La tasse de saxe

By Jacques Bainville

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Title: La tasse de saxe

Author: Jacques Bainville

Release date: October 23, 2024 [eBook #74628]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TASSE DE SAXE ***





  JACQUES BAINVILLE

  LA
  TASSE DE SAXE


  PARIS
  BERNARD GRASSET
  61, RUE DES SAINTS-PÈRES




DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE

Jaco et Lori.




Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Bernard Grasset, 1928.




LA TASSE DE SAXE


J’ai connu une tasse, une très jolie tasse en vieux saxe, accompagnée de
sa soucoupe. Je me la rappelle très bien. Elle portait des giroflées
jetées sur la pâte d’un mouvement gracieux. Des coccinelles prêtes à
s’envoler étaient posées sur les bords. Et, derrière, on voyait, signe
d’authenticité, les deux épées bleues qui se croisent.

Autrefois il y en avait eu douze, et chacune était peinte d’une fleur
différente. Ce service avait appartenu à une reine qui prenait un jour
son thé lorsque le roi son mari lui annonça qu’il convoquait l’assemblée
du peuple. La reine, qui était pour l’autorité, entra dans une si grande
colère qu’elle en brisa la tasse aux tulipes. Et elle pleura quand elle
vit les morceaux de la porcelaine. «Ainsi, dit-elle, en sera-t-il du
trône de mon fils.»

La tasse aux violettes périt par la timidité d’un jeune prince le jour
où il déclara sa flamme à la dame d’honneur qui avait été choisie pour
le déniaiser. A peine avait-il dit: «Je vous aime», que cette docile
personne s’appuya sur lui tendrement. Le jeune prince fut si ému que ses
mains tremblèrent et le fragile chef-d’œuvre de Meissen joncha le
parquet de ses débris.

La tasse aux pavots fut mise à mal par l’usurpateur qui la jeta à la
tête d’un plénipotentiaire du roi de Prusse. Cette scène historique,
reproduite par la gravure, orne les biographies de l’illustre capitaine.

L’injure du temps est moins redoutable que la brutalité, la maladresse
et la négligence des hommes. Une à une, les pièces du service
disparurent. Lorsque le palais royal fut pillé, au lendemain d’une
insurrection, il ne restait plus que la tasse aux œillets et la tasse
aux giroflées. Un émeutier s’en empara et les mit dans ses poches.
S’étant enivré en route, il tomba, et, de la porcelaine aux œillets, ne
rapporta que des tessons. Sa femme prit les giroflées qui, par miracle,
étaient intactes. Mais n’ayant pas la conscience tranquille parce que
c’était le fruit d’un larcin, elle les cacha dans son armoire: «Pour que
je puisse, se dit-elle, vendre sans péril cet objet volé, il faudra une
guerre ou une autre révolution.»

Elle n’eut pas à attendre beaucoup. Car depuis qu’il y a des hommes, il
est rare qu’une génération ait eu le temps de disparaître sans avoir vu
une catastrophe ou deux. La ville étant assiégée par l’ennemi et le pain
étant devenu cher, la femme de l’émeutier porta la tasse chez un
brocanteur juif qui nia qu’elle fût de vrai saxe, se plaignit que le
commerce allât mal, et, à la fin, en offrit vingt sous.

Quand la paix fut venue et que la prospérité commença de refleurir, le
juif mit la tasse à son étalage dans l’idée de la vendre deux écus. Un
jour, ayant vu un monsieur décoré qui la regardait d’un air de
connaisseur, il décida de ne pas la céder à moins de vingt francs. C’est
alors que, pour la tasse aux giroflées, une carrière nouvelle s’ouvrit.

                   *       *       *       *       *

A l’approche du 1er janvier, M. de Mesnilblanc se souvint qu’il devait,
comme chaque année, un cadeau à Mme la marquise de Noirmoutier, sa
cousine. En passant devant la boutique du juif, il aperçut la tasse, en
fit l’emplette, et, l’accompagnant de chocolat et de ses vœux, il
l’offrit à la douairière. De même que la femme du révolutionnaire
pillard, la vieille dame rangea la tasse et se promit de la conserver en
souvenir de son cousin.

Quelques années plus tard, M. de Mesnilblanc étant mort, Mme de
Noirmoutier perdit ses scrupules. Elle était un peu avare, ou plutôt
économe de son bien, et elle conciliait les obligations du monde avec sa
haine de la dépense. Lorsque la jeune Irène de Mesnilblanc lui annonça
son mariage avec le vicomte de Manoirmoreau, Mme de Noirmoutier pensa
que la tasse et la soucoupe feraient, en raison de l’éloignement des
parentés, un présent de noces très convenable.

J’ai connu une femme qui ne pouvait assister à un mariage sans pleurer.
Que n’aurait pas dit la tasse si elle avait pu raconter tout ce qu’elle
vit à partir de ce jour-là! Devenue cadeau circulaire, elle passa de
main en main. Son destin l’enchaînait. «Marche, marche», disait-il. Et,
sans répit, elle continuait son tour. Dans les soirées de contrat, elle
reprenait sa figuration. Elle sut par cœur son Tout-Paris et s’éleva
presque à l’almanach de Gotha.

Lorsque le vicomte de Manoirmoreau épousa Irène, il n’y avait pas, dans
la société, de jeune homme plus vertueux. Chose rare pour un
sous-lieutenant, on disait même qu’il se mariait vierge. D’abord il aima
beaucoup Irène. Et puis, il fit comme il est dit dans le _Supplément au
voyage de Bougainville_: il se dissipa après qu’il se fut appliqué.
Irène apprit son malheur, et, s’estimant offensée, se retira dans sa
famille. Plus tard, elle comprit mieux la vie et s’aperçut qu’il
resterait peu de ménages si toutes les femmes trompées prenaient au
tragique les cas comme le sien.

Cependant la communauté se liquida. Et aucun des époux ne voulut de la
tasse qui, avec les fiançailles et les noces, ne rappelait que d’amers
souvenirs. Les giroflées furent vendues aux enchères publiques.

Elles retournèrent chez un antiquaire de la rue Tronchet qui en demanda
cinq louis à M. Delapaume, le célèbre raffineur. L’antiquaire avait
deviné tout de suite que M. Delapaume voulait mettre cinq louis à un
cadeau et qu’il avait arrêté ce chiffre dans sa tête avant d’avoir
ouvert la porte du magasin. Il essaya pourtant de marchander, mais
l’antiquaire avait l’habitude de la clientèle riche: «Pour un autre que
vous, dit-il, ce serait cent cinquante francs.» Bien que ce manège ne
lui fût pas nouveau, M. Delapaume se sentit flatté et n’insista pas.

Il commanda un écrin pour la tasse, mit dedans sa carte et celle de Mme
Delapaume, et l’envoya à Mlle Durand de l’Aube, de la grande famille des
Durand de l’Aube, qui épousait le fils du baron Minard, banquier et
administrateur de sociétés diverses. La soirée de contrat fut éclatante.
On y voyait les plus belles perles, sinon les plus belles épaules. Et,
parmi la foule des cadeaux, les giroflées se firent des relations
qu’elles revirent toujours avec plaisir. Car, semblables aux étoiles qui
naviguent de concert dans l’espace, les présents de noces obéissent à la
loi de gravitation de la société.

Les Dupont de l’Aube n’avaient pas de moins fortes traditions que les
Minard. Ces deux familles, dont l’une s’était enrichie par les biens
nationaux et l’autre dans les fournitures de guerre, joignaient à
l’esprit d’acquisition l’esprit de conservation qui est encore plus
précieux. La tasse fut mise dans une vitrine où elle resta quelques
années. Les objets eux-mêmes connaissent le calme dans les maisons
rangées et dans les ménages unis. La paix et la prospérité domestiques
ne vont pas sans ordre, de même que l’ordre ne va pas sans un peu de
calcul et de restriction.

Cependant, en elle-même, la jeune baronne Minard méditait de rendre la
tasse à sa destination primitive et d’en faire don à d’autres époux.
Elle attendait seulement que le temps moral fût écoulé. L’occasion lui
sembla venue lorsque M. Cornet des Angles, sous-directeur du Crédit
général, unit ses jours à ceux de Mlle Malenpièce, fille du puissant
armateur. Au bout de six mois, ce couple harmonieux, considérant que ses
frais de premier établissement avaient été lourds, fit l’économie d’une
dépense aux fiançailles d’Anatole de Courtepointe et de Berthe de
Longpré.

Je revis la tasse aux giroflées à l’exposition des cadeaux. C’était un
très beau mariage. Les Longpré, dont Quenu était le vrai patronyme,
étaient justement fiers d’une alliance avec les Courtepointe, parmi
lesquels on comptait un duc. Cependant Anatole avait des dettes et il
était joueur. La dot opulente de Berthe fut mangée en peu de temps. Les
Quenu se lassèrent de payer les créanciers. Le papier timbré parut,
l’huissier instrumenta. A la requête de M. Amidieu, usurier et
bookmaker, la tasse fut saisie avec le bâton fleurdelisé du maréchal de
Courtepointe, une mèche des cheveux du grand dauphin, l’éventail de
Marie Leczinska et quelques autres souvenirs historiques auxquels
Anatole n’attachait qu’un médiocre prix.

                   *       *       *       *       *

Pour la tasse revenue chez l’antiquaire, ce fut le principe de nouvelles
courses dans le monde, et, aux expositions rituelles de présents
nuptiaux, de rencontres avec des objets voués au même sort et qu’elle
avait toujours plaisir à revoir. Il y avait un plat de vieux Vincennes,
son voisin ordinaire, avec qui elle échangeait des souvenirs. Elle
souriait à une tabatière qui avait appartenu à Napoléon ou qui, du
moins, le prétendait. Elle reconnaissait de loin une pièce de Malines,
une miniature qui était un faux Isabey et plusieurs ongliers.

C’est ainsi qu’elle entra chez M. du Châtelet. Ce gentilhomme n’avait
pas craint d’épouser la spirituelle Alyette de Chantecœur qui avait
dix-sept ans de moins que lui. Alyette aimait les lettres et les
sciences auxquelles son mari, grand chasseur, n’entendait rien. Elle
versait même un peu dans l’astronomie. Un jour, à des signes non
équivoques, M. du Châtelet découvrit que sa femme entretenait une
liaison coupable et adultère avec M. Daniel Bonnefoi, philosophe qui
dînait en ville, auteur de travaux célèbres sur l’intuition
différenciée.

M. du Châtelet, qui était sanguin et violent, entra dans une grande
colère quand il se fut assuré de son infortune. Il songea d’abord à tuer
sa femme. Mais cette idée, aussitôt traduite en image, lui répugna et
fut remplacée par cette autre qu’il aurait beaucoup plus de plaisir à
tuer M. Daniel Bonnefoi dont, au surplus, les propos obscurs et
prétentieux l’impatientaient. Cependant, comme il méditait sur le choix
de l’arme avec laquelle il vengerait son honneur, un souvenir lui revint
en tête. M. du Châtelet, qui lisait peu, avait pourtant retenu, de je
ne sais quel auteur, cette phrase qui s’appliquait à son
arrière-grand-oncle: «Voit-on M. du Châtelet levant sur M. de Voltaire
un poignard romantique et homicide?» Ce rapprochement historique fit
sentir au mari outragé le surcroît de ridicule qu’il encourait. Il vit
la difficulté d’expliquer au cercle l’assassinat du philosophe. Et il en
perdit le goût du meurtre et du sang.

Néanmoins il restait agité, avec une forte envie de briser quelque
chose. Comme il arpentait son salon au milieu de réflexions confuses, il
aperçut la tasse aux giroflées et il lui sembla qu’elle le regardait
ironiquement. Cet objet lui rappelait le jour où il avait donné son nom
à l’infidèle. Il fut pris soudain de haine pour la tasse et il eut
envie, pour calmer ses nerfs, de la jeter contre la cheminée. Mais,
ayant renoncé au crime passionnel, il lui parut mesquin de détourner sa
fureur sur la porcelaine innocente qui, ce jour-là, fut sauvée.

M. du Châtelet dévora son affront et en prit son parti, sur le modèle de
son sage grand-oncle, laissant au temps le soin d’arranger tout. Et il
arriva que le mariage de M. Daniel Bonnefoi, élu depuis peu membre de
l’Académie des sciences morales, fut annoncé. M. Daniel Bonnefoi
épousait Esther Rubenson, dont la mère tenait aussi un salon
philosophique. M. du Châtelet, se rappelant la circonstance dans
laquelle il avait failli être assassin, puis vandale et iconoclaste,
proposa à sa femme de donner la tasse aux nouveaux époux.

J’étais là le soir où, chez Mme Rubenson, Paris défila devant les
cadeaux. Toujours fraîches et pimpantes, les giroflées étaient à leur
poste, heureuses de revoir tant d’êtres familiers, jusqu’à l’homme de
police déguisé en homme du monde qui veille sur les pierreries.

Alyette aussi était là. La colère et le dédain la rendaient plus belle
encore. Et, dans ses mains nerveuses, elle tenait un long éventail
topaze dont les plumes vibraient comme des flammes. A un moment, elle se
trouva près de M. Daniel Bonnefoi et lui adressa ces mots vengeurs:

--Mes compliments, mon cher, votre philosophie fait des consciences
souples et des idéalistes pratiques. Le parasitisme vous a mené loin.
Savez-vous le nom que vous méritez?

M. Daniel Bonnefoi devint cramoisi et redouta qu’Esther Rubenson eût
entendu ce propos. Il balbutia quelques protestations d’un air si piteux
qu’Alyette, saisie de dégoût, le quitta en lui disant d’aller dormir
avec sa juive. Cependant elle lui tourna le dos si brusquement que
l’éventail topaze, balayant la table, enveloppa dans ses plis la tasse
aux giroflées qui alla se briser contre le plat de vieux Vincennes avec
un sec tintement.

Je vis le désastre. La dernière survivante du service royal avait fini
sa carrière. Et comme je regardais les restes de la tasse, M. du
Châtelet, à qui cette petite scène n’avait pas échappé, s’approcha de
moi et me dit:

--Elle était fragile comme la fidélité des femmes, comme la constance
des hommes, comme le bonheur. Et il ne lui restait rien à apprendre sur
notre pauvre humanité.




POLIOUTE


Il était garçon chez Levreau, marchand de vin, et il portait un tablier
de serpillière. Le père Levreau préparait pour les cochers de la cuisine
bourgeoise, et, parfois, des messieurs retenaient la petite salle du
fond où ils dînaient en partie fine. On venait là pour le poulet sauté.
On y buvait un Fleurie qui sentait vraiment la fleur. Et les habitués
taquinaient Polioute.

Il est temps de dire l’origine d’un surnom qui était toute son histoire.

Sous le règne de Napoléon III, Joseph Gendron était venu de son village
pour faire son service au fort de Vincennes. Il n’avait pas d’ambition,
ou plutôt, préférant les corvées domestiques à la servitude militaire,
son désir était d’être ordonnance de son capitaine. Quand il était
parti, sa mère lui avait dit: «Surtout, Joseph, ne va pas de l’avant.»
Gendron, canonnier, suivait ce conseil de prudence. Son esprit était
simple. Il prenait le temps comme il venait. Son plaisir était, le
dimanche, de retrouver, dans le bois, des payses qui étaient nourrices,
ayant fauté. Et, tandis qu’elles allaitaient l’enfant des maîtres, il
chatouillait d’une petite branche de troène le globe veiné de leur sein.

Un soir qu’il avait une permission de minuit et un peu d’argent que lui
avait envoyé sa grand’mère, il dîna chez Levreau, non loin du
Luxembourg. Levreau était aussi du pays. Il reconnut l’artilleur, lui
demanda des nouvelles de sa famille, le servit bien et lui donna un
billet de seconde galerie pour l’Odéon. Car le chef de claque comptait
parmi les clients du marchand de vin.

Jamais Joseph Gendron n’était allé au spectacle. Il regardait la salle
d’un air gêné et curieux. Et il fut tout yeux, tout oreilles quand le
rideau se leva, les trois coups frappés.

La scène représentait une maison avec de grandes colonnes, une maison
comme il n’en avait jamais vu et qui lui rappelait l’église de son
village. Là se promenaient des personnages qui lui rappelaient aussi
ceux du Chemin de Croix, les uns à cause de leur toge, les autres à
cause de leur casque. Et les comédiens prononçaient des paroles qui
parurent belles à l’artilleur parce qu’elles étaient nobles, fortes et
cadencées.

Bientôt il ne remarqua plus ni le décor, ni les costumes, ni la taille
majestueuse et les bras blancs de la principale actrice, ni la musique
de l’alexandrin. Il participait de toute son âme à l’histoire qui se
passait sous ses yeux.

C’était une dame qu’un officier sans fortune avait aimée, et le père, un
gros bonnet du temps, n’avait pas voulu du mariage. Quand l’officier
revenait, après s’être couvert de gloire dans une bataille, son
amoureuse en avait épousé un autre, un prince étranger. Celui-là, elle
l’aimait par devoir. Et voilà que l’officier, l’ayant revue, apprend
qu’elle est mariée. Il se retire par délicatesse. Mais le mari n’est pas
moins généreux. C’est un chrétien qui veut renverser les idoles et
mourir pour sa foi. Il a connu l’ancien amour de sa femme. Qu’elle soit
heureuse avec celui qu’elle avait choisi. Lui, il aura la palme du
martyre. Alors la belle dame aux bras blancs s’aperçoit que son mari est
un héros. Elle partage sa croyance. Elle aspire à le rejoindre au ciel.
Et tous ceux qui ont vu comme elle cette mort admirable sont émus ou
convertis, même le beau-père, le préfet, qui, par ordre du gouvernement,
a envoyé son gendre au supplice.

Quand le rideau fut tombé sur le cinquième acte, le canonnier Gendron
était tout chaud d’enthousiasme. Le sublime l’avait touché.

«C’est une chose assez connue que Corneille ayant lu sa tragédie de
_Polyeucte_ chez Mme de Rambouillet, où se rassemblaient alors les
esprits les plus cultivés, cette pièce y fut condamnée d’une voix
unanime, malgré l’intérêt qu’on prenait à l’auteur dans cette maison.
Voiture fut député de toute l’assemblée pour engager Corneille à ne pas
faire représenter cet ouvrage. Il est difficile de démêler ce qui a pu
porter les hommes du royaume qui avaient le plus de goût et de lumières
à juger si singulièrement: furent-ils persuadés qu’un martyr ne pourrait
jamais réussir sur le théâtre? C’était ne pas connaître le peuple.»

Ainsi parle l’auteur de fameux commentaires, et le canonnier lui donnait
raison. Joseph rentra au fort, l’esprit possédé du drame cornélien, les
oreilles bourdonnantes des vers héroïques. Et quand ses camarades
racontèrent l’emploi de leur permission, il dit qu’il avait été au
théâtre.

--Qu’as-tu vu? lui demandèrent-ils.

Il répondit gravement:

--J’ai vu _Polioute_, et je voudrais le voir encore.

C’est ainsi que, toute sa vie, le sobriquet lui en resta. Car il ne
réussit jamais à prononcer correctement le nom difficile du saint dont
Siméon Métaphraste a rapporté le martyre.

Le mois d’après, l’artilleur rendit visite à M. Levreau, son «pays». Il
lui parla de «Polioute», à quoi le restaurateur n’entendit rien. Il
comprit seulement que Joseph aimait le théâtre, et lui promit, avec
l’aide du chef de claque, de lui donner d’autres billets.

--Vous êtes bien honnête, dit l’artilleur. Mais jouera-t-on «Polioute»?

On ne joue pas souvent cette tragédie chrétienne sur les théâtres
subventionnés. Joseph Gendron était venu trop tard pour y connaître
Rachel, et son temps prit fin sans que _Polyeucte_ eût reparu sur
l’affiche.

Quand il fut près d’être libéré, il revit Levreau, dont la boutique
prospérait, et qui, ayant besoin d’aide, lui proposa d’entrer à son
service. Joseph accepta, dans l’espoir de revoir «Polioute».

Il surveillait le journal et les colonnes où les spectacles sont
annoncés. Et il était triste lorsqu’ayant lu le programme de la semaine,
il n’y trouvait pas sa tragédie.

--Qu’est-ce qu’ils font donc?» disait-il entre ses dents. Car il ne
concevait pas qu’une si belle pièce ne fût pas jouée tous les soirs.

On la joua pourtant, un 15 août, pour la fête de l’empereur. Le
spectacle était gratuit. Polioute demanda congé à son patron, et, dès
l’aube, s’étant muni de pain et de saucisson, il faisait queue aux
portes du Théâtre-Français. Enfin il retrouvait ses héros, la sphère
sublime où, d’un coup d’aile, le vieux Corneille l’avait élevé. Hors de
lui, hors du monde, il suivit le drame avec ferveur. Il y retrouvait son
émotion première. Il y découvrait de nouvelles beautés. A la sortie, il
n’imita pas le vulgaire qui se pressait à la porte des artistes pour
apercevoir Beauvallet et Mlle Favart. Il regagna le Luxembourg et sa
mansarde, gardant son extase comme un croyant qui porte son dieu.

Il venait chez Levreau un professeur que Polioute intéressait. Exilé de
l’Université pour quelques vices dont l’ivrognerie était le moindre, M.
Laverdure gardait le goût des belles-lettres.

--Mon ami, dit-il au garçon qui lui servait à ce moment une côtelette de
veau, Corneille a fait d’autres tragédies que _Polyeucte_. On les joue
aussi plus souvent. Allez voir _Le Cid_, _Horace_, _Cinna_, puisque vous
aimez le grand art.

Mais Joseph Gendron n’aimait pas l’art. Et il n’avait pas de curiosité
littéraire. Il n’avait pas de religion non plus. Il se méfiait même des
prêtres et il lisait _Le Siècle_, comme tout le monde. Joseph Gendron
était en tout comme tout le monde, à cela près qu’un soir il avait été
saisi du frisson sacré et qu’il voulait retrouver ce frisson, comme s’il
eût, par hasard, surpris la chaste Diane au bain et qu’il eût désiré
entrevoir encore la déesse.

