The Project Gutenberg eBook of Récits héroïques
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Title: Récits héroïques
Author: Jules Claretie
Release date: November 9, 2025 [eBook #77202]
Language: French
Original publication: Paris: Hachette, 1923
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RÉCITS HÉROÏQUES ***
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PAR JULES CLARETIE
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Copyright by Librairie HACHETTE, Paris, 1923. Tous droits de
reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
LE DRAPEAU
«Voyez-vous, disait souvent le vieux capitaine Fougerel en frappant sur
la table, vous ne savez pas, vous autres, ce que c’est que le drapeau.
Il faut avoir été soldat; il faut avoir passé la frontière et marché sur
des chemins qui ne sont plus ceux de France; il faut avoir été éloigné
du pays, sevré de toute parole de la langue qu’on a parlée depuis
l’enfance; il faut s’être dit, pendant les journées d’étapes et de
fatigue, que tout ce qui reste de la patrie absente, c’est ce lambeau de
soie aux trois couleurs françaises qui clapote, là-bas, au centre du
bataillon; il faut n’avoir eu, dans la fumée du combat, d’autre point de
ralliement que ce morceau d’étoffe déchirée pour comprendre, pour sentir
tout ce que renferme dans ses plis cette chose sacrée qu’on appelle le
drapeau. Le drapeau, mes pauvres amis, mais, sachez-le bien, c’est,
contenu dans un seul mot, rendu palpable dans un seul objet, tout ce qui
fut, tout ce qui est la vie de chacun de nous: le foyer où l’on naquit,
le coin de terre où l’on grandit, le premier sourire d’enfant, le
premier amour de jeune homme, la mère qui vous berce, le père qui
gronde, le premier ami, la première larme, les espoirs, les rêves, les
chimères, les souvenirs; c’est toutes ces joies à la fois, toutes
enfermées dans un mot, dans un nom, le plus beau de tous: la patrie.
Oui, je vous le dis, le drapeau, c’est tout cela; c’est l’honneur du
régiment, ses gloires et ses titres flamboyant en lettres d’or sur ses
couleurs fanées qui portent des noms de victoires; c’est comme la
conscience des braves gens qui marchent à la mort sous ses plis; c’est
le devoir dans ce qu’il a de plus sévère et de plus fier, représenté par
ce qu’il a de plus grand: une idée flottant dans un étendard. Aussi bien
étonnez-vous qu’on l’aime, ce drapeau parfois en haillons, et qu’on se
fasse, pour lui, trouer la poitrine ou broyer le crâne. Il semble que
tous les cœurs du régiment tiennent à sa hampe par des fils invisibles.
Le perdre, c’est la honte éternelle. Autant vaudrait souffleter un à un
ces milliers d’hommes que de leur arracher, d’un seul coup, leur
drapeau. Non, non, cent fois non, vous ne comprendrez jamais ce que peut
souffrir un homme qui sait que son drapeau est demeuré, comme une partie
intégrante du pays, aux mains de l’ennemi. C’est une idée fixe qui dès
lors le torture et le déchire: «Le drapeau est là-bas! ils l’ont pris;
ils le gardent!» Nuit et jour il y songe, il en rêve... Il en meurt
parfois. Qu’est-ce qu’un drapeau? me direz-vous; un symbole... Et
qu’importe qu’il figure, ici ou là, dans une revue ou une apothéose?
Symbole, soit; mais tant que l’espèce humaine aura besoin de se
rattacher à quelque croyance saine, mâle et vraie, il lui en faudra
encore, de ces symboles dont la vue seule remue en nous, jusqu’au
profond de l’être tous les généreux sentiments, tout ce qui nous porte
vers le dévouement, le sacrifice, l’abnégation et le devoir!»
Quand il avait ainsi parlé, le capitaine Fougerel retombait bientôt dans
un mutisme somnolent qui lui était habituel. C’était, d’ordinaire, un
homme triste, accablé, pensif, courbé par l’âge, il est vrai; et, dans
le petit café de Vernon où il venait chaque soir lire les journaux de
Paris en prenant son gloria, on n’entendait que rarement sa voix, et
dans les grandes occasions. Depuis de longues années, Fougerel avait
adopté le _Café de la Ville_, au coin de la ruelle qui longe l’église.
Il y venait après dîner, chaque soir, au même moment, s’asseyait
toujours à la même table, y demeurait le même nombre d’heures et se
retirait à la même minute pour regagner son logis, situé près de là,
dans la vieille rue Saint-Jacques. La table où il s’asseyait n’avait
jamais d’autre occupant que lui. Que si, avant l’arrivée de Fougerel, un
voyageur de commerce, nouveau venu à Vernon, ou un passant s’asseyait
dans le coin où l’ancien soldat se tenait d’habitude, le garçon de café
s’approchait doucement et, tout bas, disait:
«Il est impossible que vous restiez à cette table, monsieur: c’est la
_table des capitaines_.»
La «table des capitaines» était célèbre dans le _Café de la Ville_, et,
quoique Fougerel y vînt seul, elle avait gardé cette dénomination en
souvenir d’un autre soldat, le compagnon de Fougerel, qui, lui aussi, au
temps passé, s’asseyait chaque soir devant cette table de marbre. Vernon
les avait vus, pendant longtemps, toujours au même endroit, dans ce
café, roulant sous la paume de leurs mains les dominos qui rendaient,
sur le marbre, leur bruit d’osselets, ou faisant flamber au-dessus de
leur demi-tasse une couche légère d’eau-de-vie, et regardant, sans dire
un mot, cette flamme qui s’éteignait bientôt, sans force, comme s’éteint
un vieillard. Ils n’étaient ni grognons, quoique vieux, ni maussades;
mais ils ne se livraient et ne causaient point volontiers cependant.
Leurs propos, où revenaient si souvent les souvenirs d’autrefois, les
échos des journées de bataille, les visages d’amis maintenant disparus,
leur suffisaient. Leur amitié leur tenait lieu de tout au monde, et,
quoique peu fortunés et déjà atteints des maux de l’âge, ils se
trouvaient heureux.
Fougerel et Malapeyre, comme s’appelaient les deux capitaines, étaient
depuis longtemps de vieux amis. Ils s’étaient connus au même régiment de
ligne, et, presque en même temps, ils avaient passé dans le même
bataillon des grenadiers de la vieille garde impériale. Fougerel était
Normand, engagé volontaire, parti tout jeune du pays, Pressagny, un
petit village des environs de Vernon,--qui porte, on ne sait pourquoi,
le surnom de l’_Orgueilleux_,--et, se battant bravement, n’épargnant, en
campagne, ni son sang ni sa peine, il avait, à la pointe de la
baïonnette et de l’épée, conquis les épaulettes de capitaine. Malapeyre
avait fait de même, arrivant au même but par les mêmes chemins. Fils
d’un pêcheur de Lormont près de Bordeaux, comme Fougerel était né d’une
famille de fermiers normands, il avait voué sa vie à cette France que
Napoléon Ier lançait alors--éperonnant jusqu’au sang ce cheval de
bataille--dans toutes les aventures et dans toutes les guerres. Il avait
trouvé, au bout de cette existence de labeur, une épée de capitaine, la
croix d’honneur et une modeste pension de retraite, à peine de quoi
vivre; mais, toujours comme Fougerel, Malapeyre se souciait peu de vivre
ou de dormir. Côte à côte, ces braves gens avaient fait, en soldats
résolus, les dernières campagnes de l’Empire. Ils s’étaient battus à
Smolensk, à Leipzig, en Allemagne, en France, et, après le retour de
l’île d’Elbe, ils avaient versé leur sang à Waterloo, dans la partie
suprême de l’ambitieux aux abois. Chacun des deux capitaines avait fait
là tout ce que peut faire un homme pour ne point survivre. Blessés tous
deux, laissés pour morts, ils étaient tombés avec les derniers carrés,
leurs habits bleus entourés d’un monceau d’habits rouges. Puis, au
lendemain de leur convalescence, ils avaient trouvé un roi assis sur le
trône impérial qu’ils avaient si longtemps soutenu de leurs vaillantes
mains, le drapeau blanc flottant à la place du drapeau tricolore, des
uniformes nouveaux, une cocarde nouvelle, des Suisses qui nommaient les
soldats de Milhaud ou de Ney des «brigands de la Loire». Un rêve
écroulé.
Les deux amis se regardèrent alors en hochant la tête. A quarante ans,
en pleine vigueur, ils se réveillaient comme d’un songe et se trouvaient
licenciés, sans état, sans espoir, avec une maigre pension de retraite
qui leur payait avec avarice le prix de leurs blessures. Que faire? Et
quelle existence allaient mener dans cette France nouvelle ces deux
soldats devenus suspects, bonapartistes pour les uns, jacobins pour les
autres? Fougerel et Malapeyre se consolèrent en se disant que la royauté
des Bourbons ne pouvait durer, et qu’il suffisait d’attendre. Alors ils
cherchèrent, dans ce grand pays pour lequel ils avaient tant et si bien
combattu, un coin où se réfugier, où se reposer et patienter. Voilà
vingt ans qu’ils avaient quitté, l’un ses pommiers normands, l’autre ses
vignes bordelaises, vingt ans qu’ils menaient, à travers le monde, la
vie des chevaliers errants, toujours cheminant, jamais au repos,
vainqueurs et vaincus, entrant, musique en tête, dans les capitales
conquises, et disputant, le lendemain, au Cosaque ou au Prussien, la
terre de France toute trempée de sang français. Vingt ans de courses et
de combats. En vingt ans, les foyers se vident, et les vieux parents
disparaissent. Ni l’un ni l’autre des deux amis ne retrouva trace du
passé. A la place de la petite maison de Lormont où il était né,
Malapeyre rencontra une auberge nouvellement construite, qui servait de
relais à la diligence de Bordeaux.
Lorsqu’il demanda, à Pressagny, des nouvelles de ses parents, Fougerel
vit des gens qui interrogeaient leur mémoire et qui disaient:
«Oui, j’en ai entendu parler!... Ils ont quitté le pays pour s’établir à
Pacy, et ils y sont morts.»
C’était tout ce qui restait aux deux amis: des noms sur une pierre, dans
quelque cimetière de village. Aussi bien, se voyant inutiles et se
sentant tout seuls dans le monde, ils résolurent de continuer coude à
coude, comme des soldats dans le rang, le chemin de la vie. Ils ne se
quittèrent plus. Fougerel décida Malapeyre à habiter le pays normand,
et, choisissant leur logis dans cette calme et charmante petite ville de
Vernon, ils y associèrent leurs deux médiocrités fort peu dorées, et
parvinrent, habitués qu’ils étaient depuis longtemps aux privations, à
en faire une sorte d’aisance. C’était le repos absolu après l’absolue
agitation. Quelle vie différente que cette vie nouvelle! Les années
s’écoulaient en journées longues comme des veillées d’hiver, remplies
par les mêmes occupations, les mêmes causeries et les mêmes promenades.
La ville, avec ses rues pittoresques, où çà et là apparaît quelque
vestige du passé, est de celles où il fait bon de s’arrêter pour prendre
quelque repos. Tout y invite à une halte heureuse. La Seine coule
paisiblement sous le vieux pont de pierre. Des fumées saines, odorantes,
sortent des toits de Vernon et de Vernonnet, le village qui fait face à
la ville, sur la rive opposée du fleuve. De gais visages reposés se
montrent aux fenêtres des maisons grises. Point d’agitation, point de
fièvre. A peine quelques soldats du train, logés aux casernes,
frappent-ils d’un talon plus bruyant le pavé de la ville. Cette
population de rentiers, de vieux militaires retraités, d’amateurs de
jardins, vit doucement sous l’atmosphère normande.
«Je donnerais tous les cidres de l’Eure et de la vallée d’Auge pour deux
tonneaux de notre Médoc, disait parfois Malapeyre à Fougerel; mais
j’avoue qu’on vit à l’aise en Normandie et qu’on y vieillit avec
plaisir.»
Les joies des deux officiers n’étaient pourtant pas excessives, et
toutes leurs distractions consistaient à longer les boulevards, l’avenue
de la Maisonnette, jusqu’au bout de cette route bordée d’arbres qui
côtoie les charmilles du parc de Bizy, puis, continuant leur chemin, en
s’arrêtant parfois pour tracer sur le terrain quelque plan d’une
bataille que les deux amis discutaient, ils entraient dans la forêt et
ne s’arrêtaient que sous les arbres superbes des Valmeux. Ils revenaient
ensuite, toujours devisant, jusqu’à l’_Hôtel d’Évreux_, où ils prenaient
pension, et, saluant en entrant les convives, ils s’asseyaient à la
table d’hôte, et écoutaient plus qu’ils ne parlaient. Repliant leur
serviette, ils donnaient enfin un bonsoir collectif, se rendaient au
café et attendaient là, en jouant aux dominos, que le premier coup de
neuf heures se fît entendre à l’église. Aussitôt ils regagnaient leur
logis, et, après avoir pris leur bougeoir à terre, au bas de l’escalier,
ils échangeaient une poignée de main et montaient chacun dans sa
chambre, puis s’endormaient, rêvant aux conquêtes passées et aux
victoires évanouies.
Au lendemain de Waterloo, ils comptaient, encore une fois, que le
gouvernement des Bourbons ne serait que provisoire, et ils espéraient
bien, un jour ou l’autre, tirer encore l’épée qui demeurait accrochée à
leur chevet. Un vieux fond d’humeur républicaine leur laissait croire
que Louis XVIII ne régnerait pas longtemps. Cependant, les années
passaient; les deux capitaines se sentaient vieillir, et Charles X,
après avoir succédé à Louis XVIII, continuait de régner.
«Allons, disait parfois Fougerel, c’est fini, vois-tu, mon vieux
Malapeyre; nous ne commanderons plus aucune compagnie; il faut laisser
la place aux plus ingambes; les rhumatismes viennent!... Et puis on a
pris l’habitude de flâner: l’air de la caserne nous semblerait bien
lourd! Adieu les beaux espoirs, mon pauvre ami. Nous mourrons
capitaines, et rien que capitaines. Nous ne sommes plus bons à rien, le
proverbe le dit: _Vieux soldat, vieille bête!_»
Ils hésitèrent un moment, après 1830, à reprendre du service. Mais en
réalité ils s’étaient faits à cette existence placide, à leur coin
d’habitude, à la fillette souriante dont la tête brune apparaît entre
deux pots de géranium, à la dame du café qu’on salue et qui vous
respecte, à ces coups de chapeau des passants qui s’inclinent devant
«les capitaines», à cet intime repos, à cet humble bonheur de tous les
jours, à cette vie pénétrante, qui berce l’homme en quelque sorte et
endort son souci. Ils n’osèrent point quitter cela. Ils avaient dépassé
l’âge des aventures. Ne vivant que dans le temps d’autrefois, leurs
souvenirs leur suffisaient. Après une première fièvre pleine de ferveur
militaire, ils continuèrent donc au lendemain de Juillet à mener leur
vie paisible, et on les vit, toujours souriants, silencieux et
sympathiques, s’asseoir à table d’hôte, à l’_Hôtel d’Évreux_, et, dans
le _Café de la Ville_, à la «table des capitaines».
Habitués à passer presque toutes leurs journées en commun, décidés à
achever ensemble leur existence, ces deux soldats, ces deux amis,
différaient cependant sur plus d’un point physique et moral. Leur amitié
si vive et si durable vint peut-être même des contrastes de leur nature.
Fougerel, grand, maigre, sec, le visage légèrement pâle et la barbe
grise, était plus sévère, sans tomber dans la méchante humeur, que
Malapeyre, son compagnon. Celui-ci, la taille élevée, mais épaisse,
gros, sanguin, souriait et plaisantait plus volontiers. Mais, dans leurs
habitudes, la différence des tempéraments n’était pas très grande.
Fougerel avait une passion, le tabac, fumant sans cesse, le matin à sa
fenêtre, le jour en se promenant, le soir en lisant. Malapeyre avait un
péché mignon, le vin muscat ou les vins de la Péninsule. Il avait, sous
sa grosse moustache, des froncements de lèvres satisfaits lorsqu’il
venait de déguster un peu d’alicante ou de xérès. Fougerel lui
reprochait souvent en riant d’être «sensuel». Ce goût du capitaine pour
le vin fin n’allait d’ailleurs que jusqu’au caprice, et point jusqu’au
défaut; mais Malapeyre eût, certes, mal dîné, s’il ne se fût, avant le
repas, ouvert l’appétit avec du malaga, et si, au milieu du dîner, on ne
lui avait pas versé son verre de madère.
«Souvenir des campagnes d’Espagne et de Portugal,» disait-il en riant.
Fougerel n’osait blâmer Malapeyre de ces prodigalités, lui qui dépensait
ses économies en tabacs exotiques et en pipes extravagantes qu’il
suspendait par rang de taille, dans sa chambre, à un râtelier qu’il
appelait «son Musée».
On ne leur eût trouvé d’ailleurs, même en cherchant bien, aucun autre
péché caché. Vieux déjà, après avoir risqué cent fois de se faire tuer,
n’ayant jamais trouvé, dans leur jeunesse, six mois d’existence calme,
de ces heures pendant lesquelles on se dit qu’après tout l’homme est
fait pour aimer, être aimé, être père, vieillir en voyant grandir de
petits êtres qui seront des hommes; après avoir laissé un peu de leur
cœur ou de leur fantaisie, comme un peu de leur sang, aux buissons du
chemin, ils se retrouvaient sans enfants, sans autres ressouvenirs
d’amour que des amourettes de garnison, bien las, bien oubliés, bien
seuls dans leur refuge, et cependant heureux, calmes, sans désirs, sans
regrets, certains d’avoir accompli le devoir que tout homme doit
remplir. Ils étaient, disaient-ils, de ceux qui ont la patrie pour
famille et l’abnégation pour loi. Soldats, ils avaient agi en soldats,
et, contents du sacrifice, ils humaient joyeusement le soleil, se
répétant qu’ils avaient certes le droit de se reposer après une journée
bien remplie. Et ils demeuraient volontiers dans leur ombre, silencieux,
humbles, inconnus, épaves vénérables d’un grand naufrage.
D’ailleurs, un amour profond leur restait, une consolation suprême, de
celles qui peuvent emplir toute une vie.
Tombés à Waterloo, ils avaient clos du moins leur carrière par un acte
de dévouement superbe qui satisfaisait pleinement leur conscience de
soldats et de citoyens et faisait passer un éclair d’orgueil dans leurs
prunelles, lorsqu’ils y songeaient.
C’était un de leurs plus chers souvenirs. _Waterloo!_ A d’autres, ce nom
eût fait monter au front la rougeur de la honte. Eux, sous la colère
grondante qu’excitait l’écho de la sombre journée, retrouvaient l’amère
consolation de ceux qui font obscurément, mais stoïquement, leur devoir
dans l’obscure nuit d’une tempête.
* * * * *
Ce jour-là, le 18 juin 1815, alors que la fortune colossale de l’homme
qui avait tenu dans ses mains la France s’écroulait et se brisait comme
verre, dans le sauve-qui-peut de la débâcle, ces deux hommes, perdus
parmi la foule de l’armée vaincue, avaient jusqu’au dernier moment senti
battre en eux-mêmes le cœur de la patrie. Ils avaient assisté, le matin,
l’arme au bras, à cette première partie de la bataille qui fut une
victoire. L’armée anglaise, décimée, vit plusieurs fois se dresser
devant elle le spectre de la déroute. L’obstination de Wellington, le
_duc de fer_, la sauva. Elle permit aux soldats de Bülow et de Blücher
d’arriver sur le champ de bataille et de trouver les derniers Anglais
debout. Les grenadiers de la garde, suivant de loin les luttes
gigantesques qui se livraient sur le plateau de Mont-Saint-Jean,
écoutant le bruit de la fusillade qui venait d’Hougoumont, sur la
gauche, et la canonnade qui, vers la droite, faisait croire à l’arrivée
de Grouchy; les grenadiers attendaient l’heure où on les lancerait à
leur tour sur l’ennemi, pour achever la victoire, comme on venait de
lancer sur Mont-Saint-Jean la moyenne garde; les vieux soldats
impatients se disaient que la journée durait bien longtemps et se
demandaient comment Ney n’avait point déjà balayé les dragons de
Ponsomby, les «enfants rouges» de Wellington et les highlanders
d’Écosse. Tout à coup, vers la fin du jour, alors qu’on pouvait encore
croire gagnée cette rude et farouche bataille, l’arrivée soudaine de
Blücher, que Lobau ne pouvait plus contenir comme il avait arrêté Bülow,
cette irruption inattendue de troupes fraîches sur le terrain de la
lutte changea brusquement la fortune et mit le désordre dans les rangs
français. De toute cette armée compacte et solide, il ne restait
d’intacts que les grenadiers de la vieille garde. Les autres corps,
cruellement éprouvés depuis le matin, se trouvaient maintenant mêlés et
confondus. Fantassins, cavaliers, cuirassiers de Milhaud, voltigeurs,
lanciers de Ney, canonniers, grenadiers, tout roule, éperdu, comme un
flot humain, sous la dure pression des colonnes prussiennes débouchant
par Planchenoit. La garde alors se forme en carrés; la vieille garde
essaye d’opposer une résistance invincible aux soldats de Blücher et à
ces Anglais de Wellington qui descendent maintenant, en poussant leurs
hourras, du plateau où on les massacrait le matin. Impassibles,
baïonnette croisée, cloués au sol, les grenadiers de la vieille garde
attendent de pied ferme l’attaque suprême de l’ennemi; leurs carrés,
citadelles humaines, broyés par la mitraille, tournoient sous le feu,
s’écrasent sous les balles, se dispersent en laissant des monceaux de
cadavres pour marquer la place où ils ont combattu. Cinq sont détruits,
trois résistent encore! Les carrés que commandent les généraux Petit et
Poret de Morvan, attaqués à leur tour, tiennent fièrement sous les
boulets et les balles. Autour d’eux s’entassent les morts anglais et les
cadavres prussiens. Et là, parmi ces héros, combattaient les capitaines
Fougerel et Malapeyre, placés au centre, sabre en main, autour du
porte-drapeau. Pâles de fureur, ils jetaient à l’ennemi des injures
terribles, étouffées sous le fracas de la bataille. Une balle tout à
coup vint frapper au front l’officier, un nommé Crosnier, qui tenait le
drapeau tricolore. Un filet de sang coula du front troué de ce brave.
Blessé à mort, il se tenait debout, encore cramponné à la hampe du
drapeau. Puis, brusquement, ses doigts se détendirent, et il tomba de
toute sa hauteur, la face dans la boue sanglante.
«Fougerel, s’écria Malapeyre, Fougerel, à toi le drapeau!»
Fougerel saisit l’étendard échappé de la main du mourant et le brandit
avec une colère superbe, l’agitant au-dessus des bonnets à poil et
faisant claquer ses plis, dans cette atmosphère de fournaise, comme une
bravade à l’ennemi. Une balle vint fracasser l’aigle d’or et l’emporta,
et le capitaine sentit vibrer dans sa main le drapeau, qui semblait
frissonner comme un être blessé!
En ce moment, les Prussiens, avançant lentement, mais sûrement,
poussaient leurs masses sombres sur le carré, qui pliait. Déjà quelques
soldats effarés se détachaient du groupe héroïque et se mêlaient à la
cohue hurlante qui fuyait par la chaussée de Genappe.
Alors il sembla à Fougerel qu’il entendait un grand cri, à la fois
suppliant et impératif, un cri poussé par Malapeyre, et qui lui
ordonnait de sauver le drapeau. Ces deux hommes se regardèrent
instinctivement dans la fumée sombre.
Ce ne fut qu’un éclair. Ils se comprirent.
La partie était perdue. «Ils sont trop! ils sont trop!» disait
Malapeyre. Tout à l’heure les Prussiens allaient arracher aux soldats
mourants le drapeau des grenadiers de la garde. Il fallait le leur
dérober, le leur ravir; il fallait le détruire. Fougerel fit glisser à
terre la hampe qu’il tenait dressée, et, la brisant sur un canon, tandis
qu’ils arrachaient l’étoffe de soie:
«Enterre-le,» dit-il à son ami.
Il y avait à leurs pieds, parmi les cadavres, un écouvillon cassé;
Malapeyre s’en servit pour faire un trou assez profond dans la terre
détrempée, boueuse, et, quand il eut fini, recouvrant le drapeau, les
lambeaux de soie, d’une couche de terre rouge de sang, il trépigna sur
cette sorte de tombe; puis, quand il releva la tête vers Fougerel, il
entendit le capitaine qui lui disait avec un geste fier:
«Maintenant, vive la France! On peut mourir!»
Et tous deux, sous la mitraille épouvantable, parmi les cris de triomphe
insultants des vainqueurs, au milieu des plaintes sinistres ou des
menaces des vaincus, ces hommes froids, souriants, heureux d’avoir sauvé
le drapeau, jetaient comme une arme impuissante la hampe brisée à la
face des Prussiens, qui fusillaient maintenant le carré à bout portant.
Bientôt il n’allait plus rester sur le champ de bataille de Waterloo que
le dernier carré, que commandait Cambronne, et où Napoléon Ier voulut du
moins, lui, s’enfermer pour mourir. Les derniers combattants de la
grande armée allaient tomber, côte à côte, écrasés, mais invaincus.
Fougerel et Malapeyre furent laissés pour morts. Tous deux blessés,
l’ambulance les sépara longtemps; on les avait transportés dans des
fermes et soignés là, tant bien que mal. Les paysans qui les avaient
recueillis les avaient reçus à demi vêtus, les poches vidées par les
maraudeurs, et il leur fallut, une fois guéris, regagner le pays à pied,
étape par étape, plus semblables à des mendiants qu’à des soldats. Mais
quoi! ils se sentaient assez riches d’avoir enfoui, comme des avares, le
seul trésor qu’ils estimassent plus que tout au monde, car il
représentait l’honneur national, il portait les couleurs françaises et
leur semblait comme une image palpable de la patrie.
Lorsqu’ils se rappelaient cette journée terrible, ou plutôt l’heure
crépusculaire où, tout étant perdu, n’ayant plus autour d’eux que la
mort, ils avaient résisté jusqu’à la fin, le sang aux yeux, l’injure à
la bouche, la main crispée sur la garde d’une épée qu’ils eussent brisée
et non rendue; lorsqu’ils évoquaient cette dernière scène du drame dont
ils avaient été les acteurs, ces tas de morts aux formes bizarres, ce
ciel incendié, cette plaine immense, ce fourmillement à la fois rouge
des uniformes britanniques et noir des uniformes prussiens, cette ligne
de feu enveloppant ce carré d’hommes décidés à périr, puis ce drapeau
déchiré, cette hampe brisée, cet étendard disputé à l’ennemi et sauvé de
son atteinte; lorsqu’ils se disaient: «Nous avons fait cela,» Fougerel
et Malapeyre relevaient le front, se regardaient avec des yeux contents
et se tendaient la main, en se répétant: «Au moins, ils ne l’ont pas
pris, le drapeau des grenadiers de la garde!» Cette idée était la
consolation, ce fait d’armes la consécration de leur vie. Retraités,
inutiles, bons maintenant à faire des invalides, ils se disaient du
moins qu’eux seuls, d’un même élan, d’un même accord, avaient vengé
l’honneur du pays et celui du régiment. Aussi bien, lorsqu’ils causaient
de ce passé, les deux capitaines souriaient, Fougerel se frottait les
mains, et Malapeyre lui disait: «Allons, un verre de madère à la santé
du drapeau! Tu ne peux pas lui refuser ça!»
Ainsi vivaient humblement, doucement, apaisés et contents, ces hommes
qui avaient ouvert leurs veines pour faire de la pourpre à un despote,
et qui eussent voulu donner leur vie pour éviter une défaite à la
France.
* * * * *
Un soir qu’ils étaient assis à leur table accoutumée, Fougerel, fumant
sa pipe d’écume et écoutant le bruit des billes d’ivoire roulant sur le
billard, Malapeyre, qui lisait le journal venu de Paris, fit tout à coup
un mouvement sur sa chaise, poussa un cri étouffé, et laissa tomber sur
la table de marbre le journal qu’il tenait à la main. Au geste de son
ami, Fougerel avait regardé Malapeyre d’un air à la fois étonné et
inquiet. Malapeyre était livide; sa lèvre inférieure remuait
nerveusement sous sa moustache. Il avait l’air d’un homme qui étouffe.
«Eh bien! quoi? dit Fougerel; qu’as-tu donc?
--Ce que j’ai?» fit Malapeyre.
Il voulut parler: la voix s’arrêta dans sa gorge; il prit le journal
avec colère, et, désignant d’un doigt tremblant quelques lignes à
Fougerel, il ne prononça que ce seul mot:
«Lis!»
Fougerel hocha la tête, se disant que c’était sans doute encore un
compagnon du vieux temps qui venait de mourir,--et la seule
préoccupation du soldat était de savoir le nom de celui qui
partait,--lorsque, en regardant le passage des _faits divers_ que lui
signalait Malapeyre, il sentit lui courir sur la peau un frisson étrange
et plein de colère. Un flot de sang lui monta brusquement aux oreilles
et aux yeux. On lui eût donné un coup de crosse sur la nuque, il n’eût
pas été plus étourdi.
«Est-ce possible! dit-il d’un air effaré. Comment! comment!... Ils l’ont
eu?
--Lis,» répéta Malapeyre d’un ton sombre.
Fougerel relut, scanda un à un les mots imprimés. C’était un extrait de
la _Gazette de Berlin_, qui contenait ce qui suit: «On vient de réparer,
à la _Garnisons-Kirche_, à Potsdam, le tombeau du grand Frédéric.
Au-dessus du mausolée, on a disposé circulairement les drapeaux français
pris à Waterloo, et parmi lesquels se trouvent l’aigle des dragons de
l’impératrice, celle des voltigeurs et l’aigle du 1er régiment des
grenadiers de la garde.»
«Le drapeau! dit Fougerel en s’interrompant, ils ont le drapeau!
--Continue, répondit Malapeyre, qui regardait son ami avec des yeux
fixes.
--«Ce dernier étendard (le nôtre, dit Fougerel avec colère) avait été
ramassé sur le champ de bataille le 18 juin 1815. Ses défenseurs
l’avaient déchiré, puis littéralement enterré, et c’est le lendemain
seulement qu’on en a retrouvé les lambeaux en creusant, pour enfouir les
morts, les environs de la chaussée de Genappe. La princesse de Hohenlohe
a recousu, de ses propres mains, ce glorieux trophée, qui orne
maintenant le mausolée de Frédéric II.»
--Le drapeau, notre drapeau, répéta encore Fougerel, dont la colère
augmentait, ils l’ont trouvé, ils l’ont gardé! Ah! tonnerre! il valait
bien la peine de le disputer ainsi à ces sauvages! Ils l’ont pris!
Comment disent-ils? «_Il orne_ le mausolée de leur Frédéric!» Mille
dieux, mon pauvre Malapeyre, voilà une mauvaise journée!
--Très mauvaise,» répondit Malapeyre en se tordant la moustache.
Puis tous les deux, rêvant, absorbés, se turent et se mirent à songer.
Quel écroulement! quel réveil! Cette idée qu’ils avaient, dans l’immense
chute de la patrie, sauvé l’honneur du corps, enlevé à l’ennemi le droit
d’afficher la défaite du 1er grenadiers, c’était leur consolation depuis
vingt ans, leur joie intime, rendue chaque fois plus profonde par
l’éloignement, par cette brume des temps qui est comme l’auréole des
souvenirs. Ce suprême défi à la destinée et cette dernière lutte de deux
hommes de cœur avec la fortune, lorsqu’ils y songeaient, les rendaient
fiers. Dans la gloire du passé, ils ne voulaient pour eux que cette
gloriole, mais ils la voulaient. Ils se sentaient persuadés que leur
devoir n’avait pas été stérile, satisfaits d’avoir combattu jusqu’au
bout et, dans le désastre de l’armée et de la nation, sauvé ce débris:
un drapeau. Aussi bien les lignes traduites de la _Gazette de Berlin_
leur faisaient l’effet d’un coup de foudre. Elles anéantissaient, en une
seconde, l’échafaudage tout entier de leur bonheur calme et satisfait.
Il semblait à ces soldats rigides qu’on venait brusquement de les mettre
à l’ordre du jour, comme coupables de lâcheté. Cette mention du drapeau
captif leur paraissait la plus cruelle des injures personnelles. C’était
même plus qu’une injure, c’était le reproche sanglant de la patrie
humiliée à ceux qui la devaient défendre. «Ils ont le drapeau!» Cette
seule pensée tint muets tout le soir les deux capitaines, et il fallut,
pour qu’ils sortissent de leur torpeur assombrie, que le garçon de café
vînt leur dire:
«Il est dix heures, capitaines!»
Jamais on n’avait vu les capitaines demeurer si longtemps à leur table
habituelle.
Ils rentrèrent au logis, soucieux et sans mot dire. Seulement, avant de
se séparer, ils se serrèrent la main dans une étreinte nerveuse,
éloquente et prolongée comme un adieu. Puis ils se mirent au lit, mais
sans dormir; tous deux revoyaient, en fermant les yeux, les lignes
maudites de cet article qui tombait dans leur calme existence comme un
boulet sur un toit paisible.
Le lendemain, au réveil, les deux amis se saluèrent d’un bonjour triste,
Malapeyre soupirait; Fougerel, tout en se rendant à l’_Hôtel d’Évreux_,
frappait le pavé du bout de sa canne, comme s’il eût menacé un
adversaire absent. Il faisait beau. Dans leur promenade aux Valmeux, pas
un mot du drapeau ne fut dit entre eux. Ils ressemblaient à des parents
qui évitent de parler de l’enfant qu’ils ont perdu. Le soir, avant le
dîner, lorsque le garçon de café apporta à Malapeyre le verre de malaga
qu’il buvait d’habitude, le capitaine dit d’un ton brusque:
«Merci, je n’en prendrai pas.»
Et comme le garçon le regardait d’un air surpris: «Je n’en prendrai
plus,» fit Malapeyre doucement.
Fougerel laissa partir le garçon, aussi étonné que si le clocher de
l’église fût tombé tout à coup; puis, regardant Malapeyre en face:
«Tu prétendais, dit-il, que tu ne pouvais dîner sans ce que tu appelais
un apéritif?
--Oui, autrefois, répondit Malapeyre.
--Autrefois, c’était hier.
--Entre hier et aujourd’hui, il y a longtemps.
--C’est vrai,» dit Fougerel.
A table, Malapeyre refusa encore le vin qui faisait le «coup du milieu».
Toute la table fut ébahie. On se demandait si le capitaine n’était pas
malade. Il était pâle, à la vérité, et assez morne, comme Fougerel. En
quittant l’hôtel pour se rendre au café, Fougerel fredonnait, mais sans
y penser, un air de marche.
«Tu chantes ça sur un air de _De profundis_, fit Malapeyre.
--C’est que c’en est un aussi, répondit le capitaine. Il y a en moi
quelque chose de mort et qui vivait hier: une confiance, un espoir, une
joie... Tu sais quoi?
--Je le sais,» dit Malapeyre.
Le garçon du _Café de la Ville_ demeura stupéfait, ce soir-là, lorsque
les capitaines, apercevant les deux glorias qu’il apportait sur un
plateau de tôle, Fougerel dit, en éloignant les grosses tasses à filets
bleus et à contre-filets dédorés: «Je n’en prends pas,» et que Malapeyre
ajouta: «Ni moi. Remportez cela.»
«Faut-il laisser le carafon, au moins? demanda le garçon, en prenant par
le col le flacon d’eau-de-vie.
--Non, rien.»
Il y avait évidemment quelque chose de brisé dans la vie des deux
capitaines. Ce fut l’occasion de plus d’un propos, et les habitués du
café prétendirent, mais sans preuves, qu’après avoir engagé leur
demi-solde, ils l’avaient perdue dans de mauvais placements. Pauvres
gens! D’ailleurs, il faut le reconnaître, ces économies nouvelles
apportées dans leur manière de vivre ne nuisirent en rien à la
considération des vieux officiers. On n’en parlait à Vernon que pour
tuer le temps, comme on dit. Eux, à partir de ce moment, passèrent à peu
près, au _Café de la Ville_, du rôle de consommateurs à celui de
spectateurs, suivant les parties de billard, de dominos ou d’échecs, et
jugeant les coups.
Leur opinion faisait loi. Ils se plaisaient à retrouver, dans ces luttes
des échecs, les émotions affaiblies et comme les fantômes des batailles
d’autrefois. Des années s’écoulèrent ainsi. La sobriété des capitaines
était devenue excessive. Fougerel ne fumait plus; rarement et dans les
grands jours, il décrochait du râtelier une pipe et la bourrait,
aspirant lentement à sa fenêtre le parfum qui lui plaisait, puis il
suspendait de nouveau la pipe à sa place, comme une arme hors d’usage.
Quant à Malapeyre, sa tempérance était absolue. Il se fût contenté
volontiers de devenir et de rester un buveur d’eau.
Ce système soudain d’économie avait une cause, et chacun de ces deux
hommes devinait instinctivement le motif qui dictait la conduite de son
compagnon, mais aucun d’eux n’y faisait allusion, même en passant. Ils
avaient pris, en vivant dans une intimité si profonde, l’habitude des
mêmes soucis, des mêmes pensées. Ils se comprenaient parfois, sans dire
un mot, d’un geste ou d’un regard. La vie en commun et l’affection vraie
ont très souvent de ces résultats. La pensée se dédouble, ou plutôt les
deux pensées n’en font plus qu’une; la même âme habite deux corps.
Fougerel et Malapeyre ne soufflaient mot de leurs projets, mais chacun
d’eux les connaissait intimement et complètement, tout en sachant gré à
son ami de ne point chercher à en deviner le secret.
C’était comme une idée fixe, que ces deux hommes caressaient à l’envi
l’un de l’autre, une de ces idées qui absorbent tout dans une existence
et servent parfois à l’homme de prétexte pour vivre, une idée absolue,
comme toutes celles des chercheurs de mondes, une idée sublime et folle.
Chacun d’eux avait résolu, à part soi, d’aller, sans plus hésiter, quand
il le pourrait, à Potsdam, et, là, de déchirer, de reprendre, de brûler,
de voler, d’anéantir--Dieu sait comment!--le drapeau du 1er régiment des
grenadiers de la garde, offert en pâture aux regards des curieux.
Cette idée, peut-être impraticable et à coup sûr étrange, insensée,
avait germé dans le cerveau de ces deux soldats, à la même heure, depuis
le jour où ils avaient appris que ce drapeau, qu’ils croyaient sauvé par
leurs mains, servait de trophée à l’ennemi. Nulle puissance au monde
n’eût certes pu les détourner de cette entreprise, ou leur en démontrer
l’impossibilité. Il leur semblait que cette aventure était le devoir.
Leur conscience leur dictait cette consigne étroite, définitive. «A quoi
serait bon un soldat, pensaient les deux capitaines, s’il laissait ainsi
son drapeau à l’étranger?»
D’ailleurs, même au point de vue purement égoïste, l’entreprise devait
être tentée. Depuis qu’ils savaient que leur dévouement dernier, leur
sacrifice, leur suprême colère avaient été inutiles, ils étaient en
effet devenus sombres, à demi accablés, à demi irrités, dormant mal,
n’aimant plus les promenades d’autrefois, la causerie tranquille, la vie
apaisée de la petite ville, inquiets, au contraire, et mécontents comme
tous les Icares dont la réalité a durement brisé les ailes.
Une seule question les retenait en Normandie, la dure question d’argent:
cela coûtait cher, à cette époque, un voyage en Prusse, et les anciens
soldats n’étaient pas riches. Aussi c’était pourquoi, tous deux, sans
souffler mot, avaient doucement rogné sur leurs plaisirs, sur leurs
chères habitudes, les petites économies qui devaient leur permettre,
avec le temps, de payer le voyage en diligence, de Vernon à Paris, de
Paris à la frontière, et de la frontière à Potsdam. Des années se
passèrent ainsi, dans la poursuite de la même touchante et héroïque
chimère. Sou sur sou, comme tous les pauvres, les capitaines mirent de
côté le prix du voyage, et lorsque la somme fut complète, lorsqu’ils
demandèrent au receveur de leur changer leurs nombreuses petites pièces
de monnaie blanche pour quelques pièces d’or, lorsque, en comptant ses
saintes et modestes épargnes, chacun d’eux fut certain qu’il pouvait
maintenant tenter l’aventure, ce fut une journée de joie entre ces deux
vieux amis, et l’un à l’autre ils se révélèrent un secret déjà lointain
dont chacun savait d’avance le dernier mot.
«Je t’avais deviné, mon brave Malapeyre, dit Fougerel, mais je voulais
te laisser le bonheur de te croire seul à nourrir ton projet.
--Je t’avais deviné aussi, fit Malapeyre; mais tu avais l’air si heureux
lorsque je demandais pourquoi tu ne fumais plus et que tu me répondais:
«Parce que...»
--Hypocrite, qui disait qu’il n’aimait plus le vin de Madère!
--Certes non, je ne l’aime plus. Je n’aime plus que ce drapeau qu’il
faut reprendre. Je ne vis qu’en songeant à cela. On ne meurt point parce
qu’on devient sobre. Si j’avais eu la folie de dépenser dix sous à une
rasade, il me semble que le vin m’eût emporté le gosier. C’était de
l’argent que j’eusse volé à mon tiroir secret.
--Tu avais un tiroir! dit Fougerel en riant; moi, une tirelire!
--Et combien au fond?
--Neuf cents francs!
--Moi, treize cents!
--Crésus, s’écria Fougerel, tu as donc des économies cachées dans des
silos?
--Non, répondit Malapeyre, mais j’ai vendu le petit coupon de rente qui
dormait au fond du portefeuille. Cela m’a donné cinq cents francs tout
de suite!
