine.
Ces poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l'air,
attirés sans doute par l'éclatant foyer de lumière électrique.

Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle se
refermèrent. L'enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvai
encore, jusqu'au moment où mes regards se fixèrent sur les instruments
suspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction au
nord-nord-est, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphères
correspondant à une profondeur de cinquante mètres, et le loch
électrique donnait une marche de quinze milles à l'heure.

J'attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L'horloge marquait
cinq heures.

Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, je regagnai ma
chambre. Mon dîner s'y trouvait préparé. Il se composait d'une soupe à
la tortue faite des carets les plus délicats, d'un surmulet à chair
blanche, un peu feuilletée, dont le foie préparé à part fit un manger
délicieux, et de filets de cette viande de l'holocante empereur, dont
la saveur me parut supérieure à celle du saumon.

Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser. Puis, le sommeil me
gagnant, je m'étendis sur ma couche de zostère, et je m'endormis
profondément, pendant que le _Nautilus_ se glissait à travers le rapide
courant du Fleuve Noir.

                                   XV

                        UNE INVITATION PAR LETTRE

Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu'après un long sommeil
de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir « comment
monsieur avait passé la nuit », et lui offrir ses services. Il avait
laissé son ami le Canadien dormant comme un homme qui n'aurait fait que
cela toute sa vie.

Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie, sans trop lui
répondre. J'étais préoccupé de l'absence du capitaine Nemo pendant
notre séance de la veille, et j'espérais le revoir aujourd'hui.

Bientôt j'eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur nature provoqua plus
d'une fois les réflexions de Conseil. Je lui appris qu'ils étaient
fabriqués avec les filaments lustrés et soyeux qui rattachent aux
rochers les « jambonneaux », sortes de coquilles très abondantes sur
les rivages de la Méditerranée. Autrefois, on en faisait de belles
étoffes, des bas, des gants, car ils étaient à la fois très moelleux et
très chauds. L'équipage du _Nautilus_ pouvait donc se vêtir à bon
compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons, ni aux
vers à soie de la terre.

Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand salon. Il était désert.

Je me plongeai dans l'étude de ces trésors de conchyliologie, entassés
sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des
plantes marines les plus rares, et qui, quoique desséchées,
conservaient leurs admirables couleurs. Parmi ces précieuses
hydrophytes, je remarquai des cladostèphes verticillées, des
padines-paon, des caulerpes à feuilles de vigne, des callithamnes
granifères, de délicates céramies à teintes écarlates, des agares
disposées en éventails, des acétabules, semblables à des chapeaux de
champignons très déprimés, et qui furent longtemps classées parmi les
zoophytes, enfin toute une série de varechs.

La journée entière se passa, sans que je fusse honoré de la visite du
capitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s'ouvrirent pas. Peut-être ne
voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.

La direction du _Nautilus_ se maintint à l'est-nord-est, sa vitesse à
douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixante mètres.

Le lendemain, 10 novembre, même abandon, même solitude. Je ne vis
personne de l'équipage. Ned et Conseil passèrent la plus grande partie
de la journée avec moi. Ils s'étonnèrent de l'inexplicable absence du
capitaine. Cet homme singulier était-il malade ? Voulait-il modifier
ses projets à notre égard ?

Après tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions d'une
entière liberté, nous étions délicatement et abondamment nourris. Notre
hôte se tenait dans les termes de son traité. Nous ne pouvions nous
plaindre, et d'ailleurs, la singularité même de notre destinée nous
réservait de si belles compensations, que nous n'avions pas encore le
droit de l'accuser.

Ce jour-là, je commençai le journal de ces aventures, ce qui m'a permis
de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, détail
curieux, je l'écrivis sur un papier fabriqué avec la zostère marine.

Le 11 novembre, de grand matin, l'air frais répandu à l'intérieur du
_Nautilus_ m'apprit que nous étions revenus à la surface de l'Océan,
afin de renouveler les provisions d'oxygène. Je me dirigeai vers
l'escalier central, et je montai sur la plate-forme.

Il était six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais
calme. A peine de houle. Le capitaine Nemo, que j'espérais rencontrer
là, viendrait-il ? Je n'aperçus que le timonier, emprisonné dans sa
cage de verre. Assis sur la saillie produite par la coque du canot,
j'aspirai avec délices les émanations salines.

Peu à peu, la brume se dissipa sous l'action des rayons solaires.
L'astre radieux débordait de l'horizon oriental. La mer s'enflamma sous
son regard comme une traînée de poudre. Les nuages, éparpillés dans les
hauteurs, se colorèrent de tons vifs admirablement nuancés, et de
nombreuses « langues de chat » annoncèrent du vent pour toute la
journée.

Mais que faisait le vent à ce _Nautilus_ que les tempêtes ne pouvaient
effrayer !

J'admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsque
j'entendis quelqu'un monter vers la plate-forme.

Je me préparais à saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son second -
que j'avais déjà vu pendant la première visite du capitaine - qui
apparut. Il s'avança sur la plate-forme, et ne sembla pas s'apercevoir
de ma présence. Sa puissante lunette aux yeux, il scruta tous les
points de l'horizon avec une attention extrême. Puis, cet examen fait,
il s'approcha du panneau, et prononça une phrase dont voici exactement
les termes. Je l'ai retenue, car, chaque matin, elle se reproduisit
dans des conditions identiques. Elle était ainsi conçue :

« Nautron respoc lorni virch. »

Ce qu'elle signifiait, je ne saurais le dire.

Ces mots prononcés, le second redescendit. Je pensai que le _Nautilus_
allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le
panneau, et par les coursives je revins à ma chambre.

Cinq jours s'écoulèrent ainsi, sans que la situation se modifiât.
Chaque matin, je montais sur la plate-forme. La même phrase était
prononcée par le même individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas.

J'avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre,
rentré dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un
billet à mon adresse.

Je l'ouvris d'une main impatiente. Il était écrit d'une écriture
franche et nette, mais un peu gothique et qui rappelait les types
allemands.

Ce billet était libellé en ces termes :

     _Monsieur le professeur Aronnax, à bord du_ Nautilus.

     _16 novembre 1867._

     _Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax à
     une partie de chasse qui aura lieu demain matin dans ses
     forêts de l'île Crespo. Il espère que rien n'empêchera
     monsieur le professeur d'y assister, et il verra avec plaisir
     que ses compagnons se joignent à lui._

     _Le commandant du_ Nautilus,
     _Capitaine NEMO._ »

« Une chasse ! s'écria Ned.

-- Et dans ses forêts de l'île Crespo ! ajouta Conseil.

-- Mais il va donc à terre, ce particulier-là ? reprit Ned Land.

-- Cela me paraît clairement indiqué, dis-je en relisant la lettre.

-- Eh bien ! il faut accepter, répliqua le Canadien. Une fois sur la
terre ferme, nous aviserons à prendre un parti. D'ailleurs, je ne serai
pas fâché de manger quelques morceaux de venaison fraîche. »

Sans chercher à concilier ce qu'il y avait de contradictoire entre
l'horreur manifeste du capitaine Nemo pour les continents et les îles,
et son invitation de chasser en forêt, je me contentai de répondre :

« Voyons d'abord ce que c'est que l'île Crespo. »

Je consultai le planisphère, et, par 32°40' de latitude nord et 167°50'
de longitude ouest, je trouvai un îlot qui fut reconnu en 1801 par le
capitaine Crespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient
Rocca de la Plata, c'est-à-dire « Roche d'Argent ». Nous étions donc à
dix-huit cents milles environ de notre point de départ, et la direction
un peu modifiée du _Nautilus_ le ramenait vers le sud-est.

Je montrai à mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifique
nord.

« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis-je, il choisit
du moins des îles absolument désertes ! »

Ned Land hocha la tête sans répondre, puis Conseil et lui me
quittèrent. Après un souper qui me fut servi par le stewart muet et
impassible, je m'endormis, non sans quelque préoccupation.

Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je sentis que le _Nautilus_
était absolument immobile. Je m'habillai lestement, et j'entrai dans le
grand salon.

Le capitaine Nemo était là. Il m'attendait, se leva, salua, et me
demanda s'il me convenait de l'accompagner.

Comme il ne fit aucune allusion à son absence pendant ces huit jours,
je m'abstins de lui en parler, et je répondis simplement que mes
compagnons et moi nous étions prêts à le suivre.

« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser
une question.

-- Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y répondre, j'y répondrai.

-- Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu
toute relation avec la terre, vous possédiez des forêts dans l'île
Crespo ?

-- Monsieur le professeur, me répondit le capitaine, les forêts que je
possède ne demandent au soleil ni sa lumière ni sa chaleur. Ni les
lions, ni les tigres, ni les panthères, ni aucun quadrupède ne les
fréquentent. Elles ne sont connues que de moi seul. Elles ne poussent
que pour moi seul. Ce ne sont point des forêts terrestres, mais bien
des forêts sous-marines.

-- Des forêts sous-marines ! m'écriai-je.

-- Oui, monsieur le professeur.

-- Et vous m'offrez de m'y conduire ?

-- Précisément.

-- A pied ?

-- Et même à pied sec.

-- En chassant ?

-- En chassant.

-- Le fusil à la main ?

-- Le fusil à la main. »

Je regardai le commandant du _Nautilus_ d'un air qui n'avait rien de
flatteur pour sa personne.

« Décidément, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu un accès qui a
dure huit jours, et même qui dure encore. C'est dommage ! Je l'aimais
mieux étrange que fou ! »

Cette pensée se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine
Nemo se contenta de m'inviter à le suivre, et je le suivis en homme
résigné à tout.

Nous arrivâmes dans la salle à manger, où le déjeuner se trouvait servi.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager
mon déjeuner sans façon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous
ai promis une promenade en forêt, je ne me suis point engagé à vous y
faire rencontrer un restaurant. Déjeunez donc en homme qui ne dînera
probablement que fort tard. »

Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de
tranches d'holoturies, excellents zoophytes, relevés d'algues très
apéritives, telles que la _Porphyria laciniata_ et la _Laurentia
primafetida_. La boisson se composait d'eau limpide à laquelle, à
l'exemple du capitaine, j'ajoutai quelques gouttes d'une liqueur
fermentée, extraite, suivant la mode kamchatkienne, de l'algue connue
sous le nom de « Rhodoménie palmée ».

Le capitaine Nemo mangea, d'abord, sans prononcer une seule parole.
Puis, il me dit :

« Monsieur le professeur, quand je vous ai proposé de venir chasser
dans mes forêts de Crespo, vous m'avez cru en contradiction avec
moi-même. Quand je vous ai appris qu'il s'agissait de forêts
sous-marines, vous m'avez cru fou. Monsieur le professeur, il ne faut
jamais juger les hommes à la légère.

-- Mais, capitaine, croyez que...

-- Veuillez m'écouter, et vous verrez si vous devez m'accuser de folie
ou de contradiction.

-- Je vous écoute.

-- Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l'homme
peut vivre sous l'eau à la condition d'emporter avec lui sa provision
d'air respirable. Dans les travaux sous-marins, l'ouvrier, revêtu d'un
vêtement imperméable et la tête emprisonnée dans une capsule de métal,
reçoit l'air de l'extérieur au moyen de pompes foulantes et de
régulateurs d'écoulement.

-- C'est l'appareil des scaphandres, dis-je.

-- En effet, mais dans ces conditions, l'homme n'est pas libre. Il est
rattache à la pompe qui lui envoie l'air par un tuyau de caoutchouc,
véritable chaîne qui le rive à la terre, et si nous devions être ainsi
retenus au _Nautilus_, nous ne pourrions aller loin.

-- Et le moyen d'être libre ? demandai-je.

-- C'est d'employer l'appareil Rouquayrol-Denayrouze, imaginé par deux
de vos compatriotes, mais que j'ai perfectionné pour mon usage, et qui
vous permettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions
physiologiques, sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se
compose d'un réservoir en tôle épaisse, dans lequel j'emmagasine l'air
sous une pression de cinquante atmosphères. Ce réservoir se fixe sur le
dos au moyen de bretelles, comme un sac de soldat. Sa partie supérieure
forme une boîte d'où l'air, maintenu par un mécanisme à soufflet, ne
peut s'échapper qu'à sa tension normale. Dans l'appareil Rouquayrol,
tel qu'il est employé, deux tuyaux en caoutchouc, partant de cette
boîte, viennent aboutir à une sorte de pavillon qui emprisonne le nez
et la bouche de l'opérateur ; l'un sert à l'introduction de l'air
inspiré, l'autre à l'issue de l'air expiré, et la langue ferme celui-ci
ou celui-là, suivant les besoins de la respiration. Mais, moi qui
affronte des pressions considérables au fond des mers, j'ai dû enfermer
ma tête, comme celle des scaphandres, dans une sphère de cuivre, et
c'est à cette sphère qu'aboutissent les deux tuyaux inspirateurs et
expirateurs.

-- Parfaitement, capitaine Nemo, mais l'air que vous emportez doit
s'user vite, et dès qu'il ne contient plus que quinze pour cent
d'oxygène, il devient irrespirable.

Sans doute, mais je vous l'ai dit, monsieur Aronnax, les pompes du
_Nautilus_ me permettent de l'emmagasiner sous une pression
considérable, et, dans ces conditions, le réservoir de l'appareil peut
fournir de l'air respirable pendant neuf ou dix heures.

-- Je n'ai plus d'objection à faire, répondis-je. Je vous demanderai
seulement, capitaine, comment vous pouvez éclairer votre route au fond
de l'Océan ?

-- Avec l'appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se porte
sur le dos, le second s'attache à la ceinture. Il se compose d'une pile
de Bunzen que je mets en activité, non avec du bichromate de potasse,
mais avec du sodium. Une bobine d'induction recueille l'électricité
produite, et la dirige vers une lanterne d'une disposition
particulière. Dans cette lanterne se trouve un serpentin de verre qui
contient seulement un résidu de gaz carbonique. Quand l'appareil
fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant une lumière blanchâtre
et continue. Ainsi pourvu, je respire et je vois.

-- Capitaine Nemo, à toutes mes objections vous faites de si écrasantes
réponses que je n'ose plus douter. Cependant, si je suis bien forcé
d'admettre les appareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande à faire
des réserves pour le fusil dont vous voulez m'armer.

-- Mais ce n'est point un fusil à poudre, répondit le capitaine.

-- C'est donc un fusil à vent ?

-- Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre à mon
bord, n'ayant ni salpêtre, ni soufre ni charbon ?

-- D'ailleurs, dis-je, pour tirer sous l'eau, dans un milieu huit cent
cinquante-cinq fois plus dense que l'air il faudrait vaincre une
résistance considérable.

-- Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons,
perfectionnés après Fulton par les Anglais Philippe Coles et Burley,
par le Français Furcy, par l'Italien Landi, qui sont munis d'un système
particulier de fermeture, et qui peuvent tirer dans ces conditions.
Mais je vous le répète, n'ayant pas de poudre, je l'ai remplacée par de
l'air à haute pression, que les pompes du _Nautilus_ me fournissent
abondamment.

-- Mais cet air doit rapidement s'user.

-- Eh bien, n'ai-je pas mon réservoir Rouquayrol, qui peut, au besoin,
m'en fournir. Il suffit pour cela d'un robinet _ad hoc_. D'ailleurs,
monsieur Aronnax, vous verrez par vous-même que, pendant ces chasses
sous-marines, on ne fait pas grande dépense d'air ni de balles.

-- Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurité, et au milieu
de ce liquide très dense par rapport à l'atmosphère, les coups ne
peuvent porter loin et sont difficilement mortels ?

-- Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, au contraire,
et dès qu'un animal est touché, si légèrement que ce soit, il tombe
foudroyé.

-- Pourquoi ?

-- Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance,
mais de petites capsules de verre - inventées par le chimiste
autrichien Leniebroek - et dont j'ai un approvisionnement considérable.
Ces capsules de verre, recouvertes d'une armature d'acier, et alourdies
par un culot de plomb, sont de véritables petites bouteilles de Leyde,
dans lesquelles l'électricité est forcée à une très haute tension. Au
plus léger choc, elles se déchargent, et l'animal, si puissant qu'il
soit, tombe mort. J'ajouterai que ces capsules ne sont pas plus grosses
que du numéro quatre, et que la charge d'un fusil ordinaire pourrait en
contenir dix.

-- Je ne discute plus, répondis-je en me levant de table, et je n'ai
plus qu'à prendre mon fusil. D'ailleurs, où vous irez, j'irai. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l'arrière du _Nautilus_, et, en
passant devant la cabine de Ned et de Conseil, j'appelai mes deux
compagnons qui nous suivirent aussitôt.

Puis, nous arrivâmes à une cellule située en abord près de la chambre
des machines, et dans laquelle nous devions revêtir nos vêtements de
promenade.

                                  XVI

                          PROMENADE EN PLAINE

Cette cellule était, à proprement parler, l'arsenal et le vestiaire du
_Nautilus_. Une douzaine d'appareils de scaphandres, suspendus à la
paroi, attendaient les promeneurs.

Ned Land, en les voyant, manifesta une répugnance évidente à s'en
revêtir.

« Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forêts de l'île de Crespo ne
sont que des forêts sous-marines !

-- Bon ! fit le harponneur désappointé, qui voyait s'évanouir ses rêves
de viande fraîche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous
introduire dans ces habits-là ?

-- Il le faut bien, maître Ned.

-- Libre à vous, monsieur, répondit le harponneur, haussant les
épaules, mais quant à moi, à moins qu'on ne m'y force, je n'entrerai
jamais là-dedans.

-- On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le capitaine Nemo.

-- Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.

-- Je suis monsieur partout où va monsieur », répondit Conseil.

Sur un appel du capitaine, deux hommes de l'équipage vinrent nous aider
à revêtir ces lourds vêtements imperméables, faits en caoutchouc sans
couture, et préparés de manière à supporter des pressions
considérables. On eût dit une armure à la fois souple et résistante.
Ces vêtements formaient pantalon et veste. Le pantalon se terminait par
d'épaisses chaussures, garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu
de la veste était maintenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient
la poitrine, la défendaient contre la poussée des eaux, et laissaient
les poumons fonctionner librement ; ses manches finissaient en forme de
gants assouplis, qui ne contrariaient aucunement les mouvements de la
main.

Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnés aux
vêtements informes, tels que les cuirasses de liège, les soubrevestes,
les habits de mer, les coffres, etc., qui furent inventés et prônés
dans le XVIIIe siècle.

Le capitaine Nemo, un de ses compagnons - sorte d'Hercule, qui devait
être d'une force prodigieuse - , Conseil et moi, nous eûmes bientôt
revêtu ces habits de scaphandres. Il ne s'agissait plus que d'emboîter
notre tête dans sa sphère métallique. Mais, avant de procéder à cette
opération, je demandai au capitaine la permission d'examiner les fusils
qui nous étaient destinés.

L'un des hommes du _Nautilus_ me présenta un fusil simple dont la
crosse, faite en tôle d'acier et creuse à l'intérieur, était d'assez
grande dimension. Elle servait de réservoir à l'air comprimé, qu'une
soupape, manoeuvrée par une gâchette, laissait échapper dans le tube de
métal. Une boîte à projectiles, évidée dans l'épaisseur de la crosse,
renfermait une vingtaine de balles électriques, qui, au moyen d'un
ressort, se plaçaient automatiquement dans le canon du fusil. Dès qu'un
coup était tiré, l'autre était prêt à partir.

« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d'un maniement
facile. Je ne demande plus qu'à l'essayer. Mais comment allons-nous
gagner le fond de la mer ?

-- En ce moment, monsieur le professeur, le _Nautilus_ est échoué par
dix mètres d'eau, et nous n'avons plus qu'à partir.

-- Mais comment sortirons-nous ?

-- Vous l'allez voir. »

Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la calotte sphérique.
Conseil et moi, nous en fîmes autant, non sans avoir entendu le
Canadien nous lancer un « bonne chasse » ironique. Le haut de notre
vêtement était terminé par un collet de cuivre taraudé, sur lequel se
vissait ce casque de métal. Trois trous, protégés par des verres épais,
permettaient de voir suivant toutes les directions, rien qu'en tournant
la tête à l'intérieur de cette sphère. Dès qu'elle fut en place, les
appareils Rouquayrol, placés sur notre dos, commencèrent à fonctionner,
et, pour mon compte, je respirai à l'aise.

La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture, le fusil à la main, j'étais
prêt à partir. Mais, pour être franc, emprisonné dans ces lourds
vêtements et cloué au tillac par mes semelles de plomb, il m'eût été
impossible de faire un pas.

