Benjamine : roman

By Jean Aicard

The Project Gutenberg eBook of Benjamine
    
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Title: Benjamine
        roman

Author: Jean Aicard

Release date: May 30, 2025 [eBook #76189]

Language: French

Original publication: Paris: Flammarion, 1906

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BENJAMINE ***






  JEAN AICARD

  BENJAMINE

  ROMAN


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  Droits de traduction et de reproduction
  réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.




Il a été tiré, de cet ouvrage, dix exemplaires sur papier de Hollande,
tous numérotés.


ŒUVRES DE JEAN AICARD

Collection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volume


ROMANS

  Le Pavé d’Amour                                                 1 vol.
  Roi de Camargue                                                 1  --
  L’Été à l’Ombre                                                 1  --
  L’Ame d’un Enfant                                               1  --
  Notre-Dame d’Amour                                              1  --
  Diamant noir                                                    1  --
  Fleur d’Abîme                                                   1  --
  Melita                                                          1  --
  L’Ibis bleu                                                     1  --
  Tata                                                            1  --


POÉSIE

  La Chanson de l’Enfant (ouvrage couronné par l’Académie
    Française)                                                    1 vol.
  Miette et Noré (couronné par l’Académie Française)              1  --
  Poème de Provence (couronné par l’Académie Française)           1  --
  Lamartine (Prix de poésie à l’Académie Française)               1  --
  Le Livre d’Heures de l’Amour                                    1  --
  Le Dieu dans l’Homme                                            1  --
  Au Bord du Désert                                               1  --
  Le Livre des Petits                                             1  --
  Jésus                                                           1  --


THÉATRE

  Smilis (4 actes en prose représentés à la Comédie-Française)    1 vol.
  Le Père Lebonnard (4 actes en vers représentés à la
    Comédie-Française)                                            1  --
  Don Juan                                                        1  --
  Othello, le More de Venise (5 actes en vers représentés à la
    Comédie-Française). Portrait de Mounet-Sully, par Benjamin
    Constant.                                            1 vol.   4 fr.
  La Légende du Cœur (5 actes en vers représentés au Théâtre
    Antique d’Orange et au Théâtre Sarah Bernhardt)               1 vol.




    Published, Paris, 15 Juin 1906.
    Privilege of Copyright in the United States reserved
    under the Act approved March 3, 1905,
    by ERNEST FLAMMARION, Paris.

    Publié à Paris, le quinze Juin mil neuf cent six.
    Privilège du droit d’auteur aux États-Unis,
    réservé en vertu de la loi sanctionnée le 3 Mars 1905,
    par ERNEST FLAMMARION, éditeur à Paris.




BENJAMINE




PREMIÈRE PARTIE




I

MONSIEUR GUIRAND, DÉPUTÉ EXPÉRIMENTAL


--Ah! tu aimes Montchanin? Eh bien, tu épouseras Courcieux!

--Mais, papa...

Blonde avec des yeux bleu pâle, un teint très blanc, la taille trop
fine, les épaules un peu étroites, l’air rêveur, Benjamine en robe
claire, jolie à souhait sous un vaste chapeau de paille à rubans roses,
était là, debout, en pleine lumière matinale, devant son père, dans le
beau parc de leur villa de Cannes.

Guirand était assis sur un fauteuil de rotin, derrière une table chargée
de papiers, une table de ministre en villégiature. Avec ses deux larges
mains velues, posées à plat sur les bras du fauteuil, il avait aussi
bien l’air d’un président de cour d’appel qui rend un jugement... sans
appel.

--Ah! tu aimes Montchanin? Eh bien, tu épouseras Courcieux!

Pauvre petite Benjamine, la loyauté même! Elle écoutait avec étonnement
cette brusque apostrophe de son père, Paul Guirand, l’un des plus
puissants financiers de France.

Élève d’une grande école scientifique, Guirand n’était pas sans lettres.
Petit-fils d’un richissime fermier de Normandie, d’un gros bourgeois
demeuré paysan, et fils d’un armateur, armateur lui-même, Guirand était
maire, depuis plus de vingt ans, d’une importante commune; président du
conseil général d’un département du Nord, et député.

C’était un homme d’âme vulgaire, qui avait de l’entregent comme pas un,
le savoir-faire d’un notaire madré, une habileté politique rare, au sens
tortueux du mot. Cette habileté était cachée et servie par son apparente
bonhomie.

Sa vulgarité d’âme, lorsqu’il était en public, se dissimulait
attentivement sous le choix des paroles et le calme du ton, comme sa
vulgarité physique sous le soin minutieux des costumes et la correction
guindée du maintien.

En réalité, ce Guirand était une nature de contremaître, c’est-à-dire un
autoritaire sans pitié, servile plutôt que respectueux devant les
puissants du jour, dur aux faibles, se faisant escabeau de tout pour
monter, se hisser, parvenir.

Il rêvait d’être à son tour un chef, non pas, bien entendu, pour
conduire des hommes au mieux de leurs intérêts, mais seulement au
triomphe des siens. Le mécanisme des institutions modernes lui
permettait de tout espérer.

Lorsqu’il s’était décidé à jouer un rôle dans la vie publique, il
l’avait, comme un comédien, choisi le plus possible en rapport avec sa
nature extérieure. Privé de sens moral, il avait ramassé, dans le tas
des opinions politiques étalées sur toutes nos places publiques, celle
qui lui avait paru la plus séante à son tempérament. Socialiste? ses
millions l’eussent trop gêné. Et vraiment, il n’avait pas le physique de
l’emploi. Il se proclama _républicain expérimental_, se proposant de
déclarer, au moment opportun, que ses expériences avaient assez duré
pour lui prouver qu’elles étaient inutiles.

Il siégeait à gauche et, chaque fois qu’il parlait, donnait des gages au
sens commun et à l’esprit patriotique, ce qui, de temps en temps,
ralliait autour de lui tous les partis sans distinction.

Ainsi posé, il sentait fort bien qu’il était «ministrable». Au jour
d’une crise, il devait devenir le bouche-trou nécessaire. Il n’en
demandait pas davantage.

Ce qui vraiment le mettait hors de pair, c’était une éloquence
authentique, tout à fait moderne, sans élan ni émotion; de l’émotion, il
eût été incapable d’en montrer, n’en ayant pas, de quoi il se vantait en
ces termes:

«L’enthousiasme mène à toutes les erreurs; l’élan oratoire est un piège
à nigauds;--moyens de rhéteur ou de poète suranné! Moi, je prouve.»

Il avait, en effet, de la dialectique. Dialectique sophistiquée, plus
difficile que l’autre. Il posait une question comme un axiome et la
développait comme un théorème. Il excellait dans l’art de donner à ses
sophismes une apparence de précision mathématique. Il disait: «Je ne me
paie pas de gros mots. Où est l’intérêt de la patrie?--Il est là, nulle
part ailleurs.» Et il le faisait bien voir. C. Q. F. D. Et
l’enchaînement des preuves semblait évident à ses auditeurs. Il eût
mérité d’être l’inventeur de la fameuse plaisanterie: «Je n’aime pas les
huîtres et j’en suis bien aise car, si je les aimais, j’en
mangerais,--et je ne les aime pas.»

Il raillait à tout propos les républicains de 1848, «ces rêveurs
humanitaires», mais il faisait valoir que la probité de l’arithmétique
est «toujours approuvée par la moralité des âmes droites». Il répétait à
qui voulait l’entendre: «Je ne demande à la République que de tenir
scrupuleusement les comptes de la France...» N’était-ce pas fort sage?

Pour les adversaires de la République, il ajoutait:

«Il faudrait que, le cas échéant, du soir au lendemain, un bon prince,
empereur ou roi, pût endosser nos créances.» Le moyen d’y contredire?

Il ne croyait ni à Dieu ni au diable ni aux honnêtes gens; mais de cela,
il ne se vantait pas. Il se taisait sur certains sujets d’un air de
réserve si respectueuse qu’on y pouvait voir l’attitude d’une piété
d’autant plus discrète qu’elle est plus sincère.

Ainsi masqué, le député expérimental arrondissait ses millions, marchait
vers le pouvoir désiré, se moquait de tous les partis, avec une
préférence toute prête pour celui qui le mettrait en haut lieu et l’y
soutiendrait. C’était un honnête homme, pour les yeux. En réalité, une
ambition égoïste en marche, avec de larges bottes de sept lieues,
méconnaissables à peu près sous les plis corrects d’un pantalon assez
mal porté mais coupé par le tailleur à la mode.

--Ah! tu aimes Montchanin? Eh bien, tu épouseras Courcieux.

L’armateur répéta jusqu’à trois fois cette phrase qui lui semblait sans
réplique. Elle était nette, claire, rigoureuse comme un résultat
algébrique. Il la prononçait d’un ton dur et pesant, sans inflexion,
comme il convenait à une proposition qui ne doit pas être discutée et
qui est émise par un homme sûr de lui et ennemi des nuances.

Comment avait-il appris que Benjamine aimait Montchanin? C’est bien
simple. Il venait de la voir passer, toute rose et souriante, sous les
mimosas d’une allée voisine, et il avait crié:

--Benjamine!

--Papa?

--Je veux te marier.

--Oh! papa!

--Si tu n’y vois pas d’obstacle.

--Oh! papa! me marier?

--Tu ne veux pas?

--Cela dépend.

--Ah!--cela dépend?... de quelqu’un?

--Oui.

Elle n’était pas minaudière. Elle savait que la nature et Dieu veulent
que les jeunes filles se marient. Elle était vaillante et pure. Elle
voulait un mari honnête homme. Elle comptait bien «avoir des enfants» le
plus tôt possible. Elle avait reçu une éducation très soignée, très
éclairée, très haute, de sa chère institutrice, Mlle Berthe Lireux. Elle
regardait la vie en face. Elle savait que l’hypocrisie, le mensonge, que
le mal enfin existent, mais elle était persuadée que son père ne pouvait
vouloir que son bien.--Jean Montchanin, quoique pauvre, était un fiancé
digne d’elle. Il était son camarade d’enfance, orphelin de père et de
mère, et travailleur. Guirand et sa femme n’avaient jamais eu occasion
encore de contrarier Benjamine; ils aimaient ce jeune homme. Ils ne
devaient pas hésiter à le lui donner pour mari.

Jean Montchanin n’avait jamais dit à Benjamine qu’il l’aimait,--mais ces
choses-là n’ont pas besoin d’être dites, pensait-elle.

--Et de qui, prononça Guirand, d’un air engageant, presque câlin,--de
qui cela dépend-il?... Ah! tu aimes quelqu’un?... Bravo!... Il faut
qu’une femme soit une femme... Qui aimes-tu, ma Benjamine?

Ce «bravo» était d’un diplomate vraiment _ministrable_.

--Qui? Vous l’avez deviné, bien sûr. C’est Jean que j’aime, mon père.

--Jean Montchanin?

--Oui.

--Ah! tu aimes Montchanin?... Bah! tu épouseras Courcieux.

Elle ne connaissait pas Courcieux, mais elle avait connu et beaucoup
aimé sa mère, la marquise de Courcieux douairière, leur voisine de la
villa des Agaves.

Il y a des gens qui obtiendraient difficilement de leur fille l’aveu
d’un premier sentiment d’amour. Les imbéciles! Ils ne savent pas s’y
prendre. Et puis, il y a des filles si malignes!... Quelle âme d’enfant,
cette Benjamine! «Et dire que ma femme était comme ça quand je l’ai
épousée! une dinde! une petite dinde!»

Guirand regardait Benjamine, qui ne bronchait pas. Elle demeurait
immobile, silencieuse, l’air étonné. Étonnée, elle l’était d’elle-même,
de la nouveauté de l’incident. Elle savait son père violent, mais elle
le croyait bon. Et puis, est-ce qu’elle le connaissait, ce M. de
Courcieux? Elle savait par la marquise qu’il était le modèle des fils,
mais enfin, elle, Benjamine, ne le connaissait pas.

Guirand pensait: «Elle ne comprend pas que _je veux_ sérieusement
qu’elle épouse Courcieux. Comment le lui faire entendre?» Il pensait
aussi: «Pour être si calme, il faut qu’elle n’aime pas encore Montchanin
autant qu’elle le croit... Allons, le mal n’est pas grand!»

Il y eut un long silence.

Il se recueillait. Ses yeux allèrent de sa fille aux magnificences de
son parc, à ses bassins, à ses massifs, à ses larges allées savamment
dessinées, à sa villa qui était le temple du luxe... «Tout ça pour
Montchanin? quelle bêtise!... Ah! la dinde! la petite dinde!» Il en
riait. Et elle se disait: «Ce n’est pas sérieux, il rit.»

La villa des Myrtes, celle de Guirand, est peut-être la plus magnifique
des environs de Cannes.

Elle regarde la mer. Son portail monumental s’ouvre sur la route qui,
longeant le rivage, court de Cannes au golfe Juan et à Antibes.

Tout le monde connaît cette route blanche qui s’appelle la Corniche.

La Riviera de Gênes, si belle, si noble, n’est pas comparable à notre
littoral du Var et des Alpes-Maritimes; elle est aussi merveilleuse,
mais elle a moins de charme.

Si la Riviera et notre littoral français étaient œuvres humaines, on
pourrait attribuer l’une au génie romain, l’autre au génie grec.

La Riviera exprime la force qui consent à la grâce; notre littoral,
c’est la grâce même, enveloppant l’énergie.

Passé Menton, les Alpes dures semblent résister un peu au baiser de la
vague. De ce côté-ci de la frontière, les rocs mêmes semblent au
contraire vouloir fleurir pour plaire à l’amoureuse infinie. Là-bas, le
continent et la mer luttent encore; ici, ils s’épousent. Le Midi du Var
et des Alpes-Maritimes, émeraude, saphir et or, suggère une impression
d’éternelles fiançailles. Le charme de beaucoup d’autres plages, c’est
l’incessante caresse de la mer à des rivages qui se refusent. Chez nous,
le rivage, lui aussi, caresse la mer. Les verdures se suspendent
au-dessus de l’eau, descendent jusqu’à elle. Au fond de certaines baies,
les branches des pins frôlent l’écume des vagues; les roseaux et les
lauriers-roses se réjouissent de goûter l’eau marine et ne bruissent que
pour répondre aux appels sans fin répétés de la Méditerranée. Pays
nuptial, où tout dit l’amour, l’amour sans hésitation, sans lutte, sans
regrets ni remords. Est-il donc sans mystère, ce pays splendide? Non,
car le mystère est inséparable de la vie; mais, ici, il proclame ses
droits en pleine lumière.

Sur ces plages, sous ce ciel, rien de douteux, nulle réserve. Partout
l’audace d’aimer, d’aimer encore, toujours. Un amour perpétuel dans une
beauté de lumière inexprimable! Comment la dire, cette lumière? Les mots
eux-mêmes, devant elle, sont des muets. La lumière! la vivante,
l’ineffable lumière, tout ici en est pénétré jusqu’au cœur. La nuit, les
rochers ont une âme d’amour qui rayonne d’eux et qui est faite du soleil
des longues journées. Durant le jour, ils rayonnent encore les flammes
de la veille! Toutes les couleurs, ici, exaltées par les rayons directs,
s’enveloppent d’une gaze merveilleuse, d’une trame de lumière qu’on voit
frissonner! C’est le voile de l’épousée; il flotte et palpite dans
l’éternelle fête du feu fécondant. Ici, la nature crie les aveux.

La grande route banale de Cannes au golfe Juan se déroule dans cette
joie lumineuse et l’augmente. Ce blanc chemin, en reflétant l’éclat des
ciels, serpente entre les villas qui, sur le flanc des collines, le
regardent courir. Il surplombe la morne, la banale voie ferrée, que
l’œil oublie, que le contemplateur abolit; mais si un train vient à
passer, la lumière lui prend sa fumée pour en faire une nuée d’or et
d’améthyste.

Au flanc des collines, les gros palmiers-phénix, les agaves aux amours
tragiques, les cocotiers, s’entretiennent d’un lointain de rêve devenu
réalité française.

Depuis sa petite enfance, Benjamine contemplait ces choses et son âme
loyale voulait aimer au soleil, en pleine clarté.




II

POUR AVOIR L’AIR DISTINGUÉ, IL FAUT D’ABORD SE FAIRE MAIGRIR


Elle regardait ce paysage de franchise et de pureté. Elle rêvait. La
voix de son père la fit tressaillir.

--Montchanin! s’exclama tout à coup Guirand, pour lequel le Midi n’était
qu’un endroit chic, où les riches viennent passer l’hiver.

--Montchanin! Ton camarade d’enfance! presque un cousin! c’est ridicule.
Tu recommences le roman banal de toutes les petites filles! A ton âge! à
dix-sept ans! C’est honteux! c’est bête!... Ces amours-là, on les
connaît. Ça n’a pas de racines. Ça s’enlève avec la main. C’est de
l’herbe qui pousse dans l’avenue de ton bonheur. Sarcle-moi ça.

--Mais, papa!

--Je te parle de belle humeur, comme à une grande fille intelligente,
spirituelle même--et capable de comprendre les graves intérêts de la
famille et les hauts intérêts de la politique. Ne me force pas à te les
expliquer et à changer de ton. Tu sais que, dans les circonstances
importantes, je ne badine pas.

--Cependant, papa...

--Il n’y a pas de «cependant!» Montchanin est orphelin, sans fortune,
presque sans protecteur. En fait de protecteurs, il n’a que moi. Et ça
n’est pas assez... pour moi! Son père était mon camarade de collège; il
avait une situation importante au ministère des Affaires
étrangères,--c’est vrai,--mais ce n’est pas une raison pour que son fils
épouse ma fille, Mlle Guirand!... Ah! il ferait un beau rêve, cet
animal-là!

Benjamine commençait à se dire qu’elle allait avoir son premier chagrin.

Guirand continua:

--Voyez-vous mon petit intrigant! Soyez donc bon pour les orphelins! ils
voudront devenir les pères de vos petits-fils! Ah! mais non!--Voilà ce
qu’il en coûte, de recevoir, par pure bonté, un petit bureaucrate,
lorsqu’on occupe une situation prépondérante et lorsqu’on a de la
fortune. Qui est-ce qui a fait entrer Montchanin aux Affaires
étrangères? moi, n’est-ce pas? aidé, il est vrai, du souvenir de son
père, un fort honnête serviteur du pays, mais enfin! Que Montchanin
aille au diable!... Je me charge de l’y envoyer, d’ailleurs. Je suis un
des armateurs les plus puissants de France. Et mon escadre de commerce
n’échouera pas au port, pour le plaisir d’une pensionnaire et d’un
blanc-bec! Voyez-vous cela! Non, c’est incroyable! J’aurai mis vingt ans
à devenir un des maires les plus importants de France, un des présidents
de conseil général les plus écoutés, un député que ménagent tous les
partis; en qui les républicains modérés mettent leur meilleure
espérance, et que flattent et caressent les adversaires même de la
République; je serai ministre demain! et tout cela pour préparer la
fortune du petit Montchanin! J’aurai travaillé, lutté, combiné toutes
choses, vingt années durant, trimé enfin comme un paysan, pour aboutir à
ceci: marier ma fille au petit Montchanin! Ne me parle pas de ça. Ça n’a
pas de nom.

--Mon père...

--Il n’y a ni papa, ni père qui tienne! J’envoie mes bateaux où je
veux--et je fais de ma fille ce que bon me semble. Tu épouseras
Courcieux.

La pauvre petite comprit tout à coup qu’elle se trouvait devant le
premier événement grave de sa vie.

Elle s’était crue libre, tout simplement parce que ses parents ne
s’occupaient pas d’elle. Elle s’apercevait qu’elle ne l’était pas. Elle
avait pris son isolement pour de l’indépendance, leur abandon moral pour
une volonté raisonnée de la laisser conquérir et développer à sa guise
sa personnalité. Elle s’était trompée étrangement.

Mme Guirand avait à s’occuper d’autre chose que de sa fille. Elle aimait
le monde et courait les soirées. L’ambitieux Guirand méprisait les
femmes en vrai paysan et ne connaissait que celles qui frappaient à sa
caisse.

Lorsqu’il avait été question de trouver une «éducatrice» pour Amine--il
y avait de cela une dizaine d’années--M. le curé de N... à Cannes, leur
avait présenté Mlle Berthe Lireux. Sans que Guirand s’en doutât, Mlle
Berthe, comme on l’appelait chez les Guirand, était une orpheline de
noble maison. Forcée de gagner vaillamment sa vie, elle cachait son nom.
Son pseudonyme devait être son seul mensonge, mensonge de modestie à la
fois et de fierté. Mlle Berthe était une âme fine, savoureuse. Elle
avait toutes les délicatesses de la pensée et du cœur et savait les
faire entendre à son élève. On lui avait confié Benjamine assez tôt pour
qu’elle pût en faire véritablement l’enfant de son cœur et de sa pensée.
Il y a, de par le monde, bien des vieilles filles acariâtres et
insupportables; il y en a beaucoup aussi de sublimes, de celles qu’en
Provence on appelle des _tatas_. Ames virginales, plus fécondes que
certaines âmes maternelles, elles font naître autour d’elles,
inépuisablement, la vie, l’espérance, la bonté, l’amour. Mlle Berthe
était de cette race.

D’une telle créature, Amine avait reçu une éducation morale
irréprochable. Un mot, qui était pour elle comme une devise, en résumait
l’esprit: «Ne trichez jamais.» C’était la parole que Mlle Lireux
répétait le plus souvent à Benjamine. Elle ajoutait: «Toute faute,
quelle qu’elle soit, a besoin du mensonge. Supprimez le mensonge, vous
gênez les fautes, toutes!» Il se trouva qu’Amine avait une bonne nature,
un esprit juste. Les enseignements de Mlle Berthe avaient fait d’elle
une noble jeune fille.

La manière de solitude où les parents laissaient Mlle Lireux et son
élève avait permis à l’institutrice de conquérir l’âme de l’enfant. Mlle
Berthe y avait mis pourtant une grande réserve. «Ce n’est pas moi qu’il
faut aimer, disait-elle, c’est ce que j’enseigne, et qui est le vrai, le
beau, le doux, le bien;--et de tout cela je n’ai rien inventé. La
sagesse est un héritage que nous lègue la douleur de tous ceux qui nous
ont précédés sur la terre!»

Mlle Berthe Lireux et Amine prenaient quelquefois leurs repas avec M. et
Mme Guirand, mais le plus souvent à part et à heure fixe. Pour Guirand,
il n’y avait pas d’heure fixe. La bibliothèque, la lingerie, la chambre
d’Amine étaient éloignées, dans l’hôtel de Paris et dans la villa de
Cannes, des appartements des Guirand. Ainsi Amine avait pu grandir chez
ses parents, tout en étant séparée d’eux. Elle ne les avait guère vus
que «dans leur beau»: Mme Guirand toujours en toilette, avec un tantinet
de prétention, M. Guirand dans sa correction (affirmée depuis bientôt
dix années) de futur ministre expérimental, de bourgeois dirigeant et
d’apprenti gentilhomme. Il dînait toujours en habit, même à la campagne,
même seul.

En cherchant dans ses souvenirs d’enfance, ceux d’«avant Mlle Berthe»,
Amine pouvait retrouver un Guirand terrible, qu’elle n’avait fait
qu’entrevoir, assez pour ne pas l’oublier. Mais cela était si loin
qu’elle n’eût pas juré de ne l’avoir point rêvé. Ce Guirand-là était une
façon de croquemitaine, mais la mémoire des enfants exagère tout!

Toute petite (et rien n’était plus réel), elle croyait avoir vu
quelquefois Guirand terminer une discussion avec sa mère par un coup de
poing frappé sur une assiette, vide ou non, qui volait en éclats. Il lui
semblait bien l’avoir vu jadis, au beau milieu d’un repas, chavirer en
bloc la table servie. C’était au temps lointain des premières luttes
avec le suffrage universel, quand «cela n’allait pas encore». A cette
époque, il était d’une laideur magnifique. Les rougeurs de sa face se
mêlaient de taches jaunâtres. C’était l’époque des ambitions rentrées.
Puis les satisfactions étaient venues, les triomphes civiques, à la
mairie, au Conseil général, à la Chambre. Alors, les taches jaunes
disparurent, mais l’afflux du sang demeurait trop visible et inquiétant,
et il avait fallu suivre un traitement pour devenir maigre. Les maigres
sont plus distingués. Le calme en toute occasion, le commandement de
soi-même, c’est la distinction suprême. La force d’un sang épais pousse
aux colères grossières.

Il se fit donc maigrir pour être et pour paraître correct.

Or, tout récemment, il y avait six mois à peine, il avait été vaguement
question de Guirand pour un portefeuille de ministre. Hélas! depuis ce
jour, il s’attardait à table. Trop satisfait, il se laissait aller; il
mangeait et buvait trop. Depuis six mois il avait gagné douze livres; il
le savait, car il se pesait tous les matins. De nouveau il avait de
temps à autre quelques mouvements de violence immaîtrisables, dans
l’intimité étroite seulement. De nouveau l’ambition suprême d’être
ministre marbrait de jaune sa face encore assez décemment amaigrie.
L’heure n’était pas bonne aux gens de son intérieur. Il fallait se
méfier. Les bottes de sept lieues piétinaient sur place, impatientes.
Les bonnes gens disent d’un ambitieux: «Il marcherait sur son père.»
Paul Guirand allait marcher sur sa fille.

--Tu épouseras Courcieux, répétait-il pour la dixième fois... Et tu
l’épouseras de bon cœur, je vais t’expliquer pourquoi.

A ce moment, son cou puissant devint rouge, parut enflé.

Guirand se contenait, mais, au fond, il était furieux.

Amine le comprit et songea au Croquemitaine de ses souvenirs
d’enfance--ou de ses cauchemars.




III

UN PROJET D’ALLIANCE POLITIQUE


Il s’expliqua.

Dans sa longue explication, qu’il s’efforça de rendre insinuante et
câline, Benjamine, qu’il appelait Amine, en adoucissant sa voix, comprit
ceci: «Peu de temps avant la mort de la marquise, il était parvenu à
faire admettre l’idée d’un prompt mariage entre Benjamine et son fils.
S’il n’avait pas parlé plutôt de ce projet à Benjamine, c’est qu’il
avait attendu d’être sûr des intentions du marquis de Courcieux; et puis
il n’avait jamais douté de l’obéissance de sa fille. Ce mariage lui
assurerait, à lui Guirand, de puissantes influences à la
Chambre--peut-être un jour à l’Académie. Benjamine devait, comme les
filles des rois, se sacrifier à la grandeur de sa situation et aux
nécessités de la chose publique.»

--Tu l’aimais bien, la chère marquise?

--Assurément, papa, mais je ne connais pas son fils.

La marquise de Courcieux était depuis deux années seulement la
propriétaire de la villa des Agaves et la plus proche voisine des
Guirand. Elle ne les connaissait que depuis ce temps-là. Du marquis de
Courcieux, son fils, Benjamine n’avait vu qu’un portrait, fort
ressemblant d’ailleurs, disait la marquise, et fort beau,--un
chef-d’œuvre de Carolus Duran. Cette peinture, pour la beauté vivante,
n’est comparable qu’à l’admirable portrait d’Alphonse Karr, exécuté par
le même maître, vers la même époque.

A l’époque où sa mère vint habiter Cannes, le marquis de Courcieux,
lieutenant de vaisseau, commandait une canonnière en Cochinchine.

Plusieurs circonstances avaient favorisé les relations des Guirand et de
la marquise. Elle ne faisait pas de visites et en recevait assez
volontiers. Les Guirand furent charmés et flattés de pouvoir dire:
«Hier, chez la marquise de Courcieux, notre excellente voisine, que nous
voyons très souvent, etc...»

Guirand faisait de loin en loin la partie d’échecs de la marquise; gros
appoint. Et il s’amusait à perdre; double appoint! De plus, la marquise
de Courcieux connaissait de longue date l’institutrice d’Amine, son
passé, ses mérites, sa famille qui portait un beau nom. Elle l’admirait,
l’aimait, la vénérait même. Elle se mit à aimer et à admirer de
confiance l’élève de Mlle Berthe Lireux. La jolie et loyale nature de
Benjamine fixa cette sympathie qui avait été d’abord un acte de
confiance.

Comme beaucoup de vieilles gens, la marquise, qui ne quittait guère son
fauteuil, n’aimait pas avouer qu’elle n’était plus alerte. Amine l’avait
remarqué. Un jour que la bonne dame gravissait péniblement le perron de
sa villa--trois marches spacieuses,--elle buta légèrement contre la
dernière et faillit tomber. Amine, d’un mouvement instinctif et rapide,
étendit la main pour la retenir, mais voyant aussitôt qu’il n’y avait
point de danger, elle la retira non moins vivement, pour ne pas faire
sentir à sa débile amie l’orgueil et l’assurance de sa jeunesse et de sa
force. «Si c’est toi qui lui as appris une si délicieuse discrétion,
disait, le soir, la marquise à Mlle Berthe, je te félicite. Et si c’est
une grâce de sa nature, je vous félicite toutes les deux.» Et, en riant:
«Sa belle-mère ne sera pas à plaindre!»

Quelques jours après, la marquise fit ouvrir une brèche de communication
dans la haie mitoyenne, formée de myrtes et d’agaves mêlés et
embroussaillés.

Que la fille du député eût reçu une éducation parfaite, la marquise le
savait; elle le voyait, l’éprouvait chaque jour par elle-même.

Elle n’avait donc ressenti aucune surprise désagréable lorsque, après
des approches insensibles, Guirand avait fini par lui faire entendre, un
beau jour, que l’alliance de sa fille avec une noble maison pourrait, en
assurant son triomphe de républicain modéré, donner quelque satisfaction
aux intérêts généraux de la politique anti-gouvernementale.

Ce jalon posé, il s’était retiré. La marquise s’était promis de prendre
des informations prudentes et complètes. Elle le fit. Elle s’adressa à
des hommes avisés qui se trouvèrent pourtant de ceux que dupait la
fausse bonhomie du député sans parti. Cependant, elle ne se fût pas
décidée encore, si la maladie qui devait l’enlever promptement ne l’eût
avertie de mettre en ordre ses affaires.

Elle écrivit à son fils qu’elle se sentait «bien fatiguée». Peut-être
avait-elle encore quelque temps à vivre; elle espérait bien durer
plusieurs années; mais, se sentant menacée, affaiblie au moins, elle
adjurait l’officier de marine de donner sa démission. Il avait accordé
quatorze années de sa vie à la patrie: elle croyait pouvoir demander à
sa tendresse le sacrifice de sa carrière militaire. Son devoir accompli,
pourquoi attendre les honneurs? A quoi bon être amiral? il valait mieux
être heureux. Elle voulait sinon voir, du moins entrevoir son bonheur.
Elle avait jeté les yeux pour lui sur une jeune fille qu’elle lui
nommerait à son retour. Le père était un des grands noms financiers de
France, un député honnête, républicain modéré, de ceux qui mettent
au-dessus de tout la probité, la moralité, le devoir,--c’est-à-dire la
patrie et Dieu; un homme qui, s’il arrivait au pouvoir, comme tout le
faisait présager, aiderait puissamment la bonne cause--ne fût-ce qu’en
retardant la victoire des radicaux et des socialistes.

L’excellente dame, intelligente mais mal renseignée, croyait tout cela.
Édouard de Courcieux crut sa mère dont il conservait et relisait les
lettres.

Malgré sa grande fortune, il s’était fait marin par esprit chevaleresque
et pour servir son pays, par amour aussi des voyages et des nobles
loisirs que la profession laisse à la pensée, enfin par dégoût précoce
de la banalité et des vilenies qui courent le boulevard. Le monde,
aujourd’hui qu’il le jugeait, lui inspirait quelque aversion. Il
méprisait les hommes en général, mais il croyait aux belles exceptions,
c’est-à-dire aux héros. C’était un sceptique idéaliste. Les réalités
seules excitaient son ironie. Il répétait, selon la parole de
l’Ecclésiaste, que le nombre des sots et des coquins est grand dans
l’univers, mais il savait qu’il existe des intelligences hautes et des
âmes pures.

Il avait trente-deux ans. De lui-même, il n’eût peut-être pas songé à se
marier. De sa mère adorée il devait accepter aveuglément une fiancée.
C’est ce qu’il fit. Il voulait rendre aussi heureuses que possible les
dernières années de la marquise.

Son bateau était à la veille de rentrer en France. Il offrit sa
démission par les voies réglementaires, demandant que sa situation fût
liquidée dès son retour.

A son arrivée à Paris, où la marquise était allée pour le règlement
définitif de ses affaires, il la trouva mourante. Elle ne put prononcer
que peu de paroles et l’une d’elles fut ce nom: «_Benjamine!_»

Qui était Benjamine? Courcieux n’en savait rien encore... Sa démission
était donnée; il la maintint, se promettant d’obéir de tous points au
vœu de sa mère morte. Guirand alla le voir, lui expliqua qu’il
s’agissait de sa fille et que, après un temps convenable, ils
causeraient des «desseins de la marquise».

Or, ce temps était écoulé.

Mais les chefs de Courcieux retardaient le plus possible l’acceptation
de sa démission. La marine espérait en lui et voulait le garder. Il
insista. L’amiral F... préfet maritime à Toulon, tenta de vaincre sa
résistance, et pour y mieux réussir, le pria d’être, au moins quelque
temps, un de ses aides de camp.--«Je ne peux me passer de vous.»
Courcieux n’osa refuser mais, dès qu’il eut reconnu la ruse amicale de
son chef, il le supplia de lui rendre sa liberté. L’amiral dut céder. Et
maintenant, la démission du lieutenant de vaisseau était à la veille
d’être acceptée, et Guirand sommait sa fille de faire honneur à ses
engagements. Il ne tarderait pas à lui présenter le marquis.

--Tu seras marquise avec un beau nom! En voilà un malheur!

Benjamine ne trouva rien à répondre et se sauva dans le grand parc, au
fond d’un bois de mimosas, en se proposant d’en appeler à sa mère.




IV

CÉLESTE GUIRAND CITE SHAKESPEARE


Avec sa mère qui, sur l’invitation de Guirand, vint rejoindre Benjamine
dans le recoin du parc où elle s’était réfugiée, la jeune fille ne
devait pas gagner grand’chose. Mme Guirand voulait être ministre.

Elle avait été d’abord une très simple et très bonne fille, pas trop
grosse mais un peu forte, qui se fût contentée du bonheur sans les
honneurs; mais Guirand lui avait «trouvé la marche».

Dans les commencements, avant d’être un homme distingué, lorsqu’il lui
répétait: «Tu es une dinde», aux temps où, à la moindre contrariété, il
frappait de son gros poing sur les meubles fragiles, il lui avait dit un
jour: «Tais-toi ou je cogne!»

On racontait, en ce temps-là, que si elle ne se décolletait pas tous les
soirs, c’est qu’elle avait des bleus à cacher. Les féministes
s’indignaient, mais les dompteurs de femmes disaient de Guirand: «c’est
un mâle!» Bref, le député expérimental avait maté cette femme qui, même
aujourd’hui, abondante comme elle l’était en son corsage, et vite
essoufflée, continuait à répondre au nom de Céleste, lequel lui allait
mieux à l’époque de sa petite enfance. Peut-être était-ce pour plaire à
son mari qu’elle s’était mise à lui ressembler jusqu’à devenir opulente
à en perdre la ligne, ce qui se corrige légèrement avec un corset du bon
faiseur, et à devenir rougeaude, ce qui se corrige tout à fait avec des
cold-creams et des poudres. Elle aurait pu être une ménagère modèle;
elle devint une ambitieuse empâtée. Sous le corset et sous les poudres
de riz, elle cachait une peur bleue de son royal époux, peur à peu près
sans raison depuis qu’elle approuvait les ambitions de Guirand. Au fond,
le connaissant bien, elle le méprisait, mais sentant qu’elle en avait
perdu le droit, la grosse dame profitait avec tout son égoïsme des vices
et des perfidies qu’elle condamnait avec sa conscience, enfouie sous sa
matérialité paresseuse.

Chose qui aujourd’hui semblait invraisemblable, Mme Guirand avait eu des
amants et elle en était fort aise: ce souvenir la consolait de cette
invraisemblance. Des amants? oui certes! Elle avait eu le premier pour
se venger de Guirand qui la trompait avec une femme mariée; le second
par pure pitié maternelle: c’était un petit jeune homme si malheureux!
travailleur, orphelin, si triste quoique fort riche! le troisième parce
qu’elle voulut se prouver qu’elle était encore désirable.

Guirand n’avait eu connaissance que du premier, il se fâcha. Céleste lui
répondit qu’elle avait vu jouer _Francillon_, que tout le monde
approuverait ce qu’elle avait fait et que, s’il se plaignait, elle
dénoncerait publiquement sa maîtresse. Il crut devoir pardonner, le mari
qu’il trompait se trouvant être un homme redoutable qui pouvait le
servir et le servit en effet. Guirand dit à sa femme: «Un scandale dans
notre ménage ridiculiserait la République en ma personne!»

Aujourd’hui, à quarante-sept ans, Mme Guirand fleuretait encore. La
femme d’un homme influent peut plaire à tout âge. Elle en profitait, et
tenait d’autant plus à l’influence de son mari, car tout s’enchaîne
ici-bas.

Toutes ces choses de son passé s’étaient chuchotées en leur temps.
Céleste seule s’en souvenait--et avec quel orgueil satisfait! Quant à
ses fleurts actuels, tout le monde les supposait innocents. Or, c’était
facile à croire. Et qui donc eût pris la peine de les trouver coupables?

Mme Guirand était une fausse sentimentale comme son mari un faux
républicain. Si elle avait eu plusieurs amants, comme plus d’une
Française, elle les avait eus et se les rappelait à la façon d’une
Allemande. Elle les avait soignés, dorlotés, couvés, mijotés... Et
aujourd’hui... aujourd’hui, mon Dieu! elle relisait leurs lettres de
temps en temps, toutes sans distinction, et pleurait dessus.

Elle était donc persuadée qu’elle connaissait la vie, l’amour, les
passions et la tendresse. Elle fut tout d’abord enchantée d’avoir à
s’occuper du «premier roman» de sa fille... C’est d’un air joyeux
qu’elle la cherchait à travers les massifs. En passant près du grand
bassin, elle y jeta les yeux pourtant d’un air subitement inquiet: «Si
elle s’était noyée!... on ne sait pas! J’aurais bien pu faire cette
folie, moi, à son âge!» Elle aperçut la robe blanche de Benjamine au
bout d’une allée, respira et s’essuya le front... Dès qu’elle était en
marche, Céleste s’essuyait fréquemment le front.

--Benjamine!

--Maman!

--Viens, ma mignonne...

Il est bizarre que de ceci puisse sortir cela. Benjamine, à côté de
Céleste, c’était chose troublante et non sans grandeur--car, à les voir
ensemble, on sentait s’accroître l’impénétrabilité du mystère des
origines.

--Viens, ma fille. Ton père m’a dit votre conversation. Qu’as-tu à me
confier, à moi? Je suis une femme, moi... Entre femmes, on peut tout
dire.

Dans son besoin de romanesque, qu’elle éprouvait constamment et qui
devenait de jour en jour plus difficile à satisfaire, Céleste se
réjouissait...

Elle marchait à côté de sa fille, à l’ombre triple des branches du parc,
de son grand chapeau sur lequel s’étalait un jardin suspendu, et enfin
d’une jolie ombrelle Liberty dont les tons tendres et éteints achevaient
de lui donner l’air d’une nymphe émue ou d’une colombe expirante...

--Je sais tout, dit Céleste en soupirant.

--Tout? quoi, maman? dit la simple et droite élève de Mlle Lireux.

--Ton amour pour ce jeune homme, pour Jean Montchanin.

--Ça n’est pas bien compliqué, dit Amine.

--Ah! vraiment! tu es sûre?... regarde-moi dans les yeux, Amine...

--Et que pourrait-il y avoir, maman?

Elle regarda sa mère du coin de l’œil. Elle mettait un peu de malice
dans cette question.

--Jusqu’où ça est-il allé? dit lourdement la grosse Céleste.

--Oh! maman!

La délicate mère continua:

--Je sais bien qu’il t’embrasse.

--Oui, dit Amine, quand il arrive et quand il part.

Céleste hésita.

--Comment t’embrasse-t-il? Voyons... confesse-toi, ma fille... J’ai
besoin de savoir, tu comprends. Ce sont ces détails-là qui font la
gravité des situations. Veux-tu que je t’interroge?... Ça te sera plus
commode... Sur les yeux?... non? jamais?

La pauvre petite n’avait jamais eu de rapports profonds avec sa mère.
L’éducation que lui avait donnée Mlle Lireux l’avait pour tout jamais
éloignée de ses parents--qu’elle respectait parce qu’elle se refusait à
les juger, par devoir professionnel de brave et d’honnête enfant.

Jamais elle n’avait subi pareil interrogatoire. Elle le trouvait
offensant et... un peu ridicule. Elle voyait tout à coup sa mère sous un
jour nouveau. Elle ne s’expliquait pas son impression, qui était
pénible. Sa dignité de petite femme, sa pudeur simple, la tendresse
jusque-là fraternelle qu’elle éprouvait pour Jean souffraient mal cette
inquisition soupçonneuse et maladroite. Elle était blessée. Céleste ne
put s’en apercevoir car Amine ne trahit son humiliation par aucun geste,
par aucune parole. Alors, Céleste, un peu solennelle, professa:

--Rappelez-vous, ma fille, qu’un baiser qu’on accepte a une certaine
gravité, je dirai... irréparable lorsqu’il est... par exemple, donné...
(elle hésita) sur les lèvres. Je me rappelle toujours que mon professeur
d’anglais me fit traduire une chanson de Shakespeare qui dit:

    «Take, oh, take those lips away,
    That so sweetly were forsworn;
    And those eyes, the break of day,
    Lights that do mislead the morn;
    But my kisses bring again,
            Bring again,
    Seals of love, but seal’d in vain,
            Seal’d in vain.

«Et mon professeur ajoutait, nous faisant admirer la beauté de l’image,
en même temps qu’il nous donnait une leçon de morale: «Un baiser,
mesdemoiselles, peut donc être, d’après Shakespeare, comme un sceau qui
en quelque sorte scelle un engagement. Les lèvres sont ici comparées à
ces nobles cachets, à ces sceaux historiques qui écrasaient la cire
molle et y laissaient des empreintes si durables qu’on les retrouve
encore aujourd’hui dans nos musées, attachées par un ruban aux bulles
des papes et aux chartes royales.» Cette explication, que notre
professeur répétait avec complaisance, nous faisait beaucoup rire,
acheva Céleste, mais nous avions tort de plaisanter. Rien n’est plus
grave qu’un baiser... sur les lèvres! Il éveille quelquefois les rêves
les plus défendus et peut toujours malheureusement être considéré comme
le gage d’une promesse définitive!... J’espère que vous n’en êtes pas
là... j’en suis sûre. Je veux en être sûre. Réponds-moi.

Céleste s’épongea le front.

--Il n’y a rien entre Jean et moi, dit Amine, d’un air doux, ferme et
triste--rien autre qu’une affection que je crois durable--et qui peut
faire le bonheur de notre vie à tous deux. Jean est un honnête garçon.

--Dieu soit loué!... s’écria Céleste. Quant à l’honnêteté des jeunes
hommes, poursuivit-elle, ça passe quelquefois très vite et il faut
toujours s’en méfier... ils ne cherchent que plaies et bosses. Je vois
avec plaisir que ton mariage avec Courcieux est tout à fait faisable, et
à bref délai... Tu n’as rien contre le marquis, n’est-ce pas?

Elle avait une façon démocratique de prononcer ce mot: _le marquis_, qui
eût enchanté M. de Mirabeau, et pour cause.

--Citoyen, ton bain est prêt, dit à Mirabeau son valet de chambre, au
lendemain même de l’abolition des titres. Le tribun prit le valet par le
cou et, lui plongeant la tête dans la baignoire: «Imbécile, j’espère
bien que, pour toi, je serai toujours Monsieur le comte!»

--M. de Courcieux? dit Benjamine, je ne le connais pas!

--Nous te le ferons bientôt connaître. Tu pourras le juger.

--Je le verrai volontiers, dit Amine. J’ai beaucoup aimé la marquise sa
mère...

--Bon, cela! dit Céleste...

Elle réfléchit un moment; s’arrêta, souffla, fit signe à sa fille de
s’asseoir près d’elle sur un banc, ferma sa mignonne ombrelle, et
prononça:

--Ton père, ma fille, est un grand financier, un grand politique; il
faut lui obéir. Sans compter qu’il est homme à t’y contraindre, et moi
avec toi, si j’entrais dans tes révoltes. Quand on est fille ou femme
d’un homme d’État, on se doit à l’État. Je t’assure. Lis ton histoire.
Les rois sont bien forcés de ne pas épouser des bergères. Il y a des
alliances nécessaires. Que de princesses se sont broyé le cœur, pour
servir les intérêts de leur peuple!

Mme Guirand, disant cela, était convaincue et ministrable. On eût dit
qu’en prenant pour gendre le marquis de Courcieux, elle faisait
elle-même une concession à la douloureuse nécessité.

Enfin, elle ajouta:

--Épouser le marquis de Courcieux! le beau sacrifice d’ailleurs! Il a le
titre et la fortune. Qui sait? par cette alliance, ton père peut arriver
à tout, entends-tu, même à l’Académie!

--Oh! maman!

--Là-dessus, je te laisse à tes réflexions... et sache...

Céleste en regardant sa fille ferma les yeux à demi d’un air
d’intelligence amoureuse.

--Quoi, maman?

--Que tu auras une surprise ce soir... Je vais tout à l’heure avec ton
père, à Cannes... Tu auras une surprise... Au revoir.

Elle se leva, se courba vers sa fille autant que put le lui permettre la
résistance énergique de son vaste corset; et, ayant baisé Amine sur les
yeux, elle s’éloigna satisfaite... Au fond, elle n’était pas mécontente,
la grosse Guirand. Elle aimait sa Benjamine! Si sa fille lui eût déclaré
avec des cris et des larmes une passion désordonnée, romanesque, pour
Montchanin,--elle se serait faite, pour quatre ou cinq jours, son alliée
contre Guirand, contre ses propres ambitions. Elle se serait attendrie
au souvenir de sa propre jeunesse tyrannisée; mais il n’y avait rien de
tout cela. Pas même un pauvre petit baiser sur les lèvres: «C’est une
dinde, ma Benjamine! Elle épousera Courcieux. Ça n’est pas malheureux.»

Le père et la mère se rencontraient dans la même conclusion joviale.
Amine était condamnée.

Durant le déjeuner, auquel assista Mlle Lireux, il ne fut pas question
de M. Courcieux. Vers la fin de l’après-midi, la jeune fille, demeurée
seule, commença un premier examen de conscience,--bien nécessaire, se
disait-elle, «car en vérité, je ne sais plus où j’en suis!»




V

«VOILA LA QUESTION», PENSE BENJAMINE


Le dieu virginal des amours de jeunes filles, c’est le rêve d’un désir.
Ce n’est pas Éros. Elles n’aiment vraiment qu’après avoir été aimées...
ou contrariées. Léandre fut ardent avant d’avoir traversé l’Hellespont.
Héro ne se troubla qu’au second voyage de l’adolescent.

Elle était bien ignorante, elle était bien frêle, bien blonde, la douce
Benjamine au teint pâle. Si, autour d’elle, il y avait eu des
marguerites, elle en aurait cueilli une et l’aurait effeuillée, non pour
savoir si Jean l’aimait mais pour savoir comment elle aimait Jean: un
peu? beaucoup? ou passionnément?

Et comme il n’y avait pas de marguerite à portée de sa main, Benjamine,
assise sur son banc, dans un des recoins les plus obscurs du parc,
entourée de branches, de fleurs et de jolis bruits d’ailes furtives, se
demandait tout simplement:

--Est-ce bien de l’amour que j’éprouve pour Jean?

Le malheur était qu’elle n’avait pas de termes de comparaison.

--Est-ce que je l’aime comme un frère? comme un cousin? comme un ami?
comme un amoureux?

Elle s’écoutait; pas de réponse.

--Il a vingt-cinq ans. C’est un beau brun aux yeux noirs; ses lèvres
sont rouges; sa bouche et sa moustache très douces. On dirait de la
soie, quand elles vous frôlent la joue.

Mais trouver qu’une barbe soyeuse est douce sur votre joue, ça n’est pas
nécessairement de l’amour.

Avec quoi mesure-t-on l’amour, pour le distinguer de l’affection?

Amine se demanda:

--Passerais-je volontiers toute ma vie avec lui?...--Oui, certes! Mais,
découragée, elle se dit:

--Avec Mlle Berthe aussi, je vivrais volontiers toujours. Ce n’est pas
encore une preuve. Cherchons... Voyons... Si je perdais Jean?

Elle regarda les arbres, la vie, la lumière autour d’elle. Une abeille
bourdonnante s’obstinait à se poser sur les fleurs de son chapeau. Amine
ne put parvenir à supposer seulement possible la disparition, la mort de
Jean. Est-ce qu’on meurt? non, ça se dit beaucoup, mais ce n’est pas
vrai. La vie semble éternelle, quand on a dix-sept ans!...

Amine réfléchit.

Tout était loyauté en elle. Mlle Lireux avait fait d’elle une élève de
son âme plus encore peut-être que de son intelligence. «Ne trichez
jamais, Benjamine!» Ce mot lui revenait souvent à l’esprit.

«Si j’allais demander conseil à Mlle Lireux?» Cette idée lui parut une
inconvenance. Pauvre vieille fille! elle a eu peut-être un amour
malheureux, ou bien elle ne sait pas non plus... Et puis, elle est trop
l’amie de la marquise.

En s’interrogeant sur la qualité de son affection pour Montchanin, pour
Jean, Benjamine s’exalta tout d’abord en sa faveur. En examinant les
raisons qu’elle avait de l’aimer de tout son cœur et pour toujours, elle
les créa ou du moins les fortifia. Elle se répéta qu’il était brave,
loyal, doux et fort. Jamais il ne lui avait fait le moindre chagrin. De
plus il était orphelin et sans fortune. Amine était essentiellement
bonne. Sa faculté d’aimer les êtres privés de tendresse s’éveilla
vivement. Et puis encore? et puis... et puis... Jean lui plaisait, cela
dit tout sans rien dire. Elle avait de lui mille souvenirs puérils et
délicieux. Elle les éveilla un à un, et s’y complut infiniment. Ils
avaient goûté ensemble les premières joies d’admiration devant les
belles choses, les beaux soleils levants ou couchants, devant la mer,
devant les nuits étoilées, les papillons et les roses. Ils avaient senti
leurs fronts se toucher quand ils se penchaient émerveillés, là sur un
nid d’abeilles, ici sur l’eau de la mare où flottaient des feuilles de
nymphéas et que frôlaient des libellules. Premiers éveils de sensations
suaves qui ne sont peut-être que plus pénétrantes pour être puériles. La
délicate puberté des âmes précède l’autre, et l’émoi qu’elle donne
attend sournoisement, pour passer dans le bleu des veines, l’heure
adolescente. Alors le frisson d’âme, endormi, devient frisson physique,
subtil, doux, tiède, caressant, et traverse les cheveux fous qu’irise le
soleil sur la nuque ronde des jeunes filles...

Il y a des mariages d’âmes enfantines, purs comme l’enfance même mais
profonds comme le mystère de naître. On a douze ans, ils s’ignorent. On
en a seize, ils se révèlent. Et cela est divin.




VI

LA MORALE DE JEAN MONTCHANIN, JEUNE HOMME MODERNE


Les heures fatidiques sont celles où les événements, autour d’un être,
se multiplient, se hâtent, et correspondent tous si bien à ses
préoccupations du moment qu’il croit sentir sur lui le souffle même de
la Destinée. A de certaines heures, le désir appelle une réalisation
immédiate, il l’annonce ou la crée. Amine venait d’être contrainte par
ses parents de penser beaucoup à Jean et de déterminer en elle la
conscience de l’amour. Elle évoquait l’image du jeune homme depuis le
matin.

Et voilà qu’il apparut tout à coup en personne devant elle.

C’était vers la fin de la journée. Elle était dans le même recoin où
elle s’était réfugiée pour penser à lui le matin. Les Guirand étaient
partis pour Cannes, en voiture.

A Paris, l’avant-veille, Jean Montchanin avait pris brusquement une
grande résolution. Il avait demandé et obtenu un congé de quelques jours
afin de revoir Benjamine, de l’interroger sur ses sentiments--et, selon
sa réponse, il se promettait de la demander à son père.

A l’arrivée subite de Jean, Amine se demanda si ce n’était pas là cette
surprise que sa mère était allée chercher à Cannes. Et confusément elle
en conclut que sa mère et peut-être son père avaient imaginé de parler
de Courcieux afin d’apprendre si elle aimait assez sérieusement
Montchanin. Tout ce qui peut servir l’amour «se pense» dans les cœurs
qui sont près d’aimer. Il y a en eux comme une production machinale,
constante, de toutes les pensées favorables à leur désir, et le moins
ingénieux trouve alors des combinaisons d’idées à déconcerter M. Scribe.

Benjamine rêvait devant la mer bleue toute remuée de brises chaudes. Le
soleil avait été brûlant dans la journée. Il était environ quatre
heures. On était en mai.

--Jean!

--Amine!

--C’est toi!... quel bonheur!

Jean avait vingt-quatre ans à peine. Il était beau, avec des yeux très
grands, très sombres, une barbe vierge, courte et soyeuse. Il avait les
lèvres même de la jeunesse, un beau sang. Les cheveux coupés ras, drus
et plantés droit sur le front, carré, un peu bas, étaient noirs.

Jean Montchanin avait l’air d’un brave garçon. C’est tout ce qu’on
pouvait dire. Un père honnête homme et prudent, qui aurait eu à étudier
Montchanin avant de lui donner sa fille, aurait pu faire à son sujet
deux observations. La première: ayant eu à travailler pour préparer sa
carrière, le jeune homme, éloigné de tous les champs d’action, n’avait
pas eu encore l’occasion d’affirmer nettement un caractère. La seconde,
d’ordre physique: il y avait une manière de contradiction entre son
regard sombre et neutre, plutôt grave, et la fixité de son sourire un
peu moqueur, esquissé et perdu dans le coin de sa lèvre, sous l’ombre de
la moustache. Pour une femme, cela pouvait avoir le charme viril d’une
provocation involontaire, d’une raillerie dont on aura raison. Pour une
jeune fille, ce n’était que la gaîté toujours toute prête dans un visage
sérieux.

Jean Montchanin semblait bon, il semblait honnête, il pouvait le rester
ou le devenir; il était intelligent et travailleur, il le resterait
certainement.

Travailleur et intelligent, il l’était à l’excès. Privé, tout enfant, de
sa mère, puis de son père, mort au service de l’État, il avait été élevé
comme boursier dans un lycée national.

Guirand, qui avait des vues à longue portée, et qui n’entendait pas que
Montchanin épousât sa fille, avait compté faire de lui un jour une
créature à son service. Il surveilla son instruction, le reçut aux
Myrtes, pendant les vacances, tous les ans, et lui donna, au hasard des
conversations, les premiers principes de la morale moderne:

  --Occupe-toi surtout de toi, car nul autre ne s’occupera aussi bien
  que toi de tes intérêts individuels.

  --Sois une énergie brutale ou tu seras supprimé. Supprime plutôt les
  autres, et sans pitié.

  --Ne t’efface jamais par politesse pour laisser passer un inconnu
  devant toi, sous prétexte qu’il est plus âgé ou moins heureux. Ce
  serait là de l’élégance démodée et dangereuse.

  --Quand j’ai donné trois francs cinquante à mon libraire pour acheter
  un volume de M. Victor Hugo ou de M. Alfred de Vigny, je ne dois plus
  rien ni au poète ni à la poésie.

  --Tout le monde joue des coudes et bouscule les voisins pour avancer.
  Fais comme tout le monde.

  --Pour jouir des biens de la terre, ce qui est notre désir à tous, il
  faut commencer par devenir fort, c’est-à-dire par travailler, quand on
  n’a rien.

  --Il vaut mieux tuer le diable ou même l’ange, que d’être tué par eux.

  --Travaille, tu seras un affranchi et tu installeras ton confortable
  sur l’imbécillité et sur la paresse des autres.

  --Ne te fais jamais qu’un ennemi à la fois.

  --Les moulins à vent sont très dangereux. Mine les institutions; ne
  les attaque pas.

  --La patrie est une association d’égoïsmes unis et ligués en vue de la
  défense de chacun d’eux. Tu ne me défends que pour être défendu par
  moi. Ne me parle donc pas de générosité, etc.

La plupart de ces principes, que beaucoup de familles modernes
inculquent à leurs fils, ne conseillent rien qui soit positivement le
mal, mais le bien n’y apparaît que vu, en quelque sorte, à l’envers.
L’envers d’une étoffe n’en est pas nécessairement le contraire. C’est
ici de la morale mêlée de critique. Jamais d’appel au cœur. Cela n’émeut
et n’entraîne personne. On ne fera même pas un homme poli avec de tels
préceptes; mais il n’est pas nécessairement impossible qu’on soit, en
les pratiquant, un honnête homme, au sens commercial du mot. Toute
émotion, tout amour en sont absents, et le dévouement n’en peut sortir
que ridiculisé d’avance. C’est la morale de la raison glacée, de la
méfiance, de la lutte pour la prééminence; la morale expérimentale,
disait Guirand, mais il n’est pas interdit à celui qui la reçoit de n’y
voir qu’un simple avertissement de l’expérience, et de pratiquer une
sagesse plus enthousiaste et plus haute.

L’idéal, ou, si l’on veut, la sympathie humaine, divinatrice d’idéal,
étant retirés de la morale, elle apparaît comme une jolie femme
photographiée au moyen des rayons X. Ce qui fut la forme, le charme
féminin, ce qui inspirait le divin, le mystérieux amour, n’est plus
qu’un fantôme flottant et comme fondu autour d’un squelette parfaitement
visible. Cela déconcerte un peu les amis de l’éternelle Beauté.

Heureusement, Jean Montchanin avait entendu parfois un autre langage, ne
fût-ce que dans ses conversations avec Amine et Mlle Lireux--mais on ne
pouvait trop savoir comment il jugerait plus tard les droits de la grâce
et de l’émotion, du cœur et de la pitié, les droits imprescriptibles de
l’Idéal. Il travaillait, c’est tout ce qu’on pouvait dire.

Oh! il travaillait avec acharnement, avec assiduité, avec sagesse! il
voulait arriver. Il avait compris que la protection de Guirand pouvait
le mener loin et haut, mais à condition qu’il travaillât,--et il bûchait
ferme.

Aucune passion ne s’était éveillée en lui. Il y avait mis bon ordre. Les
passions précoces gênent l’ambition. Il était incapable d’une folie
quelconque. Guirand l’estimait fort. Cette estime de Guirand pour Jean
Montchanin avait de tout temps frappé Amine et l’avait encouragée à
aimer son petit ami d’enfance.

Lorsque Jean eut atteint sa seizième année et quitté le lycée pour sa
vie d’étudiant, il fit son droit et suivit les cours de l’École des
Sciences politiques. Il donnait alors des leçons, non pour vivre, car
son père lui avait laissé quelques rentes, mais pour dorer sa médiocrité
et se permettre quelques élégances.

--C’est un mâle! disait Guirand. Nous en ferons quelque chose.

Vers cette époque, Jean connut les premières rêveries amoureuses de son
âge.

Age critique, dont on n’a pas assez pitié. La nature veut que le jeune
homme sente ses forces et qu’il les emploie. Il appelle l’amour. La
société ne lui répond qu’en lui offrant des compromis dangereux. Elle
lui interdit de se marier, car il n’a pas de position. Et quelque autre
parti qu’il prenne, elle le lui reproche. Elle ne lui laisse de
ressources que les contacts vils ou les arrangements criminels.

Lorsque le raisonnable Jean se sentit devenir rêveur, tout naturellement
sa pensée se porta vers sa petite amie Benjamine.

Ce diable de Guirand, qui croyait penser à tout, n’avait pas songé à ce
péril. En réalité, le petit Montchanin lui semblait sans conséquence au
point de vue amoureux. La position subordonnée de Jean était pour
Guirand une raison si primordiale de ne pas penser à lui pour sa fille,
que Jean, croyait-il, ne pouvait pas, de son côté, songer à Benjamine,
non, en vérité, pas une seconde! Les plus grands politiques ont leur
jour d’erreur. Les plus grands tacticiens peuvent engager fort mal une
bataille.

Et Guirand put continuer à dormir tranquille, car l’avisé jeune homme,
qui ne voulait pas être dérangé dans ses études, et qui prétendait rêver
à Benjamine sans être troublé par son rêve, et sans faire de bêtises,
trouva au problème une solution. La solution était une petite ouvrière
modiste dont il payait le pauvre loyer. Montchanin avait deux cœurs.
L’un de ses deux cœurs errait poétiquement sous les mimosas de la villa
des Myrtes; l’autre montait de temps en temps cinq étages, derrière les
jupes crottées d’un trottin. _Piccola combinazione._

La petite combinaison était ignorée. Qui la blâmera? Elle était de bonne
prudence.--Montchanin croyait que toutes les forces peuvent et doivent
être dirigées. La grande affaire est de les diriger dans le sens de leur
plus grande utilité.

Et c’est ce que faisait le brave jeune homme. Il espérait beaucoup de
bonheur dans un avenir assez prochain, et, pour y atteindre, il
défendait son travail dans le présent. Comme son travail, ses plaisirs
étaient réglés. Son rêve était tenu en bride. N’était-ce point la
sagesse même? qui donc pourrait y contredire?

Tout cela était calcul, mais non pas inavouable, et Montchanin, à
vingt-quatre ans, était prêt à devenir le plus parfait honnête homme du
monde.

Son goût pour Benjamine était sincère. Il eût été surprenant que ce
jeune homme n’aimât pas la seule jeune fille dont il pût respirer le
parfum, frôler la robe, toucher la main et baiser la joue. Il pensait
volontiers que, s’il l’épousait jamais, il conquerrait du coup, grâce au
beau-père, l’influence et l’argent; mais il faut dire, à son éloge, que,
se croyant sûr, avec sa belle suffisance naïve et jeune, de les
conquérir par lui-même, il ne considérait son espérance de riche mariage
que comme un accroissement de fortune.

Avec tout cela, c’était encore un inexpérimenté, ignorant les intrigues
des amours mondaines, et capable peut-être d’entraînement, malgré ses
prétentions, outrecuidantes mais cachées, à demeurer maître de soi.

Sur le terrain de la galanterie, il avait résisté à plus d’une occasion
offerte. Il en attribuait le mérite à sa force morale, à son respect
pour sa fiancée platonique. En réalité, il s’était dit qu’une aventure,
si elle venait à être connue, pourrait lui aliéner les Guirand; et
derrière cette raison politique, il s’était ingénument déguisé à
lui-même une timidité réelle. Le péril des intrigues lui faisait peur,
oui certes, mais surtout les «femmes du monde» le paralysaient encore.

Elles s’étaient présentées à lui, chez Amine même, les occasions,--car
il y avait eu plus d’une fois grande kermesse à la villa des Myrtes. On
errait le soir sous les bosquets. On allait en barque sur la pièce d’eau
et sur la mer...

Une des occasions que le jeune homme avait dédaignées s’appelait la
baronne de Triancey, Lina pour les familiers. C’était une fascinante et
qui aimait les pommes mûres ou très vertes, selon le caprice. Elle
fréquentait beaucoup Monte-Carlo où son mari la retrouvait de temps en
temps. On assurait que le mari et la femme se prêtaient leur yacht
alternativement. Mais bien que, en pleine mer, le classique retour du
mari soit difficile, Jean s’était toujours méfié.

