La chasse au météore

By Jules Verne

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Title: La chasse au météore

Author: Jules Verne

Illustrator: George Roux

Release date: August 24, 2025 [eBook #76724]

Language: French

Original publication: Paris: Hetzel, 1908

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHASSE AU MÉTÉORE ***





  Au lecteur

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  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.




LA

CHASSE AU MÉTÉORE




  _LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES_

  LA CHASSE AU MÉTÉORE

  PAR


  JULES VERNE

  [Illustration: MÉTÉORE]


  _ILLUSTRATIONS_

  PAR

  GEORGE ROUX


  _Planches en Chromotypographie_

  COLLECTION HETZEL

  18, RUE JACOB, PARIS, VIe

  Tous droits de traduction et de reproduction réservés.




  _Published April 30th 1908. Privilege of copyright
  in the United States reserved, under the Act approved
  March 3d 1905, by J. Hetzel._




LA CHASSE AU MÉTÉORE

[Illustration]

I

DANS LEQUEL LE JUGE JOHN PROTH REMPLIT UN DES PLUS AGRÉABLES DEVOIRS DE
SA CHARGE AVANT DE RETOURNER A SON JARDIN.


Il n'y a aucun motif pour cacher aux lecteurs que la ville dans
laquelle commence cette histoire singulière est située en Virginie,
États-Unis d'Amérique. S'ils le veulent bien, nous appellerons cette
ville Whaston, et nous la placerons dans le district oriental, sur
la rive droite du Potomac; mais il nous paraît inutile de préciser
davantage les coordonnées de cette cité, que l'on chercherait
inutilement, même sur les meilleures cartes de l'Union.

Cette année-là, le 12 mars, dans la matinée, ceux des habitants de
Whaston qui traversèrent Exeter street au moment convenable purent
apercevoir un élégant cavalier monter et descendre la rue, qui est en
forte pente, au petit pas de son cheval, puis finalement s'arrêter sur
la place de la Constitution, à peu près au centre de la ville.

Ce cavalier, de pur type yankee, type qui n'est point exempt d'une
originale distinction, ne devait pas avoir plus de trente ans. Il était
d'une taille au-dessus de la moyenne, de belle et robuste complexion,
de figure régulière, brun par les cheveux et châtain par la barbe dont
la pointe allongeait son visage aux lèvres soigneusement rasées. Un
ample manteau le recouvrait jusqu'aux jambes et s'arrondissait sur la
croupe du cheval. Il maniait sa monture assez fringante avec autant
d'adresse que de fermeté. Tout, dans son attitude, indiquait l'homme
d'action, l'homme résolu et aussi l'homme de premier mouvement. Il ne
devait jamais osciller entre le désir et la crainte, ce qui est le
fait d'un caractère hésitant. Enfin, un observateur eût constaté que
son impatience naturelle ne se dissimulait qu'imparfaitement sous une
apparence de froideur.

Pourquoi ce cavalier était-il céans dans une ville où nul ne le
connaissait, où nul ne l'avait jamais vu?.. Se bornait-il à la
traverser, ou comptait-il y rester quelque temps?.. Pour trouver un
hôtel, il n'aurait eu, dans ce dernier cas, que l'embarras du choix.
On peut citer Whaston sous ce rapport. En aucun autre centre des
États-Unis ou d'ailleurs, voyageur ne rencontrerait meilleur accueil,
meilleur service, meilleure table, confort aussi complet à des prix
aussi modérés. Il est vraiment déplorable que les cartes indiquent avec
tant d'imprécision une ville pourvue de tels avantages.

Non, cet étranger ne semblait point en disposition de séjourner à
Whaston, et les engageants sourires des hôteliers n'auraient sans doute
aucune prise sur lui. L'air absorbé, indifférent à ce qui l'entourait,
il suivait la chaussée qui dessine la périphérie de la place de la
Constitution, dont un vaste terre-plein occupe le centre, sans même
soupçonner qu'il excitât la curiosité publique.

Et Dieu sait pourtant si elle était excitée, la curiosité publique!
Depuis que le cavalier était apparu, patrons et gens de service
échangeaient, sur le pas des portes, ces propos ou d'autres analogues:

«Par où est-il arrivé?

--Par Exeter street.

--Et d'où venait-il?

--Il est entré, à ce qu'on dit, par le faubourg de Wilcox.

--Voilà bien une demi-heure que son cheval fait le tour de la place.

--C'est qu'il attend quelqu'un.

--Probable. Et même avec une certaine impatience.

--Il ne cesse de regarder du côté d'Exeter street.

--C'est par là qu'on arrivera.

--Qui ça, «on»?.. Il ou elle?

--Eh! eh!.. il a ma foi bonne tournure!..

--Un rendez-vous alors?

--Oui, un rendez-vous... mais non dans le sens où vous l'entendez.

--Qu'en savez-vous?

--Voilà trois fois que cet étranger s'arrête devant la porte de Mr John
Proth...

--Or, comme Mr John Proth est juge à Whaston...

--C'est que ce personnage a quelque procès...

--Et que son adversaire est en retard.

--Vous avez raison.

--Bon! le juge Proth les aura conciliés et réconciliés en un tour de
main!

--C'est un habile homme.

--Et un brave homme aussi.»

En vérité, il était possible que ce fût là le vrai motif de la présence
de ce cavalier à Whaston. En effet, à plusieurs reprises, il avait
fait halte, sans mettre pied à terre, devant la maison de Mr John
Proth. Il en regardait la porte, il en regardait les fenêtres, puis il
restait immobile, comme s'il eût attendu que quelqu'un parût sur le
seuil, jusqu'au moment où son cheval, qui piaffait d'impatience, le
contraignait à repartir.

Or, comme il s'arrêtait là une fois de plus, voici que la porte
s'ouvrit toute grande, et qu'un homme se montra sur le palier du petit
perron donnant accès au trottoir.

A peine l'étranger eut-il aperçu cet homme:

«Mr John Proth, je suppose?.. dit-il en soulevant son chapeau.

--Lui-même, répondit le juge.

--Une simple question qui n'exigera qu'un oui ou un non de votre part.

--Faites, Monsieur.

--Quelqu'un serait-il déjà venu, ce matin, vous demander Mr Seth
Stanfort?

--Pas que je sache.

--Merci.»

Ce mot prononcé, son chapeau soulevé une seconde fois, le cavalier
rendit la main et remonta au petit trot Exeter street.

Maintenant--ce fut l'avis général--il n'y avait plus à douter que
cet inconnu eût affaire à Mr John Proth. A la manière dont il venait
de formuler sa question, il était lui-même Seth Stanfort, présent le
premier à un rendez-vous convenu. Mais un autre problème tout aussi
palpitant se posait. L'heure dudit rendez-vous était-elle passée, et le
cavalier inconnu allait-il quitter la ville pour n'y plus revenir?

On le croira sans difficulté, puisque nous sommes en Amérique,
c'est-à-dire chez le peuple le plus parieur qui soit en ce bas monde,
des paris s'établirent touchant le retour prochain ou le départ
définitif de l'étranger. Quelques enjeux d'un demi-dollar, ou même
de cinq ou six _cents_, entre le personnel des hôtels et les curieux
arrêtés sur la place, pas davantage, mais enfin enjeux qui seraient bel
et bien payés par les perdants, et encaissés par les gagnants, tous
gens des plus honorables.

Quant au juge John Proth, il s'était borné à suivre des yeux le
cavalier qui remontait vers le faubourg de Wilcox. C'était un
philosophe, le juge John Proth, un sage magistrat, qui ne comptait pas
moins de cinquante ans de sagesse et de philosophie, bien qu'il ne fût
âgé que d'un demi-siècle,--façon de dire qu'en venant au monde, il
était déjà philosophe et sage. Ajoutez à cela que, en sa qualité de
célibataire,--preuve incontestable de sagesse,--il n'avait jamais eu
sa vie troublée par aucun souci, ce qui, on en conviendra, facilite
grandement la pratique de la philosophie. Né à Whaston, il n'avait,
même en sa première jeunesse, que peu ou pas quitté Whaston, et il
était aussi considéré qu'aimé de ses justiciables qui le savaient
dépourvu de toute ambition.

[Illustration: LA MAISON DU JUGE JOHN PROTH.]

Un sens droit le guidait. Il se montrait toujours indulgent aux
faiblesses et parfois aux fautes d'autrui. Arranger les affaires
évoquées devant lui, renvoyer réconciliés les adversaires qui se
présentaient à son modeste tribunal, arrondir les angles, huiler
les rouages, adoucir les heurts inhérents à tout ordre social, si
perfectionné qu'il puisse être, c'est ainsi qu'il comprenait sa mission.

John Proth jouissait d'une certaine aisance. S'il remplissait ces
fonctions de juge, c'était par goût, et il ne songeait point à monter à
de plus hautes juridictions. Il aimait la tranquillité pour lui et pour
les autres. Il considérait les hommes comme des voisins d'existence
avec lesquels on a tout intérêt à vivre en bons termes. Il se levait
tôt et se couchait tôt. S'il lisait quelques auteurs favoris de
l'Ancien et du Nouveau Monde, il se contentait d'un brave et honnête
journal de la ville, le _Whaston News_, où les annonces tenaient plus
de place que la politique. Chaque jour, une promenade d'une heure ou
deux, pendant laquelle les chapeaux s'usaient à le saluer, ce qui
l'obligeait pour son compte à renouveler le sien tous les trois mois.
En dehors de ces promenades, sauf le temps consacré à l'exercice de
sa profession, il restait dans sa demeure paisible et confortable, et
cultivait les fleurs de son jardin, qui le récompensaient de ses soins
en le charmant par leurs fraîches couleurs, en lui prodiguant leurs
suaves parfums.

Ce caractère tracé en quelques lignes, le portrait de Mr John Proth
étant placé dans son vrai cadre, on comprendra que ledit juge ne
fût pas autrement préoccupé de la question posée par l'étranger. Si
celui-ci, au lieu de s'adresser au maître de la maison, eût interrogé
sa vieille servante Kate, peut-être bien que Kate eût voulu en savoir
davantage. Elle aurait insisté sur ce Seth Stanfort, demandé ce qu'il
faudrait dire dans le cas où l'on viendrait s'enquérir de sa personne.
Et sans doute même il n'aurait pas déplu à la digne Kate d'apprendre si
l'étranger devait ou non, soit dans la matinée, soit dans l'après-midi
revenir à la maison de Mr John Proth.

Mr John Proth, lui, ne se fût pas pardonné ces curiosités, ces
indiscrétions, excusables chez sa servante, puis parce qu'elle
appartenait au sexe féminin. Non, Mr John Proth ne s'aperçut même pas
que l'arrivée, la présence, puis le départ de l'étranger avaient été
remarqués par les badauds de la place, et, après avoir refermé sa
porte, il retourna donner à boire aux roses, aux iris, aux géraniums,
aux résédas de son jardin.

Les curieux ne l'imitèrent point et restèrent en observation.

Cependant, le cavalier s'était avancé jusqu'à l'extrémité d'Exeter
street, qui dominait le côté ouest de la ville. Parvenu au faubourg
de Wilcox, que cette rue réunit au centre de Whaston, il arrêta son
cheval, et, sans quitter la selle, regarda tout autour de lui. De ce
point, son regard pouvait s'étendre à un bon mille aux environs, et
suivre la route sinueuse descendant pendant trois milles jusqu'à la
bourgade de Steel, qui, au delà du Potomac, profilait ses clochers
sur l'horizon. En vain son regard parcourait-il cette route. Il n'y
découvrait sans doute pas ce qu'il cherchait. De là de vifs mouvements
d'impatience qui se transmirent au cheval, dont il fallut réprimer les
piaffements.

Dix minutes s'écoulèrent, puis le cavalier, reprenant au petit pas
Exeter street, se dirigea pour la cinquième fois vers la place.

«Après tout, se répétait-il, non sans consulter sa montre, il n'y
a pas encore de retard... Ce n'est que pour dix heures sept, et il
est à peine neuf heures et demie... La distance qui sépare Whaston
de Steel, d'où elle doit venir, est égale à celle qui sépare Whaston
de Brial, d'où je suis venu, et peut être franchie en moins de vingt
minutes... La route est belle, le temps est sec, et je ne sache pas
que le pont ait été emporté par une crue du fleuve... Il n'y aura donc
ni empêchement, ni obstacle... Dans ces conditions, si elle manque au
rendez-vous, c'est qu'elle le voudra bien... D'ailleurs, l'exactitude
consiste à être là juste à l'heure, et non à faire trop tôt acte de
présence... En réalité, c'est moi qui suis inexact, puisque je l'aurai
devancée plus qu'il ne convient à un homme méthodique... Il est vrai,
même à défaut de tout autre sentiment, la politesse me commandait
d'arriver le premier au rendez-vous!»

Ce monologue se poursuivit tout le temps que l'étranger redescendit
Exeter street, et il ne prit fin qu'au moment où les sabots du cheval
frappèrent de nouveau le macadam de la place.

Décidément, ceux qui avaient parié pour le retour de l'étranger
gagnaient leur pari. Aussi, lorsque celui-ci passa le long des hôtels,
lui firent-ils bon visage, tandis que les perdants ne le saluaient que
par des haussements d'épaules.

Dix heures sonnèrent enfin à l'horloge municipale. Son cheval arrêté,
l'étranger compta les dix coups et s'assura que l'horloge marchait en
parfait accord avec la montre qu'il tira de son gousset.

Il ne s'en fallait plus que de sept minutes pour que l'heure du
rendez-vous fût atteinte, puis aussitôt dépassée.

Seth Stanfort revint à l'entrée d'Exeter street. Visiblement, ni sa
monture ni lui ne pouvaient se tenir au repos.

Un public assez nombreux animait alors cette rue. De ceux qui la
montaient, Seth Stanfort ne se préoccupait en aucune façon. Toute
son attention allait à ceux qui la descendaient, et son regard les
saisissait dès qu'ils se montraient au sommet de la pente. Exeter
street est assez longue pour qu'un piéton mette une dizaine de minutes
à la parcourir, mais il n'en faut que trois ou quatre pour une voiture
marchant rapidement ou pour un cheval au trot.

Or, ce n'était point aux piétons que notre cavalier avait affaire. Il
ne les voyait même pas. Son plus intime ami eût passé à pied près de
lui, qu'il ne l'aurait pas aperçu. La personne attendue ne pouvait
arriver qu'à cheval ou en voiture.

Mais arriverait-elle à l'heure dite?.. Il ne s'en fallait plus que de
trois minutes, juste le temps nécessaire pour descendre Exeter street,
et aucun véhicule ne se montrait en haut de la rue, ni motocycle, ni
bicyclette, non plus qu'une automobile qui, en faisant du quatre-vingts
à l'heure, eût devancé encore l'instant du rendez-vous.

Seth Stanfort lança un dernier coup d'œil dans Exeter street. Ce fut un
vif éclair qui jaillit de sa prunelle, tandis qu'il murmurait sur un
ton d'inébranlable résolution:

«Si elle n'est point ici à dix heures sept, je n'épouse pas.»

Comme une réponse à cette déclaration, le galop d'un cheval se fit
entendre à ce moment vers le haut de la rue. L'animal, une bête
superbe, était monté par une jeune femme qui le maniait avec autant
de grâce que de sûreté. Les passants s'écartaient devant lui, et bien
certainement il ne trouverait aucun obstacle jusqu'à la place.

Seth Stanfort reconnut celle qu'il attendait. Son visage redevint
impassible. Il ne prononça pas une seule parole, ne fit pas un geste.
Après avoir rassemblé son cheval, il se rendit d'un pas tranquille
devant la maison du juge.

Cela fut bien pour intriguer derechef les curieux, qui se rapprochèrent,
sans que l'étranger leur prêtât la moindre attention.

Quelques secondes plus tard, la cavalière débouchait sur la place, et
son cheval blanc d'écume s'arrêtait à deux pas de la porte.

L'étranger se découvrit et dit:

«Je salue miss Arcadia Walker...

--Et moi Mr Seth Stanfort,» répondit Arcadia Walker, en s'inclinant
d'un mouvement gracieux.

[Illustration: «AU NOM DE LA LOI, JE VOUS DÉCLARE UNIS.» (Page 14.)]

On peut nous en croire, les indigènes ne perdaient pas de vue ce couple
qui leur était absolument inconnu. Et ils disaient entre eux:

«S'ils sont venus pour un procès, il est à désirer que ce procès
s'arrange au profit de tous deux.

--Il s'arrangera, ou Mr Proth ne serait pas l'habile homme qu'il est!

--Et si ni l'un ni l'autre ne sont mariés, le mieux serait que «cela
finît par un mariage!»

Ainsi allaient les langues, ainsi s'échangeaient les propos.

Mais ni Seth Stanfort ni miss Arcadia Walker ne semblaient se
préoccuper de la curiosité plutôt gênante dont ils étaient l'objet.

Seth Stanfort se préparait à descendre de cheval pour frapper à la
porte de Mr John Proth, lorsque cette porte s'ouvrit.

Mr John Proth apparut sur le seuil, et la vieille servante Kate, cette
fois, se montra derrière lui.

Ils avaient entendu un piétinement de chevaux devant la maison et,
celui-là quittant son jardin, celle-ci quittant sa cuisine, voulut
savoir ce qui se passait.

Seth Stanfort resta donc en selle, et, s'adressant au magistrat:

«Monsieur le juge John Proth, dit-il, je suis Mr Seth Stanfort, de
Boston, Massachusetts.

--Très heureux de faire votre connaissance, Mr Seth Stanfort!

--Et voici miss Arcadia Walker, de Trenton, New-Jersey.

--Très honoré de me trouver en présence de miss Arcadia Walker!

Et Mr John Proth, après avoir observé l'étranger, reporta toute son
attention sur l'étrangère.

Miss Arcadia Walker étant une charmante personne, on nous saura gré
d'en donner un rapide crayon. Son âge, vingt-quatre ans; ses yeux,
d'un bleu pâle; ses cheveux, d'un châtain foncé; son teint, d'une
fraîcheur que le hâle du grand air altérait à peine; ses dents, d'une
blancheur et d'une régularité parfaites; sa taille, un peu supérieure à
la moyenne; sa tournure, ravissante; sa démarche, d'une rare élégance,
souple et nerveuse à la fois. Sous l'amazone dont elle était revêtue,
elle se prêtait gracieusement aux mouvements de son cheval, qui
piaffait à l'exemple de celui de Seth Stanfort. Ses mains finement
gantées jouaient avec les rênes, et un connaisseur eût deviné en elle
une habile écuyère. Toute sa personne était empreinte d'une extrême
distinction, avec un «je ne sais quoi» de particulier à la haute classe
de l'Union, ce que l'on pourrait appeler l'aristocratie américaine,
si ce mot ne jurait pas avec les instincts démocratiques des natifs du
Nouveau Monde.

Miss Arcadia Walker, originaire du New-Jersey, n'ayant plus que des
parents éloignés, libre de ses actions, indépendante par sa fortune,
douée de l'esprit aventureux des jeunes Américaines, menait une
existence conforme à ses goûts. Voyageant depuis plusieurs années
déjà, ayant visité les principales contrées de l'Europe, elle était au
courant de ce qui se faisait et se disait à Paris, à Londres, à Berlin,
à Vienne ou à Rome. Et, ce qu'elle avait entendu ou vu au cours de ses
incessantes pérégrinations, elle pouvait en parler avec des Français,
des Anglais, des Allemands, des Italiens dans leur propre langue.
C'était une personne instruite, dont l'éducation, dirigée par un tuteur
aujourd'hui disparu de ce monde, avait été particulièrement soignée. La
pratique des affaires ne lui manquait même pas, et elle faisait preuve
dans l'administration de sa fortune d'une remarquable entente de ses
intérêts.

Ce qui vient d'être dit de miss Arcadia Walker se fût appliqué
symétriquement--c'est le mot juste--à Mr Seth Stanfort. Libre aussi,
riche aussi, aimant aussi les voyages, ayant couru le monde entier, il
ne résidait guère à Boston, sa ville natale. L'hiver, il était l'hôte
de l'Ancien Continent et des grandes capitales, où il avait souvent
rencontré son aventureuse compatriote. L'été, il revenait dans son pays
d'origine, vers les plages où se réunissent en famille les Yankees
opulents. Là, miss Arcadia Walker et lui s'étaient encore retrouvés.

Les mêmes goûts avaient peu à peu rapproché ces deux êtres jeunes
et vaillants, que les curieux et surtout les curieuses de la place
estimaient si bien faits l'un pour l'autre. Et, en vérité, tous deux
avides de voyages, tous deux ayant hâte de se transporter là où
quelque incident de la vie politique ou militaire excitait l'attention
publique, comment ne se seraient-ils pas convenus? On ne saurait donc
s'étonner que Mr Seth Stanfort et miss Arcadia Walker en fussent peu
à peu venus à l'idée d'unir leurs existences, ce qui ne changerait
rien à leurs habitudes. Ce ne seraient plus deux bâtiments marchant de
conserve, mais un seul et, on peut le croire, supérieurement construit,
gréé, aménagé pour courir toutes les mers du globe.

Non! ce n'était point un procès, une discussion, le règlement de
quelque affaire, qui amenait Seth Stanfort et miss Arcadia Walker
devant le juge de cette ville. Non! après avoir rempli toutes les
formalités légales devant les autorités compétentes du Massachusetts et
du New-Jersey, ils s'étaient donné rendez-vous à Whaston, ce jour même,
12 mars, à cette heure même, dix heures sept, pour accomplir un acte
qui, au dire des amateurs, est le plus important de la vie humaine.

La présentation de Mr Seth Stanfort et de miss Arcadia Walker au juge
ayant été faite ainsi qu'il vient d'être rapporté, Mr John Proth n'eut
plus qu'à demander au voyageur et à la voyageuse pour quel motif ils
comparaissaient devant lui.

--Seth Stanfort désire devenir le mari de miss Arcadia Walker, répondit
l'un.

--Et miss Arcadia Walker désire devenir la femme de Mr Seth Stanfort,
ajouta l'autre.

Le magistrat s'inclina en disant:

--Je suis à votre disposition, Mr Stanfort, et à la vôtre, miss Arcadia
Walker.

Les deux jeunes gens s'inclinèrent à leur tour.

--Quand vous conviendra-t-il qu'il soit procédé à ce mariage? reprit Mr
John Proth.

--Immédiatement... si vous êtes libre, répondit Seth Stanfort.

--Car nous quitterons Whaston dès que je serai Mrs Stanfort, déclara
miss Arcadia Walker.

Mr John Proth indiqua, par son attitude, combien lui, et toute la cité
avec lui, regrettaient de ne pouvoir garder plus longtemps dans les
murs de Whaston ce couple charmant, qui honorait en ce moment la ville
de sa présence.

Puis il ajouta:

--Je suis entièrement à vos ordres, en reculant de quelques pas, afin
de dégager la porte.

Mais Mr Seth Stanfort l'arrêta du geste.

--Est-il bien nécessaire, demanda-t-il, que miss Arcadia et moi nous
descendions de cheval?

Mr John Proth réfléchit un instant.

--Aucunement, affirma-t-il. On peut se marier à cheval aussi bien qu'à
pied.

Il eût été difficile de rencontrer un magistrat plus accommodant, même
en cet original pays d'Amérique.

--Une seule question, reprit Mr John Proth. Toutes les formalités
imposées par la loi sont-elles remplies?

--Elles le sont, répondit Seth Stanfort.

Et il tendit au juge un double permis en bonne et due forme, qui avait
été rédigé par les greffes de Boston et de Trenton, après acquittement
des droits de licence.

Mr John Proth prit les papiers, mit sur son nez des lunettes à monture
d'or, et lut attentivement ces pièces régulièrement légalisées et
revêtues du timbre officiel.

--Ces papiers sont en règle, dit-il, et je suis prêt à vous délivrer le
certificat de mariage.

Qu'on ne soit pas étonné si les curieux, dont le nombre s'était accru,
se pressaient autour du couple, comme autant de témoins d'une union
célébrée dans des conditions qui paraîtraient un peu extraordinaires
en tout autre pays. Mais ce n'était ni pour gêner les deux fiancés, ni
pour leur déplaire.

Mr John Proth remonta alors les premières marches de son perron, et,
d'une voix qui fut entendue de tous, il dit:

--Mr Seth Stanfort, vous consentez à prendre pour femme miss Arcadia
Walker?

--Oui.

--Miss Arcadia Walker, vous consentez à prendre pour mari Mr Seth
Stanfort?

--Oui.

Le magistrat se recueillit pendant quelques secondes, et, sérieux comme
un photographe au moment du sacramentel: «ne bougeons plus!» prononça:

--Au nom de la loi, Mr Seth Stanfort, de Boston, et miss Arcadia
Walker, de Trenton, je vous déclare unis par le mariage.

Les deux époux se rapprochèrent et se prirent la main, comme pour
sceller l'acte qu'ils venaient d'accomplir.

Puis chacun d'eux présenta au juge un billet de cinq cents dollars.

--Pour honoraires, dit Mr Seth Stanfort.

--Pour les pauvres,» dit Mrs Arcadia Stanfort.

Et tous deux, après s'être inclinés devant le juge, rendirent les
rênes à leurs chevaux, qui s'élancèrent dans la direction du faubourg
de Wilcox.

«Ah bien!... Ah bien!... fit Kate, paralysée à ce point par la
surprise, qu'elle en était exceptionnellement restée dix minutes sans
parler.

--Qu'est-ce à dire, Kate? interrogea Mr John Proth.

La vieille Kate lâcha le coin de son tablier qu'elle tordait depuis un
instant comme un cordier de profession.

--M'est avis, dit-elle, qu'ils sont fous, ces gens-là, monsieur le juge.

--Sans doute, vénérable Kate, sans doute, approuva Mr John Proth en
saisissant de nouveau son pacifique arrosoir. Mais quoi d'étonnant à
cela?.. Ceux qui se marient ne sont-ils pas toujours un peu fous?»




II

QUI INTRODUIT LE LECTEUR DANS LA MAISON DE DEAN FORSYTH ET LE MET EN
RAPPORT AVEC SON NEVEU, FRANCIS GORDON, ET SA BONNE, MITZ.


«Mitz!.. Mitz!..

--Mon fieu?..

--Qu'est-ce qu'il a donc, mon oncle Dean?

--Je n'en sais rien.

--Est-ce qu'il est malade?

--Que nenni! mais, si cela continue, il le deviendra pour sûr.»

Ces demandes et ces réponses s'échangeaient entre un jeune homme de
vingt-trois ans et une femme de soixante-cinq, dans la salle à manger
d'une maison d'Elisabeth street, précisément en cette ville de Whaston,
où venait de s'accomplir le plus original des mariages à la mode
américaine.

Cette maison d'Elisabeth street appartenait à Mr Dean Forsyth. Mr Dean
Forsyth avait quarante-cinq ans et paraissait bien les avoir. Grosse
tête ébouriffée, petits yeux à lunettes d'un fort numéro, épaules
légèrement voûtées, cou puissant enveloppé en toutes saisons du double
tour d'une cravate qui montait jusqu'au menton, redingote ample et
chiffonnée, gilet flasque dont les boutons inférieurs n'étaient jamais
utilisés, pantalon trop court recouvrant à peine des souliers trop
larges, calotte à gland posée en arrière sur une chevelure grisonnante
et indisciplinée, figure aux mille plis, se terminant par la barbiche
habituelle aux Américains du Nord, caractère irascible toujours à deux
millimètres de la colère, tel était Mr Dean Forsyth, dont parlaient
Francis Gordon, son neveu, et Mitz, sa vieille servante, dans la
matinée du 21 mars.

[Illustration: LA MAISON DE MR DEAN FORSYTH.]

Francis Gordon, privé de ses parents dès son bas âge, avait été
élevé par Mr Dean Forsyth, frère de sa mère. Bien qu'une certaine
fortune dût lui revenir de son oncle, il ne s'était pas cru pour cela
dispensé de travailler, et Mr Forsyth ne l'avait pas cru davantage. Le
neveu, après l'achèvement de ses études d'humanités dans la célèbre
université d'Harward, les avait complétées par celles du droit, et il
était présentement avocat à Whaston, où la veuve, l'orphelin et les
murs mitoyens n'avaient pas de défenseur plus résolu. Il connaissait
à fond les lois et la jurisprudence et parlait avec facilité d'une
voix chaude et pénétrante. Tous ses confrères, jeunes et vieux,
l'estimaient, et il ne s'était jamais fait un ennemi. Très bien de
sa personne, propriétaire de beaux cheveux châtains et de beaux yeux
noirs, de manières élégantes, spirituel sans méchanceté, serviable sans
ostentation, point maladroit dans les divers genres de sport auxquels
s'adonne avec passion la gentry américaine, comment n'aurait-il pas
pris rang parmi les plus distingués jeunes gens de la ville, et
pourquoi n'eût-il pas aimé cette charmante Jenny Hudelson, fille du
docteur Hudelson et de sa femme née Flora Clarish?..

Mais c'est trop tôt appeler l'attention du lecteur sur cette
demoiselle. Il est plus convenable qu'elle n'entre en scène qu'au
milieu de sa famille, et le moment n'en est pas venu. Cela ne saurait
tarder, d'ailleurs. Toutefois, il convient d'apporter une méthode
rigoureuse dans le développement de cette histoire, qui exige une
extrême précision.

En ce qui concerne Francis Gordon, nous ajouterons qu'il demeurait dans
la maison d'Elisabeth street, et ne la quitterait sans doute que le
jour de son mariage avec miss Jenny... Mais, encore une fois, laissons
miss Jenny Hudelson où elle est, et disons seulement que la bonne Mitz
était la confidente du neveu de son maître et qu'elle le chérissait
comme un fils, ou, mieux encore, un petit-fils, les grand'mères
détenant généralement le record de la tendresse maternelle.

Mitz, servante modèle, dont la pareille serait maintenant introuvable,
descendait de cette espèce perdue, qui procède à la fois du chien
et du chat: du chien, puisqu'elle s'attache à ses maîtres, du chat,
puisqu'elle s'attache à la maison. Comme on l'imagine sans peine, Mitz
avait son franc-parler avec Mr Dean Forsyth. Quand il avait tort, elle
le lui disait nettement, quoique dans un langage extravagant, dont
on ne pourra, en français, rendre qu'approximativement la savoureuse
fantaisie. S'il ne voulait pas en convenir, il n'avait qu'une chose à
faire: quitter la place, regagner son cabinet et s'enfermer à double
verrou.

Du reste, Mr Dean Forsyth n'avait pas à craindre d'y être jamais seul.
Il était sûr d'y rencontrer toujours un autre personnage, qui se
soustrayait de la même manière aux remontrances et aux admonestations
de Mitz.

Ce personnage répondait à l'appellation d'Omicron. Appellation bizarre,
qu'il devait à sa médiocre stature, et, sans doute, aurait-il été
surnommé Oméga, s'il n'eût été de trop petite taille. Haut de quatre
pieds six pouces dès l'âge de quinze ans, il n'avait plus grandi
ensuite. De son vrai nom Tom Wife, il était entré à cet âge dans la
maison de Mr Dean Forsyth, du temps du père de celui-ci, en qualité de
jeune domestique, et il avait dépassé la cinquantaine; on en conclura
que, depuis trente-cinq ans, il était au service de l'oncle de Francis
Gordon.

Il est important de dire à quoi se réduisait ce service. A ceci: aider
Mr Dean Forsyth dans ses travaux, pour lesquels il éprouvait une
passion au moins égale à celle de son maître.

Mr Dean Forsyth travaillait donc?

Oui, en amateur. Mais avec quel emballement et quelle fougue, on en
jugera.

De quoi s'occupait Mr Dean Forsyth? De médecine, de droit, de
littérature, d'art, d'affaires, comme tant de citoyens de la libre
Amérique?

Pas le moins du monde.

De quoi alors? demandez-vous. De sciences?

Vous n'y êtes pas. Non, pas de sciences, au pluriel, mais de science,
au singulier. Uniquement, exclusivement, de cette science sublime qui
s'appelle l'_Astronomie_.

Il ne rêvait que découvertes planétaires ou stellaires. Rien ou presque
rien de ce qui se passait à la surface de notre globe ne paraissait
l'intéresser, et il vivait dans les espaces infinis. Toutefois, comme
il n'y aurait trouvé ni à déjeuner, ni à dîner, il fallait bien qu'il
en redescendît deux fois par jour, à tout le moins. Et justement, ce
matin-là, il n'en redescendait pas à l'heure habituelle, il se faisait
attendre, ce dont maugréait Mitz, en tournant autour de la table.

«Il ne viendra donc pas? répétait-elle.

--Omicron n'est pas là? demanda Francis Gordon.

--Il est toujours où est son maître, répliqua la servante. _Je n'ai
pourtant plus assez de jambes_--oui, c'est ainsi, en vérité, que
s'exprima l'estimable Mitz--pour grimper à son perchoir!»

Le perchoir en question n'était ni plus ni moins qu'une tour, dont la
galerie supérieure dominait d'une vingtaine de pieds le toit de la
maison, un observatoire pour lui donner son véritable nom. Au-dessous
de la galerie, existait une chambre circulaire, percée de quatre
fenêtres orientées vers les quatre points cardinaux. A l'intérieur,
pivotaient sur leurs pieds quelques lunettes et quelques télescopes
d'une portée assez considérable, et, si leurs objectifs ne s'usaient
point, ce n'était pas faute d'être utilisés. Ce qu'il y aurait eu
plutôt lieu de craindre, c'eût été que Mr Dean Forsyth et Omicron
finissent par s'abîmer les yeux à force de les appliquer aux oculaires
de leurs instruments.

C'est dans cette chambre que tous deux passaient la plus grande partie
du jour et de la nuit, en se relayant, il est vrai. Ils regardaient,
observaient, planaient dans les zones interstellaires, entraînés par le
perpétuel espoir de faire quelque découverte à laquelle s'attacherait
le nom de Dean Forsyth. Lorsque le ciel était pur, cela allait encore;
mais il s'en faut qu'il le soit toujours au-dessus de la fraction du
trente-septième parallèle qui traverse l'État de Virginie. Des nuages,
cirrus, nimbus, cumulus, tant qu'on en veut, et assurément plus que
n'en voulaient le maître et le serviteur. Aussi, que de jérémiades,
que de menaces contre ce firmament sur lequel la brise traînait ces
haillons de vapeurs!

Précisément, pendant ces derniers jours de mars la patience de Mr Dean
Forsyth était plus que jamais mise à l'épreuve. Depuis plusieurs jours,
le ciel s'obstinait à rester couvert au grand désespoir de l'astronome.

Ce matin-là, 21 mars, un vent fort d'Ouest continuait à rouler, presque
au ras du sol, toute une mer de nuages d'une désolante opacité.

«Quel dommage! soupira une dixième fois Mr Dean Forsyth, après une
dernière et infructueuse tentative pour vaincre la brume épaisse.
J'ai le pressentiment que nous passons à côté d'une découverte
sensationnelle.

--C'est bien possible, répondit Omicron. C'est même très probable, car,
il y a quelques jours, pendant une éclaircie, j'ai cru apercevoir...

--Et moi, j'ai vu, Omicron.

--Tous deux, alors, tous deux en même temps!

--Omicron!.. protesta Mr Dean Forsyth.

--Oui, vous d'abord, sans aucun doute, accorda Omicron avec un
hochement de tête significatif. Mais, quand j'ai cru apercevoir
la chose en question, il m'a bien semblé que ce devait être... que
c'était...

[Illustration: Que de menaces contre ce firmament... (Page 20.)]

--Et moi, déclara Mr Dean Forsyth, j'affirme qu'il s'agissait d'un
météore se déplaçant du Nord au Sud...

--Oui, Mr Dean, perpendiculairement au sens du soleil.

--A son sens apparent, Omicron.

--Apparent, cela va sans dire.

--Et c'était le 16 de ce mois.

--Le 16.

--A sept heures trente-sept minutes vingt secondes.

--Vingt secondes, répéta Omicron, ainsi que je l'ai constaté à notre
horloge.

--Et il n'a pas reparu depuis! s'écria Mr Dean Forsyth, en tendant vers
le ciel une main menaçante.

--Comment aurait-il fait? Des nuages!.. des nuages!.. des nuages!..
Depuis cinq jours, pas même assez de bleu dans le ciel pour s'y tailler
un mouchoir de poche!

--C'est un fait exprès, s'écria Dean Forsyth en frappant du pied, et je
crois vraiment que ces choses-là n'arrivent qu'à moi.

--A nous,» rectifia Omicron, qui se regardait comme de moitié dans les
travaux de son maître.

A vrai dire, tous les habitants de la région avaient le même droit de
se plaindre si d'épais nuages attristaient leur ciel. Que le soleil
luise ou ne luise pas, c'est pour tout le monde.

Mais, quelque général que fût ce droit, nul n'aurait pu avoir la folle
prétention d'être d'aussi méchante humeur que Mr Dean Forsyth lorsque
la cité était enveloppée par un de ces brouillards contre lesquels les
télescopes les plus puissants, les lunettes les plus perfectionnées ne
peuvent rien. Et de tels brouillards ne sont pas rares à Whaston, bien
que la ville soit baignée par les eaux claires du Potomac, et non par
les eaux bourbeuses de la Tamise.

Quoi qu'il en soit, le 16 mars, alors que le ciel était pur, qu'avaient
donc aperçu, ou cru apercevoir, le maître et le serviteur?.. Pas moins
qu'un bolide de forme sphérique se déplaçant sensiblement du Nord
au Sud avec une excessive rapidité, et d'un tel éclat qu'il luttait
victorieusement contre la lumière diffuse du soleil. Toutefois, comme
sa distance de la terre devait mesurer un certain nombre de kilomètres,
il eût été possible de le suivre, malgré sa vitesse, pendant un temps
appréciable, si un intempestif brouillard ne fût venu empêcher toute
observation.

Depuis lors se dévidait le fil des regrets que provoquait cette
mauvaise chance. Reviendrait-il, ce bolide, sur l'horizon de Whaston?
Pourrait-on en calculer les éléments, déterminer sa masse, son poids,
sa nature? Ne serait-ce pas quelque autre astronome plus favorisé qui
le retrouverait en un autre point du ciel? Dean Forsyth, l'ayant si peu
tenu au bout de son télescope, serait-il qualifié pour signer de son
nom cette découverte? Tout l'honneur n'en reviendrait-il pas en fin de
compte à un de ces savants de l'Ancien ou du Nouveau Continent, qui
passent leur existence à fouiller l'espace nuit et jour?

«Des accapareurs! protestait Dean Forsyth. Des pirates du ciel!»

Pendant toute cette matinée du 21 mars, ni Dean Forsyth ni Omicron
n'avaient pu se décider, malgré le mauvais temps, à s'éloigner de celle
des fenêtres qui s'ouvrait vers le Nord. Et leur colère avait grandi,
à mesure que les heures s'écoulaient. Maintenant, ils ne parlaient
plus. Dean Forsyth parcourait du regard le vaste horizon que limitait
de ce côté le profil capricieux des collines de Serbor, au-dessus
desquelles une brise assez vive chassait les nues grisâtres. Omicron
se hissait sur la pointe des pieds, pour accroître le rayon de vue que
réduisait sa taille exiguë. L'un avait croisé les bras, et ses poings
fermés s'écrasaient sur sa poitrine. L'autre, de ses doigts crispés,
battait l'appui de la fenêtre. Quelques oiseaux filaient à tire-d'aile,
en jetant de petits cris, avec un air de se moquer du maître et du
serviteur, que leur qualité de bipèdes retenait à la surface de la
terre!.. Ah! s'ils avaient pu suivre ces oiseaux dans leur vol,
en quelques bonds ils auraient traversé la couche des vapeurs, et
peut-être alors eussent-ils aperçu l'astéroïde continuant sa course
dans la lumière éblouissante du soleil!

En cet instant, on frappa à la porte.

Dean Forsyth et Omicron, absorbés, n'entendirent pas.

La porte s'ouvrit, et Francis Gordon parut sur le seuil.

Dean Forsyth et Omicron ne se retournèrent même pas.

Le neveu alla vers l'oncle et lui toucha légèrement le bras.

Mr Dean Forsyth laissa tomber sur son neveu un regard tellement
lointain qu'il devait venir de Sirius, ou, au bas mot, de la lune.

«Qu'est-ce? demanda-t-il.

--Mon oncle, le déjeuner attend.

--Ah! vraiment, fit Dean Forsyth, il attend, le déjeuner? Eh bien! nous
attendons aussi, nous.

--Vous attendez... quoi?

--Le soleil, déclara Omicron, dont la réponse fut approuvée d'un signe
par son maître.

--Mais, mon oncle, vous n'avez pas, je pense, invité le soleil à
déjeuner, et l'on peut se mettre à table sans lui.

Que répliquer à cela? Si l'astre radieux ne se montrait pas de toute la
journée, Mr Dean Forsyth s'entêterait-il à jeûner jusqu'au soir?

Peut-être, après tout, car l'astronome ne semblait pas disposé à obéir
à l'invitation de son neveu.

--Mon oncle, insista celui-ci, Mitz s'impatiente, je vous en préviens.

Du coup, Mr Dean Forsyth reprit conscience de la réalité. Les
impatiences de la bonne Mitz, il les connaissait. Puisqu'elle lui avait
dépêché un exprès, c'est que la situation était grave, et il fallait se
rendre sans plus tarder.

--Quelle heure est-il donc? demanda-t-il.

--Onze heures quarante-six, répondit Francis Gordon.

Telle était l'heure, en effet, marquée par la pendule, alors que,
d'ordinaire, l'oncle et le neveu s'asseyaient en face l'un de l'autre à
onze heures précises.

--Onze heures quarante-six! s'écria Mr Dean Forsyth en simulant un vif
mécontentement afin de cacher son inquiétude. Je ne comprends pas que
Mitz soit d'une telle irrégularité!

--Mais, mon oncle, objecta Francis, c'est la troisième fois que nous
frappons inutilement à la porte.»

Sans répondre, Mr Dean Forsyth s'engagea dans l'escalier, tandis
qu'Omicron, qui servait habituellement le repas, demeurait en
observation, guettant un retour du soleil.

L'oncle et le neveu pénétrèrent dans la salle à manger.

Mitz était là. Elle regarda son maître en face, et celui-ci baissa la
tête.

«_L'ami Krone?_.. interrogea-t-elle, car c'est ainsi que Mitz, dans son
innocence, désignait la cinquième voyelle de l'alphabet grec.

--Il est occupé là-haut, répondit Francis Gordon. Nous nous passerons
de lui ce matin.

--Avec plaisir! déclara Mitz d'un ton bourru. _Ma fine!_ il peut bien
rester dans son _haut servatoire_ (observatoire) tant que ça lui
chantera. Tout n'en ira que mieux ici sans cet _empâté_ de première
classe.

[Illustration: «Le soleil!.. Le soleil!..» (Page 27.)]

Le déjeuner commença. Les bouches ne s'ouvraient que pour manger.
Mitz, qui, d'habitude, causait volontiers en apportant les plats et
en changeant les assiettes, ne desserrait pas les dents. Ce silence
pesait, cette contrainte gênait. Francis Gordon, désireux d'y mettre un
terme, demanda, pour dire quelque chose:

«Êtes-vous content, mon oncle, de votre matinée?

--Non, répondit Dean Forsyth. L'état du ciel n'était pas propice, et
ce contre-temps m'a particulièrement ennuyé aujourd'hui.

--Seriez-vous sur la piste de quelque découverte astronomique?

--Je le crois, Francis. Mais je ne peux rien affirmer, tant qu'une
nouvelle observation...

--Voilà donc, Monsieur, interrompit Mitz d'un ton sec, ce qui vous
travaille depuis une huitaine de jours, au point que vous prenez racine
dans votre tour, et que vous vous relevez la nuit... Oui! trois fois
la nuit dernière, je vous ai bien entendu, car, Dieu merci, _je n'ai
pas la berlue_, peut-être! ajouta-t-elle sous forme de réponse à un
geste de son maître et afin sans doute de bien faire comprendre qu'elle
n'était pas encore sourde.

--En effet, ma bonne Mitz, reconnut Mr Dean Forsyth d'un ton conciliant.

Douceur superflue.

--Une découverte _astrocomique!_ reprit la digne servante avec
indignation. Et quand vous vous serez _mangé les sangs_, quand, à force
de regarder dans vos _tuyaux_, vous aurez attrapé un _tour d'airain_
(tour de reins), une _couverture_ (courbature) ou une _flexion_ de
poitrine (fluxion de poitrine), c'est ça qui vous _fera une belle
jambe!_ Est-ce vos étoiles qui viendront vous soigner, et le docteur
vous ordonnera-t-il de les avaler en pilules?

Étant donnée la tournure de ce commencement de dialogue, Dean Forsyth
comprit que mieux valait ne pas répondre. Il continua à manger en
silence, si troublé, toutefois, qu'à plusieurs reprises il prit son
verre pour son assiette, et réciproquement.

Francis Gordon s'efforçait de maintenir la conversation, mais c'était
comme s'il eût discouru dans le désert. Son oncle, toujours sombre,
ne paraissait pas l'entendre. Si bien qu'il en vint à parler du
temps. Lorsqu'on ne sait trop que dire, on cause du temps qu'il a
fait, ou qu'il fera. Matière inépuisable, à la portée de toutes les
intelligences. Cette question atmosphérique intéressait d'ailleurs
Mr Dean Forsyth. Aussi, à un certain moment où un épaississement des
nuages rendait la salle à manger plus obscure, il releva la tête,
regarda la fenêtre et, laissant d'une main accablée retomber sa
fourchette, il s'écria:

--Est-ce que ces maudits nuages ne vont pas enfin dégager le ciel,
fût-ce au prix d'une pluie torrentielle?

--Ma fine! déclara Mitz, après trois semaines de sécheresse, ça ne
serait pas de refus pour les biens de la terre.

--La terre!.. la terre!.. murmura Mr Dean Forsyth avec un si parfait
dédain, qu'il s'attira cette réponse de la vieille servante:

--Oui, la terre, Monsieur. J'imagine qu'elle vaut bien le ciel, dont
vous ne voulez jamais descendre... même à l'heure du déjeuner!

--Voyons, ma bonne Mitz... dit Francis Gordon d'une voix insinuante.

Peine perdue. La bonne Mitz n'était pas d'humeur à se laisser séduire.

--Il n'y a pas de «ma bonne Mitz», continua-t-elle sur le même ton.
C'est vraiment pas la peine de vous _esquinter le tempérament_ à
regarder la lune, pour ne pas savoir qu'il pleut au printemps. S'il ne
pleut pas au mois de mars, quand pleuvra-t-il? Je vous le demande.

--Mon oncle, approuva le neveu, c'est vrai que nous sommes en mars,
au début du printemps, et il faut bien en prendre son parti!.. Mais
bientôt, ce sera l'été et vous aurez un ciel plus pur. Vous pourrez
alors continuer vos travaux dans des conditions meilleures! Un peu de
patience, mon oncle!

--De la patience, Francis? répliqua Mr Dean Forsyth dont le front
n'était pas moins rembruni que l'atmosphère, de la patience!.. Et, s'il
s'en va si loin qu'on ne puisse l'apercevoir?.. Et s'il ne se montre
plus au-dessus de l'horizon?

--Il?.. intervint Mitz. Qui ça, il?

A cet instant, la voix d'Omicron se fit entendre:

--Monsieur!.. Monsieur!

--Il y a du nouveau, s'écria Mr Dean Forsyth en repoussant
précipitamment sa chaise et en se dirigeant vers la porte.

Il ne l'avait pas atteinte, qu'un vif rayon pénétrait par la fenêtre
et piquait de paillettes lumineuses les verres et les bouteilles
garnissant la table.

--Le soleil!.. Le soleil!.. répétait Mr Dean Forsyth, qui montait
l'escalier en toute hâte.

--_C'est-y Dieu permis!_ dit Mitz en s'asseyant sur une chaise. Le
voilà parti, et, quand il est enfermé à double tour avec son _ami
Krone_ dans le _haut servatoire_, on peut l'appeler. _Autant on en
porte devant!_ (en emporte le vent). Quant au déjeuner, il se mangera
tout seul, par l'opération _des cinq esprits_ (du Saint-Esprit)... Et
tout cela pour des étoiles!..»

Ainsi, dans son langage imagé, s'exprimait l'excellente Mitz, bien que
son maître ne pût l'entendre. L'eût-il entendue, d'ailleurs, que cette
éloquence n'en eût pas été moins perdue. Mr Dean Forsyth, essoufflé
par l'ascension, venait d'entrer dans son observatoire. Le vent du
Sud-Ouest avait fraîchi et chassé les nuages vers le Levant. Une large
éclaircie laissait voir, jusqu'au zénith, toute la partie du ciel où le
météore avait été observé. La chambre était illuminée par les rayons
solaires.

«Eh bien?.. demanda Mr Dean Forsyth, qu'y a-t-il?

--Le soleil, répondit Omicron, mais pas pour longtemps, car des nuages
reparaissent déjà dans l'Ouest.

--Pas une minute à perdre! s'écria Mr Dean Forsyth, en braquant sa
lunette, tandis que le serviteur en faisait autant du télescope.

Pendant quarante minutes environ, avec quelle passion, ils manièrent
leurs instruments! Avec quelle patience, ils en manœuvrèrent la vis
pour les maintenir au point! Avec quelle minutieuse attention, ils
fouillèrent tous les coins et recoins de cette partie de la sphère
céleste!.. C'était bien par tant d'ascension droite et tant de
déclinaison que le bolide leur était apparu la première fois, pour
passer ensuite exactement au zénith de Whaston, ils en étaient certains.

Et rien, rien à cette place! Déserte, toute cette éclaircie qui offrait
aux météores un si magnifique champ de promenade! Pas un seul point
visible en cette direction! Aucune trace de l'astéroïde.

--Rien! dit Mr Dean Forsyth, en essuyant ses yeux rougis par le sang
qui s'était porté à leurs paupières.

--Rien! fit Omicron comme un écho plaintif.

Il est trop tard pour s'épuiser en d'autres efforts. Les nuages
revenaient, le ciel s'obscurcissait de nouveau. Finie l'éclaircie du
ciel, et pour toute la journée cette fois! Bientôt, les vapeurs ne
formèrent plus qu'une masse uniforme d'un gris sale, et s'égouttèrent
en pluie fine. Il fallait renoncer à toute observation, au grand
désespoir du maître et du serviteur.

--Et pourtant, dit Omicron, nous sommes bien sûrs de l'avoir vu.

--Si nous en sommes sûrs!.. s'écria Mr Dean Forsyth, en levant les bras
au ciel.

Et, d'un ton où se mêlaient l'inquiétude et la jalousie, il ajouta:

--Nous n'en sommes que trop sûrs, car d'autres peuvent l'avoir vu comme
nous... Pourvu que nous soyons les seuls!.. Il ne manquerait plus qu'il
l'eût aperçu aussi, lui... Sydney Hudelson!»




III

OU IL EST QUESTION DU DOCTEUR SYDNEY HUDELSON, DE SA FEMME, MRS FLORA
HUDELSON, DE MISS JENNY ET DE MISS LOO, LEURS DEUX FILLES.


«Pourvu que cet intrigant de Forsyth ne l'ait pas aperçu, lui aussi!»

Ainsi, dans cette matinée du 21 mars, s'exprimait le docteur Sydney
Hudelson, parlant à lui-même dans la solitude de son cabinet de travail.

Car il était docteur, et, s'il n'exerçait pas la médecine à Whaston,
c'est qu'il préférait consacrer son temps et son intelligence à de plus
vastes et plus sublimes spéculations. Ami intime de Dean Forsyth, il
en était en même temps le rival. Entraîné par une identique passion,
il n'avait, comme lui, de regards que pour l'immensité des cieux et,
comme son ami, il n'appliquait son esprit qu'à déchiffrer les énigmes
astronomiques de l'Univers.

Le docteur Hudelson possédait une jolie fortune, tant de son chef que
du chef de Mrs Hudelson, née Flora Clarish. Sagement administrée, cette
fortune assurait son avenir et celui de ses deux filles, Jenny et Loo
Hudelson, âgées respectivement de dix-huit et quatorze ans. Quant au
docteur lui-même, il eût été littéraire de dire, pour faire connaître
son âge, que le quarante-septième hiver venait de neiger sur sa tête.
Cette délicieuse image serait malheureusement hors propos, le docteur
Hudelson étant chauve à braver le rasoir du plus habile Figaro.

La rivalité astronomique existant à l'état latent entre Sydney Hudelson
et Dean Forsyth n'était pas sans troubler quelque peu les relations
des deux familles, très unies au demeurant. Assurément, ils ne se
disputeraient pas telle planète, ou telle étoile, les astres du ciel,
dont les premiers inventeurs sont en général anonymes, appartenant
à tout le monde, mais il n'était pas rare que leurs observations
météorologiques ou astronomiques servissent de thème à des discussions
qui dégénéraient parfois assez vite en querelles.

Ce qui eût pu aggraver ces querelles, et même provoquer, le cas
échéant, de regrettables scènes, c'eût été l'existence d'une dame
Forsyth. Par bonheur, ladite dame n'existait pas, celui qui l'aurait
épousée étant resté célibataire, et n'ayant jamais eu, même en rêve, la
pensée de se marier. Donc, pas d'épouse Dean Forsyth pour envenimer les
choses sous prétexte de conciliation, et, par conséquent, toute chance
pour qu'une brouille entre les deux astronomes amateurs pût s'apaiser à
bref délai.

Sans doute, il y avait bien une Mrs Flora Hudelson. Mais Mrs Flora
Hudelson était une excellente femme, excellente mère, excellente
ménagère, de nature très pacifique, incapable d'un propos malséant sur
personne, ne déjeunant pas d'une médisance, pour dîner d'une calomnie,
à l'exemple de tant de dames des plus considérées dans les diverses
sociétés de l'Ancien et du Nouveau Monde.

Phénomène incroyable, ce modèle des conjointes s'appliquait à calmer
son mari, lorsqu'il rentrait, la tête en feu, à la suite de quelque
discussion avec son intime ami Forsyth. Autre fait singulier, Mrs
Hudelson trouvait tout naturel que Mr Hudelson s'occupât d'astronomie
et qu'il vécût dans les profondeurs du firmament, à la condition qu'il
en descendît lorsqu'elle le priait d'en descendre. Loin d'imiter Mitz
qui harcelait son maître, elle ne harcelait point son mari. Elle
tolérait qu'il se fît attendre à l'heure des repas. Elle ne maugréait
point quand il était en retard, et s'ingéniait à maintenir les plats
à un juste degré de cuisson. Elle respectait sa préoccupation, quand
il était préoccupé. Elle s'inquiétait même de ses travaux, et son bon
cœur lui dictait d'encourageantes paroles lorsque l'astronome semblait
s'égarer dans les espaces infinis au point de ne pas retrouver sa route.

Voilà une femme comme nous en souhaitons à tous les maris, surtout
quand ils sont astronomes. Malheureusement il n'en existe guère
ailleurs que dans les romans!

Jenny, sa fille aînée, promettait de suivre les traces de sa mère, de
marcher du même pas sur le chemin de l'existence. Évidemment Francis
Gordon, futur mari de Jenny Hudelson, était destiné à devenir le plus
heureux des hommes. Sans vouloir humilier les misses américaines,
il est permis de dire qu'on aurait peine à découvrir dans toute
l'Amérique une jeune fille plus charmante, plus attrayante, plus
douée de l'ensemble des perfections humaines. Jenny Hudelson était
une aimable blonde, aux yeux bleus, à la carnation fraîche, avec de
jolies mains, de jolis pieds et une jolie taille, autant de grâce
que de modestie, autant de bonté que d'intelligence. Aussi Francis
Gordon l'appréciait-il non moins qu'elle appréciait Francis Gordon. Le
neveu de Mr Dean Forsyth possédant d'ailleurs l'estime de la famille
Hudelson, cette sympathie réciproque n'avait pas tardé à se traduire
sous la forme d'une demande en mariage, très favorablement accueillie.
Ces jeunes gens se convenaient si bien! Ce serait le bonheur que Jenny
apporterait au ménage avec ses qualités familiales. Quant à Francis
Gordon, il serait doté par son oncle, dont la fortune lui reviendrait
un jour. Mais laissons de côté ces perspectives d'héritages. Il
ne s'agit pas de l'avenir, mais du présent, qui réunit toutes les
conditions de la plus parfaite félicité.

Donc, Francis Gordon est fiancé à Jenny Hudelson, Jenny Hudelson
est fiancée à Francis Gordon, et le mariage, dont on fixera la date
prochainement, sera célébré par les soins du révérend O'Garth, à
Saint-Andrew, la principale église de cette heureuse ville de Whaston.

