Les amours du chevalier de Faublas, tome 3/5

By Jean-Baptiste Louvet de Couvray

The Project Gutenberg EBook of Les amours du chevalier de Faublas, tome 3/5, by 
Jean-Baptiste Louvet de Couvray

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Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 3/5

Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray

Illustrator: Paul Avril

Release Date: May 4, 2020 [EBook #62024]

Language: French


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  LES AMOURS
  DU CHEVALIER
  DE FAUBLAS

  TOME TROISIÈME

  [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]

  _ÉDITION JOUAUST_

  Paris, 1884




  LES AMOURS
  DU CHEVALIER
  DE FAUBLAS

  [Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]

  TOME TROISIÈME

  PARIS, M DCCC LXXXIV




  LES AMOURS
  DU CHEVALIER
  DE FAUBLAS

  PAR
  LOUVET DE COUVRAY

  AVEC UNE
  PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER

  _Dessins de Paul Avril_
  GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS

  [Marque d'imprimeur: IOVAVST]

  PARIS
  LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
  Rue Saint-Honoré, 338

  M DCCC LXXXIV




[Illustration: C'EST DONC ELLE!]




SIX SEMAINES

DE

LA VIE DU CHEVALIER

DE FAUBLAS


L'auguste cérémonie s'achevoit. Dans un discours qui m'avoit paru long,
l'éloquent ministre venoit de nous recommander des vertus que je ne
croyois pas difficiles. Sophie me nommoit son époux; ma bouche répétoit
à Sophie un serment qu'avouoit mon coeur, lorsque la voûte sacrée
retentit d'un cri lamentable et perçant.

Chacun se retourne effrayé. Déjà, loin des spectateurs étonnés, s'est
élancé vers les portes du temple un jeune homme dont je n'aperçois plus
que l'uniforme bleu.

On l'a vu, quelques instans auparavant, entrer précipitamment,
brusquement fendre la foule, s'approcher de l'autel avec la plus grande
agitation. Ses regards sont tombés sur Sophie; d'une voix plaintive il a
dit: _C'est donc elle!_ et puis il a poussé ce long gémissement dont mon
coeur s'est ému. Inquiet et curieux, je veux voler à lui, mon père s'y
oppose et m'arrête; mais mon généreux ami, mon cher compagnon d'armes et
d'amour, Derneval, plus libre et moins alarmé que moi peut-être,
Derneval court aussitôt sur les traces de l'inconnu.

C'est pendant le tumulte momentané causé par cet événement étrange que
Sophie se penche à mon oreille et me dit en tremblant: _O mon ami,
prends garde à moi!_

J'allois lui répondre, j'allois l'interroger, quand M. Duportail, un
moment distrait dans le trouble général, mais apparemment aussitôt
rappelé par le mouvement qu'il a vu faire à sa fille, vient reprendre
auprès d'elle la place que peut-être il se repent d'avoir un instant
quittée. Je le vois lancer un regard sévère sur ma timide épouse, qui
baisse les yeux en pâlissant. Une foule de réflexions cruelles
tourmentent mes esprits dans le court espace de temps qu'emploie le
ministre pour terminer la cérémonie.

«Quoi! Derneval, mon ami! quoi! sitôt de retour!... Eh bien! ce jeune
homme? le connoissez-vous? Quel est-il? que veut-il? que vous a-t-il
dit?--Mon cher Faublas, ses gens lui tenoient dans le cloître un cheval
tout prêt, il étoit au bout de la rue avant que je fusse à la porte du
temple.--Et vous ignorez ce qu'il est devenu?--Mon ami, il couroit au
galop, et j'étois à pied: à tout hasard je me serois volontiers jeté
dans la voiture qui a conduit Mme de Faublas ici, mais l'indocile cocher
n'a pas voulu marcher.--Derneval, vous ne savez pas combien j'ai
d'inquiétude... Promettez-moi de ne pas nous quitter aujourd'hui, ne
partez que demain.--Demain? Si dès aujourd'hui mes persécuteurs...--Je
crois vos dangers possibles, mais les miens sont peut-être inévitables.
Depuis la terrible scène d'hier, depuis que le baron de Gorlitz et Mme
Munich sont partis, Lovzinski s'est emparé de sa fille, de sa fille que
je n'ai revue qu'aujourd'hui, que je n'ai revue qu'à l'autel. A peine
a-t-on daigné souffrir que je lui adressasse un mot, toute réponse lui
sembloit interdite; ce n'est qu'aux pieds de l'Éternel qu'elle a pu me
renouveler sa foi, ce n'est qu'à ma femme qu'on m'a permis de jurer que
j'adorerois toujours mon amante! Derneval, examinez Lovzinski, remarquez
son visage sombre et soucieux, son regard observateur et défiant; lui
trouvez-vous cet air de satisfaction que montre toujours un bon père qui
donne à sa fille l'époux désiré? a-t-il, dites-moi, le maintien
noblement orgueilleux d'un homme offensé qui pardonne?... Et ma chère
Dorliska, ma jolie cousine, ma belle Sophie, quelle impression de
tristesse profonde je vois sur cette figure céleste que devroit embellir
l'idée d'un bonheur suprême, aujourd'hui légitime!... Et dans ses yeux
obscurcis une larme qu'elle s'efforce de retenir!... Qui peut donc
altérer sa félicité? Qui peut lui faire d'un jour d'allégresse un jour
de tourment? Quelle crainte ou quel regret...? Ce jeune homme, d'où la
connoît-il? que venoit-il faire ici?... Un affreux soupçon déchire mon
coeur... Mais non, Sophie ne peut me trahir! Elle va donc succomber
victime d'une trahison? _C'est donc elle?_ a dit l'inconnu; _Prends
garde à moi_, m'a dit Sophie. Mais comment la défendre? Quels sont nos
ennemis? A quel péril faut-il me préparer? Derneval, je vous en conjure
par notre confraternité, ne m'abandonnez pas dans des circonstances
aussi critiques. Si vous me quittez, je suis perdu. Une obscurité
profonde couvre les desseins de nos ennemis, une incertitude affreuse
enchaîne toutes mes facultés. Comment prévenir des complots que
j'ignore? Et, dans la foule des malheurs que je pressens, comment
deviner celui qui peut m'accabler?»

Je n'entendis pas la réponse de Derneval, car Sophie, toujours
accompagnée de son père, regagnoit déjà les portes du temple. «Mon ami,
ne venez-vous pas?» me dit-elle. Il y avoit dans son regard tendre une
expression de douleur si forte, il y avoit dans l'inflexion de sa voix
douce une altération si marquée, que je sentis s'accroître encore mon
inquiétude mortelle.

Nous arrivons dans le cloître. Est-ce par distraction ou par incivilité
que Lovzinski, sans prendre garde ni à Dorothée ni à mon père, fait
monter sa fille la première et se place aussitôt à côté d'elle? Pendant
que je me fais cette question, Lovzinski ferme la portière, et le
cocher, déjà prêt, donne aux chevaux de grands coups de fouet. La
voiture, rapidement emportée, est à plus de cinquante pas de distance
avant qu'aucun de nous soit sorti de la profonde stupéfaction où le
jette cette fuite imprévue. Le premier, je me réveille; plus prompt que
l'éclair, je m'élance. La grandeur de la perte que je puis faire,
l'espérance de recouvrer l'inappréciable bien qu'on m'enlève, ajoutent à
ma légèreté naturelle des forces extraordinaires; je me sens une vigueur
plus qu'humaine; bientôt j'atteindrai la voiture, bientôt j'arracherai
ma femme à son ravisseur... Mais, hélas! Derneval et mon père sont, trop
tôt pour moi, revenus de leur étonnement, et leur activité bruyante va
me devenir plus funeste que la funeste immobilité dans laquelle je les
ai laissés. Tous deux ils me suivent de loin, en criant de toutes leurs
forces: «Arrête!» Moi, je cours si vite que je ne puis crier. Plusieurs
soldats viennent à passer; en me voyant seul et silencieux brûler le
chemin dans mes élans rapides, ils imaginent que c'est moi qu'on
poursuit. Tout d'un coup le cercle est fait, et me voilà environné: je
veux m'expliquer, je parle françois à des Allemands[1]! Désolé de n'être
pas compris et de perdre en vains discours le temps si précieux,
j'essaye de forcer la barrière; mais que peut un homme contre dix? Ma
résistance ne fait que les irriter; ils me maltraitent. Ce n'étoit rien
que des coups, je les sentois à peine; mais j'entendois le bruit sourd
que faisoit la voiture déjà beaucoup plus éloignée, et chaque tour de
roue étoit un coup de poignard pour mon coeur. Tout en me débattant, je
jette sur la route un regard douloureux; dans le lointain je distingue à
peine un foible nuage de poussière. Alors, saisi d'un mortel désespoir,
je sens expirer mon courage et s'anéantir mes forces; alors se fait dans
toute la machine ébranlée la plus prompte et la plus affreuse des
révolutions... Je tombe sans connoissance aux pieds des barbares qui
m'ont arrêté, aux pieds de mon père et de mes amis, qui ont enfin pu me
rejoindre. Je tombe... Ah! Sophie, mon âme te suit!

  [1] Il y avoit alors dans Luxembourg une garnison de 7 à 8,000 hommes
    de troupes de l'Empereur.

Malheureux chevalier! quand tu revins à toi, où étois-tu?

Sur un lit de douleur. Le baron veilloit à mon chevet, qu'il baignoit de
ses larmes; Sophie fut le premier mot que je prononçai, quand je
recouvrai ma raison. «Voyez comme sa tisane a déjà fait son effet! dit
un petit homme que j'aperçus derrière le baron. Voilà l'accès passé, il
entre demain dans son quatrième jour.--Quoi! Monsieur, je ne suis ici
que depuis trois jours? Quoi! mon père, il n'y a que trois jours qu'ils
m'ont arraché Sophie?--Oui, mon ami, me répondit-il en sanglotant, trois
jours se sont écoulés depuis que ton père désolé attend que tu le
reconnoisses et que tu le nommes.--Ah! pardon! cent fois pardon... Mais
vous ne savez pas, vous ne pouvez concevoir quel énorme fardeau pèse sur
mon coeur, combien je me sens accablé du poids de mon infortune.--Tel
est, mon fils, l'effet ordinaire des passions qui égarent la jeunesse
insensée. Elles ont d'abord amolli ton âme au sein des plaisirs;
maintenant elles te livrent sans force aux coups de l'adversité. A Dieu
ne plaise que je veuille aujourd'hui te reprocher tes fautes! le sort
t'en a trop cruellement puni. Tu as besoin d'un appui, ce sont des
secours que je prétends te donner. Mon fils, entends ma voix gémissante,
recueille mes consolations paternelles. Écoute un ami tendre qui souffre
de tes maux, un père alarmé qui frémit pour lui-même en tremblant pour
toi. Ta Sophie t'appartient, nul ne peut t'en priver. Duportail, en la
conduisant au temple, a perdu tous ses droits sur elle. Mon ami, nous la
chercherons. En quelque lieu que nous puissions la découvrir, je te
promets de ne rien négliger pour la tirer de sa retraite, je te promets
de te rendre ta femme. Toi, mon ami, rappelle ton courage, ouvre ton
coeur à l'espérance, prends pitié de ma peine extrême, et rends-moi mon
fils.--Oui, qu'il continue sa tisane, interrompit le petit homme, et
nous le guérirons.--Mon père, je vous devrai deux fois la vie.--Et moi,
Monsieur, reprit le petit homme, croyez-vous ne me rien devoir?
Comptez-vous pour rien les boissons que depuis ce matin je vous
administre?--Mon père, sait-on au moins ce qu'elle est devenue?--Mon
ami, Derneval et Dorothée sont partis avant-hier et m'ont promis de
faire des recherches.--Messieurs, dit encore le petit homme, voilà un
entretien qu'il faut finir. Nous guérirons ce jeune homme-là, puisqu'il
parle déjà raison, mais qu'il se taise et qu'il continue sa tisane.
Demain tout ira bien, et nous pourrons le faire transporter.» Le petit
homme, en parlant ainsi, alla remplir une énorme tasse, et, me
l'apportant d'un air de triomphe, m'invita doucereusement à avaler le
breuvage consolateur. Un amant jeune et vif, à qui l'on vient offrir un
verre de tisane, quand il demande sa maîtresse enlevée, peut bien
ressentir un mouvement d'impatience et n'être pas exactement poli. Je
pris le vase avec promptitude, et je le vidai lestement sur la tête
pointue de mon Esculape. L'épais liquide, découlant le long de sa face
oblongue, inonda aussitôt son maigre corps. «Ah! ah! dit froidement le
petit homme, en épongeant sa ronde perruque et son habit court, il y a
encore du délire! Mais, Monsieur le baron, que cela ne vous inquiète
pas, qu'il continue sa tisane; seulement ayez soin de la lui donner
vous-même, parce que, comme vous êtes son père, il n'osera peut-être pas
vous la jeter au nez.»

Le meilleur médecin est celui qui, connoissant nos passions, sait les
flatter quand il ne peut les guérir. Aussi les promesses du baron
préparèrent mon rétablissement bien plus efficacement que ne l'auroit pu
faire la tisane du petit homme. Dès le lendemain, je me sentois mieux;
je fus transporté comme on me l'avoit annoncé la veille. Nous allâmes au
village de Hollriss, situé à deux lieues de Luxembourg, occuper une
maison bourgeoise que mon Esculape venoit d'acquérir tout récemment. On
avoit conseillé cette retraite au baron. La tranquillité du lieu, sa
gaieté champêtre, le charme de la campagne, les travaux de la saison,
tout m'y offriroit, avoit-on dit, de consolantes distractions ou des
occupations utiles; je pourrois, sans aucun danger, respirer un air
salubre et prendre un exercice modéré dans un grand jardin. Mon père
aussi avoit pensé que nous serions beaucoup mieux cachés dans un village
obscur; à la précaution, peut-être surabondante, du changement de lieu,
il avoit ajouté la précaution, sans doute plus nécessaire, du changement
de nom. On l'appeloit M. de Belcourt, je me nommois M. de Noirval. Le
valet de chambre du baron et mon fidèle Jasmin composoient notre
domestique. Mon père avoit envoyé le reste de ses gens sur diverses
routes, avec la double commission de chercher Lovzinski et de veiller à
ce que nous ne fussions pas inquiétés.

En arrivant dans le nouveau domicile qu'il nous avoit choisi, M. de
Belcourt visita toutes les chambres pour m'y faire donner celle qu'il
jugeroit la plus commode et la plus tranquille. M. Desprez (c'est le nom
du médecin) nous fit remarquer un petit pavillon entre cour et jardin.
Il nous dit qu'il y avoit au premier étage trois chambres fort gaies,
mais que le dernier propriétaire s'étoit vu forcé d'abandonner à cause
des revenans. «Noirval, répondit mon père en souriant, ne craint pas les
esprits: il a maintenant ses pistolets; quand il se portera mieux, il
aura son épée.» On me mit donc en possession d'une des trois pièces.
Jasmin s'empara gaiement de l'une des deux autres, et promit de garder
encore la troisième contre les esprits. M. de Belcourt alla prendre son
logement dans le corps de logis, plus considérable, situé sur la rue.

La nuit vint, les esprits ne vinrent pas; ils me laissèrent tout entier
à mes réflexions douloureuses. O ma jolie cousine! ô ma charmante femme!
que je versai de pleurs en songeant à vous!

Où son père l'avoit-il conduite? Pourquoi me l'avoit-il enlevée? Quelle
raison assez puissante avoit pu porter à cette extrémité si dangereuse
Lovzinski, naturellement compatissant et doux, Lovzinski, dont le coeur
avoit éprouvé l'irrésistible empire d'une grande passion vainement
contrariée? L'inconsolable époux de Lodoïska devoit-il être un père
cruel? D'ailleurs, un prompt hymen n'avoit-il pas réparé ce qu'il
appeloit mes égaremens? Que pouvoit exiger de plus l'honneur de sa
maison involontairement compromis? Enfin, n'étoit-ce pas à mes fautes
mêmes qu'il devoit le bonheur inespéré d'avoir retrouvé son adorable
fille? Et l'ingrat osoit me la ravir! et le barbare ne craignoit pas de
l'immoler! Oui, sans doute, de l'immoler! Accablée de ce coup affreux,
Dorliska, l'infortunée Dorliska... O ma Sophie! si déjà tu n'es plus, du
moins, en me donnant ta dernière pensée, tu auras emporté le juste
espoir de n'être pas pour longtemps survécue. Va, je ne tarderai pas à
l'accomplir. Bientôt, loin d'un monde jaloux, loin des pères dénaturés,
libre de l'insupportable fardeau des tyranniques bienséances, affranchi
du joug odieux des préjugés persécuteurs, j'irai, j'irai, satisfait et
tranquille, me réunir à mon épouse heureuse et consolée. Bientôt, au
sein d'une inaltérable paix, dans l'Élysée promis aux vrais amans, nos
âmes, plus intimement rapprochées, s'enivreront des délices d'un éternel
amour.

Ainsi, dans le calme des nuits, ma douleur se nourrissoit des idées les
plus propres à l'augmenter. Le jour m'apportoit quelque repos. Mon père,
toujours levé avec l'aurore, ne se lassoit pas de me répéter ses
promesses: il me parloit des moyens qu'il comptoit employer avec moi
pour retrouver ma femme, et, ne paroissant pas douter de leur succès, il
me défendoit de mon désespoir. Par un de ses décrets immuables et
bienfaisans, la nature a voulu que la crédulité naquît de l'infortune.
Rarement l'espérance abandonne un mortel malheureux, et plus ses maux
sont grands, plus aisément on lui persuade qu'ils vont bientôt finir.

Quelquefois, agité d'un soupçon inquiétant, je demandois à mon père ce
qu'il pensoit de ce jeune homme dont je croyois encore entendre le
lamentable cri. M. de Belcourt ne savoit que me répondre quand je le
priois de me dire comment cet inconnu avoit pu nous suivre à Luxembourg,
quel dessein l'y amenoit, en quel temps il avoit connu Sophie, et
pourquoi Sophie ne m'avoit jamais parlé de lui.

Quelquefois aussi, reportant ma pensée moins triste sur cette foule
d'événemens qui avoient rempli ma seizième année, je me plaisois à
donner quelques souvenirs à cette intéressante beauté par qui le
commencement de ma carrière, semé de tant de fleurs, m'avoit été si
doux. Pauvre marquise de B...! Qu'est-elle devenue?... Peut-être
enfermée! peut-être morte! Lecteur équitable, je m'en rapporte à vous:
pouvois-je, sans ingratitude, refuser quelques larmes au sort de cette
femme malheureuse, seulement coupable de m'avoir trop aimé?

Je ne dois point oublier de dire que mon cher docteur aussi, M. Desprez,
continuoit à me donner de salutaires distractions. Tous les matins il me
demandoit si quelque revenant ne m'avoit pas tourmenté; tous les soirs
il me recommandoit de continuer l'_excellente tisane_; mais, quoique je
l'en priasse instamment, il ne vouloit jamais me la donner lui-même.
J'étois étonné que mon père m'eût choisi cet étrange Esculape, qui ne
croyoit qu'à sa tisane et aux revenans. Voici ce que m'apprit M. de
Belcourt, à qui j'en parlai. Le plus habile médecin de Luxembourg,
d'abord consulté sur mon état, avoit ordonné les remèdes et le régime
nécessaires; M. Desprez, instruit qu'on avoit arrêté de conduire le
malade à la campagne dès que le transport pourroit se faire sans danger,
étoit venu, dès le troisième jour, offrir à mon père ses services et sa
maison. Le premier médecin, en applaudissant au choix du lieu, qu'il
connoissoit, avoit rejeté la concurrence humiliante et dangereuse d'un
moderne confrère qu'il ne connoissoit pas. M. de Belcourt, pour mettre
les rivaux d'accord, avoit accepté les soins de l'un et la maison de
l'autre.

C'étoit le médecin connu de Luxembourg qui me gouvernoit; l'ignoré
docteur de Hollriss n'avoit d'autre mérite que celui de nous louer sa
maison fort cher. J'étois le maître de craindre ses revenans; mais je
n'avois rien à redouter de ses ordonnances.

Plus de huit jours cependant s'étoient passés, lorsque enfin nous
reçûmes des nouvelles encourageantes. Dupont, celui de nos domestiques
que mon père avoit envoyé sur la route de Paris, écrivit qu'en sortant
de Luxembourg il avoit appris à la première poste qu'on venoit d'y
donner des chevaux à un homme d'un âge mûr, accompagné d'une jeune fille
éplorée. Dupont, ne doutant pas que ce ne fût ma femme et mon beau-père,
les avoit suivis de près, jusqu'aux environs de Sainte-Menehould, où
malheureusement il s'étoit démis la cuisse en tombant de cheval. Cet
accident l'avoit empêché de nous faire passer plus tôt l'intéressant
avis qu'il nous donnoit.

M. de Belcourt, habile à saisir tout ce qui pouvoit flatter mon
espérance, ne manqua pas de m'observer que désormais l'objet de nos
recherches, devenu plus facile, se trouvoit circonscrit dans l'étendue
du royaume, ou plutôt dans l'enceinte de la capitale. «M. Duportail,
ajouta-t-il, a bien senti qu'il pouvoit, sans courir un grand danger,
retourner à Paris, où on le connoît peu, et qu'en supposant que nous
parvinssions à découvrir sa retraite, nous n'oserions l'y venir
troubler.--Je l'oserai, m'écriai-je avec transport, je l'oserai, mon
père, et bientôt j'embrasserai ma Sophie.»

Le même jour vint une lettre de M. de Rosambert, à qui M. de Belcourt,
depuis notre changement de demeure et de nom, avoit fait passer les
détails de ma funeste aventure. Le comte, toujours caché dans l'asile
qu'il s'étoit choisi, se portoit déjà beaucoup mieux, et comptoit venir
bientôt nous joindre et me consoler. Il avoit envoyé au couvent savoir
des nouvelles d'Adélaïde, que notre absence inquiétoit beaucoup et
chagrinoit davantage. Le marquis n'étoit pas mort; Rosambert ne disoit
pas un mot de Mme de B... Le silence qu'il affectoit sur le compte d'une
femme trop malheureuse et trop aimable, dont il ne pouvoit douter que le
sort incertain ne dût exciter au moins ma vive curiosité, me parut
étrange. Je ne fus pas moins surpris qu'il ne m'eût pas écrit en même
temps qu'à M. de Belcourt; mais, en y réfléchissant plus mûrement, je
devinai que mon père, pour le moment peu curieux de me voir occupé de
cette correspondance, interceptoit ces lettres.

Si, dans les nouvelles que je venois de recevoir, il n'y avoit rien
d'assez positif pour me rassurer entièrement, j'y trouvai du moins de
quoi me tranquilliser un peu. Ma convalescence commença. Le petit
docteur contestoit à l'amour et à la nature le mérite de cette prompte
cure, pour en attribuer tout l'honneur à la fameuse tisane si rarement
bue. Une chose seulement lui faisoit croire que quelque divinité propice
veilloit sur nos destinées: les revenans ne m'avoient pas encore
tourmenté depuis que nous habitions notre nouvelle demeure! M. Desprez
me parloit si souvent de ses revenans qu'enfin je le priai de vouloir
m'apprendre ce qui pouvoit donner lieu à cette éternelle plaisanterie.
Aussitôt d'un ton très sérieux il commença ce triste récit:

«Une petite métairie, dont le fermier s'appeloit Lucas, existoit jadis
sur le terrain même où nous sommes, à la place de ce petit corps de
logis, qui, par conséquent, n'existoit pas.--Votre conséquence est
frappante, Monsieur Desprez.--Lucas adoroit sa femme Lisette, et Lisette
adoroit son mari Lucas. Si Lucas n'avoit jamais aimé que Lisette,
peut-être que Lisette auroit toujours aimé Lucas.--Eh, bon Dieu!
Monsieur Desprez, que de Lisette et de Lucas!--Monsieur, puisque je
conte une histoire, il faut bien que je nomme les personnages.--Vous
avez raison, Docteur, et ne vous gênez pas.--Je vous ai déjà fait
entendre fort adroitement que Lisette et Lucas étoient mariés ensemble.
A présent je crois devoir vous prier de remarquer que, pour qu'un
mariage soit heureux, il faut que les époux fassent bon
ménage.--Excellente remarque, Monsieur Desprez!--Et, pour que les époux
fassent bon ménage, il est nécessaire qu'ils aient des goûts d'espèce
semblable et des humeurs de qualité pareille.--Bravo, Docteur!--Or, je
vous ai dit que Lucas aimoit autre chose que sa femme.--Ah! Monsieur
Desprez, que vous contez bien!--N'est-il pas vrai que je n'oublie
rien?--Et vous vous répétez de peur qu'on n'oublie.--C'est qu'il faut
être clair, Monsieur. Or donc, cette autre chose que Lucas aimoit autant
et peut-être plus que sa femme, c'étoit le bon vin du pays, à trois sols
la pinte, _mesure de Saint-Denis_; et ce goût différent que la femme
avoit, c'étoit celui de l'eau de la fontaine, car elle ne pouvoit
souffrir le jus de la treille.--Comment, Docteur! de la
poésie?--Quelquefois je m'en mêle, Monsieur. Il y avoit dans le goût de
Lucas cet inconvénient que le vin, échauffant les fibres irritables de
son estomac, portoit aux fibres chaudes de son cerveau brûlé des vapeurs
âcres qui faisoient qu'il étoit grossier, méchant et brutal, quand il
avoit bu.--Voilà, permettez-moi de vous le dire, Docteur, une définition
presque digne du _Médecin malgré lui_.--Vous m'offensez, Monsieur: moi,
je le suis devenu malgré tout le monde; mon génie médical m'a
entraîné... Et, dans le goût tout différent de Lisette, il y avoit cet
autre inconvénient tout contraire que l'abondance d'eau, noyant ses
viscères relâchés, délayant trop ses alimens mal cuits, détruisant enfin
le ton des ressorts, troubloit les digestions, préparoit un mauvais
chyle, causoit les malaises, les insomnies, les bâillemens, l'ennui, et
portoit aux membranes affoiblies de sa petite cervelle cette humeur
tenace et mordicante qui fait que les petites femmes qui ne boivent que
de l'eau sont en général criardes, entêtées et revêches. Or, vous voyez
bien, Monsieur, qu'il auroit fallu fondre ensemble ces deux goûts
extrêmes et différens pour n'en composer qu'un seul et même appétit bien
ordonné. Il auroit fallu que Lisette mît un peu de vin dans son eau; que
Lucas mît beaucoup d'eau dans son vin, parce que le tempérament du mari
et le tempérament de la femme auroient bientôt sympathisé par un juste
milieu; parce que leurs humeurs se seroient trouvées parfaitement
d'accord; parce que... parce que...--Ne vous tourmentez pas, Docteur, je
devine le reste.--Il demeure donc prouvé, Monsieur, que, si les choses
avoient été réglées de la manière que je viens de vous expliquer, il ne
seroit point arrivé à ces malheureux époux la funeste catastrophe
dont il me reste à vous entretenir.--Voyons, Docteur, la
catastrophe.--C'étoit, Monsieur, l'an 1773, le vendredi 13 octobre, à
huit heures treize minutes du soir. Je vous observerai, en passant, que
le concours de plusieurs nombres treize est toujours fatal.--J'en
faisois tout bas la remarque, Monsieur Desprez.--On achevoit alors la
vendange, parce que les vignes avoient mûri tard cette année. Lucas, en
sortant de la cuve où il venoit de fouler le raisin, avala treize pleins
verres de vin nouveau. Quand il rentra dans la ferme, ce n'étoit plus un
homme, c'étoit un diable. Malheureusement sa femme, Lisette, avoit mangé
à son dîner une petite omelette aux rognons, de treize oeufs, et n'avoit
bu que de l'eau. La digestion s'étoit faite péniblement. Lisette, en
voyant Lucas un peu gris, bâilla, fit la grimace, et tint un propos
aigre. Lucas répondit par un geste menaçant et par un gros mot. Dans un
petit moment d'humeur, Lisette jeta treize assiettes à la tête de Lucas.
Lucas, dans un premier mouvement, assomma Lisette de treize coups de
broc. Quand il la vit morte, il sentit qu'il l'aimoit. Il se jeta comme
un désolé sur le _cadavre_, et lui demanda pardon de l'avoir _tuée_.
«Hélas! s'écrioit-il piteusement, voilà pourtant la première fois que
cela m'arrive!» Enfin il se releva d'un air réfléchi, alla droit à sa
cuve, les bras croisés, et s'y insinua tout doucement la tête la
première. On l'en retira au bout de treize secondes, il étoit déjà mort
et noyé.--Ah! Docteur, la belle et longue histoire!--Je ne la fais pas,
Monsieur, c'est la _traduction_ du pays. Mais apprenez les suites. La
justice, indignée, prit connoissance de l'affaire. Elle s'empara du
corps de Lucas, qui, très heureusement pour lui, n'avoit plus d'âme;
elle le fit pendre par les pieds. On rasa la ferme, et le terrain fut
mis à l'encan. Celui qui l'acheta s'en trouva mal, il n'osa jamais
habiter ce petit corps de logis, et la raison la voici: tous les ans,
dans le temps des vendanges, quelquefois plus tard, il se fait ici un
changement affreux: la nuit vient, le ciel _pâlit_, la terre
_frissonne_, les éléments _sont en convulsion_, le corps de logis saute
sur ses fondemens, le toit semble danser, les murs paroissent rouges de
sang ou de vin. Il se fait dans l'intérieur un horrible charivari. On
croit entendre le cliquetis des assiettes et le choc des brocs; on croit
entendre les gémissemens d'une morte et les cris d'un noyé!--Monsieur
Desprez, la belle histoire! Ah! je vous en supplie, ne la contez plus à
personne; réservez-m'en l'exclusive propriété; je veux, quand je serai
de retour à Paris, en faire, pour l'Opéra-Comique, un joli drame bien
réjouissant. J'aurai soin, pour satisfaire tout le monde, d'intercaler
dans chaque scène deux ou trois ariettes en vers presque rimés: je
retiendrai votre manière, Monsieur Desprez, et je n'écrirai pas plus mal
que vous ne racontez. Si l'ouvrage est applaudi, s'il commence ma
réputation, je tâcherai, chaque année, de traiter aussi heureusement
deux ou trois sujets de cette force-là. Alors les musiciens, qui jugent
toujours si bien, s'arracheront mes poèmes; les comédiens, qui ne se
trompent jamais, les proposeront pour modèles; certain public, qui
jamais ne s'engoue, demandera l'auteur avec un enthousiasme décent. Dans
ce siècle de petits talens et de grands succès, mes chefs-d'oeuvre
auront cent représentations, s'il le faut. Partout les sots crieront que
je suis un grand homme, et, si je n'ai contre moi que les gens de
lettres et les gens de goût, j'arriverai peut-être à l'Académie.»

Assurément ce projet étoit noble et vaste; mais, comme on le verra par
la suite, j'eus tant d'autres choses à faire quand je vins à Paris que
je ne pus m'occuper de son exécution.

                   *       *       *       *       *




L'épouvantable histoire du crédule docteur avoit-elle un peu dérangé mon
cerveau? C'est ce que va décider la judicieuse personne qui me lit.

Dans un rêve qui dura deux heures à peu près, je vis presque
continuellement ma jolie cousine. La marquise de B... se présenta cinq à
six fois dans les intervalles; et seulement une fois,... ne me grondez
pas, lecteur, une fois seulement je crus entrevoir cette charmante
petite créature chiffonnée dont je vous ai parlé dans ma première année,
cette ingrate Justine, vous savez bien?... Je ne saurois vous dire
laquelle de ces trois beautés m'embrassa; mais ce que je puis vous
certifier, c'est que je fus embrassé; je le fus, et si bien, si bien,
que je n'aurois pu l'être mieux par toutes les trois ensemble! Je me
réveillai en sursaut, le jour commençoit à poindre. D'honneur, je
sentois sur ma lèvre brûlante la vive impression de cet _âcre_[2]
baiser, mes rideaux de toile d'Orange s'agitoient avec un doux
frémissement; il se faisoit dans mon appartement un petit bruit aigu...
Je me jette en bas de mon lit, en trois sauts je fais le tour de ma
chambre, qui n'est ni très longue ni très large... Il n'y a personne,
tout est bien fermé, bien tranquille. Je suis donc fou! L'amour et les
revenans m'ont donc tourné la tête? O Sophie, ma Sophie, viens, reviens;
hâte-toi, si tu ne veux pas que je perde ce qui me reste de ma raison.

  [2] Depuis un quart d'heure je cherchois l'épithète convenable: ô
    Jean-Jacques! je te remercie.

Quand MM. de Belcourt et Desprez entrèrent chez moi, j'étois encore si
affecté du baiser reçu que je leur racontai qu'un revenant m'avoit
embrassé. Mon père sourit et augura sur-le-champ mon entier
rétablissement. Le docteur parut enchanté, et cependant me conseilla
quelques rafraîchissans.

Ceux qui ne croient point aux esprits seront bien étonnés d'apprendre
que le surlendemain je fus réveillé comme je l'avois été la surveille:
j'éprouvai la même sensation, j'entendis le même bruit: je fis dans ma
chambre des recherches plus exactes et non moins inutiles; il fallut en
conclure qu'avec mes forces étoit déjà revenue mon ardente imagination.

O ma Sophie! depuis plusieurs jours je supportois plus impatiemment
l'incertitude de ton sort et le tourment de ton absence; je ne cessois
de presser mon retour à Paris. Malheureusement mon père venoit de
recevoir des nouvelles fâcheuses, qui sembloient apporter à
l'accomplissement de mes voeux d'insurmontables difficultés. On ne
parloit dans la capitale que de mon aventure et du duel qui l'avoit
terminée. Des deux parens du marquis, celui contre lequel M. Duportail
s'étoit battu avoit été tué. On le regrettoit généralement; ses amis,
puissans et nombreux, faisoient contre nous de vives sollicitations. Je
ne pouvois me montrer dans la capitale sans m'exposer à porter ma tête
sur un échafaud. M. de Belcourt paroissoit effrayé du danger que je
sentois moi-même, et qui pourtant ne m'eût pas arrêté, s'il n'eût fallu
que le braver pour retrouver Sophie; mais, avant d'aller affronter le
péril, au moins devois-je savoir en quel lieu gémissoit ma femme
infortunée. Réduit moi-même à ne pas sortir de la maison que nous
occupions, j'allois toute la journée promener dans le jardin ma douleur
et mes ennuis.

Un soir, en me déshabillant, je trouvai dans mon bonnet de nuit un
billet soigneusement plié; pour adresse étoient écrits ces mots:
_Noirval, renvoie ton domestique, et lis._ Je renvoyai Jasmin et je lus:

  _S'il est vrai que le chevalier de Faublas ne craigne pas les
  revenans, qu'il brûle ce billet et qu'il garde cette nuit un profond
  silence, quoi qu'il lui arrive._

«Voilà, m'écriai-je assez haut, une petite plaisanterie du cher
docteur.» Je brûlai le mystérieux papier, j'éteignis ma lumière, je me
couchai, et je m'endormis.

Ce ne fut pas pour longtemps. Mon premier sommeil, quoique profond, ne
devoit pas résister à l'impression accoutumée de ce baiser si vif qui
brûloit mes lèvres et faisoit palpiter mon coeur. Pour cette fois un
songe vain ne m'abusoit plus, ce n'étoit plus une ombre fugitive qui
m'embrassoit; dans mon lit même, et bientôt dans mes bras, se trouvoit
un corps bien vivant dont le voluptueux contact... Mais doucement donc!
étourdi que je suis! j'allois conter tout cela au bon lecteur, qui déjà
se trouble et rougit; essayons une phrase un peu plus décente.

Aussitôt je me sentis, non pas brusquement saisi, mais mollement attiré
par une charmante petite main... que je baisai, ne vous en déplaise:
car, avec tous vos scrupules, si vous vous étiez trouvé où je me
trouvois, vous auriez fait ce que je fis; mille appas séducteurs ne vous
auroient pas été vainement offerts, comme moi vous auriez promené sur
tant de charmes une main caressante et curieuse; enchanté du résultat de
vos recherches, comme moi vous auriez dit poliment, et bien bas, de peur
que votre domestique ne vous entendît dans la pièce voisine: «Charmant
revenant, que vos formes sont belles, et que vous avez la peau douce!»

Plus d'une fois je fis ce compliment flatteur, j'aurois voulu prouver
plus d'une fois qu'il étoit sincère. Vains désirs! un convalescent, s'il
peut dans une heureuse nuit souvent recommencer les mêmes discours,
répète malaisément les mêmes actions. Le doux combat venoit de
s'engager; il n'étoit pas de simple politesse, je me rappelle trop bien
que mon adversaire s'y complaisoit. Hélas! Faublas s'y trouva trop peu
préparé! Faublas y fut presque aussitôt vaincu. Encore, si le revenant,
moins taciturne, avoit bien voulu causer familièrement avec moi! mais il
s'obstinoit à ne pas répondre un mot. C'étoit un sûr moyen de me
rendormir, moi qui, comme tant d'autres, aime assez à parler quand je
n'ai rien à faire.

Lorsque je rouvris les yeux, le jour venoit de paroître, et j'étois seul
dans ma chambre. J'y recommençai mes perquisitions déjà plusieurs fois
inutilement faites: mes deux portes et mes quatre fenêtres se trouvoient
bien exactement fermées, aucune fausse porte n'étoit pratiquée dans les
murs; il n'y avoit point de trappes au plancher, point de coupures au
plafond. Par où donc le revenant femelle pénétroit-il chez moi? Le cher
docteur n'avoit ni femme ni fille; la maison n'étoit habitée que par des
hommes. D'où venoit donc l'esprit tentateur dont le sexe m'étoit bien
connu? Lisette voyageoit-elle de l'autre monde dans celui-ci pour se
venger du pauvre Lucas? Une fermière dans mes bras! fi donc! j'aimois
mieux me croire le _Tithon_ rajeuni de la timide Aurore, ou le moderne
_Endymion_ de quelque fière déesse humanisée. O ma Sophie! de tout temps
peut-être il étoit écrit que ton époux prédestiné ne pourroit seulement
pendant trois semaines te demeurer fidèle; mais au moins l'encens qui
t'appartenoit ne devoit brûler que pour une divinité!

Je fus bien aise de consulter sur cette aventure le comte de Rosambert,
dont il étoit bien étonnant que je ne reçusse aucune nouvelle directe.
La lettre que je lui écrivis avoit trois grandes pages. En vérité, dans
les deux premières, il n'étoit question que de ma Sophie; j'avois
resserré dans la troisième l'inconcevable histoire du joli revenant.

Je l'attendois la nuit suivante, il ne revint que la huitième nuit.
Pressé du vif désir de connoître la nocturne beauté qui me visitoit, je
lui demandai comment elle s'appeloit, car, nymphe ou déesse, elle avoit
un nom; depuis quand elle m'aimoit, car, sans fatuité, je pouvois me
flatter de lui avoir plu; dans quel endroit elle m'avoit rencontré, car
elle me traitoit au moins comme connoissance. Ces questions et plusieurs
autres moins embarrassantes ne me valurent aucune réponse. Alors, de
tous les moyens connus de faire jaser une femme, j'employai le plus
décisif; mais le malin démon femelle, avec une présence d'esprit
imperturbable, épuisa toutes mes ressources sans se permettre même une
exclamation. Je m'obstinois d'autant plus que ce silence impoli
devenoit, par la circonstance, une ingratitude: cette fois je me
comportois assez bien pour obtenir un remercîment. Tous mes efforts
furent inutiles; je vis avec chagrin que les femmes de l'autre monde,
quoique très sensibles aux bons procédés, n'ont pas, dans les occasions
intéressantes, le tendre bavardage, le jargon caressant de la plupart
des femmes de ce monde-ci.

