Trois Églises

By J.-K. Huysmans

The Project Gutenberg eBook of Trois Églises, by Joris-Karl Huysmans

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Title: Trois Églises
       Eaux-fortes originales de Ch. Jouas

Author: Joris-Karl Huysmans

Illustrator: Charles Jouas

Release Date: December 22, 2021 [eBook #66995]

Language: French


Produced by: Laurent Vogel (This file was produced from images generously
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             (BnF/Gallica))

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  Trois Eglises

  La Symbolique de Notre Dame
  Saint Merry
  Saint Germain l’Auxerrois

  par J. K. Huysmans

  Editions René Kieffer
  Relieur d’Art. 18 Rue Séguier, VIe
  Paris 1920




Justification du Tirage


   20 Exemplaires contenant trois états des
      eaux-fortes et une aquarelle originale
      de l’illustrateur                            700 fr.
      Numérotés de 1 à 10

   30 Exemplaires contenant trois états des
      eaux-fortes                                  550 fr.
      Numérotés de 21 à 50

   20 Exemplaires contenant deux états des
      eaux-fortes dont celui avec remarque         400 fr.
      Numérotés de 51 à 70

  180 Exemplaires contenant un état des
      eaux-fortes                                  300 fr.
      Numérotés de 71 à 250

Il a été tiré en outre DIX Exemplaires sur Japon ancien à la forme
contenant:

1º Une aquarelle originale,

2º Tous les états du graveur pour chaque planche,

3º Une suite en couleurs tirée sous la direction de Charles Jouas
d’après ses originaux,

1500 francs.



  J.-K. Huysmans

  Trois
  Eglises

  Eaux-fortes originales de Ch. Jouas


  Editions René Kieffer
  Relieur d’Art, 18, Rue Séguier
  Paris 1920




[Illustration]




La Symbolique de Notre-Dame de Paris


C’est à Victor Hugo, à Montalembert, à Viollet-le-Duc, à Didron, que
nous devons le réveil de louanges dont se pare maintenant l’art
gothique, si méprisé par le dix-septième et le dix-huitième siècles, en
France. A leur suite, les chartistes s’en sont mêlés et ont parfois
exhumé des layettes d’archives, des actes de naissance portant le nom
des «maîtres de la pierre vivel» qui bâtirent les cathédrales; les
recherches continuent dans les cimetières à paperasses des provinces;
quel est, à l’heure actuelle, le résultat de ce mouvement que détermina
le Romantisme?

Celui-ci: tous les architectes, tous les archéologues, depuis
Viollet-le-Duc jusqu’à Quicherat, n’ont vu dans la basilique ogivale
qu’un corps de pierre dont ils ont expliqué contradictoirement les
origines et décrit plus ou moins ingénieusement les organes. Ils ont
surtout noté le travail apparent des âges, les changements apportés d’un
siècle à un autre; ils ont été à la fois physiologistes et historiens,
mais ils ont abouti à ce que l’on pourrait nommer le matérialisme des
monuments. Ils n’ont vu que la coque et l’écorce; ils se sont obnubilés
devant le corps et ils ont oublié l’âme.

Et pourtant l’âme des cathédrales existe; l’étude de la symbolique le
prouve.

La symbolique, qui est la science d’employer une figure ou une image
comme signe d’une autre chose, a été la grande idée du moyen âge, et,
sans elle, rien de ces époques lointaines ne s’explique. Sachant très
bien qu’ici-bas tout est figuré, que les êtres et que les objets
visibles sont, suivant l’expression de Saint Denys l’Aréopagite, les
images lumineuses des invisibles, l’art du moyen âge s’assigna le but
d’exprimer des sentiments et des pensées avec les formes matérielles,
variées, de la vitre et de la pierre et il créa un alphabet à son usage.
Une statue, une peinture, purent être un mot et des groupes, des alinéas
et des phrases; la difficulté est de les lire, mais le grimoire se
déchiffre. Des livres tels que le «Miroir du Monde» de Vincent de
Beauvais, le «Speculum Ecclesiæ» d’Honorius d’Autun, si bien mis en
valeur par M. Male, le Spicilège de Solesmes, les apocryphes, la Légende
dorée, nous donnent la clef des énigmes.

L’on comprendra cette importance attribuée à la symbolique, par le
clergé, par les moines, par les imagiers, par le peuple même au
treizième siècle, si l’on tient compte de ce fait que la symbolique
provient d’une source divine, qu’elle est la langue parlée par Dieu
même.

Elle a, en effet, jailli comme un arbre touffu du sol même de la Bible.
Le tronc est la Symbolique des Ecritures, les branches sont les
allégories de l’architecture, des couleurs, des pierreries, de la flore
et de la faune, les hiéroglyphes des Nombres.