Un adultère! ce mot seul l’effarait. En vérité, il avait des timidités
d’enfant! il s’imaginait que les coups de revolver et les condamnations
en cour d’assises sont les conséquences les plus habituelles de
l’adultère. Son amitié avec les Guirand, si bons pour lui, qu’en
adviendrait-il, en cas de scandale? Il se ferait mettre à la porte de
cette maison protectrice où l’attendait le doux sourire de sa petite
amie! Il ne voulait pas cela.

Jean, toujours bien accueilli par Guirand, le croyait très bon; il ne
s’était jamais dit que le député expérimental ne le protégeait qu’avec
l’arrière-pensée de l’employer à son profit, à l’heure des grands
triomphes, comme une créature bien à lui.

Or, le nommé Éros est un dieu puissant qui se joue du cœur des hommes et
qui défie les sages.

Un matin, à Paris, Jean s’était réveillé amoureux d’Amine un peu plus
que de raison. Il avait, depuis quelques mois, achevé ses études
spéciales. Il venait de publier dans une grande revue un travail curieux
et considérable sur _Lamartine et les Affaires étrangères_. Cette
publication lui avait attiré les plus grands éloges du monde littéraire
et du monde diplomatique. Un éditeur lui avait fait des offres
honorables aussitôt acceptées. Montchanin se sentait lancé. Sa position
au ministère était déjà importante. Elle s’accrut. Le ministère lui
offrit spontanément un joli avancement, imprévu même de Guirand. Le
jeune homme ne douta plus de rien. Il ne lui vint pas à l’esprit que sa
fortune intellectuelle, à peine naissante, ne correspondait pas à la
formidable situation de Guirand. Le vertige des grandeurs lui troubla
l’esprit: il pensa à Benjamine avec une émotion toute nouvelle. Il dit
adieu à son humble petit passé, et, ce compte réglé, il alla se promener
au Bois, où il donna bien plus d’attention au luxe des attelages qu’au
charme des ombrages et des pelouses. Il se dit qu’un jour il passerait,
avec Benjamine, dans ces allées de la noble promenade, tous deux assis
sur les soyeux coussins d’une victoria aux chevaux luisants et
sonores,--parmi les ébrouements, les piaffements et les tintements de
gourmettes. Sa jeunesse très sincère évoqua, toute la nuit et les jours
suivants, l’image de sa petite amie lointaine. Il n’y tint plus. Il
partit pour Cannes.




VII

IL FAUT SE MÉFIER DES BAISERS D’ADIEU


Jean s’assit près d’Amine sans l’embrasser, ce qui étonna la jeune
fille. L’honnête garçon l’eût embrassée, comme à l’ordinaire, en
présence des parents, mais ses préoccupations nouvelles ne lui
permettaient plus cette familiarité en leur absence.

--Assieds-toi là, dit-elle.

--Vous êtes triste, Amine?

--Tu ne me tutoies plus?

--Non.

--Pourquoi?

Très simplement, nettement, droitement, il dit, sans préparation aucune:

--Parce que je vous aime.

--Ah! mon Dieu! fit-elle avec un effroi gentil et comique.

Elle reprit:

--On prépare un peu les gens, voyons!

--Cela vous étonne donc bien? demanda Jean.

Elle s’était ressaisie:

--Oh! pas du tout! répliqua-t-elle en riant... Et vous venez de Paris
pour me dire ça?... C’est donc tout nouveau? Comment cela vous a-t-il
pris? comment vous en êtes-vous aperçu? A quoi ça se reconnaît-il? Si
vous saviez, Jean, comme vous m’obligeriez en m’apprenant à débrouiller
toutes ces idées! Car enfin, il s’agit de ne pas se tromper.

Et elle ajouta gravement:

--Quand on aime, c’est pour toute la vie. Je ne comprends même pas qu’on
se marie deux fois. Là-dessus du moins j’ai beaucoup réfléchi et je suis
très forte! La dignité de l’amour, mon cher Jean, c’est la fidélité à un
être unique. Oh! une fidélité involontaire, car je sens bien qu’une fois
(elle hésita)... une fois amoureuse, je tiendrai comme un lierre.

--Fort bien, mais... dit Jean en riant aussi à belles dents blanches,
est-ce Mlle Berthe qui vous a instruite sur les questions de sentiment?

--Mlle Berthe m’a en effet parlé quelquefois de l’amour, à propos de
Chimène ou de Paul et Virginie; elle en parle comme une sainte, qui
aurait beaucoup aimé. Elle doit avoir eu de grands chagrins d’amour.

--Ainsi vous êtes très forte?...

--Sur la question de fidélité, oui, dit Amine; mais sur ce qui fait
qu’on choisit de préférence à tout autre l’être qu’on aime; sur ce qu’on
éprouve quand on aime; sur la manière de distinguer l’amour d’une autre
affection également profonde, sur tout cela, ma foi, je m’embrouille un
peu... aidez-moi, Jean.

Ils riaient ensemble, comme des fous, de ce beau rire qui est
l’expansion même de la jeunesse.

Amine reprit, toujours riant:

--Alors, comme ça, on s’éveille un matin en songeant à une personne que,
la veille encore, on n’aimait pas d’amour, et tout à coup ça vous
prend... crac!... ça y est!... C’est donc comme une rage de dents, un
mal de tête, quoi? que sent-on qui vous fait dire: «A partir de ce
matin, j’aime Amine d’amour?» J’ai absolument besoin de savoir, et même
ça presse... J’ai un peu honte d’être si bête, mon pauvre Jean.

--Ma foi! dit-il, rassurez-vous, ma chère Amine, vous n’êtes pas bête
pour ne pas savoir définir ce que tout le monde ignore. C’est, comme
vous dites, une révélation subite, en soi, d’un état nouveau du cœur,
d’on ne sait quelle manière nouvelle d’aimer--mais je crois bien que
personne n’a jamais vu ni la couleur ni la forme de l’amour des
amoureux, ni à quoi on le distingue des autres tendresses. Il n’y a
peut-être pas de différence. C’est peut-être une simple affaire de
quantité. C’est... je ne sais pas non plus, moi; c’est le choix
involontaire qu’on fait d’une personne entre toutes. On sent qu’on en
aime d’autres peut-être mais aucune comme celle-là, ni autant.

--Il est certain, dit-elle, que je n’aime aucun autre jeune homme!

Cette idée qu’elle pouvait en aimer un autre, tout en aimant Jean, leur
parut tout à fait folâtre. Et de rire. Cette fois, leur gaîté ne
s’arrêtait plus; ils étaient heureux. Vraiment elle aurait bien pu, au
seul bonheur qu’elle éprouvait à rire avec lui, mesurer sa tendresse.
Mais non. Elle n’y songeait pas. Il y avait, dans sa jeunesse, de
l’enfance encore.

--Tu ne m’as toujours pas répondu, dit-elle. Procédons...
scientifiquement. Procédons par ordre, veux-tu? Quand cela t’a-t-il
pris? hier ou avant-hier?

--Depuis quelques jours ça n’allait pas très bien. J’étais inquiet,
troublé, malheureux de ton éloignement.

--Ah! dit Benjamine, tu me retutoies? c’est bien, poursuivit-elle. Je te
regrette souvent. Je me dis: «Si Jean était ici, on ferait ça ou ceci
ensemble.» Mais je ne suis pas malheureuse, ni même triste, au
contraire... Et puis?... Voyons les autres symptômes?

--Je pensais à toi tout le temps.

--Tout le temps?... répéta-t-elle.

Elle ajouta gaîment:

--Ah! sapristi!... Je n’ai pas ça non plus! Tout le temps! c’est
beaucoup de temps. Et que pensais-tu?

--Oh! fit-il, c’est bien difficile à dire. Je ne pensais pas
grand’chose, mais je te revoyais. Je crois que la grande marque à quoi
on reconnaît l’amour, c’est précisément la force avec laquelle on se
représente la personne aimée. On la voit comme si elle était là, réelle,
et le besoin qu’on a de sa présence effective est douloureux comme un
mal qu’on aurait dans sa chair... Tu verras!...

--Comment, je verrai! dit Benjamine souriante, et quand cela?

--Quand vous aimerez! dit Jean, mélancolique.

--Tiens! tu me revouvoies!... Voyons? tu disais?... Continue.

--Je vous voyais donc sans cesse en imagination, comme si vous aviez été
devant moi, et je vous regrettais cruellement. Et je me mis à vous
considérer, dans mon rêve éveillé, qui était constant. Il me suivait. Et
avec votre fantôme chéri, j’ai repassé par tous les sentiers du
souvenir. J’ai revécu tous les jours de vacances où nous avons joué
ensemble, ici, dans les ronces et dans les fleurs... Nous revenions
quelquefois tout déchirés, d’une exploration trop aventureuse... ou tout
mouillés d’une chute en pleine eau sur la plage.

--Paul et Virginie, quoi!

--C’est cela. C’est même le souvenir de ce livre qui m’a fait songer:
«Pourquoi pas?» Ce n’est pas une raison parce qu’on s’est aimé dès le
berceau pour ne pas s’aimer jusqu’à la tombe.

Benjamine prit la main de Jean:

--Continue, continue, répéta-t-elle gravement.

--Alors, dit Jean, j’ai pensé: il n’y a qu’un remède: je vais partir
pour Cannes.

--Bonne idée!

--D’abord je la verrai, dit Jean.

--Je l’embrasserai, compléta Benjamine.

--Non, au contraire: je ne l’embrasserai plus.

--C’est curieux, dit-elle, comme nous sommes différents et cependant,
malgré tout, je crois bien que je t’aime... allons, je t’écoute.

--Si elle m’aime, pensais-je, si elle me le dit, si elle en est sûre, je
parlerai à M. Guirand. Il est bon. Il me comprendra. Je lui demanderai
un poste à l’étranger, pour commencer. Je travaillerai beaucoup. Cela
fera deux ans loin d’Amine, mais elle a un cœur énergique et fidèle.
Elle m’attendra... J’écris déjà dans des revues importantes. Je me ferai
un nom, j’ai commencé. Je serai un diplomate connu, peut-être célèbre
et, nous serons très heureux.

--Avec beaucoup d’enfants! conclut gaiement Amine.

--Avec beaucoup d’enfants! répéta Jean en lui pressant la main.

Tous deux frémirent un peu. Ils se regardaient. Jean éprouva alors une
envie presque irrésistible d’attirer à lui cette tête si jeune, si
jolie, aux yeux si aimants, aux lèvres pures. Les lèvres humides
luisaient, piquées d’une étincelle de soleil. Il y a des roses,
mouillées par la nuit, qui sollicitent ainsi l’approche du visage. On
veut les respirer: elles le demandent. Ils se regardaient. Leurs yeux,
lentement, se troublaient un peu.

--Voudriez-vous de moi pour mari? demanda Jean Montchanin.

A ce moment seulement, les discours de son père et de sa mère revinrent
à l’esprit d’Amine. Elle y songea brusquement comme à une chose toute
nouvelle, surprenante et cruelle. En pleine joie, ce souvenir lui fit
mal comme une piqûre au cœur. Deux grosses larmes se gonflèrent dans ses
yeux.

--Qu’avez-vous? Qu’y a-t-il, chérie?

Elle lui raconta ce qui s’était passé, le matin, entre elle et son père.

Il écouta d’un air très attentif, très réfléchi. Il regardait fixement
un caillou de l’allée, plus gros que les autres. Il se demandait:
«Pourquoi ce caillou est-il là?... et moi aussi?»

Il ne sentit plus de lien joyeux entre lui et les choses qui
l’entouraient. Le soleil baissait sur la mer. Déclin triste. La mer
était violacée. L’ombre gagnait les choses. Il écoutait.

Quand elle eut tout dit, les rêves de Guirand, les arrangements convenus
entre son père et la marquise de Courcieux, Jean avait déjà pris un
parti, en homme de raison. L’obstacle était large et haut, trop haut,
trop large. On ne se bat pas contre des moulins... Il se leva d’un
mouvement sec, automatique, décidé:

--Il n’y a pas à lutter, dit-il non sans amertume. Je vois ce que je
n’avais pas vu... j’étais fou simplement, ou plutôt j’étais bête. On n’a
pas le droit d’être si naïf! M. Guirand a raison, mille fois raison. Je
n’avais pas mesuré assez votre fortune, vos grandeurs, votre avenir. Ou
plutôt, j’avais eu la présomption absurde de n’y pas voir un obstacle!
Je me disais: «je travaillerai tant! j’accroîtrai, je doublerai tout
cela!» J’étais stupide. Pardonnez-moi... et oubliez-moi, Amine. Il faut
obéir. Le mal n’est pas grave encore, puisque vous avez appris qu’on
voulait vous marier avant même de savoir si vous m’aimiez!

--Mais si! mais si! c’est très grave depuis tout de suite! Je t’aime,
mon pauvre Jean, je t’assure que je t’aime. Je le sens bien... Tiens,
regarde: ma main tremble, je tremble toute. Si je n’ai pas exprimé de
volonté à mes parents, c’est que je me réservais de le faire après avoir
bien réfléchi; j’ai réfléchi à présent. Sois tranquille, je vais leur
parler dès ce soir, et ils comprendront!

--Ne leur dites même pas que je suis venu, répliqua Jean avec beaucoup
de vivacité. Ce sera bien plus simple. Personne ne m’a vu; je repars;
adieu. Obéissez. Mariez-vous, Amine, c’est la sagesse. Il le faut.
_C’est comme ça la vie..._ adieu.

Il s’éloignait. Elle se prit à penser qu’après tout tout le monde
peut-être, avait raison contre elle. «C’est peut-être ça, en effet, la
vie, comme ils disent tous, chaque fois qu’ils font ce qui leur déplaît.
La vie n’est peut-être qu’une résignation... héroïque ou basse. Il la
faut héroïque.» Et elle renonça à lui, en ce moment, par un effort
généreux d’obéissance aux volontés de ses parents.

Mais, tout en consentant à son adieu, elle lui dit machinalement:

--Tu pars?... comme tu es venu?... sans m’embrasser, Jean?

Comme piège d’amour, rien n’est plus redoutable que les adieux.

Jean revint vers elle malgré lui, saisit sa tête délicieuse à deux
mains, voulut la baiser sur le front, s’arrêta dans son élan, mais elle
tendit la joue; leurs mouvements se contrarièrent, et sans qu’ils
l’eussent voulu ni l’un ni l’autre, leurs lèvres se frôlèrent.

Alors l’amour passa sur eux comme une brise qui enveloppe tout l’être,
caresse éparse, fluide irrésistible. Leurs lèvres qui s’étaient
effleurées ne purent pas se défendre d’un retour cherché. Elles se
prirent.

Le soir, magnifique, tombait sur la mer. Ils étaient dans une quasi
obscurité, sous l’épaisseur des arbres. Les jets d’eau chantaient dans
les bassins. Une tiédeur lente ondula au-dessus de leurs têtes, dans
leurs cheveux qui se touchaient, crépitants. Les lèvres s’attardèrent,
dociles à l’ordre de la vie magnétique, flottante dans l’air. L’ivresse
d’un tel baiser est virginale. Elle n’en est pas moins tout l’amour,
qu’ils ne connaissaient que de nom, une minute auparavant. La tendresse
de leurs cœurs se fit chair et sang et remonta à leurs lèvres qui
s’épousaient en un frémissement d’extase.

Le jeune homme fut sans force et prolongea cette joie. Tout à coup, il
eut peur et s’arracha d’elle.

--Adieu! cria-t-il, et il s’enfuit.

Mais la destinée de Benjamine était fixée. Longtemps elle allait se
débattre contre ce souvenir, essayer de l’abolir, de le chasser. Tout en
vain. Il reviendrait sans cesse, obstiné. Jean avait été le premier
amour révélé en elle par le baiser. Tout autre devait lui sembler
impudique, coupable, impossible. Elle était à Jean. Elle était sa femme.
Nulle passion, nul caprice, nulle ambition ne peuvent faire oublier à
une créature de sa race d’âme, cette première initiation aux voluptés
mystérieuses. Le baiser des fleurs est l’égal de tous les autres.




VIII

L’ESTACADE GUY-DE-MAUPASSANT, A CANNES


Montchanin, effrayé des conséquences que pouvait avoir une pareille
émotion, si elle se renouvelait, se jura de ne plus revoir Benjamine.
Benjamine se jurait, pendant ce temps, qu’elle n’aurait pas d’autre
époux que lui.

Beaucoup de femmes, aujourd’hui surtout, affirment être les égales de
l’homme et se prétendent semblables à lui. Elles vont répétant
volontiers que l’homme et la femme sont égaux devant l’amour, pareils
dans leur manière d’aimer, pareils dans la faute d’aimer; or, tout les
contredit.

En Provence, une locution populaire exprime la facilité de l’homme à
oublier les émotions d’amour qui engagent au contraire, pour toujours,
un cœur de vraie femme. On dit de l’homme: «Il tourne son chapeau sur sa
tête et n’y pense plus!» Où l’homme accorde une seconde, la femme,
sachant qu’elle engage des années, préfère donner sa vie, toute, et se
sent alors dans le vœu de sa destinée naturelle, profonde. Celle de
l’homme est peut-être précisément contraire. Elle ne comporte pas par
essence cet idéal: l’amour unique. Pour l’homme, cet idéal est une
création artificielle; il n’y consent que par élévation d’esprit et de
cœur, pour suivre la mère dans ses douleurs.

L’Islam est peuplé de sérails. Cela ne s’accorde point à notre idéal,
mais ne heurte pas les possibilités naturelles. Imaginez un
opéra-bouffe, où, dans un Islam fantaisiste, les femmes prendraient le
rôle des hommes. Et concluez.

Benjamine sentit que sa destinée était fixée.

Les roitelets de cette année savent qu’ils doivent construire un nid et
comment, à quelle hauteur, loin de quels pièges, près de quelle source.
Au cœur des jeunes filles, un roitelet chante en qui se révèle la longue
expérience des siècles d’amour.

--Je n’aurai pas d’autre mari que Jean, se répétait Benjamine, en
reprenant, à travers les allées du parc, une lente promenade qui lui
était délicieuse.

Et elle se répétait:

--Je comprends, maintenant! A présent, je suis sûre de l’aimer. C’est
vrai qu’on voit la personne comme si elle était présente, et qu’on la
voudrait là, toujours. Il est parti! si vite!... mais ce ne peut être
pour longtemps. J’expliquerai à papa que, depuis ce matin, _tout est
changé_, puisque je ne savais pas bien si j’aimais assez. Et maintenant,
je sais.

Le souvenir du baiser de Jean se mêlait aux arômes de fleurs qui
flottaient autour d’elle et elle le respirait dans l’odeur tiède de
cette soirée de printemps.

Juste à la même minute, Montchanin, de retour à Cannes, s’interrogeait
sur ce qu’il allait faire et raisonnait à peu près ainsi:

--Mon garçon, il est évident que tu as fait fausse route. La jeunesse
est inconsidérée, Montchanin, et tu es bien jeune. Certains de tes amis,
qui, à ton âge, ont déjà vécu et sont même déjà blasés, t’ont répété
mille fois que ta relative sagesse était un nid à surprises, que le
jeune homme trop sage se prépare des folies dangereuses et que tu
finirais mal. Je commence à le comprendre. J’ai beaucoup travaillé, et,
à cause de cela, ce n’est pas ma jeunesse qui a vécu en moi, c’est un
bureaucrate. Les plaisirs réguliers ne nous arment pas contre
l’inattendu, ne nous enseignent pas l’art des fréquentes intrigues, ne
nous documentent pas sur le fond de la vie. Je suis un diplomate de
bibliothèque! Cela n’est pas pardonnable à mon âge, je ne sais rien des
femmes. Finissons-en.--Je vais chercher aventure, et demander à de
belles capricieuses l’oubli de mon rêve dangereux. C’est dit... Et en
concluant ainsi, je suis encore sage, mais plus finement. En effet,
Benjamine Guirand n’est pas pour moi. Je l’aime, c’est clair, de toutes
les forces de mon âge, qui est impérieux--et voilà ce qui peut me rendre
l’aventure cruelle. Mais pourquoi m’obstinerais-je? Outre que je ne
réussirais pas contre la volonté de Guirand--je passerais pour un
intrigant, capteur de dot. C’est inutile. Admettons que Benjamine
attende sa majorité... c’est encore un peu loin, et il faudra l’épouser
sans dot--ce qui serait une autre folie. Mon imagination s’est montée,
démontons-la... Elle n’a pas eu l’air d’une amoureuse bien exaltée, ma
petite amie: tant mieux. Elle n’aura qu’un peu de mélancolie gentille,
en pensant à moi. Quant à moi, je suis un homme; je réagirai; je ne me
donnerai pas le ridicule de montrer un désespoir inutile. Je jure donc
qu’à la première femme de ma connaissance qui se hasardera à me sourire,
je demanderai l’oubli de cette minute de tout à l’heure.

Ainsi se parlait Montchanin, au fond triste un peu,--mais les jeunes
hommes modernes savent qu’aujourd’hui on réduit un amour comme une
luxation. Il se faisait, non sans courage, le chirurgien de soi-même.

Et il monologuait, tout en se promenant à pied sur la plage de Cannes,
où sa voiture l’avait ramené.

La grande courbe de la plage, bordée d’hôtels et de jardins,
s’arrondissait devant lui. Il la suivait sous les palmiers, et regardait
de temps en temps, à droite, la mer d’un gris lilas, doux comme les tons
changeants des gorges des tourterelles. Là-bas, l’île de
Sainte-Marguerite émergeait avec ses rocs, sa forteresse et ses
verdures, hors de l’eau tranquille et nuancée. La lumière se baignait
dans l’eau profonde comme une déesse dont le corps onduleux jouerait à
montrer et à cacher tour à tour ses lignes fuyantes, sans cesse
entrevues, sans cesse perdues, sous les transparences des vagues.
Montchanin se disait que les fables voluptueuses de l’antiquité étaient
bien belles. L’éternelle Aphrodite sortait des eaux, là, sous ses yeux,
nue et attirante... Elle appelait sa jeunesse. Le jeune homme rêvait
d’un départ chimérique pour une île enchantée. N’était-elle pas là,
l’île d’amour, la Cythère du peintre?...

Son regard, ramené vers le rivage, tomba sur la longue estacade de bois
et de fer que le romancier Guy de Maupassant fit construire pour son
usage et qui porte son nom.

Au bout de cette estacade qui semblait un pont de rêve, lancé vers le
vide--un yacht--amarré au pilotis, se balançait. C’était _Le Cygne_, le
yacht de la baronne de Triancey.

La petite baronne parut sur le pont. Il la reconnut et se dit: «Tiens!»
Un matelot, en jolie tenue de flanelle blanche, grimpa l’échelle
agilement et rejoignit Montchanin. Par le pont du rêve, une aventure
venait à lui. Il s’en douta, se rappelant les amabilités de la jolie
baronne.

Le matelot, arrivé à terre, accosta Montchanin demeuré immobile.

--Tiens! c’est vous, Cyprien!

--Oui, monsieur, dit le valet de chambre qu’on déguisait en marin à bord
du yacht. Oui, monsieur, c’est bien moi. Madame la baronne demande à M.
Montchanin à quelle heure il veut dîner, à bord, ce soir. Si monsieur
veut embarquer tout de suite, on dînera au large, par ce beau temps.

--Je vais répondre moi-même à l’invitation, dit Montchanin.

Il s’engageait sur la passerelle quand une voix l’appela:

--Jean!

C’était Guirand, là-bas, sur le quai.

Guirand venait de rendre visite à la baronne. Pourquoi? pour lui parler
de Montchanin qu’elle avait, non sans dépit, remarqué pour son
indifférence auprès d’elle.

--A son âge! disait-elle, quelle honte! il ne sait pas chanter la
_Romance à Madame_!

Guirand s’étant retourné pour jeter un dernier coup d’œil sur le yacht
de la baronne, avait aperçu Montchanin; il retourna sur ses pas et dit à
Cyprien:

--Priez votre maîtresse de m’excuser si je retiens M. Montchanin deux
minutes encore.

Le valet de chambre retourna à bord aussitôt.

Montchanin regardait Guirand d’un air un peu embarrassé.

--Ah! vous êtes ici! lui dit Guirand, et sans être venu nous voir?

Il examinait Jean d’un œil qui exigeait la sincérité.

--Pardonnez-moi, dit Jean ému, j’arrive de la villa des Myrtes.

Guirand le regarda jusqu’au fond des yeux.

--Ma femme vient de rentrer. L’avez-vous rencontrée?

--Non, dit Jean.

--Et... avez-vous vu ma fille?

Jean pâlit.

--Oui, dit-il.

--Vous a-t-elle communiqué l’expression de ma volonté? dit Guirand
sèchement.

--Oui, monsieur.

--Et qu’en pensez-vous? demanda Guirand, d’un air rude.

--Monsieur, dit Jean avec une franchise habile, vous pouvez être
tranquille. Si j’ai pu rêver un moment, comme un enfant, je me suis
éveillé de mon rêve. Je ne suis ni un poète ni un fou. Je comprends que
la vie est un problème et non un poème. Je n’aurai pas la sottise
d’opposer mon espérance d’adolescent à vos projets de père et d’homme
politique. De plus je vous suis très reconnaissant des grandes bontés
que vous avez toujours eues pour moi... Soyez tranquille, si pénible que
cela puisse me paraître, on ne me verra plus dans votre maison.

Guirand lui tendit la main.

--Honnête garçon! dit-il.

Il ajouta:

--J’aime votre caractère et vos idées, mais j’ai des projets arrêtés.
Amine vous les a expliqués peut-être. Maintenant, n’exagérons rien. Vous
n’étiez pas un fiancé; il n’y a donc pas de rupture entre nous. Ne plus
nous voir serait un peu sévère. Deux ans d’absence arrangent bien des
choses... Je vais, mon cher, pour votre repos et le nôtre, vous faire
envoyer par le ministre dans un bon poste. Mais donnant
donnant,--j’achète votre renoncement... au rêve. Payez loyalement. A
quelque chose malheur est bon: je vous ferai gagner trois ans de
carrière. Adieu. Je vous reverrai ces jours-ci, à Paris... En attendant,
bonne traversée.

Il cligna de l’œil:

--Mes compliments à la petite baronne. J’ai vu tout à l’heure, à la
gare, son débauché de mari qui repartait pour Monaco... Allez rêver aux
étoiles, mon ami... et prendre de l’assurance. Il faut ça à un futur
diplomate. Adieu donc et comptez sur moi, car je peux compter sur vous,
n’est-ce pas?

--Aveuglément, monsieur.

Jean regarda s’éloigner M. Guirand.

--Ma fortune est assurée, se dit-il. Se faire un ennemi de cet homme-là,
ce serait de la folie!

Il s’engagea sur la passerelle.




IX

CE QUE S’ÉTAIENT DIT LES DEUX AUGURES


Ce que Guirand était venu dire à la baronne Lina de Triancey, le petit
Montchanin était à mille lieues de le supposer.

Guirand était en affaires avec Lina. Plusieurs fois la baronne, une
assidue de Monte-Carlo, lui avait, après de grandes pertes au trente et
quarante, emprunté des sommes considérables--qu’elle lui rapportait
assez exactement, pour les lui redemander peu de temps après avec la
même exactitude. En échange de pareils services et de plusieurs autres,
elle lui en avait rendu à son tour quelques-uns, non des moindres: dans
un département du centre de la France, où les Triancey étaient puissants
et où Guirand possédait quelque terre, Lina avait été pour lui un
précieux courtier d’élections.

Guirand était donc venu à bord du _Cygne_ afin d’avoir avec la baronne
une conversation d’affaires. Il ne s’en tira pas sans précautions
oratoires. Quand ils furent assis sur le pont du petit yacht, sous la
tente, Guirand regarda un moment la baronne d’un air énigmatique...

--Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-elle... vous m’impatientez... Vous
savez bien que je n’aime pas languir.

--Je sais. On vous appelle madame Tout-de-suite.

Avec des mines coquettes, elle s’installa pour écouter:

--Je suis tout oreilles...

--Ça vous va très bien, fit Guirand en l’examinant d’un air connaisseur!
Mais d’abord, n’avez-vous rien à me demander aujourd’hui? Vous savez
que, moi, je n’ai rien à refuser au plus délicieux de mes agents
électoraux.

Elle se renversa dans son fauteuil à bascule:

--C’est pourtant vrai, dit-elle; sans moi, sans mes fermiers de
Triancey, du diable si vous étiez renommé... Et alors, plus de
ministère!... Enfoncé, le ministère!... Voilà de quoi on dépend dans
votre métier!

Guirand fit la grimace:

--Vous n’avez pas répondu à ma question, dit-il. Avez-vous besoin de moi
en ce moment?

Elle le regarda avec un joli mépris de courtisane qui s’y connaît en
hommes:

--Est-ce qu’on répond à des questions pareilles? Si vous m’offrez des
services, c’est que vous avez besoin des miens... Dites-moi d’abord ce
que vous voulez.

Guirand réfléchit un instant.

Ce vaillant homme était embarrassé, ou faisait semblant de l’être.
Enfin, il parut prendre un parti et dit résolument:

--Combien avez-vous perdu à Monte-Carlo, hier?

Elle sourit:

--Dix mille francs que j’ai empruntés devant le tapis au petit
Courejeol, vous savez?...

La riposte avait l’allure d’une attaque. Elle ajouta vivement:

--Vous en conviendrez, mon cher Guirand, tout ce que vous m’avez prêté,
je vous l’ai toujours fidèlement rendu!

Guirand se rappela qu’il était gentilhomme ou bien près de le devenir.
Il s’inclina, élégant:

--Vous avez eu tort, chère baronne, je l’aurais toujours oublié.

Lina battit des pieds comme une linotte bat des ailes. Les façons de
Guirand l’exaspéraient. Elle s’écria:

--Oh! mais, enfin! voulez-vous me dire pourquoi vous êtes venu
aujourd’hui?

--Là! là! fit-il, j’y arrive... mais d’abord... êtes-vous bien sûre
d’être aussi spirituelle que vous le paraissez?

Elle répliqua, presque fâchée:

--C’est donc bien bête, ce que vous avez à me dire?

Guirand sentait très bien qu’il pouvait tout dire à la baronne sans
l’étonner, mais il s’amusait de l’impatience de son amie; et puis, quand
il demandait un service, son habitude était de faire attendre et par
conséquent redouter la demande qu’il allait faire. Plus il la laissait
craindre excessive, plus, lorsqu’il la formulait, on la trouvait toute
simple et facile à accorder.

Il prit un air bonhomme:

--Mon Dieu!... je croyais tout à l’heure que je vous le dirais tout de
go... je n’ose pas.

Elle ouvrit des yeux de malice qui jouaient à ravir l’étonnement, et du
ton d’un amiral prêt à se mesurer avec un péril tel qu’il n’en avait
jamais prévu:

--Corbleu! fit-elle.

Au fond, ils se moquaient l’un de l’autre.

--Vous m’intimidez, baronne!

--Guirand timide! non! ça, c’est plutôt imprévu!... Vous savez bien que
je suis bon garçon... Et puis, les impertinences, ça m’amuse... Avec le
mari que j’ai, il m’a bien fallu tout comprendre!... allez donc,
allez!... je pourrai toujours refuser... pas?

Guirand s’inclina:

--Vous me prouvez que vous êtes très spirituelle,--mais j’ai besoin
aussi que vous soyez très bonne.

Il la regarda d’un œil équivoque. Elle crut à une déclaration galante...

--Ça, dit-elle, c’est effrayant!...

Puis l’ayant regardé dans les yeux:

--Ah! mon Dieu! s’écriait-elle, comme prise d’un effroi de nymphe devant
le satyre qui ne lui plaira que lorsqu’elle sera forcée de le subir.

--Non, dit Guirand, d’un air contrit... non... ça ne vous ferait aucun
plaisir.

--Vous êtes impatientant! Les charades, ça m’ennuie. Je m’en vais,--ou
allez-vous-en!

Elle fit mine de se lever.

--Vous m’écouterez jusqu’au bout, car vous êtes une curieuse. Ça, j’en
suis sûr.

--C’est vrai, dit-elle. Je bous, moi, maintenant!... Mon petit Guirand,
parlez donc. Je vous promets de ne pas me fâcher, là!

Ils continuaient à se donner la comédie l’un à l’autre:

--Si vous exigez! fit-il. Mais n’allez pas oublier que vous avez exigé!

--Vous êtes stupide à la fin!... quoi que vous disiez, ça m’amusera.

Guirand se décida:

--Eh bien, vous n’ignorez pas qu’on a vu des mères--attentives et
indulgentes--prier une de leurs bonnes amies, jeune et jolie...

Elle l’interrompit:

--J’en connais une qui s’y est prise comme ça... Pour empêcher son fils
de faire une grosse bêtise avec sa femme de chambre--elle l’a confié à
une femme du monde.

Guirand prononça:

--Vous y êtes.

Lina de Triancey eut, tout de même, un moment de stupeur:

--Ah! fit-elle...

Puis, revenant un peu à elle:

--Eh bien, non! c’est trop drôle!... c’est vous la «mère attentive et
indulgente?» Je ne vous connais pas de fils!

Guirand brûla ses vaisseaux:

--J’ai cru voir, ma chère Lina, que vous ne détestez pas trop le petit
Montchanin.

L’amoureuse linotte sentit que la tête lui tournait. Elle oublia Guirand
et s’écria étourdiment:

--Montchanin! il a l’air d’un tzigane: je l’adore!... Il n’a jamais
voulu le comprendre!...

Elle réfléchit, autant qu’elle le pouvait faire:

--C’est lui?...

Il y eut un joli silence. Elle souriait:

--Ah! j’y suis! dit-elle enfin... et regardant Guirand avec finesse:

--Benjamine, n’est-ce pas?... Et il vous faut... un dissolvant?

Elle avait compris tout à fait. Elle se mit à rire:

--Vous voyez bien que je ne me fâche pas. Vous en avez de la chance,
vous, d’avoir une amie comme moi!

Guirand crut devoir s’excuser. Entre gens du monde, la forme est tout:

--Vous n’êtes pas fâchée, baronne? non! tout de bon?

Très naturelle, très sincère, et, par là, vraiment charmante et digne de
tous les pardons, elle répliqua:

--Moi? vous avez eu le bon goût de me parler d’un garçon pour qui j’ai
un caprice, un véritable caprice!...

Guirand conclut, pratique:

--Vous n’oublierez jamais que vous me le devez, hein?

Cette fois elle se leva. L’impertinence de sa race authentique apparut
et, toisant Guirand avec un mépris véritable:

--Non, vrai! il est étourdissant!... vous êtes sublime, mon cher!...

Puis, redevenant gamine:

--Il y a longtemps que je désirais en voir un, de près, dans l’intimité!

--Un... quoi? dit-il bêtement.

Elle s’inclina, ironique:

--Un homme d’État, dit-elle avec gravité.

Guirand eut sa revanche:

--Ma chère, prononça-t-il sèchement, le monde appartient aux
expérimentés, c’est-à-dire aux corrompus.

Mais elle avait de l’esprit:

--Vous dites ça pour me faire plaisir, flatteur!... Adieu!... à bientôt.

--Un dernier mot, dit Guirand. Le petit Courejeol est-il encore à
Monte-Carlo?

--Oui.

--Il recevra demain, par mes soins, un chèque de votre part; et comme,
dès lors, votre dette ne sera plus une dette de jeu, elle cessera d’être
criarde... elle sera même muette... n’ayez pas d’autre créancier que
moi, je vous en prie.

Elle lui tendit la main. Il la baisa d’un air très noble.

--Vous êtes un ange, merci, Guirand.

--Quand partez-vous pour Paris? demanda-t-il encore, près de la quitter.

--C’est juste... demain, si vous voulez.

--Votre mari ne s’étonnera pas? Ça lui sera égal que vous le quittiez si
brusquement?

--Ce qu’il s’en fiche, quand il ponte!

--Cependant... insista Guirand.

--Que vous êtes bête! dit-elle en manière de conclusion.

Ils se séparèrent.

--Allons; allons! se disait Guirand, j’aurai fait le bonheur de ma
fille... et je serai ministre.

Une minute plus tard, les dieux favorables l’avaient mis en présence de
Montchanin.

Et Guirand songeait: «Véritablement, j’ai une étoile!»




X

UN HOMME AVERTI PAR UNE PETITE BARONNE EN VAUT DEUX


Quand la consolation à une vive peine éprouvée par un jeune homme de
vingt-quatre ans, lui apparaît sous la forme d’une gentille personne, ni
grande ni petite, ni maigre ni grasse, souriante avec des yeux
pétillants de malice et de gaîté, pas méchante, très provocante,
babillarde et amusante, vêtue d’une jupe un peu courte qui laisse voir
un pied très spirituel, une cheville fine sous un bas fantaisiste,
soyeux et rayé en travers de bleu-de-ciel et de blanc; quand la veste de
flanelle, blanche comme la jupe, d’une coupe parfaite, porte sur les
manches et sur le collet des étoiles d’amiral et laisse voir une
poitrine palpitante pressée dans un maillot de soie assorti aux bas,
échancré savamment, d’où émerge un cou d’une rondeur délicate et d’un
mouvement gracieux à rendre jalouses les colombes; quand l’aimable tête
aux lèvres humides, au petit nez insolent, qui surmonte ce cou svelte,
vous sourit à belles dents pures,--alors le jeune homme triste serait
bien fort s’il ne regardait pas avec bienveillance une consolation si
engageante.

La petite baronne souleva avec espièglerie sa casquette blanche, cerclée
d’une lourde broderie d’or qui représentait des cygnes enlacés l’un à
l’autre par leurs longs cols souples,--allusion significative au nom du
yacht qu’elle commandait, et elle dit:

--Soyez le bienvenu à mon bord, monsieur Jean: il y a longtemps que je
vous attendais. Tout arrive... tout arrive. Le ciel est beau, la mer est
belle, nous allons, si vous y consentez, appareiller immédiatement, pour
jouir au large des derniers rayons du soleil.

Elle se tourna vers le capitaine qui s’approchait, la casquette à la
main, de blanc vêtu comme son amiral féminin.

--Appareillez, et vivement! on dînera au large.

Cinq minutes après, le yacht, qui était sous pression, filait vers la
pleine mer.

Montchanin regardait tout d’un air stupide, il croyait rêver.

Il s’était assis avec la petite baronne sur le pont, sous la tente, près
de la table blanche, où étincelaient les cristaux et l’argenterie, où
des roses, semées à foison çà et là, mêlaient leur senteur émouvante au
fort parfum de l’air marin.

--Et surtout, dit en riant la baronne à Montchanin toujours muet, ne
parlez pas! Les paroles qu’on prononce dérangent l’admiration... Quel
spectacle, hein! moi, j’y suis habituée... regardez!

Accoudés à l’arrière,--sur la balustrade du couronnement, ils
regardaient la côte s’éloigner, s’apaiser dans les détails, s’exalter
dans l’ensemble.

Elle avait, la petite baronne, une façon toute sensuelle d’admirer la
nature.

--Ne dirait-on pas, fit-elle, qu’elle s’éloigne par coquetterie, la
terre de France, pour se faire voir toute et dans toute sa beauté?

Elle ajouta:

--Ce Midi est un pays d’amour, et qu’on ne peut comprendre si l’on
n’aime pas. A quoi bon toute cette enivrante beauté, si on la regarde
seul; est-ce vrai?

Il se taisait, abasourdi, ne sachant plus où fixer ses regards qui
allaient du gentil amiral à l’horizon, tour à tour.

--C’est beau! dit-il enfin, et ne trouva pas autre chose.

Cannes, la vieille ville, se hissait sur la colline pour mieux voir au
loin. La ville nouvelle, nonchalante et énervée, s’étalait
paresseusement sur la plage, derrière ses palmiers, et semblait une
coquette qui regarde à travers les branches de son éventail.

Dans l’est de sa plage luxueuse, des caps verdoyants s’avançaient comme
pour protéger la cité des oisifs.

A l’ouest de la ville ancienne, une autre plage d’un blanc étincelant
s’étalait comme un lit de volupté, sur lequel le flot bleu, plein de
tritons et de nymphes cachés par les écumes légères, venait se rouler et
s’étendre.

Au fond, l’Estérel se dressait pour abriter cet Éden contre le reste du
monde.

Et les mille villas et les palais, aux fenêtres incendiées, pleines des
dernières flammes du jour qu’exaspérait l’approche de la nuit,
aspiraient l’air salubre du large, répondaient à l’adieu de la lumière,
et appelaient en un rêve le retour d’un soleil qui ne se coucherait
jamais.

Le _Cygne_, bien nommé, glissait, l’aile fermée, l’hélice ou les pattes
actives, sur cette mer pareille à un lac enchanté.

L’eau gardait encore ces tons indéfinissables où le lilas domine; elle
se gonflait mollement, sans cassures, de mille gonflements doux comme
ceux des gorges de ramiers dont elle avait les couleurs;--puis, à mesure
que le soleil tombait, elle devenait rouilleuse, or en fusion, non pas
jaune ni rouge, mais feuille-morte. Du métal liquide, elle avait les
lourdeurs... Cependant, autour des flancs du yacht, elle se brisait en
petites vaguelettes grimpantes, bleuâtres et vertes, couleuvres dressées
qui dardaient, avec des baves d’écume, vers les passagers, des langues
de flamme aussitôt retombées.

Ils avaient dépassé l’île de Sainte-Marguerite.

Toutes les dentelures de la côte apparurent. Les caps étendaient sur la
mer, comme des sphinx accroupis, leurs pattes au repos. Leur poitrail
était de terre rouge et les rayons horizontaux du couchant en feu le
criblaient de blessures; ces blessures saignaient sous les flèches
flamboyantes, mais les sphinx n’y prenaient pas garde et, balançant
leurs hautes têtes coiffées de forêts de pins, ils accompagnaient, d’un
mouvement insensible, le rythme de la mer éternelle.

L’ombre s’accrut.

Tout contre son bras, Jean sentit se presser un peu le bras de la jeune
femme accoudée.

Le premier homme, dans le Paradis terrestre, aurait eu bien d’autres
raisons de se défendre! Derrière eux les plis retombants des rideaux qui
formaient la salle à manger, avec la tente pour plafond, les dérobaient
aux regards du discret équipage... Jean se tourna à demi et s’inclinant,
il osa poser ses lèvres sur la nuque de la jeune femme.

--Allons donc! fit-elle en frissonnant, je savais bien, moi, que vous
êtes homme à comprendre ce paysage.

Le yacht mouilla au large et l’on soupa aux étoiles, non sans regarder
parfois, entre les plis des portières écartées, les feux de la côte,
ceux de Saint-Raphaël, ceux de Saint-Tropez, ceux de Nice...

--On est bien ici, n’est-ce pas?

Ah! oui, on était bien!

Et après souper, Jean Montchanin se fit bavard; ils échangèrent mille
folies. Tout à coup, un regret vint au jeune homme... Pourquoi pareil
bonheur n’est-il pas légitime, sûr et durable? Ces joies, ce luxe, ce
charme, il aurait pu avoir un jour tout cela sans inquiétude, dans la
paix heureuse, avec Benjamine... Pourquoi non? Il l’avait troublée,
aujourd’hui, d’un baiser, la jeune fille, sa petite amie d’enfance, et
voici qu’il l’oubliait déjà! Qu’est-ce donc que l’homme, hélas!--Il se
prit lui-même en dégoût. N’était-il pas lui-même la preuve de
l’inconstance de tous les sentiments humains? Qu’était-ce que la vie, et
que fallait-il penser de la fragilité de nos cœurs! N’était-il pas
parti, la veille, de Paris, pour venir déclarer son amour à une vierge
digne de tous les respects? Devant quels obstacles avait-il reculé? Que
penserait-elle à bon droit de lui, si elle le voyait en ce moment!... Il
eut tout à coup une envie de fuir... mais on ne quitte pas un bateau en
mer. Il s’était fait le captif de sa déchéance.

On a beau être un homme averti par une théorie expérimentale, les
pratiques nouvelles n’en ont pas moins une éloquence spéciale et une
influence inattendue. Les théories de l’égoïsme et de l’expérience,
telles qu’il les avait entendues trop souvent professées par Guirand, ne
l’empêchèrent pas de s’étonner de lui-même et de se mépriser un peu.

Il redevint aussi sombre, aussi muet qu’au départ.

--Pauvre Jean! dit tout à coup la petite baronne, je sais bien ce qui
vous chagrine, allez!

--Croyez-vous?

--Guirand m’a tout dit, fit-elle. Il devait avoir ses raisons, car il ne
parle jamais qu’à bon escient. Eh bien, mon cher, vous êtes un sot.

--Comment cela?

--Mon Dieu, oui! Comment avez-vous pu croire une minute qu’il vous
donnerait sa fille? C’est bête.

--J’en conviens.

--Alors?... Alors faites-vous toutes les réflexions sages. Prenez votre
parti en homme d’esprit. D’abord, au point de vue amoureux, ça n’est pas
une femme pour vous. Vous me regardez? Les épaules trop étroites, la
taille trop fine; le regard trop pâle, le teint et les cheveux aussi.
Regardez-vous donc: vous avez l’air d’un torero espagnol,--un peu ahuri,
mais ça passera!

Elle riait comme une folle.

--Elle épousera Courcieux, reprit-elle, parce qu’elle est incapable de
résistance à un violent tel que son père et parce que son amour pour
vous était tout entier dans son imagination--et un peu aussi dans son
cœur, je le veux bien... Pauv’ bébé, va!

La petite baronne chantonna: _Ce pauv’ bébé_, en imitant Yvette Guilbert
dans les _Demoiselles à marier_.

Il ne put s’empêcher de rire.

--Voulez-vous que je vous la chante tout entière?

Elle la chanta. C’était Yvette; la divette, en pleine mer. Cela était
d’un piquant irrésistible. Jean se leva et lui baisa la main. Elle
releva un peu sa manche, pour qu’il baisât le poignet.

--Bon, dit-elle. Après cela, elle sera une épouse modèle qui comprendra
ses devoirs... à la manière antique. Et alors, je connais Courcieux, il
s’ennuiera; il sautera par-dessus bord et lui donnera des concurrentes
en ville.

--Pauvre Benjamine! dit Jean.

--Pourquoi? dit la baronne. Pourquoi, puisque, grâce aux légèretés de
son mari, il est écrit que vous reviendrez à elle, et que, si elle a
deux sous de constance... (son mari ayant des torts envers elle!) elle
fera bien de s’en venger avec vous! Ça n’est pas plus malin que ça.
C’est ça la vie, mon cher. Ça se voit tous les jours. Le reste n’a
jamais existé que dans les livres qu’on ne lit pas.

Jean eut un mouvement d’indignation.

--Je ne veux pas vous offenser, ni elle. Je parle d’après les leçons de
l’expérience. Elle est honnête, c’est entendu. Le sera-t-elle moins
quand elle appliquera la loi de Lynch de l’amour,--œil pour œil? Voyez
la grosse Guirand, comme nous l’appelons. Elle était faite pour donner
l’exemple d’une honnêteté flamande; Guirand l’a dégourdie, son
honnêteté. Il l’a trompée, elle s’est... _revanchée_, comme une
cuisinière, c’est vrai, mais carrément. Il n’y a que l’allure qui nous
rend différentes--mais nous faisons toutes les mêmes choses, dans les
mêmes circonstances, avec plus ou moins d’élégance ou d’esprit, voilà
tout. Appelez caprices les amours des femmes spirituelles, appelez vices
les amours des sottes, appelez fautes les amours des naïves
sentimentales,--les faits restent les mêmes; et, la plupart du temps,
aussi excusables mais aussi certains... Moi qui vous parle, mon
petit,--j’étais un joli et tendre gamin de jeune fille; j’étais toute
franchise; j’espérais la fidélité et le bonheur. Mon seul défaut,
c’était d’aimer à rire. Je voyais les ridicules et je riais... je
riais!... des rires fous, qui me rendaient malade! Cela même, paraît-il,
était un charme... J’épouse Triancey. Je ne le connaissais pas. Les
trois quarts des mariages se font ainsi. On ne s’est jamais vu que
déguisé... correct, apprêté... déguisé enfin. Il semblait spirituel, il
semblait honnête, il semblait sobre. On me le donne. Je l’accepte, comme
j’aurais accepté un sac de bonbons au jour de l’an. Du reste, nous
brûlons toutes de nous marier. Dame! c’est la vie. Sans le
mariage,--quoi, alors? et puis sans le mariage, le moindre bond de gaîté
nous jette dans les marges du monde. Il faut donc être mariée. Je le
suis. Je ne savais pas ce qui m’attendait. Peu de jeunes filles le
savent; aucune théorie, même perverse, ne nous prévient. Mon mari entre
chez moi, je dirai, pour être convenable, en... veston de nuit. Que
croyez-vous qu’il arriva? Il arriva un fou rire. Je pensai en mourir. Il
était furieux, ma gaîté redouble. Ça devient nerveux. Je sonne. Il
fallut me soigner, toute la nuit, d’avoir tant ri. Le lendemain le baron
avait un nez! et j’apprends, ce même lendemain-là, par un billet
impertinent mais drôle--très spirituel vraiment, qu’il n’a pas congédié
sa maîtresse en titre, une demi-mondaine à qui il a eu la bêtise de
conter sa mésaventure conjugale... J’étudie alors mon mari. Et je
m’aperçois que j’ai épousé un fou... oui, mon cher, un fou, vous le
verrez demain. Et joueur! et fêtard! et tout! et qui a la manie de
donner à tout le monde des renseignements intimes sur sa femme. Si bien
qu’un soir, au bal de l’Opéra, un inconnu me dit: «Je vous connais, vous
avez un signe, ô Léda, juste sous le saphir qui agrafe...» Une
mélancolique en serait morte. Je pris le parti d’en rire--et je ris
comme vous voyez. Franchement, est-ce que c’est ma faute? Moralité, mon
petit: «Ne laissez jamais échapper une _occasion_ de rire. La vie est si
courte! ou bien alors, ma foi, tuons-nous! Voyez-vous, mon cher, il n’y
a pas de milieu: il faut ou mourir--ou dire _zut_! J’aime mieux _zut_.

Le petit Montchanin écoutait rêveur.

L’heure vint d’aller dormir, pendant que le yacht, doucement berceur,
filait sur Monte-Carlo.

Les chambres du yacht étaient aménagées avec une voluptueuse élégance...
On y dormait peu, généralement.

A Monte-Carlo,--on retrouva, le lendemain avant midi, Triancey. Il avait
gagné trente mille francs. Il en avait plein les poches et plein les
doigts.

--Oh! oh! monsieur Montchanin! fit-il dans son langage habituel qui
semblait un perpétuel défi à toutes les convenances. Oh! oh! monsieur
Montchanin! Vous en tenez pour ma femme?... Eh bien, marchez, mais je
veux admettre que vous en serez pour vos frais...

Il se tourna vers la baronne et d’un air tragicomique:

--Quant à vous, madame, si vous ne connaissez pas encore les joies âpres
de l’adultère--je vous engage à continuer.

Il ajouta sans transition:

--La princesse Desabrowski est ici, je l’ai invitée à déjeuner. Nous
déjeunerons tous les quatre, mais ce soir, je vous en préviens, je
prends le yacht, je dois être à Cannes demain matin. Je vous le
ramènerai demain soir. En attendant, jeune homme... je vous confie ma
femme.

La petite baronne regarda Montchanin en clignant de l’œil. Avec un tel
professeur, on va loin et on y va vite. Au bout de huit jours, Jean
Montchanin était une manière de roué sceptique. Il savait trop de
choses, de celles que cache le mensonge des apparences, et il en tirait
les meilleures raisons du monde pour douter de tout. Il y avait, dans ce
gavroche qu’était la baronne, un Asmodée qui ôtait les toitures des
palais comme des couvercles. Elle lui avait montré ce qui bout dans la
marmite sous laquelle le diable entretient son feu.




XI

UN MOMENT ARRIVE OU LES THÉORIES EXPÉRIMENTALES SONT A LA PORTÉE DES
JEUNES FILLES


De la surprise dont Céleste avait parlé à Benjamine, il n’avait plus été
question.

Qu’était-ce donc que cette surprise? Les Guirand comptaient rencontrer
Courcieux à Cannes. Et il y vint en effet. Ils le virent.

Ils avaient projeté de le présenter, le soir même, à leur fille, mais,
le lieutenant de vaisseau, chargé d’une mission urgente par le préfet
maritime de Toulon, dut les quitter pour se rendre auprès de l’amiral
commandant l’escadre de la Méditerranée, mouillée au Golfe Juan.

--Cela vaut peut-être mieux ainsi, lui avait dit Guirand. Il ne faut pas
effaroucher les petites filles. Et voici ce que je propose. Trouvez-vous
demain, comme par hasard, chez Clément Massier, le céramiste, vers
quatre heures. Nous y serons, admirant ses collections. Je vous
rencontre, je vous présente, je vous emmène dîner. Cela aura une jolie
couleur romanesque qui enchantera ma petite pensionnaire, acheva-t-il en
riant. A demain.

Et les Guirand étaient rentrés chez eux.

Le soir, après dîner, Guirand dit à Mlle Lireux:

--Nous avons à causer un instant avec notre fille, mademoiselle. Elle
ira tout à l’heure vous rejoindre. Je suis sûr de vous et vous voudrez
bien servir nos projets qui étaient ceux de la marquise de Courcieux...
Vous les connaissez.

Mlle Lireux se retira et, pendant que Céleste brodait sous la lampe,
Guirand attaqua le sujet brûlant, en ces termes:

--J’ai vu Montchanin, aujourd’hui, à Cannes. Je lui ai dit mes
intentions. Il les respecte et les respectera.

Il s’attendait à un cri de révolte. Benjamine, qui travaillait aussi à
quelque ouvrage de broderie, ne broncha pas. Elle se disait, timide et
réfléchie:

--C’est aujourd’hui leur premier jour d’attaque. Ils ont des forces
toutes fraîches. J’ai tout le temps de protester... attendons. Je suis
sûre de moi, cela suffit.

Guirand fut étonné. Debout devant elle, il la regarda attentivement.

--Tu m’entends! fit-il.

--Oui, papa.

--Montchanin ne veut pas t’épouser.

--Il me l’a dit, fit doucement Amine.

--Ah! vous avez causé de ça? dit Céleste.

--Oui, maman.

--Alors c’est entendu, tu épouseras Courcieux?

--Je ne crois pas!--dit Amine, avec calme, en coupant un fil de soie
avec des ciseaux fins, fins... comme un bec de roitelet.

Guirand demeura pétrifié. Céleste posa sa broderie et regarda les deux
protagonistes d’un drame qui commençait.

--Tu ne le crois pas? mais, moi, j’en suis sûr.

--Vous ne voudrez pas me rendre malheureuse. Je ne connais pas M. de
Courcieux, tandis que Jean m’aime. Et je l’aime. Me marier dans ces
conditions à M. de Courcieux, ce serait de ma part une faute grave, un
péché mortel; et si je ne me trompe, mon père, dans la liste des péchés
que nous apprend notre livre de prières, c’est cela qui s’appelle un
adultère!

Céleste, debout d’indignation, comme si elle n’eut jamais conçu
seulement l’idée que sa fille pût prononcer un pareil mot, s’écria avec
douleur:

--Oh! ma fille!

Guirand désarçonné et sentant, avec son intelligence aiguë, que, sur le
terrain des délicatesses, il serait battu par la jeune fille, rusa, avec
brutalité:

--Quel enfantillage! dit-il. Pendant que tu t’amuses à ton roman de
pensionnaire, sais-tu ce que fait Montchanin, ce soir? Eh bien! il
soupe--à bord du yacht, le _Cygne_, que tu connais bien,--avec la petite
baronne, dont le mari est à Monte-Carlo. Ne doute pas qu’après le
souper...

--Paul! murmura Céleste pudiquement.

Guirand imperturbable continua:

--Ils regarderont les étoiles ensemble... Je n’aime pas les hypocrisies.
Amine va se marier. Elle doit tout savoir... Il a longtemps résisté, le
petit Montchanin, aux agaceries de notre coquette amie, et, s’il
t’aimait, comme tu le crois, il n’aurait pas choisi le soir même d’un
jour où vous avez causé ensemble de mariage et d’amour, pour accepter
les galanteries d’une assidue de Casino... Voilà ce que j’ai à te
dire... Je les ai laissés ensemble.

Benjamine pleurait en silence.

Guirand reprit:

--Tu pleures; lui, il rit, il fait le beau, il baise le bout des doigts
de la baronne; ils sont seuls et bien servis. Le cuisinier du yacht est
un maître coq. Jean, s’il t’aimait, m’aurait prié, supplié,--fléchi,
peut-être,--ajouta habilement l’homme politique. Rien de tout cela. Il
était pressé de me voir filer, pour rester seul avec sa baronne. Comme
c’est délicat! En quittant une jeune fille, tomber dans les bras
d’une... je ne dirai pas le nom qu’elle mérite... c’est notre amie.

Benjamine sentait le baiser de Jean sur ses lèvres; elle eût voulu
l’effacer; il la brûlait... Il ne lui vint pas à l’esprit de dire: «Mon
père ment», ou: «Il mêle un mensonge à la vérité», ou: «C’est pour
m’oublier, pour lutter contre lui-même que Jean va vers une autre
femme.» Cette dernière pensée ne l’eût pas consolée d’ailleurs, au
contraire. Elle ne lui aurait pas semblé une excuse... Elle voyait Jean
baiser les lèvres de l’effrontée baronne. Elle les voyait comme s’ils
eussent été là, sous ses yeux. La jalousie, l’amour, sont visionnaires.
Elle se sentait jalouse. L’amour, elle l’apprenait, elle le comprenait
maintenant de mieux en mieux, par la douleur cette fois.

--Voyons! voyons, ma fille! dit Céleste qui se rassit près d’Amine.

--Je te dis ce que je dois, reprit Guirand. Cela me déchire; mais je
dois parler. Je sais la vie, que diable! et tu ne la sais pas! et je ne
veux que ton bonheur... un père! Eh bien, tu t’étonnes de la conduite de
Montchanin?... mais c’est ça, c’est bien ça! _c’est ça la vie_, vois-tu.
Les jeunes hommes comprennent tous l’amour comme ça. Ils ne sont pas
méchants, ils sont légers. Les jeunes hommes oublient. Les jeunes filles
seraient bien bêtes de ne pas oublier. L’amour n’a aucun rapport avec le
mariage, d’ailleurs.

--Par exemple! protesta Céleste.

Mais Guirand avait résolu, pour en arriver sûrement à ses fins,
d’attaquer de front les idées de Benjamine, celles qu’on «fait donner à
prix d’or aux enfants», qu’on ne pratique pas soi-même, et qui vous
gênent si souvent en eux. Il poursuivit, répondant à Céleste:

--Pourquoi ne pas la mettre en présence de la réalité vraie? Il n’est
que temps. Je sais bien que je paraîtrais odieux à tout le monde si l’on
m’entendait parler ainsi à ma fille, mais, outre que personne n’est là
pour m’entendre, il faut se dire que Benjamine n’est plus une enfant.
Elle sera femme avant un mois, si elle veut être sage, et il ne faut pas
qu’elle entre désarmée dans la vie. L’ingénuité, l’ignorance ont fait
leur temps. Il faut savoir le mal, tout le mal, pour l’éviter... ou pour
s’en accommoder! Les imbéciles diraient que je te corromps... Il n’est
que temps, à mon avis, de tuer en toi, ma fille, les idées vagues,
romanesques, sentimentales. J’y porte le fer et le feu. Rien n’est plus
sain. Ça te fait crier, mais je te sauve. Prends une vue nette,
positive, des choses. Tous les pères aujourd’hui pensent comme moi.
Certes, il y a encore de nobles créatures, comme Mlle Lireux, qui
enseignent un tas de bonnes et belles choses, mais chimériques, à nos
filles. Pourquoi? affaire de routine; mais tout ça va changer. Le vrai,
avant tout; la dure vérité; les méthodes scientifiques; constater ce qui
est, voilà la seule sagesse et je ne m’appelle pas pour rien le député
expérimental. Le sentiment trompe toujours. L’observation ne trompe pas.
Eh bien! ma fille, depuis que le monde est monde, les jeunes gens
troublent les jeunes filles et ils préfèrent les femmes. Quant aux
maris, ils deviennent quelquefois amoureux de leurs femmes après le
mariage, mais ils cessent de l’être bientôt s’ils l’étaient avant. Et
les femmes de même. Épouse-t-on un homme qu’on aime? on ne tarde pas à
s’en dégoûter. Épouse-t-on un inconnu? On ne tarde guère à l’aimer. Il
faut savoir cela. Ce n’est pas matière à enseignement pour un
professeur, parbleu! Il ferait beau voir que Mlle Berthe, la pauvre
fille, t’enseignât ces choses, en supposant qu’elle les sût! mais elle
les ignore. Ce n’est donc pas matière à leçon de professeur; mais, moi,
je suis ton père et je te dois toute la vérité... Je dirai, si tu veux,
ton roman à Courcieux. C’est un homme d’esprit et d’expérience: il
sourira. Écoute... Tu feras sa connaissance un de ces jours... Suspends,
jusque-là au moins, ton jugement et tes résolutions. Dans son monde à
lui, t’imagines-tu, d’ailleurs, qu’on aime bourgeoisement? Dans ce
monde-là, à la science des réalités, on joint, comme corollaire, un
mépris des entraînements, un art du maintien qui s’appelle correction,
dignité, et qui sauve tout. Jaloux, un ouvrier bat sa femme; un
bourgeois la tue; un gentilhomme se détourne d’elle... sans en avoir
l’air, en pirouettant sur ses talons ci-devant rouges. Et il se garde
d’espionner par le trou des serrures, comme un goujat.

--Paul! dit Céleste effarée.

--D’où je conclus, reprit Guirand doctoral, qu’un mariage avec un
gentilhomme, pour être privé de l’issue du divorce--contraire aux lois
de l’Église--n’est pourtant pas une prison sans fenêtre... La largeur
d’intelligence et la courtoisie d’un grand seigneur permettent à sa
femme de reconquérir, en certains cas... et dans une certaine mesure...
une liberté...

--Paul! c’est de la folie! s’exclama Céleste toute rouge.

--Je reviendrai, dit Guirand, sur ces sujets-là, plus à fond, en temps
et lieu. Là-dessus, va te coucher, et dis-toi bien qu’à cette heure, ton
ami Jean ne s’embête pas.

A ce mot, Benjamine jeta un grand cri, repoussa sa mère qui s’efforçait
de la retenir, et courut s’enfermer dans sa chambre où elle pleura toute
la nuit. Il lui semblait que son amour d’enfant pour Jean devenait une
passion de femme. La science horrible du député expérimental troublait
déjà la sainte paix, aux sources limpides de sa conscience.

--Le premier coup est porté, dit Guirand. La prochaine fois, j’espère
pouvoir lui annoncer que son Montchanin part pour Constantinople ou pour
Pétersbourg et qu’il y restera deux ans.




XII

COMMENT MADAME GUIRAND INTERPRÈTE LE VASE BRISÉ


--Comment oses-tu dire ces choses à ta fille, Paul? fit la pudique
Céleste.

--Aimes-tu mieux que ce soit la petite baronne qui les lui dise? Elle
n’y manquerait pas, dans un mois, elle ou une de ses pareilles; car si
Courcieux refuse sa porte à la baronne, il l’ouvrira nécessairement à
d’autres femmes plus hypocrites mais aussi averties; bref, il entrera
toujours chez lui une baronne de Triancey, fût-elle masquée, et plus
dangereuse encore par conséquent.