Vous pouvez être sûrs qu'il y aura grande affluence à cette cérémonie
nuptiale, car les deux familles jouissent d'une estime qui n'a d'égale
que leur honorabilité, et non moins sûrs que la plus gaie, la plus
vive, la plus envolée ce jour-là, sera cette mignonne Loo[1], qui
servira de demoiselle d'honneur à sa sœur chérie. Elle n'a pas quinze
ans, Loo, et elle a bien le droit d'être jeune. Elle profite de ce
droit-là, je vous en réponds. C'est le mouvement perpétuel au physique,
et, au moral, une espiègle qui ne se gêne pas pour plaisanter les
«planètes à papa»! Mais on lui pardonne tout, on lui passe tout. Le
docteur Hudelson est le premier à rire, et, pour unique punition, met
un baiser sur ses fraîches joues de fillette.

  [1] Diminutif de Louisa.

[Illustration: LA MAISON DU DOCTEUR SYDNEY HUDELSON.]

Au fond, Mr Hudelson était un brave homme, mais très entêté et fort
susceptible. Sauf Loo, dont il admettait les plaisanteries innocentes,
chacun respectait ses manies et ses habitudes. Très acharné à ses
études astronomico-météorologiques, très buté dans ses démonstrations,
très jaloux des découvertes qu'il faisait ou prétendait faire, c'est
tout juste si, malgré sa réelle affection pour Dean Forsyth, il
demeurait l'ami d'un si redoutable rival. Deux chasseurs sur le même
terrain de chasse, qui se disputent un rare gibier! Maintes fois il en
était résulté du refroidissement, qui aurait pu dégénérer en brouille,
n'eût été l'intervention lénifiante de cette bonne Mrs Hudelson,
puissamment aidée, d'ailleurs, dans son œuvre de concorde par ses deux
filles et par Francis Gordon. Ce pacifique quatuor fondait de grands
espoirs sur l'union projetée pour raréfier les escarmouches. Lorsque
le mariage de Francis et de Jenny aurait relié plus étroitement les
deux familles, ces orages passagers seraient moins fréquents et moins
redoutables. Qui sait même si les deux astronomes amateurs, unis dans
une cordiale collaboration, ne poursuivraient pas de concert leurs
recherches astronomiques? Ils se partageraient alors équitablement le
gibier découvert, sinon abattu, sur ces vastes champs de l'espace.

La maison du docteur Hudelson était des plus confortables. Une mieux
tenue, on l'aurait vainement cherchée dans tout Whaston. Ce joli
hôtel entre cour et jardin, avec de beaux arbres et des pelouses
verdoyantes, occupait le milieu de Moriss street. Il se composait d'un
rez-de-chaussée et d'un premier étage avec sept fenêtres de façade. La
toiture était dominée, à gauche, par une sorte de donjon carré, haut
d'une trentaine de mètres, terminé par une terrasse à balustres. A l'un
des angles, se dressait le mât auquel, le dimanche et les jours fériés,
on hissait le pavillon aux cinquante et une étoiles des États-Unis
d'Amérique.

La chambre supérieure de ce donjon avait été disposée pour les
travaux spéciaux de son propriétaire. C'est là que fonctionnaient les
instruments du docteur, lunettes et télescopes, à moins que, pendant
les belles nuits, il ne les transportât sur la terrasse, d'où ses
regards pouvaient librement parcourir le dôme céleste. C'est là que le
docteur, en dépit des recommandations de Mrs Hudelson, attrapait ses
coryzas les plus carabinés, ses grippes les mieux réussies:

«Au point, répétait volontiers miss Loo, que papa finira par enrhumer
ses planètes!»

Mais le docteur n'écoutait rien, et bravait parfois les sept ou huit
degrés centigrades au-dessous de zéro des grandes gelées d'hiver, alors
que le firmament apparaît dans toute sa pureté.

De l'observatoire de la maison de Moriss street, on distinguait sans
peine la tour de la maison d'Elisabeth street. Un demi-mille tout au
plus les séparait, et, entre elles, aucun monument ne s'élevait, aucun
arbre n'interposait ses ramures.

Sans même recourir au télescope à longue portée, on reconnaissait très
aisément, avec une bonne jumelle, les personnes qui se tenaient sur
la tour ou sur le donjon. Assurément, Dean Forsyth avait autre chose
à faire que de regarder Sydney Hudelson, et Sydney Hudelson n'eût pas
voulu perdre son temps à regarder Dean Forsyth. Leurs observations
visaient plus haut, beaucoup plus haut. Mais il était naturel que
Francis Gordon voulût voir si Jenny Hudelson ne se trouvait pas sur la
terrasse, et souvent leurs yeux se parlaient à travers les lorgnettes.
Il n'y avait pas de mal à cela, je pense.

Il eût été facile d'établir une communication télégraphique ou
téléphonique entre les deux maisons. Un fil tendu du donjon à la tour
eût transmis de bien agréables propos de Francis Gordon à Jenny et
de Jenny à Francis Gordon. Mais Dean Forsyth et le docteur Hudelson,
n'ayant point de telles douceurs à échanger, n'avaient jamais projeté
l'installation de ce fil. Peut-être, lorsque les deux fiancés seraient
époux, cette lacune serait comblée. Après le lien matrimonial, le lien
électrique, pour unir plus étroitement encore les deux familles.

Dans l'après-midi de ce même jour, où l'excellente mais acariâtre
Mitz a donné au lecteur un échantillon de son éloquence savoureuse,
Francis Gordon vint faire sa visite habituelle à Mrs Hudelson et à ses
filles--et à sa fille, rectifiait Loo en affectant des airs d'offensée.
On le reçut, il est permis de le dire, comme s'il eût été le dieu de
la maison. Qu'il ne fût pas encore le mari de Jenny, soit! Mais Loo
voulait qu'il fût déjà son frère à elle, et ce qui se logeait dans la
cervelle de cette fillette y était bien logé.

Quant au docteur Hudelson, il était claquemuré dans le donjon depuis
quatre heures du matin. Après avoir paru en retard au déjeuner, tout
comme Dean Forsyth, on l'avait vu regagner précipitamment la terrasse,
toujours comme Dean Forsyth, au moment où le soleil se dégageait des
nuages. Non moins préoccupé que son rival, il ne semblait pas qu'il fût
disposé à redescendre.

Et cependant, impossible de décider sans lui la grande question qui
allait être discutée en assemblée générale.

«Tiens! s'écria Loo, dès que le jeune homme eut franchi la porte du
salon, voilà Mr Francis, l'éternel Mr Francis!.. Ma parole, on ne voit
que lui ici!»

Francis Gordon se contenta de menacer du doigt la fillette, et,
lorsqu'on fut assis, la conversation s'établit, pleine de simple et
naturelle bonhomie. Il semblait qu'on ne se fût pas quitté depuis la
veille, et, de fait, en pensée tout au moins, les deux fiancés ne
se séparaient jamais l'un de l'autre. Miss Loo prétendait même que
«l'éternel Francis» était toujours dans la maison, que, s'il feignait
de sortir par la porte de la rue, c'était pour rentrer par celle du
jardin.

[Illustration: Souvent leurs yeux se parlaient à travers les
lorgnettes. (Page 35.)]

On causa, ce jour-là, de ce dont on causait tous les jours. Jenny
écoutait ce que disait Francis, avec un sérieux qui ne lui enlevait
rien de son charme. Ils se regardaient, ils formaient des projets
d'avenir dont la réalisation ne pouvait être éloignée. Pourquoi, en
effet, aurait-on prévu un retard? Déjà, Francis Gordon avait trouvé
dans Lambeth street une jolie maison qui conviendrait parfaitement
au jeune ménage. C'était dans le quartier de l'Ouest, avec vue sur
le cours du Potomac, et pas très loin de Moriss street. Mrs Hudelson
promit d'aller visiter cette maison, et, pour peu qu'elle plût à sa
future locataire, elle serait louée sous huitaine. Bien entendu, Loo
accompagnerait sa mère et sa sœur. Elle n'aurait pas admis que l'on se
fût passé de son avis.

[Illustration: «C'est quelque planète de valeur qu'ils auront égarée.»
(Page 39.)]

«A propos! s'écria-t-elle tout à coup, et Mr Forsyth?.. Est-ce qu'il ne
doit pas venir aujourd'hui?

--Mon oncle arrivera vers quatre heures, répondit Francis Gordon.

--C'est que sa présence est indispensable pour résoudre la question,
fit observer Mrs Hudelson.

--Il le sait, et ne manquera pas au rendez-vous.

--S'il y manquait, déclara Loo, qui tendit une petite main menaçante,
il aurait affaire à moi, et n'en serait pas quitte à bon marché.

--Et Mr Hudelson?.. demanda Francis. Nous n'avons pas moins besoin de
lui que de mon oncle.

--Père est dans son donjon, dit Jenny. Il descendra aussitôt qu'il sera
prévenu.

--Je m'en charge, répondit Loo. J'aurai vite grimpé ses six étages.

Il importait, en effet, que Mr Forsyth et Mr Hudelson fussent là.
Ne s'agissait-il pas de fixer la date de la cérémonie? En principe,
le mariage devait être célébré dans le plus court délai, mais à la
condition, cependant, que la demoiselle d'honneur eût le temps de se
faire confectionner sa jolie robe--une robe longue de demoiselle, s'il
vous plaît, qu'elle comptait étrenner dans ce jour mémorable.

De là, cette observation que se permit Francis en plaisantant:

--Mais si elle n'était pas prête, la fameuse robe?

--Dans ce cas, on remettrait la noce! décréta l'impérieuse personne.

Et cette réponse fut accompagnée d'un tel éclat de rire, que Mr
Hudelson dut certainement l'entendre des hauteurs de son donjon.

Cependant l'aiguille de la pendule franchissait successivement toutes
les minutes du cadran, et Mr Dean Forsyth ne paraissait pas. Loo avait
beau se pencher hors de la fenêtre d'où elle apercevait la porte
d'entrée, pas de Mr Forsyth!.. Il fallut donc s'armer de patience--une
arme dont Loo ne connaissait guère le maniement.

--Mon oncle m'a pourtant bien promis... répétait Francis Gordon; mais,
depuis quelques jours, je ne sais trop ce qu'il a.

--Mr Forsyth n'est point souffrant, j'espère? demanda Jenny.

--Non, soucieux... préoccupé... On ne peut pas en tirer dix paroles. Je
ne sais ce qu'il peut avoir dans la tête.

--Quelque éclat d'étoile! s'écria la fillette.

--Il en est de même de mon mari, dit Mrs Hudelson. Cette semaine, il
m'a paru plus absorbé que jamais. Impossible de l'arracher de son
observatoire. Il faut qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire
dans le ciel.

--Ma foi! répondit Francis, je serais tenté de le croire, à la façon
dont se comporte mon oncle. Il ne sort plus; il ne dort plus; il mange
à peine; il oublie l'heure des repas...

--Ce que Mitz doit être contente! s'écria Loo.

--Elle enrage, déclara Francis, mais cela n'y fait rien. Mon oncle, qui
jusqu'ici redoutait les semonces de sa vieille servante, n'y prête plus
la moindre attention.

--C'est tout à fait comme ici, dit Jenny en souriant. Ma sœur paraît
avoir perdu son influence sur papa... et l'on sait si elle était grande!

--Est-ce possible, mademoiselle Loo? demanda Francis sur le même ton.

--Ce n'est que trop vrai! répliqua la fillette; mais, patience...
patience! Il faudra bien que Mitz et moi nous finissions par avoir
raison du père et de l'oncle.

--Enfin, reprit Jenny, que peut-il leur être arrivé à tous les deux?

--C'est quelque planète de valeur qu'ils auront égarée, s'écria Loo.
Pourvu, mon Dieu, qu'ils l'aient retrouvée avant la noce!

--Nous plaisantons, interrompit Mrs Hudelson, et, en attendant, Mr
Forsyth ne vient pas.

--Et voilà que quatre heures et demie vont sonner! ajouta Jenny.

--Si mon oncle n'est pas ici dans cinq minutes, décida Francis Gordon,
je cours le chercher.

En cet instant, la sonnette de la porte d'entrée se fit entendre.

--C'est Mr Forsyth, affirma Loo. Là!.. il continue à sonner!.. Quel
carillon!.. Je parie qu'il écoute voler une comète et qu'il ne
s'aperçoit même pas qu'il sonne!

C'était bien Mr Dean Forsyth. Il entra presque aussitôt dans le salon,
où Loo l'accueillit avec de vifs reproches.

--En retard!.. en retard!.. Vous voulez donc qu'on vous gronde?

--Bonjour, Mrs Hudelson! bonjour, ma chère Jenny! dit Mr Forsyth en
embrassant la jeune fille; bonjour! répéta-t-il en tapotant les joues
de la fillette.

[Illustration: DEAN FORSYTH.]

Toutes ces politesses étaient faites d'un air distrait. Ainsi que
l'avait présumé Loo, Mr Dean Forsyth avait, comme on dit, «la tête
ailleurs».

--Mon oncle, reprit Francis Gordon, en ne vous voyant point arriver à
l'heure convenue, j'ai cru que vous aviez oublié notre rendez-vous.

[Illustration: LE Dr SYDNEY HUDELSON.]

--Un peu, je l'avoue, et je m'en excuse, Mrs Hudelson. Heureusement,
Mitz me l'a rappelé de la bonne manière.

--Elle a bien fait, déclara Loo.

--Ne m'accablez pas, petite Miss!.. Des préoccupations graves... Je
suis peut-être à la veille d'une découverte des plus intéressantes.

--C'est comme papa... commença Loo.

--Quoi! s'écria Mr Dean Forsyth en se relevant d'un bond, à faire
croire qu'un ressort venait de se détendre dans le fond de son
fauteuil, vous dites que le docteur...

--Nous ne disons rien, mon bon Mr Forsyth, se hâta de répondre Mrs
Hudelson, craignant toujours, et non sans raison, qu'il ne surgît une
nouvelle cause de rivalité entre son mari et l'oncle de Francis Gordon.

Puis elle ajouta, pour couper court à l'incident:

--Loo, va chercher ton père.»

Légère comme un oiseau, la fillette s'élança vers le donjon. A n'en pas
douter, si elle prit l'escalier, au lieu de s'envoler par la fenêtre,
c'est qu'elle ne voulut pas se servir de ses ailes.

Une minute plus tard, Mr Sydney Hudelson faisait son entrée dans le
salon. Physionomie grave, œil fatigué, tête congestionnée à faire
craindre un coup de sang.

Mr Dean Forsyth et lui échangèrent une poignée de main sans
conviction, tout en se sondant réciproquement d'un regard oblique.
Ils s'observaient à la dérobée, comme s'ils éprouvaient une certaine
défiance l'un de l'autre.

Mais, après tout, les deux familles s'étaient réunies dans le but de
fixer la date du mariage,--ou, pour employer le langage de Loo, de la
conjonction des astres Francis et Jenny.--Il n'y avait donc qu'à fixer
cette date. Tout le monde étant d'avis que la cérémonie devait avoir
lieu dans le plus court délai possible, la conversation ne fut pas
longue.

Mr Dean Forsyth et Mr Hudelson y accordèrent-ils même grande attention?
Il est permis de croire, plutôt, qu'ils étaient partis à la poursuite
de quelque astéroïde perdu à travers l'espace, chacun d'eux se
demandant si l'autre n'était pas sur le point de le retrouver.

En tous cas, ils ne firent aucune objection à ce que le mariage fût
fixé à quelques semaines de là. On était au 21 mars. On prit pour date
le 15 mai.

De cette manière, on aurait, en se pressant un peu, le temps d'aménager
le nouvel appartement.

«Et de finir ma robe,» ajouta Loo de l'air le plus sérieux du monde.




IV

COMMENT DEUX LETTRES ENVOYÉES, L'UNE A L'OBSERVATOIRE DE PITTSBURG,
L'AUTRE A L'OBSERVATOIRE DE CINCINNATI, FURENT CLASSÉES DANS LE DOSSIER
DES BOLIDES.


  _A Monsieur le Directeur de l'Observatoire de Pittsburg, Pennsylvanie._

  «Whaston, 24 mars.....

  «Monsieur le Directeur,

  «J'ai l'honneur de porter à votre connaissance le fait suivant, qui
  est de nature à intéresser la science astronomique. Dans la matinée
  du 16 mars courant, j'ai découvert un bolide qui traversait la zone
  septentrionale du ciel avec une vitesse considérable. Sa trajectoire,
  sensiblement Nord-Sud, faisait avec le méridien un angle de 3° 31',
  que j'ai pu mesurer avec exactitude. Il était sept heures trente-sept
  minutes vingt secondes, lorsqu'il est apparu dans l'objectif de ma
  lunette, et sept heures trente-sept minutes vingt-neuf secondes
  lorsqu'il a disparu. Depuis, il m'a été impossible de le revoir, malgré
  les plus minutieuses recherches. C'est pourquoi je vous prie de bien
  vouloir prendre note de cette observation et me donner acte de la
  présente lettre, laquelle, dans le cas où ledit météore serait visible
  de nouveau, m'assurerait la priorité de cette précieuse découverte.

  «Veuillez agréer, monsieur le Directeur, l'assurance de ma très haute
  considération et me croire votre très humble serviteur.

  «Dean FORSYTH,

  «Elisabeth street.»


  _A Monsieur le Directeur de l'Observatoire de Cincinnati, Ohio._

  «Whaston, le 24 mars.....

  «Monsieur le Directeur,

  «Dans la matinée du 16 mars, entre sept heures trente-sept minutes
  vingt secondes et sept heures trente-sept minutes vingt-neuf secondes,
  j'ai eu l'heureuse chance de découvrir un nouveau bolide qui se
  déplaçait du Nord au Sud, dans la zone septentrionale du ciel, sa
  direction apparente ne faisant avec le méridien qu'un angle de 3° 31'.
  Depuis, je n'ai pu ressaisir la trajectoire de ce météore. Mais, s'il
  reparaît sur notre horizon, ce dont je ne doute pas, il me semble juste
  d'être considéré comme l'auteur de cette découverte qui mérite d'être
  classée dans les annales astronomiques de notre temps. C'est dans ce
  but que je prends la liberté de vous adresser la présente lettre, dont
  je vous serais obligé de bien vouloir m'accuser réception.

  «Veuillez agréer, monsieur le Directeur, avec mes très humbles
  salutations, l'assurance de mes respectueux sentiments.

  «Docteur Sydney HUDELSON,

  «17, Moriss street.»




[Illustration: Il n'y avait pas une heure à perdre. (Page 46.)]

V

DANS LEQUEL, MALGRÉ LEUR ACHARNEMENT, MR DEAN FORSYTH ET LE Dr HUDELSON
N'ONT QUE PAR LES JOURNAUX DES NOUVELLES DE LEUR MÉTÉORE.


Aux deux lettres ci-dessus, envoyées avec recommandation et sous
triple cachet à l'adresse des directeurs de l'Observatoire de
Pittsburg et de l'Observatoire de Cincinnati, la réponse consisterait
en un simple accusé de réception avec avis du classement desdites
lettres. Les intéressés n'en demandaient pas davantage. Tous deux
comptaient bien retrouver le bolide à brève échéance. Que l'astéroïde
eût été se perdre dans les profondeurs du ciel assez loin pour
échapper à l'attraction terrestre, et, par conséquent, qu'il ne dût
jamais réapparaître en vue du monde sublunaire, ils se refusaient
à l'admettre. Non, soumis à des lois formelles, il reviendrait sur
l'horizon de Whaston; on pourrait le saisir au passage, le signaler de
nouveau, déterminer ses coordonnées, et il figurerait sur les cartes
célestes, baptisé du glorieux nom de son inventeur.

Mais quel était cet inventeur? Point éminemment délicat, qui n'eût
pas laissé d'embarrasser la justice même de Salomon. Au jour de la
réapparition du bolide, ils seraient deux à revendiquer cette conquête.
Si Francis Gordon et Jenny Hudelson avaient connu les dangers de la
situation, ils eussent bien certainement supplié le ciel de faire en
sorte que leur mariage fût conclu avant le retour de ce malencontreux
météore. Et, non moins certainement, Mrs Hudelson, Loo, Mitz et tous
les amis des deux familles se seraient joints de tout cœur à leur
prière.

Mais personne ne savait rien, et, malgré la préoccupation croissante
des deux rivaux, préoccupation que l'on constatait sans pouvoir
l'expliquer, aucun habitant de la maison de Moriss street, sauf le
docteur Hudelson, ne s'inquiétait de ce qui se passait dans les
profondeurs du firmament. Des préoccupations, nul n'en avait; des
occupations, oui, et de nombreuses. Visites et compliments à recevoir
et à rendre, faire part et invitations à envoyer, préparatifs du
mariage et choix des cadeaux de noce, tout cela, d'après la petite Loo,
était comparable aux douze travaux d'Hercule, et il n'y avait pas une
heure à perdre.

«Quand on marie sa première fille, c'est une grosse affaire,
disait-elle. On n'a pas l'habitude. Pour la seconde fille, c'est plus
simple: l'habitude est prise, et il n'y a aucun oubli à craindre.
Ainsi, pour moi, cela ira tout seul.

--Eh quoi! répondait Francis Gordon, mademoiselle Loo songerait déjà au
mariage? Pourrait-on savoir quel est le fortuné mortel...

--Occupez-vous d'épouser ma sœur, ripostait la fillette. C'est une
occupation qui réclame tout votre temps. Et ne vous mêlez pas de ce qui
me regarde!»

Comme elle l'avait promis, Mrs Hudelson se rendit à la maison de
Lambeth street. Quant au docteur, c'eût été folie de compter sur lui.

«Ce que vous ferez sera bien fait, Mrs Hudelson, et je m'en rapporte
à vous, avait-il répondu à la proposition d'aller visiter la future
demeure du jeune ménage. D'ailleurs, cela regarde surtout Francis et
Jenny.

--Voyons, papa, dit Loo, est-ce que vous ne comptez pas descendre de
votre donjon le jour de la noce?

--Mais si, Loo, si.

--Et vous montrer à Saint-Andrew, votre fille au bras?

--Mais si, Loo, si.

--Avec votre habit noir et votre gilet blanc, votre pantalon noir et
votre cravate blanche?

--Mais si, Loo, si.

--Et ne consentirez-vous pas à oublier vos planètes pour écouter le
discours que le révérend O'Garth prononcera avec beaucoup d'émotion?

--Si, Loo, si. Mais nous n'en sommes pas encore là! Et, puisque le ciel
est pur aujourd'hui, ce qui est assez rare, partez sans moi.»

Mrs Hudelson, Jenny, Loo et Francis Gordon laissèrent donc le docteur
manœuvrer sa lunette et son télescope, tandis que Mr Dean Forsyth, il
n'en faut pas douter, manœuvrait pareillement ses instruments dans
la tour d'Elisabeth street. Cette double obstination aurait-elle sa
récompense, et le météore une première fois aperçu passerait-il une
seconde fois devant l'objectif des appareils?

Pour aller à la maison de Lambeth street, les quatre promeneurs
descendirent Moriss street et traversèrent la place de la Constitution,
où ils reçurent au passage le salut de l'aimable juge John Proth. Puis
ils remontèrent Exeter street, tout comme l'avait fait, quelques jours
avant, Seth Stanfort attendant Arcadia Walker, et arrivèrent dans
Lambeth street.

La maison était des plus agréables, bien disposée suivant les règles
du confort moderne. Par derrière, un cabinet de travail et une salle
à manger donnaient sur le jardin, de quelques acres seulement, mais
ombragé de beaux hêtres et égayé par des corbeilles où commençaient à
s'épanouir les premières fleurs du printemps. Offices et cuisines dans
le sous-sol à la mode anglo-saxonne.

Le premier étage valait le rez-de-chaussée, et Jenny ne put que
féliciter son fiancé d'avoir découvert cette jolie résidence, une sorte
de villa d'un si charmant aspect.

Mrs Hudelson partageait l'avis de sa fille et assurait qu'on n'aurait
pu trouver mieux dans n'importe quel autre quartier de Whaston.

Cette flatteuse appréciation parut plus justifiée encore quand on fut
parvenu au dernier étage de la maison. Là, bordée par une balustrade,
régnait une vaste terrasse, d'où l'œil embrassait un panorama
splendide. On pouvait remonter et descendre le cours du Potomac, et
apercevoir, au delà, cette bourgade de Steel, d'où miss Arcadia Walker
était partie pour rejoindre Seth Stanfort.

La ville entière apparaissait avec les clochers de ses églises, les
hautes toitures des édifices publics, les verdoyants sommets de ses
arbres.

«Voici la place de la Constitution, dit Jenny, en s'aidant d'une
lorgnette dont, sur le conseil de Francis, on s'était muni... Voici
Moriss street... Je vois notre maison, avec le donjon et le pavillon
qui flotte au vent!.. Tiens! il y a quelqu'un sur le donjon.

--Papa! formula Loo sans hésitation.

--Ce ne peut être que lui, déclara Mrs Hudelson.

--C'est bien lui, affirma la fillette, qui, sans plus de façon, s'était
emparée de la lorgnette. Je le reconnais... Il manœuvre sa lunette...
Et vous verrez qu'il n'aura pas la pensée de la diriger de notre
côté!.. Ah! si nous étions dans la lune!..

--Puisque vous apercevez votre maison, mademoiselle Loo, interrompit
Francis, peut-être pourrez-vous voir celle de mon oncle?

--Oui, répondit la fillette, mais laissez-moi chercher... Je la
reconnaîtrai facilement avec sa tour... Ce doit être de ce côté...
Attendez... Bon!.. la voilà!.. Je la tiens.

Loo ne se trompait pas. C'était bien la maison de Mr Dean Forsyth.

[Illustration: LA RÉGNAIT UNE VASTE TERRASSE... (Page 48.)]

--Il y a quelqu'un sur la tour... reprit-elle après une minute
d'attention.

--Mon oncle, assurément, répondit Francis.

--Il n'est pas seul.

--C'est Omicron qui est avec lui.

--Et il ne faut pas demander ce qu'ils font, ajouta Mrs Hudelson.

--Ils font ce que fait mon père,» dit, avec une nuance de tristesse,
Jenny, à qui la rivalité latente de Mr Dean Forsyth et de Mr Hudelson
causait toujours un peu d'inquiétude.

La visite achevée, et Loo ayant une dernière fois affirmé sa complète
satisfaction, Mrs Hudelson, ses deux filles et Francis Gordon revinrent
à la maison de Moriss street. Dès le lendemain, on passerait bail avec
le propriétaire de la villa et l'on s'occuperait de l'ameublement, de
manière à être prêt pour le 15 mai.

Pendant ce temps, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne perdraient
pas une heure de leur côté. Ce qu'allait leur coûter de fatigue
physique et morale, d'observations prolongées par les jours clairs et
les nuits sereines, la recherche de leur bolide qui s'obstinait à ne
pas reparaître au-dessus de l'horizon!..

Jusqu'ici, en dépit de leur assiduité, les deux astronomes en étaient
pour leurs peines. Ni pendant le jour, ni pendant la nuit, le météore
n'avait pu être saisi à son passage en vue de Whaston.

«Y passera-t-il seulement? soupirait parfois Dean Forsyth après une
longue pose à l'oculaire de son télescope.

--Il passera, répondait Omicron avec un imperturbable aplomb. Je dirai
même: il passe.

--Alors, pourquoi ne le voyons-nous pas?

--Parce qu'il n'est pas visible.

--Désolant? soupirait derechef Dean Forsyth. Mais enfin, s'il est
invisible pour nous, il doit l'être pour tout le monde... à Whaston,
tout au moins.

--C'est absolument certain,» affirmait Omicron.

Ainsi raisonnaient le maître et le serviteur, et ces propos qu'ils
échangeaient, on les prononçait sous forme de monologue chez le docteur
Hudelson non moins désespéré de son insuccès.

Tous deux avaient reçu, des observatoires de Pittsburg et de
Cincinnati, réponse à leur lettre. On avait pris bonne note de la
communication relative à l'apparition d'un bolide à la date du 16 mars
dans la partie septentrionale de l'horizon de Whaston. On ajoutait que,
jusqu'ici, il avait été impossible de retrouver ce bolide, mais que,
s'il était aperçu de nouveau, Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney
Hudelson en seraient aussitôt avisés.

Bien entendu, les observatoires avaient répondu séparément, sans savoir
que les deux astronomes amateurs s'attribuaient chacun l'honneur de
cette découverte et en revendiquaient la priorité.

Depuis que cette réponse était arrivée, la tour d'Elisabeth street et
le donjon de Moriss street eussent pu se dispenser de poursuivre leurs
fatigantes recherches. Les observatoires possédaient des instruments à
la fois plus puissants et plus précis, et, si le météore n'était pas
une masse errante, s'il suivait une orbite fermée, s'il revenait enfin
dans les conditions où il avait été déjà observé, les lunettes et les
télescopes de Pittsburg et de Cincinnati sauraient bien le saisir au
passage. Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson auraient donc sagement
fait de s'en remettre aux savants de ces deux établissements renommés.

Mais Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient des astronomes et
non des sages. C'est pourquoi ils s'attachèrent à poursuivre leur
œuvre. Ils apportèrent même à cette poursuite une ardeur toujours
grandissante. Sans qu'ils se fussent rien dit de leurs préoccupations,
ils avaient le pressentiment qu'ils chassaient tous les deux un unique
gibier, et la crainte d'être devancé ne leur laissait pas un moment
de répit. La jalousie les mordait au cœur, et les relations des deux
familles se ressentaient de leur état d'esprit.

En vérité, il y avait lieu d'être inquiet. Leurs soupçons prenant
chaque jour plus de corps, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson,
jadis si intimes, ne mettaient plus le pied l'un chez l'autre.

Quelle situation pénible pour les deux fiancés! Ceux-ci se voyaient
pourtant chaque jour, car enfin la porte de la maison de Moriss street
n'était point interdite à Francis Gordon. Mrs Hudelson lui témoignait
toujours la même confiance et la même amitié; mais il sentait bien que
le docteur ne supportait pas sa présence sans une gêne visible. C'était
bien autre chose quand on parlait de Mr Dean Forsyth devant Sydney
Hudelson. Le docteur devenait tout pâle, puis tout rouge, ses yeux
lançaient des éclairs vite éteints par la retombée des paupières, et
ces regrettables symptômes, révélateurs d'une réciproque antipathie, on
les constatait identiques chez Mr Dean Forsyth.

Mrs Hudelson avait vainement essayé de connaître la cause de ce
refroidissement, plus encore, de l'aversion que les deux anciens amis
éprouvaient l'un pour l'autre. Son mari s'était borné à répondre:

«Inutile: tu ne comprendrais pas... mais je ne me serais pas attendu à
un tel procédé de la part de Forsyth!»

Quel procédé? Impossible d'obtenir une explication. Loo elle-même, Loo
l'enfant gâtée à qui tout était permis, ne savait rien.

Elle avait bien proposé d'aller relancer Mr Forsyth jusque dans sa
tour, mais Francis l'en avait dissuadée.

«Non, je n'aurais jamais cru Hudelson capable d'une pareille conduite
à mon égard!» telle est sans doute la seule réponse, qu'à l'instar du
docteur, l'oncle de Francis aurait consenti à formuler.

La preuve en était faite par la manière dont Mr Dean Forsyth avait reçu
Mitz, qui se risquait à l'interroger.

«Mêlez-vous de ce qui vous regarde!» lui avait-on signifié d'un ton sec.

Du moment que Mr Dean Forsyth osait parler ainsi à la redoutable Mitz,
c'est que la situation était grave en effet.

Quant à Mitz, elle en était demeurée _estomaquée_, pour employer sa
forte image, et elle assurait qu'elle avait dû, pour ne pas répondre
à une telle insolence, se mordre la langue _jusqu'à l'os_. En ce qui
concerne son maître, son opinion était nette, et elle n'en faisait pas
mystère. Pour elle, Mr Forsyth était fou, ce qu'elle expliquait le plus
naturellement du monde par les positions incommodes qu'il était forcé
de prendre pour regarder dans ses instruments, spécialement lorsque
certaines observations près du zénith l'obligeaient à renverser la
tête. Mitz supposait que, dans cette posture, Mr Forsyth s'était rompu
quelque chose dans la _colonne cérébrale_.

Il n'est pas, toutefois, de secret si bien caché qui ne transpire. On
apprit enfin ce dont il s'agissait par une indiscrétion d'Omicron. Son
maître avait découvert un bolide extraordinaire et redoutait que la
même découverte n'eût été faite par le docteur Hudelson.

Voilà donc quelle était la cause de cette brouille ridicule! Un
météore! un bolide, un aréolithe, une étoile filante, une pierre, une
grosse pierre si l'on veut, mais une pierre après tout, un simple
caillou, contre lequel risquait de se briser le char nuptial de Francis
et de Jenny!

Aussi, Loo ne se gênait-elle pas pour envoyer «au diable les météores
et, avec eux, toute la mécanique céleste!»

Le temps s'écoulait cependant... Jour par jour, le mois de mars recula,
céda la place au mois d'avril. On arriverait bientôt à la date fixée
pour le mariage. Mais ne surviendrait-il rien auparavant? Jusqu'ici,
cette déplorable rivalité ne reposait que sur des suppositions, sur des
hypothèses. Que se passerait-il si quelque événement imprévu la rendait
officielle et certaine, si un choc jetait les deux rivaux l'un contre
l'autre?

Ces craintes trop raisonnables n'avaient pas interrompu les préparatifs
du mariage. Tout serait prêt, même la belle robe de miss Loo.

La première quinzaine d'avril s'écoula dans des conditions
atmosphériques abominables: de la pluie, du vent, un ciel empâté de
gros nuages qui se succédaient sans discontinuer. Ne se montrèrent,
ni le soleil qui décrivait alors une courbe assez élevée au-dessus
de l'horizon, ni la lune presque pleine et qui aurait dû illuminer
l'espace de ses rayons, ni, _a fortiori_, l'introuvable météore.

Mrs Hudelson, Jenny et Francis Gordon ne songeaient pas à se plaindre
de l'impossibilité de faire aucune observation astronomique. Et jamais
Loo, qui détestait le vent et la pluie, ne s'était autant réjouie d'un
ciel bleu qu'elle ne l'était par la persistance du mauvais temps.

«Qu'il dure au moins jusqu'à la noce, répétait-elle, et que pendant
trois semaines encore on ne voie ni le soleil, ni la lune, ni la plus
minuscule étoile!»

En dépit des vœux de Loo, cette situation prit fin et les conditions
atmosphériques se modifièrent dans la nuit du 15 au 16 avril. Une brise
du Nord chassa toutes les vapeurs, et le ciel recouvra sa complète
sérénité.

Mr Dean Forsyth de sa tour, le docteur Hudelson de son donjon, se
remirent à fouiller le firmament au-dessus de Whaston, depuis l'horizon
jusqu'au zénith.

Le météore repassa-t-il devant leurs lunettes?.. On serait fondé à
n'en rien croire, si l'on en jugeait par leurs mines rébarbatives.
Leur égale mauvaise humeur prouvait un double et pareil échec. Et, en
vérité, cette opinion serait la bonne. Non, Mr Sydney Hudelson n'avait
rien vu dans l'immensité du ciel, et Mr Dean Forsyth pas davantage.
N'avaient-ils donc eu décidément affaire qu'à un météore errant échappé
pour toujours à l'attraction terrestre?

Une note, parue dans les journaux du 19 avril, vint les fixer à cet
égard.

Cette note, rédigée par l'Observatoire de Boston, était ainsi conçue:

  «Avant-hier vendredi 17 avril, à neuf heures dix-neuf minutes et neuf
  secondes du soir, un bolide de merveilleuse grosseur a traversé les
  airs dans la partie ouest du ciel avec une rapidité vertigineuse.

  «Circonstance des plus singulières et de nature à flatter
  l'amour-propre de la ville de Whaston, il semblerait que ce météore
  aurait été découvert le même jour et à la même heure par deux de ses
  plus éminents citoyens.

  «D'après l'Observatoire de Pittsburg, ce bolide serait, en effet, celui
  que lui a signalé à la date du 24 mars Mr Dean Forsyth, et, d'après
  l'Observatoire de Cincinnati, celui que lui a signalé, à la même date,
  le docteur Sydney Hudelson. Or, MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson
  habitent tous deux Whaston, où ils sont très honorablement connus.»




VI

QUI CONTIENT QUELQUES VARIATIONS PLUS OU MOINS FANTAISISTES SUR LES
MÉTÉORES EN GÉNÉRAL, ET EN PARTICULIER SUR LE BOLIDE DONT MM. FORSYTH
ET HUDELSON SE DISPUTENT LA DÉCOUVERTE.


Si jamais continent peut être fier de l'une des régions qui le
composent, comme un père le serait de l'un de ses enfants, c'est bien
le Nord-Amérique. Si jamais République peut être fière de l'un des
États dont le groupement la constitue, c'est bien celle des États-Unis.
Si jamais l'un de ces cinquante et un États, dont les cinquante et une
étoiles constellent l'angle du pavillon fédéral, peut être fier de
l'une de ses métropoles, c'est bien la Virginie, capitale Richmond.
Si enfin une ville de la Virginie peut être fière de ses fils, c'est
bien la ville de Whaston, où venait d'être faite cette retentissante
découverte qui devait prendre un rang considérable dans les annales
astronomiques du siècle!

Tel était du moins l'avis unanime des Whastoniens.

On l'imaginera aisément, les journaux, les journaux de Whaston tout au
moins, publièrent les plus enthousiastes articles sur Mr Dean Forsyth
et le docteur Hudelson. La gloire de ces deux illustres citoyens ne
rejaillissait-elle pas sur toute la cité? Quel est celui des habitants
qui n'en avait pas sa part? Le nom de Whaston n'allait-il pas être
indissolublement lié à cette découverte?

[Illustration: LA FOULE NE FAISAIT AUCUNE DIFFÉRENCE ENTRE LES DEUX
ASTRONOMES. (Page 57.)]

Parmi cette population américaine, dans laquelle des courants d'opinion
prennent naissance avec tant de facilité et tant de fureur, l'effet de
ces articles dithyrambiques ne tarda pas à se faire sentir. Le lecteur
ne sera donc pas surpris--et, d'ailleurs, le serait-il, qu'il aurait
l'obligeance de nous croire sur parole--si nous lui affirmons que, dès
ce jour, la population se dirigea en foule bruyante et passionnée vers
les maisons de Moriss street et d'Elisabeth street. Personne n'était
au courant de la rivalité qui existait entre Mr Forsyth et Mr Hudelson.
L'enthousiasme public les unissait en cette circonstance, cela ne
pouvait faire l'objet d'un doute. Pour tous, leurs deux noms étaient et
resteraient inséparables jusqu'à la consommation des âges, inséparables
à ce point, qu'après des milliers d'années, les futurs historiens
affirmeraient peut-être qu'ils avaient été portés par un seul homme!

En attendant que le temps permît de vérifier le bien-fondé de telles
hypothèses, Mr Dean Forsyth dut paraître sur la terrasse de la tour
et Mr Sydney Hudelson sur la terrasse du donjon, pour répondre aux
acclamations de la foule. Tandis que des hourras s'élevaient vers eux,
ils s'inclinèrent tous deux en salutations reconnaissantes.

Cependant, un observateur eût constaté que leur attitude n'exprimait
pas une joie sans mélange. Une ombre passait sur leur triomphe comme
un nuage sur le soleil. Le regard oblique du premier se dirigeait vers
le donjon, et le regard oblique du second vers la tour. Chacun d'eux
voyait l'autre répondant aux applaudissements du public whastonien et
trouvait moins harmonieux les applaudissements qui lui étaient adressés
qu'il n'estimait discordants ceux qui résonnaient en l'honneur d'un
rival.

En réalité, ces applaudissements étaient pareils. La foule ne faisait
aucune différence entre les deux astronomes. Dean Forsyth ne fut pas
moins acclamé que le docteur Hudelson, et réciproquement, par les mêmes
citoyens, qui se succédèrent devant les deux maisons.

Durant ces ovations qui mettaient chaque quartier en rumeur, que se
disaient Francis Gordon et la servante Mitz d'une part, Mrs Hudelson,
Jenny et Loo, de l'autre? Redoutaient-ils que la note envoyée aux
journaux par l'observatoire de Boston n'eût de fâcheuses conséquences?
Ce qui avait été secret jusqu'alors était dévoilé maintenant. Mr
Forsyth et Mr Hudelson connaissaient officiellement leur rivalité. N'y
avait-il pas lieu de croire qu'ils revendiqueraient tous les deux,
sinon le bénéfice, du moins l'honneur de leur découverte, et qu'il en
résulterait peut-être un éclat très regrettable pour les deux familles?

Les sentiments que Mrs Hudelson et Jenny éprouvèrent pendant que la
foule manifestait devant leur maison, il n'est que trop facile de les
imaginer. Si le docteur était monté sur la terrasse du donjon, elles
s'étaient bien gardées de paraître à leur balcon. Toutes deux, le
cœur serré, elles avaient regardé, en se tenant derrière les rideaux,
cette manifestation qui ne présageait rien de bon. Si Mr Forsyth et Mr
Hudelson, poussés par un absurde sentiment de jalousie, se disputaient
le météore, le public ne prendrait-il pas fait et cause pour l'un
ou pour l'autre? Chacun d'eux aurait ses partisans, et, au milieu
de l'effervescence qui règnerait alors dans la ville, quelle serait
la situation des futurs époux, ce Roméo et cette Juliette, dans une
querelle scientifique qui transformerait les deux familles en Capulets
et en Montaigus?

Quant à Loo, elle était furieuse. Elle voulait ouvrir la fenêtre,
apostropher tout ce populaire, et elle exprimait le regret de ne pas
avoir une pompe à sa disposition pour asperger la foule et noyer ses
hourras sous des torrents d'eau froide. Sa mère et sa sœur eurent
quelque peine à modérer l'indignation de la fougueuse fillette.

Dans la maison d'Elisabeth street, la situation était identique.
Francis Gordon lui aussi eût volontiers envoyé à tous les diables ces
enthousiastes qui risquaient d'aggraver une situation déjà tendue. Lui
aussi, il s'était abstenu de paraître, tandis que Mr Forsyth et Omicron
paradaient sur la tour, en faisant montre de la plus choquante vanité.

De même que Mrs Hudelson avait dû réprimer les impatiences de Loo, de
même Francis Gordon dut réprimer les colères de la redoutable Mitz.
Celle-ci ne parlait de rien moins que de balayer cette foule, et ce
n'était pas, dans sa bouche, une menace dont il convenait de rire.
Nul doute que l'instrument qu'elle maniait chaque jour avec tant de
virtuosité n'eût terriblement fonctionné entre ses mains. Toutefois,
recevoir à coups de balai des gens qui viennent vous acclamer, c'eût
été peut-être un peu vif!

«Ah! mon fieu, s'écria la vieille servante, est-ce que ces
braillards-là ne sont pas fous?

--Je serais tenté de le croire, répondit Francis Gordon.

--Tout cela à propos d'une espèce de grosse pierre qui se promène dans
le ciel!

--Comme tu dis, Mitz.

--Un _met dehors!_

--Un météore, Mitz, rectifia Francis en réprimant avec peine une forte
envie de rire.

--C'est ce que je dis: un _met dehors_, répéta Mitz avec conviction.
S'il pouvait leur tomber sur la tête et en écraser une demi-douzaine!..
Enfin, je te le demande, à toi qui es un savant, à quoi ça sert-il un
_met dehors?_

--A brouiller les familles,» déclara Francis Gordon, tandis que les
hourras éclataient de plus belle.

Cependant, pourquoi les deux anciens amis n'accepteraient-ils pas de
partager leur bolide? Il n'y avait aucun avantage matériel, aucun
profit pécuniaire à en espérer. Il ne pouvait être question que
d'un honneur purement platonique. Dès lors, pourquoi ne pas laisser
indivise une découverte à laquelle leurs deux noms seraient restés
attachés jusqu'à la consommation des siècles? Pourquoi? Tout simplement
parce qu'il s'agissait d'amour-propre et de vanité. Or, lorsque
l'amour-propre est en jeu, lorsque la vanité s'en mêle, qui pourrait se
flatter de faire entendre raison aux humains?

Mais enfin était-il donc si glorieux d'avoir aperçu ce météore? Cela
n'était-il pas dû uniquement au hasard? Si le bolide n'avait pas aussi
complaisamment traversé le champ des instruments de Mr Dean Forsyth
et de Mr Sydney Hudelson juste au moment où ceux-ci avaient l'œil à
l'oculaire, aurait-il été vu par ces deux astronomes qui vraiment s'en
faisaient trop accroire?

D'ailleurs, est-ce qu'il n'en passe pas, jour et nuit, par centaines,
par milliers, de ces bolides, de ces astéroïdes, de ces étoiles
filantes? Est-il même possible de les compter, ces globes de feu, qui
tracent par essaims leurs capricieuses trajectoires sur le fond obscur
du firmament? Six cents millions, tel est, d'après les savants, le
nombre des météores qui traversent l'atmosphère terrestre en une seule
nuit, soit douze cents millions en vingt-quatre heures. Ils passent
donc par myriades, ces corps lumineux, dont, au dire de Newton, dix à
quinze millions seraient visibles à l'œil nu.

«Dès lors, faisait observer le _Punch_, le seul journal de Whaston qui
prît la chose par son côté plaisant, trouver un bolide dans le ciel,
c'est un peu moins difficile que de trouver un grain de froment dans
un champ de blé, et l'on est fondé à dire qu'ils abusent un peu du
battage, nos deux astronomes, à propos d'une découverte devant laquelle
il n'y a pas lieu de se découvrir.»

Mais, si le _Punch_, journal satirique, ne négligeait pas cette
occasion d'exercer sa verve comique, ses confrères plus sérieux, bien
loin de l'imiter, saisirent ce prétexte pour faire étalage d'une
science aussi fraîchement acquise que capable de rendre jaloux les
professionnels les mieux cotés.

«Kepler, disait le _Whaston Standard_, croyait que les bolides
provenaient des exhalaisons terrestres. Il paraît plus vraisemblable
que ces phénomènes ne sont que des aérolithes, chez lesquels on a
toujours constaté des traces d'une violente combustion. Du temps de
Plutarque, on les considérait déjà comme des masses minérales, qui
se précipitent sur le sol de notre globe, lorsqu'ils sont happés au
passage par l'attraction terrestre. L'étude des bolides montre que
leur substance n'est aucunement différente des minéraux connus de
nous et que, dans leur ensemble, ils comprennent à peu près le tiers
des corps simples. Mais quelle diversité présente l'agrégation de ces
éléments! Les parcelles constitutives y sont tantôt menues comme de la
limaille, tantôt grosses comme des pois ou des noisettes, d'une dureté
remarquable et montrant à la cassure des traces de cristallisation. Il
en est même qui sont uniquement formés de fer à l'état natif, parfois
mélangé de nickel, et que l'oxydation n'a jamais altéré.»

Très juste, en vérité, ce que le _Whaston Standard_ portait à la
connaissance de ses lecteurs. Pendant ce temps, le _Daily Whaston_
insistait sur l'attention que les savants anciens ou modernes ont
toujours accordée à l'étude de ces pierres météoriques. Il disait:

  «Diogène d'Apollonie ne cite-t-il pas une pierre incandescente, grande
  comme une meule de moulin, dont la chute près de l'Ægos-Potamos
  épouvanta les habitants de la Thrace? Qu'un pareil bolide vienne à
  tomber sur le clocher de Saint-Andrew, et il le démolira de son faîte
  à sa base. Qu'on nous permette, à ce propos, de citer quelques-unes
  de ces pierres, qui, venues des profondeurs de l'espace, et entrées
  dans le cercle d'attraction de la terre, furent recueillies sur son
  sol: avant l'ère chrétienne, la pierre de foudre, que l'on adorait
  comme le symbole de Cybèle en Galatie et qui fut transportée à Rome,
  ainsi qu'une autre trouvée en Syrie et consacrée au culte du soleil;
  le bouclier sacré recueilli sous le règne de Numa; la pierre noire
  que l'on garde précieusement à la Mecque; la pierre de tonnerre qui
  servit à fabriquer la fameuse épée d'Antar. Depuis le commencement de
  l'ère chrétienne, que d'aérolithes décrits avec les circonstances qui
  accompagnèrent leur chute: une pierre de deux cent soixante livres
  tombée à Ensisheim, en Alsace; une pierre d'un noir métallique, ayant
  la forme et la grosseur d'une tête humaine, tombée sur le mont Vaison,
  en Provence; une pierre de soixante-douze livres, dégageant une odeur
  sulfureuse, qu'on eût dit faite d'écume de mer, tombée à Larini, en
  Macédoine; une pierre tombée à Lucé, près de Chartres, en 1763, et
  brûlante à ce point qu'il fut impossible de la toucher. N'y aurait-il
  pas lieu de citer également ce bolide qui, en 1203, atteignit la ville
  normande de Laigle et dont Humboldt parle en ces termes: «A une heure
  de l'après-midi, par un ciel très pur, on vit un grand bolide se
  mouvant du Sud-Est au Nord-Ouest. Quelques minutes après, on entendit,
  durant cinq ou six minutes, une explosion partant d'un petit nuage
  noir presque immobile, explosion qui fut suivie de trois ou quatre
  autres détonations et d'un bruit que l'on aurait pu comparer à des
  décharges de mousqueterie, auxquelles se serait mêlé le roulement d'un
  grand nombre de tambours. Chaque détonation détachait du nuage noir
  une partie des vapeurs qui le formaient. On ne remarqua en cet endroit
  aucun phénomène lumineux. Plus de mille pierres météoriques tombèrent
  sur une surface elliptique dont le grand axe, dirigé du Sud-Est au
  Nord-Ouest, mesurait onze kilomètres de longueur. Ces pierres fumaient
  et elles étaient brûlantes sans être enflammées, et l'on constata
  qu'elles étaient plus faciles à briser quelques jours après leur chute
  que plus tard.»

Le _Daily Whaston_ continuait sur ce ton pendant plusieurs colonnes,
et se montrait prodigue de détails qui prouvaient à tout le moins la
conscience de ses rédacteurs.

Les autres journaux, d'ailleurs, ne demeuraient pas en arrière. Puisque
l'astronomie était d'actualité, tous parlaient d'astronomie, et si,
après cela, un seul Whastonien n'était pas ferré sur la question des
bolides, c'est qu'il y aurait mis de la mauvaise volonté.

Aux renseignements donnés par le _Daily Whaston_, le _Whaston News_
ajoutait les siens. Il évoquait le souvenir de ce globe de feu, d'un
diamètre double de celui de la lune dans son plein, qui, en 1254, fut
aperçu successivement à Hurworth, à Darlington, à Durham, à Dundee,
et passa sans éclater d'un horizon à l'autre, en laissant derrière
lui une longue traînée lumineuse, couleur d'or, large, compacte et
tranchant vivement sur le bleu foncé du ciel. Il rappelait ensuite que,
si le bolide de Hurworth n'a pas éclaté, il n'en a pas été ainsi de
celui qui, le 14 mai 1864, s'est montré à un observateur de Castillon,
en France. Bien que ce météore n'ait été visible que pendant cinq
secondes, sa vitesse était telle que, dans ce court espace de temps,
il a décrit un arc de six degrés. Sa teinte, d'abord bleu verdâtre,
devint ensuite blanche et d'un extraordinaire éclat. Entre l'explosion
et la perception du bruit, il s'écoula de trois à quatre minutes, ce
qui implique un éloignement de soixante à quatre-vingts kilomètres. Il
faut donc que la violence de l'éclatement ait été supérieure à celle
des plus fortes explosions qui peuvent se produire à la surface du
globe. Quant à la dimension de ce bolide, calculée d'après sa hauteur,
on n'estimait pas son diamètre à moins de quinze cents pieds, et il
devait parcourir plus de cent trente kilomètres à la seconde, vitesse
infiniment supérieure à celle dont la terre est animée dans son
mouvement de translation autour du soleil.

Puis ce fut le tour du _Whaston Morning_, puis le tour du _Whaston
Evening_, ce dernier journal traitant plus spécialement la question
des bolides, fort nombreux, d'ailleurs, presque entièrement composés
de fer. Il rappela à ses lecteurs qu'une de ces masses météoriques,
trouvée dans les plaines de la Sibérie, ne pesait pas moins de sept
cents kilogrammes; qu'une autre, découverte au Brésil, pesait jusqu'à
six mille kilogrammes; qu'une troisième, lourde de quatorze mille
kilogrammes, avait été trouvée à Olympe, dans le Tucuman; qu'une
dernière enfin, tombée aux environs de Duranzo, au Mexique, atteignait
le poids énorme de dix-neuf mille kilogrammes!

En vérité, ce n'est pas trop s'avancer que d'affirmer qu'une partie
de la population whastonienne ne laissa pas d'éprouver un certain
effroi à la lecture de ces articles. Pour avoir été aperçu dans les
conditions que l'on sait, à une distance qui devait être considérable,
il fallait que le météore de MM. Forsyth et Hudelson eût des dimensions
probablement très supérieures à celles des bolides du Tucuman et de
Duranzo. Qui sait si sa grosseur n'égalait pas, ne dépassait pas celle
de l'aérolithe de Castillon dont le diamètre avait été évalué à quinze
cents pieds? Se figure-t-on le poids d'une telle masse? Or, si ledit
météore avait déjà paru au zénith de Whaston, c'est que Whaston était
située sous sa trajectoire. Il repasserait donc au-dessus de la ville,
pour peu que cette trajectoire affectât la forme d'une orbite. Eh bien!
que précisément à ce moment, il vînt, pour une raison quelconque, à
s'arrêter dans sa course, ce serait Whaston qui serait touchée avec
une violence dont on ne pouvait se faire une idée! C'était ou jamais
l'occasion d'apprendre à ceux des habitants qui l'ignoraient, de
rappeler à ceux qui la connaissaient, cette terrible loi de la force
vive: la masse multipliée par le carré de la vitesse, vitesse qui,
d'après la loi plus effrayante encore de la chute des corps, et pour un
bolide tombant de quatre cents kilomètres de hauteur, serait voisine
de trois mille mètres par seconde au moment où il s'écraserait sur la
surface du sol!

La presse whastonienne ne faillit pas à ce devoir, et jamais, c'est
justice de le reconnaître, journaux quotidiens ne firent une telle
débauche de formules mathématiques.

Peu à peu, une certaine appréhension régna donc dans la ville.
Le dangereux et menaçant bolide devint le sujet de toutes les
conversations sur la place publique, dans les cercles comme au foyer
familial. La partie féminine de la population, notamment, ne rêvait
plus que d'églises écrasées et de maisons anéanties. Quant aux hommes,
ils estimaient plus élégant de hausser les épaules, mais ils les
haussaient sans véritable conviction. Nuit et jour, on peut le dire,
sur la place de la Constitution comme dans les quartiers plus élevés
de la ville, des groupes se tenaient en permanence. Que le temps fût
couvert ou non, cela n'arrêtait point les observateurs. Jamais les
opticiens n'avaient vendu tant de lunettes, lorgnettes et autres
instruments d'optique! Jamais le ciel ne fut tant visé que par les yeux
inquiets de la population whastonienne! Que le météore fût visible ou
non, le danger était de toutes les heures, pour ne pas dire de toutes
les minutes, de toutes les secondes.

Mais, dira-t-on, ce danger menaçait également les diverses régions,
et avec elles, les cités, bourgades, villages et hameaux situés sous
la trajectoire. Oui, évidemment. Si le bolide faisait, comme on le
supposait, le tour de notre globe, tous les points situés au-dessous
de son orbite étaient menacés par sa chute. Toutefois, c'est Whaston
qui détenait le record de la peur, si l'on veut bien accepter cette
expression ultra-moderne, et cela, pour cette unique raison que c'est
de Whaston que le bolide avait été pour la première fois aperçu.

Il y eut pourtant un journal qui résista à la contagion et qui se
refusa jusqu'au bout à prendre les choses au sérieux. Par contre, il ne
fut pas tendre, ce journal, pour MM. Forsyth et Hudelson, qu'il rendait
plaisamment responsables des maux dont la ville était menacée.

[Illustration: NUIT ET JOUR DES GROUPES SE TENAIENT EN PERMANENCE.
(Page 63.)]

