Veillées d'Auvergne

By Jean Ajalbert

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Title: Veillées d'Auvergne

Author: Jean Ajalbert

Release date: September 20, 2024 [eBook #74453]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VEILLÉES D'AUVERGNE ***






  JEAN AJALBERT
  DE L’ACADÉMIE GONCOURT

  Veillées
  d’Auvergne

  ÉDITION DÉFINITIVE


  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, PARIS

  Tous droits réservés.




DU MÊME AUTEUR


Chez le même éditeur:

    L’AUVERGNE.
    AU CŒUR DE L’AUVERGNE.
    DIX ANNÉES A MALMAISON.
    LE BOUQUET DE BEAUVAIS.
    RAFFIN-SU-SU, roman.
    SAO-VAN-DI, roman.
    LETTRES DE WIESBADEN.


Chez d’autres éditeurs:

ROMANS ET NOUVELLES

    EN AMOUR, épuisé.
    LA TOURNÉE.
    LE P’TIT, épuisé.
    LE CŒUR GROS, épuisé.
    CELLES QUI PASSENT, épuisé.
    BAS DE SOIE ET PIEDS NUS, épuisé.

VERS

    FEMMES ET PAYSAGES, épuisé.

THÉATRE

    LA FILLE ÉLISA, pièce en 4 actes, tirée du roman de E. de Goncourt.
    A FLEUR DE PEAU, 1 acte, en vers.

VOYAGES

    NOTES SUR BERLIN, épuisé.
    LES DESTINÉES DE L’INDOCHINE.
    LES NUAGES SUR L’INDOCHINE.
    DANS PARIS LA GRAND’VILLE.
    L’HEURE DE L’ITALIE.
    LE MAROC SANS LES BOCHES.

QUESTIONS D’ACTUALITÉ

    L’AVIATION AU-DESSUS DE TOUT.
    COMMENT GLORIFIER LES MORTS POUR LA PATRIE!
    UNE ENQUÊTE SUR LES DROITS DE L’ARTISTE.
    SOUS LE SABRE, épuisé.
    LES DEUX JUSTICES, épuisé.
    LA FORÊT NOIRE, épuisé.
    QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES, épuisé.
    PROPOS DE RHÉNANIE.
    LES CARTONS DE BEAUVAIS.


En préparation:

    LA PASSION DE ROLAND GARROS.




    Il a été tiré de cet ouvrage:
    trois exemplaires sur papier du Japon non numérotés
    dix exemplaires sur papier de Hollande
    numérotés de 1 à 10
    et vingt-cinq exemplaires sur papier du Marais
    numérotés de 11 à 35




A HENRI DELTEIL


En souvenir de nos courses joyeuses, par les libres espaces et les
hautes solitudes de la montagne.

son ami,

J. A.




PRÉFACE


En 1905, au seuil d’une réédition de ce livre paru en 1894, j’écrivais:

                                   *

                                 *   *

Ma chère Auvergne!

Mon Auvergne!

Car, il y a vingt ans, j’étais bien à peu près seul à l’aimer, dans sa
solitude... Ce n’est pas sans difficulté que je publiais, çà et là, mes
premiers essais sur ma rude et lointaine petite patrie: la Mode n’avait
pas encore passé sa main gantée à travers la crinière hirsute de nos
montagnes; c’étaient les époques préhistoriques où l’automobile n’avait
pas encore pénétré, comme la foudre, dans mon pays vierge, et le déluge
de la carte postale n’avait pas submergé non plus nos cimes altières...

Les temps ont changé, l’Auvergne aussi, mais pas autant que l’on
pourrait craindre... Le vent qui souffle à travers nos puys et nos
plombs a vite fait de chasser l’odeur des machines vertigineuses... Pour
quelques semaines bruyantes de la belle saison pour quelques pianos dans
un casino, pour quelques «cornes» effarantes sur les routes, le
grandiose silence de la vallée, l’immense paix de l’étendue déserte ne
sont pas plus emportés par un tour de valse que par une course de cent
vingt à l’heure...

L’Auvergne est défiante et récalcitrante aux nouveautés.

Au centre de la France, l’Auvergne est comme un gigantesque chien de
berger qui garde, au milieu du troupeau... Elle garde trop bien... Elle
empêche d’approcher, comme au temps de Vercingétorix... Depuis, les
Auvergnats n’ont pas déserté le combat contre l’étranger, ni contre les
Français même... Avec quelle ardeur n’ont-ils pas repoussé toutes les
tentatives des visiteurs et des touristes!... Les Anglais, les Allemands
qui ont domestiqué les Vosges, les Alpes, les Pyrénées ont longtemps
hésité devant la gueule béante de nos cratères, le poil hérissé de nos
sommets...

Les Auvergnats avaient des volcans, qu’ils ont laissés s’éteindre,
a-t-on plaisanté. Ce n’est point de leur faute, s’ils n’ont pas laissé
tarir les sources fameuses, qui redonnent la santé et la vie, chaque
année, à des milliers de malades... Car, à part les grandes stations
thermales, qui se sont tenues au courant des progrès de la science et du
confort, l’Auvergne intime n’a pas été parcourue; on n’a pas bouleversé
la région pour attirer, retenir le voyageur; que les amateurs de la
NATURE _nature_ ne se lamentent pas sur la fin de nos sites et de nos
paysages: l’Auvergne est toujours l’Auvergne; elle n’a pas succombé sous
les automobiles et les _petits-chevaux_...

Au moment de rassembler ces pages anciennes, j’ai pu redouter qu’elles
eussent vieilli, d’autant plus que l’Auvergne rajeunissait... Mais un
ruban rose ou bleu dans le bonnet de la grand’mère ne lui rend pas ses
jambes et n’efface pas les rides... J’ai retrouvé l’Auvergne, toujours
la même...

                   *       *       *       *       *

J’ai revu l’Auvergne, comme l’aïeule dressée au haut de la France,
qu’elle domine toute de son front de basalte, qui heurte le ciel...

                   *       *       *       *       *

Les Celtes impavides ne craignaient rien de l’Univers que la chute du
firmament... Ils avaient bien tort... L’Auvergne est de force à soulever
le monde sur ses formidables épaules... Quels sommets portent ainsi le
poids d’une Patrie, avec Vercingétorix! Quelles cimes se couronnent
aussi lumineusement de Génie, avec Pascal!

                   *       *       *       *       *

Au-dessous de ces pics glorieux de la Force et de la Pensée s’élancent,
en blocs de scories et de lave, en statues informes coulées au feu du
volcan, les spectres pétrifiés de la création, les fantômes surgis et
demeurés de la nuit des temps... Des lacs immobiles reflètent dans leur
coupe de basalte le vol d’un rapace, la colonne svelte d’un pin, la bave
d’argent au mufle d’un taureau qui s’abreuve, et tout ce qui se dispute
le ciel, d’ombre et de lumière... Aux flancs des monts, sur leurs aires
tragiques, se profile le squelette du moyen âge, la carcasse, usée par
les siècles et les batailles, des châteaux, des tours, des murs, le
cadre déchiqueté des fenêtres dans le vide, par où le vent de toutes
saisons chasse, sans trêve, le jour, la nuit, les bourrasques, la neige,
les étoiles, le silence, la solitude, tout ce qui passe, tout ce qui ne
meurt pas...

                   *       *       *       *       *

Puis, ce sont les hameaux, les villages, les villes, fantasques comme
des chèvres, perchés sur des rocs, dégringolés dans les creux, pressés
le long de tant de rivières et de ruisseaux, qui dévalent, roulent,
cascadent, tout gonflés par l’hiver, taris d’un coup de soleil...

                   *       *       *       *       *

Rude pays, exigeant, où la ténacité seule de l’habitant arrache du sol
hostile quelques produits... Mais l’homme s’y trempe, robuste et
vaillant... Même, une joie forte monte de ces âpres cultures, de ces
logis battus par huit mois de froid, de ces pauvres églises aux clochers
en dents de peigne, de ces auberges où la _cabrette_ chevrote ses
_montagnardes_ et ses _regrets_, où la _bourrée_ ébranle le sol, où fume
la soupe de lard et de pain sombre; où le vin rouge, à pleins bords,
arrose la _fourme_ blonde, le fromage vaste comme une demi-barrique.

Rude pays, d’où beaucoup doivent émigrer pour des métiers lointains...
Mais sans oublier,--tant reste chaud à leur cœur le souvenir de
l’horizon nostalgique...

                   *       *       *       *       *

Ma chère Auvergne!

                   *       *       *       *       *

Mon Auvergne!--souvent délaissée,--où je reviens toujours... Les morts
se lèvent de toutes parts, et les rocs et les hêtres sont autant de
formes que je crois reconnaître sous la brume qui les enlinceule... Là,
j’ai promené mon enfance et ma jeunesse... Là, planèrent mes espoirs...
Là, passèrent celles qui passent... Et ces petits œillets sauvages,
décolorés par la saison, à peine plus gros qu’une goutte de sang,
n’est-ce pas autant d’illusions fanées, qui ne refleuriront pas?

La vie peut vous tresser les plus merveilleux bouquets--aucun ne vaudra
la gerbe claire des vingt ans!

Bien des fois, dans une existence nomade, au Nord, j’ai cueilli le doux
_vergissmeinnicht_; au Sud, j’ai respiré les orangers de l’Espagne
andalouse, et par l’Extrême Asie, à travers la forêt tropicale, les plus
somptueuses orchidées lançaient leurs fusées de fleurs au-dessus de ma
tête.

Mais qu’est-ce que les merveilles de l’Univers auprès des genêts les
plus communs de la terre d’où l’on est sorti!

                                   *

                                 *   *

Ainsi, j’écrivais, il y a vingt ans,--à quoi il y aurait trop à
reprendre, aujourd’hui. J’ai changé, évidemment; et l’Auvergne aussi!
Vingt années de plus vous mènent un homme aux confins de la vie. Et
vingt printemps «de progrès» pèsent sur les épaules des Puys et des
Plombs, contemporains de la création. J’ai changé! Pas tellement,
peut-être. Des pays encore ont passé devant mes yeux, des douleurs se
sont entassées sur les joies, l’histoire du monde en folie s’est
épaissie de sang, d’héroïsme et de deuil,--et, par les paysages de lave
et de châtaigniers, me revoilà, avec le même regard, rajeuni, la même
âme, reverdie, des rives de la Dore aux sources de la Jordanne...

Il y a seulement cette petite phrase: «Là, j’ai promené mon enfance et
ma jeunesse» qui me taquine. J’abandonne «mon enfance», oui mais «la
jeunesse»! que j’enterrais, il y a vingt ans... Non, non, je n’efface
rien. Je garde l’illusion rétrospective d’avoir été jeune, vingt ans de
plus--où j’ai ajouté l’_Auvergne_ et _Au cœur de l’Auvergne_, à la
littérature régionaliste,--quitte à faire sourire, comme je l’éprouvai,
respectueusement, ce jour de 1912, à Maillane, où Frédéric Mistral me
dédicaçait une rare photographie:

  «_Avec Alphonse Daudet_, en 1885, au _Mas de Vers, dans une prairie de
  Camargue... à mon ami Jean Ajalbert, en souvenir de ma jeunesse..._

qu’il situait donc à cinquante ans: il en avait quatre-vingts. Quel
exemple, que la jeunesse n’a pas qu’un temps...

Quand même, je doute vraiment d’avoir à remanier cette préface, pour une
réimpression qui se ferait désirer, comme celle-ci, près d’un quart de
siècle encore.

J. A.--1926

                   *       *       *       *       *

P.-S.--_C’est ici, un livre qui date; à travers une Haute-Auvergne d’il
y a près d’un demi-siècle,--où l’on ne connaissait pas les autos, les
bas de soie ni les cheveux coupés, dans les villes de progrès et
d’usines._




Veillées d’Auvergne




Dans la nuit des temps...


C’est à Aurillac, dans l’étroite rue du Rieu, une boutique de
pharmacien.

Au-dessus de la porte, le nom du propriétaire: RAMES, le bon géologue de
la terre cantalienne.

Je ne l’aperçois pas, tout d’abord, dans la demi-obscurité, assis
derrière son bureau-caisse, courbé sur des paperasses.

Un marteau, des fragments de pierre, des débris d’ossements, sur une
tablette à portée de sa main, témoignent des occupations et
préoccupations du savant, tout à la minéralogie, et ne s’en distrayant
qu’avec chagrin, pour la préparation des ordonnances.

--On est trop tenu, dans la pharmacie, murmure-t-il. Je ne sors plus...

Juste, la porte sonne, un client pénètre!

--C’est tout le jour ainsi... Dérangé à chaque seconde! Et si vous
saviez pourquoi! Un sou de boules de gomme! Et souvent pour rien! Des
renseignements à n’en pas finir! Mille questions auxquelles il faut bien
répondre! Ça vous mange la vie! Nous allons monter. Nous ne serions pas
tranquilles ici. Ma femme gardera la boutique.

                   *       *       *       *       *

Deux étages au-dessus.

M. Rames m’introduit dans sa retraite, deux chambres qu’on devine
jalousement réservées, interdites, qui tiennent du musée et du
laboratoire, du musée par les collections alignées, du laboratoire et du
cabinet de travail, avec ces brochures ouvertes aux feuillets fatigués,
aux marges mangées de corrections, et ces godets où de la couleur est
délayée, où trempent des pinceaux. Des cartes du sol et du sous-sol
auvergnat sont étalées, saignantes comme des entrailles, aux gisements
marqués de taches violentes, fraîches, des cartes que complète et
modifie un minutieux et incessant labeur de découvertes.

A un clou, la gourde, le bâton, la blouse du chasseur de pierres.

Après avoir ramené un peu d’ordre sur sa table en désarroi, mon hôte,
complaisamment, se prête à ma curiosité, décroche la faïence ancienne,
les épées formidables, les lances ajourées comme la dentelle des
fougères, me conte l’histoire de ses heureuses trouvailles de meubles,
de bibelots, au hasard de vingt années de courses à travers le haut
pays...

Puis notre attention va aux squelettes, aux petits blocs rangés sur la
cheminée, sur les armoires, sur toutes les saillies, sur tous les
rebords. Et comme, de roche en roche, on franchit une rivière, de l’un à
l’autre des cailloux, exposés dans cet appartement, notre pensée passe à
gué les âges et les mondes, jusqu’au bord du chaos, dans la nuit des
temps...

--Dans la nuit des temps, a dit M. Rames, agenouillé devant les tiroirs
où il conserve, soigneusement cataloguées, les archives de la
création...

Je suis là, en écolier attentif, tout yeux et tout oreilles...

Mais aussi quelle leçon!...

Avec quelle clarté et quelle méthode, quelle éloquence précise, M. Rames
expose les choses, résume tant et tant de livres écrits sur le sujet--en
quelques courtes phrases...

--Dans la nuit des temps, nos montagnes n’étaient qu’un plateau... une
île à peine émergée de l’Océan préhistorique...

J’écoute, et M. Rames me dit le terrain primitif, le terrain houiller,
et l’époque tertiaire où commence à grouiller la vie, avec les lacs
d’eau douce et tiède, qui se sont creusés dans le plateau émergé, bordés
de palmiers et de palétuviers, fréquentés de gros reptiles...

J’écoute, mais, surtout, je regarde tout cela qui luit, mystérieusement,
qui s’allume et qui s’éteint, dans la profondeur de ces tiroirs...

Ce ne sont que des pierres et toujours des pierres, claires ou sombres,
mais avec toutes les nuances les plus délicates et les plus changeantes
du ciel et de l’eau. Il en est de noires, de vertes, de rouges, de roses
comme le matin, de fauves comme le couchant; en voici de truitées comme
des écailles de poisson, en voilà de veinées comme une chair. J’en vois
dont les teintes sont si fragiles qu’elles ne semblent être que le
reflet d’une fleur ou d’une aile de papillon. Et d’autres recèlent je ne
sais quels souvenirs d’étoiles inconnues, d’aubes perdues, de
crépuscules oubliés...

                   *       *       *       *       *

Je regarde, les yeux éblouis de la lueur éternelle de ces fossiles, et,
tout d’un coup, comme un élève en faute, je m’aperçois que je perds la
moitié de la leçon.

M. Rames a dépassé les époques où, sur le plateau central, rien n’avait
encore vécu.

Il me fait remarquer un morceau de carapace de tortue, un morceau large
comme un bouclier.

--Cette tortue géante fréquenta les rives des lacs tièdes, tributaires
de la mer d’où sont venus, par exodes inouïs, tous ces coquillages
incrustés sous l’argile...

Des tiroirs, sortent des gâteaux de calcaire, saupoudrés de cérithes et
de cypris.

M. Rames continue:

--Ensuite, les lacs, les lagunes se comblent, les plantes s’élèvent hors
des eaux. Bientôt le marais est comblé. Alors...

Tout d’un coup la voix change. Je devine que nous touchons à quelque
période fameuse.

--Alors se produit le premier épisode volcanique!

                   *       *       *       *       *

Maintenant, M. Rames est dans son élément.

Il parle du volcan!

Dès lors, sa physionomie s’anime, sa voix s’amplifie, et c’est avec
passion qu’il explique et qu’il décrit.

Un à un, il me dit les tremblements de terre, les secousses
préliminaires, les crevasses d’où sourdent les jets de basalte, et
l’apaisement qui succède, pendant lequel un fleuve coule, aux rives
habitées de mastodontes, de dinotherium, de gazella deperdita--qui ne
saurait durer dans un pays accidenté.

--La contrée était donc en plaine!

Et, comme après chaque assertion, la preuve, M. Rames brandit un
quartier de mâchoire monstrueuse, ou bien extrait, d’une boîte garnie de
coton, une dent d’hipparion, l’ancêtre de notre cheval.

--Encore un coup, tout va changer... Le fleuve se tarit... Il y a des
tiraillements du sol... L’ère des grands volcans s’inaugure... Le Cantal
se troue, vomit des flots de trachyte, comme une fonte en fusion, avec
des trombes de scories, ici, denses, là, légères et spumeuses...

J’écoute toujours.

Au dehors, l’averse tombe; dans la pièce, les ténèbres s’amassent; je
marche, la pensée chancelante, à travers des catacombes où me guide
quelque fabuleux génie.

Désormais je ne sais si je dors ou si je veille... J’assiste aux crises
ardentes de la matière, je traverse la fournaise des volcans, je suis
dans le cratère, avec un compagnon bizarre, qui porte une simple calotte
bourgeoise. Un seul œil brille derrière de vastes lunettes d’alchimiste,
l’autre mort--sans doute la Terre qui s’est vengée, avec un éclat de
pierre, du téméraire qui travaille à lui ravir ses secrets... Un
compagnon étrange et fantastique, que ce cyclope bienveillant, dont la
moustache pend, maigre et sèche comme une herbe de muraille, et qui a le
rouge d’une décoration sur sa veste... Nous allons, et son marteau
prestigieux abat devant mes pas les parois du monde souterrain... Un à
un, les murs s’écroulent, et je sens que nous escaladons vers la
lumière, que nous y atteignons...

Encore, seulement, à patienter quelques millions de siècles!...

                   *       *       *       *       *

A présent, je vis à l’époque pliocène où les animaux ont des
ressemblances avec ceux d’aujourd’hui, mais dans un climat plus chaud
que le vôtre, ô montagnes refroidies et chauves d’à présent! Oui, je me
promène à l’orée de forêts vierges, parmi les flores tropicales dont on
a retrouvé les traces silicifiées!...

--Quand la forêt eut fleuri des milliers de siècles, une éruption
éclata, la plus terrible de toutes, qui ensevelit la contrée sous un
linceul de cendres... On a déterminé la saison, la minute exacte où la
sylve fut surprise... Nous possédons le moulage de sa vie gardée dans la
poussière... On sait d’où soufflait le vent par l’inclinaison des
feuilles saisies frissonnantes... C’était au printemps, en pleine
vernation, comme l’indiquent les feuilles, toutes jeunes, encore
plissées!... Regardez ces empreintes des boutons les plus frais, des
baies les plus tendres, des insectes morts sur le cœur des fleurs... Et
puis cela recommence, d’autres péripéties du feu... L’effroyable
chaudière plutonienne soulève bien des fois encore l’écorce terrestre,
cuite et recuite... Les laves débordent, montent en tempêtes de flammes,
en incendies qui lèchent les voûtes du ciel...

Puis, c’est la neige, la blanche neige qui tombe, qui tombe; les
glaciers qui se forment, et puis la fonte des névés, qui creusent, par
leurs torrents, les vallées, et déchirent et dentellent le volcan; les
basaltes et les trachytes se cassent, s’effondrent, sont roulés sur les
pentes, haussés sur les sommets ou entraînés dans les fonds, et les
puys, les plombs, les cônes, les dômes, les sucs, les pitons s’érigent,
se modèlent...

Et puis... et puis... la vie est trahie, nous est révélée par l’ours des
cavernes, le mammouth velu, et le renne,--et l’homme...

Nous sommes sortis de la nuit des temps...

                   *       *       *       *       *

--Monsieur... monsieur...

Nous nous levons, comme en sursaut, tous les deux...

--Monsieur, on vous demande, c’est pressé! crie la servante, heurtant à
la porte.

Hélas! le charme est rompu!

--Diable de pharmacie! murmure M. Rames, et nous descendons.

Lui retourne à ses drogues, derrière ses balances, et je me retrouve
dans la rue maussade, sous la pluie qui n’a pas cessé; et je regagne mon
hôtel, avec, dans les yeux, la vision des grands volcans, flambant
jusqu’au ciel, avec, à l’oreille, la phrase du géologue: «Dans la nuit
des temps...»




Sensations d’Aurillac...


_Donec optata veniat..._

Jusqu’à ce que la mort désirée vienne.

J’imagine qu’il n’y avait, dans ce souhait inscrit au portail sculpté
d’un hôtel de la rue d’Aurinques, où la mort est ainsi sollicitée de
pénétrer, qu’une passagère bravade--comme tout le monde se donne au
diable à de certains jours--un de ces inutiles défis que l’Inexorable ne
relève qu’à son heure, toujours sûre du dernier mot. Je croirais même
que celui qui avait proféré cet appel--des choses qui se disent, mais
qu’on ne pense guère--et l’avait fait marquer dans la pierre, au fronton
de sa demeure, ne tarda pas à espérer, dans son for intime, que son
invitation ne serait acceptée que le plus tard possible. Le chagrin
le plus cuisant se refroidit à la longue. Que de peines
mortelles--auxquelles on ne succombe pas! Et puis, il devait tenir à sa
douleur de vivre, le propriétaire qui l’avait si confortablement
installée. Il dut vite cesser d’avoir tant de hâte à s’en départir.
Comme j’y logerais bien les miennes de peines, pensé-je, devant cette
maison, un de ces logis simples d’extérieur, qu’on devine au-dedans
spacieux, avec des escaliers aux colossales rampes de chêne, les
parquets, les boiseries, tout en chêne, en cœur de chêne, pièces vastes,
hauts plafonds de poutres, profondes cheminées,--comme on doit y
prolonger jusqu’à l’extrême vieillesse, non sans contentement, les plus
rares amertumes! Que l’on serait bien ici à attendre la noire
visiteuse--_oh! sans presse_, comme ils disent--derrière cette façade où
je me suis arrêté à déchiffrer la phrase, que le temps fort sage a
presque effacée, _donec... ta veniat..._

_Donec veniat_, en attendant qu’Elle vienne, puisqu’Elle doit venir,
oui, je me résignerais bien à dépenser mon lot d’existence dans cet
Aurillac, que j’avais jugé plutôt mal, tout d’abord.

Saint Géraud me pardonne!

D’ailleurs, je suis revenu si vite de ce jugement téméraire!

Et puis, nous sommes sujets à l’erreur, tellement! Ce n’est pas neuf,
mais toujours excellent à répéter. Précaution utile entre toutes,
surtout au moment de rédiger des notes de voyage. Nos impressions si
variables: girouettes au gré du vent qui souffle--et qui souffle pour
tout de bon, ici, le vent de la montagne!--nos sensations si fragiles,
modifiées suivant que nous nous levons de table, ou que nous sommes
tiraillés par la faim, notre cerveau, l’orgueilleux cerveau, en somme
captif de tant de lacets et de cordons, par lesquels il commande, et qui
l’enchaînent à l’estomac, notre humeur de tout le jour grevée de ce que
nous avons dormi bien ou mal!

Or, je n’avais reposé ni peu ni prou.

Je descendais les membres rompus, courbaturé de tout le corps, du train
qui mène d’Arvant à Aurillac, toute une portion de réseau abominablement
desservie par la compagnie qui l’exploite...[1] Vieux matériel, wagons
de rebut qu’on réserve à cette traversée de l’admirable massif
cantalien! Et l’on s’étonne de la rareté des touristes! Voyage affreux,
qui serait l’un des plus faciles, l’un des plus beaux du monde, avec des
voitures proprement suspendues, et de ces compartiments-terrasse, par
exemple, comme ceux du Saint-Gothard, balcons vertigineux d’où l’on
assiste à cette escalade fantastique de lacs et d’alpes, dont l’âme et
les yeux restent pour éternellement enchantés,--d’où les yeux et l’âme
les plus épris de la Suisse, des Pyrénées, les plus épris de partout, ne
s’abaisseraient pas sans surprise et sans admiration sur tant de
merveilles à peu près inédites, ignorées des Français même. Hélas! au
lieu de jouir à l’aise du prodigieux changeant décor où court la voie
ferrée (tantôt dans la vallée et le long des rives tourmentées de
l’Alagnon; plus tard par ces défilés abrupts où dévalent ces torrents
farouches, par ces couloirs étroits creusés dans le roc, ou bien à
travers ces mornes sapins du Lioran) avant de déboucher dans le large de
la vallée de la Cère; au lieu de pouvoir se pencher sur la fuite des
paysages sans cesse renouvelés, sur le déroulement des horizons,
cueillir au passage la vision des villages, des châteaux, tapis dans les
creux, étagés sur les pentes, piqués sur les hauteurs, au lieu de cela
il faut tout bêtement se rencoigner, songer à se caler, à se garer de la
violence des chocs qui vous ballottent, vous projettent d’une banquette
à l’autre: un tangage et un roulis de navire dans la tempête, une
trépidation effroyable, à croire que c’est le sol qui s’ébranle, le
volcan qui s’étire--et que l’on roule sur un tremblement de terre...

  [1] Ceci n’est plus exact. La transformation s’est opérée depuis
    longtemps. Les trains les plus confortables circulent désormais
    l’été, avec un _wagon-terrasse_...

--Saint Géraud me pardonne! implorais-je, ma prime opinion formulée,
après tant de secousses et, dès la gare, sur l’aspect maussade et
insignifiant de la ville.

Si je m’adressais à saint Géraud, de préférence, vous vous doutez de la
raison: je me souvenais que saint Géraud est le patron d’Aurillac[2].

  [2] C’est de la fin du neuvième siècle, du commencement du dixième
    siècle, où naquit le comte Géraud, où fut fondée son abbaye (d’où
    devait sortir, entre tant d’autres grandes figures, celle de
    l’universel Gerbert) que date authentiquement la vie de la cité qui
    s’aggloméra autour du célèbre monastère... Jusque-là, il n’apparaît
    pas irréfutablement qu’Aurillac ait existé: quelques monnaies
    rencontrées dans des fouilles peuvent faire présumer une station
    romaine, sous les empereurs, sous Marc-Aurèle ou Aurélien, d’où
    l’étymologie... Mais il n’en est question nulle part dans la guerre
    des Gaules. Quant à l’époque franque, pas d’autres traces que
    celle-ci: une croix--en face de l’énorme tilleul de Sully--la «Croux
    Malli» qui indiquerait l’endroit où se tenait le _mal_ ou _mallus_,
    sorte d’assemblée judiciaire! Maigre témoignage! Mais depuis saint
    Géraud, le chef-lieu actuel du Cantal peut prouver, par pièces et
    archives, la suite de ses destinées, ses annales heureuses et non,
    tour à tour; splendeur de l’abbaye dont la science brille si
    puissamment sur la chrétienté! En effet, le roi Robert, fils de
    Hugues Capet, s’y rendait en pèlerinage; le pape Urbain II en
    consacrait l’église, en revenant de prêcher à Clermont la première
    croisade; le souverain pontife Calixte II y séjourna; au treizième
    siècle, un couvent des Cordeliers s’y établit, qu’inaugura saint
    Antoine de Padoue. Mais tout ce puissant éclat s’est terni aux
    luttes pour les franchises communales, toute cette fortune périclite
    et s’abîme aux guerres des Anglais, aux pillages qui, longtemps
    après, continuèrent de désoler le pays, aux guerres de religion
    enfin: prise et sac de la ville par les huguenots, destruction du
    monastère et des couvents, effroyable revanche de la
    Saint-Barthélemy; désormais, l’histoire d’Aurillac n’a plus guère
    d’autres éphémérides que celles de la province et du royaume...

Certainement, saint Géraud me pardonne. Il aura compris que c’est un peu
la mémoire de sa fameuse abbaye et du passé héroïque d’Aurillac qui
contribuèrent à mon désappointement éphémère, devant une ville de
bâtisse moderne, qui s’étalait à ma vue sous un ciel bas et sombre,
avec des toits monotones, d’où n’émerge que le clocher de
Notre-Dame-des-Neiges...

Ville d’aujourd’hui, d’hier, sans relief d’autrefois.

Car, de jadis, il ne demeure pas de vestiges.

Interrogez:

--... Les Anglais... les huguenots...

La réponse ne varie pas, revient devant chaque ruine de l’ancienne
Haute-Auvergne; souvenirs aigus encore, dont il semble qu’à peine la
terreur s’efface; et puis, la Révolution...

Mais surtout les Anglais, les huguenots--les z-huguenots,
prononce-t-on...

Cependant, Aurillac n’est rien moins que terne, dans une situation
splendide--qui se révèle à présent que le soleil a bien voulu luire,
tout d’un coup--à l’entrée de la vallée de Mandailles--abritée des
collines du bois de Lafage et du roc Castanet--en face de l’immense
plaine mamelonnée, qui propage ses houles de terrain vers le Lot; et,
tournez-vous, c’est le puy Mary, qui, là-bas, là-haut, étage ses plans
majestueux, arque sa double cime dans la nue... Et, entre cette plaine
immense, comme la mer, d’un côté, à l’opposé la montagne qui se hausse
et s’élance, cela ne manque pas de grandeur, cette ville-là, sans faste,
prostrée en sujette, à la marge des monts dont l’indicible majesté
s’étend sur elle.

Très simplement, en effet, Aurillac ne présente en édifices que des
bâtiments officiels exigés d’un chef-lieu de préfecture.

Voici le Palais de Justice, d’architecture sévère, comme il convient à
ce genre d’habitation: même, rien qu’à passer devant, tant la façade est
revêche, on devinerait, je crois, que la personne qui habite derrière
s’appelle la Loi; elle possède pas mal d’immeubles, en France, où nul
n’est censé l’ignorer. Heureux qui n’en franchit jamais le seuil!
Passons. Arrêtons-nous plutôt quelques instants dans le square
agréablement planté qui occupe le milieu de la place, d’où nous
pouvons examiner le clocher de l’église des Cordeliers, dite
Notre-Dame-des-Neiges; une cloche, sans doute trop grosse pour être
suspendue à l’intérieur, était suspendue au dehors, au bout d’une
charpente disposée pour; comment ces messieurs du clergé satisferont-ils
à la maligne curiosité des enfants, qui s’étonneront d’apercevoir dans
les airs, la semaine sainte où les cloches vont à Rome, cette cloche
impie? Sans doute, ils seront embarrassés, autant que pour me renseigner
sur cette Vierge dont s’enorgueillit Notre-Dame-des-Neiges--qui est une
Vierge noire, trapue comme un bouddha, véritable idole hindoue, qu’on
dirait en charbon. D’où proviennent ces négresses, fréquentes dans le
diocèse? J’ai interrogé quelques prêtres, feuilleté des livres; ces
statues auraient été rapportées de la Terre sainte, voilà toute la
réponse.

La série des monuments aurillacois se complète par une église
Saint-Géraud, naturellement--un Hôtel de Ville, où a été installé un
_musée Rames_, un Hôtel de la préfecture, un Collège à portail sculpté,
et un Lycée, et des Casernes, et un Hospice, et une École normale
supérieure primaire, construite sur l’emplacement du château de
Saint-Étienne,--plusieurs fois saccagé et restauré,--dont la tour
superbe qui subsistait dominant la ville a été conservée et utilisée
dans le monument de l’école, de sorte que, dix siècles après le
fondateur de la savante abbaye, la science est donnée encore sur cette
roche précisément où auraient vécu les ancêtres de Géraud et lui-même...

Quand je disais qu’Aurillac ne possède que les monuments strictement
nécessaires, j’omettais l’Hôtel consulaire, la chapelle d’Aurinques et
les statues qui décorent ses places. Mais quoi! l’Hôtel consulaire, tout
clinquant neuf, avec sa façade grattée et retaillée, a perdu le charme
de vétusté, à quoi s’arrête et se plaît le rêve du passant...

Quelles haltes de pensées, devant le plus pauvre restant de vieilles
pierres, survivantes échappées à la destruction des hommes, au désastre
des âges, ces vieilles pierres fauves ou mordorées, qui semblent ruminer
des choses, des choses, avec tant de joie, au soleil, ou grelottent à la
pluie, se renfrognent, comme des personnes...

Certainement, elles respirent, elles palpitent... Certainement, elles
sont hantées d’une âme profonde, à qui les générations successives ont
légué le mystère de leur fièvre et de leur passion, le secret de leurs
joies, de leurs tristesses, de leurs espoirs, de leurs rancœurs! Sans
quoi, comment expliquer sur nous l’attirance des ruines à travers
lesquelles nous aimons errer, le cœur serré, devant les rides et les
balafres de la matière, prétendue inerte, d’où se dégage une telle
poésie de regret et d’irréparable!...

Un bloc couché dans les genêts, parmi la bruyère ou les chardons
d’octobre, sous un ciel brumeux d’automne, ah! quel torrent de
mélancolie cela déchaîne en nous! Il suffit de quelque granit informe
dans les brousses pour qu’à notre imagination ressuscite le fantôme des
siècles révolus... Au contraire, quelle indifférence est la nôtre devant
la pierre récente, si habilement taillée qu’elle soit; même, au marbre
d’art, il faut la lente caresse des soleils et les coups de l’hiver.
Comme on passe vite devant toutes ses reconstitutions; on salue, on
s’éloigne, pour courir s’abîmer en contemplation devant un pan de
muraille, un lambeau de corniche tout lézardé, fendillé, effrité... Un
peu ce que j’ai fait, pour cette Maison des consuls, qui n’est plus la
Maison des consuls, mais un logis d’aujourd’hui, comme avec de l’argent
je pourrais m’en procurer une copie...

Mais à n’importe quel prix, par exemple, je ne pourrais obtenir le
double de cette humble chapelle d’Aurinques (sans doute restaurée plus
d’une fois, mais pas d’ensemble) assez flétrie et rongée, tout de même,
enfin, pour que j’y sente planer l’ombre chère de celui à qui elle fut
dédiée et celle de l’inconsolable amante aux soins de qui elle est due.

C’est à l’extrémité de la ville, à l’endroit où un Guinot de Veyre
succomba, la nuit du 4 au 5 août 1581, contre les remparts assaillis par
les huguenots, dans une maison où il fut surpris par l’incendie, en se
battant. Son cadavre calciné ne fut reconnu qu’à une bague d’or qu’il
avait reçue de sa fiancée. Elle, tout de suite, résolut de se retirer du
monde, d’entrer au Buis, après avoir fait graver à l’église
Saint-Géraud, au-dessus de l’autel des Veuves, un bras passé dans les
courroies d’un bouclier, la main fermée laissant voir une bague au
quatrième doigt... Touchante image, charmant simulacre qu’il eût fallu
précieusement conserver... En revanche, on a gardé, paraît-il, une
trompette de cuivre ramassée après la victoire, dans les fossés--par
quelque ancêtre de nos âpres ferrailleurs d’aujourd’hui, sans doute.

Mais de causer ferraille, cela nous mène droit à la statue de
Gerbert--et nous traverserons la rue des Forgerons.

Auparavant, que je vous dise qu’Aurillac, réputée la patrie des
chaudronniers, fut mieux que cela, du dixième au dix-septième et même
dix-huitième siècle: la patrie des orpailleurs; l’orpaillerie consistait
à recueillir l’or que la Jordanne roulait dans ses eaux. Une étymologie
controuvée, malheureusement, car elle est gracieuse, tirait Aurillac,
d’Auri-lacus, lac d’or! Cette industrie languit peu à peu et s’éteignit,
les trop minces parcelles, qu’on extrairait encore, ne devant pas
suffire à rémunérer le travail. Cette fabuleuse Jordanne, épuisée d’or,
qui va «tarif de son poisson», à présent, si l’on n’y met ordre, avec
les «empoisonneurs de rivière» qui foisonnent sur ses bords, et sur
toutes les rives des riches ruisseaux de la montagne, d’ailleurs! Du
manque de cet or, probablement, a périclité le travail des orfèvres,
dont les boutiques bordaient la rue de ce nom. Qu’elle était jolie,
cette «parure d’Auvergne» où figuraient ces croix délicieuses, que les
filles d’aujourd’hui ne portent plus; car je ne vois plus qu’à de
vieilles, vieilles femmes «ces tours de cou» qui faisaient je ne sais
combien de fois le tour du cou, avant de s’agrafer sur la nuque par une
large plaque d’or,--bijoux amples et pesants, qui devenaient un trésor
de famille. L’or a disparu; on se contente du toc et du doublé--à la
portée de toutes les bourses. Heureusement, il n’en est point fini du
cuivre, de ces chaudrons massifs, d’un usage séculaire, dont Aurillac
avait la spécialité, de ces fontaines rouges, d’un modèle vénérable,
dont on rencontre la pareille dans toutes les fermes. Les petites forges
continuent de flamboyer, les martinets de résonner, derrière les portes
basses et cintrées de l’étroite rue des Forgerons, où se pressent
chaudronniers, serruriers, couteliers, et surtout dans la rue du
Monastère. En outre, Aurillac s’est enrichi d’une industrie nouvelle:
maintenant, tout le monde est aux parapluies: Aurillac en fabrique des
quantités, ne fabrique plus que cela; c’est, après le commerce des
fromages, l’industrie la plus florissante d’Aurillac.

A propos de l’éblouissant minerai dont la poudre était mêlée aux sables
fins de la Jordanne, circulent vingt légendes, dont la plus accréditée
est celle qui fait couler cet or d’un miracle de Gerbert, devant la
statue de qui nous sommes et pourrions si longtemps méditer! Non pas la
statue d’un homme--mais d’une époque[3].

  [3] Voir _L’Auvergne_, pages 143 et suivantes.

La statue de Gerbert, sculptée par David d’Angers, fondue en bronze, et
érigée au bout d’une promenade, le Gravier, un rectangle de sol nu et
sec. Gerbert peut croire que ses concitoyens, en alignant cette
promenade rigide, se souvinrent de ses goûts pour la mathématique:
c’est, sous son regard, comme un tableau tel que dans les écoles, comme
un vaste tableau d’épure... Le spectacle est aride, mais préférable,
après tout, à celui qui s’impose, si l’on fait volte-face et que l’on
s’engage sur le cours d’Angoulême.

Ici, la Jordanne reflète, lorsqu’elle n’est pas aux trois quarts
desséchée par la canicule, le plus dégoûtant fouillis de masures aux
balustrades de bois pourris, où flottent des loques, des guenilles à
sécher, comme des drapeaux de misère et de saleté--le derrière de la rue
du Buis--immonde--et, aussi, du plus inattendu, du plus pittoresque
effet...

Mais, tout cela, dont nous venons de faire le tour en quelques pages,
c’est l’Aurillac de tous les jours--dans un assoupissement d’où ne
l’éveillent pas le sifflet des trains, le roulement des omnibus de la
gare aux hôtels, ou les clairons des casernes--un Aurillac qui va
changer d’aspect soudain.