--Ces choses-là s’apprennent peu à peu, dit Céleste en soupirant.

--Est-ce qu’on apprend le mariage peu à peu? fit Guirand. Aujourd’hui
jeune fille, presque séquestrée, demain femme dans un salon. Un salon!
quasi une place publique à notre époque, du moins quand le mari touche
aux affaires, ou à la politique. Soyons de notre époque, que diable!
Tout arrive en son temps. Mlle Lireux a fait le sien. Je la congédierai
demain, poliment.

Céleste protesta:

--C’était l’amie de Mme de Courcieux...

--Tu as raison; après demain alors. Elle nous servira sans le savoir...
A propos, amène-la avec nous demain, pour l’entrevue.

--Je l’amènerai.

--Et pas de scrupules bêtes. Songe toi-même que Jean Montchanin est avec
la baronne à cette heure-ci.

--Quelle horreur! dit Céleste rêveuse.

--Explique donc à ta fille la réalité des choses; et qu’elle soit
raisonnable, que diable! Les Montchanin courent les rues--et les marquis
de Courcieux sont rares.

--Le cœur a ses raisons, hasarda Céleste.

--Allons, bon! alors tu es pour Montchanin?

--Je ne dis pas cela, répliqua vivement la grosse Guirand; je dis qu’il
n’aurait pas fallu s’étonner outre mesure si nous avions trouvé, chez
Benjamine, une résistance déterminée... qui peut d’ailleurs se produire
encore.

--Je voudrais voir ça! dit Guirand, en bousculant une chaise.

Céleste monta chez sa fille qui, au fond de sa chambre, assise dans un
fauteuil, réfléchissait et pleurait.

--Ton père a raison, ma chérie... Montchanin t’oublie. Il a suivi cette
baronne. Par bonheur, ton bon petit cœur n’était pas encore bien pris.

Amine, à ce mot, eut une telle expression de douleur, que sa mère
l’embrassa dans un mouvement d’effusion réelle. Et elle la serra si
doucement que la pauvre petite, cachant sa tête tout contre elle,
murmura l’appel enfantin:

--Maman!...

--Allons, couche-toi, dors, ma chérie. Repose-toi.

Elle aida sa fille à se mettre au lit, et l’embrassa une dernière fois
avec toute sa tendresse vraie, celle que retrouvent par accès les moins
bonnes mères.

--Dors, et, demain, tu sais, nous irons au golfe Juan. Prépare-toi.

Amine rêva, cette nuit-là, que la baronne lui disait: «Il est délicieux,
votre petit Jean, mais, vous savez, s’il me fait la cour, c’est pour
oublier une histoire de fiançailles manquées, qui le désole...
Heureusement pour lui, ça n’était pas encore bien avancé!»

Alors, Amine, dans son rêve, faisait à Jean une scène de jalousie et lui
disait:

--Puisque c’est comme ça, puisque tu m’aimais si peu, j’épouserai
Courcieux, voilà! Ah! si tu m’avais voulue, j’aurais été forte, mais tu
m’as abandonnée au premier obstacle. Tant pis pour toi.

Le lendemain, les Guirand partirent en voiture pour visiter l’exposition
de céramique de Clément Massier. Au dernier moment, ils avaient renoncé
à prendre avec eux Mlle Berthe.

--Comme ça, dit Céleste, nous pourrons le ramener en voiture.

Une vive curiosité s’éveillait en Benjamine pour ce personnage
mystérieux: «Je ne veux pas l’épouser... cependant qui sait? se
disait-elle. Puisque tout le monde, même Jean, se déclare favorable à ce
mariage?... auraient-ils raison, tous? Est-il vrai que Jean m’oublie?»

Le maître céramiste, qui connaît tout son voisinage, fit en personne aux
Guirand les honneurs de son exposition.

Il les conduisit dans un atelier où il rassemblait les pièces les plus
rares de sa collection, et, là, il se mit à donner quelques explications
techniques:

--Voyez-vous, mademoiselle, ce petit vase tout vêtu de reflets
métalliques. Il vaut vingt-cinq louis. Voyez-vous cet autre?

--C’est le pareil, dit Guirand.

--Cet autre, qui semble le pareil, ne vaut pas cent sous, reprit
l’artiste.

--Je n’aurais pas deviné qu’il y eût entre ces deux objets d’art une
différence de prix si énorme, dit Amine, mais j’avais bien vu que le
premier est mille fois plus joli. Regardez-le, mon père. Les tons ne se
heurtent pas; ils se fondent l’un dans l’autre par nuances insensibles,
et les points d’éclat eux-mêmes sont en harmonie intime avec les
fonds... Comment obtenez-vous ces reflets? On dirait le souvenir de
certaines colorations marines. Quand on passe, en chemin de fer,
au-dessus des plages de Provence, les galets du bord, aperçus à travers
l’eau irisée, ont, à de certaines heures, de ces reflets-là; on dirait
un feu flambant sous le luisant des eaux.

--Mademoiselle, répliqua l’artiste enchanté, vous me parlez de mon art
comme une petite déesse. Le mystère, l’inconnu, travaille à nos
ouvrages. Nous obtenons à volonté des reflets de métal, mais nous ne
sommes pas maîtres de les fixer dans la beauté. Le feu commande. Je me
suis dit parfois que le parfum même des essences que nous brûlons
collabore avec nous. Mais le moyen de savoir ce qui se passe dans nos
fours, où brasille le genêt de nos montagnes? Avec le genêt qui flambe,
c’est le soleil même, ce sont les parfums en feu qui fixent, au flanc
d’un petit vase comme celui-ci, le reflet changeant qui charme le regard
d’une jeune fille.

--Tiens! voici M. de Courcieux! s’exclama tout à coup Guirand...

--C’est la surprise que je t’avais annoncée hier, dit tout bas Céleste à
Benjamine.

Amine regarda vers la porte et se leva, mais une impression pénible
l’envahit aussitôt. Elle devint pâle et dut se rasseoir. Le petit vase
précieux, aux formes sveltes, aux couleurs insaisissables, échappa de
ses mains et se brisa sur le parquet.

Il y eut un moment de silence un peu bizarre.

Courcieux portait la tenue toute blanche sur laquelle les ors prennent
une élégance si discrète. Les trois galons de sa casquette s’effaçaient
sous un crêpe. Les aiguillettes de l’aide de camp battaient sa poitrine.
Il n’était pas très grand, mais bien pris. Il n’avait pas un visage
imposant ni régulier--mais des yeux d’une intelligence impressionnante,
presque gênante. Ils semblaient voir au-delà de ce qu’ils regardaient.
Plus maigre de visage que de corps, il avait dans le moindre de ses
mouvements une aisance un peu impertinente. Sous un air de bonne humeur,
voulu ou non, ceux qui observent apercevaient une mélancolie profonde,
contrariée à la fois et accrue par une constante ironie.

Tout d’abord, il donna à Amine une sensation de malaise.

Courcieux regarda à terre les morceaux du pauvre petit objet précieux,
puis ses yeux pénétrants et clairs se levèrent sur la jeune fille qui se
contenta de dire:

--Il était si joli! c’est un vrai malheur.

--Les bonnes gens, appuya lourdement Céleste, prétendent, je ne sais
pourquoi, que lorsqu’on casse... on se marie!

Guirand demeurait interloqué.

--Mon cher Paul, lui dit Mme Guirand, voilà un incident qui ne doit
pourtant pas vous empêcher de présenter M. de Courcieux à notre fille.

--L’incident n’est pas sans gravité, dit alors Guirand, d’un ton
d’importance, et M. de Courcieux nous permettra de le régler avant toute
chose.

Il cherchait son portefeuille.

--Monsieur? dit élégamment le maître du lieu, ce que vous voulez faire
n’est pas possible...

Courcieux avait visité quelquefois l’atelier de l’artiste. Ils se
connaissaient.

--Cher monsieur, dit l’officier de marine, j’ai chez moi un petit vase
japonais d’une forme et d’une couleur rares. Il ne déparera pas vos
collections. Je vous l’enverrai de Paris dans peu de temps.

--Je le recevrai avec joie, dit l’artiste, à une condition, c’est que
vous accepterez vous-même celui-ci.

Il tendit un délicieux petit vase à l’officier qui répliqua aussitôt:

--Je crois vous deviner, monsieur, et qu’il est pour mademoiselle.

--La voilà donc récompensée, s’écria Céleste, d’en avoir cassé un si
beau! Et voilà comme on gâte les enfants!

Benjamine se leva pour remercier, et pour admirer l’objet.

--Mademoiselle, déclara le maître céramiste, a parlé tout à l’heure
comme un critique d’art qui serait poète.

--A propos, dit Guirand à Courcieux, vous dînez avec nous, mon cher
voisin?

--Je suis désolé, monsieur, dit Courcieux; par ordre du préfet maritime,
je dois partir à l’instant pour Toulon--et demain pour Paris; je suis
appelé au ministère, où l’on s’obstine à refuser ma démission... Mais je
vais insister, et, dans un mois, elle sera acceptée, j’en suis certain,
d’une façon définitive; je serai libre, tout à fait libre...

--Rentrez-vous à Toulon par mer?

--Oui, monsieur; un torpilleur m’y ramènera cette nuit même... Et voici
l’heure où je dois me rendre à bord.

Les dames étaient déjà en voiture. Guirand, à quelques pas d’elles,
serrant une dernière fois la main de Courcieux, l’interrogea du regard:

--Eh bien?

--Eh bien, dit Courcieux, ma mère avait raison.

--Alors, si vous voulez bien, dans un mois le mariage.

--A vos ordres, dit Courcieux.

Et se penchant un peu vers lui, Guirand affirma:

--Comme vous avez pu le voir, vous avez fait une profonde impression!

Quand Courcieux se fut éloigné, Guirand, montant en voiture, dit à sa
fille:

--Comment le trouves-tu?

--... Un peu vieux, répliqua ingénument Benjamine.

Guirand eut un haut-le-corps:

--Vieux! comment, vieux!... J’ai vingt ans de plus que lui! Et c’est
parce que tu le trouves vieux que tu as cassé cette babiole un peu
chère!

--Laisse-la tranquille, dit Céleste. Est-ce que tu crois que nous
débrouillons si vite que cela nos impressions, _nous autres_!... Et
puis, nous aimons un peu de mystère. Vous êtes brutal, mon cher... Quant
au petit vase précieux, il s’est brisé parce qu’il était en terre et
qu’il lui a échappé des mains. Il y a des jours où les explications les
plus simples doivent nous suffire,--n’est-ce pas, ma colombe?

Amine ne répondait pas. Elle cherchait à se comprendre elle-même.




DEUXIÈME PARTIE




I

M. LE MARQUIS DE COURCIEUX EST UN FAUX SCEPTIQUE


Plus Benjamine y pensait, moins elle parvenait à se rendre compte de
l’impression singulière qu’avait produite sur elle l’apparition de M. de
Courcieux. Elle n’était pas sûre qu’il lui déplût et cependant il ne lui
plaisait point. Elle n’aurait pas su expliquer pourquoi; c’est qu’il
portait, écrites dans les traits de son visage, les contradictions de
son caractère. S’il admirait quelquefois, il dédaignait le plus souvent,
et l’expression habituelle de sa physionomie était ironique. Il eût
fallu descendre dans le secret le plus profond de sa conscience pour y
trouver la foi dans les hommes... et dans les femmes. A première vue, on
ne pouvait guère deviner que son mépris pour la vie en général, parce
que son sourire, à l’ordinaire, n’exprimait pas autre chose.

Comment s’était formée cette âme, foi cachée et dégoût visible?

Le marquis de Courcieux, le père, avait été une manière de Don Juan,
désolant chaque jour sa femme par des incartades nouvelles, passant
d’Elvire à Jeannette avec une désinvolture piquante. Plusieurs fois
héros de quelque dramatique aventure où il laissait un peu de son sang
et beaucoup de sa réputation, joueur passionné, prodigue invétéré,
aboutissant à deux reprises différentes au conseil de famille, puis à
l’interdiction, et finalement se brûlant la cervelle un soir, au
champagne, dans un cabaret select, après avoir parié qu’un pistolet
chargé, appuyé sur le front d’un homme, ne part pas--si l’heure de cet
homme n’est pas venue. Ayant posé cette affirmation discutable, il tira
froidement de sa poche un mignon revolver. On crut qu’il plaisantait et
que l’arme n’était pas chargée. Ces dames riaient comme des folles. Il
pressa la détente; le coup rata. On applaudit.

--Maintenant, la contre-épreuve, dit froidement le marquis, et, d’un
second coup, il se tua net.

Le marquis de Courcieux avait alors soixante-cinq ans et son fils, qui
en avait seize, était à la veille d’entrer à l’École polytechnique. Il y
entra, en effet, précédé et suivi par le scandale de cette histoire qui
avait défrayé les chroniques durant quinze jours. Ce demi-fou de
marquis, qui avait été chéri par des princesses, s’était tué pour les
grands yeux bêtes d’une acrobate, vertueuse et mariée, dont le principal
exercice était le plus séduisant du monde. La dame en maillot se
suspendait, la tête en bas, par les jarrets, à la barre d’un trapèze et
saisissait alors l’extrémité d’une corde dont l’autre bout s’accrochait
à l’anneau d’une ceinture de pompier. Dans cette ceinture solide il y
avait un homme, son propre mari. D’un poignet robuste, elle enlevait
l’homme et se mettait la corde entre les dents. Ainsi suspendu, le mari,
qui n’avait pas d’autre profession, «faisait la planche» et, sous la
poussée que lui imprimait sa femme, il tournait au-dessous d’elle comme
une aiguille de boussole qui a perdu le nord.

Ce spectacle avait affolé d’amour le marquis de Courcieux, sexagénaire.
Il en était mort. Son fils n’avait rien ignoré des folies et des
sottises paternelles. Résultat: le dégoût des hommes et la haine des
femmes en général; ce qui n’excluait nullement (bien au contraire) sa
vénération pour celles,--fort rares, pensait-il,--qui avaient l’âme
triste, douce, profonde et sûre, de sa pauvre chère mère.

Avec de telles dispositions morales, le jeune marquis de Courcieux avait
été un singulier amant, et la plupart de ses maîtresses n’avaient jamais
rien compris à l’énigme de ses sourires, de ses silences, de ses
paroles--et surtout de ses ruptures.

C’est que jamais il n’avait pu aimer sans arrière-pensée; non qu’il eût
un mépris formel pour ses maîtresses; mais il avait contre elles une
méfiance _à priori_--grâce à quoi il ne se livrait jamais complètement.
Il ne connaissait pas l’abandon--ce qui les rendait toutes folles
d’amour pour lui.

On n’a pas assez approfondi le _roman du jeune homme_, dans une société
à la fois corrompue et pharisaïque.

Corrompue, elle le sollicite par toutes ses séductions; pharisaïque,
elle ne lui permet aucune des joies naturelles.

Tous les jeunes hommes sortent moralement diminués de leur premier
contact avec la société trop indulgente à la fois et trop sévère. Comme
Montchanin, comme tous les autres, Courcieux avait eu à se débattre
entre les sollicitations de l’amour naturel et les hypocrisies sociales.
De cette crise, il était sorti armé de mépris, cachant au plus profond
de son cœur son culte pour l’idéale vertu... Pauvres jeunes hommes! ayez
des maîtresses, puisqu’il le faut, mais ne vous y faites pas prendre.
Tout le monde a des aventures, mais il est convenu que tout le monde a
tort, bien que, de par la loi de la vie, il ne puisse pas en être
autrement. C’est ce qui fait qu’on voit des mères indulgentes et des
pères camarades. Le monde sourit, si les petites combinaisons demeurent
discrètes, s’il ne les aperçoit que sous un voile; mais qu’un événement
inattendu, une péripétie dramatique, les démasquent,--il n’y a pas assez
de haro de la part du public pour flétrir une de ces situations--qui, de
l’aveu du même public, sont l’histoire de tous les jeunes gens.

Le jeune Courcieux avait vu souffrir sa mère. Le genre d’existence de
son père lui inspirait une horreur parfaite, presque de la haine. Cette
répulsion s’étendit naturellement aux êtres de maligne influence qui
avaient perdu le vieux marquis,--c’est-à-dire aux femmes faciles de
toutes les catégories; elle atteignait également le monde, si indulgent,
si encourageant _avant_, et si sévère _après_.

Tels étaient les éléments de formation morale qu’une première analyse
eût trouvés tout de suite dans l’âme du jeune Courcieux, lorsqu’à
dix-neuf ans, le polytechnicien, devenu aspirant de marine, rêva la vie
avant de la vivre.

Dès qu’il voulut aimer, il fut en lutte avec lui-même.

Le mariage tout de suite, c’était trop chanceux. Il n’y songea même pas.
Sa mère n’y pensa pas non plus, lasse qu’elle était de sa vie conjugale,
et désireuse d’avoir son fils un peu à elle. Hélas! le jeune marin
s’éloignait souvent.

Pendant les premières années, la marquise allait passer des mois entiers
près de lui. Le port d’attache du jeune officier était Toulon. C’est ce
qui amena la marquise au golfe Juan, où venait souvent mouiller
l’escadre; et c’est ce qui lui fit acheter sa villa de Cannes, les
Agaves.

Elle ne tarda guère à se fixer aux Agaves.

Elle comprenait qu’une mère, si attentive qu’elle soit à veiller sur son
fils devenu marin, n’empêche rien, et elle craignit de paraître un peu
ennuyeuse à son cher enfant. Elle attendait donc ses visites. Lorsqu’il
était à terre et libre par congé, le tempérament de galanterie, le goût
des aventures, qu’il avait hérité de son père, l’emportait souvent au
loin, ici ou là, en Italie, en Espagne, à Paris surtout, capitale des
passions cosmopolites.

En résumé, Courcieux était une nature fougueuse et changeante,
surveillée mais non réfrénée par une volonté d’acier. Un cavalier
emporté par un cheval qu’il ne peut pas arrêter mais qu’il parvient à
conduire, c’était sa parfaite image.

Par où, dans quels chemins, le cavalier menait-il sa bête? Par les
chemins battus ou nouvellement frayés?

Courcieux, à vrai dire, n’avait jamais fait la cour à une femme.

A bord, on lui reprochait un peu une taciturnité qui le faisait paraître
hautain. Il n’était que triste et souverainement dédaigneux des
papotages perdus. Ceux de ses camarades qui, bien rarement, l’avaient
entendu parler des femmes, lui connaissaient cette opinion que ce n’est
jamais l’homme «qui fait les avances», à moins qu’il n’aime pour le bon
motif.

--Comment expliquez-vous cela, Courcieux?

--Oh! c’est très simple, disait-il. Un honnête homme qui cherche
aventure galante,--toutes les fois qu’il ne s’adresse pas à l’une de ces
reines du néant qui veulent qu’on leur apporte un tribut monnayé,--sait
fort bien s’interdire un regard, un sourire qui pourrait troubler une
honnête femme. Lovelace est un bandit et un pied plat; Valmont est
ignoble. Mon honnête homme regarde donc autour de lui et ne tarde pas,
s’il est doué, s’il est un homme d’amour, à acquérir, ou plutôt à
affiner en lui, une faculté que nous avons tous, celle de deviner,--à je
ne sais quel signe, à peine saisissable, quels sont les êtres qui
appellent. Alors, il donne à entendre qu’il a compris et c’est le moment
où l’on peut croire qu’il est d’attaque. En réalité, il est de riposte.
La femme incapable d’une faute n’est jamais l’objet d’une fausse
démarche,--sinon de la part d’un goujat ou d’un imbécile. Ou s’il arrive
que l’homme bien élevé et pénétrant s’y trompe, c’est qu’elle a été
imprudente et coquette,--ce qui est déjà «la faute».

--Vous êtes sévère, Courcieux! vous! un amoureux si changeant!

--Alors, Courcieux, vous les méprisez toutes?

--Non, je les adore,--à condition qu’elles demeurent loyalement à la
place où elles se sont mises.

Il avait ainsi exploré tous les pays d’amour dont les romanciers sont
les Joanne. Et brusquement, au plus beau d’une histoire, le jour où
l’héroïne cherchait à empiéter sur la conscience ou simplement sur la
liberté de cet homme qui ne voulait rien compromettre, Courcieux
saluait... et prenait congé: il avait revu le spectre de son père, un
revolver appuyé sur la tempe, ou l’image douloureuse de sa mère, toute
seule dans leur vaste hôtel sombre de la rue de Grenelle.

Et il courait la rejoindre, vainqueur de soi-même et fâché de l’être,
maudissant à la fois et le souvenir affreux qui lui gâtait ses plaisirs
de jeunesse, et le monde qui, à l’occasion, se montre si parfaitement
impitoyable à des fautes si parfaitement fatales. C’est alors qu’il
avait de grands élans de tendresse et de vénération pour la marquise.
C’est alors qu’on le voyait, à terre ou à bord, intéressé tout à coup
par une question philosophique ou scientifique, discuter, avec une
compétence reconnue, la loi idéaliste de Jésus ou la loi naturaliste de
Darwin, et les probabilités de réussite d’un sous-marin ou d’un aérostat
dirigeable.

Un jour, dans une grande réunion mondaine, une maîtresse de Courcieux,
grande dame authentique, s’indignait, en sa présence, d’un air très
candide, au récit d’un scandale d’amour qui défrayait toutes les
conversations. Elle ne s’apercevait pas qu’elle était aussi condamnable
au moins que la malheureuse victime de je ne sais plus quel guet-apens
conjugal.

Courcieux s’approcha d’elle et lui dit, derrière l’éventail: «Votre
sévérité pour cette pauvre femme est une abominable indignité; ce qui
lui arrive peut vous arriver demain et vous perdre; votre excès de
prudence m’ouvre les yeux... nous nous reverrons, madame... dans un
monde meilleur...» Et il ne la revit plus en effet.

Au fond, il se méprisait lui-même dans ses rapports avec les femmes
complices, et, de toute la force de ce mépris, il respectait d’autant
plus la femme inattaquable, la Vierge, l’Épouse, la Mère.

--Quand elles me plaisent, celles-ci, je m’en éloigne.

--Je n’ai été trompé qu’une seule fois dans mon intuition des vertus de
la femme, dit-il un jour.

--Ah! vraiment? contez-nous cela.

--C’est bien simple. Imaginez un couple d’époux jeunes et sympathiques.
Rien qu’à les voir, on croyait au bonheur pur. Un soir, dans un dîner,
la femme, qui était ma voisine de table, me dit: «Tendez votre main.»
Elle y déposa un petit billet plié en huit. Je ne me suis jamais consolé
de la parfaite hypocrisie de cette femme.

En résumé, cet Œdipe d’amour badinait avec la Sphinge et, quand elle se
déterminait à le dévorer,--il saluait, lui tournait le dos et devenait
invisible. Celles qu’il décevait ainsi ne lui pardonnaient jamais.
Celles avec qui la rupture se faisait à l’amiable, continuaient à dire
qu’il n’y avait pas de meilleur ami et de plus honnête garçon. C’était
vrai. Il n’en avait jamais trompé aucune, n’ayant jamais promis à
chacune que ce qu’il pouvait tenir.

--Vous savez, ma chère, je suis un inconstant.

--Combien de temps _dure-t-on_ avec vous?

--Quelquefois trois jours, quelquefois trois mois.

--Quelle fut votre plus longue... course?

--Un an et un jour.

--Vous êtes délicieux.

--Non, je suis insupportable.

--C’est ce que je voulais dire.

Une d’elles lui décocha un jour:

--Vous n’êtes qu’une femme.

--Une femme honnête homme, répondit-il.

Il poussait si loin la sincérité, qu’il n’avait jamais prononcé ces
quatre syllabes: «Je vous aime.» Il se fût trouvé ou banal ou sacrilège.
Il est difficile d’être plus scrupuleux. Il rompit avec Mme B... parce
qu’elle lui avait dit:

--C’est étrange, vous ne m’avez jamais écrit: «Je vous aime.»

--C’est peut-être, dit-il simplement, parce que je ne vous ai jamais
aimée.

--Alors, que faisons-nous ensemble?

--Nous nous le demandons, fit-il, c’est déjà quelque chose.

Tout cela ne faisait pas de Courcieux un être simple qu’une jeune fille
trouve sympathique à première vue. Courcieux n’avait donc pas plu à
Benjamine.

Elle le dit à son père le soir même, et elle plaida délibérément pour
Montchanin.

--Je le connais; il est bon; il est simple. Nous nous aimons, il
travaille, il deviendra illustre. Je sens qu’avec lui je serai heureuse.
M. de Courcieux a l’air moqueur et froid, il est vieux pour moi.
Mariez-moi avec Jean. Nous vous aimerons tant!

Elle développa longuement ce dernier argument; mais l’homme public, le
tribun, le lutteur, l’ambitieux Guirand, n’avait pas besoin de
tendresse, il ignorait le sens de ce mot. Il répliqua par une semonce de
chef absolu dont on méconnaît le pouvoir.

Durant le mois qui suivit, il ne se passa pas un seul jour sans que
Guirand agît sur l’esprit de sa fille tantôt par l’éloquence et la
persuasion, tantôt par la violence. Il ne la convainquit pas, il
l’épouvanta. Céleste ayant fait mine de trouver qu’après tout Benjamine
avait le droit de leur exprimer sinon une volonté du moins un désir, il
fit à sa femme une scène terrible, une scène d’autrefois, et brisa
quelque faïence, comme il convient à un père qui sait où est le bonheur
de sa fille. Il menaça Amine de la «fourrer» dans un couvent jusqu’à sa
majorité.

--Enfermée, tu auras le temps de réfléchir.

Il se plut à lui conter les fredaines de Jean qui, de retour à Paris,
avait pris en effet le parti de s’amuser, en homme qui appelle à lui les
moyens d’oubli convenant à son âge. Guirand le dépeignit léger; il
assura qu’il était perverti depuis longtemps.

Guirand, en affirmant cela, ne mentait qu’à demi. S’il n’était pas
perverti encore, Montchanin ne devait pas tarder à l’être tout à fait.
Et cela se faisait par la faute de Guirand, qui le savait bien.

Montchanin, étant une âme hésitante, était arrivé à cette heure de la
vie où les actes dont on est le bénéficiaire ou la victime, déterminent
chez un jeune homme une définitive conception de la vie ou pessimiste ou
optimiste, ironique et sceptique ou confiante et généreuse.

Si Guirand lui avait dit «Vous êtes un brave cœur, j’ai confiance en
vous, épousez ma fille», ce Jean Montchanin, ému, reconnaissant,
conquis, serait resté digne de Benjamine. Mais Guirand avait au
contraire déclaré: «Je ne connais que mon intérêt: l’intérêt est la loi
des intelligents et des forts, ne pensez plus à ma fille: je vous
récompenserai de votre trahison d’amour par un avancement rapide et
injuste dans la carrière!» Et Montchanin était en train de conclure:
«Ah! c’est comme ça!... ah! c’est ça la vie?... Eh bien, allons-y! on va
voir, si je suis un imbécile! on va rire!...» Énervé et triste pour
commencer, il riait en effet, déjà, d’un mauvais rire. Le sentiment de
révolte qui, en d’autres âmes, dans celle d’une Benjamine par exemple,
fût devenu une indignation fière, douloureuse, génératrice
d’héroïsme,--chez lui devenait une rage folle, inutile, perverse, que
l’impuissance exaspérait, que l’humiliation faisait diabolique, et qui
ne devait pas tarder à déterminer en lui le scepticisme décisif qui mène
gaiement un malheureux à toutes les déchéances!--«Ah! c’est comme ça! Eh
bien, ils verront!... Oui, je les méprise et je leur ferai bien voir!
Ah! c’est ainsi qu’ils me traitent, les fourbes! les rapaces! eh bien,
je les combattrai par leurs propres moyens, les carnassiers!... et
j’aurai ma part!» Déjà, une des idées que la petite baronne lui avait
suggérées, parlait en lui, malgré lui, de temps en temps: «Elle ne
tardera pas à ennuyer son infidèle mari, votre Benjamine... avait dit la
baronne... il aura des maîtresses... Et alors, c’est vous, vous la
consolerez... C’est ça, la vie, mon cher!» Et pourquoi non?... Ainsi il
pourrait se venger quelque jour peut-être de la destinée,--et de
Guirand,--et de Benjamine même, qui, après tout, si elle épousait
Courcieux, l’aurait trompé, lui, Jean, Jean Montchanin!

Il repoussait encore les suggestions de la petite Lina... et du diable.
Elles lui semblaient être encore des idées étrangères à lui-même, venues
du dehors, comme soufflées à son oreille, inspirées à ses sens par une
puissance maligne qu’il combattait,--mais, tout de même, elles le
troublaient... Quoi! Benjamine, mariée à un autre, pourrait être à lui
un jour?... Et pourquoi non! à son tour, s’il était quelque jour l’amant
de Benjamine, il humilierait, au moins dans le secret de son propre
cœur, et le féroce arriviste qu’était Guirand, ministrable ou
ministre,--et le gentilhomme impérieux: le futur amiral Courcieux!

Montchanin, déçu dans ses espérances les plus nobles, se mettait à
mépriser tous les hommes et s’apprêtait à se mépriser lui-même, avec je
ne sais quel sentiment de supériorité où il goûtait une joie d’orgueil
satirique.

Il se disait que demeurer honnête, c’était risquer au moins d’être dupe,
et c’est là une révélation à laquelle l’honnêteté d’un cœur jeune ne
résiste pas souvent.

Guirand, sans trop mentir, puisqu’il devinait l’état d’âme de Montchanin
pour l’avoir déterminé lui-même sciemment, pouvait affirmer à Benjamine
que son Jean, son cher Jean, était un cœur perverti, indigne d’elle. Et
il ne s’en fit pas faute...

Enfin, Amine fut troublée dans son jugement sur Jean. Guirand s’en
aperçut et redoubla d’habileté, il inventa les pires histoires sur le
compte du jeune homme. Elle fut accablée, affolée, désemparée, par
l’insistance quotidienne et savante de son père. Quand son hésitation
apparut évidente, on feignit de la considérer comme revenue à la raison.
On lui annonça que Courcieux était averti de ses bonnes dispositions, et
la bonne petite fille se crut engagée un peu par elle-même; elle trouva
que les difficultés de vaincre étaient devenues plus grandes. Elle avoua
un jour que le silence de Jean l’étonnait. Il la laissait bien seule
dans cette lutte! C’était donc vrai qu’il renonçait à elle?

Alors Céleste vint une dernière fois à la rescousse, sur l’ordre de son
mari. Et enfin un beau matin, Guirand annonça le départ de Montchanin en
qualité d’attaché à l’une des grandes ambassades de France.

--Tiens, voici une lettre de lui; pas un mot pour toi; tu vois, il est
enchanté. C’est un petit ambitieux. Il a raison... Je le pousserai à
l’occasion. Il aime mieux ça que tes pauvres beaux yeux qui vont
pleurer... ne pleure pas... Tu aimais Montchanin; tu épouses Courcieux;
je te l’avais bien dit! Courcieux arrive dans huit jours. Le
surlendemain tu seras marquise.

--C’est Jean que j’aime, répéta une dernière fois Benjamine. Épouser un
autre homme dans ces conditions, c’est mentir, c’est déjà tromper!

--J’ai annoncé à tout le monde ton mariage. Une rupture à présent serait
un désastre; elle est impossible. L’alliance des Courcieux et des
Guirand, c’est l’espoir de tout un parti de patriotes. Tu ne peux pas
ruiner d’un mot les espérances de tout un parti et l’avenir de ton
père!... Allons, viens causer un instant dans ma chambre; il y a des
choses qu’il faut dire seul à seul et porte close. Viens, je vais te
livrer mon dernier argument, celui que je gardais pour la bonne bouche.

Il la conduisit chez lui, ferma avec soin sa porte à clef et parla tout
bas. La petite écoutait, pâle, les yeux fixes, ce dur lutteur, ce
colosse, qui la suggestionna.

Au sortir de cette conversation secrète, elle eut une crise de nerfs.
L’éther et l’eau fraîche jouèrent leur rôle et tout rentra dans l’ordre.
Que lui avait-il dit?

Le mariage eut lieu dans la petite église du golfe Juan. Encore en
deuil, Courcieux avait demandé à faire les choses très simplement.
Guirand donna à l’événement toute la publicité désirable.

Le mariage de Courcieux n’était, à ses propres yeux, qu’un acte de
tendresse suprême, de suprême confiance envers sa mère morte, et un
honorable service rendu, croyait-il, à ses amis politiques.

Courcieux n’aimait pas sa femme, c’est vrai; il la connaissait à peine,
mais elle lui plaisait et, par elle-même, lui inspirait toute confiance.
Résolu depuis quelque temps à abandonner son grade pour vivre auprès de
sa mère, il s’était habitué à cette idée, et aujourd’hui il quittait la
marine pour goûter enfin une indépendance que le mariage devait lui
rendre heureuse. Un marin, généralement appelé, de deux ans en deux ans,
à vivre loin de la France, est un mari intermittent. Courcieux n’eût pas
volontiers condamné sa femme à de si fréquentes et longues séparations.
Mais saurait-il aimer, après une vie si facilement donnée aux aventures
légères? Il le croyait; il était sûr de porter en lui, au plus profond
de son âme, la fleur des tendresses pures dont il avait donné le parfum
à sa mère. Il avait jugé Benjamine digne de cueillir cette fleur
mystérieuse. M. Guirand, quand il se surveillait, semblait un beau-père
très acceptable. Sa puissance sociale et politique rehaussait tout
d’ailleurs. Céleste n’était pas plus ridicule qu’une vieille dame titrée
qui serait trop grosse et pas fine du tout. Et le marquis retrouva dans
une lettre de sa mère ces quelques lignes soulignées: «Tous les titres
de noblesse, mon fils, n’ont pas été créés en une fois. Les origines des
blasons s’échelonnent dans le temps. Le roi n’est plus là pour anoblir
les bourgeois qui le méritent en servant notre cause; mais nos fils
peuvent anoblir leurs filles. C’est une belle prérogative, mon cher
enfant, celle que tu as de pouvoir faire une marquise d’une des plus
délicieuses jeunes filles que j’aie connues.»

... Les mariés ne souriaient pas. Courcieux était hautain, grave,
triste; Benjamine préoccupée et pâle.

Mlle Lireux, ignorant le fond des choses, rayonnait de joie en répétant:
«Comme la marquise serait heureuse!» et Céleste confirmait. Guirand, un
peu soucieux, se répétait: «Enfin, ça y est!»

Le soir, vers onze heures, après une fête intime chez Guirand, aux
Myrtes, les nouveaux époux se retirèrent chez eux, à la villa des
Agaves, où tout, meubles et serviteurs, était demeuré comme au temps de
la marquise douairière.

A la villa des Myrtes, les Guirand ne purent se coucher tout de suite.
Ils bavardèrent plus d’une heure. L’ambition surexcitée de Céleste, lui
montrait glorieux l’avenir politique de son mari.

Ils ne parlèrent que de cela, mais, dès qu’il fut seul dans sa chambre,
Guirand murmura:

--Peut-être ai-je eu tort! Je suis allé trop loin, Benjamine est une
loyale. Elle répétera tout à Courcieux... cette nuit peut-être! Et
alors?... Alors, qu’arrivera-t-il?

Il essayait de dormir et n’y parvenait pas.

Mais Benjamine, à partir du moment où elle avait accepté l’idée d’un
mariage qu’elle n’eût pas consenti si elle eût été livrée à elle-même,
s’était résolue à en souffrir toutes les conséquences. Elle n’était pas
femme à signer un engagement pour ne pas le tenir. Son sacrifice était
accompli, sans aucune arrière-pensée.




II

M. PAUL GUIRAND NE PEUT PAS DORMIR


Il était deux heures du matin. Le pauvre diable d’ambitieux se mit à la
fenêtre pour respirer plus à l’aise; mais ce qui l’oppressait
physiquement n’était pas un mal physique; ce qui pesait sur son cœur de
chair, c’était une lourde inquiétude morale. De quel nom aurait-il pu la
nommer? Était-ce honte ou remords? ou encore pitié pour son enfant
sacrifiée? C’était un peu tout cela, mais ces commencements de pitié, de
remords, de honte, n’avaient en lui qu’une seule origine, sa peur de
n’avoir pas réussi.

D’où venait, chez le fort Guirand, une telle inquiétude, si semblable à
un trouble de conscience?... Eh! lui seul savait ce qu’il avait dit à sa
fille, comme dernier argument, pour la décider au mariage, et en quoi
cet argument suprême était un danger!

Ce Courcieux qu’il n’avait jamais vu qu’aimable, mais qu’il savait
d’esprit sceptique et mordant, n’allait-il pas se réveiller terrible,
lui demander un compte sévère de sa conduite et rompre brusquement tous
les traités?

Cela, depuis le matin, paraissait probable à ce pauvre monsieur Guirand.
Et alors? alors, ce serait la ruine de toutes ses ambitions; c’était sa
Benjamine--oh! la chère enfant!--sacrifiée sans profit!

C’est l’inutilité du sacrifice qui le lui rendait tout à coup odieux...
Guirand commençait donc à se repentir. Il se sentait même prêt à se
repentir tout à fait, à se frapper la poitrine... cela pourrait bien
attendrir l’époux déçu, trompé par son beau-père.

La mer tranquille respirait largement sous le ciel d’été plein d’astres.
De temps en temps une étoile filante décrivait sa parabole sur la courbe
du dôme bleuâtre de la nuit. Alors, puéril et superstitieux, le
sceptique Guirand se disait machinalement qu’il échapperait aux
conséquences de sa faute, s’il avait le temps d’en formuler le vœu avant
que l’étoile disparût à ses yeux. Ce libre-penseur, en cette minute,
croyait à l’influence des étoiles... Superstition de joueur. Lâcheté
secrète des faux esprits-forts.

Sa faute? mon Dieu, oui! ce mot se prononçait en lui. Faute morale?
peut-être; de tactique? à coup sûr. Il avait mal joué. Il aurait dû
préparer au moins l’esprit du jeune homme par quelque parole à double
entente, explicable plus tard... Bah! on verrait bien!... on verrait,
quoi? et une peur, toujours la même, revenait. Si le mordant Courcieux
allait se fâcher, quitter le ton détaché qui lui était le plus habituel,
se montrer un homme nouveau? Ces changements-là se voient. Il y a des
élégances qu’on oublie, à l’heure des grandes épreuves. Les
circonstances suprêmes font jaillir d’un cœur, parfois, d’inattendues
colères, de surprenantes révoltes.

Que ferait Courcieux? Et d’abord contre sa femme? Cela, le saurait-on
jamais? Ce qui se passe entre deux êtres, entre l’époux et l’épouse, à
l’heure de la première solitude, fixe parfois des destinées tragiques et
c’est toujours à l’insu du monde.

M. Guirand avait reçu des confidences d’amis, effrayantes. Il y a des
maris qui, aux heures psychologiques, deviennent redoutables. Il arrive
que l’homme dépouille, avec la correcte tenue du mondain, tout
sang-froid. La passion, les nerfs, commandent à de certaines heures. A
quelle sorte d’époux avait-il, lui, le père, livré Benjamine?

Cette question disparut tout à coup devant l’autre,--obstinée à revenir:
quel gendre s’était-il donné? Le lendemain de cette nuit de noces, le
beau-père ne serait-il pas traité par le gentilhomme comme un vendeur
sans probité--qui a trompé l’acheteur sur l’objet du contrat, sur la
qualité même du trésor livré?

L’armateur se sentit perdu. Courcieux, décidément, n’accepterait pas sa
mésaventure. Il viendrait lui apporter froidement ou violemment, dès le
lendemain, le reproche et l’injure. Peut-être attendrait-il d’être en
présence de quelque témoin pour faire un éclat, et reprendre sa liberté,
brisant ainsi, avec son mariage, l’alliance politique si péniblement
conclue.

Le divorce? Guirand n’y songeait pas... Et pourquoi, se dit-il, n’y pas
vouloir songer? C’est tout simplement peut-être au divorce que se
réduira la vengeance méprisante du marquis de Courcieux... Quelle folie!
Et pourquoi non?

Ce malheureux Guirand, le cerveau surexcité, se rappelait des légendes
horribles où l’on voit de saints chevaliers, au retour de la Palestine,
faire emmurer leur propre mère, coupable d’avoir affligé et humilié leur
belle-fille. Se venger d’un beau-père est chose plus facile, et le
divorce est un moins grand crime que l’homicide par «emmurement».

A moitié endormi, malgré la surexcitation cérébrale,--il entra dans les
terreurs ridicules.

«Comment se fait-il que je m’exalte ainsi? Les choses se passeront
probablement d’une façon toute normale. Benjamine n’est pas une sotte. A
propos de quoi irait-elle révéler ce qu’il vaut mieux taire?... Eh! mon
Dieu, il suffit d’un incident, d’un mot pour tout perdre, d’une
expression trop tendre!... Je me suis trop avancé, j’ai commis une
imprudence!» Et de nouveau il pensa à sa fille, livrée en ce moment même
aux colères du chevalier des légendes.

Décidément il avait peur. Que dirait-elle? Il la savait si loyale, si
sincère, si franche, si hardie à dire la vérité, en toute occasion...
«Ma pauvre enfant! ma pauvre enfant!...» Le remords d’avoir exposé sa
fille à quelque malheur prit un instant le dessus sur toute autre
inquiétude égoïste, et Guirand cessa de regarder la vaste mer
bruissante. Il chercha à entrevoir, à travers l’ombre des massifs, la
blanche muraille de la Villa des Agaves. Il ne vit rien et, quittant le
balcon, rentra dans sa chambre.

Il prit un journal et le rejeta; il alluma un cigare et le lança par la
fenêtre. Il saisit une chaise et la repoussa violemment en disant tout
haut: «--Non! c’est infernal, à la fin!»

A ce bruit, Céleste, dans sa chambre, tout à côté, se réveilla:

--Qu’as-tu, Paul? cria-t-elle.

Il ne répondit pas, il marchait çà et là.

--Paul!

--Eh bien! dit-il.

--Es-tu malade?

--Non.

Elle s’agitait un peu dans la pénombre, sans avoir repris encore
conscience de la vie. La veilleuse lui montrait les objets familiers.
Ses yeux allaient de l’un à l’autre; et les choses ne lui parlaient pas
encore. Enfin, cette pensée s’éveilla la première, brusquement, dans son
cerveau ensommeillé:

--Benjamine, marquise de Courcieux!

Céleste sentit son cœur se serrer. Elle se leva, jeta un châle de soie
sur ses épaules, entra chez son mari:

--C’est le mariage de Benjamine qui te tourmente, n’est-ce pas?

Il fixa sur sa femme un regard d’angoisse. Ce regard était inexprimable.
L’homme, à ce moment, cherchait et ne trouvait plus d’appui en soi-même.
Sa défaillance intérieure avait gagné sa chair. Debout, il fléchissait
sur ses jarrets. Et il s’étonnait de se sentir lâche. Avait-il peur de
ce Courcieux? Non, après tout. Décidément, c’était de sa conscience
qu’il avait peur. Il est des coupables qui, cachés et impunis, restent
durs, rebelles et fiers; découverts et pris, ils s’écroulent... et
parfois s’amendent. Guirand se croyait bien près d’être démasqué. Il se
sentait, par avance, anéanti. Il avait le visage terreux.

Elle eut pitié de lui:

--C’est de la folie, voyons!

--Ça n’est pas plus drôle, balbutia-t-il.

--Calme-toi, de grâce.

--J’essaie, parbleu! tu vois bien que j’essaie.

Il prit un cigare et, entre ses doigts nerveux, il se mit à l’émietter.

--Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, je ne t’ai vu qu’une fois dans cet état.
C’était le soir du krack d’Ulysse Leverdier... il y avait de quoi...
mais aujourd’hui...

Elle s’arrêta, saisie elle-même d’une inquiétude... Elle devina qu’il
lui cachait quelque dangereuse imprudence. Puis, habituée qu’elle était
à prendre son parti de tout, pour avoir la paix,--à chercher et à
trouver l’excuse superficielle, le sophisme, qui arrêtent la réflexion
profonde:

--Les femmes, murmura-t-elle, ont raison de tout, en pareille
circonstance. La vie est là avec son charme. Crois-tu qu’ils vont
s’amuser à faire de la psychologie? Pas si sots!

Elle souriait d’un air entendu. Il la regarda et cet homme, sans
délicatesse, trouva grossier, en cet instant, un argument qu’on lui
offrait par pure pitié.

Il haussa les épaules. Elle vit ce mouvement et la bienveillance
l’abandonna. Son cœur s’irrita contre l’homme, si vain de sa puissance,
qui, en cette minute, lui avouait sa défaite morale.

Elle dit aigrement:

--Qu’y a-t-il de changé... depuis hier? Qu’as-tu appris de nouveau?
Voilà des scrupules bien tardifs!

Il répliqua avec fureur, à voix basse:

--Ce qu’il y a de changé? depuis hier? tout, parbleu: ils sont ensemble!

--C’était à prévoir! tu as voulu ce mariage. Il est fait.

--C’est bien ce que je dis, gronda-t-il. Il est fait. N’est-ce rien, ça?

Elle haussa les épaules à son tour, et dit, ironique:

--C’est un sujet de contentement. Tu en as assez rêvé, de ce mariage! Tu
l’as assez préparée, combinée, voulue, cette alliance diplomatique! Les
rois, disais-tu, n’en font pas d’autres. N’es-tu pas un des rois de
l’or?

Guirand se mit à tourner dans sa chambre; puis il prolongea sa promenade
jusque dans l’appartement de sa femme, d’un côté,--jusque dans le salon,
de l’autre. Quand elle le perdait de vue, elle entendait le bruit sourd
de ses pas chaussés de pantoufles s’écraser pesamment sur le parquet.
Va-et-vient de bête captive, et enragée sous la cravache.

Céleste continuait d’un ton d’ironie satisfaite:

--Tu as voulu donner ta fille à un de Courcieux, dont les parentés,
crois-tu, doubleront tes influences dans le monde et à la Chambre. Tu as
cru pouvoir te faire, en sacrifiant ta fille, des alliés dans un milieu
qui n’est pas le tien. C’est magnifique.

Le nouveau Guirand, le Guirand de la peur, conseillère de remords, eut
alors un cri superbe et parfaitement sincère:

--Et c’est toi! dit-il, c’est toi, la mère! qui parles ainsi!

Elle haussa les épaules:

--J’aurais parlé tout autrement autrefois. Tu as employé ta vie à me
convaincre que mon devoir est de t’approuver toujours. Je t’approuve.
Vas-tu me le reprocher? Tu faiblis aujourd’hui, quand il est trop tard.
Je te soutiens de mon mieux en disant ce qu’il faut dire.

--Mon Dieu! mon Dieu! soupira-t-il.

--Ta fille, reprit Céleste, a fini par te sacrifier un amour absurde...
qui ne t’aurait conduit à rien.

--Il ne faut pas dire ça, répliqua vivement Guirand, Montchanin était un
brave garçon et qui le serait resté.

--Ne l’est-il donc plus?

--Il a mené en ces derniers temps, une vie absurde, une vie de débauché;
il y a mangé une partie de son petit patrimoine... c’était visiblement
du dépit. Le voilà lancé maintenant! où s’arrêtera-t-il? Tout cela est
fâcheux pour moi, je l’ai trop recommandé à la baronne!

--Enfin, dit Céleste, ta fille n’en a pas moins été admirable.

--C’est vrai, dit Guirand, fier de sa victime; elle a été admirable.

Céleste oublia de railler son mari pour louer sincèrement sa petite
Benjamine:

--Nous devons être fiers de son courage, dit-elle.

Mais Guirand, lorsqu’il se voyait, comme dans un miroir, reflété en
quelque sorte par sa femme, cessait de se plaire.

--Un courage, cria-t-il avec amertume, un courage qui est notre œuvre!
que nous lui avons imposé! que nous avons, je dirai, fabriqué de toutes
pièces!... Elle a lutté tant qu’elle a pu!

--Et, dit Céleste, elle a cédé par amour pour nous, pour toi!

Cette interprétation doucement hypocrite des sentiments de sa fille
contenait beaucoup d’ironie. Elle agaça Guirand qui savait très bien que
sa fille le jugeait, qu’elle avait cédé par faiblesse féminine d’abord,
et ensuite parce qu’il l’avait leurrée de sophismes et de mensonges.
C’est surtout le dernier de ses mensonges, ignoré de Céleste, qui le
troublait, l’embarrassait; il lui semblait impossible de le dissimuler
longtemps. A l’heure présente, Courcieux peut-être l’avait-il découvert!

Guirand arrêta son va-et-vient enragé; sa main se crispa sur le dossier
d’une chaise; il regarda sa femme bien en face, et prononça d’une voix
ferme et cassante:

--Ah! tiens! assez! C’est assez nous mentir l’un à l’autre. Tu as agi
sur elle avec une politique sournoise de tous les jours,--à mon ordre,
je le veux bien, mais aussi--conviens-en,--parce que tu es plus
ambitieuse que moi... et que tu veux être la femme d’un ministre.

Il s’allégeait d’une partie de la faute et puis il trompait sa passive
et inutile impatience en attaquant sa complice. La solitude est partout
pénible; mais nulle part davantage que dans le crime.

Lorsque Adam accuse l’épouse première, c’est peut-être encore de
l’amour: «Qu’elle soit damnée avec moi!» Sympathie démoniaque, qui n’en
est pas moins la sympathie, l’adoucissement à tous les supplices. Le
vrai damné est seul, comme le vrai monstre.

Guirand et sa femme, à cette heure, s’entre-accusaient et ils y
trouvaient une manière de consolation.

--Ah! bon! dit-elle, elle est forte, celle-là! Tu ne veux pas devenir
ministre! c’est moi, n’est-ce pas?

--Non, c’est moi, dit Guirand, mais pour toi!

--J’ai fait tout le mal, si mal il y a, répliqua-t-elle, c’est entendu!

Il concéda:

--Nous l’avons fait ensemble, nous nous sommes poussés, excités,
encouragés l’un l’autre.

--Non, non! je suis la seule coupable de ta fortune! C’est moi qui ai
imaginé ce mariage! C’est moi qui fais de la politique! C’est moi qui
suis conseiller général et maire! C’est moi qui serai ministre!

--Je suis aussi coupable, plus coupable que toi! dit-il, qu’importe
cela! C’est une querelle odieuse et vaine. Seulement...

--Seulement? interrogea-t-elle, pressentant une attaque d’un genre
nouveau, et se préparant à la riposte.

--Seulement, je souffre... et tu ne souffres pas!

Elle ne souffrait pas, en effet, pour l’instant. Elle avait dormi un
peu. Elle se sentait l’esprit dispos. La grande glace d’une armoire lui
montrait une Céleste Guirand très fraîche encore. Comme il faisait fort
chaud, elle avait laissé retomber son châle et, avec complaisance, elle
jetait de temps en temps un coup d’œil à demi furtif sur l’opulence de
sa gorge nue. Elle se trouvait encore très bien. Encore? pourquoi ce
mot? Elle se trouvait très bien, tout simplement, et se regardait
parler!

--Souffrir! pourquoi souffrirais-je? dit-elle. Parce que ma fille a fait
un mariage inespéré? parce qu’elle a épousé un Courcieux, noble, bien
fait, beau garçon, jeune à souhait, cousin germain des Chazal, qui font
la pluie et le beau temps dans les Académies, au Sénat, à la Chambre,
dans les groupes dont tu as le plus besoin? Je souffrirais, parce que tu
as combiné et fait réussir un mariage de haute politique, qui assure à
ton républicanisme présumé, et déjà sûr d’une partie des voix de la
gauche, l’appui des droites ralliées et des catholiques libéraux? Eh!
mon cher Paul, la France est à toi! Tu es un des plus grands financiers
du siècle. Tu seras un des plus puissants ministres de la République. Il
n’y a pas là de quoi souffrir!

Tout en parlant, elle avait relevé son châle. D’une main, elle le tenait
croisé sur sa poitrine, et, de l’autre, elle l’arrangeait autour de ses
épaules, en corsage de bal... Ministre!... Président du Conseil... Mme
la Présidente... Elle se voyait reine de France. Elle ordonnait les
galas, les bals, les banquets historiques. Elle recevait des princes
qui, certes, ne la recevraient pas aujourd’hui; elle s’asseyait à des
tables royales... Voyons, elle était belle encore... Elle connaîtrait
des triomphes que peu de femmes connaissent... Elle répéta:

--Il n’y a pas là de quoi souffrir.

Notre égoïsme, nos yeux ne le voient pas et notre pensée y est
accoutumée. Mais celui de Guirand était là, inattendu, visible, opulent,
insolent, incarné, extériorisé en sa femme. Et, dans la glace, le
spectre de Céleste le répétait avec complaisance. C’est dans le miroir
qu’il la regarda. Elle était là, bien assise, massive, rose, souriant à
l’avenir. C’était comme l’âme matérielle de cet homme; il en eut le
sentiment et le dégoût.

--Tiens, tais-toi! cria-t-il. Tais-toi! c’est odieux!

Cette fois, il renversa la chaise légère sur laquelle il s’appuyait. Et,
pris d’un irrésistible besoin d’aveu, il dit tout d’un trait:

--Mais tu ne sais donc pas que j’ai menacé ta fille, hier encore?

--Menacée! et de quoi?

--Que sais-je! de la renier, de la déshériter, de ne plus la voir! Tu ne
sais donc pas que j’ai vu dans ses yeux, par moments, une expression de
désespoir et de reproche effrayante! Tu parais ne pas savoir que je n’ai
pas cessé de la trahir! Pour servir mon ambition, j’ai osé attaquer en
elle la pureté des sentiments et des idées, tous les principes que nous
n’avons plus, mais que nous faisons, à prix d’or, inculquer à nos
filles! Je lui ai répété que «c’est ça, la vie!» que nul ne réalise
jamais rien de son idéal; que tout au monde est transaction, compromis,
accommodements; que la seule sagesse est la résignation aux basses
réalités; que l’amour est une fiction, une éternelle duperie, une
ivresse passagère de l’imagination; qu’à force d’y avoir été prise, d’en
avoir éprouvé la folie, l’humanité a codifié son expérience dont les
pères ont le dépôt, et que, finalement, je protégeais ma fille contre
elle-même... J’ajoutai que le mari lui révélerait l’amour vrai, qui fait
oublier d’un seul coup les rêves puérils d’avant... En d’autres moments,
je lui ai affirmé que le mariage est un lien social de pure apparence,
que ce sont fictions destinées à en imposer au peuple, parce qu’il faut
une règle commune, et un frein aux passions du vulgaire; mais que les
gens d’esprit se font, à l’abri des convenances sauvegardées, une vie
plus aimable, plus large, plus compréhensive. Je lui ai donné à entendre
qu’en dépit du serment légal, on garde, le plus souvent, des deux côtés,
une vie libre, au cas où l’on ne se convient pas; que beaucoup de
ménages en sont là... et que, dans le monde des élégances surtout, cela
est ainsi la plupart du temps.

--Oh! dit Céleste suffoquée, tu lui as dit cela? Tu es allé un peu loin!
Et cependant, ajouta-t-elle, dans les conditions où tu t’es placé, il le
fallait... Et puis, ce n’est que trop vrai!

--Crois-tu donc, gronda M. Guirand, que je me tourmente pour rien?
Suis-je un imbécile? un timoré? non, n’est-ce pas? Eh bien, je vais
t’expliquer pourquoi je ne dors pas. A plusieurs reprises, lorsque
j’essayais de lui faire entendre que la vie n’est pas une romance, j’ai
remarqué, dans les yeux de Benjamine, comme je te l’avouais tout à
l’heure, une expression de reproche et de douleur extraordinaires... Ce
n’est pas assez dire. J’ai cru y voir de l’égarement, je ne sais quoi de
terrifiant qui me glaça. Alors, je me faisais plus doux pour elle et
aussitôt elle se rassérénait; je lui concédais quelque chose, et son
regard se calmait. La dernière fois que je la vis ainsi, elle me répéta:
«Jamais je n’épouserai cet homme sans lui avoir confessé que j’en ai
aimé un autre.» Je lui répliquai vivement que j’appréciais sa
délicatesse, et que, pour lui épargner la gêne d’une pareille
confession, j’avais expliqué à M. de Courcieux, de sa part, quel
sentiment de petite fille elle avait au cœur pour Jean Montchanin. «M.
de Courcieux, lui dis-je, a souri, comme je m’y attendais, et m’a
répondu que ta franchise le charmait sans le surprendre; qu’il n’était
pas au monde une jeune fille qui n’ait eu son petit rêve bleu, sa
passionnette; que cela était dans les usages; qu’il n’eût pas été
nécessaire de lui en parler; qu’enfin le désir qu’elle avait d’oublier
cet enfantillage lui suffisait. Il ne doute point, ma chère Benjamine,
que sa tendresse et ses respects t’amèneront, en peu de temps, à n’aimer
que ton mari.»

--Eh bien! mais, s’écria Céleste, ayant assuré cela, c’est-à-dire une
chose très raisonnable, pourquoi n’as-tu pas prévenu, après coup, M. de
Courcieux? Il aurait souri, comme tu le prévoyais fort justement; tu
aurais réalisé ton mensonge et tu ne redouterais pas, à l’heure
présente, un malentendu qui est redoutable en effet. Il fallait lui
parler, ou me charger de lui parler à ta place.

--Toi?... J’aurais voulu t’y voir! s’écria Guirand. Ce diable de
Courcieux m’intimidait. Je me disais: «Si j’allais faire tout craquer,
avec un mot maladroit!» Et j’ai rengainé vingt fois la première phrase
d’un petit discours vingt fois ruminé sur ce sujet difficile. Oui, vingt
fois, j’ai voulu commencer, d’un air détaché: «A propos, mon cher
Courcieux, ma petite Benjamine est très sensible, un peu nerveuse; cela
passera; l’exquise délicatesse morale ne va pas sans une extrême
délicatesse physique... Il faudra la ménager... Figurez-vous qu’elle a
eu un petit amour de gamine...» Va te promener! Je sentais que
j’arriverais toujours à une parole maladroite... ou impossible à
prononcer. Ce diable d’homme vous a dans le regard, dans toute la
physionomie, quelque chose de si narquois, de si prêt à vous cingler
que, ma foi, non! je n’ai pas pu.

--Est-il possible! dit Céleste, prise de peur tout à coup... Est-il
possible! Tu t’es découvert ainsi! S’il apprend qu’elle a aimé
Montchanin d’un amour d’enfant, ce n’est rien! mais s’il vient à savoir
comment tu as menti en affirmant à Benjamine qu’il connaît cette
affection et qu’il accepte que la petite en rêve toujours, tu te seras
mis dans une nasse. Ça, par exemple, ça n’est pas fort, non vrai, ça
n’est pas fort! Ah! je comprends maintenant pourquoi tu dors mal, cette
nuit!... Je ne suis plus étonnée. Ah! mais non!

Elle le regarda et le trouva stupide.

--Et à cette heure, dit-il, notre fille, notre Benjamine, livrée par
moi, est entre les bras d’un homme,--d’un trop galant homme--à qui, avec
sa loyauté vaillante--oh! je la connais!--elle est capable de révéler
ses véritables sentiments et par qui elle peut apprendre ce qu’elle ne
manquera pas d’appeler la trahison de son père.

--Ça, par exemple, ça n’est pas fort! répétait Céleste.

--Et, poursuivit Guirand, tout ce qui, hier encore, me semblait
légitime, naturel, tout simple,--parce que j’envisageais la hauteur et
la grandeur du but,--tout cela, cette nuit, m’apparaît criminel jusqu’à
la monstruosité! Ma conscience d’homme public me rassurait hier, je me
comparais à Brutus; je sacrifiais ma fille à l’intérêt de la chose
publique: ma simple conscience de père me torture à présent. Elle
s’affole... Et la tienne dort! Et je ne peux même plus éveiller ton
indignation de mère, en t’avouant ma déchéance paternelle!

A cette surprenante apostrophe, Mme Guirand écarquilla des yeux
terribles, où l’étonnement seul tempérait la colère.

--Quand j’avais dix-sept ans, dit-elle, je vous ai aimé comme une enfant
que j’étais. Vous pouviez faire alors de votre femme, à votre choix, une
mère de famille ou une coquette, une dévouée ou une égoïste, une femme
positive ou une femme de sentiment. Vous en avez fait un collaborateur
de vos œuvres d’ambition. Ce que vous m’avez faite, je le suis. Il est
un peu tard pour réformer ma seconde éducation... Où vous êtes arrivé
aujourd’hui, j’arrive à votre suite. Que réclamez-vous?

Il ne répondit pas.

Elle se leva nerveusement pour se rasseoir aussitôt. Une bouffée d’air
matinal entra par la fenêtre. Céleste couvrit ses épaules frileuses et
continua, en regardant Guirand de plus en plus sombre:

--Tu as passé vingt ans de ta vie à tuer en moi toute illusion, toute
générosité, à me prouver que nous n’avions d’autre devoir que de
conquérir ensemble la fortune et l’influence. «Pour notre fille»,
disais-tu. Je l’ai cru d’abord. Peut-être le croyais-tu toi-même.
C’était bon à croire. Tu m’as expliqué à toute heure, que le monde est
aux pharisiens.--«Si on appliquait la morale écrite»--je te cite «on ne
ferait jamais rien. La morale pure est un idéal irréalisable auquel
pourtant il faut avoir l’air d’obéir, car la galerie veut qu’on respecte
son mensonge!» Voilà ta théorie. J’ai fini par en prendre mon parti.
Qu’aurais-je gagné, à lutter contre ta force évidente (tu réussissais en
tout) et contre ta patience?... A présent, je crois à tout ce que tu
m’as prêché, c’est-à-dire à rien. Et pourtant!...

Il la regarda, attendant la conclusion.

--Et pourtant, répondit-elle à son regard, si tu tiens à mon opinion...
de jeune fille, au jugement de mon honnêteté innée, qui me remonte au
cœur et aux lèvres... eh bien, au fond, je pense...

--Tu penses?... que penses-tu?

--Que tu as commis une infamie, tout simplement, en trahissant ta fille
comme tu l’as fait, en mentant par ambition et par lâcheté.

L’armateur eut un regard de menace.

--Oh! fit-elle avec la volonté d’adoucir la violence de son jugement,
oh! moi aussi, moi avec toi, mon pauvre Paul, nous avons commis une
infamie, en sacrifiant ainsi notre enfant!... Si encore tu croyais
vraiment à la noblesse des résultats politiques que tu poursuis, si tu
avais choisi sincèrement un parti, si tu te trompais de bonne foi, mais
tu vends des opinions comme tu vends tes cargaisons d’épices!

Il s’assit à son tour, non loin d’elle:

--Accable-moi maintenant! dit-il, les coudes sur les genoux et se
prenant la tête à deux mains.

Elle se renversa sur le dossier de sa chaise. Le sommeil revenait. Elle
répliqua mollement:

--Il faut pourtant s’entendre. Que veux-tu que je te dise? que tu as
bien fait?

--Non, grogna-t-il.

--Que tu as mal fait, alors?

--Non plus!

--Alors, quoi?

--Je veux que tu me plaignes!

Ce mot la fit sursauter. Eh! quoi! il voulait être plaint, lui, lui,
l’homme autoritaire, qui l’avait brisée, façonnée, réduite, vaincue,
chaque jour un peu, emprisonnée dans ses caprices, dirigée en maître
absolu dans les voies qu’il avait seul choisies.

Elle le regarda avec un mépris définitif, inconsciente de son propre
égoïsme devant l’énormité de l’égoïsme de l’homme.