Mais ce cas était prévu, car je sentis que l'on me poussait dans une
petite chambre contiguë au vestiaire. Mes compagnons, également
remorqués, me suivaient. J'entendis une porte, munie d'obturateurs, se
refermer sur nous, et une profonde obscurité nous enveloppa.

Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à mon oreille. Je
sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds à ma
poitrine. Évidemment, de l'intérieur du bateau on avait, par un
robinet, donné entrée à l'eau extérieure qui nous envahissait, et dont
cette chambre fut bientôt remplie. Une seconde porte, percée dans le
flanc du _Nautilus_, s'ouvrit alors. Un demi-jour nous éclaira. Un
instant après, nos pieds foulaient le fond de la mer.

Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que m'a
laissées cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants à
raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui-même est inhabile
à rendre les effets particuliers à l'élément liquide, comment la plume
saurait-elle les reproduire ?

Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait à
quelques pas en arrière. Conseil et moi, nous restions l'un près de
l'autre, comme si un échange de paroles eût été possible à travers nos
carapaces métalliques. Je ne sentais déjà plus la lourdeur de mes
vêtements, de mes chaussures, de mon réservoir d'air, ni le poids de
cette épaisse sphère, au milieu de laquelle ma tête ballottait comme
une amande dans sa coquille. Tous ces objets, plongés dans l'eau,
perdaient une partie de leur poids égale à celui du liquide déplacé, et
je me trouvais très bien de cette loi physique reconnue par Archimède.
Je n'étais plus une masse inerte, et j'avais une liberté de mouvement
relativement grande.

La lumière, qui éclairait le sol jusqu'à trente pieds au-dessous de la
surface de l'Océan, m'étonna par sa puissance. Les rayons solaires
traversaient aisément cette masse aqueuse et en dissipaient la
coloration. Je distinguais nettement les objets à une distance de cent
mètres. Au-delà, les fonds se nuançaient des fines dégradations de
l'outremer, puis ils bleuissaient dans les lointains, et s'effaçaient
au milieu d'une vague obscurité. Véritablement, cette eau qui
m'entourait n'était qu'une sorte d'air, plus dense que l'atmosphère
terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j'apercevais
la calme surface de la mer.

Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé comme celui des plages
qui conserve l'empreinte de la houle. Ce tapis éblouissant, véritable
réflecteur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante
intensité. De là, cette immense réverbération qui pénétrait toutes les
molécules liquides. Serai-je cru si j'affirme, qu'à cette profondeur de
trente pieds, j'y voyais comme en plein jour ?

Pendant un quart d'heure, je foulai ce sable ardent, semé d'une
impalpable poussière de coquillages. La coque du _Nautilus_, dessinée
comme un long écueil, disparaissait peu à peu, mais son fanal, lorsque
la nuit se serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre
retour à bord, en projetant ses rayons avec une netteté parfaite. Effet
difficile à comprendre pour qui n'a vu que sur terre ces nappes
blanchâtres si vivement accusées. Là, la poussière dont l'air est
saturé leur donne l'apparence d'un brouillard lumineux ; mais sur mer,
comme sous mer, ces traits électriques se transmettent avec une
incomparable pureté.

Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait
être sans bornes. J'écartais de la main les rideaux liquides qui se
refermaient derrière moi, et la trace de mes pas s'effaçait soudain
sous la pression de l'eau.

Bientôt, quelques formes d'objets, à peine estompées dans
l'éloignement, se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus de magnifiques
premiers plans de rochers, tapissés de zoophytes du plus bel
échantillon, et je fus tout d'abord frappé d'un effet spécial à ce
milieu.

Il était alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la
surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur
lumière décomposée par la réfraction comme à travers un prisme, fleurs,
rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords
des sept couleurs du spectre solaire. C'était une merveille, une fête
des yeux, que cet enchevêtrement de tons colorés, une véritable
kaléidoscopie de vert, de jaune, d'orange, de violet, d'indigo, de
bleu, en un mot, toute la palette d'un coloriste enragé ! Que ne
pouvais-je communiquer à Conseil les vives sensations qui me montaient
au cerveau, et rivaliser avec lui d'interjections admiratives ! Que ne
savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, échanger mes
pensées au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux, je me
parlais à moi-même, je criais dans la boîte de cuivre qui coiffait ma
tête, dépensant peut-être en vaines paroles plus d'air qu'il ne
convenait.

Devant ce splendide spectacle, Conseil s'était arrête comme moi.
Évidemment, le digne garçon, en présence de ces échantillons de
zoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et
échinodermes abondaient sur le sol. Les isis variées, les cornulaires
qui vivent isolément, des touffes d'oculines vierges, désignées
autrefois sous le nom de « corail blanc », les fongies hérissées en
forme de champignons, les anémones adhérant par leur disque musculaire,
figuraient un parterre de fleurs, émaillé de porpites parées de leur
collerette de tentacules azurés, d'étoiles de mer qui constellaient le
sable, et d'astérophytons verruqueux, fines dentelles brodées par la
main des naïades, dont les festons se balançaient aux faibles
ondulations provoquées par notre marche. C'était un véritable chagrin
pour moi d'écraser sous mes pas les brillants spécimens de mollusques
qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les
marteaux, les donaces, véritables coquilles bondissantes, les troques,
les casques rouges, les strombes aile-d'ange, les aphysies, et tant
d'autres produits de cet inépuisable Océan. Mais il fallait marcher, et
nous allions en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos têtes des
troupes de physalies, laissant leurs tentacules d'outre-mer flotter à
la traîne, des méduses dont l'ombrelle opaline ou rose tendre,
festonnée d'un liston d'azur, nous abritait des rayons solaires, et des
pélagies panopyres, qui, dans l'obscurité, eussent semé notre chemin de
lueurs phosphorescentes !

Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l'espace d'un quart de
mille, m'arrêtant à peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me
rappelait d'un geste. Bientôt, la nature du sol se modifia. A la plaine
de sable succéda une couche de vase visqueuse que les Américains
nomment « oaze », uniquement composée de coquilies siliceuses ou
calcaires. Puis, nous parcourûmes une prairie d'algues, plantes
pélagiennes que les eaux n'avaient pas encore arrachées, et dont la
végétation était fougueuse. Ces pelouses à tissu serré, douces au pied,
eussent rivalisé avec les plus moelleux tapis tissés par la main des
hommes. Mais, en même temps que la verdure s'étalait sous nos pas, elle
n'abandonnait pas nos têtes. Un léger berceau de plantes marines,
classées dans cette exubérante famille des algues, dont on connaît plus
de deux mille espèces, se croisait à la surface des eaux. Je voyais
flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres
tubulés, des laurencies, des cladostèphes, au feuillage si délié, des
rhodymènes palmés, semblables à des éventails de cactus. J'observai que
les plantes vertes se maintenaient plus près de la surface de la mer,
tandis que les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissant aux
hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et les
parterres des couches reculées de l'Océan.

Ces algues sont véritablement un prodige de la création, une des
merveilles de la flore universelle. Cette famille produit à la fois les
plus petits et les plus grands végétaux du globe. Car de même qu'on a
compté quarante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de
cinq millimètres carrés, de même on a recueilli des fucus dont la
longueur dépassait cinq cents mètres.

Nous avions quitté le _Nautilus_ depuis une heure et demie environ. Il
était près de midi. Je m'en aperçus à la perpendicularité des rayons
solaires qui ne se réfractaient plus. La magie des couleurs disparut
peu à peu, et les nuances de l'émeraude et du saphir s'effacèrent de
notre firmament. Nous marchions d'un pas régulier qui résonnait sur le
sol avec une intensité étonnante. Les moindres bruits se transmettaient
avec une vitesse à laquelle l'oreille n'est pas habituée sur la terre.
En effet, l'eau est pour le son un meilleur véhicule que l'air, et il
s'y propage avec une rapidité quadruple.

En ce moment, le sol s'abaissa par une pente prononcée. La lumière prit
une teinte uniforme. Nous atteignîmes une profondeur de cent mètres,
subissant alors une pression de dix atmosphères. Mais mon vêtement de
scaphandre était établi dans des conditions telles que je ne souffrais
aucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gêne
aux articulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas à
disparaître. Quant à la fatigue que devait amener cette promenade de
deux heures sous un harnachement dont j'avais si peu l'habitude, elle
était nulle. Mes mouvements, aidés par l'eau, se produisaient avec une
surprenante facilité.

Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les
rayons du soleil, mais faiblement. A leur éclat intense avait succédé
un crépuscule rougeâtre, moyen terme entre le jour et la nuit.
Cependant, nous voyions suffisamment à nous conduire, et il n'était pas
encore nécessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en activité.

En ce moment, le capitaine Nemo s'arrêta. Il attendit que je l'eusse
rejoint, et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui
s'accusaient dans l'ombre à une petite distance.

« C'est la forêt de l'île Crespo », pensai-je, et je ne me trompais pas.

                                  XVII

                          UNE FORET SOUS-MARINE

Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt, sans doute l'une
des plus belles de l'immense domaine du capitaine Nemo. Il la
considérait comme étant sienne, et s'attribuait sur elle les mêmes
droits qu'avaient les premiers hommes aux premiers jours du monde.
D'ailleurs, qui lui eût disputé la possession de cette propriété
sous-marine ? Quel autre pionnier plus hardi serait venu, la hache à la
main, en défricher les sombres taillis ?

Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dès que
nous eûmes pénétré sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout
d'abord frappés d'une singulière disposition de leurs ramures -
disposition que je n'avais pas encore observée jusqu'alors.

Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui
hérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne
s'étendait dans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de
l'Océan. Pas de filaments, pas de rubans, si minces qu'ils fussent, qui
ne se tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se
développaient suivant une ligne rigide et perpendiculaire, commandée
par la densité de l'élément qui les avait produits. Immobiles,
d'ailleurs, lorsque je les écartais de la main, ces plantes reprenaient
aussitôt leur position première. C'était ici le règne de la verticalité.

Bientôt, je m'habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu'à
l'obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était
semé de blocs aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marine m'y
parut être assez complète, plus riche même qu'elle ne l'eût été sous
les zones arctiques ou tropicales, où ses produits sont moins nombreux.
Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les
règnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des
animaux pour des plantes. Et qui ne s'y fût pas trompé ? La faune et la
flore se touchent de si près dans ce monde sous-marin !

J'observai que toutes ces productions du règne végétal ne tenaient au
sol que par un empâtement superficiel. Dépourvues de racines,
indifférentes au corps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui
les supporte, elles ne lui demandent qu'un point d'appui, non la
vitalité. Ces plantes ne procèdent que d'elles-mêmes, et le principe de
leur existence est dans cette eau qui les soutient, qui les nourrit. La
plupart, au lieu de feuilles, poussaient des lamelles de formes
capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte de couleurs, qui
ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l'olivâtre, le fauve et
le brun. Je revis là, mais non plus desséchées comme les échantillons
du _Nautilus_, des padines-paons, déployées en éventails qui semblaient
solliciter la brise, des céramies écarlates, des laminaires allongeant
leurs jeunes pousses comestibles, des néréocystées filiformes et
fluxueuses, qui s'épanouissaient à une hauteur de quinze mètres, des
bouquets s'acétabules, dont les tiges grandissent par le sommet, et
nombre d'autres plantes pélagiennes, toutes dépourvues de fleurs. «
Curieuse anomalie, bizarre élément, a dit un spirituel naturaliste, où
le règne animal fleurit, et où le règne végétal ne fleurit pas ! »

Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zones
tempérées, et sous leur ombre humide, se massaient de véritables
buissons à fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels
s'épanouissaient des méandrines zébrées de sillons tortueux, des
cariophylles jaunâtres à tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes
de zoanthaires, et pour compléter l'illusion -, les poissons-mouches
volaient de branches en branches, comme un essaim de colibris, tandis
que de jaunes lépisacanthes, à la mâchoire hérissée, aux écailles
aiguës, des dactyloptères et des monocentres, se levaient sous nos pas,
semblables à une troupe de bécassines.

Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J'en fus
assez satisfait pour mon compte, et nous nous étendîmes sous un berceau
d'alariées, dont les longues lanières amincies se dressaient comme des
flèches.

Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne nous manquait que le
charme de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de
répondre. J'approchai seulement ma grosse tête de cuivre de la tête de
Conseil. Je vis les yeux de ce brave garçon briller de contentement, et
en signe de satisfaction, il s'agita dans sa carapace de l'air le plus
comique du monde.

Après quatre heures de cette promenade, je fus très étonné de ne pas
ressentir un violent besoin de manger. A quoi tenait cette disposition
de l'estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j'éprouvais une
insurmontable envie de dormir, ainsi qu'il arrive à tous les plongeurs.
Aussi mes yeux se fermèrent-ils bientôt derrière leur épaisse vitre, et
je tombai dans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche
avait seul pu combattre jusqu'alors. Le capitaine Nemo et son robuste
compagnon, étendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l'exemple du
sommeil.

Combien de temps restai-je ainsi plongé dans cet assoupissement, je ne
pus l'évaluer ; mais lorsque je me réveillai, il me sembla que le
soleil s'abaissait vers l'horizon. Le capitaine Nemo s'était déjà
relevé, et je commençais à me détirer les membres, quand une apparition
inattendue me remit brusquement sur les pieds.

A quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, haute d'un mètre, me
regardait de ses yeux louches, prête à s'élancer sur moi. Quoique mon
habit de scaphandre fût assez épais pour me défendre contre les
morsures de cet animal, je ne pus retenir un mouvement d'horreur.
Conseil et le matelot du _Nautilus_ s'éveillèrent en ce moment. Le
capitaine Nemo montra à son compagnon le hideux crustacé, qu'un coup de
crosse abattit aussitôt, et je vis les horribles pattes du monstre se
tordre dans des convulsions terribles.

Cette rencontre me fit penser que d'autres animaux, plus redoutables,
devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me
protégerait pas contre leurs attaques. Je n'y avais pas songé
jusqu'alors, et je résolus de me tenir sur mes gardes. Je supposais,
d'ailleurs, que cette halte marquait le terme de notre promenade ; mais
je me trompais, et, au lieu de retourner au _Nautilus_, le capitaine
Nemo continua son audacieuse excursion.

Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s'accusant davantage, nous
conduisit à de plus grandes profondeurs. Il devait être à peu près
trois heures, quand nous atteignîmes une étroite vallée, creusée entre
de hautes parois à pic, et située par cent cinquante mètres de fond.
Grâce à la perfection de nos appareils, nous dépassions ainsi de
quatre-vingt-dix mètres la limite que la nature semblait avoir imposée
jusqu'ici aux excursions sous-marines de l'homme.

Je dis cent cinquante mètres, bien qu'aucun instrument ne me permît
d'évaluer cette distance. Mais je savais que, même dans les mers les
plus limpides, les rayons solaires ne pouvaient pénétrer plus avant.
Or, précisément, l'obscurité devint profonde. Aucun objet n'était
visible à dix pas. Je marchais donc en tâtonnant, quand je vis briller
subitement une lumière blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de
mettre son appareil électrique en activité. Son compagnon l'imita.
Conseil et moi nous suivîmes leur exemple. J'établis, en tournant une
vis, la communication entre la bobine et le serpentin de verre, et la
mer, éclairée par nos quatre lanternes, s'illumina dans un rayon de
vingt-cinq mètres.

Le capitaine Nemo continua de s'enfoncer dans les obscures profondeurs
de la forêt dont les arbrisseaux se raréfiaient de plus en plus.
J'observai que la vie végétale disparaissait plus vite que la vie
animale. Les plantes pélagiennes abandonnaient déjà le sol devenu
aride, qu'un nombre prodigieux d'animaux, zoophytes, articulés,
mollusques et poissons y pullulaient encore.

Tout en marchant, je pensais que la lumière de nos appareils Ruhmkorff
devait nécessairement attirer quelques habitants de ces sombres
couches. Mais s'ils nous approchèrent, ils se tinrent du moins à une
distance regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le
capitaine Nemo s'arrêter et mettre son fusil en joue ; puis, après
quelques instants d'observation, il se relevait et reprenait sa marche.

Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion
s'acheva. Un mur de rochers superbes et d'une masse imposante se dressa
devant nous, entassement de blocs gigantesques, énorme falaise de
granit, creusée de grottes obscures, mais qui ne présentait aucune
rampe praticable. C'étaient les accores de l'île Crespo. C'était la
terre.

Le capitaine Nemo s'arrêta soudain. Un geste de lui nous fit faire
halte, et si désireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus
m'arrêter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne
voulait pas les dépasser. Au-delà, c'était cette portion du globe qu'il
ne devait plus fouler du pied.

Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tête de sa petite
troupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne
suivions pas le même chemin pour revenir au _Nautilus_. Cette nouvelle
route, très raide, et par conséquent très pénible, nous rapprocha
rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce retour dans les
couches supérieures ne fut pas tellement subit que la décompression se
fit trop rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre organisme des
désordres graves, et déterminer ces lésions internes si fatales aux
plongeurs. Très promptement, la lumière reparut et grandit, et, le
soleil étant déjà bas sur l'horizon, la réfraction borda de nouveau les
divers objets d'un anneau spectral.

A dix mètres de profondeur, nous marchions au milieu d'un essaim de
petits poissons de toute espèce, plus nombreux que les oiseaux dans
l'air, plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d'un coup
de fusil, ne s'était encore offert à nos regards.

En ce moment, je vis l'arme du capitaine, vivement épaulée, suivre
entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j'entendis un
faible sifflement, et un animal retomba foudroyé à quelques pas.

C'était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupède
qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d'un mètre cinquante
centimètres, devait avoir un très grand prix. Sa peau, d'un brun marron
en dessus, et argentée en dessous, faisait une de ces admirables
fourrures si recherchées sur les marchés russes et chinois ; la finesse
et le lustre de son poil lui assuraient une valeur minimum de deux
mille francs. J'admirai fort ce curieux mammifère à la tête arrondie et
ornée d'oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches et
semblables à celles du chat, aux pieds palmés et unguiculés, à la queue
touffue. Ce précieux carnassier, chassé et traqué par les pêcheurs,
devient extrêmement rare, et il s'est principalement réfugié dans les
portions boréales du Pacifique, où vraisemblablement son espèce ne
tardera pas à s'éteindre.

Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bête, la chargea sur son
épaule, et l'on se remit en route.

Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devant nos pas. Elle
remontait souvent à moins de deux mètres de la surface des eaux. Je
voyais alors notre image, nettement reflétée, se dessiner en sens
inverse, et, au-dessus de nous, apparaissait une troupe identique.
reproduisant nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en
un mot, à cela près qu'elle marchait la tête en bas et les pieds en
l'air.

Autre effet à noter. C'était le passage de nuages épais qui se
formaient et s'évanouissaient rapidement ; mais en réfléchissant, je
compris que ces prétendus nuages n'étaient dus qu'à l'épaisseur
variable des longues lames de fond, et j'apercevais même les « moutons
» écumeux que leur crête brisée multipliait sur les eaux. Il n'était
pas jusqu'à l'ombre des grands oiseaux qui passaient sur nos têtes,
dont je ne surprisse le rapide effleurement à la surface de la mer.

En cette occasion, je fus témoin de l'un des plus beaux coups de fusil
qui ait jamais fait tressaillir les fibres d'un chasseur. Un grand
oiseau, à large envergure, très nettement visible, s'approchait en
planant. Le compagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira,
lorsqu'il fut à quelques mètres seulement au-dessus des flots. L'animal
tomba foudroyé, et sa chute l'entraîna jusqu'à la portée de l'adroit
chasseur qui s'en empara. C'était un albatros de la plus belle espèce,
admirable spécimen des oiseaux pélagiens.

Notre marche n'avait pas été interrompue par cet incident. Pendant deux
heures, nous suivîmes tantôt des plaines sableuses, tantôt des prairies
de varechs, fort pénibles à traverser. Franchement, je n'en pouvais
plus, quand j'aperçus une vague lueur qui rompait, à un demi mille,
l'obscurité des eaux. C'était le fanal du _Nautilus_. Avant vingt
minutes, nous devions être à bord, et là, je respirerais à l'aise, car
il me semblait que mon réservoir ne fournissait plus qu'un air très
pauvre en oxygène. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda
quelque peu notre arrivée.