Cependant, il dispensait avec zèle le poulet sauté et le Fleurie. Il
traçait sur l’ardoise des additions exactes. Il était probe, laborieux,
économe. Ses parents, étant morts, lui avaient laissé au pays un peu de
bien. Il ne se fâchait jamais quand les clients l’appelaient Polioute.
Et c’est pourquoi, aussi bon administrateur et bon père que Félix,
sénateur romain et gouverneur d’Arménie, Levreau pensa que son
auxiliaire était le mari qui convenait à sa fille Héloïse.

En dépit d’un nom fait pour les grandes amours, Héloïse ne ressemblait
pas à Pauline, telle, du moins, qu’à l’aide de savants artifices, les
tragédiennes la figurent sur la scène. Son nez, loin d’être grec, était
camus. Sa taille était courte et ses bras rouges à force de laver la
vaisselle. Joseph Gendron la prit telle qu’elle était, avec l’enseigne
de la maison, la clientèle, les recettes et la cave, car il restait au
fond de lui-même un paysan âpre au gain.

Par tendresse conjugale, Héloïse, indulgente à la manie de son époux, et
en outre curieuse, voulut voir ce fameux _Polyeucte_. On y alla le 6
juin 1870. Mlle Devoyod, au jugement des amateurs, dit: «Je vois, je
sais, je crois», presque aussi bien que Rachel. Laroche lança d’une voix
inspirée: «A la gloire!» Mais Héloïse déclara qu’elle s’était mieux
amusée au _Pied de Mouton_.

                   *       *       *       *       *

La guerre et le siège donnèrent à Polioute des distractions puissantes.
Il fut enrôlé dans les compagnies de marche avec les citoyens de son
âge. Durant les longues heures de garde, il pensait à son restaurant qui
périclitait par la rareté des subsistances. Et, pour chasser ses idées
noires, il évoquait sa tragédie, la rampe illuminée, le frémissement des
spectateurs lorsque le nouveau chrétien entraînait Néarque dans le
temple des faux dieux.

Ce n’était pas que Joseph Gendron eût pour lui-même soif du martyre. Il
se rappelait ce que sa mère lui avait dit autrefois quand il était parti
pour le service, et il évitait d’aller de l’avant.

La guerre finie, il se félicita que, grâce à sa prudence, aucune balle
prussienne n’eût rencontré un de ses viscères. L’ordre étant rétabli, il
recommença d’alimenter et d’abreuver ses contemporains. Alors, ayant
repris ses habitudes dans la monotonie des jours, le désir lui revint de
voir _Polyeucte_, un désir aussi jeune et aussi fort qu’après son
initiation. Mais en vain, d’un œil appliqué et peu familier avec la
lecture, explorait-il les colonnes Morris. Le drame chrétien était
délaissé.

Cependant, les habitués du poulet sauté et du Fleurie avaient reparu. On
voyait parfois M. Laverdure, devenu journaliste, et qui dînait là avec
des confrères. Gendron, sachant que le professeur avait acquis de
l’importance, s’enhardit un jour à lui demander un service. Les gazettes
ne pourraient-elles pas se plaindre qu’on représentât si peu le
chef-d’œuvre cornélien?

--Il est étrange, en effet, que nous soyons privés de cette
bondieuserie, remarqua ironiquement M. Laverdure qui travaillait dans la
libre pensée. Lorsque la France est vouée par son gouvernement au
Sacré-Cœur, il faudrait que la scène aussi fût sanctifiée et que le
personnel des théâtres subventionnés se convertît.

--Ne vous étonnez pas, dit un autre dîneur, son compagnon, qui avait la
mine rubiconde, des yeux myopes et qui paraissait connaître l’art
dramatique. La loi des contrastes veut qu’on ne reprenne pas _Polyeucte_
en ce moment-ci, justement parce que nous sommes sous le règne de Mgr
Dupanloup. Sous Louis XV, qui avait chassé les Jésuites, cette tragédie
sacrée a été jouée deux fois plus que sous le pieux roi Louis XVI. On
l’a jouée dix fois seulement de 1814 à 1830, c’est-à-dire quand des
missions d’hommes noirs parcouraient la France pour la rendre au Christ,
mais quarante et une fois de 1830 à 1848, lorsque, le roi n’étant pas
dévot, la bourgeoisie retournait à la messe. Mon ami, conclut Francisque
Sarcey en s’adressant au marchand de vin, si jamais le bien-aimé Henri V
remonte sur son trône, vous n’aurez pas souvent l’occasion d’aller à la
Comédie.

La prophétie se réalisa en ce sens que, la monarchie catholique ne
s’étant pas faite, une reprise de _Polyeucte_ eut lieu aussitôt. Joseph
Gendron, qui venait de voter pour M. Barodet, républicain radical,
applaudit aux débuts de Dupont-Vernon, qu’il retrouva plus tard quand
Silvain rajeunit le rôle de Félix. Quelques années après, le soir où,
pour le deuxième centenaire de la mort de Pierre Corneille, Mounet-Sully
cueillit la palme du martyre, fut peut-être le plus beau de la vie de
Polioute.

Le temps passa. Du Théâtre-Français à l’Odéon, Joseph Gendron ne perdit
pas une représentation de sa tragédie. L’âge n’éteignait pas son
enthousiasme. Il n’affaiblissait pas sa passion. Et il advint qu’en la
dernière année du siècle, le 6 juin toujours, deux cent
quatre-vingt-quatorzième anniversaire de la naissance du poète, Joseph
Gendron, surpris par une averse, prit froid en sortant du théâtre. Le
lendemain, le temps étant clair, et tel qu’il convient, il en profita
pour mettre en bouteilles une barrique de Fleurie. Il remonta de la cave
avec une grosse fièvre, s’alita et ne se releva plus.

Dans les rêves confus de l’agonie, il repassait sa vie, il revoyait sa
jeunesse, son village, Vincennes et le bois aux belles nourrices, le
père Levreau, le restaurant, M. Laverdure qui était devenu ministre. Et,
surtout, la seule littérature qu’il eût connue emplissait son esprit
d’images grandioses qui luttaient avec les ombres de la mort. Polyeucte
et Sévère rivalisaient de noblesse d’âme. Pauline s’éveillait à la foi
et à l’amour. Félix lui-même était touché par la grâce. Et là-haut, des
anges, aux sons d’une musique céleste, accueillaient les martyrs.

--Joseph, dit Héloïse qui s’était approchée de son lit, c’est monsieur
le curé qui voudrait te voir.

Il eut encore la force de répondre:

--Tu sais bien que j’ai défendu qu’on l’appelle.

Il tourna la tête du côté du mur, comme pour ne pas voir le prêtre. Et
il expira en murmurant: «Polioute!»




LA COUTUME DES SAMNITES


Quand le prince Tanore eut succédé à son père sur le trône de l’Inde, il
résolut de réformer son royaume.

--Je suis souverain absolu, se disait-il, C’est ce qui me donne le moyen
de marcher hardiment vers le progrès. Je n’ai pas à craindre
l’opposition que rencontrent dans les régimes populaires les idées
généreuses et hardies. Je montrerai au monde que le meilleur des
gouvernements est le despotisme éclairé.

Le prince Tanore avait étudié à l’École des Sciences politiques. Il y
avait lu nos auteurs. A l’institut de la rue Saint-Guillaume, il avait
appris à admirer Montesquieu. L’_Esprit des Lois_ était son livre de
chevet. De cet ouvrage célèbre, il avait retenu, entre autres choses,
les chapitres sur le mariage qui recommandent un usage des anciens
Samnites introduit par Platon dans ses lois. Le prince Tanore savait par
cœur ce passage du grand législateur français:

  BELLE COUTUME DES SAMNITES.--_Les Samnites_, dit Montesquieu, _avaient
  une coutume qui, dans une petite République, et surtout dans la
  situation où était la leur, devait produire d’admirables effets. On
  assemblait tous les jeunes gens et on les jugeait. Celui qui était
  déclaré le meilleur de tous prenait pour sa femme la fille qu’il
  voulait; celui qui avait les suffrages après lui choisissait encore;
  et ainsi de suite. Il était admirable de ne regarder entre les biens
  des garçons que les belles qualités et les services rendus à la
  patrie. Celui qui était le plus riche de ces sortes de biens
  choisissait une fille dans toute la nation. L’amour, la beauté, la
  chasteté, la vertu, la naissance, les richesses même, tout cela était,
  pour ainsi dire, la dot de la vertu. Il serait difficile d’imaginer
  une récompense plus noble, plus grande, moins à charge à un petit
  État, plus capable d’agir sur l’un et sur l’autre sexe._»

C’est pourquoi le nouveau souverain de l’Inde décida qu’un concours
serait ouvert dans sa ville capitale de Kimourloc. Les jeunes gens les
plus distingués par leur vertu y prendraient part. Les anciens seraient
les juges. Et, selon la coutume admirable des Samnites, chacun des
lauréats, dans l’ordre où ils seraient désignés, choisirait la jeune
vierge dont il aurait le désir.

C’est en vain, que dans le conseil du trône où les lois étaient
préparées, le ministre Samar avait élevé une protestation respectueuse.

--Sans doute, disait-il, depuis le règne lumineux du défunt monarque,
l’égalité est-elle la règle du royaume. Nous avons aboli les castes,
opprobre de l’Inde. Cependant il subsiste des différences entre les
habitants de Kimourloc. Et la coutume des Samnites, toute noble et juste
qu’elle est, nous expose à des unions mal assorties qui troubleraient
l’ordre social. J’ai blanchi au service de l’État. Je sais que les mœurs
sont longues à céder aux volontés du législateur. Je supplie Votre
Majesté de prévoir une période de transition avant d’appliquer à
l’ensemble du royaume une loi dont le texte samnite ne nous est pas
connu et qui n’avait pas d’inconvénients dans la République de Platon,
laquelle est restée idéale.»

Le prince Tanore demanda sèchement au ministre s’il avait étudié chez
les sages de la rue Saint-Guillaume. Samar dut répondre qu’il n’avait
fréquenté que l’école des derviches. On passa outre à ses observations
et il fut le premier à mettre sa signature au bas du décret royal.

                   *       *       *       *       *

A quelque temps de là, le concours fut ouvert. On y vint de toutes les
provinces de l’Inde. Le prince Tanore présidait. Et, près de son trône,
était assise sa sœur Gandour dont la beauté était si parfaite que les
regards ne pouvaient s’en détacher.

Le premier candidat qui fut désigné s’appelait Baduc. C’était un ancien
combattant de la guerre contre les Mongols. Il s’y était couvert de
gloire, ayant abattu cent ennemis de sa main. Revenu dans son village,
il travaillait de son métier de vannier et nourrissait sa mère infirme
et son vieux père aveugle.

Une acclamation immense apprit au tresseur de joncs qu’il était l’homme
le plus brave et le plus vertueux du royaume. Le prince Tanore voulut
lui remettre lui-même le diplôme, puis le ministre Samar dit à Baduc:

--Maintenant, ô le plus fortuné des sujets de notre prince, selon la
coutume des Samnites, devenue loi de Kimourloc, choisis pour épouse,
parmi toutes les filles de ce pays qui ne sont pas encore engagées dans
les liens du mariage, celle qui te plaira le mieux.

Alors, Baduc, tournant un œil étonné (car il avait perdu l’autre à la
bataille), vers le roi et son ministre, demanda:

--C’est-il sérieux?

Tanore et Samar, d’un signe grave de la tête, l’assurèrent que oui. Et
Baduc qui, depuis le commencement de la cérémonie, n’avait pas, de son
œil unique, cessé d’admirer la princesse Gandour, tendit la main vers
elle et s’écria:

--Celle que je choisis pour ma femme, la voici!

A ces mots, la belle Gandour s’évanouit, tandis que l’indignation et la
colère empourpraient le front royal de Tanore. Sa première idée fut
d’envoyer l’audacieux au supplice. Cependant le peuple saluait Tanore,
Gandour et Baduc de mille cris d’allégresse.

--Seigneur, dit tout bas le ministre Samar, il y aura moyen d’arranger
tout cela. Les lois fondamentales interdisent le mariage des personnes
de votre sang divin avec des êtres de race impure. Nous pouvons aussi
faire disparaître l’insolent Baduc avant la célébration du mariage.

Samar était fertile en ressources, savant et dévoué. Mais il avait le
tort, chaque fois que l’événement lui donnait raison, de faire remarquer
qu’il l’avait bien dit. Tanore, de son côté, avait autant d’entêtement
que d’amour-propre. Il lui en coûtait encore plus de se démentir devant
tout le monde que de donner sa sœur à un vannier. Aussi, prenant la main
de Gandour, qui frémit de honte et d’horreur, la mit-il dans celle de
Baduc. A cette vue, la jubilation de la foule redoubla et flatta
agréablement le cœur de Tanore.

Puisque c’était la loi, puisqu’il était le plus vertueux et le plus
brave, Baduc ne s’étonnait pas que la plus belle des princesses lui fût
échue en partage. Cependant le concours continuait et plusieurs
candidats furent désignés par ordre décroissant de mérite. Avant de dire
ce qui arriva à chacun d’eux, il convient d’achever l’histoire de Baduc.

                   *       *       *       *       *

Lorsque le cortège royal fut rentré au palais, la princesse Gandour se
jeta aux pieds de son frère, et, les arrosant de ses larmes, le supplia
de ne pas la livrer à ce vilain borgne, tresseur de nattes et de
paniers. Tanore poussa un grand soupir et détourna les yeux. Il répondit
qu’il ne pouvait pas violer la loi qu’il avait faite, et les
réjouissances du mariage furent annoncées.

La princesse Gandour s’abandonna d’abord à son chagrin. Elle regardait
avec désespoir son cou de cygne, ses bras de neige, ses seins d’albâtre
ornés de deux pointes de rubis et se lamentait sur sa beauté qu’allait
saccager un malotru. Plus grande encore était sa peine de partager les
jours d’un rustre. Elle maudissait Platon, les Samnites et l’_Esprit des
Lois_, lorsque Samar parut.

--Princesse, dit-il, que la volonté souveraine soit accomplie. Votre
Grâce doit être l’épouse de Baduc. Elle le sera devant les tables de la
loi et les saints autels. Mais toute femme est libre du don de son
corps. Un mariage qui n’est pas consommé est nul.

Discrètement, Samar se retira sans en avoir dit davantage. Gandour,
cependant, médita les paroles du vizir et elle arrêta sa résolution dans
son cœur. Aussi accueillit-elle en souriant sa nourrice, venue à son
tour pour lui prodiguer des conseils.

--Chère princesse, lui dit la vieille, je ne puis croire que tu trouves
ton plaisir avec ce vilain borgne. Refuse-lui ce qu’il te demandera.
S’il ose t’approcher, serre tes bras contre ta poitrine et tes genoux
l’un contre l’autre. S’il prétend obtenir par la force ce que tu ne lui
auras pas accordé de bonne grâce, appelle-moi, je viendrai à ton aide.

--Ton avis n’est pas mauvais, ô nourrice, répondit la princesse.
Pourtant je ne crois pas avoir besoin de ton secours. Mais tiens-toi
près d’ici avec les eunuques, et, si tu m’entends crier, entre sans
retard.

Lorsque les cérémonies eurent été célébrées et que Baduc se trouva seul
avec la divine Gandour, il se crut le plus heureux des hommes. Mais
quand il fut assis près de son épouse, elle le regarda d’un tel air
qu’il se sentit un peu gêné. Il pensa à part lui qu’il serait plus à son
aise en face de cent cavaliers mongols.

--Qu’espérez-vous de moi? lui dit Gandour avec hauteur.

--Que vous soyez ma femme, répondit Baduc.

--Y compteriez-vous, par hasard? fit encore la princesse avec une moue
de dédain.

A ces mots, la timidité de Baduc fit place à la fureur. Il saisit
Gandour par les poignets en la regardant terriblement de son œil unique.
Mais elle eut un sourire si méprisant que le pauvre Baduc lâcha prise.

Cette nuit-là, Gandour alla dormir auprès de sa nourrice, tandis que
Baduc, qui se morfondait sur un sofa, commençait à penser qu’il avait
commis une sottise en épousant la sœur du roi. Et quand le jour fut
venu, les eunuques, ayant su par la nourrice tout ce qui était arrivé,
se rendirent auprès de Baduc. Ils le félicitèrent d’avoir tenu entre ses
bras la plus belle de toutes les princesses et l’appelèrent le plus
fortuné des mortels.

Baduc n’osa pas dire le contraire. Mais il passa la deuxième nuit de ses
noces aussi tristement que la première. Car ayant bu, pour se donner du
courage, beaucoup d’un vin délicieux qui lui avait été servi à la
collation du soir, il tomba dans un sommeil profond.

Gandour, qui était allée danser avec le prince du Bengale, rentra fort
tard. Quand elle vit en état d’ivresse celui qui était son mari sans
l’être, elle appela sa nourrice et les eunuques. Ils coiffèrent Baduc
d’un bonnet d’âne, comme il est d’usage à Kimourloc pour les hommes qui
se livrent à l’ivrognerie.

Baduc, en se réveillant, eut honte de lui-même. Il se dit que la
violence ne servait à rien avec les femmes et que mieux valait leur
plaire. Mais il ne pouvait offrir à Gandour que son diplôme, un œil et
de petits travaux de vannerie. Il se sentit découragé. Et quand le
soleil descendit sur l’horizon, une crainte lui vint d’affronter encore
la mine altière de Gandour. Il pensa à ses vieux parents, au village où
il était honoré et heureux. Alors, discrètement, il se glissa le long de
la terrasse, et s’enfuit dans l’ombre sans regarder derrière lui.

                   *       *       *       *       *

Le jeune homme vertueux auquel le jury avait décerné la seconde place
était scribe chez un changeur. Il mérita le prix parce qu’il avait
dénoncé un spéculateur chinois qui jouait contre la monnaie de l’Inde.
Or, tout en comptant des roupies et des taëls, Yokim rêvait à ces êtres
d’une essence supérieure qui composent des vers et rien ne lui semblait
plus noble qu’un auteur. Aussi, lorsqu’il fut averti qu’il pouvait
choisir entre toutes les vierges de Kimourloc, sauf la sœur du roi, déjà
prise par Baduc, il s’écria sans hésiter:

--Mon cœur désire la poétesse Leïla.

Vus de trois quarts et flattés, les traits de Leïla étaient souvent
reproduits par les gazettes qui la nommaient la Muse de l’Inde. Tout le
monde écrivait dans sa famille. Elle-même était née d’un père illustre
dont les livres étaient récités dans les écoles par les enfants.

Au contraire de Gandour, Leïla fut fort aise de devoir un mari à la
coutume des Samnites et le scribe du changeur lui parut fort joli.
Elle-même était maigre et jaune avec un grand nez pointu, des cheveux
noirs et rudes comme des crins. Yokim fut d’abord un peu déçu. Mais il
n’osa pas s’avouer à lui-même qu’il s’était peint autrement la poétesse
Leïla.

Si les nuits d’Yokim furent mieux remplies que celles de Baduc, ses
jours ne furent pas plus fortunés. En premier lieu, il lui fut interdit
de goûter Valmiki et Rabindranath Tagore. Il devait admirer sans relâche
et sans réserve le génie de Leïla et celui de son père. Vingt fois entre
le lever et le coucher du soleil on lui faisait sentir combien il était
indigne de l’honneur d’avoir pour épouse une poétesse illustre, fille du
chantre le plus célèbre que le siècle eût produit.

Yokim était excédé. Il s’ajoutait à son ennui que la maison était mal
tenue et les repas détestables, qu’il ne retrouvait pas ses turbans et
que son linge était en loques. Inspirée du ciel, Leïla négligeait les
soins vulgaires du ménage.

Elle prétendait aussi que le génie a des droits dont le premier est
celui de la passion. Yokim fut, en peu de temps, le mari le plus trompé
de l’Inde. Il en conçut une grande mélancolie.

Un jour, il fut las de mal manger, de compter les amants de sa femme,
d’être la risée des petits journaux, d’admirer les poèmes amoureux de la
jaune et ardente Leïla, d’être le gendre du plus illustre aède du
siècle. On le retrouva au fond d’un puits. Sur le bord, pour que nul
n’en ignorât, il avait laissé ses sandales enveloppées d’un parchemin où
se lisait ce suprême conseil:

«N’épousez jamais une femme de lettres!»

                   *       *       *       *       *

Quant au troisième lauréat du concours institué par le prince Tanore
selon la coutume des Samnites, c’était un pauvre pêcheur qui avait sauvé
plusieurs personnes au péril de sa vie. Lorsqu’il sut qu’il pouvait
prendre pour femme, parmi toutes les jeunes filles du pays, sauf
cependant Gandour et Leïla, celle qui lui plairait le mieux, Sakatlava
resta muet, parce qu’il n’avait jamais eu l’idée d’un choix pareil.
Cependant, comme on le pressait de se prononcer, il s’écria:

--Je veux en mariage la fille de Zacari.

Zacari, financier fameux, possédait des richesses si grandes qu’elles
étaient devenues proverbiales. De même que nous disons riche comme
Crésus, on disait à Kimourloc riche comme Zacari. Seulement il se trouva
que Zacari n’avait pas de fille, détail ignoré de Sakatlava, lequel
n’était pas au courant du tout-Kimourloc. Et le jury fut grandement
embarrassé. Le troisième lauréat serait-il déchu de son droit de
choisir? Après délibération, et pour respecter la volonté du
législateur, il fut décidé qu’à défaut de fille, la nièce de l’opulent
Zacari serait attribuée au pêcheur.

Et lorsque Rébecca apprit que la loi lui imposait pour mari un misérable
matelot qui marchait pieds nus et qui sentait le poisson, elle poussa de
grands cris et jura que jamais elle ne deviendrait sa femme. Mais le
prudent Zacari intervint.