Si ces diverses branches peuvent donner lieu à des interprétations plus
ou moins sûres, il n’en est pas de même de la partie essentielle de la
Symbolique des Ecritures, qui, elle, est claire et tenue pour exacte par
tous les temps. Qui ne sait, en effet, nous déclare Saint Grégoire le
Grand, que «l’Ancien Testament est la prophétie du Nouveau et le Nouveau
la manifestation de l’Ancien», que, par conséquent, la religion Mosaïque
contient en emblèmes ce que la religion catholique nous divulgue en
réalité? L’histoire sainte est une somme d’images; tout arrivait aux
Hébreux en figures affirme saint Paul; le Christ l’a rappelé maintes
fois à ses disciples et lui-même s’est presque toujours servi, lorsqu’il
haranguait les foules, de paraboles ou, si l’on aime mieux, de récits
allégoriques qui lui permettaient, en montrant une chose, d’en dévoiler
une autre.

Il n’est donc point surprenant que le moyen âge ait suivi la tradition
que lui avaient, après les enseignements du Messie, transmise les Pères
de l’Eglise et appliqué à la maison du Seigneur leurs procédés.

[Illustration]

Cela dit, nous devons ajouter qu’en sus de cette précaution d’enclore,
dans une cathédrale, les vérités du dogme, sous les apparences des
contours et les espèces des signes, le moyen âge a voulu traduire, en
des lignes sculptées ou peintes, les Légendaires et les évangiles
apocryphes, être en même temps aussi qu’un cours d’hagiographie et de
pieux fabliaux, un sermonaire narrant au peuple le combat des vertus et
des vices, lui prêchant la sobriété, le travail, la nécessité évoquée
par la parabole des vierges sages et des vierges folles, d’être toujours
prêt à paraître devant Dieu, le menant, peu à peu, tout en l’exhortant
le long de la route, jusqu’au jour de la mort qu’il lui découvrait
brutalement, dès l’entrée même de la basilique, dans les tableaux du
Jugement dernier et du pèsement des âmes.

La cathédrale était donc un ensemble, une synthèse; elle embrassait
tout; elle était une bible, un catéchisme, une classe de morale, un
cours d’histoire et elle remplaçait le texte par l’image pour les
ignorants.

Nous voici loin, avec ces données, de l’archéologie, de cette pauvre
science de l’anatomie des édifices!

Voyons maintenant, en usant de la doctrine des symboles, ce qu’est
Notre-Dame de Paris, quel est le sens de ses divers organes, quelles
paroles elle profère, quelles idées elle décèle.

Ses conceptions et son langage ne diffèrent pas de ceux de ses grandes
sœurs de Chartres, d’Amiens, de Strasbourg, de Bourges, de Reims. Tout
au plus cache-t-elle une arrière-pensée qui sent un tantinet le fagot et
que j’expliquerai plus loin;--nous pouvons donc, pour elle comme pour
les autres, l’étudier, en lui appliquant les théories générales du
symbolisme.

Occupons-nous d’abord de l’intérieur. Durand, évêque de Mende, qui vécut
au treizième siècle, c’est-à-dire à l’époque même où fut construite
Notre-Dame, nous enseigne que ses tours représentent les prédicateurs,
et cette assertion se confirme par la signification assignée aux cloches
qui rappellent aux chrétiens, avec leurs prédications aériennes, les
vertus qu’il leur faut pratiquer, s’ils veulent parvenir aux sommets des
tours, images de la perfection que cherchent à atteindre, en s’élevant,
les âmes. Suivant une autre exégèse formulée, dans le Spicilège de
Solesmes, par Pierre de Mora, évêque de Capoue, les tours
représenteraient surtout la Vierge Marie et l’Eglise, veillant sur le
salut de la ville qui s’étend sous elles.

Le toit est l’emblème de la charité; les tuiles destinées à abriter le
temple des pluies, sont les soldats qui protègent l’Eglise contre les
entreprises des païens; les pierres des murailles, soudées entre elles,
certifient, d’après saint Nil, l’union des âmes, et suivant Hugues de
Saint-Victor, le mélange des laïques et des clercs qui constituent la
société chrétienne, qui sont, dit-il, les deux flancs d’un même corps.

Et ces pierres, liées par le ciment qu’Yves de Chartres assimile à la
charité, forment les quatre grands murs de la basilique, les quatre
Evangélistes, selon le «Tractatus super aedificium» de Prudence de
Troyes, et selon la traduction d’autres écrivains, les quatre vertus
principales: la Justice, la Force, la Prudence, la Tempérance.

Les fenêtres sont les emblèmes de nos sens qui doivent être fermés aux
vanités de ce monde et ouverts aux dons du ciel; elles sont garnies de
vitres, laissant passer les rayons du soleil, du Soleil de Justice qui
est Dieu; elles sont encore, d’après la théorie d’Hugues de
Saint-Victor, les Ecritures qui éclairent mais repoussent le vent, la
neige, la pluie, similitudes des hérésies que le Père de la division et
du mensonge forme.

Notre-Dame a trois portails, en l’honneur de la Trinité sainte; et celui
du milieu, dénommé portail royal, est divisé par un pilier sur lequel
repose une statue du Christ qui a dit de lui-même dans l’Evangile de
saint Jean: «Ego sum ostium.» Tranchée de cette façon, la porte signifie
les deux voies que l’homme est libre de suivre.

