L'art d'aimer : roman

By Jean de Gourmont

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Title: L'art d'aimer

Author: Jean de Gourmont

Release date: June 23, 2024 [eBook #73894]

Language: French

Original publication: Paris: Éditions du siècle, 1925

Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ART D'AIMER ***






  JEAN DE GOURMONT

  L’ART D’AIMER

  ROMAN


  PARIS
  ÉDITIONS DU SIÈCLE
  121, BOULEVARD SAINT-MICHEL




DU MÊME AUTEUR:


AUX «ÉDITIONS DU SIÈCLE»:

  LA TOISON D’OR, roman
  VINGT ANS DE CRITIQUE, tome 1 (sous presse)
  CORYMBES

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS:

  MUSES D’AUJOURD’HUI (Essai de phisiologie poétique), Éditions du
    Mercure de France
  HENRI DE RÉGNIER ET SON ŒUVRE, Éditions du Mercure de France
  JEAN MORÉAS, Sansot, éd.
  ZIGOUI, hors commerce
  MUSIQUE IMMOBILE, hors commerce
  SOUVENIR SUR REMY, Collection «Les amis d’Édouard», Champion, éd.




TOUS DROITS RÉSERVÉS

_Copyright by_ Éditions du Siècle, 1925




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE UN EXEMPLAIRE UNIQUE SUR VIEUX JAPON A LA
FORME, PORTANT LE Nº 1; DIX EXEMPLAIRES SUR MADAGASCAR LAFUMA, NUMÉROTÉS
DE 2 A 11; VINGT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN NUMÉROTÉS DE
12 A 31 ET CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE
32 A 82. L’ÉDITION ORIGINALE, AINSI QUE LES EXEMPLAIRES DESTINÉS A LA
PRESSE, A ÉTÉ TIRÉE SUR PAPIER D’ALFA.

ON A TIRÉ EN PLUS VINGT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE DONT TROIS SUR VIEUX
JAPON A LA FORME, NUMÉROTÉS DE I A III ET DIX-SEPT SUR VÉLIN PUR FIL
LAFUMA, NUMÉROTÉS DE IV A XX.




L’ART D’AIMER




I


--Rite?

--Raymond?

--A quoi songent tes yeux qui regardent loin, je ne sais vers quel passé
où je n’étais pas près de toi?

En amour, songeait-il, il n’y a pas de passé, et Rite ne vit que depuis
l’instant où mes lèvres lui ont donné une âme, la mienne...

--Mes yeux ne contemplent aucun passé plus lointain que toi, Raymond;
mais je suis triste ce soir du mal que je vais être obligée de te faire,
peut-être, en te parlant de moi-même et de ma vie réelle. Depuis ce soir
de juin où je t’ai rencontré, au lit de mort de Marthe, nous ne nous
sommes pas quittés, nous avons vécu en dehors du temps et de l’espace
dans l’absolu de notre amour. Tu ne m’as pas interrogée et je ne t’ai
pas fait de confidences... Il semblait que nous vivions comme au seuil
de la mort qui éterniserait notre baiser... Oh! Raymond, j’ai peur ce
soir, parce qu’il va falloir te quitter et reprendre cette vie
d’hypocrisie qui est la vie de toutes les femmes mariées... Je serai
toujours à toi, mais je ne pourrai plus te donner de mes journées que
quelques heures volées...

En disant cela, Rite était plus pâle sous le toit de ses cheveux blonds,
des larmes scintillaient dans ses yeux plus noirs, et la respiration de
ses seins se précipitait...

Raymond comprit qu’aucune parole ne serait assez forte et assez belle
pour exprimer une douleur digne de ce désespoir. Alors, il approcha de
sa bouche la brûlure des larmes de Rite et, tenant cette belle tête dans
ses mains, il but cette voluptueuse salure des larmes, gonflé d’amour et
de l’orgueil d’avoir inspiré une si vive et sincère douleur. Avec une
sorte de désespoir, il serra cette chair contre sa chair, et
l’approchant de lui, ils se mêlèrent...

Il savait bien l’onction des possessions mouillées de larmes. Accroché à
ses épaules comme à un rocher, tout son être se tendait vers cette
bouche dorée qui l’aspirait et buvait son désir.

Rite, soulevée comme une vague qui retombe sur elle-même en déchirant
ses volutes, sanglotait de voluptueux sanglots; et contemplant la
gravité douloureuse de son visage, au moment même où sa chair se brisait
sur le sable, Raymond écoutait dans tout son être le heurt précipité de
cette chair blanche, mouillée de son propre parfum qui l’écrasait. Peu à
peu, la respiration s’éteignit et ils demeurèrent immobilisés dans cette
sorte de rêve voluptueux où les chairs qui se sont données ne se sont
pas encore reprises et où le miracle de la transsubstantiation amoureuse
se prolonge... Les baisers sonnent alors dans le cerveau comme des
cloches sous-marines et les mains qui s’étreignaient jusqu’à se briser
se détendent et s’endorment.

Toute la chair se replie, se referme comme une corolle trop profondément
respirée, et la dernière caresse s’emprisonne dans la digitale sacrée,
prise comme une fougère dans le baiser glacé de l’étang.

Ils demeurèrent ainsi longtemps silencieux, et Raymond, les yeux fermés,
la tête appuyée sur le sein de Rite, respirant les mousses mouillées de
son aisselle, se parlait à lui-même et s’interrogeait devant cette
nouvelle vie qui allait commencer.

Rite, comme toutes les femmes, était donc mariée. Au fond, cela le
rassurait et restituait à leur amour cette sorte d’abstraction des
contingences quotidiennes qui font d’une liaison une sorte de rêve
enchanté.

Depuis un mois qu’il vivait avec Rite, il s’était abandonné, fleur
coupée, à ce courant de sensualité qui le roulait dans son remous, à
cette sorte d’ivresse dionysiaque qui le soulevait et le faisait
jaillir. Il trouvait dans cette chair fraternelle une sorte
d’identification de son être avec un autre être, une totalité de vie
instinctive si reposante: ne plus penser, n’être plus qu’une vibration
heureuse de son propre rythme harmonisé en un autre rythme, se
contempler soi-même, comme éternellement dans ce miroir ébloui qu’est
l’âme d’une femme qui vous aime.

Mais parfois, même en ces minutes de communion sensuelle où la vie est
presque comme un parfum intellectualisé, Raymond s’isolait et partait,
secrètement seul, sur la route du songe. Instinctivement inquiète de
cette fuite imperceptible, Rite demandait:

--Où es-tu, Raymond?

--Je suis là, répondait-il, et, en disant cela, il lui semblait, en
effet, qu’après un envol dans la plaine des souvenirs, il était revenu
se poser, oiseau domestiqué, sur le sein de sa bien-aimée.

Elle avait un mari: une sorte d’intendant de sa chair et de sa vie. Elle
avait avoué cela comme on confesse un péché, le péché de n’avoir pas su
attendre le miracle de la venue de Raymond. Mais cette confession, elle
avait eu la délicatesse de ne pas la dire tout de suite, afin de laisser
à ces quelques semaines tout leur parfum d’absolu.

«Cette situation, pensa Raymond, complique à la fois et simplifie les
choses: il s’agit simplement d’inscrire sa vie dans ce cadre. Et quant à
ce mari, ne pas s’en occuper, le nier: il n’est pas plus pour elle qu’un
ancien amant oublié.»

Raymond n’était pas jaloux du passé, peut-être parce qu’il avait trop
d’orgueil et trop de confiance en lui-même.

--Une femme que j’aime, pensait-il, est à jamais marquée de mon sceau.

Peut-être eût-il fallu, à cette minute, rassurer Rite et lui expliquer
le provisoire de cette incomplétude de vie. Il se contenta de lui
affirmer, par un baiser où leurs dents se choquèrent, tandis que dans
son regard Raymond mettait toute sa mysticité amoureuse,
l’indissolubilité de leur tendresse.

Il se fit un peu douloureux et sembla héroïquement surmonter une peine
déjà obsédante. Alors ce fut Rite qui le rassura: elle viendrait chaque
jour vers lui, et ce serait chaque jour une nouvelle Rite, lentement
préparée, parfumée, embellie pour ces heures sacrées, que l’attente et
le désir feraient plus ardentes.

--Et puis, et en disant cela elle savait bien qu’elle exprimait la
pensée secrète et profonde de Raymond, et puis tu mettras toute ton
intelligence à nous préparer cette vie nôtre qui sera l’harmonie
définitive...

--L’harmonie définitive, reprit Raymond, définitive...

Et il songeait à la mort, qui viendrait un jour recouvrir les rythmes
éteints de leurs chairs et de leurs âmes comme la marée montante efface
sur la grève les pas entremêlés des éternels fiancés.

Déjà Rite s’était levée et Raymond, la tête appuyée dans sa main,
contemplait la nudité de son amie, d’une sensualité plus intellectuelle
que le corps doré de sa première Marguerite. Les bras levés d’un geste
ailé, elle allait s’habiller lorsque Raymond l’arrêta: il voulut qu’elle
vînt vers lui et qu’elle penchât vers son corps encore allongé la
caresse de ses cheveux, et qu’elle lui donnât, sous cette voûte parfumée
comme un sous-bois, sa bouche encore vierge de rouge. Le baiser de Rite
parcourait le corps de Raymond, mordait la fragilité des fraises égarées
dans les mousses de sa poitrine, et tout à coup, grave, ce baiser
s’immobilisa et il sembla à Rite que jamais elle n’avait aussi
intensément bu l’âme de Raymond.

De son bras, il l’avait attirée vers lui, et il sentait maintenant tout
le poids de cette chair qui s’écrasait sur son corps comme un fruit où
les lèvres ont mordu et qui verse sa saveur.

La lumière bleue du soir caressait la croupe de Rite et la ligne creusée
de son dos montait vers la coupelle de ses cheveux défaits, et qui
semblaient dans cette clarté un peu plus mate, une source dorée par le
couchant.

Vite Rite fut debout, inquiète maintenant de l’heure...

--Tu m’apparais tout d’un coup, dit Raymond en souriant, comme une
Amazone descendue de son cheval et encore toute haletante de la
course...

--Oui, Raymond; mais ne me parle plus: demeurons sur ce baiser qui m’a
versée en toi et qui fut comme une tendresse après l’ardeur et la
brûlure de notre amour. Il m’est doux de penser que tu vas vivre dans
cet encens de nos vespres, et ton fauteuil d’osier qui craque sous mon
poids gardera l’empreinte...

Raymond s’était levé et, tandis que Rite achevait de s’habiller, il
s’était agenouillé devant elle et soulevait encore sa jupe courte pour
baiser ses genoux et poser tendrement sa tête rêveuse contre le bouclier
sacré de son ventre.

Il la reconduisit jusqu’au carrefour voisin où, alignés comme des bêtes
au repos, des taxis attendaient. Le moteur ronronna et, dans un léger
craquement de mécanique, la voiture s’éloigna. Une dernière fois, leurs
yeux échangèrent une pensée, Rite referma ses paupières mouillées
d’émotion sur l’image de Raymond; quelque temps encore, Raymond aperçut
dans le lointain une main blanche qui éclairait le crépuscule, comme un
lys dans l’allée des jardins de son enfance.




II


Raymond se reprochait presque cet allègement qu’il éprouvait en se
sentant seul dans la rue.

--Mais c’est mieux ainsi, se dit-il: la perpétuelle présence eût fini
par user cet amour que je veux inépuisable. Je le cultiverai savamment
comme une plante rare, et il est bien qu’un peu de divine amertume
vienne aggraver des sentiments de cette qualité. Les êtres que l’on aime
sont un peu semblables aux paysages qui ont besoin d’un peu
d’éloignement pour être compris et admirés.

«Il faut aussi en amour savoir se quitter pour, dans une solitude
réfléchie, diriger cet amour, l’analyser, en prendre une réelle
conscience. L’amour, ce n’est en somme que la culture de son
intelligence, de sa sensibilité et de sa sensualité. Aimer une femme,
c’est s’aimer soi-même en cette femme.

«Je vais donc pouvoir, enfin, continuait Raymond, en allumant une
cigarette, mettre un peu en ordre la gerbe de nos sentiments et de nos
images, les noter dans la solitude et pour moi-même; je sais trop
combien nos sensations, même les plus vives, sont fugitives si nous ne
leur donnons cette éternité, peut-être mensongère encore, de l’écriture.
Vivre même intensément les plus somptueuses passions, ce n’est rien si
nous ne savons esthétiquement emprisonner ces instants dans un rythme ou
dans la courbe d’une image. O Rite, ton amour serait vain, aussi vain
que les amours bleues des libellules, si mon cerveau ne le créait pas à
chaque minute et si mon instinct d’éternité ne lui donnait pas déjà
comme une immobilité de statue dans un temple.

«Je veux que ton odeur de femme que j’ai respirée comme le plus émouvant
des poèmes, parfume les siècles et que les jeunes hommes qui viendront
après nous, viennent boire à cette source de mes songes.

Et, devant Raymond qui était rentré chez lui et s’était assis à sa
table, le fantôme blanc de Rite s’était dressé, agrandi, et à travers
l’ogive de ses cuisses, il regardait dans le ciel au-dessus des toits,
poindre les premières étoiles.

Raymond se souvenait de leur première soirée, déjà illuminée d’une
subite et ardente sensualité. Dès que cette porte s’était refermée sur
leur solitude, il avait, sans dire une parole, ouvert son corsage et
posé sa tête entre ses seins. Elle s’était tout de suite voulue nue,
pour être plus pure et sa chair blanche, veinée de bleu, lui fut une
apparition inoubliable, une lumière qui depuis jamais ne s’était
éteinte.

--Elle est là, dit Raymond, elle est toujours là, plus réelle que la
blancheur réelle de cette Bacchante de marbre qui domine ma cheminée.

«Je baisai sa bouche qui s’ouvrit comme une blessure, je tenais sa tête
blonde dans mes mains, et là, debout, sa chair seule éclairant la nuit,
silencieusement nos deux corps se sont unis en une instinctive et subite
inclusion dans le frémissement de sa chair mouillée comme les roses du
matin.

«Je la pris dans mes bras et la portai sur le divan, baisant ses seins
qui s’offraient à mes lèvres. Alors, je m’agenouillai devant ce corps
embaumé de sa propre tendresse et je demeurai longtemps enfermé dans ce
parfum qui se soulevait vers la sélection de ma bouche...

«--Je suis tienne, Raymond», disait-elle, en une plainte musicale qui
suivait la courbe ascendante de son trouble déjà rasséréné.

«Mais du plus profond d’elle-même, inépuisablement, montait cette
plainte inguérissable qui retombait toujours sur elle-même.

«Elle m’emportait dans son rythme où j’étais emprisonné en une étreinte
douloureusement voluptueuse: battement d’aile du cygne de Léda.

«Rite! Tout de suite je trouvai ce nom qui la personnalisait et la
distinguait dans mes associations d’images et de sentiments de ma
Marguerite dorée, à laquelle d’ailleurs je ne pensais plus que comme à
de lointains et doux souvenirs d’enfance.

«Rite me parlait de moi-même, qu’elle me disait aimer depuis quelques
années déjà, et je compris mieux que c’était la tendresse de Marthe pour
moi qui avait créé en elle cette cristallisation.

«--Marthe t’aimait, Raymond, et peut-être plus sensuellement et plus
totalement que tu ne l’as cru. Morangis, à qui tu l’avais donnée, ne fut
accepté par elle que par une sorte de docilité à tes volontés; et puis,
Morangis, c’était encore un peu toi, puisqu’il était ton ami.

«Elle rêvait de te conquérir un jour et de te donner à toi la vraie
floraison d’une sensualité encore hésitante et incertaine. Mais,
disait-elle, avec une humilité si orgueilleuse, je ne suis pas encore
digne de lui, et même cet amour qui est en moi, plus fort même que mon
désir, je ne saurais même pas, enfant que je suis, le lui exprimer.

«Elle trouvait aussi une douceur amertumée dans cette privation de toi
qu’elle s’imposait.

«Et moi, continuait Rite, lorsque Marthe me parlait ainsi, ses grands
yeux noirs illuminés de fièvre, elle m’apparaissait un peu comme une
sainte. Je la serrais sur mon cœur et puis, tendrement, je baisais la
coupole de son sein où vivait un dieu... toi, Raymond. Et je t’aimais,
nous t’aimions toutes les deux et nous nous aimions en toi.

«Me comprends-tu, Raymond: je te cherchais en elle et sa jeune chair
m’était sacrée et comme imprégnée de toi. Oui, et dans nos exaltations
de tendresse, c’est ton nom, répété comme un écho par nos deux voix, qui
fusait de nos lèvres parfumées.

«Et aujourd’hui qu’elle n’est plus, je pense que je n’aurais pas été
jalouse d’elle, ni elle de moi et que nos deux bouches se seraient
approchées pour se donner ensemble à ton baiser.»

Raymond évoquait ces premières confidences de Rite, où elle lui avait
apporté avec le don total de son être, la passion insoupçonnée de cette
petite Marthe qu’il n’avait fait qu’effleurer, comme on respire une rose
dans l’allée d’un jardin.

Il se leva, et dans un rayon de sa bibliothèque, il prit un grand cahier
où dormaient d’anciens dessins de Newsky... Il le feuilletait,
indifférent à toutes les attitudes fixées là de Marguerite.

--Ah! la voici: Marthe!

Il la contempla avec une tendresse nouvelle et un peu affligée en
songeant à la maîtresse exaltée qu’il avait perdue, qu’il n’avait jamais
vraiment possédée. Mais il ne put s’empêcher de sourire, en pensant que
cette sensualité, qu’elle cultivait pour lui, c’était Rite qui en avait
goûté les fruits déjà dorés et onctueux. Et ce premier soir de solitude
dans son cabinet de travail silencieux, sa pensée se réfugiait dans le
souvenir lointain de sa petite Marthe, venant vers lui avec tant de
confiance, lui apporter la petite pomme encore verte de sa virginité.

... Et quant à Rite, l’idée qu’elle était rentrée chez elle, auprès de
ce mari dont il venait d’apprendre l’existence imprécise, le rassurait.
Il savait qu’elle serait lasse et triste jusqu’au silence, et qu’en
réalité, elle se retrouverait chez elle une étrangère auprès d’un
étranger. Rite était trop absolue pour désormais donner rien d’elle-même
à cet homme. Et Raymond trouvait cela admirable qu’un mari puisse
redevenir tout à coup l’étranger qu’on ne reconnaîtra jamais plus, et
qui ne sera plus désormais qu’un affectueux ennemi dont on accepte par
habitude la tyrannique et inutile présence.

Raymond alluma une cigarette anglaise dont le parfum subtil se mariait
au goût de l’amour:

--C’est encore un peu d’elle que je hume, dit-il, les mots même que je
prononce exhalent aussi le parfum de sa chair respirée et bue.




III


Malgré la promesse qu’elle s’en était faite à elle-même, Rite ne put
venir vers Raymond ni le lendemain ni les jours qui suivirent. De
petites lettres seules exprimaient son désespoir, un désespoir si
sincère que Raymond en était ébloui et réconforté.

--En amour, se disait-il, l’important n’est pas que celle qu’on aime
soit heureuse, mais qu’elle ne soit pas heureuse loin de vous.

Pourtant, dans cet état de quiétude orgueilleuse, Raymond comprenait
qu’il fallait répondre à ce désespoir par une douleur exagérée, et
créer, à côté de l’absolu quotidien qui leur échappait, un autre absolu
plus abstrait, fait d’une pensée perpétuelle et perpétuellement
cultivée. Il lui écrivit de longues lettres, il écrivit ce qu’il n’avait
pas parlé, donnant ainsi une répercussion réfléchie à leurs sentiments,
un symbole à leurs gestes d’amour, et comme une direction à leur vie.

Il y a des amours qui ne se sont pas développés et n’ont pas parcouru
leur hyperbole, parce qu’ils n’ont pas eu cet appui des mots, créateurs
de valeurs mystiques et sentimentales. Un amour qui ne s’enveloppe pas
de cette magie des mots n’est rien qu’un pur abandon physique et
s’épuise de lui-même...

Mais en amour, il ne faut pas parler, il faut écrire. Une lettre est une
présence plus précise que la présence réelle: elle met une gravité
lyrique dans le souvenir et fixe, à notre volonté, les étapes d’une
passion.

Écrire, c’est aussi une manière de se montrer tel que l’on désire être
aimé et les mensonges et les exagérations d’une lettre d’amour sont
peut-être plus vrais que la vérité. La noblesse des sentiments que l’on
exprime devient une véritable autosuggestion et il y a dans l’amour
ainsi cultivé une sorte de perfectionnement moral qui n’est pas sans
beauté.

Dans ces premières lettres de la première absence, Raymond voulut
surtout maintenir son amie en état de ferveur, et chacune de ses phrases
était une caresse et une possession. D’ailleurs, pris lui-même à ce
piège des évocations, il constatait l’état de grâce physique où le
mettait cette littérature, et il passait ainsi de longues heures, tout
son être tendu vers la chair de Rite encore idéalisée dans son souvenir
et comme couchée dans son parfum sur la table même où il écrivait.

Il voulait que Rite exaltât aussi, voluptueusement, ces heures d’absence
et que ses lettres fussent une lointaine et réelle copulation. Raymond
trouvait dans cet échange de leurs désirs et dans cette tension de leurs
deux êtres, exaspérés par l’attente, une volupté plus grande que dans la
fusion sans mystère de leur baiser.

Mais tandis que sa vie s’organisait dans cette attente ardente, dans
cette solitude fervente, Raymond écrivait chaque jour à Rite le désarroi
où le laissait son absence: «Tu devrais être là dans chaque minute de ma
vie», et c’était plus qu’une plainte amoureuse, presque un reproche dont
Rite sentait toute l’amertume. Alors ses lettres à elle étaient un long
déchirement, un reniement si sincère de ce passé qui s’accrochait à sa
vie que Raymond, se comprenant aimé comme il le voulait, trouvait enfin
dans cet amour une sérénité qu’il n’avait peut-être jamais atteinte.

Il se souvenait avec quelle intensité Rite lui avait exprimé le désir de
voyager avec lui, de partir sur un mystérieux bateau où ils auraient été
isolés du reste du monde.

--Qu’importe où on arrive, disait-elle, mais ne jamais plus retrouver
celle que l’on fut, la Rite qui te cherchait dans la nuit.

--Partons dans ce songe, répondait Raymond, coupons toutes les amarres
qui nous attachent à notre étroite vie sociale. Nous voici en pleine
mer, l’horizon n’est plus qu’une ligne indéterminée, il n’y a plus que
nous dans la lumière et dans le vent: jouissons de ce vide où nous nous
balançons en une sorte d’éternité, gargarisons-nous de ce sentiment de
l’inutilité de tous les devoirs et de toutes les ambitions. L’univers se
résume en ta forme et dans ton parfum. Nos souvenirs eux-mêmes sont
engloutis: nous vivons en un perpétuel présent qui est une lente et
rêveuse pénétration de nous, une mystique pariade d’insectes divinisés.
Je me sens si merveilleusement adapté à ta chair que je ne sais plus
dissocier mon corps du tien, cette plaintive mélopée qui sort de ta joie
résonne en mon être, et je ne puis me dissocier de cette bouche sexuelle
qui se contracte sur mon songe et lui parle à voix basse. Chacun de tes
mouvements perpétue cette sensation de plénitude, ce point d’orgue de
béatitude parfumée qui nous suspend au-dessus de nous-mêmes.

Je parlais: elle ne m’écoutait pas et je ne m’écoutais pas moi-même;
c’était seulement la musique de ma voix qui s’enlianait à ses pensées,
au rythme de sa chair soulevée qui se heurtait à mon corps et s’y
brisait comme le clapotis des vagues sur les galets du rivage.

Rite, je ne me souviens plus de notre voyage, et nous n’avons abordé à
aucun autre port que notre désir de nous. Il ne m’en reste que l’image
de tes yeux réfugiés sous tes paupières et semblables au regard des
statues... l’image aussi de ta belle tête où s’accrochaient mes mains
dans ce heurt de nos deux rythmes qui se cherchaient et se repoussaient
et qu’une soudaine gravité harmonisait.

Soirs où les parfums montent dans les corolles: j’ai plongé tout mon
visage dans cette rose rouge dont mes mains écartaient les pétales
dentelés et où s’écrasait mon baiser.




IV


Rite était revenue. Tout d’un coup, elle avait été là, entrée
silencieusement par la porte que Raymond avait laissée entr’ouverte.
Elle s’est couchée comme un christ douloureux dans les bras de Raymond,
le visage englouti dans sa poitrine. Raymond appuie contre lui ce corps
qui n’est plus qu’une pensée de tendresse, et voici que deux yeux
remplis de larmes se lèvent vers lui:

--Ne m’interroge pas, Raymond. Mes lettres t’ont dit ma vie de
l’absence. Que cette minute renoue notre vraie vie.

Comprenant que dans cette atmosphère religieuse toute parole serait
discordante, Raymond se contenta de baiser les yeux de Rite et son
baiser tomba sur une bouche mouillée de larmes qui la brûlaient et la
rafraîchissaient...

A ce contact, toute la chair de Rite frémit et Raymond sentit que déjà
dans ce sanglot de sa joie elle venait de se donner à lui en pensée. Il
savait la merveilleuse correspondance des larmes et de la sensualité, et
le parfum des roses après l’orage. D’elle-même, elle s’est poignardée au
glaive sacré; le sang de sa propre blessure se mêle au sang de son
amant, et elle s’effondre sanglotante, la bouche collée au cou de
Raymond qu’elle mord avec une ardente tendresse.

--Maintenant, dit Raymond, laisse-moi m’agenouiller à tes pieds et
t’adorer; que tes mains appuient contre ton parfum la prière de ma
bouche: les rythmes de ton être entrent en moi comme le susurrement
d’une source sous les herbes. Mes mains qui dessinent ton corps se
lèvent vers l’extase de tes seins, et tes cuisses se nouent à mon cou
comme des bras.

«Mes lèvres parcourent la ligne de ton corps et c’est une conscience
plus précise et plus belle que je prends ainsi de ta beauté.

«C’est toi qui me domines et j’approche de mon baiser ta callipygie qui
s’écrase et m’impose sa brûlante fraîcheur.

«Tu es couchée le long de mon corps comme un hêtre abattu par l’orage,
les feuillages dorés de tes cheveux éclaboussent mon ventre. Les prières
de nos deux bouches se répondent et une même joie nous soulève vers la
même délivrance.

«Demeurons ainsi dans cette communion de nos âmes et de nos chairs, et
que, délivrés du poids de notre trop lourd désir, notre fugitive pureté
se contemple avec des regards d’enfant.

«O Rite, disait-il encore, par delà le désir de ma chair, tu es belle,
et à cette minute, je t’aime avec mon intelligence qui comprend le
miracle de ta perfection...

Longtemps encore, Raymond parla dans le silence du crépuscule bleu et il
sentait bien que ces mots d’adoration spirituelle étaient pour Rite une
possession plus profonde encore que la possession physique; ils nouaient
autour de son âme des bras d’éternité et la faisaient surgir devant
elle-même si miraculeusement belle qu’elle semblait vêtue de son propre
rayonnement.

--Et, lourde ainsi des mots versés en elle, pensa Raymond, elle ne
sentira presque pas l’absence de quelques jours qui va nous séparer
encore.

Penché à sa fenêtre, il la regardait lentement s’éloigner et lorsque le
dernier visage tendu vers lui se fut effacé, il s’installa
confortablement dans le silence et ouvrit un livre qu’il ne lut pas. Il
revivait les dernières heures et les ajoutait aux heures passées afin de
les harmoniser dans cette patine du passé qui stylise les sentiments
humains comme elle polit les pierres des monuments et le métal des
monnaies.

--Le bonheur est rétrospectif, dit-il, et en réalité constitué par les
mille petites pierres du désir cruel et de la joie toujours incomplète.
Le bonheur est dans le regret...

«D’ailleurs, ajoutait Raymond, il n’y a pas de présent: lorsque nous
jugeons et comprenons la vie, elle est déjà éteinte, morte. Il se passe
à peu près pour nos sentiments ce qui se passe dans le rêve que nous
reconstituons avec la logique de notre conscience réveillée. Le bonheur,
ce n’est qu’une création de notre intelligence, c’est de l’art.

«Je n’ai jamais été heureux que par répercussion intellectuelle, par
raisonnement; j’ai seulement senti très intensément l’absence, le vide
d’un être qui, par sa seule présence, m’apportait cette sensation de
plénitude physique qui est aussi une plénitude intellectuelle.

«La volupté, elle-même, ce n’est peut-être pour l’homme qu’une sensation
de puissance intellectuelle, une joie de sentir que par lui une femme
s’extasie et tourbillonne dans la vague de ses plaintes, de ses extases
et de ses sanglots. L’homme ne s’attache à une femme que par cette
puissance qu’il se découvre auprès d’elle: les sentiments se greffent
sur cette sensation physique et peuvent d’ailleurs devenir de puissants
feuillages. Mais il ne faudrait pas non plus trop s’enorgueillir des
raisons pour lesquelles une femme nous aime: nous ne sommes aussi pour
elle que l’instrument du plus grand plaisir.

Et Raymond se souvenait de ce mot de Rite, lui criant dans une minute
d’exaltation sensuelle:

--Je t’aimerais mieux mort qu’infidèle.

Aphorisme où l’amour et la haine se confondent et nous laissent, hommes
et femmes, dans cette absolue solitude, dont aucun amour ne peut nous
délivrer.

Mais Raymond avait été très flatté de cette parole qui lui affirmait sa
propre valeur: il n’avait d’ailleurs à cette minute ni le désir de
mourir ni celui d’être infidèle.

--Tant qu’on aime une femme, prononça-t-il, la fidélité n’est pas
héroïque, car il nous serait alors physiquement impossible de la
tromper.




V


Assuré que Rite ne viendrait pas ce lendemain, Raymond sortit et alla
frapper à la porte de son ami Morangis, qu’il se reprochait d’avoir
abandonné, le soir même de la mort de Marthe. Il le trouva dans son
oratorio, improvisant à l’orgue une de ces subtiles musiques qu’il
dédaignait de noter et qui étaient l’expression immédiats et fugitive de
son état d’être.

Raymond qui était entré silencieusement, sans se faire annoncer,
écoutait cette symphonie douloureuse où revenait comme une obsession une
pensée qui ne pouvait se préciser et dont un arpège subtil semblait
effacer l’image sonore à mesure qu’elle se dessinait...

Morangis aperçut Raymond; il se leva et vint vers lui, le visage
illuminé d’une sorte de douloureuse joie intérieure.

--Tu as bien fait, Raymond, de ne pas venir me voir plus tôt. Tu as
compris que j’avais besoin de m’enfermer avec son image, avec des
souvenirs qui prennent maintenant une immuable intensité.