--Nous possédons, dit-il, de trop grandes richesses pour entrer en
révolte ouverte contre les lois. L’envie nous entoure. Le fisc nous
guette. Dans notre situation, il importe de ne donner prise ni à la
jalousie du populaire, ni à l’avidité du gouvernement. Sachez,
d’ailleurs, ma nièce, que nous n’avons pas toujours vécu dans le luxe.
Mon propre père, votre aïeul, était un brocanteur dont la boutique
sentait encore plus mauvais que les filets de Sakatlava. Acceptez donc
l’époux qui vous est destiné. Vous lui ferez prendre des bains, et, en
peu de jours, il s’initiera à vos raffinements.

La jeune Rébecca baissa la tête en signe de soumission, mais elle se
promit que le pêcheur paierait cher son audace.

La première fois qu’elle vit Sakatlava, elle lui montra ses ongles
savamment taillés qui brillaient comme de l’onyx et elle lui demanda de
faire nettoyer et polir les siens, ainsi que de recourir à divers soins
de toilette avant d’entrer dans le lit nuptial.

--Il n’est pas besoin de tant d’histoires pour que nous dormions
ensemble, répondit Sakatlava. Je suis un héros et le troisième lauréat
du concours.

--C’est pourquoi je me réjouis d’être votre femme, fit Rébecca. Mais
l’héroïsme ne vous dispense pas d’aller chez la manucure. N’êtes-vous
pas devenu riche? Il faut vous conformer à votre nouvel état et adopter
les usages de ceux qui ont une grande fortune.

Les personnes qui sont préposées aux soins du corps s’emparèrent alors
de Sakatlava. Il fut conduit aux étuves. Sa peau fut grattée et massée.
Un dentiste explora sa bouche et se livra à des opérations de prothèse
longues et douloureuses. Des médecins l’examinèrent. Ils trouvèrent
qu’il respirait mal à cause des végétations, que ses amygdales étaient
d’une grosseur alarmante, que son appendice vermiculaire le menaçait
d’une crise mortelle et qu’il importait de le débarrasser de ces
excroissances pathologiques et de ces organes abcédés. Et comme
Sakatlava protestait qu’il ne se sentait pas malade, Rébecca lui fit
observer que les gens riches avaient plus de maladies que les autres et
que leur habitude était de se soumettre aux volontés des chirurgiens.

Lorsqu’on eut bien coupé dans son nez, sa gorge et ses entrailles,
Sakatlava se sentit plus faible qu’avant. Ce fut le moment que choisit
Rébecca pour lui dire que, dans sa situation de fortune, il ne pouvait
ignorer ni la danse, ni les sports. Des professeurs lui enseignèrent à
sauter sur ses pieds. Mais à peine savait-il esquisser un pas que la
mode avait changé et qu’il était obligé d’en apprendre un autre. On lui
mit entre les mains des balles qu’il fallait lancer et rattraper avec
des raquettes, des bâtons bizarres avec lesquels il devait, en courant à
travers champs, pousser des boules dans des trous. Ces exercices étaient
d’autant plus fatigants que, pour chacun d’eux, il était indispensable
de revêtir un costume. Et, quoiqu’il eût deux valets de chambre, ce qui
agaçait le plus Sakatlava c’était qu’il devait s’habiller de cinq ou six
manières différentes entre son lever et son coucher.

Il dut également aller à la chasse, monter à cheval et connaître le
langage des écuries, conduire une automobile et apprendre le mécanisme
du moteur, jouer à des jeux de cartes qui étaient pour lui un
casse-tête, entendre pendant quatre longues heures, dans un lieu appelé
opéra, des chanteurs qui proféraient des paroles inintelligibles
couvertes par une musique discordante, de sorte qu’elle ne permettait
même pas de dormir.

Sakatlava commençait à penser que la vie serait supportable, n’étaient
les distractions, lorsque Rébecca le jugea à point pour une dernière
épreuve.

--Ce n’est pas tout de s’amuser, dit-elle un jour avec une secrète
ironie. Les grandes fortunes ne se conservent que par les moyens qui les
ont formées. Un homme très riche ne peut se dispenser d’être entendu aux
affaires et habile en finance, sous peine d’une ruine rapide.

Alors le pêcheur dut s’initier aux mystères de l’argent, aligner des
comptes, déchiffrer des bilans, fréquenter la Bourse, apprendre les
reports et les déports, le ferme et les primes, s’exercer aux
arbitrages, prévoir si le sucre baisserait et si le cuivre monterait,
veiller sur les cours du blé à Calcutta et de la soie à Hong-Kong. Au
bout de quelques semaines, il sentit que son cerveau éclatait et que ses
nerfs étaient à bout.

Alors il se souvint qu’il était plus heureux, libre et pieds nus, quand,
vêtu d’un simple caleçon de toile, il se chauffait au soleil sur les
dalles du port et quand, après avoir vendu son poisson, il jouait aux
dés avec ses camarades marins. Il prit en dégoût les servitudes de la
fortune et souhaita de redevenir un pauvre pêcheur.

C’était le moment que Rébecca attendait. Elle lui donna quelques roupies
qui le comblèrent de joie et pour lesquelles il la tint quitte de ses
châteaux, de ses voitures, de ses domestiques, de ses amusements et de
son hygiène, car il est aussi difficile de vivre dans l’opulence quand
on a vécu dans la pauvreté que de s’accoutumer à la pauvreté quand on a
connu la richesse.

                   *       *       *       *       *

Et voilà pour le troisième lauréat du concours institué par le prince
Tanore. Quant au quatrième, c’était un agriculteur qui donnait
l’exemple, devenu rare, de la fidélité à la vie des champs, de
l’attachement aux anciennes coutumes et du respect des ancêtres, car
c’était alors à qui déserterait la terre et renierait les traditions.
Lorsque Rahadit fut invité à choisir son épouse parmi toutes les vierges
du royaume, il dit simplement:

--Je ne veux point d’autre compagne que l’aimable Rahadita, à laquelle
je suis promis depuis mon enfance.

Rahadita était de la même condition que Rahadit. Leurs fortunes étaient
égales. Ils avaient été élevés dans les mêmes usages et selon les mêmes
principes. C’est pourquoi, sans doute, ils furent parfaitement heureux
et ne se séparèrent qu’à la mort.

Cependant le prince Tanore ayant su comment Baduc, sans avoir consommé
le mariage, avait fui la princesse Gandour, demanda au ministre Samar un
rapport sur les résultats des prix de vertu. Il apprit ainsi la fin
misérable d’Yokim, la séparation de Sakatlava et de Rébecca, la félicité
sans mélange de Rahadita et de Rahadit. Samar, connaissant enfin son
maître, se garda cette fois de conclure qu’il l’avait bien dit. Et
lorsque le conseil fut assemblé, le prince Tanore décida lui-même que la
coutume des Samnites serait abolie dans le royaume de l’Inde.

--Peut-être, avança malignement Samar, serait-il bon d’établir par une
loi que tous les sujets de Votre Majesté Très Lumineuse devront, comme
Rahadit, se fiancer dès l’enfance à une jeune vierge de leur rang.

--Gardons-nous de légiférer, lui répondit Tanore.




CROQUEMITAINE

        _Ubique dæmon!_

        Salvien.


Lorsque le jeune Hervé fut sur le point de naître, sa mère dit un jour:

--Si c’est un garçon, je ne veux pas qu’on l’effraie avec des contes de
nourrice. Ces fables ridicules font des enfants peureux. J’élèverai le
mien sans le secours ni de Croquemitaine ni du père Fouettard.

Ce fut un garçon qu’envoya le ciel et sa mère tint parole. Déjà, pour
Hervé, un sens s’attachait aux mots. Déjà il connaissait les chiens qui
aboient et qui mordent, les chats qui griffent, les vaches qui meuglent,
les ânes qui ruent, la ronce qui déchire et la cuisante ortie, tout ce
qui, dans la nature, entoure l’homme de périls et lui enseigne la
prudence. Mais il ignorait les divinités de la Peur.

Cependant les filles de la Nuit et de l’Erèbe visitaient parfois sa
poitrine. Tantôt elles lui conseillaient de résister par la violence à
la servante Léonie qui, armée d’une éponge, se disposait à l’asperger
d’une eau lustrale et savonneuse. Tantôt, sombre, muet, méditant les
affronts et l’injustice, il se retirait, tel le fils de Pélée, dans le
coin où le vigilant Cyrille range les plumeaux et l’encaustique. En vain
deux ambassades se succédaient auprès de l’opiniâtre Myrmidon. Les
Furies lui inspiraient de répondre aux douces prières par des
trépignements et des clameurs aiguës.

Alors, contre Tisiphone et Alecto, la servante Léonie, consultant la
sagesse des siècles, invoqua d’autres puissances. D’une voix sinistre et
caverneuse, qu’elle accompagnait de coups violents frappés au mur de la
cuisine, elle annonça l’arrivée de l’Être terrible qui emporte et mange
les petits enfants. Ainsi se révéla le prince des ténèbres.

L’historien véridique doit reconnaître que cette ruse obtint une
victoire complète. Sortant de sa tente, le fils de Pélée se montra
soumis et repentant. Même il accepta d’une âme résignée une assiette
d’épinards pour lesquels il ressentait un violent dégoût, mais qui sont,
disait la servante Léonie, le balai de l’estomac, car elle abondait en
recettes, proverbes et métaphores.

Et la vérité oblige encore à dire que le lieutenant de Belzébuth fut
accueilli sans honte par celle qui, ayant mis Hervé au jour, voulait lui
donner une âme forte et le garder des terreurs vaines. Auxiliaire de la
police, Croquemitaine fut apprécié pour les services qu’il rendait. On
eut ainsi la preuve que le gouvernement des cités ne saurait se passer
de fictions, et, pour le jeune Hervé, l’âge mythologique s’ouvrit.

Le passé de Croquemitaine est un grand mystère. Ce personnage puissant
et redoutable n’a pour références que de mauvais contes de fées. Son nom
même ne figure pas dans les lexiques anciens. Il ne se traduit ni en
italien, ni en anglais, ni en allemand, langue éminemment symbolique.
Littré, qui a cherché une étymologie, reste hésitant devant l’énigme,
car, s’il admet le sens de «croquer», il se perd en conjectures sur
cette «mitaine». Il y a peu d’apparence, en effet, que, pour effrayer
les petits enfants, les nourrices leur représentent un ogre qui aurait
la coutume bizarre de dévorer des moitiés de gants. Et quant à voir dans
«mitaine» une altération du flamand _metjien_ ou de l’allemand
_mædchen_, qui veut dire petite fille, il y faut beaucoup de bonne
volonté. J’ai donc sollicité sur ce sujet difficile la science de mon
ami M. Cyprien Leborgne qui, après quatre mois de réflexions et de
recherches, m’a porté la note suivante:

«Pour obtenir, avec quelque approximation, une étymologie incertaine et
obscure, il importe d’aller du connu à l’inconnu. En ce qui touche
_Croquemitaine_, nous possédons, grâce au substantif _croquignole_, une
indication précieuse. Ces deux mots éveillent également, par simple
analogie, la fausse idée de dents qui mordent avec force. Dans le bon et
authentique langage, _croquignole_, avant d’être une petite pâtisserie
sèche et dure, signifie un coup qui se donne avec le doigt replié, en
très bas latin _curcinodula_. Ici, «croque» offre nettement le sens
d’objet courbé, de jointure. Ce premier résultat étant acquis,
demandons-nous ce que signifie, en vieux français, «mitaine», ou
«miton», d’où est venue l’expression «c’est miton mitaine»
qu’aujourd’hui nous remplaçons volontiers par _kif-kif_, déformation de
l’arabe. «Miton» désignait tout espèce d’ouvrage de mercerie et de
tricot avant de s’appliquer, sous la forme «mitaine», à une sorte de
gant. Dès lors, il devient facile de discerner que le monstre
grossièrement figuré, que l’on compose avec de vieilles défroques et que
l’on place dans les arbres à fruits pour en écarter les corbeaux et
autres oiseaux pillards, a dû s’appeler dans nos campagnes
_croquemiton_, autrement dit chiffon plié ou noué. De là est venu tout
naturellement _croquemitaine_, puisque miton égale mitaine. Ne vous
étonnez donc pas que ce personnage fabuleux soit privé de généalogie,
qu’il ne descende d’aucun héros historique ou légendaire et qu’il ne se
traduise dans les idiomes étrangers que par son vrai nom, qui est
épouvantail à moineaux.»

Si longue que soit la démonstration de M. Cyprien Leborgne, j’ai cru
devoir la reproduire et je suis prêt à m’en contenter à défaut d’un
autre. Il est d’ailleurs important, pour l’étude des mythes et comme
contribution aux célèbres travaux de Sir James Frazer, de savoir que,
logé d’abord par un paysan dans un cerisier, conduit à la ville par des
nourrices, Croquemitaine a pris tant d’empire sur l’esprit des humains.

Car sa réalité est aussi certaine que celle du gendarme et du
commissaire, dont il a l’utilité. A son nom, au bruit horrible de ses
pas, l’ordre se rétablit et les tumultes cessent. On reconnaît sa voix.
On peut décrire son visage. Il ne constitue même pas une dérogation aux
lois de la nature puisqu’il n’est ni plus noir, ni plus sonore, ni plus
intermittent que le ramoneur. Enfin, non seulement des nourrices et des
cuisinières, mais des personnes graves, savantes et dignes de foi, des
pères et des mères pour tout dire, affirment que le monstre emporte les
enfants, qu’elles ont vu sa hotte pleine et le traitent comme un génie
obéissant et familier qui ne manque jamais de répondre à leur appel.

Ainsi se trouve démontrée l’existence objective de Croquemitaine. Mais
si l’on veut bien me permettre de parler comme M. Cyprien Leborgne,
auquel nul pédantisme n’est étranger, rien n’est plus certain que son
existence subjective, comme on en jugera par le témoignage de Guy, fils
du voisin et compagnon des jeux d’Hervé.

Mûri par l’expérience et par deux saisons de plus écoulées sur cette
terre, l’esprit de Guy s’ouvrait à des notions équivoques et confuses.
Déjà il accédait au doute, sinon quant à la présence, du moins quant à
l’activité, dans le monde sensible, des ogres qui enlèvent à domicile
les petits enfants. Des invocations non suivies d’effets, des menaces
qui ne s’étaient pas accomplies l’avaient lentement convaincu qu’il
était en quelque sorte tabou aux yeux des puissances infernales.
Cependant Guy concevait que cette immunité ne fût pas universelle. Il
inclinait à la regarder comme un privilège de la raison. Et du moment
qu’Hervé croyait à Croquemitaine, il était logique et nécessaire que
Croquemitaine, inoffensif pour Guy, fût dangereux pour Hervé. Aussi,
lorsqu’il s’agissait de passer un de ces couloirs pleins d’embûches et
de mystères, où se dissimulent les puissances de l’ombre, Guy, sans
frémir, marchait en avant, tel le pieux Énée protégé par le rameau d’or.
Puis, ayant inspecté le profond labyrinthe:

--Croquemitaine n’y est pas, s’écriait-il. Tu peux venir!

Cependant de sourds progrès du rationalisme firent qu’à l’âge où Guy
avait cessé de craindre Croquemitaine, Hervé commença à ne plus le
redouter. Il lui parut que l’Être avait une voix peu virile et fort
semblable à l’aigre fausset de Léonie. Il garda pour lui le secret de
cette découverte. Mais quand il fut de nouveau menacé du justicier et du
punisseur, il prononça hardiment ces paroles calculées:

--D’abord, ça n’existe pas, Croquemitaine!

Bien que ce jour fût inévitable, comme celui de toute séparation, le
père et la mère furent tristes et soucieux. Ils regrettaient
Croquemitaine à l’égal d’une bonne domestique dont la conduite a été
irréprochable et qui annonce son mariage prochain. Aussi, et sans
mesurer l’étendue de leur humiliation et de leur déchéance,
s’efforcèrent-ils de retenir l’intègre serviteur des familles. Et ils
n’hésitèrent pas à recourir à la fraude pour ménager une utile fiction.

La servante Léonie ayant été avertie de l’événement, son sang ne fit
qu’un tour.

--Ah! Ah! dit-elle au révolté, tu ne crois pas à Croquemitaine? Eh!
bien, quand tu voudras, je te montrerai sa maison.

Hervé releva le défi avec une anxiété secrète et suivit Léonie qui
marchait à grands pas vers le bourg, car, l’été étant venu, on habitait
la campagne.

... Semblable à l’antre du Cyclope, l’échoppe du savetier Ulmer se
dresse au bout d’une impasse entre de vieilles masures. Bien qu’il porte
la couleur du fer et l’odeur du cuir, Ulmer est doux et paisible. Il
nourrit des sentiments conservateurs. Il cultive les traditions. Aussi
garde-t-il sur sa muraille une image qui représente le président
Fallières, ce qui lui donne l’impression de vivre avec l’Histoire. Mais,
sauf l’ornement de cette tête majestueuse et fleurie, un noir
amoncellement de bottes prête à ce lieu un aspect sinistre qu’aggravent
les coups frappés sur les douves par un tonnelier du voisinage. Et il se
trouva qu’au moment où la commission d’enquête chargée de contrôler
l’existence de Croquemitaine s’engageait dans le cul de sac, des cris et
des gémissements retentirent, tandis qu’une voix de tonnerre jetait cet
oracle:

--Si ça continue, vous allez recevoir sur la figure!

En entendant ces mots épouvantables, Hervé serra fortement la main de
Léonie et l’entraîna vers la lumière du jour, jugeant qu’il était trop
facile de descendre aux enfers.

Il est attesté qu’à la suite de cette expédition audacieuse
Croquemitaine fut restauré dans son prestige et dans son pouvoir. Mais
les restaurations sont fragiles et durent peu. Revenu triomphant de
l’échoppe d’Ulmer Croquemitaine n’acheva même pas ses Cent-Jours.

--Heureusement, dit la mère, il nous reste le Diable!




SYMMAQUE

                    ... dum Capitolium
        Scandet cum tacita virgine pontifex.

        Horace.

        ... quoique la vierge ne monte plus, silencieuse, derrière le
        pontife, au Capitole.

        Carducci.


SYMMAQUE.--Que l’existence était belle autrefois, Flamininus! Qu’elle
était calme et ordonnée! Nous n’avons pas assez goûté la douceur de
vivre et nous nous sommes préparé des regrets jusqu’à la fin de nos
tristes jours. Nous voici sur la terre africaine, errants et misérables.
Hélas! Mon père possédait trois palais à Rome, quinze villas à travers
l’Italie. Je dois me contenter de deux petites chambres que je partage
avec ma famille. Et pour que nous mangions du pain, mon épouse vend
l’une après l’autre les perles de son collier.

FLAMININUS.--Il est de plus grands sujets d’affliction pour nos âmes.
Pourquoi pleurer les temps qui ont précédé notre exil? Ceux qui sont
morts avant l’arrivée du barbare Alaric ont été plus à plaindre que
nous. Je désespérais dans Rome. J’espère à Carthage.

SYMMAQUE.--Veux-tu dire, Flamininus, que de l’excès du mal sortira le
bien? C’est une maxime consolante à laquelle je ne crois plus.

FLAMININUS.--Homme de peu de foi, la cité agréable au ciel et protégée
des astres est éternelle. Les calamités passagères que lui infligent les
dieux sont un juste châtiment. Elles présagent un avenir plus beau. Nous
nous purifions par l’épreuve et le malheur. Souviens-toi, Symmaque, de
ce siècle de décadence qui reniait les traditions. Souviens-toi de ton
père chéri et des luttes qu’il soutint pour les choses sacrées. Tous les
jours, c’était une injure nouvelle, un temple qu’une loi inique fermait,
un des nôtres qui passait au Galiléen. Les empereurs eux-mêmes
s’acharnaient contre l’antique religion de Rome. Ils en persécutaient
les serviteurs. Le moment vint où, au sein des familles, il ne fut plus
permis d’honorer les dieux lares. Quels temps furent plus tristes que
ceux où la vestale Claudia s’agenouillait devant le gril ridicule de
Laurent! Albe, cependant, voyait une autre gardienne du feu qui ne doit
pas s’éteindre manquer à son vœu de chasteté sans être enterrée vivante,
selon l’usage millénaire et toujours suivi. Est-ce à toi que je
rappellerai encore l’insulte la plus cruelle qu’ait subie la religion
des Romains? L’année où fut enlevé l’autel de la Victoire était plus
funèbre que celle où nous avons dû fuir et où la Ville a été pillée.
Alors le successeur de Trajan et de Marc-Aurèle, qui avait abandonné
pour Milan les sept collines, restait sourd aux adjurations de ton père.
Gratien refusait même de l’admettre en sa présence. La divinité
protectrice s’est retirée de l’Empire dès l’instant que le Sénat a cessé
de l’honorer. Rome est punie comme l’avaient annoncé les livres
sibyllins. Mais les Romains entendront les avis du ciel. Ils
s’éloigneront des églises, et, sur les ruines qu’aura laissées le
barbare Alaric, l’ordre des jours anciens refleurira.

SYMMAQUE.--Je voudrais en avoir l’assurance. Mais je ne puis me défendre
d’envier le sort de ceux qui n’ont pas connu la condition où nous sommes
réduits. Rome, alors, semblait encore invincible. Et si la religion de
nos ancêtres était mourante, elle expirait du moins lentement. Les vieux
Romains pouvaient croire que les choses qu’ils aimaient dureraient
toujours. Au milieu de ses amis, qui partageaient ses façons de penser,
mon père avait l’illusion que tout restait en place. Les conservateurs
vivent entre eux. Ainsi ils n’aperçoivent pas ce qui tombe et disparaît
à chaque heure et c’est ce qui soutient leur courage. Mais nous! Le fond
de l’abîme est touché. Rome, si jamais nous y revenons, sera plus
changée qu’en un siècle. Tu te trompes, Flamininus, quand tu supputes un
retour à nos croyances. Les catastrophes ne ramènent pas le passé. Elles
sont comme les tempêtes qui achèvent de renverser les vieux murs. Elles
dispersent ce qui ne subsistait que par la force de l’habitude. Elles
donnent un élan irrésistible aux novateurs. Peut-être, un moment, dans
la communauté de l’infortune, auront-ils quelque attendrissement et
quelque pitié pour ceux qui restent fidèles aux dieux. Chez les
révolutionnaires eux-mêmes il paraît alors comme un regret de ce qui va
périr. Ce moment ne dure pas. La sagesse est d’en profiter. N’attaquons
plus les chrétiens. Ne raillons plus leur Christ, leurs apôtres et leurs
martyrs. Gardons les images des dieux immortels vivantes dans nos cœurs,
mais faisons-nous oublier et tolérer s’il se peut.