J'étais resté d'une vingtaine de pas en arrière, lorsque je vis le
capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il
me courba à terre, tandis que son compagnon en faisait autant de
Conseil. Tout d'abord, je ne sus trop que penser de cette brusque
attaque, mais je me rassurai en observant que le capitaine se couchait
près de moi et demeurait immobile.

J'étais donc étendu sur le sol, et précisément à l'abri d'un buisson de
varechs, quand, relevant la tête, j'aperçus d'énormes masses passer
bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.

Mon sang se glaça dans mes veines ! J'avais reconnu les formidables
squales qui nous menaçaient. C'était un couple de tintoréas, requins
terribles, à la queue énorme, au regard terne et vitreux, qui
distillent une matière phosphorescente par des trous percés autour de
leur museau. Monstrueuses mouches à feu, qui broient un homme tout
entier dans leurs mâchoires de fer ! Je ne sais si Conseil s'occupait à
les classer, mais pour mon compte, j'observais leur ventre argenté,
leur gueule formidable, hérissée de dents, à un point de vue peu
scientifique, et plutôt en victime qu'en naturaliste.

Très heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passèrent sans
nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et nous
échappâmes, comme par miracle, à ce danger plus grand, à coup sûr, que
la rencontre d'un tigre en pleine forêt.

Une demi-heure après, guidés par la traînée électrique, nous
atteignions le _Nautilus_. La porte extérieure était restée ouverte, et
le capitaine Nemo la referma, dès que nous fûmes rentrés dans la
première cellule. Puis, il pressa un bouton. J'entendis manoeuvrer les
pompes au dedans du navire, je sentis l'eau baisser autour de moi et,
en quelques instants, la cellule fut entièrement vidée. La porte
intérieure s'ouvrit alors, et nous passâmes dans le vestiaire.

Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sans peine, et, très
harassé, tombant d'inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre,
tout émerveillé de cette surprenante excursion au fond des mers.

                                  XVIII

                  QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE

Le lendemain matin, 18 novembre, j'étais parfaitement remis de mes
fatigues de la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment ou le
second du _Nautilus_ prononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors
à l'esprit qu'elle se rapportait à l'état de la mer, ou plutôt qu'elle
signifiait : « Nous n'avons rien en vue. »

Et en effet, l'Océan était désert. Pas une voile à l'horizon. Les
hauteurs de l'île Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer,
absorbant les couleurs du prisme, à l'exception des rayons bleus,
réfléchissait ceux-ci dans toutes les directions et revêtait une
admirable teinte d'indigo. Une moire, à larges raies, se dessinait
régulièrement sur les flots onduleux.

J'admirais ce magnifique aspect de l'Océan, quand le capitaine Nemo
apparut. Il ne sembla pas s'apercevoir de ma présence, et commença une
série d'observations astronomiques. Puis, son opération terminée, il
alla s'accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent à la
surface de l'Océan.

Cependant, une vingtaine de matelots du _Nautilus_, tous gens vigoureux
et bien constitues, étaient montés sur la plate-forme. Ils venaient
retirer les filets qui avaient été mis à la traîne pendant la nuit. Ces
marins appartenaient évidemment à des nations différentes, bien que le
type européen fût indiqué chez tous. Je reconnus, à ne pas me tromper,
des Irlandais, des Français, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote.
Du reste, ces hommes étaient sobres de paroles, et n'employaient entre
eux que ce bizarre idiome dont je ne pouvais pas même soupçonner
l'origine. Aussi, je dus renoncer à les interroger.

Les filets furent halés à bord. C'étaient des espèces de chaluts,
semblables à ceux des côtes normandes, vastes poches qu'une vergue
flottante et une chaîne transfilée dans les mailles inférieures
tiennent entr'ouvertes. Ces poches, ainsi traînées sur leurs gantiers
de fer, balayaient le fond de l'Océan et ramassaient tous ses produits
sur leur passage. Ce jour-là, ils ramenèrent de curieux échantillons de
ces parages poissonneux, des lophies, auxquels leurs mouvements
comiques ont valu le qualificatif d'histrions, des commerçons noirs,
munis de leurs antennes, des balistes ondulés, entourés de bandelettes
rouges, des tétrodons-croissants, dont le venin est extrêmement subtil,
quelques lamproies olivâtres, des macrorhinques, couverts d'écailles
argentées, des trichiures, dont la puissance électrique est égale à
celle du gymnote et de la torpille, des notoptères écailleux, à bandes
brunes et transversales, des gades verdâtres, plusieurs variétés de
gobies, etc., enfin, quelques poissons de proportions plus vastes, un
caranx à tête proéminente, long d'un mètre, plusieurs beaux scombres
bonites, chamarrés de couleurs bleues et argentées, et trois
magnifiques thons que la rapidité de leur marche n'avait pu sauver du
chalut.

J'estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de
poissons. C'était une belle pêche, mais non surprenante. En effet, ces
filets restent à la traîne pendant plusieurs heures et enserrent dans
leur prison de fil tout un monde aquatique. Nous ne devions donc pas
manquer de vivres d'une excellente qualité, que la rapidité du
_Nautilus_ et l'attraction de sa lumière électrique pouvaient
renouveler sans cesse.

Ces divers produits de la mer furent immédiatement affalés par le
panneau vers les cambuses, destinés, les uns à être mangés frais, les
autres à être conservés.

La pêche finie, la provision d'air renouvelée, je pensais que le
_Nautilus_ allait reprendre son excursion sous-marine, et je me
préparais à regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi, le
capitaine Nemo me dit sans autre préambule :

« Voyez cet océan, monsieur le professeur, n'est-il pas doué d'une vie
réelle ? N'a-t-il pas ses colères et ses tendresses ? Hier, il s'est
endormi comme nous, et le voilà qui se réveille après une nuit paisible
! »

Ni bonjour, ni bonsoir ! N'eût-on pas dit que cet étrange personnage
continuait avec moi une conversation déjà commencée ?

« Regardez, reprit-il, il s'éveille sous les caresses du soleil ! Il va
revivre de son existence diurne ! C'est une intéressante étude que de
suivre le jeu de son organisme. Il possède un pouls, des artères, il a
ses spasmes, et je donne raison à ce savant Maury, qui a découvert en
lui une circulation aussi réelle que la circulation sanguine chez les
animaux. »

Il est certain que le capitaine Nemo n'attendait de moi aucune réponse,
et il me parut inutile de lui prodiguer les « Evidemment », les « A
coup sûr », et les « Vous avez raison ». Il se parlait plutôt à
lui-même, prenant de longs temps entre chaque phrase. C'était une
méditation à voix haute.

« Oui, dit-il, l'Océan possède une circulation véritable, et, pour la
provoquer, il a suffi au Créateur de toutes choses de multiplier en lui
le calorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crée
des densités différentes, qui amènent les courants et les
contre-courants. L'évaporation, nulle aux régions hyperboréennes, très
active dans les zones équatoriales, constitue un échange permanent des
eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j'ai surpris ces
courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie
respiration de l'Océan. J'ai vu la molécule d'eau de mer, échauffée à
la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de
densité à deux degrés au-dessous de zéro, puis se refroidissant encore,
devenir plus légère et remonter. Vous verrez, aux pôles, les
conséquences de ce phénomène, et vous comprendrez pourquoi, par cette
loi de la prévoyante nature, la congélation ne peut jamais se produire
qu'à la surface des eaux ! »

Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : « Le
pôle ! Est-ce que cet audacieux personnage prétend nous conduire
jusque-là ! »

Cependant, le capitaine s'était tu, et regardait cet élément si
complètement, si incessamment étudié par lui. Puis reprenant :

« Les sels, dit-il, sont en quantité considérable dans la mer, monsieur
le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu'elle contient en
dissolution, vous en feriez une masse de quatre millions et demi de
lieues cubes, qui, étalée sur le globe, formerait une couche de plus de
dix mètres de hauteur. Et ne croyez pas que la présence de ces sels ne
soit due qu'à un caprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux
marines moins évaporables, et empêchent les vents de leur enlever une
trop grande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant, submergeraient
les zones tempérées. Rôle immense, rôle de pondérateur dans l'économie
générale du globe ! »

Le capitaine Nemo s'arrêta, se leva même, fit quelques pas sur la
plate-forme, et revint vers moi :

« Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces milliards d'animalcules,
qui existent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit
cent mille pour peser un milligramme, leur rôle n'est pas moins
important. Ils absorbent les sels marins, ils s'assimilent les éléments
solides de l'eau, et, véritables faiseurs de continents calcaires, ils
fabriquent des coraux et des madrépores ! Et alors la goutte d'eau,
privée de son aliment minéral, s'allège, remonte à la surface, y
absorbe les sels abandonnés par l'évaporation, s'alourdit, redescend,
et rapporte aux animalcules de nouveaux éléments à absorber. De là, un
double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement,
toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les continents, plus
exubérante, plus infinie, s'épanouissant dans toutes les parties de cet
océan, élément de mort pour l'homme, a-t-on dit, élément de vie pour
des myriades d'animaux et pour moi ! »

Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et
provoquait en moi une extraordinaire émotion.

« Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence ! Et je concevrais la
fondation de villes nautiques, d'agglomérations de maisons
sous-marines, qui, comme le _Nautilus_ reviendraient respirer chaque
matin à la surface des mers, villes libres, s'il en fut, cités
indépendantes ! Et encore, qui sait si quelque despote... »

Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis,
s'adressant directement à moi, comme pour chasser une pensée funeste :

« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est la
profondeur de l'Océan ?

-- Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous
ont appris.

-- Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrôle au besoin ?

-- En voici quelques-uns, répondis-je, qui me reviennent à la mémoire.
Si je ne me trompe, on a trouvé une profondeur moyenne de huit mille
deux cents mètres dans l'Atlantique nord, et de deux mille cinq cents
mètres dans la Méditerranée. Les plus remarquables sondes ont été
faites dans l'Atlantique sud, près du trente-cinquième degré, et elles
ont donné douze mille mètres, quatorze mille quatre-vingt-onze mètres,
et quinze mille cent quarante-neuf mètres. En somme, on estime que si
le fond de la mer était nivelé, sa profondeur moyenne serait de sept
kilomètres environ.

-- Bien, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, nous vous
montrerons mieux que cela, je l'espère. Quant à la profondeur moyenne
de cette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu'elle est seulement
de quatre mille mètres. »

Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut par
l'échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L'hélice se mit
aussitôt en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles à
l'heure.

Pendant les jours, pendant les semaines qui s'écoulèrent, le capitaine
Nemo fut très sobre de visites. Je ne le vis qu'à de rares intervalles.
Son second faisait régulièrement le point que je trouvais reporté sur
la carte, de telle sorte que je pouvais relever exactement la route du
_Nautilus_.

Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avait
raconté à son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadien
regrettait de ne nous avoir point accompagnés. Mais j'espérais que
l'occasion se représenterait de visiter les forêts océaniennes.

Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salon
s'ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pénétrer les mystères
du monde sous-marin.

La direction générale du _Nautilus_ était sud-est, et il se maintenait
entre cent mètres et cent cinquante mètres de profondeur. Un jour,
cependant, par je ne sais quel caprice, entraîné diagonalement au moyen
de ses plans inclinés, il atteignit les couches d'eau situées par deux
mille mètres. Le thermomètre indiquait une température de 4,25
centigrades, température qui, sous cette profondeur, paraît être
commune à toutes les latitudes.

Le 26 novembre, à trois heures du matin le _Nautilus_ franchit le
tropique du Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des
Sandwich, où l'illustre Cook trouva la mort, le 14 février 1779. Nous
avions alors fait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre
point de départ. Le matin, lorsque j'arrivai sur la plate-forme,
j'aperçus, à deux milles sous le vent, Haouaï, la plus considérable des
sept îles qui forment cet archipel. Je distinguai nettement sa lisière
cultivée, les diverses chaînes de montagnes qui courent parallèlement à
la côte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, élevé de cinq mille
mètres au-dessus du niveau de la mer. Entre autres échantillons de ces
parages, les filets rapportèrent des flabellaires pavonées, polypes
comprimés de forme gracieuse, et qui sont particuliers à cette partie
de l'Océan.

La direction du _Nautilus_ se maintint au sud-est. Il coupa l'Équateur,
le 1er décembre, par 142° de longitude, et le 4 du même mois, après une
rapide traversée que ne signala aucun incident, nous eûmes connaissance
du groupe des Marquises. J'aperçus à trois milles, par 8°57' de
latitude sud et 139°32' de longitude ouest, la pointe Martin de
Nouka-Hiva, la principale de ce groupe qui appartient à la France. Je
vis seulement les montagnes boisées qui se dessinaient à l'horizon, car
le capitaine Nemo n'aimait pas à rallier les terres. Là, les filets
rapportèrent de beaux spécimens de poissons, des choryphènes aux
nageoires azurées et à la queue d'or, dont la chair est sans rivale au
monde, des hologymnoses à peu près dépourvus d'écailles, mais d'un goût
exquis, des ostorhinques à mâchoire osseuse, des thasards jaunâtres qui
valaient la bonite, tous poissons dignes d'être classés à l'office du
bord.

Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par le pavillon
français, du 4 au 11 décembre, le _Nautilus_ parcourut environ deux
mille milles. Cette navigation fut marquée par la rencontre d'une
immense troupe de calmars, curieux mollusques, très voisins de la
seiche. Les pêcheurs français les désignent sous le nom d'encornets, et
ils appartiennent à la classe des céphalopodes et à la famille des
dibranchiaux, qui comprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces
animaux furent particulièrement étudiés par les naturalistes de
l'antiquité, et ils fournissaient de nombreuses métaphores aux orateurs
de l'Agora, en même temps qu'un plat excellent à la table des riches
citoyens, s'il faut en croire Athénée, médecin grec, qui vivait avant
Gallien.

Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que le _Nautilus_ rencontra
cette armée de mollusques qui sont particulièrement nocturnes. On
pouvait les compter par millions. Ils émigraient des zones tempérées
vers les zones plus chaudes, en suivant l'itinéraire des harengs et des
sardines. Nous les regardions à travers les épaisses vitres de cristal,
nageant à reculons avec une extrême rapidité, se mouvant au moyen de
leur tube locomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques,
mangeant les petits, mangés des gros, et agitant dans une confusion
indescriptible les dix pieds que la nature leur a implantés sur la
tête, comme une chevelure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgré
sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu de cette troupe
d'animaux, et ses filets en ramenèrent une innombrable quantité, où je
reconnus les neuf espèces que d'Orbigny a classées pour l'océan
Pacifique.

On le voit, pendant cette traversée, la mer prodiguait incessamment ses
plus merveilleux spectacles. Elle les variait à l'infini. Elle
changeait son décor et sa mise en scène pour le plaisir de nos yeux, et
nous étions appelés non seulement à contempler les oeuvres du Créateur
au milieu de l'élément liquide, mais encore à pénétrer les plus
redoutables mystères de l'Océan.

Pendant la journée du 11 décembre, j'étais occupé à lire dans le grand
salon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les
panneaux entr'ouverts. Le _Nautilus_ était immobile. Ses réservoirs
remplis, il se tenait à une profondeur de mille mètres, région peut
habitée des Océans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de
rares apparitions.

Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macé, _les Serviteurs
de l'estomac_, et j'en savourais les leçons ingénieuses, lorsque
Conseil interrompit ma lecture.

« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d'une voix singulière.

-- Qu'y a-t-il donc, Conseil ?

-- Que monsieur regarde. »

Je me levai, j'allai m'accouder devant la vitre, et je regardai.

En pleine lumière électrique, une énorme masse noirâtre, immobile, se
tenait suspendue au milieu des eaux. Je l'observai attentivement,
cherchant à reconnaître la nature de ce gigantesque cétacé. Mais une
pensée traversa subitement mon esprit.

« Un navire ! m'écriai-je.

-- Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui a coule a pic !
»

Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en présence d'un navire, dont
les haubans coupés pendaient encore a leurs cadènes. Sa coque
paraissait être en bon état, et son naufrage datait au plus de quelques
heures. Trois tronçons de mâts, rasés à deux pieds au-dessus du pont,
indiquaient que ce navire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais,
couché sur le flanc, il s'était rempli, et il donnait encore la bande à
bâbord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les
flots, mais plus triste encore la vue de son pont où quelques cadavres,
amarrés par des cordes, gisaient encore ! J'en comptai quatre - quatre
hommes, dont l'un se tenait debout, au gouvernail - puis une femme, à
demi-sortie par la claire-voie de la dunette, et tenant un enfant dans
ses bras. Cette femme était jeune. Je pus reconnaître, vivement
éclairés par les feux du _Nautilus_, ses traits que l'eau n'avait pas
encore décomposés. Dans un suprême effort, elle avait élevé au-dessus
de sa tête son enfant, pauvre petit être dont les bras enlaçaient le
cou de sa mère ! L'attitude des quatre marins me parut effrayante,
tordus qu'ils étaient dans des mouvements convulsifs, et faisant un
dernier effort pour s'arracher des cordes qui les liaient au navire.
Seul, plus calme, la face nette et grave, ses cheveux grisonnants
collés à son front, la main crispée à la roue du gouvernail, le
timonier semblait encore conduire son trois-mâts naufragé à travers les
profondeurs de l'Océan !

Quelle scène ! Nous étions muets, le coeur palpitant, devant ce
naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographié à sa
dernière minute ! Et je voyais déjà s'avancer, l'oeil en feu, d'énormes
squales, attirés par cet appât de chair humaine !

Cependant le _Nautilus_, évoluant, tourna autour du navire submergé,
et, un instant, je pus lire sur son tableau d'arrière :

_Florida, Sunderland._

                                  XIX

                                VANIKORO

Ce terrible spectacle inaugurait la série des catastrophes maritimes,
que le _Nautilus_ devait renconter sur sa route. Depuis qu'il suivait
des mers plus fréquentées, nous apercevions souvent des coques
naufragées qui achevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus
profondément, des canons, des boulets, des ancres, des chaînes, et
mille autres objets de fer, que la rouille dévorait.

Cependant, toujours entraînés par ce _Nautilus_, où nous vivions comme
isolés, le 11 décembre, nous eûmes connaissance de l'archipel des
Pomotou, ancien « groupe dangereux » de Bougainville, qui s'étend sur
un espace de cinq cents lieues de l'est-sud-est à l'ouest-nord-ouest.
entre 13°30' et 23°50' de latitude sud, et 125°30' et 151°30' de
longitude ouest, depuis l'île Ducie jusqu'à l'île Lazareff. Cet
archipel couvre une superficie de trois cent soixante-dix lieues
carrées, et il est formé d'une soixantaine de groupes d'îles, parmi
lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France a imposé son
protectorat. Ces îles sont coralligènes. Un soulèvement lent, mais
continu, provoqué par le travail des polypes, les reliera un jour entre
elles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux archipels
voisins, et un cinquième continent s'étendra depuis la Nouvelle-Zélande
et la Nouvelle-Calédonie jusqu'aux Marquises.

Le jour où je développai cette théorie devant le capitaine Nemo, il me
répondit froidement :

« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu'il faut à la terre, mais de
nouveaux hommes ! »

Les hasards de sa navigation avaient précisément conduit le _Nautilus_
vers l'île Clermont-Tonnerre, l'une des plus curieuses du groupe, qui
fut découvert en 1822, par le capitaine Bell, de _la Minerve_. Je pus
alors étudier ce système madréporique auquel sont dues les îles de cet
Océan.

Les madrépores, qu'il faut se garder de confondre avec les coraux, ont
un tissu revêtu d'un encroûtement calcaire, et les modifications de sa
structure ont amené M. Milne-Edwards, mon illustre maître, à les
classer en cinq sections. Les petits animalcules qui sécrètent ce
polypier vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce sont leurs
dépôts calcaires qui deviennent rochers, récifs, îlots, îles. Ici, ils
forment un anneau circulaire, entourant un lagon ou un petit lac
intérieur, que des brèches mettent en communication avec la mer. Là,
ils figurent des barrières de récifs semblables à celles qui existent
sur les côtes de la Nouvelle-Calédonie et de diverses îles des Pomotou.
En d'autres endroits, comme à la Réunion et à Maurice, ils élèvent des
récifs frangés, hautes murailles droites, près desquelles les
profondeurs de l'Océan sont considérables.

