Lectures pour une ombre

By Jean Giraudoux

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Giraudoux

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Title: Lectures pour une ombre

Author: Jean Giraudoux

Release Date: June 18, 2023 [eBook #70995]

Language: French

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         at https://www.pgdpcanada.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LECTURES POUR UNE OMBRE ***





                               LECTURES

                                 POUR

                               UNE OMBRE




                           ANDRÉ DU FRESNOIS

                                DISPARU




LE RETOUR D’ALSACE


                                              Bellemagny, 17 août 1914.

...Troisième réveil au delà de la frontière. Encore étendus dans notre
foin, endoloris, il nous faut raisonner, pour nous rappeler que l’Alsace
dort près de nous, et nous en réjouir. Premiers matins où les jeunes
mères aiment leur fils, mais pas encore par amour maternel; elles le
plaignent, elles l’admirent: il sera un grand artiste: il se mariera.
Puis voilà soudain, comme chaque jour, la pensée que le régiment est
parti. Nous nous levons à demi habillés, des inconnus autour de nous
surgissant du foin, à la vitesse, avec les ennuis d’une résurrection, se
plaignant du bras, d’une fluxion, de la jambe. Les brindilles sont
imprimées sur nos mains, nos joues, épanouies sur la joue malade, et
jusqu’au soir nous aurons l’air d’avoir dormi entre l’époque tertiaire
et l’époque quaternaire.

...Six heures. Nous rejoignons au jardin du couvent les téléphonistes.
Nous sommes en réserve aujourd’hui et les convois nous dépassent. Toutes
les voitures ont encore leur ancienne peinture et leurs placards. Il
passe les autobus de la route des Alpes, ceux de Chamonix, ceux de la
Grande Chartreuse, que nous montrons à la sœur converse, ceux de
Grenoble, une croisade de tourisme improvisée, toutes autres excursions
cessantes, vers un pays merveilleux découvert la veille, et à laquelle
se sont joints, en cours de route, les omnibus des villes traversées, le
_Cheval-Blanc_ de Pontarlier, le _Coucou_ de Nyons, noirs et rouges,
incapables cependant de résister à tant d’attraits, et les chevaux de
Forcalquier seuls regimbent, trouvant la gare plus loin encore que
d’habitude. Les deux téléphonistes sont deux professionnels de Paris,
qui bavardent avec les autres postes, et appellent Bellemagny
Belleville, Gutzof Gutenberg. Des soldats de la route leur crient les
numéros qu’ils avaient coutume de demander à Paris, Passy 65-67--Central
10-18, numéros de petites camarades, numéro de la maison de Borniol,
équations tendres ou macabres--Louvre 30-31, numéro que je connais,
numéro du Musée Gustave Moreau. Celui qui le demande est un grand
artilleur à barbe noire. Un encadreur, sans doute, un prix de Rome,--ou
bien ce receveur des postes qui, dans une lettre ouverte au _Temps_,
demandait à découper, pour qu’on pût vraiment les comparer, les _Salomé_
de tous les peintres.

Huit heures, dix heures, midi. Le seul recours contre le temps est de le
mesurer à ce double pas, comme ceux qui ont personnellement affaire à
lui, comme les sentinelles, les officiers de quart. Les soldats étendus
dégarnissent de pierres leur place, découpent au canif dans les racines
des noms qui ressortiront au bout d’années, épuisent des yeux, des mains
leur paysage individuel et enfoncent dans le pré autant que les chevaux,
qui piaffent et sont enfouis à mi-jambes.--Deux heures, le caporal
téléphoniste continue à lire dans de petits livres brochés, dont je
m’empare dès qu’une rupture du courant l’éloigne, ou quand un cheval se
prend dans la ligne. Il les lit avec vitesse et je ne retrouve jamais le
même. Son camarade parfois l’interroge:

--Qu’est-ce que tu lis?

--_Le cœur sur la main._

--Qu’est-ce que tu lis?

--_Germinal._

On signale un accident au cerisier qui sert de poste central. Il part,
et c’est _Tristesses d’almées_ que je recueille.

Soudain, on m’appelle à l’appareil. Voilà quelques heures, moi aussi,
par plaisanterie, j’ai demandé un numéro ami du côté de l’Étoile. Je
suis déconcerté, on répond.

--Arrive, dit une voix inconnue.

--Avec mon fusil?

--Arrive. Le général Pau a besoin de toi.

C’est la dix-neuvième compagnie qui téléphone. Je ne me hâte point.
Lentement je suis le fil téléphonique. C’est le seul moyen de ne point
s’égarer, tout ce qui ne vient point par le fil vient à côté; et le
téléphoniste reçoit ainsi les munitions, les boîtes de conserve, les
hommes en mutation. Il y a un entrepôt autour de lui. Le cheval signalé
tout à l’heure est là. On veut le faire hennir dans le téléphone, mais
il croit que c’est un phonographe; il refuse.

C’est un lieutenant qui m’appelle. Au temps où il préparait la licence,
il a connu, à Louis-le-Grand, mes camarades et désire parler d’eux. Je
suis habitué à ces fantaisies d’officiers. A la caserne, on est
soudainement aussi convoqué par un capitaine inconnu qui veut connaître
l’horaire des paquebots pour la Chine, en passant par le plus d’îles
possible, ou le programme du doctorat en droit. Le dos tourné à la
France, à nos amis, mon lieutenant se félicite, puisqu’il devait y avoir
la guerre, d’avoir préparé la licence d’histoire. Le soir est venu. Il
se lève une grande lune ronde, un grand plateau d’étain que doit
considérer avec amour, en ce moment, l’artilleur à barbe noire.
L’_Angélus_ sonne, dans un village où notre armée n’est pas encore, car
notre premier soin, dans chaque clocher, est de couper les cordes. Les
reflets du couchant, le vent de la mer nous viennent aussi ce soir de
chez nos ennemis, de l’Est, du Rhin. Douce soirée où l’on pouvait encore
croire--à la rigueur, le calcul des probabilités cédant simplement à la
chance--qu’il n’y aurait pas de morts pendant la guerre. Nous parlons,
sans la ménager, de cette paix qui fut jusque-là la seule dangereuse,
des deux ou trois camarades communs qu’elle a fait périr: Revel, mort
subitement en tramway, dans sa première redingote, civil qu’il était;
Manchet, mort à Mayence, déjà prisonnier là-bas d’un professeur qui
l’avait présenté à la fille de Bedecker. Nous parlons en riant des
vivants, de Besnard, qui traduisit Nereus, nom d’un patricien, par son
second sens de laurier rose,--_Elle prit deux époux_, disait sa
traduction, _Metellus et un laurier rose_,--des trois frères Dournelle,
éparpillés dans la classe et qui trouvèrent un jour le moyen d’avoir
la même place en thème latin. Comme tous les Français de ce mois d’août,
qui pensaient satisfaire la guerre en lui abandonnant, dans le fond de
leur cœur, et non sans pitié, les hypocrites de leur connaissance, les
méchants, nous sentons subitement exposés à la mort les cancres lâches
ou voleurs. Mais les professeurs de grec, les lecteurs à Upsal, les
élèves littéraires fiancés--doux sadisme!--aux filles des professeurs de
sciences, semblent encore invulnérables. Pouvions-nous imaginer que
Besnard était déjà tué, que les Dournelle seraient engloutis tous trois,
à quelques semaines d’intervalle, se succédant vers la Lorraine, comme
les puisatiers qui veulent retirer le premier asphyxié; que Saint-Arné
surtout, qui s’était battu en duel avec des herboristes, était déjà
mort? C’est à Saint-Arné justement que le lieutenant envoie une carte où
nous lui demandons s’il a toujours sa tête.... Nous en étions encore,
comme nos soldats, à mettre le képi d’un camarade, pour lui jouer un
tour, sur la tombe la plus fraîche du cimetière.

Cinq heures moins le quart. Cinq heures moins dix. Aux environs des
repas, il convient de serrer les heures de plus près. Je quitte le
lieutenant licencié et regagne le couvent, où la sœur converse
m’annonce qu’un ami est venu me demander. Elle prétend déjà reconnaître
les armes et, à son avis, c’est un cuirassier, ou plutôt, s’il y a des
artilleurs qui bégayent, un artilleur. Elle reconnaît aussi l’amitié: il
doit m’aimer beaucoup et reviendra demain.

Puis on nous remonte coucher à l’école, alors que la compagnie de
l’école descend dormir au couvent. On ne veut point que nous prenions
des habitudes, avec Dieu ou avec l’instituteur. Sommeil troublé par
Horn, qui a des doutes sur l’Alsace, qui n’a pu vendre aux habitants la
peau de notre lapin.


                                                  Burnhaupt, 18 août.

Départ à 5 heures dans la direction de Mulhouse. Passé de Soppe-le-Haut
à Soppe-le-Bas, de Spechbach-le-Haut à Spechbach-le-Bas. Grand’halte
dans un bourg qui n’est ni haut ni bas et n’a pas à s’équilibrer dans le
vallon par un village jumeau. On découvrira, d’ailleurs, plus tard, sur
la carte, qu’il a son contrepoids au delà de Strasbourg. Le barbier
passe pour particulièrement francophile et tout le monde va se raser
chez lui. Chacun emporte son savon, son blaireau, son rasoir, et, lui,
regarde; mais, enfin, on se rase chez un coiffeur. Déjeuné aussi chez un
restaurateur. Nous achetons le vin à des particuliers, mais nous tenons
à le boire dans le café. Dormi une heure chez l’hôtelier. Après ces
quinze jours sans ville et sans bourg, chaque vitrine de boutique nous
attire, comme si c’était l’hospitalité elle-même qui élargit ainsi les
portes des maisons du pain, du vin, du chocolat. Bavardé chez des
rentiers. Interrompu par le bombardement de Burnhaupt-le-Haut, dont le
clocher vacille et s’effondre. Celui de Burnhaupt-le-Bas, entre deux
bosquets, remonte de quelques centimètres.

Nous commençons à être las de nous battre tout seuls. Impossible de voir
un Allemand. Dans les tranchées de Saint-Cosme, dans celles de Bretten,
pas d’autres traces, selon le régiment, que celles de la gemütlichkeit
badoise, ou munichoise, ou saxonne, un harmonica, des vers de Gœthe sur
les violettes au bas d’une carte postale, un dentier dans une boîte
mauve, des objets aussi divers et pacifiques que ceux qu’on trouve, les
soirs de course, dans le métro de Maillot. Pas de casques, de sabres,
mais une valise, des vis de buis au bout de ficelles, un arc, un
boomérang. Sur les pansements abandonnés, un sang pâle, un sang de
malade d’hôpital, le sang de cette race qui reste civile sous ses armes,
dont la vie, dont la faim, dont la soif ne s’épurent pas par la guerre.
Je sens déjà toute l’injustice de faire battre, contre cette masse de
civils, des militaires. Guerre vaine, où l’on capturera sous le nom de
chevau-légers bleus, de hussards blancs, dans une veste verdâtre, des
garçons de café, des peintres de Dresde aux prunelles carrées découpant
déjà en cubes la sentinelle berrichonne qui les conduit à l’arrière.

L’air est menu. Le vide a régné là juste avant notre arrivée. Quelques
cadavres, ceux des Allemands qui ne pouvaient vivre sans respirer. Dans
les caves, dans les granges de villages, les autres ont eu le temps de
se transformer. Des gens, sortis d’un demi-sommeil, nous parlent en
demi-français. La douzaine d’otages est prête: il y en a même treize.
Rien que les domestiques stylés de la guerre et l’enfant qui crie quand
un canon tonne est giflé. Les meubles seuls, couverts d’inscriptions,
essayent de se sauver en avouant qui ils sont: «Je suis le buffet,
camarade»; «Je suis le verre fragile où plus d’un cœur a pleuré»; «Je
suis l’armoire, cher frère; remplis-moi de beau lin». Des coussins
affolés parlant sans raison de l’aube, de l’occasion, de l’amour.
Meubles sur le fronton desquels va apparaître une dénonciation en
lettres gothiques: «Mes maîtres sont cachés en moi». Mais ils n’y sont
pas, et de France seulement arrive la preuve qu’ils existent. Le
lieutenant Souchier a reçu de sa femme la nouvelle qu’on promène
quarante et deux prisonniers dans Roanne! Et pas un enfant, pas une
vieille paralytique, sur la route de Charlieu, qui ne les ait déjà
comptés un à un pour voir s’il y a bien le nombre.


                                                  Enschingen, 19 août.

Longue marche dans le brouillard. Les trois ou quatre hommes du régiment
qui se sont munis à Roanne d’un capuchon imperméable déclarent qu’ils
préféreraient une bonne averse. Mais la canonnade devient si violente
que la brume se lève. Le canon, au lieu d’amener la pluie, servait
encore contre les orages, la grêle. Dans chaque village, mes camarades,
qui savent lire et reconnaître depuis Bellemagny le mot «Schule»,
s’intéressent exclusivement à la maison d’école: l’instituteur de
Bellemagny élève des bassets; la femme de l’instituteur de Bretten
louche; à Burnhaupt-le-Bas, il faut savoir si les sept enfants alignés
dans la cour, et qui se ressemblent, sont les fils du maître de cette
fameuse Schule ou ses élèves. Devaux, qui sait lire aussi le mot
«Kloster», le cherche de temps à autre aux devantures. La guerre ici
n’a pas encore détruit les vraies maisons, mais tout ce qui leur
ressemblait en petit, les boîtes aux lettres, les cages à pigeon, y a
passé, et une poupée allemande, un schutzmann, est pendue à un pignon.
Bientôt on ne verra plus rien qui ne soit à l’échelle du soldat, et, les
enfants tués, ce sera notre tour.

Pas de fermes isolées, rien que les bourgs formés des maisons les plus
dissemblables, qu’une lézarde de géraniums appareille, et dont chacune
doit correspondre, ceux de nous qui sont paysans à des signes
imperceptibles le reconnaissent, à un de ces prés, de ces champs, de ces
vergers confondus dans la plaine. Les coqs des clochers s’amusent à
pencher le plus possible sans avoir à ouvrir les ailes. Paysage où les
maçons et les laboureurs ont malhabilement choisi la teinte triste des
couleurs les plus gaies, l’ocre pour les charpentes et les tuiles, pour
les prairies et les feuillages un vert sombre, et l’herbe même a l’air
immortel. Seules, les Vosges, sur notre gauche, sont transparentes. Nous
marchons jusqu’au soir et, selon le vent, la bataille se déplace
brusquement, comme une chasse.

A cinq heures, arrêt brusque. Un capitaine d’état-major myope arrive au
galop, demande le colonel, le cherche dans mon escouade, sur mon col,
sur le troisième bouton de ma capote. Je le guide et j’apprends que l’on
se bat du côté de Flaxlanden, au sud-est de Mulhouse, qu’il faut partir
avec quatre compagnies, quatre restant en réserve. Je reviens l’annoncer
à Frobart qui veut des explications.

--Quelle bataille est-ce que nous livrons? demande-t-il.

--La bataille de Flaxlanden.

Il trouve le nom de sa bataille peu facile à prononcer; il tient à
savoir aussi si c’est un combat ou une vraie bataille, si l’on se bat
dans le village même ou aux alentours, s’il y a une poste, à Flaxlanden.
On peut le renseigner sur un point: c’est sûrement une bataille. Des
interstices des convois, suivis du lieutenant en gris vert que l’armée
française entière a pris tout le mois d’août pour un chasseur à pied--le
payeur de la division--surgissent des colonels à brassards qui songent à
leurs fils Saint-Cyriens et se garent du cambouis. Les camions de
l’intendance regagnent sans dignité l’arrière. Un tringlot appelle son
chien qui préfère rester avec nous et auquel il tente vainement
d’expliquer la bêtise de son choix. Panique de figurants quand le rideau
se lève une minute trop tôt, et nous reconnaissons soudain que nous
ignorons tous notre place de combat. Les théories sortent du sac des
fourriers, des sergents-majors. Pas de compagnie à laquelle les tambours
et clairons ne viennent s’attacher définitivement, avec l’air de lui
faire un cadeau, et qui ne les renvoie sous les injures à la compagnie
suivante. Les adjudants ordonnent de pendre toutes les plaques
d’identité autour du cou sous le prétexté que cela protège la poitrine
et que les bras peuvent être emportés, et ils numérotent par classe les
hommes de chaque escouade, pour que l’on sache, en cas de blessure du
chef, qui commande. Frobart n’a une chance de commander que s’il reste
tout seul, et Artaud n’aura jamais que Frobart sous ses ordres. On
remplit les bidons d’eau, malgré les protestations de ceux qui
entretenaient un peu d’absinthe pure ou de rhum. Seuls les brancardiers
sont prêts; ils sont même déjà partis: il faut les arrêter de force et
les faire passer à leur rang... Il nous manquait deux heures pour être
vraiment prêts à la guerre. Mais, d’ailleurs, on nous donne vingt
minutes pour arracher les boutons qui tiennent mal, atteler les chiens
aux voitures, amarrer au régiment tout ce qui pourrait flotter, tomber,
pour ramasser les papiers et faire autour de nous un bivouac propre et
lisse comme si nous allions nous battre sur place ou si nous attendions
un orage. Du moins nous ne glisserons pas, nous ne tomberons pas.
L’honnêteté du régiment se rétablit, les hommes qui ont caché leur sac
dans un camion, avec la complicité du conducteur, courent le reprendre;
les voitures de compagnie passent l’alcool aux ambulances, les
mitrailleurs remplacent par de vraies cartouches leurs caisses bourrées
de carton. Chacun a bientôt son poids exact de bataille, et l’on
pourrait peser maintenant chaque homme comme on pèse à l’usine l’obus
qui sort. Tous ceux qui n’avaient pas de bidons, de troisième
cartouchière, de vis de culasse, en découvrent soudain un choix près
d’eux, et il apparaît même un képi pour Artaud, notre conducteur, qui
est depuis Roanne tête nue. C’est un képi rouge sans manchon, bien
visible, mais Artaud se moque d’être repéré: il a déjà un cheval blanc
et, sur sa voiture, sont peints les drapeaux de tous les Alliés. Celui
du Tonkin n’est même pas sec.

L’ordre arrive. Nous partons dans la direction de Bernwiller.

Voici Bernwiller. Nous le traversons au pas gymnastique. Il a dû défiler
pendant la journée tant de troupes que personne des portes ne regarde ce
régiment courant à la bataille. Nous aurions pourtant voulu demander des
renseignements sur Flaxlanden. Deux gendarmes menacent l’un de nous qui
a secoué des prunes au passage. Un cantinier qui se rase sur
l’accotement, la glace pendue à un cerisier, attend nerveux, la figure
débordant de mousse, que nous ayons fini de faire trembler sa route. Sur
le chemin de ces mille hommes aspirés, les gens seulement dont l’unique
rôle est d’empêcher qu’on déniche les nids, qu’on vole une poule, qu’on
pêche les écrevisses avec des mailles trop petites. A la sortie du
village, une grande route droite et vide, silencieuse. Personne non plus
qui revienne de la bataille. Nous aimerions en voir arriver cependant un
cycliste, n’importe qui, un vaguemestre. Un civil même, une femme, qui
nous donnent l’impression d’être vus et, pour les cœurs généreux, de
protéger plus que deux gendarmes. Mais seulement un convoi de chevaux en
sang, précédé par deux bœufs encore au joug, que des éclats de mitraille
ont atteints. Les bœufs tirent... et devant eux c’est nous qui nous
écartons, car bien peu s’attendaient à ce que les animaux aussi fussent
blessés. Voici des arbres mutilés, un coin de route éclaté, un rocher
pilé. Nous avons la gêne de pénétrer dans la mêlée par en bas, par les
végétaux, par les animaux, alors que nous comptions y descendre par son
sommet, par ce général qu’on dit blessé et que nous aurions trouvé,
étendu sous un arbre, au coin du village.

--Halte!

On ordonne face à gauche, face au côté que nous croyons inoffensif. Et
nous sommes, assure l’état-major, sous le feu de l’artillerie. On nous
fait reculer jusqu’au fossé. C’est deux mètres de sécurité en plus.

Il est huit heures. Le jour meurt aujourd’hui sans avoir vieilli. Le
crépuscule a partout même épaisseur et même transparence: on ne peut
deviner de quel côté s’est couché le soleil, et l’armée française, qui
ignore s’orienter, n’en aura point ce soir de désavantage. Toutes les
étoiles, également blanches et mortes, font penser au Nord, à minuit, et
nos mains aussi sont éclairées, même celles des moins riches, par un
puissant radium. La nuit se rapproche de nous, par derrière, comme de
ceux qui la défendent. Plus d’ombres; les nôtres sont déjà séparées de
nous, comme si la bataille allait être grave, comme si les adjudants
nous les avaient réclamées, à l’instant, avec les livrets matricules.
Pas une étoile errante, le canon a secoué toute la journée du ciel ce
qui n’y tenait qu’à peine; plus de constellations qui se balancent, mais
des astres enfoncés jusqu’à la garde. On ne voit vraiment qu’eux; malgré
soi on les contemple, et l’on fait le fier et le beau pour ces mondes
où tout l’intérêt doit se concentrer d’ailleurs, en ce moment, sur le
cheval blanc d’Artaud; Frobart explique la grande Ourse, qui ce soir se
trouve ovale. Comme il n’est pas permis de s’asseoir, les camarades
s’adossent sac à sac et prennent ainsi leur repos, se parlant l’un
tourné vers les ténèbres françaises, l’autre vers les ténèbres badoises.
C’est notre première bataille, et nous ébauchons tous les gestes et les
pensées que nous aurons une fois guerriers. Nous ne nous serrons pas
encore les mains, mais nous avons des regards si lourds que s’ils
appuient sur les yeux indifférents d’un voisin, le voisin doit nous
sourire. Nous n’écrivons pas de testaments, mais les soldats qui se
devaient vingt sous se les rendent ou se les donnent. Un seul dans la
compagnie note ses dernières volontés; c’est Lâtre, qui lègue son
entreprise à sa femme, sa femme à son père. Nous nous passons le papier
en riant, et Lâtre le poursuit d’escouade en escouade, comme s’il devait
hériter.

Avec Jalicot je fais les cent pas. Des groupes se forment. La ligne des
sections carrées s’est fondue en une ligne de sections arrondies et la
promenade, et la pensée, est plus douce le long de ce bataillon sans
angles. Dans l’ombre, nous faisons aux camarades des signes modestes
d’existence:--C’est toi?--Oui, c’est moi!--C’est vous? Tous ceux qui
vont être braves pour la première fois allument plus tendrement leur
cigarette. Celui-là sent au fond de lui un lointain sommeil, le sommeil
d’après la bataille, et bâille. Notre ignorance de la guerre pèse
subitement sur nous comme à la veille d’un examen. S’il faisait clair,
nous repasserions notre théorie. Nous nous sentons coupables d’avoir
négligé nos enrayages, nos déploiements. Mais surtout nous pensons sans
relâche au premier blessé, au premier mort du bataillon. Tout notre
entendement butte contre ce premier cadavre. Nous comprenons le second,
le troisième et, vers le centième, nous-mêmes nous étendons; mais
soudain, malgré nous, le premier mort que nous avons enfin couché dans
notre esprit s’anime, se relève, et tout est à recommencer. Quand un
soldat allume sa pipe, nous frémissons, en voyant ce visage qui
s’illumine, comme s’il se désignait par cette clarté pour la mort. Nos
épaules s’alourdissent, nous vieillissons. Nous errons sans repos dans
cette ombre qui rend la victoire à peine plus désirable que le
jour.--C’est toi?--Oui, c’est moi, avec, tremblotant un peu, un immense
courage...

Le bruit d’un galop. Le capitaine d’état-major transmet au colonel
l’ordre d’attaquer le village d’Enschingen. On voit le clocher, juste
devant nous, à deux kilomètres... Il éprouve aussi le besoin de nous
faire un discours:

--Allez, Roannais! Comme pour les Autrichiens!

Nous avons déjà battu en effet les Autrichiens, en 1814, à Roanne même.
Nous avons, de ce côté-ci de la Loire, fait circuler un convoi
ininterrompu de tuyaux en tôle sur des roues. Le général ennemi, malin,
se méfia, ne tenta point le passage, et la ville fut décorée, en même
temps que Tournus, où était né Greuze.

--Et attention! Vous êtes sous le feu de l’artillerie lourde.

Il part enfin. Non, il revient, toujours au galop.

--Vous êtes sous le feu de l’artillerie légère!

Est-ce qu’il va reparaître ainsi pour chaque calibre, pour les
mousquetons, pour les revolvers? Le colonel lève le bras, l’abaisse.
Nous partons...

Les quatre compagnies avancent en ligne à cent mètres d’intervalle,
chacune serrée et silencieuse. Les hommes ne prononcent pas une parole,
malgré leur désir de savoir au juste ce qu’ils font, si c’est une marche
d’approche, une charge, s’il y aura des mitrailleuses. Mineurs,
tisseurs, ils ont éteint leur cigarette, leur pipe, comme à l’entrée
dans l’usine, par précaution. Ils vont à toute allure. La crise de
discipline qu’ils ont, pour la première fois, se résout en silence, en
vitesse, et les plus disciplinés ont pris le pas gymnastique. Avec les
quatre fourriers, j’escorte le colonel qui se tient un peu en arrière du
centre. Nous suivons avec peine, à travers des champs et des prairies
coupés de haies. Nous trébuchons contre un bœuf étendu, bien gonflé, et
sur lequel, heureusement, on rebondit. Nous sautons et ressautons un
ruisseau qui s’empêtre dans nos jambes comme une bande molletière
défaite. Un projecteur illumine soudain la compagnie de droite, qui
s’arrête, se masse contre lui avec les précautions recommandées pour les
obus, chaque tête sous le sac qui la précède, les têtes du second rang
cachées, les yeux du premier rang fermés... Le faisceau s’éteint. Le
clocher du village rentre peu à peu sous terre, dans sa tranchée, et
maintenant nous allons au hasard. Plus de canon. Une balle, une seule
balle passe à côté de nous, à fin de course. Un seul Allemand nous fait
l’honneur de tirer. L’homme du projecteur sans doute.

Ils vont trop vite. Nous essayons en vain de les rejoindre. Nous ne les
voyons plus et le terrain est difficile. Parfois de l’herbe, du trèfle,
puis, soudain, transversales, des lignes de choux, d’artichauts et de
dahlias. Les prés sont dans le sens de l’Alsace, mais les potagers, de
biais, s’entendent pour contrarier notre marche. Un cavalier surgit
derrière nous, prie le colonel d’attendre le général et nous dépêchons
les fourriers aux compagnies. Un second cavalier ordonne de continuer:
nous continuons. Un troisième, un quatrième, arrivent ainsi à toute
vitesse, de l’on ne sait quel centre, mettent pied à terre, s’alignent
sur nous, mais toujours en retrait l’un sur l’autre; la cavalerie
divisionnaire, dans les batailles, forme des circonférences. A part
Chalton, qui n’a pas trouvé sa compagnie, aucun des trois fourriers
n’est revenu. Nous envoyons les dragons en éclaireurs, mais rien à
droite, rien à gauche, et, devant nous, à cinq cents mètres, une colline
et la forêt. Il n’y a que nous six dans la vallée, et il paraît que l’on
nous voit de partout.

La fraîcheur tombe; la première couche de rosée se pose sur nos fusils;
l’homme du projecteur tire un dernier coup de canon, le clocher
d’Enschingen se dresse soudain à notre droite, tout en arrière; une
perdrix: les compagnies ne sont point passées là. Nous ralentissons le
pas. Une dernière fois nous franchissons le ruisseau, mais un long
rectangle de carottes nous décourage. Nous cédons à leurs taillis
impénétrables; nous n’allons pas plus loin; nous les laissons brouter
une minute par les chevaux; un dragon les goûte lui-même; agenouillés
dans leurs feuilles odorantes, nous tirons, Chalton et moi, après les
trois sommations, les premiers coups de feu du régiment sur deux
lanternes électriques qui scintillent dans la forêt: Il a bien visé la
première, mais la mienne ne s’éteint qu’au bout de quelques minutes,
quand l’électricité manque, me dit-il. Pas d’angoisse, mais peu à peu la
paresse, l’indifférence. Pourquoi aller au delà de ces carottes, et
trouver pis encore, des tranchées, des betteraves peut-être? Celui qui a
la meilleure oreille l’applique contre terre, mais rien que le fracas
des brindilles, et le piétinement du cheval sur lequel est monté debout
celui qui a la meilleure vue. Celui qui a la meilleure conscience dort
déjà. Le colonel étudie sa carte. Nous sommes sans aucun doute entre les
lignes, et les compagnies doivent être arrêtées dans un des deux
villages qui sont derrière nous, Spechbach ou Enschingen. Vers lequel
allons-nous revenir? Lequel est habité? Nous ne nous hâtons point, nous
ne courons plus de danger: nos ombres sont revenues; nous nous amusons
de l’aventure, qui nous épargne de creuser là-bas des fossés, de
prendre la garde, et nous jouissons d’un calme, d’une sécurité que l’on
ne pourra jamais goûter, dans cette guerre, qu’à égale distance des
sentinelles françaises, des sentinelles allemandes, et avec son colonel.
Parfois seulement, une détonation, suivie d’une autre, plus brève, plus
sèche, comme si le tireur se précipitait pour ramasser son blessé. Assis
les uns en face des autres, nous formons à nouveau un de ces groupes
arrondis dont vit la paix. Nous sentons si bien que ne commence aucune
ère nouvelle et nous nous remettons, comme dans l’ère précédente, à
fumer, à faire craquer nos doigts, à boire. Le colonel se décide pour
Spechbach. Voici Spechbach... Une mare ronde est posée devant le village
comme un miroir devant les lèvres d’un homme endormi. Pas une ride, pas
un murmure... Spechbach est mort... Nous avançons.

       *       *       *       *       *

...Ici une heure qui n’appartient pas au régiment et que le capitaine
Lambert a fait rayer de notre Livre de marches. Ici des blessés, des
morts. La sentinelle qui nous arrête a le front entouré d’un bandeau
rougi;--la balle, l’unique balle aurait porté? Dans la première maison,
une foule de blessés qui se sont installés sans logique, les plus
gravement atteints au premier étage, comme s’ils redoutaient en plus
une inondation. Sur le banc d’une ferme, un officier endormi, la
poitrine couverte d’une ouate sanglante. Ce n’est point un de nos
commandants: Son numéro d’ordre est plus faible d’une unité que le nôtre
et il le porte d’ailleurs partout, pour nous rassurer, à son képi, à son
col, à son collet... Le sort nous a manqués d’un point.

--D’où venez-vous? demande le colonel.

Il se réveille. Il répond machinalement ce qui le matin encore était la
vraie réponse.

--De... de Chambéry.

Puis il aperçoit les cinq galons.

--Le colonel... le colonel est mort, dit-il.

De ses yeux hébétés, c’est mon képi qu’il regarde maintenant, ma manche,
cherchant mon grade; il ne le juge pas, sans doute, assez élevé pour
ajouter: Le sergent, le sergent est tué.--Il s’endort.

Nous repartons. Chalton a sur la main un peu de sang de Chambéry. Il le
montre à son dragon pour faire croire qu’il est blessé, et il s’y trompe
lui-même, à chaque cigare qu’il allume.


                                                  Bernwiller, 20 août.

Occupé Enschingen à minuit juste. Je dis minuit juste, bien qu’il y ait
à ce sujet une dispute entre mes deux compatriotes, Laurent, qui a gardé
l’heure de la ville, et Clam, qui a l’heure de la gare. Les Allemands
viennent de partir, laissant la mairie préparée comme une souricière,
des tablettes de chocolat sur la porte ouverte, des croûtes de fromage
sur la table. Dans une cave, une patrouille égarée du ***, que les
compagnies se passent, que le capitaine Fontange félicite, que le
capitaine Perret veut fusiller comme déserteurs. Nouveaux otages, qui
descendent en bras de chemise et que nous renvoyons passer une veste,
car nous ne désirons que des otages habillés. Je suis de garde au
drapeau; nous l’installons dans l’auberge, et tous les soldats qui
s’échappent pour boire, surpris de le rencontrer là, vident du moins
leur verre plus dignement. A trois heures, départ pour Bernwiller; le
lieutenant Viard félicite les guides: la route est absolument droite.
Journée paisible, chaude. Nous jouissons de ce soleil que nous avions,
suivant d’illustres exemples, jeté hier soir, pour le reconquérir, dans
la bataille même; jeté dans le mauvais sens d’ailleurs, jeté en France.
On me charge de la surveillance des otages qui dorment sur des
charrettes à claire-voie, à part un conseiller municipal nerveux, dont
c’est aujourd’hui la fête, que sa famille attend, et qui reste assis sur
la claie à se lamenter alors que tous les autres ont depuis longtemps,
dans le poids du sommeil, passé au travers. Nous nous organisons, nous
nous déployons, nous creusons des tranchées face à Enschingen, comme si
nous n’avions d’autre but dans la guerre que de prendre ce village une
fois par jour. Petit déjeuner avec Devaux chez un vieil Alsacien,
sourd-muet, et qui s’empresse à nous servir, protégé qu’il est par ses
infirmités contre toute dénonciation. La trouvaille d’un œuf de poule,
puis d’un œuf de canard, nous conduit à l’idée de l’omelette que nous
préparons chez deux sœurs allemandes, deux jumelles. L’impression,
enfin, d’être des conquérants! chacun de nos mots fait courir, se
heurter, ces deux images semblables, et nous avons à la fois notre
volonté brune et notre volonté blonde. Aux murs, sur le papier gris, des
taches carrées plus claires. Il y avait là des cadres et l’on pourrait
reconstituer, d’après la couleur plus ou moins passée, toute la famille
impériale. Je fais pâlir les esclaves en leur demandant où elles ont
caché ces portraits et Devaux leur pose, sans malice, des questions
alternativement menaçantes et affables: si l’empereur est bien
paralytique général, quels sont leurs prénoms, comment finira la guerre,
ce que veut dire le mot «gemütlich». Elles ne répondent qu’aux questions
affables, mais avec la crainte que les questions sacrilèges ont causée:
elles s’appellent, tremblantes, Elsa, Johanna; gemütlich veut dire:
«Quand tout est bien, quand tout est gai.»

«Hier ist es gemütlich», dit Devaux pour trouver un exemple.

--Ya, répondent-elles, ya.

Il suffit d’agiter le mot gemütlich aux yeux d’une Allemande pour
qu’elle réponde par ces joyeux aboiements.

A midi, ordre de libérer les guides. Le conseiller municipal s’en va en
courant par un raccourci, plus court par conséquent que la route droite,
et je rejoins ma compagnie qui occupe la maison et le parc de Henner.
Tous les hommes sont étendus dans le creux des pelouses, au pied de
buissons, et dorment, sur le dos, sur le côté, les genoux pliés ou
levés. Nous avons là tous les tableaux qu’eût peints Henner si les
bosquets étaient peuplés de soldats, et non de femmes rousses. Jalicot
a visité le château: il n’y a trouvé que deux énormes pinceaux, l’un
carmin, l’autre saumon, les pinceaux de Matisse. Toutes les toiles ont
disparu des murs, comme chez Elsa et Johanna; mais il reste les glaces.
Nous ne nous étions vus depuis Roanne que dans des miroirs ronds à deux
sous, qui nous montraient tout juste notre œil ou notre raie. Nous nous
contemplons, nous nous rapprochons sous le prétexte de comparer nos
tailles, nous nous tenons par les épaules, mais chacun ne regarde
égoïstement que soi et je ne sais même plus, aujourd’hui, lequel de nous
deux était le plus grand.

Long après-midi paisible. Le lieutenant Balay me charge de visiter le
village, d’interroger les passants. Mais les rues sont désertes.
Beaucoup de maisons fermées, avec les images de sainte Agnès sur la
porte, rondes comme les vrais scellés. Je visite l’église, qu’entoure un
canal d’eau courante. Je pousse la fenêtre d’une chambre, j’aperçois
dans des cadres noirs à grains d’or les Trois Grâces et la Comparaison.
Partout le silence. L’avion allemand qui passe là-haut ne peut noter
dans ce village qu’un touriste ou un indiscret. Je vais si loin que je
m’égare: une jeune fille m’indique la route du château avec la politesse
qu’on réservait dans ce bourg aux invités de Henner, et je rejoins les
autres sergents, couchés sur la pelouse. Étendu sur le dos près d’eux,
je les écoute se parler de leurs femmes, j’admire, quand c’est mon tour,
les photographies de Mᵐᵉ Sartaut, dont Sartaut fait passer un choix
inépuisable; je la vois en costume cycliste, en costume de bain, appuyée
à un prie-Dieu au bord d’une plage, car toutes les photographies ont été
prises en juillet près d’Arcachon. Je la vois soudain en buste, comme si
elle s’était rapprochée de nous de mi-chemin. Chaque fois elle caresse
un chien différent, car son métier, à Paris, est de prendre les chiens
riches en pension. La voilà en bateau avec un levrier qui a appartenu à
Sarah Bernhardt, et Sartaut parle de Sarah qui gagne un million par an,
qui a plus de soixante-dix ans, et n’a pas mis un sou de côté: c’est une
femme, prétend sa femme, qui n’a pas d’ordre. On repasse la photo du
bain, pour voir le caniche d’une Brésilienne, et pour discuter, ce qui
nous vaut les injures de Sartaut, si la vue a été prise avant le bain ou
après.--C’est avant pour le caniche, encore frisé, après pour Madame,
toute lisse.--Douce petite française, aux yeux inclinés, à la gorge
haute, aux jambes nettes, qui s’oppose victorieusement dans notre
pensée, selon la photo, à l’actrice, à la juive, à la Guatemalaise que
laisse entrevoir le chien du jour. C’est elle qui nous rend précieuse
l’impression d’être en Alsace, alors que justement nous n’en voyons
rien, que le ciel,--où passent bientôt, par photos uniques, les femmes
des autres sergents, avec des chiens et des enfants qui leur
appartiennent.

A six heures, départ pour Spechbach-le-Haut. Nous commençons une
manœuvre d’encerclement autour du malheureux Enschingen. Mulhouse a
donné moins de mal: Nous apprenons qu’elle est à nous et qu’on a pris
sur la gauche vingt-quatre canons et huit cents Badois. Nous réclamons
du capitaine Perret, qui a son Joanne, de nous lire la page de Mulhouse:
_la gare est petite, noire, incommode, et fait contraste avec le
somptueux hôtel des Postes_. Nous voudrions entendre aussi la page de
Fribourg, car c’est sur Fribourg que nous allons. Mais Fribourg n’est
pas en Alsace, malgré les affirmations de ceux qui confondent avec le
Fribourg de la Suisse.

Marche sans autre épisode que l’arrestation de Babette Hermann, qui est
allée se faire arracher une dent à Bernwiller, a voulu revenir chez
elle, malgré la bataille, tant la sœur lui a fait mal, et s’est prise
dans la brigade, le bandeau noir qui doit lui servir le dimanche pour
son nœud alsacien passé autour de sa fluxion. On me la confie, car elle
ne sait que l’allemand. Spechbach nous fête. Je reconduis Babette à sa
famille qui s’empresse, mélangeant à mon profit l’affection pour les
Français et la reconnaissance due aux dentistes. On m’invite à dîner, on
sort de vieilles cartes où Spechbach est encore en plus grosses lettres
que Bernwiller, n’ayant point alors le désavantage qu’un grand peintre
n’y soit point né; les recueils des tableaux patriotiques du Salon y
compris 1892, date de ma fièvre muqueuse, et je reconnais de cette année
chaque zouave, chaque vitrier, chaque amazone de Béhanzin. Babette
installe elle-même sa lessiveuse pour notre soupe, malgré les galants
caporaux qui la supplient de ne pas se mettre en courant d’air. Le
grand-père, qui voit que l’impossible arrive, ne peut plus croire
maintenant que ses souhaits plus modestes se réalisent moins et me les
confie: il verra son petit-fils médecin, Babette guérie pour toujours de
sa dent. Une fois interne des hôpitaux, son frère les soignera tous à
loisir.

Je couche dans le salon du presbytère, dont tous les meubles ont des
colonnes torses, fauteuils, armoires, tables en chêne, et où un Christ à
tête relevée s’étonne que le montant de la croix soit si plat, si
lisse!


                                                  Ammerzwiller, 22 août.

La bataille est bien finie, bien gagnée, mais le canon tonne toujours,
et devant nous. Nous ne nous en inquiétons point. C’était encore
l’époque où les fantassins croyaient que l’artillerie se loge entre les
ennemis et eux. Pauvres artilleurs! disions-nous. A dix heures, départ
de Spechbach. On craint un retour des Allemands par Cernay et nous
attendons jusqu’au soir, face au Nord, dans des vergers. Réclamations du
lieutenant Viard, dont la compagnie est près d’un rûcher, et qui a déjà
deux hommes piqués. Mais interdiction formelle d’enfumer les abeilles
avant le café. A cinq heures, départ dans la direction d’Altkirch. Belle
route, dont les cerisiers ont été coupés au ras du sol par les
Allemands, et il ne reste des arbres que leur plan et leur âge. Nous
retrouvons les artilleurs de Moulins, les dragons de Saint-Étienne.
Quelques dragons sont montés sur de grands chevaux allemands qui ne
veulent suivre, par patriotisme, que réunis en peloton, mais les logis
s’y opposent. Assis sur les cerisiers, nous regardons vers les champs,
un peu pour éviter la poussière, beaucoup pour ne pas tourner le dos à
trois tombes de soldats français, tués voilà dix jours et dont nous
notons les noms sur nos carnets. Nous apprenons leur mort en même temps,
à peu près, que leurs parents... Nous avons de plus le chagrin de voir
les tertres faits un peu au hasard... Je ne sais pourquoi nous eussions
aimé pour eux des tombes parallèles.

⁂

Halte aux portes d’Ammerzwiller. Notre boucher a vu qu’on agitait trois
fois des lampes dans le grenier d’une maison. Il me requiert comme
interprète, et nous pénétrons, boucher avec son revolver, sergent avec
sa baïonnette, dans la chambre d’une grande jeune femme à cheveux blonds
qui sort du lit en criant. Elle sanglote; on voit sa gorge, ses jambes,
toute une franchise de réveil qui pousse le boucher à croire tout ce
qu’elle dit: Elle jure qu’elle n’a pas de lampe, qu’elle a
l’électricité, qu’il n’y a personne dans le grenier. Elle dit tout cela
en français, mais le boucher, pour bien comprendre, me regarde et attend
ma traduction. Au grenier, nous trouvons, enfoui sous des couvertures,
un homme que nous confions à la garde et nous prenons deux otages, dont
le jeune curé, qui proteste, défiant de la république et malgré que ses
sentinelles mêmes aient encore, épinglés à la capote, les Sacré-Cœur
distribués à Paray-le-Monial. Ce matin, je vais aux informations et une
voisine m’apprend que nous avons arrêté le faible d’esprit du village.