Ennemie du jour délateur, ma discrète amante n'attendit pas chez moi le
lever de l'aurore. Quand je l'entendis préparer son départ, j'essayai de
la retenir; mais elle posa sur ma bouche l'index de sa main droite, sur
mon coeur sa main gauche, sur mon front deux baisers; et puis,
m'échappant avec un soupir, elle s'en alla prestement, je ne sais par
où. Seulement je crus distinguer le craquement d'un mur qui s'ouvroit,
et l'aigu sifflement d'un gond criard. Apparemment j'avois mal entendu,
car je visitai mes quatre murailles dès qu'il fit jour, et le simple
papier qui les tapissoit, bien uni dans sa surface, ne m'offrit aucune
trace de déchirement; mes portes et mes fenêtres étoient bien exactement
fermées.

Le même soir je trouvai dans mon bonnet de nuit un second billet:

  _Je reviendrai dans la nuit du dimanche au lundi, si le chevalier de
  Faublas me promet, foi de gentilhomme, de ne faire aucune tentative
  pour me retenir. Qu'il me réponde par le même courrier._

Ah! j'entends; le courrier, c'est mon bonnet de nuit. Le lendemain mon
docile commissionnaire fut chargé de mes courtes dépêches, qui
contenoient la promesse qu'on exigeoit de moi.

Il vint enfin ce dimanche, peut-être impatiemment attendu! Bientôt elle
alloit m'environner de ses ombres perfides, cette nuit si remarquable
dans l'histoire de ma vie! Jasmin, qui depuis le dîner s'étoit absenté,
revint sur la brune. Dès qu'il me vit seul, il m'apprit la nouvelle
imprévue de l'arrivée de Rosambert; le comte s'étoit arrêté à
Luxembourg, d'où il avoit secrètement dépêché vers Jasmin, pour de
grandes raisons qu'il me diroit lui-même; il ne pouvoit venir à
_Hollriss_ qu'une heure avant minuit, il importoit extrêmement que
personne ne le vît entrer dans la maison; j'étois donc instamment prié
de lui ouvrir moi-même, à onze heures précises, la petite porte du
jardin.

Je suivis ponctuellement mes instructions. M. de Belcourt, fâché que je
le quittasse plus tôt qu'à l'ordinaire, en fit la remarque. M. Desprez
répondit par une plaisanterie, dont je ne fus pas d'abord aussi frappé
que par la suite: «Laissez aller ce convalescent, dit-il à mon père, il
a sans doute avec les esprits quelque commerce qu'il n'avoue pas.»

Au lieu de monter chez moi, je me glissai doucement dans le jardin.
Rosambert m'attendoit à la petite porte. «Oh! bonsoir, mon ami, où est
ma Sophie? Qu'est devenue la marquise? Avez-vous des nouvelles de son
père? Son mari vit-il encore? Comment se porte ma soeur? Que dit-on de
ce duel? Que pensez-vous de cet inconnu? Que vous semble de ce revenant?
Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit? Comment vous portez-vous?--De
Noirval, un moment donc! que de vivacité! quelle impatience! Vous
ressemblez beaucoup à ce petit chevalier de Faublas, dont on parle tant
dans Paris! D'abord, asseyons-nous sur ce banc, et permettez-moi
d'apporter dans mes réponses un peu plus d'ordre que vous n'en avez mis
dans vos questions. Mes vigilans émissaires ont vu M. Duportail à Paris,
ils suivront ses traces jusqu'à ce qu'ils aient découvert la retraite de
sa fille, on nous en rendra bon compte.--O ma Sophie, je te
reverrai!--Doucement, mon ami; ne m'étouffez pas. Mme de B... est
apparemment dans une de ses terres, on ne la rencontre ni à la cour ni à
la ville.--Pauvre marquise! je ne la reverrai plus!--Peut-être: ne vous
chagrinez pas... Le marquis, dont la blessure n'est pas jugée mortelle,
ne désire sa guérison que pour vous aller chercher en quelque lieu
que vous soyez. Faublas, il assure qu'il vous reconnoîtra
partout.--Rosambert, on ne sait pas où elle est?--Apparemment dans une
de ses terres, mon ami.--Oui, Mme de B...; mais Sophie?--Ah! dans Paris
très probablement.--Mon ami, croyez-vous que le marquis soit homme à lui
pardonner?--Pardonner à la marquise! pourquoi pas? l'aventure n'est pas
commune, j'en conviens, mais le mal est ordinaire. Ce n'est donc qu'un
peu plus de bruit! Oh! la marquise est femme à lui faire entendre raison
là-dessus.--Rosambert, dites sans me flatter, pensez-vous qu'on puisse
le forcer à me la rendre?--Comment! forcer le marquis à vous rendre sa
femme?--Eh! non, mon ami, c'est de la mienne et de son père que je vous
parle.--M. Duportail! il n'y a pas de doute, on l'y forcera très
certainement.--Je ne la reverrai plus! je ne la reverrai plus!--Au
contraire, puisqu'il sera contraint de vous la rendre, vous la
reverrez.--Mon ami, je pensois à cette femme si malheureuse.--Mon ami,
vous êtes toujours le même, le mariage ne vous a pas changé... Mais
permettez qu'à mon tour je vous fasse quelques questions. D'abord, je
vois que vous êtes à peu près rétabli.--L'espérance de revoir bientôt ma
Sophie...--Oui! oui! ma Sophie! _et puis cette femme si
malheureuse?_...--La marquise? je vous assure que mon intention n'est
pas de l'aller chercher. Il est vrai que parfois je me surprends
m'occupant d'elle, mais c'est que...--Sans doute, Chevalier, je vous
entends; c'est qu'on n'est pas maître de cela. Malgré lui, un jeune
homme bien né se rappelle les bons procédés d'une femme jeune et belle
qui a formé son adolescence.--Rosambert, toujours vous plaisantez!
Dites-moi,... auriez-vous par hasard entendu parler de cette petite
Justine...?--Quoi! la femme de chambre aussi vous tient au coeur? Ah!
c'est que vous l'avez formée, celle-là. Mais vous m'avez dit, ce me
semble, que La Jeunesse...--Allons, Rosambert, pour cette fois j'ai
tort, ne parlons pas de cela.--Non, mon cher Faublas, parlons de ce
revenant...--Oui, Rosambert, comment le trouvez-vous, mon revenant?
N'est-elle pas singulière cette femme qui jamais ne dit mot et toujours
se comporte à merveille?

«N'est-il pas drôle ce petit démon qui entre chez moi je ne sais par
où?--Faublas, il vous visite toutes les nuits?--Non.--Non?--Mais tenez,
justement je l'attends celle-ci.--Tant mieux, nous éclaircirons le doux
mystère! nous saurons. Mais je me suis amusé à écrire dans cette auberge
au lieu d'y souper: Chevalier, j'ai faim.--Attendez, je vais avertir
Jasmin...--Faire du bruit dans la maison! gardez-vous-en bien. Tenez, je
crois que ma chaise de poste n'est pas encore partie, j'y dois avoir
quelque chose; quand je fais route, j'emporte toujours des provisions.»

Il me quitta, et rapporta un moment après une moitié de poularde avec
une bouteille de vin. «J'ai pris deux verres, me dit-il, parce que vous
souperez avec moi.--Ici?--Ici, dans ce jardin, Chevalier; nous avons à
causer, et votre chambre n'est pas sûre. D'abord nous boirons à la santé
d'Adélaïde, dont vous ne m'avez parlé qu'une fois.--Ah! ma chère soeur!
je l'aime pourtant beaucoup! Comment se porte-t-elle?--Bien, très bien.
Toujours plus charmante! Je n'ai pu résister au désir de l'aller voir
une dernière fois avant de quitter la France. L'aimable enfant! Comme sa
douleur l'embellissoit! comme elle souffre de ne voir ni son père, ni
son frère, ni sa bonne amie! Faublas, buvons à sa santé, buvons, mon
ami: je sais que ce n'est pas du bon ton; mais nous sommes à la
campagne, et puis des voyageurs... Tenez, prenez un morceau, je ne puis
souper seul, vous le savez bien.--Rosambert, je suis charmé de vous voir
ici... Mais à quoi bon dans ce jardin? pourquoi ce mystère?--Parce que
je n'aurois pu vous entretenir en particulier; parce que le baron, qui a
déjà intercepté les lettres que je vous écrivois, se seroit d'abord
emparé de moi; parce qu'il m'auroit sans doute prié d'altérer selon ses
vues les nouvelles que j'apporte.--Vous avez raison.--Et puis ce
revenant,... croyez-vous qu'il ne m'occupe pas?... Faublas, à la santé
de Sophie.--Mon ami, depuis plus d'un mois je ne bois plus de vin; vous
allez me griser!--A la santé de Sophie, vous ne pouvez vous en
dispenser.--Allons, va pour Sophie! O ma jolie cousine, ce ne sera pas
la première fois que tu m'auras fait perdre la raison!

«Rosambert, voilà du vin terriblement fort, il me casse la tête!
Rosambert, que pensez-vous de cet inconnu qui, pendant la
cérémonie...--Ma foi! je ne sais qu'en dire. Parlons de votre nouvelle
amante, de cette nocturne beauté qui vous aime avec tant de discrétion.
Faublas, la croyez-vous jolie?...--Belle, mon ami.--Une femme qui fuit
le jour!...--Belle, j'en suis sûr.--Allons, il est encore amoureux de
celle-là.--Amoureux! Non.--Faublas, je parie, moi, qu'elle est
laide!--Cent louis qu'elle est charmante!--Va, cent louis sur
parole.--Comte, voilà qui est dit... Ah çà! mais comment ferai-je pour
la voir?... Et puis vous vous en rapporterez donc à moi?--Volontiers,
s'il le faut. Mais croyez-vous que je sois moins curieux que vous de
connoître... Depuis que vous m'avez écrit votre aventure, je brûle du
désir de contribuer à la mettre à fin. Preux chevalier, votre frère
d'armes est avec vous; permettez qu'il vous aide!... Faublas, nous
allons monter chez vous sans lumière et sans bruit. Vous vous coucherez
vite, et ne direz pas un mot; moi, je resterai caché dans votre ruelle.
Je suis muni d'une lanterne sourde, que je ferai valoir à propos, et, si
le revenant n'est pas sorcier, nous verrons quelle figure il a.
Chevalier, encore une santé! vous avez oublié quelqu'un...--Oui, la
belle marquise.--Fidèle époux, je savois bien qu'il ne faudroit pas vous
la nommer. Allons! deux doigts de vin pour la marquise.--Vous vous
moquez, mon ami... Charmante femme!... Versez tout plein.»

Maintenant que de sang-froid je me rappelle et je vous confesse cette
_indélicate_ exclamation, lecteur justement irrité, je ne vois qu'un
moyen de vous calmer un peu, c'est de réclamer toute votre indulgence
pour un convalescent que les santés précédentes avoient déjà mis en
gaieté.

Celle-ci m'acheva, je tombai tout à coup dans le délire de l'ivresse.
Déjà chaque objet me paroissoit déplacé, mobile et double. Je parlois
sans me faire entendre, ou plutôt je bégayois au lieu de parler.
Bientôt, rêveur et pesant, je perdis ma joie babillarde, mon corps
s'affaissa, mes paupières s'appesantirent, l'invincible sommeil alloit
fermer mes yeux. Rosambert, qui s'en aperçut, me pria de le conduire à
ma chambre, non sans me répéter plusieurs fois qu'il falloit ne pas
faire le moindre bruit, et surtout garder un exact silence. Il
recommanda à Jasmin, qui attendoit mes ordres dans le jardin, de se
retirer sans lumière et sans bruit. Nous arrivâmes, éclairés seulement
par la lanterne sourde, que nous laissâmes dans le corridor. Comme
j'entrois à tâtons, soutenu par Rosambert, je rencontrai dans mon chemin
une chaise longue, sur laquelle le comte m'étendit, afin, me disoit-il
tout bas, de me déshabiller avec plus de facilité. Prudemment je
laissois faire mon nouveau valet de chambre; mais il s'acquittoit de son
emploi avec tant de lenteur et de maladresse qu'en attendant qu'il lui
plût de finir, je tombai dans un assoupissement profond.

Une heure de sommeil ayant abattu les fumées du vin capiteux qui m'avoit
ôté la raison, je fus éveillé par un bruyant éclat de rire. «Enfin!
s'écria Rosambert; me voilà complètement vengé! je veux qu'on m'assomme
si ce n'est pas elle!» Au même instant j'entendis un gémissement sourd,
suivi d'un grand soupir. Je me trouvois encore sur ma chaise longue,
placé de manière qu'à travers ma porte entre-bâillée j'apercevois au
fond du corridor la foible lueur de la lanterne sourde. Aussitôt,
déterminé par l'inquiétude autant que par la curiosité, je cours dans ce
corridor et rentre brusquement la lanterne à la main. Je promène sur les
objets environnans sa lumière tremblante; je vois... Hélas! aujourd'hui
même, comment le raconter sans gémir!... Je vois sur mon lit, dont il
s'étoit emparé, à ma place, qu'il usurpoit, Rosambert à peu près nu,
tenant étroitement embrassée, dans la moins équivoque des situations,
une femme... O Madame de B..., que vous me parûtes belle encore, quoique
vous fussiez évanouie!

Le comte, dès qu'il put croire qu'aucun détail de cette cruelle
pantomime ne m'étoit échappé, abandonna sa victime, et, reprenant ses
habits à la hâte, il me dit en riant: «Adieu, Faublas, je vous laisse
avec cette belle désolée, je crois que vous allez avoir une singulière
explication! Persuadez-lui, si vous le pouvez, que vous n'étiez pas
d'accord avec Rosambert. Adieu, ma chaise de poste m'attend, je retourne
à Luxembourg; demain je vous donnerai de mes nouvelles.»

Le cruel discours de Rosambert ne m'indigna pas moins que son horrible
action! dans le premier mouvement de ma fureur, j'allois sauter sur mon
épée et le forcer à me faire raison de son infâme procédé, lorsque Mme
de B... se releva tout à coup, me saisit par le bras et me retint.

Rosambert eut tout le temps de s'éloigner; la marquise alors prit ma
main, aussitôt couverte de baisers et baignée de larmes. «Oh! de quel
poids je me sens soulagée! me dit-elle. Oh! qu'il m'a été consolant
d'entendre que vous ne participiez point à cette infamie!»

Mme de B... vouloit continuer; mais son extrême agitation ne le lui
permit pas. Elle sanglota longtemps sans pouvoir me dire un mot, puis,
redoublant de pénibles efforts, d'une voix entrecoupée, elle reprit:

«Faublas, si vous aviez été capable de me livrer à cet indigne homme, si
vous m'aviez à ce point méprisée, plus grande que tous mes revers, ma
dernière infortune eût entraîné ma mort. Mon ami, je sens qu'il m'est
possible de vivre et de n'être pas tout à fait inconsolable, puisque,
dans mon avilissement profond, je puis encore espérer votre estime,
puisque dans mon malheur extrême je dois au moins compter sur votre
pitié.--Si pour adoucir votre peine amère il suffit de la partager, ma
chère maman, mon aimable amie...--Que je suis malheureuse!--Et que je
vous plains!--Comme le perfide, aidé par un hasard fatal, s'est joué de
ma vaine prudence! comme un instant a renversé mes projets les plus sûrs
et détruit mon plus cher espoir!»

A ces mots, la marquise laissa retomber sa tête sur mon oreiller, ses
bras s'étendirent immobiles, son regard se fixa, ses pleurs
s'arrêtèrent. Insensible à mes soins, sourde à mes discours, elle
paroissoit, dans le recueillement du désespoir, se pénétrer de l'horreur
de sa situation. Elle garda pendant plus d'un quart d'heure cet
effrayant silence; puis, d'un ton qui me parut calme, elle me dit enfin:
«Tranquillisez-vous, mon ami, asseyez-vous auprès de moi, ne craignez
rien, donnez-moi toute votre attention; je vais me montrer à vous tout
entière, et quand je vous aurai dit quels vains projets j'avois formés,
et quelles immuables résolutions je viens de prendre, vous saurez
précisément jusqu'à quel point vous devez me plaindre et me blâmer.

«M. de B... venoit de vous rencontrer aux Tuileries. Il entre chez moi
furieux; devant vingt personnes il me reproche ses outrages récens, et
m'annonce sa prochaine vengeance. Étonnée du cruel abandon où vous me
laissez dans un moment également fatal à mon amour et à mon honneur, je
suis forcée de me dire qu'un intérêt plus pressant, qu'un objet plus
cher vous occupe. Justine va plusieurs fois chez vous et ne vous trouve
pas; alors je charge Dumont, le plus ancien et le plus affidé de mes
serviteurs, celui-là même qui fait ici le personnage de Desprez, je le
charge, dis-je, d'aller vous attendre aux environs du couvent qui
renferme Mlle de Pontis, et d'éclairer vos démarches jusques au
lendemain. Dumont vous voit entrer au couvent, attend que vous en
sortiez, vous suit sur le champ de bataille et sur la route jusqu'à
Jalons, où il perd vos traces. Il ne revient pas assez tôt pour être le
premier qui m'apprenne deux enlèvemens, dont le bruit s'est déjà
confirmé dans tout Paris.

«Dumont, à son retour, trouve mes dispositions déjà faites. J'ai
rassemblé mon or, mes bijoux, quelques effets de banque; je me suis
revêtue d'un uniforme bleu, que vous ne me connoissez pas, et moi-même
je vole à Jalons. Tandis que j'y questionne le maître de poste, arrive
un homme que je reconnois, et qui, sans le vouloir, va m'indiquer votre
retraite. C'étoit Jasmin, qui conduisoit une chaise de poste[3]; je le
suis, toujours à quelque distance, et comme lui j'arrive à Luxembourg le
lendemain du jour qui vous vit y entrer. L'aurore venoit de paroître; je
cours dans la ville, je m'informe, je perds en recherches une heure
entière, l'heure la plus précieuse de ma vie. Enfin l'on me dit qu'à
l'instant même il se fait un grand mariage, qu'un jeune homme qui
traînoit à sa suite une fille enlevée... C'en est assez, je n'écoute
plus rien, je vole au temple, je me précipite... On venoit de vous
unir!... Un cri m'échappe, et soudain, rassemblant mes forces, je me
dérobe à votre vue. Trop heureuse de pouvoir fuir, je fuis sans savoir
où; bientôt l'amour, plus fort, me ramène à Luxembourg; il me dit qu'il
faut au moins savoir ce que vous deviendrez. Faublas, en vérité, la joie
que je ressentis en apprenant que ma rivale vous étoit arrachée fut
moins vive que l'inquiétude où me jeta le dangereux délire dont on vous
disoit atteint. Animée du double désir de veiller sur les jours de mon
amant et de le conserver pour moi, pour moi seule, je bâtis aussitôt mon
plan.

  [3] Celle que M. Duportail et moi nous avions laissée à Vivrai pour
    courir à franc étrier sur les traces de Sophie.

«Dumont m'accompagnoit, nous parcourûmes les environs de Luxembourg.
Sous le nom de Desprez, Dumont loue cette maison. Dans le pavillon que
je vous destinois, je fis promptement quelques changemens nécessaires à
l'exécution de mes desseins. La marquise de B..., déterminée à tout
souffrir pourvu qu'elle ne vous perdît pas, alla s'enfermer dans un
misérable grenier de l'autre corps de logis.

«Votre père vous fit conduire ici, j'eus le plaisir de loger avec mon
amant, presque sous le même toit, de le voir sous mes yeux revenir à la
vie, d'aller quelquefois, dans le silence des nuits, respirer son
haleine et sentir palpiter son coeur... Sans doute j'aurois dû, pour
m'enivrer d'un bonheur plus grand encore, attendre que sa convalescence
fût plus affermie; mais le moyen de résister sans cesse au charme de ta
présence! le moyen de combattre des désirs toujours renaissans!... Eh!
de quoi lui parlé-je?... Faublas, l'instant approchoit où mes desseins
alloient s'accomplir. Dans trois jours je déchirois le voile presque
magique dont je m'étois enveloppée; dans trois jours je me découvrois
sans mystère. Je vous montrois la marquise de B... songeant à peine à
son rang perdu pour vous, et ne désirant autre chose que de vous donner
des jours heureux dans quelque retraite ignorée. Si mon amant savoit
m'entendre, je lui gardois encore un sort digne d'envie! Si l'ingrat
m'osoit résister... Chevalier, mon parti étoit pris, je vous enlevois
malgré vous; malgré vous je vous conduisois... Que sais-je? peut-être au
bout du monde! Oui, j'aurois mis l'immensité des mers entre mon perfide
amant et ma rivale préférée!»

La marquise, d'abord calme, ensuite attendrie, maintenant exaltée, mit
dans ces derniers mots une expression si forte que je ne pus retenir
quelques signes d'étonnement qu'elle remarqua.

«Rassurez-vous, me dit-elle; vous êtes désormais libre, et me voilà pour
toujours enchaînée. Il est passé pour moi le temps des passions
tendres!... Je ne dois maintenant éprouver que la plus impétueuse, la
plus implacable de toutes... L'amour s'enfuit chassé par l'opprobre.
Comment, en effet, remettre en vos bras une femme à vos yeux flétrie,
avilie à ses propres yeux?... Amenée par le malheur, excitée par la plus
lâche des trahisons, la vengeance, l'horrible vengeance, s'empare de mon
coeur déjà rongé de son fiel empoisonné... Faublas, j'aime à croire, et
j'ai vu que vous seriez prêt à servir mon juste ressentiment; mais
Rosambert, dans ce combat, dont le succès ne seroit pas douteux, auroit
encore à se glorifier de sa chute; sa vie, perdue sans honte, seroit une
trop foible réparation de l'irréparable affront qu'il vient de me
faire... Chevalier, son châtiment me regarde, et, je vous le jure,
j'accomplirai son châtiment!»

Mme de B..., le visage enflammé, l'oeil furieux, s'exprimoit avec tant
de rage que je craignis pour elle les suites d'un état aussi violent.
Mon infortunée maîtresse vit que j'allois l'interrompre, et se hâta de
poursuivre:

«Vous essayeriez en vain de changer ma résolution. Un lâche l'a rendue
trop nécessaire pour qu'elle vous paroisse étonnante, ou pour que je
m'arrête épouvantée des foibles dangers qu'elle entraîne... Hélas! je
n'ai plus rien à perdre. Le perfide vient de combler mon déshonneur et
de m'arracher mon amant! Faublas, je vous le répète, je vous défends
d'épouser ma querelle. Seule je prétends la soutenir. Je serois
désespérée qu'un autre m'enlevât le plaisir de la vengeance... On sait
ce que peut une femme outragée; on verra ce que peut une femme telle que
moi. Oui; je le jure par mon amour flétri, par mon honneur perdu, un
jour, dans votre étonnement, vous vous demanderez si quelqu'un au monde
eût pu venger la marquise de B... mieux qu'elle-même.»

Elle garda quelque temps un morne silence. J'osai lui donner un baiser;
mes larmes se répandirent sur son sein découvert. Elle répara
promptement son désordre qu'apparemment elle n'avoit point encore
aperçu, et d'un ton moins agité, mais non moins douloureux, elle me dit:

«Oh! oui, prenez pitié de moi, j'ai besoin de consolations. Demain je
vous quitte, demain nous allons nous séparer, nous séparer pour
longtemps peut-être; je retourne à Paris...--A Paris!--Oui, mon ami. Ce
ne fut point la crainte qui me chassa de la capitale. Ce n'étoit point
pour me cacher que je volois à Luxembourg. Eh! que n'ai-je pu, selon mes
désirs, vous consacrer le reste de ma vie!... Je vais reprendre ma
fortune et mon rang, puisqu'il ne m'est plus permis de vous en faire le
sacrifice... Je retourne à Paris; soyez tranquille sur mon sort; quand
une femme, qui n'est pas tout à fait sans esprit et sans attraits, ne
s'étonne pas, reposez-vous sur elle du soin de ramener l'époux le plus
justement aigri. Pour réussir dans cette entreprise délicate, il me
reste à moi deux moyens, dont le plus facile n'est pas le meilleur.
Comme tant d'autres, je puis me borner à pallier ce que mon aventure a
de trop humiliant pour l'amour-propre de tiers compromis, confesser
ingénument tout le reste, et, me servant du pouvoir que la beauté
conserve encore sur celui qu'elle offensa, solliciter une grâce qui ne
me sera pas refusée. Mais ce parti, toujours extrême, quelquefois bon à
prendre dans le moment, offre pour l'avenir de trop grands inconvéniens.
Pour le repos de M. de B... lui-même, je ne veux point qu'il puisse
jamais s'armer contre moi de mes propres aveux, me poursuivre
éternellement de sa jalousie, me soupçonner d'avoir filé dix intrigues
quand je n'ai eu qu'une passion, et peut-être me contester la légitime
naissance du seul enfant que je lui ai donné. D'ailleurs, pourquoi
demanderois-je humblement un pardon que je puis fièrement arracher? Non,
non; j'aime mieux user de l'irrésistible ascendant qu'un esprit ferme a
toujours sur un esprit foible. Je ne serai pas la première qu'on aura
vue, forcée à des mensonges invraisemblables, nier hautement une
infidélité prouvée. Peut-être me sera-t-il moins difficile que vous ne
pourriez le croire de faire entendre à M. de B... que le chevalier de
Faublas fut toujours pour moi Mlle Duportail; et, si je ne persuade pas
le marquis, je tâcherai du moins de l'embarrasser de manière à le
laisser indécis.

«Je sais bien que le public méchant, qui, loin de s'aveugler sur les
torts véritables, est toujours prêt à en supposer, ne prend pas le
change aussi aisément qu'un mari crédule. Je sais bien que je dois
m'attendre à l'humiliante célébrité qui suit les aventures galantes,
quand elles sont extraordinaires. Nos élégans, presque beaux esprits,
vont me chansonner; nos douairières converties me déchireront. Dans les
cercles, si j'ose y paroître, je me verrai l'objet des chuchotemens
affectés, des malins regards, des sarcasmes détournés, des plaisanteries
équivoques. Il me faudra souffrir les airs impertinens de nos sots
petits-maîtres, les froids mépris des prudes inexorables, les dédains
concertés des prétendues femmes honnêtes, l'accueil confraternel des
beautés les plus mal famées. Aux spectacles et dans les promenades
publiques, si j'ai le courage de m'y montrer, la foule m'environnera, un
essaim de jeunes étourdis, bourdonnant sans cesse autour de moi,
murmurera: «La voilà! c'est elle!...» Eh bien, Faublas, ce rôle si
pénible, que plusieurs femmes de mon rang ont pris par choix, je le
remplirai par nécessité. Comme elles, peut-être, hardie dans mon
maintien, libre dans mes discours, stoïquement environnée de mon
ignominie, je pourrai m'accoutumer à repousser la honte par
l'effronterie et le blâme par l'impudence.

«Voilà donc à quel excès d'avilissement m'aura, par degrés, conduite une
passion, criminelle si l'on veut, mais pourtant excusable à bien des
égards. Ah! puisqu'il est vrai que, pour n'être jamais malheureuse, il
faut toujours sévèrement remplir ses devoirs, pourquoi nous en
impose-t-on de si difficiles? Une fille qui s'ignore elle-même tombe, à
quinze ans, dans les bras d'un homme qu'elle ne connoît pas. Ses
parens[4] lui ont dit: «La naissance, le rang et l'or constituent le
bonheur; tu ne peux manquer d'être heureuse, puisque, sans cesser d'être
noble, tu deviens plus riche; ton mari ne peut être qu'un homme de
mérite, puisqu'il est homme de qualité.» La jeune épouse, trop tôt
désabusée, ne trouve que ridicules et vices où elle attendoit talens
agréables et qualités brillantes; le luxe qui l'environne, les titres
qui la décorent, offrent à ses ennuis des distractions bien
insuffisantes, bien passagères. Déjà, peut-être, ses yeux ont distingué,
son coeur a senti le mortel aimable qui manque au bonheur de sa vie.
Alors, si le maître impérieux qu'elle s'est donné prétend encore user
quelquefois des droits de l'hymen, s'il la soumet aux empressemens
repoussans de l'habitude et du besoin, l'infortunée victime, caressant
jusque dans les bras du mari l'image de l'amant, gémira de prostituer à
celui qui le profane un bien qu'un autre mériteroit sans doute et
sauroit mieux apprécier. L'époux volage, au contraire, après l'avoir
longtemps négligée, la laisse-t-il enfin dans un abandon total, il
faudra qu'elle subisse les continuelles rigueurs d'un célibat prématuré,
ou qu'elle s'expose aux plaisirs périlleux de l'union vivement
souhaitée. Retenue par ses devoirs, mais dominée par son penchant,
tourmentée de plus d'une crainte, mais vivement sollicitée par l'amour,
s'imposera-t-elle longtemps des privations pénibles sans aucun
dédommagement? Supposons qu'elle résiste, le hasard ne lui garde-t-il
pas, comme à moi, quelque séduction toute-puissante, quelque inévitable
danger? Malheureuse! en un instant elle perdra le fruit de plusieurs
années de combats, elle le perdra sans retour: car, après la première
faute, quelle femme peut s'arrêter? Faublas, elle adorera celui qui la
lui fit commettre. Rassurée par quelques précautions inutiles, elle
négligera les plus nécessaires. Ses périls, devenus plus imminens, ne
l'effrayeront plus. Bientôt compromise par un événement imprévu,
peut-être immolée par un lâche ennemi, elle perdra pour jamais l'objet
cher à son coeur, et se verra publiquement diffamée! Voilà, mon ami,
voilà quel est le sort des femmes, dans cette France où l'on prétend
qu'elles règnent!

  [4] Décrétez le divorce, des parens barbares n'oseront plus sacrifier
    leur fille; ils trembleront qu'elle ne brise sa chaîne dès le
    lendemain.

«Ainsi je me vis sacrifiée, ainsi je combattis longtemps, ainsi je fus
entraînée quand vous parûtes. Le lendemain de cette nuit si fatale et si
douce, qui m'eût dit que je venois d'ouvrir sous mes pas un abîme au
fond duquel m'attendoient la vengeance, l'opprobre et le désespoir?...
Mon ami, je vous quitte, qu'allez-vous devenir? Hélas! vous brûlez de
vous réunir à ma rivale fortunée. Ah! puissiez-vous la rejoindre et lui
demeurer toujours fidèle! que celle-là du moins ne soit pas
malheureuse!... Faublas, je vous quitte, je vous laisse pour un temps
livré aux perfides insinuations de l'infâme Rosambert. Gardez-vous de
l'écouter, si mon souvenir vous est cher, si vous aimez Sophie; mon ami,
le comte vous perdroit, vous prendriez dans sa société le goût des
occupations futiles et des plaisirs pernicieux; il vous enseigneroit
l'art détestable des séductions, des perfides noirceurs, des trahisons
lâches... Peut-être il vous paroît étrange d'entendre Mme de B... vous
moraliser; mais c'est encore une de ces singularités que vous
réservoient votre heureux destin et ma bizarre étoile. Faublas, je vous
l'avoue, je ne vous verrois qu'avec le chagrin le plus vif altérer au
sein de l'oisiveté corruptrice et de la débauche avilissante les dons
précieux que vous prodigua la nature et que j'eus le bonheur de
développer. Eh! mon ami, tant d'hommes très ordinaires savent corrompre
des beautés qui ne demandent qu'à céder. Dès que tu le voudras, je le
sais bien, tu l'emporteras sur eux tous, tu deviendras l'idole des
femmes; mais il te convient d'ambitionner des succès plus dignes d'un
grand coeur. Un jeune homme tel que toi peut prétendre à tout et tout
embrasser. Les sciences t'invitent, les lettres t'appellent, la gloire
t'attend dans nos armées: descends dans la carrière, et marche à pas de
géant; que tes ennemis se voient réduits au silence; que tes rivaux
soient forcés à l'admiration. Tes premiers succès apporteront à ma
douleur un premier adoucissement; les éloges que tu mériteras, je
croirai les avoir obtenus; l'estime qu'on aura pour toi me rendra
l'estime de moi-même; tes vertus justifieront mes foiblesses, ta gloire
opérera ma réhabilitation; un jour viendra qu'avec orgueil je pourrai
dire partout: «Oui, je l'avoue, je me suis déshonorée, mais c'étoit pour
lui!»

Mme de B... venoit de faire passer dans mon âme le noble enthousiasme
dont la sienne étoit enflammée: entraîné par une force supérieure,
j'allois me précipiter dans ses bras, elle me retint.

«Adieu, Chevalier: dans tous les temps, comptez sur moi. Je ne me
souviendrai jamais sans attendrissement et sans reconnoissance que si ma
jeunesse, tourmentée de tant de peines cruelles, eut quelques beaux
jours, ce fut à vous que je les dus tous. Mais ne vous abusez point sur
la nature de mes sentimens: de tous les revers, le plus funeste et le
moins prévu m'a éclairée en m'accablant; j'en ai fait la trop fatale
expérience! il ne faut point espérer de trouver le bonheur dans un
attachement illégitime. Chevalier, la foible marquise de B... n'est
plus. Vous voyez maintenant une femme capable de quelque énergie,
uniquement occupée du soin d'assurer sa vengeance et de préparer votre
avancement. Adieu, Faublas, c'est votre amie qui vous embrasse.» Elle me
donna un baiser sur le front, et s'en alla par la cheminée.

Oui, c'étoit par là qu'elle entroit chez moi: au fond de l'âtre, la
plaque, en tombant, découvroit une espèce de soupirail assez large pour
que la marquise passât librement. Eh! que des gens qui ne savent rien
n'aillent pas attribuer à ma belle maîtresse cette ingénieuse invention:
dans ce siècle fécond en découvertes utiles, longtemps avant Mme de
B..., une cheminée fut ouverte ainsi par un duc aimable pour une beauté
captive, dont le nom, devenu célèbre, ne périra point.

Le jour qui succéda à cette nuit si malheureuse m'apporta de consolantes
nouvelles: avant midi je reçus de Rosambert une lettre que d'abord je ne
voulus pas lire. Le seul Desprez étoit chez moi quand on me la remit.
«Tenez, Dumont, voilà une écriture que je reconnois, faites-moi le
plaisir de porter à Mme de B... cette lettre: dites-lui que je ne veux
pas l'ouvrir, et qu'elle peut en disposer à son gré.»

Dumont partit pour revenir un quart d'heure après. Madame la marquise me
faisoit prier de la venir voir un moment. J'arrivai chez elle avant de
m'être aperçu que j'avois eu trois étages à monter, et je me serois
probablement brisé la tête contre les lambris de son nouvel appartement,
si l'on n'avoit pris plusieurs fois la peine de m'avertir que je me
trouvois dans un grenier; je ne voyois que Mme de B..., sa tristesse,
son abattement, sa pâleur. Je lui demandai comment elle avoit passé la
fin de la dernière nuit. «Hélas! dit-elle, comme j'en passerai désormais
beaucoup d'autres»; et, me présentant un papier baigné de ses larmes,
elle ajouta: «Voici la digne épître de mon lâche persécuteur: mon ami,
j'ai pu la parcourir une fois, je pourrai l'entendre encore. Lisez,
lisez tout haut.--Tout haut!--Ce sera de votre part une cruelle
complaisance, mais je l'exige.--Permettez...--Faublas, accordez-moi
cette dernière grâce.--Cependant...--Chevalier, je le veux.»

  _Respectez enfin votre maître, mon cher Faublas. Hier vous l'avez vu
  frapper un grand coup médité depuis plus d'un mois. Lisez et admirez.
  Dans ma retraite j'apprends que, le jour de votre mariage, un inconnu
  est venu au temple se donner en spectacle; quelque temps après,
  vous-même m'écrivez qu'un revenant à la fois discret et familier vous
  rend des visites intéressées; moi qui connois bien l'entreprenante
  marquise, je conjecture, je soupçonne et je m'informe: bientôt je sais
  et je me garde bien de vous dire que Mme de B... a disparu le jour
  même de votre fuite; il devient certain pour moi qu'elle est avec vous
  et que vous l'ignorez. On n'oublie pas aisément les torts d'une aussi
  aimable femme; depuis dix mois j'avois sur le coeur sa piquante
  infidélité._

«Mon infidélité? s'écria la marquise; comme si jamais... Le fat!
l'insolent!... Mais continuez, mon ami, continuez.»

  _J'entrevois le moyen de m'assurer une vengeance complète et douce
  autant que difficile; je me hâte de guérir et je prends la poste. Pour
  amener la galante catastrophe, il a fallu vous enivrer un peu, mon
  ami; je me suis vu forcé d'employer cette petite ruse innocente, que
  sans doute vous me pardonnez._

  _Ce matin, pourtant, je suis inquiet: après mon départ, qu'a-t-elle
  dit, qu'a-t-il fait? Bon! je parie que, toujours habile à saisir le
  seul parti convenable à la circonstance, elle aura joué la douleur
  touchante, le désespoir inquiétant, l'intéressant repentir. Je parie
  que, toujours crédule et compatissant au même degré, il aura
  sincèrement partagé la tribulation de son innocente maîtresse
  traîtreusement violée. Je parie que l'ingrat ne soupçonne pas encore
  l'obligation nouvelle qu'il vient de contracter avec moi! Cependant je
  l'arrache à la maîtresse qui le subjuguoit, je le rends sans partage à
  l'épouse qu'il chérit._

  _Faublas, par un juste décret du sort, Mme de B... revient à son
  premier maître._

«A son premier maître, interrompit Mme de B..., cela n'est pas vrai!»

  _Un adroit voleur s'étoit depuis dix mois établi chez moi. Je l'en ai
  chassé par surprise, ne pouvant employer la force, et je suis rentré
  dans mon bien. Chevalier, soyez l'unique possesseur du vôtre; Sophie
  attend son libérateur, Mme de Faublas gémit enfermée dans le couvent
  de ***, faubourg Saint-Germain, à Paris. Vous devinerez pourquoi je
  n'ai pas voulu vous apprendre hier cette importante nouvelle. Allez,
  mon ami, déguisez-vous, courez à la capitale; et, quand vous
  embrasserez votre charmante femme, n'oubliez pas de lui dire qu'elle
  doit au comte de Rosambert le plaisir de vous avoir sitôt revu. Je
  suis votre ami, etc._

«Ma femme au couvent de ***, à Paris! m'écriai-je en finissant la
lecture de cette lettre. Mon amie, voyez comme je suis heureux!--Cruel
enfant, me répondit-elle avec un mouvement passionné qui exprimoit et
son amour et son désespoir; cruel enfant! c'étoit donc vous qui deviez
me porter le dernier coup!»

                   *       *       *       *       *

J'allois tomber à ses genoux; j'allois la prier de me pardonner mon
étourderie; mais, son trouble s'étant à l'instant dissipé, elle me
demanda avec plus de fermeté ce que je comptois faire et quels services
j'attendois de son amitié. Je lui témoignai le vif désir de retourner à
Paris; elle parut épouvantée des périls qui m'y attendoient, et me parla
des inquiétudes que ma fuite alloit causer au baron. Je lui observai que
vraisemblablement je quittois mon père pour une quinzaine seulement, et
qu'en usant de quelques précautions sages je pouvois espérer d'échapper
aux périls que mon retour dans la capitale entraînoit effectivement. Mme
de B... ne se rendoit pas. «Mon amie, lui dis-je, loin de moi, ma femme,
désespérée, se meurt peut-être; je ne connois pour moi-même aucun danger
plus pressant que celui qui la menace, et mon premier devoir est de la
secourir.--Ce n'est point à moi, répondit-elle en soupirant, qu'il
convient de blâmer les imprudences que la plus impérieuse des passions
fait commettre. Puissé-je, devenue la confidente de vos témérités, ne
jamais regretter en secret le temps, peut-être heureux, où j'en hasardai
de pareilles! Allez, mon cher Faublas, à travers mille périls, chercher
cette jeune Sophie dont la beauté m'a coûté tant de larmes. O destinée
vraiment bizarre! je dois aujourd'hui, pour vous réunir, prendre autant
de soins qu'autrefois je me donnai de tourmens pour vous séparer.
L'inquiète amitié, n'en doutez pas, veillera sur l'amour inconsidéré. Je
veux, autant qu'il me sera possible, écarter les dangers dont je vous
vois environné, et préparer les beaux jours qui vous sont promis. De
toutes les précautions, la première et la plus nécessaire est celle de
votre travestissement: je me charge de vous en trouver un commode et
convenable; je me charge de tous les apprêts de votre départ. Le mien,
dont l'heure étoit fixée, sera remis à demain à cause de vous.
Quittez-moi, mon ami, dites à Desprez qu'il monte me parler;
attendez-moi dans votre chambre au milieu de la nuit prochaine.»