Et cette allégorie est complétée par l’image du Jugement dernier qui se
déroule sur le tympan du porche, avisant le pécheur du sort qui
l’attend, suivant qu’il s’engagera dans l’une ou l’autre de ces deux
routes.

[Illustration]

Pour résumer en quelques lignes ces données, nous pouvons dire que l’âme
chrétienne, partie du sol, du bas des tours, avec la foi dans les
vérités primordiales de la religion, stipulées par les groupes des trois
porches: la Trinité, que le nombre même de ces entrées avère, la
croyance en la Divinité du Fils et la Maternité divine de la Vierge,
racontée par les statues et les figures, s’élève peu à peu, en
pratiquant les vertus désignées par les grands murs, jusqu’au toit,
symbole de la Charité qui couvre une multitude de péchés, qui est la
vertu par excellence, selon saint Paul.

Il ne lui reste plus dès lors, pour atteindre le Seigneur et se fondre
en Lui, qu’à gravir les tours dont les sommets représentent les cimes de
la vie parfaite.

Et cet abrégé de la théologie mystique que la façade de Notre-Dame nous
enseigne, nous le retrouvons, condensé en d’autres termes, exprimé par
d’autres mots, dans son intérieur, par l’ensemble de la nef, du transept
et du chœur, ces trois degrés de l’ascèse, la vie purgative, énoncée par
les ténèbres de l’entrée, loin de l’autel; la vie contemplative qui
s’éclaire en avançant vers le chœur; la vie unitive qui ne se réalise
que dans la partie attribuée à Dieu, là où convergent les feux allumés
par le soleil de Justice, dans les vitraux des roses.

La forme intérieure de Notre-Dame est, de même que celle de la plupart
des grandes basiliques, cruciale.

Et ainsi que nous l’apprend dans son «De Divinis officiis» le bénédictin
Rupert, abbé, au douzième siècle, du monastère de Deutz, si les
dimensions de la croix sont en profondeur, en longueur, en largeur et en
hauteur, il en est de même de l’église qui reproduit son image--et la
profondeur notifie la foi--la longueur, la persévérance--la largeur, la
charité--la hauteur, l’espoir de la récompense future.

Si nous passons maintenant aux détails de l’ensemble, nous trouvons que
la voûte est, d’après l’exégèse de l’anonyme du «Psalterium glossatum»
du onzième siècle, l’image de la vie céleste, que les piliers sont les
apôtres, qu’au dire de Durand de Mende, les colonnes que, de son côté,
Petrus Cantor assimile, à cause de leur force, au Christ, sont les
Evêques et les Docteurs qui soutiennent l’église par leur doctrine; que
le pavé stipule l’humilité et qu’il figure aussi, parce qu’il est foulé
aux pieds, les labeurs mis au service de la Foi, des fidèles; que le
jubé, supprimé presque partout et remplacé par le coquetier, plus ou
moins élégant, de la chaire à prêcher, est l’emblème de la montagne du
haut de laquelle parlait le Fils.

Le chœur et le sanctuaire symbolisent le ciel, tandis que la nef simule
la terre et comme l’on ne peut s’élever de la terre jusqu’au ciel que
par les souffrances rédemptrices de la croix, l’on érigeait jadis, au
sommet de l’arcade grandiose qui réunit la nef au chœur, un crucifix
colossal.

L’ignorance des architectes et des curés a depuis longtemps fait
disparaître cette croix gigantesque de Notre-Dame.

Le signe marquant la division des deux mondes ne subsiste plus
maintenant dans cette église que grâce à la grille qui entoure le chœur
et limite les deux zones, celle de Dieu et celle des hommes, dit saint
Grégoire de Nazianze, dans un poème cité par l’abbé Thiers.

De son côté, l’abside, qui s’arrondit derrière le sanctuaire et affecte
dans la plupart des cathédrales la forme d’un demi-cercle, rappelle la
couronne d’épines sur laquelle s’appuya, lorsqu’elle fut sur le gibet,
la tête ensanglantée du Christ.

Dans la majeure partie des temples, la chapelle du fond est dédiée à la
Vierge, afin d’attester, par cette position même qu’elle occupe, que
Marie est le dernier refuge des pécheurs, mais, ici, où tout l’édifice
lui est voué, elle n’a pas de chapelle spéciale à la fin du chevet et
l’espace qui ne lui est pas consacré est tenu par un oratoire où l’on
garde les réserves du Saint-Sacrement.

Si l’abside, située derrière le maître-autel, signifie le douloureux
diadème qui ceignit le chef vivant du Christ, l’autel même est sa tête,
comme les bras étendus du transept sont ses bras, comme les portes
ouvertes au bout des deux allées de ce transept sont les plaies de ses
mains, comme les portes du grand porche d’entrée sont les blessures de
ses pieds percés de clous.