En prolongeant à quelques encablures seulement les accores de l'île
Clermont-Tonnerre, j'admirai l'ouvrage gigantesque, accompli par ces
travailleurs microscopiques. Ces murailles étaient spécialement
l'oeuvre des madréporaires désignés par les noms de millepores, de
porites, d'astrées et de méandrines. Ces polypes se développent
particulièrement dans les couches agitées de la surface de la mer, et
par conséquent, c'est par leur partie supérieure qu'ils commencent ces
substructions, lesquelles s'enfoncent peu à peu avec les débris de
sécrétions qui les supportent. Telle est, du moins, la théorie de M.
Darwin, qui explique ainsi la formation des atolls - théorie
supérieure, selon moi, à celle qui donne pour base aux travaux
madréporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immergés à
quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.

Je pus observer de très près ces curieuses murailles, car, à leur
aplomb, la sonde accusait plus de trois cents mètres de profondeur, et
nos nappes électriques faisaient étinceler ce brillant calcaire.

Répondant à une question que me posa Conseil, sur la durée
d'accroissement de ces barrières colossales, je l'étonnai beaucoup en
lui disant que les savants portaient cet accroissement à un huitième de
pouce par siècle.

« Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?...

-- Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge
singulièrement les jours bibliques. D'ailleurs, la formation de la
houille, c'est-à-dire la minéralisation des forêts enlisées par les
déluges, a exigé un temps beaucoup plus considérable. Mais j'ajouterai
que les jours de la Bible ne sont que des époques et non l'intervalle
qui s'écoule entre deux levers de soleil, car, d'après la Bible
elle-même. Le soleil ne date pas du premier jour de la création. »

Lorsque le _Nautilus_ revint à la surface de l'Océan, je pus embrasser
dans tout son développement cette île de Clermont-Tonnerre, basse et
boisée. Ses roches madréporiques furent évidemment fertilisées par les
trombes et les tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevée par l'ouragan
aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, mêlées des
détritus décomposés de poissons et de plantes marines qui formèrent
l'humus végétal. Une noix de coco, poussée par les lames, arriva sur
cette côte nouvelle. Le germe prit racine. L'arbre, grandissant, arrêta
la vapeur d'eau. Le ruisseau naquit. La végétation gagna peu à peu.
Quelques animalcules, des vers, des insectes, abordèrent sur des troncs
arrachés aux îles du vent. Les tortues vinrent pondre leurs oeufs. Les
oiseaux nichèrent dans les jeunes arbres. De cette façon, la vie
animale se développa, et, attiré par la verdure et la fertilité,
l'homme apparut. Ainsi se formèrent ces îles, oeuvres immenses
d'animaux microscopiques.

Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l'éloignement, et la
route du _Nautilus_ se modifia d'une manière sensible. Après avoir
touché le tropique du Capricorne par le cent trente-cinquième degré de
longitude, il se dirigea vers l'ouest-nord-ouest, remontant toute la
zone intertropicale. Quoique le soleil de l'été fût prodigue de ses
rayons, nous ne souffrions aucunement de la chaleur, car à trente ou
quarante mètres au-dessous de l'eau, la température ne s'élevait pas
au-dessus de dix à douze degrés.

Le 15 décembre, nous laissions dans l'est le séduisant archipel de la
Société, et la gracieuse Taiti, la reine du Pacifique. J'aperçus le
matin, quelques milles sous le vent, les sommets élevés de cette île.
Ses eaux fournirent aux tables du bord d'excellents poissons, des
maquereaux, des bonites, des albicores, et des variétés d'un serpent de
mer nommé munérophis.

Le _Nautilus_ avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept
cent vingt milles étaient relevés au loch, lorsqu'il passa entre
l'archipel de Tonga-Tabou, où périrent les équipages de l'_Argo_, du
_Port-au-Prince_ et du _Duke-of-Portland_, et l'archipel des
Navigateurs, où fut tué le capitaine de Langle, l'ami de La Pérouse.
Puis, il eut connaissance de l'archipel Viti, où les sauvages
massacrèrent les matelots de l'_Union_ et le capitaine Bureau, de
Nantes, commandant l'_Aimable-Josephine_.

Cet archipel qui se prolonge sur une étendue de cent lieues du nord au
sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l'est à l'ouest, est compris
entre 60 et 20 de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il
se compose d'un certain nombre d'îles, d'îlots et d'écueils, parmi
lesquels on remarque les îles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de
Kandubon.

Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en 1643, l'année même où
Toricelli inventait le baromètre, et où Louis XIV montait sur le trône.
Je laisse à penser lequel de ces faits fut le plus utile à l'humanité.
Vinrent ensuite Cook en 1714, d'Entrecasteaux en 1793, et enfin
Dumont-d'Urville, en 1827, débrouilla tout le chaos géographique de cet
archipel. Le _Nautilus_ s'approcha de la baie de Wailea, théâtre des
terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui, le premier, éclaira le
mystère du naufrage de La Pérouse.

Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournit abondamment des
huîtres excellentes. Nous en mangeâmes immodérément, après les avoir
ouvertes sur notre table même, suivant le précepte de Sénèque. Ces
mollusques appartenaient à l'espèce connue sous le nom d'_ostrea
lamellosa_, qui est très commune en Corse. Ce banc de Wailea devait
être considérable, et certainement, sans des causes multiples de
destruction, ces agglomérations finiraient par combler les baies,
puisque l'on compte jusqu'à deux millions d'oeufs dans un seul individu.

Et si maître Ned Land n'eut pas à se repentir de sa gloutonnerie en
cette circonstance, c'est que l'huître est le seul mets qui ne provoque
jamais d'indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines
de ces mollusques acéphales pour fournir les trois cent quinze grammes
de substance azotée, nécessaires à la nourriture quotidienne d'un seul
homme.

Le 25 décembre, le _Nautilus_ naviguait au milieu de l'archipel des
Nouvelles-Hébrides, que Quiros découvrit en 1606, que Bougainville
explora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe
se compose principalement de neuf grandes îles, et forme une bande de
cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15°
et 2° de latitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous
passâmes assez près de l'île d'Aurou, qui, au moment des observations
de midi, m'apparut comme une masse de bois verts, dominée par un pic
d'une grande hauteur.

Ce jour-là, c'était Noël, et Ned Land me sembla regretter vivement la
célébration du « Christmas », la véritable fête de la famille, dont les
protestants sont fanatiques.

Je n'avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours,
quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours
l'air d'un homme qui vous a quitté depuis cinq minutes. J'étais occupé
à reconnaître sur le planisphère la route du _Nautilus_. Le capitaine
s'approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononça ce seul
mot :

« Vanikoro. »

Ce nom fut magique. C'était le nom des îlots sur lesquels vinrent se
perdre les vaisseaux de La Pérouse. Je me relevai subitement.

« Le _Nautilus_ nous porte à Vanikoro ? demandai-je.

-- Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.

-- Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se brisèrent la
_Boussole_ et l'_Astrolabe_ ?

-- Si cela vous plaît, monsieur le professeur.

-- Quand serons-nous à Vanikoro ?

-- Nous y sommes, monsieur le professeur. »

Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate-forme, et de là, mes
regards parcoururent avidement l'horizon.

Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniques d'inégale grandeur,
entourées d'un récif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit.
Nous étions en présence de l'île de Vanikoro proprement dite, à
laquelle Dumont d'Urville imposa le nom d'île de la _Recherche_, et
précisément devant le petit havre de Vanou, situé par 16°4' de latitude
sud, et 164°32' de longitude est. Les terres semblaient recouvertes de
verdure depuis la plage jusqu'aux sommets de l'intérieur, que dominait
le mont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises.

Le _Nautilus_, après avoir franchi la ceinture extérieure de roches par
une étroite passe, se trouva en dedans des brisants, où la mer avait
une profondeur de trente à quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage
des palétuviers, j'aperçus quelques sauvages qui montrèrent une extrême
surprise à notre approche. Dans ce long corps noirâtre, s'avançant à
fleur d'eau, ne voyaient-ils pas quelque cétacé formidable dont ils
devaient se défier ?

En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais du naufrage
de La Pérouse.

« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui répondis-je.

-- Et pourriez-vous m'apprendre ce que tout le monde en sait ? me
demanda-t-il d'un ton un peu ironique.

-- Très facilement. »

Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d'Urville avaient
fait connaître, travaux dont voici le résumé très succinct.

La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyés par
Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ils
montaient les corvettes la _Boussole_ et l'_Astrolabe_, qui ne
reparurent plus.

En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sort des deux
corvettes, arma deux grandes flûtes, la _Recherche_ et l'_Espérance_,
qui quittèrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni
d'Entrecasteaux. Deux mois après, on apprenait par la déposition d'un
certain Bowen, commandant l'_Albermale_, que des débris de navires
naufragés avaient été vus sur les côtes de la Nouvelle-Géorgie. Mais
d'Entrecasteaux, ignorant cette communication, - assez incertaine,
d'ailleurs - se dirigea vers les îles de l'Amirauté, désignées dans un
rapport du capitaine Hunter comme étant le lieu du naufrage de La
Pérouse.

Ses recherches furent vaines. L'_Espérance_ et la _Recherche_ passèrent
même devant Vanikoro sans s'y arrêter, et, en somme, ce voyage fut très
malheureux, car il coûta la vie à d'Entrecasteaux, à deux de ses
seconds et à plusieurs marins de son équipage.

Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le
premier, retrouva des traces indiscutables des naufragés. Le 15 mai
1824, son navire, le _Saint-Patrick_, passa près de l'île de Tikopia,
l'une des Nouvelles-Hébrides. Là, un lascar, l'ayant accosté dans une
pirogue, lui vendit une poignée d'épée en argent qui portait
l'empreinte de caractères gravés au burin. Ce lascar prétendait, en
outre, que, six ans auparavant, pendant un séjour à Vanikoro, il avait
vu deux Européens qui appartenaient à des navires échoués depuis de
longues années sur les récifs de l'île.

Dillon devina qu'il s'agissait des navires de La Pérouse, dont la
disparition avait ému le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, où,
suivant le lascar, se trouvaient de nombreux débris du naufrage ; mais
les vents et les courants l'en empêchèrent.

Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser à sa découverte la
Société Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna
le nom de la _Recherche_, fut mis à sa disposition, et il partit, le 23
janvier 1827, accompagné d'un agent français.

La _Recherche_, après avoir relâché sur plusieurs points du Pacifique,
mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce même havre de
Vanou, où le _Nautilus_ flottait en ce moment.

Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de
fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de
dix-huit, des débris d'instruments d'astronomie, un morceau de
couronnement, et une cloche en bronze portant cette inscription : «
_Bazin m'a fait_ », marque de la fonderie de l'Arsenal de Brest vers
1785. Le doute n'était donc plus possible.

Dillon, complétant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre
jusqu'au mois d'octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la
Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en
France, où il fut très sympathiquement accueilli par Charles X.

Mais, à ce moment, Dumont d'Urville, sans avoir eu connaissance des
travaux de Dillon, était déjà parti pour chercher ailleurs le théâtre
du naufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d'un
baleinier que des médailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient
entre les mains des sauvages de la Louisiade et de la
Nouvelle-Calédonie.

Dumont d'Urville, commandant l'_Astrolabe_, avait donc pris la mer, et,
deux mois après que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait
devant Hobart-Town. Là, il avait connaissance des résultats obtenus par
Dillon, et, de plus, il apprenait qu'un certain James Hobbs, second de
l'_Union_, de Calcutta, ayant pris terre sur une île située par 8°18'
de latitude sud et 156°30' de longitude est, avait remarqué des barres
de fer et des étoffes rouges dont se servaient les naturels de ces
parages.

Dumont d'Urville, assez perplexe, et ne sachant s'il devait ajouter foi
à ces récits rapportés par des journaux peu dignes de confiance, se
décida cependant à se lancer sur les traces de Dillon.

Le 10 février 1828, I '_Astrolabe_ se présenta devant Tikopia, prit
pour guide et interprète un déserteur fixé sur cette île, fit route
vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 février, prolongea ses récifs
jusqu'au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barrière,
dans le havre de Vanou.

Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l'île, et rapportèrent
quelques débris peu importants. Les naturels, adoptant un système de
dénégations et de faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du
sinistre. Cette conduite, très louche, laissa croire qu'ils avaient
maltraité les naufragés, et, en effet, ils semblaient craindre que
Dumont d'Urville ne fût venu venger La Pérouse et ses infortunés
compagnons.

Cependant, le 26, décidés par des présents, et comprenant qu'ils
n'avaient à craindre aucune représaille, ils conduisirent le second, M.
Jacquinot, sur le théâtre du naufrage.

Là, par trois ou quatre brasses d'eau, entre les récifs Pacou et Vanou,
gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb,
empâtés dans les concrétions calcaires. La chaloupe et la baleinière de
l'_Astrolabe_ furent dirigées vers cet endroit, et, non sans de longues
fatigues, leurs équipages parvinrent à retirer une ancre pesant
dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte, un saumon de plomb et
deux pierriers de cuivre.

Dumont d'Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La
Pérouse, après avoir perdu ses deux navires sur les récifs de l'île,
avait construit un bâtiment plus petit, pour aller se perdre une
seconde fois... Où ? On ne savait.

Le commandant de l'_Astrolabe_ fit alors élever, sous une touffe de
mangliers, un cénotaphe à la mémoire du célèbre navigateur et de ses
compagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur une
base de coraux, et dans laquelle n'entra aucune ferrure qui pût tenter
la cupidité des naturels.

Puis, Dumont d'Urville voulut partir ; mais ses équipages étaient minés
par les fièvres de ces côtes malsaines, et, très malade lui-même, il ne
put appareiller que le 17 mars.

Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumont d'Urville ne
fût pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyé à Vanikoro la
corvette la _Bayonnaise_, commandée par Legoarant de Tromelin, qui
était en station sur la côte ouest de l'Amérique. La _Bayonnaise_
mouilla devant Vanikoro, quelques mois après le départ de
l'_Astrolabe_, ne trouva aucun document nouveau, mais constata que les
sauvages avaient respecté le mausolée de La Pérouse.

Telle est la substance du récit que je fis au capitaine Nemo.

« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé périr ce troisième
navire construit par les naufragés sur l'île de Vanikoro ?

-- On ne sait. »

Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me fit signe de le suivre au
grand salon. Le _Nautilus_ s'enfonça de quelques mètres au-dessous des
flots, et les panneaux s'ouvrirent.

Je me précipitai vers la vitre, et sous les empâtements de coraux,
revêtus de fongies, de syphonules, d'alcyons, de cariophyllées, à
travers des myriades de poissons charmants, des girelles, des
glyphisidons, des pomphérides, des diacopes, des holocentres, je
reconnus certains débris que les dragues n'avaient pu arracher, des
étriers de fer, des ancres, des canons, des boulets, une garniture de
cabestan, une étrave, tous objets provenant des navires naufragés et
maintenant tapissés de fleurs vivantes.

Et pendant que je regardais ces épaves désolées, le capitaine Nemo me
dit d'une voix grave :

« Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785 avec ses navires
la _Boussole_ et l'_Astrolabe_. Il mouilla d'abord à Botany-Bay, visita
l'archipel des Amis, la Nouvelle-Calédonie, se dirigea vers Santa-Cruz
et relâcha à Namouka, l'une des îles du groupe Hapaï. Puis, ses navires
arrivèrent sur les récifs inconnus de Vanikoro. La _Boussole_, qui
marchait en avant, s'engagea sur la côte méridionale. L'_Astrolabe_
vint à son secours et s'échoua de même. Le premier navire se détruisit
presque immédiatement. Le second, engravé sous le vent, résista
quelques jours. Les naturels firent assez bon accueil aux naufragés.
Ceux-ci s'installèrent dans l'île, et construisirent un bâtiment plus
petit avec les débris des deux grands. Quelques matelots restèrent
volontairement à Vanikoro.

Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Pérouse. Ils se
dirigèrent vers les îles Salomon, et ils périrent, corps et biens, sur
la côte occidentale de l'île principale du groupe, entre les caps
Déception et Satisfaction !

-- Et comment le savez-vous ? m'écriai-je.

-- Voici ce que j'ai trouvé sur le lieu même de ce dernier naufrage ! »

Le capitaine Nemo me montra une boîte de ferblanc, estampillée aux
armes de France, et toute corrodée par les eaux salines. Il l'ouvrit,
et je vis une liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles.

C'étaient les instructions même du ministre de la Marine au commandant
La Pérouse, annotées en marge de la main de Louis XVI !

« Ah ! c'est une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine
Nemo. C'est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le
ciel que, mes compagnons et moi, nous n'en ayons jamais d'autre ! »

                                   XX

                          LE DÉTROIT DE TORRÈS

Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le _Nautilus_ abandonna les
parages de Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction était
sud-ouest, et, en trois jours, il franchit les sept cent cinquante
lieues qui séparent le groupe de La Pérouse de la pointe sud-est de la
Papouasie.

Le ler janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la
plate-forme.

« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra-t-il de lui
souhaiter une bonne année ?

-- Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j'étais à Paris,
dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J'accepte tes voeux et je t'en
remercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par « une bonne
année », dans les circonstances où nous nous trouvons. Est-ce l'année
qui amènera la fin de notre emprisonnement, ou l'année qui verra se
continuer cet étrange voyage ?

-- Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que dire à monsieur. Il
est certain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux
mois, nous n'avons pas eu le temps de nous ennuyer. La dernière
merveille est toujours la plus étonnante, et si cette progression se
maintient, je ne sais pas comment cela finira. M'est avis que nous ne
retrouverons jamais une occasion semblable.

-- Jamais, Conseil.

-- En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin, n'est pas
plus gênant que s'il n'existait pas.

-- Comme tu le dis, Conseil.

-- Je pense donc, n'en déplaise à monsieur, qu'une bonne année serait
une année qui nous permettrait de tout voir...

-- De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-être long. Mais qu'en pense
Ned Land ?

-- Ned Land pense exactement le contraire de moi, répondit Conseil.
C'est un esprit positif et un estomac impérieux. Regarder les poissons
et toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de
viande, cela ne convient guère à un digne Saxon auquel les beefsteaks
sont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une proportion
modérée, n'effrayent guère !

-- Pour mon compte, Conseil, ce n'est point là ce qui me tourmente, et
je m'accommode très bien du régime du bord.

-- Moi de même, répondit Conseil. Aussi je pense autant à rester que
maître Land à prendre la fuite. Donc, si l'année qui commence n'est pas
bonne pour moi, elle le sera pour lui, et réciproquement. De cette
façon, il y aura toujours quelqu'un de satisfait. Enfin, pour conclure,
je souhaite à monsieur ce qui fera plaisir à monsieur.

-- Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre à plus tard
la question des étrennes, et de les remplacer provisoirement par une
bonne poignée de main. Je n'ai que cela sur moi.

-- Monsieur n'a jamais été si généreux », répondit Conseil.

Et là-dessus, le brave garçon s'en alla.

Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles,
soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de
départ dans les mers du Japon. Devant l'éperon du _Nautilus_
s'étendaient les dangereux parages de la mer de corail, sur la côte
nord-est de l'Australie. Notre bateau prolongeait à une distance de
quelques milles ce redoutable banc sur lequel les navires de Cook
faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le bâtiment que montait Cook
donna sur un roc, et s'il ne coula pas, ce fut grâce à cette
circonstance que le morceau de corail, détaché au choc, resta engagé
dans la coque entr'ouverte.

J'aurais vivement souhaité de visiter ce récif long de trois cent
soixante lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait
avec une intensité formidable et comparable aux roulements du tonnerre.
Mais en ce moment, les plans inclinés du _Nautilus_ nous entraînaient à
une grande profondeur, et je ne pus rien voir de ces hautes murailles
coralligènes. Je dus me contenter des divers échantillons de poissons
rapportés par nos filets. Je remarquai, entre autres, des germons,
espèces de scombres grands comme des thons, aux flancs bleuâtres et
rayés de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de
l'animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes et fournirent à
notre table une chair excessivement délicate. On prit aussi un grand
nombre de spares vertors, longs d'un demi-décimètre, ayant le goût de
la dorade, et des pyrapèdes volants, véritables hirondelles
sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les
airs et les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques
et les zoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses
espèces d'alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des éperons, des.
cadrans, des cérites, des hyalles. La flore était représentée par de
belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes, imprégnées
du mucilage qui transsudait à travers leurs pores, et parmi lesquelles
je recueillis une admirable _Nemastoma Geliniaroide_, qui fut classée
parmi les curiosités naturelles du musée.

Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4 janvier, nous
eûmes connaissance des côtes de la Papouasie. A cette occasion, le
capitaine Nemo m'apprit que son intention était de gagner l'océan
Indien par le détroit de Torrès. Sa communication se borna là. Ned vit
avec plaisir que cette route le rapprochait des mers européennes.

Ce détroit de Torrès est regardé comme non moins dangereux par les
écueils qui le hérissent que par les sauvages habitants qui fréquentent
ses côtes. Il sépare de la Nouvelle-Hollande la grande île de la
Papouasie, nommée aussi Nouvelle-Guinée.

La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de
large, et une superficie de quarante mille lieues géographiques. Elle
est située, en latitude, entre 0°l9' et 10°2' sud, et en longitude,
entre 128°23' et 146°15'. A midi, pendant que le second prenait la
hauteur du soleil, j'aperçus les sommets des monts Arfalxs, élevés par
plans et terminés par des pitons aigus.

Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, fut
visitée successivement par don José de Menesès en 1526, par Grijalva en
1527, par le général espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo
Ortez en 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruick en
1753, par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville,
Cook, Forrest, Mac Cluer, par d'Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en
1823, et par Dumont d'Urville en 1827. « C'est le foyer des noirs qui
occupent toute la Malaisie », a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais
guère que les hasards de cette navigation allaient me mettre en
présence des redoutables Andamenes.

Le _Nautilus_ se présenta donc à l'entrée du plus dangereux détroit du
globe, de celui que les plus hardis navigateurs osent à peine franchir,
détroit que Louis Paz de Torrès affronta en revenant des mers du Sud
dans la Mélanésie, et dans lequel, en 1840, les corvettes échouées de
Dumont d'Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le
Nautilus lui-même, supérieur à tous les dangers de la mer, allait,
cependant, faire connaissance avec les récifs coralliens.

Le détroit de Torrès a environ trente-quatre lieues de large, mais il
est obstrué par une innombrable quantité d'îles, d'îlots, de brisants,
de rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En
conséquence, le capitaine Nemo prit toutes les précautions voulues pour
le traverser. Le _Nautilus_, flottant à fleur d'eau, s'avançait sous
une allure modérée. Son hélice, comme une queue de cétacé, battait les
flots avec lenteur.

Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions
pris place sur la plate-forme toujours déserte. Devant nous s'élevait
la cage du timonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait
être là, dirigeant lui-même son _Nautilus_.

J'avais sous les yeux les excellentes cartes du détroit de Torrès
levées et dressées par l'ingénieur hydrographe Vincendon Dumoulin et
l'enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois - maintenant amiral qui
faisaient partie de l'état-major de Dumont d'Urville pendant son
dernier voyage de circumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine
King, les meilleures cartes qui débrouillent l'imbroglio de cet étroit
passage, et je les consultais avec une scrupuleuse attention.

Autour du _Nautilus_ la mer bouillonnait avec furie. Le courant de
flots, qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux
milles et demi, se brisait sur les coraux dont la tête émergeait çà et
là.

« Voilà une mauvaise mer ! me dit Ned Land.

-- Détestable, en effet, répondis-je, et qui ne convient guère à un
bâtiment comme le _Nautilus_.

-- Il faut, reprit le Canadien, que ce damné capitaine soit bien
certain de sa route, car je vois là des pâtés de coraux qui mettraient
sa coque en mille pièces, si elle les effleurait seulement ! »

En effet, la situation était périlleuse, mais le _Nautilus_ semblait se
glisser comme par enchantement au milieu de ces furieux écueils. Il ne
suivait pas exactement la route de l'_Astrolabe_ et de la _Zélée_ qui
fut fatale à Dumont d'Urville. Il prit plus au nord, rangea l'île
Murray, et revint au sud-ouest, vers le passage de Cumberland. Je
croyais qu'il allait y donner franchement, quand, remontant dans le
nord-ouest, il se porta, à travers une grande quantité d'îles et
d'îlots peu connus, vers l'île Tound et le canal Mauvais.

Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudent jusqu'à la folie,
voulait engager son navire dans cette passe où touchèrent les deux
corvettes de Dumont d'Urville, quand, modifiant une seconde fois sa
direction et coupant droit à l'ouest, il se dirigea vers l'île
Gueboroar.

Il était alors trois heures après-midi. Le flot se cassait, la marée
étant presque pleine. Le _Nautilus_ s'approcha de cette île que je vois
encore avec sa remarquable lisière de pendanus. Nous la rangions à
moins de deux milles.

Soudain, un choc me renversa. Le _Nautilus_ venait de toucher contre un
écueil, et il demeura immobile, donnant une légère gîte sur bâbord.

Quand je me relevai, j'aperçus sur la plate-forme le capitaine Nemo et
son second. Ils examinaient la situation du navire, échangeant quelques
mots dans leur incompréhensible idiome.

Voici quelle était cette situation. A deux milles, par tribord,
apparaissait l'île Gueboroar dont la côte s'arrondissait du nord à
l'ouest, comme un immense bras. Vers le sud et l'est se montraient déjà
quelques têtes de coraux que le jusant laissait à découvert. Nous nous
étions échoués au plein, et dans une de ces mers où les marées sont
médiocres, circonstance fâcheuse pour le renflouage du _Nautilus_.
Cependant. Le navire n'avait aucunement souffert, tant sa coque était
solidement liée. Mais s'il ne pouvait ni couler, ni s'ouvrir, il
risquait fort d'être à jamais attaché sur ces écueils, et alors c'en
était fait de l'appareil sous-marin du capitaine Nemo.

Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours
maître de lui, ne paraissant ni ému ni contrarié, s'approcha :

« Un accident ? lui dis-je.

-- Non, un incident, me répondit-il.

-- Mais un incident, répliquai-je, qui vous obligera peut-être à
redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez ! »

Le capitaine Nemo me regarda d'un air singulier, et fit un geste
négatif. C'était me dire assez clairement que rien ne le forcerait
jamais à remettre les pieds sur un continent. Puis il dit :

« D'ailleurs, monsieur Aronnax, le _Nautilus_ n'est pas en perdition.
Il vous transportera encore au milieu des merveilles de l'Océan. Notre
voyage ne fait que commencer, et je ne désire pas me priver si vite de
l'honneur de votre compagnie.

-- Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure
ironique de cette phrase, le _Nautilus_ s'est échoué au moment de la
pleine mer. Or, les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si
vous ne pouvez délester le Nautilus - ce qui me paraît impossible je ne
vois pas comment il sera renfloué.

-- Les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison,
monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mais, au détroit de
Torrès, on trouve encore une différence d'un mètre et demi entre le
niveau des hautes et basses mers. C'est aujourd'hui le 4 janvier, et
dans cinq jours la pleine lune. Or, je serai bien étonné si ce
complaisant satellite ne soulève pas suffisamment ces masses d'eau, et
ne me rend pas un service que je ne veux devoir qu'à lui seul. »

Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit à
l'intérieur du _Nautilus_. Quant au bâtiment, il ne bougeait plus et
demeurait immobile, comme si les polypes coralliens l'eussent déjà
maçonné dans leur indestructible ciment.

« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint à moi après le départ
du capitaine.

Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marée du 9, car il
paraît que la lune aura la complaisance de nous remettre à flot.

-- Tout simplement ?

-- Tout simplement.

-- Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa
machine sur ses chaînes, et tout faire pour se déhaler ?

Puisque la marée suffira ! » répondit simplement Conseil.

Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les épaules. C'était le
marin qui parlait en lui.

« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que
ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il
n'est bon qu'à vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de
fausser compagnie au capitaine Nemo.

-- Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas comme vous de ce vaillant
_Nautilus_, et dans quatre jours nous saurons à quoi nous en tenir sur
les marées du Pacifique. D'ailleurs, le conseil de fuir pourrait être
opportun si nous étions en vue des côtes de l'Angleterre ou de la
Provence, mais dans les parages de la Papouasie, c'est autre chose, et
il sera toujours temps d'en venir à cette extrémité, si le Nautilus ne
parvient pas à se relever, ce que je regarderais comme un événement
grave.

-- Mais ne saurait-on tâter, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land.
Voilà une île. Sur cette île, il y a des arbres. Sous ces arbres, des
animaux terrestres, des porteurs de côtelettes et de roastbeefs,
auxquels je donnerais volontiers quelques coups de dents.

-- Ici, l'ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range à son avis.
Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous
transporter à terre, ne fût-ce que pour ne pas perdre l'habitude de
fouler du pied les parties solides de notre planète ?

-- Je peux le lui demander, répondis-je, mais il refusera.

-- Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons à quoi nous en
tenir sur l'amabilité du capitaine. »

A ma grande surprise, le capitaine Nemo m'accorda la permission que je
lui demandais, et il le fit avec beaucoup de grâce et d'empressement,
sans même avoir exigé de moi la promesse de revenir à bord. Mais une
fuite à travers les terres de la Nouvelle-Guinée eût été très
périlleuse, et je n'aurais pas conseillé à Ned Land de la tenter. Mieux
valait être prisonnier à bord du _Nautilus_, que de tomber entre les
mains des naturels de la Papouasie.

Le canot fut mis à notre disposition pour le lendemain matin. Je ne
cherchai pas à savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je
pensai même qu'aucun homme de l'équipage ne nous serait donné, et que
Ned Land serait seul chargé de diriger l'embarcation. D'ailleurs, la
terre se trouvait à deux milles au plus, et ce n'était qu'un jeu pour
le Canadien de conduire ce léger canot entre les lignes de récifs si
fatales aux grands navires.

Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché de son alvéole
et lancé à la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent à
cette opération. Les avirons étaient dans l'embarcation, et nous
n'avions plus qu'à y prendre place.

A huit heures, armés de fusils et de haches, nous débordions du
_Nautilus_. La mer était assez calme. Une petite brise soufflait de
terre. Conseil et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement,
et Ned gouvernait dans les étroites passes que les brisants laissaient
entre eux. Le canot se maniait bien et filait rapidement.

Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C'était un prisonnier échappé de
sa prison, et il ne songeait guère qu'il lui faudrait y rentrer.

« De la viande ! répétait-il, nous allons donc manger de la viande, et
quelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne
dis pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en
abuser, et un morceau de fraîche venaison, grillé sur des charbons
ardents, variera agréablement notre ordinaire.

-- Gourmand ! répondait Conseil, il m'en fait venir l'eau à la bouche.

-- Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, et si le
gibier n'y est pas de telle taille qu'il puisse lui-même chasser le
chasseur.

-- Bon ! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont les dents
semblaient être affûtées comme un tranchant de hache, mais je mangerai
du tigre, de l'aloyau de tigre, s'il n'y a pas d'autre quadrupède dans
cette île.

-- L'ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.

-- Quel qu'il soit, reprit Ned Land, tout animal à quatre pattes sans
plumes, ou à deux pattes avec plumes, sera salué de mon premier coup de
fusil.

-- Bon ! répondis-je, voilà les imprudences de maître Land qui vont
recommencer !

-- N'ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, et nagez
ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets
de ma façon. »

A huit heures et demie, le canot du _Nautilus_ venait s'échouer
doucement sur une grève de sable, après avoir heureusement franchi
l'anneau coralligène qui entourait l'île de Gueboroar.

                                  XXI

                         QUELQUES JOURS À TERRE

Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. Ned Land essayait
le sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n'y avait pourtant
que deux mois que nous étions, suivant l'expression du capitaine Nemo,
les « passagers du _Nautilus_ », c'est-à-dire, en réalité, les
prisonniers de son commandant.

En quelques minutes, nous fûmes à une portée de fusil de la côte. Le
sol était presque entièrement madréporique, mais certains lits de
torrents desséchés, semés de débris granitiques, démontraient que cette
île était due à une formation primordiale. Tout l'horizon se cachait
derrière un rideau de forêts admirables. Des arbres énormes, dont la
taille atteignait parfois deux cents pieds, se reliaient l'un à l'autre
par des guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que berçait une
brise légère. C'étaient des mimosas, des ficus, des casuarinas, des
teks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers, mélangés à profusion,
et sous l'abri de leur voûte verdoyante, au pied de leur stype
gigantesque, croissaient des orchidées des légumineuses et des fougères.

Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la flore
papouasienne, le Canadien abandonna l'agréable pour l'utile. Il aperçut
un cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous
bûmes leur lait, nous mangeâmes leur amande, avec une satisfaction qui
protestait contre l'ordinaire du _Nautilus_.

« Excellent ! disait Ned Land.

-- Exquis ! répondait Conseil.

-- Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre Nemo s'oppose à ce
que nous introduisions une cargaison de cocos à son bord ?

-- Je ne le crois pas, répondis-je, mais il n'y voudra pas goûter !

-- Tant pis pour lui ! dit Conseil.

-- Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage.

-- Un mot seulement, maître Land, dis-je au harponneur qui se disposait
à ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant
d'en remplir le canot, il me paraît sage de reconnaître si l'île ne
produit pas quelque substance non moins utile. Des légumes frais
seraient bien reçus à l'office du _Nautilus_.

-- Monsieur a raison, répondit Conseil, et je propose de réserver trois
places dans notre embarcation, l'une pour les fruits, l'autre pour les
légumes, et la troisième pour la venaison, dont je n'ai pas encore
entrevu le plus mince échantillon.

-- Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit le Canadien.

-- Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l'oeil aux
aguets. Quoique l'île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer,
cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous
sur la nature du gibier !

-- Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoire très
significatif.

-- Eh bien ! Ned ! s'écria Conseil.

-- Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes de
l'anthropophagie !

-- Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua Conseil. Vous,
anthropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui
partage votre cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour à demi
dévoré ?

-- Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger
sans nécessité.

-- Je ne m'y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument
abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l'un de
ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique
pour le servir. »

Tandis que s'échangeaient ces divers propos, nous pénétrions sous les
sombres voûtes de la forêt, et pendant deux heures, nous la parcourûmes
en tous sens.

Le hasard servit à souhait cette recherche de végétaux comestibles, et
l'un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un
aliment précieux qui manquait à bord.

Je veux parler de l'arbre à pain, très abondant dans l'île Gueboroar,
et j'y remarquai principalement cette variété dépourvue de graines, qui
porte en malais le nom de « Rima ».

Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut
de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formée de grandes
feuilles multilobées, désignait suffisamment aux yeux d'un naturaliste
cet « artocarpus » qui a été très heureusement naturalisé aux îles
Mascareignes. De sa masse de verdure se détachaient de gros fruits
globuleux, larges d'un décimètre, et pourvus extérieurement de
rugosités qui prenaient une disposition hexagonale. Utile végétal dont
la nature a gratifie les régions auxquelles le blé manque, et qui, sans
exiger aucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l'année.

Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjà mangé
pendant ses nombreux voyages, et il savait préparer leur substance
comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses désirs, et il n'y put
tenir plus longtemps.

« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goûte pas un peu de cette
pâte de l'arbre à pain !

-- Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes ici pour faire des
expériences, faisons-les.

-- Ce ne sera pas long », répondit le Canadien.

Et, armé d'une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pétilla
joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions les
meilleurs fruits de l'artocarpus. Quelques-uns n'avaient pas encore
atteint un degré suffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait
une pulpe blanche, mais peu fibreuse. D'autres, en très grand nombre,
jaunâtres et gélatineux, n'attendaient que le moment d'être cueillis.

Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaine
à Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons, après les avoir
coupés en tranches épaisses, et ce faisant, il répétait toujours :

« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !

-- Surtout quand on en est privé depuis longtemps, dit Conseil.

-- Ce n'est même plus du pain, ajouta le Canadien. C'est une pâtisserie
délicate. Vous n'en avez jamais mange, monsieur ?

-- Non, Ned.

-- Eh bien, préparez-vous à absorber une chose succulente. Si vous n'y
revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! »

Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée au feu fut
complètement charbonnée. A l'intérieur apparaissait une pâte blanche,
sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l'artichaut.

Il faut l'avouer, ce pain était excellent, et j'en mangeai avec grand
plaisir.

« Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne peut se garder fraîche, et
il me paraît inutile d'en faire une provision pour le bord.

-- Par exemple, monsieur ! s'écria Ned Land. Vous parlez là comme un
naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites
une récolte de ces fruits que nous reprendrons à notre retour.

-- Et comment les préparerez-vous ? demandai-je au Canadien.

-- En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui se gardera
indéfiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l'employer, je la
ferai cuire à la cuisine du bord, et malgré sa saveur un peu acide,
vous la trouverez excellente.

-- Alors, maître Ned, je vois qu'il ne manque rien à ce pain...

-- Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il y manque
quelques fruits ou tout ou moins quelques légumes !

Cherchons les fruits et les légumes. »

Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes en route pour
compléter ce dîner « terrestre ».

Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait
une ample provision de bananes. Ces produits délicieux de la zone
torride mûrissent pendant toute l'année, et les Malais, qui leur ont
donné le nom de « pisang », les mangent sans les faire cuire. Avec ces
bananes, nous recueillîmes des jaks énormes dont le goût est très
accusé, des mangues savoureuses, et des ananas d'un grosseur
invraisemblable. Mais cette récolte prit une grande partie de notre
temps, que, d'ailleurs, il n'y avait pas lieu de regretter.

Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et,
pendant sa promenade à travers la forêt, il glanait d'une main sûre
d'excellents fruits qui devaient compléter sa provision.

« Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned ?

-- Hum ! fit le Canadien.

-- Quoi ! vous vous plaignez ?

-- Tous ces végétaux ne peuvent constituer un repas, répondit Ned.
C'est la fin d'un repas, c'est un dessert. Mais le potage ? mais le
rôti ?

-- En effet, dis-je, Ned nous avait promis des côtelettes qui me
semblent fort problématiques.

-- Monsieur, répondit le Canadien, non seulement la chasse n'est pas
finie, mais elle n'est même pas commencée. Patience ! Nous finirons
bien par rencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n'est
pas en cet endroit, ce sera dans un autre...

-- Et si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car
il ne faut pas trop s'éloigner. Je propose même de revenir au canot.

-- Quoi ! déjà ! s'écria Ned.

-- Nous devons être de retour avant la nuit, dis-je.

-- Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien.

-- Deux heures, au moins, répondit Conseil.

-- Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s'écria maître Ned Land avec
un soupir de regret.

-- En route », répondit Conseil.

Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous complétâmes notre
récolte en faisant une razzia de chouxpalmistes qu'il fallut cueillir à
la cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour être les «
abrou » des Malais, et d'ignames d'une qualité supérieure.

Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot. Cependant, Ned
Land ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le
favorisa. Au moment de s'embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts
de vingt-cinq à trente pieds, qui appartenaient à l'espèce des
palmiers. Ces arbres, aussi précieux que l'artocarpus, sont justement
comptés parmi les plus utiles produits de la Malaisie.

C'étaient des sagoutiers, végétaux qui croissent sans culture, se
reproduisant, comme les mûriers, par leurs rejetons et leurs graines.

Ned Land connaissait la manière de traiter ces arbres. Il prit sa
hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientôt couché sur
le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturité se reconnaissait à la
poussière blanche qui saupoudrait leurs palmes.

Je le regardai faire plutôt avec les yeux d'un naturaliste qu'avec les
yeux d'un homme affamé. Il commença par enlever à chaque tronc une
bande d'écorce, épaisse d'un pouce, qui recouvrait un réseau de fibres
allongées formant d'inextricables noeuds, que mastiquait une sorte de
farine gommeuse. Cette farine, c'était le sagou, substance comestible
qui sert principalement à l'alimentation des populations mélanésiennes.

Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs par
morceaux, comme il eût fait de bois à brûler, se réservant d'en
extraire plus tard la farine, de la passer dans une étoffe afin de la
séparer de ses ligaments fibreux, d'en faire évaporer l'humidité au
soleil, et de la laisser durcir dans des moules.

Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nos richesses, nous
quittions le rivage de l'île, et, une demi-heure après, nous accostions
le _Nautilus_. Personne ne parut à notre arrivée. L'énorme cylindre de
tôle semblait désert. Les provisions embarquées, je descendis à ma
chambre. J'y trouvai mon souper prêt. Je mangeai, puis je m'endormis.

Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas un bruit à
l'intérieur, pas un signe de vie. Le canot était resté le long du bord,
à la place même où nous l'avions laissé. Nous résolûmes de retourner à
l'île Gueboroar. Ned Land espérait être plus heureux que la veille au
point de vue du chasseur, et désirait visiter une autre partie de la
forêt.

Au lever du soleil, nous étions en route. L'embarcation, enlevée par le
flot qui portait à terre, atteignit l'île en peu d'instants.