«De quoi se sont mêlés ces amateurs? disait le _Punch_. Avaient-ils
besoin de chatouiller l'espace avec leurs lunettes et leurs télescopes?
Ne pouvaient-ils laisser tranquille le firmament sans taquiner ses
étoiles? N'y a-t-il pas assez, n'y a-t-il pas trop de véritables
savants qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et se faufilent
indiscrètement dans les zones intrastellaires? Les corps célestes sont
très pudiques et n'aiment pas qu'on les regarde de si près. Oui, notre
ville est menacée, personne n'y est plus en sûreté maintenant, et, à
cette situation, il n'y a pas de remède. On s'assure contre l'incendie,
la grêle, les cyclones... Allez donc vous assurer contre la chute
d'un bolide, peut-être dix fois gros comme la citadelle de Whaston!..
Et pour peu qu'il éclate en tombant, ce qui arrive fréquemment aux
engins de cette espèce, la ville entière sera bombardée, voire même
incendiée, si les projectiles sont incandescents! C'est, dans tous
les cas, la destruction certaine de notre chère cité, il ne faut pas
se le dissimuler! Sauve qui peut, donc! Sauve qui peut!.. Mais aussi
pourquoi MM. Forsyth et Hudelson ne sont-ils pas restés tranquillement
au rez-de-chaussée de leur maison au lieu d'espionner les météores? Ce
sont eux qui les ont provoqués par leur indiscrétion, attirés par leurs
coupables intrigues. Si Whaston est détruite, si elle est écrasée ou
brûlée par ce bolide, ce sera leur faute, et c'est à eux qu'il faudra
s'en prendre!.. En vérité, nous le demandons à tout lecteur vraiment
impartial, c'est-à-dire, à tous les abonnés du _Whaston Punch_, à
quoi servent les astronomes, astrologues, météorologues et autres
animaux en ogue? Quel bien est-il jamais résulté de leurs travaux?..
Poser la question, c'est y répondre, et en ce qui nous concerne, nous
persistons plus que jamais dans nos convictions bien connues, si
parfaitement exprimées par cette phrase sublime due au génie d'un
Français, l'illustre Brillat-Savarin: «La découverte d'un plat nouveau
fait plus pour le bonheur de l'humanité que la découverte d'une
étoile!» En quelle piètre estime Brillat-Savarin n'aurait-il donc pas
tenu les deux malfaiteurs qui n'ont pas craint d'attirer sur leur pays
les pires cataclysmes pour le plaisir de découvrir un simple bolide?»




VII

DANS LEQUEL ON VERRA MRS HUDELSON TRÈS CHAGRINE DE L'ATTITUDE DU
DOCTEUR, ET OÙ L'ON ENTENDRA LA BONNE MITZ RABROUER SON MAÎTRE D'UNE
BELLE MANIÈRE.


A ces plaisanteries du _Whaston Punch_ que répondirent Mr Dean Forsyth
et le docteur Hudelson? Rien du tout, et cela pour l'excellente raison
qu'ils ignorèrent l'article de l'irrespectueux journal. Ignorer les
choses désagréables que l'on peut dire de nous, c'est encore le
plus sûr moyen de n'en pas souffrir, eût dit M. de la Palisse avec
une incontestable sagesse. Toutefois, ces moqueries plus ou moins
spirituelles sont peu agréables pour ceux qu'elles visent, et si,
dans l'espèce, les personnes visées n'en eurent point connaissance,
il n'en fut pas de même de leurs parents et de leurs amis. Mitz
particulièrement était furieuse. Accuser son maître d'avoir attiré
ce bolide qui menaçait la sécurité publique!.. A l'entendre, Mr Dean
Forsyth devrait poursuivre l'auteur de l'article, et le juge John Proth
saurait bien le condamner à de gros dommages et intérêts, sans parler
de la prison qu'il méritait pour ses calomnieuses insinuations.

Quant à la petite Loo, elle prit la chose au sérieux, et, sans hésiter,
donna raison au _Whaston Punch_.

«Oui, il a raison, disait-elle. Pourquoi Mr Forsyth et papa se sont-ils
avisés de découvrir ce maudit caillou? Sans eux, il serait passé
inaperçu, comme tant d'autres qui ne nous ont point fait de mal.»

Ce mal ou plutôt ce malheur auquel pensait la fillette, c'était
l'inévitable rivalité qui allait exister entre l'oncle de Francis et le
père de Jenny, avec toutes ses conséquences, à la veille d'une union
qui devait resserrer plus étroitement encore les liens unissant les
deux familles.

Les craintes de miss Loo étaient fondées, et ce qui devait arriver
arriva. Tant que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson n'avaient eu
que des soupçons réciproques, aucun éclat ne s'était produit. Si leurs
rapports s'étaient refroidis, s'ils avaient évité de se rencontrer, les
choses, du moins, n'avaient pas été plus loin. Mais, à présent, depuis
la note de l'observatoire de Boston, il était publiquement établi
que la découverte du même météore appartenait aux deux astronomes de
Whaston. Qu'allaient-ils faire? Chacun d'eux revendiquerait-il la
priorité de cette découverte? Y aurait-il à ce sujet des discussions
privées, ou même de retentissantes polémiques auxquelles la presse
whastonienne donnerait certainement une hospitalité complaisante?

On ne savait, et l'avenir seul répondrait à ces questions. Le certain,
en tous cas, c'est que, ni Mr Dean Forsyth, ni le docteur Hudelson
ne faisaient plus la moindre allusion au mariage, dont la date
approchait trop lentement au gré des deux fiancés. Lorsqu'on en parlait
devant l'un ou devant l'autre, ils avaient toujours oublié quelque
circonstance qui les rappelait à l'instant dans leur observatoire.
C'était là, d'ailleurs, qu'ils passaient le plus clair de leur temps,
chaque jour plus préoccupés et plus absorbés encore.

En effet, si le météore avait été revu par des astronomes officiels,
c'est en vain que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson cherchaient à
le retrouver. S'était-il donc éloigné à une distance trop considérable
pour la portée de leurs instruments? Hypothèse après tout plausible,
que rien toutefois ne permettait de vérifier. Aussi, ils ne se
départissaient pas d'une surveillance incessante, de jour, de nuit,
profitant de toutes les éclaircies du ciel. Si cela continuait, ils
finiraient par tomber malades.

Tous deux s'épuisaient en vains efforts pour calculer les éléments
de l'astéroïde, dont ils s'entêtaient respectivement à s'estimer
l'unique et exclusif inventeur. Il y avait là une chance sérieuse de
solutionner leur différend. Des deux astronomes ex æquo, le plus actif
mathématicien pouvait encore obtenir la palme.

Mais leur unique observation avait été de trop courte durée pour donner
à leurs formules une base suffisante. Une autre observation, plusieurs
peut-être seraient nécessaires, avant qu'il fût possible de déterminer
avec certitude l'orbite du bolide. C'est pourquoi Mr Dean Forsyth et
le docteur Hudelson, chacun redoutant d'être distancé par son rival,
surveillaient le ciel avec un zèle pareil et pareillement stérile. Le
capricieux météore ne reparaissait pas sur l'horizon de Whaston, ou,
s'il y reparaissait, c'était dans le plus rigoureux incognito.

L'humeur des deux astronomes se ressentait de la vanité de leurs
efforts. On ne pouvait les approcher. Vingt fois par jour, Mr Dean
Forsyth se mettait en colère contre Omicron, qui lui répondait sur le
même ton. Quant au docteur, s'il en était réduit à passer sa colère sur
lui-même, il ne s'en faisait pas faute.

Dans ces conditions, qui se fût avisé de parler de contrat de mariage
et de cérémonie nuptiale?

Cependant trois jours s'étaient écoulés depuis la publication de la
note envoyée aux journaux par l'observatoire de Boston. L'horloge
céleste, dont le soleil est l'aiguille, eût sonné le 22 avril, si
le Grand Horloger avait pensé à la munir d'un timbre. Encore une
vingtaine de jours, et la grande date naîtrait à son tour, bien que
Loo prétendît, dans son impatience, qu'elle n'existait pas dans le
calendrier.

Convenait-il de rappeler à l'oncle de Francis Gordon et au père de
Jenny Hudelson ce mariage dont ils ne parlaient pas plus que s'il n'eût
jamais dû se faire? Mrs Hudelson fut d'avis qu'il valait mieux garder
le silence à l'égard de son mari. Il n'avait point à s'occuper des
préparatifs de la noce... pas plus qu'il ne s'occupait de son propre
ménage. Au jour venu, Mrs Hudelson lui dirait tout bonnement:

«Voilà ton habit, ton chapeau, et tes gants. Il est l'heure de se
rendre à Saint-Andrew. Offre-moi ton bras et partons.»

Il irait, assurément, sans même s'en rendre compte, à la seule
condition que le météore ne vînt pas à passer juste à ce moment-là
devant l'objectif de son télescope!

Mais si l'avis de Mrs Hudelson prévalut dans la maison de Moriss
street, si le docteur ne fut point mis en demeure de s'expliquer sur
son attitude vis-à-vis de Mr Dean Forsyth, celui-ci fut rudement
attaqué. Mitz ne voulut rien écouter. Furieuse contre son maître, elle
entendait, disait-elle, lui parler _entre quatre-z-yeux_ et tirer au
clair cette situation tellement tendue que le moindre incident risquait
de provoquer une rupture entre les deux familles. Quelles n'en seraient
pas les conséquences? Mariage retardé, rompu peut-être, désespoir des
deux fiancés, et spécialement de son cher Francis, son «fieu», comme
elle avait coutume de l'appeler, selon une vieille coutume familière et
tendre. Que pourrait faire le pauvre jeune homme, après un éclat public
qui aurait rendu toute réconciliation impossible?

Aussi, dans l'après-midi du 22 avril, se trouvant seule avec Mr Dean
Forsyth dans la salle à manger, _entre quatre-z-yeux_ conformément à
ses désirs, elle arrêta son maître au moment où celui-ci se dirigeait
vers l'escalier de la tour.

On sait que Mr Forsyth redoutait de s'expliquer avec Mitz.
Généralement, il ne l'ignorait pas, ces explications ne tournaient
point à son avantage; il jugeait donc plus sage de ne pas s'y exposer.

En cette occasion, après avoir regardé en dessous le visage de Mitz,
lequel lui fit l'effet d'une bombe dont la mèche brûle et qui ne
tardera pas à éclater, Mr Dean Forsyth, désireux de se mettre à l'abri
des effets de l'explosion, battit en retraite vers la porte. Mais,
avant qu'il en eût tourné le bouton, la vieille servante s'était mise
en travers, et, ses yeux dardés sur ceux de son maître dont le regard
fuyait peureusement:

«Monsieur, dit-elle, j'ai à vous parler.

--A me parler, Mitz? C'est que je n'ai guère le temps en ce moment.

--_Ma fine!_ moi non plus, Monsieur, vu que j'ai à faire toute la
vaisselle du déjeuner. Vos _tuyaux_ peuvent pardi bien attendre comme
mes assiettes.

--Et Omicron?.. Il m'appelle, je crois.

--Votre _ami Krone?_.. Encore un _joli coco_, celui-là!.. Il aura de
mes nouvelles un de ces quatre matins, votre _ami Krone_. Vous pouvez
l'en prévenir. Comme dit l'autre, _la bonne entend l'heure et te
salue!_ Répétez-lui cela, mot pour mot, Monsieur.

--Je n'y manquerai pas, Mitz. Mais mon bolide?

--_Beau lide?_.. répéta Mitz. Je ne sais pas ce que c'est, mais, quoi
que vous en disiez, Monsieur, ça ne doit pas être _beau_, si c'est
cette affaire-là qui depuis quelque temps vous a mis un caillou à la
place du cœur.

--Un bolide, Mitz, expliqua patiemment Mr Dean Forsyth, c'est un
météore, et...

--Ah! s'écria Mitz, c'est le fameux _met dehors!_.. Eh bien, il fera
comme _l'ami Krone_, il attendra, le _met dehors!_

--Par exemple! s'écria Mr Forsyth, touché au point sensible.

--D'ailleurs, reprit Mitz, le temps est couvert, il va tomber de l'eau,
et ce n'est pas le moment de vous amuser à regarder la lune.

C'était vrai, et, dans cette persistance du mauvais temps, il y avait
de quoi rendre enragés Mr Forsyth et le docteur Hudelson. Depuis
quarante-huit heures, le ciel était envahi par d'épais nuages. Le
jour, pas un rayon de soleil, la nuit pas un rayonnement d'étoiles. De
blanches vapeurs se tordaient d'un horizon à l'autre, comme un voile de
crêpe que la flèche du clocher de Saint-Andrew crevait parfois de sa
pointe. Dans ces conditions, impossible d'observer l'espace, de revoir
le bolide si vivement disputé. On devait même tenir pour probable
que les circonstances atmosphériques ne favorisaient pas davantage
les astronomes de l'État de l'Ohio ou de l'État de Pennsylvanie, non
plus que ceux des autres observatoires de l'Ancien et du Nouveau
Continent. En effet, aucune nouvelle note concernant l'apparition du
météore n'avait paru dans les journaux. Il est vrai que ce météore
ne présentait pas un intérêt tel que le monde scientifique dût s'en
émouvoir. Il s'agissait là d'un fait cosmique assez banal en somme,
et il fallait être un Dean Forsyth ou un Hudelson pour en guetter le
retour avec cette impatience, qui, chez eux, tournait à la rage.

Mitz, lorsque son maître eut bien constaté l'impossibilité absolue de
lui échapper, reprit en ces termes, après s'être croisé les bras:

--Mr Forsyth, auriez-vous par hasard oublié que vous avez un neveu qui
s'appelle Francis Gordon?

--Ah! ce cher Francis, répondit Mr Forsyth en hochant la tête d'un air
bonhomme. Mais non, je ne l'oublie pas... Et comment va-t-il, ce brave
Francis?

--Très bien, merci, Monsieur.

--Il me semble que je ne l'ai pas vu depuis un certain temps?

--En effet, depuis le déjeuner.

--Vraiment!..

--Vous avez donc vos yeux dans la lune, Monsieur? demanda Mitz, en
obligeant son maître à se retourner vers elle.

--Que non! ma bonne Mitz!.. Mais que veux-tu? Je suis un peu
préoccupé...

--Préoccupé au point que vous paraissez avoir oublié une chose
importante...

--Oublié une chose importante?.. Et laquelle?

--C'est que votre neveu va se marier.

--Se marier!.. Se marier!..

--N'allez-vous pas me demander de quel mariage il s'agit?

--Non, Mitz!.. Mais à quoi tendent ces questions?

--Belle malice!.. Il ne faut pas être sorcier pour savoir qu'on fait
une question pour avoir une réponse.

--Une réponse à quel sujet, Mitz?

--Au sujet de votre conduite, Monsieur, envers la famille Hudelson!..
Car vous n'ignorez pas qu'il y a une famille Hudelson, un docteur
Hudelson, qui demeure Moriss street, une Mrs Hudelson, mère de miss Loo
Hudelson et de miss Jenny Hudelson fiancée de votre neveu?

A mesure que ce nom de Hudelson s'échappait, en prenant chaque fois
plus de force, de la bouche de Mitz, Mr Dean Forsyth portait la main
à sa poitrine, à son côté, à sa tête, comme si ce nom, faisant balle,
l'avait frappé à bout portant. Il souffrait, il suffoquait, le sang lui
montait à la tête. Voyant qu'il ne répondait pas:

--Eh bien! avez-vous entendu? insista Mitz.

--Si j'ai entendu! s'écria son maître.

--Eh bien?.. répéta la vieille servante en forçant sa voix.

--Francis pense donc toujours à ce mariage? dit enfin Mr Forsyth.

--S'il y pense! affirma Mitz, mais comme il pense à respirer, le cher
petit! Comme nous y pensons tous, comme vous y pensez vous-même, j'aime
à le croire!

--Quoi! mon neveu est toujours décidé à épouser la fille de ce docteur
Hudelson?

--Miss Jenny, s'il vous plaît, Monsieur! _Je vous en donne mon billet_,
Monsieur, qu'il l'est, décidé! _Pardine_, il faudrait qu'il ait _perdu
la boussole_ pour ne pas l'être, décidé! Comment trouverait-il une
fiancée plus gentille, une _jeunesse_ plus charmante?..

--En admettant, interrompit Mr Forsyth, que la fille de l'homme qui...
de l'homme que... de l'homme, enfin, dont je ne puis prononcer le nom
sans qu'il m'étouffe, puisse être charmante.

--C'est trop fort! s'écria Mitz, qui dénoua son tablier comme si elle
allait le rendre.

--Voyons... Mitz... voyons, murmura son maître quelque peu inquiet
d'une attitude si menaçante.

La vieille servante brandit son tablier, dont le cordon pendait jusqu'à
terre.

--C'est tout vu, déclara-t-elle. Après cinquante années de service, je
m'en irai plutôt pourrir dans mon coin comme un chien galeux, mais je
ne resterai pas chez un homme qui _déchire son propre sang_. Je ne suis
qu'une pauvre servante, mais j'ai du cœur, Monsieur... moi!

--Ah ça, Mitz, répliqua Mr Dean Forsyth piqué au vif, tu ignores donc
ce qu'il m'a fait, cet Hudelson?

--Qu'est-ce qu'il vous a donc tant fait?

--Il m'a volé!

--Volé?

--Oui volé, abominablement volé!..

--Et que vous a-t-il volé?.. votre montre?.. votre bourse?.. votre
mouchoir?..

--Mon bolide!

--Ah! encore votre _beau lide!_ s'écria la vieille servante, en
ricanant de la façon la plus ironique et la plus désagréable pour Mr
Forsyth. Il y a longtemps qu'on n'en avait parlé, de votre fameux _met
dehors!_ _C'est-y Dieu possible_ de se mettre dans des états pareils
pour une _machine qui se promène!_.. Votre _beau lide_, est-ce qu'il
était à vous plus qu'à Mr Hudelson? Avez-vous mis votre nom dessus?
Est-ce qu'il n'appartient pas à tout le monde, à n'importe qui, à moi,
à mon chien, si j'en avais un... mais, grâce au ciel, je n'en ai pas!..
Est-ce que vous l'auriez acheté de votre poche, ou bien est-ce qu'il
vous serait venu par héritage?..

--Mitz!.. cria Mr Forsyth qui ne se possédait plus.

--Il n'y a pas de Mitz! affirma la vieille servante dont l'exaspération
débordait. Pardine, il faut être _bête comme Saturne_ pour se brouiller
avec un vieil ami à propos d'un sale caillou qu'on ne reverra jamais
plus.

--Tais-toi! tais-toi! protesta l'astronome touché au cœur.

--Non, Monsieur, non je ne me tairai pas, et vous pouvez appeler votre
bêta _d'ami Krone_ à votre aide...

[Illustration: «Eh bien, il attendra.» (Page 69.)]

--Bêta d'Omicron!

--Oui bêta, et il ne me fera pas taire... pas plus que notre Président
lui-même ne pourrait imposer silence à l'archange qui viendrait de la
part du Tout-Puissant annoncer la fin du monde!»

Mr Dean Forsyth fut-il absolument interloqué en entendant cette
terrible phrase, son larynx s'était-il rétréci au point de ne plus
donner passage à la parole, sa glotte paralysée ne pouvait-elle plus
émettre un son? Ce qui est certain, c'est qu'il ne parvint pas à
répondre. Eût-il même voulu, au paroxysme de la colère, flanquer à la
porte sa fidèle mais acariâtre Mitz, qu'il lui aurait été impossible de
prononcer le traditionnel: «Sortez!.. sortez à l'instant, et que je ne
vous revoie plus!»

Mitz, d'ailleurs, ne lui eût point obéi. Ce n'est pas après cinquante
ans de service qu'une servante se sépare, à propos d'un malencontreux
météore, du maître qu'elle a vu venir au monde.

Cependant il était temps que cette scène prît fin. Mr Dean Forsyth,
comprenant qu'il n'aurait pas le dessus, cherchait à battre en retraite
sans que ce mouvement ressemblât trop à une fuite.

Ce fut le soleil qui lui vint en aide. Le temps s'éclaircit soudain, un
vif rayon pénétra à travers les vitres de la fenêtre qui s'ouvrait sur
le jardin.

A ce moment, sans nul doute, le docteur Hudelson était sur son donjon,
telle est la pensée qui vint aussitôt à Mr Dean Forsyth. Il voyait
son rival, profitant de cette éclaircie, l'œil à l'oculaire de son
télescope et parcourant les hautes zones de l'espace!..

Il n'y put tenir. Ce rayon de soleil faisait sur lui le même effet que
sur un ballon rempli de gaz. Il le gonflait, il accroissait sa force
ascensionnelle, l'obligeait à s'élever dans l'atmosphère.

Mr Dean Forsyth, jetant, comme du lest,--ceci pour achever la
comparaison--toute la colère amassée en lui, se dirigea vers la porte.

Malheureusement, Mitz était devant, et ne semblait point disposée à
lui livrer passage. Serait-il donc dans la nécessité de la prendre par
le bras, d'engager une lutte avec elle, de recourir à l'assistance
d'Omicron?..

Il ne fut pas obligé d'en arriver à cette extrémité. A n'en pas douter,
la vieille servante était très éprouvée par l'effort qu'elle venait
de faire. Bien qu'elle eût assez l'habitude de morigéner son maître,
jamais jusqu'alors elle n'y avait mis une telle impétuosité.

Fut-ce l'effort physique nécessité par cette violence, fut-ce la
gravité du sujet de la discussion, sujet des plus palpitants puisqu'il
s'agissait du bonheur futur de son cher «fieu», toujours est-il que
Mitz se sentit tout à coup défaillir et s'écroula lourdement sur une
chaise.

Mr Dean Forsyth, il faut le dire à sa louange, en délaissa soleil, ciel
bleu et météore. Il s'approcha de sa vieille servante et s'enquit avec
sollicitude de ce qu'elle éprouvait.

«Je ne sais pas, Monsieur. J'ai comme qui dirait _l'estomac retourné_.

--L'estomac retourné? répéta Mr Dean Forsyth, ahuri par cette maladie
en vérité assez singulière.

--Oui, Monsieur, affirma Mitz d'une voix dolente. C'est _un nœud que
j'ai au cœur_.

--Hum!.. fit Mr Dean Forsyth dont cette deuxième explication
n'atténuait pas la perplexité.

A tout hasard, il allait donner à la malade les soins les plus usuels
en pareille circonstance: relâchement du corsage, vinaigre sur le front
et les tempes, verre d'eau sucrée...

Il n'en eut pas le temps.

La voix d'Omicron retentit au sommet de la tour:

--Le bolide, Monsieur! criait Omicron. Le bolide!

Mr Dean Forsyth oublia le reste de l'univers et se précipita dans
l'escalier.

Il n'avait pas disparu, que Mitz avait retrouvé la plénitude de ses
forces et s'était élancée à la suite de son maître. Tandis que celui-ci
s'élevait rapidement, sautant trois par trois les marches en spirale,
la voix de sa servante le poursuivait, vengeresse:

--Mr Forsyth, disait Mitz, rappelez-vous bien que le mariage de Francis
Gordon et de Jenny Hudelson se fera, et qu'il se fera exactement à la
date convenue. Il se fera, Mr Forsyth, ou--et cette alternative ne
manquait pas de saveur dans la bouche de l'estimable Mitz--ou _j'y
perdrai mon latin_.»

Mr Dean Forsyth ne répondit pas, n'entendit pas. En bonds précipités,
Mr Dean Forsyth montait l'escalier de la tour.




VIII

DANS LEQUEL DES POLÉMIQUES DE PRESSE AGGRAVENT LA SITUATION, ET QUI SE
TERMINE PAR UNE CONSTATATION AUSSI CERTAINE QU'INATTENDUE.


«C'est lui, Omicron, c'est bien lui! s'écria Mr Dean Forsyth, dès qu'il
eut appliqué son œil à l'oculaire du télescope.

--Lui-même, déclara Omicron, qui ajouta: Fasse le ciel que le docteur
Hudelson ne soit pas en ce moment sur son donjon!

--Ou s'il y est, dit Mr Forsyth, qu'il ne puisse pas retrouver le
bolide!

--Notre bolide, précisa Omicron.

--Mon bolide!» rectifia Dean Forsyth.

Ils se trompaient tous les deux. La lunette du docteur Hudelson était,
à ce moment même, braquée vers le Sud-Est, région du ciel alors
parcourue par le météore. Elle l'avait saisi comme il apparaissait, et,
pas plus que la tour, le donjon ne le perdit de vue jusqu'à l'instant
où il disparut dans les brumes du Sud.

D'ailleurs, les astronomes de Whaston ne furent pas les seuls à
signaler le bolide. L'observatoire de Pittsburg l'aperçut également, ce
qui faisait trois observations successives, en y comprenant celle de
l'observatoire de Boston.

Ce retour du météore était un fait du plus haut intérêt--si tant
est toutefois que le météore lui-même offrît un réel intérêt!
Puisqu'il restait en vue du monde sublunaire, c'est qu'il suivait
décidément une orbite fermée. Ce n'était pas une de ces étoiles
filantes qui disparaissent après avoir effleuré les dernières couches
atmosphériques, un de ces astéroïdes qui se montrent une fois et vont
se perdre à travers l'espace, un de ces aérolithes dont la chute ne
tarde pas à suivre l'apparition. Non, il revenait, ce météore, il
circulait autour de la terre comme un second satellite. Il méritait
donc que l'on s'occupât de lui, et c'est pourquoi il convient d'excuser
l'âpreté que mettaient Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson à se le
disputer.

Le météore obéissant à des lois constantes, rien ne s'opposait à ce
que l'on calculât ses éléments. On s'y employait un peu partout, mais
nulle part, cela va sans dire, avec la même activité qu'à Whaston.
Toutefois, pour que le problème fût intégralement résolu, plusieurs
bonnes observations seraient encore nécessaires.

Le premier point qui fut déterminé, quarante-huit heures plus tard, par
des mathématiciens qui ne s'appelaient ni Dean Forsyth, ni Hudelson, ce
fut la trajectoire du bolide.

Cette trajectoire se développait rigoureusement du Nord au Sud. La
faible déviation de 3° 31' signalée par Mr Dean Forsyth dans sa lettre
à l'observatoire de Pittsburg n'était qu'apparente et résultait de la
rotation du globe terrestre.

Quatre cents kilomètres séparaient le bolide de la surface de la terre,
et sa prodigieuse vitesse n'était pas inférieure à six mille neuf cent
soixante-sept mètres par seconde. Il accomplissait donc sa révolution
autour du globe en une heure quarante et une minutes quarante et une
secondes quatre-vingt-treize centièmes, d'où l'on pouvait conclure,
d'après les gens de l'art, qu'il ne repasserait plus au zénith de
Whaston avant qu'il se fût écoulé cent quatre ans, cent soixante-seize
jours et vingt-deux heures.

Heureuse constatation de nature à rassurer les habitants de la ville
qui redoutaient si fort la chute du malencontreux astéroïde! S'il
tombait, ce ne serait toujours pas sur eux.

«Mais quelle apparence qu'il tombe? demandait le _Whaston Morning_. Il
n'y a pas lieu d'admettre la rencontre d'un obstacle sur sa route, ni
qu'il puisse être arrêté dans son mouvement de translation.»

C'était l'évidence même.

«Assurément, fit observer le _Whaston Evening_, il y a de ces
aérolithes qui sont tombés, qui tombent encore. Mais ceux-là, le plus
généralement de petites dimensions, divaguent dans l'espace, et ne
tombent que si l'attraction terrestre les saisit au passage.»

Cette explication était juste et il ne semblait pas qu'elle pût
s'appliquer au bolide en question, d'une marche si régulière, et dont
la chute ne devait pas être plus à craindre que celle de la lune.

Ceci bien établi, il restait encore plusieurs points à élucider, avant
que l'on pût se prétendre complètement renseigné sur le compte de cet
astéroïde, devenu en somme un second satellite de la terre.

Quel était son volume? Quelle était sa masse, sa nature?

A la première question, le _Whaston Standard_ répondit en ces termes:

  «D'après la hauteur et la dimension apparente du bolide, son diamètre
  doit être supérieur à cinq cents mètres, tel est du moins ce que
  les observations ont permis d'établir jusqu'ici. Mais il n'a pas
  encore été possible de déterminer sa nature. Ce qui le rend visible,
  à la condition, bien entendu, que l'on dispose d'instruments assez
  puissants, c'est qu'il brille d'un très vif éclat, dû vraisemblablement
  au frottement de l'atmosphère, bien que la densité de l'air soit très
  faible à une telle altitude. Maintenant, ce météore n'est-il qu'un amas
  de matières gazeuses? Ne se compose-t-il pas au contraire d'un noyau
  solide entouré d'une chevelure lumineuse? Quelles sont, dans ce cas, la
  grosseur et la nature de ce noyau? C'est ce qu'on ne sait pas, ce qu'on
  ne saura peut-être jamais.

  «En résumé, ni comme volume, ni comme vitesse de translation, ce bolide
  n'a rien de bien extraordinaire. Sa seule particularité est qu'il
  décrit une orbite fermée. Depuis combien de temps évolue-t-il ainsi
  autour de notre globe? Les astronomes patentés seraient incapables de
  nous le dire, puisqu'ils ne l'auraient jamais tenu au bout de leurs
  télescopes officiels sans nos deux compatriotes, Mr Dean Forsyth et
  le docteur Sydney Hudelson, à qui était réservée la gloire de cette
  magnifique découverte.»

En tout cela, ainsi que le faisait judicieusement remarquer le _Whaston
Standard_, il n'y avait rien d'extraordinaire, si ce n'est l'éloquence
de son rédacteur. Aussi le monde savant ne s'occupa-t-il que dans la
mesure habituelle de ce qui passionnait si fort cet estimable journal,
et le monde ignorant n'y prit-il qu'un faible intérêt.

Seuls, les habitants de Whaston s'attachèrent à connaître tout ce qui
concernait le météore, dont la découverte était due à deux honorables
personnages de la ville.

D'ailleurs, peut-être, comme les autres créatures sublunaires,
eussent-ils fini par songer avec indifférence à cet incident cosmique,
que le _Punch_ s'entêtait à appeler «comique», si les journaux, par des
allusions de plus en plus claires, n'avaient fait connaître la rivalité
de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson. Ceci donna de l'aliment aux
cancans. Tout le monde saisit avec empressement cette occasion de se
disputer, et la ville tout doucement commença à se partager en deux
camps.

En attendant, la date du mariage approchait. Mrs Hudelson, Jenny et
Loo, d'une part, Francis Gordon et Mitz, de l'autre, vivaient dans une
inquiétude croissante. Ils en étaient toujours à craindre un éclat
provoqué par la rencontre des deux rivaux, de même que la rencontre de
deux nuages chargés de potentiels contraires fait jaillir l'étincelle
et tonner la foudre. On savait que Mr Dean Forsyth ne décolérait pas
et que la fureur de Mr Hudelson cherchait toutes les occasions de se
manifester.

Le ciel était généralement beau, l'atmosphère pure, les horizons de
Whaston très dégagés. Les deux astronomes pouvaient donc multiplier
leurs observations. Les occasions ne leur manquaient pas, puisque le
bolide reparaissait au-dessus de l'horizon plus de quatorze fois par
vingt-quatre heures, et qu'ils connaissaient maintenant, grâce aux
déterminations des observatoires, le point précis vers lequel, à chaque
passage, leurs objectifs devaient être dirigés.

Sans doute, la commodité de ces observations était inégale comme la
hauteur du bolide au-dessus de l'horizon. Mais les passages de celui-ci
étaient si nombreux que cet inconvénient perdait beaucoup de son
importance. S'il ne revenait plus au zénith mathématique de Whaston,
où, par un hasard miraculeux, on l'avait aperçu une première fois, il
le frôlait chaque jour de si près que c'était pratiquement la même
chose.

En fait, les deux passionnés astronomes pouvaient s'enivrer librement
de la contemplation du météore sillonnant l'espace au-dessus de leur
tête et splendidement orné d'une brillante auréole!

Ils le dévoraient du regard. Ils le caressaient des yeux. Chacun
l'appelait de son propre nom, le bolide Forsyth, le bolide Hudelson.
C'était leur enfant, la chair de leur chair. Il leur appartenait
comme le fils à ses parents, plus encore, comme la créature à son
créateur. Sa vue ne cessait de les surexciter. Leurs observations, les
hypothèses qu'ils déduisaient de sa marche, de sa forme apparente, ils
les adressaient, celui-ci à l'observatoire de Cincinnati, celui-là à
l'observatoire de Pittsburg, et sans jamais oublier de réclamer la
priorité de la découverte.

Bientôt, cette lutte encore pacifique ne satisfit plus leur animosité.
Non contents d'avoir rompu les relations diplomatiques, en cessant tous
rapports personnels, il leur fallut la bataille franche et la guerre
officiellement déclarée.

Un jour, il parut dans le _Whaston Standard_ une note passablement
agressive contre le docteur Hudelson, note qui fut attribuée à Mr Dean
Forsyth. Elle disait que certaines gens ont vraiment de trop bons
yeux quand ils regardent à travers les lunettes d'un autre, et qu'ils
aperçoivent trop facilement ce qui a été aperçu déjà.

En réponse à cette note, il fut dit dès le lendemain dans le _Whaston
Evening_ qu'en fait de lunettes, il en est qui sont sans doute mal
essuyées, et dont l'objectif est semé de petites taches qu'il n'est pas
bien adroit de prendre pour des météores.

En même temps, le _Punch_ publiait la très ressemblante caricature des
deux rivaux, munis d'ailes gigantesques et luttant de vitesse pour
attraper leur bolide, figuré par une tête de zèbre qui leur tirait la
langue.

Cependant, bien que par suite de ces articles, de ces allusions
vexatoires, la brouille des deux adversaires tendît à s'aggraver de
jour en jour, ceux-ci n'avaient pas encore eu l'occasion d'intervenir
dans la question du mariage. S'ils n'en parlaient pas, du moins
laissaient-ils aller les choses, et rien n'autorisait à admettre que
Francis Gordon et Jenny Hudelson ne fussent pas liés à la date convenue

    Avec un lien d'or
  Qui ne finit qu'à la mort,

ainsi que le dit une vieille chanson de Bretagne.

Aucun incident ne survint pendant les derniers jours du mois d'avril.
Toutefois, si la situation ne s'aggrava pas, aucune amélioration ne
lui fut apportée. Pendant les repas, chez Mr Hudelson, on ne faisait
pas la plus petite allusion au météore, et miss Loo, muette par ordre
maternel, enrageait de ne pouvoir le traiter comme il le méritait. Rien
qu'à la voir couper sa côtelette, on comprenait que la fillette pensait
au bolide et eût voulu le réduire en si minces bouchées qu'on n'en pût
retrouver la trace. Quant à Jenny, elle ne cherchait pas à dissimuler
sa tristesse dont le docteur ne voulait pas s'apercevoir. Peut-être en
réalité ne la remarquait-il pas, tant l'absorbaient ses préoccupations
astronomiques.

Bien entendu, Francis Gordon ne paraissait point à ces repas. Tout ce
qu'il se permettait, c'était sa visite quotidienne, quand le docteur
Hudelson avait réintégré son donjon.

Dans la maison d'Elisabeth street, les repas n'étaient pas plus gais.
Mr Dean Forsyth ne parlait guère, et, lorsqu'il s'adressait à la
vieille Mitz, celle-ci ne répondait que par un oui ou un non, aussi
secs que le temps l'était alors.

Une seule fois, le 28 avril, Mr Dean Forsyth, au moment où il se levait
de table, après le déjeuner, dit à son neveu:

«Est-ce que tu vas toujours chez les Hudelson?

--Certainement, mon oncle, répondit Francis d'une voix ferme.

--Et pourquoi n'irait-il pas chez les Hudelson? demanda Mitz d'un ton
déjà hargneux.

--Ce n'est pas à vous que je parle, Mitz! grommela Mr Forsyth.

--Mais c'est moi qui vous réponds, Monsieur. Un chien _parle_ bien à un
évêque!

Mr Forsyth haussa les épaules et se retourna vers Francis.

--Je vous ai répondu aussi, mon oncle, dit celui-ci. Oui, j'y vais
chaque jour.

--Après ce que ce docteur m'a fait! s'écria Mr Dean Forsyth.

--Et que vous a-t-il fait?

--Il s'est permis de découvrir...

--Ce que vous découvriez vous-même, ce que tout le monde avait le droit
de découvrir... Car enfin, de quoi s'agit-il? d'un bolide comme il en
passe des milliers en vue de Whaston.

--Tu perds ton temps, mon fieu, intervint Mitz en ricanant. Tu vois
bien que ton oncle est tout _éberlu_ avec son caillou, _dont il n'y a
pas à en faire plus de cas_ que de la borne qui est au coin de notre
maison.

Ainsi s'exprima Mitz dans son langage spécial. Et Mr Dean Forsyth, que
cette réplique eut le don d'exaspérer, de signifier, en homme qui ne se
possède plus:

--Eh bien! moi, Francis, je te défends de remettre le pied chez le
docteur.

--Je regrette de vous désobéir, mon oncle, déclara Francis Gordon, en
gardant son calme avec effort, tant le révoltait une telle prétention,
mais j'irai.

--Oui, il ira, s'écria la vieille Mitz, quand même vous nous hacheriez
tous en morceaux.

Mr Forsyth dédaigna cette affirmation hasardeuse.

--Tu persistes donc dans tes projets? demanda-t-il à son neveu.

--Oui, mon oncle, affirma celui-ci.

--Et tu entends toujours épouser la fille de ce voleur?

--Oui, et rien au monde ne m'en empêchera!

--C'est ce que nous verrons!»

Et, sur ces paroles, les premières qui indiquassent la résolution
de s'opposer au mariage, Mr Dean Forsyth, quittant la salle, prit
l'escalier de la tour, dont il referma la porte avec fracas.

Que Francis Gordon fût bien décidé à retourner comme d'habitude dans la
famille Hudelson, cela ne faisait pas question. Mais, si, à l'exemple
de Mr Dean Forsyth, le docteur allait lui interdire sa porte? Ne
pouvait-on tout craindre de ces deux ennemis aveuglés par une jalousie
réciproque, une haine d'inventeurs, la pire de toutes les haines?

Ce jour-là, que de peine Francis Gordon eut à cacher sa tristesse,
quand il se retrouva en présence de Mrs Hudelson et de ses deux filles.
Il ne voulut rien dire de la scène qu'il venait de subir. A quoi bon
accroître les inquiétudes de la famille, puisqu'il était résolu à ne
pas tenir compte des injonctions de son oncle, en admettant qu'elles
fussent maintenues par leur auteur?

Pouvait-il entrer, en effet, dans l'esprit d'un être raisonnable que
l'union des deux fiancés pût être empêchée ou même simplement retardée
à propos d'un bolide? A supposer même que Mr Dean Forsyth et le docteur
Hudelson ne voulussent point se trouver l'un en face de l'autre pendant
la cérémonie, eh bien! on se passerait d'eux. Après tout, leur présence
n'était pas indispensable. L'essentiel, c'était que leur consentement
ne fût pas refusé... au moins par le docteur, car, si Francis Gordon
n'était que le neveu de son oncle, Jenny, elle, était bien la fille de
son père et n'aurait pu se marier contre sa volonté. Si, ensuite, les
deux enragés voulaient se dévorer réciproquement, le révérend O'Garth
n'en aurait pas moins accompli l'œuvre matrimoniale dans l'église de
Saint-Andrew.

Comme pour justifier ces raisonnements optimistes, quelques jours
encore s'écoulèrent sans apporter aucun changement dans la situation.
Le temps ne cessait d'être au beau, et jamais le ciel de Whaston
n'avait été si serein. Sauf quelques brumes matinales et vespérales qui
se dissipaient après le lever et le coucher du soleil, pas une vapeur
ne troublait la pureté de l'atmosphère, au milieu de laquelle le bolide
accomplissait sa course régulière.

Faut-il répéter que MM. Forsyth et Hudelson continuaient à le dévorer
des yeux, qu'ils tendaient les bras comme pour le happer, qu'ils
l'aspiraient à pleins poumons! Certes, mieux eût valu que le météore se
dérobât à leurs regards derrière une épaisse couche de nuages, sa vue
ne pouvant que les exalter davantage. Aussi Mitz, avant de gagner son
lit, brandissait-elle chaque soir son poing vers le ciel. Vaine menace.
Le météore traçait toujours sa courbe lumineuse sur un firmament
constellé d'étoiles.

Ce qui tendait à aggraver les choses, c'était l'intervention, tous les
jours plus nette, du public dans cette discorde privée. Les journaux,
les uns avec vivacité, les autres avec violence, prenaient parti
pour Dean Forsyth ou pour Hudelson. Aucun n'était indifférent. Bien
que la question de priorité ne dût pas, en bonne justice, se poser,
personne ne voulait en démordre. Du haut de la tour et du donjon, la
querelle descendait jusque dans les bureaux de rédaction, et il était
à prévoir des complications graves. On annonçait déjà que des meetings
allaient se réunir dans lesquels l'affaire serait discutée. Avec
quelle intempérance de langage, on s'en doute, étant donné l'impétueux
caractère des citoyens de la libre Amérique.

Mrs Hudelson et Jenny éprouvaient beaucoup d'inquiétude en constatant
cette effervescence! Loo s'efforçait vainement de rassurer sa mère,
Francis de rassurer sa fiancée. On ne pouvait se dissimuler que
les deux rivaux se montaient de plus en plus, qu'ils subissaient
l'influence de ces détestables excitations. On rapportait les propos,
faux ou vrais, échappés à Mr Dean Forsyth, les paroles véritables ou
fausses prononcées par Mr Hudelson, et, de jour en jour, d'heure en
heure, la situation se faisait plus menaçante.

C'est dans ces circonstances qu'éclata un coup de foudre qui retentit,
on peut le dire, dans le monde entier.

Le bolide venait-il donc de faire explosion, explosion qu'auraient
répercutée les échos de la voûte céleste?

Non, il s'agissait simplement d'une nouvelle du caractère le plus
singulier, que le télégraphe et le téléphone répandirent avec leur
rapidité électrique à travers toutes les républiques et tous les
royaumes de l'Ancien et du Nouveau Monde.

Ladite information ne venait point du donjon de Mr Hudelson, ni de la
tour de Dean Forsyth, ni de l'observatoire de Pittsburg, ni de celui
de Boston, pas plus que de celui de Cincinnati. Cette fois, c'est
l'Observatoire de Paris qui révolutionnait l'Univers civilisé, en
communiquant, le 2 mai, à la Presse une note ainsi conçue:

  «Le bolide signalé à l'attention des Observatoires de Cincinnati et de
  Pittsburg par deux honorables citoyens de la ville de Whaston, État
  de Virginie, et dont la translation autour du globe terrestre paraît
  s'accomplir jusqu'ici avec une régularité parfaite, est actuellement
  étudié jour et nuit dans tous les observatoires du monde par une
  phalange d'éminents astronomes, dont la haute compétence n'a d'égal que
  l'admirable dévouement mis par eux au service de la science.

  «Si, malgré cet examen attentif, plusieurs parties du problème sont
  encore à résoudre, l'observatoire de Paris est du moins parvenu à
  obtenir la solution de l'une d'elles et à déterminer la nature de ce
  météore.

  «Les rayons émanés du bolide ont été soumis à l'analyse spectrale, et
  la disposition de leurs raies a permis de reconnaître avec certitude la
  substance du corps lumineux.

  «Son noyau, qu'entoure une brillante chevelure, et d'où partent les
  rayons observés, n'est point de nature gazeuse, mais de nature solide.
  Il n'est pas en fer natif comme beaucoup d'aérolithes, ni formé d'aucun
  des composés chimiques qui constituent d'ordinaire ces corps errants.

  «Ce bolide est en or, en or pur, et si l'on ne peut indiquer sa
  véritable valeur, c'est qu'il n'a pas été possible, jusqu'ici, de
  mesurer d'une manière précise les dimensions de son noyau.»

Telle était la note qui fut portée à la connaissance du monde entier.
Quel effet elle produisit, il est plus facile de l'imaginer que de le
décrire. Un globe d'or, une masse du précieux métal dont la valeur
ne pouvait être que de plusieurs milliards circulait autour de la
terre! Que de rêves un événement aussi sensationnel n'allait-il pas
faire naître! Que de convoitises n'allait-il pas éveiller dans tout
l'Univers, et plus particulièrement dans cette ville de Whaston, à qui
revenait l'honneur de la découverte, et plus particulièrement encore
dans les cœurs de ses deux citoyens, désormais immortels, qui avaient
nom Dean Forsyth et Sydney Hudelson!




IX

DANS LEQUEL LES JOURNAUX, LE PUBLIC, MR DEAN FORSYTH ET LE DOCTEUR
HUDELSON FONT UNE ORGIE DE MATHÉMATIQUES.


En or!.. Il était en or!

Le premier sentiment fut l'incrédulité. Pour les uns, c'était une
erreur qui ne tarderait pas à être reconnue; pour les autres, une vaste
mystification imaginée par des farceurs de génie.

S'il en était ainsi, nul doute que l'observatoire de Paris ne démentît
d'urgence la note qui lui aurait été, dans ce cas, faussement attribuée.

Disons-le tout de suite, ce démenti ne devait pas être donné. Bien
au contraire, les astronomes de tous les pays, répétant à l'envi les
expériences de leurs confrères français, en confirmèrent à l'unanimité
les conclusions. Force fut donc de tenir l'étrange phénomène pour un
fait avéré et certain.

Alors, ce fut de l'affolement.

Quand se produit une éclipse de soleil, les verres optiques, on ne
l'ignore pas, se débitent en quantité considérable. Que l'on estime
donc ce qu'il se vendit de lorgnettes, de lunettes, de télescopes à
l'occasion de ce mémorable événement! Jamais souverain ou souveraine,
jamais cantatrice ou ballerine illustres, ne furent tant et si
passionnément lorgnés que ce merveilleux bolide, poursuivant,
indifférent et superbe, sa marche régulière dans l'infini de l'espace.

Le temps restait au beau fixe et se prêtait complaisamment aux
observations. Aussi Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson
ne quittaient-ils plus, l'un sa tour, l'autre son donjon. Tous deux
s'appliquaient à déterminer les derniers éléments du météore, son
volume, sa masse, sans préjudice des particularités inattendues qu'une
étude attentive pouvait révéler. S'il était définitivement impossible
de trancher la question de la priorité, quel avantage pour celui des
deux rivaux qui lui arracherait quelques-uns de ses secrets! La
question du bolide, n'était-ce pas la question du jour? A l'encontre
des Gaulois, qui ne craignaient rien, si ce n'est que le ciel leur
tombât sur la tête, l'humanité tout entière n'avait qu'un désir, c'est
que le bolide, arrêté dans sa course et cédant à l'attraction, enrichît
le globe de ses milliards errants.

Que de calculs furent effectués pour établir le nombre de ces
milliards! Malheureusement, ces calculs manquaient de base, puisque les
dimensions du noyau restaient inconnues.

La valeur de ce noyau, quelle qu'elle fût, ne pouvait, en tous
cas, manquer d'être prodigieuse, et cela suffisait à enflammer les
imaginations.

Dès le 3 mai, le _Whaston Standard_ publia à ce sujet une note, qui,
après une série de réflexions, se terminait ainsi:

  «En admettant que le noyau du bolide Forsyth-Hudelson soit constitué
  par une sphère mesurant seulement dix mètres de diamètre, cette sphère
  pèserait, si elle était en fer, trois mille sept cent soixante-treize
  tonnes. Mais cette même sphère, formée uniquement d'or pur, pèserait
  dix mille quatre-vingt-trois tonnes, et vaudrait plus de trente et un
  milliards de francs.»

On le voit, le _Standard_, très lancé dans le courant moderne, prenait
le système décimal pour base de ses calculs. Qu'il nous soit permis de
l'en féliciter sincèrement!

Ainsi, même d'un volume si réduit, le bolide aurait une pareille
valeur!..

«Est-ce possible, Monsieur? balbutia Omicron, après avoir lu la note en
question.

--Ce n'est pas seulement possible: c'est certain, répondit
doctoralement Mr Dean Forsyth. Il a suffi, pour trouver ce résultat,
de multiplier la masse par la valeur moyenne de l'or, soit 3 100
francs le kilogramme, laquelle masse n'est autre que le produit du
volume, on l'obtient de la manière la plus simple par la formule:
V = πD3/6.

--En effet!.. approuva d'un air entendu Omicron, pour qui tout cela
était de l'hébreu.

--Par exemple, reprit Mr Dean Forsyth, ce qui est odieux, c'est que le
journal persiste à accoler mon nom à celui de cet individu!»

Très probablement, le docteur faisait, de son côté, la même réflexion.

Pour miss Loo, lorsqu'elle lut la note du _Standard_, une si
dédaigneuse moue se dessina sur ses lèvres roses que les trente et un
milliards en eussent été profondément humiliés.

On sait que le tempérament des journalistes les porte instinctivement à
surenchérir. Quand l'un a dit deux, l'autre dit trois, sans y penser.
Aussi ne sera-t-on pas surpris si, le soir même, le _Whaston Evening_
répondait en ces termes, qui trahissaient sa condamnable partialité en
faveur du donjon:

  «Nous ne comprenons pas pourquoi le _Standard_ s'est montré si
  modeste dans ses évaluations. En ce qui nous concerne, nous serons
  plus audacieux. Ne serait-ce que pour rester dans les hypothèses
  acceptables, c'est un diamètre de cent mètres que nous attribuerons
  au noyau du bolide Hudelson. En se basant sur cette dimension, on
  trouve que le poids d'une telle sphère d'or pur serait de dix millions
  quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt-huit tonnes, et
  que sa valeur dépasserait trente et un trillions deux cent soixante
  milliards de francs,--soit un nombre de quatorze chiffres!»

«Et encore, on néglige les centimes,» fit remarquer plaisamment le
_Punch_, en citant ces nombres prodigieux que l'imagination est
incapable de concevoir.

Cependant, le temps continuant à se maintenir au beau fixe, Mr Dean
Forsyth et le docteur Hudelson s'obstinaient plus que jamais à
poursuivre leurs recherches, soutenus par l'espoir d'être du moins le
premier à déterminer avec précision les dimensions du noyau astéroïdal.
Malheureusement, il était très malaisé d'en relever les contours au
milieu de son étincelante chevelure.

Une seule fois, dans la nuit du 5 au 6, Mr Dean Forsyth se crut sur
le point d'y parvenir. L'irradiation s'était un instant affaiblie,
laissant paraître aux regards un globe d'un intense éclat.

«Omicron! appela Mr Dean Forsyth d'une voix rendue sourde par l'émotion.

--Monsieur?

--Le noyau!

--Oui... Je le vois.

--Enfin! nous le tenons!

--Bon! s'écria Omicron, on ne le distingue déjà plus!

[Illustration: JAMAIS SOUVERAIN ET SOUVERAINE NE FURENT TANT ET SI
PASSIONNÉMENT LORGNÉS. (Page 86.)]

--N'importe, je l'ai vu!.. J'aurai eu cette gloire!.. Dès demain, à
la première heure, une dépêche à l'observatoire de Pittsburg... et ce
misérable Hudelson ne pourra pas prétendre, cette fois...»

Mr Dean Forsyth s'illusionnait-il, ou bien le docteur Hudelson avait-il
réellement laissé prendre sur lui un tel avantage? On ne sera jamais
renseigné là-dessus, pas plus que ne fut jamais envoyée la lettre
projetée à l'Observatoire de Pittsburg.

Dès le matin du 6 mai, en effet, la note suivante parut dans les
journaux du monde entier:

  «L'observatoire de Greenwich a l'honneur de porter à la connaissance
  du public qu'il résulte de ses calculs et d'un ensemble d'observations
  très satisfaisantes que le bolide signalé par deux honorables citoyens
  de la ville de Whaston, et que l'Observatoire de Paris a reconnu être
  exclusivement composé d'or pur, est constitué par une sphère de cent
  dix mètres de diamètre et d'un volume de six cent quatre-vingt-seize
  mille mètres cubes environ.

  «Une telle sphère, en or, devrait peser plus de treize millions de
  tonnes. Le calcul montre qu'il n'en est rien. Le poids réel du bolide
  s'élève à peine au septième du nombre précédent et est sensiblement
  égal à un million huit cent soixante-sept mille tonnes, poids
  correspondant à un volume d'environ quatre-vingt-dix-sept mille mètres
  cubes et à un diamètre approximatif de cinquante-sept mètres.

  «Des considérations qui précèdent, nous devons nécessairement conclure,
  la composition chimique du bolide étant hors de discussion, ou bien
  qu'il existe de vastes cavités dans le métal constituant le noyau, ou,
  plus vraisemblablement, que ce métal s'y trouve à l'état pulvérulent,
  le noyau étant, dans ce cas, d'une texture poreuse analogue à celle
  d'une éponge.

  «Quoi qu'il en soit à cet égard, les calculs et les observations
  permettent de préciser plus exactement la valeur du bolide. Cette
  valeur, au cours actuel de l'or, n'est pas inférieure à cinq mille sept
  cent quatre-vingt-huit milliards de francs.»

Donc, si ce n'était pas cent mètres, comme l'avait supposé le _Whaston
Evening_, ce n'était pas non plus dix mètres, comme l'avait admis le
_Standard_. La vérité se trouvait entre les deux hypothèses. Telle
quelle, d'ailleurs, elle eût été capable de satisfaire les plus
ambitieuses convoitises, si le météore n'avait été destiné à tracer une
éternelle trajectoire au-dessus du globe terrestre.

Lorsque Mr Dean Forsyth connut la valeur de son bolide:

«C'est moi qui l'ai découvert, s'écria-t-il, et non ce coquin du
donjon. C'est à moi qu'il appartient, et, s'il venait à tomber sur
terre, je serais riche de cinq mille huit cents milliards!»

De son côté, d'ailleurs, le docteur Hudelson se répétait en tendant un
bras menaçant vers la tour:

«C'est mon bien, c'est ma chose.., c'est l'héritage de mes enfants, qui
gravite à travers l'espace. S'il venait à choir sur notre globe, il
m'appartiendrait en toute propriété et je serais cinq mille huit cents
fois milliardaire!»

Il est certain que les Vanderbilt, les Astor, les Rockfeller, les
Pierpont Morgan, les Mackay, les Gould et autres Crésus américains,
sans parler des Rothschild, ne seraient plus, dans ce cas, que de
petits rentiers auprès du docteur Hudelson ou de Mr Dean Forsyth!

Voilà où ils en étaient. S'ils n'en perdaient pas la tête, c'est que
leur tête était solide!

Francis et Mrs Hudelson ne prévoyaient que trop aisément la manière
dont finirait tout cela. Mais comment retenir les deux rivaux sur
une pente si glissante? Impossible de causer posément avec eux. Ils
semblaient avoir oublié le mariage projeté et ne songeaient qu'à leur
rivalité si déplorablement entretenue par les journaux de la ville.

Les articles de ces feuilles, d'ordinaire assez paisibles, devenaient
enragés, et les regrettables personnalités qui s'y mêlaient risquaient
d'amener sur le terrain des gens habituellement plus sociables.

De son côté, le _Punch_, avec ses épigrammes et ses caricatures, ne
cessait d'exciter les deux adversaires. Si ce n'était pas de l'huile
que ce journal jetait sur le feu, c'était au moins du sel, le sel de
ses plaisanteries quotidiennes, et le feu n'en crépitait que davantage!

On en arrivait à redouter que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne
voulussent se disputer le bolide les armes à la main et régler cette
question dans un duel à l'américaine. Voilà qui ne serait pas fait pour
arranger les affaires des deux fiancés!

Heureusement pour la paix du monde, tandis que les deux monomanes
perdaient chaque jour un peu plus de leur bon sens, le public se
calmait par degrés. Cette réflexion bien simple finissait par
s'imposer à tout le monde, qu'il importait peu que le bolide fût en or
et qu'il valût des milliers de milliards, du moment qu'on ne pouvait
l'atteindre.

[Illustration: «Je le vois!» (Page 88.)]

Or, on ne pouvait l'atteindre, c'était bien certain. A chacune de
ses révolutions, le météore reparaissait fidèlement au point du ciel
indiqué par le calcul. Sa vitesse était donc uniforme et, comme l'avait
fait observer dès le début le _Whaston Standard_, il n'y avait pas
de raison pour qu'elle subît jamais une diminution quelconque. En
conséquence, le bolide graviterait éternellement autour de la terre
dans l'avenir, comme il avait gravité vraisemblablement de toute
éternité dans le passé.

Ces considérations, reproduites à satiété par tous les journaux de
l'Univers, contribuèrent à apaiser les esprits. De jour en jour on
pensa un peu moins au bolide, et chacun reprit ses occupations, après
un soupir de regret à l'adresse de l'insaisissable trésor.

Dans son numéro du 9 mai, le _Punch_ constata cette indifférence
grandissante du public pour ce qui le passionnait quelques jours
plus tôt, et, continuant la plaisanterie qu'il jugeait apparemment
excellente, il y trouva de nouvelles raisons de tomber sur les deux
inventeurs du météore.

  «Jusques à quand, s'écriait sur le mode indigné le _Punch_ à la fin
  de son article, resteront-ils impunis, les deux malfaiteurs que nous
  avons déjà signalés au mépris public? Non contents d'avoir voulu
  anéantir d'un seul coup la cité qui les a vus naître, voilà maintenant
  qu'ils causent la ruine des plus respectables familles. La semaine
  dernière, un de nos amis, trompé par leurs allégations fallacieuses
  et mensongères, a dilapidé en quarante-huit heures un patrimoine
  considérable. Le malheureux comptait sur les milliards du bolide! Que
  vont devenir les pauvres petits enfants de notre ami, maintenant que
  les milliards nous passeront sous... non, sur le nez? Avons-nous besoin
  d'ajouter que cet ami est symbolique, ainsi que le veut l'usage, et
  qu'il s'appelle légion? Nous proposons que l'unanimité des habitants
  du globe intente un procès à MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson, à
  l'effet de les faire condamner à cinq mille sept cent quatre-vingt-huit
  milliards de dommages et intérêts. Et nous demandons qu'on les fasse
  impitoyablement payer!»