Enfin si l’on se place dans la nef de Notre-Dame l’on peut remarquer que
l’axe du chœur incline légèrement sur la gauche.

[Illustration]

Cette inflexion, nous la retrouvons presque partout, à Saint-Ouen et à
la cathédrale de Rouen, à Saint-Jean de Poitiers, à Notre-Dame de
Chartres et de Reims, à Saint-Gatien de Tours, à Saint-Germain-des-Prés,
à Paris, à Saint-Nicolas-du-Port, près de Nancy, dans presque toutes les
grandes basiliques du moyen âge.

La répétition constante de cet artifice est donc voulue et elle a sa
raison d’être.

Or, jusqu’à présent, il était admis que cette déviation de l’axe du
chœur était une allusion à l’attitude de Jésus expirant sur le bois du
supplice; c’était la traduction, en langue architecturale, du passage de
l’Evangile selon Saint-Jean: «Et inclinato capite, tradidit spiritum.»

Mais l’Ecole des Chartes, qui est devenue, depuis la mort de Léon
Gautier et de Lecoy de La Marche, une sorte d’officine de Juivophiles et
de protestants, dont le but semble être de déprécier le moyen âge que
ses professeurs de jadis exaltèrent, a tout changé.

A l’heure actuelle la symbolique est reléguée par elle dans les rancarts
et l’on y enseigne le matérialisme archéologique dans ce qu’il a de plus
bas.

Une brochure intitulée «La déviation de l’axe des églises est-elle
symbolique?» et qui a pour auteur M. de Lasteyrie, membre de l’Institut
et l’un des podestats de l’Ecole, est, à ce point de vue, typique.

M. de Lasteyrie répond par la négative à sa question, déclare qu’il n’a
découvert aucun texte du moyen âge relatif à ce sujet et il ajoute
aussitôt: «Si jamais le hasard en faisait sortir quelqu’un des arcanes
de nos bibliothèques, je ne crois pas qu’on dût y prêter grande
attention, car il serait assez isolé pour qu’on pût hardiment en
contester la valeur.»

Voilà qui est simple. Cette façon de prendre les devants pour nier
l’importance de tout document qui réduirait sa thèse à néant est pour le
moins ingénue; elle est, dans tous les cas, prudente.

Mais en même temps qu’il nous atteste que l’inclinaison du chevet des
cathédrales n’est pas intentionnelle et n’a été inspirée par aucun
dessein mystique, il tente de nous fournir les raisons de cette
constante anomalie des axes et de nous expliquer les causes pour
lesquelles les architectes des basiliques du moyen âge la commirent.

Et c’est alors que ce vétéran de la paperasse nous exhibe des arguments
dont l’extraordinaire indigence désarçonne.

Après avoir raconté ce que nous savons déjà--que les cathédrales ont été
bâties par étapes successives et non d’un seul jet--très sérieusement,
il nous dit:

«Il en résulte que les architectes qui présidaient à la suite des
travaux avaient à raccorder les maçonneries nouvelles avec les parties
antérieurement construites et c’était là un problème dont on comprendra
toute la difficulté, si l’on songe que la célébration du culte dans une
partie de l’église obligeait à élever, entre cette partie et le chantier
où se poursuivaient les travaux, des cloisons ou des murs qui
interceptaient complètement la vue.

«Or les gens du moyen âge, ne connaissant aucun des instruments qui
permettent aux modernes de se repérer avec précision et de raccorder,
malgré tous les obstacles, les lignes les plus compliquées, éprouvaient
le plus grand embarras pour prendre leurs repères et une erreur minime
avait pour conséquence une déviation très marquée dans les alignements.»

Et ce n’est pas plus malin que cela! Les permanentes irrégularités des
cathédrales tiennent simplement à ceci que les architectes du moyen âge
ne savaient pas leur métier et n’étaient pas pourvus d’instruments
modernes.

Un tablier de bois tendu entre la partie construite et celle à
construire suffisait pour leur faire perdre la tête et tous se
trompaient, aucun dans ses calculs ne tombait juste.

Evidemment les tire-lignes qui ont bâti, au dix-neuvième siècle,
Saint-François-Xavier, Notre-Dame-des-Champs et Saint-Pierre de
Montrouge étaient fort supérieurs, comme science, aux pauvres
architectes qui ont édifié les cathédrales de Chartres, de Reims, de
Paris, car eux, n’ont pas commis d’inadvertances; ils ont respecté les
règles intangibles du cordeau, ils n’ont pas fait pencher le chœur de
leurs églises!

Telles sont les leçons d’orthopédie monumentale qui se débitent
maintenant à l’école des Chartes.

[Illustration]

Mais laissons ces pédantesques balivernes et revenons à Notre-Dame de
Paris.

