Les "Faisans"

By Jacques Dyssord

The Project Gutenberg eBook of Les "Faisans"
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Les "Faisans"

Author: Jacques Dyssord

Release date: July 6, 2024 [eBook #73977]

Language: French

Original publication: France: La nouvelle revue critique, 1926

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES "FAISANS" ***






  JACQUES DYSSORD

  LES
  “FAISANS”


  LES MAITRES DU ROMAN
  La Nouvelle Revue Critique
  24
  PARIS




DU MÊME AUTEUR:


    _Le Dernier Chant de l’Intermezzo_, poèmes (Grasset, éditeur).
    _La Paroisse du Moulin Rouge_, roman (Albin Michel, éditeur).
    _Charlie, chasseur_, roman (Grasset, éditeur).
    _Tropes_, pensées, aux amis d’Édouard (Champion, éditeur).

POUR PARAITRE PROCHAINEMENT:

    _On frappe à la porte_, poèmes.
    _Joë, ou la découverte du Vieux-Monde_.
    _L’amour tel qu’on le parle_, essai.
    _Nouvelle Carte du Tendre_, petite géographie amoureuse de Paris.
    _Petite exégèse des rues de Paris_.
    _Les mimes d’Héroudas_, traduction nouvelle en langue populaire.




IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE, LE VINGT-QUATRIÈME DE LA COLLECTION
«LES MAITRES DU ROMAN», MILLE VINGT-SIX EXEMPLAIRES, DONT UN SEUL
EXEMPLAIRE SUR PAPIER DU JAPON DES MANUFACTURES IMPÉRIALES, JUSTIFIÉ ET
SIGNÉ PAR L’AUTEUR, SIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE VAN GELDER
ZONEN, NUMÉROTÉS HOLLANDE 1 A HOLLANDE 6, SIX EXEMPLAIRES SUR VELIN
D’ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 A ARCHES 6, SIX EXEMPLAIRES SUR VELIN PUR
FIL DES PAPETERIES LAFUMA, NUMÉROTÉS LAFUMA 1 A LAFUMA 6, ET MILLE
EXEMPLAIRES SUR PAPIER BOUFFANT ORDINAIRE, TIRÉS SOUS COUVERTURE AZURÉE
ET NUMÉROTÉS DE 1 A 1000, L’ENSEMBLE DES TIRAGES CI-DESSUS CONSTITUANT
PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L’ÉDITION ORIGINALE.


Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U. R. S. S.

Copyright 1926 by les Éditions de la Nouvelle Revue Critique, Paris.




A EDMOND TOURGIS,

_dont j’aime le sourire réticent--cette moralité._

J. D.




I


Comme le régulateur westminster de la salle de baccara carillonnait le
quart après minuit, quatre-vingt-dix francs--quatre jetons rouges de
vingt et deux de cinq--restaient à _Nom-d’un-petit-bonhomme_.

Il devait ce sobriquet à son juron favori. Dans le cercle très ouvert
qu’il fréquentait, on appelait chacun par son surnom ou son titre. Il y
avait le _Colonel_, maints docteurs, l’_Architecte_, _Col-de-Fourrure_,
_Tire-à-cinq_, _Binoclard_, _le Grand-Père_, _Tout-en-Poils_,
_Grand-Gosse_, _le Baron_, _Tête-de-Pipe_, _l’Avocat_, et bien d’autres
que j’oublie.

Aucun banquier ne se présentant plus, on convint d’un petit tour de
chemin-de-fer. Après avoir fait circuler les cartes, le croupier les
vissa dans leur sabot et l’on commença.

Le temps d’une hésitation et _Nom-d’un-petit-bonhomme_ risqua ses six
derniers jetons, sur sa main. Il gagna le premier coup, cela lui fit 180
francs. Il fut sur le point de passer la main, mais il se ravisa, les
six coups suivants furent encore gagnants pour lui.

Quand il eut, devant lui, un peu plus de 8.000 francs, il se refusa à
donner le coup et le regretta par la suite car celui-ci était de nouveau
gagnant et l’enjeu se trouvait couvert.

Il alla à la caisse, échangea ses jetons et ses billets contre huit
belles coupures de mille francs et quelques-unes de cent, puis il passa
dans le salon de lecture. Là, il ouvrit un buvard, en sortit une grande
enveloppe blanche, à en-tête du cercle, dans laquelle il glissa les huit
billets de grand format et, après avoir écrit son adresse, en lettres
bien lisibles, sur l’enveloppe, il sonna le chasseur pour lui demander
un timbre. Ayant mis l’enveloppe dans la poche intérieure de son veston,
il descendit au vestiaire où on lui donna sa canne, son pardessus et son
chapeau. Pour la première fois de sa vie, au grand ébahissement du
portier, il laissa deux francs sur le plateau.

L’air du dehors le saisit, il releva le col de son pardessus et jeta la
lettre dans la première boîte rencontrée sur son chemin, devant un débit
de tabac des Boulevards.

Se félicitant d’avoir ainsi trouvé, jusqu’au lendemain, le bon moyen
d’échapper à la tentation du tapis vert, il sourit à l’image de sa
concierge lui remettant une enveloppe de son écriture et décida--il
n’était que 2 heures 1/2 du matin--d’aller s’offrir un bon souper, dans
une boîte de nuit de Montmartre dont il jeta l’adresse à un chauffeur de
taxi.

L’existence de _Nom-d’un-petit-bonhomme_, depuis ses plus tendres ans,
avait été quelque peu bousculée. _Tête-de-Pipe_, son compatriote,
confiait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait fait ses humanités à
la Petite Roquette, était passé en Espagne, lors de la conscription et
que, par la suite, les dépositaires de la loi avaient eu à s’occuper à
plusieurs reprises de la façon dont il la transgressait.

--Des racontars que tout cela, répliquait le _Grand-Père_ dont un
éternel cigare avait rouillé, autour de la bouche, la majestueuse
blancheur d’une barbe de fleuve.

Il retirait de sa fille, étoile de music-hall, un certain prestige et de
rares subsides. Nul ne savait taper avec plus de bonne grâce et moins de
prétention. Au demeurant, l’indulgence faite homme.

                   *       *       *       *       *

Il est des gourmets pour préférer la langouste à l’américaine au homard.
Je partagerais assez leur opinion. La chair de la langouste est plus
délicate que celle du homard. Il y a, de l’une à l’autre, la même
différence que du poulet au canneton. Ce fut, ce jour-là, l’avis de
_Nom-d’un-petit-bonhomme_.

Dans la carte des vins, son choix s’arrêta sur une bouteille d’hospice
de Beaune dont, pendant douze années, de diligentes araignées avaient
tapissé le goulot et la panse et sur une bouteille de Moët qui était
loin de se douter que son bouchon sauterait pour célébrer une main
heureuse prise, à minuit moins le quart, un vendredi de décembre 1926,
par un joueur le plus souvent malheureux.

Deux femmes tentèrent, en vain, de tenir compagnie à ce soupeur dont le
complet usagé détonnait en ce lieu. Qu’on vienne ensuite nous parler de
l’ascendant qu’exerce la toilette masculine sur le beau sexe!

A quatre heures, _Nom-d’un-petit-bonhomme_, le cœur joyeux, ramenait
sous son menton les maigres couvertures de son lit de célibataire. Le
sommeil vint immédiatement le visiter, un de ces bons sommeils, sans
rêves dans lequel on tombe de tout son long.

Il ne devait pas être loin de midi, quand il se réveilla, à en juger du
moins par les bruits familiers de la cour. C’était là le seul moyen de
connaître l’heure en ce galetas où un méchant réveil-matin avait
renoncé, depuis belle lurette, à éclairer son propriétaire sur la fuite
du temps.

_Nom-d’un-petit-bonhomme_ mit, ce jour-là, plus de temps que d’habitude
à sa toilette pourtant succincte, prenant un malin plaisir à différer le
moment d’ouvrir la précieuse enveloppe qui l’attendait chez la
concierge.

Celle-ci était en train de goûter, du bout de son index, la sauce du
veau marengo qui mijotait sur son poêle, quand son locataire entra dans
la loge.

--Bonjour mâme Méboux. Ça va toujours cette santé?

--Ça va sans aller, rapport à ce rhumatisme qui me travaille toujours de
trop, quand le temps va changer.

--Vous avez, nom d’un petit bonhomme!... quelque chose pour moi dans
votre courrier, Madame Méboux?

--Celui de onze heures, il n’y avait rien; pour celui de 7 heures et
demie, attendez, je ne crois pas...

--Comment, pas de lettre? Vous êtes bien sûre?

--Ah! si, je me souviens, maintenant, un prospectusse... Il y avait
même, marqué dessus, le nom de ce cercle que vous m’avez dit que vous
êtes employé et qui vous envoie toutes les semaines des imprimés que
vous jetez sans les ouvrir... Comme vous m’avez dit, l’autre jour, que
je pouvais les garder, je m’en suis servie justement, pas plus tard que
tout à l’heure, avec un catalogue du _Printemps_, pour rallumer mon
poële qui ne tirait plus...

--Brûlé!... brûlé!... Madame Méboux! Ma...

Il n’acheva pas. Un tremblement nerveux le secouait. Il se laissa tomber
sur un large fauteuil à oreillettes qui encombrait la loge. Un chat,
dérangé dans son sommeil, fit un bond et faillit culbuter le veau
marengo.

--Qu’est-ce qui vous prend à c’te heure, dit Madame Méboux?

Il se dressa, les deux poings levés comme pour l’écraser:

--Vous êtes une misérable, mâme Méboux, une... nom d’un petit
bonhomme!... misérable! Vous m’avez volé mes huit mille francs...

Alors elle, les deux mains sur les hanches, les yeux méprisants, laissa
tomber, avec une moue de dégoût:

--Non, mais est-ce qu’il est louf, celui-là!... Huit mille francs!...
Comme s’il avait jamais eu huit mille francs!... Quand on est malade on
se soigne!... Pour ce qui est de vos insultes, ma signature, vous
m’entendez bien, est au commissaire du quartier... vous pouvez toujours
aller y voir... à moins que...

--A moins que quoi?

Elle remua la tête de haut en bas d’un air pénétré.

--Enfin, je me comprends...

Il sortit de la loge comme un fou. Mais il ne fut pas chez le
commissaire.




II


--Mademoiselle est rentrée très tard, ce matin. Elle repose. Elle m’a
bien recommandé, avant de se coucher, de ne la déranger sous aucun
prétexte.

Dans l’antichambre où, sur un bahut de vieux chêne, luisait un samovar
de cuivre, le _Grand-Père_ regarda, d’un œil émerillonné, la jolie fille
qui lui donnait ces explications.

Un léger duvet de blonde mettait sur ses joues fraîches et son cou
potelé comme une vapeur d’or. Il eut un soupir gourmand.

--C’est bien vilain à une belle enfant comme vous de mentir à un vieil
homme comme moi.

Elle eut un franc éclat de rire:

--Oh! un vieil homme...

Il parut flatté et voulut lui prendre la taille, mais, d’une claque de
ses doigts prestes, elle prévint son geste.

--Pas toucher!... A bas les pattes!...

Il se résigna.

--Je vais attendre mademoiselle dans le boudoir chinois.

--C’est que le boudoir chinois n’est pas encore fait.

--Peu importe...

--Et mademoiselle, j’en suis sûre sera mécontente.

--Je prends tout sur moi.

--On dit ça! Et, total, c’est moi qui serai attrapée!...

A ce moment précis, la sonnerie du téléphone retentit. La soubrette
s’empressa. Profitant de son absence, le _Grand-Père_, ayant soulevé une
tenture, s’introduisit dans le boudoir chinois et s’écrasa sur un large
divan de soie rouge bordeaux, brochée d’or.

Il avait passé la nuit au jeu, n’était passé dans la chambre meublée
qu’il occupait, rue Pigalle, que pour faire sa toilette et se trouvait
las. Ayant ramené sous sa tête un des lourds coussins qui encombraient
le divan, il s’apprêtait à faire un somme quand la jeune fille survint:

--Voyons, monsieur, ce n’est pas sérieux... Que va dire mademoiselle?

--Elle dira ce qu’elle voudra. Si elle n’est pas contente, vous lui
répondrez m... zut!

Elle eut un geste d’impatience.

--Puis ce n’est pas tout ça... Un ami de Mademoiselle vient de
téléphoner. Il sera là dans un quart d’heure... Voyez-vous qu’il vous
trouve!... C’est du coup que Mademoiselle elle me balancerait...
et--entre nous soit dit--elle aurait raison.

Mais lui s’obstinait. Il se leva, avisa, sur une petite table de laque,
une carafe de porto et, en ayant rempli deux verres:

--Faites-moi la grâce de trinquer avec moi.

--Mais, Monsieur, vous n’y pensez pas.

--Je ne pense, justement, qu’à ça, mon enfant.

Il lui mit le verre dans la main. Elle jeta un regard inquiet vers la
portière et, ayant vidé son porto d’un seul coup, elle dit:

--Maintenant, Monsieur, il faut être gentil, vous allez partir...

Il s’était rassis.

--J’ai tout le temps.

--Et ce monsieur qui va venir?

--Eh bien! je ferai sa connaissance...

Elle tapait, maintenant, du pied, nerveuse:

--C’est pas du bon sens... Ça vous est égal n’est-ce pas? de m’attirer
des embêtements. Mais si je perds ma place, c’est-il vous, dites, qui
m’en trouverez une autre?

--Jolie fille comme vous l’êtes!...

Elle fit celle qui ne voulait pas se fâcher:

--Voyons, monsieur... je vous en supplie...

Il s’humanisa:

--C’est que... c’est que... j’avais besoin de voir Mademoiselle...
J’étais venu tout exprès...

--Vous la verrez ce soir... demain...

--Il sera trop tard... oui... trop tard... Écoutez, il y aurait un moyen
de tout arranger...

Et, se décidant:

--Vous n’auriez pas cinquante francs sur vous?...

--Ah! c’était ça!...

D’un air pénétré, il baissa, par deux fois, sa tête blanche.

--Attendez-moi une minute.

Cette minute lui parut fort longue. Elle revint, au bout d’un moment,
tenant à la main un billet de vingt francs et un de cinq.

--C’est tout ce que j’ai sur moi, si ça peut vous contenter...

--Je tâcherai de m’arranger avec ça, mon enfant... Je vous remettrai
cette petite somme ce soir... ou demain, sans faute...

--Entendu. Mais, maintenant, filez! Je n’ai que le temps...

Après avoir coiffé son chapeau, d’un geste noble, il partit, non sans
avoir tapoté paternellement la joue duvetée...

                   *       *       *       *       *

Quand il fut dans la rue, il respira. Il se félicitait, au fond, de
n’avoir pas été reçu par sa fille dont la conduite, à son endroit, ne
laissait point que de l’affliger.

Il ne se révoltait certes point--ce n’était point dans sa manière. Son
scepticisme de vieux boulevardier répugnait à prendre les choses au
tragique. Il savait, d’ailleurs, par expérience, qu’il n’est pas de
situation aussi tendue soit-elle avec laquelle on ne finisse, grâce à
quelque diplomatie, par trouver un accommodement.

Mais il repassait, non sans quelque mélancolie, le chemin descendu par
lui depuis le jour où Nancy Nangis, commère au _Grand-Casino_, lui avait
signifié qu’elle en avait assez de lui voir occuper un rez-de-chaussée
au fond de la cour, dans le petit hôtel qu’un attaché à la légation de
Moldavie lui avait fait aménager boulevard Lannes.

--Il ne sera pas dit, lui avait-elle spécifié, que je mets mon père à la
rue. Mais pour ta dignité, aussi bien que pour la mienne, il est
préférable que tu vives ailleurs.

Ils convinrent d’une pension annuelle convenable qu’elle lui servirait
après lui avoir installé une garçonnière aux Ternes.

Mais, dès la seconde année, il dit préférer à cette rente un petit
capital qui lui permettrait de s’intéresser à une affaire de tout repos
qu’il avait en vue.

--Il s’agissait, prétendait-il, d’une entreprise de commission et
d’exportation où, avec «une somme de» on pouvait réaliser, bon an mal
an, «de gentils bénéfices».

Il insista tellement que Nancy--payée cependant, si l’on peut dire, pour
être méfiante, consentit à ce qu’il voulut. Peut-être caressait-elle le
secret espoir d’être ainsi débarrassée de lui. Mais il n’en fut rien,
bien au contraire. Au bout de quelques mois, celui qu’on appelait le
_Grand-Père_, dans les Cercles, avait dilapidé, soit aux courses, soit
sur le tapis vert, la commandite mise bénévolement par elle à sa
disposition. Un beau jour, Nancy apprit, même, qu’ayant vendu les
meubles dont elle avait garni son intérieur des Ternes, il logeait dans
un hôtel de Montmartre où il devait déjà quelque argent. Une explication
orageuse, où elle eut, bien entendu, le dessus, s’ensuivit entre eux. Si
elle ne lui condamna pas formellement sa porte c’est qu’elle le savait
capable, comme elle le lui dit, d’entrer par la fenêtre. Mais elle lui
enjoignit d’avoir, dorénavant, à la laisser tranquille, s’il voulait
que, de temps en temps, elle lui fît parvenir quelques subsides.

Sa guigne persistante au jeu lui fit enfreindre leurs conventions. Il ne
cessa pas de la fatiguer de sa présence et de ses demandes incessantes
d’argent, soit Boulevard Lannes, soit au _Grand Casino_ où sa silhouette
était devenue légendaire. Excédée, Nancy usait de tous les stratagèmes
pour l’éviter. Mais la patience du vieux n’avait d’égale que son
insistance.

--Ne se fâche pas avec moi qui veut, avait-il accoutumé de dire, en
rééditant une parole célèbre.

Et le fait est qu’on se sentait autrement désarmé devant sa courtoisie
et son obséquiosité qu’on ne l’eût été devant ses menaces...

                   *       *       *       *       *

Descendu du métro à la station de l’Opéra, il se dirigea vers le _Café
Parisien_ où il espérait trouver quelque ami, _Nom-d’un-petit-bonhomme_
peut-être qui, le matin, y prenait son apéritif, avant d’aller déjeuner
au Cercle. Ayant gagné la forte somme, la veille, celui-ci pouvait fort
bien avoir, pour un jour, dérogé à ses habitudes. Mais, sait-on jamais!
Puis, le _Grand-Père_ le connaissait joueur. S’il ne le trouvait pas là,
il le rencontrerait sûrement, tout à l’heure, au baccara, en train de
jouer les ténors--pour combien de temps, hélas! Il sourit dans sa barbe.
Nourri dans le sérail, il en connaissait les détours.

Il venait de s’installer à la terrasse, quand il s’entendit héler.

--Eh! _Grand-Père_!