Les intéressés ignorèrent toujours qu'un tel procès, à coup sûr sans
précédent, et d'ailleurs d'exécution difficile, les eût jamais menacés.

Alors que les autres humains rendaient leur attention aux choses de la
terre, MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson continuaient à planer dans
l'azur et persistaient à le fouiller de leurs télescopes obstinés.




X

DANS LEQUEL IL VIENT UNE IDÉE ET MÊME DEUX IDÉES A ZÉPHYRIN XIRDAL.


Dans le langage familier, on disait couramment: «Zéphyrin Xirdal?..
Quel type!» Tant au physique qu'au moral, Zéphyrin Xirdal était, en
effet, un personnage peu ordinaire.

Long corps dégingandé, chemise souvent sans col et toujours sans
manchettes, pantalon en tire-bouchon, gilet auquel manquaient deux
boutons sur trois, veston immense aux poches gonflées de mille objets
divers, le tout fort sale et pris au hasard dans un amoncellement
de costumes disparates, telle était l'anatomie générale de Zéphyrin
Xirdal, et telle était la manière dont il comprenait l'élégance. De
ses épaules, voûtées comme le plafond d'une cave, pendaient des bras
kilométriques terminés par d'énormes mains velues,--d'une prodigieuse
adresse, d'ailleurs,--que leur propriétaire ne mettait en contact avec
le savon qu'à des intervalles indéterminés.

Si la tête était, à la façon de tout le monde, le point culminant de
son individu, c'est qu'il n'avait pu faire autrement. Mais cet original
se rattrapait en offrant à l'admiration publique un visage dont la
laideur atteignait au paradoxe. Rien cependant de plus «prenant» que
ces traits heurtés et contradictoires: menton lourd et carré, grande
bouche aux lèvres épaisses, bien meublée de dents superbes, nez
largement épaté, oreilles mal ourlées qui semblaient fuir avec horreur
le contact du crâne, tout cela n'évoquait que très indirectement le
souvenir du bel Antinoüs. Par contre, le front, grandiosement modelé,
d'une noblesse de lignes admirable, couronnait ce visage étrange, comme
un temple couronne une colline, temple à la taille des plus sublimes
pensées. Enfin, pour achever de dérouter son monde, Zéphyrin Xirdal,
au-dessous de ce vaste front, ouvrait à la lumière du jour deux gros
yeux saillants qui exprimaient, selon l'heure et la minute, la plus
merveilleuse intelligence ou la plus épaisse stupidité.

Au moral, il ne tranchait pas avec moins de violence sur la banalité de
ses contemporains.

Réfractaire à tout enseignement régulier, il avait, dès le plus jeune
âge, décrété qu'il s'instruirait tout seul, et ses parents s'étaient
vus contraints de s'incliner devant son indomptable volonté. Cela ne
leur avait pas, en somme, trop mal réussi. A un âge où l'on se traîne
encore sur les bancs des lycées, Zéphyrin Xirdal avait concouru--pour
s'amuser, disait-il,--à toutes les grandes écoles l'une après l'autre,
et, dans ces concours, il avait invariablement obtenu la première place.

Par exemple, ces succès étaient oubliés à peine conquis. Les grandes
écoles avaient dû successivement rayer de leurs contrôles ce lauréat,
qui négligeait de se présenter à la reprise des cours.

La mort de ses parents l'ayant rendu, à dix-huit ans, maître de ses
actions et riche d'une quinzaine de mille francs de rente, Zéphyrin
Xirdal s'empressa de donner toutes les signatures que lui demanda
son tuteur et parrain, le banquier Robert Lecœur, qu'il appelait
«son oncle» par une habitude d'enfance, puis libéré de tous soucis,
s'installa dans deux pièces minuscules, au sixième étage, rue Cassette,
à Paris.

Il y demeurait encore à trente et un ans.

Depuis qu'il y avait installé ses pénates, le local ne s'était pas
agrandi, et pourtant prodigieuse était la quantité de choses qu'il y
avait entassées. Pêle-mêle, on y distinguait des machines et des piles
électriques, des dynamos, des instruments d'optique, des cornues,
et cent autres appareils disparates. Des pyramides de brochures, de
livres, de papiers, s'élevaient du plancher au plafond, s'amoncelant
à la fois sur l'unique siège et sur la table, dont ils haussaient
simultanément le niveau, si bien que notre original ne s'apercevait
pas du changement, quand, assis sur l'un, il écrivait sur l'autre. Au
surplus, lorsqu'il se trouvait par trop incommodé par les paperasses,
il remédiait sans peine à cet inconvénient. D'un revers de main, il
lançait quelques liasses à travers la pièce; puis, l'âme en paix, il
se mettait au travail sur une table parfaitement en ordre, puisqu'il
n'y restait rien du tout, et prête, par conséquent, pour de futurs
envahissements.

Que faisait donc Zéphyrin Xirdal?

En général, on doit le reconnaître, il se contentait de suivre ses
rêves dans l'odorante fumée d'une pipe inextinguible. Mais parfois, à
des intervalles variables, il avait une idée. Ce jour-là, il rangeait
sa table à sa manière, c'est-à-dire en la balayant d'un coup de poing,
et s'y installait, pour la quitter seulement le travail terminé, que ce
travail durât quarante minutes ou quarante heures. Puis, le point final
apposé, il laissait le papier contenant le résultat de ses recherches
sur la table, où ce papier amorçait une future pile, qui serait balayée
comme la précédente, lors de la prochaine crise du travail.

Au cours de ces crises successives et irrégulièrement espacées, il
avait touché un peu à tout. Mathématiques transcendantes, physique,
chimie, physiologie, philosophie, sciences pures et appliquées avaient,
à tour de rôle, sollicité son attention. Quel que fût le problème, il
l'avait toujours abordé avec autant de violence, autant de frénésie, et
ne l'avait jamais abandonné que résolu, à moins que....

A moins qu'une autre idée ne l'en détournât avec la même soudaineté. Il
pouvait arriver alors que ce fantaisiste outrancier se lançât à corps
perdu dans les plaines de la chimère à la poursuite du second papillon
dont les brillantes couleurs l'hypnotisaient, et qu'il perdît jusqu'au
souvenir de ses préoccupations antérieures dans l'enivrement de son
nouveau rêve.

Mais ce n'était, dans ce cas, que partie remise. Un beau jour,
retrouvant inopinément le travail ébauché, il s'y attelait avec une
passion toute neuve et, fût-ce après deux ou trois interruptions
successives, ne manquait pas de l'amener à sa conclusion.

Que d'aperçus ingénieux ou profonds, que de notes définitives sur les
difficultés les plus ardues des sciences exactes ou expérimentales, que
d'inventions pratiques dormaient dans l'amoncellement de paperasses que
foulait Zéphyrin Xirdal d'un pied dédaigneux! Jamais celui-ci n'avait
songé à tirer parti de ce trésor, si ce n'est, toutefois, lorsqu'un de
ses rares amis se plaignait devant lui de l'inutilité d'une recherche
dans un sens quelconque.

«Attendez donc, disait alors Xirdal. Je dois avoir quelque chose
là-dessus.»

En même temps, il allongeait la main, avisait du premier coup, avec un
flair merveilleux, sous mille feuillets plus ou moins froissés, celle
de ses études relative à la question soulevée, et remettait l'opuscule
à son ami, avec la permission d'en user sans la moindre restriction.
Pas une seule fois la pensée ne lui était venue qu'il fît, en agissant
ainsi, quelque chose de contraire à ses intérêts.

De l'argent? Pour quoi faire? Quand il avait besoin d'argent, il
passait chez son parrain, M. Robert Lecœur. S'il avait cessé d'être
son tuteur, M. Lecœur était demeuré son banquier, et Xirdal était sûr
d'être nanti, en revenant de sa visite, d'une somme sur laquelle il
tirait jusqu'à complet épuisement. Depuis qu'il était rue Cassette,
il avait toujours procédé ainsi à sa complète satisfaction. Avoir des
désirs sans cesse renaissants et être capable de les réaliser, c'est
évidemment une des formes du bonheur. Ce n'est pas la seule. Sans
l'ombre du plus petit désir, Zéphyrin Xirdal était parfaitement heureux.

Ce matin-là, le 10 mai, cet homme heureux, confortablement assis
sur son unique siège, les pieds reposant quelques centimètres plus
haut que la tête sur la barre d'appui de la fenêtre, fumait une pipe
particulièrement agréable, en s'amusant à déchiffrer des rébus et des
mots carrés imprimés sur un papier en forme de sac, dont son épicier
l'avait gratifié, en lui délivrant quelque denrée alimentaire. Quand
cette occupation importante fut terminée et la solution déchiffrée, il
jeta le papier parmi les autres, puis étendit nonchalamment sa main
gauche du côté de la table, dans le but obscur d'y récolter quelque
chose, n'importe quoi.

Ce que rencontra cette main gauche, ce fut un paquet de gazettes non
dépliées. Zéphyrin Xirdal prit au petit bonheur une de ces gazettes,
qui se trouva être un numéro du _Journal_, déjà vieux d'une huitaine de
jours. Cette antiquité n'était pas pour effrayer un lecteur qui vivait
hors de l'espace et du temps.

Il jeta donc les yeux sur la première page, mais naturellement il ne
la lut pas. Il parcourut de la même manière la seconde et toutes les
autres, jusqu'à la dernière. Là, il s'intéressa beaucoup aux annonces;
puis, croyant passer à la page suivante, il revint innocemment à la
première.

Sans qu'il y pensât, ses yeux tombèrent sur le début de l'article de
tête, et une lueur d'intelligence s'alluma dans les grosses prunelles
qui n'avaient exprimé jusque-là que la plus parfaite imbécilité.

La lueur s'accentua, devint flamme, à mesure que la lecture se
poursuivait, s'achevait.

«Tiens!.. Tiens!.. Tiens!.. murmura, sur trois notes différentes,
Zéphyrin Xirdal, qui se mit en devoir de procéder à une seconde lecture.

C'était assez son habitude de parler tout haut dans la solitude de sa
chambre. Volontiers même, il parlait au pluriel, afin, sans doute, de
se donner la flatteuse illusion d'un auditoire suspendu à ses lèvres,
auditoire imaginaire qui ne pouvait manquer d'être fort nombreux,
puisqu'il comptait tous les élèves, tous les admirateurs, tous les amis
que Zéphyrin Xirdal n'avait jamais eus et qu'il n'aurait jamais.

Cette fois, il fut moins disert et se borna à sa triple exclamation.
Puissamment intéressé par la prose du _Journal_, il en poursuivit la
lecture en silence.

Que lisait-il donc de si passionnant?

Le dernier de tout l'univers, il découvrait tout simplement le bolide
de Whaston et en apprenait en même temps l'insolite composition, le
hasard l'ayant fait tomber sur un article consacré à cette fabuleuse
boule d'or.

--Voilà qui est farce!.. déclara-t-il pour lui-même, quand il fut au
bout de sa seconde lecture.

Il demeura quelques instants songeur, puis ses pieds quittèrent la
barre de la fenêtre, et il se rapprocha de la table. La crise de
travail était imminente.

Sans hésiter, il trouva, au milieu des autres, la revue scientifique
qu'il désirait et dont il fit sauter la bande. La revue s'ouvrit
d'elle-même à la page qu'il fallait.

Une revue scientifique a le droit d'être plus technique qu'un grand
quotidien. Celle-ci ne s'en faisait pas faute. Les éléments du
bolide--trajectoire, vitesse, volume, masse, nature--n'y étaient donnés
en quelques mots, qu'après des pages de courbes savantes et d'équations
algébriques.

Zéphyrin Xirdal s'assimila sans effort cette nourriture intellectuelle
de nature pourtant assez indigeste, après quoi il jeta un coup d'œil
sur le ciel et put ainsi constater qu'aucun nuage n'en tachait l'azur.

--Nous allons bien voir!.. murmura-t-il, tout en effectuant d'une main
impatiente quelques rapides calculs.

Cela fait, il insinua son bras sous un tas de papiers amoncelés dans
l'un des coins, et, d'un geste auquel une longue pratique pouvait seule
donner une si grande précision, il envoya le tas dans un autre coin.

--C'est étonnant comme j'ai de l'ordre! dit-il avec une évidente
satisfaction, en constatant que ce «rangement», conformément à ses
prévisions, mettait à découvert une lunette astronomique aussi
emmaillotée de poussière qu'une bouteille centenaire.

Amener la lunette devant la fenêtre, la diriger vers le point du
ciel qu'il venait de déterminer par le calcul, appliquer son œil à
l'oculaire, cela ne demanda qu'un moment.

--Parfaitement exact,» dit-il, après quelques minutes d'observation.

Quelques autres minutes de réflexion, puis il prenait délibérément son
chapeau et commençait à descendre ses six étages, en route pour la rue
Drouot et pour la banque Lecœur, dont cette rue s'enorgueillissait à
juste titre.

Zéphyrin Xirdal ne connaissait qu'une façon de faire ses courses.
Jamais d'omnibus, de tramways ni de voitures. Quel que fût
l'éloignement du but, il s'y rendait invariablement à pied.

Mais, jusque dans cet exercice, le plus naturel et le plus pratique
de tous les sports, il ne pouvait faire autrement que de se montrer
original. Les yeux baissés, roulant ses larges épaules de droite et de
gauche, il allait à travers la ville comme s'il eût été dans un désert.
Véhicules et piétons, il les ignorait avec une égale sérénité. Aussi,
que de «butor!», que de «mal appris!», que de «grossier personnage!»
proférés par des passants bousculés ou dont il avait, avec un peu
trop de sans-gêne, écrasé les orteils! Que d'injures plus énergiques
vociférées à son adresse par l'organe enchanteur de cochers contraints
d'arrêter court leur attelage, sous peine de donner matière à un fait
divers, dans lequel Zéphyrin Xirdal aurait joué le rôle de victime!

Il n'avait cure de tout cela. Sans rien entendre du concert de
malédictions qui s'élevait derrière lui, comme le sillage se forme
derrière un navire en marche, il continuait imperturbablement son
chemin à grandes enjambées égales et solides.

Vingt minutes lui suffirent pour atteindre la rue Drouot et la banque
Lecœur.

«Mon oncle est là? demanda-t-il au garçon de bureau qui se levait à son
approche.

--Oui, monsieur Xirdal.

--Seul?

--Seul.»

Zéphyrin Xirdal poussa la porte matelassée et pénétra dans le cabinet
du banquier.

«Tiens!.. c'est toi? demanda machinalement M. Lecœur, en voyant
apparaître son pseudo-neveu.

--Puisque me voilà en chair et en os, répondit Zéphyrin Xirdal,
j'oserai prétendre que la question est oiseuse et qu'une réponse serait
superfétatoire.

M. Lecœur, habitué aux singularités de son filleul, qu'il considérait
avec raison comme un être déséquilibré, mais, par certains côtés,
génial, se mit à rire de bon cœur.

--En effet! reconnut-il, mais répondre tout bonnement: oui aurait été
plus court. Et le but de ta visite, ai-je le droit de le demander?

--Vous l'avez, car...

--Inutile! interrompit M. Lecœur. Ma seconde question est aussi
superflue que la première, l'expérience m'ayant prouvé que je te vois
seulement lorsque tu as besoin d'argent.

--Eh! objecta Zéphyrin Xirdal, n'êtes-vous pas mon banquier?

--Il est vrai, accorda M. Lecœur, mais toi, tu es un bien singulier
client! Me permettras-tu, à ce propos, de te donner un conseil?

--Si ça peut vous être agréable!

--Ce conseil, c'est d'être un peu moins économe. Que diable, mon cher
ami, que fais-tu de ta jeunesse? As-tu seulement idée de l'état de ton
compte chez moi?

--Pas la moindre.

--Il est monstrueux, ton compte, tout simplement. Eh quoi! tes parents
t'ont laissé plus de quinze mille francs de rente, et tu n'arrives pas
à en dépenser quatre mille!

--Bah!.. fit Xirdal, en paraissant fort surpris de cette remarque,
qu'il entendait, au bas mot, pour la vingtième fois.

--C'est ainsi. Si bien que tes intérêts s'accumulent. Je ne connais
pas exactement ton crédit actuel, mais il dépasse sûrement cent mille
francs. A quoi faut-il employer tout cet argent-là?

--J'étudierai la question, affirma Zéphyrin Xirdal le plus sérieusement
du monde. D'ailleurs, s'il vous gêne, cet argent, vous n'avez qu'à vous
en débarrasser.

--Comment?

--Donnez-le. C'est bien simple.

--A qui?

--A n'importe qui. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse?

M. Lecœur haussa les épaules.

--Enfin, que te faut-il aujourd'hui? demanda-t-il. Deux cents francs,
comme de coutume?

--Dix mille francs, répondit Zéphyrin Xirdal.

--Dix mille francs! répéta M. Lecœur très surpris. Voilà du nouveau,
par exemple! Que veux-tu donc faire avec ces dix mille francs?

--Un voyage.

--Excellente idée. Dans quel pays?

--Je n'en sais rien, déclara Zéphyrin Xirdal.

M. Lecœur, fort amusé, considéra narquoisement son filleul et client.

--C'est un beau pays, dit-il sérieusement. Voilà tes dix mille francs.
C'est tout ce que tu désires?

--Non, répondit Zéphyrin Xirdal. Il me faudrait aussi un terrain.

--Un terrain? répéta M. Lecœur, qui marchait, comme on dit, de
surprises en surprises. Quel terrain?

--Un terrain comme tous les terrains. Deux ou trois kilomètres carrés,
par exemple.

--C'est un petit terrain, affirma froidement M. Lecœur, qui demanda
d'un ton railleur: Boulevard des Italiens?

--Non, répondit Zéphyrin Xirdal. Pas en France.

--Où alors? Parle.

--Je n'en sais rien, dit pour la deuxième fois Zéphyrin Xirdal sans
s'émouvoir le moins du monde.

M. Lecœur contenait avec peine son envie de rire.

--Comme ça, du moins, on a du choix, approuva-t-il. Mais, dis-moi, mon
cher Zéphyrin, ne serais-tu pas un peu... timbré, par hasard? A quoi
rime tout cela, je te prie?

--J'ai une affaire en vue, déclara Zéphyrin Xirdal, tandis que son
front se plissait sous l'effort de la réflexion.

--Une affaire!.. s'exclama M. Lecœur, au comble de l'étonnement.

Que ce loufoque songeât aux affaires, il y avait, en effet, de quoi
confondre.

--Oui, affirma Zéphyrin Xirdal.

--Importante?

--Peuh!.. fit Zéphyrin Xirdal. Cinq à six mille milliards de francs.

Cette fois, ce fut avec inquiétude que M. Lecœur considéra son filleul.
Si celui-ci ne raillait pas, il était fou, fou à lier.

--Tu dis?.. interrogea-t-il.

--Cinq à six mille milliards de francs, répéta Zéphyrin Xirdal d'une
voix tranquille.

--Es-tu dans ton bon sens, Zéphyrin? insista M. Lecœur. Sais-tu qu'il
n'y aurait pas assez d'or sur la terre pour faire la centième partie de
cette somme fabuleuse?

--Sur terre, possible, dit Xirdal. Ailleurs, c'est autre chose.

--Ailleurs?..

--Oui. A quatre cents kilomètres d'ici selon la verticale.

Un éclair traversa l'esprit du banquier. Renseigné, comme toute la
terre, par les journaux, qui, pendant si longtemps, avaient ressassé le
même sujet, il crut avoir compris. Il avait compris, en effet.

--Le bolide?.. balbutia-t-il, en pâlissant légèrement malgré lui.

--Le bolide, approuva Xirdal paisiblement.

Que tout autre que son filleul lui eût tenu un tel langage, nul doute
que M. Lecœur ne l'eût fait jeter incontinent à la porte. Les instants
d'un banquier sont trop précieux pour qu'il soit permis de les gâcher à
écouter des insensés. Mais Zéphyrin Xirdal n'était pas tout le monde.
Que son crâne eût une fêlure de forte taille, ce n'était, hélas! que
trop certain, mais ce crâne fêlé n'en contenait pas moins un cerveau de
génie, pour lequel rien n'était impossible a _priori_.

--Tu veux exploiter le bolide? demanda M. Lecœur, en regardant son
filleul bien en face.

--Pourquoi pas? Qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela?

--Mais ce bolide est à quatre cents kilomètres du sol, tu viens de
le dire toi-même. Tu n'as pas la prétention, je pense, de t'élever
jusque-là?

--A quoi bon, si je le fais tomber?

--Le moyen?

--Je l'ai, ça suffit.

--Tu l'as!.. tu l'as!.. Comment agiras-tu sur un corps aussi lointain?
Où prendras-tu ton point d'appui? Quelle force mettras-tu en jeu?

--Ce serait trop long de vous expliquer tout ça, répondit Zéphyrin
Xirdal, et, d'ailleurs, bien inutile: vous ne comprendriez pas.

--Trop aimable! remercia M. Lecœur sans se fâcher.

Sur ses instances, son filleul consentit cependant à donner quelques
explications succinctes. Ces explications, le narrateur de cette
singulière histoire les abrégera encore, en indiquant que, malgré
son goût bien connu pour les spéculations hasardeuses, il n'entend
nullement prendre parti au sujet de ces théories intéressantes, mais
peut-être trop audacieuses.

Pour Zéphyrin Xirdal, la matière n'est qu'une apparence; elle n'a
pas d'existence réelle. Il prétend le prouver par l'incapacité où
l'on est d'imaginer sa constitution intime. Qu'on la décompose en
molécules, atomes, particules, il restera toujours une dernière
fraction pour laquelle le problème se reposera intégralement, et ce
sera éternellement à recommencer, jusqu'au moment où l'on admettra un
principe premier qui ne sera pas de la matière. Ce premier principe
immatériel, c'est l'énergie.

Qu'est-ce que l'énergie? Zéphyrin Xirdal confesse n'en rien savoir.
L'homme n'étant en relation avec le monde extérieur que par ses sens,
et les sens de l'homme étant exclusivement sensibles aux excitations
d'ordre matériel, tout ce qui n'est pas matière reste ignoré de lui.
S'il peut, par un effort de la raison pure, admettre l'existence
d'un monde immatériel, il est dans l'impossibilité d'en concevoir la
nature, faute de termes de comparaison. Et il en sera ainsi tant que
l'humanité n'aura pas acquis de sens nouveaux, ce qui n'est pas absurde
_a priori_.

[Illustration: «Tu veux exploiter le bolide?» (Page 104.)]

Quoi qu'il en soit à cet égard, l'énergie, d'après Xéphyrin Xirdal,
remplit l'univers et oscille éternellement entre deux limites:
l'équilibre absolu, qui ne pourrait être obtenu que par sa répartition
uniforme dans l'espace, et la concentration absolue en un seul point,
qu'entourerait dans ce cas un vide parfait. L'espace étant infini,
ces deux limites sont également inaccessibles. Il en résulte que
l'énergie immanente est dans un état de perpétuel cinématisme. Les
corps matériels absorbant sans cesse l'énergie, et cette concentration
provoquant forcément ailleurs un néant relatif, la matière rayonne,
d'autre part, dans l'espace l'énergie qu'elle retient prisonnière.

Donc, en opposition avec l'axiome classique «Rien ne se perd, rien ne
se crée», Zéphyrin Xirdal proclame que «Tout se perd et tout se crée».
La substance, éternellement détruite, se recompose éternellement.
Chacun de ses changements d'état s'accompagne d'un rayonnement
d'énergie et d'une destruction de substance correspondante.

Si cette destruction ne peut être constatée par nos instruments, c'est
qu'ils sont trop imparfaits, une énorme quantité d'énergie étant
enclose dans une parcelle impondérable de matière, ce qui explique,
pour Zéphyrin Xirdal, que les astres soient séparés par des distances
prodigieuses comparativement à leur médiocre grandeur.

Cette destruction non constatée n'en existe pas moins. Son, chaleur,
électricité, lumière en sont la preuve indirecte. Ces phénomènes sont
de la matière rayonnée, et par eux se manifeste l'énergie libérée,
quoique sous une forme encore grossière et semi-matérielle. L'énergie
pure, sublimée en quelque sorte, ne peut exister qu'au delà des confins
des mondes matériels. Elle enveloppe ces mondes d'une _dynamo-sphère_
dans un état de tension directement proportionnelle à leur masse et
d'autant moindre que l'on s'éloigne de leur surface. La manifestation
de cette énergie et de sa tendance à une condensation toujours plus
grande, c'est l'attraction.

Telle est la théorie que Zéphyrin Xirdal exposa à M. Lecœur un peu
ahuri. Reconnaissons qu'on le serait à moins.

--Ceci posé, conclut Zéphyrin Xirdal, comme s'il venait d'émettre les
propositions les plus simples, il suffit que je libère une petite
quantité d'énergie, et que je la dirige sur tel point de l'espace à ma
convenance, pour que je sois maître d'influencer un corps voisin de ce
point, surtout si ce corps est de peu d'importance, lui aussi, d'une
quantité considérable d'énergie. C'est enfantin!

--Et tu as le moyen de libérer cette énergie? demanda M Lecœur.

--J'ai, ce qui revient au même, le moyen de lui ouvrir un passage, en
écartant devant elle tout ce qui est substance et matière.

--A ce compte, s'exclama M. Lecœur, tu pourrais détraquer toute la
mécanique céleste!

Zéphyrin Xirdal ne parut point troublé par l'énormité de cette
hypothèse.

--Actuellement, reconnut-il avec une modeste simplicité, la machine
que j'ai construite ne peut me donner que des résultats beaucoup plus
faibles. Elle est suffisante, cependant, pour influencer un méchant
bolide de quelques milliers de tonnes.

--Ainsi soit-il! conclut M. Lecœur qui commençait à être ébranlé. Mais
où comptes-tu le faire tomber, ton bolide?

--Dans mon terrain.

--Quel terrain?

--Celui que vous m'achèterez, quand j'aurai fait les calculs
nécessaires. Je vous écrirai à ce sujet. Bien entendu, je ferai choix,
autant que possible, d'une région presque déserte où le sol est sans
valeur. Par exemple, vous aurez sans doute des difficultés pour passer
l'acte de vente. Je ne suis pas absolument libre de mon choix, et il
peut arriver que le pays ne soit pas d'accès très commode.

--Ça, c'est mon affaire, dit le banquier. Le télégraphe n'a pas été
inventé pour autre chose. Je te réponds de tout à cet égard.»

Muni de cette assurance et des dix mille francs mis en paquet à même sa
poche, Zéphyrin Xirdal retourna chez lui à grandes enjambées, comme il
en était venu, et, à peine enfermé, s'assit à sa table préalablement
déblayée d'un revers de main, selon sa méthode ordinaire.

La crise de travail battait décidément son plein.

Toute la nuit, il s'acharna dans ses calculs, mais, le matin venu,
la solution était trouvée. Il avait déterminé la force qu'il fallait
appliquer au bolide, les heures pendant lesquelles cette force devait
être appliquée, les directions qu'il convenait de lui donner, le lieu
et la date de la chute du météore.

Il prit aussitôt la plume, écrivit à M. Lecœur la lettre promise, qu'il
descendit jeter à la boîte, et remonta s'enfermer chez lui.

La porte close, il s'approcha de l'un des coins de sa chambre, celui-là
même dans lequel il avait envoyé la veille avec une précision si
remarquable le tas de papiers qui recouvrait précédemment la lunette.
Il s'agissait aujourd'hui de faire l'opération inverse. Xirdal insinua
donc son bras sous les paperasses amoncelées, et, d'une main sûre, les
renvoya d'où elles étaient venues.

Ce second «rangement» eut comme résultat de faire apparaître au jour
une sorte de caisse noirâtre que Zéphyrin Xirdal souleva sans effort et
qu'il transporta au milieu de la pièce, face à la fenêtre.

Rien de bien particulier dans l'aspect de cette caisse, simple cube de
bois peint en couleur sombre. A l'intérieur, ce n'était que bobines
intercalées dans une série d'ampoules de verre, dont les extrémités
aiguës étaient réunies deux à deux par des fils de cuivre de plus en
plus fins. Au-dessus de la caisse, à l'air libre, on apercevait, montée
sur pivot, au foyer d'un réflecteur métallique, une dernière ampoule
doublement fusiforme, qu'aucun conducteur matériel ne réunissait aux
autres.

A l'aide d'instruments précis, Zéphyrin Xirdal orienta le réflecteur
métallique dans le sens rigoureux que lui indiquaient ses calculs de la
nuit précédente; puis, ayant constaté que tout était en ordre, il plaça
dans la partie inférieure de la caisse un petit tube qui brillait d'un
vif éclat. Tout en agissant, il parlait, selon sa coutume, comme s'il
eût voulu faire admirer son éloquence à un imposant auditoire.

«Ceci, Messieurs, disait-il, c'est du _Xirdalium_, corps cent mille
fois plus radioactif que le radium. J'avouerai, entre nous, que, si
j'utilise ce corps, c'est un peu pour la galerie. Ce n'est pas qu'il
soit nuisible, mais la terre rayonne assez d'énergie pour qu'il
soit superflu de lui en ajouter. C'est un grain de sel dans la mer.
Toutefois, une légère mise en scène ne messied pas, à mon sens, dans
une expérience de cette nature.

Tout en parlant, il avait refermé la boîte, qu'il réunit par deux
câbles aux éléments d'une pile placée sur une étagère.

--Les courants neutres-hélicoïdaux, Messieurs, reprit-il, ont
naturellement, puisqu'ils sont neutres, la propriété de repousser tous
les corps sans exception, que ces corps soient électrisés en plus ou
en moins. D'autre part, étant hélicoïdaux, ils affectent une forme
hélicoïdale, un enfant comprendrait ça... C'est tout de même une rude
veine que j'aie pensé à les découvrir... Comme tout sert dans la vie!

Le circuit électrique fermé, un bourdonnement doux se fit entendre dans
la caisse, et une lumière bleuâtre jaillit de l'ampoule montée sur
pivot. Presque aussitôt, cette ampoule prit un mouvement de giration,
qui, d'abord lent, s'accéléra de seconde en seconde, pour devenir très
vite absolument vertigineux.

Zéphyrin Xirdal contempla quelques instants cette ampoule emportée par
une valse échevelée, puis son regard, suivant une direction parallèle à
l'axe du réflecteur métallique, se perdit dans l'espace.

A première vue, il ne semblait pas que l'action de la machine se
révélât par aucun signe matériel. Cependant un observateur attentif
aurait pu remarquer un phénomène, qui, pour se manifester avec
discrétion, n'en était pas moins assez singulier. Des poussières tenues
en suspension dans l'atmosphère, étant entrées en contact avec les
bords du réflecteur métallique, semblaient ne pouvoir franchir cette
limite et tourbillonnaient avec violence, comme heurtées contre un
invisible obstacle. Dans leur ensemble, ces poussières dessinaient
un cône tronqué, dont la base s'appliquait sur la circonférence du
réflecteur. A deux ou trois mètres de la machine, ce cône, fait de
parcelles impalpables et tourbillonnantes, se changeait par degrés en
un cylindre de quelques centimètres de diamètre, et ce cylindre de
poussière persistait au dehors, à l'air libre, malgré une brise assez
fraîche, jusqu'au moment où il disparaissait dans l'éloignement.

--J'ai l'honneur, Messieurs, de vous annoncer que tout va bien,»
formula Zéphyrin Xirdal, en s'asseyant sur son unique siège et en
allumant une pipe bourrée avec art.

Une demi-heure plus tard, il arrêtait le fonctionnement de sa machine,
qu'il remettait en marche à plusieurs reprises dans cette même journée
et dans les journées suivantes, en ayant soin de diriger, lors de
chaque expérience, le réflecteur vers un point de l'espace un peu
différent. Pendant dix-neuf jours, il procéda de la sorte, avec une
absolue précision.

Le vingtième jour, il venait de mettre sa machine en action et
d'allumer sa pipe fidèle, quand le démon des inventions s'empara
une fois de plus de son cerveau. L'une des conséquences de cette
théorie de la destruction perpétuelle de la matière, qu'il avait
succinctement exposée à M. Robert Lecœur, s'imposa, éblouissante, à
son esprit. D'un seul coup, ainsi que cela lui arrivait d'ordinaire,
il venait de concevoir le principe d'une pile électrique capable de se
régénérer d'elle-même par des réactions successives, dont la dernière
ramènerait les corps décomposés dans leur état primitif. Une telle pile
fonctionnerait évidemment jusqu'à la disparition totale des substances
employées et jusqu'à leur transformation intégrale en énergie. C'était
pratiquement le mouvement perpétuel.

--Par exemple!.. Ah mais!.. par exemple!.. balbutia Zéphyrin Xirdal en
proie à une forte émotion.

Il réfléchit comme il savait réfléchir, c'est-à-dire en projetant
sur un seul point et en une seule masse toute la force vitale de son
organisme. Cette pensée ainsi concentrée qu'il dirigeait sur les ombres
d'un problème, c'était comme un pinceau lumineux dans lequel seraient
réunis tous les rayons du soleil.

--Pas d'objections, dit-il enfin, en traduisant tout haut le résultat
de son effort intérieur. Il faut essayer ça sur-le-champ.»

Zéphyrin Xirdal prit son chapeau, dégringola ses six étages et se
précipita chez un petit menuisier, dont l'échoppe s'ouvrait de l'autre
côté de la rue. En peu de mots nets et précis, il expliqua à cet
industriel ce qu'il désirait, soit une sorte de roue montée sur un axe
en fer et portant à sa périphérie vingt-sept augets, dont il donna les
dimensions, augets destinés à contenir autant de bocaux, qui devaient
rester verticaux pendant la rotation de leurs supports.

Cette explication donnée, avec ordre d'exécuter le travail sur l'heure,
il poussa, cinq cents mètres plus loin, jusque chez un marchand de
produits chimiques, dont il était avantageusement connu. Là, il choisit
ses vingt-sept bocaux, que l'employé enveloppa dans un papier fort et
cercla d'une ficelle solide, à laquelle s'agrafait une très commode
poignée de bois.

L'emballage terminé, Zéphyrin Xirdal se disposait à rentrer chez lui,
son paquet à la main, quand, à la porte de la boutique, il se trouva
nez à nez avec un de ses rares amis, bactériologue d'un réel mérite.
Xirdal perdu dans son rêve, ne vit pas le bactériologue, mais le
bactériologue vit Xirdal.

«Tiens! Xirdal, s'exclama-t-il, les lèvres entr'ouvertes par un
accueillant sourire. En voilà, une rencontre!

A cette voix bien connue, l'interpellé consentit à ouvrir ses gros yeux
sur le monde extérieur.

--Tiens! fit-il en écho, Marcel Leroux!

--Lui-même.

--Et comment va?.. Rudement content de vous voir, vous savez.

--Je vais comme un homme qui est sur le point de prendre le train. Tel
que vous me voyez, muni de cette sacoche en bandoulière, dans laquelle
sont inclus trois mouchoirs et plusieurs autres articles de toilette,
je cours de ce pas sur le bord de la mer, où je me saoulerai de grand
air pendant huit jours.

--Veinard! approuva Zéphyrin Xirdal.

--Il dépend de vous de l'être autant que moi. En nous serrant, nous
nous caserions bien tous les deux dans le train.

--Au fait!.. commença Zéphyrin Xirdal.

--A moins que vous ne soyez en ce moment retenu à Paris?

--Nullement.

--Vous n'avez rien de particulier?.. Pas d'expérience en cours?..

Xirdal chercha de bonne foi dans ses souvenirs.

--Rien du tout, répondit-il.

--Dans ce cas, laissez-vous tenter. Huit jours de vacances vous feront
un bien énorme. Et quelles bavettes nous taillerons sur le sable!

--Sans compter, interrompit Xirdal, que je pourrai en profiter pour
élucider un point qui me tracasse au sujet des marées. Cela se relie
par certains côtés à des problèmes généraux que j'ai à l'étude. Je
pensais précisément à cela, quand je vous ai rencontré, affirma-t-il
avec une touchante sincérité.

--Alors, c'est oui?

--C'est oui.

--En route, donc!.. Mais, j'y pense, il faudrait d'abord passer chez
vous, et je ne sais si l'heure du train...

--Inutile, répondit Xirdal avec conviction, j'ai là tout ce qu'il faut.

Et le distrait montrait de l'œil le paquet des vingt-sept bocaux.

--Parfait! conclut gaîment Marcel Leroux.

Les deux amis se remirent en marche, à larges enjambées, dans la
direction de la gare.

--Vous comprenez, mon cher Leroux, je suppose que la tension
superficielle...»

Un couple, qu'ils croisaient, força les deux causeurs à s'écarter
l'un de l'autre, et le reste se perdit dans le vacarme des voitures.
Cela n'était pas pour troubler Zéphyrin Xirdal, qui poursuivit
imperturbablement son explication, en s'adressant successivement à
une série de passants, lesquels en éprouvèrent une grande surprise.
L'orateur ne s'en apercevait pas et persistait à discourir avec
éloquence, tout en fendant les vagues humaines de l'océan parisien.

Et pendant ce temps, pendant que Xirdal, tout à fait emballé par
sa nouvelle marotte, s'éloignait à grands pas vers le train qui
l'emporterait loin de la ville, rue Cassette, dans une chambre du
sixième étage, une caisse noirâtre, à l'aspect inoffensif, ronronnait
toujours discrètement, un réflecteur métallique projetait toujours
sa lueur bleuâtre, et le cylindre de poussières tourbillonnantes
s'enfonçait toujours, si rigide et si fragile, dans l'inconnu de
l'espace.

Abandonnée à elle-même, la machine, que Zéphyrin Xirdal avait négligé
d'arrêter et dont il oubliait maintenant jusqu'à l'existence,
continuait aveuglément son obscur et mystérieux travail.




XI

DANS LEQUEL MR DEAN FORSYTH ET LE DOCTEUR HUDELSON ÉPROUVENT UNE
VIOLENTE ÉMOTION.


Le bolide était parfaitement connu désormais. Par la pensée, tout au
moins, on en avait fait le tour. On avait déterminé son orbite, sa
vitesse, son volume, sa masse, sa nature, sa valeur. Il ne causait même
plus d'inquiétudes, puisque, suivant sa trajectoire d'un mouvement
uniforme, il n'était pas destiné à jamais tomber sur la terre. Rien
de plus naturel que l'attention publique se détournât de ce météore
inaccessible, qui avait perdu son mystère.

Sans doute, dans les observatoires, quelques astronomes jetaient encore
de temps en temps un regard rapide sur la sphère d'or qui gravitait
au-dessus de leurs têtes; mais ils s'en détournaient vite, pour
s'attacher à d'autres problèmes de l'espace.

La terre possédait un second satellite, voilà tout. Que ce satellite
fût en fer ou en or, qu'est-ce que cela pouvait faire à des savants,
pour lesquels le monde n'est guère qu'une abstraction mathématique?

Il était regrettable que Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson
n'eussent pas des âmes aussi ingénues. L'indifférence qui grandissait
autour d'eux ne calmait pas leur imagination enfiévrée, et ils
s'acharnaient tout autant à observer le bolide--leur bolide!--avec
une ardeur qui confinait à la rage. A tous ses passages, ils étaient
là, l'œil collé à l'oculaire de la lunette ou du télescope, même aux
heures où le météore ne s'élevait que de quelques degrés au-dessus de
l'horizon.

Le temps, qui se maintenait splendide, favorisait déplorablement leur
manie, en leur permettant d'apercevoir l'astre errant une douzaine de
fois par vingt-quatre heures. Qu'il dût ou non tomber sur la terre,
les insolites particularités de ce météore, particularités qui le
faisaient unique et le rendraient à jamais célèbre, augmentaient encore
leur maladif désir d'en être déclarés l'exclusif inventeur.

Dans ces conditions, c'eût été folie que d'espérer une réconciliation
des deux rivaux, entre lesquels, au contraire, une barrière de haine
s'élevait plus haute tous les jours. Mrs Hudelson et Francis Gordon
ne le comprenaient que trop clairement. Celui-ci ne mettait plus en
doute maintenant que son oncle ne s'opposât par tous les moyens en son
pouvoir au mariage projeté, et celle-là se sentait moins confiante
dans la docilité de son mari, le grand jour venu. Il n'y avait plus
d'illusion à se faire. Au désespoir des deux fiancés, à la fureur de
miss Loo et de Mitz, le mariage paraissait, sinon compromis, du moins
reculé à une date indéterminée et vraisemblablement fort lointaine.

Il était dit, pourtant, que cette situation, déjà si grave, se
compliquerait encore.

Le soir du 11 mai, Mr Dean Forsyth, qui avait, comme de coutume,
son œil rivé à l'oculaire du télescope, s'écarta brusquement de
l'instrument en poussant une exclamation étouffée, y revint après
avoir jeté quelques notes sur un papier, s'en écarta de nouveau pour y
revenir ensuite, et continua ce manège jusqu'à la disparition du bolide
au-dessus de l'horizon.

A ce moment, Mr Dean Forsyth était d'une pâleur de cire et respirait
avec tant d'efforts, qu'Omicron, croyant son maître malade, se
précipita à son secours. Mais celui-ci l'écarta du geste, et, du pas
incertain d'un homme ivre, se réfugia dans son cabinet de travail, où
il s'enferma à double tour.

Depuis, on n'avait pas revu Mr Dean Forsyth. Pendant plus de trente
heures il était resté sans boire, ni manger. Une seule fois,
Francis avait réussi à forcer la porte, mais cette porte ne s'était
entr'ouverte qu'avec parcimonie, et, dans l'entre-bâillement, le jeune
homme avait aperçu son oncle si brisé, si défait, avec de tels yeux de
démence, qu'il en était demeuré interdit sur le seuil.

«Que me veux-tu? avait dit Mr Forsyth.

--Mais, mon oncle, s'était écrié Francis, voilà vingt-quatre heures que
vous êtes enfermé! Permettez-nous au moins de vous apporter à manger!

--Je n'ai besoin de rien, avait répondu Mr Dean Forsyth, si ce n'est
de silence et de calme, et je te demande comme un véritable service de
ne pas troubler ma solitude.»

Devant une telle réponse, formulée avec une invincible fermeté et, en
même temps, avec une douceur à laquelle Francis n'était pas habitué, ce
dernier n'avait pas eu le courage d'insister. Cela, d'ailleurs, aurait
été malaisé, la porte ayant été refermée sur les derniers mots de
l'astronome. Son neveu s'était donc retiré sans avoir rien appris.

Dans la matinée du 13 mai, l'avant-veille du mariage, Francis exposait
pour la vingtième fois cette nouvelle cause de soucis à Mrs Hudelson,
qui l'écoutait en soupirant.

«Je n'y puis rien comprendre, dit-elle enfin. C'est à croire que Mr
Forsyth et mon mari sont devenus complètement fous.

--Eh quoi! s'écria Francis, votre mari?.. Serait-il aussi arrivé
quelque chose au docteur.

--Oui, avoua Mrs Hudelson. Ces messieurs se seraient donné le mot
qu'ils n'agiraient pas autrement. Pour mon mari, la crise a commencé
plus tard, voilà tout. C'est seulement hier matin qu'il s'est
verrouillé dans son bureau. Depuis, personne ne l'a revu, et vous
pouvez vous imaginer nos inquiétudes.

--Il y a de quoi perdre la tête! s'écria Francis.

--Ce que vous me dites de Mr Forsyth, reprit Mrs Hudelson, me porte à
croire qu'ils auront encore fait tous deux à la fois quelque remarque
au sujet de leur maudit bolide. Et je n'en augure rien de bon dans leur
état d'esprit.

--Ah! si j'étais la maîtresse!.. intervint Loo.

--Que feriez-vous, ma chère petite sœur? demanda Francis Gordon.

--Ce que je ferais?.. C'est bien simple. J'enverrais cette affreuse
boule d'or se promener si loin, si loin, que les meilleures lunettes ne
pourraient plus l'apercevoir.

La disparition du bolide eût peut-être, en effet, rendu le calme à Mr
Forsyth et au docteur Hudelson. Qui sait si, le météore parti pour ne
plus revenir, leur absurde jalousie n'eût pas été guérie du coup?

Mais il ne semblait pas que cette éventualité dût se produire. Le
bolide serait là au jour du mariage, il y serait encore après, il y
serait toujours, puisqu'il gravitait avec une régularité constante sur
son imperturbable orbite.

--Enfin! conclut Francis, nous verrons bien. Dans quarante-huit heures,
il leur faudra prendre un parti définitif, et nous saurons alors à quoi
nous en tenir.»

En rentrant à la maison d'Elisabeth street, il put croire, d'ailleurs,
que l'incident actuel, à tout le moins, n'aurait pas de suite sérieuse.
Mr Dean Forsyth était, en effet, sorti de son isolement, et il avait
silencieusement dévoré un copieux repas. Maintenant, éreinté, repu,
gavé, il dormait à poings fermés, tandis qu'Omicron accomplissait en
ville une course pour son maître.

«As-tu vu mon oncle avant qu'il s'endorme? demanda Francis à la vieille
servante.

--Comme je te vois, mon fieu, répondit celle-ci, puisque c'est moi qui
lui ai servi son repas.

--Il avait faim?

--Une faim de loup. Tout le déjeuner y a passé: œufs _embrouillés_,
roastbeaf froid, pommes de terre, pudding aux fruits. Il n'a rien
laissé.

--Comment était-il?

--Pas trop mal, sauf qu'il était pâle comme un _sceptre_, avec des yeux
tout rouges. Je lui ai conseillé de les laver à l'eau _bourriquée_.
Mais il n'a pas eu l'air de m'entendre.

--Il n'a rien dit pour moi.

--Ni pour toi, ni pour personne. _Il a mangé sans ouvrir la bouche_, et
il est allé se coucher, après avoir envoyé l'_ami Krone_ au _Whaston
Standard_.

--Au _Whaston Standard!_ s'écria Francis. C'est pour lui communiquer
le résultat de son travail, je le parierais. Voilà les polémiques de
presse qui vont recommencer! Il ne manquait plus que ça!»

Cette communication de Mr Dean Forsyth au _Whaston Standard_, Francis
la lut le lendemain matin avec désolation, en comprenant qu'un nouvel
aliment était fourni par le sort à une rivalité déjà si dommageable
à son bonheur. Et cette désolation s'augmenta encore, quand il eut
constaté que les deux rivaux arrivaient _dead heat_ une fois de plus.
Tandis que le _Standard_ publiait la note de Mr Dean Forsyth, le
_Whaston Morning_ en publiait une semblable du docteur Sydney Hudelson.
Elle continuait donc, cette lutte acharnée, dans laquelle aucun des
deux combattants n'avait réussi jusqu'alors à s'assurer le moindre
avantage!

Tout à fait pareilles au début, les notes des deux astronomes
différaient notablement dans leurs conclusions finales. Cette
divergence de vues, qui ne manqua pas de provoquer des controverses,
pouvait avoir, d'ailleurs, quelque utilité, le cas échéant, en
permettant de départager plus tard les deux rivaux.

En même temps que Francis, tout Whaston, et, en même temps que Whaston,
le monde entier, à travers lequel elle fut instantanément répandue par
le réseau serré des fils télégraphiques et téléphoniques, connurent la
surprenante nouvelle donnée au public par les astronomes d'Elisabeth
street et de Moriss street, nouvelle qui fut sur-le-champ le sujet des
plus passionnés commentaires dans les deux hémisphères.

S'il pouvait en exister de plus sensationnelle, si l'émotion publique
était justifiée, on laissera au lecteur le soin d'en décider.

Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson commençaient par exposer
que leurs observations persistantes leur avaient permis de remarquer
une incontestable perturbation dans la marche du bolide. Son orbite,
jusque-là exactement Nord-Sud, était maintenant légèrement obliquée
vers le Nord-Est-Sud-Ouest. D'autre part, une modification beaucoup
plus importante avait été constatée dans sa distance du sol, distance
qui était légèrement, mais incontestablement réduite, sans que la
vitesse de translation fût accrue. De ces observations et des calculs
qui en avaient été la conséquence, les deux astronomes concluaient
que le météore, au lieu de suivre une orbite éternelle, tomberait
nécessairement sur la terre, en un point et à une date qu'il était dès
à présent possible de préciser.

Si, jusque-là, ils étaient d'accord, Mr Forsyth et le docteur Hudelson
cessaient de l'être pour le surplus.

Tandis que les équations savantes de l'un l'amenaient à prédire que le
bolide tomberait le 28 juin à l'extrémité sud du Japon, les équations
tout aussi savantes de l'autre l'obligeaient à affirmer que cette chute
se produirait seulement le 7 juillet en un point de la Patagonie.

Voilà comment s'entendent les astronomes! Au public de choisir!

Pour l'instant, il ne songeait guère à choisir, le public. Un seul
fait l'intéressait, c'est que l'astéroïde tomberait, et avec lui les
milliers de milliards qu'il promenait dans l'espace. Cela, c'était
l'essentiel. Pour le surplus, au Japon, en Patagonie, ou n'importe où,
on les trouverait toujours, les milliards.

Les conséquences d'un tel événement, le bouleversement économique qu'un
si prodigieux afflux d'or ne pouvait manquer de causer, faisaient le
sujet de toutes les conversations. En général, les riches étaient
désolés en pensant à l'avilissement probable de leur fortune, et les
pauvres ravis par la perspective vraisemblablement fallacieuse d'avoir
une part du gâteau.

En ce qui concerne Francis, il éprouva un véritable désespoir. Que lui
importaient ces milliards et ces billiards? Le seul bien qu'il désirât,
c'était sa chère Jenny, trésor infiniment plus précieux que le bolide
et ses détestables richesses.

Il courut à la maison de Moriss street. Là aussi, on connaissait la
funeste nouvelle et l'on en comprenait les lamentables conséquences.
La brouille violente et sans remède était inévitable entre les deux
insensés qui s'attribuaient des droits sur un astre du ciel, maintenant
qu'à l'amour-propre professionnel s'ajoutait l'intérêt matériel.

Que de soupirs poussa Francis, en serrant les mains de Mrs Hudelson
et de ses aimables filles! Que de trépignements de colère se permit
la bouillante Loo! Combien la charmante Jenny versa de larmes, que
sœur, mère et fiancé furent impuissants à tarir, même quand ce dernier
eut solennellement affirmé son inlassable fidélité, et qu'il eut juré
d'attendre, s'il le fallait, jusqu'au jour où le dernier sou des cinq
mille sept cent quatre-vingt-huit milliards aurait été dépensé par le
propriétaire définitif du fabuleux météore, serment imprudent, qui,
selon toute apparence, le condamnait à un éternel célibat.




XII

OU L'ON VOIT MRS ARCADIA STANFORT ATTENDRE A SON TOUR, NON SANS UNE
VIVE IMPATIENCE, ET DANS LEQUEL MR JOHN PROTH SE DÉCLARE INCOMPÉTENT.


Ce matin-là, le juge John Proth était à sa fenêtre, tandis que sa
servante Kate allait et venait dans la chambre. Que le bolide passât ou
non au-dessus de Whaston, il ne s'en inquiétait guère, soyez-en sûr.
Non; sans préoccupations d'aucune sorte, il parcourait du regard la
place de la Constitution, sur laquelle s'ouvrait la porte principale de
sa paisible demeure.

Mais ce que Mr Proth estimait sans intérêt ne laissait pas d'avoir
quelque importance aux yeux de Kate.

«Ainsi, Monsieur, il serait en or? demanda-t-elle, en s'arrêtant devant
son maître.

--Il paraît, répondit le juge.

--Cela n'a point l'air de vous produire grand effet, Monsieur.

--Comme vous voyez, Kate.

--Et cependant, s'il est en or, il doit en valoir des millions!..

--Des millions et des milliards, Kate... Oui, ce sont des milliards qui
se promènent au-dessus de notre tête.

--Et qui vont tomber, Monsieur!

--On le dit, Kate.

--Songez-y, Monsieur, il y aura plus de malheureux sur la terre!

--Il y en aura tout autant, Kate.

--Cependant, Monsieur...

--Cela demanderait trop d'explications... Et d'abord, Kate, vous
figurez-vous ce que c'est, un milliard?

--Un milliard, Monsieur, c'est... c'est...

--C'est mille fois un million.

--Tant que cela!

--Oui, Kate, et vous vivriez cent ans, que vous n'auriez pas le temps
de compter un milliard, fût-ce en y consacrant dix heures tous les
jours.

--Est-il possible, Monsieur!..

--C'est même certain.

La servante demeura comme anéantie à cette pensée qu'un siècle ne
suffirait pas à compter un milliard!.. Puis, elle reprit son balai,
son plumeau, et se remit à l'ouvrage. Mais, de minute en minute, elle
s'arrêtait, comme plongée dans ses réflexions.

--Combien ça ferait-il pour chacun, Monsieur?

--Quoi, Kate?

--Le bolide, Monsieur, si on le partageait également entre tout le
monde?

--C'est à calculer, Kate, répondit Mr John Proth.

Le juge prit du papier et un crayon.

--En admettant, dit-il, tout en chiffrant, que la terre ait quinze cent
millions d'habitants, cela ferait... cela ferait trois mille huit cent
cinquante-neuf francs vingt centimes par tête.

--Pas davantage?.. murmura Kate désappointée.

--Pas davantage, affirma Mr John Proth, tandis que Kate regardait le
ciel d'un air rêveur.

Quand elle consentit à redescendre sur la terre, elle aperçut, à
l'entrée d'Exeter street, un groupe de deux personnes, sur lequel elle
attira l'attention de son maître.

--Voyez donc, Monsieur... dit-elle, les deux dames qui attendent là.

--Oui, Kate, je les vois.

--Regardez l'une d'elles... la plus grande... celle qui trépigne
d'impatience.

--Elle trépigne, en effet, Kate. Mais, quelle est cette dame, je ne
sais.

--Eh! Monsieur, c'est celle qui est venue se marier devant nous, il y a
plus de deux mois, sans descendre de cheval.

--Miss Arcadia Walker? demanda John Proth.

--Mrs Stanfort, maintenant.

--C'est bien elle, en effet, reconnut le juge.

--Que vient faire ici cette dame?

--Je l'ignore totalement, répondit Mr Proth, et j'ajoute que je ne
donnerais pas un farthing pour le savoir.

[Illustration: «Ce sont des milliards qui se promènent...» (Page 119.)]

--Aurait-elle de nouveau besoin de nos services?

--Ce n'est pas probable, la bigamie n'étant pas admise sur le
territoire de l'Union, dit le juge en refermant la fenêtre. Quoi qu'il
en soit, d'ailleurs, je ne dois pas oublier qu'il est l'heure de me
rendre au Palais, où se plaide aujourd'hui une importante affaire,
relative précisément au bolide qui vous préoccupe. Si donc cette dame
venait à se présenter chez moi, vous voudriez bien lui exprimer mes
regrets.»

Tout en parlant, Mr John Proth s'était préparé au départ. D'un pas
tranquille, il descendit l'escalier, sortit par sa petite porte
ouvrant sur Potomac street, et disparut dans le Palais de Justice, qui
s'élevait juste en face de sa maison, de l'autre côté de la rue.

La servante n'avait point fait erreur: c'était bien Mrs Arcadia
Stanfort, qui, ce matin-là, se trouvait à Whaston, avec Bertha, sa
femme de chambre. Toutes deux allaient et venaient d'un pas impatient,
en suivant des yeux la longue pente d'Exeter street.

Dix coups sonnèrent à l'horloge municipale.

«Dire qu'il n'est pas encore là! s'écria Mrs Arcadia.

--Peut-être a-t-il oublié le jour du rendez-vous? suggéra Bertha.

--Oublié!.. répéta la jeune femme d'une voix indignée.

--A moins qu'il n'ait réfléchi, reprit Bertha.

--Réfléchi!.. répéta une seconde fois sa maîtresse avec une indignation
encore plus vive.

Elle fit quelques pas vers Exeter street, la femme de chambre sur ses
talons.

--Tu ne l'aperçois pas? demanda-t-elle d'un ton impatient, au bout de
quelques minutes.

--Non, Madame.

--C'est trop fort!

Mrs Stanfort retourna du côté de la place.

--Non!.. personne encore!.. personne!.. répétait-elle. Me faire
attendre... après ce qui a été convenu entre nous!.. C'est bien
aujourd'hui le 18 mai, pourtant!

--Oui, Madame.

--Et il va être dix heures et demie?

--Dans dix minutes.

--Eh bien! qu'il ne se figure pas lasser ma patience!.. Je resterai ici
toute la journée, et plus encore, s'il le faut!