Voici que ses rues s’emplissent d’un tumulte inouï, que sur des
placettes, où le seul bruit d’habitude est l’eau de la fontaine dans sa
vasque de granit ou de serpentine, grouille une multitude pressée; les
hôtelleries regorgent de voyageurs, les remises de chevaux--et des
cabriolets, des jardinières, des tapissières, des «courriers», des
véhicules de toutes sortes arrivent sans cesse, détellent en plein
air...

C’est foire, demain.

Dès ce soir, la vie afflue, va et vient de la place d’Aurinques au pont
Rouge, du faubourg Saint-Étienne au faubourg des Carmes.

Le vieil Aurillac somnolent se réveille; l’Aurillac neuf, qui gagne
chaque jour, s’étale vers la plaine, vers le soleil et la lumière, est
empli du mouvement, déborde de foule. De tous les trains, de toutes les
diligences, descendent les marchands, la sacoche gonflée gonflant leur
blouse... Et toute la nuit, sous les étoiles, ou, à l’obscure, des
quatre points cardinaux, c’est la montagne qui dévale,--toute sa
richesse, ces troupeaux qui cheminent, que harcèlent les chiens, que
poussent les pâtres et les bouviers. De bonne heure, le Champ de foire
est envahi, et le cours d’Angoulême, et le Gravier, et la place
d’Aurinques, et toutes les placettes, et tous les recoins de toutes les
rues... Au Champ de foire, le gros bétail rouge, gloire de Salers;
ailleurs, disséminés, des marchés de moindre importance, les porcs
vautrés dans le ruisseau, des lots de moutons, collés, soudés les uns
contre les autres, des ânes brayants, des chèvres inquiètes, des veaux
ahuris; sur les bordures des trottoirs, les fermières accroupies
derrière leurs mannes de volaille; l’air retentissant des beuglements,
des grognements des animaux, des appels, des jurons des gens,
l’atmosphère chargée d’une chaude buée d’étable, d’une lourde odeur de
suints et de bouses...

Cependant--avec toutes les ruses et les finesses des marchandages--les
affaires se traitent; les auberges, les hôtels sont assiégés; on
trinque, on boit, on débat des prix, on retrinque, on reboit, et tope
là--il n’y a plus à y revenir, marché conclu, mieux que sur le papier...
Partout, les voix s’enflent, les têtes s’échauffent, sous les feutres à
grands bords, les poings cognent sur les tables, les servantes hélées
par ceux-ci, retenues par ceux-là, dont les yeux s’allument, dont les
mains se font hardies, ne savent à qui entendre. Partout, dans les
salles et dans la rue, une rumeur montante de paroles, de cris, de
disputes, de batailles, de chansons comme s’il fallait dépenser là toute
la retenue des semaines de silence et de solitude. Les boutiques, aussi,
sont bondées, où l’on fait provisions, les filles, de quelque ruban, les
garçons, d’une pipe ou d’un couteau. Enfin, sur le crépuscule, la foule
diminue, gagne la gare, les chemins de fer, les diligences, les voitures
rattelées. Les fouets claquent comme une fusillade, de nouveau les
routes sont encombrées de files de bêtes et de gens, les valets chassant
leurs troupeaux rouges et jaunes; bientôt, il ne reste plus en vue que
quelques couples de vieux et de vieilles, un cabas sous un bras, un
parapluie sous l’autre, embarrassés derrière un porc rebelle, un veau
rechignant, qui refuse d’avancer, se couche...

                   *       *       *       *       *

C’était foire, hier...

                   *       *       *       *       *

La ville garde, de cette animation d’un jour, ce caractère qui lui est
propre, l’indéfinissable de son atmosphère, un peu de la mélancolie d’un
port, aux heures où la mer se retire...

Avec ses foires, ses marchés, Aurillac a ses flux et reflux, toute une
vie, à larges flots, qui descend des sommets, la baigne, et puis
remonte...




Chez les Ferrailleurs.


... D’Aurillac à Mandailles, çà et là, insolites parmi les hameaux de
granit brûlé, des villas apparaissent, coquettes, gracieuses, murailles
blanches, tuiles rouges, ardoises bleues, jardins en fleurs! Claires
bâtisses, constructions modernes, qui contrastent fort avec les noirs
logis des montagnards, avec les rudes et vieux châteaux en ruines à la
pointe des rocs.

Interrogez, et l’on vous répondra invariablement, pour chacune de ces
bourgeoises habitations, que le propriétaire est un «Parisien»--un
Parisien d’Auvergne--un émigrant--_un ferrailleur_.

Type curieux que celui de ces anciens tôliers, chaudronniers,
entrepreneurs de démolitions, brocanteurs du cuivre et du fer,
trafiquants de la rouille, partis en sabots du masut, avec tout leur
avoir--quelques pièces blanches de leurs gages de bergers--nouées dans
le coin d’un mouchoir à carreaux, partis sans savoir lire ni écrire, et
revenus millionnaires, ne sachant que tracer une lourde croix au-dessous
de la mention «a déclaré ne pas savoir signer», lorsqu’ils achètent,
par-devant notaire, en belles espèces sonnantes, les biens où ils furent
pâtres ou bouviers.

--J’avais treize ans, lorsque je dévalai de ces bougres de rochers, me
crie mon hôte, et mon guide, dans la vallée de la Jordanne, montrant
d’un geste le puy Mary, qui découpe sur l’horizon lointain sa double
cime fourchue. Ah! la malle ne pesait pas lourd: un tricot, des
chaussettes de laine et des bottes, un sac de noix et un sac de blé
noir, pour des parents, tout ça roulé dans une couverture... et _pan per
la parit!_ «pan, dans la muraille!»...

Et, à ce juron patois, son poing se fermait comme pour abattre, sa jambe
se levait comme pour sauter un obstacle. Ce _Pan per la parit!_ était
pour mon homme le _Alea jacta est!_ le «J’ai franchi le Rubicon!» de
César.

Nous sommes en voiture sur la route de Saint-Simon à Mandailles, dès le
«premier matin», comme ils disent. A peine si l’aube débrouille les
sommets dans le ciel, pâle du jour proche. Déjà nous avons traversé les
champs de Belliac, le vallon fameux où Gerbert, enfant, gardait les
brebis, et passé devant la maison endormie qui porte le nom de «maison
du pape».

De temps à autre, aux côtes raides, nous descendons, pour ne pas
éreinter les bêtes; et mon hôte continue de me raconter son histoire,
l’histoire de tous ceux du pays que la misère condamne à s’expatrier en
grand nombre.

Les hautes terres, tout en pacages, sans culture possible, à cause des
hivers précoces, des nuits glacées de la belle saison même, ne peuvent
abriter et nourrir que quelques vacheries, aux mois d’été; et la
Jordanne ne roule plus dans ses eaux turbulentes la moindre paillette
jaune; aussi, force est à beaucoup de déserter la montagne, pour Paris
ou Madrid, les villes fabuleuses d’où les aînés reviennent avec des
chaînes au gilet et des bagues aux doigts, comme des _moussurs_.

Nous nous arrêtons à Lascelles pour déjeuner; aux murs de l’auberge, des
gravures arrachées d’un catalogue, représentant des modèles de poêles et
de machines de l’usine d’un émigrant, remplacent les images de saints,
d’autrefois.

Le cimetière que nous visitons, pendant que l’aubergiste apprête les
truites,--au milieu de pauvres tombes sans autre ornement qu’une croix,
montre soudain quelques dalles aux lettres d’or, quelque riche entourage
de fer forgé, surtout un extraordinaire caveau de famille, une chapelle
de fonte massive, pièce unique, me dit mon cicerone, par son poids et
ses dimensions, dont le transport seul a coûté un prix fou, tombeaux de
«Parisiens», de _ferrailleurs_, dont les demeures dernières, concessions
à perpétuité, contrastent aussi violemment avec les humbles fosses
éphémères, que leurs pimpantes villas avec les sombres domiciles des
paysans.

Pendant le déjeuner, comme au cimetière, comme sur la route, mon homme
ne tarit pas de me crier--il a l’oreille dure--son histoire à lui, et à
un tel, à qui appartiennent ces prés, et à un tel, de qui est ce
domaine.

--Oui, treize ans, quand j’ai dévalé... Ah! il ne fallait pas avoir
froid aux yeux. Mais, baste, je n’avais peur de rien... _et pan per la
parit!_

Je l’écoute, en étudiant sa face, aux larges mâchoires, son front carré,
obstiné, ses yeux d’un bleu très frais, le cheveu dru, grisonnant à
peine, les oreilles velues, cette carrure d’épaules solides encore,
guère plus de cinquante ans, il est vrai, mais après quel travail
enragé, des années et des années, sans répit!

Étapes par étapes, couchant dans les granges ou les étables, c’est le
voyage jusqu’à Lyon, l’embauchage chez un charron; au bout de deux ans,
l’association avec un «pays», l’achat, sur leurs économies--quatre sous
sur vingt qu’ils gagnaient, par jour,--d’une roulotte et d’un âne, _et
pan per la parit!_ de seize à vingt ans, le tour de France, rétameurs
ambulants, à travers les campagnes. Pendant ces quatre ans, il a mis de
côté les deux mille francs nécessaires pour payer un remplaçant, et, le
service militaire esquivé, de quoi s’installer à Paris, dans un de ces
lugubres passages de la rue de la Roquette, dans ce faubourg auvergnat,
où ils s’entassent tous, ceux de Saint-Simon et ceux de Lascelles, ceux
de Saint-Cirgues et ceux de Mandailles, pour vingt ou trente ans de
travaux forcés, reclus comme dans un bagne, forçats de l’argent.

--Tenez, quand j’ai eu les démolitions de l’Exposition, j’ai été trois
ans sans retourner voir ma femme.

Beaucoup, en effet, ont leur femme là-bas, qu’ils ne voient qu’à de
longs intervalles, qu’ils ne font venir qu’au moment de s’établir,
amassant pour acheter un fonds, ouvrir un chantier. Elles arrivent, un
matin, par «le Lyon»; le mari les attend à la gare et les conduit à la
boutique ou au logement, d’où elles ne sortiront plus une fois l’an.
J’en sais, et de fort riches, qui se vantent, venues à l’époque des
diligences, de n’avoir pris un train que vingt ans plus tard, pour s’en
retourner...

Les hommes, Paris ne les entame pas non plus, indifférents à toutes les
tentations du luxe et du bien-être. Il n’est d’autre régal pour eux que
le salé, une jambe de porc, un morceau de chèvre et les farinades de blé
noir! Et, rentiers, lorsque les affaires ne les condamnent plus à se
chausser et à se vêtir à la façon des villes, ils ne tardent pas à
reprendre les vastes galoches et le commode gilet de laine.

D’une âpreté au gain qui ne se dissimule pas, d’une énergie peu commune
au travail, avec un mépris absolu pour tout ce qui n’est pas l’argent,
ils sont remarquables aussi par leur sang-froid dans la spéculation!

Elle est d’un de ces joueurs imperturbables, cette repartie qui décèle
un trait foncier de la race:

Un fondé de pouvoirs partait pour acheter, au nom d’un _ferrailleur_, un
immeuble considérable:

--Poussez jusqu’à cinq cent mille francs.

--Bien. Je vous télégraphierai le résultat.

--Pourquoi dépenser vingt sous... Ça ne changera rien... Écrivez-moi,
simplement.

Comment s’étonner qu’ils réussissent, avec un pareil estomac!

Nous traversons des villages, et, dans chacun, se dressent les pompeuses
villas des «Parisiens»--d’autant plus nombreuses que la contrée se fait
plus morne et désolée, à mesure que la vallée s’élève, se rétrécit et se
dénude, de sorte que les habitations les plus cossues semblent se cacher
dans les replis les plus tristes de la montagne; c’est de là,
naturellement, que par la force des choses il descend le plus
d’émigrants. Et mon cicerone, toujours, m’instruit d’anecdotes locales,
mais peu variées, et me conduit aux églises, aux cascades, aux sites
changeants, brusques, tour à tour doux et charmants, grandioses et
sauvages, calmes ou tourmentés des rives de la Jordanne.

Non loin de Saint-Cirgues, nous percevons comme d’énormes sanglots, dans
le ravin où s’encaisse la rivière. Nous approchons du _Saut de la
Menette_; c’est, dans le gouffre que les eaux ont creusé à travers les
laves, un horrible pêle-mêle, un effroyable chaos de rocs chus des
hauteurs, au milieu desquels la rivière se débat avec fracas, la petite
Jordanne! furieuse comme un océan aux jours de tempête, contre
l’entassement formidable de roches qui lui barrent son cours; une guerre
de milliers de siècles, qui déchire la vallée, comme des coups de
tonnerre d’un orage éternel!

Une jolie religieuse, dit la légende, se précipita dans l’abîme pour
échapper aux poursuites du diable. Mais la menette ne fut pas broyée.
Miraculeusement, ses jupes se gonflèrent en parachute, et, légère, elle
descendit sur un bloc où elle put attendre du secours...

Nous remontons en voiture et, par Saint-Julien et Perruchès, nous
atteignons Mandailles, au-dessous du cirque de forêts et de prairies qui
recouvrent le cratère dont le puy Chavaroche, le puy Mary, le puy de
Bataillouze et le col de Cabre dessinent les bords gigantesques. Il
suffit de quelques heures, d’Aurillac ici. Nous nous sommes attardés si
bien qu’il est soir déjà. Je suis las, un peu; mais, tandis que le repas
se prépare, je ne puis refuser à mon hôte le tour du propriétaire! Au
delà du bourg, dont les chaumières se tassent, comme des moutons
peureux, dans un étroit espace, au bord d’un ravin, il m’énumère, de la
même voix criarde, les lopins de sa propriété, acquis à telle époque et
à tel prix... _pan per la parit!_ et ceux acquis trois ans après... _et
pan per la parit!_ toujours.

Nous suivons un sentier de beaux arbres comme émus et graves, dans le
mystère de l’ombre, et les rocs mêmes semblent frissonner de crépuscule,
les rocs mêmes, comme touchés à l’âme par cette petite mort de la nuit
qui tombe.

Mon homme, que ne paraît guère impressionner la poignante mélancolie de
l’heure, continue de m’énumérer ses gains et ses réussites!

Heureux homme, heureuse âme de négoce et d’usure, solide âme positive,
qui ne se pâme qu’au tintement des pièces de cent sous! Mais alors
pourquoi ce retour au pays, cet amour de la montagne, nostalgique et
vivace! N’est-ce pas, chez la plupart, la vanité de se montrer
triomphant aux lieux où ils furent misérables? me demandé-je.

Par intervalles, dans le solennel silence, sonnait la corne d’un
chevrier ramenant les troupeaux de tout le village qu’il garde en
commun.

Le _ferrailleur_ proposa de rentrer; l’inspection était finie de tout
son domaine!

--Oh!... attendez, lui dis-je; écoutez... dans ces arbres...

Alors, le _ferrailleur_, qui depuis le matin ne m’entretenait que de ses
spéculations et de ses entreprises, me cria, dans la figure, de sa
grosse voix:

--Vous êtes bien heureux, vous, d’entendre!...

Et, secouant, de ses deux mains, ses oreilles velues:

--Voyez-vous, la ferraille, ça casse la tête... J’y ai laissé la moitié
de mes oreilles, dans le métier... Au diable, les écus... Il n’en faut
pas tant pour vivre, et mes bouviers sont plus heureux que moi. Oui,
j’ai de l’argent... mais je n’entends plus la chanson des oiseaux...




La Centenaire.


C’est en haut de l’avenue de la République, qui descend de la gare
d’Aurillac vers la ville, sans enthousiasme.

                   *       *       *       *       *

Les chemins ont leur allure, comme les gens. Des sentiers grimpent vifs,
fantaisistes, ainsi que des chèvres. Des boulevards se pavanent, lents,
orgueilleux d’être regardés par des boutiques riches, des hôtels
opulents. Des routes s’allongent souples, harmonieuses, discrètes comme
des vierges, ou hardies comme des veuves. Le mystère tourne,
s’enchevêtre aux ruelles d’histoire et de passé. Des passages sont
visqueux comme des limaces. De glorieux souvenirs parfois moisissent en
quelque sombre venelle. Des places meurent de silence et d’oubli, déjà
gagnées par l’herbe, comme des tombes. Des faubourgs travaillent,
boivent, chantent et dansent. Mais les voies qui desservent des octrois
aux localités sont presque toujours indifférentes. C’est à peine si
elles participent des cités où elles se traînent. Avenues de la Gare,
avenues de la République, boulevards de l’Est, cours du Midi, c’est
comme des chemins sans père ni mère, pas reconnus, qui ne rappellent
rien ni personne.

Notre avenue de la République aurillacoise est maussade entre toutes les
avenues de la sorte, dans les trois quarts de son parcours. Désolée par
un bout comme si elle avait manqué le train, elle s’arrête à la rue de
la Gare, sans plus, dès qu’elle aperçoit l’horloge, où il n’y a jamais
d’heure pour elle de s’évader. Ou navrée, par en bas, de sa
malencontreuse destinée qui s’achève précisément où la ville commence,
au bord d’un Palais de justice qu’elle semble prendre à témoin de sa
détresse, devant un square aimable, plein de bonne volonté, mais ça
n’est jamais qu’un square, tandis que... Tandis que, misérable avenue
terre à terre, ta perspective s’élance jusqu’au sommet neigeux de
Chavaroche, là-bas, là-bas, dans la nue, où tu ne monteras jamais...

Sur le trajet, il n’y a guère, pour forcer le regard du passant, que la
«montre» du photographe Parry, où toujours, s’affiche quelque belle
épreuve. Bien souvent, je m’étais distrait à contempler un portrait de
vieille femme filant sa quenouille, dont l’envie me prit d’acheter un
exemplaire.

J’interrogeai l’artiste:

--Cette bonne femme? mais elle vit encore... Elle a plus de cent ans...
Elle habite à côté... Il y a cinq ans qu’elle m’a posé ça... Elle est
bien toujours assez gaillarde...

L’image provoqua ma curiosité de connaître le modèle. Je n’avais pas
songé qu’il pouvait exister. Cela paraissait plutôt une reproduction de
tableau. Non que cet âge soit rare dans nos campagnes. Des «anciens» qui
«approchent les cent ans», chaque village en possède quelqu’un ou
quelqu’une, cariatides aux cheminées, l’hiver, et l’été, comme
des épouvantails--leur raide ossature chargée de haillons
fantastiques--immobiles, sur le banc, au seuil de la maison... L’église,
aussi, en abrite sous son porche ou contre son bénitier, de ces ruines
humaines, sans presque plus rien d’humain. Le long des grand’routes, il
en chemine sans cesse, des porte-besaces aux pieds estropiés d’avoir
foulé tout un siècle, qui ne savent plus d’où ils viennent, c’est si
loin! qui ne savent pas où ils vont, où? nulle part! Misères en marche
forcée perpétuelle, ou décrépitudes scellées au pas des portes,
survivants que la Faux oublie contre les murailles dont ils ont la
rigidité, entre les arbres dont ils semblent quelqu’un, rabougris, la
peau rêche et fendillée comme une écorce,--solitaires épis debout après
la moisson...

Mais cette vieille-là, dont le portrait excite mes réflexions, c’était
une vieille à part. Le pittoresque de sa mise n’offrait rien
d’hétéroclite.--Il était _nature_. Il n’avait pas été composé de hardes
théâtrales pour satisfaire l’œil du touriste. La coiffe pendante était
la coiffe commune du pays--jadis--quand se portait la coiffe, au lieu de
ces hideux chapeaux d’à présent. Les pointes de son fichu de laine
tombaient se croiser dans le _babarel_ traditionnel, sorte de corset
extérieur, superposé et cousu au corsage sur les côtés, mais libre par
devant, formant soufflet, dans lequel on peut fourrer maints objets,
porte-monnaie, mouchoir, livre de messe, ou planter le bâton de la
quenouille... La boîte aux lettres, encore! l’appelait-on. Et il dut
bien servir aussi, ce _babarel_, à contenir le double trésor de jeunesse
et de maternité qui ne le gonfle plus aujourd’hui, mère-grand? Il est
bien plat, le _babarel_, et l’on compte, à l’échancrure du fichu, les
cordes du cou, sous la peau distendue. Le visage, non plus, ne
ressemblait pas à ces visages qui se ressemblent tous, creusés et
défoncés par les rides, comme des chemins disparus sous les ornières.
Dans ce rude costume, sans nul ornement, la figure, solide encore, sous
les entailles des années, semblait me reprocher: «Tu ne me reconnais
pas! Regarde-moi bien...? Je te touche de près, pourtant?» Mais oui, je
la reconnaissais, dans son fruste vêtement, je la reconnaissais bien, et
cette icône de papier, c’était la vigoureuse ancêtre, c’était
l’Auvergne, si vieille et si vivace, dont les mains laborieuses filaient
une grosse quenouillée, encore, et promettaient d’en filer bien
d’autres...

Mais elle ne devait guère parler français et je craignais de ne pas
assez me faire entendre... Heureusement, près du Square, je rencontrai
mon ami Armand Delmas, un fervent du patois, et que sa profession
d’avocat met à même de «pratiquer» chaque jour avec les clients
campagnards.

--Allons voir la Centenaire...

--Où demeure-t-elle?

--81, avenue de la République...

--Oh! mais c’est tout en haut, c’est à la gare.

Il se serait agi de l’ascension du Plomb que Delmas n’aurait pas opposé
tant de résistance, par ma foi! Delmas est un intrépide marcheur: il ne
s’assied jamais. Il n’est pas plutôt assis qu’il se rappelle une visite,
une course oubliées! Cependant, de monter là-haut, ça ne lui disait pas,
non. Mais je ne le lâchais pas.

--Nous ne resterons pas longtemps, au moins?

Je le rassurai et nous rebroussâmes.

Le 81 de l’avenue de la République... Au coin de la rue du
Général-Destaing... Une cour avec cinq ou six misérables logis, tous
pareils, de plâtras et de tuiles rouges, comme une rue de village en
miniature... Dans le jour blême, ces cases fermées contre le froid sont
assez mystérieuses... Personne... Mais une ombre, bien incapable d’en
tirer de l’eau, est accotée au puits:

--Mme veuve Lascombes?

C’est peut-être elle, au fait... Non, elle nous enseigne une des
masures... Nous cognons à la porte vitrée de l’humble case. On vient.

C’est encore une vieille femme, elle peut-être!

--Mme veuve Lascombes?

Non, mais sa fille. Décidément, on vit vieux, ici; c’est le hameau des
Parques.

--Mme Lascombes? la voilà...

Nous l’apercevons assise--à moitié, sous une cheminée large, en
disproportion avec la pièce étroite, contre le feu allumé où chauffe
l’_ouo_, la marmite locale...

Deux lits de bois occupent le fond de la chambre, bout à bout, égayés de
courtines de reps rouge et couverts d’indienne à fleurs. Une table, des
chaises rempaillées, un buffet, quelques ustensiles, le tout extrêmement
propre, bien en ordre. Sur un fauteuil de paille bas, c’est bien notre
centenaire, telle que sur la photographie, avec la coiffe longue, et ce
fichu de tricot marron, qui couvre les épaules, croisé dans le
_babarel_, laissant nu, à l’échancrure, ce cou vide, à la peau déprimée,
affaissée entre les cordes dures comme des piquets sur lesquels semble
fichée la tête...

Mais, depuis ce portrait d’il y a cinq ans, il semble que la face se
soit fendillée encore, que d’autres haches se soient plantées dans cette
écorce, que le labour de la vie ait creusé plus avant ses sillons dans
ce front résistant et ces joues flasques; il semble que les yeux se
soient renfoncés et taris sous les cils et les sourcils--comme les
étangs desséchés sous les mousses et les roseaux.

Nous nous approchons, et Delmas ouvre la conversation. La bonne femme
n’a pas bougé à notre entrée. Elle n’a pas répondu à nos:

--Bonjour, en français.

Sourde, aveugle? Je me reproche déjà cette vaine curiosité! mais Delmas
apostrophe en patois.

--Nous avons vu dans un journal, que vous aviez passé les cent ans?

Oh! alors, elle n’est plus sourde, la maman Lascombes...

Cent ans... cent ans... mais j’ai bien plus de cent ans!...

Voici qu’elle se démène sur son fauteuil et qu’elle proteste, secouée de
colère et comme d’indignation devant un pareil déni de vérité. Ses
lèvres molles, comme soudées tout à l’heure, se sont violemment écartées
et laissent voir, dans le trou de sa bouche, deux crochets pointus: l’un
en haut, l’autre en bas, l’un à droite, l’autre à gauche, tout ce qui
reste de dents...

Oh! que non, pas sourde et pas muette...

--Elle ne veut pas qu’on la chicane là-dessus, explique sa fille. Si
elle n’a pas les cent ans, elle n’en est pas loin... Elle en aurait bien
davantage, si elle avait vu tout ce qu’elle raconte...

--Mais l’acte de naissance? hasarde Delmas; elle a bien été enregistrée?

--Enregistrée? se rebelle encore la centenaire malgré tout, envers et
contre tous... Non je n’ai pas été enregistrée... _D’oquesto tems u érou
pas to fi_... De ce temps-là, on n’était pas si fins, si avancés,
fait-elle ironiquement... J’ai cent quatre ans et même plus...

En effet, elle aurait bien plus de cent quatre ans, elle en aurait près
de cent vingt, si elle avait été présente à tout ce qu’elle répète, car
il n’est pas besoin de l’interroger, elle discourt bien toute seule.

--_Qu’aï pas iou bist!_ Que n’ai-je pas vu! _Les capelots et les
moussurs_, les curés et les messieurs; qu’on leur coupait la tête!... Et
les cloches qu’on jetait à la rivière, et la messe qu’on célébrait dans
les granges et dans les caves!

Ceci la ferait contemporaine de la Terreur, où elle aurait dû avoir de
cinq à dix ans pour se souvenir. Donc, dans les cent quinze, cent vingt
ans, aujourd’hui.

--Mère, vous n’avez pas vu tout ça, on vous l’a raconté! insinue sa
fille aux cheveux blancs.

Cette fois, ce sont des trépignements, des éclats de rire:

--Pourtant, _repopio pas_... je ne divague pas... je sais bien ce que je
dis... Oh! _qu’aï pas iou bist_!

La face crevassée oscille sur les cordes durcies de la gorge, en
affirmations silencieuses. Puis, la voix reprend:

--J’ai bien vu M. de Niocelles...

--Mère, tu n’as pas vu M. de Niocelles!

--Mais si, je te dis que j’ai vu sa tête... _Oh! que io pas viste._

Et, comme pour cesser de voir l’abominable spectacle, elle gare son
visage avec ses mains ossifiées.

M. de Niocelles, c’est, par ici, une des journées sanglantes de la
Révolution... Tous les Arpajonnois vous le répètent comme la mère
Lascombes, comme s’ils y avaient assisté... Il entre un voisin, au
moment où j’écrivais cette page; à mon interrogation, il répond tout de
suite:

--M. de Niocelles... C’était un grand... un maître de la vallée... qui
avait dû en faire aux petits... Je me rappelle pas ce qu’il était...
Enfin, il s’était caché dans un grenier, dans les genêts, où on l’a
découvert... On lui fit descendre les escaliers en le tirant par les
jambes, que sa tête sonnait à toutes les marches... En bas, il y avait
_lou fabre do l’aigé_, le forgeron de l’eau... on l’appelait ainsi,
parce que sa forge était contre la rivière, là près du pont... Il lui
trancha la gorge avec une hache... Puis, il lui piqua une fourche à deux
dents dans les yeux, et on promena la tête à travers Arpajon et jusqu’à
Aurillac... Et il y avait Milhaud, dans le tas, le fils du menuisier,
qui est devenu général...

D’avoir entendu ce récit en sa toute enfance, la Centenaire peut
facilement confondre, mêler les choses vues et les choses racontées!

Tout de même, que de choses, que de choses, elle a pu voir qu’elle ne
dit pas, qu’elle ne sait plus, qu’elle englobe ainsi!

--Bien de la misère... Bien de la misère...

Elle est née à Marmanhac... Elle a travaillé aux champs...

Et ce sont les grandes dates des existences campagnardes... le
mariage... surtout les enfants:

--Huit garçons qui sont allés à la guerre...

C’est vague et tout de même, comme nous les voyons... au temps des longs
services de sept ans... Tout le sang de la vieille mère Lascombes, qui a
pu couler sur tous les champs de bataille d’Europe et d’Afrique...

--Ils sont morts?

--Eh! pas tous... Il y en a deux qui travaillent dans la Champagne...
qui sont venus l’année dernière...

Cela nous explique la présence d’une bouteille vide, avec son gros
bouchon enflé, posé sur le goulot, pieusement conservée, sur le buffet,
en vis-à-vis des objets de piété ou de cire, des chandeliers de verre,
des bougies de couleur, alignés sur la planchette de la cheminée.

--Oh! _qu’aï pas iou bist!_

Mais tant de choses qu’elle a vues n’ont pu assombrir la Centenaire. La
joie de vivre, de survivre, en elle, domine tout. Elle ne demande qu’à
durer ainsi, ses quatre sous de café le matin, la soupe, le soir. Oh! et
si elle pouvait dormir la nuit! le jour, ça passe encore. Mais la nuit
elle ne dort pas...

Or Delmas achève tout à fait sa conquête en citant le proverbe en
patois:

    Jeune qui veille et vieux qui dort
          sont signe de mort.

--Je sais bien... Je sais bien... Ah! vous êtes gentils, au moins, vous
autres, vous parlez... Ce n’est pas comme l’autre, qui ne disait rien...

--L’_autre_, explique la fille, c’est un journaliste qui est venu
interroger la Centenaire... Mais comme il ne savait pas le patois, ils
ne se sont rien dit.

Lui est reparti, convaincu que la vieille était sourde, et elle est
presque persuadée que lui était muet.

Or, elle n’est pas sourde, que non, ni muette, mais les yeux ne vont
guère. Comme elle veut remercier Delmas qui parle, c’est ma main qu’elle
agrippe, qu’elle enserre, qu’elle ne lâche plus, d’une étreinte
vigoureuse. Plus elle se trémousse aux propos de Delmas, plus elle me
secoue de reconnaissance.

Ah! le journaliste l’a jugée cacochyme! Eh bien, s’il l’entendait,
maintenant, toute rajeunie!

--Cent quatre ans? Pourquoi est-ce que je n’aurais pas cent quatre ans?
Eh! je suis la nièce de Tonton de Marzes...

Et elle nous parle, juvénilement, de ce Tonton de Marzes, comme d’un
vrai vieux de la vieille, celui-ci!

Tonton de Marzes avait plus de cent vingt ans quand il mourut... Nous
devons bien connaître son histoire... Il habitait Saint-Cernin. Les
_moussurs_ ne pouvaient se passer de lui, tant il était gai,
boute-en-train... Toute sa vie, Baptistan, on l’avait appelé Tonton...
Il avait fait la guerre contre les Anglais, à Fontenoy. (Tout le Cantal,
alors, y était, avec Auteroche de Murat, qui avait jeté le fameux:
«Tirez les premiers, messieurs les Anglais!») Oui, Tonton était de
toutes les fêtes... Le préfet, une fois l’an, l’invitait à dîner... Et à
cent vingt ans, on le fit retirer au sort... Après les cent ans, on
reprend la file... Et devinez quel numéro il rapporta, Tonton de Marzes.
Eh bien, le même numéro que cent ans avant!

Notre Centenaire ne se tient plus de joie... Oui, après cent ans, on
_recommence_ son âge... Ainsi à elle, les gens lui disent en lui donnant
des sous: _La fillota de quatre ans vai pas croumpa un poumpou?_ La
petite fille de quatre ans ne va pas acheter un gâteau?

Oh! sans doute, quand l’aïeule songe à l’oncle Tonton, elle doit se
trouver très jeune, comme vieille... C’est qu’elle n’est pas seulement
_causante_ et lucide, la voici debout, prête à nous embrasser pour les
pièces blanches que nous lui mettons dans la paume. Si elle ne distingue
pas les gens, elle _connaît bien les sous des pièces_--et nous manifeste
son allégresse. Comme, enfin, je retire ma main de son étreinte, elle la
ressaisit et, fière de sa santé:

--_Sabes, vous cargarai pas res..._ Vous savez, je ne vous chargerai
rien--je ne vous communiquerai aucun mal. _La misera se carga pas._ La
misère ne s’attrape pas...

L’heure s’est écoulée très vite. Dehors, ce jour d’hiver tourne au soir,
le village minuscule s’est rapetissé dans l’ombre, et quand les vieilles
Lascombes ferment leur porte, c’est comme si quelques marionnettes
rentraient dans une boîte de jouets. Dehors, il pleut, et l’avenue de la
République continue lugubrement son métier boueux, entre des immeubles
sans cour, où des parapluies de tôle peinte aux façades indiquent des
fabriques de parapluies. L’avenue se détrempe, immonde, infréquentable,
entre des milliers, des milliers de parapluies ironiques, bien au chaud,
bien au sec.




La Reine des vallées.


C’est bien le moins que je m’arrête à Vic-sur-Cère[4] boire une gorgée
de l’eau fameuse à laquelle la France devrait Louis XIV--à laquelle, moi
(ce qui pour offrir moins d’importance historique m’intéresse fortement
tout de même), je dois, peut-être, de vivre encore! Et c’est une page
d’histoire qui vaut bien l’autre,--à mes yeux!

  [4] Vic-sur-Cère est maintenant une coquette station d’été, un centre
    d’excursions recherché des touristes. La clientèle s’est faite plus
    élégante. Un _Grand Hôtel_ de la Compagnie d’Orléans s’est élevé...
    mais quelques milliers de personnes à la belle saison ne suffisent
    pas à déranger la sérénité impassible de la montagne...

Oh! mon voyage ici s’effectua sans rien de la pompe avec laquelle la
future mère du futur roi Soleil, Anne d’Autriche, et son cortège
débouchèrent un jour dans la campagne où jaillissait la _font_ salée,
fréquentée des Romains,--on a déterré des monnaies, des médailles, des
poteries, qui font preuve,--mais depuis des siècles perdue sous la
prairie, enfin retrouvée par un pâtre à qui ses vaches en dénoncèrent
l’existence par leur entêtement à toujours retourner là lécher ces
pierres où suintait l’eau minérale...

Ce fut cet entêtement aussi à aller là, et à n’aller que là, ma foi dans
la montagne jadis entrevue et clichée dans ma mémoire d’enfant qui me
sauvèrent, peut-être... Et il y avait fort à faire... Profondément
anémié, débile, un dépérissement général, l’idée me hanta que, par la
montagne, je pouvais être guéri--l’idée fixe désormais. Est-ce que tout
de suite, au premier malaise, ces Auvergnats, dont je connaissais un
grand nombre, ne partaient pas, confiants, pour un tour au pays,
quelques semaines là-bas! Et comme ils revenaient solides, retrempés,
renouvelés! Il leur suffisait de toucher terre--sur la terre
natale--pour ranimer leur vigueur épuisée. Ce que la montagne
accomplissait pour ses fils, ne le ferait-elle pas pour un de ses
petits-enfants? Je résolus d’essayer: que m’en coûterait-il? J’usai de
ce qui persistait de volonté, dans l’affaiblissement de tout mon être,
pour me faire expédier à Vic--assez volontairement ignoré du médecin qui
me conseillait bien les eaux, mais ses eaux, lorsque la seule
perspective d’un séjour dans une station en vogue, d’une saison dans une
ville d’eaux à la mode me navrait! Enfin, je partis. Avec la foi qui me
conduisit jusqu’au robinet où se débitait l’eau--j’étais sauvé!--dans
cette cave d’alors, où l’on descendait par quelques marches, qui était
tout l’établissement thermal, où je bus de la santé, de la vie, un peu,
pour jusqu’à présent...

Au début, mes promenades étaient courtes, juste le chemin de
l’auberge--car, on ne pouvait guère décerner le titre d’hôtel à
l’estimable maison Vialette que par comparaison avec les hôtelleries
concurrentes--juste le trajet de l’auberge à la source, où le
propriétaire lui-même, toujours là à remplir des bouteilles, tirait leur
verre aux buveurs... Je m’y rendais tout au matin. Dix minutes de
marche, à peine. Mais combien il m’a fallu toujours davantage--à chaque
pas arrêté par l’incessante nouveauté du spectacle qui sollicite la vue.
Les premiers jours, rien qu’un tableau confus, dont je ne débrouillais
que les grandes lignes: la vallée large et profonde, entre de hautes
falaises boisées, qui se rapprochent à mesure qu’elles s’élèvent, vont
se souder, au Lioran--la vallée, berceau de verdure où Vic, posé,
pelotonné, se dorlote, avec, pour chevet, des jardins et des bois, avec,
pour draps et couvertures, la riche prairie brochée de peupliers et de
coudriers, ourlée d’argent par la rivière... Tout cela, sous des ciels
du matin, où chantaient tous les nids du printemps, où glissaient
au-dessus de la campagne de molles vapeurs, tout à l’heure dispersées,
comme des cygnes de rêve...

Puis, je commençais de muser aux détails. Dans le _Communal_, c’étaient
les oies, qui venaient du village par troupes, se reconnaissaient, se
saluaient de loin, par de joyeux coin-coin. Sans doute, qu’elles avaient
bien des choses à se dire, depuis la veille! Mais que leur tapage était
faible à côté du bavardage des laveuses, là-bas, les jacasses qui
donnaient certainement plus de coups de langue que de coups de
battoir...

Passé le _Communal_, je m’accoudais au pont qui franchit la Cère, la
regarder tout bêtement couler, ravi de rien, d’un remous autour d’un
caillou, de l’image renversée de la rive et des arbres comme un doux
paysage d’ombre ou de fumée sous le courant, d’une bestiole sur une
feuille, d’un vol de libellules--avec, seulement, dans l’esprit, la
banale, mais tout de même charmante et éternelle analogie de l’eau
fugitive, et de la fugitive vie...

Et de rêvasser ainsi, j’en oubliais le traitement.

Très peu compliqué, d’ailleurs, le traitement: de quart d’heure en quart
d’heure, un verre d’eau, et, entre chaque verre, une promenade sous les
magnifiques tilleuls, ou dans le bois, voilà tout. Rares étaient les
buveurs encore, aux premières semaines de juin! Mais leur nombre
augmenta de jour en jour: ils viennent assez tôt et la colonie se
renouvelle jusqu’à l’extrémité de l’automne.

Les étrangers, les Parisiens, comme on les appelle ici, les Parisiens
d’Auvergne, des émigrants, qui, au moindre malaise, sautent dans le
train, remontent à la montagne. Pour les autres, les bien portants,
c’est une saison préventive, des vacances. Des commerçants, qui ont
vendu un fonds, se reposent quelques mois, réfléchissent avant d’en
acheter un autre, ou bien des jeunes gens cherchant à se marier au pays,
ou des rentiers définitifs, en villégiature... Public pittoresque, tous,
presque, des connaissances, à l’aise, là, comme chez eux, en pantoufles,
en casquettes, en gilets ou blouses de travail--beaucoup de
charbonniers, de marchands de vin, qui se remarquent à la tasse
d’argent, la tasse à déguster, dans laquelle ils prennent l’eau... Les
femmes tricotent, assises, par groupes, dans l’herbe ou sur les bancs...
Les buveurs, sérieux, vont et viennent, une bouteille pleine sous le
bras, pour s’éviter de descendre puiser trop souvent, ou pour chauffer
l’eau un peu au soleil; d’autres s’acharnent au jeu de quilles;--après
quoi ils vont s’installer à l’auberge devant quelques fioles de vin
blanc et des _bourrioles_, des _piscajous_, des crêpes massives de
sarrasin: ce qui ne les empêchera pas tout à l’heure de déjeuner
fortement--et, après, d’en _virer une_!...

                   *       *       *       *       *

La bourrée!

                   *       *       *       *       *

Ah! aux premières notes de la musette--il y a toujours parmi les buveurs
quelque _cabrettaïre_,--un bal est vite organisé! La bourrée! Mais il
semble que c’est la moitié de la cure: ainsi, l’ancien établissement
thermal ne comprenait que deux pièces, la cave où se débite l’eau, et
au-dessus une salle de bal,--où le dimanche tout le pays vient se mêler
aux Parisiens! Comme ils la _virent_, leur bourrée! Non pas la bourrée
guerrière, la rude montagnarde des _Cantalès_ de l’Aubrac; mais une
danse plutôt gracieuse, tendre, et lascive aussi--telle qu’il fallait
bien qu’elle fût pour séduire l’amoureuse et fantasque Marguerite de
Valois qui se la fit enseigner ici, pour l’introduire à la cour...