Vie de garnison toute la matinée grâce à mon adjudant des dernières
manœuvres, avec lequel je bois le café, et qui tente de m’apitoyer sur
son récent échec à Saint-Maixent: échec injuste cette fois; on lui a
demandé à l’oral ce qu’il pensait de Benserade. Il m’emmène aussi
cueillir des laitues dans les champs où nous trouvons des cadavres de
lièvres, inutilisables, gâtés en une heure. La chasse est le maximum de
ce que peut supporter un cœur de lièvre et la guerre le fait éclater.
Pas d’oiseaux non plus, à part les poules; les poules, puisque c’est
leur nom, se sont cachées les premiers jours, sont ressorties et ont
repris maintenant leur chasse, un œil sur chaque oreille: la guerre
durera longtemps... Toute la question est de savoir si l’admissibilité
comptera après la paix!

Nous revenons par le corps de garde où ma compagnie, qui est de jour, a
pendu toutes les enseignes suspectes de la ville et la devanture
complète d’un pauvre homme, le malheureux, qui s’appelle Kaiser. Elle
collectionne aussi les plaques officielles des rues, et à chaque instant
un donateur arrive, apportant des panonceaux ou des affiches. On se
croit à Carnavalet les jours de générosité. Bientôt tout le déguisement
prussien du village est rassemblé dans cette salle; écriteaux si
dédaigneux pour le passant qu’ils font naître immédiatement l’ordre ou
la vérité contraire dans un cœur français: Ordonné de passer sur la voie
quand le train arrive.--Obligatoire de battre les animaux.--Enschingen
pas à 7 kilomètres, Enschingen à 1.000 lieues!... L’innocent est
toujours là, mais il ne sait que l’allemand. Bardan s’occupe de lui
offrir le café et, pour trouver des relations communes, essaye de lui
faire entendre qu’il a connu un Boche, à Vichy, un garçon d’hôtel. Il a
connu aussi un idiot, qui vendait des journaux et auquel on n’a jamais
pu repasser une pièce fausse; car il ne faut pas croire que les idiots
soient plus bêtes que les autres.

Rencontré le lieutenant Bertet. Il est stupéfait d’être en Alsace. Il
n’avait pris que des cartes de Prusse et de Bavière, comme s’il ne
s’agissait dans cette guerre que de délivrer la Pologne, et je dois lui
céder mes deux pauvres petites cartes de Colmar et de Strasbourg. Il ne
me laisse qu’un plan des irrigations de la forêt de la Hardt, trouvé à
la mairie. Je ne risque plus de me noyer dans cette forêt... Je me
console en pensant à mes amis alsaciens, Braun, Beyer, partis avec
toutes les cartes des Vosges, qui s’acharnent sans doute en ce moment
sur le Luxembourg belge, qui couchent ce soir à Malines, à Bruges, alors
que nous tenons déjà, par quinze jours de marche pacifique, l’enjeu de
la guerre. Nous avons vraiment une dette envers l’officier d’état-major
auvergnat qui fit sournoisement désigner, sur les plans de mobilisation,
les Auvergnats pour reprendre l’Alsace!

Les hommes sont moins pris au dépourvu que Bertet. Ils ne donnent pas,
comme notre état-major de brigade qui nous interdit toute sonnerie,
toute entrée en musique, l’impression de chercher la vraie frontière à
l’intérieur même de l’Alsace. Ils règlent les horloges à l’heure de la
France, ils grattent les mots allemands sur les murs, ils se délivrent
de la petite humiliation qu’on leur infligea chaque année, à l’école, en
leur contant 70, et, soulagés, attendent avec bonne humeur la fin de la
guerre. Pas un qui eût pensé aller ailleurs qu’en Alsace, qui n’eût
convenu avec sa famille d’un mot pour annoncer qu’il y était,
dictionnaire enfantin que tous ont copié, de sorte que les mille
lettres, les mille cartes, commencent ainsi: _le sac n’est pas lourd_,
ou _le ceinturon ne serre pas_, ou _les souliers ne prennent pas
l’eau_, phrases négatives qui voudront dire, une fois révélées par l’air
pur de Pontgibaud ou de Thiers: «Nous sommes à Mulhouse», «Nous sommes à
Strasbourg», «Je vois le Rhin». On pourrait le voir en effet du haut du
clocher avec une jumelle marine, affirme le curé, qui affecte aussi de
compter en milles marins--15--la distance qui nous en sépare. Rétoil,
qui est marbrier au cimetière de Volvic et nous a promis à chacun, le
mauvais cas échéant, sa meilleure inscription, grave en attendant dans
le marbre de la cheminée:

                    16 août 1870      19 août 1914
                    REZONVILLE.        ENSCHINGEN.

Sur la carte, où le pays annexé est en carmin, la France en blanc, comme
il n’est pas de crayon blanc, on passe au crayon rouge la France, que
l’Alsace conquiert ainsi en une minute. Mon tambour, qui est de Bruère,
le village du bas Bourbonnais où se dressait avant 70 le centre de la
France,--c’est une colonne carrée faite de deux sarcophages romains
trouvés aux environs--se réjouit que Bruère ait repris son rang, l’écrit
à sa famille, essaye de l’expliquer au maire avec des ficelles tendues
de Dunkerque à Perpignan... le maire ne comprend pas... l’Allemagne n’a
pas de centre... Souvent les soldats ont recours à moi pour parler
allemand, mais je ne suis qu’un interprète de mots abstraits. A part
l’oignon et ses dérivés, pour lesquels je me sens d’un réel service, un
soldat français peut tout se procurer par gestes. Ils n’usent de moi que
pour calmer le doute qu’ils ont eu, en voyant qu’on n’illuminait pas en
Alsace, qu’on n’y parlait pas français. Ils cherchent avec une bonne
volonté inépuisable l’Alsacien qui leur dira:--quelle joie de vous voir!
Quelle honte que les Allemands! Ils essayent, par des insinuations
naïves sur la folie du kronprinz, de mettre à l’aise leurs hôtes. On
m’invite au café dans cette grange pour que je demande à la vieille si
elle est contente de nous voir. Comment se dit contente? Toute la
journée on lui répétera le mot «zufrieden» qui deviendra le soir un
lambeau allemand méconnaissable, auquel la vieille continuera de
répondre en hochant la tête. Pas un fumeur, pas un enfant, qu’ils ne me
fassent interroger sur les cigognes, sur Strasbourg, sur les têtes de
pipe. Si l’un d’eux fait mine de dire que le patois alsacien ressemble
quand même au prussien, les autres me chargent de lui expliquer la
différence colossale, qu’au lieu de Haus, la maison, on dit Hus, au lieu
de Deutsch, l’Allemand, on dit Schwob et, dans certaines maisons
renfrognées, c’est eux qui apportent l’Alsace: ils trouvent à coller sur
la porte, comme sur les autres, un portrait de sainte Agnès; ils passent
au ripolin rouge les poutrelles déteintes, et mettent des fleurs sur les
accoudoirs. Égalité française: il y a bientôt le même nombre de
géraniums à chaque fenêtre du village. Tous fiers, d’ailleurs, de leur
conquête, et étalant les culottes rouges qu’ils ont lavées aux alentours
des maisons suspectes.

⁂

La guerre vient juste à temps; dix ans de plus, et c’était tard. Dans
les villages que nous avons traversés, les enfants ne parlent plus
français. On a tout au plus l’impression que jadis, jadis ils l’ont
parlé. Il nous escortent avec enthousiasme, mais dès que nous les
interrogeons, ils s’arrêtent, leur sourire cesse, ou bien ils se
précipitent chez eux, questionnent leur mère et rapportent une phrase
incompréhensible de trois mots boiteux: c’est tout ce qu’il reste de
français à la maison. Nous nous décidons à leur parler allemand: pour
qu’ils comprennent mieux, j’emploie mon haut allemand officiel, la
langue des théâtres de Meiningen et de Weimar, le hanovrien des acteurs
juifs qui déclament les traductions de Verlaine. Je demande à deux
fillettes où l’on peut trouver des confitures, du miel. Elles éclatent
de rire, comme on rit en France d’un acteur qui déclare se nourrir de
miel, de compotes. Je voudrais savoir aussi où est l’école: acteur
bizarre, qui va à l’école! mais elles m’accompagnent. Voici l’école;
voici leurs cahiers de composition, écrits tous en allemand, dans une
écriture raide de parade, au cas où l’empereur les daignerait honorer
d’un regard. Dessins orgueilleux dont le moindre chalet porte un
paratonnerre; problèmes d’arithmétique à la donnée dure et sèche, que
l’on a envie de résoudre par la chimie, et qui vous font restituer, sous
peine de correction, les chiffres, les stères, les kilomètres. Pas un
mot de français. A Saint-Cosme seulement, chaque dictée, quel qu’en fût
le sujet,--c’était toujours Charlemagne ou Geneviève de Brabant, car les
instituteurs alsaciens choisissent leurs héros dans leur méridien--était
suivie d’une phrase à nous, sans rapport avec le texte: «L’oseille est
un légume», «l’ail est une plante», «la coquetterie est un vice». Brave
maître d’école qui bordait les massifs impériaux de persil et de défauts
français. Voici le cahier de ma fillette la plus grande: elle a _très
mal_; elle n’a pas su la mort de Frédéric. Elle affirme qu’elle ne
recommencera pas, et me récite tous les grands hommes qui sont morts,
mal assurée pour ceux qu’elle aime.--C’est ainsi que nous passons notre
journée entre les enfants et entre les vieillards, nous vieillissant ou
nous rajeunissant d’une vie entière selon nos rencontres, car vieux et
enfants ne vont pas ici ensemble, comme en France, et nous conquérons un
pays où l’âge adulte n’existe pas.

⁂

Rencontré Jalicot, qui a adopté un vrai petit muet; n’ayant pas
l’allemand entre eux, tous deux se comprennent à merveille. Rencontré
Artaud, qui est rayonnant, qui s’est pris le pied dans la roue de sa
voiture, a cogné la tête dans le marchepied, et est retombé sur une
botte de paille; il voudrait le refaire qu’il n’y arriverait jamais.
Notre chien de chasse suit mes promenades quand je prends un fusil et
m’abandonne quand je me contente du revolver. Je le mystifie en
l’emmenant à la pêche, un ruisseau coule au bas du village.

Il fait chaud, et je rejoins au milieu de la prairie le lieutenant
Michal. Petit, modeste, doux, c’est notre guide; le général de la
division a choisi pour marcher en tête des régiments de réserve, les
contraires des tambours-majors de l’active; le guide du 236 est C..., le
plus petit romancier de France; celui du 305, B..., journaliste
silencieux, qui prend des notes.--«Voilà des régiments qui
réfléchissent», peuvent se dire les bourgs qui ont vu la veille défiler
les zouaves étourdis ou les chasseurs. Michal étudie sa carte. Il s’est
étendu dans l’herbe suivant la ligne du Rhin et, orienté vers le Nord,
distribue ses points et ses demi-points cardinaux aux clochers les plus
distincts; à chaque halte, il s’installe ainsi, se couche, niveau du
régiment, et le lendemain nous conduit sans erreur par les plus petits
chemins, même s’il n’y a pas de villages, et s’il a dû confier le Nord
et le Sud à de simples rochers ou à des arbres. Souvent je l’ai rejoint,
sur ces routes alsaciennes qu’il a plus de plaisir à fouler qu’un autre,
car il est ingénieur des mines et il n’oublie pas une minute combien le
sol conquis est profond. Nous marchions de son pas régulier, qu’il règle
à une montre; dans cette avant-garde de calme où l’on ne connaît rien
des bousculades et des hâtes de l’arrière, nous parlions de la guerre, à
laquelle il n’avait jamais cru et à laquelle pourtant il s’était préparé
avec minutie depuis son enfance. Chaque année, il la jugeait plus
impossible, et chaque année le poussait à acheter un album d’uniformes
allemands, ou un couteau de guerre, ou un sifflet de campagne, un
imperméable. Il ne lui manquait plus, au début d’août, qu’une ceinture
pour l’or. Il avait l’or. Son réflexe n’était en retard que d’une année.
Pendant les huit jours d’attente à Roanne, il ne quittait pas la
bibliothèque des officiers, où il empruntait tous les livres de guerre,
et le jour du départ, le bibliothécaire a dû lui laisser les
_Commentaires_,--au lieutenant Bertet le _Mariage de Chiffon_. Il
m’explique aujourd’hui notre manœuvre d’Enschingen. Il porte en lui tous
les plans des combats, d’échelle différente, il compare simplement notre
mouvement, pour que je le comprenne mieux, à la plus grande bataille du
monde, à Austerlitz, mais se contente d’expliquer Flaxlanden par une
petite défaite athénienne dont j’oublie aujourd’hui le nom. Moins que
des soldats, moins que des lieutenants, il voit des victoires ennemies
se précipiter l’une contre l’autre, Wattignies contre Sedan, Denain
contre Waterloo, et de nos armes, de nos navires, il parle avec le même
jugement impartial et transparent; tout devient balistique, capillarité,
et je rattrape à peine par les trajectoires de ses fusils mon pauvre
régiment, qui me semble presque inutile. Il m’explique les vallées, les
rivières. Cette guerre, que nous imaginions tous une guerre d’été, il la
voit, dès le début, souffrir des douleurs des quatre saisons, car il me
rappelle qu’au Cameroun déjà il pleut, qu’en Chine il gèle... et il
l’étend sous toutes les zones comme un nouveau continent... Guerrier que
je suis, je sens ma part de froid me gagner, ma part de neige, je
prévois une seconde les tranchées, les inondations, les fièvres. De
l’Alsace aussi il parle si nettement, je la sens dans son esprit,--comme
sur ses photos, comme dans ce pré bordé directement par les Vosges et le
Rhin, et où nous pouvons planter, plus légitimement que sur la carte
même, des épingles avec des drapeaux,--si étroite, si délimitée, si
seule, qu’il en détache cette Lorraine même, que nous lui avons donnée
pour compagne. Les deux deuils, confondus par égoïsme ou par hasard en
un seul deuil, il les sépare en moi autant que si les deux provinces
perdues étaient aux deux extrémités de la France. Il m’enlève
l’illusion, prenant Spechbach, d’avoir conquis du même coup un bourg
lorrain de même grandeur. Tristesse d’apprendre que celui auquel vous
croyiez un jumeau est seul, ne ressemble à personne, et il me ramène
vers un village où tout maintenant me semble dédoublé--et moi-même--de
ce qui avait pour moi un double sens.

Il me quitte; il doit acheter du jambon et du vinaigre, car les
officiers l’ont naturellement chargé de leur cuisine, comme ils en
chargent avec leur infaillible instinct tout professeur, tout
philosophe, tout poète.


                                                  Ammerzwiller, 23 août.

Lever vers cinq heures. Nous nous rassemblons au bureau lentement, car
chacun de nous, le soir, disparaît dans l’ombre, et va dormir
secrètement dans le coin ou sur le meuble qu’il a hypocritement noté de
jour. Une visite au premier nous apprend que le lit du colonel est déjà
libre. De temps à autre, l’un de nous sort au galop, et revient au bout
de vingt minutes, les yeux gonflés, s’étirant, disant:--Ah! que j’ai
bien dormi!

Le bruit court que c’est dimanche. Ce n’est pas le curé qui le
confirmera. Il a refusé de dire une grand’messe et a célébré l’office
dans sa chambre, tout seul. Nous décidons de faire un bon dîner. Chacun
sort à nouveau subitement, revient, le visage apaisé, avec le riz,
l’ail, la poule qu’il avait repérés la veille, et pas un Français qui
n’ait aussi, dans ce bourg de huit cents habitants, déjà marqué en lui
la maison qu’il habiterait, la femme qu’il choisira, au cas où nous y
resterions quelque temps, toujours.

⁂

Je vais acheter trente bœufs avec l’officier des détails. Je marchande.
Je suis chargé de vérifier si la voyageuse arrivée chez Schanzi est bien
une sage-femme. C’est la femme Schanzi qui vient m’ouvrir et toute
contestation est impossible. J’écoute le vaguemestre nous lire le
courrier qui part: approuvant la carte du colonel: _Tout va bien_,
étonné par celle du capitaine adjoint qui écrit à ses fillettes:
_Bonjour dominical du papa_: il n’aurait jamais cru qu’il fût à ce point
calotin! C’est enfin mon tour de m’étendre sur le lit du premier.
L’envie de dormir est passée et je trouve dans la chambre un vieux
numéro du _Nouvelliste d’Alsace-Lorraine_. Que notre guerre est calme, à
en juger par les titres, comparée à cette paix d’il y a six mois: Les
Écrasés de Guebwiller, Mariage interrompu à Saverne, Scission de la
Fanfare de Munster... La guerre aussi, d’ailleurs, a ses coups de
théâtre, car je suis mis à la porte par la brigade elle-même, qui
s’installe dans la cure et nous déloge. Nous délogeons le bureau du
bataillon, où les soldats qui touchent dans le civil un traitement de
l’État arrivaient s’inscrire, rangés par ministères, ou à peu près, car
un cantonnier s’est faufilé dans les beaux-arts, puis dans les colonies.
On a pitié de lui, et il passe le premier, mais il s’obstine à appeler
la guerre des manœuvres.--Avant les manœuvres..., explique-t-il.--Après
les manœuvres..., réclame-t-il. On n’y comprend goutte et on l’expulse.

La poule ne sera que pour le soir, je ne proteste pas, car des
émissaires m’ont averti que Jalicot avait une poule du matin et je le
rejoins dans sa cuisine. Il y a un troisième convive que Jalicot me
présente; un inventeur de serrurerie, dans une maison de Lyon,
excellente, qui emploie déjà quatre inventeurs. C’est lui qui a
perfectionné la vis à encoches multiples. Longue discussion sur les
cadenas, puis, sans transition, sur les romans. Notre hôte, sans être
ennemi de l’écriture, la blâme de ne pas être un instrument précis. Y
a-t-il un littérateur capable, du fait seul qu’il récite deux lignes ou
deux vers à un passant, de le faire changer de couleur, de le faire
éclater de rire, de le tourner vers le vice ou vers la vertu? Un passant
de bonne moyenne, un négociant?... Si oui, il retire tout ce qu’il a
dit. Y a-t-il des formules qui frappent les hommes comme le mot Sésame,
autrefois, ouvrait les portes? Jalicot proteste et récite:--_Saint
Pierre cherchait un mot pour son cadenas_. L’inventeur sourit... C’est
très beau... Il se rend. Il avoue, d’ailleurs, qu’il est de mauvaise
foi. Lui personnellement ne peut prononcer de vers sans avoir, comme les
gens qui chantent, les yeux pleins de larmes:

    «Dans le vallon qui doucement s’éclaire,
    Un corbeau noir sur la neige est tombé.»

Il pleure vraiment un peu; jamais on n’a vu un corbeau aussi nettement!
Et la neige, si l’on pouvait être au mois où elle tombera! Mais il nous
quitte, sa section doit faire l’exercice à une heure... c’est la guerre.

⁂

...C’est la guerre: On ne me fera pas travailler de l’après-midi. Sur ce
dimanche alsacien, morne, privé d’hommes et sans doute, si le curé ne
change pas d’humeur, de vêpres, joue un dimanche français, privé de
femmes, mais qui remplit de notre bleu et de notre rouge tous les coins
vides de l’autre. Les habitants apprivoisés sortent officieusement de
leurs armoires, pour nous le faire admirer, tout ce qu’ils n’ont pas
osé revêtir dans ce matin officiel: les femmes leurs jupes et leurs
nœuds noirs, les hommes leurs vestes, le curé ses chasubles... C’est la
guerre, avec son ciel bleu, ses canons grondants, ses pigeons voyageurs
qui s’entraînent autour du clocher sur la piste étroite et dure des
martinets. Sous un pommier aux pommes vertes je m’étends. Elles sont
vertes et dures. Je peux dormir au-dessous d’elles, je peux les
contempler sans crainte, et aussi sans l’appréhension d’avoir à
inventer, l’une tombant, les lois du monde. C’est la guerre dans sa
quatrième semaine, au dimanche exact où elle aurait dû s’adoucir et
devenir la chasse. C’est le fond clair de la haie qui devient subitement
rouge, quand une section passe sur la chaussée et la compagnie de piquet
qui s’exerce dans le champ voisin à charger à la baïonnette en criant:
«Vive la classe». C’est, à peu près toutes les heures, un revolver qui
part dans les mains d’une ordonnance maladroite, et donne aux soldats
parisiens l’impression qu’on est près de la Tour Eiffel et qu’il est
midi. Puis, si l’on se dresse enfin aux cris de Laurent qui appelle pour
le rapport, c’est un chemin tournant contre un mur couronné de roses;
au-dessus du mur, des terrasses; au-dessus encore, le cimetière... Il
faut être civil pour se faire enterrer si haut. Là, c’est le calme que
donne un petit chemin de croix qui n’a que quatre stations et où Jésus
meurt sans être encore fatigué, les joues bien roses; c’est le désespoir
adouci qu’inspirent la colonne brisée au-dessus du fils Moser, la
colombe dorée au-dessus de la fille Mayer, l’inscription de Hans
Hermann, né en juin 1870 et mort hier, pauvre et noble vie, qui n’a pu
loger tout entière dans l’Allemagne et la dépasse des deux bords. Un
Durand est venu aussi reposer dans ce cimetière. Chers Durand, et vous,
chers Dupont... chère France!

⁂

Déjà vingt jours de campagne, déjà deux semaines sans café sucré, sans
pain salé;--Petipon, tombé de congestion au pied du drapeau;--trois gros
réservistes évanouis sur la route de Vesoul;--la pluie de Lure, qui
colla toutes nos cartes-lettres neuves et qui n’est pas encore
séchée--les lignes de tramways, de chemins de fer se retirant peu à peu
de nous comme se rétrécit un nerf coupé;--tous les drapeaux alsaciens,
blanc et rouge, du district d’Altkirch, découverts chez un patriote par
Poirier, qui crut avoir pris d’un coup cent drapeaux allemands; les
noms de Wissembourg, de Freschwiller, de Reischoffen, recouverts pour
toujours dans notre mémoire, comme les stations du Métropolitain dont on
change les noms prussiens, par de petits noms simples et pacifiques:
Saint-Cosme, Bellemagny,--peut-être avons-nous fait notre devoir envers
l’héroïsme, envers la guerre! Tout ce que nous attendions d’elle, nous
l’avons vu: le chasseur d’Afrique cassant son biscuit avec le pic des
soldats du génie; le zouave endormi sous un porche alsacien; le général
au galop saluant le général à pied; confondus, ces uniformes qui donnent
vingt vertus au courage militaire, et, dans l’esprit du sergent rengagé
qui sait les garnisons par cœur, brouillent soudain toutes les
sous-préfectures, y compris les algériennes, et toutes ses nostalgies;
chaque arme passant à l’autre arme son insigne, un fantassin sur un
cheval blanc, un vieux landau plein de cuirassiers, un bataillon
d’infanterie manœuvrant aux trompettes, spectacles d’une ambiguité pour
nous plus aigüe que, pour vous savants, Andromède en Bacchus, Hébé à
cheval; le suffixe «en Alsace» s’agrippant à chaque pensée: «Je suis
étendu en Alsace», «Je fais le résumé du jour en Alsace», à tout grade:
«Je suis sergent en Alsace!»... Michal, qui m’a rejoint, est lui-même
plus calme et a signé, pour tout le soir, un armistice. Ses paroles sont
incertaines, mais au fond elles veulent dire que, si nous sommes battus,
nous restons les rares Français qui ont pénétré en Alsace. Assurés de la
victoire, nous caressons égoïstement cet espoir de défaite. Nous
éloignons le plus possible de la guerre notre bavardage; nous parlons de
l’Amérique, des îles de la Sonde, où il ira, après son voyage aux Indes,
avant son voyage d’Australie, puis nous tenons à en écarter nos corps
mêmes. Nous gagnons une prairie isolée, d’où l’on ne voit plus le chœur
gothique de l’église, où nous jouissons d’une Alsace pure de souvenirs;
près d’un ruisseau qui coule; à l’ombre d’un vergne que le vent agite.
Nous ne voyons que des génisses, un chien, des faneurs; nous ne voulons
prendre d’elle que ce que nous aurions pris, par un semblable jour
d’été, au Berry, au Nivernais, un peu de chaleur, et, pour notre tête,
un peu d’ombre, car, vainqueurs modestes que nous sommes, nous ne
regardons point le soleil en face. J’effraye Michal comme on effraye une
cousine en Normandie, avec l’aide d’une rainette, d’une araignée. Il
cueille des herbes pour son herbier et me dit leur nom commun, réclamant
leur nom savant: nous n’avons plus besoin que d’interprètes de latin.
Un bœuf impassible, et qui ne rumine même pas, attend, pour ne pas
brouiller l’herbe française avec l’herbe allemande d’hier. Ce n’est pas
par lâcheté, c’est par modestie que l’on renonce ce soir à la guerre, au
carnage, à sa mort, à la mort surtout des autres, des camarades qu’on a
jetés pêle-mêle et joyeusement dans le mois d’août, avec l’espoir de les
retrouver épars, chacun dans sa ville de Prusse. Je les retiens tous
autour de moi. Je ne veux perdre personne. Tous ces souffles de mort,
que je sens effleurer la tête de Michal, en nous allongeant dans ce pré,
ils s’éteignent, et ces souffles sur moi de vie plus ardente. Restons ce
que nous étions en juillet, le dernier jour de juillet, lui ingénieur à
Lens, moi baigneur à Châtelguyon. Restons-le, s’il le faut, toute notre
vie, sans demander l’avancement de Lille et de Vichy. Que le courage
militaire demeure l’apanage d’une caste enfantine et bruyante, et ne se
répande pas, comme l’a fait la Légion d’honneur, son insigne, parmi les
professeurs, les contrôleurs, les peintres... Le canon se tait, le cœur
n’est plus jaloux et bat plus lentement. Le dimanche pour nous s’arrête,
et nous sentons passer une seconde où, malgré la guerre et malgré les
moyennes municipales, personne en France n’est mort, personne n’a pu
naître...

Il fallait la guerre pour qu’on distribuât un courrier le dimanche après
midi! Mauvaise humeur de Devaux; il n’a qu’une carte de sa femme, qu’il
a épousée la veille du départ: Elle aurait vraiment pu lui écrire une
lettre.


                                                  Aspach, 24 août.

Dormi à cinq sur un matelas dérobé par Devaux. Allusions aux nouvelles
mariées. Tas de punaises, comme nous le craignions, mais, vers minuit,
un cheval; il reçoit une gifle et sort, dignement, patinant sur les
escaliers. A une heure, les cuisiniers s’installent dans notre cour. Il
n’y a plus à lutter. Tout ce que nous avions assemblé de conscience
tranquille, chose si nécessaire au sommeil, ils le chassent, avec le
bruit recommandé en Algérie pour chasser les sauterelles. Je vais
m’asseoir auprès de leur feu, pas le feu où leur café bout, mais leur
feu de luxe, car ils fondent toujours deux foyers, comme s’ils faisaient
une ellipse et non pas la cuisine. Il y a déjà là trois ou quatre
soldats, les uns penchés sur la flamme, les autres lui tournant le dos,
car la chaleur est faible et ne traverse même pas la moitié d’un homme.
Vers le cœur, on reste gelé. Nous l’entretenons parcimonieusement,
allumant chaque nouveau sarment au sarment qui s’éteint, pour que le
fagot suffise jusqu’au matin, comme on allume pour descendre d’un
sixième les trois allumettes que l’hôte vous a confiées. Mon tambour,
qui a le visage illuminé, discute avec un soldat à visage nocturne; il
termine une histoire dont je n’entends que les dernières phrases: «Je le
tue avec mon képi de plomb»--«il avait au moins six mains»--«son sang
était de l’or».--Ces gens-là racontent leurs rêves, car il n’y a pas un
langage de la nuit, sans logique, et inhumain... Parfois le sarment est
vert et nous enfume, mais fumée est un peu chaleur. Une petite étoile
française, jusque-la immobile, nous fait tout d’un coup mille signaux.
Vers trois heures, un adjudant passe pour faire éteindre les feux
inutiles. A Paris l’on éteint, en effet, un bec de gaz sur deux, mais
nous n’obéissons pas; nous nous taisons, et il s’irrite de lutter contre
des ombres; enfin celui de nous qui est l’âme faible, qui tuera sur
ordre les chiens blessés, qui brisera les bouteilles d’alcool
confisquées, étouffe notre feu en le battant avec le sarment qu’il
allait y mettre. Nous restons autour de la cendre, jusqu’à ce qu’elle
soit froide. Nous touchons de nos doigts le dernier charbon. Puis l’aube
arrive, par une porte qui laisse aussi passer une bise aigre. Nous
relevons nos cols humides, nous resserrons nos cravates. Un coq
chante. Une fois seulement, et c’est le jour. Nous n’avons à renier
l’Alsace qu’une fois.

⁂

Matinée longue. On me désigne officiellement pour acheter l’ail, les
oignons et les échalottes du bataillon, car les légumes alsaciens ont
des noms vraiment trop compliqués. A huit heures, ordre de préparation
au départ. Quatre heures d’attente, sac au dos, l’arme au pied. Le
réveille-matin de Clam sonne dans son sac, les officiers s’énervent et
m’interdisent de distribuer mes oignons. Il m’en reste cinquante bottes,
que je passe à la même compagnie. A midi, la division se décide à nous
envoyer le départ.

Le ciel aussi a pris une décision. Il sera bleu dix minutes et brouillé
les dix minutes suivantes. Les nuages, au lieu de ressembler à l’Asie, à
l’Angleterre, imiteront des camarades à nous; voici Bernard avec sa
barbe, voici le lieutenant Pattin avec un œil véritable percé jusqu’à
l’azur. Nous suivons un chemin de vallon, désolés, car les grand’routes
seules mènent aux villes. Il paraît cependant que nous allons sur
Fribourg. Le régiment tourne, serpente, de sorte que nous le voyons en
entier, chacun de notre place, pour la première fois. Un soleil Louis
XIV, aux rayons obliques, réserve tout son or pour la compagnie hors
rang. Les sapeurs étincellent, les télégraphistes flamboient,
l’artificier, semblable à Danaé, éclate. Depuis que le colonel m’utilise
comme interprète, ma place dans les marches est au premier rang de la
compagnie de jour, en serre-file aux quatre hommes de tête. Il y a huit
compagnies et les soldats ne changent jamais de conversation, aussi je
reprends à chaque marche la conversation interrompue voilà huit jours,
et cela me fait trente-deux camarades nouveaux, les trente-deux plus
grands du régiment, qui me hèlent quand ils me voient. C’est aujourd’hui
la compagnie où l’on parle toujours de la guerre. Les hommes se passent
les conseils de leurs pères qui ont fait 70--couper les boutons de
culotte des prisonniers--mettre des journaux dans les souliers quand il
gèle; toute une science anodine qu’il aurait bien fallu un jour pour
apprendre et la guerre de 70 raccourcira la nôtre de juste un jour. Je
me laisse glisser à la compagnie suivante, jusqu’au petit Dollero, qui a
vingt ans, le seul soldat de l’active dans ces trois mille réservistes,
petit poète enfoui au centre de sa section, et qui obtient de se mettre
au bord quand je lui rends visite. Il croit aussi que nous allons vers
le Rhin, bien que nous marchions face au soleil, c’est-à-dire vers
l’Occident. Poète de l’active qu’il est, il m’avoue qu’il compose des
éloges depuis le matin; il est dans ses jours d’éloges, d’éloges en
prose rythmée, car le pas de route, mauvais pour les rimes, est bon pour
les accents toniques. Il a fait aujourd’hui l’éloge de Petipon, celui du
colonel, celui de notre engagé cubain:--_Cuba, dont nous ignorons la
vraie forme, car seule la première carte de Colomb en est permise et,
pour effiler l’île, Colomb fit cinq voyages_. Il les récite. Il se
propose de composer, comme préface, l’éloge des éloges. Puis, soudain
muet, il me contemple avec des yeux si lumineux, si insistants que je
devine son projet, que je me sens ma propre louange, et que je n’ose pas
plus faire de gestes, par modestie, que devant le cinématographe.

⁂

Quel itinéraire bizarre; à quoi peut bien penser Michal! Un village
coudé, mesurant l’angle droit, nous renvoie soudain vers la France.
Puis, nous remontons, par des angles aigus, au Nord, puis, par un bout
de route nationale, à l’Est. Nous avons l’air de vouloir échapper à une
armée française, ou à un aimant français qui nous guette dans la
trouée. Nous voyons avec joie la montagne s’élever entre Belfort et
nous; nous nous barricadons avec les Vosges contre cette force qui nous
pousse à revenir à la France. Nous ne savons pas qu’aujourd’hui c’est
Charleroi. Nous tenons à l’Alsace de l’amour le plus désintéressé,
d’ailleurs, car nous ignorons que ces petits bois sur la droite sont les
bois de Nonnenbruch et qu’ils valent au plus juste, à cause de leur
potasse, quatre-vingts milliards. Tous les arbres, tous les bosquets de
ce pays lourd s’allègent, jettent leurs ombres et bleuissent. Un vallon
à mille plans, au bas de chaque descente, s’éclaire, s’éteint par
degrés, et toutes celles des feuilles qui seront jaunes dans un mois
demeurent inondées de soleil. Sur les ardoises des clochers, un rayon
mal taillé s’effrite. Aux carrefours, des plaques tentatrices indiquent
Colmar, Strasbourg, Fribourg, avec le nombre de kilomètres le plus
réduit, en évitant d’atteindre un chiffre rond, comme dans les grands
magasins: 59, 99, 119. Nous traversons un ruisseau rapide qui porte son
nom sur le pont comme sur son collier, c’est la Doller. Au delà du pont,
une maison isolée, comme en France; un jardin clos de murs, comme en
France. Nous n’y étions plus habitués et avons peur pour cette maison si
seule. Tous les hommes l’ont remarquée et sentent soudain en eux,
encadrée, leur maison d’Auvergne et leur pré. Vers le soir, à l’heure où
des bambins, avec des adjoints centenaires, distribuent le _Temps_ dans
Paris, le vaguemestre de la brigade à bicyclette, le long du régiment,
donne à chaque sergent-major le _Bulletin des Armées_:--_Aujourd’hui, 3
août, rien de nouveau. L’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne._ Le
bulletin contient aussi le récit d’un ténor de l’Opéra-Comique, qui
s’est trouvé pris dans une bataille: «J’aurais préféré, conclut-il,
chanter la Tosca». Que de périls la vie recèle pour un ténor! A huit
heures, arrivée à Aspach. Je quitte Dollero tout heureux car, au milieu
de ses éloges, il a trouvé une épigramme:

    Fasse qu’il prenne bientôt femme
          Car, Apollon,
    Je médite l’épithalame
          D’Épitalon.

Epitalon l’attriste en soutenant que c’est encore là un éloge et pas une
épigramme... Mais voici Aspach. Avec les secrétaires, je fais halte dans
une grande ferme en bordure de la route et nous nous offrons, pour la
première fois, le luxe de voir défiler notre régiment. Les quatre hommes
de tête, le visage de chaque compagnie, me font seuls un signe
d’entente, à part la compagnie des oignons reconnaissante, qui tout
entière me sourit.

⁂

Une femme! Jusqu’à ce jour,--nous n’avons traversé d’ailleurs que des
villages ou des fermes--de vieilles paysannes seulement et des gamines,
celles qui meurent en garnissant des lampes, celles vêtues de pilou.
Jamais ces notairesses blondes aux yeux de feu, angoisse, délices des
notaires, ces bijoutières délirantes, loyales dans leur passion
soudaine, car les soldats achètent peu de bijoux, qui nous donnaient,
pendant les manœuvres, dès les faubourgs, l’impression de conquérir
Clermont-Ferrand ou Issingeaux. Jamais ces jupes de velours bordées de
rose qu’un enfant même attend à la frontière des contrées que l’on
personnifie par des femmes. Nous avions pourtant pris le soin d’entrer
en Alsace un dimanche.

Après quel voyage! O Françaises des gares, qui toutes encore vivez! Sur
notre passage, aux arrêts de nos trains, appartenant à chacun, esclaves
de chacun, courant du passage à niveau à la ville--cela descendait--pour
remplir vingt bidons qu’elles avaient pris vides et qui pesaient vingt
kilos au retour--cela montait; ne se retenant pas de donner deux billes
de chocolat à chaque homme--au lieu d’une--et désespérées d’avoir épuisé
deux fois trop tôt leurs provisions; bourgeoises, paysannes, fillettes
avec leur Anglaise, épanouie, libérée d’hier d’un doute affreux sur
l’Angleterre, alternant au bord de notre voie comme dans la vie des
voyageurs illustres, institutrice dont chaque élève avait écrit et signé
un billet d’espoir aux soldats; bouchère, dont l’étalage était
distribué, qui pensait soudain à ses confitures et courait à ses
armoires; jeunes filles brunes, souples, dévorées par la guerre, dans
une gare de mineurs, qui changeaient déjà le premier billet de cinq
francs, ce billet qu’elles devaient garder toute la vie comme souvenir;
cousines timides qui entr’ouvraient sans bruit notre wagon endormi, vers
deux heures du matin, et frémissaient de joie en le voyant subitement se
secouer, descendre sur le quai sablé, enfouir dans ses musettes un
chocolat dont elles nous disaient orgueilleusement la marque, car il
faisait si sombre; statue blonde, tête d’or, qui scrutait et
reconnaissait chaque visage, et qui me refusa un second verre de vin,
bien que j’eusse fait à nouveau la queue; épouse, qui regardait les
autres sans les aider, sous les acacias lumineux, anéantie mais qui
voulait nous voir, qui se refusait à nous dire, par tristesse ou par
crainte, le régiment de son mari, sanglotant dès qu’il fût avoué;
formant haie jusqu’à la frontière, toutes à un mètre de nous,--à part
une jeune fille de Montceaux qui ne voulut jamais s’approcher--debout
hors de la tranchée du train, hors de leur vie, hors de la modestie,
prêtes aussi à mourir et narguant les express, toutes les femmes,
accourues qui se cachent les unes derrière les autres dans notre vie et
dont je n’avais vu, avec les bras et les gestes des mille autres,
condamné à une idole indoue, que la plus proche. Tout ce qu’ils
n’avaient pas vécu passa ainsi, avant les périls, sur les yeux de ces
soldats; les tristes repassèrent une vie enthousiaste, les égoïstes une
vie généreuse, les faibles une vie de décision, car on avait cinq
minutes pour se connaître, donner son adresse, pour regagner son train,
partir..... Mais, depuis l’Alsace, pas d’Alsaciennes? Elles allaient
permettre que l’Alsace, dans notre esprit, devînt un pays masculin, un
Berry, un Poitou, une province devant laquelle on ne s’effacerait pas si
on la rencontrait en personne à une porte, pour la laisser passer
d’abord. Elles allaient laisser mentir ces tableaux enfantins de l’école
qui ont uni, dans notre mémoire, et confondu, une petite Alsacienne, une
Romaine élevant ses fils, et une Océanie de douze ans, toute nue!
Trinité scolaire, qui souvent m’oppressa d’une nostalgie égale.
Pardonnerai-je à l’Alsacienne de se cacher, elle qui a maintenant mon
âge, alors que j’en ai voulu, bien souvent voulu, de n’avoir pas fait
pour moi le voyage d’Europe, à la petite Océanie?

Je la vois. Elle est venue seule, avec un bambin de trois ans qui ne
ressemble à aucun continent, mais bien, avec son raisin et ses poires, à
la saison. Elle me le montre avec toute la fierté que peut avoir un
symbole féminin d’avoir mis au monde un petit mâle. Elle m’offre un
visage large sur lequel le regard peut errer sans tomber aussitôt à
droite, à gauche, ou dans les yeux. On peut ne pas la regarder tout à
fait en face sans paraître faux. Elle s’appelle Fabienne. Elle a les
cheveux en bandeaux, mais on devine dans l’armoire sa vraie coiffure et
son vrai prénom.

⁂

C’est chez elle que je couche, dans son salon, meublé de Strasbourg,
mais sur lequel s’éparpillent les souvenirs d’un seul voyage de deux
jours à Paris, une tour Eiffel, une vraie, avec un dessous vert, la
photographie du pont Alexandre sur une conque, le rappel de tout ce qui
a donné aux Alsaciens, depuis quarante ans, l’occasion d’être fiers de
nous. Seul, un coquillage du Tréport a été acheté par amour du beau, et
peut-être aussi ce cornet à fleurs en nacre. Que les coquillages se font
voyants sur les montagnes!


                                                  25 août.

Alerte. A cause du soleil, qu’on n’attendait pas aussi éclatant. Pas un
nuage, pas un souffle. Chacun prédit tout haut qu’il va faire beau et
est enchanté de l’apprendre aussitôt après du voisin. Des portes, où les
rayons entrent horizontaux, ressortant par la porte du fond, nous nous
interpellons, mais entre sergents seulement, car une humeur de caste, le
matin, nous pousse à ne parler qu’à nos égaux en grade. Mon caporal,
insolent le soir, ne s’y fie pas, me flatte, et là-bas le commandant
aussi fait pivoter son secrétaire, chaque matin professeur consterné,
qui devra regagner graduellement dans la journée son importance, comme
s’il reprenait chaque jour sa licence à midi, son agrégation à quatre
heures, de sorte que son chef, plein de considération au crépuscule, le
prie de dîner avec lui. Les sergents optimistes se saluent sans attendre
la réponse, se contentant de sous-entendre dans chaque phrase de leur
dialogue le mot: admirablement bien.

--Ça va?

--Et toi?

--Allons, tant mieux!

Les adjudants font boire du lait à Forest, le lui versant de très haut
dans la bouche.

--Forest boit du lait, crient-ils aux autres adjudants, et chacun lui
jette mille compliments: qu’il est beau, qu’il a toutes les femmes qu’il
veut, qu’il a eu Juliette...

--Je bois du lait, tente-t-il de dire, mais le lait déborde.

Le régiment est prêt. De temps en temps passe l’ordre de mettre sac au
dos, puis, dix minutes après, l’ordre de le poser. Promenade coutumière
des clairons et tambours, qui ne savent où se placer et que chaque
capitaine expédie à la sortie opposée du village. Ils font la mairie, le
presbytère, le château, comme les fanfares le matin du 1ᵉʳ janvier, en
province. C’est pendant ces heures d’attente que nous déclarons
comprendre enfin les désastres de 70. Puis le vaguemestre. Tout le monde
tire son crayon et s’assied. Les moins lettrés s’étendent pour écrire
et ceux-là qui restent debout sont des égoïstes ou des orphelins. Les
cartes achevées, on met au courant les carnets de route et Barbarin me
demande le mien, pour copier; je le passe sans discuter, car il ne
comprendrait point mon refus, et il transcrit avec joie: _Aspach.
Fabienne. Tour Eiffel_. Je lui explique que Fabienne est mon hôtesse, il
l’avait deviné, et il devine aussi qu’elle est immense et maigre. Il me
fait lire à son tour son cahier, où il n’a trouvé à inscrire jusqu’ici
que les mots d’ordre et de passe: _19 août, Napoléon. Namur.--20 août,
Samain. Solférino_. Il me force à tout copier.

Enfin, départ. Je laisse à la garde d’un lieutenant d’artillerie quatre
droguistes à bicyclette, de marque allemande, qui prétendent aller à
Mulhouse, leurs communes manquant d’aspirine. Ils affirment aussi, sur
nos observations, que les communes n’ont pas de pyramidon, pas de
quinine. Jalicot veut leur bander les yeux, mais ils protestent avec
politesse, s’excusant, comme s’il leur offrait un bandeau d’eau
sédative: c’est de l’aspirine qu’il leur faut. Le lieutenant
d’artillerie cligne des yeux vers nous.