--Allons, dit Fougerel, tu es un homme, vois-tu, vieux! Embrasse-moi!
--C’est bon tout de même de se comprendre, ajouta Malapeyre un moment
après. N’est-ce pas que tu ne pourrais pas vivre en _le_ sachant là-bas,
_lui_?
--Nous le rapporterons ici, Malapeyre.
--Quand partons-nous?
--Demain, si tu veux!
--Va pour demain. J’ai mon passeport tout prêt.
--Vois-tu, dit encore Fougerel, le voyage est long, la tâche est
difficile; d’autres la trouveraient peut-être ridicule; mais, il n’y a
pas à dire, si nous ne faisions pas cela, autant vaudrait avoir capitulé
tout de suite au temps jadis, et mourir bêtement ici, gras comme des
chanoines et sans souci de ce qui fait les hommes. Tu as raison, partons
vite. Il n’est jamais trop tôt pour se mettre en route, quand on a à
atteindre un pareil but!»
Avant de partir, ils mirent en ordre leur logis, repliant au fond des
armoires leurs vieux uniformes à demi rongés, et faisant un paquet de
leurs épaulettes. Fougerel avait gardé au fond d’un coffre ses
épaulettes de sergent, où les fils d’argent se mêlaient aux fils rouges,
ses épaulettes de lieutenant et ses épaulettes de capitaine. Il les
contemplait avec une émotion profonde, rattachant tant de souvenirs à
chacune de ces choses muettes, qui lui rappelait un devoir accompli, un
péril bravé, une victoire. C’était toute sa vie marquée par quatre
étapes. Il les plaça, avec la croix d’honneur de Malapeyre, dans une
boîte fermée à clé, et remettant la garde de tout cela à la vieille dame
qui leur louait leur logis:
«Si nous ne revenons pas, dit-il, vous vendrez tout, et vous donnerez
l’argent aux pauvres!
--Vous allez donc en guerre? demanda la vieille dame.
--A peu près,» répondit Fougerel.
* * * * *
Ils avaient bien le cœur serré, en quittant Vernon, où, depuis plus de
vingt ans, ils avaient pris l’habitude de vivre, mais les deux officiers
retrouvaient en ce moment quelque chose de l’ardeur qui les enflammait
autrefois, au début d’une campagne. Il leur semblait qu’un invincible
clairon sonnait la charge.
Lorsque la diligence partit, les pavés faisant sauter les vitres qui
rendaient, à chaque cahot, des bruits de fusillade, l’impression du
combat leur revenait soudain, et ils se grisaient comme de l’odeur de la
poudre.
C’est un dur voyage qu’ils entreprenaient, fatigant et pénible. Mais
l’idée fixe, maîtresse souveraine de leur pensée, qui les entraînait,
leur faisait paraître la route plus courte. On eût dit qu’à l’horizon,
comme un signe entraînant, irrésistible, se dressait le drapeau arboré
jadis sous le sifflement des balles. Une sorte de mot d’ordre leur
revenait sans cesse à l’oreille. Chaque tour de roue les rapprochait du
but fiévreusement désiré. Ils croyaient parfois faire un rêve. Il leur
semblait, tant et depuis si longtemps ils avaient appelé de leurs vœux
ce voyage, il leur semblait que cela n’était point vrai, qu’ils
n’étaient pas en chemin, qu’ils n’allaient pas trouver Berlin et Potsdam
au bout de la route.
«Sais-tu ce qui me fait peur? dit une nuit Malapeyre à Fougerel. C’est
que je crains de ne jamais arriver là-bas.
--Pourquoi? demanda Fougerel.
--Je ne sais pas,» répondit le capitaine en regardant les croupes
blanches des chevaux sur lesquelles sautaient les brides et les harnais
éclairés par la rouge lumière des lanternes de la diligence.
Ils avançaient pourtant; ils allaient bientôt se trouver en Belgique.
Ils avaient déjà dépassé Rocroi.
Ils éprouvaient maintenant une émotion vraie, profonde, en se disant
qu’ils allaient une fois encore quitter cette terre de France d’où ils
partaient jadis, à pied, tambour battant, pour aller tirer et recevoir
des coups de fusil à travers le monde.
Ils arrivèrent à Givet.
Ce n’était pas sans raison que, lassé par le voyage, Malapeyre était
vaguement attristé. Depuis Rocroi, il s’était senti pris d’un malaise
sourd qui devint profond, de douleurs de tête et de crampes. Il n’y
avait, dès le début, fait aucune attention.
«Ce n’est rien, disait-il; c’est une courbature.»
Fougerel pourtant le trouvait pâle, l’air accablé, avec une fièvre
bizarre dans les yeux.
«Souffres-tu donc beaucoup, Malapeyre? demandait-il d’un air inquiet.
--Pas du tout,» répondait le capitaine, qui mettait son orgueil à ne pas
souffrir.
Malapeyre était atteint cependant, et il perdait l’appétit; sa tête
était alourdie, son crâne serré par une migraine persistante, mais il
essayait de secouer tout cela lorsqu’il songeait qu’au bout du chemin
était Potsdam, et, à Potsdam, le drapeau. A Givet, pourtant, au moment
de passer la frontière belge, Malapeyre avait failli céder à la
lassitude, au malaise qui l’accablait. Assis sur une borne, tandis qu’on
attelait les chevaux à la diligence, il regardait au loin, vers la
Meuse, cette terre verte qui se découpait sur l’horizon, et qui était la
terre de Belgique.
«Derrière, se disait-il, est l’Allemagne, là-bas!»
Le soir venait. Sur la place, au loin, les soldats français battaient la
retraite avec un redoublement d’énergie, pour que le bruit de leurs
baguettes vînt frapper, sur l’autre rive, les oreilles étrangères. Il
faisait bon et beau. Dans l’air, du côté de la haute forteresse au ton
gris, des nuées de moucherons tourbillonnaient dans le crépuscule d’un
soir d’août. Et Malapeyre se disait avec une tristesse pénétrante qu’il
ne pouvait, malgré lui, surmonter:
«Encore quelques pas, et ce ne sera plus la France! Reverrai-je jamais
le pays?»
Fougerel tout à coup lui frappa sur l’épaule. La diligence était
attelée. Le conducteur appelait les voyageurs.
On partait.
En s’appuyant sur le marchepied, Malapeyre eut une sorte
d’étourdissement. Il se sentit faiblir. Mais, apercevant dans la
diligence un uniforme d’officier belge, il se raidit, par une sorte
d’amour-propre militaire, et pour n’avoir pas l’air de faiblir devant un
étranger.
Il avait beau faire cependant, le mal était le plus fort. A
Aix-la-Chapelle, Fougerel voulait que son ami prît quelque repos.
Malapeyre s’y refusa; mais, à Cologne, malgré l’énergie, la ferme
volonté de Malapeyre, qui persistait à continuer la route, il fallut
s’arrêter. Le malaise s’aggravait et devenait maladie. Fougerel était
désespéré: il était certain que Malapeyre dissimulait une partie de ses
souffrances et se trouvait plus durement frappé qu’il ne voulait le
laisser paraître. Une sorte de pressentiment douloureux s’emparait de
lui. Aux premiers pas faits dans Cologne, il éprouva une façon
d’accablement moral, comme s’il devinait que dans ce voyage suprême son
ami n’irait pas plus loin.
«Puisque tu le veux, dit Malapeyre, demeurons ici. Tu as peut-être
raison. Deux jours de repos et deux bonnes nuits suffiront à effacer
toute trace de cette bête de fatigue! Mauviette, va! Ah! l’on n’a plus
vingt ans!»
Ils cherchèrent à travers les rues un hôtel; Malapeyre s’appuyait sur le
bras de Fougerel, et, en marchant, il frissonnait, secoué par la fièvre.
Des guides se présentèrent, qui conduisirent les deux soldats dans un
hôtel de second ordre, portant sur son enseigne en fer-blanc ces mots:
_Kœlnischer Gasthof_. Il était situé dans une de ces petites rues,
tristes le jour, bruyantes le soir, qui avoisinent le Rhin. Fougerel
demanda une chambre à deux lits. L’hôtelier et les servantes de l’hôtel
le regardèrent d’un air placide. Personne ne le comprenait. Cependant,
on le fit monter au premier étage, on ouvrit devant lui la porte d’une
chambre où se dessinaient, derrière des rideaux de percale jaune, deux
lits de merisier. Il fit signe que le logis lui convenait. La nuit était
tombée; Fougerel mangea un peu de venaison, but un verre d’Affenthaler,
et Malapeyre se coucha sans rien prendre.
«Demain, disait-il, après un bon sommeil, je serai mieux!»
Il voulut se lever le lendemain, vers dix heures. A peine debout, la
tête lui tourna; il dit tout haut:
«Qu’ai-je donc?»
Et Fougerel accourut pour le soutenir au moment où il allait tomber. Une
fois remis sur l’oreiller, Malapeyre se sentit mieux. Un sourire triste
releva sa moustache, et il dit à Fougerel:
«Voilà un voyage niaisement interrompu. Pardonne-moi, au moins, mon
vieil ami!»
Fougerel haussa les épaules en souriant et affecta de rassurer son
compagnon par de confiantes paroles; mais, dans son for intérieur, il se
sentait véritablement navré. Jamais il n’avait vu Malapeyre se courber
ainsi sous la maladie. Robuste, courageux, bravant le mal, le vieux
soldat mettait une sorte de coquetterie à demeurer toujours en santé. Il
se moquait, ayant bravé les biscaïens, des fièvres, qu’il appelait des
_bobos_. Pour terrasser un être trempé comme le capitaine, il fallait
une affection grave, un mal puissant. Le pauvre Fougerel avait,
d’ailleurs, les superstitions des soldats. Ces hommes, habitués à la
mort, ont leurs faiblesses aussi: le héros tient de l’enfant. Ils sont
anxieux ou rassurés selon que le premier obus ou le premier boulet leur
siffle à l’oreille droite ou à l’oreille gauche. Fougerel se reprochait
maintenant d’avoir dit à son hôtesse de Vernon: «Si nous ne revenons
pas!» Il lui semblait que cette parole suffisait pour qu’un des deux, en
effet, ne revînt plus.
Sa première préoccupation, en voyant Malapeyre décidément alité, fut de
trouver un médecin. Il eût refusé pour lui tous les soins, prétendant
que la médecine est la pire des maladies; mais, pour son ami, il
devenait croyant. Ce fut d’abord toute une affaire pour découvrir ce
docteur. Personne, dans l’hôtel, n’entendait un mot de français;
Fougerel se heurtait à des Allemands qui le regardaient en ouvrant de
larges bouches et de grands yeux. Alors, il s’emportait, et peut-être
les autres mettaient-ils une véritable malice à ne le point comprendre.
Le vieux soldat se sentait perdu dans cette ville, où il n’avait ni un
ami ni un compagnon--personne--pour secourir avec lui le malheureux. Il
lui prenait des colères sans raison; il avait envie de repartir,
d’emporter Malapeyre, de regagner Givet, de rentrer en France. Jamais la
patrie ne lui avait semblé si chère, si attirante, si profondément
bénie. La terre allemande lui brûlait les pieds.
Il parvint cependant à découvrir un médecin. C’était un vieux petit
docteur fort savant, assez égoïste, n’aimant ni ne détestant les
Français, dont il connaissait la langue, et tout entier à ses
expériences. Il alla visiter Malapeyre, qui, en le voyant, bondit sur
son lit et dit:
«Qui vient là?... Je ne suis pas malade!
--Voyons, fit tout bas Fougerel, laisse-toi faire; plus tôt tu seras
guéri, plus tôt nous arriverons à Potsdam... au drapeau.»
Ce mot: le drapeau, faisait sur Malapeyre des miracles. Il lui avait
donné l’énergie de continuer, quoique malade, sa route de Givet à Namur,
puis à Aix-la-Chapelle et à Cologne; il lui donna la patience de tendre
le pouls au docteur, de se laisser examiner et ausculter. Le médecin ne
disait mot. Pas un muscle de son visage ne remuait. Après avoir
considéré le malade, il lui dit _merci_, prit à part Fougerel et lui
annonça que le cas était excessivement grave.
«C’est un accès de fièvre bizarre; le cerveau est congestionné. Il
faudrait beaucoup de soins.
--J’en aurai,» dit Fougerel.
Il ne quitta plus dès lors le chevet de Malapeyre. Il demeurait dans la
chambre, lisait ou, à la fenêtre, regardait passer avec colère des
détachements de soldats prussiens, cuirassiers lourds, fantassins
automatiques, dont Fougerel n’entendait jamais le pas sur le pavé sans
éprouver une colère sourde. Et comme Malapeyre lui demandait alors
quelquefois:
«Qu’est-ce que cela? quel est ce bruit?
--Ça? répondait-il, ne fais pas attention... Des maçons qui passent!»
Rien n’était plus touchant, d’ailleurs, ni plus triste que ces deux
hommes, perdus dans une ville allemande, l’un mourant, incapable de
bouger, l’autre incapable de se faire comprendre, et jetés ainsi, tombés
dans une auberge où nul ne les savait au monde, où personne ne
s’inquiétait de leur sort.
Que de fois Fougerel, qui, songeur, repassait au chevet de son ami tous
les souvenirs de sa vie; que de fois Malapeyre aussi, dans les rêves
bizarres de sa fièvre, puis dans ses apaisements lucides, se disaient
avec douleur que rien ne vaut le coin de terre où l’on est connu, aimé,
où le chien familier court après vos pas, où les fleurs mêmes semblent
vous reconnaître, le coin de terre qui est plus encore que _la patrie_,
qui est le foyer dans la patrie!... Comme ils se sentaient seuls,
isolés, dans cette ville où tout leur était étranger, les mœurs, les
voix, les visages, où la langue de leur enfance était une langue
inconnue! et de quelle mélancolie amère ils étaient intimement pénétrés,
lorsque le soir venait et que parfois l’écho funèbre des tambours
prussiens, battant la retraite, leur parvenait, au lieu du gai clairon
et du leste tambour français!
L’état de Malapeyre s’aggravait de jour en jour; la fièvre n’était plus
seulement menaçante, mais dévorante. Le pauvre homme avait désespérément
maigri. Ses yeux brillaient d’un éclat de mauvais augure dans son visage
si ouvert auparavant, maintenant creusé, méconnaissable. Malade, il
avait toujours soif et trempait ses lèvres avec une avidité bestiale
dans la tasse d’orangeade que lui tendait Fougerel. Très souvent il
parlait avec une volubilité inquiétante, disant des mots bizarres,
racontant des batailles que Fougerel ne connaissait pas. C’était le
délire. Puis à ces fébriles accès succédaient des torpeurs profondes,
des atonies comateuses, des sommeils qui faisaient peur. Combien de
fois, regardant cette figure mâle, si franche et si française, ce profil
amaigri de soldat assoupi par la fièvre, ce crâne chauve où l’on eût
retrouvé la trace d’un coup de sabre, cette tête endormie qu’éclairait
faiblement une lampe, Fougerel, en suivant sur la joue du malade la
trace cruelle de la fièvre, sentit lentement une larme couler sur sa
joue jusqu’à sa moustache, tandis qu’un soupir, gros comme un sanglot,
soulevait sa poitrine!
«Pauvre vieux, murmurait alors Fougerel, étais-tu donc né pour mourir
ici?»
Parfois encore, le soir, tandis que Fougerel demeurait ainsi, aux côtés
du malade, on entendait passer, dans la rue, quelque bande bruyante
d’étudiants qui chantaient à pleine voix des chants de guerre. Il
semblait à Fougerel que ces chansons bachiques, jetées au vent après un
repas arrosé de bière, l’insultaient.
Il croyait souvent entendre, parmi ces mots allemands, ce nom belge:
Waterloo. Le capitaine alors serrait les poings ou fredonnait en
lui-même quelque refrain du pays, pour ne pas entendre, pour étouffer à
son oreille les échos de la rue allemande.
* * * * *
Une nuit, Fougerel veillait. Malapeyre s’était endormi, après une
journée de crise. Fougerel avait pris son repas à ses côtés, allumé la
lampe, ouvert un livre français acheté la veille, et là, durant trois
heures, Malapeyre n’avait point bougé. Il était une heure du matin
environ. Fougerel, à la fenêtre, regardait à travers les vitres les
silhouettes curieuses des vieilles maisons qui se dressaient devant lui,
se découpant avec leurs toits élevés sur un ciel d’un bleu pâle, criblé
d’étoiles, lorsque, en entendant un bruit vers le lit du malade, il se
retourna. Malapeyre s’était mis sur son séant, et, le bras gauche appuyé
sur l’oreiller, soutenant le poids de son corps, il étendait devant lui
son bras droit, qui sortait, maigre et nu, de sa manche de chemise. Les
yeux du capitaine étaient hagards et comme effrayés. Il ne disait rien,
mais il désignait quelque objet, quelque vision, contre la muraille.
«Fougerel... Pierre, Pierre!... disait-il. Ote cela!... ôte cela! Je
t’en prie! Je ne veux pas, je ne veux pas voir cela!»
Fougerel s’était approché. Il prit Malapeyre par les épaules, forçant le
malade à le regarder dans les prunelles, et, doucement:
«Voyons, dit-il, qu’as-tu? que veux-tu?
--Que tu enlèves cela!... C’est ce qui me tue,» dit Malapeyre en
montrant du doigt deux gravures encadrées de bois jaune et suspendues à
la muraille.
Ces gravures, Fougerel les avait aperçues déjà, mais sans les examiner
de près, sans se rendre compte du sujet qu’elles représentaient.
C’étaient deux reproductions de tableaux célèbres en Allemagne, l’une
montrant la fin de la bataille de Leipzig, l’autre la poursuite de
l’armée française vaincue, après Waterloo, par la cavalerie prussienne.
Des deux côtés, même spectacle: des grenadiers prussiens, avec leurs
schakos bas surmontés de pompons énormes, éventraient ici des fantassins
français, tandis que là des hussards de la mort sabraient furieusement
des grenadiers de la garde et leur enlevaient leurs aigles.
«Ote cela! répétait Malapeyre; ôte cela! Ce n’est pas vrai, ils n’ont
pas pris le drapeau, ils ne l’ont pas pris! Tu l’as enterré, tu sais
bien!... Enterré... Je te dis qu’ils ne l’ont pas pris!... Ote ces
images, ôte-les; elles mentent, Fougerel, tu sais bien qu’elles
mentent!»
L’état de Malapeyre était une sorte de délire terrible; un moment, il se
leva, droit sur son lit, montrant ses jambes amaigries aux nerfs tendus
comme des cordes, et il voulut lui-même arracher ces tableaux insultants
de la muraille. Il retomba, brisé, au milieu de son accès de rage, et
demeura étendu de toute sa longueur sur son lit. Fougerel le couvrit,
l’enveloppa avec des soins de mère. Puis il alla dans un coin de la
chambre prendre une chaise pour atteindre les cadres où le mourant
aurait pu lire ces noms sinistres: _Leipzig. Mont-Saint-Jean!_
Au moment où il s’approchait encore du lit, son regard rencontra le
regard de Malapeyre, mais non plus menaçant cette fois, ni en quelque
sorte fiévreux, mais calme, triste, presque attendri. Le délire avait
cessé brusquement, faisant place à cet apaisement affaibli, comme
tomberait un voile. Fougerel recula et se sentit troublé: il lui
semblait que dans les yeux tout à l’heure enflammés de Malapeyre
brillait maintenant une larme. Le moribond sortit alors de dessous sa
couverture sa main maigre et la tendit à son vieil ami:
«Que tu es bon! dit-il d’une voix pénible, lente et grave; que tu es
bon, mon pauvre Fougerel! Te voilà garde-malade, à présent. Console-toi,
ajouta le moribond après un soupir, tu n’as pas longtemps à faire ce
métier. C’est fini. Je sens que c’est fini.
--Es-tu fou? dit le capitaine. Ah! c’est bien intelligent ce que tu dis
là! Je t’en fais mon compliment.
--Sans doute, reprit Malapeyre, c’est peut-être triste; mais c’est vrai.
Je te rends malheureux en te faussant compagnie; ce n’est point ma
faute. Ah! Fougerel, si je regrette quelqu’un au monde, mon brave et bon
Fougerel, tu peux bien dire que c’est toi!
--Tu n’as rien à regretter; tu n’es pas mort, sacrebleu, et avant dix
jours tu seras à Potsdam. Entends-tu, Potsdam?
--Oui, oui, répondit Malapeyre en hochant la tête. Je sais bien, c’est
la terre promise, mais on n’y entre pas comme on veut. Je sens que je
n’irai pas plus loin, mon pauvre ami... Tu sais que j’ai déjà failli
mourir une fois dans ce pays-ci, à l’hôpital de Mayence, blessé, à demi
perdu, en 1813. Il paraît que ma destinée était de rester en Allemagne.
Ce qui me navre, ce qui me torture, Fougerel, c’est de tomber comme ça,
en route, bêtement, sans avoir fait ce que tu sais... Toi, c’est bien,
tu es heureux. Tu iras là-bas. Je t’envie cette joie-là. C’eût été bon
de revoir le chiffon, de leur reprendre le drapeau qu’ils ont volé... Si
je pouvais marcher, j’irais, fût-ce sur les genoux. Du moins, vieux, ne
manque pas de faire ce que je vais te demander. Écoute! tu as beau te
faire illusion ou essayer de m’en conter, je m’en vais. A nos âges, des
patraques comme nous sont tuées par un coup de vent, après avoir résisté
aux coups de sabre. Eh bien, quand ce sera fini, Fougerel, quand tu ne
m’auras plus là, continue ta route seul; fais ce que nous voulions faire
à nous deux. Arrache-le, ce drapeau du 1er grenadiers, et rapporte-le en
France, et quand tu l’auras pris, quand il sera à toi, quand il sera à
nous, alors reviens de ce côté, va vers le coin de terre où tu m’auras
couché, et, frappant du pied, mon vieux camarade, à l’endroit où je
dormirai, dis-moi seulement ces mots: «Le drapeau est repris,
Malapeyre!» Et je te jure bien que je t’entendrai!»
Le vieux soldat avait lentement prononcé ces paroles, qui, dans le
silence de la nuit, retentirent déjà comme des accents d’outre-tombe.
Fougerel, qui ne se sentait point facilement ému d’ordinaire, eut comme
un frisson le long du corps. Mais lorsque Malapeyre lui dit, après un
court silence:
«Tu me le promets, n’est-ce pas?»
Il se redressa, regarda son ami bien en face, et lui tendant sa large
main:
«Je te le jure!» répondit-il.
Le survivant recevait, grave et résolu, la consigne que dictait le
moribond.
La nuit fut longue encore. Malapeyre s’affaiblissait de plus en plus. La
fièvre des derniers jours avait décidément cessé, mais en laissant ce
pauvre corps en proie à la prostration la plus grande. Le capitaine
était à bout de forces. Il n’y avait plus de vivant en lui que ses deux
yeux noirs, qui brillaient d’un feu étrange; ses lèvres pâles
tremblaient, et le mal avait en quelques jours émacié ce visage robuste,
creusant d’un doigt cruel les tempes et les joues, et faisant saillir
les pommettes. Parfois, lorsque Malapeyre, accablé, fermait enfin les
yeux, et qu’il demeurait ainsi étendu, la bouche ouverte et les
paupières closes, Fougerel se demandait avec effroi s’il était mort, et,
s’approchant alors, il se penchait pour écouter la respiration du
malade; mais, au mouvement de son ami, le capitaine rouvrait les yeux et
fixait sur lui ses prunelles ardentes, tandis que ses lèvres essayaient
de sourire.
Le matin, vers l’aube, Malapeyre fut pris tout à coup d’un frisson
singulier. Il porta la main à sa gorge et, d’un ton bas, demanda à
boire, puis, comme Fougerel lui tendait, du bout de la cuiller, une
potion, ses dents mordirent durement le métal, et il repoussa avec un
geste sec le bras de son ami. D’un mouvement saccadé, il s’était
redressé encore une fois, et désignant toujours les images appendues au
mur: «Non, non, dit-il d’une voix rauque... C’est faux!... Ils sont
trop!... Le drapeau...» Il répéta encore, avec un accent à la fois plein
de menace et de déchirement ce mot, le dernier qui vint à ses lèvres:
_Le drapeau!_ et il retomba, raide, les yeux fixes, sur l’oreiller.
Fougerel lui avait pris la main; il la sentit se contracter, se serrer,
et, le regard abaissé sur ce mort, le capitaine demeura debout, laissant
couler silencieusement ses larmes et sentant les doigts de Malapeyre se
glacer entre les siens.
Le jour entrait, furtif et pâle, dans cette chambre, où la lampe jetait
maintenant des lueurs intermittentes et mourait à son tour. Un rayon
blafard se posait sur le visage mâle et fier de Malapeyre, et rendait
ses orbites plus caves, ses joues plus creuses. Fougerel en avait bien
vu, des morts et des mourants, dans ses années de guerre; il avait vu
tomber, ensanglantés, et demeurer immobiles, dans leurs poses étranges
de foudroyés, bien des compagnons, bien des amis; mais, cette fois, ce
n’était pas seulement un frère d’armes qui tombait: c’était sa propre
existence qui se dédoublait et se déchirait. Qu’il était seul
maintenant, noyé, perdu dans l’immense foule! La mort lui prenait la
moitié de son être. Il restait là, cloué au parquet, regardant à travers
ses larmes ce soldat mort, dont l’agonie, sur ce lit allemand, avait eu
pour témoins les images des deux défaites: Leipzig et Waterloo!
Fougerel demeura ainsi, absorbé longtemps. Deux ou trois petits coups
secs, frappés sur la porte, le tirèrent de son atonie. Il répondit
machinalement:
«Entrez.»
C’était le docteur, le petit docteur, froid, impassible, qui doucement
demanda:
«Eh bien?
--Voyez,» répondit Fougerel en lui montrant le mort.
Le médecin fit simplement un _ah!_ sans étonnement, et après avoir
considéré un moment le cadavre:
«Eh bien, monsieur, dit-il, n’ayant pu le sauver, je me mets du moins
tout à votre disposition pour vous faciliter les détails, toujours
ennuyeux, et surtout pour un étranger, de l’inhumation.»
Fougerel éprouva tout d’abord, devant ce calme et cette indifférence,
une colère sourde, et il se demanda s’il n’allait point précipiter le
petit homme par la fenêtre; mais il songea qu’après tout le médecin
n’avait aucune raison de s’émouvoir et qu’il faisait, au contraire, ce
qu’il pouvait pour être aimable. Alors il remercia, et, machinalement,
il suivit le docteur à travers les bureaux, les agences où devaient être
reçues les déclarations.
Fougerel, déjà irrité par son séjour en Allemagne, était rendu plus
nerveux par cette mort soudaine et cet implacable malheur. Il allait et
venait dans les rues de Cologne comme un aveugle, ne voyant et
n’entendant rien, suivant sa pensée avec une persistance douloureuse.
La souffrance qu’il éprouvait de la perte de son ami se trouvait doublée
par cette mort en pays étranger, Fougerel eût dit volontiers en pays
ennemi. «Il y a, sur le sol natal, des endroits bénis où la fin
semblerait plus douce. On s’y endort, on meurt chez soi,» songeait
Fougerel. Il avait eu l’idée de ramener le corps de Malapeyre au pays;
mais, outre que c’était long, difficile, et que Potsdam attendait,
l’éternelle question d’argent était là! «Après tout, se disait le
capitaine, le vieil ami ne sera pas le seul. Tant d’autres pauvres
diables sont morts avant lui, sur cette rive... autrefois... et
dites-moi pourquoi.»
* * * * *
Il passa toute sa journée à courir dans cette ville inconnue.
Le petit docteur l’avait quitté, lui ayant donné tous les renseignements
désirables; mais Fougerel avait oublié vite, et, dans le dédale des
ruelles et des couloirs, il lui fallut se débattre, chercher, demander,
s’irriter, pour obtenir qu’on lui permît de donner une tombe à son ami.
Il souffrait, le malheureux, à se voir ainsi forcé de parlementer avec
des employés au ton rogue, avec des Prussiens à l’air railleur. Il se
sentait secoué par d’âpres colères, bientôt refoulées; il n’entendait
rien à ces noms qu’on lui dictait; il éprouvait l’immense souffrance de
l’isolement, décuplée, cette fois, par une des plus profondes douleurs
qu’il eût ressenties de sa vie. Le soir, brisé, las, pâle et défait, il
rentra à son hôtel, qu’il eut de la peine à retrouver. Les gens de la
maison le reçurent cette fois avec une politesse affectueuse. Il y avait
tant de désolation sur ses traits que son rude visage en devenait
imposant et beau. Il mangea du bout des dents, salua ses hôtes et monta
à sa chambre. Du bas de l’escalier, une des servantes lui demanda s’il
fallait faire un lit pour lui dans une autre chambre:
«Non, dit-il, merci. Je veillerai.»
On avait jeté sur le corps de Malapeyre ce drap blanc des morts dont les
plis rigides prennent des aspects de marbre. Un peu d’eau bénite était
sur une table, auprès du cadavre. Fougerel regarda ce lit mortuaire et
soupira. Puis il s’assit. Il prit un livre et ne put lire. Alors il
demeura là, rêvant, les yeux rivés à ce suaire, et la pensée amèrement
emportée vers les souvenirs d’autrefois, les nuits de bivouac, les
journées de bataille, et les longues et chères promenades aussi, les
paisibles soirées de Vernon. Que de temps passé! que tout cela était
loin! Quelle succession d’amertumes que la vie! Mais, à travers ces
pensées, une idée impérieuse revenait et se refaisait sans cesse sa
place. Fougerel entendait encore et toujours la suprême parole du mort,
et, au milieu du bourdonnement et du tintement que causaient la fatigue
et l’espèce de vide de son cerveau, il lui semblait entendre répéter
souvent ce mot: Le drapeau!
Fougerel, accablé, s’assoupit un peu vers le matin. Lorsqu’il s’éveilla,
les porteurs de la bière et les ensevelisseurs arrivèrent. Le capitaine
demeura là, voulut être présent durant les apprêts lugubres. Lorsqu’il
vit son ami couché dans le cercueil comme un chevalier dans une armure,
il souleva un coin du suaire, et, se penchant sur ce front de soldat,
ridé, chauve et marqué d’un coup de sabre, il y posa ses lèvres,
dernière accolade du frère d’armes au frère d’armes. Puis, jusqu’à la
fin, il resta debout et l’air résolu.
* * * * *
Ce jour-là, le ciel, voilé depuis la veille, était devenu pluvieux. De
petites gouttes d’une sorte de bruine froide tombaient, délayant la boue
dans les rues. On put voir, traversant Cologne pour se rendre au delà du
Hahnenthor, sur la route d’Aix-la-Chapelle, vers le cimetière, le triste
convoi d’un inconnu derrière lequel, seul, la tête découverte, marchait
un homme en cheveux blancs.
Le capitaine Fougerel ne prêtait aucune attention à ce qui se passait
autour de lui; il marchait, invinciblement attiré par cette bière qu’on
portait devant lui; cependant il remarqua que les passants ne se
découvraient pas devant le mort comme en France.
«On ne te salue guère, mon pauvre Malapeyre, pensait-il. Dans notre
petite ville de Vernon, tu aurais eu le piquet de troupiers pour faire
escorte à ton ruban de la Légion d’honneur! Après tout, je suis là, mon
vieil ami, et cela te suffit, je gage!»
Les passants devenaient sérieux à regarder cet homme qui marchait ainsi,
inconnu de tous, sous la pluie, à travers les rues encombrées, et ils
murmuraient tout bas:
«Un Français!»
Au coin du cimetière, dans un angle paisible, loin des tombes
monumentales, à côté d’humbles _tumuli_ couverts de lierre et de fleurs,
le capitaine fut placé, tandis que Fougerel, mordant avec douleur sa
lèvre inférieure, ne pensait déjà qu’à ce jour prochain où il
reviendrait, là, à cet endroit même, tenir le serment fait au mort et
lui dire:
«Malapeyre, le drapeau est repris!»
Lorsque tout fut achevé, Fougerel demeura encore un moment devant la
tombe fermée.
«Mon pauvre Malapeyre, dit-il tout haut, mon vieux camarade!... Allons,
ajouta-t-il avec un geste assuré, à bientôt!»
Et il regagna le logis où il avait laissé une partie de sa vie.
* * * * *
En rentrant dans la chambre mortuaire, il la trouva immense, glacée. Ses
pas dans cette vaste salle lui semblaient résonner comme sous des
arceaux. En regardant le lit, maintenant recouvert d’une banale
couverture de percale à fleurs en attendant un voyageur nouveau, ses
yeux rencontrèrent les deux gravures dont la vue avait irrité
cruellement le pauvre Malapeyre.
Cette fois, Fougerel atteignit les cadres insultants et, d’un coup de
talon, les brisa au milieu de la chambre; puis, heureux, avec des yeux
pleins de larmes, il trépigna dessus avec une amère joie.
Le lendemain, il les fit mettre sur la carte.
L’aubergiste, flegmatique, ne laissa échapper aucune marque
d’étonnement. Il ajouta, en le doublant, au total de la note, le prix
des gravures.
Fougerel repartit aussitôt. Il avait hâte, en agissant, en recherchant
le mouvement et la lutte, de secouer la tristesse profonde qui s’était
emparée de lui.
Lorsque, au détour de la route, Fougerel vit disparaître, derrière un
pli de terrain, la haute masse du _Dom_ inachevé, il ne put s’empêcher
d’éprouver ce serrement de cœur qui vous saisit lorsqu’on laisse
derrière soi un coin de terre adoré.
Il avait regardé longtemps l’entassement des maisons, les flèches des
églises, les ponts immenses jetés sur le vieux Rhin, et, dans ce tas de
logis inconnus, de pierres et de rues, il cherchait toujours à deviner
l’emplacement silencieux où dormait Malapeyre.
Cologne s’effaça au loin. Il répétait machinalement:
«Cologne! venir mourir à Cologne!»
Et cette ville étrangère lui paraissait à la fois haïssable et amie, car
elle lui prenait--mais lui gardait aussi--la moitié de son cœur.
* * * * *
Puissance de l’idée fixe, de la volonté, de l’acharnement à un devoir!
Fougerel, à mesure que la petite diligence, étouffante et cahotée, qui
l’emportait vers la Prusse, avançait, Fougerel ne songeait plus qu’à
l’œuvre insensée qu’il voulait tenter, et il lui semblait que Malapeyre
était toujours à ses côtés pour lui dicter sans cesse le mot d’ordre.
Arrivé à Berlin, Fougerel se sentit pris de colère, devant cette
capitale à l’aspect de caserne, pleine de soldats corrects et
d’officiers insolents, ville de résidence de caporaux et de courtisans.
Dès le premier jour, il prit des informations pour savoir comment on
pouvait aller à Potsdam. On lui indiqua l’heure à laquelle partait la
diligence, et le lieu où il pourrait la prendre. Un interprète débattit
pour lui avec le cocher le prix voulu, aller et retour. Fougerel ne se
souciait plus de converser avec des Allemands; il éprouvait une sorte de
rage à entamer ces dialogues, où il ne se faisait point comprendre. Le
lendemain matin, rasé de frais, ganté, sanglé comme un jour de revue (et
c’était un jour de bataille), le capitaine Fougerel partit pour Potsdam,
où il allait se trouver enfin dans quelques heures.
Il avait la fièvre; il fredonnait en lui-même un refrain d’autrefois; il
avait l’impatience de l’homme qui touche à la minute décisive de sa vie.
Il pensait à Malapeyre aussi; il regrettait jusqu’au profond de l’âme
qu’il ne fût point là, à ses côtés.
«Pauvre ami, c’eût été sa grande joie!»
Car il ne doutait pas, chose singulière, que le drapeau du régiment ne
fût bientôt à lui. C’est un privilège de l’extase qu’elle rend tangible
une impossibilité.
Il ne se demandait même point comment il ferait pour atteindre le
drapeau, pour l’arracher à l’ennemi, pour l’emporter. Il était certain
que le drapeau lui appartiendrait. Il le sentait déjà, pour ainsi dire,
entre ses mains, et la soie frissonnait par avance sous ses baisers.
Il éprouva pourtant une émotion profonde et grave lorsque, la voiture
s’arrêtant, le conducteur jeta ce nom:
«Potsdam!»
Potsdam? C’était donc là!
Il ne savait de toute la langue allemande que le nom de l’église où se
trouve, dans cette ville solennelle et régulière, ornée d’arcades, de
palais, de statues, le tombeau de Frédéric le Grand, la
_Garnisons-Kirche_. Un passant la lui indiqua du doigt.
La _Garnisons-Kirche_, à Potsdam, nue et grise, comme toute église
protestante, n’aurait rien de remarquable à coup sûr, si elle ne
contenait le tombeau du grand Frédéric. C’est un temple froid et clair,
avec des bancs et des galeries de bois, des murs sans ornement, des
verrières sans couleur. Quelque chose comme une église de campagne. Le
cercueil du roi emplit, semble-t-il, ce lieu sans grandeur. Il est de
plain-pied avec le visiteur, ce tombeau devant lequel s’arrêta le
vainqueur d’Iéna, pensif et satisfait. Au milieu de l’église, dans un
caveau factice en forme de chapelle, le tombeau, d’aspect noir, en
étain, sans ornements, apparaît, faisant face au cercueil paternel, à
travers la grille de fer qui le sépare de l’église et de l’accès du
public. Jadis figuraient là l’épée et les décorations de Frédéric le
Grand. Napoléon, en 1806, les fit emporter. Et comme un des siens lui
conseillait de mettre à son côté l’épée du grand Frédéric: «Imbécile!
répondit l’empereur, blessé dans sa vanité. A quoi bon? J’ai la mienne!»
La Prusse a fait à son roi des trophées de nos drapeaux. Deux trophées
d’étendards captifs ornent la chaire ou chapelle de marbre qui surmonte
le sépulcre royal.
Au-dessus de cette chapelle, une sorte de galerie s’élève, dominant le
tombeau; on y parvient à droite et à gauche par un escalier, et, arrivé
à la galerie, on aperçoit alors au-dessous de son regard les dalles
noires et blanches de l’église, la grille qui s’ouvre sur le caveau du
roi, les deux faisceaux de drapeaux français, de ces drapeaux de la
Grande Armée, aux couleurs fanées, aux franges déchirées par les balles,
et qui pendent, carrés, à leurs hampes bleuâtres. Les plis poudreux de
ces drapeaux des grandes guerres arrivaient alors jusqu’à la portée de
la main des visiteurs. Depuis quelques années, une sorte de balustrade
en sépare davantage le public. En se penchant sur la galerie, on
pourrait cependant encore toucher cette soie déchirée, déchiquetée dans
le combat, et qui répand comme une odeur de salpêtre et de poussière.
Ces trophées des victoires de Blücher étendent ainsi leur ombre sur le
sommeil du roi philosophe. Les petits-neveux du vainqueur de Rosbach
témoignent de leur haine contre les vainqueurs d’Iéna.
Tout cœur français se sentirait durement frappé à la vue de ces
drapeaux, arrachés aux mains crispées des morts de Waterloo. En entrant
dans la _Garnisons-Kirche_, Fougerel, pâle, contenant, sous une froideur
feinte, l’émotion la plus profonde qu’il eût ressentie de sa vie, avança
lentement, les veines glacées, et tout d’abord ses yeux s’arrêtèrent sur
le tableau des médaillés de 1813 morts à Potsdam, invalides de la guerre
de l’indépendance allemande, dont on encadre les médailles en souvenir
de leurs hauts faits. Le capitaine regarda cela, s’avança ensuite
jusqu’à la grille de la chapelle, puis il s’arrêta brusquement.
Au-dessus de lui, là, dans la lumière presque insultante d’un rayon de
soleil, il avait vu enfin des drapeaux tricolores, des drapeaux
français, avec leurs lettres d’or et leurs inscriptions. Un coup de
couteau ne lui eût pas fait plus de mal. Il se sentit pris d’une rage
profonde en les regardant, ces drapeaux, noircis et funèbres comme des
crêpes de deuil. Il lui fallut demeurer un moment immobile, tant son
émotion était grande. Le sang lui montait au front et battait à ses
tempes. Puis le capitaine revint à lui, et il passa sur son crâne, qui
brûlait, sur ses yeux gros de larmes, sa main tremblante, lorsqu’un
vieillard presque gigantesque, maigre, sec, la moustache rude, coiffé
d’une casquette à cocarde noire et blanche et portant une longue capote
grise de sous-officier, s’approcha, et, après l’avoir un moment
considéré, lui dit d’une voix gutturale:
«Monsieur est Français? Monsieur veut visiter?
--Oui,» répondit alors Fougerel en secouant son émotion terrible.
Le gardien fit quelques pas vers la chapelle, l’ouvrit, alluma une
chandelle, puis s’arrêtant brusquement devant le tombeau, sur lequel
tombait la lumière, et, prenant instinctivement la pose correcte et
machinale du soldat prussien à l’exercice, il commença d’un ton de
litanie _l’explication_ qu’il donnait, depuis bien des années, aux
visiteurs. Il détailla les hauts faits du roi de Prusse, le récit de ses
combats; puis, désignant les trophées suspendus au dehors, il entama
machinalement le récit de la bataille de Waterloo, où les drapeaux
français avaient été conquis; mais au moment où il prononçait ce nom de
défaite:
«Inutile, interrompit Fougerel, je sais... j’y étais...
--Ah!» fit le sous-officier en demeurant immobile.
Il se fit un silence glacial entre ces deux hommes. Le capitaine, l’œil
fixe, ne disait mot. Tout à coup le Prussien, au bout d’un moment,
demanda tout bas à Fougerel:
«Quel régiment?