                   *       *       *       *       *

Les quelques verres d’eau avalés, c’était l’heure du repas; je rentrais
en contournant le _Communal_, sous les ombrages qui le bordent vers le
cimetière, et vers le jardin des Sistrières, où je ne me lassais pas
d’admirer un tilleul formidable--avec son tronc où logerait une famille,
son dôme de feuillage qui abriterait une tribu!

Maintenant les sommets, souvent couronnés de nuages jusqu’au milieu du
jour, se découvraient clairs; dans l’air limpide, des colosses de roche
émergeaient, avec des bois pour barbes et pour chevelures, avec des
orbites d’où roulaient des larmes énormes, les torrents; et par delà les
bois, et les rocs, les pentes continuaient de s’élever, vastes
territoires de pacages, déserts de gazon, dont quelque buron d’ici, gros
comme un nid à peine, çà et là, peuplait seul la solitude...

Comme elles passaient, ces journées monotones, mais de quelle délicieuse
monotonie! à flâner, suivant les menaces ou les promesses du temps, le
long de la Cère, à travers les prairies dans tout leur éclat, vers
Comblat-le-Pont ou par la route bien abritée d’arbres vigoureux, vers
Comblat-le-Château; et plus loin, à mesure que le mieux progressait en
moi, jusqu’à Polminhac que domine si fièrement le manoir de Pestels.
D’autres fois, mes courses étaient vers Thiézac, le rocher de Muret,
planté de son célèbre tilleul. Là, à chaque rencontre, un brave
cantonnier ne manquait pas de me rééditer l’histoire d’un nommé Loup, à
qui son nom valut un triste sort: Ce malheureux, envoyé du commandeur de
Carlat (à l’époque où Carlat commandait au pays, il y a longtemps,
longtemps) au seigneur de Muret, eut le poignet tranché--pour lui
apprendre que «jamais loup n’était entré dans le manoir sans y laisser
la patte». Ce qui coûta d’ailleurs la tête au gentilhomme--condamné à
mort pour être allé un peu loin dans le calembour.

Enfin, j’excursionnai. On me vantait le _Pas de Cère_. Promenade
facile--trop facile, je pensais! Et au départ, j’éprouvais des craintes.
Je redoutais quelque cascade apprêtée, une chute aménagée, l’artificiel
un peu des sites qu’on renomme! Il suffit de si peu de chose pour gâter
une merveille! Le touriste, en général, a le don tellement développé de
dégrader tout sous ses semelles! Que de grandeurs rapetissées! Que de
noblesse avilie, d’un rien! Il n’est point de sommets assez
inaccessibles, de grèves assez désolées qu’on n’y rencontre quelque
témoignage de la stupidité humaine! Il n’est point de monuments, de
grands invaincus des siècles, qui n’aient subi l’outrage du passant!

Cependant, ma joie fut sans mélange, en cette promenade, qui me devint
familière par la suite. Les gens du pays ont su respecter la nature et,
jusqu’à présent, ceux qui ont passé ici se sont contentés de passer...

C’est toute l’histoire de la Cère qu’il faudrait écrire depuis son
humble source au pied du Cantal! Quels obstacles à franchir! Mais comme
elle y va gaiement! La voici, torrent rageur, à travers le _Pas de
Compaing_, se frayant un chemin parmi l’abîme effroyable où le regard
hésite à plonger, du haut de la route téméraire, qui le surplombe,
tournante et rapide... Là, au fond vertigineux d’un précipice, des blocs
énormes ont chu, des masses colossales, des portions de montagne
écroulée, des sommets précipités du ciel à la suite d’on ne sait quelle
catastrophe qui ne s’imagine pas, gisant pêle-mêle, depuis combien de
siècles, dans des équilibres incroyables, fantastiques! On rêve de
quelque bataille fabuleuse de géants pétrifiés au plus violent de la
lutte, immobilisés dans les attitudes les plus horribles et les plus
poignantes... Le vent qui souffle, gémit comme l’ahan terrible de la
lutte figée au cœur du basalte! Une épouvante vous prend!... En vain,
des milliers de printemps ont récréé de la vie autour de ces désastres,
tapissé de prairies les flancs de l’abîme, comblé les crevasses de
fleurs et d’arbres, sans masquer l’horreur furieuse du gouffre où
s’entassent ces titaniques cadavres de pierre...

                   *       *       *       *       *

Donc, je me hasardai au _Pas de la Cère_ par le chemin qui monte de
Salvagnac à Trémoulet--un petit château, ou mieux une ferme à
tour-pigeonnier, sur une plate-forme couronnée de bois d’où la vue
s’étend au loin sur les splendeurs de la vallée. On avance, et derrière
le rideau d’arbres, à pic, c’est le précipice. Au fond d’un étroit
défilé aux parois verticales de cent quarante pieds coule la Cère. Après
le _Pas de Compaing_, elle a pu courir un peu sans entraves jusqu’ici,
où une barrière de lave dans la largeur de la vallée s’opposait à son
passage; il lui a fallu creuser dans la digue volcanique une brèche par
laquelle elle peut continuer sa course; elle a dû scier la montagne; et,
maintenant, elle coule au fond de cette prodigieuse tranchée. En
contournant le précipice, on peut, non loin de là, descendre jusque dans
le lit de la rivière... Ici encore, comme au _Pas de Compaing_, la
nature a revêtu les ruines de vie et de grâce, apaisé la sauvage horreur
des lieux. Le travail des eaux a fendu la montagne, mais par-dessus, le
bois, divisé avec elle, enchevêtre ses ramures, qui tamisent le jour,
d’où ne filtre qu’une lumière pâle, une lumière enchantée, une lumière
d’aurore et de crépuscule, une lumière de paradis et de rêve; et je n’ai
vu nulle part, à de l’herbe et à des feuilles, des couleurs tendres et
vives, une fraîcheur pure et délicate, comme à la végétation de cette
crypte merveilleuse abritée de toutes les souillures de l’atmosphère, et
qui ne reçoit du soleil que l’effleurement et la caresse. Spectacle
inoubliable! soit que d’en bas, parmi les rocs éboulés où se démène la
rivière, on mesure de l’œil ces deux falaises monumentales, jusqu’aux
bois qui pendent à leurs bords, là-haut minuscules,--soit que d’en haut,
de ces arbres énormes, le front se penche sur le vide effroyable...

                   *       *       *       *       *

Désormais, je battais le pays d’un bout à l’autre, du lit de la rivière
jusqu’aux crêtes de la montagne. Tantôt, je gravissais par les rampes
les jardins étagés au-dessus du vieux Vic, par Castel-Vieil, par
Saint-Curial, reconstituant en pensée l’époque glorieuse de la capitale
du Carladès, ou l’existence de l’ermite, qui vécut, plus haut, dans la
méditation, ignorant de l’émoi des hommes; et, après un repos sur
l’enceinte, dernier vestige de sa cabane, j’achevais de monter jusqu’à
l’arête d’où le regard s’abaisse sur le versant de la Jordanne.

Tantôt, par les bois au-dessus de la Source, j’escaladais vers
Saint-Clément ou Pailherols, et les hameaux disséminés sur les plateaux,
dans la région des burons.

Au hasard des excursions, l’imagination fouettée par la marche, je
revivais dans le passé.

A Carlat, sur l’immense camp de basalte où s’éleva des siècles une place
forte, une ville, réputée inexpugnable, plus encore que de la mémoire
des sièges et des assauts fameux, je m’enivrais du souvenir de cette
fougueuse, fine et brutale Marguerite de Valois--déjà rencontrée dansant
la bourrée sur le _Communal_ de Vic--retirée ici en disgrâce, dix-huit
mois, à ne s’occuper que d’amour,--fantasque, farouche et d’intelligence
si déliée--aimante, aimée, jusqu’à la mort et jusqu’au crime, de tous
ceux qui l’approchent, du page adolescent, qui la sert, jusqu’au
capitaine chenu qui la garde--tous des enfants tremblants à la volupté
de son geste.

Une autre fois, au vallon de Raulhac, le château de Cropières me
rappelait la tendre Mlle de Fontanges et son règne éphémère à la cour de
Louis XIV... C’était la saison capiteuse des foins, dont le parfum
brûlait sous le midi, grisait l’espace, fumait, trouble et tiède, se
pâmait dans l’air à vous chavirer l’âme... comme s’il eût flotté encore
sur la campagne quelque chose des défuntes royales amoureuses, comme si
le rude pays était tout imprégné d’elles encore...

                   *       *       *       *       *

De temps à autre la voix de mon compagnon secouait ma songerie--le plus
souvent un facteur à qui j’avais demandé de l’accompagner. Ainsi
j’allais jusqu’aux replis de la contrée, jusqu’aux huttes perdues,
jusqu’aux burons solitaires. Souvent, l’homme redoutait pour moi l’excès
du trajet:

--Attendez-moi... Il faut encore que je monte là-haut... Je vous
reprendrai...

Mais moi non. Je voulais suivre. J’éprouvais je ne sais quelle joie
positive, intense, à marcher jusqu’à m’exténuer. Enfin, je me détendais.
Ma charpente de montagnard qui se délassait, à ces escalades forcenées,
de tant d’années courbées sur du latin et du grec, dans la prison des
classes, tout l’être physique qui se dilatait, furieusement! La joie,
aussi, comme d’une initiation à la nature. Le ciel, l’eau, la terre--à
pleins yeux, à plein cœur--après la réclusion de vingt ans de Paris!

Et j’emboîtais le pas à mon facteur! Et peu sensible, je crois, à
l’éloge ou au blâme--s’il fallait s’incliner à l’opinion, la vie ne
serait plus à vivre!--un seul jugement peut-être m’a touché jamais,
celui du montagnard étonné de me voir aller jusqu’au bout:

--C’est vrai que vous marchez, diable! je n’aurais pas cru...

Oui, lorsqu’au retour d’une journée d’ascension, il me disait ainsi,
j’étais tout fier, tout glorieux de son suffrage, défatigué, prêt à
recommencer...

                   *       *       *       *       *

Mais il faut que je coupe court à ce récit par trop personnel! Ceux qui
me lisent s’impatienteraient. Moi, je m’arrêterais à chaque caillou de
chaque chemin. De chaque touffe de bruyères, de chaque buisson de
genêts, je lèverais des souvenirs. J’ai gardé si claire la mémoire de
toute la tendresse qu’il m’a semblé que les choses manifestaient à mon
égard! N’était-ce pas pour moi, et pour moi seul, pouvais-je croire,
tout cet encens de la prairie fauchée, du foin fumant à l’ardeur du
soleil, que je respirais de la cime d’un roc bourru, à contempler le
cours fastueux de la vallée, ce fleuve de verdure et d’or, sans cesse
élargi, vers la plaine d’Arpajon? Et si, las des lointains horizons, mes
yeux se bornaient à fouiller parmi les glaives subtils des gramens où je
sommeillais paresseusement, pour qui balançaient-elles ainsi leurs
légers cornets de pourpre, les orgueilleuses digitales, raides sur leurs
tiges droites? Et ces pensées sauvageonnes dont s’étoilait la pelouse
des pacages? N’étais-je pas seigneur et maître, sur ces hauteurs, dans
la solitude? Empire fragile, hélas! trône rien moins que durable,
puisqu’il fallait redescendre, dès la nuit. Oh! je n’attendais même pas
la nuit. Au soleil qui décline, le froid souffle aigu, pénétrant. Avec
le crépuscule, il fallait se résigner à rentrer... Comme l’heure était
biblique, par le grand frisson qui courbait toutes les frêles tiges,
lustrait les gazons dont les fines pointes étaient rouges de soleil
couchant, comme le silence m’impressionnait, où tintait seulement
quelque sonnaille d’un troupeau, quelque écho d’un angelus, un aboi de
chien, les _lo lo lo lo lo lo lo lo léro lo_, graves comme un cantique,
d’un pâtre--_la Grande!_...

                   *       *       *       *       *

Maintenant, la vallée était dans l’ombre, les sommets encore se
détachant, fauves, mordorés, blêmissant à leur tour... En bas, c’était
une rare vision de moyen âge, la Ville haute, avec ses rues tortueuses,
que partage un torrent--une ville forte aux maisons anciennes--aux murs
épais, portant des balcons de bois--percées de portes basses cintrées,
de fenêtres grillées à mailles de fer, çà et là flanquées de tours
massives. On traverse, sur des poutres jetées en pont, le torrent qui
dévale à gros bruit... Il y a toujours, à quelque balcon, une femme
accroupie au haut des marches, mangeant son écuelle de soupe... Ailleurs
un vieux, immobile, comme oublié sur le banc de pierre... Un refrain à
bercer l’enfant qui pleure s’échappe d’une croisée... Là, des hommes
occupés à ranger une provision de bois, de genêts pour l’hiver... Des
femmes qui filent ou tricotent... Devant l’église, le fracas des
galoches, le chuchotement de petites vieilles qui sortent de la
prière... Çà et là, les fontaines, l’entrechoc des seaux de cuivre, des
servantes qui jasent et rient... Sur une placette, dans un angle, un
vaste brasier où chauffe une cuve à lessive, gigantesque--on ne lave ici
qu’à de longs intervalles--toute la ruelle illuminée comme par un
incendie... De nouveau, par d’autres venelles, l’obscurité où la vie
s’apaise, se tait--le silence où ne parle plus que de loin en loin la
voix de quelqu’un dans une grange ou dans une étable--le silence noir où
ne s’allument que de rares lumières--un maigre _lun_--une par ici, par
là, toutes petites, toutes falotes, derrière les fenêtres grillées...




Crime des champs.


--Un pâtre qui a tué son vacher...

Vic-sur-Cère est en émoi. Je me renseigne au café Borie, au cercle
Rigal, à l’hôtel Vialette. Personne n’en sait davantage: un pâtre qui a
tué son vacher; chacun répète cette phrase et rien de plus.

Heureusement que voici le pharmacien revenant de s’entraîner à
bicyclette, comme chaque après-midi, sur la route de Thiézac; il apporte
des nouvelles; il a vu le docteur, qui doit monter au buron faire
l’autopsie, tout à l’heure.

--Nous ne pourrions le suivre... Justement, il sort de chez lui...

Le temps de chausser des souliers ferrés, de prendre un bâton, et en
route.

--Une fracture du crâne... Il faudra ouvrir... Je n’ai pas de scie...
Attendez-moi... Je vais emprunter celle du boucher...

Le docteur revient, muni d’une scie à main, celle qui mord chaque jour
dans les côtes de porc et de mouton, devenue instrument de chirurgie...

                   *       *       *       *       *

L’histoire? Ce que le docteur en conte est bref: l’homme aurait frappé
l’enfant dans une discussion; celui-ci se serait armé d’une barre de
fer, et alors...

                   *       *       *       *       *

Cela s’est accompli dans une cabane perdue, sur l’arête qui sépare la
vallée de la Cère de la vallée de Mandailles, au milieu des pacages. Le
meurtrier est ce petit pâtre dont chacun a devant la mémoire la
conventionnelle silhouette poétique, garçonnet farouche, escorté d’un
chien fou, qui hante, du jour à la nuit, la solitude des sommets et dont
la chanson trouble seule, avec les clochettes du bétail, l’immense
silence de l’étendue; et la victime est le vacher, le fromager, le
maître du masut.

Quel voyageur, à la rencontre d’un de ces burons perdus entre le roc et
le ciel, habités du vacher et des pâtres, qui vivent là, quatre mois de
l’année, avec les troupeaux, n’a cru que ces hommes devaient mener une
vie paisible et bonne, et que l’isolement et le pauvre sort commun
rendaient ces êtres plus fraternels, au-dessus des villes et des
civilisations!

Hélas! dans la plaine ou sur les cimes, les choses vont de même; et le
sang est versé à la crête auguste des monts comme dans les rues
fiévreuses des capitales.

Il y a en haut et en bas des enfants sournois et des hommes méchants; et
là, comme ici, le fort abuse du faible.

                   *       *       *       *       *

Le vacher est roi dans la montagne; et ce despote redoutable pèse
odieusement sur le pâtre, son esclave et son souffre-douleur.

En effet, la brutalité de ces vachers est fréquente, avec des exigences
tyranniques.

J’en ai vu un qui, durant la sieste, se faisait éventer d’une branche de
tilleul.

Pour eux, la tome blanche, la crème douce, la bonne soupe, et, pour le
pâtre, le lait tourné et les croûtes dures.

Garder dans la montagne est donc la plus affreuse des conditions, et les
parents n’y louent guère leurs enfants que dans l’extrême nécessité...

                   *       *       *       *       *

Nous montons, par un sentier raide, moitié chemin, moitié ruisseau,
entre des frênes et des chênes: c’est la zone des grands arbres et des
sources vives; il en jaillit une à chaque pas, à croire qu’elles
sourdent magiquement sous nos bâtons; en même temps que l’eau froufroute
dans les herbes, à notre approche, les feuillages sont dérangés par des
froissements d’ailes, des vols effarés qui s’empêtrent au profond des
ramures...

Par intervalles, nous nous arrêtons pour souffler; mes compagnons font
assaut de savoir (nous herborisons), m’instruisant aimablement; avec une
épingle, nous piquons le cœur d’une fleurette qui part comme un piège,
se replie, emprisonne, étouffe l’insecte dont le dard l’a blessée!

Souvent, nous nous retournons pour goûter la beauté de la vallée éparse
sous nos regards, des prairies épaisses où la Cère décrit ses S
paresseux, des pentes de coudriers et de hêtres d’où surgissent, d’entre
la verdure, de sombres géants de basalte, des cascades qui sautent d’un
bond, avec fracas, dans les ravins; et, tout à fait au ciel, les sommets
chauves, où luit encore de la neige...

Nous continuons de gravir; à mesure que nous nous élevons, la flore se
rabougrit, plus rien que de maigres buissons de houx, des genêts, des
hêtres dégénérés, des nains accroupis sur le sol, non plus des arbres,
mais des culs-de-jatte d’arbres.

Nous montons, nous respirons, nous vivons. L’air léger s’aromatise de
menthe, de gentiane, de réglisse, de mille senteurs doucement amères.

Nous oublions,--la journée est si belle, de celles où l’on ne peut
songer à la mort, le bleu d’un ciel si tendre, nous avons oublié le
crime de la veille, le pâtre qui a tué le vacher, l’autopsie pour tout à
l’heure...

                   *       *       *       *       *

Nous atteignons le parc, une clôture mobile de piquets et de chaînes
d’osier, où sont rassemblées les vaches qu’un valet est occupé à traire,
assis sur un trépied dont les jambes forment deux branches, une selle
composée d’un seul pied qui s’évase en assiette de bois, s’applique
contre le fond de la culotte, s’attache aux cuisses et à la ceinture par
des courroies.

A nos questions, il tâche de répondre en français; mais les mots peu
familiers ne sortent pas; aussi le patois l’emporte vite:

--Pauvre vacher! je n’ai rien vu! Quant à ce qui est de çà, je ne peux
pas dire que j’ai vu. Je les entendais bien se disputer, se menacer. Je
leur criai de laisser ça tranquille, que ce n’était pas joli, à la
vérité, de faire ainsi pour une bagatelle... Oh!... oh!... _tro di
bacco!_ oh!... oh!... bête de vache...

Il poursuit, toujours à traire, les deux mains aux pis de la laitière,
recueillant en un seau de bois leur jet abondant, le front contre le
cuir roux de la bête:

--Le berger, en revenant de garder, avait trouvé la porte barrée. Il
n’avait pu avoir son écuelle. Pensez s’il devait être affamé depuis le
matin. Le vacher était descendu jusqu’à un masut, là-bas. Quand il est
remonté, il a commandé au gamin d’aller faire provision de bois. L’autre
a voulu atteler le char. Le vacher lui a défendu--qu’il n’y avait pas
besoin de char pour descendre chercher une brassée de bois. Là-dessus,
ils se sont contrariés. Le pâtre a reproché au vacher d’avoir barré la
porte, pour l’empêcher de dîner. Et d’affaire en affaire: «Répète ça, je
te fous quelque chose.--Oui, je répéterai.--Répète, je te
fous...--Foutez voir...» Le vacher lui a foutu deux gifles... Ah! _tro
di bacco!_... Aux cris, je me suis levé, j’ai couru... Ils avaient
effrayé les bêtes... Le vacher était par terre, le pâtre essayait de le
relever... J’ai demandé:

--C’est une vache qui l’a mis par terre?

--Non... c’est moi...

Je me suis rendu compte, en voyant la tête fracassée, et, aux pieds du
pâtre, le pieu de fer qui sert à planter le parc:

--Ah! canaille, tu as fait du propre! que j’ai crié.

--Ah! pauvre, je ne croyais pas lui en avoir tant fait...

Alors j’ai descendu prévenir, et il s’est laissé arrêter.

Le valet se lève, passe à une autre vache; en même temps que lui, se
redresse la selle comme soudée au derrière, la selle dont l’unique pied
remue, s’agite en queue bizarre, battant l’air d’un va-et-vient brusque,
à chaque pas.

Nous touchons au buron, une mauvaise cabane de pierres, recouverte de
paille, maintenue par des liens et des pavés, un abri barbare, comme en
construiraient, pour quelques jours, des nomades; une odeur aigre et
fade s’exhale de l’unique pièce où se fabriquent les fourmes, où gîtent
le vacher, le valet et le pâtre.

Devant la porte basse est un tilleul, dont le vent a grignoté,
déchiqueté les feuilles, comme auraient fait des chèvres.

Un groupe attend le médecin; deux gendarmes bourrent leurs pipes, assis
sur une souche; l’air est glacé. Ils ont noué leur mouchoir au cou.

Le juge de paix, le chapeau melon enfoncé sur un serre-tête noir, va, de
long en large, roule des cigarettes.

Un garçon se tient debout contre le char, attelé de bœufs, qui doit
transporter le mort. Un autre bouvier s’accoude sur le joug, entre les
cornes des bêtes.

A l’écart, sur le gazon, le feutre rabattu sur les yeux, les jambes
croisées, un crayon aux doigts, un carton sur les genoux, le greffier
s’est installé--comme un paysagiste devant un motif...

Des cochons noirs passent et repassent, galopent, se jettent dans nos
jambes.

Le médecin et le juge de paix échangent quelques paroles.

Sur un ordre, les bouviers rabattent le dessus de la bière, défont le
linceul, empoignent le corps, rigide dans une chemise de couleur, un
tricot de laine brune, un pantalon de bure amadou, l’allongent sur une
planche qu’on incline au moyen d’une grosse pierre...

Une odeur pénible dure quelques secondes, qu’entraîne le vent du soir...

Les assistants font cercle autour de l’opérateur.

Un petit vieillard, que je n’avais pas remarqué d’abord, s’est
approché--un fermier avec ses boucles aux oreilles, les lèvres rases,
jusque-là droit, immobile, comme indifférent. Mais tout d’un coup, de
ses yeux bleus, clairs comme des yeux de fillette, une nappe de larmes
ruisselle sur la dure écorce de ses joues, dans le crin piquant de son
collier de barbe.

C’est le père; quelqu’un l’entraîne; il se laisse emmener, frappant le
sol de sa canne liée au poignet par un lacet de cuir, frappant le sol à
coups répétés, ou bien, s’arrêtant brusque, les regards au ciel, comme
si de la terre allait monter, ou descendre du ciel l’explication du
destin, la réponse à l’incompréhensible, la certitude que cela n’est
pas, ne peut pas être; et soudain, il repart, essuyant ses pleurs,
rassujettissant son chapeau qui menace de s’envoler...

Le médecin s’est agenouillé. Il décolle les cheveux, détermine la
contusion; la blessure pénétrante s’étend de l’oreille gauche à
l’occiput; la mort a dû être à peu près immédiate. Il faut ouvrir, pour
constater la profondeur de la plaie, l’épanchement. D’un scalpel,
l’opérateur détache la peau pour permettre à la scie de mordre... La
lame grince sur l’os, comme à gratter de la porcelaine: et, après, la
scie suit la couronne sanglante ainsi tracée. Nous sommes là, penchés
sur l’horrible spectacle, dans l’émotion de l’inconnu scellé derrière
ces paupières, derrière ce masque verdâtre, aux lèvres durcies dans le
rictus d’une épouvantable souffrance. Le mouvement ébranle la planche,
le va-et-vient saccadé de la scie fait aller et venir, à chaque
secousse, les bras inertes, comme les manches vides d’un pantin.

Parfois, la scie ne pénètre plus...

Alors le docteur l’enfonce à coups de marteau, et ce sont les jambes qui
se démènent, les pieds qui tressautent, tandis que le vent, de plus en
plus fort, ébouriffe la chevelure, la barbe morte...

Enfin, le couvercle est soulevé, l’encéphale apparaît, gluant de
caillots sanguinolents, comme un œuf rouge énorme.

Le médecin examine, et puis replace la calotte, qui s’emboîte mal, les
os éclatés par ce marteau et cette scie: pour la maintenir, il faut
nouer un mouchoir sous le menton, comme les paysannes pour le mal de
dents ou pour se garantir les oreilles.

Le médecin réclame de l’eau, un linge; la source est plus bas; il
faudrait du temps; un bouvier puise avec une large cuillère dans un
baquet, verse du petit lait sur les mains du docteur, lui tend sa blouse
pour s’essuyer après...

                   *       *       *       *       *

Nous descendons, vite, silencieux; la nuit comble la vallée; de temps à
autre nous parviennent encore, des pentes, les tintements de sonnailles
d’un troupeau en marche, la mélopée d’un pâtre qui rentre, qui va
_clore_...




Crime des villes.


Cette nuit-là--peut-être avais-je pris trop de café en allant me faire
raser chez Rongier, le cabaretier-coiffeur,--je tardais à m’endormir.
J’avais lu, très avant dans la soirée, _Crime et Châtiment_, de
Dostoïevsky, et puis, l’assassinat de Rodez, l’histoire de Fualdès, que
son petit-fils même m’avait contée, avec des détails inédits après
dîner, me revenait en sourdine. J’étais préparé pour les cauchemars les
plus étranges. Je dormais, me réveillais, m’agitais sur l’oreiller. Un
tapage se fit dans l’auberge. On frappait à grands coups aux volets.
J’entendis des voix. Une phrase m’arriva, clairement:

--M. R...[5] a tué sa maîtresse...

  [5] Ceci se passait, il y a quelques années; tous les journaux
    s’entretinrent de cette affaire, qui se termina par l’interdiction
    de l’assassin, reconnu fou. On comprendra les raisons de convenance
    qui font taire ici le nom de ce malheureux.

Je m’éveillai, mais je n’entendis plus rien, tout était rentré dans le
calme. Je crus avoir rêvé et je m’endormis pour de bon, cette fois.

Il était grand jour quand je descendis. L’aubergiste m’accueillit avec
la phrase que j’avais donc réellement entendue:

--M. R... a tué sa maîtresse...

                   *       *       *       *       *

Je les avais vus, la veille, l’homme, pâle et malingre, vêtu de sombre,
elle aussi, en vêtements noirs; ils sortaient d’une auberge de la route
et montaient en voiture.

Deux jours ayant, j’avais dîné à côté d’eux, après avoir assisté à leur
arrivée, au milieu d’une population émue devant ce spectacle insolite de
la guimbarde à quatre chevaux.

L’aubergiste Fricot semblait bouleversé, la veuve Vaquier oubliait de
rentrer l’unique table et les deux chaises qui composaient la terrasse
de son café. Comme c’était en pleine période électorale, j’avais cru à
l’arrivée de quelque candidat. Il n’en était rien. Le personnage de
marque, dont le passage à Vic-sur-Cère secouait la torpeur du bourg,
s’appelait Paul R..., secrétaire du préfet du Cantal, sous le Seize-Mai.
Il venait, fort à propos, de recueillir l’héritage paternel, ayant
dissipé en quelques années la fortune de sa mère.

--Il ne sait pas le nombre de ses fermes, nous disait l’aubergiste. Il
est riche! riche... (et son œil cherchait une comparaison que les
montagnes natales ne lui fournissaient pas), il est riche comme le
Pérou. Ah! il en a mangé du bien... Il est, là-haut, avec une gueusasse
de jolie fille, oui, _uno gento fillotto_... Il en a un grain...
Croyez-vous qu’il n’a pas voulu de la lampe!... Il lui faut des
bougies... Certainement, il est un peu fou, _un paou foutral_, il ne
sort que la nuit...

Nous ne prêtions guère d’attention aux propos de l’hôtelier, citant
comme indices de folie le fait de dîner avec _uno gento fillotto_, de
préférer les bougies à une lampe fumeuse et de sortir la nuit...

Cependant, montant dîner, nous ne pûmes nous empêcher de jeter, en
passant devant le couple, un coup d’œil d’exilés sur la _gento
fillotto_. M. R... se leva et nous claqua furieusement la porte au nez.
C’était vif, mais l’homme avait bien le droit de se défendre contre les
indiscrets sans être taxé de folie! Après ce dîner, il repartait pour
Murat. Les servantes, peu accoutumées à ces générosités, nouaient dans
leur mouchoir les menues pièces de monnaie que leur avait laissées M.
R...

--M. R... a tué sa maîtresse...

Cette simple phrase révolutionnait le bourg, d’habitude si placide. On
manquait de tout renseignement. Le domestique, seul témoin du crime,
était arrêté. Le parquet d’Aurillac s’était rendu sur les lieux. Lorsque
les magistrats, le soir, revinrent à l’auberge où, deux jours avant,
j’avais dîné à côté de l’assassin, on n’apprit guère qu’une chose: le
médecin déclarait que la victime était une fort belle fille; mais elle
avait de fausses dents; elle était brune, et l’amant l’obligeait à
s’affubler d’une perruque blonde.

C’est tout ce que répéta la bonne, qu’un sémillant juge avait fait fuir,
en lui proposant de lui essayer la fausse chevelure de la morte.

                   *       *       *       *       *

Je revis R..., le lendemain, dans la matinée, devant la gendarmerie.
Alors, naturellement, je découvris toutes les marques de la folie chez
ce jeune homme. Le regard inconscient, il s’obstinait à réclamer sa
maîtresse. Il donnait des ordres froidement à son domestique; très calme
et très correct, il sortait de sa poche des billets de banque qu’il
priait les gendarmes d’accepter. Je m’en voulais de mon peu de
perspicacité. Les bougies, la porte jetée au nez, sa manie de se faire
appeler marquis me revenaient en mémoire; mais, enfin, cela n’était pas
si concluant...

En même temps que ces souvenirs m’obsédaient, une sympathie posthume
m’envahissait pour la triste victime. Je la voyais tomber sous les
vingt-sept coups de couteau du fou, aux mains de qui restait la
perruque. Je la voyais sans cheveux comme une poupée scalpée par un
enfant. Un besoin de tout savoir s’implantait en moi... Le domestique
venait d’être relâché... Il avait attelé; il repartait pour Murat. Je
lui criai de m’emmener, je sautai dans la voiture et je partis avec lui,
sans manteau, avec un béret sur la tête, pour un voyage de six heures, à
travers la montagne.

Dans le pays, on me crut certainement plus fou que l’assassin.

                   *       *       *       *       *

Ce domestique était de Murat, un dur montagnard, fort en couleur, râblé.
La voiture allait rapidement, l’homme fouettait et le cheval filait bon
train. Mon conducteur était sale de toute cette nuit en prison, avec des
caillots de sang à sa blouse bleue, du sang à son foulard... Il me
semblait qu’il sentait le cadavre. A mesure qu’il parlait et s’exclamait
et, laissant pendre les guides aux montées, gesticulait, le drame
d’amour se jouait devant moi! Les personnages s’agitaient, vivaient à
mes regards: lui, cerveau fané de névrose, jaloux et torturant; elle,
passive et quelconque, tous deux victimes de la vie, l’assassin et
l’assassinée!

                   *       *       *       *       *

--_Moun Diou! moun Diou! quogn’ offaïré!_... Mon Dieu! mon Dieu! quelle
affaire! Il menaçait souvent madame... Il lui reprochait... vous savez;
il l’avait prise d’une maison... Mais c’était une brave personne... Je
pensais bien qu’il arriverait un malheur, une fois... Monsieur était
jaloux... Il l’enfermait des jours entiers... Il avait des armes,
partout... Il n’était pas une seconde sans la menacer... On sortait
presque toujours de nuit, comme avant-hier... Il y avait eu de la
brouille... Ça ennuyait madame d’aller coucher à cette ferme... Nous
nous sommes arrêtés à l’hôtel du Pont... Madame n’a rien voulu
prendre... Elle a dit qu’elle mangerait en arrivant... Nous avons eu un
reste de poulet avec monsieur, la dépense a été de trois francs... Nous
sommes arrivés à onze heures... Le fermier m’a aidé à dételer...

Quand je suis monté avec les paniers de provisions, monsieur faisait des
reproches à madame, sur ce qu’elle était... Elle lui tournait le dos...
Il la menaçait... Comme c’était tous les jours, je n’y faisais pas
attention... Sans cela, je l’aurais étranglé comme un oiseau... Madame
disait: «Laissez-nous, Baptiste...» J’allais descendre... J’entendis
tomber... Il l’avait frappée avec un couteau du panier... Je ne sais
plus, je ne me rappelle plus rien... Ah! _moun Diou! moun Diou! quogn’
offaïré!_... Je me suis sauvé... J’ai frappé chez le fermier, on ne m’a
pas répondu... C’est ses enfants qui l’ont éveillé... Le sang leur
pissait dessus, à travers les poutres... Je me suis perdu dans les
chemins... Enfin, j’ai reconnu votre auberge... Quand les gendarmes sont
arrivés, monsieur avait essuyé le parquet... Il avait lavé madame... Il
y avait plein «_uno canquetto_»--un seau--de rouge... Elle était nue sur
le lit... Il l’embrassait... Il l’appelait: «Valentine, réveille-toi...»
Il me disait: «Tu sais bien qu’elle dort, n’est-ce pas, Baptiste?...» Il
voulait m’envoyer chercher son médecin, à Murat... Mais on m’a arrêté,
_moun Diou! moun Diou!_...

Nous déjeunâmes à la halte du Lioran; Baptiste trempa sa blouse maculée
de sang dans un pur ruisselet qui dévalait par les roches, entre les
pins rigides, et la jeta sécher sur un banc de pierre...

A présent il me tardait d’arriver...

_Lou muratel_ (l’homme de Murat) recommençait l’histoire du crime à des
rouliers qui s’étaient attablés à côté de nous. En route, à mesure que
nous approchions, il rééditait son récit à tout le monde!

Je le savais par cœur!

Ce fut un soulagement quand j’aperçus la statue de la Vierge au sommet
du Rocher de Bonnevie, qui domine la ville.

Deux heures après, j’étais rentré à Vic-sur-Cère, par le train, où je
fus entouré, questionné, vous devinez! comme si j’en étais--de
l’assassinat!

Et je dus vingt fois redire ce même récit, à la même table où s’étaient
assis l’autre soir les deux amants: Paul R... et l’anonyme Valentine...




La Quenouille.


Cette année-là, les troupeaux de la ferme de Roquebrune descendirent de
la montagne plus tôt que d’habitude. Pourtant, Pierrou, parmi ceux du
pays, était toujours le dernier à dévaler des burons: ce qui faisait
dire, chaque automne, lorsque son bétail gagnait l’étable, que le loup
devait être proche; et puis, malgré la neige qui poudrait le puy Griou
et les brumes dont s’encapuchonnait le Plomb du Cantal, les bêtes
n’avaient pas eu à souffrir du froid; l’arrière-saison était tendre
encore. Mais, cette fois, le farouche buronnier, qui semblait ne jamais
rentrer au village qu’à regret, avait hâte d’hiverner...

Au printemps, lors du départ pour le masut--tandis que, sous la conduite
du berger et du valet second, les bêtes (sans qu’il fût besoin de
l’aiguillon ni du chien) se mettaient en route dans une sonnerie de
clochettes et de grelots, joyeuses, pressées de cette impatience qui les
fait beugler, inquiètes, et rompre leurs attaches aux primes senteurs
d’avril--Pierrou s’était arrêté à la porte de l’auberge, signalée par
une branche de sapin... oh! pas pour boire... mais pour dire à la
Catinette...

Justement, elle était seule, qui riait et fredonnait, occupée à rapiécer
un vêtement.

Alors, Pierrou n’osa plus.

Cependant, il s’était juré qu’il aurait du courage: il n’y avait plus de
délai possible!

Mais ne se promettait-il par d’être hardi depuis six mois?

En vain!

Au sortir de chaque veillée, tout l’hiver, il s’affirmait que le
lendemain ne s’écoulerait pas sans que...

Il avait tant reculé, tant tergiversé, que le moment de partir arrivait,
et qu’il n’avait pas parlé...

Enfin, il avait ramassé toute son audace; mais il avait beau vouloir, il
ne pouvait pas, et, comme aux précédentes tentatives, il restait muet.

Dans la honte de sentir qu’il ne pourrait jamais, il se résigna,
murmura:

--_Adisias!_ Adieu!...

--Pierrou s’en va? Pierrou remonte au ciel? déjà!... plaisanta la jeune
fille.

A ce mot aimable, brusquement, il se décida:

--Oui, mais avant, faut que je te dise quelque chose...

--Quoi?

--Je t’aime bien...

Et, de peur, s’il n’achevait du coup, de ne jamais terminer, il lança,
d’un jet:

--Si tu veux, nous nous marierons après la Saint-Martin, où finit mon
engagement. J’ai trois ans de gages de côté. Je louerai un bien. Tu
seras heureuse, dis-moi?...

--Tu causes bien quand tu t’y mets! répondait la Catinette, habituée aux
déclarations journalières des jeunes gens du bourg; tu ne t’aventures
pas souvent, mais quand tu pars... c’est du bon, Pierrounel!...

Une voix appelait:

--Mais le père me sonne... _Adisias!_

--Nous nous marierons? répétait Pierrou.

--Ah! le fou, le fou! esquiva-t-elle.

--Nous nous marierons? insistait-il.

--Nous reparlerons de ça l’hiver, répondit la Catinette, sérieuse, ou...
moqueuse, sait-on jamais?

Et, sans plus, elle s’échappa, jetant au buronnier la fleur qu’elle
mâchonnait de ses dents blanches comme une caillée de lait, de ses
lèvres pourpres comme la digitale...

                   *       *       *       *       *

--Fou!... Pierrou le devint.

Il crut à un aveu, à une promesse, à un consentement.

Il serra dans sa malle, entre deux mouchoirs, la fleur--qui, pour lui,
fleurait bon l’espoir,--que la Catinette lui avait jetée sans penser,
par manière de plaisanterie, par jeu de gamine; et la phrase évasive,
ironique peut-être: «Nous reparlerons de ça»... s’inscrivait,
indélébile, dans son esprit, et ce rire de ces lèvres que sa déclaration
n’avait pas fâchées,--ce rire tintait aux oreilles du buronnier, tout le
long du jour, comme un carillon de joie et de délices!

D’ailleurs, pourquoi n’eût-elle pas consenti?

Pierrou touchait de forts gages; les maîtres le jugeaient le meilleur
fromager de la vallée de la Cère, et la Catinette était pauvre. Le rude
garçon n’avait donc pas à craindre un refus intéressé.

Aussi, nul doute n’atteignit sa foi; cette fleur et cet éclat de
rire--comme la Catinette en prodiguait sans réflexion aux jeunes hommes
du bourg, qui lui volaient, devant son père, si elle ne l’offrait pas,
la fleur de son corsage et baisaient les fossettes de sa joue, après la
bourrée, selon la coutume--pour Pierrou, sur la montagne, quatre ou cinq
mois l’an, candide et sombre, toujours à l’écart de la jeunesse, ces
choses banales, une fleur, un sourire, au lieu des lèvres closes, du
front sévère qu’il redoutait, ce fut, par le grossissement d’une
imagination exaltée dans le rêve et la solitude, mieux qu’une promesse
et qu’un aveu,--ce fut un pacte irrécusable.