--Je ne les lâcherai qu’après la retraite, dit-il.

Le colonel est là.

--Quelle retraite?

Jalicot confisque les bicyclettes des droguistes, qui ont souri. Le
lieutenant, au garde-à-vous, cherche un synonyme à retraite, à défaite,
et secoue la tête avec impatience de voir qu’il ne lui vient aujourd’hui
que des rimes. A quoi bon? Nous voyons tous que notre campagne d’Alsace
est finie. Les chefs savent qu’on nous ramène en France. Les soldats
comprennent,--c’est si facile à comprendre!--que, comme il n’y a plus de
résistance en Alsace, on n’a plus besoin de la conquérir. Nous sommes
heureux de marcher vite, d’être sur la route nationale, qui mène de la
nation badoise à la nation française. Les officiers viennent me rendre
mes cartes. A chaque halte me reviennent, un par un, Colmar, Strasbourg,
et j’ai droit à nouveau aux plans de ces deux villes rondes dont on lit
l’âge comme pour les arbres. Déjà nous recherchons des cartes de
Belgique. Déjà je parle d’Anvers avec Jadin, cuisinier de paquebot, qui
se croit obligé, parce que je suis interprète, de parler anglais et qui
était à Portsmouth le jour où la paix fut signée entre la Russie et le
Japon. Lui, Jadin, pour qui le voyage est terminé, quand on a effleuré
New-York ou Le Havre, prétend que la guerre est finie: nous avons
touché Mulhouse.

--Comme on dit, dit-il, war is finished.

Où dit-on cela? à Portsmouth? Il n’y a de fini que cette guerre
d’Alsace, d’où nous sortons déconcertés. Nous l’abandonnons, mais pas
sans l’impression qu’elle nous abandonne. Chaque verger, chaque platane,
rejoint derrière nous la forêt de la Harth, qui nous a barré le chemin,
et, quand nous nous retournons, se masse avec elle. Déjà des inconnus
fauchent les blés des champs allemands, qui seuls restaient encore
debout, leurs maîtres s’étant enfuis. Un mouvement brusque à gauche et,
en moins d’une heure, nous serions en France. Les hommes regrettent
seulement de ne pouvoir rejoindre une voie romaine, marquée sur la
carte. Dès que la route s’élargit, résonne, ils prétendent la
reconnaître. Et, à la pause, ils collent l’oreille contre la chaussée,
comme s’ils attendaient les Romains eux-mêmes.

Mais César a préféré marcher à l’ombre et contourner le petit bois.

       *       *       *       *       *

Soudain, devant nous, au seuil des montagnes, apparaît une ville. C’est
si nettement une ville, la ville des écriteaux d’école, mi en plaine, mi
en montagne, que nous n’espérons pas y pénétrer. Au-dessus d’elle, un
château-fort, les tours encore presque intactes, mais renversées
horizontalement, comme dans les mirages qui n’ont pu tourner tout à
fait. Jamais l’état-major, qui nous évite jusqu’aux chefs-lieux de
canton, ne nous laissera approcher cet exemple de ville, avec sa
cathédrale ogivale au milieu, ses usines à droite, ses toits de tuile à
gauche. Le capitaine Perret nous confirme que c’est une ville, que c’est
Thann. L’écriteau, qui ne nous avait parlé jusqu’ici que de cités
éloignées, avoue soudain: Thann est à 2 kilomètres. Déjà les maisons se
touchent, avec des jardinets et des grilles.

--Et ici, où sommes-nous?

--A Thann!

--Mais là-bas, sur la droite, toutes ces usines? C’est Cernay?

--C’est Thann.

Quelle ville immense! Peut-être aussi ne sommes-nous plus habitués à
voir de villes! Et les balcons? Peut-on imaginer plus gracieux et plus
commode que les balcons! Et les seconds étages, si dangereux en cas de
chute ou d’incendie, mais si clairs! Et les jardins d’horticulteurs,
avec un piège à loup par massif, mais d’où femmes et enfants
d’horticulteurs se précipitent avec tant d’élan, qu’ils sont les seuls
à oublier de nous offrir des fleurs. Sur les trottoirs--que de choses
aussi à dire des trottoirs!--s’amassent tous ceux qui sont prêts à neuf
heures du matin, les jeunes filles, les enfants, les infirmes, tandis
que, de l’arrière-cour, les mères et les servantes, en caraco, lèvent
les bras. Mais je mens: voilà des hommes en redingote, des femmes en
robes de soie noire, qui se sont levés et habillés pour nous. Thann
entier nous acclame, et nous nous regardons, et nous cherchons autour de
nous quel régiment victorieux défile, et nous croyons aussi une minute
qu’on fête une victoire remportée dans le Nord. Cependant c’est bien
nous qu’on regarde, qu’on touche. C’est bien nous, sergents, qu’on
embrasse. C’est bien moi qu’une vieille dame salue exclusivement de sa
fenêtre, reprenant ses révérences quand je me retourne, indifférente à
tous les autres. Thann nous acclame, avec le remords éternel de s’être
tu au premier régiment français, et comme il acclama ceux qui ont passé
voilà huit jours en sens inverse. Peu lui importe. Il ne veut pas voir
que Michal, les bras pleins de roses, tourne sans hésiter au premier
carrefour et nous guide vers la France. Cela a du bon: si nous allions
vers l’Allemagne, nous ne traverserions pas Thann dans sa plus grande
longueur, et l’on nous oblige à faire notre entrée en Alsace le jour où
nous en sortons. Tous les petits égoïsmes qu’encourage la vue de la
ville, espoir d’un verre de bière, d’un gâteau, d’un cigare, s’effacent
devant son émotion. Nous la traverserons sans boire, sans manger. Nous
improvisons une allure plus guerrière, et nos tambours et nos clairons,
épars, se rassemblent au galop devant chaque bataillon. Notre compagnie
a eu la chance de se faire raser ce matin: nous nous dressons et
répondons au moindre regard par notre visage entier. Joie d’être
contemplé par des yeux qui veulent trouver en vous la loyauté, l’esprit,
le courage. Le colonel fait sauter son manchon et apparaître les cinq
galons, le commandant Gérard les quatre, chaque capitaine les trois.
Bientôt chacun reçoit d’hommages ce qui est dû à son rang, et l’on
prononce nos grades comme si c’était nos noms. Nous ne savions point
entrer dans les villes, Thann en cinq minutes nous a appris le
protocole. Le capitaine Perret, jette de temps à autre un coup d’œil sur
son Joanne, à la dérobée, par délicatesse, et nous explique la ville,
pour que nous ayions l’air déjà de la connaître, et nous raconte que
Kléber était ici architecte. Dès lors, les soldats admirent chaque
maison comme si elle avait été construite par Kléber, ou, si leur
mémoire est mauvaise, par Marceau, par Hoche.--Et la cathédrale,
demandent-ils, duquel est la cathédrale?

Thann, que nous ignorions tous avant la guerre, parce que ton nom, sur
la carte, est noyé dans l’ombre des Vosges, porte d’Alsace qu’aucun de
nous n’imaginait, et qui se dresse tout à coup, en bois et en géraniums,
sur notre retour, que nous voulons t’aimer, et que tout serait beau,
sans cet imbécile de Jadin qui s’obstine, sur ma droite, à prononcer ton
nom avec le th anglais! De chaque maison pend un drapeau, un seul, le
pavillon de la maison, un vieux drapeau d’avant 70, avec des franges
d’or, d’une soie si cassante et si brisée aux plis que le vent le plus
modeste le secouerait en petits carrés. Tous immenses, avec des hampes
neuves, et l’on a cloué quelquefois le rouge du côté de la hampe, ce qui
rend le drapeau plus lourd, plus grave, mais tous si fragiles que son
maître surveille chacun, comme des lampions un jour de fête, pour qu’ils
ne s’éteignent point. Au balcon, la personne âgée ou courbée de la
famille, celle qui ne voit que d’en haut et de loin. Thann, qui m’a
rendu l’Alsace, qui m’a allégé de ma défaite originelle, comme tout
serait beau sans la pensée que les quatre droguistes essayent peut-être
en ce moment, dans Mulhouse évacuée, et j’espère sur eux-mêmes, car ils
sont restés tête nue au soleil, l’aspirine de leur commande! Sur le pas
des magasins, les boutiquiers nous relèvent du vœu de jeûne, et
déversent sur nous leurs boutiques, égaux pour la première fois, car de
tous on a besoin égal; Balouard, dont le lorgnon est brisé, reçoit de
l’horloger une série de toutes les dyoptries jusqu’à 18. Il en a pour
toute sa vie, à condition que sa myopie empire chaque année. Des
enfants, qui se sont offerts pour les commissions, reviennent avec le
paquet, la monnaie, et cherchent pleins d’angoisse leur soldat,
découvrant que tous lui ressemblent. Artaud, qui est boucher, lève les
bras et acclame, derrière un comptoir de marbre, un boucher hargneux et
laid qui, ne pouvant deviner qu’Artaud est un collègue, se croit soudain
un visage sympathique et désormais se met en évidence comme s’il était
beau. L’opticien a planté des drapeaux sur sa tête de cire, comme sur
une carte..., les circonvolutions les plus lointaines, les moins
nécessaires: la mémoire des chiffres, l’adresse de la main gauche, sont
pavoisées à nos couleurs. Mon soldat le plus lent d’esprit, Bergeot,
sent lui-même sa curiosité s’éveiller, demande à son voisin où nous
sommes, et l’autre lui crie, pour que les Thannois l’entendent:

--C’est Thann!

Et il crie encore en montrant Bergeot aux Thannois.

--C’est lui! C’est Bergeot!

Voici des maisons bourgeoises: toute la famille est à la grille, la
mère, le père en costume du dimanche, avec des bijoux en or jaune, les
enfants se découvrant au passage des officiers. Voici Saint-Thiébaut,
que nous contournons pour entrer dans le cœur de la ville. La tour à
trois étages penche: toujours la tendance au mirage. Mes soldats, qui
sont étonnés de voir l’église plus petite de près, se demandent si ce
n’est pas une particularité de Thann. Du porche sort une vieille en
noir, entrée pour la messe de six heures, et qui lève les bras à notre
vue. Elle tire sa tabatière, c’est du tabac à la menthe et nous y
puisons et éternuons en nous secouant tant que la vieille peut voir,
puis, sans les gestes, tant qu’elle peut entendre. Voici l’ancien
hôpital, devenu mairie. Un gros concierge, un secrétaire rose, nous
acclament avec la joie d’un poitrinaire devenu cent kilos, d’un bilieux
devenu poupin. Un de nos hommes a trouvé une épingle à chapeau, il la
tend au concierge, qui le remercie.

--Elle sera à moi dans un an, lui crie-t-il.

--Je l’enverrai à votre colonel! crie le concierge.

Voici l’école des garçons. Les enfants y sont encore, refusant de savoir
que c’est les vacances, que c’est la guerre! D’abord massés, ils cèdent
l’un après l’autre à l’attrait d’un caporal, d’un clairon, d’un fusil,
et il ne reste bientôt plus, dans cette cour de garçons, que les
fillettes. Des enfants de dix ans, avec de grands cols amidonnés, qui
offrent leur tête coupée. Des enfants de cinq ans, auxquels on expliqua
à la hâte le jour même de la déclaration de guerre ce qu’était la
France, ce qu’était l’Allemagne, qui ont compris en une heure et savent
haïr, qui nous adorent; des enfants avec un chien, un chat, un béret
marin, avec le favori qu’ils unissaient dans leur pensée au retour des
Français; avec des cuirasses et de petits casques, qui frémissent en
portant nos lourdes armes et refusent de nous laisser prendre en échange
leur fusil à eux. L’un d’eux a un bandeau noir sur les yeux, et ses
camarades le guident. Un médecin cruel lui interdit de nous voir!

--Ce sont des fantassins, lui explique-t-on. Ils ont des pantalons
rouges.

--D’où viennent-ils?

--De Mulhouse. Tiens, le grand sergent te donne son calot.

Je lui donne mon bonnet de police; un peu grand, jusqu’à son nez, mais
il ne peut s’en apercevoir... Toute la compagnie est bientôt allégée de
ses bonnets, de ses sifflets, de ses cartes postales.

--Ce sont des cartes de Roanne, explique-t-on.

--Et vous, demandent les gens, d’où êtes-vous?

On entend mille cris:

--De Clermont, de Paris, d’Ébreuil. Nous sommes cinq d’Ébreuil!

Ils feignent de connaître Ébreuil, patrie de tant de soldats, et ils la
chercheront en vain sur les cartes, quand nous serons passés. Voici
l’orphelinat. Les orphelins ont vieilli: ce sont aujourd’hui des
vieillards, trop faibles pour rester debout: la perte des parents
anéantit pour toujours. Voici une fillette qui nous suit, pénétrant dans
chaque maison et ressortant par une autre, comme un feston. Nous
marchons en rangs un peu rompus. Des seaux sont dressés devant chaque
perron, seaux de vin ou de sirop, suivant que le donateur considère les
soldats comme des guerriers ou des enfants. Seuls, entre ces habitants
et ces soldats grisés, se dressent immobiles, de-ci, de là, les groupes
de nos cavaliers au cantonnement, des cuirassiers, des dragons, calmes,
et qui regardent leur hôtesse nous acclamer avec l’indifférence d’hôtes
légitimes. Pas une porte, pas une fenêtre qui soit fermée sur nous. Les
maisons même sont ouvertes par derrière et l’on voit le jardin et la
montagne de chacune. Car déjà, toute proche, une haute ligne ondule, et
nous suit, et gonfle l’horizon, comme notre sillage. Il est midi. Le
soleil qui nous a éclairés suffisamment du côté droit, nous illumine du
côté gauche; je m’en réjouis, c’est mon côté avantageux; et toujours le
même cri de Vive la France nous accueille, que les enfants poussent
gutturalement comme s’ils en souffraient, qui finit par nous émouvoir
jusqu’aux larmes, comme si nous ne le comprenions tout à coup à la
centième fois,--Bergeot à la millième,--et auquel nous répondons par le
même cri, mais en adoptant malgré nous leur accent, et nous n’avons pas
l’air ainsi d’en faire une traduction de l’alsacien.

C’est la sortie des usines, les ouvriers nous escortent, en nous
appelant par nos grades, et nous donnent leur paquet de cigarettes
auquel nous exigeons qu’ils puisent. L’un d’eux nous escorte, expliquant
les usines, les parcs, combien les propriétaires ont d’enfants, les
absents et les manquants dans les familles qui sont au pas des portes:
ici, il manque une fille, mariée en France; ici, un ancien sénateur
français, mort voilà dix ans. Il sourit en apprenant que nous venons de
Roanne. Roanne est justement la ville concurrente de Thann pour les
tissages et les impressions d’étoffe. Roanne a fait baisser ici les
salaires; mais il ne nous en veut pas. Jalicot lui demande:

--Et les Allemands?

Pour la première fois, on lui donne la réponse qu’il quémande depuis un
mois.

--A bas les oppresseurs! Vive la liberté!

On interroge aussi l’homme sur les cigognes, car voici sur la cheminée
un nid à l’abandon près duquel on installa, pour éloigner les rats, sans
doute, tant que durera le bail, un petit moulin à vent, et il nous
répond avec la précision alsacienne:

--Nous en avions treize l’année dernière. Toute l’Alsace en a deux cent
soixante et douze.

Les adjudants de bataillon se joignent. Ils sont ravis: voici enfin
découverte la ville, cherchée vainement pendant quatorze années de
manœuvres, où ils prendront pour leur retraite un emploi civil. Ils
demandent s’il y a un percepteur, un contrôleur. Il y a tout cela, il y
a même la douane, la gare. Il y a la pêche, la chasse. A chaque coin de
rue, un poteau de tourisme nous indique aussi l’excursion. Les adjudants
épèlent les écriteaux, avec leur accent du midi.

--Nous irons à l’Engelbourg, nous irons au Thannerhubel! On peut revenir
par l’Albertsfelsen!

Mais nous sommes déjà dans les faubourgs. Les maisons s’espacent, se
reculent, s’adossent à la rivière ou à la montagne. Avec des jeunes
filles au visage rond et aux yeux noirs, nous échangeons les fleurs
reçues à la ville contre les fleurs de la campagne. Enfin la halte, près
d’un château dont les propriétaires viennent saluer le colonel. Les
jeunes filles sont accompagnées d’une amie, d’une cousine italienne,
qu’elles ont habillée avec le costume alsacien, alors qu’elles-mêmes
sont des Françaises. Ainsi les jeunes filles de Rouen se croient
indignes de jouer le rôle de Jeanne d’Arc et le confient à une actrice.
Italienne qui pique un géranium rouge dans chaque canon de fusil,
méthodiquement, comme si elle faisait des boutures. Départ. Les hommes
se sont mis à chanter. Ouvriers et paysans, mal éclairés sur leurs
sentiments, se sentent émus, se croient joyeux. Des chœurs se forment;
notre gamelle aussi crie contre l’acier de notre fusil et chacun fait
individuellement, sous ce soleil, un bruit argentin à la manière des
cigales. Ma compagnie chante le _Chant du Départ_, en modifiant
toutefois le nom de Viala au profit de Vialard, notre caporal, et
Artaud, trouve cette nouvelle chanson superbe. Il vient me demander à
une pause de la lui copier. La vallée se rétrécit; il y a de l’écho; ce
qui nous fait chanter les _Montagnards_. De temps en temps, des bourgs
qui se raccordent; c’est déjà Bitschwiller, c’est déjà Willer, bien que
les adjudants indignés soutiennent que c’est encore Thann. Chaque bourg
indique loyalement son altitude et la hauteur de la montagne la plus
proche. Il suffit de faire la soustraction pour être libre de je ne sais
quel souci. Nous traversons la Thur. Voici Moosch, où notre guide se
trompe de chemin pour la première fois et nous met sur la route de
Guebwiller. Cela nous comptera comme un quart d’heure d’excursion et
peut-être retranché de nos campagnes. Voici Saint-Amarin, où nous
faisons la grand’halte, dans une prairie en contre-bas de la rivière, et
dont tous les enfants viennent nous contempler. Nous leur offrons des
gâteaux, car nous avons acheté la pâtisserie; ils refusent poliment, ils
n’ont pas faim, ils n’acceptent que notre biscuit, qu’ils dévorent. Les
plus grands remarquent à voix haute ce que les Allemands ne feraient
pas: les faisceaux si vite, le feu si vite. Un garçonnet me demande
toutes les explications que je réclamais dans mon enfance des soldats:
s’il y a une différence morale entre les galons d’argent et d’or,
comment on distingue l’adjudant du sous-lieutenant, le fourrier du
sergent-major. Il avait un peu dédaigné, jusqu’ici, les sergents-majors.
Je lui montre le nôtre: Forest, toujours rasé de frais, aux yeux de
chanteuse, à l’uniforme toujours repassé. Voilà un grade sacré pour les
enfants de Saint-Amarin... Le clairon sonne: les Allemands ne boiraient
pas le café si bouillant si vite. Il demande à ce que je lui envoie un
mot, si je suis blessé, et il écrit sur mon carnet son adresse: _Paul
Schlumberger, Saint-Amarin, Alsace, France_. Je découvre dans mon
portefeuille une carte de visite et la lui donne, bien qu’elle soit
cornée, car j’avais trouvé, rue Falguières, la sculptrice que je
comptais éviter. Je pense aujourd’hui qu’il ne pouvait y lire que ma
rue, et pas ma ville. Mais on devinait que c’en était une grande et il
aurait dû m’écrire dans les onze villes françaises qui dépassent cent
mille habitants. Les Allemands ne se retourneraient pas pour ainsi crier
adieu...

Il pleut par ondées. Les montagnes ramènent jusqu’à leur base de belles
forêts bleues sur lesquelles l’eau ne prend point. Les vallons
s’élargissent, nous y plongeons des regards curieux, mais l’averse les
brouille. Les bourgs sont presque silencieux et l’écho des voix
alsaciennes à nos chansons devient plus faible à mesure que s’enfle
l’écho de la montagne. De tous les chemins de traverse débouchent les
troupes silencieuses qui n’ont pas traversé Thann et qui cheminent près
de notre bruit sans s’y mêler, comme la Saône dans le Rhône. De temps en
temps, un soldat s’échappe, pénètre dans une arrière-boutique où sont
assemblées de muettes personnes et crie: Vive Thann! Et les habitants de
la ville, ville jalouse de Thann, baissent les yeux sans protester. Nous
suivons la voie ferrée, qui n’a plus d’écriteaux, car tous étaient
allemands, et, libérée, sert aux boiteux qui évitent la bousculade. Près
d’un passage à niveau, que l’on ouvre seulement aux éclopés, je
rencontre Prosper, maintenant éclaireur d’artillerie. Son cheval, qui
est bien connu, qui est Jean de Nivelle, de garde derrière cette énorme
barrière, croit à une punition infligée par les starters. Prosper se
souvient qu’à nos vacances avant son examen il avait eu en narration une
entrée en Alsace. Il n’y était pas allé par quatre chemins, il était
entré par Strasbourg, il avait poursuivi jusque sur la plate-forme de la
cathédrale un général allemand, qui ne l’avait évité qu’en se
précipitant dans le vide, et je ne m’étais pas trop moqué de lui, car
j’avais raté, moi aussi, en quatrième, mon entrée en Alsace. Je l’avais
faite par les villes de l’autre bord, par Wissembourg, par Freschwiller,
d’après les récits de 70, et je les décrivais dans le mauvais sens,
comme Chateaubriand pour ses voyages de Grèce. Encore un élan, et
j’étais en France... On voyait au bout d’une minute que je n’y étais pas
vraiment entré.

La pluie s’est calmée. Nous arrivons à Fellering à six heures et restons
avec le bataillon qui y cantonne. Le premier continue jusqu’à Urbès. Les
officiers s’installent dans une hôtellerie, et je rejoins mes camarades
dans une autre auberge, où nous dînons. C’est, celle-là, l’auberge
allemande. Sa terrasse domine toute la vallée; ils l’ont choisie comme
ils choississent un emplacement d’obusier, et l’on voit tout ce que peut
atteindre l’esprit le plus lourd: le clocher, un château-fort, la lune.
Le soir borde cette terre alsacienne d’un ciel allemand, tendu et bas,
car c’est la fin du coupon. Une énorme lune, moulée sur le visage de
Simplicissimus. Un vœu gigantesque à former contre l’Allemagne, si elle
filait. Triste repas aussi que ce souper allemand, ces myrtilles, cette
salade sans huile et ce veau blanc. Vais-je donc me coucher avec cet
arrière-goût de Prusse sur une journée si pure? Pas de bière; une
kellnerin vient nous l’annoncer, en glissant sur ses savates, fille du
Rhin à sec. Malaise de sentir mes camarades et mes soldats prendre pour
l’Alsace ce coin de Brandebourg. Ils admirent les poutrelles rouges et
noires du plafond; ils admirent les cartes à jouer, qui ont des biseaux
d’or, dont les as ont des photographies de villes, de fleurs,
d’actrices, et où ils se reconnaissent mal, d’ailleurs, car les voilà
trois à avoir le roi. Même diversité dans les allumettes, dans les
cigares, dans les timbres. Habitués depuis leur naissance aux immuables
cartes françaises, ils ont l’impression que ce pays est celui de la
liberté de l’imagination. Il suffirait seulement d’un signe pour
distinguer aussi les valets des dames. Ils bavardent avec la kellnerin.
Ils l’embrassent. Celui qui écrit là-bas à ses parents commence ainsi la
lettre: «Je vous écris dorloté par Babette!»

Je couche dans son lit, à l’Alsacienne; un lit très court, mais dont le
pied heureusement est en arceau, de sorte que mes jambes dépassent; un
lit d’otarie. J’y couche botté, mais j’enlève ma capote et, comme les
confetti le matin des Cendres, les fleurs de Thann tombent sur la
descente de lit, qui les boit et me rend de larges fleurs allemandes,
jaune et grenat. La chambre est damnée: je ne puis faire un geste qui ne
soit d’un romantique allemand; si j’ouvre la fenêtre, un rayon de lune
vient caresser ma joue droite, mes cheveux qui, pour la première fois,
ont frisé, les cabochons du vitrail, et je sens que je deviens le modèle
de Schwind. Je répare mon revolver, lisant à la bougie une lettre bleue,
et soudain je suis Werther. Je me venge sur l’Allemagne moderne, en
déchirant le portrait de Tirpitz, le portrait d’un étudiant inconnu à
trois balafres, et en cachant les morceaux dans la boîte à chaussures de
Magda, sur l’étagère de gauche. Là-bas, une trompette assourdie sonne.
L’écho plus martial répond par un clairon...

J’écoute un clairon en Alsace...

...O mes amis, qui êtes en Chine!


                                                  26 août.

Lever à trois heures. Il pleut. Bonne journée pour le crayon-encre. On
nous autorise enfin, comme nous en sortons, à envoyer des cartes
illustrées d’Alsace. Départ à quatre heures. La kellnerin, ignorante du
sort de Tirpitz, nous fait des signes avec ses avant-bras. Marche
silencieuse sous une pluie de montagne qui ne pénètre pas nos
harnachements, mais qui nous fait lisses, muets. Aux vergnes,
orgueilleux de border à la fois la route et le torrent, pendent des
ampoules à abat-jour qui brûlent encore et qui nous font entrevoir, sous
l’eau noire, les truites endolories par l’aube et l’électricité. Dans
les pâturages, des bœufs sont immobiles, debout, respectant l’heure où
l’herbe se relève et pousse le plus vite. La nuit ne se dégage des
sapins qu’en y laissant ses nuages les plus noirs, sur lesquels il pleut
aussi. Arrêt à Urbès, les mieux éveillés font face à la route, les plus
tristes face à la rivière. Le 1ᵉʳ bataillon nous rejoint. Il est gai, et
chante, car on l’a fêté toute la nuit. Aux fenêtres, tout ce qui se peut
voir d’Alsace vivante à cinq heures du matin, quelques épaules rondes
entre des rideaux noirs à fleurs roses, un sein à demi dégagé, un bras
blanc qui relève un store, une petite fille entière, qu’on assied sur la
fenêtre et qui lance des fleurs en papier; des chiens de garde,
silencieux, car la guerre leur apprend chaque jour à douter de leur
métier. Un moulin, une usine, avec une plaque française d’assurances
contre les incendies: ils n’ont jamais brûlé; la douane, où Tantôt se
pèse sur la bascule; il a pris en Alsace un kilog. Le jour est levé. Le
général qui galope le long de sa brigade reproche avec aigreur au
colonel d’avoir un bataillon triste et un bataillon gai et, impartial,
le colonel passe chaque demi-heure avec l’un, la demi-heure suivante
avec l’autre. Deux vaches à clochette que notre avant-garde a séparées
essayent vainement de se rejoindre par les intervalles des compagnies,
avant que la route ne s’élève et n’abandonne les pâturages. Le colonel,
distrait, cherche en arrière un troisième bataillon, le bataillon
rêveur.

Nous allons en France. Suivant les capitaines, nous allons garder la
frontière italienne; nous allons débarquer au Danemark; nous rejoignons
en Lorraine notre régiment d’active: ma compagnie se réjouit à l’idée de
retrouver l’adjudant Orphalin, que nous appelions l’Aigu et qui ne
parlait que par nombres:--Où est l’H²O? criait-il dans la chambrée,
quand la cruche était vide. La mauvaise humeur des officiers rassure
tout le monde; s’ils étaient ennuyés, ils s’occuperaient moins de nous.
Le général continue à harceler le colonel et nous nous passons sa
colère, par grades, avec l’impassibilité de boules d’ivoire. Nous
montons si allègrement et si vite que le ruisseau qui descend là-bas,
avec des précautions, tout écumant, nous fait vraiment pitié; sur notre
droite, la vallée se gonfle ou s’étire; parfois, sur notre gauche un
vallon rouge et vert, qui s’écoule par un ruisseau noir. Les montagnes
émergent d’un coup, avec leurs sapins jusqu’à la base, d’une terre plate
et végétale, et l’on sent la masse qui s’en prolonge au-dessous. Menant
vers une maison isolée, des sentiers blancs, creusés par le pas d’une
seule famille. Une buse qui plane désigne soudain aux dix mille hommes
de la brigade un pauvre lapin modeste, qui se croit de tout ignoré. Sur
des îlots de granit--mauvaise affaire pour les patrouilles--des châteaux
écroulés, montrant aux artilleurs comment frappe le temps, d’un seul
coup, au point faible de la voûte, et la ruine ainsi n’est pas
gaspillée. Entre les ballons, un doux arceau de pentes, qui supportent
la route comme des ressorts. Avec quel tendre et soigneux délire,
lorsqu’elles étaient en fusion, les Vosges se sont rapprochées et
jointes! Autour de nous, l’Alsace s’abaisse, et les adjudants qui ont le
droit de se retourner toute la minute que dure le défilé de leur
compagnie, tentent vainement de découvrir Thann, à la rigueur Urbès,
entre les bourrelets. D’ici, on devine déjà mieux Strasbourg. Nous
n’entrevoyons plus, du pays alsacien, que la plaine où nous avons à
peine pénétré, une ligne brumeuse que les soldats, selon qu’ils sont
chasseurs ou pêcheurs, appellent la forêt de la Harth ou le Rhin. La
pluie cesse. L’état-major nous dépasse, et ce saut périlleux de la
division nous indigne. Pas un seul soldat qui vienne vers nous, qui
descende, comme le jour où nous allions à la bataille. Mais c’est au
silence que nous marchons aujourd’hui. Si le but de la guerre est le col
le plus solitaire de France et d’Allemagne, nous sommes arrivés dans une
heure. Nous ne rencontrons qu’un cheval mort de fatigue dont les
maréchaux du régiment arrachent et se partagent les fers, à la dérobée,
comme des porte-bonheur. La forêt, par instants, nous couvre d’arcs
humides et l’artiste imitateur de la compagnie imite maintenant les
oiseaux. Aux tournants nous voyons Michal, à dix mètres devant nous, que
le régiment ne rattrappera plus qu’en France. Grâce à la pente, le
niveau s’est établi entre le bataillon gai et le bataillon triste. Déjà
les bornes kilométriques nous annoncent la France, et les hectomètres
eux-mêmes parlent sur cette route: dans huit cent cinquante-trois
mètres, nous serons en France. Nous ne voyons plus de l’Alsace que la
route, les arbres qui la bordent, et il faut maintenant la toucher pour
y croire. Les officiers, ménagers de leurs chevaux, marchent à la
hauteur des hommes, avec un remords que combat l’assurance d’avoir
désormais plus régulièrement les lettres de leur femme ou de la
directrice du Grand Cercle helvétique.

Que nous as-tu donné, Alsace? Nous revenons sans trophées, et il y a au
plus trois casques de uhlans dans tout le train régimentaire. Nous
n’avons conquis que des okarinas, des cartes déchirées, et que nos
chiens, baptisés comme une escadre allemande, Guillaume, Bismarck,
Blücher. Nous avons pris l’habitude d’envoyer des vues illustrées
mensongères, de Montchanin quand nous étions à Burnhaupt, de Ribeauvillé
quand nous étions à Thann, de sorte que nous supportons à peine, tant
l’émotion est forte, de recevoir une carte vraie, qui vient d’un
Parisien et est Sainte-Clotilde, d’un Vichyssois et est le Casino. Nous
avons gagné de ne pouvoir plus raconter notre guerre sans dire
négligemment que nous l’avons commencée en Alsace, et le vin que nous
boirons gardera le goût de kirsch tant que nous n’aurons pas de bidons
neufs... C’est tout... Nous aurons le sentiment de nous être acharnés
sur la frontière même, la piétinant, comme s’il suffisait de l’effacer,
et de l’avoir remplacée par la ligne bossue de notre itinéraire, pauvre
charnière toute neuve. Nous aurons, les jours de deuil, la modestie de
ne vouloir acquérir que ce que nous avons parcouru, Saint-Amarin, Aspach
et aussi Enschingen, puisque nous l’avons pris tant de fois. Nous aurons
été envoyés au secours de l’armée de Belgique moins par Roanne que par
Thann, et une fois à l’hôpital, nous chercherons dans le Bottin, dans
le Bottin de l’étranger, les noms du boucher sympathique et du bon
opticien. Alsace bénigne, qui nous a donné, avant ceux de la vraie
guerre, un souvenir des anciennes campagnes. Nous avions des uniformes
de 70, violet et cuivre, tout neufs, et les souliers tout neufs qu’on
fabriqua par milliards au temps de l’affaire Schnœbelé. Nos jambes
garance se hâtaient sous cette armée antique comme celles d’un enfant
sous son cheval à volants. On ne distinguait pas encore les menuisiers,
les cochers, les prêtres, sous la capote intacte, et, libérés de nos
métiers, il ne nous restait que nos vertus et nos défauts. Nous ne nous
connaissions que par eux; nous nous appelions: le gourmand, le menteur,
le paresseux, mais chacun respectait le nom de l’autre, comme on le
respecte à la légion étrangère, comme s’il était faux et cachait un
millionnaire, un criminel, un sous-préfet.

En France? Nous y voici. Le poteau est sous un tunnel et notre pensée
seule, au-dessus, a à franchir la frontière. Nous faisons halte dans
cette nuit. Un quart d’heure d’ombre pour nous préparer au jour
français; ainsi font les myopes qui changent de lorgnon et cependant,
avec des allumettes-bougies, nous cherchons la ligne tracée sur les
murs, la coupe. La moindre parole résonne, et le dernier écho alsacien,
sûr de n’être pas vu, s’approche à dix pas de nous. Nous repartons, et
la route descend, et l’habitude d’être en France se reprend comme la
pente même. Il est midi. Dans des clochers invisibles sonnent des
cloches. L’air est doux. Michal nous montre la Moselle qui vient de
naître, et ce nom qui vient nous attendre si haut nous émeut comme si la
Moselle pour nous était remontée à sa source. Des verdiers, télégrammes
timides qui arrivent cinq mètres avant nous à chaque maison de garde,
suivent la ligne télégraphique dont les poteaux ont connu au temps de
leur liberté tous les sapins du voisinage et sont moins droits et moins
guindés. Déjà la route se divise en route départementale, en chemin
cantonal. Elle est plantée d’ormes anciens, distants d’une toise, tandis
que les tas de cailloux s’espacent à intervalles républicains. Sur
chaque arbre, dans chaque fourré, un animal familier nous avait
attendus: une pie, un chat, un chien de Beauce qui aboie dans sa langue
claire contre nos chiens allemands. Sur la gauche siffle un train. Nous
avions oublié le train. Dans les villages, chez la mercière-épicière,
nous avions oublié que se rassemblent le chocolat à billes, le pain
d’épices, la moutarde. Il reste même un _Petit Journal_ pour le
régiment. Voici les affiches coloriées dont nos yeux étaient si pleins
qu’ils en découpaient les silhouettes sur les grands murs blancs
alsaciens. Nous entrons dans un pays à la vie si précise, si détaillée,
que l’on cherche malgré soi le nom de la journée et que nous
reconnaissons, presque de vue, le mercredi. Pays charmant: à la sortie
du tunnel, un écriteau nous engageait à nous méfier des courants d’air.
Nous succombons à son charme, nous allongeons le pas, nous levons tous
ces freins qui nous empêchaient de marcher vite et d’être heureux, nous
sommes infidèles à l’Alsace. Quel bien-être, quel repos de retrouver ce
qui est à nous, ce qui est réservé à nous, les Françaises et leur
costume, les petites postes bâties sur le modèle des petites gares, les
enfants français, tellement moins nombreux que là-bas, rares et précieux
comme l’enfance même, qui sont ici des ornements, deux au plus debout
sur chaque borne kilométrique, et qui nous répondent, quand nous voulons
savoir qui ils sont, par un de nos noms même: je suis Jean Parmentier,
je suis Émile Richard. A travers la fenêtre, une fillette qu’on habille
nous regarde. Une autre, qui ne se sait pas vue, montre sa gorge. Dans
une villa, une grande jeune fille brune, les épaules nues, agite vers
nous ses deux bras. Délicieux plaisir de revenir dans un pays où la
pudeur a changé, de retrouver nos femmes plus simples, plus belles,
sans frayeur d’être nues. Nous sommes chez nous! Personne qui récrimine
de nous revoir, qui demande une explication, à part une bourgeoise, à la
fenêtre de la maison où Turenne a couché, qui doit craindre des
représailles. Un facteur nous accompagne. C’est le facteur, cette fois,
qui nous offre un verre de vin.--Ce n’est pas de refus, facteur! Et il
nous indique le nom de tous les villages, avec le nombre de lettres que
chacun reçoit par an. La petite ferme au pied du rocher de granit n’a
jamais de courrier. Il lui porte les catalogues en double, les imprimés,
les lettres de faire-part revenus avec la mention «inconnu». Le bourg
au-dessus de nous, c’est Bussang. Voici les affiches balnéaires, d’où le
maire a fait effacer la mention: _Bussang_ = _Sang bu_, pour éviter,
pendant la guerre, une image de mauvais goût. La jeune fille à jupe
noire, en chemisette rose, les cheveux en coque sur les oreilles, c’est
Mˡˡᵉ Marie Renaud. Pas la blonde qui est Ernestine Chaumont. Mais Renaud
a hérité d’une rente de mille francs. Elle entend se marier par amour et
a refusé déjà tout le monde.

Marie Renaud sourit à Forest, qui vient bavarder avec elle, il a deviné
qu’elle s’appelait Marie et il voudrait seulement le reste de
l’adresse. Elle lui fait deviner son nom, par la première syllabe de
chaque mot, et le nom du village, et celui du canton. Doux bégayement!
Mais on siffle: adieu. Elle lui permet de l’embrasser... Nous partons.
Fantassins pleins de tact, nous ne nous retournons point vers elle, pour
qu’elle voie seulement, dans notre masse bleue, le visage de son Forest,
tout joyeux, tout triste, qui marche à reculons, l’emplâtre, et sur mes
pieds!




LA JOURNÉE PORTUGAISE LA JOURNÉE PORTUGAISE


                                      AU MAJOR CARLOS DE ALBUQUERQUE
                                      DE SANTA ROSA Y OVAR.