FLAMININUS.--Tolérance est le mot des tièdes. C’est aussi la
supplication des vaincus. Les chrétiens nous disent déjà que nous
invoquons la tolérance depuis que nous sommes persécutés. Nous serons
perdus le jour où nous accepterons l’égalité des cultes et où nous
cesserons de rappeler que l’adoration des dieux est la religion de
l’État. La politique des concessions n’est pas seulement honteuse et
lâche. Elle est inepte. Est-ce à l’heure où le maître du monde manifeste
si clairement sa colère que nous allons renoncer à la lutte? Notre
vieille religion a passé par d’autres épreuves et c’est quand on la
croyait morte qu’elle a eu ses plus belles renaissances. Quand
parut-elle plus bas qu’à la fin de la République, au temps où la Grèce
vaincue nous donnait, par une sorte de vengeance, le poison de sa
philosophie? Alors l’impiété fut si grande que l’athéisme était professé
par les poètes et les consuls. Auguste vint. Il releva les autels et
Virgile honora pour toujours ce que Lucrèce avait souillé. Souviens-toi
encore du noble Julien avec qui notre culte remonta sur le trône après
un exil de quarante ans. L’éclatante conversion du neveu de Constantin
ne prouve-t-elle pas que les dieux sont immortels? Si nous ne les
trahissons pas, ils ne peuvent nous trahir.

SYMMAQUE.--Je le sais. Et il y eut aussi Eugène, cet empereur que nous
avaient donné Arbogaste et Ricomer, généraux d’une si vive piété.

FLAMININUS.--Il est vrai que les généraux se signalent presque tous par
leur zèle pour la religion. Mais pourquoi me parles-tu du rhéteur
Eugène?

SYMMAQUE.--Parce que, loin de lui être reconnaissants, loin de lui
élever des statues, nous l’avons justement renié. Si le zèle des
militaires est certain, il est rare qu’il se manifeste, ce qui vaut
mieux car il est encore plus rare qu’il soit fécond. En apportant à
Eugène la robe pontificale que Gratien avait repoussée, Arbogaste et
Ricomer ont hâté notre décadence. Rien n’est pire, pour une cause comme
la nôtre, qu’un réacteur intempestif et maladroit. Il agit comme ces
médecins qui tuent les vieillards pour leur rendre quelques mois de
jeunesse. Et Julien, Julien lui-même, le restaurateur des temples, ne
nous a-t-il pas fait plus de mal que de bien? Il méconnaissait Rome et
les dieux indigètes. L’a-t-on vu sacrifier au Capitole une seule fois?
Il demandait sa doctrine aux sophistes d’Alexandrie et à ces Hellènes
dont tu dénonçais tout à l’heure la corruption. En voulant réformer la
religion des dieux, il l’a affaiblie. Sa malheureuse tentative n’a servi
qu’à exalter l’audace des chrétiens. Son règne de vingt mois nous a
causé des dommages plus irréparables que ceux de Constantin et de
Constance et j’aime mieux ces prudents empereurs qui, du moins, nous
ménageaient, tout en cédant aux idées du jour.

FLAMININUS.--Je te plains, Symmaque, L’excès de nos souffrances
t’accable et te réduit au désespoir. Prie les dieux qu’ils te rendent le
courage. L’homme qu’ils soutiennent de leur force sait que rien n’est
impossible et qu’il n’est pas de courant qui ne se puisse remonter.

SYMMAQUE.--Mon plus grand malheur est de voir les choses telles qu’elles
sont. Dans mon jeune âge, ma confiance était fière et ardent mon goût de
la lutte. C’est maintenant que j’ai le plus de courage parce que je n’ai
plus d’illusions. Sois tranquille, je n’abandonnerai pas la foi de mes
aïeux et je mourrai dans la croyance où je suis né. Mais comment
fermerais-je les yeux à ce qui se passe autour de moi? Je sais que je
sers une cause condamnée. Tout ce qu’on a essayé pour combattre les
progrès du christianisme a été inutile et n’a eu d’autre effet que de
dénaturer la religion des Romains. Ce ne sont pas seulement les cultes
étrangers que l’on a appelés à son aide, les divinités de l’Égypte, de
la Perse et de la Phrygie qu’on a introduites dans le Panthéon. Ce sont
les doctrines des disciples de Platon et les philosophies à la mode.
Tantôt on flattait le goût de l’archaïsme et tantôt celui des
nouveautés. Par là on a répandu dans les esprits le doute et
l’incertitude. Déjà nos mystères ne sont plus compris de ceux qui
viennent encore dans les temples. A la fin, on oubliera jusqu’aux règles
des sacrifices. Je suis pénétré de cette vérité amère: le rite ethnique
n’a plus pour lui que la coutume et les mœurs. Seul l’usage lui permet
encore de durer. Gardons-nous d’ébranler ce qui reste, soit par des
innovations dangereuses, soit en demandant trop à la nature et aux
hommes.

FLAMININUS.--Ton père l’a dit, Symmaque, le respect de la coutume est
une chose grande. Se soutient-il sans les institutions? C’est en vain
qu’auprès du prince l’éloquent auteur de tes jours, réduisant ses
demandes à la plus modeste mesure, avait invoqué la liberté de
conscience. C’est en vain que, se fondant sur le caractère sacré des
testaments, il avait revendiqué les biens injustement retenus par le
fisc, quoiqu’ils eussent été donnés aux vierges et aux pontifes par la
volonté légale des mourants. Cette tactique aussi, les tiens l’ont
loyalement essayée. Elle nous a conduits à des reculs toujours plus
étendus. Elle ne nous a valu que des déceptions. Et qui donc répondit
alors à ton père? Son propre cousin, l’évêque Ambroise, car il y avait
déjà des contempteurs des dieux parmi les plus illustres familles.
Ambroise prétendait qu’en réclamant le bénéfice du droit commun ton père
voulait pour les fidèles de notre religion un privilège et une faveur. A
nous faire humbles, à mendier une petite place dans l’État dont nous
sommes les plus fermes soutiens, nous n’avons rien obtenu et nous nous
sommes déshonorés.

SYMMAQUE.--Le jour où il s’éleva contre la touchante requête des
sénateurs, mon cousin Ambroise ne vit pas loin dans le temps. Par une
suite immanquable, sa thèse se retournera contre sa propre secte. Notre
cause est perdue sans doute. Ce qui me console, c’est la certitude que
la sienne ne triomphera pas éternellement. Elle aura aussi de suprêmes
défenseurs qui penseront tout ce que nous avons pensé et souffriront
autant que nous avons souffert. Les raisons dont les chrétiens nous
accablent les blesseront à leur tour. Tout tombe en désuétude, tout se
flétrit, tout meurt. C’est nous qui sommes aujourd’hui l’antique
observance. Pour que ce soient les chrétiens, combien de siècles
faudra-t-il? A peu près ce qu’il s’en est écoulé depuis l’âge où la
louve allaitait les divins jumeaux. Imprudent Ambroise! Un jour viendra
où son Église sera combattue avec les armes qu’il a aiguisées contre
nous. Alors elle ramassera les arguments dont nous nous sommes servis.
Avant que les fils aient succédé quarante fois aux pères, d’autres
impies diront aux chrétiens ce qu’ils nous jettent à la face: «Vous êtes
le passé. Nous sommes l’avenir. Vous vous attardez aux superstitions et
à l’erreur. Ce n’est pas dans son enfance que l’humanité a connu la
raison. Ce n’est pas à son lever que le soleil a le plus d’éclat. Nous
sommes la vérité, la lumière et le progrès.»

FLAMININUS.--Tu parles de ces choses comme si déjà tu étais mort au
monde ou comme si tu les voyais d’un astre lointain. Laissons ces
vengeances posthumes à d’inutiles rêveurs. Travaillons plutôt, grâce aux
conjonctures, à rétablir dans sa primauté la religion qui a fait la
grandeur de Rome.

SYMMAQUE.--Et de quels moyens disposons-nous pour une si grande
entreprise? La noblesse romaine, généreux appui des antiques croyances,
est dispersée. Elle est misérable. En perdant la Ville, elle a tout
perdu et des familles patriciennes s’éteignent tous les jours. Celles
qui subsistent ne retrouveront qu’une faible portion de leurs richesses.
Que leur restera-t-il pour nourrir nos prêtres sans traitement, pour
entretenir nos temples privés de l’annone? Les dons et les offrandes
vont se tarir par la ruine des particuliers. Une religion qui a
possession d’ancienneté étend son empire sur les âmes, et les lois ne
parviendraient pas à l’abolir. Mais, quand elle a perdu l’aide et les
subsides du prince, détruire ceux qui la font vivre par leurs
libéralités c’est la détruire elle-même. Alors une révolution sociale
est encore plus grave qu’une révolution religieuse. Et ce que l’invasion
des Goths nous a apporté, ne nous y trompons pas, Flamininus, c’est une
révolution sociale. Je le sens, notre civilisation va périr.

FLAMININUS.--Toujours ces images d’abîme, ces idées de mort. Sais-tu
d’où elles te viennent? A ton insu, tu les as prises des chrétiens et
des juifs et de ce forcené qui, à Patmos, au bord de la mer féconde,
annonçait l’extermination du genre humain.

SYMMAQUE.--Non, Flamininus, je n’ai point de goût pour ces imaginations
fumeuses et sanglantes. Je crois à l’éternité du monde, mais à son
perpétuel renouvellement. C’est pourquoi les conservateurs sont destinés
à perdre toujours, car ils s’attachent aux formes des choses, qui sont
changeantes et périssables. Mais ils triomphent dans leur défaite parce
que les révolutionnaires, à leur tour, doivent conserver, avec les lois
essentielles des sociétés, les résultats de leur révolution. Un
Symmaque, un Flamininus poursuivent leur dialogue depuis la naissance
des religions et des cités et le poursuivront longtemps après nous.

FLAMININUS.--Que veux-tu dire?

SYMMAQUE.--Que nos dieux en avaient détrôné d’autres auxquels leurs
adorateurs n’ont renoncé qu’après de longues luttes et un cruel
déchirement.

FLAMININUS.--Je t’en prie, n’égale pas à nos dieux souriants et affables
ce barbare Christus au nom duquel le fanatisme brise les statues, brûle
les livres et jette un voile funèbre sur la vie. Notre religion
généreuse embrasse toutes celles qui ne refusent pas elles-mêmes de
l’embrasser. Elle ne connaît pas le fléau des schismes et des hérésies.
Ne la compare pas à ces mystères sombres et jaloux qui engendrent la
discorde et dont les fidèles se déchirent pour un mot dépourvu de sens
ou pour une lettre changée de place. Leur dieu est l’ennemi des nôtres.
Il n’y a pas de commune mesure entre les chrétiens et nous.

SYMMAQUE.--Le plus grand ennemi de nos dieux, Flamininus, ce n’est pas
le Christ. C’est la vulgarité. Que ne fera-t-elle pas de sa religion!
Depuis longtemps, elle a déformé la nôtre. Elle a rabaissé nos symboles
à son niveau. Bacchus est devenu le dieu des ivrognes et Mercure celui
des voleurs. Dire que c’est par là que Bacchus et Mercure ont le plus de
chances de durer! Étrange force qui ramène le ciel vers la terre. Le
christianisme ne la vaincra pas. Déjà les foules, incertaines entre les
autels, le corrompent, mais en lui apportant ce que nos traditions ont
de moins noble et nos rites de plus grossier. Augustin, cet enragé, se
désole parce que ses convertis ne renoncent pas à s’envoyer de petits
cadeaux pour les calendes de janvier, et, aux Saturnales, mettent des
masques et se travestissent en femmes ou en bêtes. Il ne détruira pas
ces vieux usages par lesquels nous nous perpétuerons dans les siècles
lointains.

FLAMININUS.--Ton esprit chagrin s’obstine à ne pas voir ce qu’il y a de
grand dans les choses religieuses. Ta palingénésie elle-même est
pessimiste. Ta sinistre hypothèse découronne à la fois l’Olympe et
l’humanité. Comptes-tu pour rien la figure rayonnante de nos déités
confondues avec le monde céleste? Apollon et Diane échapperont toujours
aux atteintes du vulgaire. Nous avons pour nous la pensée, l’art et la
poésie qui rendent notre religion immortelle.

SYMMAQUE.--J’en demeure d’accord. Homère et Virgile vivront plus
longtemps dans la mémoire des hommes que Jean de Patmos, Ambroise et
Augustin. Une littérature impérissable, modèle de quiconque voudra
écrire, source où l’inspiration se rafraîchira, est notre palladium le
plus sûr. Aujourd’hui même, c’est par les lettres et les lettrés que se
soutient notre religion. Les chrétiens n’échappent pas à ce prestige par
lequel ils accèdent malgré eux à nos sentiments et à nos idées.
Connais-tu ce Pescennius qui a composé jadis des libelles contre nous?
Ce n’est un barbare ni par l’esprit ni par le cœur. S’il n’a pas renié
la superstition chrétienne,--et je doute qu’il la renie jamais,--il a
compris ce que le culte national avait de grand et de beau. Les malheurs
de la patrie l’ont touché. Il est devenu notre auxiliaire. J’ai lu de
lui de nobles pages où il évoque le Génie du peuple romain qui, triste
et le visage baigné de larmes, apparut une nuit au césar Julien. J’en ai
lu d’autres où, accusant le funeste et sacrilège enlèvement de l’autel
de la Victoire, il demandait que, pour le salut commun, la déesse fût
rappelée dans le Sénat et avec elle les vertus qui avaient rendu Rome
puissante et redoutée. J’honore l’œuvre et le courage de Pescennius.
Puisse-t-il avoir des disciples nombreux!

FLAMININUS.--Quoi! Tu consentirais à prendre pour allié cet impie? Je
connais Pescennius. Ses livres ambigus et qui te réjouissent n’ont fait
que trop de mal parmi nous. C’est un disciple de Tatien et d’Athénagore
et surtout de ce hideux Hermias qui a couvert nos pontifes de ridicule
et versé sur nos croyances son acide ironie. Et c’est à cet homme-là que
nous irions demander secours? Mais il flotte lui-même entre les
élégances du sophiste et l’apologie utilitaire de notre religion. Il la
méprise et il en répand le mépris quand, la vidant de son contenu divin,
il l’emploie à la conservation des cités. Loin de nous un tel
panégyriste! Si la chose était en mon pouvoir, c’est aux lions du cirque
que je livrerais Pescennius.

SYMMAQUE.--Crois-tu, Flamininus, que nos affaires soient dans un état si
florissant que nous puissions nous passer de semblables défenseurs?
Parce qu’il est lui-même chrétien, Pescennius parle peut-être un langage
plus propre que le nôtre à toucher les impies, à leur faire sentir, non
seulement qu’il est honteux d’abuser de leur victoire, non seulement que
la religion des ancêtres mérite d’être respectée, mais encore que le
fanatisme et la haine des dieux sont indignes des sages et déshonorent
l’esprit. Nous n’avons pas tant d’amis dans le monde. Prenons garde, en
rejetant Pescennius, de décourager ceux qui s’offrent. Prenons garde de
fournir une arme à ceux qui prétendent que nous voulons mourir renfermés
en nous-mêmes et de donner raison à ceux qui disent: «Ce Pescennius est
insensé, lui qui ne croit pas aux dieux, de consacrer ses talents à la
défense d’une cause qui n’est pas la sienne et qui n’a pas d’avenir.»

FLAMININUS.--Tu ne m’ébranleras pas. J’opposerai une intransigeance
salutaire à toutes les tentations que la faiblesse de ton âme prétend
m’apporter. Il n’est pas d’abandon que tu ne sois prêt à consentir. Tu
parles de cause sans avenir, et, par là, tu m’ouvres le fond de ton
cœur. Mais une religion qui souffre que des athées prennent sa défense
et qui invoque leur témoignage n’est plus qu’un cadavre impur.

SYMMAQUE.--Nos points de départ sont trop éloignés. Je sens que nous
n’arriverons pas à nous convaincre. Fidèle à l’exemple de mon père,
J’aurai du moins tenté de sauver quelques vestiges des choses sacrées.

FLAMININUS.--Moi j’ai l’espoir de relever partout les autels, et, jusque
dans le palais impérial, de restaurer le lararium du prince. Les grandes
tâches n’effraient que les âmes timides. Les dieux te gardent, Symmaque!

SYMMAQUE.--Que la Fortune t’assiste, Flamininus!




LE COLLIER DE RHÉA


En dépit de ses talents militaires et de ses victoires qui avaient si
souvent interdit aux Barbares le chemin de Rome, le général Stilicon
n’avait pas l’estime de l’armée. Les légats, les tribuns et les
centurions lui reprochaient son athéisme, car il avait osé détruire les
livres sibyllins. Le corps des officiers, attaché à la tradition, ne lui
pardonnait non plus le jour où, par un odieux sacrilège, il avait
dépouillé les portes du Capitole de l’or qui les recouvrait. Cependant
la foule des légionnaires, où les adeptes du Crucifié étaient nombreux,
murmurait:

--Quelle apparence y a-t-il qu’un grand chef soit dévoué au Christ?
Stilicon n’est qu’un ambitieux. Il affecte notre croyance parce qu’il
aspire au pouvoir suprême, mais il ne la partage pas. Et, d’ailleurs, il
élève son fils dans l’idolâtrie des païens.»

Il est vrai qu’un doute subsiste sur la foi du général Stilicon, puisque
le poète Claudien l’a chanté. Et Claudien, fidèle aux dieux de Rome,
méprisait le christianisme. C’est que bien des cœurs hésitaient, en ces
temps où la victoire du Galiléen n’était pas encore complète. Plus d’un,
retenu par le respect humain dans l’observance ancienne, était tenté de
passer à la religion de l’État. Et plus d’un regrettait de s’être
converti au Christ quand paraissaient les signes d’une réaction.

S’il n’est pas certain que le général Stilicon ait été un chrétien
sincère, Serena, son épouse, nièce de l’empereur Théodose par qui le
paganisme fut durement persécuté, était ardente pour la foi nouvelle.
C’était une femme sûre d’elle-même à cause de son intelligence et de sa
beauté. Elle aimait à railler la superstition et les adorateurs attardés
des idoles. C’est ainsi que l’annaliste Zosime rapporte d’elle et des
causes de sa mort tragique une histoire qui se répéta longtemps chez les
derniers païens comme une preuve de l’existence des célestes déités.

                   *       *       *       *       *

Il y avait à Rome un temple que l’antique piété vénérait entre tous.
C’était celui de Cybèle, la bérécynthienne, la vierge mère des dieux,
que les Romains nommaient encore Rhéa.

Mais la désolation était grande, en ce temps-là, dans les édifices
sacrés. Les collèges des flamines et des pontifes étaient dissous. Le
feu de Vesta avait cessé de brûler. Les frères Arvales ne faisaient plus
entendre leurs chants liturgiques qui émouvaient les vieux Romains. Et
le temple de Rhéa restait privé de cérémonies.

Il prit fantaisie à Serena d’y entrer, un jour qu’elle se promenait sur
le Palatin avec une suite brillante de jeunes femmes et de jeunes
hommes, familiers de sa maison. La générale avait toujours des idées
neuves et hardies. Et la gracieuse Poppée battit des mains en s’écriant
que ce serait très drôle de visiter un temple païen.

--Figure-toi, disait-elle à l’aimable Curculio en montant les marches,
que je ne sais même pas comment c’est à l’intérieur.

--Il n’y a pas grande différence avec nos basiliques, répondit Curculio.
Mais c’est un endroit curieux. Ma mère m’y menait encore lorsque j’étais
petit. Alors je ne comprenais guère l’histoire de Cybèle que je vous
expliquerai si je peux.

--Qu’y a-t-il donc à expliquer? demanda la blonde Lucilla. Nous
connaissons ces fables ridicules.

--On ne vous a pas tout dit, fit Curculio avec mystère.

Il s’efforçait d’ouvrir devant Serena la lourde porte de bronze dont les
gonds grinçaient et il pria son ami Vibullius de l’aider. Mais
Vibullius, triste et soucieux, restait à l’écart.

--Qu’as-tu donc, Vibullius? lui demanda Serena de son ton impérial.

--J’avoue, répondit le jeune patricien, que je n’aime pas cette partie
de plaisir. Moi aussi je suis venu dans ce lieu au temps de mon enfance.
Mon père m’y conduisait. Il est resté attaché aux vieilles croyances
jusqu’à son dernier jour. J’aurais peur d’offenser sa mémoire en entrant
ici. Ne jouons pas avec des choses qui restent sacrées pour d’autres si
elles ne le sont plus pour nous.

Vibullius avait hésité longtemps avant d’abandonner la foi des ancêtres.
Il y tenait encore par des fibres cachées. Jeune garçon, il était
remarqué pour sa piété exacte et il composait, en l’honneur des dieux,
des hymnes qui lui valurent les éloges du grammairien Cornificius. Il se
moquait alors des chrétiens. C’était lui qui avait dessiné sur le mur du
Pædagogium son camarade Alaxamène agenouillé devant un âne mis en croix.
Les archéologues ont retrouvé cette image et ils en ont disputé
longuement.