Ces longs mois sur les sommets, au bord du ciel, hanté du seul vol
inquiétant des aigles au-dessus de la bergerie, maintenant, les yeux de
Pierrou cessèrent de voguer là-haut, comme jadis, dans l’océan d’azur, à
la remorque des gros nuages qui glissent dans l’éther comme de pâles
vaisseaux fantomatiques: ces longs mois, Pierrou les vécut, les regards
pointés vers la plaine, par les pentes et les vallons, dans la direction
du village--d’où il supposait peut-être que montaient vers lui les
regards réciproques de la Catinette; et sa mémoire ruminait les moindres
événements du passé, des menus faits, des paroles futiles, des
coïncidences innocentes, qui devenaient pour lui des indices
irréfutables, des preuves graves, des affirmations: elle l’avait
remercié, d’une voix si douce, un jour, pour un nid de bouvreuil, un
autre, pour être allé lui tirer de l’eau à la fontaine... et quand il
lui avait rapporté plein son mouchoir de poires de la foire d’Aurillac.

Même, une fois, elle avait avancé:

--Quel brave mari tu ferais, Pierrou!

Surtout, il se rappelait la joie éclatante qu’elle avait manifestée de
recevoir une quenouille comme pas une fille ne pouvait se vanter de
posséder la pareille sur tout le parcours de la rivière.

Il l’avait taillée d’un buisson de mai, une épine, fine et forte, durcie
au four, embellie de cuivres découpés, tout le manche creusé, fouillé,
des oiseaux, des feuillages, avec son nom à elle, la Catinette, le
travail patient d’un hiver, où il avait cumulé ses talents de fils de
sabotier, de pâtre expert à travailler le bois pour se distraire, de
montagnard inventif par tant d’heures inoccupées,--où il avait consacré
toute sa pensée et toute la tendresse vierge de son âme...

Ainsi, peu à peu, le sentiment couvé tout un hiver, l’amour qui avait
débuté par l’infiniment petit d’une fleur jetée, d’un rire facile, d’une
phrase équivoque, progressait, emplissait le cœur de Pierrou, débordait
de son être, bouleversait sa vie, éclatait en passion désormais
invincible...

Comprenez-vous maintenant les raisons pour lesquelles Pierrou avait hâte
d’hiverner?

                   *       *       *       *       *

La montée aux burons, à l’avènement des jours tièdes, et, sur leur
déclin, la descente, font date chez les montagnards. On accourt sur la
route. L’aïeul se soulève du banc de pierre où, comme pétrifié, il
s’immobilise, les après-midi, à s’imprégner, à faire provision pour le
long hiver des suprêmes rayons de l’automne. Les femmes délaissent leur
sempiternel tricot. Les enfants, pas rassurés, se drapent dans la jupe,
le tablier maternels. Les fermiers saluent au passage les riches
laitières reconnues:

--Oh! la Rougeotte...

--Vois, la Grise...

Mais il y a du neuf: on dénombre les têtes dont le bétail s’est accru:
des veaux, des génisses, venus au monde sur les plateaux déserts, qui
s’effarouchent de tout ce monde... Le chien de berger va et vient le
long de la colonne, les poils droits comme des pointes, les yeux
ardents, harcelant de ses abois la caravane, mordillant les
retardataires qui stationnent devant chaque grange, chaque cour, dans
une reconnaissance lente des lieux...

Sur la place, les servantes s’interrompent de faire reluire leurs seaux
de cuivre tant que dure le défilé.

Même la menette entr’ouvre les fenêtres de la cure, et le bedeau retarde
de sonner l’angelus...

                   *       *       *       *       *

Mais personne ne se montre sur le pas de l’auberge.

La Catinette n’est pas là pour faire fête au buronnier, elle--que les
yeux de Pierrou cherchent, uniquement!

                   *       *       *       *       *

A la soupe du soir, à la ferme, Pierrou laisse son écuelle pleine; les
vachers et les pâtres qui savent son humeur dure, son habitude de se
taire, ne remarquent pas la fièvre de ses yeux, la tristesse de son
visage; ils content des folies, énumèrent les plaisirs de la foire qui
vient, la danse, le vin chaud, les châtaignes--et puis la noce de la
Catinette...

--La Catinette?

--Mais oui, avec le maître bouvier des Esclats... Ils étaient à la ville
aujourd’hui pour la parure...

Oh! que le cœur de Pierrou a mal!...

Il gagne l’auberge; il entend la musette, la voix d’un _cabrettaïre_:

    Nai in capelou di paillo,
    M’y manquo lou courdou;
    Galant, metés lou y, yeou vous en praio:
    Yéou forai ticon maï per vous.

«J’ai un chapeau de paille,--Il m’y manque le cordon;--Galant,
mettez-l’y, je vous en prie:--Je ferai quelque autre chose pour vous...»

Et les danseurs s’embrassent--la Catinette, le maître bouvier...

                   *       *       *       *       *

Elle aperçoit Pierrou qui entre, elle l’accueille gentiment,
l’interpelle, la joue enflammée de plaisir, avec ce rire sans fin à ses
lèvres--son rire à tous--que le buronnier a cru naguère un rire pour
lui!

--Ah! Pierrou! Le loup t’a chassé de Roquebrune? Que bois-tu? C’est le
père qui invite...

Il vide son verre et va se tapir au fond de la cheminée obscure, où
séjourne un peu de feu, gros comme une noix sous la cendre, et, de là,
contemple la Catinette, qui danse des bourrées, infatigablement, avec
son promis...

Il détourne la vue; il souffre trop de la voir au bras de l’autre--si
bravement parée, d’un ruban de velours noir d’où se balance sur sa
poitrine la croix d’or des fiancées, un bouquet à son corsage et les
lèvres fleuries du rire vivace de jadis...

                   *       *       *       *       *

Il a peur de pleurer.

Alors, il feint d’arranger le feu et, par contenance, comme la Catinette
dispose une botte de broussailles sur les chenêts, il lui demande le
croc pour tisonner...

Le cabrettaïre, juché avec sa chaise sur une table, recommence à gonfler
sa musette...

Vite, sans la patience de chercher le croc, la jeune fille prend ce qui
lui tombe sous la main, défait d’un clou où elle est appendue, une
quenouille... la quenouille de Pierre--dont elle se sert pour remuer le
feu et la met ensuite aux mains du malheureux garçon, puis retourne
précipitamment à son cavalier...

--Oh! Catinette! murmure sourdement Pierrou, et, machinal, il active ou
ralentit la flambée, du bout de la quenouille, bientôt brûlée à demi; et
il fait nuit dans sa tête, froid dans son cœur, comme si l’_écir_ avait
fondu sur lui. La nuit avance, la flamme baisse, l’âtre est moins clair.
Pierrou persiste à remuer la cendre, tandis que se brouillent dans sa
mémoire les remembrances de ses vieux espoirs... Et ces genêts, où la
quenouille est aux deux tiers consumée, ces genêts dont la vive lueur
illumine la salle, n’est-ce pas, pour Pierrou, le bûcher de ses
rêves?...

On le hèle; il se dresse, vient trinquer et sort, tandis que la voix du
musicien continue:

    Io sabo ina chansou
    Plina di minsounso.
    Et si diso ina berta,
    Bolé bi qué mi pindrou...

Je sais une chanson--Pleine de mensonges.--Et si je dis une vérité,--Je
veux bien être pendu.»

                   *       *       *       *       *

A la sortie du bourg, dans le ravin que suit la route à pic, la rivière
tombe en cascade, d’une hauteur de trente mètres; la chute des eaux a
creusé dans le roc une cuve profonde où des bouviers qui pêchaient la
truite découvrirent un matin le cadavre du buronnier de Roquebrune...

On crut à quelque faux pas...

Pierrou étreignait, de sa main raidie, un morceau de bois calciné--tout
ce qui restait de la quenouille...




Gasparous et Cantalès.


J’ai voulu voir les _gasparous_--les émigrants, originaires du Cantal,
de la Lozère, de l’Aveyron, charbonniers, nourrisseurs, marchands de
vin, frotteurs, cochers, qui montent à Aubrac prendre _la gaspo_, le
petit lait, pendant la belle saison...

Cure de petit lait et cure d’air natal, et surtout cure de
nourriture--tous les plats de leur enfance et de leur jeunesse, dont ils
ne se rassasient jamais, lard rance, saucisses desséchées, viandes
farcies, crêpes de blé noir, fromage de vache ou de chèvre--la _fourme_
et les _cabecous_--etc.

C’est leur hygiène, à beaucoup d’Auvergnats de Paris, un traitement
préventif qui leur réussit. D’ailleurs, ils n’attendent pas d’être «à
l’article de la mort» pour y recourir. Dès qu’ils se sentent «quelque
chose qui ne va pas», ils songent au pays; et, comme les enfants qui ne
confient qu’à leur mère le soin de dorloter leurs chagrins, eux, tout de
suite, tournent les yeux vers la montagne, ne comptent que sur elle,
n’espèrent qu’en elle...

                   *       *       *       *       *

J’ai voulu voir les _gasparous_ et je ne regrette pas le voyage, encore
que le trajet soit assez pénible, à partir de la gare d’Aumont, où vous
dépose le chemin de fer...

Je me rends à pied, neuf kilomètres, de Nasbinals à Aubrac, par cette
route, de plus en plus sinistre, bordée maintenant d’aiguilles, de
termes de granit, érigés pour guider aux mois de neiges,--un grand
nombre abattus, que déracine et que renverse la malfaisance des
montagniers...

C’est la contrée des pacages, où montent estiver trente mille vaches de
race qui s’établissent par troupeaux de cent et deux cents têtes dans
leurs «montagnes» respectives--on désigne ainsi chaque bien;--des
petites vaches jaunes, qui vous regardent passer, non pas comme
«regardent passer un train» les lourdes habitantes de la plaine, celles
de Picardie ou de Normandie, mais l’œil hardi, vives et fringantes,
comme des gamines vicieuses, avec une tignasse dépeignée, une mèche
défaite de frisons fous entre leurs cornes fines... De quel mufle
gourmand celle que j’examine lape la poignée de sel que le vacher lui
offre, au moment de la traire!

Je continue de marcher dans la solitude, que peuple seule de loin en
loin quelque vacherie, dans le silence que trouble seule quelque
sonnaille tintante, lorsque, soudain, un roulement de tambour, oui, de
tambour, crève l’espace--le 14 juillet, ici! comme partout--et voici
Aubrac devant moi, cinq ou six maisons, dont deux hôtels, une église
romane, une tour carrée, reste d’un hôpital du moyen âge, qui composent
tout ce hameau, juché à quatorze cents mètres d’altitude, proche la
crête du mont de Moussoux, qui le domine...

                   *       *       *       *       *

Deux hôtels, et trois ou quatre cents pensionnaires!

Mais les _gasparous_ sont d’humeur accommodante. Plus on est de
_gasparous_, plus on rit. Ils se serrent pour faire place aux arrivants,
couchent gaiement deux par lit,--et plusieurs lits par pièce...

                   *       *       *       *       *

Et le tambour de battre...

--Jérémie! Jérémie! crient les femmes, avec des agaceries, Jérémie!...

Jérémie s’avance, un vieux nain à tête longue, si petit que la fleur
qu’il mâchonne, d’une bouche démesurée qui lui traverse toute la face,
tombe presque sur sa caisse, et que la caisse traîne sur ses sabots;
Jérémie, au pas, martial, comme s’il précédait une armée, indifférent
aux quolibets sur sa tenue des dimanches.

--Tu vas voir ta belle, donc, que te voilà si beau?

Jérémie, de ses deux baguettes infatigables, bat des marches
tumultueuses et fait beugler au loin les troupeaux, à force de célébrer
l’anniversaire de la prise de la Bastille.

                   *       *       *       *       *

Je descends vers la forêt et, comme un pur _gasparou_, je vais couper un
_drillier_, le traditionnel _drillier_, une racine d’alizier, au manche
à double bec, qu’ils portent tous en guise de canne, l’écorce pelée, et
dont, tout le jour, ils chassent les pierres, tranchent les hautes
tiges, en espérant _la gaspo_ du soir...

Mais voilà tout un attroupement entre les colonnades bleuâtres des
hêtres, là-bas, qui frappent avec la cognée, halent sur des chênes et
des cordages...

C’est un fameux _drillier_ qu’ils ont choisi, un tronc énorme, un des
géants de la forêt, qu’ils tentent d’abattre, et qui résiste de toutes
ses forces... Il est scié, n’a qu’à tomber. Mais de tous ses rameaux
crispés, de toutes ses feuilles, il s’accroche désespérément aux ramures
prochaines, qui se font complices et le secourent dans la lutte... Il
faut l’ébranler jusqu’à la cime. Enfin, il s’effondre, écrasant tous les
arbustes qui poussaient autour de lui avec un fracas de plaintes qui
ébranlent l’espace, qui se propagent comme des vagues, comme une rumeur
inouïe de sanglots et de flots. Ce colosse enchaîné est hissé, par des
couples de bœufs, à travers les cailloux qui le déchirent, jusque devant
la grange où Jérémie n’a pas cessé de célébrer la déclaration des Droits
de l’homme, et dressé là, nu comme une potence, en Arbre de la
liberté...

J’ai suivi les _gasparous_ au buron, aménagé en buvette, où se prend _la
gaspo_. Toute une foule est disséminée dans l’herbe, de buveurs
convaincus de l’énergie du petit lait contre tous les maux, et «que, si
ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal...»

Mais la nuit menace, et le froid, dès que le soleil décline. Chacun se
hâte d’avaler sa dernière tasse, et l’on regagne les hôtels où la soupe
doit être trempée... En effet, les cloches ne tardent pas à sonner aux
retardataires... Tous se précipitent, et c’est bien difficilement que
j’avise un siège vide, dans le vaste réfectoire de l’hôtel Auguy, où,
coude à coude, s’alignent une centaine de dîneurs, qui dévorent...
riant, chantant, s’interpellant d’une extrémité à l’autre de la table;
et le repas n’est point à moitié encore, qu’un musicien gonfle sa
_cabrette_, et en place pour la bourrée!...

Les _gasparous_, charbonniers engraissés dans leurs boutiques noires de
Paris, marchands de vin épaissis derrière leurs comptoirs, tâchent de
retrouver des jambes neuves; ils dansent la bonne vieille bourrée, sorte
de pourchas amoureux où la femme s’avance et minaude devant son
cavalier, s’enfuit dès qu’il l’approche, où les danseurs ainsi, vont,
viennent, tournent, virent, en «dérobées» gracieuses, avec les
simulacres de la tendresse qui s’offre et se reprend, s’abandonne et se
refuse...

                   *       *       *       *       *

Nombre de _gasparous_ sont vite las et, sortant, font cortège à Jérémie,
toujours battant de la caisse, accompagné à présent de quelques
lampions; bientôt la salle est à peu près déserte: il ne reste que des
femmes, qui ont repris leur sempiternel tricot...

                   *       *       *       *       *

Cependant, par groupes de trois ou quatre, toute «une montagne» dévale:
le vacher et les valets--des _Cantalès_, qui, pour fêter, eux aussi, le
14 Juillet, sont descendus jusqu’au hameau, entrent silencieusement,
avec des visages fermés de solitaires, et s’accoudent, devant des
saladiers de vin chaud, les bras croisés, les yeux dans leur verre...

Tout d’un coup, l’un d’eux est parti à chanter--un air de bourrée--et
les autres sont debout, qui s’élancent...

La bourrée, mais plus la bourrée dégénérée des _gasparous_--une bourrée
guerrière, la bourrée primitive, sans doute, telle que devaient la
«tourner» les Celtes des époques héroïques, après les combats, lorsque,
au lieu de petit lait dans des écuelles de faïence, les hommes ne
rêvaient que d’hydromel bu dans le crâne des ennemis...

Oui, les _Cantalès_ qui la dansent, cette bourrée-là, grands et forts,
blonds et blancs--nourris de laitage--sont bien les descendants directs
de la race mère, et, malgré leurs vastes feutres d’aujourd’hui, leur
blouse, leur pantalon enfoncé dans les bottes, à les regarder sautant,
glissant et gesticulant, l’esprit rétrograde vers les siècles abolis...

Non, il ne s’agit plus de poursuite galante, de mimiques gracieuses,
mais des transports, d’une joie de vainqueurs, trépignant l’ennemi à
terre...

Ils tournent au rythme de la bourrée chantée, la main passant et
repassant devant les yeux, leur bâton suspendu au poignet--un _drillier_
rougi dans la chaux vive--et poussent des cris gutturaux, et font
claquer leurs doigts, et, du pied, en cadence, frappent de grands coups,
comme s’ils les assénaient sur le prisonnier qu’ils semblent enfermer
dans le cercle de leur ronde forcenée...

                   *       *       *       *       *

Ceux-ci retournent à leurs saladiers, d’autres les remplacent, et la
bourrée tourne, tourne, bien avant dans la nuit, fantastique, tantôt
éclairée, tantôt dans l’ombre, sous les quelques pauvres lampes
suspendues, et je ne me lasse pas du spectacle de ces rudes et souples
Cantalès, dansant au chant d’un des leurs, avec ces gestes féroces et
ces cris barbares, et toujours entre eux, comme dédaigneux de la femme,
sans un regard aux servantes qui apportent le vin chaud, des filles
charnues et fermes, fumantes comme des bêtes, dans cette salle comble de
montagniers, où passent des bouffées de terroir, où s’épaissit une
vapeur d’étable...




Le Rhabilleur.


Je m’étonne du confort, inespéré tout à fait (pour ce bourg de Nasbinals
à l’orée des pacages de l’Aubrac), de l’auberge où je dois passer la
nuit, une maison sans apparence (que je n’avais point découverte aux
précédents voyages, ce qui m’obligeait à monter jusqu’à Aubrac), qui ne
se distingue guère des autres que par l’inscription au-dessus de la
porte: _Veuve Charbonnier_...

Une salle proprette, des rideaux clairs et des nappes blanches--au lieu
du désordre, de l’incurie habituels chez les montagnards.

Moi qui redoutais tant, ce soir, après une journée, depuis l’aube, en
route, des heures de chemin de fer et des heures de diligence sous le
soleil, de tomber dans quelqu’un de ces cantons perdus (en ces mois
d’été, tout le monde aux champs) où l’on ne trouve pas une miche de pain
frais et pas un morceau de viande--où l’on cuit et où l’on tue à peu
près une fois par semaine!

Au contraire, une chère excellente, du bon vin, une servante empressée.

A la table des pensionnaires où mon couvert est mis, des employés, un
brigadier de gendarmerie, un notaire, un médecin en tournée...

Ensuite, d’autres sociétés s’installent; la pièce est pleine; de
nouveaux groupes arrivent encore, en blouses neuves, en robes de
dimanche. Sans doute, quelque foire aux environs? Mais non. Tout m’est
expliqué, bientôt, par la conversation qui s’établit, à l’entrée d’un
couple, d’un homme et d’une femme qui portent un enfant dans un berceau,
une simple caisse de bois grossière:

--Un mignard qu’ils viennent de faire _pétasser_ (un enfant qu’ils
viennent de faire rapetasser, raccommoder), répond la servante à l’un de
mes voisins, qui l’interroge sur les arrivants.

--C’est que tout le monde y court, à ce Pierrounet!

--Ça en fait du mouvement nuit et jour.

--Ah! si Nasbinals n’avait pas «son rhabilleur»!

--Il fait vraiment du bien au pays.

--Et il n’y a pas à dire que ce soit un charlatan, il en guérit et il en
guérit... que les plus malins y avaient renoncé!

(Vous devinez qu’il s’agit d’un rebouteur, qu’ils appellent rhabilleur.)

Je crois un moment que le médecin va protester; voici qu’il renchérit
sur tous:

--Oui... oui... ce Pierrounet... Merveilleux..., absolument
merveilleux... les résultats qu’il obtient.

Ce n’est rien aujourd’hui, paraît-il, cette vingtaine de personnes, dans
cette auberge perdue aux extrémités de la Lozère et du Cantal.

--Il faut voir, des fois, qu’on ne sait plus où loger les gens...

Ah! c’est fini de mon bel appétit de tout à l’heure!

Tandis qu’à mes côtés les dîneurs se félicitent plutôt de cela qui crée
du mouvement dans Nasbinals, de ce va-et-vient quotidien de la
souffrance, grâce à quoi ils bénéficient d’une pension, comme ils ne
sont pas accoutumés à la rencontrer dans ces pauvres communes, je ne
puis plus détourner mes regards du fond de la salle, de ces groupes
mornes de douleur: cette vieille, les épaules couvertes d’un long châle,
et qui n’a pas sorti les bras de dessous, à qui un grand gars fait
avaler quelques cuillerées de soupe, gauchement; et ce berceau, d’où
s’échappe une plainte continue; d’autres, silencieux, en prostration...

Pierrounet, le rhabilleur de Nasbinals, c’est, pour toute la contrée,
celui qui guérit... celui vers qui s’élève la supplication, monte
l’espoir dernier des malades; celui devant qui l’obstinée confiance de
toute une population fait appel des jugements les plus irrévocables, des
condamnations implacables de la science...

C’est à Pierrounet qu’ils s’adressent, en dernier ressort, lorsque le
médecin se récuse, avoue l’impuissance humaine en face de l’effroyable
fatalité...

Tous vous affirmeront que Pierrounet triomphe où le savant échoue.

--Je traînais depuis des mois... J’avais consulté tous les médecins,
vous disent-ils... Alors, je suis allé à Nasbinals, et Pierrounet m’a
enlevé ça tout de suite!

C’est inouï, cette crédulité séculaire au don de guérir que la campagne
prête à tel vieux berger, à telle vieille fileuse,--en somme, aux
descendants du sorcier et de la sorcière qui furent bien aussi les
inventeurs de l’art de soigner le corps, contre l’Église, qui ne
s’occupait que de l’âme, qui furent les seuls médecins de tout le moyen
âge, et dont tant et tant expièrent sur le bûcher le secret de leurs
tisanes et de leurs baumes d’oubli!

Crédulité profonde qui se continue aux rhabilleurs et rebouteurs, à qui
l’imagination populaire accorde de si mystérieuses puissances, et
qu’aujourd’hui encore elle ferait volontiers arbitres du sort--comme le
sorcier et la sorcière--«maîtres d’opérer la destinée...»

Mais elle se comprend, cette renommée fervente, de celui qui accomplit
tant de guérisons quasi miraculeuses, aux yeux des simples, des
guérisons immédiates, dans les circonstances qui frappent le mieux les
esprits, des entorses et des membres démis, accidents fréquents dans la
montagne, des luxations que le rhabilleur réduit avec la plus grande
habileté, de l’avis même des docteurs...

De là, à faire de ces empiriques d’universels guérisseurs qui auraient
hérité le secret des suprêmes magistères, il n’y a pas loin...

Et voilà nos rhabilleurs, des simples aussi, qui poussent les choses aux
extrémités, ne doutent pas d’eux-mêmes.

Ils savent, de tradition, du récit des anciens et de leur observation
directe sur les animaux, les vertus, les énergies de certaines plantes;
ils font récolte de ce qui pullule ici, les fleurettes communes qu’on
rencontre partout, et les sauvages qui s’isolent sur les puys et les
plombs, mauves, bouillons blancs, bourraches étoilées, tilleul,
réglisse, camomille, gentiane, lourds pavots, pourpres digitales et
violents aconits.

Puis ils connaissent une foule de précieux usages, ces remèdes de bonne
femme, qui ont du bon quelquefois--et, d’abord, coûtent si peu: ce qui a
son importance dans ces humbles hameaux! Ils se mettent à piler les
herbes, composer des onguents! Ils ne se contentent plus, par la
friction et le massage, de calmer des nerfs froissés, de rarranger un
poignet forcé. Ils s’enhardissent, les rapetasseurs, à lutter contre les
plus obscurs de nos maux, ils tentent l’impossible!

Quoi d’étonnant, en somme, qu’ils réussissent, avec la foi qu’ils
inspirent--lorsque la médecine d’aujourd’hui commence à se servir de
suggestion, de foi artificielle, en place de drogues, vaines si souvent!

                   *       *       *       *       *

J’ai voulu voir Pierrounet, après tout ce qu’on m’avait rapporté de lui!

--Vous le trouverez sur la route, m’indique la servante... Il travaille
jusqu’à la nuit... Il est cantonnier...

--Cantonnier?

--Oui.

--Eh bien, et tous ces gens qui viennent le consulter?

--Oh! ils savent bien le joindre... Et puis, il n’a pas besoin de tant
d’histoires pour _petasser_ une jambe... Il a vite fait de les
expédier... Il est toujours prêt... N’importe où, ça lui est égal...

--Et les médecins ne se plaignent pas? On le garde dans sa place?

--Les médecins? trop heureux de l’avoir quelquefois... Au contraire, il
est bien regardé... Tous les services qu’il rend!

--Il se fait payer?

--Non... Mais vous pensez bien que tout le monde lui donne...

Je ne me soucie pas de courir sur la route et d’interroger chaque
cantonnier, s’il est Pierrounet.

J’attends le soir, et je monte après dîner à la maison du rhabilleur,
occupé à soigner son petit jardin. Il s’intimide un peu devant
l’étranger, roule son feutre entre ses doigts, qu’il a d’une délicatesse
rare--pour un montagnard et un casseur de cailloux.

Il est vêtu bourgeoisement d’une veste de rase noire; son visage allongé
et doux s’encadre de barbe taillée à la mode du pays; il garde demi-clos
des yeux d’un bleu vague, l’air un peu d’un tranquille bedeau, dont les
cinquante ans se sont écoulés à servir le curé et à sonner les cloches.
Il marmonne des répons, plus qu’il ne parle.

--Vous soignez beaucoup de monde?

--Oui... comme ça...

--Vous n’êtes jamais sorti de Nasbinals?

--Non... non... jamais.

--Il paraît que vous guérissez tous ceux que les médecins renoncent à
soigner, et vous n’avez rien appris, vous?

--Rien, en effet, semble acquiescer Pierrounet du geste, avec des yeux
au ciel, comme les dévots qui invoquent à tout propos la Providence,
avec une expression de physionomie qui signifie qu’il est comme nous
tout étonné de ses prodiges et qu’il ignore comment cela lui est venu...

Nous sommes là depuis quelques minutes à peine, que sa femme hèle
Pierrounet... pour un grand gars, à cheval, avec une vieille femme en
croupe, qui descendent devant la porte.

--Il y en a beaucoup qui viennent exprès le soir, nous explique la femme
en nous reconduisant... Toujours sûrs de le rencontrer, comme ça... Mais
ils le font coucher au milieu de la nuit, et, des fois, il n’est pas
jour qu’il y en a d’autres devant la porte, pour l’attraper au saut du
lit...

Ah! ces ressouvenirs de la souffrance en quête de la main qui guérit!
Cette auberge de Nasbinals, achalandée par toutes ces misères de vivre
qui y défilent, enfants au berceau, mères-grands que la mort guette,
malgré toutes les herbes de Pierrounet!

Que de fois, ma pensée retourne à cette route, où travaille le
cantonnier Pierrounet, cette route usée rien que par le passage des
malheureux que l’espoir guide vers lui!...

Les jours suivants, oui, j’ai trouvé comme un goût d’amer aux meilleurs
plats de la maman Charbonnier...

Et voici qu’aujourd’hui, au lieu de me rappeler la beauté des sites, le
déroulement des paysages, ma mémoire recense tant d’odieuses blessures
de notre lamentable humanité!

Ah! tous ces yeux, vous savez, qui vous fixent de derrière une vitre, de
dessus un fauteuil, ces regards de paralytiques, d’incurables, qu’on
pousse à la fenêtre ou qu’on roule au soleil, ces regards hallucinants
qui vous poursuivent toute la vie de leur triste lueur!

O Souffrance, qui règnes sur tous!

                   *       *       *       *       *

Ce que traduisait la femme de Pierrounet, en nous parlant des clients du
rhabilleur:

--Il en vient de partout... Il en est même venu d’Amérique!




La Grande.


Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

C’est _la Grande_, la chanson du montagnard--pas de paroles, à quoi bon!
rien qu’un air... mais auquel s’adapte l’âme même de la Montagne.

                   *       *       *       *       *

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Voilà tout.

Un bout de refrain rauque, une roulade fruste, quelques pauvres notes de
rien, une vocalise rustique, trois ou quatre sons, un lambeau de phrase,
mais profonde et qui en dit long, cette bribe de phrase, toujours la
même, et pourtant si diverse, mélancolique, âpre ou sauvage, selon le
lieu, triste, rude ou farouche, selon le chanteur, et selon les étapes
de l’heure, teintée d’aube, colorée de midi, ou cendrée de crépuscule...

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Écoutez:

Après le froid, le noir, la torpeur d’un hiver de six mois, le printemps
éclate.

Du soleil neuf a fondu les neiges épaisses.

Les torrents se déchaînent et roulent des eaux folles.

Une joie de renaître palpite dans la tiédeur de l’éther. Les troupeaux
abandonnent les étables sombres, gravissent les pentes raides, gagnent
les libres pacages, là-haut, tout contre le ciel...

Alors, tandis que les chiens, fumants, le poil hérissé comme les clous
de leurs colliers, des yeux de feu, aboient le long de la longue
caravane, parmi les beuglements des bêtes et le carillon tintant des
sonnailles, voici que le vacher taciturne, tout d’un coup, ivre aussi
des senteurs ardentes du terroir, laissant déborder l’émoi confus dont
sa poitrine est gonflée, se prend à chanter de toute la vigueur de ses
poumons, comme un hymne fougueux et naïf à la gloire de la nature:

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Écoutez:

Un jour d’été, vous avez dépassé les régions de cultures et de bois,
escaladé des côtes de bruyères et de genêts, traversé des plateaux
arides, où des ruisseaux desséchés se tordent sous la canicule; rien ne
bruit que le fourmillement dru des insectes, comme un crépitement, un
grésillement du sol; rien que, parfois, quelque plainte stridente de
rapace qui s’enlève de son aire à votre approche...

Vous marchez, l’âme inquiète, à la fin, angoissée de cette morne
solitude, désolée à ce vaste silence de mort et d’éternité, lorsque
soudain le fausset d’un pâtre déchire l’étendue... _la Grande!_ qu’il
jette à l’écho fidèle qui la lui retourne... Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo,
lo, léro, lo! Et ces cris, d’un timbre grêle et qui se force, ces
glapissements du petit berger, caché derrière quelque pli de terrain,
qui emplissent le vide, du roc jusqu’à la nue, annoncent le voisinage du
buron, la vie qui s’établit de juin à septembre dans le désert des
hauteurs, un peu d’humanité--comme primitive, nomade, biblique, de
peuple pasteur, mais de l’humanité!--qui monte vers les sommets camper
aux confins de la terre et du ciel...

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Écoutez:

Au fur et à mesure de vos courses à travers la contrée, pendant les
quelques semaines heureuses où le paysan peut «jeter» les bêtes et
travailler aux champs, vous entendrez _la Grande_, de ci de là,
s’élancer des fonds, dévaler des cimes, comme jaillir de l’abîme, ou
planer avec les nuages.

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

Écoutez:

C’est _la Grande_, par éclats lents et graves, rythmée au pas pesant des
bœufs à la charrue, cassée soudain à quelque écueil où bronchent les
bêtes, reprise, interrompue encore à quelque nouveau choc du soc contre
un caillou, dans ce pénible terrain de misère, où foisonne
l’arrête-bœuf, recommencée pour s’arrêter à chaque heurt, et l’obstacle
franchi, repartir, opiniâtre, jusqu’à la fin de la journée de labour!

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Écoutez:

Le semeur, d’un geste immense, droit devant soi, éparpille à la volée la
bonne semence qui retombe en pluie dans la glèbe hasardeuse--stérile ou
féconde? La terre rendra-t-elle à l’homme le grain qu’il lui confie, la
moisson espérée germera-t-elle, froments d’or pâle, sarrasins en perles
blanches sur leurs tiges de rouge corail, seigles de claire émeraude? Le
vent, l’eau, la grêle ont si vite fait de verser, de pourrir, de hacher
les récoltes!

Baste! A la grâce de Dieu!

Et, le semeur, entonnant _la Grande_, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo,
léro, lo! continue de distribuer le grain à poignées qui s’engloutit
dans les vagues brunes des sillons.

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Écoutez:

C’est tout un chœur de faneurs qui attaquent _la Grande_, qui luttent
l’un à qui dominera l’autre de son souffle, sans cesser de ramasser et
de charger...

Les servantes, hâlées, avec leurs cheveux embroussaillés de brindilles,
tassent la cargaison sur les chars, ou, debout, aux faîtes des meules,
retiennent et pressent les fourchées des valets...

Mais le chœur se fatigue, les gars et les filles ont la gorge ardente,
suffoquée à la chaleur où nagent l’arome capiteux de la prairie fauchée,
le doux et violent bouquet des foins:

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Écoutez:

Dans une clairière, à travers le murmure d’océan des ramures, _la
Grande_, encore, qu’un sabotier, un bûcheron répètent dans leurs huttes
de la forêt, au milieu des chênes et des hêtres...

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Écoutez:

C’est _la Grande_, _la Grande_, toujours la chère ritournelle, la mesure
complaisante, vague et facile, qui se prête à tous les mouvements, subit
toutes les impulsions, à laquelle se scandent toutes les effusions du
cœur du montagnard, les quelques syllabes initiales au moyen desquelles
le monde enfant, l’univers dans ses langes a dû bégayer son arrivée à
l’existence, quelques accents seulement, et cela vous entame et vous
pénètre, intelligible et précis comme un langage, ces accents, décalqués
sur les sensations mêmes, moulés sur l’émotion, la voix ployée à toutes
les impressions, comme une voile frissonne, se bombe, se distend,
s’affaisse, vive ou morte, à l’haleine de la brise...

Lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, lo, léro, lo!

                   *       *       *       *       *

Écoutez:

                   *       *       *       *       *

Mais non, le silence, la solitude...

                   *       *       *       *       *

Les brouillards encapuchonnent les puys et les dômes. Les vacheries sont
descendues hiverner. C’est fini du refrain qui courait sur les cimes, de
buron en buron, ou résonnait par la campagne... Et la chanson qui
réveillait l’aube, la chanson qui berçait le crépuscule, les vocalises
aiguës du pâtre jouant avec l’écho, le rythme dont le laboureur
balançait sa tâche au pas des bœufs, ce lambeau de phrase qui fleurait
toute la flore des sommets, se nuançait de toutes les nuances de la
lumière, ces pauvres notes de rien avec quoi le bouvier contait sa peine
ou sa joie à l’espace, tout cela s’est tu, à la venue du froid... _la
Grande_, ensevelie... muette... sous la neige...




Le Château-là-Haut.


Je flânais, avant de me glisser entre les draps. Je redoutais
l’insomnie, dans le lit inaccoutumé. J’ouvrais une des fenêtres taillées
dans la muraille de basalte épaisse de quatre mètres, à pic, au bord de
l’abîme... J’appuyai mon front un peu fiévreux aux grilles de fer, mais
je ne distinguais rien, dans la nuit, les ténèbres, compactes, massives.
Il ne passait, à travers l’immense silence de la montagne, que le
grondement d’un torrent, d’un pissorel, comme ils disent ici de ces
ruisseaux, bruyants à la moindre averse, desséchés au premier soleil. Le
vent glacé menaçait de souffler ma lumière. Je fermai et commençai
d’inspecter la chambre, haute et vaste, où quelques meubles
d’aujourd’hui se perdaient comme un ménage de poupée, entre des armoires
énormes, qui touchaient aux caissons armoriés du plafond.

Autour de la salle étaient accrochées, dans des cadres de chêne, des
listes qu’on devinait calligraphiées par le maître d’école du hameau: Un
arbre généalogique d’où sortaient Mlle Adèle des Vergnés et M. de
Peyrardent; un tableau chronologique des leudes, comtes et vicomtes de
Vergnés; celui des capitaines-gouverneurs; une nomenclature des
châtellenies que renfermait la vicomté et le relevé des fiefs qui
dépendaient de ces châtellenies, avec l’énumération des paroisses où ils
étaient sis; puis, la suite des noms des officiers du bailliage, avec
leurs qualifications, telles que celles de juge, bailli, garde-scel,
chancelier, juge d’appeaux, lieutenant-général; un résumé des titres de
la commanderie qui avait existé dans la forteresse; le catalogue des
commandeurs connus, etc.!

Je fouillai dans les volumes alignés sur une étagère en guise de
bibliothèque: ce n’étaient que des _annales_, des _notices_, des
_biographies_, des _mémoires_, des _terriers_, des _coutumes_, des
_inventaires_, lorsque je découvris un tome du _Nobiliaire_, sur un
coussinet grenat, sous un globe de verre--placé là comme le rameau
d’oranger nuptial des petites bourgeoises. Je le pris et me couchai,
dans l’espoir que cette lecture me conduirait vite au sommeil:

«Suivant Audigier, Teillard, Dulaure et des mémoires inédits, le pays de
Vergnés aurait été gouverné, à l’époque romaine, d’abord par Frontonius,
sénateur du Rouergue.»

Je tournai les pages:

«... Bérenger II, vicomte de Vergnés, qui, suivant dom Coll, vivait en
l’an 915. On ne sait rien de lui si ce n’est qu’il fut le père du
suivant...»

Je tournai encore:

«Hugues paraît avoir eu de pressants besoins d’argent, car nous le
voyons en 1207 se déclarer débiteur envers Hugon et le Monedier de
Rodez, d’une somme de 1.300 sous rodunois...»

Je tournai toujours:

«Richard II, qui prit la croix, le jour de l’Epiphanie (1244).»

Je franchis les Croisades, voici:

«Germain II, qui fit assassiner, puis pendre à l’espagnolette d’une
fenêtre son frère Charles...»

Une foule de guerriers, plus fameux les uns que les autres; et des
alliances avec la Maison royale, des guerres, des sièges, des têtes
tranchées, des confiscations, jusqu’à Henri IV, ordonnant que «cet
éternel refuge de la rébellion» fût rasé, ordonnance qui ne s’exécuta
qu’en partie.

J’éteignis la lumière et pensai m’endormir. Mais non. Et toute ma
journée revécut dans mon esprit, depuis le matin.

--Là, Follette..., là, Douceotte...

Le bouvier marchait devant le joug, et c’est sans se retourner qu’il
dirigeait de sa longue aiguillade les deux vaches brunes attelées au
char...

Je n’avais pu me procurer de cheval au village où, la veille, j’étais
arrivé sur le soir, trop tard pour songer à gagner le château, encore
que j’y fusse attendu, mais, dans le mois, sans date précise. Cela
faisait vingt ans que je n’avais vu sa propriétaire actuelle, Mme de
Peyrardent, aujourd’hui; jadis, Mlle de Vergnés--Mlle Adèle pour les
paysans--Adèle tout court pour moi. Adèle qui ne se souciait guère
d’avoir eu des aïeux en Palestine, Adèle avec qui, vers les huit ans,
nous courions les futaies à chercher des nids ou cueillir les airelles
bleues! Puis, je ne connaissais pas M. de Peyrardent. Toutes raisons qui
m’avaient arrêté de me présenter de nuit et poussé à «espérer» le jour,
suivant l’invite de l’aubergiste.

Alors, je résolus de me rendre à pied, deux petites heures par la
traverse...

L’aubergiste avait hélé un valet, qui partait couper du bois à mi-côte;
il finirait de porter ma valise jusqu’au Château-là-Haut...

                   *       *       *       *       *

--Là, Follette... là, Douceotte...

                   *       *       *       *       *

Le paysage d’octobre dormait la grasse matinée, n’achevait pas de
s’étirer, paresseux; les arbres, leurs chevelures emmêlées encore; la
rivière, un pâle regard intermittent sous la brume qui se soulevait,
s’abaissait; les montagnes, allongées, leurs flancs dans les écharpes
légères du brouillard, la tête seule, les sommets, sortant de l’ombre,
lavés de soleil levant...

Tout en escaladant la dure montée, l’homme m’interrogeait d’une
curiosité insatiable, avec des pauses, des étonnements entre chaque
phrase:

--Vous savez le patois... Ah! pourtant... Vous n’êtes pas de ce pays-ci?
Et vous allez au Château-là-Haut... Peut-être, vous êtes du côté de
Monsieur? Du bien brave monde, qui ne font de tort à personne!