Elle s'y rendit en effet, et pour cette fois elle entra par la porte.
D'abord elle me fit ôter mon habit, et d'un petit paquet mystérieusement
ouvert elle tira une grande robe noire dont je me vis aussitôt affublé.
Une _batiste_ menteuse, avec art disposée, parut recéler le trésor d'un
sein pudique et naissant. Sur mon modeste front, déjà couvert d'un
bandeau blanc, vint retomber encore un voile clair et léger, à travers
lequel mon timide regard alloit cherchant celui de l'officieuse amie qui
me déguisoit. Comme je la vis rougir et se troubler! qu'avec peine et
plaisir je l'entendis étouffer un soupir douloureux et tendre! que de
fois ses yeux mouillés de larmes se baissèrent pour éviter la rencontre
des miens! que de fois sa main tremblante s'arrêta sur quelque partie de
mon ajustement, qui jamais n'alloit assez bien! et moi, pour qui cette
main si jolie n'étoit pas encore assez lente; moi qui, doucement penché
sur mon intéressante amie, jouissois en silence de son émotion
délicieuse à mon coeur, comme je me sentis pressé du vif désir
d'éteindre mon ardeur et ses regrets dans un dernier embrassement! O ma
Sophie! dans aucun moment de ma vie ton souvenir ne fut plus nécessaire
à ma vertu chancelante, et même je dois, pour m'en punir, l'avouer
franchement, si j'avois été bien intimement persuadé que Mme de B...,
non moins foible que moi... Enfin, je n'essayai pas de m'en convaincre,
et tu dois, ma charmante femme, me savoir quelque gré de n'avoir pas mis
à cette rude épreuve le courage de la marquise et la fidélité de ton
époux.

Mme de B..., quand elle vit qu'il ne manquoit plus rien à mon
déguisement, ne put retenir quelques larmes, et d'une voix foible me
dit: «Adieu, partez, rentrez en France, volez à Paris; dans deux heures
je vous suis, deux heures après vous j'entre dans la capitale...
Faublas, nous allons arriver pour ainsi dire ensemble, la même ville va
nous renfermer, et cependant nous ne nous verrons plus! Ah! du moins, je
veillerai sur vous, je préviendrai le péril, ou je l'écarterai; ma
tendresse inquiète... Vous verrez, vous verrez si je suis véritablement
votre amie. Chevalier, descendez rue de Grenelle-Saint-Honoré à l'hôtel
de _l'Empereur_; vous n'y resterez qu'un moment; il y viendra de ma part
quelqu'un à qui vous pourrez donner toute votre confiance. Chevalier,
écoutez ces avis, conduisez-vous par ces conseils, surtout ne faites pas
d'imprudence, je vous en supplie. Vous n'avez plus qu'un moyen de me
récompenser de mes soins: c'est de n'en pas détruire l'effet par de
folles témérités. Que ne m'est-il permis de vous accompagner sur la
route et de partager les dangers qui vous y attendent peut-être! Tenez,
mon ami, à tout hasard, prenez vos pistolets. Quant à ce meuble,
ajouta-t-elle en me montrant mon épée pendue au chevet de mon lit, ce ne
peut jamais être celui d'une religieuse, permettez-moi de me
l'approprier.»

J'allai la détacher et la lui présentai: elle la saisit avec transport,
la tira promptement, parut prendre plaisir à considérer sa fine trempe;
puis, l'ayant remise dans le fourreau et s'étant emparée de ma main
qu'elle serra avec une force dont je ne l'aurois pas crue capable:
«Grand merci, me dit-elle du ton le plus véhément, je serai digne de ce
présent.»

Sans attendre ma réponse, elle me conduisit vers l'escalier, que nous
descendîmes en silence; sans bruit nous traversâmes le jardin dont la
petite porte s'ouvrit dès que nous parûmes: je vis une chaise de poste
qui m'attendoit. Je voulus remercier la marquise, plusieurs baisers me
fermèrent la bouche; j'espérois au moins lui rendre ses tendres
caresses, mais, plus prompte que l'éclair, elle s'arracha de mes bras,
ferma la porte sur elle, et me fit entendre un dernier adieu. Je partis,
je partis pour te rejoindre, ma Sophie; mais combien de malheurs, que
d'ennemis et de rivales devoient encore retarder le moment de notre
réunion!

                   *       *       *       *       *




Il étoit à peu près cinq heures du matin: nous entrâmes à la pointe du
jour sur les terres de France. Tout homme qui voyage dans un pays où il
s'est fait une fâcheuse affaire imagine que quiconque le regarde le
reconnoît; il lui semble impossible que son inquiétante aventure, écrite
sur son front, ne soit pas lue de chaque passant; d'ailleurs il étoit
tout simple qu'une religieuse courant la poste fût curieusement
remarquée. Voilà ce que je me dis à moi-même aux environs de Longwy,
première place frontière, où je crus m'apercevoir que j'étois observé.
Ces belles réflexions m'ayant rassuré, je me livrai aux trompeuses
douceurs d'un sommeil, hélas! trop court; à quelques centaines de pas,
ma chaise fut environnée; j'ouvris les yeux au bruit que produisirent
mes portières brusquement ouvertes. Avant que j'eusse le temps de me
reconnoître, on se précipita dans la voiture, on me saisit, on me lia;
les archers, trop respectueux ou trop inattentifs, soit qu'ils eussent
un reste de considération pour mon sexe ou pour mon habit, soit qu'ils
imaginassent ne devoir rien craindre d'une religieuse, qu'apparemment
ils ne croyoient point armée, ne me fouillèrent pas; mais la troupe
sacrilège osa souiller ma sainte _étamine_, en l'enveloppant d'un
manteau guerrier, et ne craignit pas de cacher mon voile bénit sous une
toile grossière et profane. Leur chef s'assit cavalièrement près de moi,
le postillon eut ordre d'avancer.

Où me conduisoit-on? Apparemment sourd et muet, le discret satellite qui
veilloit sur moi n'étoit pas plus touché de mes questions que de mes
plaintes. L'espèce de serviette dont ma tête restoit enveloppée ne me
laissoit parvenir qu'une lumière trop foible pour que je pusse rien
distinguer. Seulement le bruit d'une cavalcade frappoit mon oreille, et
j'en augurois très raisonnablement que, pour plus grande sûreté, des
soldats m'escortoient. Une fois même, tandis que la troupe, un instant
arrêtée, prenoit vraisemblablement des chevaux frais, j'entendis
quelqu'un prononcer distinctement le nom de Derneval et le mien. Où me
conduisoit-on?

La maudite voiture alloit toujours, et nous n'arrivions pas. Depuis j'ai
calculé que nous avions fait route pendant trente-six heures à peu près:
trente-six siècles ne paroîtroient pas plus longs! Que d'affreuses
inquiétudes m'agitoient! à quelles réflexions j'étois livré! Je me
voyois environné de juges! j'entendois prononcer l'arrêt terrible,
j'apercevois le fatal échafaud! quelle situation!... Ce n'étoit pas pour
moi seul que je frémissois: non, mon père, je songeois à cette lettre
que j'avois laissée pour vous sur ma table, et dans laquelle je vous
promettois de revenir bientôt.

Hélas! peut-être votre fils ne devoit plus vous embrasser!

Ce n'étoit pas pour moi seul que je regrettois la vie: non, ma jeune
épouse, non, je songeois à tes appas encore naissans, à notre hyménée si
court, à nos doux liens sitôt rompus. En supposant que ma déplorable fin
n'entraînât pas ta fin prématurée, du moins, j'en étois sûr, tu
resterois fidèle à ma mémoire; jamais personne n'auroit à se glorifier
d'avoir épousé la veuve de Faublas. O ma Sophie! je m'attendrissois sur
le sort d'une enfant de quinze ans, condamnée aux ennuis d'une viduité
qui pouvoit durer plus d'un demi-siècle, et réduite à regretter si
longtemps les rapides plaisirs de deux nuits.

Enfin nous arrivâmes. On me descendit; on me porta, je ne pouvois
deviner où. Je ne pouvois, à travers la toile dont mon visage étoit
couvert, et dans les ténèbres de la nuit, examiner les lieux. Au défaut
de mes yeux, j'exerçois mes oreilles, j'écoutois avec autant de
curiosité que d'inquiétude. J'entendois le fracas des portes, le bruit
des verrous, le cri des grilles, la marche prompte de plusieurs
personnes accourues de divers côtés. L'endroit où l'on me déposa me
parut humide et froid; je fus assis dans un immense fauteuil de bois;
assez loin de moi l'on murmuroit quelques mots qu'il m'étoit impossible
d'entendre; et mes oreilles étoient seulement frappées de cette espèce
de gémissement sourd et prolongé que produit dans un lieu vaste,
ordinairement solitaire, le bourdonnement inaccoutumé de plusieurs voix
réunies.

Quelqu'un, s'étant approché, se pencha à mon oreille, et, d'un ton fort
doux, m'adressa ces paroles en même temps consolantes et terribles:
«Grand Dieu! qu'allez-vous devenir? Pourrai-je vous sauver?»

L'instant d'après j'entendis le son d'une cloche funèbre; il me sembla
que beaucoup de gens entroient ensemble et m'environnoient. Au
tumultueux brouhaha d'une grande assemblée, succéda tout à coup un
profond silence qui dura quelque temps. Mon âme s'en émut, mon
imagination travailla, je ne sais quel sentiment jusqu'alors inconnu...

Eh bien, soit, je l'avoue, j'eus peur.

Une voix grêle rompit enfin l'effrayant silence et m'ordonna de dire un
_Ave Maria_. Un _Ave Maria_! Trois fois je me fis répéter cet étrange
commandement, et trois fois ma langue embarrassée refusa d'obéir: je ne
pus, dans mon trouble extrême, me rappeler une syllabe de l'oraison
demandée. Quelqu'un l'entonna, qui me la fit répéter mot pour mot.
Ensuite commença le court interrogatoire dont voici l'exact
procès-verbal:

«D'où venez-vous?--Que sais-je? Demandez-le à ceux qui m'ont
amené.--Qu'avez-vous fait depuis que vous êtes sorti d'ici?--Ici? Je n'y
suis peut-être jamais venu! Où suis-je?--N'avez-vous pas séduit Mlle de
Pontis?--Mlle de Pontis! O Sophie!...--Oui, Sophie de Pontis: vous la
connoissez?--J'ai entendu parler d'elle. Si je l'avois connue, je
l'aurois adorée et non séduite.--Connoissez-vous le chevalier de
Faublas?--Ce nom-là est venu jusqu'à moi.--Derneval, le
connoissez-vous?--Non.»

Ce non, répété par plusieurs voix, circula dans l'assemblée. «Ne vous
appelez-vous pas Dorothée?--Non.»

Celui-ci fit encore plus d'effet que l'autre. La voix qui m'interrogeoit
reprit: «Qu'on lui ôte cette serviette, et qu'on lève son voile.»

L'ordre aussitôt s'exécute, et quel spectacle vient m'étonner! Devant un
autel, sur un banc circulaire qui m'enveloppe en son vaste contour, sont
rangées à la file plus de cinquante... Mes yeux ne me trompent-ils pas?
Non, ce n'est pas un rêve de mon imagination égarée. Plus je regarde, et
plus je vois que cinquante religieuses sont là qui m'examinent; je les
entends même s'écrier en choeur: «Ce n'est pas elle!»

«Ce n'est pas elle!» répéta celle qui paroissoit présider l'assemblée.
«L'affaire est embarrassante, continua-t-elle après un moment de
réflexion; il faut en écrire dès ce soir à nos supérieures. Demain nous
recevrons leur réponse; en attendant, qu'on la mette au cachot, et que
l'une de nos soeurs veille auprès d'elle.»

Quatre jeunes professes me saisirent et m'emportèrent. Je n'avois garde
de résister: j'étois lié d'abord, et puis je trouvois la voiture assez
douce. D'ailleurs toutes ces femmes me suivoient; moi, je prenois
plaisir à les regarder. Dans le grand nombre de ces visages féminins,
j'en voyois de très respectables par leur forme, et de très précieux par
leur antiquité. Il s'en trouvoit de toutes les couleurs, blanc, gris,
jaune, vert plus ou moins foncé; celui-ci étoit commun, celui-là
singulier, cet autre ridicule; mais aussi du coin de l'oeil j'en
lorgnois de si nouveaux, de si jolis! cette vue achevoit d'éloigner les
idées funestes qui tout à l'heure portoient l'épouvante au fond de mon
âme, et, quoique ma situation fût encore inquiétante, ma foi! je n'y
songeois plus. Que voulez-vous? je suis ainsi fait. Dans aucune
circonstance de ma vie, quelque embarrassante que vous l'imaginiez, je
n'ai pu voir de près plusieurs femmes ensemble sans avoir de longues
distractions.

Cependant on me promenoit, à la clarté des flambeaux, dans un long
souterrain, au bout duquel je vis une chapelle. Tout auprès on ouvrit
une chambre qui n'avoit d'un cachot que le nom. C'étoit une espèce de
cellule où se trouvoit un lit, sur lequel on me posa. Une lampe fut
allumée, on fit donner une chaise à la soeur Ursule, à qui les
vénérables, en s'en allant, recommandèrent de prier religieusement près
de moi jusqu'au lendemain matin.

O mon étoile! grâces te soient rendues! De tous les jolis visages que
j'avois distingués, celui d'Ursule étoit le plus charmant. Quel teint!
quel éclat! quelle fraîcheur! que de douceur dans son regard timide! que
d'innocence sur son front ingénu! A moins qu'on n'y rencontre ma Sophie,
on ne voit pas de ces figures-là dans le monde; et du jour que, dans les
bras de son heureux amant, Mlle de Pontis devint la plus belle des
femmes, Ursule dut être proclamée la plus jolie des filles.

Quoique prisonnier, je n'eus plus d'autre inquiétude que celle dont il
falloit ressentir le vif attrait près de cette beauté si touchante.
Quoique très fatigué, je n'éprouvai plus le besoin du sommeil; et puis
il s'agissoit bien de dormir! Allons, Faublas, galant compagnon de
Rosambert, docile élève de Mme de B..., c'est ici qu'il te faut montrer
digne de tes maîtres. Le triomphe peut te paroître difficile, mais enfin
la carrière est ouverte, et vois comme il est digne de toi le prix que
le hasard propose en ce moment à l'éloquence: une fille charmante et la
liberté! Si jamais séduction fut excusable, assurément voici le cas.

Prélat curieux qui, seul au coin du feu, parcourez dévotement ce méchant
livre, si vous êtes aussi étourdi que son jeune auteur, composez de quoi
remplir les six pages suivantes; mais prenez garde à la censure, elle ne
permet pas de tout imprimer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je venois de lier ensemble les deux jolis pieds d'Ursule; je venois de
charger ses mains des liens dont elle avoit débarrassé les miennes; je
préparois à regret le mouchoir qui devoit lui couvrir la bouche. «Un
moment, dit-elle, un moment encore. Je veux vous répéter vos dernières
instructions, qu'il faut bien retenir. Guidé par la foible lueur de
cette bougie, vous entrerez dans le souterrain que nous venons de
parcourir ensemble. A quelques pas d'ici, comme je vous l'ai fait voir,
vous détournerez à gauche; bientôt vous arriverez à cette trappe que
nous avons eu tant de peine à lever; tout près de là, sous le hangar de
la petite cour, vous prendrez l'échelle du jardinier; enfin, avec cette
clef-ci vous ouvrirez la grille du jardin que vous connoissez, et
veuille le Ciel vous préserver de tout accident! Ah! j'oubliois encore
une précaution nécessaire; je l'oubliois, parce qu'elle ne regarde que
moi. Pour qu'il paroisse moins douteux qu'on a employé la force afin de
vous arracher d'ici, ayez soin, en sortant, de jeter à l'entrée du
cachot l'un des deux pistolets que la maréchaussée vous a si
heureusement laissés. Partez, mon ange, sauvez-vous, il est déjà tard.
Adieu, divin jeune homme; l'abeille n'a pas de miel plus doux que tes
paroles, le feu de ton regard brûle mon coeur, mon âme repose dans la
tienne. Couvre-moi le visage, et hâte-toi de sortir d'ici.»

J'eus quelque peine à ne pas lui désobéir; il fallut bien m'y décider
pourtant. Je cachai sa belle bouche sous un mouchoir, que j'arrangeai de
manière à faire croire qu'on avoit ainsi enveloppé le visage de la
pauvre nonne pour que ses cris ne fussent pas entendus. Ensuite, au lieu
de perdre le temps en remerciemens inutiles, je quittai ma libératrice,
à peu près tranquille sur son sort, quoi qu'il pût arriver, mais encore
fort inquiet pour mon propre compte. Jugez quelle fut ma joie lorsque,
après avoir heureusement parcouru le souterrain, franchi la trappe,
traversé la petite cour, ouvert la grille, je me vis dans un jardin que
je reconnus, et que, sans doute, le lecteur reconnoît aussi.

Cette partie du mur où je place l'échelle que je porte est celle que
Derneval et moi nous avons si souvent escaladée ensemble; derrière est
la rue ***; c'est par là que je compte m'en aller. Voici le pavillon;
voici l'allée couverte: votre coeur n'est-il pas ému? Le mien palpite,
et mes yeux se remplissent de larmes. Je la revois, cette promenade
chérie où soupiroit ma jolie cousine. Quels sentimens j'éprouve! un
trouble religieux, un saint respect mêlé d'attendrissement! Ces lieux
sont pleins de sa présence et des monumens de nos amours. Elle rêvoit
ici le jour que je lui chantois ma romance; ce fut là qu'elle se trouva
mal; ce fut là-bas que je la portai. Sur ce banc que je touche, elle
venoit s'asseoir dans les heures de récréation, pour que nous pussions
nous voir à travers la jalousie de mon pavillon. Voici la place où je la
joignois presque tous les soirs; ici, dans un mutuel épanchement, nous
confondions souvent nos soupirs et nos pleurs... Plus loin... Oui, le
voilà, c'est lui!... Je l'ai salué d'un cri de reconnoissance et de
joie; ne le voyez-vous pas, le _marronnier propice_, cet arbre consacré
par ses derniers combats et par mon triomphe? Vite je vais baiser ses
rameaux tutélaires; je vais, sur son tronc protecteur, graver mon
chiffre et celui de ma femme... De ma femme! ah! nous étions amans, et
nous vivions réunis! nous sommes époux, et nous languissons séparés!
séparés!... Je vole vers elle... Grand Dieu! le jour va bientôt
paroître, et, si l'on me découvre ici, je suis perdu.

Je courus à mon échelle, sur laquelle je ne montai que difficilement, à
cause de la longue robe dont Ursule avoit voulu que je restasse affublé.
Déjà cependant je touchois au chaperon du mur, lorsqu'en me penchant du
côté de la rue je vis une escouade de guet qui s'y promenoit. Je
redescendis précipitamment, fort embarrassé de savoir par où je
sortirois. Il ne falloit pas songer à me sauver chez M. Fremont, où
j'étois trop connu, et je ne savois par qui étoit habitée la maison que
je voyois à côté de la sienne; mais, quel qu'en fût le propriétaire,
aucun séjour ne pouvoit être plus dangereux pour moi que celui du
couvent: je me déterminai donc à planter mon échelle le long du mur
mitoyen.

Pour faire avec moins de difficulté ma périlleuse incursion, je songe à
quitter l'ample vêtement qui gêne tous mes mouvemens; mais un léger
bruit se fait entendre et m'effraye; au lieu de perdre du temps à me
déshabiller, je grimpe le plus vite qu'il m'est possible, et, me mettant
promptement à califourchon sur le chaperon, j'enlève l'échelle, que je
veux planter de l'autre côté. A l'instant où je la tiens en l'air, je
crois apercevoir quelqu'un près de la grille du jardin que je quitte.
Mon effroi s'augmente, ma main tremble, l'échelle m'échappe et tombe; me
voilà, dans un équipage très incommode, à cheval sur un mur.
Heureusement, un saut de dix pieds n'est pas fait pour m'épouvanter; le
temps presse, il n'y a pas à délibérer, je me précipite.

Au bruit de la double chute de mon échelle et de mon individu, une jeune
fille, en joli caraco, est sortie de derrière une charmille où elle se
tenoit cachée. D'abord elle venoit droit à moi; soudain elle s'arrête,
comme si elle étoit aussi épouvantée que surprise, et elle se couvre le
visage de ses deux mains avant que je sois assez près d'elle pour
distinguer ses traits. Moi, je la joins, je la rassure, et, tout en
implorant son secours, je baise, l'une après l'autre, les deux petites
mains que je voudrois écarter pour voir la figure apparemment jolie
qu'elles me cachent.

«Une religieuse! dit alors une voix: c'est lui qui se déguise ainsi! Ah!
faquin, je vous apprendrai à venir en conter à ma maîtresse.»

Comme je me retourne pour regarder d'où part la voix menaçante, je sens
mes épaules rudement compromises. Sans respect pour ma robe, on me
régaloit de coups de bâton. Il est vrai que j'en reçus plusieurs avant
d'avoir eu le temps de tirer mon pistolet de ma poche; mais vous allez
décider si mon honneur, involontairement outragé, fut suffisamment vengé
par la réparation à laquelle je forçai mes brusques agresseurs.

Ils étoient trois. Chacun d'eux suspendit ses coups, dès qu'après avoir
reculé quelques pas j'eus montré le redoutable instrument dont je venois
de m'armer. Celui de mes adversaires que je regardai le premier avoit à
peine quatorze ou quinze ans. Je le reconnus pour un de ces petits
enfans de jolie figure, un de ces jockeys élégans, qui, majestueusement
courbés sur le faîte menaçant d'un cabriolet colossal, font de gentilles
grimaces aux passans que leur maître éclabousse, ou d'une voix douce et
futée crient _gare_ à ceux qu'il écrase. Je ne donnai qu'un coup d'oeil
au second: c'étoit un de ces grands coquins insolens et lâches que le
luxe enlève à l'agriculture, que nous autres gens comme il faut payons
pour jouer aux cartes, ou pour dormir sur des chaises renversées près
des fournaises de nos antichambres; pour jurer, boire et se moquer de
nous dans nos offices; pour manger au cabaret l'argent de _monsieur_;
pour caresser dans les mansardes les femmes de chambre de _madame_. Le
troisième s'attira toute mon attention; sa mise étoit en même temps
simple et recherchée, indécente et jolie; il avoit dans son maintien
quelque noblesse et beaucoup de grâce; son air conservoit quelque chose
d'imposant jusque dans sa frayeur. Je jugeai qu'il étoit le maître des
deux autres. «Monsieur, si vous osez faire un pas, si vous vous
permettez seulement un signe, si vos gens tentent la moindre résistance,
je vous tue. Faites-moi la grâce de me répondre. Êtes-vous
gentilhomme?--Oui, Monsieur.--Votre nom?--Le vicomte de
Valbrun.--Monsieur le vicomte, je ne vous dirai point comment on
m'appelle; vous saurez seulement que je vous vaux bien. Cette aventure,
dont le commencement m'a été si désagréable, finira-t-elle heureusement
pour vous? Il est vraisemblable que ce n'est pas à moi que vous en
vouliez; mais enfin c'est moi que vous avez indignement outragé:
Monsieur, vous ne l'ignorez pas sans doute, l'honneur offensé veut du
sang. Malheureusement l'heure me presse, et je n'ai qu'un pistolet;
cependant nous pourrons, si bon vous semble, vider notre différend sans
sortir d'ici. D'abord, je vous prie de vouloir bien renvoyer votre
domestique et votre jockey.»

M. de Valbrun fit un signe, et les deux valets s'éloignèrent. Soudain je
fus au maître, et, lui présentant un de mes poings fermé: «Il y a là
dedans, Monsieur, quelques pièces de monnoie: _pair_ ou _non_. Si vous
devinez, je vous remets le pistolet, vous tirerez à bout portant. Si
vous ne devinez pas, Vicomte, je vous déclare que vous êtes
mort.--«_Pair_», dit-il. J'ouvris la main, il avoit rencontré juste...
Adieu, mon père! ô ma Sophie! adieu, pour jamais!... M. de Valbrun, en
prenant le pistolet que je lui présentois, s'écria: «Non, Monsieur, non;
vous reverrez votre père et Sophie.» Il tira son coup en l'air, et,
tombant à mes genoux: «Étonnant jeune homme, continua-t-il, qui donc
êtes-vous? Que de noblesse et d'intrépidité! Je serois trop inexcusable
si j'avois pu vous outrager volontairement. Songez que ce fut le hasard
qui me rendit coupable, et daignez m'accorder mon pardon.» Je
m'efforçois de le relever. «Monsieur, reprit-il, je ne quitterai point
cette posture que vous ne m'ayez pleinement rassuré sur vos
dispositions.--Vicomte, vous me demandez grâce quand vous m'avez laissé
la vie! Croyez que je ne conserve aucun ressentiment et que je serai
charmé d'obtenir votre amitié.--A qui ai-je le bonheur de parler?--Je ne
puis vous le dire; je me ferai connoître dans un temps plus heureux,
souffrez que je me retire.--Comment! avec cette robe de religieuse?
Entrez chez moi, je vous ferai donner un habit; ce sera l'affaire d'un
moment.»

En effet, il étoit impossible que je sortisse dans l'équipage où je me
trouvois, j'acceptai les offres du vicomte.

                   *       *       *       *       *




Cependant la jeune fille qui avoit causé tout le désordre étoit demeurée
à quelque distance et ne disoit pas un mot. M. de Valbrun l'appela; elle
vint en se cachant toujours le visage avec ses mains. «Quelle pudeur!
lui dit le vicomte, comme cela est intéressant! Vous concevez, ma mie,
que je ne suis pas la dupe de cet air-là! Je voulois bien, comme cela se
pratique dans une petite maison, vous céder quelquefois à d'honnêtes
gens qui sont mes amis; mais nous étions convenus que vous ne vous
donneriez jamais sans mon ordre, et vous sentez que votre maître ne se
soucie point d'être le rival de votre coiffeur. Puisque c'est ce beau
monsieur qui vous plaît, eh bien, que ce soit lui qui vous paye. Dès ce
soir nous nous séparerons, Mademoiselle Justine...»

[Illustration: APPARITION DE JUSTINE]

A ce nom qui sonnoit si doucement à mon oreille, j'interrompis M. de
Valbrun: «Elle s'appelle Justine? Il seroit bien singulier... Monsieur
le vicomte, me permettez-vous d'éclaircir un doute?» Il m'assura que je
lui ferois plaisir. Je m'approchai de la jeune fille, j'écartai ses
mains trop discrètes; et, comme il faisoit assez clair pour qu'on pût
bien distinguer les visages, je reconnus cette jolie petite figure
chiffonnée, dont le piquant souvenir m'avoit quelquefois donné du souci.

FAUBLAS.

Quoi! vraiment! c'est toi, ma petite?

JUSTINE.

Oui, Monsieur de Faublas, c'est moi.

LE VICOMTE DE VALBRUN.

Monsieur de Faublas!... Il est joli, noble, vaillant et généreux. Il
croyoit toucher à son heure suprême et nommoit Sophie! Cent fois
j'aurois dû le reconnoître. (_Il vint à moi et me prit la main._) Brave
et gentil chevalier, vous justifiez de toutes les manières votre
réputation brillante: je ne suis point étonné qu'une charmante femme se
soit fait un grand nom pour vous. Mais, dites-moi, comment êtes-vous
ici? comment, après l'éclat du plus fâcheux duel, osez-vous paroître
dans la capitale? Il faut qu'un grand intérêt vous y entraîne...
Monsieur le chevalier, donnez-moi votre confiance, et regardez le
vicomte de Valbrun comme le plus dévoué de vos amis. D'abord, où
allez-vous?

FAUBLAS.

A l'hôtel de _l'Empereur_, rue de Grenelle.

LE VICOMTE.

Un hôtel garni! et dans le quartier de Paris le plus habité!
gardez-vous-en bien. Dans celui-ci d'ailleurs, vous êtes connu: vous
oseriez vous y montrer pendant le jour? Eh! vous n'y feriez point vingt
pas sans être arrêté.

                   *       *       *       *       *

Le vicomte avoit raison peut-être; mais je ne sentois que le vif désir
de hâter le moment qui me rapprocheroit de Sophie. J'insistai donc. «Eh
bien, soit, me dit-il, mais au moins souffrez que j'aille à la
découverte pendant que vous allez mettre un habit. Justine, conduisez
monsieur dans le cabinet de toilette, ouvrez-lui ma garde-robe, ayez
soin qu'il ne manque de rien.»

Dès que le vicomte fut sorti, je demandai à Justine quel étoit
précisément son emploi dans le lieu où je la rencontrois. «C'est ici, me
dit-elle en bégayant, la petite maison de M. de Valbrun.--J'entends! tu
es, dans ce temple de la volupté, l'idole qu'on encense! Mademoiselle,
vous êtes assez jolie pour cela.--Monsieur de Faublas, vous me faites
des complimens.--Comment ta fortune a-t-elle si fort changé en si peu de
temps?--Ah! l'aventure de madame la marquise m'a fait une espèce de
réputation, c'étoit à qui m'auroit, il y a trois semaines. De tous les
prétendans, M. de Valbrun m'a paru le plus aimable...--Le plus aimable!
et déjà tu lui fais de mauvais tours!--Moi! point du tout, je vous
assure; c'est qu'il est très jaloux, monsieur le vicomte!--Mais ce
coiffeur?--Fi donc! l'horreur! est-il seulement croyable que je m'occupe
d'un être comme celui-là!--Comment donc! Justine, de la fierté!... Mais
que diable allois-tu faire de si bonne heure dans ce jardin?--Prendre
l'air, uniquement prendre l'air. Au reste, si monsieur le vicomte se
fâche, tant pis pour lui, je ne suis pas embarrassée de trouver des
places...--Oui, des places, dans des petites maisons?--Dame, je veux
faire une fin. Voudriez-vous que je restasse servante toute ma vie?
J'aime bien mieux être la maîtresse de quelque seigneur qui me fera un
sort honnête, et...--Voilà ce qui s'appelle solidement penser, Justine.
Avec vos beaux calculs pourtant, vous trahissez lâchement nos amours,
perfide... Tu m'oubliois totalement, petite ingrate.--Oh! non,
répondit-elle d'un ton caressant, je suis charmée de votre retour et de
cette rencontre. Monsieur de Faublas, vous serez bien sûr d'être aimé
chaque fois que vous voudrez plaire, et ce ne sera point avec vous qu'on
se montrera jamais intéressée.--Voilà, mon enfant, un discours bien
tendre et un procédé bien noble; il me reste pourtant quelque doute.
Tiens, ce La Jeunesse...--N'en parlons point.--Si fait, parlons-en, et
ne mens pas. Mon enfant, il devoit se marier avec toi. As-tu
inhumainement sacrifié ton prétendu?--Sûrement, dit-elle en riant; je
n'épouse plus que des gens de qualité, moi!»

J'allois répondre quand M. de Valbrun rentra. «Ne vous avisez pas de
sortir, me dit-il, la rue est certainement gardée. J'ai vu plusieurs
escouades de guet se promener dans le quartier; j'ai vu rôder dans les
environs beaucoup de gens de fort mauvaise mine. Passez la journée ici,
je vais aller rassembler quelques amis; au milieu de la nuit prochaine,
je reviendrai vous chercher en bonne compagnie, et, si vous voulez me
rendre un véritable service, vous accepterez dans mon hôtel un asile qui
ne sera pas violé. Vous, Justine, faites en mon absence les honneurs de
ma petite maison; je vous ordonne de traiter monsieur comme vous me
traiteriez moi-même, et je vous pardonne, à sa considération, vos
promenades du matin. Justine, je laisse, pour faire le service, mon
jockey et La Jeunesse.--Ah! ah! Monsieur le vicomte, ce grand coquin
dont vous étiez accompagné au jardin, c'est La Jeunesse?--Le
connoissez-vous?--Oui, si c'est celui qui appartenoit au marquis de B...
Parle donc, Justine, n'est-ce pas le même?--Oui,... Monsieur de
Faublas... Un bon sujet... Un excellent domestique...--C'est toi qui
l'as donné à monsieur le vicomte?--Oui, Monsieur de Faublas.--Bien, mon
enfant, très bien. Tu lui as fait là un véritable cadeau.»

Le vicomte, en me disant adieu, me prévint qu'avant de sortir il alloit
soigneusement faire barricader toutes les portes, et me recommanda de
n'ouvrir à qui que ce fût.

Dès que nous fûmes seuls, Justine me demanda timidement par quelle
espèce d'amusement je comptois remplir ma matinée. «Mon enfant, je
déjeunerois volontiers si je n'avois pas une grande envie de dormir.
Fais-moi donner un bon lit, et seulement aie soin qu'en me réveillant je
trouve à dîner.» Elle pâlit, soupira, pleura presque, et me dit d'un ton
dolent: «Vous êtes donc fâché contre moi?--Non, ma petite, je ne suis
pas fâché; mais j'ai grand besoin de repos.» Elle soupira plus fort, me
prit par la main, et me conduisit dans une chambre à coucher, commode,
recherchée, galante plus que le galant boudoir de Mme de B... Et moi
aussi, je soupirai dans ce moment, mais ce fut de réminiscence. Justine,
restée là, paroissoit réfléchir et m'examinoit attentivement. Je la
priai de se retirer; elle se le fit répéter deux fois, et m'obéit enfin
en me lançant un regard qui disoit plus que bien des reproches.

Il n'y avoit pas longtemps que j'étois couché, quand on m'apporta une
tasse de chocolat. Sensible à cette attention de la maîtresse du logis,
je me proposois de lui faire mes remerciemens, quand je la vis entrer,
seulement vêtue d'une gaze légère. Déjà voluptueuse comme une grande
dame, non moins délicate dans ses plaisirs raffinés, la petite créature
faisoit fermer les volets de manière que le plus foible jour ne pût
pénétrer. Les rideaux de taffetas jaune furent tirés, on plaça les
bougies devant les glaces, l'encens brûla dans la cassolette. Tout cela
se faisoit sans qu'on daignât répondre un mot à mes fréquentes
questions; mais, dès que le jockey se fut retiré, Justine me dit que son
premier devoir étoit d'obéir à monsieur le vicomte, et sa plus douce
envie de faire la paix avec monsieur le chevalier. A ces mots, plus
prompte que l'éclair, elle s'élança près de moi; plus caressante que le
zéphire, en moins d'une seconde, elle me fit oublier le coiffeur et La
Jeunesse, et... Ne crains rien, ma charmante femme; près d'un aussi
méprisable nom je ne placerai pas ton nom révéré.

Lecteur, je vous entends murmurer, je crois; je vous entends détailler
la foule des motifs que j'avois de résister; mais des moyens, vous n'en
parlez pas. A vos cent mille raisons je n'en oppose qu'une, moi:
l'entreprenante Justine me tenoit dans son lit. S'il est vrai que vous
ne sachiez pas succomber à des tentations aussi prochaines, aussi
pressantes, dites-moi donc comment vous faites.

Peut-être, comme je fis, hélas! vous laissez échapper l'occasion, après
avoir multiplié d'inutiles efforts pour la saisir. Quelle injure je fis
à tes appas, qui le méritoient moins que jamais, jolie petite Justine!
et assurément ce ne fut pas ta faute. Tu te montras complaisante,
patiente, empressée, autant que tu me trouvas foible, languissant et
malheureux. Pour se voir réduit à cet excès d'abattement qui faisoit
alors ma honte et le désespoir de Justine, il faudroit avoir comme moi
couru la poste pendant trente-six heures, cahoté dans une méchante
voiture, tourmenté de mille inquiétudes, nourri seulement de bouillon;
il faudroit surtout avoir soutenu, durant toute la nuit suivante, un
entretien très vif avec une nonne charmante,... et très bavarde, bavarde
comme on l'est au cloître en pareil cas!

«Ah! dit enfin la pauvre enfant d'un ton qui marquoit sa confusion et sa
surprise, ah! Monsieur de Faublas, que je vous trouve changé!» Il me
parut que, si cette exclamation échappée à la tendre véracité de Justine
renfermoit l'amère critique du présent, elle offroit aussi, dans son
double sens, l'obligeant éloge du passé; mais, comme je me sentois aussi
plus capable de mériter le compliment que de me justifier du reproche,
je pris le sage parti de m'endormir sans observations préparatoires.

Justine me laissa tranquillement reposer, bien convaincue apparemment
que, si elle prenoit la peine de me réveiller, ce seroit très
gratuitement pour elle. Cependant elle demeura constamment près de moi,
puisqu'en me réveillant je la sentis à mes côtés: je ne la vis pas, car
les bougies étoient éteintes; il y avoit vraisemblablement longtemps que
je dormois. Il me sembla qu'il étoit temps de dîner, je sentois le vif
aiguillon d'une faim gloutonne; mon premier mot exprima mon premier
désir, je priai Justine de me faire apporter à manger. Elle se préparoit
à me quitter, quand je me surpris quelque velléité de réparer mes torts
envers elle; je crus même qu'il falloit commencer par là, et je lui fis
part de cette seconde réflexion, qui me parut lui être plus agréable que
la première. Elle accueillit ma proposition avec une pétulance qui ne
lui étoit pas ordinaire, ce qui me fit présumer que sans doute elle
imaginoit qu'il n'y avoit pas de temps à perdre. Quelque diligence
qu'elle fît pourtant, elle ne se pressa pas encore assez; il étoit
décidé qu'après avoir essentiellement manqué à tout le beau sexe des
_Petites Maisons_, dans la personne d'une des plus gentilles créatures
qui jamais s'y fût trouvée, je me verrois contraint de quitter ma
désolée compagne avant d'avoir pu rétablir sa réputation et la mienne, à
la fois compromises. Au moment où cette fille si attentive, si digne de
récompense, alloit peut-être recevoir le prix de ses soins généreux, il
se fit à la porte de la rue un grand bruit qui m'effraya: on frappoit à
coups redoublés. La Jeunesse accourut, qui, d'une voix altérée, nous dit
qu'on demandoit à entrer au nom du roi.

«Va, ma petite Justine, cours, ne souffre pas qu'on ouvre tout de suite,
donne-moi le temps de me sauver.--Vous sauver! où?--Je n'en sais rien,
mais qu'on n'ouvre pas.--Tenez, dans le jardin. Je vais vous faire
porter une échelle, escaladez le mur à droite; et, si notre voisine la
_dévote_, Mme Desglins, est tentée de vous recevoir aussi bien que moi,
efforcez-vous de la récompenser mieux.--Justine, écoute donc.--Eh
bien?--Tâche de faire passer de mes nouvelles à Mme de B... J'ignore ce
que je vais devenir, mais c'est égal; mande-lui toujours que je suis à
Paris, que tu m'as vu.»

Pendant ce court dialogue, on vient de m'apporter de la lumière, je me
suis promptement emparé de la pièce la plus essentielle de l'habillement
masculin, pièce dont l'exacte bienséance m'ordonne de vous laisser
deviner le nom, et que j'appellerai, si vous voulez bien le permettre,
_le vêtement nécessaire_. Comme je me prépare à m'en couvrir, j'entends
le fracas redoubler; il me semble qu'on enfonce les portes.

Je n'ai plus le temps de mettre les habits que Justine m'a fait
préparer, je ne prends que l'épée de M. Valbrun; en une seconde, ma main
droite est armée du glaive protecteur, et ma main gauche, au lieu d'un
bouclier, porte le vêtement nécessaire. Je m'élance sur l'escalier, je
me précipite dans la cour, je vole au bout du jardin.