Cependant, Vibullius ayant évoqué son père, l’élégant Aurélius s’écria
avec un grand rire:

--Allons donc! Et mon oncle qui était pontife suprême! Où en
serions-nous si nous nous arrêtions à nos souvenirs? Nous savons tous
que, dans nos familles, on a adoré les dieux. Mon cher Vibullius,
n’ayons pas de ces scrupules surannés.

Il poussa la porte avec Curculio et la société pénétra dans le temple
désert.

Il est vrai que le silence et la majesté du lieu gênèrent d’abord les
profanateurs. Une voix secrète murmurait au fond de leur conscience que
ce qu’ils faisaient n’était pas bien. Et la déesse couronnée de tours
semblait les regarder avec une muette douleur. Serena s’aperçut du
trouble de ses compagnons parce qu’elle le ressentait elle-même. Et elle
voulut leur rendre le courage par un sarcasme impie.

--Voyez, dit-elle, l’amante d’Athys a l’air de regretter sa virginité
éternelle et ses amples charmes sans emploi.

L’agréable Curculio, à qui la gaîté était revenue, s’empressa d’ajouter
que Cybèle regrettait aussi l’idée funeste qu’elle avait inspirée au
berger phrygien et Lucilla voulut savoir sur-le-champ quelle était cette
idée.

--Je n’oserais le dire à voix haute, fit le jeune chrétien. Et je
manquerais à la décence si je le disais à l’oreille d’une de vous.

Les jeunes femmes l’entourèrent, roucoulant toutes ensemble

--Curculio, cher petit Curculio, Curculiunculus de mon cœur, je t’en
prie, ne parle pas par énigmes. Apprends-nous quel conseil Cybèle avait
donné à Athys.

Curculio se défendait, jurant qu’il en avait déjà trop dit, qu’il ne
voulait pas offenser la pudeur, et qu’il raconterait plutôt ce qui se
passait dans l’ombre des temples le jour où la statue de Cybèle était
portée au Tibre pour y être lavée solennellement.

--Ce qui s’y passait? s’écria Poppée. Mais rien n’est plus connu. Enfin,
c’étaient des horreurs. Je t’en prie, Curculio, tu sais que les femmes
sont curieuses. Révèle-moi le secret d’Athys, sinon je le demande à
Auréus.

Curculio, piqué, cherchait une comparaison honnête ou une image
ingénieuse lorsqu’Aurélius, d’esprit plus prompt, dit que ce n’était pas
si difficile à expliquer et que, pour punir le berger Athys, Cybèle
l’avait rendu furieux, après quoi il s’était fait à lui-même ce
qu’Eutrope avait subi lorsqu’il était un jeune esclave. Et Curculio fut
dépité parce que cette allusion au ministre eunuque de Constantinople
flattait Serena, Eutrope étant le mortel ennemi de Stilicon.

Alors la nièce de Théodose, enhardie elle-même par ces propos, reçut de
Cybèle qui avait ordonné à Athys de mutiler sa propre chair, une
inspiration qui devait lui coûter la vie. S’approchant de la statue
sacrée, elle s’empara du collier de la déesse et le mit par défi à son
cou.

La jeune troupe applaudissait lorsque des cris lugubres se firent
entendre. Une vieille femme couverte d’un voile parut, et, lançant
contre Serena des injures cruelles, lui reprocha son impiété et sa
profanation. On sut par la suite que c’était une ancienne vierge de
Vesta, dont les lois avaient fermé la maison, et qui, dans le temple
solitaire, venait adresser ses prières aux dieux abandonnés, seul culte
qu’ils eussent désormais le droit de recevoir. En vain s’efforçait-on de
lui fermer la bouche. La vestale abondait en malédictions. Alors
Aurélius et Curculio l’entraînèrent et délivrèrent Serena de son odieuse
présence. Mais tandis que la folle descendait les degrés du temple, se
retournant encore vers Cybèle, elle supplia la déesse de ne pas laisser
le sacrilège sans vengeance et de punir Serena, son époux et ses
enfants.

Vibullius avait disparu, déchiré de remords et incapable de supporter la
douleur de la vestale. Serena elle-même, tout en affectant le dédain,
avait perdu son assurance. Cependant, par orgueil, elle garda à son cou
le collier de Rhéa. Mais, dans la nuit, un génie lui apparut qui lui
prédit sa mort prochaine. Depuis, soit qu’elle dormît soit qu’elle fût
éveillée, elle revit souvent le même spectre. Et, comme son âme était
forte, elle se reprochait d’être encore accessible aux superstitions des
païens.

                   *       *       *       *       *

Stilicon avait vaincu Alaric à Pollentia et Radagaise à Fésules, mais il
n’avait pas désarmé l’hostilité des évêques, tandis qu’il restait
suspect aux païens. Alors, ses ennemis, ne pouvant mettre à sa charge
aucune défaite, insinuèrent qu’il n’achevait jamais ses victoires afin
de se rendre nécessaire. On se rappela aussi qu’il était de naissance
barbare. En peu de temps, le sauveur de Rome devint un brigand public.
Abandonné de tous, il tendit lui-même sa gorge à l’épée d’un officier
qui reçut en récompense le commandement de l’armée de Numidie.

Stilicon était un grand esprit et un grand cœur. Ce fils d’un soldat
vandale, passionnément épris du nom romain, rêvait d’unir les chrétiens
et les païens dans l’amour de la patrie. C’est pourquoi, n’ayant
contenté personne, il fut taxé de trahison.

Veuve et privée de ses biens, Serena vivait pauvrement à Rome, levant
une tête encore fière sous le malheur, lorsqu’après peu de temps Alaric
parut devant la ville. Alors la panique régna. On n’accusa pas les
généraux incapables mais bien notés parce qu’ils n’étaient suspects ni
de paganisme ni d’hérésie et qui n’avaient pas su arrêter la marche des
Goths. Le bruit courut que Stilicon lui-même, ayant échappé à la mort,
se trouvait au camp ennemi et que ses complices s’apprêtaient à lui
ouvrir les portes. Serena comparut devant le Sénat assemblé et,
condamnée à la peine capitale, fut étranglée dans sa prison.

Les mains du bourreau suivirent le cercle que le collier de Cybèle leur
avait tracé. Et les païens ne manquèrent pas de dire que la déesse-mère
s’était vengée et que les malédictions de la vestale s’étaient
accomplies. Cependant les auteurs chrétiens se sont tus. Car, ainsi
qu’ils l’avaient redouté, et pendant plus d’un siècle encore, le
châtiment de Serena prolongea le polythéisme sous le chaume crédule du
pâtre et du laboureur.




LES PERPLEXITÉS DE NANNÉNUS

        _Nanneno igitur, pensante fortunarum versabiles casus, ideoque
        cunctandum esse censente, Mallobaudes, alta pugnandi cupiditate
        raptatus, ut consueverat, ire in hostem differendi impatiens
        angebatur._

        AMMIEN MARCELLIN, XXXI, 10.


L’année qui était celle du quatrième consulat de Gratien penchait déjà
vers l’automne. Partout les nouvelles étaient mauvaises pour l’Empire.
En Thrace, semblables à des bêtes féroces qui auraient brisé leur cage,
les Goths avaient surpris et tué le tribun Barzimère, officier de valeur
et formé aux fatigues des camps. Il fallut appeler des renforts et
dégarnir les Gaules pour arrêter ces barbares. Alors, comme si les
Furies eussent enflammé le monde, la rage de ces temps gagna les régions
les plus lointaines. Ayant appris par la trahison d’un scutaire le
départ de l’armée d’Occident, la nation des Alamans Lentiens leva
quarante mille guerriers. En toute hâte, on dut pourvoir à ce péril
nouveau.

Pour défendre les Alpes et le Rhin, Gratien hésitait entre deux chefs.
De race franque, Mellobaude avait plus d’allant. Nannénus était plus
circonspect.

--Si je confie mes légions à Mellobaude, pensait Gratien, il est capable
de repousser d’un seul coup l’invasion, comme il peut épuiser mes
dernières réserves dans une bataille téméraire. Avec l’autre, il n’est
pas de désastre à craindre. Mais Nannénus calcule trop et temporise
toujours, de sorte qu’il n’obtient jamais de succès décisif.

Et Gratien se rappela que le césar Valentinien, son père, avait coutume
de dire: «Si vous voulez entrer dans des difficultés, prenez Mellobaude.
Mais prenez encore Mellobaude si vous voulez en sortir.» Et il se
souvint que, de Nannénus, Valentinien disait aussi: «C’est l’homme qui,
lorsque les voleurs pénètrent dans la maison, ne va pas offrir sa gorge
à leur couteau. Il se tient derrière la porte, le bâton levé.»

Alors Gratien délibéra de partager le commandement entre Mellobaude et
Nannénus et de leur conférer à tous deux une autorité égale. Ainsi le
sobre courage de l’un modérerait l’ardeur de l’autre, tandis que le
bouillant ripuaire, prompt à l’offensive, animerait le prudent romain.

Les deux généraux ne s’aimaient pas. Souvent Nannénus, en présence de
ses officiers, donnait la tactique de Mellobaude en exemple de ce qu’il
ne fallait pas faire, et, devant les siens, Mellobaude raillait le
nouveau Cunctator. Mais le siècle ne permettait plus aux militaires de
rivaliser entre eux et de se réjouir des échecs du voisin, comme des
poètes jaloux, ou de chercher des succès personnels, comme des acteurs
sur un théâtre. Il n’y avait de salut que par l’union des efforts. Et,
dans les combats, on ne voyait plus le maître de la cavalerie insensible
aux appels que lui lançait le commandant des fantassins.

Nannénus et Mellobaude se rejoignirent à Mogontiacum, ville d’où l’on
surveille les abords de la Germanie. Sur la rive du Rhin, qui roulait
entre les roseaux des flots limoneux, ils se promenaient longuement,
méditant leur plan de campagne et cherchant à marier leurs pensées,
soucieux de sauver l’Empire.

--De quoi s’agit-il? disait Mellobaude. Le problème stratégique que nous
avons à résoudre est simple. Les Alamans se disposent à franchir la
frontière. Marchons à eux. Entrons sur leur territoire et détruisons
sans délai la force principale de l’ennemi. C’est la doctrine que tous
les maîtres de l’art militaire ont enseignée.

Nannénus fit quelques pas sans répondre. Il regardait vers Castellum,
que l’on nomme encore aujourd’hui Kastel, et dont la forteresse se
dressait au delà du fleuve. Il semblait que le général romain voulût
percer les lointaines profondeurs de la forêt hercynienne. Cependant
Mellobaude poursuivait son discours:

--Attendrons-nous, pour attaquer, que l’ennemi ait envahi et dévasté
notre territoire, qu’il se soit enhardi par un premier succès, que nos
populations fugitives aient porté la démoralisation au cœur de la Gaule?
La seule vue de nos aigles et de nos enseignes frappera les barbares
d’effroi. Assurons-nous sans tarder les avantages de l’offensive et de
la surprise. Une victoire rapide épargnera le sang des nôtres, tous les
jours plus rare et d’autant plus précieux.

--Tes paroles sont vraies, répondit le romain. Je songe sans cesse à nos
cohortes qui se réduisent et qui doivent donner sur tous les points à la
fois. Porter la guerre chez l’ennemi est le juste principe. Mais
pouvons-nous risquer une défaite de Varus? Auguste ne se consolait pas
d’avoir perdu trois légions. Gratien n’a plus le moyen de les perdre. Je
redoute que, sur leur propre terrain, parmi leurs montagnes et leurs
fourrés, les Germains ne trouvent l’occasion de nous dresser des
embuscades. Forts dans les lieux qu’ils connaissent, qui nous dit qu’une
fois répandus dans nos plaines ils ne seront pas à notre merci? On les a
vus souvent, gorgés de nos fruits et de nos vins, s’offrir à nos coups
comme du bétail. Il n’est pas une de leurs invasions que nous n’ayons
repoussée, même sous Probus qui leur reprit soixante cités, même quand,
sous Julien, ils furent parvenus à trois étapes de Lutèce. Chaque fois,
nous les avons reconduits au delà du Rhin, souvent au delà du Neckar. Ce
que les circonstances nous avaient alors imposé, recommençons-le
volontairement et par méthode. Cette tactique est la meilleure
puisqu’elle a toujours réussi.

Cependant Mellobaude, hochant la tête, prononça ces paroles:

--Rien n’assure qu’elle réussira toujours. Il n’est pas bon d’inciter
les barbares à fouler le sol de l’Empire, de les habituer à franchir le
mur. Il se peut qu’à la longue leurs invasions trouvent nos garnisons
affaiblies et qu’après nous être flattés de les arrêter aux champs
catalauniques, nous ne puissions même plus les battre aux Eaux Chaudes,
où les Cimbres furent exterminés par Marius. Une pensée, Nannénus,
m’obsède et m’alarme. En dépit des défaites que nous leur avons
infligées, les Germains pullulent. Valentinien croyait avoir détruit
leur puissance au berceau. Déjà ils ont réparé leurs pertes et leurs
tribus s’accroissent, non seulement comme si elles n’avaient pas été
vaincues, mais comme si elles avaient joui d’une paix séculaire. Dans
cette race féroce, les femmes ont des portées plus nombreuses que les
louves. Cependant les romaines cessent d’enfanter, notre jeunesse ne se
renouvelle plus, et bientôt, devant dix barbares, à peine aurons-nous un
homme en état de tenir le glaive.

--Si c’était le seul de nos maux! répondit Nannénus. Mais le civisme
disparaît. Le peuple romain prend en dégoût le métier des armes. Le jour
n’est plus éloigné où, incapable de se défendre lui-même, il devra
remettre la protection de l’Empire à des Sarmates, à des Saxons ou à je
ne sais quels auxiliaires que l’Asie ou l’Afrique nous auront prêtés.

Nannénus se tut, craignant d’offenser Mellobaude, né de parents
barbares. Mais il acheva l’idée qui tourmentait son esprit:

--Ne t’étonne pas des paroles que je vais dire. Plus j’y pense et plus
je me demande si c’est bien à la guerre que nous devons recourir avec
ces nations et si l’intrigue ne nous offrirait pas des moyens plus sûrs.
Divisés contre eux-mêmes comme des bêtes affamées, les Germains ont le
génie des dissensions. Pourquoi ne pas attiser leurs querelles, comme,
jadis, le divin Jules celles des Gaulois? Déjà nous nous sommes servis
de la haine que les Burgondes portent aux Alamans. Avec un peu
d’habileté, nous pourrions encore rallier les Vindéliciens et les
Noriques. Mais je me demande d’autres fois, roulant ces soucis dans ma
tête, s’il n’est pas trop tard, si les Germains ne se sentent pas unis
entre eux par les liens du sang et du langage, s’ils se prêteront
encore, par leurs rivalités, à notre politique. Alors mieux vaudrait
composer avec eux que de les irriter et d’entretenir une guerre
éternelle où le nombre doit nous écraser à la fin. Trop longtemps on a
dit que la sincérité n’habitait pas leur cœur et que leurs paroles
étaient autant de mensonges. Nous-mêmes, sommes-nous sans reproches? Ne
leur avons-nous pas donné des sujets de plainte? Et la méfiance
n’engendre-t-elle pas la méfiance? C’est pour nous une vérité certaine
que les Germains ont besoin de conquêtes comme d’air et de nourriture.
Pourtant le monde est vaste et le soleil luit pour tous. Est-il
impossible de faire comprendre aux fils d’Arminius que leur intérêt est
de s’entendre avec nous? Alors un pacte de voisinage et d’amitié
garderait sur le Rhin cette paix romaine que nous nous épuisons à
défendre jusqu’aux déserts de la Libye.

--Regarde ce fleuve, dit Mellobaude. A peine s’est-il écoulé quatre ans
depuis que, non loin du lieu où nous sommes, il a vu, sur l’une de ses
rives, le roi Macrin entouré de ses guerriers, tandis que, de l’autre
rive, l’empereur et son escorte, toute brillante de nos enseignes,
voguaient vers lui sur des barques légères. Plus d’un, je te l’accorde,
fut étonné du succès de cette conférence. Et il est vrai que Macrin,
ayant juré d’observer la paix, tint loyalement parole. Cependant, soit
oubli, soit confiance, soit crainte de demander trop, Valentinien, dans
le pacte, n’avait pas compris les alliés de Rome. Et Macrin put se
vanter de n’être pas parjure lorsqu’il entra chez les Francs, massacrant
et ravageant tout sur son passage. J’arrivai, Nannénus, je fus assez
heureux pour tendre à ce barbare enivré de fureur un piège où il périt
avec son armée. Permets-moi de ne plus croire à la vertu des pactes
après cette expérience.

Nannénus allait répondre, lorsqu’un aide de camp s’approcha des deux
généraux. Les ayant salués de l’épée, il leur dit:

--Des renseignements sûrs nous sont parvenus sur les mouvements des
Lentiens. Après avoir rétrogradé devant les corps réunis des Petulans et
des Celtes, ils ont de nouveau franchi le Rhin et marchent en direction
d’Argentuaria. Leurs forces sont évaluées à quarante mille hommes selon
les uns, à soixante mille selon les autres.

--Il n’y a pas un instant à perdre, dit Nannénus.

Et, sur-le-champ, il étudia avec Mellobaude le plan de la bataille.




KAB L’ARCHITECTE


Kab et les hommes robustes de la tribu que rallie le signe du Saumon
marchaient vers la région des lacs, rentrant au foyer. Leurs âmes
étaient lourdes et soucieuses. Pour trouver l’ambre et la poudre d’or,
il fallait toujours aller plus loin. Partout des rivaux, soit qu’il
s’agît de découvrir les gisements, soit qu’il s’agît de vendre les
précieuses substances, obtenues par de longues recherches. Et les
marchands, venus des pays étranges d’où ils apportent le sel, parlaient
encore de hordes qui s’étaient mises en mouvement suivant le sens du
soleil. Elles étaient armées, non de pierres taillées et d’os pointus,
mais de haches, de flèches et de lances forgées dans un métal invincible
dont elles avaient le secret.

Pensant à ces choses, les fils du Saumon se peignaient l’avenir de
noires couleurs. Tantôt, alarmés par la concurrence, ils se demandaient
comment ils se procureraient le sel, aussi nécessaire à la vie que les
fruits et la venaison. Tantôt ils craignaient de ne plus retrouver les
femmes et les enfants, réduits en esclavage par l’ennemi après qu’il
aurait pillé les cavernes, abri des familles. Tantôt, enfin, ils se
voyaient chassés du sol natal par l’envahisseur. Alors ils devraient
chercher d’autres cavernes et d’autres terres que les occupants ne
céderaient qu’après de durs combats.

Cependant l’esprit de Kab était ingénieux et hardi. Et il méditait dans
sa tête, ses idées naissant et se succédant à la faveur de la marche
cadencée.

--L’incertitude est le sort de l’homme, se disait Kab. La sécurité
serait le plus grand des biens. Elle n’existe nulle part. Jamais nous ne
savons si nous ne manquerons pas d’ambre et d’or. Jamais nous ne savons
si d’autres n’en auront pas trouvé plus que nous, de sorte que, nos
richesses se dépréciant par leur abondance, les marchands des pays d’au
delà n’offriraient plus en échange que de moindres quantités de sel.
J’étais habile à tailler les pierres, à les polir et à les fixer avec
solidité dans un manche de bois dur. Mon industrie sera ruinée par celle
des fondeurs de fer. Il faudra que je sois le premier à connaître leur
art. Mais, jaloux, les fils du Saumon m’accuseront peut-être de
sorcellerie et je courrai le risque d’être lapidé.

Cependant Kab songeait à Rhâ, son épouse, qu’il eût aimé à vêtir
richement, et aux enfants de leur chair qu’il eût voulus heureux et
forts par les viandes succulentes. Il songeait aussi aux Vieillards qui
possèdent la science bienfaisante, auxquels il faut plaire car ils sont
tout puissants, et qui initient à leurs mystères ceux qu’ils jugent
dignes de leur succéder. Et Kab rêvait d’une invention, d’un service
qu’il rendrait à la tribu et grâce auquel il s’élèverait jusqu’au
Conseil qui gouverne les habitants des Grottes.

Par un mouvement rapide de sa pensée, un œil intérieur lui montra ces
grottes ancestrales, sombres, humides, malsaines, mieux faites pour des
animaux que pour des êtres doués de la parole et dont le front est
tourné, non vers la terre, mais vers les cieux. Il vit aussi les lacs du
pays où il était né, d’où la tribu tirait sa nourriture et son nom, car
on distingue les peuples par leur aliment essentiel. Pêcheurs et
mangeurs de saumons, constructeurs de pirogues légères, navigateurs des
eaux limpides, est-ce que la vie des saumonides n’était pas sur cette
plaine liquide et amicale, plutôt que dans les antres obscurs où les
retenait l’habitude et qui les défendaient si mal contre les dangers?

Alors une clarté se fit en lui. Il tressaillit comme les grands
inventeurs. C’était la, sur le lac lui-même, qu’il fallait s’établir et
vivre. Et il vit une cité lacustre, dont il serait l’auteur et le
maître, avec des demeures baignées par la lumière du jour, comme il
avait entendu dire qu’en avaient les hommes aux pays d’où vient le sel.
Chacune de ces demeures s’élèverait sur un plancher soutenu par des
pieux solides et fixé à quelque distance du rivage. On s’y rendrait soit
en barque, soit à l’aide d’une passerelle qu’on relèverait le soir. Et
la tribu vivrait dans la joie, à l’abri des périls.

Kab, sur le chemin du retour, approfondit ces choses. Et quand il fut
auprès du foyer, quand, sur leur couche, il eut retrouvé l’épouse, il
lui confia son idée, dans le mystère de la nuit, car il savait que Rhâ
était prudente et de bon conseil.