Je lui répondis. Sur quoi, il s’exclama, toujours avec des suspensions:

--Vous connaissiez le vieux maître? Dix ans qu’il est passé, l’Ancien!
Qu’il soit devant Dieu!... Ah! c’est du changement!... Un qui n’était
pas fier, le défunt... La demoiselle... oui, ça irait assez!... Mais ce
«mâle», une «espèce» du pays des châtaignes!... Ah!... il ne fait pas
bon vivre autour!... En voilà un particulier qui ne jette pas le lard
aux chiens.

Comme s’il redoutait de s’être trop avancé, quoiqu’il n’eût parlé que
sur l’assurance que j’étais du «côté de la femme», il corrigea:

--Après tout, je comprends que celui qui l’a le serre dur: _l’orgent o
lo quiot ton liso!_ l’argent a la queue si glissante...--Là, Follette...
là, Douceotte... Tenez, vous l’avez là...

De l’aiguillade, il me désignait le castel, à la cime des rocs.

Sur la crête, le château des Vergnés découpait un tronçon de tour et un
pan de muraille crénelée; mais, en dépit des siècles, la carcasse se
dresse d’allure assez tragique encore pour justifier les plus abondantes
imaginations chez les fileuses et les tricoteuses de la contrée.

Déjà le montagnard entonnait un récit plein d’Anglais et de huguenots.
Mais je ne l’écoutai pas et je pris tout droit le raccourci, tandis
qu’il continuait, avec ses bêtes et son récit, par le chemin des chars.

A chaque pas, maintenant, des souvenirs surgissaient, plus précieux,
pour moi, que ceux du siège soutenu, en 1305, par une châtelaine, en
l’absence de son époux, contre un traître seigneur, qui voulait
s’emparer de la forteresse et de dame Douce de Vergnés... J’avais besoin
de silence; dans chaque touffe de genêts ou de bruyères, je respirais le
passé, mon passé...

Le Château-là-Haut, ainsi qu’on le nommait, de toutes les fermes de la
vallée! Quelle joie à l’idée d’y revenir! Pourtant rien ne m’y ramenait
que la mémoire pêle-mêle du moulin aux ailes géantes, de la mare
profonde, des frais vergers et de la petite Adèle! Hélas! la joie
s’était tarie au fur et à mesure de mon approche...

D’abord, le chemin me fut long. Le Château-là-Haut me sembla plus
là-haut que jamais, d’un là-haut inaccessible, par ce sentier pénible...
Il était rose sur un ciel clair dans ma pensée, et je le revoyais terne,
tandis qu’à l’horizon naviguait une flotte de larges nuages noirs,
gonflés de pluie! Le désenchantement fut entier à l’hésitation de notre
salut, avec M. de Peyrardent et sa femme, que je ne pouvais reconnaître.
Je n’avais séjourné là que quelques semaines, tout enfant... Le monsieur
et la dame des Vergnés--les anciens--n’étaient plus, non plus
qu’Adèle...: une femme, Mme de Peyrardent! Je n’admettais pas qu’elle
eût grandi.

Comment n’avais-je pas réfléchi à tout cela, en acceptant l’invitation
transmise par un ami commun! Malgré l’empressement de l’accueil
ensuite--dû à la vanité un peu de traiter M. Un Tel, neveu de M. Un Tel,
cousin de M. Un Tel, et à ceci, en outre, que _je tombais bien_ (un jour
où _il y avait ce qu’il fallait!_ la conférence--les curés des environs
réunis mensuellement chez celui de la paroisse--devant souper au
château), malgré tout, il fallait me rendre à l’évidence, je n’étais
qu’un étranger, un passant...

Avant le dîner, le mari me promena dans la propriété. L’entrée des tours
était comblée; nous traversâmes des salles vides, moisies. «Nous ne
pouvions pas occuper tout ça», s’excusait mon cicerone; d’autres,
encombrées de sacs de grains, de pommes de terre; partout, des planches
bouchaient les hautes cheminées de granit; les pièces habitées,
d’installation des plus médiocres, composaient un intérieur de rentiers
de province. Lui, paraissait quelque notaire de campagne; elle, la fille
d’un fermier aisé: trois enfants, coup sur coup, l’avaient fanée; son
ventre bombait à nouveau. Vainement, je tâchais à découvrir dans ce
visage morne quelques traits de l’enfant turbulente et enjouée.

L’après-midi, on visita les dépendances... Une promenade mélancolique,
une promenade avec moi-même, où je ne fus guère à la conversation de mes
hôtes, m’entretenant de Paris, où ils avaient voyagé quinze jours,
voyage de noces!... Ici, un moulin--qui s’était rapetissé--pas
possible!... Un de nos jeux consistait à nous mettre à genoux sous les
ailes, qui nous frôlaient la tête, bourdonnaient à nos oreilles, sans
nous heurter; et maintenant, j’atteins du bras le toit pointu... Voici
la mare d’où nous sortîmes, un jour, les reins trempés, les jambes
mangées de sangsues, triomphants, croyant rapporter des truites!... Et
c’est l’enclos où galopaient les poulains, le verger où nous mordions
dans les pommes acides, les prunelles aigres, les groseilles sures;
l’automne a mûri les baies; les arbres se penchent à portée de notre
désir; l’herbe est jonchée de fruits que le vent a détachés des
branches. Hélas! il ne me vient pas, il ne me viendra jamais plus l’idée
d’en cueillir ou d’en ramasser.

Je ne m’endormais toujours pas, et les menus incidents de la journée
continuaient à se dérouler en ordre.

La conférence fut exacte, quatre prêtres de bourgades, faces rouges
émerillonnées, les yeux humides encore du repas plantureux, des vins
soignés de la cure, la panse ballante, les mains coulées dans la
ceinture de la robe, retroussée au-dessus des bottes dont ils avaient
délié les éperons. On les devinait ici comme chez eux: Mme de Peyrardent
les recevait avec des mines, des simagrées. Eux, plaisantaient sans
gêne, en campagnards revenant de la foire:

--Tenez, voilà un bougre qui aura de l’audace, s’il soupe... Il est
raide comme une pelle à feu... Ah! il en contient... Mieux vaudrait le
charger que l’emplir...

--Mais ça ne lui profite pas... qu’il est maigre comme un cent de
pointes.

L’abbé, que les autres moquaient sur son appétit et sa maigreur,
s’affalait sur le banc de pierre, s’épongeait, essoufflé:

--Que ne faut-il pas faire pour gagner son croûton!

Tous s’exclamaient:

--Ah! plaignez--vous; vous en fichez lourd...

--S’il ne caressait pas tant les filles, il ne les aurait pas si souvent
à confesse.

Mme de Peyrardent joignait les mains, blâmait la belle humeur de ses
hôtes:

--Mais, monsieur, qu’allez-vous penser de notre clergé?

--Eh! monsieur pensera que nous ne sommes pas de foutues bêtes, comme
nous en avons l’air, et que nous savons ce qui est bon...

Le repas fut une ripaille de viandes, comme dans les hameaux où l’on _ne
tue pas_ tous les jours, de vins et d’alcool. Après, une partie de
cartes avait été organisée dans le salon attenant à ma chambre, une
salle aussi donnant sur l’abîme, dont les fenêtres n’étaient guère que
des meurtrières, avec des anneaux de fer scellés dans le mur, une porte
de fer aux verrous énormes, qui, par deux marches, conduisait à une
tour... Cette salle avait dû servir de corps de garde et être témoin de
bien des scènes et des péripéties... Je doute qu’il s’y soit jamais
groupé de tableau plus fantastique que celui de ces joueurs noirs sous
les lampes, avec leurs faces illuminées, apoplectiques, la pipe aux
dents, à croire que les Templiers ressuscitaient...

--_Per ober maï, perdrès obrila..._ Pour avoir mai, vous perdrez avril.

--_Coou pas fa coua toutès les ioous o lo memo poulo..._ Il ne faut pas
faire couver tous les œufs à la même poule.

Ils annonçaient les rois, les dames, les valets par leurs noms:

--Argine...--Hogier...--Rachel...--César...--Alexandre...--Judith...

Puis, à chaque partie, avec des gestes dégagés, les gagnants
éparpillaient à travers l’espace la menue monnaie, quelques petits
sous--car le maximum des enjeux était limité aux pièces blanches--qui
roulaient sur le sol, couraient sous les meubles,--en criant:

--_Per lo Tounetto..._ Pour la Toinette. Tu t’achèteras un tablier, une
coiffe, que ton amoureux te voie joliment parée...

--Mais dans les filles, ce n’est pas le tablier que les amoureux
estiment... plutôt ce qu’il y a dessous, hein...?

Et l’abbé maigre chantonnait:

    Paro lou lou
    Et défends-toi du loup, petite:
    Défends-toi du loup.

Puis, une dernière rasade...

Ils avaient rattaché leurs éperons, s’étaient hissés sur leurs
pacifiques montures et, une lanterne à la main, avaient commencé de
dévaler les pentes...

Je m’étais assoupi, enfin, lorsque des voix sourdes, des pas étouffés
dérangèrent le silence...

Un valet, une servante, sans doute...

Mais cela persistait, et soudain, un choc contre ma porte, une parole me
tirèrent tout à fait de mon demi-sommeil... Quelqu’un était dans la
pièce voisine... Deux personnes, au moins, qui causaient... Puis, des
intervalles... Je m’étais dressé, les nerfs tendus; des bribes de
phrases me parvenaient:

--Tiens, là-dessous... le tapis...

J’entendais comme gratter sur le parquet, et, sous ma porte, s’ouvrait,
se fermait comme un éventail, un triangle de clarté que projetait la
lumière circulant dans l’autre pièce. Je me levai et, l’œil braqué à la
serrure, j’assistai à une scène inouïe, à me tâter si je n’étais pas la
proie de quelque hallucination... Une scène d’aujourd’hui! sans rien de
violent et de dramatique qui dépassait en horreur, à ma vue, les
épisodes les plus farouches, les situations les plus intenses de la
tragédie antique, quelque chose de calme et de hideux, de comique et
d’effroyable: M. de Peyrardent mi-vêtu, un mouchoir sur la tête, rampait
à genoux, s’étalait sur le plancher, fouillait du bras, où lui
indiquait, l’éclairant, sa femme en jupon court, en bonnet de nuit...

--Tiens, là-dessous...

Et il ramassait les sous, contre les murs et les sièges, les sous jetés
par les gagnants dans la soirée... les sous pour Toinette!

--Là-dessous, je te dis...

Tout cela tranquillement, la conscience en repos sans doute, l’âme
béate, tels que s’ils avaient été occupés simplement à chercher quelque
bague égarée...

Je ne pus me rendormir. Je m’interrogeais sur cette rafle misérable! Je
me souvenais du proverbe du bouvier:

«L’argent a la queue glissante, il faut le serrer dur...»

Pourtant, ils étaient riches: toute la région appartenait au
Château-là-Haut, les fermes, les prés, la rivière, la montagne! Alors,
comment expliquer? Par l’atavisme, l’éducation?... Mais l’Ancien avait
été le bienfaiteur de tous, il se serait «tiré le pain de la bouche»
pour les autres!

Je rallumai et, jusqu’à l’aube, pour tuer les heures interminables, je
recommençai de feuilleter le _Nobiliaire_.

«Rigal de la Teyssierye avait été accordé dès 1302 avec Anne-Gothie de
Vergnés... Il mourut le 4 septembre 1304... Son corps fut inhumé dans le
cloître de l’abbaye de la Roqueminhac... La plupart des seigneurs du
pays assistèrent à ses funérailles, célébrées par 900 prêtres; 1.102
torches éclairaient l’église tendue de 143 draps de soie... Anne-Gothie
gouverna avec sagesse pendant la minorité de son fils... L’histoire nous
la représente en femme accomplie par sa beauté et sa vertu. Geoffroy de
Toris, gentilhomme de Rouergue et troubadour célèbre, l’aima et composa
en son honneur la plupart de ses poésies. Pétrarque et Nostradamus les
ont citées...»




Pierrouti.


--Des bourrées, des chansons en patois, mais Pierrouti les sait
toutes... Il vous en chantera plus que vous ne voudrez... Il en a la
tête farcie... Quand il a commencé, plus moyen de le tenir, me dit
l’instituteur de Cézens, un ami, chez qui j’étais descendu. Nous le
trouverons à l’église ou à l’auberge, venez... Ah! mais, une seconde...

Mon hôte, rentrant vivement,--nous étions devant sa porte,--revint
aussitôt avec un fusil...

--Vous ne la voyez pas?

Du doigt, il m’indiquait, dans le ruisseau qui coule devant la maison...

--Vous ne la voyez pas? Eh bien, attendez...

Il dispose son arme et, dans la direction visée, j’aperçois, en effet,
une truite filant entre les pierres, qui fut arrêtée net, à la décharge,
déchiquetée par les plombs, une jolie truite.

--Il n’en faut pas deux comme ça pour faire une livre, hein? soupèse mon
hôte. Maintenant, nous allons à la «cherche» de Pierrouti?

--Mais oui...

                   *       *       *       *       *

Nous montons par un mauvais chemin, qu’obstrue un char de foin qui
menace de verser, penche aux cahots, à chaque pas des bœufs, comme une
barque par le roulis.

Voici le village, quelques chaumes, de pauvres habitations basses, leurs
portes closes--tout le monde aux champs--par cette éclatante journée de
juillet; et la vieille église, avec son clocher à peigne, et le
cimetière sur la petite place plantée de tilleuls.

Une odeur de corne brûlée?

                   *       *       *       *       *

Ah! oui, la forge, toujours au même endroit; la forge, là-bas, dont la
gueule rouge me représentait comme une entrée de l’enfer, jadis! et,
tout enfant, m’emplissait d’effroi.

Mais, à présent, que je ne crois plus à Dieu ni à Diable (disent les
bonnes femmes d’ici)--pensez, un homme qui écrit dans les journaux!--je
n’hésite pas à m’approcher, pour interroger, si l’on n’a pas aperçu
Pierrouti...

On ne l’a pas vu.

Nous entrons dans l’église... Personne.

Nous serons plus heureux peut-être à l’auberge... En effet, il doit
venir... Si nous pouvions «espérer» un peu?

                   *       *       *       *       *

Nous espérons.

Et il arrive, toujours le même--tel que dans mes souvenirs d’il y a des
années.

--Quand on est bien, fait-il, pas besoin de changer.

Une silhouette comique de nain, à la longue tête, au long torse, sur des
jambes courtes, un pantalon jaune, les pieds nus dans d’immenses sabots.

Toujours le même à peu près, qu’il serve la messe, ou qu’à l’obscure il
aille faire un coup de fusil, qu’il porte la croix aux processions, ou
vide un saladier de vin chaud, à la veillée.

Pierrouti!

Qui ne le connaît?

Comme clerc, il sonne les cloches, sert la messe, assiste aux baptêmes,
aux premières communions, aux mariages. Depuis quarante ans, il sonne
pour ceux qui viennent et pour ceux qui s’en vont...

Mais comme la commune et les hameaux dispersés ne comptent pas un
millier d’habitants, Pierrouti a du temps de reste. Entre deux angélus,
il court les environs du pays, dont il n’est pas une pierre qu’il
ignore, pas un buisson qui ne lui soit familier. Dès le printemps, il
sait les nids et le nombre d’œufs. En tout temps, il dispose d’un lièvre
ou d’une truite, qu’il va prendre au gîte ou sous sa pierre, aussi
sûrement qu’un autre cueille les fruits de son hort.

Pierrouti, c’est le pays tout entier qui est sien! Comme il en a joui!
Non, il ne s’est pas fait de mauvais sang. Il n’a pas subi l’angoisse du
paysan pour qui chaque mouvement du ciel est une angoisse. Il ne s’est
jamais préoccupé d’où soufflait le vent que pour la chasse. Lorsque
l’orage s’amoncelle, ou que la grêle crible la moisson, ou que l’_écir_,
la tempête de neige, tourbillonne, il n’a d’autre ennui que de balancer
la cloche, qui dissipe les nuages...

Oui, il a joui de la terre où il est né--en poète et en philosophe!

Pierrouti a goûté toutes les minutes de son existence et ne demanderait
qu’à les revivre, sans en retrancher une seule. Il est satisfait de son
sort. Il aime son village, et les émigrants ont beau conter qu’il en est
de plus grands, Pierrouti ne s’en émeut pas. Il n’a pas désiré
s’éloigner de plus loin que ne lui permettait son métier de sonneur. Il
ne s’est jamais écarté qu’entre l’angélus du matin et l’angélus du soir;
il ne s’est pas lassé d’arpenter toujours les mêmes étendues tristes,
les mêmes genêts bourrus de son canton; ses yeux ne se sont pas fatigués
d’être arrêtés presque tout de suite par les découpures du Plomb à
l’horizon... Il est heureux, et c’est un peu comme son bonheur qu’il
sonne, depuis tant et tant d’années, à toutes les aubes et à tous les
crépuscules.

A vrai dire, peut être aussi que, s’il ne s’est pas lassé de cette
servitude d’avoir à sonner régulièrement des cloches, ce qui peut
paraître incompatible avec les goûts de liberté du braconnier, c’est que
Pierrouti ne s’est pas du tout asservi à sa tâche, oh! que non! Il en a
pris à l’aise. Quelquefois, Pierrouti a même absolument oublié de
sonner. Mais personne ne lui en garde rancune. Le pâtre qui voit tomber
la nuit, ou bien le laboureur qui voit pointer le jour, et qui
n’entendent pas la cloche du matin, la cloche du soir, pensent
seulement:

--_Pierrouti n’o faito quaoucuno._ Pierrouti en a fait quelqu’une... a
fait quelque tour.

Cela lui arrive. Vous comprenez, Pierrouti est de toutes les fêtes:
après un mariage, un baptême, la cérémonie terminée, le cortège n’est
pas encore en route, que Pierrouti dévale de la sacristie, et de la même
voix qui psalmodiait, tout à l’heure, les répons à M. le curé, entonne
son répertoire, toutes les anciennes bourrées, au chant desquelles on
danse encore dans la montagne, mais qui se perdent de jour en jour.

--Je vous demande, il leur faut toute une batterie de cuisine
maintenant! s’exclame Pierrouti, outré de ce que les violons et les
cuivres commencent à supplanter la _cabrette_ et le simple chant...

Pierrouti est de toutes les fêtes! N’est-il pas naturel, lorsqu’il s’est
un peu attardé, qu’il sonne un peu plus tard le réveil?

Pierrouti prend le café avec nous. Il parle, il parle. Il veut des
nouvelles de ceux qui ont déserté le pays, et que je dois connaître,
puisque je suis de Paris!

Il y en a tant qu’il ne reverra sans doute jamais.

--Je me fais vieux...

Je proteste:

--Toujours... toujours le même...

--Non, non, j’ai de la bourre blanche...

C’est vrai, le poil est gris...

--N’empêche, que je peux toujours vous faire manger une couple de
fuyards, de pigeons sauvages.

--Ah! vous donnez toujours quelques coups de fusil. Et les gendarmes?

--Oh! plus peur de rien... Je suis garde particulier...

Et notre nain de Pierrouti sort des papiers de son pantalon jaune.

--Oui, oui, moi, garde particulier; qu’en dites-vous?

Pierrouti qui ne braconne plus!

S’il allait ne plus chanter!

                   *       *       *       *       *

Mais si, le voilà qui se lance et commence, scandant le rythme, de son
sabot, sur le plancher, comme s’il faisait danser, sans _cabrette_, à la
muette, comme ils appellent:

    Ol cap del bouscotel,
    L’i o uno lébro.
    L’i o uno lébro.
    Ol cap del bouscotel,
    L’io uno lebro, que duer.
    Boun cossaïre,
    Boun tiraire,
    Baï-t-en la rebilla,
    Tu que sabes bien tira.

--A l’entrée du petit bois,--Il y a un lièvre,--Il y a un lièvre,--A
l’entrée du petit bois,--Il y a un lièvre, qui dort.--Bon chasseur,--Bon
tireur,--Va-t’en le réveiller,--Toi qui sais bien viser.

Ces petits chants, sur un air de bourrée, n’ont jamais guère qu’un
couplet, que le chanteur répète deux ou trois fois, s’ingéniant à
trouver quelque variante finale; de sorte qu’ils ne sont pas sans
analogie avec le rondel.

Mais, souvent aussi, le chanteur dit à la suite les unes des autres des
bourrées différentes.

Ainsi allait Pierrouti, tout glorieux de penser que nous n’en avions pas
de semblables à Paris.

En voici quelques échantillons.

La forme ne varie guère et le fond n’est pas très étendu.

Il n’y a pas d’écrivains, à justement parler, de poètes auvergnats; le
patois n’est pas écrit. Les bourrées chantées ne sont qu’une sorte de
refrains essayés sur les airs de la _cabrette_, par les _cabrettaïres_:
bien souvent, ce ne sont que des paroles balbutiées, des phrases sans
suite, quelques mots plaqués sur les notes, allusions à quelque
événement local, ironiques et rudes reparties des fins et sages paysans,
embryons de satire, ébauche d’idylle...

--Des bourrées! Je vous en pousserai un troupeau d’affilée, promet
Pierrouti, et, de fait, il ne s’interrompt plus que pour boire son punch
et recommencer, aussitôt sa bouche essuyée de la manche:

    Quond lou moulinié passo,
    Fo peta lou fouit,
    Lo Maritou l’ogatchio,
    Lou guigno om lou dit.
    Yeou l’empochorai
    De l’ogochia pel lo fenestro.

--Quand le meunier passe,--Il fait claquer le fouet,--La Marie le
regarde,--Le guigne avec le doigt.--Moi, je l’empêcherai--De le regarder
par la fenêtre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Yéou n’ai cinq soous,
    Mo mio n’o que quatre!
    Cossi foren,
    Quand nou moridaren?
    N’en croumparen
    Un toupi, n’es cudelo
    Un cuilleirou,
    Monjioren toutes dous.

--Moi j’ai cinq sous,--Ma mie n’en a que quatre!--Comment
ferons-nous,--Quand nous nous marierons?--Nous achèterons--Un pot, une
écuelle,--Une cuillère,--et mangerons tous les deux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Tont que t’eimabo,
    Te proumetio prou, pichioto!
    Te proumetio prou.
    Aro que te tene,
    Jiogue de bostou, pichioto,
    Aro que te tene,
    Jiogue del bostou.

--Tant que je t’aimais,--Je te promettais assez, petite!--Tant que je
t’aimais,--Je te promettais assez.--Maintenant que je te tiens,--Je joue
du bâton, petite,--Maintenant que je te tiens,--Je joue du bâton.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Gardo toun boun tem,
          Pichioto,
    Gardo toun boun tem,
    Moridado icou fouguesse
          Quond l’as!
    Moridado o moun plose,
    N’en possorio la motinado
    Ol coustat de moun ami.

--Garde ton bon temps,--Petite,--Garde ton bon temps,--Quand tu
l’as!--Mariée que je sois,--Mariée à mon goût,--Je passerai la
matinée,--Aux côtés de mon ami...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Per los cams d’Endouno
    Lio de jioutoi flours,
    De berdos, de roujio,
    De toutos coulours.
    Et, se yeou l’i onabe,
    N’en culirio bé,
    A la miono omio
    N’en pourtorio bé.

--Par les champs d’Endoune--Il y a de jolies fleurs,--Des vertes, des
rouges,--De toutes couleurs--Et, si moi j’y allais,--J’en cueillerais
bien,--A la mienne amie--J’en rapporterais bien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    De qu’eimaria mai,
    Lou rubon ou lo dontello?
    De qu’eimaria mai,
    Lou rubon, lou golon?
    Yeou eimario ton
    Lou golon coumo lo dontello;
    Yeou eimario ton
    Lou rubon coumo lou golon!

--De quoi aimeriez-vous mieux,--Le ruban ou la dentelle?--De quoi
aimeriez-vous mieux,--Le ruban ou le galant?--Moi, j’aimerais autant--Le
galant que la dentelle;--Moi, j’aimerais autant--Le ruban que le galant!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Yeou z’aime tout,
    Lou bit o mai lei drollo;
    Yeou z’aime tout,
    Lei drollo o mai lou bit,
    Mai, per coousi,
    N’aimario mai lei drollo;
    Mai, per coousi,
    Prefeorio lou bit!

--Moi, j’aime tout,--Le vin et puis les filles,--Moi, j’aime tout,--Les
filles et puis le vin,--Mais, pour choisir,--J’aimerais mieux les
filles;--Mais, pour choisir,--Je préférerais le vin!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Yeou te cerquère,
    Bouissou per bouissou,
    O lo fi te troubère
    Ombe un jionte garçou!
    Yeou te cercabe,
    Bergnat per bergnat,
    O lo fi te troubère
    Ombe un Oubergnat.

--Moi, je te cherchais,--Buisson par buisson,--A la fin te trouvai--Avec
un joli garçon!--Moi, je te cherchais,--Vergne par vergne,--A la fin, te
trouvai--Avec un Auvergnat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Iste counfesso!
    Lou curat d’o Besso
    Obio uno poulo,
    L’o metet o l’oulo.
    Le poulo contabo,
    Lou curat donsabo,
    Le meneto plourabo...

--Iste confesse!--Le curé de Besse--Avait une poule,--La mit à la
marmite.--La poule chantait,--Le curé dansait,--La menette pleurait...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Se sabias, droullotto,
    Jiomai bous moridorios,
    Restorias souleto,
    Gardorias lo libertat.
    Toumbé, se coupé le combo,
    Se lebé, se coupé lou pé.

--Si vous saviez, fillette,--Jamais vous ne vous marieriez,--Resteriez
seulette,--Garderiez la liberté.--Tomba, se cassa la jambe,--Tomba, se
cassa le pied.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Los componos d’o Brezon
    Sou toumbados dins l’eston.
    Caou lei lebo?
    Pierre Grond.
    Caou los plouro?
    Lo gronouillo.
    Caou n’en rit?
    Lo perdrit.
    Caou n’en fo doou?
    Lou parpoilloou.

--Les cloches de Brezons--Sont tombées dans l’étang.--Qui les
lève?--Pierre Grand.--Qui les pleure?--La grenouille.--Qui en rit?--La
perdrix.--Qui en fait deuil?--Le papillon...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand il est lancé, plus moyen de le tenir!

En effet, Pierrouti chante, chante toujours.

Et les plus dénuées de sens de ces bourrées ont avec le rythme où elles
se scandent, dans la verdeur des mots, une rude saveur qui disparaît
sans doute à la traduction. Et telles qui peuvent devenir insignifiantes
en français sont dans le patois du tour le plus original.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Lo bouole, lo Morianno,
    Lo bouole, mai l’oourai.
    L’onorai yeou querre,
    Lo menarai,
    Malgré soun paire,
    L’espousarai...

--Je la veux, la Marianne,--Je la veux et je l’aurai.--Je l’irai, moi,
chercher,--Je l’amènerai;--Malgré son père,--L’épouserai.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Baïsso té, mountagno,
    Aousso té, boloun,
    M’empatchaï de beyré
    La mio Jionetoun.

--Baisse-toi, montagne,--Hausse-toi, vallon,--Vous m’empêchez de
voir--La mienne, Jeanneton.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il «en pousse» bien d’autres, le brave Pierrouti; je ne puis les
rapporter toutes; c’est un peu toujours le même thème court, de
moqueries et de railleries, quelquefois traversé de tendresse et de
sentiment.

Mais je voudrais citer celle-ci encore, dont la constatation, vraie pour
tout le monde, ne l’est pas pour notre Pierrouti:

    Lou conta ni lou donsa
    Portou pas lou po o l’armodjo;
    Lou conta ni lou donsa
    Portou pas lou po o montja...

--Le chanter ni le danser--Ne portent pas le pain à l’armoire;--Le
chanter ni le danser--Ne portent pas le pain à manger...

                   *       *       *       *       *

Non, le chanter ni le danser n’ont empêché Pierrouti de mener bonne et
joyeuse existence, et, comme aujourd’hui (tandis que tout le monde est à
peiner dans la hâte des travaux de l’été), de rester à l’ombre et de
boire frais dans l’auberge où il tient ses états, comme un autre Villon;
car, lui aussi, est poète à sa manière... et ne se contente pas de
perpétuer les vieilles bourrées...

Écoutez:


A CEZENS

          A Cezens, le joli bourg,
          Y a des filles tout l’entour.
    Mais oui, y en a des petites et des grandes
    Qui veulent se marier; personne ne les demande!

          Toutes les filles sont rassemblées,
          Une lettre est composée.
    On l’a portée le dimanche à la grand’messe:
    --Monsieur le curé, publiez cette lettre...

          Monsieur le curé ne manqua pas,
          Cette lettre publia:
    --Écoutez bien, garçons, je vous en prie;
    Les filles de Cezens veulent qu’on les marie!

          Tous les garçons ont répondu,
          Tous les garçons ont répondu:
    --Ont-elles beaucoup d’argent, sont-elles gentilles?
    Si elles ne sont pas tout cela, elles resteront filles!

          Toutes les filles sont rassemblées,
          A Pierrefort elles sont allées,
    Pour acheter des bonnets et des dentelles,
    Et des mouchoirs brodés à la mode nouvelle.

          Tous les garçons sont rassemblés,
          Au cabaret, ils sont allés,
    --Buvons, trinquons, chers camarades ensemble:
    Ce qui nous fait honneur, les filles nous demandent.

--Et c’est en français, se glorifie Pierrouti, le verre en main, debout
sur ses jambes courtes... L’essai n’est déjà pas si médiocre, avec une
malice et une naïveté de poésie populaire de bonne venue, avec un goût
de terroir que j’apprécie fort... Mais comment vous redire la verve
impétueuse du bonhomme! Il en est quelques autres, moitié français,
moitié patois, de sujet hardi, que je ne puis rapporter, à cause de leur
gaillardise. Pierrouti les scande volontiers en plain-chant, mêlant le
sacré et le profane. D’ailleurs, pour ces refrains spontanés, qui
éclatèrent un jour de ripaille, entre deux saladiers de vin chaud, il
faut entendre la voix, regarder les mines du comique petit homme.

Oui, il «nous en pousserait» jusqu’à demain, Pierrouti. Et l’après-midi
se passe à l’écouter.

Enfin, nous sortons, nous sommes sur la petite place déserte. Tout
semble mort. Alors, à tue-tête, Pierrouti continue de chanter, ses
jambes vacillent un peu dans son pantalon jaune et ses sabots--le punch
et surtout la griserie de parler depuis des heures!...

Puis, il se calme, réfléchit qu’il lui faut monter jusque là-bas,--il ne
sera pas juste à temps pour l’angélus, mais ils attendront--à la
propriété dont il est garde.

--Oui, oui, garde particulier... Pierrouti... Vous ne croyez pas,
hein?...

Et il sort ses papiers...

--Hein!... moi..., garde particulier... Mais vous savez, quand je _les_
vois... je ne peux pas leur faire rien... Moi, ça serait trop fort... je
leur dis d’aller d’un autre côté...

--Au revoir, Pierrouti...

--Si vous voyez quelqu’un d’ici à Paris, vous direz que Pierrouti en
sait quelques-unes encore, nous jette le clerc, et qu’il ne se fait pas
toujours de bile... Je ne changerai pas pour un député.

Qu’il a raison! Des députés, la dernière des bourgades en produit. Mais
d’hommes heureux--comme Pierrouti--certes, la terre en est plus chiche!




Le Calvaire.


J’ai traversé la Planèze, de Murat à Pierrefort, pour gagner Brezons--un
pauvre trou de rien, où l’on peut s’étonner que je m’arrête--pour quoi
faire? Pleurer! Oui, pleurer! C’est bête, je sais. Mais je pleure tout
de même. Pas à dire non, je pleure! Ça me cuit sous les paupières,
quelque chose qui me picote l’œil, depuis qu’à un tournant de la route
(dont la rampe raide descend en longeant le vide à travers de graves
paysages aux contrastes de vie et de mort, aux brusques alternatives de
culture et de lande, de bois et de roc), depuis que j’ai aperçu... le
CALVAIRE!

Ce Calvaire? Pareil à bien d’autres du pays: un tertre assez haut qui
domine le bourg, avec, plantés au faîte, une croix, un maigre
noyer--voilà tout: et je pleure. J’ai beau me moquer--l’air de quoi,
ainsi? l’Enfant prodigue, le Petit Savoyard qui retourne à sa
chaumière!--n’empêche que mon cœur fond, et je pleure!

Vous comprendrez, quand vous saurez quel rôle cette butte de terre a
joué dans mon existence. Six mois de mon enfance, vers les huit ans--ma
famille réfugiée là, après le siège et la Commune--six mois, j’ai vécu
au pied de ce bloc sombre, avec le rêve de grimper, la hantise
d’atteindre la plate-forme où se dresse la croix, où verdit le noyer...
Ah! oui, ce Calvaire, d’où nous narguaient les chèvres, combien de fois
«l’ai-je essayé», avec des camarades, têtus aussi...

Vaines tentatives...

Toujours, on devait renoncer, la culotte en lambeaux, les mains
entaillées, les genoux déchirés comme à des clous et des couteaux de
pierre!

On renonçait, mais pour un temps; car, en dépit des remontrances et des
menaces de corrections, les plaies apaisées, la semaine d’ensuite,
l’assaut recommençait vers le but si proche, qu’on touchait de la main
presque--et pourtant toujours inaccessible!

Et puis, au bas du Calvaire, appuyée contre, la maison «d’où je sors»,
comme on dit ici, la maison des miens, la plus modeste qui soit: une
grange, un hort des plus petits, et l’_oustaou_, l’habitation, sous le
grenier couvert de chaume, une seule pièce, où l’on accède par quelques
marches...

C’est là qu’hivernait mon grand-père, buronnier, lorsque le froid oblige
les troupeaux à descendre de la montagne... Là, mon père est né, a passé
la moitié misérable--heureuse--de sa vie; là se sont écoulées, pour moi,
de brèves heures insoucieuses, à l’époque où le hasard uniquement,--mon
père indécis d’émigrer de nouveau ou de se fixer dans la
contrée--m’empêcha de devenir pâtre, pour me condamner plus tard à
aligner des phrases...

Je reconnais chaque arbre de l’enclos et la haie de groseilliers... Mais
«le bien» n’est plus nôtre... Là, demeure aujourd’hui je ne sais qui? Je
passe devant, sans entrer... Et vous ne voudriez pas que je pleure?...

Un peu plus loin, dans les flancs du Calvaire, voici le four...

Une odeur de pain chaud embaume l’air; c’est le jour, un grand jour,
chaque quinzaine, chaque semaine au plus. Des femmes, les mains, le
visage souillés de farine et de fumée, emportent, sur la tête, des piles
de larges tourtes... Des enfants trépignent d’impatience, qui éclatent
de joie, soudain, à recevoir la «pompe» brûlante, la tartelette dorée,
chauffée pour eux, qu’ils enveloppent dans leurs tabliers...

Il fut un autrefois où le four ne s’allumait pas que la grand’mère ou la
tante n’eussent pétri pour nous aussi des tartelettes et des pompes...

Je n’aurais pas les yeux rouges!

Mais ce n’est pas fini de pleurer...

Qu’elle est silencieuse, l’hospitalière maison des cousins chez qui je
suis logé, si bruyante jadis! Qu’elle est vide, jadis si pleine
d’espoir!

Les deux jeunes hommes, avec qui je me rencontrais là, à des vacances,
n’y sont plus.

L’un, médecin, qui promettait un savant, mort avant la trentaine,
victime de son noble cœur, à la suite d’un mal contracté à
courir--souffrant lui-même, en convalescence encore--, plusieurs
kilomètres, par la nuit et la neige, au chevet d’un parent malade...
L’autre, quasi mort pour la famille, enseveli comme un linceul--dans la
robe du missionnaire...

Maintenant, le père et la mère sont seuls, dans la maison déserte où la
joie n’habitera plus, désormais, au creux de cette vallée close de
murailles formidables, qui barrent l’horizon de partout...

Cependant, croyants, les yeux vers le ciel, ils continuent de vivre...

Hélas! elle est vite ébranlée leur résignation, qui pouvait paraître si
solide; la couche d’oubli n’est pas forte, une mince poussière qu’un
rien disperse, et voici la douleur à nu...

Ils m’embrassent, et leurs cils se mouillent, leur peine s’est
rouverte--tout le passé, pour eux, que mon arrivée évoque...

Pendant que la cousine pousse le feu pour la soupe, nous allons au pré
chercher la jument... Quel plaisir encore jadis--c’est toujours passé,
le plaisir!--de se faire hisser sur la brave bête; comme elle trottait,
nous tous en croupe! N’avions-nous pas comploté une fois de nous servir
d’elle comme d’un gradin pour grimper au Calvaire!

Le soir trame ses premiers fils; nous revenons taciturnes, dans la
solennité de l’heure; une clochette tinte, d’un troupeau de chèvres, qui
dévalent par bonds, s’immobilisent, me regardent de leurs yeux
diaboliques, ne s’enfuient qu’aux cris d’un valet, _oh! bestio di
bestio_, oh! bêtes de bêtes! piquant ses bœufs à moitié disparus avec le
char sous la cargaison de foin; l’angélus qui sonne...

Nous sommes devant la vieille petite église posée au bord d’une sorte de
ravin, avec son cimetière d’un côté, de l’autre son clocher à peigne qui
se délabre...

Ces églises de campagne sont les seules où j’ai pu prier, quand je
priais... Les seules, sans doute, agréables au Dieu qu’on nous
proposait, aimant les humbles et les simples. Évanouies aussi les heures
de foi, et j’en eus d’ardentes, où je revenais de la prière, mes
chagrins consolés, avec une âme rafraîchie et limpide...

                   *       *       *       *       *

Ce soir, je ne rapporte de la nef où je pénètre que des notes de carnet:
l’obscurité où claquent les galoches sur le sol, où s’égrènent les
chapelets et les amen de deux ou trois menettes, au curé, qui lit à la
lueur d’une chandelle...

Et rien de plus!

                   *       *       *       *       *

Nous dînons, trois, à cette table qui fut si nombreuse, nous forçant à
causer, à briser le cercle de fer des souvenirs, et n’y parvenant point,
toujours garrottés dans le passé...

--Te rappelles-tu les histoires que tu aimais tant... Ça ne te dit plus,
sans doute?

Hélas! si... cela me dit encore et c’est peut-être d’avoir aimé tant les
écouter qu’il m’est venu d’en raconter à mon tour, pensé-je. Ah! si les
miennes pouvaient intéresser de la même façon que celles des autres
m’intéressaient, moi!

La cousine récapitule:

--Tu te souviens, la _Casso boulento_?

La Chasse volante! Le grand veneur qui traverse à de certains minuits la
vallée, vêtu de flammes, poussant de son fouet de feu, à travers
l’espace, sa meute rouge et ses piqueurs flamboyants,--si je me
souviens!

--Et _las Fados da Fareire_?

--Oui, les Fées de Farère, qui habitent cette grotte merveilleuse, sous
les pendentifs de basalte!

--Et le château de la Boyle, que ne dépasse jamais «l’agasse»--les pies
ayant été excommuniées à la suite d’une foule de vols?... Et le château
du Grand-Roc, qui garde un énorme trésor dans ses ruines?... Et «les
peurs» du côté de Lescure?...

--Et _celle_ de la borne?...

--Oui... que déplace un paysan, empiétant sur le champ voisin, dont le
maître est mort et qui entend une voix lui crier: _Planto lo
borno!--Planto lo dritto!_ Plante la borne! Plante-la droite.

--Et le mort... enterré à l’endroit qu’il ne veut pas... par de mauvais
héritiers?...

--Oui... qui trouvent sa pierre défaite tous les matins...

Oui, oui: je me rappelle tout, ces croix, çà et là, l’une pour quelqu’un
frappé de la foudre, l’autre, sur le terrain où un chien déterra les
trois jumeaux bâtards enfouis par une servante...

Oui, je me rappelle, et j’ai peur presque...

La nuit s’est étendue, pendant la conversation... Et je balaie d’un
revers de main nerveuse la croix de mie de pain, que mes doigts
machinalement avaient pétrie...