Il parla ainsi longtemps de Marthe et Raymond comprit que maintenant
qu’elle était morte, Morangis la créait à sa volonté, sans être dérangé
par les réalités de la vie.

«Aucune amante, pensa Raymond, ne pourrait lutter avec une morte.

«Ah! si nos amantes savaient mourir avant la décristallisation de nos
sentiments, comme nous les aimerions éternellement!»

Ainsi muni d’un sentiment immuable, Morangis avoua à Raymond qu’enfermé
dans cette sentimentalité qu’il poussait jusqu’au fétichisme, il
s’adonnait, en toute sécurité, aux fantaisies sensuelles et à la chasse
à de faciles bonheurs.

--J’ai, dit-il, dépassé à jamais le stade de l’amour. Le libertinage, en
dehors de tout sentiment, est plus pur: joie esthétique.

--Peut-être, répondit Raymond, qui savait dissocier son intelligence de
sa sensibilité et de sa sensualité, il y aurait dans le domaine de
l’amour bien des idées à retourner, bien des valeurs à renverser. Je
m’amuserai peut-être un jour de lucidité à ce jeu de renversement des
valeurs sentimentales. On arriverait à cette conclusion que l’amour
devenu un art doit échapper à l’emprise non seulement de la morale, mais
du sentiment.

Et, songeant ironiquement à lui-même, halluciné par le parfum d’une
femme:

--Oui, dit-il, nous en sommes encore aux pauvres amours qui s’enferment
sous la courtine secrète des alcôves, aux amours qui se cachent comme
des péchés, ne se dévêtent que pour l’offrande subreptice et pour la
minute de la fugitive vibration.

«Oui, Morangis, il y a peut-être un amour de l’amour qui dépasse les
petites éternités qu’échangent deux êtres en rut: ces grands jeux
sensuels où les couples et les images se répercutent, exaltant les
cerveaux. Il y a en vérité une noblesse dans ces jeux à la fois
dionysiaques et apolliniens, une noblesse esthétique et une gravité
religieusement humaine que le christianisme des esclaves a salies
bassement.

«En vérité, Morangis, ajouta Raymond, étonné de cette conclusion où le
conduisait son raisonnement: la vie d’un homme intelligent ne peut
trouver sa plénitude dans cette unique volonté d’accaparer les
sensations voluptueuses d’une amante et de s’enfermer toute une vie dans
l’infini minuscule et étroit d’un ventre de femme.

«Mais, s’empressa d’ajouter Raymond, ce raisonnement est faux comme tous
les raisonnements d’ailleurs: en réalité, il n’y a de véritable joie en
amour qu’associée à un état de sentiment. Mais les mots nous mènent
souvent vers une logique purement verbale...

«Comme des cailloux jetés dans un étang, les mots jetés en nous font des
remous et des cercles infinis. Il n’y a plus de mots vierges qui ne
connaissent que l’étreinte d’une seule idée, d’une seule image, fidèles
amantes. Les mots sont des catins qui ont couché avec toutes les idées
et toutes les métaphores. «Cléopâtre», ce mot m’évoque cette
reine-éphèbe d’Égypte, son histoire, son serpent sous les figues,
Antoine qui eût pu conquérir le monde et lui préféra l’amour et la mort,
les galères qui fuient dans le soir de la bataille perdue, emportant
l’étreinte des amants; il m’évoque l’Égypte et Rome, Shakespeare et le
souvenir d’êtres chers associés à ma vie; il m’emmène en des alcôves, il
reconstitue des gestes, des spasmes, des larmes, des adieux, des regrets
et, par association d’images, toute une vie de sentiment, de réflexions
et de pensées...

«Mots, colliers accrochés à tant de cous, ceintures parfumées de tant de
secrets!

«L’art d’un Mallarmé redonne aux mots une virginité, comme l’amour
redonne aux êtres leur pureté...

«Est-ce vrai? je ne sais: cela est vrai au moins à la minute où je le
pense. Ce que nous pensons, disons ou écrivons nous étonne parfois
autant que si nous lisions ou écoutions la pensée d’un autre. C’est
qu’en somme celui qui écrit avec notre main, qui parle avec notre
bouche, est un être mystérieux que nous ne connaissons qu’à la minute
même où il s’exprime par la parole ou par l’écriture.

«Cet être mystérieux, ce double aussi invisible et insaisissable que le
corps astral des occultistes, c’est notre subconscient, qui a, sans nous
en avertir, recueilli des images, des sensations, des émotions, des
pensées, des idées. Oui, nous sommes parfois étonnés de cette richesse
qui est en nous et qui ne se revèle que lorsque notre conscience est
endormie. Ah! il y aurait là une belle théorie à développer sur le rôle
des stupéfiants, ces révélateurs des images et des pensées.

«Pourtant, continua Raymond, je ne sais pas au juste quelle dose d’opium
et de cocaïne il faudrait absorber pour atteindre l’intuition
bergsonienne. Exactement, Morangis, la dose nécessaire pour tuer
l’intelligence, ennemie de Dieu et de M. Bergson. Il ne faut pas médire
de l’opium qui ne suspend en nous la vie organique que pour exalter les
cerveaux, éteindre notre sens moral et religieux et faire de l’existence
intellectualisée un phénomène purement esthétique. Le point de vue
spectaculaire de Jules de Gaultier.

«Peut-être qu’au lieu d’être un danger, comme on le proclame, l’usage
généralisé de l’opium sauverait le monde. En vérité, il ferait de tous
ces vains agités qui ne rêvent que meurtre et mercantilisme, des
artistes ivres de leur rêve et leur donnerait cette immobilité en une
divine euphonie qu’ils ne trouveront jamais dans l’abrutissement de la
vitesse... J’évoque ici les Chinois de la belle époque, riches d’un
subsconcient dont ils prenaient une inoffensive conscience par l’art.

«A cette vie subconsciente participent les cellules de notre être: c’est
pour cela qu’elle est notre vie profonde et que, pour se connaître il
faut la faire monter à la conscience. Car une vie, une pensée, purement
subconscientes, resteraient inexistantes. En réalité, ce subconscient
n’existe qu’à la minute où nous en prenons conscience. Comprends-tu,
Morangis? Cette petite remarque que tu écoutes d’un air distrait, c’est
pourtant une réfutation indiscutable de toute la philosophie
bergsonienne.

«Et toi, Morangis, lorsque par ta musique tu libères les émotions
englouties dans ta sensibilité, tu prends d’elles une sorte de
conscience musicale, car la musique est une parole aussi, et, oui, une
sorte de conscience primitive...

--Ma musique, répondit Morangis, me redonne la présence réelle de Marthe
jusqu’à toucher ses mains et ses lèvres et jusqu’à la sensation du
contact et du parfum de sa chair secrète. Si par je ne sais quel miracle
ces rythmes musicaux qui ont la courbe de ses hanches et de ses seins,
pouvaient se fixer, se matérialiser, je la recréerais vivante.

--Et je l’aimerais, pensa Raymond avec un sourire ironique et mystique.

Il ne pouvait oublier les confidences de Rite et en même temps qu’il
s’abandonnait à une rêveuse et vaine désolation, il admirait cette
constance où s’emprisonnait son ami, et cette illusion plus vraie pour
lui que la vérité. Et Raymond, pour lui-même prononça cet aphorisme:

--En amour, c’est vraiment nous qui créons notre propre bonheur: se
croire aimé d’une femme est beaucoup plus important que d’être
réellement aimé d’elle si nous doutons de son amour.

«Nous ne sommes peut-être jamais aussi heureux que lorsque notre amie
nous trompe, parce qu’alors, par une affectueuse compensation, elle
tient à nous donner l’illusion d’une tendresse parfaite.»




VI


Raymond et Morangis étaient sortis dans cette lumière de cinq heures
qui, au mois de juin, bleuit déjà l’atmosphère qui va se faner; ils
erraient sur les quais le long des boîtes des bouquinistes, ces petits
cercueils où dorment les pensées mortes. Instinctivement leurs pas les
menaient vers le pont des Arts d’où ils communieraient à cet apaisement,
à cette sérénité du soir qui couvre de silence les inquiétudes du jour.
Ils marchaient silencieusement sur l’ombre élargie des feuilles que le
vent agitait et qui faisait un tapis mouvant et abstrait à leurs pas
fraternels. Des femmes passaient, à demi nues, les seins bien dessinés
sous la mousseline des corsages et le rythme de leur marche semblait
poursuivre et étreindre un mystérieux et invisible amant. Une belle
femme en mouvement, c’est comme une multiplication des gestes de
l’amour. Chacun de ses mouvements est une offrande interrompue.

Et dans une sorte d’hallucination intellectualisée, Raymond imaginait ce
troupeau de jeunes femmes piétinant sa chair dans ce soir déjà bleu et
écrasant de leurs callipygies mystérieuses les songes inquiets de ses
désirs.

--Vois, Morangis, dit-il, toutes ces jeunes femmes qui s’écoulent comme
un fleuve vers on ne sait où. Avec quelle admirable incuriosité elles
passent devant ces monticules de livres; elles savent bien, elles, que
l’explication de la vie n’est pas dans ces livres. Elles ne la cherchent
d’ailleurs pas, se contentant de vivre leurs petites vibrations
d’insectes amoureux.

«Il y a des heures où je voudrais n’être que cela: un animal sans autre
inquiétude que les satisfactions de ma vie physique, répercutées dans
mon intelligence. Et je ne puis encore songer sans tristesse à mon
enfance et à ma jeunesse arrêtées dans leur élan instinctif par
l’inutile absorption de deux mille ans de littérature. Pourtant, en
vérité, de toute ma jeune puissance de réaction, je fus, au collège, le
plus mauvais des élèves, déjà guidé par ce principe de n’apprendre que
ce qu’il m’amusait d’apprendre. Pour qu’il puisse assimiler les notions
qu’on veut lui faire absorber de force il faut que le cerveau salive une
curiosité secrète... Oui, j’étais un mauvais élève, Morangis, parce que
j’aimais déjà la vie: au lieu d’enregistrer seulement des aphorismes
comme on me le demandait, j’analysais et voulais déjà vérifier la
composition chimique des pilules morales, philosophiques et religieuses
qu’on offrait à mon jeune cerveau. Mes maîtres me considéraient déjà
comme un mauvais esprit, mais j’ai compris depuis ce que valait cette
réprobation et que les êtres ne se découvrent vraiment eux-mêmes que
dans la mesure où ils réagissent contre leur famille et leurs maîtres.
C’est pour cela qu’il est décourageant de fabriquer soi-même des enfants
qui, pour nous continuer, devront nier et renier nos idées, nos
sentiments, et notre œuvre, si nous sommes des artistes ou des
spécialistes de la pensée.

«Mais toi, Morangis, quelle fut ton attitude dans cette période de
gavage intellectuel de l’enfance?

--Non, répondit Morangis, je ne fus pas un mauvais élève, peut-être
seulement parce que je possédais une mémoire extravagante.
J’enregistrais phonographiquement tous les mots et les vagues idées qui
s’y accrochaient. C’est tout ce bagage inutile qui me gêne et m’alourdit
encore aujourd’hui. Si je mettais en mouvement cet engrenage comme le
disque d’un phonographe, il te déroulerait le songe d’Athalie, la colère
de D. Diègue, les Oraisons funèbres de Bossuet, Télémaque, des
hugolâtries, des niaiseries lamartiniennes, tout Musset, des soleils en
toc de Leconte de Lisle, etc., jusqu’à des dates historiques ne
correspondant à rien et à des théorèmes de géométrie aussi vains que les
mots croisés. Les disques se sont peut-être un peu usés à ne pas servir:
il y aurait des trous, des crissements...

«Mais je puis t’avouer, Raymond, qu’avec cette culture vraiment
remarquable, je suis bien l’être le plus ignorant que l’on puisse rêver.
D’ailleurs cela n’a aucune importance, car les idées ne me serviraient à
rien dans une vie seulement sensible aux émotions musicales, sensuelles
et sentimentales.

--La plupart des êtres sont dans la même situation que toi, répondit
Raymond; ils portent en eux le lourd et encombrant parasite d’une
éducation littéraire qui ne sert qu’à étouffer leur jugement et à leur
donner le dégoût de toute connaissance directe. L’instruction
généralisée que rêvent nos politiciens actuels serait un fléau: il n’y a
peut-être pas un être sur mille qui mérite cette culture intensive que
l’on veut imposer à tous les citoyens français... Moi qui fais mon
métier de savoir et de comprendre, toutes les notions un peu nettes que
j’ai acquises, je ne les ai atteintes qu’après avoir soigneusement
rejeté les vérités qu’on m’enseigna. Le guide le plus sûr dans la vie
intellectuelle, c’est l’esprit de dissociation et de contradiction. Non
pas qu’il suffise de retourner les mensonges sur le dos pour en
fabriquer des vérités, mais cela permet de comprendre que, de quelque
côté qu’on les contemple et les possède, les idées ont leur beauté,
comme les femmes.

--Comme les femmes, répéta Morangis, qui n’avait peut-être retenu que
ces derniers mots des confidences philosophiques de Raymond. Mais on ne
parle pas pour être entendu, et seulement peut-être pour se préciser à
soi-même certaines pensées et leur donner la vie évocatrice du verbe.

Raymond songeait:

--Je ne suis pas un vieillard; pourtant, déjà entre ma génération qui
s’épanouit avant de s’effondrer et la génération qui monte vers la crête
de la vie, il y a vraiment un abîme de siècles. Nous, nous vivons la vie
à petites gorgées savantes pour en savourer l’ivresse; eux veulent vivre
intensément, avec une rapide et brutale intensité. Je les contemple et
m’émerveille de cette puissance de leurs sensations, de l’éblouissement
de leurs joies, mais au bout de mes réflexions, je m’aperçois qu’ils ne
sentent rien qu’un vertige inconscient de vitesse: leur joie, c’est moi,
immobile, qui la ressens, en spectateur amusé ou passionné.

«Ils ne sont qu’une cavalcade inconsciente que mon intelligence stylise
et crée: éternise. La beauté, la volupté ne sont rien qu’une vibration
fugitive si une conscience ne les réfléchit pas, n’en laisse pas sur une
pierre ou sur une toile, en un rythme de poésie ou de musique, une
empreinte profonde. Il faut que nous laissions dans les stries de la
terre où notre âge sera enseveli la trace de notre vie, en hiéroglyphes
que les hommes futurs déchiffreront. Je les vois se pencher vers nos
empreintes fossiles, s’émouvoir de nos sentiments reconstitués, de nos
Pompeï resurgis des entrailles de la terre.

«Oui, Morangis, nous étions, nous, des spectateurs d’une vie à laquelle
nous mettions tout notre orgueil d’aristocrates à ne pas participer.
C’est nous qui faisions manœuvrer les esclaves de l’action et du cirque
et jugions la beauté des gestes. Nos neveux sont entrés dans l’Arène, et
nos nièces aussi: elles ont retroussé leurs manches et leurs cottes,
elles travaillent elles-mêmes, s’enivrant de l’esclavage qu’elles ont
pris pour une royauté; elles dédaignent l’amour qui est un divin
narcissisme et ne connaissent plus que les vulgaires sensualités sans
répercussion intellectuelle. Ce sont des esclaves.

«Je comprends maintenant la beauté de notre éducation, restrictive des
joies faciles de la vie. Le but de cette éducation était de retarder la
vie, d’en prolonger l’attente et de créer ainsi intellectuellement une
sorte de bovarysme du bonheur que l’existence réelle n’arrivait pas
toujours à décristalliser. Le chef-d’œuvre de cette méthode d’éducation
fut la jeune fille, dont l’espèce artificielle n’est plus représentée
que par quelques rares individus réfugiés comme les castors dans
quelques coins lointains de province. La jeune fille, être de luxe et
d’art, protégée contre les heurts et les souillures de la vie par une
enveloppe d’ouate imbibée de morale, coque parfaite de la nymphe... Mais
quel envol voluptueux, lorsque l’abeille emmaillotée se dégage de ses
entraves et découvre les champs de parfums de l’amour.

«L’amour, ce n’est rien, n’est-ce pas? que notre fonction animale et
fatale de reproducteur des instincts accumulés de l’espèce. La femme que
nous idéalisons, ce n’est rien que notre pauvre femelle dont le ventre
portera le douloureux poids de notre brutale sensualité et se déchirera
pour s’en libérer; ce n’est qu’un pistil énamouré que nous, adorantes
étamines, nous enveloppons de nos hommages qui ne sont que des pièges.
Pièges à douleurs, pièges à mensonges, pièges à regrets.

«La vie, la femme, l’amour, Morangis, ce n’est rien que de petites
réactions chimiques perdues dans l’immensité des mondes. Ce n’est rien,
si nous ne les divinisons pas par notre sentiment intellectualisé; par
une création lyrique perpétuelle.

«L’homme est tout de même un animal merveilleux: il ne vit que quelques
instants, mais il a inventé l’éternité, où le moindre de ses baisers se
répercute d’échos en échos, de cascades en cascades, dans l’infini
illusoire du temps et de l’espace. Et pourtant, c’est vrai, puisqu’il le
conçoit.

                   *       *       *       *       *

Ils s’étaient immobilisés au milieu du Pont des Arts et, appuyés au
balcon de fer, ils contemplaient sans prendre une conscience précise de
ce paysage familier, la proue de la Cité fendant les eaux de la Seine.
Morangis interrogeait maintenant Raymond sur sa vie et s’inquiétait
encore de Marguerite, à laquelle Raymond ne pensait déjà plus que comme
à un personnage de roman. Mais par délicatesse envers Morangis
inconsolable de la mort de Marthe, Raymond ne voulut pas lui avouer son
nouvel amour pour Rite. Morangis n’eût peut-être pas compris que l’on
pût si facilement renouveler son absolu. Il se contenta de l’évoquer,
comme une maîtresse momentanée. D’ailleurs on n’est jamais assuré, même
des éternités que l’on veut imposer et s’imposer.

--Intelligente, ajouta-t-il, et cultivée: la culture intellectuelle chez
une femme est plutôt favorable aux curiosités sensuelles. On n’imagine
pas ce qu’une lecture de littérature érotique peut éveiller de
sensualité chez une femme; mais les idées les plus pures se transforment
aussi en elle en excitations sexuelles...

«Si bien, Morangis, que deux amants qui s’aiment et se possèdent ne sont
en somme que le heurt de deux sensualités chargées d’images et
d’excitations recueillies dans la vie et dans la littérature. Il n’y a
pas de fidélité cérébrale.

Et Raymond pensait, en effet, que s’il possédait Rite, ce soir, il
posséderait en elle l’image de cette jeune fille aux yeux verts, dont il
avait un instant sur les quais frôlé la croupe vivante, d’une main
rêveuse et troublée.

--Que ce désir refoulé enrichisse mon désir de Rite, souhaita-t-il: le
désir d’une autre virginité qu’elle ne m’a pas encore donnée.

Il y rêvait. Et conscient d’une paresse dont son orgueil était un peu
humilié, il se surprit à confier à Morangis qu’il travaillait à un
roman, depuis longtemps annoncé. Et, en disant cela, il le croyait
presque lui-même et s’imaginait qu’il était en train de réaliser tout ce
qu’il rêvait d’écrire et qu’il n’écrirait sans doute jamais.
Autosuggestion pour maintenir la température de son orgueil humain. Il
enviait presque la sérénité médiocre de ces hommes de lettres parasites
qui, n’ayant ni vie ni passions personnelles, s’attachent, se collent
comme des sangsues à l’œuvre de quelque grand écrivain et vivent de son
sang, de sa pensée et de sa gloire. Rien ne les distrait de leur tâche
de nécrophore, ni une inquiétude, ni un doute sur l’intérêt de leur
besogne: ils continuent sans hésitation à percer leurs petites galeries
dans l’œuvre célèbre, qu’ils considèrent comme leur propriété exclusive;
et ils vivent là bien à l’abri de la vie, dans cette œuvre qu’ils
déforment selon la médiocrité de leur admiration:

--Ce sont, dit-il, des déformateurs de valeurs.

--Ces vulgarisateurs des grandes œuvres, même en les déformant à notre
usage, sont tout de même plus utiles que les fabricants de
romans-feuilletons, observa Morangis...

--Non, répliqua Raymond, le roman-feuilleton n’est pas si méprisable que
cela: il constitue, en somme, la vraie littérature populaire et est une
sorte de perpétuation des romans de chevalerie, de nos chansons de
gestes. Ce sont des œuvres idéalistes qui cherchent à s’élever au-dessus
de la vie quotidienne: aventures, sentiments, personnages, tout y est
irréel, jusqu’aux crimes, jusqu’aux amours, jusqu’aux trahisons et aux
vengeances. Le peuple n’aime que ce qui l’arrache à la réalité de sa
vie, et ce qu’il demande à la littérature, c’est du songe et du
mensonge. Et il y a peut-être plus d’art dans cette transposition, si
médiocre soit-elle, de la vie, que dans le réalisme, inventé par des
intellectuels saturés de fiction...

«C’est au bout de longues années de romantisme que Flaubert a trouvé la
formule romanesque de Madame Bovary; mais le peuple se moque de cette
Madame Bovary, qui est une vraie femme, il se moque des vraies notations
de psychologie et de paysages. Ce qu’il désire, c’est du rêve, c’est du
faux, c’est de l’imagination, c’est s’évader de l’atmosphère où il est
obligé de vivre. Il veut que dans les romans qu’on lui offre, il y ait
du merveilleux jusqu’à l’absurde, et plus un roman sera faux et
invraisemblable, plus il le trouvera beau. Il faut aussi que ce roman
soit non pas mal écrit, mais écrit simplement, c’est-à-dire en clichés
et en lieux-communs d’idées où il se retrouve. Il n’aime pas les
métaphores neuves, parce qu’il ne les comprend pas, tandis que ces bons
clichés, ces vieilles monnaies usées, n’est-ce pas lui qui les a
lui-même fabriquées?

«Ce public a raison: ces clichés sont pour lui aussi vrais, aussi clairs
que les images du cinéma. Et le cinéma est peut-être le critérium le
plus efficace des œuvres littéraires. Otées les orties de mauvaise et
prétentieuse littérature qui envahissent les pièces d’Henri Bataille,
par exemple, que reste-t-il de ces chefs-d’œuvre? Un vulgaire scenario
de cinéma, ni meilleur ni pire que la plupart des romans-feuilletons
avec ou sans épisodes...

«Je viens justement de voir «Le Scandale» mis à l’écran. C’est d’une
pauvreté et même d’une fausseté psychologique étonnantes.

«Tout le succès de Bataille auprès du public (le peuple s’étend
jusqu’aux plus hautes classes de la société) est dans cette fausseté par
laquelle il échappe au réalisme.

--Si les hommes pouvaient se douter que leur mort est si prochaine,
réfléchit Morangis, peut-être ne songeraient-ils pas à fabriquer
d’inutiles œuvres de littérature ou d’art. Mais nous ne connaissons la
mort que par l’expérience des autres, expérience qui n’a aucune valeur
pour nous...

--C’est vrai, dit Raymond; la mort, c’est... livresque. Même avec cette
expérience livresque et l’exemple de la disparition de nos voisins, la
mort demeure pour nous tout à fait extérieure: il nous faut faire effort
pour comprendre que cela nous arrivera aussi, un jour, de mourir. Nous
le comprenons intellectuellement, mais cela ne nous touche pas,
n’atteint pas notre sensibilité. Nous sommes un peu comme les arbres qui
ont semé leurs graines et se perpétuent par elles identiques à
eux-mêmes. Nous avons transposé cérébralement la vie souterraine et
profonde de nos cellules, mais même si nous savons échapper aux lois de
la reproduction, l’amour, même stérile, demeure toujours le geste de
notre prolongement cellulaire, et c’est seulement cela qui compte: la
génération et la mort se confondent. L’idée de l’individu n’est qu’une
création de notre cerveau.

«Ce qui est important, c’est la race, la grande forêt, la grande colonie
des cellules humaines, et, cela, des aventures comme la guerre le font
comprendre. Les valeurs que nous donnons aux individus sont bien
superficielles. Au point de vue de la collectivité cellulaire, qu’un
grand musicien comme Granados soit englouti dans un torpillage, cela n’a
peut-être pas l’importance que l’on croit, la sensibilité qu’il
représente retrouvera son expression dans d’autres êtres et personne
n’est indispensable. La signification des êtres supérieurs, c’est nous
collectivement qui la leur donnons, qui les en revêtons comme d’une
chasuble dorée pour dire la messe devant laquelle nous nous
agenouillerons, reconnaissant le dieu qui est en nous et qui est l’âme
de la forêt collective des cellules humaines...

                   *       *       *       *       *

Après avoir quitté Morangis et dîné seul à la terrasse d’un restaurant
des quais, devant la lumière pâle du soir, Raymond décida qu’il irait
visiter Madeleine, cette Madeleine qu’il avait toujours aimée avec plus
de tendresse que de passion et qui demeurait pour lui une sorte de
stabilité affectueuse dans sa vie tourmentée. Il ne l’avait pas revue
depuis la mort de Marthe et sa rencontre avec cette nouvelle Rite qui
l’avait plus définitivement encore séparé sensuellement de Madeleine. Il
savait seulement par de longues lettres reçues de Normandie qu’elle
avait dû pour sa santé retourner passer quelques semaines dans sa
famille, d’où elle avait ramené à Paris un jeune neveu qu’elle semblait
avoir adopté. Le ton affectueux de ces lettres avait rassuré Raymond:

--Elle a compris, pensait-il, qu’il ne fallait pas abîmer notre amour
par de vains reproches afin qu’il garde toute sa douceur dans notre
souvenir. Mais si vraiment après nous être possédés, nous sommes
capables de nous aimer affectueusement, c’est peut-être que nous ne nous
sommes en réalité jamais aimés. Car l’amour ne condescend jamais à
l’amitié, il lui préfère la haine ou l’oubli.

Madeleine accueillit Raymond avec toute la spontanéité de sa vraie
tendresse, mais Raymond fut presque déçu de constater la sérénité de son
amie à son approche; il avait, dans son imagination, prévu une étreinte
plus angoissée et des larmes qui ne coulèrent pas.

Elle parlait d’elle-même comme si désormais, elle existait en dehors de
lui, de son séjour réconfortant sous les arbres, et de cet enfant,
encore mystérieux pour Raymond, qu’elle avait découvert là-bas et qui
était bien, disait-elle, le plus joli petit être que l’on pût rêver:

--Il est là, ajouta-t-elle, indiquant au fond de la pièce où ils se
tenaient une porte fermée que voilait une lourde tenture: il lit dans le
silence les livres que je lui choisis dans ma bibliothèque: Villiers,
Laforgue, Verlaine, Mallarmé. Je veux que sa jeune intelligence soit
émue de tout ce qui m’émut, afin que rien de moi ne lui soit étranger...
Je te le montrerai tout à l’heure; je l’ai arraché à sa famille qui ne
savait d’ailleurs que faire de cette sensibilité inquiète et que j’ai
tout de suite rassurée.

Et Madeleine évoquait en silence ces heures d’initiation tendre où elle
avait senti venir vers elle la confiance de ce grand enfant égaré qui
s’était épanoui en elle comme une fleur coupée dans une coupe d’eau
fraîche.

--Comprends-tu, Raymond, Dionys (je l’appelle Dionys à cause de sa
beauté androgyne) est comme le fils de mon cerveau. Je lui ai donné la
vie intellectuelle.

Elle ajouta:

--Toutes les vies, Raymond, car il est aussi mon fils incestueux et je
l’aime; je l’aime comme s’il me donnait ta propre enfance que je n’ai
pas caressée. Je te dirai un jour la fraîcheur de cette sensualité pure
comme un poème verlainien et d’une sanglotante ardeur. Il me semble
qu’il est à la fois ton enfant et le mien, et en même temps, c’est toi
encore que je mêle à mon sang, à ma pensée, à mes souvenirs. Je lui
parle souvent de toi et il sait que mon corps dont il est le timide
jardinier fut le sous-bois de tes songes et de tes exaltations; il sait
aussi que c’est ton amour qui a fructifié mon intelligence de femme.

Raymond écoutait ces aveux avec une surprise un peu attendrie, flatté
aussi de cette fidélité à son souvenir que Madeleine associait à son
inconstance. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer avec quelle belle
vigueur les idées qu’il avait semées dans l’âme de son amie avaient
levé, et il se réjouissait de constater le pur immoralisme de cette
femme qui avait dépassé le stade des craintives morales.

--Elle aime cet enfant comme son fils, pensa Raymond. C’est, en effet,
chez elle, une déviation de l’instinct maternel, et elle trouve dans
cette transposition sensuelle plus de plénitude que dans le pur amour
maternel qui est souvent, quoique sacré, une déception.

«Même sans se l’avouer, les mères sont presque toujours amoureuses de
leur fils qui est, plus totalement que leur mari, la propre
extériorisation de l’idée de beauté qu’elles se font de l’homme. Leur
fils, c’est une idéalisation virilisée d’elles-mêmes. Elles sont
jalouses de ce petit mâle qui leur ressemble, et s’il est beau, elles
mettront tout leur soin à le lui cacher, afin qu’il ne cherche pas à
prendre une plus précise conscience de sa beauté et de sa virilité dans
d’autres femmes.

«Elles désirent que cet enfant demeure éternellement à ce stade de
l’enfance et des promesses jamais réalisées complètement. Et les amantes
qui les leurs prennent et les accaparent sont pour elles des femmes
vicieuses et mauvaises.

«C’est un métier ingrat d’être mère, et de vouloir retenir près de soi
un jeune mâle dont le seul instinct vivant est de fuir et de vivre pour
lui-même.

Et Madeleine raconta à Raymond les prémisses de cette tendresse, leurs
premières approches mystiques et sensuelles dans cette atmosphère
religieuse. Elle s’était peu à peu substituée à ce Dieu qu’on lui avait
appris à adorer... et, dit-elle, son premier agenouillement sensuel fut
vraiment une adoration mystique.

--L’éducation religieuse, observa Raymond, est décidément une méthode
excellente: elle préserve les jeunes hommes des sensualités hâtives et
en accumulant en eux des désirs toujours irréalisés, des curiosités
idéalisées, elle les prépare au sacerdoce de l’amour. Je crois que les
grands amoureux ont toujours poussé dans des terres mystiques.

--Oui, répondit Madeleine, et, là-bas, dans ce petit village de
Normandie où le mot amour n’est jamais prononcé qu’associé à une
abstraction divine, il semble que tous les êtres sont hantés par les
images d’une sensualité défendue. Je ne parle pas des paysans qui, eux,
vivent la vie normale de leurs bêtes, mais sans mystère et sans
répercussion cérébrale.

«Je songe surtout aux malheureux prêtres jeunes que j’ai fréquentés
là-bas, et dont la vie secrète était un brasier mal éteint. L’amour
défendu est leur unique pensée qu’ils essaient en vain de transposer en
amour divin. L’un d’eux s’était épris pour moi, peut-être pas d’un
amour, mais d’un désir à la fois timide et irrésistible, qui me touchait
et m’inquiétait.