Elle s’était mise debout; elle se drapa nerveusement dans le souple
crêpon de Chine:

--Te plaindre! ma foi non, je n’ai pas le temps!... Et moi, donc! qui me
plaindra? S’il y a un malheur, tu souffriras, mais tu l’auras voulu.
Nous autres femmes, nous le subirons en innocentes. Te plaindre! à quoi
bon, d’ailleurs? Tu m’as dit mille fois: «Les regrets, les remords,
c’est inutile. Le sentiment, c’est idiot. L’idéal, le rêve? des embarras
pour la marche en avant, la course au pouvoir!» Voilà comment tu me
parlais de mes sentiments de jeune fille, comment tu en as, hier, parlé
à ta fille. Eh bien! mais... il me paraît que tout cela se venge un peu
aujourd’hui. Que veux-tu que j’y fasse? Tu seras ministre, et ta fille
aura des amants pour que tu sois cela. Eh bien, après? c’est la vie.
Style Guirand!

C’en était trop. Il se leva dans un mouvement de colère bien réelle.
Elle lui parlait maintenant le langage de sa conscience morale, de la
vraie, de celle qu’enveloppe et qu’étouffe la conscience physiologique,
celle des instincts.

Il lui prit le bras, tout prêt à la repousser violemment dans sa
chambre...

--Tiens! tiens! dit Céleste froidement. C’est du renouveau, cela? Voilà
vingt ans que je ne t’ai plus vu de ces mouvements de brute! Le sauvage
se réveille! le fauve en pantoufles! Voyez-vous cela! voilà un geste que
ne vous pardonnerait pas M. de Courcieux. Vous êtes du dernier mauvais
ton, monsieur Guirand!

Il la lâcha en soupirant, se rassit, s’adossa à son fauteuil et ferma
les yeux.

La grosse Céleste cessait de songer à elle et, du coup, elle oubliait
d’être ridicule. Les bonnes pensées qu’elle ne montrait jamais, celles
que non seulement elle ne disait pas aux autres, mais que depuis
longtemps, elle ne se formulait plus à elle-même, la transfiguraient.
Elle prit une sorte de beauté énergique en criant à son mari:

--Pharisien!... Il n’y a pas de mot qui vous nomme mieux! Vous sacrifiez
tout à ce que vous «croyez» distingué. Ce n’est pas le fond des choses
qui vous importe, mais l’apparence; ce n’est pas l’œuvre qui vous
importe, mais le succès; vous aimeriez mieux être un criminel avec
l’injuste estime du monde, qu’un innocent avec son injuste mépris.
Pharisien!... Ayez donc le courage de vos théories, au moins dans le
secret de la chambre et de l’alcôve! Mais, avant tout, pas de gros mots,
pas de gestes violents, rien de ce qui déplairait, s’il était là, à M.
de Courcieux! Du calme, Guirand, de la dignité! Vous n’avez jamais
pensé, n’est-ce pas, que la grosse affaire de la vie fût l’amour, la
paix du cœur et la tiède atmosphère d’un intérieur? La grosse affaire de
la vie pour vous, c’est l’ambition... En sorte que vous avez toujours
vécu au dehors et, si j’avais voulu vous tromper, j’en aurais eu tout le
loisir! Vous n’en auriez rien vu ou bien, qui sait, vous auriez méprisé
cet accident sans importance!

Tous deux savaient à quoi s’en tenir sur ce sujet. Pour le plaisir de le
fustiger d’un sarcasme, la grosse Guirand devenait imprudente. Il
grinça:

--Tout cela finira mal.

Elle prit tout à coup un accent de parfaite bonhomie, très sincère,
celui d’une femme résignée à la médiocrité de sa vie morale:

--Voyons, mon pauvre Paul, sois raisonnable. Va te recoucher. Tu as
sommeil; moi aussi. Tes inquiétudes sont des chimères. La vie est plus
simple que cela. Il n’y a plus de tragédie. Courcieux, s’il sait tout, a
trop d’esprit pour n’en pas prendre son parti. Va te coucher.

Il ne broncha pas.

Elle lui mit maternellement la main sur l’épaule:

--Songe que la journée de demain sera dure. Il faudra sourire à ton
gendre... Aussi, sachant quelle imprudence tu avais commise, il ne
fallait pas insister pour qu’ils vinssent habiter leur villa! Il fallait
les envoyer en Suisse, en Norvège, au cap Nord, et tout dire à Courcieux
avant leur départ. Dieu! que les hommes d’État sont bêtes! D’ailleurs il
n’y aura rien, ils vont s’adorer. Nous sommes fous... allons dormir.

--Je te dis, cria-t-il, que tu m’exaspères!

D’une voix sèche, saccadée, nette, elle dit vivement:

--Ah! tu veux résumer? résumons! Montchanin était le mari qu’il fallait
à notre fille. Mais, pas d’influence: condamné. Elle est à Courcieux.
Benjamine parlera-t-elle à son mari? Possible. Si elle se tait, il n’y a
rien. Si elle parle, de deux choses l’une: ou Courcieux se taira et tout
est bien,--ou il se débattra, criera bien fort. Alors, défends-toi, crie
plus fort que lui. Prouve-lui l’inutilité et le danger de ses
protestations. Parle haut, menace au besoin, comme tu as fait avec nous,
les femmes. Ne perds pas le fruit de tes manœuvres, que je puisse au
moins t’admirer coupable. Porte beau, joue ton rôle et, en pharisien de
bonne race, sauve les apparences jusqu’au bout.

--Tu as raison, cria-t-il. Je me ressaisis.

--Alors, repose-toi si tu peux... et n’éveillons pas les domestiques.

Elle le quitta... A ce moment une rafale marine, froide comme le matin
après l’orage, s’engouffra dans la chambre par la fenêtre grande
ouverte, et, portée par ce frisson d’infini, une faible plainte
d’enfant, un appel menu et distinct, entra tout à coup:

--Maman!

La mère fut frappée au cœur. Elle s’appuyait au cadre de la porte, le
cou tendu, la tête inclinée vers la fenêtre ouverte par où elle
apercevait la mer vaste, froide à cette heure, la mer où l’on se noie...

Le père, debout, regardait aussi l’espace.

--Tu as entendu? dit-elle...

--Tu avais raison: nous sommes fous! répliqua-t-il. C’est impossible.

--Si tu as entendu, reprit la mère, c’est donc que je n’ai pas rêvé. On
appelle!

Ils se regardaient effarés. Le cri recommença; une voix éteinte
appelait, là, sous les fenêtres:

--Maman!

La mère s’élança. Elle traversa sa chambre. Comme une folle, elle
descendit, elle ouvrit la porte de la villa. Benjamine, à demi nue, dans
un peignoir déchiré, ses blonds cheveux défaits, toute ruisselante et
grelottante, était là, qui chancelait...

--Maman!... oh! maman!...

--Benjamine! ma Benjamine!... tu m’expliqueras plus tard... appuie-toi
sur moi... Peux-tu marcher? oui... montons vite... Dans mon lit,
viens... ma pauvre fille! quel malheur, mon Dieu! quelle chose affreuse!

Elle avait tout compris. Benjamine avait voulu mourir. Sa mère souffrait
son agonie. Elle expiait, tant elle souffrait dans sa fille--et déjà
elle était à demi pardonnée...

Très vite, elles furent arrivées dans la chambre. Céleste tira les
verrous et, en un clin d’œil, déshabilla sa fille, essuya son pauvre
corps grêle qui frissonnait...

--Pauvre chérie! pauvre chérie!

Elle la mit dans son lit, la couvrit chaudement, alluma la lampe du
samovar, prépara du thé, et alors seulement elle embrassa la pauvre
petite, bien doucement, et, la regardant au visage, songea avec
angoisse: «Elle a l’air d’une folle!... oh! Dieu! quelle horreur!...
jouer avec l’amour, c’est un crime, un crime!», puis, enfin, tout haut:

--Qu’est-il arrivé?... non, plus tard, repose-toi d’abord. Enfin, tu es
là! quel bonheur d’avoir été si près de toi!... oh! ma chérie! ma
chérie!

Ce qui avait tenu M. Guirand éveillé, ce n’était pas un vague
pressentiment. C’était bel et bien la notion exacte qu’il avait du
caractère de ses deux victimes et des conséquences menaçantes de sa
mauvaise politique. Ce qui avait tenu éveillé M. Guirand,
c’était,--plutôt qu’un sentiment des possibilités,--un calcul des
probabilités. Il s’était même dit: «Avec le regard que je lui ai vu,
elle est femme à se tuer! un acte de désespoir est vite accompli et
alors... ce serait la ruine de ma propre vie!»

Il gagna le balcon, se pencha par-dessus la balustrade et ne vit
personne devant la villa. Il rentra chez lui au moment où sa femme
fermait la porte qui séparait leurs chambres. Il l’entendit qui disait à
sa fille:

--Ne crains rien, tu ne le verras pas... calme-toi.

Il pensa qu’elles parlaient de lui. Il n’osa pas heurter à la porte.

--Il y a une catastrophe, songeait-il. L’a-t-il chassée? S’est-elle
enfuie?

Il prêta l’oreille. Il n’entendit plus rien, qu’un chuchotement, de
petites plaintes enfantines, des sanglots étouffés.

Il était encore incapable d’affronter sa fille.

Céleste disait:

--Avant tout, il faut qu’on ne sache rien; personne ne t’a vue, au
moins?... Calme-toi, calme-toi, ma chère petite... Tout s’arrangera,
tout passe.

Puis des chuchotements encore, puis un cri de refus:

--Non! non! non! répétait Benjamine.

Il frappa à la porte un coup léger.

Céleste ouvrit, barrant le passage:

--Pas toi! pas toi! elle ne te veut pas... elle ne veut pas te voir.
Attends un peu.

--Est-ce qu’il l’a chassée? demanda-t-il.

--Je ne sais rien encore. Attends.

Elle disparut de nouveau, referma la porte au verrou. Il l’entendit qui
«prodiguait les consolations». Elle disait:

--Il ne faut pas prendre froid... laisse-moi te couvrir, t’arranger,
dors un peu. Voici le thé brûlant... Bois... encore... allons, viens là,
tout contre moi, comme quand tu étais toute petite. Essaie de dormir,
veux-tu? tu dois être si lasse! un peu de repos. Et, pendant ce temps,
je prendrai une décision,--j’arrangerai tout... avant que les
domestiques ne s’éveillent.

Un peu après, il entendit, sans comprendre ce qui se disait, la voix de
Benjamine... Elle expliquait. Il aurait voulu comprendre; mais il
n’essayait pas d’entrer. Il acceptait sa déchéance.




III

LA NUIT DE NOCES DE BENJAMINE


Ce qui s’était passé, Benjamine l’expliquait à sa mère, par phrases
entrecoupées. Elle s’arrêtait haletante, sanglotante, puis, de nouveau
se calmant un peu, répondait à une question,--et sa mère finissait par
tout savoir comprendre.

La pauvre petite mariée avait attendu, dans la chambre nuptiale,
l’arrivée de l’époux, et cette attente, délicieuse à l’amour, avait paru
terrible à sa résignation. Elle voulait être courageuse et elle l’était.
Elle fermait les yeux... et peu à peu, lasse de tant de luttes morales,
et aussi des cérémonies de la journée, lasse surtout d’elle-même, elle
sentait s’assoupir son âme et sa chair... Elle s’endormait, comme une
enfant qu’elle était. Elle avait perdu enfin conscience et de l’heure et
de sa situation et de tout; son esprit roulait déjà dans le vertige
mystérieux du sommeil, lorsqu’un bruit léger l’avait fait sursauter,
dans une terreur nerveuse. Aux lueurs douces de la veilleuse, elle avait
vu alors entrer un inconnu. Elle est là, les yeux ouverts, cherchant à
comprendre... Il s’approche d’elle, elle a compris! Toutes ses
résolutions de courage et de probité ne sont pas revenues encore à son
esprit, car elle ne peut pas dire comme l’Épousée de l’Écriture: «Je
dors et mon cœur veille.» L’idée de son devoir n’a pas repris possession
de son âme et déjà l’inconnu menace... car l’amour qu’on n’appelle pas
n’est qu’une menace... Elle jette un cri. Il s’étonne. Et l’épouvante
involontaire de la pauvre jeune fille est suivie d’une involontaire
explosion de larmes. Elle pleure, elle pleure éperdument,
inconsolablement. Il s’efforce de l’apaiser, il parle avec tendresse,
mais chacune des paroles qu’il chuchote doucement, qu’il veut rendre
insinuantes et captivantes,--au lieu de la rapprocher de lui,--fait, en
quelque sorte, reculer cette âme alarmée; elle retourne inconsciemment
dans sa liberté de jeune fille; elle remonte, dans son passé d’hier, une
à une, en arrière, les phases de sa vie depuis quelques semaines. Une à
une elle les revoit. Et sa douleur augmente; elle n’en est pas la
maîtresse. Elle se sent dominée par un regret tardif, et elle
s’épouvante de le sentir inopportun, inutile, coupable! Elle veut
s’efforcer de le cacher, de dévorer ses larmes, d’étouffer ses sanglots.
Elle mord les draps de son lit. Elle est secouée de spasmes terribles;
elle pleure comme à huit ans; elle a un grand chagrin, le premier grand
désespoir de sa vie, un désespoir infini où sa pensée se noie, se perd,
toujours plus effarée. Et voici qu’en remontant le cours de ses
souvenirs, elle retrouve sa dernière entrevue avec Jean, l’adieu qui fut
un baiser... baiser profond qu’elle croit sentir encore, sur ses lèvres
et dans son cœur... Ah! malheureuse!

Elle était donc bien seule, livrée à un inconnu, son mari, qui, une
heure auparavant, ne lui déplaisait pas.

Elle éprouva alors la sensation brusque, définitive, de la contrainte,
de la répulsion, de l’horreur! «Jean! Jean! Jean!» elle le voyait, là,
tout près d’elle, à la place que l’inconnu voulait prendre! Elle n’est
pas à son mari. Elle est à un autre! Elle est la vraie femme d’un
autre!... «J’aime un autre homme et je vais me donner à celui-ci!» A
cette idée, ce fut la révolte; une honte subite, s’ajoutant à la
terreur, avait resserré tout son cœur, tout son être. Toutes ses pudeurs
lui crièrent: «C’est cela qui serait l’adultère!»

Et, dans ce cauchemar réel, elle se sentit devenir folle.

Tout ce qu’une femme peut se dire avant l’échéance du fait brutal, pour
se persuader qu’elle doit l’accepter, disparaît parfois devant le fait
lui-même, dans la panique des instincts ou la reculade des pudeurs
apprises!

Comme ces chevaux qui, dans la nuit, s’arrêtent devant un fossé
invisible parce qu’ils ont flairé le vide, cette âme virginale recula
devant l’irréparable que lui avaient dissimulé jusque-là les sophismes
paternels, le mouvement de la vie autour d’elle et son ignorance des
réalités. Et chaque fois que l’époux cherchait ses lèvres,--Benjamine se
rappelait de nouveau le baiser profond de Jean. «Je suis à lui! à lui
seul depuis ce baiser!... Je ne peux pas, je ne peux pas me donner à cet
autre!»

Et il avait fini par dire, cet autre, cet étranger, d’une voix très
douce:

--Qu’avez-vous donc, ma pauvre enfant?

Alors, la petite Benjamine, un peu rassurée par l’accent du galant
homme, s’était raccrochée, comme une noyée, à l’espérance d’un délai, et
précipitamment, d’un trait, elle avait dit, avec la hâte qu’on met à se
sauver:

--Vous le savez bien... _puisque mon père vous l’a dit!_... Ayez pitié
de moi, _puisque vous l’avez promis_. Vous êtes bon; vous avez compris
vous-même qu’on n’oublie pas, si vite, une douce affection d’enfance
qu’on avait crue éternelle... Vous ne pouvez pas m’accuser de vous avoir
rien caché puisque, à ma demande, mon père vous a tout appris. Il m’a
répété plusieurs fois vos bonnes, vos indulgentes, vos douces paroles:
«Dites à cette pauvre enfant que je comprends; le temps effacera ce
qu’elle ne peut encore oublier; j’attendrai que le temps, qui apaise
tout, ait fait son œuvre...» C’est bien cela, n’est-ce pas que vous avez
dit?

A cette réponse inattendue, le visage de l’étranger était devenu
terrible, énigmatique.

Il s’était mis à marcher par la chambre. Il réfléchissait et, peu à peu,
se calmait. Elle suivait, avec terreur, ses moindres mouvements; il
s’était enfin arrêté devant elle et il avait dit, tranquille:

--Votre père vous a trompée, je le vois, en me trompant moi-même; mais
soyez tranquille, ma pauvre enfant,--ce qu’il a promis en mon nom, je le
ferai pour l’amour de vous, que je plains de toute mon âme. Plaignez-moi
aussi un peu, madame... Allons!... que l’on se calme et que l’on essaye
de dormir. Le temps, en effet, sera notre secours.

Il lui avait baisé la main et il l’avait laissée seule; et, seule, elle
avait, à son tour, réfléchi, pensé, beaucoup pensé. Ah! le sommeil était
bien parti. Sa tête était en feu. Son imagination, son esprit, sa
raison, son cœur, avaient travaillé douloureusement. Et peu à peu, en
cherchant à bien comprendre, elle avait bien compris! Elle avait tout
deviné: «Oui, on m’a trompée, on m’a menti, on m’a trahie!» Tout s’était
éclairé à ses yeux d’une lumière nouvelle, horrible; et aussitôt elle
avait eu l’angoissante pensée que, désormais, elle ne pourrait plus
estimer ni aimer son père... Sa mère même l’avait livrée! Elle était
seule, bien seule au monde... «Et Jean! mon pauvre Jean?... Mais
puisqu’on m’a trompée, on l’a trompé, lui aussi! Il m’aime! Il est parti
parce qu’il m’aime! et parce qu’on l’a exilé! Et maintenant,
malheureuse! Je suis mariée! mariée!» Ce mot, qu’elle répétait tout
haut, dix fois, vingt fois, sonnait affreusement à son oreille. «Mariée!
c’est odieux! Je suis prise dans un piège. Demain ou dans dix jours, cet
inconnu reviendra! Il reviendra, comme un créancier, faire appel à ma
probité, en parlant, avec raison, de ses droits! Il me montrera le
contrat que j’ai signé et que je comptais ratifier, mais qui n’a plus de
sens pour moi puisqu’il est établi sur des mensonges! Que je me refuse à
cet homme, et il aura le droit de m’appeler menteuse, parjure, et de me
mépriser!--Que je me donne au contraire à lui, et c’est moi qui me
nommerai moi-même parjure et traître! et qui toute la vie souffrirai mon
propre mépris!»

Toutes ces idées tourbillonnaient dans la tête de Benjamine. Elle
éprouvait le désespoir fou de la bête sauvage tombée par une trappe au
fond d’une fosse d’où elle ne pourra sortir... Cette idée d’être la
prisonnière, déshonorée à ses propres yeux, d’une situation sans issue,
l’avait poussée à la vision libératrice de la mort, seul recours, seule
liberté, seule paix, seule dignité... Et tandis que son mari, de son
côté, songeait à toutes les conséquences possibles de leur situation,
Benjamine, revêtant à la hâte une robe de nuit, la tête nue, les pieds
dans des mules légères parce qu’elle songea qu’il lui faudrait marcher
sur du gravier pour aller à la mort et qu’elle voulait y aller vite et
sûrement,--sortait... Elle courait vers la mer... vers la mer froide,
obscure, mais profonde...

Mourir n’est pas toujours facile. Péniblement elle parvint jusqu’au
rivage, très proche pourtant; elle glissa sur les rochers du bord et
tomba dans une eau sans profondeur... Elle se releva et chercha à
s’éloigner du bord, mais elle glissait à chaque pas sans trouver
l’endroit favorable. Tentative sincère mais tentative puérile! Elle
avait perdu ses chaussures. Ses pieds saignaient; ses blessures étaient
cuisantes, mordues par l’eau salée. Une brise se leva qui plaqua sur son
pauvre corps les étoffes ruisselantes. Des voix d’hommes résonnèrent sur
l’eau ou sur la plage, non loin d’elle... Le froid, l’épouvante la
prirent... «Maman!» L’instinct qui veut qu’on vive envahit tout son
être. Elle regagna le rivage, courut sur la route, rentra dans le parc
comme elle en était sortie, par une porte dérobée, qu’elle n’avait pas
refermée et dont elle avait trouvé la clef dans une cachette
habituelle... Et elle était venue, sous la fenêtre de la chambre
maternelle, jeter, d’une voix mourante, le cri des petits enfants
perdus: «Maman!»

Maintenant, assise au chevet de Benjamine, Céleste Guirand, tout en
s’appliquant à la calmer, s’efforçait de reprendre elle-même ses
esprits, de se rendre compte de la situation avec exactitude, car enfin
il fallait prendre une résolution, au plus tôt, avertir le père et le
mari.

Benjamine protestait de tout son être:

--Non! non! je ne veux plus les revoir! Jamais! M. de Courcieux peut
croire que j’ai prêté les mains à la trahison dont il est victime! et
quant à mon père...

Elle s’arrêta, l’air égaré, haletante, puis reprit:

--Je vous dis que j’ai deviné, que j’ai vu, que je vois toute la vérité
et dans les moindres détails.

Et fixant sur sa mère un regard pénétrant, dur, terrible:

--La baronne, par exemple!... Eh bien, ce n’est pas vrai!...

Céleste, à ce cri, sous ce regard, ne put s’empêcher de détourner la
tête.

Benjamine, assise sur son lit, poussa un cri, cri sauvage, celui du
désespoir triomphant, mêlé d’une sorte de rire convulsif:

--Ah! ah!... vous aussi, ma mère, vous m’avez trahie!

La mère ne put supporter l’accusation ni le ton furieux dont elle fut
prononcée:

--Non, Amine, non! cria-t-elle... Ton père, oui! mais pas moi!

Benjamine retomba sur les oreillers. Guirand, à tout jamais, était perdu
dans l’esprit et dans le cœur de sa fille. Benjamine venait d’obtenir la
preuve de l’indignité paternelle et cette preuve, bien qu’elle n’en eût
pas besoin pour croire aux machinations qu’elle avait devinées, achevait
la déroute de son esprit et de son cœur...

Alors elle murmura d’une voix enfantine:

--Je voudrais bien voir Jean, vous savez, le voir, rien qu’un moment,
lui expliquer les choses, le consoler... Oh! maman! maman! maman!




IV

IL VA FALLOIR CAUSER


Céleste rentra dans la chambre de son mari et, le faisant asseoir à ses
côtés, lui dit à voix basse:

--Elle s’est assoupie.

--L’a-t-il chassée? demanda-t-il de nouveau, avec anxiété.

--Il la croit endormie chez elle. Il ne sait pas qu’elle s’est
enfuie!... Elle a voulu se tuer!

Guirand respira.

--De grâce, dit-il, explique-moi!... qu’est-il arrivé?

Céleste se mit à raconter ce qu’elle venait d’apprendre.

A de certaines heures, la femme, quelle qu’elle soit, se retrouve
toujours avec ses délicatesses, ses intuitions, sa faculté de répondre
au mystère.

Céleste comprenait très bien ce qui s’était passé dans l’âme de sa
fille. Elle expliqua, sommairement.

--Ah! nous en sommes revenus à Montchanin! dit Guirand. C’est de la
folie!

--Enfin, c’est comme ça. Vous, les hommes, dit Céleste, vous ne
comprenez jamais ces sentiments uniques, profonds, inaltérables. Quand
on aime, on aime--et tout est dit. Benjamine en est là--c’est évident
aujourd’hui. Son action de cette nuit le prouve...

--Quelle action?

--Elle a voulu se tuer!

--Attends un peu, fit Céleste, je vais te raconter la scène... Ils sont
seuls... son mari insiste, lui dit des choses très tendres, très
insinuantes... Alors, elle n’y tient plus, éclate en sanglots; crise de
désespoir... Lui,--tu le connais,--avec son air hautain
et bienveillant--il l’engage à se calmer. «Qu’avez-vous?
demande-t-il.--Vous le savez bien! mon père vous l’a dit!»

Guirand éprouva un affreux sentiment de détresse. Il crut tomber. Il dut
s’asseoir. Il était verdâtre.

Céleste continuait:

--Le cœur de la pauvre petite a fondu. Elle a tout livré, croyant qu’il
savait tout, mais qu’il désirait le tenir d’elle. Et elle a tout révélé:
son amour pour Montchanin, ton refus formel de la marier à un homme sans
influence, enfin tout.

--Et qu’a-t-il dit? fit Guirand, plus attentif à ses intérêts qu’à la
douleur de sa fille.

--Il a dit: «_Oh! oh!_» rien d’autre, répliqua Céleste.

--De quel ton a-t-il dit cela?

--Dame! d’un ton de surprise et de colère, d’indignation,--mais, tout de
suite, avec la plus grande bonté, la plus parfaite aisance, avec son
infaillible courtoisie, si agaçante, si impertinente parfois: «Essayez
de dormir en paix. Vous en avez besoin. Nous causerons demain, ma chère
enfant. Pour l’instant, dormez: vous pouvez, je vous assure, ne pas vous
enfermer. Ayez confiance en moi.» Elle pleurait comme une Madeleine, tu
penses!... Il l’a laissée seule; il s’est retiré chez lui. Une fois bien
seule, la pauvre petite! sa tête a travaillé, travaillé! L’imagination
s’est montée. Elle a vu, dit-elle, sa vie brisée. Son cœur s’est exalté
encore à la pensée de ce Montchanin--que Dieu confonde!... Bref, grand
désespoir de petite fille... et la conclusion: «Je veux mourir!»

--Ah! murmura Guirand, j’avais vu cela dans ses yeux...

--Elle est donc sortie sans être entendue de son mari, qui dort sans
doute en homme blasé sur les femmes. Elle a pu sortir facilement, vu la
disposition de l’escalier, tu sais... Elle s’en est allée ainsi, sans
trop prendre la peine de s’habiller... Elle a couru vers la plage, elle
a cherché à mourir. Elle n’a pas pu, elle a eu peur et froid... et elle
est revenue ici, les pieds saignants, le corps grelottant, encore
affolée... Ah! ma pauvre petite!

--Que vas-tu faire? dit Guirand... préoccupé uniquement de faire le
silence sur l’aventure. Voyons... Il faut avertir Courcieux, tout de
suite... avant qu’il ne s’aperçoive de la fuite d’Amine... Vas-y.

--Pas encore. Il faut la préparer, elle, car je ne t’ai pas dit le plus
grave: elle ne veut plus, absolument, rentrer chez son mari.

Elle regarda la pendule.

--Il n’est que trois heures et demie, reprit-elle, nous avons le temps.
Je vais aller chez lui, moi, tout à l’heure... mais elle ne veut pas te
voir, non plus, pour le moment. Reste tranquille.

--Oh! tranquille! fit-il; je suis tourmenté! horriblement tourmenté!

--Dame, il y a des choses qu’on paie, dit-elle, puisqu’on ne peut pas
les réparer.

Elle retourna près de Benjamine.

--Hélas! songeait Guirand, est-ce que tous les pères n’essaient pas de
marier leurs filles selon les convenances, selon la raison, de façon à
concilier tous les intérêts? Est-ce que l’amour n’est pas par excellence
la force funeste, celle dont il faut le plus se méfier? Qu’ai-je fait
autre chose? J’ai cru agir pour le mieux. Seulement les conséquences
tragiques tombent sur les uns et pas sur les autres; pourquoi? Je n’ai
pourtant rien fait... qui ne se fasse tous les jours... C’est cela qu’il
faut dire à Courcieux... C’est bien cela que je lui dirai... il
comprendra. Ah! je suis malheureux!

Céleste revint lui parler.

--Elle s’assoupit un peu, dit-elle. Elle est anéantie. Je vais chez son
mari, maintenant.

--Il faut, dit Guirand, qu’elle rentre chez lui à l’instant même,
n’est-ce pas?

--C’est évident, dit la mère. Il n’est que temps. Les domestiques, les
jardiniers vont s’éveiller.

--Emmène-la.

--Elle s’y refuse absolument, je te dis. Et puis il faut que Courcieux
l’apprivoise, l’emmène lui-même; il faut encore, si on la voit sortir
d’ici, qu’elle y soit venue avec lui... tu comprends?

--Eh bien, va. Apaise-le. Explique-lui... Sois prudente. Comment
entreras-tu?

--Elle a laissé toutes les portes ouvertes.

--Bien.

--Si elle m’appelle, dis-lui, à travers la porte--car elle ne veut pas
te voir, prends-y garde--dis-lui que je suis là; enfin, que je vais
revenir.

Sa femme à peine sortie, Guirand courut frapper à la porte de Benjamine.

--Amine, Amine! dors-tu?

La voix d’Amine répondit:

--Où est maman?

--Elle va revenir. Ouvre.

Avec un accent de trouble, de douleur et de terreur, Amine répondit:

--Non! non! pas en ce moment! non, pas vous! pas vous!... Je ne puis pas
vous voir... en ce moment... pas encore. Où est ma mère?

--Elle va revenir. Elle s’occupe de toi.

--Est-elle allée chez lui? demanda-t-elle, d’une voix frémissante.

Il hésita:

--Non, répliqua-t-il enfin.

Elle dit précipitamment de sa voix étouffée, pénible:

--Elle est chez lui!... Je ne veux pas le revoir! Oh! mon Dieu! J’aime
mieux mourir cent fois que de vivre ainsi! Je ne veux pas le voir... ni
vous non plus... N’essayez pas d’entrer, je ne veux pas! Par pitié! mon
père. Je suis sans force, brisée... Je ne peux plus, non, je ne peux
plus penser, réfléchir, comprendre... J’ai besoin de repos, voilà tout,
de pitié, d’un peu de pitié... Plus tard... plus tard!

Elle se tut. Il l’entendit sangloter doucement, infatigablement. Elle
était là, derrière cette cloison, sa fille,--mais plus lointaine qu’à
mille lieues de terre et de mer, plus séparée de lui que par des abîmes
de vide.

Et alors il pleura. Ils pleuraient chacun de son côté. Guirand pleurait,
car enfin il l’aimait, sa Benjamine. Il ne voulait que son bonheur,
après tout. Et il se répétait cela, afin d’arriver à le croire,--parce
qu’il avait besoin qu’on le crût.

Un bon quart d’heure s’écoula ainsi.

Tout à coup il se releva, la face dure, ardente, les yeux injectés de
sang, et se rua sur la porte. Elle n’était pas faite, cette porte de
parade, pour résister à de violents assauts. D’un coup d’épaule, Guirand
la fit céder; et il se trouva en face de sa fille qui était là, debout,
pâle, indignée, frémissante.

A peine sa mère l’avait-elle quittée que Benjamine, dans un accès de
fièvre et d’énergie, s’était habillée en hâte, se répétant vingt fois,
tout bas, comme une enfant dans le délire: «Je saurai bien retrouver
Jean... c’est lui qui est mon mari... depuis toujours, vous savez!»

Guirand ne s’étonna pas longtemps. Il saisit les mains de sa fille. Elle
détourna la tête.

--Je t’en prie, je t’en supplie, fit-il d’une voix sourde... si avant
une heure tu n’as pas réintégré le domicile conjugal, nous serons demain
la fable des domestiques et, avant trois jours, la risée de tout
Paris... Songe à tout cela, ma Benjamine! Songe à nous!... Le mal que
j’ai pu faire involontairement est fait à présent!... Pourquoi
l’aggraver? M. de Courcieux est un galant homme!

A chaque mot, les deux fortes mains de Guirand pressaient celles de
Benjamine plus brutalement.

--Un peu de pitié!... Laissez-moi, dit-elle.

Elle lui échappa, courut vers son lit, s’y jeta, la face dans les
coussins, pour ne pas voir son père.

--Mais c’est de la démence! cria-t-il. Il faut avoir un peu pitié de
nous, toi, de ton côté!

L’égoïste féroce essayait, en pareil moment, d’apitoyer sa fille sur
lui-même...

Il reprit, allant et venant par la chambre:

--Est-ce que je peux te laisser? quel scandale veux-tu faire et à quoi
bon?... Voyons, tu ne peux pas vouloir ma chute publique! ma honte! je
ne sais plus que te dire, moi!... Tu n’es vraiment pas raisonnable! Mais
qu’attendais-tu donc, qu’espérais-tu de la vie, ma pauvre petite?
Quelles sottes idées t’a-t-on fourrées dans la tête?... Certainement tu
as le droit d’avoir un gros, très gros chagrin, mais il n’y a pas lieu
de te monter la tête à ce point...

Il s’arrêta devant Benjamine toujours étendue sur le lit, toujours
immobile comme une morte.

--Enfin, quoi? interrogea-t-il en criant avec prudence. Quoi? que
veux-tu?... Quoi? quoi? quoi?... Voyons, dis-le... j’arrangerai tout
pour le mieux.

Il entendit la voix étouffée de Benjamine qui sanglotait d’un accent
d’infini reproche:

--Oh! oh! mon père! mon père!

--Eh bien, quoi? quoi?

Il essaya de reprendre une de ses mains qu’elle retira vivement.

--J’avais tant de confiance en vous! Nous avoir trompés ainsi, tous! M.
de Courcieux et moi! Et Jean! Jean! mon pauvre Jean!

Guirand paya d’audace:

--Jean! mais puisqu’il t’a abandonnée, Jean!... abandonnée! trahie!

Benjamine, dans un sursaut, fut debout, face à face avec Guirand:

--Taisez-vous, mon père! N’essayez plus de mentir! L’abandon de Jean,
c’est votre œuvre! sa trahison, c’est la vôtre.

L’honnête homme fut, une seconde, embarrassé... il balbutia:

--Comment peux-tu croire?...

Mais l’enfant qui avait tenté de mourir, n’avait plus peur de rien. Elle
affrontait son accusé! Elle lui dit, tout d’une haleine, d’une voix
stridente:

--Oh! mon père! mon père! ne mentez plus. Jean est un honnête homme!
C’est par dévouement qu’il a si vite renoncé à moi quand vous lui en
avez exprimé le désir! C’est par délicatesse! Vous avez fait tourner ses
bons sentiments au profit de vos intérêts, contre lui-même! Il ne
pouvait rien contre vous! Vous m’avez mariée le plus tôt possible en me
mentant! Vous m’avez menti en paroles, vous m’avez menti en actions!...
Jean m’aimait, vous m’avez dit qu’il ne m’aimait pas! Jean n’est pas
allé de lui-même chez cette baronne! C’est vous qui avez jeté sur lui
cette horrible femme! Vous l’avez trahi, vous l’avez perdu!... il
n’était pas libre! C’est une honte!

Guirand comprit que les dénégations seraient vaines. A bout de course,
il reprit pied, et fit tête à l’adversaire:

--Eh bien, soit! dit-il nettement.

Elle demeura muette de surprise devant la simplicité de l’aveu.

Il insista:

--Soit, car aussi bien, le jour où tu rencontreras Montchanin, il est
capable de te dire comment les choses se sont passées...
Finissons-en!... J’ai fait tout ce que tu dis, mais j’étais dans mon
droit de père... Je n’ai songé qu’à faire ton bonheur.

Épuisée, elle s’assit sur le bord du lit.

--Vous m’avez tout pris, mon respect et ma confiance en mon père et en
ma mère, l’avenir, l’espérance, tout!... Comment vivrai-je maintenant?
et pourquoi? Tout me manque à la fois!... A qui parler, à qui me
confier? Étonnez-vous donc que j’aie voulu mourir! Ah! je le souhaite
encore!...

Il se remit à marcher de droite et de gauche.

Et il l’entendit qui murmurait bien bas:

--Et maintenant je suis mariée! mariée!... et j’en aime un autre!

Alors il la regarda et entre ses dents, il laissa échapper ces trois
mots:

--Elle est stupide!

Il haussa les épaules, regarda de nouveau sa fille, haussa de nouveau
les épaules et sortit de la chambre. Il avait entendu marcher dans le
grand escalier et deviné le retour de Céleste.

C’était elle, en effet.

--Il est en haut, dans le salon, dit-elle; il est très calme, très
froid, l’air un peu triste avec son sourire ironique... Va le voir vite,
il n’y aura rien.

--Que t’a-t-il dit?

--Nous n’avons pas eu le temps de causer chez lui. Il veillait, debout,
comme nous... Il réfléchissait, en fumant son éternelle cigarette. J’ai
pu seulement lui dire: «Amine chez nous, affolée, venez la reprendre. Il
le faut.»--Il m’a suivie en silence. Va vite, il est au salon.

--Au salon d’en bas?

--Non, en haut, je te dis, à côté de ta chambre.

Elle rentra chez sa fille.

Guirand se regarda rapidement au miroir, boutonna le col de son élégante
chemise de nuit, arrangea à peu près, en trois coups de main, le
désordre de sa tenue,--et cherchant une phrase de début, il entra dans
le salon où Courcieux, en l’attendant, se disait: «Ce père est un
monstre. C’est un produit bien curieux de leur _struggle for life_, loi
des instincts contre laquelle on avait précisément inventé la loi des
cœurs et des âmes, la règle d’amour, de pitié et d’idéal.»

Le sceptique en lui n’était pas trop étonné. Le croyant était ému.




V

LA PHYSIONOMIE D’UN HOMME VU DE DOS EST TRÈS EXPRESSIVE


La large baie du salon ouverte, encadrait un paysage de mer magnifique.

Le jour commençait à peine. Le ciel du matin, violacé, se répétait dans
les vagues ridées à peine. Découpée dans le cadre de la fenêtre, la fine
silhouette de Courcieux, debout, ne remua pas à l’entrée de Guirand qui
s’arrêta fort embarrassé de son personnage.

Courcieux, face à la mer, regardait, vers l’est, de larges bandes de
brume qui se superposaient, degrés gigantesques d’un escalier féerique
sur lequel ruisselait un lumineux tapis de pourpre.

Non loin de la côte, sur les eaux du golfe Juan, une ville noire
dormait, faite de quelques palais étranges qui, la veille encore,
n’étaient pas là. C’était l’escadre française. Entre les hauts palais
dentelés qui étaient les cuirassés, couraient des avenues d’azur frais,
où frissonnaient de blanches poussières d’eau.

Courcieux, qui tournait le dos à Guirand, semblait absorbé dans la
contemplation de ce spectacle. L’ancien officier de marine regrettait,
en ce moment, l’esclavage du service qui lui eut assuré, par delà les
horizons, une plus grande liberté d’âme.

Il songeait: «Le départ obligatoire, ce seraient les convenances
protégées, l’éloignement expliqué... Quel dommage!»

En ce moment précis, ce qui dominait en lui, c’était le lourd regret
d’être marié. Comme il n’était pas amoureux, il se disait seulement:
«Quel ennui! j’aurais pu être si heureux!... quelle assommante
histoire!»

Guirand regardait, d’un air stupide, le dos de son gendre. «Rien n’est
plus étrangement expressif qu’un dos», disent parfois les artistes.
C’est vrai; la physionomie d’un homme vu de dos est très parlante, en
restant très énigmatique. Les lignes, redressement ou affaissement,
demeurent en somme sujettes à interprétations précises mais incomplètes.
Guirand songeait: «Son regard m’expliquera tout de suite sa pensée...
Mais vu ainsi, il a l’air bien résolu! A quoi?»

La résolution était lisible non seulement dans la carrure et le port des
épaules, mais aussi dans les mains croisées derrière le dos. La main
gauche étreignait le poignet droit. La main droite tenait une cigarette
d’où s’échappait une fumée tranquille, bleue, qui sentait bon. Pas un
mouvement, aucune nervosité. Nulle impatience. Évidemment Courcieux
n’attendait rien. Son parti était pris. Tout le disait. Et Guirand, qui
n’était point sot, l’entendait fort bien. Le dos de Courcieux était donc
résolu. Mais à quelle résolution s’était arrêté Courcieux?

--Je vais le savoir.

Guirand fit un pas.

Courcieux se retourna. Guirand cherchait toujours sa phrase de début...
Il ouvrit la bouche. Son gendre étendit le bras, celui qui tenait la
cigarette--et ce geste signifiait que Guirand devait se taire. Il se
tut.

--Monsieur, dit Courcieux en le regardant fixement, et souriant d’un
sourire à la fois ironique, méprisant et navré,--monsieur, j’ai à
m’accuser d’une grande faute.

Guirand eut un haut-le-corps.

Courcieux continua:

--On n’épouse pas une femme dont on n’est pas amoureux. Cela est
contraire à la nature, comme on dit aujourd’hui, ce qui signifie: à la
volonté de Dieu. Je suis donc puni par où j’ai péché. Si j’avais aimé
votre fille, monsieur, j’aurais, avant le mariage, échangé avec elle des
paroles nécessaires; et, loyale comme je la vois, il n’y aurait eu ni
malentendu entre elle et moi, ni trahison possible de votre part. J’ai
donc eu tort.

Il porta sa cigarette à ses lèvres. Guirand entendit très bien que cette
cigarette ajoutait un petit commentaire aux paroles du marquis. Elle
affirmait une impertinence voulue. Elle parlait entre les lignes ou dans
les silences. Courcieux rejeta de ses lèvres dédaigneuses une fine fumée
odorante. Guirand ouvrit encore la bouche, mais Courcieux étendit encore
le bras. Guirand se tut.

--J’ai donc eu tort, disait Courcieux. J’expierai galamment le tort
grave dont je m’accuse. Mon excuse...

--Vous n’avez pas besoin d’excuse! s’écria lourdement le beau-père.

Courcieux haussa les épaules.

--Mon excuse, dit-il, c’est la recommandation que me fit, à son lit de
mort, ma mère vénérée. Elle connaissait votre Benjamine, «âme de pureté,
de loyauté, âme de cristal», m’écrivait-elle. Et en ceci, je le vois,
j’en veux être sûr, ma mère ne s’est pas trompée.

--Benjamine est un ange, affirma Guirand.

Ses jambes fléchissaient. Il aurait bien voulu s’asseoir, mais ce diable
de Courcieux avait une manière de se tenir debout devant lui qui ne
permettait aucune aisance à l’armateur désolé.

--C’est une femme, dit Courcieux, une vraie, à ce qu’il me semble, avec
un cœur aimant et fidèle. Et c’est un grave malheur pour moi,
ajouta-t-il, de n’être pas aimé d’elle... Ma mère, monsieur, connut, il
y a un an, une demoiselle Guirand dont elle croyait le cœur parfaitement
libre, et il fut alors question, entre ma mère et vous, de notre
mariage. La proposition vint de vous.

--C’est bien cela, dit Guirand, qui s’était adossé à la cheminée, et qui
regardait obstinément le parquet. C’est bien cela. Mme la marquise de
Courcieux, à cause de ma situation à la Chambre, voyait à ce mariage un
intérêt de parti...

--Intérêt probablement illusoire, dit Courcieux avec calme et toujours
souriant--car, à cette heure, j’ai le droit de douter de vous tout
entier, monsieur, de votre avenir, de votre influence et de vos chances
politiques. Êtes-vous sûr qu’on réussisse jusqu’au bout par les moyens
de déloyauté?

Au mot de déloyauté, Guirand avait tressailli; mais Courcieux l’avait
prononcé sans le souligner, couramment, comme un mot juste et simple,
mis à la place voulue, et auquel il n’y a pas lieu de rien objecter.

--Monsieur le marquis! dit Guirand, qui crut devoir esquisser un
haut-le-corps d’indignation...

--Monsieur Guirand? dit Courcieux.

Ils se turent. Leur silence parut très long à Guirand.

--Vous êtes donc parvenu, avec l’aide de quelques amis, reprit le
marquis, à faire croire à ma mère que votre modérantisme républicain
servirait notre cause de royalistes libéraux. Votre arrivée au pouvoir
était certaine, disait-on, mais vous ne pourriez vous y maintenir que
grâce à l’aide des droites. Le mariage de votre fille avec le marquis de
Courcieux deviendrait le symbole et le gage d’une alliance politique des
plus heureuses pour la France. Votre succès, votre élévation au pouvoir,
nous épargneraient, retarderaient tout au moins la victoire de nos
adversaires les plus redoutés... Et comme Mlle Guirand était une bru
digne de ma mère, cet arrangement nous parut honorable à tous les points
de vue.

--J’ai donc voulu tenir mes promesses, dit vivement M. Guirand... La
patrie...

--Pas de grands mots, interrompit sèchement Courcieux. La patrie, quand
il lui plaît, demande aux pères le sang des fils, mais jamais la honte
et le martyre des filles... Votre fille, avant de me connaître, aimait
loyalement un jeune homme qui, de son côté, l’aimait. Et cela, c’était
déjà un mariage selon Dieu. Or, sachant cela, vous m’avez marié, moi, à
votre enfant qui n’était plus libre... Ce cœur-là n’était plus à vous et
ne devait pas être à moi. Bref, vous m’avez livré, par devant notaire,
un bien qui ne vous appartenait pas.

Il s’arrêta, sourit, regarda fixement Guirand, de son œil bleu clair, et
dit:

--Eh bien, ça n’est pas très joli, ça, monsieur Guirand!...

--Je vous assure... balbutia Guirand.

--Ne m’assurez rien et concluons.

--Oui, c’est cela, concluons, dit Guirand, pressé.

Son interlocuteur devint grave et reprit:

--Madame de Courcieux va rentrer chez elle, à l’instant, il le faut.

--A la bonne heure! dit Guirand soulagé... mais, mais... elle s’y
refusera.

--Elle ne s’y refusera pas, dit Courcieux, d’un ton d’autorité décisive.
Elle ne pourra pas s’y refuser, quand je lui aurai parlé.

--Qu’allez-vous lui dire?

Courcieux lança sa cigarette par la fenêtre.

--Que le divorce nous est impossible; outre qu’il n’est pas admis par
nous, il révélerait ce que nous devons tous cacher. Je n’entends être ni
un mari ridicule ni un mari tragique. Je vais dire à la marquise de
Courcieux, ma femme, que j’ai pour elle la plus profonde, la plus
attendrie, la plus apitoyée des estimes; qu’elle n’a rien à craindre de
moi; que je respecte la liberté de son cœur, mais que j’espère que son
cœur ne tardera pas à venir librement à moi; et que je lui confie, en
attendant, l’honneur de mon nom. Je lui dirai encore, monsieur, que je
suis votre victime avec elle et comme elle, et que je la plains, elle
surtout et avant tout; qu’elle n’a plus un protecteur en vous, puisque
vous l’avez trahie, mais qu’elle en a un, ferme et sûr, en moi, et en
moi seul.

La porte s’ouvrit brusquement. Amine parut, précédant sa mère.

--Monsieur le marquis, dit-elle, j’ai entendu vos dernières paroles; je
suis prête à vous suivre. Je me confie à vous.

Courcieux jeta un vif regard sur Guirand dont la mine piteuse le fit
tristement sourire.

--Madame, dit Courcieux, en s’inclinant d’un air de profond respect
devant sa femme, je vous remercie. J’étais sûr de vous. Mme Guirand
voudra bien vous accompagner à l’instant chez vous.

Les deux femmes sortirent. Le soleil n’était pas levé encore.

--Vous devez sans doute tenir beaucoup, dit Courcieux à Guirand, tout en
tirant de son étui une de ses fines cigarettes d’Orient, vous devez
tenir à savoir quels seront nos rapports à l’avenir? Rien n’est changé,
parce que rien ne doit l’être. Suivez vos intérêts, monsieur, en tâchant
de servir les nôtres. Ce sera votre excuse, peut-être votre pardon. Le
monde doit ignorer notre drame intime. La nécessité où je suis de
protéger l’honneur de mon nom contre le ridicule vous sauve de tout.
Servez-nous, si vous pouvez, et je vous y aiderai, mais souvenez-vous
que toute patience a des limites.

--Vous me rendez la vie! s’écria Guirand.

Et il s’avança vers Courcieux, les deux mains tendues.

Courcieux regarda froidement ces deux mains ouvertes qui étaient
grosses, larges, courtes, velues; il parut les juger en chiromancien
gouailleur, et prononça, presque gaîment:

--Ah! ça, non, par exemple!

Il s’éloignait. Guirand regardait ce dos--très expressif, très
significatif d’on ne sait quel dédain qui défiait toute épithète.




TROISIÈME PARTIE




I

LES RÉFLEXIONS DE M. DE COURCIEUX


De retour chez elle avec sa mère; couchée et demeurée seule dans sa
chambre tristement nuptiale, Benjamine avait de nouveau pleuré beaucoup,
puis elle s’était dit: «Il sera bon, il sera indulgent, je n’ai rien à
craindre», et elle avait fini par s’endormir du lourd sommeil qui suit
les douleurs trop grandes.

Quand Céleste était rentrée chez elle, Guirand aussi dormait, la
conscience enfin satisfaite.

Et pendant que, vite consolée, Mme Guirand se disait: «Ça passera plus
vite qu’on ne croit», Courcieux s’interrogeait: «Que ferai-je demain et
après-demain? Quel est le parti le meilleur? Je ne veux être ni ridicule
ni tragique. C’est entendu. Comment donc sortir de là?» Il se répondit:
«Je serai bon.»

Et cela lui semblait assez facile parce que la pauvre Benjamine était
bonne et charmante.

Puis, à force d’examiner une à une toutes les idées que lui suggérait sa
situation, il en vint à se demander si Benjamine était aussi charmante,
aussi bonne qu’elle le paraissait.

--«Comment se fait-il qu’elle soit la fille de ce Guirand et de sa
femme? Je sais bien... l’institutrice... Mlle Lireux. Mais Mlle Lireux a
pu faire, par l’éducation, une personne bien élevée, elle n’a pu
modifier la nature, la race même de cette personne. Ses parents, vus à
une certaine distance, peuvent faire et font illusion. Ma pauvre chère
mère s’est trompée sur eux: pourquoi ne se serait-elle pas trompée
également sur la fille? Ces deux erreurs se tiennent, se complètent. Qui
sait si la situation où maintenant se trouve celle qui porte mon nom,
sans être encore ma femme, ne va pas être l’occasion qui déterminera
l’apparition de son vrai caractère insoupçonné jusqu’ici? Toute jeune
fille, je le sais, est un mystère. Toutes cachent sous une même attitude
de convention (c’est en quelque sorte leur profession même) l’essence de
leur caractère déjà formé, déjà présent, et parfaitement invisible. Les
âmes d’ange et les âmes de monstre sont là, masquées, sous des visages
aux traits différents mais tous frais et charmants, roses et lis, cils
baissés, regards clairs...

«Cette Benjamine est-elle aussi sincère qu’il m’a semblé? Qui sait? Que
veut-elle? Veut-elle sa liberté... complète? Croit-elle l’assurer ainsi?
Cherche-t-elle à m’imposer un rôle?... Quelle folie à moi! rien n’est
plus sincère que sa douleur... mais alors pourquoi n’a-t-elle pas
résisté à son père? Eh! mon Dieu! parce qu’on peut affoler une enfant...
Elle me l’a dit elle-même... elle a perdu la tête. Elle n’avait jamais
eu à lutter contre une volonté... et une volonté d’homme et de père!...
Elle a subi une vraie suggestion, elle a l’air si frêle, elle est si
pâle! Elle n’est pas responsable... soit; mais il reste d’autant plus
certain qu’il faut se méfier, avant qu’il soit trop tard, de la fille de
Guirand. Je suis marié «sur le papier»--c’est déjà trop. Ma faute à moi,
je dois me le répéter, c’est de m’être marié sans amour... eh bien,
aujourd’hui c’est cette faute qui sera mon salut: mon cœur est libre;
mon esprit, mon jugement sont libres. C’est un grand bien; j’attendrai
sans impatience le second mariage, le définitif, celui justement que,
pour l’instant, elle refuse; il faut ne le consentir moi-même que
lorsque je serai sûr de la qualité de cette âme. Avoir pour fils des
Courcieux qui seraient des Guirand, merci! Il faut que je sois sûr que
Benjamine est une âme affranchie, anoblie, belle et pure... Tu
attendras, mon garçon, et tu feras bien. Et comme elle paraît le désirer
beaucoup, son intérêt et ta politique sont d’accord.

«Politique de galant homme; c’est la mienne. Je m’y tiendrai.»

Et tout d’abord, Courcieux, le lendemain, annonça à sa femme qu’il
désirait partir avec elle, le soir même, pour Paris.

--Cela vous convient-il, Benjamine?

--Je ne demande pas mieux, dit-elle.

Les Guirand furent avertis; ils vinrent dire adieu à leur fille.

Benjamine souffrit, en les revoyant, du jugement tout nouveau qu’elle
portait sur eux. Elle les jugeait tels qu’ils étaient: des égoïstes, des
hypocrites qui l’avaient sacrifiée à leurs ambitions. Cependant elle
aimait sa mère avec cette tendresse éplorée, ce besoin de protection qui
lui avaient fait chercher asile auprès d’elle. Elle la remercia avec
effusion, mais la vue de son père lui fut pénible. Celui-là, c’était
l’ennemi.

Guirand crut devoir jouer les pères nobles.

Adossé à un bahut, d’un air très grave, il se mit à tourmenter sa chaîne
de montre, et, tandis que Céleste causait avec Courcieux, il dit à
Benjamine:

--Je ne sais, mon enfant, si tu comprends bien tes nouveaux devoirs...
Il y a ici une question de probité... Tu t’es engagée solennellement à
être la femme de ton mari. Tu ne peux pas avoir enchaîné la liberté d’un
homme,--songes-y--sans être résolue, par compensation...

Benjamine l’interrompit. Elle avait relevé la tête: elle fixa sur lui
son œil bleu, où il ne vit aucun égarement cette fois, mais une
assurance glacée:

--M. de Courcieux, dit-elle, plaidera sa cause auprès de moi mieux que
vous, mon père, soyez-en sûr... et permettez-moi d’ajouter que je désire
ne plus recevoir de vous--jamais--ni ordres ni conseils. Je vous ai
donné, en une seule fois, toute mon obéissance et toute ma confiance. Ce
fut trop, je ne vous dois plus ni l’une ni l’autre.

Courcieux, entre deux phrases de Céleste, entendit cette déclaration et
ne sut s’il devait s’en réjouir. «Tiens! se dit-il, il y a une volonté
calme dans cet être exalté et frêle! Cela sera-t-il contre moi ou pour
moi? Elle est donc faible et forte à la fois... Décidément il faut
attendre... et ne juger qu’à bon escient.»

Quant à Guirand, il demeura pétrifié.

--C’est donc une femme, cette fillette! pensa-t-il... Eh bien, qu’elle
se débrouille avec son mari... je ne me mêlerai plus de leurs affaires.

Il se tourna vers Céleste d’un air qui signifiait: «Partons-nous?»

Et ils rentrèrent chez eux.

Le soir, Courcieux et sa femme partaient pour Paris. On eût dit, à les
voir, que rien d’étrange ne s’était passé entre eux.




II

BENJAMINE LIT SULLY-PRUDHOMME


C’était pour lui-même à présent que Courcieux désirait ne pas précipiter
les événements.

Aussi, dès leur arrivée à Paris, s’était-il fait une vie personnelle,
très indépendante. Il ne voyait guère sa femme qu’aux heures des repas.
Elle faisait et recevait des visites. Benjamine eut très vite, elle
aussi, une vie à part.

La saison d’été n’était pas très favorable aux projets de Courcieux.
Mais où aller? Ce qu’il fuyait, c’était la solitude. Partout ailleurs
qu’à Paris, ils eussent été trop seuls en face l’un de l’autre ou bien,
à la campagne, chez des amis, entourés au contraire de trop de témoins.

Parmi les absents de Paris, Courcieux regrettait surtout son oncle, le
frère de sa mère, le duc de Méribault, avec lequel il eût causé
volontiers. Le duc était, avec ses deux filles et ses gendres, dans son
château de Touraine. Mais il y avait à Paris des attardés et des
capricieux; et puis, il y avait des théâtres et des clubs; des
distractions.

Courcieux semblait, auprès de Benjamine, un frère attentif, indulgent et
gracieux. Il lui faisait à tout propos de menus cadeaux, parures, objets
d’art, livres surtout. Et, dans leurs conversations sur le roman à la
mode, il épiait l’opinion de Benjamine, l’éprouvait sur la sienne
propre, comme un métal sur la pierre de touche. Et il trouvait toujours
des traces d’or pur.

Cependant, chaque fois qu’il se montrait involontairement un peu plus
tendre qu’à l’ordinaire, il surprenait chez elle une légère crispation
de la bouche. L’œil devenait fixe. Ces signes arrêtaient la galanterie
du mari. Il se disait: «La malade n’est pas guérie. Le coup de folie est
toujours à craindre.» Et comme il avait ses raisons personnelles pour
attendre, il y retournait aussitôt, puis sortait pour rendre visite à de
moins sombres visages.

Il en vint à croire qu’elle se considérait comme condamnée au veuvage
dans le mariage, parce qu’elle avait reconnu que décidément, elle aimait
l’autre, ce Montchanin, de l’amour qui est le vrai parce qu’il ne peut
être qu’unique. Son âme s’était donnée et ne se reprendrait pas.

Une telle fixité de sentiment, défendue par l’idée fixe de la mort,
faisait de Benjamine une malade touchante, digne, à ses yeux, de tous
les ménagements et de tous les égards.

Trois mois s’étaient écoulés ainsi et rien n’était changé entre eux.
Alors il eut un peu de dépit.

--Ma foi! se dit-il, c’est donc une manière de religieuse? Si cette
condition lui plaît, qu’elle la défende. Je n’y peux rien. Ce Montchanin
est à tous les diables. Puisse-t-il y rester! S’il en revient, parbleu,
je l’y renverrai!... Suis-je amoureux d’elle? Non; alors, que m’importe!

Un soir pourtant, le caprice lui vint tout à coup de reprendre la lutte.

Il se dit sans autre réflexion: «Amoureux ou non, je vaincrai!» Et, en
passant derrière la chaise où elle était assise et lisant, il s’était
incliné vers elle, mais quand sa fine moustache avait effleuré le cou de
la jeune femme:

--C’est un beau poète que Sully-Prudhomme! avait-elle dit simplement.

Vexé, il avait répondu:

--Est-ce une découverte que vous venez de faire?

--Oui, dit-elle, c’est le poète des amours douloureuses.

Il y eut un lourd silence.

--J’ai beaucoup réfléchi depuis trois mois, monsieur, dit-elle enfin. Et
je vous conjure de m’écouter avec pitié.

Il fit un mouvement. Elle lui parlait sans le regarder, n’osant pas. Ses
regards baissés s’attachaient à une fleur du tapis.

--Ne croyez pas, dit-elle, que je n’apprécie point la noblesse de votre
conduite... je la vois, je la comprends, je la juge... Je vous vénère...
je voudrais vous baiser les mains.

Il eut un mouvement découragé. Il ne dit rien.

Elle reprit:

--Mais réfléchissez à ceci, monsieur. Tant qu’une image étrangère se
glisse entre nous, que penseriez-vous de moi si je vous mentais, en vous
laissant croire qu’elle s’est effacée à mes yeux?--et surtout que
penserais-je de moi-même? Ce que je préférerais aujourd’hui, c’est un
couvent! Une de ces retraites conviendrait tout à fait à mon caractère
et à mon remords. Oui, à mon remords, car je me condamne, sachez-le. Je
sens bien que, si ma pensée est innocente, ma situation est coupable. Et
à présent que je vous ai expliqué l’état de mon cœur, que dois-je
faire?... Je me soumets, ordonnez; et quel que soit l’ordre, j’obéirai.
Vous êtes le maître.

Il la considéra un instant en silence. Elle était jolie, et son émotion
la rendait désirable; mais, en beau joueur, il voulut ne la tenir que
d’elle-même. Son orgueil ne s’accommoda point de la soumission d’esclave
qui lui était offerte. Il voulait son cœur, son consentement, et il
jugea que, pour les conquérir, rien ne pouvait le servir mieux que sa
volonté de les attendre.

--Madame, répondit-il, je ne désire rien tant que d’être un jour aimé de
vous.

Elle leva sur lui un regard très doux.

Il reprit:

--Outre que la séparation entre nous serait fâcheuse aux yeux du monde,
un couvent vous serait un peu sévère. Ma maison vous sera plus douce...
Elle saura vous sourire. Mais ce n’est pas moi qui suis le Maître de
l’heure...

Il lui baisa la main et sortit, mais il avait jugé, cette fois, que la
noblesse même des sentiments de Benjamine était l’obstacle entre eux,
infranchissable, au moins pour le moment.

Jusque-là il avait été sensé, mais ce soir-là il pécha peut-être par
excès de fierté. Peut-être laissa-t-il passer l’heure où la petite Amine
eût aimé le maître qu’elle respectait.

Dès lors, il ne songea plus à se défendre contre le sourire des femmes
qui sourient aux impertinences. L’ancien Courcieux reparut dans les
endroits où l’on s’amuse. L’honnête don Juan qu’il avait été se dit:
«Pour une fois que j’aurais le droit d’accepter les faveurs d’une
honnête femme,--la mienne,--non, vrai, pas de chance! C’est trop
bête!... A moi les autres!»

Deux semaines ne s’étaient pas écoulées, que Benjamine avait résolu de
revenir d’elle-même à son mari.

La générosité de Courcieux, avait-elle pensé, méritait qu’elle fît un
effort décisif contre ses propres sentiments. Était-elle bien sûre de
n’être pas simplement, comme le lui avait dit son père, une petite
romanesque? Sa situation était par trop exceptionnelle. Sa fidélité à un
absent qui ne paraissait pas se soucier d’elle, n’était-elle pas
coupable?

Elle brisait la vie de Courcieux.

Son directeur de conscience, à qui elle s’était décidée à soumettre ses
incertitudes, lui dit: «Votre devoir est simple, soyez la marquise de
Courcieux.»

A ce moment, Courcieux, de jour en jour moins préoccupé de sa femme,
faisait une cour endiablée à une femme du monde, de celles dont le
charme est, paraît-il, irrésistible. Benjamine, un soir, dit à son mari,
qui s’apprêtait à sortir:

--Voulez-vous m’accorder cette soirée?

--Pour lire du Sully-Prudhomme? dit-il, en souriant de son grand air
ironique et dédaigneux, qu’il avait décidément repris.

Il ne vit pas que les yeux de Benjamine, si doux à l’ordinaire, et
pleins de tendre prière une seconde auparavant, lançaient un éclair de
fierté.

Elle ne répondit rien.

Il sortit. Ils avaient, à tout jamais, peut-être, manqué le bonheur de
leur vie.

Elle avait parfaitement deviné quel genre de distraction l’appelait au
dehors. Elle se dit bien que c’était sa faute à elle et cependant elle
lui en voulut un instant! Ne valait-elle pas un regret plus prolongé?
N’était-elle pas une conquête digne de plus de patience et de courage?
La réponse était facile; elle se la fit: «Oh! c’est qu’il ne m’aime pas
plus que je ne l’aime!... nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. Il
ne m’aimera jamais.» Le malentendu s’aggravait.

Elle entendait souvent comparer, dans les bavardages de salon,
l’adultère des hommes et celui des femmes. Elle n’avait aucune
expérience. Elle acceptait cette ineptie pour vérité. Rien ne pouvait
lui faire comprendre que l’homme ne résiste guère à certains appels et
que, à moins de s’être de bonne foi consacré à Dieu ou à une idée, il
répond fatalement aux sollicitations des belles capricieuses lorsqu’il
n’a pas chez lui l’amour qui ne passe point. Elle se figura même un
moment que son mari, homme à élégantes bonnes fortunes, serait resté,
quand bien même elle l’eût aimé, un débauché incapable de lui être
fidèle. Sans savoir le fond des choses, de bonnes amies la plaignirent
et, pour la consoler, lui contèrent maintes histoires du passé de
Courcieux, et aussi du présent.