Les gens d'hôtel de la place de la Constitution auraient pu remarquer
les allées et venues de cette jeune femme, comme ils avaient remarqué,
deux mois auparavant, les impatiences du cavalier qui la guettait
alors pour la conduire devant le magistrat. Mais maintenant, tous,
hommes, femmes, enfants, songeaient à bien autre chose... une chose à
laquelle, dans tout Whaston, Mrs Stanfort était sans doute la seule
à ne point penser. On ne s'occupait que du merveilleux météore, de
son passage dans le ciel, de sa chute annoncée à jours fixes--quoique
différents!--par les deux astronomes de la ville. Les groupes réunis
sur la place de la Constitution, les gens de service à la porte des
hôtels ne s'inquiétaient guère de la présence de Mrs Arcadia Stanfort.
Nous ne savons si, comme semblerait l'établir la croyance populaire aux
lunatiques, la lune exerce une certaine influence sur les cervelles
humaines. En tous cas, il est permis d'affirmer que notre globe
comptait alors un nombre prodigieux de «météoriques». Ceux-ci en
oubliaient le boire et le manger, à la pensée qu'un globe valant des
milliards se promenait au-dessus de leur tête, et viendrait un de ces
jours s'écraser sur le sol.

Mrs Stanfort avait évidemment d'autres soucis.

--Tu ne le vois pas, Bertha? répéta-t-elle après un bref instant
d'attente.

--Non, Madame.

A ce moment, des cris s'élevèrent à l'extrémité de la place. Les
passants se précipitèrent de ce côté. Plusieurs centaines de personnes
étant accourues par les rues voisines, le rassemblement fut bientôt
considérable. En même temps, les fenêtres des hôtels se garnissaient de
curieux.

«Le voilà!.. le voilà!..»

Tels étaient les mots qui volaient de bouche en bouche. Et ces mots
répondaient si bien au désir de Mrs Arcadia Stanfort, qu'elle s'écria:
«Enfin!..» comme s'ils se fussent adressés à elle.

--Mais non, Madame, dut lui dire sa femme de chambre, ce n'est pas pour
Madame que l'on crie.

Et en vérité, à quel propos la foule eût-elle acclamé de la sorte celui
qu'attendait Mrs Arcadia Stanfort? Pourquoi eût-elle remarqué son
arrivée?

D'ailleurs, toutes les têtes se levaient vers le ciel, tous les bras
se tendaient, tous les regards se dirigeaient vers la partie nord
de l'horizon. Était-ce le fameux bolide qui faisait son apparition
au-dessus de la cité? Les habitants s'étaient-ils réunis sur la place
pour le saluer au passage?

Non. A cette heure, il sillonnait l'espace dans l'autre hémisphère.
Au surplus, quand bien même il eût sillonné l'espace au-dessus
de l'horizon, ce n'est pas à l'œil nu qu'il eût été possible de
l'apercevoir en plein jour.

A qui donc, alors, s'adressaient les acclamations de la foule?

--Madame... c'est un ballon! dit Bertha. Regardez!.. le voilà qui se
montre derrière la flèche de Saint-Andrew.»

Descendant lentement des hautes zones de l'atmosphère, un aérostat
apparaissait, en effet, salué par les applaudissements sympathiques de
la foule. Pourquoi ces applaudissements? Cette ascension offrait-elle
un intérêt particulier? Y avait-il des raisons pour que le public lui
fît un pareil succès?

Oui vraiment, il y en avait.

La veille au soir, le ballon s'était enlevé d'une ville voisine,
emportant à son bord le célèbre aéronaute Walter Vragg, accompagné
d'un aide, et cette ascension n'avait d'autre but que de tenter une
observation du bolide dans des conditions plus favorables. Telle était
la cause de l'émotion de la foule anxieuse de connaître les résultats
de cette originale tentative.

Il va de soi que, l'ascension décidée, Mr Dean Forsyth, au grand
effroi de la vieille Mitz, avait demandé «à en être», comme disent
les Français, et il va également de soi qu'il avait trouvé en face de
lui le docteur Hudelson, émettant une prétention semblable, au non
moins grand effroi de Mrs Hudelson. Situation éminemment délicate,
l'aéronaute ne pouvant emmener avec lui qu'un seul passager. De là,
grosse dispute épistolaire entre les deux rivaux qui excipaient de
titres égaux. Finalement l'un et l'autre avaient été éconduits au
profit d'un tiers, que Walter Vragg présentait comme son aide, et dont
il affirmait ne pouvoir se passer.

Maintenant, un vent léger ramenait l'aérostat au-dessus de Whaston,
et la population se proposait de faire aux aéronautes une réception
triomphale.

Mollement poussé par une imperceptible brise, le ballon, continuant
sa tranquille descente, prit terre juste au milieu de la place de la
Constitution. Cent bras agrippèrent aussitôt la nacelle, tandis que
sautaient sur le sol Walter Vragg et son aide.

Ce dernier, laissant son chef s'occuper de la délicate opération du
dégonflement, s'avança d'un pas rapide vers l'impatiente Mrs Arcadia
Stanfort.

Lorsqu'il fut près d'elle:

«Me voici, Madame, dit-il en s'inclinant.

[Illustration: «MADAME... C'EST UN BALLON! REGARDEZ!..» (Page 124.)]

--A dix heures trente-cinq, constata d'un ton sec Mrs Arcadia Stanfort,
en montrant du doigt le cadran municipal.

--Et notre rendez-vous était pour dix heures et demie, je le sais,
concéda le nouveau venu avec une déférente politesse. Je vous prie de
m'excuser, les aérostats n'obéissant pas toujours à nos volontés avec
la ponctualité qui serait désirable.

--Je ne me suis donc pas trompée? C'est bien vous qui étiez dans ce
ballon avec Walter Vragg?

--C'est bien moi.

--M'expliquerez-vous?..

--Rien de plus simple. Il m'a paru original, voilà tout, d'arriver
de cette manière à notre rendez-vous. J'ai donc acheté, à coups de
dollars, une place dans la nacelle, contre la promesse de Walter Vragg
de me descendre ici à dix heures et demie sonnant. Je pense qu'on peut
lui pardonner de s'être trompé de cinq minutes.

--On le peut, concéda Mrs Arcadia Stanfort, puisque vous voilà. Vos
intentions n'ont pas changé, je suppose!

--En aucune manière.

--Votre opinion est toujours que nous faisons sagement en renonçant à
la vie commune?

--C'est mon opinion.

--La mienne, c'est que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre.

--Je partage entièrement votre avis.

--Assurément, Mr Stanfort, je suis loin de méconnaître vos qualités...

--Les vôtres, je les apprécie à leur juste valeur.

--On peut s'estimer et ne pas se plaire. L'estime n'est pas l'amour.
Elle ne saurait faire supporter une aussi grande incompatibilité de
caractères.

--C'est parler d'or.

--Il est évident que si nous nous étions aimés!..

--Ce serait bien différent.

--Mais nous ne nous aimons pas.

--Ce n'est que trop certain.

--Nous nous sommes mariés sans nous connaître, et nous avons eu
quelques désillusions réciproques... Ah! si nous nous étions rendu
quelque service signalé capable de frapper notre imagination, les
choses ne seraient peut-être pas ce qu'elles sont.

--Malheureusement, il n'en a pas été ainsi. Vous n'avez pas eu à
sacrifier votre fortune pour m'éviter la ruine.

--Je l'aurais fait, Mr Stanfort. De votre côté, il ne vous a pas été
donné de sauver ma vie au péril de la vôtre.

--Je n'eusse point hésité, Mrs Arcadia.

--J'en suis convaincue, mais l'occasion ne s'est pas présentée.
Étrangers nous étions l'un à l'autre, étrangers nous sommes restés.

--Déplorablement exact.

--Nous avions cru avoir les mêmes goûts, à tout le moins en ce qui
concerne les voyages...

--Et nous n'avons jamais pu être d'accord sur la direction à prendre!

--En effet, quand je désirais aller vers le Sud, votre désir était
d'aller vers le Nord.

--Et lorsque mon intention était d'aller vers l'Ouest, la vôtre était
d'aller vers l'Est!

--Cette affaire du bolide a fait déborder la coupe.

--Elle l'a fait déborder.

--Car vous êtes toujours décidé, n'est-il pas vrai, à vous ranger du
parti de Mr Dean Forsyth?

--Absolument décidé.

--Et à vous mettre en route pour le Japon, afin d'assister à la chute
du météore?

--En effet.

--Or, comme je suis, moi, résolue à suivre l'opinion du docteur Sydney
Hudelson...

--Et à vous rendre en Patagonie...

--Il n'y a pas de conciliation possible.

--Il n'y en a pas.

--Nous n'avons donc qu'une chose à faire.

--Une seule!

--C'est de nous rendre devant le juge, Monsieur.

--Je vous suis, Madame.»

Tous deux, sur la même ligne, à la distance de trois pas, se dirigèrent
vers la maison de Mr Proth, suivis à distance respectueuse par la femme
de chambre Bertha.

La vieille Kate se tenait sur la porte.

«Mr Proth? demandèrent à la fois Mr et Mrs Stanfort.

--Il est absent, répondit Kate.

Les visages des deux justiciables s'allongèrent pareillement.

--Pour longtemps? demanda Mrs Stanfort.

--Jusqu'au dîner, dit Kate.

--Et il dîne?

--A une heure.

--Nous reviendrons à une heure,» affirmèrent à l'unisson Mr et Mrs
Stanfort en s'éloignant. Parvenus au milieu de la place, qu'encombrait
toujours le ballon de Walter Vragg, ils firent halte un instant.

«Nous avons deux heures à perdre, constata Mrs Arcadia Stanfort.

--Deux heures et quart, précisa Mr Seth Stanfort.

--Vous plairait-il de passer ces deux heures ensemble?

--Si vous avez la bonté d'y consentir.

--Que diriez-vous d'une promenade sur le bord du Potomac?

--J'allais vous le proposer.

Le mari et la femme ne commencèrent à s'éloigner dans la direction
d'Exeter street que pour s'arrêter au bout de trois pas.

--Me permettrez-vous une remarque? interrogea Mr Stanfort.

--Je la permets, répondit Mrs Arcadia.

--Je constaterai donc que nous sommes d'accord. C'est la première fois,
Mrs Arcadia!

--Et la dernière!» riposta celle-ci en se remettant en marche.

Pour atteindre le commencement d'Exeter street, Mr et Mrs Stanfort
durent se frayer un passage au milieu de la foule de plus en plus
compacte rassemblée autour de l'aérostat. Et si cette foule n'était pas
plus dense, si tous les habitants de Whaston n'étaient pas réunis place
de la Constitution, c'est qu'une autre attraction plus sensationnelle
encore absorbait en ce moment même le plus clair de l'intérêt public.
Dès les premières lueurs de l'aube, la ville entière s'était portée au
Palais de Justice, devant lequel une «queue» formidable n'avait pas
tardé à s'allonger. Aussitôt l'ouverture des portes, on s'était rué en
tumulte dans la salle du Tribunal qui fut pleine à craquer en un clin
d'œil. Force avait bien été de rétrograder à ceux qui n'avaient pu y
trouver place, et ce sont ces malchanceux ou retardataires qui, à titre
de compensation, assistaient à l'atterrissage de Walter Vragg.

Qu'ils eussent préféré être entassés avec les privilégiés qui
remplissaient la salle du Tribunal, où se plaidait en ce moment la
cause la plus gigantesque qui ait jamais été dans le passé et qui
puisse jamais être dans l'avenir soumise à l'appréciation des juges!

Certes, le délire des foules avait paru poussé à ses extrêmes limites,
lorsque l'Observatoire de Paris fit connaître que le bolide, ou tout
au moins son noyau, était d'or pur. Et pourtant, ce délire n'aurait
pu être comparé à celui qui se manifesta sur tous les points de la
terre, lorsque Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson affirmèrent
catégoriquement que l'astéroïde tomberait. Innombrables furent les cas
de folie qui se déclarèrent en cette circonstance, et il n'y eut pas
d'asile d'aliénés qui ne devînt trop petit en quelques jours.

Mais, parmi tous ces fous, les plus fous étaient, à coup sûr, les
auteurs de l'émotion qui secouait la terre.

Jusque-là, ni Mr Dean Forsyth ni le docteur Hudelson n'avaient entrevu
pareille éventualité. S'ils avaient réclamé avec tant d'ardeur la
priorité de la découverte du bolide, ce n'était pas à cause de sa
valeur, de ses milliards dont personne n'aurait jamais rien, non,
c'était pour attacher, l'un le nom de Forsyth, l'autre le nom de
Hudelson, à ce grand fait astronomique.

La situation changea du tout au tout, après qu'ils eurent constaté,
dans la nuit du 11 au 12 mai, le trouble survenu dans la course du
météore. Une question plus brûlante que les autres s'imposa aussitôt à
leur esprit.

A qui appartiendrait le bolide après sa chute? A qui les trillions
du noyau qu'entourait maintenant une étincelante auréole? Celle-ci
disparue--et, d'ailleurs, on n'avait que faire d'impalpables
rayons,--le noyau serait là. Lui, on ne serait pas embarrassé pour le
convertir en monnaie sonnante et trébuchante!..

A qui appartiendrait-il?

«A moi! s'était écrié sans hésiter Mr Dean Forsyth, à moi qui, le
premier, ai signalé sa présence sur l'horizon de Whaston!»

«A moi! s'était écrié avec une égale conviction le docteur Hudelson,
puisque je suis l'auteur de sa découverte!»

Ces prétentions contradictoires et inconciliables, les deux insensés
n'avaient pas manqué de les faire valoir par la voie de la Presse.
Pendant deux jours, les journaux de Whaston avaient eu leurs colonnes
encombrées par la prose furieuse des deux adversaires. Ceux-ci se
jetèrent à la tête les épithètes les plus malsonnantes à propos du
bolide inaccessible, qui semblait vraiment se moquer d'eux du haut de
ses quatre cents kilomètres.

On conçoit qu'il ne pouvait, dans ces conditions, être question du
mariage projeté. Aussi la date du 15 mai passa-t-elle sans que Francis
et Jenny eussent cessé d'être fiancés.

Étaient-ils même fondés à se dire fiancés? A son neveu, qui faisait
auprès de lui une dernière tentative, Mr Dean Forsyth avait
textuellement répondu:

«Je tiens le docteur pour un misérable, et jamais je ne donnerai mon
consentement à ton mariage avec la fille d'un Hudelson.»

Et, presque à la même heure, ledit docteur Hudelson coupait court aux
lamentations de sa fille en s'écriant en propres termes:

«L'oncle de Francis est un malhonnête homme, et jamais ma fille
n'épousera le neveu d'un Forsyth.»

C'était catégorique, et force fut de s'incliner.

L'ascension aérostatique de Walter Vragg avait fourni une nouvelle
occasion de se manifester à la haine que les deux astronomes
éprouvaient l'un pour l'autre. Dans les lettres que publia avec
empressement une Presse avide de scandales, inouïe fut la violence des
expressions employées de part et d'autre, ce qui n'était pas fait, on
en conviendra, pour améliorer la situation.

Toutefois, s'injurier n'est pas une solution. Lorsqu'on est en
désaccord, il n'y a qu'à agir comme tout le monde en pareil cas, et
à s'en remettre à la Justice. C'est le meilleur, le seul moyen de
terminer un différend.

Les deux antagonistes avaient fini par en convenir.

C'est pourquoi, le 17 mai, une assignation à comparaître dès le
lendemain devant le tribunal de l'estimable Mr John Proth avait été
adressée par Mr Dean Forsyth au docteur Hudelson; c'est pourquoi une
assignation identique avait été immédiatement envoyée par le docteur
Hudelson à Mr Dean Forsyth; c'est pourquoi, enfin, ce matin-là, 18 mai,
une foule bruyante et trépidante avait envahi le prétoire.

Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient présents. Réciproquement
cités devant le juge, les deux rivaux se trouvaient en face l'un de
l'autre.

Plusieurs affaires venaient d'être expédiées au commencement de
l'audience et les parties, arrivées en se menaçant du poing, avaient
quitté la salle bras dessus, bras dessous, à l'entière satisfaction
de Mr Proth. En serait-il ainsi des deux adversaires qui allaient se
présenter devant lui?

«L'affaire suivante, ordonna-t-il.

--Forsyth contre Hudelson et Hudelson contre Forsyth, appela le
greffier.

--Que ces messieurs s'approchent, dit le juge, en se redressant sur son
fauteuil.

Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson s'avancèrent hors des
groupes de partisans qui leur faisaient escorte. Ils étaient là, l'un
près de l'autre, se toisant du regard, les yeux allumés, les mains
crispées, tels deux canons chargés jusqu'à la gueule et dont une
étincelle suffirait à provoquer la double détonation.

--De quoi s'agit-il, Messieurs? demanda le juge Proth, qui savait de
reste ce dont il retournait.

Ce fut Mr Dean Forsyth qui prit le premier la parole.

--Je viens faire valoir mes droits...

--Et moi, les miens, interrompit aussitôt Mr Hudelson.

Ce fut, sans transition, un assourdissant duo, dans lequel on ne
chantait ni à la tierce, ni à la sixte, mais, contre toutes les règles
de l'harmonie, en perpétuelle dissonance.

Mr Proth frappa son bureau à coups précipités d'un couteau d'ivoire,
comme fait de son archet un chef d'orchestre qui veut mettre fin à une
cacophonie insupportable.

--De grâce, Messieurs, dit-il, expliquez-vous l'un après l'autre! Me
conformant à l'ordre alphabétique, je donne la parole à Mr Forsyth; Mr
Hudelson répondra ensuite à loisir.

Ce fut donc Mr Dean Forsyth qui exposa l'affaire, le premier, tandis
que le docteur ne se contenait qu'au prix des plus grands efforts. Il
raconta comment, le 16 mars, à sept heures trente-sept minutes vingt
secondes du matin, étant en observation dans sa tour d'Elisabeth
street, il avait aperçu un bolide traversant le ciel du Nord au Sud,
comment il avait suivi ce météore tout le temps qu'il fut visible, et
comment enfin, quelques jours plus tard, il avait envoyé une lettre à
l'observatoire de Pittsburg pour signaler sa découverte et en établir
la priorité.

Le docteur Hudelson, lorsque ce fut son tour de parler, donna forcément
une explication identique, si bien que le tribunal, après ces deux
plaidoiries, ne devait pas être mieux renseigné qu'auparavant.

Il paraissait l'être, toutefois, suffisamment, puisque Mr Proth ne
demanda aucune explication complémentaire. D'un geste onctueux,
il réclama simplement le silence et, quand il l'eut obtenu, donna
lecture du jugement qu'il avait rédigé pendant que parlaient les deux
adversaires.

«Considérant, d'une part, disait ce jugement, que Mr Dean Forsyth
déclare avoir découvert un bolide qui traversait l'atmosphère au-dessus
de Whaston, le 16 mars à sept heures trente-sept minutes et vingt
secondes du matin;

«Considérant, d'autre part, que Mr Sydney Hudelson déclare avoir
aperçu le même bolide à la même heure, à la même minute et à la même
seconde....

--Oui! Oui! s'écrièrent les partisans du docteur en brandissant
frénétiquement leurs poings vers le ciel.

--Non! non! ripostèrent les partisans de Mr Forsyth en frappant le
parquet du pied.

«Mais, attendu que l'instance engagée repose sur une question
de minutes et de secondes, et qu'elle est d'ordre exclusivement
scientifique;

«Attendu qu'il n'existe pas d'article de loi applicable à la priorité
d'une découverte astronomique,

«Par ces motifs nous déclarons incompétent et condamnons les deux
parties solidairement aux dépens.»

Le magistrat ne pouvait évidemment répondre d'autre façon.

D'ailleurs,--et telle était peut-être l'intention du juge,--les
plaideurs étant renvoyés dos à dos, il n'y avait du moins pas à
craindre qu'ils se livrassent, dans cette position, à des actes de
violence réciproque. C'était un avantage appréciable.

Mais ni les plaideurs, ni leurs partisans n'entendaient que l'affaire
finît de la sorte. Si Mr Proth avait espéré s'en tirer par une
déclaration d'incompétence, il lui fallut renoncer à cet espoir.

Deux voix dominèrent le murmure unanime qui avait accueilli le prononcé
du jugement.

--Je demande la parole, criaient à la fois Mr Dean Forsyth et le
docteur Hudelson.

--Bien que je n'aie point à revenir sur ma sentence, répondit le
magistrat, de ce ton aimable qu'il n'abandonnait jamais, même dans les
circonstances les plus graves, j'accorde volontiers la parole à Mr Dean
Forsyth et au docteur Hudelson, à la condition qu'ils consentiront à ne
la prendre que l'un après l'autre.

C'était trop demander aux deux rivaux. C'est ensemble qu'ils
répondirent, avec la même volubilité, la même véhémence de langage,
celui-ci ne voulant pas être en retard d'un mot, d'une syllabe sur
celui-là.

Mr Proth comprit que le plus sage serait de les laisser aller et
prêta l'oreille de son mieux. Il parvint ainsi à comprendre le sens
de leur nouvelle argumentation. Il ne s'agissait plus d'une question
astronomique, mais d'une question d'intérêts, d'une revendication de
propriété. En un mot, puisque le bolide devait finir par tomber, à qui
appartiendrait-il? Serait-ce à Mr Dean Forsyth? Serait-ce au docteur
Hudelson?

--A Mr Forsyth! s'écrièrent les partisans de la tour.

--Au docteur Hudelson! s'écrièrent les partisans du donjon.

Mr Proth, dont la bonne figure s'éclairait d'un charmant sourire
de philosophe, réclama le silence, et l'obtint sur-le-champ, tant
l'intérêt de tous était vivement excité.

--Messieurs, dit-il, vous me permettrez, avant tout, de vous donner un
conseil. Dans le cas où le bolide tomberait, en effet...

--Il tombera! répétèrent à l'envi les partisans de Mr Dean Forsyth et
du docteur Hudelson.

--Soit! accorda le magistrat avec une condescendante politesse dont la
magistrature ne donne pas toujours l'exemple, même en Amérique. Je n'y
vois, pour ma part, aucun inconvénient et souhaite seulement qu'il ne
tombe pas sur les fleurs de mon jardin.

Quelques sourires coururent dans l'assistance. Mr Proth profita
de cette détente pour adresser un regard bienveillant à ses deux
justiciables. Hélas! bienveillance inutile. Apprivoiser des tigres
altérés de carnage eût été besogne plus facile que réconcilier ces
irréconciliables plaideurs.

--Dans ce cas, reprit le paternel magistrat, comme il s'agirait d'un
bolide ayant une valeur de cinq mille sept cent quatre-vingt-huit
milliards, je vous engagerais à partager!

--Jamais!

Ce mot si nettement négatif éclata de toutes parts. Jamais Mr Forsyth
ni Mr Hudelson ne consentiraient à un partage! Sans doute, cela leur
eût fait près de trois trillions à chacun; mais il n'y a pas de
trillions qui tiennent devant une question d'amour-propre.

Avec sa connaissance des faiblesses humaines, Mr Proth ne fut pas
autrement surpris que son conseil, si sage qu'il fût, eût contre lui
l'unanimité de l'assistance. Il ne se déconcerta pas, et attendit de
nouveau que le tumulte fût apaisé.

--Puisque toute conciliation est impossible, dit-il, aussitôt qu'il lui
fut possible de se faire entendre, le Tribunal va rendre son jugement.

A ces mots, un profond silence s'établit comme par enchantement, et nul
ne se permit d'interrompre Mr Proth, qui dictait d'une voix paisible à
son greffier:

«Le Tribunal,

«Ouï les parties en leurs conclusions et plaidoiries;

«Attendu que les allégations produites ont même valeur de part et
d'autre et sont appuyées sur les mêmes commencements de preuve;

«Attendu que de la découverte d'un météore ne découle pas
nécessairement sur ledit un droit de propriété, que la loi est muette à
cet égard et que, à défaut de la loi, il n'existe rien d'analogue dans
la jurisprudence;

«Que l'exercice de ce prétendu droit de propriété, fût-il fondé,
pourrait, en raison des circonstances particulières de la cause, se
heurter en fait à d'insurmontables difficultés, et qu'un jugement
quelconque risquerait de rester lettre morte, ce qui, au grand dommage
des principes sur lesquels repose toute société civilisée, serait de
nature à diminuer dans l'esprit public la juste autorité de la chose
jugée;

«Qu'il échet, dans une espèce aussi spéciale, d'agir avec prudence et
circonspection;

«Attendu enfin que l'instance engagée roule, quelles que soient les
affirmations des parties, sur un événement hypothétique qui peut fort
bien ne pas se réaliser;

«Que le météore peut, d'ailleurs, tomber au sein des mers qui
recouvrent les trois quarts du globe;

«Que, dans l'un et l'autre cas, l'affaire devrait être rayée du rôle,
par suite de la disparition de toute matière litigieuse;

«Par ces motifs,

«Remet à statuer après la chute effective et dûment constatée du bolide
contesté.

«Un point,» dicta Mr Proth, qui se leva en même temps de son fauteuil.

L'audience était terminée.

L'auditoire était resté sous l'impression des sages «attendus» de Mr
Proth. Rien d'impossible, en effet, à ce que le bolide tombât au fond
des mers où il faudrait renoncer à le repêcher. D'autre part, à quelles
«difficultés insurmontables» le juge avait-il fait allusion? Que
signifiaient ces paroles mystérieuses?

Tout cela portait à réfléchir, et la réflexion rend d'ordinaire le
calme aux esprits surexcités.

Il est à supposer que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne
réfléchissaient pas, car eux, du moins, ne se calmaient pas, loin de
là. Des deux extrémités de la salle, ils se montraient réciproquement
le poing en haranguant leurs partisans.

«Je ne qualifierai pas ce jugement, clamait Mr Dean Forsyth, d'une voix
de stentor, il est proprement insensé!

--Ce jugement est absurde, criait en même temps à tue-tête Mr Sydney
Hudelson.

--Dire que mon bolide ne tombera pas!..

--Douter de la chute de mon bolide!..

--Il tombera où je l'ai annoncé!..

--J'ai fixé le lieu de sa chute!..

--Et puisque je ne puis me faire rendre justice...

--Et puisqu'on m'oppose un déni de justice...

--J'irai défendre mes droits jusqu'au bout, et je pars ce soir même...

--Je soutiendrai mon droit jusqu'à la dernière extrémité, et je me mets
en route aujourd'hui même...

--Pour le Japon! hurla Mr Dean Forsyth.

--Pour la Patagonie! hurla pareillement le docteur Hudelson.

--Hurrah!» répondirent d'une seule voix les deux camps adverses.

Lorsque tout le monde fut dehors, la foule se divisa en deux groupes,
auxquels se joignirent les curieux qui n'avaient pu trouver place dans
la salle d'audience. Ce fut un beau tumulte; cris, provocations,
menaces de ces enragés. Et sans doute les voies de fait n'étaient
pas loin, car, visiblement, les partisans de Mr Dean Forsyth ne
demandaient qu'à lyncher Mr Hudelson, et les partisans de Mr Hudelson
étaient friands de lyncher Mr Forsyth, ce qui eût été une façon
ultra-américaine de terminer l'affaire...

Heureusement, les autorités avaient pris leurs précautions. De nombreux
policemen intervinrent, avec autant de résolution que d'opportunité, et
séparèrent les combattants.

Les adversaires furent à peine écartés les uns des autres, que leur
colère un peu superficielle tomba. Comme il leur fallait bien,
cependant, conserver un prétexte pour faire le plus de vacarme
possible, s'ils cessèrent leurs cris contre le chef du parti qui
n'avait pas leur préférence, ils continuèrent à en pousser en l'honneur
de celui dont ils avaient adopté le drapeau.

«Hurrah pour Dean Forsyth!»

«Hurrah pour Hudelson!»

Ces exclamations se croisaient avec un bruit de tonnerre. Bientôt,
elles se fondirent en un seul rugissement:

«A la gare!» hurlaient les deux partis enfin d'accord.

La foule, aussitôt, s'organisa d'elle-même en deux cortèges qui
traversèrent obliquement la place de la Constitution enfin débarrassée
du ballon de Walter Vragg. A la tête de l'un des cortèges paradait Mr
Dean Forsyth, et le docteur Sydney Hudelson à la tête de l'autre.

Les policemen laissaient faire avec indifférence, toute crainte de
troubles étant écartée. Nul danger, en effet, qu'il survînt une
collision entre les deux cortèges, dont l'un conduisait triomphalement
Mr Dean Forsyth à la gare de l'Ouest, première étape, pour lui,
de San Francisco et du Japon, et dont l'autre escortait non moins
triomphalement le docteur Sydney Hudelson à la gare de l'Est, terminus
de la ligne de New-York où il s'embarquerait pour la Patagonie.

Peu à peu les vociférations décrurent, puis s'éteignirent dans
l'éloignement.

Mr John Proth, qui, sur le pas de sa porte, s'était diverti à regarder
la foule tumultueuse, songea alors qu'il était l'heure de déjeuner et
fit un mouvement pour rentrer chez lui.

A ce moment, il fut abordé par un gentleman et par une dame qui
s'étaient avancés jusqu'à lui en suivant le pourtour de la place.

«Un mot, s'il vous plaît, monsieur le juge, dit le gentleman.

--Tout à votre service, Mr et Mrs Stanfort, répondit Mr Proth avec
amabilité.

--Monsieur le juge, reprit Mr Stanfort, lorsque nous avons comparu
devant vous, il y a deux mois, c'était pour contracter mariage...

--Et je me félicite, déclara Mr Proth, d'avoir pu faire votre
connaissance à cette occasion.

--Aujourd'hui, monsieur le juge, ajouta Mr Stanfort, nous nous
présentons devant vous pour divorcer.

Le juge Proth, en homme d'expérience, comprit que ce n'était pas le
moment de tenter une conciliation.

--Je ne me félicite pas moins de cette occasion de renouveler
connaissance, dit-il sans se démonter.

Les deux comparants s'inclinèrent.

--Veuillez prendre la peine d'entrer, proposa le magistrat.

--Est-ce bien nécessaire? demanda Mr Seth Stanfort, comme il l'avait
fait deux mois auparavant.

Et, comme deux mois auparavant, Mr Proth répondit avec flegme:

--Aucunement.

Impossible d'être plus accommodant. D'ailleurs, bien qu'ils ne soient
pas prononcés, en général, dans des conditions aussi anormales, les
divorces n'en sont pas pour cela plus difficiles à obtenir dans la
grande république de l'Union.

Il semble que rien ne soit aussi aisé, et l'on se délie plus facilement
qu'on ne s'est lié dans cet étonnant pays d'Amérique. En de certains
États, il suffit d'établir un domicile fictif, et il n'est pas
indispensable de se présenter en personne pour divorcer. Des agences
spéciales se chargent de réunir les témoins et de procurer des
prête-noms. Elles ont des recruteurs à cet effet et il en existe de
célèbres.

Mr et Mrs Stanfort n'avaient pas eu besoin de recourir à de tels
subterfuges. C'est au lieu de leur domicile réel, à Richmond, en pleine
Virginie, qu'ils avaient fait les démarches et accompli les formalités
nécessaires. Et s'ils étaient maintenant à Whaston, c'était par simple
fantaisie de rompre leur mariage à l'endroit même où il avait été
contracté.

[Illustration: HEUREUSEMENT, LES AUTORITÉS AVAIENT PRIS LEURS
PRÉCAUTIONS. (Page 135.)]

--Vous avez des actes en règle? demanda le magistrat.

--Voici les miens, dit Mrs Stanfort.

--Voici les miens, dit Mr Stanfort.

Mr Proth prit les papiers, les examina, s'assura qu'ils étaient en
bonne et due forme. Après quoi, il se contenta de répondre:

--Et voici l'acte de divorce tout imprimé. Il n'y a plus qu'à y
inscrire les noms et à signer. Mais je ne sais si nous pourrons ici...

--Permettez-moi de vous proposer ce stylographe perfectionné, intervint
Mr Stanfort en tendant l'instrument à Mr Proth.

--Et ce carton qui fera parfaitement office de sous-main, ajouta Mrs
Stanfort en enlevant des mains de sa femme de chambre une grande boîte
plate qu'elle offrit au magistrat.

--Vous avez réponse à tout, approuva celui-ci, qui commença à remplir
les blancs de l'acte imprimé.

Ce travail terminé, il présenta la plume à Mrs Stanfort.

Sans une observation, sans qu'une hésitation fît trembler sa main, Mrs
Stanfort signa de son nom: Arcadia Walker.

Avec le même sang-froid, Mr Seth Stanfort signa après elle.

Puis chacun d'eux présentant, comme deux mois plus tôt, un billet de
cinq cents dollars:

--Pour honoraires, dit de nouveau Mr Seth Stanfort.

--Pour les pauvres,» répéta Mrs Arcadia Walker.

Sans plus tarder, ils s'inclinèrent devant le magistrat, se saluèrent
réciproquement et s'éloignèrent sans retourner la tête, l'un montant
vers le faubourg de Wilcox, l'autre dans une direction opposée.

Lorsqu'ils eurent disparu, Mr Proth rentra définitivement chez lui, où
le déjeuner l'attendait depuis trop longtemps.

«Savez-vous, Kate, ce que je devrais mettre sur mon enseigne? dit-il à
sa vieille servante, tout en fixant sa serviette sous le menton.

--Non, Monsieur.

--Je devrais mettre ceci: «Ici, on se marie à cheval et l'on divorce à
pied!»




XIII

DANS LEQUEL ON VOIT, COMME L'A PRÉVU LE JUGE JOHN PROTH, SURGIR LE
TROISIÈME LARRON, BIENTÔT SUIVI D'UN QUATRIÈME.


Mieux vaut renoncer à peindre la profonde douleur de la famille
Hudelson et le désespoir de Francis Gordon. Assurément celui-ci
n'aurait pas hésité à rompre avec son oncle, à se passer de son
agrément, à braver sa colère et ses inévitables conséquences. Mais
ce qu'il pouvait contre Mr Dean Forsyth, il ne le pouvait pas contre
Mr Hudelson. En vain Mrs Hudelson avait-elle essayé d'obtenir le
consentement de son mari et de le faire revenir sur sa décision: ni ses
supplications, ni ses reproches ne firent fléchir l'entêté docteur.
Loo, la petite Loo elle-même, s'était vue impitoyablement repoussée
malgré ses prières, ses cajoleries et ses larmes impuissantes.

Désormais, on ne pourrait même plus recommencer ces tentatives, puisque
l'oncle et le père, définitivement frappés de folie, étaient partis
pour de lointains pays.

Combien pourtant ce double départ était inutile! Combien inutile le
divorce dont les affirmations des deux astronomes avaient été la cause
déterminante pour Mr Seth Stanfort et pour Mrs Arcadia Walker! Si ces
quatre personnages s'étaient imposé seulement vingt-quatre heures de
réflexion supplémentaire, leur conduite eût été certainement toute
différente.

Dès le lendemain matin, en effet, les journaux de Whaston et d'ailleurs
publièrent, sous la signature de J. B. K. Lowenthal, directeur de
l'Observatoire de Boston, une note qui modifiait grandement la
situation. Pas tendre pour les deux gloires whastoniennes, cette note,
que l'on trouvera ci-dessous reproduite _in extenso_.

  «Une communication, faite, ces jours derniers, par deux amateurs de
  la ville de Whaston, a fortement ému le public. Il nous appartient de
  remettre les choses au point.

  «On nous permettra auparavant de déplorer que des communications de
  cette gravité soient faites à la légère, sans avoir été au préalable
  soumises au contrôle de savants véritables. Ces savants ne manquent
  pas. Leur science, garantie par brevets et diplômes, s'exerce dans un
  grand nombre d'observatoires officiels.

  «Il est très glorieux, sans doute, d'apercevoir le premier un corps
  céleste qui a la complaisance de traverser le champ d'une lunette
  braquée vers le ciel. Mais ce hasard favorable n'a pas la vertu
  de transformer du coup de simples amateurs en mathématiciens de
  profession. Si, méconnaissant cette vérité de bon sens, on aborde
  inconsidérément des problèmes qui exigent une spéciale compétence, on
  s'expose à commettre des erreurs dans le genre de celle qu'il est de
  notre devoir de redresser.

  «Il est bien exact que le bolide dont toute la terre s'occupe en ce
  moment a éprouvé une perturbation. MM. Forsyth et Hudelson ont eu le
  grand tort de se contenter d'une seule observation et de baser sur
  cette donnée incomplète des calculs qui, d'ailleurs, sont faux. En
  tenant compte seulement du trouble qu'ils ont pu constater le soir du
  11 ou le matin du 12 mai, on arriverait, en effet, à des résultats
  entièrement différents des leurs. Mais il y a plus. Le trouble dans
  la marche du bolide n'a ni commencé ni fini le 11 ni le 12 mai. La
  première perturbation remonte au 10 mai, et il s'en produit encore à
  l'heure actuelle.

  «Cette perturbation ou plutôt ces perturbations successives ont eu
  comme résultat, d'une part, de rapprocher le bolide de la surface de la
  terre et, d'autre part, de faire dévier sa trajectoire. A la date du 17
  mai, la distance du bolide avait décru de 78 kilomètres environ, et la
  déviation de sa trajectoire atteignait près de 55 minutes d'arc.

  «Cette double modification de l'état de choses antérieur n'a pas
  été réalisée en une seule fois. Elle est au contraire le total de
  changements très petits qui n'ont cessé de s'ajouter les uns aux autres
  depuis le 10 de ce mois.

  «Il a été jusqu'ici impossible de découvrir la raison du trouble que
  le bolide a éprouvé. Rien dans le ciel ne paraît être de nature à
  l'expliquer. Les recherches continuent sur ce point, et il n'y a pas
  lieu de mettre en doute qu'elles n'aboutissent à bref délai.

  «Quoi qu'il en soit à cet égard, il est au moins prématuré d'annoncer
  la chute de cet astéroïde, et a _fortiori_ de fixer l'endroit et la
  date de cette chute. Évidemment, si la cause inconnue qui influence le
  bolide continue à agir dans le même sens, il finira par tomber, mais
  rien n'autorise jusqu'ici à affirmer qu'il en sera ainsi. Actuellement,
  sa vitesse relative a nécessairement augmenté, puisqu'il décrit une
  orbite plus petite. Il n'aurait donc aucune tendance à tomber, dans le
  cas où la force qui le sollicite cesserait de lui être appliquée.

  «Dans l'hypothèse contraire, les perturbations constatées à chaque
  passage du météore ayant été jusqu'à ce jour inégales, et leurs
  variations d'intensité semblant n'obéir à aucune loi, on ne saurait,
  tout en pronostiquant la chute, en préciser le lieu ni la date.

  «En résumé, nous conclurons ainsi qu'il suit: La chute du bolide paraît
  probable; elle n'est pas certaine. Dans tous les cas, elle n'est pas
  imminente.

  «Nous conseillons donc le calme, en présence d'une éventualité qui
  demeure hypothétique et dont la réalisation peut au surplus ne conduire
  à aucun résultat pratique. Nous aurons soin, d'ailleurs, à l'avenir, de
  tenir le public au courant par des notes quotidiennes qui relateront au
  jour le jour la marche des événements.»

Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker eurent-ils connaissance des
conclusions de J. B. K. Lowenthal? Ce point est demeuré obscur. En ce
qui concerne Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson, c'est à
Saint-Louis, dans l'État de Missouri, pour le premier, et à New-York,
pour le second, qu'ils reçurent le camouflet à eux adressé par le
directeur de l'Observatoire de Boston. Ils en rougirent comme d'un
véritable soufflet.

Quelque cruelle que fût leur humiliation, il n'y avait qu'à s'incliner.
On ne discute pas avec un savant comme J. B. K. Lowenthal. Mr Forsyth
et Mr Hudelson revinrent donc l'oreille basse à Whaston, celui-là
faisant le sacrifice de son billet payé jusqu'à San Francisco, celui-ci
abandonnant à une compagnie rapace le prix de sa cabine déjà retenue
jusqu'à Buenos-Ayres.

De retour à leurs domiciles respectifs, ils montèrent impatiemment,
l'un à sa tour, l'autre à son donjon. Il ne leur fallut pas beaucoup de
temps pour reconnaître que J. B. K. Lowenthal avait raison, puisqu'ils
eurent beaucoup de peine à retrouver leur bolide vagabond et qu'ils ne
l'aperçurent pas au rendez-vous que leurs calculs, décidément inexacts,
lui assignaient.

Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne tardèrent pas à ressentir les
effets de leur pénible erreur. Qu'étaient-ils devenus, ces cortèges qui
les avaient triomphalement conduits à la gare? Visiblement la faveur
publique s'était retirée d'eux. Qu'il leur fut douloureux, après avoir
savouré à longs traits la popularité, d'être soudain privés de ce
breuvage enivrant!

Mais un souci plus grave s'imposa bientôt à leur attention. Ainsi
que le juge John Proth l'avait prédit à mots couverts, un troisième
compétiteur se dressait en face d'eux. Ce fut d'abord un bruit sourd
qui courut dans la foule, puis, en quelques heures, ce bruit sourd
devint nouvelle officielle, annoncée à son de trompe _urbi et orbi_.

Difficile à combattre, ce troisième larron, qui réunissait en sa
personne tout l'univers civilisé. Si Mr Dean Forsyth et le docteur
Hudelson n'avaient pas été aveuglés à ce point par la passion, ils
eussent dès l'origine prévu son intervention. Au lieu de s'intenter
réciproquement un procès ridicule, ils se seraient dit que les divers
gouvernements du monde s'occuperaient nécessairement de ces milliers de
milliards, dont l'apport subit pouvait être cause de la plus terrible
révolution financière. Ce raisonnement si naturel et si simple, Mr Dean
Forsyth et le docteur Hudelson ne l'avaient cependant pas fait, et
l'annonce de la réunion d'une Conférence Internationale les atteignit
comme un coup de foudre.

Ils coururent aux informations. La nouvelle était exacte. Même on
désignait déjà les membres de la future Conférence qui se réunirait à
Washington, à une date que la longueur du voyage de certains délégués
rendait malheureusement plus éloignée qu'il n'eût été désirable.
Toutefois, pressés par les circonstances, les gouvernements avaient
décidé que, sans attendre les délégués, il serait tenu à Washington des
réunions préparatoires entre les divers diplomates accrédités auprès
du gouvernement américain. Les délégués extraordinaires arriveraient
pendant que se poursuivraient ces réunions préparatoires, au cours
desquelles on déblayerait le terrain, si bien que la conférence
définitivement constituée aurait, dès sa première séance, un programme
bien défini.

On ne s'attend pas à trouver ici la liste des États susceptibles
de faire partie de la Conférence. Ainsi qu'il a été dit, cette
liste comprendrait la totalité de l'univers civilisé. Aucun empire,
aucun royaume, aucune république, aucune principauté ne s'étaient
désintéressés de la question en litige, et tous avaient désigné un
délégué, depuis la Russie et la Chine, représentées respectivement
par M. Ivan Saratoff, de Riga, et par Son Excellence Li-Mao-Tchi,
de Canton, jusqu'aux Républiques de San-Marin et d'Andorre dont MM.
Beveragi et Ramontcho défendraient fermement les intérêts.

Toutes les ambitions étaient permises, tous les espoirs étaient
légitimes, puisque nul ne savait encore où le météore tomberait, en
admettant qu'il dût effectivement tomber.

La première réunion préparatoire eut lieu le 25 mai, à Washington. Elle
débuta par régler _ne varietur_ la question Forsyth-Hudelson, ce qui
ne demanda pas plus de cinq minutes. Ces messieurs, qui avaient fait
le voyage tout exprès, insistèrent vainement pour être entendus. Ils
furent éconduits comme de misérables intrus. On juge de leur fureur
quand ils revinrent à Whaston. Mais la vérité force à dire que leurs
récriminations restèrent sans écho. Dans la Presse, qui, si longtemps,
les avait couverts de fleurs, il ne se trouva pas un seul journal pour
prendre leur défense. Ah! on leur avait donné à satiété de «l'honorable
citoyen de Whaston», de «l'ingénieux astronome», du «mathématicien
aussi éminent que modeste»! Le ton était changé maintenant.

«Que venaient faire à Washington ces deux fantoches?.. Ils avaient
été les premiers à signaler le météore?.. Et puis après?.. Est-ce que
cette circonstance fortuite leur donnait des droits quelconques?..
Étaient-ils pour quelque chose dans sa chute?.. En vérité, il n'y avait
même pas lieu de discuter d'aussi ridicules prétentions!» Voilà comment
s'exprimait la Presse à présent. _Sic transit gloria mundi!_

Cette question réglée, les travaux sérieux commencèrent.

[Illustration: L'établissement de cette liste n'alla pas tout seul...
(Page 145.)]

Tout d'abord, plusieurs séances furent consacrées à dresser la liste
des États souverains auxquels serait reconnu le droit de participer
à la Conférence. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas de représentant
attitré à Washington. Il s'agissait de réserver le principe de leur
collaboration pour le jour où la Conférence entamerait la discussion
sur le fond. L'établissement de cette liste n'alla pas tout seul et
les discussions atteignirent un degré de vivacité qui promettait pour
l'avenir. La Hongrie et la Finlande, par exemple, émirent la prétention
d'être directement représentées, prétention contre laquelle s'élevèrent
vivement les cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg. D'autre
part, la France et la Turquie entamèrent, à propos de la Tunisie, une
violente discussion que l'intervention personnelle du Bey vint encore
compliquer. Le Japon, de son côté, éprouva de grands ennuis au sujet de
la Corée. Bref, la plupart des nations se heurtant à des difficultés
analogues, on n'avait encore abouti à aucune solution après sept
séances consécutives, quand, le 1er juin, un incident inattendu vint
jeter le trouble dans les esprits.

Ainsi qu'il l'avait promis, J. B. K. Lowenthal donnait régulièrement
chaque jour des nouvelles du bolide, sous forme de courtes notes
communiquées à la Presse. Ces notes n'avaient, jusqu'alors, rien offert
de particulièrement spécial. Elles se contentaient d'informer l'Univers
que la marche du météore continuait à subir des changements très
petits, dont l'ensemble rendait la chute de plus en plus probable, sans
qu'il fût toutefois possible de la considérer encore comme certaine.

Mais la note publiée le 1er juin fut notablement différente de celles
qui l'avaient précédée. C'était à croire, vraiment, que le trouble du
bolide avait quelque chose de contagieux, tant J. B. K. Lowenthal se
montrait troublé à son tour.

«Ce n'est pas sans une réelle émotion, disait-il ce jour-là, que nous
portons à la connaissance du public les phénomènes étranges dont nous
avons été témoin, faits qui ne tendent à rien moins qu'à saper les
bases sur lesquelles repose la Science astronomique, c'est-à-dire
la Science elle-même, puisque les connaissances humaines forment un
tout dont les parties sont solidaires. Toutefois, pour inexpliqués et
inexplicables que soient ces phénomènes, nous n'en pouvons méconnaître
le caractère d'irréfragable certitude.

«Nos communications antérieures ont informé le public que la marche
du bolide de Whaston a éprouvé des perturbations successives et
ininterrompues dont il a été impossible jusqu'ici de déterminer
la cause ni la loi. Ce fait ne laissait pas d'être très anormal.
L'astronome, en effet, lit dans le ciel comme dans un livre, et rien
ne s'y passe, d'ordinaire, qu'il ne l'ait prévu ou qu'il ne puisse, à
tout le moins, en prédire les résultats. C'est ainsi que des éclipses,
annoncées des centaines d'années à l'avance, se produisent à la
seconde fixée, comme obéissant à l'ordre de l'être périssable dont la
prescience les a vues dans les brumes de l'avenir, et qui, à l'instant
où sa prédiction se réalise, est endormi depuis des siècles dans le
sommeil éternel.

«Cependant, si les perturbations observées étaient anormales, elles
n'étaient pas contraires aux données de la Science, et si leur cause
demeurait inconnue, nous pouvions en accuser l'imperfection de nos
méthodes d'analyse.

«Aujourd'hui il n'en est plus de même. Depuis avant-hier, 30 mai,
la marche du bolide a subi de nouveaux troubles, et ceux-ci sont en
contradiction absolue avec nos connaissances théoriques les mieux
assises. C'est dire que nous devons perdre l'espoir d'en trouver
jamais une explication satisfaisante, les principes qui avaient force
d'axiomes et sur lesquels reposent nos calculs n'étant pas applicables
dans l'espèce.

«Le moins habile des observateurs a pu aisément remarquer que, lors de
son second passage, dans l'après-midi du 30 mai, le bolide, au lieu
de continuer à se rapprocher de la terre, comme il le faisait sans
interruption depuis le 10 mai, s'en était éloigné sensiblement au
contraire. D'autre part, l'inclinaison de son orbite, qui depuis vingt
jours tendait à devenir de plus en plus Nord-Est-Sud-Ouest, avait tout
à coup cessé de s'accentuer.

«Ce brusque phénomène avait déjà quelque chose d'incompréhensible,
lorsque, hier, 31 mai, au quatrième passage du météore après le lever
du soleil, on fut obligé de constater que son orbite était redevenue
presque exactement Nord-Sud, tandis que sa distance de la terre était,
depuis la veille, demeurée sans changement.

«Telle est la situation actuelle. La Science est impuissante à
expliquer des faits qui auraient tous les caractères de l'incohérence,
si rien pouvait être incohérent dans la nature.

«Nous avions dit, lors de notre première note, que la chute, encore
incertaine, devait du moins être considérée comme probable. Nous
n'osons même plus maintenant être aussi affirmatif et nous préférons
nous borner à confesser modestement notre ignorance.»

Un anarchiste eût jeté une bombe au milieu de la huitième réunion
préparatoire qu'il n'eût pas obtenu un effet comparable à celui de
cette note signée J. B. K. Lowenthal. On se disputait les journaux qui
la reproduisaient en l'encadrant de commentaires bourrés de points
d'exclamation. L'après-midi tout entière se passa en conversations
et en échanges de vues assez nerveux, au grand dommage des laborieux
travaux de la Conférence.

Les jours suivants, ce fut pis encore. Les notes de J. B. K. Lowenthal
se succédaient, en effet, plus surprenantes les unes que les autres.
Au milieu du ballet si merveilleusement réglé des astres, le bolide
semblait danser un véritable cancan, un fantaisiste cavalier seul sans
règle ni mesure. Tantôt son orbite s'inclinait de trois degrés dans
l'Est et tantôt elle se redressait de quatre dans l'Ouest. Si, à un de
ses passages, il paraissait s'être quelque peu rapproché de la terre,
il s'en était éloigné de plusieurs kilomètres au passage suivant.
C'était à devenir fou.

Cette folie gagnait peu à peu la Conférence Internationale. Incertains
de l'utilité pratique de leur discussion, les diplomates travaillaient
avec mollesse et sans ferme volonté d'aboutir.

Le temps s'écoulait pourtant. Des divers points du monde, les délégués
de toutes les nations accouraient à toute vapeur vers l'Amérique
et vers Washington. Beaucoup d'entre eux étaient déjà arrivés, et
bientôt leur nombre serait suffisant pour qu'ils pussent se constituer
régulièrement sans attendre leurs collègues plus éloignés. Allaient-ils
donc trouver un problème intact, dont même le premier point n'aurait
pas été élucidé?

Les membres de la réunion préparatoire se piquèrent d'honneur,
et, au prix d'un travail acharné, ils parvinrent, en huit séances
supplémentaires, à cataloguer les États dont les délégués seraient
admis aux séances. Le nombre en fut fixé à cinquante-deux, soit
vingt-cinq pour l'Europe, six pour l'Asie, quatre pour l'Afrique,
et dix-sept pour l'Amérique. Ils comprenaient douze empires, douze
royaumes héréditaires, vingt-deux républiques, et six principautés.
Ces cinquante-deux empires, monarchies, républiques et principautés,
soit par eux-mêmes, soit par leurs vassaux et colonies, étaient donc
reconnus comme seuls propriétaires du globe.

Il était temps que les réunions préparatoires aboutissent à cette
conclusion. Les délégués des cinquante-deux États admis à participer
aux délibérations, étaient en grande majorité à Washington et il en
arrivait tous les jours.

La Conférence Internationale se réunit pour la première fois le 10
juin, à deux heures de l'après-midi, sous la présidence du doyen
d'âge, qui se trouva être M. Soliès, professeur d'océanographie et
délégué de la Principauté de Monaco. On procéda immédiatement à la
constitution du bureau définitif.

Au premier tour de scrutin, la présidence fut attribuée, par déférence
pour le pays où l'on était reçu, à M. Harvey, jurisconsulte éminent qui
représentait les États-Unis.

La vice-présidence fut plus disputée. Elle échut finalement à la
Russie, en la personne de M. Saratoff.

Les délégués français, anglais et japonais furent ensuite désignés
comme secrétaires.

Ces formalités accomplies, le Président prononça une allocution très
courtoise et fort applaudie, puis il annonça que l'on allait procéder
à la nomination de trois sous-commissions, qui auraient comme mandat
de rechercher la meilleure méthode de travail au triple point de vue
démographique, financier et juridique.

Le vote venait de commencer, quand un huissier monta au fauteuil
présidentiel et remit un télégramme à M. Harvey.

M. Harvey lut ce télégramme et, à mesure qu'il le lisait, son visage
exprimait un étonnement grandissant. Après un instant de réflexion,
toutefois, il haussa dédaigneusement les épaules, ce qui ne l'empêcha
pas, après un autre moment de réflexion, de faire résonner la cloche,
afin d'attirer l'attention de ses collègues.

Quand le silence se fut rétabli:

«Messieurs, dit M. Harvey, je crois devoir porter à votre connaissance
que je viens de recevoir ce télégramme. Je ne mets pas en doute qu'il
ne soit l'œuvre d'un mauvais plaisant ou d'un fou. Il me paraît,
cependant, plus régulier de vous en donner lecture. Le télégramme,
d'ailleurs non signé, est ainsi conçu:

  «Monsieur le Président,

  «J'ai l'honneur d'informer la Conférence Internationale que le
  bolide, qui doit faire l'objet de ses discussions, n'est pas res
  nullius, attendu qu'il est ma propriété personnelle.

  «La Conférence Internationale n'a donc aucune raison d'être, et,
  si elle persistait à siéger, ses travaux sont d'avance frappés de
  stérilité.

  «C'est par ma volonté que le bolide se rapproche de la terre, c'est
  chez moi qu'il tombera: c'est donc à moi qu'il appartient.»

--Et ce télégramme n'est pas signé? demanda le délégué anglais.

--Il ne l'est pas.

--Dans ces conditions, il n'y a pas lieu d'en tenir compte, déclara le
représentant de l'empire d'Allemagne.

--C'est mon opinion, approuva le Président, et je crois répondre au
sentiment unanime de mes collègues en classant purement et simplement
ce document dans les archives de la Conférence... C'est bien votre
avis, Messieurs?.. Il n'y a pas d'opposition?.. Messieurs, la séance
continue.»




XIV

DANS LEQUEL LA Vve THIBAUT, EN S'ATTAQUANT INCONSIDÉRÉMENT AUX PLUS
HAUTS PROBLÈMES DE LA MÉCANIQUE CÉLESTE, CAUSE DE GRAVES SOUCIS AU
BANQUIER ROBERT LECŒUR.


De bons esprits soutiennent que le progrès des mœurs amènera peu à peu
la disparition des sinécures. Nous les croirons sur parole. En tous
cas, on en comptait au moins une à l'époque des singuliers événements
qui sont ici relatés.

Cette sinécure était la propriété de Mme Vve Thibaut, ancienne
bouchère, préposée aux soins du ménage chez M. Zéphyrin Xirdal.

Le service de la Vve Thibaut consistait uniquement, en effet, à faire
la chambre de ce savant déséquilibré. Or, le mobilier de cette chambre
étant réduit à sa plus simple expression, son entretien ne pouvait être
comparé à un treizième travail d'Hercule. Quant au surplus du logement,
il échappait en grande partie à sa compétence. Dans la seconde pièce,
notamment, défense absolue lui avait été notifiée de toucher, sous
aucun prétexte, aux amas de papier qui en garnissaient le pourtour, et
le va-et-vient de son balai devait, de convention expresse, se limiter
à un petit carré central où le parquet apparaissait à nu.

La Vve Thibaut, qui avait un penchant naturel pour le bon ordre et
pour la propreté, souffrait de voir le chaos dont ce carré de parquet
était entouré, comme un îlot par la mer immense, et elle était dévorée
du perpétuel désir de procéder à un rangement général. Une fois, se
trouvant seule au logis, elle s'était enhardie à l'entreprendre. Mais
Zéphyrin Xirdal, rentré à l'improviste, avait manifesté une telle
fureur, sa figure si bonasse d'ordinaire avait exprimé une telle
férocité, que la Vve Thibaut en était restée pendant huit jours agitée
d'un tremblement nerveux. Depuis lors, elle ne s'était plus risquée à
la moindre incursion sur le territoire soustrait à sa juridiction.

Des multiples entraves qui brisaient l'essor de ses talents
professionnels, il résultait que la Vve Thibaut n'avait à peu près rien
à faire. Cela ne l'empêchait pas, d'ailleurs, de passer chaque jour
deux heures chez son bourgeois,--c'est ainsi qu'elle désignait Zéphyrin
Xirdal, avec une politesse qu'elle estimait raffinée,--sur lesquelles
sept quarts d'heure étaient consacrés à une conversation, ou plus
exactement à un monologue de bon goût.

A ses nombreuses qualités, la Vve Thibaut joignait, en effet, une
étonnante facilité d'élocution. Certains soutenaient qu'elle était
bavarde à un point phénoménal. Mais c'était là pure malveillance. Elle
aimait parler, voilà tout.