Je ne me trouve pas seul sans malaise, dans la chambre qui m’est
destinée; à côté, mes hôtes ont fait la prière, à demi-voix, puis se
sont couchés; et c’est le silence formidable de la nuit compacte...

Pas de bruit, que le murmure lointain de la rivière, au bas de la côte,
dont les bois confus dans les ténèbres ne sont que des masses d’ombre,
d’encre épaisse dans le sombre...

Tout d’un coup le chant clair, métallique de l’horloge, qui se répète,
suivi de la sonnerie des autres horloges de la maison, à double sonnerie
aussi, tout cela qui éclate de pièce en pièce, va scander mon insomnie,
car je ne dormirai pas...

Je veux prendre un livre. Mais la porte de _sa_ chambre est condamnée
religieusement depuis sa mort...

Ah! ce cabinet, en _son_ absence, que d’heures défendues j’y ai passées,
forçant la bibliothèque et les tiroirs, les yeux effarés--à l’âge du
saute-mouton et des billes!--devant tout ce qu’ils me révélaient des
misères du corps, ces livres de science aux images terribles! Et les
instruments d’acier qui luisaient... De combien de maux ne me suis-je
pas cru atteint! Il n’en est point dont je n’aie souffert en
imagination!

Mais qu’est-ce que ceux-ci, pour lesquels, plus ou moins, il s’invente
des remèdes! J’en ai connu d’autres, depuis, d’incurables tourments, et
qui n’étaient pas signalés dans les livres...

La bougie s’éteint à un coup de vent, je vais fermer la fenêtre et...

Oui, une seconde d’effroi...

Contre le mur, quelqu’un est debout, qui s’avance...

Un instant pénible, je vous assure, avant de me rendre compte: une
soutane de missionnaire pendue à une patère, et que le vent remuait...
Ce qui a suffi pour me chavirer l’âme que j’avais déjà tout de travers,
avec ces mille secousses de souvenirs.

                   *       *       *       *       *

Avant de partir, vous devinez bien que je fais mon pèlerinage au
Calvaire...

Oh! je n’essaie plus de parvenir par la difficulté, à la force des
genoux et des poignets; l’ère de ces héroïsmes-là est close; nous
suivons le chemin de tout le monde,--qui gravit la pente, par un
détour,--sur le gazon doux... Cette route, on nous l’avait bien
enseignée, d’ailleurs, jadis; mais nous n’avions que dédain pour la voie
tracée et nous continuâmes de tenter l’impossible,--qui seul nous
tentait...

Ah! ce Calvaire, comme il s’est dressé devant moi souvent! Combien de
fois aussi j’ai pris la vie à rebours--comme lui...




La Ville de feu.


... Si la vue s’effare à découvrir la _Ville noire_ aussi haut perchée
sur le roc--à ne pas croire que ce soit l’œuvre de l’homme, à penser
plutôt qu’elle a jailli telle quelle des entrailles de la terre vers
l’espace, projetée de quelque forge cyclopéenne--l’œil n’est pas moins
surpris, lorsque de la route qui descend de Saint-Flour sur
Chaudesaigues, courant aux flancs de l’effroyable côte de Lanau,
au-dessus de l’abîme le plus sauvage et du fracas du torrent, tout d’un
coup, on aperçoit la petite ville fumante, si bas, tout enfoncée dans
cette gorge étroite, dans cette cuve profonde que cerclent les
montagnes, où l’on imagine qu’elle a dû choir du ciel, tomber comme un
aérolithe, et que c’est sa chute qui a creusé le trou où la voici...

Et, à Chaudesaigues comme à Saint-Flour, il faut songer aux aubes de feu
de la matière, aux aurores ardentes de l’univers.

Le globe n’est pas refroidi encore, supposent les paysans devant cette
eau qui sort du sol à 80°, source du Par, comme d’une chaudière
bouillante, toujours allumée.

On prétend aussi que le gouffre où se trouve plongé Chaudesaigues devait
être, d’abord, empli d’un lac brûlant qu’alimentaient ces sources
fameuses, dont les jets plus minces d’aujourd’hui, sans doute, ne
versent guère moins d’un million de litres par vingt-quatre heures,
encore!

De là, ces vapeurs qui souvent enveloppent la petite ville, lui donnent
dans ce bas-fond l’aspect d’être dans les nuages, lui créent cette
atmosphère tiède, où l’on peut dire qu’elle cuit dans son jus...

Malgré cela, l’air est sec, fort salubre, tout imprégné des riches
senteurs des monts qui cernent de leurs murailles la station chère aux
baigneurs affligés de douleurs et de rhumatismes... Ils y viennent aux
mois d’été; chaque jour, la diligence en amène quelques-uns, et
c’est--comme ailleurs le passage du train--une des distractions d’ici
que l’arrivée et le départ des diligences sur la place, devant l’hôtel
Ginisty. Les claquements des fouets, les appels et les jurons des
conducteurs, le va-et-vient des valets et des servantes, les grelots qui
sonnent aux colliers des chevaux, cela pendant une heure, agite
l’endroit, bouscule les gens; après quoi, l’existence de nouveau
s’assoupit de chaque côté de ce Remontalou, car les malades sont à peu
près les seuls étrangers qui descendent jusque-là--avec les fidèles, qui
viennent en pèlerinage à _Notre-Dame-de-Pitié_, dont la chapelle est
bâtie à l’entrée de la ville: les uns et les autres, tous ayant la
foi--soit à la Vierge, soit aux Eaux--quelquefois aux Jeux: et le nombre
serait grand de ceux à qui cela réussit--d’après les béquilles
abandonnées sur place...

                   *       *       *       *       *

Quoique ni la prière ni l’étude ne fussent l’objet de mon séjour et que
la curiosité seule m’eût poussé à Chaudesaigues, comme on n’y va guère,
c’est-à-dire en touriste, je n’ai point lieu de regretter mon voyage!

Des bains et des salles d’hydrothérapie--c’est ce dont je me souviens
tout de suite: cela n’est point fréquent dans la montagne!

Aussi me précipitai-je à l’établissement thermal, fort convenablement
aménagé, et qui me parut--au sortir de la douche--un lieu enchanté,
malgré le spectacle des malades errant par les couloirs, ou se chauffant
au soleil, par les allées du jardin.

Je rentrai déjeuner par le quai de Remontalou, ruisseau étroit (dont le
lit semble parfois une mosaïque de porcelaine, tout jonché de débris de
vaisselle cassée) où se perdent par une foule de conduits les sources
chaudes, qui constitue une agréable promenade, avec les passerelles qui
conduisent sur la rive droite. Les maisons sont bâties de gneiss, avec
des angles--comme encadrées--de granit. La célèbre source du Par est sur
le Foirail, assez animé, qu’enferme un cercle de maisons, dont
quelques-unes portent des niches en bois vitrées où sont logés des
saints et des saintes fort réputés jadis, lorsque les croyants
associaient leur puissance miraculeuse à l’efficacité des eaux... Mais
aujourd’hui... J’allais glisser aux réflexions mécréantes, lorsque la
cloche sonna le repas chez Ginisty, où je me régalai d’un mets local,
que mon estomac, si souvent réfractaire, n’eut point de peine à
supporter, pourtant, et dont j’étais fort effrayé à l’avance! Des
tripes! Des tripoux, comme ils appellent ce paquet de boyaux roulés,
délicieux, comme là seulement on peut les accommoder, à l’eau chaude
courante où elles sont nettoyées, d’où on les retire blanches comme
neige, légères comme une dentelle, et qui prennent, assaisonnées de je
ne sais quelle herbe odorante, le goût le plus fin et le plus rare...

Après ce repas, arrosé de bon vin d’Entraygues, Chaudesaigues me parut
moins enfoncé dans son trou, et je ne lui trouvai plus autant son air de
condamné à la fosse à perpétuité, dans cet entonnoir de montagnes sans
issue!

Même je jugeais fort raisonnables les projets d’avenir, les rêves de
grandeur que l’on me confiait, les espoirs dont se nourrissent tous les
riverains d’une eau minérale, de créer la capitale de la thérapeutique
moderne autour de leur source... Un chemin de fer, des hôtels, un
casino--la fortune pour le pays--tout cela que chaque propriétaire voit
se refléter dans le ru qui se perd à travers la prairie, tout ce qu’il
voit flotter dans les vapeurs qui s’échappent de la roche...

                   *       *       *       *       *

Il est certain que Chaudesaigues peut se prêter aux plus diverses
combinaisons--sans parler du traitement qu’y suivent les malades; il ne
se dépense là qu’une médiocre quantité d’eau, et, seulement pendant
quelques semaines de l’été. Pour le reste du temps, le rendement des
sources est à peu près inutilisé. Elles ne servent plus guère qu’à laver
ces divines et radieuses tripes--ou à désuinter la laine des moutons qui
les fournissent, une laine que tout le monde, hommes, femmes et enfants,
tricote ici; enfin, le seul usage général qu’on fasse de ces sources est
pour chauffer les quatre ou cinq cents maisons qui composent
Chaudesaigues par des canaux d’irrigation, qui passent sous des dalles.
Heureuses ménagères qui n’ont point à se préoccuper du feu pour tremper
la soupe, cuire des œufs et laver le linge!

Donc, l’idée est venue à quelques-uns d’employer ces forces négligées
et, entre tant de projets qui se sont formés, le dernier surtout m’a
séduit, qui veut élever à Chaudesaigues des serres naturelles, à toutes
les températures, où tout pousserait, qui donneraient en ce pays désolé
toutes les plantes, toutes les couleurs, toutes les odeurs--jusqu’à la
flore extravagante des tropiques! Mais les inventeurs mettent toujours
au service de leurs causes une éloquence d’apôtres si forte que je me
défie...

Cependant, je fus convaincu par ceux-ci, et plusieurs jours, cette
pensée aussi me hanta au cours de mes promenades et de mes excursions...

Oui, c’était la fortune pour Chaudesaigues--mais aussi l’envahissement
de la foule à travers ces solitudes--où bientôt il n’y aurait plus moyen
d’être seul! Magnifique brèche de la porte d’Enfer, cascade du
Gurguttut, châteaux du Couffeur et de Montvallat, pont de Lanau, moulin
du Tour, merveilles inconnues, tout à l’heure célèbres...

Déjà, les petites maisons des bords du Remontalou s’enguirlandaient de
végétation exorbitante, de toutes les palmes exotiques dont mon
imagination immédiate dotait Chaudesaigues...

Et l’imagination n’offre ici rien de trop hardi...

Certes, cela ne causerait à personne--ces jardins et ces parcs rêvés
dans cette sombre corbeille de montagnes--l’étonnement dont on est pris,
plus loin, en découvrant le viaduc de Garabit...

Pour moi, ce fut un saisissement...

J’avais résolu de suivre le lit de la Truyère jusque-là... Inoubliable
journée, en compagnie de Galvier, le rusé pêcheur de truites, qui me
servait de guide... Mais lui-même ne connaissait qu’une portion du
trajet... La rivière, par endroits, fort large et sans profondeur, en
d’autres se rétrécit et se creuse soudain, coule entre de hautes
falaises, comme des quais prodigieux... Alors, il devenait impossible de
longer l’eau sans berges... Il fallait rebrousser chemin, gravir des
pentes à peu près verticales, se frayer un sentier, à travers des
étendues de broussaille vierge... Ou bien, à quelque coude brusque, la
rive cessait, tout d’un coup: la rivière, aux pentes du terrain, versée
toute d’un côté, et il fallait chercher quelque gué, pour passer sur
l’autre bord... Tout un jour, sous l’ardeur du soleil, nous marchâmes,
côtoyant la Truyère, au fond de ces défilés sauvages, de ce formidable
couloir aux parois abruptes, de centaines de mètres de hauteur... Nous
ne rencontrâmes point un vivant, de toute cette étape de sept ou huit
heures... Seulement, en deux ou trois places, quelque barque des plus
primitives, avec une perche, apprenait l’existence de hameaux sur les
hauteurs... A de certains moments, sous le ciel brûlant, d’entre les
arbres aux feuillages emmêlés, il partait un vol--de quelque farouche
oiseau de proie dérangé--qui déchirait la forêt, froissait le ciel d’un
grand bruit, comme une étoffe... paysages de partout et de toujours, où
rien ne rappelait le temps ni le lieu, paysages de pierre et d’eau, où
rien aujourd’hui, sous cette canicule, ne marquait que nous fussions en
Auvergne, plutôt qu’en Afrique et en ce siècle-ci plutôt qu’il y a six
mille ans.

C’est du creux de la vallée, obscurcie déjà de crépuscule, que nous
aperçûmes, soudain, en l’air clair encore, le viaduc de Garabit... De
là-bas, cette voie ferrée aérienne, jetée d’une crête à l’autre de la
vallée--qui franchit, à 122 mètres au-dessus de la rivière, une distance
de 564 mètres sur un arc de fer de 165 mètres d’ouverture--n’est guère
plus grosse que le fil des danseuses de corde... et c’est sur ce câble
que voici courir un train, à travers l’espace!... Mais, alors, je ne
jugeais plus impossibles du tout les orangers à Chaudesaigues...

                   *       *       *       *       *

J’envisage sans trop d’effroi l’idée de mes douleurs--le plus future
possible--grâce à cette eau du Par qui rend ingambes les gens aux
jointures les plus ankylosées, et dans le temps où il me faudra en user,
aura fait pousser, sur cette terre jusqu’ici seulement nourricière de
maigres bruyères et de pauvres genêts, des lauriers et des orchidées
comme il devait en fleurir, selon M. Rames, dans la nuit des temps...




Plombs et Puys.


C’est vers eux, les plombs ou les puys--le plomb du Cantal ou le puy
Mary--que montent à toute heure les regards du peuple de la montagne...

Despotes absolus, que ces mornes ancêtres de la création, arbitres
aujourd’hui des vents et des nuages sur une vaste étendue, dont les
fronts barrent l’espace, farouches divinités, qui font ici la pluie ou
le beau temps.

Dès le matin, on les consulte, savoir comment ils ont passé la nuit,
comment ils se lèvent, clairs ou sombres, dans l’aube pure ou le matin
crasse; et tout le jour, on les observe, si changeants! à l’instant,
calmes et placides, tout d’un coup inquiétants, orageux: enfin, le soir,
on tâche à deviner quel sera le lendemain, à la façon dont ils se
couchent.

Mais les prévisions des plus malins, des pâtres et des vachers, l’œil
attentif toujours à fouiller l’horizon, ne se font jamais que suivies de
toutes les restrictions, de tous les _à moins que_..., de tous les
_si_... possibles!... Comment affirmer quoi que ce soit, avec des tyrans
de qui il faut redouter toutes les sautes d’humeur! Avec eux, on n’est
jamais sûr!... Leur beau fixe est tout ce qu’il y a de plus variable,
j’en sais quelque chose, surtout en ce qui concerne le Plomb.

Ah! ces plombs, ces puys, qui n’atteignent pas dix-neuf cents mètres, je
ne manquais point à l’occasion de railler un peu lorsque--comme les
marins à la plus légère ride de la mer--je voyais ces montagnards,
graves et soucieux pour le plus mince fil de nuage là-haut...

--Des nains qui ont oublié de grandir, m’écriais-je à propos du Plomb ou
du Puy; à peine s’ils tutoient le ciel, lorsque les Alpes couchent
dedans! Des montagnes pour rire, des taupinières!

Je comparais, avec les géants suisses de cinq et de six mille mètres; je
vantais l’inoubliable magie des glaciers, des neiges éternelles; mon
rêve escaladait plus haut encore, entassait Alpes sur Pyrénées,
m’emportait sur d’inaccessibles Himalayas! Enfant prodigue, je
dédaignais, pour y être trop accoutumé, ma montagne cantalienne! Comme
les gamins sont sans respect à l’égard du grand bon chien qu’ils
martyrisent et dont ils ignorent les crocs redoutables, comme les gamins
sans gêne tirent la barbe blanche du grand-père qui les fait chevaucher
sur les genoux, ainsi je me moquais des crêtes et des cimes de la
montagne débonnaire sur les flancs de laquelle, à mes vacances
d’écolier, j’allais cueillir l’airelle, tailler des sifflets de
coudrier, ou chercher des nids... Non, cela n’était pas sérieux en tant
que montagnes, l’Auvergne! Est-ce que Michelet, qui s’y connaissait,
lui, dans ses évangiles de la _Montagne_, ne les avait pas tout
tranquillement laissées de côté, nos hautes terres, le Plomb et le Puy!

                   *       *       *       *       *

Longtemps, je fus dans cet état d’esprit,--la montagne incomprise.

D’ailleurs, plus tard, ce furent les sommets du monde entier qui me
devinrent indifférents. Eh! que me faisait qu’ils portassent plus ou
moins haut leurs têtes arrogantes! Entassés les uns sur les autres,
Babels sur Babels, leur escalier ne s’élèverait jamais, toujours, que
dans le vide, n’atteindrait jamais au seuil du mystère de vivre...

Et puis, qu’attendre de leur immobilité et de leur silence! Je ne les
trouvai point sensibles et vibrants à mes peines de la vingtième année.
Taciturnes--par là, ils glaçaient mes effusions, contredisaient à
l’agitation, à l’élan de mon cœur; je m’éloignai d’eux, je leur préférai
le tumulte incessant de l’Océan, les douces vagues dont le rythme
berçait mon espoir ou ma mélancolie, les vagues furieuses où criaient,
où sanglotaient mes emportements, mes colères, mes rages, mes ardeurs,
mes désespoirs; je préférai à la montagne impassible le va-et-vient
tendre ou rude de la mer, la voix câline ou brutale des flots, la
chanson de l’eau joyeuse ou douloureuse, de l’eau qui pleure, de l’eau
qui rit...

Mais, des années et des années après, voici que je reviens à la
montagne, lassé un peu de la complainte menteuse des vagues, lassé de
leurs caresses mouvantes et de leur vaine tendresse fuyante, et de cette
agitation sans fin, toute secouée de vouloirs et de désirs... C’est que
toute la fougue des cœurs en partance s’est apaisée en moi, peut-être!
et que, désormais, l’ambition ne me hante pas de plonger «au fond de
l’inconnu pour trouver du nouveau».

Inutilement la chanson de la sirène m’invite aux voyages! A quoi bon
courir vers d’autres grèves! Partout fleurit la déception; l’herbe de la
désillusion croît et foisonne à toutes les altitudes, sous toutes les
latitudes, pour ceux dont l’âme est, de naissance, vouée au noir...

Or, voici qu’elles sont passées, les heures où la mienne se laissait
rouler aux volutes des vagues, aux chimères de la vie, dont les ressacs
violents m’ont plus d’un coup jeté contre les brisants...

A présent, la montagne me sollicite...

L’immobilité des monts, leur silence, maintenant, tout d’eux m’est
fraternel et charitable...

Aux troublants conseils d’agir de la mer, avec ses ondes en mouvement
perpétuel, ils opposent l’acceptation de tout, la résignation à tout:

--Nous aussi, me prêchent-ils, nous avons été jeunes, bouillants,
impétueux; alors, nous jetions feu et flamme! Mais, peu à peu, le volcan
s’est éteint, ensevelissant sous la cendre la forêt de printemps toute
verte.

                   *       *       *       *       *

Aujourd’hui, la montagne ne m’apparaît plus aussi impassible
qu’autrefois, avec tout ce fabuleux passé que je sais enseveli sous le
dur basalte! A chaque fois que je gravis vers le Plomb ou le Puy, sur le
gramen glissant qui tapisse leurs pentes, à travers les poils de bouc et
la gentiane, je me rappelle ma descente dans leurs entrailles, en
compagnie de M. Rames, à l’époque où tout cela flambait jusqu’au
ciel--dans la nuit des temps...

                   *       *       *       *       *

Oui, ces empreintes de fleurs vives ou de feuilles mortes que le
géologue m’exhibait, pétries dans la cinérite pliocène, ont leurs
pareilles--ce pêle-mêle fané des souvenirs--qui gisent au fond de notre
cœur, aussi... Tristes analogies, et à cause desquelles, sans doute, il
me semble qu’il transpire maintenant de la montagne une tendresse
compatissante, qu’il sourd d’elle une âme profonde, indulgente et
sereine. Ici, plus que partout ailleurs, au spectacle de ce qui est
demeuré des antiques convulsions du globe, j’ai goûté fortement le _sunt
lacrymæ rerum_ du poète; il y a comme une vie toute chaude encore dans
ces scories et ces laves brunes du Cantal; il semble que ses blocs
erratiques ne sont qu’arrêtés dans leur course; il semble que tout cela
pourrait remuer tout à l’heure; qu’une houle, un jour, pourrait bien,
une fois de plus, secouer cette effroyable tempête figée, au fort de la
tourmente préhistorique, cette formidable tempête pétrifiée que
représente aujourd’hui le Massif central... Cette sensation poignante,
que la vie sommeille, qui pourrait bien se réveiller un jour, vous
pénètre... Aussi, nulles montagnes, pas même les Alpes avec leurs
splendeurs incomparables, leurs glorieux fleuves, le fastueux manteau de
glace dont ces vierges froides--assez hautes pour l’agrafer avec des
étoiles--couvrent leurs sublimes épaules, ne peuvent faire oublier le
Plomb et le Puy, dépenaillés comme deux pauvres sous le ciel, avec leurs
guenilles de gazon élimé comme le _saïle_ (la limousine du berger),
troué par endroits, montrant la chair--le roc à nu--avec ces petits
ruisseaux qui dévalent, comme les larmes des géants enchaînés!...

Des géants qui secouent leurs chaînes, de temps à autre--l’année
dernière encore où la contrée fut agitée d’un long frisson--des géants
qui secouent leurs chaînes, qui pourraient bien les briser un jour...

                   *       *       *       *       *

En attendant, tout captifs qu’ils sont, abîmés dans le silence et la
solitude, ils savent bien se dérober à quiconque veut les traiter en
vaincus, s’imagine qu’il va poser les pieds dessus en conquérant, et
marcher sur ces grands fauves, endormis seulement, comme sur
d’insensibles descentes de lit...

Malheur à l’imprudent!...

Tout d’un coup, du bâillement horrible des vallées, sortent d’épais
nuages: et ce sont les abois terrifiants du tonnerre qui grondent et
roulent, du fond de toutes ces gueules sombres...

Certainement, ils ont leurs colères et leurs rancunes... Et comme j’ai
dit, au début, en ce qui concerne le Plomb, j’en sais quelque chose, et
j’expiai durement mes anciennes railleries...

                   *       *       *       *       *

L’ascension est des plus faciles, par le Lioran,--à peine trois heures,
pour monter et descendre, un jeu d’enfant!

Je ne voulais pas me contenter d’une si piètre promenade. Je résolus de
prendre par la difficulté. Je projetai d’y aller de Cézens, une nuit,
pour descendre ensuite jusqu’à Vic-sur-Cère. Au départ, sur minuit,
temps superbe. Oui, mais bientôt cela se gâta--pas assez, tout d’abord,
pour nous faire renoncer, mais, tout à fait, plus tard, lorsqu’il
n’était plus possible de rebrousser chemin... Les étoiles s’étaient
éteintes une à une, la lune voilée; puis ce fut l’obscurité compacte, le
tonnerre roulant par l’espace, une pluie drue, dont les invisibles
lanières, qui nous apparaissaient de feu, à chaque éclair, nous
labouraient le visage. Pas un point de repère dans ces ténèbres épaisses
et comme courantes sous la bourrasque...

Cependant, mon guide, un journalier du pays, marchait toujours, sûr de
lui, m’annonçant d’avance une touffe d’herbe, une bosse de terre, un
creux, les plus minimes jalons de la route où le maintenait l’habitude.
Fragiles indications, où il s’égara tout de même, au bout de peu de
temps dans cette marche noire où les zigzags de l’éclair ouvraient
soudain des gouffres de lumière instantanée que les ténèbres comblaient
tout de suite. Nous marchions, nous marchions toujours sous la pluie qui
nous traversait jusqu’à la peau, tâchant de nous orienter, à quelqu’une
des lueurs de l’orage, vers un buron que mon homme prétendait ne pouvoir
être éloigné... Les heures passaient... Enfin, je comptais sur le jour,
qui ne vint guère ce jour-là... C’était en août... il eût dû faire clair
assez tôt... Ma montre marqua trois, quatre, cinq, six heures, avant que
l’obscurité se dégradât, qu’une pâleur glissât à travers le treillis
pressé de la pluie. Oh! je ne plaisantais plus, exténué, comme ces
voyageurs de la légende, jouets des génies de la montagne, qui les
bernent, leur font accomplir mille tours et détours, par des circuits
fantastiques... Pareillement, j’allais derrière ce guide qui allait,
revenait sur ses pas, marchait, marchait toujours...

Je ne sais plus comment nous parvînmes, à bout d’énergie, à un buron,
guidés par les beuglements des bêtes éperdues sous l’orage. Harassés,
claquant des dents de froid, mourant de faim--nos provisions s’étaient
délayées sous ce déluge--il était temps! Les vachers n’étaient pas
debout encore. Celui qui se leva à nos cris demeurait effaré, derrière
la porte, sans ouvrir... Ce ne fut qu’après un long conciliabule entre
les valets que l’on nous reçut...

Devant la réalité en chair et en os, ils doutaient encore,
s’interrogeaient sans doute en eux-mêmes, si ce n’était pas le Diable
sous nos défroques,--un étonnement fort compréhensible!

D’autre part, pour moi, c’était bien comme si j’eusse été entraîné dans
quelque caverne d’un autre monde! La misérable cabane semblait comme
flotter dans le brouillard, sous la pluie où dans cette aube trouble de
limbes qui les enveloppait, avec les toiles grossières, les sacs qu’ils
s’étaient jetés sur les épaules, tout ruisselants, les buronniers ne
figuraient que des ombres, les sujets d’un royaume d’ombres, des
ébauches d’êtres, évoquaient l’idée d’une demi-humanité seulement, d’un
limon informe...

Enfin, une fois entrés, les buronniers rassurés sur notre compte, de mon
côté je pus acquérir la certitude que nous étions chez de simples
Cantaliens et que mon guide ne m’avait point attiré dans les régions
souterraines... Et, nous voilà à tordre nos vêtements, sous un abri qui
servait de grange, dont les planches disjointes laissaient couler l’eau,
menaçaient de se laisser emporter à la rafale. Puis, nous nous
enterrâmes sous le foin, le temps de nous sécher un peu--mon compagnon
de route, de déroute plutôt, parlementant pour obtenir du feu, quelque
chose de chaud à manger, à boire... Mais il fallut patienter jusqu’à la
«traite» des vaches... Il ne restait point une goutte de lait. On
l’emploie, tout aussitôt tiré, pour la fabrication de la _fourme_, le
fromage dit: _cantal_.

Tandis que le pâtre tâchait d’enflammer une botte de genêts sur les deux
pierres qui formaient l’âtre, je pouvais examiner à loisir la cabane...

Tous les mêmes, ces burons, ordinairement composés de deux pièces, l’une
où s’accomplissent les diverses préparations du lait; l’autre, plus
basse, une cave où s’alignent les _fourmes_. Dans la première, au milieu
des ustensiles, est ménagé un recoin pour les couchettes du fromager et
du valet; le plus souvent, les bergers et l’autre valet ont leurs
paillasses dans les granges... Des tricots de laine, des limousines, des
haillons dégouttaient, suspendus à des traverses; des flaques
s’étalaient, sur la terre battue, détrempée. Pendant que chauffait la
soupe blanche--la soupe au lait et à l’eau qui constitue le fond de
l’alimentation des vachers--ils se mirent au travail. A deux, face à
face, sur une sorte de table percée de trous, le pantalon relevé
jusqu’au ventre, ils pétrissaient, ils foulaient--cariatides accroupies
du plus bizarre effet--la _tome_, qui pressée deviendra la _fourme_...
Industrie tout à fait rudimentaire que celle du fromage d’Auvergne, et
qui ne doit point avoir beaucoup varié à travers les siècles... Il
paraît que la chaleur des mains, des genoux est nécessaire et que les
produits obtenus par des procédés moins primitifs, comme la presse à
vis, sont de qualité inférieure... On ne veut pas des machines... La
presse sous laquelle la _tome_ est mise ensuite n’est qu’une planche,
qu’on surcharge de blocs de pierre... Rudimentaire aussi fut la soupe
blanche, enfin tiède, où nous trempâmes un aigre pain noir, moisi...[6]

  [6] Tous les perfectionnements ont été apportés à la fabrication du
    Cantal, devenu fromage de luxe.

Et la pluie tombait toujours...

Cependant, la brume diminuée, moins dense, mon compagnon se fit fort de
descendre jusqu’à Thiézac, puis dans la vallée de la Cère, car, pour
monter, il n’y fallait pas compter...

La retraite ne s’effectua pas sans difficulté, mais s’acheva tout de
même, et je dus attendre un temps propice pour faire l’ascension...

Désormais, je fus moins fanfaron et ne badinai plus avec cette mauvaise
tête du Plomb...

Je lui ai rendu souvent visite, depuis, aux heures où il reçoit de
préférence--au lever du soleil--en partant de Saint-Jacques des Blats ou
du Lioran. Et, là-haut, je ne me laissai point aller à mon mauvais
penchant pour la raillerie. A contempler d’ensemble le dédale confus des
vallées et des vallons, l’inextricable et vertigineux labyrinthe des
gorges et des défilés, je sentais trop bien quels faibles moucherons
nous étions, incapables de nous dépêtrer de cette immense toile
d’araignée (comme dit une comparaison fort juste) dont le centre serait
le Cantal, duquel tout le réseau de montagnes, tous les fils se
détachent...

                   *       *       *       *       *

Le puy Mary, lui, ne se comporta point d’abord aussi barbarement à notre
égard. Il nous laissa venir à lui. Cependant, comme pour le Plomb, nous
fîmes les vaillants. Le puy Mary! Un enfant de quatre ans peut y gravir,
non qu’il y ait des ascenseurs, mais la route de Salers à Murat court
sur ses flancs, à un quart d’heure du sommet. C’est une joie que de
toucher au but, mais combien plus aiguë lorsqu’il y a fallu quelques
efforts. Certes, jamais je n’éprouvai à me trouver sur le puy Mary,
commodément transporté en voiture, les sensations profondes d’y être
parvenu après des heures d’ascension... Brutale possession que la
première et qui n’offre point la douceur de la conquête peu à peu, où, à
chaque pas, la montagne se livre davantage, montre des perspectives
nouvelles, s’abandonne toute avec le secret de sa flore et de ses eaux
mystérieuses, le charme d’une intimité cœur à cœur qui s’établit entre
elle et vous, jouissance infinie à laquelle ne saurait prétendre celui
qui passe, le promeneur indifférent et rapide, pour qui la montagne ne
soulève point ses voiles, n’offre qu’un formidable chaos désert coupé
par les prodigieuses ornières des vallées, tristes, comme des fleuves
vides...

                   *       *       *       *       *

J’y montai de Fontange, au puy Mary, par la Bastide et le Bois-Noir--où
je ne pénétrai pas sans émoi, au spectacle de ces sapins séculaires,
étonnants burgraves, auprès desquels les plus illustres vieillards des
forêts que j’avais salués jusque-là n’étaient que de frêles adolescents.
Dans ce pêle-mêle de roches, entre lesquelles coulent des ruisseaux, où
tombent des cascades, j’étais frappé de terreur au bruit de mes propres
pas, qui me semblaient, sacrilèges, profaner le silence et la solitude
d’un temple... Nous allions, recueillis et lents, entre ces troncs
démesurés, troués de cavernes où logerait une tribu--de statures
extraordinaires, comme des Titans métamorphosés, changés en arbres, avec
de vastes barbes blanches de «Père Éternel» ou de «Bonhomme Hiver»,
grâce à quoi ils apparaîtraient assez débonnaires et familiers, si le
tragique aspect de la forêt n’interdisait de sourire... Plus d’une de
ces grandes barbes, la foudre les a roussies. Dans cette vallée de
Chavasques et de Chavaroche, l’orage gronde fréquemment. Ces vétérans
homériques sont tous décapités par le tonnerre, à une certaine
hauteur,--ce qui les a arrêtés, seulement--semble-t-il--de croître sans
fin! Luttes épiques! dont on ne salue pas sans respect les témoins et
les acteurs, ces grandioses sapins, balafrés épouvantablement, noirs du
feu du ciel, quelques-uns morts en héros, debout, et d’autres, plus
grands encore, couchés, qu’on peut mesurer alors, qui jonchent le champ
de bataille dont le Bois-Noir évoque l’idée de ruine et de désastre.

                   *       *       *       *       *

Lo lo lo lo lo lo lo lo léro lo...

                   *       *       *       *       *

Des voix de pâtres, des sonnailles de troupeaux, et bientôt le bleu du
ciel nous attendait à la lisière... C’était le dernier buron, sur ce
versant de la montagne que nous commencions de gravir... Oh! la joie de
monter dans l’air de plus en plus léger, vers l’azur de plus en plus
délicat et fin, les haltes avec la surprise, à chaque fois, du panorama
renouvelé, élargi, l’effort récompensé par cette fête éblouissante,
offerte aux yeux, des horizons se dévoilant dans les magies de la
lumière; l’oubli des servitudes de la vie, de toutes les misères comme
laissées dans la vallée, au bas des côtes, toutes les tristesses comme
balayées--le bien-être robuste de l’âme, égale et sereine, comme éventée
par l’air pur et fort tout chargé d’aromates... Enfin, l’indicible et
troublant délice, au sommet, de dominer le cirque des paysages
agenouillés, prosternés autour du puy Mary,--l’évêque à la mitre
fourchue, comme chante Vermenouze,--et de ses enfants de chœur, le Griou
pointu--et le Griounel, qui lui ressemble comme un jeune frère...

                   *       *       *       *       *

Mais, déjà l’ombre se trame au fond des vallées, où les rivières
brillantes tout à l’heure se sont ternies; sur des hauteurs, ce sont
toutes les merveilles du couchant, des versants mordorés, des nuages en
flammes, tout un pan de l’espace tendu de pourpres changeantes,
éclatantes tour à tour et fanées, des averses de pierreries éphémères,
des déluges de nacres, de perles, des lacs chimériques, tout d’un coup
taris, qui ne laissent à leur place que le vide incolore et, à travers
la féerie du beau soir d’été, l’affre poignante du crépuscule, où tout
va s’éteindre, la mélancolie montante où s’enlisent les êtres et les
choses...

Nous nous hâtons de descendre, peu soucieux d’être surpris par la nuit.
Il serait simple de piquer droit, sur Mandailles, à nos pieds. Mais nous
avons une heure ou deux de jour encore, et projetons de gagner le
Lioran, par le col de Cabre... Cela ne s’exécuta pas si facilement! Je
pus croire encore, comme pour le Plomb, que le Puy, offensé de nos
moqueries de jadis, tenait à se revancher aussi, lorsque, la nuit
proche, nous eussions dû être sur la pente du Lioran, égarés, nous nous
trouvâmes au puy de Peyrarches--d’où il nous fallut retourner sur le
trajet accompli pour reprendre la vraie direction. Il y eut là deux
heures assez maussades, sur lesquelles pesait le souvenir de celles
passées autour du Plomb. Enfin, l’arête franchie, nous dégringolâmes, au
hasard, dans les ténèbres... Soudain, ce fut comme un angélus, loin...
les sonnailles des bêtes, dans un parc, lo lo lo lo léro lo, la chanson
du pâtre, une petite lumière... qui nous conduisirent à un buron, d’où
il était facile de se diriger sur le village: nous en étions quittes
pour la peur...

Mais ces divers accidents ont suffi à me faire redouter la montagne et
comprendre le sérieux des montagnards, lorsqu’ils épient le moindre
trouble sur le front des potentats qui commandent à la contrée...

Huit mois, le morne hiver plane sur les monts, et l’été est traversé,
aux meilleurs jours, de longues pluies, de brouillards subits, de
furieux orages...

C’est la vie dure, incertaine--toute une année qui peut être dévastée, à
chaque fois que se renfrognent les terribles tyrans de là-haut, le Plomb
et le Puy, vers qui il est donc fort naturel que montent à toute heure
les regards du peuple de la Montagne...




Par monts et par vaux.


--_Anin, tan que la fumado del bi duro..._ Allons, tant que la fumée du
vin dure...

Le verre vidé, mangée la dernière bouchée, c’est la phrase pour se
mettre en route que nous avions pris l’habitude de répéter, la phrase
empruntée au paysan retournant au travail, après le coup de vin qui
donne du cœur au ventre. Elle me revient aujourd’hui, cette phrase, à la
lecture d’une lettre de là-bas, qui stimule ma mémoire paresseuse,
réveille les souvenirs assoupis de mes excursions à travers d’autres
villes et villages de la montagne, dont je n’ai point parlé encore...

Allons, tant que brûle la flamme capiteuse du souvenir...

Aussi bien, il est temps de me hâter...

Un peu plus, et la place me manquerait, dans ce livre déjà tout rempli!

J’ai fait l’école buissonnière, flânant à toutes les pages, et voici
qu’il ne me reste plus qu’un chapitre, où il me faudrait un volume, à
consacrer à tant de châteaux dont les vestiges au sommet des rocs
attestent le passé formidable de la province, à tant d’églises qui
rappellent ses ardentes heures de foi, tant de petites villes toutes
glorieuses, chacune avec une bribe d’histoire, un bout de légende!

Mais il faut brûler les étapes, dans une pérégrination rapide, où l’on
ne fait que passer, sans le loisir de séjourner. Pourtant, cela n’est
pas dépouillé de charme non plus, la course pressée avec les contrastes
intenses que produit la succession changeante des paysages, comme les
images changeantes d’un kaléidoscope.

Allons!

D’ailleurs, par ces terribles routes témérairement montantes,
descendantes et tournantes au flanc des puys et des plombs, les chevaux
ne vont pas un train tel que l’on ne puisse contempler assez pour se les
rappeler à tout jamais ces pans de murailles audacieusement juchées sur
les hauteurs, ces tours fameuses, étronçonnées, chancelantes, toute la
ruine tragique du moyen âge... Non, les chevaux ne vont pas d’une telle
allure qu’il ne soit possible, au long des chemins, de ramasser quelques
notes, de croquer une silhouette de monument, d’inscrire un détail
pittoresque, de cueillir quelque fleur aux touffes de l’histoire ou de
la légende--comme, au trot de la voiture, on casse la grappe d’acacia,
la branchette de sorbier, qui pend des arbres au-dessus de la tête...

                   *       *       *       *       *

Et l’on ne s’en procure pas tout de suite, des chevaux!

Il fallut espérer au lendemain matin, et nous ne pûmes partir de Murat
l’après-midi que nous avions projeté.

Toute une soirée, c’était plus qu’il ne fallait pour visiter cette
petite noiraude de sous-préfecture, qui grimpe comme une chèvre sur la
pente du rocher de Bonnevie, du haut duquel veille sur elle une statue
colossale, toute blanche, de la Vierge!

                   *       *       *       *       *

Quel merveilleux piédestal, cent quarante mètres! avec des étages de
colonnes volcaniques, des basaltes prismatiques du plus puissant effet,
comme des orgues géantes, aux tuyaux de 2 mètres jusqu’à 15 mètres de
longueur sur 7 et 8 mètres de largeur, quel merveilleux calvaire! C’est
aussi un paratonnerre infaillible, paraît-il.

Dans ce pays d’orages, où la foudre est toujours suspendue, menaçante,
Murat n’a point à redouter des feux du ciel, toute la ville est protégée
par les aiguilles volcaniques du rocher de Bonnevie.

On parvient à la plate-forme par un raidillon qui monte du haut de la
ville--que l’on a vite fait de traverser, tout en jetant un coup d’œil
aux maisons renfrognées, comme de petites vieilles, qui sous les modes
d’aujourd’hui gardent quelque signe d’autrefois--c’est, pour ces
anciennes de pierre, leurs fenêtres surbaissées divisées par des
meneaux, quelque rinceau de feuillage, une date sculptée au-dessus de la
porte, quelque galerie extérieure abritant une boutique de coutelier ou
de sabotier. D’un aspect curieux, encore il y a quelques années, le
quartier des boucheries. Elles étaient réunies sur une placette aux
maisons flanquées de tours, percées d’étroites et rébarbatives
ouvertures solidement grillagées de fer. Les étals extérieurs, les
lambeaux de viande aux crocs des murs, les marchands et les marchandes
souillés de sang, des flaques figées sur le pavé, un ruisseau rouge
longeant les façades, l’odeur écœurante et fade de la placette, des vols
pressés de grosses mouches, par un fort soleil d’été, cela constituait
un coin des plus pittoresques, mais cela n’allait pas non plus sans
quelque malpropreté. La municipalité a exproprié et assaini, pour élever
une halle.