A une table avançant sur la chaussée, auprès d’un brasero auquel un
énorme bull, au large collier d’or entouré de cabochons multicolores,
rôtissait ses pattes de devant, un gros homme au buste raide était
assis. Son front étroit pesait sur d’inquiétants yeux vert de gris. Il
avait le masque glabre, énergique et bouffi d’un conventionnel. Son
index lourdement bagué, tourné verticalement dans la direction du
nouveau venu, semblait perpendiculaire à ses larges épaules de lutteur.

--Comment vas-tu, Chauvert, dit le vieux en s’asseyant à sa table!

--Un glass?

--Si tu veux.

--Est-ce oui ou non?

--C’est oui.

--Commande. Je te dis: commande.

L’apéritif apporté, il y eut un silence pendant lequel, n’eût été son
index baissé, Chauvert ne se départit pas de son immobilité.
_Grand-Père_ allait prononcer un mot, n’importe lequel, pour se donner
une contenance, quand l’autre lui dit:

--J’ai vu ta fille, hier, au _Grand-Casino_.

--Ah oui! Elle y remporte un succès fou...

--Ce n’est pas vrai. Mais cela n’a aucune importance. Il y a longtemps
que tu ne l’as vue?

--J’en viens.

--Et elle ne t’a pas reçu?

--Allons donc!

--Pas de paroles inutiles. T’a-t-elle reçu?

--Je vais t’expliquer...

--Elle ne t’a pas reçu.

--Qu’en sais-tu?

--Voilà. Et, bien entendu, elle ne te donne pas un sou?

--En dehors de ma pension, elle...

--Elle ne te sert plus ta pension.

--C’est à dire que... elle me paie toujours mon terme...

--Tu n’as plus de terme...

--Mais enfin, qu’en sais-tu?

--... tu loges en hôtel, rue Pigalle. Je pourrais te dire le numéro.

--Tu ferais un excellent policier.

La figure de Chauvert se détendit:

--Je n’ai pas envie de crever de faim. Ils n’y mettraient pas le prix.
C’est moi qui le mets, quand il le faut... Ils sont à mes pieds, comme
celui-ci...

Et il indiqua son bull que la chaleur du brasero avait endormi.

_Grand-Père_ buvait son verre, à petits coups, pour le faire durer:

--Et tu gagnes beaucoup d’argent, demanda-t-il?

--Est-ce que tu veux me taper? Cette année, j’ai fait tomber 300
billets.

--Diable!

--Tu trouves que c’est beaucoup? On ne va pas loin avec, quand on a les
frais que j’ai... 300 billets... Qu’est-ce que c’est que 300 billets!...
Rien qu’entre mon chauffeur, mon auto, mon château et ma chasse de
Seine-et-Marne, les trois-quarts y passent. Je ne compte pas les frais
de mon journal...

--Tu tires à combien d’exemplaires?

--Le moins possible. Pourvu qu’il parvienne aux intéressés, c’est le
principal.

Une sorte de géant à fortes moustaches, la pelisse tombant presque
jusqu’aux pieds, les salua.

--Tu le connais, _Grand-Père_?

--Non.

--Tu ne le connais pas! C’est Lenoisais, l’ancien Sous-Secrétaire à la
Marine Marchande. Je l’ai opéré de 25.000.

Et, écartant ses bras courts, comme un prêtre à l’offertoire, il ajouta:

--Depuis, bien entendu, il me salue. Il se détourne même de son chemin,
pour me saluer. S’il oubliait, je n’aurais qu’à lui faire pstt! comme à
mon chien, ou à le faire appeler par le chasseur. Voilà ce que c’est,
dans la vie, que d’être un faisan. Un faisan qui connaît son métier les
met tous dans sa poche.

--Tu es un type épatant... je l’ai toujours dit... encore l’autre
jour...

--Combien?

--Quoi?

--Je te demande: combien?

--Mais je t’assure...

--Combien? Eh bien! moi je vais te le dire.

Il fit claquer un ongle sur ses dents.

--Pas ça...

--Justement, j’aurais voulu te demander... une question de huit jours...
huit jours... dix, au plus, cinq louis...

Chauvert appela le garçon. Ayant réglé les consommations, il siffla son
chien:

--Écoute, _Grand-Père_. C’est cinquante louis--tu m’entends,
cinquante--que je te donnerai, comme je te l’ai déjà dit, il y a
longtemps, si tu m’apportes ce que je t’ai demandé. De plus, tu
toucheras ton pied, bien entendu, dans l’affaire.

--Mais pour te procurer cela il faut que je puisse mettre la main
dessus.

--Oui ou non Nogaroff, le directeur de l’_Omnium pétrolifère_, va-t-il
chez ta fille? Oui ou non lui écrit-il? Oui ou non essaye-t-il de s’y
rencontrer avec ce cavé d’attaché moldave?

--Ça, j’en suis sûr.

--Alors?

--Il faudrait des intelligences dans la place.

--C’est à toi à t’en occuper.

--Cela demande de l’argent.

--Je te vois venir.

--C’est pour ça que je te demandais.

--Rien du tout. Quand il y aura quelque chose de précis en train, une
lettre par exemple... c’est cela... apporte-moi une lettre... mais pas
de boniments avec moi, tu le sais... viens à mon bureau.

--Aux _Indiscrétions parisiennes_?

--Oui.

--Toujours rue Taitbout?

--Oui... 92 au 2e la porte à droite; téléphone avant, le numéro est dans
l’annuaire.

Quand Chauvert fut parti, le _Grand-Père_ alla donner un coup d’œil dans
la salle pour voir si, par hasard, _Nom-d’un-petit-bonhomme_ n’y était
pas, et, ne l’ayant pas trouvé, il se dirigea d’un pas pressé, pour se
réchauffer, vers son Cercle.




III


Le déjeuner était commencé. Les deux grandes tables, dont celle du
Comité, se trouvaient au complet.

Un maître d’hôtel, qui ressemblait à feu Floquet, s’empressait, secondé
par deux garçons albinos qu’on eût dit jumeaux et dont le teint malsain
ne semblait guère fait pour vous mettre en appétit.

_Grand-Père_ fut s’asseoir à une petite table, vis-à-vis de
_Grand-Gosse_. C’était son vice que ce gamin-là. Pour lui seul, il lui
était arrivé de se départir de son égoïsme de vieillard. Ce tapeur
s’était, pour la première fois de sa vie, laissé taper, quelques jours
auparavant.

Il y a fort peu de temps que _Grand-Gosse_ fréquente le Cercle et le
_Grand-Père_ s’est senti irrésistiblement attiré vers lui, dès qu’il l’a
vu.

--Ah si sa fille l’écoutait!... Mais il suffisait qu’il lui présentât
quelqu’un pour qu’immédiatement elle se tînt sur ses gardes... Et
cependant celui-là!

                   *       *       *       *       *

Comme il ne porte pas de moustaches, on se tromperait facilement sur son
âge, 22, 24, 25 ans, peut-être plus. On lui en donnerait quinze quand il
met certains faux-cols bas, à cause d’une nuque de collégien. Il rougit
quand il n’est pas en cause et reste imperturbable devant les pires et
les plus précises imputations. Il a tellement de vices qu’il en a fait
une candeur. Quand il est poli, c’est de façon exagérée comme tous les
timides. Il va au-devant des services que vous pourriez, après une très
longue amitié, en attendre ou lui rendre, quitte à être très embarrassé
un moment après. Il a trouvé là le moyen le plus sûr de se brouiller
avec tout le monde et avec soi.

Il y a une telle chaleur dans son premier entretien avec vous que vous
partez persuadé que vous avez enfin découvert l’ami. C’est l’inverse qui
se produit. Il s’en remettra sur vous du soin de ses affaires.

C’est le côté négatif de son caractère qui le fait apprécier, à savoir
sa merveilleuse nonchalance. Quand il en suit la pente aimable, la
première chose qu’il rencontre est une façon de bonté. Il ne ferait pas,
comme on dit, de mal à une mouche de plein gré, mais si, dans sa
chambre, la mouche vient à l’obséder de son bourdonnement, il est
capable de tuer tous les gens de la maison, sans avoir fait exprès,
assurera-t-il, après coup et de très bonne foi.

Il n’est, pour l’arracher à ses chères habitudes, qu’un étrange besoin
de séduction dont l’agitent tous les changements de lune. Alors, il est
susceptible de tout, même de travail. Il supportera les veilles, le
froid, la faim, il attendra un autobus sous la pluie, pour voir un
visage s’éclairer de sa présence. Sa fièvre tombe vite. Il se
réveillera, le matin, les membres perclus, en maudissant la Terre, le
Ciel et les Hommes.

A force de se complaire dans le paradoxe, il lui arrive de le considérer
comme une vérité de bon sens. C’est sur elle qu’il bâtit sa vie, et ses
fantaisies ne sont telles qu’aux yeux des autres.

Il a poussé le scepticisme jusqu’à la dévotion. C’est la seule chose sur
laquelle il n’aime pas être plaisanté. Il n’est pas, à cet égard, de
marguillier plus pratiquant que lui.

Comme tout le monde, il est allé au Ciel, il en revient avec des mines
dégoûtées en disant: «Ce n’était que ça» comme s’il s’était attendu à
autre chose.

Il n’y a pas de femme qu’il n’ait aimé du moment où elle lui eût jeté un
regard favorable.

Ce fut bien de lui de pratiquer la charité en la seule matière justement
où elle ne soit pas de mise! Il mit toute son application à trouver beau
certain visage dont les yeux noyés de tendresse se posaient sur lui avec
insistance. On ne lui en sut aucun gré.

Il est toujours arrivé à posséder ce qu’il désirait quelque temps après
l’époque où il l’eût souhaité et il fallait voir comme il se dépensait
pour en obtenir une sorte de jouissance rétrospective.

Il a été tellement riche, avant sa naissance, que jamais il ne
s’enthousiasma à poursuivre la fortune ailleurs qu’au jeu; quitte à
s’étonner de ce que sa tiédeur à son endroit ne soit pas récompensée.

Il est coutumier de ce genre de maladresses qui passeraient pour des
grâces dans le milieu auquel il était dévolu. La plupart de ses défauts
ne sont que des qualités inemployables dans celui qu’il fréquente. Il le
sait, mais il y reste parce qu’il s’est levé à midi et qu’il fera bon
fumer quelques cigarettes en usant le temps autour du tapis vert.

On lui dit: vous avez encore des illusions, parce qu’il a le visage de
ses illusions. C’est chez lui une coquetterie à son endroit que ce
visage et c’est son sort de faire de chacune de ses coquetteries une
mystification.

Il paraît naïf au premier abord, roué au second. Il n’est
vraisemblablement, ni l’un ni l’autre. Mais il se permet quelquefois de
l’esprit, comme on met des gants pour aller en visite ou quand il fait
froid.

Les habitués du Cercle qui s’en rapportent à leur première impression,
et ont la manie des sobriquets, l’ont baptisé _Grand-Gosse_.

--Avez-vous vu _Nom-d’un-petit-bonhomme_, lui demanda le _Grand-Père_?

--Pas encore, _Binoclard_ et _Col-de-Fourrure_, à qui il doit quelque
argent, l’attendent avec impatience. Le caissier aussi, sans doute, pour
le même motif. Quant à _Tête-de-Pipe_, il a une martingale, bien
entendu, à lui proposer.

--C’est un homme très couru. Je souhaiterai le voir, ayant à
m’entretenir avec lui.

--Inutile de se demander qui sera l’entretenu.

--Vous avez de ces mots, mon petit!

--_Excuse me..._ Je n’y mets aucune malice.

--Je le sais.

--On prétend que je suis rosse. On a tort. Personne ne vous dira autant
de mal de moi que moi-même.

--Je le sais également. Mais la question n’est pas là. J’ai bien peur
que notre ami ne fasse charlemagne, quelques jours encore.

--On l’a vu cette nuit--ce matin, plus exactement--à Montmartre... Il
soupait, en suisse, au _Rat Mort_.

--Pourvu qu’en sortant de là il ne se soit pas fait entôler!

--Lui! Je suis tranquille de ce côté.

--La chair est faible.

--La sienne est à toute épreuve. En dehors du jeu...

--On dit ça, puis...

Deux chaises étaient vacantes à leur table. Un nouveau venu fit mine de
s’y asseoir.

--Ces chaises sont retenues, le prévint _Grand-Gosse_.

Et quand l’intrus fut parti, il expliqua:

--Je déteste les emmerdeurs... Si vous aviez vu, _Grand-Père_,
poursuivit-il, le beau gars qui luttait hier à l’_Alhambra_! Des jambes
d’une pureté de ligne... et pas de ces pectoraux absurdes comme en ont
tous les sportifs... une poitrine de jeune dieu... j’ai fait sa
connaissance au bar. C’est un numéro... Sur les planches, on eût dit
d’un étudiant d’Oxford. Devant un glass, il n’y a pas plus frappe... Il
s’appelle sur l’affiche Fred Matchless--un blaze à la noix, m’a-t-il
expliqué dans son langage pittoresque. A Bois-Colombes où il est né, on
le connaît sous le nom de _Jojo Belles-esgourdes_, parce que ce lutteur
a des oreilles de femme--on dirait de certains coquillages...

--Vous avez d’étranges admirations, mon jeune ami, dit le _Grand-Père_.
A vous entendre, on croirait... il y a des gens qui ont si mauvais
esprit...

--Et que m’importe! Honni soit qui mal y pense!... J’aime tout ce qui
est beau, souple, félin... Si ma famille m’avait écouté, j’eusse été un
artiste... On m’a sorti d’une boîte à bachot, pour me faire potasser les
x... résultat complet des courses: je tire à 5... j’use ma vie autour
d’un tapis vert...

--Vous avez tort.

--J’aime tant vous entendre faire de la morale...

--Il faut avoir, si l’on veut parvenir, de la conduite dans la vie.

--Oui, beaucoup de conduite dans l’inconduite.

Le _Grand-Père_ eut un sourire encourageant et complice. Comme on
passait les liqueurs et les cigares, il offrit un Henri-Clay à son jeune
ami...

                   *       *       *       *       *

--Les cartes passent... J’en donne... J’en prends... Une carte... Une
bûche... et je tire... neuf... baccara... Six...

L’office commençait dans la pièce à côté. Les deux amis s’apprêtaient à
l’aller suivre, quand le chasseur vint porter un petit bleu à
_Grand-Père_. Il prit son binocle d’écaille pour le lire, puis,
s’adressant à son jeune compagnon:

--Je reçois, mon cher, un mot pressant de _Nom-d’un-petit-bonhomme_. Il
a une affaire grave à me confier et me recommande de ne dire à personne
l’endroit de notre rendez-vous... Je vais de ce pas, le rejoindre au
_Nègre_ du Faubourg-Montmartre...

--Une affaire grave?... Vous aviez raison... C’était moi qui étais dans
mon tort, tout à l’heure... Il a dû se faire entôler, décida
_Grand-Gosse_...




IV


--Ne bois pas comme ça. Cela n’avance à rien. Il te faut toute ta
lucidité pour mener à bien cette affaire.

--Cette garce, nom d’un petit bonhomme! Je la tuerai!

--On dit ça!

Une femme au museau de fouine, les cheveux à la Ninon, leva la tête de
dessus un illustré, à une table voisine.

--Allons! allons! ne fais pas d’esclandre... Non, garçon, rien pour le
moment... A ta place, moi, j’aurais insisté, que diable! J’aurais essayé
de l’intimider...

--Si tu crois que c’est facile!

--Tu lui dois de l’argent?

--Un terme en retard et nom d’un petit bonhomme! les étrennes de quatre
à cinq ans.

--Tu m’en diras tant!

La figure de _Nom-d’un-petit-bonhomme_ faisait peine à voir. On eût dit
d’un noyé qu’on venait de sortir de l’eau.

--Alors? questionna-t-il.

--Alors...

_Grand-Père_ réfléchit un moment. Il fixa longuement les ongles coupés
en pointe de sa main gauche, les polit, avec soin, du revers de sa
manche droite.

--Je ne connais qu’un homme qui puisse te tirer de ce mauvais pas. Mais
il est cher.

--Dis toujours.

--C’est Chauvert.

--Le maître-chanteur?

--Pourquoi employer de ces mots qui ne veulent rien dire?

--Combien me demandera-t-il sur les 8.000?

--Les trois-quarts--la moitié, au bas mot, si j’insiste.

--Et toi?

--Oh, moi!... pour un ami...

--Je sais... je sais... je connais, nom d’un petit bonhomme! les amis...

--Tu dis?

--Rien... Que faudra-t-il te donner à toi?

--Tu me paieras un bon déjeuner.

--C’est tout.

--Pour le reste, je m’arrangerai avec Chauvert.

--Allons-y tout de suite; mais, nom d’un petit bonhomme! auparavant,
qu’est-ce que tu prends?...

--Rien. Toi non plus... je t’assure, ça te fera mal.

--Je n’ai pas déjeuné ce matin.

--Raison de plus.

--Et je n’ai pas faim.

--Tiens prête-moi plutôt trente francs.

--Voilà nom d’un petit bonhomme! deux louis.

--Je te remercie. C’est moi qui paierai le taxi...




V


Personne ne fut plus étonné que le _Grand-Père_ quand il trouva, assis
en tailleur, sur le divan de cuir des _Indiscrétions Parisiennes_ juste
au-dessous d’un dessin à la plume représentant Bertrand et Robert
Macaire, _Grand-Gosse_, en train de fumer une cigarette.

Chauvert n’était pas arrivé, il l’attendait. Dans un coin, une dactylo
tapait des bandes. Vis-à-vis d’elle, un jeune homme chauve à la figure
boutonneuse découpait, dans les journaux, des articles qu’il collait
dans un gros cahier cartonné. Aux murs, on voyait des affiches
incendiaires, pour la plupart. L’une, en caractères majuscules, mettait
en garde les souscripteurs du Dernier Emprunt. Une autre donnait les
adresses personnelles des membres du Conseil d’Administration des
principaux établissements financiers et des distributeurs de publicité
de ceux-ci. Des dossiers soigneusement classés, par ordre alphabétique,
sur des rayons, occupaient deux panneaux, à droite et à gauche de la
cheminée.

_Grand-Gosse_, levé à demi, tendit une main molle aux deux arrivants.

--Comme on se retrouve! Je ne savais pas vous rencontrer ici.

--La surprise est réciproque.

--Oh! moi je suis un vieux collaborateur de la maison, dit-il en tendant
son bras vers un cendrier. Rayon des mondanités--rien de la brigade
mondaine...

Il eut un ricanement appuyé dont la vulgarité attrista le _Grand-Père_.
Celui-ci se tourna vers _Nom-d’un-petit-bonhomme_, pour lui indiquer un
siège.

--Croyez-vous que Chauvert tarde beaucoup, demanda-t-il?

--Il est en général là à cette heure. Mais, aujourd’hui, il a dû passer
chez Alfred... Vous ne connaissez pas Alfred... à votre âge!... Si
j’étais à votre place, je n’oserais pas l’avouer.