Nous débarquâmes, et, pensant qu'il valait mieux s'en rapporter à
l'instinct du Canadien, nous suivîmes Ned Land dont les longues jambes
menaçaient de nous distancer.

Ned Land remonta la côte vers l'ouest, puis, passant à gué quelques
lits de torrents, il gagna la haute plaine que bordaient d'admirables
forêts. Quelques martins-pêcheurs rôdaient le long des cours d'eau,
mais ils ne se laissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva
que ces volatiles savaient à quoi s'en tenir sur des bipèdes de notre
espèce, et j'en conclus que, si l'île n'était pas habitée, du moins,
des êtres humains la fréquentaient.

Après avoir traversé une assez grasse prairie, nous arrivâmes à la
lisière d'un petit bois qu'animaient le chant et le vol d'un grand
nombre d'oiseaux.

« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.

-- Mais il y en a qui se mangent ! répondit le harponneur.

-- Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que de simples
perroquets.

-- Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de
ceux qui n'ont pas autre chose à manger.

-- Et j'ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement préparé, vaut
son coup de fourchette. »

En effet, sous l'épais feuillage de ce bois, tout un monde de
perroquets voltigeait de branche en branche, n'attendant qu'une
éducation plus soignée pour parler la langue humaine. Pour le moment,
ils caquetaient en compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves
kakatouas, qui semblaient méditer quelque problème philosophique,
tandis que des loris d'un rouge éclatant passaient comme un morceau
d'étamine emporté par la brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de
papouas peints des plus fines nuances de l'azur, et de toute une
variété de volatiles charmants, mais généralement peu comestibles.

Cependant, un oiseau particulier à ces terres, et qui n'a jamais
dépassé la limite des îles d'Arrou et des îles des Papouas, manquait à
cette collection. Mais le sort me réservait de l'admirer avant peu.

Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nous avions
retrouvé une plaine obstruée de buissons. Je vis alors s'enlever de
magnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes
obligeait à se diriger contre le vent. Leur vol ondulé, la grâce de
leurs courbes aériennes, le chatoiement de leurs couleurs, attiraient
et charmaient le regard. Je n'eus pas de peine à les reconnaître.

« Des oiseaux de paradis ! m'écriai-je.

-- Ordre des passereaux, section des clystomores, répondit Conseil.

-- Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.

-- Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je compte sur votre adresse
pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale !

-- On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plus habitué à
manier le harpon que le fusil. »

Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois,
ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer.
Tantôt ils disposent des lacets au sommet des arbres élevés que les
paradisiers habitent de préférence. Tantôt ils s'en emparent avec une
glu tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont même jusqu'à
empoisonner les fontaines où ces oiseaux ont l'habitude de boire. Quant
à nous, nous étions réduits à les tirer au vol, ce qui nous laissait
peu de chances de les atteindre. Et en effet, nous épuisâmes vainement
une partie de nos munitions.

Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment le
centre de l'île était franchi, et nous n'avions encore rien tué. La
faim nous aiguillonnait. Les chasseurs s'étaient fiés au produit de
leur chasse, et ils avaient eu tort. Très heureusement, Conseil, à sa
grande surprise, fit un coup double et assura le déjeuner. Il abattit
un pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumés et suspendus à une
brochette, rôtirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces
intéressants animaux cuisaient, Ned prépara des fruits de l'artocarpus.
Puis, le pigeon et le ramier furent dévorés jusqu'aux os et déclarés
excellents. La muscade, dont ils ont l'habitude de se gaver, parfume
leur chair et en fait un manger délicieux.

« C'est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.

-- Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien.

-- Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, répondit Ned Land. Tous
ces pigeons ne sont que hors-d'oeuvre et amusettes de la bouche. Aussi,
tant que je n'aurai pas tué un animal à côtelettes, je ne serai pas
content !

-- Ni moi, Ned, si je n'attrape pas un paradisier.

-- Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais en revenant vers
la mer. Nous sommes arrivés aux premières pentes des montagnes, et je
pense qu'il vaut mieux regagner la région des forêts. »

C'était un avis sensé, et il fut suivi. Après une heure de marche, nous
avions atteint une véritable forêt de sagoutiers. Quelques serpents
inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dérobaient
à notre approche, et véritablement, je désespérais de les atteindre,
lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un
cri de triomphe, et revint à moi, rapportant un magnifique paradisier.

« Ah ! bravo ! Conseil, m'écriai-je.

-- Monsieur est bien bon, répondit Conseil.

-- Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup de maître. Prendre un de
ces oiseaux vivants, et le prendre à la main !

-- Si monsieur veut l'examiner de près, il verra que je n'ai pas eu
grand mérite.

-- Et pourquoi, Conseil ?

-- Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.

-- Ivre ?

-- Oui, monsieur, ivre des muscades qu'il dévorait sous le muscadier où
je l'ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de
l'intempérance !

-- Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j'ai bu de gin
depuis deux mois, ce n'est pas la peine de me le reprocher ! »

Cependant, j'examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas.
Le paradisier, enivré par le suc capiteux, était réduit à
l'impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait à peine. Mais cela
m'inquiéta peu, et je le laissai cuver ses muscades.

Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces que l'on compte
en Papouasie et dans les îles voisines. C'était le paradisier «
grand-émeraude », l'un des plus rares. Il mesurait trois décimètres de
longueur. Sa tête était relativement petite, ses yeux placés près de
l'ouverture du bec, et petits aussi. Mais il offrait une admirable
réunion de nuances, étant jaune de bec, brun de pieds et d'ongles,
noisette aux ailes empourprées à leurs extrémités, jaune pâle à la tête
et sur le derrière du cou, couleur d'émeraude à la gorge, brun marron
au ventre et à la poitrine. Deux filets cornés et duveteux s'élevaient
au-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes très
légères, d'une finesse admirable, et ils complétaient l'ensemble de ce
merveilleux oiseau que les indigènes ont poétiquement appelé 1'« oiseau
du soleil ».

Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à Paris ce superbe spécimen
des paradisiers, afin d'en faire don au Jardin des Plantes, qui n'en
possède pas un seul vivant.

« C'est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d'un chasseur qui
estime fort peu le gibier au point de vue de l'art.

-- Très rare, mon brave compagnon, et surtout très difficile à prendre
vivant. Et même morts, ces oiseaux sont encore l'objet d'un important
trafic. Aussi, les naturels ont-ils imaginé d'en fabriquer comme on
fabrique des perles ou des diamants.

-- Quoi ! s'écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ?

-- Oui, Conseil.

-- Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes ?

-- Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d'est, perdent ces
magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes
ont appelées plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les
faux-monnayeurs en volatiles, et qu'ils adaptent adroitement à quelque
pauvre perruche préalablement mutilée. Puis ils teignent la suture, ils
vernissent l'oiseau, et ils expédient aux muséums et aux amateurs
d'Europe ces produits de leur singulière industrie.

-- Bon ! fit Ned Land, si ce n'est pas l'oiseau, ce sont toujours ses
plumes, et tant que l'objet n'est pas destiné à être mangé, je n'y vois
pas grand mal ! »

Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ce
paradisier, ceux du chasseur canadien ne l'étaient pas encore.
Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon
des bois, de ceux que les naturels appellent « bari-outang ». L'animal
venait à propos pour nous procurer de la vraie viande de quadrupède, et
il fut bien reçu. Ned Land se montra très glorieux de son coup de
fusil. Le cochon, touché par la balle électrique, était tombé raide
mort.

Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après en avoir retiré
une demi-douzaine de côtelettes destinées à fournir une grillade pour
le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore
être marquée par les exploits de Ned et de Conseil.

En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe
de kangaroos, qui s'enfuirent en bondissant sur leurs pattes
élastiques. Mais ces animaux ne s'enfuirent pas si rapidement que la
capsule électrique ne put les arrêter dans leur course.

« Ah ! monsieur le professeur, s'écria Ned Land que la rage du chasseur
prenait à la tête, quel gibier excellent, cuit à l'étuvée surtout !
Quel approvisionnement pour le _Nautilus_ ! Deux ! trois ! cinq à terre
! Et quand je pense que nous dévorerons toute cette chair, et que ces
imbéciles du bord n'en auront pas miette ! »

Je crois que, dans l'excès de sa joie, le Canadien, s'il n'avait pas
tant parlé, aurait massacré toute la bande ! Mais il se contenta d'une
douzaine de ces intéressants marsupiaux, qui forment le premier ordre
des mammifères aplacentaires - nous dit Conseil.

Ces animaux étaient de petite taille. C'était une espèce de ces «
kangaroos-lapins », qui gîtent habituellement dans le creux des arbres,
et dont la vélocité est extrême ; mais s'ils sont de médiocre grosseur,
ils fournissent, du moins, la chair la plus estimée.

Nous étions très satisfaits des résultats de notre chasse. Le joyeux
Ned se proposait de revenir le lendemain à cette île enchantée, qu'il
voulait dépeupler de tous ses quadrupèdes comestibles. Mais il comptait
sans les événements.

A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notre canot était
échoué à sa place habituelle. Le _Nautilus_, semblable à un long
écueil, émergeait des flots à deux milles du rivage.

Ned Land, sans plus tarder, s'occupa de la grande affaire du dîner. Il
s'entendait admirablement à toute cette cuisine. Les côtelettes de «
bari-outang », grillées sur des charbons, répandirent bientôt une
délicieuse odeur qui parfuma l'atmosphère !...

Mais je m'aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici
en extase devant une grillade de porc frais ! Que l'on me pardonne,
comme j'ai pardonné à maître Land, et pour les mêmes motifs !

Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent ce menu
extraordinaire. La pâte de sagou, le pain de l'artocarpus, quelques
mangues, une demi-douzaine d'ananas, et la liqueur fermentée de
certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Je crois même que les
idées de mes dignes compagnons n'avaient pas toute la netteté désirable.

« Si nous ne retournions pas ce soir au _Nautilus_ ? dit Conseil.

Si nous n'y retournions jamais ? » ajouta Ned Land.

En ce moment une pierre vint tomber à nos pieds, et coupa court à la
proposition du harponneur.

                                  XXII

                      LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO

Nous avions regardé du côté de la forêt, sans nous lever, ma main
s'arrêtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land
achevant son office.

« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle mérite le
nom d'aérolithe. »

Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main de
Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids à
son observation.

Levés tous les trois, le fusil à l'épaule, nous étions prêts à répondre
à toute attaque.

« Sont-ce des singes ? s'écria Ned Land.

-- A peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.

-- Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la mer.

Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de
naturels, armés d'arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisière
d'un taillis, qui masquait l'horizon de droite, à cent pas à peine.

Notre canot était échoué à dix toises de nous.

Les sauvages s'approchaient, sans courir, mais ils prodiguaient les
démonstrations les plus hostiles. Les pierres et les flèches pleuvaient.

Ned Land n'avait pas voulu abandonner ses provisions, et malgré
l'imminence du danger, son cochon d'un côté, ses kangaroos de l'autre,
il détalait avec une certaine rapidité.

En deux minutes, nous étions sur la grève. Charger le canot des
provisions et des armes, le pousser à la mer, armer les deux avirons,
ce fut l'affaire d'un instant. Nous n'avions pas gagné deux encablures,
que cent sauvages, hurlant et gesticulant, entrèrent dans l'eau jusqu'à
la ceinture. Je regardais si leur apparition attirerait sur la
plate-forme quelques hommes du _Nautilus_. Mais non. L'énorme engin,
couché au large, demeurait absolument désert.

Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Les panneaux étaient
ouverts. Après avoir amarré le canot, nous rentrâmes à l'intérieur du
_Nautilus_.

Je descendis au salon, d'où s'échappaient quelques accords. Le
capitaine Nemo était là, courbé sur son orgue et plongé dans une extase
musicale.

« Capitaine ! » lui dis-je.

Il ne m'entendit pas.

« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main.

Il frissonna, et se retournant :

« Ah ! c'est vous, monsieur le professeur ? me dit-il. Eh bien !
avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborisé avec succès ?

-- Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avons malheureusement ramené
une troupe de bipèdes dont le voisinage me paraît inquiétant.

-- Quels bipèdes ?

-- Des sauvages.

-- Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo d'un ton ironique. Et vous
vous étonnez, monsieur le professeur, qu'ayant mis le pied sur une des
terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, où n'y
en a-t-il pas ? Et d'ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que
vous appelez des sauvages ?

-- Mais, capitaine...

-- Pour mon compte, monsieur, j'en ai rencontré partout.

-- Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir à bord du
_Nautilus_, vous ferez bien de prendre quelques précautions.

-- Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n'y a pas là de quoi
se préoccuper.

-- Mais ces naturels sont nombreux.

-- Combien en avez-vous compté ?

-- Une centaine, au moins.

-- Monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo, dont les doigts
s'étaient replacés sur les touches de l'orgue, quand tous les indigènes
de la Papouasie seraient réunis sur cette plage, le _Nautilus_ n'aurait
rien à craindre de leurs attaques ! »

Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l'instrument,
et je remarquai qu'il n'en frappait que les touches noires, ce qui
donnait à ses mélodies une couleur essentiellement écossaise. Bientôt,
il eut oublié ma présence, et fut plongé dans une rêverie que je ne
cherchai plus à dissiper.

Je remontai sur la plate-forme. La nuit était déjà venue, car, sous
cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans
crépuscule. Je n'aperçus plus que confusément l'Ile Gueboroar. Mais des
feux nombreux, allumés sur la plage, attestaient que les naturels ne
songeaient pas à la quitter.

Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantôt songeant ces
indigènes mais sans les redouter autrement, car l'imperturbable
confiance du capitaine me gagnait - tantôt les oubliant, pour admirer
les splendeurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s'envolait
vers la France, à la suite de ces étoiles zodiacales qui devaient
l'éclairer dans quelques heures. La lune resplendissait au milieu des
constellations du zénith. Je pensai alors que ce fidèle et complaisant
satellite reviendrait après-demain, à cette même place, pour soulever
ces ondes et arracher le _Nautilus_ à son lit de coraux. Vers minuit,
voyant que tout était tranquille sur les flots assombris aussi bien que
sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m'endormis
paisiblement.

La nuit s'écoula sans mésaventure. Les Papouas s'effrayaient, sans
doute, à la seule vue du monstre échoué dans la baie, car, les
panneaux, restés ouverts, leur eussent offert un accès facile à
l'intérieur du _Nautilus_.

A six heures du matin - 8 janvier je remontai sur la plate-forme. Les
ombres du matin se levaient. L'île montra bientôt, à travers les brumes
dissipées, ses plages d'abord, ses sommets ensuite.

Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille - cinq
ou six cents peut-être. Quelques-uns, profitant de la marée basse,
s'étaient avancés sur les têtes de coraux, à moins de deux encablures
du _Nautilus_. Je les distinguai facilement. C'étaient bien de
véritables Papouas, à taille athlétique, hommes de belle race, au front
large et élevé, au nez gros mais non épaté, aux dents blanches. Leur
chevelure laineuse, teinte en rouge, tranchait sur un corps, noir et
luisant comme celui des Nubiens. Au lobe de leur oreille, coupé et
distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sauvages étaient
généralement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillées,
des hanches au genou, d'une véritable crinoline d'herbes que soutenait
une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leur cou d'un
croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque
tous, armés d'arcs, de flèches et de boucliers, portaient à leur épaule
une sorte de filet contenant ces pierres arrondies que leur fronde
lance avec adresse.

Un de ces chefs, assez rapproché du _Nautilus_, l'examinait avec
attention. Ce devait être un « mado » de haut rang, car il se drapait
dans une natte en feuilles de bananiers, dentelée sur ses bords et
relevée d'éclatantes couleurs.

J'aurais pu facilement abattre cet indigène, qui se trouvait à petite
portée ; mais je crus qu'il valait mieux attendre des démonstrations
véritablement hostiles. Entre Européens et sauvages, il convient que
les Européens ripostent et n'attaquent pas.

Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènes rôdèrent près du
_Nautilus_, mais ils ne se montrèrent pas bruyants. Je les entendais
répéter fréquemment le mot « assai », et à leurs gestes je compris
qu'ils m'invitaient à aller à terre, invitation que je crus devoir
décliner.

Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord, au grand déplaisir de
maître Land qui ne put compléter ses provisions. Cet adroit Canadien
employa son temps à préparer les viandes et farines qu'il avait
rapportées de l'île Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnèrent la
terre vers onze heures du matin, dès que les têtes de corail
commencèrent à disparaître sous le flot de la marée montante. Mais je
vis leur nombre s'accroître considérablement sur la plage. Il était
probable qu'ils venaient des îles voisines ou de la Papouasie
proprement dite. Cependant, je n'avais pas aperçu une seule pirogue
indigène.

N'ayant rien de mieux à faire, je songeai à draguer ces belles eaux
limpides, qui laissaient voir à profusion des coquilles, des zoophytes
et des plantes pélagiennes. C'était, d'ailleurs, la dernière journée
que le _Nautilus_ allait passer dans ces parages, si, toutefois, il
flottait à la pleine mer du lendemain, suivant la promesse du capitaine
Nemo.

J'appelai donc Conseil qui m'apporta une petite drague le gère, à peu
près semblable à celles qui servent à pêcher les huîtres.

« Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N'en déplaise à monsieur, ils
ne me semblent pas très méchants !

-- Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.

-- On peut être anthropophage et brave homme, répondit Conseil, comme
on peut être gourmand et honnête. L'un n'exclut pas l'autre.

-- Bon ! Conseil, je t'accorde que ce sont d'honnêtes anthropophages,
et qu'ils dévorent honnêtement leurs prisonniers. Cependant, comme je
ne tiens pas à être dévoré, même honnêtement, je me tiendrai sur mes
gardes, car le commandant du _Nautilus_ ne paraît prendre aucune
précaution. Et maintenant à l'ouvrage. »

Pendant deux heures, notre pêche fut activement conduite, mais sans
rapporter aucune rareté. La drague s'emplissait d'oreilles de Midas, de
harpes, de mélanies, et particulièrement des plus beaux marteaux que
j'eusse vu jusqu'à ce jour. Nous prîmes aussi quelques holoturies, des
huîtres perlières, et une douzaine de petites tortues qui furent
réservées pour l'office du bord.

Mais, au moment où je m'y attendais le moins, je mis la main sur une
merveille, je devrais dire sur une difformité naturelle, très rare à
rencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil
remontait chargé de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout
d'un coup, il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en
retirer un coquillage, et pousser un cri de conchyliologue,
c'est-à-dire le cri le plus perçant que puisse produire un gosier
humain.

« Eh ! qu'a donc monsieur ? demanda Conseil, très surpris. Monsieur
a-t-il été mordu ?

-- Non, mon garçon, et cependant, j'eusse volontiers payé d'un doigt ma
découverte !

-- Quelle découverte ?

-- Cette coquille, dis-je en montrant l'objet de mon triomphe.

-- Mais c'est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre
des pectinibranches, classe des gastéropodes, embranchement des
mollusques...

-- Oui, Conseil, mais au lieu d'être enroulée de droite à gauche, cette
olive tourne de gauche à droite !

-- Est-il possible ! s'écria Conseil.

-- Oui, mon garçon, c'est une coquille sénestre !

-- Une coquille sénestre ! répétait Conseil, le coeur palpitant.

-- Regarde sa spire !

-- Ah ! monsieur peut m'en croire, dit Conseil en prenant la précieuse
coquille d'une main tremblante, mais je n'ai jamais éprouvé une émotion
pareille ! »

Et il y avait de quoi être ému ! On sait, en effet, comme l'ont fait
observer les naturalistes, que la dextrosité est une loi de nature. Les
astres et leurs satellites, dans leur mouvement de translation et de
rotation, se meuvent de droite à gauche. L'homme se sert plus souvent
de sa main droite que de sa main gauche, et, conséquemment, ses
instruments et ses appareils, escaliers, serrures, ressorts de montres,
etc., sont combinés de manière a être employés de droite à gauche. Or,
la nature a généralement suivi cette loi pour l'enroulement de ses
coquilles. Elles sont toutes dextres, à de rares exceptions, et quand,
par hasard, leur spire est sénestre, les amateurs les payent au poids
de l'or.

Conseil et moi, nous étions donc plongés dans la contemplation de notre
trésor, et je me promettais bien d'en enrichir le Muséum, quand une
pierre, malencontreusement lancée par un indigène, vint briser le
précieux objet dans la main de Conseil.

Je poussai un cri de désespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil, et visa
un sauvage qui balançait sa fronde à dix mètres de lui. Je voulus
l'arrêter, mais son coup partit et brisa le bracelet d'amulettes qui
pendait au bras de l'indigène.