Là, on était boucher de père en fils. Il faut espérer que les fils ont
perdu les traditions des pères, accusés partout de trafiquer des chèvres
malades, des vaches gâtées. Pour toute la contrée, _lou Muratel_,
l’homme de Murat, était le marchand de «carne». Des couplets patois font
allusion à cela:

    A Murat, quan bous coubidou,
    Bous mettou sur un platou
    Un paü de cabra pouirida,
    Disen qua quo de boun moutou.
    Si bous fatchias de lou chiëre,
    Bous respondou tout coulère:
    Naütres n’en mantzens tout l’an
    A Murat, dessous Bredon.

«A Murat, quand on vous invite,--On met sur un petit plat--Un peu de
chèvre pourrie,--Disant que c’est du bon mouton.--Si vous vous fâchez de
leur chère,--Ils répondent tout furieux:--Nous en mangeons toute
l’année--A Murat, dessous Bredons.»

                   *       *       *       *       *

Il ne faut que quelques minutes d’ici pour atteindre au sentier, et
ensuite au haut du rocher de Bonnevie, où l’on goûte délicieusement la
pureté de l’air, après cette halte au charnier; et l’on ne se lasse
point de la fête offerte aux yeux, le regard errant aux lointains
vaporeux où s’érigent les cônes solitaires, vers les nuages,--ou
plongeant dans la fraîche vallée d’Alagnon, se reposant sur le grave
profil romain de Bredons, au bout d’un rocher qui fait vis-à-vis au
rocher de Bonnevie.

                   *       *       *       *       *

En route, par l’allégresse du matin, où l’air est si subtil, comme neuf,
comme de l’éther vierge, vers les cimes et les plateaux déserts!

Je ne me rappelle point, ce jour-là, de Murat à Allanche, avoir fait
autre chose que de respirer, avidement, profondément...

Oui, tandis que se déroulait le trajet, terrains de cultures ou brousses
désolées, gracieux replis des vallons ou rudes versants, les yeux sur le
large des champs ou barrés par les pentes abruptes, je ne m’occupais que
de respirer, de m’enivrer d’oxygène, comme si jamais jusque-là je
n’avais goûté cette banale et rare jouissance, qui nous est si bien
refusée dans la fournaise des villes compactes et desséchées.

Tant et si bien que ce fut une sensation douloureuse presque, lorsque,
au bout de trois ou quatre heures, nous fûmes devant Allanche,--un gros
bourg au pied des montagnes du Luguet, où il fallait s’arrêter pour
déjeuner, laisser souffler les chevaux,--une sensation douloureuse comme
si l’air allait manquer à mes poumons avides de vider, à eux seuls, tout
le ciel...

N’allais-je pas avaler tout d’un coup autant de poussière que si j’eusse
été à quelque fête des environs de Paris? Allanche était tout remué d’un
mariage qui avait lieu, justement, ce jour-là...

                   *       *       *       *       *

D’abord, la sonnerie des cloches et les _cabrettes_ m’avaient fait
interroger mon voiturier,--si nous ne tombions pas sur une des
solennités pour lesquelles jadis était renommée Allanche? Mais la
Saint-Jean était passée, et passées les Saint-Jean où, d’après un usage,
les adolescents se faisaient recevoir «garçons» comme les Romains
prenaient la toge virile. Abolie aussi la royauté pour rire qui
s’octroyait à cette occasion, où la plus grande charge pour l’élu
consistait à régaler largement ses sujets, à présider aux danses et aux
repas, à conduire les habitants au _Piara-Prat_, au Pré-Pelé cueillir
les herbes de la Saint-Jean, douées de vertus spéciales...

                   *       *       *       *       *

La rumeur de la ville, aujourd’hui, avait donc une cause tout ordinaire,
un mariage dont le long cortège tenait toute la rue, les hommes, des
géants blonds, en blouses éclatantes comme des pans de ciel ou d’océan,
en belles blouses bleues ou en vestes courtes, les femmes avec tous
leurs bijoux dehors, des chaînes, des médaillons, des Saint-Esprit, de
triples tours de cou. En avant, les _cabrettaïres_ avec des flots de
rubans à leurs _cabrettes_, précédés de garçons qui tiraient des salves
de pistolets et de fusils...

Toute la noce s’engouffra dans la vaste salle où s’alignaient les tables
chargées d’énormes quartiers de viande...

Cependant, la jeunesse ne tenait point en place, et l’on commençait de
danser tout de suite, mangeant entre deux bourrées, dans la buée et la
poussière soulevées...

                   *       *       *       *       *

J’avais achevé de déjeuner et voulais repartir, mais ce ne fut point
sans peine, mon voiturier étant entré dans la danse... et n’en finissait
point de «virer la dernière» qui était toujours suivie d’une autre...

Je crois même que je ne résistai pas et dus lui faire vis-à-vis.

Cependant, je n’en pouvais plus, j’étouffais réellement dans la vapeur
de la salle où sautaient, ébranlant le plancher, et tout suants, nos
montagnards; quatre, entre autres autour desquels on avait formé le
cercle, s’étaient déchaussés et, nu-pieds, continuaient de danser, avec
des litres en équilibre sur la tête, sans qu’une goutte fût versée,
cette bourrée si diverse, si mélangée aujourd’hui, tantôt rappelant la
grâce maniérée du menuet, presque une danse guerrière chez les
_Cantalès_ de l’Aubrac, ailleurs, presque une danse d’amour voluptueuse
de gitanes et exécutée souvent avec une gravité de danse religieuse!

                   *       *       *       *       *

Enfin, nous repartons, laissant à leur joie d’aujourd’hui les «nobios»
et toute la société, au milieu desquels un _cabrettaïre_ joue et chante
l’inquiétant petit refrain:

    Io sabo ina chansou
    Plina di minsounso
    Et si diso ina berta
    Bolé bi que mi pindsou...

«Je sais une chanson--Pleine de mensonge--Et si je dis une vérité--Je
veux bien être pendu...»

                   *       *       *       *       *

En route! et c’est la solitude de nouveau, par la route qui va sur
Marcenat à travers les pacages du Cézallier, le désert du plateau
démesuré, monotone, sans rien que de loin en loin quelque troupeau, un
buron...

Puis, en approchant du bourg éparpillé au milieu des arbres, nous
rencontrons des villégiatureurs en promenade, dans d’élégants cabriolets
attelés de chevaux fins:

--Des _leveurs_, murmure mon conducteur...

Les _leveurs de toiles_...

Ce sont les émigrants de Marcenat, qui sont marqués de ce nom, la bande
d’industriels par trop industrieux qui courent le monde, revendant les
étoffes qu’ils se font livrer à crédit dans les villes par les marchands
trop confiants... Leur rouerie est sans bornes, et quelques-uns
pratiquent l’abus de confiance et l’escroquerie avec la plus admirable
maîtrise... Il est vrai qu’ils appellent cela les affaires... D’autre
part, il ne faudrait point croire que toute la population use de tels
procédés et qu’il n’y ait point là comme ailleurs les plus honnêtes et
les plus probes gens... Mais il y a eu assez des autres pour mériter ce
mauvais renom au village... D’ailleurs, ce genre d’opérations se
pratique de moins en moins, paraît-il; les _leveurs_ de toile
deviendraient vertueux; c’est ainsi que pour les jeunes le métier est
devenu difficile--les négociants avertis, et le colportage diminué,
expirant avec les chemins de fer...

A mesure que l’on avance de Marcenat sur Condat, le pays se fait doux et
riant, et la montagne foisonne de forêts; les ravins se comblent de
végétation, les contours s’arrondissent, les lignes s’adoucissent, les
vagues de collines qui montent à l’horizon vers le Sancy n’offrent plus
les heurts violents de la tempête pétrifiée du Cantal, qui terrifie le
regard au pied des puys et des plombs fauves...

La nuit n’était point là encore, et poussant les chevaux, nous pouvions
atteindre Bort, célèbre par sa couronne d’orgues basaltiques, les plus
vastes qui soient...

                   *       *       *       *       *

Après la grâce vive de ce matin au départ de Murat, vers les plateaux
frustes d’Allanche, après l’étincelante journée, ce fut un crépuscule
mordoré des plus beaux dont j’aie gardé souvenance--et j’en ai la plus
riche collection, que je parcours, les yeux clos, lorsque je veux lutter
contre l’oppression de l’hiver... Je n’ai qu’à vouloir, et les plus
fabuleuses tentures des couchants se déroulent à mon désir... Mais ni
les soirs de la mer ou de la montagne les plus magnifiques ne
l’emportent sur celui qui expirait ce soir-là et, deux heures durant,
versa tout son sang de lueurs et de pierreries sur la forêt d’Algères,
où nous entrâmes au sortir de Condat, et d’où l’on ne sort guère qu’à
l’entrée des Champs-de-Bort... Deux heures où le soleil agonisa sur les
sapins et les hêtres, avec quelle splendeur! s’arrêtant, se reprenant de
mourir, se surpassant, enfin, comme s’il eût voulu mourir mieux encore,
ne se sentant pas mourir assez, selon le vœu du poète, en beauté, en
beauté...

                   *       *       *       *       *

Ah! ce crépuscule comme pour moi tout seul! cette forêt comme à moi
seul! dont le frissonnant silence n’était dérangé que de temps à autre
par un bruit de cascades, un cri de bête, un chant d’oiseau, la cognée
d’un charbonnier, ou d’un sabotier, dans leurs huttes enfouies au cœur
des futaies!... Ah! ce soleil, qui ruisselait sans fin sur l’espace où
montait l’encens de la forêt, j’en ai l’âme dilatée encore et qui se
pâme de la plus fervente mélancolie, dès que je lis, dans mes
notes, cette journée, indicible, résumée en quelques mots:
Murat--Allanche--Bort.--J’ai respiré.--J’ai traversé la forêt
d’Algères...

Une journée... j’ai bien vu, comme souvent déjà en voyage, que le chemin
est tout, qu’il ne faut pas trop compter sur le but...

                   *       *       *       *       *

Oui, ceux qui tardent à toutes les fleurettes de la route pourraient
bien être dans le juste. Qui sait ce qui pousse encore plus loin!
Constatation banale, philosophie de proverbe, sagesse de la prétendue
Sagesse des nations! me siffle-t-on à l’oreille. Vous alliez à Bort; à
moins d’un tremblement de terre, vous n’aviez pas de doutes à nourrir,
vous étiez bien assuré, un peu plus tôt ou un peu plus tard, d’entrer à
Bort...

J’y arrivai aussi, j’y entrai--parti de Champs, où nous avions
couché--aux premières heures du matin.

Mais j’y vins pour rien!

Les orgues basaltiques, les orgues sans pareilles, n’officiaient pas ce
jour-là. De lourds nuages les enveloppaient...

--Espérez (me conseillait la marchande qui m’en vendait la photographie,
de ces tuyaux comme des boudins gigantesques accolés), le soleil se
lèvera peut-être...

                   *       *       *       *       *

J’espérai une heure, deux, trois heures, flânant le long de la Dordogne,
vainement, et je dus me remettre en route, sans avoir contemplé les
orgues, après une matinée de tête à tête avec la statue d’un enfant du
pays, Marmontel, qui se dresse sur une place où le hasard me ramenait
toutes les dix minutes...

                   *       *       *       *       *

C’en est fait; je n’aurai point aperçu les orgues de Bort; nous montons
vers Riom-ès-Montagnes; parfois, je me retourne, peut-être qu’elles se
sont dégagées de la brume; au contraire, cela s’épaissit de plus en
plus, et le soleil ne se lève que bien plus tard, lorsque depuis
longtemps nous sommes revenus dans le Cantal, de cette pointe vers le
puy de Dôme, dont les orgues qui président à ses portes ne se firent
peut-être si hostiles qu’à cause de notre préférence par trop absolue
pour les hautes terres cantaliennes!

                   *       *       *       *       *

Après la journée de la veille, sur la montagne ou dans la forêt, le pays
nous paraissait gras et riche avec ses champs, ses vergers, sa culture
abondante, presque jusqu’à Riom, déjà élevé, ès-Montagnes, comme il est
appelé, des montagnes qui prennent ici, à la place de puys et de plombs,
les noms de _sucs_.

                   *       *       *       *       *

Voici une ville, enfin! par hasard, qui n’a point été ravagée par les
huguenots ou les Anglais. On offre ici à l’imagination du voyageur mieux
que cela--la grande dévastation--par les Arabes, en 738, après la
bataille de Poitiers.

Il y a même un ruisseau qui coule exprès pour consacrer ce souvenir, le
ruisseau des Sarrasins, où les envahisseurs furent anéantis.

Mais Riom n’a point, pour exciter la curiosité, que l’eau claire de ce
ruisseau, où ne demeure aucune trace du légendaire combat, ou bien les
substructions des Rôtisses où l’on découvrit des poteries romaines, Riom
peut s’enorgueillir surtout des magnifiques ruines du château d’Apchon,
mentionné dans la charte de Clovis, encore assez debout pour dominer la
montagne et écraser le paysage autour de sa pierre délabrée...

                   *       *       *       *       *

Dans le village--à quelques kilomètres de Riom... Des vieilles tricotent
au pas des portes; un pâtre garde, sur les pentes où sonnent les
clochettes des bêtes; des femmes lavent à une mare; c’est la vie
paisible du long jour d’été; mais, au-dessus de tout cela, les ruines
d’Apchon se dressent, au haut d’un dyke énorme, à 1.150 mètres
d’altitude, orgueilleuses, comme dans un rêve de domination et de
bataille encore... Lorsqu’à quelque détour du chemin, soudain la
colossale silhouette se découpe, c’est comme une sensation d’effroi qui
vous arrête, engourdit l’admiration, devant cette altière forteresse
auvergnate, qui a résisté à la fureur des hommes, à la patiente
destruction des siècles, véritable citadelle aérienne, à la pointe du
roc vertical, abrupt, où l’on ne comprend point que l’effort humain ait
pu hausser une si orgueilleuse architecture!

Apchon commandait à l’étendue de toutes parts.

De là, les yeux s’effarent sur le plus complet panorama de montagnes, le
puy Mary, les monts Dore, les plateaux du Cantal et de la Corrèze, les
gradins du Luguet et du Cézallier.

Apchon commandait à tout le reste de la contrée--et ce n’est plus que
quelques parois d’où le pâtre libre d’aujourd’hui pousse un bloc pour le
simple plaisir de le voir, de l’entendre rouler avec fracas dans le
creux du vallon. Le petit paysan moque le tyran d’autrefois... Il n’a
plus de respect un peu que pour la _Font sainte_, à quelque distance de
là, où montent des pèlerinages. L’espoir de la guérison miraculeuse y
conduit les malades--pas tous bien croyants, mais comptant au moins que,
si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas de mal...

                   *       *       *       *       *

Le temps de redescendre à Riom et de réatteler, et nous projetons de
gagner Saignes et Ydes, où nous toucherons à la nuit,--après nous être
désaltéré les yeux (séchés à ne voir que le roc, la terre ou la forêt)
au lac de Menet, dans une riante campagne. Car ils sont peu fréquents
les bassins tranquilles, les nappes d’eau étale, dans ces vallées
étroites où les torrents et les ruisseaux s’étranglent. Mais le soir
nous hâtait et la halte fut courte; trop court le répit de douceur que
nous procurait ce calme lac, immobile entre les herbes et les roseaux.
Cependant, nous ne nous étions que trop attardés, et nous fallut
traverser deux heures de nuit, de ténèbres denses, avant d’atteindre
l’auberge de Saignes.

Je n’étais venu à Saignes que pour aller à Ydes, une commune qui en
dépend, toute voisine, dont l’église du douzième siècle mériterait une
description minutieuse.

Mais je n’y consacrai point toute l’attention voulue.

J’examinais le zodiaque, les deux bas reliefs du porche, dont l’un
représente Daniel dans la fosse aux lions, l’autre un ange qui traîne le
prophète Habacuc par les cheveux, lorsqu’un enterrement survint, et nous
dûmes nous écarter... Nous nous approchâmes ensuite, mais j’oubliai de
scruter les pierres, tout à la cérémonie funèbre, à laquelle les
circonstances donnaient un caractère tout particulier. La toiture
enlevée--on réparait--cela se passait en plein air, et cela n’était pas
triste, malgré la tristesse du cortège, les pleurs des parents, les
mantes de deuil des femmes. L’idée de la mort ne pouvait, devant la
bière même, nous hanter, par ce jour bleu, ineffable, criblé de soleil,
où vibraient des vols d’oiseaux qui se posaient sur les murs,
s’effarouchaient à la voix du prêtre avec des cris joyeux, prêtaient à
la lugubre messe quelque chose d’une fête païenne en les pays de soleil.
Nous faisions le tour de l’enceinte, décorée de modillons grimaçants, et
aux portes latérales, de nouveau nous assistions aux prières pour le
mort dont le ciel chauffait le blanc linceul qui enveloppait la bière...
et je l’enviai, le mort inconnu, qui retournait à la terre maternelle
par ce jour enchanté, paré de joie et de lumière...

                   *       *       *       *       *

A quelques centaines de mètres du village s’est installée la petite
station des eaux minérales pour lesquelles, naturellement, on espère le
plus brillant avenir, au fond d’un joli vallon de la Sumène. Des
sommités médicales ont décerné les attestations les plus flatteuses à
ces sources. Moi, je goûtai fort les légendes qui me furent répétées
sous les ombrages qui y mènent, notamment toutes celles qui ont trait
aux fées, aux «demoiselles» qui sont les ondines de la montagne. Elles
habitent plus particulièrement un tumulus--ils sont nombreux sur le
territoire de Saignes-Ydes--celui dénommé _suc des Demoiselles_, d’où un
_cabrettaïre_, qui avait raillé leur puissance, fut précipité du haut
d’un roc par une ronde des _fados_ outragées.

Après l’église ensoleillée d’Ydes, comme celle de Mauriac, où nous
arrivâmes ensuite, m’apparut froide, déjà consternée par le soir!...

C’est un des monuments remarquables de la Haute-Auvergne, typique du
roman cantalien, trapu et massif dont l’un des mérites, et non le
moindre, consiste dans l’accord parfait de sa rudesse avec les lignes
violentes et heurtées du haut pays. Certes, la grâce et les mièvreries
ne constitueraient que des anomalies et des contre-sens dans ces rugueux
cantons; et si l’on rêve d’art fin et délicat, ce n’est point au milieu
de cette nature hostile et de ses rudimentaires populations qu’il faut
aller le chercher. Ce n’est point au pays de basalte que l’on retrouvera
les frêles dentelles, les fleurs ciselées du granit breton!
Cependant comme au portail de l’église d’Ydes, le portail de
Notre-Dame-des-Miracles porte dans son tympan des sculptures auxquelles
il faut prêter attention. A l’intérieur, une Vierge noire célèbre. Sur
la place, des maisons anciennes à tourelles...

                   *       *       *       *       *

En quelques minutes nous visitons Mauriac, qui présente un aspect tout à
fait avenant... Un obélisque dont Montyon l’a doté, comme le constate
l’inscription de Marmontel, décore le Cours... Enfin ce gros bourg a
presque l’opulence d’un chef-lieu avec ce large boulevard qui descend,
se termine en terrasse, d’où la vue embrasse un vaste cirque d’horizon
sur la Corrèze. Et puis--le chemin de fer n’y passait point alors--le
va-et-vient bruyant des diligences, tout le roulage qui s’arrête ici,
des marchés, de grosses foires, font de Mauriac un centre important, où
il y a du mouvement et de la vie...

Mais il faut partir, après ces furtifs regards sur Mauriac et ses
environs de vergers et de prairies, sans avoir vu «la lanterne des
morts», phare funèbre à l’entrée du cimetière, qui date, paraît-il, du
treizième siècle; nous avons projeté d’entrer à Salers avant la nuit...

Salers, c’est la perle de la montagne, une sombre perle superbement
enchâssée à l’avancée d’un bloc basaltique, à plus de 900 mètres
d’altitude. Les puissants souvenirs des temps féodaux qui nous hantent à
travers l’Auvergne, aux ruines éparses çà et là, se complètent ici, à la
vue soudaine de la petite ville demeurée intacte, sans lacunes et sans
additions, comme une pure relique d’autrefois.

Plusieurs enceintes de murailles, une porte dans les flancs de laquelle
pouvait tenir une garnison, et des petites rues, bordées de vieilles
maisons aux ouvertures cintrées, grillagées de fer, aux tourelles en
encorbellement; tout cela d’il y a des siècles, sans que rien
d’aujourd’hui choque l’imagination emportée dans le passé, qui devient
contemporaine de ces pierres suggestives; puis, une merveilleuse petite
place, tout entière conservée, avec les plus remarquables de ces
maisons-forteresses, aux façades hostiles--à étroites ouvertures,
barrées, hérissées de fer--flanquées de leurs tourelles; tout cela
terrible, menaçant dans les ténèbres tombées, où rougeoient seuls
quelques lumignons, dans le silence où l’on s’attend à entendre tout à
l’heure l’éclat des trompettes, le tumulte des chevaux et des hommes
d’armes.

                   *       *       *       *       *

L’hôtel aussi où nous heurtâmes nous apparut des plus romantiques,
encore que sur le feu mourant de la vaste cheminée il ne tournât pas la
moindre broche truculente.

Nulle lumière n’éclairait la pièce que la flamme du pâle foyer.

Une vieille, vêtue de noir, se dressa du banc où elle sommeillait, comme
sculptée dans la boiserie, d’où elle se détachait en cariatide.

--... Passer la nuit... Quelque chose à manger...

--Il n’y a rien! répliqua-t-elle.

C’était la première auberge de Salers!

--Il n’y a rien... Il n’y a rien?...

--Des pommes de terre, voilà tout...

--Ce n’est pas gras...

A peine avais-je prononcé ces mots, qu’une seconde cariatide se
découpait dans la lueur de la cheminée, vêtue pareille, et pareillement
vieille.

--Certes, ce n’est pas gras--et si c’est du gras que vous cherchez, vous
n’en aurez point ici...

C’était vendredi, maigre,--à quoi je n’avais guère songé... Cela
devenait grave, et j’essayai de parlementer...

En voyage, il est permis...

--Il n’y a pas de voyage qui tienne... On ne mange pas ici à toutes les
heures du jour et de la nuit...

Il était huit heures!

--Vous aurez ce qui reste, clama une troisième voix...

Je vis glisser, à son tour, dans le fond de la cheminée, une troisième
vieille, que je n’avais point aperçue encore, rencoignée dans le noir...

Je m’affalai sur un banc et j’attendis, laissant agir mon voiturier...
Nous pûmes obtenir deux pommes de terre, une tête de truite et quelques
pattes d’écrevisse...

Je manquai mourir de faim...

Mais, ô braves vieilles femmes de mon pays, tout de même je vous fus
reconnaissant d’être ainsi comme de l’époque, vous aussi, de ne m’avoir
pas gâté cette vive impression de Salers par le décor d’une de ces
hôtelleries aux servantes accortes et au garde-manger toujours prêt--et
de mettre votre foi catholique au-dessus des soucis de votre
profession...

D’autant plus, chères vieilles Auvergnates, que vous savez admirablement
combiner les exigences que nécessitent le soin de votre salut et les
affaires...

En pratiques Auvergnates, vous sûtes vous faire payer ces bribes comme
un vrai repas: vous me fîtes payer gras le dîner maigre...

                   *       *       *       *       *

Sur l’avancée abrupte de son rocher, Salers se termine par une
promenade, d’où l’on jouit de la vue la plus parfaite sur les vallons de
l’Aspre, de la Maronne, de Malrieu, qui se réunissent à sa base--et sur
les montagnes, le puy Mary, le puy Chavaroche, le puy Violent.

Longtemps, je les contemplai, non sans tristesse, car, après ce cordon
de route qui court à leurs flancs, et que j’allais suivre jusqu’à Murat,
c’était le départ, c’en était fini--sait-on jamais pour combien l’on
s’en va ni si l’on reviendra--de les retrouver tous les jours, à chaque
tournant de route de ces courses par monts et par vaux...




Neige d’Auvergne.


--Je crois bien que l’hiver est fini: voyez ce soleil, s’exclame mon
voisin Bouyssou. Il nous faudra sortir un peu. Le gibier va passer de
bonne heure, cette année. Nous n’aurons pas eu d’hiver, si le dicton est
vrai:

        C’est à la Saint-Vincent
    Que l’hiver perd ou prend ses dents.

--Espérons qu’il les perdra toutes...

                   *       *       *       *       *

Là-haut par-dessus la montagne roussâtre, en plein bleu, le grand soleil
brutal se pavane comme si c’était fini de toutes les misères des mois
noirs.

                   *       *       *       *       *

--Quand il ferait encore froid la nuit, les journées seront bonnes tout
de même; et, s’il revenait de la neige, cela ne tiendrait pas avec ce
soleil. Il a de la force, vous savez... Je vais préparer mes cartouches
et attacher des hameçons à mes lignes... Il faudra bien descendre à la
rivière... Ça me tarde, voyez-vous... depuis le temps... Maintenant je
vais me plaire un peu... Allons, au revoir!...

                   *       *       *       *       *

Bouyssou parti, je me répète le proverbe:

        C’est à la Saint-Vincent
    Que l’hiver perd ou prend ses dents.

L’hiver n’a fait encore que montrer les dents, cette année, mais cela
suffit! L’hiver, ici, c’est la mort. Tandis que la mer, belle de mille
fureurs, crache ses hautes vagues aux nuages bas de la mauvaise saison
et semble vouloir laver le ciel de tout le noir qui l’obscurcit, la
montagne s’immobilise, résignée; elle sait qu’il n’y a pas à lutter,
sans doute; n’est-ce pas en vain que, dans la nuit des temps, elle
mitrailla le ciel du feu de ses rouges cratères? Elle ne fait que bomber
un morne dos, sous sa couverture élimée d’herbe rase; les roulades du
pâtre, les sonnailles des troupeaux se sont tues, les vacheries ont
dévalé, c’est le silence, c’est la solitude, c’est la mort, rien que le
vol funèbre des corbeaux qui tournoient, comme des couronnes de deuil.

                   *       *       *       *       *

Et cela, depuis des semaines...

Aussi quelle joie de ce soudain soleil! Il semble que la terre
tressaille déjà, comme la cavale sous le fougueux étalon; il semble que
la montagne raidisse son échine pour soutenir le choc ardent. Puis, le
soleil a pâli, disparu, comme si cet effort l’avait épuisé... Le ciel,
de nouveau, est caché, les monts rendormis, affalés, cuvent la courte
ivresse...

                   *       *       *       *       *

La neige commence à descendre, emplissant l’espace de son vol lent et
doux... Longtemps, elle tombe, tourne, volette, mais fondue sitôt
qu’elle pose sur les toits, les arbres, le sol, comme de divines
sensitives, qui s’évanouiraient au moindre frôlement terrestre.

                   *       *       *       *       *

La neige tombe, mais non plus la neige fondante, sacrifiée, de tout à
l’heure. Ce ne sont plus des fleurs mort-nées, des éphémères dont les
ailes aériennes se volatilisent à peine apparues. Maintenant cela
s’agrippe, au contraire, tenacement, à tous les obstacles. Chaque flocon
semble avoir des griffes et des serres pour s’accrocher aux branches
d’arbres, aux chaumes, aux tuiles des toitures, aux parois et aux faîtes
des murailles.

La neige tombe dans le soir, la neige tombe dans la nuit; on ouvre la
porte pour voir, avant le coucher: tout est blanc, et la charpie
s’effiloche de plus en plus épaisse... Au lever, une couche de plusieurs
centimètres ensevelit la campagne, sur laquelle s’ajoute la neige qui
tombe, qui tombe... Encore tout le jour, encore toute la nuit, et
d’autres jours et d’autres nuits, une semaine, une autre semaine...

        C’est à la Saint-Vincent
    Que l’hiver perd ou prend ses dents.

Ah! depuis ce 22 janvier, l’hiver les a prises, ses dents. Les trains ne
viennent plus d’en haut, du Lioran, dont le chasse-neige ne peut suffire
à ouvrir la mâchoire; des centaines d’hommes ne suffisent pas à rejeter
la neige de la voie sur les côtés où ils l’entassent en murailles que 20
degrés de froid font de marbre. C’est à travers ce couloir que passent
les convois. Un journalier qui s’est attardé est tué, aplati, debout,
entre un train et les parois de neige. De Montsalvy, de
Mur-de-Barrez-sur-Aurillac, les diligences sont arrêtées, les courriers
ne font plus qu’en traîneaux ou à cheval, de Riom, d’Allanche, du
Vaulmier, sur Mauriac, sur Murat. Dans les journaux, ce ne sont plus que
morts subites par congestion ou froid, ou facteurs et voyageurs égarés,
enterrés sous la neige. Parfois, la tempête sévit, le redoutable _écir_.
D’en bas cela ne semble pas bien terrible, cette poussière de neige que
le vent soulève sur les sommets! Et cela comble les creux, creuse des
ravins, _change_ la montagne, avec cinquante centimètres, un, deux
mètres de neige.

                   *       *       *       *       *

--Elle ne tiendra pas, avec ce soleil...

Le soleil est revenu, et la neige tient. Il gèle derrière chaque rayon.

D’abord, avec quel plaisir on la voit tomber, la neige blanche sur le
pays noir!... Les arbres givrés, les toitures de fine ouate, frangées de
stalactites de glace, d’une passementerie de verre, les vitres fleuries
de gel, tout cela fait d’extravagants paysages de féeries des
légendaires royaumes de bonhomme Noël, où s’amuse le regard. Mais ce
plaisir est bref. Les yeux supportent mal l’éblouissant spectacle. La
migraine cogne aux tempes, tout l’être s’anéantit, sous un douloureux
malaise, aux plis de ce linceul, étincelant à perte d’horizon.

                   *       *       *       *       *

Cependant le soleil redouble, fouille de rayons intrépides, à travers la
dalle immense que l’hiver a scellée sur la nature. Sur toute cette mort,
le soleil crible sa lumière de résurrection. Dans la vallée, les chemins
se désencombrent; ce sera bientôt la débâcle, et la nostalgie m’envahit
déjà, de tout cela qui bientôt ne sera plus, la neige, la neige...

Je gagne Mauriac par le premier train, avec l’intention de monter au
plus haut, de traverser la montagne jusqu’à Murat... Mais cela n’est pas
possible... Ah! ils n’en sont pas encore débarrassés, ici, de la
neige... On ne parle que de courriers en détresse, de villages qu’on n’a
pas pu ravitailler depuis un mois... On n’a pu porter de la farine que
jusqu’à une dizaine de kilomètres de la Bastide... Des gens sont venus
au-devant avec un cheval, de la neige jusqu’au poitrail, qu’on n’a pu
charger que d’un bât léger, qui n’en emporte que de petits sacs, une
poignée... Sous le moindre faix, il enfonce, à ne plus pouvoir avancer.

                   *       *       *       *       *

Je me décide pour Anglard-de-Salers, à neuf kilomètres de Mauriac. Les
cantonniers travaillent à rétablir les communications. Avec deux bons
chevaux, une voiture légère et beaucoup de temps, peut-être y
monterons-nous...

Depuis longtemps, je souhaitais visiter Anglard et
Saint-Bonnet-de-Salers dont on me vantait les aspects montagnards, la
petite église romane d’Anglard, la vue splendide sur la vallée de la
Mars.

                   *       *       *       *       *

--Il y a un bon matelas, plaisante le cocher, les chevaux n’useront pas
les routes...

                   *       *       *       *       *

En effet, bientôt les bêtes en ont jusqu’au ventre et fument sous le
soleil à tirer la calèche,--un soleil âpre et qui, pourtant, n’attaque
guère la nappe gelée, brillante et dure comme du métal, et ne lui tire
qu’un peu de moiteur, une suée de rien.

Anglard-de-Salers, Saint-Bonnet-de-Salers, Salers... mon histoire
d’Auvergne me revient durant le trajet.

Anglard a, comme date fameuse, la guerre des Sabots, en 1635. Les
Anglardiens, exaspérés des abus de l’administration, se révoltèrent, un
dimanche matin, pour refuser de payer l’impôt établi sur les animaux à
pieds fourchus, à son nouveau fermier, M. Isaac Dufour, de Murat... Les
collecteurs se présentèrent inutilement. Les sergents, recors et archers
furent malmenés, et un premier corps de troupe fut défait par la
population, hommes, femmes, enfants, armés de pierres, de faux, de
haches, de fourches, d’arquebusades. L’état de guerre dura des années.
Les Anglardiens d’autant plus irréductibles qu’ils s’accommodaient fort
bien de ne plus délier leurs bourses. On résolut d’en finir. Les troupes
royales furent expédiées, en force, et victoire leur resta. Les insurgés
reçurent des lettres de grâce, moins quelques chefs, qui furent pendus.
Longtemps, on appela les Anglardiens: _carabins_, _carabiniers_.
D’ailleurs, ils n’ont pas pour réputation d’être commodes, non plus que
les autres indigènes de la montagne de Salers.

Pas de bonne fête sans _batosto_--sans bataille.

Après boire, on vidait les querelles de village à village à coups de
pierres ou de bâton. Après boire, c’est-à-dire souvent, les dimanches et
fêtes, sans compter les autres occasions qui appellent les gens à se
réunir: mariages, enterrements, foires, marchés, etc. Par exemple,
Legrand d’Aussy rapporte qu’en 1788, lors de son voyage, on fêtait
encore la Nativité de la Vierge en élisant aux plus fortes enchères un
roi et une reine qui occupaient la place d’honneur à l’église et
marchaient, un cierge en main, à la tête de la procession. Un de ces
rois de vanité éphémère imagina de régaler ses électeurs en faisant
couler du vin dans les fontaines publiques: cela n’était pas pour
apaiser le caractère naturellement querelleur des gens.

                   *       *       *       *       *

Mais, surtout, on citait la rivalité des gars de Saint-Bonnet et de ceux
d’Anglard. Ces bourgs, qui comptent deux ou trois mille habitants, n’en
ont que deux ou trois cents agglomérés, le reste dispersé sur le
plateau. Comme _ils ont plus commode_, ou pour se rencontrer avec
parents et amis, il arrive que quelques-uns d’une commune vont à la
messe de l’autre paroisse. Les repas, les danses du dimanche, ne
manquaient jamais d’occasionner des bagarres sanglantes. Il y avait
toujours, de part ou d’autre, quelque revanche à prendre. On ne pouvait
jamais en rester là, vous comprenez, _ça leur savait trop de mal_ aux
uns d’avoir _été reconduits_ par les autres. Et les bâtons de se lever,
de tournoyer et de s’abattre, les rudes bâtons durcis au feu.

                   *       *       *       *       *

Je me souviens, à propos de bâton, d’un trait qui me fut conté--vraiment
un beau geste.

Les braves curés d’Anglard et de Salers passaient leurs prêches à tonner
en chaire pour obtenir de leurs ouailles le pardon des injures et le
respect de la peau du prochain. Les fidèles courbaient la tête sous la
semonce dominicale--mais la soirée ne s’achevait pas sans quelque
bataille rangée. Les partisans ne semblaient même assister aux offices
que pour se rencontrer. Les prétextes de tuerie? Oh! il n’était pas
besoin qu’il s’en présentât!

--Vive Anglard! faisait quelqu’un.

--Vive Saint-Bonnet! ripostait quelque autre à cette provocation jugée
injurieuse.

C’est ainsi qu’ils _se cherchaient_. D’ailleurs, à l’église même, ils
avaient façon de se provoquer: c’était de ne pas se _donner_ l’eau
bénite, ceux d’Anglard à ceux de Saint-Bonnet, comme il est coutume que
l’on tende le doigt mouillé à la personne qui suit...

Un dimanche, le curé s’emporta là-dessus, exigeant que, dorénavant, dans
son église, il en fût de la sorte et que le signe de la croix ne vînt
plus servir à ces déclarations de guerre.

Le dimanche d’après, _un_ d’Anglard se trouva au bénitier, suivi d’_un_
de Saint-Bonnet...

Que fit _celui_ d’Anglard?

Quelque chose de bien simple, de grande allure...

C’est son bâton qu’il trempa dans le bénitier, et c’est du bout de son
bâton que, dédaigneux et farouche, il _passa_ l’eau bénite à celui de
Saint-Bonnet.

On devine que la journée ne se termina pas sans _batosto_...

Toujours à travers la neige, sous l’âpre soleil, nous atteignons au
plateau, d’où l’on découvre la plus vaste étendue... Nous quittons la
voiture, pour contourner le village, jusqu’au bord de la vallée de la
Mars, qui se creuse à nos pieds, portant sur la pente opposée la
chapelle de Jolliac, montrant les ruines de Montclar et de
Longevergne...

Aujourd’hui, Anglard est comme un campement dans la neige. On a déblayé,
et le village forme un cirque noir, comme les haltes de bohémiens sur
les gazons... Mais cette impression de loin est vite effacée dès que
l’on approche et traverse. Les maisons ne sont pas des tentes de
nomades, mais de très vieux logis de sédentaires. Tout cela semble
s’être groupé, tassé, en troupeau, pour avoir moins de froid, moins de
chaud, moins de vent, moins de pluie, moins de tout ce qui doit battre
cette plate-forme exposée là crûment. Les toits, beaucoup de chaume,
abaissent leurs auvents comme des visières au-dessus des escaliers et
des maisons de bois, dans les retraits et les renfoncements de ces
ruelles qui s’évasent en demi-cercle sur le champ de foire...

Au centre, quelques arrangements de pierres, qui ont fait croire à un
dolmen, à un menhir... Au moyen âge, la table druidique aurait servi de
comptoir où se payaient les impôts,--quand les Anglardiens voulaient
bien en payer... Cet après-midi, seul le menhir érige sa pierre levée
au-dessus de la neige, sous laquelle le dolmen est enseveli...

La population est toute dehors, sur des bancs, des chaises, à se
chauffer au soleil; des vieux, surtout des femmes, la tête garantie de
chapeaux de paille, des enfants. Pas d’hommes, de jeunes gens, de
grandes filles, il ne reste ici que la petite garnison nécessaire à
tenir les boutiques, ou ce qui ne travaille pas--les trop jeunes, les
trop vieux...

                   *       *       *       *       *

Nous faisons un tour encore. Voici le presbytère, dans le château à
tourelle de la Trémoulière, et voici la petite église romane pointant
son clocher octogonal, la petite église où _celui_ d’Anglard prenait de
l’eau bénite avec son bâton, voici le lourd bénitier de granit...

Et le curé, un crochet de fer à la main, casse la glace: l’eau bénite
est gelée!

                   *       *       *       *       *

Cela fait froid... Le soleil absent, le retour ne sera pas aussi doux
que l’aller. Nous partons. Déjà Anglard, vivant et chaud sous ce violent
après-midi, disparaît, comme quelque apparition malicieuse de génies de
la montagne, et, de nouveau, c’est le silence, la solitude, la neige,
d’où sortent seulement quelques broussailles noires, çà et là, comme une
chevelure de mort sortirait d’un linceul.




L’Écir.


--C’est bien _désagrable_!

                   *       *       *       *       *

Ces seuls mots entr’ouvrirent mes lèvres.

Je fus incapable d’une oraison funèbre plus étendue.

D’ailleurs, j’ai la conviction que l’ombre du brave Jantet n’exigerait
pas davantage.

Certainement aussi, à la minute de succomber, d’y _rester_, selon son
expression, le rude Auvergnat, dont un journal du Cantal m’apprenait la
fin, n’avait pas dû jeter d’autre plainte, lui qui, à travers les
épreuves de la vie, n’avait jamais rien lancé de plus amer que ces
paroles:

--C’est bien _désagrable_! comme il prononçait.