--Votre mari, ma chère? Lauzun et Richelieu! plus dédaigneux même,--je
vous assure. Il avait _l’adieu_ inexplicable. Il est légendaire pour ça.
Ses maîtresses? Il les jetait aux oubliettes comme des poupées de
chiffons: «Je pars pour la Chine, madame.--Mais vous reviendrez?--Oh!
jamais.» Il saluait et tout était dit.

La petite baronne, qui partait pour Londres, vint la voir et lui tint ce
discours:

--Et dire, ma chère, que vous auriez pu épouser Montchanin!... On me l’a
prêté, celui-là, par parenthèse... oui, oui, votre père lui-même. C’est
vrai qu’il m’a fait la cour, Montchanin, mais du bout des dents; je n’ai
pas eu à me défendre... Pauvre petit! Aucune envie de mordre. Il avait
le cœur trop plein de vous. Il a dû partir parce qu’il vous adorait.
C’est stupide, mais c’est comme ça. Par délicatesse, mon Dieu, oui! Il y
a encore de ces enfants-là. Vous étiez riche. Il n’avait rien. Il s’est
brisé le cœur et vous a quittée par amour! C’est chic, ça, hein?... Vous
ne savez pas? j’ai de ses nouvelles, directement... Eh bien, sa lettre
est pleine de vous... l’impertinent!--«Que fait madame de Courcieux? que
dit-elle? que pense-t-elle? est-elle heureuse... au moins?» Cet _au
moins_, c’est tout un monde.

Alors Benjamine se remit à penser beaucoup à son petit compagnon de
jeux. Elle revit tout leur passé enfantin. Elle crut plus d’une fois, en
rêve, sentir sur sa lèvre le souffle de son ami Jean,--qu’elle avait
respiré, un soir de printemps sur la terrasse de la villa des Myrtes. Il
faisait doux alors. Il y avait donc autre chose au monde que le club
pour les hommes, le bal pour les femmes, le mariage qui enchaîne l’un à
l’autre deux êtres dont les âmes se repoussent?... Elle rêvait ainsi,
partout. Elle portait dans le monde sa pâleur maladive et mystérieuse,
son regard voilé, fixé sur de l’absence! un songe virginal d’épouse
ennuyée!

Courcieux, cherchant des distractions, empêtré dans les filets d’une
coquette,--d’autant plus acharné aux choses de l’amour défendu, qu’il
avait passé tout près de l’amour permis sans pouvoir y toucher,--ne
voulait plus rien savoir d’Amine.

--Ma femme? une sainte! Ma mère avait raison. C’est la femme qu’il me
fallait!

Il disait cela parfois avec son sourire énigmatique où l’ironie se
laissait lire sans s’expliquer.

Il la voyait vivre dans sa maison de cristal et s’étonnait, songeant:

--Après tout,--il y a des femmes qui ne sont pas faites pour le mariage.
Elles devraient bien ne pas se marier, par exemple!

Montchanin,--son ambassadeur étant absent,--eut à négocier une affaire
difficile; il eut une réplique qui décida, en faveur de la France, du
résultat d’une grave affaire. Les journaux furent unanimes à louer sa
présence d’esprit et son énergie.

Benjamine l’apprit et s’enorgueillit pour lui:

«Cela ne fait de mal à personne, que je pense à lui. Mon mari sait mon
sentiment. On ne fait pas ce qu’on veut de son cœur. Le cœur est libre.
Jean n’est-il pas le seul homme que j’aimerai? Mon mari a ses
maîtresses. Moi... j’ai un rêve. L’adultère, ce serait mon mari...»

Montchanin pouvait venir.




III

LE RETOUR DE JEAN MONTCHANIN, DIPLOMATE PROFOND


Il fut envoyé à Paris, par son chef, pour rendre compte d’un grave
conflit au ministre des Affaires Étrangères.

Déjà ce n’était plus le Montchanin d’autrefois. Il était autre, et les
raisons premières de ce changement, c’était précisément son aventure
avec Benjamine, le mariage de sa petite amie d’enfance, la façon dont
Guirand avait conduit cette affaire, et aussi la manière dont lui-même,
Montchanin, s’était fait payer son renoncement et son départ.

Un matin, peu de jours après sa promenade à bord du _Cygne_, Jean
Montchanin s’était éveillé tout transformé. Il ne voyait plus les choses
sous le même angle, il avait évolué.

--Imbécile, s’était-il dit, je croyais, malgré tout ce qu’on raconte, à
l’amour, à la fidélité, à la durée des bons sentiments, à la vertu des
femmes, à la loyauté des hommes, même des hommes politiques! Et
cependant, en quittant Benjamine, que je croyais aimer, j’ai passé, avec
cette petite baronne, une drôle de soirée en mer. Et son mari! quel
drôle de mari! Rien ne l’étonne et il n’étonne plus personne. Il est
cependant bien extraordinaire. Je lui dois beaucoup, à la petite
baronne. «_Elle savait la vie et me l’a fait connaître!_» C’est
charmant. J’entends encore sa voix jolie me dire: «Mon cher, ne manquez
jamais une occasion. Laissez cela aux imbéciles. La vie est courte et
les roses sentent bon.» Et m’en a-t-elle appris, sur les uns et sur les
autres, de ces bonnes histoires que d’abord je ne croyais pas vraies!
Mais le moyen de douter, quand une femme vous dit, au risque de votre
mépris: «J’y étais, j’en étais; je fus l’héroïne, ou: je fus la
complice.» Donc, vivons en joie le plus possible. Les petits enfants
d’aujourd’hui savent que, dans la vie, il faut pousser le voisin, le
faire tomber et lui passer sur le corps, si l’on veut arriver. A quoi? à
jouir. Tout le monde pousse, bouscule, écrase... et ment. Écrasons,
bousculons, poussons et mentons. Montchanin, ta fortune est faite!...
Ainsi, j’étais hier naïf ou niais au point de croire que, honnête et
pauvre, on est aimé comme ça, là, tout de suite, par une héritière, et
que, si elle vous accepte, ses parents se hâteront de servir sa bonne
volonté! On n’est pas plus bête. Il a dû joliment rire de moi, Guirand,
ou plutôt non, il s’est dit: «Jean est un malin. Sachant bien qu’il
n’épouserait pas, il m’a menacé de son soi-disant amour pour Benjamine,
afin de se faire payer son renoncement. Bien joué, mon garçon; je
paierai!» Et il a payé; il a de l’esprit. Quant à elle, un sourire, une
larme, une émotion d’adieu, un baiser...--et, après, «bonsoir! je serai
marquise!» Tout cela n’est pas très beau, je le reconnais, mais c’est ça
la vie... A ma place un amoureux de roman aurait dit au père: «A partir
de ce jour, je ne veux rien de vous»... Je t’en fiche! J’étais bien trop
heureux d’obtenir, comme compensation, un poste avantageux, en passant
par-dessus les camarades!» Et maintenant, jugeons de tous les autres...
par nous-mêmes. Conclusion: je vois comment on arrive; c’est par les
femmes; aussi bien par celles qu’on vous refuse que par celles qu’on se
donne... Montchanin, ta fortune est faite; merci, baronne!»

    Hercule, fatigué de sa tâche éternelle,
    S’assit un jour, dit-on, entre un double chemin;
    Il vit la Volupté qui lui tendait la main,
    Il suivit la Vertu qui lui sembla plus belle.
    Aujourd’hui rien n’est beau, ni le mal, ni le bien;
    Ce n’est pas notre temps qui s’arrête et qui doute;
    Les siècles, en passant, ont fait leur grande route
    Entre les deux sentiers dont il ne reste rien.

Jean Montchanin n’était pas Hercule et il n’avait pas derrière lui une
«tâche éternelle». Tant d’hommes faits, après avoir longtemps suivi le
chemin choisi par Hercule, se ravisent un beau jour et reviennent sur
leurs pas, en prenant par des raccourcis, pour rejoindre la route des
voluptés et des vices,--qu’on ne saurait s’étonner de voir un jeune
homme mal choisir dès le départ. Le dépit est un méchant conseiller.
Jean l’avait écouté et lui avait obéi. Il disait maintenant: «La vie, je
la connais!»

Tel était le Jean Montchanin qui entra, un après-midi d’automne, à
quatre heures, dans le salon de la marquise de Courcieux, un jour où
elle ne recevait pas. Il entrait plein de curiosité, de trouble aussi.
Apportait-il des résolutions d’honnête homme? Honnête, il ne fût pas
venu. L’aimait-il? S’il l’eût aimée pour elle, il ne fût pas venu. Et il
accourait, poussé par la force irrésistible qu’on a tort de nommer
amour.

Elle se leva toute droite, pâle, toute pâle. Il s’apprêtait à dire:
«Madame...»

--Jean! dit-elle, une main sur son cœur qui battait à rompre.

--Benjamine!

Jetant là son chapeau sur le canapé, il l’entoura de ses bras, parce
qu’elle défaillait. Elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Jean.
Elle ferma les yeux. Elle se crut transportée dans le parc des Myrtes,
cinq mois auparavant.

--Jean! dit-elle encore.

Il la regardait, éperdu.

--Jean! Jean! Jean! disait Benjamine.

Elle sentait fondre en elle son cœur. La peine, l’angoisse, l’ennui,
dans lesquels elle vivait depuis cinq mois, s’évanouissaient dans sa
mémoire. Il lui sembla qu’elle entrait dans une atmosphère, inconnue à
la fois et retrouvée, de paix, de délice, d’oubli, de molle douceur et
de joie profonde. Son être baignait dans une extase. Et cette émotion
infinie donnait à sa voix quelque chose de lointain et de subtil qui
pénétrait le cœur du jeune homme. A ce moment, il n’était plus ni bon ni
mauvais. Il avait vingt-cinq ans. Un rayon de soleil traversait de
grandes orchidées qui se pâmaient, penchées par-dessus le large disque
évasé d’une coupe de cristal. Il vit ces fleurs, en regardant
machinalement autour d’eux s’ils étaient bien seuls, si la porte était
bien close. Aussitôt ses yeux revinrent à ce visage pâle, pâmé comme les
fleurs qu’il venait d’entrevoir; ses regards buvaient les lèvres
frémissantes de Benjamine qui répétait, sur un ton qui s’en allait
toujours plus mourant: «Jean! Jean! Jean!» Pour tous les deux, tout ce
qui n’était pas eux fut aboli. Ce fut la suite naturelle du premier
baiser qu’elle lui avait donné... Au moment précis où elle sentit les
lèvres de Jean effleurer les siennes, puis s’y poser, tout ce qui
s’était passé depuis leur premier, leur unique baiser, ne compta plus
pour rien. Fiançailles, mariage, désespoir, désir de mourir,--tout cela
n’avait pas été.

Le baiser d’adieu et le baiser de retour se rejoignirent pour n’en faire
qu’un. Le temps intermédiaire disparut, anéanti, emportant avec lui les
réalités. Ils se sentirent noyés dans un bonheur qui était un songe.

--Adieu! partez! dit-elle...

Brusquement, elle le laissa seul, étonné, abasourdi, se demandant ce
qu’il devait penser de «l’aventure», car il appelait cela une
aventure... Lentement, il prit son chapeau, le brossa de la manche, et
sortit en songeant:

--Elle avait raison, la baronne!

Quand le marquis rentra, Benjamine lui fit dire qu’elle ne pourrait pas
descendre à la salle à manger. Il demanda à la voir. Elle lui fit dire:
«Excusez-moi; demain.»

Enfermée dans sa chambre, elle ne se coucha point. Elle réfléchissait,
l’œil fixe, un peu égaré, l’esprit tendu, essayant de trouver une
solution honnête au problème coupable de sa destinée.




IV

UNE CONSCIENCE


Elle n’avait pas eu à se donner, puisqu’elle était à lui.

Et cependant, tout d’abord, le songe à peine achevé,--elle avait fui.

Seule dans la chambre, elle pleura longtemps, incapable de réflexion.
Quand ses larmes furent épuisées, elle ne trouva en elle qu’une pensée,
une seule: revoir Jean, le plus tôt possible, être à lui pour jamais,
n’être qu’à lui, partir avec lui.

Mourir? cette fois, elle n’y songea pas un instant. Pourquoi cinq mois
auparavant avait-elle voulu mourir? Parce qu’on l’avait séparée de Jean;
mais à présent, à quoi bon? Elle n’en eut pas un instant l’idée. Chose
étrange, quand elle pleurait tout à l’heure, il lui semblait que tous
les regrets à la fois, tous les remords, toutes les désespérances se
pressaient confusément en elle, se heurtant dans son cœur, dans son
esprit. Il lui semblait que plus tard, quand elle pourrait voir clair
dans ce chaos, elle ne supporterait pas son mépris pour elle-même.

Et rien de tout cela n’arrivait. Elle voulait revoir Jean, c’était tout.

La veille encore, elle était résolue à subir enfin sa destinée avec un
sourire. Elle tâchait de comprendre son devoir, qui était de donner à
son mari le bonheur régulier... Avait-elle vraiment songé à ce
devoir-là? On l’eût bien étonnée en le lui rappelant.

Une femme avisée se fût dit tout de suite que l’heure était venue de se
rapprocher de l’époux. Elle eût jugé cette politique nécessaire, elle
eût trouvé cette habileté légitime. L’enfant qu’était Benjamine n’eut
pas à repousser cette pensée qui ne lui vint pas.

--J’étais à Jean. Je suis à lui. C’est ma vraie destinée. J’irai,
demain, le rejoindre. Pour expliquer mon départ ici, je laisserai une
lettre. C’est tout simple.

Elle se rappela que Montchanin lui avait dit qu’il avait gardé, comme
pied-à-terre, à Paris, son petit logement d’étudiant, qu’elle
connaissait pour y être allée avec son père.

Jean lui avait répété deux ou trois fois qu’il resterait chez lui, pour
elle, le lendemain matin. Eh bien, elle irait, elle le devait. Elle
trouvait cela tout simple.

Il n’y avait pas d’autre issue à sa situation nouvelle.

Qu’elle n’allât pas retrouver Jean, non, cela n’était pas possible
puisque Jean était son mari... Ils partiraient ensemble pour l’étranger.
Il fallait donc qu’elle préparât tout de suite quelques menus objets
qu’elle voulait emporter.

Elle quitta son fauteuil, ouvrit des tiroirs, réunit quelques-uns de ses
bijoux préférés, ceux qui lui avaient été donnés par sa mère. Elle prit
tout l’argent qu’elle avait, beaucoup. «Avec cela, pensa-t-elle, on n’a
pas besoin de s’embarrasser de malles... On trouve partout du linge, des
vêtements. Nous verrons, plus tard, à nous faire envoyer par ma mère
tout ce qu’il me faudra.»

Elle vaquait à ses préparatifs avec une grande tranquillité, une
lucidité extrême. Elle n’oubliait rien. Elle choisit dans sa pensée la
robe qu’elle mettrait pour le voyage. Elle la demanderait, dès le matin,
à sa femme de chambre, et aussitôt elle quitterait la maison.

Comme Jean allait être heureux!

A ce moment le jour, blafard, parut par les fissures des volets et par
l’entre-bâillement des lourds rideaux,--un jour violâtre et maladif,
triste infiniment. Elle écarta les draperies, elle poussa un peu une
persienne; le ciel était sinistre. Elle se sentit glacée, et referma
vivement la fenêtre. Alors sa fièvre tomba, elle se rassit dans son
fauteuil et regarda autour d’elle ce logis qu’elle allait abandonner, la
maison de la marquise de Courcieux, et elle murmura:

--C’est impossible!... Comme ça du moins, je ne dois pas!

L’angoisse des plus mauvais jours la reprit. La prison, le tombeau se
refermaient brusquement sur elle.

Elle comprit qu’elle était trop lasse, qu’elle n’était plus en état de
rien juger, de rien savoir; elle se dit qu’il lui faudrait être forte le
lendemain pour livrer une des grandes batailles de sa vie,--elle ne
savait pas laquelle,--et à demi morte, elle se dévêtit et se coucha,
physiquement heureuse de sentir en elle, bien avant d’avoir fermé les
yeux,--le néant du sommeil.




V

L’AVEU N’EST PAS FAIT, MAIS IL EST COMPRIS


C’était le matin, peu de temps avant le déjeuner.

--Dites à M. le marquis que je désire lui parler.

Il la trouva debout, très pâle, l’air résolu, singulière.

--Qu’avez-vous? dit-il. Vous n’êtes pas malade, j’espère. Vous êtes
pâle.

--J’ai si peu dormi cette nuit!

Puis, dans un grand trouble, ne sachant par quelles paroles commencer,
elle déclara brusquement:

--M. Montchanin est à Paris.

--Ah! dit le marquis sans sourciller, quand repart-il?

--Je ne sais pas.

--Vous l’avez vu?

--Oui, ici, hier après midi.

Il y eut un bref silence.

--Je crois, ma pauvre enfant, que vous auriez mieux fait de ne pas le
recevoir, répliqua doucement Courcieux; il me semble que c’étaient là
nos conventions.

--C’est parce que j’y ai manqué que je m’accuse, dit-elle.

Courcieux s’approcha d’elle, la main tendue: il y mit sa bonne grâce
ordinaire, on ne sait quoi de sincère et d’apitoyé qui, depuis
longtemps, lui eût conquis la jeune femme, si l’amour était raisonnable.
Mais, à ce moment précis, Amine ne fut même pas touchée. Elle ne pensait
qu’à Jean. Elle se taisait. Elle ne prit pas la main de Courcieux.

--Il s’est fait annoncer, je pense? reprit doucement le marquis.

--Oui, certes, et vous allez me demander pourquoi, dès lors, j’ai manqué
à nos conventions en le recevant? La surprise; ce mot dit tout,
fit-elle.

Elle pâlit encore et dut s’asseoir, puis balbutia:

--J’ai pu voir que je suis sans force contre lui et c’est ce que je me
suis juré de vous dire aujourd’hui même. Le silence serait indigne de
moi, et indigne de vous... Cette nuit, j’étais résolue à fuir votre
maison, monsieur. J’ai compris à temps que ce serait vous faire injure;
j’ai cru préférable de vous réclamer ma liberté et de vous dire que je
vous rends la vôtre.

--Comment cela? demanda-t-il froidement.

Tandis qu’elle parlait, il se sentait devenu de glace pour elle. Elle ne
l’intéressait même plus. Ce n’était pas sa femme, après tout!

Elle se releva toute droite et reprit nettement:

--Il faut nous séparer, monsieur; il le faut; ce sera mieux pour vous et
pour moi... Il y a le divorce.

Courcieux fit un mouvement d’impatience.

--Pas de divorce? reprit-elle; vous n’en voulez toujours pas?... c’est
vraiment impossible?... Alors, affirma-t-elle, je vais vous quitter,
moi; partir... Tous les torts seront sur moi... Je vous assure,
monsieur, qu’il le faut...

Elle insistait étrangement sur ces trois mots «il le faut».

--Mon cœur n’est pas libre; il n’est pas à vous... séparons-nous.

Après cette énergique déclaration, elle redevint brusquement humble et
faible.

Elle tomba sur ses deux genoux, tout d’une pièce. Il pensa qu’elle avait
dû se faire mal, mais elle demeurait immobile, sans larmes, les yeux
brillants... Elle tendit vers lui les mains.

Il pensa qu’elle était vraiment un peu trop exaltée, mais aussi qu’elle
touchait peut-être à l’heure d’une crise salutaire, qu’il pourrait, lui,
précipiter et diriger.

--Amine, dit-il, de sa voix la plus affectueuse, je n’aime pas, vous le
savez, ces exaltations, ces grands gestes un peu dramatiques... Ils
prouvent que vous n’êtes pas maîtresse de vous. Il faut vous ressaisir,
ma chère enfant, et m’écouter bien attentivement.

Il la releva avec douceur et s’assit près d’elle, en lui tenant une main
dans les deux siennes.

--Il y a des sujets, reprit-il d’une voix nette,--une voix qui
commandait,--il y a des sujets sur lesquels nous ne devons plus revenir
ni l’un ni l’autre, jamais. Il est bien vrai que je vous sais gré de
m’annoncer que monsieur Montchanin est à Paris. Mais cela seul m’a dit
tout, et ce mot suffit. J’y vois votre noble intention de m’appeler à
votre secours contre vous-même.

Elle écoutait, les yeux fixes; elle avait repris l’air égaré des heures
mauvaises; elle ne savait plus ce qu’elle avait projeté de lui dire.
Elle écoutait la voix ferme et impérieuse qui lui parlait; elle en
subissait les conseils comme des ordres inéluctables. Elle sentait sa
vie prise dans la fatalité comme un navire dans les glaces. Son âme en
elle demeurait figée,--attentive pourtant, mais incapable de plus de
réflexion et de parole,--seulement passive.

Elle tâcha de se rappeler ce qu’elle avait résolu de dire... Évidemment
il n’avait pas compris! L’aveu terrible qui, pensait-elle, allait
dénouer le nœud gordien qui les unissait, restait à faire. Elle était
debout, si pâle qu’on eût dit une morte aux yeux ouverts.

--Écoutez monsieur... dit-elle avec force.

Il l’interrompit, et, de sa voix qui commandait plus haut, il dit:

--Vous voulez partir? Non. La marquise de Courcieux ne fera pas cela,
même après m’avoir prévenu. Je m’y oppose. Pourquoi? parce que je vous
ai promis à vous-même de vous protéger. Je vous jure qu’en me quittant
vous iriez à un malheur si certain que cela m’empêche de songer à la
situation lamentable où me laisserait votre honteuse fuite. Donc, pour
vous, je vous ordonne de rester.

Elle sentit qu’il disait des choses très justes.

Il continua d’un accent apaisé:

--Et, pour moi, je vous demande de ne pas songer au divorce. Vous êtes
une généreuse, ma pauvre enfant; obéissez à ma prière. Votre seul salut
est en moi. Tout le reste est danger, honte, misère, folie et mort. La
situation est lamentable pour vous, sans doute. Et pour moi, donc! Et
comme je sais à qui je parle--voici la seule solution: soyez héroïque,
madame!

Elle leva sur lui des yeux de désespoir, qui avouaient tout. Il ne
voulut pas comprendre son regard; il avait refusé tout à l’heure
d’entendre son aveu, qu’il croyait avoir deviné. Elle n’osait plus rien
dire.

Il reprit:

--Vous ne reverrez pas, j’en suis sûr, M. Montchanin. Certainement vous
lui avez interdit votre porte, n’est-ce pas?

--Monsieur Montchanin quitte Paris ce soir, murmura-t-elle
machinalement.

Il se rapprocha d’elle:

--Peut-être ai-je des torts, Amine. J’ai eu, moi, mes raisons, en
présence de votre attitude, pour n’être pas assidu auprès de vous comme
je l’aurais dû peut-être... pardonnez-le-moi, car rien n’est plus
pardonnable, je vous l’assure. La demande que vous avez cru devoir me
faire tout à l’heure m’est un nouveau gage de la loyauté parfaite de
votre cœur. Cela est bizarre à dire, mais ce qu’eût provoqué la colère
d’un autre, porte au plus haut degré mon estime pour vous et je sais peu
de femmes qui montreraient tant de droiture dans une si malheureuse
situation.

Il se rapprocha encore un peu d’elle:

--Eh bien, pourquoi ne pas vous rapprocher vous-même de moi un peu
davantage?

Elle eut un imperceptible mouvement de révolte.

--Moins que jamais! murmura-t-elle d’une voix mourante.

Il se redressa et sourit d’un air ironique qui semblait méchant.

Un valet de chambre annonça:

--Madame la marquise est servie.

--Dispensez-moi ce matin encore, dit-elle faiblement, de déjeuner avec
vous, monsieur.

--Je vous ai demandé d’être héroïque, dit le marquis d’un ton glacé; il
faut commencer.

Ils s’assirent l’un en face de l’autre et le marquis, pour masquer le
vide qui les séparait, lui conta, avec esprit, une anecdote quelconque.

--Madame a un peu de migraine, Baptiste. Vous enlèverez les fleurs du
salon.

--Ne sortez-vous pas aujourd’hui? fit-elle.

--Non, pas aujourd’hui.

Ils passèrent la journée chez eux, chacun de son côté.

--«Il est clair, se répétait-il, qu’elle voulait me dire quelque chose
de plus, et je l’en ai empêchée. Ai-je eu tort? assurément non. Si cela
est, quelle figure aurais-je fait? Mieux vaut douter, puisque mes
résolutions, en aucun cas, n’auraient pu être modifiées.»

Elle retomba à sa vie de nonne.




VI

M. LE DUC DE MÉRIBAULT GOUTE FORT ALFRED DE VIGNY


Le duc de Méribault était un homme d’assez petite taille, qui avait
gaspillé les années de sa jeunesse et économisé celles de son âge mûr.
Il avait été ambassadeur sous le septennat de Mac-Mahon. Sénateur
aujourd’hui, il regardait sans trop d’épouvante monter le flot des idées
nouvelles. «Tout s’arrange à la fin, disait-il souvent. Dieu se
débrouille toujours. On dit que les cyclones, qui font tant d’affreux
naufrages, sont chargés par Dieu de faire pénétrer au fond des Océans un
peu de lumière et d’air, afin que la vie y puisse naître. Les
révolutions sont prévues par Dieu. Elles ont une raison d’être qui,
étant divine, nous échappe. La foi comporte la patience, la résignation,
comme elle comporte la charité et l’espérance.»

Le vieux duc avait un héros: Lamartine. «On y reviendra, disait-il.
C’est un bien grand homme. Ses vues sur la politique étrangère sont d’un
génie intuitif incomparable. C’était vraiment un homme envoyé de Dieu.
J’aime moins ses poésies; il se complaît trop dans l’expression de la
mélancolie. Il faut être triste--et rire un peu. Il ne sait pas rire.»

Tel était le vieux duc de Méribault. Il avait soixante et onze ans et en
paraissait soixante. Quand on le lui disait:

--Pardon! répliquait-il, j’en parais soixante... et un!... Différence
énorme: j’ai passé la soixantaine!

Le duc, qui était resté durant tout l’automne dans ses terres de
Touraine, venait d’arriver à Paris, depuis vingt-quatre heures.

Levé et rasé de frais quotidiennement dès l’aube, il était, ce jour-là,
dans son cabinet de travail, au milieu de ses chers livres, et il tenait
le troisième volume des _Mémoires_ de Saint-Simon, dont il raffolait,
lorsque, vers neuf heures du matin, Courcieux entra sans crier gare.

--Oh! oh! te voilà levé de bien bonne heure, mon garçon! Tu auras fait
quelque sottise. Tu auras cassé quelque chose: tu viens chez le
raccommodeur.

Courcieux était venu vite, à pied, afin d’avoir le temps de réfléchir en
chemin. Il était essoufflé. Il s’assit.

--Reprends ta respiration. Plus on a l’âme troublée, plus on doit se
calmer le sang, si l’on veut agir avec sagesse... Nous avons tout le
temps.

Il y avait, en effet, du nouveau chez Courcieux. Il venait d’apprendre
une chose si grave qu’il avait songé tout de suite à chercher en dehors
de soi-même appui et conseil.

La confession catholique a pour fondement un besoin formel du cœur
humain qui veut savoir, à de certains moments, si ses fautes ou ses
résolutions sont humaines et pardonnables ou impardonnables et
monstrueuses. «Où donc trouverai-je une autre âme, droite et haute, qui
me dira si Dieu ou l’Idéal m’accueille ou s’il me repousse? Je veux
faire ceci ou cela, mais que ferait un autre à ma place? Où est le vrai
bien? où est le vrai mal? Ma conscience est trop seule. Je suis dans la
nuit. Ma pauvre chère mère m’eût si bien conseillé! Son directeur de
conscience est mort... Ah! j’ai mon oncle, le frère de ma mère. Les
intérêts de famille nous sont communs. Il est père. Il a trois
enfants... Il est honnête homme, indulgent et spirituel, mais
intransigeant sur les questions d’honneur. C’est à lui qu’il faut
m’adresser.»

Courcieux venait donc voir son oncle, le vieux duc de Méribault. Il lui
confessa toute son histoire, depuis l’origine, toutes ses incertitudes
et toutes ses résolutions,--et enfin le grave incident nouveau qui avait
déterminé sa visite...

Le vieux duc l’écouta attentivement. Courcieux parla longtemps.

--Oh! oh! c’est grave, en effet. Et tu ne sais cela que depuis ce matin?

--Oui, et Benjamine n’est pas encore prévenue.

--Bon. M’as-tu bien tout dit?

--Oui, mon cher duc.

--Eh bien! il faut qu’à mon tour je reprenne les choses dès l’origine...
Ne t’impatiente pas. J’ignorais tout de ta situation, et je n’avais pas
à la connaître. Jusqu’ici, en effet, tu n’avais pas besoin de conseil.
Ne t’étonne pas cependant si je te donne sans hésitation un avis net et
précis sur des choses si nouvelles pour moi. Je suis un vieux
terre-neuve. La vie aurait bien du mal à m’offrir une circonstance qui
me prît sans vert... Veux-tu fumer? non? à ton aise! Je vais allumer ma
pipe à cinquante sous... Oh! j’en ai de plus belles! mais elles ne
valent rien. Rien ne vaut la bonne bruyère.

Il s’installa confortablement dans son fauteuil, alluma sa pipe, une
pipe qu’il avait fumée en mil huit cent soixante-dix, sous le feu des
Prussiens, puis dans une forteresse allemande. Courcieux s’impatientait.
Le duc s’en aperçut.

--Tu me trouves un peu trop calme en présence de ta vivacité et de ta
douleur? dit-il. Tu as tort. Ta douleur, c’est aussi la mienne; tu es le
fils de ma chère sœur et je t’aime comme mon enfant... Si on devait me
couper une jambe, je te jure que je ne me ferais pas endormir. Je
fumerais ma pipe, comme le vieux grognard qu’on cite dans les histoires.

Courcieux serra avec émotion la main que son oncle lui tendait.

--Mon cher enfant, dit le duc, tu n’as jamais aimé ta femme, c’est
clair. Alors, de quoi te plains-tu? Il fallait l’aimer avant, la
connaître avant, et ne prendre le vœu de ton excellente mère, ma sœur,
que comme un désir raisonnable. Ce qu’elle voulait, c’était non pas que
tu épousasses Mlle Guirand sans l’aimer, mais que d’abord tu l’aimasses
(et dire que c’est là du français!) pour l’épouser ensuite.

--Je me suis répété tout cela cent fois, mon oncle. Vous n’allez pas
m’éclairer un passé qui m’est odieux; c’est l’avenir que je veux voir.

--Pardon; l’avenir n’est jamais qu’une conséquence. Quand la réflexion
humaine n’y regarde pas, la conséquence s’appelle fatalité; dans le cas
contraire elle s’appelle justice. J’ai donc besoin de revoir, en détail,
avec toi, ton passé, si du moins tu es décidé à faire de la justice...
Donc, tu n’as jamais aimé ta femme?

--Jamais.

--Tu l’as estimée seulement?

--Seulement.

--Remarque avec moi que si tu t’étais mis à l’aimer, tu l’aurais
probablement entraînée dans ton amour.

--J’en conviens.

--Donc, pour une part, tu es responsable ou, si tu préfères, tu dois te
reconnaître, dans une certaine mesure, responsable de ce qui est arrivé.
C’est là un premier point que nous avons besoin d’établir fortement.

--Je ne crois pas, mon oncle, qu’Amine eût cédé. L’insistance l’eût
irritée au contraire et affolée. N’oubliez pas que, la nuit de notre
mariage, elle voulut mourir!... Que de fois ce souvenir menaçant m’est
revenu au moment de lui dire que je l’aimais.

--Sans l’aimer! insista le duc.

--Sans l’aimer, confirma tristement Courcieux.

--... C’est que l’amour sincère décuple les chances de victoire, sois-en
sûr. Au demeurant, ce qui est certain, c’est que, amoureux, tu t’y
serais pris autrement et, si alors elle eût résisté, eh bien, mon Dieu,
elle serait aujourd’hui ou morte ou folle; tu aurais tué Montchanin, à
moins qu’il ne t’eût tué. (Quelle langue, mon Dieu! que cette langue
française!) Tu nous aurais donné le spectacle d’un épouvantable
scandale, tout trempé de sang et de larmes; tu aurais ainsi rappelé au
monde méchant la déplorable fin du marquis de Courcieux, ton père,--qui
n’avait pas un mauvais cœur mais une bien mauvaise tête! Bref tu nous
aurais mis tous, toi, moi, mes enfants, toute la famille, les Courcieux,
les Méribault et d’autres encore, dans un hideux gâchis dont se seraient
réjouis nos ennemis publics et privés. A la bonne heure! Voilà comment
on agit _lorsqu’on aime_! conclut le duc avec une énergie et une gravité
surprenantes.

--Où voulez-vous en venir, mon cher oncle?

--A te faire toucher du doigt que tu t’es comporté jusqu’ici avec
la plus grande sagesse, depuis ta faute,--entendons-nous
bien,--c’est-à-dire depuis ton mariage conclu à la légère.

--Je m’en doutais un peu, mon oncle, mais cela, c’est toujours le passé.
Et l’avenir? et le présent? que ferai-je ce soir? que vais-je faire ce
matin?

--La plaisante question! dit le duc. Tu t’es condamné à être stoïque,
pour ne pas te condamner à être tragique inutilement ou inutilement
ridicule. Tu as essayé de diriger les événements, à partir du jour où tu
t’es aperçu qu’ils t’avaient conduit, et où tu l’as regretté;--mais
depuis le moment où tu en as modifié la marche, tu leur as appartenu de
nouveau, et bien davantage, parce qu’ils sont ton œuvre!

--Expliquez-vous, je vous en prie.

--C’est fort simple. Il y a de la fatalité dans tout, c’est-à-dire des
événements dont les causes ne furent pas entre nos mains et avec
lesquels cependant nous devons compter de toute nécessité. Or, ici, tu
as collaboré avec la destinée. Voilà pourquoi tu ne peux, sans
injustice, être impitoyable, _en aucun cas_, m’entends-tu, en aucun cas!
envers celle qui, victime de tant de choses et de tant de personnes, est
aussi ta victime à toi,--si peu que ce soit... Ça, ne l’oublie jamais!
ne l’oublie pas surtout, lorsque je conclurai tout à l’heure. Je passe
maintenant à un second motif que j’ai de faire appel à ton indulgence en
faveur de ta pauvre femme.

--L’indulgence, dit Courcieux énervé, la bonté ont des limites! Un
moment vient où on ne peut plus...

--Nous discuterons cela plus tard... Un peu de méthode, que diable!

--Je vous écoute.

--Elle t’a formellement demandé le divorce, n’est-ce pas?

--Par situation, le divorce m’est impossible, dit Courcieux.

--A toi! fit le duc, mais à elle?... Tu as fait une alliance, sur
laquelle tu ne m’as pas consulté, avec une famille de soi-disant
républicains. Ils admettent le divorce, eux, si tu ne l’admets pas! En
bonne justice, elle devrait pouvoir divorcer sans toi!... Qu’est-ce donc
que ton alliance? Pourquoi soumet-elle ta femme à tes principes lorsque,
en aucun cas, elle ne te soumet, toi, à ceux de ta femme? J’entends bien
que tu en espérais d’heureux résultats (problématiques... ce fut
l’erreur de ta chère mère) au point de vue de nos intérêts
généraux--mais en quoi cela regarde-t-il cette pauvre Benjamine, comme
fille, épouse ou mère? N’a-t-elle pas le droit de supposer que tu dois,
le cas échéant, des sacrifices à votre alliance? et que, si la situation
des époux devient franchement intolérable, elle aura, elle, la femme, le
droit d’appeler à son secours une loi que tu voudrais détruire, c’est
entendu, mais que tu n’as pas détruite encore--et contre laquelle tu as
peut-être perdu le droit de t’insurger... le jour même où tu t’es
rallié... à un Guirand?

--En sorte que j’aurais dû selon vous accepter la solution du divorce!
s’écria Courcieux stupéfait. Vous admettez le divorce, à présent!

--Je ne l’admets pas, fit le duc en soufflant une bouffée de fumée
énorme,--mais aussi, je suis logique: je n’épouse pas les filles des
gens qui l’admettent. Et si j’épousais leurs filles, eh bien, ma foi, je
ne serais pas peut-être fâché d’avoir, pour sortir d’une impasse
extraordinaire, cette brèche qu’ils ont eux-mêmes ouverte dans un mur
que je voudrais rebâtir!... Ceci réglé, j’affirme qu’en refusant à la
pauvre Benjamine une solution qu’elle est moralement en droit de
demander, tu as accru ta dette envers elle, car enfin, si tu lui refuses
le divorce, c’est pour toi, pour moi, pour nous, c’est pour servir tes
traditions à toi... dont elle a le droit de se moquer! Tu la condamnes
aux galères à perpétuité dans un intérêt de caste et de parti... ce que
j’approuve, pardieu!... Mais que diable! puisque tu la séquestres,
traite-la convenablement dans son cachot! C’est bien le moins!... Un tel
mariage ne peut pas être une condamnation au régime cellulaire! Il faut
m’ouvrir des fenêtres là-dedans--sinon vous y crèverez!... Et vous ne
méritez ni l’un ni l’autre de mal finir... Un peu de patience, j’achève.

Il huma avec calme une bouffée de tabac, et reprit:

--Elle a été à ce Montchanin--tu en as depuis ce matin une certitude...
absolue. J’ai lieu de penser que tu avais songé parfois qu’un tel
dénoûment était possible. Eh bien, sais-tu ce qui me frappe là-dedans?
C’est que, le lendemain même du jour où elle l’a revu, elle te l’a
avoué! Le lendemain même de ce jour, elle a d’abord voulu abandonner ta
maison sans rien dire; puis elle a réfléchi que ce serait te faire
affront; et simplement, nettement, elle t’a redemandé sa liberté; elle
voulait, divorcée ou non, te quitter, et si tu as dit _non_, toi, ce fut
seulement, comme j’ai eu l’honneur de te le démontrer, dans l’intérêt de
ton nom à toi... de ton parti à toi... Et elle a obéi!... Eh bien, mon
cher, je trouve ça superbe! Elle a accepté vaillamment ta geôle sans
air, sans jour, sans joie, sans espoir! Je te dis que je trouve ça
magnifique. Sais-tu ce qu’aurait fait toute autre, à sa place? Toute
autre se serait rapprochée sournoisement de son mari--pour le tromper en
sécurité, en gardant, avec ruse, avec habileté, avec soin, tous les
agréments de la position; toute autre, en un mot, t’aurait trompé,--et
elle ne l’a pas fait. Elle le pouvait, certes! elle le devait presque;
tout l’y engageait! Elle ne l’a pas voulu. Grâce à elle, ta dignité
intime, ta liberté sont sauves. Grâce à elle, tu ne seras pas condamné à
ce ridicule d’appeler _trésor_ et _cher ange_ l’enfant possible d’un
autre homme!--Elle ne sourira pas, comme tant d’autres femmes, de
l’erreur, lamentable et comique, d’un père putatif. (Encore un mot
désagréable!) N’est-ce rien, tout cela? Eh bien, mon cher, tout ça,
puisque tu me demandes mon opinion, tout ça, mon garçon, ça fait de la
petite Guirand, une marquise de Courcieux,--et une chic, encore! Sois
donc un marquis, toi, dont c’est désormais le seul métier!

--Vous avez une façon de dire les choses...

--Je ne les larmoie pas,--c’est sûr. Vous poussez tout à l’extrême, vous
autres, aujourd’hui... Alors, ma conclusion, tu la vois d’ici?...

--Je la pressens...

--Mais elle te déplaît! Vas-tu te donner le ridicule de m’avoir demandé
un conseil pour me dire que tu n’en veux plus? Non, tu es incapable de
cette vulgarité, je veux le croire encore... Ma conclusion formelle est
celle-ci: Sois un beau marquis. Elle a été loyale, sois généreux.--Car
enfin, j’y insiste, je te le répéterai jusqu’à ma mort, elle t’a tout
dit, le lendemain même du jour où elle a revu Montchanin, tout,
absolument tout. Tu as refusé de comprendre ou plutôt tu as voulu
paraître n’avoir pas compris, en quoi tu as agi comme je veux te voir
agir. Voilà qui est du bon marquis de Courcieux... Eh bien, continue,
mon garçon.

--On ne peut pas être sublime tous les jours et jusqu’au bout, dit
Courcieux.

--Tu appelles ça être sublime, fit le duc avec une moue dédaigneuse.
Voilà bien le langage ampoulé qui nous reste du romantisme et de toutes
_leurrrs rrrévolutions_. On a tout enflé. J’appelle ça être élégant,
tout au plus... spirituel à peine. Mettons de _bon goût_, si tu veux.
J’ai tout dit. Qu’est-ce que tu vas faire?

--Je ne sais plus, dit Courcieux.

--Ni moi... Mais, voyons un peu, je change ma question: Quelle sottise
aurais-tu faite depuis une heure, si tu n’avais pas eu l’idée de la
retarder ou de l’éviter en me consultant?

--J’aurais dit à Benjamine que je savais toute la vérité.

--La bonne aventure! Tu ne lui aurais rien appris, puisque, si tu sais
quelque chose, c’est grâce à elle.

--Je lui aurais appris ce qu’elle n’a pas vu encore: je lui aurais
montré l’abomination de sa conduite.

--Cris, larmes, gémissements! Voilà _de la belle ouvrage_! cria le duc
en haussent les épaules.

--Et j’aurais pris le prochain bateau,--pour...

--Pour que, toi ou Montchanin, l’un des deux, étant mort, interrompit le
duc, l’enfant adultérin (encore un vilain mot!) n’eût plus qu’un seul
père! Et après? qu’aurais-tu fait? car j’aime à supposer que le
survivant, c’eût été toi.

--Après? dit Courcieux, je serais revenu.

--Chez toi? présenter à ta femme le meurtrier du père de son enfant?
C’est inimaginable!... Et très compliqué! Il est difficile d’être plus
dépourvu de tout sens commun... Et ça sort de l’École polytechnique!
Qu’est-ce qu’on vous apprend donc, là-dedans?... Eh bien, mon cher,
c’est convenu; adieu. Prends le rapide à Paris ce soir, et, demain soir,
le bateau de Marseille. Veux-tu de mes épées?...

--Alors, selon vous, mon oncle, je dois rentrer chez moi et faire
exactement comme s’il n’y avait rien d’anormal dans ma maison?

--Exactement.

--Je voudrais vous y voir! dit Courcieux avec impatience.

--Je t’attendais là, fit le duc.

Il se leva, posa sa pipe sur la table, marcha vers Courcieux, lui prit
le bras et dit gravement:

--Mon cher marquis, apprends ceci: Je ne conseille jamais une action que
je ne serais pas capable d’accomplir moi-même, le cas échéant...
Écoute-moi ça, nigaud:

Il se rassit et reprit sa pipe:

--«Vers 1840, j’avais vingt ans. Mon père, que tu as connu, avait un ami
intime, le duc de Z... un frère d’armes, homme d’esprit et de cœur.

«Le duc de Z... avait une fille. Toute jeune. Seize ans. Aussi bonne que
jolie.

«Un diable d’étourdi, _cherubino d’amore_, sous-lieutenant aux dragons,
charmant garçon, noble comme elle, brave comme une épée, mais tête folle
et amoureux de toutes les femmes, conta fleurette à la mignonne, sous
les grands marronniers du parc... De coquelicot en bluet, il lui laissa
un vergiss-mein-nicht dont elle se fût bien passée. Il était reparti
pour le régiment. Elle lui écrivit sa peine et ses terreurs. Il répondit
gentiment que, puisque les choses étaient ainsi et seraient forcément
connues un jour ou l’autre, il lui envoyait une bague de fiançailles. La
petite, en pleurant beaucoup, se confessa donc à son père, lequel,
l’ayant consolée, s’en alla avec elle attendre à la campagne, loin des
indiscrets, le retour du cher polisson. Tout allait pour le mieux, quand
le gamin mourut en brave, je ne sais plus où, dans un engagement contre
les Arabes. Voilà un honnête homme de père bien malheureux. Il manda au
mien sa grande peine. Et le duc de Méribault, mon père, un soir,
gravement, me conta toute l’histoire.--«Pauvre petite, dit-il en
terminant, si tu savais comme elle est gentille! et naïve! et douce! et
bonne! et désespérée! Ça me crève le cœur! je la connais. Elle est
exquise. Voilà bien du bonheur perdu!»--Je regardai attentivement mon
père.

«--Faut-il vous comprendre?» lui dis-je.

«--Si tu n’es pas trop bête», me répondit-il.

«--Eh bien, mon père, c’est entendu. Allez voir le duc.»

«Il y alla, c’était trop tard. La pauvre enfant n’avait pu supporter
l’idée de son abandon; elle était morte... Vois-tu, mon cher, certaines
fautes sont à peine des renseignements sur la nature des femmes. Il y a
des coquines froides et chastes. Il y a des saintes qui ont beaucoup
aimé, témoin Marie-Magdeleine... Ta femme est une vraie femme, c’est moi
qui te le dis... Tiens, je suis charmé qu’elle soit ma nièce...
Gardons-la.»

--Mon cher oncle, dit Courcieux, j’ai bien écouté votre histoire, vous
agissiez librement et fièrement, moi, je subis!

--Tu m’ennuies! fit le duc. Si c’est plus difficile, c’est plus digne de
toi, voilà tout. Si tu veux me prouver que tu seras _sublime_ en prenant
un parti que je trouve seulement spirituel, soit. Tu seras sublime! mais
sois-le donc pour l’amour de Dieu, et finissons-en!

--Mon cher oncle, dit Courcieux gravement, je suis convaincu. Je ne
demandais qu’à l’être. Cependant, je n’ai ni la force, ni la volonté de
revoir, avant quelque temps, la marquise de Courcieux.

--Ça, je comprends!... Eh bien, voyage. J’irai la voir, moi.

--Je ne veux pas rentrer chez moi aujourd’hui.

--Et tu veux que j’aille lui parler?

--C’est cela même.

Le duc se leva.

--Quelle heure est-il?

--Dix heures.

--Pour une visite... de médecin, dit-il, c’est une heure possible.
Prends-moi ce volume relié en vert, là, sur la troisième tablette...
oui, à gauche, qu’est-ce que c’est?

--Alfred de Vigny... _Quitte pour la peur_.

--C’est bien ça. Te rappelles-tu ça, _Quitte pour la peur_?

--Pas du tout.

--C’est de l’exquis Louis XVI. Le duc mène à Versailles, une vie...
impertinente. La pauvre petite duchesse s’ennuie à Paris. Elle prend un
remède contre l’ennui, c’est-à-dire un amant: le chevalier. Le remède
opère et la guérit du mal d’ennui--mais lui en donne un autre. Son vieux
docteur lui annonce la venue prochaine d’un petit messie. Elle s’en
désole: «Ah! Marton!» Nerfs, vapeurs, crises de larmes, et, le soir
même,--il faut bien que ce diable de docteur ait parlé!--voilà que le
mari arrive en grand équipage; carrosse, laquais et flambeaux
envahissent la cour de l’hôtel. Il entre chez sa femme et s’amuse un
instant de sa belle frayeur, puis, lui baisant la main: «Rassurez-vous,
duchesse, vos gens et les miens m’ont vu entrer; ils me verront sortir,
et, pour le monde, c’est tout ce qu’il faut.»

Attends-moi, je vais chez toi, offrir un exemplaire de ce livre à la
marquise. Si elle le connaît, elle me comprendra tout de suite. Si elle
ne le connaît pas, eh bien, je lui lirai la scène principale. Je n’aime
pas les drames, moi, mais j’adore la comédie. Je vais faire un brin de
toilette. Lis, en attendant, _Quitte pour la peur_. Mais comment diable
est-il possible que tu n’aies pas lu ça! Que lisiez-vous donc à
Polytechnique?

Quand le duc revint de chez Benjamine, il tendit, sans rien dire, à
Courcieux, une lettre d’elle.

  «Monsieur,

  «Aucun amour n’égale le sentiment de tendresse reconnaissante que vous
  m’inspirez. Pourquoi faut-il qu’un sentiment qui, j’en suis sûre, est
  bien plus que de l’amour, ne soit pas l’amour? Je m’agenouille devant
  votre pitié, ne me le défendez pas. Dieu, qui sait le fond des âmes,
  me pardonnera parce que vous m’avez pardonné. Je suis votre humble
  servante.

  «Amine.»

En lisant cette lettre, le sceptique-croyant qu’était Courcieux sentit
son cœur remué: «Quel dommage!» dit-il, et des larmes montèrent à ses
yeux. Il se tourna vers son oncle. Le duc semblait regarder
attentivement la muraille.

--Tu vois, dit-il d’un air embarrassé, je faisais comme toi: je pleure
un peu... Es-tu bien mécontent de mes conclusions?

--Vous aviez raison, mon cher duc. Les choses iront mieux ainsi. De
toute autre résolution, quel bien pouvions-nous tirer? L’intérêt social
me paraît ici d’accord avec celui des âmes.

--A la bonne heure! fit le duc, ça ne serait pas la peine d’être marquis
pour se conduire comme un manœuvre!

En paix avec lui-même, le marquis de Courcieux partit le lendemain pour
Venise. Gondoles, sorbets et musique,--le plaisir est aux riches qui
n’ont pas le bonheur. De Venise il courut en Écosse chasser le grouse,
et de l’Écosse il partit pour l’Inde, où il chassa le tigre.

Le monde ne voit que ce qu’on lui laisse voir. Pour le monde, le marquis
de Courcieux n’était qu’un mari léger, un peu fou, négligent de sa femme
et n’aimant que le plaisir.

La nature propre des dévouements, qui sont les beaux héroïsmes, exige
qu’ils demeurent cachés, et c’est pourquoi le monde peut toujours les
nier.




VII

CE QU’IL Y A DANS LA TABATIÈRE DE M. LE DUC


L’héroïsme n’a qu’une heure; souvent qu’une minute. Avant et après
l’acte de générosité ou de dévouement, les héros, pour la plupart, sont
des hommes animés des sentiments de tout le monde, c’est-à-dire des
égoïstes. Seulement, la minute héroïque les grandit à jamais et nous ne
pouvons nous figurer, par exemple, le petit tambour Bara qu’au moment de
sa mort... C’était peut-être un enfant insupportable.

Une résolution sublime est prise dans une seconde. Un élan du cœur y
suffit. Le difficile, c’est de s’y tenir, quand on s’aperçoit qu’il faut
employer toute sa vie à la réaliser.

Courcieux avait pardonné; c’était là un héroïsme d’âme, un fait moral,
une résolution. Et, quand il lui avait fallu mettre son pardon en acte,
il s’était aperçu que cela était presque au-dessus de ses forces.

On peut dire aussi que, souvent, la beauté d’une résolution héroïque
séduit son homme. Même si elle n’est connue que de lui, elle lui donne
une satisfaction qui le paie des douleurs du sacrifice; elle rayonne à
ses yeux dans l’obscurité, et il se complaît à cette splendeur. Il est
payé des douleurs acceptées par un joyeux sentiment d’estime de soi.
Tout le monde ignore son acte, soit; mais si on venait à l’apprendre on
le louerait, en s’étonnant. Cette pensée soutient parfois de grands
_faibles_, et les transforme en énergiques. Hélas! quand l’héroïsme
comporte l’humiliation, c’est alors qu’il cesse presque d’être possible
à l’homme, ou que, accompli, il change de caractère; on le trouve
surhumain; c’est sainteté qu’on l’appelle, parfois même divinité.

Courcieux n’était ni assez philosophe ni assez chrétien pour s’imposer
une humiliation suprême en vue de se rapprocher de la grande morale
évangélique, de la tendresse pure et de la divine pitié.

Au contraire, les motifs premiers de son pardon étaient essentiellement
mondains. Le pardon seul avait pu empêcher un scandale. Les raisons
secondes étaient plus hautes. Il était bien forcé de s’avouer, avec son
oncle, que bien des femmes, à la place d’Amine, loin d’avouer l’amant,
l’eussent caché à tout jamais en se rapprochant du mari. «Elle pouvait
me tromper, elle ne l’a pas voulu. Elle pouvait me donner à croire que
j’étais le père de son enfant--et elle ne l’a pas voulu!» L’aveu
d’Amine, il le tenait pour fait; c’est bien lui qui s’était refusé à
comprendre. Et cet aveu, il ne pouvait y songer sans admiration et
reconnaissance. Donc, il avait pardonné, dans son cœur. Mais rejoindre
aussitôt l’épouse, vivre à côté d’elle dans les conditions nouvelles où
elle se trouvait, cela lui avait semblé ridicule ou d’allure médiocre.
Il n’avait pu en supporter l’idée et il s’était éloigné, non sans songer
qu’elle-même trouvait son compte à cette séparation. L’absence leur
rendait à tous deux la vie plus commode et plus douce.

Il n’avait fait parvenir à sa femme aucune recommandation. Son pardon
assurait le secret; il pensait bien qu’Amine ne révélerait à personne,
pas même à sa mère, le mystère qu’il couvrait, lui, de sa peu commune
générosité. Une autre raison qui l’assurait de la discrétion d’Amine
vis-à-vis de Mme Guirand, c’était la différence entre les deux âmes de
la mère et de la fille. La confession d’Amine à Céleste eût été une
vulgarité dont il sentait sa femme incapable; et il ne se trompait
point.

Et puis, il laissait à Benjamine un admirable conseiller et un
protecteur: le duc.

Il était donc parti sans la revoir. Il se demanda alors s’il
n’amoindrissait pas, dans le monde, par son départ, l’effet de sa
généreuse indulgence. N’allait-on pas interpréter malignement (et
justement cette fois) le départ subit d’un mari et son absence
prolongée?

--Tant pis! se dit-il; je ne peux pas davantage... On dira surtout que
je suis un mauvais mari... et un mauvais père!... Et je me donnerai la
peine de diriger l’opinion de ce côté! Ce sera l’affaire de quelques
lettres à des hommes bavards et surtout à des femmes discrètes.

Et il était parti... mais il fallut revenir! Il revint au bout d’un an,
et se trouva presque aussi embarrassé qu’auparavant.

--Rentrer chez moi d’un air bonhomme, se disait-il; baiser la main de ma
femme; me faire présenter sa fille qui arrivera aux bras d’une nourrice
et à qui je devrai dire, selon le mot de mon oncle: «bonjour, trésor»,
non, ça ne m’est pas possible. Tout ce qu’on voudra, mais pas ça!...
Alors? alors il faut que cette enfant aille au diable; qu’on l’éloigne;
et qu’il n’en soit plus question. Mlle Guirand dira ce qu’elle voudra,
je suis déjà bien bon comme ça,--et j’entends rentrer chez moi, libre du
passé; je suis fatigué de mon voyage; je veux rentrer dans la maison de
ma mère et n’y être pas poursuivi par d’odieux souvenirs. La bêtise et
la bonté ont des bornes. Voilà qui est dit.

Mais l’égoïsme aussi a des bornes en certaines âmes, qui ne peuvent pas
plus s’arrêter sur les pentes du _bon_ que d’autres sur celles du
_mauvais_.

Avoir été bon un jour, à une certaine heure, cela, en bien des cas,
impose à un homme de l’être encore aujourd’hui et encore demain. On ne
veut pas détruire d’un mot, d’un geste, le bien qu’on a fait et dont on
reste fier, parce qu’on a dû souffrir pour l’accomplir. Courcieux était
captif désormais d’une première minute de générosité; il était engagé.
Pourquoi? par qui? Eh! il ne pouvait se démentir lui-même, délibérément,
sans se blâmer beaucoup et se mépriser un peu.

Que faire? sinon aller droit chez son oncle?

--Ah! te voilà, marquis? M’apportes-tu une peau de tigre?--Tes grouses
d’Écosse étaient excellents.--Est-il vrai, dis-moi, qu’on a mal au cœur,
à dos d’éléphant?... Je te remercie de tes lettres. Elles étaient de
belle humeur. C’est ça qui est la France et non pas les drames fumeux.
Supportes-tu _Hamlet_ et _Othello_, toi?... Vive notre vieux Molière et
la chanson d’Alceste... un grognon pourtant, celui-là!

Et le vieux duc fredonna:

    Si le roi m’avait donné
        Paris, sa grand’ ville,
    Et qu’il m’eût fallu quitter
        L’amour de ma mie...
    J’aurais dit au roi Henri,
        Reprenez votre Paris!
    J’aime mieux ma mie, ô gué!
        J’aime mieux ma mie.

Il s’arrêta... quand il eut fini le couplet:

--Tu me trouves insupportable? De quoi veux-tu que je te plaigne? Tu
nous avais laissé Paris, mais tu en as eu, j’imagine, à n’en plus savoir
que faire, des Vénitiennes, des Écossaises et des Hindoues?... Je
t’écoute... car on ne t’attend pas chez toi, je le sais: j’en arrive; et
puis, il est bien sûr qu’avant tout, tu viens ici aux nouvelles... Tu as
oublié de m’embrasser: ça n’est pas gentil; après un an!

Ils s’étreignirent. Le duc serra son neveu sur sa poitrine avec émotion.
Courcieux n’était pas moins ému. Il n’avait pas soufflé mot.

--Allons, dit le duc, tu n’es pas devenu bavard... assieds-toi là. Tout
va bien chez toi. Montchanin n’est pas revenu, mais j’ai eu de ses
nouvelles et j’ai fait de lui, à Benjamine, un portrait ressemblant--qui
n’était pas pour plaire à la pauvre femme! Ce n’est plus une femme,
d’ailleurs, c’est une mère, une vraie--c’est-à-dire tout le contraire
d’une femme, au sens que les hommes donnent à ce mot. Ta fille,--eh
bien, quoi?--ta fille est charmante, autant du moins qu’on peut l’être à
cet âge: cinq mois! un atome! mais ça sourit et ça regarde. Ça dit
_maman_. Elle ne sait dire que: «_maman_». Tu vois qu’elle a reçu une
éducation parfaite. J’ai bien rêvé à un moment de lui apprendre à
m’appeler _papa_. Tout bien réfléchi, j’ai préféré t’attendre.

--Mon cher duc, dit Courcieux,--je suis décidé à ne rentrer chez moi que
lorsque cette enfant en sera sortie.

--Ah! bon! dit le duc. Ça recommence! Voilà de quoi il retourne. Tu es
furieux! Voilà ce que tu as rapporté des Indes. Au lieu d’une peau de
tigre, le tigre lui-même! Tu es jaloux, donc? Et l’on dira que les
voyages forment la jeunesse!

Il allait et venait autour de sa table de travail, dans le même cabinet
où s’était décidé, un an auparavant, le départ de Courcieux.

Enfin, il s’arrêta devant son neveu et, le regardant en face, il dit
d’un ton grave:

--Tu veux reprendre cette enfant à cette mère?... après la lui avoir
permise?... c’est bien ça, n’est-ce pas? Eh bien, mon garçon, il est
trop tard!

Courcieux eut un mouvement de révolte. Il se leva brusquement.

--Je sais bien, fit le duc, ce que tu vas me répondre, toi qui n’es pas
bavard: tu vas me répondre en cinq syllabes: «c’est impossible», ou en
quatre: «je ne peux pas».

--En effet, je ne peux pas: c’est plus fort que moi!

--Tu es un joli marquis! fit le duc en souriant. Je sais un écrivain
contemporain (je ne lis pourtant pas, je relis) qui a écrit cette prière
ou à peu près: «Mon Dieu! préservez-moi de la douleur physique, parce
que... la douleur morale,--je m’en charge!» Il est bien heureux,
celui-là. Je n’irai pas jusqu’à nier la douleur physique--mais certaines
douleurs morales,--n’est-ce pas, mon pauvre Édouard? sont si cruelles
qu’elles se font sentir dans la chair. C’est pour cela que, parfois, on
ne dort plus. Tu n’en es pas là, puisque tu n’aimes pas ta femme. Et tu
recules tout de même devant la souffrance quotidienne que t’imposera,
dans ta maison, la présence d’une enfant dont tu as pardonné la
naissance à la mère! Bref, tu as fait une promesse, mais tu ne veux pas
la tenir.

Courcieux bondit.

--Vous avez gardé votre façon cruelle de dire les choses...

--Ne faut-il pas les faire sentir? J’aiguise un peu le scalpel et je le
passe à la flamme; ça tranche mieux dans le vif et c’est plus sain.

--Je ne me vois pas beaucoup, dit Courcieux, donnant le baiser du soir à
cette petite!

--Pourquoi non? fit le duc... Ah! si tu aimais ta femme, ou si seulement
elle était ta femme, mais non, ce n’est pour toi que Mlle Guirand. Elle
ne t’a pas trahi. Au contraire, si tu n’as pas changé d’avis,--et le
moyen de changer d’avis sur l’existence d’un fait constaté!--tu conviens
toi-même que, pouvant te tromper... radicalement, elle a agi comme peu
de femmes eussent agi à sa place. Cela mérite quelque chose, que diable!
Tu l’as compris, puisque tu l’as pardonnée. Va jusqu’au bout.

--Je ne peux pas.

--Je ne reconnais pas le fils de ma sœur, dit le duc sévèrement. Ma
pauvre chère sœur a peut-être supporté de ton père des choses plus
terribles que celles dont tu as peur.

Il y eut un silence.

--Alors tu veux que j’aille voir ta femme?

--C’est cela même, dit Courcieux.

--Et si elle en devient folle? ou si elle fuit ta maison afin de garder
l’enfant, cette mère? A quoi aura servi ton premier sacrifice? Ah! je
connais des gens qui vont bien rire!

--Si elle devient folle ou si elle part--je serai allé jusqu’au bout des
patiences possibles; et Dieu seul aura fait le reste.

--Dieu? dit gravement le duc, c’est peut-être là qu’il t’attend!
Peut-être veut-il voir si tu es de ceux qui laissent la fatalité agir
seule ou de ceux qui agissent sur elle pour la tourner en justice. Tu me
regardes?... Je sais bien que ce n’est pas moderne, ce que je te dis là!
mais je ne suis pas moderne pour deux sous, moi. C’est même pour ça que
je ne lis plus--et que je relis. J’ai là un Marc-Aurèle... emporte-le.
Ce païen-là est tout à fait d’accord avec Jésus. C’est très curieux.

--Je crois, dit Courcieux après un silence, que je vais repartir ce soir
même...

--Et refaire le tour du monde sans rentrer chez toi? Bon. J’aime mieux
ça; c’est bête, mais c’est original, dit le duc... Courcieux ou le Mari
errant!... Tiens, tu es lâche!

Courcieux, cette fois, ne broncha pas. Il mit son visage dans ses mains.
Le duc se planta devant lui, le regarda de nouveau avec attention, puis:

--Veux-tu que je te dise de quoi tu as peur? Tu as peur d’avoir quelque
peu, à tes propres yeux, cet air jobard qu’on a quand on fait le bien,
l’air d’être dupe, n’est-ce pas? Tu redoutes les gens qui pourraient te
trouver cet air-là! En veux-tu la preuve? On a vu des maris
complaisants, débauchés et spirituels, ou sceptiques et mauvais sujets,
dire tout haut quelquefois: «Mon fils cadet ne me ressemble pas. Il a
quelque chose de russe ou d’anglais.» La galerie s’amuse; on se répète
en riant: «Quel polisson, ce Untel!» Mais comme ce Untel tolère chez lui
un fils de l’amant de sa femme pour des raisons basses ou seulement pas
jolies, ou seulement par faiblesse, on ajoute: «C’est bien humain!» et
on méprise le monsieur mais on le comprend... On le comprend parce qu’il
est méprisable! Que si toi ou moi nous faisions la même chose pour des
motifs respectables, pour des raisons élevées... ah! diable! voilà qui
ne se comprend plus! «Admettez-vous cet héroïsme?»--«Ah! mais non! Je ne
ferais pas ça, moi!» disent à l’envi les médiocres. Et on voudrait
plaire aux médiocres. Voilà ton cas. Il est piteux. Mal agir par respect
humain, c’est de la lâcheté, je ne m’en dédis pas. Il y aurait beaucoup
plus de gens de bien, si les gens de bien n’avaient pas l’air sot. Et
c’est là une des plus grandes malices du diable, de donner l’air jobard
aux braves gens!