D’un geste gamin, _Grand-Gosse_ dirigea deux doigts en fourche vers le
vieil homme comme pour lui faire honte.

--C’est juste... de votre temps!...

--C’est ça, vieillissez-moi!...

--De votre temps, ce n’est pas Alfred qu’il s’appelait. Nous avons
changé ça. Alfred Lebidel, que nous dénommons plus familièrement Alfred,
tout court, est le grand dispensateur de la manne...

C’est lui qui fait la liaison entre les requins de la finance et les
brochets de la petite presse, sous le couvert de distribution de
publicité.

Quand un brûlot menace de faire couler un dreadnought, il est chargé de
composer avec le corsaire. Les mensualités qu’il sert aux petits canards
du boulevard varient, suivant l’importance, non de leur tirage, mais de
leurs attaques... Comme il touche une commission de dix pour cent sur
les sommes qu’on lui confie à cet effet, il a quelquefois intérêt, pour
augmenter la manne, à jeter de l’huile sur le feu. L’opération est
connue des professionnels sous le nom de «truc».

Le vocabulaire d’Alfred est toujours empreint de la plus exquise
courtoisie. Cet homme a le culte de l’euphémisme. Il n’achète pas votre
silence, «il cherche une formule de conciliation pour assurer la paix
d’un établissement auquel il s’intéresse». Il ne vous cache point «que
la situation comporte des sacrifices de part et d’autre». Il baptise le
petit marché auquel il se livre «négociation, opération forfaitaire».

Alfred est très bien vu en haut lieu... Au ministère des finances on ne
jure que par lui--il est même arrivé qu’on y fit appel à sa
collaboration avouée ou occulte... Son ruban rouge tournera au macaron,
à la prochaine promotion...

--L’est-il assez rosse, ce sacré gamin! L’est-il...

Et le _Grand-Père_ se mit à lui taper amicalement sur l’épaule.

_Nom-d’un-petit-bonhomme_ n’écoutait pas. Après cette période
d’excitation, un grand accablement l’envahissait. Il paraissait plongé
dans un abîme de réflexions--peut-être cuvait-il tout simplement son
alcool.

Chauvert survint sur ces entrefaites. Il était tout guilleret.

--Je sors de chez Alfred, dit-il en entrant, sans avoir l’air de faire
attention à _Grand-Père_ et à _Nom-d’un-petit-bonhomme_.

«On étrangle un budget!» vociférait dans l’antichambre ce ballot de
Varodet, qui, avec son _Petit Moniteur de l’Épargne_, fait plus de
barouf que de besogne.

--Ne t’en fais pas, lui dis-je--la vie est belle!--et j’entre, d’autor,
dans la place, sans me faire annoncer par l’huissier.

«Alfred pensait m’avoir, c’est moi qui l’ai eu. Entre nous, je le
croyais plus fortich. On se fait des illusions.»--Votre journal, les
_Indiscrétions parisiennes_, fort bien rédigé, ma foi... Des échos très
parisiens... très amusants à lire. Je lui ai coupé son effet: «Mon
journal n’est pas bien rédigé ou, s’il l’est, c’est sans le faire
exprès. Je ne sais pas si ses échos sont très parisiens, amusants à
lire, mais ce que je sais c’est que je suis un maître chanteur et que
mon journal est un journal de chantage... Il compte même le devenir de
plus en plus, à moins que vous n’y mettiez le prix.» Là-dessus, il
sourit, balance sa jambe à son habitude: «Ce qu’il aime le paradoxe, ce
brave Chauvert!» Mais moi «ce n’est pas le paradoxe que j’aime, c’est
l’argent. Lors de la dernière émission, vous m’avez inscrit pour 5
billets. J’en veux 10 cette fois-ci». Il a eu un haut-le-corps. Je n’ai
pas perdu le nord: «C’est à prendre ou à laisser.»

--Je vous téléphonerai demain. «Demain ce sera 13.»

--Laissez-moi, au moins, le temps de la réflexion.

--Je crois vous avoir dit que demain ce serait 15.

Bref, il m’a inscrit pour 10, pas un sou de moins. Et voilà comment on
traite les affaires, quand on est un faisan à la hauteur--et, comme
faisandier, je crois que je suis un peu là...

Le _Grand-Père_ parut gêné. Il était d’un temps où l’on avait peur des
mots et se prenait à déplorer les brutalités du nôtre. Il profita d’un
silence pour présenter _Nom-d’un-petit-bonhomme_.

--Je ne pensais pas te voir de sitôt, _Grand-Père_, lui dit le directeur
des _Indiscrétions parisiennes_. Tu as la lettre?

--Pas encore.

--Alors?

--Alors, je venais pour une autre affaire qui peut t’intéresser.

--Expose-la-moi en deux mots... Ou plutôt vous, dit-il en s’adressant à
_Nom-d’un-petit-bonhomme_. Lui, à force de ressembler au Père Éternel,
s’imagine toujours avoir l’éternité devant lui.

Quand l’autre lui eut expliqué ce dont il s’agissait, Chauvert lui
tourna le dos et s’en fut à son bureau américain pour revoir des
épreuves qu’on venait de lui apporter.

--Cette affaire ne t’intéresse pas, hasarda timidement le _Grand-Père_?

Chauvert ne répondit pas tout d’abord, puis:

--Tu ferais bien mieux, au lieu de perdre ton temps, de t’occuper de ce
que tu sais... Ceci ne tient pas debout.

_Nom-d’un-petit-bonhomme_ était effondré. Son regard suppliait, le
_Grand-Père_ insista:

--Tu ne vois pas un moyen de rentrer dans ces 8.000 francs?

--Il n’y en aurait qu’un, dit enfin Chauvert, c’est de le faire à
l’estomac. Tu vas trouver la pipelette, en disant que tu es un agent de
la Sûreté. Elle te croira peut-être--il y en a qui marquent plus mal...
Mais elle doit être en rapport avec le commissaire de son quartier, sa
signature doit être déposée chez lui--alors tu vois les complications
qui peuvent en résulter! Tu n’es pas de taille--tel que je te connais--à
risquer le paquet...

--Mais toi?

--Moi? Un large sourire éclaira sa face bouffie. 8 billets à prendre? et
quand je dis 8, c’est 4 ou 5, 6 au plus pour moi!... Au revoir, vieux,
pense à notre affaire, ça vaut mieux...

Et Chauvert retourna à ses épreuves. Quant à _Grand-Gosse_, il
paraissait de plus en plus intéressé par le travail de la dactylo...




VI


A partir de ce jour-là, _Nom-d’un-petit-bonhomme_, persuadé qu’il ne
remonterait plus jamais le courant, se laissa aller à la dérive.

Cette foi dans le hasard qui, jusqu’ici, lui avait permis de supporter
les pires traverses, s’éteignit tout d’un coup après qu’on eut charbonné
la mèche juste assez de temps pour empouacrer son cœur jusqu’à la
nausée. Ce joueur qui, de fort loin, sentait son Cercle, comme un cheval
l’écurie, n’y remit plus les pieds.

--Il a peur qu’on le tape, pensa l’un; de ses créanciers, un autre; il
godaille ou court le guilledou, imaginèrent certains. Chacun se
trompait.

Il vécut comme un somnambule, s’enveloppant d’un nuage de tabac et s’en
remettant aux conseils du seul alcool pour prendre une décision.

Il fit mécaniquement les gestes essentiels pour arriver à subsister, à
fumer, à boire aussi à sa convenance.

De sages tuyaux donnés par un garçon de café qui prenait des paris aux
courses lui assurèrent une façon de matérielle. Il lui arriva même de
toucher, par son entremise, 130 francs d’un coup sur un outsider. Il
connut qu’il était guéri du tapis vert à ce que, ce jour-là, l’idée même
des cartes ne vint pas à son esprit et en éprouva quelque épouvante. Une
habitude invétérée qui vous quitte brusquement, n’est ce point comme la
rupture d’un anévrisme ou comme une apoplexie?

Il se prit à surveiller certaines absences de mémoire, un tremblement de
sa main quand il écrivait, une paresse des muscles d’un côté de la
figure.

La concierge ne le saluait plus quand il passait dans la cour. Il la
surprit, un jour, qui amusait un fournisseur en lui contant son
histoire. Ces mots arrivèrent à son oreille: «8.000!... cette purée!»

Il eut l’air de n’avoir pas entendu, mais but, ce soir-là, plus que
d’habitude. Parvenu péniblement à son galetas, il s’effondra tout
habillé sur le lit.

                   *       *       *       *       *

... La lumière qui brûlait dans la loge, on eût dit qu’elle arrivait du
sol... Mais, au fait, n’était-ce point, tout bonnement, la réverbération
du poële chauffé à blanc?... Il ronflait ce poële comme un
ventilateur... Le bruit, maintenant, augmentait, il s’amplifiait jusqu’à
occuper de son vrombissement le cube d’air de la cour... il montait
jusqu’à sa fenêtre mansardée, c’était comme le moteur d’un avion qui
volerait au ras des toits...

... La flamme gagnait une enveloppe sur laquelle son nom s’inscrivait en
lettres soigneusement tracées, séparées les unes des autres, et dans
chacune d’elles il retrouvait le mouvement qu’avait eu sa plume au bout
de ses doigts... Puis, au moment où le papier commençait à se cerner,
l’enveloppe s’évadait par la porte entr’ouverte du foyer et une liasse
de billets de 1000 francs s’éparpillait sur le carrelage de la loge,
pendant que le feu tordait les pages d’un catalogue...

... Ils étaient maintenant épinglés, reposant sur le tiroir du bas,
fermé à clé, de cette armoire à glace dont la masse obstruait la fenêtre
donnant sur la cour... La concierge était couchée... Le chat ronronnait
sur son fauteuil et son ronronnement finissait par se confondre avec le
ronflement du poële et celui de la vieille femme...

... Le balancier de la pendule s’est à peine affolé quand une main
preste l’a soulevé pour prendre le trousseau de petites clés qui est
caché dessous...

... Une serviette mise en tampon sur la bouche... la gorge molle
d’abord, puis plus dure à mesure que la pression des doigts augmente...
un soubresaut... c’est tout... Rien n’est dérangé dans la loge, le chat
ne s’est pas réveillé... On entend dans la rue le bruit des poubelles
qu’on vide, puis celui des boîtes à lait...

Avant de s’habiller, comme à son habitude, _Nom-d’un-petit-bonhomme_
alluma une cigarette. Il ouvrit ensuite la fenêtre. De la cour monta un
bruit de voix:

--La concierge, répondait l’une? Elle est dans l’escalier.

Il frissonna au brouillard qui entrait dans sa chambre:

--Il doit être plus de onze heures, pensa-t-il.




VII


Ayant présenté au Cercle un jeune filateur roubaisien qui espérait
l’être, par la suite, à sa fille, le _Grand-Père_ put disposer de
quelque argent. Il fit des folies. Un après-midi, il se décida à rendre
à la jeune camériste de Nancy Nangis les 25 francs qu’il lui devait.
Mais, comme elle n’avait pas de monnaie, il lui remit un demi-louis «en
attendant». Elle fut surprise et touchée tout à la fois de cet
empressement. Il en profita pour prendre l’habitude de lui aller dire un
petit bonjour quand sa maîtresse était absente.

Ce soir-là, il venait de téléphoner du Cercle à Chauvert que «leur
affaire était en bonne voie», quand _Grand-Gosse_ l’aborda:

--Vous qui avez des relations au music-hall, lui dit-il, vous devriez
tâcher de trouver un engagement à Fred Matchless. Celui qu’il avait à
l’_Alhambra_ vient d’être résilié. Il se trouve disponible.

--Fred Matchless? Ah oui! l’intéressant jeune homme dont vous m’aviez
déjà parlé...

--Soi-même... Vous savez que c’est un poteau pour moi.

Le _Grand-Père_ fronça les sourcils:

--Vous ne devriez point, mon jeune ami, employer de ces expressions.
Elles ne vous vont pas le moins du monde. Vous me faites l’effet de ces
potaches qui disent de gros mots pour s’étonner et étonner les autres...

--Oui, _Grand-Père_.

--... Quant à ce Matchless, outre qu’il ne faille pas exagérer mon
influence dans les music-hall parisiens, avant de le recommander,
j’aimerais savoir s’il est recommandable.

--Je vous ai dit que c’était mon poteau.

--Quelles sont ses ressources?

--Et les nôtres?

--Ça c’est une autre affaire.

--Il s’explique...

--Le terme est vague.

--Il traduit, cependant, assez fidèlement ma pensée. Fred Matchless ou,
si vous le préférez, _Jojo Belles-esgourdes_...

--Je ne préfère pas.

--... possède plusieurs cordes à son arc. Le bonneteau et la passe
anglaise n’ont pas de secrets pour lui; le diamant qu’il porte à sa
cravate, il le tient d’une charmante femme qu’il peut vous arriver de
rencontrer, de quatre à six heures, faisant du footing sur le côté droit
de la Chaussée d’Antin. Mais dès qu’il a bu--et il boit beaucoup depuis
qu’il ne lutte plus à l’_Alhambra_--il lui arrive de fréquenter de
curieux adolescents pour qui le commerce de la coco n’est qu’un pis
aller, spécialisés qu’ils sont dans le cambriolage diurne ou nocturne.
Il me fit part, l’autre jour, d’un plan assez complet qu’il possédait
des divers pavillons de la banlieue nord susceptibles d’intéresser un
collectionneur de bibelots...

--Mon jeune ami, vous ne sauriez croire à quel point vous m’affligez!

--Oui, _Grand-Père_. Connaissait-on la coco de votre temps?...

--J’espère bien que vous n’en prenez pas.

--Par curiosité, simple curiosité...

--Mon pauvre ami!

Ils furent interrompus par l’arrivée du jeune filateur roubaisien. Le
_Grand-Père_ s’empressa auprès de lui, après avoir pris congé de son
compromettant interlocuteur.




VIII


Quand il passait devant la loge de sa concierge,
_Nom-d’un-petit-bonhomme_ détournait les yeux. Il lui semblait qu’il
n’aurait pu désormais supporter le regard de cette femme. Il arriva
qu’un jour elle lui remit une lettre du propriétaire l’avisant d’avoir à
payer son terme en retard. Il rougit et se mit à balbutier une façon de
bonjour.

La nuit qui suivit, il entendit de nouveau le ronflement du poële... il
revit le lit... la pendule... l’armoire... puis, ce fut le bruit des
poubelles et des boîtes à lait...

Il se mit à boire de plus en plus, à rentrer chez lui le plus tard
possible, mais, aussitôt dans son lit, les images se représentaient dans
le même ordre, avec la même précision hallucinante...

Un matin qu’il prenait son repas chez un marchand de vins qui fait
l’angle de la rue Madame et de la rue d’Assas où il habitait, il lui
sembla qu’un individu assez suspect, l’air d’un agent en bourgeois,
l’attendait en faisant les cent pas. Quand il sortit, l’homme avait
disparu, mais il crut le reconnaître le lendemain, devant la Bourse, qui
lui emboîtait le pas, puis, deux jours après, à la terrasse du bar où il
avait ses nouvelles habitudes. Il n’osa plus lire les faits divers des
journaux. Un jour, à table, il se surprit tordant machinalement sa
serviette sur ses genoux. Il n’en réclama pas, le soir, à la serveuse.
Quelques jours après, il résolut de changer de restaurant. Il en chercha
un qui n’eût pas de poële...

Une conversation surprise entre deux étudiants en médecine, qui
mangeaient auprès de lui, retint quelque temps sa pensée.

--Moi, disait l’un, je ne comprends pas les gens qui se servent d’un
revolver pour se suicider. S’ils ne se tuent pas sur le coup, quelle
boucherie! La noyade suppose une telle volonté, de telles angoisses
aussi avant! Il en va de même, malgré toutes les plaisanteries d’usage,
de la pendaison.

--Rien ne vaut le protoxyde d’azote, le gaz hilarant.

--On s’en va avec le sourire, reprit l’autre.

--Mais il n’est pas facile d’en avoir sous la main, objecta le premier,
tandis qu’avec quelques cachets de véronal...

Ils s’entretinrent ensuite de sujets plus futiles.
_Nom-d’un-petit-bonhomme_ ne les écoutait plus...

Mais, comme ils s’en allaient, il s’aperçut que l’un d’eux poussait
l’autre du coude en le désignant, et, au moment de franchir la porte,
ils se retournèrent tous deux vers lui d’un air intrigué...




IX


Ayant quitté le Cercle à cinq heures du matin, aussitôt l’ouverture du
_Balneum_, _Grand-Gosse_ y fut prendre un bain de vapeur, cela lui
tiendrait lieu de sommeil. L’eau froide de la piscine le regaillardit.
Quand le masseur nègre lui eut passé un peignoir éponge et l’eut étendu
sur un divan, les pieds enveloppés, au préalable, d’une serviette
chaude, il savoura, quelque temps, le bien-être de ses nerfs ravivés.
Puis, le petit déjeuner commandé, fumant sur une petite table de rotin
auprès de lui, il y trempa un chiffon de brioche et se prit à réfléchir.

--A quoi emploierait-il bien sa matinée?

Un grand besoin de tendresse monta en lui. Avant cette nuit passée au
jeu, il s’était attardé, hier, en compagnie de Fred, dans ce restaurant
de nuit où, par trois fois, il s’était rendu au lavatory, sous l’œil
ironique d’une femme aux narines pincées, pour renifler cette cocaïne
qui lui donnait une telle assurance.

Il se félicita de ce qu’à présent il ne perdît pas la grosseur d’une
tête d’épingle de la précieuse poudre, grâce à une minuscule cuiller
dont il se servait. Au retour, il stupéfia le lutteur par son entrain et
son cynisme. Celui-ci ayant parlé d’une opération qu’il étudiait et qui
devait lui rapporter gros mais présentait de nombreux aléas, il lui
conta, pour se faire bien voir de lui, l’histoire des 8.000 francs de
_Nom-d’un-petit-bonhomme_. _Jojo Belles-esgourdes_ vit immédiatement le
parti à tirer de cette révélation, mais émit des doutes sur la
collaboration que pourrait fournir _Grand-Gosse_ en cette occurrence.

--Je te connais comme si je t’avais pondu. Pour ce qui est du boniment,
tu es un peu là, mais quand il s’agira d’en mettre un coup, tu auras les
foies...

Il s’était défendu, ses trois prises aidant, et avait accepté, en
principe, de faire le guet. Il le regrettait presque, maintenant, bien
que l’autre l’eût assuré «qu’il n’y aurait pas de pet...»

... Quelle souffrance, tout de même, que cette timidité qui, de
longtemps, l’avait brouillé avec lui-même. Pour se complaire dans son
passé, il avait arrangé ses souvenirs. La sincérité avec soi est un don
ou le fait d’une longue étude. Il n’était pas privilégié et répugnait à
tout effort. C’était un homme comme un autre, sans plus. Un peu plus
nerveux, peut-être, avec de ces délicatesses féminines qui sont d’un tel
embarras quand on a sa vie à faire, et des rougeurs subites à propos de
rien.