Elle n’est, pour la récapituler, qu’une des pages du grand livre de
pierre écrit au treizième siècle sur notre sol et elle ne fait
qu’enseigner dans l’Ile de France le même cours de théologie mystique
qu’enseignent en même temps, dans la Beauce, dans la Picardie, dans la
Champagne, ses sœurs de Chartres, d’Amiens, de Reims, en nous bornant à
en citer trois; elle se sert du même idiome qu’elles et cette unanimité
de doctrine et d’expression se comprend si l’on considère que les
artistes n’ont jamais été, à cette époque, que les interprètes de la
pensée de l’Eglise. Ainsi que le fait justement remarquer M. Male, dans
son substantiel volume sur «L’Art religieux au treizième siècle», dès
787, les Pères du second concile de Nicée déclaraient que la composition
des images n’était pas laissée à l’initiative des artistes; elle
relevait des principes posés par l’Eglise et la tradition religieuse et
les Pères ajoutent encore: «l’art seul appartient aux artistes,
l’ordonnance et la disposition nous appartiennent.»

Il y eut donc immuabilité de théorie et de langue et les maîtres maçons
et les imagiers n’eurent qu’à se conformer aux règles de la symbolique
que leur indiquaient les moines ou les prêtres.

Mais ce dialecte hermétique, clair pour ceux qui l’entendaient, était-il
compris du peuple?

Nous pouvons le croire, d’après les quelques renseignements que nous
possédons. Yves de Chartres, dans son «De Sacramentis ecclesiasticis
sermones», nous affirme, en effet, que le clergé apprenait la science
des symboles au peuple et il résulte également des recherches de Dom
Pitra, qu’au moyen âge, l’œuvre du pseudo-Méliton, évêque de Sardes, qui
contient une clef des allégories employées par l’Eglise, était populaire
et connue de tous.

Cette symbolique officielle, si l’on peut dire, était donc accessible à
tous les croyants, mais il en est une autre qui figure, à Notre-Dame de
Paris, une symbolique occulte, compréhensible seulement pour quelques
initiés; celle-là dérive de ce que l’on nomme les sciences maudites,
très pratiquées au moyen âge. A-t-elle été insérée, à l’insu du clergé
qui n’y vit goutte, sur certaines parties de la façade, ou les formules
en furent-elles dictées aux imagiers par un prêtre adepte de
l’astrologie et de l’alchimie? On ne le saura jamais; ce qui semble le
plus probable, c’est que les dresseurs de thèmes généthliaques et les
souffleurs de cornues ont cru découvrir, après coup, dans des sujets
purement religieux, des intentions qui n’y étaient pas.

Toujours est-il que Notre-Dame de Paris est peut-être une des seules
cathédrales en France où de semblables secrets auraient été cachés sous
le voile apparent des Ecritures.

Deux des portails de la façade, le portail royal, celui du milieu et
celui de Sainte-Anne et de Saint-Marcel qui longe le quai, sont ceux
devant lesquels se sont réunis, au moyen âge et depuis, les adeptes de
l’astrologie et les philosophes de la chrysopée.

Au portail royal, quatre figures sont censées représenter les symboles
de la pierre philosophale; elles sont contenues dans quatre médaillons
qui se font vis-à-vis, deux par deux et qui sont encastrés, non dans le
portail même, mais dans les contreforts. Ils sont là, à taille d’homme,
très en évidence, séparés de tout l’ensemble décoratif de la porte. Ils
représentent: à gauche, le premier, en partant du haut, Job, sur son
fumier rongé par des vers que l’on voit et entouré d’amis; le second, un
personnage étêté et manchot qui traverse, appuyé sur un bâton ou sur une
lance, un torrent. Dans sa monographie de la cathédrale de Paris, M. de
Guilhermy déclare qu’il est impossible d’identifier cette figure. Il
est, en effet, difficile de savoir de quel nom ce bonhomme s’appelle. Il
a l’attitude de saint Christophe, franchissant, appuyé sur son bâton,
une rivière, et l’arc et les flèches que l’on aperçoit à ses pieds
seraient bien ses attributs, car il fut, avant que d’être décapité, tué
à coups de flèches et devint même, à cause de ce genre de supplice, le
patron des arbalétriers; mais la place en haut du médaillon, pour y
loger l’Enfant Jésus sur ses épaules, manque et d’ailleurs nul indice
n’existe d’une statuette brisée, près du dos et de la tête du Saint. Ce
n’est donc point le Christophore, et ce passant garde jusqu’à nouvel
ordre l’anonymat.

[Illustration]

De l’autre côté, maintenant, à droite, en partant toujours du haut, nous
trouvons Abraham prêt à sacrifier son fils et dont un ange arrête le
bras, lequel bras a disparu, ainsi qu’Isaac tout entier et une bonne
partie de l’ange; enfin, près d’une tour, un guerrier casqué et vêtu
d’une cotte d’armes, protégé par un bouclier, qui lance contre le soleil
un javelot. Celui-là serait Nemrod qui, d’après une ancienne tradition,
serait monté sur une tour pour livrer bataille au ciel et à ses
habitants.