_Comme j’étais en grand uniforme, tous nous suivaient. D’abord les
fillettes, un peu plus âgées, dans ton pays aussi, que les petits
garçons et qui les portent là-bas au fond d’un panier sur leur tête.
Dans Maureria elles étaient nues, dans Lapa, où l’ambassade d’Allemagne
jadis avait protesté, on les enveloppait d’indienne. Puis les mendiants,
reconnaissables à la plaque de cuivre sur laquelle est gravée le mot
mendigo. Puis les pêcheuses d’Ovar, ceintes d’un cordage, comme vos
monuments manuelins, et qui ont les yeux de chaque côté du visage, de
sorte qu’au lieu de me suivre elles devaient me dépasser pour me voir.
Les marchandes de fuchsias, car on ne vole jamais les fuchsias au
Portugal, abandonnaient pour nous leur boutique, et venaient enfin les
orphelins de Belem, en sarrau rose rayé de carmin, qui tous en cette
minute, ignorants comme ils sont de l’âge qui doit séparer enfants et
parents, certes me désiraient pour père._

--_Que voulez-vous, me disais-tu! c’est de même à Paris quand il arrive
un Portugais._

_Tous pieds nus, marchant dans leur soleil avec moins de bruit que les
Lapons dans leur neige, et quand résonnait prés de nous un talon, nous
sentions que passait un être moins dévoué. Alors en effet c’était un de
ces Espagnols venus au Portugal espionner comment finissent leurs trois
fleuves, ou bien l’homme de police chargé de crier sur mon passage: Vive
la guerre et Vie à la Vie; ou bien c’était la Reigini, de la compagnie
italienne, amortie de fourrures au cou, aux poignets, aux chevilles, là
où étreignent les amants, et qui rougissait, du même bâton, ses lèvres
et l’angle de ses yeux. Il y eut cependant un vieux monsieur en bottines
qui tint à nous accompagner, qui même m’arrêtait, comble d’admiration,
montrant mon sabre et voulant savoir--dans un français qui ignorait les
verbes, comme le tien--pourquoi le fourreau en était bosselé._

--_Guerre? Bataille? interrogeait-il._

--_Non, répondais-je. Valise._

_Par le tramway, puis le funiculaire, écartant ainsi d’abord ceux qui
n’ont qu’un sou, puis ceux qui n’en ont que deux, avec les riches seuls
nous montions à Alcantara. Tu me présentais Lisbonne en me plaçant,
entre les palmiers, au point calculé d’où chacun cache une cheminée
d’usine--ils fumaient,--puis, autour d’Estrella, tu me faisais avancer
en cercle jusqu’au moment où les jours de ses clochers se couvraient et
d’où je pouvais les traverser tous deux à la fois d’une flèche. De là
enfin, car j’étais fatigué,--mais à la condition que nous verrions
l’après-midi le château construit en cannes à pêche,--tu consentis à
redescendre vers le port. Les places longues de ta ville, avec leurs
mosaïques noires ondulées, semblaient arrosées d’encre fraîche. Sur
chaque façade, le Louis XV des fenêtres et le chinois des toitures
luttaient sans pouvoir s’atteindre, les dentelures de l’un reculant sans
courage dès qu’attaquaient les dentelures de l’autre. Dans les rues à
pic, les enfants d’un an dormaient à même le pavé, leur corselet remonté
aux épaules, sur le trottoir leur tête énorme autour de laquelle ils
tournaient quand passaient les automobiles. Collées aux faïences des
maisons les fillettes nues, et, au balcon le plus haut, sans autre
intermédiaire aux autres étages entre l’impudeur et l’amour, vos jeunes
femmes aux tempes moites, gantées de jaune, vêtues de mousseline, avec
des bas noirs et des feutres blancs. Appelées par le bruit, des jeunes
filles passaient la tête à travers les grilles des rez-de-chaussée, et,
prisonnières, fermaient seulement les yeux quand nous les regardions. Si
nous approchions plus près, elles devenaient sourdes,--plus près encore,
sans souffle et pâles. Puis par les rues sans honneur dont les
perroquets, au-dessus de chaque porte, en crient l’énorme numéro, notre
cortège dessinant la figure de circonstance autour de chaque point
historique, le cercle autour du pavé où le roi fut tué, l’ovale autour
du banc d’où Pombal expulsa les jésuites, nous arrivions aux colonnes,
au Tage. Accoudés aux balustrades du fleuve, car il coule au ras de la
place, et il faut même gravir deux marches pour embarquer, tu me
montrais le_ Vasco-de-Gama, _votre croiseur amiral, dont les officiers
ne peuvent aller qu’à cheval dans Lisbonne, l’_Adamastor, _qui emportait
en vacances sur l’autre rive le pensionnat des fillettes
illégitimes,--les mères disaient adieu en pleurant, on entendait de
l’autre côté du fleuve les pères dans l’attente pousser des cris de
joie--et le navire sans pont où l’on verse pêle-mêle les lettres de
cuivre qui composaient les noms des soixante navires allemands
confisqués, pour que vos littérateurs y trouvent le même nombre, en
poètes et en rois, de noms portugais. De grandes raies étincelaient
parfois sous la houle, et c’étaient les aiguillages qui déportent le
navire vers Halifax ou Pernambouc, et de monstrueuses barques à voile
roussie passaient, avec une proue recourbée, des yeux de cyclope peints
à l’avant, et un ne leur suffisait pas, chacune en avait deux._

--_Des barques romaines! disais-je._

--_Non, disais-tu, portugaises._

_Un nuage voilait le soleil, s’écartait, et Lisbonne se fermait et
s’ouvrait comme un éventail. Tout ce qui roulait de ta ville de plâtre
tombait dans un bateau à quai. Sur les hampes des palais tremblait l’air
qui s’agite autour des sismographes. Les chiens éternuaient, hésitant à
entrer dans cette mer poivrée. Les cortèges de onze heures passaient,
c’était les unionistes en courroux, car on venait de rétablir à cause de
la guerre les décorations et, pour tous, y compris les décorés, la peine
de mort. C’était le corps diplomatique qui mettait au paquebot l’une de
ses trois femmes, les attachés en costume chantant la phrase commune des
hymnes nationaux, les seconds secrétaires portant les cadeaux du départ,
les voiles de lin bleu à paniers rouges déployés, et, passant de leur
poche, les encriers à sonnette, les Saintes-Madeleine d’ivoire dont la
petite robe de soie était dans la malle et qui étaient nues. C’était
l’autre officier de ma mission, poursuivi implacablement, car tu lui
avais expliqué qu’on ne donne jamais aux mendiants portugais, qu’on leur
dit «Tenez patience!», qu’ils s’arrêtent alors brusquement comme si on
leur indiquait enfin pour la première fois une recette à la vie, mais
il disait «Tenez patience!», aux marchands de journaux, aux
bouquetières, aux vendeuses de soles, à tous ceux pour qui ta phrase
était un commandement à le suivre, et aussi ils le suivaient patiemment,
attendant qu’il sût le portugais pour acheter._

_L’air brûlait, mais léché par des langues de glace. Les autos
descendaient l’Avenida à toute vitesse, celles des hauts fonctionnaires,
qui ne craignent pas les procès, tournant en zig-zag autour des
lampadaires du milieu. Des hommes nègres armés de tuyaux en caoutchouc
flattaient de la main les palmiers les moins bouffis; je te demandais
s’ils les gonflent, tu m’expliquais qu’ils les arrosent. Sur le Rocio
tous s’assemblaient déjà devant le Club aux chapeaux verts, debout ou
assis face au cadran de la gare, car on allait passer à l’heure d’hiver,
de midi revenir à onze heures, et recevoir en sieste ce que chez nous
l’État distribua en sommeil. A demi dégagés de leurs façades noires aux
portes bordées de gris-bleu, les horlogers sans nombre de la cité
s’agitaient, assurant qu’il faudrait tourner onze fois la grande
aiguille, marquer l’arrêt même aux demies; et souriaient d’attente et de
volupté, aux terrasses des cafés, tous les pères avec ces trois filles
qu’ils mènent le soir, au coucher du soleil, sur l’Océan, voir jaillir
le rayon vert. Midi moins une. On levait les jumelles... Midi. La petite
aiguille reculait simplement d’une heure, et les horlogers rentraient
de dépit. Les pères devenaient soudain tristes, les filles caressantes.
Reçues dans cette heure superflue, les Brésiliennes en escale souriaient
à ce Temps d’Europe qui les prenait en se pliant comme un hamac, et, au
fond d’une double paresse, dans leur calèche, des orientales à sourcils
bleus laissaient tourner vers nous la voiture pour n’avoir point à
tourner les yeux. D’un mot, car tu sais tout, tu m’expliquais pourquoi
ces êtres superbes sourient aux officiers français, pourquoi ils étaient
gais et tristes, bavards et muets, constellés avec des bijoux, et cet
autre les deux seins nus:_

--_Cocottes.... disais-tu._

⁂

_Ton doux pays était pour moi, depuis deux ans, le premier où il n’y eût
pas la guerre. Il me fallut longtemps pour retrouver mes yeux de paix,
pour ne pas, quand riait une vieille femme, quand venait un passant
radieux, sentir en moi la joie qu’un fils fût en permission, qu’un
blessé fût sauvé. Je me précipitais vers la vitrine entourée soudain par
la foule comme vers dix mille prisonniers, comme vers Saint-Quentin
reprise, et c’était un chien de porcelaine qui remuait la tête en tirant
la langue. Quand tu me présentais à un de tes amis, je répondais avec
mille précautions, mille scrupules, comme chez nous où l’on doit--pour
éviter tout impair--parler aux gens inconnus comme s’ils étaient, et
depuis leur naissance, seuls au monde. Je bavardais avec les
grands-mères et leur petit-fils sans paraître soupçonner qu’il avait été
jadis besoin, pour former leur groupe, une minute, d’un fils ou d’un
gendre. Parfois, à l’aube, un mendiant sous ma fenêtre agitait sa
sébille et je me réveillais brusquement au matin, envahi de quêteuses,
d’un de nos Dimanches serbes, belges ou roumains. Beau pays où les
machinistes, les porteurs de pianos, n’étaient pas devenus--l’art par la
guerre consterné--de pauvres êtres fluets, et où les femmes ne
marquaient pas dans les bureaux et les tramways la place d’un homme
absent, la femme en demi-deuil celle d’un disparu, et où il nous fallut
vivre comme j’aurais vécu, voilà trois ans, dans un pays où la mort
n’existe pas, plongeant au hasard le bras dans les cœurs, parlant du
passé, du futur, comme dans un pays d’enfants_...

--_Saluez ces officiers, car ils nous apportent la guerre!_

_Ainsi, les trois Anglais et les trois Français de la mission, nous
présentaient aux troupes vos généraux. C’était sur les terrains
d’exercice usés par l’école du soldat, sur ces places qui se ressemblent
dans tout le globe comme deux crânes chauves, car l’on y voit la trame
même de la terre. C’était à Thamar, entre la papeterie et les cloîtres
indous, habités d’abeilles et boursouflés comme si toutes s’acharnaient
sur ces marbres; à Braga, au pied des trente églises, dans votre seule
ville où l’ombre des maisons dans la rue ne soit pas chinoise, sur la
place où les bornes milliaires de la voie romaine, rassemblées--et plus
heureuses encore que les dates latines leurs contemporaines--n’étaient
plus espacées que de cinq mètres; à Evora, où l’on met en pension, car
partout ailleurs en Europe ils succombent, les chimpanzés qui n’ont pas
un an. A ces paroles les civils se découvraient, et nous sortions nos
mains de nos poches pour prouver je ne sais quelle innocence, comme
celui qu’on soupçonne d’y caresser un revolver._

_Mais le général anglais voulait féliciter vos officiers. C’était lui
qui commandait l’armée britannique à Tsing-Tao, et il avait parié avec
Dobell, du Cameroun, au premier général anglais qui entrerait en
territoire allemand. Tous deux y furent le même jour, à la même heure,
mais, à cause de la latitude, le nôtre était proclamé gagnant. Il
s’approchait, bienveillant, honorable, du colonel portugais et tu étais
son interprète._

--_Dites au colonel, disait-il, que je le remercie!_

--_Colonel,... commençais-tu en portugais, et tu partais pour un
discours immense où nous saisissions les mots les plus divers, le nom
de Rome, le nom de Londres, des noms de fruits, des prénoms--car vous
adorez les prénoms dans votre peuple où il n’est que cinq noms de
famille--et le colonel s’inclinait._

--_Commandant,... te répondait-il, et lui aussi prononçait une
phrase avec des mots abstraits; une autre avec des noms de villes,
françaises cette fois; il s’agitait, devenait rouge au mot de
Joinville-sur-le-Pont; tu l’approuvais en hochant la tête, et quand il
s’apaisait, le discours fini, te retournant vers nous, tu nous disais:_

--_Le colonel vous remercie de vos remerciements._

_Et tout ainsi se passait entre vous deux, et tu nous rendais le mot
aimable après que vous l’aviez tous deux gonflé à l’excès et épuisé,
comme l’on rend une fois vieilli, à nouveau vides, les petits sentiments
que l’on vous confia enfant, et qui furent dans votre vie l’amour,
l’orgueil et l’amitié._

_Alors nous visitions les casernes, les officiers supérieurs se
regardant bienheureux quand un réserviste avait apporté un oreiller de
dentelle ou qu’un cheval s’appelait Zeppelin. Les enfants nous
poursuivaient avec les journaux de Lisbonne, encadrés de noir quand un
sénateur français, Trouillot, Naquet, était mort la veille; tu
m’apprenais à lire le sonnet qu’ils publient en première page chaque
jour, profitant de ce que ta langue ressemble mot pour mot à mon patois
limousin, et désormais je savais comment se dit Ulysse en limousin, et
Agamemnon, et Desdémone. La route longeait à la fois la mer et la
rivière, qui était dans son aqueduc, ou bien elle était bordée par de
hauts murs, percés aux hectomètres de fenêtres grillées dont les
laboureurs ouvraient les persiennes pour nous voir. Des balcons, les
femmes parlaient au jeune homme debout au milieu de la rue, prononçaient
l’s sans le mouiller, et, au sortir de l’Espagne, cette lettre soudain
délivrée et franche touchait comme si une prétention en elles et une
pudeur s’était évanouie. Les jours demi-utiles, ainsi s’appelant les
samedis, nos automobiles devaient marquer le pas, car ton pays est celui
d’Europe où l’on déménage le plus, derrière le convoi de couples bavards
dont nous connaissions en les dépassant enfin, moi les moindres meubles
et toi les moindres pensées. Tout ce qu’au lycée j’avais dû inventer
moi-même était là, les palais d’archevêque à coupoles roses et leurs
jardins en trompe-l’œil, les nymphes aux seins gonflés par les couches
annuelles de plâtre, les maïs comblant les vallons, l’énorme fleuve bu
par le reflux, pourpre entre ses digues de porcelaine et ses eucalyptus,
le bosquet de bananiers et de cyprès avec ses allégories en faïence:
Poésie nourrissant son oie, Rhétorique faussement accueillante, les bras
ouverts mais les jambes croisées; et l’autre avec des animaux de marbre
auxquels le Temps, enfermé là une minute, avait infligé tout ce que
subirent de lui les statues de Vénus ou de Niobé, le chien traversé par
les flèches et sans tête, le singe sans ses bras, et du rhinocéros le
torse seul. Entre les oliviers et les palmes, pour tromper je ne sais
quel corsaire, des artilleurs peignaient en bleu le phare qui hier était
rouge; et, on le reconnaissait au ramage, les arbres n’étaient peuplés
que d’oiseaux d’Amérique échappés aux navires. J’étais au point même, et
le plus lointain, où le désir m’avait conduit enfant, et je reculais
vers toi de dix centimètres, pour ne pas toucher, surtout avec cette
peinture fraîche, un des panneaux même de ma vie._

       *       *       *       *       *

_Mais soudain, par un hululement sauvage, la sentinelle d’un dépôt
d’armes appelait à la garde ses quatre soldats qui se précipitaient du
poste et nous présentaient les armes. Je les regardais bien en face,
m’arrêtant devant chacun au moment où le fusil séparait les deux yeux,
et dans ces huit demi-soldats, plus facilement que dans des soldats
entiers, je cherchais à loisir mes ressemblances de la guerre, mes
souvenirs de France. Puis, le sourcil d’Artaud revu, la tempe de Dollero
retrouvée, aperçue aussi dans leurs yeux la parenté avec l’ivoire et
l’or, je leur faisais reposer l’arme et c’étaient eux, soudés à nouveau,
qui nous entouraient pour nous voir._

--_Il est temps, disais-tu. Délaissons-les!_

_Tu as toujours confondu délaisser et laisser, ainsi d’ailleurs que
monter et descendre... Donc, puisque tu l’exigeais, nous les délaissions
dans leur campagne vert et blanc, nous délaissions les ponts près des
mélèzes, les passages à niveau aux gardiennes indigo bordées de rouge
près des églises, dans une fenêtre rose les deux jumelles d’Oiras à
nœuds verts nous les délaissions, et descendus à temps au faite de la
tour Bélem, nous pouvions juste voir le soleil, au milieu de l’estuaire
et un peu avant l’horizon,--en nous penchant,--monter, monter et
disparaître._

                                                  SEPTEMBRE 1916.




PÉRIPLE PÉRIPLE


                                            Ramonchamp, 27 août 1914.

Mon bataillon a une journée injuste. Notre première pause ne s’est pas
faite dans un bourg, et nous manquons ainsi tous les autres, car ils
sont échelonnés régulièrement à la distance d’une heure de marche. Ce
sont pourtant des bourgs où l’on s’arrête, ils ont des casinos, des
offices de tourisme et, par des plaques de marbre, nous apprenons que
Montaigne fit jadis halte à Bussang, Talleyrand à Saint-Maurice. A ces
deux-là nous pardonnerions d’avoir été plus avisés que nous, mais la
chance du second bataillon nous irrite. Il peut acheter, dans les
épiceries--d’autres régiments les ayant vidées déjà des provisions pour
adultes--tout ce que les enfants seuls, avant la guerre, savaient y
trouver, le nougat, les raisins secs, les caramels. Il boit du vin
gris, mange des truites froides, il prend l’adresse de familles
lorraines, désormais liées à lui pour la vie, tout le long d’une route
qui ne nous a donné, à nous, que le souvenir de deux montagnes voisines
et rondes, celles exactement dont nous comparions avec timidité la
courbe, dans nos narrations de troisième classique,--c’était notre
première métaphore et la troisième moderne ne s’y risquait pas,--aux
contours d’une jeune gorge. Notre seule distraction est un vieux de
Fresse qui appelle le col de Bussang un pertuis.

--Il y a loin d’ici au pertuis? lui crie au passage chaque escouade.

--Eh mon Dieu! répond-il. Vous lui tournez le dos. Vous allez au pertuis
de Bramont!

Depuis la minute où, comme par une lorgnette, nous sommes rentrés en
France par notre tunnel-frontière, nous avons perdu toute curiosité,
nous ne voyons plus. Le capitaine Perret a fermé son Joanne. Le pays se
fait simple et vert, et, à part les deux ballons sur notre gauche
toujours brumeux et symboliques, livre directement ses autres beautés,
ses prairies, ses ruisseaux, son granit. Parfois, étincelant au travers
d’un guéret, tracé pour la nuit entre deux laboureurs ennemis et oublié
au réveil, un sillon solitaire. Les hommes ont enfin du tabac en paquet,
ils ne sont plus obligés de briser des cigarettes pour bourrer leur
pipe; parfois l’un d’eux s’arrête au bord du chemin, allume sa pipe en
aspirant à fond de ses deux joues, ce qui lui donne l’air de rire
silencieusement, et, quand il est grave à nouveau, entouré de fumées, il
reprend sa place.

La France est un pays de connaissances. Sur la place de Saint-Maurice,
j’aperçois la maison du vieil Haltesse, le voyageur en papier d’Arches,
que nous aimions emmener au Weber en criant son nom et que les grooms
effarés n’osaient par déférence appeler que Monseigneur. A la sortie du
Thillot, distribuant des numéros du _Petit Journal_ aux soldats, du
_Matin_ aux sergents et du _Figaro_ aux officiers, Madeleine Dollet,
avec laquelle j’ai déjeuné une fois, dansé une fois, contesté une fois
que Mozart fût hollandais. Une fois elle aura entendu un soldat inconnu,
avec des lunettes et des moustaches, lui crier: «Ça va, Madeleine?» et
elle aura regardé sur elle-même, de ses belles prunelles ovales, ce qui
pouvait ainsi faire deviner son nom.

Voici que les lettres des devantures, un peu clignotantes et molles en
Alsace, ont repris sur les boutiques leur assurance. Pures et
solitaires, les voyelles françaises se logent dignement entre des
consonnes romaines. Dans ce bourg un peintre ému a prodigué les
cédilles. Une enseigne de boulanger, trop longue, déborde sur la masure
voisine et unit la plus humble maison des Vosges au noble négoce du
pain. Dans le Thillot les maisons sont numérotées et chacune porte,
cloués sur sa façade, dernier butin de Poitiers, d’énormes chiffres
arabes en or sur émail bleu. Bardan, près de moi, lit tout haut chaque
nom, le prononçant plus fort par flatterie quand le propriétaire est
au-dessous, et il ne peut s’empêcher non plus, dans la campagne, de
découvrir devant chaque arbre, chaque oiseau, celui des mots français
qui les atteint le plus.

--Voici le verdier des ruisseaux. Voici le génévrier d’Irlande.

Cher Bardan, qui aujourd’hui s’accroche à moi, nerveux comme tous les
Bourbonnais du Sud, qui ne peuvent entendre affirmer ce qu’ils redoutent
sans éprouver leur défaillance. Les gens de Vichy, de Gannat, si on leur
fait la moindre peine, changent de visage, leur âme en une minute est
ravagée, et nous avons avec celle de Bardan des jeux cruels, qui ne
prendraient pas sur les âmes de Moulins et de Nevers:

--Nous reviendrons dans six mois, disons-nous, d’une parole distraite.

--Dans six mois! répète Bardan, et il pâlit, il tremble, mais il
comprend notre plaisanterie et aussitôt engraisse soudain.

--Les femmes sont toutes infidèles, horribles, laides!

--Les femmes? dit Bardan qui est marié, et, atterré, il bégaye...

On me charge, pour qu’il se remette, de lui dire la vérité.

Vers trois heures, Ramonchamp, au milieu d’un immense cirque coupé par
la Moselle qui tente vainement d’isoler les villas des simples maisons
et de créer Ramonchamp ville et Ramonchamp cottage. Le cimetière domine
la rivière. Des tombes riches on a la vue et des tombes pauvres on voit
la gare. L’air est vif et limpide. De chaque cour jaillit une fontaine
qui rejoint à ciel ouvert la Moselle et ce sont les maisons, ici, qui
fournissent d’eau la rivière. Chaque ruisselet a creusé la terre
jusqu’au granit et le plus grand fleuve, dans ce sol, n’aurait pas une
autre profondeur. Coup d’œil à l’église; les enfants sortent du
catéchisme, me serrent la main sous le porche, l’un après l’autre, et je
me crois obligé de rester jusqu’au dernier, comme un bénitier. Puis,
après le dîner, je monte avec Bardan jusqu’à la compagnie logée dans un
domaine sur la pente des monts. L’adjudant compte nos cartouches,
poinçonne les souliers remboursés, nous verse onze francs, et, comme
nous sommes à la fin du mois, nous avons l’impression d’avoir achevé une
guerre et d’en partager le butin. Nous revenons sous mille étoiles, et
dans chaque ferme aussi une lumière sautille, car on nous a distribués
sur ce plateau comme on disposait jadis après la victoire, en Hellade,
les régiments qui allaient être changés en constellations. Bardan m’a
pris le bras, ému par la nuit, et se refuse à croire que je pourrai être
tué. Il me dissuade de la mort comme d’un suicide, ou comme s’il était
question ce soir de me sacrifier seul pour le régiment. Il veut
m’entendre jurer que je m’en tirerai. J’ai donc, pour ne pas jurer, des
pressentiments? Je le rassure, attendri moi-même et lui promets de
vivre. Mais au loin une sentinelle a tiré, il a eu peur, et il l’insulte
comme si elle me visait.

Devant la mairie, avec des lanternes, un groupe de soldats lit les
communiqués du mois d’août, dont l’adjoint apporte les doubles. Il les
colle lui-même, dans le bon ordre, écoutant les réflexions, expliquant
les noms des villes belges d’après un itinéraire bizarre: Bruxelles, à
350 kilomètres de Nancy, Louvain à 600 kilomètres de Lyon, Malines à
500 kilomètres de Dijon. Les hommes, fatigués, lisent en se déshabillant
peu à peu, demandent à l’adjoint de lire tout haut, et écoutent en
roulant leurs jambières, en pliant leurs cravates. Il y a ceux qui
s’interrompent quand la nouvelle est bonne, quand on prend Sarrebourg,
et ceux qui s’interrompent quand la nouvelle est mauvaise, quand on le
perd. Un soldat qui a froid et qui remet brusquement sa capote, alors
qu’on parle de Morhange, semble devenir un renfort, retarder la
retraite. Parfois cependant, quand il est question de l’Alsace et de
Mulhouse, ils s’arrêtent, clignant des yeux aux noms propres qu’ils
connaissent, écoutant aussi immobiles que s’ils étaient déjà tous nus...


                                                  28, 29 août.

Tryon habitait un grand château, élevant des chevaux, des chiens,
chassant le blaireau, et il allait avoir un fils dans un mois. Viard
avait reçu, la veille du départ, un bureau d’acajou moucheté. Le frère
de Trinqualet, ouvrier tailleur à Paris, devait passer les vacances en
Auvergne et habiller gratis toute la famille... Tous mes camarades,
aujourd’hui, parlent de leur bonheur. Biset se heurte à une porte en
apportant le rapport, mais c’est encore une félicité qui jaillit, au
milieu des jurons, de son énorme crâne: il annonce qu’il est fiancé.
Mais celui qui perd le plus à la guerre est Sartaut, car il venait
d’hériter de l’homme le plus égoïste qu’il y eût dans la France entière,
du mobilier même de l’homme heureux: la cave, avec deux bouteilles de
tous les vins, le jardin, où vivent en paix une guenon et une antilope,
et des actions du P.-L.-M., de sorte que les Sartaut peuvent désormais
voyager gratuitement. Dès la fin de la guerre, au lieu d’habiter sur
l’Ouest-État, ils s’installeront sur la ligne de Brunoy et ne verront
plus que des trains qui leur appartiennent.

Campés dans la maison d’école, nous avons adopté les heures de classe,
comme nous adoptons dans les ateliers les heures d’usine. Déjeuner à
onze heures, collation à quatre, et récréation dans la cour. Le
capitaine Lambert écrit ses lettres dans la chaire; nous nous enfonçons
avec peine dans de petites tables soudées à leurs bancs, pivotons avec
elles pour bavarder, ou pour prendre dans chaque tiroir le cahier de
composition de son élève; le mien s’appelle Félix Bertrand et il a
manqué son devoir final, la classe avait à expliquer les diminutifs en
on: chaton, négrillon, ourson, et Félix n’a point compris
l’instituteur:

«Un petit chaton est un chat, explique-t-il, un petit négrillon un
nègre». Par la fenêtre, nous voyons l’église, d’où ruisselle la source
de l’eau bénite, et suivons tout ce qui se produit sur les routes à
pentes rapides, un œuf dur qui roule, par exemple, talonné par une
escouade...

       *       *       *       *       *

Il est minuit. Le sous-chef de gare du Thillot a eu pour moi, devant le
colonel, des prévenances incompréhensibles dont j’étais gêné. Il voulait
me brosser, il ajustait mes courroies, il m’offrait un wagon de
première. Mystère, car en même temps il reconnaissait mon grade, il
m’appelait sergent. Nous y avons gagné de n’être que six dans un
compartiment de seconde et Dollero, Clam, Danglade dorment déjà; je
veille avec Devaux qui prépare l’état d’effectif pour le réveil et
recopie, à chaque arrêt du train, des feuilles que je dicte. Au dehors,
le ciel est noir, mais les étoiles acides, l’air limpide. La voie tourne
autour du firmament et les poteaux des stations, isolés au-dessous des
astres, en donnent les noms les plus mensongers: Feldrupt,
Rupt-sur-Moselle, Maxonchamp. J’avais toujours désiré voir Maxonchamp,
mais loin de m’en rapprocher, voilà que cette gare lunaire me le rend,
pour cette vie du moins, inaccessible. Tant d’arrêts que l’état est
achevé bien avant Épinal. Nous avons contrôlé tout le bataillon; pas un
dormeur dans ces cinquante wagons dont le nom n’ait été prononcé cette
nuit. Humbles noms, litanie du régiment et de l’Auvergne, que j’avais
presque envie de compléter: Granchabriat, porte de Murat, Triacou,
étoile de Thiers, Delobie, gloire de Royat. Nous poussons le scrupule
jusqu’à rechercher dans son compartiment le lieutenant Jourdan, nouveau
au bataillon, et qui veillait et fumait, pressentant notre doute.

Épinal. Les plaques nous réveillent. Il fait jour. Les portes des wagons
roulent en grinçant. Certaines sont trop dures et il faut délivrer les
hommes qui crient et frappent de l’intérieur. Un wagon s’ouvre sur la
campagne au lieu de s’ouvrir sur la gare et croit une minute tout
endormi. La nuit a laissé une trace blanche sur tout ce qui était plus
noir qu’elle, sur les toits des voitures, sur les poteaux goudronnés.
Chacun refait la raie de l’autre et l’on se passe avec mille
recommandations de petites glaces comme les parcelles les plus
précieuses du jour nouveau. On remet son lorgnon, le premier regard
précis de la journée est pour soi-même. Des territoriaux brûlent du café
au coin d’un hangar, et tout le hall sent le café grillé comme la place
de l’Odéon le mercredi. Les devineresses ont lu jadis dans ma main que
c’est l’odeur que je préfère, avec le musc, qui m’attend sans doute à
la gare de Vesoul, et j’accepte avec plaisir mon encens officiel.
Dollero, tout endolori, d’esprit incertain, chevauche une plaque
tournante automatique et, pour former son humeur, son destin, le secoue
vers Remiremont, vers Paris, vers Bâle.

Nous allons vers le Sud par une voie stratégique. Les voies stratégiques
contournent les montagnes, évitant ainsi les tunnels, et elles remontent
à la source des rivières pour éviter les ponts. Nous roulons dans un
pays gras et vert où abondent les bœufs, les chevaux, et de grands
animaux inconnus, noirs à raies rouges, que les gens du pays appellent
des lubards. Nous suivons une vallée paresseuse où les habitants n’ont
pas eu la force d’imaginer des noms à leurs villages: une station
balnéaire s’appelle Bains, un port plein d’usines sur la Saône s’appelle
Port-d’Atelier; nous passons au large de Blonde-fontaine, de
Contréglise. Jamais de stations, notre voie est toujours isolée et nous
ne voyons que l’envers des bourgs; quand les stratèges n’ont pu éviter
une ville, nous la traversons à toute vapeur, en sifflant. Parfois, au
loin, un hameau que les indigènes nommeraient aussitôt, s’ils le
voyaient du train: Tuiles-Pies, Chiens-Géraniums.

Mais soudain se multiplient les gares, avec leurs verandahs que le
P.-L.-M. faisait repeindre en noir, fin juillet, et dont les unes,
celles aux chefs négligents, n’en étaient le jour de la mobilisation
qu’à la couche rouge. Dans les voies de garage, les wagons bondés de
tout ce que l’on s’envoyait le 31 juillet à quatre heures, des voitures
d’enfant, des dynamos, et de faux arbres en ciment. Les officiers
commissaires font glacer au fer la bande blanche de leur képi pour que
les escarbilles n’y prennent pas. Voilà Frétigny. Voilà Velle. Voilà,
annulant notre propre train, un train de soldats qui va à Thann, d’où
nous venons. Puis, débordante de convois, hérissée de canons qu’on a,
pour l’arrêt, démuselés, sur sa colline voilà Gray. Les femmes et les
enfants, assis à nouveau le long des voies, se lèvent quand passent les
trains civils pour leur confier les lettres reçues en commission des
trains militaires. Les gamins reçoivent nos bidons à la volée, et nous
traversons le hall sans inquiétude, assurés qu’ils apparaîtront à
l’autre bout, presque aussi vite que nous-mêmes, les bidons pleins, ceux
qui ont la spécialité du vin blanc, tout fiers, jouissant de notre
surprise. Nous descendons, et, aux portes gardées en armes, les soldats
les plus curieux peuvent apercevoir, de quinze pas, la première rangée
des plus curieux civils.

Maintenant les villes sont tournées vers nous. Les soldats sont assis au
bord des wagons ouverts et le train marche sur de vraies jambes rouges.
Les buissons, les fusains râpent nos genoux, et, dans l’arrondissement
où l’ingénieur soigne ses haies, les caressent. Le soleil, comme la
fumée, change de côté sans raison et nous attendons sans patience, pour
être à l’ombre, les forêts. De Gray vers Dijon, à nouveau, le trajet que
nous avons fait la nuit, il y a trois semaines, et des fillettes qui
nous semblent inconnues reconnaissent à son numéro le régiment,
s’inquiètent de savoir ce que sont devenus les soldats dont elles ont
pris l’adresse, reprochent à Bertet d’avoir laissé pousser sa barbe.
Nous rions, nous plaisantons comme au premier voyage, sans voir que les
femmes ont changé, qu’elles ont maigri, que certaines commandent et
d’autres obéissent. Nous, qui n’avons pas vu un mort, nous ignorons que
depuis notre passage des blessés sont devenus cadavres dans leurs bras,
et que leur frère n’écrit point, et que la France chancelle, et qu’un
cavalier soudain dément les a poursuivies à coups de revolver; nous leur
envoyons des baisers, nous plaisantons les rousses, les corpulentes, les
petites qui louchent. Elles prennent pour notre courage ce qui est
l’ignorance, elles nous admirent, et celle-là justement qui pleure est
celle qui se laisse embrasser...

Entre des montagnes silencieuses reliées en cercle par les aqueducs,
après d’immenses remblais piqués de ceps, chacune des mille collines
portant une couronne urbaine, voilà Dijon. Le soleil verse à flots sur
notre convoi les rayons mêmes qui cuisent le raisin. Nous entrons en
gare, pris au milieu du hall entre un train d’ambulances et un train de
cavaliers, tous deux repus, et nous ne pouvons communiquer avec les
Dijonnaises que par un blessé maladroit ou par un Africain. Un des
blessés vient de notre régiment d’active, et nous sommes enfin
renseignés sur nos cadets: ils ont été en Lorraine, ils ont eu à se
déployer dans le polygone même de Sarrebourg; les canons allemands
avaient tous les repères, mais les tranchées d’exercice, par bonheur,
étaient excellentes. Il nous indique les morts par leurs surnoms: l’Aigu
est tué, Mimi est tué, nous nous retournons vers nos officiers pour leur
traduire ces nouvelles, rapportant ces pauvres corps dans leurs noms de
parade: Delaberque est tué, Martineau est tué, et pour quelques-uns le
vrai nom lui-même s’aiguise, devient prénom: Jean est tué, Albert est
tué. Chacun dit tout haut ce qu’ils faisaient la dernière fois où il les
vit: ils avalaient une grosse tranche de jambon, ils étaient avec
Juliette, ils dormaient. Celui qui les a vus mangeant comprend moins
encore que les deux autres.

Quand nous partons, la nuit est venue. Le paysan qui fermait jadis
l’enclos se couche le dernier et pousse nos lourdes portes. Nous sommes
sur la grande ligne sans cahots où peuvent sommeiller, revenant de Nice,
les malades et les milliardaires eux-mêmes. A Laroche, à Fontainebleau,
les dames de France, déjà et pour toujours habituées aux blessés, nous
réveillent et nous soignent comme des mutilés, s’effrayent de nous voir
sauter du wagon, nous font boire en tenant notre verre, nous prennent la
main, s’assurent que nous n’avons pas de fièvre. Puis, à quatre heures
du matin, d’un viaduc, je reconnais, au point terminus du tramway qui
part du Louvre, le village où habitent les gardiens du musée. Voilà, sur
chacune de leurs portes, un plâtre de la Vénus de Milo, du Pêcheur
napolitain. Voilà Diane de Poitiers. C’est Paris.

Ce n’est que Rosny, que Nogent, que Noisy. Nous tournons autour d’eux et
Paris se défend contre moi de tous ses forts. Nous n’y entrerons pas.
Nous subirons la volonté de ces états-majors rivaux qui s’amusent, avec
nos trains, à tracer la meilleure tangente sur Paris; je n’ose penser
qu’aux vagues camarades qui habitent Carrières, Pantin, qu’aux amis de
mes amis. De vieux territoriaux nous annoncent, sans trop nous en
vouloir, que notre machine a écrasé dans Saint-Maur un territorial et
nous donnent dès l’aube l’impression qu’avait de mon temps tout
provincial le soir de son arrivée à Paris, d’avoir abandonné, d’avoir
tué. Mes compagnons s’éveillent. A notre droite, ils admirent, sur sa
montagne, le Sacré-Cœur, et dix minutes après, à notre gauche, un
gigantesque monument de marbre à cinq coupoles, qui est encore, mais je
n’ose l’avouer, le Sacré-Cœur. Tous les habitants ont transporté vers la
voie ferrée la façade de leur maison, leurs drapeaux, leurs rideaux, et
celles de leurs enseignes qui, en pleine paix, étaient nées d’une
guerre, Sébastopol, un vrai zouave. C’est au Nord, mais tant pis, les
ménagères ne coudront plus que tournées vers le Nord. Les photographes
ont peint sur une bande de calicot le portrait de Guillaume, avec deux
ampoules vertes pour les yeux, et allument le courant bien que
l’arrangement soit destiné aux troupes qui passent de nuit. Dans sa
cour, un vieillard, en veste d’escrime, charge à la baïonnette contre un
mannequin coiffé d’un casque. Juchée sur son toit peint en bleu, la
femme d’un tailleur nous montre son tailleur modeste en nous criant
qu’il part demain. Un boulanger retarde pour nous son coucher et,
récompense, voit pour la première fois se lever ses enfants tout frais.
Aux places immuables où s’arrêtaient sans raison les trains des courses,
nous attendons, et des trains qui filent vers Paris, sur les remblais,
les voyageurs nous jettent avant de les avoir lus leurs journaux que le
vent rabat sur le wagon suivant qui les rattrape et les rejette. Aux
passages à niveau les enfants nous avertissent tristement qu’il ne reste
à l’auberge que du vin bouché et bondissent de joie en nous voyant
riches. Ceux des gares régulatrices sont gâtés, réclament des épées, des
casques et acceptent sans enthousiasme, pourboire trop modeste, il est
vrai, d’une si grande guerre, nos sous de nickel allemands. Un
automobiliste à barbe noire, que nous soupçonnions d’être espion,
commande au cabaret voisin cent bouteilles; nous confondions, à cause de
leur même masque, la générosité, l’hypocrisie. Puis la banlieue enhardie
tourne vers nous son visage même, nous voyons la façade des mairies, les
églises sont perpendiculaires à la ligne, nous traversons des places,
et, de banlieusards familiers, nous écoutons toutes les histoires
distribuées le jour de la mobilisation, l’enfant au fusil de bois, les
Sénégalais avec des têtes dans leur musette, le blessé prussien
souffletant son général prisonnier. Plus de trains vers Paris, tout le
trafic se fait maintenant en rond autour de la ville, il ne reste dans
Bécon et dans Argenteuil, toutes les âmes ambitieuses ou frivoles
travaillant déjà rue de la Paix, que des personnes un peu moins jolies,
un peu moins généreuses, et, entre leurs bocaux, les pharmaciens
fidèles.

Voici Stains, presque aussi beau qu’Asnières, où Devaux voudrait vivre.
Voici Pierrefitte, ou j’ai vu, voilà un mois, sur la place, se tamponner
les autos du plus menteur et du plus sincère des Parisiens: tous deux
levaient les bras, tous deux riaient, tous deux s’appelaient cher ami.
Puis des parcs, des châteaux, un petit temple de l’amour oublié près
d’un bosquet comme un parapluie ouvert, un ruisseau où dérivent des
canots vides, et, sur une plaine dénudée, sans eau, sans gazon, sans
arbres, la villa des Troènes. A Beaumont, notre voyage s’explique: le
régiment est chargé d’arrêter quelques dizaines d’autos blindées qui ont
percé nos lignes. A Creil, train sanitaire anglais. Les blessés vident
le kirsch qui nous reste d’Alsace.

--Brandy! disent-ils seulement, en essuyant du bras nu leurs lèvres.

--Non! répondons-nous, kirsch..., quetsch!

--Oui, reprennent-ils, Brandy!

Vers trois heures, arrêt brusque. Les clairons sonnent. Le train ne peut
aller plus loin, il nous abandonne, et, comme il n’y a pas de plaque
tournante, doit reculer, face à l’ennemi. Le soleil est lourd, la terre
affaissée détruit en nous l’idée d’un globe bombé et sûr, toute l’ombre
de la plaine s’entasse en carrés lointains par petits bois de sapins
noirs. Le canon tonne, de ces coups qui détruisent l’air et qui font,
sur le cœur, comme sur les cadrans pour boxeurs, tourner je ne sais
quelle aiguille. Nous nous formons sans vigueur, par compagnies isolées,
avec de larges intervalles où les autos blindées pourraient, pendant une
heure encore, filer sans risque.


                                                  Ansauvillers, 30 août.

Les habitants avaient appris que les bourgs voisins sont occupés depuis
la veille et se croyaient abandonnés. Ils ont formé tout ce qu’exige une
cité assiégée, la garde civique, le peloton des pompiers. Les mêmes
vieux retraités commandent les deux compagnies et tout pourra marcher,
peut-être, si l’incendie et la panique n’éclatent que successivement. La
municipalité insiste pour que nous logions dans le bourg même et tant
pis pour les avant-postes. Ce n’est pas une protection générale
qu’Ansauvillers désire, mais pour chaque maison, chaque famille, une
garde individuelle, une escouade, un soldat, un fusil. On nous reçoit en
hôtes, on prépare du savon, de l’eau chaude, on porte nos sacs, par la
courroie du haut, comme une valise. Le coiffeur rase gratis ceux qui
sont logés dans son groupe de maisons, et prend deux sous aux autres,
protecteurs superflus. Devant chaque porte, on installe une table, des
encriers; pour la première fois depuis la guerre nous avons le loisir de
répondre aux amis auxquels nous devions des lettres de paix; aux parents
nous télégraphions, car la poste fonctionne encore, et ceux qui sont de
Paris confient à un automobiliste des billets qu’il distribuera le soir
même. Peu à peu, lettres et télégrammes expédiés, aussi naturellement
qu’elle est venue à Edison lui-même, l’idée du téléphone me vient, et
mon hôte veut bien tenter l’aventure car il a un appareil et il est
conseiller général. Nous arrivons à Paris par la ligne brisée de ses
relations, de son préfet obtenant Pontoise, du sénateur de Pontoise le
Central lui-même. Voilà le ministère où sont mes amis. Voilà le
standard, celui du soir. Voilà Solis: c’est une chance, car il est, du
ministère, celui qui parle le plus clairement au téléphone et un
directeur ami des lettres lui téléphone par plaisir, chaque matin, pour
lui parler de Paul Hervieu. Autour de lui on pourrait bien se taire,
quel vacarme, mon canon à moi s’est tu.

Il me reconnaît, il m’invite à dîner.

Soudain il comprend, crie aux collègues de se calmer, et je le devine
qui se tourne avec l’appareil vers le jardin et la fenêtre ouverte, pour
goûter au complet le sentiment de téléphoner à l’avant. Et il se trompe.
Le jardin est au sud. Il me tourne le dos.

--Ah! cher ami où êtes-vous?

--Près de Montdidier.

--Où?

--Près de Péronne.

Il ne comprend toujours pas. Je cherche le nom d’une troisième
sous-préfecture.

--Pas loin de Guise.

Mais ce nom-là est hardi, sifflant. Le sénateur et le préfet qui
soutenaient le fil se dérobent. Plus rien...

La nuit est venue. La bonne tient à cirer nos souliers et nous prête les
anciennes pantoufles du conseiller. Nous nous étendons devant la villa,
dans le parterre compliqué où tous les électeurs doivent contourner,
pour arriver à leur élu, un énorme cœur en gazon.


                                                  31 août, dimanche.

Sur une bicyclette si neuve, si étincelante, qu’on cherche dans le ciel
un nimbe avec sa marque, sortant de la campagne même, une jeune fille
blonde nous dépasse, puis descend brusquement, s’affaisse. Je la
soutiens, elle a les yeux grands ouverts, son cœur bat. Insensible aux
phrases de mes camarades qui prétendent là-bas que je me marie, elle est
abandonnée, ses mains me pressent. Mais la voilà plus lourde, qui
rougit, se dégage. Elle explique qu’elle ne sait descendre de bicyclette
que d’hier seulement; hier elle se serait tuée! Elle nous prie de
l’aider à monter, car elle ne sait pas encore partir seule, et, lancée
par nous, s’en va. Aux hésitations de la machine on voit qu’elle
voudrait tourner la tête pour nous remercier et nous allons chercher
nous-mêmes, car il est facile de la dépasser, un pauvre sourire d’adieu.

Deux autres cyclistes. L’homme a installé un enfant sur son guidon, la
femme pédale entre des paquets; l’enfant pleure, car il voudrait être
tourné vers le père au lieu de regarder la route. L’homme nous demande
la route de Noailles: la femme, qui ne sait rien dissimuler, la route
de Rouen. Je veux aller me renseigner, mais, un groupe de cyclistes
passant, ils se précipitent derrière lui, sans attendre; l’enfant qui
pleure sert de trompe. Le garde champêtre nous a rejoints, furieux.

--Ce sont des fuyards! nous dit-il.

Vers onze heures, alors que les vrais habitants, heureux de Dieu, sont à
la messe, le bourg est tout à coup semé de motocyclettes, de charrettes
anglaises, de camions, qui soufflent une minute et repartent dès que
passe une autre motocyclette, une autre voiture légère, un autre char,
ne voulant plus d’autres amis que les amis qui vont à leur vitesse. Il
faut une famille bien unie pour que des cyclistes escortent des chevaux.
Le garde champêtre les interpelle quand ils s’engagent dans une impasse.

--Fuyez tout droit, commande-t-il.

Nous aussi les blâmons de semer la crainte dans un bourg, dans un
dimanche si paisible, dont les pompiers viennent de répéter sur leur
échafaudage, en uniforme, l’incendie de dix mètres de haut. Nous
indiquons la fausse route à de pauvres cyclistes en jaquette, qui
repassent au bout de quelques minutes, confondus, détournant les yeux.
Bientôt c’est un encombrement, car le petit poste du Nord laisse entrer
tout le monde et celui du Sud exige un passeport. Certains aussi
s’arrêtent par joie de trouver enfin, au milieu d’arrondissements
affolés, cette commune au soleil, ce calme, et demandent s’il y a un
hôtel. Ils viennent du Nord; ceux des grandes villes, de Tourcoing, de
Lille, se dirigent vers de grandes villes, vers Beauvais, vers Rouen;
ceux des villages vont vers des villages minuscules que nous ne
connaissons pas, chacun ne cherchant son refuge que dans le nom d’une
ville à peu près égale à la sienne.

--Et vos maisons, demande le garde, et vos affaires?

Ils ont la clef.