«Jamais il n’osa me dire son tourment, mais sa main tremblait lorsqu’il
touchait la mienne, et ses yeux illuminés violaient la chair de ma gorge
et de mes bras nus...

«Peut-être l’aurais-je accueilli, si je n’avais pas été toute prise par
ma tendresse pour Dionys. Je l’aurais accueilli par pitié et peut-être
aussi par un goût assez puéril du sacrilège, vestige d’une vieille
hérédité catholique, souvenirs de ferventes communions de jadis, et
aussi parce que l’intensité de son désir m’eût tentée.

«Mais je veux, Raymond, te dire l’épilogue ridicule et sinistre de cette
aventure sentimentale. Ce prêtre m’a envoûtée et de la façon la plus
réelle. Ne pouvant me posséder moi-même, il s’est résigné à ne posséder
que mon image. Tu sais qu’il existe à l’usage des ermites, volontaires
ou involontaires, des sortes de mannequins en caoutchouc, de la forme et
de la grandeur d’une femme, munis de toutes les portes de l’amour, et
que ces cénobites violent dans le secret de leurs nuits tourmentées...
Amantes secrètes que l’on enferme dans un tiroir après l’extase.

«Mais voici ce qui fut dans cette simulation de l’amour un véritable
envoûtement: l’amante de caoutchouc était faite à ma ressemblance; on
avait reproduit mes cheveux, mes yeux, ma bouche, mes seins, et
improvisé le reste par intuition sans doute ou par analogie.

«Chaque soir--je l’appris par une indiscrétion vraiment indiscrète--et
durant de longs mois, je fus ainsi violée en effigie par ce faune un peu
divin et diabolique. Et j’ai presque honte, Raymond, de raconter cette
aventure, même à toi, qui en comprend pourtant toute la tristesse...

--Je connaissais, en effet, ces turpitudes mystiques, dit Raymond, mais
seulement par le catalogue d’un de ces singuliers spécialistes. Mais
vois-tu, Madeleine, rien ne peut nous mettre l’abri des désirs
indésirables...

Puis, tout à coup, éclatant de rire:

--Oh! je me souviens même du prix assez élevé de ces simulacres; mais
aussi qu’avec la ressemblance d’une personne aimée, désirée ou perdue,
c’était beaucoup plus cher. Enfin, Madeleine, accepte cette étrange
transsubstantiation: le désir, d’où qu’il vienne, est toujours un
hommage.

La porte drapée s’ouvrit doucement au fond de la pièce, dans la
pénombre, et Dionys apparut, subitement intimidé par la présence de
Raymond. Mais Madeleine, d’une voix tendrement maternelle, l’appela et
le présenta à Raymond.

C’était un jeune homme de seize à dix-sept ans peut-être, blond et mince
comme une jeune fille et qui regardait Raymond avec de grands yeux bleus
hallucinés. La lumière de la lampe mettait un halo de clarté pâle autour
de ses cheveux féminins.

Il s’assit sur un tabouret aux pieds de Madeleine et leva vers elle
l’inquiétude muette de ses yeux.

Raymond l’interrogea sur ses lectures et à ses réponses d’une fervente
spontanéité, il comprit qu’il y avait dans cet être un peu efféminé une
sorte de lyrisme grave, dont Madeleine buvait directement les rythmes
mais qui un jour peut-être se préciserait en fusées verbales.

--Il y a dans la jeunesse des hommes, dit Raymond, un mystère que je
contemple toujours avec un certain respect: je songe à l’homme qu’il
sera lorsque je ne serai plus. Et je ne puis m’empêcher de penser: il
sera peut-être le génie que nous attendons.

«Il y a en nous (quoique cette division soit bien puérile et au fond
inexacte)--une double personnalité: la personnalité innée, produit de
l’hérédité, et que nous trouvons dans notre organisme même à notre
naissance, comme un bourgeon contient toute l’envergure de la fleur
future--; et la personnalité acquise, résultat de l’éducation et des
hasards de l’expérience personnelle.

«Peut-être que ceux que l’éducation transforme sont ceux qui n’ont pas
une très puissante personnalité innée et que ceux qui se développent
fatalement selon leur personnalité innée ne sont que la résultante
inconsciente de leur hérédité. Un homme de génie serait déterminé par
les apports de ses ancêtres: il ne serait que le produit des mélanges de
sang et de race qui se fixent en lui pour un éclair fugitif... Il n’est
pas libre.

«Ou bien l’homme de génie serait au contraire le moins marqué par la
fatalité des ancêtres, le plus ouvert aux influences directes: celui, en
somme, dont la race n’est pas fixée, et qui cherche son équilibre dans
la vie même, équilibre intellectuel qui ne s’inscrit pas dans les
muscles.

«Oui, c’est cela, continua Raymond, l’homme de génie est une sorte de
mutation brusque dans l’évolution humaine, une sorte d’hybride dont
l’espèce ne se fixe pas, ne se reproduit pas physiquement. Mais
pourtant, l’homme de génie féconde sa race intellectuellement, et tout
de même par répercussion, sexuellement.

«Il y a une véritable identification entre le cerveau et le sexe.

«Le cerveau d’une femme est encore une vulve avide de l’homme. Et de
même que sexuellement la femme happe l’homme pour boire sa sève,
intellectuellement la femme se nourrit du cerveau de l’homme et des
éjaculations de sa pensée...

«La personnalité d’une femme ne peut être dissociée de sa ferveur
amoureuse, de cette tension béante qui l’ouvre aux pollens de l’homme.
Mais qu’elle reçoive la semence de l’homme en un spasme physique ou
qu’elle accueille sa pensée intellectuellement, il n’y a là qu’une
simple transposition.

«C’est pour cela que la littérature féminine n’est, en général, qu’une
vibration sensuelle ou qu’une exaltation sentimentale. Il n’y a pas de
littérature féminine d’idées, ou bien ce n’est que de la spéculation
sentimentalisée. Une femme pense avec son désir et son sexe et la
philosophie qu’elle adopte est toujours celle de son amant du moment.

«Mais, ajouta Raymond, il y a aussi une sorte de... tribadisme
littéraire, et beaucoup de femmes de lettres ne sont qu’un compromis
entre l’homme et la femme. C’est une véritable dégradation de l’énergie
virile vers la féminité normale et passive.

«Et puis, en réalité, c’est peut-être trop simple de n’envisager
l’individu que sous l’aspect de la sexualité. Les êtres ne trouvent leur
plénitude physique et intellectuelle, leur complétude que dans l’amour;
et l’homme ne se réalise complètement lui-même que baigné dans le parfum
de la femme qui provoque l’érection de son cerveau et la sécrétion de
ses idées.

Madeleine qui avait écouté Raymond avec beaucoup d’attention souriait
intérieurement à ces dernières pensées et tandis que sa main caressait
les cheveux de Dionys qui avait posé sa tête contre son sein, elle se
promettait bien d’être pour son jeune amant cette plénitude physique et
intellectuelle que l’on trouve dans l’odeur mouillée de l’amour.




VII


Raymond pensait que Rite ne savait pas arranger sa vie, afin de lui
donner un peu de son amour quotidien et il se plaignait à elle-même dans
une lettre, sans vouloir en comprendre les raisons, de ses visites trop
espacées.

--On perd le divin contact, disait-il, et ce qui est peut-être plus
grave, l’équilibre de sa sensualité.

Et il se demandait s’il ne serait pas obligé de chercher à cette Rite
trop intermittente une coadjutrice...

Pourtant, Raymond rejeta vite cette pensée sacrilège et se suggestionna
le bonheur douloureux de la fidélité dans l’attente. Fidélité que des
lettres quotidiennes de Rite, si lourdes d’évocations et de désirs,
entretenaient par leur atmosphère d’éternité.

--Il me semble parfois, songeait Raymond, que les ferveurs de mes
lettres n’ont que ce but inconscient de provoquer son amoureuse
admiration dont j’ai besoin. Je ne l’aime peut-être que parce qu’elle
est le plus merveilleux miroir où je puisse me contempler: je m’y
contemple, en effet, comme l’être le plus parfait, le plus beau et le
plus puissant qui soit au monde.

«Il faut qu’une femme nous donne cette sensation d’être l’amant le plus
puissant, et il semble que pour un homme, cette qualité de puissance
sexuelle contienne toutes les autres: l’esthétisme, l’intelligence,
l’esprit... etc. Et c’est vrai. Nous aimons la femme qui nous assure
cette domination sur la vie, cette royauté, et qui seule entre toutes
les femmes, a compris l’exception que nous étions.

«O Rite, c’est toi qui es vraie, c’est toi qui es sincère et verses de
vraies larmes, lorsque tu me cries ton désir d’une vie perpétuellement
mêlée à la mienne, désir que je ne cultive moi-même que comme un rêve
impossible et pourtant nécessaire à la cristallisation d’un absolu
intellectuel.

«Mais si tu n’étais qu’un des visages fugitifs de cet absolu? L’amour
est une ascension subite d’où l’on redescend dès les premiers pas. Dès
cette minute où les lèvres se sont jointes, le doute et l’inquiétude
entrent dans l’âme, et la première fleur cueillie est déjà un peu fanée.

«Un amour, c’est une double certitude qu’on s’impose et que la vie
contrarie toujours. C’est une entreprise de s’aimer: il y entre de la
volonté, et une faiblesse aussi qui est encore la plus sûre servante des
amants.

                   *       *       *       *       *

Ce glissement fragile des lettres sous la porte: parmi ces papiers pâles
et inutiles, l’écriture de Rite luit comme une feuille d’or dans un
sentier. Son écriture qui s’est affinée, contractée comme pour mieux
refléter le style de Raymond, est déjà une caresse.

Raymond ne se précipite pas sur cette lettre pour l’ouvrir et la
dévorer: il se prépare à cette lecture par quelques minutes de
recueillement et suppute les délices de ces pages.

Ces mots qu’elle lui envoie ont dormi dans ses rêves de la nuit et dans
son parfum du matin: ils sont une présence qui se serre contre l’âme et
contre la chair; ils sont les gestes mêmes de l’amour et il y a dans
cette évocation de l’étreinte une communion réelle plus puissante
peut-être sur les sens que l’étreinte elle-même...

Raymond alors s’abandonne à ces mots qui le violent, à ces sentiments
qui l’enveloppent de leur musique. La flamme du cerveau gagne toute la
chair et il assiste comme un spectateur troublé et ému à cet embrasement
de ses images et de ses émotions réveillées: hallucination vraie qu’il
prolonge et qu’il cultive, et dont pourtant il ne veut pas épuiser toute
la magie. Que ces pages gardent encore un peu de leur phosphore pour
l’illumination des heures seules du soir.

Mais ce matin, la lettre est légère et ne contient que ces mots qui
semblent trembler de joie:

... «Je serai chez toi à trois heures, aujourd’hui.

Rite.»

Et, au bas de la feuille, le baiser rouge et amoureusement appuyé de ses
lèvres. Raymond posa sa bouche contre cette émouvante empreinte dont il
admira en outre le dessin parfait: la forme du baiser de Rite.

                   *       *       *       *       *

Il l’attendait maintenant avec une impatience qu’il n’arrivait pas à
dominer et qui ne s’apaisait que pour guetter, l’oreille collée à la
porte, les bruits de l’escalier. On sonna. Retrouver sa sérénité et
paraître venir du lointain de son cabinet de travail pour ouvrir avec
calme cette porte contre laquelle il était en attente.

La sérénité marque une confiance plus assurée, pensa Raymond, et il ne
faut pas donner, même aux êtres que l’on désire le plus violemment,
cette impression d’inquiétude et d’angoisse qui leur ferait trop sentir
que nous sommes leurs esclaves. L’amour est une lutte entre deux êtres
et si l’on tient à la tendresse d’une femme, il ne faut jamais qu’elle
soit tout à fait sûre de notre amour. Le jour où elle en est assurée,
cela ne l’intéresse plus... Il est même sage d’entretenir une petite
plaie saignante au cœur des femmes, comme les cornacs entretiennent une
blessure vivante à l’oreille des éléphants...

                   *       *       *       *       *

Rite a jeté son léger manteau de soie sur le bras tendu d’une déesse de
bronze, ses lèvres s’écrasent sur la bouche de Raymond qui, debout,
tenant la belle tête de son amie dans ses deux mains, immobilise
longtemps ce baiser dans le silence. Et puis, prolongeant ce bouche à
bouche qui déjà fait défaillir Rite, il la soulève et les jambes
pendantes sur son bras, il la porte sur le divan, s’agenouille devant
elle et la contemple.

--Je t’aime ainsi, Rite, encore toute vêtue de tes robes légères et
transparentes à travers lesquelles je devine ta chair vivante. Mes
lèvres aiment ces prémisses de ton parfum mordu à tes aisselles blondes,
et mes mains te cherchent sous les feuilles.

--Il n’y a peut-être, pensa Raymond, rien de plus pur et de plus
émouvant que cette ligne du ventre qui descend vers le secret de la
femme; les mains les plus douces sont encore trop rudes pour en caresser
l’émotion vivante: seul le velours sensible des lèvres est assez délicat
pour se poser sur cette chair qui est déjà un vertige de désirs et de
parfums où tout notre être va se glisser défaillant.

«Deux colonnes de blancheur se referment sur ma prière, Rite, et
j’écoute la plainte parfumée de ton être qui se verse dans mon baiser.
Laisse-moi m’enfermer dans ce rythme qui se soulève vers moi et m’attire
comme un vertige: ton visage est grave comme le visage d’une morte, ton
regard a fui sous tes paupières entr’ouvertes: j’aime cette douleur que
je poignarde en toi à coups précipités et dont je mordrai à ta bouche la
dernière convulsion. Ton sanglot se défend et m’exile; tu es pâle et
froide et j’écoute, la tête sur ton sein, les battements fous de ton
cœur qui ne veut pas s’apaiser...

«Reposons-nous dans cette clairière de silence, dans cette forêt où les
branches qui frôlent mon front sont ta chevelure, où mes lèvres qui ont
bu la sève des tiges déchirées, ont le goût de tes bouches. Mais déjà le
songe de ta chair que je tiens emprisonné dans ma main comme un oiseau
blessé, palpite et continue sa rêveuse ascension: emporte-moi, que je
participe aux battements de tes ailes, au battement de ta chair qui
claque comme un linge mouillé dans le vent. Demeurons longtemps dans ce
parfum qui nous enveloppe et que l’enlianement de tes jambes à mon corps
immobilise le double élan de nos êtres... O Rite, donne aussi à mes
yeux, qui te cherchent, l’intensité de ton regard à cette seconde où la
projection de nos joies se mêle et s’extasie.

... Et Raymond qui contemplait l’harmonieuse défaillance de Rite,
admirait ce rayonnement qui l’illuminait et la nimbait comme du halo
d’une sainte.

--Jamais, ô Rite, dit-il, ton visage n’est aussi pur qu’après l’amour:
tes yeux, lorsque la flamme du désir s’est éteinte, ne sont plus qu’une
lumière spiritualisée. Mais une femme n’atteint la plénitude de sa
beauté que dans l’angoisse du désir à la minute électrisée où l’éclair
de sa douloureuse joie va la déchirer. Nous n’avons vraiment qu’une
vague intuition de la beauté des femmes que nous n’avons pas possédées.
Et peut-être même qu’une femme laide, si elle aime intensément son
amant, peut lui donner parfois l’illusion de la plus rayonnante beauté.
Mais l’amour transfigure l’homme lui aussi, et n’est-ce pas le mythe
admirable revivifié dans le conte de Mme de Beaumont: La Belle et la
Bête.

--J’aime ce que tu me dis, Raymond, réfléchit Rite: je n’aurai jamais
été belle que pour toi. Vois: ma chair aussi, comme mes yeux, se
spiritualise; elle écoute tes mots et tes pensées. Mais tes mots sont
encore des caresses parce que j’aime la gravité sensuelle de ta voix.
Lorsque je suis seule dans cet enfer quotidien qu’est ma vie loin de
toi, je l’écoute encore, je la sens sur moi comme la tendresse de tes
yeux et de tes mains. Et je m’endors, enroulée dans tes mots que je me
récite comme une prière.

Et Rite, allongée dans sa forme spiritualisée, caressant distraitement
les fraises de ses seins, évoquait ces longues heures de vie familiale
où elle s’isolait si obstinément dans la pensée de Raymond.

--Oui, dit-elle, un peu comme en mes jeunes années de ferveur mystique,
je m’isolais dans la pensée de Jésus. J’ai compris depuis que ce Jésus
que je créais de tout mon amour, c’était toi, Raymond, celui qui devait
venir me sauver...

Elle souriait avec cette expression de tristesse inquiète qui traîne
toujours dans le bonheur:

--Je ne crois plus qu’en toi, dit-elle.

Mais, par une héroïque délicatesse, Rite ne s’abandonnait jamais à
parler à Raymond de sa vie réelle. Elle se souvenait que Raymond lui
avait écrit un jour: «Je ne veux pas, Rite, qu’une confidence de toi
donne une précision vivante à cet être dont je veux faire abstraction.
Je sais seulement qu’«il» t’est dévoué et qu’il travaille pour toi:
c’est un noble but, dont il est lui-même anonymement anobli à mes yeux.

«Ta vie d’ailleurs ne le regarde pas, car une femme n’appartient qu’à
elle-même, et il n’y a sacrement religieux ni civil qui puisse lui faire
aliéner sa liberté.»

Il ajoutait: «Notre amour n’est pas un contrat: qu’il demeure en dehors
et au-dessus de toutes les conventions sociales (qu’il faut d’ailleurs
respecter). Oui, Rite, notre amour est une vie intérieure, un état
d’être qui peut s’adapter à toutes les conditions d’existence.»

Pourtant, Rite, à cette heure de sécurité apaisée, ne pouvait s’empêcher
de songer à la douceur que ce lui serait de demeurer dans cette
atmosphère faite de la respiration de leurs âmes et de leurs chairs.
Elle dit seulement avec timidité:

--Ne plus s’en aller, Raymond!

Mais Raymond ne lui répondit qu’en la serrant plus fortement contre
lui-même, lui exprimant par cette étreinte muette les douloureuses
nécessités de la vie et qu’il en avait encore une plus vive conscience
et une plus vive douleur qu’elle-même...

La tête dans son bras et couchée sur le ventre, Rite offrait ainsi à
Raymond la tentation de sa belle croupe, que dorait la lumière du soir.
Elle s’abandonnait à cette contemplation de Raymond qu’elle sentait sur
elle comme un vivant fluide et elle écoutait monter en elle un désir
lentement résurgi. Blottie dans le silence odorant de ses cheveux
blonds, elle était toute en attente de cette lumière qui allait envahir
sa chair et son cerveau.

... A une caresse interrogative de Raymond, elle avait tourné vers lui
un regard un peu inquiet:

--Oh! Raymond, c’est si petit!

Mais elle était si heureuse d’avoir cette virginité à lui offrir: elle
accueillit cette joie douloureuse qui la clouait à sa propre volupté, et
le visage tourné vers Raymond, quêtant la morsure de sa bouche:

--Je suis encore un peu plus tienne, dit-elle, secouée d’un sanglot
d’une intensité si aiguë qu’elle ne pouvait en éteindre la brûlure.

Soulevé par cette vague qu’il dominait, Raymond se sentait comme
accroché à une épave battue par le flot qu’il embrassait de ses deux
bras.

Ils se rembarquèrent dans la barque mouillée, et à toutes rames se
jetèrent au fond de l’abîme, ivres dans la vague qui les avait
submergés. Le flot les a jetés nus et défaillants sur le sable: ils
ferment les yeux pour écouter en eux-mêmes la réverbération de ces
minutes intenses. Par quelques mots à voix basse, ils se prouvent à
eux-mêmes la réalité de leur présence:

Raymond disait:

--Les femmes qui accueillent avec confiance cette plus secrète et plus
intime inclusion, en sont récompensées par une volupté d’une
répercussion sexuelle plus étendue et où deux harmonies se répondent et
se confondent...

«Mais, Rite, tous les gestes de l’amour associés à un état de sentiment
sont beaux et harmonieux...

Et, évoquant la complication de certains de ces gestes:

--Ils redeviennent instinctifs, observa Raymond, lorsqu’ils rentrent
dans l’automatisme de l’expression amoureuse. Un maître organiste
songe-t-il à la complication du jeu des pédales lorsqu’il exécute une
symphonie? Vous, nos amantes, vous êtes nos orgues divines: nos mains et
nos bouches exécutent instinctivement la symphonie de nos désirs.

--Surtout, pensa Raymond, lorsque nous avons longuement étudié
l’harmonie et le contrepoint de la volupté et exécuté beaucoup de
gammes.

--Que ta pensée me suive toute cette soirée, dit gravement Rite, au
moment où son baiser d’adieu se détachait des lèvres de Raymond. Songe à
mes heures silencieuses devant un livre où je revivrai nos images.

Elle ajouta, exprimant une décision subite:

--A demain, Raymond; je veux être désormais ta Rite quotidienne... Oui,
qu’importe tout ce qui n’est pas toi...




VIII


Fidèle au serment qu’elle s’était fait à elle-même, Rite s’était, en
effet, assuré la liberté de ses après-midi, et parfois même elle
s’attardait jusqu’à la nuit, jusqu’au matin, insatiable de se donner
comme si elle eût voulu en quelques semaines brûler l’ardeur de tout son
être dans le brasier de leur amour. Elle n’avait pas d’autres curiosités
que cette révélation que lui était sa propre sensualité. Entourée des
livres de Raymond, elle n’en ouvrait jamais un seul et Raymond admirait
ce dédain pour sa forêt de feuilles mortes. Jamais non plus, elle n’eut
le désir d’une promenade le long des rues ou dans l’allée d’un jardin:
elle venait chez Raymond comme une dévote vient à l’église et elle
priait de toute sa chair.

Emporté dans ce courant de mysticisme sensuel, Raymond lui-même oubliait
toutes les autres préoccupations de la vie, et se retrouvait
complètement lui-même dans ce merveilleux égoïsme de l’amour.

Il contemplait de loin la vaine agitation des hommes. La gloire
elle-même lui paraissait vaine: la conscience de lui-même qu’il prenait
dans l’amour de Rite n’était-elle pas supérieure à tous les reflets que
lui renverrait l’admiration des hommes?

--Il y a peut-être, disait-il, une plus parfaite plénitude dans cette
excitation cérébrale que donne l’amour, non plus pour la réalisation
d’une œuvre, mais pour la réalisation de soi-même.

«J’aurais pu passer ma vie à décortiquer des philosophies et des
esthétiques: j’y aurais récolté peut-être quelques amères feuilles de
laurier. J’ai préféré le spectacle de mes propres sensations et de mes
propres idées, jets d’eau qui retombent toujours sur eux-mêmes. Mais
peut-être aussi est-il plus sage d’avoir donné son cerveau à grignoter à
quelques belles femmes que de l’avoir livré à l’incompréhension des
foules.

Et, en s’analysant plus profondément, Raymond trouvait dans son nirvana
même l’élan immobile d’un arbre sain et lourd de ses feuilles. La vie
lui semblait comme éternisée, et cette jeunesse qui faisait de son
propre corps nerveux de faune une perpétuelle flèche tendue vers la
joie, il la sentait aussi immuable que l’éternelle fraîcheur des
étoiles. Il n’éprouvait aucune inquiétude métaphysique, mais seulement
le désir obscur de capter toujours plus de vie. Il se surprenait à
interroger les yeux des femmes avec une sorte de désespoir de ne pouvoir
absorber et s’enrichir de toutes ces petites gouttes de beauté
cristallisées en parfum d’éternité fugitive.

Cette hantise de l’odeur féminine troublait Raymond.

--Jusqu’ici, dit-il un soir à Morangis, qui était venu le surprendre,
nous n’avons fait entrer dans notre conception esthétique de la femme
que des données visuelles; il faudrait enfin y faire pénétrer nos
impressions odorales qui sont presque tout dans l’amour.

«C’est son odeur qui fait la beauté de la femme.

«Instinctivement, à la vue d’une femme, nous devinons son parfum
d’amour, ce parfum qui nous prendra tout entier, corps et âme. Car la
vue est en quelque sorte la synthèse de tous nos sens. Notre œil respire
et palpe la chair, et ne nous trompe pas.

«D’ailleurs, il y a un rapport mystérieux et certain entre les lignes,
les couleurs, l’expression d’une femme et son parfum et son baiser.
Lorsqu’un poète de génie aura fixé ces concordances intuitives, il aura
enrichi notre raison d’une connaissance nouvelle.

--Si bien, répondit Morangis, que, respirer une femme, c’est déjà
l’avoir possédée...

--Oui, dit Raymond: le goût du fruit est dans son parfum. Mais cela
prouve aussi qu’il ne peut y avoir d’esthétique absolue. L’esthétique
est individuelle et correspond à notre sexualité...

Après un silence, il ajouta:

--A notre orgueilleuse et éphémère virilité: petite vibration d’insecte
dans la lumière. Je songe malgré moi aux personnages du passé, ancien ou
récent, dont nous ne pouvons plus imaginer les amours que par nos
propres gestes, nos propres émotions. Contemplés de très haut, tous ces
émois ne sont pas plus individualisés et différenciés que les gestes
d’accouplement des mantes ou des scarabées.

«Vois, Morangis, cette mauvaise peinture qui représente une très belle
femme de la fin du 18e siècle, une de mes aïeules: je sais son nom, mais
il ne reste d’elle que cela: la vanité d’une étiquette et cette
imprécise empreinte sur une toile. Elle n’est plus rien, ni du passé ni
du présent: elle est comme si elle n’avait jamais vécu. Sous quelles
caresses a-t-elle vibré, crié son petit cri de joie étouffé sous la
terre?

«Si on réfléchissait plus sérieusement à ces banalités et à la vanité
des éternités, peut-être finirait-on par mieux diriger sa vie,
apprendrait-on à ne pas l’encombrer de désirs inutiles, à équilibrer
sagement ses joies et ses peines afin d’en fabriquer une harmonie, une
sérénité...

«Mettre son orgueil dans le sentiment même de la fragilité de cet
orgueil. Prendre conscience de sa grandeur dans la vanité de la
grandeur. N’aimer la gloire que comme une vérification de sa propre
valeur et n’en accepter le mensonge que comme un levain de perfection.
Perfection sans autre but que cette perfection même, abstraction faite
de toute idée de lâche récompense. La récompense est une insulte, une
humiliation.

Pourtant, réfléchit Raymond, qui parlait plus pour clarifier ses propres
pensées que pour convaincre Morangis qui, sans doute, l’écoutait
distraitement. Mais Raymond aimait cette immobilité silencieuse de son
ami qui lui donnait l’illusion d’être compris.

--Pourtant, Morangis, toute perfection réclame, comme la beauté, un
miroir où prendre conscience d’elle-même. Il suffit qu’un être nous
regarde (fût-il un mythe divin ou sentimental créé par notre propre
imagination), nous regarde et nous approuve. La solitude n’est que vide
et inconscience: ceux qui ont pu la supporter et s’en enrichir ne l’ont
fait que par une sorte de dédoublement de leur personnalité, dont l’un
des personnages admirait l’autre.

«La solitude serait la mort, Morangis... Toi-même qui es seul, ne vis-tu
pas avec le fantôme de Marthe, plus réelle en toi qu’elle ne le fut
jamais dans sa réalité charnelle...

--Oui, répondit Morangis: elle est là et il me semble qu’elle nous
écoute...

Mais Raymond poursuivait le fantôme de son idée, curieux de la
conclusion à laquelle il allait aboutir:

--Personne n’a jamais pu supporter la vraie solitude... Les ermites du
désert dansaient leur ascétisme et leurs flagellations sous l’œil de
Dieu, miroir idéalisé. D’ailleurs, nulle beauté dans ces humiliations et
ces sacrifices: ce n’est qu’un marché, un échange, une volonté assez
intelligente dans sa naïveté d’être, un jour prochain, heureux
éternellement. Si Dieu existait, c’est lui qui serait la dupe de ce
marché. En réalité, il n’y a pas d’amour désintéressé: même celui qui
prétend se sacrifier à l’être aimé n’est pas pur, puisqu’il trouve sa
volupté dans l’idée orgueilleuse du sacrifice accepté.

«En vérité, je te le dis (selon la formule du Christ), tout être vivant
n’a qu’un désir, qu’une volonté, et tous ses gestes, même les plus
contradictoires, tentent de le réaliser: être heureux. C’est un tropisme
aussi fatal que celui qui fait tendre les protozoaires vers la lumière.
Quels que soient les modes de transposition de cette tendance fatale,
tous les hommes agissent et s’agitent vers cette lumière du bonheur, les
Don Juan comme les martyrs volontaires. Et ces derniers sont encore les
plus voluptueux, les plus exigeants: ce sont de formidables poètes qui
dédaignent une vie qu’ils jugent médiocre, ce qui prouve la qualité de
leur lyrisme, pour une autre vie divinisée qu’ils se créent et qui
devient pour eux la réalité.

«Oui, même celui qui se suicide cherche encore le bonheur dans la paix
et dans le néant.

«La vie est amour, joie, bonheur, jusque dans ses détresses, ses
déchirements et ses angoisses.




IX


Un matin d’une agaçante pureté, une lettre de Madeleine apprit à Raymond
qu’elle avait dû subitement repartir pour la Normandie, au chevet de sa
pieuse tante à l’agonie. Le plus cruel pour elle avait été de partir
sans son Dionys auquel elle voulait épargner le spectacle inesthétique
de la mort. Il n’arrivera, disait-elle, que lorsque tout sera prêt pour
la cérémonie rituelle et le réconfortant banquet qui suivra. En
attendant ce jour encore imprécis, elle confiait Dionys à Raymond, le
priant de le préserver de toute mauvaise accointance et de le lui garder
dans toute cette pureté dont elle se réservait la possession impure.

Mais Raymond, dont toutes les heures vivantes étaient enlianées à la
présence de Rite, se déchargea de cette garde sur Morangis et lui remit
le jeune éphèbe aux grands yeux bleus. Morangis, un peu troublé par la
féminité équivoque de ce jeune dieu, l’emmena chez lui. Il sentait en
lui un peu de cette fierté que l’on éprouve à posséder un beau lévrier
décoratif ou un somptueux chat angora.

Mais il s’aperçut tout de suite qu’il y avait une âme sensible et
inquiète dans ce jeune animal de style. Un soir que devant le silence
rêveur de l’enfant timide, Morangis s’abandonnait à ses improvisations
musicales, il se retourna tout d’un coup et vit que Dionys, la tête dans
ses mains, pleurait, la poitrine soulevée d’un sanglot.