--1er grenadiers de la garde. Dernier carré!
--Ah! dit encore le Prussien, c’est mon régiment qui vous a chargés...
--Quel régiment?
--Hussards noirs!»
Le capitaine ne répliqua pas, mais il redressa sa haute taille, et,
regardant le gigantesque sous-officier droit dans les yeux, il fit
vibrer dans l’éclair de ses prunelles toute sa rage concentrée, toute sa
fureur passée, toute sa douleur présente; et, devant l’électricité
farouche de ce regard, le gardien baissa lentement ses paupières sur ses
yeux d’un bleu gris et froid.
C’était comme une flamme de la lutte ancienne, qui brillait et
incendiait encore, montrant la profondeur sinistre de la haine amassée
entre ces combattants d’autrefois, maintenant vieillis, cassés, courbés
par l’âge. Après trente ans, la patriotique colère, la rage de la mêlée
subsistaient dans toute leur fièvre ardente. Fougerel, raide, superbe,
fit d’un pied assuré deux pas en avant.
«De là-haut,--dit froidement le gardien en relevant un peu la tête et en
montrant la galerie, puis l’escalier qui y conduisait,--on voit mieux
les drapeaux.»
A ce moment même, la porte de la _Garnisons-Kirche_ s’ouvrait et se
refermait avec bruit. C’était une famille de touristes anglais qui y
entrait en parlant très haut. Le sous-officier, avec cette avidité de
valet qu’ont la plupart de ses compagnons d’armes, quitta un moment le
capitaine pour aller recevoir les visiteurs, dont il attendait sans
doute un pourboire plus considérable, et Fougerel en profita pour sortir
de la crypte, et gravir aussitôt les marches qui conduisaient au premier
étage. Son cœur sautait sous son habit boutonné. Une fois arrivé sur
cette sorte de terrasse, le capitaine, en se penchant, eut comme un
éblouissement. Là, près de lui, là, les aigles, dans la lumière,
faisaient étinceler encore leur or poudreux; les inscriptions glorieuses
éclataient sur les drapeaux déchirés; là, à portée de sa main, courbés
en éventail devant le tombeau du roi prussien, les étendards de la
vieille garde semblaient couchés comme des courtisans qui saluent un
maître. Quelle âpre et violente douleur! les revoir en ce lieu, captifs,
offerts à la curiosité banale ou à l’ironie des foules! Quelle fièvre
aussi, quel immense rêve! les sentir si près, les voir près de soi, les
toucher!
Le sang de Fougerel battait horriblement, et une sorte d’angoisse lui
serrait la gorge et le faisait vaciller sur ses jambes.
Il avait envie de s’élancer sur ces trophées et de les jeter bas, d’un
coup violent, inouï, et de se précipiter avec eux dans le vide, les
tenant embrassés, lorsque tout à coup, justement sur celui des drapeaux
qui se trouvait le plus rapproché de la balustrade où il s’accoudait, le
capitaine aperçut, luisant encore, le chiffre de son régiment, ce
chiffre 1 des grenadiers.
Il le revit, ce lambeau superbe pour lequel il avait joué et voulu
donner sa vie; il le reconnut encore à cette hampe brisée, dont une
balle avait emporté l’aigle, alors que le capitaine l’agitait dans la
fumée. Le drapeau! c’était le drapeau du régiment, le drapeau lacéré,
déchiqueté, ramassé sur les corps étendus, et recousu, pour la plus
grande gloire de la Prusse, par les jolies mains d’une princesse
allemande.
«Malapeyre! Malapeyre!» murmura instinctivement Fougerel.
Il se sentait poussé par un sublime vertige; il se pencha sur la
balustrade, atteignit de sa main droite fiévreusement étendue le drapeau
dont la soie vieillie caressa ses doigts comme une peau de femme, et, le
prenant alors à pleine main, d’un coup violent, tirant à lui l’étoffe
sacrée, il l’arracha, la déchira rapidement, l’attira vers lui, la baisa
avec une joie débordante, puis brusquement, comme s’il venait de
commettre un forfait, il serra d’un geste prompt ce lambeau tricolore
sur sa poitrine, boutonnant en hâte sa redingote, et se redressant tout
à coup, tandis que là-bas, dans l’église, le sous-officier-gardien
disait en anglais aux nouveaux visiteurs:
«Approchez, s’il vous plaît; le tombeau est au milieu.»
Fougerel, pareil en ce moment à un prêtre croyant qui vient de recevoir
l’hostie, descendait déjà les marches qu’il avait gravies tout à
l’heure, et, ému jusqu’aux os, étouffant son immense joie, il ne
songeait qu’à regagner la porte de l’église et la rue.
Au bas de l’escalier, devant la grille du tombeau, il se heurta contre
le gardien, qui le regardait, l’air obséquieux, la main tendue. Fougerel
lui donna au hasard, sans le regarder, une pièce de monnaie (le gardien
dit depuis que c’était un louis d’or); puis, brusquement, le capitaine
alla droit devant lui jusqu’à la porte extérieure. Il étouffait. L’air
du dehors le frappa en plein visage, frais et bon. Fougerel ôta son
chapeau et se mit à marcher tout droit, à travers la place, d’un pas
rapide, ne songeant plus à la voiture qui l’avait amené, ne pensant à
rien qu’à fuir, qu’à emporter, à cacher, à dérober sa conquête. L’idée
qu’il avait volé quoi que ce fût ne lui venait pas: il n’avait que la
joie du soldat qui a emporté une position d’assaut, et qui se retrouve
sain et sauf, après la victoire. Ce drapeau sur la poitrine lui causait
une chaleur réchauffante. Le capitaine rayonnait, et cependant son cœur
battait à coups précipités. Le carillon de la _Garnisons-Kirche_ se
mettait justement à jouer en sautillant un air guilleret, heureux, un
air français. Fougerel l’entendait. Il lui semblait que le carillon
joyeux célébrait son triomphe. Il avançait à grands pas, comme à la
charge. Ces rues droites de Potsdam, tirées au cordeau, semblables à
celles de Versailles, lui paraissaient interminables. D’ailleurs, il ne
voyait rien, il avait devant les yeux comme un voile. Il allait. Un
contentement vaste, profond, absolu, l’inondait d’une joie qu’il n’avait
jamais ressentie, joie de fiancé enlevant sa fiancée, joie de poète
touchant à son rêve, joie de fou embrassant sa chimère, ou plutôt joie
plus profonde et plus grave, la joie faite de volonté du soldat qui
vient, en dépit de tout obstacle, d’accomplir son devoir et de gagner la
bataille.
Tout à coup, derrière lui, Fougerel entendit une clameur, un bruit de
voix, des cris, le choc de talons lourds sur le pavé, et, livide, en se
retournant, il aperçut un groupe d’hommes qui, du bout de la rue,
couraient vers lui en criant. La seule pensée de Fougerel fut celle-ci:
«_Il_ est perdu!»
Il ne songeait qu’au drapeau; il s’oubliait lui-même. Presque en même
temps, la pensée lui vint de jeter au hasard dans quelque puits ou
quelque trou, n’importe où, le drapeau qu’il avait enlevé. Il lui avait
semblé, en venant, traverser une rivière. C’est la Havel, qui arrose
Sans-Souci. Où se trouvait-elle? Il eût, en roulant l’étendard autour
d’une pierre, jeté ces lambeaux au courant de l’eau. Cette idée lui
venait, tandis que, hâtant le pas pour fuir, il entendait les cris se
rapprocher et redoubler. En courant, il se trouva brusquement devant le
petit canal qui traverse la ville. Il se crut sauvé, ou du moins il crut
sauvée l’étoffe tricolore qu’il avait conquise. Il s’arrêta court,
chercha du regard un caillou, un objet quelconque, et, glissant sa main
sous son vêtement, il y sentit la soie frissonnante, lorsque tout à
coup, débouchant de l’angle d’une rue transversale, rouges, essoufflés,
trois ou quatre sous-officiers prussiens, sortant de la caserne qui est
proche, se précipitèrent sur le capitaine en hurlant des menaces.
Fougerel dégagea ses mains et, faisant quelques pas en arrière, s’adossa
aussitôt à la muraille d’une maison: là, blême et menaçant, les yeux
embrasés sous ses rudes sourcils, la moustache hérissée, les poings
fermés, le grand vieillard attendit l’attaque des soldats, qui
reculaient devant son regard.
«Vous ne l’aurez pas, disait-il; lâches! vous ne l’aurez pas!»
Mais déjà la foule grossissait autour du Français. Le gigantesque
gardien de la _Garnisons-Kirche_ accourait, ameutant les passants,
criant: _A mort!_ et montrant son poing osseux au capitaine, dont
l’attitude menaçante demeurait pareille à une statue. Les injures, les
cris, les hurlements se croisaient autour de Fougerel; pourtant on
n’attaquait pas encore, lorsque le sous-officier géant poussa par les
épaules les soldats qui se trouvaient devant lui, et les jeta
littéralement sur le capitaine. Alors, décidé à se laisser déchirer,
assommer par ces furieux, Fougerel disputa sa vie et ce qui était plus
que sa vie--le drapeau--aux soldats, dont les poings le prirent au cou,
dont les souliers le frappèrent aux jambes. Il serrait contre sa
poitrine le drapeau que d’autres mains tentaient de lui reprendre. Les
doigts crispés sur cette étoffe sainte, il sentait les ongles des
assaillants lui labourer la chair:
«Lâches, criait-il encore, vous ne l’aurez pas! vous ne l’aurez pas!»
Les soldats le poussaient furieusement contre la muraille.
«A coups de sabre!» cria le sous-officier.
L’un d’eux dégaîna, et Fougerel sentit la lame de fer lui tomber sur la
joue. D’autres le prenaient par les jambes et le renversaient. Cette
meute l’eût mis en lambeaux sans remords.
«Misérables!» cria le capitaine dont le sang coulait...
Il murmura encore quelques mots: «Malapeyre! mon pauvre Malapeyre! le
drapeau...» et s’évanouit, perdant son sang.
Blessé à la tête, les soldats voulaient l’achever. L’arrivée d’un
officier le sauva. On le porta à l’hôpital ou plutôt à l’infirmerie
d’une prison. Quand il revint à lui, ce fut pour répondre aux questions
que lui posèrent des juges instructeurs. D’abord il ne voulut pas se
soumettre à l’interrogatoire; il disait:
«Laissez-moi, fusillez-moi; je ne vous connais pas!»
Puis il se décida à dire pourquoi il avait arraché le drapeau:
«J’avais juré de le reprendre.»
Il ne donna plus, dès lors, d’autre raison. Lorsqu’il fut guéri, on le
mit au cachot. Il y resta six mois, pendant qu’on instruisait son
procès. L’affaire avait fait grand bruit; les _mangeurs de Français_,
comme s’appelaient alors les imitateurs de l’écrivain Menzel, en
tiraient un parti considérable dans les gazettes. Fougerel, lui, ne
sortait plus de son mutisme sombre. A la fin, l’ambassadeur de France
intervint dans ce débat et laissa entendre que les six mois de prison
préventive suffiraient bien à punir le capitaine. Il obtint que Fougerel
serait mis en liberté, ce qui fit, à cette époque, accuser de faiblesse
le gouvernement prussien. Lorsqu’on lui annonça ce résultat, Fougerel ne
laissa paraître aucune joie. Il dit seulement:
«C’est bien.»
Une escorte de gendarmes prussiens le reconduisit jusqu’à la frontière.
Il demanda à Cologne, la permission de s’arrêter une journée, une
après-midi, une heure, afin d’aller au cimetière.
On lui refusa cette faveur.
Et, lui, hochant la tête:
«Après tout, se dit-il, cela vaut peut-être mieux. Qu’irais-je dire à
Malapeyre? Je n’ai pas tenu parole!»
A la frontière belge, il fut libre, mais sans éprouver aucun sentiment
heureux en recouvrant cette liberté. Il lui semblait maintenant que sa
vie était finie, manquée, usée, inutile. Jamais, même après les
désastres de son âge mûr, il ne s’était senti aussi profondément vaincu
et humilié! Lorsqu’il revit, à Givet, l’endroit où s’était assis
Malapeyre, déjà malade, ce soir d’août où les moucherons volaient dans
l’air, Fougerel sentit un sanglot lui monter à la gorge, et il pleura.
«Oui, dit-il tout haut, pleure, va; maintenant, tu n’as plus que cela à
faire!»
* * * * *
Il revint à Vernon, et il éprouva une douleur profonde, mais
silencieuse, en retrouvant dans la petite ville toutes choses en leur
coin habituel, les mêmes gens, les mêmes pavés, tout, excepté l’ami qui
lui rendait, en ce coin de France, la vie aimable et occupée. Comme ce
petit logis de la vieille rue Saint-Jacques, plein de souvenirs de vingt
années, où chaque objet rappelait le souvenir de Malapeyre, sembla
triste et immense à Fougerel! Il lui fallut conter à la vieille dame la
mort de son ami. Elle écoutait, levait la main au ciel, disait:
«Pauvre monsieur!»
Quand Fougerel eut fini, elle lui demanda doucement d’où lui venait sur
la joue droite cette cicatrice qu’elle ne lui connaissait pas.
«Oh! rien, répondit Fougerel. Un post-scriptum au passé, voilà tout.»
A partir de ce jour, il reprit peu à peu l’habitude d’aller comme jadis
dîner à l’_Hôtel d’Évreux_ et fumer sa pipe au _Café de la Ville_. On
lui réservait toujours sa table, la _table des capitaines_. On le
saluait, on le choyait. Il parlait peu et se promenait volontiers seul
sur l’avenue de la Maisonnette, ou il allait jusqu’aux Valmeux, ainsi
qu’autrefois avec son ami. Tout en marchant, on l’entendait parfois se
parler comme à lui-même ou à un être imaginaire auquel il disait de
temps à autre:
«Que veux-tu? j’ai fait ce que j’ai pu. Il ne faut pas m’en vouloir.»
Souvent, à l’hôtel, il demandait, pendant son repas, un peu de malaga.
«Une larme,» disait-il.
Et il le buvait doucement en souvenir de l’ami mort. Puis il rentrait au
logis, dépliait les vieux papiers laissés par Malapeyre, les relisait,
hochait la tête ou encore regardait les épaulettes du capitaine, sa
croix d’honneur et la capote portée à Waterloo, et s’occupant à
rechercher dans le drap usé la trace de la balle qui avait blessé son
ami:
«Voilà, disait-il. Oui! En pleine poitrine. Et après avoir supporté ça,
mourir d’une fièvre en voyage. Parodie que la vie!»
Il vieillissait ainsi, de plus en plus triste, courbé. Les années
passaient. Les petites filles que Fougerel avaient vues autrefois jouer
à la corde dans le Bassin-Vert étaient devenues maintenant des femmes,
des mères de famille, presque des grand’mères, dont les enfants jouaient
aussi, à leur tour, sur le Bassin-Vert. Les petits garçons auxquels il
apprenait en riant l’exercice étaient officiers, négociants,
sous-préfets. La vieille dame qui louait le logis de la rue
Saint-Jacques était morte. Tout changeait, grandissait, se modifiait;
une génération arrivait, d’autres partaient, et le vieux capitaine
Fougerel, ridé, cassé, se traînant sur sa canne, allait toujours à la
_table des capitaines_, donnant en passant son coup d’œil aux joueurs
d’échecs ou de billard.
Il était maintenant plus qu’octogénaire, et le chagrin en avait fait un
vieillard presque en enfance.
On l’entendait radoter et marmotter tout seul:
«Il ne faut pas m’en vouloir... Nous nous serions défendus à deux, voilà
tout! Mais à Potsdam, comme à Waterloo, ils étaient trop, va, vieux!»
D’autres fois, il demeurait pendant les beaux jours, assis sur un banc,
au soleil, le long des _Avenues_, le regard plongé dans une
contemplation muette, ses yeux fatigués regardant devant lui sans voir,
et sa main traçant machinalement sur le sable quelque plan de combat. En
passant devant lui, les enfants marchaient à pas étouffés, mettaient
leurs doigts sur leurs lèvres roses, et les plus raisonnables disaient
aux plus petits:
«Taisons-nous! c’est le capitaine Fougerel qui dort.»
Souvent aussi, le vieillard sortait de cette somnolence et de cette
sorte de torpeur. C’était dans ses beaux jours et lorsqu’il consentait à
parler. Alors sa figure ridée, mais encore mâle, s’animait et de sa voix
grave et forte il donnait aux nouveaux le mot d’ordre des anciens:
«Sachez vous dévouer, vous autres! Soyez généreux, quittes à être dupes.
Soyez patriotes, quittes à être chauvins, comme les plaisantins disent.
Aimez ce qui est beau, servez ce qui est bien. Ayez une foi, un drapeau,
et mourez pour lui. Cela vaut mieux que de vivre sans lui.»
Puis il retombait dans son rêve.
Un soir du mois de juillet 1870,--il n’y a pas dix ans, et il y a dix
siècles,--le capitaine Fougerel était allé machinalement, comme
d’habitude, à la gare de Vernon, où, avec le train de Paris, arrivent
chaque soir les nouvelles du jour. Non pas que le vieillard s’inquiétât
beaucoup des nouvelles, mais c’était une promenade.
Il y était allé, courbé sur sa canne, traînant le pied, toussant et
fatigué.
On le saluait en chemin, et il avait peine à rendre son salut.
En arrivant à la gare, il vit une foule compacte, il entendit un bruit
inaccoutumé; il remarqua que les regards des gens brillaient, que les
gestes étaient saccadés et les mains fiévreuses.
Il demanda ce que c’était.
«Ce que c’est, capitaine?... C’est la guerre!
--La guerre? dit le vieillard en dressant l’oreille.
--La guerre avec la Prusse!... La guerre est déclarée!»
* * * * *
Le capitaine Fougerel s’appuya, pour ne point tomber, à la grille qui
borde la voie; puis, blanc comme un linge, il se redressa brusquement,
et, levant en l’air sa canne dont maintenant il n’avait plus besoin pour
se soutenir, il poussa d’une voix forte un grand cri:
«_Vive la France!_»
On vit alors le vieux soldat, tout à l’heure brisé, courbé, débile,
retrouver une énergie suprême et marcher presque rapidement vers la
ville, en faisant tournoyer son bâton de vieillesse entre ses doigts
ridés.
Il parlait tout haut, et d’une voix ferme:
«Malapeyre! mon vieux Malapeyre, disait-il, le drapeau, eh bien! le
drapeau, nous allons le reprendre enfin cette fois!»
Pendant le repas, à l’_Hôtel d’Évreux_, le vieux soldat, pris d’une
fièvre généreuse, rayonnait.
Il fit apporter du malaga pour toute la table, et l’on but bravement à
l’armée qui partait, aux victoires futures. Quant à la défaite, qui y
songeait alors?
Comment! un gendarme allemand passerait, flegmatique et lourd, à travers
une campagne française marquée du fer de son cheval et lugubrement
trouée de croix mortuaires? Était-ce possible?
«A la victoire des nouveaux!» répétait Fougerel, dont la voix ardente
vibrait comme un clairon.
Puis, après la soirée au café, prenant son chapeau et l’enfonçant d’un
coup sec sur son front, le capitaine rentra en son logis, répétant tout
haut dans les rues désertes:
«Le drapeau, ils nous le rapporteront, entends-tu, Malapeyre?»
Et le vieux soldat s’endormit sur ce rêve.
Le lendemain, la ville de Vernon apprenait, avec une émotion profonde,
que le vieux capitaine Fougerel avait été trouvé, le matin, dans son
lit, frappé d’une attaque d’apoplexie.
Le vieillard était mort le sourire aux lèvres.
* * * * *
Depuis ce temps, personne ne s’assied, là-bas, à la _table des
capitaines_.
Paris, 1873-1878.
LE VOLONTAIRE
--1792--
Au mois de mars 1793, les troupes de l’armée de Custine, casernées dans
Mayence, qu’elles avaient arraché à l’ennemi, reçurent du général en
chef l’ordre de sortir de la ville et de se replier sur les Vosges. Au
besoin, Custine voulait s’enfermer dans Strasbourg pour y résister à
l’armée prussienne qui venait de passer le Rhin et s’avançait,
disait-on, formidable. Quelques bataillons de volontaires, renforcés
d’artillerie, avaient déjà quitté la place, et campés en hâte sous
Mayence, attendaient le jour avant de se remettre en marche, tandis que
les Prussiens, au lieu de leur livrer passage pour les entourer et les
écraser ensuite, se préparaient simplement à leur barrer le chemin.
Le camp dormait. On distinguait, dans la nuit, les grands plis droits
des tentes grises. Les canons sur leurs affûts allongeaient leurs
gueules puissantes. Un rayon indécis parfois venait frapper les cuivres
et l’on apercevait vaguement des reflets jaunes. Sur le ciel les
caissons se découpaient nettement, et l’on eût dit, à voir les rayons
immobiles et noirs des grandes roues, d’immenses toiles d’araignées
suspendues là-bas et guettant. Point de bruit, un calme mystérieux et
inquiétant: ces bataillons, couchés pêle-mêle sur la terre et sous les
arbres, semblaient retenir leur souffle et se dissimuler. Des lumières
adoucies, trouant d’un reflet livide la toile verdie, comme une tache
d’huile sur un papier brouillard, révélaient seules qu’il y avait, par
là, sous les tentes, des êtres vivants. Les sentinelles marchaient d’un
pas assoupi le long des batteries. On voyait aller et venir, sans
presque l’entendre, quelque artilleur, son arme entre ses bras croisés,
son sabre battant son mollet gauche. Il baissait la tête et songeait, ou
dormait, tout en marchant. Une paillette égarée, un reflet douteux
venait s’accrocher parfois au brillant de ses armes. C’était tout. Et
près de là, noires et comme attentives, une file de voitures
d’ambulance, avec les trousses en bataille sans doute, les bistouris
aiguisés pour ouvrir les chairs, et les bêches et les pioches, toutes
prêtes pour enterrer les morts.
Étendus au hasard, jetés pour ainsi dire à terre, quelques soldats,
encore éveillés, parlaient tout bas, couchés sur le sol, avec une pierre
pour oreiller. D’autres, accroupis autour des feux, dormaient, leur
fusil entre les jambes, leur tricorne enfoncé sur les yeux, dans
l’attitude des momies mexicaines. Des officiers passaient, enveloppés
dans leurs grands manteaux et frappant du pied pour se réchauffer. Seul,
assis contre un arbre, à deux pas des voitures d’ambulance, un jeune
homme, le regard fixe et comme perdu dans la nuit, songeait. C’était un
volontaire, arrivé de Paris depuis fort peu de jours, le citoyen Michel
Verdure, un mois auparavant homme de loi, avocat, et maintenant soldat
au service de la patrie.
Il n’avait pas vingt-cinq ans. De grands cheveux noirs tombaient sur le
collet de son uniforme; un visage maigre, intelligent et fier, de grands
yeux embrasés d’enthousiasme et point de barbe. Il ressemblait à un
Saint-Just brun. Michel avait là-bas, à Paris, dans cet autre terrible
et bouillant champ de bataille, un vieux père, ex-greffier au Châtelet,
et qui, timide, facilement effrayé, royaliste d’ailleurs par
reconnaissance et par habitude, avait poussé les hauts cris lorsque la
fièvre révolutionnaire, cette irrésistible fièvre, s’était emparée de
son fils.
C’était peut-être à lui que songeait le volontaire. Il avait pleuré, le
vieillard, lorsqu’un matin de février, sous la neige, avec d’autres
jeunes gens des faubourgs, Michel était parti, chantant la
_Marseillaise_. C’était une carrière brisée. Le bonhomme maintenant
resterait seul et n’aurait d’autre but à Paris que d’aller, sur une
tombe du cimetière des Enfants-Rouges, converser (comme si elle
entendait encore) avec la «mère du petit», avec la morte. Peut-être,
dans sa rêverie, Michel voyait-il le logis de la rue des
Vieilles-Haudriettes, où il avait grandi, où ce vieillard était resté.
Ou plutôt il songeait aux combats du lendemain, à cette retraite devant
les Prussiens, à cette marche en arrière, au territoire de la République
envahi peut-être bientôt une seconde fois. Tout ce qu’il y avait alors
d’angoisse et de résolution, de tristesse et d’espoir dans cette France
assiégée, se trouvait dans cette âme de jeune homme et dans ce cœur
épris de sacrifice.
Michel ne s’endormit qu’au matin. Un roulement de tambour le réveilla
brusquement. Il fallait se mettre en route. Les bataillons de
volontaires se formèrent, avec leurs équipements bizarres, les uns,
coiffés d’un tricorne roussi, d’où pendait une crinière chauve, les
autres avec un mouchoir enroulé autour du front, guêtrés, leurs culottes
jaunies ou des pantalons rayés, frangés au bas et troués aux genoux,
plusieurs avec un casque de rencontre, revêtus encore de la carmagnole,
la plupart sordides, couverts de la poussière de la route ou de la boue
du campement, bronzés, noircis, mais un rayonnement dans le regard, et
la flamme dans leurs mouvements.
La petite troupe se mit en marche dans le brouillard du matin. On
traversait des prés couverts d’une rosée froide. Les vieux riaient de la
fatigue des nouveaux ou des précautions qu’ils prenaient pour ne point
mouiller leurs chaussures crevées. Parfois une voix s’élevait qui
marquait le pas avec le _Chant du Départ_; une plaisanterie partait,
fusée qui allumait et faisait, de rangs en rangs, crépiter le rire. Des
volontaires soufflaient dans leurs doigts et se plaignaient de l’onglée.
A quoi, d’une voix rude, il s’en trouvait qui répliquaient: «Ça se
plaint! Ça a froid! Aristocrates!» ou: «Fillettes!»
Tout à coup, quelques grenadiers, marchant en éclaireurs, se replièrent
sur les bataillons. Ils venaient d’apercevoir les Prussiens, postés dans
un petit bois; les soldats de Sa Majesté attendaient au passage les
soldats de la République. Les officiers commandèrent halte, et le
bataillon de Michel, qui marchait en avant, se mit en devoir d’engager
le combat. On entendait çà et là le bruit sec des fusils et des chiens
qu’on armait.
«Eh bien, muscadin, dit un soldat à Michel d’une voix rude, voilà le
moment!
--Ne crains rien, citoyen, ça ira,» répondit le jeune homme avec un
sourire.
Michel se retourna entendant, derrière lui, le galop d’un cheval.
C’était le citoyen Rewbell, commissaire de la Convention, qui accourait,
suivi d’aides de camp.
«Eh! que me dit-on? Qu’y a-t-il? demanda le commissaire d’un ton bref
lorsqu’il eut rejoint ce bataillon d’avant-garde. On a vu l’ennemi?
--Il est à portée de canon, citoyen commissaire,» répondit un des
éclaireurs.
Et, comme si les Prussiens eussent voulu souligner ces paroles, un
boulet, à quelques pas de Rewbell, passa avec un ronflement de toupie,
et s’en alla briser le tronc d’un noyer tout près de là. Le cheval du
conventionnel s’était cabré en hennissant; mais Rewbell, le maintenant
d’une main ferme, se tourna du côté des volontaires et leur dit:
«Citoyens, nous avons devant nous toute l’armée prussienne sans doute,
et nous sommes peu nombreux. Il s’agit de passer sur le corps de ces
gens-là ou de mourir. Vous avez devant vous des esclaves, et vous êtes
des hommes libres. En avant!
--Vive la République!» répondit le bataillon tout entier.
Michel se sentait au cœur un besoin de combat, un appétit de lutte. Les
nerfs surexcités par l’insomnie, les yeux fiévreux, il planta son
tricorne sur sa baïonnette: «En avant!» s’écria-t-il en élevant en l’air
son fusil. Le bataillon courait déjà du côté des Prussiens.
Au bout d’un moment, on aperçut, à l’entrée d’un bois, l’ennemi,
attentif et muet. Les volontaires voulaient l’aborder à la baïonnette,
lorsque la voix forte du commandant cria: «Halte!» Les Prussiens avaient
sur ce point concentré leur artillerie. Le bataillon, courant de ce
côté, eût été broyé et haché. Michel entendit bientôt les boulets
gronder, et ressentit cette impression de chaleur, se trouva dans cette
atmosphère d’un brun-rouge dont parle Gœthe. La terre tremblait; on
distinguait, à travers le ronflement du canon, le sifflement des balles.
Les volontaires, écrasés, se replièrent dans un chemin creux, tandis que
l’artillerie, sous le feu des Prussiens, venait se mettre en ligne.
Michel éprouvait comme des envies de crier, de bondir, de courir aux
Prussiens et de lutter corps à corps. Il regardait, autour de lui, les
visages. Quelques-uns étaient pâles, tous étaient décidés. Il y avait
beaucoup de blessés. Un jeune homme, la poitrine trouée, regardait
couler son sang.
Le canon français maintenant répondait au canon prussien. Ce duel se
prolongea pendant de longues heures. Les boulets tombaient,
s’enfonçaient dans la terre, couvraient de boue les artilleurs de la
tête aux pieds ou les coupaient en deux.
«Est-ce que nous resterons là longtemps? demanda Michel.
--En avant!» dit un vieux soldat d’une voix rude.
Le commandant leva son sabre en l’air, les tambours,--des tapins de
quinze ans,--battaient la charge, et, avec de grands cris, le bataillon
courut aux Prussiens. Une décharge terrible les attendait. Il y eut dans
cette foule comme le remous des épis de blé sous le vent: la troupe
ondula. Michel vit tomber à ses côtés des compagnons qui tout à l’heure
lui parlaient. Frappés par devant ils s’aplatissaient sur le nez. Les
corps, tombant sur la terre, rendaient un son mat.
«En avant!» répéta le commandant.
La charge battait toujours. Michel s’élança; mais brusquement, il lui
sembla qu’il venait de recevoir un coup de canne. Étourdi, il s’arrêta,
balbutia quelques mots indistincts, tourna sur lui-même et tomba à son
tour.
Sa dernière pensée fut une pensée de rage:
«Les Prussiens nous écrasent!»
La canonnade avait duré longtemps, et c’était vers le soir que Michel
avait été blessé.
Il faisait nuit lorsqu’il reprit connaissance. Michel regarda autour de
lui, cherchant à s’orienter, à deviner où il se trouvait et en quelles
mains. Était-il encore parmi des Français? L’ennemi, maître de la
position, ne l’avait-il pas fait prisonnier? Il se rappelait la
fusillade terrible, les boulets qui fauchaient le bataillon. Il glissait
sur la terre, qu’une petite pluie fine, tombée après le combat, avait
faite humide. Le ciel était noir, gros de nuages. Michel ne pouvait
qu’indistinctement apercevoir, dans cette ombre, des formes vagues,
étendues çà et là, des silhouettes d’arbres aux branches à peine
feuillées, et,--comme grandie par la nuit,--à quelques pas une charrette
embourbée, brisée sans doute, et qui lui sembla énorme. Il essaya de se
soulever. Il éprouvait dans la tête comme un grand vide. Avec un effort
il se mit sur ses genoux: son œil s’habituait à ces ténèbres. Il vit
maintenant que les formes étendues étaient des blessés ou des cadavres.
Au loin, pas une sentinelle, aucun bruit. On les avait tous abandonnés.
«Allons, se dit Michel, je ne suis pas prisonnier.»
Il se sentait affaibli; son sang avait dû abondamment couler. Il voulait
se relever pourtant. Mayence, après tout, n’était pas loin; en suivant
le cours du Rhin, il y arriverait bientôt, peut-être avant le jour. On
avait dû se battre près de Laubenheim. Mais s’il se trompait? S’il
allait se jeter dans les avant-postes prussiens? Et puis aurait-il la
force de se traîner jusque-là! Il s’était levé, et, comme il sentait sa
tête tournoyer encore, il s’appuyait maintenant contre un arbre. Il lui
sembla bientôt qu’il entendait, à quelques pas de lui, murmurer, avec
des gémissements, des paroles françaises.
«Qui est là? dit Michel. Etes-vous blessé?»
On ne répondit pas. Michel eut cette idée, que les mots confus qu’il
venait d’entendre sortaient d’une bouche d’agonisant.
«Pauvre diable! songeait-il. Mourir là!»
Michel s’était approché, titubant, de cet endroit d’où venaient les
plaintes. Il éprouvait un soulagement extrême, il sentait littéralement
la vie lui revenir peu à peu. Il regardait les morts étendus, assez
nombreux, et dans cette nuit sans étoiles, il eût reconnu les Prussiens
et les Français à leur taille, ceux-ci plus petits et plus maigres. A
deux pas de la charrette, il s’arrêta.
«A moi!» lui dit en français une voix faible, la voix de tout à l’heure.
Il s’avança, saisit au hasard une main qu’on lui tendait, et qui se
crispa en se cramponnant à la sienne.
«Vous êtes Français, n’est-ce pas?
--Oui. Et vous?
--Moi aussi.
--Où êtes-vous blessé?
--Là, au côté... Une balle...
--Pouvez-vous marcher?
--J’essayerai!»
Michel s’était penché sur le blessé, et, l’aidant à se relever, le
tenait sous les bras en lui disant:
«Courage! un effort!
--Tudieu! fit l’autre, ce n’est pas facile! Là, merci, monsieur...»
Ce mot de _monsieur_ fit légèrement tressaillir le volontaire: c’était
un ennemi assurément qu’il secourait là. Un Français l’eût appelé
_citoyen_.
«Allons, dit-il, vous ne pouvez pas regagner Mayence avec moi.
--Pourquoi? fit le blessé...
--Les vôtres vont peut-être revenir. Demeurez là. A Mayence, vous seriez
prisonnier!
--Eh! vertubleu, et que m’importe à moi? Votre bras, je vous prie. Ouf!
j’aime mieux être prisonnier avec des compatriotes que libre avec des
Prussiens.»
C’était un de ces émigrés qui combattaient aux côtés du roi de Prusse et
qui l’avaient accompagné en Champagne, sur cette route de Paris, où Sa
Majesté stupéfaite avait rencontré le canon de Kellerman et les
combattants de Valmy. Un émigré! Michel, quelques heures auparavant, lui
eût jeté le nom de traître au visage: il lui servait maintenant d’appui,
le soutenait et le guidait comme un enfant. Mieux que lui l’émigré
connaissait le pays; on s’était battu à quelques minutes de Weissenau,
où l’on pouvait chercher asile. C’eût été peine perdue. Les habitants
avaient fui et mieux valait encore aller droit à Mayence.
L’émigré avait sur lui une gourde emplie de kirsch, dont ils burent,
l’un et l’autre, pour se donner des forces. Le petit jour venait. Cette
lueur blafarde du matin montait lentement, et, du côté du Rhin, venait
un brouillard froid. Michel et ce blessé étaient peut-être les seuls
êtres vivants qu’on eût laissés sur ce champ de combat. D’un pas lourd,
hésitant parfois, ils marchaient sous cette lumière douteuse. Vingt fois
Michel se sentit près de s’arrêter ou de s’évanouir. Ses pieds se
collaient à la terre, ses oreilles bourdonnaient; une terrible angoisse
le prenait à la gorge. Il lui semblait que s’il tombait là, il y
mourrait. Son compagnon, horriblement pâle, s’appuyait sur lui et ne
parlait pas. Tout à coup, le malheureux s’arrêta net, et d’une voix
brisée: «C’est assez,» dit-il à Michel. Il poussa un grand soupir et
s’affaissa sur le sol. Michel le crut mort, et lui mit la main sur le
cœur.
«Oh! fit le blessé doucement, il bat encore. C’est tout à l’heure qu’il
ne battra plus. Allons, tout est dit. Votre nom, au moins, monsieur, que
je sache pendant cette dernière minute à qui je dois...
--Michel Verdure, citoyen.»
Au mot de citoyen un triste sourire illumina ce visage livide de
moribond.
«Citoyen! murmura l’émigré... un grand et beau mot!... Vous êtes
volontaire, vous, vous vous battez pour votre foi. Moi, je meurs
niaisement, et pourquoi? Savez-vous pourquoi? J’ai émigré parce que le
décret de 1790 exigeait que tout le Royal-Comtois renonçât à porter ses
cheveux en catogan et prît la queue nattée comme tout le monde. Que le
diable emporte le décret! J’aurais servi la République, moi aussi, sans
cette maudite... mode... mais les cheveux nattés, fi! c’est trop
laid!... Bon pour des goujats... Près d’Amiens, il y a trois ans, nous
nous sommes battus pour nos coiffures contre le régiment
d’Anjou-Infanterie, qui a adopté la mode nouvelle. Bah! on se fait tuer
pour pis que cela... Je veux porter mes cheveux à ma guise... c’est bien
le moins...»
Il essayait de sourire et de railler, et ses yeux, dont les prunelles
s’élargissaient, regardaient à l’horizon, dans l’aurore, les tours des
églises de Mayence, le clocher et la coupole du Dom, qui se détachaient
sur le ciel gris. Un coup de vent apportait de ce côté les appels de la
diane.
«La diane? fit l’émigré en tressaillant. Allons, debout, je veux mourir
debout! Soutenez-moi,» dit-il à Michel.
Le volontaire le prit dans ses bras.
«A la bonne heure, fit le mourant. C’est bien. Si vous venez rechercher
mon corps de ce côté, dit-il, souvenez-vous que je veux qu’on m’enterre
avec cette coiffure-là. Les émigrés de Coblentz portent la cocarde
blanche, les émigrés d’Angleterre portent la cocarde noire. Moi, ma foi,
moi... je veux... Tenez, mettez la cocarde tricolore à mon cadavre...
Après tout, les couleurs en sont plus charmantes... Mais surtout
laissez-lui le catogan. Ah!... au fait... Je m’appelle... vous en
souviendrez-vous? le citoyen Robert de Piennes... Je dis citoyen, vous
entendez? Citoyen comme vous! Pourquoi pas? Je vous ai bien embarrassé
jusqu’ici. Oui... mais voilà votre fardeau qui s’en va! Merci! Après
cela la vie n’est point chose si précieuse. Et surtout battez les
Prussiens!»
Il tomba sur le revers d’un fossé. Michel le regarda un moment, se
pencha sur lui, le secoua, lui versa sur les lèvres les dernières
gouttes de kirsch pour le rappeler à la vie. Le cœur ne battait plus.
«C’est fini,» dit le volontaire.
Il regarda autour de lui pour chercher du secours, pour appeler un aide.
Personne. Le jour était venu, mais dans les champs déserts les paysans
effrayés n’allaient plus à l’ouvrage. Michel donna un dernier regard à
M. de Piennes. Il lui sembla qu’un sourire d’ironique et fière
résolution relevait la lèvre de ce mort, dont on apercevait les dents
blanches et serrées.
«Il est mort en citoyen, songeait-il, et si on trouve ici son cadavre,
on l’enterrera comme celui d’un suspect.»
Michel eût arraché la cocarde de son tricorne pour l’attacher à la
poitrine de M. de Piennes. Mais, blessé à la tête, il avait pour toute
coiffure son mouchoir noué autour de son front. Il allait s’éloigner
lorsqu’il se rappela qu’il avait gardé sur lui sa carte du Club des
Cordeliers, et, la tirant de sa poche, il raya son nom d’un coup de
crayon et écrivit:
«Celui-ci s’appelle Robert de Piennes, mort citoyen de la République
française une et indivisible.»
«C’est bien cela qu’il a voulu,» songeait Michel.
Il mit le papier entre les doigts crispés du mort et s’éloigna,
regardant toujours, avec anxiété, si l’émigré ne remuait pas.
* * * * *
Le Dom de Mayence était encore loin. Le volontaire, épuisé, les yeux sur
ce clocher où flottait indistinct un drapeau tricolore, se hâtait, comme
un coureur hors d’haleine qui va tomber, mais du moins en arrivant au
but. Il était, lui semblait-il, plus vaillant et plus fort tout à
l’heure, lorsqu’il lui fallait soutenir ce blessé. Sa tête, peu à peu,
semblait s’être alourdie. Ses jambes, affaiblies, pliaient.
«Je ne veux pourtant pas mourir là,» disait tout haut Michel Verdure...
Il avançait, marchait, redoublait d’efforts. Parfois aussi il
s’arrêtait: il croyait entendre des voix, des bruits confus, des
roulements de caissons. Sa blessure lui donnait comme le délire. Tout,
au contraire, était calme dans ces champs où courait la sève, où
s’ouvraient les premières feuilles. Dans les profondeurs de ces plaines,
à l’horizon, derrière ces murailles, là-bas, sur l’autre rive du Rhin,
qui eût deviné deux armées prêtes à s’entr’égorger? Il y avait dans
l’air comme des chants d’oiseaux ou des bourdonnements d’insectes.
Exténué, Michel avançait toujours, mais le Dom paraissait s’éloigner. La
route était plus longue qu’il n’avait cru. Ces bruits de clairon,
apportés par le vent du matin, l’avaient abusé. Il se trouva soudain
pris d’une lassitude immense. A quoi bon marcher? Pourquoi ne pas tomber
là, comme l’autre, et comme tant d’autres de ses compagnons? Si les
hussards de Cassel venaient de ce côté au fourrage, ils le traîneraient,
le rapporteraient en croupe à Mayence. C’était le seul espoir. Quant à
avancer maintenant, impossible. Michel éprouvait dans la tête des
douleurs horribles. La fièvre lui revenait. Il se laissa aller à terre
avec un soupir profond, murmura encore un de ces magiques mots qui
couraient alors sur les lèvres des mourants et s’évanouit.
Ce ne fut pas un hussard de Cassel, mais un jeune homme de Mayence, Otto
Schwartzen, qui trouva Michel Verdure étendu sur le chemin. Otto, ce
matin-là, était allé, herborisant, du côté de Laubenheim. Il aperçut ce
corps sanglant et s’assura qu’il respirait encore: il donna les premiers
soins au blessé, et avertit les avant-postes français qu’un volontaire
moribond avait besoin de secours. Des hommes d’ambulance rapportaient
Michel sur les brancards déjà tachés de tant de sang, lorsqu’à la porte
du grand hôpital, un chirurgien fit des difficultés pour recevoir le
moribond.