Peu de paysans encore, tous ceux-là habitaient des maisons au bord des
routes et n’ont eu qu’à passer leur seuil pour être exilés. Pas
d’animaux, pas de troupeaux qui donnent au cortège le pas fatal mais sûr
d’une migration. Pas de costumes provinciaux; ils ont l’air d’émigrer
par professions et l’on a seulement à se dire, devant leur jaquette à
palme académique, devant leur bourgeron taché de couleur: Voici
l’instituteur qui fuit, voici le charron qui fuit, ou peut-être même le
peintre. D’immenses voitures chargées d’enfants, dont on diminue à
chaque arrêt, pour nourrir l’attelage, la litière de foin. Dans des
carrioles à claire-voie, des arrière-grand’mères avec leurs
petites-filles, les garçons ont passé au travers; sur des brouettes,
une famille qui traîne ses matelas comme des fourmis leurs œufs. Un char
à bœufs, qui contient une famille de Douai et une famille de Paris, son
invitée, cousins éloignés qui restent cérémonieux, invités, aussi, dans
le malheur, et remportent tous leurs bagages alors que leurs hôtes, la
place manquant, ont tout laissé. Des autos mal conduites par de tout
jeunes gens; celui qui tourne la manivelle ne sait pas tenir le volant,
celui du volant ne sait pas faire l’essence, ils sont trois, et, pour
que l’auto marchât bien, il faudrait au moins qu’ils fussent cinq. Dans
une voiture à âne, trois dames de castes différentes, unies au hasard
pour fuir, attirées l’une vers l’autre, sans doute parce qu’elles
étaient toutes trois maigres,--à cause de la voiture--avec trois cabas,
sur la tête trois bonnets et trois chapeaux sur les genoux, égales
désormais pour la durée de la guerre. Un porteur de gare avec sa propre
valise. Seules, dans cette cohue, deux vraies voitures de bohémiens font
une traînée calme, démontrant avec quel sang-froid on voyage, après
avoir fui vingt siècles, les parents dans la voiture, les enfants près
des roues, et pendues à l’arrière ces peaux de lapins qu’une auto de
maître s’obstine à accrocher à ses portières.

Maintenant ils passent vite dans ce bourg qui se moque d’eux, à part les
familles indécises, qui ne connaissent personne en France, que le
moindre regard arrête, qui répondent qu’elles vont devant elles et
frémissent si on leur apprend que ce n’est pas par là. Des mères
demandent du lait, le boivent et embrassent le nourrisson de leur bouche
humide de crème. Quatre femmes nous appellent, leur cheval souffle,
tremble, tombe et ne veut pas se relever, il faut huit hommes, juste le
double de leur nombre, pour étayer ses sabots, le hisser sur ses
pattes... Cortège faible, où commandent ceux qui ne sont pas bons pour
la guerre, les plus braves de ceux qui ne se battent pas, des bossus, ou
de grands jeunes gens niais et paresseux, ceux qui, dans les montagnes,
auraient des goitres. Tous portant dans des cages ou tenant en laisse
les animaux d’ailleurs qui savent le mieux fuir, des chiens, des serins,
des chats. Sur chaque voiture, l’objet qu’on eût sauvé en cas
d’incendie, ou bien, aujourd’hui centre de concorde, celui qu’on se fût
disputé dans l’héritage, une table à jeu aux pieds réunis et pendue
comme un chevreau, un phonographe. Un coiffeur avec ses têtes en cire.
De pauvres vieilles gens non démontables, une vieille sur son fauteuil,
un vieux sur son pliant. Des femmes fraîches et grasses en imperméable
qui ont pris le temps de passer leur plus belle chemise, mais pas d’en
lacer les faveurs roses qu’on voit flotter hors de leur gorge. Parfois
une suite mieux agencée de voitures à ânes, puis à mulets, puis à
chevaux, comme si allait venir enfin la raison et la reine du cortège.
Une vraie voiture de déménagement, comble de matelas, et que suivent
tenacement des familles à pied, avec l’espoir qu’à la nuit le déménageur
prêtera quelque paillasse. Des dames qui montrent à tous leur billet
pris pour Toulouse et qu’on a repoussées du dernier train. Des visages
hagards de gens qui ont oublié un meuble précieux, un parent, un
portefeuille et qui avancent depuis leur départ avec la tentation de
repartir en arrière. Les parents dont le fils a été écrasé hier par un
chariot et remis à l’hôpital de Péronne. Bardan commence à être ému, et
il trouve sur chaque visage des ressemblances avec sa famille. Voici le
sosie de sa sœur; voici sa tante, c’est la même robe. Seule une grande
fille brune lui semble de tous points nouvelle, et il se tait, devinant
soudain sa famille incomplète. Puis des passants que le garde champêtre
reconnaît, qui sont des environs et se sentent moins coupables, après
tout, de partir un dimanche qu’un jour de semaine. Le vent s’est levé,
les villages sur lesquels on n’a point placé de régiments ou de canons,
autour d’Ansauvillers, commencent à flotter, à partir. Voici la famille
Pintau, de Breteuil, voici les Durandon, de Barlier; le garde pâlit de
les reconnaître, et de reconnaître aussi que ceux qui partent ne sont
pas, comme il le croyait, les plus hypocrites ou les plus avares. Les
Pintau étaient la bonté même; ils payent d’avance leur remise
d’Ansauvillers. Mais ceux qui avaient la médaille de 70 l’ont enlevée.

Soudain, à midi, ce sont nos clairons qui sonnent la générale. Les
habitants ne s’en inquiètent pas; s’ils logeaient l’artillerie,
peut-être un canon, pensent-ils, tirerait à midi juste. Mais les
compagnies s’équipent, s’alignent, ils voient les convois qui se
forment. Nous partons. Ceux des Ansauvillerois qui comprennent le plus
vite veulent lier leur sort au sort du régiment, se hissent sur les
voitures de compagnie, avec un ballot de linge et des provisions qu’ils
distribuent, pour les gagner, aux conducteurs, mais le colonel fait
vider chaque siège et le conducteur veut rendre piteusement un par un,
car le paquet s’est brisé dans la poche, les biscuits qu’il a reçus. Les
fuyards, pour dégager la route, ont pris notre place dans les remises,
dans les cours et apprennent de nous comment on part.

Nous allons vers le Nord. Dix kilomètres de discussion avec le
lieutenant Bertet, qui n’est pas content de ce départ vers Lille, et en
effet nous ne faisons pas la même guerre; lui ne voudrait voir que les
pays qu’il connaît, et moi ceux que je ne connais pas. A droite, de
grands noyers et les civils, qui attendent pour repartir que la division
soit passée. A gauche, de petits peupliers et les enfants des fuyards,
qui traversent au galop entre les sections et attendent leurs parents de
l’autre côté de la route. Soudain, tumulte.

D’une hauteur, au coin d’un parc, des chasseurs cyclistes agitent leurs
képis. Ils s’élancent à bicyclette et se précipitent vers nous en
appuyant sur les pédales, la roue libre ne suffisant pas.

--Bravo, crient-ils! bravo!

Qu’avons-nous fait encore? Ils déchiffrent le numéro du régiment,
l’acclament.

--Êtes-vous beaucoup?

Nous sommes une division, et leur joie augmente de savoir avec nous des
Marocains, comme la joie d’enfants à la gare qui voient l’oncle
explorateur débarquer avec un nègre. Depuis quinze jours, ils n’ont pas
su ce que c’était qu’un fantassin. On leur en promet chaque soir, mais
le matin ce sont toujours des cavaliers qui arrivent, plus fatigués
encore qu’eux-mêmes, venant du Nord plus qu’eux-mêmes, et faisant effort
pour les considérer, eux les cyclistes, comme les fantassins désirés.
Maintenant, enfin, ils ont le contact avec d’autres que les Allemands.
Ils descendent de machine, ils prennent pied dans la guerre! Si nous
voulons des bicyclettes, ils en ont quarante en surnombre qu’on leur
fait conduire haut le pied.

Mais la route se garnit maintenant de cuirassiers, de dragons isolés qui
nous serrent la main, et, le mur du parc une fois atteint, à perte de
vue tout le long de la vallée, leur immense serpent ondulant de
curiosité et de satisfaction, avec des points fixes, pourtant, qui sont
les alentours des colonels, les trois divisions entières, pliant entre
cet ennemi invisible et nous comme le bâton qui maintient ouverte la
gueule de la guerre.

Nous avons allongé le pas. Nous marchons aussi près d’eux que nous le
pouvons. Ils nous attendaient un peu plus tôt, à trois heures, et il en
est six, mais ils ont profité de ce répit pour faire leur toilette. Les
plus paresseux eux-mêmes se sont lavés, ont fait leur barbe. Ils sont
tous frais, et, en échange de notre chocolat ou de notre pain d’épices,
moins prosaïques, ils nous tendent ce dont ils se servent, un rasoir,
une savonnette, du cosmétique. Un brigadier m’inonde d’eau de Cologne,
d’autres l’imitent et nous faisons notre seconde entrée dans la guerre
sous des vaporisateurs. Mais le commandement nous écarte d’eux pour
éviter les arrêts: nous passons de l’autre côté du fossé dans le champ.
Au-dessus des sillons, le pas lourd des compagnies est devenu une marche
onduleuse et active: les cavaliers nous admirent, et, pour marcher, nous
commençons en effet à savoir marcher.

Le soir est venu. A la faveur de l’ombre, le régiment s’est si bien
emmêlé aux cuirassiers de Cambrai qu’on renonce à les séparer. Dans
Tartigny, je dors sous un caisson, dans la cour du château, près de
Drouin, cavalier de première classe, qui m’offre le foin préparé pour sa
nuit. Je peux m’y étendre à l’aise; il a deux mètres.

Nuit froide. Drouin se moque du froid. Ce qui l’ennuie c’est qu’il ne
peut plus manger de pain. Ils sont restés trois jours sans en avoir. Il
a essayé tout le soir. Il le sale, il le poivre, mais le pain ne passe
plus.


                                                  Lundi, 31 août.

Minuit; une main timide me secoue. Une femme, vêtue de noir, me demande
en balbutiant si nous ne connaîtrions pas des soldats; elle va partir
et voudrait que nous buvions sa cave. Nous en connaissons quelques-uns.
Nous la suivons en troupe. Mais elle garde une préférence pour nous deux
et, une fois dans la cave, nous indique à voix basse ses meilleures
bouteilles.

Alerte. Il gèle. Chaque fantassin se réveille seul, avec, près de lui,
la place du cuirassier déjà froide. Quand je tends la main, de mon
caisson, je sens tomber la pluie glacée. De Fraix a compris que je ne me
lèverai jamais seul; il me tire par les chevilles de mon abri, appelle
deux hommes, me cale les pieds et me soulève. Me voici debout. Un ou
deux vacillements, et je suis droit, un ou deux clignements, et je vois.
Un ou deux coups de poing sur mon crâne, et, si je le veux, je pense.

Lundi. La semaine commence que jusqu’au samedi nous croirons inutile et
cependant elle avait la mission de faire repasser une fois sous tous les
yeux, dans l’ordre, les jours de la semaine: c’est dimanche prochain, au
régiment, que l’on se met à mourir. De Tartigny nous revenons vers le
sud, marchant toute la journée, sans halte, aux abords d’une chaussée
que nous devons laisser libre à l’artillerie, aux convois et c’est nous
aujourd’hui qui sommes les fuyards. Pas d’eau et la chaleur nous tue
des hommes. Pas d’arbres: tous les cinq ou six cents mètres un ormeau
rond, avec une ombre en boule sur laquelle se laissent tomber et
s’entassent les soldats. Dans la plaine cela va encore, mais dès que se
forme un mamelon, un simple pli, la fatigue et la méchanceté humaines
s’y amassent. Au pied d’une colline, nos gendarmes tuent un Allemand
déguisé en zouave qui empoisonnait un puits et le basculent par le trou,
purification rituelle et logique. Des généraux, embusqués au coin des
bois, se précipitent sur les soldats qui ne veulent pas déboutonner
leurs capotes et les dégrafent en criant. Les maisons, toutes isolées,
toutes vides, ressemblent aux maisons sans contrevents bâties sur
l’entrée d’un puits de mine, du gouffre de Padirac, et ont échappé leur
vie jusqu’au centre de la terre. Nous effleurons mollement, à trois à
l’heure, des gares, des usines électriques qui restent sans étincelles
ou sans fumée et nos intervalles sont peu à peu remplis par des
troupeaux, entre les sections des moutons, des bœufs entre les
compagnies. Cela du moins facilite la marche; ce sont les bêtes qui
prennent les heurts, et nous avançons avec moins d’à-coups. Jusqu’au
matin nous retrouvons, prises et perdues dans nos jambes, les brebis et
les génisses.


                                                  Mardi, 1ᵉʳ septembre.

Un docteur veut sauver ses meubles anciens et nous emploie à les murer
dans une cave; il n’abandonne aux Prussiens que les meubles marquetés:
l’humidité leur ferait plus de mal encore que la guerre. Vers midi, il
part en auto, choisissant encore de son siège les moins volumineux parmi
les objets qu’il avait sacrifiés et que nous lui tendons: acceptant sa
pendule Régence, refusant son Goliath. De temps en temps on sonne; ce
sont ses clients et nous les renvoyons au major.

Le jardin est vert, avec une source; mais déjà de grands coups de vent
abattent les fruits mûrs, et, de la pension voisine des fillettes, la
tempête ramène des feuilles de cahier déchirées, des copies et des
narrations que Bardan nous lit tout haut. Première bourrasque d’automne,
qui détache ainsi de chaque fillette de l’été un petit sentiment gonflé
et emphatique: de Marie Rabardelle la joie d’avoir recueilli les fils de
l’éclusier noyé, de Céline Jacques le désespoir de savoir les Russes
hors l’Eglise, d’Élise Lesueur, toute fière de la science, la nouvelle
qu’Ulysse avait un chien nommé Darius.


                                                  Mercredi, 2 septembre.

Rêvé de Paris. Éprouvé mille tourments dans l’annexe du Bon Marché. Les
gardiens me serraient le bras entre leurs mains, le détachaient, les
vendeuses disposaient des faux-cols à l’intérieur de mon cou même en me
disant: Chair de ma chair! un inspecteur armé d’une fourche rougie
m’interdisait de déboucher de l’escalier roulant. Je suis soulagé de me
réveiller au milieu de la guerre.

Aujourd’hui, nous allons vite. Plus de fuyards. Des bourgs ensoleillés
avec des habitants groupés à l’ombre. Parvenus aux crêtes, nous voyons
de grands incendies. Nous pensons tous, ou plutôt seul je pense que
c’est l’anniversaire de Sedan.

Nous pensons que tout finira bien, que nous serons vainqueurs.

Nous pensons que nous allons nous retourner soudain. Nous nous
retournons individuellement de temps à autre, pour juger de l’effet.

Nous pensons qu’on nous charge de défendre Paris. Nous serons en
garnison au Bourget ou à Rosny. Je prendrai pension chez la mère Picard,
qui exige seulement de ses pensionnaires qu’ils mènent baigner son chien
à la Seine. Je suis de ceux qu’elle préfère, je sais nager.

Parfois un paysan ferme sa porte à clef, appuie du genou pour voir si la
serrure tient, et se joint à nous.

Fosseuse. On nous loge dans le château. Il fait nuit. Une grosse tour en
briques, de la Réforme, s’est placée pour le rassurer au coin du château
Louis XIV. De grands arbres ont enfoncé de tout leur tronc dans les
pelouses, et tiennent droits, soutenus par leurs premières branches. Des
soldats viennent remplir leurs seaux aux bassins, et, les mains une fois
savonnées, caressent les statues. Le concierge est né à Chateaumeillant,
il a connu mon camarade Poloret qui me vendait cinq sous, en pension, sa
part d’omelette, le père Poloret, jadis, lui a passé une pièce fausse,
mais, malgré ces relations communes, il se refuse à ouvrir la porte
d’honneur et nous indique seulement la porte du quinzième siècle perdue
dans un sous-sol. Quand je reviendrai avec le colonel, vers dix heures,
nous ferons deux fois le tour du château sans la retrouver, mais j’ai du
sang-froid, et le colonel ne s’apercevra de rien.


                                                  Jeudi 3.

Nous quittons Fosseuse. Le mur du parc une fois dépassé, c’est la
banlieue. A chaque coude de la route, des pneus concurrents indiquent
la distance de Paris, les pneus français la comptant de Notre-Dame, les
pneus américains de l’Opéra. Des champs, mais tous en contre-bas: on a
vendu leur belle terre de surface pour le Luxembourg ou les Tuileries.
Voici le point où la route de province butte contre une veine bourrée de
ciment et de macadam, ligne frontière des excursions pour les boursiers,
portée la plus grande des taxis, limite des efforts et de la renommée
des coureurs cyclistes, des acteurs de café-concert, avec les énormes
pylônes où s’attache, les jours de pluie, la tente qu’on déroule
au-dessus de Paris. Les derniers becs de gaz alimentés par Paris brûlent
encore. En plein air, ressortant comme les racines, tout ce qui dans
Paris est au-dessous du sol, les conduites de plomb, les terminus et les
buttoirs des tramways. Sur les squares encadrés d’ormes, des statues
minuscules d’amours ou de dauphins gardent la place du fils célèbre
qu’auront les bourgeois enrichis; la mairie où chaque dimanche Mounet
récite le monologue du rôle qu’il jouera aux Français la semaine
suivante; la marque des 50 kilomètres au delà de laquelle doivent vivre
les relégués,--en prêtant l’oreille ils peuvent ne pas perdre un seul
vers; les meules hantées par les chemineaux en chapeau melon; les villas
de pierre meulière où les Hollandais envieux assassinent les Hollandais
parvenus. Dans les rues, des chiens mal dégagés du luxe de Paris et dont
l’arrière-train est poméranien ou russe. Bordant la route, les usines du
Brillant Belge, de l’Or adhésif, du Fer liquide, tout ce qui colore et
fourbit, et Bergeot devine à les voir ce que Paris peut être. Voici
Chambly, où les cerfs du parc, amoureux, en bramant, mettront en fuite
les uhlans, ennemis d’aventures avec des lions échappés. Heureux
fantassins, qui ne sauront jamais que rentrer à Paris par le train c’est
rentrer dans la confusion, dans son propre égoïsme: les habitants sont
de plus en plus généreux, comme si c’était d’après leur bonté qu’on les
eût ainsi relégués aux 30, aux 20 kilomètres. Le cidre est devenu vin,
le vin vermouth, et les aubergistes, qui ont arrêté par pudeur leurs
phonographes, apprennent à parler eux-mêmes. La route est devenue
rivière, nous suivons l’Oise. Au pied de chaque cheminée d’usine,
rassemblés afin de la jeter bas et levant la tête, pour réfléchir, plus
haut que le plus profond philosophe, les plus vieux des ouvriers qui
l’ont construite. Près de chaque pont, de chaque viaduc, un officier du
génie armé d’une latte blanche plâtrée, comme à Paris, sur les
trottoirs, le surveillant des maisons qu’on répare. A Champagne, la
population décide de nous accompagner. Nous portons ses cartons à
chapeau plus lourds que s’ils étaient chargés de cartouches, nous
poussons ses voitures d’enfants pleines de coffrets et de bronze; les
objets les plus légers ont pris, comme dans les rêves, dans les cirques,
un poids formidable, et le paletot qui tombe rend un son de métal ou de
vaisselle. Dans les villas, les concierges arrachent à la hâte les
ampoules électriques ou les premières pêches, selon que leur bourgeois
tirait sa fierté du salon ou du jardin. Des rentiers, occupés la veille
à installer sur l’Oise leur salle de billard, déménagent, avec les
queues neuves, leurs meubles exotiques, leurs escabeaux arabes, leurs
cachemires, leurs perroquets, comme si devait être incendiée toute
maison française trouvée avec un objet non français. Un petit garçon,
qui marche solitairement près de nous, se plaît à nous laisser croire
qu’il est orphelin et, retrouvé soudain par ses tantes, sa mère, ses
sœurs, ses grand’mères, tout confus et rougissant, s’éloigne. Longue
pause dans Parmain, les fuyards attendent une demi-heure, car ils
préfèrent nous tenir compagnie, mais, lassés, ils s’excusent, ils s’en
vont seuls.

Ils ont raison; dès la forêt de l’Isle-Adam, notre marche devient
indécise. Les ordres nous tournent vers le Nord, puis vers le Sud; on
sent qu’un grand état-major, là-bas, déterre et enfouit à nouveau,
chaque minute, le pôle magnétique. A Baillet, le commandant nous annonce
que les Allemands ont passé l’Oise à Senlis. Nous nous déployons, nous
le croyons, nous ne savons pas que l’Oise ne passe point à Senlis, et
qu’on ne peut y franchir que la Nonette.

⁂

Nous sommes dissimulés au fond d’un petit ruisseau sans eau et plein
d’orties. Pas un mouvement qui ne coûte une piqûre, une rougeur. Des
ronces aussi, des chardons, tous les végétaux hargneux enfin que les
grands journaux nous ont depuis déclarés comestibles. La nuit est
tombée, et nous grelottons. Nous appuyons vers Écouen, éteignant notre
feu, chacun emportant une baguette encore brûlante pour le cas où on le
rallumerait tout de suite. Première tranchée où les gradés rabrouent les
soldats qui se creusent des sièges ou, divination, des créneaux, et où
le régiment déployé offre à l’Allemagne sa ligne épaisse de trente
centimètres. Nous restons debout, la gauche appuyée à l’église de
Moisselles, et les soldats qui passent devant nous serrent la main,
comme à l’enterrement, de ceux qu’ils reconnaissent dans la famille
interminable. Les hommes se donnent la distance de Paris, les plus
frileux la diminuant, vingt kilomètres, quinze kilomètres, et ceux qui
ne l’ont jamais vu comptent par lieues.

Nous nous taisons. Une toux rauque indique, toutes les minutes, le creux
le plus malsain du fossé ou le soldat, en temps de paix, qui serait mort
le premier. Le vrai bruit du ruisseau est donné à cent mètres derrière
lui par des peupliers immenses, et celui du régiment par des civils
fuyant qui roulent là-bas leurs voitures. Ceux de nous qui bâillent
semblent pousser les cris que l’on entend, quelques secondes après, de
l’autre côté d’Écouen. Des camarades assoupis prennent soudain un air
énergique; c’est qu’ils ont subitement décidé d’ouvrir, dès la première
pause, leur dernière boîte de conserves; c’est que la mort, subitement,
ne les effraye plus; c’est qu’ils ont sacrifié leur femme, leur mère,
c’est qu’ils ont renoncé à boire encore du bordeaux, à pêcher encore les
truites. Parfois, nous partons en patrouille, remontant le ruisseau par
la berge. Des ombres, échappées aux orties, sautent dans le fossé au
bruit de nos pas; des chevaux épuisés laissent pendre leur tête, les
naseaux touchent soudain la terre, ils s’éveillent. Des groupes
immobiles, des officiers, d’autant plus éloignés du ruisseau et moins
perdus dans la brume qu’ils ont plus de galons. Le colonel là-bas est
tout clair, seule pensée du régiment. Alors nous montons, nous avançons
en franchissant ces routes et ces voies concentriques qui permettent aux
provinciaux hésitants de n’arriver à Paris qu’après en avoir fait dix
fois le tour. Parfois nous cherchons les Allemands comme on cherche une
chasse d’esprits, dans le ciel, au-dessus de nous, à l’horizon; parfois,
comme un gibier isolé, dans une touffe de houx, sous une herse
recouverte de bâches; nous nous perdons, car les tranchées, cette nuit,
sont trop distantes et la zone sans maître est large de cinq lieues.

Pas de disputes. Nous ne sommes plus dans un de ces jours nombreux où
l’humeur et les mouvements du régiment sont si désordonnés qu’on
pouvait, comme Cuvier fit pour le monde, les expliquer bien mieux par
une fausse théorie, par l’affinité des visages, par le règne des métaux,
que par la guerre. Au milieu de ces orties qui nous conservent éveillés,
enfin nous nous sentons utiles, et, venant d’aval, de la Seine même, le
bruit court que nous protégeons Paris. Sartaut le protège en homme qui
l’habite, lui tournant nettement le dos, mais jetant sa cigarette
devant le fossé, et non derrière, et non dans l’enceinte; Bergeot, en
souriant niaisement, en chevalier rustique qui défend, pour ses débuts,
une femme nue; Bardier, voyageur de commerce, qui l’a traversé une fois,
en réclamant âprement de Sartaut l’assurance que de la rue Beaubourg on
peut passer à la rue Saint-Denis. Il la réclame aussi de moi, comme s’il
en faisait aujourd’hui une condition pour se battre. On passe des
cartes, on contemple aux allumettes le plan de Paris, facile à
comprendre, d’ailleurs, et qui loge juste sur mesure dans ces crânes
bienveillants. Partie sans doute de la ville, une douce pression garde
tous ces yeux à demi allumés et à demi songeurs. Il est minuit. Nous
imaginons Paris si paisible, semé de nos camarades dormant. Sous chaque
toit que nous levons, notre amie étendue et claire. Nous voyons dans
leur lit ceux-là même dont nous n’avions jamais eu à penser qu’ils se
couchaient, et que nous ne rencontrions qu’au milieu de la journée, au
déjeuner du Laveur, le grand Vitu toujours suivi du petit Coston, qu’il
cachait tout entier comme la grande aiguille, à midi, cache la petite.
Nous n’imaginons pas que le Louvre est déjà vide, le Panthéon vide,
qu’un train de statues part pour Toulouse, entre deux trains d’archives
pour amortir tout choc, qu’un autre, les cercueils des grands hommes
entassés dans un de ces wagons où l’on ne pouvait jadis mettre qu’un
mort, avance vers Bordeaux en stoppant à Plessis, à Rochebrette, et dans
chacune des bourgades ignorées où ils seraient nés, s’ils avaient été
inconnus. Nous n’imaginons pas que les braves dames, habiles à pénétrer
sur le quai des gares en demandant un billet pour Bercy, le réclament
vainement, peu à peu folles, pour une station de plus en plus lointaine,
pour Lyon, pour Nîmes, pour Vintimille; ni que les astronomes de
l’Observatoire, comme quand une planète est conquise par une autre
planète, démontent les lentilles qui servaient sur notre globe et les
enterrent; ni que l’on hisse des canons sur Montmartre pour équilibrer
la rive gauche, aux gares combles. Nous voyons couchés les chiffonniers
eux-mêmes, veilleuses rances; nous sentons que les gardes-malades
sommeillent, et l’idée des boulangers, par bonheur, ne nous vient pas.

       *       *       *       *       *

Il est trois heures. Il gèle. Un cheval de colonel regarde tristement
l’ordonnance brûler son foin.


                                                  Vendredi 4.

Luzarches. Dîner sous la tonnelle avec la femme de charge, Juliette,
qui, à trente ans, avait déjà quatorze filles, mais dont aucun gendre
n’a réussi d’enfant. Elle n’a plus d’espoir, pour transformer leur
courage, que dans la guerre. Elle tenait dans ses bras, voilà quelques
heures, notre ami, tué en patrouille par les uhlans, et a refusé de
céder le corps, malgré les revolvers. Elle organise dans les combles un
dortoir où nous couchons à huit--voilà ce qu’elle aurait voulu, huit
fils!--et nous aide à nous jouer des tours, lits en portefeuille, poids
de vingt kilos sous la couverture. Elle se désole, elle n’a plus de poil
à gratter.


                                                  Samedi 5.

Alerte à quatre heures. Je vais au parc réveiller les chevaux. Ils
étaient vraiment couchés, ils se lèvent. Je ne sais pourquoi je croyais
que La Fontaine a habité Luzarches et j’ai de cette promenade tous les
souvenirs que les Anglais rapportent de Château-Thierry. Les petits
animaux que je rencontre, hérisson, carpe, civette, vont pour moi
doucement, posément, comme à l’intérieur de leur fable, vers une tendre
vérité; des faisans, un coq du Japon, des poissons rouges me font
imaginer un La Fontaine plus pittoresque et plus vain. Il fait froid et
superbe; c’est l’heure où tombent les feuilles auxquelles minuit a été
fatal et un soleil engourdi dégage un par un ses rayons comme une
trirème ses pattes. Amenées par des lapins, par des fourmis, toutes les
petites assurances me reviennent dans cette aube, modestes, mais d’un
tel réconfort contre l’Allemagne, où la moindre fable, de Grimm à
Lessing, réquisitionne l’éléphant au moins ou le dromadaire pour porter
la morale.

Nous allons droit vers l’Est. Nous traversons ces bourgs dégarnis et
laids qui prennent au Nord de Paris le même nom que les bourgs fleuris
du Sud, Marly, Fontenay, triste rançon. Nous effleurons
Mareil-en-France, Châtenay-en-France, dont le pays boueux s’accroche à
tout ce qui y passe, à cause de son nom, comme un levain. Nous allons à
travers champs, et quand nous empruntons quelques minutes un tronçon de
route, la compagnie a peine à s’y tenir en équilibre. Le général veut
aérer sa brigade, pas une formation qu’il n’ordonne, par deux, par file,
par bataillons, pas un soldat du milieu qui n’arrive au moins une fois
sur le côté et ne prenne directement une portion d’air et de campagne.
Marche peu fructueuse pour les carnets, car notre mémoire n’est plus
depuis un mois que le ruban même des routes et n’a pas plus de largeur
que celles des télégraphistes; et je ne me rappellerais rien de cette
journée si ne venaient s’y réfugier malgré moi, comme c’est la dernière,
tous les souvenirs des jours précédents qui ne se situent plus: la femme
nageant dans la rivière, le vallon de ricins bleus, l’enfant qui se
vantait de ne plus obéir depuis la guerre, qui va nous acheter du lait,
des œufs, du vin, et auquel, confus, nous prouvons qu’il a obéi trois
fois, et en ne comptant qu’une seule fois pour tous les œufs ensemble.

A partir de midi, à perte de vue, des lignes de troupes nouvelles
copient tous nos gestes, parallèles au régiment sur ce terrain plat,
obliquant si nous obliquons, quand nous allons par un s’effilant pour
nous prouver qu’elles sont, elles aussi, composées d’hommes isolés.
Parfois, profitant d’une de nos haltes pour défiler à notre hauteur, les
ambulances, avec leurs cortèges de nègres, de marocains, de chevaux
blancs, et il ne manque que le dieu même des remèdes. Parfois,
débouchant d’un bois, une troupe que nous croyions nombreuse finit
brusquement comme l’armée d’Hannibal dans les cinématographes. Parfois,
quand un régiment menace de joindre l’autre, des officiers d’artillerie
interviennent et hurlent, comme crient les polytechniciens, à
Polytechnique, quand deux parallèles se rencontrent. Dans les repos, au
lieu des distractions limitées par la route, des jeux auxquels le
régiment entier prend part, un football qui promène de bataillon en
bataillon une chechia gonflée de papier, une course sur des chevaux
abandonnés dans le haras de Marly. Pour nos corps, la liberté que les
proviseurs donnent à l’esprit de leurs élèves, la veille des examens, en
les promenant, sur des voitures à banquettes tigrées, dans les vallons.
Sous nos pas, les musaraignes s’enfuient, et les carabes, et les rats,
et tous les petits êtres qui vivent là où la carte d’état-major est
toute blanche.

A notre droite, les Marocains. A gauche, un régiment tout neuf, qu’on
devine formé de la veille, tant ses chefs, ses hommes, ses uniformes
mêmes sont égaux. Chacune de nos compagnies, au contraire, a maintenant
des personnages et ses protagonistes sont si nettement sortis des rangs
qu’il semble que la bataille et la guerre doivent se jouer entre eux
seuls. Après ces longues semaines de marche, nous arrivons au combat,
selon notre force ou notre fatigue, échelonnés; les plus courageux
semblent plus près que les autres de la guerre, et c’est parmi eux,
malgré nous, que nous choisissons nos premiers tués. Tout ce que la mort
peut viser est devenu visible sur ces figures voilà un mois semblables
et chacun de nos sept capitaines nous a dévoilé peu à peu, comme le
secret dont il doit mourir, sa qualité, ou ses manies: on peut les
photographier, ils ne changeront plus. Voilà Flamond qui doit mourir
dans son capuchon et qui le porte déjà sur le bras, plié. Voilà Perrin
que sa lorgnette doit sauver mardi, flottant sur sa poitrine, et il la
balance au-dessus du front qui mercredi sera troué. Voilà le commandant
Girard, vieux garçon philosophe que le colonel de l’active n’aimait pas
parce qu’il ne croyait point au monde extérieur, et qui a dû faire pour
chaque sergent le pari que Pascal avait fait pour Dieu, car il partage
avec moi ses petits beurres et il me parle même comme si je ne devais
pas mourir. Le capitaine Perret, qui sait tout; La Tour du Pin, dont le
nom, à mesure qu’il approche de la mort, envahit maintenant pour nous
tout le visage. Pas une face d’officier qui ne semble aujourd’hui la
cible, et c’est à la tête que nous les voyons tous blessés.

Moussy-le-Vieux. Petite commune que les Anglais ont occupée hier avant
d’appuyer sur Meaux. Le régiment se retrouve mal dans les traces qu’ils
ont laissées: les lessiveuses n’ont pas servi cette fois à cuire la
soupe, mais la lessive; les écuries ont reçu les voitures et les
chevaux campaient dehors; ils avaient sorti tous les lits et dormi au
grand air. Nous devons refaire le village comme on refait une chambre,
en province, après le départ d’un ami colonial. Nous logeons dans un
château de chasse en brique et en ardoise, avec l’ambulance de la
division. La canonnade à l’Est est si violente et si proche que les
vitres tremblent. Nous attendons à chaque instant l’alerte, réparant nos
sacs, nos fusils avec l’aide des ambulanciers, qui nous donnent des
tampons d’ouate pour nos culasses, et de l’huile de ricin pour nos
mitrailleuses, car, égoïstes que sont les hommes, les meilleurs remèdes
sont encore ceux qu’ils ont trouvés pour eux.

Au premier, les officiers se couchent enfin dans les lits maltraités
hier, et ils sont mécontents d’être basculés, d’avoir la tête basse et
les pieds si hauts, à la veille de la Marne, de rouler sur des
paillasses inégales. Mais moi, que la chance protège, au
rez-de-chaussée, je m’étends et m’endors au niveau le plus parfait, sur
un billard...


                                                  Dimanche, 6 septembre.

Soucieux de ne pas fouler les corps alignés des dormeurs, et cherchant
entre eux, ainsi que les triomphateurs trop timides, la place de ses
pas, le veilleur de la brigade avance vers mon billard, lance les
sphères en ivoire autour de ma tête et ce bruit qui endort Dieu
m’éveille. Je lis l’ordre:

--Pour le colonel. Alerte. Départ immédiat direction Dammartin. Prévenir
l’ambulance.

Nous nous vengeons en réveillant d’abord tous les infirmiers, tous les
docteurs, et je monte frapper à la porte du colonel, qui s’est étendu
habillé.

--Quelle heure?

--Minuit moins deux.

Il se lève à la hâte pour être prêt à minuit juste. Je circule dans
l’étage, heurtant chaque porte. Le capitaine Lambert veut me demander
l’heure et demande le jour:

--Dimanche.

Les paroles de réveil de tous les capitaines, des médecins, des
intendants de la brigade, les premiers mots qu’ils ont balbutiés le jour
de la bataille, je les recueille un par un. Le docteur Mallet me crie:
«Bien! Très bien!» Je suis déjà loin que je l’entends encore qui
m’applaudit: «Bravo! Bravissimo!» Le lieutenant Bertet, qui s’est couché
nu, désespère d’être jamais prêt, et, sa chemise passée, se recouche. Un
officier inconnu répond par son nom même. Pattin, engourdi, me donne
une parole aussi stupide que celles des petits jeux quand, surpris, on
reçoit sur le nez le mouchoir ou les gants.

--Debout, bourreau!

Je redescends avec ces gages.

Je me trompe d’escalier, et la porte que j’ouvre m’ouvre le parc. Il est
vide, lumineux; contenus par de pauvres serre-files déjà jaunis, des
massifs bleus, réserve de l’automne et, ce matin, de la nuit; de grands
cèdres accroupis au ras des pelouses, ils sommeillent; la clarté, la
paix nocturne amassées dans ce barrage qui les sépare, par un mur, du
jour et de la guerre même. Ici, pas d’alerte, rien ne vit, rien ne vole.
Parfois seulement un soldat en armes s’égare comme moi, s’étonne et se
tait, me dit un mot sur la solitude, remonte. Car il faut remonter et
passer à la cour bruyante de ce domaine souterrain.

Le colonel est sur le perron, hésitant, comme tous les matins, entre ses
deux belles juments et, à la lanterne, se décidant pour la première dont
il voit la tête éclairée. Au carrefour, le régiment déjà défile. Les
caporaux crient l’appel en marchant et redistribuent les noms retirés
pour la nuit. Il en vient à nos oreilles qu’on voudrait prendre pour la
durée de la campagne, des noms de guerre: Bellenave, Trinqualard, ou
retenir pour plus tard, pour la paix: Jean Fraxène, Jacques Saint-Prix.
D’autres sont plus modestes, et paraissent plus vrais, et l’on croit
aussi davantage à ceux qui répondent présent: je crois à Jardy, à
Boissié, à Robard.

Il fait noir. La volonté des généraux n’est pas encore aussi puissante
que les moindres lois de la pesanteur, et c’est dans les bas-fonds que
nous trouvons l’artillerie, sur les hauteurs les hussards. Nous allons
vite, car devant nous on s’écarte sans mot dire, on range les chevaux. A
l’arrière aussi, nous sentons pour la première fois la bonne volonté, la
complaisance. Quand nous dépassons les convois, des tringlots nous
donnent leur pain. Les estafettes, dont le jeu était hier de nous
bousculer et de nous effrayer, passent sans mot dire, nous caressant
l’un après l’autre de la main, comme un enfant tendre caresse une
grille, et, plus elles viennent de l’arrière, plus nous les devinons
dévouées; Paris, là-bas, à cette heure, doit être le centre même de la
bonté. Des motocyclistes apportent le courrier, car les postiers de
notre armée ont voulu ne pas dormir et que tout fût distribué avant le
jour. Il y a même pour Lorand une lettre mise à la poste la veille et
qui a parcouru, à toute allure, avec la complicité de quelque receveur,
la route de Neuilly-*sur-Seine à Dammartin. Il nous la lit, c’est la
seule lettre de guerre qui ait apporté, à son arrivée, des nouvelles, et
plus que de vieux souvenirs: hier on entendait le canon à Neuilly; hier,
à cinq heures du soir, les cousines de Lorand sont venues coucher, car
elles prennent le train à quatre heures du matin. Pour la première fois,
nous sentons notre montre remontée à l’heure des âmes civiles; nous les
en aimons un peu plus, et ces pauvres cousines qui, juste en ce moment,
s’habillent à la hâte, brossant à la lueur des chandelles leurs belles
dents, appuyant en jupon des deux genoux sur leurs valises, nous les
adorons.

Dammartin est bondé de troupes; de toutes les portes débordent, jambes
en avant, des soldats endormis. Mais pas une lumière, pas une dispute;
aux animaux seuls on parle, aux chevaux qu’on attelle, aux chiens qu’on
effraye, et les hommes entre eux sont sans langage. Une petite maison
brûle, sans que les zouaves paraissent remarquer les flammes, et nos
réservistes eux-mêmes, tous pompiers ou sergents des pompes dans leurs
communes, regardent, et sentent mort en eux l’instinct du sauvetage.
Pauvre incendie, auquel l’aube prend mal, enfumant le ciel.

Les bordures sombres de la route choisissent, pour la journée, selon
leur humeur, un des deux uniformes que la voirie permet, deviennent
ormeaux ou acacias. Voici l’aurore. Nous grelottons soudain et sortons
nus de la nuit. L’air est aigu par places, puis fade, et la douceur du
dimanche n’est pas encore distribuée également. Des rayons isolés qui
ont heurté trop rudement la terre, froissés, reviennent lentement au
soleil. Après cinq heures de marche, nous arrivons au matin aussi forts
et entraînés qu’on arrive à midi, mais l’aube ne fournit qu’un air
débile et menu. La brigade est à nouveau isolée; les Marocains de notre
gauche, les Anglais de notre droite se sont évanouis et leurs deux
groupes, autour de nous, sont d’un secours aussi lointain, aussi
abstrait que l’Angleterre elle-même et le Maroc. Je suis à côté de
Dollero, qui songe à la paix, qui déclare stupide de compliquer sa vie,
qui se mariera dès le retour avec sa petite amie. Que de petites amies
on s’est promis d’épouser, en France, le 6 septembre! Mais, s’il meurt,
il faut que j’aie de lui un souvenir, et ce ne sera pas son applique
Louis XVI, ce sera son dessin de Boilly, la fillette curieuse dont les
critiques disent que jamais Boilly n’a été plus regardé par un modèle.
Heureux sergent auquel des amis, les matins de combat, se sentent
redevables d’un portrait de petite fille!

Dollero, et mes deux autres voisins, Drigeard, Dremois. C’est un
réconfort d’avoir trois camarades dont l’initiale est la même, comme une
page détachée et entière du dictionnaire des soldats. Drigeard me passe
le rapport, qu’envoie le colonel aux sergents-majors et à la halte,
c’est moi qui le dicte, avec un ordre du jour qu’il faut résumer, car il
reste deux minutes, en style télégraphique: «A heure où commence
bataille d’où dépend sort France, convient rappeler temps passé regarder
arrière. Unités feront tuer place plutôt que céder terrain.» Nous n’en
sommes pas autrement émus, habitués à recueillir, comme un poste de
télégraphie sans-fil, les ordres du jour les plus divers. Pourtant l’on
s’est battu ici hier. Derrière les buissons, des sacs abandonnés; sur un
pré de bataille, tout vert, des cadavres de chevaux autour d’un cadavre
de taureau. Une armée espagnole frémirait. Nous voyons aussi tous les
rangs du régiment qui précède se retourner vers un ormeau isolé au bord
de la route, et nos chefs de file nous passent que les Prussiens sont
venus jusque-là. Pourquoi jusque-là seulement? Pourquoi ne voulurent-ils
pas connaître l’écorce sud de l’ormeau, dorée, sans lichen, qu’on vient
d’entailler à la hache, d’une coche que nulle inondation n’atteindra
jamais? Nous nous retournons, pour revoir l’arbre, et pour savoir ce
que le uhlan contempla de la France avant de tourner bride: un château
caché par des frênes, un bourg au milieu de peupliers, rien
heureusement, grâce aux arbres, qui ait reçu sans voile son regard.
Voici un second ormeau, plus grand, et qu’étudient curieusement ceux qui
n’ont pas compris le premier. Tous les papiers déchirés qui flottent,
toutes les lettres que nous ramasserons désormais sont couverts
d’écriture gothique, car les Allemands ont recueilli tous les papiers
français. Voici la dernière maison où ils aient fait halte. Le paysan
est à la porte et nous explique qu’il les a eus juste un quart d’heure.
L’invasion a duré pour lui le temps d’allumer le feu, de descendre à la
cave, et, quand il est remonté, ils fuyaient. A peine séparées l’une de
l’autre, les deux émotions de la vie des Lillois, des habitants de Laon
ou de Vouziers. Homme heureux, qui épousa le soir celle qu’il rencontra
le matin, dont l’argent rapporte le jour où il est placé l’intérêt pour
toute la vie. Homme égoïste, pour qui la guerre est terminée, et qui
nous refuse, n’ayant plus besoin de l’armée, ses pommes de terre et ses
œufs.

⁂

Maintenant le ciel est bleu et nous avons chaud. Le soleil a tenu à
sécher, avant toute autre, la rosée tombée sur les soldats. Les groupes
d’amis se reforment, et le bataillon s’amincit là où les hommes sont le
moins bons ou le moins tendres. On organise une corvée d’eau, et nous
attendons son retour, car on a distribué du coco, la main pleine de
poudre dorée, inoffensifs. Les Allemands, depuis quarante-cinq ans,
espéraient cette minute.