Collégien, il ne pouvait, quand il se trouvait en retard, traverser la
salle d’études sans devenir pourpre jusqu’aux oreilles. Il préférait
paraître ignorant que de supporter la fixité de regard d’un professeur
qui l’interrogeait. Pour regagner la maison paternelle, il faisait de
longs détours, à seule fin de ne point passer devant le magasin d’une
modiste dont le sourire effronté l’effarait.

Afin de vaincre sa timidité, il se créait, chaque jour, un nouveau rôle
qu’il oubliait à mesure, exagérant ses propos, affectant une malice dont
il était bien incapable. Bref, il se mentait assidûment et mentait aux
autres pour essayer de perdre, de noyer sa faiblesse, sans y parvenir.

Une femme aurait pu le guérir dont les yeux eussent chaviré
charitablement sous les siens pour le convaincre qu’il l’avait séduite.
Mais les femmes ne savent pas, elles n’ont pas le temps, et la vie est
courte.

Vers ses dix-huit ans, il se mit à jurer et à fréquenter les bouges pour
se donner une allure. Dans son âme ingénue comme un keepsake titubèrent
des filles en peignoir et ricanèrent des faces torves.

Il disait: «Mes vices, mes chers vices!» et, rentré chez lui, les
photographies des parents morts protestaient, qu’il retournait contre le
mur piteusement.

Pour se consoler de ne point agir, il bâtissait des projets dont il
s’ouvrait à quiconque, prodiguant l’or de ses illusions, sans pudeur, au
premier venu. Pauvre _Grand-Gosse_! quelle séduction émanait de cette
incessante tentative! Quelle fièvre consumante était en lui, auprès de
quoi l’on passait, la plupart du temps, sans savoir. On eût dit, par
moment, de ces jardins clos dont les parfums tièdes vous surprennent au
détour d’un chemin mais ne vous retiennent point parce que la route est
longue et que le jour décline...

S’apercevant qu’il s’attendrissait, il désentrava ses pieds nus de leur
serviette chaude, chaussa des babouches et regagna sa cabine pour
s’habiller. Avant de passer sa chemise, il prit, dans une poche secrète
de son gilet, une petite bonbonnière de vieil argent, en sortit une
pincée de coco qu’il aspira précipitamment sur le revers de la main,
puis une seconde, puis une troisième.

Il se revit, tout enfant, attablé chez ce vieil oncle dont on parlait
chez lui à mots couverts. Il était assis en face de lui. Sur le mur,
derrière le vieillard, un pan de la tapisserie bâillait qu’agitait un
courant d’air:

--Petit, ne mets pas tes coudes sur la table...

--Pourquoi?

--Parce que ça ne se fait pas.

--Et pourquoi ça ne se fait-il pas?

--Parce que...

--Parce que quoi?

--Tu es trop curieux; les enfants ne doivent pas être curieux.

--Vous croyez, mon oncle? Nous dînons seuls ici, mon père et ma mère n’y
sont pas. Pourquoi me parlez-vous comme eux, alors que je sais...

--Qu’est-ce que tu sais?...

--Rien...

--Mais encore?...

--Rien, je vous dis...

--Ce n’est pas la peine de rougir.

--Eh bien! oui, je sais quelque chose, mais vous n’allez pas vous
fâcher, je vous aime tant! Je vous aime comme l’image de ce que je
voudrais être quand je serai devenu vieux.

--Merci...

--Vous m’en voulez?

--Pas le moins du monde. Continue...

--Où en étais-je?

--Tu savais quelque chose sur moi que tu ne voulais pas dire.

--Vous me promettez de ne pas vous fâcher?

--Je te le promets.

--Eh bien! je sais que...

--... que?...

--... vous avez fait le malheur de la famille.

--Le malheur de la famille! Et tu le crois, toi, mon petit, mon tout
petit? Ne te dérange pas, va, tu peux mettre tes coudes sur la table,
maintenant...

--Mon oncle!...

Il se servit une grande rasade de vin blanc qu’il but d’un trait, puis
il dit:

--La famille... S’ils ne m’avaient pas eu, ils m’auraient inventé...
Vois-tu, petit, mais tu es trop jeune... Dans quelle classe es-tu?

--En sixième...

--Et tu viens de commencer le latin?

--A peine.

--Ainsi!...

Il remplit à nouveau son verre et le vida:

--La famille! Moi seul ai vécu. S’ils l’osaient, ils s’accrocheraient à
mes basques pour aller encore avec moi n’importe où. Tu ne sais pas ce
que c’est, petit, que de n’avoir pour horizon que le cadran de la mairie
et de se dire: «Je croyais être en avance de dix minutes, mais au fait
je n’avançais que de cinq!» Moi, je suis parti... Reprends du bouilli,
mon petit... J’ai eu faim... j’ai eu froid... des gens m’ont fait
baisser la tête sous leurs reproches, mais j’ai vu des pays, des pays...

--Comme sur la géographie?

--Mieux que sur la géographie, des pays pour de vrai et dont chacun
était comme un visage qu’on avait peur d’oublier.

--Vous avez vu des sauvages, mon oncle?

--Comme je te vois.

--Et des hommes de toutes les couleurs?

--Tous les hommes ont la même couleur, ils sont couleur du temps qui
passe.

--Avez-vous eu des aventures, mon oncle?

--Tu ne bois pas, mon petit, un doigt de vin rouge, tu l’as oublié après
le bouillon, c’est le coup du docteur... Un soir, à Konakry, j’avais la
fièvre, une de ces fièvres dont on n’a pas idée en Europe, j’ai senti
sur moi le souffle de la mort. Tu ne saurais croire la force qu’il m’a
fallu pour y résister. La mort, c’est, peut-être, la plus grande
aventure. Une mouche d’or dansait déjà entre mes deux yeux; je ne
sentais plus mes bras, ni mes jambes; une source coulait, je ne savais
où, dont m’arrivait le bruit et vers laquelle je tendais, sans
conviction, mes lèvres pour boire. C’était fort curieux.

--Vous n’avez pas fait fortune, mon oncle?

--Petit, ne mets plus tes coudes sur la table, tes parents m’ont promis
de venir prendre le café avec nous...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

_Grand-Gosse_ était habillé, maintenant, il sortit et descendit la rue
Cadet vers le faubourg Montmartre. C’était l’heure où celle-ci s’emplit
d’odeurs maraîchères et où commencent à rouler les rotatives des
journaux de midi.

Ses parents! lui aussi avait fait leur malheur dans la mesure de ses
moyens. Il ne lui restait plus qu’une sœur, mariée à Paris, rue de
Grenelle, à un ancien élève de l’école d’Athènes qui, ayant professé
quelque temps au lycée impérial de Galata-Sérail, émaillait de mots
turcs sa conversation. Il vous accueillait d’un _khoch gueldinez_ et
vous quittait sur un _Saghol_. Il portait des lunettes à branches d’or
et sa barbe d’or pâle était taillée en éventail.

Si j’allais les voir, se dit _Grand-Gosse_. Mais ses souvenirs le
harcelaient. Il se mit, en promenant au hasard, à batifoler avec eux...

Ce retour de l’enfant prodigue. Il avait dix-huit ans, alors. Son père
et sa mère vivaient encore...

Quand il arriva à la grille du jardin, il fut étonné de ne pas entendre
les cris du veau gras qu’on devait être en train d’égorger. A table,
comme on servait de la brandade de morue, il en eut l’explication:
c’était un vendredi, jour maigre. S’il n’avait su de longtemps être né
sous l’influence de Saturne, il en eût été convaincu à ce signe...

... Mon Dieu! quelle heure était-il donc à son cœur pour qu’il remarquât
que la petite cousine de ses quinze ans avait (on ne trouve donc pas de
crème Simon en province) les lèvres gercées?...

... Dès le café, il avait compris qu’on ne le consulterait jamais que
par politesse, lorsqu’il y aurait des invités.

Le curé avait dit, en s’asseyant comme pour toujours:

--Le voici donc, ce cher enfant prodigue!

Et, immédiatement, on avait parlé d’autre chose...

... L’après-midi se traîna interminable. C’est après les repas, ou
avant, qu’on ne sait vraiment qu’entreprendre en province. A quatre
heures, il y eut le crissement de souliers ferrés sur les dalles du
corridor. Et la voix de l’oncle revenant de la chasse:

--Eh bien! mon gaillard, te voilà réacclimaté dans ce pays?... Enfin, tu
t’es mis un peu de plomb dans la tête.

Et ce bruit de fusil qu’on pose dans un coin!...

--Non, décidément, je n’ai pas envie de me barber chez ma sœur et mon
beau-frère, décida _Grand-Gosse_, et, pour profiter de ce lyrisme dont
son cœur lui paraissait submergé, il entra dans un café, commanda un
porto et «de quoi écrire».

Quand il se sentait en verve, comme ce matin-là, il ne manquait jamais
d’expédier un mot à son ami Pierre qui, ses études terminées, s’était
retiré dans ses Pyrénées natales où il vivait en philosophe.

«_Mon ami Pierre_, se mit-il à écrire dès que le garçon eut apporté un
buvard, _à l’époque de l’état de grâce où le bel habit en papier
d’argent du chocolat vous semblait, à l’heure du goûter, une grande
richesse, mes professeurs se plaignaient de mon manque d’application. Ce
que je devais en dépenser, par la suite, pour trouver aimable la vie, je
t’assure que j’y emploie, encore, beaucoup de bonne volonté._

«_On m’avait tellement prévenu contre elle en me disant qu’elle n’était
que l’antichambre de la mort. Je sentais qu’on exagérait, qu’on y mêlait
du parti pris. J’en mis, moi aussi, pensant rétablir la balance.
J’allais à elle comme on va dans les maisons de femmes, pour me montrer
que j’étais un homme, et aussi parce qu’elle était le fruit défendu.
Mais je sentais confusément que le cœur n’y était pas. Autour de moi, à
nouveau, on exagérait: on la disait divinement belle, elle était
divertissante tout au plus. Puis, l’âme un peu empoissée par son fard,
je me ravisai. Peut-être, pensai-je, qu’en retournant à la simplicité de
mon enfance, elle viendra sans ce rouge aux lèvres. Elle vint certains
soirs, mais je remarquai que ses lèvres étaient gercées. Alors?_

«_Notre malheur, vois-tu, n’est que d’avoir possédé les choses à l’heure
où nos désirs n’étaient plus que des souvenirs essoufflés. Nous sommes
montés en wagon pour des endroits où nous pensâmes aller naguère sur le
siège de la diligence, à côté du fouet claquant d’un conducteur en
béret..._

Il en était là de sa lettre quand il sentit une main se poser sur son
épaule et la voix du _Grand-Père_ s’éleva, bienveillante et presque
câline comme à l’habitude:

--Serait-il indiscret de savoir quelle est la belle à qui, mon cher
enfant, vous destinez ce poulet? Est-elle blonde... brune ou châtain?...

Mais _Grand-Gosse_ haussa les épaules:

--Un porto?... Un créancier, un vulgaire créancier à qui je demandais un
délai.

Et, roulant son papier en boule, il l’envoya à l’autre bout du café...




X


_Grand-Père_ achevait sa toilette devant l’armoire à glace, au tain usé,
de sa chambre d’hôtel, quand le cri des camelots, galopant dans la rue
Pigalle s’éleva:

--Demandez _l’Information_, _Paris-Midi_!

--Quelque chose de sensationnel, pensa-t-il... le ministère serait-il
renversé?

Au même moment, on frappa à sa porte. Il donna un dernier coup de peigne
à sa barbe et fut ouvrir.

--Excusez-moi, mon jeune ami, de vous recevoir dans une chambre aussi en
désordre...

Mais _Grand-Gosse_ s’était effondré sur une chaise. Ses yeux cernés, la
contraction des muscles de son visage accusaient sa fatigue.
_Grand-Père_ observa que la poche droite de son veston débordait de
journaux.

--C’est à vous de m’excuser... je suis à bout...

--Qu’est-ce qui vous arrive, demanda, avec une sollicitude sincère, le
vieillard.

L’autre ne répondit pas. Il regardait devant lui, fixant avec insistance
la pendule de faux bronze de la cheminée. Au bout de quelques minutes,
il parut se décider:

--J’ai fait une blague... une très grosse blague... Il faut absolument
que vous me sauviez... Je n’ai pas d’autre ami que vous...

--En tout cas vous n’en avez pas de meilleur.

--Je le crois.

--Écoutez... j’ai beaucoup réfléchi... Il faut que je prenne le premier
train qui partira pour Le Havre... là je me débrouillerai... je
m’embarquerai--fût-ce comme soutier--à bord d’un bateau... L’important
est d’arriver au Havre et d’avoir quelques sous pour attendre...
Auriez-vous...

Le cri des camelots, atténué par le bruit des autobus, leur parvint à
nouveau.

--_...mation_! _...ris-Midi_.

_Grand-Gosse_ devint livide.

--... trois cents francs à me prêter?

Le _Grand-Père_ ne prit pas la peine de montrer son porte-billets qui ne
contenait qu’une coupure de vingt francs et une de dix.

--C’est trois cents francs qu’il vous faut?

--Au moins.

--Venez avec moi.

--C’est que... je suis éreinté... j’étais si bien ici!...

--Nous prendrons un taxi, vous m’attendrez dans le taxi... Allons,
venez... il le faut... mon pauvre petit!...

Il coiffa son unique chapeau, un de ces melons gris auquel il était
resté fidèle depuis l’ancien Boulevard, et ils descendirent.

Il donna au chauffeur l’adresse de sa fille. Tout le long du trajet, le
silence s’appesantit entre eux. A un moment donné, le _Grand-Père_
tapota impatiemment la vitre à moitié relevée de la portière puis, il se
replongea, de nouveau, dans ses réflexions.

Pourvu que Nancy n’ait pas eu l’idée de manger chez elle! Elle avait
accoutumé, après sa promenade au Bois qu’elle faisait, d’habitude, de
dix heures à midi, tous les matins, avec ses deux bergers allemands,
d’aller déjeuner aux _Ambassadeurs_... Mais, il suffisait que... Il
avait tellement de guigne dans la vie!...

--Je vais vous expliquer ce qui s’est passé, _Grand-Père_... mais,
promettez-moi de ne pas m’en vouloir... A vous, je peux tout dire,
n’est-ce pas?... C’est cette coco d’où est venu tout le mal...

--Ne me dites rien, mon enfant... D’ailleurs nous sommes arrivés...
Écoutez-moi bien: quand je serai rentré dans la maison devant laquelle
nous allons arrêter, vous irez au café d’en face. Là, vous attendrez
quelques minutes, puis vous demanderez, au téléphone, Mademoiselle Nancy
Nangis. C’est sa femme de chambre qui viendra probablement à l’appareil.

--Que faudra-t-il lui dire?

--Je ne sais pas... ce que vous voudrez... l’important est que vous la
reteniez un certain temps.

--C’est tout?

--C’est tout...

                   *       *       *       *       *

... Au bout d’un quart d’heure qui parut fort long au jeune homme et
pendant lequel il parcourut fiévreusement les journaux, _Grand-Père_
parut, il était très grave.

--Voilà 500 francs, mon petit... Non, ne me remerciez pas.

Il eut un soupir:

--Vous n’auriez pas dû me faire ce chagrin... ce très grand chagrin...
et maintenant partez, partez vite!...

_Grand-Gosse_ se leva. Il pensa, un moment, à l’embrasser, puis il eut
peur de paraître ridicule et il lui serra fortement les deux mains.

--Non, laissez-moi votre consommation, dit le _Grand-Père_.

Resté seul, le vieillard songea qu’il ne pourrait plus jamais se
représenter chez sa fille, même en son absence. Pendant qu’allait
téléphoner la soubrette qui se trouvait seule dans l’appartement, il en
avait profité pour prendre les 500 francs dans un des tiroirs de ce
chiffonnier sur lequel Nancy avait l’habitude de laisser les clefs...
Une liasse de lettres de Nogaroff était à côté dont une seule aurait
permis à Chauvert «d’opérer» l’attaché moldave. Mais il fallait faire
vite. Puis, ce sacrifice fait à son affectation pour _Grand-Gosse_, il
lui sembla qu’il le réhabilitait à ses propres yeux.

--Garçon, commanda-t-il, vous me donnerez un vermouth-cassis--avec
beaucoup de vermouth.




XI


_Nom-d’un-petit-bonhomme_ savait nombre de pharmaciens qui lui eussent
donné un tube de comprimés de véronal, mais il préféra en acheter deux
cachets chez plusieurs. Était-ce pour différer d’autant le moment de les
prendre ou par un vague souci, au moment de disparaître, d’être en règle
avec les usages?

Quand il sortit de la pharmacie qui se trouve à l’angle du faubourg
Montmartre et de la rue Lafayette, il jugea qu’il était encore trop tôt
pour mettre son projet à exécution. Il remonta vers le carrefour de
Chateaudun et s’arrêta quelques instants devant une confiserie dont la
montre l’intéressa d’une façon inattendue et prodigieuse. De longs
bonbons habillés de papier d’argent le retinrent. Il en imagina
l’intérieur. Le souvenir d’un dont le chocolat en fondant, laissait
s’évader l’amertume aiguë du kirsch, lui revint en mémoire.

Puis, une nuque brune s’interposa entre la vitrine et lui, une chair
mate presque virile. Quand la femme tourna son visage à demi, il
craignit une désillusion--il n’en fut rien--il en eût été autrement à un
autre moment, pensa-t-il. Elle avait des lèvres épaisses, la supérieure
légèrement ombrée et ses sourcils qui se rejoignaient. Un bel animal. Si
un désir soudain l’avait remué, peut-être eût-il repris goût à la lutte.
Mais, dans son corps flétri, rien que des nerfs usés jusqu’à la corde.

Il s’assit à la terrasse d’une brasserie et commanda de l’alcool. Auprès
de lui, un gros homme essoufflé consultait l’indicateur. A une autre
table, un couple d’amoureux s’interrogeait du regard. Sur la chaussée,
un triporteur ameuta la foule contre un chauffeur de taxi qui l’avait
heurté au passage. Un agent survint, sortit son carnet de sa poche et
une vieille dame, au masque de guignol, donna des détails très précis en
évitant de fixer le chauffeur. Un camelot cria l’_Intran_ et la _Liberté
deuxième_...

Quand il eut payé le garçon, il compta qu’il lui restait 72 francs. Il
pourrait finir décemment. Cela le releva à ses propres yeux. Ne voulant
pas, bien entendu, revenir là-bas, il lui fallait prendre une chambre
dans un hôtel. Il se trouvait, ainsi, en mesure d’éviter le vulgaire
garni et d’offrir à ses derniers moments un décor convenable. Il savait
un endroit, rue de Provence, où, moyennant cinquante francs, il aurait
pour la journée, la disposition d’un petit pied à terre. Se méfiant de
ses hésitations et bien que ce fût à deux pas, il prit un taxi pour s’y
rendre.