Ému de cette émotion, Morangis s’était approché, et à genoux devant le
divan où Dionys était assis, il l’attira vers lui, le serra sur son cœur
et l’embrassa. Il fut tout étonné d’avoir cherché les lèvres de l’enfant
qui n’avait pas chassé ce baiser, encore mouillé de son sanglot. Il ne
savait pas si c’était sa propre musique qu’il baisait aux lèvres de
Dionys ou s’il était seulement inconsciemment attiré vers la féminité
qui se cachait en ce corps d’éphèbe. Il voulut refouler en lui ce
sentiment qui était déjà plus qu’une curiosité et il en exagéra la
tendresse en essayant par des mots fraternels de consoler la douleur qui
avait jailli du cœur de Dionys.

Mais, incapable de se comprendre lui-même, Morangis vint voir Raymond et
confessa son émoi imprévu. Raymond rassura son inquiétude: il n’y avait
rien d’anormal dans son trouble qui n’était pas le trouble sensuel d’un
inverti:

--C’est la femme encore que tu cherches et que tu trouves dans Dionys.

«Je pense même, ajouta Raymond, qu’en l’aimant sensuellement, Madeleine
est plus près du lesbianisme que toi de la pédérastie. Tout cela est
très compliqué, vois-tu, Morangis, parce que les sexes ne sont pas aussi
différenciés que nous avons la commode habitude de le croire. Il y a des
hommes qui sont presque des femmes et certains écrivains dans cette
situation équivoque y gagnent une réceptivité qui leur tient lieu de
génie créateur; il y a aussi des femmes qui sont au seuil d’une virilité
interdite: cela leur donne une perpétuelle inquiétude créatrice d’art...

--Comme ce serait curieux, observa Morangis, si l’on pouvait analyser ce
dosage des sexualités dans les produits de la littérature et de l’art.

--Oui, reprit Raymond, mais cette science n’est pas impossible à
atteindre. Déjà on sait que les pédérastes (il n’y a pas de mot honnête
pour les désigner) sont organiquement plus près de la femme que de
l’homme. Et de même que les femmes trop virilisées cherchent à se croire
des hommes dont elles singent l’apparence, les hommes féminisés n’ont
qu’un désir: réintégrer une féminité qui est leur véritable sexe. Ils se
conçoivent femmes, se donnent entre eux des noms de femmes et
s’interpellent «chérie, ma chérie». L’un d’eux, n’est-ce pas assez
caractéristique? s’est donné le nom argotique du sexe féminin.

«Ce bovarysme sexuel correspond certainement a un désir d’équilibre
physique, à la nostalgie d’une féminité perdue comme un paradis. Mais ce
bovarysme féminin signifie surtout que, quoique doués des témoins de la
virilité, ils ont en réalité des cerveaux de femme...

«Il y a aussi le bovarysme viril des femmes qui, lui aussi, correspond à
un état physiologique, et au même désir d’équilibre... D’ailleurs, cette
dissymétrie entre le cerveau et le sexe existe chez tous les artistes.
L’art, c’est en effet, pour eux, leur véritable équilibre.

«Oui, cette dissymétrie entre le cerveau et le sexe a été fructueuse,
c’est par elle que la sensualité est devenue un plaisir conscient, un
art désintéressé. Sans cette conception des déséquilibrés, il n’y aurait
pas eu de vie artistique, il n’y aurait même peut-être pas eu de
conscience: la conscience est une inquiétude, un déséquilibre divin. En
vérité, une conscience qui ne serait que le reflet d’une vie
parfaitement équilibrée et adaptée ne serait plus perçue et rentrerait
dans l’automatisme de l’instinct.

«C’est parce que tu es un artiste, Morangis, un déséquilibré, que tu te
cherches en des sensualités équivoques. Que cela ne te trouble pas, au
point de vue moral. La morale est individuelle et nous devons chacun
nous créer la nôtre, respirable...

«Au fond, tout cela n’est qu’une question de sécrétion glandulaire, et
je songe que si on imposait à nos célèbres Corydons quelques injections
opothérapiques, ils redeviendraient des êtres normaux: il leur
pousserait subitement une crête et des ergots, signes de virilité. Mais
ce qu’il y aurait de plus miraculeux, c’est que par ce traitement, leur
morale, leur philosophie, leur esthétique seraient retournées, en même
temps que la femme retrouverait pour eux son parfum et sa beauté.

«Mais, en vérité, ce serait dommage, et que cette hypothèse d’un
efficace traitement opothérapique nous soit seulement une preuve de la
sincérité de leur morale...

--C’est très curieux, observa Morangis: tu me fais comprendre toute
l’œuvre d’André Gide.

Mais Morangis avait compris aussi que lui-même n’était pas un monstre,
et il s’abandonna à son attrait pour Dionys, vérifiant ainsi sur
lui-même que l’esthétique s’appuie sur les émois momentanés de nos sens,
et que, comme le lui disait Raymond, en souriant, la beauté n’est
peut-être qu’un compromis entre les sexes: un androgynat.




X


Une lettre de Madeleine interrompit ces accordailles esthétiques. La
vieille dame était morte et il fallut embarquer Dionys pour les
funérailles officielles. Dans cette lettre, Madeleine racontait à
Raymond ses émotions des derniers jours, au chevet de la mourante où
elle s’était rencontrée avec l’amoureux de son effigie.

Assurés que la moribonde ne pouvait plus les entendre, désormais
engloutie dans une inconscience définitive, ils avaient discuté religion
et théologie. Par une sorte de sadisme mystique, Madeleine s’amusait à
détruire les dernières touffes de foi auxquelles ce pauvre être essayait
de se raccrocher: elle lui démontrait facilement combien il était
ridicule d’imaginer que le fils de Dieu (comme si Dieu pouvait avoir un
fils! Pourquoi pas un neveu? Un cousin à la mode de Bretagne?) se soit
fait homme pour sauver la terre et son humanité, c’est-à-dire un grain
de poussière dans l’espace.

«Et cette conception révoltante d’un Dieu martyr! D’abord, en tant que
femme, écrivait Madeleine, je n’aime pas les martyrs: ils ont un petit
air de supériorité qui vexe mon amour du bien-être et mon dégoût de la
souffrance inutile. Mais même à ce point de vue, votre Christ ne
m’inspire aucune pitié, et sa mort, momentanée, ne me touche pas. Je ne
comprends pas qu’on ait pu si longtemps se lamenter sur cette aventure.
Ce qui est vraiment tragique, ce n’est pas la mort d’un homme qui se
réveille Dieu au bout de trois jours, c’est notre mort à nous, et cette
certitude que notre conscience s’éteint avec nous.

«Les vrais héros, les êtres vraiment divins, Monsieur l’Abbé, c’est
nous, les incroyants, qui avons le courage, sans espoir, d’aller
jusqu’au bout de notre humanité...

«Et au contraire, que trouve-t-on comme précipité psychologique au fond
de vos héroïsmes de couvents et de presbytères? de la lâcheté; pas
d’abnégation, mais une abdication. Et il y a un si parfait égoïsme dans
votre rêve d’éternité de musique céleste...

--Vous êtes si belle, Madame, répondit le prêtre, lorsque vous parlez
avec cette violence. Il y a une flamme dans vos yeux, et une lumière sur
vos lèvres.

Emportée par son raisonnement, et oubliant à la fois la moribonde, dont
le rythme d’agonie se maintenait, et aussi les singulières
transpositions sensuelles du pauvre ecclésiastique, Madeleine continua:

--On finira par comprendre la beauté de ce sentiment déjà enté sur les
âmes d’élite: que toute la noblesse de notre vie se suffit à elle-même,
nous suffit à nous-même, et qu’elle trouve en son orgueil sa récompense.
Il nous paraîtrait humiliant d’accepter une récompense, fût-elle
éternelle, pour la beauté désintéressée de nos gestes ou de nos
sentiments. Votre récompense chrétienne n’est qu’un marché où le croyant
n’a vraiment aucun mérite; ce qu’il sacrifie est si peu de chose auprès
de ce qu’il espère.

«Notre noblesse est de ne rien demander, de ne rien accepter. Dans la
vie même, n’a de valeur que ce qui se donne sans arrière-pensée, sans
marchandage. L’amour n’est l’amour que lorsqu’il est une double offrande
spontanée...

«Les êtres nobles que nous sommes devenus, au bout d’une longue
évolution de notre race, ne supporteraient plus de servir un prince ou
un roi: pas même un Dieu. La prière nous semble une humiliation, non
seulement pour celui qui prie, mais aussi pour celui qui est prié. La
prière est une véritable négation de l’idée de Dieu, d’ailleurs, puisque
Dieu, c’est la liberté.

«Il faut, concluait Madeleine, que cette évolution de la sensibilité
humaine ait sa répercussion sur le sentiment religieux...

Le prêtre réfléchit quelques instants.

--Cette répercussion existe déjà, dit-il. Ainsi, à l’heure actuelle, il
nous serait impossible, dans nos sermons, de parler de l’Enfer dans les
mêmes termes que jadis; nos infidèles fidèles riraient si nous les
menacions de chaudières de poix éternelle. Même les supplices décrits
par Dante les feraient sourire. En réalité, l’idée de l’enfer tend à
disparaître de notre religion; cette idée évolue vers une sorte de
supplice, de torture morale: la privation de Dieu, quelque chose
d’analogue à ce que peut être, en amour, la privation de l’être aimé.

(Tu vois, mon cher Raymond, écrivait Madeleine, que ce prêtre vicieux
est tout de même un homme intelligent. Et quant à mon sermon que je
résume ici, peut-être avec un peu de littérature, avoue qu’il se
souvient de ton propre enseignement. Et j’espère que cet essai de
conversion à rebours va t’amuser quelques instants.)

Mais la suite de l’aventure était plus difficile à conter. Madeleine s’y
exerça avec sincérité. Ce pauvre prêtre avait mis une intonation si
douloureuse dans ces derniers mots: «la privation de l’être aimé», que
Madeleine n’avait plus songé à se moquer de lui: elle sentit que son
enfer, il le vivait sur la terre dans la privation de l’être qu’il
désirait. Et peut-être aussi parce qu’une chasteté de quelques jours la
rendait plus sensible au désir de cet homme, elle prit sa main, la tint
quelques instants dans les siennes, et puis, se levant, elle lui fit
signe de la suivre. Elle confia la garde de la moribonde momifiée dans
son inconscience à une domestique appelée discrètement, et dit avec
autorité:

--Venez avec moi, Monsieur l’Abbé, j’aurais quelques conseils à vous
demander au sujet des dernières volontés de ma pauvre tante... Qu’on ne
nous dérange pas.

Il l’avait suivie, obéissant et tremblant. Jamais il n’avait imaginé que
ce rêve pût se réaliser. Il avait peur.

Dès que la porte de la chambre se fut refermée sur leur isolement, il
tomba à genoux près du fauteuil où Madeleine s’était assise et sans oser
la toucher, la tête dans ses mains il sanglota.

Il confessa ce qu’il avait souffert et il avoua même le cruel mysticisme
du simulacre et que sa cellule de prêtre était devenue une sorte de
reliquaire de son amour silencieux: fleurs fanées tombées de son
corsage, herbes foulées par ses pieds, fruits où ses lèvres avaient
mordu, et relique plus précieuse encore: quelques cheveux dérobés à son
peigne, et même un peu de sable mouillé.

Mais maintenant qu’il se trouvait devant elle, son âme et sa chair
tremblaient. Il lui semblait que si le corsage de Madeleine s’ouvrait
comme un tabernacle, il allait défaillir, et tout à coup il se releva et
voulut fuir.

                   *       *       *       *       *

Alors, Madeleine, toute émue, se leva elle aussi, vint vers lui et lui
donna sa main à baiser. Il se prosterna sur cette main qui s’offrait à
ses lèvres et y appuya sa bouche tremblante.

--Laissez-moi partir maintenant, dit-il timidement.

Il balbutiait: «Ce serait un sacrilège, une profanation... Non, il faut
que vous demeuriez inaccessible comme une sainte... Il y a des gestes
effrayants...»

Et il sortit après avoir baisé le bas de la robe de Madeleine.

«Je suis demeurée toute la soirée troublée de cette scène, écrivait-elle
à Raymond, et je n’ai plus du tout envie de me moquer de cet homme, de
son amour, et de son fétichisme. Il m’a transposée en une effigie, qu’il
crucifie et transperce de son désir, mais mon être demeure et demeurera
à jamais pour lui une chose sacrée, inaccessible, comme il dit... Ce
sentiment de profanation qu’il éprouverait devant la trop douce réalité
est peut-être le plus bel hommage au mystère de ma beauté. J’ai compris
aussi, chez lui, cette impossibilité d’un geste qui lui semble
inharmonieux parce que son éducation religieuse et mystique le lui a
toujours fait concevoir comme l’image érigée du péché et du diable.
Peut-être ne croit-il plus ni à Satan ni au péché, mais il croit en moi,
et sans doute perdrait-il la foi s’il se permettait cette prière
blasphématoire...»

                   *       *       *       *       *

Le lendemain la moribonde s’éteignit. Déjà Madeleine avait télégraphié à
Dionys: elle avait hâte qu’il fût là, et pour avancer cette minute du
revoir, elle alla le cueillir à la gare, voisine de quelques kilomètres.
Sous le prétexte d’un trop gênant soleil elle avait baissé les rideaux
bleus de la voiture et brusquement, elle avait attiré Dionys vers son
baiser et mêlé son corps au sien. Madeleine fermait les yeux, et elle ne
pouvait s’empêcher d’évoquer la chaste et sanglotante prière de son
fétichiste, et c’était un peu lui qu’elle emprisonnait de ses deux bras
et dont elle baisait les lèvres avec une ferveur religieuse. Et
peut-être qu’à la même minute Dionys mêlait à son émoi le souvenir
encore vivant des caresses de Morangis.

Mais Dionys avait senti qu’il ne fallait faire aucune confidence à
Madeleine: il éprouvait même, en son âme secrète, une sorte de fierté
d’avoir quelque chose à lui cacher. Et pourtant il avait un peu de honte
d’être si facilement redevenu un collégien, transposant en une amitié
masculine, son désir d’une domination féminine. Maintenant qu’il se
retrouvait auprès de Madeleine, il se sentait rassuré, peut-être par ce
qu’il y avait de maternel et de tyrannique dans l’amour de cette femme.

Et quant à Morangis, lorsqu’il eut perdu son inquiétant joujou, il
s’avoua à lui-même que c’était encore Marthe qu’il avait cherchée dans
cet éphèbe, d’une vicieuse passivité.




XI


C’est toujours au moment où la vie semble se fixer, s’endormir en une
trop facile béatitude, qu’elle se réveille, piquée au sein par une
mouche imprévue.

Comme chaque soir, depuis près de deux mois déjà, Rite, après les vêpres
d’amour chez Raymond, était rentrée chez elle, silencieuse et grave,
serrant sous son manteau ses émois et ses sentiments comme une gerbe de
roses rouges dont les épines blessaient encore délicieusement sa chair.

On l’attendait, sans oser l’interroger, tant elle avait mis d’assurance
dans sa volonté d’une liberté sans explications, sans ces comptes rendus
hypocrites et mensongers des heures échappées au bagne officiel.

Par une sorte de compensation, lui, qui jadis sentait si vivement le
poids de la chaîne matrimoniale, la trouvait maintenant trop légère. Dès
la minute où il avait terminé sa tâche quotidienne (une vague direction
de cabinet d’affaires), il se précipitait, le cœur inquiet d’une
inquiétude sans précision, vers l’appartement vide où, penché à la
fenêtre, il interrogera des yeux la silhouette des passantes jusqu’à ce
qu’il ait reconnu la robe et la démarche de Rite.

Il avait enfin trouvé une obsession: un peu de poésie douloureuse était
entrée dans sa vie monotone et trop confiante. Et puis cette crainte
obscure de la perdre donnait à ses yeux une valeur nouvelle à Rite: il
s’apercevait qu’elle était belle, fine, trop belle pour lui, trop
intelligente pour sa médiocrité, et avait la sensation obscure qu’elle
ne pouvait pas l’aimer, qu’elle ne l’avait jamais aimé. Ces réflexions
subconscientes créaient en lui un état de passion intérieure qui
ennoblissait son existence. Un désir noble avait surgi dans son âme:
reconquérir celle dont il n’avait pas su comprendre la beauté
exceptionnelle.

Florentin, ce mari de Rite, était un homme d’une quarantaine d’années,
d’une éducation distinguée, d’une intelligence assez vive mais peu
cultivée, et se faisant une sorte de vanité de ce mimétisme de bon ton.
Rite n’avait épousé cet homme sans relief que par indolence ou plutôt
par une espèce de renoncement à l’ambition irréalisable de recréer
autour d’elle le véritable milieu qui était le sien. C’est seulement à
Raymond qu’elle avait confié le secret de sa naissance qui la faisait la
fille naturelle d’un grand nom français. Elle avait, toute sa jeunesse,
souffert de ce secret, jusqu’au jour où Raymond lui avait fait sentir
qu’il fallait être fière de ce bouturage illégal de deux races
différentes, auquel elle devait sa fragile majesté et aussi cette
inquiétude physiologique qui se traduisait par le lyrisme de sa
sensualité.

--C’est notre amour, lui disait Raymond, qui recrée en toi l’atmosphère
de ta race: nous retrouvons notre équilibre physiologique et
intellectuel dans notre mysticité sensuelle, un peu comme les poètes
rééquilibrent leurs angoisses aux rythmes de leur poésie. Nous sommes
des poètes, Rite, et notre amour est notre art vivant.

Ce soir-là, comme à son habitude, Rite avait abandonné son taxi au coin
d’une rue voisine, et, sans se hâter, s’était acheminée vers sa demeure.
Elle était encore un peu ivre de sa voluptueuse lassitude et hallucinée
des dernières images dont elle se souvenait: les petites mains de
Raymond parcourent et dessinent son corps, la surprise de sa bouche qui
brûle sa chair, s’attarde aux plis parfumés, les écarte comme les
pétales d’une fleur pour y engloutir son visage. Elle entendait encore
la voix de Raymond qui, presque timidement, lui demandait: «...
blessée... encore un peu... peut-être?» Mais non, et d’elle-même, elle
s’était piquée à la tentation, graduant elle-même les rythmes de sa joie
et offrant à Raymond l’émouvant paysage de sa mouvante féminité.

Et puis, dans la lumière dorée du crépuscule, Raymond avait désiré que,
debout et pure comme une statue vivante, elle marche vers lui, sur lui,
et qu’elle s’écrase de tout son poids parfumé sur l’exaltation de son
rêve. Étendu comme un Christ descendu de la croix, il s’abandonnait à ce
baiser de toute la chair de Rite qui s’écrasait contre sa chair.

Ces images enveloppaient Rite d’une sorte de carapace lumineuse qui
l’isolait du reste du monde. Elle entra et vint vers son mari avec un
visage si rayonnant et si chaud qu’il en fut tout d’abord baigné d’une
joie involontaire. Peu habitué à analyser ses sensations, il ne
comprenait pas cette joie orgueilleuse qui se mêlait à une sorte
d’angoisse qui l’étouffait. Il aurait voulu pouvoir exprimer à Rite son
admiration neuve, son amour douloureux et ridicule. Au bout de quelques
heures presque silencieuses, Rite prétexta une lassitude imprévue et se
retira, non pour dormir, mais pour échapper à une présence qui heurtait
ses pensées.

Mais lui, sincèrement inquiet peut-être de cette fatigue et de la
cernure des yeux de Rite, vint à pas de loup se pencher sur son sommeil.
Rite ferma les yeux et harmonisa sa respiration pour simuler un calme
repos: elle se souvenait qu’un soir déjà, où il était venu interroger sa
langueur, il l’avait si intensément serrée contre lui que, malgré la
révolte de tout son être, elle avait dû permettre le geste sacrilège.

Elle s’était juré de ne plus jamais permettre cette profanation dont
elle ne pouvait même pas se confesser à Raymond. Immobile et souriant à
ses souvenirs, Rite prolongeait une volontaire insomnie... et évitait
comme instinctivement tout contact, remontant le drap jusqu’à son menton
pour cacher la nudité de ses bras et étouffer le parfum de ses
aisselles. Elle s’endormit dans la blancheur de l’aube; le soleil vint
dorer ses cheveux et aviver les pointes de ses seins tendues comme de
petites bouches vers un baiser. Elle avait rejeté le drap, et sa main
semblait dormir posée sur le duvet de son ventre que sa respiration
soulevait harmonieusement. Cette respiration accentua subitement son
rythme, envahit le corps tout entier et se détendit en un sanglot
déchiré:

--Raymond! Raymond!

A ce cri, le mari eut un sursaut de subite détresse qui le figea
quelques secondes, les yeux hallucinés, la gorge serrée; il venait de
tout comprendre.

Puis son angoisse éclata en un accès de rage; sa main brutale, qui avait
arraché la chemise de Rite, s’agrippa à la touffe secrète, se crispa sur
la blessure sacrée encore émue du rêve ensommeillé, et, d’un geste de
meurtrier, il avait arraché les pétales de la rose en poussant des cris
de damné et des injures d’ignominie. Il saisit ce corps blanc qui
hurlait de douleur, le jeta violemment sur le plancher et piétina avec
rage le ventre déchiré dont le sang coulait le long des cuisses. Ivre de
meurtre et de douleur, il s’était jeté sur la chair hurlante de Rite,
mordant ses seins et son ventre, et puis, pris d’un accès d’érotisme, il
s’était étendu sur elle, l’écrasant de toute sa fureur de mâle outragé,
et comme d’un coup de poignard il avait pénétré dans la blessure
sanglante, s’y acharnait avec une sensualité désespérée et mauvaise,
s’ensanglantant à cette chair évanouie et comme morte sur laquelle il
gît maintenant épouvanté.

La tête dans ses mains, il contemple le désastre, il a peur de ces yeux
clos, de cette immobilité froide. Si elle était morte! Il appelle...,
des soins maladroits s’improvisent, un médecin arrive qui ne comprend
pas, mais qui devine la stupide tragédie.

Rite demeura tout un jour dans un état d’inconscience: ses yeux bleus
qui regardaient ne voyaient pas et de sa poitrine lentement soulevée
montait une plainte douce et musicale. Lorsqu’elle se réveilla, le
lendemain, au crépuscule, son mari était là, à son chevet, qui la
contemplait et essayait de lui sourire. Elle se souvint obscurément
d’abord de ce qui s’était passé, et puis, comme si tout à coup elle
prenait conscience de ce qu’il y avait de ferveur dans cette brutalité
de son mari, elle répondit par un sourire au sourire hésitant de son
bourreau. Pour la première fois, elle le regardait avec fierté et
attendrissement; elle s’endormit, apaisée, en tenant sa main dans la
sienne.

Ce ne fut qu’au bout de quelques heures que, s’étant réveillée seule
dans la chambre close, elle retrouva Raymond en elle; mais l’image
évoquée s’effaça; sa vie demeurait comme suspendue, dans cette minute
d’une horrible sensualité où elle avait senti sa chair intime se
déchirer, branche arrachée à un arbre. Elle devinait aussi un tel amour
dans cette jalousie et dans cette cruauté qu’elle se soumettait à celui
qui l’avait brutalisée et qui maintenant se penchait avec une timide
adoration vers cette blessure encore sanglante.

Des jours s’écoulèrent, ouatés de silence: Rite trouvait dans sa
faiblesse même et dans l’immobilité imposée à sa chair meurtrie une
sorte d’euphorie nirvanique. Et si, en un éclair de lucidité, elle
évoquait l’inquiétude de Raymond, cette pensée qu’il souffrait lui était
presque douce: il saurait bientôt que c’était son nom jailli de son cœur
à elle qu’on avait écrasé sur la chair de son amie: elle avait l’orgueil
de son martyre.

Elle constata aussi avec une joie secrète que son mari avait souffert:
son visage contracté avait pris une expression douloureuse qui le
sculptait et lui donnait de la beauté. Il devenait pour elle un être
nouveau et elle souriait en songeant que c’était la Rite que Raymond
avait transfigurée qui avait opéré ce miracle.

Ce que Florentin aimait en Rite, c’était, en effet, l’amante de Raymond.
Le nom de Raymond ne cessait de s’imposer à son esprit. Il essayait
d’imaginer cet être mystérieux dont l’amour avait illuminé le visage de
Rite d’une telle clarté qu’il en était lui-même ébloui. Il ne pouvait
s’empêcher de le concevoir beau, rayonnant de charme et d’intelligence,
et si, parfois, en lui-même, il l’injuriait, c’était d’une façon un peu
blasphématoire et comme on injurie un dieu.

En réalité, sans oser se l’avouer, il aimait ce Raymond mystérieux qui
dormait comme une hostie consacrée dans le sein de sa femme; il aurait
voulu le connaître, lui aussi, le mêler à leur vie. Il lui semblait que
son nouvel amour pour Rite s’effondrerait comme un songe, si ce Raymond
disparaissait de leur existence.

Après des semaines de silence obsédant, un soir, à cette minute du
crépuscule d’été où le ciel et le paysage se mêlent en une même fugitive
sérénité, Florentin avait osé questionner Rite.

Étendue sur sa chaise longue devant la lumière du soir dont elle
emplissait ses yeux comme d’une musique de clarté, elle était si pâle
qu’on eût dit qu’elle avait versé tout son sang. Une rose rouge qu’elle
caressait et baisait comme une bouche éclairait le soir: son parfum lui
évoquait les sensualités mystiques de l’amour; et, s’abandonnant à
l’amère douceur des vains regrets, elle pleura, engloutissant la rose
dans sa bouche mouillée de larmes, trouvant encore une réelle volupté
dans cette sensualité qui lui était permise.

--Pourquoi pleures-tu? demanda Florentin inquiet. Souffres-tu davantage?

--Non, je suis triste seulement de ma faiblesse, et plus triste encore
de n’apporter que peine et douleur à ceux qui m’aiment.

Elle ajouta, et il y avait dans l’intonation de sa voix une angoisse
cachée qui voulait être rassurée:

--Je comprends bien que tout est fini maintenant pour moi et que je suis
désormais seule dans la vie.

Alors Florentin se révolta à cette pensée. L’abandonner... Jamais il ne
l’avait aussi passionnément aimée; c’est lui qui avait eu peur de
l’abandon; elle ne pouvait pas savoir ce qu’elle était pour lui,
maintenant surtout qu’il avait compris.

Et presque malgré lui, il ajouta:

--... L’autre... non plus, je pense...

En lui-même, il avait prononcé: «Raymond»--leur Raymond qui les avait
baptisés à une nouvelle vie.

Durant ces semaines silencieuses, il avait longuement médité, réfléchi,
il avait plus vécu intérieurement que pendant tout le reste de son
existence. Il confessa timidement à Rite la sorte de respect qu’il
éprouvait maintenant pour Raymond.

--Puisqu’il t’aime, il fait partie de ta vie, de notre vie. Oui, j’ai
souffert comme un dieu, mais cette souffrance pour toi m’a fait te mieux
comprendre, te mieux admirer... à travers lui.

Il avoua encore que, dans ses premiers jours de douleur et de
prostration, tandis que Rite était réfugiée dans une sorte de léthargie
protectrice, mû par une invincible curiosité et un besoin d’ajouter
encore à sa torture, il avait fouillé les tiroirs secrets de Rite et
découvert les lettres de Raymond. Il était imprégné de ces mots d’amour,
de sensualité et d’inquiétude mystique; il avait ainsi vécu leur amour
qui était comme une idéalisation et une conscience du sien, demeuré
jusqu’alors obscur en lui parce qu’il n’avait su trouver les mots qui le
précisaient...

--Maintenant, j’ai compris ta beauté, ta divinité de femme. Mais c’est
par lui, Rite, que je t’ai trouvée: tu es celle qu’il t’a faite et c’est
sa Rite que j’aime.

Et, sans qu’il s’en doutât peut-être, il entrait aussi dans son nouveau
sentiment une sorte de masochisme, et depuis qu’il avait goûté à cette
noble volupté de la souffrance, il se voulait toute sa vie crucifié à
cette croix.

Masochisme! il ne connaissait même pas cette dérivation de l’instinct
sexuel, si instinctive à l’homme qu’il semble bien qu’elle ait toujours
existé: on la trouve dans les religions publiques et privées:
fustigations, avilissements, flagellations, physiques et morales,
piétinements et écrasements divins.

... L’amant, en tous les siècles, qui aima sa torture, fut un masochiste
avant Sacher-Masoch. Toujours des hommes ont aimé être piétinés,
humiliés, battus. C’est un orgueil et une excitation que d’être
martyrisé, et il n’y a peut-être de véritable volupté que dans la
douleur.

... Chaque jour, maintenant, Florentin venait se confesser à Rite, et il
tentait aussi de lui arracher des confidences, des précisions aux
évocations des lettres. Il se complaisait à imaginer ces pariades
divinisées par le sentiment, et il lui semblait qu’il y participait. Il
récitait des phrases lues dans les lettres de Raymond et qui s’étaient
imprimées en lui: il était Raymond, et, penché vers Rite, il baisait ses
yeux et cherchait sa bouche qui fuyait.

--Ne me trouble pas, dit-elle..., tu sais que je suis... blessée...
encore...

Mais en même temps qu’elle prononçait ce mot, elle se souvenait de la
minute où il l’avait si virilement poignardée, et pour lui montrer
qu’elle lui avait pardonné, elle lui tendit sa bouche entr’ouverte: il y
écrasa un baiser dont il s’arracha pour tomber à genoux devant Rite, la
tête dans sa robe, en sanglotant. Émue, Rite mêla sa plainte et ses
larmes aux siennes; ils ne savaient pas la vraie raison de leurs pleurs,
dont ils sentaient seulement la voluptueuse brûlure.

                   *       *       *       *       *

Rite s’était levée; elle allait pouvoir sortir en voiture. Florentin
savait que cette première sortie serait pour une visite à Raymond, et il
acceptait cette pensée dont la cruauté le troublait et lui donnait une
excitation mystique qu’il n’osait pas formuler. Il avait honte de
s’avouer qu’il aimerait Rite au retour de ces visites à Raymond. Il
demanda:

--As-tu des nouvelles de «Lui»?

Rite ferma les yeux et ne répondit pas.




XII


Raymond, ne recevant aucune lettre de Rite, s’était inquiété, d’une
inquiétude indignée: il n’imaginait pas qu’ainsi, en plein amour, Rite
pût se déprendre de lui. Enfin, au bout de longs jours, il reçut un mot
où son amie lui contait la tragique aventure: le rêve d’où avait jailli
son nom, la déchirure sanglante...

Tout à fait rassuré, puisque Rite l’aimait toujours:

«Que c’est beau! s’écria-t-il, c’est pour moi qu’elle a souffert: quelle
femme héroïque.»