Elle l’écouta et parla ainsi:

--Le projet est excellent, ô mon maître. Toutefois, prends garde aux
Vieillards. Ils sont ennemis des nouveautés, fussent-elles utiles et
bienfaisantes, et souvent ils font périr ceux qui les proposent. Tu
serais perdu si un seul d’entre eux allait dire que l’abandon des
grottes est une insulte aux ancêtres, dont les ombres offensées se
vengeraient, ou bien que les génies invisibles puniraient la tribu parce
qu’elle aurait manqué de respect au Saumon en construisant des
habitations sur le lac, comme les castors. Les Vieillards sont méfiants
et redoutables. Donne-leur plutôt l’illusion que, ton dessein, ils l’ont
conçu eux-mêmes, afin qu’ils ne te soupçonnent pas d’usurper leur
pouvoir.

Kab se réjouit parce que sa compagne était toujours inspirée par la
sagesse. Et il ne se hâta pas de dévoiler ses plans. Même, fixant sur
eux sa réflexion, il les rendait plus achevés. Par des paroles qu’il
calculait avec soin, il préparait les Vieillards à l’acceptation et à la
bienveillance. Tantôt il racontait comment, au pays du sel, les hommes,
enrichis par le négoce, habitaient des demeures claires. Tantôt il
parlait de ces hordes dont la marche était signalée, et qui, ajoutait-il
avec astuce, n’avaient peur que de l’eau. Car ayant été chassés de leurs
terres par une tempête qui avait poussé la mer bien au delà de ses
bords, ces hommes s’imaginaient que tout espace humide leur était
hostile, tandis qu’ils se riaient des autres obstacles, étant pourvus
d’armes redoutables auxquelles les pierres les plus dures ne résistaient
pas.

Et les Vieillards s’accoutumèrent à ces idées nouvelles. Pour la
première fois, ils s’aperçurent que les cavernes étaient empestées et
ressemblaient à des tanières. Ils regardèrent avec moins de confiance
les rochers qu’en guise de portes on roulait aux entrées le soir. Peu à
peu, comme Rhâ l’avait prévu, ils interrogèrent Kab, qui leur répondit
avec habileté et déférence sous forme d’hypothèse, leur retournant même
des questions, afin qu’ils parussent consultés et qu’ils eussent
l’illusion d’avoir voulu les premiers ce qu’il leur suggérait. Ainsi ils
s’habituaient à prendre son avis, et, sur leur désir, il forma de ses
mains une ébauche de la cité nouvelle à l’aide de petits morceaux de
bois.

Déjà le bruit se répandait dans la tribu que les cavernes allaient être
abandonnées pour des habitations placées entre l’eau et le ciel. Les uns
s’en promettaient une vie plus heureuse. D’autres se moquaient de ces
nids aquatiques ou prophétisaient l’effondrement des pieux et la noyade
des occupants. D’autres enfin, comme Rhâ l’avait prévu, montraient un
visage sombre et désolé parce qu’on délaissait les usages des ancêtres.
Mais, déjà, dans leur cœur, les Vieillards avaient décidé d’abolir
l’ancien ordre de choses. Leur chef déclara que le Saumon lui-même lui
était apparu dans un de ces songes qui révèlent les volontés des
puissances souveraines. Et le Saumon avait dit:

--Que ma tribu habite près de moi. Qu’elle laisse les antres de la nuit
à ceux qui sont morts afin qu’ils y poursuivent en paix leur seconde
vie.

Ainsi furent conciliés le progrès et la tradition. Et la délibération
fut portée devant le Conseil.

Cependant un petit groupe se tenait à l’écart de l’assemblée, marquant
de la réprobation et de la tristesse. Ces hommes étaient estimés et
d’ailleurs peu nombreux. C’étaient ceux qui composaient les chants
funéraires et qui, par le moyen de paroles rythmées, fixaient dans les
mémoires les hauts faits de la tribu. C’étaient encore ceux qui ornaient
de peintures les poteries, qui modelaient des amulettes callipyges, et
qui, sur la surface lisse des rochers, gravaient des scènes de chasse et
de guerre. Ces hommes étaient doux et leur opposition peu redoutable.
Aussi le chef des Vieillards leur donna-t-il volontiers la parole. Aad à
la voix harmonieuse la prit en leur nom.

Et ce qu’il dit, les autres n’y avaient point songé. Il parla du lac
inviolé qui allait retentir du bruit des maillets et se souiller par
l’industrie des hommes. On ne reconnaîtrait plus ses rives aux nobles
lignes, familières à tous ceux et à toutes celles du Saumon. C’était là
qu’enfants ils avaient joué et que, dans le printemps de l’adolescence,
ils avaient échangé leurs aveux d’amour. Ces souvenirs du cœur seraient
à jamais abolis avec les arbres antiques, témoins d’une histoire
plusieurs fois séculaire, qui ombrageaient les eaux et s’y reflétaient
sous mille formes changeantes. L’onde elle-même, pure comme un cœur sans
reproche, perdrait sa limpidité...

Après avoir longuement déroulé ces images, Aad évoqua la déesse du lac
fuyant dans sa robe vaporeuse devant les profanateurs, et, par une
audacieuse prosopopée, il la fit parler en ces termes:

--O vous qui ne songez qu’à l’utile et qui ne respectez pas l’œuvre du
céleste fécondateur, sachez que votre âme deviendra sèche et votre cœur
désert. Par moi, votre vie était parfumée. En m’exilant, vous vous
condamnez aux labeurs mécaniques qui oppriment les hommes, altèrent leur
essence divine et tuent leur foie.»

Ayant parlé, Aad fut salué par un murmure d’admiration. Les Vieillards
eux-mêmes l’avaient écouté avec complaisance, car son éloquence et ses
chants étaient l’honneur de la tribu. Mais leur décision ne fut pas
changée par son discours.

Cependant l’inquiétude oppressait le cœur de Kab. Il se demandait si les
amateurs de vieilleries n’allaient pas l’emporter et détruire, avant
qu’elle fût née, la cité lacustre. Inventif pour la construction et le
commerce, il n’était pas habile au jeu des idées et il ne trouvait pas
de réponse à des objections qu’il jugeait oiseuses et puériles. Aussi
attendait-il avec anxiété que quelqu’un réfutât les vains propos d’Aad,
quand le chef des Anciens prit la parole. Et le miel de la raison coula
de sa barbe neigeuse.

--Les ans, dit-il, ont passé sur ma tête. J’ai vu beaucoup de choses.
J’ai donc vu des changements nombreux. Je sais que nos ancêtres n’ont
pas toujours habité les profondeurs de ces montagnes. Ces antres étaient
vierges lorsqu’ils les noircirent du feu de leurs foyers. Et le miroir
intact de l’eau n’avait pas été fendu par nos filets et nos pirogues.
Nulle voix humaine n’avait éveillé ces échos. Pourtant la déesse du lac
ne nous a pas maudits, de même que les génies protecteurs des cavernes
sont restés parmi nous. Aad nous invite à tourner les yeux vers le
passé. Regardons vers l’avenir. Qui sait si, un jour, les habitations
que nous aurons élevées sur les eaux ne seront pas à leur tour
abandonnées et détruites? Alors ces demeures, qui pour nous sont
nouvelles, deviendront chères à ceux qui les auront connues depuis les
jours dorés de leur enfance. C’est là qu’ils auront vécu, aimé, chanté,
qu’ils auront vu naître leurs fils et fermé les yeux de leurs parents.
Pour eux, le souvenir donnera une âme à ces poutres équarries et ils ne
les quitteront pas sans douleur. Ils pleureront sur leur ville disparue,
et, eux non plus, ils ne reconnaîtront pas le lac. Et d’autres Aad
s’attristeront si, plus tard, sur ces rivages, des hommes savants et
hardis élèvent des murs et des machines. D’autres Aad s’attristeront
encore lorsque ces murs se seront effondrés, lorsqu’à ces machines
auront succédé des mécaniques plus parfaites. Sache-le, peuple du
Saumon, tu n’es pas la première génération qui regrette le visage du
monde. Tu n’es pas la dernière non plus.

On applaudit le Sage, l’Inspiré, et il se hâta de prononcer les formules
qui consacrent les décisions du Conseil et leur donnent force de loi. Et
Kab, à l’instant, se mit au travail.

Mais tandis que, sous ses ordres, ceux du Saumon édifiaient la cité
lacustre, il pensait en lui-même:

--Oui, le vieillard a bien parlé. Sa ruse et sa subtilité passent la
mienne. Mais pourquoi a-t-il dit qu’un jour viendrait où mes
constructions sans pareilles seraient délaissées comme les cavernes
fumeuses? Mon œuvre est définitive. On ne la remplacera pas. On pourra
l’imiter seulement.

Et Kab, l’architecte, chargé d’ans et d’honneurs, mourut dans l’illusion
qu’il avait bâti pour l’éternité.




LE MARIAGE AUTRICHIEN


On causait, dans un cercle parisien, de ces deux anarchistes italiens
condamnés à mort aux États-Unis et dont le cas est surtout une de ces
«affaires» qui prennent tout à coup la valeur d’un symbole. On ne
manquait pas d’évoquer d’autres «affaires» célèbres et de remarquer le
revirement subit du sentiment public à l’égard de la grande république
américaine qui passait, naguère encore, pour la terre de la liberté et
le phare de la démocratie.

--Nous n’aurions qu’à chercher dans le catalogue de la bibliothèque, dit
le général baron Grimbert, doyen d’âge du club, pour y trouver une
espèce de petit roman d’un homme d’esprit qui écrivait sous le second
Empire et qui était libéral. Ce Laboulaye n’était pas une bête. Son
_Prince Caniche_ est un ouvrage charmant que les générations nouvelles
ne connaissent plus. De mon temps, nous ne lisions pas beaucoup, mais
elles lisent encore moins que le sous-lieutenant de hussards que j’étais
avant la guerre, je veux dire celle de 1870. Je me rappelle en ce moment
combien ce Laboulaye m’irrita avec son _Paris en Amérique_ que les
adversaires de l’Empire portaient aux nues et où il opposait au
gouvernement de la France sous Napoléon III les libertés et les
garanties dont jouissaient les citoyens des États-Unis. Ce souvenir de
jeunesse fait que, tout à l’heure, j’ai longuement serré la main de
notre ami Greenwood. Jamais ce représentant de la bannière étoilée ne
m’a paru plus sympathique. Ce que c’est que de vivre vieux! L’âge nous
apporte des revanches singulières. C’est égal, jamais je n’aurais
imaginé que les États-Unis passeraient un jour pour le pays de la
réaction.

--On a écrit l’histoire de presque tout ce qui a été, dit alors
l’académicien F... On a écrit l’histoire des peuples et celle des
philosophies l’histoire des arts, des sciences, des inventions, des
voyages, du commerce, des lois. Il est une histoire que jamais on
n’écrira parce qu’elle est impalpable et diverse à l’excès, celle des
opinions. Homère a dit que les idées des hommes leur étaient envoyées
par Zeus tous les jours. C’est pourquoi elles changent comme le temps.
Et c’est pourquoi chacune d’elles a son tour. Mme de Boigne raconte dans
ses Souvenirs qu’elle fut invitée au palais de Fontainebleau quelques
mois après la révolution de 1830. C’était la première réception du
nouveau monarque à qui la bonne société tournait le dos. Mme de Boigne
n’avait pas de ces préjugés. Elle était d’avis que tous les
gouvernements sont bons du moment qu’ils font respecter l’ordre. Un
jour, le petit duc d’Aumale, avec une précocité singulière, attira
l’attention de la vieille dame opportuniste sur une porte ornée d’un
médaillon du temps des Valois. On y lisait: «François II, roi des
Français.» Le petit prince expliqua malicieusement que ce titre, repris
par son père pour signifier que la nouvelle monarchie était citoyenne,
avait été abandonné trois siècles plus tôt parce qu’il semblait marquer
une sujétion insupportable à des hommes libres. Les Bourbons s’étaient
donc appelés rois de France, ce qui, à la longue, avait paru
l’expression d’un droit de propriété incompatible avec la dignité d’une
nation fière, et l’on était revenu à la formule «roi des Français»,
abomination de la désolation pour les fidèles de Charles X.

M. Durand de l’Aube, dont le grand-père avait été un des collaborateurs
du comte Molé, prit à son tour la parole.

--Il est vrai, dit-il, qu’on a toutes les peines du monde à imaginer
aujourd’hui, quand on n’a pas recueilli personnellement les souvenirs de
cette époque, ce que furent les haines entre les partisans des deux
branches. A la monarchie de Juillet, les légitimistes eussent préféré la
république la plus rouge. La vieille marquise de Pimodan laissait à sa
famille, rassemblée autour de son lit de mort, cette maxime suprême en
guise de règle de vie: «Mes enfants, rappelez-vous toujours qu’on ne
doit jamais déranger les domestiques pendant leur repas et que
Louis-Philippe est un usurpateur.» Je dois dire que les orléanistes
n’étaient pas plus tendres pour les carlistes, comme on appelait à cette
époque les partisans de la légitimité. Ah! on était loin, alors, de la
«fusion» et les ressentiments qui dataient de la révolution de 1830
l’ont rendue longtemps chimérique. L’exemple de l’animosité était donné
par les membres atrocement divisés de la famille royale elle-même. La
cour du roi des Français ne prit même pas le deuil à la mort de Charles
X. Par représailles, le comte de Chambord se montra dans un concert le
jour où l’on apprit que son cousin le duc d’Orléans, fils du
roi-citoyen, s’était brisé le crâne en tombant de voiture...

--Les miens, mon cher Durand de l’Aube, étaient justement dans le camp
opposé à celui des vôtres, fit alors M. de N... C’est ainsi que j’ai
connu le fait suivant qui n’est pas seulement l’illustration de tout ce
que vous venez de dire, mais qui constitue un curieux envers de
l’histoire.

                   *       *       *       *       *

Le 28 juillet 1835--cinq ans jour pour jour après la révolution qui
avait renversé Charles X et précisément pour commémorer les «trois
glorieuses»--le roi Louis-Philippe, escorté de ses fils, passait en
revue la garde nationale. Le cortège arrivait au boulevard du Temple
lorsque, d’une fenêtre, partirent les vingt-quatre fusils de Fieschi,
premier inventeur de la mitrailleuse. Par miracle, ni le roi ni aucun
des princes n’étaient atteints. Tout autour d’eux, c’était un massacre.
Des morts et des blessés gisaient au milieu du sang. Les chevaux se
cabraient. La foule fuyait en désordre et s’écrasait dans les rues
prochaines croyant qu’une autre machine infernale allait éclater.

Tandis que Louis-Philippe rassurait tout le monde en se montrant, avec
un grand calme, le chapeau à la main, ses fils secouraient les victimes.
C’est ainsi que le duc d’Orléans vit étendue sur le sol, inanimée, une
jeune fille d’une grande beauté dont la toilette aussi élégante que
simple marquait la distinction. Elle ne portait aucune blessure. Elle
s’était apparemment évanouie par l’émotion et dans l’horrible violence
de la bousculade.

Il est superflu de dire que le prince fut troublé d’une autre manière
quand, pour soustraire cette délicieuse créature au piétinement des
chevaux cabrés, il la tint entre ses bras. Ne pensant déjà plus à la
fusillade, ses vingt-cinq ans s’émurent des traits, des formes et du
parfum de l’inconnue et du premier regard qu’elle lui jeta en ouvrant
des yeux d’un noir pénétrant. Lorsqu’elle eut repris connaissance, le
prince était amoureux. Et l’on concevra sans peine l’intérêt dont une
jeune personne d’une nature passionnée et d’un cœur généreux fut saisie
pour le séduisant officier à qui elle devait la vie et dont le visage, à
la fois anxieux et souriant, se trouvait à cette minute tout près du
sien. De pareils moments sont plus propices que d’autres à la naissance
des passions soudaines et le voisinage de la mort enflamme dans les
cœurs le puissant génie qui tient la chaîne des êtres.

Mais il me reste à dire qui était la belle inconnue.

Depuis les funestes journées de 1830, le marquis de Troismares, frappé
jusqu’à l’âme par la chute de la monarchie légitime, s’était réfugié
avec ses souvenirs dans sa tourelle bretonne. Plus intransigeant encore
que tant d’aristocrates qui se cloîtraient au faubourg Saint-Germain, il
n’avait plus voulu revoir la ville dont les pavés et la boue trop
souvent sanglante s’étaient levés contre le vrai roi. Devenu veuf durant
cet exil volontaire, il avait élevé sa fille dans le carlisme le plus
pur. Le seul journal qui entrât chez lui était _la Quotidienne_. Et s’il
arrivait qu’on parlât du roi Louis-Philippe, c’était pour rappeler avec
horreur le régicide dont son père s’était souillé.

Cependant, Diane de Troismares ayant atteint sa vingtième année, le
marquis eut des remords de la solitude où il la laissait, et, songeant à
l’établir, il décida de revenir à Paris. L’hôtel de la rue de
l’Université, qui avait pris une forte odeur de renfermé après cette
longue absence, fut ouvert de nouveau et il n’y parut que quelques-uns
de ces émigrés de l’intérieur pour qui rien n’existait plus depuis
l’usurpation.

On devine dans quelle mélancolie et dans quelle exaltation avait grandi
Diane de Troismares. On pressent aussi les dispositions romanesques
qu’avaient développées en elle l’isolement, le reniement du siècle et
les leçons de son père. Tout conspirait à favoriser chez cette jeune
fille les facultés de l’imagination. Elle mettait Louis-Philippe au même
rang que Robespierre et Marat et si elle était allée, sans en rien dire
au marquis, voir le cortège de l’usurpateur, c’était un peu dans les
sentiments d’une Charlotte Corday. Mais avec quelle facilité, dans un
cœur ardent et pur, ces sentiments-là prennent-ils un autre cours!

Lorsque le duc d’Orléans vit les couleurs revenir au visage de Mlle de
Troismares, lorsqu’un regard humide le remercia, il était déjà pris.
Diane l’était aussi à son insu. Et, ne reconnaissant pas son sauveur,
elle ne fut pas effleurée un instant par l’idée qu’il était le fils aîné
de celui sur qui elle aurait vu tomber la fusillade de Fieschi comme un
châtiment du ciel.

Quant au duc d’Orléans, si une réserve et une prudence toutes naturelles
ne lui avaient interdit de se nommer, il s’en fût gardé davantage encore
lorsqu’il sut qui était Diane. Il n’ignorait pas les opinions
intransigeantes que professait M. de Troismares, et l’adresse de la rue
de l’Université, que Diane lui donna tout de suite, ne permettait ni
doute ni méprise. Le jeune prince se contenta de se présenter comme le
colonel Dedreux.

On excusera cette supercherie chez un jeune homme qui venait d’échapper
à un grand danger et qui avait vu l’amour surgir des ombres de la mort.
S’il dissimula d’abord son nom, ce ne fut pas dans l’espoir absurde,
étant donné la personne dont il s’agissait, de poursuivre une banale
aventure. Née dans un moment d’émotion violente et déjà par lui-même
véritablement pathétique, sa passion était sincère. En se dévoilant, le
prince eût perdu à l’instant toute chance de revoir celle qui, d’un
mouvement pareil au sien, lui marquait un intérêt si visible. Peut-être,
aussi, car le cœur des hommes est compliqué, éprouvait-il un secret
plaisir à séduire une belle adversaire. La rareté de la chose, la
difficulté même ne manquèrent pas d’aiguiser son sentiment.

Un fiacre se trouva là fort à propos. Le prince aida Diane, encore
défaillante, mais dont le cœur battait d’une émotion nouvelle, à y
monter. Il donna au cocher l’adresse de l’hôtel Troismares, et,
s’excusant sur la nécessité où il était de rejoindre la revue, il prit
congé après avoir sollicité et obtenu la permission de rendre visite le
lendemain.

En racontant son équipée, Diane n’aurait pu dissimuler à un père
l’impression que l’aimable officier lui avait faite, n’eussent été les
circonstances. Tout ému du péril auquel sa fille avait échappé, M. de
Troismares ne lui reprocha même pas la curiosité qui l’avait conduite
boulevard du Temple. Le nom du colonel Dedreux ne lui disait rien et il
était, comme Diane, à mille lieues de la vérité. Du reste, depuis que le
prince avait l’âge d’homme, le marquis ne l’avait pas rencontré, car les
Orléans se tenaient à l’écart de la cour de Charles X. Aussi ne
devait-il pas reconnaître le fils de l’usurpateur. Et, lorsque le prince
se présenta sous son nom d’emprunt, M. de Troismares le reçut avec la
courtoisie incurieuse et un peu négligente que les gens du monde ont
pour les visages nouveaux.

Depuis leur dramatique rencontre, l’amour avait cheminé au cœur des deux
jeunes gens. Le duc d’Orléans sentit trembler dans sa main la main de
Diane et ils échangèrent un de ces regards qui lient deux êtres l’un à
l’autre sans qu’un langage plus précis ait besoin d’intervenir.
L’ingéniosité que des amoureux mettent à se voir ne tarda pas à leur
donner l’occasion de se parler sans témoin et ils se jurèrent, par le
même entraînement de jeunesse, d’être l’un à l’autre.

Il est inutile d’ajouter que, pour toutes sortes de raisons, dont celle
qui parut suffisante à Diane était les convenances, le prince vint fort
rarement à l’hôtel Troismares. Ce qui, sans qu’ils s’en rendissent
compte, nourrissait encore ce qu’on appelait autrefois et justement,
bien que la métaphore soit usée, leur flamme, c’étaient leurs scrupules
réciproques. Diane se reprochait un amour secret, par là même
condamnable, pour un homme de famille inconnue au service d’un
gouvernement abhorré, un amour qu’elle n’osait avouer à son père moins
par crainte que par respect et piété filiale. Quant au prince, il
s’accusait de son côté d’une sorte d’abus de confiance en gardant son
pseudonyme. Et il retardait une révélation qui, à n’en pas douter,
serait la fin d’un rêve et briserait un cœur.