«Nous sommes encombrés; les salles sont empestées de malades. Emportez
ce nouveau venu au Dom ou logez les blessés chez les habitants. Que
diable! ils doivent bien nous aider un peu, je pense!
--Citoyen, dit Otto qui avait suivi, vous avez raison. Il fit un signe
aux soldats, leur dit: Venez, et les conduisit, tout près de là, à
l’angle de la place Gutenberg, devant une petite maison dont il ouvrit
la porte, en appelant: Magdet!»
Une vieille femme mit soudain la tête à la fenêtre, glissant un regard
dans la rue avec un air effrayé:
«C’est moi, Magdet, dit Otto, et je vous amène un blessé.»
La vieille femme descendit en hâte.
«Prévenez mademoiselle de Smeyer, fit le jeune homme. Mon logis est trop
étroit pour servir d’ambulance, et je sais que le dévouement et la
charité d’Elisabeth sont tout acquis à un citoyen du monde et à un
Français!»
Michel Verdure avait repris connaissance en route, mais pour s’évanouir
de nouveau. Il revint à lui, couché dans un lit auquel rapidement Magdet
mit les draps les plus beaux, et, en rouvrant les yeux, il éprouva comme
une sensation de bien-être. Il avait encore devant lui ce paysage
indécis d’un matin de printemps frileux: la longue route solitaire;
Mayence, au fond, but désiré qu’on n’atteindrait pas. Et voilà qu’il se
retrouvait dans une chambre allemande, où tout luisait de propreté,--ce
sourire des choses,--où les grandes armoires de chêne reflétaient le
soleil de la rue, où le tic-tac d’un de ces coucous de la Forêt-Noire
semblait avoir bercé son sommeil. Et tout cela était gai et sentait bon.
Il laissa échapper un soupir satisfait, le soupir enfantin des
souffrants, et comme si c’eût été une plainte, à ce bruit il vit entrer
doucement un jeune homme, grand, blond et maigre, puis une jeune fille
qui vint à son chevet, et d’une voix douce, sans accent germanique, lui
demanda:
«Souffrez-vous, monsieur?
--Moi?» fit Michel sans répondre.
Et il la regardait. Sa taille était svelte, élancée, prise dans un de
ces caracos du temps, qui sculptait sa poitrine et la rendait plus
charmante. De longs cheveux noirs roulaient aux deux côtés de son
visage, d’une blancheur lactée. Elle ouvrait sur le blessé de grands
yeux aux prunelles brunes et pleines d’une bonté fière.
«Mais où suis-je donc? demanda Michel. Pourquoi ne suis-je pas à
l’hôpital?
--Les Français ont été repoussés par les troupes allemandes et se sont
repliés sur Mayence. Vous êtes chez mademoiselle de Smeyer, citoyen,
répondit le jeune homme, chez de bons patriotes allemands, qui veulent,
comme vous, la liberté universelle et rêvent la grande concorde
humaine!»
Otto Schwartzen avait parlé avec une énergie singulière, de la voix
altière d’un tribun. De toutes ces paroles vibrantes et généreuses,
Michel n’avait pourtant retenu qu’un mot: mademoiselle de Smeyer.
«Mademoiselle?» Il la regardait toujours de son regard fiévreux, et
Elisabeth, sans baisser les yeux, répondait à ce regard étonné par un
sourire qui voulait dire:
«Soyez sûr que nous vous sauverons!»
La blessure de Michel n’était pas grave. Elle lui donnait pourtant assez
souvent des accès de fièvre. Il s’agitait alors, voulait partir,
s’élançait hors du lit, où Otto le maintenait doucement; puis revenu à
lui, se retrouvant dans ce milieu calme et sain, dans des draps
embaumés, avec mademoiselle de Smeyer à ses côtés, qui veillait et le
regardait de ses yeux profonds, il éprouvait bientôt une sensation
pénétrante, il se sentait comme rafraîchi, baigné d’une atmosphère
nouvelle. Une semaine auparavant, il courait les champs, couchant au
hasard des marches, et maintenant, dans cette hospitalière maison, il
croyait retrouver le toit maternel, la noire et chère maison de la rue
des Vieilles-Haudriettes.
«Comment vous trouvez-vous?» demandait bien souvent la vieille Magdet
avec sa voix basse; et il semblait à Michel retrouver dans ce timbre
caressant et un peu cassé, comme un accent de la mère restée là-bas, à
Paris.
«Savez-vous à quoi je pense, mademoiselle? dit-il un matin à Mlle de
Smeyer, je pense à ces malheureux soldats qui n’ont pas eu la bonne
fortune d’être blessés comme moi. Je vois bien qu’à la guerre les plus
chanceux sont précisément ceux-là que n’épargnent point les balles.»
Peu à peu, Michel reprenait des forces, il sentait, pour ainsi dire, sa
blessure s’effacer. Il se levait, il regardait, par la fenêtre, les
patrouilles défiler, il écoutait tonner le canon. Il avait hâte de
retourner à son poste.
«Non, vous êtes trop faible encore,» disait Otto Schwartzen.
Michel s’inquiétait avant tout des travaux du siège; il fallait qu’Otto
lui apportât chaque soir les nouvelles de la journée, chaque matin les
nouvelles de la nuit. C’était là le vrai remède. Les coups de feu
semblaient répondre par un douloureux écho dans la poitrine du blessé,
et son pouls, alors que le bruit de la fusillade éclatait, battait plus
fort et plus vite.
«Vous aimez donc bien la guerre? lui demanda un jour Otto Schwartzen
d’une voix lente.
--Je la hais, dit Michel, mais j’aime la République. Nous autres,
Français, nous ne combattons, à cette heure, que pour la paix générale
et l’affranchissement du monde. Aussi notre cause est-elle invincible.
--Vous avez raison, réplique Otto. Cette boucherie peut devenir sainte à
son heure. Mais maudits soient tous ceux qui la rendent nécessaire!»
Ils se connaissaient maintenant l’un l’autre. Otto Schwartzen était le
fiancé d’Elisabeth. Orphelins tous deux, elle ruinée, lui pauvre, et
forcé d’élever un frère plus jeune que lui, qui grandissait sous ses
yeux, ils étaient entrés dans la vie, unis déjà par une communauté de
malheur. Ensemble ils avaient grandi; à quelques années de distance, ils
s’étaient trouvés isolés et sans parents. Le vieux Schwartzen, maître de
chapelle de l’Électeur, avait mis tout ce qu’il possédait, toutes ses
ressources et tous ses espoirs, la réalité et le rêve,--sur la tête de
son fils aîné. «Je fais pour toi tout ce que je puis, Otto, tu feras
pour Franz ce que tu pourras.» Franz, le dernier né d’une union sainte,
avait coûté la vie à sa mère. Quand le père Schwartzen mourut, l’enfant
avait cinq ans. Otto, son aîné, était déjà docteur. Il avait marqué son
passage dans les Universités par des succès vaillants. Ardent, généreux,
l’âme embrasée de ce feu sacré qui venait de France, il portait en lui
toute la flamme de ce grand siècle calomnié, le siècle qui a fait le
plus pour l’humanité et le droit, le siècle de Diderot et de Voltaire.
Peu ambitieux, d’ailleurs, au lieu de porter à Berlin sa science et de
chercher une vaste scène pour ses désirs, il rentra en sa maison natale,
à Mayence, où il s’enferma avec ses livres, dans le vieux logis où il
était né, à l’ombre de l’ancien château électoral.
Il y avait longtemps déjà qu’il n’était revenu là! Il était demeuré, le
front penché sur les livres, à Heidelberg, à Bonn, à Gœttingue. La
science avait pâli son jeune visage, maigre et fier, encadré de longs
cheveux blonds, qu’il rejetait en arrière de chaque côté des tempes, et
qui lui donnaient je ne sais quoi d’inspiré et de fier. Il s’était
transformé, il avait grandi; mais ici tout était à sa place comme jadis,
et il s’assit, avec une respectueuse émotion, dans le fauteuil où jadis
s’asseyait son père. Il voulait garder le petit Franz avec lui,
l’élever, l’instruire et en faire un homme.
A Mayence, il n’avait laissé d’autre souvenir que celui d’une petite
fille qu’on asseyait autrefois à ses côtés, en leur faisant jouer du
clavecin, dans le salon d’un pauvre gentilhomme dont son père, l’humble
musicien, était l’ami. Il la retrouva, charmante, mélancoliquement
souriante, orpheline comme lui; elle lui tendit la main, ils causèrent
du passé, ils remontèrent doucement vers ces souvenirs baignés de brume
bleue de l’enfance. Ils se rappelaient que leurs pères, en riant,
disaient jadis qu’ils les marieraient. Et la vieille nourrice
d’Elisabeth, Magdet, hochant la tête, répétait: «Ne rions pas. Les
paroles des morts sont sacrées. Oui, vous êtes fiancés dès longtemps, et
le bonheur est fait pour vous.»
Le bonheur! Ils n’avaient guère connu, ces deux enfants, que la
détresse. Leur sympathie venait peut-être de la fraternité de leurs
souffrances.
«Vous rappelez-vous, disait-il souvent à Elisabeth, les soirs d’hiver,
quand M. de Smeyer, prenant son violon, jouait avec mon père cette
musique qu’il avait composée? Nous écoutions, nous applaudissions. Ah!
ces vieux airs, je les sais toujours. Et quand je me les chante à
moi-même, mes yeux tout à coup deviennent troubles, et je me mettrais à
pleurer.
--N’était-ce pas cela?» répondait alors Elisabeth.
Et sur le clavecin elle retrouvait les airs de l’enfance, tandis
qu’Otto, tout ému, la regardait et revoyait, en la regardant, tout son
passé évanoui!
Ainsi la calme idylle de leurs honnêtes amours était comme trempée de
larmes. Ils se sentaient unis par ces liens d’autrefois. Ils s’étaient
fiancés l’un à l’autre. Ils s’aimaient d’une affection douce, d’une
fraternelle tendresse. Michel Verdure savait tout cela. Dans les
causeries qu’avait fait naître cette intimité entre le blessé et le
garde-malade, le volontaire s’était livré, on s’était confié à lui. Et
Michel avait répondu à ces confidences d’un calme et touchant roman par
sa propre histoire, bruyante, toute d’orages et de traverses.
«Vous avez vécu ici, dans ces maisons paisibles, laissant le murmure du
Rhin bercer vos rêveries. Moi, j’ai grandi dans la lutte, dans
l’atmosphère de salpêtre des dernières années de la monarchie. Je n’ai
souffert ni la misère ni la faim. La bonne vieille mère veillait à tout,
et trempait la soupe chaque soir. Elle se saignait, elle aussi, pour
faire de son fils un savant. Je ne devins pas savant, mais de bonne
heure, sur les bancs d’étude, j’appris ce que signifiaient les mots
liberté et justice. J’allais aux représentations du _Mariage de Figaro_,
applaudissant à tous les soufflets que le laquais donnait à la noblesse,
et que les nobles, dans la salle, recevaient sur les deux joues en
riant. J’avais vingt ans quand on prit la Bastille. J’y étais. J’ai
porté sur mes épaules les prisonniers, à barbe blanche, éblouis par la
lumière et tordus par la prison. J’ai senti mon cœur s’épanouir avec la
Révolution, j’ai grandi avec elle. Tous les hommes qui l’ont servie,
quelles que soient leurs nuances, je les ai aimés, depuis Mirabeau
jusqu’à Barnave. Que de beaux spectacles! Quelles journées de fièvre!
J’ai traîné la brouette en chantant le jour de la Fédération! J’ai eu
sur la tête ce coup de soleil réchauffant d’une lumière nouvelle. Chère
France! Je suis fier d’être ton fils. Mon pays, il a brisé les abus,
jeté bas les préjugés, donné son cœur, donné le sang de ses veines pour
la liberté du monde! La délivrance de notre patrie, c’est
l’affranchissement de la vôtre. Liberté, le beau mot! la grande chose!
Et quand nous la proclamions d’une voix si haute que l’univers entier
allait l’entendre, les rois ameutés se jettent sur cette terre libre
pour la dépecer comme des chiens à la curée! Alors, un appel déchirant
est sorti de toutes les poitrines, le drapeau noir a flotté sur
l’Hôtel-de-Ville, le canon d’alarme a jeté sur le Pont-Neuf son qui-vive
héroïque; d’une frontière à l’autre ont retenti les mêmes cris: _La
patrie est en danger!_ J’ai jeté le costume d’avocat, laissé les livres
et les plumes, envoyé les paperasses au vent de la Seine, et, le fusil
au poing, la baïonnette en avant, je me suis jeté sur les soldats du
despotisme, en soldat volontaire, avec la tyrannie devant moi et le
droit derrière moi, qui, sous les balles, les boulets et les biscaïens,
me poussait par les épaules!»
En parlant, Michel avait comme une fièvre qui semblait inquiéter
Elisabeth. Elle attachait sur lui de grands yeux étonnés et
interrogateurs. Elle tremblait que la blessure du convalescent ne se
rouvrît. Elle demeurait, comme fascinée, ses grands yeux sur le jeune
homme exalté, et qui parlait alors comme du haut de la tribune des
Jacobins. Elle laissait ses doigts s’arrêter sur les linges qu’elle
cousait pour les blessés ou sur la charpie, et, muette, elle contemplait
Michel, dont le regard jetait des flammes.
Alors Otto se levait tout droit, redressait sa haute taille maigre, et
levant ses grands bras:
«Voilà pourquoi, disait-il d’un geste inspiré et avec un enthousiasme un
peu mystique, je l’aime cette France, qui porte dans son sein la
destinée de la liberté. Soldat de Dieu, dit Shakespeare, elle est
surtout le soldat des peuples. Citoyen, vous ne savez donc pas que nos
entrailles ont tressailli à la nouvelle de votre délivrance? Le
pont-levis brisé de la Bastille faisait tomber toutes les chaînes. Les
nations sont solidaires. Vos armées de liberté sèment dans nos villages
les idées de liberté, qui germeront demain. Mon Allemagne! Teutonia!
Teutonia! tu ne sens donc point passer sur tes forêts le vent de liberté
qui vient de France? Tu as beau envoyer contre ces combattants du droit
tes légions énormes et tes grenadiers, la force vient du point où
souffle l’esprit. Prussiens, Autrichiens, armée du prince royal, armée
de Condé, ces volontaires auront raison de vous, car ils s’appellent le
dévouement, la liberté, le patriotisme et le droit.
«Eh! vive la République! citoyen, concluait Michel, quand Otto,
recueilli, éloquent à la façon germanique d’Anacharsis Clootz ou d’Adam
Lux, s’était tu. Nous sommes du même avis. Donnons-nous la main.»
Que de fois, après ces causeries, seule en sa chambre, Elisabeth
avait-elle tout bas, avec une sorte de terreur vague, répété les paroles
ardentes du soldat! Que de fois aussi Michel, avant de s’endormir,
avait-il revu le regard clair de Lisbeth,--Lisbeth, comme l’appelait
Otto Schwartzen,--attaché sur le sien!
Une fois guéri, il voulut sortir, reprendre aussitôt son service. Son
bataillon venait, quelques jours auparavant, d’enlever Sainte-Croix aux
Autrichiens. Il ramenait des prisonniers en ville, de grands cuirassiers
lourds, tandis que l’église et le bourg en flammes, incendiés par nos
grenadiers, brûlaient à l’horizon. On fit bon accueil à Michel, qui
apparaissait comme un revenant.
«Hé! muscadin, dit Brutus Toussaint, patriote enragé, qui regardait
assez souvent d’un œil railleur les mains blanches de Michel, nous ne
sommes donc pas tout à fait mort?
--Pas tout à fait, citoyen. Il me reste encore à brûler plus d’une
cartouche au service de la République.»
Michel croyait, d’ailleurs, en marchant par les rues de Mayence, se
trouver dans une autre ville.
Le blocus, que les ennemis resserraient, s’abattait là comme une
épidémie. La famine avait pris cette ville assiégée à la gorge. Les
soldats, déguenillés, couraient les rues, cherchant leur nourriture au
coin des bornes, aux angles des maisons, dans les détritus, comme les
pourceaux. Michel parcourait, le cœur attristé, ces carrefours, qui
sentaient la maladie, la faim, la mort. De vieilles femmes étaient là,
accroupies, regardant la terre d’un œil fixe; des mères présentaient aux
soldats de petits enfants qui demandaient du pain. Des spéculateurs (il
s’en trouve partout et toujours) avaient établi, dans des maisons aux
toits enfoncés par les bombes, des débits de viande où l’on dépeçait et
vendait de la chair de cheval. Le tarif, écrit à la main, en langues
allemande et française, sur une vieille enseigne écornée par les balles,
se balançait au vent en grinçant. Les soldats s’assemblaient parfois
devant ces boucheries d’espèce nouvelle et protestaient:
«Comment! disaient-ils, un chat, six francs? Quarante-cinq sols la livre
de cheval? On rançonne les défenseurs de la patrie! les trafiquants se
glissent partout! Voulez-vous leur faire concurrence, citoyens? Allons
au Rhin! Le fleuve roule des chevaux morts. Harponnons-les au passage,
sous les biscaïens allemands, et moquons-nous des fournisseurs!»
En rentrant au logis de Mlle de Smeyer, d’où il n’était pas encore
sorti, Michel se laissa tomber brisé, écœuré, sur un escabeau.
«Les misérables! dit-il. Voilà la guerre! Allemands, ils font mourir de
faim les Allemands pour arriver jusqu’aux Français! C’est horrible!
--N’est-ce pas?» disait Lisbeth... en le regardant attendrie.
Otto prêtait l’oreille à la canonnade, qui, menaçante, éternelle, venait
du côté du Rhin.
«Un jour se lèvera, fit-il, où l’homme n’aura plus d’autres armes que le
scalpel et la charrue!
--Qu’il se lève demain!» répondit Michel.
* * * * *
Le volontaire redevint bientôt soldat.
Ces nuits de juin, tièdes et étoilées, Michel les passait bien souvent
dans la redoute du Rhin, en sentinelle, ou, veillant, absorbé par ce
grand spectacle du vaste fleuve qui se déroulait sous les murs croulants
de Mayence, par tous ces bruits de la nuit, appels de sentinelles,
mugissements indistincts, plaintes qui traversaient l’ombre, coups de
canon qui faisaient vibrer l’air, boulets qui passaient en sifflant,
lugubres hurlements de chiens, murmures prolongés de ces sombres
veillées, qui ressemblaient à des veillées de morts.
Il s’inquiétait bien peu, le vieux Rhin, de ces combats qui
ensanglantaient ses rives. Il coulait, large, profond, superbe, avec de
grandes nappes de lumière, des paillettes, des plaques luisantes. Les
clartés de la lune donnaient au fleuve une mystérieuse et sinistre
allure. Parfois, on apercevait, çà et là, quelque objet indistinct que
roulaient les flots, cadavres d’hommes ou de chevaux, débris de fermes
incendiées, bateaux courant à la dérive.
Michel, les yeux fixes, regardait tout cela, pendant que des bruits de
sabres, des cliquetis d’éperons, les murmures sourds de la nuit
berçaient son rêve.
Il éprouvait, comme tous les assiégés rejetés sans secours dans Mayence,
la nostalgie du pays. Que faisait-on à Paris? Que devenait la
Révolution? Que disait l’Assemblée? Que faisaient aussi la vieille mère,
les amis qu’on avait quittés? Que de craintes, de terreurs, quelles
angoisses! Un matin, passant sous la grande porte, Michel entendit un
grand bruit de voix; les soldats couraient, se groupaient, se pressaient
autour d’un jeune homme, un Parisien, qui venait de ramasser, près d’une
batterie, un journal venu, sans aucun doute, du camp prussien, et que le
vent ou le hasard avait apporté par là.
«Un journal! Des nouvelles! Il y a des nouvelles!» criaient les soldats.
On se précipitait vers le jeune homme qui agitait triomphalement le
journal au-dessus des têtes avides.
Des nouvelles de France!
Il y eut dans toute cette foule hâve et souffrante un rayonnant éclair
de joie. Les yeux brillaient, les pieds trépignaient d’impatience. On
allait enfin savoir ce qui se passait à Paris. Michel lui-même se
sentait légèrement oppressé, et il regardait ce morceau de papier jaune
que tenait le soldat, avec cette expression hésitante d’un homme qui
relit l’adresse d’une lettre importante avant de l’ouvrir.
Que contenait-il, ce journal, et qu’allait-il apprendre à ces pauvres
gens traqués, séparés des leurs, massés sur une rive du Rhin et sous les
boulets ennemis?
«Silence! hurlait cette foule.
--Lis, Scevola!
--Lis donc!»
Scevola avait jeté les yeux sur le journal, et toussant, donnant du ton
à sa voix, et prenant la pose d’un homme qui se sent écouté:
«_Gazette nationale_ ou _Moniteur universel_, dit-il, nº 172, vendredi
21 juin 1793, l’an II de la République française.
--Eh! passe donc le titre, clampin, dit Brutus Toussaint de sa voix
rude.
--Ne faut-il pas tout lire, pour tout connaître? _Politique_...
_Nouvelles de Paris_... Écoutez-moi ça: «Le général Dumouriez a balayé
la Convention comme le vent chasse les feuilles mortes...»
--Comment?» s’écria, en jurant, Brutus Toussaint qui s’était approché.
Les auditeurs se regardaient les uns les autres. Le pauvre Scevola était
devenu tout pâle, et maintenant sa main tremblait.
«Y a-t-il cela? Qu’est-ce donc que ce sacré papier?» répétait Brutus.
Michel se croyait le jouet d’une hallucination. On entend ainsi, dans
les rêves, bourdonner des paroles qui vous vont droit au cœur et le
brûlent. Il regardait Scevola qui jetait sur le _Moniteur_ des yeux
effrayés, et promenait ensuite ses prunelles à demi égarées sur la
foule.
«Faut-il continuer, citoyens? demanda le Parisien... savez-vous que
c’est affreux, ce journal-là? La Convention dissoute! Dumouriez maître
de Paris! Le petit Capet proclamé roi sous le nom de Louis XVII et
régnant avec une régence! Tout cela est imprimé. Lisez.»
Il montrait le _Moniteur_ aux soldats qui se penchaient sur le feuillet,
et tâchaient, ceux-là mêmes qui ne savaient pas lire, d’en déchiffrer
les caractères.
«Mille millions de tonnerres! répétait Brutus en serrant les poings,
est-ce que c’est possible, ces choses-là? est-ce qu’ils se sont laissés,
tous les bons, les Danton, les Billaud, les Romme et les autres, jeter à
la porte comme des enfants? Comment! La République est finie! Dumouriez
a pris Paris! Les Prussiens y sont peut-être! Les Prussiens!
--Voyez, voyez, disait Scevola en agitant le journal. Les étrangers sont
entrés par le faubourg du Temple! Mon faubourg, à moi, mon pauvre
faubourg!»
Les exclamations, les cris d’étonnement ou de fureur, partaient du
groupe comme par explosion. On entendait, au loin, le canon de la
redoute des Clubistes, qui répondait par ses grondements à l’attaque de
la troisième parallèle prussienne. Michel avait envie de courir au feu,
de se jeter, comme un fou, au-devant des balles et de mourir sous le
drapeau républicain, puisque la République était morte.
Il lui montait au cerveau comme une fièvre. Son sang battait.
Tout à coup, écartant la foule brusquement, il se jeta sur le papier que
Scevola tenait encore, le lui arracha des mains et, le regardant avec
rage:
«Voulez-vous que je vous dise? s’écria-t-il. Ce papier ment! Tout ce
qu’on a imprimé ici est faux. Je n’ai point de preuves, mais j’en suis
sûr. Est-ce que la Convention peut périr ainsi et terminer son œuvre par
la honte? La Convention chassée par Dumouriez, citoyens, cela est faux,
je jure que cela est faux.
--C’est imprimé, répétait le malheureux Scevola avec désespoir.
--Regardez ce papier, continuait Michel. D’où vient-il? Qui nous
l’envoie? Des émigrés, peut-être, des traîtres. Il nous dit que Paris
appartient à la réaction. Si cela était, mes amis, il commencerait par
déclarer que tous les citoyens dévoués ont été tués par les houzards de
Dumouriez ou les grenadiers du roi de Prusse sur leurs bancs, comme les
sénateurs romains sur leurs chaises curules. Où parle-t-on de la mort
d’Hérault, de la mort de Desmoulins, de la mort de Cambon? Je vous dis
que ce journal en a menti. La Convention n’est pas morte! Vive la
Convention!
--Vive la Convention!» répondit une voix forte, et les soldats
aperçurent Merlin de Thionville arrêté auprès de Kléber.
La haute taille du soldat alsacien se dressait à côté de Merlin, dont la
stature était pourtant superbe. Kléber, la tête nue, la poudre et la
poussière dans ses cheveux crépus, se tenait à un ou deux pas en arrière
de Merlin qui, le visage échauffé, ruisselant sous son chapeau de
représentant, bossué et rougi au feu, le cou découvert, l’écharpe en
lambeaux, le sabre tordu, s’avança vers Michel et lui tendit la main:
«C’est bien, citoyen, dit-il. Et voilà qui est parler en homme! Ces
numéros de journaux qu’on sème dans Mayence pour nous arracher l’espoir,
pour mettre dans nos rangs la confusion,--comme si la garnison de
Mayence, comme si les soldats de la République pouvaient faiblir,--ils
sont imprimés à Francfort par des mains françaises. C’est je ne sais
quel rebut de faiseurs de libelles qui les fabriquent. (Il avait pris le
faux _Moniteur_ et le mettait en pièces.) Les Prussiens les répandent
parmi nous. Leurs soldats d’avant-postes nous les jettent comme des
bombes plus terribles que les autres. Citoyens, prenez les lambeaux de
ces mensonges de traîtres et renvoyez-les à l’ennemi en en faisant des
cartouches.
--Vive la Convention!» répétèrent les soldats, et ce cri vibrant partit
comme un bouquet d’artifice.
Ils se partageaient déjà les fragments du journal, et Merlin, tirant de
sa poitrine un papier déchiré:
«Sais-tu lire, citoyen? dit-il à Michel.
--Le muscadin sait même le latin, répondit Brutus.
--Lis,» ajouta le conventionnel.
C’était le nº 255 du journal d’Hébert: «La grande joie du père Duchesne
de voir la Constitution acceptée par tous les citoyens de Paris, ses
avis à tous les sans-culottes des départements, dont on veut nous faire
peur, d’arriver promptement au milieu de nous, pour nous en _donner_
ensemble des piles éternelles de réjouissance de ce que la République
est sauvée, malgré les Brissotins, les Rolandins, les Buzotins et tous
ceux qu’a soudoyés l’Angleterre pour nous mettre à chien et à chat les
uns contre les autres, et nous détruire par le pillage, la guerre civile
et la famine.»
«Vous l’entendez, citoyens? dit Merlin de Thionville, lorsque Michel eut
achevé. La Constitution est acceptée. Paris est libre. Dumouriez,
traître envers la patrie, sera puni comme un traître. La Convention est
toujours digne de la France, et nous, ses soldats et ses enfants, nous
devons nous montrer toujours, comme nous le sommes, dignes de la
Convention et de la patrie!
--Vive Merlin! dit Scevola, qui répétait: Le faubourg est libre. Ils
n’ont pas mis les pieds dans le faubourg du Temple. Vive Merlin!
--Allons donc! fit le commissaire... Vive la République!»
Il se retourna vers Kléber.
«Ces _Brissiens_, disait le général entre les dents avec son accent
d’Alsace, ce n’est _bas_ assez de lutter avec le fer et le feu, il faut
encore qu’ils s’arment du _mensonche_!
--Les républicains se moquent de leurs fausses _Gazettes nationales_ de
Francfort comme de leur artillerie, répondit Merlin en souriant. Allons,
viens!»
Les soldats les suivirent un moment de leurs acclamations. Brutus
Toussaint s’était approché de Michel, et lui tendant la main:
«Muscadin, lui dit-il, décidément tu es un homme!
--J’ai foi, voilà tout. Crois-tu que la République peut finir ainsi?
--Et si elle finissait comme ça?
--Nous nous ferions encore tuer pour elle, voilà tout.
--C’est juste.»
Il y avait, dans cette ville de Mayence, un coin où Michel Verdure était
sûr de retrouver un peu de joie. C’était la maison de Mlle de Smeyer.
Lorsque Otto n’était pas au club, Michel le rencontrait là, lisant tout
haut quelque maître livre, tandis que la vieille Magdet écoutait et
disait à Lisbeth:
«Je ne comprends point.»
Peu à peu Michel en était venu à considérer ce logis comme le sien. Il
s’était senti invinciblement attiré vers cet enthousiaste Otto
Schwartzen, dont le mysticisme même avait un charme. Il s’était habitué
à causer avec Mlle de Smeyer, à se confier à elle, à se livrer, à se
laisser aller à ce courant harmonieux des petits secrets qui vous
entraîne et vous enivre en vous berçant.
Michel était maintenant comme pénétré d’un sentiment nouveau. Il n’avait
jamais aimé. Sa jeunesse active s’était dépensée dans les premières
luttes de l’aurore révolutionnaire: le jour, aux assemblées tumultueuses
du Palais-Royal, écoutant pérorer l’énorme marquis de Saint-Huruge; le
soir, aux Jacobins, devant la tribune où montait quelque orateur
superbe. Le temps manquait pour les idylles. Toute son énergie, Michel
l’avait vouée au triomphe des idées naissantes. Il rêvait bien, comme
tant d’autres, le foyer heureux, la compagne aimée, les enfants se
roulant, joyeux, sur les tapis. Mais la grande famille, la patrie, ne
lui laissait point le loisir de songer à la petite. Chacun alors
remettait le bonheur possible à plus tard.
Il avait ainsi passé, ce Michel, de l’orageuse atmosphère de la rue à
l’atmosphère de salpêtre des camps. Il avait marché gaiement, la pluie
dans le visage, la boue aux pieds, l’enthousiasme au cœur. Puis, comme
si tout cela eût été un rêve, il s’était éveillé justement au coin de ce
foyer souhaité; son premier regard avait rencontré le sourire de cette
compagne idéale à laquelle il songeait parfois. Il avait éprouvé cette
sensation de l’homme qui sort d’une étuve et qu’on transporte, en le
soignant, dans un air plus doux, pénétrant et sain. Il avait éprouvé
l’envie de faire halte ici, après tant de traverses et d’orages. Cette
salle lambrissée de chêne, ces vieux meubles tarotés de vers, ce coucou
qui poussait son cri aigu à toute heure nouvelle, ces vieilles gravures
encadrées çà et là, cette maison aux escaliers de bois, tout cela pour
lui c’était le paradis, un eldorado allemand où l’on eût été si bien
pour se reposer, pour demeurer, pour aimer!
Il aimait vraiment cette Elisabeth, blonde, douce, et d’une grâce
honnête et charmante. Il l’avait aimée d’abord par reconnaissance, mais
la reconnaissance mène loin. Il avait passé tant d’heures à ses côtés,
de ces heures où les convalescents se sentent revivre, aspirent avec
volupté l’air qui leur semble meilleur, et de leurs pieds mal affermis
encore reprennent, avec des naïvetés d’enfants, possession de la terre
qui les enivre! Il confondait cette figure de jeune fille avec les
impressions de reconnaissance qu’il avait éprouvées. C’était elle, lui
semblait-il, qui lui avait rendu la vie.
Pour elle, elle ne l’aimait pas encore. Mais elle aussi se sentait
troublée par cette affection qu’elle devinait,--car les femmes, comme
certaines gens découvrent les sources, découvrent l’amour où personne ne
le soupçonnerait.--Fiancée à Otto Schwartzen, elle se rappelait les
promesses anciennes, elle aimait toujours et d’une affection vraie cet
apôtre de liberté qui lui inspirait à la fois de l’admiration et du
respect. Elle songeait pourtant, elle aussi, à cet étranger d’hier qui
s’était maintenant emparé de ses préoccupations et dont le souvenir ne
la quittait plus. Elle lui savait peut-être gré des soins qu’elle lui
avait donnés. Pourquoi non? La femme est reconnaissante du dévouement
qu’on lui donne l’occasion de montrer.
Michel ne devinait pas tout ce que Mlle de Smeyer se cachait encore à
elle-même. Lorsqu’il la voyait sourire à Otto, il lui prenait des accès
de jalousie, des mouvements de colère qui se fondaient en envie de
pleurer. «Après tout, se disait-il, elle l’aime.» Il eût voulu fuir
Mayence pour ne plus la revoir, il se jurait de ne plus remettre les
pieds dans cette maison où il entrait joyeux, d’où il ressortait
troublé, inquiet, et dès le soir même il y retournait avec des
battements de cœur.
Il n’avait d’ailleurs jamais laissé échapper un mot qui pût faire
soupçonner qu’il aimait celle que tout bas il appelait--comme Otto la
nommait tout haut--Lisbeth.
Un soir, ils parlaient de l’avenir l’un et l’autre, et ils étaient
seuls.
Elle dit doucement:
«Je suis triste, monsieur Verdure. J’ai vu tout à l’heure une mère dont
un boulet a tué le fils. Les pauvres mères! La guerre est faite contre
elles. Si j’avais un enfant...»
Elle sourit tristement:
«Mais j’en ai un, le petit orphelin, le cher petit Franz...
--Franz?
--Le frère de mon fiancé. Un beau-frère, qui sera et qui est mon
enfant.»
Michel eût préféré qu’on lui plongeât un couteau dans le cœur. Il prit
son chapeau brusquement.
«Vous partez?
--Oui. On se bat. Je vais me battre.»
Il avait eu l’envie de dire:
«Je vais me faire tuer.»
On se battait en effet, ou plutôt on allait repousser un assaut.
C’était le 6 juillet. On savait depuis la veille que les Prussiens
voulaient décidément enlever la redoute des Clubistes. Merlin était
accouru, haranguant les artilleurs, pointant lui-même les canons. Le
bataillon des volontaires, que Michel venait de rejoindre, l’arme au
pied, attendait. Brutus Toussaint mâchonnait sa moustache, tandis que
Michel songeait à ces dernières paroles d’Elisabeth et sentait ses yeux
s’emplir de larmes. «_Mon fiancé!_» Ce doux mot lui semblait atroce,
cruel comme une ironie. Il avait envie de se jeter au-devant des balles.
Que lui importait de vivre? Elle ne pouvait être à lui. Elle appartenait
à Otto, ce vaillant et fier Otto, qui l’aimait, lui aussi, et de toute
son âme.
Merlin parcourait les rangs et soufflait l’enthousiasme. C’était bien là
celui que les Allemands appelaient le _Démon du feu_. Il semblait, dans
l’atmosphère de la bataille, être dans son élément.
Les Prussiens avaient cessé de bombarder la redoute. Il s’était fait de
ce côté ce silence solennellement mortel qui précède l’assaut. L’ennemi
devait suivre sans doute le sillon de sa troisième parallèle, se
découvrir tout à coup et bondir sur la redoute, à l’arme blanche. Fusils
chargés, mèche allumée, on l’attendait. Lorsque le premier bataillon se
montra, la grande voix de Merlin donna le signal: ce fut un carnage fou.
La mitraille fit reculer le flot des Prussiens, qui se reformèrent
bientôt sous le feu des volontaires, et roulèrent tumultueusement
jusqu’aux canons, en escaladant les fascines.
Les volontaires s’étaient déjà précipités, la baïonnette en avant.
Michel, avec son appétit d’héroïsme, s’enfonçait dans le bataillon
prussien, tête basse, comme un taureau qui lutte, et frappait en
aveugle, dans la poussière et le bruit. L’attaque des Prussiens était
manquée. Ils se retiraient déjà, pêle-mêle, dans leurs fossés, et se
massaient pour une nouvelle attaque. Mais les canonniers de Merlin les
délogèrent bien vite. On les apercevait courant et s’abritant derrière
les ouvrages en terre.
«Vive la France! dit une voix claire derrière Michel. La redoute nous
reste!...»
En se retournant, le volontaire aperçut une figure pâle et maigre, mais
souriante, qu’il reconnut aussitôt. C’était l’émigré de Piennes, ce
compagnon de route abandonné, laissé pour mort quelques semaines
auparavant au revers d’un fossé.
«Vous, vivant?
--Et bon vivant, de par Dieu! Je vous retrouve donc? Je vous cherchais
partout.»
M. de Piennes, vêtu tant bien que mal d’un uniforme semi-militaire,
défroque de quelque pauvre diable, ôta son chapeau et montra à Michel
une cocarde tricolore qu’il y avait attachée.
«Voici ma cocarde, citoyen, vous aviez raison, c’est la bonne!»
Et se retournant, il montra à Michel sa nuque rasée.
«Voyez-vous cela? fit-il. Adieu le catogan! Il était dit que je mourrais
sans le catogan du Royal-Comtois. C’est un hussard prussien, au pré de
Plomb, qui me l’a coupé d’un coup de sabre. Peste! ces messieurs me le
payeront. Ils me l’ont payé, ajouta M. de Piennes en montrant son
fusil.»
En ce moment Merlin arrivait, suivi d’Aubert-Dubayet et de Kléber:
«Il nous faut dix hommes de bonne volonté, dit-il. Les Prussiens ont
établi tout près de nous deux pièces d’artillerie qui balayent notre mur
principal. Il faut les chasser ou se faire tuer. Allons, citoyens, à
l’œuvre et _ça ira!_»
Une trentaine d’hommes sortirent des rangs.
«Dix hommes seulement, dit Aubert-Dubayet.
--_Tix_,» fit Kléber.
Les trente hommes demeuraient immobiles.
«Eh bien, dit Merlin en désignant les plus rapprochés de lui, je prends
au hasard.»
Il mit la main sur l’épaule de M. de Piennes.
«Toi d’abord.
--Merci, citoyen commissaire. Tu vas voir comment se comportent les
ci-devant.
--Toi, ensuite.»
C’était Michel.
Quand il en eut désigné dix, ils partirent. Brutus Toussaint marchait en
tête. On se glissa le long de la muraille, se laissant couler par la
brèche, et, une fois hors des murs, en courant, les dix volontaires
abordèrent les Prussiens à la baïonnette. Ils étaient tout près des
canons lorsque la batterie fit feu.
«A terre!» dit Brutus.
Le petit groupe héroïque se jeta à plat ventre, puis, se relevant,
poussa un grand cri et se précipita sur les canons. Les artilleurs
furent tués sur leurs pièces. Michel avait bondi le premier, avec une
sorte de rage.
«Bravo, citoyen, lui dit M. de Piennes qui enclouait un canon, vous êtes
un Achille. Mais on eût juré que vous cherchiez à vous faire tuer...
--Qui sait?» dit Michel.
Il se sentait décidément envahi par une torpeur singulière; son amour
grandissait, remplissait son cœur, l’absorbait. Il était maintenant
sombre, presque désespéré, héroïque, d’ailleurs, et, après cette journée
où il avait vu la mort en face, allant demander un sourire à Mlle de
Smeyer. Elle l’accueillit avec sa bonté charmante, sans se trahir, et
pourtant laissant échapper son secret dans chacun de ces gestes, de ces
regards que Michel ne savait pas comprendre.
Un soir, Michel se tenait à la fenêtre, regardant la nuit, tandis que
silencieusement Elisabeth, les yeux sur un livre, semblait lire et ne
lisait pas.
Cette nuit d’été, chaude, à la fois splendide et sinistre, Michel la
trouvait atrocement douloureuse et se demandait si elle ne finirait pas.
Quand on souffre, on voudrait hâter la marche du temps. Etre à demain,
c’est le vœu de tous les misérables. Or, demain, pour Michel et pour
l’armée, c’était l’anniversaire de la Fédération, le 14 juillet, le jour
patriotique et sacré. Il se revoyait, le fusil au poing, courant à la
Bastille qu’il fallait prendre, et, plus tard, brouettant au Champ de
Mars, avec des femmes en robes rayées, des jeunes filles en robes
blanches à rubans tricolores, la terre des fossés, et travaillant à
l’autel de la Patrie. Que de souvenirs dans une date! Et quatre ans déjà
écoulés depuis ces premières et chères fièvres! Ces éblouissements du
passé lui faisaient oublier le présent, mais peu à peu sa pensée
revenait à Mayence et se retournait vers Elisabeth, vers Otto, vers
cette femme qu’il ne pouvait s’empêcher d’aimer, vers ce rival qu’il ne
pouvait point haïr.
«Ah! la mort, encore une fois, la mort glorieuse, en plein jour, sous
une balle ennemie!»
Et Michel écoutait le bruit incessant du canon, il regardait dans l’air
les sillons que décrivaient les bombes, clartés fugitives qui rayaient
de leur lueur le ciel plein de scintillements d’étoiles.
Il n’entendit pas le bruissement de la robe d’Elisabeth; il n’entendit
point le pas de la jeune fille qui s’approchait de lui. Il se retourna
vivement avec un sourire étonné, lorsque Mlle de Smeyer lui posa la main
sur l’épaule en lui disant:
«A quoi songez-vous, Michel?
--A vous,» répondit-il simplement.
Ces mots avaient, pour ainsi dire, jailli de ses lèvres: Elisabeth
rougit, et tous deux, à cette fenêtre, demeurèrent un moment sans
parler.
«Oui, reprit enfin Michel, je songeais à vous, mademoiselle, et en y
songeant je voyais passer devant moi, ironiques et railleurs, tous mes
rêves d’un jour, tous mes fantômes heureux, fustigés, chassés d’un
mot... Ah! je suis malheureux et je souffre bien!