Il s’inquiétait seulement de savoir si on lui avait abîmé son idole. Et
tout de suite il lui écrivit ce qu’il avait souffert, lui, dans cet
angoissant et inexplicable silence, et aussi cet horrible tourment
d’être privé de son amour à un moment où il ne s’était jamais senti
aussi fervent et attiré vers sa chair par un aimant plus puissant. «Au
moins, ajoutait-il, tu n’as pas douté de moi, Rite: ma pensée t’a
soutenue dans ton martyre: qu’elle soit toujours comme un divin
palladium entre toi et ton bourreau.» Et, lyrique, il s’écriait: «O
Rite, qu’on ne te touche pas, tu es mienne et tu es sacrée...»

Rite répondit avec une mélancolique simplicité que le bourreau, honteux
de sa cruauté, une cruauté, hélas! lourde d’amour, s’était adouci et
qu’il avait été, qu’il était encore le plus tendre des gardes-malades: «
Souviens-toi, continuait-elle, de notre espoir de jadis qu’il me trompe,
qu’il me fuie et s’évade enfin de ma vie. Mais non, il est plus que
jamais attaché à moi...» Et elle lui faisait comprendre la ferveur
morbide de ses sentiments. Elle écrivit de longues pages sur ce sujet,
se complaisant à la description de cette singulière psychologie... Elle
disait encore qu’elle ne pouvait pas ne pas être touchée de
l’obstination de cet homme à l’aimer infidèle, à l’aimer surtout
infidèle: «Il t’accepte dans sa vie, parce que, dit-il, c’est toi qui
m’as faite la Rite surnaturelle que je suis... C’est si vrai, Raymond,
qu’il me semble qu’en effet, on ne peut pas être jaloux de toi. Et si tu
disparaissais de ma pauvre vie, je m’enorgueillirais encore de me sentir
celle que tu as aimée et faite un peu à ton image... Oui, s’il était
possible que d’autres hommes que mon mari m’aiment, c’est la Rite de
Raymond qu’ils aimeraient, eux aussi, en moi.»

                   *       *       *       *       *

Quelques jours après cette lettre, Rite, malgré sa faiblesse, ne put
résister à son désir de revoir Raymond, de se retrouver et de se
reconnaître en lui. Mais ils sentirent l’un et l’autre que leur divin
secret s’était évaporé comme d’un flacon mal clos, et quoiqu’ils fussent
seuls dans cette chambre feutrée et tapissée de livres, ils sentaient
une présence invisible, une pensée qui les regardait.

Et puis Rite avait conscience de sa faiblesse physique et se la
reprochait comme un crime envers Raymond: elle savait instinctivement
que les hommes sont incapables de sacrifice. Tout de même, elle voulut
donner à Raymond la joie de caresser et de respirer son corps immobile.
Mais comme il se penchait vers ses seins et que son baiser descendait
vers l’ogive interdite, elle prit la tête de Raymond dans ses mains et
la posa entre ses seins.

--C’est moi qui t’aimerai, dit-elle. Ma bouche te dira toutes les
pensées de mon amour et de mon désir. Et je donnerai à la joie de tes
yeux ton paysage choisi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lentement Rite s’habillait; la chair de ses jambes apparaissait plus nue
et plus pure sous la soie des bas qu’elle accrochait à ses jarretelles
noires. Raymond s’était agenouillé pour baiser le coin de chair nue qui
jaillit des bas comme une fleur de désir, et la tentation de son baiser
souleva le voile qui adhérait à la belle croupe de Rite. Elle se
penchait à cet instant pour accrocher le bouton de son soulier, accusant
ainsi l’orbe de sa féminité... Répondant à une pensée secrète:

--Cela, au moins, dit Raymond, est bien à moi.

Rite, tournant vers lui son visage, a souri: elle veut bien; et déjà les
petites mains de Raymond s’emplissent de ses seins, tandis qu’il écrase
contre lui la brûlure glacée de sa croupe... Les cheveux de Rite,
qu’elle avait réchafaudés, s’écroulent et noient la tête de Raymond. Il
l’a prise dans ses bras, portée sur le divan et la console par des
baisers de tendre douceur de la douloureuse joie qu’il lui a donnée.

Il semblait maintenant à Rite que leur vie allait reprendre sa
plénitude, mais déjà, à la minute de l’adieu, elle sentait qu’ils
n’étaient plus seuls et qu’elle-même ne pouvait plus désormais s’isoler
dans sa pensée de Raymond. Elle songeait que, ce soir même, on
l’interrogerait et qu’on se pencherait sur son silence et sur les images
qu’elle voudrait préserver de toute curiosité. Elle songeait qu’on la
désirerait, encore toute émue des caresses de Raymond.

Lorsqu’elle fut bien seule avec elle-même dans cette voiture qui la
reconduisait à sa prison, elle eut subitement une pensée de révolte
contre l’orgueilleux égoïsme de Raymond. Pourquoi, se demandait-elle, ne
m’a-t-il pas gardée, emportée loin de ces tristes complications
sensuelles et sentimentales. Alors elle prit une détermination subite:
elle partirait seule vers des paysages d’apaisement où elle oublierait
la douleur des derniers mois et se laverait dans la solitude des images
qui avaient blessé sa chair et son âme. Et puis, pensait-elle encore,
peut-être que Raymond viendra me rejoindre, et nous retrouverons la
pureté de notre ferveur. Elle se reprochait maintenant d’avoir été trop
sensible à la sensualité de son mari si tragiquement réveillée. Elle
sentait qu’elle allait le détester, et déjà en rentrant ce soir-là elle
s’enferma dans sa chambre et se refusa à toute conversation, à toute
confidence.

Le lendemain, elle partit: elle n’emportait avec elle qu’un peu d’argent
et les lettres de Raymond. Elle mit encore pour lui un mot à la poste où
elle disait son brusque départ et ce besoin d’un isolement où, loin de
lui, elle le retrouverait plus intimement.

Raymond trouva cette décision subtile et sage.

--Elle me fuit... vers moi, se dit-il. Mais la rejoindre, ce serait bien
grave.

Et il se donna à lui-même quelques semaines pour réfléchir: il lui
écrirait, il vérifierait ses sentiments. En attendant, il allait
profiter de cette trêve pour écrire quelques articles en retard et
mettre au point ses notes sur sa Marguerite dorée: il y avait là dans
cette aventure la matière d’un roman qu’il aurait plaisir à écrire pour
lui-même, pour la joie de retrouver celui qu’il fut et de fixer ses
propres émotions.

Sa chasteté involontaire s’épanchait dans ce livre dont il écrivait
presque régulièrement chaque jour une dizaine de petites pages,
correspondant aux pages du volume futur; elles s’accumulaient devant sa
table, couvertes des hiéroglyphes de son écriture aristocratique. Ces
pages, écrites sur un papier de pur fil, blanc comme la chair de
Marguerite, il les voulait pures de toute bavure, de toute tache et de
toute impureté; plutôt que d’y laisser la trace d’une correction
inesthétique, il préférait recommencer la page.

D’ailleurs, une hésitation dans l’expression d’une idée ou dans la
notation d’une image n’est-elle pas le signe d’une défaillance de
l’esprit? Ne pas poursuivre: retourner en arrière et repartir de l’idée
ou de l’image initiales.

Sa Marguerite à la toison d’or revivait dans ces pages, et il était ému
d’évoquer la somptueuse sensualité de sa chair. Il écrivait tendu vers
elle, encore enivré de son parfum.

«Peut-être, notait-il, ne peut-on faire revivre les gestes de l’amour
que si, au moment où on les décrit, on est dans le même état de grâce,
dans le même état de désir et d’amour, fût-ce d’un nouvel amour.

«Faire l’amour ou le transcrire en écriture ou en art, c’est la même
sensualité qui s’épanche ou se transpose. Et c’est aussi la même
fécondation des êtres et des races, car il y a une fructification
sensuelle des cerveaux, et il y a aussi des livres qui sont de puissants
aphrodisiaques. Que d’êtres qui ne doivent la vie qu’à l’excitation que
fut pour leur géniteur une ardente lecture.

«... Le style d’un écrivain, c’est une présence réelle. Nous mettons
dans ce rythme des phrases toute notre musique intime, toute notre
vibration intime. La langue que nous parlons et écrivons est une
adaptation de notre être au monde extérieur, une captation d’images, de
sensations et d’idées que nous traduisons par la courbe de notre voix:
elle fixe notre parole du moment avec l’émotion de son accent, la
sonorité et la sensualité de ses vibrations...

«Alors on comprend que nos écritures et nos styles, malgré leur
prétention de s’inscrire dans un marbre éternel, sont en réalité aussi
éphémères et aussi fugitifs que la parole et l’organisme qu’elles
expriment. Nos livres ne sont que des fantômes, et les vers même les
plus fortement frappés ne sont que des photographies sans couleur et
sans parfum de nos sensations vivantes.

«Les mots que nous employons pour traduire physiologiquement nos
réactions vitales et intellectuelles évoluent extérieurement à l’homme,
si bien que la langue d’hier est déjà une langue morte dont nous
conservons les feuilles sèches dans ces herbiers que sont nos livres.

«D’ailleurs, si tout à coup les entomologistes de la littérature
disparaissaient, les langues évolueraient avec une telle rapidité que
peut-être deux générations qui se suivraient ne se comprendraient plus.

«Mais nous nous donnons l’illusion d’œuvrer pour la postérité. En
réalité, la postérité demeure pour nous mystérieuse, et on ne peut
savoir quelle déformation elle fera de notre pensée actuelle. L’œuvre
des écrivains redevient de la matière vivante que les hommes
transposeront selon leur sensibilité du moment. Ainsi la vie est une
création perpétuelle, un remous, une éternité qui s’écoule comme un
fleuve, un fleuve qui prendrait sa source dans la mer même où il se
jette.

«Ce roman que j’écris, ce m’est une façon de fixer pour moi des images,
de me retrouver moi-même dans ces subtilités de sentiments et de
sensations. Je ne saurai jamais l’idée que cette femme d’une somptuosité
blanche et dorée pouvait se faire de moi. Avait-elle même conscience de
sa beauté? Sa perfection physique lui semblait une chose si simple et ne
la consolait pas des amertumes de la vie. Ce fut peut-être
l’impossibilité de nous pénétrer intellectuellement qui fit la violence
de notre amour: les amours inoubliables sont celles qui ne coïncident
jamais. Inoubliables? Nos souvenirs, même les plus émouvants,
tomberaient dans l’oubli, si parfois nous ne remontions les poids de
l’horloge du souvenir.»

Et tout à coup, par delà le souvenir de Marguerite, et comme à travers
l’ogive de sa toison d’or, dressée comme un arc de triomphe sur l’allée
de sa jeunesse, deux visages de femmes souriaient à Raymond et tendaient
vers lui leurs lèvres fraternelles.

Il s’émut à cette évocation de ces deux sœurs, de dix-huit et de
dix-neuf ans, qui s’étaient associées pour l’aimer et dont il ne se
souvenait plus des petits noms, pourtant prononcés jadis avec tendresse.
Elles étaient assez différentes dans leur fraternité pour se compléter
l’une l’autre. «Blonde» aux yeux noirs et «Brune» aux yeux bleus, elles
semblaient avoir, par un jeu gracieux échangé pour un instant leurs
yeux. Raymond aimait respirer et mêler les parfums divers de ces deux
chevelures et sentir leurs deux bouches se disputer son baiser. Et si
Blonde s’attardait trop longtemps à une intime communion, d’un petit
heurt de sa tête obstinée, Brune la délogeait et continuait goulûment le
songe interrompu.

Raymond souriait à cette impudeur naïve et comprenait avec quelle
sincérité les jeunes filles les plus timides s’extasient devant les
intimités de l’homme. Oui, avec la même religiosité que nous mettons,
nous autres hommes, à nos adorations et agenouillements devant le sexe
de la femme.

«Brune, plus agile, a envahi Raymond de tout son poids parfumé: elle
écrase ses petits seins en fleur sur la poitrine de Raymond en mordant
sa bouche d’un baiser qui se crispe. La voilà toute agitée comme un
arbuste fragile dans le vent de l’orage: elle crie sa violente petite
joie et s’abat toute moite sur sa proie. Alors Blonde a presque peur
pour Raymond et dit:

«--Tu vas l’étouffer: tu lui fais mal.»

«Et, pour protéger Raymond, elle bouscule Brune qui roule de côté dans
son sanglot: et, rêveuse, d’un mouvement qui la mêle à Raymond et qui la
berce, elle semble prier, muette, une danse religieuse qui ne veut pas
s’interrompre.»

Raymond évoquait ces images: il les voyait toutes deux réconciliées et
collaborant gracieusement à son plaisir: éclairs de chair dont l’onction
se pose et s’immobilise sur son baiser; la gravité de leurs yeux à cette
minute où, s’accrochant aux épaules de Brune qu’il a comme rivée à son
propre émoi, Blonde les contemple et s’abat, petite colombe frémissante
sur la bouche de Raymond.

Jeux gracieux et éphémères dont il ne reste qu’une saveur aux lèvres et
une image imprécise dans l’imagination qui la recrée. Mais Raymond se
souvenait que Blonde était devenue vraiment amoureuse et jalouse: elle
usait de ruses pour éloigner Brune. Il s’évada de ces complications qui
ne l’amusaient plus. L’amour n’est acceptable qu’entre les êtres de même
race...

Pourtant ma Marguerite dorée? Oui, mais sa beauté exceptionnelle la
mettait au-dessus de toutes les aristocraties de l’esprit et de la race.
D’ailleurs, ai-je aimé son âme, me suis-je jamais inquiété de ses
sentiments autrement que pour m’assurer de toute la ferveur dorée de sa
sensualité?




XIII


Rite s’était réfugiée dans un petit village des Cévennes, à l’abri de
toute civilisation: une maison de paysan construite en terre, comme le
nid des termites au bord d’un ruisseau anonyme au fond d’une vallée sans
nom. Nul bruit que celui des herbes que le vent couche, et le frôlement
d’ailes des oiseaux qui percent l’air d’un cri gradué selon les heures
du jour. Pas d’autre bibliothèque que les bois aux mille feuilles
vivantes, pas d’autre inquiétude que celle qui s’est accrochée à votre
chair comme un parasite et que l’on traîne avec soi.

Parfois Rite songeait que peut-être le vrai bonheur résidait dans cette
vie diminuée; parfois aussi, elle voulait secouer cette torpeur et
agitait les ailes de son désir et de sa pensée: faire signe à Raymond
qu’il vienne, non pas partager avec elle cette inquiétante quiétude,
mais la réveiller de ce nirvana où elle allait sombrer, elle, son amour
et jusqu’à ses souvenirs; qu’il l’emporte avec lui, petite bouche de
sensualité mystique collée éternellement à sa chair, vivant de son
souffle et des mouvements de son être.

Et, avant que cette impulsion ne se soit éteinte dans le vent dont les
orgues l’hypnotisaient et l’accrochaient au sol comme les feuilles déjà
roussies par le soleil, Rite courut vers le petit bureau de poste de la
bourgade lointaine et, sans plus réfléchir, envoya un télégramme à
Raymond:

«Rite t’attend. Toute tienne.»

Et déjà, Raymond était là près d’elle, et elle projetait sur le paysage
désormais effacé, inexistant, les images de sa vie nouvelle. Au bout du
sentier que fixaient ses yeux hallucinés se dressait le fantôme
gigantesque de Raymond qui allait la cueillir comme une bruyère du
vallon, et l’emporter par delà l’horizon vers leur vraie vie qui allait
commencer.

                   *       *       *       *       *

Au moment où Raymond reçut cet appel de Rite, il s’apprêtait à sortir
pour un dîner où il était convié et où il devait rencontrer le poète
Gammes, le poète aux jeunes filles nues dont il aimait le paganisme
mystique. Cette journée avait été pour lui une journée d’inconsciente
attente et de mystérieuse angoisse. Mais était-ce cet appel de Rite
qu’il attendait avec cette intuition inquiète?... Partirait-il?
Obéirait-il à ce signal de détresse? Attendre: n’y plus penser jusqu’à
demain; la réponse s’inscrirait d’elle-même sur le disque du
subconscient. Partir? c’était peut-être ne plus jamais revenir seul et
libre; c’était imposer à sa vie la certitude d’un amour déjà blessé par
la douleur. N’est-ce pas curieux que les souffrances partagées, au lieu
de mêler les êtres indissolublement, les sépare et les disjoint.
Peut-être parce que la souffrance nous isole et nous fait réintégrer
notre personnalité incommunicable. Les sentiments blessés par quelque
souffrance ne marchent plus qu’à cloche-pied; ils ne sauraient aller
bien loin sur le chemin de l’amour.

Mais ne pas partir, c’était peut-être rejeter de sa vie le plus sincère
et le plus vivant des amours.

--J’ai besoin d’être aimé, dit-il, de m’aimer moi-même dans l’adoration
d’une femme. Retrouverai-je jamais ce don total et spontané d’un être
d’élite bien adapté à ma chair?

Ces pensées contradictoires se bousculaient dans la cervelle de Raymond,
tandis qu’il s’habillait automatiquement. Dans la glace où il faisait
bouffer la mèche blonde qui tombait en toit de chaume sur son front, il
se reconnut, et, devant la gravité émue de son propre visage, il sourit
à ce trouble qui avivait l’éclat de ses yeux. Il savait que cet air
discrètement romantique qu’il promenait dans la vie lui attirait
toujours la sympathie des femmes:

«Ce qu’elles devinent peut-être en moi, c’est, sous la douceur d’une
apparente féminité, une force qui dédaigne de s’exercer en dehors de
l’amour.

«Au lieu de m’attarder en des absolus provisoires, j’aurais dû peut-être
répondre à tous ces sourires sans lendemain qui me faisaient signe.
C’est toujours avec un certain désespoir que les yeux de mon désir
abandonnent le sillage d’une femme inconnue dans la rue. Ma formule:
toutes en une, se confond, en vérité, avec cette même formule retournée:
une en toutes. Car c’est toujours nous que nous cherchons dans le parfum
des femmes, et peut-être, en réalité, avons-nous plus de chance de nous
trouver dans la diversité que dans cette obstination de l’amour unique,
destiné à la même faillite et à la même incomplétude.

«Dans quelque vingt ans, je serai vieux. Aurai-je engrangé assez de
souvenirs pour l’hiver de cette vieillesse réfléchie? Hélas! à mesure
que l’homme fléchit sur sa tige, son cerveau mûrit, se développe comme
le cerveau des pavots où tintinnabulent les graines noires de ses
pensées. L’homme prend une conscience inutile de la vie au moment
qu’elle lui échappe, et parfois c’est à l’âge où l’amour lui est
interdit qu’il en comprend trop tard la tentation illuminée.

«J’ai toujours admiré le sérieux avec lequel les hommes de tous les âges
et de toutes les races, devant le néant d’une vie éphémère, se sont créé
tant d’obstacles à la volupté, la réglementant comme un jeu de cartes ou
un jeu de croquet, où il n’est permis de passer la sonnette que dans
certaines conditions et positions.

«Ah! l’amour est le jeu où il faut le plus tricher avec les règles. Se
dire que tout y est beau et permis, et ne conserver les interdictions
que pour les esclaves.»

Pour se rendre à ce dîner, Raymond fit un long détour pour jouir de la
lumière calme du soir et du trouble que mettait en lui cette sérénité.
Il longea le jardin du Luxembourg, dont les grilles déjà closes lui
évoquaient un passé désormais impénétrable. Il s’arrêta un instant
devant la grande allée qui monte vers le bassin au petit amour fragile:
les deux grands vases aux mêmes fleurs rouges mettaient une clarté dans
la pénombre; une silhouette se dessina, fantôme d’un souvenir:

--Ce fut là, dit-il, qu’elle me dit adieu, avec son sourire au bord des
larmes. Je noterai cela, afin de ne jamais perdre le goût de ce dernier
baiser.

Il entrait maintenant dans le salon inconnu où Mme Ferrugine
l’accueillit avec une affabilité exagérée. C’est le privilège des femmes
du monde de donner aux êtres qu’elles choisissent l’impression qu’ils
sont pour elles des personnages d’une qualité exceptionnelle. Mme
Ferrugine, qui était riche et sensible aux choses de l’art, s’était
donné le rôle de protéger les poètes; elle aimait à s’entourer de ces
mystiques acrobates du rythme, et lorsqu’ils récitaient leurs vers, elle
s’enorgueillissait de leur succès, comme si ce fût elle qui les eût
dressés à ces tours de force de rime et de sentiment. Gammes était là,
illuminé de la clarté des chairs nues des jeunes filles qu’il avait
chantées et qui faisaient autour de lui une ronde invisible. Ses gestes
timides semblaient frôler de jeunes seins avec l’amoureuse crainte de
les blesser: cela lui donnait un air un peu douloureux qu’il éventait
avec des mots. Sa parole était une musique, une musique un peu
métallique et rebondissante qui évoquait les cascades des ruisseaux sur
les pierres sonores et l’éclaboussement lumineux de leur écume.

On dîna, un vrai dîner: ce poète mystique se nourrit comme nous du sang
des agneaux, et des lièvres arrachés à leur rêve de clair de lune.

La conversation, bien menée par Mme Ferrugine, ne s’écarte pas de la
poésie; il semble qu’on s’est assemblé non dans une salle à manger, mais
dans un temple, après l’office, pour manger rituellement les agneaux et
les taureaux du sacrifice. Des fruits couvrent la table: de belles
pêches rosées comme des chairs à la Boucher offrent à la tentation de
nos mains et de nos bouches leur callipygies minuscules.

Tandis que le repas s’achève dans cette atmosphère de roses coupées et
de fruits plus odorants encore que les fleurs, d’autres invités arrivent
pour la soirée de poésie et de musique. Raymond s’est installé à
l’écart, près d’une fenêtre, où ne lui arrive qu’une brise imprécise des
musiques qui déjà ont déclenché leurs accords. Il reconnaît au vol de
célèbres rengaines dont l’émotion s’est tout évaporée. Mais tout à coup,
voici qu’au-dessus de la vague musicale des notes noires et blanches
s’élève la pureté d’une voix qui est déjà l’évocation d’un être précis,
une voix qui semble apporter le contour, le parfum d’une gorge et le
tremblement d’une bouche. Immobilisé dans son émoi, Raymond écoute, la
gorge contractée, les yeux pleins de larmes, cette voix jamais entendue
qui semble venir du plus lointain de son enfance et lui apporte la forme
musicale d’un être mystérieux et fraternel.

La voix s’est tue. Raymond demeure hypnotisé dans cette vibration qui
l’enveloppe encore de sa résonance, de son parfum; il respire cette voix
et y engloutit le songe de son visage.

Tout à coup, la voix est là, devant lui; il l’a reconnue: une jeune
fille, si blanche dans sa robe noire, si pâle sous ses cheveux noirs,
est là devant lui: elle le regarde, elle lui parle:

--C’est pour vous que je suis venue, Raymond. C’est pour vous que j’ai
chanté.

Cette exaltation intérieure où l’avait mis sa voix entendue, et que lui
avouait Raymond, elle l’avait sentie... elle l’avait voulue. Elle disait
encore:

--Je ne vous connais que par ce que vous avez révélé de vous dans
quelques livres, mais je vous reconnais, je vous cherchais.

Et le ton d’assurance de sa voix signifiait: «et nous ne nous quitterons
plus jamais, maintenant que nous nous sommes trouvés». Et cela, lui
aussi, Raymond, l’acceptait et déjà il s’installait dans cette nouvelle
éternité qui lui était destinée. Il ne savait même pas son nom, mais
elle était bien celle qui avait toujours vécu près de lui, en lui. Rien
ne l’étonnait de son corps mince, aux petits seins miraculeux, aux
jambes de Diane, aux mains longues et si pâles que n’alourdissait aucune
bague. Il reconnaissait ses moindres gestes et l’éclair de son sourire
vite éteint.

--Mais non, répondit-elle à une question de Raymond: pas une jeune
fille, une jeune femme, Simone de...

Mais le poète s’était assis à une petite table au milieu du salon et
lissait l’éventail de sa barbe comme on accorde un violon; il allait
nous donner tous les poèmes de sa dernière récolte. Raymond s’était
assis à côté de Simone, et la lumière qui émanait d’elle le baignait
d’une clarté parfumée qui les enveloppait et les mêlait dans ce silence
que les psalmodies du poète faisaient religieux. Raymond n’écoutait même
plus la monotonie de ces rythmes où s’accrochait l’odeur des herbes et
des jeunes chairs nues dans le soleil. Ces vers n’étaient pour lui
qu’une musique évocatrice de la pureté de Simone devant laquelle il se
sentait timide comme un enfant.

Un instant, le visage de Simone s’est tourné vers Raymond et de sa
bouche au dessin si intact, une lumière a souri vers lui un sourire qui
lui paraît une offrande qu’il n’oserait jamais cueillir. Pourtant, il a
conscience que dès cet instant Simone est déjà sienne, mais il y a une
telle adoration dans l’amour nouveau qu’il ressent pour cette femme
qu’il s’y mêle une sorte de torture et de crainte mystérieuse: n’être
peut-être pas digne de sa perfection et de sa beauté.

Lorsqu’elle partit, il l’accompagna: il lui fallut tout un effort de
raisonnement pour quitter son bras et l’abandonner au seuil de sa
demeure. Mais elle dit avec une telle assurance de revoir et de vie
partagée:

--Je pars pour quelques jours: je reviendrai vers vous, que Raymond
comprit qu’il ne fallait pas tenter de diriger un amour qui s’imposait à
sa vie et qui allait submerger toutes ses pensées.

Miraculeusement, sa vie se simplifiait et se résumait en un nom et en
une forme féminine: Simone. Cette Simone d’une heure avait déjà envahi
le passé, et, rentré chez lui, ce soir-là, Raymond s’aperçut que le
décor de son intérieur était comme rajeuni, renouvelé d’un désir
nouveau. Il veilla longtemps, afin de revivre seconde par seconde les
émotions de cette soirée, et, pour ne pas en perdre les images à la fois
immuables et fugitives, il les nota et il avait conscience qu’il
atteignait dans ce nouvel amour le sommet d’une vie d’où il ne pouvait
plus que descendre vers les regrets et la nirvanique sérénité. Il
évoquait timidement la lumière de «sa» bouche, et un frémissement à la
fois physique et psychique le parcourait: il songeait que lorsque le
baiser de cette bouche s’écraserait sur sa bouche, il défaillerait...

--Pourtant, se disait-il, avec quelle assurance elle est venue vers moi:
elle savait orgueilleusement que, puisqu’elle m’a choisi, je lui
appartiens.

Mais il sourit en se disant qu’en effet tout ce qu’il avait pu écrire,
toutes les idées qu’il avait momentanément exprimées n’étaient peut-être
au fond qu’un appel dans la nuit vers cette âme et cette chair
privilégiées.

--La littérature n’est peut-être que cela: une petite lampe de
ver-luisant qui s’allume dans la nuit, petit phare de désir et d’amour.
C’était pour elle seule; elle seule a compris le signe: elle seule est
venue.

Il ne songeait plus du tout que Rite l’attendait dans sa chaumière
romantique des Cévennes, et lorsque le télégramme, jeté sur sa table
avant de partir, le lui rappela, il décida qu’il ne partirait pas.

--C’est curieux, pensa-t-il, les amours subissent les mêmes lois que les
étoiles: elles atteignent le sommet de leur ascension et déclinent vers
l’horizon de l’oubli.

«Ceci, rectifia-t-il, pour lui-même, n’est qu’une image d’une poésie
mensongère. En réalité, nos amours subissent la même loi que la matière
vivante. Cette loi peut se traduire graphiquement par une branche
d’hyperbole. Cette courbe, se récitait-il, est «exactement celle de la
combinaison de l’hémoglobine avec l’oxygène», formule qu’il avait
découverte dans une revue de biologie et devant laquelle il avait
longtemps rêvé à cette courbe hyperbolique qu’est la limite de nos
sentiments, de nos idées et de nos conceptions humaines. Oui,
pensait-il, nos théories philosophiques les plus générales subissent
cette fatalité chimique et mathématique et ne peuvent pas ne pas suivre
la courbe de cette hyperbole: notre conception de l’éternité, de Dieu
lui-même, n’est qu’une hyperbole. Cela tient à la composition chimique
de notre sang... Mais qu’importent ces théories devant la réalité même
éphémère du sentiment nouveau qui m’emplit: l’hyperbole de ma pensée
s’élance vers toi, Simone.

Il eût voulu savoir quelles images et quelles pensées occupaient son
esprit à cette heure où il se penchait vers son fantôme. Il ne savait
rien de sa vie, de ses relations, mais il possédait cette faculté
merveilleuse d’abstraire les êtres qu’il aimait de leur milieu, de les
isoler en lui-même. Simone avait dit: «Je partirai demain», et il ne
s’était même pas inquiété de savoir vers quel pays, vers quel manoir,
vers quels êtres familiers. Il savait que l’amour, dès qu’il est entré
dans une âme, ne projette plus sur le monde qu’une seule image: celle de
l’être aimé. «Le seul paysage de Simone, ce sera moi.» Une inquiétude
cependant naissait en lui: ne pas décevoir l’idée qu’elle s’est faite de
moi; et un désir d’atteindre une sorte de perfection intellectuelle,
esthétique et sensuelle qui serait digne de sa propre perfection à elle.
Pour la première fois, la gloire lui parut une fleur qui valait la peine
d’être cueillie pour l’offrir à Simone. Il dit: «Je cueillerai cette
fleur pour elle, si elle la désire.

«Les femmes que nous aimons, au cours de notre vie, marquent les étapes
de notre évolution intérieure, et peut-être que ce nouvel amour plus
spiritualisé correspond à la maturité de mon cerveau, à une défaillance
déjà de mon être physique.»




XIV


Le lendemain, un simple mot de Simone donnait son adresse à Raymond,
là-bas, dans un petit coin de l’Anjou qu’il ne connaissait pas. Il lui
écrivit aussitôt une petite lettre d’une timidité hésitante; elle
répondit avec simplicité et assurance, intellectualisant ses sentiments
en un style d’une miraculeuse sûreté. Cela fit presque peur à Raymond:
il craignit tout d’un coup que l’on aime en lui plus son intelligence
que sa sensualité, davantage ses pensées que ses baisers.

--Mais non, rectifia-t-il, c’est bien que ce soit d’abord le cerveau qui
soit pris, c’est du cerveau que descend l’excitation de la chair.

Il attendait le retour de Simone, annoncé d’une façon incertaine.
Certains jours, cette attente se faisait inquiète et presque
douloureuse, comme s’il craignait d’être la dupe d’une hallucination. Il
écrivait alors des lettres spontanées qu’il n’envoyait pas, mais qu’il
lui communiquerait plus tard, lorsque par sa présence, elle aurait
raffermi la première certitude de son amour: «Ce seront, disait-il en
souriant, des témoignages de ma sincérité du moment. Et même si ces
pages doivent demeurer secrètes, elles resteront près de moi la notation
d’une minute de ma vie.»

Le silence de Simone se prolongeait. Raymond eut alors l’impulsion de
partir, de s’égarer quelques jours dans l’inconnu, de se perdre pour
mieux se retrouver et d’échapper ainsi à ce doute qui affaiblissait son
orgueil. Mais voyager?