--J’ai bien du chagrin, mon cher oncle.

--Veux-tu n’en plus avoir?

--Dame!

--Eh bien, je sais le moyen.

--Dites.

--Sois courageux. Prends à l’instant la résolution d’être logique avec
toi-même, c’est-à-dire d’accepter la suite de tes générosités premières.
Ne considère que le bien qui en sortira. Garde-toi de rappeler par ton
attitude et par tes actes, au public qui te guette, les passions et les
folies du marquis ton père. N’empêche pas ce Guirand,--qui est une
pauvre conscience, mais qui peut encore nous être utile, quoique j’en
doute!--ne l’empêche pas de conserver la quantité de considération
publique dont tout homme politique a besoin. J’irai prévenir Benjamine
du retour de son mari. Je lui dirai que tu es venu à moi parce qu’il
faut de toute nécessité faire intervenir entre vous un _modus vivendi_,
un règlement de conduite. Certaines paroles en effet ne peuvent et ne
doivent pas être prononcées entre vous, et cependant il faut qu’elles
soient dites. Je les dirai. Elle le comprend déjà, elle le comprendra
pour toujours. Quant au Montchanin, s’il revient celui-là, et si tu le
rencontres chez Guirand ou ailleurs, eh bien, ce sera pour toi un
monsieur comme tous les autres. Tu le salues, s’il te salue, et tu
passes... La vois-tu bien, la situation? Quand j’aurai parlé à ta femme,
tu rentreras chez toi comme si tu en étais sorti hier soir. Tu
regarderas la petite créature dans les bras de sa nourrice comme si tu
l’avais vue ce matin, et avec la même indifférence que la plupart des
pères véritables accordent aujourd’hui à leurs enfants. On est si
pressé! Ça n’étonnera personne, sois tranquille... Tout cela est assez
dur, si tu veux, c’est même embêtant, tranchons le mot, acheva le duc,
mais il y a bien des situations difficiles où un Courcieux, comme un
Méribault, doit et sait sourire. Mon grand-oncle, le duc de Méribault,
est mort comme tu le sais sous la guillotine, mais sais-tu, pendant
qu’il attendait son tour, avec quelques autres, à quoi il s’occupait?
Oui, j’ai dû te conter ça. Non? Alors je suis moins rabâcheur que je ne
croyais... Eh bien, il donnait de petites chiquenaudes de propreté sur
sa manchette, pour en chasser un par un quelques grains de tabac
d’Espagne, peut-être imaginaires, et il sifflotait: «J’ai du bon tabac.»
Ça n’est pas très spirituel, si tu veux, mais c’est crâne tout de même.
C’était un homme avisé du reste. Quand on était venu l’arrêter, il
s’était préoccupé de n’emporter qu’une méchante tabatière en argent; et
il avait donné cette boîte-ci à mon père. Regarde, c’est un bijou. Il y
a trop de diamants autour du portrait. Ça ne fait rien. Je te la donne.
Tu y mettras des cigarettes; elle est de longueur; et lorsque tu
trouveras ta guillotine à toi un peu sévère, eh bien, mon cher, tu
joueras avec ma boîte à portrait... La grosse affaire dans la vie, c’est
d’avoir une contenance--et j’avoue qu’à ce point de vue la tabatière
rendit à nos pères les plus grands services. L’acceptes-tu, oui ou non?
Trop de diamants, c’est entendu, mais le portrait de notre grand-oncle
est un chef-d’œuvre de miniature. Il excuse la richesse du cadre. Tu es
venu chercher un conseil? Prends ma tabatière. Tiens, je vais t’y mettre
des cigarettes...--Non, mets-les toi-même... Voici la source. Moi, je
vais voir ta femme. Ça ne sera pas long, fume et attends.

Le duc sortit, Courcieux prit une cigarette dans la boîte du grand-oncle
et se mit à fumer en regardant le portrait.

--Il est certain, se dit-il, que bien souvent, plus l’attitude est
crâne, moins elle en a l’air. Mon oncle a raison: je serai héroïque--en
passant pour un sot. Je veux bien, moi... Vous voilà, mon oncle?

--Ma voiture est en bas. Rentre chez toi... Sais-tu qu’elle est
adorable, ta femme? A ta place, je me mettrais à l’aimer, mais posément,
gentiment,--comme on aime une veuve.

--Mais les veuves, mon oncle...

--On aime bien une divorcée, répliqua le duc.

--Ça, je ne crois pas! dit Courcieux, qui s’en alla.

--Ah! il ne croit pas? se dit le duc demeuré seul. Alors, il n’est
peut-être pas loin de l’aimer... Autrement, Montchanin ne le gênerait
guère. Et dire que ce mari et cette femme étaient faits l’un pour
l’autre! A quoi diable peut penser Dieu, quand il embrouille ainsi nos
misérables affaires?

Le duc sonna son valet de chambre.

--Rappelez M. le marquis de Courcieux, dit-il, il doit être à peine sur
le perron de la cour.

Courcieux revint.

--Tu as oublié ma tabatière,--lui dit le duc. Si tu l’as fait exprès, tu
es un impertinent,--sinon tu es un ingrat. Porte-la toujours sur toi.
Elle te préservera d’avoir jamais ce petit air jobard dont on a si
peur,--peur fatale qui empêche tant d’hommes d’esprit de montrer qu’ils
ont du cœur.




QUATRIÈME PARTIE




I

M. TRÉZELLE, INVENTEUR DU SOUS-MARIN LE «DRAC»


Deux ans plus tard, la marquise de Courcieux était une femme dont on
parlait trop. Cela était tout simple, parce que, afin de mieux cacher le
fond tragique de sa destinée, elle souriait à tout et à tous. Elle
savait même rire. Elle observait la consigne qu’elle avait reçue du duc.
Et puis, elle était parfois nerveuse, irritable--et elle riait d’autant
plus. Spirituelle, elle émettait parfois de mordants paradoxes. Elle
était impertinente avec le destin. Cela la faisait mal juger. Il était
entendu «qu’elle avait des amants». Cela se disait beaucoup et ne se
prouvait pas, mais cela peut-il jamais se prouver? Dans un salon, deux
hommes s’abordaient parfois, en se disant:

--Faites donc la cour à la petite Courcieux; je crois qu’elle est libre
en ce moment et, vous savez, elle en vaut la peine.

--Et le mari?

--Très occupé, le mari, très souvent en voyage et toujours très occupé
ailleurs. Vous savez bien son duel avec le vicomte?

--Oui, eh bien?

--Eh bien, on a cru que la cause en était leur rivalité... à l’Opéra.
Pas du tout, c’était bel et bien pour la vicomtesse!

--Mais alors, qu’a-t-il fait de sa grande passion?

--Vous en penserez ce que vous voudrez: je crois qu’elle tient à travers
tout. Mais comme la dame que vous savez est une de ces diaboliques
personnes qui rendent les hommes fous, Courcieux se défend... par la
variété.

--Mais enfin, que pense-t-il de sa femme?

--Ça, par exemple, c’est un mystère. Dans le monde, il la traite avec
des égards affectés et la plus exquise bonne grâce.

--Et elle répond?

--Elle le regarde souvent d’un air attendri.

--Est-ce un complaisant?

--Lui! comme ça lui ressemble!

--Un indifférent?

--Non, il ne prendrait pas la peine d’être si aimable auprès d’elle.

--Alors?

--Alors, il ne voit pas, parce qu’il regarde ailleurs.

--Bon! c’est la bêtise d’un homme d’esprit.

Guirand était bien aise de n’avoir plus de conversations intimes avec sa
fille. Courcieux répondait d’elle. Les affaires de ce ménage ne le
regardaient pas.

Il recevait les Courcieux chez lui, de temps en temps, les jours où leur
présence _faisait bien_. Le marquis trouvait bon, dans son propre
intérêt, de ne pas laisser croire qu’il était brouillé avec son
beau-père. De plus, leurs relations étaient la condition expresse de
leur contrat d’alliance. Il s’y soumettait.

Céleste voyait de temps en temps sa fille, pas souvent, car il ne lui
était pas agréable d’être grand’mère. La rareté de ses visites
s’expliquait pour Amine: Céleste épousait à demi les querelles de son
Guirand.

Cependant, lorsque Céleste voyait la petite Louise dans son berceau ou
au bras de sa nourrice, elle trouvait qu’elle ressemblait déjà au
marquis, à la vieille marquise douairière... Benjamine n’était qu’une
roturière, mais la mignonne avait dans les veines du sang des croisés.
Céleste l’appelait sa petite grande-duchesse, et Benjamine, à chaque
visite de sa mère, souffrait, pâle et résignée, le châtiment du mensonge
secret. Pour sa nature loyale, ce martyre était infini.

--Tu as l’air souffrante? disait Céleste... Je sais bien, ton mari te
néglige; que veux-tu? ces grands seigneurs sont tous les mêmes... Ce
sont des hommes comme les autres... ou plutôt non, ils sont pires pour
les femmes. Mais ta petite grande-duchesse est là. Voyons, ma chérie,
c’est la consolation à tout!... Je le sais bien, moi, je me souviens des
joies que tu m’as données quand tu étais toute petite.

Pendant ce temps, M. Guirand faisait son chemin. Il semblait qu’une
chance inlassable aidât son habileté. Ses amendements triomphaient. Il
avait renversé deux ministères, et chaque fois d’un seul coup de sa
dialectique gaie. Il devenait peu à peu l’homme nécessaire. Les
républicains doutaient de lui. Les adversaires de la République
également, mais les uns et les autres s’accordaient à dire: «Il est
fort, il est très fort.» Le duc et ses amis le servaient malgré leurs
doutes. «On emploie, disaient-ils, les moyens qu’on a. Il sera toujours
temps de l’arrêter.» Les républicains raisonnaient de même. Bref, son
heure approchait. Tous les ministres comptaient avec lui. Ami ou ennemi,
c’était un homme qu’on ménageait. Il distribuait des faveurs. Il avait
beaucoup de clients et, par suite, beaucoup de créatures à lui.

Parmi les nouveaux venus, qui attendaient quelque chose de M. Guirand,
le marquis de Courcieux avait distingué M. Trézelle, polytechnicien
comme lui, démissionnaire de la marine, comme lui, et qui avait publié,
naguère, la relation d’une expédition libre qu’il avait conduite, à ses
frais, à travers l’Afrique centrale. Son livre avait fait presque autant
de bruit que celui de Stanley. La France pensante lui savait gré de
balancer la gloire anglaise. Trézelle n’était pas encore populaire, mais
en passe de le devenir. Son livre, très vivant, n’était pas seulement
une relation de voyage; on y voyait un caractère, un cœur et une âme.
Les femmes, toujours amoureuses du succès, se le désignaient lorsqu’il
passait dans un couloir de théâtre, ou, à cheval, au bois. Lui,
cueillait çà et là quelques roses, mais ne s’arrêtait pas. Il avait
conscience de sa mission dans le monde. Il travaillait pour son pays. Il
aimait la justice. Il y a encore des gens comme ça. Il lui arrivait de
ne pas dormir, et c’était pour chercher la solution d’un problème à peu
près résolu par lui: il avait inventé et construit un bateau sous-marin;
il l’expérimentait, et, après chaque essai, rêvait quelque amélioration.
C’est pour servir son idée qu’il venait quelquefois chez Guirand, comme
il allait chez beaucoup d’autres députés. Il les intéressait à son
œuvre, la leur expliquait passionnément, gagnant chaque jour une voix à
sa cause,--et, chemin faisant, souriait parfois aux femmes, à celles du
moins qui appellent le sourire. Il n’avait pas trente ans. Il était donc
de plusieurs années plus jeune que Courcieux. Courcieux le remarqua
d’abord chez Guirand; puis, l’ayant rencontré au ministère de la marine,
chez un de ses anciens camarades, il l’avait invité à dîner et présenté
à sa femme. Ils n’avaient pas encore lié amitié, mais Courcieux sentait
que «cela pouvait venir». La sympathie cependant n’était pas réciproque.
Les légèretés du marquis ne plaisaient pas à Trézelle.

Trézelle au contraire avait conquis tout de suite l’entière sympathie de
Courcieux et sa confiance instinctive. C’était tout simple: Courcieux
avait lu Trézelle. Et du marquis de Courcieux, Trézelle ne pouvait
savoir que ce qu’on disait.

Attentif à ne faire entrer dans son intimité que très peu d’hommes,
Courcieux, non seulement avait invité Trézelle chez lui deux ou trois
fois, mais il pensait,--un peu naïvement peut-être,--que, dans son
isolement douloureux, Amine ne pouvait que gagner aux conversations d’un
travailleur si étranger aux petites préoccupations du monde. En un mot,
Courcieux, sans avoir confié à Trézelle la soudaineté et la force de sa
sympathie, le traitait déjà en ami sûr, éprouvé. Il n’avait oublié qu’un
point: il n’avait pas averti Trézelle de son absolue confiance en lui.
Trézelle n’était donc pas obligé de tenir des promesses qu’il n’avait
pas faites. Et le marquis était un peu bien téméraire... mais rien ne
corrige les croyants de croire, pas même ce qu’ils ont de sceptique.

La marquise de Courcieux avait pour Trézelle les mêmes sympathies que
son mari.

Un matin les journaux du monde entier annoncèrent que, l’escadre
française de la Méditerranée étant au golfe Juan, le ministre de la
marine y viendrait assister aux expériences du _Drac_, le sous-marin de
Trézelle.

A cette occasion, le député Paul Guirand donnerait une grande fête dans
sa villa des Myrtes, à Cannes.

Courcieux invita le duc aux Agaves. Trézelle fut reçu chez Guirand. La
villa des Myrtes reçut un certain nombre de visiteurs de marque:
amiraux, sénateurs, députés, ministres.

La veille de la fête, les expériences du _Drac_ eurent lieu et
réussirent parfaitement.

Le soir de ce jour-là, Courcieux, le duc et Amine furent invités à dîner
chez Guirand. Ils s’y rendirent bien avant l’heure.

Lorsque Courcieux entra dans le salon, Céleste et Guirand s’y trouvaient
seuls, avec une troisième personne que Courcieux ne connaissait pas,
mais que le duc reconnut tout de suite.

C’était Montchanin, de retour et qui venait solliciter auprès de Guirand
un avancement considérable, le poste de plénipotentiaire à Téhéran ou
ailleurs.

Amine et Montchanin n’avaient plus eu de nouvelles l’un de l’autre
depuis deux ans.

Montchanin, d’un air dégagé, s’inclina devant Amine. Il allait parler;
elle le salua sans le regarder et vint vivement s’asseoir près de sa
mère. Montchanin, un peu surpris d’abord, se remit aussitôt et regarda
Guirand.

Les Guirand étaient persuadés que le marquis de Courcieux et sa femme, à
la fois réconciliés et indifférents l’un à l’autre, ne s’inquiétaient
plus, ni l’un ni l’autre, du passé. Guirand crut pouvoir présenter
Montchanin à Courcieux. Il était à mille lieues de la vérité.

--Mon cher gendre, fit-il, permettez-moi de vous présenter M.
Montchanin.

Courcieux, à la façon dont Amine venait d’accueillir M. Montchanin,
l’avait deviné. Mais, à son nom, il pâlit, se sentit frémir, et d’une
voix où l’on devinait la colère:

--Mon cher monsieur Guirand!... commença-t-il.

Alors, le duc, qui le surveillait, l’interrompit:

--Mon cher marquis, fit-il très paisiblement, as-tu sur toi ma
tabatière?

Aussitôt Courcieux, très simple, presque aimable:

--Vous dînez avec nous ce soir, monsieur Montchanin?... mais quand
repartez-vous?

Et se tournant vers son oncle:

--Voici votre tabatière, mon cher duc.

--Eh bien, garde-la, répliqua le duc; j’avais simplement besoin de
savoir si tu ne l’avais pas oubliée.

--Quand je repartirai? dit Montchanin;--quand M. Guirand le voudra bien;
c’est-à-dire quand il aura fait de moi un ministre à Téhéran.

--Je vous y aiderai de tout mon cœur, dit Courcieux.

Les invités, peu nombreux ce soir-là, arrivèrent. Une demi-heure avant
le dîner, tous étaient réunis au salon; Amine, assise auprès de
Trézelle, ne cessait pas de causer avec le jeune inventeur.

Elle l’écoutait attentivement. Tout à coup:

--Pourquoi, monsieur Trézelle, votre sous-marin s’appelle-t-il _le
Drac_? lui demanda-t-elle.

On avait entendu la question autour d’elle. Tout le monde la répéta.

--Mais c’est un conte de fée que vous me demandez là! dit Trézelle.
L’exigez-vous vraiment?

--Nous l’exigeons. Qu’est-ce qu’un _Drac_?

--Je vais vous le dire.




II

LE «DRAC»


«Les _Dracs_, dit Trézelle, sont des esprits malfaisants qui habitent
des palais étranges, au fond des eaux, en divers pays.

«Le Rhône, en Provence, a son drac, qui a longtemps mis à mal les
riverains, particulièrement aux environs de Beaucaire.

«Ce drac du Rhône était une manière d’ogre qui emportait les bateliers
et surtout les enfants et les femmes au fond de sa terrible demeure,
pour les dévorer.

«Il faisait flotter à la dérive, sur les eaux, une écuelle de bois dans
laquelle il déposait un jouet, un bijou, une fleur ou un beau poisson,
selon qu’il voulait attirer à lui un pêcheur, une femme ou un petit
enfant.

«A voir passer l’écuelle flottante on s’ingéniait à s’en emparer. Dès
qu’on y parvenait, une force invisible vous saisissait, vous
entraînait... on était la proie du drac.

«Le drac, lorsqu’il rôdait cherchant une victime, demeurait invisible à
tous les yeux. On raconte cependant qu’une femme parvint à lui échapper
parce qu’au lieu de la dévorer, il en avait fait la nourrice de son
enfant, du drac nouveau-né, son futur successeur... Cette femme s’évada
un jour du palais étrange, emportant, sans le savoir, la faculté de voir
le drac invisible aux autres et de le reconnaître sous toutes les formes
que l’horrible génie pourrait prendre.

«La voilà revenue parmi les vivants. Un jour, comme elle causait
paisiblement dans une réunion de femmes et de jeunes filles, elle poussa
un cri d’épouvante. On la crut folle... mais non, le drac venait
d’arriver; il était là, reconnaissable pour elle seule. Sous la figure
du fiancé d’une jeune fille présente, il choisissait sa future victime.
Il était là, parmi ces filles et ces femmes inconscientes du danger!
Elle voulut le démasquer, mais la fiancée du jeune homme dont le drac
avait pris la figure s’indigna; alors le drac creva les yeux de la femme
trop clairvoyante, et depuis ce temps-là personne ne peut plus le
découvrir et il continue en sécurité à trahir et à dévorer de pauvres
victimes...

«J’ai retrouvé, poursuivit Trézelle, une des légendes du drac au
Sénégal, dans le village de Balou.

«Balou se trouve sur les bords de la rivière Falémé, qui, assez près de
là, se jette dans le Sénégal.

«Le roi de Balou avait une fille qui s’appelait Penda.

«Penda venait, chaque jour, s’asseoir et rêver au bord de la Falémé.
Assise et rêvant, elle passait de longues heures, en silence, à regarder
couler l’eau.

«--C’est mon plus grand bonheur, disait-elle.

«Des fils de rois vinrent la demander en mariage. Elle les refusa.

«--Penda! lui criaient les pêcheurs, prends garde à Goloksalah!

«Les pêcheurs avaient raison de l’avertir, mais elle restait sans
méfiance,--et elle écoutait les propos délicieux d’un jeune inconnu qui
la rejoignait chaque jour, au bord de la rivière Falémé.

«Goloksalah, c’est le drac du Sénégal. Le jeune homme que Penda
écoutait, ravie, c’était Goloksalah sous une forme séduisante et
trompeuse.

«Enfin, les prétendants se fâchèrent. On somma le roi de Balou de
choisir un gendre. La politique a d’inexorables exigences, et Penda dut
se marier, bien à contre-cœur.

«Le jour du mariage, la noce passa près de la rivière... A ce moment,
Penda poussa un grand cri... Et on la vit, emportée par une force
invisible comme une feuille par le vent, et précipitée dans la rivière
dont les eaux semblèrent s’ouvrir pour elle, avant même qu’elle les eût
touchées... Goloksalah l’avait enlevée.

«Il l’emmena dans son palais; elle s’y endormit près de lui, heureuse...
mais s’étant éveillée à l’aube avant lui, elle le vit à son côté... sous
sa vraie forme de drac ou de dragon!... C’était un caïman vert, aux yeux
sanguinolents et glauques, à la langue fourchue, aux dents féroces, au
corps écailleux, à la queue hideuse, aux pattes crochues...

«Alors la pauvre abusée invoqua dans son cœur le pur Génie des foyers.
Il accourut mais il ne put vaincre Goloksalah; et, péniblement, fort
incertain de l’issue du combat, il luttait contre le drac lorsque Penda
s’écria: «Génie de mon foyer, fais-moi mourir!»

«Alors, le Génie du foyer transforma la pauvre Penda en une grande roche
noire qu’on peut voir encore aujourd’hui, debout au milieu des eaux de
la Falémé, et regardant éternellement, statue de deuil et de mort, le
seuil--à jamais interdit--du foyer de famille...»

Trézelle achevait à peine son histoire,--quand les portes du salon
s’ouvrirent... Le dîner était servi. On passa dans la salle à manger.




III

LE SIÈCLE DES TRAMWAYS


On se mit à table; Trézelle avait sa place marquée près de Benjamine.

--Votre histoire du Drac m’a profondément impressionnée, lui dit-elle.

--Allons donc! fit-il, un conte d’enfants!

--Le _drac_, ça existe, dit-elle; je vous le prouverai.

Il la regarda avec inquiétude et, la voyant très calme, il crut à une
plaisanterie.

--Expliquez-moi vos paroles.

--Pas ici, dit-elle, ce soir si vous voulez; tout à l’heure, au jardin,
quand nous serons un peu seuls.

Benjamine s’étonnait de sa tranquillité d’âme. Elle n’avait éprouvé
aucune émotion profonde à revoir inopinément Montchanin. Elle ne s’était
pas écriée en elle-même: «Jean!»--Elle s’était dit: «Tiens, voici M.
Montchanin.» C’est que, depuis trois ans, elle s’était repliée tout
entière sur deux sentiments: le premier, son amour pour sa petite fille;
le second, son affectueuse vénération pour son mari. Le second n’était
que le corollaire du premier et celui-ci l’absorbait. C’était une mère
reconnaissante envers l’homme qui lui avait permis de rester une mère
honorée.

Certes! elle avait mis longtemps à effacer Montchanin de son souvenir.
C’est malgré elle, d’abord, qu’elle lui avait reproché son abandon, puis
elle avait fini par bien le comprendre. «S’il m’aimait vraiment, ah!
comme, malgré tout, il eût essayé de me revoir, de me ressaisir, de
m’emporter. Quoi! il est homme et il savait à quelles douleurs il
m’abandonnait, et rien, rien--que le silence! Il est reparti, à l’heure
annoncée, sans un regard en arrière! Que faisait-il, lui, durant cette
nuit affreuse, où je m’apprêtais à le rejoindre, à m’expatrier avec lui?
que faisait-il, quand, pour être à lui, j’avouai à mon mari mon amour et
même ma faute? quel signe m’a-t-il donné de sa pitié, de son affection
ou seulement de l’intérêt qu’il prenait à ma misère? Il n’y a pas
songé!... Il ne m’aimait pas. Je n’ai été qu’un jouet pour lui, une
distraction. Et tout ce qu’on m’a dit de lui est vrai: il est devenu un
homme sans cœur, sans foi, sans conscience. Il est mort pour moi!»

Elle se disait encore: «Non, il ne m’a pas aimée. Je connais cette
histoire; c’est toujours la même. Une jeune fille séduite et aussitôt
abandonnée. Rien n’est plus banal. Mais lui, il s’est senti à l’abri de
tout péril, parce que je portais le nom d’un autre homme! C’est plus
lâche encore et plus misérable.»

En d’autres moments, elle avait essayé de le défendre. Elle avait voulu
se persuader qu’il était bien le petit ami aimant, crédule et bon,
qu’elle avait connu si enfant. Mais quelque chose lui répondait: «Non;
il n’a plus le même regard, ce n’est pas l’homme qu’il avait promis
d’être.» Et des jugements prononcés sur lui, après sa première absence,
par la baronne et par d’autres femmes, lui revenaient à l’esprit.--On
avait dit: «Il va bien, le petit Montchanin! il se forme là-bas, en
Orient. Il nous écrit les lettres les plus drôles. Comprenez-vous que,
du soir au lendemain, il se soit ainsi déniaisé? Il en remontrerait aux
plus sceptiques; il a des mots de cynique. Il a tourné, brusquement, à
l’arriviste très averti.»

--«Je ne lui confierais pas ma fille! disait un jour, en riant aux
éclats, la petite baronne... Voilà les hommes comme je les comprends!»

Puis peu à peu, dans l’éloignement et le silence, la figure de
Montchanin s’était effacée du cœur de Benjamine et, à la place où, dans
ce cœur blessé, avait été autrefois l’image de Jean,--il n’y avait plus
qu’une cicatrice à peine douloureuse,--et qui pouvait rester fermée, à
condition qu’on ne vînt pas la tourmenter à nouveau.

Et sur tout cela, de jour en jour, Benjamine avait posé, comme un baume
bienfaisant, l’idée de son devoir.

Lorsque le duc était venu lui annoncer le départ de son mari, il avait
dit, après les recommandations essentielles:

--«Quant à Montchanin, ma pauvre chère enfant, ne le regrettez pas,
croyez-moi. Il n’en vaut plus la peine. J’ai causé avec lui, un instant,
il y a trois mois, chez votre père. Je m’y connais, en hommes: C’est un
garçon qui a mal tourné, cela dit tout. C’est un louveteau de cette
année, mais plus malin que toute la bande des vieux loups-cerviers de
l’an passé. Ça n’a que dents pour manger,--et un peu pour mordre. Ne
croyez pas que je le calomnie. Ce moyen-là serait indigne de vous et de
moi. S’il méritait votre amour défendu, aussi bien vous le dirais-je. Je
ferais appel alors à votre plus grand courage et je vous dirais: «Il est
digne de vous et il faut l’oublier.» Cela sonnerait bien et me plairait
à dire,--mais, tout au contraire, je vous affirme qu’il n’est plus
aujourd’hui qu’un vilain petit personnage. Il ira très loin, car sa
théorie est celle de l’escabeau. Vous ne la connaissez pas la théorie de
l’escabeau? Je vais vous la dire. Pour les gens de son espèce, tout est
escabeau: le père, la mère, l’amante, l’épouse, l’ami, tout. Un pied sur
l’un, un pied sur l’autre, et hop! on se hisse sur une première
plate-forme. Et les escabeaux? Le coup de pied donné par l’élan les
renverse;--oubliés, les escabeaux! Deuxième plate-forme, autres
escabeaux; autant de coups de pied, autant d’ingratitudes, et ainsi de
suite. Votre amour lui a servi à obtenir une place. La prochaine fois,
il se fera payer pour vous oublier! Il est de la génération du chantage.
Méditez cela. Méfiez-vous de celui-là et de ses pareils. Votre mari est,
avec moi, le seul à vous connaître et à vous estimer, n’en doutez pas.
Cela vaut bien quelque chose. Et quoi donc? On ne vous demande qu’une
vertu, et il y a quelque grandeur, de la part de Courcieux, à ne
demander que celle-là: «Soyez mère», tout est dit.»

C’est encore sur un mot pareil que le duc, voilà deux ans, avait pris
congé d’Amine, le jour même où Courcieux allait rentrer chez lui.

Le duc, toujours paternel avec elle, n’avait cessé de parler gravement,
sérieusement à la pauvre femme.--Le jour de sa première visite, il ne
lui avait pas soufflé mot de son volume d’Alfred de Vigny. Cette
littérature, toute profonde qu’elle fût sous le badinage, n’avait servi
au vieillard, aussi bon que spirituel, qu’à se faire entendre de son
neveu! Amine avait besoin d’un autre langage. Le tact de M. le duc
l’avait bien compris.

Elle avait obéi sans peine à ses profonds et si affectueux conseils.
Depuis qu’elle les avait entendus pour la première fois, elle ne s’était
pas démentie un seul instant, et Courcieux le voyait; il le savait; il
disait au duc: «Vous avez raison, elle est admirable.»

--Je parie, répliquait le duc, que c’est la seule honnête femme que tu
fréquentes, coquin!

Courcieux en convenait tristement. Elle s’était fait une dignité
inattaquable avec ses vertus de mère et son muet respect pour son mari.

Et, quand elle le regardait, elle avait dans les yeux ce je ne sais quoi
de tombé et de suppliant qui rêve dans le regard impuissant des
bêtes--parfois aussi des créatures humaines, celles qui n’ont pas leur
part légitime de bonheur, les déçues, les vaincues de la vie.

--Dans ces moments-là, elle m’attendrit, disait Courcieux au duc. J’ai
envie alors de la prendre comme une enfant et de la bercer.

--Pourquoi pas?

--Parce que je sens bien qu’il y a en elle, à la fois, quelque chose qui
appelle et quelque chose qui refuse, à jamais.

Avec cela, dès qu’ils n’étaient plus tous les deux seuls, elle causait,
bavardait même, s’efforçait au rire, en tâchant de cacher l’effort, à
quoi elle réussissait maintenant; elle avait pris peu à peu l’habitude
de jouer son rôle, de badiner, de provoquer l’anecdote alerte.

--Fumez donc une cigarette, Amine; cela va bien à vos jolis doigts...

Il lui tendait la tabatière du duc, dont elle ignorait le
symbolisme,--et elle fumait d’un air insouciant. Qui donc à la voir
ainsi, gaie de visage ou sereine, parfois l’air mutin, un peu coquette,
qui donc eût soupçonné son drame intérieur? C’est alors que les fleurts
se groupaient autour de Benjamine. Elle tenait tête à tous, puis, quand
tout le monde était parti, elle relevait sur le marquis son regard tout
changé, où il voyait sa tristesse inconsolable et comme lointaine.

--Bonsoir, madame.

--Bonsoir, monsieur.

Et, plus d’une fois, il lui était arrivé, à la pauvre femme, d’effleurer
d’un baiser recueilli, presque pieux, la main du marquis... Il la
retirait vivement.

--Pourquoi non? murmurait-elle. Il faut pourtant que vous sachiez que
mon âme, à jamais seule, n’est qu’à vous.

Voilà la Benjamine que retrouvait Montchanin. Il était à mille lieues de
se douter de la pureté de celle qui, un jour, une heure, avait été sa
maîtresse. Sa maîtresse!... C’est le mot qui venait à sa pensée
lorsqu’il avait l’esprit occupé de Benjamine, et ce n’était pas très
souvent.

En route cependant, à bord du bateau surtout, en revenant en France, il
avait pensé violemment à elle: «C’est pourtant agréable de retrouver
comme cela, au débotté, une si jolie femme, qui n’a rien à vous refuser!
Ce diable de Courcieux, qui les a toutes, dit-on, est joliment heureux
d’avoir celle-là! On dit qu’elle a plus d’un amant... C’est dans
l’ordre, c’était fatal.»

A table, Amine ne se tourna pas une seule fois du côté de Montchanin, et
cela sans laisser voir d’affectation.

Cependant, tout en écoutant Trézelle, qui parlait de bien autre chose
que de son bateau, elle prêtait l’oreille aux paroles de Montchanin qui,
un peu nerveux, s’efforçait d’attirer son attention. Il parlait avec
facilité; il n’avait plus rien, bien entendu, de ses timidités
d’autrefois, mais, au contraire, on ne sait quoi d’impertinent dans la
façon dont il décochait ses mots. L’ironie lui était si habituelle qu’il
paraissait sourire narquoisement, même quand il ne souriait pas. On ne
pouvait s’empêcher de penser que, mort, il garderait ce rictus agaçant.
«Figure à gifles, avait dit le duc à Courcieux. Mais garde-toi de lui en
donner jamais: s’il les appelle, c’est que ça lui servirait.»

On ne doit pas parler de corde dans la maison d’un pendu et cependant
Montchanin vint à parler, ce soir-là, chez Guirand, d’ambition et
d’ambitieux.

--C’est le pendu lui-même qui parle de la corde! murmura le duc;
instruisons-nous.

Le nom d’un des plus loyaux serviteurs politiques de la France ayant été
prononcé avec éloge, Montchanin fit une moue, en accentuant d’un ton
d’absolu mépris ces paroles banales:

--Bah! c’est un ambitieux.

Trézelle, qui ignorait si Montchanin était ou non _persona grata_ dans
la maison, ne put s’empêcher de répliquer sèchement:

--Beaucoup de gens ont déshonoré l’ambition qui est la vertu des forts.

Que Trézelle lui répliquât et cessât de causer un peu avec sa voisine,
c’est tout ce que voulait Montchanin.

--Et comment donc, cher monsieur, définissez-vous l’ambition? dit-il.

--Eh! monsieur, dit naïvement Trézelle, c’est le fier désir de mettre en
valeur les talents qu’on a, afin de servir les hommes ou seulement de
les charmer,--ce qui est encore les servir,--avec le noble et légitime
espoir qu’ils vous paieront en estime,--voire en amour.

--Voilà, monsieur, dit Montchanin, une définition préhistorique! Nous
avons changé tout cela.

--Et comment, à votre tour, définissez-vous l’ambition?

--L’obstiné et légitime souci d’arriver aux premières places dans l’État
ou dans la cité, en faisant croire à la foule, c’est-à-dire aux
imbéciles, qu’on leur sera utile et bon, tandis que, bien au contraire,
on désire seulement les écraser de son faste et de son orgueil.

Montchanin avait une façon très drôle d’affirmer son cynisme. Cela
consistait à dire ce qu’il pensait réellement, d’un ton qui paraissait
railler ce qu’il approuvait. En sorte qu’on entendait à la fois le
sophisme et le mépris du sophisme. Montchanin excellait dans ce genre
déconcertant. On ne savait où le prendre. A l’abri de cette «manière»,
il pouvait tout dire, quelque temps au moins.

Trézelle répliqua:

--C’est affaire aux hypocrites, aux pharisiens, de vouloir paraître ce
qu’on n’est pas, de tirer profit des apparences qu’on a créées.

--Diable! nous brûlons! chuchota le duc en regardant Guirand.

Mais Guirand approuvait.

--Dans la lutte pour la vie, ce qui est respectable, dit Montchanin,
c’est le triomphe, et tout ce qui peut y conduire. Pour nous, la ruse
est une force. Et qu’est-ce que la politique et la diplomatie, je vous
prie, sinon l’art des feintes,--qui souvent viennent à bout de la force
proprement dite?

--En effet! dit Trézelle, en haussant les épaules.

--Mais oui, dit Montchanin.

--Et vous connaissez beaucoup d’ambitieux selon votre formule?

--Hum! Je n’en connais pas beaucoup d’autres.

--Et ils arriveront?

--Je le crains.

--Vous semblez les blâmer--et les louer à la fois. Expliquez-nous cela.

--Je les loue parce que je les approuve et je les blâme parce que je les
envie, dit Montchanin d’un air convaincu.

--Diable! vous êtes sincère et nous sommes nombreux.

--Je ne cours aucun péril à émettre devant qui que ce soit des vérités
aussi banales, dit Montchanin. Ah! ça, d’où arrivez-vous donc, cher
monsieur?

--De Timbouctou! dit Trézelle.

--Je le savais, monsieur l’explorateur, dit Montchanin en s’inclinant,
vous êtes une de nos gloires.

--Question pour question, dit Trézelle, comment vous livrez-vous ainsi,
vous, un diplomate?...

--Me suis-je livré? dit Montchanin riant très fort; en quoi? Je prends
ici tout le monde à témoin. Voyons, en toute franchise, quelqu’un ici
peut-il affirmer que tout ce que je vous ai dit depuis un instant n’est
pas simple badinage? boutade paradoxale? blague parisienne? non,
n’est-ce pas? Mon bouclier d’Achille, c’est l’incertitude où je vous
mets. Vous voyez bien que je n’ai rien livré... simples propos de table.

--C’est vrai, dit Trézelle. Vous êtes très fort.

Courcieux, pendant ce temps-là, causait à voix basse avec son oncle.

--Regarde donc ta femme qui regarde Montchanin. Elle le méprise. Cela
est limpide.

--Il y a du vrai dans tout ce que dit Montchanin, fit Guirand pensif;
mais, pour être juste, il devrait ajouter qu’une ambition honorable rêve
le légitime salaire des grands services rendus. Il faut être le Christ
pour se donner...

--... Sans quelques petits profits, acheva le duc. Vous avez raison,
Guirand. Soyons humains, que diable! qui veut faire l’ange fait la bête.
M. Montchanin est dans le vrai, dans le vrai moderne, s’entend. Il est
de son siècle: électricité, vapeur, ballons, automobiles et tramways! Il
faut aller très vite, tous; nous ne savons pas où--mais ça ne fait rien,
on marche quand même. Je trouve ça superbe, moi!

On était au dessert.

--Puisque la question vient d’elle-même sur le tapis, dit Guirand, je
vous annonce que nous allons bientôt inaugurer la ligne des tramways:
Cannes, Golfe-Juan, Antibes. Ils passeront devant ma porte. Et le grand
entrepreneur, M. Leneuf ici présent (M. Leneuf qui causait avec Céleste
salua), se concertera demain, à ce sujet, avec le maire de Cannes, chez
moi.

--Pourquoi chez vous? fit le duc curieux.

--Parce que, dès que Leneuf sera concessionnaire, il faudra un décret.
Suivez-moi... Or, il peut se passer deux mois ou deux ans avant qu’un
décret se signe...

--Eh bien?

--Eh bien, Leneuf n’achète des concessions que pour les revendre.
Possesseur d’une concession, il attend un acquéreur. Si l’acquéreur ne
vient pas, Leneuf ne demande qu’à faire retarder la signature du décret,
après laquelle il serait forcé de commencer ses travaux. Alors il
emploie ses amis à empêcher cette signature. Et nous qui voulons des
tramways, nous nous trouvons les adversaires naturels de notre
concessionnaire. La ville de Cannes s’adresse donc à moi pour que
j’obtienne, dans le plus bref délai possible, la signature du décret...
N’est-ce pas, Leneuf?

--C’est vrai, dit Leneuf qui salua.

--Ils sont homériques, fit le duc, tout bas. Et, mon cher Guirand,
pourquoi diable voulez-vous des tramways, ayant vos voitures?

--Ça anime le paysage.

--Ça l’embellit surtout! dit Courcieux.

--Ah! ça anime? fit le duc. Eh bien, mais... vous avez une bande de cent
mètres à peine entre le portail de votre villa et la mer. Sur cette
étroite bande de terre vous avez déjà le P.-L.-M. qui l’anime, le
paysage, et il vous faut encore des tramways? Gourmand!... Voyons,
Guirand, avouez tout...

--Et quoi? dit Guirand.

--Je parie que vous venez de plaisanter à la façon de M. Montchanin;
vous avez retourné les rôles: c’est vous qui êtes le concessionnaire et
qui allez revendre à M. Leneuf, hein?...

--On ne peut rien vous cacher! répliqua Guirand d’un air joyeux. Tout
ça, c’est en effet du badinage, comme les paradoxes de Montchanin. Je
peux cependant vous affirmer que je ne perdrai rien à la création d’une
ligne de tramways devant ma villa.

--Je m’en doute. Vous revendrez immédiatement votre villa vingt fois
plus cher que vous ne l’avez achetée?

--Pourquoi pas?

--Fi! une maison de famille! dit le duc, gouailleur.

--Vous y perdrez, dit Benjamine, de voir une route bien blanche au
soleil avec mille jolies traces de pattes d’oiseaux pareilles à des
étoiles... écrites dans la poussière.

--Les tramways ne gênent pas les oiseaux, dit M. Leneuf.

--Oh! par exemple! s’écria le duc. Si on peut dire!... Ce que vous
gagnerez de plus clair à la création de vos tramways, mon pauvre
Guirand, ce sera de ne pouvoir plus sortir de chez vous avec
insouciance, parce que vous aurez, dès votre seuil, la préoccupation,
l’épouvante, le cauchemar du tramway qui accourt, inévitable, sur la
ligne rigide, et qui vous broie les passants, sans daigner s’arrêter.
N’est-ce rien, ça, à la campagne, l’inquiétude, l’insécurité?

Ici, M. Leneuf crut devoir prendre la parole, et grave, important,
raide, presque solennel, le richissime entrepreneur de tramways prononça
avec un léger accent belge, le menton haut sur col:

--Il est certain que nous ne pouvons pas obtenir nos grandes vitesses
sans sacrifier, de temps en temps, au moins quelques victimes humaines.

Ce fut irrésistible, tous les convives se regardèrent et éclatèrent de
rire.

--Et puis, dit Benjamine, on aura le joli bruit de la trompe
d’avertissement.

--Hernani! dit Trézelle, qui récita:

    Ah; le tigre est en bas qui hurle, et veut sa proie!

--Ça ne m’a jamais rappelé, déclara le duc, que le turlu-tu-tu de
Polichinelle!

Guirand se leva et tout le monde avec lui.

On passa au salon. Mme Guirand et M. Leneuf faisaient un couple assorti.
On les suivit. Le duc prit Courcieux par le bras et lui dit:

--Allons fumer... Venez-vous, Trézelle?

--Mais... dit Courcieux hésitant.

--C’est elle qui doit lui dire son fait, lui chuchota le duc à
l’oreille... Je te jure qu’elle a commencé. Tiens, regarde-la, aie
confiance en moi, donc. Ça ne t’a pas mal réussi, jusqu’à présent.

Amine, là-bas, parlait à Montchanin d’un air d’infini mépris.

Le duc entraîna Courcieux et Trézelle.

Les deux ou trois femmes invitées ce soir-là s’étaient groupées autour
de Céleste, debout et très animées à leur bavardage. Guirand avait
accaparé Leneuf.

Les autres hommes étaient allés fumer sur la terrasse. Alors, Montchanin
avait marché droit vers Amine.

Elle avait compris qu’elle ne pouvait plus éviter une explication
suprême.

--Soit, se dit-elle, finissons-en tout de suite.

--Où et quand pourrai-je vous revoir? interrogea Montchanin, en fixant
sur elle un regard de possession si assuré qu’il la blessa jusqu’au fond
de l’âme.

--Jamais plus! dit-elle, en le regardant en face d’un regard morne et
droit, qui disait la mort du passé.

--Oh! oh!--fit-il, impertinent,--il y a du nouveau, ici!

--Que voulez-vous dire?

Il hésita.

--Écoutez, monsieur, dit-elle, d’une voix basse et rapide, je vous jure
que nous ne devons plus nous revoir, ni même nous adresser la parole. Je
vous jure aussi--il me semble que cette confidence peut me protéger
encore contre vous--je vous jure que je n’ai jamais été l’épouse que
d’un seul homme, c’est-à-dire la vôtre. Concluez. Vous avez brisé ma
vie, je ne vous connais plus; vous êtes mort pour moi. Mon mari, qui
sait tout, a étendu son généreux pardon, sa bonté, que j’appelle divine,
jusque sur ma fille. Je lui dois plus que de l’amour. Je paierai.
Allez-vous-en.

--Je dois vous mal comprendre, dit Montchanin, avec son sourire
mauvais,--car ce que je crois comprendre, il m’est impossible de le
croire... Voyons, ma petite Amine, vous n’allez pas me conter de ces
histoires-là; c’est trop bête!

Elle reprit, toujours très bas, et très vite:

--Je crains que vous ne puissiez plus comprendre le langage de la
probité. Je vous ai entendu causer tout à l’heure... On m’avait parlé
d’ailleurs de vos nouvelles façons d’être et de vous conduire dans la
vie. Elles me contristent et m’épouvantent. S’il vous reste cependant un
peu de pudeur, un peu de bonté, quittez-moi à l’instant. Partez pour
Paris, et non pas demain mais ce soir. Mon père obtiendra, je vous en
réponds, tout ce que vous désirez, mais disparaissez pour toujours. M.
de Courcieux vous regarde, j’en suis sûre, à travers les vitres de cette
fenêtre, et il souffre. Adieu, et pour jamais.

Montchanin n’était pas homme à admettre ce roman de l’idéal. Ces
choses-là sont par trop invraisemblables. Il ne fallait pas «la lui
faire». Tout ce qu’il comprit, c’est qu’on le repoussait, lui,
l’amoureux de la première heure, lui qui se croyait le seul maître.
C’était clair; il gênait une intrigue nouvelle!... avec qui?... avec
Trézelle, parbleu! Et il prononça, rageur:

--J’arrive mal, n’est-ce pas? La place est prise?... Trézelle, je pense?

Elle lui jeta un regard noir, flambant et glacé, terrible. Il en éprouva
une sorte de terreur... qui l’excita à la lutte.

--Adieu, dit-elle.

--Nous reprendrons cette conversation tout à l’heure, annonça-t-il
énergiquement. Vous n’avez pas le droit de m’accueillir ainsi.

Elle ajouta encore, en le regardant fixement avec la plus grande
tranquillité:

--Ainsi, vous ne croyez pas ce que je vous dis?

--Oh! non! fit-il, narquois.

Elle sortit. Le duc et Courcieux la regardèrent s’éloigner par les
larges allées, blanches de gravier et de lune. Elle franchit l’étroite
porte par où communiquaient les deux villas. Elle allait s’assurer du
sommeil de sa petite fille; puis elle reviendrait causer, sourire, jouer
son rôle de femme sans souci, aimable, un peu coquette, ignorante
surtout de toute préoccupation douloureuse.




IV

UN REGARD D’ENFANT


La coupée, ouverte dans la haie qui séparait le parc des Myrtes du parc
des Agaves, évoquait pour Benjamine mille souvenirs, chaque fois qu’elle
passait par là. Souvenirs qui n’étaient pas en elle, mais qui plutôt
s’élevaient autour d’elle, par essaims, et qui, ce soir-là, dans la
nuit, la suivaient, pressés et confus, comme un vol de phalènes. «Tu ne
passeras jamais par ici, lui disaient-ils, sans revoir ton enfance et ta
jeunesse heureuses. Là, avec le petit Jean, tu jouais sans fin, dans les
graviers blancs des allées, dans les mousses autour des bassins
rocailleux, dans les rosiers de mai et dans les chrysanthèmes d’automne.
Ici, près des grands aloès entourés d’odorants fenouils, c’était le coin
favori des mantes religieuses, à la tête triangulaire. Dans ce recoin,
on trouvait plutôt des sauterelles. Près de ce saule, vous avez capturé
un grand capricorne,--et, en août, sur le tronc des platanes, des
cigales crépitantes, au corps noir poudré d’or, aux yeux d’améthyste, au
ventre couleur des blés...»

Et elle passait vite pour n’être point arrêtée par les buissons en
fleurs, rosiers et grenadiers, qui, avec leurs épines, pareilles à des
mains griffeuses, s’efforçaient de l’égratigner au passage, de la
retenir, de la faire pleurer.

Dès qu’elle eut franchi la petite porte, elle se mit à courir.

Où allait-elle? Voir sa fille, sa plus grande douleur et son plus grand
bien.

Elle monta vivement les quatre marches du spacieux perron. Elle traversa
le salon éclairé, qui regardait la mer et le ciel par les vastes baies
ouvertes. Elle alla dans la chambre de sa fille.

--Ne vous dérangez pas, c’est moi! dit-elle à voix basse, debout devant
la porte qui faisait communiquer la nursery avec la chambre des deux
servantes, dont une veillait en cousant.

Une lampe discrète mettait une lueur sur les choses.

L’enfant dormait. La mère s’assit sur une chaise, près du petit lit.
Elle dormait, la mignonne créature, en serrant ses deux petits poings,
ainsi qu’ils font tous, comme s’ils voulaient retenir on ne sait quelle
invisible fleur, sans prix pour eux,--la vie elle-même, peut-être!

Elle s’assit, la pauvre Amine, et, en regardant le sommeil de l’enfant,
elle resongea son rêve cruel de tous les jours.

--«Chère pauvre mignonne, tu n’es déjà plus moi, puisque tu souris quand
je pleure!»

Que pressait-elle ainsi, l’enfant, dans ses poings fermés? Amine se le
demandait souvent... «La fleur invisible, garde-la bien, chérie, car dès
qu’elles s’ouvriront, tes petites mains fragiles, ils te la prendront
bien vite, ou bien elle tombera à terre, et ils la fouleront aux
pieds... Pourquoi es-tu une petite fille? Pourquoi ai-je une enfant qui
deviendra une femme? Les femmes sont créées pour la douleur. On ne leur
permet rien. Le premier battement de leur cœur ne leur appartient pas.
Ils ont fait pour eux seuls, les hommes, les lois et les conventions et
les préjugés. Tout est contre nous. Notre cri de détresse n’est pas
entendu. Oh! combien tu souffriras et combien je bénis quelquefois ton
ignorance d’aujourd’hui, qui t’empêche d’être tout à fait moi et de
porter en toi ma peine, mon épouvante et ma solitude... Toi, du moins,
tu es aimée, et comme je voudrais l’être,--puisque tu as ta maman...
Être aimée un peu, seulement un peu, que ce doit être bon! Je le sens
bien, à la douceur que me donne l’amour que j’ai pour toi et que tu ne
me rends pas encore. Tu souris à ta nourrice comme tu me souris. Tu
aimes tout. Tu ne sais pas. Oh! si tu pouvais ne savoir jamais!...
Qu’est-ce donc que l’amour, puisqu’il peut exister sans la tendresse?
N’est-il donc pas un homme, pas une femme, qui puisse nous donner un peu
de sympathie sans désir, un peu d’affection sans intérêt, un peu de soi
sans vouloir s’emparer de nous, pour nous faire crier et pleurer et
maudire! Me faudra-t-il mourir sans connaître rien de ce charme
bienfaisant, puisque tu me sépares à jamais, toi, ma fille, toi ma
chair, toi mon adorée, de celui-là même qui devrait être ma protection
et mon salut!»

Benjamine pleurait silencieusement. Quelque chose de sa douleur muette
traversa peut-être les limbes où flottait l’âme naissante de sa fille:
la mignonne s’éveilla et poussa une plainte à peine perceptible qui fit
sursauter la mère.

L’enfant ouvrit de grands yeux et parut considérer sa mère qu’elle
reconnut. Elle la voyait si souvent ainsi, à cette même place, aux mêmes
heures!

Benjamine se leva sans bruit et alla prendre une lampe dans la chambre
voisine.

--Madame la marquise a-t-elle besoin de moi?

--Non, merci.

Benjamine posa la lampe, près du berceau, sur une petite table.

Et elle regarda l’enfant qui lui riait, puis qui battit des mains vers
elle en secouant de ses pieds la légère couverture.

Cela voulait dire:

--Je veux m’envoler vers toi.

La mère prit délicatement sa fille dans ses deux mains tendues, et se
mit à la considérer attentivement.

Les êtres de douleur sont habiles à rechercher des raisons nouvelles de
souffrir.

Benjamine se disait: «Pourvu qu’elle ne ressemble pas au père! Pourvu
que ma fille soit plutôt de moi que de lui, soit plus à moi qu’à lui!»

Heureusement, les traits incertains des tout petits enfants ne révèlent
rien encore du secret de leurs origines profondes. Tout ce qu’on pouvait
dire de la mignonne Louise, c’est qu’elle était une belle enfant, avec
les traits généraux de la beauté vague de cet âge.

Tout à coup, la femme inquiète, la mère de douleur, pencha un peu
l’enfant vers la clarté de la lampe... Elle regardait son regard.

La mignonne avait les yeux noirs, d’un noir fauve; et la mère, avec ses
yeux d’un bleu pâle, crut entrevoir tout à coup, dans le regard sombre
de l’enfant--était-ce songe et cauchemar ou folie?--elle crut voir on ne
sait quelle apparition d’avenir lointaine, enveloppée mais menaçante...
une larve d’âme au fond d’un abîme! Ainsi, en des miroirs magiques, on
dit qu’ont été vues des fumées, qui étaient des signes... Oh! tout cela,
perdu, comme noyé, sous les luisants extérieurs des yeux. Ce n’était
point l’œil qui parlait; c’était, dans le regard,--l’âme... Déjà! elle
parlait déjà!... Et que pouvait-elle dire à la mère épouvantée, sinon le
passé de la mère? Et cela se formulait, se résumait ainsi: «Elle sera la
fille de cet homme. Je l’ai vu! Elle a été _moi_. Elle sera l’_autre_!»
Nul son prophétique, nul cri de sorcière, dans la nuit formidable de
Walpurgis, ne glacerait un cœur humain comme cette prédiction muette et
sombre, perdue au fond, tout au fond, d’un œil d’enfant qui
s’éveille!...

Benjamine, ses yeux bleus et fixes dilatés par une terreur
étrange,--d’un mouvement automatique mais doux, déposa sa fille dans son
berceau, arrangea la couverture avec soin, appela pour faire emporter la
lampe, et redescendit lentement.

Lentement elle retourna, à travers le parc des Courcieux, vers les
lumières de la villa des Myrtes. Elle n’entendit même pas les appels des
souvenirs familiers qui la guettaient, comme à l’ordinaire, au détour de
toutes les allées. Elle appartenait à l’enfer terrestre. Il n’y avait
plus pour elle d’espérance en ce monde.




V

PAR UNE BELLE SOIRÉE


Maintenant tout le monde était dehors, sous les arbres, sous le grand
ciel scintillant d’étoiles pâles, devant la mer entrevue à travers les
troncs puissants des palmiers. Les réverbères éclairaient les carrefours
du parc, à chaque angle des massifs. Quelques-unes des innombrables
lanternes vénitiennes préparées pour le lendemain étaient allumées.
Montchanin guettait le retour de Benjamine. Il pensait bien qu’elle
était allée aux Agaves. Il l’attendait, près de la porte par où elle
devait rentrer dans le parc, tout près de la pièce d’eau des Guirand, au
bord de laquelle flottait, mollement, sous un saule, une petite
embarcation amarrée. Il dénoua l’amarre, la laissa tomber à terre et
retenir la barque de son seul poids. Tandis qu’il attendait, Trézelle
passa près de lui en quête d’un peu de solitude.

--Monsieur Trézelle? dit Montchanin.

--Qu’y a-t-il, monsieur?

--Vous voilà bien rêveur. Vous pensez à la petite marquise? Elle est
jolie, n’est-ce pas? Moi, je ne sais plus rien du monde. J’arrive de si
loin... mais on dit qu’elle a des amants, le croyez-vous?

--Tout est possible dans cet ordre d’idées, fit Trézelle ingénument,
mais ici je suis tout à fait mal renseigné.

--Vraiment? si mal que cela?

--Je vous assure, dit Trézelle, qui s’en alla en se disant: «Au fait!
elle est très gentille.»

Amine parut. Elle n’avait pas aperçu Montchanin, un peu dissimulé par
les branches retombantes du saule. Il la saisit au passage, par le bras.

--Benjamine!

Elle demeura interloquée, sans souffle, sans voix.

--Montez dans la barque, fit-il à voix basse. Venez. A quelque distance
du bord, nous causerons librement.

Et doucement il l’attirait près de lui, dans la barque.

Elle demeura d’abord comme suffoquée, immobile d’étonnement et de
terreur. Quand elle put articuler un son, elle appela:

--Monsieur Trézelle!

Elle avait aperçu Trézelle, assez proche encore.

Il accourut suivi, dans l’ombre, de Courcieux que suivait le duc
marmottant: «Laisse donc faire. Je te dis que c’est la fin de la crise.
Il fallait ça.»

--Madame, interrogea Trézelle, vous avez bien voulu m’appeler?

--Voulez-vous faire une promenade en bateau? dit-elle, d’une voix tout à
fait rassurée.

Trézelle, amusé, prit place dans la barque et dit en riant:

--A trois?

--Non, à deux! répliqua rageusement Montchanin qui sauta à terre.

Et, du pied, il poussa loin du bord la fine barque, qui disparut sous la
retombée des branches.

Montchanin aperçut alors Courcieux et vivement il s’esquiva à travers un
massif.

--Est-ce assez clair? disait le duc. Montchanin a reçu son paquet. Il
n’en veut pas. Elle lui a expliqué nettement la situation. Il n’y peut
pas croire. Il se dit: «Ça n’est pas humain!» En quoi il se trompe
puisque cela est. Tous les sceptiques se fichent dedans, en présence
d’une vérité un peu jolie. Ils croient tous qu’on veut feindre afin de
mieux dissimuler, comme dit l’autre. Alors, il lui faut une explication.
Il la lui faut à tout prix. L’explication c’est Trézelle: et plutôt que
d’être en tiers avec Trézelle, qu’il étranglerait volontiers, il lui
livre Amine. Il ne tient qu’à une chose: n’avoir pas l’air jobard. Nous
connaissons ça. Il essaie en conséquence de perdre en beau joueur. Et la
pauvre femme ne lui pardonnera pas cette horrible injure, qui décidément
le lui montre tel qu’il est. Donc, tout va bien... Ne tremble donc pas
comme ça. Je parie que c’est Trézelle qui lui donnera des gifles! Brave
Trézelle! tiens, le voici. Il n’a pris que le temps de ramener la
barque, avec ses mains dans l’eau pour avirons... Voilà qui est clair!

Mais si peu de temps qu’eût passé Trézelle dans cette barque, avec
Amine, cela lui avait suffi pour être ému, un peu, par sa solitude
auprès d’elle. La barque était étroite. Il sentit la jeune femme toute
tremblante d’une terreur dont il croyait deviner la cause... Évidemment,
elle n’avait pas toujours été aussi sévère à ce Montchanin. Le dépit de
celui-ci était visible. Il avait dit à Trézelle: «Elle a des amants,
n’est-ce pas?» Et voilà qu’il semblait que ce fût lui, Trézelle, l’élu
du moment. Elle se montrait, en effet, très affectueuse pour lui, et
très ouvertement. Qu’était-elle? que voulait-elle? La curiosité du jeune
homme s’éveillait.

Dans ce parc, sous la nuit, un charme d’amour flottait. Trézelle
rêvait...

Guirand cherchait Courcieux. Il parvint à le joindre.

--Deux hôtes nouveaux me sont annoncés pour demain, lui dit-il. Je ne
sais où les loger, à moins que vous ne les receviez chez vous.

--Mon cher Guirand, dit le duc, je serai charmé, pour ma part, d’emmener
aux Agaves, dès ce soir, M. Trézelle, avec qui j’ai besoin de causer un
peu...

Et tout bas il dit à Courcieux:

--Ça mettra Montchanin hors des gonds.

Il se tourna vers Guirand.

--A propos, mon cher Guirand, je vous recommande la candidature du petit
Montchanin. Je veux le voir ambassadeur, celui-là! Ça m’amusera et ça
nous en débarrassera. Commencez donc par nous le nommer plénipotentiaire
quelque part. Pourvu que nous ne le voyions plus, nous serons bien
heureux de son avancement. A demain.

--A demain, dit Guirand. Quant à Montchanin, j’ai lieu de croire que sa
nomination est signée depuis vingt-quatre heures.

--Oh! fit le duc, si vous voulez m’être agréable, vous me chargerez de
la lui faire tenir... J’ajouterai un post-scriptum oral à la lettre
ministérielle.

Trézelle se rapprochait, avec Benjamine.

--Monsieur Trézelle, dit le duc, vous venez avec nous; on est très mal
chez Guirand, à cause de Montchanin, qui doit vous déplaire comme à
nous. Amine, prenez donc le bras de Trézelle, cette allée monte
beaucoup... J’ai à causer avec Courcieux.

Et à Courcieux, il disait en cheminant:

--Il ne faut pas trop demander aux nerfs d’une pauvre femme. En ce
moment, vois-tu, celle-ci a le cœur bien gros. Il éclate, son cœur. Elle
souffre. Eh bien, puisque tu as confiance dans le caractère de Trézelle
et confiance en elle, laisse-les un peu jaboter ensemble. Elle a besoin
de ça et elle t’en saura gré. Un jour, tout se retrouve, en fin de
compte, dans un cœur de femme. Songe donc! je ne t’en fais pas un crime,
mais enfin tu t’amuses quelquefois, toi! ton drame est sombre, je le
veux bien, mais tu es toujours dans les coulisses des autres--et tu te
fais des entr’actes gais!... Elle, la malheureuse,--elle vit face à
face, à toute heure de jour et de nuit, avec sa douleur... Brrrou! j’en
ai froid! quand je pense à sa pauvre vie!... Donne-lui une heure de
congé... tu es bien sûr qu’elle n’en abusera pas! Un peu de fleurs est
nécessaire à tout âge et en toute situation, crois-moi. Il ne faut pas
la rendre folle, la malheureuse! Là! tu vois, elle rit; ça la soulage.
Elle a vingt ans, après tout. Une heure viendra, j’espère et j’y compte
même, où tu seras de taille à oublier tout à fait.

--Je l’étranglerais volontiers, dit Courcieux entre ses dents.

Le duc comprit parfaitement qu’il parlait de Montchanin. Et il
comprenait que Courcieux, exaspéré par cette première rencontre, fût
hors de lui. Il trouvait ça très naturel, mais il avait peur d’une
catastrophe.

Devant eux, à quelques pas, Trézelle et Benjamine marchaient côte à
côte. La pente de l’allée était un peu rude. Le duc s’arrêtait, disant à
Courcieux: «Laisse-moi souffler... donne-moi un cigare... il fait
beau... nous avons le temps.»

Benjamine s’appuyait sur le bras du jeune homme. Au milieu de tant de
fleurts, elle ne rencontrait pas un homme, dans le monde des oisifs, qui
éveillât jamais sa sympathie comme celui-ci, si grave, si intelligent,
si noble. Elle avait entendu le duc dire à Trézelle, ce soir-là même:

--Vous êtes républicain, monsieur Trézelle, je le sais et
pourtant--pardonnez-moi--cela m’étonne. Bah!... après tout, vous êtes du
grand parti des honnêtes gens. Ce n’est pas toujours le parti des rois,
mais c’est le roi des partis.

Elle s’appuyait donc sur ce bras en toute confiance. Hélas! jamais elle
n’avait goûté, jamais, depuis qu’elle était femme, un pareil charme
d’abandon dans l’amitié, dans l’affection, dans une sympathie virile.
Jamais elle n’avait erré à travers ces allées de mystère, sous le charme
nocturne, au bruit de la mer voisine, dans ce pays si bien fait pour
l’amour. Sa seizième année s’était épanouie heureuse, en harmonie, par
ses aspirations, avec cette nature incomparable, avec ce paysage d’Éden;
mais depuis ce temps déjà lointain, toute approche d’homme lui avait été
douleur. Celui-là même, le duc, qui était venu à elle pour la consoler,
ne lui avait apporté que le souvenir de ses souffrances. Les
consolations ne sont-elles pas des rappels de la douleur qu’elles
cherchent à apaiser? Il avait raison, le duc, de dire en ce moment même,
à Courcieux, qu’elle avait besoin d’un ami étranger à son passé, avec
qui causer un peu, librement, d’elle-même, en choisissant à son gré,
parmi ses misères, celle dont il lui plairait de parler. Dieu! qu’on
était bien ici, loin du monde! loin des bavardages vains ou malicieux,
loin des «convenances», des élégances et de l’apparat!