L’honneur, cependant, lui interdisait de prolonger le mensonge. Et
Diane, le jour où elle sut qui était celui qu’elle aimait,--je laisse à
imaginer cette scène, il faudrait un poète pour la rendre,--vécut la
tragédie de Chimène. Est-il besoin de dire qu’elle ne l’en aima que
davantage après ce déchirement? Cependant, entre l’héritier de la
couronne usurpée et la fille du gentilhomme légitimiste, l’idée de
mariage s’écartait d’elle-même. Et rien de contraire à l’honnêteté ne se
concevait chez une Troismares. C’était l’amour sans espérance, celui
auquel s’attachent le plus les âmes passionnées.

                   *       *       *       *       *

Mon histoire ne s’achève pas ici, poursuivit M. de N... Je dirai plutôt
qu’elle commence.

Tout le monde sait que le duc d’Orléans épousa en 1837 la princesse
Hélène de Mecklembourg qui lui donna le comte de Paris dont un
Troismares, après avoir servi le comte de Chambord, fut plus tard l’ami
fidèle et le représentant pour la Bretagne. Tout le monde sait aussi que
cette union fut précédée d’un projet de mariage, qui échoua, avec
l’archiduchesse Thérèse d’Autriche. Beaucoup d’explications, sans
compter l’explication officielle, ont été données de cet échec qui fut
sensible à l’amour-propre du roi Louis-Philippe. Je crois être le seul à
en connaître la véritable clef.

Si Diane de Troismares, portant dès lors le secret d’un amour
impossible, se vouait dans son cœur à celui dont tout la séparait, le
prince était obsédé par son souvenir et son image. Il pensa quelque
temps à une union morganatique, et même à renoncer à ses droits: nous
avons vu d’autres fils de roi céder le trône pour suivre leur
inclination. Mais, bien qu’on fût en plein romantisme, il y avait des
choses qu’on ne devait faire que plus tard. Le duc d’Orléans prit la
résolution des forts. Il partit. Il alla se battre en Algérie.

Il n’est pas toujours vrai que l’absence soit un remède et que, comme
disait l’autre, la fuite, en amour, soit une victoire. Peut-être, si
Diane l’eût oublié, l’eût-il oubliée lui-même. Quand un homme pense
longtemps à une femme, c’est qu’elle n’a pas cessé de penser à lui. Une
chaîne mystérieuse les tient à travers l’espace. Lorsque le duc
d’Orléans revint d’Afrique, sa plaie n’était pas fermée.

Cependant l’heure était venue pour lui d’assurer la succession du trône.
Le roi Louis-Philippe et la reine Amélie, voyant la nouvelle monarchie
s’affermir après ses débuts chancelants, désiraient que l’héritier de la
couronne contractât un brillant mariage. Le ministre d’alors, qui était
Thiers, le désirait peut-être encore plus qu’eux et il avait fait son
affaire personnelle de donner pour femme au duc d’Orléans une
archiduchesse d’Autriche, ce qui effacerait la tache originelle de la
monarchie de Juillet et lui permettrait de parler en égale aux cours les
plus orgueilleuses de l’Europe. C’eût été, pour le nouveau régime, la
consécration que Napoléon avait déjà cherchée en épousant Marie-Louise.
Et Thiers mettait tant de feu à la préparation de ce projet, pour lequel
il envoyait dépêches sur dépêches à notre ambassadeur Sainte-Aulaire,
que le roi lui dit un jour en riant:

--En vérité, monsieur Thiers, on croirait qu’il s’agit de vous marier
vous-même.

La chose, à la vérité, n’était pas faite. Avant d’avoir le consentement
de l’archiduchesse, il fallait obtenir celui du prince, qui écartait
toutes les idées de mariage, donnant pour seule raison qu’il ne sentait
pas encore que le moment fût venu. Cependant M. Thiers bouillait
d’impatience. Il harcelait le roi, la reine, Madame Adélaïde, les
suppliant d’user de leur autorité et de leur influence. Le duc d’Orléans
se dérobait toujours. Louis-Philippe se décida enfin, sur les instances
de son ministre, à parler à son fils le langage de la raison d’État.

Pour un jeune homme généreux et passionné, que son inclination vers les
idées libérales rendait peu sensible à l’intérêt dynastique et
politique, ce fut encore un douloureux débat que sa conscience eut à
soutenir. Avouer un amour de chimère, un engagement idéal et presque
mystique, il n’y songeait même pas. Au fait, il ne pouvait rien dire.
Les mots qu’il aurait prononcés n’auraient eu aucun sens dans ce conseil
de famille. L’impossibilité de sa situation morale s’imposa à lui.
L’idée d’un autre devoir lui apparut. A la fin il se soumit, ou plutôt
il se rendit.

Thiers tenait sa grande affaire du mariage autrichien. Il la poussa avec
fébrilité. Déjà M. de Sainte-Aulaire avait sondé Metternich, l’empereur
et l’archiduc Charles. Il fut décidé qu’au mois de mai,--on était en
1836,--le duc d’Orléans, accompagné de son frère Nemours, se
présenterait à la cour de Vienne. Et la nouvelle du projet matrimonial,
que la pétulance de Thiers n’avait pu garder secrète, se répandit
rapidement.

Ce fut avec une explosion de colère que les milieux carlistes
l’accueillirent. Que le fils de l’usurpateur, le petit-fils du régicide
épousât une princesse du sang de Marie-Antoinette, le scandale était
pire que l’entrée de Marie-Louise dans le lit de Buonaparte. C’était
surtout, pour la monarchie de Juillet, une absolution et une sorte de
baptême de la légitimité. Dans les maisons les plus intransigeantes du
faubourg Saint-Germain, et celle du marquis de Troismares était du
nombre, on ne se contentait pas de s’indigner. On pensait aux moyens
d’obtenir, grâce aux relations de l’aristocratie française avec la
société viennoise, que Thiers, Louis-Philippe et leur jeune homme en
fussent pour leur courte honte.

Par ses alliances, qui l’apparentaient à plusieurs grandes familles
d’Europe, M. de Troismares avait ses entrées à la cour de Vienne. Son
cousin, le duc de La Croix-Laval, celui qu’on appelait le prince-duc, y
avait représenté le roi Charles X. Tous deux, ne se fiant pas aux
lettres ni aux intrigues nouées à distance qui risquaient de se perdre
en vains bavardages et en lamentations stériles, décidèrent de se rendre
sur les lieux mêmes, et, par leur présence, par leur action, de ne rien
négliger pour que le jeune prince s’en retournât bredouille, comme ils
disaient avec mépris.

Les deux missionnaires devaient réussir mais pour une raison bien
différente de ce qu’ils avaient pu imaginer.

Avec quels sentiments Diane, enfermée dans son mystère, assistait à ces
conciliabules, avec quel frémissement elle se vit associée à ces
projets, on le devinera sans peine. Des pensées contradictoires
l’agitaient. Elle était partagée entre les deux instincts de la femme
qui aime: la vengeance et le sacrifice. Tantôt celui à qui elle avait
donné son cœur lui paraissait coupable de la trahison la plus atroce, et
tantôt elle eût mis ses délices à s’immoler à lui. Durant le long voyage
où elle dut accompagner son père, elle s’enferma dans un silence
impénétrable pour le vieux gentilhomme, lui tout à sa passion politique,
elle à une autre passion. Et, en arrivant près de la Hofburg, Diane ne
savait pas encore à quelle impulsion elle céderait, la colère de l’amour
déçu ou le pardon de l’amour sublime dont la joie est de dire: «Il me
doit jusqu’à sa liberté.»

Car il était certain que Diane, à Vienne, se retrouverait en présence du
prince. Et le sort du grand dessein de Thiers était entre ses mains.

                   *       *       *       *       *

En dépit de M. de Troismares et de son cousin La Croix-Laval, Orléans et
Nemours furent bien reçus à la cour d’Autriche. Ils y firent une
impression excellente. On les trouva nobles, gracieux et spirituels,
d’un tact parfait, et, en toute circonstance, d’une dignité sans
affectation. Il n’échappa pas que l’archiduc Charles était conquis, que
M. de Metternich ne résistait pas. Et ce qui importait plus encore,
l’archiduchesse Thérèse semblait fort sensible à la mâle et juvénile
beauté du prince français. M. de Sainte-Aulaire envoyait au ministre des
dépêches qui étaient des bulletins de victoire. Le mariage autrichien
marchait à l’étoile. M. de Troismares et son cousin étaient consternés.

Un jour qu’ils essayaient d’endoctriner la princesse Esterhazy, celle-ci
leur répondit, avec sa légèreté viennoise:

--Que voulez-vous! Votre usurpateur a aussi de trop beaux garçons. Il
nous envoie un enjôleur. Ce n’est pas notre faute si cet Orléans séduit
tout le monde. L’archiduchesse est éprise. Nous n’y pouvons plus rien.

Diane était présente à l’entretien et ces mots entrèrent dans son cœur
comme un poignard.

Cependant les réceptions et les fêtes se succédaient. M. de Troismares
ne fut pas du dîner magnifique que donna Salomon de Rothschild et où se
surpassa le cuisinier français du fameux banquier. Mais le marquis ne
put se dispenser, non plus que sa fille, d’assister au grand bal de la
princesse de Metternich où le mariage autrichien se rompit quand tout le
monde le croyait fait.

Qu’il est mélancolique d’évoquer les élégances du temps jadis! Ma
grand’mère, dans sa vieillesse, lorsqu’elle était assise au coin du feu,
croyait revoir les soirées de la cour de Louis XVI et les flammes
prenaient pour elle la figure de tous ceux qu’elle avait connus. La vie
mondaine de la Vienne d’autrefois a disparu dans un passé aussi
fantastique. Et le bal de la princesse de Metternich, tel que je l’ai
entendu décrire et raconter, fut d’un éclat dont nous n’avons plus
l’idée, pas plus que nous n’avons l’idée de ce qu’étaient les robes et
les uniformes de ce temps-là. On vit à cette soirée toutes les beautés
viennoises, Bertha Lobkowitz et Eléonore Schwartzenberg, revenue
d’Italie la veille et plus jolie que jamais. On vit tous les cavaliers
élégants: Alfred Potocki, Sedinitzky, Malzahn, Alcudia, un monde qui est
aussi loin que celui de Versailles.

Il y eut rarement bal plus animé, souper plus splendide. Le progrès
évident des fiançailles princières mettait une joie inaccoutumée. Le
prince de Metternich lui-même, Clément comme ses intimes l’appelaient,
voyait dans le mariage la promesse d’un succès politique et le moyen de
ramener la monarchie libérale de Juillet vers la Sainte-Alliance. M. de
Sainte-Aulaire était ravi et comptait sur les félicitations de Thiers.
Quant au duc d’Orléans, tous les yeux étaient pour lui et l’on fit
cercle lorsqu’il dansa la polonaise avec la princesse de Metternich et
la première valse avec Bertha Lobkowitz.

Diane de Troismares était venue à cette fête la mort dans le cœur. Pour
la première fois depuis l’entrevue suprême et déchirante où ils avaient
pleuré tous deux sur l’irréalisable et sur la fatalité, elle allait
revoir celui dont sa pensée ne se détachait pas. Et dans quelles
circonstances! Lui, heureux, brillant, charmant comme le jour où il
s’était nommé le colonel Dedreux, mais oublieux déjà. Elle, chargée d’un
secret pesant, et détestant celui qu’elle adorait. Si M. de Troismares
étouffait de rage en voyant les archiducs empressés auprès d’Orléans et
de Nemours, c’était, pour Diane, lorsqu’elle pensait à sa haute et
heureuse rivale, une douleur aiguë et d’une espèce qu’elle ne
connaissait pas encore: la jalousie.

Jusque-là, dans les vastes salons du palais Metternich, il lui avait été
facile d’éviter la rencontre du prince et pourtant elle ne pouvait se
décider à partir. Elle n’avait pas de plan, pas d’idée. Elle souffrait
seulement lorsqu’en pénétrant pour se reposer dans un boudoir qu’elle
croyait solitaire, elle se trouva en présence du duc d’Orléans qui
causait galamment, déjà presque tendrement, avec l’archiduchesse
Thérèse.

Au lieu de se retirer, Diane resta devant eux comme si une force
étrangère à sa volonté l’eût clouée au sol. Elle ressemblait à une
statue du remords. A sa vue, le prince pâlit, balbutia, perdit
contenance comme si un fantôme lui était apparu.

--Qu’avez-vous? fit l’archiduchesse.

Et regardant Diane avec hauteur, elle demanda:

--Quelle est cette personne?

Diane, dont la nature était noble, s’est repentie plus tard, comme d’une
faute aussi contraire à la charité qu’à la bienséance, de la violence et
de la fureur qui la saisirent alors. Mais elle n’était plus maîtresse
d’elle-même.

--Madame, dit-elle à l’archiduchesse, celui qui aspire à votre main ne
vous appartient pas. Il n’a abusé que de mon cœur. Mais c’est assez pour
me donner des droits sur lui.

--Étrange insolence, murmura l’archiduchesse en regardant le prince
décomposé. Ceci veut une explication.

Diane, à demi défaillante, se rendit compte à ce moment de l’énormité de
son audace et du scandale de son inconvenance. Passant la main sur son
front d’un air encore à demi égaré, elle retrouva l’attitude de son
monde et la dignité de son rang. Esquissant une révérence, elle ajouta:

--Pardonnez-moi, madame. Je ne me contenais plus.

Elle se mit à la recherche de M. de Troismares, et, l’emmenant hors du
palais Metternich où continuait la fête, elle dit au vieux gentilhomme
étonné:

--Vous pourrez dormir tranquille cette nuit, mon père. Le mariage que
vous vouliez empêcher ne se fera plus.

Le mariage ne se fit pas, en effet. L’archiduchesse Thérèse, le soir
même, reprit sa parole au duc d’Orléans. Le lendemain du bal, elle
assista encore avec l’archiduc Charles à un déjeuner où étaient invités
les princes français. Mais sa froideur soudaine fut remarquée. On nota
aussi qu’elle refusa de prendre part à l’excursion qui était organisée à
Vœslau.

Quelques jours plus tard, le bruit se répandait à Vienne et parvenait
jusqu’à Paris que les fiançailles étaient rompues. M. de Sainte-Aulaire
se désolait, voyant sa carrière compromise. Thiers lui envoyait un
courrier toutes les vingt-quatre heures. Et notre ambassadeur n’obtenait
de Metternich que cette réponse:

--Madame l’archiduchesse est convaincue qu’elle serait tuée à la
première émeute qui éclaterait à Paris. Elle ne s’est pas senti le
courage de courir les périls auxquels la famille royale est exposée en
France.

L’explication du refus n’était pas brillante. L’attentat d’Alibaud
survint deux semaines plus tard, moins d’un an après celui de Fieschi,
fort à propos pour appuyer le prétexte et l’excuse que la cour de Vienne
présentait. Cependant il n’est secret si bien gardé qui ne transpire. La
scène du bal Metternich, qui avait entraîné la rupture, ne resta pas
ignorée. On bavarda beaucoup. M. de Sainte-Aulaire enquêta et finit par
tout savoir. L’histoire fut racontée à Paris même, et, pour couper court
aux bruits qui couraient, Metternich écrivit au comte Apponyi une lettre
hautaine comme à son ordinaire mais assez mystérieuse et ridicule. Il y
disait, après avoir affirmé de nouveau que l’archiduchesse Thérèse seule
avait refusé sa main au duc d’Orléans pour la raison que sa vie serait
en danger à Paris:

«Il est assez naturel que bien des personnes qui savent quelque chose de
l’affaire du mariage cherchent des causes et des influences étrangères à
la question telle que je viens de la poser. Eh bien! toutes ces
personnes--je mets de leur nombre également M. de Sainte-Aulaire--sont
dans l’erreur. Pour décider d’une chose sans courir le risque de se
tromper, il faut bien des conditions; les propos sont ordinairement fort
loin de la vérité dans les choses.»

                   *       *       *       *       *

Vous trouverez, poursuivit M. de N..., ce document, qui est le type du
démenti diplomatique, c’est-à-dire de la confirmation implicite, dans
les Mémoires du prince de Metternich à la date du 30 juillet 1836. Le
récit que je viens de vous faire, et que je tiens d’une tradition de
famille, est l’explication véritable d’un événement qui a changé le
cours de l’histoire. Ce freluquet de Thiers, qui mettait sa vanité
personnelle dans la politique, furieux d’un échec qu’il regarda comme le
sien, changea brusquement son fusil d’épaule. Il rompit avec la cour
autrichienne, abomina Metternich, la Sainte-Alliance et le système
conservateur. Il se retourna impétueusement vers les forces libérales de
l’Europe. Il applaudit au mariage du duc d’Orléans avec une princesse
protestante. Et il conduisit son pays à la crise européenne de 1840, que
Louis-Philippe parvint à conjurer mais d’où la monarchie de Juillet
sortit blessée à mort. Tel fut l’effet d’une rencontre et d’un hasard
d’où était né un amour malheureux.

--Votre histoire, dit l’académicien F..., ressemble à celle du _Verre
d’eau_. Elle donne aux grands événements de petites causes. Scribe, cet
habile homme, en aurait fait une pièce de théâtre dramatique et
larmoyante.

--Mais qu’est devenue Diane de Troismares? demanda le général baron
Grimbert. Cette jeune fille m’intéresse beaucoup.

--Elle est entrée au Carmel, répondit M. de N... Comme Mlle de
Lavallière, mais pure et innocente, elle a consacré le reste de sa vie à
la prière. Elle y a trouvé le pardon, l’oubli et la paix.

--Mon cher ami, dit alors M. Durand de l’Aube, votre anecdote historique
m’a fort intéressé. Elle est tout à fait dans la note de 1830 et je ne
voudrais pas mettre en doute vos traditions de famille. Pourtant
laissez-moi vous dire que si votre petit roman est bien construit, il
pèche par la base. Le duc d’Orléans ne pouvait pas relever Diane de
Troismares évanouie le jour de l’attentat de Fieschi parce qu’il n’était
pas boulevard du Temple. Et il n’était pas boulevard du Temple parce
qu’il était à ce moment-là en Afrique. Vous avez placé sa campagne
d’Algérie et son éloignement par chagrin d’amour un mois plus tard. A
cela près, je ne marchande pas la vraisemblance, et, comme on dit
aujourd’hui, la crédibilité de votre arrangement.

--Je n’y tiens pas plus qu’il ne faut, répliqua M. de N..., et si ma
petite anecdote nous a aidés à passer la soirée, c’est tout ce que je
demande. Reconnaissez d’ailleurs qu’elle en vaut bien tant d’autres qui
courent Paris tous les jours, et que nous acceptons les yeux fermés.
Est-ce que ce n’est pas notre habitude de «chercher la femme» lorsque
nous voulons trouver les ressorts de la politique et expliquer le jeu
des partis, au lieu de nous contenter des raisons apparentes qui nous
sont fournies officiellement?

--C’est que, conclut l’académicien, il n’y aurait rien de plus ennuyeux
que la politique et l’histoire si nous n’y faisions entrer un peu de
mythologie.




LE SALON D’ALIÉNOR


--Nous n’avons plus de salons littéraires. La décadence est effroyable.
Tous les ans, de grands écrivains disparaissent. Et dites-moi qui les
remplace? Nous entrons dans la nuit et nous ne vivrons plus que de
souvenirs.»

Ainsi gémissait Mme Simonin. Elle jetait des regards chargés de
tristesse sur les photographies de quelques auteurs qu’elle avait
longtemps reçus à dîner. Elle croyait, pour cette raison, qu’ils
devaient quelque chose à son génie. Elle se figurait les avoir
découverts. A la vérité, elle avait recherché les réputations acquises
au temps de sa jeunesse. Et n’ayant plus, pour appuyer son jugement,
l’avis de ses aînés, elle se sentait dans l’incertitude et le vide.

Aux plaintes et aux regrets de Mme Simonin, Hippolyte Girardot fit un
écho lugubre. Il flattait son hôtesse et il prenait plaisir à enterrer
ses contemporains. Longtemps leur gloire l’avait rongé d’une envie
silencieuse tandis qu’il végétait dans la médiocrité. D’une encre
abondante et d’un esprit sans grâce, il n’avait tiré que des livres
délaissés du lecteur. Sa revanche était de survivre à ceux qui lui
avaient volé sa part de succès.

--On ne les remplacera pas, dit-il. Il n’y a personne dans la génération
qui monte. Autrefois, une seule promotion de l’École normale donnait
Bachelu, Mayeux et Lucot. Poètes, critiques, historiens, romanciers,
c’était une pléiade. Elle ne nous sera pas rendue.

Hippolyte Girardot savait qu’une pléiade est formée de sept noms. Il
n’en citait que trois pour laisser de la marge et parce qu’il y rangeait
secrètement le sien.

--«La terre valut moins cette année-là, car le vieux Conon mourut»,
murmura M. Huguet à l’oreille de sa voisine. Elle avait un front animal,
de belles épaules et on l’appelait la lionne. Il cherchait à lui plaire
en l’amusant et elle aimait la moquerie. Elle rit, sans d’ailleurs
savoir pourquoi. Mme Simonin les regarda sévèrement.

--C’est très mal, monsieur Huguet. Les messes basses sont défendues. Il
faut répéter tout de suite ce que vous avez dit à notre lionne.

--Mon Dieu, madame, je parlais d’un poète qui a vécu il y a six cents
ans. Sa gloire fut incomparable. Il n’est plus connu que de M. Bédier,
de M. Jeanroy et de quelques étudiants en Sorbonne. Il s’appelait Conon
de Béthune. Lorsqu’il mourut, il sembla que la littérature française fût
découronnée. Et un chroniqueur écrivit ce mot qu’un orateur subtil a
placé l’autre jour, sans avouer son larcin, à l’enterrement de Bachelu:
«La terre valut moins cette année-là», ce qui exprima le deuil des
lettres et de la société en 1224.

--M. Huguet est savant et il a toujours des choses plaisantes à dire,
fit Hippolyte Girardot avec aigreur. Moi aussi, quand j’étais jeune,
j’ai soutenu des paradoxes.

--Oh! j’aime beaucoup les paradoxes, s’écria miss Bawble. Il faut que M.
Huguet nous dise tout de suite le sien.