--Il y a, dit-il, des êtres qui partent seuls, vers des paysages, des
monuments, des souvenirs historiques; ils prennent des trains et des
voitures à heure fixe pour aller contempler des cathédrales ou des
sculptures célèbres. Ils croient naïvement qu’il y a une émotion
esthétique pure; non, il n’y a d’émotion esthétique qu’associée à un
état de sentiment, à un état de désir. Je ne me souviens que des
paysages et des monuments contemplés au bras d’une amie; et telle voûte
de verdure, telle avenue gothique suspendue au-dessus d’un baiser
gardent pour moi, dans mon souvenir, ce caractère d’émotion esthétique
que ne m’ont pas donné les chefs-d’œuvre classés dans les guides.

«Je ne veux partir, s’affirma Raymond, que pour domestiquer mon
obsession, la promener par la main dans le calme d’un bois, vérifier sa
puissance et sa sincérité.

Il se laissa donc emmener en auto par une amie de lettres trop occupée à
équilibrer ses rythmes poétiques pour dérouter ses propres méditations.
Mais dès qu’il fut là, dans cette maison inconnue, dans ce paysage sans
aucune réverbération de souvenirs, il eut peur de cet isolement et de ce
silence si lourd de ses propres pensées qu’il en était assourdi. Il
n’eut qu’une idée: fuir, revenir à Paris où peut-être Simone
l’attendait. Prétextant alors un important rendez-vous d’affaires.
Raymond se fit conduire à la gare prochaine. Il souriait en pensant que
s’il avait exprimé à ses hôtes le véritable motif de sa fuite
précipitée, on l’aurait jugé peu sérieux. Se hâter vers des combinaisons
d’affaires qui assureront le confort d’une existence inutile, cela est
en effet admis et admiré; mais mépriser ces contingences pour ne plus
s’intéresser qu’au parfum et aux sentiments d’une femme, n’est-ce pas
puérilité et folie?

C’était bien vers une lettre de Simone que s’était embarqué Raymond et
que le train, scandant le bruit de ses roues et trouant la verdure déjà
fanée de septembre, le menait de tout son essoufflement. Il lui semblait
maintenant qu’il n’arriverait jamais assez vite, et le taxi qu’il prit à
la gare de l’Est dut, pour lui obéir, accélérer son allure et fendre les
flots des promeneurs indignés. Des petits groupes de femmes se
soulevaient comme des vagues et déferlaient, écume bariolée, sur les
trottoirs.

La lettre de Simone était là qui l’attendait. Raymond monta chez lui et
s’enferma avec son mystérieux trésor. Son cœur battait à coups
précipités: cette lettre était déjà une présence; il la baisa
religieusement avant de l’ouvrir.

En quelques mots d’une simplicité volontaire, Simone fixait un
rendez-vous prochain et disait sa certitude que cette minute du revoir
allait renouer sans heurt leur soirée merveilleuse à leur vie tout
entière. Il faut toujours affirmer ce que l’on désire et capter les
êtres dans sa propre suggestion. «Elle avait, écrivait-elle encore,
trouvé dans la solitude de son petit fief provincial, de nouvelles
raisons sur lesquelles appuyer son sentiment: elle voulait, en effet,
donner à son impulsion l’assentiment de son intelligence.»

«Les femmes, elles, ne doutent jamais d’elles-mêmes, observa Raymond:
c’est ce qui fait leur force. Elles savent toutes qu’elles sont chacune
la plus belle, la seule vraiment belle: elles nous le persuadent
facilement lorsque leur chair a tenté nos mains, nos lèvres et nos
yeux.»




XV


Le jour du rendez-vous, Raymond avait dû, afin de ne pas arriver trop
tôt chez Simone, errer dans les allées des Tuileries et tourner autour
du bassin où voguaient des flottilles puériles. Il évoquait son enfance,
à la fois déjà lointaine et si proche, où il s’hypnotisait à ces mêmes
jeux; mais cet enfant qu’il avait été, il le retrouvait en lui, à cette
heure où, avec tant d’obstination, son âme s’accrochait à l’illusion du
bonheur.

--Les hommes, comme les enfants, songeait-il, jouent à n’être pas
eux-mêmes: nous sommes tous des comédiens qui jouons des rôles en vérité
aussi puérils et inutiles que ces jeux de petits bateaux lancés sur le
songe de ce bassin. Peut-être même que la vie n’est acceptable qu’ainsi
transmuée en comédie ou en tragédie: en jeux. Les moments où l’homme
n’est pas en scène pour la comédie qu’il se joue sont des moments
d’ennui ou de désespoir où il sent le vide de son être éphémère. Le
croyant qui cesse de jouer à l’éternité perd pied dans le néant de sa
fugitive animalité. Mais, en réalité, l’homme échappe facilement à cette
dangereuse conscience de la vie, car il possède en lui-même tout une
friperie de costumes et de masques où cacher son véritable visage. Ces
masques de son visage, de son corps et de son âme, il les revêt même
lorsqu’il est seul avec lui-même, car c’est surtout à soi-même qu’on
doit se jouer la comédie: médiocre, incapable d’une pensée vivante et
personnelle, on se créera grand penseur, écrivain, artiste, et on
arrivera à en donner et à s’en donner l’illusion; disgracié
physiquement, on aura l’ambition d’être admiré pour sa beauté, d’être
aimé de la plus belle femme, et on y réussira, tandis que le vrai grand
homme, lassé de sa supériorité réelle, dédaignera l’œuvre où il pourrait
la refléter et se donnera la joie d’être estimé pour une futilité: la
danse, les échecs, la musique, la vanité des galons, des décorations,
des succès féminins.

L’homme est un comédien apte à tous les rôles qu’il se suggestionne, et
c’est peut-être les rôles pour lesquels il est le moins doué
naturellement qu’il joue le mieux, parce qu’il y met l’ambition de
réaliser la chose la plus difficile... C’est peut-être pour cela que le
monde appartient aux imbéciles qui se croient intelligents et qui le
sont, puisqu’ils le croient, tandis que les êtres supérieurs doutent
d’eux-mêmes, se jugent inférieurs... et le sont.

Cet enfant, costumé en marin, se croit, sans doute, à cette heure
crépusculaire, le plus grand corsaire qu’on aie jamais imaginé... et
moi-même qui souris de son illusion, je ne sais plus me retrouver
moi-même, sous le projecteur de mes hallucinations: je vais comme un
tropisme attiré par la lumière et le parfum de Simone.

Raymond regarda l’heure à sa montre:

--Je suis presque en retard. C’est bien...

                   *       *       *       *       *

Elle est là, debout, devant lui, un peu plus pâle dans la lumière du
soir qui fait ses yeux plus sombres et l’éclair de son sourire plus
rayonnant.

Raymond s’est assis près d’elle sur un petit divan bas: il a pris sa
main dans la sienne et la baise; mais elle, d’un mouvement spontané,
appuie contre son sein la tête de Raymond.

--Faut-il baiser son cou, atteindre déjà sa bouche? se demande-t-il.

Il se dégage doucement et s’agenouille pour une adoration et une
contemplation muettes, comprenant combien il est difficile, en ces
premières minutes, de trouver les mots qui seraient ceux que l’on écoute
dans le silence.

Mais Simone s’est levée, traduisant son exaltation intérieure par du
mouvement autour de lui, un enveloppement d’elle-même, de ses gestes, de
ses mots... Et à cette joie vivante qu’elle ne pouvait étouffer, Raymond
comprit qu’elle non plus n’était pas aussi sûre que cela qu’il
viendrait, à l’heure commandée, se coucher à ses pieds. A ce signe, il
se sentit victorieux et trouva enfin les mots qui disaient l’obsession
confiante de son attente et de sa solitude. Il parlait maintenant de
lui, de son désir d’identification avec un être d’une perfection
divinisée, qui était-elle, Simone, miraculeusement venue vers lui, pour
le sauver du péché du doute..., etc...

Attirée par la musique de ces paroles, Simone était venue à son tour
s’agenouiller aux pieds de Raymond, levant vers lui ses grands yeux
noirs dont les pupilles agrandies disaient la ferveur de sa sensualité.
Un frémissement de son corps courba sa tête sur les genoux de Raymond
qui, se penchant doucement, mit un baiser sur la nuque de Simone. Elle
écouta longuement la pensée de ce baiser, et puis, accrochant ses mains
au cou de Raymond, elle attira sa bouche vers sa bouche. Ils burent
longuement la spiritualité de leurs âmes.

Lorsque Simone releva la tête, les yeux noyés d’une eau de songe, ses
cheveux s’effondrèrent sur ses épaules. Elle secoua sa belle tête pour
en épandre les vagues et dit en riant:

--Les cheveux sont faits pour tomber!

Raymond noya ses mains dans cette nuit dorée et, y engloutissant son
visage, en respira longuement le parfum mystique et sensuel.

Déjà ses lèvres gagnaient la chair nue des épaules et ses mains
dégrafaient le corsage de Simone pour cueillir son sein; mais Simone,
saisissant les mains de Raymond, les écarta doucement du fruit secret
qu’elles voulaient cueillir, et les baisant tendrement:

--Laissez-moi venir à vous lentement, afin que ma pensée soit tout
envahie. Ne sentez-vous pas déjà que je suis toute à vous, Raymond?

                   *       *       *       *       *

Raymond vécut, les deux jours suivants, avec la sensation de ce baiser,
petite rose rouge et brûlante qui s’était écrasée sur sa bouche.

--Même si je ne devais jamais posséder Simone plus complètement, se
disait-il, je garderais encore longtemps la sensation d’avoir pénétré
dans sa pensée vivante. Et il entrait une si pure mysticité dans son
amour qu’il ne désirait presque pas un plus complet abandon.




XVI


Simone est venue chez Raymond: elle a pris possession de cette demeure
silencieuse dont l’atmosphère est faite de ses pensées et de la
respiration de son être; elle s’y promène comme dans un parc familier,
cueillant des livres, des papiers, lisant toutes les lettres, les notes
intimes de Raymond, à la fois ravi et inquiet.

--Il faudra, se dit-il, avoir bien soin de soustraire à sa curiosité ce
que je voudrai lui cacher.

Et pour fixer quelques instants l’inquiétante curiosité de Simone, il
lui fit lire des notes sur l’amour qu’il avait jadis écrites et qui
étaient déjà une intuition d’eux-mêmes, lui disait-il.

Ces notes, inspirées par Rite, s’adaptaient d’ailleurs merveilleusement
à l’amante que serait Simone; elle sourit et pensa qu’en effet, Raymond
l’avait devinée et qu’elle serait cette maîtresse fervente que son
imagination avait intuitivement créée.

Assis près d’elle sur un petit tabouret de paille, Raymond contemple ces
jambes longues et fines qui se noueront à son corps, à son cou; il jouit
de cette intimité immobile qu’il ne veut pas brusquer, de cette
sensation d’une présence harmonieuse qu’un geste trop brutal pourrait
faire s’évanouir. Il attend qu’elle vienne vers lui, qu’elle s’ouvre à
lui, elle et toutes les tentations de sa chair qui est là, encore
enfermée et cachée sous la pulpe de ses vêtements.

Simone a jeté les feuillets: elle est émue, et, pour cacher une larme
qui vient mouiller ses yeux, elle écrase son visage contre la poitrine
de Raymond; puis, levant vers lui son visage ébloui, elle lui tendit sa
bouche entr’ouverte où il but le frémissement qui montait comme une
vague le long de sa chair. Il s’installa dans ce baiser, aspirant cette
bouche qui avait la saveur mouillée d’un fruit où les dents ont mordu.

Il tenait Simone contre lui, la tension de son être posée toute en désir
sur la respiration soulevée de sa chair.

Peut-être fallait-il poursuivre? Il esquissa, scrutant une approbation,
un geste de contact plus intime, mais la main de Simone écrasa ce geste
qui déjà s’était immobilisé... Toute défaillante, et réagissant contre
l’émoi auquel elle aurait voulu s’abandonner:

--Ne me touche pas! ne me touche pas! Raymond, dit-elle, mettant dans ce
cri et ce premier tutoiement une tendresse implorante.

Elle ajouta, en souriant:

--Non, ne me touche pas, Raymond. Tu serais encore un peu seul... Et
puis non, pas ainsi, comme par surprise et dans cette impudeur de nos
vêtures.

Et Raymond sut gré à Simone d’avoir arrêté son élan de bonne volonté et
de ne l’avoir pas obligé à d’inesthétiques approches.

--Ne sois pas triste, Raymond: dans deux jours je viendrai vers toi et
je me donnerai toute à toi, sans vaine pudeur, puisque déjà, en pensée,
je suis tienne.

Raymond n’était pas affligé: il eût même été fort peiné de cet incomplet
décorticage de Simone, et si gêné aussi de se montrer lui-même dans une
exaltation comme entravée.

Debout, pour l’adieu, il tient Simone dans ses mains, la serre contre
lui et lui fait sentir encore la ferveur d’une émotion qu’il lui
gardera. Elle demeure ainsi contre lui; de son corsage qui s’est ouvert,
un sein a jailli, si blanc dans le soir qu’à l’émotion sensuelle de
Raymond qui le baise se mêle une émotion intellectuelle. Simone
s’arrache à cette étreinte dont elle veut pourtant se sentir liée,
enveloppée jusqu’à la minute de la divine détente, et, un peu titubante,
elle s’en va, silencieuse, lourde de son désir qu’elle garde en elle
comme un dieu.




XVII


Déjà Raymond s’apprête à la communion promise: il a caché un peu sous
des verdures et sous des fleurs vives l’accumulation trop sévère de ses
livres. Il eût voulu reconstituer pour Simone l’atmosphère de son
enfance en son petit manoir normand dont le paysage disparu demeurait le
vrai décor de sa vie intérieure. Des images se poursuivaient en lui
comme des nuages chassés par le vent dans un ciel d’automne. Assis dans
le fauteuil d’osier où Simone avait laissé son empreinte, il les suivait
du regard...

«Une buée monte de la terre au soleil couchant, l’été, enveloppant les
choses, les arbres et les bêtes qui dorment, d’une fine mousseline
mouillée...

«Les odeurs se soulèvent, les feuilles de peuplier, pièces d’or de
contes de fée, pleuvent et versent leur parfum de pourriture neuve...
L’avenue de hêtres, allée de cathédrale gigantesque, s’imprécise, et
l’incertitude de son dôme la stylise, en fait une émouvante
architecture... Le brouillard nous gagne comme la mer montante; on se
sent perdu: le paysage n’a plus de rives. Il n’y a plus d’arbres, plus
de haies, plus de sol même: on vogue dans une onde immatérielle,
lumineuse encore, mais qui s’éteint peu à peu comme le corps d’une
méduse qu’on a sortie de la mer...

«C’est la nuit qui s’est levée du sol entr’ouvert et, fumée
imperceptible, s’est heurtée à tous les angles du paysage, s’est
accrochée à la coupelle des arbres et dans leurs chevelures; à travers
les branches, elle a gagné le plafond très bas du ciel. Le monde entier
est envahi de cette fumée: j’étouffe. J’ai peur. J’entends mon pas qui
sonne sur la terre caillouteuse et se heurte à de grosses pierres; des
branches mouillées de nuit cinglent mon visage et emplissent ma bouche
d’un goût de verdure pâlie...

«Voici l’étang, invisible et froid: je devine la voilette verte qui
cache son visage et dont les mailles, que les bœufs ont déchirées en
s’abreuvant, vont se réparer silencieusement dans la nuit... Rentrer
dans la maison secouée par le vent qui se glisse dans les couloirs comme
dans des tuyaux d’orgue... Ma bougie veille à côté de moi: mon ombre
s’agrandit, empiète sur le plafond où elle se brise: elle répète tous
mes gestes, les exagère ironiquement, semble se moquer de moi. La bougie
a clignoté ses dernières heures, elle est morte: l’ombre est rentrée en
moi-même: la nuit est noire comme la mort. Immobile, je suis comme une
momie éternisée où seule ma pensée vacille encore et veille sous des
bandelettes d’images...

                   *       *       *       *       *

Le film des souvenirs se déroulait, mêlant les années et les saisons.
Raymond prit dans une petite coupe de cristal une cigarette que Simone
avait tenue dans sa bouche et qu’elle n’avait pas allumée: c’était un
peu de ses lèvres qu’il aspirait. Dehors, c’est le silence absolu, le
vrai silence des champs. Il songe aux enlianements que la nuit emporte
comme le courant d’un fleuve, aux accords qui se prolongent, aux
plaintes graduées des amants qui se martyrisent, à tous les
déclenchements des chairs parfumées. Il songe à Simone et s’agenouille
en pensée, près du lit, où, étendue dans la gravité du sommeil, elle lui
évoque la Vénus du Titien dont la main se parfume à son propre songe.

                   *       *       *       *       *

Cinq heures. Raymond attend Simone. Penché à la fenêtre, il interroge la
rue: chaque taxi est un espoir qui se précipite, chaque silhouette
lointaine de femme est une Simone. Il aimait cette petite angoisse de
l’attente amoureuse, lorsqu’il était sûr qu’on viendrait. Elle viendra:
elle s’est préparée à cette visite un peu nuptiale avec une piété un peu
mystique. Et il songeait aux purifications parfumées, ou plutôt qui
développent le parfum de la chair: il ne voulait, en effet, qu’aucun
parfum étranger ne voile la divine et personnelle odeur de la femme.
«Cette odeur de leur sang et de leur onctueuse sève, c’est, plus encore
peut-être que la musique de leur âme, ce qui nous enchaîne à elle.
D’ailleurs la femme a le parfum de son âme et de son intelligence.»

Instinctivement, Raymond avait plongé son visage dans les plis secrets
d’une rose rouge; il lui parlait avec tendresse, et c’était déjà l’âme
de Simone dont l’encens l’enveloppait de ses subtiles volutes.

Mais maintenant les battements de son horloge de porcelaine lui
scandaient des minutes plus lourdes: la lumière plus sereine de six
heures aggravait son inquiétude, et c’était presque comme si Simone
était déjà repartie. Un peu agité, il avait inspecté l’escalier,
interrogé la spirale de ce puits et, s’abandonnant au destin, il était
rentré vers son attente immobile, laissant derrière lui la porte de
l’escalier entr’ouverte...

Un peu pâle, troublé comme si désormais Simone ne viendrait plus jamais,
il s’assit dans son fauteuil de fakir et, fermant les yeux, il écouta
les battements de son cœur et de ses pensées. Une de ces pensées
s’accrocha à l’image de Rite un instant surgie, et il aurait presque
voulu être maintenant assuré d’une longue solitude pour lui écrire, la
rassurer de l’angoissante torture où il l’avait laissée. Le fantôme de
Rite s’était assis sur ses genoux et, tout à coup, il sentit à son cou
la fraîcheur parfumée de deux bras, tandis qu’une bouche un peu
tremblante écrasait ses yeux clos.

C’était Simone qui, sans qu’il l’entendît, était entrée, à pas feutrés,
par la porte laissée entr’ouverte et venait de baiser son songe. En même
temps, le fantôme de Rite s’était évanoui devant la réalité de Simone.

--Toi! enfin, dit Raymond.

--Oui, répondit Simone, moi toute, et toute ma vie à toi.

Elle s’était agenouillée devant lui, plus blanche qu’un magnolia, ses
grands yeux noirs illuminés levés vers lui et pleins d’une si ardente
mysticité que Raymond sentit tout à coup ses yeux se mouiller d’émotion.
Il prit la belle tête de Simone dans ses mains, et il eut une seconde
l’impression inoubliable de tenir entre ses doigts la chose la plus
précieuse et la plus parfaite du monde: sensation qui dépasse le désir.
Il contemplait cette petite bouche dont le dessein et le sourire étaient
une lumière qui semblait éclairer toute la pièce.

Lentement, Simone s’était levée et avait posé la lumière de son sourire
contre la bouche de Raymond. Ils burent longuement leurs souffles,
s’installant dans ce baiser qui faisait lever leur chair. Et puis, sans
quitter cette bouche qui s’accrochait à la sienne, Raymond avait pris
Simone dans ses bras et l’avait portée sur le divan, dans la pénombre
d’une petite pièce où veillait une lampe bleue. Déjà sa main se
parfumait au secret de Simone qui s’ouvrait à elle; mais Simone ne
voulut pas s’abandonner à ces prémisses incomplètes. Gravement, elle se
dévêtit et apparut à Raymond dans sa blanche nudité qu’elle enliana à la
nudité de Raymond. Longue possession immobilisée dont ils écoutaient le
heurt intérieur et la lente prière qui montait comme un hymne à leur
cerveau. Ils demeurèrent ainsi dans cette communion silencieuse où les
battements de leurs chairs rythmaient leurs pensées. Englouti dans le
songe parfumé où il se déchirait, Raymond broutait la salure mouillée
des aisselles, tandis que ses mains dessinaient la ligne de ce corps et
le vêtaient du fluide de sa caresse.

Sous son baiser, les fraises des seins s’étaient levées et tendues vers
ses lèvres. Maintenant, ils jouent comme des enfants, et, tout à coup,
Raymond a senti sa tête emprisonnée dans l’étau des jambes de Simone
qu’il respire. Il la tient dans ses mains comme une coupe où ses lèvres
boivent lentement. Elle ferme les yeux et écoute monter en elle une
plainte qui s’angoisse et s’étouffe en un battement de tout son être.
Ses deux mains pressent contre l’émotion de sa chair le baiser de
Raymond qui boit son parfum.

Raymond demeure silencieusement enivré dans cet encens, se faisant un
collier de blancheur des longues jambes de Simone. Alors, avec des mots,
encore parfumés d’elle, il lui dit sa beauté et la mystérieuse
correspondance de ses gestes d’offrance et d’amour avec l’expression de
ses yeux et de son sourire. Il se retrouvait en elle si merveilleusement
celui qu’il avait toujours cherché qu’il avait, disait-il, la sensation
de ne plus rien désirer au delà d’elle-même. Elle serait pour lui
l’amante de sa chair et de son intelligence; et la fraternité de leurs
êtres, leur identification leur paraissait déjà si parfaite qu’elle leur
semblait presque incestueuse.

--Oui, parle-moi, Raymond, disait Simone: ta parole est une présence,
une possession prolongée dans mon âme. Tout mon être s’accroche à tes
mots, et puis aussi tes pensées me révèlent à moi-même. Oui, les
pensées, les désirs obscurs de mon enfance, de ma vie, s’éclairent à la
lumière de ton intelligence. Car, Raymond, plus encore que ma chair,
c’est mon âme que je te donne, avec la même impudeur que mon corps. Je
ne veux pas avoir de secrets pour toi: que tu sois mon refuge contre mes
incertitudes et mes doutes. Tu seras ma volonté aux heures de
défaillance, et mon exaltation aux minutes découragées. Je te parlerai
de moi, comme parfois j’ose me parler de moi-même à moi-même, et je
trouverai dans ton assentiment le courage ou l’orgueil de me contempler
dans ma sincérité.

La nuit était peu à peu tombée sur leurs confidences. Simone ne voulut
pas se lever pour dîner; Raymond lui apporta des fruits et des gâteaux
et ils burent des vins dorés dont ils grisèrent leur fatigue. Simone
jeta vite la cigarette qu’elle venait d’allumer: elle avait hâte de se
perdre encore dans l’hallucination de sa joie. Elle s’est glissée, comme
un serpent de tendresse, le long du corps de Raymond qui s’abandonna à
cette tendre curiosité. La petite bouche de sensualité rêveuse parcourt
sa chair, éveille la fragilité de ses mamelons d’homme dont elle caresse
son baiser, et puis elle s’est immobilisée, grave, tout emplie du fruit
qu’elle convoitait secrètement.

--Donne-moi ta bouche, Raymond, je veux que tu te communies de ma
communion.

«Maintenant, dit-elle en souriant, c’est toi qui es mon cheval de rêves:
obéis à mes impulsions, Raymond, obéis au commandement de ma voix. Et
elle se précipitait, retombant sous le galop qui la soulevait et
l’éclaboussait de son éclair et de son écume.

D’un commandement bref, elle savait arrêter l’élan de la course, afin
d’en perpétuer le divin essoufflement. S’arrêter d’une brève contraction
au bord du précipice et reprendre la lente ascension vers la suprême
détente où s’éteint la lumière du désir. Elle disait encore, d’une voix
un peu angoissée:

--Attends-moi, Raymond, je suis loin encore, je cours vers toi... Vois,
je t’ai rejoint, donne-moi ta main... et faisons ensemble ce bond dans
la lumière.

Et puis, comme attendrie de la plénitude détendue de son vol, les ailes
repliées, Simone s’abattit sur le corps de Raymond et le couvrit du
baiser de toute sa chair émue et reconnaissante.

Simone s’était endormie, et Raymond, qui retenait sa respiration pour ne
pas l’éveiller, souriait en évoquant le dernier geste de Simone, geste
de tendresse où elle avait appuyé contre sa joue l’élan encore mal
éteint du thyrse sacré. Elle avait mis dans ce baiser d’adieu une telle
maternelle effusion que Raymond en avait été troublé. Il contemplait
maintenant la quiétude de Simone emportée dans le courant du sommeil;
seul le rythme de la respiration soulevait ses seins, et, à son cou, la
pulsation d’une artère faisait battre son sang. Ses paupières closes
faisaient plus blanche la pâleur de son visage et lui donnaient la
gravité de la mort.

Raymond demeure de longues heures à contempler, à respirer le sommeil de
Simone, ne voulant perdre aucune minute, aucune attitude de la beauté
qu’elle lui donnait. Il entrait dans son admiration une sorte de
sentiment religieux, de timidité religieuse.

La conscience qu’il prenait de cette beauté miraculeuse de Simone le
faisait presque douter de lui-même: déjà se glissait en lui le doute
qu’il cultiverait avec une douloureuse insistance: «Il n’est pas
possible qu’elle m’aime.» Incertitude dont il ne voulait pas guérir et
qu’aucune parole d’absolu, aucun geste de parfait abandon ne
rassureraient complètement. Instinctivement peut-être, il se réfugiait
dans cette incertitude qui nimbait Simone d’une auréole de divinité
inaccessible. Ce que nous aimons dans la vie et dans les êtres, c’est ce
qui, en eux, est et demeure inatteignable.

Simone s’éveilla dans le bleu fragile de l’aube, et, toute rafraîchie
par le sommeil, elle donna à Raymond son parfum du matin, le dominant de
sa frêle majesté.

Ils prolongèrent jusqu’après midi cet épuisement d’eux-mêmes qui
exaltait leur cerveau et faisait jaillir de leurs lèvres les mots qui
précisent les sentiments encore incertains. Mots qui sont comme
l’expression instinctive d’une sensation immédiatement intellectualisée.

Dans cette communion de leurs chairs, ils se donnaient toutes les images
accumulées de leur enfance et de leur jeunesse, et ils avaient cette
sensation momentanée de ne s’être jamais quittés; les souvenirs qu’ils
évoquaient semblaient réveiller en eux une vie antérieure où ils avaient
joué enfants dans les allées du même parc enchanté.

Raymond écoutait les confidences de Simone et la possédait ainsi dans
toutes les années qui n’avaient été qu’une longue et inquiète recherche
de son amour.

--Comme la plupart des jeunes filles de notre monde, disait Simone, je
me suis mariée pour être libre, malgré les risques de l’aventure. Ce
qu’il faut d’abord, c’est s’évader de la tutelle et de l’égoïsme de ses
parents. Instinctivement, tout être sent qu’il ne se développera
qu’autant qu’il réagira contre le milieu familial. Le mariage, c’est le
premier round de la vie: il s’agit de vaincre son mari, son adversaire.
Alors, soit qu’on le garde comme décor d’honnêteté, soit que, comme moi,
on le rejette comme une bête morte, on est libre, et la vie commence...

--Et les enfants, Simone? demanda Raymond.

--Le divorce leur donne un double foyer, et ce double courant d’idées
fortifie en eux les dons d’observation, d’inhibition, le sens critique,
et leur permet aussi de se choisir, par delà tous les devoirs inscrits
dans les manuels, leurs vraies sympathies.

«Mon petit m’aime parce que je suis belle, et que la beauté, en somme,
c’est peut-être le plus sûr symbole de la raison; je lui apprends à
mépriser les petites croyances et les petites querelles religieuses de
son autre famille, et je sens d’ailleurs si bien qu’il est uniquement
mon enfant à moi; un père, ce n’est presque rien: une goutte de
levain...

«Le mariage! je regrette presque maintenant cette inutile expérience.
J’aurais dû avoir le courage de me lancer seule dans la vie (oh! je dis
cela sans aucune idée de revendication sociale! je ne suis pas
féministe!). Mais, libre, j’aurais été puiser des enfants aux meilleures
sources, aux meilleures races; j’aurais mis de la fantaisie et de la
variété dans les hérédités: expériences comme le greffage et le
bouturage des roses: bouturage des chairs, des cœurs, culture des
formes, des lignes et des couleurs... quel jeu divin!

«La société m’eût chassée de son parc aux étroites palissades, mais
qu’importe: ce qu’on appelle la société, ce n’est qu’un collier de beau
style dont on enchaîne les individus comme les chiens de race: lévriers
de divan... Oh! les courses à travers la steppe.

--Vous êtes un beau lévrier, Simone.

--Peut-être, Raymond, mais un lévrier qui veut choisir son maître en
toute liberté. Si je viens m’agenouiller devant toi, Raymond, c’est que
j’aime tes mains qui me rassurent et me caressent, tes petites mains
intelligentes et douces comme des lèvres. Si je t’aime, c’est que je
sens en toi un attachement de maître qui doute de son autorité. C’est
moi, ton esclave, qui ai vaincu ton orgueil. Songe, Raymond, que tu es
pour moi l’être le plus parfait! Alors, lorsque je te vois tout
tremblant d’émotion devant ma beauté offerte, quel orgueil j’ai d’être
moi-même!

--Oui, Simone; on aime les êtres pour le sentiment de puissance qu’ils
nous donnent. Il faut que l’amour soit cela: une double exaltation. Les
êtres sont dans la vie ce que l’amour les a faits, et ils ne
redescendent jamais du faîte où l’amour les a fait monter. Ceux qui ont
été aimés avec cette plénitude en gardent toute leur vie un rayonnement,
une sagesse aussi, car quelle passion vaudrait celle-là qui nous met à
l’abri des inutiles petites ambitions? La gloire elle-même n’est auprès
de l’amour qu’une belle prostituée: la gloire, c’est l’amour de la
foule: l’amour, c’est l’amour de l’être choisi, le plus noble et le plus
beau, celui qui nous divinisera...