Si nous nous plaçons au point de vue de la symbolique chrétienne, ces
bas-reliefs ne suscitent aucune difficulté d’interprétation; les sujets,
sauf celui du faux saint Christophe, sont clairs, et les enseignements
lucides; mais, il faut bien l’avouer, ils sont étrangement mis à part;
ils ne décèlent aucun sens dans l’ensemble sculpté du portail; ils
constituent, en somme, des phrases isolées, sans rapports entre elles.

Si nous acceptons le point de vue de la symbolique spagyrique, nous
pouvons reconnaître, avec le vieil hermétiste Gobineau de Montluisant,
que Job est une personnification de la pierre des philosophes qui passe
par les épreuves avant que d’atteindre son degré de perfection;
qu’Abraham est l’alchimiste, le souffleur; Isaac, la matière à jeter
dans le creuset; l’ange, le feu nécessaire pour opérer la transmutation
de la matière en or. Restent le pseudo-Christophe et le Nemrod, mais les
grimoires de l’alchimie ne nous renseignent guère sur le sens précis de
ces figures.

D’autre part, les astrologues qui désignent, de temps immémorial, ce
portail sous le nom de porche de l’astrologie, ont toujours vu, dans les
tableaux qu’il représente, une effigie de la Vierge astronomique et dans
le Christ, accompagné de ses apôtres, l’image du soleil qui monte à
l’horizon, entouré des signes du zodiaque. Que cette opinion soit fondée
ou non, il faut avouer qu’elle a eu raison de se produire, car c’est à
elle que nous devons d’avoir conservé une partie du porche. Et, en
effet, en août 1793, la commune avait décrété la destruction de tous ces
simulacres de la vieille superstition religieuse; et ce fut le citoyen
Chaumette qui réclama en faveur de la science, déclarant que ce décor
constituait un cours d’astronomie et avait servi à Dupuis pour établir
son système planétaire--et le portail fut sauvé. Ce portail royal était
et est donc encore revendiqué par les partisans de l’astrologie et les
hermétistes.--La porte voisine, celle de Sainte-Anne et de Saint-Marcel,
l’était et l’est encore par les alchimistes.

A les entendre, le récepte, le secret de la sublime pierre des sages est
inscrit sous la statue qui se dresse sur le trumeau, tranchant en deux
la baie. Cette statue,--qui n’est qu’une reproduction, car l’original
est placé dans la salle des Thermes, au Musée de Cluny--portraiture un
évêque, debout, mitré et crossé, bénissant d’une main ses visiteurs et
foulant aux pieds un dragon sorti d’une sorte de chapelle funéraire où
une femme morte est assise dans un linceul enveloppé de flammes.

La lecture de cette scène est très simple. Il suffit d’ouvrir les
Bollandistes. La légende de saint Marcel, neuvième évêque de Paris,
raconte, en effet, que ce saint délivra la ville d’un horrible dragon
qui avait établi son gîte dans le cercueil d’une femme adultère,
décédée, sans avoir eu le temps de se repentir et sans avoir reçu les
sacrements; le saint frappa de sa crosse le monstre, lui entoura le cou
de son étole, l’emmena à quelques lieues de Paris, dans un désert, et
là, lui intima l’ordre, auquel d’ailleurs il obéit, de ne jamais plus
retourner dans la ville.

Ajoutons ce détail, qu’aux processions des Rogations, le clergé de
Notre-Dame faisait autrefois porter, en souvenir de ce miracle, un grand
dragon d’osier dans la gueule ouverte duquel le peuple jetait des
gâteaux et des fruits. Cette coutume, qui remontait au moyen âge, a pris
fin en 1730.

Telle est la version de l’Eglise; autre est celle des alchimistes. Dans
son cours de philosophie hermétique, Cambriel explique ainsi cette
figure:

[Illustration]

Sous les pieds de l’évêque, sur le socle même de sa statue, de chaque
côté, deux ronds de pierre sont sculptés. Les ronds de droite seraient
les simulacres de la nature métallique brute, telle qu’on l’extrait de
la mine, les ronds de gauche, négligés comme les premiers par la
symbolique chrétienne, seraient la même nature métallique mais purifiée;
et celle-là se rapporterait à la figure humaine, assise, dans la
chapelle sépulcrale, et qui a pris naissance dans le feu dont son
linceul s’entoure. De cette fournaise tombale qui serait l’œuf
philosophique, inséré dans l’athanor, le dragon, né à son tour de la
figure humaine, serait, en s’élevant hors du fourneau, en plein air,
sous les pieds du saint, le dragon babylonien dont parle Nicolas Flamel,
autrement dit, le mercure philosophal, le lion vert, le lait de la
vierge, la substance même qui change par une projection le plomb en or.

Dans cette interprétation, saint Marcel ne nous bénirait plus, mais il
ferait un geste de circonspection, qui signifierait: taisez-vous, gardez
le secret si vous l’avez compris.

Si bizarre qu’elle paraisse, cette glose se conçoit pourtant, car les
préparateurs du grand œuvre peuvent se placer sous le patronage de ce
saint qui a, en effet, opéré plusieurs transmutations.