M. Huguet avait craint d’être coupé par Hippolyte Girardot et il ne se
fit pas prier.

--Un paradoxe, dit-il, n’est le plus souvent qu’une banalité méconnue ou
tombée dans l’oubli. Pourquoi n’y aurait-il pas eu des salons
littéraires voilà six ou sept cents ans? Il y en a eu, les manuels de
littérature en font foi. Ceux de la reine Aliénor et de ses filles
furent très brillants. On y voyait des précieuses. On s’y moquait du roi
Louis VII et l’on y disait que ce Capétien avait la forme enfoncée dans
la matière parce qu’il comprenait peu de chose aux subtilités de
Chrétien de Troyes et de Conon de Béthune ou de leurs maîtres et
prédécesseurs, car j’avoue qu’ici je m’embrouille un peu dans la
chronologie. Tant et si bien qu’Aliénor voulut connaître des amours plus
raffinées, ce qui eut pour l’histoire de France des conséquences
incalculables.

Miss Bawble l’interrompit:

--En Angleterre aussi, nous avons de vieux poètes et des dames du temps
jadis. Si je comprends bien, ce Chrétien de Troyes et ce Conon de
Béthune ont été d’aussi grands hommes que le pauvre Mayeux qui est mort
l’année dernière et Bachelu que nous venons d’enterrer.

--Oh! miss, répondit M. Huguet, ce n’est pas gentil de souligner la
pauvreté de mon paradoxe. Il est vrai que j’aimerai Mayeux et Bachelu
jusqu’à mon dernier jour, tandis que, des grands écrivains du douzième
siècle, j’ai lu ce qu’en a cité Gaston Paris, qui, d’ailleurs, en
dissertait négligemment. Nous mettons beaucoup de nous-mêmes dans les
livres de nos contemporains, et c’est pourquoi ils sont exposés à mourir
avec nous.

Un des habitués du salon de Mme Simonin n’avait encore rien dit. C’était
un médecin qui soignait les gens de lettres et qui les observait depuis
longtemps. Fidèle à la méthode expérimentale, il n’avançait jamais rien
sans fournir des exemples. Et il s’exprima, comme toujours, avec
prudence et modération:

--J’ai vu déjà s’obscurcir tant de célébrités que je doute de la durée
de nos gloires. Quand je pense qu’on a mis Henri Rabusson en parallèle
avec Anatole France et Robert de Bonnières au même rang que Paul
Bourget. Qui se souvient de Bonnières et de Rabusson?

--Jules Lemaître les tenait en sérieuse estime, dit M. Huguet. Mais tous
les recueils de critique sont remplis de ces défuntes célébrités. Il
suffit de voir Sainte-Beuve, et ses essais malheureux pour distinguer
les gloires futures parmi les jeunes talents. Les palmarès des _Nouveaux
Lundis_ sont depuis longtemps des cimetières.

La lionne trouva que la conversation devenait trop sérieuse, car elle
espérait un peu d’ironie. Elle interrompit M. Huguet.

--Nous voilà bien loin du salon d’Aliénor. Racontez-nous donc ce qu’on
disait chez cette dame du douzième siècle.

--C’était très compliqué. Et je crois que, si nous pouvions entendre les
propos de ce monde courtois, nous n’y comprendrions goutte. On y
commentait les subtilités de Chrétien de Troyes et de Conon de Béthune
qui égalaient au moins celles de M. Paul Valéry.

A ce nom, Mme Simonin dressa l’oreille. Elle pensait toujours à
renouveler son cercle et elle s’écria impétueusement:

--Paul Valéry! Il faudra nous l’amener un de ces jours. J’ai un grand
désir de le connaître.

--Je le connais très bien, dit miss Bawble. J’ai tous ses livres sur
grand papier. Il est très célèbre en Amérique.

--L’auteur de _Charmes_ et d’_Eupalinos_ est un poète. Et il aurait été
comme chez lui chez Aliénor, poursuivit M. Huguet. La société de ce
temps-là raffolait de poésie pure. Elle avait même le goût de la poésie
algébrique. A l’hôtel de Rambouillet, on n’a pas été plus intellectuel.
La preuve en est qu’Aliénor avait horreur de la littérature de guerre.

--Moi aussi, et nous tous, dit Mme Simonin avec autorité. C’est une
littérature ennuyeuse et banale. Il y a tant d’autres sujets plus
intéressants! Heureusement Freud est venu et il nous a tirés de là.

--Mais de quelle guerre pouvait-on parler au douzième siècle? demanda
ingénument la lionne.

M. Huguet se tourna vers elle, car il avait toujours plaisir à la
regarder:

--Des Croisades, madame, tout simplement. Et vous ne pouvez savoir à
quel point elles ennuyaient les contemporains. Tenez, supposons que
j’entreprenne de vous raconter l’expédition des Dardanelles. Je vois
d’ici que vous m’écouterez distraitement. Vous préféreriez quelques
commentaires sur le freudisme. Vous savez, quand on rêve d’un chapeau,
c’est très grave. Et d’une échelle! On est au bord de l’inceste...
Toujours est-il que le moyen âge a très peu senti et à peine rendu la
poésie des Croisades. Le siège d’Antioche produisait l’effet d’une
relation d’état-major et la prise de Constantinople n’excitait pas plus
les esprits que le débarquement de Salonique. Un auteur qui voulait
plaire devait parler de l’éternel amour et de ses complications. Ou bien
il allait chercher ses sujets dans le passé. Car les hommes du moyen âge
ont trouvé leur temps banal et plat. «Banal» veut dire, d’après
l’étymologie, ce que la loi rend commun à tous, ce dont tout le monde
doit se servir. Chaque siècle à son tour est une banalité. Toutes les
époques ont été grises et monotones pour ceux qui les ont vécues. On
dit: «J’aurais voulu voir cela.» Et ceux qui l’ont vu n’ont rien vu de
plus que nous. Ils ont voulu s’évader hors de leur âge. Ils ont subi
comme nous l’attrait du passé: c’est vieux comme le monde. Qu’y a-t-il
de moins coloré que le présent? La couleur vient avec les années. Elle
vient très tard. Pendant les Croisades, Pierre l’Ermite était quelqu’un
comme le Père Coubé, et Godefroy de Bouillon un militaire comme le
maréchal Foch. Savez-vous quand le sultan Saladin est entré dans la
poésie? Avec le Tasse, au seizième siècle, quand les Croisades étaient
sorties depuis longtemps de la réalité. Et dire qu’il y a des personnes
qui auraient voulu vivre en Italie au temps de la Renaissance! Elles ne
savent pas à quel point elles se seraient ennuyées. Pour se distraire,
on lut alors la _Jérusalem délivrée_. Tandis qu’au siècle où l’on
délivrait Jérusalem, le public, pour rêver, voulait entendre l’histoire
de Tristan et Yseult, ou celle de Lancelot du Lac.

--Cette loi de la littérature est une loi de l’esprit, dit à son tour le
docteur. Pour animer notre imagination, il faut nous éloigner dans le
temps ou dans l’espace. On croit toujours qu’on est mieux ailleurs. Nous
nous figurons que les gens d’autrefois échappaient aux soucis quotidiens
de l’existence. Nous croyons aussi que les habitants des antipodes
mènent une vie différente de la nôtre, une sorte de vie supra-terrestre,
dégagée de nos petits ennuis, comme les héros de romans, qui n’ont
jamais besoin d’aller chez le dentiste. _Ripæ ulterioris amore._ Tout le
monde voudrait être sur l’autre rive. J’étais un jour dans un des lieux
les plus étonnants du monde, dans la Lavra de Kiev, catacombes de
l’Église russe, où l’on voit les momies de Nestor et d’Antoine, et,
coiffée d’une mitre, la tête de Jean le Souffrant qui vécut trente ans
enterré jusqu’au cou et reste tel qu’il est mort.

M. Huguet observa d’un mot que ces terribles mortifications avaient lieu
au douzième siècle, à peu près le temps où la courtoise Aliénor
s’entretenait de subtilités amoureuses, ce qui fait que la Russie était
alors aussi différente de la France qu’elle peut l’être aujourd’hui.

--Comme nous arrivions, reprit le docteur, dans la sombre thébaïde où
Nestor, Antoine et Jean avaient macéré leur chair pour sauver le peuple
païen, le moine qui me conduisait, ayant reconnu un étranger, me demanda
si j’étais Français. Je lui répondis que oui. Alors, à la lueur des
cierges que nous tenions, je vis son visage s’enflammer et, d’une voix
qui tremblait, il murmura: «Parij! Parij!» Près des confesseurs et des
martyrs de son Église, dans leurs cavernes mystiques, ce moine rêvait à
des choses qui n’ont jamais fouetté notre imagination parce que nous les
voyons tous les jours.

--La momie de Nestor, fit la lionne, n’est pas une société très
ragoûtante. N’en doutez pas: votre moine russe rêvait du Moulin-Rouge.

--Les plaisirs en sont médiocres, dit M. Huguet. Mais il se peut que la
renommée de ce lieu soit plus solide, étant universelle, que celle des
niches souterraines où ont médité les saints de l’orthodoxie. Tout est
dans la légende, et l’on ne sait guère comment les légendes se créent.
Toutefois, il est certain qu’elles ne se créent qu’avec l’aide du temps
et grâce à des apports inconnus. Si nous n’avons pas de littérature de
guerre, c’est parce que nous sommes encore trop près des événements. La
légende de 1914 s’élabore peut-être. Peut-être aussi ne trouvera-t-elle
jamais une expression poétique et littéraire. Ce serait une erreur de
croire que tous les grands faits de l’histoire dussent enfanter des
œuvres immortelles ou seulement remarquables. Il y en a qui ne donnent
rien. Waterloo et Sedan ont plu, si je peux dire, parce que le sujet
appartenait à un genre net, propre à l’ornement des cheminées et des
tombeaux, qui flattait le goût secret des hommes pour les désastres et
pour les ruines. La littérature s’est jetée sans délai sur ces
catastrophes. La légende était toute faite. On a réussi du premier coup.
Mais voyez les campagnes de Louis XIV. Mêlées de victoires et de revers,
elles se terminent, à peu près comme en 1918, par un résultat plus
honorable que certain. Ce qu’il en reste dans la poésie, ce n’est pas
l’ode savante sur la prise de Namur. C’est _Malbrough s’en va-t-en
guerre_. Il n’est même pas sûr que la guerre de 1914, après avoir
ébranlé le monde, laisse l’équivalent de Malbrough, petite épopée qui
est peut-être due au hasard.

Hippolyte Girardot, désireux de briller à son tour, fit alors cette
remarque:

--C’est qu’en vérité les Français, qui n’ont pas la tête épique, ont
très peu le génie légendaire. Les Allemands l’ont bien plus que nous.
Ils vivent encore de leurs légendes et surtout des nôtres, comme le
prouvent _Tristan_ et _Parsifal_. Ils ont même mis en ballades
romantiques la guerre de Sept ans qui, chez nous, n’a produit que les
caricatures de Voltaire. Cependant il faut dire que, de tous ces
événements, qui viennent, à peu près une fois par siècle, bouleverser la
vie des nations, le même élément poétique ou romanesque surgit toujours.
C’est l’aventure du soldat qu’on a cru mort et qui rentre à son foyer.
Le thème du retour doit être très ancien. Il a donné l’_Odyssée_. Il a
donné, M. Huguet ne l’ignore pas, toute une floraison de romans et de
nouvelles au temps des Croisades. Il a donné enfin le _Colonel Chabert_.
Personne ne s’est peut-être aperçu que Balzac avait tout simplement
remplacé Ilion par Moscou et renversé l’histoire de Pénélope en
supposant infidèle la femme du héros.

--Alors, dit le docteur, le roman ne serait qu’une dégénérescence de
l’épopée? C’est une thèse qu’on a beaucoup soutenue.

--Et voilà pourquoi, répliqua Mme Simonin, on va jusqu’à dire
aujourd’hui que le roman n’est pas un genre littéraire. Il faut avouer
plutôt que le roman est l’épopée moderne. Ce sont des épopées qu’ont
écrites Balzac, Flaubert et Zola. Notre siècle est celui des romanciers.

Elle dit et jeta des yeux chargés de regrets sur quelques photographies
ornées de dédicaces. On respecta un instant ce deuil et ce silence que
M. Huguet interrompit en ces termes:

--Dans la dispute qui vient de s’élever sur le roman, je crains d’abord
que la question soit mal posée. On se plaint de l’abondance de ce genre
de production. Peut-être, toutes proportions gardées, n’est-elle pas
beaucoup plus grande qu’à d’autres époques. On a toujours raconté
beaucoup d’histoires. Et ce sont toujours les mêmes, mises à la mode du
temps, Nous savons, par exemple, que les _Incas_ de Marmontel ont eu un
immense succès. Qui a jamais lu les _Incas_? Personne, ou du moins je
l’ai cru jusqu’au jour où j’eus rencontré un amateur qui avait eu ce
courage. Le succès des _Incas_, selon lui, s’expliquait fort bien. C’est
un livre adroitement composé, où entrent des doses égales de
sensibilité, d’érotisme et de philosophie humanitaire, bref, la recette
de _la Nouvelle Héloïse_ et de _la Garçonne_. Recette infaillible à
toutes les époques. Le roman est une espèce de gaufrier dans lequel on
coule toujours la même crème accommodée au goût du jour. L’erreur
principale du «stupide dix-neuvième siècle», en littérature, est d’avoir
fait du roman la principale des œuvres d’art, et peut-être, tout
simplement, d’y avoir vu une œuvre d’art.

Mme Simonin, saisie d’indignation, déclara qu’elle ne pouvait entendre
de tels blasphèmes.

--Madame, dit M. Huguet avec douceur, M. Paul Bourget, qui a médité
profondément ces sortes de choses, a coutume de dire que le roman ne
peut survivre que comme document sur les mœurs. Je crois bien qu’il a
raison. C’est ainsi que des professeurs lisent encore le _Grand Cyrus_
et _Clélie_. Citez-moi un grand écrivain français qui soit resté pour
avoir écrit l’histoire d’un monsieur et d’une dame, ce qui est
aujourd’hui la matière de six volumes qui paraissent chaque jour. Notez
bien que je dis l’histoire d’un monsieur et d’une dame, non d’un homme
et d’une femme. Car les grands romans, les romans durables sont ceux qui
reposent sur les données les plus générales et les plus humaines. Alors
c’est _Daphnis et Chloé_, la _Princesse de Clèves_, _Manon Lescaut_, les
_Liaisons dangereuses_, _Werther_, _Carmen_, _Sapho_... Tout ce qui est
au sommet du genre plonge ainsi dans l’éternel, comme le chêne dont la
tête au ciel était voisine. Mais, déchu de ces hauts modèles, tombé dans
le «tout fait» de l’anecdote, le roman commence à vieillir et à radoter.
Il dépérit par prolifération. Il est en train de se perdre dans le
ronron, comme la tragédie au dix-huitième siècle. D’où son malaise et la
querelle qui, depuis quelque temps, met aux prises de bons esprits. Qui
sait si l’on ne finira pas par s’accorder sur ce point: le roman ne peut
survivre que sous la forme de contes philosophiques ou de souvenirs
poétisés? Voltaire a laissé l’inimitable modèle des uns et Renan, avec
_Emma Kosilis_ et le _Broyeur de lin_, le brillant exemple des autres.
Parce que quelques auteurs, au dix-neuvième siècle, ont mis un
tempérament vigoureux ou une subtile analyse dans le récit de leurs
historiettes, on a placé le roman au-dessus de tout. Tout le monde en a
écrit, même ceux qui avaient la vocation d’autre chose. D’excellents
écrivains y ont fait fortune. Ils y ont gâté leur talent et gaspillé des
trésors. Ce n’est pas eux que j’accuse. C’est un siècle industriel et
grossier.

--Dites-nous des noms, demanda miss Bawble.

--Ils seraient trop, mademoiselle. C’est un véritable massacre de notre
littérature. Les mieux doués de nos auteurs ont tenu à rivaliser avec
Xavier de Montépin.

--En somme, dit Mme Simonin, vous tenez le roman pour un genre
inférieur. Je voudrais bien savoir pourquoi.

--Parce que, madame, c’est un genre trop facile. Remarquez bien que la
liberté du romancier est absolue. Non seulement il manie son sujet à son
gré et fait parler comme il veut ses personnages, mais encore il peut
parler à leur place et, quand il est embarrassé, nous expliquer leur
caractère, se sauver par une description et porter le lecteur dans la
coulisse. Cela fait penser au mot fameux: «Le premier imbécile venu peut
gouverner avec l’état de siège.» Remarquez au contraire que le plus
méchant vaudeville exige l’observation des lois du théâtre, qui sont
certaines, et un autre effort de composition. En fait de lois du roman,
M. Paul Bourget n’a reconnu que la «crédibilité», c’est-à-dire la
nécessité de donner aux situations et aux personnages, pour les rendre
acceptables, une logique qui ne se trouve pas dans la vie. Aussi les
romans les plus artistiques sont-ils les moins «vécus» et ceux où il y a
le plus de fantaisie, c’est-à-dire, en apparence, de liberté, mais en
apparence seulement. Car il est beaucoup plus difficile de raconter
_Peau d’Ane_ que l’histoire d’un commerçant du Sentier.

--Alors, dit Mme Simonin, l’œuvre d’art se juge à la difficulté vaincue?

--Pas à cela seulement, sinon Campistron vaudrait Racine. Mais, quand il
n’y a pas de difficulté à vaincre, l’esprit, la langue, tout se relâche.
Les grands romans sont ceux où l’auteur s’est imposé des règles à
lui-même, ce qui est encore mieux que s’il les avait reçues du dehors.
En ce cas, on peut dire qu’on se rapproche du chef-d’œuvre. Vous voyez
que je fais la part assez belle au roman.

--Donnez-nous des exemples, demanda de nouveau miss Bawble.

--Je m’en garderai bien, dit M. Huguet, car demain matin nous serions
encore ici à disputer. Je m’aperçois même qu’il est temps que je
m’arrête. J’ai beaucoup trop parlé, et je m’en excuse. C’est la faute de
cette Aliénor que, du reste, j’ai dû confondre avec ses filles, car je
crois bien l’avoir fait vivre au delà de son âge. Mais j’ai un faible
pour les beaux esprits du douzième siècle, où, selon Gaston Paris, la
société courtoise ne regardait pas tant aux choses qu’on disait qu’à la
façon dont elles étaient dites.

--Gaston Paris, cela peut encore se trouver? demanda toujours miss
Bawble.

--Miss, je vous prêterai la _Poésie du moyen âge_, et vous y verrez
toutes les gloires littéraires qui sont mortes. Je crois d’ailleurs que
la littérature essentielle, la seule qui franchisse les siècles, ce sont
les proverbes, et aussi les fables, qui s’apparentent aux proverbes. Est
capable de durer ce qui est vraiment général. On a prouvé que le
_Meunier, son fils et l’âne_ était, comme _Zadig_, un récit déjà parfait
dans la plus haute antiquité de l’Inde. Mais je ne veux pas rentrer dans
la série des paradoxes à bon marché. Vous me demanderiez ensuite comment
j’accorde le goût de la poésie subtile avec celui de Sancho Pança,
l’homme aux proverbes, et nous n’en finirions plus.

--Ce sera pour la prochaine fois. On vous pardonne, dit Mme Simonin.
Mais, vous savez, je tiens absolument à connaître Paul Valéry.

--Vous le connaîtrez, madame. Je l’admire et je l’aime. Et puis, quel
oiseau rare: on le recherche, il est célèbre et il n’a pas écrit de
romans.




TABLE


   1 La tasse de Saxe                 7
   2 Polioute                        27
   3 La Coutume des Samnites         49
   4 Croquemitaine                   81
   5 Symmaque                        99
   6 Le Collier de Rhéa             129
   7 Les perplexités de Nannénus    147
   8 Kab l’architecte               163
   9 Le Mariage autrichien          183
  10 Le Salon d’Aliénor             229




CET OUVRAGE A PARU PRÉCÉDEMMENT DANS LES «CAHIERS VERTS» PUBLIÉS A LA
LIBRAIRIE BERNARD GRASSET, SOUS LA DIRECTION DE DANIEL HALÉVY; LE TIRAGE
A ÉTÉ DE SIX MILLE HUIT CENT QUATRE-VINGT-DEUX EXEMPLAIRES, DONT:
SOIXANTE-DEUX EXEMPLAIRES SUR MADAGASCAR, NUMÉROTÉS MADAGASCAR 1 à 50 ET
I à XII; CENT SOIXANTE-DIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA,
NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL 1 à 150 ET I à XX; TROIS MILLE SIX CENT
CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR ALFA SATINÉ, NUMÉROTÉS ALFA 1 à 3.300 ET
EXEMPLAIRES DE PRESSE I à CCCL; ET EN OUTRE DOUZE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN
PUR FIL CRÈME LAFUMA, NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL CRÈME L. H. C. I à L. H.
C. XII.


EXCEPTIONNELLEMENT IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, RÉIMPOSÉ DANS LE FORMAT
IN-4º TELLIÈRE: QUINZE EXEMPLAIRES SUR MONTVAL DE GASPARD MAILLOL,
NUMÉROTÉS MONTVAL 1 à 10 et I à V; CINQUANTE-SIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN
D’ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 à 50 et I à VI; QUATRE-VINGT-UN EXEMPLAIRES
SUR VÉLIN DU MARAIS, NUMÉROTÉS MARAIS 1 à 75 et I à VI; QUATORZE
EXEMPLAIRES SUR OR TURNER, NUMÉROTÉS OR TURNER 1 à 10 et I à IV; ET
DIX-SEPT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE, TIRÉS SPÉCIALEMENT POUR LES
BIBLIOPHILES DU NORD ET NUMÉROTÉS DE 1 à 15 et I et II.




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 4 JANVIER 1929
    PAR F. PAILLART A
    ABBEVILLE (SOMME)







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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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facility: www.gutenberg.org.

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