La Jeunesse me suit avec une échelle; il la plante, je monte. A la vue
de plusieurs hommes qui viennent d'entrer, avec des flambeaux, dans la
cour du vicomte, je sens que je n'ai pas un instant à perdre; et, sans
m'amuser à considérer le terrain, que d'ailleurs je ne pourrois
reconnoître parce que la nuit est noire, je me jette hardiment de
l'autre côté du mur. O ma Sophie, en serai-je quitte pour la petite
contusion que je viens de me faire à la jambe?

Il est vrai que je marche sur un sable fin; mais j'estime qu'il est au
moins dix heures du soir; je suis environné d'épaisses ténèbres, dans un
jardin que je ne connois pas; la seule chemise dont je me trouve couvert
ne me garantit pas du vent de bise qui souffle avec violence; je suis
tourmenté de mille inquiétudes et je meurs de froid.

Cependant pourquoi perdre courage? A Paris comme ailleurs il n'y a pas
de si mauvais pas dont un malotru ne se tire avec de l'argent; à plus
forte raison un enfant de famille, quand il a sa bourse pleine d'or et
l'épée à la main. Va donc, Faublas, va donc examiner un peu la maison
que tu entrevois à quelques pas de ce bassin, dans lequel tu as été bien
près de tomber.

J'avance à pas comptés, sans bruit j'arrive, et doucement je tâtonne.
Comment donc se fait-il qu'on m'ait entendu? Je ne le conçois pas; mais
enfin la porte m'est ouverte, et, comme je ne vois plus de lumière,
j'entre avec confiance.

«C'est vous, Monsieur le chevalier?» me dit-on alors tout bas. Aussitôt
je déguise ma voix en l'adoucissant beaucoup, et, d'un ton aussi
mystérieux que le sien, je réponds: «Oui, c'est moi.» Elle avance au
hasard sa main, qui rencontre la garde de mon épée. «Vous avez l'épée à
la main?--Oui.--Est-ce qu'on vous poursuit?--Oui.--Est-ce qu'on vous a
vu passer par la brèche?--Oui.--Ne le dites pas à ma maîtresse, elle
auroit peur.--Où est-elle?--Qui? ma maîtresse?--Oui.--Vous le savez
bien; dans son lit. Vous pourrez passer toute la nuit ensemble, monsieur
est allé à Versailles accoucher une grande dame; il ne reviendra que
demain.--Bon. Mène-moi chez ta maîtresse.--Ne savez-vous pas les
êtres?--Oui; mais j'ai eu peur, ma tête n'y est plus; conduis-moi... Là,
bien, par la main.»

A peine avons-nous fait quatre pas que la femme de chambre, en ouvrant
une seconde porte, dit: «Madame, c'est lui.»

La dame du logis m'adresse la parole: «Tu viens bien tard ce soir, mon
cher Flourvac.--Impossible plus tôt.--Ils t'ont retenu?--Oui.--Eh bien!
où donc es-tu?--Je viens.--Qui t'arrête?--Je me déshabille.»

Vous savez que je n'avois pas besoin de me déshabiller, vous à qui j'ai
conté que ma main gauche portoit mon unique vêtement; mais convenez que
je ne devois marcher qu'avec beaucoup de précaution et de lenteur dans
une chambre pour moi nouvelle où, très heureusement, il n'y avoit plus
ni feu ni lumière. Enfin, parvenu jusqu'au pied du lit, je dépose
doucement par terre le vêtement nécessaire et mon épée; puis, soulevant
une molle couverture dont l'édredon propice va me réchauffer, je tombe
dans les bras d'une inconnue, qui commence par me donner le baiser le
plus tendre.

«Oh! que tu as froid! me dit-elle.--Il gèle si fort!--Mon cher
chevalier!--Ma douce amie!--La rigueur de la saison ne t'empêchera pas
de venir?--Sûrement non.--Toutes les fois que M. Desglins
découchera?--Oui.--Bathilde, pour t'avertir, fera toujours comme
aujourd'hui.--Bien.--N'est-ce pas ingénieusement imaginé, ce petit
lampion allumé sur sa fenêtre?--Oui.--Et ce pan de mur que j'ai fait
abattre?--Oui, j'ai passé par la brèche.--Et tu y passeras plus d'une
fois, car nos voisins les _Magnétiseurs_ ne la feront pas réparer de
l'hiver.--Sans doute.--N'es-tu pas content d'être venu loger chez
eux?--Très content.--Tu sais, mon cher Flourvac, que mon mari est
allé...--A Versailles, oui.--Nous pouvons passer ensemble la nuit
entière.--Tant mieux.--J'étois sûre qu'il en seroit bien aise, mon
chevalier.--O mon amie!--Tu m'aimes toujours, Flourvac?--Tendrement.--Je
t'avouerai pourtant que j'ai eu du chagrin cette après-dînée, mon
ange.--Pourquoi?--Tu n'es pas venu me joindre au
sermon.--Impossible.--Mais ce matin j'étois bien contente; et
toi?--Ravi.--La messe ne t'a pas paru longue?--Oh! non.--Que j'avois de
plaisir à te regarder!--Et moi!--Que tu as bien fait de mettre ta chaise
à côté de la mienne!--N'est-il pas vrai?--Mais tu as mal fait de me
parler.--La raison?--Toutes ces dames qui me connoissent et qui
m'estiment, qu'auront-elles dit de me voir causer dans l'église avec un
jeune officier?--Je conçois.--Tiens, mon coeur, ne viens plus me trouver
à l'église.--Parce que?--Parce que, dans le fond, cela n'est pas bien.
Oh! vraiment, ma conscience n'est pas tranquille.--Bon!--Faire l'amour
jusque dans la maison du Seigneur!--Il est vrai que...--Préférer
la créature au Créateur!--Vraiment!...--Et un militaire
encore!--Comment?--Si du moins c'étoit un abbé!--Mais...--A propos
d'abbé, mon ange, as-tu fait ma commission?--Laquelle?--Tu l'as
oubliée?--Laquelle?--Tu sais que le maigre m'incommode.--Eh bien?--Quoi!
Flourvac, vous ne vous souvenez pas que je vous avois prié d'aller
consulter...--Eh! oui, un médecin.--Point du tout, un prêtre.--Oui, oui,
je me rappelle...--Un prêtre, pour lui demander la permission...--Il te
l'accorde.--A moi?--A qui donc?--Vous m'avez nommée, moi?--Non, une
parente.--Ah! bon... Ainsi, mon coeur, je puis donc faire gras le
vendredi et le samedi?--Oui.--Ah! que je suis aise! ah! que je te
remercie!»

Le baiser qu'alors la dévote me donna me parut le plus vif de tous. J'en
avois reçu beaucoup d'autres, pendant qu'occupé du soin de soutenir une
conversation difficile, je m'étois efforcé de ne répondre que par de
courts monosyllabes aux questions que multiplioit l'inconnue trompée.
Cependant ses appas, quoique toujours défendus par une toile modeste,
agissoient sur moi plus efficacement que l'édredon le plus chaud; et,
mon sang s'étant ranimé, je me retrouvois ces dispositions heureuses
dont, quelques minutes auparavant, Justine eût profité, si des gens
ennemis de son bonheur n'étoient venus méchamment nous interrompre.
Aussitôt j'essayai de prouver ma reconnoissance à l'hospitalière beauté
qui me faisoit si complètement les honneurs de chez elle. Mais qui de
vous, à ma place, s'y seroit attendu, Messieurs? on m'opposa la plus
sérieuse résistance.

«Finissez, me disoit-on, finissez, Flourvac,... vous savez nos
conventions... Ce n'est pas ainsi... Non,... non,... je ne le souffrirai
point,... je ne le veux pas.»

Très surpris de l'étrange caprice de cette femme inconcevable qui, dans
l'hiver et par un temps affreux, fait escalader des murs à son amant
pour qu'il vienne paisiblement sommeiller auprès d'elle, je me remets à
ses côtés sans dire un mot, et bientôt je vais m'endormir. Bientôt aussi
je l'entends qui sanglote; et, toujours à voix basse, je lui demande ce
qu'elle a. «Ce que j'ai! répond-elle, ingrat, vous ne m'aimez plus, vous
oubliez nos conditions... Près de moi vous restez immobile... Mes
embrassemens ne vous paroissent plus désirables, s'ils ne sont, comme
ceux des femmes vulgaires, impudiques et criminels.»

Elle me tint plusieurs autres discours dont je ne pouvois pénétrer le
sens obscur; mais enfin elle s'expliqua si clairement du geste et de la
voix qu'elle m'enseigna ce que peut-être vous serez étonnés d'apprendre.
Mes désirs avoient été repoussés d'abord, parce que j'avois
malhonnêtement exprimé mes désirs; parce que, d'une main profane,
j'avois voulu soulever l'unique voile dont les pudiques attraits de
cette beauté toujours modeste devoient rester enveloppés. Il falloit,
sans écarter, sans déranger la fine toile artistement ouverte; il
falloit, le moins indécemment et le mieux possible, embrasser de toutes
les femmes la plus vive et la plus chaste en même temps.

Et vous, que la nature n'a favorisées qu'à demi, vous, qui portez une
superbe tête sur un corps très ordinaire, ne vous moquez pas de ma
janséniste. Si vous aviez prudemment employé le moyen dont elle usoit,
peut-être que vos époux ne vous auroient pas si vite abandonnées,
peut-être que vos amans vous seroient demeurés plus longtemps fidèles.

J'avoue pourtant qu'une malheureuse femme ne doit s'aviser de ce
moyen-là que lorsqu'il ne lui en reste aucun autre; j'avoue que, pour
mon compte, je ne l'aime pas. En vain la dévote, d'une voix entrecoupée,
bégayoit entre mes bras ces mots inusités, quoique expressifs: «Divins
transports! bonheur des élus! joie du paradis!» je ne partageois que
médiocrement cette joie, ce bonheur, ces transports si vantés.

Peu curieux de rechercher encore une demi-félicité, je reprends à côté
de Mme Desglins une place que je suis presque fâché d'avoir quittée, et
je ne songe plus qu'à l'adroit mensonge qu'il faut que je lui fasse pour
que, sans allumer ses bougies, sans appeler sa femme de chambre, elle
veuille bien me donner elle-même de quoi chasser l'appétit dévorant dont
je me sens atteint. Mais j'aurois pu me dispenser de mettre mon esprit à
la torture: il étoit décidé que j'irois souper ailleurs.

«On fait du bruit! dit-elle; mais qu'est-ce donc?... Quoi!... C'est la
voix... Cela ne se peut pas... Mais pourtant... Bon Dieu! oui, c'est la
voix du chevalier,... de mon amant... Comment cela se fait-il?... Un
inconnu! ah! l'horreur!... je suis perdue!»

Au premier bruit que j'ai entendu, aux premiers mots qu'elle a
prononcés, je me suis jeté hors du lit. Tandis qu'elle flotte
incertaine, je mets précipitamment le _vêtement nécessaire_, non pas à
mon bras gauche comme tout à l'heure, mais en son véritable lieu. Je
prends mon épée, j'avance à tâtons, je pousse une porte entre-bâillée;
et, si je calcule bien, je dois être maintenant dans la première pièce
où m'a d'abord reçu la femme de chambre qui faisoit sentinelle. Ce qui
confirme ma conjecture, c'est que non loin de moi j'entends un homme qui
dehors grelotte, s'impatiente, et tout bas, mais très distinctement,
répète sans cesse: «Bathilde, ouvre-moi donc!»

Cependant Mme Desglins vient de prendre un parti. Sortie de sa chambre à
coucher, elle s'avance dans la pièce où je suis; d'une voix étouffée,
elle appelle celui qu'elle a cru son amant. Au lieu de lui répondre, je
m'arrête, et le bruit de sa marche me fait juger que, sans me toucher,
elle a passé tout à l'heure auprès de moi. «Qui que vous soyez, dit-elle
alors, veuillez au moins m'entendre: ne me perdez pas tout à fait, fuyez
sans que le chevalier vous voie; fuyez, et je vous pardonne si vous me
gardez le secret.»

C'étoit mon intention; je comptois m'élancer dehors dès que la porte
seroit ouverte; mais l'infortunée dévote l'ouvre trop tard. Après que
Mme Desglins a tourné deux fois la clef dans la serrure, à l'instant
même où M. de Flourvac pousse l'un des deux battans, Bathilde, qui n'est
point encore couchée, Bathilde, attirée par le bruit qu'elle entend,
paroît avec de la lumière. Quel spectacle pour chacun de nous!

La scène est dans une espèce de salle à manger. Dans le fond, sur ma
gauche, la malencontreuse femme de chambre nous fixe les uns après les
autres en roulant de grands yeux ébahis; en face de moi, sur le seuil de
la porte qui communique au jardin, je vois un jeune officier immobile
d'étonnement; dans l'espace intermédiaire, Mme Desglins, consternée,
tombe sur une chaise et se cache le visage; cependant elle ne l'a pas
fait si vite que je n'aie pu distinguer ses traits; et, toujours
entièrement occupé de l'objet qui me touche le plus, toujours incapable
de dissimuler l'impression que me fait la vue d'une jeune femme, je
m'écrie: «Elle est, ma foi, gentille!--La perfide! répond l'officier
furieux; scrupuleuse dévote, il vous en faut plusieurs!»

Je veux parler, je veux justifier Mme Desglins; mais le jeune homme,
peut-être trop vif, ne m'écoute pas et tire son épée, que rencontre
aussitôt la mienne. Aux premières bottes, je sens que le jeune Flourvac
n'est pas fait pour lutter avec moi; bientôt serré de près, il se voit
forcé de faire plusieurs pas en arrière; le jardin devient le théâtre du
combat. Comme je veux surtout gagner du terrain, pour m'assurer une
prompte retraite, je ne cesse d'avancer sur mon adversaire, qui, surpris
d'être si vigoureusement poussé, recule toujours. Nous arrivons à
l'entrée d'une allée qui me paroît spacieuse: là, je romps brusquement
la mesure et je m'échappe. Mon adversaire, aussi courageux que peu
redoutable, me poursuit; et, l'obscurité ne me permettant pas de courir
vite, il va bientôt m'atteindre. Je me retourne, le fer se croise de
nouveau; celui de l'ennemi, gouverné par un poignet trop foible, saute à
dix pas: les deux femmes sont accourues, qui saisissent et retiennent le
vaincu; le vainqueur se jette derrière une charmille et fuit.

Je vais le long du mur, cherchant la brèche dont je me souviens que Mme
Desglins m'a parlé: je la trouve enfin, je grimpe, et me voilà dans
l'enclos _des voisins les Magnétiseurs_.

Puisqu'il s'agit de vous intéresser, lectrices compatissantes, je ne
dois pas omettre une circonstance qui augmentoit alors le danger de ma
position. Vous vous rappelez sans doute ce vent de bise dont je me
plaignois il n'y a pas plus d'un quart d'heure? Maintenant il pique
davantage encore, et, par un malheur plus grand, des nuages épais, qui
se choquent pour se dissoudre, versent des flocons de neige sur ma
chemise, hélas! trop fine. Plaignez, belles dames, plaignez un jeune
homme à qui l'on ne peut reprocher que son excessif amour pour vous; par
quel temps et dans quel costume il est réduit à faire, de jardin en
jardin, la plus pénible des promenades!

Celle-ci dura plus longtemps que je n'aurois voulu, car je me vis, au
bout du vaste enclos des _Magnétiseurs_, arrêté par une grille qui le
fermoit. Aussitôt je pris mon parti, j'empoignai joyeusement mon épée,
et d'estoc et de taille je me mis à espadonner contre les barreaux, de
manière à tout renverser s'il étoit possible.

Au vacarme que je faisois un mâtin aboya. O bon chien, mon sauveur! sans
ton énorme gueule où résonnoit une pleine basse-taille dont les échos
circonvoisins multiplioient les formidables accens; malgré mon espadon,
peut-être je serois demeuré dans ma prison jusqu'au jour, et Dieu sait
ce qu'alors on eût fait de moi, supposé qu'on m'y eût encore trouvé
vivant. Un homme accourut qui m'ouvrit la grille. «En voilà encore un!
s'écria-t-il; comme il est fagoté! queu vêtement pour l'hiver! et pis
c'te fine lame! ne diroit-on pas qu'i veut tuer des mouches dans le mois
de novembre? Mais queu rage les pousse tretous de vouloir dormir debout!
comme si nos ancêtres, qu'avoient cent fois pus d'idées que nous,
n'avoient pas inventorié les lits pour qu'on se couchisse dedans. Allez,
Monsieur le _préiambule_, remontez-vous dans le dortoir, et laissez tout
du moins le repos de la nuit à un pauvre portier que vous persécutisez
tout le temps que dure la sainte journée du bon Dieu. Je vous le demande
de votre grâce, Monsieur _le sozambule_, allez vous coucher avec tous
ces autres... Non, pas par là,... tenez donc, par ici...»

Je ne savois si je devois répondre, quand une femme furieuse vint à
nous. Elle saisit mon conducteur, et, l'entraînant avec elle:
«Parguienne, lui dit-elle, t'es ben de ton pays, toi! n'as-tu pas peur
qu'i ne trouve pas l'escalier sans chandelle? Hain! quai bêtise! que de
balivernes!... gni en a pas un, va, de ces chiens de _cornambules_, qui
nous fera jamais le cadeau de se rompre les ios.»

Elle avoit raison, la femme! Sans me casser le col, je trouvai
l'escalier: je cherchai le dortoir. Bien impatient de découvrir quelque
coin solitaire et commode où je pusse me sécher et me réchauffer,
j'allai, toujours furetant, jusqu'au second étage, où, dans une immense
salle éclairée par des lanternes, une porte entre-bâillée me laissa voir
beaucoup de lits rangés à la file, et dont aucun ne paroissoit vide.
Cependant j'en découvris un qui l'étoit; tant de besoins si pressans me
faisoient la loi de l'aller occuper que je me glissai doucement jusqu'à
lui. Là, je me dépouillai promptement du _vêtement nécessaire_; il étoit
tout mouillé; mais, comme je n'oubliai pas qu'il renfermoit mon trésor,
je pris la sage précaution de le cacher sous mon chevet, près duquel je
mis mon épée; ensuite j'ôtai vite et je posai sur une chaise ma chemise
imprégnée de neige fondue; avec un des coins du drap j'essuyai mon
individu déjà presque inondé, et, tout nu que j'étois, je m'étendis
délicieusement sur deux mauvais matelas, plus content que quand j'entrai
dans le superbe lit du vicomte de Valbrun. Tant est vrai le vulgaire
adage qui tous les jours nous dit: _Le plaisir vient de la douleur._

Oui; mais souvent, quand le moment de la plus vive douleur est passé, la
foule des douleurs plus petites ne tarde pas à vous assiéger, et le
plaisir est promptement détruit. Dès qu'une chaleur progressive eut
ranimé mon sang, dès que je pus remuer sans angoisse mes membres un peu
dégourdis, les inquiétudes de l'esprit succédèrent aux fatigues du
corps; je considérai avec effroi la foule des dangers qui
m'environnoient; sans doute poursuivi au dehors, peut-être menacé au
dedans, qu'allois-je devenir? Je n'ignorois pas dans quelle espèce de
maison mon destin m'avoit conduit, et quelles gens extraordinaires la
peuploient; mais comment y rester? comment en sortir? surtout comment
satisfaire ce vif appétit, un moment oublié pendant mes plus grandes
anxiétés, mais à présent revenu pour me crier sans relâche qu'après les
fatigues d'un long voyage et d'une courte nuit, je n'ai pris dans la
journée qu'une tasse de chocolat?... O ma Sophie! sans doute je dois des
larmes à ton sort! tu gémis séparée de l'objet de ta tendresse; mais au
moins elle t'est connue la prison dans laquelle tu languis; mais au
moins tu ne manques, en m'attendant, ni de vivres ni de vêtemens. Il est
bien plus à plaindre, ton malheureux époux! Le moyen que sans nourriture
il se conserve pour toi! le moyen qu'il aille te rejoindre sans linge,
sans habit et sans souliers!

Je demeurois livré à ces réflexions désolantes, lorsque plusieurs
personnes, étant brusquement entrées, s'approchèrent de mon lit, qui fut
aussitôt environné. Que faire en ce péril extrême? Puisqu'il n'y avoit
pas moyen de fuir, je pris le parti de fermer les yeux et de paroître
plongé dans un profond sommeil, dont les douceurs étoient bien loin de
moi. Figurez-vous quelle peur je dus avoir quand, pour m'examiner de
plus près, on me mit une lumière devant les yeux. Figurez-vous quel fut
mon étonnement quand j'entendis mes quatre ou cinq observateurs
tranquillement dialoguer ainsi:

«Je ne le connois pas.--Ni moi.--Ni moi.--Ni moi.--Ni moi, dit-elle;
mais attendez donc... Si fait, si fait,... je... je sais qui c'est,...
un nouveau venu.--De ce soir?--Oui.--Tant mieux.--Il n'a pas mauvaise
mine.--Pas du tout.--Bien! très bien! un peu fatigué pourtant.--Cela
n'est pas étonnant, vous l'avez mis au baquet, Madame.--Oui,
répond-elle.--C'est cela; le baquet, la diète!...--Sans doute, sans
doute.--Son sommeil est-il bien naturel?--Il n'y a qu'à le lui
demander.--Oui, s'il veut le dire.--Essayons.--Soit; parlez-lui.

--Mon cher enfant, dit-elle, dormez-vous bien?... Il ne répond
pas.--Faites-lui une autre question, Madame.--Jeune homme, reprit-elle,
pourquoi êtes-vous venu ici?... Allons, il ne dira mot.--Eh bien,
faisons-lui l'opération, Madame.--C'est mon avis.--Et le mien.--Et le
mien.--Et le mien.»

A ce mot _opération_ je frissonnai, une sueur froide me prit quand je
sentis qu'on levoit ma couverture. «Eh! bon Dieu, s'écria-t-elle
en la rejetant aussitôt, il est tout nu.--Il est tout nu!
répétèrent-ils.--Tenez, sur cette chaise sa chemise!--Toute
mouillée!--Trempée comme si on l'avoit mise dans l'eau!--Oui, ma
foi!--Tant mieux, c'est qu'il a transpiré.--C'est qu'il a
transpiré.--C'est qu'il a transpiré.--Effets d'une crise.--Crise très
heureuse!--Sans nous il avoit une fièvre inflammatoire.--Putride.--Ou
une apoplexie.--Ou une catalepsie.--Ou une paralysie de poitrine.--Ou
une sciatique dans la tête.--Et il couroit grand danger!--Et il étoit
perdu!--Et il seroit mort!--Oh! oui, il seroit mort.--Il seroit mort.»

Pendant plus d'une minute, tandis que je commençois à me rassurer, ils
répétèrent en choeur que je serois mort.

L'un d'eux interrompit le funèbre chorus pour dire: «C'est pourtant à
vous, Madame, qu'appartient l'honneur de cette cure!--En vérité, je
le crois, répondit-elle.--Puisque cela va si bien, que ne
recommencez-vous?» répliqua-t-il. Elle lui répondit: «Très volontiers;
mais faites-lui donc donner une chemise.»

Après qu'on m'eut passé la chemise, aussitôt apportée, on me posa sur
mon lit de manière que mes deux pieds, qui d'abord restoient pendans,
furent ensuite supportés par le premier bâton d'une chaise, sur laquelle
il me parut que s'étoit assise la dame que l'on venoit de prier de se
mettre en _rapport_[5]. Elle le fit à l'instant même; elle serra mes
deux jambes dans les deux siennes, promena doucement sur plusieurs
parties de mon corps sa main, que je trouvois familière, et d'une façon
tout à fait gentille frotta avec ses deux pouces les deux miens. Trop
prudent pour témoigner combien cette _opération_ de nouvelle espèce
étoit de mon goût, je feignois toujours de dormir. «Voilà, dit
quelqu'un, un sommeil bien opiniâtre.--Oui, qui tient de
la léthargie.--Tant mieux, il produira plus sûrement le
_somnambulisme_.--Sachons donc s'il parleroit maintenant.--Madame,
voulez-vous bien l'interroger?

  [5] Mot technique.

--Beau jeune homme, me dit-elle, le magnétisme agit-il sur vous?» Je ne
répondis pas un mot, mais je trouvai la question presque impertinente.
Me demander si le magnétisme agissoit sur moi, sur moi dont
l'imagination si promptement s'allume, dont le sang s'enflamme si
aisément!... Espiègle femelle, qui me faisiez cette interpellation
maligne, sûrement vous ne l'ignoriez pas qu'il agissoit sur moi, le
magnétisme; sûrement, du coin de l'oeil, vous aperceviez son effet le
moins équivoque: car tout d'un coup vous cessâtes vos chatouilleux
attouchemens, et d'un ton triomphant vous dîtes à ceux qui vous
entouroient: «Messieurs, sous huit jours, au plus tard, je vous garantis
ce jeune homme-là radicalement guéri; il y a plus, je reviendrai le
questionner dans un quart d'heure, et je vous certifie qu'il sera déjà
somnambule et qu'il me répondra.»

Dès que les médecins se furent éloignés de mon lit, je me hâtai d'ouvrir
les yeux pour examiner la jeune dame qui, tout à l'heure, avant de me
quitter, m'avoit, ce me semble, un peu serré la main. Sa voix ne m'étoit
pas inconnue; mais je ne pouvois me dire où j'avois été frappé de ses
doux accens. Malheureusement la dame me tournoit déjà le dos quand je la
regardai; mais il me sembla que j'avois vu quelque part cette taille
élégante et svelte qui déjà m'enchantoit.

Je la suivois toujours des yeux, quand on vint lui annoncer que Mme
Robin demandoit à la voir. Elle ordonna qu'on la fît monter, et puis
elle dit à ceux qui l'entouroient: «Messieurs, Mme Robin est une brave
femme; il y a tout lieu de croire que c'est elle qui nous a envoyé ce
soir cette belle dinde aux truffes dont nous nous régalerons demain.»

Une dinde aux truffes! Hélas! j'entendois parler d'une dinde aux
truffes, tandis qu'avec tant de plaisir je me serois accommodé d'un bon
morceau de pain sec!

«Bonsoir, Madame Robin», lui dit-elle. L'autre répondit: «Votre très
humble servante, Madame Leblanc.--Vous venez, Madame Robin, pour voir la
fille chérie?--Oui, Madame.--Eh bien, passons dans ce cabinet.»

Ce cabinet étoit en face de mon lit; on en laissa la porte ouverte;
j'écoutai et j'entendis: «Jeune Robin, dormez-vous?» Elle répondit d'une
voix basse et d'un ton mystérieux: «Oui.--Cependant vous parlez?--Parce
que je suis somnambule.--Qui vous a initiée?--La prophétesse Mme Leblanc
et le docteur d'Avo.--Quel est votre mal?--L'hydropisie.--Le remède?--Un
mari.--Un mari pour l'hydropisie! dit la mère Robin.--Oui, Madame, un
mari; la somnambule a raison.--Un mari avant quinze jours, reprit Mlle
Robin, car, si je reste fille plus longtemps, je suis perdue. Un mari
qui soit capable de l'être, j'en connois qui n'en auroient que le nom.
Point de ces vieux garçons maigres, secs, décharnés, édentés, rabougris,
vilains, crasseux, infirmes, grondeurs, sots et boiteux.--Boiteux,
interrompit Mme Robin; ah! cependant il boite, ce brave M. Rifflart qui
la demande.--Paix donc, Madame Robin, s'écria quelqu'un; tant que la
somnambule parle, il faut écouter sans rien dire.--Fi de ces gens-là!
reprit Mlle Robin, ils n'ont d'autre mérite que de prendre une fille
sans dot; ils font trembler une pauvre vierge dès qu'ils parlent de
l'épouser.--Ah! pourtant...--Paix donc, Madame.--Mais un jeune homme de
vingt-sept ans tout au plus, cheveux bruns, peau blanche, oeil noir,
bouche vermeille, barbe bleue, visage rond, figure pleine, cinq pieds
sept pouces, bien taillé, bien portant, alerte et gai.--Ah! dit Mme
Robin, c'est tout le portrait du fils de notre voisin, M. Tubeuf, un
pauvre diable... Ah! mon enfant, que n'ai-je de la fortune pour
t'établir!» Tout d'un coup, au bruit de plusieurs _chut_, _chut_,
prolongés, il se fit un profond silence. «Silence, dit Mme Leblanc, le
dieu du magnétisme m'a saisie, il me brûle, il m'inspire! Je lis dans le
passé, dans le présent, dans l'avenir! Silence. Je vois dans le passé
que la mère Robin nous a envoyé ce soir une dinde aux truffes.--Cela est
vrai, répondit-elle.--Paix donc, Madame, lui dit quelqu'un.--Je vois
qu'il y a quinze jours elle vouloit marier sa fille au vieux garçon
Rifflart, qui est infirme, grondeur et boiteux...--Un bien aimable
homme, cependant...--Paix donc, Madame Robin.--Je vois que la fille
Robin a distingué le jeune Tubeuf, cinq pieds sept pouces, bien taillé,
bien portant, alerte et gai...--Oui; mais si pauvre, si pauvre...--Paix
donc, Madame Robin.--Je vois dans le présent que la mère Robin tient
cachés, au fond de l'un des tiroirs de sa grande armoire, cinq cents
doubles...--Mon Dieu!--Cinq cents doubles...--N'achevez pas.--Cinq cents
doubles louis en vingt rouleaux.--Pourquoi l'avoir dit!...--Mais paix
donc, Madame Robin.--Je vois dans l'avenir que, si la mère Robin ne
dispose pas, sous quinze jours, de huit rouleaux...--Huit
rouleaux!--Paix donc, Madame Robin.--De huit rouleaux au moins pour
l'établissement de sa fille avec le fils du voisin Tubeuf... Je vois...
L'avenir m'épouvante... Pauvres Robin fille et mère! couple infortuné,
que je vous plains!... On ouvrira l'armoire de la mère, le coeur de la
fille se sera ouvert; on ravira l'argent de la mère, on aura ravi
l'honneur de la fille; la mère mourra de chagrin d'avoir été volée; la
fille, désespérée, ira dans un pays étranger accoucher d'un garçon!--Ah!
s'écria Mme Robin, saisie d'épouvante, je la marierai! je la marierai la
semaine prochaine! Oui, la semaine prochaine, elle épousera ce coquin de
Tubeuf.» Mme Robin, ainsi déterminée, s'en alla, et l'un des docteurs la
reconduisit poliment.

Ce que j'écris là, je le croyois à peine, quoique je l'eusse entendu. Un
rêve imposteur me berçoit-il de ses chimères, ou n'y avoit-il pas un
grain de raison dans mon cerveau totalement vide? De quelle scène le
hasard venoit de me rendre témoin! D'une part, quel mélange
d'effronterie, d'extravagance et de charlatanisme! que d'ignorance et
d'imbécillité de l'autre! O hommes! il est donc vrai que vous êtes de
grands enfans! il est donc vrai qu'avec sa gibecière le premier joueur
de gobelets... Je méditois sur cette éternelle vérité, dans un de ces
momens courts et rares où la sagesse paroissoit vouloir se rapprocher de
moi; mais la sagesse, ne trouvant pas à loger dans ma folle tête,
s'éloigna promptement; et, comme son brusque départ ne me permit point
alors d'avoir la réflexion solide et profonde, je ne puis aujourd'hui
finir la phrase philosophique, épigrammatique et morale.

On va voir que mes idées prirent un cours tout différent; je me fis des
reproches peu délicats, mais naturels dans la circonstance: un homme
affamé n'est pas rigoureux casuiste. Pourquoi ne m'étois-je pas mêlé de
la forfanterie pour en tirer profit? Pourquoi n'avois-je point répondu
quand on m'interrogeoit? Avec toute ma sagacité, je ne savois rien
deviner d'abord; avec ma belle prudence, je m'étois conduit comme un
poltron! C'étoit bien la peine d'échapper à la fureur des élémens
conjurés, pour venir sur ce misérable grabat mourir de peur et de faim!
Je mériterois que la faute fût irréparable... Allons, Faublas, elle ne
l'est pas; allons, mon ami, de la tête et du coeur! un peu d'adresse et
beaucoup d'audace! Il s'agit de te procurer un bon repas, bien
nécessaire, et peut-être d'obtenir encore une douce nuit.

Il faut convenir que l'obligeante prophétesse m'aida merveilleusement
dans l'exécution de ce projet louable. Je suis sûr que Mme Robin étoit à
peine au bas de l'escalier, quand Mme Leblanc dit aux docteurs de
retourner à mon lit. A leur approche, je me hâtai, comme la première
fois, de fermer les yeux. Bientôt la prophétesse accourut, commanda le
silence, et d'une voix renforcée rendit l'oracle effrayant: «Quelle
puissance supérieure me transporte au-dessus des nuages! je plane dans
l'immensité des cieux, mon regard parcourt l'univers, ma vaste science
embrasse les siècles écoulés, le moment qui passe, et l'éternité. Je
vois dans le passé que l'adolescent ici couché fut toujours un petit
libertin de bonne compagnie; que, non content d'avoir en même temps une
belle dame et une jolie demoiselle, il a encore osé, dans une rencontre
assez singulière, souffler une aimable nymphe à monsieur le baron, son
très honoré père. Je vois dans le présent que cet enfant gâté s'appelle
_de Blasfau_... Je vois dans l'avenir qu'il ne sera pas longtemps
malade, et que tout à l'heure il va me répondre et somnambuliser.»

A mon véritable nom que disoit la prophétesse, en le déguisant par la
simple transposition des deux syllabes qui le composent; à l'histoire de
mes amours qu'elle me faisoit en abrégé; surtout à l'anecdote secrète
qu'elle me rappeloit malignement, je reconnus enfin..., savez-vous qui?
Non; eh bien, je ne veux pas vous le dire encore. Il me plaît
qu'auparavant vous écoutiez les réponses que je vais faire aux questions
de Mme Leblanc.

«Beau jeune homme, dormez-vous?--Oui; mais je parle, parce que je suis
somnambule.--Qui vous a initié?--La plus aimable des femmes, celle dont
je tiens la jolie main, la prophétesse.--Quelle est votre maladie?--Ce
matin c'étoit épuisement et dégoût excessif; ce soir, au contraire, il y
a pléthore et faim dévorante.--Que faut-il faire à cela?--Me donner le
plus tôt possible une bouteille de perpignan et un morceau de dinde aux
truffes.--Ah! ah!--Et cela, dans l'appartement de la prophétesse, qui
voudra bien m'accorder un entretien particulier.--Ah! ah!--Je lui
révélerai maintes choses essentielles à la propagation... du
magnétisme.--Ah! ah!»

O Vénus, Vénus! tu voulus, pour l'amusement du beau sexe et de ma longue
adolescence, tu voulus qu'on vît dans Faublas, âgé de dix-sept ans, la
réunion de plusieurs qualités ordinairement incompatibles. Avec la jolie
figure d'une jeune fille, tu me donnas la vigueur d'un homme fait, tu me
donnas la gentillesse et la vivacité, l'enjouement et les grâces,
l'esprit du jour et l'éloquence du moment, l'adresse qui fait naître
l'occasion, la patience qui l'épie, l'audace qui la brusque, mille
agrémens divers, dont un plus fat s'enorgueilliroit davantage, et
peut-être useroit moins. Tu sais comment ma conduite t'a toujours prouvé
ma reconnoissance, combien ton culte m'est cher, comme sur tes autels
adorés j'ai prodigué les sacrifices! Cependant, si tu m'as réservé à des
travaux plus qu'humains; si, prenant plaisir à multiplier sur ma route
les obstacles et les tentations, tu veux que, depuis le couvent du
faubourg Saint-Marceau jusqu'au couvent du faubourg Saint-Germain, je
sois arrêté de maison en maison, et sans relâche forcé d'y choisir entre
une infidélité passagère ou une éternelle séparation; déesse, je te
déclare que je suis prêt, que rien ne m'étonne; que, dussé-je périr, je
tenterai d'aller jusqu'à Sophie. Mais toi, sois juste autant que tu es
belle, proportionne les moyens aux difficultés, vois la peine extrême de
ton favori, tu ne l'as pas encore assez doué. Vénus, vous le savez, il
ne s'agit ici ni des charmes périssables de votre efféminé chasseur[6],
ni des efforts conjugaux de votre boiteux forgeron[7]; il faut, à qui
doit courir ma brillante carrière, la force prodigieuse de votre
immortel amant[8], ou les talens fabuleux de l'époux des cinquante
Soeurs[9].

  [6] Adonis.

  [7] Vulcain.

  [8] Mars.

  [9] Hercule.

Mais non, ce n'est pas cela que Faublas vous demande. O divinité
bienfaisante, vous n'êtes pas seulement la reine des plaisirs, on vous
dit aussi la mère de l'Amour! Deux époux, quand ils sont encore amans,
peuvent donc ne pas vous paroître indignes de votre protection. Du haut
de l'empyrée, contemplez sans jalousie une mortelle aussi belle que
vous; elle soupire, elle vous implore, elle m'attend. Honorez son
chevalier d'un regard favorable, venez à mon secours, prévenez mes
périls, écartez mes ennemis, conduisez-moi jusqu'à l'asile désiré;
daignez me réunir à la plus chère moitié de moi-même. Alors sera brûlé
sous vos auspices un encens délectable et pur; alors vous sera fait, en
actions de grâces, un délicieux sacrifice également digne du ministre,
de la victime et de l'idole.

Pendant que je fais cette poétique invocation, la prophétesse achève sa
tournée dans le dortoir; bientôt elle descend chez elle et m'envoie
chercher; il est inutile de dire que je mets le _vêtement nécessaire_,
et que je laisse mon épée.

«Eh! bonsoir, mon aimable _beau-fils_!--Eh! bonsoir, ma charmante
_belle-mère_!--Faublas, dis-moi donc quelle aventure...--Conte-moi,
Coralie, par quelle métamorphose...--Monsieur, je suis mariée.--Je suis
marié, Madame.--Mais cet événement-ci me fait trembler pour l'honneur de
M. Leblanc!--Mais, ô ma Sophie! je crains bien de succomber encore à
l'occasion!--Tiens, mon joli garçon, franchement tu arrives à propos,
car un époux est une sotte chose, et j'ai besoin d'un amoureux.--Tiens,
Coralie, je te retrouve fort heureusement, car la rencontre d'une jolie
femme ne peut jamais me déplaire, et puis j'ai besoin d'un asile, d'un
habit et d'un souper.»

Mme Leblanc me fit donner une robe de chambre et commanda qu'on me
servît. On m'apporta la bouteille si nécessaire et la volaille tant
désirée. Je bus avec l'empressement du musicien le moins sobre qui,
depuis trois heures d'horloge, concertant sans relâche en bonne maison,
n'a pas trouvé le moment de se rafraîchir. Je mangeai avec la constante
avidité de tel maigre auteur qui, tous les lundis sans faute, admis à la
table de tel gras libraire, y dîne périodiquement pour le reste de la
semaine. Pendant que j'employois ainsi mon temps de la manière la plus
utile, Coralie me contoit en peu de mots son histoire.