Une fois, alors qu’il n’était encore que sous-diacre et qu’il servait la
messe de l’évêque Prudence, il transmua en un vin qui manquait, l’eau
qu’il venait de puiser à la Seine; une autre fois aussi, il changea
cette même eau en une liqueur parfumée comme le saint chrême.

Le choix que les alchimistes firent de cet Elu pour lui attribuer la
possession du fameux secret pourrait donc jusqu’à un certain point se
justifier; cependant, il convient d’observer que le patron officiel des
spagyriques au moyen âge, ne fut pas saint Marcel, mais bien saint Jean
l’Evangéliste, soit parce qu’une très ancienne légende nous le montre
savant dans l’art de traiter les minerais de fer; soit parce que deux
vers, pris en un sens éperdument littéral[1], de la séquence tissée en
son honneur par Adam de Saint-Victor, nous le représentent fabriquant
avec du bois de l’or et avec des cailloux des gemmes.

  [1]

        Qui de virgis fecit aurum,
        Gemmas de lapidibus.

Que ces explications puissent sembler erronées, c’est bien possible,
mais qu’importe! Que plus fabuleuse encore nous apparaisse cette autre
légende relatant qu’un scrupule de la pierre des sages a été caché par
l’évêque Guillaume de Paris dans l’un des piliers du chœur que l’on
reconnaîtra si l’on suit la direction de l’œil d’un corbeau qui le
regarde, sculpté sur l’un des porches, il ne nous en chaut pas
davantage; ce qu’il sied simplement de retenir, c’est que, plus que ses
congénères, Notre-Dame de Paris est mystérieuse, plus experte peut-être
mais moins pure, car elle est à la fois catholique et occulte et elle
greffe sur la symbolique chrétienne les réceptes de la Kabbale.

En tous cas, ces discussions ne prouvent-elles pas que, sauf de nos
jours, cette basilique fut toujours envisagée telle qu’un traité de
symbolisme, s’exprimant à mots couverts, parlant, à l’exemple du Christ,
en paraboles? Les archéologues, les architectes l’ont disséquée, ainsi
que l’on disséquerait un cadavre; c’est très bien, l’anatomie de son
corps est désormais connue; les romanciers, comme Victor Hugo, ont créé
d’après elle un décor plus ou moins véridique pour y loger des
personnages imaginés de toutes pièces, et cependant le poète a été le
seul, alors, qui ait eu une vague intuition de la symbolique du moyen
âge, lorsqu’il a écrit sa comparaison fantaisiste de la façade royale,
trouée d’une grande fenêtre flanquée de deux petites, ainsi que le
prêtre est flanqué, pendant la messe, du diacre et du sous-diacre, à
l’autel. Il reste désormais à décrire, autrement qu’en un rapide abrégé,
ses aîtres spirituels, sa vie intérieure, son âme, en un mot. La vraie
monographie de notre cathédrale serait celle-là; mais le positivisme
architectural ne fait que s’accroître, et, malheureusement, le clergé
s’éloigne de plus en plus de questions qu’il aurait pourtant intérêt à
ne pas dédaigner.




Saint-Germain-l’Auxerrois


[Illustration]

Elle fut ronde comme le temple du Saint-Sépulcre à Jérusalem et ceinte
de fossés que remplirent de leurs cadavres les Normands qui
l’assiégèrent, l’église que fonda, au sixième siècle, à Paris, saint
Landry, sous le vocable de saint Germain d’Auxerre. Celle-là fut
l’aïeule. Cent ans après sa naissance, elle tombait de vétusté; le roi
Robert la jeta bas et en reconstruisit une autre à sa place; celle-là
fut la mère. Elle devint, à son tour, caduque et, au treizième siècle,
sur ses ruines, naquit l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois. Celle-là,
c’est la fille; elle vit encore.

Son enfance fut troublée; elle grandit rapidement d’abord, puis, sa
croissance s’arrêta pendant une centaine d’années et ne reprit qu’après.
Le portail et le chœur étaient achevés à la fin du treizième siècle. Le
quinzième érigea le porche, la nef, les collatéraux du chœur et le
transept; le seizième réédifia les chapelles, changea les dispositions
du chevet, dressa le portail qui s’ouvre à gauche de l’abside sur la rue
de l’Arbre-Sec, déroula devant l’autel un magnifique jubé, bâti par
Pierre Lescot et sculpté par Jean Goujon; et l’église, parvenue à sa
pleine maturité, s’atteste, grâce au voisinage de la Cour, la plus
fastueuse et la plus fréquentée de Paris.

Vint le dix-septième siècle qui, méprisant son allure gothique, omit de
la dénaturer; mais, moins dédaigneux, le dix-huitième siècle, qui la
jugeait de forme désuète, résolut de la rajeunir.