--Parle-moi encore, dit Simone en appuyant la tête de Raymond contre la
sienne: tes mots entrent en moi comme des baisers: ils tombent sur mon
front, sur mes yeux, sur ma bouche, sur mes seins, sur mon ventre: tes
mots, ce sont encore tes mains qui me prennent, tes lèvres qui me
boivent, et ma bouche qui s’ouvre à tes mots se mouille du désir de te
donner encore ma blancheur parfumée que tu exaltes. Tout mon être est un
baiser mouillé vers toi...

--Regarde-moi, Simone. Mêlons nos regards où monte la lumière du désir,
à cette minute qui va nous déchirer...

«O Simone, toute cette soirée, je garderai à mes lèvres le goût de ton
amour.

Il fallait se quitter. A cette minute où les mains de Simone glissaient
comme mortes des mains de Raymond, il retrouva déjà son angoisse, et,
lorsque la porte fut fermée sur la silhouette de Simone descendant la
spirale de l’escalier, Raymond eut tout à coup peur de l’avoir perdue.
Il lui semblait absurde aussi qu’elle fût partie, qu’elle puisse vivre,
ne fût-ce qu’une heure, loin de lui, qu’elle puisse avoir une pensée, un
souvenir, faire un geste auxquels il ne participe pas. Par delà les
exaltations des heures d’amour, les effusions des chairs et des mots,
une sensation de solitude envahissait Raymond. Il dut, en une sorte de
prière agenouillée devant l’image de Simone, se suggestionner une
confiance momentanée: il lui écrivit pour lui persuader à elle-même
qu’elle l’emportait tout entier dans ces heures de cruelle séparation.
Il la consolait d’être loin de lui. Il se promettait aussi de lui écrire
tous les jours, afin qu’elle fût perpétuellement attirée par sa pensée
comme une petite goutte d’acier par un aimant.




XVIII


Dès le réveil, le lendemain, l’image de Simone se jeta sur Raymond et ne
le lâcha plus. Toute cette journée, il fut en attente d’une visite
presque promise, mais Simone ne vint pas, et aucun mot d’elle ne vint le
rassurer. Il s’inquiéta, d’une inquiétude hallucinée et incapable d’un
geste. Le soir tomba sur cette vaine attente, sur cette journée qui
avait si lentement et si douloureusement déplié ses heures inutiles.
Alors s’embarquer dans la nuit, vers l’espoir du matin nouveau, sentir
peu à peu ses pensées, son angoisse vaciller et s’éteindre: l’être tombe
alors comme sur une autre planète où il se retrouve autre avec des
souvenirs d’une vie différente. Raymond gardait en lui un souvenir
obscur de cette vie nocturne où il se revoyait en des paysages familiers
et pourtant ignorés de sa vie réelle et consciente.

Un pneumatique de Simone. Raymond tient la petite enveloppe dans sa main
sans oser l’ouvrir. Il a peur des mots qu’elle contient et, en même
temps, il en espère toute la joie de sa vie du moment: peut-être Simone
sera-t-elle là tantôt... Mais non, la lettre annonce brièvement un
départ nécessité par un deuil familial. «Mais, ajoutait Simone, dans ma
solitude de là-bas, je revivrai plus intensément nos heures d’amour. En
te perdant un peu, Raymond, ma peine avivera encore en moi mon désir de
toi. Je t’écrirai.»

Elle n’écrivit pas, et l’angoisse de Raymond se mua en un doute qu’il
cultiva: il osa s’imaginer que peut-être Simone était allée rejoindre un
amour pas tout à fait épuisé. Mais il chassa vite cette image et se
suggestionna la certitude d’une Simone inquiète comme lui et comptant
les minutes qui les séparaient. Il évoquait l’heure merveilleuse où il
avait tenu sa belle tête dans ses mains:

--Que c’eût été beau, si elle était morte à cette minute: elle fût
demeurée, toute ma vie, une idéalisation de mon amour éternisé dans sa
perfection... Ah! Simone, que je t’aimerais morte, que j’aimerais mon
désespoir qui trouverait des mots pour te recréer perpétuellement.

                   *       *       *       *       *

Mais un peu du parfum de Simone demeurait dans cette chambre où il
l’avait possédée. Religieusement, Raymond s’agenouilla auprès du lit où
se dessinait la forme de son corps, et il baisa la place où elle avait
dormi. Il lui parlait avec un lyrisme dont il berçait sa peine:

--Parfum subtil, synthèse extatique du monde, je t’évoque, et voici que
surgit l’élan sacré de ton corps pâle et souple où s’enroulent les
volutes musicales de ma pensée. Tous les mots qui s’envolent de ma
bouche ont l’odeur salée de ton amour. C’est ton parfum unique que
pleurent les larmes qui tombent dans mon sourire; c’est lui que je mâche
dans la saveur un peu acre de cette feuille morte que le vent colle à
mon inutile baiser, ô mon parfum, ma douleur, mon regret, mon amour...

«Tout mon être, traînant les images de sa vie, sa philosophie ironique
et sa décourageante conception du monde, tous les mouvements de mon
corps et de mon esprit ne sont plus qu’une paille fragile emportée vers
le gouffre étroit de ton ventre, ô mon parfum, ma douleur, mon regret,
mon amour...

«L’âcreté des écorces au printemps, quand la sève se mouille de joie
neuve et soulève la chair des arbres qui s’érigent, ce m’est le goût
mystique de ta joie, la sève de ton corps, le sang de ta blessure
secrète, ô mon parfum, ma douleur, mon regret, mon amour...

«J’ai tenu dans mes mains la pensée de la belle tête si blanche dans les
feuillages noirs de tes cheveux; tes yeux levés vers moi montaient comme
des astres dans la nuit, ô mon parfum, ma douleur, mon regret, mon
amour.

Raymond sentait son amour pour Simone s’aggraver dans l’inquiétude et le
silence, en même temps qu’il éprouvait une grande intensité de vie
intérieure où ses jugements et ses pensées venaient se brûler. Nous
jugeons la vie d’après nos passions et ce sont même nos passions qui
éclairent notre vie. La sérénité des vieillards, c’est la sérénité de la
nuit: c’est l’obscurité.

--On dit, réfléchit Raymond, que nos passions nous aveuglent. Oui, mais
à la façon du soleil dont la lumière donne leur valeur aux objets.

                   *       *       *       *       *

Quelques lettres de Rite dormaient sur la table de Raymond: il n’avait
pas voulu les ouvrir, indifférent à tout ce qui n’était pas l’amour de
Simone. Il prit ces lettres dans sa main et sourit en songeant aux
vaines tendresses, aux baisers fanés que contenaient ces fragiles
enveloppes.

--En ces jours d’angoisse, peut-être injustifiée d’ailleurs, pensa
Raymond, les épanchements de Rite me seraient d’une trop cruelle ironie.
J’attendrai, pour communier à ces tendresses mortes, d’avoir retrouvé
Simone.

Et pour occuper les heures vides, Raymond alla visiter Madeleine qui
s’inquiétait de son silence et de son absence. Elle était, en effet,
rentrée à Paris et avait organisé sa vie, plus étroitement encore,
autour de son petit dieu. Seul Morangis était demeuré leur visiteur
presque quotidien: Dionys, décidément doué pour la musique, semblait
devoir devenir son disciple, et Morangis trouvait dans les dispositions
musicales du jeune homme une raison nouvelle de s’attacher à lui. Il
remarquait que les jeunes gens d’une sexualité un peu déviée étaient en
général très doués pour les arts: poésie, musique, peinture, etc... Il
épiloguerait avec Raymond sur ce sujet; Madeleine, d’ailleurs, était
très heureuse de sentir son Dionys attiré vers une carrière assez
indéterminée qui n’exigerait aucun internement dans des écoles: ainsi,
elle le garderait près d’elle et satisferait aux exigences de son devoir
et de son égoïsme.

--Et puis, ajouta Raymond, auquel elle expliquait cette sage
combinaison, il est bien inutile d’encombrer de science vaine la jeune
intelligence de cet enfant dont le génie est dans sa beauté. Il est
lui-même la propre réalisation esthétique de son âme. Que la musique et
la danse donnent à ce beau corps sa parfaite eurythmie, et l’amour y
ajoutera son rayonnement. Homme pour les femmes et femme pour les
hommes, il est une sorte d’androgyne synthèse de la vie, mais condamné
par cela même à une manière de stérilité.

Puis, changeant la conversation, Raymond demanda à Madeleine dans quel
état d’âme elle avait laissé son lévite amoureux et d’une chasteté si
mystérieusement vicieuse.

--J’ai longuement rêvé à son aventure, dit-il, et cherché les raisons de
sa fuite devant ton offrande trop belle et trop réelle. Sa renonciation,
Madeleine, ne fut peut-être pas aussi héroïque qu’elle t’a semblé; elle
fut peut-être seulement déterminée par l’impuissance où il se sentait
devant la réalisation imprévue de son rêve. Il a fui, Madeleine...,
parce qu’il ne pouvait pas combattre. Combien d’amoureux, incapables de
prouver leur passion à la femme qu’ils désirent, se délivrent devant son
image évoquée du rêve qui les obsède!...

--Peut-être, répondit Madeleine, mais je veux tout de même voir dans
cette timidité une preuve d’amour mystique. C’est d’ailleurs beaucoup
mieux ainsi et j’aurais sans doute regretté mon geste de pitié, si...

--Oui, Madeleine, mais laissons ce sorcier de village à genoux devant
son symbole, et ne sourions pas trop de la naïveté de ses rites sexuels.
Nous sommes tous un peu semblables à lui, nous qui souvent, dans les
bras d’une femme réelle, ne trouvons l’inspiration amoureuse qu’en
évoquant l’image d’une autre femme où même le souvenir d’une lecture.
Nous possédons tous, dans le tiroir secret de notre subconscient, un
symbole idéal de la femme dont les femmes que nous croyons aimer ne sont
que d’imparfaites répliques.

A cet instant, Morangis entra tenant Dionys par la main. Madeleine
reprit possession de son jeune amant avec un sourire où semblait fondre
l’inquiétude secrète des dernières minutes. Maintenant, confortablement
installée dans la chaude sérénité du moment, elle interrogeait Morangis
sur ce concert où il avait bien voulu conduire Dionys.

--Du Beethoven, du Mozart, du Schumann, du Chopin... c’est très beau,
répondit Morangis; mais il n’y a plus dans ces musiques, même pour la
fraîche inculture de cet enfant, aucun élément de nouveauté. Musique
rétrospective qui ne correspond plus à rien et qu’il ne faut connaître
que pour comprendre l’évolution de la sensibilité musicale. Se réunir
dans un hangar aussi désolé et désolant que la salle Gaveau pour
entendre ces divines rengaines, cela me semble aussi vain que si de
jeunes poètes s’assemblaient à la mairie du VIe arrondissement pour
écouter le _Songe d’Athalie_, les stances du _Cid_ ou les _Nuits_ de
Musset...




XIX


Simone était revenue, sûre d’elle-même et sûre de Raymond. Son absence
avait-elle été une épreuve qu’elle avait voulu s’imposer à elle-même?
Elle dit simplement, à cette minute du revoir où les yeux de Raymond
cherchaient dans ses yeux le secret de sa pensée:

--Fais de moi ce que tu voudras.

Et lorsqu’à nouveau leurs bouches s’accordèrent pour la symphonie
sensuelle et qu’ils se sentirent emportés dans le remous de leur joie,
Simone s’écria que maintenant elle ne se sentait plus seule dans son
exaltation et n’avait plus cette sensation un peu inquiétante d’être la
proie d’un jeune faune qui avait soulevé le voile d’Antiope de sa nudité
détendue.

--Cette sensation m’empêchait de m’abandonner complètement à toi,
Raymond, de sentir ma pensée se fondre dans ton baiser comme un fruit
dans la bouche. Je t’aime parce que je me suis identifiée à toi par une
sorte de mimétisme physique et mental: ma voix a pris un peu de
l’intonation grave de la tienne, et je me surprends à des gestes qui
imitent instinctivement tes gestes. N’as-tu pas remarqué déjà que mon
écriture, tout en gardant sa féminité, cherchait à imiter la subtilité
précise de tes chers petits hiéroglyphes? Et quant à mes pensées,
Raymond, elles ne sont plus, elles ne veulent plus être que la
répercussion des tiennes.

«Là-bas dans ma solitude un peu volontaire, je me suis sentie plus
irrésistiblement envahie par toi que j’avais un peu voulu chasser. Oui,
j’ai eu peur de cette emprise à laquelle je me suis enfin abandonnée
avec la joie d’une Carmélite qui renonce au monde pour son dieu.

                   *       *       *       *       *

Ce furent alors les rendez-vous quotidiens: la vie s’organisait comme
définitivement. Simone s’abandonnait jusqu’à l’épuisement et à
l’évanouissement: sa chair pâle pâlissait encore sous l’étreinte
dominatrice de Raymond et elle ne croyait jamais s’être assez donnée.

Raymond, qui ne se perdait jamais de vue, contemplait avec orgueil le
merveilleux spectacle de ce corps transfiguré par la passion et qui,
soulevé par son propre émoi, venait de battre sa chair de son tumulte
parfumé. Et puis, avec une lenteur savante et comme réfléchie, il lui
imposait la volonté de son rythme, et Simone, accablée jusqu’à
l’angoisse, se tendait encore, toute crispée vers le désir qui la
déchirait. Alors, s’accrochant aux fragiles épaules de Simone, Raymond
écrasait contre lui cette crispation qui, tout à coup, se détendait en
battements précipités. Et puis, repliés dans leurs ailes lasses, ils
songeaient et se parlaient à voix basse.

Dès que Simone était partie, Raymond prolongeait les heures de communion
en une sorte d’action de grâce. Il écrivait à Simone, analysant
subtilement les nuances de leurs sentiments et de leurs sensations,
réveillant par ses mots et faisant revivre esthétiquement les gestes
essentiels de la journée, mettant au point l’état de leur âme et de leur
amour. Lettres de direction spirituelle, philosophique et sensuelle. Il
y exposait aussi des doutes presque sincères afin qu’ils isolent
rassurés, et il ne pouvait jamais atteindre la certitude d’être aimé.
Simone répondait longuement à ces lettres, et c’était un véritable
examen de conscience où l’on sentait que chaque mot avait été
amoureusement pesé pour exprimer la fraîcheur et la sincérité de son
émotion. Elle avait un peu peur de ces éclairs de conscience que les
notes de Raymond projetaient en elle. Ce qu’elle voulait, elle, c’était
perdre pied dans la divine inconscience de son amour et que Raymond ne
soit plus qu’une partie d’elle-même.

Parfois Raymond allait visiter Simone en son petit appartement suspendu
au-dessus d’un jardin dont les branches indiscrètes entraient par la
fenêtre. Dès l’instant où il partait vers elle, une sorte de rayonnement
enveloppait sa marche et il jouissait de la plénitude de son être
physique associée à un état d’éréthisme mental. Dans sa pensée, il
caressait à la fois la chair de Simone et les idées philosophiques les
plus abstraites. Il avait aussi une telle assurance de trouver Simone en
sève amoureuse qu’il ne se hâtait pas; déjà les arbres, les feuilles,
les fleurs, les branches de ce jardin traversé étaient un peu de ses
gestes et de son parfum.

Et voilà qu’il regrette presque de n’être pas libre et de ne pouvoir
capter le mystère de cette inconnue qui lui sourit et qui a pour lui
déhanché sa démarche. C’est avec une sorte de regret qu’il regarde
s’éloigner ce petit être blond, si mince avec les deux fruits trop
lourds de ses seins...

Simone l’attendait. Elle avait mis à son corsage bleu, piqué, comme en
une eau pure dans la blancheur de sa gorge, une rose rouge qui semblait
une bouche déjà mordue et qui saigne.

Raymond s’assit près de Simone et, se penchant vers elle, il respirait
le sous-bois de son corps. Ils parlaient des mots qui s’étouffaient sur
leurs bouches mêlées et puis, tout à coup, la gravité du désir se marqua
sur leurs visages. En silence et avec une hâte un peu brusque, ils
s’étaient dévêtus, et, nus dans le soleil, couchés dans l’herbe courte
du tapis, ils s’enfermèrent dans leur étreinte. Les cuisses, haut,
levées, Simone semblait une Leda qui vient d’accueillir son Cygne.

Maintenant, elle jouait à le dominer et, le tenant couché entre l’étau
de ses longues jambes, Simone interrogeait Raymond sur l’état de ses
sentiments: elle se voulait aimée lyriquement et demandait à Raymond si
parfois, lorsque seul il pensait à elle, sa pensée prenait la forme des
vers...

--Je suis trop conscient de ce qui se passe en moi pour être poète,
répondit Raymond. Il m’est impossible de m’endormir et d’atteindre cet
état de somnambulisme nécessaire à l’art poétique. Non, même en amour,
je ne puis me perdre, échapper à ma conscience qui enregistre mes
émotions ou mes douleurs. Mes joies les plus sensuelles sont encore des
joies intellectuelles et peut-être que ma plus grande volupté est de
comprendre que tu es belle et qu’en m’aimant tu me divinises.

«Il m’est peut-être aussi plus doux d’être aimé de toi que de t’aimer.
En t’aimant, Simone, c’est moi que j’aime, le moi que tu as idéalisé,
celui que je désire être vraiment. L’amour qui nous retient le plus
longtemps est celui qui nous fait découvrir notre plus beau visage. Et,
si nous changeons d’amour, c’est pour nous découvrir chaque fois un peu
plus parfaits, un peu plus semblables à des dieux. Parfois, des êtres
nous aiment pour des qualités que nous n’avons pas. Alors, quelle
reconnaissance! et quel agrandissement! quel enrichissement! Nous
devenons vraiment tels que l’amour nous a créés. L’amour est une
création, Simone; il est aussi une gestation, et, comme dans la
gestation physiologique, là encore c’est la femme qui porte l’homme et
son destin...

«Entre tes petites mains, Simone, je suis devenu celui que tu aimes: un
être nouveau qui a surgi de ton cerveau et de ton cœur. Ma vie commence
à toi: «au commencement était Simone»; mon enfance elle-même s’enroule à
ton corps et s’y parfume et je ne la perçois plus que comme une
inquiétude physique et métaphysique, une attente intuitive de toi.

--Parle-moi encore, Raymond; j’aime la musique grave de ta voix, et
cette lumière qui bouge sur tes mots fait lever les pointes de mes seins
et les papilles de mon cerveau...

Simone s’était agenouillée aux pieds de Raymond et avait posé sa tête
sur ses genoux. Elle évoquait en elle-même les promenades inquiètes de
sa jeunesse le long de l’allée des sycomores dont les grains à l’odeur
âcre et sucrée tombaient sur ses épaules nues.

--Cette morsure de tes dents blanches, Simone! cette contraction muette
de ta bouche qui me parle et qui écoute monter le sanglot de mon
désir...

Simone, les mains croisées sur sa poitrine, prolonge l’action de grâce,
comme après les communions de son enfance; sa béatitude physique se
spiritualise: elle se sent si pure après l’amour!

En un mouvement de sentimentalité lyrique, voici qu’elle exprime à
Raymond son regret de n’avoir pas su garder pour lui toute la virginité
de son être. Mais Raymond la rassura: «La virginité est négative, lui
répondit-il, et il faut lui préférer l’expérience. Les belles femmes
sont comme des violons de marques qui se font et se perfectionnent à
l’usage.

--Mais, ajouta-t-il en souriant, il n’est pas indifférent qu’ils aient
passé entre les mains de bons violonistes; il y a aussi des amants qui
faussent les plus expressives sonorités amoureuses.

«Non, Simone: il ne faut rien regretter: la virginité d’une femme, ce
n’est pour l’homme qu’une volupté cérébrale ou sentimentale: elle ne
vaut pas la profonde sonorité des femmes faites par l’amour. Les jeunes
filles n’ont pas encore acquis l’amplitude de leur respiration
amoureuse, et il est rare qu’elles atteignent le sommet de la joie.
Souvent même une femme n’est amoureusement mélodieuse qu’après la
maternité.

--Je suis donc heureuse d’être mère, répondit Simone, pour t’aimer
mieux.

--Tu es aussi pour moi un éphèbe, et ainsi, Simone, je te possède plus
intellectuellement. Jouons au jeu des correspondances: écoute les
accords de ta double sensualité. Oui, Simone, (et Raymond songeait à
Rite qu’il avait si facilement persuadée de ce nouvel abandon
d’elle-même), c’est la plénitude.

Et Raymond ne put s’empêcher de sourire encore, en entendant Simone
prononcer presque la même phrase que Rite:

--Je suis encore plus tienne, Raymond.

Elle ajouta:

--Tu as raison, c’est l’accord parfait. C’est une sensualité qu’il
faudra cultiver... Cette double participation...

Ils s’habillèrent lentement dans le soir, et puis comme s’ils
éprouvaient le besoin de s’évader d’eux-mêmes, ils partirent dîner à
Montmartre, en un petit restaurant italien de la place Pigalle, dont
Raymond aimait l’atmosphère un peu exotique. Une manière aussi de
voyages sans fatigue et sans longs regrets. De n’entendre parler
qu’italien qu’il comprenait mal, Raymond se sentait plus intimement
isolé auprès de Simone. Il y avait là quelques belles Italiennes, du
type consacré par l’art. Raymond les contemplait, et il n’avait jamais
si bien compris à quel point notre esthétique picturale, qui en est
restée à ces modèles italiens, est peu représentative de notre race
française; et il se surprit à prononcer cet aphorisme:

--L’art est une invention italienne.

Mais il se souvenait aussi d’une remarque de van Gennep que «le type
artistique n’est pas anthropologiste». Les documents de peinture et de
sculpture sont des déformations. On ne peut reconstituer les types des
peuples anciens, Égyptiens, Grecs, etc., d’après les monuments peints ou
sculptés. Les nègres qui ne sont d’ailleurs pas des primitifs se
camouflent dans leur art où ils se veulent les lèvres minces, le nez
droit, les cheveux lisses..., etc...

«C’est que l’art correspond à autre chose: à une sorte de bovarysme des
races, à un idéalisme qui, par cette figuration, peut devenir une
suggestion physique, presque.

«Notre art français, lui aussi, s’évade du réalisme. Les types de la
peinture et de la sculpture évoluent en dehors de toute réalité. Mais ce
sont les êtres réels qui tentent de s’adapter à ce style artistique,
avec une obéissance et une souplesse admirables. Il n’y a qu’à se
promener dans les musées ou à feuilleter des gravures de modes pour se
rendre compte de ces mutations de forme (mutations brusques) que peut y
prendre le corps humain. L’art ne suit pas la réalité, c’est lui qui la
crée; c’est lui qui sculpte la chair vivante et impose aux femmes la
courbe de leurs hanches et de leurs épaules, la forme de leurs seins et
jusqu’à la longueur de leurs jambes. Les femmes se sculptent elles-mêmes
en pleine chair d’après le modèle que leur imposent les poètes et les
artistes.

«Au point de vue philosophique, l’art apparaîtrait comme une sorte de
guide instinctif de la sensibilité, un guide inconscient des races vers
un type bovaryque qu’elles n’atteindront jamais.»

--Mais, écoutons, Simone, la volubilité musicale de ces conversations
que nous ne comprenons pas. Ces Italiens parlent autant avec leurs mains
qu’avec leurs lèvres; et c’est peut-être pour cela que leur littérature,
qui est une danse lyrique, est intraduisible en français.

--J’aime, disait-il, cette musique imprécise que vient encore étouffer
le chant de ces guitaristes napolitains, qui se mêle au romarin des
sauces épicées et au goût de terre chaude du lacryma-Christi.

--O Simone, je veux boire, à ta bouche, une gorgée de ces larmes du
Christ, en un baiser où je boirai aussi un peu de tes lèvres.

Elle se pencha vers Raymond et lui donna encore le blanc paysage de ses
seins dont les fraises érigées n’étaient pas retombées.

La musique s’était tue, amarrée dans le silence. Peu à peu, l’herbe
couchée des conversations se releva et son bruit s’épandit comme le vent
dans la chevelure des forêts, éparpillant dans l’atmosphère bleuie par
la fumée des cigarettes, un peu de l’odeur secrète des femmes.

Raymond qui n’était pas insensible à cette communion dionysiaque et qui
en alimentait son exaltation silencieuse savait bien que Simone y
participait aussi, inconsciemment, et que tantôt, dans son
jaillissement, elle lui verserait un peu de ces sensualités éparpillées.

La porte s’ouvrit: c’était le peintre Dufy qui venait de sa proche
impasse de Guelma. Il s’assit près de Raymond et de Simone, et tout en
dévorant l’amertume d’une tige de céleri, il leur conta son voyage en
Sicile où, par ses peintures, il avait révélé la lumière aux peintres
siciliens qui ne l’avaient jamais regardée en face. Sensible aux bonnes
choses, il dégustait le parfum de feuille morte d’un vin piémontais et
l’expression de sa bouche marquait qu’il prenait conscience de cette
joie. En même temps, d’un geste automatique, dans la marge du menu, il
fixait les visages qui l’entouraient. Voici Simone, dont le visage se
résume en des yeux immenses, lumière voluptueuse; et ce sourire des
dents blanches qui semblent avoir fait saigner la sensualité de ses
lèvres. Auprès d’elle, l’ardente tristesse de Raymond dont les cheveux
tombent, toit de chaume, sur son front tourmenté, l’inquiétude de ses
yeux et le croissant de sa bouche...

Simone voulut rentrer: elle était lasse de cet éparpillement
d’elle-même. Le retour en voiture fut un silencieux blottissement, un
long bouche à bouche, un agenouillement parfumé. Lorsque la voiture
s’arrêta devant la porte, Simone alanguie demeura là, étendue sur les
coussins. Raymond la prit dans ses bras, lourde de sa lassitude et de
son désir, la porta jusque chez lui et l’étendit sur son divan. Alors,
ouvrant les yeux, d’un geste silencieux et volontaire, elle attira
Raymond et le coucha contre elle dans le duvetis froissé de sa robe
noire qui faisait plus blanche la matité de sa chair.

--Non, ne m’abandonne pas, Raymond, implora-t-elle; que notre oraison
fuse en même temps sa lumière; et, de ses deux longues jambes, gantées
de soie nouées à la taille de Raymond, elle étouffait le cri de sa chair
qui allait jaillir.

«Maintenant, Raymond, vêts tout mon corps du velours de tes lèvres et de
la soie de tes mains. Pose encore sur ma chair que l’amour a glacée la
brûlure de ton corps de jeune faune, et donne aussi à ma bouche qui
tremble ton émoi résurgi. Pénètre dans mon baiser encore sonore des mots
de mon amour.

--Vois, Simone, voici déjà le matin: son premier rayon vient dorer la
nuit de tes aines et fait sourire les fraises de tes seins. Endors-toi,
je te couvrirai de mon corps, et je veillerai ton sommeil, afin de ne
perdre aucune image de ta beauté, aucun rythme, aucune respiration de
ton être.

Simone s’était endormie. De son sommeil apâli montait une buée attiédie
que Raymond respirait avec toute la sensibilité de son intelligence. Il
savait aussi qu’il boirait ce recueillement de la nuit, ce
rafraîchissement de son parfum dans le premier baiser du réveil.

En même temps qu’il s’abandonnait à son adoration du corps de Simone,
Raymond souriait de cette mysticité sensuelle dont il enveloppait les
secrètes architectures féminines: chair divine, draperie sur le
squelette que l’on sent déjà sous le baiser.

--Décidément, songeait-il, je ne guérirai jamais de cette religion de
l’amour, transposition de la religion de ma race et de mon enfance. Mais
est-ce l’amour mystique qui est une transposition du sentiment
religieux? En réalité, c’est bien le sentiment religieux qui est une
transposition de l’amour.

«Il y a de l’inquiétude dans mon adoration et comme une peur secrète que
mon bonheur d’aujourd’hui ne soit ma dernière joie. Je contemple Simone
comme si je voulais emporter son image en une éternité de solitude et de
regret. Il y a toujours entre les amants qui s’aiment le plus absolument
cette perpétuelle menace de redevenir subitement l’un pour l’autre des
étrangers qui ne se reconnaîtront plus; et c’est pour cela qu’ils se
redisent perpétuellement une confiance qu’ils ne possèdent pas.

«Ce qui donne sa valeur à une femme, c’est peut-être cette incertitude
où nous sommes de la stabilité ses sentiments. Dès que nous croyons
avoir atteint cette certitude, l’amour nous semble une prison dont il
faut s’évader; et on s’évade. Quand on se sent aimé d’une façon vraiment
absolue, que peut-on encore désirer? Comme c’est le désir qui constitue
la passion, on est désormais sans but dans la vie. On est semblable à
l’alpiniste qui a enfin atteint le sommet de sa montagne: il contemple
un long instant le paysage vers lequel tendaient tous ses muscles et le
désir de ses yeux, mais son but est atteint: il n’y a plus qu’à
redescendre.

«Oui, redescendre et rentrer chez soi, fermer sa porte et se feuilleter
comme un livre. Alors, on s’aperçoit que les joies les plus réelles
n’ont guère plus de réalité que celles que nous avons imaginées. Et, par
association passive des idées et des souvenirs, Raymond évoquait à cette
minute l’image d’une jeune femme rencontrée dans la rue et dont il avait
suivi le sillage irrésistiblement.

«L’intensité de mon désir muet a imprimé si fortement en moi son visage
qu’il me semble que cette femme entrevue fait partie de ma vie réelle et
je lui parle quelquefois, le soir lorsque je suis seul avec mes fantômes
familiers.

«Oui, se souvenait Raymond, je l’ai suivie jusqu’au seuil de l’église
Saint-Sulpice où elle a pénétré dans la monotone psalmodie des vêpres.
J’ai senti la vanité de ma chasse au bonheur et je suis rentré chez moi
emportant pour émerveiller mes songes le trésor d’un désir qui ne se
réaliserait jamais.

«Et pourquoi, du fond de ma mémoire, résurgit-elle en cet instant,
l’ironie de cette vieille complainte oubliée que me chantait un vieux
paysan, dans mon enfance!

[Musique]

    En passant d’vant un’ églis’
    Le curé chantait
    Et par son joli chant disait
        Te deum (bis).
    Et moi, je croyais qu’il disait
        Voilà l’homm’ (bis).
    Et comm’ je m’en cou-cou
    Et comm’ je m’en courus!

«Et, parmi d’autres couplets, celui-ci encore, dont je ne me souviens
peut-être que parce qu’il demeure associé dans mon imagination à l’image
des roues du moulin de mon enfance, tournant au fond d’un grand trou
«comme pour un supplice éternel»:

    En passant d’vant un moulin
    Le moulin chantait
    Et par son joli chant disait
        Tic, tic, tac (bis).
    Et moi, je croyais qu’il disait:
        Jett’-le dans le sac (bis).
    Et comme je m’en cou-cou
    Et comme je m’en courus!

«Nous fuyons devant nos désirs, peut-être parce que nous ne sommes
jamais très sûrs de notre sincérité. La voix de nos péchés (nos remords
et nos regrets) nous poursuit et nous hallucine...