Trois obus, si inattendus que personne ne songe à avoir peur. Le premier
tombe avec tonnerre au milieu même de la route, découd le régiment en
files de deux hommes, et chacune s’enfonce dans son fossé; le second,
moins bruyant, éclate en globes de feu; le dernier répand une odeur
intolérable, tous trois différents et prétentieux dans leurs effets,
comme si nous allions, sur nos carnets de route, consacrer une remarque
spéciale à chaque obus allemand. En voici trois autres. La peur que l’on
a à la chasse quand les perdrix au lieu de fuir volent sur vous. En me
retournant, je vois les deux mille têtes claires se rabattre, à part une
là-bas qui de loin me regarde, pour que je n’oublie pas, même une
seconde, ce qu’est un visage d’homme: c’est un masque avec deux yeux et
leur regard, deux lèvres, une oreille. Trois obus encore; le visage
s’est rapproché, il est barbu, le front est bas et borné. A chaque
salve, il se transforme ainsi et erre, noble ou stupide, sur ces
milliers de corps décapités. Tous les officiers ont mis pied à terre,
arrivés qu’ils sont à cette guerre depuis si longtemps attendue, et
Michal, radieux, car c’est lui qui nous a guidés là, rejoint pour
toujours ses télégraphistes. On rit, on bavarde. Ceux qui demandaient
seulement à ne pas être tués par le premier obus affectent une joie
définitive. Les plus peureux retrouvent leur tête dans leurs mains, la
recollent, le képi sur elle, et allongent un coup de pied à nos chiens
qui courent ahuris au milieu de la route libre, roulant par intervalles
une énorme casserolle. Dans nos fossés nous nous asseyons, nous prenons
nos aises; ceux qui mangeaient un œuf dur, enfin l’achèvent, et nous
pourrons aussi, toute la matinée, à cause du coco, lécher la paume de
nos mains. C’est, un moment, la guerre de tranchées, de deux tranchées
verdoyantes perpendiculaires à l’ennemi; guerre naïve, où il n’y a point
encore ceux qu’agacent les obus qui n’éclatent point, ceux qui préfèrent
les percutants, et ceux aussi dont les voisins sont toujours tués;
guerre supportable, car soudain c’est fini. Les plus braves, les plus
rhumatisants se lèvent les premiers, se secouent, et nous sommes
bientôt tous debout, bavards, un moment embarrassés de nos armes comme
si nous n’en avions plus besoin, et comme nous le serons, ô mon
camarade, le jour du retour.

       *       *       *       *       *

Nous ne sommes pas de l’avis de ceux qui prétendent ne rien voir à la
guerre. Nous voyons tout. De la crête où nous attendons les ordres, nous
voyons un large pays ovale, et la bataille pour Paris se livre dans un
champ vide qui a sa forme et sa taille. A perte de vue, une terre déjà
dépouillée de son blé, ondule, jonchée de gerbes dont chacune semble
garder d’avance la place d’un blessé et nous nous réjouissons de les
voir comme un marin soigneux les fausses épaves distribuées avant le
combat dans la mer. Sur notre gauche, un peloton de dragons qui
patrouille, comblant l’espace qui sépare l’armée de la Manche, et que
nous prenons alternativement, alerte également vive d’ailleurs, pour des
uhlans ou pour notre état-major. Sur la droite, des régiments encore mal
déployés, compassés et raides dans un uniforme de dimanche, et dont le
principal souci semble être d’empêcher un cheval échappé de passer à
l’ennemi. Les routes sont abandonnées, soudain trop sonores ou trop
fragiles; on les traverse en courant, sur la pointe des pieds. De gros
nuages blancs demeurent au ras de l’horizon et le champ de bataille
semble matelassé.

Sept heures. De chaque compagnie s’écartent maintenant des hommes qui
nous prodiguent les encouragements et nous crient au revoir. Nous
n’avions pas eu à distinguer encore, dans notre régiment, entre ceux qui
vont et ceux qui ne vont point au combat. Le lieutenant-adjoint
s’éloigne, Bardan s’éloigne, l’officier des détails, la guerre devient
décidément une chose d’ensemble, s’éloigne. Le petit bois auquel nous
nous adossons, laisse passer, tamis fantasque, les secrétaires maigres,
leur gros sergent. Nous leur en voulons un peu de nous avoir caché
pendant cinq semaines qu’ils nous abandonneraient au premier obus. A
chaque homme qui part, c’est, sur notre tête, à cause des moyennes, les
chances de mort qui se resserrent, et c’est aussi, en nous, notre
mission de combattants qui se révèle. Nous voici seuls. Guerriers que
nous sommes, à l’entrée de l’arène, nous sentons une minute notre métier
aussi précis que le sentaient les gladiateurs; nous nous sentons braves
ou effarés, souples ou malhabiles. Tous paresseux déjà comme des
boxeurs, des coureurs, comme des professionnels enfin, affalés dès qu’on
ne réclame plus notre énergie et la terre ne nous redonnant notre force
que si nous nous étendons. Surprise aussi de trouver là ceux qu’on
emmenait en Allemagne, certes, mais pas au combat, le petit Dollero,
pâle, distrait, qui tient maladroitement son arme, qui est subitement
mal sanglé, et trois ou quatre paraissent ainsi habillés de défroques,
munis de fusils trop longs, de baïonnettes trop courtes, au milieu de
leurs camarades soudain vêtus et armés sur mesure. Tous sérieux, car ce
qui était hier sans raison ou sans conséquence est aujourd’hui question
de mort; les premiers d’escouade se sentent les premiers à recevoir les
balles, les soldats du milieu sont obligés de faire la guerre entre des
barrières de soldats vivants, guerre sans aise. Chacun manœuvre sa
pauvre unité isolée avec, dans le cerveau, de pauvres phrases
instinctives, des formules toutes faites de grand général: en protégeant
sa gauche, en préparant ses vues, et on a le corps gêné comme une armée.
Les sections les plus amies observent durement leurs distances. Seul
Jeudit, l’agent de liaison, continue à bavarder, enthousiasmé des trois
cartes-lettres qu’il a reçues ce matin, et à répéter que la plus belle
invention c’est la poste. Personne n’a le cœur de prendre contre lui la
défense de l’imprimerie, de la vapeur, du kaolin. Des adjudants lui
crient de rentrer dans le rang.

--Je suis le colonel, répond-il.

Ils ricanent:

--Ah! tu es le colonel!

Il est du colonel la plus modeste part, celle qui copie les ordres sur
deux feuillets blancs reliés par une épingle. Ce ne sera pas sans danger
de les avaler, s’il est pris. Celle qui lui dit l’heure, non sans
l’impatienter parfois, car la montre de Jeudit est dans sa cartouchière
et cela lui coûte au moins une cartouche de chercher la minute exacte.
C’est la meilleure place; d’instinct nous nous rapprochons tous de celui
qui, dans la compagnie, passe pour avoir de la chance, la porte sur son
visage, n’est pas myope, n’est pas trop gras, et a, autant que peut
l’avoir un homme qu’on ne connaît que de vue, l’air immortel. Ignorant
que notre soldat immortel est Verdier,--le seul, après trois ans de
guerre, qui n’ait été ni blessé ni évacué, nous confondons le destin du
régiment, pour une journée encore, avec le destin du colonel. Chacun
s’approche de lui dès qu’il le peut, comme d’un abri, et souvent dans la
journée un soldat inconnu se joint à son groupe, silencieux, prévenant;
c’est un soldat qui depuis un moment, et pour un moment seulement, ne
tient pas à mourir.

Mais voilà le cycliste qui apporte de la brigade des feuillets légers
qui s’envolent; nous courons après eux; l’état-major du régiment
poursuit une minute ses ordres comme les grands poètes leurs pensées, en
enjambant des haies, en secouant des branches, en bousculant des
capitaines. Nous avons à laisser avec l’artillerie les compagnies, et à
avancer avec les cinq autres par Saint-Pathus vers une côte. Les ordres
complémentaires nous rejoindront là-haut, et tout le dimanche,
d’ailleurs, ils nous arriveront ainsi à chaque point culminant pour
ressembler davantage à l’inspiration. Ordres secs, déclinant aujourd’hui
tout jeu ou toute sympathie avec les noms de la carte, ne nous
recommandant plus, comme pendant les marches ou les exercices, de passer
par l’Y de Vincy, de nous loger entre les deux parts d’un nom composé,
Croix-Blanche, Grand-Puis... et aussi nous sommes arrivés à un rectangle
de la carte où les noms, poussés par un même vent vers la droite,
laissent un grand espace vide. Nous le voyons, la côte gravie. C’est le
même champ jaune et ondulé, coupé à contre-sens par des routes qui y
conservent le plan de quelque bataille de l’Empire et que nous évitons
avec soin pour rester dans notre guerre.

Dans Saint-Pathus, un seul habitant, le maire, qui nous guide à la
Thérouanne, nous expliquant combien sont illogiques les limites de sa
commune puisque là, à vingt mètres de l’église, c’est déjà Oissery et
que l’ombre du clocher séjourne dans la commune concurrente. C’est moins
grave d’ailleurs que si c’était l’ombre de la mairie. A Oissery, un
vieillard, qui veut savoir de nous le poids de la balle allemande, le
fonctionnement des canons allemands; si c’est un espion, c’est un espion
français. Nous allons lentement, les obus éclatent à longs intervalles,
la bataille, comme parfois dans les cinématographes, reste une heure
entière au ralenti. Parfois, elle reprend sa vraie vitesse, parfois elle
la dépasse, comme à Bregi où nous tombons dans un camp de hussards
ennemis, que nous essayons vainement de poursuivre. Ils étaient occupés
à distribuer leur courrier et l’on apporte au colonel les lettres du
colonel allemand. Nous recueillons cent selles: la pensée que tout un
escadron prussien se meurtrit en ce moment ne nous est point
désagréable.

Les obus maintenant éclatent juste au-dessus de nous toutes les dix
secondes, hauts, peu dangereux, et c’est une suie brûlante qui tombe sur
les épaules dès que nous nous levons pour avancer. Nous ramonons un
zénith étincelant. Les sections font leurs bonds réguliers; tantôt elles
nous dépassent, tantôt nous les dépassons, et voyons, au coup de
sifflet, tous ces corps se soulever, presque horizontaux, tirés par
leurs visages pâles, et tomber, vingt mètres plus loin, quand la tête
devient trop lourde. Ils passent avec leur bruit de bataille, mais, une
fois étendus devant nous, nous n’apercevons d’eux, sur le sac, que le
moulin à café, la lanterne, une vraie casserole, tout ce qu’ils portent
de domestique ou de paisible. De temps en temps, une odeur de menthe, et
l’on reconnaît ainsi ceux qui ont brisé leur flacon d’alcool pendant la
charge. De temps en temps, des amis; voici Sartaut, voici Jalicot, et,
comme s’ils avançaient en rimes, avec Lorand, avec Parent. Parfois un
traînard a perdu sa baïonnette, son porte-monnaie aussi, et le colonel
l’encourage:

--Comment t’appelles-tu?

--Malassis.

--Allons, avance. Quel est ton sergent?

--Mon sergent est Goupil. Mon lieutenant Bertet.

Quand on leur demande leur nom, ils donnent tous un nom extraordinaire
qu’ils vont chercher dans le moyen-âge. A partir du grade de lieutenant
seulement, on est sûr d’obtenir un nom un peu moderne. Voici les balles.
Nous en avons entendu une en Alsace, elles nous surprennent moins. Nous
nous déployons et les hommes se bousculent vers les gerbes éparses,
presque toujours vers la même, comme si de loin une seule paraissait
sûre, s’éparpillant ensuite, à regret, vers les voisines. Pas de blessés
encore. Il nous semble parfois que celui-là est tombé bien durement, que
celui-là gémit; nous attendons avec angoisse le départ, mais, au coup de
sifflet, les corps suspects se relèvent comme les autres. Rien
n’encourage plus qu’une résurrection. Le colonel rit. Les hommes rient.
Parfois, un obus n’éclatant pas, on sent possible que personne ne soit
tué. Parfois, à force d’espoir, on sent qu’on recule l’heure du premier
tué. Puis, subitement on aperçoit là-bas un groupe qui se forme, et
l’espoir tombe.

C’est moi que le colonel envoie chaque fois vers ce remous; il n’a plus
confiance qu’en ma chance pour dissoudre, sans qu’il ait à perdre son
premier homme, ces énormes taches violettes, et jusqu’à midi j’y
parviens. C’est une énorme fourmilière. C’est un cheval mourant. C’est
un mort, le premier que voit le régiment, mais c’est un des hussards de
Gneisenau. C’est un autre mort mais--le dernier et le plus égoïste de
mes efforts--c’est un mort de la brigade, couché au-dessus d’un blessé
sur lequel l’a projeté l’obus. Personne n’ose les dégager, comme s’il
s’agissait d’un crime. Un ou deux soldats se découvrent. D’autres,
après avoir plaint le mort, consolent le blessé qui leur sert de
transition pour leur retour à la vie, et lui demandent comment le mort
s’appelle: il ne peut pas le voir, il croit que c’est ce pauvre
Blanchard. Est-il barbu?

⁂

C’est au tour du régiment maintenant et la chance n’a plus à choisir
qu’entre nos deux bataillons.

Un dernier recours. Au fond du vallon, un ravin, planté d’arbres dont
les têtes émergent à peine, qui sépare le champ de la route. Tout le
régiment s’engouffre dans cette tranchée d’ormeaux. Les camarades se
rejoignent en riant, essoufflés, et bavardent si haut que les officiers,
comme aux manœuvres, les menacent de repartir aussitôt. Long repos. Des
hommes essuient les baïonnettes, et les agents de liaison en plus
taillent leurs crayons. On distribue des boîtes de thon, on fait
circuler le cahier de visite sur lequel les soldats qui ont mal au pied,
aux dents, s’inscrivent en plaisantant, car il n’est aujourd’hui qu’un
cahier de réclamations contre les maladies et l’on ne verra pas le
major. De petites maladies civiles reparaissent un peu et font les
importantes dans cet angle mort protégé des balles. Bertet m’apporte un
livre qu’il a trouvé à Bregi et veut que je le lui traduise aussitôt:
c’est une traduction allemande de Gongora, ce sera pour demain. Un
caporal montre à tous une entaille qu’il a reçue au poignet, et le
colonel le félicite; si le régiment faisait la guerre au premier sang,
nous n’aurions plus qu’à revenir à Roanne. Des yeux épurés, des lèvres
plus fines, des paroles moins grosses, car tous sentent que l’on gagne à
présenter aux obus l’âme et le corps le moins pondérables. Entre les
sourcils, des rides tirées et entremêlées comme des initiales. Des
visages dont on aspire toute la force si on les regarde en face et qui
se détournent de vous. Des hommes à menton rond, aux yeux bien
horizontaux, les grands blessés de ce soir, et qu’on ne peut consoler
encore que des maux les plus minimes, de leur coup d’air à l’œil, de
leur ampoule au pied. Sur les lèvres des plus distraits, comme sur les
lèvres de tant de tués, une cigarette se consume jusqu’à les brûler.

Deux heures, ordre de repartir en avant. Nous quittons le ravin avec
peine. Obscurément, nous ressentons ce que cela signifiera, de sortir de
sa tranchée. Tout ce qu’éprouveront plus tard les troupes d’assaut, nous
l’éprouvons; et un peu plus cruellement même, car nous avions dans
cette première tranchée des arbres, de l’ombre, et, bordant le ravin, au
lieu du gazon ou de la terre molle, c’est une route empierrée qui nous
reçoit si dure! Au-dessus de notre masse, tous les noms propres,
subitement éveillés, voltigent de l’un à l’autre. Puis, chaque nom se
pose et nous gravissons la pente. Les nuages blancs se sont élevés:
l’horizon est libre pour un combat sans limites; et dans les champs
derrière nous personne, que les juments du colonel, qui s’échappent, mal
retenues, mais se réunissent dans leur galop afin que le colonel, pour
toutes deux, n’ait qu’un souci.

Sur la crête, nous attendons, car notre artillerie n’allonge pas son
tir. Une dernière fois, je vois mon régiment avec ses manies, son
lieutenant Bertet, debout, que les soldats essayent vainement de faire
étendre près d’eux, mais dont la pensée, aujourd’hui, est verticale, son
capitaine Perret, toujours discutant, forçant ses hommes à apprendre
sous les obus les noms des villages en vue et à se répéter, avant les
commandements du feu: «le village à droite est Puisieux, le village en
face est Vincy, le village du fond est Douy-la-Ramée, supprimez la
Ramée, cela complique», avec son lieutenant Viard, qui, incapable de se
taire, affecte de ne pas reconnaître les arbres, et questionne son
sous-lieutenant, colonial agacé:

--Ce sont des ormes, là-bas, des chênes?

--Des palmiers, mon lieutenant.

--Je vous parle des grands arbres derrière ces arbres bizarres, des
peupliers, je crois?

--Des mancenilliers.

Il va se fâcher, mais voici, comme prétend Artaud, qui n’a jamais pu
retenir le vrai chiffre des calibres, les 79, les 131, et voici, l’émoi
lui fait cette fois trouver le nombre juste, voici les 210.

⁂

C’est Dollero qui me reçoit dans le ravin, pauvre petit poète angoissé,
bien vide d’images, de métaphores; cela le maigrit. Un cheval broute les
acacias. Des officiers relisent leurs dernières lettres, les gardant à
la main comme un rôle. Pauvre coulisse de la guerre. Des soldats
s’examinent dans de petites glaces et c’est, cette fois, pour trouver
des taches de sang sur leur visage; parfois un homme bondit du dehors,
et s’assied, son emploi sur la scène fini. Tout cela dans un parfum fade
et doux, car je ne sais quel imbécile brûle du papier d’Arménie.

C’est fait. Voici le premier. Deux soldats l’adossent au talus, et, près
de lui, le second, tout petit. Ils le déplacent, ils le secouent,
tassent en lui pour la dernière fois ce qui est humain. Ils cherchent
sur son visage une ressemblance qui déjà commence à leur échapper, et au
moment où ils le reconnaissent le plus, se découvrent. Pour le plus
petit, en se courbant un peu plus, en s’attendrissant, ils répètent tout
ce qu’ils font pour le plus grand, et raccourcissent peu à peu leurs
gestes, comme s’ils avaient pour dernier but d’enterrer avec perfection,
troisième tué, un enfant. Le sifflet résonne, ils rompent le faisceau,
se retrouvent avec deux armes en plus, car ils l’avaient formé avec les
deux fusils des morts, et les posent à la dérobée sur un faisceau
voisin. Puis ils s’en vont, et il ne reste, avec Dollero, que le cheval
égaré, qui s’approche, flaire, qui s’éloigne, renonçant à comprendre la
mort des fantassins...

Un tué... Ma guerre est finie...




DARDANELLES


_A notre droite Marmara se vidait; à gauche, le golfe enflait. Sur le
bateau qui tient la ligne entre cette mer qui descend et cette mer qui
monte, serrés les uns contre les autres, sur notre presqu’île, nous
dormions. Mes voisins étaient les deux frères jumeaux; si je m’éveillais
j’avais la consolation de croire que tous les Français sont semblables.
La guerre, alors, paraissait anodine; il suffisait que l’un d’entre nous
fût sauvé, un seul, et, quand je refermais les yeux, l’idée venait
aussi, apaisante, d’un enfant unique, d’une femme unique. Pour vous
donner un instant le sommeil du premier homme, la France, à cette
distance, se simplifiait. Mais, soudain, la même main criminelle
allumait à la fois, chacun sur un continent, l’aurore, l’aube et, du
côté de l’Arménie, le petit jour. Les étoiles tombaient. Deux oliviers
d’argent, vieille habitude des cinémas, agitaient entre les lignes les
débris d’un feuillage immortel. Alors le soleil se levait._

_Il se levait au-dessous même de nous, sous notre képi, sous notre sac
et je savais désormais ce qu’eût fait chacun de mes hommes s’il avait
reçu en cadeau le soleil même. Baltesse le pétrissait, le roulait dans
ses mains: Riotard le posait sur sa tête, l’équilibrait, le reprenant
quand il rebondissait. Soleil carmin, sur lequel tout prenait feu et
auquel se piquaient nos regards devenus rayons tout à coup... Nous les y
laissions. Séduite par nos armes, par nos gamelles, une alouette planait
sur la tranchée, suivait chaque retrait, chaque saillant: il n’y avait,
du poste turc, qu’à dessiner son vol pour connaître notre abri et
repérer surtout, pires ennemis du prophète, ceux des Français qui usent
d’un miroir. Sur la côte d’Asie chaque couleur s’étalait après l’autre
et mon caporal, qui était des Beaux-Arts, criait et réclamait quand
revenait la même. Chaque rocher noir, chaque cyprès bordé d’or, n’était
plus qu’un tampon appuyé contre une des sources du jour. Une lumière
plus lourde que l’eau tombait peu à peu au fond du Détroit, et l’on y
voyait les mosquées en équilibre sur leur minaret, les platanes
retournés pour mesurer le temps ou la saison, on comprenait l’Orient...
Mais déjà, sur la gauche, les peuples qui se lèvent tôt attaquaient, et
des régiments de Sidney, surprenant les Kurdes, les exterminaient sans
merci, car le Turc est l’ennemi national de l’Australien._

       *       *       *       *       *

_C’était la relève. A la jonction de la ligne anglo-française les agents
de liaison cessaient d’échanger leurs timbres-poste et le raccord, sans
ce papier gommé, devenait à nouveau précaire. Nous redescendions par les
collines, nous heurtant, dans les couloirs, aux Bambaras, aux Peuls, à
des yeux sans gloire, à toutes les images les plus brouillées et les
plus ternes de nous-mêmes, car notre divisionnaire, stratège habile,
faisait soutenir la nuit par ses soldats blancs et la journée par ses
nègres. Tout l’éclat, tout le vide que les plus grands poètes, dans nos
pays, ne soupçonnent qu’en s’étendant sur le dos au centre d’une prairie
bombée, nous l’avions dans le boyau même. Tristes soldats que nous
étions, voilà trois mois, quand il nous fallait partir en patrouille et
risquer la mort pour apercevoir, entre deux mottes, la pointe du clocher
de Nouvron! La mer dessinait sur les flancs de la presqu’île ces lignes
parallèles qu’elle ne fait que dans les bonnes cartes. Nous descendions,
remontant d’un geste le soleil à nos bras. Pour ceux qui n’aiment pas,
dès le matin, voir un continent entier, des îles. Dans le golfe pourpre,
les navires anglais; dans les Détroits, les français, qui préfèrent les
eaux dorées. Nous reconnaissons le_ Henri-IV, _avec sa plage à
l’arrière, le_ Châteaurenaud, _immobile, maquillé de fausse écume à
l’avant pour que l’artillerie turque le crût lancé à trente nœuds, et
les contre-torpilleurs, entrés jusqu’à Yenikeuï se laissaient, au lieu
de tourner, dériver lentement. Selon notre marche, Ténédos, à l’horizon,
se déplaçait, s’ajoutait à chaque autre île comme l’article à son nom,
et parfois, douce inversion, suivait Imbros, suivait Samothrace. Entre
sa colline d’oliviers et sa colline de cyprès, le camp s’agitait et
chaque oiseau aussi avait des ailes différentes. Des quatre pylônes
s’élevaient les ramiers, qui volaient par trois, et les geais qui
volaient eux par couples, comme si l’Amour, dans cette heure matinale,
confondait encore ses symboles. Celles des cigales qui seraient nées ce
matin-là, les arbres de la plaine coupés, s’élevaient d’abord,
ambitieuses, à la hauteur d’un pin, ne trouvaient pas... à la hauteur
d’un olivier, retombaient alors et mouraient. Mais déjà nous parvenaient
les sonneries des chasseurs d’Afrique, en rade depuis quinze jours, dont
les trompettes sonnaient sans relâche pour que les chevaux, sur le pont,
prissent patience._

_Toute l’armée était là, entre ces pentes chauves maintenant de leurs
jeunes seigles et de leurs jeunes orges, les cadets, dans ces dix
hectares que franchissaient à toute heure, avec leur serviette, comme
ils enjambent la France jusqu’à Nice, des Anglais qui allaient au bain.
Ces chevaux mordorés, là-bas, étaient les chevaux trop blancs des
spahis, maquillés sur ordre au permanganate, et, campés à l’embouchure,
ils avaient donc, privilégiés, le droit de boire tout ce qui leur
arrivait du ruisseau. Ce zouave avec des caisses sur la tête était
l’ordonnance du colonel Niéger, qui portait au château les Tanagras
trouvées par les sapeurs, et quand se rapprochait l’obus, qui demeurait
debout, immobile, comme le torero déguisé en statue, en Espagne, quand
le taureau le renifle. Ce Zélandais qui peignait son canon en tigre,
pour qu’il eût l’air plus naturel, était celui qui m’expliquait hier ses
manettes en répétant, au lieu du mot vélocité, le mot plus court,
d’ailleurs, de volupté... De beaux aéroplanes apportaient à la division
les poulets de Ténédos._

_Tout ce que la guerre d’Europe s’était refusé était là, tous ceux que
les ingénieurs, le siècle prochain, exileront et cloîtreront dans une
île: les savants, les fous, les chasseurs. Il y avait le plus fameux
entomologiste d’Irlande, que les Indiens, frères des fourmis, arrêtaient
parfois comme espion, et la guerre dans le secteur anglais était dure
aussi aux insectes. Il y avait les créoles de la Réunion, dont les
adjudants, leur donnant à viser sans cesse Achi-Baba, voulaient en vain
allonger, sur cette presqu’île, le pauvre regard circulaire. Il y avait
le millionnaire accouru avec ses neuf chasseurs d’izards espagnols,
armés de jumelles géantes, dont ils se servaient comme les Marocains du
fusil, étendus sur le dos, et l’un prétendait toujours voir de la neige.
Rien que des volontaires, ceux des Auvergnats et des Bourguignons qui
ont toujours désiré voir Byzance, âmes simples, qu’on pouvait juger de
vue comme avant le mensonge, les grands plus chevaleresques, les petits
plus pratiques, les bruns plus passionnés. Il y avait Duparc et
Garrigue, le trapu aux yeux vairons et le géant aux cheveux nattés qui,
jadis, dans les sièges, s’offraient à pousser le bélier. Il y avait les
deux gendarmes de Béziers qui, tout le jour, nous empêchaient de couper
du bois, de dénicher les geais sous peine de procès-verbal et qui, le
soir tombé, toujours pour la division, pêchaient eux-mêmes à la grenade.
Il y avait Moréas, Toulouse Lautrec, Albalat. En conseil dans une
tranchée ronde, les Turcs et les Grecs de la brigade s’occupaient à
rédiger le petit dictionnaire pratique de l’entrée à Constantinople, et
ne s’entendaient ni sur le mot «renard», ni sur le mot «immortel»... Ils
se levaient parfois tous ensemble et réclamaient la croix de guerre._

_Nous déjeunions. Nous avions un demi-quart de vin, un gigot frigorifié,
un petit beurre. Ivres et repus, nous prêtions sans regret nos stylos
aux camarades qui donnaient l’assaut demain et recopiaient, par
impuissance à aimer mieux, leurs lettres de la dernière attaque.
Hoffmann jouait de son piston de poche en pleurant,--il pleurait
toujours en jouant, sinon nous aurions eu de la flûte qu’il avait dû
abandonner, pour cette raison, dès le lycée--. Juéry faisait des vers,
la tête au fond de la tranchée, les pieds sur le rebord, de sorte que
toutes les mêmes lettres roulaient en lui par masses, et il ne lui est
venu aux Dardanelles que des allitérations. Pour notre barbet, Garrigue
rassemblait les tortues, les couleuvres orangées, les scorpions, mais ne
lui présentant les monstres que séparément, pour qu’il ne crût pas à une
seule bête trop puissante. Le sacristain de Sainte-Eugénie de Biarritz,
qui devait mourir le premier, s’égratignait déjà à son fusil, et l’on
cassait pour lui mon premier tube d’iode. J’en profitais pour offrir du
laudanum. Désormais, tout avait servi de mes cadeaux du départ; rien que
je n’eusse utilisé de la petite pharmacie, du bidon anglais, de la
couverture mauve et rouge... tous mes amis m’avaient été utiles... je
n’avais trompé la bonté d’aucun... je pouvais mourir._

       *       *       *       *       *

_Midi. Dans chaque vague, le soleil et une méduse entière. Dans chaque
motte de terre, un mille-pattes étreignant le centre du jour. Le vent de
Russie soufflait et nous couvrait de sable, à part les bras et les
jambes que nous pouvions secouer. Au milieu de leur sieste, dans leur
trou bordé de mosaïque, les Sénégalais faisaient ce que nous faisons à
minuit, se retournaient en gémissant, appelaient leurs griots. La guerre
assoupie, pour ménager son poing, ne frappait que sur ce qui est
élastique, sur la mer, sur les vaisseaux, s’acharnait sur le
bateau-citerne. L’_Annam, _le courrier, brûlait en rade, et jusqu’à nous
flottaient des papiers noirs. Torpillé, le_ Triumph _coulait, on
entendait l’équipage, au garde-à-vous sur le pont, scander son nom. Le
Détroit se bombait entre ses deux rives comme s’il pénétrait par son
centre un énorme sous-marin. Tous les bateaux sifflaient l’alarme,
toutes les sirènes résonnaient et, dans des tourbillons de lumière, les
navires soudain aveugles manœuvraient avec plus de bruit et de
précautions que dans le plus épais brouillard. Sur les mines dérivantes,
les légionnaires faisaient des feux de salve. Au fond du golfe, à peine
visible, le plus gros cuirassé du monde, agacé, s’enveloppait par
intervalle d’une poudre dorée comme de leur pollen ces fleurs que le
mauvais insecte approche. Comme des enfants réfugiés dans un orgue, nous
dormions._

_Mais Affre le juge, ruisselant de sueur, revenait du cap chargé de
citrons doux. Il nous les offrait avec de fines allusions, car il a
toujours confondu, même de vue, les Dardanelles et les Hespérides, et il
nous emmenait au bain. Enjambant les coloniaux et les légionnaires
étendus l’un contre l’autre, sans pouvoir faire, jusqu’à la plage, un
pas moins étroit ni plus large qu’un homme endormi, nous arrivions à
Myrto. Nous nagions, heurtant des nègres qui, alors, bons hippopotames,
s’enfonçaient. L’œil au niveau du fleuve, tout ce que nous avions de
notre ombre se réfugiait sur nos têtes et il eût suffi de plonger pour
s’en délivrer à jamais._

       *       *       *       *       *

_Ainsi nous vivions sans trop vivre, sur des jours éblouissants et
plats, et nous nous sentions si minces au-dessus de la joie entière, de
la tristesse entière, et nous ne creusions pas non plus nos abris, car
l’eau venait. La petite bosse du portefeuille aux lettres sous la
capote, qui varie chez les soldats d’Europe comme le cœur chez les
civils, était toujours chez nous constante et à peine visible. Aucun
acte vil ou futile n’était imaginable, on était vu de toutes parts, et
pas un geste permis qui ne pût être accepté par les dix peuples
différents. Un monde inoffensif, insouciant, comme les mondes d’un seul
sexe, et les historiens pourront, sans que leur récit en paraisse faux
raconter nos exploits au féminin et laisser croire que les armées des
Dardanelles étaient des armées de femmes. Soirs fabuleux. Les
colonelles, alanguies par la fournaise, venaient se rafraîchir les mains
au courant du Détroit comme on va, en Bretagne, se les réchauffer au
Gulf-Stream. Un enfant de Miramas, seul rejeton de ces cent mille
guerriers, passait de compagnie en compagnie,--enfant inventé,--pour
qu’on l’admirât. Les Africaines déjà se glissaient hors de leurs trous
vers les cimetières pour voler les galets des tombes et achever leur
mosaïque. Les Françaises, auxquelles il paraissait tout à coup
impossible qu’elles ne revissent pas une fois la gare du P.-L.-M., qu’il
n’y eût pas encore une fois dans leur existence du civet, du vouvray,
rassurées sur leur sort, chantaient en chœur; et chacun de leurs
fromages aussi, le brie, le levroux, le cantal, était pour elles une
promesse de vie, et, logiquement, si elles raisonnaient, d’éternité. Les
Australiennes fumaient, les manches de leur chemises relevées, ne
pensant pas à l’avenir, mortelles_...

_O toi, je hais qui t’aime et je hais qui te déteste. Les fumées des
cuisines venaient jusqu’à nous, mais, tapis au fond de la mer dorée
comme au fond d’un terrier, nous résistions à leur parfum. O guerre,
pourquoi ne te passes-tu pas en nous-mêmes, ou pourquoi, tout au plus,
n’es-tu pas à quelques amis isolés, à quelques personnes nues, comme tu
le fus soudain cet après-midi où tous les obus, au sortir du bain, ne
tombaient que sur Jacques et sur moi. Nous ne pouvions avancer jusqu’à
nos vêtements, nous étions allés à terre comme les lutteurs qui se
savent résistants, Jacques parallèle au tombeau de Patrocle, moi
perpendiculaire à Jacques, et tu nous forças à former, pour t’échapper,
toutes les figures de l’amitié. Puis, stupides, les trajectoires agacées
se tendirent, et, nous délaissant, les obus tombaient sur le camp pour y
blesser Colomb, notre lieutenant, et y tuer le pauvre Coulomb, son
ordonnance, car les gens du peuple qui portent nos noms, ou à peu près,
sont tués pour nous._

⁂

_Minuit... Les grenouilles du ruisseau turc répondaient à nos
grenouilles dans un langage convenu, et je n’en comprenais que ce qui se
rapporte au temps. Un canon d’Asie, plus étroit que le français d’un
millimètre, l’attaquait avec furie, et, dilaté, s’apaisait. Chacun, sûr
de sa mort, passait et confiait sa lettre d’adieu à son voisin de
droite, immortel._

_Journée de cire, journée lisse. Quel relief, quel soir de jeune femme
en France appliquer contre toi, pour que renaisse un jour notre âme
double, notre langage double... et, avec les taxis rapides, Paris._

                                                  MAI 1915.




LES CINQ SOIRS

ET

LES CINQ RÉVEILS DE LA MARNE


                                           Dimanche, 6 septembre 1914.

Nous sommes là cinq depuis une heure, dans un champ de betteraves, mais
jonché de gerbes portées à l’assaut et abandonnées. Nous les lions
solidement, nous les bottelons, les dressons et c’est par les gestes du
moissonneur que se termine, pour aujourd’hui, la bataille. Nous les
rapportons, par instinct sans doute, dans les chaumes de droite, et
attendons, nos ombres surveillées par la mitrailleuse allemande qui est
dans l’arbre et qui les crible dès qu’elles sont immenses. Ombres
immortelles. Là-bas aussi quelqu’un rampe, c’est un des sapeurs.
Plusieurs de ses camarades sont à vingt mètres. Mais ils n’ont pas
d’eau; ils n’ont que de la chartreuse.

Nous voici quinze ou vingt, car, à gauche, nous venons de découvrir
encore quelques hommes. Désorientés, au lieu de se coucher face à la
mitrailleuse, ils lui tournaient le dos; ils font le tour de leur meule
en nous remerciant, ils se félicitent d’être dans le bon sens, mais de
l’autre côté on voyait mieux, on dominait toute une vallée, on suivait
tous les incendies. Autant qu’on peut reconnaître les villages dans la
nuit, Puisieux brûle, Saint-Pathus brûle; je pense au pauvre maire qui
est seul pour éteindre le feu. Sept incendies... Avons-nous un peu
d’eau? Ils n’ont que de la liqueur Raspail.

Les nouvelles se répandent vite sur le champ de bataille, car de temps
en temps un nouveau soldat rampe droit sur nous, la main devant le
visage, se protégeant contre la mitrailleuse comme on protège une
lanterne, et me rendant l’appel, de la gerbe où il se cache depuis la
nuit, du chemin qu’il a parcouru: un mort, un Allemand, deux blessés. A
chacun nous réclamons de l’eau, et il s’empresse de tendre son bidon,
mais, dans sa bonne volonté, miracle aujourd’hui détestable, c’est
toujours un fond de cognac qu’il nous donne, ou de menthe, ou de rhum.
Tous ont encore, dernier reste de la charge, la baïonnette au canon.
Une fois étendus près de nous, du geste innocent dont une femme enlève
ses bagues, le soir, ils la détachent, puis reposent leur tête.

Il fait froid, mais quel repos! Les hommes fument, avec précaution, à
cause de la paille. Un sapeur, masseur à Vichy, masse avec conscience
ceux qui ont des courbatures; il a du succès, on le retient à l’avance,
de gerbe à gerbe; il n’en va pas plus vite et s’amuse à dire à chacun le
nom de tous ses muscles: le caporal est composé de muscles latins. Une
meule brûle; mes voisins, paysans, discutent son prix; j’apprends ce
qu’elle vaut au plus juste, et ce que vaut aussi une simple gerbe, celle
qui m’abrite, par exemple. Nous goûtons les grains du blé, qui est
excellent, et il paraît aussi que nous sommes sur une terre riche; des
peupliers superbes, d’énormes betteraves, de belles récoltes, nous
n’avions pas un champ de guerre de camelote. Quand on est paysan, cela
donne plus de gravité, mais plus de calme aussi à la bataille. Le
masseur raconte qu’il a vu le corps de Michal; une balle en plein cœur.
Pauvre Michal! Pourquoi faut-il tenir cette nouvelle du masseur
lui-même? plus d’espoir... Parfois le vent nous apporte des paroles
allemandes. Parfois nous sentons que le champ nous devient favorable et
des bottes roulent d’elles-mêmes comme si la campagne se détendait. Un
soldat arrive debout, donnant soudain une plus grande hauteur à notre
plafond, nous donnant à respirer. Un autre me reconnaît avec joie, crie:
voilà le sergent interprète! et m’interroge avidement comme s’il avait
attendu, pour le comprendre, que je lui traduise tout ce qu’il a vu dans
la journée. Ceux qui savent parler ont déjà pris sur les autres
l’avantage qu’ils garderont toute leur vie et racontent leurs aventures
de l’après-midi, lentement, comme à la veillée. Appuyé contre mon
épaule, Dollero écoute, sans faire un geste, ces phrases qui modifient
son cœur même: son ami Bernard est mort; son cousin, quand les Allemands
dans la nuit sont venus en se disant Anglais, s’est levé et est tombé.
Puis la mitrailleuse, mieux réglée, effleure nos képis pour nous couper,
habile, de nos ombres. Nous nous taisons, grisés par ces liqueurs qui
circulent, bénédictine, kirsch, cognac. Nous appuyons nos lèvres contre
le flacon, et le passons. L’alcool nous donne tous ses baisers. Les
balles sifflent. En nous se forme le mot par lequel nous accueillerons
la première; nous le sentons, tendu comme une riposte, la balle frappera
juste dessus, et derrière ce premier cri, je sens aussi, pour les balles
suivantes, disposés soudain par ordre, tant de noms propres! Je peux
en recevoir une centaine, sans qu’aucune me trouve muet. Balles pour les
amis, balles pour les villes, pour Nîmes, pour Fougères; et même aussi,
pour les dernières balles se pressent de pauvres noms communs... Nous
vous devons bien cela, maisons, fourchettes, stylos... Mais un cheval
sans cavalier galope à notre droite, détourne les coups, et tire
derrière lui, tristes sangsues, tout ce qu’il y a de meurtre dans
l’ombre.

Maintenant des blessés nous appellent, au delà des peupliers. Le champ
de bataille divague. Nous formons des patrouilles, puis nous tenterons
de regagner un village. Les plus courageux font honte aux plus timides
et ce sont ceux-ci qui partent en avant. Nous les entendons qui
s’arrêtent près des blessés, qui parlent:

--Ne crie pas. Nous sommes là. Tu nous vois?

--Oui.

--Tu es rassuré. Tu n’as plus peur?

--Non.

Puis, de loin, nous entendons la voix même du colonel, qui répond,
toujours avec ce rythme:

--Mon colonel, vous souffrez?

--Oui.

--Nous vous faisons mal, mon colonel.

--Non.

Et nous retirons tous ceux que nous pouvons, comme d’un incendie, en
arrière de cette frange de France qui craque, qui fume.

Nous sommes partis. Tous les cinquante mètres nous donnons au colonel un
peu de repos et nous relayons. Jeudit qui était resté étendu près de lui
depuis sa blessure, le forçant à faire le mort quand les Allemands
passaient, porte son képi, son sabre. Il s’occupe uniquement de sa tête
pâle; il la soutient parfois de sa main, il fait un oreiller d’une
musette qu’il remplit de foin; essuie son front, car il a chaud; le
coiffe d’un bonnet, car il a froid; à son exemple, chaque soldat réserve
sa sollicitude pour un bras, une main, une épaule, n’osant, dans sa
modestie, s’occuper du colonel entier et lui, pour nous remercier, se
divise aussi entre nous.

--Jeudit, mon cou!

--Dollero, mon bras!

Un gros paysan bégaye une phrase qu’il prépare depuis les gerbes.

--Tout va très bien, mon colonel, tout va très, très bien!

Le colonel sourit, et c’est le paysan désormais encouragé, qui s’occupe
du cœur, qui dit que la guerre ira bien, qu’il fait froid, mais qu’il
fait beau. On enlève la capote de celui qui a le moins de courroies à
défaire et on l’étend sur le blessé. Il divague un peu.

--Fermez les fenêtres.

--Nous les fermons, disent les soldats.

Il ouvre les yeux, il voit le village qui brûle. Il murmure, parlant
pour s’éviter de penser:

--Ce feu me gêne.... me gêne!

--Nous l’éteignons, mon colonel, disent les hommes.

Partout des plaintes; les plaintes des gens de la ville, qui nous
appellent par nos grades; les plaintes des paysans, inarticulées, toutes
différentes selon les régiments, car les blessés de la Loire font: Holà,
holà! ceux du Nord: Lo! lo! et les Bourbonnais: Voilà! voilà! Je
reconnais les miens à ce cri qui offre ce dont ils souffrent. Voilà! mon
épaule! Le colonel frissonne d’entendre cet homme se plaindre de sa
propre blessure.

--Emportez-moi!

--On ne peut pas, mon vieux!

--Mais vous portez un autre.

--C’est le colonel.

Cela leur donne une minute de résignation; et, de préférence, c’est
auprès d’un blessé que nous faisons nos pauses. Il nous raconte son
malheur, sa blessure, se tait quand nous le quittons, puis, dès que nous
sommes à nouveau éloignés, il nous appelle, il se débat:

--Emmenez-moi, mon colonel!

Nous crions que nous allons revenir. Les uns nous maudissent. Les autres
naïvement nous croient et nous expliquent comment nous les retrouverons.

--Tu vois, c’est à gauche de la grande gerbe, près de la haie.
J’allumerai de temps en temps des allumettes.

--Prenez-le, dit le colonel.

--Nous le prenons, disent les hommes.

Nous le laissons, mais le colonel se croit escorté d’un second brancard
silencieux, et se mord les lèvres pour mieux contenir sa souffrance,
pour se taire comme l’autre. De temps en temps une alerte, c’est le
cheval sans maître qui galope vers nous, et, dès que nous l’avons touché
de la main, qui repart vers les peupliers, pour revenir, dès que la main
allemande l’a effleuré. Toujours des blessés. Heureux encore quand ils
ne nous regardent pas, entêtés, sans vouloir nous répondre. Heureux
aussi quand ils ne nous appellent pas, comme celui-là, par notre nom,
car notre nom, ce soir, est plus sensible et plus douloureux encore que
notre cœur. Parfois nous faisons un détour que le colonel ne s’explique
pas et qui le secoue dans son martyre. C’est pour éviter un corps, et le
gros paysan, ému, de sa voix bégayante, est pris alors d’un accès
d’optimisme:

--Tout va très bien, mon colonel. Tout va le mieux possible.