«Quelques jours après la comique catastrophe qui me ravit en même temps
le père et le fils, un grave docteur est amené chez moi; M. Leblanc me
fait la cour, tombe sérieusement amoureux, et m'offre sa foi, que je ne
puis refuser, puisqu'il est riche. Je l'épouse donc...--Tu
l'épouses!--Oui, je l'épouse! à l'église! et je te dirai même quelque
chose de plus fort: c'est que depuis trois mois je suis fidèle; mais
cela commençoit à m'incommoder. Oh! je l'avoue, je ne suis pas faite
pour être réduite au calendrier des vieillards.--Madame, en ce cas, je
crains bien de n'être pas arrivé chez vous aussi à propos que vous me
faites l'honneur de le croire.--Bon! est-ce que tu veux des complimens?
Ne sois donc pas si modeste, Chevalier. Pour revenir à M. Leblanc, je
l'épouse donc. Il m'amène dans cette maison, que je trouve pleine de
malades imaginaires et de prétendus docteurs. Mon mari, que chaque jour
le magnétisme enrichit davantage, m'enseigne la _fameuse doctrine_, que
je pratique vraiment fort bien, parce qu'elle m'amuse. Tu sais, mon ami,
que je suis née rieuse, et que toujours je me suis divertie aux dépens
de ceux que j'attrapois. D'ailleurs, on m'éleva pour les tréteaux, et le
somnambulisme est presque une comédie publique. D'honneur, au mariage
près, ma nouvelle condition ne me déplaît pas: Coralie ne danse plus,
mais elle magnétise; elle prophétise, au lieu de déclamer: tu vois qu'il
me reste toujours un rôle à jouer, et que dans le fond je n'ai fait que
changer de théâtre.--Fort bien, Coralie; mais, à présent que j'ai soupé,
parlons sérieusement: tu ne veux pas me renvoyer au dortoir?--Assurément
non.--Tu consens à passer la nuit avec moi, malgré l'hymen?--Malgré
l'hymen! dis donc à cause de lui, Chevalier; tu as de l'esprit, et je
suis obligée de te dire que celui qui paye et le mari, c'est la même
chose; et puis j'ai lu quelque part qu'on avoit toujours du goût pour
son premier métier. Je n'ai pas oublié le mien, Faublas; je sais
d'ailleurs que depuis longtemps les honnêtes femmes s'en mêlent: je te
réponds que jamais aucune ne s'en sera mêlée plus volontiers que moi et
pour un plus aimable gentilhomme que celui que j'embrasse.»

Je rendis à Mme Leblanc son baiser, et repris ainsi la conversation un
moment interrompue:

«Ton mari où est-il?--A Beauvais, pour des affaires de famille.--Et ta
femme de chambre ne causera-t-elle pas?--Tu as raison: que je suis
étourdie, moi! il faut la mettre dans la confidence.»

A ces mots, elle sonna; la suivante accourut, sa maîtresse lui dit:
«Tenez, voilà un louis que je vous donne; mais ne vous avisez pas de
dire à mon mari que monsieur a couché avec moi: car je réponds que vous
en avez menti, je vous arrache les yeux et je vous chasse. Allez.»

Après avoir prononcé du ton le plus majestueux cette harangue vraiment
héroïque, Mme Leblanc entra dans son lit, où bientôt elle me reçut.

Hélas! ce fut inutilement: le magnétisme, toujours trompeur, ne tint pas
sa promesse, et Vénus, apparemment, ne m'avoit pas entendu. En vain,
pour amener l'heureux moment dont elle avoit conçu l'espérance au
dortoir, Coralie épuisa les ressources de son ancien métier et de son
art nouveau: comme Justine, elle finit par m'adresser, dans son
désespoir, ce reproche amer à mon coeur: «_Ah! chevalier de Faublas, que
je vous trouve changé!_ D'honneur, ajouta-t-elle vivement, je n'aurois
pas prophétisé celui-là.»

Et moi, qui ne me souciois point d'entrer dans les détails d'une longue
justification, je fis avec Mme Leblanc ce que j'avois fait auprès de
Mlle de Valbrun: je m'endormis sans répondre un mot.

Vous, censeur scrupuleux, qui reprochez à mon histoire de ne renfermer
aucune leçon profitable, voyez comme elle est sublime et profonde, la
moralité qui sort ici du fond même du sujet! Admirez avec combien de
justice et par quelle inévitable fatalité les deux plus indignes rivales
de Sophie se sont trouvées, l'une après l'autre et de la même manière,
précisément punies par où elles avoient péché.

Cependant, comme le premier devoir d'un historien est d'être fidèle, dût
cet ouvrage en paroître un peu moins moral, n'imputons pas à la _fameuse
doctrine_ un tort qu'elle n'eut point. Disons, pour l'honneur de la
_science_, que ce fut surtout par le secours du magnétisme qu'à la
pointe du jour la prophétesse obtint de son malade une première preuve
de convalescence. Mais aussi, puisqu'il s'agit d'être rigoureusement
exact, ajoutons que le docteur femelle, apparemment retenu par la
crainte de compromettre son art, n'osa pas tenter de m'initier une
seconde fois.

Il étoit à peu près huit heures du matin, quand Mme Leblanc me fit
endosser un large habit noir qu'elle venoit de choisir dans la
garde-robe de son mari. Avant de déterminer le parti qui me restoit à
prendre, il étoit bon de faire dire à M. de Valbrun quel asile ma bonne
fortune m'avoit offert. La commission étoit délicate: Coralie voulut
bien s'en charger; mais il n'y avoit pas cinq minutes qu'elle étoit
partie quand je la vis revenir. Elle entra brusquement, poussa la porte,
mit les verrous, et d'un air effrayé m'apprit que, prête à sortir, elle
avoit entendu dans la rue la voix de plusieurs hommes attroupés. L'un
d'eux, en prenant le marteau de la porte cochère, avoit dit: «Cette
religieuse ne peut être loin, il faut faire perquisition dans les
maisons voisines. Vous, courez chercher le commissaire Chénon; toi,
Griffard, garde le milieu de la rue, et ces messieurs vont entrer ici
avec moi: nous n'avons pas besoin de permission, parce que c'est une
maison publique.» Coralie, en me donnant cette fâcheuse nouvelle,
m'avoit conduit vers un escalier dérobé. «Chevalier, me dit-elle alors,
tu ne peux t'en aller par la cour, parce que les suppôts de la police y
sont déjà.--Ils y sont, Coralie!--Oui, mon ami. Tout en donnant ses
ordres, l'exempt a frappé, mon portier a tiré le cordon; je n'ai eu que
le temps de voler ici pour t'avertir du péril.--Mais par où donc leur
échapperai-je?--Par là, Faublas. Monte tout au haut de ce petit
escalier, grimpe sur le toit, et, je t'en supplie, prends garde de te
casser le col.--N'aie pas peur.»

Aussitôt je m'élance, je monte, je monte, j'arrivai aux mansardes, je
passe par la fenêtre, je saute sur une gouttière, et je marche avec
cette précaution timide que doit m'inspirer la hauteur et l'inégalité du
terrain que je parcours. Il y avoit quelques minutes que je me promenois
de précipice en précipice, lorsque, dans un des jardins sur lesquels ma
vue plongeoit, je découvris un homme qui, m'ayant aperçu, donnoit
l'alarme. Je me hâtai de chercher un asile au fond d'un taudis dont
l'entrée étoit seulement défendue par un mauvais châssis garni de
carreaux de papier. Là, sur quelques brins de paille, gémissoit un jeune
homme qui, d'une voix foible, me dit: «Que viens-tu faire ici? Que me
veux-tu? Toujours victime de l'injuste mépris des hommes, j'aurai donc
vainement espéré pouvoir du moins dérober mes derniers tourmens à leur
insultante pitié! Réponds, indiscret étranger, réponds: pourquoi
viens-tu, par ta présence, augmenter l'horreur de mon heure
suprême?--Infortuné! que me dites-vous! je suis loin de vouloir
redoubler vos peines. Eh! que ne puis-je les adoucir! que ne puis-je
vous offrir quelque consolation!--Je n'en veux pas, laisse-moi; je suis
trop heureux de mourir, si je puis mourir sans témoins.--Vous me faites
trembler! Êtes-vous dévoré d'un mal si honteux que vous ne puissiez
l'avouer à personne?--Oui, d'un mal honteux, cruel, insupportable! mais
mille fois moins que ne le seroit l'humiliant aveu qu'en vain tu
prétendrois m'arracher. Laisse-moi.»

Comme il parloit, un enfant que je n'avois pas aperçu, couché près de
lui, se réveilla, me tendit les bras, et cria: «J'ai faim.--Pourquoi
donc ne pas lui donner à manger?--Pourquoi? répondit le jeune homme;
pourquoi?» Et d'un ton douloureux, de ce ton qui perce le coeur et
déchire les entrailles, l'enfant me crioit: «J'ai faim!--Ah! pauvre
malheureux! quoi! la misère...--La misère, interrompit le jeune homme,
la misère! il est donc vrai qu'elle peut tout flétrir, tout, jusqu'à la
vertu même! Est-ce ma faute à moi si, jeté par le hasard de la naissance
dans la classe la plus indigente, j'ai vu mon enfance tourmentée de
mille besoins et condamnée à toutes les privations? Est-ce ma faute si,
faisant ensuite d'inutiles efforts pour fléchir l'ingrate fortune, je ne
me suis livré qu'à des travaux mal payés, parce qu'ils étoient pénibles;
qu'à des entreprises échouées, parce qu'elles étoient honnêtes; qu'à des
dangers ignobles, parce qu'ils étoient infructueux? Et lorsque, parvenu
depuis à m'élever jusqu'au barreau, j'ai cru m'être ouvert une carrière
également utile et glorieuse, suis-je coupable pour n'avoir rencontré
que des confrères intéressés à nuire au talent qu'ils soupçonnent; que
des procureurs incapables d'apprécier un mérite qu'on ne leur vante pas;
que des amis hors d'état de me prêter dix louis pour acheter _une grande
cause_? Suis-je coupable pour m'être associé une compagne d'infortune
lorsque j'ai senti le vif aiguillon de cet appétit sensuel qui est le
plaisir des gens riches et le besoin des pauvres gens? Me blâmera-t-on
de ce que, docile à la voix de la nature, et ne pratiquant pas cet art
destructeur par lequel nos belles dames trompent le premier de leurs
voeux, mon honnête femme m'a donné cet enfant par qui notre misère s'est
augmentée? M'accusera-t-on d'avoir trop dépensé pour la maladie de mon
épouse, bien morte de son mal, puisqu'elle n'a pas eu de médecin? Hélas!
si ma vie fut, dans son misérable cours, traversée de mille accidens,
agitée de chagrins sans nombre, vouée à des tourmens de toute espèce,
qui osera dire que la faute en est à moi? Cependant je me suis vu
l'objet de leur dérision, le ridicule m'a poursuivi, les humiliations
m'ont été prodiguées, il m'a fallu supporter la menace et dévorer les
affronts; on m'a chargé de malédictions et d'opprobres, tous enfin se
sont éloignés de moi, tous ont fui mon approche, comme si mon approche
les souilloit, comme si je portois sur mon front détesté le signe de la
réprobation publique! Grand Dieu, qui m'avez tant éprouvé! Dieu
puissant, qui lisez dans les coeurs, vous savez si jamais ma conduite a
justifié le mépris des hommes; vous savez si je n'ai pas fait tout ce
que j'ai pu pour que ma pauvreté fût du moins respectable!--Quoi!
personne ne vous a secouru?--Une fois seulement, pressé de ma détresse
extrême, déterminé par les dangers de cet enfant, je me fis cette
violence d'aller implorer l'assistance d'un homme qui se disoit mon
protecteur. Si vous saviez de quel ton le cruel me plaignit, avec quelle
barbarie il éleva la voix, comme il me jeta son aumône devant un monde
de valets!... Sans doute j'ai mérité qu'on me traitât de cette manière,
j'ai souffert que quelqu'un m'osât protéger! j'ai été chercher la
bienfaisance dans le palais d'un riche! on n'y trouve jamais que la
charité! J'ai souillé, par une bassesse, ma vie jusqu'alors
irréprochable... Toi qui m'écoutes, si la nature t'a doué d'une âme
forte, si tu as conservé cette fierté de caractère que donne et justifie
la conscience d'une vie pure, tu sens que je ne pouvois, quelque
pressant que fût mon besoin, recevoir, sans ignominie, un secours
accordé de la sorte; tu sens que de tous mes affronts le plus
insupportable devoit être le dernier; que la mort devenoit mon unique
ressource... Non,... généreux inconnu, non, garde ton or, il n'est plus
temps pour moi... Je revins ici désespéré!... depuis trente-six heures
trois pommes de terre ont nourri mon enfant... Non, généreux inconnu, je
vous dis de garder votre or; je vous dis qu'il n'est plus temps... Mais,
je l'avoue, votre douleur me console, vos pleurs m'attendrissent... O
mon enfant! si, comme moi, tu étois réservé aux plus pénibles épreuves;
si, comme moi, tu devois sans cesse combattre entre l'opprobre et la
faim, sans doute il vaudroit mieux que tu tombasses entraîné dans ma
tombe; mais le Ciel t'envoie un libérateur. O mon fils! je me sens plus
tranquille, je te laisse à ton père adoptif; il est, je le vois,
sensible et bienfaisant... Monsieur, veillez sur son enfance, et
laissez-moi mourir.--Pourquoi mourir? quel aveugle délire précipite
votre jeunesse au tombeau? Aigri par le ressentiment de l'injure que
vous fit un homme impitoyable, votre coeur se seroit-il ouvert à cette
vanité condamnable et petite qui refuse avec dédain tout secours
étranger, qui rejette orgueilleusement celui que présente une main
inconnue? ou me soupçonneriez-vous d'insulter intérieurement aux
douleurs sur lesquelles je verse tant de larmes?--Non. Le plus tendre
intérêt règne dans vos discours et sur votre figure; je crois qu'il est
encore sur la terre un homme capable de quelque sentiment
d'humanité.--Eh bien, vivez pour la société, que son injustice envers
vous n'a point privée du droit de réclamer vos talens, dont l'exercice
lui peut devenir utile; vivez pour votre fils, qu'une mort prématurée
livreroit sans défense aux coups du sort qui vous outragea trop
longtemps; vivez pour moi... Oui, sûrement, votre enfant sera le mien;
oui, je le reverrai, mais je veux vous revoir tous deux... Mon ami, ne
vous obstinez point à garder une résolution funeste,... ne me refusez
pas,... écoutez-moi... Depuis plus d'un an, jeté dans un monde nouveau,
continuellement distrait par les plaisirs d'une vie très dissipée, j'ai
négligé des devoirs que rien ne pouvoit me dispenser de remplir. Je vous
l'avoue, uniquement occupé de moi, j'ai tout à fait oublié ceux de mes
frères à qui j'aurois dû songer tous les jours. Que de familles
honnêtes, maintenant ruinées sans ressource, j'aurois peut-être
soutenues avec une partie de l'argent prodigué dans mes vains amusemens!
et que de malheureux sont peut-être péris, que j'aurois pu sauver de
leur désespoir! Mon ami, daignez m'aider à réparer cette faute que je ne
me pardonnerai point... Je ne prétends pas vous offrir un foible secours
qui ne vous arracheroit que pour un moment à l'horreur de votre
situation déplorable: deux cents louis sont dans cette bourse,
empruntez-m'en la moitié...--La moitié!...--Empruntez, je vous en
supplie. Cent louis pourvoiront à vos besoins les plus urgens, vous
mettront à portée de perfectionner vos talens, vous donneront le temps
d'attendre l'occasion de vous montrer, de vous faire connoître enfin.
Cent louis commenceront peut-être votre fortune! Eh bien, mon ami, quand
vous serez à votre aise, vous irez aussi chercher quelques douleurs à
consoler, et, la première fois qu'un malheureux vous aura dû la vie,
vous aurez acquitté votre dette envers moi.--O bienfaisance! ô
générosité!--Allons, mon ami, reçois cet argent, reprends courage,
embrassons-nous, console-toi. Va, je le sais bien, la misère n'est
honteuse que lorsqu'elle est le fruit de l'inconduite; et presque
toujours un bienfait, quand il honore celui qui le donne, fait l'éloge
de celui qui le reçoit.--O mon ange libérateur!... C'est la
Providence... Oui, c'est Dieu,... c'est Dieu lui-même qui t'envoya pour
nous sauver... Va, chaque jour j'irai au pied de ses autels, j'irai
remercier l'Éternel,... j'irai,... j'appellerai sur toi les bénédictions
du Ciel.»

Sa voix étoit entrecoupée par des sanglots, et l'enfant promenoit sa
petite main caressante sur mon visage baigné des larmes de son père. O
moment plein de charmes! comment exprimer vos délices!

«Monsieur, reprit le jeune homme, dont la voix s'étoit ranimée, daignez
m'apprendre à qui je dois la vie.--Je ne puis.--Vous refusez de me
dire... Monsieur, reprenez votre or.--Mais...--Vous voulez vous dérober
à ma reconnoissance? Monsieur, je n'accepte pas votre argent.--Mais
auparavant sachez les raisons...--Monsieur, je n'accepte pas.--Eh bien,
je vais vous prouver une confiance sans bornes: je m'appelle le
chevalier de Faublas.--Le chevalier de Faublas! _Où tant de vertu
va-t-elle se nicher[10]?_--Comment!...--O mon bienfaiteur! pardon, mille
fois pardon; je vous offense bien involontairement.--Mes premières
aventures ont fait quelque bruit dans la capitale, et vous me condamnez
d'abord; peut-être êtes-vous un peu trop prompt, un peu trop sévère. O
mon ami! excusez les folies de l'adolescence, plaignez les passions de
la jeunesse, et pour me juger attendez quelque temps: vous ne me
connoissez pas encore.--Ah! pardonnez vous-même une exclamation sans
doute indiscrète. Ah! je vous connois et vous dois toute mon estime.
Vous vous corrigerez, j'en suis sûr; avec un excellent coeur on ne peut
s'égarer longtemps.»

  [10] On sait que ce mot de Molière est devenu proverbe.

Il prit ma main qu'il baisa plusieurs fois. En l'embrassant, je lui
demandai son nom. «Florval, me dit-il.

--Florval, j'aime votre noble franchise; êtes-vous sincèrement disposé à
m'honorer de votre amitié?--Quelle question!--Je vous reverrai donc dans
un temps plus heureux?--Quoi!...--Florval, il faut que je me cache, je
ne sais ce que je vais devenir, on me poursuit.--On vous poursuit!
Puissent vos ennemis se consumer en recherches vaines! Puisse leur rage
être confondue! Mais pourquoi cet habit? On vous l'a déjà vu peut-être?
Que n'en prenez-vous un autre!--Lequel?--Tenez, dans ce coin, ces
guenilles noires. C'est ma robe, c'est le meuble qu'il m'a fallu
toujours conserver. Ce matin, je comptois l'aller vendre; mais je n'ai
pas eu la force de gagner l'escalier. Et puis, qu'auroit-on voulu m'en
donner? elle est si mauvaise! Prenez-la toujours, elle peut vous
déguiser parfaitement bien; cachez votre habit dessous, et par-dessus
laissez tomber vos cheveux flottans dans toute leur longueur, ils sont
encore assez poudrés.»

Tout en m'occupant de mon travestissement nouveau, je me permis de faire
à Florval plusieurs questions, auxquelles il s'empressa de répondre.

«Ainsi vous êtes avocat, Florval?--Hélas! oui, Monsieur.--J'avois
toujours cru cette profession aussi lucrative qu'honnête.--Ah! Monsieur,
quel métier! Forcer un pauvre diable à vous payer d'avance pour n'être
pas obligé de le faire assigner! grossoyer pour un procureur des
requêtes à deux sous la page! tous les matins mentir aux
petites audiences pour un écu! Ah! Monsieur, quel métier! quel
métier!--Cependant il y a tant d'affaires au palais que vous devriez
être occupés tous?--On le croiroit; mais d'abord _l'ordre, l'ordre
fameux_, est composé de cinq ou six cents membres, avides d'argent plus
que de renommée. J'ai vu tel confrère en vogue, caressant la fortune qui
lui sourioit, mais négligeant la gloire qu'il pouvoit espérer, dans la
même journée griffonner des requêtes, compiler des consultations,
brocher des factums, entasser des mémoires, plaider à toutes les
chambres, et, par cette activité meurtrière, sucer le sang de cinquante
cliens amaigris, dévorer la substance de cinquante confrères affamés!
Ah! Monsieur, quel métier!--Allons, Florval, tâchez de vous faire
connoître, et...--Et le moyen, Monsieur? Si vous saviez que de dégoûts
ils me donneront, par combien de _remises_ ils fatigueront ma patience,
avec quelle adresse ils environneront mes débuts de difficultés presque
insurmontables!--Florval, une meilleure fortune vous attend sans doute;
songez aux orateurs célèbres: ils eurent, comme vous, des obstacles à
vaincre...--Que me dites-vous, Monsieur? Tout rebute un talent naissant:
la sublimité des grands modèles fait son désespoir, moins pourtant que
ne le dégoûtent les inconcevables succès de certaines gens si petits, si
petits! Croyez-vous qu'il n'y ait qu'en littérature des réputations
usurpées? Au barreau, comme ailleurs, Monsieur, le mérite timide rougit
et se cache, tandis que l'audacieuse médiocrité se produit, sollicite,
manoeuvre, se prône, parvient, et brille d'un éclat qui n'est pas
toujours éphémère. Pourquoi, lorsque avant-hier, la rage dans le coeur,
je regagnois mon grenier pour y expirer de faim, pourquoi mon confrère
E..., toujours enivré de succès pendant sa vie, mouroit-il d'une
indigestion sous ses lambris dorés? Ah! Monsieur, quel métier! quel
métier!--N'en est-il donc aucun parmi vous qui mérite sa réputation?--On
peut en compter plusieurs dont les talens vraiment recommandables
honorent le barreau. Veuille leur destin que le barreau les honore
toujours; que jamais les haines secrètes, enfantées par les rivalités
journalières et la basse envie, ennemie née de tous les succès, ne
s'attachent à leurs pas pour opérer leur ruine et flétrir leur gloire!
Ah! Monsieur, quel métier! quel métier! Je l'ai vu de trop près. Eh! qui
voudroit le faire, si par hasard il ne se rencontroit de loin en loin
quelque malheureux à défendre, au risque d'être _rayé du
tableau_!--Florval, mon ami Florval, le malheur vous aigrit.--Il est
vrai, me répondit-il presque en souriant, il est vrai qu'on n'envisage
pas les choses du côté le plus beau, quand on a faim depuis deux
jours... Monsieur le chevalier, vous voilà bientôt prêt... Je ne puis
descendre dans la rue... Vous n'avez rien fait pour moi, si vous ne
prenez encore la peine de m'envoyer quelque nourriture.--Mon ami, j'y
cours.»

Pendant qu'il me parloit, j'arrangeois la robe de manière que sa vétusté
fût un peu moins remarquable. Chacun des côtés étoit déchiré par en bas,
j'eus soin de retrousser élégamment chacun des côtés; comme si j'avois
eu peur des crottes, je fourrai l'un des pans dans mon gousset, je tins
l'autre sous mon bras. Un long et large accroc laissoit ma poitrine à
découvert; je fis un grand rempli et mis artistement des épingles. Quant
au dos, les trous se trouvoient cachés sous les plis; ainsi tout alloit
au mieux, le petit avocat venoit de disparoître, j'avois l'air d'un
procureur-syndic. «Adieu, Florval; si par hasard on vous
questionne...--Plutôt souffrir le dernier supplice que de vous exposer
au moindre péril!... Mais serai-je longtemps sans vous revoir?--Je n'en
sais rien, Florval.--Oh! je chercherai! je m'informerai! Vous, Monsieur
de Faublas, daignez ne pas oublier celui qui vous doit tout.--Florval,
je n'oublierai pas mon ami.--Adieu, mon bienfaiteur; ange libérateur,
adieu.»

Et, comme j'étois au bout du long corridor, l'enfant, forçant sa petite
voix claire, me cria: «Adieu, mon papa.»

Son papa! et le père m'appelle son ange libérateur! et j'arrache à la
mort deux victimes! et mes yeux sont encore mouillés des plus douces
larmes qu'ils aient jamais versées! et mon coeur est plein d'un
sentiment délicieux! O plaisir ineffable que l'on goûte à faire une
bonne action! ô bonheur suprême, dont je n'avois qu'une foible idée!
Mais qu'est-ce que donner de l'argent à un homme de confiance pour qu'il
le distribue?... Il faut aller soi-même... O ma Sophie! un jour nous
monterons ensemble dans les greniers, nous pénétrerons dans les réduits
du pauvre; là, nous saurons découvrir la misère qui se cache, prévenir
ses pénibles aveux, proportionner les secours aux besoins, calmer les
douleurs par les consolations; là, ma charmante femme, vingt malheureux,
nourris de tes bienfaits, te rendront un hommage selon ton coeur. Oh!
que tu me paroîtras plus belle, quand je t'aurai vue t'attendrir sur
leurs peines secrètes, quand tu reviendras fière de leurs bénédictions!
A peine m'apercevront-ils, ils ne verront que toi! ce sera ta main
qu'ils oseront baiser, ce sera toi qu'ils pourront appeler un ange
libérateur!... Tu en as la figure céleste, chacun de tes traits atteste
une âme divine... O ma Sophie! tu soutiendras les pères de famille, les
orphelins, les pauvres veuves, les filles délaissées... Les veuves! les
filles!... Faublas, loin de vous cette horrible idée!... Respectez la
beauté malheureuse que vous avez secourue, ou renoncez à tout sentiment
d'honneur, et demeurez à jamais chargé de la juste exécration des
hommes.

Je m'en allois réfléchissant ainsi jusqu'à la porte de la rue, où les
périls qui m'environnoient fixèrent mes idées sur des objets tout
différens. Je quittois à peine le seuil hospitalier que plusieurs hommes
me suivoient déjà. L'un d'entre eux surtout m'épouvanta d'abord d'un
coup d'oeil scrutateur; puis, d'un air tantôt irrésolu, tantôt décidé,
reportant alternativement son louche regard sur ma figure pâlie et sur
les basses figures de ses vils compagnons, il sembla plusieurs fois les
consulter, et plusieurs fois aussi leur dire: «C'est lui!» Je vis le
moment où j'étois pris. Persuadé que je ne pouvois échapper au danger
qu'en payant d'audace, j'assurai promptement mon maintien, et, ma
mémoire m'ayant à propos servi, je répétai à haute voix le nom que
m'avoit dit Mme Leblanc. «Griffart!» m'écriai-je. Le vilain monsieur qui
m'inquiétoit, c'étoit justement ce monsieur Griffart! «_Qu'est-ce que y
a?_ me dit-il.--Comment! tu ne me reconnois pas?--_Je ne sais pas
encore._--Et vous, Messieurs?--_Pis qui n' sait pat, lui_, répondit l'un
d'eux, _nous n' savons pat itou_.» Alors je pris noblement un air
dédaigneux, par-dessus mon épaule je passai toute la troupe en revue, je
toisai le chef de la tête aux pieds, enfin je laissai tomber de ma
bouche ces mots: «Quoi! mes beaux messieurs, vous ne connoissez pas le
fils du commissaire Chénon?» A ce nom révéré, vous eussiez vu tous mes
coquins, saisis de respect, soudain mettre bas chapeaux de laine ou
bonnets de coton, d'une façon gentille empoigner leurs toupets,
subtilement rejeter leurs pieds droits en arrière, et me faire ainsi,
avec de très humbles excuses, la révérence de cérémonie. D'un signe de
tête, je témoignai que j'étois content, et, m'adressant à Griffart: «Eh
bien, mon brave, y a-t-il quelque chose de nouveau?--_Pat encore, note
maîte, mais y a gros que ça n' tardera pas. Je crois que nous l'avons
reluquée sur le toit, la bonne fille! faudra ben qu'elle en dégringole.
Elle a pris les habits de mon sesque; mais c'est z'égal, je dis quoique
ça qu'elle n' gourera pas Griffart._--Et si elle se présente au bout de
la rue?--_Ah! je dis, on la gobe. Bras-d'-fer l'allume[11] z'avec les
enfans perdus._--Et de ce côté-là?--_Tout de même pour changer.
Trouve-tout bat l'antif avec les lurons._--Avec les lurons! tenez, mes
enfans, allez déjeuner au cabaret; toi, Griffart, je te charge de porter
tout de suite un bon morceau de pain, une pièce de rôti et une bouteille
de vin à un sieur Florval qui demeure là,... dans cette allée, au
cinquième étage. Ce qui restera de mes six francs, tu reviendras au
cabaret le boire avec tes camarades.»

  [11] En termes d'argot, _allumer_ signifie guetter; _battre l'antif_
    veut dire rôder dans les environs. Lecteur, dites que mon livre
    n'est pas instructif!

Tous ces gens-là s'épuisèrent en remerciemens plus grossiers
qu'énergiques; et je trouvois leurs gestes aussi dégoûtans que
ridicules, et leur joie m'attristoit; elle étoit ignoble comme eux. Dès
qu'ils m'eurent quitté, je m'interrogeai moi-même: d'un côté,
Bras-de-fer avec les enfans perdus! de l'autre, Trouve-tout et les
lurons... Oserai-je y aller?... m'exposerai-je à un second examen?...
J'ai peur... Cette prétendue religieuse qu'ils poursuivent a,
disent-ils, pris des habits d'homme... Si je pouvois me déguiser en
femme!... Je ne sais, mais Bras-de-fer et Trouve-tout m'épouvantent!...
Ah! ah! qu'est-ce donc que cette engageante demoiselle qui, de la
fenêtre du second étage, appelle poliment tous ceux qui passent?...
Allons-y... Peut-être qu'avec de l'argent... Allons-y,... nous verrons;
toujours serai-je le maître, si je ne puis faire mieux, d'aller au bout
de la rue présenter aux lurons le fils du commissaire... Allons,
montons... C'est mauvaise compagnie, Faublas; mais, ma foi! sauve qui
peut.

J'entrai de plein saut chez la pauvre fille, qui avoit laissé sa porte
entre-bâillée. Elle vit ma robe noire et crut voir le diable. Le cri
perçant qu'elle poussa dut être entendu de toutes les pratiques qu'elle
avoit dans le voisinage. Moi, qui ne me souciois point de me mettre sur
les bras la foule des amans de cette moderne Aspasie, je me hâtai, pour
la rassurer, de me dépouiller de la robe ennemie. Sa crainte mortelle se
dissipa dès qu'elle m'entendit protester que je n'étois pas monsieur le
commissaire. Ce fut bien autre chose quand elle me vit tirer de ma
bourse un double louis: le plus doux espoir brilla sur sa figure
maintenant rassérénée.

«Mademoiselle, ces deux louis sont à toi...--Je le veux bien»,
interrompit-elle; et, plus prompte que l'éclair, elle courut à sa porte
qu'elle ferma; à sa fenêtre, sur laquelle elle étendit une toile
vermoulue, que des gens moins difficiles appelleroient un rideau; à son
alcôve... «Venez, venez donc, fille trop complaisante et trop vive; si
vous aviez voulu m'entendre jusqu'à la fin, vous vous seriez épargné
d'inutiles démonstrations qui doivent coûter à votre amour-propre autant
qu'à votre pudeur... En vérité, mon enfant, tu as mal interprété mes
intentions. Pour les deux louis que je t'offre, je demande seulement que
tu me fournisses des vêtemens de femme et que tu m'aides à
m'habiller.--Je le veux bien, répondit-elle.--Cela est charmant! Tu veux
tout ce qu'on veut, toi!--Dame! il faut bien faire son état.--Que me
donnes-tu là? Un jupon prétendu blanc, plein de crotte du haut en
bas!--C'est que l'autre jour je suis revenue de chez Nicolet par un
mauvais temps.--Et ce caraco tout déchiré?--Je l'ai arrangé comme ça
lundi dernier, en rossant un clerc de procureur qui ne vouloit pas me
payer.--Et ce fichu tout sale?--C'est un vieux moine qui me l'a
chiffonné.--Et cette baigneuse toute roussie?--C'est que mon amoureux,
dans un accès de jalousie, l'avoit jetée au feu.--Allons, Mademoiselle,
reprenez vos guenilles, je n'en veux pas... Tiens, mon enfant, donne-moi
tes meilleures nippes, je les payerai ce que tu les estimeras; les deux
louis sont pour le secret.--Voilà qui est parler! foi d'honnête fille,
_Fanchette_ va vous donner ce qu'elle a de plus brillant, son ajustement
du Panthéon; tenez. Je vous le céderai au prix coûtant: quatre louis. Et
par-dessus le marché vous aurez encore ce grand chapeau noir avec son
panache, et puis les preuves de mon amitié, si vous voulez, parce que
vous êtes bien gentil.--Pour la robe et le chapeau, volontiers; bien
obligé du reste.»

Il me manquoit encore une chemise. Fanchette eut beaucoup de peine à me
la fournir médiocrement bonne; elle eut beaucoup de peine à ne pas
outrager ma timide pudeur en me la passant. La robe qu'elle me mit
ensuite m'alloit aussi bien que si on l'eût faite pour moi. «Comme cet
habit vous sied! disoit Fanchette. En vérité, reprit-elle après un
moment de réflexion, je ne demande pas mieux, car tu es bien le plus
joli homme que j'aie jamais vu des deux yeux.» Et, si je ne m'étois hâté
d'y mettre ordre, elle alloit m'embrasser très indécemment. «Non,
Mademoiselle, non, vous dis-je...

«Tiens, Fanchette, voilà les six louis que je te dois. Fais-moi le
plaisir d'aller chercher un fiacre et de me l'amener; tu m'accompagneras
dedans jusqu'à la porte du Luxembourg. En te quittant là, je te donnerai
encore quelques petits écus pour ta course; mais dépêche-toi surtout, et
garde-toi bien de dire un mot à personne.--Je vous le promets. Je vous
aime, parce que...--Va, Fanchette, va vite.»

Il n'y avoit pas cinq minutes qu'elle étoit partie, quand j'entendis la
clef tourner dans la serrure. Jugez de ma surprise et de mon effroi
lorsque, la porte s'étant ouverte, je vis entrer un inconnu qui, non
moins familier que s'il eût été chez lui, me dit bonjour sans me
regarder, et jeta sur le lit sa canne et son chapeau. Je m'aperçus que
ses jambes chancelantes le portoient de travers, qu'il faisoit
fréquemment des tours sur lui-même, qu'il accrochoit les meubles et
battoit les murs. Sa bouche s'ouvroit avec effort, sa langue articuloit
à peine; ses dents étoient mêlées; il prit une chaise et s'assit à côté;
puis, en se relevant, il se fit à lui-même, après quelque jurement
préparatoire, cette judicieuse remarque: «Je me suis trompé.» Il ajouta:
«Fanchette, je suis sûr que tu as été inquiète de ce que je ne suis pas
revenu c'te nuit avant ce matin,... t'as enragé de ça comme d' juste...
Ah! c'est qu'y avoit z'un monde à c't hôtel d'Angueleterre!... Què
plaisir dans cet endroit-là!... y a des personnes qui s'y ruinent...
avec z'un agrément!... c'est charmant d' les voir... Mais c'est qu'i
sont contens!... Enfin, n'y a pat u z'une querelle, juge!... excepté
z'un qui en a tué z'un autre, mais v'là tout...»

A ces mots il se leva pour venir droit à moi; mais sans le vouloir il
prit à gauche, et se jeta sur la croisée, dont il brisa quelques vitres.
Après bien des détours, il parvint pourtant jusqu'à moi, et pendant
quelques secondes il me regarda sous le nez d'un air qui m'auroit
beaucoup amusé si j'avois eu moins d'inquiétude. «C'est moi, reprit-il
enfin, c'est toi... Voilà ben ta chambre z'et ta belle robe... Mais j'
suis gris... Oh çà, je suis gris! t'as les yeux noirs, et j' les vois
bleus!... t'es blonde, et tu me sembles brune!... t'es petite, et j' te
trouve grande!... Ah çà! j' suis dedans, c'est clair... Mais, quoique
ça, j' te veux persuader que t'es gentille et que j' suis ton
z'amoureux.»

Il s'approcha, je reculai; il me suivit, je le repoussai; il me retint,
je fis un geste menaçant; il me donna un coup de poing, je lui en rendis
deux; il se jeta sur mon panache, je le saisis par les cheveux. Sa chute
entraîna la mienne. Le chevalier de Faublas, étendu sur le plancher,
roula dans la poussière avec le vil amant d'une fille publique! Ce qui
faillit à rétablir en faveur de mon adversaire l'inégalité de cet
indigne combat, c'est que je n'étois pas commodément vêtu pour faire le
coup de poing. Cependant la victoire n'auroit pu longtemps balancer
incertaine, parce qu'il y avoit dans cette manière d'escrimer cette
différence, tout avantageuse pour moi, que, sans dire un seul mot, je
tâchois de parer avant de riposter, au lieu que le vilain, jurant comme
un cocher, négligeoit la parade et ne cherchoit qu'à me frapper et à me
retenir: on juge donc que le plus braillard n'étoit pas le moins
maltraité; mais, avant que je fusse parvenu à me dégager, les voisins
accoururent au bruit qu'il faisoit. Charmés de trouver cette occasion de
se débarrasser de leurs odieux locataires, ils commencèrent par nous
charger d'imprécations et de coups; ensuite ils nous séparèrent, nous
descendirent, et nous livrèrent à la garde que l'un d'entre eux avoit
été chercher.

Deux soldats mirent les menottes à mon camarade, deux soldats me
donnèrent la main; le peuple me hua, les enfans me suivirent. Au bout de
la rue, je passai triomphant au milieu des _lurons_, qui n'attendoient
pas, sous ces pompeux habits et dans cet honorable cortège, leur
prétendue religieuse en homme travestie. Mais combien de rues nous
courûmes à pied! que de boue, en chemin ramassée, souilla le bel habit
du Panthéon! que de grossiers propos j'entendis sur ma route! avec
quelle brutalité me traînèrent mes incivils conducteurs! Ah! pauvres
filles, Dieu vous préserve de la garde de Paris!

Dieu vous préserve aussi du commissaire! Un juge de paix trancher du
magistrat! se donner les airs de condamner sans entendre!... Un pesant
caporal conta le fait, qu'il ignoroit; ses soldats attestèrent ce qu'ils
n'avoient point vu; plusieurs témoins crièrent que j'étois femme
publique et que je rossois mes amis; le clerc, expéditif, comprenant peu
de chose, mais écrivant tout, ferma le procès-verbal avant même qu'on
eût daigné s'informer si nous n'avions pas quelques moyens de défense;
et tout à coup, du tribunal despotique de l'orgueilleux bourgeois, émana
cet arrêt sans appel: «Le garnement à l'hôtel de la Force; la fille à
Saint-Martin.»

A Saint-Martin! il est donc vrai que j'y fus conduit! Il est donc vrai
que de tous les adolescens le plus précoce, celui qui plusieurs fois, en
certains cas, s'étoit montré si supérieur à tant d'hommes faits, celui
dont les succès galans occupoient encore la capitale étonnée, le
chevalier de Faublas enfin, proclamé fille par un jugement public, se
vit enfermé dans une succursale de l'hôpital, pour y attendre
apparemment le grand jour où le chef de la police le feroit, avec cent
compagnes prostituées, transférer à la métropole!

Aussi pourquoi m'étois-je laissé traîner dans cette affreuse prison?
Pourquoi? l'aveu de mon sexe chez ce commissaire ne m'eût-il pas attiré
une foule de questions auxquelles je me serois vu très embarrassé de
répondre? Dans tous les cas, ce moyen extrême ne me restoit-il pas
toujours? et ne devois-je point me flatter que mille autres presque
aussi faciles m'épargneroient le danger de celui-là? Avec de l'adresse
et de l'or je forcerois les portes de Saint-Martin plus aisément que
celles de la Bastille... Mais je devois surtout me hâter; un instant
pouvoit me perdre! Dans le faubourg Saint-Marceau, devenu pour la
seconde fois le théâtre de ma gloire et de mes infortunes, mille
accidens pouvoient découvrir les traces que le chevalier de Faublas
venoit de laisser sur son passage. Allons, vite, appelons à mon secours
quelques amis... Des amis? je n'ai plus à Paris que des connoissances...
Rosambert... Il m'a fait un vilain tour, Rosambert! et puis il est loin.
Derneval est plus loin encore... Mme de B... n'est peut-être pas
arrivée... D'ailleurs, comment lui donner de mes nouvelles sans la
compromettre?... Mais mon amie, mon amante, ma femme?... c'est à elle...
Eh oui! c'est à elle qu'il faut mander... Non. Duportail est là qui sans
doute a les yeux ouverts; il peut intercepter les dépêches et m'enlever
encore... Non! je ne veux pas d'un moyen qui m'expose à me priver de
voir ma Sophie... Reste le vicomte de Valbrun. Ce n'est pas à sa petite
maison qu'il faut envoyer; je ne sais où est son hôtel; le
commissionnaire s'informera, écrivons au vicomte.