--Respirons un instant, voulez-vous? dit-elle.

Elle s’arrêta, si lasse qu’elle fléchit un peu, et elle crut sentir que
le bras de son compagnon serrait le sien, à peine, tout légèrement,
comme pour répondre à sa lassitude: «Je suis là, appuyez-vous sur moi.»
Ce mouvement imperceptible d’une sympathie attentive, et qui ne lui
rappelait rien de son lamentable passé, lui causa une joie inexprimable,
si nouvelle!... Une brise flottait, lente, soulevant les feuillages
comme la respiration du sommeil soulève une poitrine de vierge. Elle
respira longuement ce souffle et, en lui, on ne sait quel désir de
vivre, large, immense, infini comme la mer qu’il avait traversée.

--C’est beau, les étoiles, dit-elle, le ciel, les arbres, tout. C’est
étrange, il me semble que je ne les avais jamais vus encore; que je les
vois en ce moment pour la première fois... Vous ne pouvez pas
comprendre... Vous comprendrez plus tard. Je vous dirai peut-être des
choses... un jour...

Au hasard, il répliqua:

--Vous n’êtes pas heureuse?

--Il y a donc des femmes qui sont heureuses? Vous en êtes sûr? Je les
envie.

--J’ai deviné, c’est vrai, certaines choses, dit Trézelle.

--Croyez-vous? tant mieux. Je le souhaitais. Vous avez l’air si bon,
vous, si sincère, si net! fit-elle. Ah!... cela repose...

Pauvre Benjamine! sa jeunesse abandonnée se prenait au piège éternel.
Elle ne s’en apercevait pas. Elle se mettait à aimer sans péché ce qui
était digne d’amour. Elle s’oubliait un moment. Elle oubliait que, pour
certains êtres, tout ce qui est clémence à d’autres est au contraire
cruauté. Elle était née victime. Est-ce qu’il savait, tout bon et
honnête qu’il fût, ce Trézelle, qu’il ne pourrait rien pour cette
créature charmante et troublée?

Il ignorait que cette destinée était de celles pour lesquelles la pitié
même des cœurs les plus loyaux se tourne en trahison.

--Si tu savais comme je te comprends, disait en ce moment, d’un air
tranquille, le duc au marquis. Je comprends parfaitement qu’on ne se
contente pas de jouer élégamment avec une tabatière, en présence de tous
les événements de la vie et de toutes les personnes du monde. J’ai
toujours regretté le temps où Roger de Beauvoir, au retour de la
croisade, faisait murer vivante sa propre mère dans un aqueduc, parce
qu’elle n’avait pas été gentille avec sa femme. Mais que veux-tu, les
temps sont changés. Nous avons aujourd’hui des mœurs moins sévères. Ils
attribuent tous les changements à leur grrrande Révolution. Je veux
bien, moi, que quatre-vingt-treize ait adouci les mœurs. Ça ne doit pas
être ça, cependant. En attendant, aujourd’hui, quand on se permet de ces
petites justices sommaires, c’est tout de suite très bête, ça finit
platement par la cour d’assises; et on peut lire un matin dans son
journal, à la quatrième page:

    LES DRAMES DE LA JALOUSIE
    LE MARQUIS DE COURCIEUX

--Assez! mon oncle, de grâce! dit Courcieux, je ne suis pas en belle
humeur.

--Je le vois parbleu bien! Tu ne souffles pas un mot depuis une heure.
Tu rumines... Allons, va donner les ordres nécessaires, puisque Trézelle
est ton hôte.

Ils étaient arrivés chez Courcieux.

--Mon cher Trézelle, dit le marquis, quand il vous plaira d’aller
dormir, vous sonnerez mon valet de chambre. Voici la sonnette qui
l’appelle. Il est allé chercher vos valises.

Ils étaient tous les quatre dans le salon aux grandes baies ouvertes.
Ils pouvaient voir les pins, les palmiers du parc baignés de clair de
lune et, à travers les branches noires des arbres, la mer luisante où
dormait l’escadre, ville sombre, immobile, imposante.

--Vous sortez, messieurs? dit Trézelle au duc.

--Oui, nous allons, Courcieux et moi, fumer un cigare sur la terrasse.

La jeune femme demeura seule avec Trézelle.

Il ne demandait pas mieux. On a beau inventer des sous-marins, on aime à
respirer quelquefois un parfum de femme ou de fleur.

De loin, Courcieux et le duc les voyaient, assis et causant sous les
feux d’un candélabre près d’une lampe rose, aux lueurs discrètes.

--Regarde, dit le duc. Elle se lève. Elle le quitte. Elle va, pour la
seconde fois, voir sa fille, qui n’a pas moins cependant de deux
demoiselles de compagnie. Veux-tu mon opinion? Allons dormir, car la
journée de demain sera fatigante. Crois-moi, elle est bien gardée par
son enfant, et les gens comme nous n’espionnent pas les femmes.

Ils rentrèrent chez eux. Trézelle et Amine demeurèrent seuls, dans le
salon où pénétraient les souffles tièdes du parc. La lueur de la lune
faisait sur le seuil un mystérieux tapis de lumière morte.




VI

ÉCLAIR DE JOIE DANS UN ABIME


Ils étaient seuls tous les deux dans le luxueux salon, qui, par ses
trois baies largement ouvertes, regardait la mer.

Un valet de chambre entra, qui, sans rien dire, se mit en devoir de
fermer les persiennes des portes-fenêtres.

--Ne fermez pas, c’est inutile. M. le marquis est dehors.

--M. le duc et M. le marquis viennent de rentrer chez eux.

--Ah! bien.

Le domestique se retira, laissant les hautes persiennes ouvertes. Mais
ces arcades béantes sur le dehors n’empêchaient pas la solitude. Elles
l’embellissaient seulement. Toute la beauté de la nuit entrait dans la
maison. Cieux étoilés, lune décroissante et pâle, mer bleuâtre et sombre
pailletée de feux mobiles, au-delà des grands pins parasols et des hauts
palmiers du parc, tout un côté du grand salon offrait aux yeux cette
fresque prodigieuse. Ils étaient à la fois dans le luxe choisi d’une
noble demeure close, et dans le libre espace illimité, éternel. Ils
pouvaient à tout moment jeter leurs regards sur l’horizon le plus
lointain possible, sur tout ce qui échappe le plus à l’homme, et le
reporter aussitôt sur tous les objets de l’art le plus raffiné, sur
toutes les choses qu’invente l’homme pour oublier l’écrasante puissance
de l’infini, ou pour se donner l’illusion de l’avoir vaincue et de
posséder l’espace et le temps.

La marquise prit un flacon sur un plateau de cristal.

--Avez-vous soif, monsieur Trézelle?

--Merci, madame, dit-il.

--Merci, non?

--Merci, non.

Il se mit à feuilleter un album.

Elle versa, dans un léger verre de mousseline, quelques gouttes d’un vin
doré. Elle y mouilla sa lèvre.

--Vraiment? vous n’en voulez pas. C’est du vin de Samos.

--Je n’en veux pas, merci, dit-il.

Il l’observa du coin de l’œil, sans qu’elle s’en aperçût. A ce moment,
elle regardait machinalement la couleur du samos, qu’elle élevait devant
la lampe. Elle était pâle; ses yeux étaient cernés, les coins de sa
jolie bouche retombaient un peu; on y lisait une étrange, une démesurée
tristesse. Trézelle avait d’ailleurs compris, au cours de la soirée,
qu’il se passait quelque chose entre elle et ce Montchanin... mais quoi?
Était-il décidément un amant éconduit que sa maîtresse a le droit de
blâmer,--ou un jaloux, qui blâme?

Trézelle feuilletait l’album.

Benjamine posa son verre léger sur le plateau de cristal et dit:

--Vous pouvez fumer, monsieur Trézelle.

Elle prit dans une boîte une mignonne cigarette et l’alluma.

Il la regardait faire; elle se mit à rire et, tout en soufflant la fumée
odorante:

--Que pensez-vous de moi? dit-elle tout à coup.

Sa voix avait perdu le charme qu’elle avait tout à l’heure dans le parc.
Le lieu n’était plus le même. La nature ne dominait plus. Dans ce salon,
chez elle, elle était redevenue la femme qui joue un rôle.

Il se tut, la considérant avec attention et aussi avec une pitié qu’elle
surprit et qu’il se hâta de dissimuler en souriant.

Elle reprit:

--Que pensez-vous de moi? car enfin nous voilà seuls depuis une
demi-heure; mon oncle et mon mari sont couchés; nous voyons devant nous,
si cela nous convient, par ces grandes portes ouvertes, un des plus
beaux spectacles du monde; nous n’avons sommeil, à ce qu’il me semble,
ni l’un ni l’autre, et nous ne nous parlons pas. Cela commence à devenir
drôle et presque gênant. Il n’y a pas un homme, je crois, qui, en de
pareilles circonstances, ne se fût trouvé bien sot de ne pas me faire la
cour.

Il ne put que se méprendre au ton agressif de cette phrase. Il y sentit
pourtant aussi quelque amertume. Ce qu’elle attaquait, ce n’était pas
lui; c’étaient tous les autres. Il n’y avait aucune coquetterie mais
seulement de l’ironie dans ses paroles. Il s’y trompa, mais à moitié.

Elle le regarda comme pour le juger. Sa bouche cessa de rire. Un pli
imperceptible y inscrivit de nouveau sa tristesse infinie. Elle insista,
d’un ton qu’elle crut gai:

--Pourquoi ne me faites-vous pas la cour?

--Voilà deux questions, dit-il.

--Deux?

--Oui. La première: «_Que pensez-vous de moi?_»

... La seconde: «_Pourquoi ne me faites-vous pas la cour?_»

--Les deux n’en font qu’une, dit-elle. Vous voyez en moi une petite
femme évaporée, n’est-ce pas? qui bavarde beaucoup, qui rit à tout
venant, qui fleurte quand on veut, qui boit du vin de Samos, en fumant
des cigarettes. Il me semble que d’après tout cela vous avez le droit de
penser d’elle beaucoup de mal,--ou beaucoup de bien,--cela dépend des
points de vue;--et, en tout cas, de vous croire autorisé à lui faire la
cour. Vous le voyez; les deux questions n’en font qu’une.

Trézelle s’interrogeait. Cette jeune femme à ses yeux demeurait
énigmatique. Elle avait du chagrin en ce moment, c’était sûr, mais
était-ce une coquette qui traversait une heure d’ennui et qui, en quête
de consolation, amorçait un fleurt de plus au moyen de sa peine très
réelle? Était-ce une femme vouée à l’une de ces grandes douleurs que
rien ne console?

Il hésitait.

--Je suis un ami bien nouveau pour vous, madame, dit-il évasivement.

--Pas si nouveau, répliqua-t-elle. Quand j’étais jeune fille, j’ai lu la
relation de votre voyage au centre de l’Afrique. C’est singulier comme
on croit connaître les gens qu’on a lus.

--Ne vous y fiez pas! dit Trézelle en riant. Ils mettent le meilleur
d’eux-mêmes dans un livre. Ça ne fait jamais que trois ou quatre cents
pages. A cinq pages par jour, cela représente environ deux mois de leur
vie pendant lequel ils furent... en rêve... ce qu’ils vous
paraissent,--le temps d’écrire.

Elle s’attrista.

--Ne me dites pas cela. Je serais désolée de ne pas vous trouver tel que
je vous ai vu dans vos livres. Que votre théorie puisse s’appliquer aux
romanciers, je le conçois, mais à un homme d’action comme vous, qui
raconte ses actes authentiques et les commente, qui dit les motifs et
les conséquences de ses déterminations, non, à un tel homme, votre
théorie ne s’applique pas. Lisez-vous Marc-Aurèle?

--Et vous?

--Moi? non! dit-elle en riant. Est-ce qu’une femme qui lirait
Marc-Aurèle pourrait l’avouer sans ridicule?

--Le ridicule! fit Trézelle, en voilà un imbécile! et qui a empêché bien
des choses, intelligentes ou bonnes, de se dire ou de se faire!

Elle prit un petit volume revêtu de chagrin grenat,--l’ouvrit à
l’endroit que marquait une fine lame d’ivoire et lut:

--«Rien n’est si horrible que les caresses d’un loup. Évite cela sur
toutes choses. Un honnête homme simple, sans artifice, et qui n’a que de
bonnes intentions, porte cela dans ses yeux. On le voit.» Signé:
_Marc-Aurèle_.

--On le voit, c’est certain, mais il arrive qu’on s’y trompe! dit
Trézelle. Et puis, dans les choses d’amour, l’honnêteté... c’est plus
rare qu’ailleurs.

Elle le regarda.

--Il arrive qu’on se trompe, dit-elle, en rêvant un peu.

Elle pensait à Montchanin, à celui qu’autrefois elle appelait Jean; et
presque toute la désespérée douleur de son âme apparut, tout à coup dans
ses yeux.

Une extrême mobilité d’expression était devenue un des charmes les plus
attirants de Benjamine. Sa double vie avait fini par lui donner deux
visages qui apparaissaient tour à tour brusquement, au hasard du
changement des circonstances autour d’elle. Dès qu’elle était seule,
elle restait la douloureuse Benjamine, effrayante un peu pour son
miroir. A Trézelle, ce soir, avec qui elle était en confiance, elle
avait laissé entrevoir deux ou trois fois déjà son vrai masque, celui où
vivait son âme douloureuse,--mais elle ne lui avait pas laissé
surprendre encore ce qu’elle était dans la solitude.

Elle n’avait pas fixé encore sur lui, d’une certaine façon, son regard
bleu pâle où la douceur et la résignation, la résolution et l’énergie,
se montraient mêlées et noyées dans une profondeur d’abîme. Comment cela
peut-il se faire que, en des yeux, dans le miroir si étroit des yeux,
toute une vie, par moments, apparaisse, avec ses lointains de passé, ses
horizons d’avenir et l’inconnu des causes, le mystère des
espérances,--toute une vie, peut-être éternelle!

Pour l’instant, c’est lui qui la regardait. Elle sentit que ce regard
d’homme la pénétrait, entrevoyait les fonds. Elle songea qu’elle venait
de trahir un peu trop d’elle-même. Elle eut peur d’être interrogée. Elle
éprouvait cependant une folle envie de se confesser, mais spontanément,
à cet honnête homme, un désir impérieux d’échapper enfin à sa solitude
intérieure, de voir s’ouvrir une fenêtre dans sa prison morale. N’ayant
ni père ni mère à qui se confier, oui, elle cherchait un cœur ami, mais
elle ne voulait pas que la curiosité de l’homme prît l’initiative. Elle
voulait se livrer, non pas être dérobée. Surtout elle avait peur qu’il
la crût à la recherche d’un fleurt, quand elle espérait une amitié. Que
Trézelle laissât échapper, à ce moment précis, un mot de galanterie, et
elle se serait enfuie, effarouchée, sauvage, humiliée et navrée,
indignée surtout.

Sans pouvoir encore s’expliquer cette énigme, il sentait à la fois
qu’elle était une âme en proie à une douleur respectable--et une
coquette qui offre et refuse, avance et échappe. Ce qu’elle voulait, ce
n’était que la tendresse d’un cœur ami, mais elle ne pouvait pas faire
autrement, étant femme, que de la rechercher en femme; et lui, homme et
jeune, de l’écouter en homme. Tous deux subissaient leur jeunesse,
échangeaient un charme, un fluide d’autre nom, d’autre sexe, malgré eux;
passifs sous l’influence de l’heure, de la saison,--de la nuit que leurs
yeux voyaient là-bas déroulée sur la mer, de la nuit immense, flottante
et pâle; de l’espace où vibraient le parfum des pins et des vagues, le
bruit des arbres et des eaux, l’éclat palpitant des lointaines étoiles
fourmillantes par myriades, l’éternel appel de vivre auquel ne se
dérobent ni l’âme ni la bête, ni le brin d’herbe.

Dans le torrent des sensations du dehors qui roulait son murmure autour
de ce palais assoupi, et qui ruisselait sous leurs yeux avec la traînée
des clartés célestes tombées sur les vagues innombrables, leur cœur et
leur esprit se sentaient emportés.

Il se demandait:

--A qui dois-je, à quoi vais-je répondre? à une âme triste ou à une
sensation rêveuse?

C’est que l’une et l’autre de ces deux attirances lui parlaient en
effet, avec Benjamine. Elle seule pouvait dire qu’à ce moment la
tristesse habituelle de son âme la commandait encore. Et ce n’était déjà
plus vrai: la nature a des philtres qui, à de certains moments,
endorment, pour des fins ignorées, les douleurs les plus sûres
d’elles-mêmes.

Il comprenait très bien qu’il ne devait pas se tromper, sous peine
d’humiliation ou de ridicule. Il hésitait, attiré par le charme physique
de l’être, retenu par sa haute divination d’une âme inquiète et pure. Il
était dérouté, déconcerté. Il avait l’air très bête. L’image d’un brave
chien, plein de bonne volonté et d’obéissance, qui attend, un morceau de
sucre sur le nez, qu’on le lui retire ou qu’on le lui accorde, se
présenta si drôlement à l’esprit d’Amine qu’elle éclata de rire, parce
qu’elle avait à peine vingt ans.

Mais comme elle était une femme de douleur, son rire, tout de suite, se
faussa. Il devint nerveux, il se prolongea, la secoua de deux ou trois
petits spasmes qui ressemblaient étrangement à des sanglots.

Il comprit qu’à présent, s’il approchait, sans rien dire, son visage de
ce visage qui riait si douloureusement,--elle ne se retirerait pas. Une
crise la lui livrait. La surprise était possible, Don Juan eût ricané.
Trézelle s’apitoya.

Il se leva lentement et alla regarder, du seuil, le grand spectacle de
la mer étalée sous le ciel et livrée au baiser de toutes les étoiles.

--Vous ne fumez pas, monsieur Trézelle?

Il se retourna vers Amine.

Elle était redevenue sérieuse, simple. Il comprit que, derrière lui,
elle s’était essuyé rapidement les yeux et qu’elle lui savait gré de sa
discrétion.

--Fumer? quand je suis seul avec une femme? non, dit-il en souriant.

--Est-ce mieux (dit-elle en rallumant une seconde cigarette) qu’une
femme fume, seule avec un homme?

--Assurément. La femme ne doit pas à l’homme tous les genres de respect.

--Dites tout de suite que je vous gêne, fit-elle gaîment. Voulez-vous
que je sorte?

--Non, dit Trézelle d’un air si piteux qu’elle ne put s’empêcher de rire
encore, mais j’aimerais assez que votre mari entrât.

L’habitude des marivaudages, où elle dissimulait la plupart du temps ses
grandes peines, entraîna Amine. De plus, elle trouvait, cette fois, une
saveur à la plaisanterie galante. Le philtre de l’heure agissait sur ses
nerfs, un peu même sur son cœur... Oh! comme il eût fait bon aimer,
aimer simplement et loyalement.

Elle regarda Trézelle d’un air narquois:

--Vraiment? vous aimeriez que mon mari entrât? Eh bien, allez le
chercher!

--Vous vous moquez de moi, il dort.

--Je ne me moque pas, éveillez-le.

Trézelle aussi commençait à se piquer au jeu.

--Tout à l’heure...

--Pourquoi, tout à l’heure?

--Pas tout de suite enfin.

--Ah?...

--Oui...

--Bon.

Le visage d’Amine s’attristait. Pourquoi? n’avait-elle pas sollicité ces
répliques de Trézelle? Elle eut envie pourtant de lui crier:

--N’allez pas de ce côté. Vous allez perdre une amitié que j’offrais et
qui vaut qu’on l’estime, vous allez me faire perdre l’espérance que
j’avais de trouver enfin un homme aux sentiments nobles, capable d’aimer
sans bassesse et sans trahison! Ne parlez pas--vous allez consommer la
désolation de ma pauvre âme abandonnée.

Elle ne dit rien de tout cela.

Elle se tut, anxieuse, prête à fuir ou à fondre en larmes ou à rire de
nouveau, ou peut-être à tomber entre les bras de cet homme qu’elle avait
provoqué... Elle ferma les yeux comme si elle eût été très occupée de
savourer son tabac d’Orient. Ses idées se brouillaient en elle. Elle se
sentait livrée à trop de forces en lutte qui se la renvoyaient sans
cesse depuis des années... Elle était seule, seule, seule, toujours si
seule!

--Tenez, dit-il, en venant s’asseoir près d’elle, décidément... oui,
décidément... j’ai à vous parler.

Elle le regarda d’un air ironique, plein du mépris qu’elle avait pour
les hommes. Ce regard disait: «Encore un! c’est dommage...»

--Vous avez à me parler? fit-elle.

--Oui, mais c’est très sérieux.

--Ah! le contraire m’eût étonnée.

--Je serai très ennuyeux.

--Je vous en défie.

--Indiscret.

--Vous? c’est impossible.

--Audacieux.

--Cela vous ira.

--Prenez garde, vous allez me rendre fat.

Ainsi, des deux côtés, ils tâtaient le fer, chacun voulant se rendre
compte de l’adresse et des intentions de l’autre.

Ils s’arrêtèrent; il y eut un silence.

--Je vous attends, dit-elle.

Il y avait tant de hauteur dans ce mot qu’il prit un parti. Ce fut le
bon.

--Vous m’avez posé deux questions. Je vais y répondre sérieusement. Je
ne vous fais pas la cour, parce que je sens en vous un cœur sévère, et
que précisément cela me plaît et me séduit un peu trop. Vous êtes de
celles à qui nul homme n’a le droit d’offrir un caprice et j’aurais peur
et honte de vous offrir davantage, car davantage ne serait jamais assez
à moins d’être tout, c’est-à-dire la vie entière; c’est-à-dire le
mariage, ce qui est impossible. Il est bien vrai que vous tâchez à me
donner le change, je ne sais pour quelle raison; et que vous désirez
tromper les observateurs à force de sourires, de léger babil, de
moqueries parisiennes, et de cigarettes turques. Mais, quoique la plus
souriante, vous êtes, je le sens bien... la plus désespérée des femmes.

Dès les premiers mots de cette réponse à ses deux questions, Benjamine
était devenue sombre. Elle avait laissé tomber dans le plateau de
cristal sa cigarette de tabac doré, puis, peu à peu, elle avait pâli,
son sourire avait disparu, les coins de sa bouche s’étaient abaissés,
tristes; le nez, aminci, se pinçait; l’œil était fixe, la paupière ne
battait pas. On eût dit, figée dans quelque vision d’épouvante finale,
une morte assise.

Il eut peur et s’élança, et lui prit la main:

--Benjamine! fit-il.

Elle fit un signe de la tête à peine perceptible comme ces malheureux
qui, sous une attaque de paralysie, n’ayant plus ni voix, ni regard, ni
geste, s’efforcent encore de faire comprendre qu’ils ont entendu... et
qu’ils remercient.

Il ne savait que faire. Il attendait; il eut envie d’appeler... il se
leva... Elle fit signe que non!

Il revint s’asseoir près d’elle, reprit sa main, qu’il serra. Elle
répondit à cette pression, puis ses lèvres s’animèrent, et, lentement
d’abord, puis plus vite, elle parla mais d’une voix très basse:

--Benjamine!... Je veux bien que vous m’appeliez ainsi, je veux bien. Je
vous le demande. Benjamine!... c’est un joli nom, n’est-ce pas?...
Benjamine!... C’est drôle que ce soit mon nom!

Elle prit son mouchoir, l’arrangea en le regardant comme si elle eût
voulu donner une forme très déterminée à ce chiffon, cent fois roulé
entre ses doigts, puis elle en porta à ses lèvres un coin qu’elle mordit
et, laissant retomber sa main, elle le déchira.

Tout à l’heure, en la regardant, Trézelle pensait à la mort. Maintenant,
il pensait à la folie.

Ce n’était plus la voix d’une coquette, d’une femme, qui parlait, mais
celle d’une très jeune fille.

--Dites-moi, alors, c’est bien vrai que vous m’auriez fait la cour,
monsieur Trézelle, si vous ne me respectiez pas? C’est vrai que vous me
respectez? Cela est très doux, savez-vous? Vous ne m’avez pas parlé
d’amour! Quel bonheur! que vous êtes bon! A cause de cela, je vous aime
de tout mon cœur; vous voulez bien?

A présent, elle avait un air très raisonnable, mais à la façon de ces
petites filles qui demandent une permission quelconque à la grande
personne qui pourrait bien la leur refuser... La voix semblait
enfantine:

--L’amour, vous savez, je le déteste! Ça ne fait faire que du mal.
Pourquoi l’appelle-t-on de ce joli nom? Les gens qui nous aiment ne
pensent qu’à eux; ils veulent nous prendre, non pour nous rendre
heureuses, mais pour se faire des joies avec notre peine. Les gens qui
nous aiment d’amour deviennent mauvais, ils nous tourmentent; ils ne
font rien pour notre bonheur. Pourquoi appeler ça l’amour?... Mon Dieu!
je m’appelle bien Benjamine!

Elle s’arrêta et dit, un peu après:

--J’aimerais mieux voir ma fille morte que de la voir aimée comme ça!...

Enfin, brusquement, elle revint tout à fait à elle-même. La jeune femme
se ressaisit. Il était très ému.

--Monsieur Trézelle, dit fermement Amine, de sa voix la plus
naturelle,--j’avais besoin d’un ami à qui faire une grande confidence.
Je vous ai laissé deviner bien des choses--parce que je ne pouvais vous
les dire--ne sachant pas par quel bout commencer pour être convenable...
Et alors, dans ma gaucherie, j’ai dû vous paraître coquette... ne m’en
défendez pas... Je m’en suis aperçue, je l’ai vu. Je vous remercie de ne
pas vous être laissé égarer par les apparences--et de ne pas m’en avoir
punie. Maintenant... je vais vous dire...

Trézelle s’inclina; il la regardait d’un air doux et bon. Depuis qu’elle
était femme, on ne l’avait jamais regardée ainsi. Elle lui en était
reconnaissante, de toutes ses forces.

Elle reprit, les yeux baissés:

--Vous croyez qu’il y a ici un M. de Courcieux, mari de sa femme? une
Mme de Courcieux femme de son mari? Ce n’est pas vrai. Ça paraît ainsi,
à cause des convenances, mais les convenances, vous savez ce que c’est?
C’est le grand mensonge de tout le monde et qui ne trompe personne.
C’est ça qui habille mal, les convenances! C’est tout troué! quelle
loque! Quand on regarde bien, on voit la pauvre vérité, là-dessous, qui
étouffe en été et qui grelotte en hiver. Être vrai, sincère, loyal, se
marier quand on s’aime, se quitter quand on ne peut plus vivre ensemble,
ne tricher ni avec les autres ni avec soi, c’est mal porté. Tout le
monde triche, même les meilleurs, comme M. de Courcieux... Vous croyez
qu’il y a quelque part un M. Paul Guirand, père vénéré de Mme de
Courcieux, sa fille bien-aimée? Ce n’est pas vrai, il y a un Guirand,
économiste universellement connu, qui sera ministre de n’importe quoi
avant six mois, dit-on. Dans l’intérêt du pays? Non, dans l’intérêt de
sa vanité et de celle de sa femme, ma très dévouée mère. Et à eux deux,
ils m’ont sacrifiée à leur orgueil et à leur ambition: leurs relations
avec les Courcieux non seulement les flattent mais doivent servir de
très hauts intérêts privés et publics. Je ne m’explique pas bien tout
cela, ni si tout cela est bien réel: je sais que la marquise de
Courcieux y croyait, pauvre femme! Son fils a accepté son idée là-dessus
sans examen, comme un héritage, sans vouloir entendre parler du
«bénéfice d’inventaire». Cette crânerie l’a fourvoyé. Bref, notre
mariage fut, en principe, un mariage politique. Vous voyez une personne
dont le malheur irréparable fut nécessaire au bien de l’État, représenté
par mon respectable père qui, d’un côté, m’a imposé sa volonté et, de
l’autre, a trompé M. de Courcieux sur mes sentiments. On savait que
j’aimais M. Montchanin, on m’a mariée à M. de Courcieux... C’est, comme
vous voyez, extrêmement simple. C’est une aventure comme on en voit tous
les jours. Je vous la conterai plus en détail, plus clairement un
jour... tout à l’heure peut-être.

Benjamine s’interrompit, releva les yeux, regarda Trézelle bien en face
et continua d’une voix plus grave et plus lente:

--Vous croyez qu’il y a dans cette maison une adorable petite enfant qui
est la fille de M. de Courcieux, comme son nom paraît l’indiquer?...
Tout cela est faux, monsieur Trézelle. Vous ne voyez que la façade d’un
palais de pisé, de limon, de boue; cette noble façade est peinturlurée
en simili marbre; pas même du stuc; peinture à la détrempe, qui
s’écaille à la pluie et au soleil! Mais soyez tranquille, on repeint de
temps en temps. Tenez... j’étouffe!... non, j’ai froid,--touchez.

Elle lui tendit les deux mains. Il les prit doucement et les baisa.

--Pardonnez-moi, dit-il.

--De quoi donc?

--D’avoir forcé un peu une si douloureuse confidence.

Elle haussa les épaules:

--Mon cher Trézelle, je n’ai dit que ce que j’ai voulu. Je mourais
d’envie de parler. J’ai cru vous reconnaître pour un homme de grand
cœur, je ne me suis pas trompée; c’est une joie. Je me suis dit, le jour
même où je vous ai vu: «Voilà un grand cœur d’homme, très fort et très
doux.» Et j’ai pensé aujourd’hui que vous répondriez par un cri de pitié
humaine, dont j’ai besoin, à mon cri étouffé.--Je vous ai d’abord laissé
attendre, afin de vous mieux juger, puis j’ai parlé--mais je n’ai pas
tout dit encore et j’ai besoin de tout dire... Vous venez de comprendre,
n’est-ce pas, quelle place M. Montchanin a tenue dans ma vie?... et ce
qu’il est devenu aujourd’hui pour moi?

Le visage de Benjamine exprima la terreur, l’horreur visionnaires. Elle
murmura:

--Le drac! c’est lui, le drac! Vous me comprenez, n’est-ce pas?...

Trézelle frissonna et ne sut que répondre.

Après un silence glacé, elle reprit sourdement:

--Je l’ai revu ce soir _pour la seconde fois_ depuis mon mariage, et,
cette fois, je l’ai vu sous sa vraie forme... c’est horrible, n’est-ce
pas? et vous voyez ce que je souffre! Mais il n’a pas été toujours ce
que vous le voyez. Quand je l’aimais, petite fille, c’était un joli
enfant, puis ce fut un charmant adolescent, puis un jeune homme très
grave, qui me semblait très bon. Il travaillait beaucoup. Je crois qu’il
eut fait un très honnête homme...--sans mon mariage!... cela est bizarre
et triste. Oui, _sans mon mariage_! je suis sûre de ne pas me tromper.
J’ai réfléchi beaucoup. Il s’est retiré d’abord par juste fierté:
j’étais trop riche. Il n’avait rien. Mon père me refusait. Il s’en alla.
Il réfléchit alors de son côté, il jugea mon mariage avec M. de
Courcieux une combinaison immorale, et il me méprisa un peu de l’avoir
subie... De son côté pourtant il en profita, puisque, pour l’éloigner,
mon père lui fit accorder un avancement qu’on trouva scandaleux. Il se
dit: «Elle a préféré être marquise, et moi, je me suis fait payer mon
abandon.» Voilà ce qu’il a pu se dire. Tout cela démoralise très vite un
jeune homme. Il voulut se consoler dans les plaisirs. Des intrigantes
lui apprirent l’intrigue; toutes lui apprirent la trahison, le mensonge
constant, la ruse de toutes les minutes. Il devint incapable de croire à
la probité en amour. Il me jugea légère, oublieuse; qui ne s’y fût
trompé? Moi, livrée à mon mari par mon père,--j’étais si inexpérimentée,
si jeune, si facile à égarer!--je ne m’aperçus de l’horreur de ma
situation que lorsqu’elle fut officielle. Je vous dis tout cela sans
ordre, comme cela vient, au hasard de l’émotion... Il faut comprendre
quand même. Montchanin ne pouvait pas deviner que, mariée, je
n’appartenais pas à mon mari! Et aujourd’hui, en me l’entendant dire
pour la première fois, comment aurait-il pu le croire? Tout cela est si
fou, si imprévu, si absurde, si invraisemblable!... Cela est
pourtant!... Et maintenant en regardant cet être que j’ai aimé, je
n’aperçois plus que ce sourire ironique qui semble figé sur son visage!
Je ne vois plus en lui que le mépris fait homme. Je comprends que je
n’ai été pour lui qu’une occasion comme une autre... Peut-être même
s’est-il délibérément vengé sur moi et sur ma famille des déceptions que
nous lui avions causées!... Aujourd’hui, il a pris son parti des
vilenies de la vie et il tâche de les faire tourner à son profit, comme
tout le monde. Il est perdu pour le bien, perdu pour l’amour. Et tenez,
n’est-ce pas horrible, que ce soit lui qui, ce soir, ait poussé cette
barque loin du bord, pour me laisser seule avec vous! Quel mépris de moi
cela révèle! Quelles raisons a-t-il de croire qu’il est, vraiment lui,
le père de son enfant? Vous voyez au fond de quel abîme je me débats! un
abîme, oui certes, un abîme véritable. Mon mari seul est en face de la
vérité--et il a été mon seul ami jusqu’ici. Mais n’est-il pas le seul à
qui je ne puisse parler de notre enfer commun? Oui, M. de Courcieux est
admirable.

Elle pâlit affreusement.

--Cette confidence vous tue, dit Trézelle, avec bonté. De grâce
n’achevez pas.

--Vous vous trompez. Cela me fait du bien de tout vous dire. M. de
Courcieux est bon, admirable, héroïque. Il a tout pardonné parce que je
ne l’ai jamais trahi. J’ai été avec lui d’une franchise totale. Il me
répète souvent: «Vous êtes la femme la plus loyale que je connaisse.» Et
je crois bien que c’est vrai--mais je souffre bien, allez, je souffre
toujours, sans repos, sans cesse, toujours et encore!

--Pauvre charmante femme! dit Trézelle.

--Et pauvre mère surtout! s’écria Amine d’un air égaré.

--J’ai peur, dit Trézelle, d’être maladroit, mais si j’osais parler...

--Parlez, je vous en prie; dites-moi quelque chose. Où voyez-vous mon
salut? C’est-à-dire un peu plus de paix pour moi, malheureuse! Une
seconde de paix, de bonheur, dites, croyez-vous cela possible encore
pour moi?

--Puisque votre mari a pardonné, dit gravement Trézelle, puisqu’il est
bon, puisque vous le jugez admirable et héroïque--pourquoi ne
l’aimez-vous pas?

Elle se leva, les lèvres frémissantes, comme indignée:

--L’aimer, lui! mais c’est affreux à dire--sa générosité m’écrase trop à
toute heure sous le souvenir de ma faute! Devant lui, je ne peux penser
qu’à cela: je l’ai offensé. Il est mon juge. Je le redoute; je le
vénère. Est-ce de la vénération et de la crainte que peut naître
l’_amour_?... Et puis... comment ne voyez-vous pas, vous,--vous!--que
j’ai perdu le droit d’aimer? Où serait pour moi la dignité d’un second
amour? J’ai été devant Dieu une épouse,--celle de M. Montchanin--à
condition de ne pas devenir la maîtresse de M. de Courcieux! Ou encore,
que je devienne demain la femme de mon mari, M. Montchanin retombe au
rang d’amant; et je ne suis plus, moi, qu’une maîtresse abandonnée, une
épouse adultère! C’est impossible... Réfléchissez, mon ami,
confirma-t-elle avec véhémence--et vous verrez que c’est impossible. Ce
que mon mari estime en moi, c’est ma loyauté, c’est ma fidélité,--mon
entière fidélité,--à une seule pensée, hier à l’homme que j’aimais,
aujourd’hui à l’enfant que la faute m’a donnée! Mais que je m’abandonne
à mon mari, et,--malgré la légalité de son titre d’époux,--il ne verra
plus en moi que la femme de deux hommes, tous deux vivants, et par
conséquent la maîtresse de l’un des deux! Voyons, est-ce vrai tout cela,
dites?... Et d’ailleurs, me livrerais-je à mon mari sans éprouver de
l’amour moi-même? car je ne l’aime pas, vous dis-je! Pourquoi? Est-ce
qu’on sait! Vous répéterez: «Il est héroïque, vous devriez l’aimer!...
Un homme si bon, comment ne l’aime-t-elle pas! Il faut qu’elle ait une
âme bien peu généreuse, bien peu reconnaissante.» Voyons, je vous le
demande, Trézelle, est-ce que l’admiration, la reconnaissance, ont un
rapport nécessaire avec l’amour? C’est là une des choses qui m’affolent
le plus, cette impossibilité de commander l’amour, de le faire naître en
soi. De quelle essence est-il donc, cet amour, qu’on dit un sentiment si
beau, puisque nulle admiration d’âme ne peut le produire à volonté,
puisqu’on peut admirer un être et avoir pour lui de la reconnaissance et
le chérir même, sans l’_aimer_, au sens terrible du mot! Qu’y puis-je?
J’ai voulu, un moment, transformer en amour ma piété douloureuse pour M.
de Courcieux. Je ne peux pas. On dit que certains alchimistes ont
cherché à faire du diamant. Ils n’ont pas pu. Moi, c’est avec du diamant
(car mon sentiment pour mon mari est pur et solide comme le
diamant)--c’est avec du diamant que j’ai essayé de faire de l’amour
vivant, ému, troublé, de l’amour enfin. Je n’ai pas pu. C’est une
alchimie impossible. J’ai failli en devenir folle, voyez-vous!... Je
n’aime pas M. de Courcieux, voilà tout. Il n’y a rien à ajouter à cela,
n’est-ce pas? Le premier jour où je l’ai vu--je l’ai trouvé vieux, j’en
suis restée là. Et cependant, en réalité, il n’était pas vieux; mais
c’est ce qu’on voit,--qui est. Oui, oui, je le vénère, je l’estime, j’ai
envie de m’agenouiller devant lui,--j’ai parfois baisé sa main comme une
pécheresse humiliée et repentante,--mais cela n’a rien de commun, je le
sens, avec l’amour,--l’amour d’ailleurs infâme, l’amour qui tour à tour
a besoin ou se passe de l’approbation des âmes, de l’estime des esprits,
de la tendresse des cœurs,--l’horrible amour de chair et de sang,
l’amour de folie et de mort, qui m’apparaît souvent comme un monstre de
cauchemar et qui fait mon épouvante! Oui, oui, monsieur Trézelle, voici
ma plus grande terreur, ce n’est pas d’aimer M. de Courcieux,--cela
n’est pas possible, mais c’est qu’il finisse par m’aimer, lui, à force
de me voir souffrir sans défaillance. J’ai peur de cela!

--C’est un abîme, en effet, dit Trézelle. En quoi puis-je vous servir?

--Je ne vous demande pas d’autre service que celui de m’écouter avec
patience et bonté comme vous le faites depuis une heure.--Car vous
comprenez mon martyre, n’est-ce pas? Ne pouvoir me confier à personne!
jamais! Être murée dans mon secret! Ne demander jamais un conseil! N’en
point entendre! Il y a bien le duc--qui est bon et spirituel--mais c’est
le génie du marquis, l’esprit de sa vieille race. Que lui dirais-je
qu’il n’aille répéter à M. de Courcieux?... Il y a mon confesseur, mais
on dit sa faute une fois pour toutes à son confesseur, on ne lui doit
pas la peinture de son supplice. Il vous impose une pénitence, mais il
ne vous délivre pas de la torture que Dieu vous inflige et dont Dieu
seul peut vous affranchir!

Il y a ma mère?... N’en parlons pas; elle m’a, grâce à Dieu, fait élever
par une noble créature qu’elle fut incapable de comprendre, et qui ne
comprendrait rien aux complications de ma douleur. Ma mère ne sait donc
rien de mon plus grand secret...

Eh bien, oui! j’y arrive, à ce secret vivant! Vous alliez m’en parler
vous-même, vous alliez me répondre: «Vous avez votre enfant!» Ah! oui,
j’ai l’enfant, et il faut que je me réfugie dans la maternité, n’est-ce
pas? C’est entendu. Pauvre mignonne créature! Que croyez-vous qu’elle me
dise, celle-là? Avec sa voix, elle me parle de ses joujoux, mais elle
est ma douleur même et elle n’en saura jamais rien... Et avec ses yeux
elle me parle, elle aussi, de celui que je voudrais oublier!...

Amine baissa la voix. Son visage s’altéra de nouveau profondément. Elle
reprit son regard fixe d’hypnotisée.

--Oui, oui, voici, reprit-elle dans un chuchotement de confessionnal ou
comme si elle se parlait à elle-même, voici le plus terrible... Depuis
ce soir, depuis que j’ai revu cet homme si différent de lui-même, depuis
que M. Montchanin m’a fait l’effet d’un étranger hostile, d’un être
d’indifférence, de scepticisme, de trahison, d’ironie, de
perversité--écoutez-moi bien,--je me sens plus près que jamais de la
folie!... Écoutez-moi bien: j’ai revu ma petite fille, là-haut... Elle
s’est éveillée et m’a regardée... Et cette petite forme angélique qui
jusqu’ici me faisait dire, chaque fois que je la voyais: «Ça, c’est
encore moi»,--eh bien, tout à l’heure, elle m’a fait penser: «Ça, c’est
encore lui! c’est l’autre! et quel autre!» Et j’ai eu peur de voir, dans
le vague de ses yeux fauves, une larve d’âme, une âme à venir qui
ressemblait à celle du père... le drac! Ah! l’horrible, l’horrible
vision! Ce fut une enfant d’amour... Oh! mon ami! mon ami! si elle
allait être une enfant de haine et de trahison! Car il m’a trahie, le
père! Il aurait dû comprendre, il aurait dû deviner, il aurait dû
croire, avoir pitié au moins! Il aurait dû _m’aimer_, enfin! L’amour
devrait être tout cela, l’intelligence, la divination, la foi! Et
maintenant, je suis seule, seule, seule à jamais! Oh! mon Dieu!

Elle tordait ses mains. Pris d’une grande pitié, il se rapprocha d’elle,
d’un mouvement irréfléchi, très tendre. Elle sentit toute la tendresse
de cette pitié involontaire... Elle y répondit malgré elle, en laissant
tomber sa tête lasse sur l’épaule du jeune homme. Elle respirait par
saccades, la poitrine tumultueuse, les lèvres tremblantes, les yeux
noyés, abandonnée tout entière.

Il se fit un grand silence durant lequel le murmure infini des dehors
nocturnes entra, les enveloppant. Un souffle brusque, venu de la mer,
éteignit toutes les bougies d’un candélabre. La lampe bleuâtre, presque
une veilleuse, éclairait seule le vaste salon. Dans l’ombre accrue, ces
deux êtres jeunes, dont l’un s’appelait douleur et l’autre pitié,
sentaient battre leurs deux cœurs très rapprochés. Elle ne pensait plus.
La torpeur qui suit les grandes exaltations avait assoupi son âme.

Lentement il s’inclina vers la jeune femme. Il s’inclinait, ce n’était
que tendresse; il sentit sous sa lèvre la joue effleurée et ce fut
désir. Et désir et tendresse se mêlant tout à coup comme deux flammes,
une flambée de passion jaillit des yeux du jeune homme:

--Amine! murmura-t-il.

--Oui, Amine, murmura-t-elle, comme endormie. Amine, c’est mon nom. Il
est doux, n’est-ce pas? Mais qui donc le prononce si doucement? Je ne
l’entends jamais ainsi murmuré dans un souffle... Amine! Amine! Je veux
être appelée ainsi, par des lèvres qui, en même temps me caressent...
Est-ce donc si coupable, dites-moi, vous, Raymond?... Raymond, c’est un
joli nom aussi... Serait-ce donc bien coupable, dites? Je suis si jeune.
J’ai vingt ans à peine et je suis seule, toujours toute seule, quoique
si entourée... Alors, combien de temps vais-je vivre encore ainsi? Dix
ans, vingt ans encore, qui sait? C’est trop, je ne pourrai pas. Je
voudrais bien être aimée un peu, moi! Est-ce vrai, dites, que Dieu ne
veut pas? Comment ai-je mérité d’être ainsi privée d’amour? De toutes
les femmes que je vois, beaucoup ont des amants. Le monde en sourit.
Elles se disputent mon mari comme en se jouant! Et pour moi, pour moi,
le mot d’amour n’éveille que terreur, drames épouvantables. Pourquoi
cela et qu’ai-je fait à Dieu, répondez-moi, vous qui avez l’air si bon!
Oui, vous avez l’air bon... Vous me souriez si gentiment, si
tristement... On dirait que vous pleurez?... Oh! la bonne larme! La
voilà tombée sur mon visage. Elle roule sur mes lèvres...

Étonné de lui-même et d’elle, inquiet aussi de ces portes béantes,
ouvertes sur tant d’espace, il se ressaisit, éloigna un peu de lui, très
doucement, la tête délicieuse vers laquelle il se sentait attiré...

Ce fut fini. Le charme de l’inconscience était rompu. La jeune femme
revit son abîme. Elle reprit pour la troisième fois son visage tragique,
pâle, aux yeux fixes, visionnaires, et, sans un battement des paupières,
la pupille dilatée, le buste rigide, elle prononça, de son air de morte
et d’une voix saccadée, comme mécanique:

--Eh bien, oui! Je veux bien, puisque vous m’aimez un peu, puisque vous
n’êtes pas comme les autres, je veux bien vous aimer. Ce qu’ils désirent
tous de moi, je vous le donne, soit. Prenez-moi, soyez mon amant!

Elle lui saisit le poignet d’une main,--et, avec une force étrange,
écartant d’elle cet homme dont elle eût fait volontiers son maître, elle
ajouta:

--Seulement,... sachez-le bien,... j’aime mieux que vous le sachiez--je
ne veux pas vous trahir... Sachez que si cela est--et je le veux bien,
moi, je vous aime,--si cela est, demain matin, je serai morte, et
heureuse d’être morte... Vous êtes le maître, le maître absolu...

De ses yeux fixes, elle regardait, elle voyait la mort, la sienne. Il ne
put s’y tromper; ce qu’elle disait était bien la vérité.

Elle le regarda en face.

--Que pensez-vous de moi, maintenant?

--Je pense, dit-il simplement, que d’un baiser je peux vous tuer.

Le visage de Benjamine s’éclaira de joie:

--Vous me croyez donc? Je suis contente! C’est la meilleure parole que
vous m’ayez dite!

Il lui serra la main.

La tragique amoureuse reprit aussitôt:

--Vous comprenez, je n’aurai pas deux amants, non; pas deux; je me le
suis juré... Vous aussi, le lendemain, vous diriez: «Pauvre Amine! elle
désirait rester honnête femme! après une faute! comme si c’était
possible!» Et je ne veux pas, moi, que vous disiez cela, ni vous, ni
personne. _Un seul_, ce sera ma vie! un seul... et ce fut trop! Ah!
malheureuse, je suis à vous!

Trézelle prit sa main très doucement et, de la voix apaisée dont on
parle aux très petits enfants:

--Nous venons de rêver le songe d’une heure, dit-il, et d’une nuit
d’été. Il y avait bien un peu de cauchemar là-dedans, Amine.
Réveillez-vous. Je vous veux trop de bien pour n’être pas d’accord avec
votre plus haut désir. Serrez ma main. Elle vous sera bonne toujours, si
vous y sentez celle d’un ami respectueux,--d’un frère dévoué.

L’expression de folie qui se lisait sur le visage d’Amine et dans toute
son attitude,--disparut soudainement. Les monstres étaient vaincus.
Voilà que la jeune femme souriait au jeune homme avec toute sa franchise
calme, son énergie tranquille. Elle s’écria heureuse, d’une voix claire,
naturelle:

--Bien vrai? vrai? vous m’aimerez _sans cela_!... Ah! que je suis
heureuse! J’ai donc un ami!

Et se levant aussitôt:

--Bonne nuit, dit-elle. Vous allez sonner Baptiste qui vous conduira
chez vous, mais auparavant, en bon frère, embrassez-moi.

Elle lui tendit son visage serein et souriant. Il la baisa sur le front.

--Oh! sur les deux joues! dit-elle simplement.

Puis elle ajouta ce mot délicieux et triste:

--Merci.

Elle disparut en courant.

--Quel dommage! pensa Trézelle; je ne peux rien pour elle.




CINQUIÈME PARTIE




I

QU’EST-CE QU’UN IDÉAL?


Le lendemain Guirand emmenait à bord de son yacht tous ses invités.

Les expériences du sous-marin de Trézelle réussirent au gré des juges
officiels. Trézelle était enchanté. Il offrit alors aux invités de
Guirand de les prendre, par petits groupes, à bord du _Drac_. Plusieurs
hommes et toutes les femmes, sauf Benjamine, déclinèrent l’invitation.

Le _Drac_ s’immergeait en demeurant horizontal,--séjournait quelque
temps sous l’eau,--puis reparaissait à la surface, ici ou là, comme un
monstrueux cétacé évoluant au milieu des majestueux cuirassés de
l’escadre.

Trézelle (à la suite de Goubet) s’efforçait d’améliorer sans cesse les
conditions d’habitabilité de son sous-marin. Elles étaient déjà assez
bonnes, pour qu’il pût offrir à une femme courageuse une courte
promenade dans les profondeurs de la mer.

Voyant Benjamine prête à descendre du yacht de Guirand à bord du _Drac_,
Montchanin s’avança. Courcieux, qui était près de Trézelle, fit un
mouvement imperceptible pour intervenir. Trézelle se tourna vers
Courcieux et, en le regardant, il dit d’une voix très basse:

--Ne craignez rien!

Déjà le matin, à la façon dont Trézelle lui avait serré la
main,--Courcieux avait compris qu’il avait reçu les confidences d’Amine
et qu’il était son ami bien plus et bien autrement que la veille.

Trézelle dit très haut, du ton d’un capitaine, seul maître à son bord:

--Je vous préviens que vous n’êtes pas des nôtres cette fois, monsieur
Montchanin.

Courcieux regarda le duc. Le duc souriant répondit à ce regard:

--Je te l’avais bien dit. Elle se sera confessée. Tu as un allié et un
bon! Laisse-la faire avec lui sa petite descente romanesque au fond de
la mer. Montchanin enrage!

Montchanin regardait l’étrange sous-marin. Cette masse sombre avait
l’air d’une baleine morte, flottante à la dérive... Tout à coup cette
chose inerte s’anima, s’abaissa, se borda d’une légère écume; elle
s’abaissa encore; les vagues au-dessus d’elle se rejoignirent et elle
disparut sous l’eau profonde.

Amine, au fond de l’eau, dit à Trézelle qui lui donnait une explication
distraitement écoutée:

--C’est la nuit de la tombe avec le charme de la vie... Pourquoi pas
toujours?

Dans l’après-midi, chez Guirand, Trézelle, félicité de tous côtés, ne
savait à qui répondre.

Enfin on se lassa du _Drac_; et, après le déjeuner, on se répandit par
groupes au fumoir, au billard, au salon et dans le parc, sous les
ombrages épais des mimosas.

Le duc s’approcha de Trézelle, la main ouverte:

--La veille d’une si grave journée, dit-il en souriant, un inventeur
n’était pas, je pense, un fleurt bien dangereux, mon cher Trézelle. J’ai
donc vu sans déplaisir, hier soir, que vous faisiez la cour à ma
nièce... J’admets du reste qu’il y ait dans certains cœurs de femme des
peines mystérieuses auxquelles un ami honnête homme peut apporter plus
de bienfaisante douceur qu’un mari. Le point de vue du mari gâte parfois
son jugement. Il y a la part à Dieu.

--Et la part du pauvre, dit Trézelle.

--Oh! fit le duc, je vous connais. Vous êtes un grand riche de cœur. Je
crois que ma chère Amine gagnera quelques pures joies à vous avoir pour
confesseur. Et c’est ce que je tenais à vous dire, afin qu’il n’y ait
pas de malentendu, jamais, entre mon neveu et vous. J’aimerais vous voir
prendre sur elle un peu d’influence. Entre nous, j’ai peur de ses
exaltations... Voulez-vous un cigare?

--Volontiers.

Ils fumaient en silence. Le duc attendait, laissant Trézelle réfléchir.
Il dit tout à coup:

--Vous comprenez bien que je n’ai pas de curiosité inutile. Si j’ai
besoin de savoir, c’est pour la servir, la pauvre petite. Eh bien,
dites-moi... Vous a-t-elle livré son secret?

Trézelle le regarda:

--J’aime mieux cette question nette, monsieur le duc. Et je réponds
_oui_.

--Tout entier?

--Je le crois.

--Vous a-t-elle dit que, la nuit même de son mariage, elle a voulu
mourir? qu’elle a essayé de mourir?

--Oh! oh! dit Trézelle, cela, elle ne me l’a pas confié,--mais cela ne
me surprend pas.

Le duc soupira:

--Voyez-vous! Cela ne vous surprend pas? Il faut donc que vous ayez vu,
à quelque signe, qu’elle est capable d’une résolution extrême... et
qu’on pourrait déterminer trop facilement!... C’est à cela par malheur
que personne autour d’elle ne semble plus songer... et c’est ce qui
m’effraie, moi, comme une menace perpétuelle. La présence de Montchanin
peut la pousser à quelque folie. Ses parents ne lui sont d’aucun
secours. Son père, c’est moi. Voulez-vous m’aider à sauver cette pauvre
enfant, monsieur Trézelle?

--Monsieur, dit Trézelle, je me suis senti en effet, hier soir, en
présence d’une âme singulière et bonne que la folie et la mort attirent
également. Hier matin encore, Mme de Courcieux me semblait seulement un
peu étrange. Depuis hier soir, j’ai entrevu en elle une âme d’héroïsme
mais aussi de vertige. Ce que vous me dites achève de me la faire
comprendre.

Il regarda le duc et dit avec un sourire triste et grave:

--Elle a besoin de beaucoup d’affection, monsieur, et je serai pour
elle, puisque vous le voulez bien,--un ami dévoué, mais l’amitié ne
comblera pas le vide d’un tel cœur... et c’est pourquoi je partirai
demain,--prêt à agir quand vous voudrez, comme vous voudrez, pour la
servir avec vous.

--Bien! dit le duc, je ne suis nullement surpris; cela est de vous; mais
n’a-t-elle pas son enfant qui la garde?

--Elle craint de retrouver un jour dans ce petit être le souvenir trop
vivant du père--qui maintenant lui fait horreur... Je vous dis ces
choses, monsieur le duc, croyant utile pour elle, et utile au premier
chef, que vous les sachiez.

--Ah! il lui fait horreur? C’est beaucoup, cela!

--Je ne sais pas si cela vaut mieux, répliqua Trézelle... Si elle en
aimait un autre,--elle me l’a dit--elle mourrait. Cette parole a été
appuyée d’un regard qui ne permet pas une ombre de doute sur la
sincérité de la menace... C’est tout, monsieur le duc.

Le duc vit bien qu’il avait appris tout ce que Trézelle pouvait lui dire
et il se rendit aussitôt près de Courcieux.

Courcieux, ayant écouté son oncle, chercha à parler à Guirand, qu’il ne
put voir seul à seul tout de suite.

Amine, prétextant une fatigue, avait déjeuné chez elle et n’avait pas
reparu.

Montchanin errait comme une âme en peine à travers le parc, guettant le
retour de la jeune femme, méditant de la voir chez elle s’il trouvait
une minute favorable...

De très mauvais sentiments bouillonnaient en lui. Il était jaloux de
Courcieux, jaloux de Trézelle. Il ne croyait rien de ce que lui avait
dit Amine. Il se sentait blessé par ce qu’il appelait un mensonge banal.
«Elle me croit donc stupide! se répétait-il. Elle croit donc que j’ai
toujours douze ans ou même vingt! que la vie ne m’a rien appris! Ainsi
ce Courcieux, depuis trois ans, dormirait sous le même toit qu’une femme
jeune, jolie, sur laquelle il a tous les droits... Quel prétexte lui
eût-elle donné? Lui aurait-elle donc tout avoué?... Mais elle était
mariée depuis un an,--quand elle m’a revu--et alors elle s’est livrée
tout de suite, en femme résolue d’avance et non pas en vierge
effarouchée!... Son mensonge est stupide et ne mérite pas examen... Et
c’est avec cette fable qu’elle veut me tromper, non pas seulement sur
son mari, mais encore sur plus d’un autre sans doute... car elle en a
d’autres... c’est sûr... puisqu’on le dit!... (La baronne lui attribue
l’amiral V... et le député Z...)... Elle veut me tromper surtout sur ce
beau Trézelle! Il m’agace, celui-là!... Je veux lui faire entendre au
moins que je ne suis pas sa dupe. C’est bien le moins qu’un... amant tel
que moi ait sur un mari l’avantage de pouvoir montrer qu’il se sait
trompé. Il ne faut jamais avoir l’air jobard. On serait perdu de
réputation!»

--Ah! vous voici, monsieur Trézelle?

--Me voilà, monsieur Montchanin.

--Vous ne semblez pas en belle humeur. On vous a pourtant tressé assez
de couronnes, ce matin. Tout le monde est à vos pieds,--même et surtout
les femmes. La petite marquise n’est pas la moins enthousiaste. Mes
compliments!

--Monsieur, dit Trézelle froidement, je n’aime pas beaucoup qu’on
désigne une femme trop familièrement devant moi, quand même on y aurait
des droits.

--Amine, dit Montchanin narquois, est ma petite amie d’enfance.

--Raison de plus pour n’en parler qu’avec admiration et respect--car,
puisque vous l’avez toujours connue, vous ne pouvez pas ignorer qu’elle
mérite ces deux hommages.

--Je l’admire et je la respecte infiniment, mon cher monsieur Trézelle,
mais prenez garde: quand on se fait, à propos de rien, le champion d’une
femme, on risque fort de laisser voir plus d’admiration que de respect.

Trézelle regarda Montchanin comme un homme en regarde un autre avant de
l’insulter.

--Je vous croyais au mieux ensemble, dit Montchanin avec son rictus le
plus irritant.

--Monsieur, dit Trézelle, si c’est là un aimable badinage, vous le
cesserez à ma prière. Si c’est un persiflage, je ne suis pas d’humeur à
le supporter, quoique, ici, nous ne soyons chez nous ni l’un ni l’autre.

Montchanin se redressa, rageur, et dit avec son sourire d’ironie
semblable à une grimace:

--C’est fort mal recevoir un ami, monsieur Trézelle. Je venais vous
donner un conseil--que voici et que je vous engage à suivre. Fermez les
portes sur vos secrets, croyez-moi. Dans ce beau Midi, nos villas sont
nuit et jour grandes ouvertes et, du large, avec une longue-vue, le
yachtman qui se promène aux étoiles peut, sans mauvaise intention
aucune, voir, comme un Asmodée, ce qui se passe dans les intérieurs.
C’est tout ce que je voulais vous dire.

--Vous vous battez, n’est-ce pas, monsieur Montchanin?...

--C’est selon, dit Montchanin.

--Selon quoi?

--Selon l’utilité que j’y trouve.

Trézelle eut un mouvement de dégoût, puis il se sentit envahi par une
immense tristesse, à l’idée que Benjamine ne se trompait pas sur les
sentiments de cet homme.

L’envie absurde lui vint alors d’expliquer à Montchanin la vérité, toute
la vérité sur Benjamine. Probablement ce serait peine perdue. Et
cependant! qui sait?... Il commença:

--Je voudrais essayer, monsieur, de vous faire comprendre une situation
touchante, que vous avez créée et que vous paraissez ne pas bien voir.
Une explication entre nous vaudra peut-être mieux qu’une querelle.

Montchanin pensa que Trézelle s’apprêtait à lui mentir. Il se dit:
«Méfions-nous.»

Trézelle continua:

--Ce que j’ai à vous dire me sera facilité peut-être par votre réponse à
la question que voici: «Savez-vous bien, monsieur, ce que c’est qu’un
idéal?»

Montchanin eut un instant l’air stupéfait d’un directeur de théâtre de
genre à qui un jeune poète présenterait une comédie en vers.

--C’est le rêve des faibles et des vaincus, dit-il enfin froidement. Ça
n’existe pas. C’est un mensonge utile aux impuissants et que, autrefois,
on appelait Dieu.

--Il m’avait semblé, ce matin même, vous entendre parler je ne sais à
qui comme un homme resté fidèle aux vieux idéals et qui croit encore en
Dieu, malgré les railleurs.

--En effet, dit Montchanin, riant, quand il y a du monde, j’y crois
quelquefois. En diplomatie, tout dépend de l’interlocuteur.

Trézelle songea:

--Ce cynique est donc le père de cette enfant! Et voilà l’homme que
cette malheureuse femme appelait son époux devant Dieu!

Et il demeurait là, incertain de ce qu’il allait faire, lorsque
Courcieux, que ni l’un ni l’autre n’avait entendu approcher, s’avança
entre eux, s’interposant presque, quoique sans la moindre restriction:

--Je vous demande pardon de vous déranger. Voulez-vous me permettre de
causer un instant avec M. Montchanin, mon cher Trézelle?

Trézelle s’inclina légèrement, et, après une hésitation:

--Je suis tout à vous, mon cher marquis!

Sur ce mot, il s’éloigna.




II

LA NOMINATION DE M. MONTCHANIN


--Que cherchez-vous, monsieur de Courcieux? demanda Montchanin d’un air
équivoque.

--Je m’assure, dans votre intérêt, que les choses que j’ai à vous dire
ne seront entendues que de vous, répliqua Courcieux... Vous jouez un
vilain jeu, monsieur Montchanin, et vous le jouez mal, puisqu’on le
devine.

--Que voulez-vous dire?

Courcieux, au grand étonnement de Montchanin, s’assit sur un banc qui
était là, tira de sa poche un étui à cigarettes qui était une boîte à
portrait--et se mettant à fumer, il dit tranquillement, avec son sourire
d’ironie légère qui, à côté du sourire de Montchanin, évoquait l’idée
d’une fine épée engagée contre un gourdin:

--Lorsqu’on est ou qu’on a été par surprise l’amant d’une honnête femme,
monsieur, il arrive qu’on peut être pardonné... à une condition expresse
qui est ou d’aimer cette femme, ou, si on ne l’aime plus, de la
respecter. Je vais savoir bientôt si vous méritez encore qu’on vous
parle ce langage, qui est celui de l’honneur.

--Monsieur! balbutia Montchanin décontenancé.

Il se remit bien vite, et dit placidement:

--Veuillez continuer.

--Soyez tranquille, je sais où je vais, dit Courcieux, et n’ai pas
besoin qu’on me le rappelle. Je tiens beaucoup à vous dire les choses
paisiblement, poursuivit-il, pour bien donner à mes paroles tout leur
sens nécessaire et précis. Je ne vous apporte point une insulte mais un
simple jugement, en vous disant que vous êtes le dernier des misérables.

--Monsieur, dit Montchanin, vous voulez que nous nous battions? Y
avez-vous bien réfléchi? Êtes-vous bien décidé? Vous résignez-vous aux
inconvénients d’un duel?

--Monsieur, dit Courcieux, je ne vous insulte pas, je vous juge. Une
insulte, on s’en tire en se battant. Un jugement, on reste dessous... Je
ne viens pas vous provoquer, mais vous chasser, ce qui est bien
différent.

--Me chasser? vous! d’ici? de quel droit?

--J’entends vous chasser de France, monsieur, dit Courcieux froidement,
et pour toujours.

--Et, dit Montchanin, riant, d’un rire voulu, quel est le motif, je vous
prie, de cette subite colère?

--Je n’ai pas de colère.