Ce n'est pas qu'elle se mît en frais d'imagination. En général, la
distinction de la famille qui la comptait parmi ses membres formait le
thème de ses premiers discours. Entamant ensuite le chapitre de ses
malheurs, elle expliquait par quel funeste concours de circonstances
une bouchère peut être transformée en servante. Peu importait que l'on
connût cette navrante histoire. La Vve Thibaut éprouvait toujours le
même agrément à la raconter. Ce sujet épuisé, elle discourait sur
les diverses personnes qu'elle servait ou qu'elle avait servies. Aux
opinions, aux habitudes, aux façons d'être de ces personnes, elle
comparait celles de Zéphyrin Xirdal, et distribuait avec impartialité
le blâme et l'éloge.

Son maître, sans jamais répondre, faisait montre d'une patience
inaltérable. Il est vrai que, perdu dans ses rêves, il n'entendait pas
ce verbiage. Et cela, à tout prendre, diminue beaucoup son mérite. Quoi
qu'il en soit, les choses allaient très bien ainsi depuis de longues
années, celle-là parlant toujours, celui-ci n'écoutant jamais, tous
deux, au demeurant, fort satisfaits l'un de l'autre.

Le 30 mai, la Vve Thibaut, ainsi qu'elle le faisait chaque jour, entra
à neuf heures du matin chez Zéphyrin Xirdal. Ce savant étant parti la
veille avec son ami Marcel Leroux, le logement était vide.

La Vve Thibaut ne s'en étonna pas outre mesure. Une longue série
de fugues antérieures rendait normales pour elle ces disparitions
soudaines. Ennuyée seulement d'être privée d'auditoire, elle fit le
ménage comme de coutume. La chambre terminée, elle pénétra dans l'autre
pièce, qu'elle intitulait pompeusement cabinet de travail. Là, par
exemple, elle eut une émotion.

[Illustration: Là, par exemple, la Vve Thibaut eut une émotion. (Page
153.)]

Un objet insolite, une sorte de caisse noirâtre diminuait notablement
la superficie légitime du carré de parquet réservé à son balai. Que
signifiait cela? Résolue à ne pas tolérer une telle atteinte à ses
droits, la Vve Thibaut déplaça l'objet d'une main ferme, puis vaqua
paisiblement à sa besogne habituelle.

Un peu dure d'oreille, elle n'entendit pas le ronronnement qui
s'échappait de la caisse, et, pareillement, si faible était la lueur
bleuâtre du réflecteur métallique, qu'elle demeura inaperçue par son
regard distrait. A un certain moment, cependant, un fait singulier
attira nécessairement son attention. Comme elle passait devant le
réflecteur métallique, une poussée irrésistible la fit choir sur le
carreau. Le soir, en se déshabillant, elle eut la surprise de constater
qu'une forte contusion, un superbe noir, illustrait sa hanche droite,
ce qui lui parut fort étrange, puisqu'elle était tombée sur le côté
gauche. Le hasard ne l'ayant plus amenée de nouveau dans l'axe du
réflecteur, le phénomène ne se reproduisit plus, et c'est pourquoi elle
ne songea pas à établir le moindre rapport entre son accident et la
caisse déplacée par sa main téméraire. Elle supposa avoir fait un faux
pas et n'y pensa plus.

La Vve Thibaut, fortement pénétrée du sentiment de ses devoirs, ne
manqua pas, le balayage terminé, de remettre la caisse en place.
Elle fit même de son mieux, c'est une justice à lui rendre, pour la
disposer exactement comme elle l'avait trouvée. Si elle n'y réussit
qu'à peu près, il convient de l'en excuser, et ce n'est nullement
de propos délibéré qu'elle envoya le petit cylindre de poussières
tourbillonnantes dans une direction quelque peu différente de sa
direction antérieure.

Les jours suivants, la Vve Thibaut procéda de même, car pourquoi
changerait-on ses habitudes, quand elles sont vertueuses et louables?

Toutefois, il faut reconnaître que, l'accoutumance aidant, la caisse
noirâtre perdit progressivement beaucoup de son importance à ses
yeux et qu'elle apporta un soin décroissant à la remettre dans sa
position première, après le balayage quotidien. Sans doute, elle ne
manqua jamais de traîner cette caisse devant la fenêtre, puisque c'est
là que M. Xirdal avait jugé bon de la placer, mais le réflecteur
métallique ouvrit son orifice dans des directions de plus en plus
variées. Un jour, c'était un peu à gauche qu'il projetait le cylindre
de poussières, un autre jour, c'était un peu à droite. La Vve Thibaut
n'y entendait pas malice et ne se doutait guère des cruelles angoisses
que sa collaboration fantaisiste infligeait à J. B. K. Lowenthal. Une
fois même, ayant par inadvertance fait tourner le réflecteur sur son
pivot, elle ne vit pas le plus petit inconvénient à ce qu'il bâillât
directement vers le plafond.

C'est ainsi braquée vers le zénith que Zéphyrin Xirdal retrouva sa
machine, en rentrant chez lui le 10 juin, au début de l'après-midi.

Son séjour à la mer s'était passé de la manière la plus agréable, et
peut-être l'aurait-il prolongé davantage, si, une douzaine de jours
après son arrivée, il n'avait eu la singulière fantaisie de changer
de linge. Ce caprice l'ayant mis dans la nécessité de recourir à son
paquet, il y trouva, à son extrême surprise, vingt-sept bocaux au
goulot évasé. Zéphyrin Xirdal ouvrit de grands yeux. Que venaient
faire là ces vingt-sept bocaux? Mais bientôt la chaîne des souvenirs
se renoua, et il se rappela son projet de pile électrique, projet si
passionnant et si parfaitement oublié.

Après s'être administré, à titre de châtiment, quelques solides coups
de poing, il s'empressa d'empaqueter à nouveau ses vingt-sept bocaux,
et, plantant là l'ami Marcel Leroux, de sauter dans un train, qui le
ramena directement à Paris.

Il aurait pu arriver que Zéphyrin Xirdal perdît de vue, en cours de
route, le motif urgent qu'il avait de rentrer. Cela n'aurait rien eu de
bien extraordinaire. Un incident lui rafraîchit la mémoire, comme il
mettait le pied sur le quai de la gare Saint-Lazare.

Il avait apporté tant de soin à refaire le paquet des vingt-sept
bocaux, que celui-ci creva tout à coup à cet instant précis et vida sur
l'asphalte son contenu, qui se brisa en produisant un terrible vacarme.
Deux cents personnes se retournèrent, croyant à un attentat anarchiste.
Elles n'aperçurent que Zéphyrin Xirdal contemplant le désastre d'un air
ahuri.

Ce désastre avait, du moins, l'avantage de rappeler au propriétaire
des bocaux défunts dans quel but il était céans à Paris. Celui-ci,
avant de regagner son domicile, passa donc chez le marchand de produits
chimiques, où il acquit vingt-sept autres bocaux tout neufs, et chez
le menuisier, où l'armature commandée l'attendait vainement depuis dix
jours.

C'est chargé de ces divers colis que, tout vibrant du désir de
commencer ses expériences, il ouvrit sa porte en grande hâte. Mais
il demeura cloué sur le seuil, en apercevant sa machine, dont le
réflecteur bâillait vers le zénith.

Zéphyrin Xirdal fut aussitôt assailli par un flot de souvenirs, et
tel fut l'excès de son trouble, que ses mains sans force laissèrent
échapper leurs fardeaux. Ceux-ci, obéissant sur-le-champ aux lois de la
pesanteur, n'hésitèrent pas à se diriger en droite ligne vers le centre
de la terre. Nul doute qu'ils ne fussent arrivés à destination, s'ils
n'avaient été malencontreusement arrêtés par le carreau, sur lequel le
chevalet se cassa en deux morceaux, tandis que les vingt-sept bocaux
se fracassaient à grand bruit. Cela faisait cinquante-quatre bocaux en
moins d'une heure. De ce train-là, Zéphyrin Xirdal ne serait pas long à
solder son compte de banque si scandaleusement créditeur.

Ce remarquable casseur de verre ne s'était même pas aperçu de
l'hécatombe. Immobile sur le pas de sa porte, il considérait sa machine
d'un air songeur.

«Ça, c'est de la Vve Thibaut, crachée,» dit-il, en se décidant à
entrer, ce qui, à tout le moins, prouvait l'excellence de son flair.

En relevant les yeux, il découvrit dans le plafond, et, au-dessus du
plafond, dans le toit, un petit trou situé exactement dans l'axe du
réflecteur métallique, au foyer duquel l'ampoule continuait à valser
éperdument. Ce trou, gros comme un crayon, avait des bords aussi nets
que s'il eût été découpé à l'emporte-pièce.

Un large sourire fendit la bouche de Zéphyrin Xirdal, qui commençait
décidément à s'amuser.

«Ah bien!.. Ah bien!.. murmura-t-il.

Cependant, il convenait d'intervenir. Se penchant sur la machine, il en
interrompit le fonctionnement. Le ronronnement cessa aussitôt, la lueur
bleuâtre s'éteignit, l'ampoule redevint peu à peu immobile.

--Ah bien!.. Ah bien!.. répéta Zéphyrin Xirdal, il doit s'en passer de
belles!

D'une main impatiente, il fit sauter la bande des journaux empilés sur
la table et lut, les unes après les autres, les notes par lesquelles J.
B. K. Lowenthal faisait connaître au monde les incohérentes fantaisies
du bolide de Whaston. Zéphyrin Xirdal se tordait littéralement de rire.

La lecture de certains numéros lui fit, par contre, froncer les
sourcils. A quoi rimait cette Conférence Internationale, dont la
première séance, succédant à quelques réunions préparatoires, était
annoncée précisément pour le jour même? Quel besoin d'attribuer la
propriété du bolide? N'appartenait-il pas de droit à celui qui
l'attirait vers la terre et sans lequel il aurait éternellement
sillonné l'espace?

Mais Zéphyrin Xirdal réfléchit que personne n'était au courant de son
intervention. Il convenait donc de la révéler, afin que la Conférence
Internationale ne perdît pas son temps à des travaux frappés d'avance
de stérilité.

Repoussant du pied les débris des vingt-sept bocaux, il courut au
bureau de poste le plus proche, d'où il expédia la dépêche que M.
Harvey devait lire du haut du fauteuil présidentiel. Ce n'est vraiment
la faute de personne, si, par une distraction bien étonnante chez un
homme aussi peu distrait, il oublia de la signer de son nom.

Cela fait, Zéphyrin Xirdal remonta chez lui, se renseigna dans une
revue scientifique sur les allées et venues du météore, puis, exhumant
une seconde fois sa lunette, il prit une excellente observation qui
servit de base à de nouveaux calculs.

Vers le milieu de la nuit, tout étant parfaitement résolu, il remit sa
machine en marche et déversa dans l'espace l'énergie radiante avec une
intensité et dans une direction convenables, puis, la machine arrêtée
une demi-heure plus tard, il se coucha paisiblement et dormit du
sommeil du juste.

Depuis deux jours Zéphyrin Xirdal poursuivait son expérience, et il
venait d'interrompre le fonctionnement de sa machine pour la troisième
fois de l'après-midi, quand on frappa à sa porte. En allant ouvrir, il
se trouva en face du banquier Robert Lecœur.

«Enfin! te voici! s'écria celui-ci en franchissant le seuil.

--Comme vous voyez, dit Zéphyrin Xirdal.

--Ce n'est pas malheureux! répliqua M. Lecœur. Voilà je ne sais combien
de fois que je monte pour rien tes six étages. Où diable étais-tu?..

--Je m'étais absenté, répondit Xirdal en rougissant légèrement malgré
lui.

--Absenté!.. se récria M. Lecœur d'une voix indignée. Absenté!.. Mais
c'est abominable!.. On ne met pas les gens dans une pareille inquiétude.

Zéphyrin Xirdal regarda son parrain avec étonnement. Certes, il savait
pouvoir compter sur son affection. Mais à ce point!..

--Ah ça, mais, mon oncle, qu'est-ce que ça peut vous faire?
demanda-t-il.

--Ce que ça peut me faire? répéta le banquier. Tu ignores, malheureux,
que toute ma fortune repose sur ta tête.

--Comprends pas, fit Zéphyrin Xirdal en s'asseyant sur la table et en
offrant son unique siège au visiteur.

--Quand tu es venu me faire part de tes projets fantastiques, reprit M.
Lecœur, tu as fini par me convaincre, je l'avoue.

--Dame!.. approuva Xirdal.

--J'ai donc carrément ponté sur ta chance, et j'ai pris en Bourse une
forte position à la baisse.

--A la baisse?..

--Oui, je me suis porté vendeur.

--Vendeur de quoi?

--De mines d'or. Tu comprends que, si le bolide tombe, les mines
baisseront, et que...

--Baisseront?.. Comprends de moins en moins, interrompit Xirdal. Je ne
vois pas quelle influence ma machine peut avoir sur le niveau d'une
mine.

--D'une mine, sans doute, reconnut M. Lecœur. Sur celui de ses actions,
c'est différent.

--Soit! concéda Xirdal sans insister. Vous avez donc vendu des actions
de mines d'or. Ça n'est pas bien grave. Ça prouve simplement que vous
en avez.

--Je n'en ai pas une seule, au contraire.

--Bah!.. fit Xirdal abasourdi. Vendre ce qu'on n'a pas, c'est rudement
malin. Je ne suis pas de cette force-là, moi.

--C'est ce qu'on appelle la spéculation à terme, mon cher Zéphyrin,
expliqua le banquier. Quand il faudra livrer les titres j'en achèterai,
voilà tout.

--Alors, quel avantage?.. Vendre pour acheter, ça ne paraît pas très
ingénieux, à première vue.

--C'est ce qui te trompe, puisqu'à ce moment les actions de mines
seront moins chères.

--Et pourquoi seraient-elles moins chères?

--Parce que le bolide jettera dans la circulation plus d'or que la
terre n'en contient à l'heure actuelle. La valeur de l'or diminuera
donc au moins de moitié, et c'est pourquoi les actions de mines d'or
tomberont à rien ou presque rien. As-tu compris maintenant?

--Certes, dit Xirdal sans conviction.

--Tout d'abord, reprit le banquier, je me suis applaudi de t'avoir
fait confiance. Les troubles remarqués dans la marche du bolide, sa
chute annoncée comme certaine ont provoqué une première baisse de
vingt-cinq pour cent sur les mines. Tout à fait emballé, persuadé que
la baisse s'accentuerait énormément, j'ai augmenté ma position dans des
proportions considérables.

--C'est-à-dire?..

--C'est-à-dire que j'ai vendu une quantité de mines d'or beaucoup plus
grande.

--Toujours sans les avoir?..

--Bien entendu... Tu dois donc t'imaginer mes angoisses en constatant
ce qui se passe: toi disparu, le bolide arrêté dans sa chute et battant
la campagne aux quatre coins du ciel. Résultat: les mines ont remonté,
et je perds des sommes énormes... Que veux-tu que je pense de tout ça?

Zéphyrin Xirdal considérait son parrain avec curiosité. Jamais il
n'avait vu cet homme froid secoué par une telle émotion.

--Je n'ai pas très bien saisi votre combinaison, dit-il enfin. C'est
trop fort pour moi, ces histoires-là. J'ai cru comprendre, cependant,
qu'il vous serait agréable de voir le bolide tomber. Eh bien! soyez
tranquille, il tombera.

--Tu me l'affirmes?

--Je vous l'affirme.

--Formellement?

--Formellement... Mais, vous, de votre côté, avez-vous acheté mon
terrain?

--Sans doute, répondit M. Lecœur. Nous sommes en règle. J'ai en poche
les titres de propriété.

--Alors, tout va bien, approuva Zéphyrin Xirdal. Je peux même vous
annoncer que mon expérience sera terminée le 5 juillet prochain. Ce
jour-là, je quitterai Paris, et j'irai à la rencontre du bolide.

--Qui tombera?

--Qui tombera.

--Je partirai avec toi! s'écria M. Lecœur enthousiasmé.

--Si ça vous chante!..» dit Zéphyrin Xirdal.

Fut-ce le sentiment de sa responsabilité à l'égard de M. Robert
Lecœur, fut-ce seulement l'intérêt scientifique qui l'avait repris
tout entier, toujours est-il qu'une influence favorable l'empêcha de
faire de nouvelles sottises. L'expérience commencée fut méthodiquement
poursuivie, et la mystérieuse machine bourdonna, jusqu'au 5 juillet, un
peu plus de quatorze fois par vingt-quatre heures.

De temps à autre, Zéphyrin Xirdal prenait une observation astronomique
du météore. Il put ainsi s'assurer que tout se passait sans anicroche
et conformément à ses prévisions.

Dans la matinée du 5 juillet, il braqua une dernière fois son objectif
vers le ciel.

«Ça y est, dit-il en s'écartant de l'instrument. Maintenant, on peut
laisser courir.»

Aussitôt, il s'occupa de ses colis.

Sa machine, avec quelques ampoules de rechange et sa lunette d'abord.
Il les emmaillota avec beaucoup d'habileté et les protégea par des
étuis capitonnés contre les hasards du voyage. Ce fut ensuite le tour
de ses bagages personnels.

Une difficulté sérieuse faillit l'arrêter dès le premier pas. Comment
emballer les objets qu'il convenait d'emporter? Une malle? Zéphyrin
Xirdal n'en avait jamais eu. Une valise, alors?..

Après de profondes réflexions, il se souvint qu'il devait posséder une
valise, en effet. Et la preuve qu'il la possédait réellement, c'est
qu'il la trouva, non sans de laborieuses recherches, au fond d'un
cabinet noir, où s'entassait un fouillis de débris, _excréta_ de sa vie
domestique au milieu duquel le plus savant des antiquaires aurait été
bien empêché de se reconnaître.

Cette valise, que Zéphyrin Xirdal attira à la lumière du jour, avait
été jadis recouverte de toile. Cela n'était pas contestable, puisque
quelques lambeaux de ce tissu adhéraient encore à son squelette
de carton. Quant à des courroies, leur existence antérieure était
probable, mais non certaine, car il n'en subsistait aucune trace.
Zéphyrin Xirdal ouvrit cette valise au milieu de la chambre et resta
longtemps rêveur devant le vide de ses flancs béants. Qu'allait-il
mettre là-dedans?

«Rien que le nécessaire, s'affirmait-il à lui-même. Il y a donc lieu
d'agir méthodiquement et d'opérer une sélection raisonnée.»

C'est en vertu de ce principe qu'il commença par y déposer trois
chaussures. Il devait plus tard beaucoup regretter que, de ces trois
chaussures, l'une fût, par un hasard malheureux, une bottine à boutons,
une autre un soulier à lacets, et la troisième une pantoufle. Mais,
pour le moment tout au moins, cela ne présentait pas d'inconvénient, et
un bon coin de la valise était déjà rempli. C'était toujours ça!

Les trois chaussures emballées, Zéphyrin Xirdal très fatigué s'essuya
le front. Après quoi, il recommença à réfléchir.

Le résultat de ses réflexions fut qu'il prit une vague conscience de
son infériorité au point de vue spécial de l'art de l'emballage. C'est
pourquoi, désespérant d'arriver à rien de bon par la méthode classique,
il résolut de s'en fier à l'inspiration.

Il puisa donc à pleines mains dans ses tiroirs et dans le tas de
vêtements qui représentait sa garde-robe. En peu d'instants, un
amoncellement d'objets hétéroclites remplirent à déborder le côté de la
valise dans lequel ils étaient jetés. Possible que l'autre compartiment
fût vide, mais Zéphyrin Xirdal n'en savait rien. Aussi fut-il dans
la nécessité de bourrer sa cargaison d'un talon impérieux, jusqu'à
suffisant accord entre le contenant et le contenu.

La valise fut alors cerclée d'une forte corde liée par une série de
nœuds tellement compliqués que leur auteur devait être ultérieurement
dans l'incapacité de les défaire; après quoi celui-ci contempla son
œuvre avec une assez vaniteuse satisfaction.

Restait maintenant à se rendre à la gare. Quelle que fût son
intrépidité de marcheur, Zéphyrin Xirdal ne pouvait songer à y
transporter à pied sa machine, sa lunette et sa valise. Voilà qui était
embarrassant!

Il est à supposer qu'il eût fini par découvrir qu'il existait des
fiacres à Paris. Mais cet effort intellectuel lui fut épargné. M.
Robert Lecœur se montra sur le seuil.

«Eh bien, demanda-t-il, es-tu prêt, Zéphyrin?

--Je vous attendais, vous voyez, répondit avec candeur Xirdal, qui
avait profondément oublié que son parrain dût partir avec lui.

--En route, alors, dit M. Lecœur. Combien de colis?

--Trois: ma machine, ma lunette et ma valise.

--Donne-m'en un, et prends les deux autres. Ma voiture est en bas.

--Quelle bonne idée!» admira Zéphyrin Xirdal, en refermant sa porte
derrière lui.




XV

OÙ J. B. K. LOWENTHAL DÉSIGNE LE GAGNANT DU GROS LOT.


Depuis qu'ils avaient commis l'erreur vertement relevée par J. B. K.
Lowenthal, première mésaventure suivie de l'échec humiliant de leur
tentative auprès de la Conférence Internationale, la vie manquait
de gaîté pour Mr Dean Forsyth et pour le docteur Sydney Hudelson.
Oubliés, passés au rang de citoyens quelconques et négligeables, ils ne
pouvaient digérer l'indifférence du public, eux qui avaient connu les
ivresses de la gloire.

Dans leurs entretiens avec leurs derniers fidèles, ils s'élevaient avec
violence contre l'aveuglement de la foule et défendaient leur cause à
grand renfort d'arguments. S'ils avaient commis une erreur, était-il
juste de leur en faire grief? Leur sévère critique, le savant J. B. K.
Lowenthal lui-même, ne s'était-il pas trompé également, et n'avait-il
pas dû, en fin de compte, proclamer son impuissance? Que fallait-il en
conclure, sinon que leur bolide était exceptionnel, anormal? Dans ces
conditions, une erreur n'était-elle pas des plus naturelles et des plus
excusables?

«Certes!» approuvaient les derniers fidèles.

Quant à la Conférence Internationale, pouvait-on imaginer rien de plus
inique que son déni de justice? Qu'elle prît les précautions voulues
pour sauvegarder le bon ordre financier du monde, soit! Mais comment
osait-on nier les droits de l'inventeur du météore? Le bolide ne
serait-il pas resté ignoré, et, s'il devait tomber finalement sur la
terre, sa chute aurait-elle été prévue, sans cet inventeur qui l'avait
signalé à l'attention universelle?

«Et, cet inventeur, c'est moi!» affirmait énergiquement Mr Dean Forsyth.

«C'est moi!» affirmait de son côté le docteur Sydney Hudelson avec une
non moindre énergie.

«Certes!» approuvaient derechef les derniers fidèles.

Quelque réconfort que leur approbation apportât aux deux astronomes,
elle ne pouvait remplacer les acclamations enthousiastes de la foule.
Toutefois, comme il était matériellement impossible de convaincre tous
les passants les uns après les autres, force leur était bien de se
contenter du modeste encens d'admirateurs très raréfiés.

Les déboires éprouvés ne diminuaient pas leur ardeur, au contraire.
Plus on contestait leurs droits sur le bolide, plus ils s'acharnaient
à les revendiquer; moins on paraissait prendre au sérieux leur
prétention, plus chacun d'eux s'obstinait à affirmer sa qualité de
propriétaire unique et exclusif.

Dans un tel état d'esprit, une réconciliation eût été impossible.
Aussi, n'y songeait-on pas. Loin de là, chaque jour semblait séparer
davantage les deux malheureux fiancés.

MM. Forsyth et Hudelson annonçaient hautement leur intention de
protester jusqu'à leur dernier souffle contre la spoliation dont ils
s'estimaient victimes et d'épuiser tous les degrés de juridiction.
On aurait ainsi un merveilleux spectacle! Mr Forsyth, d'une part, le
docteur Hudelson, de l'autre, et, contre eux, le reste du monde. Voilà
qui serait un procès grandiose!.. si l'on parvenait toutefois à trouver
le tribunal compétent.

En attendant, les deux anciens amis transformés en haineux adversaires
ne sortaient plus de leurs maisons respectives. Farouches et
solitaires, ils passaient leur vie sur la plate-forme de la tour ou sur
celle du donjon. De là, il leur était possible de surveiller le météore
qui avait ravi leur bon sens et de s'assurer, plusieurs fois par jour,
qu'il continuait à tracer sa courbe lumineuse dans les profondeurs
du firmament. Ils ne descendaient que rarement de ces hauteurs, où,
du moins, ils étaient à l'abri de leur entourage immédiat, dont
l'hostilité déclarée ajoutait une amertume aux amertumes dont ils se
jugeaient abreuvés.

Francis Gordon, retenu par mille souvenirs d'enfance, n'avait pas
abandonné la maison d'Elisabeth street, mais il n'adressait plus la
parole à son oncle. On déjeunait, on dînait sans prononcer un seul mot.
Mitz elle-même ne desserrant plus les dents et ne donnant plus cours à
son éloquence savoureuse, la maison était silencieuse et triste comme
un cloître.

Chez le docteur Hudelson, les rapports familiaux n'étaient pas plus
agréables. Loo boudait impitoyablement malgré les coups d'œil
suppliants de son père; Jenny pleurait intarissablement malgré les
exhortations de sa mère. Quant à celle-ci, elle se contentait de
soupirer, en espérant du temps un remède à une situation dont le
ridicule le disputait à l'odieux.

Mrs Hudelson avait raison, puisque le temps, dit-on, arrange tout. Il
faut cependant reconnaître qu'il ne paraissait pas très pressé, cette
fois, d'améliorer les affaires de ces deux malheureuses familles. Si
Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne restaient pas insensibles à
la réprobation qui les entourait chez eux, cette réprobation ne leur
causait pas, en effet, un chagrin comparable à celui qu'ils eussent
éprouvé en d'autres circonstances. Leur idée fixe les cuirassait
d'indifférence contre une émotion qui n'avait pas leur bolide pour
objet. Ah! ce bolide!.. A lui tout l'amour de leur cœur, toutes les
pensées de leur cerveau, toutes les aspirations de leur être!

Avec quelle passion ils lisaient les notes quotidiennes de J. B.
K. Lowenthal et les comptes rendus des séances de la Conférence
Internationale! Là étaient leurs ennemis communs, et contre eux ils
étaient enfin unis dans une haine égale et pareille.

Aussi, bien vive avait été leur satisfaction d'apprendre à quelles
difficultés s'étaient heurtées les réunions préparatoires, et plus
vive fut-elle encore, quand ils connurent avec quelle lenteur, par
quelles voies tortueuses, la Conférence Internationale définitivement
constituée s'acheminait vers un accord, qui demeurait problématique et
incertain.

Pour employer une expression du langage familier, il y avait, en effet,
du tirage à Washington.

Dès sa seconde séance, la Conférence Internationale avait donné
l'impression qu'elle ne mènerait pas sans peine ses importants travaux
à bonne fin. Malgré l'étude approfondie faite dans le sein des
sous-commissions, l'entente parut, dès le début, des plus difficiles à
réaliser.

La première proposition ferme qui se fit jour fut de laisser la
propriété du bolide au pays qui le recevrait du ciel. C'était ramener
la question à une loterie où il n'y aurait eu qu'un seul lot, et quel
gros lot!

Cette proposition, faite par la Russie et soutenue par l'Angleterre et
par la Chine, États aux vastes territoires, provoqua ce qu'on appelle
des «mouvements divers» en style parlementaire. Très indécis, les
autres États. On dut suspendre la séance. Il y eut des conciliabules,
des intrigues de couloir... Finalement, afin de reculer tout au moins
un vote embarrassant, une motion d'ajournement, déposée par la Suisse,
réunit la majorité des suffrages.

On ne discuterait donc cette solution que s'il était impossible de
s'entendre sur un partage équitable.

Mais comment, en pareille matière, acquérir la notion de ce qui est
équitable et de ce qui ne l'est pas? Problème éminemment délicat.
Sans qu'une opinion précise à cet égard parvînt à se dégager de la
discussion, la Conférence Internationale accumula vainement les
séances, dont plusieurs furent tumultueuses à ce point que M. Harvey
dut se couvrir et quitter le fauteuil présidentiel.

Si ce geste avait été suffisant jusqu'ici pour calmer l'effervescence
de l'Assemblée, en serait-il toujours ainsi? A en juger par la
surexcitation des esprits, par la violence des expressions échangées,
on pouvait en douter. En vérité, l'énervement général était tel qu'il
y avait lieu de prévoir le jour où il faudrait recourir à la force
armée, ce qui serait fort dommageable à la majesté des États souverains
représentés à la Conférence.

Pourtant, un pareil scandale était dans la logique des choses. Il n'y
avait pas de raison pour que l'affolement se calmât. Au contraire, il
irait vraisemblablement s'exaspérant de jour en jour, puisque de jour
en jour, d'après les notes quotidiennes de J. B. K. Lowenthal, la chute
du bolide devait être considérée comme de plus en plus probable.

Après une dizaine de communiqués fort émus, qui relataient à la fois
l'ahurissante sarabande du météore et le désespoir de son observateur,
celui-ci semblait s'être ressaisi. Tout à coup, dans la nuit du 11
au 12 juin, il avait retrouvé la paix de l'âme, en constatant que le
météore, cessant ses pérégrinations fantaisistes, était de nouveau
sollicité par une force régulière et constante, qui, pour être
inconnue, n'en était plus pour cela contraire à toute raison. Dès cet
instant, J. B. K. Lowenthal, se réservant de rechercher plus tard
pourquoi ce corps céleste avait été pendant dix jours comme frappé
de folie, était revenu à la sérénité qui est l'apanage naturel du
mathématicien.

Par lui, l'univers avait été informé sans tarder de ce retour à la
normale, et, depuis ce jour-là, ses notes quotidiennes avaient toujours
enregistré une perturbation lente du météore, dont l'orbite avait
recommencé à s'incliner vers le Nord-Est-Sud-Ouest, et dont la distance
à la terre diminuait suivant une progression, dont J. B. K. Lowenthal
n'était pas, toutefois, parvenu à déterminer la loi. La probabilité
de chute devenait donc de plus en plus grande. Si ce n'était pas une
certitude, elle y confinait un peu plus tous les jours.

Quel puissant motif pour la Conférence Internationale de hâter
l'achèvement de ses travaux!

Le savant directeur de l'Observatoire de Boston, dans ses dernières
notes échelonnées du 5 au 14 juillet, se montrait encore plus audacieux
dans ses pronostics. Il annonçait en même temps, à mots chaque jour
moins couverts, qu'une modification nouvelle et très importante était
survenue dans la marche du bolide, et que, selon toute vraisemblance,
le public pourrait être bientôt renseigné sur les conséquences qu'il
convenait d'en déduire.

C'est précisément à cette date du 14 juillet que la Conférence
Internationale arriva au fond d'une impasse. Toutes les combinaisons
discutées ayant été successivement repoussées, la matière manquait
maintenant à la discussion. Les délégués se regardèrent avec embarras.
Par quel bout reprendre une question déjà attaquée sous toutes ses
faces sans résultat?

Repoussée dès les premières séances, la répartition des milliards
météoriques entre tous les États proportionnellement à leur surface
territoriale. Et pourtant, cette combinaison respectait l'équité
qu'on proclamait rechercher, les nations à grande superficie ayant
plus de besoins et faisant, d'autre part, en consentant au partage,
le sacrifice de leurs chances plus nombreuses, ce qui méritait
compensation. Cela n'avait pas empêché cette méthode d'être finalement
rejetée devant l'opposition invincible des pays à population dense.

Ceux-ci proposèrent aussitôt d'effectuer la répartition, non pas en
raison du nombre de kilomètres carrés, mais en raison du nombre des
habitants. Ce système, qui avait aussi quelque chose d'équitable,
puisqu'il était conforme au grand principe de l'égalité des droits
entre les humains, fut combattu par la Russie, le Brésil, la République
Argentine et par plusieurs autres contrées à population clairsemée. Le
président Harvey, partisan convaincu de la doctrine de Monroe, ne put
faire autrement que de se ranger à l'avis exprimé par deux Républiques
d'Amérique, et son influence décida du vote. Vingt abstentions et
dix-neuf voix hostiles firent pencher la balance du côté de la négative.

Des gouvernements à finances embarrassées, qu'il vaut mieux ne
pas désigner plus explicitement, suggérèrent alors qu'il serait
équitable de répartir l'or tombé du ciel de telle manière que le
sort de tous les habitants de la planète fût autant que possible
équilibré. On objecta immédiatement que ce système, avec ses allures
socialistes, constituerait une prime à la paresse et qu'il conduirait
à une répartition si compliquée qu'on devait la considérer comme
pratiquement irréalisable. Cela n'empêcha pas d'autres orateurs de
vouloir compliquer encore, en soutenant, par voie d'amendements, qu'il
convenait de tenir compte des trois facteurs: superficie, population
et richesse, en attribuant à chacun d'eux un coefficient conforme à
l'équité.

L'équité! On n'avait que ce mot-là à la bouche. Il est moins certain
qu'elle fût au fond des cœurs, et c'est pourquoi sans doute, tous
espérant du temps un avantage quelconque, ces solutions furent rejetées
comme les précédentes.

Ce dernier vote fut acquis le 14 juillet, et c'est alors que les
délégués se regardèrent avec embarras. On se trouvait en face du néant.

La Russie et la Chine estimèrent le moment opportun pour exhumer
la proposition enterrée au début sous une motion d'ajournement, en
adoucissant toutefois ce qu'elle avait de trop rigoureux. Ces deux
États proposèrent donc que la propriété des milliards célestes fût
attribuée à celle des nations dont le territoire serait choisi par
le sort, à charge pour elle de verser aux autres pays une indemnité
calculée à raison de mille francs par citoyen.

Peut-être, tant était grande la lassitude, cette solution
transactionnelle aurait-elle été votée le soir même, si l'on ne
s'était heurté à l'obstruction de la République du Val d'Andorre.
Son représentant, M. Ramontcho, entama un interminable discours, qui
durerait peut-être encore, si le Président, constatant le vide absolu
des banquettes, n'avait pris le parti de lever la séance et de remettre
au lendemain la suite de la discussion.

Si la République du Val d'Andorre, dont les préférences étaient
acquises à un mode de répartition basé uniquement sur le chiffre de
la population, avait cru faire acte de bonne politique en empêchant
le vote immédiat sur la proposition de la Russie, la République du
Val d'Andorre s'était lourdement trompée. Alors que cette proposition
lui assurait encore, dans tous les cas, d'appréciables avantages,
elle risquait fort maintenant de ne pas recevoir un centime, fâcheux
résultat sur lequel ne comptait pas M. Ramontcho, qui avait perdu là
une belle occasion de se taire.

Dès la matinée du lendemain, 15 juillet, il allait se produire,
en effet, un événement de nature à discréditer les travaux de la
Conférence Internationale et à en compromettre définitivement le
succès. S'il avait été possible, tant qu'on était dans l'ignorance
du lieu où tomberait le bolide, de discuter tous les modes possibles
de répartition, pouvait-on continuer la discussion alors que cette
ignorance avait pris fin? N'aurait-on pas eu mauvaise grâce à demander
le partage, après le tirage de la loterie, au bénéficiaire du gros lot?

Une chose était certaine, en tous cas, c'est qu'un tel partage ne
pourrait plus se faire à l'amiable. Jamais le pays favorisé par
le sort n'y consentirait bénévolement. Jamais, désormais, on ne
verrait reprendre séance et participer aux travaux de la Conférence
Internationale M. de Schnack, délégué du Groënland, l'heureux gagnant
à qui, dans sa note quotidienne, J. B. K. Lowenthal attribuait, ce
matin-là, les milliards errants.

  «Depuis une dizaine de jours, écrivait le savant directeur de
  l'Observatoire de Boston, nous avons parlé à plusieurs reprises
  d'un changement important survenu dans la marche du météore. Nous y
  reviendrons aujourd'hui avec plus de précision, le temps écoulé nous
  ayant convaincu du caractère définitif de ce changement, et le calcul
  nous permettant d'en déterminer les conséquences.

  «Le changement consiste uniquement en ceci, que, depuis le 5 juillet,
  la force qui sollicitait le bolide a cessé de se manifester. A partir
  de ce jour, il n'a plus été constaté la moindre déviation de l'orbite,
  et le bolide ne s'est rapproché de la terre que dans la mesure stricte
  qui lui est imposée par les conditions dans lesquelles il se meut. Il
  en est aujourd'hui distant de cinquante kilomètres environ.

[Illustration: M. Ramontcho entama un interminable discours... (Page
167.)]

  «Si l'influence qui agissait sur le bolide avait disparu quelques
  jours plus tôt, celui-ci aurait pu, en vertu de la force centrifuge,
  s'éloigner de notre planète jusqu'à une distance voisine de sa distance
  primitive. Désormais, il n'en est plus ainsi. La vitesse du météore,
  réduite par le frottement sur les couches plus denses de l'atmosphère,
  n'est que précisément suffisante pour le maintenir sur sa trajectoire
  actuelle. Il s'y maintiendrait donc éternellement, si la cause à
  laquelle est dû son ralentissement, c'est-à-dire la résistance de
  l'air, était supprimée. Mais, cette cause étant permanente, on peut
  considérer comme certain que le bolide tombera.

  «Il y a plus. La résistance de l'air étant un phénomène parfaitement
  étudié et connu, il est possible de tracer dès aujourd'hui la courbe de
  chute du météore. Sous réserves de complications inattendues, dont les
  faits antérieurs nous empêchent de rejeter l'hypothèse, on est dès à
  présent en état d'affirmer ce qui suit:

  «1º Le Bolide tombera.

  «2º La chute s'effectuera le 19 août entre deux heures et onze heures
  du matin.

  «3º Elle aura lieu dans un rayon de dix kilomètres autour de la ville
  d'Upernivik, capitale du Groënland.»

Si le banquier Robert Lecœur était en situation d'avoir connaissance de
cette note de J. B. K. Lowenthal, il eut lieu d'être content. En effet,
à peine la nouvelle fut-elle répandue, qu'il y eut un effondrement sur
tous les marchés, et c'est des quatre cinquièmes de leur valeur que
tombèrent les actions des exploitations aurifères de l'Ancien et du
Nouveau Continent.




XVI

DANS LEQUEL ON VOIT NOMBRE DE CURIEUX PROFITER DE CETTE OCCASION
D'ALLER AU GROËNLAND ET D'ASSISTER A LA CHUTE DE L'EXTRAORDINAIRE
MÉTÉORE.


Le 27 juillet, dans la matinée, une foule nombreuse assistait au départ
du steamer _Mozik_, qui allait quitter Charleston, le grand port de la
Caroline du Sud. Telle était l'affluence des curieux désireux de se
rendre au Groënland que, depuis plusieurs jours, il n'y avait plus une
seule cabine disponible à bord de ce navire de quinze cents tonneaux,
bien qu'il ne fût pas le seul à être frété pour cette destination.
Nombre d'autres paquebots de différentes nationalités se disposaient à
remonter l'Atlantique jusqu'au détroit de Davis et jusqu'à la mer de
Baffin, au delà des limites du Cercle Polaire Arctique.

Cette affluence n'a rien qui doive surprendre dans l'état de
surexcitation où se trouvaient les esprits, depuis la communication
retentissante de J. B. K. Lowenthal.

Ce savant astronome ne pouvait s'être trompé. Après avoir si durement
morigéné MM. Forsyth et Hudelson, il ne se serait pas exposé à encourir
les mêmes reproches. Dans des circonstances si exceptionnelles, parler
à la légère aurait été inexcusable, et cela l'eût voué à l'indignation
publique, il le savait.

On devait donc tenir ses conclusions pour certaines. Ce n'était ni dans
les inabordables contrées polaires, ni dans les abîmes des océans, d'où
aucun effort humain n'eût pu le retirer, que devait tomber le bolide.
Non, c'était sur le sol du Groënland qu'il viendrait s'écraser.

C'était cette vaste région, jadis dépendante du Danemark, et à laquelle
ce royaume avait généreusement accordé l'indépendance quelques années
avant l'apparition du météore, que la fortune allait favoriser, de
préférence à tous les autres États de l'univers.

Il est vrai, immense est cette contrée, dont on ne saurait dire si elle
est continent ou île. Il aurait pu arriver que la sphère d'or s'abattît
sur un point très éloigné du littoral, à des centaines de lieues vers
l'intérieur, et les difficultés eussent été grandes, dans ce cas,
pour l'atteindre. Bien entendu, cela va de soi, on aurait vaincu ces
difficultés, on aurait bravé les froids arctiques et les tempêtes de
neige, et l'on se serait, au besoin, élevé jusqu'au pôle même, à la
poursuite de ces milliers de milliards.

Il était, toutefois, fort heureux que l'on ne fût pas obligé à de tels
efforts et que le lieu de la chute eût pu être désigné avec autant de
précision. Le Groënland suffisait à tout le monde et nul n'enviait la
gloire un peu trop froide des Parry, des Nansen, ou autres navigateurs
des latitudes hyperboréennes.

Si le lecteur eût pris passage sur le _Mozik_, au milieu de centaines
de passagers, parmi lesquels on comptait quelques femmes, il eût
remarqué cinq voyageurs qui ne lui sont pas inconnus. Leur présence, ou
tout au moins la présence de quatre de ces passagers, ne l'aurait pas
autrement surpris.

L'un était Mr Dean Forsyth qui, en compagnie d'Omicron, voguait loin de
la tour d'Elisabeth street; un autre était Mr Sydney Hudelson qui avait
quitté le donjon de Moriss street.

Aussitôt que des compagnies de transport bien avisées eurent organisé
ces voyages au Groënland, les deux rivaux n'avaient pas hésité à
prendre leur billet d'aller et retour. Au besoin, ils eussent affrété
chacun un navire à destination d'Upernivik. Évidemment, ils n'avaient
pas l'intention de mettre la main sur le bloc d'or, de se l'approprier
et de le rapporter à Whaston. Cependant, ils entendaient se trouver là
au moment de la chute.

Qui sait, après tout, si le Gouvernement groënlandais, entré en
possession du bolide, ne leur attribuerait pas une part de ces
milliards tombés du ciel?..

Il va de soi que, à bord du _Mozik_, Mr Forsyth et le docteur s'étaient
soigneusement abstenus de choisir des cabines voisines. Au cours de
cette navigation, comme à Whaston, il n'y aurait pas entre eux le
moindre rapport.

[Illustration: EUX NE DONNAIENT POINT PRISE AU MAL DE MER. (Page 174.)]

Mrs Hudelson ne s'était pas opposée au départ de son mari, pas plus
que la vieille Mitz n'avait dissuadé son maître d'entreprendre ce
voyage. Toutefois, le docteur s'était vu en butte à de si pressantes
sollicitations de sa fille aînée qu'il avait fini, le sentiment du
chagrin qu'il lui avait causé par son obstination l'incitant d'ailleurs
à la faiblesse et à l'indulgence, par consentir à l'emmener. Jenny
accompagnait donc son père.

En insistant comme elle l'avait fait, la jeune fille poursuivait un
but. Séparée de Francis Gordon depuis les scènes violentes qui avaient
définitivement brouillé les deux familles, elle supposait que celui-ci
accompagnerait son oncle. Dans ce cas, ce serait encore un bonheur pour
les deux fiancés que de vivre si près l'un de l'autre, sans compter que
les occasions de se parler et de se joindre ne leur manqueraient sans
doute pas au cours du voyage.

L'événement prouva qu'elle avait justement raisonné. Francis Gordon
s'était en effet résolu à accompagner son oncle. Assurément, pendant
l'absence du docteur, il n'aurait pas voulu transgresser ses ordres
formels en se présentant à la maison de Moriss street. Mieux valait
donc qu'il prît part au voyage, comme le faisait Omicron, pour
s'interposer, le cas échéant, entre les deux adversaires et pour
profiter de toute circonstance qui pourrait modifier cette déplorable
situation. Peut-être se détendrait-elle d'elle-même, après la chute du
bolide, soit qu'il fût devenu propriété de la nation groënlandaise,
soit qu'il eût été se perdre dans les profondeurs de l'océan Arctique.
J. B. K. Lowenthal, après tout, n'était qu'un homme et, comme tel,
sujet à l'erreur. Le Groënland n'est-il pas situé entre deux mers?
Il suffirait donc d'une déviation provoquée par quelque circonstance
atmosphérique, pour que l'objet de tant de convoitises échappât à
l'avidité humaine.

Un personnage que ce dénouement n'eût pas satisfait, c'était M. Ewald
de Schnack, le délégué du Groënland à la Commission Internationale,
lequel se trouvait présentement au nombre des passagers du _Mozik_.
Son pays allait tout simplement devenir l'État le plus riche du monde.
Pour loger tant de trillions, les coffres du Gouvernement ne seraient,
ni assez grands, ni assez nombreux. Heureuse nation, où n'existerait
plus aucun impôt d'aucune sorte et où serait supprimée l'indigence!
Étant donnée la sagesse de la race scandinave, nul doute que cette
énorme masse d'or ne serait écoulée qu'avec une extrême prudence. Il y
avait donc lieu d'espérer que le marché monétaire ne subirait pas un
trop grand trouble du fait de cette pluie dont Jupiter inonda la belle
Danaé, s'il faut en croire les récits mythologiques.

M. de Schnack allait être le héros du bord. Les personnalités de Mr
Dean Forsyth et du docteur Hudelson s'effaçaient devant celle du
représentant du Groënland, et c'était dans une haine commune que les
deux rivaux se rencontraient envers ce représentant d'un État qui ne
leur laissait aucune part--fût-ce seulement une part de vanité--dans
leur immortelle découverte.

La traversée de Charleston à la capitale groënlandaise peut être
estimée à trois mille trois cents milles, soit plus de six mille
kilomètres. Elle devait durer une quinzaine de jours, y compris une
relâche à Boston, où le _Mozik_ se réapprovisionnerait de charbon.
Quant aux vivres, il en emportait pour plusieurs mois, ainsi que les
autres navires ayant même destination, car, par suite de l'affluence
des curieux, il eût été impossible d'assurer leur existence à Upernivik.

Le _Mozik_ remonta d'abord vers le Nord, en vue de la côte orientale
des États-Unis. Mais, le lendemain du départ, le cap Hatteras, extrême
pointe de la Caroline du Nord, laissé en arrière, il mit le cap plus au
large.

Au mois de juillet, le ciel est généralement beau dans ces parages
de l'Atlantique, et, tant que la brise soufflait de l'Ouest, le
steamer couvert par la côte, glissait sur une mer calme. Parfois,
malheureusement, le vent venait du large, et alors roulis et tangage
produisaient leurs effets accoutumés.

Si M. de Schnack avait un cœur solide de trillionnaire, il n'en était
pas ainsi de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson.

C'était leur début en navigation, et ils payaient largement leur tribut
au dieu Neptune. Mais pas un instant ils n'en venaient à regretter de
s'être lancés dans une semblable aventure.

Il est inutile de dire si ces indispositions, qui les réduisaient à
l'impuissance, étaient mises à profit par les deux fiancés. Eux ne
donnaient point prise au mal de mer. Aussi rattrapaient-ils le temps
perdu, pendant que père et oncle geignaient lamentablement sous les
coups écœurants de la perfide Amphitrite. Ils ne se quittaient que pour
prodiguer leurs soins aux deux malades. Toutefois, ce n'est pas sans
quelque raffinement de malice qu'ils s'étaient réparti le travail.
Tandis que Jenny offrait ses consolations à Mr Dean Forsyth, c'est du
docteur Hudelson que Francis Gordon relevait le courage chancelant.

Lorsque la houle était moins forte, Jenny et lui conduisaient hors
de leurs cabines les deux malheureux astronomes, ils les amenaient au
grand air sur le spardeck, ils les asseyaient chacun sur un fauteuil
canné, pas très loin l'un de l'autre, en ayant soin de diminuer
graduellement cette distance.

«Comment allez-vous? disait Jenny en ramenant une couverture sur les
jambes de Mr Forsyth.

--J'ai bien mal!» soupirait le malade sans même savoir qui lui parlait.

Et, en accotant le docteur contre des coussins bien disposés:

«Comment cela va-t-il, Mr Hudelson?» répétait Francis d'un ton affable,
comme s'il n'eût jamais été congédié de la maison de Moriss street.

Les deux rivaux restaient là quelques heures, n'ayant qu'une vague
conscience de leur voisinage. Pour leur rendre un peu de vie, il
fallait que M. de Schnack vînt à passer près d'eux, solide sur ses
jambes, sûr de lui comme un gabier qui se rit de la houle, la tête
haute de l'homme qui n'a que des rêves d'or, qui voit tout en or.
Un mourant éclair passait alors dans les yeux de Mr Forsyth et de
Mr Hudelson, qui trouvaient la force de bégayer pour eux-mêmes de
haineuses invectives.

«Ce détrousseur de bolides!» murmurait Mr Forsyth.

«Ce voleur de météores!» murmurait Mr Hudelson.

M. de Schnack n'y prenait pas garde; il ne consentait même pas à
remarquer leur présence à bord. Il allait et venait dédaigneusement
avec l'aplomb d'un homme qui va trouver dans son pays plus d'argent
qu'il n'en faudrait pour rembourser cent fois la dette publique du
monde entier.

Cependant, la navigation se poursuivait dans des conditions assez
heureuses en somme. Il était à croire que d'autres navires, partis
des ports de la côte est, remontaient au Nord, en se dirigeant vers
le détroit de Davis, et que d'autres encore, ayant même destination,
traversaient en ce moment l'Atlantique.

Le _Mozik_ passa au large de New-York sans s'arrêter, et, cap au
Nord-Est, continua sa route vers Boston. Dans la matinée du 30 juillet
il vint relâcher devant cette capitale de l'État de Massachusetts. Une
journée serait suffisante pour remplir ses soutes, car ce n'est pas au
Groënland qu'il aurait pu renouveler son combustible.

Si la traversée n'avait pas été mauvaise, la plupart des passagers
cependant venaient d'être éprouvés par le mal de mer. Cinq ou six
d'entre eux estimèrent que cela suffisait, et, renonçant au voyage,
débarquèrent à Boston. Assurément, ce n'étaient ni Mr Dean Forsyth,
ni le docteur Hudelson. Dussent-ils, sous les coups de roulis et de
tangage, en arriver à leur dernier souffle, du moins le rendraient-ils
en face du météore, objet de leurs vœux passionnés.

Le débarquement de ces quelques passagers moins endurants laissa libres
plusieurs des cabines du _Mozik_. Elles ne manquèrent pas d'amateurs
qui en profitèrent pour prendre passage à Boston.

Parmi ceux-ci, on aurait pu remarquer un gentleman de belle allure,
qui s'était présenté des premiers pour s'assurer l'une des cabines
vacantes. Ce gentleman n'était autre que Mr Seth Stanfort, l'époux de
Mrs Arcadia Walker, marié, puis divorcé, dans les conditions que l'on
sait, par devant le juge Proth de Whaston.

Après la séparation, qui remontait déjà à plus de deux mois, Mr Seth
Stanfort était rentré à Boston. Toujours possédé du goût des voyages,
et la note de J. B. K. Lowenthal le forçant à renoncer à celui du
Japon, il avait visité les principales villes du Canada: Québec,
Toronto, Montréal, Ottawa. Cherchait-il à oublier son ancienne femme?
Cela semblait peu probable. Les deux époux s'étaient plu d'abord,
ils s'étaient déplu ensuite. Un divorce, aussi original que leur
mariage, les avait séparés l'un de l'autre. Tout était dit. Ils ne se
reverraient jamais sans doute, ou, s'ils se revoyaient, peut-être ne se
reconnaîtraient-ils pas.

Mr Seth Stanfort venait d'arriver à Toronto, la capitale actuelle du
Dominion, lorsqu'il eut connaissance de la sensationnelle communication
de J. B. K. Lowenthal. Quand bien même la chute aurait dû s'effectuer
à quelques milliers de lieues, dans les régions les plus reculées de
l'Asie ou de l'Afrique, il aurait fait l'impossible pour s'y rendre. Ce
n'est point que ce phénomène météorique l'intéressât autrement, mais
assister à un spectacle qui ne compterait qu'un nombre relativement
restreint de spectateurs, voir ce que des millions d'êtres humains ne
verraient pas, cela était bien pour tenter un aventureux gentleman,
grand amateur de déplacements, et auquel sa fortune permettait les plus
fantaisistes voyages.

Or, il ne s'agissait pas de partir pour les antipodes. Le théâtre de
cette féerie astronomique se trouvait à la porte du Canada.

[Illustration: Il fallait que M. de Schnack vînt à passer... (Page
175.)]

Mr Seth Stanfort prit donc le premier train qui partait pour Québec,
puis, de là, celui qui courait vers Boston à travers les plaines du
Dominion et de la Nouvelle-Angleterre.

Quarante-huit heures après l'embarquement de ce gentleman, le _Mozik_,
sans perdre la terre de vue, passa au large de Portsmouth, puis de
Portland, à portée des sémaphores. Peut-être étaient-ils en mesure de
donner des nouvelles du bolide, que l'on pouvait maintenant apercevoir
à l'œil nu lorsque le ciel se dégageait.

Les sémaphores restèrent muets et celui d'Halifax ne fut pas plus
loquace, lorsque le steamer se trouva par le travers de ce grand port
de la Nouvelle-Écosse.

Combien les voyageurs durent regretter que la baie de Fundy, entre la
Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswich, n'offrît pas d'issue vers
l'Est ni vers le Nord! Ils n'auraient pas eu à supporter la houle
violente qui les assaillit jusqu'à l'île du Cap Breton. Innombrables
étaient les malades, parmi lesquels, malgré les soins de Jenny et de
Francis, Mr Forsyth et Mr Hudelson continuaient à se faire remarquer.

Le commandant du _Mozik_ eut pitié de ses passagers si mal en point. Il
s'engagea dans le golfe du Saint-Laurent, pour regagner la haute mer
par le détroit de Belle-Ile, à l'abri du littoral de Terre-Neuve. Il
alla ensuite chercher la côte occidentale du Groënland, en traversant
le détroit de Davis dans toute sa largeur. On eut dès lors une
navigation plus calme.

Le cap Confort fut signalé dans la matinée du 7 août. La terre
groënlandaise se termine un peu plus dans l'Est, au cap Farewel,
contre lequel viennent se briser les lames de l'océan Atlantique
septentrional. Et avec quelle furie, ils ne le savent que trop les
courageux pêcheurs du banc de Terre-Neuve et de l'Islande!

Par bonheur, il n'était point question de remonter le long de la côte
est du Groënland. Cette côte est à peu près inabordable. Elle n'offre
aucun port de relâche aux bâtiments et les houles de la haute mer la
battent de plein fouet. Au contraire, dans le détroit de Davis, les
abris ne manquent pas. Soit au fond des fjords, soit derrière les îles,
on peut aisément trouver un refuge, et, sauf lorsque les vents du Sud
donnent directement, la navigation s'effectue dans des conditions
favorables.

La traversée se continua, en effet, sans que les passagers eussent trop
à se plaindre.

Cette partie de la côte groënlandaise, depuis le cap Farewel jusqu'à
l'île Disko, est généralement bordée par des falaises de roches
primitives, d'une altitude considérable, qui arrêtent les vents du
large. Même pendant la période hivernale, ce littoral est moins obstrué
par les glaces que les courants du pôle amènent de l'océan Boréal.

Ce fut dans ces conditions que le _Mozik_ battit de sa rapide hélice
les eaux de la baie Gilbert. Il vint relâcher quelques heures à
Godthaab où le cuisinier du bord put se procurer du poisson frais
en grande quantité. N'est-ce pas, en effet, de la mer que les
peuplades groënlandaises tirent leur principale nourriture? Puis
il passa successivement à l'ouvert des ports de Holsteinborg et de
Christianshaab. Ces bourgades, dont la seconde se dissimule au fond de
la baie Disko, sont tellement enfermées dans leurs murailles de roches
qu'on ne peut en soupçonner l'existence. Elles constituent d'utiles
retraites pour les nombreux pêcheurs qui sillonnent le détroit de Davis
et y pourchassent baleines, narvals, morses et phoques, en s'élevant
parfois jusqu'aux dernières limites de la mer de Baffin.

L'île Disko, que le steamer atteignit dès les premières heures du 9
août, est la plus importante de toutes celles dont le chapelet s'égrène
le long du littoral groënlandais. Cette île aux falaises basaltiques
possède un chef-lieu, Godhavn, bâti sur sa côte méridionale. Cette
station se compose, non de maisons en pierre, mais de maisons en bois,
avec des murs de poutres à peine équarries enduites d'une épaisse
couche de goudron qui s'oppose à la pénétration de l'air. Francis
Gordon et Seth Stanfort, en leur qualité de passagers que n'hypnotisait
pas le météore, furent vivement impressionnés par cette bourgade
noirâtre que relevait çà et là la teinte rouge des toitures et des
fenêtres. Que devait être la vie pendant les hivers de ce climat? On
les eût bien étonnés en leur assurant qu'elle était à peu près celle
des familles de Stockholm ou de Copenhague. Certaines maisons, bien
que peu meublées, n'y sont point dépourvues de confortable. Elles ont
salon, salle à manger, bibliothèque même, car la «haute société»,
si l'on peut s'exprimer de la sorte, danoise d'origine, n'est pas
dépourvue de lettres. L'autorité y est représentée par un délégué du
gouvernement dont le siège est à Upernivik.