« Conseil, m'écriai-je, Conseil !

-- Eh quoi ! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale a commencé
l'attaque ?

-- Une coquille ne vaut pas la vie d'un homme ! lui dis-je.

-- Ah ! le gueux ! s'écria Conseil, j'aurais mieux aimé qu'il m'eût
cassé l'épaule ! »

Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son avis. Cependant, la
situation avait changé depuis quelques instants, et nous ne nous en
étions pas aperçus. Une vingtaine de pirogues entouraient alors le
Naulilus. Ces pirogues, creusées dans des troncs d'arbre, longues,
étroites, bien combinées pour la marche, s'équilibraient au moyen d'un
double balancier en bambous qui flottait à la surface de l'eau. Elles
étaient manoeuvrées par d'adroits pagayeurs à demi nus, et je ne les
vis pas s'avancer sans inquiétude.

C'était évident que ces Papouas avaient eu déjà des relations avec les
Européens, et qu'ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre
de fer allongé dans la baie, sans mâts, sans cheminée, que devaient-ils
en penser ? Rien de bon, car ils s'en étaient d'abord tenus à distance
respectueuse. Cependant. Le voyant immobile, ils reprenaient peu à peu
confiance, et cherchaient à se familiariser avec lui. Or, c'était
précisément cette familiarité qu'il fallait empêcher. Nos armes,
auxquelles la détonation manquait, ne pouvaient produire qu'un effet
médiocre sur ces indigènes, qui n'ont de respect que pour les engins
bruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre, effraierait peu
les hommes, bien que le danger soit dans l'éclair, non dans le bruit.

En ce moment, les pirogues s'approchèrent plus près du _Nautilus_, et
une nuée de flèches s'abattit sur lui.

« Diable ! il grêle ! dit Conseil, et peut-être une grêle empoisonnée !

-- Il faut prévenir le capitaine Nemo », dis-je en rentrant par le
panneau.

Je descendis au salon. Je n'y trouvai personne. Je me hasardai à
frapper à la porte qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine.

Un « entrez » me répondit. J'entrai, et je trouvai le capitaine Nemo
plongé dans un calcul où les x et autres signes algébriques ne
manquaient pas.

« Je vous dérange ? dis-je par politesse.

-- En effet, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine, mais je pense
que vous avez eu des raisons sérieuses de me voir ?

-- Très sérieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans
quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs
centaines de sauvages.

-- Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurs
pirogues ?

-- Oui, monsieur.

-- Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.

-- Précisément, et je venais vous dire...

-- Rien n'est plus facile », dit le capitaine Nemo.

Et, pressant un bouton électrique, il transmit un ordre au poste de
l'équipage.

« Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après quelques instants. Le
canot est en place, et les panneaux sont fermés. Vous ne craignez pas,
j'imagine, que ces messieurs défoncent des murailles que les boulets de
votre frégate n'ont pu entamer ?

-- Non, capitaine, mais il existe encore un danger.

-- Lequel, monsieur ?

-- C'est que demain, à pareille heure, il faudra rouvrir les panneaux
pour renouveler l'air du _Nautilus_...

-- Sans contredit, monsieur, puisque notre bâtiment respire à la
manière des cétacés.

-- Or, si à ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois
pas comment vous pourrez les empêcher d'entrer.

-- Alors, monsieur, vous supposez qu'ils monteront à bord ?

-- J'en suis certain.

-- Eh bien, monsieur, qu'ils montent. Je ne vois aucune raison pour les
en empêcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne
veux pas que ma visite à l'île Gueboroar coûte la vie à un seul de ces
malheureux ! »

Cela dit, j'allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et
m'invita à m'asseoir près de lui. Il me questionna avec intérêt sur nos
excursions à terre, sur nos chasses, et n'eut pas l'air de comprendre
ce besoin de viande qui passionnait le Canadien. Puis, la conversation
effleura divers sujets, et, sans être plus communicatif, le capitaine
Nemo se montra plus aimable.

Entre autres choses, nous en vînmes à parler de la situation du
_Nautilus_, précisément échoué dans ce détroit, où Dumont d'Urville fut
sur le point de se perdre. Puis à ce propos :

« Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plus
intelligents navigateurs que ce d'Urville ! C'est votre capitaine Cook,
à vous autres, Français. Infortuné savant ! Avoir bravé les banquises
du pôle Sud, les coraux de l'Océanie, les cannibales du Pacifique, pour
périr misérablement dans un train de chemin de fer ! Si cet homme
énergique a pu réfléchir pendant les dernières secondes de son
existence, vous figurez-vous quelles ont dû être ses suprêmes pensées !
»

En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait ému, et je porte cette
émotion à son actif.

Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux du navigateur
français, ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pôle
Sud qui amena la découverte des terres Adélie et Louis-Philippe, enfin
ses levés hydrographiques des principales îles de l'Océanie.

« Ce que votre d'Urville a fait à la surface des mers, me dit le
capitaine Nemo, je l'ai fait à l'intérieur de l'Océan, et plus
facilement, plus complètement que lui. L'_Astrolabe_ et la _Zélée_,
incessamment ballottées par les ouragans, ne pouvaient valoir le
_Nautilus_, tranquille cabinet de travail, et véritablement sédentaire
au milieu des eaux !

-- Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre
les corvettes de Dumont d'Urville et le _Nautilus_.

-- Lequel, monsieur ?

-- C'est que le _Nautilus_ s'est échoué comme elles !

-- Le _Nautilus_ ne s'est pas échoué, monsieur, me répondit froidement
le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des
mers, et les pénibles travaux, les manoeuvres qu'imposa à d'Urville le
renflouage de ses corvettes, je ne les entreprendrai pas. L'_Astrolabe_
et la _Zélée_ ont failli périr, mais mon Nautilus ne court aucun
danger. Demain, au jour dit, à l'heure dite, la marée le soulèvera
paisiblement, et il reprendra sa navigation à travers les mers.

-- Capitaine, dis-je, je ne doute pas....

-- Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, à deux heures
quarante minutes du soir, le _Nautilus_ flottera et quittera sans
avarie le détroit de Torrès. »

Ces paroles prononcées d'un ton très bref, le capitaine Nemo s'inclina
légèrement. C'était me donner congé, et je rentrai dans ma chambre.

Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître le résultat de mon
entrevue avec le capitaine.

« Mon garçon, répondis-je, lorsque j'ai eu l'air de croire que son
_Nautilus_ était menace par les naturels de la Papouasie, le capitaine
m'a répondu très ironiquement. Je n'ai donc qu'une chose à dire : Aie
confiance en lui, et va dormir en paix.

-- Monsieur n'a pas besoin de mes services ?

-- Non, mon ami. Que fait Ned Land ?

-- Que monsieur m'excuse, répondit Conseil, mais l'ami Ned confectionne
un pâté de kangaroo qui sera une merveille ! »

Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J'entendais le
bruit des sauvages qui piétinaient sur la plate-forme en poussant des
cris assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que l'équipage
sortît de son inertie habituelle. Il ne s'inquiétait pas plus de la
présence de ces cannibales que les soldats d'un fort blindé ne se
préoccupent des fourmis qui courent sur son blindage.

A six heures du matin, je me levai... Les panneaux n'avaient pas été
ouverts. L'air ne fut donc pas renouvelé à l'intérieur, mais les
réservoirs, chargés à toute occurrence, fonctionnèrent à propos et
lancèrent quelques mètres cubes d'oxygène dans l'atmosphère appauvrie
du _Nautilus_.

Je travaillai dans ma chambre jusqu'à midi, sans avoir vu, même un
instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire à bord aucun
préparatif de départ.

J'attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La
pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait
avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n'avait
point fait une promesse téméraire, le _Nautilus_ serait immédiatement
dégagé. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu'il pût quitter son
lit de corail.

Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientôt
sentir dans la coque du bateau. J'entendis grincer sur son bordage les
aspérités calcaires du fond corallien.

A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le
salon.

« Nous allons partir, dit-il.

-- Ah ! fis-je.

-- J'ai donné l'ordre d'ouvrir les panneaux.

-- Et les Papouas ?

-- Les Papouas ? répondit le capitaine Nemo, haussant légèrement les
épaules.

-- Ne vont-ils pas pénétrer à l'intérieur du _Nautilus_ ?

-- Et comment ?

-- En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.

-- Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaine Nemo, on
n'entre pas ainsi par les panneaux du _Nautilus_, même quand ils sont
ouverts. »

Je regardai le capitaine.

« Vous ne comprenez pas ? me dit-il.

-- Aucunement.

-- Eh bien ! venez et vous verrez. »

Je me dirigeai vers l'escalier central. Là, Ned Land et Conseil, très
intrigués, regardaient quelques hommes de l'équipage qui ouvraient les
panneaux, tandis que des cris de rage et d'épouvantables vociférations
résonnaient au-dehors.

Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figures horribles
apparurent. Mais le premier de ces indigènes qui mit la main sur la
rampe de l'escalier, rejeté en arrière par je ne sais quelle force
invisible, s'enfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades
exorbitantes.

Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le même sort.

Conseil était dans l'extase. Ned Land, emporté par ses instincts
violents, s'élança sur l'escalier. Mais, dès qu'il eut saisi la rampe à
deux mains, il fut renversé à son tour.

« Mille diables ! s'écria-t-il. Je suis foudroyé ! »

Ce mot m'expliqua tout. Ce n'était plus une rampe, mais un câble de
métal, tout chargé de l'électricité du bord, qui aboutissait à la
plate-forme. Quiconque la touchait ressentait une formidable secousse ,
et cette secousse eût été mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans
ce conducteur tout le courant de ses appareils ! On peut réellement
dire, qu'entre ses assaillants et lui, il avait tendu un réseau
électrique que nul ne pouvait impunément franchir.

Cependant, les Papouas épouvantés avaient battu en retraite, affolés de
terreur. Nous, moitié riants, nous consolions et frictionnions le
malheureux Ned Land qui jurait comme un possédé.

Mais, en ce moment, le _Nautilus_, soulevé par les dernières
ondulations du flot, quitta son lit de corail à cette quarantième
minute exactement fixée par le capitaine. Son hélice battit les eaux
avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s'accrut peu à peu, et,
naviguant à la surface de l'Océan, il abandonna sain et sauf les
dangereuses passes du détroit de Torrès.

                                  XXIII

                              _ÆGRI SOMNIA_

Le jour suivant, 10 janvier, le _Nautilus_ reprit sa marche entre deux
eaux, mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer à moins
de trente-cinq milles à l'heure. La rapidité de son hélice était telle
que je ne pouvais ni suivre ses tours ni les compter.

Quand je songeais que ce merveilleux agent électrique, après avoir
donné le mouvement, la chaleur, la lumière au _Nautilus_, le protégeait
encore contre les attaques extérieures, et le transformait en une arche
sainte à laquelle nul profanateur ne touchait sans être foudroyé, mon
admiration n'avait plus de bornes, et de l'appareil, elle remontait
aussitôt à l'ingénieur qui l'avait créé.

Nous marchions directement vers l'ouest, et, le 11 janvier, nous
doublâmes ce cap Wessel, situé par 135° de longitude et l0° de latitude
nord, qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les récifs
étaient encore nombreux, mais plus clairsemés, et relevés sur la carte
avec une extrême précision. Le _Nautilus_ évita facilement les brisants
de Money à bâbord, et les récifs Victoria à tribord, placés par 1300 de
longitude, et sur ce dixième parallèle que nous suivions rigoureusement.

Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivé dans la mer de Timor, avait
connaissance de l'île de ce nom par 1220 de longitude. Cette île dont
la superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrées est gouvernée
par des radjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c'est-à-dire
issus de la plus haute origine à laquelle un être humain puisse
prétendre. Aussi, ces ancêtres écailleux foisonnent dans les rivières
de l'île, et sont l'objet d'une vénération particulière. On les
protège, on les gâte, on les adule, on les nourrit, on leur offre des
jeunes filles en pâture, et malheur à l'étranger qui porte la main sur
ces lézards sacrés.

Mais le _Nautilus_ n'eut rien à démêler avec ces vilains animaux. Timor
ne fut visible qu'un instant, à midi, pendant que le second relevait sa
position. Également, je ne fis qu'entrevoir cette petite île Rotti, qui
fait partie du groupe, et dont les femmes ont une réputation de beauté
très établie sur les marchés malais.

A partir de ce point, la direction du _Nautilus_, en latitude,
s'infléchit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l'océan Indien. Où la
fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entraîner ? Remontrait-il
vers les côtes de l'Asie ? Se rapprocherait-il des rivages de l'Europe
? Résolutions peu probables de la part d'un homme qui fuyait les
continents habités ? Descendrait-il donc vers le sud ? Irait-il doubler
le cap de Bonne-Espérance, puis le cap Horn, et pousser au pôle
antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ses mers du Pacifique, où son
Nautilus trouvait une navigation facile et indépendante ? L'avenir
devait nous l'apprendre.

Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d'Hibernia, de
Seringapatam, de Scott, derniers efforts de l'élément solide contre
l'élément liquide, le 14 janvier, nous étions au-delà de toutes terres.
La vitesse du _Nautilus_ fut singulièrement ralentie, et, très
capricieux dans ses allures, tantôt il nageait au milieu des eaux, et
tantôt il flottait à leur surface.

Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fit d'intéressantes
expériences sur les diverses températures de la mer à des couches
différentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevés s'obtiennent
au moyen d'instruments assez compliqués, dont les rapports sont au
moins douteux, que ce soient des sondes thermométriques, dont les
verres se brisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils
basés sur la variation de résistance de métaux aux courants
électriques. Ces résultats ainsi obtenus ne peuvent être suffisamment
contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-même chercher
cette température dans les profondeurs de la mer, et son thermomètre,
mis en communication avec les diverses nappes liquides, lui donnait
immédiatement et sûrement le degré recherché.

C'est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit en
descendant obliquement au moyen de ses plans inclinés, le _Nautilus_
atteignit successivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept,
neuf et dix mille mètres, et le résultat définitif de ces expériences
fut que la mer présentait une température permanente de quatre degrés
et demi, à une profondeur de mille mètres, sous toutes les latitudes.

Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Le capitaine Nemo
y apportait une véritable passion. Souvent, je me demandai dans quel
but il faisait ces observations. Était-ce au profit de ces semblables ?
Ce n'était pas probable, car, un jour ou l'autre, ses travaux devaient
périr avec lui dans quelque mer ignorée ! A moins qu'il ne me destinât
le résultat de ses expériences. Mais c'était admettre que mon étrange
voyage aurait un terme, et ce terme, je ne l'apercevais pas encore.

Quoi qu'il en soit, le capitaine Nemo me fit également connaître divers
chiffres obtenus par lui et qui établissaient le rapport des densités
de l'eau dans les principales mers du globe. De cette communication, je
tirai un enseignement personnel qui n'avait rien de scientifique.

C'était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je
me promenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les
différentes densités que présentent les eaux de la mer. Je lui répondis
négativement, et j'ajoutai que la science manquait d'observations
rigoureuses à ce sujet.

« Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer
la certitude.

-- Bien, répondis-je, mais le _Nautilus_ est un monde à part, et les
secrets de ses savants n'arrivent pas jusqu'à la terre.

-- Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, après quelques
instants de silence. C'est un monde à part. Il est aussi étranger à la
terre que les planètes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et
l'on ne connaîtra jamais les travaux des savants de Saturne ou de
Jupiter. Cependant, puisque le hasard a lié nos deux existences, je
puis vous communiquer le résultat de mes observations.

-- Je vous écoute, capitaine.

-- Vous savez, monsieur le professeur, que l'eau de mer est plus dense
que l'eau douce, mais cette densité n'est pas uniforme. En effet, si je
représente par un la densité de l'eau douce, je trouve un vingt-huit
millième pour les eaux de l'Atlantique, un vingt-six millième pour les
eaux du Pacifique, un trente-millième pour les eaux de la
Méditerranée...

-- Ah ! pensai-je, il s'aventure dans la Méditerranée ?

-- Un dix-huit millième pour les eaux de la mer Ionienne, et un
vingt-neuf millième pour les eaux de l'Adriatique. »

Décidément, le _Nautilus_ ne fuyait pas les mers fréquentées de
l'Europe, et j'en conclus qu'il nous ramènerait - peut-être avant peu
vers des continents plus civilisés. Je pensai que Ned Land apprendrait
cette particularité avec une satisfaction très naturelle.

Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent en expériences de
toutes sortes, qui portèrent sur les degrés de salure des eaux à
différentes profondeurs, sur leur électrisation, sur leur coloration,
sur leur transparence, et dans toutes ces circonstances, le capitaine
Nemo déploya une ingéniosité qui ne fut égalée que par sa bonne grâce
envers moi. Puis, pendant quelques jours, je ne le revis plus, et
demeurai de nouveau comme isolé à son bord.

Le 16 janvier, le _Nautilus_ parut s'endormir à quelques mètres
seulement au-dessous de la surface des flots. Ses appareils électriques
ne fonctionnaient pas, et son hélice immobile le laissait errer au gré
des courants. Je supposai que l'équipage s'occupait de réparations
intérieures, nécessitées par la violence des mouvements mécaniques de
la machine.

Mes compagnons et moi, nous fûmes alors témoins d'un curieux spectacle.
Les panneaux du salon étaient ouverts, et comme le fanal du _Nautilus_
n'était pas en activité, une vague obscurité régnait au milieu des eaux.

Le ciel orageux et couvert d'épais nuages ne donnait aux premières
couches de l'Océan qu'une insuffisante clarté.

J'observais l'état de la mer dans ces conditions, et les plus gros
poissons ne m'apparaissaient plus que comme des ombres à peine
figurées, quand le _Nautilus_ se trouva subitement transporté en pleine
lumière. Je crus d'abord que le fanal avait été rallumé, et qu'il
projetait son éclat électrique dans la masse liquide. Je me trompais,
et après une rapide observation, je reconnus mon erreur.

Le _Nautilus_ flottait au milieu d'une couche phosphorescente, qui dans
cette obscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des
myriades d'animalcules lumineux, dont l'étincellement s'accroissait en
glissant sur la coque métallique de l'appareil. Je surprenais alors des
éclairs au milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent été des
coulées de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des masses
métalliques portées au rouge blanc ; de telle sorte que par opposition,
certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igné, dont
toute ombre semblait devoir être bannie. Non ! ce n'était plus
l'irradiation calme de notre éclairage habituel ! Il y avait là une
vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumière, on la sentait
vivante !

En effet, c'était une agglomération infinie d'infusoires pélagiens, de
noctiluques miliaires, véritables globules de gelée diaphane, pourvus
d'un tentacule filiforme, et dont on a compté jusqu'à vingt-cinq mille
dans trente centimètres cubes d'eau. Et leur lumière était encore
doublée par ces lueurs particulières aux méduses, aux astéries, aux
aurélies, aux pholadesdattes, et autres zoophytes phosphorescents,
imprégnés du graissin des matières organiques décomposées par la mer,
et peut-être du mucus secrète par les poissons.

Pendant plusieurs heures, le _Nautilus_ flotta dans ces ondes
brillantes, et notre admiration s'accrut à voir les gros animaux marins
s'y jouer comme des salamandres. Je vis là, au milieu de ce feu qui ne
brûle pas, des marsouins élégants et rapides, infatigables clowns des
mers, et des istiophores longs de trois mètres, intelligents
précurseurs des ouragans, dont le formidable glaive heurtait parfois la
vitre du salon. Puis apparurent des poissons plus petits, des balistes
variés, des scomberoïdes-sauteurs, des nasons-loups, et cent autres qui
zébraient dans leur course la lumineuse atmosphère.

Ce fut un enchantement que cet éblouissant spectacle ! Peut-être
quelque condition atmosphérique augmentait-elle l'intensité de ce
phénomène ? Peut-être quelque orage se déchaînait-il à la surface des
flots ? Mais, à cette profondeur de quelques mètres, le _Nautilus_ ne
ressentait pas sa fureur, et il se balançait paisiblement au milieu des
eaux tranquilles.

Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelque merveille
nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulés,
ses mollusques, ses poissons. Les journées s'écoulaient rapidement, et
je ne les comptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait à varier
l'ordinaire du bord. Véritables colimaçons, nous étions faits à notre
coquille, et j'affirme qu'il est facile de devenir un parfait colimaçon.

Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous
n'imaginions plus qu'il existât une vie différente à la surface du
globe terrestre, quand un événement vint nous rappeler à l'étrangeté de
notre situation.