Devant la porte, une auto de remise était arrêtée, d’où sortirent deux
femmes aux fourrures pareilles qui répandirent sur son passage une forte
odeur d’ambre. Il se souvint d’un nécessaire en cuir de Russie qu’il
avait acquis à Monte-Carlo, un de ses rares jours de veine au trente et
quarante, et qu’il avait revendu, peu de temps après, à Antibes à un
brocanteur arménien rencontré au restaurant.

L’appartement qu’on lui montra comprenait, en dehors d’une chambre à
coucher anglaise de style Elisabeth, un cabinet de toilette, salle de
bains et une petite entrée.

--Monsieur est seul? demanda la bonne dont le visage placide, sous un
bonnet blanc, évoquait les bouillons Duval ou les dispensaires.

--Oui, nom d’un petit bonhomme!... évidemment.

Elle eut un sourire mécanique.

--Il y a une dame, justement, qui avait un rendez-vous et son monsieur
n’est pas venu... alors, je pensais que peut-être...

--Non... non... pas pour le moment.

Et comme le visage de la bonne se fermait, il ajouta:

--Je verrai... plus tard... j’ai besoin, nom d’un petit bonhomme! de me
reposer quelques instants.

Quand elle fut partie, il passa dans la salle de bains. L’émail blanc de
la baignoire et les robinets nickelés l’attirèrent. Il se dévêtit
lentement. Quand on découvrirait son corps, on aurait, du moins,
l’impression de se trouver en face d’un homme soigné. Au sortir du bain,
après s’être épongé, il se coucha, un verre d’eau et ses cachets sur la
table de toilette à portée de sa main.

Les bruits de la rue arrivaient, étouffés par l’épaisseur des tentures.
De temps en temps, il entendait le glissement de l’ascenseur, le long
des tubes huilés. Il prit successivement dix cachets. Les deux premiers,
qui étaient gros, se gonflèrent dans sa gorge, il dut boire à plusieurs
reprises pour les faire passer. Les huit autres furent avalés
facilement...

... On ne revoit pas, ainsi qu’on le croit communément, sa vie entière
au moment de mourir, mais les aspérités de celle-ci. Il en est qui
baignent dans la lumière, d’autres dans la nuit... Chez cet oncle prêtre
qui lui montrait le latin, une odeur de terre, de choux et de toile
cirée occupait le presbytère. A lire la vie de saint Stanislas Kostka, à
douze ans, une émulation s’était emparée de lui. Il eût suffi d’un rien,
à cette époque, pour qu’il devînt un saint. Il fut moins cinq,
pensait-il, maintenant.

Que de gens s’étaient trompés sur son compte, par la suite!
_Tête-de-Pipe_ en particulier, qui racontait à son sujet des histoires à
dormir debout... On n’est jamais ni aussi mauvais, ni aussi bon, qu’on
le suppose. C’est dans cette cellule ripolinée de Fresnes qu’il avait
réfléchi au peu de fortune qu’il faut pour être honnête et qu’il avait
décidé de l’acquérir au plus vite, par le jeu...

Avait-il connu l’amour? Peut-être, avec cette grosse fille de Harlem,
mais, devenu scrupuleux, il eut peur. Ces attentions qu’a pour vous une
femme qui vous aime--pour peu qu’on ait le sentiment de la justice--vous
semblent tellement exagérées qu’on en est gêné, aussi bien pour soi que
pour elle. Tout cela n’est pas clair ou l’est trop. Être aimé c’est
s’introduire, par fraude, dans un cœur et bénéficier de ses largesses
sans les avoir, le plus souvent, méritées...

On le recherchait, peut-être, à cette heure... On irait au Cercle où il
n’était pas revenu depuis sa main heureuse. On y conserverait le
souvenir d’un veinard... Il voulut rire... puis, tout s’éteignit en
lui...

La porte s’ouvrit discrètement, après deux petits coups laissés sans
réponse.

--On vous dérange, monsieur... J’ai pensé, comme vous étiez seul...




XII


De la naissance de l’apoplectique et monstrueux bébé Cadum à celle des
miraculeuses fleurs de feu qui montèrent à l’assaut de la Tour Eiffel,
Paris n’avait jamais assisté à une pareille débauche de publicité. On
était tellement sollicité par elle, à tous les carrefours importants,
qu’en oubliaient d’aller toucher leur prime de démobilisation d’anciens
auxiliaires aux mollets encore ficelés de bandes bleu sale et nos hôtes
de passage de vérifier, sur la cote de la Bourse, l’ascension régulière
de l’entreprenante livre et de son frère obéissant le dollar.

LE NOUVEAU JOURNAL, proclamait, en capitales démesurées, au sommet des
échafaudages, des calicots géants, DIT TOUT--ET LE RESTE. C’était
beaucoup. Quelques années auparavant on se fût même permis d’avancer que
c’était un peu bien excessif. Mais le sentiment du goût, qui est aussi
celui de la mesure et de la propriété des termes, fort mal en point déjà
à la veille de telles complications bosniaques dont on ne s’est que trop
entretenu par la suite, avait été une des premières victimes de la
Guerre du Droit et, si l’on peut dire, de la Liberté des Peuples.

«On ne vit pas avec les morts» est un axiome auquel, au pays du bas de
laine--et de soie--la sagesse populaire a de longtemps fait un sort
enviable.

Par quel coup du sort Fred Matchless, dit _Jojo Belles-esgourdes_, qui,
dix ans auparavant, n’eût été le suicide de _Nom-d’un-petit-bonhomme_,
n’aurait point laissé d’être quelque peu inquiet du lendemain, se
trouvait-il assumer dans ce grand quotidien les fonctions de directeur,
propriétaire et administrateur? Ceci risque, tout au plus, d’être un
problème pour nos petits neveux, en admettant qu’ils aient le loisir de
se préoccuper de ces choses. Pour nous, qui vivons en un temps où le sol
que nous foulons affecte sous nos pieds la recommandable élasticité
d’une piste de cirque, nous ne saurions que saluer au passage--et
puisqu’il s’agit de journal, sans la moindre ironie--ce nouveau
«numéro».

Bien que c’en soit un peu trop, comme de cuisine, mêlé ce snobisme qui
n’est pas le moindre--celui des gens de lettres--ne convient-il point,
en effet, et de plus en plus, d’aimer les clowns?

Eux seuls traduisent fidèlement le rythme de ces heures-là que nous
vivons entre un accident d’auto et un tour de charleston ou un air de
jazz. Cette confiance massive en son propre génie qui, dans la
bousculade démocratique, est la loi même du succès ne l’enseignent-ils
point excellemment, pour qui sait lire entre les lignes, de toute leur
candeur désarmante?

Ce n’est point sur l’Acropole--mais bien plutôt à Médrano--que nos
contemporains ressaisis vont faire leur action de grâce.

                   *       *       *       *       *

Dans son bureau de sollicitor meublé de chêne clair, à l’américaine,
Fred Matchless nettoyait soigneusement, ce matin-là, avec la petite lame
de son canif d’acier plat, ses ongles spatulés d’ancien boxeur. Tout en
fumant un long et gros cigare bagué d’or, il tendait alternativement ses
épaisses semelles de crêpe à un radiateur électrique.

Le garçon de bureau, après avoir frappé, entra pour la seconde fois:

--C’est encore ce Monsieur que je vous ai dit...

Fred tira deux méticuleuses bouffées et laissa tomber, du bout des
lèvres, ces paroles négligentes:

--Une purée, sans doute... des cartes de visite qui ne sont pas
gravées... et du temps à perdre comme tous ces pierrots-là qui sont
raides!... avec ça des boniments à la noix... total, une demi-heure
d’emmerdement--et pour la peau... Fais-le entrer tout de même... on
verra bien...

De son cigare il indiqua un siège au visiteur et, selon son habitude,
attendit avant de lui adresser la parole, faisant ainsi preuve, sans y
avoir réfléchi le moins du monde, d’une savante diplomatie.

L’autre, après avoir cherché du regard un endroit où poser son chapeau,
se décida, en fin de compte, pour ses genoux et se mit à exposer, d’une
voix hésitante, avec des phrases maladroites surchargées de retouches,
le motif de sa visite.

--Le but du _Nouveau-Journal_, Monsieur le directeur, d’après ce que
j’ai compris et ce que m’ont assuré des personnes autorisées appartenant
pour la plupart--pour une large part, du moins, au monde de la
politique, de la science et des lettres, se proposerait de ne point
suivre les errements... les errements...

Il souffla, à ce mot, tira de sa poche un large mouchoir de coton rayé
et se moucha gauchement:

--Je disais donc que votre journal... votre estimable--et justement
estimé--je le déclare--journal... d’après ce que j’ai compris, avait à
cœur d’éviter les errements...

Fred Matchless consulta sa montre-bracelet:

--Vous en avez pour longtemps? demanda-t-il.

--Plaît-il?

Les regards des deux hommes s’affrontèrent. Celui du visiteur céda
misérablement. Il se réfugia sur le revers d’une redingote élimée où la
rosette d’officier d’académie évoquait la proverbiale modestie de la
violette. L’homme eut un long soupir:

--Le reste de la presse, en effet, continua-t-il, se désintéresse
ab-so-lu-ment--il avait détaché de façon pédantesque les syllabes du
mot--d’une des questions les plus angoissantes de l’heure présente:
celle des classes libérales. Ces classes libérales, vous ne l’ignorez
pas, Monsieur...

L’ancien boxeur lui coupa la parole:

--Où voulez-vous en venir?

Mais l’autre était lancé maintenant. L’index pointé contre un ennemi
imaginaire, il poursuivit:

--Elles n’en peuvent plus, monsieur, les classes libérales. Elles
crèvent littéralement de faim, elles qui sont le sel de la nation...

Fred, en un haussement d’épaules d’infini détachement:

--Que voulez-vous que ça me foute!... Non, mais des fois, vous
imaginez-vous que j’ai du temps à perdre?... Vous l’imaginez-vous?...

Il avançait vers son interlocuteur. L’autre esquissa un mouvement de
prudente retraite:

--Je croyais... j’avais pensé, fit-il... excusez...

Et il détala piteusement, tandis que Fred Matchless, à travers la porte
restée ouverte, interpellait le garçon de bureau:

--Espèce de pochetée! Face de rat! Du schnok! Quand tu verras s’amener
des ballots comme çui-là, si tu ne me les vires pas, et plus vite que
ça, tu verras--ce n’est rien de le dire--comme ton sâle proze fera
connaissance avec mes écrase-miffle!...

                   *       *       *       *       *

--Alors quoi, Fred, il n’y a plus d’amour! dit _Grand-Gosse_ qui fit
irruption dans la pièce, attiré par le tapage et, refermant
soigneusement la porte sur lui, continua:

--Je suis sûr que tu ne doutes pas qui est chez moi?... Je te le donne
en mille...

--Si c’est un fourneau comme celui qui sort d’ici...

--Pour un fourneau, je te prie de croire que ce n’est pas un fourneau,
il sait nager... D’ailleurs, tu le connais... Ah! mon vieux, je n’en
reviens pas...

--C’est bon! C’est bon! Va au refil...

--Guillaumet...

--Gui...? Je croyais que...

--Il _en_ est sorti. Oh! ce n’est pas bien vieux... ce matin, il y a
deux heures à peine. Et il a tenu...

--A ce que tu aies le pucelage. Charmant! Comment as-tu bien pu le
recevoir?...

--Il n’a eu garde de se présenter sous son nom... J’aurais pu hésiter...
quoiqu’au fond... Il m’a fait passer une carte ainsi libellée:

    ANTOINE MULLER,
    _Commission-Exportation_.

«Muller est le nom de sa femme... Je n’y ai vu que du feu...

--Et il est dans ton bureau?

--Installé dans le meilleur fauteuil, et pas près d’en décarrer, je te
prie de le croire...

--Eh bien! c’est du propre!

--Pourquoi ça?

--Le _Nouveau-Journal_ n’est pas que je sache une succursale du
ballon...

--L’antichambre, tout au plus...

--Tu dis?

--Rien. Je pense tout haut, simplement... Si tu savais comme il est
rigolo... Il est entré d’autor... sans la moindre gêne... Un rescapé,
a-t-il dit, dès le seuil, à qui vous allez faire, Fred et toi, le grand
honneur--en même temps que le plaisir--de déjeuner avec lui... Oh! sans
chichi, à la fortune du pot... ou plutôt du dépôt...

--Quel esprit!

--... d’à propos, n’est-ce pas?

--Il peut se l’agrafer, s’il compte sur moi...

--Tu viendras.

--Je te jure bien que non.

--Ne dis pas des bêtises. Chauvert en est...

--Je les croyais brouillés...

--Laisse-moi tranquille!... Est-ce qu’on se brouille entre faisans!...

--Chauvert, du moins, n’a pas été dans le trou.

--Que tu dis.

--En tout cas, ça ne s’est pas su.

--Tu m’amuses, ma parole, on te dirait pondu d’hier! Est-ce qu’à Paris
on se souvient? Un mois passe sur une photo parue dans un canard et l’on
ne se souvient plus si c’était un cliché anthropométrique, la frime du
prince de Galles ou celle du champion du dernier match de rugby...

--C’est entendu, mais tu m’avoueras, de toi à moi, que Guillaumet a été
un peu fort. Une autre condamnation et il risque d’être relégué.

--L’amnistie sera là pour un coup... Il compte même sur toi pour...

La sonnerie du téléphone les interrompit. Fred Matchless se pencha sur
l’appareil:

--Le _Nouveau-Journal_, parfaitement... La direction, elle-même... Ah!
c’est vous, Maublanc, je suis bien content de vous avoir au bout du
fil...

Ayant passé un des récepteurs à _Grand-Gosse_, il continua:

--... pour une engueulade, vous allez avoir une engueulade. J’ai envoyé
quelqu’un à la Chancellerie... trêve de boniments, il n’y a aucune
objection de ce côté-là... par conséquent, c’est votre patron qui met
des bâtons dans les roues, nous lui revaudrons ça au prochain tournant.
Mais si, mais si, comme je vous le dis!... Quant à vous, mon petit, vous
savez ce que vous savez... donnant, donnant... C’est comme pour la
naturalisation de Goldensohn, cela traîne de façon un peu trop exagérée.
De vous à moi, je peux vous dire que Goldensohn commence à
s’impatienter... Oh! rien encore... Ne vous alarmez pas, mais enfin,
mettez-vous à sa place... Je sais bien qu’il peut le faire et je suis le
dernier à le plaindre, mais comme il dit «moi je sème, je sème toujours
et la récolte elle ne vient pas du tout, _mein Gott_!»

Ce fut à _Grand-Gosse_ de lui succéder à l’appareil:

--Mon vieux Maublanc, je t’avertis que ça ne va pas du tout pour ton
matricule. J’ai vu le président, à l’issue du Conseil des ministres
hier... tu n’es pas sans ignorer comme il porte ton patron dans son
cœur... ce n’est rien de le dire... la solidarité ministérielle,
quoi!... Or, tu sais aussi bien que moi que les «papiers» de Jules
Sorbier dans l’_Éclaireur de Paris_ passent à juste titre pour être
inspirés par lui... et tu l’as vue la petite note de l’_Éclaireur de
Paris_ de ce matin... Nous avons hésité pour savoir si nous ne la
ferions pas figurer dans notre revue de la presse... Notre chef
d’informations l’avait déjà envoyée au marbre... c’est moi qui l’ai
arrêtée... Oh! tu n’as pas à me remercier... encore du moins... elle est
composée... on peut reprendre cela avec un commentaire, demain, en guise
d’éditorial... à moins que... (Mademoiselle, ne nous coupez pas...)
Quoi? quoi? tu demandes les conditions? mais on te les a dites: la croix
à laquelle nous avons droit et la naturalisation de Goldensohn... à
moins que vous ne préfériez la guerre. C’est à prendre ou à laisser. Au
revoir, mon vieux, mon bon souvenir à ta ravissante poupée blonde...

Ayant raccroché le récepteur, _Grand-Gosse_ se tourna vers Fred
Matchless et eut un geste gamin:

--Et voilà! Maublanc doit avoir, à l’heure qu’il est, les foies. Je
crois la partie gagnée. La promotion paraît après-demain. C’est couru
d’avance, dans un fauteuil. Mais ce n’est pas tout ça, je vais rejoindre
cet excellent Guillaumet.

L’ancien boxeur plaisanta lourdement:

--Aurais-tu laissé ta montre sur le bureau?

--Ma montre? Est-ce que tu t’imagines qu’il fait le détail?

Et _Grand-Gosse_ sortit avec une dignité fort bien jouée.

Il n’avait guère changé physiquement depuis certain départ précipité,
bien qu’il eût connu des jours assez rudes à Southampton d’abord, puis à
Londres, où, d’avoir trop bu de gin, après deux jours d’un jeûne forcé,
il avait failli mourir de congestion sur le seuil d’un saloon. La guerre
devait, par la suite, lui paraître une assez médiocre aventure. Il avait
poussé la discrétion jusqu’à y prendre la part exacte d’héroïsme
convenable à un adolescent qui, à force de tricher, a perdu le goût des
cartes.

Fred, quand il songea à créer un journal, après certaines spéculations
audacieuses sur les stocks américains, s’enquit de lui, utilisa
heureusement son savoir et son savoir-faire et lui confia la rédaction
en chef à des appointements tels que, du jour au lendemain, le jeune
compagnon de _Grand-Gosse_ eut son carnet de chèques, son chemisier et
sa manucure. Ses yeux seuls avaient vieilli à cause sans doute de ces
paupières meurtries qu’on eût dit d’un convalescent. Il ne l’était point
cependant, mais de ceux-là plutôt qui entretiennent amoureusement leur
fièvre et s’en nourrissent.

Sa sténo-dactylo, qui lui servait aussi de secrétaire, disait de lui, à
qui voulait bien s’intéresser à ses propos:

--On lui donnerait le bon Dieu sans confession, ce qui vaudrait mieux,
en somme, parce qu’est-ce qu’il vous balancerait comme confession!

Elle le croyait dangereux, cynique et faible tout à la fois.

En réalité, il cherchait son équilibre et, comme il aimait le risque, et
que, malgré les apparences contraires, il possédait une extrême élégance
morale, c’était au bord du précipice qu’il se livrait à ce jeu.

--Ah! s’il voulait, pensait cette fluette enfant à la nuque châtaine et
rase, qui tapait sous sa dictée son courrier et ses articles, comme les
femmes--moi la première, pourquoi pas, après tout?--seraient à lui corps
et âme!