--Croyez-vous souffrir seul, Michel? dit-elle avec une lenteur musicale:
la douleur est le sort commun. Il faut nous y résigner et faire notre
devoir.
--C’est vrai, dit-il avec une certaine fièvre. Et puis, après tout,
ceux-là seuls sont malheureux qui le veulent bien, qui rêvent, se
forgent un avenir impossible et demandent à la vie ce qu’elle ne peut
donner. La vie est un sacrifice, elle n’est pas une joie. Tant pis pour
ceux qui, comme moi, comme tant d’autres fous, réclament en égoïstes...»
Il s’arrêta, regarda Elisabeth, dont les grands yeux bleus, honnêtes et
doux se levaient sur les siens.
«Et que réclamiez-vous, Michel? dit-elle.
--Moi?... Je... Et pourquoi ne vous le dirais-je pas? Car enfin, cette
affection est sacrée et de celles qu’on peut proclamer. Je vous aime,
mademoiselle. (Elisabeth ne fit pas un mouvement et le regardait
toujours.) Oui, je vous aime, et du fond de l’âme. Je vous aime, à ne
plus songer, quand je pense à vous, à cette République pour laquelle je
veux mourir. Je vous aime, encore une fois, en insensé, car que puis-je
espérer? Vous êtes fiancée à un autre. Que puis-je demander et attendre?
--Mon affection, dit-elle lentement, mon amour de sœur et mon amitié. Je
vous parlais de devoir, Michel; mon devoir, c’est le bonheur d’Otto et
de cet enfant qui n’a plus de mère. Le rêve,--le rêve, mon ami,
c’était--... Mais laissons cela. Ne parlons plus de cela...
--Comment? s’écria Michel éperdu. Qu’avez-vous dit? Non, je suis fou,
n’est-ce pas?»
Elisabeth tenait à la main un de ces bouquets de myosotis qui
fleurissent aux bords des ruisseaux. Elle le tendit à Michel.
«Tenez, dit-elle, je vous ai dérobé un jour,--et vous ne l’avez jamais
su,--un petit ruban tricolore que vous aviez laissé tomber ici. Je vous
donne ces fleurs en échange. Ce sont de pauvres petites fleurs bleues,
dit-elle. Selon une de nos légendes, une jeune fille qui se noyait,
notre Ophélie à nous, en jeta quelques-unes à son amant en lui disant:
Wergiss-meinnicht. C’est le nom de la fleur. En français cela veut dire:
_Ne m’oubliez pas!_
--Ah! Lisbeth, Lisbeth, s’écria Michel en tombant à genoux, vous êtes
bonne et je puis mourir!»
Les obus passaient sur le ciel d’été, le canon jetait au loin son
mugissement rauque. Et Michel, devant l’horizon plein d’étoiles, les
lèvres sur ces fleurs qu’on lui donnait, demeurait prosterné.
Otto entra. Il vit le volontaire encore à genoux et Lisbeth qui le
regardait.
«Citoyen, dit-il à voix haute, l’hôtel de ville est en flammes, on
appelle tous les soldats à l’incendie. Debout!»
Elisabeth s’était avancée vers Otto:
«Otto, dit-elle avec une dignité fière, en montrant Michel, celui-ci est
mon frère!»
Pâle, Michel alla droit vers Otto:
«Adieu, dit-il.
--Je savais que vous l’aimiez depuis longtemps, répondit tout bas Otto
en rejetant en arrière ses longs cheveux blonds. Pourquoi adieu?»
Il ajouta de sa voix harmonieuse et mélancolique:
«Vous pouvez l’aimer. Elle ne sera ni à vous, ni à moi. Le sort n’est
jamais si clément que cela!»
* * * * *
Michel sortit à la fois heureux et navré. Elle l’aimait, il n’y avait
entre elle et lui d’autre obstacle que le devoir. Elle eût pu devenir sa
femme sans Otto. Il en était comme enivré et puis, en y songeant, tant
d’obstacles à cet amour, un fossé si profond! il reculait. Pas une
pensée de haine ne lui vint d’ailleurs contre ce rival dont la grandeur
d’âme s’imposait. Michel entendait encore cette voix douce, triste,
irrésistible. Il se fût dévoué pour lui, il admirait ce jeune homme à
figure de femme qui portait en son cœur l’énergie du lion. L’incendie
était étouffé.
Le volontaire rentra à la caserne et trouva Scevola essayant une jupe de
femme, tandis que Brutus Toussaint, dans un coin, étudiait un rôle. Les
troupiers devaient jouer le lendemain, à l’occasion de la fête de la
Fédération, le _Siège de Lille_, l’opéra qu’on avait tant applaudi, à
Paris, rue Favart, et la _Caverne_, du citoyen Lesueur. Brutus Toussaint
s’était chargé de chanter pendant un intermède la _Chanson du salpêtre_.
«Débuts du citoyen Toussaint, dit-il à Michel. Écoute-moi ça, muscadin.»
Et d’une voix de basse-taille il entonna le refrain populaire qui
sentait la poudre:
Lave la terre en un tonneau,
En faisant évaporer l’eau
Bientôt le nitre va paraître!
Pour visiter Pitt en bateau
Il ne nous faut que du salpêtre!
Michel s’étendit sur le lit de camp, tenant encore dans sa main brûlante
le bouquet de myosotis.
Le lendemain était un dimanche. Les deux armées avaient conclu pour
quelques heures un armistice. Il y avait fête sur les deux rives du
Rhin: les guerriers donnaient leur représentation et la mort faisait
relâche. Tandis que Scevola, costumé en déesse de la Liberté, récitait
des vers de Marie-Joseph Chénier, les alliés, Autrichiens et Prussiens,
tiraient des coups de canon pour célébrer la prise de Condé.
«Canons sans boulets, disaient nos soldats, poudre aux moineaux!»
Et ils chantaient.
Michel, seul, parmi la population de Mayence, qui respirait pendant cet
entr’acte du terrible drame du siège, parcourait les rues en regardant,
en rêvant. Cette nuit même le bombardement recommença avec une furie
plus intense. Les couvents incendiés, les magasins de poudre sautant en
l’air, le bruit des écroulements de cheminées, des bris de portes
faisait un infernal vacarme. Les bombes tombèrent comme grêle pendant
les jours qui suivirent.
La ville tout entière était écrasée; les murs croulaient. La coupole
byzantine du Dom, criblée de boulets, semblait près de s’affaisser. Les
murailles de grès rouge des monuments, noircies par la fumée de
l’incendie, éventrées par les obus, se dressaient avec des attitudes
lugubres. A chaque pas, la flamme et les boulets avaient laissé leurs
traces. Les soldats riaient,--rire éternel de notre race,--en comparant
Mayence à _une écumoire_. On voyait errer à travers ces ruines des
ombres hâves, de pauvres diables qui cherchaient du pain. Le soir, des
maisons désolées sortaient souvent, comme une protestation ironique, des
bruits de fête joyeuse. C’étaient les Français qui organisaient des bals
et narguaient la famine avec des entrechats.
Merlin de Thionville, dans le palais du gouverneur, invitait à ses
réceptions la bourgeoisie de la ville. Une fusillade interrompait la
danse. La musique était ponctuée par les coups sourds du canon. Peu
importe. On dansait, et le conventionnel ouvrait le bal dans son costume
de commissaire déchiqueté par les baïonnettes autrichiennes.
Pour la disette, on s’en moquait. Les rats payaient les frais de la
guerre. On parlait beaucoup du succulent dîner qu’avait offert à son
état-major le général Aubert-Dubayet: un chat rôti servi au milieu de
douze souris farcies de poudre. Les grenadiers criaient au gourmet.
Malgré tant de malheurs, ils savaient rire encore.
Lorsque l’arrivée des Français avait été annoncée à Mayence, la plupart
des familles, entassant à la hâte leurs tableaux, leurs meubles
précieux, leurs papiers dans les berlines, avaient pris la fuite
aussitôt. Le gouverneur, un des premiers, réunissant ses titres,
bourrant ses malles, transi de peur, était parti, laissant la population
un peu effrayée, il avait emmené ses gens et jusqu’à son chien, qui
trottait derrière la voiture. Le soir, dans les rues, on s’entretenait
avec stupeur de ce départ soudain, qui présageait tant de malheurs. Si
le gouverneur fuyait ainsi, quels désordres les Français allaient-ils
donc commettre dans Mayence? Et voilà qu’on vit arriver, passant le
pont, entrant bravement par la porte de la ville, triomphant, rassuré,
le chien du gouverneur, qui abandonnait son maître fugitif pour rester à
son poste. Le palais du gouverneur était désert, mais la niche du chien
du gouverneur n’était plus vide.--«C’est bon signe,» dirent les commères
mayençaises!
Les Français, en arrivant, avaient adopté le chien, le baptisant
_Brunswick_. On lui faisait faire l’exercice. Brutus Toussaint lui
apprenait la manœuvre.
«Saute pour la République, _Brunswick_,» disait Scevola.
Le chien du gouverneur sautait pour la République.
«Un grognement pour Pitt et Cobourg, _Brunswick_!»
Le chien grognait contre Pitt et Cobourg.
Et les pauvres diables, sans pain, trouvaient toujours çà et là quelques
miettes pour _Brunswick_.
Tant de misère ne pouvait pourtant durer. Après avoir tout épuisé,
munitions, armes, dernières ressources, Merlin se décida à traiter.
Michel errait autour de la cathédrale, un matin, lorsque Brutus lui dit
avec un juron:
«Tonnerre! c’est vexant, citoyen, nous déguerpissons! Dorénavant on va
manger à son aise, à ce qu’il paraît. Comme si un sans-culotte avait
besoin de dîner autrement qu’en se serrant le ventre! On capitule, c’est
dit. Moi, j’aurais préféré crever de faim et crever ici.
--Es-tu sûr qu’on capitule?
--Entre là,» dit Brutus, en désignant la cathédrale.
Michel entra dans l’église. Les hussards s’occupaient à enlever les
maigres restes de fourrage qui avaient un moment caché les tombes des
électeurs et les statues des évêques de Mayence. La vieille église, le
Dom, était dans un piteux état. Les bombes avaient pénétré dans le
chœur, éclaté parmi ces marbres écornés. Les vitraux brisés des
chapelles gardaient encore la trace du foin. Les soldats s’étaient
exercés à faire, au charbon, des moustaches aux figures des saints;
d’autres avaient cassé le nez des statues de ces terribles évêques de
Mayence, qui, de leur crosse et de leur épée, faisaient trembler sur
leurs trônes les empereurs d’Allemagne.
Au-dessous des inscriptions latines, les hussards avaient tracé leurs
devises: «_A Clémentine pour la vie._--_Vive la nation!_--_A bas l’abbé
Maury!_»
«Est-ce que nous quittons la ville, citoyen? demanda Michel au brigadier
qui surveillait ce déménagement.
--Dans deux jours, dit-on. Ces préparatifs sentent le boute-selle. Oh!
le siège est fini!
--Les volontaires sont-ils prévenus?
--Non, mais la division Kléber fait ses sacs.»
On partait. Il fallait quitter Mayence, quitter cette maison où Mlle de
Smeyer demeurait. Michel se sentait le cœur serré. Il voulut aller droit
à Elisabeth, lui dire une dernière fois qu’il l’aimait et s’éloigner.
Mais non; il fallait voir avant elle Otto. C’était l’heure du club et
jour de séance. Pour trouver Schwartzen, il y alla.
La salle était pleine déjà, et, sous un drapeau tricolore dont les plis
embrassaient un buste en plâtre de Brutus, se dressait la tribune vide
encore. Les clubistes attendaient, assis sur des gradins. Il se faisait
un silence tragique, et tandis qu’un amer souci plissait tous ces
fronts, une résignation stoïque animait tous ces regards. Michel s’assit
entre deux jeunes gens qui causaient de la capitulation prochaine. La
nouvelle en était décidément officielle.
«Les Français partis, disait l’un, le roi de Prusse voudra venger sur
nous l’affront fait à ses armes. C’est notre arrêt de mort.
--Nous mourrons,» répondit l’autre.
Le président du club expliquait déjà à l’assemblée la situation de
Mayence. L’héroïque garnison ne pouvait plus lutter. Point de fourrages,
l’incendie avait tout détruit. Plus de nourriture, on avait abattu et
mangé les chevaux inutiles. Les hôpitaux encombrés de malades, et point
de remèdes. Des décoctions au lieu de bouillon. La misère, la maladie,
la mort par la faim. Dans tout Mayence, avait dit et répété Merlin, pas
une place large comme un chapeau où un homme pût être en sûreté pendant
une heure. Il fallait céder. On avait cédé. Le roi de Prusse laissait
librement partir cette garnison de héros, et avec eux tous ceux des
patriotes mayençais qui voudraient suivre l’armée française.
«On les échangera, ajouta le président, contre ceux des otages allemands
que la République française retient prisonniers à Nancy. Et il nous
faut, citoyens, remercier ici le représentant de la Convention, qui a
refusé de laisser aux haines et aux vengeances de la réaction ceux
d’entre nous qui ont embrassé le parti de la liberté.
--Vive Merlin!» dit le voisin de Michel avec un grand cri.
Un jeune homme s’était levé, demandant la parole, et Michel le vit
monter d’un pas lent et ferme les degrés de la tribune. C’était Otto.
«Citoyens, dit-il, vous avez entendu, vous avez compris le sens de la
capitulation. Les Français ont défendu nos droits et sauvegardé notre
liberté. Nous pouvons les suivre et marcher avec eux, aller en France.
Rien ne nous arrête. Les grenadiers du roi de Prusse nous laisseront
passer. Voilà notre droit. Voulez-vous que je vous dise quel est votre
devoir?
--Oui! oui! s’écrièrent plusieurs voix.
--Votre devoir est de rester sur la terre allemande, votre devoir est de
ne pas quitter Mayence. Nous pouvons parler sous ce drapeau français,
dont les trois couleurs disent liberté, égalité et fraternité, mais nous
ne pouvons pas combattre. Allemands, nous pouvons réclamer la liberté de
nos frères et du monde, nous ne pouvons pas lutter contre nos
compatriotes, même dans les rangs de nos libérateurs. Suivre l’armée de
la Convention, ce serait déserter la patrie. Notre place, citoyens, est
sur cette terre de Germanie, qui sera libre un jour,--peut-être parce
que nous l’arroserons de notre sang aujourd’hui.
--Vive l’Allemagne!
--Vive la liberté!» répondit Otto.
Michel se sentait électrisé, entraîné, il eût voulu aller droit à son
rival et l’embrasser.
«Oui! continuait le jeune homme, la liberté ne demande pas seulement des
héros, elle réclame des martyrs. Nous serons ces martyrs-là. Nous serons
ceux dont on répétera les noms plus tard pour dire dévouement et
sacrifice à la patrie. Nous serons ces ambitieux qui veulent baptiser de
leur sang les nations régénérées. Pour moi, je le jure, au nom de notre
chère Allemagne, je ne quitterai point Mayence, et j’attendrai, calme,
résolu, heureux et fier, l’arrivée de nos bourreaux.»
Une immense acclamation retentit. D’un seul mouvement, tout ce club se
leva, répétant, la main étendue, le serment de mourir sur la terre
allemande. Les cœurs battaient, les voix étaient énergiques et assurées.
Michel seul, les larmes aux yeux, se sentait ému.
Quand Otto descendit de la tribune, la première main qu’il rencontra fut
celle de Michel.
Ils revenaient tous deux par les rues désertes, silencieux, lorsque Otto
dit lentement:
«Avant de partir, citoyen, venez me voir chez moi. Je veux vous demander
quelque chose, un service.
--Nous partons bientôt, peut-être. Demain, je serai chez vous. Salut et
fraternité.
--Fraternité,» dit Otto Schwartzen en appuyant sur le mot.
Le lendemain, 24 juillet, les premières troupes devaient déjà quitter
Mayence. Les alliés avaient pris possession, dans la nuit, des ouvrages
avancés.
Le défilé commença à midi, sous le soleil de juillet qui incendiait les
édifices, couvrait le large Rhin d’étincelles et de rayons, et dorait
les hauts édifices de Mayence où les bombes et les boulets avaient
marqué leurs trous à côté des dentelures gothiques. La chaussée entière
était envahie par le peuple, par les curieux, par la foule, toujours
âpre à tout spectacle comme à toute curée. Otto, seul, et sorti tout
exprès pour voir ce spectacle de loin, les bras croisés et l’attitude
sombre, contemplait cet amas de gens se pressant pour voir partir
l’ennemi et lui jeter des malédictions ou des menaces. L’immense murmure
sourd de cette ville en mouvement, le mugissement qui s’échappe de la
foule comme de la mer, l’attristait, et pourtant l’électrisait comme un
premier grondement d’orage:
«Eh bien! soit, pensait-il, acclamez le retour de ces troupes du roi qui
traînent après elles le despotisme et la féodalité. Je mourrai pour
affirmer la grande liberté que ces Français, les ennemis, emportent
enveloppée dans leurs drapeaux en haillons.»
Il demeurait là, lorsque tout à coup il se fit un grand remous dans tout
ce monde. Des milliers de têtes se tournaient d’un même côté et un
piétinement de chevaux, un bruit d’acier annonçaient un escadron en
marche. C’étaient des cavaliers prussiens, sabre en main, qui ouvraient
le défilé. Le soleil pailletait leurs cuirasses et y allumait un feu
comme un foyer d’incendie. Les armes embrasées ressemblaient à des
lignes d’acier en fusion. «Vive le roi!» criait la foule, «Vivent les
cuirassiers!» Noirs de poudre, en guenilles, les habits déchirés,
héroïquement hideux, marchant allégrement, le front haut, fiers de leurs
loques, les troupiers français suivaient, regardant la haie de curieux
avec l’air ironique du Gaulois que rien n’effraye. Otto voyait se
dérouler, au-dessus des têtes, les baïonnettes étincelantes balancées
par la marche, elles semblaient un fleuve de fer.
Otto, levant les yeux, remarquait à l’une des fenêtres de la maison de
la chaussée, un homme à visage de demi-dieu, le front immense, un regard
d’aigle sous d’épais sourcils, je ne sais quoi d’olympien et d’imposant
dans sa beauté superbe, et qui, avec le calme dédaigneux de l’artiste
qui observe, regardait tout cela passer avec une altière majesté.
Les Français défilaient. Le flot poussait les grenadiers après les
volontaires, tous maigres et farouches, marchant au pas, marchant en
rang, avec cette idée de faire mâle figure devant toute insulte. Les
uns, les cheveux longs, ressemblaient à des paysans bretons; les autres,
rasés tant bien que mal, les cheveux coupés au hasard, à coups de sabre,
avaient l’air de forçats. Un tambour-major, splendide en ses haillons,
jetait en l’air sa canne, dont une balle avait bosselé le cuivre. Les
curieux, saisis, émus peut-être, n’injuriaient pas. On eût dit qu’ils
admiraient.
«Les chasseurs! les chasseurs!» s’écria-t-on.
Les chasseurs à cheval débouchaient, mettant au pas leurs montures,
superbes de tenue et silencieux. On se rappelait ce qu’ils avaient fait
une nuit, lorsque bon nombre de femmes et d’enfants de Mayence, fuyant
la famine, s’étaient réfugiés au camp du roi de Prusse. Le roi prussien
les avait chassés, eux, des Allemands, à coup de canon, et les chasseurs
français, accourant, avaient ramené à Mayence les femmes et les enfants
en croupe sur leurs selles.
Peu s’en fallait qu’un grand cri ne sortît de cette foule venue pour
maudire: «Vivent les chasseurs de Cassel!»
Tout à coup, la musique des cavaliers, attaqua bravement et brusquement
la _Marseillaise_. Ce fut comme un coup de tonnerre. Un frisson
électrique parcourut toute la chaussée; Otto sentit vibrer en lui toutes
les cordes du vrai patriotisme, de l’héroïsme et du sacrifice. Il fit
quelques pas en avant, écarta des curieux, et, comme transporté, il
s’écria, levant les bras, jetant aux chasseurs comme un dernier adieu:
Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé!
La foule oscilla, et autour du jeune homme éclata aussitôt en menaces.
On repoussa Otto, qui semblait ne pas voir et ne pas entendre.
«C’est un clubiste! dit quelqu’un.--Je l’ai vu au club, je l’ai
écouté.--C’est Otto Schwartzen! Un buveur de sang!--A mort!--Otto
Schwartzen, à mort!
--Allons donc, s’écria Otto, dont l’œil flamboya, tuez-moi, puisque la
liberté est morte!»
Il croisa les bras, levant ses yeux bleus vers ce ciel de juillet et
attendit. «A mort! à mort!» Les foules sont lâches. Elles ont en elles
de la bête fauve; dès qu’une goutte de sang est versée, elles mordent et
déchirent, mais elles hésitent devant le premier coup. Un homme à cheval
se détacha d’un escadron de cavaliers qui passait, et poussant la tête
de sa monture vers le groupe qui entourait Otto:
«Arrière, dit-il en se penchant (il portait un uniforme de
conventionnel, et son sabre battait sur ses bottes déchirées). Je
représente ici la République française, une et indivisible. Tout citoyen
qu’on attaquera pour avoir aimé la liberté sera vengé, sachez-le bien,
par les enfants de la liberté. Que pas un de vous ne touche à un cheveu
de ce jeune homme!
--C’est un clubiste! A bas les clubistes! A mort les Français!»
Le cavalier se redressa, promena sur la foule un de ces regards
dominateurs qui font reculer les masses, et cria fièrement:
«Je suis Merlin de Thionville! Est-ce que vous croyez que c’est la
dernière fois que vos soldats vont nous revoir? Nous les retrouverons,
et Mayence aussi. Soyez prudents!»
Il fit signe à des officiers prussiens qu’il apercevait dans la foule:
«La promesse de votre roi est formelle. Nul ne sera inquiété! Vous ferez
respecter cette convention, j’espère!»
On s’était écarté déjà et Otto était libre. Il voulait remercier Merlin,
mais le conventionnel avait déjà rejoint le groupe à cheval de
commissaires français et disparaissait, aux côtés de Rebwell, leurs
plumes roussies par la pluie et la poudre rayonnant encore avec leurs
trois couleurs.
Otto s’éloignait, poursuivi par quelques clameurs et abattu comme tout
homme qui voit s’écrouler son rêve, lorsqu’il se trouva face à face avec
l’homme qu’il avait tout à l’heure aperçu à la fenêtre.
«Vous êtes perdu, lui dit ce spectateur à l’air froid. Voulez-vous que
je vous obtienne un sauf-conduit du roi de Prusse?»
Otto regarda cet inconnu, dont l’œil était à la fois sévère et attendri.
«Je ne vous connais pas, murmura-t-il, citoyen.
--Vous me connaissez, fit l’autre. Moi aussi je sais votre nom. On m’a
rapporté les folles paroles que vous avez prononcées dans les clubs;
certes, vous êtes fou, vous et vos pareils, mais un fou en liberté parle
sagement et la sagesse est muette quand elle est esclave. Je comprends
aussi votre enthousiasme pour la Révolution de France. Sous le canon de
Valmy, pendant que les boulets de Kellermann couvraient de boue nos
soldats décontenancés, j’ai bien vu que là et en ce jour commençait une
grande époque historique. Mais il faut être prudent en notre monde, et
ne s’émouvoir qu’à de certaines heures. L’art,--quel que soit un métier,
et je ne connais point le vôtre, il peut devenir un art,--l’art est un
calmant qui vous consolera de la politique. Schiller se consume à lutter
contre des abus; j’ai ramassé des cailloux et fait des expériences
physiques pendant des batailles. Un conseil, citoyen clubiste. Quittez
Mayence, oubliez ces accès de fièvre, et si dans le refuge que vous
choisissez vous avez besoin de Gœthe, je suis là!
--Merci, répondit Otto, fou je suis et fou je resterai, citoyen. Ma
place est à Mayence et peu m’importe que ce soit une tombe. Adieu!»
Il prit le détour d’une rue et Gœthe le suivit des yeux longuement,
comme un homme qui observe et qui n’oubliera plus.
Rentré chez lui, Otto y trouva Michel Verdure qui l’attendait. Il lui
raconta cette scène.
«Les hommes, dit-il, sont une triste espèce! Pour les aimer il ne faut
considérer que l’humanité.
--Mais, dit Michel, vous devez bien voir quel sort vous attend. Pourquoi
demeurer? Malgré votre noble langage de l’autre soir, pourquoi vous
exposer à une mort certaine?
--Mon ami, dit Otto avec une résignation stoïque, il m’est indifférent
de vivre ou de mourir. Je puis tomber aujourd’hui, les idées que j’ai
défendues triompheront demain. C’est l’important. Je le vois bien que
nous sommes condamnés, les clameurs de mort se sont déjà fait entendre.
La meute des réacteurs est entrée à Mayence avec les Prussiens. Des
bourgeois paisibles, de braves gens aveuglés par la peur menacent
d’assommer tous les clubistes. Je serai peut-être arrêté cette nuit.
J’en suis heureux. A toute cause, je vous le répète, il faut des
martyrs.
--Vous avez raison, fit Michel lentement.
--Je ne regrette, reprit le jeune homme, qu’Elisabeth au monde, elle et
ce pauvre enfant, mon frère. Elisabeth! je l’aimais et l’aime bien. Je
l’aime plus que vous, Michel. Elle a été toute ma vie. Vous, entraîné
dans l’aventure, avec cette vie de soldats qui vous attend, vous
l’oublierez. Moi, je veux partir en me répétant qu’elle aimera le petit
comme je les eusse aimés l’un et l’autre. Laissez-la-moi, Michel.
Lisbeth sera la mère de Franz. Elle ne peut être la femme de personne.
--Je n’oublierai point Mlle de Smeyer, répondit Michel d’une voix
brisée, j’emporterai partout,--et ce sera bien loin,--votre souvenir à
vous deux.»
Otto lui tendit la main.
«C’est l’égoïsme du mourant, dit-il. Avec son nom sur mes lèvres,
l’appelant toujours ma fiancée, je tomberai mieux, j’en suis sûr.
--Nom de fiancée, nom de sœur, répondit Michel, nous l’aimons comme elle
mérite d’être aimée.»
Il mit sa main dans la main d’Otto.
«Vous avez la fièvre, Michel. Vous souffrez?
--C’est mon état de souffrir,» dit le volontaire.
Ils demeurèrent encore ainsi, l’un devant l’autre, debout. Tout à coup
on entendit dans la rue un peloton de soldats qui défilaient en chantant
un refrain de caserne et, changeant de ton, Otto dit en montrant par la
fenêtre les maisons effondrées de Mayence:
«Voilà pourtant ce qui nous a rapprochés l’un de l’autre, cette horrible
chose: la guerre. Maudits soient ceux qui nous condamnent à ces crimes!
Michel, je vous ai aimé parce que vous étiez le soldat de la liberté, le
citoyen armé pour l’affranchissement de sa patrie et le volontaire du
droit. Mais j’ai peur en entendant vos grenadiers fredonner ces chansons
de soudards. Votre humeur française est belliqueuse, et je tremble
qu’après les guerres de justice, quelque général vainqueur, votre
Dumouriez ou votre Moreau, n’entreprenne les guerres odieuses,
pseudonymes du crime, guerres entreprises pour galonner les habits de
grenadiers ou donner une plus haute paye aux officiers. Pourquoi
avez-vous enfoncé les bataillons des soldats du roi de Prusse? C’est
qu’avec vous marche l’idée. L’idée contre l’obéissance passive, la foi
contre la solde, l’idéal humain contre l’abdication de l’individu, voilà
les véritables forces. Citoyen armé, je vous ai tendu la main; soldat
marchant au pas sous un caporal, je vous eusse haï.
--Ne craignez rien, dit Michel. Nous avons des généraux qui ne font la
guerre que pour arriver à la paix... Hoche appelle ses soldats _mes
camarades_, et leur dit: Battons l’ennemi pour retrouver plus vite notre
foyer vide. La France a pris les armes pour se défendre, elle ne les
gardera point.
--Je le souhaite,» fit le jeune homme.
Pendant qu’ils parlaient, la porte de la chambre s’était ouverte
doucement, et un enfant de dix ans, blond, le visage déjà sérieux,
s’était glissé derrière Otto, et lorsqu’il eut fini:
«Mon bon frère, dit-il en tendant son front où frisaient ses cheveux
bouclés, pourquoi ne m’as-tu pas embrassé aujourd’hui? Est-ce que tu es
fâché?
--Cher enfant!» répondit-il.
Il l’attira à lui, l’embrassa à plusieurs reprises, et le montrant à
Michel:
«Voilà le fils de Lisbeth,» dit-il avec mélancolie.
L’enfant regardait, sans comprendre, avec un air triste.
«Elle l’élèvera, elle en fera un homme. Mon cher et pauvre petit Franz!»
Sans dire un mot, Michel reprit la main d’Otto.
«Vous avez raison,» dit-il tout bas, étouffant un sanglot qui lui
montait à la gorge.
Otto lui tendait les bras; il s’y précipita. Lorsqu’ils se furent un
moment embrassés:
«Eh bien! dit Michel, je n’aurai point le courage de la revoir.
Dites-lui que je l’aimais et que je ne l’oublierai jamais. Oh! jamais!»
Il sortit. La nuit venait. Il boucla son sac, mit le bouquet de myosotis
qu’elle lui avait donné jadis dans les feuillets de son _Montaigne_, et
dit à Toussaint:
«Quand partons-nous?
--Demain, à l’aube.»
Michel prit un feuillet de papier et écrivit d’une main ferme:
«Je vous aimais, Elisabeth. Mais celui qui est digne de votre amour,
c’est celui que vous épouserez. Aimez-le. C’est l’âme d’homme et de
républicain la plus haute qu’ait rencontrée celui qui signe
«Votre frère.»
Il pria Scevola de porter le billet à la maison Smeyer.
Le lendemain, comme le tambour battait la diane, en descendant dans la
cour de la caserne, sac au dos, guêtré, prêt à partir, Michel Verdure
aperçut avant tous Otto qui venait à lui.
«Lisez,» dit le jeune homme, en lui tendant un billet.
Le volontaire déploya le papier d’une main fiévreuse.
«Adieu, disait Mlle de Smeyer. Je suis fiancée à Otto Schwartzen qui
s’est lui-même fiancé à la mort. S’il n’est plus là pour élever le petit
Franz, je resterai, portant son deuil, en apprenant à l’enfant qui
grandira le nom du patriote mort pour son pays, et aussi, Michel, celui
du fier soldat qui s’est assis à notre foyer et qui pour toujours y a
laissé son souvenir.»
«Ah! dit Otto, en voyant l’émotion de Michel, nous avons raison de
l’aimer. Celle-là est une femme.
--Adieu, mon frère!» dit le volontaire.
Le tambour battait.
«Adieu, dit Otto. Moi ici, vous là-bas, nous combattrons avec le même
nom sur les lèvres. Allez combattre. Moi je vais mourir.
--Vive la République! s’écria Michel avec une sorte d’ivresse et pour
secouer sa douleur.
--Vive, répondit Otto, la liberté du monde!»
Le bataillon se mit en marche. Scevola sifflait le _Ça ira_. Brutus
Toussaint jetait aux Autrichiens qu’il rencontrait dans les rues des
menaces terribles. M. de Piennes, qui suivait, embrassait pour la
dernière fois, tout en marquant le pas, des Mayençaises. Les fillettes
riaient et se laissaient faire.
Le bataillon devait passer justement devant la maison d’Elisabeth.
Michel se rappelait ce jour où on l’avait apporté là, mourant. Que de
temps passé! Quelles longues heures! Et voilà que tout allait finir et
que tout s’effaçait. Il lui semblait qu’il avait fait un rêve et que
rien n’était arrivé. Ses yeux se levaient pourtant vers les fenêtres
closes avec une avidité tremblante, une anxiété et comme une ardente
prière.
Quand il passa, il vit une main qui tremblait, tenant un bouquet de
myosotis noué d’un ruban tricolore; le ruban qu’elle avait ramassé.
Le bataillon tourna l’angle de la rue. Tout disparut. Adieu,
fantômes!...
M. de Piennes maintenant chantait aussi le _Ça ira_, et l’on apercevait,
sur le pont du Rhin, les soldats qui fièrement défilaient, tête droite
devant l’ennemi.
L’armée de Mayence alla se fondre en Vendée. Elle entra, baïonnettes en
avant, dans ces buissons, dans ces genêts, dont chacun cachait un
ennemi. Elle poussa devant elle les bandes terribles de l’armée royale.
Dans ces mêlées atroces où Bourbotte et Kléber écrasaient les Vendéens,
les intrépides Mayençais marchaient en avant, donnant leur vie, donnant
leur sang.
Leurs rangs s’éclaircissaient d’ailleurs. Les blancs achevaient l’œuvre
des grenadiers prussiens, des hussards saxons et de la famine. Pas un ne
murmurait.
Dans les haltes, dans les marches, Michel songeait à cette idylle
allemande, à ce songe entrevu au bord du Rhin et disparu soudain. La fin
avait été tragique. Un mot d’Elisabeth avait tout appris à ce volontaire
errant, condamné à la guerre civile après avoir souhaité la paix
universelle:
«Otto a été fusillé. Je suis veuve. Il me reste le petit Franz.
Oubliez-moi.»
L’oublier! Michel n’oubliait pas. Il mêlait ce doux souvenir de femme à
son ardent amour de la patrie.
Il le gardait, ce débris de tendresse unique, comme un secret amer,
savouré en silence, et plus cher, et plus puissant, plus profond par son
amertume même. Le volontaire avait juré de mourir avec les fleurs fanées
et la fière cocarde au chapeau.
Une nuit, posté dans une petite maison incendiée à demi et dont les
quatre murs écroulés offraient à peine un abri contre la pluie, Michel
Verdure veillait, tandis que M. de Piennes, accoudé à une fenêtre sans
carreaux, regardait la nuit. Les soldats jouaient autour d’une chandelle
de résine avec un vieux jeu de cartes crasseux. Michel pensait aux
absents, songeant aux morts. M. de Piennes, dans la nuit noire,
pluvieuse, malsaine, regardait la sentinelle (c’était Brutus Toussaint)
piétiner dans la boue. Scevola fredonnait gaiement sur l’air: _Adieu
donc, dame Françoise_, la ronde patriotique de l’almanach du père
Gérard:
Jadis sur de vieilles vitres
Un noble fondait ses droits.
Un caillou casse les titres,
Voilà le noble aux abois.
Aussi sur de vieilles vitres
Pourquoi donc fonder ses droits?
M. de Piennes se retourna.
«Brr, dit-il. La vérité est que rien ne me semble plus désagréable
qu’une fenêtre brisée par un temps de bise. Eh bien! citoyen Verdure,
nous voilà rêveur comme sir Hamlet! A bas les Anglais donc! Pas de
spleen. Voyez ce beau ciel de France, noir comme l’encre; y a-t-il rien
de plus gai au monde, je vous prie?»
Michel parut secouer sa torpeur, il releva la tête.
«Vous avez raison, haut le front! Nous avons besoin de toute notre
décision!
--Bah! parce que ces paysans croient nous tenir et nous donneront
l’assaut demain? Peste soit de leurs faulx, je m’en moque comme d’un
rhume. Laissez le jour se lever.
--Ils nous attaqueront cette nuit.
--Oui-da! Tant mieux. Je n’ai pas sommeil. Une bataille est un remède
certain contre l’insomnie!»
Il se fit un silence. Scevola continuait sa chanson.
Un comte avait sa noblesse
Bien roulée en parchemin;
Un maudit rat, pièce à pièce,
A rongé tout le vélin!
M. de Piennes se mit à rire.
«Au refrain!» dit-il. Et ce refrain il l’entonna gaiement:
Pourquoi diable sa noblesse
Est-elle de parchemin?
En ce moment la voix de Brutus Toussaint demandait au dehors:
«Qui vive?
--Alerte, dit Michel.
--Qui vive?» répéta la sentinelle.
On entendit, dans la nuit, un double coup de feu retentissant. Tout le
monde fut sur pied. Les soldats prenaient leurs fusils, se jetaient hors
de leurs masures, interrogeaient la nuit.
«Les brigands sont là, dit Brutus à Michel d’une voix rauque, haletante,
là... là...»
Il indiquait dans l’ombre un point invisible.
«Qu’est-ce que tu as? Est-ce que tu es blessé? demanda Michel frappé du
son de voix de Brutus.
--Ce que j’ai?... Mon compte est réglé. Une balle dans le ventre. Ils
ont tiré les premiers. Canaille, va! Vive la République!»
Il tomba sur les deux genoux, dans la boue.
Michel, dont les yeux s’habituaient à l’obscurité, regardait une masse
noire devant lui, une chênaie où devaient être tapis les _blancs_.
«Attendons!»
Le petit détachement, les armes prêtes, se massait et se tenait coude à
coude pour former un point plus petit sur ce coin de terre où le sol
lui-même était ennemi.
«Qu’ils attaquent au moins de suite, disait M. de Piennes. L’attente
impatiente.»
On eût dit que ces paroles, murmurées tout bas, étaient un signal. Cette
nuit opaque fut rayée d’une dizaine de coups de feu. Le groupe de
volontaires oscilla, on entendit des soupirs dans la nuit. Michel sentit
glisser sur son épaule la tête de Scevola qui s’appuyait sur lui et une
liqueur chaude lui tomba dans le cou,--du sang, le sang de son voisin.
«Feu! cria-t-il. Ah! tonnerre!»
Il était fou de rage. Le détachement avait déjà riposté. Le bruit sourd
des corps qui tombent, le grincement d’armes qu’on recharge, les
plaintes de blessés qu’on ne voit pas, se croisaient dans cette ombre.
«Dans la masure, dit Michel; ils sont nombreux, défendons-nous dans la
masure!
--Impossible de marcher, fit M. de Piennes. J’ai la cuisse brisée.»
Au même moment, comme une tribu de Mohicans qui eût bondi sur l’ennemi,
les chouans se précipitaient sur les soldats, la baïonnette au bout du
fusil et poussant des cris terribles. Les volontaires se sentaient
entourés, cernés, sûrs d’être égorgés. Ils se battaient dans la nuit,
corps à corps. Les armes, les couteaux, s’enfonçaient dans les
poitrines. On se prenait à la gorge. On se traînait en hurlant dans la
boue et dans le sang. Michel frappait, de son sabre, au hasard, en
criant. Il se sentit tout à coup blessé à la jambe et poussa une plainte
horrible. On lui sciait la jambe avec une serpe. Il s’affaissa; on se
précipita sur lui. Des ongles s’enfonçaient dans son visage. On le
garrottait. Il voyait vaguement s’agiter dans l’ombre des silhouettes
tragiques, des démons armés.
«Mais tuez-moi donc,» disait-il.
La lutte continuait,--vingt hommes contre cinq cents peut-être. On
emporta Michel Verdure dans la petite ferme où les républicains devaient
passer la nuit. Les chouans avaient allumé dans les restes de la haute
cheminée un grand feu clair qui incendiait ces murailles d’un reflet
rouge. Autour du feu, accroupis et joyeux, leur croix au chapeau, leur
signe de ralliement sur leurs vestes, les chouans riaient. Michel
regarda.
M. de Piennes, le front en sang, les jambes dans le feu, se retourna
vers lui et eut la force de plier son visage à un sourire contracté,
sinistre, d’une gaieté affreuse. On lui brûlait les pieds, on le
_chauffait_.
«Les lâches! ah! les lâches! s’écria Michel.
--Laissez donc, laissez donc, citoyen, murmura M. de Piennes d’une voix
faible, ces messieurs s’amusent.
--Ah! misérables, on vous fusillera! dit Michel.
--Patience, répondit un des chefs, taillé en boucher,--Barbotin ou
Six-Sous,--nous vous en ferons bien voir de plus belles!
--Et il ne crie pas! fit un autre en mettant son poing fermé sous le nez
de M. de Piennes.
--J’ai l’humeur taciturne,» répondit le marquis souriant toujours.
Il regarda encore Michel:
«Est-ce que le cœur vous en dit, citoyen?... Ah! sur l’honneur, je n’ai
jamais compris comme aujourd’hui l’histoire de Guatimozin!»
Puis, tout à coup, grimaçant malgré son courage, il poussa un grand
soupir et s’évanouit.
«A celui-ci, dit le chef en montrant Michel.
--Vive la patrie! dit le volontaire. Vive la République!»
On prit Michel, garrotté, à bras-le-corps et on lui mit les pieds dans
le brasier. Il poussa un cri perçant, un cri sinistre, aigu, atroce.
D’un mouvement terrible, il se dégagea des mains qui le tenaient, il
brisa ses liens, il bondit comme un fou, la douleur doublant ses forces,
et il se précipita sur la baïonnette d’un chouan. L’arme lui entra dans
le cœur.
Il lui vint aux lèvres une mousse rouge, et, les bras étendus, il tomba
à côté du brasier.
«C’est de l’ouvrage de moins, fit un chouan.
--Soyons humains, répondit le chef. Cet autre-là peut respirer encore!»
Et appuyant un pistolet sur la tempe de M. de Piennes, il lui fit sauter
la cervelle.
L’INVALIDE
--1869--
Paris a, pour ainsi dire, ses banlieues et ses villes de province
intérieures. Le quartier des Invalides est de ces banlieues-là. C’est un
coin spécial de la grande cité, c’est une ville dans une ville. La
proximité de l’École Militaire et l’éloignement du centre bruyant lui
donnent à la fois l’aspect d’une sous-préfecture et d’une ville de
garnison. Les bourgeois du quartier y saluent en passant les officiers
du voisinage. On y vit retiré, oublié, recevant les _gazettes_ du jour
trois ou quatre heures après que le contenu en a été lu, relu, commenté
et réfuté sur le boulevard ou dans le quartier Montmartre; on y respire
paisiblement, on y boit, comme à petites gorgées, un air moins épais que
dans les rues centrales. On y est à la fois à la campagne et à Paris.