C'est dans le port de cette ville que le _Mozik_, après avoir laissé en
arrière l'île Disko, vint mouiller le 10 août vers six heures du soir.




XVII

DANS LEQUEL LE MERVEILLEUX BOLIDE ET UN PASSAGER DU «MOZIK»
RENCONTRENT, CELUI-CI, UN PASSAGER DE «L'OREGON», ET CELUI-LA, LE GLOBE
TERRESTRE.


Groënland signifie «Terre Verte». «Terre Blanche» eût mieux convenu à
ce pays couvert de neiges. Il n'a pu être ainsi baptisé que par une
agréable ironie de son parrain, un certain Erik le Rouge, marin du
Xe siècle, qui probablement n'était pas plus rouge que le Groënland
n'est vert. Peut-être, après tout, ce Scandinave espérait-il décider
ses compatriotes à venir coloniser cette verte région hyperboréenne.
Il n'y a guère réussi. Les colons ne se sont point laissé tenter par
ce nom enchanteur, et, actuellement, en y comprenant les indigènes, la
population groënlandaise ne dépasse pas dix mille habitants.

Si jamais pays ne fut point fait pour recevoir un bolide valant cinq
mille sept cent quatre-vingt-huit milliards, c'est bien celui-ci, il
faut l'avouer. Cette réflexion, plus d'un dut se la permettre, dans
cette foule de passagers que la curiosité amenait à Upernivik. Ne
lui aurait-il pas été aussi facile, à ce bolide, de tomber quelques
centaines de lieues plus au Sud, à la surface des larges plaines du
Dominion ou de l'Union, où il eût été si aisé de le retrouver?.. Non,
c'était une contrée des plus impraticables et des plus inhospitalières
qui allait être le théâtre de cet événement mémorable!

A vrai dire, il y avait des précédents à invoquer. Des bolides ne
sont-ils pas déjà tombés au Groënland? Dans l'île Disko, Nordenskiold
n'a-t-il pas trouvé trois blocs de fer, pesant chacun vingt-quatre
tonnes, très probablement des météorites, qui figurent actuellement
dans le musée de Stockholm?

[Illustration: UNE FOULE COMPOSÉE D'ÉLÉMENTS TRÈS DIVERS. (Page 182.)]

Très heureusement, si J. B. K. Lowenthal n'avait pas fait erreur, le
bolide devait choir sur une région assez abordable, et au cours de ce
mois d'août qui relève la température au-dessus de la glace. A cette
époque de l'année, le sol peut justifier, par endroits, l'ironique
qualification de terre verte donnée à ce morceau du Nouveau Continent.
Dans les jardins poussent quelques légumes et certaines graminées,
alors que, vers l'intérieur, le botaniste ne récolterait que mousses
et lichens. Sur le littoral, des pâturages apparaissent après la fonte
des glaces, ce qui permet d'entretenir un peu de bétail. Certes, on
n'y compterait par centaines, ni les bœufs, ni les vaches, mais il s'y
rencontre des poules et des chèvres d'une endurance toute rustique,
sans oublier les rennes et la nombreuse population des chiens.

Par exemple, après deux ou trois mois d'été, tout au plus, l'hiver
revient avec ses interminables nuits, ses rudes courants atmosphériques
partis des régions polaires et ses épouvantables blizzards. Sur
la carapace qui recouvre le sol, voltige une sorte de poussière
grise, dite poussière de glace, cette cryokonite pleine de plantes
microscopiques dont Nordenskiold recueillit les premiers échantillons.

Mais, de ce que le météore ne dût pas tomber à l'intérieur de la grande
terre, il ne s'ensuivait pas que la possession en fût assurée au
Groënland.

Upernivik ne se trouve pas seulement au bord de la mer, c'est la mer
qui l'entoure de toutes parts. C'est une île au milieu d'un nombreux
archipel d'îlots semés le long du littoral, et cette île, qui n'a
pas dix lieues de tour, offrait, on en conviendra, une cible bien
étroite au boulet aérien. S'il ne l'atteignait pas avec une justesse
mathématique, il passait à côté du but, et les eaux de la mer de Baffin
se refermeraient sur lui. Or, la mer est profonde en ces parages
hyperboréens, et c'est à mille ou deux mille mètres que la sonde en
atteint le fond. Allez donc repêcher dans cet abîme une masse pesant
près de neuf cent mille tonnes.

Une telle éventualité ne laissait pas de préoccuper vivement M. de
Schnack qui avait plus d'une fois confié ses inquiétudes à Seth
Stanfort, avec lequel il s'était lié au cours de la traversée. Mais,
contre ce danger, il n'y avait rien à faire, et l'on ne pouvait que
s'en remettre aux calculs du savant J. B. K. Lowenthal.

Ce malheur, que redoutait M. de Schnack, Francis Gordon et Jenny
Hudelson l'eussent au contraire considéré comme la plus heureuse
des solutions. Le bolide disparu, ceux dont leur bonheur dépendait
n'auraient plus rien à revendiquer, pas même l'honneur de lui donner
leur nom. Ce serait un grand pas vers la réconciliation tant désirée.

Cette manière de voir des deux jeunes gens, il est douteux qu'elle
fût partagée par les nombreux passagers du _Mozik_ et de la dizaine
d'autres bâtiments de toutes nations, alors mouillés devant Upernivik.
Ceux-là tenaient à voir quelque chose, puisqu'ils étaient venus pour ça.

Ce n'est pas, en tous cas, la nuit qui s'opposerait à ce que leur désir
fût satisfait. Pendant quatre-vingts jours, dont moitié avant et moitié
après le solstice d'été, le soleil ne se lève ni ne se couche, à cette
latitude. On aurait donc les plus grandes chances d'y voir clair pour
rendre visite au météore, si, conformément aux affirmations de J. B. K.
Lowenthal, le sort l'amenait aux environs de la station.

Dès le lendemain de l'arrivée, une foule composée d'éléments
très divers se répandit autour des quelques maisonnettes en bois
d'Upernivik, dont la principale arbore le pavillon blanc à croix rouge
du Groënland. Jamais Groënlandais et Groënlandaises n'avaient vu tant
de monde affluer sur leurs lointains rivages.

Des types assez curieux, ces Groënlandais, principalement sur la côte
occidentale. Petits ou de moyenne taille, trapus, vigoureux, courts de
jambes, mains et attaches fines, carnation d'un blanc jaunâtre, figure
large et aplatie, presque sans nez, yeux bruns et légèrement bridés,
chevelure noire et rude qui leur retombe sur la face, ils ressemblent
quelque peu à leurs phoques, dont ils ont la physionomie douce, et
aussi la confortable couche de graisse qui les défend contre le froid.
Les vêtements sont les mêmes pour les deux sexes: bottes, pantalons,
«amaout» ou capuche; toutefois les femmes, gracieuses et rieuses dans
la jeunesse, relèvent leurs cheveux en cimier, s'affublent d'étoffes
modernes, s'ornent de rubans multicolores. La mode du tatouage, jadis
très en faveur, a disparu sous l'influence des missionnaires, mais ces
peuplades ont conservé un goût passionné pour le chant et la danse, qui
sont leurs uniques distractions. Pour boisson elles ont de l'eau; pour
nourriture, la chair des phoques et de chiens comestibles, du poisson
et des baies d'algues. Triste vie, en somme, que celle des Groënlandais.

L'arrivée d'un tel nombre d'étrangers à l'île d'Upernivik causa une
grande surprise aux quelques centaines d'indigènes qui habitent l'île,
et lorsqu'ils apprirent la cause de cette affluence, leur surprise ne
diminua pas, au contraire. Ils n'en étaient plus, ces pauvres gens, à
ignorer la valeur de l'or. Mais l'aubaine ne serait pas pour eux. Si
les milliards s'abattaient sur leur sol, ils n'iraient point remplir
leurs poches, bien que les poches ne manquent point au vêtement
groënlandais, qui n'est pas celui des Polynésiens, et pour cause.
Ils iraient, ces milliards, s'engouffrer dans les coffres de l'État,
d'où, selon l'usage, on ne les verrait plus jamais sortir. Cependant,
ils ne devaient pas se désintéresser de l'«affaire». Qui sait s'il
n'en résulterait tout de même pas quelque bien-être pour les pauvres
citoyens du Groënland?

Quoi qu'il en soit, il commençait à être temps qu'il se produisît, le
dénouement de cette «affaire».

Si d'autres steamers arrivaient encore, le port d'Upernivik ne
suffirait plus à les contenir. D'autre part, le mois d'août s'avançait,
et les bâtiments ne pouvaient s'attarder bien longtemps sous une
latitude si élevée. Septembre, c'est l'hiver, puisqu'il ramène les
glaces des détroits et des canaux du Nord, et la mer de Baffin ne tarde
pas à devenir impraticable. Il faut fuir, il faut s'éloigner de ces
parages, il faut laisser en arrière le cap Farewel, sous peine d'être
pris dans les embâcles pour les sept ou huit mois des rudes hivers de
l'océan Arctique.

Pendant les heures de l'attente, les intrépides touristes faisaient
de longues promenades à travers l'île. Son sol rocheux, presque plat,
rehaussé seulement de quelques tumescences dans sa partie médiane, se
prête à la marche. Çà et là s'étendent des plaines où, au-dessus d'un
tapis de mousses et d'herbes plus jaunes que vertes, s'élèvent des
arbustes qui ne deviendront jamais des arbres, quelques-uns de ces
bouleaux rabougris qui poussent encore au-dessus du soixante-douzième
parallèle.

Le ciel était généralement brumeux, et le plus souvent de gros nuages
bas le traversaient sous le souffle des brises de l'Est. La température
ne dépassait pas dix degrés au-dessus de zéro. Aussi les passagers
étaient-ils heureux de retrouver à bord de leurs navires un confort que
le village n'aurait pu leur offrir et une nourriture qu'ils n'eussent
trouvée ni à Godhavn, ni en aucune autre station du littoral.

Cinq jours s'étaient écoulés depuis l'arrivée du _Mozik_ lorsque,
dans la matinée du 16 août, un dernier bâtiment fut signalé au large
d'Upernivik. C'était un steamer, qui se glissait à travers les îles et
îlots de l'archipel pour venir prendre son mouillage. A la corne de
sa brigantine flottait le pavillon aux cinquante et une étoiles des
États-Unis d'Amérique.

A n'en pas douter, ce steamer amenait un nouveau lot de curieux sur
le théâtre du grand fait météorologique, des retardataires, qui,
d'ailleurs, n'arriveraient point en retard, puisque le globe d'or
gravitait encore dans l'atmosphère.

Vers onze heures du matin, le steamer _Oregon_ laissait tomber son
ancre au milieu de la flottille. Un canot s'en détachait aussitôt
et mettait à terre un des passagers sans doute plus pressé que ses
compagnons de voyage.

Ainsi que le bruit s'en répandit sur-le-champ, c'était un des
astronomes de l'observatoire de Boston, un certain M. Wharf, qui se
rendit chez le chef du gouvernement. Celui-ci prévint sans tarder M. de
Schnack, et le délégué se rendit à la maisonnette au toit de laquelle
se déployait le drapeau national.

L'anxiété fut grande. Le bolide allait-il, par hasard, fausser
compagnie à tout le monde, et «filer à l'anglaise» vers d'autres
parages célestes, selon le vœu de Francis Gordon?

On fut bientôt rassuré à cet égard. Le calcul avait conduit J. B. K.
Lowenthal à des conclusions exactes, et c'est uniquement pour assister
à la chute du bolide, à titre de représentant de son chef hiérarchique,
que M. Wharf avait entrepris ce long voyage.

On était au 16 août. Il s'en fallait donc encore de trois fois
vingt-quatre heures que le bolide reposât sur la terre groënlandaise.

«A moins qu'il ne s'en aille par le fond!..» murmurait Francis Gordon,
seul, d'ailleurs, à concevoir cette pensée, et à formuler cette
espérance.

Mais que l'affaire dût ou non, avoir ce dénouement, on ne le saurait
que dans trois jours. Trois jours, ce n'est guère et c'est quelquefois
beaucoup, tout particulièrement au Groënland, où il serait osé de
prétendre que les plaisirs pèchent par leur abondance. On s'ennuyait
donc, et de contagieux bâillements désarticulaient les maxillaires de
ces touristes désœuvrés.

[Illustration: Ce steamer amenait un nouveau lot de curieux. (Page
184.)]

L'un de ceux auxquels le temps paraissait le moins long, c'était
assurément Mr Seth Stanfort. _Globe trotter_ déterminé, accourant
volontiers où il y avait à voir quelque chose d'un peu spécial, il
était accoutumé à la solitude et savait, comme on dit, «se tenir
compagnie à lui-même».

C'est pourtant à son profit exclusif,--car telle est l'injustice
immanente,--que devait se rompre la fastidieuse monotonie de ces
dernières journées d'attente.

Mr Seth Stanfort se promenait sur la plage pour assister au
débarquement des passagers de _l'Oregon_, lorsqu'il s'arrêta soudain à
la vue d'une dame qu'une des embarcations déposait sur le sable.

Seth Stanfort, doutant du témoignage de ses yeux, s'approcha, et, d'un
ton qui exprimait la surprise, mais aucun déplaisir:

«Mrs Arcadia Walker, si je ne fais point erreur? dit-il.

--Mr Stanfort! répondit la passagère.

--Je ne m'attendais pas, Mrs Arcadia, à vous revoir sur cette île
lointaine.

--Et moi pas davantage, Mr Stanfort.

--Comment vous portez-vous, Mrs Arcadia?

--On ne peut mieux, Mr Stanfort... Et vous-même?

--Très bien, tout à fait bien!

Sans plus de formalités, ils se mirent à causer, comme deux anciennes
connaissances qui viennent de se retrouver par le plus grand des
hasards.

Mrs Arcadia Walker de demander tout d'abord en levant la main vers
l'espace:

--Il n'est pas encore tombé?

--Non, rassurez-vous; pas encore, mais cela ne saurait tarder.

--Je serai donc là! dit Mrs Arcadia Walker avec une vive satisfaction.

--Comme j'y suis moi-même,» répondit Mr Seth Stanfort.

Décidément c'étaient deux personnes très distinguées, deux personnes du
monde, pour ne pas dire deux anciens amis, qu'un pareil sentiment de
curiosité réunissait sur cette plage d'Upernivik.

Pourquoi, après tout, en aurait-il été autrement? Certes, Mrs Arcadia
Walker n'avait point trouvé en Seth Stanfort son idéal, mais peut-être
bien que cet idéal n'existait pas, puisqu'elle ne l'avait rencontré
nulle part. Jamais l'étincelle, qu'on appelle «coup de foudre» dans
les romans, n'avait jailli pour elle, et, à défaut de cette étincelle
légendaire, nul ne s'était emparé de son cœur par la reconnaissance due
à quelque service éclatant. Expérience loyalement faite, le mariage ne
s'était pas trouvé à sa convenance, non plus qu'à celle de Mr Seth
Stanfort; mais, tandis qu'elle éprouvait beaucoup de sympathie pour un
homme qui avait eu la délicatesse de renoncer à être son mari, celui-ci
gardait de son ex-femme le souvenir d'une personne intelligente,
originale, devenue absolument parfaite en cessant d'être sa femme.

Ils s'étaient séparés sans reproche, sans récrimination. Mr Seth
Stanfort avait voyagé de son côté, Mrs Arcadia du sien. Leur
fantaisie les amenait tous deux sur cette île groënlandaise. Pourquoi
auraient-ils affecté de ne pas se connaître? Quoi de plus vulgaire que
de se considérer comme prisonniers des préjugés et des plus sottes
conventions? Ces premiers propos échangés, Mr Seth Stanfort se mit à
la disposition de Mrs Arcadia Walker, qui accepta très volontiers les
services de Mr Seth Stanfort, et il ne fut plus question entre eux que
du phénomène météorologique dont le dénouement était si proche.

A mesure que le temps s'écoulait, un énervement croissant troublait
les curieux réunis sur ce lointain rivage, et plus spécialement les
principaux intéressés, parmi lesquels il faut bien ranger, outre le
Groënland, Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson, puisqu'ils
s'entêtaient à s'attribuer cette qualité.

«Pourvu qu'il tombe bien sur l'île!» pensaient MM. Forsyth et Hudelson.

«Et non à côté!» pensait le chef du gouvernement groënlandais.

«Mais pas sur nos têtes!» ajoutaient en eux-mêmes quelques trembleurs.

Trop près ou trop loin, c'étaient là, en effet, les deux seuls points
inquiétants.

Le 16 et le 17 août passèrent sans aucun incident. Par malheur,
le temps devenait mauvais, et la température commençait à baisser
sensiblement. Peut-être cet hiver serait-il précoce. Les montagnes du
littoral étaient déjà couvertes de neige, et, lorsque le vent soufflait
de ce côté, il était si âpre, si pénétrant, qu'il fallait se mettre
à l'abri dans les salons des navires. Il n'y aurait donc pas lieu de
séjourner sous de pareilles latitudes, et, leur curiosité satisfaite,
les curieux reprendraient volontiers la route du Sud.

Seuls, peut-être, les deux rivaux, entêtés à faire valoir ce qu'ils
appelaient leurs droits, voudraient demeurer près du trésor. On pouvait
s'attendre à tout de la part de tels enragés, et Francis Gordon,
pensant à sa chère Jenny, n'envisageait pas sans angoisses cette
perspective d'un long hivernage.

Dans la nuit du 17 au 18 août, ce fut une véritable tempête qui se
déchaîna sur l'archipel. Vingt heures avant, l'astronome de Boston
avait réussi à prendre une observation du bolide dont la vitesse
diminuait sans cesse. Mais, telle était la violence de la tourmente,
que l'on pouvait se demander si elle n'allait point emporter le bolide.

Aucune accalmie ne se manifesta dans la journée du 18 août, et les
premières heures de la nuit qui suivit furent tellement troublées que
les capitaines des navires en rade éprouvèrent de graves inquiétudes.

Cependant, vers le milieu de cette nuit du 18 au 19 août, la tempête
décrut notablement. Dès cinq heures du matin, tous les passagers en
profitèrent pour se faire mettre à terre. Ce 19 août, n'était-ce pas la
date fixée pour la chute du bolide?

Il était temps. A sept heures, un coup sourd se fit entendre, si rude
que l'île en trembla sur sa base...

Quelques instants plus tard, un indigène accourait à la maison occupée
par M. de Schnack. Il apportait la grande nouvelle...

Le bolide était tombé sur la pointe nord-ouest de l'île d'Upernivik.




XVIII

OÙ, POUR ATTEINDRE LE BOLIDE, M. DE SCHNACK ET SES NOMBREUX COMPLICES
COMMETTENT LES CRIMES D'ESCALADE ET D'EFFRACTION.


Aussitôt, ce fut une ruée.

En un instant répandue, la nouvelle révolutionna les touristes et
la population groënlandaise, les navires en rade furent abandonnés
de leurs équipages, et un véritable torrent humain s'élança dans la
direction indiquée par le messager indigène.

Si l'attention de tous n'avait pas été ainsi confisquée au profit
exclusif du météore, on aurait pu remarquer, à cet instant précis, un
fait difficilement explicable. Comme obéissant à quelque mystérieux
signal, un des bâtiments mouillés dans la baie, un steamer dont la
cheminée vomissait la fumée depuis l'aube, leva l'ancre et se dirigea
vers la haute mer à toute vapeur. C'était un navire aux formes
allongées, un fin marcheur selon toute vraisemblance. En quelques
minutes, il eut disparu derrière la falaise.

Une telle conduite avait de quoi surprendre. Pourquoi être venu jusqu'à
Upernivik, pour le quitter juste au moment où il y avait quelque chose
à voir? Mais personne, tant la hâte générale était grande, ne s'aperçut
de ce départ, pourtant assez singulier.

Aller le plus vite possible, telle était l'unique préoccupation de
cette foule où l'on comptait quelques femmes et même des enfants. On
s'avançait en désordre, se poussant, se bousculant. Cependant, il en
était un, au moins, qui avait conservé tout son calme. En sa qualité de
_globe-trotter_ chevronné que rien ne saurait plus émouvoir, Mr Seth
Stanfort gardait, au milieu du trouble de tous, son dilettantisme un
peu dédaigneux. Même--était-ce pur raffinement de politesse ou tout
autre sentiment?--il avait commencé par tourner franchement le dos à la
direction suivie par ses compagnons pour se porter à la rencontre de
Mrs Arcadia Walker et lui offrir sa compagnie. Après tout, n'était-il
pas naturel, étant données leurs relations d'amitié, qu'ils allassent
ensemble à la découverte du bolide?

«Enfin, il est tombé, Mr Stanfort! tels furent les premiers mots de Mrs
Arcadia Walker.

--Enfin, il est tombé!» répondit Mr Seth Stanfort.

«Enfin, il est tombé!» avait répété et répétait encore toute cette
foule, en se dirigeant vers la pointe nord-ouest de l'île.

Cinq personnes avaient toutefois réussi à se maintenir en avant des
autres. C'était d'abord M. Ewald de Schnack, délégué du Groënland
à la Conférence Internationale, auquel les plus impatients avaient
courtoisement cédé le pas.

Dans l'espace ainsi devenu libre, deux touristes s'étaient aussitôt
insinués, et MM. Dean Forsyth et Hudelson marchaient maintenant en
tête, fidèlement accompagnés de Francis et de Jenny. Les jeunes gens
continuaient à intervertir leurs rôles naturels, comme ils l'avaient
fait à bord du _Mozik_, Jenny s'empressait près de Mr Dean Forsyth,
tandis que Francis Gordon entourait de soins le docteur Sydney
Hudelson. Leur sollicitude n'était pas toujours très bien accueillie,
il faut le reconnaître, mais, cette fois, les deux rivaux étaient si
profondément troublés, qu'ils n'avaient même pas remarqué leur présence
réciproque. Il ne pouvait donc être question de protester contre la
malice des deux jeunes gens, qui marchaient entre eux, côte à côte.

«Le délégué va être le premier à prendre possession du bolide, maugréa
Mr Forsyth.

--Et à mettre la main dessus, ajouta le docteur Hudelson, croyant
répondre à Francis Gordon.

--Mais cela ne m'empêchera pas de faire valoir mes droits! proclama Mr
Dean Forsyth, à l'adresse de Jenny.

--Non, certes! approuva Mr Sydney Hudelson, qui pensait aux siens.

A l'extrême satisfaction de la fille de l'un et du neveu de l'autre,
il semblait vraiment que les deux adversaires, oubliant leurs rancunes
personnelles, fissent masse de leurs deux haines contre l'ennemi
commun.

Par suite d'un heureux concours de circonstances, l'état atmosphérique
s'était entièrement modifié. La tourmente avait cessé, à mesure que le
vent retombait vers le Sud. Si le soleil ne s'élevait encore que de
quelques degrés au-dessus de l'horizon, du moins brillait-il à travers
les derniers nuages amincis par son rayonnement. Plus de pluie, plus de
rafales, un temps clair, un espace tranquille, une température qui se
tenait entre huit et neuf degrés au-dessus du zéro centigrade.

De la station à la pointe, on pouvait compter une grande lieue
qu'il fallait franchir à pied. Ce n'est pas Upernivik qui aurait pu
fournir un véhicule quelconque. Du reste, la marche était facile sur
un sol assez plat, de nature rocheuse, dont le relief ne s'accusait
sérieusement qu'au centre et au voisinage du littoral, où s'élevaient
quelques hautes falaises.

C'était précisément au delà de ces falaises que le bolide était tombé.
De la station, on ne pouvait l'apercevoir.

L'indigène qui, le premier, avait apporté la grande nouvelle, servait
de guide. Il était suivi de près par M. de Schnack, MM. Forsyth et
Hudelson, Jenny et Francis, suivis eux-mêmes d'Omicron, de l'astronome
de Boston et de tout le troupeau des touristes.

Un peu en arrière, Mr Seth Stanfort cheminait à côté de Mrs Arcadia
Walker. Les deux ex-époux n'étaient pas sans connaître la rupture
devenue légendaire des deux familles, et les confidences de Francis,
avec lequel, pendant la traversée, Mr Seth Stanfort avait noué quelques
relations, avaient mis celui-ci au courant des conséquences de cette
rupture.

«Cela s'arrangera, pronostiqua Mrs Arcadia Walker, quand elle fut
renseignée à son tour.

--C'est à souhaiter, approuva Mr Seth Stanfort.

--Certes! dit Mrs Arcadia, et tout n'en ira après que mieux.
Voyez-vous, Mr Stanfort, un peu de difficultés, d'inquiétudes, ne
messied pas avant le mariage. Des unions trop facilement faites
risquent de se défaire de même!.. N'est-ce pas votre avis?

--Tout à fait, Mrs Arcadia. Ainsi, nous, notre exemple est probant. En
cinq minutes... à cheval... le temps de rendre la main...

--Pour la rendre de nouveau six semaines après,--mais à nous-mêmes
et réciproquement, cette fois! interrompit en souriant Mrs Arcadia
Walker. Eh bien! Francis Gordon et miss Jenny Hudelson, pour ne point
se marier à cheval, n'en seront que plus sûrs d'atteindre le bonheur.»

Inutile de dire que, au milieu de cette foule de curieux, Mr Seth
Stanfort et Mrs Arcadia Walker devaient être les seuls, si on en
excepte les deux jeunes fiancés, à ne point se préoccuper en ce
moment du météore, à n'en point parler, à philosopher, comme l'eût
probablement fait Mr John Proth, dont les quelques mots qu'ils venaient
de prononcer évoquaient pour eux le visage plein de fine bonhomie.

On allait d'un bon pas sur un plateau semé de maigres arbustes, d'où
s'échappaient nombre d'oiseaux plus troublés qu'ils ne l'avaient
jamais été aux environs d'Upernivik. En une demi-heure, trois quarts
de lieue furent enlevés. Un millier de mètres restaient à franchir
pour atteindre le bolide qui se dérobait aux regards derrière un
mouvement de la falaise. C'est là qu'on le trouverait, d'après le guide
groënlandais, et cet indigène ne pouvait se tromper. Pendant qu'il
travaillait la terre, il avait parfaitement vu la lueur fulgurante du
météore, et il avait entendu le bruit de la chute, que bien d'autres,
quoique de plus loin, avaient entendu aussi.

Une circonstance, paradoxale dans cette région, obligea les touristes
à se reposer un instant. Il faisait chaud. Oui, si incroyable que cela
pût paraître, on s'épongeait le front, comme si l'on se fût trouvé
sous une latitude plus tempérée. Était-ce donc leur course rapide qui
infligeait à tous ces curieux ce commencement de liquéfaction? Elle
y contribuait sans doute, mais la température de l'air, cela n'était
pas contestable, tendait aussi à remonter. En cet endroit, voisin
de la pointe nord-ouest de l'île, le thermomètre eût certainement
marqué plusieurs degrés de différence avec la station d'Upernivik. Il
semblait même que la chaleur s'accusât plus vivement à mesure que l'on
approchait du but.

«L'arrivée du bolide aurait-elle modifié le climat de l'archipel?
demanda en riant Mr Stanfort.

--Ce serait fort heureux pour les Groënlandais! répondit sur le même
ton Mrs Arcadia.

[Illustration: «PROPRIÉTÉ PRIVÉE. DÉFENSE D'ENTRER.» (Page 195.)]

--Il est probable que le bloc d'or, échauffé par son frottement sur les
couches atmosphériques, est encore à l'état incandescent, expliqua
l'astronome de Boston, et que sa chaleur rayonnante se fait sentir
jusqu'ici.

--Bon! s'écria Mr Seth Stanfort, est-ce qu'il nous faudra attendre
qu'il se refroidisse?

--Son refroidissement eût été bien plus rapide s'il fût tombé en dehors
de l'île au lieu de tomber dessus,» fit observer pour lui-même Francis
Gordon, revenant à son opinion favorite.

Lui aussi, il avait chaud, mais il n'était pas le seul. M. de Schnack,
M. Wharf, transpiraient à son exemple, et de même toute la foule, et
tous les Groënlandais qui ne s'étaient jamais vus à pareille fête.

Après avoir soufflé un bon moment, on se remit en route. Encore cinq
cents mètres et, au détour de la falaise, le météore apparaîtrait dans
toute son éblouissante splendeur.

Malheureusement, au bout de deux cents pas, M. de Schnack, qui marchait
en tête, dut s'arrêter de nouveau, et derrière lui, MM. Forsyth et
Hudelson, et derrière ceux-ci, toute la foule, furent obligés d'en
faire autant. Ce n'était pas la chaleur qui les obligeait à cette
seconde halte, mais bien un obstacle inattendu, le plus inattendu des
obstacles qu'il eût été possible de prévoir en un semblable pays.

Faite de pieux traversés par trois lignes de fil de fer, une clôture,
s'infléchissant en interminable courbe, allait à droite et à gauche
aboutir au littoral et barrait le passage de tous côtés. De place en
place, des pieux plus élevés que les autres supportaient des écriteaux
sur lesquels, en anglais, en français et en danois la même inscription
était répétée. M. de Schnack, qui avait précisément en face de lui
un de ces écriteaux, y lisait avec stupéfaction: «Propriété privée.
Défense d'entrer.»

Une propriété privée dans ces lointains parages, voilà qui n'était pas
ordinaire! Sur les côtes ensoleillées de la Méditerranée ou sur celles
plus brumeuses de l'Océan, les villégiatures se comprennent. Mais sur
les rivages de l'océan Glacial!.. Que pouvait bien faire de ce domaine
aride et rocailleux son original propriétaire?

En tout cas, ce n'était pas l'affaire de M. de Schnack. Absurde ou
non, une propriété privée lui barrait la route, et cet obstacle tout
moral avait brisé net son élan. Un délégué officiel est naturellement
respectueux des principes sur lesquels reposent les sociétés
civilisées, et l'inviolabilité du domicile privé est un axiome
universellement proclamé.

Cet axiome, le propriétaire avait d'ailleurs pris soin de le rappeler
à ceux qui auraient pu être tentés de l'oublier. «Défense d'entrer»,
signifiait formellement en trois langues la théorie des écriteaux.

M. de Schnack était perplexe. Demeurer là lui semblait bien cruel.
Mais, d'autre part, violer la propriété d'autrui, au mépris de toutes
lois divines et humaines!..

Des murmures, grossissant de minute en minute, se firent entendre en
queue de la colonne et se propagèrent en peu d'instants jusqu'à la
tête. Les derniers rangs, ignorants de la cause qui les motivait,
protestaient de toute la force de leur impatience contre cet arrêt.
Mis au courant de l'incident, ils ne se tinrent pas pour satisfaits,
et, leur mécontentement gagnant de proche en proche, ce fut bientôt un
infernal vacarme au milieu duquel tout le monde parlait à la fois.

Allait-on s'éterniser devant cette clôture? Après avoir fait des
milliers de milles pour arriver jusque-là, allait-on se laisser
bêtement arrêter par un méchant bout de fil de fer? Le propriétaire
du terrain ne pouvait avoir la folle prétention d'être aussi celui
du météore. Il n'avait donc aucune raison de refuser le passage. Et,
d'ailleurs, s'il le refusait, c'était bien simple, il n'y avait qu'à le
prendre.

M. de Schnack fut-il ébranlé par ce flot d'arguments violents? Toujours
est-il que ses principes fléchirent. Précisément en face de lui,
retenue par une simple ficelle, une petite porte existait dans la
clôture. A l'aide d'un canif, M. de Schnack coupa cette ficelle, et,
sans réfléchir que cette véritable effraction le transformait en un
vulgaire cambrioleur, il pénétra sur le territoire interdit.

Les uns par la porte, les autres enjambant les fils de fer, le reste de
la foule s'y engouffra à sa suite. En quelques instants plus de trois
mille personnes eurent envahi la «propriété privée». Foule agitée,
bruyante, qui commentait vivement cet incident inattendu.

Mais le silence s'établit tout à coup comme par enchantement.

A cent mètres de la clôture, une petite cabane en planches, cachée
jusque-là par un repli du terrain, s'était révélée brusquement, et
la porte de cette misérable masure venait de s'ouvrir, encadrant un
personnage du plus étrange aspect. Ce personnage interpellait les
envahisseurs.

«Eh, là-bas! criait-il en français d'une voix rocailleuse, ne vous
gênez pas. Faites comme chez vous!»

M. de Schnack comprenait le français. C'est pourquoi M. de Schnack
s'arrêta sur place, et, derrière lui, s'arrêtèrent pareillement
les touristes, qui, d'un même mouvement, tournèrent à la fois vers
l'insolite interpellateur leurs trois mille visages intrigués.




XIX

DANS LEQUEL ZÉPHYRIN XIRDAL ÉPROUVE POUR LE BOLIDE UNE AVERSION
CROISSANTE, ET CE QUI S'ENSUIT.


Si Zéphyrin Xirdal avait été seul, serait-il parvenu sans anicroche à
destination? C'est possible, car tout arrive. On eût cependant fait
montre de prudence en pariant pour la négative.

Quoi qu'il en soit, l'occasion avait manqué d'engager des paris à ce
sujet, puisque sa bonne étoile l'avait mis sous la sauvegarde d'un
Mentor, dont l'esprit pratique neutralisait la fantaisie outrancière de
cet original. Zéphyrin Xirdal ignora donc les difficultés d'un voyage,
à tout prendre assez compliqué, mais que M. Robert Lecœur avait réussi
à rendre plus simple qu'une promenade dans les environs.

Au Havre, où l'express les avait amenés en quelques heures, les deux
voyageurs furent accueillis avec empressement à bord d'un superbe
steamer, qui largua aussitôt ses amarres et gagna la haute mer sans
attendre d'autres passagers.

_L'Atlantic_, en effet, n'était pas un paquebot, mais bien un yacht
de cinq à six cents tonneaux affrété par M. Robert Lecœur et à leur
disposition exclusive. En raison de l'importance des intérêts engagés,
le banquier avait jugé utile de posséder un moyen de communiquer à son
gré avec l'univers civilisé. Les énormes bénéfices déjà encaissés par
lui dans sa spéculation sur les mines d'or lui permettant, d'autre
part, les plus princières audaces, il s'était assuré la jouissance de
ce navire, choisi entre cent autres en Angleterre.

_L'Atlantic_, fantaisie d'un lord multimillionnaire, avait été
construit en vue des plus grandes vitesses. De formes fines et
allongées, il pouvait, sous l'impulsion des quatre mille chevaux de ses
machines, atteindre et même dépasser vingt nœuds. Le choix de M. Lecœur
avait été dicté par cette particularité, qui, le cas échéant, serait
d'un précieux avantage.

Zéphyrin Xirdal ne manifesta aucune surprise d'avoir ainsi un navire à
ses ordres. Peut-être, il est vrai, ne s'aperçut-il pas de ce détail.
En tout cas, il franchit la coupée et s'installa dans sa cabine sans
formuler la plus petite observation.

La distance entre le Havre et Upernivik est d'environ huit cents
lieues marines, que _l'Atlantic_, en marchant à pleine puissance,
eût été capable de franchir en six jours. Mais M. Lecœur, n'étant
nullement pressé, consacra une douzaine de jours à cette traversée, et
l'on arriva seulement dans la soirée du 18 juillet devant la station
d'Upernivik.

Pendant ces douze jours, c'est à peine si Zéphyrin Xirdal desserra
les dents. Au cours des repas qui les réunissaient nécessairement, M.
Lecœur s'efforça à vingt reprises de mettre la conversation sur le but
de leur voyage; il ne put jamais obtenir de réponse. Il avait beau lui
parler du météore, son filleul paraissait ne plus s'en souvenir, et
aucune lueur d'intelligence ne s'allumait dans son regard atone.

Xirdal, pour l'instant, regardait «en dedans» et poursuivait la
solution d'autres problèmes. Lesquels? Il n'en a pas fait confidence.
Mais ils devaient, en quelque manière, avoir la mer pour objet, car,
soit à l'avant, soit à l'arrière du bâtiment, Xirdal passait ses
journées à regarder les flots. Peut-être n'est-il pas trop audacieux de
supposer qu'il poursuivait mentalement ses recherches sur le phénomène
de la tension superficielle, dont il avait précédemment touché un mot
à une série de passants, en croyant parler à son ami Marcel Leroux.
Peut-être même les déductions qu'il fit alors ne furent-elles pas
étrangères à quelques-unes de ces merveilleuses inventions dont il
devait plus tard étonner le monde.

Le lendemain de l'arrivée à Upernivik, M. Lecœur, qui commençait à
désespérer, voulut essayer de réveiller l'attention de son filleul,
en lui mettant sous les yeux sa machine dépouillée de son enveloppe
protectrice. Il avait calculé juste, et le moyen fut radical. En
apercevant sa machine, Zéphyrin Xirdal se secoua comme au sortir d'un
rêve et promena autour de lui un regard où se lisaient la fermeté et la
lucidité des grands jours.

«Où sommes-nous? demanda-t-il.

--A Upernivik, répondit M. Lecœur.

--Et mon terrain?

--Nous y allons de ce pas.»

Ce n'était pas tout à fait exact. Auparavant, il fallut passer chez
M. Biarn Haldorsen, chef de l'Inspectorat du Nord, dont on trouva
facilement la demeure reconnaissable au drapeau qui la surmontait. Les
formules de politesse échangées, on entama les affaires sérieuses par
le canal d'un interprète, dont M. Lecœur s'était prudemment assuré le
concours.

Une première difficulté se présenta tout de suite. Non pas que M.
Biarn Haldorsen eût la velléité de contester les titres de propriété
qui lui étaient soumis; mais leur interprétation n'était pas évidente.
Aux termes de ces titres très réguliers et revêtus de toutes les
signatures et de tous les sceaux officiels désirables, le gouvernement
groënlandais, représenté par son agent diplomatique à Copenhague,
cédait à M. Zéphyrin Xirdal une surface de neuf kilomètres carrés
délimitée par quatre côtés égaux de trois kilomètres chacun, orientés
selon les points cardinaux et se coupant à angles droits à semblable
distance d'un point central situé par 72° 53' 30" de latitude nord et
55° 35' 18" de longitude ouest, le tout au prix de cinq cents kroners
le kilomètre carré, soit un peu plus de six mille francs au total.

M. Biarn Haldorsen ne demandait qu'à s'incliner, mais encore fallait-il
connaître l'emplacement du point central. Certes, il n'était pas sans
avoir entendu parler de latitude et de longitude, et il n'ignorait
pas que de telles choses existassent. Par exemple, à cela se bornait
le savoir de M. Biarn Haldorsen. Que la latitude fût un animal ou un
végétal, la longitude un minéral ou un objet d'ameublement, cela lui
paraissait également plausible et il se gardait de toute préférence.

Zéphyrin Xirdal compléta en quelques mots les connaissances
cosmographiques du chef de l'Inspectorat du Nord et rectifia ce
qu'elles avaient d'erroné. Il offrit ensuite de procéder lui-même,
à l'aide des instruments de _l'Atlantic_, aux observations et aux
calculs nécessaires. Le capitaine d'un navire danois actuellement en
rade pourrait d'ailleurs en contrôler les résultats, afin de rassurer
pleinement Son Excellence M. Biarn Haldorsen.

Il fut ainsi décidé.

En deux jours, Zéphyrin Xirdal eut terminé son travail, dont le
capitaine danois ne put que confirmer la méticuleuse exactitude, et
c'est alors que se présenta la seconde difficulté.

Le point de la surface terrestre ayant comme coordonnée 72° 51' 30"
de latitude nord et 55° 35' 18" de longitude ouest, était situé en
pleine mer, à deux cent cinquante mètres environ dans le nord de l'île
d'Upernivik!

M. Lecœur, atterré par cette découverte, s'emporta en véhémentes
récriminations. Qu'allait-on faire? Ainsi donc, on serait venu jusque
dans ces contrées perdues pour voir bêtement le bolide se payer une
pleine eau! Avait-on idée d'une pareille légèreté! Comment Zéphyrin
Xirdal--un savant!--avait-il pu commettre une erreur aussi grossière?

L'explication de cette erreur était des plus simples. Que le mot
«Upernivik» désignât, non seulement une agglomération, mais aussi
une île, Zéphyrin Xirdal ne le savait pas, voilà tout. Après avoir
déterminé, au point de vue mathématique, le lieu de chute du bolide, il
s'en était fié à une méchante carte extraite d'un petit atlas scolaire,
carte qu'il tira de l'une de ses nombreuses poches et qu'il mit sous
les yeux du banquier irrité. Cette carte indiquait bien que le point
du globe situé par 73° 51' 30" de latitude nord et par 55° 35' 18" de
longitude ouest était proche de la bourgade d'Upernivik, mais elle
négligeait d'indiquer que cette bourgade, audacieusement figurée assez
avant dans les terres, était au contraire située sur l'île du même nom,
en bordure immédiate de la mer. Zéphyrin Xirdal, sans chercher plus
loin, avait cru sur parole cette carte un peu trop approximative.

Puisse ceci servir de leçon! Puissent les lecteurs de ce récit
s'adonner à l'étude de la géographie, et ne pas oublier qu'Upernivik
est une île! Cela pourra leur être utile, le jour où ils auront
à recueillir un bolide de cinq mille sept cent quatre-vingt-huit
milliards!

Par contre, cela n'arrangera pas les choses en ce qui concerne celui de
Whaston.

Si du moins le terrain avait pu être tracé plus au Sud, cette
tricherie aurait été encore favorable, dans le cas d'une déviation du
météore. Mais, Zéphyrin Xirdal ayant commis l'imprudence de compléter
l'éducation de Son Excellence M. Biarn Haldorsen et d'accepter un
contrôle devenu bien gênant, ce modeste truquage n'était même plus
possible. Il fallait, coûte que coûte, accepter la situation telle
quelle et prendre livraison du terrain acheté partie en surface
aquatique et partie en surface terrestre.

La limite sud de cette seconde fraction, la plus intéressante des deux,
se trouva, en dernière analyse, portée à douze cent cinquante et un
mètres du rivage septentrional d'Upernivik, et sa longueur de trois
kilomètres excédant la largeur de l'île en cet endroit, il en résulta
que les limites est et ouest auraient dû être tracées en plein Océan.
Zéphyrin Xirdal reçut donc effectivement un peu plus de deux cent
soixante-douze hectares, au lieu de neuf kilomètres carrés achetés et
payés, ce qui rendait infiniment moins avantageuse cette opération
immobilière. C'était une mauvaise affaire.

Au point de vue spécial de la chute du bolide, elle devenait même
exécrable. Le point visé avec trop d'adresse par Zéphyrin Xirdal
était en mer! Certes, il avait admis la possibilité d'une déviation,
puisqu'il s'était «donné de l'air» sur quinze cents mètres dans tous
les sens autour de ce point. Mais de quel côté se produirait-elle?
Voilà ce qu'il ignorait. S'il pouvait évidemment se faire que le
météore tombât dans la portion restreinte qui demeurait en sa
possession, le contraire n'aurait rien de surprenant. De là, grande
perplexité de M. Lecœur.

«Que vas-tu faire maintenant? demanda-t-il à son filleul.

Celui-ci leva les bras au ciel en signe d'ignorance.

--Il faut agir pourtant, reprit son parrain d'un ton courroucé. Il faut
que tu nous sortes de cette impasse.

Zéphyrin Xirdal réfléchit un instant.

--La première chose à faire, dit-il enfin, c'est de clore le terrain
et d'y construire une baraque suffisante pour nous loger. J'aviserai
ensuite.»

M. Lecœur se mit à l'œuvre. En huit jours, les marins de _l'Atlantic_,
aidés de quelques Groënlandais attirés par la haute paye offerte,
eurent élevé une clôture en fils de fer dont les deux extrémités
allaient plonger dans la mer, et construit une cabane en planches qui
fut sommairement meublée des objets les plus indispensables.

Le 26 juillet, trois semaines avant le jour où devait s'effectuer la
chute du bolide, Zéphyrin Xirdal se mit au travail. Après avoir pris
quelques observations du météore dans les hautes zones de l'atmosphère,
il s'envola dans les hautes zones des mathématiques. Ses nouveaux
calculs ne purent que prouver la perfection de ses calculs antérieurs.
Aucune erreur n'avait été commise. Aucune déviation ne s'était
produite. Le bolide tomberait exactement à l'endroit prévu, soit par
72° 51' 30" de latitude nord et 55° 35' 18" de longitude ouest.

«Dans la mer, par conséquent, conclut M. Lecœur, en dissimulant mal sa
fureur.

--Dans la mer, évidemment, dit avec sérénité Xirdal, qui, en
vrai mathématicien, n'éprouvait d'autre sentiment qu'une grande
satisfaction, en constatant la précision supérieure de ses calculs.

Mais presque aussitôt l'autre face de la question lui apparut.

--Diable!.. fit-il en changeant de ton et en regardant son parrain d'un
air indécis.

Celui-ci se contraignit au calme.

--Voyons, Zéphyrin, reprit-il en adoptant le ton bonhomme qui convient
avec les enfants, nous n'allons pas rester les bras croisés, je
présume. Une gaffe a été commise; il faut la réparer. Puisque tu as été
capable d'aller chercher le bolide en plein ciel, c'est un jeu pour toi
de lui faire subir une déviation de quelques centaines de mètres.

--Vous croyez ça, vous! répondit Zéphyrin Xirdal en secouant la tête.
Quand j'agissais sur le météore, il était à quatre cents kilomètres.
A cette distance, l'attraction terrestre s'exerçait dans une mesure
telle que la quantité d'énergie que je projetais sur une de ses faces
était capable de provoquer une rupture d'équilibre appréciable. Il n'en
est plus ainsi, à présent. Le bolide est plus près, et l'attraction
terrestre le sollicite avec tant de force qu'un peu plus un peu moins
n'y changera pas grand'chose. D'autre part, si la vitesse absolue du
bolide a diminué, sa vitesse angulaire a beaucoup augmenté. Il passe
maintenant comme l'éclair dans la position la plus favorable et l'on
n'a guère le temps d'agir sur lui.

--Alors, tu ne peux rien? insista M. Lecœur en se mordant les lèvres
pour ne pas éclater.

--Je n'ai pas dit ça, rectifia Zéphyrin Xirdal. Mais la chose est
difficile. On peut essayer, cependant, bien entendu.»

Il l'essaya, en effet, et avec tant d'obstination que, le 17 août,
il considéra comme certain le succès de sa tentative. Le bolide
définitivement dévié tomberait en plein sur la terre ferme, à une
cinquantaine de mètres du rivage, distance suffisante pour écarter tout
danger.

Malheureusement, pendant les jours qui suivirent, cette violente
tempête qui secoua si fort les navires en rade d'Upernivik balaya
toute la surface de la terre, et Xirdal redouta à bon droit que la
trajectoire du bolide ne fût modifiée par un aussi furieux déplacement
de l'air.

Cette tempête, on le sait, se calma dans la nuit du 18 au 19, mais
les habitants de la cabane ne profitèrent pas de ce répit que leur
laissaient les éléments déchaînés. L'attente de l'événement ne leur
permit pas de prendre une minute de repos. Après avoir assisté au
coucher du soleil, un peu après dix heures et demie du soir, ils virent
l'astre du jour se lever moins de trois heures plus tard, dans un ciel
presque entièrement dégagé de nuages.

La chute se produisit juste à l'heure annoncée par Zéphyrin Xirdal.
A six heures cinquante-sept minutes trente-cinq secondes, une lueur
fulgurante déchira l'espace dans la région du Nord, aveuglant à demi M.
Lecœur et son filleul, qui, depuis une heure, surveillaient l'horizon
du pas de leur porte. Presque en même temps, on entendit un bruit
sourd, et la terre trembla sous un choc formidable. Le météore était
tombé.

Quand Zéphyrin Xirdal et M. Lecœur eurent retrouvé l'usage de la vue,
ce qu'ils aperçurent tout d'abord, ce fut le bloc d'or à cinq cents
mètres de distance.

«Il brûle, balbutia M. Lecœur en proie à une forte émotion.

--Oui,» répondit Zéphyrin Xirdal, incapable d'articuler autre chose que
ce bref monosyllabe.

Peu à peu, cependant, ils retrouvèrent le calme et se rendirent un
compte plus exact de ce qu'ils voyaient.

Le bolide était bien, en effet, à l'état incandescent. Sa température
devait dépasser mille degrés et être voisine du point de fusion.
Sa composition de nature poreuse se révélait nettement, et c'est
justement que l'observatoire de Greenwich l'avait comparé à une éponge.
Traversant la surface, dont le refroidissement dû au rayonnement
assombrissait la teinte, une infinité de canaux permettaient au regard
de pénétrer dans l'intérieur, où le métal était porté au rouge vif.
Divisés, croisés, recourbés en mille méandres, ces canaux formaient
un nombre immense d'alvéoles, d'où l'air surchauffé s'échappait en
sifflant.

Bien que le bolide eût été fortement aplati dans sa chute
vertigineuse, sa forme sphérique se discernait encore. La partie
supérieure demeurait assez régulièrement arrondie, tandis que la base
disloquée, écrasée, épousait intimement les irrégularités du sol.

«Mais... il va glisser dans la mer! s'écria M. Lecœur au bout de
quelques instants.

Son filleul garda le silence.

--Tu avais annoncé qu'il tomberait à cinquante mètres du bord!

Il en est à dix, car il faut tenir compte de son demi-diamètre.

--Dix ne sont pas cinquante.

--Il aura été dévié par la tempête.»

Les deux interlocuteurs n'échangèrent pas d'autres paroles et
contemplèrent la sphère d'or en silence.

En vérité, M. Lecœur n'avait pas tort d'éprouver une certaine
inquiétude. Le bolide était tombé à dix mètres de l'extrême arête
de la falaise, sur le sol déclive qui réunissait cette arête au
reste de l'île. Son rayon étant de cinquante-cinq mètres, ainsi
que l'Observatoire de Greenwich avait eu raison de l'affirmer, il
se trouvait en surplomb de quarante-cinq mètres au-dessus du vide.
L'énorme masse de métal, déjà amollie par la chaleur, et ainsi projetée
en porte-à-faux, avait pour ainsi dire coulé le long de la falaise
verticale et pendait lamentablement jusqu'à peu de distance de la
surface de la mer. Mais l'autre partie, littéralement imprimée dans le
roc, retenait l'ensemble au-dessus de l'océan.

Assurément, puisqu'il ne tombait pas, c'est qu'il était en équilibre.
Toutefois cet équilibre paraissait bien instable et on comprenait que
la moindre impulsion aurait suffi à précipiter dans l'abîme le fabuleux
trésor. Une fois lancé sur la pente, rien au monde ne serait capable
de l'arrêter, et il glisserait alors invinciblement dans la mer qui se
refermerait sur lui.

Raison de plus de se hâter, pensa soudain M. Lecœur, en reprenant
conscience de lui-même. C'était folie de gâcher ainsi son temps dans
une sotte contemplation, au grand dommage de ses intérêts.

Passant, sans perdre une minute de plus, derrière la maisonnette, il
hissa le drapeau français au sommet d'un mât assez élevé pour être
aperçu des vaisseaux mouillés devant Upernivik. On sait déjà que ce
signal devait être vu et compris. _L'Atlantic_ avait aussitôt pris
la mer, en route pour le poste télégraphique le plus proche, d'où
s'élancerait, à l'adresse de la Banque Robert Lecœur, rue Drouot, à
Paris, une dépêche rédigée en langage clair: «Bolide tombé. Vendez.»

A Paris, on s'empresserait d'exécuter cet ordre, et cela vaudrait
encore un immense bénéfice à M. Lecœur, qui jouait à coup sûr. Quand la
chute serait connue, nul doute que les mines ne subissent un dernier
effondrement. M. Lecœur se rachèterait alors dans d'excellentes
conditions. Allons! l'affaire avait du bon, quoi qu'il pût arriver,
et M. Lecœur ne pouvait manquer d'encaisser un nombre respectable de
millions.

Zéphyrin Xirdal insensible à ces intérêts vulgaires, était resté
plongé dans sa contemplation, quand un grand bruit de voix vint frapper
son oreille. En se retournant, il aperçut la foule des touristes,
qui, M. de Schnack à leur tête, s'étaient enhardis à pénétrer sur
son domaine. Voilà qui était intolérable, par exemple! Xirdal, qui
avait acquis un terrain pour être maître chez lui, fut outré d'un tel
sans-gêne.

D'un pas rapide, il se porta au-devant des indiscrets envahisseurs.

Le délégué du Groënland lui épargna la moitié du chemin.

«Comment se fait-il, Monsieur, dit Xirdal en l'abordant, que vous soyez
entré chez moi? N'avez-vous pas vu les écriteaux?

--Pardonnez-moi, Monsieur, répondit poliment M. de Schnack, nous les
avons parfaitement vus, mais nous avons pensé qu'on était excusable
d'enfreindre, en raison de circonstances si exceptionnelles, les règles
généralement admises.

--Circonstances exceptionnelles?.. demanda Xirdal avec candeur. Quelles
circonstances exceptionnelles?

L'attitude de M. de Schnack exprima à bon droit quelque surprise.

--Quelles circonstances exceptionnelles?.. répéta-t-il. Sera-ce donc
à moi de vous apprendre, Monsieur, que le bolide de Whaston vient de
tomber sur cette île?

--Je le sais parfaitement, déclara Xirdal. Mais il n'y a rien
d'exceptionnel là-dedans. C'est un fait très banal que la chute d'un
bolide.

--Pas quand il est en or.

--En or ou en autre chose, un bolide, c'est un bolide.

--Ce n'est pas l'avis de ces messieurs ni de ces dames, répliqua M. de
Schnack, en montrant la foule des touristes dont la grande majorité ne
comprenait pas un mot à ce dialogue. Tout ce monde n'est ici que pour
assister à la chute du bolide de Whaston. Avouez qu'il aurait été dur,
après un pareil voyage, d'être arrêté par une barrière de fils de fer.

--Il est vrai, reconnut Xirdal disposé à la conciliation.

Les choses étaient ainsi en bonne voie, quand M. de Schnack commit
l'imprudence d'ajouter:

--En ce qui me concerne, je pouvais d'autant moins me laisser arrêter
par votre barrière, qu'elle s'opposait à l'accomplissement de la
mission officielle dont je suis investi.

--Mission qui consiste?

--A prendre possession du bolide au nom du Groënland, dont je suis ici
le représentant.

Xirdal avait sursauté.

--Prendre possession du bolide!.. s'écria-t-il. Mais vous êtes fou, mon
bon Monsieur!

--Je ne vois pas pourquoi, répliqua M. de Schnack d'un ton pincé. Le
bolide est tombé en territoire groënlandais. Il appartient donc à
l'État groënlandais, puisqu'il n'appartient à personne.

--Autant de mots, autant d'erreurs, protesta Zéphyrin Xirdal avec
une violence naissante. D'abord, le bolide n'est pas tombé sur le
territoire du Groënland mais sur mon territoire à moi, attendu que le
Groënland me l'a bel et bien vendu contre espèces. En outre, le bolide
appartient à quelqu'un, et ce quelqu'un, c'est moi.

--Vous?..

--Parfaitement moi.

--A quel titre?

--Mais à tous les titres possibles, mon cher Monsieur. Sans moi, le
bolide graviterait encore dans l'espace, où, tout représentant que
vous êtes, vous seriez bien en peine d'aller le chercher. Comment ne
serait-il pas à moi, puisqu'il est chez moi et que c'est moi qui l'y ai
fait tomber?

--Vous dites?.. insista M. de Schnack.

--Je dis que c'est moi qui l'ai fait tomber. J'ai d'ailleurs eu soin
d'en informer la Conférence Internationale qui s'est réunie, paraît-il,
à Washington. Je présume que ma dépêche a interrompu ses travaux.

M. de Schnack considérait son interlocuteur avec incertitude. Avait-il
affaire à un farceur ou à un fou?

--Monsieur, répondit-il, je faisais partie de la Conférence
Internationale, et je peux vous affirmer qu'elle siégeait toujours
quand j'ai quitté Washington. D'autre part, je peux également vous
affirmer que je n'ai eu aucune connaissance de la dépêche dont vous
parlez.

M. de Schnack était sincère. Un peu dur d'oreille, il n'avait pas
entendu un seul mot de cette dépêche, lue, comme il est d'usage dans
tout parlement qui se respecte, au milieu de l'infernal vacarme des
conversations particulières.

--Je ne l'en ai pas moins envoyée, affirma Zéphyrin Xirdal qui
commençait à s'échauffer. Qu'elle soit ou non arrivée à destination,
cela ne change rien à mes droits.