Mais, pour vouloir, il faut le temps, et cet effort d’attention qui
semble tellement profane à de certaines têtes! Puis _Grand-Gosse_, il
faut bien l’avouer, malgré son dévergondage verbal, était un pudique. La
femme, avec son appétit sensuel toujours en éveil, lui faisait peur, et
cette éternelle initiative qu’elles escomptent de vous!... La fermeté
d’un regard masculin lui en imposait davantage. De son éducation en une
sombre ville sarrazine sur la frontière de l’Espagne mystique, il
n’avait retenu que la volupté suspecte du sacrifice. Celle-ci, il faut
bien en convenir, n’est point sans inquiéter quelque peu cette simple
gourmandise amoureuse dans laquelle s’est réfugié le sens pratique de
nos contemporaines. Il datait, ou anticipait--on ne savait au
juste--mais son cœur n’était pas à la page, si son esprit, à force de
prétendre y être, exagérait parfois.




XIII


Guillaumet, si le hasard l’avait fait naître à l’époque bénie de la
Renaissance, eût rendu des points aux mécènes les plus fastueux. Nul ne
s’entendait comme lui à recevoir, et ceci soit dit sans jeu de mots.

Le déjeuner auquel il avait convié, avec Chauvert, le directeur et le
rédacteur en chef du _Nouveau-Journal_, dans un des salons particuliers
du restaurant le plus justement réputé de la rue Daunou, pouvait passer
pour le fin des fins de l’art culinaire. Une merveilleuse corbeille de
roses rouges et saumon et de dahlias pourpres garnissait la table. Dès
les belons et le pouilly qui les accompagnait, les langues se délièrent:

--Alors, questionna Chauvert, tu as appris l’anglais et le russe? On
peut dire que tu sais mettre à profit les loisirs forcés qu’une justice
indiscrète t’assure de temps à autre.

Guillaumet, le monocle assuré dans une figure poupine d’enfant de chœur,
observa:

--Le temps passe vite quand on exerce sa mémoire.

--Combien d’années as-tu tiré, demanda Chauvert, depuis que tu
t’expliques dans la finance?

--Une douzaine, moins quelques mois...

--Du train où tu vas, tu ne manqueras point, à moins que les petits
cochons ne te mangent en route, de devenir polyglotte.

Fred Matchless paraissait fort peu goûter ces plaisanteries. Depuis
qu’il était devenu un personnage, un grand souci de respectabilité
l’habitait. Il n’avait rien fallu de moins que toute l’insistance de
_Grand-Gosse_, lui affirmant que Guillaumet avait une affaire «épatante
et de tout repos» à lui proposer et que Chauvert serait des leurs, pour
le décider à prendre part à ces agapes. Il eut à cœur de faire dévier la
conversation:

--Que comptes-tu faire maintenant, Guillaumet?

--Continuer, dit celui-ci en jouant avec sa fourchette à huîtres... J’ai
une combinaison concernant les gisements de pétrole du Sud-Ouest dont
vous me direz des nouvelles...

--Ça va chercher loin, ces histoires-là. Dans les dix ans, au moins,
énonça impitoyablement Chauvert.

--Trêve de rosserie... Si le _Nouveau-Journal_ m’aide, c’est la fortune
pour nous tous.

--T’aider! t’aider! Si tu crois que c’est facile. Brûlé comme tu l’es,
insinua timidement Fred Matchless!

--Brûlé... est-ce qu’on est jamais brûlé à Paname quand on a un peu
d’estomac? Laisse-moi rire! Puis les pseudos ne sont pas faits pour les
chiens. Est-ce que tu t’imagines que je figurerai sous mon blaze? Pour
qui me prends-tu? Guillaumet est mort--ou en sommeil--en attendant
l’amnistie, c’est Antoine Muller que je m’appelle, à présent.

--_Commission et exportation_, précisa _Grand-Gosse_.

--Voici donc ce que vous allez faire au _Nouveau-Journal_, poursuivit
Guillaumet. Si la combine vous intéresse, et je vous préviens qu’il y a
gros, très gros à gagner.

--On dit toujours ça, hasarda Fred Matchless.

--Je te le prouverai quand tu le voudras, tu sais que je ne suis pas un
enfant et que je n’ai pas, d’autre part, envie, le moins du monde, de
retomber dans le trou. Mais, auparavant, laisse-moi achever. Il s’agit
d’abord de créer un état d’esprit auprès de vos lecteurs. Je vois très
bien la chose. D’abord une dépêche «de notre correspondant particulier»,
avec ce titre _Du pétrole dans le Sud-Ouest_. Effectivement, il y en a.
Vous envoyez un de vos rédacteurs--un garçon sûr--faire un grand
reportage à l’endroit où la nappe a été repérée.

--L’enfance de l’art, acquiesça Chauvert.

--Les articles font sensation. D’adroites coupures sont reproduites par
nos confrères de Paris et des départements. Puis, le silence: on laisse
mijoter le plat quelque temps, histoire de lui donner du liant. C’est
alors que tu interviens, toi, Chauvert.

--Je te voyais venir.

--Tu espaces habilement dans ton hebdomadaire les _Indiscrétions
parisiennes_, quelques échos malveillants où tu mets en doute la réalité
des gisements pétrolifères en question. Tu vas aussi fort que possible,
de façon à attirer l’attention du public, mettant en cause nommément le
député des Basses-Landes, dans la circonscription duquel se trouve la
nappe en question. Il se pique au jeu et te répond. Nous publions sa
lettre et l’affaire est amorcée. Le reste n’est plus rien: constitution
de Société, création d’un budget de publicité, etc... etc... je m’en
charge. Pour la part de chacun, cela sera à débattre entre nous quand
vous voudrez...

--Mais y a-t-il réellement du pétrole? interrompit _Grand-Gosse_.

--Tu en doutes? D’abord on en trouve un peu partout en France, du
pétrole... ensuite, dans cette région plus particulièrement.

On discuta chiffres. Un projet d’exploitation fut esquissé. Bref, on en
était aux liqueurs que l’affaire des pétroles du Sud-Ouest était, comme
l’observait Guillaumet, dans le sac.

Chauvert rayonnait:

--Entre faisans, expliqua-t-il, c’est prodigieux comme on finit par
s’entendre.

--Parle pour toi, bougonna d’un air agressif Fred Matchless.

Chauvert se tapa sur la cuisse:

--Elle est bonne, celle-là! Comme faisandier, je ne me connaissais à
Paris qu’un maître, c’était toi, et voilà--ce n’est pas gentil--que tu
te dégonfles. Ma parole, tu es mûr pour la croix.

--Il est de la prochaine promotion, observa _Grand-Gosse_.

--Quand je te le disais!

--Et depuis hier du Syndicat de la Presse parisienne.

--Tout arrive, déclara Chauvert. Tu finiras avec la cravate de
commandeur. Cela te pend au pif comme un sifflet de deux ronds.

Fred Matchless ramena dédaigneusement ses épaules:

--Quand tu auras fini de charrier, fit-il--l’ancien lutteur se
retrouvait en lui. Non, mais des fois! t’imagines-tu que tu m’auras à
l’influence?

Mais l’autre:

--Ne t’emballes pas, ma gosse! Je t’aime comme ça! C’est bien ton tour,
après tout, de faire tomber un peu de fric. Il y a assez de cavés qui se
sont engraissés jusqu’ici. Mais tu as un tort--permets-moi de te le
dire--c’est d’oublier parfois les poteaux...

--Moi?

--Oui, toi... Oh! je sais bien, tu m’as chargé de faire en peinard la
liaison entre le _Nouveau-Journal_ et toutes ces combines à la manque
qui risqueraient de compromettre la ligne politique--que tu dis--de ton
canard. C’est moi qui opère à l’extérieur; pendant que tu travailles en
maison, je m’explique dehors--histoire de sauvegarder--que tu dis
toujours--car ce que tu jactes bien, maintenant!--la surface de ton
journal. Mais il t’arrive d’oublier--oh! ce n’est pas un reproche que je
te fais! mais, enfin!--de me donner mon pied. Le prochain coup--foi de
Chauvert!--nous fadons ou je te grille... Qu’est-ce que tu as dû
toucher, par exemple, dans l’affaire des _Laiteries réunies de la
banlieue parisienne_! Moi, j’ai été tout simplement de la revue, et
pourtant qui t’avait porté le tuyau?...

Fred Matchless ne daigna pas répondre. Il trouvait son collaborateur
occulte--lui qui tutoyait des ministres et émargeait largement pour le
_Nouveau-Journal_ aux fonds secrets--décidément compromettant.

--Où t’habilles-tu? lui demanda Guillaumet pour empêcher la conversation
de prendre un tour dangereux.

--Un coupeur espagnol que j’ai connu autrefois et à qui j’ai prêté
quelque argent pour s’installer. Je lui fournis l’étoffe, une étoffe
tout ce qu’il y a de bath, comme tu vois, et tissée exprès pour moi en
Écosse. Tâte... quel grain!... Tu peux courir avant de trouver la
pareille!...

Et, sans la moindre transition, il parla d’un yacht qu’il venait
d’acheter à un membre du Jockey, d’une villa «de 500 billets, sans
compter l’installation» qu’on était en train de construire pour lui à
Guéthary, «une villa tout en pierres de taille»; de son château du
Blaisois, «un château historique où il y avait un lit dans lequel avait
couché Louis XIII ou Louis XIV. Il ne se rappelait pas au juste--à un
Louis près...»

_Grand-Gosse_ s’amusait follement:

--Est-il réussi comme nouveau riche, l’est-il?

Guillaumet, à qui il s’adressait, eut un sourire d’infinie lassitude:

--Tout cela, dit-il, ne vaut pas mon château, à moi, en Périgord où,
pour la pendaison de la crémaillère, j’avais à ma droite le procureur de
la République et à ma gauche le président du Tribunal. Il y avait trois
jours que je sortais de Melun, _le collège_, comme nous l’appelons, à
cause du voisinage d’un établissement de ce genre. J’y avais comme
intime un des rois du chalumeau qui avait débuté à Marseille en
soulevant les devantures avec ce qu’ils appellent le «sucre d’orge». Il
était employé à l’imprimerie. Toujours l’utilisation des compétences!
Moi, je fabriquais des sommiers métalliques, sous l’œil paterne d’un
surveillant huché sur son haut tabouret de bar.

«Grâce à un condé, je sortais tous les soirs faire quelque virée en
compagnie de la fille du gardien-chef, une gosseline ferme et ambrée
comme un brugnon, et à qui il ne fallait pas en promettre. On a fini par
se trisser ensemble. J’ai même fait chauffer un train spécial--comme je
te le dis--pour l’amener à Nice. Il n’y a rien comme quelques années de
taule pour vous donner le goût de la dépense...

Le maître d’hôtel étant entré, juste à ce moment-là, avec les cigares,
cela jeta un froid...




XIV


Devant la grande glace de sa salle de bains, Nicole était nue.

Elle songeait à Jean qui devait venir dans quelques instants, et toute
cette beauté qu’elle allait lui offrir, elle en repassait
méticuleusement les moindres détails.

Elle flatta du bout des doigts les fraises fermes et bises de ses seins
haut placés et sous la blancheur desquels couraient de minuscules veines
bleues, seins d’adolescente de la veille que gonfle déjà l’ardeur de la
femme. Ses cuisses, longues et un peu grenues, soutenaient un ventre
timidement tendu comme pour une craintive offrande, et où, sous la
lumière tamisée du plafonnier, se doraient de fins copeaux châtains aux
reflets roux. Elle leva ses bras potelés comme ceux d’un enfant pour
comparer la couleur jumelle, un peu plus sombre à peine, de ses
aisselles. Un imperceptible duvet noyait d’une buée ses mollets nerveux.
Ses petits pieds cambrés aux ongles menus, on eût dit la floraison de
ses chevilles patriciennes. Elle se plut ainsi et, pour mieux savourer
ce bien-être de se sentir belle et désirable, elle éteignit un moment
ses yeux noisette sous la prière silencieuse des longs cils. Ses narines
battirent, sa nuque rase parut se gonfler et, des deux côtés de son
front étroit, il y eut, aux tempes, un frémissement imperceptible.

Il la prendrait tout à l’heure. Il y avait quatre ans qu’ils se
désiraient. Elle eut peur.

                   *       *       *       *       *

C’est à l’hôpital du lycée Carnot, à Dijon, où elle était infirmière,
qu’elle l’avait connu. Il y était soigné pour des troubles nerveux
consécutifs à un commencement de commotion provoquée par l’éclatement
d’un obus.

Il profita de son état pour lui tenir des propos ignobles, ayant un
besoin maladif de lui faire et de se faire du mal. Elle le comprit et
elle qui se gardait jalousement depuis une déplorable aventure de sa
dix-huitième année, connut que si elle se donnait à un homme un jour, ce
serait à lui. Il avait, sans le savoir ni le vouloir, pris le meilleur
moyen pour lui plaire qui était de se rendre odieux à ses regards.

Un dimanche, étant sorti en ville avec les pires voyous d’un régiment
colonial, il rentra ivre et l’ayant rencontrée dans un couloir il
l’insulta. Elle eût dû le faire punir. Elle ne le fit pas. Le lendemain,
elle alla le trouver dans la bibliothèque. Il y cataloguait les livres.
On l’en avait chargé, comme étant le seul parmi tous ces soldats pour la
plupart illettrés, à pouvoir s’y employer.

--Vous m’avez fait beaucoup de peine hier, dit-elle.

Il ne répondit pas.

Elle hésita un moment, puis:

--Votre mère vous écrit-elle quelquefois? demanda-t-elle en rougissant.

Il fit non de la tête.

--Vous êtes brouillés?...

Il se tut.

--Vous avez fait des bêtises?

Il eut un geste évasif.

--Monsieur Jean de Borce, quand on porte votre nom...

Alors, il ricana:

--Je n’ai plus qu’un sobriquet. On m’appelle _Grand-Gosse_ à Paris...
J’ai tellement roulé!

Il y eut un long silence entre eux deux. Elle parut se contraindre,
hésita un moment, puis se décidant:

--Oh! je ne vous ferai pas de morale... Je n’ai pas le droit de vous en
faire... mais... mais je voudrais que vous me promettiez, la guerre
finie...

Il la regarda. Elle était toute blanche. Il voulut jouer de son trouble:

--Qui est-ce qui vous autorise, lui demanda-t-il sur un ton de mauvaise
humeur, à vous occuper ainsi de moi? Que vous suis-je? Si j’ai gâché ma
vie, je n’en dois de compte--vous m’entendez bien--qu’à moi-même.

--Croyez-vous être le seul à...

Elle n’acheva pas. Un soldat entrait pour demander un livre et comme
elle s’en allait, elle l’entendit qui disait à _Grand-Gosse_:

--Si des fois tu en avais un un peu cochon, vieille frappe, je te
payerai un litre, et du bon, dimanche prochain...

A seize ans, sa mère morte, son père enfermé dans une maison de santé à
la suite d’excès qui avaient détruit à tout jamais sa lucidité, elle
avait été confiée à une sœur aînée de sa mère, mariée à Dieppe à un
ingénieur des constructions navales.

C’était un homme froid, autoritaire et glabre qui, pour se donner l’air
américain, portait des lunettes à branches d’écaille. Il n’avait pas
d’enfant et se prit pour elle d’une affection paternelle. Ayant fait de
sérieuses études pour une jeune fille, elle le secondait de son mieux
dans sa correspondance et dans ses travaux, durant que sa tante
dirigeait les soins du ménage. Celle-ci ne l’aimait guère, bien qu’elle
l’entourât de prévenances. Elle était de ces personnes aigres,
souffreteuses et confites en dévotion pour qui la jeunesse et la beauté
sont une sorte de provocation. Son mari, qui souffrait de cette
existence renfrognée, vivait le plus possible dans la compagnie de sa
nièce, venue un jour, semblait-il, pour apporter dans sa maison l’aumône
d’un peu de vie.

Des ciels, tour à tour d’étain, d’argent et de vert-de-gris, puis
pommelés et ocre, effilochèrent leurs nuages pesants ou inquiets sur les
promenades de ces deux êtres dont l’un se laissait porter par la vie,
tout à la magnifique insouciance de sa jeunesse, alors que l’autre,
attentif et vigilant, guettait sa proie avec le flair perspicace d’un
chien couchant. Deux ans passèrent. Elle mûrissait avec cet éclat sombre
d’un fruit pour qui la lumière est avare.

Un soir, dans son bureau, il essaya de l’attirer à lui. Elle se débattit
et allait crier quand il lui mit la main sur la bouche.

--Partons, dit-il, je quitterai tout pour toi.

Elle refusa. Un immense dégoût monta en elle pour cet homme aux yeux
perdus, aux lèvres balbutiantes qui haletait, les jambes tremblantes, la
face congestionnée, devant elle.

Le soir même, elle décida de s’enfuir. Pour éviter le scandale, il lui
remit une certaine somme avec laquelle elle gagna Paris où elle allait
rejoindre une amie achevant ses études de licence en Sorbonne. C’était
une féministe farouche qui eut tôt fait de la convertir à ses idées.

Dans son studio de la rue Huyghens, à deux pas de la _Rotonde_ et du
_Dôme_, elle recevait maintes garçonnes anglaises, américaines,
scandinaves, avec lesquelles elle s’entretenait à perte de vue des
droits de la femme et de l’infériorité de son partenaire masculin. Des
intrigues se nouaient, dont celui-ci, comme de juste, était exclus. Leur
fadeur devinée révoltèrent Nicole. Un grand besoin d’indépendance, en
même temps que de netteté morale, ne cessait de solliciter les forces
obscures de son âme. Un beau jour, elle prit congé de son amie et décida
de voyager.

Cette virginité de corps, dont elle était d’autant plus jalouse qu’elle
avait couru plus de périls, elle prétendait n’en faire l’abandon--royal,
pensait-elle, avec toute l’ingénuité de son jeune orgueil--qu’à l’être
de son choix.

Un soir, à Monte-Carlo, elle perdit son avant-dernier billet de mille et
rejoignit Paris avec, en elle, toute l’incertitude du lendemain.

Il a fallu toute la poésie de ce charmant François d’Assise qui savait
parler aux oiseaux et aux poissons pour élever la pauvreté au rang d’une
grande dame. Les meilleurs chrétiens de nos jours évitent soigneusement
de se commettre avec elle. Affaire de goût, sans doute. Elle est
tellement voyante!

Dans ce petit café où elle était entrée pour, en mangeant un sandwich,
faire l’économie d’un repas, les yeux de Nicole tombèrent sur les
annonces d’un illustré galant.

La veille, on lui avait réclamé sa note à l’hôtel et la blanchisseuse
devait venir le lendemain. Il lui restait 35 francs et quelques sous
devant elle. Elle avait engagé, la semaine précédente, au Crédit
municipal, les rares bijoux qui lui restaient. Sa fierté assaillie de
toutes parts, elle connut, à cette heure, qu’elle penchait en elle comme
un arbre sous la bourrasque...