Ce que je vous dis là en trente lignes, ce fut le résultat de deux
heures de réflexion; aussi ma lettre au vicomte n'étoit pas achevée
quand on vint appeler Fanchette.

Saisi d'effroi, je ne me décidai qu'avec peine à gagner le premier
guichet. Là je vis une élégante qui, m'ayant jeté deux ou trois coups
d'oeil dédaigneux, m'ordonna d'un ton sec de la suivre. Les portes de la
prison s'ouvrirent, ma fière protectrice monta gravement dans sa
voiture, et d'un signe de tête m'annonça que j'y pouvois prendre place
sur le devant. J'obéis, nous partîmes; alors, m'adressant à l'inconnue:
«Madame, que de remerciemens...--Vous ne m'en devez pas,
interrompit-elle; il est vrai que je vous ai tirée de ce bel endroit où
vous n'étiez pas trop déplacée, je pense; mais ce n'a pas été pour
vous obliger personnellement, je vous assure.--Cependant,
Madame...--Cependant, Mademoiselle, je vous prie de me croire.--Pourquoi
refuseriez-vous le juste hommage...--Bon Dieu! cela fait des phrases! Je
ne les aime pas, Mademoiselle. Ne causons pas ensemble, je vous en
prie.»

Il y eut un moment de silence, pendant lequel je me demandai tout bas
quelle étoit cette incivile libératrice qui me rendoit un si grand
service et me traitoit si mal, où m'engageroit cette nouvelle aventure,
et ce que j'allois devenir.

La belle dame, qui m'avoit ordonné de me taire, m'ordonna bientôt de
parler. «Savez-vous lire? me demanda-t-elle.--Un peu, Madame.--Et écrire
aussi?--Tout de même.--Vous coiffez?--Les femmes?--Eh mais, sans
doute.--Assez passablement, Madame. Est-ce là tout ce que...--En voilà
assez, Mademoiselle, vous oubliez qu'il ne vous appartient pas de me
questionner.»

Bientôt la voiture s'arrêta devant un très bel hôtel. L'inconnue,
m'ayant fait traverser des appartemens superbes, finit par me livrer à
mes réflexions dans une espèce de cabinet de toilette où je restai seul
pendant quelques minutes, qui me parurent des siècles. Enfin, ma
libératrice reparut: elle m'apportoit elle-même des habits qu'elle
m'ordonna d'échanger contre les miens, car je faisois horreur,
disoit-elle; et, sans attendre ma réponse, elle commença par m'enlever
mon fichu. «Je me doutois bien, s'écria-t-elle alors en plongeant sur ma
poitrine un regard scrutateur, je me doutois bien que quelque défaut
secret déparoit cette courtisane en apparence si jolie; fi donc! ma main
n'est pas plus unie que cela.»

A la surprise qui d'abord me saisit succéda bientôt un sentiment plus
pénible: cette grande dame si fière, si impérieuse, et pourtant femme de
chambre aussi alerte qu'observatrice expérimentée, m'inquiétoit par ses
soins autant que par ses remarques, et ne me désoloit pas moins par ses
bienfaits que par ses duretés. J'essayai de me dérober à ses bons
offices; elle trouva mes minauderies fort impertinentes, et ne me tint
aucun compte de ce qu'elle appeloit les grimaces d'une pudeur banale.

Un bout de cordon passoit, elle le tira très habilement, et du même
temps me débarrassa de mon premier jupon. «Bon Dieu!... Madame, vous
abaisserez-vous à servir votre servante?--Eh mais, répondit-elle, si je
veux bien en supporter la peine et la honte?--Madame, je ne le
souffrirai pas!... Je ne le puis souffrir... Vous êtes trop
bonne.--Est-ce une raison pour que vous vous montriez aussi ridiculement
modeste qu'opiniâtre?»

Elle parloit avec feu. Cependant sa langue alloit encore moins vite que
sa main; de sorte que je vis presque aussitôt, malgré mes précautions
trop vaines, tomber une seconde jupe, hélas! et c'étoit la dernière.

Au moins il me restoit encore une sauvegarde, le petit caraco dont
j'espérois n'être pas aisément dépouillé. «Que d'entêtement! quelle
sotte réserve! dit la dame irritée. Sans doute, si j'étois homme,
Mademoiselle y feroit moins de façon.» A peine avoit-elle dit, qu'elle
passa derrière moi, et sur-le-champ, d'un coup de ciseau rapide,
remontant de mes reins jusqu'à mes épaules, elle mit en deux l'infortuné
caraco, dont il lui devint facile de m'arracher les morceaux.

O vous qui me lisez, jugez de ma peine! Vous voyez d'ici la pauvre
Fanchette trop succinctement vêtue, et d'autant plus embarrassée que,
l'unique voile qui lui demeure ayant été naguère et trop longtemps
promené dans les rues de Paris, je ne puis en conscience nier que j'ai
besoin de linge blanc. Aussi l'obligeante personne qui présidoit à ma
toilette se pressa-t-elle de me jeter sur le visage une fine chemise
qu'elle m'ordonna de passer. C'étoit là surtout l'opération que je
redoutois, et, pour comble de malheur, chaque instant la rendoit plus
pressante et plus difficile. Comment la jeune fille excessivement
maladroite auroit-elle jamais, en ce moment, le plus critique de tous,
la dextérité qu'il faudroit pour cacher à des yeux clairvoyans le jeune
garçon trop visible? Je ne sais par quelle fatalité mon imagination,
jusqu'alors endormie, se réveille plus ardente: elle m'électrise, elle
m'enflamme pour les appas de cette inconnue dont je crois sentir encore
la main prompte et légère, dont le regard me poursuit toujours, dont le
tout-puissant regard, ressuscitant la nature mourante, soudain produit
en moi l'effet auquel je me serois le moins attendu, l'effet
ordinairement favorable et maintenant malheureux, l'effet que deux
heures auparavant Coralie n'osoit plus espérer, même à l'aide du
magnétisme. Que ferai-je donc? que vais-je devenir? par quel moyen
garder mon secret?

Le parti que je pris va vous étonner, lecteur. Vous en rirez à mes
dépens; n'importe: comme je vous vante quelquefois mes prouesses, il
faut aussi vous avouer mes méfaits. Apprenez donc que, n'imaginant pas
qu'il y eût rien de mieux à faire, j'eus la foiblesse de tourner le dos
à l'ennemi.

«Le procédé n'est pas poli, dit-elle. Je vous avoue que voilà d'étranges
manières, auxquelles on ne m'a point accoutumée.»

Au ton dont ces paroles furent prononcées, je crus m'apercevoir que la
personne outragée, loin de céder aux mouvemens de l'impatience et de la
colère, ressentoit une joie maligne et ne m'épargnoit pas l'ironie. Un
coup d'oeil que je hasardai furtivement me confirma dans cette idée. Je
vis qu'on n'étouffoit plus qu'avec beaucoup de peine de grands éclats de
rire pressés de s'échapper. Ce fut alors, et c'est encore à ma honte que
je l'avoue, ce fut seulement alors qu'il me vint dans l'esprit que
depuis un grand quart d'heure j'étois pris pour dupe, que depuis un
grand quart d'heure ma protectrice mystifioit tout à son aise un
innocent jeune homme qu'elle avoit l'air de croire une fille publique.
Cette découverte me causa d'abord un dépit véritable; mais je me
consolai presque aussitôt, pressentant bien la douce vengeance que me
promettoit ma mésaventure.

«Ah! qui que vous soyez, m'écriai-je, vous n'êtes pas faite pour de
telles incivilités. Oui, j'en suis sûr, vous ne devez pas être plus
accoutumée à les souffrir que je ne le suis moi-même à me les permettre,
et c'est bien sincèrement que je vous en demande pardon!--Pardon!
répéta-t-elle en riant enfin de toutes ses forces; mais, si cela ne
s'accorde qu'à l'audace, pensez-vous l'avoir mérité?--Assurément non,
répliquai-je, un peu étourdi du reproche.--Eh bien donc, reprit-elle
avec une force d'esprit peu commune, j'attendrai qu'une véritable
offense...»

Je ne lui laissai pas le temps d'achever: car son air, ses discours, et
surtout son maintien, où respiroit une rare assurance, tout en elle se
réunissoit pour étonner d'abord le plus intrépide, mais ensuite pour
donner du coeur au plus timide. Aussi, me précipitant devant elle, dans
cette humble et redoutable posture, si commode à l'amant, si menaçante
pour la maîtresse, je lui fis, du ton le plus décidé, cette déclaration
d'amour et de guerre: «Ma foi, j'ai peur que vous n'attendiez pas
longtemps, Madame.» Sans s'émouvoir, elle répliqua: «Quoi que vous
puissiez dire, je ne dois pas vous croire téméraire. D'ailleurs, je vous
préviens que je ne suis pas de ces femmes qui s'effrayent sur parole: ce
sont les beautés foibles qui croient à toutes les menaces.»

La réponse étoit claire; il ne falloit rien moins que des effets à cette
dame. Je ne pouvois plus raisonnablement douter qu'elle savoit à peu
près qui j'étois, que le danger de ma présence et de mon accoutrement si
simple ne l'étonnoit nullement, qu'enfin le chevalier de Faublas pouvoit
sans indiscrétion, et devoit même se montrer.

On l'accueillit avec une grâce infinie. Son triomphe complet ne fut
disputé que justement autant qu'il le falloit pour qu'il le pût trouver
encore de quelque prix. Cependant j'étois au sein de la victoire et sur
le point d'en recueillir les fruits, que le vainqueur lui-même alloit
partager, lorsqu'une importune voiture fit gémir le pavé de la cour.
«Déjà le vicomte! dit mon inconnue; dépêchons-nous,... dépêchons-nous
d'achever cette plaisanterie.»

Elle se dépêchoit en effet, et, comme si je n'avois pas eu moi-même
quelque intérêt à me dépêcher, elle m'y forçoit, pour ainsi dire.

Grâce à ma promptitude, et surtout à la sienne, ce que l'originale
personne appeloit notre plaisanterie venoit de finir; mais le tiers
incommode, à qui tout ceci n'eût peut-être pas paru très plaisant, se
faisoit entendre assez près de nous; et ma fière protectrice, qui
n'avoit apparemment nulle envie qu'on sût de quelle manière elle
plaisantoit avec ses protégés, ne se bornoit pas à réparer son désordre;
elle me faisoit signe de ramasser mes hardes éparses et de me jeter dans
un cabinet voisin.

Je venois de m'y précipiter, lorsque l'importun cavalier dont la trop
prompte visite m'y reléguoit entra. «Il est là qui change d'habits, lui
dit-elle.--Sans le secours de votre femme de chambre?» demanda-t-il.
Elle répondit: «S'il ne peut s'en passer, nous l'appellerons; mais
pourquoi, tant qu'il n'y aura pas une absolue nécessité, mettrions-nous
un tiers dans son secret?»

Alors il vint à moi: c'étoit M. de Valbrun. «Bonjour, mon cher Faublas,
me dit-il en m'embrassant. N'êtes-vous pas content du zèle que madame la
baronne de Fonrose a mis à vous servir?--Content? m'écriai-je; mais
c'est, en vérité, trop peu dire.--Ah! je l'ai bien inquiété, votre cher
Faublas, interrompit-elle en riant: demandez-lui ce qu'il en pense;
demandez-lui si je n'ai pas déjà commencé la vengeance de mon sexe.
Allons, gentil chevalier, ajouta-t-elle, point de rancune, ne voyez en
moi qu'une fée secourable qui vient de vous enlever à des enchanteurs;
et, dès que vous serez rhabillé, venez respectueusement, en signe de
reconnoissance, me baiser la main.»

Tandis qu'elle parloit, je la regardois à travers une vitre. Son
maintien avoit tout d'un coup tellement changé qu'il n'y régnoit plus
qu'une dignité froide, et le calme parfait de sa figure sembloit
annoncer l'absence de toutes les passions. Je vis que madame la baronne
étoit une excellente comédienne; mais, quelque plaisir que je trouvasse
à la considérer dans son nouveau rôle, je ne pus lui donner qu'une
courte attention. Tout cet accoutrement féminin dont il falloit
m'affubler encore ne me causoit pas un léger embarras: c'étoit pour moi
l'ouvrage sans fin: je crois qu'il auroit duré jusqu'au soir, si Mme de
Fonrose n'étoit venue, sur l'invitation réitérée du vicomte, m'aider à
l'achever. Ensuite, et toujours pour obliger le vicomte, elle poussa la
complaisance jusqu'à réparer, de sa noble main, le désordre de ma
chevelure. Elle me coiffoit encore, quand je m'écriai: «Monsieur de
Valbrun, partons.--Pour aller où?--Voir Sophie.--Sophie est-elle à
Paris?--Dans ce faubourg même, au couvent de ***, rue ***.--Tant mieux;
mais pour un instant modérez votre impatience; écoutez-moi: je dois vous
dire ce que j'ai fait, et prendre avec vous des mesures pour ce qui me
reste à faire.--Vous devez, Monsieur le vicomte! Moi, j'aurois dû
commencer par vous assurer de toute ma reconnoissance.--Êtes-vous jaloux
de me la prouver?--N'en doutez pas.--Eh bien, faites-moi le plaisir de
m'entendre.--De tout mon coeur; mais partons.--Quelle pétulance! De
grâce, écoutez-moi!--Ma Sophie!--Nous en parlerons tout à l'heure.
Chevalier, au milieu de la nuit dernière, je suis revenu à ma petite
maison, comme je vous l'avois promis. Justine, en me racontant ce qui
s'étoit passé, m'a donné de grandes inquiétudes pour vous. Ne sachant ce
que vous alliez devenir, et voulant demeurer à portée de vous donner
quelque secours si l'occasion s'en présentoit, j'ai pris le parti de
rester avec Justine. Cette petite, qui me paroît vous aimer beaucoup,
étoit continuellement à la fenêtre de la rue. Deux fois, dans la
matinée, elle a cru vous voir sous deux habits différens. Il y a deux
heures enfin, elle m'a crié que la garde vous emmenoit; qu'elle vous
reconnoissoit très bien malgré votre nouveau travestissement. Aussitôt
s'est mêlé, dans la cohue qui vous suivoit, un fidèle émissaire, chargé
de revenir le plus tôt possible m'apprendre ce que vous seriez devenu. A
son retour, je n'ai pas été moins enchanté que surpris de savoir qu'un
jugement _ténébreux_ venoit d'envoyer la prétendue Fanchette à
Saint-Martin. Aussitôt j'ai volé chez Mme de Fonrose...--Moi, d'abord,
interrompit-elle, je ne pouvois que m'intéresser beaucoup au sort d'un
jeune homme tel que vous. J'ai couru sur-le-champ vous réclamer à
l'hôtel de la Police, et vous savez quel prompt usage j'ai fait du
mandat qui ordonnoit votre liberté.--Madame, recevez tous mes
remerciemens...--Monsieur de Faublas, reprit le vicomte, écoutez-moi
jusqu'à la fin.--Sophie m'attend.--Bientôt nous parlerons d'elle;
écoutez-moi jusqu'à la fin. Pendant que madame la baronne alloit à la
police, je retournois au faubourg Saint-Marceau pour y prendre des
informations; il n'y est plus question de Dorothée, on ne parle partout
que du chevalier de Faublas.--Comment! déjà?--Pouvez-vous en être
étonné? la déclaration de je ne sais quelle soeur Ursule, qui a,
dit-elle, été maltraitée par les ravisseurs de la religieuse, ne
prouvoit rien contre vous; mais ce qui a tout découvert, c'est la
plainte qu'a rendue certain M. de Flourvac, qui dit avoir été attaqué
dans l'enclos des _Magnétiseurs_ par un jeune homme qui se sauvoit en
chemise et l'épée à la main; c'est la résistance qu'a faite aux
officiers de la police Mme Leblanc, qui a mieux aimé laisser enfoncer la
porte de son appartement que de l'ouvrir; c'est enfin la déposition que
s'est vue forcée de faire la vraie Fanchette, qui, revenue dans son
taudis, y a été _interrogée sur faits et articles_. Le concours de tant
d'événemens extraordinaires vous a trahi, les plus étonnantes aventures
ont été mises sur le compte du plus étonnant jeune homme. Dans deux
heures peut-être on ira vous chercher à Saint-Martin pour vous
transférer à la Bastille. Madame sera sans doute inquiétée; mais elle
est bien avec le ministre. Qu'on ne vous trouve pas, je suis tranquille
sur tout le reste. Les amis du comte de la G..., que l'un de vos seconds
a tué, sollicitent vivement sa vengeance; mais j'ai des amis aussi, je
jouis de quelque crédit, nous pourrons assoupir cette affaire. En
attendant...--En attendant, je veux voir ma Sophie, dussé-je me
perdre!--Vous vous perdriez sans la voir!--Sans la voir!--Si vous osez
faire un pas dehors, vous êtes arrêté. Il ne faut pas douter que tout ce
que la police a de plus vigilans suppôts ne soit aujourd'hui sur pied.
De grâce, attendez quelques jours.--Quelques jours! les jours sont des
siècles!--Les trouveriez-vous moins longs dans une prison d'État, et
lorsqu'on vous auroit enlevé jusqu'à l'espérance de revoir votre
maîtresse?--Elle est ma femme, Monsieur le vicomte.» La baronne nous
interrompit: «Chevalier, si tout ce qu'on dit d'elle est vrai, je vous
en félicite.--Très vrai, Madame; on chercheroit longtemps avant d'en
trouver une qui méritât d'être adorée comme elle!...--Je vous
crois.--Une qui fût plus digne de la tendresse et des respects de son
heureux époux!...--Chevalier, reprit le vicomte, permettez...--Une
qui...--De grâce, le temps est cher, prenons un parti. Promettez-moi
de ne pas vous exposer.--Hélas! je ne la verrai donc pas
aujourd'hui!--Songez que votre affaire peut maintenant s'arranger, mais
que, si vous étiez une fois prisonnier, je ne répondrois plus de rien.
Chevalier, vous réfléchissez; eh bien?--Vicomte, vous me voyez pénétré
de reconnoissance; dans un temps plus heureux je n'en aurai pas moins,
et je saurai l'exprimer mieux; c'est dès aujourd'hui vous en donner une
preuve que de me rendre à vos conseils. Monsieur de Valbrun, réglez ma
conduite, et j'obéirai.--Chevalier, je ne puis maintenant vous offrir un
asile chez moi, parce qu'on viendra sûrement vous y chercher.--Pourquoi
monsieur ne resteroit-il pas ici? dit aussitôt la baronne.--Parce qu'il
n'y seroit guère plus en sûreté, Madame.--Vous croyez, Vicomte?--Mais je
vous le demande à vous-même, qu'en pensez-vous?--Moi, je ne vois pas
trop...--Quoi! Madame, après la démarche que vous venez de faire!--Oh!
mais, Vicomte...--Vous m'étonnez, Madame, répliqua-t-il encore avec un
peu d'humeur; au reste, si vous voulez absolument garder le chevalier,
je ne m'y opposerai dans ce moment-ci que par intérêt pour lui; vous
savez que je ne suis point jaloux.--J'aime cependant, lui répondit-elle,
le petit ton piqué dont vous le dites; il prouve que vous avez pour moi
plus d'attachement que vous n'en voudriez laisser paroître. Messieurs,
ajouta-t-elle, il est tard, passons dans la salle à manger, où nous ne
resterons pas longtemps, et pendant le dîner chacun de nous trois voudra
bien rêver aux moyens de sauver cet aimable cavalier, l'ami de toutes
les femmes et l'amant de la sienne.»

Mme de Fonrose me présenta sa main, dont s'empara le vicomte, plus
prompt que moi; nous allâmes nous mettre à table. La baronne, qui
n'étoit sortie de son recueillement profond que pour me fixer de temps
en temps, la baronne rompit le silence par un grand éclat de rire. Le
vicomte lui demanda la cause de cette gaieté subite. «Je vais vous
l'expliquer dans le salon», répondit-elle en se levant. Je fus presque
affligé de cette brusque incartade, car, au vif appétit qui me restoit
encore, je sentois que j'aurois fort bien achevé mon dîner.

«Je viens de trouver pour cette jeune fille, nous dit-elle, une place
qui lui convient merveilleusement de toutes les manières.--Une place?
s'écria le vicomte.--Une place, oui. Factotum femelle, elle sera
demoiselle de compagnie, secrétaire et lectrice chez Mme de
Lignolle.--La petite comtesse?--Oui.--Une demoiselle de compagnie à la
petite comtesse! On en rira.--Qu'importe, Vicomte? Elle en veut une;
celle que je vais lui donner en vaut bien une autre, je crois.--Mais à
cause de M. de Lignolle...--M. de Lignolle! M. de Lignolle est un fort
vilain homme à qui j'en veux depuis longtemps. Une de mes intimes amies
lui reproche des torts,... de ces torts qu'une femme ne pardonne point.
Mademoiselle Duportail, ajouta la baronne en se tournant vers moi, je
vous recommande la petite comtesse, elle est jeune et jolie, un peu
étourdie, très vive, impérieuse à l'excès, capricieuse aussi; je lui
connois une fantaisie qu'elle affectionne: souvent il lui arrive de
vouloir être prude pendant un quart d'heure; alors, jouant la profonde
ignorance de la vierge la plus inepte, elle se refuse aux plaisanteries
les plus ordinaires, et l'instant d'après vous l'entendez vous tenir,
d'un air très indifférent, un propos très leste. Au reste, elle a des
travers qui la perdront si elle n'y prend garde. A son âge elle fuit le
monde; personne ne la rencontre nulle part, et peu de gens ont le
bonheur de la trouver chez elle. Je crois bien que son vilain mari n'est
pas fâché de cette économique retraite; mais ce n'est pas lui qui
l'exige, car c'est elle qui commande. Monsieur de Faublas, je vous
charge de former cette enfant; songez que c'est un effet qu'il faut
mettre dans la société.--Ah! ma Sophie! Madame la baronne, ma
Sophie!--Oui, oui, votre Sophie! fripon non moins fortuné que dangereux,
si le bruit public ne m'a pas trompée sur votre caractère et sur vos
talens, Sophie, puisqu'elle est absente, ne sauvera pas la comtesse. Je
ne vous dirai que deux mots de son sot époux. C'est un homme épais, mal
fait dans sa grande taille, et dont la grosse figure fut peut-être belle
dans son temps, mais n'eut jamais d'expression. On assure que plusieurs
femmes ont tenté de lui plaire; mais on n'en peut citer une qu'il ait
aimée. Ce monsieur a consacré sa vie aux muses; il est du nombre de ces
petits beaux-esprits de qualité dont Paris fourmille, de ces nobles
littérateurs qui croient aller au temple de Mémoire par des quatrains
périodiquement imprimés dans les papiers publics. Il raffolera de vous,
si vous prenez la peine de déclamer contre la philosophie moderne et de
deviner des énigmes.--Voilà, Madame, dit M. de Valbrun, un portrait
fait de main de maître; je reconnois le pinceau d'une femme
offensée.--Vicomte, répondit-elle, je ne vous ai pas dit que ce fût moi
qui eusse à me plaindre de lui.--Maintenant je le jurerois,
répliqua-t-il, mais aussi de quoi vous avisiez-vous?»

Je les interrompis tous deux pour leur faire cette observation: «Au lieu
d'être femme chez la comtesse, ne puis-je pas être femme ailleurs?
Seroit-il impossible qu'avec ces habits je pénétrasse dans le couvent de
ma Sophie?--Aujourd'hui, répondit le vicomte, le péril seroit extrême,
et puis le moyen de rester?» La baronne l'interrompit: «Attendez, car je
m'intéresse à sa jeune femme. Chevalier, vous me donnez l'idée d'un
projet dont le succès est infaillible. Demain, oui demain, je vous le
promets, j'irai moi-même au couvent de Sophie m'informer s'il n'y auroit
pas une chambre...--Pour une jeune veuve de vos amies que vous vous
chargeriez d'amener après-demain, Madame la baronne?--Après-demain, non,
mais à la fin de la semaine.--O ma Sophie!...--Ne sautez donc pas, me
dit Mme de Fonrose; vous allez vous décoiffer.» Elle ajouta: «J'admire
ce stratagème autant que je l'approuve; on ne croira jamais que ce fût
un mari qui s'en avisât.--Madame, dit le vicomte, nous pouvons partir,
il fait nuit; mais croyez-vous que Mme de Lignolle prenne sa demoiselle
de compagnie dès ce soir?--Oui, Monsieur, j'en fais mon affaire.--Et M.
de Lignolle ne s'opposera point à cette fantaisie de sa femme?--Vous
savez bien que monsieur n'a pas de volonté quand madame parle; vous
savez bien que, quand la comtesse a prononcé le fatal _je veux_, il faut
que le comte veuille. Partons, Chevalier, ajouta-t-elle, vous vous
nommerez Mlle de Brumont.»

Nous descendîmes. Comme je montois dans la voiture, je vis qu'on plaçoit
une malle derrière. «Elle renferme votre trousseau», me dit la baronne.
Je priai le vicomte de me venir voir chez Mme de Lignolle le lendemain;
il me promit qu'il s'y rendroit à l'entrée de la nuit pour m'informer de
ce que Mme de Fonrose auroit fait. Alors je me penchai à son oreille
pour lui faire cette confidence: «Je crois Mme de B... revenue chez
elle... Justine ne pourroit-elle pas lui faire passer de mes nouvelles
et me donner des siennes?--Soit, je l'en chargerai. C'est-à-dire que Mme
de B... vous intéresse encore?--Non de la manière dont vous l'entendez,
non, parole d'honneur; mais je suis très impatient de savoir comment le
marquis l'aura reçue.--Je m'arrangerai de manière à pouvoir vous le dire
demain.»

M. de Valbrun, quoiqu'il prétendît n'être pas jaloux, ne nous quitta
qu'à la porte de l'hôtel du comte.

                   *       *       *       *       *




[Illustration: LES CHARMES DE Mme DE LIGNOLLE]




Monsieur de Lignolle étoit chez madame quand on nous annonça. La
baronne, en me présentant à la comtesse, lui dit: «Je vous amène cette
jeune personne, en qui vous trouverez toutes les qualités nécessaires
aux fonctions de la triple charge dont vous l'honorerez. Elle lit,
écrit, et cause bien. On la loue d'avoir fait d'excellentes études, mais
c'est là son moindre mérite. Je lui connois des inclinations honnêtes,
des goûts tout à fait louables, et surtout des talens solides qu'on a
rarement dans un âge encore si tendre et avec une aussi jolie figure. Ne
croyez pas que j'exagère, Comtesse, bientôt vous deviendrez l'intime
amie de votre aimable lectrice, et vous découvrirez en elle un vrai
trésor, de l'acquisition duquel vous me remercierez.--Je vous en
remercie d'avance, répondit la comtesse, sur votre recommandation je
n'hésite pas.--Plusieurs de mes amies voudroient bien avoir des
demoiselles de compagnie comme celle-là, reprit la baronne; mais j'ai
senti que je vous devois la préférence; et puis il faut tout dire, c'est
un présent que j'ai voulu faire à M. de Lignolle.»

La comtesse renouvela ses remerciements à la baronne et lui dit que dès
ce soir... «Dès ce soir! interrompit le comte, attendez donc.--Monsieur,
je n'attends pas.--Mais...--Point de mais, Monsieur. Il y a trois jours
que je demande une demoiselle de compagnie, et, s'il falloit que
j'attendisse encore, je tomberois malade.--Si dans le monde on trouve
ridicule...--Que m'importe, Monsieur?--On vous blâmera, Madame,
car...--Je savois bien qu'il nous arriveroit encore un de ces _car_ dont
vous me fatiguez sans cesse, et qui me sont insupportables, surtout
quand vous me contrariez, Monsieur; dès ce soir, Mademoiselle...--Mais,
Madame, je vous observe...--Oh! que je suis malheureuse!--Je vous
observe que si...»

La comtesse, irritée, prit une attitude fière, regarda M. de Lignolle
avec majesté, et du ton le plus impérieux lui dit: «Je le veux.--Puisque
vous le prenez ainsi, Madame, répondit le comte, il faut bien que cela
soit, que ne vous expliquiez-vous tout d'un coup! Madame la baronne
permettra seulement que j'examine un peu sa protégée, car souvent on
parle de bonnes études, et Dieu sait ce qu'on entend par là. J'en ai vu
de ces petits messieurs qu'on me vantoit comme des prodiges; ils avoient
remporté tous les prix de l'université, et ne savoient seulement pas
trouver le mot d'une énigme. Jugez donc ce que c'eût été si on les avoit
priés d'en faire une!... Mademoiselle, je ne doute pas que vous ne soyez
plus instruite, car... votre figure,... vos manières... Comment vous
nommez-vous, Mademoiselle?--De Brumont, Monsieur.--Vous n'êtes pas
philosophe, j'espère?--Non, Monsieur, je suis honnête fille.--Belle
réponse, Mademoiselle, superbe! superbe! Vous êtes de bonne famille
apparemment?--Monsieur, je suis noble.--Bon encore cela! bon! Je vois
que nous sympathiserons merveilleusement. Je vous avouerai que vous êtes
arrivée ici dans un moment précieux; quand on vous a annoncée, je limois
le dernier vers d'une charade... Oh! c'est que c'est une vraie charade,
celle-là!... Écoutez, je vous prie, ma charade, et cherchez le mot.

«Devinez, Mademoiselle, devinez.»

Il est certain que pour le trouver il me fallut une sagacité peu
commune. Monsieur le comte n'étoit pas heureux dans l'art des
définitions; mais, en revanche, chaque expression, grâce à la place
qu'il lui donnoit, devenoit une énigme. «Elle l'a, ma foi, devinée!
s'écria-t-il. Preuve qu'elle est bien faite, la charade! Baronne, vous
avez raison, c'est une fille vraiment étonnante!--Monsieur, je suis fort
aise, répliqua Mme de Fonrose, que vous la trouviez telle; mais c'est
surtout aux yeux de la comtesse que je veux qu'elle se montre
ainsi.--D'honneur, répéta-t-il, une fille étonnante! Elle vient de
deviner ma plus belle charade,... une charade dont le plan seul m'a
coûté cinq jours de méditation!... une charade dont j'ai travaillé le
style pendant neuf jours et demi... Enfin, j'ai changé dix-huit fois le
premier vers,... oui, dix-huit fois. Je faisois des variantes en
dormant.--Comme Voltaire, Monsieur le comte.--Ah! Mademoiselle, Voltaire
n'a jamais fait de charades, et puis c'étoit un philosophe. Revenons à
mon ouvrage; comment le trouvez-vous?--Très saillant, Monsieur, et plein
de charmantes antithèses.--De charmantes... Vous nommez cela des
antithèses? Je savois bien que je faisois des antithèses, moi!... Je
n'ai pourtant pas achevé ma rhétorique; mais voilà de ces choses que
certaines gens n'ont pas besoin d'apprendre. C'est la nature qui donne
des antithèses... Mesdames, cela s'appelle des antithèses.

--Point du tout, Monsieur, répondit la comtesse entièrement occupée de
ce que lui disoit la baronne, cela s'appelle des bêtises.--Comment,
Madame, des bêtises?--Oui, Monsieur, ces petits coussins que nous
mettons sur nos hanches, pour relever et faire bouffer nos jupons,
s'appellent des bêtises.--Ah! Madame, s'écria-t-il, quelle réponse!» Il
revint à moi: «Tenez, Mademoiselle de Brumont, je ne dis pas cela pour
vous, car, d'honneur, vous m'étonnez; mais les femmes sont bien petites
avec leurs chiffons. Quand vous aurez gagné la confiance de la comtesse,
ajouta-t-il tout bas, tâchez de lui donner des goûts solides,
chargez-vous de son instruction, enseignez-lui le grand art des charades
et des antithèses...--Laissez-moi faire, Monsieur le comte;
que j'aie seulement le bonheur de lui plaire...--Vous lui
plairez!--Croyez-vous?--Vous lui plairez, j'en suis sûr.--Eh bien, je
lui apprendrai beaucoup de choses dont elle ne se doute pas, je vous en
donne ma parole.--Et vous me rendrez, Mademoiselle, un véritable service
dont je serai très reconnoissant.--Vous avez trop de bonté, Monsieur:
une autre vous remercieroit; moi, je suis tentée de vous en vouloir.
Ailleurs j'ai quelquefois occupé la place que vous m'invitez à prendre
chez vous, et jamais mari n'eut besoin de m'exciter à remplir auprès de
sa femme des devoirs que je ne m'imposerois point si l'exercice m'en
paroissoit désagréable. Mes soins pour madame la comtesse seront, quant
à vous, toujours désintéressés, je vous jure.--Revenons à mon ouvrage.
Vous le trouvez?--Surprenant! d'une simplicité... sublime! Mais,
Monsieur, comment faites-vous?...--D'abondance, interrompit-il; mes plus
longs vers ne me coûtent pas quinze jours de travail; pour la mesure, je
compte sur mes doigts; la rime, je la prends dans le dictionnaire de
Richelet; et la raison, je l'attends pendant trois semaines s'il le
faut: aussi mes vers sont très faciles.--Et vos charades ont le mérite
d'être faites en bouts-rimés.--Justement: chaque poète a son faire, et
voilà le mien.--Vous ne me disiez pas cela!--Diantre! c'est mon
secret!--Il est mal gardé, Monsieur le comte; presque tous les beaux
esprits du jour le possèdent. Lisez la foule de leurs opuscules, que
chaque semaine voit naître et mourir, sous le titre orgueilleusement
modeste de _Mes fantaisies_, _Mes souvenirs_, _Mes essais_, _Mes
délassemens_, _Mes caprices_, _Mes loisirs_, etc.; lisez les petites
chansons de société dont ils régalent leurs amis aux bons jours de
fêtes, et qu'ensuite ils adressent à la postérité, dans ces almanachs
prétendus poétiques qu'on achète au jour de l'an pour les oublier avant
la mi-janvier; lisez les ariettes de nos grands opéras-comiques, de nos
petits opéras lamentables; lisez les doux madrigaux de nos comédies à la
mode; lisez nos odes _germaniques_, nos épouvantables tragédies; lisez,
Monsieur le comte, vous verrez que tout cela se fait à peu près à votre
manière, et que la poésie moderne a sur l'autre l'avantage d'être toute
en bouts-rimés.»

Je vis qu'il prenoit un air sérieux, et je lui rendis sa belle humeur en
l'accablant d'éloges. «Là, sérieusement, reprit-il bientôt, ma charade
vous a séduite? et vous croyez que, sans se compromettre, on peut signer
cela?--Assurément, et comptez, Monsieur, sur la reconnoissance
publique.»,

Il prit une plume, et sous le mot _malpropre_ il écrivit: «Par M.
Jean-Baptiste-Emmanuel-Frédéric-Louis-Chrysostome-Joseph, comte de
Lignolle, seigneur des ***, et du ***, et de ***, lieutenant-colonel du
régiment de ***, en garnison à ***, chevalier de l'ordre royal et
militaire de Saint-Louis, à Paris, rue ***, hôtel de ***.--Quoi!
Monsieur, vos noms, vos titres, et votre demeure!--Mademoiselle, c'est
l'usage... Là!... vous lirez cela dans le _Mercure_ de la semaine
prochaine.»

Le comte, enivré de mon approbation, alla dire à la baronne qu'elle
verroit bientôt quelque chose de sa façon dans les papiers publics;
ensuite, il s'adressa à la comtesse: «Madame, vous pouvez prendre Mlle
de Brumont, je vous certifie, moi, que vous en serez très satisfaite; je
vous la donne pour une fille rare dont on ne connoît pas tout le mérite.
Vous pouvez la prendre, vous le pouvez!--Monsieur, répondit la comtesse,
je suis fort aise que vous soyez de mon avis; mais déjà c'étoit une
affaire arrangée.»

M. de Lignolle revint à moi, et, me tirant un peu à l'écart, il me dit
bien bas: «Mademoiselle de Brumont, j'ai une grâce à vous
demander.--Monsieur, parlez.--Je ne puis douter que vous n'ayez de
bonnes moeurs, puisque vous êtes noble et ennemie des philosophes; mais
tous les jours une jeune fille, quoiqu'elle soit sage, entend conter des
aventures galantes et les répète.--Fi donc! Monsieur.--Bon! vous me
comprenez: je désire que vous n'ayez jamais de ces sortes de
conversations avec la comtesse.--Cela n'est pas facile, Monsieur, car
les jeunes femmes...--Oui, aiment en général à causer de mille fadaises
qui leur gâtent l'esprit, qui leur donnent une idée fausse du monde! et
je vous supplie d'éviter cela tant que vous le pourrez.--Monsieur, je
suis franche, je ne puis vous répondre...--Tâchez; j'ai de bonnes
raisons pour vous en prier.--Je le crois, Monsieur.--D'ailleurs, vous
n'aurez pas infiniment de peine, la comtesse est sur cela d'une grande
réserve.--Je n'en suis pas fâchée.--Et puis, ses lectures sont choisies;
elle a de bons livres, bien moraux, qui n'amusent pas beaucoup, mais qui
instruisent. Point de romans, par exemple, point de romans! car dans
tous ces maudits ouvrages il y a de l'amour.--Oui, ces messieurs nous
assomment! c'est une chose bien désagréable!--Mademoiselle, chez moi pas
plus d'amour que de philosophie: car, tenez, la philosophie et
l'amour...»

La baronne, qui se levoit pour s'en aller, interrompit le comte et me
fit perdre le très beau parallèle que j'allois entendre. «Mademoiselle,
me dit Mme de Fonrose d'un ton protecteur, je vous laisse dans une
maison fort agréable, où tous les plaisirs vous attendent. Songez qu'à
compter de ce moment-ci vous appartenez à madame la comtesse; qu'il
s'agit non seulement d'exécuter ses volontés, mais encore de prévenir
ses désirs; et qu'enfin, dussiez-vous même, en certains points,
désobliger monsieur, votre premier devoir est de plaire à madame. Je
crois que ce ne sera pour vous une chose ni désagréable ni difficile; il
y va de votre honneur de justifier l'opinion très avantageuse que j'ai
conçue de vous: efforcez-vous donc de mériter le plus promptement
possible les bontés d'une aussi charmante maîtresse, et souvenez-vous
bien que je lui cède tous mes droits.»

Après m'avoir sermonné de la sorte, mon auguste protectrice me donna un
baiser sur le front et s'en alla. Dès qu'elle fut partie, je priai la
comtesse de me permettre d'aller me mettre au lit. M. de Lignolle
insistoit pour que je restasse, mais un _je le veux_ de madame lui ferma
la bouche. La comtesse elle-même me conduisit au petit appartement
qu'elle m'avoit destiné; c'étoit une espèce de cabinet pratiqué au fond
de sa chambre à coucher. Le comte me souhaita plusieurs fois le bonsoir
d'un ton très affectueux, et Mme de Lignolle, en me donnant un baiser
sur le front, me dit avec beaucoup de vivacité: «Bonne nuit,
Mademoiselle de Brumont, dormez bien, je le veux, entendez-vous?»

Me voilà seul, et je respire enfin; je me trouve dans une maison sûre,
où probablement mes ennemis ne me viendront pas chercher. Depuis près de
quatre jours, que de périls m'ont environné! combien d'aventures,
d'inquiétudes et de plaisirs depuis plus de quarante-huit heures!... Des
plaisirs? Des plaisirs loin de ma Sophie?... loin d'elle? Heureusement
l'espace qui nous séparoit se trouve beaucoup diminué. Plus de soixante
lieues étoient entre nous; maintenant elle est éloignée de cinq cents
pas tout au plus. La même enceinte nous renferme, nous respirons, pour
ainsi dire, le même air... hélas! et je ne puis l'aller joindre tout à
l'heure! et cette nuit encore, dans un songe imposteur, je n'embrasserai
que son image! et cette nuit encore elle arrosera de ses pleurs sa
couche solitaire! Monsieur de Valbrun, venez demain, comme vous me
l'avez promis; venez, car, si vous me manquez de parole, dès le soir je
pars seul. A tout hasard je vais au couvent, j'y demande ma femme, je
m'enivre du plaisir de la voir, du plaisir de récompenser sa tendre
sollicitude et de consoler sa douleur!... Oui, j'irai; je chercherai le
péril, j'affronterai les regards ennemis! Oui, trop heureux mille fois
de payer de ma liberté quelques instans de volupté suprême, je ne me
plaindrai pas de mon sort si l'on ne m'arrête qu'au retour.