--Vos droits?.. riposta M. de Schnack que cette discussion inattendue
irritait également. Osez-vous bien élever sérieusement des prétentions
quelconques sur le bolide?

--Non, mais, je me gênerai peut-être! s'exclama Xirdal gouailleur.

--Un bolide de six trillions de francs!

--Et puis après?.. Quand il vaudrait trois cent mille millions de
milliards de billiards de trilliards, cela ne l'empêcherait pas d'être
à moi.

--A vous!.. c'est de la plaisanterie... Un homme posséder à lui seul
plus d'or que le reste du monde!.. Ce ne serait pas tolérable.

--Je ne sais pas si c'est tolérable ou pas tolérable, cria Zéphyrin
Xirdal tout à fait en colère. Je ne sais qu'une chose, c'est que le
bolide est à moi.

--C'est ce que nous verrons, conclut M. de Schnack d'un ton sec. Pour
le moment, vous voudrez bien souffrir que nous poursuivions notre
route.»

Ce disant, le délégué toucha légèrement le bord de son chapeau, et, sur
un signe de lui, le guide indigène se remit en marche. M. de Schnack
lui emboîta le pas, et les trois mille touristes emboîtèrent le pas à
M. de Schnack.

[Illustration: A CETTE DISTANCE DE QUATRE CENTS MÈTRES... (Page 209.)]

Zéphyrin Xirdal, planté sur ses longues jambes, regarda passer cette
foule, qui semblait l'ignorer. Son indignation était grande. Entrer
chez lui sans sa permission et s'y comporter comme en pays conquis!
Contester ses droits! Cela dépassait les bornes.

Rien à faire, cependant, contre une pareille foule. C'est pourquoi,
quand le dernier étranger eut défilé, il en fut réduit à battre en
retraite vers sa bicoque. Mais, s'il était vaincu, il n'était pas
convaincu, et, chemin faisant, il donna libre cours à sa bile.

«C'est dégoûtant... dégoûtant!» proclamait-il à satiété en gesticulant
comme un sémaphore.

Cependant, la foule se hâtait derrière le guide. Celui-ci s'arrêta
enfin à l'amorce de l'extrême pointe de l'île. On ne pouvait aller plus
loin.

M. de Schnack et M. Wharf le rejoignirent aussitôt. Puis ce furent MM.
Forsyth et Hudelson, Francis et Jenny, Omicron, Mr Seth Stanfort et Mrs
Arcadia Walker, et enfin toute la masse des curieux que la flottille
avait déversée sur ce littoral de la mer de Baffin.

Oui, impossible d'aller plus loin. La chaleur, devenue insoutenable,
n'aurait pas permis un pas de plus.

D'ailleurs, ce pas aurait été inutile. A moins de quatre cents mètres,
la sphère d'or apparaissait, et tout le monde pouvait la contempler,
comme Zéphyrin Xirdal et M. Lecœur l'avaient contemplée une heure plus
tôt. Elle ne rayonnait plus, comme au temps où elle traçait son orbite
dans l'espace, mais tel était son éclat que les yeux avaient peine à le
supporter. En somme, insaisissable quand elle sillonnait le ciel, elle
n'était pas moins insaisissable maintenant qu'elle reposait sur le sol
terrestre.

En cet endroit, le littoral s'arrondissait en une sorte de plateau, un
de ces rochers désignés sous le nom d'_Unalek_, en langue indigène.
Incliné vers le large, il se terminait en une falaise verticale élevée
d'une trentaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. C'est sur le
bord de ce plateau que le bolide était tombé. Quelques mètres de plus à
droite, et il se fût englouti dans les abîmes où plongeait le pied de
la falaise.

«Oui! ne put s'empêcher de murmurer Francis Gordon, à vingt pas de là,
il était par le fond...

--D'où on ne l'aurait pas facilement retiré, termina Mrs Arcadia Walker.

--Eh! M. de Schnack ne le tient pas encore, fit remarquer Mr Seth
Stanfort. Il s'en faut qu'il soit encaissé par le gouvernement
groënlandais.»

En effet, mais il le serait un jour ou l'autre. Question de patience,
tout simplement. Il suffirait d'attendre le refroidissement et, à
l'approche d'un hiver arctique, cela ne tarderait guère.

Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient là, immobiles,
hypnotisés, pour ainsi dire, par la vue de cette masse d'or qui leur
brûlait les yeux. Tous deux avaient essayé de se porter en avant, et
tous deux avaient dû reculer, aussi bien que l'impatient Omicron qui
faillit être grillé comme un roastbeef. A cette distance de quatre
cents mètres, la température atteignait cinquante degrés centigrades,
et la chaleur dégagée par le météore rendait l'air irrespirable.

«Mais enfin... il est là... Il repose sur l'île... Il n'est pas au fond
de la mer... Il n'est pas perdu pour tout le monde... Il est aux mains
de cet heureux Groënland!.. Attendre... il suffira d'attendre...»

Voilà ce que répétaient les curieux arrêtés par la suffocante chaleur à
ce tournant de la falaise.

Oui, attendre... Mais combien de temps? Le bolide ne résisterait-il pas
un mois, deux mois, au refroidissement? De telles masses métalliques,
portées à une température si élevée, peuvent rester longtemps
brûlantes. Cela s'est déjà vu pour des météorites de volume infiniment
moindre.

Trois heures se passèrent et personne ne songeait à quitter la place.
Voulait-on attendre qu'il fût possible d'approcher du bolide? Mais ce
ne serait ni aujourd'hui, ni demain. A moins d'établir un campement et
d'y apporter des vivres, il faudrait bien retourner aux navires.

«Mr Stanfort, dit Mrs Arcadia Walker, pensez-vous que quelques heures
suffiront à refroidir ce bloc incandescent?

--Ni quelques heures ni quelques jours, Mrs Walker.

--Je vais donc retourner à bord de _l'Oregon_, quitte à revenir plus
tard.

--Vous avez parfaitement raison, répondit Mr Stanfort, et, à votre
exemple, je me dirigerai du côté du _Mozik_. L'heure du déjeuner a
sonné, je pense.

C'était le parti le plus sage, mais, ce sage parti, il fut impossible
à Francis Gordon et à Jenny de le faire adopter par MM. Forsyth et
Hudelson.

En vain la foule s'écoula peu à peu, en vain M. de Schnack, le dernier,
se décida à regagner la station d'Upernivik, les deux maniaques
s'entêtèrent à demeurer seuls en tête à tête avec leur météore.

«Enfin, papa, venez-vous? demanda pour la dixième fois Jenny Hudelson
vers deux heures de l'après-midi.

Pour toute réponse, le docteur Hudelson fit une douzaine de pas en
avant. Mais il fut obligé de reculer précipitamment. C'était comme
s'il se fût aventuré devant la gueule d'un four. Mr Dean Forsyth, qui
s'était élancé à sa suite, dut battre en retraite avec non moins de
hâte.

--Voyons, mon oncle, reprit à son tour Francis Gordon, voyons Mr
Hudelson, il est temps de regagner le bord... Que diable! le bolide ne
se sauvera pas maintenant. De le dévorer des yeux, ce n'est pas cela
qui vous remplira l'estomac.

Vains efforts. C'est seulement le soir que, tombant de fatigue et
d'inanition, Mr Forsyth et Mr Hudelson se résignèrent à quitter la
place, bien décidés à revenir le lendemain.

Ils y revinrent, en effet, dès la première heure, mais ce fut pour
se heurter à une cinquantaine d'hommes armés--toutes les forces
groënlandaises--assurant le service d'ordre autour du précieux météore.

Contre qui le gouvernement prenait-il cette précaution? Contre Zéphyrin
Xirdal? En ce cas, cinquante hommes, c'était beaucoup. D'autant plus
que le bolide se défendait fort bien tout seul. Son insoutenable
chaleur maintenait les plus audacieux à distance respectueuse. A
peine si l'on avait gagné un mètre depuis la veille. De ce train-là,
il faudrait des mois et des mois pour que M. de Schnack pût prendre
effectivement possession du trésor au nom du Groënland.

N'importe, on faisait garder ce trésor. Quand il s'agit de cinq mille
sept cent quatre-vingt-huit milliards, on ne saurait être trop prudent.

A la prière de M. de Schnack, un des navires en rade était parti,
afin de porter télégraphiquement la grande nouvelle à la connaissance
du monde entier. Dans quarante-huit heures, la chute du bolide serait
donc universellement connue. Cela n'allait-il pas déranger les plans
de M. Lecœur? En aucune façon. Le départ de _l'Atlantic_ remontant
à vingt-quatre heures, et la marche du yacht étant notablement
supérieure, le banquier disposait de trente-six heures d'avance, délai
suffisant pour mener à bonne fin sa spéculation financière.

Si le gouvernement groënlandais s'était senti rassuré par la présence
de cinquante gardiens, à quel point ne dut-il pas l'être dans
l'après-midi du même jour, en constatant que soixante-dix hommes
surveillaient désormais le météore?

Vers midi, un croiseur avait mouillé devant Upernivik. A sa corne
flottait le pavillon étoilé des États-Unis d'Amérique. Son ancre à
peine par le fond, ce croiseur avait débarqué vingt hommes, qui,
sous le commandement d'un midshipman, campaient maintenant dans les
alentours du bolide.

Quand il connut cet accroissement du service d'ordre, M. de Schnack
éprouva des sentiments contradictoires. S'il fut satisfait de savoir le
précieux bolide défendu avec tant de zèle, ce débarquement de marins
américains en armes sur le territoire groënlandais ne laissa pas de
lui causer de sérieuses inquiétudes. Le midshipman, à qui il s'en
ouvrit, ne put le renseigner. Il obéissait à l'ordre de ses chefs et ne
cherchait pas plus loin.

M. de Schnack se résolut donc à porter dès le lendemain ses doléances
à bord du croiseur, mais, quand il voulut exécuter son projet, il se
trouva en face d'un travail double.

Pendant la nuit, un deuxième croiseur, anglais celui-là, était arrivé,
en effet. Le commandant, apprenant que la chute du météore était un
fait accompli, avait, à l'exemple de son collègue américain, débarqué,
lui aussi, une vingtaine de marins, et ceux-ci, sous la conduite d'un
second midshipman, se dirigèrent au pas accéléré vers le nord-ouest de
l'île.

M. de Schnack devint perplexe. Que signifiait tout cela? Et ses
perplexités augmentèrent à mesure que le temps s'écoula. L'après-midi,
on signala un troisième croiseur battant pavillon tricolore, et, deux
heures plus tard, vingt matelots français, sous le commandement d'un
enseigne, allaient à leur tour monter la garde autour du bolide.

La situation se corsait décidément. Elle ne devait pas en rester là.
Dans la nuit du 21 au 22, ce fut un croiseur russe qui survint, lui
quatrième. Puis, dans la journée du 22, on vit arriver successivement
un navire japonais, un italien et un allemand. Le lendemain 23, un
croiseur argentin et un espagnol ne précédèrent que de peu un bateau
chilien, suivi de très près par deux autres navires, l'un portugais et
le second hollandais.

Le 25 août, seize bâtiments de guerre, au milieu desquels _l'Atlantic_
avait discrètement repris son mouillage, formaient devant Upernivik,
une escadre internationale comme n'en avaient jamais vu ces parages
hyperboréens. Et chacun d'eux ayant débarqué ses vingt hommes sous la
conduite d'un officier, trois cent vingt marins et seize officiers
de toutes nationalités foulaient maintenant un sol que n'eussent pu
défendre, malgré leur courage, les cinquante soldats groënlandais.

Chaque navire apportait son contingent de nouvelles, et ces nouvelles
ne devaient pas être satisfaisantes, à en juger par leur effet. S'il
était constant que la Conférence Internationale siégeât toujours à
Washington, il ne l'était pas moins qu'elle ne continuait ses séances
que pour la forme. Désormais, la parole était à la diplomatie... en
attendant, ajoutait-on dans l'intimité, qu'elle appartînt au canon.
On discutait ferme dans les chancelleries, et non sans une certaine
acrimonie.

A mesure que les navires se succédaient, les nouvelles devaient être
plus inquiétantes. On ne savait rien de précis, mais de sourdes
rumeurs couraient dans les états-majors et parmi les équipages, et les
relations se faisaient chaque jour plus tendues entre les divers corps
d'occupation.

Si le commodore américain avait tout d'abord invité à sa table son
collègue anglais, et si celui-ci, en lui rendant cette politesse, avait
profité de l'occasion pour rendre un cordial hommage au commandant du
croiseur français, c'en était fini de ces amabilités internationales.
Maintenant, chacun restait cantonné chez soi, attendant de savoir, pour
régler sa conduite, de quel côté viendrait le vent, dont les premiers
souffles semblaient être précurseurs de tempêtes.

Pendant ce temps, Zéphyrin Xirdal ne décolérait pas. M. Lecœur avait
les oreilles rebattues de ses récriminations incessantes et s'épuisait
en vain à faire appel à son bon sens.

«Tu dois bien comprendre, mon cher Zéphyrin, lui disait-il, que M.
de Schnack a raison, et qu'il est impossible de laisser à une seule
créature la libre disposition d'une somme aussi colossale. Il est donc
naturel qu'on intervienne. Mais laisse-moi faire. Quand la première
émotion sera calmée, j'interviendrai à mon tour, et je considère
comme impossible qu'on ne tienne pas compte dans une large mesure de
la justice de notre cause. J'obtiendrai quelque chose, ce n'est pas
douteux.

--Quelque chose! se récriait Xirdal. Eh! je m'en moque pas mal, de
votre quelque chose. Que voulez-vous que je fasse de cet or? Est-ce que
j'en ai besoin, moi?

--Alors, objectait M. Lecœur, pourquoi t'exciter si fort?

--Parce que le bolide est à moi. Ça me révolte qu'on veuille le
prendre. Je ne le supporterai pas.

--Que peux-tu contre toute la terre, mon pauvre Zéphyrin?

--Si je le savais, ce serait fait. Mais, patience!.. Quand cette
espèce de délégué a émis la prétention de prendre mon bolide, c'était
dégoûtant. Que dire aujourd'hui!.. Maintenant, autant de pays, autant
de voleurs. Sans compter qu'ils vont se déchirer entre eux, à ce qu'on
prétend... Du diable si je n'aurais pas bien fait de laisser le bolide
où il était! Ça m'a paru farce à moi, de le faire tomber. J'ai trouvé
l'expérience intéressante... Si j'avais su!.. De pauvres hères qui
n'ont pas dix sous en poche, qui vont se battre maintenant à propos
de milliards!.. Vous direz ce que vous voudrez, c'est de plus en plus
dégoûtant!»

Xirdal ne sortait pas de là.

Il avait tort, en tous cas, d'être irrité contre M. de Schnack. Le
malheureux délégué, pour employer une expression familière, n'en
menait pas large, lui non plus. Cet envahissement du territoire
groënlandais ne lui disait rien qui vaille, et la prodigieuse fortune
de la République lui paraissait reposer sur des bases bien fragiles.
Que faire cependant? Pouvait-il rejeter à la mer, avec ses cinquante
hommes, les trois cent vingt marins étrangers, canonner, torpiller,
couler bas, les seize mastodontes cuirassés qui l'entouraient?

Non évidemment, il ne le pouvait pas. Mais, ce qu'il pouvait, du moins,
ce qu'il devait même, c'était protester au nom de son pays contre la
violation du sol national.

Un jour que les deux commandants anglais et français étaient
descendus à terre de compagnie, en qualité de simples curieux, M.
de Schnack saisit cette occasion de demander des explications et de
faire des représentations officieuses, dont la modération diplomatique
n'exclurait pas la véhémence.

Ce fut le commodore anglais qui répondit. M. de Schnack, dit-il en
substance, avait tort de s'émouvoir. Les commandants des bâtiments
en rade se conformaient simplement aux ordres de leurs Amirautés
respectives. Il ne leur appartenait, ni de discuter, ni d'interpréter
ces ordres, mais seulement de les exécuter. On présumait, toutefois,
que le débarquement international n'avait d'autre but que le maintien
de l'ordre, en présence d'une affluence de curieux fort importante en
réalité, mais qui avait sans doute été prévue plus importante encore.
Pour le surplus, M. de Schnack devait être tranquille. La question
était à l'étude, et les droits de chacun seraient incontestablement
respectés.

«Très exact, approuva le commandant français.

--Puisque tous les droits seront respectés, je pourrai donc défendre
les miens, s'écria tout à coup un personnage en intervenant sans façon
dans la discussion.

--A qui ai-je l'honneur?.. interrogea le commodore.

--Mr Dean Forsyth, astronome, à Whaston, le véritable père et légitime
propriétaire du bolide, répondit l'interrupteur avec importance, tandis
que M. de Schnack haussait légèrement les épaules.

--Aoh! très bien! prononça le commodore. Je connais parfaitement votre
nom, Mr Forsyth... Mais certainement, si vous avez des droits, pourquoi
ne seriez-vous pas mis à même de les faire valoir?

--Des droits!.. s'écria en ce moment un deuxième interrupteur. Alors,
que dirai-je des miens? N'est-ce pas moi, moi seul, le docteur Sydney
Hudelson, qui, le premier, ai signalé le météore à l'attention de
l'univers?

--Vous!.. protesta Mr Dean Forsyth, en se retournant comme s'il eût été
piqué par une vipère.

--Moi.

--Un médicastre de faubourg prétendre à une telle découverte!

--Aussi bien qu'un ignorant de votre espèce.

--Un hâbleur qui ne sait même pas de quel côté on regarde dans une
lunette!

--Un farceur qui n'a jamais vu un télescope!

--Ignorant, moi!..

--Moi, un médicastre!..

--Pas tellement ignorant que je ne sache démasquer un imposteur.

--Pas si médicastre que je ne trouve le moyen de confondre un voleur.

--C'en est trop! cria d'une voix étranglée Mr Dean Forsyth écumant.
Prenez garde, Monsieur!

Les deux rivaux, poings serrés, regards furibonds, se menaçaient du
geste, et la scène eût probablement mal fini, si Francis et Jenny ne se
fussent élancés entre les combattants.

--Mon oncle!.. s'écriait Francis en maîtrisant Mr Dean Forsyth d'une
main vigoureuse.

--Papa!.. Je vous en supplie... Papa!.. implorait Jenny toute en pleurs.

--Quels sont ces deux énergumènes? demanda à Mr Seth Stanfort, à côté
duquel il se trouvait par hasard, Zéphyrin Xirdal, qui, à quelque
distance, assistait à cette scène tragico-burlesque.

En voyage, on fait aisément bon marché du protocole mondain. Mr Seth
Stanfort répondit sans façon à cette question qu'un inconnu lui posait
sans façon.

--Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de Dean Forsyth et du
docteur Sydney Hudelson.

--Les deux astronomes amateurs de Whaston?

--Précisément.

--Ceux qui ont découvert le bolide qui vient de tomber ici?

--Ce sont eux.

--Qu'ont-ils à se disputer de la sorte?

--Ils ne peuvent se mettre d'accord sur celui à qui revient la priorité
de la découverte.

Zéphyrin Xirdal haussa dédaigneusement les épaules.

--Belle affaire! dit-il.

--Et ils réclament tous deux la propriété du bolide, reprit Mr Seth
Stanfort.

--Sous prétexte qu'ils l'ont vu par hasard dans le ciel?

--C'est cela même.

--Ils ont du toupet, déclara Zéphyrin Xirdal. Mais, ce jeune homme et
cette jeune fille, que viennent-ils faire là-dedans?»

Complaisamment, Mr Seth Stanfort exposa la situation. Il raconta par
quel concours de circonstances les deux fiancés avaient dû renoncer
à l'union projetée, et par suite de quelle absurde jalousie la haine
corse qui séparait les deux familles avait brisé leur tendre et
touchante affection.

Xirdal paraissait bouleversé. Il regardait de l'air dont il eût regardé
des phénomènes, Mr Dean Forsyth retenu par Francis Gordon, et Jenny
Hudelson entourant de ses faibles bras son père exaspéré. Quand Mr
Seth Stanfort eut achevé son récit, Zéphyrin Xirdal, sans le moindre
remercîment, lança un retentissant: «Cette fois, c'est trop fort!»
et s'éloigna à grandes enjambées. Avec flegme, le narrateur suivit
des yeux cet original, puis il n'y pensa plus et retourna près de Mrs
Arcadia Walker, exceptionnellement délaissée pendant ce court dialogue.

Cependant, Zéphyrin Xirdal était hors de lui. D'une main brutale, il
ouvrit la porte de sa maisonnette.

«Mon oncle, dit-il à M. Lecœur que cette virulente apostrophe fit
sursauter, je déclare que c'est par trop dégoûtant.

--Qu'y a-t-il encore? demanda M. Lecœur.

--Le bolide, parbleu! Toujours le maudit bolide!

--Qu'a-t-il fait, le bolide?

--Il est en train de dévaster la terre, tout bonnement. On n'en est
plus à compter ses méfaits. Non content de transformer tous ces gens-là
en voleurs, il risque de mettre le monde à feu et à sang, en semant
partout la discorde et la guerre. Ce n'est pas tout. Ne voilà-t-il pas
qu'il se permet de brouiller les fiancés? Allez la voir, cette petite
fille, mon oncle, et vous m'en donnerez des nouvelles. Elle est à
faire pleurer une borne kilométrique. Tout ça, décidément, c'est trop
dégoûtant.

--Quels fiancés? De quelle jeune fille parles-tu? Qu'est-ce que c'est
encore que cette nouvelle lubie? interrogea M. Lecœur ahuri.

Zéphyrin Xirdal dédaigna de répondre.

--Oui, c'est trop dégoûtant, proclama-t-il avec violence. Ah mais! ça
ne va pas se passer comme ça. Je vais les mettre tous d'accord, et
raide encore!

--Quelle sottise vas-tu faire Zéphyrin?

--Parbleu! ça n'est pas sorcier. Je vais flanquer leur bolide à l'eau.

M. Lecœur se leva d'un bond. Son visage avait pâli sous le coup de
l'intense émotion qui lui paralysait le cœur. Pas un instant, la pensée
ne lui vint que Xirdal obéît à la colère et qu'il proférât des menaces
dont la réalisation ne fût pas en son pouvoir. Il avait donné des
preuves de sa puissance. De lui, on devait s'attendre à tout.

--Tu ne feras pas cela, Zéphyrin, s'écria M. Lecœur.

--Je le ferai, au contraire. Rien ne m'en empêchera. J'en ai assez,
moi, et je vais m'y mettre pas plus tard que tout de suite.

--Mais tu ne songes donc pas, malheureux...

M. Lecœur s'interrompit brusquement. Une pensée de génie, éblouissante
et soudaine comme l'éclair, venait de naître tout d'une pièce dans son
cerveau. Quelques instants suffirent à ce grand capitaine des batailles
de l'argent pour en examiner le fort et le faible.

--Au fait!.. murmura-t-il.

Un second effort de réflexion lui confirma l'excellence de son projet.
S'adressant alors à Zéphyrin Xirdal:

--Je ne te contredirai pas plus longtemps, dit-il carrément, en homme
pressé pour qui les minutes sont des heures. Tu veux rejeter le bolide
à la mer? Soit! Mais ne pourrais-tu me donner quelques jours de répit?

--J'y suis bien forcé, s'écria Xirdal. Il faut que je fasse subir
des modifications à la machine en vue du nouveau travail que je lui
demande. Ces modifications exigeront cinq ou six jours.

--Cela nous reporterait donc au 3 septembre.

--Oui.

--Fort bien,» dit M. Lecœur, qui sortit et se dirigea rapidement vers
Upernivik, tandis que son filleul se mettait à l'ouvrage.

Sans perdre de temps, M. Lecœur se fit conduire à bord de _l'Atlantic_,
dont la cheminée se mit aussitôt à vomir des torrents de fumée noire.
Deux heures plus tard, son armateur retourné à terre, _l'Atlantic_
fuyait à toute vapeur et disparaissait à l'horizon.

Comme tout ce qui est génial, le plan de M. Lecœur était d'une sublime
simplicité.

De ces deux solutions: dénoncer son filleul aux troupes internationales
et le mettre dans l'impossibilité d'agir, ou laisser les choses suivre
leur cours, M. Lecœur avait adopté la seconde.

Dans le premier cas, il pouvait raisonnablement compter sur la
reconnaissance des gouvernements intéressés. Une part lui serait sans
doute réservée du trésor sauvé grâce à son intervention. Mais quelle
part? Dérisoire probablement et rendue plus dérisoire encore par
l'avilissement de l'or, qu'un tel afflux de ce métal devait logiquement
provoquer.

Si, au contraire, il gardait le silence, outre qu'il supprimait toutes
les calamités que cette malfaisante masse d'or portait en germe dans
ses flancs et qu'elle allait, comme un torrent dévastateur, répandre
sur la surface de la terre, il évitait les inconvénients qui lui
étaient personnels et s'assurait, en revanche, de grands avantages.
Seul pendant cinq jours à connaître un tel secret, il lui était
facile d'en tirer parti. Pour cela, il lui suffisait d'expédier par
_l'Atlantic_ un nouveau télégramme, dans lequel, après déchiffrement,
on lirait rue Drouot: «Événement sensationnel imminent. Achetez Mines
quantité illimitée.»

Cet ordre serait facilement exécuté. La chute du bolide était
certainement connue à cette heure et les actions de Mines d'or devaient
être effondrées à presque rien. Sans aucun doute, on les offrait à des
prix insignifiants sans trouver de contre-partie... Quel boum, par
contre, quand on apprendrait la fin de l'aventure! Avec quelle rapidité
elles remonteraient alors à leurs cours primitifs, au grand profit de
leur heureux acheteur.

Disons tout de suite que M. Lecœur avait eu le coup d'œil juste. La
dépêche fut distribuée rue Drouot, et, à la bourse du même jour, on
exécuta ponctuellement ses instructions. La banque Lecœur acheta au
comptant et à terme toutes les mines d'or qui furent offertes, et le
lendemain elle en fit autant.

Quelle moisson elle récolta en ces deux jours! Mines de peu
d'importance pour quelques centimes par titre, mines autrefois
florissantes tombées à deux ou trois francs, mines de premier ordre
avilies à dix ou douze, elle ramassa tout indistinctement.

Au bout de quarante-huit heures, le bruit de ces achats commença à
circuler dans les diverses bourses du monde et y causa quelque émotion.
La banque Lecœur, maison sérieuse bien connue pour son flair, ne devait
pas agir à la légère, en se jetant ainsi sur une catégorie spéciale de
valeurs. Il y avait quelque chose là-dessous. Tel fut le sentiment
général, et les cours remontèrent sensiblement.

Il était trop tard. Le coup était fait. M. Robert Lecœur possédait
alors plus de la moitié de la production aurifère du globe.

Pendant que ces événements s'accomplissaient à Paris, Zéphyrin Xirdal
utilisait pour modifier sa machine les accessoires dont il avait eu
soin de se munir au départ. A l'intérieur, il branchait des fils
se croisant en circuits compliqués. A l'extérieur, il ajoutait des
ampoules de formes singulières, au centre de deux nouveaux réflecteurs.
A la date fixée, le 3 septembre, tout était terminé, et Zéphyrin Xirdal
se déclara prêt à l'action.

La présence de son parrain lui assurait exceptionnellement un auditoire
véritable. C'était une occasion unique d'exercer ses talents oratoires.
Il ne la laissa pas passer.

«Ma machine, dit-il en fermant le circuit électrique, n'a rien de
mystérieux ni de diabolique. Ce n'est pas autre chose qu'un organe de
transformation. Elle reçoit de l'électricité sous sa forme ordinaire
et la rend sous une forme supérieure découverte par moi. Cette ampoule
que vous voyez là et qui commence à tourner comme une petite folle,
est celle qui m'a servi à attirer le bolide. Avec l'aide du réflecteur
au centre duquel elle est située, elle envoie dans l'espace un courant
d'une nature particulière, décoré par moi du nom de courant neutre
hélicoïdal. Ainsi que son nom l'indique, il se meut à la façon d'une
hélice. D'autre part, il a la propriété de repousser avec violence
tout corps matériel venu à son contact. L'ensemble de ses spires
constitue un cylindre creux, d'où l'air, comme toute autre matière,
est chassé, si bien que, dans l'intérieur de ce cylindre, il n'y a
rien. Comprenez-vous bien, mon oncle, la valeur de ce mot: RIEN? Vous
dites-vous que, partout dans l'infini de l'espace, il y a _quelque
chose_, et que mon cylindre invisible qui se visse dans l'atmosphère
est, pendant un instant, le seul point de l'univers où il n'y ait
RIEN? Instant très court, plus court que la durée de l'éclair. Cet
endroit unique où règne le _vide absolu_, c'est un exutoire par lequel
s'échappe en vagues pressées l'indestructible énergie que le globe
terrestre retient prisonnière et condensée dans les lourdes mailles de
la substance. Mon rôle s'est donc borné à supprimer un obstacle.

M. Lecœur, très intéressé, concentrait toute son attention pour suivre
ce curieux exposé.

--La seule chose un peu délicate, reprit Zéphyrin Xirdal, c'est de
régler la longueur d'onde du courant neutre hélicoïdal. S'il atteint
l'objet que l'on désire influencer, il le repousse, au lieu de
l'attirer. Il faut donc qu'il expire à une certaine distance de cet
objet, mais le plus près possible, de telle sorte que l'énergie libérée
rayonne dans son voisinage immédiat.

--Mais, pour faire rouler le bolide à la mer, il faut le pousser et non
l'attirer, objecta M. Lecœur.

--Oui et non, répondit Zéphyrin Xirdal. Suivez-moi bien, mon oncle. Je
connais la distance précise qui nous sépare du bolide. Cette distance
est exactement de cinq cent onze mètres quarante-huit centimètres. Je
règle la portée de mon courant en conséquence.

Tout en parlant Xirdal manœuvrait un rhéostat intercalé dans le circuit
entre la source électrique et la machine.

--Voilà qui est fait, reprit-il. Maintenant, le courant meurt à moins
de trois centimètres du bolide, du côté de sa convexité nord-est.
L'énergie libérée l'entoure donc sur cette face d'un intense
rayonnement. Cela, toutefois, ne serait peut-être pas suffisant pour
mouvoir une pareille masse si intimement adhérente au sol. Aussi, pour
plus de prudence, vais-je employer deux autres moyens accessoires.

Xirdal plongea la main dans l'intérieur de la machine. Aussitôt l'une
des deux nouvelles ampoules se mit à crépiter furieusement.

--Vous remarquerez, mon oncle, dit-il sous forme de commentaire, que
cette ampoule ne tourne pas comme l'autre. C'est que son effet est
d'une autre nature. Les effluves qu'elle émet sont particulières. Nous
les appellerons, si vous le voulez bien, courants neutres rectilignes,
pour les différencier des précédentes. La longueur de ces courants
rectilignes n'a pas besoin d'être réglée. Ils s'en iraient, invisibles,
dans l'infini, si je ne les projetais sur la convexité sud-ouest du
météore qui les arrête. Je ne vous conseille pas de vous placer sur
leur passage. Vous ramasseriez une fameuse pelle, comme disent les
gens atteints de sportmanie, d'où l'on a fait évidemment sportman.
Mais revenons à nos moutons. Que sont ces courants rectilignes?
Pas autre chose, comme les hélicoïdaux, et d'ailleurs comme tout
courant électrique, de quelque nature qu'il soit, comme le son,
comme la chaleur, comme la lumière même, qu'un transport d'atomes
matériels au dernier degré de simplification. Vous aurez une idée de
la petitesse de ces atomes, quand je vous aurai dit qu'en ce moment
ils frappent la surface du bloc d'or dans lequel ils s'incrustent au
nombre de sept cent cinquante millions par seconde. C'est donc un
véritable bombardement, où la légèreté des projectiles est compensée
par l'infinité du nombre et de la vitesse. En joignant cette poussée
à l'attraction exercée sur l'autre face, on peut obtenir un résultat
satisfaisant.

--Le bolide ne bouge pas, cependant, objecta M. Lecœur.

--Il bougera, affirma tranquillement Zéphyrin Xirdal. Un peu de
patience. Au surplus, voici qui hâtera les choses. De ce troisième
réflecteur, j'expédie d'autres obus atomiques dirigés, ceux-là, non
sur le bolide lui-même, mais sur le terrain qui le supporte du côté
de la mer. Vous allez voir ce terrain se désagréger peu à peu, et, la
pesanteur aidant, le bolide commencer à glisser sur la pente.

Zéphyrin Xirdal enfonça de nouveau son bras dans sa machine. La
troisième ampoule crépita à son tour.

--Regardez bien, mon oncle, dit-il. Je crois que nous allons rire.»




XX

QU'ON LIRA PEUT-ÊTRE AVEC REGRET, MAIS QUE SON RESPECT DE LA VÉRITÉ
HISTORIQUE A OBLIGÉ L'AUTEUR A ÉCRIRE, TEL QUE L'ENREGISTRERONT UN JOUR
LES ANNALES ASTRONOMIQUES.


Les cris individuels se fondirent en un seul cri, et ce fut comme un
rugissement formidable qui jaillit de la foule, au premier frémissement
de la masse d'or.

Tous les regards se tendirent du même côté. Que se passait-il? Avait-on
été les jouets d'une hallucination? ou bien le météore avait-il
réellement fait un mouvement? Dans ce cas, quelle en était la cause?
Le sol ne fléchissait-il pas peu à peu, ce qui pouvait amener la chute
finale du trésor dans l'abîme?

«Ce serait un singulier dénouement à cette affaire qui a remué le
monde, fit observer Mrs Arcadia Walker.

--Un dénouement qui ne serait peut-être pas le plus mauvais, répondit
Mr Seth Stanfort.

--Qui serait le meilleur,» renchérit Francis Gordon.

Non, on ne s'était pas trompé. Le bolide continuait à glisser
graduellement du côté de la mer. Point de doute que le terrain ne
cédât peu à peu. Si ce mouvement ne s'enrayait pas, la sphère d'or
finirait par rouler jusqu'au bord du plateau et s'engloutirait dans les
profondeurs de la mer.

Ce fut une stupeur générale, mélangée d'un peu de mépris pour ce sol
indigne d'un si merveilleux fardeau. Quel regret que la chute se fût
produite sur cette île et non sur l'inébranlable falaise basaltique
du littoral groënlandais, où ces milliers de milliards n'auraient pas
risqué d'être à jamais perdus pour l'avide humanité!

Oui, il glissait, le météore. Peut-être ne serait-ce qu'une question
d'heures, moins encore, une question de minutes, si le plateau venait à
s'effondrer brusquement sous son énorme poids.

Au milieu de tous les cris provoqués par l'imminence d'un tel malheur,
quelle exclamation d'épouvante avait poussée M. de Schnack! Adieu,
cette unique occasion d'emmillarder son pays! Adieu, cette perspective
d'enrichir tous les citoyens du Groënland!

Quant à Mr Dean Forsyth et au docteur Hudelson, on pouvait craindre
pour leur raison. Ils tendaient les bras désespérément. Ils appelaient
au secours, comme s'il eût été possible de répondre à cet appel.

Un mouvement plus prononcé du bolide acheva de leur faire perdre la
tête. Sans réfléchir au danger qu'il courait, le docteur Hudelson,
rompant la ligne des gardiens, s'élança vers la sphère d'or.

Il ne put aller loin. Étouffé par cette atmosphère embrasée, il vacilla
tout à coup au bout de cent pas et s'écroula comme une masse sur le sol.

Mr Dean Forsyth aurait dû être content, la suppression de son
compétiteur supprimant radicalement toute compétition! Mais, avant
d'être un astronome passionné, Mr Dean Forsyth était un brave homme,
et l'intensité de son émotion le rendit à sa vraie nature. Sa haine
factice disparut, tel un mauvais rêve qui disparaît au réveil, et il
ne subsista dans son cœur que le souvenir des anciens jours. C'est
ainsi que, sans même y penser, comme on fait un geste réflexe, Mr Dean
Forsyth--que ceci soit à sa gloire!--au lieu de se réjouir de la mort
d'un adversaire, vola bravement au secours d'un vieil ami en péril.

Ses forces ne devaient pas être à la hauteur de son courage. A peine
avait-il atteint le docteur Hudelson, à peine avait-il réussi à le
traîner en arrière de quelques mètres, qu'il tombait près de lui
inanimé, suffoqué à son tour par cette haleine de fournaise.

Heureusement, Francis Gordon s'était précipité derrière lui, et Mr Seth
Stanfort n'avait pas hésité à le suivre. Il est à croire que cela ne
laissa pas Mrs Arcadia Walker indifférente.

«Seth!.. Seth!..» cria-t-elle instinctivement, comme épouvantée du
danger auquel s'exposait son ancien mari.

Francis Gordon et Seth Stanfort, suivis de quelques courageux
spectateurs, durent se traîner sur le sol, ramper en se mettant
un mouchoir sur la bouche, tant l'air était irrespirable. Enfin
ils arrivèrent près de Mr Forsyth et du docteur Hudelson. Ils les
relevèrent et les rapportèrent en deçà de la limite qu'il n'était pas
permis de franchir, sous peine d'être brûlé jusque dans les entrailles.

[Illustration: Mr Dean Forsyth vola au secours de son ami. (Page 224.)]

Par bonheur, ces deux victimes de leur imprudence avaient été sauvées
à temps. Grâce aux soins qui ne leur furent point épargnés, ils
revinrent à la vie, mais ce fut, hélas! pour assister à la ruine de
leurs espérances.

Le bolide continuait à glisser lentement, en effet, soit de son
mouvement propre sur ce plateau incliné, soit parce que la surface
s'infléchissait peu à peu sous son poids. Son centre de gravité se
rapprochait de l'arête, au delà de laquelle la falaise s'enfonçait
verticalement sous les eaux.

Des cris s'élevèrent de toutes parts, traduisant l'émotion de la foule.
On s'agitait en tous sens, sans savoir pourquoi. Quelques-uns, parmi
lesquels Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker, coururent à toute
vitesse du côté de la mer afin de ne perdre, du moins, aucun détail de
la catastrophe.

Cependant, on eut un moment d'espoir. La sphère d'or s'était
immobilisée!..

Mais ce ne fut qu'un moment. Tout à coup, un effroyable craquement se
fit entendre... La roche venait de céder, et le météore s'abîmait dans
la mer.

Si les échos du littoral ne répercutèrent pas l'énorme clameur de
la foule, c'est que cette clameur fut à l'instant couverte par le
fracas d'une explosion plus violente que les éclats de la foudre. En
même temps un mascaret aérien balaya la surface de l'île, et, sans en
excepter un seul, les spectateurs furent irrésistiblement renversés sur
le sol.

Le bolide venait de faire explosion. L'eau, pénétrant par les
milliers de pores de la surface dans les innombrables alvéoles de
cette éponge d'or, s'était instantanément vaporisée au contact du
métal incandescent, et le météore avait sauté comme une chaudière
surchauffée. Maintenant ses débris retombaient en gerbe dans les flots
au milieu de sifflements assourdissants.

La mer fut soulevée par la violence de cette explosion. Une lame
prodigieuse monta à l'assaut du littoral et y retomba avec une
irrésistible fureur. Épouvantés, les imprudents qui s'étaient approchés
du bord prirent la fuite, s'efforçant d'arriver au sommet de la pente.

Tous ne devaient pas l'atteindre. Lâchement repoussée par certains de
ses compagnons que la peur transformait en bêtes fauves, Mrs Arcadia
Walker fut saisie, renversée. Elle allait être entraînée, lorsque la
masse liquide reviendrait vers la grève!..

Mais Mr Seth Stanfort veillait. Presque sans espoir de la sauver,
risquant sa vie pour elle, il s'était jeté à son secours dans de telles
conditions qu'il y aurait sans doute à compter deux victimes au lieu
d'une...

Non. Seth Stanfort parvint à rejoindre la jeune femme, et s'arc-boutant
contre une roche, il put résister au monstrueux remous. De nombreux
touristes coururent aussitôt à leur aide et les ramenèrent en arrière.
Ils étaient sauvés.

Si Mr Seth Stanfort n'avait point perdu connaissance, Mrs Arcadia
Walker était inanimée. Des soins empressés ne tardèrent pas à la
rappeler à la vie. Ses premiers mots furent pour son ancien mari.

«Du moment que je devais être sauvée, il était tout indiqué que ce fût
par vous,» dit-elle en lui pressant la main et en lui adressant un
regard plein de la plus tendre reconnaissance.

Moins heureux que Mrs Arcadia Walker, le merveilleux bolide n'avait pu
échapper à son funeste sort! Hors de l'atteinte des hommes, ses débris
reposaient maintenant dans les profondeurs de la mer. Quand bien même
il eût été possible, aux prix d'efforts inouïs, de retirer une telle
masse de ces insondables abîmes, il fallait renoncer à cet espoir. Du
noyau brisé par l'explosion, les milliers d'éclats s'étaient, en effet,
éparpillés au large. M. de Schnack, Mr Dean Forsyth et le docteur
Hudelson en cherchèrent vainement la moindre parcelle sur le littoral.
Non, ils étaient disparus jusqu'au dernier centime, les cinq mille sept
cent quatre-vingt-huit milliards. De l'extraordinaire météore, il ne
subsistait rien.




XXI

DERNIER CHAPITRE, QUI CONTIENT L'ÉPILOGUE DE CETTE HISTOIRE ET DANS
LEQUEL LE DERNIER MOT RESTE A MR JOHN PROTH, JUGE A WHASTON.


Leur curiosité satisfaite, la foule des curieux n'avait plus qu'à
partir.

Satisfaite? Ce n'est pas sûr. Ce dénouement valait-il les fatigues et
les frais d'un pareil voyage? Avoir aperçu le météore sans pouvoir
l'approcher à moins de quatre cents mètres, c'était un maigre résultat.
Il fallait bien s'en contenter, cependant.

Pouvaient-ils espérer, du moins, prendre un jour leur revanche? Un
second bolide d'or reparaîtrait-il jamais sur notre horizon?.. Non.
Une aventure de ce genre n'arrive pas deux fois. Sans doute, il peut
exister d'autres astres d'or flottant dans l'espace, mais si faible est
la chance qu'ils soient retenus dans le cercle d'attraction terrestre,
qu'il n'y a pas lieu d'en tenir compte.

C'est heureux en somme. Six trillions d'or jetés dans la circulation
déprécieraient outre mesure ce métal, vil pour les uns--ceux qui
n'en ont pas,--mais si précieux au dire de tous les autres! On ne
devait donc pas regretter la perte de ce bolide, qui, non content de
bouleverser le marché financier du monde, eût peut-être déchaîné la
guerre sur toute la surface de la terre.

Cependant, ce dénoûment, les intéressés avaient bien le droit de le
considérer comme une déception. Avec quel chagrin Mr Dean Forsyth et
Mr Sydney Hudelson allèrent contempler la place où leur bolide avait
fait explosion! Il était dur de revenir sans rien rapporter de cet or
céleste. Pas même de quoi se fabriquer une épingle de cravate ou un
bouton de manchette, pas un seul grain qu'ils eussent conservé à titre
de souvenir, en admettant que M. de Schnack ne l'eût point réclamé pour
son pays.

Dans leur commune douleur, les deux rivaux avaient perdu jusqu'au
souvenir de leur passagère rivalité. Pouvait-il en être autrement?
Était-il possible que le docteur Hudelson tînt rigueur à qui avait
si généreusement bravé la mort pour le sauver? Et, d'un autre côté,
n'est-il pas humain que l'on soit tout dévoué à celui pour qui l'on
faillit mourir? La disparition du bolide eût achevé, au besoin,
la réconciliation. A quoi bon se disputer le nom d'un météore qui
n'existait plus?

Pensaient-ils à cela, les deux anciens adversaires, avaient-ils
conscience du néant de leur générosité tardive, tandis qu'ils faisaient
assaut de désintéressement, en se promenant bras dessus bras dessous,
dans le premier quartier de la lune de miel d'une amitié remise à neuf?

«C'est un bien grand malheur, disait le docteur Hudelson, que la perte
du bolide Forsyth.

--Du bolide Hudelson, rectifiait Mr Dean Forsyth. Il était à vous, cher
ami, bien à vous.

--Nullement, protestait le docteur. Votre observation, cher ami, avait
précédé la mienne.

--Elle l'avait suivie, cher ami.

--Que non pas! Le manque de précision de ma lettre à l'Observatoire de
Cincinnati en serait au besoin la preuve. Au lieu de dire comme vous,
de telle heure à telle heure, j'ai dit: entre telle heure et telle
heure. C'est bien différent!»

Il n'en voulait pas démordre, l'excellent docteur, mais Mr Dean Forsyth
n'en démordait pas non plus. De là, nouvelles discussions, celles-ci
heureusement inoffensives.

Poussé à un tel point, ce revirement touchant avait aussi quelque chose
de comique. Quelqu'un qui ne pensait pas à en rire, cependant, c'était
Francis Gordon, redevenu officiellement le fiancé de sa chère Jenny.
Les deux jeunes gens profitaient de leur mieux, après tant d'orages,
du retour du beau temps et rattrapaient consciencieusement les heures
perdues.

Les navires de guerre et les paquebots mouillés au large d'Upernivik
levèrent l'ancre dans la matinée du 4 septembre, en route pour des
latitudes plus méridionales. De tous les curieux qui avaient donné,
pendant quelques jours, tant d'animation à cette île des régions
arctiques, il ne resta que M. Robert Lecœur et son pseudo-neveu,
obligés d'attendre le retour de _l'Atlantic_. Le yacht ne revint que le
lendemain. M. Lecœur et Zéphyrin Xirdal embarquèrent aussitôt. Ils en
avaient assez de ce séjour supplémentaire de vingt-quatre heures dans
l'île d'Upernivik.

[Illustration: Les deux rivaux avaient perdu jusqu'au souvenir de leur
passagère rivalité. (Page 229.)]

Leur cabane de planches ayant été détruite, en effet, par le raz de
marée consécutif à l'explosion du bolide, ils avaient dû passer la
nuit en plein air, dans les plus déplorables conditions. La mer ne
s'était pas contentée de raser leur maison, elle les avait en même
temps trempés jusqu'aux os. Mal séchés par le pâle soleil de ces
contrées polaires, ils ne possédaient même plus une couverture pour se
défendre du froid pendant les quelques heures d'obscurité. Tout avait
péri dans le désastre, jusqu'au moindre objet de campement, jusqu'à la
valise et jusqu'aux instruments de Zéphyrin Xirdal. Défunte, la fidèle
lunette avec laquelle il avait tant de fois observé le météore. Défunte
également, la machine qui avait attiré ce météore sur la terre avant
de le précipiter au fond des eaux.

[Illustration: Tout avait péri dans le désastre. (Page 231.)]

M. Lecœur ne pouvait se consoler de la destruction d'un si merveilleux
appareil. Xirdal, par contre, ne faisait qu'en rire. Puisqu'il avait
fabriqué une machine, rien ne l'empêcherait d'en fabriquer une autre
plus puissante et meilleure encore.

Assurément, il l'aurait pu, cela n'est pas douteux. Malheureusement
il n'y pensa jamais. Son parrain le pressa en vain de s'atteler à ce
travail, il remit sans cesse au lendemain, jusqu'au jour où, parvenu à
un âge avancé, il emporta son secret dans la tombe.

Il faut donc s'y résigner, cette machine prodigieuse est à jamais
perdue pour l'humanité, et son principe demeurera ignoré, tant qu'un
nouveau Zéphyrin Xirdal n'apparaîtra pas sur la terre.

En somme, ce dernier revenait du Groënland plus pauvre qu'il n'était
parti. Sans compter ses instruments et sa riche garde-robe, il y
laissait un vaste terrain d'autant plus difficile à revendre que la
majeure partie de cette propriété était située sous la mer.

Par contre, que de millions avait moissonnés son parrain au cours de ce
voyage! Ces millions, on les trouva au retour, rue Drouot, et telle fut
l'origine de la fabuleuse fortune qui devait faire de la Banque Lecœur
l'égale des plus puissants établissements financiers.

Zéphyrin Xirdal ne fut pas étranger, il est vrai, à l'accroissement de
cette puissance colossale. M. Lecœur, qui savait maintenant de quoi il
était capable, le mit largement à contribution. Toutes les inventions
sorties de ce cerveau génial, la banque les exploita au point de vue
pratique. Elle n'eut pas à s'en plaindre. A défaut de celui du ciel,
elle draina ainsi dans ses coffres une notable partie de l'or de la
terre.

Certes, M. Lecœur n'était pas un Shylock. De cette fortune qui était
son œuvre, Zéphyrin Xirdal aurait pu prendre sa part, et la plus grosse
part si tel avait été son désir. Mais Xirdal, quand on entamait ce
chapitre, vous regardait d'une manière si stupide qu'on préférait ne
pas insister. De l'argent? de l'or? Qu'en aurait-il fait? Toucher à
époques irrégulières les petites sommes suffisantes à ses modestes
besoins, cela lui convenait parfaitement. Jusqu'à la fin de sa vie,
il continua à venir pédestrement voir dans ce but son «oncle» et
banquier, et jamais il ne consentit, ni à quitter son sixième étage de
la rue Cassette, ni à se séparer de la Vve Thibaut, ancienne bouchère,
qui fut jusqu'au bout sa bavarde servante.

Sept jours après l'avis que M. Lecœur en avait donné à son
correspondant de Paris, la perte définitive du bolide avait été
connue du monde entier. C'est le croiseur français qui, en revenant
d'Upernivik, en transmit la nouvelle au premier poste sémaphorique,
d'où elle se répandit avec une rapidité extraordinaire dans tout
l'univers.

Si l'émotion fut grande, ainsi qu'on peut le supposer, elle se calma
d'elle-même assez rapidement. On se trouvait devant un fait accompli et
le mieux était de n'y plus songer. En peu de temps, les humains furent
repris par leurs soucis personnels et cessèrent de penser au messager
céleste qui avait eu cette fin déplorable, on pourrait même dire un peu
ridicule.

On n'en parlait déjà plus, quand le _Mozik_ jeta l'ancre, le 18
septembre, dans le port de Charleston.

Outre ses passagers primitifs, le _Mozik_ débarquait au retour une
passagère qu'il n'avait pas embarquée à l'aller. Cette passagère
n'était autre que Mrs Arcadia Walker, qui, désireuse de manifester plus
longtemps sa reconnaissance à son ancien mari, s'était empressée de
s'installer dans la cabine laissée vacante par M. de Schnack.

De la Caroline du Sud à la Virginie, la distance n'est pas
considérable, et, d'ailleurs, les railroads ne manquent point aux
États-Unis. Dès le lendemain, 19 septembre, Mr Dean Forsyth, Francis
et Omicron, d'une part, Mr Sydney Hudelson et sa fille, de l'autre,
étaient de retour, les premiers à la tour d'Elisabeth street, les
seconds au donjon de Moriss street.

On les y attendait avec impatience. Mrs Hudelson et sa fille Loo se
trouvaient à la gare de Whaston, ainsi que l'estimable Mitz, lorsque le
train de Charleston déposa les voyageurs. Et vraiment ceux-ci ne purent
qu'être très touchés de l'accueil qui leur fut fait. Francis Gordon
embrassa sa future belle-mère, et Mr Dean Forsyth serra cordialement la
main de Mrs Hudelson comme si rien ne s'était passé. Aucune allusion
n'aurait même été faite aux jours pénibles, si miss Loo, toujours un
peu inquiète, n'avait voulu en avoir le cœur net.

«Enfin, c'est fini, n'est-ce pas?» s'écria-t-elle en se jetant au cou
de Mr Forsyth.

Oui, c'était fini et bien fini. La preuve en est, que, le 30 septembre,
les cloches de Saint-Andrew répandirent à toute volée leurs sonores
ondulations sur la cité virginienne. C'est devant une brillante
assemblée, qui comprenait les parents, les amis des deux familles et
les notabilités de la ville, que le révérend O'Garth célébra le mariage
de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, parvenus heureusement au port
après tant de traverses et de vicissitudes.

Qu'on n'en doute pas, miss Loo était présente à la cérémonie, à titre
de demoiselle d'honneur, toute charmante avec sa belle robe, prête
depuis quatre mois. Et de même Mitz était là, riant et pleurant à la
fois du bonheur de son _fieu_. Jamais elle n'avait été si _émute_,
affirmait-elle à qui voulait l'entendre.

Presque à la même heure, un autre mariage s'accomplissait ailleurs
avec moins de pompe. Cette fois, ce ne fut ni à cheval, ni à pied, ni
en ballon, que Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker allèrent chez
le juge John Proth. Non, c'est assis l'un près de l'autre dans une
confortable voiture qu'ils s'y rendirent, et c'est au bras l'un de
l'autre qu'ils pénétrèrent pour la première fois dans sa maison, afin
de lui présenter dans des conditions moins fantaisistes leurs papiers
bien en règle.

Le magistrat remplit son office en remariant les deux anciens époux
séparés par un divorce de quelques semaines, puis il s'inclina
galamment devant eux.

«Merci, Mr Proth, dit Mrs Stanfort.

--Et adieu, ajouta Mr Seth Stanfort.

--Mr et Mrs Stanfort, adieu,» répondit Mr John Proth, qui retourna
incontinent soigner les fleurs de son jardin.

Mais un scrupule troublait le digne philosophe. Au troisième arrosoir,
sa main inactive cessa de répandre une pluie bienfaisante sur les
géraniums altérés.

«Adieu?.. murmurait-il, en s'arrêtant, pensif, au milieu de l'allée.
J'aurais mieux fait, peut-être, de leur dire au revoir...»


FIN.




  TABLE DES CHAPITRES

                                                                Pages.

  I.--Dans lequel le juge John Proth remplit un des plus
  agréables devoirs de sa charge avant de retourner à son
  jardin.                                                            1

  II.--Qui introduit le lecteur dans la maison de Dean
  Forsyth et le met en rapport avec son neveu, Francis
  Gordon, et sa bonne, Mitz.                                        16

  III.--Où il est question du docteur Sydney Hudelson, de sa
  femme, Mrs Flora Hudelson, de Miss Jenny et de Miss Loo,
  leurs deux filles.                                                30

  IV.--Comment deux lettres envoyées, l'une à l'Observatoire
  de Pittsburg, l'autre à l'Observatoire de Cincinnati,
  furent classées dans le dossier des bolides.                      43

  V.--Dans lequel, malgré leur acharnement, Mr Dean Forsyth
  et le docteur Hudelson n'ont que par les journaux des
  nouvelles de leur météore.                                        45

  VI.--Qui contient quelques variations plus ou moins
  fantaisistes sur les météores en général, et en particulier
  sur le bolide dont MM. Forsyth et Hudelson se disputent la
  découverte.                                                       56

  VII.--Dans lequel on verra Mrs Hudelson très chagrine de
  l'attitude du docteur, et où l'on entendra la bonne Mitz
  rabrouer son maître d'une belle manière.                          66

  VIII.--Dans lequel des polémiques de presse aggravent la
  situation, et qui se termine par une constatation aussi
  certaine qu'inattendue.                                           76

  IX.--Dans lequel les journaux, le public, Mr Dean Forsyth
  et le docteur Hudelson font une orgie de mathématiques.           86

  X.--Dans lequel il vient une idée et même deux idées à
  Zéphyrin Xirdal.                                                  95

  XI.--Dans lequel Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson
  éprouvent une violente émotion.                                  113

  XII.--Où l'on voit Mrs Arcadia Stanfort attendre à son
  tour, non sans une vive impatience, et dans lequel Mr John
  Proth se déclare incompétent.                                    119

  XIII.--Dans lequel on voit, comme l'a prévu le juge John
  Proth, surgir le troisième larron, bientôt suivi d'un
  quatrième.                                                       140

  XIV.--Dans lequel la Vve Thibaut, en s'attaquant
  inconsidérément aux plus hauts problèmes de la mécanique
  céleste, cause de graves soucis au banquier Robert Lecœur.       151

  XV.--Où J. B. K. Lowenthal désigne le gagnant du gros lot.       162

  XVI.--Dans lequel on voit nombre de curieux profiter de
  cette occasion d'aller au Groënland et d'assister à la
  chute de l'extraordinaire météore.                               171

  XVII.--Dans lequel le merveilleux bolide et un passager du
  _Mozik_ rencontrent, celui-ci, un passager de l'_Oregon_,
  et celui-là, le Globe terrestre.                                 180

  XVIII.--Où, pour atteindre le bolide, M. de Schnack et ses
  nombreux complices commettent les crimes d'escalade et
  d'effraction.                                                    189

  XIX.--Dans lequel Zéphyrin Xirdal éprouve pour le bolide
  une aversion croissante, et ce qui s'ensuit.                     198

  XX.--Qu'on lira peut-être avec regret, mais que son respect
  de la vérité historique a obligé l'auteur à écrire, tel que
  l'enregistreront un jour les annales astronomiques.              223

  XXI.--Dernier Chapitre, qui contient l'épilogue de cette
  histoire, et dans lequel le dernier mot reste à Mr John
  Proth, juge à Whaston.                                           228


41191.--Paris. Imprimerie Gauthier-Villars, 55, quai des Grands-Augustins.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHASSE AU MÉTÉORE ***


    

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