Le taxi la déposa devant une maison d’excellente apparence bourgeoise de
la rue La Rochefoucauld. Au quatrième étage, elle sonna. Madame Florence
de Bligny, une aimable quinquagénaire, vint lui ouvrir elle-même, sa
bonne, prévint-elle, étant en courses:

--C’est dans le _Fou-Rire_ que vous avez lu mon annonce? Un très bon
journal et lu par une clientèle très chic--la clientèle étrangère
surtout. Donnez-vous la peine d’entrer. Là, dans le salon japonais, nous
serons mieux pour causer... C’est 100 francs d’inscription... Le prix
n’est pas élevé, comme vous voyez, mais il est suffisant pour que se
produise une sélection parmi les personnes qui viennent faire appel à
mes relations. Je possède--et je peux le dire sans bluffer le moins du
monde--les meilleures de tout Paris. Côté femmes: une marquise
authentique et la femme légitime d’un de nos plus grands chirurgiens.
Elles sont venues me trouver l’une et l’autre pour que je les mette en
rapport avec un jeune homme du monde, bon danseur de préférence, ayant
eu des revers de fortune, mais qui ne soit pas cependant un coureur
d’aventures. J’ai déjà réussi pour l’une d’elle, ça ne saurait tarder
pour l’autre.

«Côté hommes, nous faisons beaucoup avec la politique et la haute
finance, la noblesse aussi--mais moins--elle est si dédorée en ce
moment... Mais je cause, je cause!... Alors, vous étiez venue pour vous
inscrire?...

Nicole expliqua tout de trac, sans la moindre précaution oratoire, et la
moindre rouerie féminine, son cas. Elle était gênée, très gênée... elle
n’en pouvait plus... et elle n’avait jamais appartenu à aucun homme...

Un sourire de doute, sitôt apparu que disparu, passa sur les lèvres
carminées de Mme Florence de Bligny, mais devant le regard de révolte de
la visiteuse elle se ravisa subitement:

--Évidemment, évidemment... mais elle ne voulait pas d’ennui... Vous
comprenez... on apprendrait... Toute femme qui n’a pas vingt et un ans
sonnés...

Nicole s’impatientait visiblement. L’entremetteuse, ayant peur de
laisser échapper une occasion aussi rare, se décida enfin...

                   *       *       *       *       *

Cela se passa le soir même dans un entresol voisin. Un gros homme
chauve, bégayant, qui, après lui avoir dit qu’il avait occupé un des
postes les plus importants de l’État, s’affola, voulut se ressaisir.
Elle était devant lui comme une somnambule.

Lorsqu’elle cria de rage et de douleur sous l’abominable blessure, il
prit peur:

--A...lors!... a...lors...! c’é-c’é-tait... vrai!... Moi... je...
pensais... je croy... croyais... On... me... l’a... fait... fait...
si... sou...vent!...

Quand elle rentra à son hôtel, une heure après, les nerfs tendus à en
mourir, on lui remit une dépêche. Son oncle et sa tante de Dieppe
avaient été tués la veille dans un accident d’auto. Comme elle était
leur unique héritière, elle devait, à sa majorité, toucher 650.000
francs environ...

                   *       *       *       *       *

Sa vie, à partir de ce moment-là, ne fut plus qu’un repliement. Elle
était aux écoutes d’elle-même, s’auscultant inlassablement pour essayer
de discerner en elle l’être véritable, celui sur lequel n’avait pu
mordre l’écœurante réalité et qu’elle prétendait, malgré qu’elle en ait,
capter à sa source, à seule fin de défier la destinée. Elle était toute
en retrait pour l’élan magnifique d’elle-même, de la Nicole d’avant,
vers l’élu de sa chair et de son esprit.

La guerre vint. Elle se dévoua dans les hôpitaux, sans entrain, par
besoin d’activité et pour se confronter aussi, elle la victime, avec
d’autres victimes...

                   *       *       *       *       *

Elle s’était habillée comme pour sortir, ne voulant pas, par une sorte
de coquetterie inconsciente, avoir l’air de l’attendre.

Dès son entrée et avant que de s’asseoir sur le divan qu’elle lui
indiquait d’un geste, il avait compris son manège:

--Si vous avez une course urgente à faire dit-il, permettez-moi de vous
accompagner, ma voiture est en bas.

Elle rougit:

--Mon ami, dit-elle, je vous attendais, mais j’étais impatiente.

Il la regarda. Elle ne mentait pas.

--Vous êtes gentil, continua-t-elle, d’avoir répondu à mon appel, car
c’est moi qui ai voulu vous voir. Quelle surprise ça été que notre
rencontre à cette répétition générale, depuis le temps... depuis
Dijon...

--Oui.

--Je vous ai reconnu tout d’abord. Vous étiez cependant bien changé...

--Tant que ça?

Elle eut un sourire déjà d’esclave heureuse:

--... en mieux.

--Croyez-vous?

Sa figure s’était rembrunie, il paraissait maintenant sur la défensive.

--Je suis resté le même, dit-il--le même ou pis, mais la fortune m’a
favorisée.

Elle alla vers une petite table gigogne, arrangea quelques fleurs dans
un vase et revint vers lui:

--Avez-vous pensé quelquefois à moi depuis votre départ de l’hôpital?

Il parut réfléchir:

--Et vous? demanda-t-il.

Elle n’eut qu’un mot:

--Jean!

Et fut près de lui sur le divan.

Il sentit qu’elle s’offrait. Il eut un geste de repli.

--Vous ne me connaissez pas, dit-il.

Ses yeux devenus graves se fixèrent sur les siens:

--Mieux que vous, Jean. Oh! pensez de moi tout ce que vous voudrez. Je
ne serai pas coquette avec vous... Je vous attends depuis si longtemps!

Il l’avait pris dans ses bras; leurs bouches s’unirent et ne se
quittèrent que pour reprendre leur souffle.

--Déshabille-moi, dit-elle en s’étendant sur les coussins.

Il fut à ses genoux et la dévêtit lentement, couvrant son corps de
baisers fiévreux. A son tour, elle arracha ses vêtements, abandonnant
toute pudeur dans le besoin frémissant qu’elle avait de lui.

L’odeur fauve de leurs deux corps se mélangea pour n’en faire qu’une où
pointait un parfum d’ambre brûlé. Elle s’employa, malgré le vertige de
ses sens, à différer son plaisir pour attendre le sien. Ils connurent
ensemble le bon anéantissement et des minutes passèrent qui leur
semblèrent des heures avant qu’ils ne revinssent à eux.

Alors il parcourut tout son corps tendu, de baisers savants, quittant la
bouche, pour le creux délicat de l’oreille, s’attardant aux seins,
descendant ensuite vers la région d’ombre chaude dont l’attirait le
secret. Elle gémit, implora puis se livra dans un ravissement de toute
sa chair extasiée.

Puis elle l’attira à elle et osa, avec d’adorables maladresses de
débutante, des caresses analogues. Et, soudain, elle se ressaisit.
Qu’allait-il penser d’elle?

Mais, maintenant, il l’avait prise dans ses bras. Il la berçait et les
lèvres sur ses cheveux, la dorlotait comme un enfant malade.

Alors, elle eut une confiance absolue, irrésistible en lui. Elle lui
dit, sans en omettre un détail sa vie, sa misérable vie.

Elle sentit, dans un triomphe de tout son être, que ses yeux fuyants de
mauvais sujet se mouillaient de larmes.

--Ma pauvre petite gosse! dit-il.

Mais elle:

--Jean, mon grand, mon aimé, j’aurais voulu te connaître avant... avant
ce que tu sais... ah! misère!...

Elle se rhabillait à présent, les yeux fixes, la bouche mauvaise:

--Mais je suis marquée, tu m’entends, mon petit, mon tout petit, marquée
comme une du grand troupeau humain...

Puis le regardant bien en face:

--Toi aussi tu portes le tatouage maudit et c’est pourquoi je t’ai aimé
dès le premier jour. Mais nous nous vengerons, n’est-ce pas? Tu le
promets, Jean?

Il la regarda, fut à son veston et alluma une cigarette:

--Tais-toi, dit-il.

Et, à part soi:

--Un peu romantique, peut-être l’enfant, mais de la branche...




XV


Dans cette salle du cercle qu’on appelait le _privé_ et où, devant
chaque ponte, le moindre des jetons, de belles plaques oblongues couleur
jade, était de cinq mille francs, un arménien taillait.

On eût dit d’un automate, tant ses gestes étaient mécaniques. Il venait
de perdre 700.000 francs et, dans ses yeux éteints, on ne pouvait lire
la moindre émotion. Pendant que le croupier payait, il lui arrivait
parfois de sortir une cigarette de son étui en or, de l’allumer, de la
porter à sa bouche avec des gestes réglés sur le même rythme exactement
que celui qu’il avait pour donner les cartes.

Il faisait partie du consortium dont les chances finissaient par
s’équilibrer et qui taillait pour la maison. Celle-ci avait bien changée
depuis qu’elle avait émigré de son ancien local pour s’installer sur les
Boulevards.

Les habitués lui avaient toutefois conservé son ancien nom. Son
propriétaire, Léon, se vantait, non sans raison, de faire
quotidiennement 40.000 francs de cagnotte. Il possédait les casinos de
trois importantes stations balnéaires, avait son écurie de courses et
était devenu un des principaux actionnaires du _Nouveau Journal_. Il
avait des rabatteurs dans tous les grands palaces, les paquebots et les
trains de luxe. Un ancien général était président du Cercle et il n’y
avait guère de commissaire des jeux qui ne fût décoré. La table passait
pour être une des meilleures de Paris, bien que le déjeuner n’y coûtât
que quinze francs et le dîner un louis. Chaque vendredi il y avait un
dîner de gala où se produisait quelque grande vedette de théâtre ou de
music-hall.

_Grand-Père_, debout derrière un des pontes assis autour du tapis vert
du privé, notait méticuleusement les points sur un bristol imprimé
divisé en colonnes en tête desquelles se lisait alternativement les
lettres B et P imprimées en rouge. B signifiait le banquier et P la
ponte. Quand le banquier et la ponte avaient le même point--_étaient en
cartes_, ainsi qu’on s’exprime en langage de cercle--_Grand-Père_
indiquait d’un trait chevauchant les deux colonnes cette particularité.

Après avoir trouvé grâce à _Grand-Gosse_ une situation dans les services
de publicité du _Nouveau-Journal_, il n’avait pas tardé à revenir à ses
premières amours. Le jeu était son élément. Il y vivait--assez mal
d’ailleurs mais y vivait--comme un poisson dans l’eau. D’opportuns
tapages et une surveillance discrète qu’il exerçait dans ces lieux pour
Fred Matchless qui n’était pas fâché d’avoir barre sur son
commanditaire--et aussi pour Chauvert--lui permettaient, comme il le
disait, de se défendre. Il avait, parfois, également, recours à la
bourse de sa fille qui lui avait pardonné, expliquait-il, ses
gamineries, et beaucoup plus rarement--car il y mettait une sorte de
pudeur--à celle de _Grand-Gosse_.

Comme il était en train de constater sur le carton qu’après une _passe à
la ponte_, c’était maintenant _l’intermittence_, une conversation auprès
de lui attira son attention.

--Pensez-vous, disait un gros garçon à la mine réjouie et aux cheveux
frisés, à un petit homme maniéré au monocle circonspect, pensez-vous que
ça fera un pli! Sir Alexis Vonouzoff veut sa croix de commandeur. Léon
la lui a promise et quand Léon veut quelque chose...

--Permettez, il y a le ministre des Affaires Étrangères.

--Vous ne savez donc pas que le _Nouveau-Journal_ est devenu le journal
officieux du gouvernement.

--Permettez, permettez... il est inspiré, _éclairé_ si vous le voulez
bien par l’Intérieur.

A ce moment-là, il y eut une discussion entre joueurs et _Grand-Père_
perdit le fil du récit. Un moment après il perçut ces quelques mots:

--Mais vous n’ignorez pas la lutte qui va se livrer au sein même du
Ministère, entre l’Intérieur et le nouveau ministre des Affaires
étrangères?... Sir Alexis Vonouzoff ne veut et ne peut avoir sa croix
que de ce dernier--et il ne l’aura pas... Tant que Morel-Aubier restera
au Quai d’Orsay, il peut en faire son deuil.

--Léon... deux, trois millions... une paille pour lui... quel
placement!... Sir Alexis Vonouzoff... des milliards...

                   *       *       *       *       *

Un moment après au _Nouveau-Journal_, la sonnerie du téléphone retentit
dans le cabinet du rédacteur en chef. _Grand-Gosse_ qui attendait une
communication de Nicole, se précipita à l’appareil:

--Allo! qui est là?... Ah! c’est vous... Mais oui, je reconnais votre
voix... Du nouveau me dites-vous? Mon cher _Grand-Père_ vous savez je
suis très, très occupé... Si c’est sérieux, véritablement sérieux,
prenez un taxi et venez... Sans quoi vous savez... Mais oui... un
travail fou...

Ayant raccroché le récepteur, il sonna à un timbre qui se trouvait à
portée de sa main et, quelques secondes après, le secrétaire de la
rédaction entra. C’était un homme aux gestes raides, revêtu d’une longue
blouse bleue, les cheveux coupés à l’ordonnance et qui portait les
moustaches à la gauloise. Il avait à la main une grande paire de ciseaux
comme en ont les tailleurs.

_Grand-Gosse_ s’esclaffa, alors que l’autre paraissait tout
décontenancé:

--Sosthène Grobaleau dans son numéro, annonça avec la voix d’un
chansonnier montmartrois, le rédacteur en chef du _Nouveau-Journal_.
Est-il réussi ainsi le gaillard! On ne ferait pas mieux au Cirque! Et ce
nom à coucher dehors avec deux billets de logement, Sosthène Grobaleau!
On le dirait inventé ce nom, ma parole...

--Grobaleau est le nom de mon père, répliqua d’un ton prudhommesque
l’interpellé.

--C’est d’autant plus rigolo, mon vieux. Ce serait un pseudonyme, il n’y
aurait plus aucun charme. Dites-donc, posez vos ciseaux un moment, vous
les reprendrez après, et prêtez-moi, comme dit l’autre, une oreille
attentive. Je ne peux pas passer devant un kiosque à journaux sans y
voir de petites brochures intitulées: _Histoires de Pêche_, _Histoires
de Brasserie_, _Histoires de tables d’hôtes_, _Histoires de théâtre_,
etc... etc..., le tout signé libéralement Sosthène Grobaleau. Et toutes
ces histoires vous les découpez au petit bonheur, à la queue leu-leu, à
droite et à gauche, va comme je te pousse! C’est là un petit business
qui ne doit pas vous fatiguer les méninges et si cela vous rapporte
quelque argent ça prouve une fois de plus que le nombre des poires est
incommensurable. Mais dites-donc, mon vieux, il ne faudrait pas pour
cela, négliger votre travail. Je ne vous paye pas pour faire la
concurrence au Père-Coupe-Toujours de la Porte Saint-Denis...

--Monsieur le rédacteur en chef, il me semble que vous ignorez à qui
vous parlez. Je suis membre de la Société des Gens de Lettres,
secrétaire du Syndicat professionnel de la Critique, trésorier du
Groupement de Défense des Romanciers Littéraires...

--Et autres Sociétés Savantes... je sais. Bref, un parfait fonctionnaire
de la République des Lettres. On a même fait, sur l’amateur de fiches
que vous êtes, un mot. On vous appelle _la fiche de consolation_. Mais
il ne s’agit pas de cela. Fermez d’abord cette fenêtre qui nous vaut un
courant d’air et dites-moi ce que vous comptez mettre à _la une_, pour
demain, comme cliché?

--D’abord, cela va de soi, le portrait de Morel-Aubier, le nouveau
ministre des Affaires Étrangères...

--Avec une biographie assez courte--pas de fleurs, surtout, je vous le
recommande.

--Je croyais que sa politique était celle que défendait le journal.

--Comme vous êtes candide, mon cher. Mais il serait trop long de vous
expliquer... Vous l’avez cette photo?

--Je vais la chercher à la composition.

Au bout d’un moment, Grobaleau revint avec le portrait du nouvel
occupant du Quai d’Orsay, une figure grasse et commune d’homme chauve
avec des bajoues et une barbiche au poil rare.

--Ce qu’il peut être moche dit _Grand-Gosse_--et quand on pense qu’on
l’a flatté!

--Monsieur Morel-Aubier, prononça solennellement Grobaleau, me semble
avoir l’aspect grave et austère de ces grands bourgeois qui sont les
colonnes de la République.

--Oui, mon vieux... ne te fatigue pas, va! Et après ça... Ah! dites
donc, je tiens expressément à ce que passe encore à _la une_, avec un
titre à cheval, l’article sur le _Pétrole dans le Sud-Ouest_.

--Je l’aurais vu à la deux. Nous avons la séance de la Chambre, très
importante, la séance du Sénat, puis la manifestation des Pères de
famille, anciens combattants, devant la tombe du Soldat Inconnu.

--Je m’en fous! Le pétrole, d’abord!

--Mais, monsieur le rédacteur en chef, me permettez-vous de faire
observer que la question ne me semble pas devoir tellement intéresser le
lecteur?...

--Vous n’y entendez rien.

--De plus, vous ne devez pas être sans ignorer ce qu’on chuchote un peu
partout.

--A savoir?

Grobaleau commença par bafouiller lamentablement, puis, il dit tout d’un
trait:

--Que c’est là une affaire je ne dirai pas louche--oh certes non!--mais
suspecte. Que des capitaux allemands et russes...

--Mon vieux, oui ou non vous occupez-vous du secrétariat de la rédaction
ou de la ligne politique du journal?

--Mais, monsieur, et ma dignité de journaliste, qu’en faites-vous?

--Ah! laissez-moi rigoler avec votre dignité! Si je n’avais pas autre
chose à faire qu’à vous écouter, je ne vous donnerais pas dix minutes
pour me déclarer la main sur le cœur que vous considérez la presse comme
un sacerdoce et d’autres rengaines aussi éculées... Vous le portez
bien--ce n’est rien de le dire!--votre nom Grobaleau. Ah! fichtre,
oui!...

Le garçon de bureau étant entré avec une carte, _Grand-Gosse_ en prit
prétexte pour se débarrasser de son grotesque collaborateur.

                   *       *       *       *       *

Nicole était devant lui, un bouquet de violettes de Parme piqué dans sa
fourrure, la figure toute rosée de l’air du dehors.

--Mon petit, dit-elle, je ne fais qu’entrer et sortir. Je passais devant
le journal, un besoin fou de t’embrasser. N’oublie pas que je t’attends
ce soir à dîner, le plus tôt que tu le pourras...

Elle était contre lui et lui caressait amoureusement les cheveux quand,
jetant distraitement les yeux sur son buvard, elle y vit la photographie
de Morel-Aubier. Ses yeux devinrent hagards, le sang se retira de ses
joues...

--Oh! fit-elle en portant la main à sa poitrine.