Oui, j'irai; la comtesse ne me retiendra pas... Elle est jolie pourtant,
la comtesse!... une petite brune, d'une grande blancheur! toute jeune!
de la vivacité! mais d'un caractère impérieux! Oh! le petit dragon!...
A-t-elle de l'esprit? aime-t-elle son mari?... Mais à quelles idées me
livre mon imagination toujours prompte? Est-ce donc pour m'occuper de
ces bagatelles que j'ai demandé à la comtesse la permission de me
retirer? O mon père, applaudissez-vous d'avoir un fils qui vous aime:
c'étoit pour s'entretenir avec vous que Faublas quittoit une jolie
femme; et Faublas ne sentoit que le plaisir de pouvoir enfin vous donner
de ses nouvelles!

Je ne puis me dispenser de rapporter ici tout entière la lettre tendre
et respectueuse.

  _Mon père_,

  _Peut-être en ce moment m'accusez-vous d'ingratitude et de cruauté; je
  vous ai délaissé dans cet asile que vous embellissiez pour moi; mais
  vous n'ignorez pas quelle passion consume un coeur que vous avez fait
  trop sensible, vous n'ignorez pas de quel coup l'a frappé
  l'inconcevable attentat d'un homme qui se disoit notre ami. Mon père,
  en vous quittant, je me proposois un prompt retour; le chagrin que
  vous auroit causé mon absence devoit être bientôt effacé; ma femme, au
  contraire, gémissoit comme moi dans les tourmens d'une séparation que
  pouvoit rendre éternelle le désespoir de l'un des deux amans. Mon
  père, il est vrai que, loin de vous, je n'existe qu'à demi; mais je
  n'aurois pu vivre loin de ma Sophie._

  _J'ai su qu'elle étoit à Paris, j'ai volé. Mon père n'a point reçu mes
  adieux, parce qu'il ne m'eût point permis de braver les dangers qui
  m'attendoient sur la route. Aucun des malheurs que je craignois ne
  m'est arrivé; mais j'ai couru plus d'un péril que je n'avois pas
  prévu. Depuis trois jours que je suis dans la capitale, voici le
  premier moment de ma liberté; je le consacre à celui qui seroit ce que
  j'ai de plus cher au monde, si ma Sophie n'existoit pas._

  _Je comptois retourner vers vous, mon père, et je vous supplie de
  revenir ici. Vous ne pouvez craindre, à Paris, que les dangers qui me
  menacent, et bientôt il n'y en aura plus pour moi. Je me suis déjà
  fait des amis puissans, qui, réunis aux vôtres, assoupiront, je crois,
  ma malheureuse affaire. D'ailleurs j'espère, sous trois jours au plus
  tard, me réfugier dans un lieu sûr. Revenez, de grâce; revenez, je
  vous en conjure. Qu'il sera beau, le jour où le chevalier de Faublas
  et sa femme embrasseront leur père chéri!_

  _En attendant que j'aie ce bonheur, daignez m'écrire un mot pour me
  tranquilliser. Voici mon adresse: La veuve Grandval, au couvent de
  ***, rue ***, faubourg Saint-Germain. Mon père, figurez-vous ma joie:
  votre réponse me trouvera près de Sophie. De grâce, écrivez
  promptement, mon père, écrivez._

  _Je suis avec un profond respect, etc._

  P.-S. _Il m'a été jusqu'à présent impossible de voir ma chère
  Adélaïde; j'enverrai à son couvent aussitôt que je le pourrai._

Maintenant que j'ai cacheté cette lettre et que j'ai mis l'adresse à M.
de Belcourt, qu'il me soit permis d'examiner un peu mon petit
appartement. Cette porte donne dans la chambre à coucher de la comtesse;
cette autre, sur un escalier dérobé qui descend dans la cour. Elle est
commode, ma petite chambre! Si dans la nuit il me prenoit fantaisie
d'aller visiter Mme de Lignolle?... Je n'en ferai rien; va, sois
tranquille, ma Sophie... Couche-t-il avec elle, M. de Lignolle?... Que
m'importe? Quelle idée me vient là?... Le grand mal après tout! je n'y
mets pas un vif intérêt;... c'est simplement de la curiosité... Oui,
mais cependant cela me tourmente; je voudrois savoir si les époux font
lit à part... Je ne vois qu'un lit dans la chambre à coucher de madame;
mais il est grand et il se pourroit que monsieur n'eût pas son
appartement séparé... Comment faire pour m'en instruire?... Parbleu!
guetter le moment et regarder par le trou de la serrure... Bon! il n'est
que sept heures; ils ne souperont pas avant dix, ils ne se retireront
point avant minuit! J'attendrois là cinq heures d'horloge!... Je meurs
de fatigue... Ma foi, non; ma charmante femme, je ne m'occuperai que de
vous; et la preuve, c'est que je vais me coucher.

Je le fis aussitôt, et je m'endormis si bien que, le lendemain, Mme de
Lignolle fut obligée de me faire appeler pour que j'assistasse à son
lever.

«Comment avez-vous passé la nuit, Mademoiselle de Brumont? me
demanda-t-elle avec vivacité.--Parfaitement bien; et Madame?--J'ai mal
dormi.--Madame a pourtant le teint vermeil et les yeux brillans.--Je
vous assure que j'ai mal dormi, répondit-elle en souriant.--C'est
peut-être la faute de monsieur le comte?--Comment cela?... Répondez
donc, Mademoiselle: comment cela?--Madame...--Expliquez-vous, je veux
savoir...--Je prie madame de recevoir mes excuses; je lui ai peut-être
déplu par cette plaisanterie pourtant innocente.--Point du tout; mais je
ne l'entends pas; expliquez-la-moi et dépêchez-vous, car je n'aime pas à
attendre.--Madame...--Mademoiselle, vous m'impatientez. Parlez, je le
veux.--Madame, je vais vous obéir. Il est vrai que monsieur le comte
atteindra bientôt la cinquantaine, mais madame la comtesse est toute
jeune, je crois.--J'ai seize ans.--Il est vrai que monsieur le comte
paroît d'une santé bien foible; mais madame la comtesse est jolie.--Sans
compliment, le trouvez-vous?--Je ne fais sûrement que répéter à madame
ce qu'elle a coutume d'entendre.--Vous êtes tout à fait polie,
Mademoiselle de Brumont, mais revenons à ce que vous me disiez
d'abord.--Volontiers. Il est vrai que monsieur le comte est le mari de
madame; mais il n'y a pas longtemps que madame la comtesse est sa femme,
je pense?--Il y a deux mois.--J'ai conclu de tout cela que M. de
Lignolle, encore amoureux de sa charmante épouse, avoit pu...--Eh bien!
dites donc ce qu'il avoit pu.--Venir cette nuit chez madame.--Jamais
monsieur ne vient chez moi la nuit.--Ou bien, hier au soir, y rester un
peu plus tard qu'à l'ordinaire, et tourmenter un peu madame la
comtesse.--Me tourmenter! à quoi bon?--Quand je dis la tourmenter,
j'entends lui faire ces caresses qui sont très permises entre deux
époux.--Quoi! ce n'est que cela? quoi! vous aussi, vous croyez que je ne
dormirois pas de la nuit, parce que le soir mon mari m'auroit embrassée
cinq ou six fois? Je ne sais par quelle manie tout le monde me tient ce
singulier propos!»

A ces mots la comtesse passa avec sa femme de chambre dans son cabinet
de toilette, et me dit qu'elle alloit bientôt revenir. Resté seul, je me
mis à réfléchir sur la conversation que nous venions d'avoir ensemble.
Cette femme m'étonne! aurois-je mal joué l'embarras? s'amusoit-elle à
mes dépens? Non, elle parloit sérieusement, elle avoit l'air de
l'innocence, c'étoit le ton de la candeur!... Quoi donc! une jeune
personne, après deux mois de mariage, se pique-t-elle de n'être pas plus
instruite à certains égards que deux mois auparavant? Elle étoit si
claire cette phrase: _C'est peut-être la faute de monsieur le comte._
Pourquoi s'obstiner à ne pas l'entendre? Est-ce une manière polie
qu'elle ait cru devoir employer pour repousser une plaisanterie qui ne
lui plaisoit pas? J'en doute. Impérieuse et vive comme elle est, elle
m'eût simplement dit: «Cela me déplaît.» Et, tout au contraire, c'est
elle qui exige une explication difficile que j'hésitois à lui donner,
dont elle affecte encore de ne pas saisir le véritable sens, et après
laquelle, du ton le plus naïf, elle me fait cette équivoque réponse:
_Vous croyez que je ne dormirois pas de la nuit parce que le soir mon
mari m'auroit embrassée cinq ou six fois?_ Ma foi! Madame la comtesse,
comment l'entendez-vous? J'avoue qu'à mon tour je m'y perds; j'avoue que
je ne puis concilier ensemble votre état de nouvelle mariée, vos airs de
vierge, et vos discours ou trop innocens ou trop libres.

Mme de Lignolle, prompte à me tenir parole, revint bientôt dans un
déshabillé très simple, passa dans son boudoir, où elle me pria de la
suivre, et demanda le chocolat. Nous allions déjeuner, quand M. de
Lignolle accourut en criant: «Non, non, je ne ferai point de grâce, je
serai inexorable.--Eh! bon Dieu, dit la comtesse, quelle colère! jamais
je ne vous ai vu dans cet état. Qu'y a-t-il donc?--Ce qu'il y a, Madame!
une chose affreuse!--Comment?--Cette nuit vous dormiez tranquille, un
séducteur étoit auprès de vous!--Vous ne rêvez que séducteurs, Monsieur;
mais dites-moi donc une bonne fois ce que c'est.--Sans moi, sans le
hasard qui me l'a fait découvrir...--Ce hasard-là ne m'a rien découvert,
à moi.--Le malheureux vous ravissoit l'honneur.--Quoi! l'aurois-je
souffert? ou ne m'en serois-je pas aperçue?--Fiez-vous désormais à ceux
qui se disent...--D'ailleurs, pourquoi le mien plutôt que le vôtre,
Monsieur?--A ceux qui se disent vos amis. Ce sont de prétendus amis
qui vous l'ont donné?--Qui? quoi? qu'est-ce?--Qui vous ont
répondu...--Monsieur...--De sa sagesse...--Voulez-vous enfin...--De sa
conduite...--Vous expliquer?--De son honnêteté.--Oh! je perds
patience.--Et qui...»

Le comte, dont j'observois tous les mouvemens, loin de m'adresser
directement aucune des apostrophes injurieuses que sa colère lui
arrachoit, ne me regardoit même pas, et peut-être ignoroit encore que
j'étois là. Cependant quelques-unes de ses réflexions malhonnêtes
sembloient tellement applicables à ma situation présente qu'il s'en
falloit beaucoup que je fusse à mon aise. La jeune de Lignolle,
bouillante d'impatience, venoit de se lever brusquement, avoit pris au
collet son mari tout étonné, et, le secouant avec force, elle lui
disoit: «Vous m'avez mise hors de moi, Monsieur; il est inconcevable que
depuis une heure vous vous fassiez un jeu... Expliquez-vous, je le
veux.--Eh bien, Madame, voici le fait. Je ne sais par quelle inspiration
secrète je me suis avisé d'entrer tout à l'heure dans votre antichambre;
en la traversant, j'aperçois sur le poêle une brochure ouverte,
j'approche, je lis un livre affreux, Madame!... le plus dangereux, le
plus abominable des livres! un ouvrage philosophique!--Ah! nous y
voilà.--Le _Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes_.»

Désormais rassuré sur mon compte, je me permis d'interrompre M. de
Lignolle et de lui demander ce qu'il y avoit de commun entre l'honneur
des femmes et ce _Traité de l'inégalité des hommes_. «Oui, oui, s'écria
la comtesse, apprenez-moi cela.

--Ce qu'il y a de commun, Madame! répondit le comte avec beaucoup de
chaleur, vous ne le sentez pas? Comment! un ouvrage philosophique se
lira publiquement chez vous? Tous vos laquais deviendront philosophes,
et vous ne tremblez pas?--Que pourroit-il en arriver, Monsieur?--Des
désordres de toute espèce, Madame. Un laquais, dès qu'il est philosophe,
corrompt tous ses camarades, vole son maître et séduit sa
maîtresse.--Séduire, toujours séduire! avec quoi, Monsieur,
et pourquoi?--Aussi je viens de faire maison nette dans
l'antichambre.--Vous congédiez tous nos gens?--Oui, Madame.--Je
n'entends pas cela, Monsieur. Si l'un d'eux est vraiment coupable,
renvoyez-le, j'y consens.--Je les renverrai tous, Madame.--Non,
Monsieur.--Tous sont déjà perdus; il ne faut qu'une demi-heure à un
philosophe.--Monsieur, finirez-vous de m'étourdir ainsi?--Oui, je
l'avoue, quand je vois entre les mains de mes gens les _Pensées
philosophiques_, ou le _Dictionnaire philosophique_, ou le _Discours sur
la vie heureuse_, ou le _Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les
hommes_, etc., je suis très effrayé, et je ne me crois nullement en
sûreté dans ma maison.»

Cependant la comtesse, furieuse de ce que, pour la première fois, sans
doute, M. de Lignolle osoit lui désobéir, l'impatiente comtesse venoit
de se jeter dans un fauteuil. Là, tout entière à son impuissante fureur,
elle frappoit la terre de ses pieds, se mordoit les mains, et de temps
en temps crioit comme une folle. Insensible à son comique désespoir, le
comique antiphilosophe continuoit toujours:

«Combien de malheureux de cette classe la philosophie de ce siècle
n'a-t-elle pas pervertis! Elle a produit plus de crimes et de suicides
en tout genre que jamais, dans aucun temps, l'infortune et la misère
n'en ont fait commettre. Je pourrois, en condamnant ses opinions et
plaignant ses erreurs, être l'ami d'un homme partisan de la fausse
philosophie; mais rien ne pourra m'engager à garder des laquais
philosophes[12].

  [12] Voyez un gros livre intitulé: _La Religion considérée_; c'est
    l'ouvrage d'une femme qui n'est pas du tout philosophe.

--Monsieur, s'écria la comtesse avec beaucoup de fierté, vous garderez
pourtant ceux-là, car je le veux.» A ce mot décisif, le bon époux, comme
atterré, perdit sa fureur passagère, et répondit très modérément:
«Puisque vous le voulez, Madame, il faudra bien que je le veuille; mais,
du moins, permettez quelques observations.--Faites-m'en grâce, Monsieur,
interrompit-elle, et que je ne sois pas obligée de répéter que je le
veux.--Fort bien, Madame, répliqua-t-il en secouant la tête, fort bien!
cela sera, mais vous verrez, vous verrez les suites. Tous vos gens vous
donneront des leçons. Il n'y en a pas un, j'en suis sûr, qui ne soit
déjà philosophe dans l'âme; par conséquent, vos laquais deviendront
ivrognes, malpropres, insolens, maladroits; votre palefrenier estropiera
vos chevaux; votre cocher écrasera les passans; votre cuisinier manquera
ses sauces; votre maître d'hôtel renversera les plats sur la nappe et
sur vos habits; votre frotteur brisera vos meubles; vos fournisseurs
enfleront leurs mémoires; votre intendant vous volera; vos femmes de
chambre trahiront vos secrets ou vous calomnieront, et votre demoiselle
de compagnie fera un enfant chez vous.»

Il partit, et fit bien: j'aurois été fâché de rire aux éclats devant
lui.

Tandis qu'il nous montroit dans l'avenir des malheurs imaginaires, un
malheur réel venoit de nous arriver: le chocolat s'étoit refroidi. Jugez
de mon chagrin, à moi qui, la veille, après un dîner trop court, avois
encore été me coucher sans souper! Et la cruelle comtesse parloit de
renvoyer le déjeuner à l'office! Mlle de Brumont, tremblant qu'il n'en
revînt pas, le reversa promptement dans la chocolatière, qu'elle fit
mettre auprès du feu, dans le boudoir même. «A la bonne heure, dit Mme
de Lignolle, et faisons une lettre en attendant qu'il soit réchauffé.»

Cette lettre étoit pour une chère tante qui avoit élevé son enfance.
Nous fîmes à peu près trente lignes de complimens respectueux, à quoi
nous ajoutâmes vingt lignes de souvenirs tendres, et encore vingt-sept
lignes de confidences enfantines. Je crus que cela ne finiroit pas.
Désolé de voir qu'il falloit entamer la quatrième page de l'interminable
épître, je me permis d'observer à madame la comtesse que le chocolat
devoit être chaud. «Je le crois, répondit-elle; mais finissons cela
d'abord.»

Il est bon de vous faire remarquer tout ce qui augmentoit l'embarras de
ma situation vraiment douloureuse. Une malheureuse femme de chambre, que
je ne pouvois me résoudre à regarder en face une seconde fois, tant elle
étoit laide, rôdoit sans cesse autour de la cheminée. Il y avoit dans la
constitution générale de cet individu je ne sais quoi de _philosophique_
qui me faisoit trembler pour le déjeuner; un secret pressentiment aussi
m'avertissoit de sa maladresse, et ses mouvemens continuels me donnoient
de continuelles distractions.

Mme de Lignolle, dont la lettre n'avançoit pas, s'étant aperçue
plusieurs fois de mes inquiétudes mal déguisées, finit par me demander
avec humeur si quelque chose ne me chagrinoit pas. Au moment où
l'impatiente maîtresse me faisoit cette question, la fatale chambrière,
en farfouillant dans l'âtre, couchoit la chocolatière sur la cendre. Je
vis le désastre, la plume échappa de mes mains et mes yeux se portèrent
vers le ciel, ma tête fut jetée en arrière par un mouvement presque
convulsif; peu s'en fallut que je ne tombasse à la renverse. «Ah!
Madame, m'écriai-je, le chocolat! le chocolat!» et la comtesse, si vive
alors qu'il ne falloit pas l'être, trop douce maintenant qu'elle eût dû
se fâcher, la comtesse ne jeta qu'un coup d'oeil du côté de la cheminée,
ramena sur moi son regard serein, et, parodiant un héros[13], dans son
imperturbable tranquillité, avec un sang-froid de glace, elle m'adressa
cette réponse à jamais mémorable: «Eh bien! Mademoiselle, qu'a de commun
le chocolat avec la lettre que je vous dicte?»

  [13] Tout le monde connoît ce mot de Charles XII à l'un de ses
    secrétaires: «Eh bien! qu'a de commun la bombe avec la lettre que je
    vous dicte?»

Emporté par mon désespoir, je lui répondis je ne sais quoi d'assez peu
mesuré. «Cette vivacité sympathique ne me déplaît pas trop»,
répliqua-t-elle; puis, s'adressant à l'indigne servante, elle ajouta:
«Dites à l'office qu'on en fasse d'autre et qu'on nous l'apporte.» Cet
ordre généreux porta jusqu'au fond de mon âme le baume de la
consolation. Je sentis mes forces renaître, mes idées revenir, mon style
se ranimer, et, Mme de Lignolle m'aidant, je finis par dire une infinité
de jolies choses à la chère tante.

La lettre est achevée, je ferme le secrétaire, je vois le déjeuner
revenir. On apporte une petite table; deux tasses sont placées l'une
vis-à-vis de l'autre, le liquide restaurateur est versé, la comtesse
vient de s'asseoir, je vais prendre ma place vis-à-vis d'elle, je touche
au moment heureux!... mais, ô revers plus insupportable que le premier!
un malencontreux laquais apporte une lettre, la comtesse aperçoit le
timbre. _Besançon!_ dit-elle. Elle pousse un cri de joie, se lève
impétueusement, et, frappant de ses deux cuisses à la fois la table trop
légère, elle me l'envoie sur les deux jambes. Écoutez le cri que je
pousse, et ne croyez pas que ce soit la douleur de ma légère blessure
qui me l'arrache; contemplez ma consternation profonde, et ne croyez pas
que je regrette ni le petit meuble démantibulé, ni les porcelaines
brisées, ni la chocolatière bossuée, ni mon plus beau jupon gâté. Non,
je ne vois que le chocolat coulant à grands flots sur le parquet.
Pendant que je reste immobile, la comtesse, le corps à demi courbé, les
yeux fixés sur le papier chéri, les mains tremblantes, la parole
entrecoupée, lit:

  _Tu conçois, chère petite nièce que j'ai eu tant de plaisir à élever,
  combien j'ai souffert de ne pouvoir venir à ton mariage; mais enfin le
  parlement de Besançon m'a jugée, j'ai gagné mon procès, je pars,
  j'arrive aussitôt que ma lettre, j'arrive le 15._

«Le 15! c'est aujourd'hui!» s'écrie la comtesse; et, tout en brisant le
papier précurseur, elle continue: «O bonne nouvelle! ô ma chère tante!
je vais vous voir, et j'en suis charmée!» A l'instant j'aperçois sous un
fauteuil un débris précieux; je m'élance, je le saisis, je le baise, et
je lui dis: «O bon petit pain! ô secourable reste, désormais mon unique
espoir, je te tiens, et j'en suis ravi!» Cependant je vais m'asseoir
dans un petit coin où je dévore mon insuffisante proie, tandis que Mme
de Lignolle, tour à tour relisant et rebaisant sa lettre, fait dans son
boudoir maintes et maintes gambades.

Enfin elle sonne un laquais: «Saint-Jean, dites au suisse que je suis
aujourd'hui chez moi pour madame la marquise d'Armincour seulement.»
Puis elle se retourne vers moi: «Mademoiselle de Brumont, je vous ai
dérangée de bien bonne heure; mais vous pouvez maintenant disposer du
reste de la matinée.» Je fis à la comtesse une profonde révérence qui me
fut poliment rendue, et j'allai me renfermer dans mon petit appartement.
Le lecteur sait à peu près tout ce que je pus dire à ma chère Adélaïde à
qui j'écrivis.

Comme je cachetois la lettre fraternelle, arriva chez moi la laide femme
de chambre, qui venoit me coiffer par ordre de sa maîtresse. Maudit
visage bourgeonné, tu ne vaux pas le déjeuner que tu me coûtes, et dont
tu as la couleur! Vous concevez qu'étant naturellement poli, je ne fis
pas cette réflexion tout haut. Si vous me connoissez, vous devinez aussi
que, docile et prudent au même degré, je livrai ma tête et fermai les
yeux. Il faut pourtant rendre justice à la pauvre Jeannette: disgraciée
de la nature, elle avoit eu recours à l'art; je lui trouvai la main
assez légère et le coup de peigne moelleux; mais combien les talens
acquis valent moins que les dons naturels! Combien dans ce moment je
regrettai ma petite Justine!

Jeannette, quand elle eut fini ma coiffure, ne m'offrit pas ses
services, et je ne fis aucune tentative pour la retenir. Voyez
cependant, si c'eût été Justine! Justine seroit restée sans attendre que
je l'en priasse: d'abord elle auroit peut-être un peu retardé ma
toilette; mais avec quelle promptitude ensuite nous aurions regagné le
temps perdu! Avec quelle intelligence l'adroite friponne eût présidé à
l'arrangement difficile des cinq cents babioles qui composent un
accoutrement féminin presque complet! Il fallut me charger seul du
pénible soin de m'habiller en femme de la tête aux pieds, trop heureux
encore d'en être venu à bout, après y avoir mis plus de temps et de
réflexion qu'une petite fille bien paresseuse que l'on force, dans une
matinée d'hiver, à s'endimancher pour aller avec sa bonne maman à
l'office paroissial.

Cependant trois heures alloient sonner, la marquise étoit arrivée. M. de
Lignolle, apparemment toujours fâché, nous avoit fait dire qu'il
dîneroit en ville; un domestique annonça que nous étions servis. A
table, la jeune comtesse m'accabla d'attentions, et la vieille tante me
prodigua les complimens. Leurs questions quelquefois embarrassantes, mes
réponses souvent équivoques, leur crédulité, ma confiance, les louanges
dont je payois leurs éloges, tout cela peut-être mériteroit d'être
rapporté; mais je me sens pressé de raconter le plus intéressant.

O muse de l'Histoire, étonnante pucelle qu'ils ont si souvent violée,
déesse éloquente et véridique qu'ils font mentir avec si peu d'adresse,
fille respectable et sage, par laquelle ils nous transmettent tant
d'impertinentes folies, auguste Clio, c'est vous que j'invoque! Puisque
vous savez tout, je n'ai pas besoin de vous dire que, de toutes les
aventures qui ont amusé mon ardente jeunesse, celle que je vais à
présent raconter n'est pas la moins folle; aussi le galant récit que
j'en dois faire me cause-t-il une véritable inquiétude. Où trouver la
gaze, en même temps légère et décente, à travers laquelle il faut que la
vérité se laisse entrevoir presque nue? Je blesse l'oreille la moins
délicate, si je dis le mot propre; et, si j'adoucis l'expression, je la
dénature. Comment donc, sans outrager la pudeur de personne, satisfaire
la curiosité de tout le monde? O chaste déesse! jetez un regard de pitié
sur le plus embarrassé de vos serviteurs pour le secourir, descendez du
ciel, entrez dans sa chambre, et conduisez la plume qu'il vient de
tailler.

«Fort bien, mon enfant, dit Mme d'Armincour à Mme de Lignolle; mais, à
présent que nous sommes libres, parlons des choses essentielles.
Es-tu contente de ton mari?--Mais, oui, Madame la marquise,
répondit-elle.--Qu'appelles-tu madame la marquise? Crois-tu que je te
saluerai d'un madame la comtesse? Bon, quand il y a du monde; mais entre
nous! va, tu es l'enfant que j'ai élevée, mon enfant chérie; dis: «Ma
tante», et je dirai: «Ma nièce». Réponds-moi, comptes-tu bientôt me
donner un petit-neveu?--Je ne sais pas, ma tante.--C'est-à-dire, tu n'en
es pas sûre?--Je ne sais pas, ma tante.--Tu n'aperçois donc pas dans ta
santé ces changemens... hein?--Plaît-il, ma tante?--Tu n'as pas eu
quelques absences?--Des absences! Est-ce que j'étois sujette à avoir des
absences?--Non, pas quand tu étois fille; mais depuis que tu es
femme?--Eh bien! les femmes deviennent-elles folles?--Folles! il est
bien question de folie! cela ne porte pas au cerveau, dans ce cas-là, ma
nièce.--Que me demandez-vous donc, ma tante?--Je demande,... je
demande... Pourquoi donc affecter?... Mlle de Brumont ne doit pas te
gêner: elle est ton aînée, une fille de vingt ans, quoiqu'elle soit
sage, n'ignore plus certaines choses.--Je ne vous comprends pas, ma
tante.--Ma nièce, trouvez-vous mes questions indiscrètes?--Non,
sûrement. Parlez, ma tante, parlez.--Écoute, mon enfant, si je m'en
mêle, c'est par intérêt pour toi. D'abord, si l'on m'avoit crue, tu
n'aurois pas épousé M. de Lignolle. Je le trouvois trop vieux. Un homme
de cinquante ans... Je sais bien qu'à cet âge-là M. d'Armincour étoit un
pauvre sire... Mais enfin on prétend qu'il y en a... Dis-moi: le comte
remplit-il son devoir?--Oh! M. de Lignolle fait tout ce que je
veux.--Tout ce que tu veux?... et tous les jours?--Tous les jours.--Je
t'en félicite, ma nièce, tu es fort heureuse... Ah çà! mais pourtant, ma
petite, il faut prendre garde...--A quoi, ma tante?--Il faut ménager ton
mari.--Comment?--Comment, ma nièce? Il ne faut pas vouloir trop
souvent.--Vouloir quoi, ma tante?--Ce dont il est question, ma
nièce.--Mais il me semble qu'il n'est question de rien, ma tante.--De
rien! tu appelles cela rien, toi! tu ne sais donc pas qu'à l'âge de M.
de Lignolle aller ce train-là, c'est s'épuiser?--S'épuiser?--Sans doute.
Il y a des fatigues que les femmes supportent, mais auxquelles les
hommes ne résistent pas.--Des fatigues?--Assurément, et puis vos âges
sont très différens, ma nièce.--Mais que fait l'âge?...--Cela fait tout,
ma petite, et ne va pas tuer ton mari.--Tuer mon mari?--Oui, le tuer,
mon enfant. Il n'est pas rare de voir des hommes en mourir.--Mourir de
quoi, ma tante?--De cela, ma nièce.--De cela! de faire les volontés de
leurs femmes!--Oui, ma nièce, quand les volontés de leurs femmes sont
infinies.--Eh bien, M. de Lignolle ne s'en porte pas plus mal.--Tant
mieux, ma nièce; mais, je vous le répète, prenez-y garde, parce que cela
ne dureroit pas.--Je voudrois bien voir!... Vous riez, ma tante?--Oui,
je ris, avec ton _je voudrois bien voir!_ Que ferois-tu, je t'en
prie?--Ce que je ferois! je lui dirois que je le veux.--Ah! voilà du
nouveau!--Vous croyez que je n'oserois pas? Cela m'est arrivé déjà plus
d'une fois.--Et cela t'a réussi?--Certainement. Quand M. de Lignolle
hésite, je me fâche.--Ah! ah!--Quand il refuse, je commande.--Et il
obéit?--Il murmure; mais il s'en va.--Mais, s'il s'en va, il ne fait
donc pas ce que tu veux?--Pardonnez-moi, ma tante.--Il revient donc?--Il
revient ou ne revient pas: que m'importe?--Comment?--Pourvu qu'il
obéisse.--Mais.--Et que je sois la maîtresse.--Mais...--De faire tout ce
qui me plaît.--Ah çà, ma nièce, il y a donc une demi-heure que nous
nous parlons sans nous entendre! Savez-vous bien que cela
m'impatiente?--Comment, ma tante?--Eh! oui, ma nièce, je vous dis blanc,
vous répondez noir: il semble que je vous parle hébreu.--Ce n'est pas ma
faute.--Est-ce la mienne? Je vous fais la question la plus simple, et
vous paroissez ne pas comprendre! Quand je parle des devoirs de M. de
Lignolle, j'entends ses devoirs de mari.--Fort bien, ma tante.--Et,
quand vous me répondez qu'il fait vos volontés, je crois que vous voulez
dire vos volontés de femme...--Justement, ma tante.--De femme
mariée.--Sans doute, ma tante.--D'une femme jeune, vive, et qui aime le
plaisir.--Précisément, ma tante.--Ainsi, vous m'entendiez?--Oui, ma
tante.--Et vous répondiez à ce que je vous demandois?--Oui, ma
tante.--Vous répondiez que M. de Lignolle remplissoit son devoir de
mari?--Oui, ma tante.--Tous les jours?--Oui, ma tante.--Eh bien, ma
nièce, je trouve cela fort étonnant et fort heureux. Mais, mon enfant,
je te le répète, il faut user de ta raison; ton mari n'est pas jeune, et
tu le tueras.--Voilà ce que je n'entends pas, ma tante.--Comment! tu
n'entendois pas qu'un homme de cinquante ans ne peut, sans exposer sa
vie, satisfaire une très jeune femme dont les appétits sont
immodérés?--Il ne s'agit pas d'appétits, ma tante.--Les désirs, si vous
voulez.--Et qui vous dit que mes désirs sont immodérés?--Vous-même, ma
nièce, puisque vous prétendez que vous devez être la maîtresse sur ce
point...--Eh bien, ma tante?--Et que tous les jours vous forcez votre
mari à faire une sottise.--En vérité, ma tante, je vous trouve
aujourd'hui d'une humeur!...--Voilà bien les jeunes femmes, quand on les
contrarie sur cet article.--Ma tante, voulez-vous...?--Elles ne voient
que cela de bon dans le monde...--Voulez-vous, ma tante...?--Cela seul
est pour elles le souverain bien.--Voulez-vous me forcer à quitter la
place?--Je conviens que c'est une des grandes douceurs de la vie.--Oh!
que je m'impatiente!--Oui, oui, ma nièce, je n'ignore pas que vous êtes
très vive; mais enfin, je suis votre mère, il faut m'écouter.--Mon
Dieu!--Non pas, non pas, restez et écoutez-moi: je veux que vous me
promettiez de ne plus obliger M. de Lignolle à faire tous les jours ce
que vous appelez votre volonté.--Eh! pourquoi donc, ma tante, me
laisserois-je gouverner un jour plutôt qu'un autre?--Le beau
raisonnement, ma nièce!--Pourquoi ne ferois-je point aujourd'hui ce que
j'ai fait hier?--Mais, avec cette belle manière de calculer, ma nièce,
il n'y auroit pas de raison pour que cela finît jamais.--C'est aussi
comme je l'entends; je prétends bien que cela ne finisse pas.--Que
répond-elle donc?--Vous direz tout ce que vous voudrez, ma tante, je ne
souffrirai pas que mon mari me manque.--Voyez l'écervelée!--Ni qu'il me
mène.--Mais quel galimatias!--Non, je ne l'empêche pas de se conduire à
sa manière...--Elle perd la tête!--Mais qu'il me laisse de mon côté
faire tout ce qui me plaira.--Comment! de votre côté! cela ne se peut
pas! Ce n'est qu'avec son mari qu'une honnête femme...--Avec lui, quand
cela me convient; avec un autre, si cela m'arrange mieux.--Fi, ma nièce!
quels principes!--L'essentiel est qu'il ne me gêne en rien...--Ma nièce,
je ne vous comprends pas.--Et que je fasse en tout ma volonté.--Ma
nièce, vous voulez donc que je m'en aille?--Ma tante, vous voulez donc
que je quitte la place?--Cela est insupportable!--Cela est
désespérant!--Conduisez-vous par mes conseils, ma nièce.--Parlez-moi
raison, ma tante, je ne suis plus une enfant.»

Toutes deux s'étoient levées, toutes deux se fâchoient. Cependant, aux
questions très claires de la tante, la nièce avoit fait avec tant
d'innocence et de vérité des réponses si ingénues, si équivoques, si
extraordinaires, que je commençai à soupçonner d'étranges choses.
J'essayai de calmer Mme d'Armincour en lui disant: «Il y a tout lieu de
penser, Madame, que madame la comtesse n'est pas infiniment heureuse
dans le sens que vous l'entendez, et maintenant je gagerois qu'elle est
aussi loin de mériter vos reproches que de les comprendre.--Vous croyez?
répliqua-t-elle: eh bien! questionnez-la, Mademoiselle de Brumont, et
voyons si vous en pourrez tirer quelques éclaircissemens.» Je m'adressai
à la nièce. «Madame la comtesse permet-elle?...» Elle m'interrompit
vivement: «Très volontiers, Mademoiselle.

--M. de Lignolle couche-t-il dans l'appartement de madame la
comtesse?--Non.--Jamais?--Jamais.--Y entre-t-il la nuit?--Jamais.--Y
vient-il le matin?--Oui, quand je suis levée.--S'enferme-t-il dans la
journée avec madame la comtesse?--Non.--Le soir, reste-t-il un peu tard
chez madame la comtesse?--Après le souper, cinq minutes tout au
plus.--Ces cinq minutes, à quoi les emploie-t-il?--A me dire
bonsoir.--Comment dit-il bonsoir à madame la comtesse?--En
m'embrassant.--Comment embrasse-t-il madame la comtesse?--Comme on
embrasse; il me donne quelques baisers.--Où cela, Madame la
comtesse?--Dame, où cela se donne.--Mais encore?--Sur le front, sur les
yeux, sur le menton.--Voilà tout?--Voilà tout.--Absolument?--Absolument.
Que voulez-vous de plus?--Eh bien! Madame la marquise, qu'en
pensez-vous?

--Je pense, répondit-elle, que cela seroit bien incroyable et bien
affreux...» Elle courut promptement à Mme de Lignolle: «Dis-moi, ma
nièce, es-tu femme ou fille?--Femme, puisque je suis mariée.--Es-tu
mariée?--Certainement, puisque M. de Lignolle m'a épousée.--Êtes-vous
sûre, ma nièce, qu'il vous ait épousée?--Je vous le demande, ma
tante.--Où t'a-t-il épousée?--A l'église.--Et pas ailleurs?--Est-ce
qu'on épouse ailleurs, ma tante?--Dis-moi, ma petite, le jour de tes
noces... Va, je suis bien fâchée de n'avoir pas pu me trouver à Paris le
jour de tes noces... Je me défiois de ce M. de Lignolle et de ses
cinquante ans... Il m'avoit bien l'air de n'avoir pas le sens commun...
J'avois très expressément recommandé qu'on te donnât du moins quelques
instructions préliminaires... Dis-moi, ma chère enfant, la nuit de tes
noces, que t'est-il arrivé?--Rien, ma tante.--Rien! Mademoiselle de
Brumont, la nuit de ses noces il ne lui est rien arrivé!--Pauvre petite,
ajouta la bonne tante en pleurant, pauvre petite, que je te plains! Mais
réponds-moi:... la nuit de tes noces, ne s'est-il pas mis au lit près de
toi, ton mari?--Oui, ma tante.--Eh bien, après?--Après, ma tante, il m'a
souhaité une bonne nuit et il s'est en allé.--Il s'est en allé! répétoit
la marquise qui fondoit en larmes, il s'est en allé! Ah! ma charmante
petite nièce, ta jolie figure ne méritoit pas cela.--Bon Dieu! ma tante,
vous m'inquiétez!--Pauvre enfant! la voilà vierge encore, après deux
mois de mariage! Quel sort! quel sort cruel!--En vérité, ma tante, vous
me faites peur! expliquez-vous.--Mon enfant,... je ne puis,... je ne
puis... Ma douleur me suffoque... Vous, Mademoiselle de Brumont, qui
vous exprimez avec tant de facilité, dites-lui... ce que c'est,...
expliquez-lui comment... Vous n'êtes pas ignorante comme elle, sans
doute?... vous devez savoir...--A peu près, Madame la marquise. J'en ai
entendu parler, et puis, j'ai lu de bons livres.--En ce cas, faites-moi
le plaisir de la mettre au fait.--Madame la comtesse permet-elle?» Elle
me répondit que je lui rendrois service. Je ne me le fis pas répéter: je
le lui dis... Mais je le lui dis parce qu'elle ne le savoit pas. Or
donc, à vous qui le savez, je ne le dirai pas...

                   *       *       *       *       *

«Quoi! reprit Mme de Lignolle émerveillée de ce qu'elle venoit
d'entendre, quoi! vous ne plaisantez point?--Je ne prendrois pas cette
liberté avec madame la comtesse.--Quoi! ma tante, tout ce que Mlle de
Brumont vient de dire est vrai?--Très vrai, ma nièce, et cette aimable
fille t'a expliqué tout cela comme si elle n'avoit fait autre chose de
sa vie.--Ainsi, depuis deux mois, monsieur le comte auroit dû m'épouser
de cette manière, ma tante?--Oui, ma pauvre enfant; depuis deux mois
monsieur le comte t'insulte.--Il m'insulte?--Oui, tu ne sens pas
cela?--Ma tante, je vois seulement qu'il a perdu beaucoup de temps.--Il
t'insulte, ma nièce. Négliger tes charmes, c'est leur faire outrage,
c'est dire qu'ils ne méritent pas d'être subjugués. Te laisser vierge,
c'est te faire sentir de la façon la plus cruelle que ta fleur ne vaut
pas la peine qu'on se donneroit à la cueillir.--Ah! ah!--Te laisser
vierge, ma pauvre petite! de toutes les humiliations auxquelles une
malheureuse femme puisse être exposée, tu éprouves aujourd'hui la plus
grande.--Il n'est pas possible!--Trop possible, ma chère enfant, trop
possible. Te laisser vierge! c'est te déclarer qu'il te trouve bête,
maussade, dégoûtante.--Grand Dieu!... Ma tante, vous n'exagérez
pas?--Demande, ma petite, demande à Mlle de Brumont.»