Les incendies s’éteignent, pour repartir soudain comme si on les
rechargeait. Les trois qui se reposent portent les six sacs, les six
fusils, les dix-huit cartouchières, se baissant à chaque instant pour
ramasser un sabre, une musette et rendant au relai un fardeau toujours
plus lourd. De temps à autre, le colonel dit adieu aux hommes et me
charge de retenir leurs noms, mais ils auraient dû porter des noms
faciles et simples, les noms de la semaine, comme Jeudit.

⁂

--Lève-toi, petit.

Une main me réveille doucement. C’est un aumônier qui me découvre au
fond d’une chaise dont le canage est crevé. Il m’en retire avec peine,
écartant les barreaux de bois, et me fait évader du triste dimanche.

--Ce sont les petits Boches qui t’ont posé là?

Le mot «petit» est le seul remède que les aumôniers aient trouvé à la
guerre. Il disent «le petit obus», «le petit Kronprinz».

--Viens, dans la chambre de ton colonel il y a un petit canapé.

A six heures, nouveau réveil, un trou dans les rideaux me donne un
échantillon du jour, du jour pur et clair. Le canon tonne. Jamais, dans
l’auberge inconnue où il est arrivé à minuit, en carriole comme nous, un
voyageur n’eut plus de curiosité et d’angoisse. Suis-je dans une ville?
Dans une forêt? Sommes-nous en fuite? Sommes-nous vainqueurs? Tout cela
je vais le savoir en ouvrant la porte, et pourtant je ne me hâte point.
Je me harnache dans l’ombre, et tous mes souvenirs sont à peu près
revenus quand j’ai repris mon cliquetis de bataille. Voilà, sur la
table, tout ce que m’a remis Jeudit en échange de son sac: un képi à
cinq galons, une montre en or, un portefeuille. Jamais sac de soldat ne
fut payé aussi cher. Le colonel sommeille dans un lit blanc, sa croix
épinglée au rideau. J’ouvre doucement la porte et sors furtivement, par
modestie, d’un tableau glorieux.

Un long couloir, comme dans un hôtel de province, sur lequel donnent des
portes jaunes. Au pied des portes, les bottes, les épées, ce qui
appartient aux officiers blessés. Au-dessus, sur une planche, ce qui
appartenait jadis aux valets de la ferme, des galoches, des chapeaux
melon.

--Où sommes-nous ici?

Ainsi l’on parle, du train qui s’arrête. L’infirmier ne sait pas.

--C’est grand?

Il est arrivé la nuit, il n’a aucune idée; c’est tout petit.

Par un escalier de bois il me fait descendre, il me pousse. A mesure que
l’escalier tourne j’aperçois, dans la grande salle, des têtes pâles, des
têtes jaunes, des têtes sanglantes, et en vingt secondes il m’enfonce
par ce pas de vis au centre de la souffrance humaine. Les brancards
débordent, s’appuyent les uns sur les autres et, pour gagner la porte,
je suis obligé de faire le tour entier de certains blessés, qui me
regardent longuement avec le désir de reconnaître au moins un de mes
traits; je me perds dans un labyrinthe qui m’amène devant le brancard
d’un soldat évanoui. Il est posé en travers, c’est le fond de l’impasse.
Je reviens. Des sergents ambulanciers interpellent avec malveillance,
car ils interdisent l’entrée aux officiers eux-mêmes, ce sergent en
armes qui descend ainsi du grenier. Ils font taire ceux qui parlent
haut, de sorte qu’on n’entend plus que ceux qui gémissent. Inquiets de
savoir ce que signifie le rose ou le vert de leur étiquette, les
blessés se rassurent ou pâlissent selon que celle du mort qu’on emporte
a ou n’a pas leur couleur. Des médecins harrassés, des gestionnaires aux
yeux endormis; je les reconnais tous; c’est moi qui les ai réveillés
tous hier matin. Au fond, une porte vitrée à travers laquelle on voit,
dans une cuisine, marcher une grande jeune femme, paisible. Parfois elle
appuie son visage contre la vitre, et tous les blessés qui ont
l’étiquette rose, les blessés légers, se relèvent un peu et la
regardent. Des guêpes volent vers elle et veulent aussi s’évader par
cette tête blonde. Un blessé myope, chaque fois qu’un des blessés
éloignés se plaint, met son lorgnon pour le voir.

C’est un gros village. Pas d’église, pas de mairies; un village anonyme.
Une distillerie déjà brûlée qui donne au bourg l’haleine du lundi. Sur
un éperon qui domine la plaine, deux routes qui se croisent, cachetées
par un tonneau de goudron répandu. Au fond de l’horizon, comme des
jouets déjà relevés pour le jeu d’aujourd’hui, les peupliers d’hier,
dont quelques-uns manquent encore. Dans les champs ensoleillés, les
meules de paille derrière lesquelles vit un peuple violet et rouge,
ennemi des obus, qui semble, avec je ne sais quels esprits invisibles
jouer aux quatre coins. Je retrouve Bardan et Devaux, auxquels on avait
dit que j’avais une côte brisée--car on appelait encore les blessures
avec des noms d’accident, poignet cassé, genou abîmé--et ils me font
étendre et ils me traitent malgré eux comme un blessé.

Le soleil est chaud, des grillons chantent, et l’on a glissé un moment,
pour l’amortir un peu, les manœuvres au-dessous de la guerre. Des
cyclistes attaquent les noyers de la route, les gaulent, et, un obus
arrivant, se collent à leur tronc; l’on dirait une lutte et une
réconciliation, passionnée, des soldats avec les arbres. Parfois l’un de
nous, le bâton levé, se précipite sur une meule et la bat; c’est un
éclat qui enflamme une gerbe, et, ignorants, au lieu de prendre en
souvenir ce que les obus laissent de plus léger, leur aluminium, leur
fusée, nous reviendrons vers le village chargés des éclats de fonte
eux-mêmes. A la lorgnette nous voyons derrière nous les convois arrêtés,
observant une limite qui est celle de la bataille; ils sont en cercle,
nous livrons une bataille ronde; nous voyons leurs chevaux qui mangent,
nous voyons un adjudant en bras de chemise sur un pliant lire un
journal, nous voyons la paix.

Mais, inquiets de nous voir regarder à l’opposé de l’ennemi, les
artilleurs se demandent si nous sommes tournés et viennent ramener par
manie nos jumelles et notre vue vers l’Est.


                                                  Lundi.

Je suis sur la route. Je vais chercher le drapeau que la compagnie
Flamond a pris aux Allemands. La nuit tombe. Des soldats marchent dans
le fossé et semblent hâler, à deux cents mètres, les brancards chargés
qui reviennent, suivis par les petits blessés sûrs ainsi, sans avoir à
rien demander, d’arriver aux secours. Pas de morts, pas de mourants,
c’est la partie du champ de bataille, proche de l’ambulance, que l’on
nettoie par propreté. Les premières meules, les premières haies sont
vides de blessés, comme de leurs fruits dans un verger les branches
basses. Des groupes arrêtés: brancardiers qui ont senti leur fardeau
devenir soudain pesant, qui le déposent, qui repartent chercher un plus
léger. Des pieds traînent, une toux lointaine, les bruits du soir à la
campagne. Tous ceux qui font individuellement leur journée de combat,
les convoyeurs de munitions, les télégraphistes, regagnent le village,
et l’on reconnaît les paysans à ce qu’ils vous disent bonsoir. Puis
les rencontres s’espacent. La chaussée s’élève à travers les champs, et,
tout debout, je vois au-dessous de moi la surface ravagée de la guerre,
celle qu’un fantassin n’aperçoit maintenant qu’en haussant la tête
au-dessus du créneau. Je la vois d’en haut avec ses sillons bousculés,
ses crevasses, avec toutes ces dépouilles que rend la terre quand elle
garde les morts, képis, souliers, avec une paire de bretelles étendue
comme à l’étalage, avec une main raide qui sort d’un silo, je vais, et
de cette promenade solitaire, aujourd’hui, après les années de tranchée,
les années souterraines, j’ai le même souvenir que si j’avais, un soir,
marché sur les flots.

Nous revenons en trois groupes. Le premier porte le capitaine Flamond
qu’une balle au cou vient de tuer et ses bras pendent, les doigts
rouges. Ceux qui meurent soldats sont comme ceux qui meurent écrivains,
les mains pleines de sang ou d’encre. Les porteurs vont à pas rompus,
ainsi qu’ils l’ont vu faire aux brancardiers. Puis vient le groupe du
drapeau; les hommes ont discuté pour savoir si on l’étendrait sur le
corps du capitaine, mais ont eu peur de commettre ils ne savent quelle
faute..., sous le capitaine, peut-être. C’est un grand étendard pourpre,
étoilé de noir, avec une croix que nous lui retirons, sous les yeux des
prisonniers qui suivent. Je marche à la fin du cortège avec un enseigne,
qui déjà cherche à parler français et à tirer dès maintenant profit de
sa captivité. Artaud m’a désigné du doigt en disant que je connais
Berlin et, Berlinois, il ne me quitte plus:

Berlin, seule capitale dont le nom ne puisse escorter le mot mirage.
Berlin de plâtre et de bleu amidon où je suis arrivé le matin de la fête
de Hegel. Les omnibus pavoisés circulaient en cercle, à la vitesse--avec
les encombrements--des pensées vives de Hegel. De la gare débarquaient
avec moi ceux des habitants de Magdebourg et de Travemünde qui ont un
culte pour Hegel; il y avait les paysannes de la Sprée, en costume, que
je retrouvai le soir, éparses dans les brasseries; et à nouveau réunies
dans Weimar, le jour de la fête de Schiller, que célébrait avec un
plaisir ambigu, dans cette ville de Gœthe, une foule dodue, drapée de
linons noir sur crème, et passionnée par l’espoir de célébrer bientôt la
fête de Gœthe, ô délices équivoques! dans Iéna. Je sais pourquoi le
Berlinois de ce soir s’impatiente quand nos trois groupes se heurtent.
Il les regarde avec dédain. Il trouve notre cortège mal formé. Il
regrette, puisque nous avons des prisonniers, que nous ne nous en
servions pas, Français que nous sommes, pour célébrer ce soir de
guerre. Il est tout prêt à se mettre à leur tête, et à porter, incliné
jusqu’à terre, le drapeau dépouillé de sa croix. Il est prêt à faire
chanter ses hommes, car ils ont un chant de prisonniers dont on peut
choisir les deux refrains, selon qu’on est le captif ou le vainqueur.
Pauvres Français, qui n’ont pas un hymne prêt pour chaque aventure de la
vie, l’hymne de la camaraderie, l’hymne du printemps, du voyage à
trois--quelles délices de les clamer au milieu d’ennemis, ou en plein
été, ou quand on est deux!--et qui meurent tous, à part les pianistes,
sans savoir s’ils sont ténors ou barytons.

Hypocrite, cherchant malgré tout à se glisser sous sa pensée de
victoire, mais sans l’impertinence des enfants français, à Berlin, qui
ferment soudain les yeux et passent en courant sous la porte de
Brandebourg ouverte au seul empereur, il me demande très haut, pour que
ses hommes entendent, où est Paris.

--Je ne sais pas. Je n’y suis jamais allé.

C’est tout ce que je peux jeter sur Paris, ce soir, pour le protéger.

--Et eux? dans quelle province les mène-t-on? Les wagons sont-ils
ouverts?

Tous les prisonniers poseront cette question. Ce n’est pas qu’ils
veulent de l’air, c’est qu’ils veulent voir. Ah! si les wagons de
prisonniers étaient ouverts! C’est le désir de voyager qui les a tous
excités à la guerre et l’idée de wagons fermés les déçoit. Tout serait
si bien, si, du compartiment ils pouvaient apercevoir nos villes et ils
promettent, impartiaux, de s’émouvoir quand notre nature sera trop belle
pour un cœur allemand. Leur guetteur de paysages réveillera tout le
train, pour les églises gothiques, les châteaux, et les ruisseaux avec
leurs peupliers, et les contreforts des Cévennes. Déjà n’est-ce pas la
douceur même, cette marche sous ce ciel! La nuit fait scintiller un à un
tous les Français, qui ont des armes, et les laisse, eux, dans la nuit,
masse profonde,--mais pauvres petits Français, au visage mobile, qui
portent chacun son fusil et sa vie à soi!

       *       *       *       *       *

Il est minuit. Je rejoins le capitaine Lambert, qui écrit à ses filles
en attendant les convois de pain. Il leur écrivait jadis la même lettre
pour toutes trois, mais depuis hier il les voit séparées et il lui faut
trois enveloppes.

--Aurons-nous du pain? me demande-t-il.

Toute la nuit il se lèvera pour interroger ainsi les cavaliers, les
vaguemestres, les estafettes, qui se croiront obligés, à cause de sa
question et de son grade, de lui offrir un reste de saucisson ou de
chocolat. Toujours d’ailleurs il accepte. Les balles claquent, nous nous
sommes mis du coton dans les oreilles pour ne plus rien entendre, à part
le capitaine, que nous voyons parfois s’élancer, pâlir, revenir, et dont
l’agitation nous semble aussi ridicule que celle d’Ulysse aux marins
dont les oreilles étaient closes. J’ai gardé mes lunettes pour être avec
le ciel dès que j’ouvre les yeux et, s’il arrive que je veuille le voir
de plus près, voici des jumelles. Parfois, sous la paume de ma main, sur
ma joue, une herbe vit une minute et palpite comme une paupière amie.
Parfois, éveillé soudain, je vois penché sur moi un visage inconnu,
nouveau, dont la vue seule me lasse comme si j’avais à le créer, et à
imaginer pour la première fois, selon qu’il est bon, ou anxieux, ou
triste, la bonté, l’angoisse, la tristesse. Ce sont des compagnies de
renfort qui vont à l’assaut. L’ouate leur donne à croire que nous avons
mal aux dents, qu’une fluxion peut-être nous menace, qu’il faudra
peut-être arracher la molaire, et, débordant de pitié pour nous, irrités
de tant de souffrances, nos visiteurs haussent les épaules vers Dieu.

⁂

Quatre heures. Tout est silencieux. Les incendies, mal surveillés, se
sont éteints avant l’aurore. Le froid, la rosée, tout ce qui peut
pétrifier, la nuit l’a essayé sur nous. Tout est calme. Je me rappelle
mes tampons et les enlève avec la crainte d’avoir joui d’un faux
silence, mais rien ici que le bruit d’une montre, là-bas d’une brouette
qui grince; jamais journée de guerre ne fut remontée plus
silencieusement. Çà et là, des fossés, des sillons, les hommes se
dressent, s’étirent sans réserve en largeur et en hauteur, comme si ce
n’était pas la guerre, puis, se rappelant soudain, reviennent courbés et
rampant faire craquer leurs doigts à l’abri. Pas une parole. Personne ne
veut donner à la journée une raison de commencer, trahir les cent mille
hommes qui s’entêtent, dans cette aube, à croire à la nuit, et ne se
brosse, et ne moud le café, et ne va puiser l’eau. Celui-là déplie une
lettre et nous donne même, en tournant les pages froissées, un des
bruits du soir, dans les pensions... Le pion, allégé déjà d’un soulier,
faisait sous ses rideaux claquer sévèrement sa langue... Turpin déjà,
qui affirmait ne pas ronfler, ronflait... Mais voilà que derrière nous
le premier coup de canon éclate, que l’obus part, part de nos têtes
même,--et c’est fini.

Je vais réveiller mes agents de liaison, éparpillés, triste boussole en
morceaux. Ils se soulèvent, se passent un juron qu’ils multiplient: Ah!
Vingt Dieux! Ah! Millédieux! Ils redressent des visages gonflés,
mouillés, verdis, comme si l’on avait dû, pour les faire dormir, tenir
leur tête plongée dans un fleuve ou dans l’oubli même. Pauvres têtes que
les mères en cette minute prendraient dans leurs mains en pleurant,
comme si elles les retrouvaient détachées du corps de leurs fils, vivant
seules! On en voit qui rêvaient, qui tombent à nos pieds de Roanne, de
Vichy...--Pourquoi nous réveiller? disent-ils tous. Puis l’idée vient
qu’ils ont un bout de pain, qu’il reste deux sardines dans une boîte
ouverte et cachée sur un arbre, et ce modeste appât suffit pour les
attirer dans la guerre.

Nous n’avons même pas ce matin la consolation de nous laisser aller, de
nous détendre: le général en personne vient s’installer dans notre
carrefour, étend sur le sol sa peau de léopard gonflée de papiers et, à
genoux, y cherche des présages. Nous attaquons. Le commandant Gérard et
ses compagnies attaquent Nogeon. C’est eux qui nous ont réveillés dans
la nuit, pour savoir ce que nous étions devenus. Ils allumaient leurs
briquets pour éclairer nos visages et nous regardaient comme on lit un
journal. N’ayant pas encore combattu, ils posaient les questions qu’on
pose dans la paix:

--Michal avait-il encore sa connaissance? S’est-il vu mourir?

Ce sont maintenant nos quatre compagnies qui défilent, éclairées de face
par l’aube, et, après le bataillon obscur, le général envoie à la
bataille le bataillon clair. Chaque homme sous cette aube se précise,
chaque visage, chaque main; ce n’est pas pour une mêlée, mais pour un
corps à corps qu’avec cette lumière crue on nous prépare. Des soldats
que depuis un mois l’on n’avait qu’aperçus, s’approchent, vous parlent
de leur famille, de leurs enfants, vous font soupeser le poids de leur
vie, vous tendent aussi la main pour que vous les touchiez, et repartent
plus confiants, de voir que vous croyiez à eux. Dans le petit chemin le
long du verger, chaque section s’amincit pour dépasser le corps du
capitaine Flamond étendu sous son capuchon, et celle qui est près de
lui, aux haltes, dessine sa forme, reste bosselée, comme la terre même
où on l’ensevelit.

Le général prend chaque capitaine à part et lui montre un ordre. Tous
lisent vite et s’inclinent, un peu plus souriants et pâles, excepté
Viard, qui ne comprend la manœuvre que d’après le terrain, et auquel le
général explique le mouvement en lui faisant compter les peupliers,
comme par des tables de chiffre. Perret, toujours méthodique et
paternel, rassemble en groupe ses soldats et leur répète tous les
ordres, selon son habitude.

--Tant pis pour vous, dit-il à deux retardataires. Vous ne saurez rien.

Puis il oblige chaque homme à remettre à Dollero les objets allemands
qui les feraient fusiller, si l’ennemi les trouvait sur eux et Dollero
est bientôt recouvert de casques, d’éperons et de dragonnes.

--Ce que je prendrais, si j’étais fait prisonnier maintenant! dit-il.

Le capitaine Jean met au courant ceux qu’il préfère. Viard ses sergents,
Perrin, les plus intelligents; et nous partons, vers les peupliers,
guidés, selon la compagnie, par l’amitié, le grade, ou la ruse. Mais à
mi-chemin de Nogeon, un lieutenant de dragons réclame deux gradés pour
faire cesser entre les peupliers et Fosse-Martin l’allée et venue de
soldats isolés, et il m’emmène avec Mourlin.

       *       *       *       *       *

Nous suivons les fossés de la route, arrêtant les hommes qui reviennent,
les questionnant:

--Où vas-tu?

--Au village.

--Quoi faire?

Ils répondent sans méfiance qu’ils vont se reposer, et, quand nous leur
disons de repartir, nous regardent comme si nous avions trahi leur
confiance. Un peu honteux, nous leur offrons de l’eau fraîche. Ils
boivent, croient nous avoir gagnés en buvant, repartent vers
Fosse-Martin. Mais nous les prenons par le bras, nous les retournons
face à Nogeon qui brûle. Nous les poussons à peine et ils repartent.
Ceux qui ont mauvais caractère d’ailleurs haussent les épaules. Nous
avançons en utilisant les meules et en tournant autour d’elles, selon
que les obus viennent de Puisieux, de Vincy, ou de Bouillancy. Au pied
de chaque meule, déjeuner du matin, nous trouvons à manger. Meule avec
un morceau de pain, meule avec un reste de conserve; ne pouvant offrir
leur blé, elles offrent ce qu’elles ont. Meule avec une lettre. Meule
avec un obus allemand non éclaté, et du côté français, malice, une
bouteille qui, elle, est vide. Meule d’où sortent deux souliers inertes.
Mourlin tire sur l’un, moi sur l’autre, avec précaution d’abord, mais
nous sentons que le soldat résiste et n’est pas blessé. Il se cramponne.
Il se demande ce qu’il va prendre si c’est un colonel, deux colonels qui
lui tiennent ainsi les jambes. Il apparaît. Il dormait depuis hier:

--Vendus! nous dit-il, sergents de ville!

Nous lui allongeons une calotte, un coup de pied; il se défend comme il
peut, mais reçoit une paire de claques, et s’en va vers les peupliers,
brouillé avec nous pour toujours.

Sur la route, les blessés d’hier que l’aurore et les shrapnels
surprennent dans leur retour. Des isolés qui s’appuient sur leurs
fusils, la crosse sous l’épaule, le canon à terre. Des groupes de trois,
enlacés, celui qui souffre le plus au centre, se retournant lentement
tous trois quand on les appelle, liés et endoloris, souffrance antique,
par un serpent invisible. Un caporal enfant, qui ignore ce que l’on fait
des blessés, puisqu’il veut donner des lettres pour sa famille à ceux
qui vont au combat. Là, une trace de sang qui au lieu de venir de la
bataille va vers elle. Deux soldats de mon régiment qui rient,
expliquant que la même balle les a blessés, l’un à la tête, l’autre au
pied, et que Mourlin achève de mettre en gaieté en leur demandant ce que
diable ils faisaient ensemble. Un petit qui souffre, qui se met à
genoux, comme un pauvre animal, quand il ne peut plus avancer... qui
s’étend. Un grand qui marche posément, lentement, au milieu des boiteux,
avec mille précautions, car il a une balle dans les poumons et qui,
malgré tout, se jette à terre dès qu’arrive un obus. Puis, le danger
passé, il se redresse peu à peu, verticalement, et se lève comme on
grandit. Un lieutenant qui, d’une main tâtonnante, cherche son lorgnon
vers son cerveau ouvert et se plaint de sa myopie. Derrière des meules
déjà repérées par les canons ennemis, des dizaines de blessés graves
entassés qui, par peur de devenir encore plus visibles, repoussent les
petits blessés comme d’un radeau surchargé. Certains ont enlevé leur
capote et marchent en chemise, pour que les Allemands ne tirent pas sur
eux; et parfois au milieu des gémissements un appel: c’est un blessé qui
vient d’être atteint à nouveau, c’est un jet de sang nouveau, tout
frais, et c’est, au milieu de cette plainte monotone, un cri tout vif.

Puis, soudain, déblayant pour une minute la route et les champs comme
s’il guérissait et entraînait avec lui tous les blessés, un régiment de
renfort qui charge en compagnies déployées sur Nogeon. Rien que des
inconnus, et de chaque inconnu, à la guerre, on a l’impression qu’il
n’avait rien à voir là-dedans et qu’il s’est battu pour vous. Le soleil
rabat toutes leurs ombres sur la gauche et Nogeon ne reçoit que des
images, des corps illuminés. Ils vont dans l’axe de la route, chacun
d’eux qui tombe, tombe dans la ligne même des sillons. Ils entrent dans
Nogeon, et la distillerie, presque aussitôt, s’allume, flambe. En dix
minutes, elle est en feu, d’un feu lourd dont ses grandes cheminées
essayent par habitude de donner la meilleure fumée. Ils reviennent, se
reportent en arrière,--puis sortent encore des soldats isolés, les plus
braves, et ceux enfin qui supportent le mieux la chaleur; une
arrière-garde roussie, qui cède au feu sans hâte. En voici un dernier
qui sort de la flamme même... En voici un autre... Plus personne... Des
papiers rougis, des flammèches voltigent, que les soldats se donnent la
peine d’attraper et d’éteindre d’une claque, quand ils sont près d’un
officier, comme les enfants qui tuent les mites pour plaire à la
maîtresse de maison.

Notre lieutenant de dragons est revenu au galop. Il n’a plus le même
cheval, et Danglade non plus, qui passe avec des ordres. Chaque cavalier
reparaît dans la bataille avec une monture qu’il connaît et qu’il aime
de moins en moins, et vers le soir la mort de son cheval ne le touche
même plus. A nouveau un flottement à la droite de Nogeon et nous
arrêtons ceux qui ont trouvé un prétexte pour chercher un peu de repos.
Nous retenons pour nous aider un petit caporal du 60ᵉ, qui a vingt-deux
ans; timide, il ne s’attaque qu’aux visages imberbes et il ne sait
arrêter, au lieu de crier, qu’en courant se mettre devant l’homme qu’il
poursuit, comme ferait un chien. Des fuyards habiles qui se sont
organisés en corvée d’eau, et marchent leurs sacs de coutils dépliés.
D’autres, plus modestes, qui voudraient seulement de l’ombre. Un zouave
qui, pour détourner mon attention, me montre un revolver prussien et
veut m’entraîner dans un trou, à cent mètres, où tous les boches morts
ont encore leurs lorgnettes. C’est à mon tour de résister. Des vieux à
visages durs, qui se sentent plus braves que nous, et sont vexés de
reprendre leur élan sur deux sergents parvenus. Un autre qui se venge en
ne quittant pas des yeux le nez de Mourlin, qui y a attrapé un coup de
soleil. Toutes les cinq minutes désormais, Mourlin demandera ma glace,
ou la glace de ceux qu’il arrête. Des camarades, dont la tête apparaît
dans ce reflux, et qui me disent: Un tel est tué, car cela coûte un mort
au moins, aujourd’hui, de revoir une figure connue. Un soldat tout pâle,
auquel je montre un aéroplane en lui glissant un fusil dans la main,
comme à un enfant pour qu’il mange sa soupe. Parfois le renfort d’un
agent de liaison, qui revient de la brigade et nous dégoûte du village,
où il n’a trouvé ni eau, ni pain: rien que des marmites, et surtout le
général, qui le prenait pour un fuyard et le menaçait à distance de son
revolver. Il a chargé sur lui en agitant son pli et est parti sans
attendre de réponse.

--Alors, allons-nous en! disent les autres.

Nous les retenons maintenant. Le lieutenant veut en rassembler une
cinquantaine que nous ramènerons en sections. Ceux qui arrivent sont
tout étonnés d’être reçus comme s’ils étaient attendus et prennent sans
mot dire la place qu’on leur indique.

--En route!

Pour se débarrasser du cheval, on le lâche simplement vers l’arrière, et
nous avançons. Les balles sont de plus en plus basses et l’on rampe. Un
homme parfois s’encastre entre deux grosses betteraves et se dégage avec
peine.

Voici les peupliers. Nous sommes tombés dans une compagnie déployée dont
nous troublons une minute les habitudes et qui nous accepte sans
enthousiasme dans son fossé. Les Allemands sont là, à trente mètres. Il
y a parmi eux un grand diable qui se lève à demi toutes les cinq minutes
et qu’on n’arrive jamais à tuer. Cela intéresse les nouveaux venus. Le
voilà; un dos gris vert surnage tout à coup au-dessus des betteraves.
Deux coups de feu sur lui. Bien des Français n’auront vu de l’ennemi que
ce pauvre pantin. Le soir on a fini par l’atteindre.

Tout est calme. C’est encore l’heure où les premières lignes lassées
forment la seule zone neutre des deux pays et montent seulement la garde
devant la bataille. Que les secondes lignes tiraillent sur les secondes
lignes allemandes, que nos canons canonnent leurs obusiers, que nos
civils haïssent leurs civils! Nous ne tirons pas, nous réservons notre
colère pour une compagnie de renfort, étendue cinquante mètres derrière
nous, qui nous prend pour des blessés, et dont le capitaine nous crie
sans relâche qu’il va nous délivrer. Capitaine agité qui hurle aussi:
«Vorwärts, Vorwärts», pour provoquer les Allemands, et Mourlin aussitôt,
pour les calmer, crie plus fort encore un mot allemand qu’il croit, à
tort, signifier: Repos. Tous deux luttent de la voix une minute, et
devant nous les Saxons se taisent, craignant un piège, se demandant ce
que peuvent bien préparer les Français pour hurler ainsi
alternativement, dans la langue impériale: En avant! et, Tranquillité!

La journée commence: Mourlin, qui est de l’active et de la classe, a
tiré son mètre et coupe le jour d’hier.


                                                  Mardi 8.

Le soleil se couche. Mais un moment encore nous tirons, sur lui, par les
sillons, comme on tire par un tunnel dans les boutiques de foire, et un
avion allemand profite des dernières lueurs pour venir espionner ma
compagnie. Cinq minutes entières il reste au-dessus de nous à virer. Il
ne perd pas un de nos gestes. Il pourra dire à von Kluck: Mourlin a
toujours son coup de soleil, Dollero lit une lettre dénonciatrice qui
commence par «Mon Dollero», Bernard mâche ses betteraves: attendant la
nuit avec ses propres armes, nous fermons les yeux, rejetant la tête en
arrière quand notre somnolence heurte soudain en nous le sommeil même.
Pas de tranchées, nous ne laissons sur le sol que la trace de nos corps
et à fleur de terre nous trouvons la confiance qu’il faudra puiser
bientôt de plus en plus profond. Visite d’un brave soldat qui rampe
jusqu’à nous, les bras repliés sous lui, comme les chiens sans malice
replient leurs pattes de devant, et qui risque sa vie pour attraper un
mille pattes et le jeter sur nous, avec ses trente pattes frétillantes.
De temps en temps, Jalicot crie: Rendez-vous! pour faire une farce aux
Allemands, qui continuent à tout prendre au sérieux et répondent en
français pour qu’il n’y ait pas d’erreur: Non! Non! Puis, à leur tour
ils crient de nous rendre et nous leur répondons d’une voix un seul et
même mot. Ils sont vexés: eux nous répondaient poliment! Sur la droite,
à tout propos, les bugles des alpins, qu’on aperçoit sombres à flanc de
pente, comme leurs sapins dans la montagne. Ce sont des alpins
réservistes plus fidèles à la musique que les jeunes. Une alerte, qui
tend le front français, et nous nous couchons sur le côté pour mettre
nos baïonnettes, les uns se faisant face, les autres se tournant le dos.
Parfois, sous ces étoiles, sous ces balles qui ne rencontrent plus la
terre nivelée par la nuit, une gloire sous laquelle nous rampons
minuscules et nous remuons sans hâte, comme ceux, sous des toiles, dans
les théâtres, qui font la mer tranquille.

Minuit. Nous nous sommes ensevelis dans un trou, et ceux qui ne veillent
pas nous rejoignent. Voici celui que nous désirions le moins, car il
ronfle, le capitaine. Entassés, nous avons les jambes prises dans de
lourdes jambes; des inconnus, nous aimons mieux ne pas savoir qui, nous
étreignent. Parfois on défend durement sa tête contre un genou, un
soulier, une tête. Parfois un arrivant ne sait pas qu’on dépose son
arme, et s’étend sur nous avec son fusil qu’on expulse peu à peu, comme
une arête. Parfois des coups de pieds violents et anonymes contre une
jambe importune qui doit être celle du capitaine. Un soldat du fond qui
grelotte donne au tas un mouvement fébrile; deux derniers invités,
magnanimes, jettent sur le trou comble leurs pèlerines. Un officier en
ronde nous commande de nous lever; nous nous taisons; il nous menace; il
faut que le capitaine dégage sa tête, et du milieu de nous, nous
commande, comme notre conscience, et surtout à ceux du fond, de ne pas
bouger. Un soldat qui vient d’être blessé s’arrête près de nous, demande
où est le poste de secours, et, pris de générosité, dépose sur le rebord
de notre trou des objets qu’il nous nomme.

--Des courroies de sac neuves, du saucisson, un couteau.

Au bout d’une minute il revient. Il n’a pas trouvé le poste et
d’ailleurs éprouve un remords au sujet du couteau qu’il reprend. Mais il
n’a pas le temps de repartir. Aux quatre coins du plateau les
mitrailleuses font leur bruit de squelette. Un de nos canons tire au
hasard dans la direction de l’Allemagne. La fanfare des chasseurs sonne,
s’arrêtant soudain, comme si tous les musiciens se précipitaient en
mesure pour ramasser un même blessé. Le soldat mange son saucisson. Un
des dormeurs du fond essaye de se dégager; les autres se font plus
lourds pour qu’il reste immobile. Il remue encore par saccades, puis,
écrasé, se plaint, se tait.

Une heure. Nous revenons à Fosse-Martin par la route, muets, entêtés.
L’amitié nous colle l’un à l’autre et chacun s’appuie sur un camarade,
mais nous ne savons plus parler doucement, discuter, et personne ne cède
plus à personne. Dollero veut me forcer à prendre le pain qui lui reste.

--Mange ce pain.

--Garde-le.

--Tu n’en veux pas, eh bien, regarde.

Il n’insiste pas. Il le jette, et Dieu sait pourtant ce qu’était pour
nous le pain, cette nuit-là.

--Jette.

Ségaux voit que mon rhumatisme à l’épaule ne va pas mieux, et il veut
porter mon fusil. Nous nous battons. Je le lui arrache. Il me fait mal.
Je lui fais encore plus mal, et il a les larmes aux yeux.

Enfin Fosse-Martin!... Sur la petite place, les blessés qui claquent des
dents ne savent si c’est la mort ou le froid, demandent le major aux
uns, aux autres une couverture. Un séminariste qui n’ose dire «je meurs»
dit «je n’existe plus, je n’existe pas!» Dans l’ambulance comble, un
soldat délire, compte des chiffres en chantant, et meurt quand il a
prononcé le chiffre de son âge. Sur la route, un officier montre du
doigt, derrière l’abreuvoir où elle se reflète, la fenêtre éclairée du
général, et, stupide, avec un accès d’enthousiasme, confie à son
voisin:--C’est Bruges, vraiment! Regardez donc! c’est tout à fait
Bruges!

⁂

Le ciel est muet, les arbres muets. On a retiré le langage aux armées
étendues. Jamais un mot n’a tant coûté, et ceux parfois qui se relèvent,
étendant les bras, ne parlent à la nuit que par gestes. On se réveille,
coupé soudain par le froid à la partie nue du poignet, du mollet, du
cou, et on l’entoure d’un mouchoir comme une vraie blessure. Le camarade
du capitaine qui ronfle, siffle timidement au-dessus de lui depuis un
quart d’heure sans oser le toucher. Un télégraphiste a pris un dormeur
dans son fil et, une demi-heure entière, essaye de tout dégager sans
que l’autre se réveille. Partout, pour le sommeil, le respect qu’on a,
dans la paix, pour la vie. Comme pour la renforcer, dès qu’ils ont
soigné leurs chevaux, les dragons viennent s’étendre derrière nous et
doubler en ronflant notre ligne de dormeurs. Quatre heures. On voit
celui qui perdit hier son meilleur ami ouvrir des yeux à nouveau
ignorants, tout apprendre, et les refermer. Des sabots qui tapent sur la
route, un air acide, une lumière verdâtre, tout ce qui vous a fait
désespérer, jadis, au printemps, à l’aube du jour où vous aviez entassé
d’avance les heures les plus douces..., puis l’on se rappelle où l’on
est.

On se dresse soudain comme si l’on avait dormi sur le rebord d’un pont,
en veillant à ne pas chanceler du côté de la bataille. On voit la
frontière même marquée par cette chaîne de soldats anéantis. On a une
seconde d’ingratitude pour tous ceux qui là-bas derrière pensent à vous.
Pourquoi vivent-ils? La guerre serait si belle s’ils n’existaient pas.
Puis, repentant, par amitié pour eux, on pense à soi-même avec leur
tendresse.--Pauvre vieux, se dit-on. On s’appelle par son prénom et par
les surnoms qu’ils nous donnent. Le courage revient et l’on vole le
meilleur fusil et la meilleure baïonnette de ceux qui dorment encore. Un
brave adjudant réveille ses hommes en les chatouillant avec des
herbes:--Eh l’olibrius! dit-il à chacun, regarde ta montre! et les
olibrius ouvrent des yeux jaunes, des bouches lourdes où s’engouffre le
matin. Puis, dans l’aurore même, cadran solaire sans soleil, notre petit
canon matinal éclate et, parti de l’Allemagne à la même seconde, un gros
obus arrive, nous couvre de pierres, de terre, de débris de tôle. C’est
trop de bruit! Les olibrius se lèvent en jurant... et aujourd’hui
commence.

Belle journée. Une fois admise, il faut la juger sans parti pris. Le
soleil s’élance de nuage en nuage et celui qui le contient est doré. Le
ciel est bleu clair, avec quelques abîmes. De ces ormeaux dont les obus
détachent toutes les minutes la verdure par branches entières, l’automne
fait tomber aussi, mais une par une, des feuilles jaunes. Pas d’ordres
encore, et nous avons une heure de flânerie. La route est aux blessés
légers, qui n’ont pas voulu s’égarer la nuit, et qui marchent
gaillardement, chacun portant à fleur de peau, on peut toucher, son
éclat de grenade ou sa balle. Voici Trinqualard, atteint au bras gauche,
à ce pauvre bras gauche que toute l’armée française a si volontiers
sacrifié depuis le jour de la mobilisation et qui n’a pas essayé de se
racheter en devenant moins maladroit, moins rétif. En échange de la
nouvelle qu’hier nous en avons fait cent, Trinqualard me donne un vrai
prisonnier qu’il a ramené de Puisieux, avec lequel nous jouons une
minute, qui s’apprivoise et ne veut plus nous quitter. Mais quand un
obus arrive, il gémit, déplore son aventure et nous lui crions de se
taire:

--Comment se taire, avec une guerre pareille! répond-il.

Jusqu’à nous parviennent maintenant de nouveaux convoyeurs, de nouveaux
conducteurs qui se trouvent pour la première fois sous le feu. Ils
courent, ils ont les yeux pleins de curiosité et d’angoisse; ils
demandent où sont les Allemands, si c’est la garde prussienne, quelles
sont les blessures les plus fréquentes, si nous gagnons. Ils ont de
petites jambières comme on les porte dans les pays de serpents, et, au
milieu de notre vie lente, continuent toute la journée une existence
saccadée, leur plaque d’identité en évidence sur l’uniforme, empressés à
relever le moindre sac, le moindre fusil, domestiques nouveaux de la
bataille, ayant sur les lèvres le nom de tout ce qu’ils ont à perdre,
enfants, femmes, parents, distribuant soudain sans raison des boîtes
d’ananas ou de homard, abattus par le vent du moindre obus comme s’ils
étaient moins lourds que nous.

Le vent vient de l’Est; pas une de nos paroles qui soit entraînée vers
l’ennemi, nous parlons, nous rions sans avoir à nous méfier de nos rires
et les cavaliers eux aussi, une fois à terre, relâchent leurs chevaux
sans plus s’en occuper, assurés qu’ils ne peuvent aller que vers des
amis, et qu’à Meaux, à Tours, à Bordeaux, un jour on les rattrapera.
L’air est léger. Nous y vivons en liberté, avançant en tirailleurs dans
les champs pour préparer l’assaut. Nous visitons les meules, les talus;
et de chacun, comme nous appuyons sur la peau pour faire sortir une
balle en surface, nous ramenons un Allemand endolori, blessé d’hier ou
d’avant-hier. Sur ceux-là, il ne peut y avoir de doute, c’est nous qui
les avons touchés. Nous les avons touchés aux poumons, à la tête, à la
hanche, nous leur avons simplement, petite leçon chrétienne, traversé
les deux mains, et chacun d’eux suit son Français, un peu moins agile,
un peu moins fort, à peine moins calme, tous les deux avec des lèvres un
peu gourmandes, un peu méfiantes, car ils ont échangé leur tabac et ils
l’essayent.

Voici les ordres. La division réclame d’urgence un état de ceux qui
savent le turc. Il suffirait de savoir le turc pour n’être pas tué
aujourd’hui. Unique remède d’ailleurs, car on cherche en vain au fond de
soi un mot, un seul mot, à défaut d’un langage entier, qui soit un
talisman et vous assure votre vie. Personne d’ailleurs dans la compagnie
ne sait le turc, ou, dans un effort pour vivre, ne le devine subitement.
Horn sait le danois, se propose au sergent-major, mais sans espoir. On
l’inscrit quand même; toute la journée il se retournera vers les agents
de liaison, pauvre Hamlet dédaigné.

--Bergeot sait l’auvergnat, crie Forest.

Et chacun crie ce que sait l’autre: Jalicot la langue des Pions: les
habitants de Lapalisse, Charles le tunisien, Pupion le patois de
Charlieu; Masseret fait la perdrix, Dollero l’autobus... Mais le
capitaine siffle.

Nous repartons dans cinq minutes vers les peupliers. Nous nous calmons,
nous équipons, et tous,--pourquoi tiennent-ils à être si
vulnérables!--après avoir dit au revoir au capitaine dans leur meilleur
français, écrivent une dernière carte postale, sans se hâter, en la
relisant même pour l’orthographe.


                                                  Mercredi, 9.

La journée a bien marché. Nous étions tous heureux, lucides. Nous avons
fait une bonne bataille, car, dans le civil, nous aurions fait aussi,
selon notre métier, une bonne affaire, une bonne table. Pour la
quatrième fois, nous revenons à Fosse-Martin, déchirés cette fois, en
loques et portant tous la trace d’un corps à corps avec les Allemands ou
avec la terre. Étendus près des cadavres de ceux qui nous résistaient la
veille, des soldats de Nassau, nous avons préparé pour demain un tapis
avec des Saxons. Qu’il fait beau! Le silence suffit pour nous redresser.
Pour la première fois de la journée, nous allons debout, malhabiles,
trop grands, cherchant un nouvel équilibre et nous appuyant tous sur le
brancard du capitaine André. Assuré déjà de mourir, il nous questionne
sur tout ce qui tourmente sa pensée; mais, n’osant parler de lui, il
parle comme s’il s’agissait du capitaine Flamond tué lundi. Où a-t-on
mis l’épée de Flamond? son portefeuille? Où l’a-t-on enterré? et nous
lui répondons comme si Flamond, qui se moquait bien de tout cela, était
devenu à la dernière heure de sa vie un père de famille scrupuleux et
doux: l’épée, la croix, les papiers sont déjà partis pour Roanne,
scellés, et, nous le jurons, on l’enterrera, Flamond, dans un cercueil.

Voilà de nouveau l’ambulance, et nous sommes arrêtés dès le premier
brancard par Courtois, notre fourrier de réserve, auquel Chalton, notre
fourrier d’active, parle d’en haut sans se courber car il a une balle
dans l’œil. «C’est la mort des fourriers!», disent-ils en essayant de
rire, et Courtois, qui a le poumon traversé, s’inquiète, pose sur son
mal des questions précises auxquelles nous répondons des phrases vagues,
car elles doivent servir aussi aux voisins qui écoutent, aux jambes
brisées, au foie troué. Cent hommes étendus, qui ont été retirés plutôt
de l’air que de la bataille et auxquels on souffle de l’oxygène. Visages
dégonflés dans lesquels on sent desséchés et fades tous les secrets qui
faisaient leur vie, cantonniers qui ne pensent plus aux routes, charrons
qui se fichent des voitures, yeux francs qui soudain louchent. Nous
questionnons ceux de notre compagnie.