Les rues, les boulevards, de ce côté, rappellent tous des souvenirs de
guerre et portent des noms de généraux, Cambronne, Chevert, Éblé,
Oudinot ou La Tour-Maubourg. Des cafés, des restaurants, des
guinguettes, des marchands de vins à la porte desquels des
lauriers-roses fleurissent dans leurs caisses de bois peint en vert, des
gargottes où l’on entend crépiter les fritures, tout un petit commerce
de nourriture vit là, côte à côte, se faisant concurrence sans se
ruiner. Les boulevards, larges et à demi déserts, sont occupés par des
terrains encore vagues, mais qui, de mois en mois, se couvrent de
maisons. On croirait retrouver les boulevards voisins de la Bastille, il
y a vingt-cinq ans. Des chantiers, des briqueteries, des fabriques, des
plâtreries. Çà et là quelques marchands de bric-à-brac, vendant les
détritus entassés de tout ce qui fut le luxe d’un Paris éteint ou la
gloire d’une époque évanouie: habits de généraux ou d’académiciens,
sabres de mamelucks, pendules aux ornements de sphinx, datant de la
campagne d’Égypte, baromètres dédorés et brisés à demi, vieux livres
dépareillés, vieilles gravures trouées et déchirées, _études
académiques_ de rapins morts de misère, shakos de voltigeurs du premier
empire, capotes de soldats de Waterloo ou de figurants du Cirque. Tout
se coudoie dans un pêle-mêle poudreux et affligeant. Mais la vie est
auprès de ces choses mortes. Des enfants passent, jouant au cheval, se
tirant la blouse ou causant, leur panier de classe pendu au bras gauche.
Les longues rues qui partent de la place Cambronne--la rue Croix-Nivert,
la rue Cambronne--avec leur physionomie populaire et laborieuse, leurs
débits de liqueurs, leurs magasins d’habillements, leurs épiceries,
leurs blanchisseries, ne sont point sans garder un je ne sais quoi de
vigoureux et de hardi.
Le soir, en effet, tout ce quartier, paisible et silencieux durant le
jour, s’allume et se met en joie. Les rues sont animées, pleines de
bruit et de chansons. Derrière les rideaux rouges des marchands de vin,
on aperçoit des faces rubicondes, on entend s’épanouir de gros rires
bruyants, dignes des buveurs de Brauwer ou d’Ostade. Les gamins jouent
en pleine rue, et se traînent et se roulent dans le ruisseau, à deux pas
des voitures qui les éclaboussent. Les femmes, en camisole blanche,
accroupies devant les portes, causent dans le crépuscule des soirs
d’été. Les larges lanternes et les enseignes transparentes des hôtels
garnis forment, le long de la rue, comme des éclairages d’illuminations.
_Ici on loge à la nuit._ Par les fenêtres ouvertes des bals, la musique
des quadrilles, le bruit des talons battant le parquet, les rires des
danseurs et les cris de commandement du chef d’orchestre, arrivent au
passant et forment de tous côtés un bruit bizarre, où tout se mêle, le
_couac_ de la clarinette et le titillement grinçant du crin-crin,
l’appel du cavalier seul et la note aiguë de la valseuse dont la tête
tourne, sorte de confusion plus musicale qu’harmonieuse, et qui grise
pourtant, et donne des envies de se joindre à la ronde, à cette joie
brutale, tapageuse, assourdissante mais gaie.
C’est le quartier de Grenelle et c’est la promenade et le lieu de
plaisir des invalides. L’Hôtel où les vieux soldats ont trouvé asile
n’est pas loin et on aperçoit d’à peu près partout, de ces côtés, sa
coupole.
De loin, le dôme doré scintille, avec ses ornements brillants, bruni sur
les nervures, comme si toutes les misères que contient l’Hôtel des
Invalides s’épanouissaient, se sublimaient dans un nimbe de gloire. Le
soleil accroche ses rayons à cette coupole élégante, à ces toits
d’ardoises d’un noir bleu qui couvrent l’Hôtel, puis redescendant, comme
pour se jouer, vers le jardin de l’Hôtel, il fait reluire les ciselures
des canons de bronze qui semblent défendre le palais et s’allongent
devant le large fossé rempli d’herbe. Canons, jadis grondants,
aujourd’hui pacifiques. Les uns sont encore dressés sur des affûts, les
autres gisent à terre, supportés par des soutiens de pierre.
Quelques-uns ont gardé les éraflures des combats d’autrefois. Presque
tous ciselés et sculptés comme des pièces d’orfèvrerie, semblent plutôt
des œuvres d’art que des agents de mort. Les inscriptions, les
ciselures, les blasons de rois ou de margraves, les aigles couronnés se
creusent élégamment ou se relèvent en bosse sur ces dos de canons
apaisés. L’un d’eux, par une ironie funèbre, montre l’enlacement de deux
corps amoureux près de la lumière d’où jaillissait le meurtre. Ailleurs
un long serpent de bronze s’enroule, se coule le long de la pièce de
bronze et glisse sa tête plate et sa gueule ouverte à côté de la gueule
du canon. Il y a des canons allemands et des canons anversois, des
canons d’Algérie et des canons de Chine. Deux obusiers pris à Sébastopol
semblent les garder, à droite et à gauche.
Les Invalides, qui vont et viennent, ne donnent pas un regard à ces
canons qui ont coûté tant de sang à ceux qui les ont fondus et à ceux
qui les ont pris. Des gamins grimpent parfois gaiement sur ces colosses
de bronze et s’amusent à enlever les bouchons dans les gueules des
canons. Dans le jardin, les visiteurs circulent, suivant les allées et
s’arrêtant devant les parterres entourés, sertis de verveine rouge et
riante, jetant en passant un regard curieux aux tonnelles latérales où
quelque vieux se tient assis. Des invalides passent, se traînant sur
leur canne, d’autres se brouettent eux-mêmes dans quelque chaise
mécanique de malade et toussent à chaque effort fait pour tourner la
roue. Placés en sentinelle, à l’entrée de la grille qui donne sur
l’esplanade ou à la porte de l’Hôtel qui s’ouvre sur la cour d’honneur,
quelques-uns tiennent un sabre à poignée de cuivre, un de ces sabres qui
ne semblent plus couper, un humble briquet qui se dandine au bout d’une
buffleterie jaunie, tapant de temps à autre la capote usée ou le mollet
défunt. Des cheveux blancs s’échappent en mèches rebelles des casquettes
de cuir à petite cocarde. D’autres têtes sont chauves. Tout cela, tout
ce monde toussant et ridé, se traîne et va quelque part. On en voit
assis sur des bancs et qui prennent le frais, d’autres qui, dans un
coin, lisent quelque journal à travers leurs lunettes rondes. Ils
semblent tous dispersés et pareils à des fourmis hors de la fourmilière,
fourmis lentes et vieilles.
De tous côtés, quelque scène, quelque croquis à la Charlet vous attire
par la simplicité mélancolique. Là un pauvre vieux, de sa main qui
tremble, verse du _coco_ dans un verre. La cruche est lourde à son
poignet sans force. C’est un débitant de rafraîchissements. «A la
fraîche! qui veut boire?» Un autre vend des sucres d’orge, des balles en
cuir, des soldats en papier. Ainsi ces pauvres gens font, comme ils
peuvent, un peu de commerce. Mercure après Bellone, eût dit un poète de
leur temps. Et voilà ce que devient le héros. C’est la gloire tombée en
enfance, c’est le troupier devenu ganache, c’est le grenadier tonsuré et
rasé; peu de vieillards, beaucoup de vieux. Pour une tête énergique de
grognard, cent têtes abêties de malade ou de bonnetier retiré. L’âge a
_chargé_ à son tour. Et le cuirassier de Milhaud ou le voltigeur de
Lannes, le soldat de Saragosse ou de Smolensk est devenu, après avoir
été terrible, ce paterne personnage dont les petits enfants ne rient
point parce qu’ils en ont pitié.
La grande cour de l’Hôtel, qu’on rencontre en entrant, la cour d’honneur
au fond de laquelle se dresse la statue de Napoléon Ier, cette cour est
d’un couvent. Les longues galeries, avec leurs murs peints à la chaux,
leurs plafonds traversés par des poutres, leurs enfoncements un peu
sombres, les portes qui s’ouvrent, çà et là, comme des portes de
cellules, donnent à l’immense Hôtel l’aspect monacal d’une communauté.
Il y a du corridor de Chartreuse dans cet asile de soldats. Sur des
bancs, contre les piliers, les invalides causent, rêvent et se reposent.
A gauche, sur la muraille d’un de ces couloirs,--celui qui mène aux
réfectoires--un artiste moderne a peint, d’une teinte un peu trop
vineuse et comme à l’encre de Chine, les fastes de l’histoire de France.
Depuis les druides jusqu’aux communes, à travers les massacres
mérovingiens, les assassinats et le sang des premiers temps de
l’histoire, on retrouve, groupés dans sa fresque sombre, les épisodes
tragiques des époques quasi fabuleuses qui ont précédé les temps
nouveaux. Un Charlemagne au regard pâle et bleu comme l’œil de Napoléon
III (mesquine flatterie du peintre) trône au milieu de ces scènes de
barbarie atroce, de ces égorgements de Francs et de Northmans. Les
invalides regardent ces scènes d’autrefois, ces tueries oubliées, et ils
hochent la tête d’un air qui veut dire: Bah! nous en avons vu bien
d’autres!
En longeant cette fresque qui aura son pendant, on rencontre trois
portes surmontées d’une fresque nouvelle, représentant la _Guerre_ et la
_Paix_. La porte de face mène aux cuisines, celle de gauche au
réfectoire des invalides, celle de droite au réfectoire de «_MM. les
officiers_». Ces longues salles de réfectoire ont (la comparaison nous
poursuit) l’aspect claustral des réfectoires de moines. Les rideaux
blancs tombent le long des fenêtres et s’agitent avec de grands plis de
suaires. Des batailles de Louis XIV couvrent les murs. Ici, la fresque
de Van der Meulen montre des états-majors en habits rouges assiégeant
des villes représentées sous la forme de plans, c’est Luxembourg, c’est
Oudenarde. Les officiers caracolent et indiquent du geste aux
mousquetaires les bastions qu’il faut prendre. C’est là que les
invalides mangent autour de leurs tables rondes. Les officiers ont des
nappes, un service d’argent donné par Marie-Louise, et qu’on montre au
public, en le faisant soupeser. Et la foule des visiteurs, fascinée par
cette argenterie, chante mentalement la louange de cette impératrice qui
donnait ainsi des huiliers de trois cents francs et des plateaux de cinq
cents. Près de là, dans d’immenses casseroles polies, aux couvercles
d’un brun rouge, bout le potage gigantesque des pauvres vieux. Une
vapeur saine et appétissante se dégage du matin au soir de cette étuve.
C’est la cuisine de Gargantua, l’antre charmant de la mangeaille. On en
sort les papilles frémissantes.
Plus loin, sous l’horloge, à côté des petites portes qui mènent, par des
escaliers à rampes de bois, aux étages supérieurs, à gauche, s’ouvre un
débit de tabac,--_tabac et épicerie_, dit une inscription,--et à droite
une cantine. Une indication apprend au public que _les étrangers sont
admis_ à consommer. Le débit de tabac et le café sont également
minuscules. La marchande de tabac, lunettes sur le nez, roule ses
cornets et pèse sa poudre brune d’un air majestueux. Au café, devant de
petites tables, les invalides _sirotent_ doucement leur gloria ou leur
cognac. Un peu de verdure apparaît au fond de l’étroite pièce où
l’atmosphère est doucement chargée d’une odeur rance.
On passerait des journées dans l’Hôtel, allant des dortoirs aux
chambres, de galerie en galerie, des couloirs aux dortoirs, et de
l’église où dévident leur chapelet quelques vieux invalides pieux, à la
bibliothèque où de plus mondains lisent les _Victoires et Conquêtes_, ou
les tragédies de Voltaire. On montre au premier étage la salle du
conseil avec ses portraits de maréchaux, et de gouverneurs de l’Hôtel,
et les _curiosités_ historiques conservées ici: des feuilles
recroquevillées et jaunies, des rondelles de branches mortes, des
plâtras informes. Saluez: ce sont les reliques de Longwood. Sous un
autre globe de verre est le petit boulet qui a tué Turenne.
Le tombeau de Napoléon Ier est placé sous le dôme. Pour le voir, il faut
longer l’Hôtel et entrer par la cour Vauban.
La foule, aux jours fériés, se presse de ce côté et défile autour de la
chapelle. La grille a deux entrées: à gauche ceux qui veulent voir, à
droite ceux qui ont vu. Il faut bien qu’en France tout soit réglé et
ordonnancé par l’autorité. De la grille à la chapelle, le double défilé
dure, ou plutôt durait pendant des heures. La légende de Sedan a tué la
légende de Waterloo. Lorsqu’on approche de la chapelle par la vaste
porte ouverte, on aperçoit vaguement le rayonnement doré d’un autel et
des colonnes qui étincellent. Des éclats de lumière font jaillir de ce
fond d’église des reflets jaunes, et pierre, marbre et dorures, tout est
enveloppé comme d’une buée lumineuse, d’un chaud rayon ensoleillé, d’une
vapeur d’or liquide. La foule va et vient sous ces coupoles hautes, se
heurtant à des mausolées superbes, épelant un nom çà et là, un nom
historique, avec cette curiosité béate et cette admiration quasi
religieuse qu’elle a pour les gens de guerre. Elle bourdonne, elle
murmure, elle descend les marches qui conduisent à la crypte devant la
porte de bronze, derrière laquelle est le tombeau de l’Empereur. Deux
grandes figures colossales et mâles veillent à l’entrée du tombeau:
l’une tient l’épée, l’autre le sceptre. Ces géants de bronze regardent
devant eux de leurs yeux fixes. Ils semblent muets pour l’éternité,
l’agrandissement et la personnification gigantesque de l’obéissance
passive.
Mais c’est du haut de la chapelle, en se penchant comme sur un gouffre,
qu’on aperçoit le tombeau de l’Empereur. Masse énorme de quartzite rouge
de Finlande, reposant sur un piédestal de granit vert des Vosges. C’est
bien la tombe d’un tel homme. La toute-puissance repose dans un colossal
mausolée. Le sarcophage a la couleur rouge du sang pâli, le piédestal la
teinte terrible du fer. Des drapeaux, accrochés au-dessus des victoires,
s’inclinent encore, poudreux, avec leurs aigles à deux têtes criblés de
balles ou leurs étoffes déchirées, devant ce fantôme de vainqueur.
Le nombre des invalides décroît. En 1818, la Restauration supprime la
succursale d’Arras; en 1850, la République présidentielle rend un décret
contre la succursale d’Avignon. Il n’y avait plus à Arras, en 1818, que
998 pensionnaires; à Avignon, 500 seulement. Au 1er janvier 1851,
l’Hôtel des Invalides qui, après les grandes guerres du premier empire,
avait compté jusqu’à 20.000 militaires invalides, n’en avait plus que
3.200. Et depuis, le nombre a considérablement diminué. Presque tous les
militaires mutilés, au lieu de chercher refuge aux Invalides, préfèrent
jouir de leur pension de retraite chez eux, en famille, et bientôt,
disait naguère M. de Goulhot de Saint-Germain au Sénat, l’institution
des Invalides ne sera plus qu’une infirmerie militaire.
«Dès lors, ajoutait l’orateur, rapporteur d’une pétition relative aux
Invalides (mai 1870), dès lors, on est porté à se demander s’il ne
serait pas préférable que les hommes placés dans ces conditions fussent
admis, aux frais de l’État, dans les maisons hospitalières de leurs
départements. Ce classement aurait peut-être un double avantage: en
premier lieu, il ferait revivre, chez les militaires ainsi rapatriés,
les souvenirs et les sentiments de famille, que leur imposerait le
respect humain qu’ils sont parfois enclins à oublier, inconnus qu’ils
sont dans le milieu où ils vivent; en second lieu, ils auraient plus de
chance de se soustraire au désœuvrement qui est à la fois pour eux, dans
l’intérieur de l’Hôtel, une souffrance et un danger.»
Quant à l’Hôtel lui-même, en pareil cas, on y placerait, soit
l’administration de la guerre, soit toute autre administration de ce
genre. Naguère, depuis la République, un membre de l’Assemblée nationale
faisait à Versailles une proposition analogue à celle que formulait sous
l’empire M. de Goulhot de Saint-Germain. Tout ce qui pourra ramener à la
vie de famille, au foyer, au repos, le soldat mutilé, vaudra mieux, en
effet, que cette vie oisive, débilitante des Invalides, existence hors
le monde, en quelque sorte, et dont le présent récit voudrait fournir un
épisode.
On sort d’une telle visite le cœur plein d’une mélancolie profonde, et
en se demandant si l’humanité élèvera éternellement des temples à ceux
qui la violent et la torturent, et si décidément elle n’a pas de
préférence folle et malsaine pour les carnassiers et les bourreaux.
Ce qui frappe surtout, et ce qui comble d’étonnement, c’est le peu de
mélancolie qu’a laissé tout ce passé ou le peu de réflexion que
suscitent ces spectacles quotidiens dans l’esprit des invalides qui
vivent avec de tels souvenirs et à côté de telles grandeurs. Ces braves
gens, vivant d’une vie végétative, n’essayent point de mesurer le néant
de ces choses ou de tirer la moralité de ce qu’ils ont vu. Ils vivent,
cela leur suffit. C’est leur occupation de tous les jours. Épaves de
tant de naufrages, après avoir tant duré, ils ne songent qu’à durer
encore. Ils voient, chaque soir, se coucher une journée comme ils
doubleraient, chaque jour, un cap. Sans redouter la mort, qu’ils ont
tant de fois bravée, ils essayent de lui faire faux bond le plus
longtemps possible. Ils ont été exacts à tant de rendez-vous ou d’amour
ou de guerre, qu’ils sont bien excusables de chercher à manquer à
celui-là!
Presque tous, d’ailleurs, ont un but dans la vie. Les uns ont leur
jardin, leurs fleurs, leurs fruits, la poire qui verdit au bout de la
branche luisante, la feuille flétrie qu’il faut arracher du pied de
capucines; ou bien ils ont en ville un état. Ils font des courses, s’ils
sont ingambes encore. Il en est qui portent des journaux illustrés.
D’autres, jadis, passaient la nuit auprès des maisons en construction ou
en démolition et veillaient, leur briquet à la main, sur les décombres
ou les instruments de travail. On les voyait parfois, assis auprès d’un
_brasero_, réchauffant leurs mains ridées ou dormant les pieds étendus.
Ils savaient et pouvaient encore être utiles.
Le métier n’était pas doux, pendant les nuits d’hiver, mais on le
faisait. Après tout, qu’était cela auprès de la Bérésina? Les glaçons de
Paris, comparés aux glaçons russes, ressemblaient à des caresses.
* * * * *
Le froid était cependant atrocement vif, la nuit de décembre 1853, où le
père Jacques Cœurdeloy, en faction devant une maison de la rue
Neuve-Saint-Jean, surveillait les démolitions d’une maison bâtie près de
ce chantier Saint-Jean, à côté duquel, paraît-il, habitait alors
_Monsieur de Paris_, ou, pour parler comme la Dubarry, M. le bourreau.
La rue Neuve-Saint-Jean est devenue, depuis quelques années, la rue du
Château, et toute cette portion des quartiers Saint-Denis et
Saint-Martin s’est complètement modifiée par le percement de tant de
boulevards. La rue de la Fidélité, par exemple, ne ressemble plus à ce
qu’elle était, le marché Saint-Laurent a disparu comme la rue
Neuve-de-la-Fidélité; la rue Neuve-Saint-Nicolas et la rue
Neuve-Saint-Jean ne forment plus qu’une seule rue, la rue du
Château-d’Eau. A cette époque, ce coin de Paris, si voisin du faubourg
Saint-Denis, gardait encore un caractère populaire et quasi désert, et
ressemblait un peu à ce qu’est aujourd’hui le quartier Popincourt: des
marchands de vins, des terrains vagues, un bal-concert où, certain soir,
Rachel se risqua à chanter la _Marseillaise_, bal devenu café-concert
sous l’empire et changé en club pendant le siège de Paris. Les rôdeurs
de nuit, vers 1853, prenaient volontiers ces rues et ruelles pour points
de ralliement, et le père Cœurdeloy devait faire bonne garde s’il ne
voulait pas être surpris ou par le sommeil ou par les filous. Il allait
donc et venait, s’agitant autour de son feu et fredonnant, pour se tenir
éveillé, un air du pays limousin, son pays, qu’il avait bien des fois
murmuré tout bas, pendant ses campagnes. Tout en se remuant pour chasser
l’onglée, Cœurdeloy songeait que Noël approchait et qu’on allait faire
réveillon à l’Hôtel des Invalides, et un réveillon de bonnes vieilles
gens qui ne vaudrait pas les réveillons du bon vieux temps, à Limoges,
dans le faubourg Montmailler, ces réveillons de jeunesse, où l’on
mangeait des _gireaux_ et des _gogues_ arrosés de vin blanc et suivis de
châtaignes blanchies. Mais quoi! on prend ce qu’on trouve et c’est déjà
beaucoup, songeait le philosophe Cœurdeloy, de trouver quelque chose.
Cœurdeloy n’était pas un mécontent. La vie ne lui avait pas été
particulièrement douce ni clémente, mais il l’avait prise comme elle
était venue. C’était un petit homme souriant, un peu joufflu, gras comme
un moinillon et l’air peu farouche. Il y a de ces visages ridés qui
gardent encore des apparences de visages enfantins. Il semble que la
nature se plaise à de ces paradoxes, et donne à ceux qui vont finir la
vie le sourire naïf de ceux qui la commencent. La naïveté et la douceur
de Cœurdeloy étaient d’ailleurs proverbiales. Il était de ces soldats
dont on dit, au régiment: _c’est une demoiselle!_ et qui sont des hommes
sous le feu.
Cœurdeloy avait d’ailleurs, à cette époque, un tic, une habitude, une
affection qu’il gardait encore. Il se plaisait, aux jours de bataille, à
jouer sur son flageolet des airs du pays. Il prétendait que cela donnait
du cœur aux voisins. Au lieu de charger son fusil il jouait, et, lorsque
les balles sifflaient, on entendait parfois, dominant la fusillade ou
plutôt filtrant à travers, l’éclat de rire de son flageolet répondant:
_Va-t’en voir s’ils viennent!_ Il raillait le danger et s’amusait à
dialoguer avec les tirailleurs. Un jour, son bataillon était lancé sur
une batterie prussienne. Après avoir enlevé les canons, il reculait
devant un retour offensif de l’ennemi. La voix des officiers, leurs
ordres, leurs menaces ne pouvaient ramener au feu les voltigeurs mis en
désordre, lorsque, à travers le bruit, un écho vient encore frapper
leurs oreilles, un refrain, un refrain français joué sur un flageolet,
ce refrain que chantait Napoléon Ier montant à cheval pour se rendre en
Russie: «_Marlborough s’en va-t’en guerre!_» Ils relèvent la tête, ils
regardent. Une poignée de Français disputaient encore un dernier canon à
l’ennemi et, debout sur la pièce de bronze, Cœurdeloy, impassible et
doux, jouait allégrement son air de flageolet. _Miron ton, ton, ton,
mirontaine!_ Cela suffit pour redonner du cœur à tous. Le bataillon
s’élança et la batterie fut prise. Et qui l’avait enlevée, en réalité?
Cœurdeloy, _Mademoiselle Cœurdeloy_.
Le bonhomme avait fait ainsi, jouant du flageolet, les dernières guerres
de l’empire. En 1808, à vingt-deux ans, en Espagne, il faisait danser
les jolies filles en leur jouant un air du pays. Ce son aigre et
vieillot du flageolet faisait rire les Castillanes, habituées à la
mélopée mâle des danseurs. Cœurdeloy faisait partie de la division
Dupont, qui capitula honteusement à Baylen, capitulation dont rougissait
la France avant que ce mot sinistre prît, avec le second empire, une
signification autrement colossale et lugubre. Dupont ne livra que 6.000
hommes. Cœurdeloy fut de ces pauvres gens. Il fut emmené par le
vainqueur et, durant la route, sous le dur soleil andalou, pour faire
prendre patience aux compagnons et leur rendre du cœur, il joua du
flageolet, et il faut avoir été captif pour comprendre quelle intime
poésie prend soudain l’air le plus vulgaire, ainsi joué sous un ciel
étranger. _Au clair de la lune_ a, de la sorte, fait pleurer bien des
gens. Cœurdeloy jouait _Marlborough_, jouait _Il pleut bergère_, jouait
même la _Marseillaise_, et les colonnes marchaient, avançaient sur cette
terre d’Espagne qui brûlait les pieds. Les Espagnols laissaient jouer le
joueur de flageolet et marquaient aussi le pas sur ses airs français. On
interna les captifs à Caprera. Ils souffrirent là tout ce que des hommes
peuvent souffrir. La famine, l’isolement sinistre, la maladie, l’ennui
rongeant, la vermine, tous les genres de mort à la fois. Cœurdeloy
souffrait comme les autres, mais il tirait parfois ce petit morceau de
bois jaune et, de son souffle épuisé, de ses lèvres sèches, il jouait.
Il jouait toujours. Ses fredons ranimaient, réveillaient, sauvaient,
mouillaient les yeux et ranimaient les cœurs.
Il resta longtemps prisonnier. On le transféra sur des pontons anglais.
Il souriait, puisqu’on lui laissait ce pauvre misérable flageolet, sa
vie, sa consolation, sa poésie, à lui, et sa gaieté. Lorsque tomba
l’empire, il n’avait point d’état. Il demeura soldat. Ce fut encore le
flageolet qui lui fit paraître moins longs, moins lents, moins lourds,
les jours pénibles de la caserne. Bref, il vieillit, il se rida et
s’affaiblit, il se maria, il devint veuf, il demanda d’entrer aux
Invalides, et toujours, comme un fidèle compagnon des bons et mauvais
jours, son flageolet le suivit, le consola et adoucit le déclin de sa
vie après en avoir charmé le printemps. Aussi Cœurdeloy, ne demandant
rien, regrettant dans le passé, non pas ses ambitions ou ses plaisirs
perdus, mais ses affections disparues, vivait reposé, tranquille, et
quand on lui parlait de sa vie d’autrefois:
«Moi, disait-il, j’ai été quarante ans soldat, et je suis bien certain
que je n’ai jamais tué personne. Je n’ai pas tiré un coup de fusil.
--Et qu’avez-vous fait pendant quarante ans?»
Alors Cœurdeloy découvrait ses dents nacrées, et, avec un bon petit rire
narquois et naïf à la fois:
«Moi? disait-il, j’ai joué du flageolet!»
Il pensait peut-être à ces jours évanouis, tout en montant sa garde.
Rue Neuve-Saint-Jean, le froid était mordant, et Cœurdeloy, nouant son
foulard par-dessus ses oreilles, et donnant, autour de son cou, un
double tour à son cache-nez de laine bleue, glissait dans ses poches ses
mains garnies de mitaines et battait la semelle autour de son feu de
charbon. Certes, encore une fois, cette gelée n’était rien, comparée aux
froids noirs de la Russie, mais Cœurdeloy se disait pourtant qu’on était
mieux entre deux draps qu’en plein air. Vers deux heures du matin, le
froid se calma un peu, et, s’asseyant sur une chaise, l’invalide, tout
en tendant au foyer ses semelles de souliers, se mit à regarder dans le
brasier les charbons qui brûlaient. Peu à peu il se sentit alors la tête
alourdie, les paupières hésitantes, et doucement, comme on glisserait
sur une pente, il se laissa aller au sommeil. On dit des enfants que
leur sommeil est celui de l’innocence. Le sommeil de ce vieillard
ressemblait terriblement à celui des enfants. Petit, poupin, souriant
vaguement à quelque rêve, le père Cœurdeloy laissait pendre sa tête
ronde sur son épaule et ronflait doucement, mathématiquement, le repos
tranquille comme la conscience, par cette nuit d’hiver où les étoiles
scintillaient comme des éclairs au fond du ciel glacé.
Tout à coup,--peut-être avait-il entendu du bruit?--Cœurdeloy s’éveilla
d’un saut, tourna la tête vers un point invisible, dans l’ombre, et
demanda:
«Qui va là?» en portant la main à son sabre.
Personne ne répondit.
«C’est, pensa Cœurdeloy, qu’il n’y a personne!»
Le feu du brasier était toujours ardent, et le vieux, qui frissonnait un
peu, s’y réchauffa en chantonnant encore, machinalement, un air de son
flageolet:
Baïsso te, mountagno,
Levo te, valloun,
M’empéchas dé véïré
Lo mio Jeannetoun.
Il fut brusquement interrompu par un cri, une sorte de vagissement
d’enfant, parti du point obscur où tout à l’heure il avait entendu du
bruit, et, dressant l’oreille, il écouta. A n’en pas douter, il y avait
un enfant là. Le père Cœurdeloy prit sa lanterne, l’alluma au brasier,
et, pas à pas, comme à tâtons, se dirigea du côté d’où venait le bruit.
«Voyons, disait-il, qui est là? Répondez donc, on ne vous mangera pas!
«Imbécile que je suis, dit-il tout haut, avec ça que _ça_ peut
répondre!»
Il venait, à travers ses lunettes, d’apercevoir, éclairé par la
projection de la lumière de la lanterne, un enfant, enveloppé dans un
châle tartan, et doucement posé sur un tas de linges, à côté de sacs de
plâtre que les maçons avaient laissés là. L’enfant, tout petit, les yeux
clos, dormait profondément, avec de légers froncements de lèvres.
«Ah! bien, fit Cœurdeloy, s’il n’y a que ce citoyen-là pour voler les
démolitions, il n’en emportera pas lourd dans sa poche!»
Il se pencha sur l’enfant, et la première chose qu’il aperçut fut un
petit papier piqué au tartan avec une épingle à tête noire. Le père
Cœurdeloy approcha le papier de sa lanterne, et, lentement, lettre par
lettre, épela ce petit billet:
Ce n’est pas moi qui me sépare de mon enfant, c’est la misère qui me
l’arrache des bras. Je suis trop pauvre pour nourrir ce petit être;
trop pauvre ou trop lâche. Ma petite fille s’appelle Marguerite. Elle
a treize mois. Elle est sevrée. Je la recommande au bon Dieu et je la
confie au bon cœur qui la recueillera et qui la fera vivre, puisque
son père a laissé là sa mère et que sa mère a peur de la voir mourir
de faim.
La mère.
«Allons, bon, pensa Cœurdeloy, en voici bien d’une autre! Une petite
fille! Une enfant trouvée! (Il hocha la tête et se mit à rire.) Me voilà
nourrice!»
Et comme il ramenait un pan du châle sur la petite pour qu’elle n’eût
pas froid, il crut apercevoir, dans l’obscurité, quelque chose comme une
ombre qui se détacha de la muraille et qui s’enfuit en poussant, eût-on
dit, un sanglot. Cœurdeloy s’élança. Il eut la conviction que la mère
était là, attendait et guettait; mais il eut beau courir, de ses petites
jambes, il ne put rattraper personne. Il revint à son feu et à sa
masure. La petite fille, qu’il tenait serrée contre sa capote, ne
s’était pas réveillée.
«Comme ça dort, les enfants! dit Cœurdeloy. Comme des anges ou comme des
souches!»
Puis il s’assit, mit la petite sur ses genoux et l’approcha du feu. Il
la regardait, la trouvant jolie. Ces petites mains potelées, ces grosses
joues duvetées, ce front sans ride, cette fleur de santé et de vie le
charmaient. Il se disait que ceux qui ont des enfants comme cela et qui
en font des hommes et des femmes sont bien heureux. Si sa femme lui eût
laissé un petit être comme cela, qu’il l’eût choyé, élevé, adoré! La
petite dormait si bien! Quelquefois, Cœurdeloy se penchait et
l’embrassait en s’appelant tout bas: Vieille bête. D’autres fois il
songeait à ces pantomimes des Funambules qui l’amusaient et où il aimait
à voir Debureau faisant fonction de bonne d’enfants. Alors il riait et
il se disait: C’est moi qui suis Pierrot maintenant. Mais, peu à peu,
tout ce que cet homme gardait en lui de bonté, tout ce que la dure vie
du soldat avait, non pas desséché, mais empêché de s’épanouir en lui,
tout ce qui le sollicitait vers le foyer, le bonheur domestique, le
repos, l’affection paternelle, calme, saine et sainte, tout s’éveilla en
lui et se prit à lui murmurer, durant cette nuit, bien des choses. «La
mère est partie... Je la confie au bon cœur qui la recueillera... Avoir
une fille... ta fille, Cœurdeloy, ta fille à toi!» Et tant et si bien
que le jour, l’aurore glacée de décembre trouva l’invalide sur le chemin
du commissaire de police, décidé à déclarer qu’il se chargeait de
l’enfant abandonné!
Et il s’en chargea, et à partir de ce jour, ou plutôt de cette nuit,
Cœurdeloy se sentit vivre. Il n’avait jamais été si heureux. Le hasard
avait fait que, né bon, aimant, né père, en un mot, il avait été jeté à
tant de récifs, ballotté comme un morceau de liège au bout d’un flot par
tous les vents. La petite Marguerite devint sa fille. Il ne rechercha
point où pouvait se trouver la mère et quelle était cette ombre qu’il
avait vue se glisser contre la muraille au moment où il avait ramassé
l’enfant. Il eût craint de rencontrer cette mère et d’être forcé de lui
rendre la petite fille qu’il adorait déjà. Il la mit en garde chez des
amis, des blanchisseurs qui habitaient Vaugirard. Il allait la voir
grandir, il lui apportait des bonbons, des bonnets, des jouets. Il avait
acheté une tirelire, et il y glissait, de temps à autre, quelque pièce
blanche. Ce serait, plus tard, pour Marguerite. Bref, le petit vieillard
avait une famille maintenant, une enfant, et il lui restait, comme il
disait, _un prétexte pour vivre_.
Il ne semblait d’ailleurs aucunement près de mourir. Le _père
Cœurdeloy_, ainsi qu’on l’appelait (et il disait gaiement: «Mais oui,
mais oui, je suis père, vous ne croyez pas si bien parler»), le père
Cœurdeloy avait bien près de soixante-quinze ans, mais, à coup sûr,
personne ne lui en eût donné plus de cinquante. Il était, non pas
momifié, comme certains vieux, mais conservé dans une sorte d’ardeur et
de jeunesse comparative. «Je suis leste, disait-il, comme un homme de
soixante ans.» Il lui restait toutes ses dents, de jolies dents blanches
qui éclataient dans son visage un peu rouge et toujours rasé de frais,
propre et sentant bon. Il lui restait aussi tous ses cheveux, blancs,
d’un blanc soyeux et fin, et frisant légèrement au-dessus des tempes.
Ses yeux, d’un bleu déjà déteint et comme passé, gardaient pourtant
encore une vivacité singulière, et, derrière ses lunettes d’or, ils
avaient parfois des éclairs. Éclairs fugitifs, car tout dans cette
physionomie saine et fixe de petit vieux tel qu’en peignit Holbein,
respirait le calme, une bonté à la fois souriante et narquoise.
L’ancien soldat, l’invalide ridé, mais pimpant, n’avait rien, en effet,
du sabreur et du traîneur de guêtres. On eût dit un vieux maître à
danser ou un professeur d’écriture. Il était coquet, propret, tiré à
quatre épingles, et, très souvent, sous sa capote, cravaté de blanc ou
encore de petites cravates bleu de ciel à pois; c’était quand il
s’habillait pour aller voir Marguerite. On disait alors en souriant aux
Invalides: Cœurdeloy fait le joli cœur!
Et lui, sautillant, souriait en montrant ses dents blanches.
Ses visites à Vaugirard étaient, en effet, ses grandes joies.
Le reste du temps, il demeurait des heures entières assis sur un banc,
devant les tonnelles de l’Hôtel, regardant devant lui l’esplanade où de
jeunes soldats en pantalons rouges faisaient l’exercice, les arbres des
avenues qui frissonnaient de sève au printemps et dont le premier vent
d’automne emportait, en les faisant tournoyer, les feuilles jaunies. Il
regardait au loin, là-bas, la profondeur, les quais à la couleur blanche
et le palais de l’Industrie dont les vitraux, criblés de soleil,
renvoyaient en l’air par une projection brusque, les rayons vigoureux
comme ceux d’un foyer incandescent.
Jadis ces contemplations et ces calmes bains d’air lui eussent suffi,
mais peu à peu des démangeaisons de sortir, des velléités d’escapades le
prenaient; il s’acheminait vers Vaugirard, il montait voir la petite, il
la descendait et la faisait marcher dans la rue. On disait, dans le
quartier, que c’était un vieux brave qui élevait à ses frais l’enfant
que sa fille avait eu d’un séducteur. Délaissée par le séducteur, elle
s’était tuée, et le grand-père avait gardé la petite. Le peuple est le
plus rapide des romanciers; il bâtit des scénarios compliqués autour des
choses les plus simples. Lorsqu’on faisait allusion à cela, Cœurdeloy se
mettait à rire, puis il ajoutait:
«Après ça, un mirliflor, une pauvre fille, un enfant qui naît et un papa
gâteau qui se trouve là, la vérité n’est pas si loin des cancans. C’est
peut-être vrai, ce que les voisins disent.»
Cependant les années passaient, s’abattant comme un poids accablant sur
le front du vieillard et faisant au contraire, de l’enfant, une femme.
Cœurdeloy disait, en la voyant grandir: «Ça nous repousse!» Mais il
semblait qu’il ne se sentît point vieillir. Le bonheur est encore pour
l’homme la meilleure eau de Jouvence. Le sourire va bien à toutes les
lèvres et rajeunit les plus âgés. C’est pourquoi le destin, qui semble
haïr ce qui est jeune comme il déteste ce qui est heureux, ne permet pas
longtemps le sourire à deux humains et leur demande bientôt des larmes.
Un être heureux serait éternel et l’universelle vie ne se nourrit que de
la mort individuelle.
* * * * *
Marguerite allait avoir dix-sept ans bientôt. C’était une femme déjà et,
comme on dit, bonne à marier. Le père Cœurdeloy, qui n’était pas riche,
avait voulu lui faire apprendre un état. Il l’avait placée chez une
modiste, payant d’avance une petite somme pour qu’on lui fît faire son
apprentissage en l’exemptant des courses imposées d’ordinaire aux
apprenties qui, leur carton sous le bras, sont exposées aux mauvaises
rencontres. Cœurdeloy n’étant pas satisfait de la maison en retira
bientôt Marguerite, se demandant ce qu’il en ferait.
«Bah! ajoutait-il alors, elle grandit et s’épanouit comme une rose, je
n’aurai pas longtemps à attendre pour la caser!»
Et dans ses projets de mariage, il faisait des rêves pour elle.
Elle pouvait prétendre, jolie fille comme elle l’était, à épouser un bon
parti!
Elle était grande, le teint pâle, légèrement ambré, avec de grands yeux
bruns et bons, des cheveux partagés en bandeaux qu’elle enroulait
derrière sa tête, enfonçant le peigne dans ces nattes profondes. Toute
sa physionomie était faite de _douceur_ un peu triste et de bonté
souriante. Elle avait des regards d’une tendresse profonde, un peu
alanguis et charmants.
«Savez-vous, dit un jour à Cœurdeloy un invalide facétieux, savez-vous
que c’est un beau brin de fille, votre petite?
--Je le sais, fit Cœurdeloy en se rengorgeant.
--Un morceau de roi!
--Oui, mais heureusement qu’il n’y a plus de rois, dit Cœurdeloy qui se
mit à rire.
--On l’épouserait bien tout de même.
--On ne serait pas dégoûté!
--Est-ce que vous me donneriez sa main, Cœurdeloy?
--Sa main? à qui? à vous? mon vieux Ragache! Vous avez donc bu un coup
de trop pour me faire des questions pareilles?»
Et de bon cœur, il accentua son rire qui devint éclatant. L’autre ne
répondit pas, mordit ses lèvres et s’éloigna en sifflant. Cet incident
procura au père Cœurdeloy une journée de bonne humeur, et il s’en alla
raconter l’affaire à ses amis Jupille et Bimborel.
Ragache ne semblait pas fait, il eût dû le reconnaître, pour prétendre à
la main de la jolie fille. Mais il mesurait son but à ses prétentions.
Il avait bien près de soixante ans, mais sa vigueur, qui avait été jadis
prodigieuse, était grande encore, et il avait, comme il s’en vantait, le
poignet solide. Autrefois il cassait facilement entre ses doigts un écu,
absolument comme le maréchal de Saxe. Maintenant muscles et nerfs
s’étaient terriblement affaiblis chez lui, mais lorsqu’il entrait dans
ses colères et qu’il avait un verre de cognac de trop, Urbain Ragache
était encore redoutable. Il était redouté d’ailleurs, comme tous les
méchants. Les hommes n’aiment la bonté que d’une affection platonique;
ils gardent pour la force seule, et surtout pour la force mise au
service de la brutalité et de la violence, leur estime et leur respect.
On savait qu’avec Ragache il ne fallait pas badiner.