Aussitôt je pris la parole, et, m'adressant à la jeune femme outragée:
«Assurément, par cet abandon que je ne conçois pas, monsieur le comte
signifie très positivement à madame la comtesse qu'elle est
laide...--Laide! il en a menti. Je ne cache pas mon visage,
ainsi...--Qu'elle n'est pas bien faite...--Il en a menti. Voyez ma
taille; est-elle mal prise?--Qu'elle a le bras carré...--Il en a menti.
Attendez, que j'ôte mon gant.--Un grand vilain pied...--Il en a menti.
Me voici déchaussée...--La jambe grosse...--Il en a menti. Voyez.--La
gorge...--Il en a menti. Regardez.--La peau rude...--Il en a menti.
Tâtez.--Le genou cagneux...--Il en a menti. Jugez vous-même.»

J'aimois la manière franche et décisive dont la comtesse repoussoit les
imputations calomnieuses de son mari, que je me plaisois à faire parler.
Curieux d'essayer jusqu'où le juste désir d'une justification très
facile emporteroit cette femme si vive, j'ajoutai: «C'est lui dire enfin
qu'elle a quelque difformité secrète.» Un geste expressif que fit Mme de
Lignolle, un geste aussi prompt que sa pensée, m'annonça qu'elle alloit
encore donner la preuve justificative en même temps que le démenti
formel. Mme d'Armincour aussi devina très aisément le dessein de la
comtesse; et, malheureusement pour moi, qui le trouvois louable, elle
accourut assez tôt pour en empêcher l'entière exécution. «Va, ma chère
amie, ce n'est pas la peine, dit-elle à sa nièce; moi, qui depuis ton
enfance ne t'ai pas perdue de vue, je sais qu'il n'en est rien, et Mlle
de Brumont s'en rapporte à toi. Au reste, il ne faut pas non plus te
fâcher si fort...--Ne pas me fâcher!--Ton mari...--Est un impudent
menteur...--N'est peut-être pas si coupable...--Un insolent...--Que nous
l'imaginions d'abord.--Un lâche!--Il se peut qu'une longue
indisposition...--Ma tante, il n'y a pas d'indisposition de deux
mois.--Ou quelque chagrin domestique...--Point de chagrin pour un homme
trop heureux de m'épouser!--Ou quelque grand malheur...--Oui! le progrès
de la philosophie!--Ou quelque travail important...--Des charades!
Tenez, ma tante, ne le défendez pas, car vous m'aigrissez davantage. Je
conçois maintenant toute l'indignité de sa conduite; et, dès qu'il
rentrera... Dès qu'il rentrera, laissez-moi faire... Il s'expliquera, il
me rendra compte de ses motifs, il me fera raison de l'outrage,... il
m'épousera sur l'heure, ou nous verrons.»

Cependant le jour commençoit à tomber. Ce ne fut pas sans peine que
j'obtins de la comtesse un moment de liberté. J'allai m'enfermer dans ma
chambre, où je n'attendis pas longtemps M. de Valbrun. Le vicomte
m'apprit qu'un homme sûr, chargé d'aller à l'hôtel de B... remettre à
madame la marquise elle-même la lettre de Justine, avoit rapporté cette
réponse: «Celle qui vous envoie me fait grand plaisir. Je n'étois pas
tranquille sur le sort de la personne dont elle me donne des nouvelles.
Dites qu'elle peut continuer de m'instruire de la situation des affaires
de cette personne, à laquelle je m'intéresse véritablement. Vous pouvez
ajouter que M. de B..., qui d'abord m'avoit assez mal reçue, vient de
reconnoître ses torts et d'en obtenir le pardon. Ce n'est pas un secret,
elle est bien la maîtresse de le dire à quiconque peut m'en féliciter.»

M. de Valbrun ajouta: «Mme de Fonrose est allée maintenant au couvent de
Mme de Faublas. Demain matin, avant huit heures, je vous dirai ce que
nous avons fait.» Après avoir remercié le vicomte comme je le devois, je
lui remis mes deux lettres; je le priai d'envoyer l'une au couvent
d'Adélaïde, et de faire mettre l'autre à la grande poste. Il voulut
bien, en me quittant, m'assurer qu'il alloit tout à l'heure faire
lui-même les deux commissions. Fatale lettre à M. de Belcourt,
n'aurois-je pas dû prévoir tous les chagrins que tu pouvois me causer!

Maintenant je me demande pourquoi Mlle de Brumont, sans avoir en tête
d'autre objet déterminé que celui de se rapprocher de Sophie, sentit
pourtant, en rentrant dans l'appartement de la jeune comtesse, quelque
déplaisir d'y retrouver la vieille marquise? C'est qu'apparemment, comme
tant d'autres, appelé par l'amour à réparer les inexcusables torts dont
l'hymen se rend journellement coupable envers la beauté, le chevalier de
Faublas, entraîné malgré lui, ne faisoit qu'obéir à l'impulsion de son
génie. Je me demande aussi pourquoi la nièce, ne recevant plus qu'avec
distraction les instructions de la tante, et de temps en temps attachant
sur moi des regards dont tous mes sens étoient émus, ne montroit pas un
vif empressement à retenir chez elle, le reste de la soirée, Mme
d'Armincour, d'ailleurs si chérie! C'est qu'ils existent en effet, ces
atomes inhumainement rejetés par nos philosophes modernes, ces atomes
sympathiques qui, tout d'un coup partis du corps brûlant d'un adolescent
vif, et dans la même seconde émanés des nubiles attraits d'une jeune
fille, se cherchent, se mêlent et s'accrochent pour ne faire bientôt,
des deux individus doucement attirés, qu'un seul et même individu. C'est
qu'il agissoit déjà sur la gentille brune, le charme dont étoit possédé
le joli garçon. C'est que, déjà guidée par les puissans rayons de la
bienfaisante lumière que j'avois fait luire à ses yeux, et plus encore
par cet instinct naturel à tout le beau sexe, dont le tact, en certaines
matières surtout et dans certains cas, est à la fois délicat, prompt et
sûr, Mme de Lignolle se sentoit intérieurement avertie de la nullité
d'un homme qui, depuis deux mois, lui manquoit nuit et jour, et que
machinalement elle pressentoit en moi celui qui pouvoit pleinement punir
l'offense et dédommager l'offensée. Je me demande encore pourquoi Mme
d'Armincour, quoique favorisée de son antique expérience, ne parut pas
s'apercevoir qu'elle étoit de trop, et s'obstina, malgré les fréquentes
distractions de sa nièce, à lui tenir fidèle compagnie jusqu'au retour
de M. de Lignolle? C'est que les vieilles gens furent de toute éternité
spécialement destinés à gêner l'aimable jeunesse, peut-être afin que ses
désirs contrariés devinssent plus ardens, et que les plaisirs obtenus
malgré les obstacles eussent pour elle un charme de plus. Au reste, je
ne vous conseille pas de donner une confiance aveugle à mes
propositions, qui ne sont peut-être pas trop vraies. Plus d'une fois
j'ai cru m'apercevoir que, dès qu'une femme entroit pour quelque chose
dans mes raisonnemens, elle brouilloit toutes mes idées. De là vient que
souvent, quand je voudrois moraliser, je plaisante; de là vient que
souvent je déraisonne au lieu de philosopher.

Quoi qu'il en soit, Mme d'Armincour nous honora de sa présence à souper.
Elle me parla beaucoup de la province où elle avoit élevé sa nièce, de
son bon château qu'il ne falloit réparer qu'une fois par an, de ses
beaux biens que son concierge faisoit valoir, de ce concierge qu'elle
nous donna pour le premier homme du monde, et qui, soit dit sans
offenser personne, me parut être celui de ses gens qu'elle connoissoit
le mieux. Je crois qu'il eût été question du bon _André_ jusqu'au
lendemain matin; mais, à minuit passé, la voiture du comte se fit
entendre. «Il vient de m'arriver l'aventure du monde la plus
désagréable, cria M. de Lignolle en entrant; vous savez bien ma belle
charade?...--Monsieur, interrompit la comtesse, voici madame la marquise
d'Armincour, ma tante.» Le comte, un peu surpris, commença pour la
marquise un long compliment, qu'elle n'écouta pas jusqu'au bout.
«Bonsoir, dit-elle brusquement à sa nièce, bonsoir, ma chère
Éléonore[14]. Demain je reviendrai de bonne heure, demain j'espère
qu'enfin je souhaiterai le bonjour à madame la comtesse de Lignolle.
Adieu, Monsieur», fit-elle sèchement à M. de Lignolle. Elle lui fit, en
sortant, une de ces révérences froides que les femmes réservent pour
certains hommes qu'elles n'estiment point. «Vous savez bien ma belle
charade? reprit le comte dès qu'elle fut partie...--Mademoiselle de
Brumont, interrompit la comtesse, faites-moi le plaisir de vous retirer
chez vous.»

  [14] C'étoit le nom de fille de la comtesse.

J'obéis sans répondre, mais je restai collé derrière ma porte et prêtant
l'oreille avec la plus grande attention...

«Vous savez bien ma belle charade?» reprit encore M. de Lignolle. Madame
l'interrompit de nouveau: «Il ne s'agit pas de cela, Monsieur, on ne
se marie pas pour faire des charades, mais pour faire des
enfans.--Comment! Madame...--Comment! Monsieur, étoit-ce à moi de vous
l'apprendre?--Comment?--Si ma tante et Mlle de Brumont ne m'avoient pas
instruite, je serois donc restée fille?--Madame, vous ne m'entendez pas.
Je savois tout comme un autre quel devoir...--Vous le saviez, Monsieur?
Si vous le saviez, pourquoi ne le faisiez-vous pas? Il est donc vrai que
vous me trouviez laide? Il est donc vrai que depuis deux mois je suis
l'objet de vos mépris?... Où allez-vous, Monsieur?»

J'entendis Mme de Lignolle courir à la porte et la fermer.

«Vous ne sortirez pas d'ici, Monsieur, que vous n'ayez réparé vos
outrages.--Mes outrages?--Oui, vos outrages. Je sais tout, Monsieur: en
ne m'épousant pas, vous m'avez insultée; mais vous m'épouserez! vous
m'épouserez tout à l'heure... Si tout ce qu'on m'a dit est vrai, ce
n'est pas un grand mal pour vous, j'espère. Au reste, c'est votre
devoir, qu'il vous soit agréable ou non: remplissez-le. Je le veux et je
vous l'ordonne.--Mais, Madame...--Point de mais, Monsieur. Je vous
trouve encore bien impertinent. Croyez-vous que je ne vous vaille
pas?... On vous donnera une femme jeune et jolie pour lui faire des
charades?... Vous me ferez un enfant, Monsieur... Vous m'en ferez un!...
Vous me le ferez! vous me le ferez tout à l'heure!... tout à l'heure,...
ici!... là, à cette place-là.»

La comtesse venoit de le prendre par la main, et de le conduire derrière
les rideaux. A travers le trou de ma serrure je voyois sur le parquet,
dans un petit espace que laissoit découvert le _lampasse_ devenu trop
court, vedeva quattro piedi groppati. La loro positura, che non era più
dubbia, mi dava ben' a conoscere che 'l Lignolo otteneva, od era sul
punto d'ottener' il perdono delle sue colpe.

Quel personnage je fais là, cependant! que le rôle d'observateur est, en
ce cas, humiliant et pénible! Ah! tante bavarde autant que maudite,
pourquoi n'avez-vous pas voulu vous en aller plus tôt? Eh bien!
Chevalier, qu'est-ce donc que tu te dis à toi-même? Quoi! tu désespères
de ta fortune? Va, mon ami, rassure-toi, ton génie protecteur ne
t'abandonne pas. Va, Faublas n'est pas fait pour remplir, dans une
aventure bizarre et galante, un emploi subalterne. Écoute ce que dit la
comtesse, et fais un saut de joie.

«Pardon, Monsieur, peut-être que j'ai tort, peut-être qu'en effet ma
tante et Mlle de Brumont ne m'ont voulu faire qu'une mauvaise
plaisanterie. Je comptois vous inviter à passer chez moi la nuit
entière; mais vous prendriez, je le vois, bien des peines inutiles; je
crois que c'est vous rendre service que de vous engager à vous retirer
dans votre appartement.--Madame, je vous demande le secret; j'espère
qu'une autre fois je serai plus heureux.--Une autre fois! reste à savoir
si je voudrai...--Madame, dans tous les cas, je compte sur votre
discrétion.--Monsieur, je ne promets rien.--Madame...--Monsieur, je vous
prie de me laisser libre.»

Elle venoit d'ouvrir la porte, qu'elle referma dès qu'il fut dehors.
Aussitôt je sortis de ma chambre et volai dans la sienne: «Ah!
Madame, que je suis aise!...--Pourquoi donc cette folle joie?
interrompit-elle.--Madame, vous ne pouvez concevoir...--Mademoiselle,
interrompit-elle encore du ton le plus sérieux, si vous pouviez vous
faire une juste idée de ce que c'est que M. de Lignolle, vous sauriez
qu'entre lui et moi, tout à l'heure, il n'a pu rien se passer dont on
doive se réjouir et me féliciter; rien dont je doive me
réjouir.--Madame! et que diriez-vous si je vous avouois que c'est votre
peine qui fait ma joie?--Ce que je dirois, Mademoiselle!...--Que
diriez-vous, si je vous apprenois que le sort, toujours juste, a conduit
chez vous un vengeur?--Un vengeur!--Si je vous déclarois que vous voyez
à vos pieds un jeune homme...--Un jeune homme!--Qui vous aime...--Qui
m'aime!...--Un jeune homme plein de tendresse pour vous et d'admiration
pour vos charmes!--Vous êtes un jeune homme! et vous m'aimez!--Ah! ce
n'est pas de l'amour, c'est...--Mademoiselle de Brumont, êtes-vous bien
sûre d'être un jeune homme?--Jolie comtesse, en vérité, je ne puis avoir
là-dessus aucune espèce de doute.--Eh bien, venez, venez, vengez-moi,
épousez-moi tout de suite; je le veux! je vous l'ordonne!--Ah! vous
n'avez pas besoin de me l'ordonner! ah! charmante Éléonore, je ne
demande pas mieux.»

Elle avoit raison d'être fâchée contre son mari! J'avois raison d'être
content de M. de Lignolle! Ce M. de Lignolle avoit si peu fait... que
tout me restoit à faire! Mais, dans les entreprises de la nature de
celle-ci, les obstacles ne sont pas faits pour abattre un courage
éprouvé: le mien s'accrut par les difficultés, et bientôt quelques
sourds gémissemens, à la fois douloureux et tendres, annoncèrent mon
triomphe prochain, dont l'heureux instant fut marqué par un dernier cri.
Triomphe vraiment délicieux, où le vainqueur, dans l'ivresse du succès,
s'applaudit des transports du vaincu charmé de sa défaite! Victoire la
plus douce de toutes à quiconque, au sein de son propre bonheur, sait
jouir encore du bonheur d'autrui!

Il faut rendre justice à la présence d'esprit de la comtesse: aussitôt
que la parole lui fut revenue, elle me demanda qui j'étois. Préparé à
cette question toute simple, qu'une femme moins vive m'eût sans doute
adressée plus tôt, je ne fis pas attendre la réponse: «Charmante
Éléonore, on m'appelle le chevalier Flourvac. Mes parens injustes,
uniquement jaloux d'assurer une grande fortune à mon aîné barbare, m'ont
voulu forcer à me faire _génovéfain_...--Ils vouloient vous faire moine!
s'écria-t-elle; mais vous n'auriez jamais épousé personne! Oh! que c'eût
été dommage!--Aussi, ma jeune amie, quelque chose me disoit sans cesse
que je n'avois pas la moindre vocation pour ce métier-là. Assurément je
ne devinois pas que le destin propice me réservoit l'avantage peu commun
de consommer un mariage qui ne seroit pas le mien; mais je sentois
confusément que j'étois né pour épouser. Je me suis donc échappé du
couvent où l'on me tenoit renfermé. Mon ami, le vicomte de Valbrun,
indigné de la lâcheté de mon frère et de la cruauté de mes parens, m'a
recueilli, m'a conseillé ce déguisement, m'a fait chercher un asile plus
sûr que sa maison, et chaque jour je rendrai grâces au hasard favorable
qui m'a conduit auprès d'une femme jeune, jolie et vierge.--Le sort ne
m'a pas favorisée moins que toi, mon cher Flourvac, répondit la comtesse
en m'embrassant, tu me tiendras compagnie jusqu'à ce que tes parens
soient morts.--Quel engagement vous prenez là, ma chère Éléonore! mon
père est encore jeune...--Tant mieux, mon ami, nous demeurerons ensemble
plus longtemps. Restez avec moi jusqu'à ce que tous vos parens soient
morts; restez, Flourvac, je le veux.»

Pendant que je faisois à Mme de Lignolle l'indispensable mensonge que
vous venez de lire, je l'aidois à dépouiller des vêtemens incommodes
dont je ne l'avois pas débarrassée d'abord, tant elle m'avoit paru
pressée d'être vengée! tant j'avois jugé convenable la prompte exécution
de ses ordres formels!

A présent, lecteur, parlez sans déguisement; n'auriez-vous pas quelque
envie de prendre ma place auprès de la comtesse, dans le lit nuptial où
je suis avec elle?

Je ne vous dirai pas tout à fait comment j'y passai les plus douces
heures de ma vie; mais je vous dirai bien à quels souvenirs enchanteurs
j'y livrai, pour quelques instans, ma fugitive pensée. Près de l'aimable
disciple que je formois, je me rappelai le maître plus aimable qui
m'avoit formé. Là comme ici, aujourd'hui comme alors, des événemens
inattendus et peu communs, préparant mon bonheur, m'avoient, presque
sous les yeux d'un époux ridicule, pour ainsi dire jeté dans les bras de
sa vive moitié! Je me trouvois à la place de M. de Lignolle, enseignant
à la jolie comtesse les premiers élémens de l'auguste science que
j'avois apprise de la belle Mme de B..., sous les auspices du marquis.
Mais, hélas! des deux femmes rares que m'avoit données mon étoile
singulièrement propice, l'une déjà m'étoit ravie, l'autre bientôt se
verroit abandonnée... Quelle honte cependant ce seroit pour moi, si je
quittois ma gentille élève sans avoir parfaitement achevé son éducation!
Quel maître plus favorisé du hasard put jamais s'applaudir d'une
écolière supérieure à Mme de Lignolle! Charmante enfant, sujet précieux,
chez qui se trouvoient réunis les moyens séduisans et les dispositions
heureuses! Que d'attraits elle m'offrit! que de docilité je lui trouvai!
combien d'intelligence et de feu! quelle adresse, et que d'activité! La
même nuit, je vous le jure, vit commencer et finir son instruction
complète; et cette nuit sera toujours comptée dans le nombre de mes plus
courtes nuits.

Le jour ne devoit pas tarder à paroître, quand tous deux, enfin lassés,
nous nous endormîmes. Lorsque je me réveillai, ma montre marquoit midi:
«Grand Dieu! M. de Valbrun m'attend-il patiemment depuis huit heures du
matin?... Je quittai sans bruit la comtesse, qui dormoit profondément,
et, presque nu que j'étois, je courus à ma chambre, j'ouvris la petite
porte de l'escalier, je ne vis personne. O ma Sophie!... Heureusement je
vis dans ma serrure un petit papier qui débordoit. Le vicomte, avec un
crayon rouge, avoit griffonné ces mots, que j'eus beaucoup de peine à
déchiffrer:

  _Je frappe, et vous ne répondez pas. Où êtes-vous, Mademoiselle de
  Brumont? Que faites-vous? Je n'en sais rien; mais je devine. Quelle
  agréable nouvelle je vais porter à la baronne! A deux heures je
  reviendrai; madame la comtesse sera-t-elle levée à deux heures?_

Je réveillai ma jeune amie, en reprenant ma place auprès d'elle. Le
regard qu'elle me lança me parut encore plus vif que tendre; j'eus lieu
de croire que la douce caresse dont elle l'accompagnoit n'étoit pas tout
à fait désintéressée; j'entendis, avec de fréquens soupirs, quelques
mots à demi prononcés. Tout cela, suivant moi, vouloit dire que mon
écolière attendoit sa dernière leçon. Qui de vous, Messieurs, l'eût
refusée, pouvant la donner encore? Je la donnois donc lorsqu'on frappa
rudement à la porte de la chambre à coucher. Je quittai brusquement le
poste que j'occupois, et je me préparois à sortir du lit de la comtesse,
mais elle me fit signe de rester à ses côtés, et, d'une voix ferme, elle
demanda: «Qui va là?--C'est moi, répondit M. de Lignolle; ne vous
levez-vous pas aujourd'hui?--Pas encore, Monsieur.--Il est tard
cependant, Madame.--Oui, Monsieur, mais je suis occupée.--A quoi,
Madame?--Monsieur, je compose.--Qui vous apprend à composer?--Mlle de
Brumont.--Je voudrois bien assister à la leçon.--Cela ne se peut pas,
Monsieur; vous ne feriez sûrement rien, et vous nous empêcheriez de
faire quelque chose.--Et que faites-vous donc, Madame?--Des enfans qu'on
puisse croire les vôtres, Monsieur.--Que voulez-vous dire?--Que je finis
une charade.--Une charade! voyons donc.--Vous avez envie de chercher le
mot?--Oui, vraiment.--Eh bien, attendez une minute.

«Voici, me dit-elle tout bas, l'instant d'une vengeance complète. Je
veux lui faire une malice dont le souvenir puisse, dans cinquante ans
encore, amuser ma vieillesse. Mon cher Flourvac, il a cruellement
interrompu nos doux exercices.» Elle ne m'en dit pas davantage, mais un
regard, un geste, un baiser, parurent m'apporter l'ordre de reprendre
l'_exercice cruellement interrompu_. Docile avec plaisir, j'obéis, sans
me permettre la plus légère observation. Alors, pour me prouver, après
Coralie, que plus d'une femme, sachant, dans un moment critique,
embrasser à la fois plusieurs occupations difficiles, peut en même temps
très conséquemment agir et très distinctement parler, Mme de Lignolle
éleva la voix, et dit au comte: «Monsieur, écoutez-vous à la porte?--Il
le faut bien, Madame, puisque vous ne voulez pas m'ouvrir.--Bon! voici
ma charade: _Amo 'l primo mio._ (Piano a Faublas abbracciandolo.) _L'amo
di molto._--Amo 'l primo mio, ridisse il Lignolo.--_Signor, sì_,
soggiunse ella. _M'ama 'l secondo mio._ (Piano a Faublas.) _M'ami! Ah!
m'ami è vero?_» Non risposi, ma l'abbracciai teneramente, mentre che 'l
Lignolo con grandissima attenzione ridiceva: «M'ama 'l secondo
mio.--_Bravo, signor!_ disse la contessina. _Il mio integrale, benchè
composto da due, nondimeno fa più ch'uno._ (Piano a Faublas.) _Deh! non
è la... la verità? la verità,... ben' mio!_--Ma, disse Lignolo, dunque
in prosa la fate?--_Signor,... sì... in pro..._» Esta volta sulle labbra
della svenuta la parola morì.

Cependant elle eut tout le temps de reprendre ses esprits avant que son
mari, qui vouloit absolument deviner, eût cessé de répéter: _Mon tout,
quoique formé de deux personnes, ne fait qu'un._ «Monsieur, reprit la
jeune écervelée, plus contente que si elle eût fait un poème épique et
une bonne action, je dois, en conscience, vous prévenir d'une chose
essentielle: c'est que ma charade est une espèce d'énigme qui a deux
mots. Je vous déclare d'avance que je ne vous les dirai jamais, et je
crois que vous ne les devinerez pas.--Je ne les devinerai pas! ah! je
vais m'enfermer dans mon cabinet, et je descends dans une
demi-heure.--Dans une demi-heure, soit; je serai levée.»

Il revint effectivement une demi-heure après. Assis à côté de la
comtesse, je prenois dans son boudoir une grande tasse de chocolat, que
cette fois j'avois demandée sans façon. «Mesdames, vous savez bien, ma
plus belle charade? dit M. de Lignolle en entrant, hier on l'a
critiquée. On l'a critiquée, Mademoiselle de Brumont; auriez-vous cru
cela?--Oui, Monsieur le comte.--Oui?--Sans doute; l'envie!--L'envie,
vous avez raison. Mais que je vous conte un événement tout aussi
désagréable. Hier encore, dans un cercle d'amateurs, on propose une
charade; je trouve le mot, un de mes voisins le trouve aussi: nous le
disons en même temps; chacun félicite mon rival, et personne ne me fait
le moindre compliment. Cette injustice m'a donné de l'humeur, et je me
suis, à propos de cela, rappelé certain projet qui m'est venu vingt fois
dans la tête. Dans le _Mercure de France_, Mademoiselle, on imprime au
bas de chaque charade le nom, le surnom, le titre, la demeure, le nom de
la ville et de la province de l'auteur; et je trouve qu'on fait bien,
parce qu'on ne sauroit trop encourager les talens. Mais n'est-ce pas une
chose affreuse qu'un homme qui emploie régulièrement trois ou quatre
jours de la semaine à la recherche des mots du logogriphe, de l'énigme
et de la charade de chaque numéro, ne soit jamais payé de ses travaux
par un peu de gloire? Assurément, c'est là de l'ingratitude, ou je ne
m'y connois pas. A présent, Mademoiselle, écoutez mon projet: je veux
proposer aux rédacteurs du _Mercure_ d'ouvrir une souscription dont le
produit sera destiné à l'impression d'une grande pancarte qui paroîtra
toutes les semaines, et sur laquelle on lira les noms de tous ceux qui
auront deviné le logogriphe, l'énigme et la charade de la semaine
précédente.--Fort bien vu, Monsieur, répondit la comtesse; mais, puisque
nous parlons de charade, avez-vous deviné la mienne?--Pas encore,
Madame», répliqua-t-il d'un air confus. Mme de Lignolle aussitôt lui
repartit: «Monsieur, si vous venez à bout de trouver les deux mots, je
vous promets, en attendant l'exécution de votre grand projet, je vous
promets de remuer ciel et terre pour qu'on veuille bien insérer dans le
_Mercure_ ma charade, son explication, mon nom à moi qui l'ai composée,
votre nom à vous qui l'aurez devinée, et même je tâcherai qu'on apprenne
au public comment et pourquoi je l'ai faite.--Madame, ce que vous me
dites là m'excite encore...»

Le bruit d'une voiture qui entroit dans la cour interrompit le comte. Un
laquais vint annoncer madame la marquise d'Armincour; elle entra
précipitamment, fut droit à sa nièce, et lui dit: «Eh bien, mon cher
coeur, comment te sens-tu aujourd'hui? y a-t-il quelque changement?...
Ah! petite friponne, je vous trouve l'air fatigué, vous avez les yeux
battus... Allons, c'est une affaire finie. Je m'y connois! je m'y
connois!... Je t'en félicite de toute mon âme, ma petite. Et vous,
Monsieur le comte, recevez mon compliment, faisons la paix,
embrassons-nous... Allons, mes enfans, courage! un petit-neveu dans neuf
mois!--Un petit-neveu dans neuf mois, répéta la comtesse, cela se
pourroit bien, vous avez raison, ma tante; mais souhaitez donc le
bonjour à Mlle de Brumont.»

Tandis que la marquise s'occupoit de moi, je vis M. de Lignolle se
pencher à l'oreille de la comtesse. Tout en paroissant écouter la tante,
j'écoutai le mari; il disoit à sa femme: «Madame, épargnez-moi, laissez
à la marquise une erreur...--Quoi donc! Monsieur, interrompit-elle,
n'êtes-vous pas content de moi?--Au contraire, Madame, je vous rends
grâces de votre discrétion.--Et vous avez tort, Monsieur, elle est
naturelle et nécessaire; vous ne me devez aucun remerciement pour cela.»

M. de Lignolle, bien rassuré, vint à moi. «A propos, Mademoiselle, me
dit-il, je vous rends grâces, vous voulez bien enseigner à la comtesse
des choses difficiles.--Difficiles! mais non, Monsieur le comte.--Oh!
que si, Mademoiselle; je sais trop ce que c'est, et je suis vraiment
sensible à votre complaisance.» Alors, pour payer le trop honnête
compliment du mari, je lui répétai mot à mot l'équivoque réponse que sa
femme venoit de faire: _Et vous avez tort, Monsieur, elle est naturelle
et nécessaire; vous ne me devez aucun remerciement pour cela._

Après ces politesses réciproques, la conversation devint générale, et de
part et d'autre il ne fut rien dit qui mérite d'être rapporté; mais à
deux heures on vint annoncer que quelqu'un me demandoit. «Qu'on fasse
entrer», dit la comtesse. Je lui représentai qu'apparemment c'étoit M.
de Valbrun. «Eh bien! répliqua-t-elle, qu'il vous parle ici.--Cela ne se
peut guère, Madame.--Allez donc chez vous, mais ne tardez pas à
revenir.»

Je courus à ma petite porte: «Bonjour, Monsieur le vicomte.--Bonjour,
Monsieur le chevalier.--Eh bien! la lettre à ma soeur?--Je l'ai fait
porter au couvent.--Celle à mon père?--C'est moi-même qui l'ai mise hier
à la poste.--Et ma Sophie?--La baronne ne l'a pas vue; mais une chambre
est retenue pour vous dans le couvent que vous avez indiqué.--Partons,
Vicomte, partons!--Comment! partons?--Oui, tout à l'heure...--Ne
sommes-nous pas convenus d'attendre?...--Je n'attends pas un
moment.--Mais songez donc...--Je ne songe à rien.--Aux périls...--Je
n'en connois plus... O ma Sophie! je différerois d'un jour le bonheur de
te voir?--Cependant, il faut différer...--Vicomte, si vous ne voulez pas
m'y conduire, j'irai seul.--Mais...--J'irai seul. Plutôt périr cent fois
que de ne pas la voir aujourd'hui!--Chevalier de Faublas, et la
comtesse?--De quoi me parlez-vous? qu'est-ce que la comtesse, quand il
s'agit de Sophie?--Et vos ennemis?--Je les défie tous.--Ainsi nulle
considération ne peut plus vous arrêter?--Nulle considération, Monsieur
le vicomte; et, je vous le répète, si vous m'abandonnez, je pars seul...
Vicomte, la reconnoissance que je vous dois n'en sera point
altérée.--Puisque rien ne peut changer vos résolutions, je me rends;
mais je vous demande une grâce.--Parlez, et croyez...--Attendez au moins
jusqu'à la nuit.--Jusqu'à la nuit!--Écoutez-moi: dans un quart d'heure
je dîne avec la baronne, à six heures du soir je l'amène ici. Dès que
vous la verrez entrer chez la comtesse, soyez sûr que mon carrosse vous
attend à la porte. Descendez alors par ce petit escalier, venez me
joindre, et vous serez bien accompagné jusqu'au couvent, je vous le
promets.--A six heures précises, Vicomte?--Chevalier, je vous en donne
ma parole.»

Au moment où M. de Valbrun me disoit adieu, la comtesse venoit elle-même
me chercher. L'aimable enfant, trop abusée, se crut sans doute l'objet
de la profonde rêverie dans laquelle on me vit plongé pendant tout le
dîner, qui me parut long. O ma Sophie! faut-il vous dire que, seule et
sans distraction, vous occupiez alors mon coeur et ma pensée?

Après le dessert, cependant, en prenant le café dans le salon, je fixai
plusieurs fois la jeune Lignolle, et toujours mes yeux rencontrèrent les
siens. Mes regards enfin s'arrêtèrent volontairement sur tant d'appas.
Que de vivacité! que de fraîcheur! la belle peau!... la jolie bouche!...
Ah! charmante petite femme, vous ne méritiez pas d'être abandonnée le
lendemain de vos noces.

Ces réflexions étoient l'effet tout simple d'une commisération trop
naturelle pour que personne puisse l'improuver; mais malheureusement,
dans la situation où je me trouvois, une réflexion fait naître une idée
promptement suivie d'une autre réflexion, qu'une autre idée remplace
aussitôt, et voilà comme souvent, d'encore en encore, il arrive que ce
qui étoit bon dans son principe devient blâmable dans ses conséquences.
Qui de vous pourtant, présumant assez de lui-même, oseroit, en pareil
cas, après avoir assigné le point juste où il faudroit s'arrêter,
oseroit, dis-je, affirmer que jamais il ne le passera? Montrez donc
votre indulgence ordinaire pour un jeune homme qui vous fait, avec sa
franchise accoutumée, un aveu délicat et pénible.

J'approchai de la comtesse, et, me penchant à son oreille, je lui dis
bien bas: «Ne pourrois-je un instant, ma jeune amie, vous entretenir
seule au boudoir?» Mme de Lignolle se leva. «Madame la marquise,
dit-elle à sa tante, permet-elle que je la quitte pour un moment?--Oui,
oui, répondit Mme d'Armincour. Je n'ignore pas que les jeunes femmes ont
toujours...--Bon! Savez-vous ce que ces dames vont faire? interrompit le
comte avec un rire presque moqueur. Une charade en prose!--Eh! Monsieur,
répliqua la comtesse, quelle ironique joie! que d'amertume! Je ne
défends pas notre ouvrage, il nous a si peu coûté! Mais quiconque est
également incapable de nous deviner et de faire comme nous n'a pas, ce
me semble, le droit de se fâcher ni de s'égayer à nos dépens.»

A ces mots, elle me conduisit dans son boudoir, la maligne comtesse! Et,
quoique nous n'y fussions pas restés longtemps, la charade étoit faite
quand nous en sortîmes.

Cependant mes voeux hâtoient la fin du jour, et la nuit tardoit beaucoup
à venir. Elle vint, je tressaillis de joie; on annonça la baronne, je
pensai me trouver mal; mes jambes me soutenoient à peine, j'eus à peine
la force de faire à ma _protectrice_ une inclination légère; mais,
aussitôt que cette extrême agitation fut calmée, je pris le chemin de ma
chambre. Je m'étois flatté que la comtesse, qui faisoit à la baronne les
premiers complimens, ne s'apercevroit pas de mon évasion; mais aucun des
mouvemens de l'objet chéri n'échappe à l'oeil vigilant d'une amante. Mme
de Lignolle me vit sortir et cria: «Vous partez, Mademoiselle de
Brumont?...--Oui, Madame.--Mais vous allez revenir, j'espère?--Oh!
oui,... Madame,... je... re...vien...drai,... oui, je tâ...che...rai,...
oui, Madame, le plus tôt possible!»

J'avoue que ma voix étoit entrecoupée, j'avoue que je tremblois en lui
adressant ce fatal adieu. Pauvre petite!

Je traversai son appartement et ma chambre, je descendis rapidement
l'escalier dérobé, je franchis le seuil de la porte cochère, je me
précipitai dans la voiture du vicomte.

Cinq minutes après j'arrive au couvent, à cet asile désiré. Une
religieuse m'ouvre la porte, et me demande qui je suis. «La veuve
Grandval.--Je vais vous conduire à votre chambre, ma soeur.--Non, ma
soeur, dites-moi où sont maintenant rassemblées toutes vos
pensionnaires.--Au _salut_, ma soeur.--Où dit-on le _salut_?--Mais...
dans la chapelle.--Et la chapelle?--Est devant vous.»

Je cours à la chapelle, et mon coup d'oeil inquiet en embrasse toute
l'étendue. Beaucoup de femmes sont en prières; une d'entre elles se
distingue par son recueillement plus profond. Mon coeur s'est ému, mon
coeur palpite. Voilà ses longs cheveux bruns, sa taille légère, ses
grâces enchanteresses... Je fais quelques pas, je la vois! grand
Dieu!... Faublas, heureux époux, maîtrisez la violence de ce premier
transport: allez doucement vous mettre à genoux tout à côté d'elle.

Mme de Faublas étoit si préoccupée qu'elle ne s'aperçut pas qu'une
étrangère venoit de prendre place à ses côtés. J'écoutai la fervente
prière qu'elle adressoit au Ciel. «Grand Dieu! disoit-elle, il est vrai
que je fus sa coupable amante; mais tu m'as permis de devenir sa
légitime épouse. Je croyois qu'une longue absence avoit assez puni la
foiblesse d'un moment. Si pourtant ta justice n'est pas fléchie; si,
dans l'auguste sévérité de tes jugemens, tu as décidé que mon crime ne
pouvoit s'expier que par une éternelle séparation, Dieu puissant, Dieu
de bonté, qui te plais à faire éclater jusque dans les châtimens ta
miséricorde infinie, souviens-toi que je suis mortelle, hâte-toi de
frapper, prends ma vie: un prompt trépas sera pour ta victime un signalé
bienfait; et, si tu daignes combler son dernier voeu, tu permettras qu'à
son heure suprême elle entrevoie encore son époux une fois, une fois
seulement! Tu permettras que Faublas ferme sa mourante paupière et
reçoive son dernier soupir.»

J'entendis sa prière: mon premier mouvement fut de me précipiter devant
elle et de lui montrer son époux. Je conservai pourtant assez de
présence d'esprit pour sentir qu'un éclat nous perdroit, et assez de
courage pour modérer mon impatience et retenir ma joie. En attendant que
l'office fût dit, et que je pusse me découvrir à Sophie quand elle
seroit seule, je m'enivrai du bonheur de l'admirer.

Le _salut_ vient de finir, Sophie se lève, et ne me voit seulement pas,
parce que, tout entière à sa douleur, elle ne voit aucun des objets qui
l'environnent. Je règle mes pas sur les siens, et je la suis lentement
par derrière. Elle vient de sortir de la chapelle et va traverser la
cour. Au moment où j'y mets le pied, plusieurs hommes[15], tout à coup
sortis de la retraite qui les cachoit, m'entourent et se jettent sur
moi. La surprise et l'effroi m'arrachent un cri, un cri terrible qui va
retentir aux oreilles de Sophie. Mon amante a reconnu ma voix, elle se
retourne, trop tôt sans doute, puisqu'elle peut encore m'apercevoir.
Moi-même je l'entends m'adresser une plainte inutile, je la vois me
tendre les bras, je la vois tomber au milieu des femmes effrayées qui
l'environnent... Hélas! où sont mes armes? où sont mes amis?... Les
barbares satellites m'accablent de leur nombre; ils m'entraînent loin de
ma femme! loin de ma femme évanouie!... Dieu cruel, impitoyable Dieu,
aurois-tu reçu la prière que tout à l'heure elle t'adressoit?

  [15] Lecteur pénétrant, souvenez-vous de la lettre à mon père, mise
    hier à la poste, et conjecturez.

Vains emportemens d'une fureur impuissante! Rien ne peut me sauver.
Elles viennent de se rouvrir, les portes de ce couvent où je suis si
témérairement entré! On m'a jeté dans une voiture, qui soudain part et
ne roule pas fort longtemps. J'entends d'immenses portes crier sur
d'énormes gonds; je vois un château fort, le pont-levis s'abaisse devant
moi, j'entre dans une grosse tour, des militaires décorés m'y
reçoivent... Hélas! je suis à la Bastille.


_Au Public._

Il ne tient qu'à vous que j'en sorte, Monsieur, mais il faut pour cela
que vous ayez encore le désir de voir une nouvelle suite de mes
aventures. Si vous ne daignez pas, Monsieur, continuer à cet essai
l'indulgence dont vous avez honoré le premier, je me verrai condamné à
finir mes jours dans une prison, et je n'aurai, sur beaucoup de
compagnons d'infortune, que le triste avantage de savoir pourquoi l'on
m'y a mis et pourquoi j'y reste.

                   *       *       *       *       *




_Imprimé par Jouaust et Sigaux_

POUR LA

PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE

M DCCC LXXXIV




_PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE_


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whatman.--Tirage en GRAND PAPIER (in-8º), à 170 pap. de Hollande, 20
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    grav. de Flameng.                                         _Épuisés._
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tome 3/5, by Jean-Baptiste Louvet de Couvray

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or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org

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