A la lecture de ce _fait-divers_, qui eût dû évoquer à mes yeux le
terrible paysage de décembre, la tempête glacée, les trombes de neige
furieuses, l’_écir_, comme on dit en patois, ce sont des souvenirs de
printemps qui se lèvent de ma mémoire, d’une de ces inoubliables
journées qui laissent au cœur et à la tête la nostalgie des grands
horizons, du soleil clair, de l’air léger!

Oh! que le temps passe, parfois, si rapide, oui, «c’est bien
_désagrable_!»

                   *       *       *       *       *

Quelqu’un de Vic-sur-Cère, où je séjournais, m’avait conseillé:

--Pour apprendre le pays, partez avec le facteur qui fait la montagne;
c’est le meilleur guide...

                   *       *       *       *       *

--Oh! bougre!... Demain, c’est le moins quarante kilomètres, voyez-vous,
me prévint Jantet, quand je lui communiquai mon désir de m’adjoindre à
lui, dans sa tournée. Si vous craignez la marche, je vous ferai signe un
jour où je n’aurai pas tant?

Je lui affirmai que je ne craignais pas la marche, et nous fixâmes notre
rencontre, pour le coup de six heures, sur la place.

J’arrive au rendez-vous, où Jantet m’«espère» déjà, dans un groupe de
servantes bavardes qui remplissent leurs seaux de cuivre à la font...

Elles interrogent Jantet:

--Qu’est-ce donc aujourd’hui?

Car il s’est équipé en mon honneur de vêtements frais; il a mis sa
blouse neuve, cassante, à plis si raides qu’on la croirait de tôle
bleue, noué à son cou un foulard bariolé, arboré son képi des jours de
fêtes; sa gibecière au dos, le bâton entortillé de cuir à la droite, un
parapluie haut comme une tente sous le bras gauche, Jantet est prêt,
allègre, maigre, noueux, avec--dans son visage du brun rouge cuit et
recuit des laves de son Auvergne et dans sa barbe aux poils en piquants
droits, rigides--deux yeux de fillette, deux yeux de fleur.

Les filles le moquent un peu:

--Vous êtes de noce, Jantet, que vous voilà si brave...

Mais il a la réplique vive:

--Ah! millodiou, je ne l’ai été qu’une fois, de noce... une fois de
trop... quand ma femme s’est mariée...

Il rit largement de sa plaisanterie et continue en s’adressant à moi:

--Ce jour-là, et quatorze autres--un par enfant, pour les
baptêmes--voilà tous mes congés, en payant un remplaçant encore, depuis
vingt-cinq ans que je fais le facteur... On n’a pas assez de libre...
Faudrait deux ou trois jours par an... On est esclave, voyez-vous...
C’est bien _désagrable_!

                   *       *       *       *       *

Les dernières brumes, comme des mousselines, s’envolent des hauteurs;
quelques-unes planent encore au-dessus de la rivière, dans le creux de
la vallée; le soleil monte vers l’espace; des troupeaux escaladent les
pentes; les oies se répandent dans le _Communal_; un roc géant, avec une
forêt pour chevelure, chante à la lumière le concert des milliers de
nids qu’il recèle... Dans le bourg s’enfle une rumeur de réveil,
grincent les serrures des boutiques... Un char cahote sur les cailloux,
le bouvier pique de l’aiguillade sa couple de bœufs...

Nous partons...

                   *       *       *       *       *

--Ho! Jantet! ho! Jantet!

C’est la boulangère qui interpelle le docile facteur. Elle a attaché une
miche à chaque bout d’une corde qu’elle passe aux épaules de mon
compagnon, et les deux pains lui battent contre la poitrine à chaque
pas...

--Ho! Jantet!

C’est le boucher qui lui suspend au bras un cabas gonflé de viande.

--Ho! Jantet!

C’est le cordonnier...

--Ho! Jantet!

C’est l’horloger...

Ils le chargent qui d’une montre, qui d’une paire de sabots ferrés,
pesant au moins dix livres; cet autre, le pharmacien, de fioles, de
médicaments pour M. le curé d’ici, M. le maire de là, M. l’instituteur,
etc., et Jantet se laisse accabler, placide, écoute toutes les
recommandations, répond, invariablement:

--_Apé, apé_... oui, oui, soyez sûr...

Jantet, avec ses yeux simples dans sa barbe aux poils droits et
décolorés comme les aiguilles d’une vieille branche de pin, la blouse
enfarinée par les miches qui se balancent sur sa poitrine, avec sa
cargaison dans le dos, sur les bras, sur les épaules, semble quelque
mystérieux «Bonhomme Noël» tout argenté de frimas...

                   *       *       *       *       *

Enfin, nous sommes partis.

--Ah! monsieur, si ce n’était que le courrier! Mais, chaque matin, des
commissions pour tout le monde! On n’est pas maître de sa personne,
voyez-vous... Et puis, ça use les effets... C’est _désagrable_...
millodiou!

Nous commençons à monter, par une côte boisée, en zigzags, sur la roche
à vif, mi-sentier, mi-ruisseau, que mille sources suintantes ont creusée
et polie, entre des noisetiers d’où s’essorent des oiseaux sautillant de
branche en branche, en fuite à notre approche...

Jantet va devant, les pas enfoncés, ancrés dans le sol, des pas de
montagnard, son chargement s’embarrassant dans les broussailles, le choc
décollant des feuilles humides les rouges limaces qui tombent dans les
fraisiers et les airelles.

                   *       *       *       *       *

A la sortie des arbres, nous avons sous nos regards la vallée profonde,
rétrécie, qui s’étire en paresseux fleuve de verdure où s’immobilisent
comme échoués les fermes, les hameaux, espacés en minuscules flottilles;
et, après avoir gravi des pentes derrière lesquelles toujours une autre
se hausse, sans plus de végétation maintenant que les bouquets d’or des
genêts étincelant sur un tapis de courtes graminées sombres, le bois que
nous traversions tout à l’heure ne montre plus à nos yeux qu’une infime
forêt, des feuillages nains, comme aux bergeries pour jouer des enfants.

Nous atteignons les plateaux de Saint-Clément, qui paraissaient d’en bas
les points culminants, et derrière lesquels se creusent d’autres
vallées, se dressent d’autres crêtes; et, par delà, s’étagent des
sommets que dominent des cimes, que, tous, surplombe au loin le cône
solitaire du Cantal, au bord du ciel; et le village, et les maisons
éparses, dans les replis du terrain, ou juchées sur quelque escarpement,
qui semblaient proches, par des illusions de la vue à travers les
perspectives brisées, violentes, s’entrecoupant, s’enchevêtrant, des
arêtes, se reculent d’une distance nouvelle, d’un val et d’un mont,
d’une descente, d’une ascension; et nous escaladons, et nous
dégringolons par des raccourcis à pic, où les seuls pas de Jantet,
depuis un quart de siècle, ont marqué leur empreinte, tassé la terre,
usé la roche, tracé un chemin...

                   *       *       *       *       *

Ouf! nous nous reposons...

Nous nous affalons sur un monticule, à l’ombre, parmi les bruyères
violettes, les gentianes bleues, les narcisses jaunes.

Jantet parcourt les adresses de son courrier.

J’aspire à pleins poumons, sans pouvoir me rassasier, la coupe immense
du ciel, et je goûte avidement, oublieux de mon compagnon, ce laps de
silence, de solitude, de liberté, dans l’air frais et la senteur des
plantes aromatiques...

--Ah! millodiou, tonne soudain la voix de Jantet! Encore des
prospectus... Tenez, ça va nous faire un crochet de dix kilomètres,
aller et venir, pour tirer jusqu’à ce buron là-bas... Si ce n’est pas
fou, un peu!... Des prospectus!... La moitié ne sait pas lire... Deux
kilomètres pour l’autre masut, plus loin... Ah! millodiou, la politique!
On envoie le journal aux vachers, je vous demande!

                   *       *       *       *       *

Nous accomplissons les douze kilomètres pour porter des réclames de
remèdes infaillibles, des catalogues de grands magasins de Paris aux
buronniers que nous trouvons l’un à _présurer_ son lait, l’autre en
train d’«espérer» le veau, près d’une vache à son terme...

                   *       *       *       *       *

Après une matinée de soleil excessif, le ciel se déchire, un ciel où se
tramaient depuis un quart d’heure de menaçantes nuées, et, sous l’averse
compacte, en faisceaux d’aiguilles drues, vite Jantet dévêt sa belle
blouse qu’il ne veut pas mouiller; et nous nous abritons sous le
parapluie vaste comme une grange--dont je ne trouve plus que la taille
soit exagérée.

--Ah! millodiou, dans ces pays-ci, on n’est jamais sûr... Il en tombe,
de ces orages, que des fois je rentre sans un fil de sec...

Et comme un éclair nous part à la figure, ainsi qu’une arme à bout
portant:

--Millodiou, millodiou, je crois qu’il nous a approchés... J’en ai chaud
à la barbe! crie Jantet, en traçant le signe de la croix...

L’ondée écoulée, nous reprenons notre trajet.

Un par un, le facteur se débarrasse de ses paquets, de porte en porte,
avec des conversations, des pauses...

                   *       *       *       *       *

Ici, dans une salle obscure, une voix du fond de la cheminée, de quelque
aïeule rencoignée, réchauffant ce qui lui reste de vie à ce qui reste de
feu, gros comme une noix sous la cendre, chevrote, juste assez pour se
faire entendre par-dessus les grillons du foyer, que les gens sont à
l’hort.

Nous les joignons, en effet, au jardin: encore un kilomètre!

Mais ils ne savent pas lire et prient Jantet de décacheter l’épître.

C’est de leur fils, soldat, qui narre en quatre pages ses impressions de
régiment, implore quelques sous en prétextant d’une revue!

Jantet, forçant la voix, déchiffre difficilement; on croirait le garde
champêtre ou le tambour de ville proclamant à la foule quelque arrêté
municipal.

Les destinataires d’autres plis lavent, au bas d’une côte, dans une eau
qui dévale avec fracas: aussi Jantet appelle vainement.

Les femmes n’entendent pas... Il faut descendre...

A l’une, Jantet rapporte le reçu de ses contributions qu’elle lui avait
demandé de payer, à l’autre, une montre réparée...

Puis, nous nous lançons à la recherche d’un fermier qui est à faner,
nous renseigne une pastoure de dix ans, qui rentre clore ses moutons.

Une signature est nécessaire, la lettre est recommandée.

L’homme, les yeux empoussiérés, des brindilles dans les cheveux, sur les
tempes en sueur, nous mène à l’auberge, où dix minutes sont dépensées
dans l’impossibilité de trouver la plume, l’encre; et quand tout est là,
le paysan hésite, se gratte le nez.

Que peut bien contenir l’enveloppe? D’où vient-elle?

Il est en procès avec un beau-frère, pour un partage.

Si quelque coquinade se cachait là-dessous?

Il ne se décide pas, refuse, obtient que le facteur lui représentera la
missive le lendemain, pour lui laisser le temps de parler de ça avec sa
femme.

                   *       *       *       *       *

Tandis que Jantet termine sa tournée dans le village, après m’avoir
promis de revenir déjeuner avec moi, je m’assois à la table de l’auberge
où des poules et des poussins picorent en paix; aux poutres graisseuses
du plafond, du lard qui suinte--signe de pluie--et des saucisses sont
pendus, et la maison est tout embaumée de l’odeur d’un «picoucel»;
dehors, les porcs grognent, vautrés dans le purin, devant leurs soutes.

Jantet s’est attablé en face de moi, et, après un coup de vin, il
devient expansif, plaisante, m’invite à répéter la tournée en janvier:

--Ah! millodiou! C’est alors qu’il faudrait trouver du vin comme ça,
quelque chose de chaud... On m’offre du pain, du fromage... Mais du vin,
pas souvent... Si tu as soif, le «férat» (le seau d’eau potable) est
plein...

Les yeux dans son verre, il continue:

--Nous serons descendus à cinq heures... Il ne faut guère que deux
heures à la descente... Mais, l’hiver, voyez-vous, c’est quelque chose
de plus... Je n’arrive jamais qu’à la nuit... Il y a deux mètres de
neige... plus une broussaille... rien... Ah! il faut connaître la
montagne... Il s’en égare plus d’un, vous savez...

Il y a deux ans, j’ai bien cru y rester, pécaïre... Je fus pris par
l’_écir_... La neige tourbillonnait, me crevait les yeux comme du sable
brûlant... Je croyais dévaler par la raccourcie, à la rivière... Mais
j’avais pris trop bas... Le pont, un tronc d’arbre en travers du
ruisseau, était recouvert, l’eau gelée... Je passai bien de l’autre côté
du ravin, mais pour remonter, je ne m’y reconnaissais pas... Pensez! la
nuit, la neige... Deux fois je remontai pour tâcher de me mettre dans le
sentier... Un temps de loup... A virer ainsi, je perdis tout à fait ma
direction. Ah! je n’en menais pas large... Deux heures sans savoir... Ma
lanterne s’était éteinte... Tout d’un coup j’ai senti que j’enfonçais.
Je croyais bien que c’était fini... J’en avais jusqu’au menton... Un peu
plus, et c’était par-dessus la tête... Mais je marchais et je
n’enfonçais plus. J’étais dans une rase, dans un ruisseau d’un pré...
Tout d’un coup j’ai aperçu une lumière... J’ai marché, marché... Ah!
millodiou! je suais malgré les vingt degrés de froid!... Je suis arrivé
à l’auberge... J’ai rallumé ma lanterne, et je suis reparti... On
voulait bien assez me coucher... Mais voyez-vous, la femme, les enfants,
tout ça qui devait être inquiet... Ah! j’ai filé, j’allais d’un train
qu’un loup ne m’aurait pas suivi... Et j’ai pris la descente au bon
endroit, je n’ai plus cherché la raccourcie...

Il s’interrompt de parler, avale son verre d’une lampée et achève son
récit de sa sempiternelle exclamation:

--Des nuits comme ça, voyez-vous, c’est bien _désagrable_!

Après un silence, sa tasse de café entre les mains, il se penche vers
moi, le regard circulaire, pour constater qu’il n’y a personne, là, et,
comme s’il redoutait que le gouvernement l’entendît émettre un tel vœu:

--Voyez-vous, six cents francs par an pour un métier pareil, c’est un
peu court... Ce n’est pas payé... Il faudrait huit cents francs.

Sublime Jantet!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

_Un facteur enseveli sous la neige..._

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le fait-divers brutal est sous mes yeux, mais je ne puis m’imaginer
l’hiver, la mort, me figurer qu’il y soit resté, sous l’écir, le brave
Jantet...

                   *       *       *       *       *

Ma pensée va à la claire journée de printemps; les pentes où tintaient
des sonnailles de troupeaux...

L’eau chantante aux flancs vernissés des roches, les bois ivres de
soleil, de nids et de fleurs, la vallée comme un fleuve calme, avec une
flotte de châteaux, de clochers, de villages! et commandant les crêtes
et les versants, en face de nous, le puy Griou, chauve et pointu, avec,
sur les pentes, des plaques de neige pas encore fondue, qui évoquent
bien la pensée des longs et mauvais hivers. Mais, quand même, non, je ne
puis m’imaginer l’_écir_, la neige furieuse, soulevée, précipitée,
tourbillonnant et sifflant comme des balles! Non, je ne puis me figurer
Jantet, mon ami Jantet, se débattant dans la nuit et l’avalanche. Je ne
puis croire qu’il y soit resté, lui qui, durant vingt-cinq ans, n’avait
pas manqué un jour de «faire la montagne»!

Je le revois, au départ, le matin où je le suivais, chargé de toutes ses
commissions: au retour, pas fatigué des kilomètres escaladés et
dégringolés, faraud dans sa blouse neuve, frappant la route de son bâton
ferré, fleuri comme un _nobio_,--comme un jeune marié--; à sa
boutonnière une branche d’églantier cassée dans les bois; aux lèvres,
une petite rose coupée dans l’hort de M. le curé par la servante.

Et j’entends sa phrase invariable, comme je l’interrogeais:

--Vous n’êtes pas las, après des journées pareilles?

--Moi, je danserais la bourrée toute la nuit.

Et il chante:

    La bolé, la Mariano.
    La bolé, ama l’auri.

«Je la veux, la Marianne.--Je la veux et l’aurai.»

                   *       *       *       *       *

Oui, je chanterais bien et danserais bien encore une soirée,
voyez-vous... L’été, ça n’est rien, la tournée... Mais l’hiver, ah! là,
quelquefois, c’est _désagrable_!




Le Regret.


C’est un _regret_, comme on appelle là-bas, cet air nostalgique, que
joue quelquefois le _cabrettaïre_, entre deux bourrées...

Cet air du pays, voici qu’il vient de résonner à mes oreilles, dans une
rue de Paris, sortant d’une boutique, des compatriotes sans doute--et
cela me fait délicieusement mal, tout d’un coup, une joie qui met des
picotements sous les paupières...

Avec la _cabrette_, ce sont les bonnes heures de ma vie, les années
légères, qui chantent et dansent dans ma mémoire!

                   *       *       *       *       *

La _cabrette_!

Il est peu de Parisiens qui ne l’aient entendue, au hasard des
excursions à travers la capitale; et les amoureux de pittoresque n’ont
pas manqué de visiter quelqu’un des bals-musette qui foisonnent dans les
quartiers plus particulièrement fréquentés par les Auvergnats de Paris,
dans les environs des Halles, de la Bastille, de la place du Trône. Par
là, dans certaines rues, chaque arrière-boutique de marchand de vin est
une salle de bal, dont la clientèle, à peu près exclusivement
auvergnate, se compose d’habitués qui viennent, comme en famille, à la
veillée, parler patois, boire un saladier de vin chaud et virer des
bourrées.

                   *       *       *       *       *

Le décor est des plus sommaires: des murs nus, quelques tables et des
bancs. Le musicien, le _cabrettaïre_, est juché dans une logette
suspendue au mur, à laquelle il accède par une échelle mobile, qu’on
retire dès qu’il est installé. Les danseurs sont en place aussitôt que
la _cabrette_ se gonfle. Aux premières notes, ils partent, courent,
glissent, martèlent le plancher à grands coups de talon, poussent par
intervalles des cris aigus--you, you--en faisant claquer leurs doigts,
et, suant à grosses gouttes dans la pièce surchauffée, ne s’arrêtent
qu’à la tournée du patron de la maison ou d’un associé du musicien--à la
moitié de la danse--qui passent en recueillir le prix, deux sous, quatre
sous... Et puis, ils repartent et ne feraient pas grâce d’une mesure.
Rien n’existe plus pour eux, dans le vertige où ils glissent, sautent,
tournent. Ah! ils sont loin de Paris, et de tout, pourvu que la
_cabrette_ chante et qu’ils dansent...

                   *       *       *       *       *

La _cabrette_...

Il n’y a pas que dans les bals-musette qu’on l’entende: il n’est guère
de familles d’émigrants où quelqu’un n’en joue. Là-bas, c’est le rêve du
pâtre qui trompe les longues heures de solitude et de silence en
taillant des sifflets et des flûtes dans l’écorce des arbustes, de
s’acheter un jour la _cabrette_ recouverte de velours rouge. La
_cabrette_! Elle constitue presque le foyer auvergnat, comme les lares,
les pénates des anciens. Dans son outre de peau dorment les vieux airs
du pays, une voix mystérieuse et lointaine, l’âme de la montagne. Est-ce
que, comme au culte des divinités domestiques des païens, on offrait des
gâteaux, du miel, du lait, il ne faut pas des libations aussi, à la
_cabrette_, du vin qu’on verse dans sa panse ronde pour l’empêcher de se
dessécher, la maintenir souple et tendre, du vin, sans quoi elle se
fâcherait, la gorge rauque, bientôt muette! La _cabrette_, confidente de
ses aspirations, de ses imaginations confuses, le pâtre, le bouvier,
l’emporte, lorsque l’idée lui vient à lui aussi, comme à tant de ses
aînés, d’aller chercher fortune, à travers le monde. Il n’a garde
d’oublier de la mettre dans la malle au couvercle velu, lorsqu’il se
décide à dévaler du buron vers les villes. Au milieu des plus durs
labeurs, malgré la hâte et l’âpreté d’amasser des écus dont la musique
est si douce à son oreille, il ne se passera pas de gonfler la
_cabrette_ et de lui faire redire sa chanson chevrotante.

Oh! cette chère et pénétrante piaillerie de la _cabrette_, que j’écoute,
planté devant la boutique du charbonnier, le _regret naïf_, qui sort de
derrière ces arcs et ces voûtes de rondins et de fagots...

                   *       *       *       *       *

Trois notes de la _cabrette_ et voilà que défilent dans ma pensée en
fresques rapides tous mes souvenirs de voyages aux montagnes d’Auvergne!
Les plombs et les dômes, les pics et les puys se dressent dans ma
mémoire, avec leurs crêtes de laves déchiquetées, où si souvent j’ai
gravi, jusqu’aux nuages! Mornes géants, impassibles témoins de la genèse
de la terre! Ils m’apparaissent sous tous leurs aspects successifs, dans
leur manteau de glace, l’hiver, et puis, au printemps, leurs fronts
chauves seulement couverts de neige encore, des forêts vertes accrochées
à leurs flancs. Des cimes désolées, mes regards descendent aux vallées
fleuries où courent les claires rivières parmi les peupliers et les
vergnes. Voici les villages tapis dans les creux avec leurs clochers à
peigne, des ruines de tours arrogantes à la pointe des rocs. Voici les
masuts des vacheries perdues dans les pacages estivant sur les hauts
plateaux...

Trois notes de la _cabrette_...

Et je chasse à travers les bruyères et les genêts, où glissent des
vipères, sous un ciel hanté du vol des grands oiseaux de proie. Je cours
la contrée sur les routes en corniche, ouvertes sur l’horreur des
précipices où grondent les torrents farouches. Je flâne par les brousses
incultes, par le dur pays où rien ne pousse, où, seul entre le ciel et
les rocs, quelque châtaignier se hasarde, fier comme un coq à la pointe
d’un clocher. Je dors sous les hêtres, jusqu’où monte la senteur des
foins qui pâment au soleil--et, par l’hiver, je m’enfonce sous la
profonde cheminée où flambe tout un tronc de chêne. J’écoute les anciens
raconter de terribles histoires, si terribles que, par moments, on n’ose
plus, on ne peut plus se baisser seulement pour prendre des châtaignes
sous la cendre, les moelles figées. Ou bien, je bataille contre les
huguenots, les _z-huguenots_; je guerroie contre les Anglais! En même
temps, je porte la traîne voluptueuse de Marguerite, aux remparts de
Carlat, petit page lui composant des _lieder_ d’amour; et rude routier
des bandes de Mérigot-Marchez, des tours d’Alleuze, je mets à mal les
gens du Roy! J’habite des maisons d’il y a mille ans, dans les villes
sombres cailloutées en basalte, où passent des chars attelés de bœufs
rouges et jaunes. Mieux encore, vêtu de flammes, j’escorte le grand
veneur, dans la chasse volante... Enfin, je m’abîme à l’orée du monde,
dans la nuit des temps, je...

                   *       *       *       *       *

Mais il faut s’éloigner, le _regret_ s’est tu, le _regret_, que j’écoute
planté devant les cotrets du charbonnier, au bord d’un ruisseau de
Paris, le _regret_, comme ils appellent là-bas cet air nostalgique, où
il y a de tout un peu, comme de la fin d’un rêve, un accablement de
crépuscule, une langueur d’automne, la mélancolie d’un adieu... le
regret...




TRENTE ANS APRÈS...


_Dimanche 31 mai._--«Arrive Ajalbert, invité à dîner, avant son départ
pour l’Auvergne, où il va fabriquer le bouquin commandé par la maison
Dentu, et tâcher de faire une pièce...»

Ainsi note E. de Goncourt, dans son _Journal_ de 1891, où mon nom, avec
celui d’Antoine, est le plus souvent cité (après les Daudet); c’est
l’année de la _Fille Élisa_, au Théâtre Libre.

Après le bruit, pourquoi pas dire le succès, de l’adaptation du roman à
la scène, comment douter de mon orientation vers l’art,--ou le
trafic--dramatique? Or, je n’avais pas subi la griserie de l’ambiance
artificielle. Je partais pour l’Auvergne,--et je n’y fabriquais pas de
pièce; j’y écrivais ces pages de la montagne cantalienne.

A des vacances précédentes, le hasard m’avait fait le témoin, presque,
d’un crime que je racontai à Gustave Geffroy:

--Tu devrais l’écrire, comme tu viens de me le raconter.

Ce fait-divers d’actualité parut à la _Justice_, de G.
Clemenceau,--qu’on lisait beaucoup, du Grenier d’Auteuil au Salon de la
rue Bellechasse, pour Gustave Geffroy, Louis Mullem, Charles Martel, E.
Durranc, C. Pelletan,--non pour Clemenceau: il n’y écrivait jamais!

Alphonse Daudet, le jeudi suivant, me félicita. «Je devais continuer,
entreprendre un vrai livre, gagner le large, ne pas m’enfoncer plus
avant dans les petites chapelles décadentes.» Il me sondait,
paternellement. C’était une surprise, pour lui, que mon goût du pays, ma
fidélité à la petite patrie,--alors que, par mes vers de banlieue, ma
profession d’avocat, ma vie parisienne, il me jugeait tout autre. Quel
chaleureux et pénétrant confesseur, à qui j’eus tôt fait de tout dire:
l’humble famille, d’où je savais les patois cantaliens, qui m’avaient
mené à Mistral, à Aubanel. Ce fut, désormais, un lien avec Daudet--qui
manquait à la foule des littérateurs ignorants du parler d’oc, et de la
poésie méridionale. J’y avais songé, à écrire sur l’Auvergne! _La France
ne nous intéresse pas_, m’avait répondu le directeur d’un grand journal
illustré, d’alors!

--Je vous trouverai un éditeur, et Alphonse Daudet m’obtenait un traité
chez Dentu. C’est ainsi que je remontai, vers nos cimes de basalte
désertiques. Les tentations immédiates de Paris ne me retenaient pas
devant l’appel profond de la terre ancestrale.

Évidemment, ce n’était guère exploiter le filon doré des «centièmes» que
de publier, après avoir fait jouer la _Fille Élisa_, des «veillées
auvergnates». Mais j’avais cueilli, une fois pour toutes, le sourire de
Melpomène ou de Thalie,--qui d’ailleurs, ne va pas sans éclipses. Que de
gloires subites,--qui se sont brûlées aux feux de la rampe. Que de
comédies applaudies, au goût d’un soir, qui ne se relèvent plus, dès que
tombées dans le silence--tandis que des livres dédaignés cheminent,
parviennent et demeurent,--nombre de livres dédaignés, naguère, comme
«régionalistes»--ne devant pas sortir de leur province, et que voici
rescapés de l’oubli où s’enfoncent tant de romans, de fortune éphémère,
tant de nouveautés, à la vogue fugitive...

Bref, je m’en suis tenu au livre--qui, du Massif Central ou des mers de
Chine, m’a laissé pauvre d’argent, mais riche, mais riche de quel trésor
de mémoire!

                   *       *       *       *       *

Pourtant, une fois, la Fortune a surgi à mes regards, un bas de laine
d’Auvergne se vidant d’une main reconnaissante sous les pas de
l’écrivain voué à l’Auvergne.

Une humble, poignante et, pour moi, glorieuse histoire...

En 1913, Madame Naves, se disant ma parente très âgée, malade, née
Ajalbert, me suppliait d’aller la voir. En butte à bien des appels de ce
genre, je réclamais des précisions.

Je ne me connaissais plus aucune famille, depuis longtemps. Je pouvais
traverser le monde, sans un toit, où, par quelque lien de filiation, je
fusse tenté de m’asseoir. Or, les renseignements furent topiques, et
l’on me fit comprendre qu’il ne s’agissait pas de quémander, mais de me
faire une communication personnelle, urgente.

                   *       *       *       *       *

Je me rendis à l’adresse,--une maison cossue...

--Au cinquième, le bâtiment sur la cour,--Je vais vous conduire, vous ne
trouveriez pas... _Elle_ est seule, ne pourrait vous ouvrir,
m’instruisait le concierge, par l’escalier obscur, grimpant entre de
vieux logis lépreux, comme en masquent des façades d’immeubles neufs...
Oh, elle pourrait habiter sur le devant... Elle ne veut pas... Il y a
vingt-cinq ans qu’elle est là... Elle ne veut pas changer... Toujours
seule... Une nièce vient la voir.

Quelques portes donnaient sur le carré sombre... Au coup frappé,
répondirent des gémissements, la clef était sur la serrure, je me
trouvais, passé l’entrée, où débouchait un coin de cuisine, dans une
chambre en désordre, entre une armoire et un secrétaire, devant un lit,
où le drap, sans couverture, se bossuait, comme un linceul, d’un maigre
cadavre, dont les longs bras se tendaient vers moi, retombaient, avec la
tête, un instant soulevée... Un visage de fièvre et de mort, aux yeux
fixes, dans les orbites profondes, une peau de vieillarde noirâtre,
sèche, creusée, ravinée de rides...

La moribonde put s’accouder, elle parlait:

--Débarrassez-vous, asseyez-vous, tout près, que je vous voie bien...

Pas une parole ne montait à ma gorge, angoissée. Me débarrasser,
m’asseoir! Les sièges délabrés, poussiéreux, s’encombraient d’un
édredon, de linges, et l’idée burlesque et prudente traversa mon esprit
que la chaise se détraquerait sous mon poids, que j’allais choir sur le
carreau, la carpette élimée, qui glissait sous mes pas... Je me tins
debout, au chevet.

--C’est vous, c’est bien d’être venu... Je vous connais... J’ai toutes
vos photographies parues dans les journaux... Ouvrez l’armoire, bon...
dans le tiroir, à gauche...

Ma parente, car elle l’était, éparpillait la liasse... Et c’était:
Maître _Jean Ajalbert_, défenseur de Vaillant dans le «Petit
Parisien»... _Jean Ajalbert_, en casque colonial, retour du Laos, dans
le «Matin»... _Jean Ajalbert_, au Grenier Goncourt, dans une revue
illustrée... _Jean Ajalbert_ avec Aristide Briand, en Bretagne,--avec
Frédéric Masson, à Malmaison,--avec mon fils.

--Oui, je vous ai toujours suivi, depuis votre premier livre sur
l’Auvergne... Ajalbert... J’avais épousé un Ajalbert, qui descendait
d’un frère de votre arrière-grand-père... Oh, il avait sept enfants,
tous éparpillés... Je n’en ai pas eu... Nous étions fiers de vous...

--Pourquoi ne m’avoir pas vu plus tôt?

--Je n’aurais pas osé. _Je n’ai pas toujours été riche..._

Cela si bas, que j’entendais à peine.

--Pas riche, mais enfin je n’ai besoin de personne... Il a fallu
travailler, chacun de son côté. Mon mari était employé, moi couturière.
Il y a longtemps que je suis retirée... Une fois, j’ai poussé jusqu’à la
rue de la Faisanderie... Quand j’ai vu l’hôtel, je n’ai pas osé. Vous
étiez heureux... Vous n’aviez pas besoin de moi... Mais, après, quand
vous avez quitté la France, j’avais bien peur, avec ces grands voyages,
de ne jamais vous revoir... Alors, quand vous avez été nommé à Malmaison
j’ai loué à Rueil, je venais, le soir, à la grille... Souvent, je vous
guettais dans les allées, ou j’attendais, au tramway, à l’heure où votre
fils revenait du collège... Il vous ressemblait...

                   *       *       *       *       *

La voix seule vivait, dans cette face «usée comme la pierre du torrent»
où les poils s’agrippaient en herbe desséchée. Les mains, qui me
tenaient, serraient comme des pinces. Depuis la journée, vingt ans
auparavant, avec M. Rames, _dans la nuit des temps_, je n’avais pas vécu
d’heures aussi en dehors de la vie courante. Cela était sans date, sans
cadre,--toute l’ambiance effacée,--quelque page d’Edgard Poë... Des
choses oubliées de moi, du passé stratifié sous des amas d’alluvions
successifs, ressuscitaient... Je me penchais de plus en plus vers cette
bouche d’ombre, ces lèvres raidies, où haletaient les phrases courtes.

--Ajalbert! je voudrais vous embrasser...

J’embrassais la peau rêche et moite, avec autant de terreur et d’émotion
que si la Camarde m’étreignait pour m’entraîner dans le vide suprême...

                   *       *       *       *       *

L’infirmière entra, et ce fut de l’air, de la lumière, de la vie, dans
la chambre macabre. Une cuillerée de potion, l’assoupissement... Nous
reculâmes, dans la cuisine...

--Le médecin pense que ce sera pour demain... Elle ne cessait de
réclamer Monsieur... Elle n’a jamais voulu se soigner... Elle a vécu
comme une pauvresse, depuis la mort de son mari: les gens, qui la
connaissent, dans la maison, disent qu’elle est riche...

--Ajalbert, Ajalbert...

Assise, comme ragaillardie, elle commanda une course à la garde.

--Nous sommes bien seuls?

Elle tirait une clef, enfoncée sous le traversin...

--Ouvrez le secrétaire... Apportez les papiers... sous la pile de
linge--et la boîte, dans le tiroir... Tout est à vous... Dans le paquet,
il y a les actions, les coupons; dans la boîte mes bijoux, regardez...

--Mais, plus tard, vous allez mieux...

--Non, je sais, tout de suite... la montre c’est pour votre fils... pour
Charles...

Elle savait le nom...

--Ramassez tout ça... voilà l’infirmière... Demain... Ajalbert,
l’Auvergne...!

Mon cœur battait en tumulte, les larmes jaillirent comme si je perdais,
une deuxième fois, ma mère, et je ne pouvais détacher mes regards de
l’inconnue de tout à l’heure--maintenant ce que j’avais de plus près au
monde, étendue là, comme une statue, sous le drap collé en draperie de
pierre à un squelette,--la statue de basalte,--de l’Auvergne...

                                   *

                                 *   *

Le lendemain matin, appel du téléphone:

--Madame Naves décédée.

                                   *

                                 *   *

Après l’enterrement, je portai les papiers chez le notaire... Trois ou
quatre cent mille francs... J’allais entrer en possession, quand une
opposition surgit... Il n’y avait pas de testament... Des
«_généalogistes_», la bande noire qui rôde autour des agonies
solitaires, sur les indications des bureaux de décès et des pompes
funèbres, avaient flairé l’aubaine, découvert en quarante-huit heures
des douzaines d’héritiers aux derniers degrés, de Pierrefort à
Saint-Flour, et ce fut avec Maître Gastaldi, le notaire de ces écumeurs
de tombeaux, un procès interminable, de 1913 à 1924, où l’avoir partagé
entre une douzaine de co-héritiers ne me laissa pas de quoi rémunérer le
temps gaspillé en procédures...

                   *       *       *       *       *

Mais quel trésor de rêve, où je puise radieusement, quand je doute de
mon effort... J’aurais dû faire autre chose, plus de romans, du théâtre!
Une voix monte de terre, qui répète:

--Ajalbert..., l’Auvergne...

Ça suffit... N’aurais-je écrit que pour cette humble femme de mon
pays... que ma part est assez belle, pour que je n’en regrette aucune
autre...

                                   *

                                 *   *

--Ajalbert... Ajalbert...

Ce n’est pas que dans ce galetas de Paris, que j’ai goûté cette gloire
secrète que ne m’auraient pas valu des succès plus voyants ou bruyants
de la foule.

Naguère j’ai voulu traverser une fois encore les lieux où s’étaient
partagées quelques années de mon enfance, et mes vacances de collégien,
le dernier village de la Planèze, en escalade vers la cime du Cantal...

Un dimanche, l’auto me déposa sur la placette de l’église romane de
Cézens,--dont l’humble clocher à peigne s’interpose toujours entre mes
yeux et les architectures les plus prestigieuses: c’est le premier
monument qui me soit apparu, au-dessus des chaumes de la montagne.
Depuis cinquante ans, rien de changé. Je reconnaissais la forge, les
auberges, les étables, la «charreire» caillouteuse dévalant vers le
ruisseau mince où j’avais fusillé des truites.

Dimanche, onze heures, silence et solitude, tout le monde à la messe.
J’entrai. De la centaine d’assistants, les têtes se détournaient vers le
retardataire, des femmes agenouillées dans la nef, des gamins alignés
sur les banquettes, des enfants de chœur en galoches aux hommes dans la
tribune de bois--le remuement sonore des chaises et des galoches sur les
dalles--et cette corde de la petite cloche, dont on enviait le sonneur,
Pierrouti...

Je me plaçai contre le mur du fond, à côté de quelques vieillards à
lunettes, le nez dans leur livre... Qu’il était petit ce bénitier, où,
jadis, nous pouvions si mal à atteindre, il y avait un demi-siècle...
Vingt ans, au moins, que je n’y étais revenu... Un seul nom m’était
resté, de l’instituteur contemporain de ma mère--chez qui j’avais
séjourné, Fournier mort, sans doute, quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix
ans. Je me rappelai sa famille, nombreuse, des jeunes filles, préparant
leurs brevets, des dames parmi les paysans... Ne ressemblait-il pas à ce
voisin, tout blanc, marmonnant sur son prie-dieu? Oui, il lui
ressemblait... Mais non, une hallucination...? Je n’y tins plus...

--_Monsieur Fournier?_

La tête se redressa, les regards se fixèrent, attentivement:

--_Ah! Jean Ajalbert... Jean Ajalbert!_--tout de même... Mais c’est un
miracle, une apparition... _Jean Ajalbert..._

Tout cela murmuré, dans le silence de l’office.

M. Fournier me tenait la main:

--Par où êtes-vous entré?

                   *       *       *       *       *

On sortait. Il prenait son bâton, son parapluie... Les fidèles
s’écoulaient, à l’écart, laissant le maître poliment avec l’étranger...
Car, c’était un homme du passé, rude, plein de discipline, et que les
gens craignaient et respectaient.

Mais pendant que nous cheminions, oubliant d’ouvrir son parapluie sur la
jaquette des dimanches, et le bâton gesticulant, allègre comme si je lui
avais rendu ses jambes, il interpellait des groupes:

--_C’est Jean Ajalbert... le poète, le grand savant, le grand
voyageur... Jean Ajalbert... Sa mère était de Cézens, les Teissèdre..._

Il pleuvait, on glissait dans la boue... Mais les cloches de midi
sonnaient... Je les écoutais comme si c’était pour moi, dans une bouffée
de bonheur...

Ah! que j’avais raison d’avoir préféré le livre au théâtre. Quels
applaudissements des villes m’auraient procuré cette minute
incomparable.

--_Jean Ajalbert... Jean Ajalbert... l’écrivain, le grand voyageur..._

Je riais et pleurais de l’exaltation charmante de mon vieil ami, qui
emplissait toute sa demeure, où les cheveux avaient grisonné sur la tête
de mamans, qui avaient été mes camarades des étés de l’autre siècle...

--Nous vous avons suivi...

Et, comme de l’armoire de Paris, du bahut campagnard l’on sort des
portraits pâlis d’autrefois...

--Vous n’avez pas changé...

Voilà qui me ramène à la réalité.

Le chauffeur s’impatiente...

                   *       *       *       *       *

Pas changé? De dix à soixante ans!

                   *       *       *       *       *

Et pas tant que cela, en somme, puisque me voici en train de consigner
ces notes _in extremis_ du même cœur simple que je le faisais, quand, à
mes débuts, je découvrais l’Auvergne, avec, pêle-mêle, les beautés et
les verrues de la petite patrie.




TABLE DES MATIÈRES


                           Pages
  Préface                    VII
  Dans la nuit des temps      13
  Sensations d’Aurillac       21
  Chez les ferrailleurs       36
  La Centenaire               45
  La Reine des vallées        58
  Crime des champs            73
  Crime des villes            82
  La Quenouille               89
  Gasparous et Cantalès       99
  Le Rhabilleur              106
  La Grande                  114
  Le Château-là-Haut         120
  Pierrouti                  133
  Le Calvaire                149
  La Ville de feu            158
  Plombs et Puys             166
  Par monts et par vaux      183
  Neige d’Auvergne           205
  L’Écir                     216
  Le Regret                  229
  Trente ans après...        235


BAR-LE-DUC.--IMPRIMERIE COMTE-JACQUET.--5-1926






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VEILLÉES D'AUVERGNE ***


    

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