--Enfin les raisons de l’exil que vous prétendez m’imposer? dit
Montchanin, avec son plus mauvais sourire.

Courcieux se leva.

Montchanin songeait: «Enfin, je vais bien voir s’il sait tout, si elle
ne m’a pas menti.»

--Mes motifs, dit Courcieux, les voici: Je vous ai vu hier soir, dans le
parc, quand vous avez manqué de respect à une femme.

--Manqué de respect à une femme? dit Montchanin; j’ai beau chercher, je
ne me souviens pas.

--Cherchez mieux... Mme de Courcieux était montée dans l’embarcation de
l’étang avec M. Trézelle. Vous avez, contre son désir, poussé
l’embarcation loin de la rive... sans prendre seulement la peine de vous
incliner, pour la lancer de vos mains.

--Si c’est de cela que vous voulez parler, dit Montchanin, pris, à ce
souvenir, d’une rage froide,--peut-être n’est-ce pas à moi mais à M.
Trézelle qu’il faudrait demander compte d’un tête-à-tête en apparence
forcé.

Courcieux, machinalement, mais d’un geste emporté, mit dans sa poche sa
tabatière qu’il tenait encore dans sa main gauche, et, jetant au loin sa
cigarette, il bondit sur Montchanin. Il avança le visage tout contre le
sien et, lui parlant dans la figure, à dents serrées, d’une voix qu’il
contenait par un reste de possession sur soi-même:

--En voilà assez, monsieur Montchanin! changez de ton, croyez-moi, vous
y gagnerez! Vos soupçons viennent d’outrager, devant moi, en Mme de
Courcieux, l’âme la plus noble, la plus droite, la plus pure et la plus
malheureuse que je connaisse! Je suis bien placé pour le savoir, vous en
conviendrez, n’est-ce pas? Cette femme, la plus honnête qui soit, ce
n’est pas moi qui devrais avoir à la protéger contre vous, puisqu’elle
vous a aimé vous, vous seul! C’est vous qui devriez la protéger contre
tout le monde; c’est vous qui devriez savoir, sentir, deviner, être sûr
qu’à force d’être victime, elle est digne des plus saintes pitiés et des
plus nobles tendresses? C’est vous qui l’avez perdue, vous qui êtes
entré chez elle, dans son foyer d’épouse, un jour, comme un voleur, et
qui, par surprise, lui avez dérobé la paix du cœur, l’avenir de bonheur
qui lui restait possible. Et c’est vous maintenant qui la soupçonnez,
vous qui tentez de la jeter à un autre parce que vous vous sentez
deviné, jugé, condamné par elle! Je vous entends: Aucun mari, n’est-ce
pas! n’a jamais parlé de la sorte à aucun amant? Mais, comprenez donc
bien, ce n’est pas en qualité de mari que je parle ici! Un mari, c’est
vrai, ne saurait, ne pourrait, ne voudrait pas parler de la sorte, et
voilà bien ce qui vous condamne, c’est que je ne suis pas un mari! Je
suis simplement un galant homme qui défend une honnête femme... Pesez
chacune de mes paroles, je vous prie, et tirez-en les conclusions. Elles
font de vous ce que j’ai dit: le dernier des misérables. Oui, le
dernier, le plus lâche, le plus vil, car si je ne suis pas un mari, que
suis-je donc? et quel est, dès lors, mon dévouement pour cette femme?
quel est mon martyre? Et où en aurais-je trouvé la force, si je ne
l’avais prise dans l’estime absolue qu’elle m’inspire?... Et si enfin,
je ne suis pas le mari, qu’êtes-vous donc, vous, vous! vous?

Courcieux arrêta l’élan de sa parole pour prononcer d’une façon lente,
presque solennelle, les mots suivants:

--Vous qui insultez au malheur de cette femme, de cette mère!

Montchanin, en écoutant attentivement ces paroles, se persuadait
qu’Amine, devenue une habile coquette comme tant d’autres, trompait tout
le monde à plaisir et Courcieux tout le premier. Il se disait qu’elle
était parvenue à se servir habilement de son mari, pour éloigner son
premier amant au profit du nouveau, c’est-à-dire de Trézelle. Ne les
avait-il pas entrevus de loin, cette nuit même, l’un près de l’autre et
seuls, dans le salon de la villa des Agaves? Elle se jouait de lui, en
rouée de haut vol.

Il roulait ces pensées... Courcieux reprit, après un silence:

--Voilà ce que je voulais vous dire avant de vous donner l’ordre de ne
plus reparaître devant elle. Je veux croire encore que vous n’êtes qu’un
inconscient. Cela vaut mieux pour vous.

Montchanin ne songeait plus qu’à rendre coup pour coup, à faire souffrir
l’homme qui le fouettait si durement et qui aimait Amine,--car, s’il ne
l’aimait pas, prendrait-il si passionnément sa défense?

Montchanin voulut frapper l’adversaire en plein cœur.

--Puisque ce n’est pas un mari qui parle, dit-il avec son plus narquois
sourire, je puis répondre en toute liberté au galant homme qui, dès
lors, m’interroge, remarquez-le, sans en avoir le droit. Sachez donc,
monsieur, que je ne saurais accepter toutes les responsabilités sans
exception. Il est bien rare, monsieur (vous en conviendrez, j’espère,
avec M. de La Rochefoucauld), qu’une femme, qui a un amant, n’ait qu’un
seul amant.

Courcieux devint très pâle. Depuis un moment il froissait un papier,
plié et replié de mille manières entre ses doigts nerveux. Il s’avança
sur Montchanin et, tranquillement, avec ce pli froissé, il le souffleta.

--Vous êtes ministre, je ne sais plus où! dit-il avec une hauteur de
mépris et sur un ton de raillerie suprêmes. Je vous ai souffleté,
monsieur, avec le pli officiel qui vous l’annonce et que j’ai demandé
tout à l’heure à M. Guirand, afin d’avoir le plaisir de vous communiquer
moi-même la bonne nouvelle. Partez à l’instant pour Paris et au plus tôt
pour l’étranger. Je l’ordonne. Voici votre titre. Ramassez.

Il jeta le papier à terre, aux pieds de Montchanin, et, lui tournant le
dos, il s’en alla.

Montchanin le regarda s’éloigner, puis, haussant les épaules, il ramassa
le pli, l’ouvrit, le lut attentivement.

Trézelle, dans le parc, avait rencontré le duc et causait avec lui.
Courcieux vint à eux.

--Monsieur, dit Trézelle, avez-vous besoin de moi? Monsieur le duc vous
dira combien je vous suis acquis.

Courcieux lui tendit la main.

--Non, merci, répliqua-t-il, pas aujourd’hui.

--Je vous laisse avec votre oncle, dit Trézelle.

Il rejoignit Montchanin aussitôt.

--Monsieur, lui dit-il, M. de Courcieux, à mon vif regret, est venu
interrompre notre conversation tout à l’heure. Vous plaît-il de la
reprendre?

--A quoi bon? dit Montchanin froidement, j’ai pu la continuer avec M. de
Courcieux! c’était identiquement la même. N’oubliez pas que je suis un
diplomate, moi. Le marquis m’a fait entendre qu’un duel ne servirait à
personne et nuirait à plusieurs. J’ai parfaitement compris.

--Entre vous et moi, insista Trézelle, les prétextes seront faciles à
trouver.

--Monsieur, dit Montchanin d’un air aimable, entre vous et moi tous les
prétextes seraient transparents. J’ai réglé mes affaires avec vous en
les réglant avec le marquis--car, je le vois, vos intérêts sont communs.
Veuillez m’excuser. Je pars à l’instant même pour Paris et dans trois
jours pour l’étranger. Le service avant tout; c’est sacré.




III

LES IDÉES DE BENJAMINE


Une heure après, Montchanin était parti, et Courcieux disait au duc:

--En parlant d’elle à Montchanin, en le voyant si méprisable, en la
voyant si seule, j’ai mieux compris que jamais le malheur de la pauvre
femme et combien elle est à plaindre. Il est temps, mon cher duc, que ce
martyre finisse. Vous avez raison.

--Enfin, tu l’aimes?

Courcieux parut se recueillir, puis:

--Passionnément, je le vois bien, dit-il.

--A la bonne heure.

--Et je vous demande de vouloir bien le lui dire.

--En vérité! fit le duc en riant. Ne peux-tu pas le lui dire toi-même?

--Pas la première fois.

--Pourquoi cela?

--Parce que le sentiment nouveau que j’éprouve pour elle ne me permet
plus de tolérer ce que j’ai souffert jusqu’à présent...

--Et quoi donc?

--La présence de cette enfant qui me rappellerait à toute heure un homme
que je hais.

La bonne figure du duc de Méribault s’attrista.

--Ce qui signifie, dit-il en secouant la tête, que ton sentiment nouveau
tend tout de suite, là, sans transition, à lui imposer la plus cruelle
des douleurs, l’éloignement de sa fille. Il lui manquait cela, et, à ce
trait, je reconnais bien l’amour!... Eh bien, mon cher, ne compte pas
sur moi pour cet office de bourreau.

--Vous ne me comprenez pas? dit Courcieux irrité.

--Moi! je te comprends... dans les fonds... Écoute plutôt. Je comprends
ce que tu as pensé hier et ce que tu penses aujourd’hui. Tu t’es dit
quelque temps: «Cette pauvre créature est admirable; sa faute est pour
elle un supplice; elle le porte dignement. C’est une bonne mère, une
vraie, digne de pitié; et comme je suis certain de la noblesse de ses
sentiments, je la respecte malgré tout et je suis bon pour elle. Il est
vrai que je ne l’aime pas, je l’admire seulement, c’est ce qui me rend
très bon. Je juge sa moralité par delà les faits.» Langage élevé!--Le
lendemain, qui est aujourd’hui, tu tiens un tout autre langage. Tu t’es
dit et tu viens me dire: «Tout est changé: je l’ai tant admirée que
maintenant je l’aime. Je la veux donc toute à moi et pour cela je vais
détruire ce qui lui reste de bonheur et de paix. Je vais d’abord lui
arracher son enfant; c’est ce qu’il y a de mieux _pour moi_, mais comme
je n’ose pas lui annoncer moi-même cette bonne nouvelle, c’est mon oncle
à tout faire qui s’en chargera. C’est un homme d’excellent conseil. Il
n’est pas bête; il arrangera pour le mieux mes petites affaires
d’égoïste...» Tu vois que je te comprends. Eh bien, ne compte pas sur
moi, mon garçon. Tu n’aimes pas ta femme, apprends cela de moi; tu
l’aimais hier sans t’en douter; tu ne l’aimais pas assez pour t’en
rendre compte mais tu l’aimais; tu la désires aujourd’hui--ce qui est
bien différent. Tu pourrais la désirer tout en continuant à l’aimer--et
alors, qui sait? Dieu finirait peut-être par avoir pitié d’elle et de
toi. Mais tu la désires comme un pauvre homme, et c’est tant pis, tant
pis pour vous deux... Voyons, es-tu bien décidé à la séparer de son
enfant?

Courcieux, tout frémissant de passion, répondit:

--Les forces humaines ont des limites. J’ai trop supporté tout cela. Je
ne peux plus. Personne, pas même Dieu, ne peut exiger raisonnablement
d’un homme un sacrifice pareil.

--Allons donc! dit le duc. Ceci éclaire ton passé, mon ami. Rappelle-toi
donc que tu es en partie responsable de la faute de ta femme. Si dès les
premiers jours de ton mariage tu t’étais montré résolu, si tu avais
marché à l’assaut des difficultés, si tu avais imposé tes volontés, si
tu l’avais emmenée loin de Paris, si tu avais accepté la solitude avec
elle, si tu n’avais pas trouvé, dans ta situation même, un prétexte à
vivre libéré de ta femme, à courir le guilledou, à passer tes nuits au
cercle ou ailleurs,--si tu avais en un mot pensé sérieusement à la
conquérir, comme tu y parais décidé aujourd’hui,--peut-être aurais-tu
plus de droits à te montrer impérieux et tyrannique aujourd’hui. Je ne
dis pas,--bien que je le croie,--que tu aurais réussi sûrement à te
faire aimer, mais le grand malheur de votre vie ne se serait pas
accompli; et tant qu’il n’y avait pas _cela_, c’est-à-dire cette enfant,
il vous était possible de rentrer dans la paix, d’un jour à l’autre,
sans cris et sans grincements de dents. A mon sens, pour tout dire d’un
mot, tu as mal défendu ta femme. Et par suite tu n’agiras pas bien en
lui imposant aujourd’hui l’éloignement de sa fille. J’ai dit.

--Vous avez raison, sans doute, dit à son tour Courcieux avec
emportement, mais aucun raisonnement ne triomphera de ceci: «Je ne peux
plus supporter cet état de choses. Je ne peux plus...» Vous ne voulez
pas parler à Amine?

--Pourquoi ne peux-tu lui parler toi-même? fit le duc en secouant la
tête d’un air triste;--pourquoi, sinon parce que tu sens bien que tu vas
déchoir à ses yeux, juste à l’heure où il te plairait, au contraire, de
t’élever dans son cœur?

--C’est vrai, dit le marquis, mais... il ne peut en être autrement.
C’est mon dernier mot.

--Tu vas lui annoncer ce malheur nouveau, sans autre forme de procès?

--Il le faut bien.

Le duc réfléchit un moment, puis:

--S’il te faut absolument un ambassadeur, prends Trézelle. J’ai causé à
fond avec lui. Je suis sûr de lui. Mais dépêche-toi, il part, cette
nuit, pour Toulon, avec son bateau.

--Je vais lui parler, dit Courcieux. Ou plutôt... toute réflexion faite,
si vous lui parliez vous-même...

--Ça, je veux bien.

Et le soir même, Courcieux et le duc, assis sur la terrasse, laissèrent
Trézelle libre de causer une heure avec Benjamine, dans ce même salon,
où, la veille, ils s’étaient sentis si émus ensemble d’une émotion
pareille.

--Ma chère amie, dit gravement Trézelle, les choses ont bien changé
depuis hier.

--En quoi, mon ami? interrogea-t-elle.

Il expliqua: «Montchanin avait été châtié; il partait définitivement.
Elle était affranchie de lui à jamais par son mari. Courcieux, à présent
que rien ne s’interposait plus entre sa femme et lui, voulait tout
oublier, tout. Elle pouvait rentrer dans la vie normale et dans le
bonheur.»

--En un mot, Benjamine, dit Trézelle, vos sentiments pour votre mari,
tels que vous me les avez confiés, vous permettront, malgré vos
objections que je connais aussi, d’accepter la destinée nouvelle qu’il
vous offre: votre mari vous aime; vous êtes sauvée.

--Je suis perdue! répliqua-t-elle avec effarement.

--Que voulez-vous dire? fit Trézelle.

Elle expliqua vivement:

--S’il m’aime, il va vouloir éloigner l’enfant!

--C’est vrai, dit-il. Mais ce n’est là qu’une nécessité de transition.
Vous ne pouvez pas exiger qu’il subisse quotidiennement le souvenir d’un
homme que vous ne pouvez vous rappeler vous-même sans en souffrir...

--Eh! oui, je souffre, par celui-là! murmura-t-elle! Je ne peux échapper
depuis hier à cette horreur que je vous ai avouée, à cette horreur de
retrouver un regard odieux dans les yeux de l’enfant chérie!... C’est
vrai, oui, c’est vrai, mais cette souffrance me lie bien davantage à la
destinée de ma fille! Songez donc, s’il y a dans cette âme naissante
quelque chose qu’il faille arracher, abolir, alors, elle a bien
davantage besoin de moi... Non, non, je ne l’abandonnerai pas à l’esprit
du mal, jamais! jamais!

--Il ne s’agit que d’une concession à faire aux circonstances, Amine, et
pour un temps qui sera bref, j’en suis sûr. Soyez plus juste envers M.
de Courcieux... Le salut est là.

--Je vous ai dit combien M. de Courcieux m’inspire de vénération et de
dévouement. Je peux lui sacrifier ma vie et celle de mon enfant; je ne
peux pas me séparer d’elle ou plutôt la séparer de moi pour lui... Cela
est ainsi. Je ne le peux pas, je ne le veux pas.

Il n’y avait plus d’hésitation, plus rien de sa jeunesse en elle.
C’était la femme debout dans son droit éternel, qui est d’être mère.

--Vous ne l’aimez donc pas un peu? lui dit Trézelle.

--On vous a donné une mission, monsieur Trézelle, et vous l’accomplissez
comme vous devez. Je vous en remercie. Mais à l’ami que vous êtes, je
peux rappeler ce que je vous disais hier à cette même place: «Un seul ou
mourir.»

Elle le regarda fixement, sans tendresse ni dureté, avec un beau regard
d’honnête homme dans ses yeux bleu-pâle, si expressifs d’elle-même.

Elle articula très nettement, très lentement:

--Je ne me suis pas refusée à vous,--à vous que _j’aime_,--pour me
donner à M. de Courcieux, que je n’aime pas!

Elle avait insisté sur le mot: que _j’aime_ et elle ajouta:

--Oui, je vous aime; nous le savons bien depuis hier soir.

Trézelle, très ému, détourna d’elle son regard.

--Et n’oubliez pas, dit-elle, comme si elle n’eût rien formulé d’étrange
ou de troublant, n’oubliez pas que M. de Courcieux se trompe en croyant
possible l’arrangement qu’il demande. Dites-lui bien que le bonheur
m’est désormais interdit, c’est-à-dire qu’il lui serait impossible avec
moi, par moi. Il veut bien dire parfois qu’il loue, qu’il admire même ma
fermeté d’âme. Où la prend-il, sinon dans ma vaillance à supporter ma
solitude chez lui? Je vous ai dit cela; je vous le répète puisque vous
m’y obligez. Expliquez-le-lui. Le lendemain du jour où ce qu’il demande
serait accompli, il aurait détruit lui-même en lui toute raison de
m’admirer, pour répéter son mot; de m’estimer si vous aimez mieux... Et
ne niez pas; j’en appelle à vous! Regardez-moi bien, Trézelle. J’ai
toujours été franche et je suis devenue hardie, car la douleur m’a faite
une âme libre. Eh bien, je vous aime, vous le savez maintenant, je vous
aime pour toutes les raisons qui m’éloignent des autres hommes. Vous
étiez le maître hier soir, mais que penseriez-vous de moi aujourd’hui,
dites-le franchement, si je ne m’étais pas protégée contre vous derrière
la mort, qui est mon amie, elle aussi? Et cependant, pour vous, quoi
qu’il advînt, je ne pourrais être jamais qu’une femme qui était libre de
ses actions avant de vous connaître, tandis que, pour lui, je
deviendrais, du soir au lendemain, une épouse qui fut coupable! Du soir
au lendemain il serait jaloux de mon passé, il me le reprocherait comme
s’il venait de l’apprendre; il serait un homme nouveau qui ne
connaîtrait plus, dans l’intimité, ni les réserves, ni les élégances du
marquis de Courcieux. Croyez-moi, Trézelle, si je devais me livrer, mon
mari serait le seul homme à qui, pour mon repos et le sien, je devrais
me refuser!

Elle se leva et, du seuil, apercevant le duc qui arrivait avec
Courcieux:

--Mon cher oncle, dit-elle, avec une grande assurance, M. Trézelle vous
dira bien des choses que vous serez chargé de répéter à M. de Courcieux.
J’ai besoin de repos ce soir, je me retire. Adieu, monsieur Trézelle,
puisque vous partez cette nuit... Qui sait si l’on se reverra?...

Trézelle prit sa main et, s’inclinant, il fit mine de la lui baiser.

--Embrassez-moi donc en face! dit-elle en riant.

Elle s’en alla. Trézelle prit congé. Le duc et le marquis restèrent
seuls.

--Tu persistes? tu as tort.

--Je l’aime passionnément, fit Courcieux d’un air sombre.

--Passionnément? alors, dit le duc, rends-moi ma tabatière: tu vas te
conduire comme une brute... Allons nous coucher.




IV

UNE LETTRE DE MARC-AURÈLE


M. le marquis de Courcieux approchait de la quarantaine. Il s’était
arraché avec soin son premier cheveu blanc. La patte d’oie se dessinait
sur ses tempes. Il avait _aimé_ toutes les sortes de femmes, mais aucune
de celles qu’il avait eues ne lui avait résisté un seul instant. Toutes
l’avaient appelé et choisi. Aujourd’hui, soit qu’il se répandît moins
dans le monde, soit qu’il y parût moins séduisant, les appels aimables
se faisaient plus rares autour de lui. Quand il lisait son journal, il
l’éloignait de ses yeux un peu plus qu’il ne convenait. Un léger
presbytisme commençait à l’affliger. Le tableau de la vie, le spectacle
des choses lui apparaissait déjà, sans qu’il s’en doutât, à travers un
premier rideau de gaze légère semblable à cette vapeur imperceptible que
les machinistes, au théâtre, font descendre sur les scènes où l’on veut
représenter un songe quelque peu vague! Infirmité sans importance qui
cependant signifie déjà le commencement de la déchéance, avertissement
physiologique qui dit: «Ta jeunesse est finie. La puissance en toi est
diminuée d’une ligne. Elle baisse. C’est le plein jour encore. Ce n’est
plus midi. Le soleil est de l’autre côté du zénith.»

A ce moment redoutable, presque inaperçu des hommes d’étude inclinés sur
l’œuvre ou des hommes d’action acharnés à la lutte,--l’homme d’oisiveté
et d’amour tressaille. La terreur le prend. La volonté de vivre
s’exagère en lui. Il veut se hâter. C’est l’âge où les forts donnent la
plus belle fleur, le plus beau fruit, mais au prix de leur vie
finissante, qu’ils jettent tout entière, d’un coup, hors d’eux-mêmes.
C’est l’âge, un peu différent selon les individus, où l’aloès
brusquement se dépasse lui-même, de plante se fait arbre, élance et
épanouit sa hampe couverte de mille fleurs, à l’ombre desquelles il
meurt, en semant autour de lui un peuple de graines amères.

Le marquis éprouvait pour une femme la passion la plus âpre, la plus
violente qu’il eût connue, la première peut-être qui l’eût secoué tout
entier d’un désir sans mesure. Et cette femme, c’était la sienne, la
seule qui ne l’eût pas appelé et la seule qui eût répondu: «Non,
jamais!» à son appel.

A ce moment de sa vie, tout ce que sa mère avait mis en lui de douce
tendresse, de faculté de plaindre et de chérir, parut s’éteindre. Les
énergies farouches de son père le possédèrent seules. Il devint
redoutable à la pauvre Amine. Il parla de ses droits; il la somma de lui
obéir. Il cessa d’être pour elle le marquis de Courcieux; il fut un
homme, l’homme déchaîné, l’homme qui souffre et meurt et qui, révolté,
veut vivre encore.

Au début toutefois de sa passion, il essaya de la ruse. Il reconnut la
nécessité de la prudence. Il se rappela qu’Amine était femme à finir son
aventure d’une façon tragique... Il ne la heurta pas de front.

Tout d’abord il ne lui parla point de sa volonté d’éloigner l’enfant. Il
reprit la vie habituelle. Seulement, il ne sortait plus, il la suivait
dans tous ses mouvements d’un regard ardent et jaloux... Elle se réfugia
toujours davantage auprès de son enfant. Il en souffrait de plus en
plus, et alors il lui demanda de rester plus souvent près de lui. Il la
pria de lui lire à voix haute le roman nouveau, la chronique à la mode.

Doucement, il lui disait: «J’ai bien mérité de vous quelques égards,
quelques sacrifices, Amine.»

Elle en convenait, certes! Humblement, elle obéissait, tremblante au
fond, mais raidie contre elle-même, prête à la défense contre lui.

Quand elle rencontrait ses yeux, elle y voyait luire une ardeur
mauvaise, une volonté dure, une convoitise brutale,--dont elle ne
supportait pas même l’idée.

Il s’approchait d’elle à table, ou au salon pendant les lectures, et lui
chuchotait des paroles troublées,--et parfois le soir, il prolongeait un
baiser d’au revoir qu’il ne déposait plus respectueusement sur sa
main,--mais qu’il prolongeait mollement sur sa nuque. Et il sentait
alors sous sa lèvre la pauvre femme se dérober un peu, abaisser son cou,
s’en aller, fluide, insaisissable comme une onde; mais le lendemain, il
était là encore, et parfois il l’enveloppait de ses bras, la retenant
contre lui; et ses mains, au hasard, la touchant sans délicatesse, la
froissaient... elle avait peur. Il avait été son dieu. Elle le voyait
déchoir, devenir l’homme qui ne demande pas à la femme la tendresse mais
la caresse, qui se soucie peu de la respecter, qui veut d’elle ce qu’ils
veulent tous, les plus fiers comme les plus grossiers.

Elle reconnaissait qu’il avait un droit écrit, un droit social, mais
elle s’affirmait qu’il n’avait aucun droit moral. Tout au contraire,
elle se disait qu’il avait, par un premier pardon, contracté envers elle
des devoirs nouveaux, difficiles, soit, trop sublimes peut-être, mais
qu’il avait consentis, auxquels il s’était engagé. Il trahissait un
pacte généreux! Elle lui en voulait. Qu’il souffrît, elle le sentait,
certes,--mais ne souffrait-elle pas? Ne devaient-ils pas porter à deux
le martyre de leurs désirs, de leurs aspirations, contrariées par une
fatalité où il y avait de leur faute à tous deux et qu’ils ne pouvaient
plus, en conséquence, se reprocher l’un à l’autre?

Trois ans auparavant elle l’avait trouvé vieux... et voilà qu’elle le
trouvait vieilli!

Quand elle pensait à l’émouvante conversation qu’elle avait eue avec
Trézelle, elle frémissait toute. Elle vivait avec ce souvenir. L’amour?
hélas! c’était Trézelle maintenant pour elle. Songer à lui sans chercher
à le voir jamais, n’était-ce pas de la vertu?

Elle souffrait dans sa fille; elle lui disait: «A ton tour tu
souffriras. Quelle horreur, la vie! Pardonne-moi de t’avoir mise au
monde.»

Ils revinrent à Paris. Il la conduisait de nouveau au bal et dans les
théâtres. Elle continuait à sourire au monde, mais on disait: «Elle
pâlit, la petite marquise. Elle a un chagrin. Son mari,
maintenant,--l’aime à la folie. Ça la gêne, évidemment. Elle était plus
libre, avant.»

A Paris, ils restèrent à peine trois semaines. Courcieux déclara qu’ils
devaient une visite au duc, réinstallé dans son château de Touraine. On
chasserait.

Ils y allèrent en effet. Les deux filles du duc s’y trouvaient, avec
leurs enfants qui reçurent à bras ouverts la fille d’Amine, la petite
Louise.

Là, Courcieux chassa tous les jours, se montra moins occupé de sa femme.
Ce n’était qu’une tactique. Au bout d’un mois, il déclara qu’on
retournait à Paris, qu’il fallait laisser quelque temps la petite aux
soins de ses parents. Benjamine avait besoin de distractions. Elle était
trop bonne mère. Elle s’épuisait en veilles.

Benjamine comprit, voulut répondre: «Non! jamais!» mais le duc, pour
éviter quelque scène violente, s’interposa. Que pouvait-on contre la
volonté du mari? Il fallait laisser passer l’orage. Il avait bien essayé
de prouver encore à Courcieux qu’il avait tort. Il avait échoué. Il
trouvait préférable de ne pas irriter sa résistance. Il fallait laisser
faire au temps. La petite Louise serait si bien avec les autres
enfants...

Benjamine courba la tête. Le vent de sa destinée soufflait. Elle obéit,
révoltée au dedans, résignée en apparence, passive devant toutes ces
forces réunies, toutes ces résultantes d’événements accumulés, cette
conspiration des hasards et des hommes contre elle, si petite, si jeune,
si seule,--toujours!

Elle écrivit à Trézelle: «Ah! si vous étiez là! Tout est contre moi. Je
suis bien lasse. Il me semble que je vais mourir.»

Trézelle répondit simplement:

  «Ma chère amie,

  «Il n’y a plus ici-bas qu’un seul objet qui mérite d’occuper nos
  pensées. C’est de vivre avec douceur parmi des hommes menteurs et
  injustes, sans jamais nous écarter nous-mêmes de la vérité et de la
  justice...

  «Marc-Aurèle.»

De Paris, brusquement, Courcieux la ramena aux Agaves. Il y avait près
de quatre ans qu’ils étaient mariés aux yeux du monde. Guirand, fatigué
de travail et d’ambitions, était un peu souffrant. Il ne lui déplaisait
pas de faire dire qu’il se surmenait, qu’il était neurasthénique. Il
quitta Paris avec Céleste pour prendre trois ou quatre jours de repos
dans sa villa de Cannes. «Il est doux de se rapprocher parfois de ses
enfants, dût la chose publique en souffrir un peu!»

Le duc, fidèlement, chaque jour, sans y manquer, envoyait à Benjamine
des nouvelles de sa fille.

Elle baisait passionnément ces lettres.




V

COMMENT S’AIMÈRENT, UNE MINUTE, BENJAMINE ET SON MARI


De nos jours, les tragédies ne sont pas à la mode, mais la vie ne
s’inquiète pas de la mode et continue à faire des tragédies,--qui sont
d’autant plus terribles qu’elles se cachent davantage.

Les tragédies se cachent. Elles s’enferment sous les rideaux sourds des
alcôves. Les familles les étouffent entre les murs massifs des vieilles
maisons: il semble qu’il n’y en ait plus. Il y en a.

Un jour, dans le salon de la villa des Agaves, Amine brodait sous
la lampe. Courcieux lisait. Tous deux,--l’un vis-à-vis de
l’autre,--occupaient exactement les mêmes places que, par un soir
troublé, occupaient naguère Amine et Trézelle. Elle s’en aperçut tout à
coup, et le temps pour elle fut aboli. Elle crut voir là Trézelle...
mais c’était Courcieux. Au lieu de l’être devant qui le cœur s’ouvre et
se libère,--c’était l’homme devant qui le cœur doit se fermer et se
taire,--ou mentir.

--Ma chérie, dit-il, vous êtes en beauté, ce soir. Voulez-vous venir un
peu sous les grands arbres, au fond du parc?

--Vous voudrez bien m’excuser, dit-elle, je me sens si lasse!

Il se leva et, la saisissant à deux mains, l’arracha de sa chaise; il
n’eut qu’un pas à faire pour l’entraîner sur le grand divan. Elle y
tomba assise, toute crispée, entre des mains passionnées qu’elle trouva
rudes.

--Écoutez, dit-il. Je n’ai mérité par aucune faute le supplice d’être
tenu à jamais éloigné de votre cœur. Au contraire. J’ai montré toutes
les clémences, j’ai accordé tous les pardons...

--Pas tous! murmura-t-elle.

--Le jour où je vous ai trop aimée, c’est vrai, mon caractère a
changé... Il est un sacrifice que je n’ai pas la force de m’imposer plus
longtemps... mais, cela, vous auriez dû le comprendre.

--J’ai compris, murmura-t-elle à demi morte.

--Non! vous demeurez révoltée, à toute heure.

--C’est vrai, dit-elle, mais nos âmes nous échappent. La mienne n’est
pas à moi. Vous n’êtes maître que des faits. Vous les avez commandés et
ils se sont réalisés!

--Pas tous! dit-il avec âpreté.

--Jamais! dit-elle, jamais _celui-là_! Pour vous et pour moi, monsieur,
je vous en conjure, n’ordonnez pas que celui-là soit. Vous ne me le
pardonneriez de votre vie. Le jour où je serais vraiment votre femme
serait précisément celui où je cesserais pour vous d’être digne de
m’appeler, comme votre mère: la marquise de Courcieux.

--Amine, croyez-vous que je serais assez lâche pour vous en vouloir,
dit-il, de ce que j’aurai exigé? C’est au contraire l’oubli de tout le
passé que j’appelle avec cette force plus grande que ma volonté. L’oubli
entier, absolu, définitif. Voilà ce que je rêve, ce que je désire, ce
que je veux, ce que j’aurai; un présent en qui le passé s’engloutisse à
jamais! L’amour véritable est un feu du ciel qui fait mourir pour faire
mieux revivre. Où il passe, tout est détruit d’abord, tout n’est plus
que cendres... Mais... écoute!

Ce tutoiement offensa Benjamine.

Courcieux, très exalté, continuait:

--J’y songeais l’autre jour, quand nous avons traversé en voiture la
forêt de l’Esterel, dévastée l’an dernier par un incendie. Les flammes
ont tout détruit, grands arbres, ronces, épines et fleurs, sentiers
tracés par les hommes, tout; tout a disparu avec le feu; mais les
plantes nouvelles, qui verdissent déjà sur les pauvres débris noirs de
la forêt, ne savent plus rien de son destin tragique. Déjà, elles vivent
au soleil, sans s’occuper du néant. Elles aiment. Le premier rayon du
matin boit avidement, sur les feuilles des pousses rajeunies, la rosée
éternelle. Il n’y a plus de passé, Amine, entends-tu, il n’y a qu’un
présent et qu’un avenir!

Elle le regarda tristement.

--Vous le voulez? dit-elle.

--Je le veux.

«C’est donc ma destinée affreuse, songeait-elle, qu’il y ait toujours
une figure étrangère entre cet homme et moi! Malheureuse! malheureuse
que je suis!»

Elle se leva, lente et triste, et s’éloigna d’un air si mystérieux, si
étrange qu’il eut peur... Où allait-elle ainsi? mourir?... «Oh! non! la
pensée de sa petite fille l’attache à la vie désormais!»

Et ainsi, contre l’idée de l’avoir poussée lui-même à une résolution
funeste, il appelait instinctivement à son secours cette enfant
lointaine qu’il ne voulait plus voir!

Benjamine était déjà près de la porte. Elle s’en allait, sans se
retourner, d’une démarche rigide, hautaine. Décidément il eut peur, et
courut se placer devant elle:

--Je vous demande pardon, fit-il.

Elle se retourna tout d’une pièce avec un cri d’émotion suprême:

--Ah! vous revoilà!... bon! bon comme autrefois!

Elle fléchissait les genoux devant lui, les mains tendues comme une
suppliante qui rend grâce... il la retint et l’entoura de ses bras...
Elle inclinait la tête, comme pour la poser sur l’épaule de son mari,
mais elle la redressa brusquement:

--Laissez-moi vous dire, murmura-t-elle... J’ai raison!... J’ai
raison!... Il n’y aurait pour vous que malheur dans le vrai mariage!...
Il y a des choses auxquelles vous penseriez alors plus que
jamais,--qu’un jour peut-être, dans une heure mauvaise, vous me
reprocheriez!...

Sur ce mot, elle se dégagea de lui dans un recul de répugnance et
d’effroi, et elle continua:

--Vous le savez bien, voyons! que cela se passe ainsi _lorsqu’on aime_,
précisément _parce qu’on aime_!... Voilà pourquoi je ne veux pas, je ne
dois pas être à vous!... Laissez-moi seule avec ma douleur... seule avec
mon enfant!... rendez-la-moi, dites, je vous en supplie!...

Elle dut s’asseoir, car elle défaillait. Il était debout devant elle,
incertain de lui-même. Une main sur ses yeux, pour ne plus la voir,--si
touchante,--il se recueillait, s’examinait, luttait avec ses révoltes,
tout en l’écoutant d’un cœur attentif, presque vaincu. Elle le priait
toujours, en chuchotements:

--Je vais vous dire; nous nous ferons très petites, toutes les deux;
nous serons sages, bien sages... On nous entendra à peine... On ne
s’apercevra pas de notre présence... Rendez-la-moi, dites?

Il voulut échapper à cette voix insinuante et douce, qui s’emparait de
ses forces.

--Benjamine! de grâce! fit-il, sans la regarder.

Mais, acharnée à son défi, elle continuait:

--Je me suis dit bien souvent que, si nous venions à mourir toutes les
deux, ce serait bien mieux, pour vous, bien mieux! Pardonnez-moi de vous
parler d’elle: je ne voulais pas! Mais croyez-vous que je pourrai vivre,
moi, s’il m’est interdit d’accomplir le seul devoir qui me reste, le
plus grand de tous: celui de la mère?

Il souffrait avec elle et ne voulait pas lui céder:

--Pas cela! dit-il, en s’efforçant de raffermir sa voix: Pas cela!
taisez-vous!

Elle sentit qu’il ne fallait plus le laisser à ses réflexions, elle vit
qu’elle pouvait vaincre cette fois... il faiblissait; et comme il
s’asseyait, les coudes sur une table, le visage dans ses mains, elle put
croire qu’il pleurait.

--Oui, je sais bien, poursuivit-elle, mais rien ne peut empêcher que je
sois la mère, moi! Vous l’aviez compris autrefois, avant de...

Elle s’arrêta; et elle baissa la voix pour achever:

--... Avant de m’aimer!... Et _alors_ vous m’aviez laissé mon enfant!

Elle se leva, tandis qu’il restait affaissé dans son infinie douleur;
et, crispant ses deux petits poings, elle cria dans une rage
d’indignation:

--Ah! mais, qu’est-ce donc que l’amour, s’il fait oublier au meilleur,
au plus généreux des hommes, les pardons qu’il accorda jadis!... si les
bontés qu’il eut lorsqu’il n’aimait pas, lui deviennent impossibles
lorsqu’il aime!

Ce cri de révolte frappa l’esprit de Courcieux, mais Benjamine, en le
jetant avec cette énergie, n’était pas touchante comme lorsqu’elle
parlait plaintivement; il se ressaisit, la regarda, et put répondre avec
une énergie égale:

--Impossibles!

--Mais, je suis la mère, moi, malgré tout!... malgré tout!--et sa voix,
de nouveau, se fit plaintive, douce, insinuante.--Rendez-la-moi,
monsieur!... parce que, voyez-vous, il faut que nous fassions à nos
enfants, peu à peu, avec nos paroles, des âmes bonnes... Rendez-la-moi,
monsieur!...

Elle baissa la tête, et, s’écrasant dans l’humilité, et détournant les
yeux, elle dit d’un ton très bas:

--Et je vous aimerai... comme je pourrai!

Courcieux comprit qu’une telle parole sur les lèvres de cette femme
était sublime; cependant il n’en mesura pas toute la profondeur. Il ne
devinait pas que l’image de Trézelle venait de traverser l’esprit de la
malheureuse et qu’en se promettant à son mari, c’est-à-dire au devoir
convenu, Benjamine, à ses propres yeux, se sentait déchoir à jamais de
son haut idéal d’amour. Cette déchéance, la mère l’acceptait afin de
rester mère. Mais s’il ignorait combien et comment elle aimait
décidément Trézelle, du moins, comprenait-il que lui-même n’était pas
aimé d’amour. S’il était mal placé pour voir la beauté entière du
sacrifice que lui offrait ce cœur douloureux, du moins, la voyait-il en
partie; l’heure n’était plus aux colères; il fut simplement frappé
d’admiration, et son orgueil aidant, il répondit avec une belle dignité
mêlée de tendresse:

--Pouvez-vous croire que je ferai de votre amour maternel le moyen d’une
victoire que vous auriez le droit de me reprocher?... Non, non! ma
pauvre chère petite!... Je veux, moi aussi, vous conquérir par l’estime
de nous-mêmes. Et vous serez un jour à moi dans l’amour consenti
librement, fièrement, car à partir de ce moment-ci, et pour l’amour de
vous, c’est moi qui veux tout ce que vous voulez!

Elle le regardait, déjà effarée de bonheur, mais quand il prit à deux
mains sa jolie tête, et qu’en lui baisant les cheveux, il ajouta:

--Oui, on te la rendra, ta fille, on te la rendra sans condition!

Alors elle fut navrée d’une joie immense. Elle suffoquait, disant:

--Vrai? bien vrai?... Vous me la rendez? Oh! quel bonheur!... Quand
partons-nous?

A ce moment-là, il était dégagé de toute passion. Il n’était plus qu’un
cœur attendri par une douleur humaine, ressentant en lui-même toute la
misère d’une autre créature et n’ayant plus qu’un désir: l’en
affranchir, bienheureux de sentir qu’il pouvait le faire. État de
conscience si délicieux, qu’il n’en est peut-être point de préférable,
en sorte que ceux qui ont connu cette volupté d’âme connaissent seuls
l’amour total, et peuvent comprendre par quelle voie humaine ont marché
les saints qui ont cru voir Dieu sur la terre.

Cet élan de tout l’être individuel qui se livre pour en sauver un autre,
donne aux âmes généreuses un bonheur mystérieux qui les paie amplement
des douleurs du sacrifice. Et c’est ce qui fait deviner confusément aux
instinctifs sceptiques qu’il y a un égoïsme encore à se sacrifier pour
le bonheur d’autrui. Égoïsme surprenant, puisqu’il n’est pas l’égoïsme
de tous, mais seulement celui de quelques âmes élues; égoïsme singulier,
puisqu’en dépit des sceptiques, il demeure le privilège des natures
héroïques. Égoïsme vraiment prodigieux, qui donne à quelques-uns la
rapide intuition de l’Unité de la vie consciente. «Ah! insensé, dit le
poète,--insensé qui crois que tu n’es pas moi!»

M. de Courcieux, devant la mère douloureuse qui le remerciait, parce
qu’il lui permettait de rester mère, n’était plus ni le mari,
c’est-à-dire une personne sociale, ni même un homme. Il n’était plus
qu’une pensée humaine, humaine à l’infini. Et à ce cri: «Quand
partons-nous?» tout de suite, il répondit:

--Le plus tôt possible; demain!

Benjamine fondit alors en larmes et se précipita dans ses bras, sur sa
poitrine, avec ce cri répété:

--Que vous êtes bon! que vous êtes bon! que vous êtes bon!

Puis, le regardant avec des yeux emplis d’un trouble qui le
transfigurait pour elle:

--Comme c’est beau, la bonté! dit-elle.

Elle s’abandonnait maintenant.

--Benjamine! murmura-t-il, comme changé jusque dans les profondeurs de
lui-même.

A ce suprême moment d’amour transcendant, il eût pu la faire sienne
réellement, lui imposer ses droits d’époux, sans qu’elle éprouvât ni
étonnement, ni révolte. Il l’avait conquise dans le divin,--il avait
aboli en elle tout autre sentiment que celui d’un amour d’âme qui répond
à un amour semblable; mais ces exaltations surhumaines, même au cœur des
êtres d’élite, ont peu de durée et l’homme, troublé dans sa chair, se
retrouva en lui. Il eut une étreinte tardive, gauche peut-être au regard
de la visionnaire d’idéal qu’était la malheureuse Benjamine. Il lui
donna le temps de se dire qu’elle ne se donnait à l’époux que pour
obtenir de lui la permission d’être, selon la nature, la mère de
l’enfant qui représentait sa faute envers lui!... Elle aimait Trézelle,
jeune, beau, et qui aurait pu, lui, l’aimer sans lui faire aucun
reproche secret puisque son passé de jeune fille et de mère ne l’avait
pas trahi, lui! Le charme qui l’avait jetée dans les bras du mari
généreux, se retira d’elle. La tristesse lamentable de sa destinée
l’envahit toute.

--Merci! dit-elle, en cherchant ses mots cette fois; merci! Si vous
saviez comme je vous suis reconnaissante!

C’était peu!

Ils retombaient, tous deux en même temps, du haut des ciels d’illusion.
Ils se sentaient comme embarrassés chacun par leur pensée intime, par
toutes les raisons qu’ils avaient de ne pas s’entendre et qui, oubliées
un moment, revenaient plus vives dans leur esprit.

Elle s’éloigna un peu de lui et dit, avec une voix raisonnable qui sonna
bizarrement aux oreilles de Courcieux, parce qu’elle était en désaccord
avec les hautes émotions qu’il venait d’éprouver:

--Voyez-vous, déjà il y a quelques mois, j’ai cru la perdre... Cela
n’est pas étonnant qu’elle soit fragile... J’ai tant souffert, au temps
où j’attendais sa naissance.

Disant cela, elle n’était plus que la mère de l’enfant d’un autre homme.
Elle le blessait juste sur les blessures anciennes. Il se reprenait
donc, tandis qu’elle poursuivait, inconsciemment maladroite:

--C’est un de ces petits êtres qui, longtemps, ne consentent à vivre que
de la vie, de la présence de leur mère!... Et puis, je veux qu’elle ait
mon âme, à moi!

Ce dernier mot fit tressaillir M. de Courcieux.

--J’ai promis, lui dit-il; nous partirons demain.

Il lui baisa la main et se retira chez lui.

--Quelle vie! murmura-t-elle en le regardant s’éloigner.




VI

BENJAMINE


Le lendemain matin, le tramway jetait, devant le portail de la villa des
Agaves, le duc et Trézelle arrivés ensemble à Cannes dans la nuit.

Guirand avait revendu fort cher à M. Leneuf sa concession de tramways;
et comme il n’avait plus de raison pour ne pas faire signer le décret,
les travaux avaient pu bientôt être poussés vivement.

Guirand vit, par-dessus la haie mitoyenne, arriver les voyageurs. Ils
semblaient tristes et préoccupés.

--Comment! cria-t-il, vous, en tramway, monsieur le duc! quand il y a
des voitures!

--Ma foi! dit le duc, j’étais pressé, monsieur, et nous avons autre
chose à dire. Venez chez Courcieux, avec votre femme, le plus tôt
possible.

Courcieux, sur le seuil de sa villa, regardait mélancoliquement la mer
et l’escadre, regrettant sa vie de marin, les incessants départs. Il vit
venir à lui le duc et Trézelle.

--Bonjour, mon cher duc; soyez le bienvenu; vous aussi, Trézelle... Qu’y
a-t-il? mon oncle, vous avez l’air un peu solennel...

--Ça se voit donc? Une fois n’est pas coutume. Où est Benjamine?

--Je ne sais. Dans le jardin, je crois.

--Rentrons, dit le duc de Méribault.

Et sans autre préambule:

--Sa fille est morte.

--Ah! dit Courcieux.

--Oui, fit le duc. Je ne me charge pas de le lui annoncer. Alors, j’ai
prié Trézelle de m’accompagner.

--C’est bien.

Guirand arrivait bientôt, suivi de sa femme.

--Eh bien! dit le duc, la petite Louise est morte.

Ils se regardèrent les uns les autres, préoccupés de la même pensée:
«Comment l’annoncer à la mère?»

--A tout hasard, dit le duc, j’ai vu votre ami le chanoine Vignot, à
Cannes. Il vous rend visite quelquefois ici; il arrivera tout à l’heure,
comme par hasard.

--Je ne réponds de rien, dit Courcieux. Nous devions partir demain pour
aller chercher l’enfant... Il y aura une affreuse crise.

--J’ai prié votre médecin de Cannes de se rendre chez vous, monsieur
Guirand, et, à tout événement, de m’y attendre.

--Bien, dit Guirand.

--Et qui parlera à Benjamine? demanda Céleste; qui lui portera le
premier coup? Moi, je n’oserai jamais; je suis mère, monsieur le duc.

--Ce sera Trézelle, dit le duc, car ce ne sera pas moi. Je ne pourrais
pas.

--J’ai peur d’un éclat épouvantable, insista Guirand.

--Vous avez raison, dit Courcieux.

A ce moment, Amine entra. Elle venait du jardin. Elle avait entre les
bras des gerbes de fleurs et de verdure. Elle regarda ces gens assemblés
qui se tournèrent tous vers elle, s’efforçant de lui sourire. Elle
regarda le duc un peu, puis Trézelle longuement et dit, de la voix de
malade résignée qu’elle prenait parfois, mais qui, dans ce moment
précis, sonna à leurs oreilles comme la voix étrange d’une visionnaire:

--Vous voilà, monsieur Trézelle? avec monsieur le duc?... Et vous êtes
tous réunis, de si bonne heure? Vous me regardez d’un air bien étrange.
Vous avez pitié de moi, tous?

Tous baissèrent les yeux ou les détournèrent, cherchant quelque
attitude. Elle les regarda encore un moment, puis, très simplement,
d’une voix blanche, sans inflexion:

--Ma petite fille est donc morte?...

Il y eut un saisissement. Elle ajouta, de la même voix incolore, cette
parole effrayante:

--Eh bien, cela vaut mieux ainsi, je crois,--pour elle... et pour tout
le monde.

Tous se taisaient. Elle continua:

--J’avais souvent pensé que cela pouvait arriver... Il y a le croup, qui
en tue beaucoup et si vite! C’est le croup, n’est-ce pas, mon cher duc?

Le duc fit signe que oui. Il alla lui prendre la main qu’il garda un peu
dans les siennes.

--Pauvre petite! reprit Benjamine. M’a-t-elle beaucoup demandée? Non,
sans doute? A cet âge, ça oublie si vite!... Vous vous demandiez comment
m’avertir?... Je savais déjà... Je me disais souvent: «Elle mourra...
non, elle est morte!» Il fallait que cela fût; cela arrange bien des
choses. Je n’ai rien à dire. Dieu l’a reprise, Il l’a. Elle ne souffrira
plus. La vie est si triste!... Vous nous restez un peu de temps, mon
cher oncle? Et vous, monsieur Trézelle?... Vous ne vous attendiez pas à
me trouver si raisonnable, n’est-ce pas? Que voulez-vous, on
réfléchit... Il faut se faire une raison, comme disent les bonnes gens.

Elle eut un sourire navré.

--Parlez d’autre chose... Il ne faut pas s’appesantir trop sur les
choses tristes... On deviendrait fou.

--Je voudrais la voir pleurer, fit le duc à voix basse.

--Est-ce que vous partez bientôt pour l’Afrique, monsieur Trézelle?
demanda-t-elle.

--Mon départ est retardé, madame; je ne partirai que dans deux mois.

--Tant mieux. On vous verra un peu, dites? Mon mari vous aime beaucoup,
monsieur le duc également,--et moi aussi.

Le duc se leva, déterminant un mouvement de vie naturelle parmi tous ces
gens pétrifiés, immobiles dans une angoisse qui était vraiment d’un
autre monde.

On s’éparpilla sur la terrasse. Personne ne savait plus que dire ni que
faire. Elle les déconcertait tous.

Amine arrêta Courcieux au passage:

--Vous aviez promis de la reprendre. C’était trop beau, mais vous aviez
promis. Merci! de toute mon âme.

--Amine! dit Courcieux, plein de tendresse.

--Un jour, vous m’aimerez mieux... dit-elle, beaucoup mieux.

Trézelle s’approcha d’elle. Courcieux s’éloigna, plein d’une tendresse
désespérée et inutile.

--C’est gentil d’être venu! dit-elle à Trézelle. Ça me fait grand
plaisir de vous revoir. Vous êtes bon, vous!... Tout le monde est très
bon pour moi, maintenant!

Trézelle, comme tous les autres, croyait que la folie guettait, là,
toute proche. Il résolut d’appeler les larmes salutaires.

Ils étaient sur le seuil du salon. Elle l’entraîna à l’intérieur, le fit
asseoir à la place qui lui était chère.

--Écoutez! dit-il, en la regardant avec une pitié infinie.

Il ne savait même pas quelles paroles il allait trouver... il s’arrêta.

Elle se mit à rire doucement.

--Vous êtes tous bien drôles!... Je vois bien que vous me croyez folle,
parce que je suis trop sage. Voilà bien les hommes. Ils ne savent pas ce
qu’ils veulent. Que voulez-vous que je fasse? que je crie? que je
sanglote? La première des sagesses, n’est-ce pas la soumission douce à
l’inévitable?... Eh bien,--et Marc-Aurèle?

--En effet, dit Trézelle à demi rassuré.

--Et puis, dit-elle, ne dois-je pas cacher mon désespoir à M. de
Courcieux? C’est mon devoir, cela. Et, enfin, il est très vrai que, pour
elle, pauvre petite,--cela vaut mieux. Le monde est si laid! Pouvez-vous
dire le contraire?

--C’est vrai, Benjamine, la vie est bien triste.

--C’est pourquoi, reprit-elle,--c’est pourquoi je voudrais la quitter en
ce moment même. Je vous ai revu... me voilà très entourée... Vous êtes
tout portés, tous, comme on dit... Je voudrais mourir, là, en ce moment.
Ce serait très bien.

Céleste s’approcha, l’air contrit.

--Eh bien, que vous dit-elle?

--Je fais ma cour à M. Trézelle, dit Amine, en riant tout à coup,
nerveusement. Nous sommes des gens du monde. Nous savons vivre. Et je
discute les bases d’un nouvel arrangement d’amour... Vous savez bien que
je suis une femme à aventures, moi! On l’a dit beaucoup. Je le sais.

Elle se tourna vers Trézelle:

--Vous allez voir comme le monde est beau! Vous allez voir!... Oh! ce
n’est qu’une épreuve!

Elle se tourna vers Céleste et d’un ton très naturel, en battant de sa
main, tout autour d’elle, les plis de sa robe:

--J’ai assez de la vie, ma mère, du moins de celle que je mène. J’ai
assez souffert. Je n’aime pas mon mari. C’est abominable de ma part,
mais c’est ainsi. Je suis un monstre. Eh bien, je veux aimer tout de
bon,--ou disparaître,--mourir aujourd’hui même! Que me conseillez-vous:
prendrai-je un autre amant, ou dois-je quitter la vie? C’est l’un ou
l’autre, j’y suis décidée, dites... maman?

--Ma Benjamine! s’écria précipitamment Céleste effarée. Que dis-tu là?
Mourir! songe donc! ne va pas t’enfoncer cette idée-là dans la tête...
songe à moi! à ton père!... C’est qu’elle serait capable de le faire
comme elle le dit. Elle a essayé une fois déjà... Songe à ton père!
songe à moi!

--Benjamine, oui! c’est entendu; je suis la Benjamine de tout le monde,
je suis votre Benjamine, j’ai été la Benjamine de mon père, de mon mari
et de mon amant! La Benjamine de la destinée! Je suis toutes ces
Benjamines-là. C’est très drôle!... Et il faut cependant que je songe à
vous. C’est à vous que vous pensez! aux embarras désolants que je vous
peux causer, moi, votre Benjamine!

Céleste regardait Trézelle avec épouvante.

Les yeux bleus de Benjamine regardant sa mère, prenaient une fixité
singulière. L’ironie siffla dans sa voix:

--Allons, répondez, ma mère! Vous vous rappelez très bien que j’ai voulu
mourir la nuit de mon mariage; mais j’étais si maladroite, si
inexpérimentée! On ne meurt pas toujours quand on veut. J’avais, à ce
moment-là, moins de motifs et de moins valables qu’aujourd’hui pour
désirer la mort. J’essayai. Je ne sus pas. Je vous assure que c’est
difficile. Et puis je fus lâche et je me réfugiai dans votre lit, dans
le lit maternel; j’allai reprendre ma place de petite enfant, ma place
de Benjamine! Je voulais ressaisir la vie et le bonheur... A présent je
veux mourir,--je saurais mieux!--ou bien prendre un amant,--car je suis
bien changée, allez! Voyons, que me conseillez-vous, ma mère?

--Eh! dit Céleste qui perdit la tête, sois heureuse comme tu
l’entendras, mais sois heureuse! C’est stupide à la fin de s’exalter
ainsi.--Consolez-la, monsieur Trézelle, sauvez-la! Vous seul vous le
pouvez. Je le devine... sauvez-la... Je vous la confie.

Et Céleste sortit brusquement, à demi folle elle-même.

--Vous l’entendez! dit gravement Amine à Trézelle. Il ne tiendrait qu’à
nous... ils sont tous très bons... M. de Courcieux n’est plus jaloux.
C’est la mort de ma fille qui les a rendus si doux, si indulgents. La
mort est une très bonne chose...

Elle se mit à rire franchement.

--Nous voilà mariés, maintenant, vous et moi!... oui, vraiment, c’est
drôle, n’est-ce pas? très inattendu!... nous sommes libres. Partons pour
l’Italie, voulez-vous?...

Puis, sombre tout à coup:

--Vous ne le voudriez pas... moi non plus... Tomberais-je si bas?... Pas
plus bas, non! pas plus bas! quoiqu’ils me poussent tous, je ne sais
pourquoi... mais je ne tomberai pas, il ne faut pas, je ne veux pas!

--Promettez-moi de vivre, Amine, dit avec fermeté Trézelle qui
suffoquait.

Une affreuse angoisse le serrait à la gorge.

Elle le regarda, sérieuse et calme:

--A quoi bon me demander cela? dit-elle; ne suis-je pas une morte?

Le vieux prêtre arrivait. On alla au-devant de lui. On lui expliqua
l’état de la pauvre Amine, et qu’on craignait la folie.

Du fond du salon, elle l’aperçut:

--Il ne manque plus qu’un médecin, dit-elle. Ils n’ont pas deviné que je
suis forte, très forte.

Trézelle se leva, lui pressa la main et se retira.

--Ma fille, dit le prêtre, un grand malheur vous frappe, votre mari et
vous.

--Un très grand malheur, dit Benjamine.

--Bénissez la volonté de Dieu, ma fille.

--Je suis résignée, mon père.

--Voulez-vous prier de tout votre cœur avec moi? je parlerai pour vous.
Recevez seulement mes paroles dans votre cœur.

--Volontiers, mon père.

L’excellent homme murmura:

--O Dieu! jetez les yeux sur votre servante, qui vous appelle du fond de
son humilité. Vous seul êtes la paix et je vous implore. Vous seul êtes
la vérité et vous me répondrez. Vous seul êtes la voie et je marcherai
en vous.

--Vous le voyez, je suis résignée, monsieur le chanoine, et prête à ne
regarder que vers Dieu.

Elle sortit avec lui. Ils étaient tous au bas de la terrasse, devant le
perron.

Le prêtre alla droit au marquis d’abord, puis vers le père et la mère:

--Cela va bien, leur dit-il. Elle est avec Dieu, et plus que
raisonnable. Rassurez-vous. Ce qui vous a paru inquiétant, c’est, je le
vois, précisément, ce qu’il y a d’extrême et de plus heureux dans sa
résignation; mais moi, qui m’y connais, je vous assure que cela est de
Dieu. C’est une grâce d’en haut.

Amine s’avança:

--J’ai entendu vos dernières paroles, monsieur; je vous en remercie...
On voudrait me voir pleurer... pourquoi? puisque cet ange est retourné
au pays des anges... Et, malgré cela, vraiment, je ne peux sourire
beaucoup.

Elle se tourna vers Trézelle:

--Venez causer encore un peu avec moi, monsieur Trézelle, puisqu’un
grand voyage va nous séparer.

Le duc et le marquis, tous deux ensemble, firent signe à Trézelle
d’obéir, de la suivre.

Trézelle et Amine s’éloignèrent, en causant doucement, par la grande
allée bordée de pins parasols.

Au bout de la grande allée qui descendait vers la route, le portail
était largement ouvert, surveillé par le pavillon du gardien. On
apercevait la route blanche où couraient, tout brillants de soleil, les
rails des tramways.

--Que je suis heureuse de vous avoir revu! répéta Amine à Trézelle...
Heureuse! heureuse! si heureuse!... Donnez-moi votre main.

Elle la pressa dans les siennes. Une larme parut dans ses yeux.

--Vous pleurez! vous êtes sauvée! cria-t-il.

Mais, brusquement, elle le quitta et se mit à courir, si brusquement
qu’il demeura un instant interdit et immobile...

Elle courait vers la porte.

Un son de trompe déchirait l’air,--le ronflement d’un tramway allait
grandissant... Trézelle devina... il prit sa course... trop tard! Sous
ses yeux, Benjamine s’élançait au-devant de la terrible machine
inexorable... Elle n’eut pas le temps de s’engager sur la voie, mais
l’angle de fer de la voiture, courant à toute vitesse, projectile
monstrueux, l’avait heurtée au front et rejetée contre le portail de la
villa. Elle tomba, blessée une troisième fois par une des bornes
massives de l’entrée, et cette fois, frappée à la tempe.

La machine horrible s’arrêta. Elle était vide de voyageurs.

--Il n’y a pas de votre faute, repartez! dit Trézelle aux conducteurs
effarés...

Ils obéirent. Il la prit dans ses bras, la porta dans la maison du
gardien.

--Le médecin, vite! courez chez M. Guirand... Il y a un médecin chez M.
Guirand. Ramenez-le.

Trézelle était seul avec elle.

--Benjamine! dit-il bien bas, près de son oreille, tout contre la
meurtrissure rouge de la tempe...

Elle lui sourit. Il comprit que ses lèvres l’appelaient. Très doucement,
il lui donna sur le front un baiser d’adieu. Alors, se sentant aimée,
elle expira, heureuse.

Le docteur arrivait:

--Tout est fini, dit-il.

Quand cela fut bien certain, Trézelle regagna seul la villa des Agaves.
On n’y savait rien encore. Tous causaient, dans le salon et sur la
terrasse, oublieux déjà quelque peu, consolés par le prêtre, par le
soleil, par l’égoïsme fatal qui nous garde tous contre les excès
d’émotion.

En trois mots Trézelle expliqua.

--Restons ici, commanda le duc.

Il avait pris le ton de l’autorité qu’on ne discute pas.

--Il est inutile de donner en spectacle nos sentiments. Qu’on la
transporte ici.

--Tout est prêt, dit Trézelle. On n’attend que vos ordres.

Guirand, hébété, regardait le bout de ses bottes.

--Quel horrible accident! murmura-t-il lâchement.

Courcieux n’y tint pas:

--Il n’y a pas ici d’accident, monsieur. Elle est morte pour l’idéal.
Ces morts-là aujourd’hui sont assez rares pour qu’on se les avoue, quand
on les a causées.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  PREMIÈRE PARTIE

     I. Monsieur Guirand, député expérimental                          1
    II. Pour avoir l’air distingué, il faut d’abord se faire maigrir  11
   III. Un projet d’alliance politique                                19
    IV. Céleste Guirand cite Shakespeare                              26
     V. «Voilà la question», pense Benjamine                          36
    VI. La morale de Jean Montchanin, jeune homme moderne             40
   VII. Il faut se méfier des baisers d’adieu                         51
  VIII. L’estacade Guy-de-Maupassant, à Cannes                        61
    IX. Ce que s’étaient dit les deux augures                         69
     X. Un homme averti par une petite baronne en vaut deux           77
    XI. Un moment arrive où les théories expérimentales sont à la
          portée des jeunes filles                                    89
   XII. Comment madame Guirand interprète le vase brisé               97

  DEUXIÈME PARTIE

     I. M. le marquis de Courcieux est un faux sceptique             107
    II. M. Paul Guirand ne peut pas dormir                           125
   III. La nuit de noces de Benjamine                                152
    IV. Il va falloir causer                                         161
     V. La physionomie d’un homme vu de dos est très expressive      172

  TROISIÈME PARTIE

     I. Les réflexions de M. de Courcieux                            181
    II. Benjamine lit Sully-Prudhomme                                186
   III. Le retour de Jean Montchanin, diplomate profond              195
    IV. Une conscience                                               201
     V. L’aveu n’est pas fait, mais il est compris                   205
    VI. M. le duc de Méribault goûte fort Alfred de Vigny            212
   VII. Ce qu’il y a dans la tabatière de M. le duc                  230

  QUATRIÈME PARTIE

     I. M. Trézelle, inventeur du sous-marin le _Drac_               245
    II. Le _Drac_                                                    254
   III. Le siècle des tramways                                       258
    IV. Un regard d’enfant                                           276
     V. Par une belle soirée                                         282
    VI. Éclair de joie dans un abîme                                 293

  CINQUIÈME PARTIE

     I. Qu’est-ce qu’un idéal?                                       323
    II. La nomination de M. Montchanin                               333
   III. Les idées de Benjamine                                       341
    IV. Une lettre de Marc-Aurèle                                    350
     V. Comment s’aimèrent, une minute, Benjamine et son mari        357
    VI. Benjamine                                                    369


ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BENJAMINE ***


    

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Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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