Grand, maigre, comme taillé à coups de serpe en plein tronc d’un de ces
bois qui semblent durcir en vieillissant, Ragache marchait toujours
droit, en se dandinant d’un air de conquérant. Il portait sa casquette
sur l’oreille, et ramenait en forme de volute au-dessus de ses oreilles
une mèche de cheveux d’un blanc sale. De gros sourcils épais et drus se
hérissaient au-dessus de ses paupières ridées. Des yeux gros, à la
conjonctive sanguinolente, roulaient leurs paupières grises dans des
orbites cerclées de brun. Un gros nez empourpré, strié de fibrilles
violettes, sortait de son visage maigre aux méplats durement sculptés,
et laissait échapper de ses narines largement ouvertes des bouquets de
poils qui rejoignaient une moustache blanche, rude comme une brosse de
chiendent et légèrement teintée de jaune par les abondantes prises de
tabac. Des lèvres minces et un menton carré, assez souvent rasé de
frais, complétaient cette physionomie rude, mâle et antipathique qu’un
clignement d’yeux, une affectation de galanterie, un sourire vainqueur
et l’habituelle démarche du personnage rendait encore plus repoussante.
Il y avait, dans ce sec et dur vieillard, du soudard encore vert et du
Don Juan sexagénaire, deux types distincts fondus en une personnalité
douteuse et déplaisante.
Ragache avait, en effet, deux coquetteries à la fois et deux vanités
colossales: sa force à toutes les armes, depuis l’épingle jusqu’au
canon, comme il disait en riant pour montrer ses dents dont l’émail
était pourtant usé, et ses succès auprès des femmes. Ce bretteur de
régiment avait été aussi, paraît-il, un séducteur. Il avait fait les
délices des Espagnoles, lors de l’expédition de 1823, et, après la prise
d’Alger, il se vantait d’avoir _apprivoisé_ les premières Algériennes.
Quant à ses duels, il ne les comptait plus. Le plus terrible était son
duel au sabre de cavalerie avec le canonnier qu’il avait presque fendu
en deux, près du monument de Desaix, dans l’île des Épis, devant
Strasbourg. Lorsque Ragache contait ce bel exploit, ses yeux gris
pétillaient d’une flamme méchante.
«Il fallait voir, disait-il, la tête du canonnier. Une pêche coupée en
deux.»
Comme après tout Ragache était brave, qu’il avait servi longtemps, qu’il
était couvert de blessures, il avait pu, malgré sa réputation de mauvais
coucheur, obtenir d’entrer aux Invalides. Dans les premiers temps, il
avait apporté à l’Hôtel ses allures cassantes et rageuses, et il parlait
à tout moment de _décrocher le bancal_. Le gouverneur songeait à le
congédier. On lui fit des observations assez vives, et comme il n’était
pas d’âge ni d’humeur à gagner sa vie facilement, et qu’il trouvait
bonne la soupe de l’Hôtel, il baissa le ton, et au lieu de mordre, le
dogue se contenta de grogner. Tous, sans en avoir peur, car le danger
est un vieil ami pour ces vieilles gens, tous les invalides eussent
préféré voir Ragache au diable, et subir le voisinage de cet homme était
dur; mais on se fait à tout, et c’est l’inconvénient, la quotidienne
douleur de cette vie en commun que des coudoiements pareils, des
rencontres inévitables.
On vit là comme à bord d’un navire sans pouvoir guère s’éviter, se
rencontrant sous les tilleuls des jardins, sur les bancs de l’esplanade,
près du poêle de faïence, ou autour de la table ronde du réfectoire. La
haine s’aigrit dans ces cœurs que la vie a desséchés peu à peu et que
l’âge a rendus presque tous secs comme des éponges poudreuses.
Cœurdeloy, depuis longtemps, ressentait contre Ragache une certaine
répulsion instinctive qui n’était point de la haine, mais qui pouvait y
conduire. Peu s’en était fallu aussi bien qu’au lieu de prendre en
manière de plaisanterie la demande du vieil Urbain, Cœurdeloy ne se
fâchât un peu: il n’entendait pas rire au sujet de Marguerite. L’espèce
de petite rivalité, de _pique_, comme on dit vulgairement, qui existait
entre les deux vieux, était née du hasard. C’est un jardin qui en fut
cause, un de ces jardins qu’on tire au sort entre les invalides
lorsqu’un des possesseurs viagers vient à mourir. Le sort avait favorisé
Cœurdeloy aux dépens de Ragache, et celui-ci lui en avait longtemps tenu
rancune. Ces jardinets, qui longent parallèlement les deux petites
avenues de tilleuls plantées devant l’aile droite et l’aile gauche du
palais, ces petits jardins séparés par des palissades peintes en vert,
par des treillages ou des grilles ont perdu de leur physionomie bizarre
d’autrefois. Ils ne sont plus fantaisistes ainsi que jadis, ils sont
devenus graves comme l’époque actuelle. On y voyait autrefois des
curiosités et des étrangetés, et les goûts de chaque propriétaire s’y
révélaient par l’arrangement plus ou moins original de ses deux mètres
carrés de jardin. Il y avait le jardinier napoléonien, dressant au fond
de quelque grotte tapissée de coquillages une sorte d’autel à Bonaparte.
Il y avait le céladon élevant sous une charmille un temple secret à
l’Amour et plus souvent encore à Bacchus. Un Cupidon en plâtre y
voltigeait bouffi, ou, ventripotent, s’y étalait quelque Silène aux
chairs plissées, au-dessus de quelques pieds de réséda ou de pensées.
Des devises de mirliton inscrites sur quelque guirlande de fer-blanc y
faisaient songer à Cythère transportée à Sainte-Périne. Et c’étaient des
jets d’eau, des petits moulins, des acrobates tournant avec le vent,
quelque chose comme ces jardins où les Hollandais, dans une sorte de
fantaisie asiatique évidemment rapportée du Japon, ou de Java,
multiplient les figurines, les animaux en faïence peinte ou en terre
cuite.
Aujourd’hui, les jardinets ne sont plus que des jardins et quelques-uns
même de fort jolis jardins minuscules, où les plantes grasses étiquetées
dans leurs pots, les fleurs aristocratiques fraternisent avec les
volubilis ou les capucines démocratiques. Jardins pleins d’ombre, de
paix, de fraîcheur; jardins qui font déjà songer à ceux qui ombragent
les tombes, et où les pauvres vieux viennent se reposer ou lire,
reçoivent leurs visites, causent et font sauter sur leurs genoux les
enfants de leurs petits-enfants.
Les fleurs y grimpent le long des charmilles; les rhododendrons, les
dahlias éclatent dans les petits parterres. Il y a, çà et là, des
fruits, des abricots, du raisin, des prunes.
Mais le père Cœurdeloy, en fait de jardins, tenait pour le vieux
système. Il aimait les bassins où rit le jet d’eau, la girouette qui
tourne au bout de sa tringle, les statuettes et les poissons. Il était
classique sur le chapitre jardinet. Que de fois Ragache, en passant
devant les treillages verts, regardant Cœurdeloy en manches de chemise
et arrosant ses fleurs, avait-il laissé échapper un grognement ou un
quolibet!
«Un propre jardin! disait-il. J’en aurais fait autre chose si le sort
m’avait favorisé.
--Oui, mais voilà, répondait Cœurdeloy, le jardin m’est échu et je le
garde!»
A côté du jardin de Cœurdeloy, l’ami Jupille, possesseur d’un carré de
fleurs, avait élevé un autel au dieu du vin. Jupille qui, avec Bimborel,
était l’_intime_ de Cœurdeloy, professait, dans son jardinet, ses
sentiments bachiques. Au-dessus de la statue de Bacchus, il avait
appendu une pancarte écrite et enluminée de sa main, contenant les
principaux articles du _Code pénal des buveurs_. C’était une de ces
plaisanteries comme en font les habitués de cafés de province. Mais
telle qu’elle était, elle avait fait rire, et Jupille en était content.
La pancarte, collée sur un morceau de carton soutenu par deux bouts de
bois, autour desquels s’enroulaient des pois de senteur, s’étalait,
peinte aux couleurs françaises, et attirait le regard des passants:
CODE PÉNAL DES BUVEURS
Manquer à la réunion, quand on boit, _prison, 1 an_.
Abandonner son poste au cabaret, _boulet, 6 ans_.
Achat de vinaigre pour mettre dans l’eau, _détention_.
Boire son verre en deux fois, _prison, 6 mois_.
Changer de vin s’il n’est meilleur, _prison, 2 ans_.
Avoir voulu détruire un ivrogne, _mort_.
Dormir à table ayant du vin, _boulet, 2 ans_.
Endurer la soif ayant de l’argent, _perpétuité_.
Etre invité à boire et refuser, _travaux forcés, 10 ans_.
Vider son verre sous la table, _prison, de 2 à 5 ans_.
Boire sans rendre hommage à Bacchus, _prison, 13 mois_.
Ne pas sourire à l’approche d’une bouteille, _exposition_.
Réception d’une bouteille d’eau à table, _boulet, 6 ans_.
Rougir au nom d’ivrogne, _fers, 20 ans_.
Tambour qui quitte cantine pour battre aux consignés, _mort_.
Vider le verre de son camarade sous la table, _dégradation_.
Rendre le vin bu, _guillotiné_.
Fait en notre Palais des Plaisirs, l’an 8.000 de notre bien-aimé
règne.
Le roi: BACCHUS.
_Ses ministres_,
CHASSELAS, BOIT-SEC, et RUBIS-SUR-L’ONGLE.
Pour copie conforme, R...
En sa qualité d’ivrogne de méchante humeur, Ragache avait trouvé la
plaisanterie stupide.
«C’est qu’il n’aime pas le vin, mais l’absinthe, et voilà tout,» avait
fait Jupille.
Et on n’en avait plus parlé.
Jupille, Bimborel et Cœurdeloy formaient un trio qui n’aimait pas
précisément Urbain Ragache. Ils le rencontraient cependant assez souvent
au cabaret de la mère Madras, où les invalides se réunissaient
d’habitude. Parfois, Cœurdeloy amenait avec lui Marguerite, que les
vieux fêtaient en redoublant de rasades et de _santés_.
Le cabaret de la mère Madras, que quelques-uns appelaient aussi _la mère
Major_, était d’ailleurs un des plus fréquentés et des plus bruyants de
la rue Croix-Nivert. L’enseigne, peinte en vert sur fond rouge, était
celle-ci: _A la Belle Obus_. Le peuple dit _une_ obus (en sous-entendant
le mot _bombe_) comme il dit _une_ omnibus (en sous-entendant le mot
_voiture_). Un peintre avait représenté sur un panneau assez grand et
qui se dressait, tenu par deux crampons de fer au-dessus de la boutique,
un obus colossal qui, en éclatant, laissait apercevoir un grenadier de
la vieille garde donnant la main gauche à un zouave et la main droite à
un chasseur à pied. Des flammes et des roses entremêlées formaient une
agréable guirlande autour des trois guerriers. Dans un horizon couleur
de soupe au potiron, on apercevait le légendaire _petit chapeau_
surmonté d’une rayonnante étoile. Ce rébus attendrissant amenait des
larmes aux yeux des grognards qui fréquentaient assidûment le cabaret de
_la Belle Obus_.
La patronne de l’établissement, la mère Madras, comme on disait, la
veuve Madras, comme elle tenait à être nommée, était une grosse, rude et
forte femme, le ventre en avant, les poings sur la hanche, la tête
haute, le regard droit et la voix arrosée de rhum. Elle avait été
cantinière. Elle avait, comme la vivandière de Béranger, versé le
rogomme en riant. Elle passait alors pour porter, comme on dit, les
culottes dans le ménage. Madras, son mari, espèce de personnage
silencieux et timide, rinçait les verres et servait la pratique, tandis
que sa femme trônait au comptoir et regardait les beaux fils de la
caserne avec des yeux doux. Devenue veuve, elle avait quitté le régiment
et s’était établie rue Croix-Nivert, où d’anciens amis lui conservaient
leur pratique. Elle trônait là, à son comptoir, entourée de bouteilles
de kirsch, de cognac, d’anisette ou de raspail qui, par leurs couleurs,
faisaient comme un nimbe autour du front de Mme Madras. Elle passait
pour témoigner quelques bontés à ce grand diable de Ragache, qui avait
chez elle sa pipe accrochée à un râtelier spécial et ne réglait sa note
tracée sur une ardoise que de temps à autre. Mais nous devons peut-être
négliger ces méchants propos.
Toujours est-il que, dans le cabinet du fond, cabinet tendu de papier
peint représentant, deux cents fois répété, le groupe des deux
grenadiers de Waterloo répondant à un major anglais par le mot de
Cambronne, dans ce cabinet discret, Cœurdeloy, Poujade et Bimborel
venaient souvent et, attablés en face d’une bouteille, buvaient,
prisaient, toussaient et causaient d’autrefois.
Le plus vieux des trois était Poujade. C’était un vieux sceptique,
gouailleur, farceur, se _faisant des journées_ à promener les étrangers
dans l’Hôtel, leur expliquant tous les détails avec une émotion qu’il
n’avait pas, leur racontant des batailles auxquelles il n’avait pas
toujours assisté, et s’attendrissant devant le tombeau de l’Empereur
dont il disait, dans l’intimité: «S’il me reste encore la peau et des
os, et encore une jambe, par hasard, ce n’est pas la faute de ce
parisien-là!» Bavard, amusant, tapageur, tel était ce petit vieux qui
s’amusait, lui aussi, à faire poser le bourgeois et à blaguer le pékin
visitant l’Hôtel.
D’ailleurs, probe et bon, sans méchanceté, sinon sans malice. Un rapin
dans la capote d’un invalide.
C’est lui qu’on entendit longtemps montrer ainsi le tombeau de Napoléon:
«Espacez-vous. Très bien! Vous voyez à droite, le _dogme de la force_, à
gauche, le _dogme de la force_. Otez votre chapeau. Vous voyez Bertrand,
premier grand maréchal du palais; Duroc, second grand maréchal du
palais... Remettez votre chapeau!»
Poujade, dans l’intimité, chantait le couplet comme un vrai goguettier,
mais il le chantait en faisant la charge du refrain, et il était revenu
de son amour pour la gloire: «On sait ce que c’est, la gloire!
disait-il. Une femelle qui vous fait des signes et qui vous renvoie avec
une patte de moins ou une estafilade de plus, quand on a la bêtise de
l’écouter.» Et il montrait sa jambe de bois dont il se servait depuis
Montmirail. Aussi, rien n’était comique comme Poujade lançant au dessert
les chansons que d’autres entonnaient de bonne foi et dont il faisait,
lui, des bouffonneries amusantes. Tantôt c’était sur l’air: _C’est un
luron_, le discours du maréchal Gérard au général Chassé, ou la prise de
la citadelle d’Anvers:
Ces Hollandais croyaient sans doute
Par leurs obus nous repousser;
Malgré forteresse et redoute
Nous avons su les renverser.
Qu’espérait-il, ce fort immense,
Contre nous vouloir _se lutter_?
Malgré les efforts de Chassé
Fallut qu’il succombe à la France.
Et le refrain:
Il faut
Belge et Français
Vaincre le Hollandais!
Tantôt remontant plus haut, c’était le couplet sentimental sur la perte
du grand Napoléon par la France.
A Waterloo, quand fut sa déchéance,
C’était à nous de jouer le grand coup;
Vaincre ou mourir c’était le cri de France,
Il serait plus honorable pour nous;
Quand il fit ses adieux à sa noblesse,
De le sauver encore on le pouvait.
De le revoir on désire, on s’empresse,
Fallait donc le conserver quand on l’avait[1].
[1] _Chansonnier nouveau_, dont le dépôt est chez le sieur Aubert, rue
du Plâtre-Saint-Jacques, 16, à Paris.
Poujade, au refrain, feignait de pleurer largement et sa grimace était à
mourir de rire. Et voilà ce que l’âge et la vie avaient fait de cet
homme, intrépide jadis, allant gaîment au danger, blessé dix fois, et
qui maintenant raillait ses vieilles amours et ses vieilles chimères,
comme tous ceux qu’a détrompés l’avenir raillent leurs illusions
perdues.
Bimborel, l’autre ami de Cœurdeloy, moins âgé que Poujade, était aussi
moins sceptique. C’était dans toute la force du terme le soldat, humble,
timide, résolu, attristé, le soldat esclave de la consigne et du devoir.
Il avait fait, depuis l’Afrique, jusqu’à la Crimée, toutes les
campagnes. Au retour de Sébastopol, en débarquant, il s’était cassé le
bras. Il était déjà vieux, ayant plus d’années de service qu’il n’en
fallait et il entra aux Invalides. Il y avait, en 1869, treize ans déjà
que Poujade et Cœurdeloy le connaissaient.
Bimborel mettait tous ses souvenirs dans ce terrible combat de la Macta,
en Afrique, où il avait, avec ses compagnons du 66e, vu de si près la
mort, une mort affreuse, la mort par la décapitation et le massacre. Il
se plaisait à raconter, en hochant la tête, ces journées d’Afrique:
«Lorsqu’on quitta le champ du Sig, le 28 juin, sur trois files, avec le
bataillon d’Afrique en tête et nous à l’arrière-garde, on ne se doutait
pas de ce qu’on allait voir. L’émir Abd-el-Kader nous attendait
(Bimborel l’appelait plus souvent _Abel-Kader_) et, ses fantassins
allant en croupe avec ses cavaliers, il nous attendait au passage sur
des montagnes et caché dans les bois. Ses _réguliers_ (vous ne savez pas
ce que c’est que les réguliers d’Abd-el-Kader? des mauricauds jambes
nues, tête rasée, avec de petits burnous bruns en poil de chèvre), ses
_réguliers_ nous guettaient, et quand nous arrivons, feu partout. Avec
cela, des feux d’herbe sèche qu’ils allument et la fumée qu’ils nous
envoient avec des balles. On était aveuglé, criblé, canardé, assassiné.
Les conducteurs des trains de blessés coupaient les traits des voitures
et les Arabes égorgeaient les malheureux. On se défendait comme on
pouvait, mais la chaleur était celle d’un four chauffé. On devenait fou.
J’ai vu des camarades se déshabiller et se mettre à danser, tout nus,
devant les Arabes, qui les _descendaient_. Je vous dis, on était fou, la
tête perdue. Le soleil était écrasant. Sans nous et sans une poignée
d’artilleurs, tout était fini. Mais on chanta la _Marseillaise_, on
chanta, et en se dévouant et en se faisant tuer, on sauva les débris de
la colonne; mais il y avait des vides dans les rangs, et le général
Trézel ne riait pas.»
Ainsi Bimborel avait laissé toute sa jeunesse et sa vigueur dans cette
terre africaine, et il aimait à y retourner en pensée. Sans être un
rêveur, et préférant, sans contredit, un verre de vin blanc à un sonnet,
il avait aussi ses heures de mélancolie, quand il songeait à ces soirs
de Constantine, aux rues d’Oran, aux petites juives avec leurs grands
yeux veloutés, aux orangers qui sentaient bon. Il était fier aussi de se
rappeler ses campagnes, les rudes assauts de Constantine, la retraite
avec Changarnier, l’assaut avec Lamoricière, Orléans et Nemours, Tlemcen
avec Cavaignac, et toutes ces courageuses campagnes qui devaient faire
de la première armée d’Afrique (l’armée d’Afrique avant les bureaux
arabes) une légendaire et intrépide armée.
«Il ne faut pas croire, disait-il encore, que nous nous soyons amusés
non plus en Crimée. En faction, la nuit, à dix mètres des Russes, on
gelait. Il fallait, le lendemain matin, casser la glace autour des
sentinelles qu’on venait relever. Les pieds étaient pris. Rude armée, je
vous le promets. On parle des Prussiens. Ils ne gagneraient pas la
bataille de Traktir et _renâcleraient_ devant ce siège où l’on mourait
dans la nuit.
«Quand nous sommes entrés à Malakoff, ajoutait Bimborel, les jours où il
était causeur, j’étais crevé de fatigue. Il faisait nuit. Je vois des
sacs, des sacs gris. Je me dis: Voilà mon traversin trouvé! Je me couche
dessus et, pas plus tôt couché, je m’endors. Ah! quel sommeil! A poings
fermés. Au petit jour, je m’éveille. Ça sentait une odeur fade, j’avais
mal au cœur; je me dis: Mais ce sont ces sacs, ils puent, ces sacs! Je
regarde, je crois bien qu’ils pouvaient puer! C’étaient des Russes, des
cadavres de Russes tués la veille, et j’avais couché et dormi là-dessus,
moi, sans savoir. Ce qui prouve que tous les lits sont bons quand on est
fatigué!»
Tel était ce trio de braves gens parmi lesquels Marguerite grandissait
et qui l’aimaient, tous les trois, d’une affection vraie et quasi
paternelle. Cœurdeloy n’en était pas jaloux. Tous ceux qui aimaient
Marguerite, au contraire, il les aimait. La petite maintenant était
demoiselle de magasin, rue du Faubourg-Saint-Denis, chez une mercière,
une _payse_ de Cœurdeloy, Mme Sauviat, de la rue Manille. Cœurdeloy
était assuré du moins que Marguerite, surveillée et choyée à la fois,
n’avait rien à craindre. Aussi disait-il parfois, se frottant les mains:
«Allons, il ne s’agit plus que de trouver un parti à l’enfant, et je ne
plains pas, je le dis d’avance, celui que je trouverai!»
* * * * *
«Cœurdeloy, dit un matin Poujade en se promenant sur l’esplanade, tu
parles souvent de marier la petite. C’est très bien. Mais es-tu
parfaitement sûr qu’elle n’aime personne?
--Qui? Marguerite? Aimer quelqu’un?
--Ce serait donc bien étonnant? Crois-tu que tout le monde a des
_frimousses_ comme Bimborel, toi ou moi? Avant de chercher, consulte
Marguerite. Je parierais qu’elle a un nom sur les lèvres et qu’elle rêve
à une moustache plus ou moins frisée.
--Tu sais donc?...
--Je ne sais rien du tout. Je présume. A dix-sept ans, ce n’est pas à
Ragache qu’on pense, m’est avis. Interroge, tu sauras.
--Je suis bête, se dit Cœurdeloy, le fait est que Poujade a bien raison.
Les fillettes savent quelquefois autrement mieux choisir que leurs
parents le parti qui leur convient.»
Il s’habilla, alla au faubourg Saint-Denis et demanda Mme Sauviat. La
mercière était enchantée de Marguerite. Intelligente, douce, dévouée, la
jeune fille ne recevait que des éloges. On lui avait donné pour chambre
la chambre de Mlle Sauviat, mariée récemment. Elle était là comme chez
des parents. Cœurdeloy lui demanda si elle était heureuse, si elle
souhaitait quelque chose. Elle ne souhaitait rien, elle se trouvait
absolument heureuse. Pourtant, lorsque Cœurdeloy aborda de front, comme
une redoute, la question du mariage, Marguerite rougit un peu, et
lorsqu’il lui demanda si elle n’aimait pas déjà quelqu’un, elle se
troubla visiblement. «Ce diable de Poujade, pensait Cœurdeloy, il avait
deviné tout de même!»
Marguerite avait, en effet, un secret qu’elle avait caché jusqu’ici au
père Cœurdeloy, quoique ce mystère ne fût pas bien coupable. Elle
passait, un jour, rue du Faubourg-Saint-Denis, au moment où un cheval
emporté, traînant après lui un fiacre, se précipitait descendant la
pente assez rapide qui va de la prison Saint-Lazare à la rue de
Paradis-Poissonnière, et que les omnibus gravissent avec un cheval de
renfort. En voyant cette voiture, ce cheval lancé au galop, on criait,
on fuyait. Une _bonne_ du quartier, portant un enfant, une Alsacienne,
traversait en ce moment la chaussée, et ne paraissait ni voir le cheval
ni entendre les cris. «Mais elle va se faire écraser,» dit Marguerite
qui, avec Mme Sauviat, étaient accourues à tout ce bruit sur le pas de
la porte. La pauvre fille et l’enfant eussent, en effet, été renversés
et écrasés sans un jeune homme qui se jeta brusquement, intrépidement
aux naseaux du cheval, et l’arrêta net d’un effort puissant. La foule
applaudit, entoura le brave garçon. Lui, souriait.
«Vous avez le poignet solide, lui dit quelqu’un.
--Il le faut bien, répondit-il, quand on n’en a plus qu’un!»
Marguerite le regarda. Le jeune homme était manchot. Il lui manquait le
bras droit. Elle vit en même temps qu’il portait à sa boutonnière un
ruban double, le ruban de la médaille militaire et celui de la Légion
d’honneur. C’était dommage. Le jeune homme était réellement charmant,
beau d’une beauté mâle, brun, solide, les yeux francs et le regard
profond.
Comme il allait s’éloigner, Marguerite remarqua qu’il était légèrement
blessé au front, le timon de la voiture l’ayant peut-être un peu frôlé.
Mme Sauviat le vit aussi. Elle fit entrer le jeune homme à son magasin,
et Marguerite étendit un peu d’arnica sur un mouchoir de batiste.
«Allons donc, mademoiselle, disait-il, j’en ai bien vu d’autres.
Qu’est-ce que cette égratignure pour un Mexicain comme moi!
--Vous avez été au Mexique?
--Et je n’en suis pas revenu tout entier,» fit-il en montrant d’un signe
de tête sa manche droite repliée, cousue à son paletot.
Marguerite le regardait et se sentait prise de pitié pour ce jeune
homme, brave, charmant et ainsi mutilé. Elle pensait que le père
Cœurdeloy serait content de pouvoir le féliciter et lui dire qu’il avait
bien agi.
Élevée dans ce milieu de vieux soldats et d’invalides, elle s’était
accoutumée peu à peu à admirer par-dessus tout le courage militaire et à
honorer les blessés des batailles. Le _pilon_ qui servait de jambe à
Poujade, les rhumatismes de Bimborel, la toux qu’avait parfois le père
Cœurdeloy l’avaient depuis longtemps habituée aux infirmités humaines.
Il y avait un peu en elle de la sœur de charité, qui ne s’effraye point
devant un malade ou un amputé. C’est pourquoi Marguerite ne trouvait pas
déplaisant, malgré le bras qui lui manquait, ce jeune homme dont la main
virile venait de sauver la vie à deux êtres à la fois. Lorsqu’il prit
congé de Mme Sauviat, Marguerite le vit s’éloigner à regret. Il avait
laissé son nom, André Fabreveyre; il avait même laissé échapper qu’il
était Limousin, né à Saint-Yrieix, comme Dupuytren, et Marguerite était
devenue toute rouge en disant: «Tiens, mon père Cœurdeloy aussi est
Limousin!» mais c’était tout. Elle eût voulu connaître l’histoire de ce
passant, dont elle ignorait même l’existence une heure auparavant. Il
est de ces sympathies invincibles qui feraient croire entre les êtres à
une électricité latente.
Cette histoire d’André n’était pas bien romanesque; la vie de ce jeune
homme de trente ans était faite de devoir. Fils d’un petit épicier de
Saint-Yrieix, il était tombé au sort et n’avait pu être racheté, quoique
le père, _le vieux_, comme il disait, eût voulu vendre son fonds pour
«acheter un homme.» Il était parti et, après un ou deux ans de vie de
garnison, où il avait, en lisant, achevé l’éducation reçue jadis au
lycée de Limoges, on l’avait envoyé au Mexique où, pendant plusieurs
années, il s’était battu. Dans une des dernières rencontres avec les
soldats de Juarès, il avait reçu une balle dans le bras et l’amputation
avait été déclarée nécessaire. Elle avait réussi. Il était revenu en
France et, après avoir obtenu une place de contrôleur au chemin de fer
de l’Est, il espérait entrer dans les bureaux et il vivait dans cette
espérance, apprenant le soir, tout seul, l’allemand et l’anglais. Le
père Fabreveyre était mort, la mère aussi. André se trouvait donc seul
au monde, seul avec ces espoirs qui, à trente ans, sont encore fleuris
et comme parfumés, seul avec ses souvenirs, qu’il se plaisait à évoquer,
quand il était seul et rêvait.
Un des plus terribles souvenirs d’André était celui-ci. Une nuit, sa
compagnie, étant détachée pour donner la chasse à une bande mexicaine,
s’était établie dans une _hacienda_ abandonnée, pour y passer la nuit.
On s’était logé et couché tant bien que mal dans l’auberge, et on
commençait à dormir, lorsqu’un coup de feu traversa l’air, claquant avec
un bruit sec, comme un coup de fouet. C’était une alerte. Les Mexicains
entouraient la maison et comptaient surprendre le poste. Les sentinelles
se replièrent sur la _hacienda_ et chacun sauta sur son fusil. Le
capitaine disposa en hâte ses hommes autour de la maison, en
tirailleurs. La nuit était profonde, noire comme un ciel d’orage, et, la
fusillade éclatant de tous côtés à la fois, l’obscurité semblait
littéralement rayée de flammes. Un cercle de feu entourait le poste
français, et si la compagnie n’avait pas eu le temps de se déployer
autour de la ferme, elle était prise dedans et égorgée comme dans une
ratière. Ordre avait été donné de riposter, sans s’avancer trop sur
l’ennemi.
«Laissez venir,» avait dit le capitaine.
Les _chinacos_ devaient être nombreux, car leur feu était vif. André,
tapi derrière un mamelon de terre, entendait les balles bourdonner
autour de son képi comme des essaims d’abeilles: «Ça serait bête tout de
même, pensait-il, de mourir comme ça en pleine nuit.» Il guettait les
coups de feu et brusquement tirait aussitôt sur la lumière, au juger,
avec la froideur et le sang-froid d’un chasseur qui vise un perdreau. De
tous côtés on ripostait. On se battit ainsi pendant toute la nuit. A la
fin André, étouffant sous une chaleur torride, se mit en manches de
chemise.
«Comment! fit un soldat qui tiraillait à côté de lui, vous n’avez pas
peur, mon fourrier, que ce blanc devienne un point de mire?
--Que voulez-vous qu’on y voie quelque chose? Il fait noir comme chez le
loup.
--Et chaud comme chez le diable!»
Cependant il fallait se battre; André avait le gosier sec et faisait
claquer sa langue contre son palais. La gorge serrée, il s’efforçait
d’aspirer, dans cette nuit torride, un peu d’air frais.
«Vous n’avez pas votre gourde, vous? disait-il à son voisin qui
rechargeait son fusil.
--Non, fourrier. Mais si vous voulez, à dix pas d’ici, en vous glissant
derrière les arbustes, il y a une flaque d’eau, et j’y ai bu.
--Y venez-vous avec moi?»
André se glissa, s’abritant derrière des herbes hautes, jusqu’à
l’endroit indiqué; son soldat le suivait.
Dans la nuit, au clapotement de l’eau sous leurs pas, ils reconnurent la
flaque, et, se penchant, André ramassa un peu d’eau dans ses mains
réunies en forme d’écuelle et but. Il trouvait à cette eau un goût
saumâtre, étrange, un goût de fer, mais il buvait. Un je ne sais quoi de
solide et de semblable aux grumeaux de la colle lui passait parfois par
la gorge, et cette eau devait être pleine de détritus d’herbes,
peut-être de mousse verdâtre nageant dans la mare croupie; mais sa soif
était si intense, si affreuse, qu’il buvait encore. Son compagnon,
buvant aussi, disait:
«C’est bon tout de même!»
Puis il retourna à la petite ferme et passa la nuit à faire le coup de
feu.
Le matin, les Mexicains étaient repoussés, et quand le soleil se leva
sur ce champ resserré de combat, André, en allant vers la flaque d’eau,
recula terrifié et ses cheveux se dressèrent avec horreur sur son crâne
tandis qu’un haut-le-cœur atroce le secouait et le soulevait
brusquement. O dégoût! Il y avait dans la mare un cadavre étendu, un
cadavre de Mexicain au front ouvert par une balle et dont la cervelle
nageait, hideuse, dans l’eau rouge comme du sang. Cette cervelle et
cette eau, c’était ce qu’André avait bu, et quand il y songeait un
frisson d’horreur lui revenait encore.
«Et voilà, disait-il, ce que c’est que la guerre!»
Les sympathies, dans ce monde, sont le plus souvent réciproques, et si
André avait fait quelque impression sur Marguerite, la jeune fille avait
absolument séduit André. Il y songea longtemps, et plus d’une fois il
passa devant le magasin de Mme Sauviat pour la revoir. Du fond du logis
de la mercière, Marguerite apercevait André et devenait rouge. Elle
avait envie d’aller lui parler. Elle trouvait ridicule qu’il n’entrât
pas saluer Mme Sauviat. Un jour qu’en prenant son courage à deux mains
il se risqua dans la boutique, Marguerite fut heureuse et tentée de lui
dire: Merci.
Peu à peu, il s’était établi entre les jeunes gens un courant magnétique
et ils ne se dissimulaient pas l’un à l’autre, par l’éloquence du
regard, qu’ils se plaisaient et s’aimaient sincèrement. Maintenant
Marguerite savait le nom du jeune homme et André connaissait la parenté
de Marguerite. Lorsque le père Cœurdeloy eut flairé le secret, il
l’obtint bien vite et Marguerite avoua tout. Elle tremblait que le petit
vieux ne se fâchât. Point du tout. Au contraire.
«Eh! bien, mais, s’il est charmant, ce M. André, qu’il vienne me
trouver, et si c’est un honnête garçon on lui donnera tes deux mains,
quoiqu’il n’en ait qu’une!»
Le lendemain, André se présentait à Cœurdeloy. Marguerite avait tout
dit. Il venait faire officiellement la demande. Il séduisit le vieillard
comme il avait séduit la jeune fille; mais Cœurdeloy, qui, pour lui, eût
été le plus insouciant des hommes, devenait pour Marguerite un
calculateur effréné! Il trouvait que la _position_ d’André n’était pas,
disait-il, _suffisante_.
«Vous concevez, mon garçon, en élevant la petite, j’ai contracté
vis-à-vis de moi-même l’obligation de la faire heureuse. La richesse, je
m’en moque. On aurait beau être Rothschild, on ne mange pas deux fois,
et quand on a de quoi vivre, cela suffit. Mais je veux au moins que
Marguerite soit assurée de ne manquer de rien. Supposez que la maman,
celle que j’ai vu filer le long des murs en 1853, revienne me réclamer
sa fille un beau matin, je veux qu’elle puisse dire: «Eh! bien, père
Cœurdeloy, vous avez joliment pris soin de son avenir tout de même.»
Elle ne viendra pas, mais c’est tout comme. Mon garçon, le jour où vous
pourrez me dire: J’ai trois cents francs par mois d’assurés, je vous
donnerai Marguerite. Ainsi, piochez, travaillez.
--Ne craignez rien, monsieur Cœurdeloy, on travaillera.»
Et André se mit à piocher, comme il disait, davantage. On lui avait
promis, au chemin de fer, une place dans les bureaux. Avec sa double
pension, il aurait bientôt atteint les 3.600 francs par an qu’exigeait
Cœurdeloy pour lui donner Marguerite.
André, de sa main gauche, s’exerçait à écrire et faisait, grâce à des
efforts de volonté, des progrès étonnants. Son écriture, superbe au
temps où il était fourrier et où il écrivait de la main droite, prenait,
tracée de la main gauche, une tournure, une inclinaison de ronde et,
s’il mettait plus de temps à tracer ainsi une ligne, les caractères y
gagnaient singulièrement en netteté. Il ne désespérait point d’acquérir
une adresse,--je ne puis pas dire une _dextérité_, faisait-il en
souriant--qui lui permît d’être employé avec profit.
Il avait, il est vrai, parfois bien des mélancolies et des
découragements.
Du haut de sa mansarde du faubourg Saint-Denis, André, fumant sa pipe,
songeait à Marguerite, tout en regardant vaguement devant lui. Des toits
recouverts d’ardoises et de zinc se détachaient, couronnés de petites
cheminées de briques jaunes, sur le fond bleu d’un ciel d’été.
Au-dessous de la fenêtre, sur le pavé bruyant du faubourg, des fiacres
passaient lentement, des haquets, des camions chargés, et un roulement
sourd montait jusqu’à la fenêtre où s’appuyait André. Il laissait
machinalement ses regards aller sur les choses. En face de lui un petit
tuyau de machine à vapeur lançait par jets rapides des bouffées de fumée
blanche, tandis que d’une haute cheminée carrée sortait une fumée noire
rabattue et dispersée par le vent. Au loin, dans un horizon noyé de
brume apparaissaient des maisons, des toits, des cimes d’arbres, des
lambeaux de mamelons de terre, couverts d’herbe pelée, et deux clochers
parallèles, blancs et élancés, se dressant sur les nuages. C’était
Belleville, son église, ses buttes. André regardait cela, puis ramenait
son regard sur les mansardes qui faisaient face à la sienne. Presque
toutes les fenêtres étaient closes, à cause de la chaleur; une seule,
ouverte, laissait apercevoir, entre deux rideaux blancs, une petite
chambre tendue de papier à fleurs jetées, et devant la fenêtre, deux
hommes en manches de chemise qui achevaient de déjeuner. L’un avait les
cheveux blancs, l’autre était jeune. Des ouvriers l’un et l’autre. Une
femme mince, pâle, frêle et charmante leur versait en souriant du café
dans des tasses à filets d’or. Elle souriait à l’un et à l’autre, au
vieux qui était sans doute son père et au jeune homme qui était son
époux. Puis, quand elle avait fini, elle prenait au fond de la chambre,
dans un berceau, un petit enfant qui criait, enveloppé de langes, et, le
faisant sauter dans ses bras, elle se mettait à baiser ses joues rouges
où le sang du nouveau-né courait à fleur de peau.--Dans une cage pendue
à la fenêtre des chardonnerets chantaient.
André, regardant cela, se sentait pris d’une mélancolie profonde. Ces
gens-là s’aimaient et ils étaient heureux! Ils étaient libres! Leur
existence toute de travail avait aussi sa part de bonheur. Il souhaitait
pour lui cette félicité tranquille, le coin de logis, ce nid sous les
toits, cette tranquillité savourée ainsi, entre le brave père Cœurdeloy
et Marguerite. Qui l’empêchait d’avoir cela bientôt?
Tout arrive, a dit un philosophe pratique. Le jour qu’espérait André
arriva. On le prenait décidément au chemin de fer de l’Est, on
l’employait. Il avait enfin des appointements suffisants, il pouvait
vivre convenablement, faire vivre Marguerite, élever ses enfants, s’il
en avait! Il courut aux Invalides. Le père Cœurdeloy l’écouta, sourit,
lui tendit la main et dit:
«Tope, vous serez mon gendre!»
Et Cœurdeloy hochait la tête à ce nom: mon gendre!
«Après tout, disait-il, elle est ma fille!»
Cœurdeloy revint avec André, bras dessus bras dessous, jusqu’au faubourg
Saint-Denis et on alla chercher Marguerite.
«Tiens, dit l’invalide, épouse-le ton André, puisque tu le veux!»
On alla dîner dans la mansarde d’André. Et on dîna bien. Au dessert,
Cœurdeloy chanta sa chanson limousine, puis il s’endormit sur un
fauteuil. Les deux jeunes gens étaient à la fenêtre et regardaient, sans
dire un mot, le crépuscule qui venait...
Un de ces crépuscules de la fin d’août où les soirs ont déjà la
mélancolie de l’automne. Le ciel prend des tons, non pas frileux encore,
mais apaisés et comme assoupis. Des rougeurs calmées courent au couchant
et s’unissent à des nuages d’un violet gris, d’un bleu sombre, étendus
dans l’immensité grise comme un lavis d’aquarelle. Le haut des maisons
s’incendie encore, les vitres ont des reflets roses, le crépuscule
couvre les toits, l’horizon, d’une teinte bleuâtre encore vigoureuse
mais attiédie et fraîchissante. L’air est plus frais, le soir plus
rapide, et la lampe commence à s’allumer plus tôt. C’est le prologue de
l’automne, c’est, dans un lointain pourtant rapide, la première vision
de l’hiver.
André, accoudé là, ne disait rien et savourait ce moment de volupté
sainte, lorsque doucement, tendrement, Marguerite lui dit tout bas:
«Nous nous aimerons toujours?
--Toujours! répondit André.
--Comme nous serons heureux!... Que vous êtes bon!
--Que vous êtes jolie!
--Mais toujours, n’est-ce pas?
--Toujours!
--Que c’est beau cet horizon!
--Parce que vous êtes là!
--Flatteur. Ah! si vous savez flatter, je croirai que vous pouvez
mentir.
--Je ne flatte ni ne mens, Marguerite.
--Alors vous m’aimez bien?
--Je vous adore.
--Je vais bien voir... Dites-moi quel jour vous m’avez parlé pour la
première fois...
--Un mercredi.
--C’est vrai. Je vois que vous m’aimez bien...
--Marguerite!
--Bien, bien, bien, bien?
--Plus que tout au monde et pour toujours.
--Le joli mot! disait-elle, et, les yeux fixés sur l’horizon, la tête
appuyée sur l’épaule d’André, elle murmurait, doucement, tendrement, ce
mot musical et séduisant: _toujours!_»
Puis elle ajouta:
«Ah! comme mon cœur rit, André!»
Il se pencha vers elle et, baissant jusqu’à ce front de jeune fille ses
lèvres, il demeura ainsi longuement la tenant embrassée, elle heureuse
d’une ivresse pure, jusqu’au moment où Cœurdeloy s’éveillant dit:
«Allons, bon! Il faut que je rentre! Je n’ai pas de permission pour ce
soir!»
Il serra la main d’André, conduisit Marguerite jusque chez Mme Sauviat
et prit en trottant le chemin des Invalides.
Cœurdeloy annonça le lendemain à l’Hôtel qu’il mariait Marguerite.
«Bravo, dit Poujade, on boira à la santé de la mariée!--On dansera,»
ajouta Bimborel. Cœurdeloy s’occupa de régulariser la situation légale
de Marguerite. Aucun obstacle ne s’opposait à l’union des deux jeunes
gens, et tout eût fini sans encombre, n’eût été Urbain Ragache qui,
depuis qu’on avait parlé de ce mariage, était devenu plus désagréable
qu’auparavant.