Ils s’étaient quittés après le déjeuner, et déjà Raymond songeait au
rendez-vous du lendemain. Cette pensée qu’il retrouverait Simone à cinq
heures allégeait sa journée qu’il emplissait de quelque travail
littéraire, exécuté automatiquement. Cela n’était vraiment pas
l’essentiel de sa vie.

--Encore quelques pages et j’aurai terminé, se dit Raymond, en épinglant
à son article sur Stendhal une longue citation d’un stendhalien exalté
et chaste. Mais il ne résista pas au plaisir de justifier sa propre
paresse, en épiloguant sur la vanité de la gloire: «l’œuvre laissée par
un écrivain est indépendante de lui, écrivait-il, et qu’importe,
lorsqu’on est mort, d’avoir été Baudelaire ou Casimir Delavigne,
Sainte-Beuve ou Paul Souday.»

Mais déjà Simone était là, ayant devancé l’heure du rendez-vous, et
frustrant presque ainsi Raymond de cette petite angoisse de l’attente
qui précise en nous le désir de l’amour.

Penchée sur l’épaule de Raymond, Simone lit la page commencée. Elle dit:

--C’est bien, cela... mais hâte-toi...

Raymond aimait cette présence qui l’attendait, avec une particulière
impatience, aujourd’hui. Simone s’était déjà penchée plusieurs fois sur
le bureau de Raymond pour voir s’il aurait bientôt terminé sa besogne,
si vaine, pensait-elle, auprès du parfum vivant qu’elle lui apportait.

Lasse d’attendre, elle vint, un peu traîtreusement, debout contre la
table encombrée de livres, appuyer son sein nu contre le visage de
Raymond:

--C’est celui-là que tu aimes le mieux. Dis-lui bonjour... Vois comme il
est sensible à ton hommage. Dis-lui encore que tu l’aimes... Écris-le...
et puis signe!

Maintenant, Simone se dévêtait, amoureuse elle-même de sa blanche
apparition dans la glace. Raymond contemplait ce nu de l’après-midi dans
cette lumière déjà apaisée qui semble non plus frapper la chair mais
émaner d’elle. Déjà il s’était levé et tendait ses mains vers les
fragiles épaules de Simone, lorsqu’on sonna.

--Trois coups harmonieusement espacés, c’est Morangis, dit Raymond.
C’est le hasard d’une promenade qui l’amène; un autre hasard...

Mais comme prise d’une inspiration subite:

--Non, répondit Simone, fais entrer ton musicien, et en même temps, d’un
geste rapide, elle s’était drapée, nue, dans son manteau.

Morangis n’apportait à Raymond que son affectueux silence; d’ailleurs,
il était trop timide pour parler sincèrement devant Simone qu’il
connaissait peu, et dont l’aristocratique beauté le troublait. Raymond,
instinctivement, s’était réinstallé à sa table, comme prêt à écrire des
phrases définitives.

--Tu travaillais, dit Morangis qui ne put s’empêcher de sourire. Ce fut
Simone qui lui répondit:

--Oui, Raymond voudrait finir son article. Laissons-le seul un
instant... ou plutôt, entrez dans le petit salon et jouez-lui quelqu’une
de vos dissonantes musiques: cela l’inspirera. Et moi, je resterai bien
sage et silencieuse auprès de lui, à vous écouter en le regardant
écrire...

«Et vous savez, ajouta-t-elle en le poussant doucement dans la pénombre,
je vous enferme au verrou avec l’harmonie de vos songes.

Puis, s’emparant de Raymond, elle lui dit tout bas:

--Toi..., toi, tout de suite...

«Cette musique, Raymond, scande le silence de nos baisers et le rythme
de mon offrande, que tes yeux guettent comme une proie. Le désir de tes
yeux monte et soulève ma chair hypnotisée... Tu as enjambé mon corps
comme le tronc couché d’un hêtre abattu... Tes mains me rivent à toi et
notre communion est une onctueuse prière... Bois à ma bouche la
respiration de mon être.

Mais d’un baiser où il avait emprisonné les lèvres de Simone, Raymond
éteignit le cri qui allait fuser de sa joie.

... Simone, pure comme une petite fille qui vient de se réveiller, s’est
étendue sur le divan aux coussins honnêtement rangés et fume une rêveuse
cigarette. Délivré, Morangis entra. On le complimenta sincèrement et
Simone ajouta qu’elle avait été troublée par la ferveur de cette
voluptueuse improvisation.

--Je pensais à Marthe, répondit-il. Et il y avait une telle émotion dans
ses yeux et dans sa voix que Raymond se contenta de sourire
intérieurement de cette sorte de collaboration posthume de Marthe à ses
émois.

--Oui, continua Morangis, elle est ma perpétuelle passion, et je ne puis
la chasser de ma vie ni de ma pensée. Ma vie, une solitude enivrée de
son orgueilleuse tristesse. Se savoir seul, à l’abri des inutiles
sympathies, seul avec cette obsession d’un être qu’on ne retrouvera
jamais et qui est en nous la seule émotion vivante: une présence
perpétuée.

--On ne combat victorieusement, dit Raymond, que les passions qu’on n’a
pas ou qu’on n’a plus. Plutôt que de combattre ses passions, Morangis,
il faut les cultiver, comme tu le fais, car c’est notre plus grande
richesse, une richesse dont la plupart des hommes sont pauvres. Rien
n’existe qu’associé à une ferveur sentimentale, et l’amour est peut-être
notre plus réelle méthode de connaissance, lorsque nous savons le
dominer intellectuellement. Je reste fidèle à cette vieille idée
platonicienne du perfectionnement moral de l’être par l’amour. Il faut
rejeter le bas moralisme chrétien qui confond l’amour et la procréation.
L’amour est une culture de soi. C’est pour cela qu’il y a une noblesse
mystique dans les amours saphiques des Renée Vivien, associées à la
poésie, à la philosophie, à l’inquiétude religieuse. Il y en a une aussi
dans les amitiés sexuelles masculines, lorsqu’elles sont un désir de
perfection sentimentale.

«Mais je ne suivrai pas les Grecs sur ce chemin du divin, qu’il ne nous
est pas interdit de trouver chez la femme, ajouta Raymond, en jetant à
Simone un regard de tendre complicité.

«L’amour est vraiment notre œuvre d’art intime, et c’est dans cette idée
que je mets la morale la plus haute.

«La conception chrétienne de l’amour: cette restriction de l’être et
cette domestication des sentiments dans le mariage, est une pure
immoralité. Tout sacrifice est une lâcheté, et l’être qui n’est pas
notre joie, notre sérénité passionnée est un ennemi que nous devons
chasser de notre vie.

«Mais, rectifia Raymond, il y a dans l’union de deux êtres qui se sont
associés pour la vie, quelque chose de plus qu’un sentimentalisme
sensuel: une sorte de tendresse incestueuse, plus forte que la
sensualité et capable de résister à toutes les désillusions de
l’étreinte matrimoniale. Si une femme «trompe» son mari, c’est parce
qu’elle l’aime. Si elle ne le «trompait» pas, elle se «tromperait»
elle-même, et c’est alors qu’elle le «tromperait» réellement lui-même.

«A ce sujet, la psychologie du théâtre et du roman est puérile, et la
vie est bien plus compliquée que cela.

«Même morte, et surtout peut-être parce qu’elle est immuablement morte,
Marthe est ta femme, Morangis. Et tu ne la trompes que pour revivifier
en toi les souvenirs de votre amour...

--Et moi, répliqua Simone, je ne suis donc pour toi, Raymond, qu’une
vivante reviviscence de tes premières amours...

--Non, Simone: c’est toi qui es ma femme; les autres femmes que j’ai
aimées ne furent que des préfigurations de ta divinité. Et, lorsque tu
m’auras quitté, celles que j’aimerai encore, ne seront plus que de pâles
images de ton éternité...

Après un moment de silence qu’il sentit peser comme un baiser sur les
épaules nues de Simone, Raymond, amusé de son paradoxe, continua:

--Tu es si essentiellement ma femme, Simone, que je n’ai jamais désiré
de toi un enfant. Car, l’enfant, c’est ce qui dissocie les amants. C’est
le mystère de l’incarnation par lequel les dieux se diminuent. Que notre
amour demeure une fleur perpétuelle, sans autre but que d’être un
égoïste parfum...

«N’est-il pas beau et consolant aussi de pouvoir se dire que notre race
fleurit en nous sa fleur suprême et que nos gestes d’amour se suffisent
à eux-mêmes et ne veulent d’autre signification que leur propre beauté.

Simone s’était levée: devant la glace, sous le bras de la Bacchante de
marbre auquel elle avait suspendu son chapeau, son bâton de rouge au
bout des doigts, elle avivait le sang de ses lèvres:

--Il faut que je parte, Raymond, dit-elle, en se tournant discrètement
vers Morangis, dont elle trouvait désormais inutile la musicale
présence. Elle se voulait seule avec Raymond pour le dernier regard
qu’on emporte; Morangis comprit et sortit, silencieux.

--A ce soir chez Madeleine, lui glissa Raymond en le reconduisant
jusqu’au seuil.

Debout, Raymond serra Simone contre lui, ses deux mains écrasant la
petite croupe dionysienne.

--Oh! Raymond, dit-elle tout à coup, inquiète; et souriant d’un sourire
qui était déjà une mystique morsure: «Je ne veux pas te laisser si
orgueilleux...»

Ses cheveux s’étaient dénoués, épandus sur son front et sur ses épaules:
à genoux, elle enferma sa prière dans ce secret.

Demeuré seul dans une sorte de rayonnement ébloui qui peu à peu s’était
endormi, Raymond assis à sa table écoutait le rythme de ses songes.
Toute la chair blanche de Simone neigeait sur ses pensées.

--Tu es, disait-il, la neige de mon enfance.

Sur une feuille bleue, sur laquelle Simone, en se dévêtant, avait jeté
la rose rouge de son corsage, il écrivit:

    Ta neige a neigé ses plumes de songe
    Qui couvrent ma chair de leur ouate et montent
    Jusqu’à la coupelle bleue des hêtres et des chênes,
    Jusqu’au dôme de la forêt, lourde de ses faînes
    Endormies...
    O, Simone, mon âme tremble
    Et se blottit en la tiédeur mate de tes mousses
    Et de tes aines embaumées, tièdes et rousses
    Comme la chevelure de l’Automne. Il semble
    Qu’une musique de silence bruit et se lève
    Du parfum de ton âme secrète qui saigne
    Le lent jaillissement de ses élans et de ses rêves.
    Je bois cette musique mouillée où se baigne
    Mon visage grave, et j’écoute le goutte à goutte
    De la source d’or et d’ombre à l’odeur salée
    Dont le rythme bat le rythme de ma pensée.
    Tout le bleu de ton sang coule sous cette voûte
    Dont l’ogive domine mon âme qui s’agenouille.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Du sanglot de ta prière, étouffe et mouille
    Mon baiser qui s’écrase au pistil de ton songe...




XX


Fidèle au rendez-vous qu’il s’était donné avec Morangis, Raymond vint ce
soir-là sonner à la porte de Madeleine. On l’attendait.

Raymond était demeuré pour Madeleine l’amant de son intelligence, et
c’était une empreinte indélébile. Et si Morangis se sentait attiré vers
Madeleine qu’il visitait maintenant quotidiennement, c’était, sans qu’il
s’en doute peut-être, leur double imprégnation des pensées de Raymond
qui créait leur fraternité. Leur mutuelle tendresse pour le jeune Dionys
ajoutait encore à ce lien moral, une sorte de secrète complicité
sexuelle. Ainsi Dionys se trouvait être à la fois le complément sensuel
et sentimental de Madeleine et de Morangis: un peu une femme pour
Madeleine cérébralement virile, un peu un homme pour Morangis, artiste à
la sensibilité féminine.

Élevé dans cette atmosphère de double adoration, Dionys prenait de plus
en plus conscience de sa divinité, et se laissait aimer passivement,
comme tous les dieux.

--Pourtant, réfléchit Raymond, en amour, c’est celui qui aime qui est le
vrai Dieu, car c’est lui qui impose sa volonté, son sentiment, sa
création d’un monde. Celui qui se laisse aimer est l’esclave...

Après quelques paroles de banalité affectueuse Raymond retomba dans son
monologue interrompu, qu’il sut accrocher à la conversation commencée.

Madeleine pensait aussi que c’était celui qui aimait qui était le
maître:

--Être aimé, dit-elle, c’est, en effet, tomber dans un décor étranger,
sous les feux d’une lampe magique qui nous transforment, nous
métamorphosent à nos propres yeux.

--Oui, continua Raymond, ce qui nous réjouit, en amour, c’est la
sensation de notre puissance: faire jaillir d’une femme la plus grande
volupté, lui imposer notre joie, mais surtout peut-être nos sentiments,
nos jugements... La sensualité est plus cérébrale que physique, et notre
volupté consiste davantage à décrocher l’exaltation d’une femme qu’à
nous griser d’un vertige physique si fugitif.

«Chez certaines femmes aussi la sensualité se cérébralise, et c’est ce
qui distingue les lesbiennes des femmes dites normales. Comme les hommes
elles mettent leur volupté à vouloir donner de la joie et non plus à la
subir; elles veulent prendre au lieu de se donner. Les vraies lesbiennes
dédaignent les passivités de l’amour.

--Cela se comprend, observa Morangis, puisque, dit-on, elles sont douées
d’un bourgeon de virilité...

--Celles-là, reprit Raymond, ce sont les tribades, mais l’espèce en est
fort rare. Non, la lesbienne n’est pas un être hybride,
physiologiquement: elle est une pure femme, mais une femme qui conçoit
la sensualité d’une façon virile, et la transpose cérébralement comme
les hommes. Je me souviens des confidences indiscrètes que me fit sur ce
sujet une jeune lesbienne qui n’avait plus de secrets, même physiques,
pour moi. (Les lesbiennes passives ne dédaignent pas du tout les hommes
un peu féminins dont la virilité, même excessive, ne les brutalise pas.)
Celle-ci était aimée, à l’époque de cette confession, d’une Muse
célèbre, célèbre surtout peut-être pour la rigueur de ses principes
saphiques, pour l’orthodoxie de son dogme: jamais, en effet, aucun homme
n’avait pénétré ni dans son cœur ni dans sa chair.

«Elle m’évoquait cette Muse nue dans sa nudité d’éphèbe, et, ceinte d’un
olisbos, se précipitant vers elle, de toute son ardeur artificiellement
inépuisable! «Elle me violait encore des mots et des baisers de sa
bouche, du désir de ses mains et de ses yeux, et, se réjouissant de ma
craintive défaillance, me torturait sans pitié de l’orgueil factice,
dont elle était armée. Triste possession qui ne me possédait pas. Je la
revois lasse et découragée, ayant jeté loin d’elle sa ceinture virile et
s’abandonnant enfin à mes reposantes caresses.

--C’est là vraiment, dit en souriant Madeleine, une forme imprévue du
bovarysme...

--Oui, Madeleine, répondit Raymond, une forme d’un bovarysme
physiologique, par lequel ces femmes se conçoivent hommes. Elles sont
des hommes. Il y a des hommes qui se conçoivent femmes; et ce sont
vraiment des femmes.

Ils parlèrent ensuite d’eux-mêmes avec discrétion. Raymond ne faisait
jamais de confidences à personne; Madeleine, en toute pureté,
s’abandonnait aux spontanéités de ses instincts et de ses passions, se
faisant une morale de sa sincérité. Quant à Morangis, il trouvait dans
les paroles de Raymond un assentiment à ses curiosités sensuelles.
Dionys, blotti dans la robe de Madeleine, écoutait sagement en fumant de
blondes cigarettes.

                   *       *       *       *       *

Chaque soir, lorsqu’il abandonnait Simone, Raymond lui remettait une
petite lettre bleue, qui était comme la mise au point de leurs
sentiments et de leur amour, un éclair de conscience que le lyrisme des
mots atténuait.

Il sentait bien, au fond de lui-même, que ces écritures étaient une
faiblesse et comme l’aveu d’un doute maladif, mais il ne pouvait
résister à ce besoin de s’analyser et de fixer, pour une éternité
illusoire, l’essentiel de leurs gestes et de leurs sentiments:

--C’est ma vie que je compose, pensait-il: c’est aussi physiologique que
pour les abeilles la fabrication de leur miel... Sans l’agglutination de
ma salive mystique, que serait le parfum de Simone?...

«On n’écrit, pensait-il, que ce qu’on n’a pas complètement vécu, épuisé:
c’est un prolongement des rythmes, des accords et des images: une
création d’art. Aussi un état de désir cultivé: Je veux que ces heures
de solitude soient baignées dans l’érotique mysticité de mes mots,
qu’ils s’enroulent à elle comme des bras, qu’ils s’écrasent sur sa chair
comme des baisers. Je veux que ma présence lui soit une obsession,
qu’elle m’évoque parmi la tentation de mes livres dont elle fut un
instant jalouse. Mais je la sais rassurée: elle sait maintenant que mes
livres dorment dans leur poussière de pensée morte et que je ne les
ouvrirai pas.




XXI


Un matin, parmi les lettres, les journaux et les papiers de son
courrier, Raymond découvrit une nouvelle lettre de Rite. Il avait déjà
fait le geste de la jeter dans les limbes où dormaient les autres
messages de l’exilée, mais il songea que maintenant il se sentait assez
affermi dans son sentiment pour Simone et qu’il pouvait sans danger de
dispersion sentimentale, écouter la plainte de Rite et dérouler le film
de ses dernières semaines. Commençant par la première lettre, il suivit
donc la graduation de l’inquiétude de Rite jusqu’au point mort d’une
sérénité découragée. Elle était enfin revenue près de son mari:
«Maintenant que tu es loin et silencieux, c’est auprès de lui que je te
retrouve, écrivait-elle, nous vivons en toi, et cette communion fait
l’harmonie douloureuse de notre vie.» Mais sous ces mots qui semblaient
accepter la cruauté de son destin, il y avait un cri d’appel auquel
Raymond ne put résister. Il était ému, plus qu’il ne voulait se
l’avouer, de la constance de cet amour et de cette divinisation de
lui-même. Il profita donc d’un après-midi où Simone ne devait venir qu’à
six heures pour donner un rendez-vous à Rite, en un petit coin de
souvenirs où ils s’étaient jadis réfugiés un jour d’orage.

Rite est là debout dans cette chambre d’hôtel, son geste d’accueil
replié par l’émotion. Ses lèvres tremblantes s’ouvrent et elle ne peut
parler. De son visage immobilisé en un sourire grave et douloureux
tombent ses larmes. Raymond s’est approché d’elle et la serre
silencieusement contre lui. Il a posé sa tête sur le cœur de Rite qui
sonne comme une cloche sous la blanche coupole de son sein. Puis tout à
coup leurs bouches se sont cherchées et jointes et ils se boivent en
fermant les yeux. Ils ne s’arrachent à l’obstination de ce baiser que
pour se mêler dans leur nudité retrouvée. La chair de Rite frémit comme
un violon sous la main de Raymond et ses larmes se mêlent à l’onction de
sa joie. Enfermé dans le vertige de cette musique parfumée, Raymond,
accroché aux genoux haut-levés de Rite se sent le divin rameur de cette
barque dorée, que chacun de ses mouvements soulève au-dessus des vagues,
au-dessus des songes. Fuir, se fuir, plus loin encore de soi-même et des
fantômes du souvenir. En pleine mer. En pleine solitude.

Raymond n’avait peut-être jamais encore si lucidement compris la
solitude où nous élève la communion sensuelle. Rite avait senti, elle,
que la douleur des jours d’angoisse et d’attente aboutissait à cette
heure dont le rayonnement abolissait le passé. Elle vivait dans un
présent qui se prolongeait indéfiniment dans l’avenir. Elle ne songea
même pas à interroger Raymond sur sa vie de l’absence, et lui-même, ne
voulut pas, par de vaines paroles, réveiller des tristesses endormies.

Il se souvint seulement tout à coup que Simone l’attendait, et qu’il lui
fallait partir. Malgré les effusions de sa tendresse sensuelle, Simone
était encore pour lui l’incertain, donc l’amour. Rite ne comprit pas la
cruauté de ce départ précipité dont Raymond atténua l’amertume par la
langueur prolongée de son adieu:

--Nous nous sommes retrouvés, Rite, parce que nous ne nous sommes jamais
perdus.




XXII


Simone, un peu fiévreuse, attendait Raymond. Il la surprit penchée
au-dessus de l’escalier et l’ayant aperçu montant les marches elle était
rentrée subrepticement chez elle, en refermant silencieusement la porte
sur son inquiétude rassurée.

--Elle m’aime donc, se dit-il, puisqu’elle m’attend avec impatience.
Mais je ne suis peut-être pour elle que l’eurythmie de sa chair et de sa
sensibilité. Les hommes s’enorgueillissent d’être l’amant d’une belle
femme. Ils ne sont souvent pour elle que cela: le régulateur de leur
horlogerie sensuelle.

Raymond s’agenouilla près de Simone, étendue sur son divan: ses lèvres
suivaient rêveusement la ligne de ses bras nus, qu’il souleva pour boire
déjà un peu de son parfum secret, au creux de ses aisselles. Un peu de
l’odeur de Rite se mêlait à sa rêveuse aspiration...

Mais Simone avait pris la tête de Raymond entre ses mains.

--Il y a ce soir, lui dit-elle, une lumière ardente dans tes yeux et sur
ton visage. Je sens que tu m’aimes.

Et toute émue, elle baisa longuement la lumière des yeux de Raymond. Son
baiser descendit vers sa bouche, s’y scella dans une respiration de
toute sa chair; et déjà la plainte de Simone montait dans la nuit qui
les isolait du monde. Mélopée douloureuse qui semblait se déchirer,
s’ensanglanter au thyrse sacré, et qui ne s’éteignait que pour résurgir,
inlassablement.

La fatigue nerveuse, ainsi qu’un alcool, avivait la ferveur de Raymond,
et Simone troublée de la perpétuation de ces accords sensuels,
s’exaltait: de son âme jaillissait la spontanéité jusque-là réfrénée de
ses mots et de ses sentiments.

--Tu n’as donc pas compris que je t’aime, Raymond: que je m’abandonne
toute à toi et que je mets dans mon amour toute la religiosité de mon
enfance. Je baise ton corps comme jadis, petite fille, je venais baiser
les plaies sacrées du Christ. Mais le Christ, tu me l’as dit, était un
peu comme André Gide: il aimait mieux les hommes que les femmes. Je lui
en veux de s’être laissé aimer par Madeleine et de ne lui avoir donné en
retour que le mensonge d’un songe.

--Qui sait! Simone, répondit Raymond, en rêvant à cette image du fils de
Dieu en exaltation sensuelle; l’orgasme divin...

Mais Simone ne sourit même pas à cette évocation un peu blasphématoire.

--Laissons le Christ et ses amours incertaines, dit-elle un peu
brusquement: il s’agit de nous et de notre amour... Oui, je sais,
Raymond, ton insatiabilité toujours tourmentée épuise mon âme et ma
chair...

«Ma mort seule, ajouta-t-elle un peu tristement, te guérirait peut-être
de ce doute perpétuel que tu sembles cultiver en toi comme une plante
empoisonnée. Même à cette minute où mes mots te supplient et pleurent
leur sincérité, tu ne me crois peut-être pas encore. Mais je veux que tu
me croies, Raymond, parce que je ne puis plus porter seule le secret que
jusqu’à ce jour je t’ai caché pour ne pas t’inquiéter: je préférerais
mourir que de te faire de la peine, mais en vérité je ne puis plus
supporter l’injuste douleur de ton doute.

--Quel secret, Simone? interrogea Raymond avec angoisse. Réponds-moi...

Elle se recueillit un instant, et comme hallucinée par sa propre pensée:

--Non, je ne veux pas te quitter une fois encore... Je ne peux pas, je
ne peux plus vivre loin de toi... Si je meurs, Raymond, ce sera près de
toi, clouée à ta chair comme à une croix, en me brûlant à ton désir et à
ton amour...

--Quoi? Simone, me quitter, mourir... tu me rends fou; que veux-tu dire?
Nous nous aimons: nous ne nous quitterons jamais... jamais plus.

Et, en disant cela, Raymond avait déjà vécu la ferveur éternisée que lui
offrait Simone.

--On veut nous séparer, Raymond, répondit-elle. On veut nous séparer
pour que je vive... On veut m’arracher à mon divin bourreau... C’est toi
le «bourreau», expliqua-t-elle, en souriant dans ses larmes.

«Écoute, et pardonne-moi la peine que je vais te faire, si tu m’aimes...

Simone avoua alors à Raymond l’état de fièvre dans lequel elle vivait
depuis quelques mois, et qui souvent la faisait défaillir.

--Malgré ces faiblesses de ma chair malade, je n’ai jamais voulu me
priver de venir vers toi. Tu te souviens de ce soir où je m’étais
évanouie dans la voiture qui nous reconduisait chez toi et où tu me
portas dans tes bras jusque sur ton divan? O, Raymond, ce soir-là, je me
suis donnée à toi avec un tel désespoir que j’aurais voulu mourir dans
ton étreinte. Je savais que j’étais condamnée...

--Que dis-tu, Simone, condamnée...

--Oui, condamnée, Raymond, puisque je ne voulais pas te quitter; je ne
voulais pas obéir à mon médecin et partir--seule, ordonnait-il,--vers le
soleil de la Corse ou de l’Algérie; tout de suite.

«Ainsi, ajoutait-elle gravement, je te donne ma vie, Raymond, et lorsque
je serai morte, je demeurerai à jamais dans ta pensée, associée à toute
ta vie... Cette idée cruelle de la mort m’est maintenant presque douce,
car je t’aurai moins perdu que si tu partais, si tu me quittais...

Raymond ne sachant comment exprimer son émotion par des mots, prit
Simone contre sa poitrine, baisant ses yeux mouillés, buvant ses larmes:
«Ma petite fille, répétait-il, ma petite fille. Non, ce n’est pas
vrai... Je veux que tu guérisses, pour nous. Notre vie sera belle
puisque nous nous aimons avec une si merveilleuse plénitude.»

Il se souvenait maintenant des défaillances de Simone dont il n’avait
pas voulu s’inquiéter; ces états de fièvre ne la rendaient-elle pas plus
amoureuse, plus passionnée? Et lorsque parfois elle s’était évanouie
dans la détente de sa chair, Raymond avait admiré cette pâleur fervente
immobilisée dans son étreinte. Maintenant qu’il comprenait l’héroïsme de
Simone, il la trouvait plus belle encore, martyre de son amour, et,
jamais plus fervemment qu’à cette minute, il n’eut le désir de posséder
cette Simone nouvelle qui lui avait clamé son amour désespéré.

--Ne doute pas de moi, non plus, Simone, lui répétait-il, en l’écrasant
toute contre lui: tu sais que je mourrais de ta mort...

--Il faut vivre pour moi, ajouta-t-il, pensant, dans la sincérité de son
orgueil, que c’était là l’argument le plus convaincant.

Il lui parla longuement à voix basse, la caressant de ses lèvres, de ses
yeux, de ses mains, de ses pensées, de ses désirs et de la musique de sa
voix, jusqu’à ce que calmée et persuadée de l’indissolubilité de leur
amour, elle promit à Raymond qu’elle partirait, qu’elle guérirait.

En une sorte d’hallucination fiévreuse et illuminée, elle voyait et
déroulait devant eux le film de leur vie, associée désormais dans toutes
ses minutes: elle avait confiance maintenant dans la vie, au moment où
peut-être elle allait s’en évader.

Avec une grande lucidité et une subite volonté ardente de vivre, elle
organisait les jours, les mois de l’absence, qui seraient une mutuelle
et perpétuelle prière, une communion plus profonde de leurs pensées: la
réelle identification de leurs deux êtres.

--Et puis, ajouta-t-elle, déjà revenue en pensée près d’un Raymond
immuable dans son amour; et puis, lorsque je serai un peu guérie, un peu
sauvée, Raymond, je te ferai signe...

En prononçant ces mots, ses mains pâles faisaient dans l’air le geste
d’appel qui rappelait Raymond. Debout dans sa fragile nudité, elle
semblait une petite victoire, perçant le destin de la pointe rouge de
ses seins.

--Oui, Raymond, je te ferai signe de toute mon âme, de toute ma chair
blanche, agitée comme un drapeau dans le soleil. Tu viendras me prendre
dans tes bras, et tu me porteras encore, évanouie dans mon émoi, vers la
brûlure de ton amour. O, Raymond, je fondrai en toi comme une neige de
tendresse accumulée... Oui, je serai encore ta neige parfumée!

                   *       *       *       *       *

Maintenant, Simone avait hâte d’être partie, d’être là-bas dans la
brûlure du soleil de Corse qui la guérirait. Le départ, c’était déjà un
peu le retour, et en le quittant, c’était encore vers Raymond qu’elle
partait, vers ce Raymond définitivement conquis, par delà les
inquiétudes et les doutes.

Il y avait, à l’heure de l’adieu, une profonde sérénité dans le
désespoir de Simone; mais Raymond, penché sur la main qui échappait déjà
à ses lèvres, eut tout à coup cette impression que son amour s’était
immatérialisé, et que désormais il le porterait en lui comme une hostie.


FIN




    ACHEVÉ D’IMPRIMER POUR LE COMPTE
    DES «ÉDITIONS DU SIÈCLE», ET PAR
    LES SOINS DE L’IMPRIMERIE FRANÇAISE
    DE L’ÉDITION, A PARIS, LE PREMIER
    DE DÉCEMBRE MCMXXV




LES ROMANS DU SIÈCLE


Dans cette nouvelle collection de romans qui constitue, à nos yeux, une
sélection résolument littéraire, indépendante de tout souci commercial,
nous nous engageons à ne publier que des ouvrages très remarquables.
Nous désirons que tous les genres y soient représentés, du roman
psychologique au roman lyrique, par des œuvres que nous prétendons
imposer uniquement en considération de leur valeur. C’est dire que nous
nous adressons d’emblée à cette élite d’amateurs très lettrés de France
et d’Europe qui depuis toujours assure le succès des vrais écrivains.
C’est sur cette élite que nous comptons.

  Nº I.  --JACQUES REBOUL: Le Cavalier et la Mort             7 50
  Nº II. --PAUL VIMEREU: Saint Remi écoute                    7 50
  Nº III.--ALFRED DE TARDE: Allegra ou le Clos des Loisirs    7 95
  Nº IV. --LOUIS THOMAS: L’Espoir en Dieu                     7 95
  Nº V.  --HENRI DE ZIÉGLER: Les deux Romes                   9  »
  Nº VI bis.--JEAN DE GOURMONT: L’art d’aimer                 9  »

A paraître:

  Nº VI. --JEAN DE GOURMONT; La Toison d’or.
  Nº VII.--ROBERT D’HUMIÈRES: Lettres volées.
















*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ART D'AIMER ***


    

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