--Et Jalicot?

--Il va bien, mais Vergniaud est tué.

--Et Pupion?

--Bien, mais Béreire est tué.

Tristes rançons. Par quel mort équilibrent-ils mon nom, à ceux qui les
interrogent sur moi?

Mais Charles nous appelle au seuil d’une petite maison, et nous offre à
boire. Impression bizarre d’être dans une chambre. La porte une fois
fermée, malgré nous, notre cœur s’élargit jusqu’au plafond. Nous buvons,
nous nous disons nos plus grands secrets. Drigeard parle de sa femme,
Charles de ses petites filles. Les photographies sortent de nos poches,
comme si les noms eux aussi se dilataient. Dans cet espace clos se
dissémine tout ce que la bataille depuis quatre jours comprimait. Cela
sera le diable de faire rentrer tout en nous, quand nous allons sortir,
et une ou deux de ces formes vont nous accompagner tout le soir. Charles
croit que la bataille va finir, qu’il y en aura une ou deux encore, sur
la Meuse, sur la Somme... la dernière sur le Rhin, car déjà, bien que
nous combattions dans un pays sans ruisseau, sans sources, les rivières
se glissent dans nos dialogues et entendent donner leur nom au combat.

Nous avons rejoint le capitaine au carrefour. Il est monté sur les
marches de la petite croix de fer à laquelle il se cramponne et
surveille les champs comme un pilote. Une compagnie creuse des
tranchées devant notre fossé, et de temps en temps, en face de moi une
tête émerge, toujours la même, celle d’un soldat à grandes moustaches
qui me prend en amitié. Quand il me devine engourdi, il m’arrose de
terre sèche et rit. Il me passe à la main tout ce qui se trouve dans son
trou, un grillon, un reste de cartouche de chasse. Pour me parler il
prend le prétexte que l’on prend quand on commence à parler. Il me
demande le nom de chaque chose. Quelle est cette plante? Il a toujours
ignoré son nom. Dans son pays on appelle cela du santeuil. Il veut
jouer. Comme un chien qui rapporte son caillou, il me lance une boîte
vide, qu’il reçoit sur la tête en éclatant de rire; l’affection le
pousse à creuser de mon côté et à me téléphoner par une racine. Après
chaque shrapnell, il disparaît et revient avec les noms des blessés, car
tout ce qui porte un nom l’intéresse et il me demande le mien. Comme
Drigeard nous donne le café, je lui passe mon quart; pour me le rendre,
il sort tout entier de sa tranchée, et nous nous trouvons face à face,
intimidés comme les correspondants des Annales qui ne se sont jamais vus
et ont pris rendez-vous entre deux trains, dans une gare; il est mal à
l’aise, mais heureux. Il examine l’autre bout de sa racine; il prétend
que c’est de l’acacia noir et non point du cardénate; et soudain, comme
si le train partait, il regagne d’un bond son trou. J’ai revu deux fois
sa tête, lui jamais plus.

La nuit tombe; les bouchers du régiment cherchent un bœuf échappé en
suivant la ligne des tranchées qu’il n’a pu franchir. Les obusiers
allemands se sont tus un par un, et, tout seul, un petit canon français
use ce qui restait de munitions à ses confrères plus nonchalants. Des
travailleurs et des blessés passent, interpellés par le général qui,
malgré lui, manifeste plus de sympathie pour les soldats touchés aux
bras qu’aux jambes. Accoudé au-dessus du talus, nous profitons du
spectacle, des cavaliers dans leurs manteaux, des volontaires qui
s’inscrivent près du feu pour les patrouilles, têtes de pourpre, et
chacun souhaite avoir là celui d’entre les siens qui jouirait le plus
d’une pareille nuit, le capitaine son père, Drigeard son directeur
d’école, et Dollero, Vigny. Les sapeurs ont reçu du bois et construisent
un abri au-dessus de nous-mêmes... A mesure que je m’assoupis, ils me
cachent peu à peu le ciel avec des planchettes.... De temps en temps,
une alerte venue de l’Oise nous effleure pour gagner la Meuse et la
fusillade crépite.

⁂

Dollero s’agite dès trois heures. Il a faim et m’éveille en retirant la
musette avec laquelle il m’a calé. Drigeard réveille le capitaine,
étendu sur son sac à café. Chacun a dormi cette nuit sur le bien le plus
précieux de l’autre, et nous nous saluons par des excuses au lieu de
nous secouer brutalement. J’erre au milieu de mes agents de liaison,
hésitant, choisissant enfin, pour l’éveiller le premier, comme si
j’avais à ressusciter des morts, le dormeur qui remue encore un peu, et
le visage le plus doux aussi, pour qu’il me maudisse moins. Je me
penche, j’ouvre avec mes doigts ses paupières mêmes... Je les maintiens
une minute. Il voit... Puis je le charge d’éveiller les autres.

Le silence dure. Les chevaux vont boire sans que les obus éclatent près
de l’abreuvoir. Nous voyons là-bas les artilleurs graisser leurs pièces,
s’étendre au-dessous d’elles, accrocher aux affûts de petits pots
d’essence ou de ripolin, et des canons, ce matin, semble couler une
résine bienfaisante. Repos tel que le cordonnier de la compagnie accepte
un soulier et le répare. Le soldat qui a le pied déchaussé ne vit plus:
la bataille pourrait recommencer juste maintenant! Mais un second se
délace, un troisième enlève d’avance ses deux souliers. Jamais, depuis
un mois, nous ne sommes entrés dans la journée comme dans une mer
calme, les pieds nus. Des médecins se promènent jusqu’à notre ligne, le
cœur du village n’est plus notre sang, n’est plus l’ambulance. Déjà les
soldats entreprennent tout ce qu’ils avaient remis à la conclusion de la
paix, sculptent les crosses allemandes, forgent les bagues, accouplent
en paniers les douilles d’obus. Toujours pas de canon. L’heure que nous
nous étions fixée pour croire à la fin de la guerre est passée d’une
minute; nous nous donnons un quart d’heure encore pour être tout à fait
tranquilles, puis une demi-heure, puis une heure, regagnant la paix,
comme on regagnera plus tard l’arrière des tranchées, par des boyaux de
plus en plus larges. Nous n’osons penser à ce que signifie ce repos, à
part ceux qui prétendent que tous les Allemands sont tués par des obus à
gaz. Nous n’osons pas plus y regarder de près que l’alchimiste, le feu
éteint, dans sa cornue. Nous attendons que l’aube se dépose toute sur la
plaine et qu’on trouve des noms de cuivre, d’or, au pied des peupliers.
Nous n’osons que plaisanter et demander à Bergeot--il le ferait
peut-être mais toute sa vie il aurait du remords--s’il épouserait la
sœur de sa veuve.

Le capitaine refait son régiment à six compagnies. Nous rassemblons tous
les papiers d’appel qu’au cours de la nuit un soldat inconnu a glissés
dans nos mains ou posés sur nous-mêmes, nous secouons, pour ne perdre
aucun nom, nos fagots, nos gerbes de paille et il nous reste sept cents
hommes, trois capitaines, six lieutenants. Nous pouvons désormais
compter sur eux, car les civières rentrent vides de leur sortie
matinale, à part une seule, de laquelle un soldat nous crie qu’il est le
dernier blessé. Il est blessé au bras; le général lui serrera la main.
Barbarin qui mettait au courant son carnet d’Alsace, quand la bataille
éclata, le reprend et, pour me redonner la mémoire, me fait épeler les
mots.

--Le bourg avant Thann?

--Aspach.

--Le bourg de la poule?

--Bellemagny.

Voici le ravitaillement. Voici un pain aigrelet, d’un blé qui n’a pas vu
le soleil. Nous comptions qu’on nous porterait les trois mille rations
habituelles, mais le lieutenant du convoi, homme sans cœur, n’a pas
voulu supposer qu’aucun de nous n’était tué, et a supprimé sans remords
deux mille rations. Voici Guillemard, qui arrive en auto des Invalides,
où il a porté notre drapeau allemand. Le général Gallieni lui a donné la
médaille et cinquante francs. C’était la première fois qu’il allait à
Paris: il a pu voir la Tour Eiffel au moins dix kilomètres, pendant le
retour, car il était assis dos au chauffeur. Il n’a aucune nouvelle; il
a oublié de demander comment cela allait, le général ne lui parlait que
de sa famille; la prochaine fois que nous prendrons un drapeau, il
faudra convenir de rapporter le journal.

Sept heures. Le vaguemestre et moi n’y tenons plus. Nous partons à
bicyclette vers les peupliers par la route de Nogeon. A toute allure.
C’est un barrage qui vient de s’ouvrir devant nous. Galopant sur des
chevaux sans selle qu’ils ont trouvés, des fantassins au torse nu
s’amusent une minute à nous escorter et, malgré nous, au lieu de leur
parler, nous faisons la course. Dans les champs, les hommes enterrent
les morts dans de larges tranchées, les collant l’un à l’autre ou les
espaçant selon ce qu’ils croient de la mort, et si l’un des tués est
trop grand, plutôt que de le plier, l’étendant de biais sur les autres.
Des patrouilles s’égarent à la recherche de petits arbres ou de poutres,
selon ce qu’elles croient de Dieu, pour marquer les tombes, et chacun
revient portant sur ses épaules le bois brut d’une croix lourde ou
légère. De petits feux, où l’on fait rougir des pointes de baïonnette
pour graver les noms; des chevaux enduits de pétrole qui flambent; des
adjudants qui distribuent avec parcimonie de la chaux vive et nous
suivent d’yeux menaçants, curieux de savoir ce que peut bien aller faire
un vaguemestre en avant des lignes. Des ombres de nuages immobiles
marquent les champs comme des meurtrissures. Tous les hommes amaigris,
hâves, et presque semblables à force de ne plus recevoir qu’une maigre
pâture biblique, les deux aliments secs et seuls, viande et pain, pain
et viande. Le silence des premiers temps où n’existaient point encore
les petits animaux, les coqs, les oiseaux, les chats. Echouée sur un
monticule, comme après un déluge, une arche recouverte d’une bâche, les
roues brisées et d’où l’on retire un homme dont le bras pend, pauvre
être unique. Le bruit métallique des plaques d’identité qu’un soldat du
génie enfile dans un lacet, triste monnaie chinoise pour vendre nos
tués. Le groupe des morts inconnus, alignés, chacun avec un genou plié,
ou un bras levé, ou le sourcil droit qui se fronce, ou la tête
obstinément raidie vers la gauche, comme un geste convenu auquel devra
le reconnaître son meilleur ami. Un mort tout menu, tout léger, et les
fossoyeurs sont plus tristes d’enterrer un esprit. Voici Nogeon, où l’on
retrouve le commandant Gérard, étendu face contre terre depuis mardi
matin, et qui meurt pendant qu’on le retourne. Nous prenons la route de
Vincy, déserte, malgré nous appuyant vers le côté droit, vers les
Français encore épars. Sur eux le violet, le rouge boueux sont devenus
un violet vif, un rouge vif. Leur barbe a déjà poussé, et tous sont
arrivés vétérans à l’enfer le plus proche, mais nous voyons rarement les
visages, les couleurs de l’uniforme semblent surnager bien au-dessus
d’eux et flotter sur les betteraves. De ci de là surgit une baïonnette;
des fusils lâchés pendant l’assaut sont piqués en terre la crosse
droite; un mort debout, mais qui déjà s’alourdit, qui tombera si le
secours n’arrive; un autre plaqué contre un support de mitrailleuse, et
semblent avoir été pris par une tempête. Mais du côté allemand, c’est
bien le massacre, cadavres gris, sans armes, aux visages si morts qu’ils
paraissent avoir été tués après s’être allongés pour mourir, amas où le
mort du dessous semble parfois moins mort que celui du dessus, et être
venu avec cette charge au combat. Au pied de chaque peuplier, des hommes
brisés comme tombés du faîte. Mais à Fosse-Martin des clairons sonnent.
Il faut revenir.

L’ordre est arrivé de nous tenir prêts. Est-ce pour partir en avant,
est-ce pour reculer? Est-ce pour regagner le pauvre chapelet des gares
de Ceinture, le Bourget, Rosny, ou pour ouvrir enfin notre éventail de
villes, Soissons, Laon, Coblentz? Angoisse des plus grands examens,
après l’oral. Dernière promenade à l’ambulance où ne reste plus qu’un
mourant dont s’approchent à tour de rôle, car il y a eu visite ce matin,
tous ceux qui ont un furoncle, un panaris, mais on sonne le départ et de
la porte j’aperçois au loin Drigeard qui met son sac, m’invite à courir,
me montre le fond du village, d’un geste qui semble indiquer la route
et--j’en frémis encore--me laisse croire que nous reculons.

Il me montre le général, à cheval, qui tend le bras vers nous, vers
l’avant.

⁂

On ouvre l’arbre qui barrait la route; chaque peuplier décharné se lève
aussi sur l’accotement comme le poteau d’un passage à niveau. On siffle
les hommes les plus pressés, qui ont franchi le remblai et avancent à
petits pas, essayant comme un gué cette campagne libre. Nous partons,
mais l’état-major a calculé les heures de départ et les distances comme
s’il s’agissait d’un régiment neuf; les deux bataillons flottent dans
cette route trop large. Renonçant aux pierres des kilomètres, nous nous
reformons et nous resserrons entre des bornes plus modestes.

C’est le départ pour une seconde guerre. Nous ne nous connaissons plus.
Les hommes qui restaient des compagnies supprimées sont distribués dans
les autres, veulent rester groupés et les coupent en tronçons. Grands et
petits sont mélangés, l’immense Berquin qui nous servait de pylône n’est
plus qu’à dix mètres de nous et il semble que notre vue soit faussée.
Une presbytie cruelle nous montre distinct le guide même du régiment, et
chacun des soldats dont on ne pouvait autrefois, de si loin, deviner les
traits. Chaque silhouette jadis incertaine a maintenant un petit visage
et vous regarde. Les barbes ont poussé, les cheveux. Souliers et
jambières, desséchés et privés de graisse, ont l’air d’envelopper des
jambes mortes. Dans cette section, tous se taisent, les bavards en ont
été tués, et dans celle-là, sans doute, les bonnes âmes, car tous y ont
le regard dur. Chacun occupé de son sort, les cuisiniers en surnombre
rongés par la pensée qu’on va supprimer leur emploi, les ordonnances
dont les officiers sont morts cherchant tenacement à savoir quels
officiers survivants ont perdu leurs ordonnances. Des sous-lieutenants
veulent monter le cheval de la compagnie, et, peu cavaliers, imitent
instinctivement les gestes et les manies du capitaine mort. Aux haltes,
poussé par l’habitude vers des camarades ou des officiers absents, on
se retrouve seul, abandonné, et l’on se tourne avec reconnaissance vers
l’arrière du régiment, qui n’a pas trop changé, vers le docteur Mallet,
vers Laurent, vers tous ceux qui ont réussi à garder étroitement unis
leur corps et leur nom, vers le cheval de Ramonchamp que nous ne pouvons
atteler et qui suivra haut le pied toute la guerre, vers tout ce qu’il y
avait de stable dans notre passé! Nous avons laissé les peupliers sur
notre droite et nous suivons, jusqu’au delà de Bouillancy, la ligne de
bataille du 7ᵉ corps. Retirés et adossés au gazon du talus par des mains
pieuses, tous les morts qui étaient tombés si durement sur la route et
les cailloux. Pendant les pauses, nous nous confondons avec eux, assis
ou étendus, puis le sifflet résonne, et, injuste jugement dernier, nous
seuls nous relevons. Des livrets militaires, où l’on cherche par
habitude quelles punitions ont eu à la caserne les tués auxquels ils
appartenaient, bien peu savaient nager. Aux carrefours, des cavaliers,
puisque c’est le destin de la cavalerie de tomber là où les routes
forment un soleil. Bouillancy en ruines; des maisons branlantes les
soldats ont retiré ce qui restait de meubles pour les installer dans la
cour d’arrière ou d’avant, les tables et les chaises, les armoires,
quelques glaces et quelques tableaux à ras de terre, nouveau plan de la
maison sur lequel il suffira de reconstruire une toiture. Puis les morts
s’alignent sur nous, s’orientent soudain selon la route, vers le Nord,
et nous sortons de la bataille suivant son méridien lui même.

Tous nos morts nous précèdent, légers, sans sacs, et nous, nous sommes
sans désirs, sans souvenirs. Puis chacun, peu à peu, essaye de savoir ce
que l’autre a vu de plus triste. Chacun regarde l’autre avec étonnement.
Ce qui lui est arrivé lui semble irréel, mais ce que l’autre raconte est
si vrai, et nous frémissons du récit des tristesses moitié moins
cruelles que celles que nous avons subies sans frémir. Quel langage
atroce nous avons maintenant! A toute question désormais une réponse
horrible, comme si s’amincissait dans le cerveau, à mesure que se
rapprochent les Français et les Allemands, ce qui sépare la logique de
la folie. Cette lueur? c’était nos blessés qui brûlaient dans la ferme
Nogeon. Ces points noirs? c’était une classe qui fuyait sous les obus;
et tout juste si les vieilles lois se rétablissent, si les récits
ressemblent aux vieux récits de guerre, à mesure que les grades
augmentent et qu’on arrive aux généraux. Au fond de nous, une vie de
civil sèche et sans attrait. Dollero n’aime plus et n’épouse plus son
amie; Mourlin est las de son école, et que peut bien penser aujourd’hui
le secrétaire du commandant, le professeur d’histoire de l’art, de
Bourges ou de Sainte-Trophime. Il a un regard vague, sans lumière;
malice, candeur ont été secouées de ses yeux comme d’un vitrail. Son
lorgnon aussi est cassé. Il va sur la pointe de ses gros souliers qui le
blessent, avec toutes les précautions d’un marcheur qui sait depuis
quelques jours la terre bien mince. Dans quelle soirée divine, comme les
fleurs japonaises dans leur assiette d’eau, l’été, pourront à nouveau
pour lui éclore Saint-Rémi de Reims, Vezelay, Issoire, le granit et le
marbre? Après quel dîner de paix reprendra-t-il son offensive
interrompue contre le gothique, l’arc roman inscrivant son sourcil
heureux? Il songe seulement qu’il avait l’habitude de marcher sur le
côté gauche de la route, qu’il doit marcher maintenant du côté droit, et
qu’au fond tout est bien, et que ses semelles seront également usées.

Voici un trou avec des pierres de taille, un écriteau nous rappelle que
cela se nomme la carrière. Voici des arbres qui ne s’écartent pas les
uns des autres à notre approche, chaque chêne surveillant son bouleau,
chaque bouleau son frêne, les aulnes et les ormes les bordant, cela
s’appelle la forêt. Le ciel est tout bleu, les vents s’apaisent la
saison effarée se rassure peu à peu; nous sommes inondés de soleil;
l’automne, au lieu de s’appuyer à des frondaisons sans âmes, se confie
au régiment même, tout doré, et sur les pentes qui nous déversent loin
de notre arène, il nous sèche et nous réchauffe dans nos capotes
traînantes et blanches de boue comme des mouches échappées à un bol. A
chaque tournant, dans chaque bosquet, il nous redonne une des choses que
nous avions oubliées, laissé tomber de nous, le château, le ruisseau, la
chapelle, et nous les reprenons en nous comme des choses perdues. Ceux
qui, modestes, marchaient dans la paix les yeux baissés, souvent
récompensés par une pièce de nickel, retrouvent aujourd’hui une voie
ferrée, un étang, et nous retrouvons aussi, un par un, tous abandonnés,
affamés, passionnés à nous suivre, les animaux, la brebis, la chèvre, le
bœuf et tous leurs cris. Entre des maisons désertes, celui qui savait
retrouver entre deux pages des fleurs sèches, retrouve de vieux
géraniums-lierre, des zinias, des balsamines brûlées, et soudain les
roses elles-mêmes, épanouies; et voici enfin les trois armoires à glace
d’un village rangées par les Allemands en fuite face à la route, de
sorte, ô le plus hâve et le plus amaigri d’entre nous, que tu as trois
fois pour te reconnaître!


                                                  Jeudi.

Le soleil a maintenant mille rayons visibles, comme quand on va, le
soir, de Marly à Versailles. La bataille est finie, car la brigade nous
reprend tous les droits qu’on laisse à l’infanterie les jours de combat:
on nous défend de tirer sur les avions allemands, de partir en
patrouilles quand nous sommes curieux, de monter à cheval sur les
chevaux trouvés... On nous reprend une victoria... On n’a plus besoin de
nous.

Un peu avant Lévignen, des dragons nous passent cependant une ambulance
allemande. Son pharmacien, Magnus, habitait Paris et c’est lui qui nous
répond. Dans les sacs des majors quelques trouvailles.

--Pourquoi ce buste de Carnot?

--C’est Carnot?

--Pourquoi ces souliers d’enfant?

--Mais pour nos petits enfants. Ce sont de jolis souliers.

--Bergeot! Viens regarder les majors!

Quand nous ne sommes pas contents d’un prisonnier, nous le faisons
regarder par Bergeot, qui a les yeux rouges et fixes. Il s’approche et
une minute entière inflige à Magnus le supplice du regard. Dans
Lévignen, que les Allemands ont miné, deux explosions. Bergeot revient
sur Magnus. Troisième explosion. Bergeot le prend par les épaules.

--Ce n’est pas de la traîtrise, explique Magnus, c’est le sort de la
guerre.

--Taisez-vous!

--C’est le destin des armes.

--Taisez-vous!

--Je me tais. J’y suis obligé...

Bergeot satisfait explique aux autres prisonniers que nous avons pris un
drapeau et montre la compagnie qui défile. Les hommes sont trapus, ils
se taisent, et l’ambulance serait impressionnée sans le lieutenant
Tancliat, qui, à cheval pour la première fois de sa vie, est vraiment de
côté sur sa selle. D’un mot je le redresse dans la pensée de mes
captifs:

--Voici le lieutenant qui a tué le général von Sastrow.

Il n’a point tué de général, et moins que tout autre le général de
Sastrow, qui avait quatre-*vingt-cinq ans quand je visitai, à Munich,
sa collection d’empreintes de pied dans le marbre. Mais Magnus pâlit
quand Tancliat, poussant noblement son cheval en le fouettant de ses
rênes sur l’oreille et d’une baguette sur la croupe, le pied gauche
impuissant à trouver l’étrier, s’approche de notre groupe et me tend--je
ne la prends qu’au bout de quelques secondes, pour qu’on la voie blanche
et soignée--sa main meurtrière.

La nuit fantasque n’a point ce soir voulu tomber seule et il pleut. Les
bouteilles abandonnées debout par les Allemands seront demain matin à
moitié pleines. Pluie qui nous rend le passé, car il n’a plu qu’une ou
deux fois depuis la guerre, et nos souvenirs de la dernière averse de
paix sont précis comme ceux du phénomène le plus rare, comme celui de la
dernière éclipse. La dernière fois qu’il pleuvait, je prenais un vin
blanc gommé au Café Helvétique, et il y avait dans le journal un triolet
contre le maire. L’avant-dernière fois qu’il pleuvait, je mariais mon
ami Jusse. Une fois aussi, sous la pluie, j’ai vu Québec, j’ai vu
Naples, et je me souviens même de la première fois,--où, surpris, je
pleurai. Lévignen est à peu près désert. Nous sommes logés dans une
grande et riche ferme, où nous mettons de l’ordre, car les Allemands
viennent de la quitter. Au premier étage, ils ont pillé dans les tiroirs
toutes les photographies de jeunes filles et les ont mises en cercle
dans le cadre de chaque miroir. Leur visage était le centre de ces
visages innocents. Nous replions les chemises de femmes, nous rebouchons
les flacons, nous pendons les robes. Nous sommes calmes et ordonnés,
comme si nous venions, au lieu de battre les Prussiens, remporter sur
nous-mêmes je ne sais quelle victoire.

⁂

Les Allemands ont envoyé le brouillard, le froid, la pluie, pour que
chaque élément retarde de quelques minutes la poursuite.
Poursuivons-nous, oui ou non? C’est l’aube et l’on s’impatiente.
Heureusement, nous sommes devant une maison bourgeoise et elle nous
distrait une heure; on s’appuie d’abord contre elle, puis on la visite
comme nos descendants, au trentième siècle, aimeront la visiter, en se
promenant par groupes dans les salles. Voici une pièce avec des
dressoirs, c’est là qu’on dîne. Une autre pièce avec deux lits, c’est là
qu’on couche. Une autre avec la lampe à colonne et des housses, c’est là
qu’aux jours fériés on se réunit entre intimes pour tirer au clair quel
est le temps. Nous glissons sur le parquet comme dans un vrai musée;
nous allons refaire nos souvenirs d’enfance dans l’office tout noir,
dans le cachot de l’escalier, là où les photographes révéleraient leurs
plaques. Devant nous, les terres brunes où un territorial, pressé dans
son labour par l’ordre de route, a cassé deux charrues qu’il a laissées
là, enfoncées. Une aurore née à cent mètres de nous, toute froide. Notre
seule distraction est un soldat de Peaupié, qui a perdu la mémoire et
auquel les camarades s’amusent à donner de faux souvenirs.

--Tu te rappelles les deux uhlans de Mulhouse, que tu as tués?

--J’ai tué deux uhlans?

Il fait mettre par écrit ce qui lui est arrivé, mais en protestant
contre l’assurance qu’on lui a vu manger une demi-livre de Bavarois.

Le 60ᵉ nous dépasse; il se dirige sur Crépy-en-Valois, précédé de sa
musique à laquelle l’arrière crie de marcher moins vite, car les
musiciens qui ont porté des blessés toute la semaine se trouvent légers
sous leurs seuls instruments. Le colonel Mac Mahon est en tête. Nous
affectons d’en être surpris.

--Tiens, vous avez encore votre colonel?

Ils s’excusent, il est légèrement blessé.

Départ. Nous traversons les labours pour dépasser sur la route de
Gondreville le reste de la brigade. Nouvel arrêt. Le général fait
appeler les colonels, les commandants, et l’on voit se diriger vers lui
des capitaines, des lieutenants. Ils reviennent, demandent eux-mêmes les
commandants de compagnie, les chefs de section, et l’on voit venir vers
eux des sergents, des caporaux, un simple soldat. Distribution de cartes
aux officiers. Dans la carte nº 32, on ne voit déjà plus la place où
nous nous sommes battus. On voit la forêt de Villers-Cotterêts en forme
de V, première lettre du mot Victoire, dit le général, qui cherche sur
les forêts des cartes suivantes, mais en vain, le reste du mot. On
trouve tout juste un Y avec les bois de Saint-Gobain. Nous avançons. Sur
l’accotement, de gros champignons arrachés, et d’autres plus petits mais
debout, ceux qui ont poussé depuis le passage des Allemands.

Gondreville. A cheval sur le mur, qu’ils excitent d’une badine quand
passe un cavalier, deux gamins qui agitent leurs bérets et qu’on sent
surveillés, derrière leur perchoir, par une grande personne qui les tire
par les pieds et les remet d’aplomb. Au perron de la maison forestière,
deux fillettes. On veut nous habituer peu à peu, par la vue de leurs
enfants, à revoir des civils. Elles crient, elles nous lancent du lard,
du pain. Le canon résonne devant nous:--Ce n’est rien! C’est la bataille
qui finit! crient-elles. Elles sautent, elles dansent. Pour toucher nos
mains, elles passent la main à travers la rampe du chalet, puis le bras,
puis l’épaule. Nous pouvons au passage tirer leurs cheveux, feindre de
nous accrocher à eux pour nous arrêter, appuyer sur leur petit nez,
pincer leurs joues.

Toujours le canon. Nous buttons contre la cavalerie qui s’arrête. Ce
n’est rien, penseraient les fillettes, c’est la bataille qui recommence.
Assis dans la mousse, engourdis, nous avons recours au feu pour nous
secouer un peu. Nous versons du pétrole sur un nid de guêpes, et les
flambons. Nous répandons la poudre de cartouches allemandes et la
faisons partir. Nous enflammons un coin de journal vieux de trois mois
que lit Jalicot. Le feu est la seule gaieté ou la seule plaisanterie que
nous ayons encore prête et, les allumettes étant rares, nous nous le
passons comme aux premiers âges, nous devons jouer sans arrêt. Soudain,
débouchant de la forêt, à bicyclette, un enfant de quatorze ans nous
apporte du vin, du jambon. Il vient de Vaumoise, où les Prussiens ont
séjourné dix jours; cette bicyclette était à son frère qui avait seize
ans et qu’ils ont tué, car ils tiraient sur tous les enfants à
bicyclette. Il repart au galop nous chercher à boire, Vaumoise n’est
qu’à six kilomètres, il se retourne sur sa machine pour nous dire au
revoir, il tombe. Son pauvre genou est en sang, il repart. Un autre
bientôt, puis deux, puis trois, puis d’allées diverses, tous ceux sur
lesquels auraient tiré les Prussiens, de plus en plus âgés, de sorte que
nous ne sommes pas trop surpris de trouver, à la sortie de la forêt,
deux vieux mendiants, auxquels nous demandons des allumettes et qui,
rouges de confusion et de joie, font pour la première fois, avec
maladresse, le geste de donner.

Vauciennes. Le soleil est éclatant. La route tourne et tourne, nous
donnant ce cœur à hélice qu’on a dans les excursions. Voici le bourg,
nous rasons les maisons à un centimètre comme les troupeaux qui ne
veulent point se tromper. Un uhlan étendu sur une botte de paille,
devant une grille, nous oblige cependant à un détour. Il a reçu une
balle dans la poitrine et agonise. Il a les yeux ouverts, et depuis dix
minutes voit se pencher sur lui nos têtes. Il verra toutes celles de la
division, s’il vit encore une heure. Il nous regarde, lucide, étonné
qu’il n’y ait pas eu encore une brute sur mille soldats pour l’insulter
et il a presque envie, confiant, de refermer les yeux. Un peu plus loin
sur la gauche, un cuirassier prussien aussi est étendu, mais il faut
avoir bien vif le désir de voir agoniser un ennemi pour prendre la peine
de traverser la route, et celui-là meurt tout seul, en criant.

Huit heures. Nous sommes aux portes de Villers-Cotterets. Les premières
maisons semblent vides. Nos dragons les contournent pendant que notre
patrouille--polie, mais on est en France,--frappe aux portes avec les
heurtoirs ou tire les sonnettes. A un premier étage enfin des volets
s’entr’ouvrent, lentement, et les fusils se dressent, mais c’est une
bonne sœur en cornette qui apparaît, nous voit, lève les bras au ciel,
et crie:

--Ils sont partis, les cochons! Ils sont partis.

Nous l’entendons qui descend l’escalier. Elle heurte des bouteilles
vides dans le couloir.

--Quels soiffards que ces brutes! Voulez-vous boire, mes petits?

Elle nous embrasse, fait tomber nos képis avec sa cornette, aperçoit
l’inscription marquée en allemand sur sa fenêtre:

--Ah! mes petits enfants, effacez-la! Non je l’efface moi-même. Laissez!
Laissez! Ne salissez pas vos mouchoirs!

Pauvres mouchoirs, que nous avions tirés, boueux, rouillés. Les larmes
lui en viennent aux yeux. Nous, ignorant, depuis si longtemps que nous
n’en avons vus, qu’on répond aux gens qui vous parlent, nous nous
taisons, compassés et stupides. La compagnie nous rejoint par le fossé,
spectacle impressionnant pour une carmélite, car nous avons gardé les
lances des hussards, des cuirassiers prisonniers ou tués, et nous
portons, à nos ceintures, des collections de dragonnes. Nous avons des
capotes lamentables dont les boutons de devant ont sauté et dont les
boutons de derrière ont été coupés par nos suivants de file, des cuirs
usés par la terre comme à la pierre ponce. La sœur remonte chercher une
brosse. Mais nous sommes partis.

La zone des maisons isolées est franchie, la ville est habitée et déjà
les habitants accourent. Après tant de villages abandonnés, tant de
bourgs creux, la vue de ces gens qui ont vécu à l’intérieur de leur
ville, avec des maisons vides autour d’eux, comme un insecte dans l’eau
protégé par ses bulles d’air, nous serre le cœur. Ils viennent vers nous
en criant, étonnés, après douze jours d’un mortel silence, de l’éclat de
leurs voix. Les propriétaires qui regagnaient les maisons abandonnées
s’arrêtent la clef sur la porte, et oublient d’entrer pour agiter vers
nous leurs mouchoirs, car ils sont nu tête depuis plus d’une semaine et
les chapeaux sont à l’intérieur. Voilà des fillettes, des femmes, des
vieilles et nous avons l’impression de reconnaître chaque personne alors
que nous reconnaissons seulement chaque âge. Les femmes nous retiennent,
les hommes nous stimulent:

--Reposez-vous un peu, laissez-les courir!

--Allez-y. Vous les avez!

Les derniers sont partis voilà une heure. Nous nous hâtons; l’artillerie
nous a rejoints, donnant à l’armée son véritable bruit, mais nous
séparant du trottoir gauche, et nous ne parlerons plus qu’aux gens du
côté droit. On pensait à nous acclamer, de vieux domestiques
apparaissent aux balcons bourgeois avec des drapeaux cousus en cachette,
et l’on sent que pendant huit jours Villers a rassemblé dans ses caves
tout ce qui était blanc, et bleu, et rouge, mais on nous voit si hâves
et si décharnés que l’on ne pense plus qu’à nous nourrir. Seul, d’une
fenêtre, un vieux monsieur continue à nous photographier sans relâche,
il usera toutes ses plaques dans cette heure, il en userait une par
soldat s’il s’écoutait. Quand l’un de nous se retourne vers lui, il ne
peut résister et l’on entend le déclic.

--Ah! si vous pouviez poser, nous crie-t-il!

Des fenêtres on tend avec hâte tout ce qui reste dans la maison, comme
si c’était pour le sauver, comme si les Allemands étaient dans la cour.
Les enfants courent de nos rangs aux portes, assurant le service, le
ralentissant quand ils mettent en travers une des lances que nous leur
avons données. Une dame qui ne doit pas être de la rue nous suit en
distribuant du chocolat, mais de temps en temps, par tablettes, pour
avoir à nous suivre jusqu’au bout.

--Quand sont-ils partis?

Elle croit que nous cherchons un compliment.

--Ah! oui! vous les avez battus! Ah! pauvres enfants!

Nous voyons de loin les habitants effacer ou gratter avant notre passage
les inscriptions, enlever les bouteilles vides, relever des chaises de
jardin, réparer tout le désordre allemand, comme si nous ne savions pas
que les Allemands étaient restés là. Des groupes sont pris de sympathie
subite pour l’un de nous.

--Ah! regarde le grand brun! Ah! regarde le gros rouge!

Mais on contient sa passion, et les voisins ne reçoivent pas moins que
le favori. De chaque fenêtre, on nous crie:

--Que voulez-vous?

--Des allumettes!

On nous distribue le paquet d’allumettes, chacun en a deux, le dernier
même, c’est la chance, en a trois.

--Du savon!

Le savon sort, par carrés de Marseille, puis par savonnettes, puis on
nous donne la savonnette entamée. De vieux messieurs nous demandent le
numéro des régiments qui nous suivent, car ils auraient préféré
peut-être, au fond de leur cœur, être délivrés par leur fils, ou leur
petit-fils, ou leur gendre, mais après tout qu’est-ce que cela fait! et
ils nous accompagnent une minute, par politesse, nous demandant d’où
nous venons.

--D’Alsace.

Ils deviennent un peu plus cérémonieux: que ce devait être beau quand
nous sommes entrés à Mulhouse! Quels étaient les numéros des régiments
qui étaient avec nous là-bas?

Des vieilles nous suivent, donnant leur sucre morceau par morceau. Sous
nos capotes, elles ne reconnaissent personne, et, comme elles marchent à
notre pas sans s’en douter, elles donnent toujours au même. Dans leurs
tabliers empesés, leur bonnet gauffré, elles regardent avec humilité nos
déchirures, nos taches, elles demandent si nous allons loger dans la
ville, elles nous blanchiraient, et aussi, pendant une courte halte,
elles hasardent enfin la question qui les torture:

--Vous avez eu des blessés?

--Oui.

--Et des tués?

--Oui.

Elles n’osent pas nous demander le nombre exact. Elles sentent en elles
augmenter peu à peu le chiffre de ceux qu’elles sacrifient; il y en a
peut-être eu dix, quinze, vingt, mon Dieu peut-être trente.

--Cinq cents, dit Bergeot.

Elles sont atterrées. Bergeot dit qu’il exagère peut-être et maintenant
leur pensée malhabile, peu à peu, de ces cinq cents morts sauve un par
un quelques survivants, dix, quinze, puis vingt. C’est un peu comme si
leur revenaient ceux-là justement qu’elles avaient acceptés pour morts.
Ah! si seulement il pouvait s’en sauver trente!

Nous repartons. Ici l’on ne donne que des objets pour enfants,--c’était
la maternelle,--de petits mouchoirs, de petits pots de confitures, de
petits pains. Là des femmes ont sauvé du vin et nous le versent par
litres. Au milieu de la route, un ouvrier agite une bouteille et la vide
dans nos quarts.

--Buvez, buvez, dit-il, ils ont tué mon fils.

C’est du byrrh.

--Gardez-en pour vous, dit Bergeot ému.

--Buvez, ils ont tué mon fils.

Nous en acceptons une goutte. Il en aura pour dix minutes à tout vider.
Nous l’entendons de loin qui répète sa phrase, puis qui appelle sa
femme. Nous n’osons nous retourner pour la voir.

Maintenant, des rues bien pavées, sur lesquelles les soldats campagnards
marchent avec plus de précaution, comme sur un parquet ciré. A gauche,
un haut mur, et sur le faîte, à cheval, un boulanger qui nous passe des
pains chauds, essayant d’équilibrer à lui seul toute la bonté de la
droite. Le premier civil arrivé dans notre sillage nous devance et
embrasse des parents qui pleurent. Des bourgeois, des commerçants, qui
se sentirent souillés par l’invasion et en ont gardé pour toujours un
regard humble, qui se sont tus deux semaines et parlent avec de grandes
phrases comme s’ils ne savaient plus parler, un conseiller municipal:

--Croyez à l’expression de toute, de toute... Ah! croyez-y!

Les gamins, au milieu de nos rangs, nous aidant à tirer l’armée,
poussant aux voitures; un pauvre vieux fonctionnaire, dédaigneux pour la
première fois de la plaque qui orne sa maison où habitait Alexandre
Dumas, confondu d’avoir pris pour une mitrailleuse le drapeau roulé dans
son fourreau de cuir; un curé qui nous tend, du geste dont on distribue
les médailles, des plaques rondes de chocolat. Chaque jeune fille avec
sa spécialité; celle-ci nous versant du vinaigre de Bully sur les mains,
ou, à notre gré, sur la tête; celle-là, de la Rose d’Orsay mais goutte à
goutte; celle-là nous regardant, pleurant; cette autre criant à tue-tête
à une femme que nous ne voyons pas, qui ne verra aucun de nous, et qui
lui passe des confitures et des fromages par un soupirail. Là le bruit
court parmi des dames affairées que nous acceptons l’eau de Botot.
Parfois une maison vide, maculée de mots étrangers et qui semble comble
d’Allemands. Parfois un enfant ou une vieille qui replace sur la fenêtre
de la rue une cage à serins ou un pot à géraniums. Un homme en redingote
au visage sévère, qui se tait, qui doit avoir le remords d’avoir parlé à
quelque officier prussien, de ne pas lui avoir assez menti, qui
s’agenouille pour aider à remettre ma jambière raidie et moisie, pauvre
écorce. D’autres qui n’ont pensé qu’à notre retour, qui ont la joie de
nous avoir attendus sans défaillance, qui nous parlent avec délire, et
nous crient à distance des secrets, puisque nous n’avons pas trompé leur
confiance.

--J’ai deux fils!

--Je suis fiancée!

Des voisins regardent avec étonnement la jeune fille, qui avoue tout
haut à des étrangers ce qu’eux-mêmes ne savaient pas,--qui avoue qu’elle
aime. Une institutrice prend à la hâte nos adresses pour écrire à nos
mères, plaignant Dollero qui donne celle de son père, sa mère étant
morte quand il était enfant, le consolant. Les chiens qu’on avait
attachés pendant le séjour des Allemands commencent à aboyer, et
délivrés, de leur premier instinct, reconnaissent des soldats et les
accompagnent.

Mais il ne reste plus, pour traverser la ville, qu’un grand bâtiment, le
premier offert à l’invasion, l’asile des vieillards; on aurait pu
vraiment le construire de l’autre côté. Les sœurs n’ont laissé sortir
aucun pensionnaire, à cause des chevaux, mais la porte cochère de la
cour d’honneur est grande ouverte, et les vieux sont alignés en largeur
et en profondeur dans la cour, par ordre d’âge sans doute, car les
premiers sont assis, et les derniers, les plus agiles, tout
tremblotants, debout sur des escabeaux. Ils ont un pauvre uniforme bleu
clair, qui les eût rendus invisibles s’ils avaient fait la guerre. Ils
agitent leurs casquettes, pas très vite, pauvre signal, mais les
centenaires du fond ne peuvent plus voir, réclament, et alors, tous
découverts,--à part les plus fragiles que les sœurs obligent à se
coiffer--ils se contentent de crier Vive la France, ou, s’ils ont eu
dans la jeunesse le cœur sensible, de pleurer. C’était bien une invasion
pour vieillards, une semaine de plus seulement et quelques-uns d’entre
eux seraient peut-être morts en terre envahie. Une sœur passe leurs
décorations à ceux qui font l’honneur de l’asile, ils les accrochent
d’une main maladroite, qu’ils passent ensuite dans leurs barbes, un peu
fiers, semblant nous dire:

--Vous voyez, j’ai sauvé un enfant, j’ai été en Crimée, je suis resté
vingt-cinq ans dans le même magasin.

L’un d’eux s’est approché jusqu’à la porte: on le laisse circuler parce
qu’il a la cataracte et est habitué à se promener avec un bâton le jour
même de la foire.

--Si seulement je pouvais voir, nous dit-il! Où allez-vous?

Nous allons à Laon, puis de là à Charleville, de là à Bonn. Adieu! Voilà
le parc, voilà la dernière maison de la ville, la première de la forêt,
devant laquelle un enfant méfiant nous regarde, se réfugiant avec
passion vers son grand-père qui arrive, l’étreignant:

--N’est-ce pas que c’est toi qui as tué les Prussiens? lui crie-t-il.

Le vieux le prend dans ses bras, le console, lui répète que oui, puis,
profitant de ce que le gamin cache son visage,--à la hâte, pour n’être
point surpris pendant l’aveu,--du doigt il nous fait signe que ce n’est
pas vrai, que c’est nous.




TABLE


                                                                   Pages.

LE RETOUR D’ALSACE                                                     1

_LA JOURNÉE PORTUGAISE_                                               97

PÉRIPLE                                                              113

_DARDANELLES_                                                        187

LES CINQ SOIRS ET LES CINQ RÉVEILS DE LA MARNE                       201


IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGERE, 20, PARIS.--2640-3-47.--Œncre Lorilleux.

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™'s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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