Le 18 janvier, le _Nautilus_ se trouvait par 105° de longitude et 15°
de latitude méridionale. Le temps était menaçant, la mer dure et
houleuse. Le vent soufflait de l'est en grande brise. Le baromètre, qui
baissait depuis quelques jours, annonçait une prochaine lutte des
éléments.

J'étais monté sur la plate-forme au moment où le second prenait ses
mesures d'angles horaires. J'attendais, suivant la coutume, que la
phrase quotidienne fût prononcée. Mais, ce jour-là, elle fut remplacée
par une autre phrase non moins incompréhensible. Presque aussitôt, je
vis apparaître le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d'une lunette,
se dirigèrent vers l'horizon.

Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le
point enfermé dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa
lunette, et échangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci
semblait être en proie à une émotion qu'il voulait vainement contenir.
Le capitaine Nemo, plus maître de lui, demeurait froid.

Il paraissait, d'ailleurs, faire certaines objections auxquelles le
second répondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris
ainsi, à la différence de leur ton et de leurs gestes.

Quant à moi, j'avais soigneusement regardé dans la direction observée,
sans rien apercevoir. Le ciel et l'eau se confondaient sur une ligne
d'horizon d'une parfaite netteté.

Cependant, le capitaine Nemo se promenait d'une extrémité à l'autre de
la plate-forme, sans me regarder, peut-être sans me voir. Son pas était
assuré, mais moins régulier que d'habitude. 11 s'arrêtait parfois, et
les bras croisés sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il
chercher sur cet immense espace ? Le _Nautilus_ se trouvait alors à
quelques centaines de milles de la côte la plus rapprochée.

Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinément
l'horizon, allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son
chef par son agitation nerveuse.

D'ailleurs, ce mystère allait nécessairement s'éclaircir, et avant peu,
car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa
puissance propulsive, imprima à l'hélice une rotation plus rapide.

En ce moment, le second attira de nouveau l'attention du capitaine.
Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point
indiqué. Il l'observa longtemps. De mon côté, très sérieusement
intrigué, je descendis au salon, et j'en rapportai une excellente
longue-vue dont je me servais ordinairement. Puis, l'appuyant sur la
cage du fanal qui formait saillie à l'avant de la plate-forme, je me
disposai à parcourir toute la ligne du ciel et de la mer.

Mais, mon oeil ne s'était pas encore appliqué à l'oculaire, que
l'instrument me fut vivement arraché des mains.

Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais je ne le
reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son oeil, brillant
d'un feu sombre, se dérobait sous son sourcil froncé. Ses dents se
découvraient à demi. Son corps raide, ses poings fermés, sa tête
retirée entre les épaules, témoignaient de la haine violente que
respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette tombée de
sa main, avait roulé à ses pieds.

Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colère
? S'imaginait-il, cet incompréhensible personnage, que j'avais surpris
quelque secret interdit aux hôtes du _Nautilus_ ?

Non ! cette haine, je n'en étais pas l'objet, car il ne me regardait
pas, et son oeil restait obstinément fixé sur l'impénétrable point de
l'horizon.

Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de lui. Sa physionomie, si
profondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son
second quelques mots en langue étrangère, puis il se retourna vers moi.

« Monsieur Aronnax, me dit-il d'un ton assez impérieux, je réclame de
vous l'observation de l'un des engagements qui vous lient à moi.

-- De quoi s'agit-il, capitaine ?

-- Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu'au
moment où je jugerai convenable de vous rendre la liberté.

-- Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le regardant fixement. Mais
puis-je vous adresser une question ?

-- Aucune, monsieur. »

Sur ce mot, je n'avais pas à discuter, mais à obéir, puisque toute
résistance eût été impossible.

Je descendis à la cabine qu'occupaient Ned Land et Conseil, et je leur
fis part de la détermination du capitaine. Je laisse à penser comment
cette communication fut reçue par le Canadien. D'ailleurs, le temps
manqua à toute explication. Quatre hommes de l'équipage attendaient à
la porte, et ils nous conduisirent à cette cellule où nous avions passé
notre première nuit à bord du _Nautilus_.

Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur lui pour toute
réponse.

« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demanda Conseil.

Je racontai à mes compagnons ce qui s'était passé. Ils furent aussi
étonnés que moi, mais aussi peu avancés.

Cependant, j'étais plongé dans un abîme de réflexions, et l'étrange
appréhension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas ma
pensée. J'étais incapable d'accoupler deux idées logiques, et je me
perdais dans les plus absurdes hypothèses, quand je fus tiré de ma
contention d'esprit par ces paroles de Ned Land :

« Tiens ! le déjeuner est servi ! »

En effet, la table était préparée. Il était évident que le capitaine
Nemo avait donné cet ordre en même temps qu'il faisait hâter la marche
du _Nautilus_.

« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? me
demanda Conseil.

-- Oui, mon garçon, répondis-je.

-- Eh bien ! que monsieur déjeune. C'est prudent, car nous ne savons ce
qui peut arriver.

-- Tu as raison, Conseil.

-- Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donné que le menu du
bord.

-- Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le déjeuner
avait manqué totalement ! »

Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.

Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assez silencieusement. Je
mangeai peu. Conseil « se força », toujours par prudence, et Ned Land,
quoi qu'il en eût, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le déjeuner
terminé, chacun de nous s'accota dans son coin.

En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellule s'éteignit et
nous laissa dans une obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à
s'endormir, et, ce qui m'étonna, Conseil se laissa aller aussi à un
lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez
lui cet impérieux besoin de sommeil, quand je sentis mon cerveau
s'imprégner d'une épaisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir
ouverts, se fermèrent malgré moi. J'étais en proie à une hallucination
douloureuse. Évidemment, des substances soporifiques avaient été mêlées
aux aliments que nous venions de prendre ! Ce n'était donc pas assez de
la prison pour nous dérober les projets du capitaine Nemo, il fallait
encore le sommeil !

J'entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer
qui provoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le _Nautilus_
avait-il donc quitté la surface de l'Océan ? Était-il rentré dans la
couche immobile des eaux ?

Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration
s'affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et
comme paralysés. Mes paupières, véritables calottes de plomb, tombèrent
sur mes yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein
d'hallucinations, s'empara de tout mon être. Puis, les visions
disparurent, et me laissèrent dans un complet anéantissement.

                                  XXIV

                          LE ROYAUME DU CORAIL

Le lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée. A ma
grande surprise, j'étais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute,
avaient été réintégrés dans leur cabine, sans qu'ils s'en fussent
aperçus plus que moi. Ce qui s'était passé pendant cette nuit, ils
l'ignoraient comme je l'ignorais moi-même, et pour dévoiler ce mystère,
je ne comptais que sur les hasards de l'avenir.

Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais-je encore une fois libre
ou prisonnier ? Libre entièrement. J'ouvris la porte, je pris par les
coursives, je montai l'escalier central. Les panneaux, fermés la
veille, étaient ouverts. J'arrivai sur la plate-forme.

Ned Land et Conseil m'y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne
savaient rien. Endormis d'un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun
souvenir, ils avaient été très surpris de se retrouver dans leur cabine.

Quant au _Nautilus_, il nous parut tranquille et mystérieux comme
toujours. Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée.
Rien ne semblait changé à bord.

Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle était déserte.
Le Canadien ne signala rien de nouveau à l'horizon, ni voile, ni terre.
Une brise d'ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, échevelées
par le vent, imprimaient à l'appareil un très sensible roulis.

Le _Nautilus_, après avoir renouvelé son air, se maintint à une
profondeur moyenne de quinze mètres, de manière à pouvoir revenir
promptement à la surface des flots. Opération qui, contre l'habitude,
fut pratiquée plusieurs fois, pendant cette journée du 19 janvier. Le
second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumée
retentissait à l'intérieur du navire.

Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis
que l'impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son
mutisme ordinaires.

Vers deux heures, j'étais au salon, occupé à classer mes notes, lorsque
le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un
salut presque imperceptible, sans m'adresser la parole. Je me remis à
mon travail, espérant qu'il me donnerait peut-être des explications sur
les événements qui avaient marqué la nuit précédente. Il n'en fit rien.
Je le regardai. Sa figure me parut fatiguée ; ses yeux rougis n'avaient
pas été rafraîchis par le sommeil ; sa physionomie exprimait une
tristesse profonde, un réel chagrin. Il allait et venait, s'asseyait et
se relevait, prenait un livre au hasard, l'abandonnait aussitôt.
consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, et
semblait ne pouvoir tenir un instant en place.

Enfin, il vint vers moi et me dit :

« Etes-vous médecin, monsieur Aronnax ? »

Je m'attendais si peu à cette demande, que je le regardai quelque temps
sans répondre.

« Etes-vous médecin ? répéta-t-il. Plusieurs de vos collègues ont fait
leurs études de médecine, Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.

-- En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hôpitaux. J'ai
pratiqué pendant plusieurs années avant d'entrer au Muséum.

-- Bien, monsieur. »

Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne
sachant où il en voulait venir, j'attendis de nouvelles questions, me
réservant de répondre suivant les circonstances.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous à donner vos
soins à l'un de mes hommes ?

-- Vous avez un malade ?

-- Oui.

-- Je suis prêt à vous suivre.

-- Venez. »

J'avouerai que mon coeur battait. Je ne sais pourquoi je voyais une
certaine connexité entre cette maladie d'un homme de l'équipage et les
événements de la veille, et ce mystère me préoccupait au moins autant
que le malade.

Le capitaine Nemo me conduisit à l'arrière du _Nautilus_, et me fit
entrer dans une cabine située près du poste des matelots.

Là, sur un lit, reposait un homme d'une quarantaine d'années, à figure
énergique, vrai type de l'Anglo-Saxon.

Je me penchai sur lui. Ce n'était pas seulement un malade, c'était un
blessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants, reposait sur un
double oreiller. Je détachai ces linges, et le blessé, regardant de ses
grands yeux fixes, me laissa faire, sans proférer une seule plainte.

La blessure était horrible. Le crâne, fracassé par un instrument
contondant, montrait la cervelle à nu, et la substance cérébrale avait
subi une attrition profonde. Des caillots sanguins s'étaient formés
dans la masse diffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y
avait eu à la fois contusion et commotion du cerveau. La respiration du
malade était lente, et quelques mouvements spasmodiques des muscles
agitaient sa face. La phlegmasie cérébrale était complète et entraînait
la paralysie du sentiment et du mouvement.

Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Les extrémités du
corps se refroidissaient déjà, et je vis que la mort s'approchait, sans
qu'il me parût possible de l'enrayer. Après avoir pansé ce malheureux,
je rajustai les linges de sa tête, et je me retournai vers le capitaine
Nemo.

« D'où vient cette blessure ? Lui demandai-je.

-- Qu'importe ! répondit évasivement le capitaine. Un choc du
_Nautilus_ a brisé un des leviers de la machine, qui a frappé cet
homme. Mais votre avis sur son état ? »

J'hésitais à me prononcer.

« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n'entend pas le
français. »

Je regardai une dernière fois le blessé, puis je répondis :

« Cet homme sera mort dans deux heures.

-- Rien ne peut le sauver ?

-- Rien. »

La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissèrent de
ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.

Pendant quelques instants, j'observai encore ce mourant dont la vie se
retirait peu à peu. Sa pâleur s'accroissait encore sous l'éclat
électrique qui baignait son lit de mort. Je regardais sa tête
intelligente, sillonnée de rides prématurées, que le malheur, la misère
peut-être, avaient creusées depuis longtemps. Je cherchais à surprendre
le secret de sa vie dans les dernières paroles échappées à ses lèvres !

« Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax », me dit le capitaine
Nemo.

Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai ma
chambre, très ému de cette scène. Pendant toute la journée, je fus
agité de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre
mes songes fréquemment interrompus, je crus entendre des soupirs
lointains et comme une psalmodie funèbre. Était-ce la prière des morts,
murmurée dans cette langue que je ne savais comprendre ?

Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Nemo m'y avait
précédé. Dès qu'il m'aperçut, il vint à moi.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faire
aujourd'hui une excursion sous-marine ?

-- Avec mes compagnons ? demandai-je.

-- Si cela leur plaît.

-- Nous sommes à vos ordres, capitaine.

-- Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres. »

Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Land et
Conseil. Je leur fis connaître la proposition du capitaine Nemo.
Conseil s'empressa d'accepter, et, cette fois, le Canadien se montra
très disposé à nous suivre.

Il était huit heures du matin. A huit heures et demie, nous étions
vêtus pour cette nouvelle promenade, et munis des deux appareils
d'éclairage et de respiration. La double porte fut ouverte, et,
accompagnés du capitaine Nemo que suivaient une douzaine d'hommes de
l'équipage, nous prenions pied à une profondeur de dix mètres sur le
sol ferme où reposait le _Nautilus_.

Une légère pente aboutissait à un fond accidenté, par quinze brasses de
profondeur environ. Ce fond différait complètement de celui que j'avais
visité pendant ma première excursion sous les eaux de l'Océan
Pacifique. Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines,
nulle forêt pélagienne. Je reconnus immédiatement cette région
merveilleuse dont, ce jour-là, le capitaine Nemo nous faisait les
honneurs. C'était le royaume du corail.

Dans l'embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires,
on remarque l'ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes des
gorgoniens, des isidiens et des coralliens. C'est à ce dernier
qu'appartient le corail, curieuse substance qui fut tour à tour classée
dans les règnes minéral, végétal et animal. Remède chez les anciens,
bijou chez les modernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais
Peysonnel le rangea définitivement dans le règne animal.

Le corail est un ensemble d'animalcules, réunis sur un polypier de
nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique qui
les a produits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence
propre, tout en participant à la vie commune. C'est donc une sorte de
socialisme naturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce
bizarre zoophyte, qui se minéralise tout en s'arborisant, suivant la
très juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait être plus
intéressant pour moi que de visiter l'une de ces forêts pétrifiées que
la nature a plantées au fond des mers.

Les appareils Rumhkorff furent mis en activité, et nous suivîmes un
banc de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un
jour cette portion de l'océan indien. La route était bordée
d'inextricables buissons formés par l'enchevêtrement d'arbrisseaux que
couvraient de petites fleurs étoilées à rayons blancs. Seulement, à
l'inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixées aux
rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas.

La lumière produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de
ces ramures si vivement colorées. Il me semblait voir ces tubes
membraneux et cylindriques trembler sous l'ondulation des eaux. J'étais
tenté de cueillir leurs fraîches corolles ornées de délicats
tentacules, les unes nouvellement épanouies, les autres naissant à
peine, pendant que de légers poissons, aux rapides nageoires, les
effleuraient en passant comme des volées d'oiseaux. Mais, si ma main
s'approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animées,
aussitôt l'alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanches
rentraient dans leurs étuis rouges, les fleurs s'évanouissaient sous
mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.

Le hasard m'avait mis là en présence des plus précieux échantillons de
ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se pêche dans la Méditerranée,
sur les côtes de France, d'Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses
tons vifs ces noms poétiques de _fleur de sang_ et d'_écume de sang_
que le commerce donne à ses plus beaux produits. Le corail se vend
jusqu'à cinq cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les couches
liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette
précieuse matière, souvent mélangée avec d'autres polypiers, formait
alors des ensembles compacts et inextricables appelés « macciota », et
sur lesquels je remarquai d'admirables spécimens de corail rose.

Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisations
grandirent. De véritables taillis pétrifiés et de longues travées d'une
architecture fantaisiste s'ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo
s'engagea sous une obscure galerie dont la pente douce nous conduisit à
une profondeur de cent mètres. La lumière de nos serpentins produisait
parfois des effets magiques, en s'accrochant aux rugueuses aspérités de
ces arceaux naturels et aux pendentifs disposés comme des lustres,
qu'elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseaux coralliens,
j'observai d'autres polypes non moins curieux, des mélites, des iris
aux ramifications articulées, puis quelques touffes de corallines, les
unes vertes, les autres rouges, véritables algues encroûtées dans leurs
sels calcaires, que les naturalistes, après longues discussions, ont
définitivement rangées dans le règne végétal. Mais, suivant la remarque
d'un penseur, « c'est peut-être là le point réel où la vie obscurément
se soulève du sommeil de pierre, sans se détacher encore de ce rude
point de départ ».

Enfin, après deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur
de trois cents mètres environ, c'est-à-dire la limite extrême sur
laquelle le corail commence à se former. Mais là, ce n'était plus le
buisson isolé, ni le modeste taillis de basse futaie. C'était la forêt
immense, les grandes végétations minérales, les énormes arbres
pétrifiés, réunis par des guirlandes d'élégantes plumarias, ces lianes
de la mer, toutes parées de nuances et de reflets. Nous passions
librement sous leur haute ramure perdue dans l'ombre des flots, tandis
qu'à nos pieds, les tubipores, les méandrines, les astrées, les
fongies, les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, semé de gemmes
éblouissantes.

Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nous communiquer
nos sensations ! Pourquoi étions-nous emprisonnés sous ce masque de
métal et de verre ! Pourquoi les paroles nous étaient-elles interdites
de l'un à l'autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces
poissons qui peuplent le liquide élément, ou plutôt encore de celle de
ces amphibies qui, pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gré
de leur caprice, le double domaine de la terre et des eaux !

Cependant, le capitaine Nemo s'était arrêté. Mes compagnons et mol nous
suspendîmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommes
formaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plus
d'attention, j'observai que quatre d'entre eux portaient sur leurs
épaules un objet de forme oblongue.

Nous occupions, en cet endroit. Le centre d'une vaste clairière,
entourée par les hautes arborisations de la forêt sous-marine. Nos
lampes projetaient sur cet espace une sorte de clarté crépusculaire qui
allongeait démesurément les ombres sur le sol. A la limite de la
clairière, l'obscurité redevenait profonde, et ne recueillait que de
petites étincelles retenues par les vives arêtes du corail.

Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions, et il me vint
à la pensée que j'allais assister a une scène étrange. En observant le
sol, je vis qu'il était gonflé, en de certains points, par de légères
extumescences encroûtées de dépôts calcaires, et disposées avec une
régularité qui trahissait la main de l'homme.

Au milieu de la clairière, sur un piédestal de rocs grossièrement
entassés, se dressait une croix de corail, qui étendait ses longs bras
qu'on eût dit faits d'un sang pétrifié.

Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s'avança, et à
quelques pieds de la croix, il commença à creuser un trou avec une
pioche qu'il détacha de sa ceinture.

Je compris tout ! Cette clairière c'était un cimetière, ce trou, une
tombe, cet objet oblong, le corps de l'homme mort dans la nuit ! Le
capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette
demeure commune, au fond de cet inaccessible Océan !

Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point ! Jamais idées plus
impressionnantes n'envahirent mon cerceau ! Je ne voulais pas voir ce
que voyait mes yeux !

Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient çà et
là leur retraite troublée. J'entendais résonner, sur le sol calcaire,
le fer du pic qui étincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au
fond des eaux. Le trou s'allongeait, s'élargissait, et bientôt il fut
assez profond pour recevoir le corps.

Alors, les porteurs s'approchèrent. Le corps, enveloppé dans un tissu
de byssus blanc, descendit dans sa humide tombe. Le capitaine Nemo, les
bras croisés sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait
aimés s'agenouillèrent dans l'attitude de la prière... Mes deux
compagnons et moi, nous nous étions religieusement inclinés.

La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formèrent
un léger renflement.

Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressèrent ;
puis, se rapprochant de la tombe, tous fléchirent encore le genou, et
tous étendirent leur main en signe de suprême adieu...

Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du _Nautilus_, repassant sous
les arceaux de la forêt, au milieu des taillis, le long des buissons de
corail, et toujours montant.

Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineuse nous guida
jusqu'au _Nautilus_. A une heure, nous étions de retour.

Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur la plate-forme,
et, en proie à une terrible obsession d'idées, j'allai m'asseoir près
du fanal.

Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :

« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme est mort dans la nuit ?

-- Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.

-- Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans ce cimetière de
corail ?

-- Oui, oubliés de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et
les polypes se chargent d'y sceller nos morts pour l'éternité ! »

Et cachant d'un geste brusque son visage dans ses mains crispées, le
capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta :

« C'est là notre paisible cimetière, à quelques centaines de pieds
au-dessous de la surface des flots !

-- Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de
l'atteinte des requins !

-- Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo, des requins et
des hommes ! »

                        FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE








End of Project Gutenberg's 20000 Lieues sous les mers (première partie), by Jules Verne

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