Le soudard, en effet, avait eu longtemps, comme on dit, des _idées_ sur
la petite. Il la trouvait de son goût. Lorsqu’elle venait à _la Belle
Obus_, chez la mère Madras, il lui tournait galamment des couplets de
mirliton:
O jeune fille des amours
Moi, je vous chérirai toujours!
Ragache tournait et, comme on dit, papillonnait autour de la jolie
fille, mais Marguerite était véritablement trop honnête pour s’en
apercevoir. Elle ne rougissait même pas quand cet homme en la regardant
clignait ses paupières et souriait. Elle ne comprenait point. Lorsque la
mère Madras, jalouse des attentions qu’avait Urbain pour «cette petite»,
risquait quelque allusion mordante, Marguerite répondait en toute
sincérité: «Je ne sais, madame, ce que vous voulez dire!» Cette candeur
n’entendait rien ni aux galanteries de Ragache, ni aux grognements de
Mme Madras, elle ne comprenait rien à ces fureurs du vice vieilli.
Urbain Ragache était furieux. Il faisait payer à Cœurdeloy les dédains
de Marguerite. Et le calme de la jeune fille n’était pas même du dédain.
Ragache maintenant regardait souvent Cœurdeloy d’un air tantôt railleur,
tantôt agressif. La plupart du temps Cœurdeloy ne s’en apercevait pas.
Cela dépendait de ses lunettes. Mais quand Ragache en passant cassait un
barreau de la clôture du jardin, ou faisait tomber les deux ou trois
poires qui mûrissaient sur les poiriers, ou renversait l’arrosoir que
Cœurdeloy avait rempli à la fontaine, quand il prenait ses airs narquois
et sifflait en prenant le pas sur le petit homme, Cœurdeloy se sentait
pris d’une envie folle de lui en demander raison. Il se calmait bientôt
en se disant qu’après tout il faut bien souffrir en ce monde quelque
chose des voisins grincheux, et que Ragache en avait bien fait d’autres
jadis, lorsqu’il donnait des pichenettes sur le nez d’un invalide sans
bras et tendait--on l’en soupçonne du moins--des ficelles dans les
corridors pour faire trébucher les camarades. Et puis Ragache était
farouche. D’un coup de sabre il pouvait tuer Cœurdeloy, comme il avait
tué le canonnier, dans l’île des Épis. Et, depuis qu’il avait Marguerite
auprès de lui, Cœurdeloy tenait à vivre.
Alors il se calmait. «Laisse-le donc tranquille, le Ragache, disait
Poujade, moins on s’occupera de lui, plus il ragera.» Mais Bimborel
hochait la tête et disait que celui qui adoucirait le matamore par une
petite saignée donnée à propos rendrait un signalé service à l’Hôtel
tout entier.
Ragache était hors de lui depuis qu’il savait que Marguerite épousait
André, _un ébraté_, disait-il à la mère Madras qui, de son côté, voyait
avec une violente jalousie les attentions de Ragache pour Marguerite. Un
soir, Ragache vint à la _Belle Obus_ dans un tel état de colère que Mme
Madras se sentit piquée au vif et demanda au grognard si c’était le
mariage de la _petite_ qui le _tracassait_ ainsi:
«Pourquoi pas?» fit Ragache d’un air maussade.
La veuve Madras, rouge d’ordinaire, devint pourpre.
«Pourquoi pas? Parce que vous pourriez bien avoir la politesse de ne pas
me dire, à moi, quelles sont les poulettes que vous convoitez pour vos
fredaines!
--Des poulettes! mes fredaines! Ah çà! dit Ragache en frappant sur la
table, je crois que je suis libre de courtiser qui je veux et de ne plus
cultiver qui je ne veux plus!
--Vaurien, fit Mme Madras, tu viendras encore boire mon vin blanc et mon
vespétro, pour me dire après cela des sottises! Eh bien! on te
l’arrangera, ta donzelle! Ne crains rien! J’ai des moyens de me venger!
--Fais ce que tu voudras, répondit Ragache en haussant les épaules.
Misère! Après tout, ce n’est pas moi qui la défendrai, cette chipie!»
La vengeance de la mère Madras devait être féroce et lâche. Cette femme
haïssait Marguerite comme la laideur déteste la beauté, comme la bêtise
déteste l’esprit. Elle inventa pour la perdre une combinaison: un
mensonge absurde, mais qui devait avoir d’autant plus de prise qu’il
était plus brutal. La mère Madras savait par Ragache que Cœurdeloy avait
donné rendez-vous à Marguerite au cabaret de la _Belle Obus_ pour aller
de là à la mairie chercher des papiers. Sur cette simple indication,
elle établit son plan de campagne. Elle jeta les hauts cris, disant
qu’on l’avait volée; que sa montre, suspendue à un clou derrière le
comptoir, avait disparu; que Marguerite, l’avant-veille, avait justement
passé par là, s’était appuyée contre le comptoir en attendant Bimborel
et Cœurdeloy, qui portaient un dernier toast dans le cabinet voisin. Et,
tout en guettant l’arrivée de l’omnibus que Marguerite avait coutume de
prendre lorsqu’elle venait retrouver Cœurdeloy rue Croix-Nivert, la
Madras répétait de tous côtés: «Ma montre! Je sais bien qui m’a volé ma
montre!»
C’était absurde et niais, mais c’était grossier et facile à saisir. Une
accusation de vol est brutale comme un fait. Elle foudroie lorsqu’elle
tombe sur quelqu’un.
Lorsque Marguerite arriva, elle trouva, sur le seuil du cabaret, la mère
Madras, rouge et furieuse, qui la salua par cette interrogation jetée en
plein visage:
«Ah! c’est vous, enjôleuse! Eh! bien, dites donc, s’il vous plaît,
j’espère que vous allez me rendre ma montre?
--Quelle montre? balbutia Marguerite stupéfaite et qui devint rouge à
son tour.
--Comment! quelle montre? glapit la mère Madras. Elle a le toupet de me
demander quelle montre! La montre que vous m’avez prise donc, ma montre
à moi; vous entendez bien!
--Une montre... moi?... votre montre?...» répétait Marguerite écrasée.
La rue Croix-Nivert était pleine de monde et la foule, attirée par le
bruit comme le papillon par la lumière, se massait, grossissait et
faisait cercle autour de la porte. La mère Madras, debout sur le seuil,
entre ses deux caisses de lauriers roses, montrait à tout ce monde
Marguerite, pâle et qui tournait autour d’elle des yeux égarés.
«Qu’est-ce qu’il y a? qu’est-ce qu’il y a? disaient les commères.
--Il y a, répondait Mme Madras parlant à la foule, il y a que cette
petite malheureuse, vous la voyez bien, m’a volé ma montre, la grosse
montre à répétition qui venait de feu Madras, un souvenir pieux, le
souvenir de vingt années de félicité parfaite!
--Volé? j’ai volé? s’écria Marguerite, ah! vous mentez, madame, vous
mentez!»
Et, d’un mouvement brusque, irréfléchi, elle allait se jeter sur la
mégère, lorsqu’elle sentit son sang se glacer et, livide, elle tomba
évanouie dans les bras d’un ouvrier qui s’élança. On la porta chez le
pharmacien, à côté, et la foule s’assemblait et grossissait, lorsque, au
coin de la rue se montra, un mouchoir à la main, s’essuyant le front, le
père Cœurdeloy.
Cœurdeloy, essoufflé, accourut, et quand il demanda de quoi il
s’agissait, un maçon répondit:
«Ce n’est rien, c’est une rien du tout qui a volé une montre à une
grosse mère.
--C’est votre Marguerite,» dit une voix méchante et rauque, la voix de
Ragache.
Ragache était enchanté de l’invention de la Madras, il avait tout
compris et tout approuvé.
Cœurdeloy leva les yeux sur l’invalide et dit:
«Comment?
--C’est votre Marguerite qui est une vol...» commença Ragache. Mais il
n’acheva pas. Reculant un peu, se mordant les lèvres, furieux, le petit
Cœurdeloy bondit et lança, comme d’un trait, sa main au visage de
Ragache. Cette main s’abattit sur la joue grise du soudard et Ragache,
étonné et étourdi, recula à son tour, tandis que Cœurdeloy répétait:
«Qui a dit que Marguerite était cela? Canaille!»
A son tour, Ragache voulut s’élancer. On le retint.
Tufille, d’autres invalides, qui étaient là, s’interposèrent.
«Tu sais ce que ça te coûtera, ça! disait Ragache furieux. Tu le sais,
espèce de potiron?
--Oui, oui, je le sais, répétait Cœurdeloy.
--Je te tuerai comme le canonnier, je te fendrai en deux!
--Oui, oui,» disait toujours Cœurdeloy, qui demandait déjà à la foule:
«Où est ma fille? où est Marguerite! où est-elle?»
On le conduisit à la pharmacie, tandis que Ragache disait à la mère
Madras que le soufflet serait payé cher, et que la cabaretière lui
versait un verre de cognac pour _le remettre_. Lorsque Marguerite, qui
revenait à elle, aperçut Cœurdeloy, elle se jeta à son cou et se mit à
pleurer à chaudes larmes.
«Pleure, ma pauvre petite, pleure, ça te fait du bien. Ne crains rien,
ne crains rien; le père Cœurdeloy est là! C’est une vilaine femme la
Madras, et le Ragache est un coquin... Pleure... Non, ne pleure plus,
tiens, je t’en prie, ne pleure plus... Allons-nous-en...»
Un gamin alla chercher une voiture place Cambronne, et le père Cœurdeloy
y monta avec Marguerite. Il ramena la pauvre enfant faubourg
Saint-Denis, puis, après l’avoir bien recommandée à Mme Sauviat, il
reprit, en fredonnant, un air du pays, une chanson limousine de Foucaud,
le chemin de l’Hôtel:
Tous les boulangers avaient juré...
_Toû loû petiour vian jurâ..._
Ce soir-là, André vint justement voir Marguerite. Quoiqu’elle se fût
bien promis de ne rien dire, elle n’eut point la force de lui cacher ce
qui était arrivé. Il devint vert de fureur en apprenant cela, et
instinctivement ses yeux se portèrent sur la place de son bras absent:
«Manchot! pensa-t-il.» Ce ne fut qu’un éclair, il songea bien vite qu’on
peut encore souffleter et tuer un homme du bras gauche et il se dit que
dès demain il ferait cela. Il promit cependant le contraire à Marguerite
qui devina sa pensée. Puis il rentra chez lui et se mit à écrire. Il
écrivit à Marguerite une seule ligne: «C’est la seule fois que j’aurai
menti et que je vous tromperai. Marguerite, je vais souffleter le lâche
qui vous a insultée.» Le lendemain de bonne heure, il se dirigeait vers
les Invalides. Lorsqu’il y arriva, il demanda Ragache.
«Sorti, lui répondit laconiquement un vieux appuyé sur sa canne.
--Ah! Et le père Cœurdeloy?
--Sorti, dit encore l’invalide.
--A cette heure-ci?
--Sortis tous deux et ensemble,» ajouta le vieux d’un air qu’il voulait
rendre fin.
André recula brusquement et, se frappant le front:
«Mon Dieu, dit-il, ils se battent!»
L’invalide ne répondit pas, mais il sourit.
André eut un effroyable déchirement de cœur. Le père Cœurdeloy se
battant avec ce bretteur était perdu.
«Quel malheur!» dit tout haut l’ancien fourrier.
Il essaya d’obtenir des renseignements sur le lieu du combat, car il
voulait à tout prix rejoindre Cœurdeloy, empêcher le duel et détourner
sur lui la colère de Ragache. Il se mit à courir et à questionner de
tous côtés en se répétant:
«Il le tuera, ce gredin-là le tuera! Pauvre Marguerite!»
Cœurdeloy se battait en effet. La veille, à peine arrivé à l’Hôtel, il
avait prié Poujade et Bimborel de lui servir de témoins, puis il était
allé demander au gouverneur la permission de se battre. Le général
n’était pas là, mais le colonel V... était de service. Quand il entendit
Cœurdeloy parler de duel, il se mit à rire, mais il ne rit plus quand le
petit homme nomma son adversaire, Urbain Ragache.
Le colonel dit seulement:
«Vous tenez donc bien à faire casser _une vieille trompette_ comme la
vôtre?»
Puis, devenant brusquement plus grave et presque ému:
«Comment, Cœurdeloy, voyons, deux vieillards, deux êtres qui avez votre
bière tout équarrie chez le menuisier, qui en avez fini avec la vie, on
peut le dire, deux échappés de tant de batailles, vous voulez encore
vous battre au bord du tombeau, après vous être tant de fois battus?
--C’est justement, répondit doucement Cœurdeloy, parce qu’il ne nous
reste qu’un lambeau de vie à user qu’il faut le garder sans taches, mon
colonel; quand on a vécu honnêtement jusqu’à nos âges, on peut bien
partir un peu plus tôt pour ne pas risquer de finir mal ce qu’on a bien
commencé.»
Le colonel regarda fixement Cœurdeloy:
«Vous avez raison, dit-il. Faites comme vous l’entendrez.»
Et, soupirant, il dit au vieux soldat:
«Au revoir, j’espère!
--Je l’espère aussi, mon colonel. Dans tous les cas, merci!»
Ragache avait choisi pour témoins Tufille et Taboureaux, deux _solides_.
Les témoins avaient décidé qu’on se battrait au briquet.
«C’est au sabre de cavalerie que j’ai tué le canonnier, dit Ragache,
mais le briquet suffira cette fois.
--Très bien,» fit Cœurdeloy.
Il se coucha de bonne heure et dormit bien. A l’heure ordinaire il
s’éveilla. On ne devait sortir et s’aller battre qu’après l’appel du
matin, pour ne pas donner l’éveil à l’Hôtel qui, de la base au faîte,
savait pourtant ce qui se préparait. L’appel terminé, le père Cœurdeloy
rentra au dortoir, inspecta ses hardes, posa un mouchoir sur son lit et,
y mettant sa croix d’honneur, sa tabatière, sa chaîne d’or, sa montre et
son flageolet (toute sa fortune), il le noua ensuite aux quatre coins et
descendit dans la cour d’honneur où Poujade et Bimborel l’attendaient.
«Là, dit-il alors en leur tendant le paquet, voilà ce que l’un de vous
deux rapportera à la petite s’il m’arrive malheur aujourd’hui. C’est
entendu?
--C’est entendu,» dit Bimborel.
Poujade prit le paquet et l’ensevelit dans la large poche de sa capote.
«Maintenant, dit Cœurdeloy, allons-y. Il ne faut faire attendre
personne.»
On se mit en marche doucement, Poujade clopin-clopant, et Bimborel se
plaignant de son asthme. Le petit Cœurdeloy seul avait l’air allègre et
décidé, il redressait sa tête comme un coq redresse sa crête et il y
avait dans toute sa personne une expression de résolution belliqueuse
que lui donnait la pensée de se mesurer avec l’homme qui avait insulté
Marguerite. Poujade, qui regardait le petit vieux du coin de l’œil,
étouffait de temps à autre un soupir et disait tout bas à Bimborel:
«Ça fait pitié, Ragache va nous l’embrocher comme une mauviette!»
On arriva rue Lecourbe, dans le chantier qu’on avait choisi. C’était un
chantier de bois, où l’on pouvait facilement se dissimuler derrière les
hautes piles alignées au cordeau. Le portier, ami de Taboureau,
autorisait la rencontre. Les charretiers étaient partis pour livrer des
falourdes en ville, et l’intérieur du chantier était assez éloigné de la
rue pour que le bruit du fer et du choc des sabres n’arrivât pas
jusqu’aux rares passants.
Ragache et ses témoins étaient arrivés déjà, Ragache, le visage rouge,
les yeux allumés, se promenait le long d’une pile de bois, les mains
dans ses poches. Le père Cœurdeloy fut contrarié de n’être pas le
premier au rendez-vous; il fit claquer sa langue contre son palais et
hocha la tête. De loin, Ragache, qui l’avait aperçu, le regardait en
fronçant ironiquement la lèvre. Toute la physionomie brutale du vieux
soudard avait quelque chose de plus féroce encore que de coutume.
«Toi, tu vas avoir ton affaire faite, Tom-Pouce,» maugréait Ragache
entre ses dents jaunes.
Instinctivement, en regardant ce grand vieillard solide qui faisait de
si longues enjambées et dont les muscles du visage avaient des
froncements sinistres, Poujade et Bimborel songèrent au canonnier de
Strasbourg et se dirent, chacun à part soi, que le père Cœurdeloy
n’avait pas longtemps à vivre.
«Je ne flanquerais pas quatre sous de sa peau,» avait dit la veille
Tufille, qui devait le lendemain revêtir pour la circonstance son vieil
uniforme de lancier rouge, au plumet dépecé et au drap rongé de mites.
On se salua. Les témoins mesurèrent les briquets et les tendirent
ensuite aux deux adversaires. Ragache avait quitté sa capote, son gilet
et relevé sa manche droite. On apercevait, par l’échancrure de sa
chemise, un peu de sa poitrine noire et velue, et les nerfs de son bras
droit se détachaient roides et tendus, gros comme des cordes. Le père
Cœurdeloy en manches de chemise était tout simplement ridicule. Des
bretelles à fond rose brodées de lauriers verts--les bretelles que lui
avait ornées Marguerite--se collaient sur sa poitrine rebondie et
faisaient remonter jusqu’au milieu du dos son large pantalon flottant.
Il avait posé ses lunettes d’or sur son nez et agitait un peu ses jambes
comme un homme qui sent, comme on dit vulgairement, des _fourmis_. Entre
ce solide vieillard et ce petit vieux pacifique le combat ne pouvait
être ni long ni douteux. Le pauvre Poujade en frissonna jusqu’à la
moelle.
«En garde!» dit Bimborel.
Ragache se posa, le poing gauche sur la hanche, et, après avoir salué,
il tomba en garde avec la désinvolture assurée d’un bretteur de
profession, battant la terre du bout de son pied et regardant son
adversaire dans les yeux. Cœurdeloy doucement s’était mis en garde et
attendait. Ragache brusquement attaqua, détendant son bras et portant à
Cœurdeloy un robuste coup de tête, le coup qui avait fendu le crâne au
canonnier. A ce geste, les témoins frémirent, sentant déjà que Cœurdeloy
était perdu. Mais, par un mouvement brusque et ferme, Cœurdeloy, prenant
la garde haute, prévint le terrible coup, et le sabre de Ragache vint se
heurter à son sabre avec un bruit sinistre et des jaillissements
d’étincelles. Le grand vieillard, furieux de la parade inattendue,
laissa échapper un juron énergique, et Cœurdeloy demeura à sa place,
solide sur ses petites jambes et prêt encore à parer.
Cœurdeloy éprouvait, en ce moment, comme une hallucination singulière.
Il lui semblait que Marguerite était là, la pauvre Marguerite tout en
larmes, la tête dans ses mains, telle que lorsque la mère Madras l’avait
brutalement chassée devant tout ce monde. Il voyait la malheureuse
enfant humiliée, frémissante, désolée. Assurément il la voyait, et cette
vision lui rendait le pied plus sûr, la main plus ferme, le coup d’œil
plus net. Et, au même moment, une sorte de chanson douce, naïve,
charmante, la chanson du pays, jouée par une sorte d’invisible
flageolet, lui riait doucement, tendrement aux oreilles. Il avait envie
à la fois de pleurer et de se précipiter sur Ragache. La chanson lui
disait: «Courage!» et la vision lui criait: «Venge-moi!»
Tout à coup, après le coup de lame porté en tête, Ragache envoya
violemment un coup de pointe en pleine poitrine à Cœurdeloy. Sans un
mouvement instantané, l’invalide était mort. Mais il opposa encore une
parade nerveuse à cette furieuse attaque, et, tout à coup,
instinctivement entraîné, poussé, emporté, il se fendit brusquement sans
donner à Ragache le temps de se remettre en garde et, allongeant le bras
avec colère, perdant presque pied en se lançant sur l’ennemi, il enfonça
son sabre tout entier dans la poitrine de Ragache. La lame du briquet
disparut jusqu’à la garde et la pointe sortit avec un flot de sang dans
le dos de Ragache qui, debout, l’œil fixe, tenant encore son sabre de sa
main qui venait de glisser le long de son corps, roulait des prunelles
hagardes et se dressait, droit et roide comme un pieu.
Au moment où les témoins se précipitaient sur lui pour le soutenir, une
bave rouge ensanglanta sa lèvre et sa moustache grise et il tomba de
toute sa hauteur, avec un hoquet affreux et sourd.
«Nom de nom, dit Poujade, son affaire est faite!
--Mort,» dit Taboureau.
Cœurdeloy regardait devant lui, les verres de ses lunettes brouillés par
les larmes qui venaient à ses yeux, et il demeurait immobile à sa place
avec des étourdissements dans les oreilles.
«Je l’ai tué? demanda-t-il de sa petite voix, au bout d’un moment.
--Tué net,» répondit Bimborel.
Poujade ajouta entre sa moustache:
«_De Profundis!_
--Sacré nom, dit Tufille, j’aurais parié le contraire!
--C’est le premier, fit Cœurdeloy en hochant la tête; et ça fait un
drôle d’effet tout de même. Brr! Allons-nous-en! J’ai besoin d’embrasser
Marguerite!»
* * * * *
C’est une vieille histoire, cette histoire qui date d’un an. Elle a fait
causer bien des gens dans le quartier des Invalides. Depuis, Marguerite
a épousé André. Cœurdeloy a quitté l’Hôtel. Il vit paisible maintenant,
jouant toujours de son flageolet et racontant, avec un certain frisson,
ce terrible duel avec Ragache. «Je n’aurais pas voulu le tuer,» dit-il.
Et Bimborel l’interrompt en disant: «Le gredin ne l’avait pas volé!» La
mère Madras a depuis avoué son mensonge. Elle a fait faillite et depuis
elle a disparu. Le cabaret de la _Belle Obus_ est fermé.
Poujade est encore à l’Hôtel. Il sert toujours de guide aux étrangers.
Lorsqu’il montre à présent le tombeau de l’Empereur, il se plaît à
ajouter:
«Maintenant c’est fini de rire! Le neveu a fait du tort à l’oncle!»
André s’est bravement battu pendant le siège. «Ce n’est pas une raison,
disait-il, parce qu’on est infirme pour ne pas faire son devoir.» Il fut
des gardes nationaux qui entrèrent à Buzenval. Cœurdeloy, de temps à
autre, lui dit:
«C’est bien, mais avec tout ça je ne vois pas venir les petits
grenadiers que j’attends.» Puis il ajoute: «Bah! à bientôt! Mais quelle
étrange chose tout de même! Si je n’avais pas monté ma faction rue
Neuve-Saint-Jean, il y a des années, j’aurais vieilli seul, oublié, et
fini comme une bête. Pas de famille, pas d’enfant, la solitude et
l’ennui, c’est le lot de l’invalide. Voulez-vous que je vous dise? Un
soldat ne devrait pas vieillir, il devrait finir un jour de bataille, un
jour de victoire! Il y a quelque chose de plus triste que la défaite,
c’est la gloire qui se ride et qui tousse!
--Ce qui n’empêche pas, ajoutait Bimborel, que, tout vieux et laids que
nous sommes, nous avons fait notre devoir en son temps et que nous avons
aimé quelque chose qu’on aime toujours et qui s’appelle le pays.»
Cœurdeloy! Bimborel! Quand je longe parfois l’esplanade où tant de maux
se traînent qui furent jadis des énergies, des dévouements et des
courages, je me prends à songer à tout ce qu’il y a de grand dans le
sacrifice, à tout ce qu’il y a de consolant dans l’honnêteté, et aussi à
tout ce qu’il y a d’ironique dans la destinée, et je salue avec un
certain respect ces témoins d’un passé qui fut héroïque et ces êtres qui
tiennent au sol comme si la glaise du cimetière les sollicitait déjà et
glissent lentement comme des escargots après avoir rugi et bondi comme
des lions.
Ce sont les derniers. Chaque jour ils disparaissent, ils meurent. Les
feuilles jaunes ne tombent pas plus vite aux premières bises d’automne.
Ils s’en vont. «On bat le rappel là-haut, disait le maréchal Soult.» Le
cimetière Montparnasse garde leurs tombes. Et le dernier invalide des
guerres de l’empire ira bientôt dormir là-bas, oublié, sans nom, auprès
de la fosse commune... Et c’est avec ces vieux qu’on bâtit des arcs de
triomphe et qu’on grave sur la pierre ou le bronze des noms éclatants de
victoires! Braves gens! Pauvres gens!
La gloire, la gloire, est-ce donc un mot?...
LA VISION
--1870--
On amena, le soir du 21 décembre 1870, à l’ambulance du Grand-Hôtel, un
officier qui avait été blessé le matin, à l’attaque du Bourget. Une
balle lui avait brisé le genou. Il souffrait horriblement; mais essayant
de dissimuler sa souffrance, en vieux soldat qu’il était, il se
contentait de mordiller sa lèvre inférieure et un peu de sa barbiche.
Lorsqu’on le descendit de la voiture d’ambulance pour le transporter
dans un lit, il dit froidement aux hommes qui le portaient et dont
chaque mouvement eût dû lui tirer un cri, tant sa blessure était
douloureuse:
«Fâché de la peine, les amis, mais il faut bien avoir recours aux bras
des autres quand on n’a plus ses jambes à soi.»
On le coucha sur un lit. Il enleva lui-même sa tunique, son gilet, défit
ses bretelles, mais arrivé au pantalon, les forces lui manquèrent:
«Non, c’est impossible,» dit-il.
Et il s’abandonna aux infirmiers.
Il s’appelait Merlier. Il avait quarante-cinq ans. Il était commandant
d’infanterie de ligne.
Dans sa vie, cet homme avait vu souvent la mort de près et senti passer
sur sa peau le froid du fer ou le sifflement de la balle. Il n’avait
jamais été blessé. En Italie, au Mexique, à Wissembourg, à Frœschwiller,
il eût dû rester cent fois sur le carreau. «C’est une des plus belles
chances de soldat qu’on puisse rencontrer, disait-on de lui au régiment.
Pour tant de campagnes, pas une égratignure.» Le commandant Merlier
avait, avec une poignée d’hommes, défendu une des dernières maisons de
Reichshoffen et arrêté l’élan de la horde prussienne acharnée à la
poursuite de l’armée vaincue.
Après Sedan, honteux et furieux de cette capitulation lâche, Merlier,
après avoir trépigné dans la boue de cette île de la Meuse où les
Allemands avaient parqué nos soldats prisonniers, s’était, après avoir
refusé de donner sa parole qu’il ne combattrait point contre la Prusse,
échappé, au risque d’être repris et fusillé, gagnant la Belgique.
De là, il était rentré à Paris par le dernier train venant du Nord, et
il s’était rendu à l’hôtel du gouverneur de Paris.
Il ne demandait pas un grade plus élevé, mais il réclamait le droit de
commander, à Paris comme à Wissembourg, comme à Wœrth, un bataillon.
Le commandant Merlier fut des plus intrépides en octobre, le jour de la
sanglante tentative de sortie par la Malmaison et la Jonchère.
Le matin du 21 décembre, à l’attaque du Bourget, il fut frappé au milieu
de la grande rue, pendant que son régiment se lançait bravement,
poitrines découvertes, contre des murailles et des tirailleurs abrités.
Par un prodige d’énergie, le commandant, tombé de cheval, se tint encore
debout tandis qu’on sonnait la retraite; mais quand il voulut suivre ses
fantassins, un éblouissement le prit, et, s’appuyant sur son sabre:
«A moi, dit-il, mes enfants, ne partez pas sans moi!»
Deux de ses hommes le ramassèrent sous une pluie de balles et le
transportèrent à la suiferie, à droite de la route du Bourget. Les
fusiliers marins avaient enlevé, quelques heures auparavant, la suiferie
comme à l’abordage, la carabine en bandoulière et la hache à la main.
Elle était à nous. On laissa là le commandant durant de longues heures.
Un officier de mobiles lui avait donné sa gourde, et, de temps à autre,
Merlier humectait ses lèvres d’un peu de cognac, mais sans boire. Il
savait que l’alcool, loin de réchauffer, débilite et glace.
Des ambulanciers, se disputant l’honneur de soigner un commandant,
arrivèrent au bout de quelque temps. Ces hommes faisaient partie
d’ambulances rivales. Le commandant leur dit:
«Finissez de vous chamailler, et enlevez-moi, puisque je ne suis plus
bon à rien.»
On le coucha dans une voiture à côté d’un petit mobile de Paris, pâle,
maigre, blessé à la poitrine, et qui, pendant la route, chantonnait
encore, d’un ton narquois, comme pour braver le mal, ce refrain des
_moblots_ de 1870, à la fois gamin et attristé:
La Prusse aura son heure!
C’est pas toujours les mêmes
Qu’aura l’assiette au beurre!
Et le commandant se disait qu’on pouvait faire quelque chose de ces
insouciants et de ces tapageurs.
Merlier n’était pas depuis douze heures au Grand-Hôtel que le chirurgien
lui dit que la blessure reçue nécessiterait l’amputation.
Merlier regarda fixement le docteur et dit:
«Il n’y a pas moyen de me sauver cette jambe? J’ai un fils au collège;
il me faut l’élever, et je voudrais bien n’être pas mis à la retraite et
aux impotents.
--C’est impossible, commandant.
--Notez que j’aimerais autant en finir que de me voir forcé de me
traîner comme un escargot avec un pilon pour soutien.
--L’os est broyé, mon commandant, nous serions impuissants à vous sauver
si vous vous refusiez à l’amputation.
--C’est bon. Charcutez.»
On lui proposa de l’endormir avec le chloroforme pendant l’amputation.
Le commandant se mit à rire:
«Vous me prenez donc pour un poulet?»
Il regarda, pâle, mordillant une cigarette de laquelle il tirait de
temps à autre une bouffée, il regarda l’opération, cette jambe tuméfiée
qui était la sienne, ces instruments posés sur le linge blanc, ces
aiguilles, cette charpie disposée en bourdonnets, et ce chirurgien qui,
plus ému que lui, préparait toutes ces choses. Durant l’opération il ne
poussa pas même un soupir, mais quand il vit ce moignon saignant, cette
cuisse d’où s’échappait un sang noir, et dont les chairs semblaient
palpiter, prises d’un frémissement nerveux tandis qu’on les recousait en
recouvrant l’os blanc et coupé avec le lambeau de chair qui dépassait,
il hocha la tête et dit:
«Infirme, va!»
Au moment où on le rapportait dans son lit, un officier prussien, pâle,
élancé, un lorgnon à l’œil et le bras en écharpe, entrait dans la salle.
On venait de le faire prisonnier, et il avait la main droite brisée.
Cette main était encore gantée.
De sa main gauche, l’Allemand tenait sa casquette, et, froidement, il
demanda à ceux qui l’escortaient «où était son lit».
Quelqu’un lui désigna un lit voisin de celui du commandant Merlier.
Celui-ci vit l’officier prussien jeter sa casquette sur le lit, puis
tirer de sa poche un petit livre, de science sans doute, qui ne le
quittait jamais, et qu’il jeta à côté de sa casquette, enfin s’asseoir
et regarder à droite et à gauche pendant qu’on retirait son gant collé à
la chair et qu’on faisait à sa main broyée un premier pansement.
Merlier entendit qu’on agitait tout bas, parmi les médecins, la question
de savoir si on laisserait le Prussien si près du commandant.
«Pourquoi pas? dit l’amputé en interrompant le colloque à voix basse;
deux blessés ne sont plus ennemis.»
A ces mots, l’officier prussien se retourna lentement du côté de
Merlier, et, de cet accent légèrement gascon des Allemands qui parlent
correctement le français:
«Vous vous trompez, monsieur, dit-il d’un petit ton impertinent, blessés
ou bien portants, les Allemands et les Français ne peuvent jamais être
amis!»
Merlier haussa légèrement les épaules.
«Avec votre main en compote et ma cuisse rasée, dit-il, nous sommes
propres et nous avons bien le temps de discuter! Ne craignez rien, ce
n’est pas l’amitié qui m’étouffera jamais pour les incendiaires de
Bazeilles et les fusilleurs de femmes!»
Le Prussien regarda Merlier et aperçut le képi de commandant suspendu à
la tête du lit. Soit respect instinctif du grade (l’Allemand était
lieutenant), soit dédain affecté, il ne répondit pas.
On offrit encore à Merlier de le transporter ailleurs, de donner un
autre lit au Prussien. Le commandant ne voulut pas. Il promit de ne
point s’emporter, d’être calme.
«Après tout, disait-il, tant que je pourrai manier un sabre ou tenir un
revolver, je serai bon à quelque chose.»
Pendant deux jours, l’amputation parut avoir réussi, mais, au bout de ce
temps, des symptômes alarmants parurent. Merlier sentait vaguement, à
une faiblesse plus grande et aussi à la façon dont on lui parlait et
dont on parlait de lui, qu’il était perdu.
Alors il se dit qu’il voulait au moins voir son fils et l’embrasser. Il
n’avait pas voulu, jusqu’ici, qu’on dérangeât l’enfant, qu’on
l’attristât déjà. Maintenant, il le fallait. Il demanda un capitaine de
son régiment, Lavoine, un vrai soldat, esclave de la discipline et de
l’amitié.
Lorsque le capitaine fut à son chevet, Merlier lui dit:
«Causons un moment. Mon cher, nous sommes battus, culbutés, perdus
peut-être pour l’instant. Mais il faut savoir à quoi cela tient. Nous
avons mérité nos défaites. Tous, depuis le premier jusqu’au dernier,
nous avons abdiqué, nous nous sommes endormis sur nos lauriers, nous
avons oublié que le patriotisme, l’esprit de dévouement, l’amour du
drapeau sont des vertus pareilles à ces plantes qu’il faut arroser
chaque jour. La vie nous était trop facile. Nous étions trop heureux,
malgré nos plaintes. Je ne parle pas seulement de l’armée, de l’officier
devenu faraud, du soldat devenu douillet, de tout ce monde à qui il
fallait des londrès, du café et des sommiers doux, je parle aussi de la
nation, du peuple, de la bourgeoisie, de l’ouvrier. Nulle nation n’était
comme la nôtre envahie par le luxe au point d’en être amollie, et, avec
cela, nous gardions le prestige de la grandeur conquise par nos aînés.
Mais qu’était-ce que cette fausse grandeur et cette richesse d’apparence
sans la liberté dans la loi et la virilité dans les mœurs? Or, ces deux
forces, mâles et fières, étaient depuis longtemps dans le coffre aux
oublis. Confisquée, la liberté! Ridicule, l’honnêteté! Avec l’humeur
gouailleuse que nous avions, nous devions fatalement arriver où nous
sommes venus. Notre armée, nos soldats perdaient, peu à peu, comme le
reste de notre France, l’âpre attachement au sacrifice. Et les chefs!
Vous les avez vus à l’œuvre. Des héros quelquefois, des lâches souvent,
des incapables toujours. Qui s’est fait tuer dans cette campagne?
Comptez: les soldats, puis, et surtout, les bas officiers du
sous-lieutenant au capitaine; il y a, je parie, dix pour cent
d’officiers parmi les morts. Les jeunes gens ne pouvaient supporter le
poids d’une défaite. Débuter par Sedan, c’était dur. Alors, ils ont
demandé une balle à l’ennemi, et beaucoup l’ont trouvée. Moi, j’ai fait
antichambre avant de la rencontrer: de Frœschwiller au Bourget, cinq
mois passés. Mais quoi! mourir bien, c’est quelque chose, mais ce n’est
pas tout, je dirais presque que ce n’est rien; il faut vivre et grandir,
c’est la loi du progrès, c’est la loi de tous, nations et individus.
«Or, pour durer, corrigeons-nous. Le jour où nous aurons acquis la
conviction de notre faiblesse, de nos défauts, de notre mauvaise
éducation, de notre vanité nationale et privée, ce jour-là nous serons
bien près de nous relever. Je n’aurais peut-être pas vu ça, même en
supposant que j’eusse survécu à l’amputation. Mais d’autres le verront,
vous le verrez peut-être, vous, Lavoine! Et dans tous les cas, il y aura
quelqu’un après moi qui le verra. Écoutez, dit-il en tendant la main à
son ami, il y a à Paris, au collège Chaptal, un garçon,--il a dix
ans,--que je fais élever là. Ma femme étant morte jeune, le pauvre petit
n’a jamais été bien dorloté. Mais c’est un brave enfant et je mettrais
ma main au feu qu’il sera un homme. C’est à vous que je confie son
éducation, le soin de lui apprendre que je ne boudais pas et le souci de
lui conserver les quatre sous que je laisse après moi. Je puis compter
sur vous, Lavoine?»
Le capitaine serra la main de Merlier. Il avait des larmes dans les
yeux. Le mourant souriait.
«Allons, dit-il, je vous remercie, mon ami.»
Le lendemain, le commandant, qui s’affaiblissait de plus en plus,
demanda à voir son petit Georges. On amena le collégien, tout ému, dans
ce dortoir de moribonds. C’était un enfant pâle et triste, l’air sérieux
et bon.
Le commandant l’embrassa.
«Écoute, Georges, dit-il, j’ai attendu de te voir pour mourir. Oui, je
vais m’en aller. C’est fini. Tu ne me reverras plus. Mais tu m’aimeras,
mon petit Georges? Je t’ai beaucoup et bien aimé, moi!
--Oh! dit l’enfant, retenant ses sanglots, si bien et tant que personne
ne m’aimera plus comme ça!
--Tu n’en sais rien, fit le commandant. Tiens (et il montrait le
capitaine Lavoine), voilà quelqu’un qui me remplacera. Respecte-le et
obéis à tout ce qu’il te dira!»
Il prit la tête de l’enfant, à deux mains, et tout bas, en l’embrassant:
«Tu t’appelles Merlier, comme moi, ne l’oublie pas, et sois un homme!»
L’enfant répondit d’une voix lente:
«Oui, un homme... comme toi!
--Mais plus heureux que moi, dit le commandant, car Dieu te garde de
revoir ce que nous avons vu depuis Wissembourg!»
Il posa ses deux mains à plat sur son lit, fit un effort violent pour se
redresser un peu et, s’adressant d’une voix bizarre, stridente, à
l’officier prussien qui, assis sur son lit, de sa main gauche
feuilletait un livre, selon son habitude studieuse:
«Monsieur, dit-il, oui, vous, là-bas, lieutenant, donnez donc votre
adresse à ce petit, qu’il aille vous rendre visite!»
L’officier prussien se redressa, à la fois étonné et ironique, et son
regard pâle rencontra les yeux du petit Georges attachés et rivés sur
lui.
Il essaya de sourire et ne répondit pas.
Une sorte de transformation soudaine s’était faite sur le visage du
commandant. Il ouvrait ses paupières, il tournait et retournait sa tête
qui, brusquement, avec un soupir, retomba livide sur l’oreiller.
«Mort! cria l’enfant en se jetant sur ce corps amputé, est-ce qu’il est
mort?»
Et il regarda le capitaine en criant.
Le commandant Merlier n’était pas mort. Mais il ne devait pas, comme on
dit, passer la nuit. Le soir,--l’enfant était toujours à ses côtés,--il
appela doucement: «Georges! Georges!»
Et regardant fixement son fils:
«Où es-tu?» lui demanda-t-il.
Ses yeux ouverts ne voyaient plus.
«Je suis là,» dit l’enfant effrayé.
A cette voix, un sourire de joie mâle souleva la moustache grise de
Merlier.
«Je te croyais parti, fit-il. Tu es là, tant mieux.»
Alors, il tendit à l’enfant sa large et vaillante main, où Georges mit
sa petite main tremblante.
«Mon fils, dit le mourant d’une voix lente, fils de soldat, deviens
soldat un jour. Et retiens mes paroles, retiens-les, car ce sont les
dernières que tu entendras de moi. Sois le soldat de la patrie humiliée,
qu’il faut venger, et de la France à refaire. Ne sers ni un homme, quel
qu’il soit, ni un parti, ni une famille, mais une idée et une chose, la
liberté et la République. Travaille, étudie, cherche, médite, apprends,
et quand tu auras, toi et ceux de ton âge, rendu par la science, par le
travail, par la force du droit, à la patrie sa grandeur, reviens alors
frapper de ta petite main devenue forte sur la pierre où je vais dormir,
et dis-moi trois mots, trois mots seuls, mais dis-les: _La revanche est
prise!_»
Le commandant Merlier prononça encore quelques mots que l’enfant seul
entendit. Debout, l’officier prussien écoutait cette voix sépulcrale qui
semblait déjà venir d’outre-tombe, pareille à une voix de prophète, il
lui sembla, dans une hallucination qu’il attribua plus tard à la fièvre,
à l’ombre de la nuit, aux fantômes produits par les veilleuses
vacillantes, il lui sembla qu’il voyait cet enfant grandi, menaçant,
l’épée au poing et marchant d’un air résolu, en agitant son glaive, vers
un grand fleuve, un fleuve immense, le «vieux père Rhin», dont l’eau
verte mugissait au loin... Illusion, sans doute!
L’enfant, à genoux, les lèvres sur la main froide de Merlier, pleurait
immobile.
Quant au commandant, il était mort.
* * * * *
Pour nous, hommes d’une époque de transition, d’expiation et d’une
génération sacrifiée, ce vaincu qui venait d’expirer représentait la
France d’hier; cet enfant qui priait, ce vengeur prêt à grandir,
personnifiait la France de demain.
Paris, 4 septembre 1871.
TABLE DES MATIÈRES
PAGES
LE DRAPEAU 5
LE VOLONTAIRE 79
L’INVALIDE 157
LA VISION 234
Imp. d’Éditions, 9, rue Édouard-Jacques, Paris.--1-30
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RÉCITS HÉROÏQUES ***
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