Il la questionna du regard. Elle acquiesça de la tête. Il avait compris,
mais un besoin malsain de la torturer montait en lui:

--Rue Larochefoucauld, c’était ce...

Elle lui entourait le cou de ses bras pour le faire taire:

--Salaud! dit-il en se dégageant.

                   *       *       *       *       *

_Grand-Père_ s’était assoupi dans l’antichambre en attendant que
_Grand-Gosse_ voulût bien le recevoir. Rien de ce qui lui venait de son
jeune ami n’était capable de le formaliser. Rebuffades, froideur,
moqueries, il acceptait tout, ayant de longtemps pris son parti de tout
supporter et y prenant cette sorte de plaisir béat qu’éprouvent les
dévotes à remâcher des sucreries.

Aussi ne fut-il pas médiocrement surpris quand, à peine introduit dans
le bureau, et ayant en deux mots expliqué les motifs de sa visite, il
vit _Grand-Gosse_ lui tendre cordialement les deux mains:

--Mon vieux _Grand-Père_, pour une fois, vous pouvez dire que votre
démarche est de celles qui en valent la peine. Je vous prie de croire
que nous n’allons nous ennuyer ni l’un ni l’autre... La fortune pour
nous deux tout simplement... Car vous savez comme je suis régulier en
affaires avec les amis. Mais motus, n’est-ce pas? Pas un mot à
quiconque! A Fred, surtout, ni à Chauvert (à ce dernier je me réserve
d’en parler quand il le faudra). Je sais--ici sa figure devint
grave--que Morel-Aubier aime les fruits verts, ça peut l’entraîner loin
cette petite histoire-là--à nous ça peut nous servir. Vous connaissez
bien toujours le petit Masson de la brigade mondaine... Bon...
parfait... Vous allez lui offrir de ma part un billet--vous m’entendez
bien--un billet avec le double à revenir par la suite si je suis
satisfait, à charge pour lui de me procurer le dossier relatif à
Morel-Aubier...

_Grand-Père_ rayonnait--et du contentement de son pupille--et d’avoir
été chargé de ce qu’il considérait comme une mission de confiance.

Dès lors il eut toutes les audaces:

--Ma fille...

--Eh bien! votre fille?...

--Nancy Nangis donne un souper de centième après-demain, chez elle, et
elle serait flattée... honorée... heureuse... que vous lui fassiez la
grâce... la très grande grâce...

--J’ai compris, entendu. J’y serai.

Le vieux n’en pouvait croire ses oreilles.

Il prit les deux mains du jeune homme:

--Merci! merci! dit-il d’une voix toute chevrotante d’émotion.

Et il partit, comme un fou, pour annoncer la bonne nouvelle, en
oubliant, du coup, sa canne dans le bureau.




XVI


Dans la salle des Quatre-Colonnes, à la Chambre, un espèce de nain au
poil d’encre, l’index levé vers le plafond, pérorait, au centre d’un
groupe de députés et de journalistes:

--Je vous dis qu’il a du plomb dans l’aile--et je ne parle pas des
intrigues de couloirs.

--Il a une presse excellente, avança quelqu’un.

--Excellente... avez-vous vu certain petit filet dans le dernier numéro
des _Indiscrétions Parisiennes_?

--Le canard de Chauvert, une feuille de chantage, ça ne porte pas.

--Comme si toutes les feuilles, observa avec détachement un vieil
adolescent au sourire désenchanté, ne sont pas plus ou moins des
feuilles de chantage! Ce que vous appelez chantage dans un hebdomadaire,
s’appelle campagne dans un grand quotidien, mais le plat est le même,
rien que la sauce le plus souvent, de changée. Il y a, d’un
maître-chanteur professionnel à un leader politique, la même différence
qu’entre une rôdeuse des boulevards extérieurs et une demi-mondaine.
D’ailleurs, on a tort de dire du mal du chantage. Il est à la base de
toutes les sociétés. Pas une tractation où il n’intervienne. Dieu
lui-même en a usé avec sa créature et vous n’ignorez point le rôle que
joue, dans l’amour, le chantage sentimental.

--Trêve de paradoxe, interrompit un obscur péquenaud endimanché, à face
de pédagogue.

--Ceci n’est pas du paradoxe, poursuivit le vieil adolescent. Je me
propose d’écrire un jour un Éloge du Chantage. J’y parlerai de ses
lettres de noblesse: Aristophane, Machiavel, le divin Arétin, qui, entre
parenthèses, ne s’embêtait pas avec ses Arétines, l’Étoile, Scarron, Ben
Johnson, etc... etc...

Mais un homme l’entraîna. Il avait une tête de philosophe et une barbe
de fleuve:

--Vous jetez des perles aux pourceaux, mon ami. Avez-vous pu vous
imaginer un seul instant qu’ils connaissent un nom, un seul, de ceux que
vous leur citez... Puis croyez-moi, il convient de ne point parler de
corde dans la maison d’un pendu.

Cependant le nain continuait à justifier ses prévisions:

--Maintenant que cet intrus est parti, parlons sérieusement,
poursuivit-il. Cette petite note si elle était parue dans tout autre de
ces hebdomadaires qui sont la honte de la presse française...

--Bravo! interrompit un journaliste.

--... n’eût pas mérité qu’on y attachât la moindre importance, mais nul
n’ignore que Chauvert est l’homme des basses-œuvres de Fred Matchless,
le directeur du _Nouveau-Journal_. Ceci est une amorce, croyez-moi.

--Et que dit cette note?

--Une infamie. Elle fait allusion aux prétendus goûts qu’aurait notre
actuel ministre des Affaires Étrangères pour les fruits verts.

--Il n’y a qu’à rejeter du pied une ordure pareille, proclama d’une voix
de basse taille méridionale, un député de la majorité...

Le nain insistait:

--C’est une accusation ignoble, odieuse. Mais... le public est si
nerveux, si impressionnable en ce moment... Si le _Nouveau-Journal_ s’en
mêle...

_Grand-Gosse_, à qui un reporter venait de faire connaître ces propos,
dans la salle des Pas-Perdus où il s’entretenait d’un contrat de
publicité avec le directeur d’une firme cinématographique, venu là en
curieux, eut un sourire machiavélique:

--Très amusant, observa-t-il.

Et se tournant vers son interlocuteur, il reprit le fil de la
conversation:

--Vous m’excuserez un renseignement sans intérêt pour mon journal... Où
en étions-nous? Ah! oui, je vous disais donc, mon cher, que vous aviez
tout ce qu’il faut pour réussir dans votre carrière. Un état civil assez
vague (Valachie? Lithuanie? Syrie?), une absence complète de culture
intellectuelle, pas un sou à vous et un de ces culots qui tiennent lieu
de tout. Vos bureaux sont assez bien situés, ils tirent assez l’œil pour
que vous puissiez voir venir, sans tarder, des vedettes de choix et des
auteurs de scénarios. Vous cuisinez celles-ci de façon à ce qu’elles
vous apportent des capitaux et vous pillez ceux-ci, sans qu’ils puissent
faire: ouf! C’est ainsi, n’est-ce pas, que vous entendez votre métier?

L’autre ne savait trop s’il devait prendre la chose comme une boutade. A
tout hasard, il se décida à un sourire servile:

--Évidemment, reprit _Grand-Gosse_, vous auriez pu trouver aussi
rémunérateur. La Banque, par exemple. N’importe qui peut s’installer
banquier. Vous mettez «caisse» sur une plaque de cuivre fixée à un
treillis de fer, à l’intérieur de vos bureaux et les badauds font queue
pour y apporter leur brave argent. On m’a raconté hier, à ce sujet, une
histoire bien divertissante, authentique et récente. Un de ces banquiers
improvisés apprend que la mère d’un ancien camarade de régiment vient
d’hériter à Langres, où elle habite avec son fils, de trois millions. Il
se dit: ces trois millions sont à moi, et il part pour Langres. Langres
est une petite ville, dont on a vite fait le tour une fois grimpé
là-haut par le chemin de fer a crémaillère. Rencontre des deux amis.
Apéritif au café. «Tu te souviens au 23e... Et qu’est-ce que tu es
devenu?... Moi je suis dans la banque... Ça marche fort bien... des
opérations en bourse tout ce qu’il y a de sûres...» Bref, de fil en
aiguille, mon banquier amène cet innocent à Paris où c’est immédiatement
la grande vie: boîtes de nuit, dancings, restaurants cotés. L’innocent
lui a confié 15.000 francs pour tenter la chance. Il les met dans son
coffre et lui dit: vous verrez à la fin du mois. A la fin du mois, il
les lui rend. Voilà ce que vous avez gagné, lui dit-il. Je double le
capital en quelques semaines. L’autre d’écrire la merveille à sa mère.
Celle-ci ne tarde pas à envoyer tout son actif. Mais elle ne devait plus
revoir ses millions. Je vous prie de croire qu’en un tournemain mon
banquier avait pris du champ.

«Il y a aussi la vente des tableaux, l’édition de luxe, avec toutes
leurs combines, le trafic des sandows ou des roues d’avion. Vous n’avez
que l’embarras du choix.

--Et vous, questionna le directeur de firme, visiblement interloqué,
avez-vous fait fortune?...

--Pas encore. Cela ne saurait tarder, répliqua _Grand-Gosse_ avec un
mauvais rire...




XVII


Une aube d’arrière-avril, désinvolte et futée, réveillait le feuillage
neuf du parc Monceau, quand le _Grand-Père_ quitta, tous les invités
ayant pris congé, le petit hôtel de sa fille, laissant, sous un prétexte
quelconque, _Grand-Gosse_ en tête à tête avec elle.

--_Nunc dimittis_... eût-il prononcé avec un sentiment de gratitude pour
le Très-Haut, si lui étaient restés familiers les vocables latins.

Sa carrière était close, maintenant, du moment qu’il avait abouti à
trouver, pensait-il, le gendre de la main gauche de son choix.

Qu’eût-il dit, pauvre vieil homme, si le souci des convenances lui
avaient permis de jeter un coup d’œil furtif sur la scène qui se
déroulait dans le petit salon attenant à la chambre de Nancy Nangis.

Ayant revêtu un pyjama de soie violine, la comédienne, à qui la
quarantaine avançante communiquait un épanouissement de la poitrine et
des hanches, plus propre à satisfaire un sectateur d’Allah ou de Iaveh
que du Dieu des Chrétiens, avait, sans autre préambule, ouvert ses bras
pour les refermer sur ce _Grand-Gosse_ qu’elle désirait depuis le
premier jour où son père--combien d’années déjà, et celles de guerre qui
comptent doubles?--lui en avait parlé.

Cette attaque brusquée déconcerta le jeune homme. Il fut un moment avant
de pouvoir retrouver son souffle.

De tout son poids, elle s’était nouée à lui. Il sentait ses seins se
soulever contre sa poitrine. Les cuisses musclées emprisonnaient les
siennes comme dans un étau. Les lèvres collées à ses lèvres, elle
fouillait sa bouche d’une langue avide. L’odeur d’œillet et de
poivre--d’encens aussi--de son aisselle lui monta au cerveau. Il allait
se laisser entraîner vers le lit, quand les yeux révulsés déjà, elle
essaya d’un geste plus précis.

_Grand-Gosse_, se rejetant brutalement en arrière, éclata d’un mauvais
rire:

--Femelle! lança-t-il.

Elle eut un regard d’angoisse.

--Oui, comme toutes les autres! insista-t-il.

Elle avait mis ses mains aux tempes, le regard fixe comme celui d’une
folle. Il lui sembla que ses jambes allaient céder sous elle. Elle
battit l’air, chancela et dut s’affaisser lourdement sur le divan. Des
sanglots montèrent à sa gorge. Elle crut un moment qu’elle allait
étouffer, puis les larmes jaillirent et elle se mit à pleurer doucement,
en silence...

Pendant ce temps, lui se promenait de long en large:

--Un de plus, n’est-ce pas? Ça te disait de continuer ta collection? Ah!
ce que vous me dégoûtez, toutes, toutes...

Elle releva la tête, le regard perdu, la bouche serrée:

--Tante! siffla-t-elle.

Il fut sur elle, la main haute:

--Répète-le!

--Tante! sale tante!

Alors, il la frappa. Elle avait mis les mains devant elle pour protéger
sa figure. Ses lèvres enflées saignèrent, une de ses pommettes jaunit,
puis tourna au réséda.

Il alla devant la psyché, rajusta sa cravate et rétablit, avec ses
doigts, la raie de ses cheveux.

--Au revoir, fit-il, et il partit, en faisant claquer la porte
brutalement...

L’air du dehors le remit d’aplomb. Il alluma une cigarette:

--La garce! siffla-t-il entre ses dents. Il n’aurait plus manqué que
ça...

Et l’image de Nicole, pâle dans sa fourrure que parfumait un bouquet de
violettes, repassa dans son esprit:

--Il n’y a pas, grommela-t-il, je suis amoureux!

Et il essaya de badiner avec lui-même, mais le cœur n’y était pas--ou y
était trop...




XVIII


Si la croix de commandeur de Sir Alexis Vonouzoff passa, si l’on peut
dire, comme une lettre à la poste--Paris en avait vu bien [d’autres--il
n’en alla pas de même pour] la mort subite de Morel-Aubier, survenue le
lendemain du jour où paraissait la promotion à l’_Officiel_.

Chauvert, qui s’était brouillé avec Fred Matchless, fit crier sur le
Boulevard un numéro spécial de ses _Indiscrétions Parisiennes_ où il
laissait entendre que, devant certaines révélations accablantes
concernant ses mœurs, le ministre des Affaires étrangères avait mis fin
volontairement à ses jours. Il ne cachait, d’ailleurs, pas qu’il croyait
savoir que le _Nouveau-Journal_ n’était pas étranger à cette décision.

Certains journaux s’emparèrent de cette version et, pendant quelques
jours, les commentaires allèrent bon train. On fit des allusions à
peines voilées à la rivalité qui existait entre les Affaires Étrangères
et l’Intérieur. Le _Nouveau-Journal_ ne passait-il pas pour être
l’organe officieux de ce ministère? Chacun se prit à douter que
Morel-Aubier ait succombé, ainsi que l’assurait une note officielle, à
une hémorragie cérébrale.

_Grand-Gosse_ se surpassa, en la circonstance, alors que son directeur,
affolé par la campagne menée contre son journal, avait déjà quitté son
domicile pour s’installer au _Grand-Hôtel_ où il se terrait.

Il fit savoir en haut-lieu que si le gouvernement ne s’employait pas à
faire cesser, par des arguments sonnants et trébuchants, les attaques
dont le _Nouveau-Journal_ était l’objet, celui-ci publierait certain
dossier de police, en sa possession, concernant Morel-Aubier.

Le silence se fit immédiatement et l’affaire fut classée.

Pendant ces quelques jours de fièvre, Nicole ne quitta pour ainsi dire
pas son ami. Ils connurent l’un et l’autre, au cours de ces heures
tragiques, à quelles sources suspectes s’alimentent les plus profondes
voluptés.

Puis, quand le calme fut revenu dans les esprits, elle invoqua un
prétexte pour s’absenter de Paris.

--Ne me pose pas de question, le prévint-elle. D’ici très peu de temps
je te ferai signe. Un mot à ton chauffeur et tu viens me retrouver.

Il y avait trois semaines qu’elle était partie et il n’était pas sans
inquiétude à son sujet, quand un soir elle le demanda au téléphone:

--Viens, dit-elle, je t’attends. Tu me trouveras à Villers-Cotteret, à
l’_Hôtel du Grand-Cerf_.

Un feu de bois pétillait dans la salle à manger. Elle était sortie en
forêt. Il se chauffa en l’attendant. Les minutes passèrent, puis une
demi-heure, une heure. Il allait sortir à tout hasard pour aller à sa
rencontre, quand elle rentra. Elle était chaussée de souliers de marche
à talons bas et portait un feutre d’homme.

--Prend ton auto, dit-elle, et renvoie ton chauffeur.

Il obéit. Elle monta à côté de lui.

Quand ils furent sous bois, elle lui dit:

--Maintenant, tu vas me dire comment il est mort exactement...

--Morel-Aubier?

--Oui. Ne me cache rien. Je peux tout entendre.

Il lui conta comment, pour obtenir la croix de commandeur de Sir Alexis
Vonouzoff, il avait fait connaître à Morel-Aubier, alerté déjà par une
note des _Indiscrétions Parisiennes_, qu’il possédait un dossier de
police touchant ses... erreurs sentimentales. Celui-ci avait signé la
nomination. Mais l’émotion avait été trop forte pour le ministre, il
était mort le lendemain matin d’une hémorragie cérébrale.

Elle avait les yeux fixes, un tic agitait ses lèvres:

--Pourquoi voulais-tu cette croix de commandeur?

Il expliqua que Léon, qui désirait s’assurer la collaboration de Sir
Alexis, avait consacré un budget de trois millions pour parvenir à ce
résultat.

Il y eut un silence pendant lequel ils perçurent le frémissement du vent
dans les hautes branches, les coups de bec attentifs d’un pic-vert et,
là-bas, tout là-bas, les sifflets alternés d’un train.

Puis elle dit:

--Alors c’est pour de l’argent que...

Elle aspira une bouffée d’air:

--... que tu l’as tué ou... que tu as provoqué sa mort?...

Il ne répondit pas.

La voix de la jeune femme changea, tout d’un coup, elle parut à
_Grand-Gosse_ venir de très loin:

--Jean, c’est fini nous deux...

--Nicole!

Il avait stoppé, sur le coup de l’émotion.

Mais elle:

--Et maintenant, adieu, dit-elle... Je reviendrai à l’hôtel en me
promenant. Toi, rentre à Paris.

Il la regardait l’air grave, avec plus rien dans son visage de ce
_Grand-Gosse_ qu’elle avait connu.

--Je ne te reverrai plus jamais? demanda-t-il?

--Jamais...

Alors, il se retrouva:

--Imbécile, dit-il.

Puis il ajouta:

--Non, mon petit, assez de tragique comme ça! Le voisinage de tous ces
arbres ne nous vaut rien. On se met à parler comme devant les portants
au théâtre. C’est idiot!... Allons, remonte en voiture. Je sais une
vieille auberge où nous mangerons d’un de ces petits poulets chasseur
dont tu me diras des nouvelles...

Et l’auto ayant démarré à nouveau, elle lui tendit les lèvres au risque
de provoquer un accident...


_Gournay-sur-Marne, Paris_--1922-1926.




    IMPRIMÉ SUR LES PRESSES
    DES IMPRIMERIES RÉUNIES
    DE MONTMARTRE, 63, RUE
    DU RUISSEAU, PARIS (18e).
    TÉL.: MARCADET 34-83.




Note du transcripteur

Les mots entre crochets: [d’autres--il n’en alla pas de même pour] sont
une proposition de reconstitution d’une ligne omise dans l’original.







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES "FAISANS" ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.