En 1754, le curé et les marguilliers commencèrent par faire démolir le
jubé, mais cette destruction ne modifiait pas la mine restée, pour eux,
barbare, de la nef, et ils recoururent à un nommé Bacarit, architecte
des écuries du Roi, en le priant de la civiliser. Il apprêta un plan, et
le soumit à l’Académie des Beaux-Arts qui, dans un élan d’enthousiasme,
s’écria que cet habile homme «savait marier, de la manière la plus
heureuse, le genre moderne avec le gothique de l’église qu’il avait à
décorer».

Et l’effrayante ganache se mit à l’œuvre. Ne pouvant, à son grand
regret, faute d’argent, tout saccager, il dut se borner à canneler les
colonnes du chœur, à remplacer la flore symbolique des chapiteaux par
d’insignifiantes guirlandes de feuillages et de fleurs, enfin à altérer
les contours des croisées qu’il débarrassa de leurs magnifiques vitraux
pour les habiller d’une claire vitraille qui fit se pâmer tous les
chanoines d’aise.

Et Saint-Germain n’en continua pas moins d’être gothique. Bacarit ne
parvint pas à transmuer la douce orante du moyen âge en une Manon plus
ou moins pieuse; les traits reparaissaient sous le grimage; ne pouvant
obtenir mieux il songea à esquinter l’extérieur et il abattit la flèche
et ses quatre clochetons et installa sur le tronçon demeuré du fût, une
balustrade de pierre qui donna au sommet de la tour l’engageant aspect
d’un balcon; puis, après un tel labeur, il se reposa et s’éteignit sans
doute, chargé d’ans et de gloire, dans la paix du Seigneur, qu’il avait,
avec des travaux de ce genre, si fidèlement servi.

[Illustration]

Débarrassé de son bourreau, Saint-Germain-l’Auxerrois vivait placidement
quand la Révolution surgit. Alors ce fut autre chose. On ne l’affubla
plus de travestis plus ou moins disparates, mais on la dénuda. Ce fut le
pillage; ce après quoi le sanctuaire fut fermé; l’on installa dans ses
dépendances une mairie et l’on usa de sa nef comme d’un hangar pour y
gonfler des ballons. Il semblait que la série des déprédations fût close
lorsque s’effondra le régime des Jacobins; mais Napoléon, qui se mêlait
de tout, s’occupa de ce malchanceux édifice et projeta tout simplement
de le raser. Heureusement qu’il n’eut pas le temps d’exécuter ce dessein
et, en 1837, l’église, réouverte, fut réconciliée par Monseigneur de
Quélen, archevêque de Paris, et l’on s’efforça dès lors, sous prétexte
de panser ses blessures, de les ranimer.

On la para, en effet, de flasques peintures et de redoutables vitres;
mais si déformée, si réparée qu’elle puisse être, elle est encore
charmante; son intérieur est un des plus intimes, des plus vraiment
religieux qui soient à Paris et son extérieur demeure un régal d’art.

Le portail du treizième siècle est encore debout, avec sa baie médiane
datée de ce temps et les deux autres du quinzième siècle; quant aux
sculptures représentant, ainsi que sur presque toutes les façades des
cathédrales, le Jugement dernier, le pèsement des âmes, le sein
d’Abraham, l’enfer des démons, avec l’épisode habituel des vierges sages
et des vierges folles, elles ont disparu ou ne subsistent plus qu’à
l’état d’épaves et de rudiments; mais six grandes statues, rangées dans
les ébrasures de la porte du milieu, ont été refaites et repeintes; à
gauche, en entrant, saint Vincent, diacre et martyr, un livre à la main;
puis un roi barbu portant un sceptre, et une reine que de Guilhermy
croit être Childebert et Ultrogothe, sa femme; à droite, saint Germain
crossé et mitré; sainte Geneviève tenant un cierge qu’un petit diable
placé au-dessus d’elle s’efforce de souffler; enfin un ange souriant, un
flambeau au poing, prêt à rallumer, s’il s’éteint, le cierge de la
sainte.

La voussure, au-dessus des vantaux, détient encore trois cordons de
personnages, anges, démons, ribaudes et vierges; le portail a, en somme,
gardé quelques mots d’une phrase effacée par le temps et qu’il est
facile de reconstituer, car elle est écrite au complet sur la façade des
autres églises, mais le trumeau pilier récemment rétabli au-dessous
d’elle est inexact, car il supporte, au lieu du Christ d’antan, une
vierge neuve.

Si l’on ajoute que des fresques modernes d’un nommé Mottez ont rempli
les espaces demeurés vides, mais que l’on ne discerne plus de cette
inutile peinture que des écailles craquelées de badigeon, l’on aura
ainsi une idée précise du portail, tel qu’il existe à l’heure actuelle.

Il est précédé d’un porche à cinq baies ogivales couronnées de balustres
et de combles fleuronnés, construit, en 1425, par Jean Gaussel. De
toutes les statues qui le peuplent, deux seulement sont authentiques,
toutes les autres ont été fabriquées de nos jours. Ces deux statues
représentent, l’une, située à la fin du porche et faisant face à la
place du Louvre, près de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois,
un saint François d’Assise énasé et manchot, à la figure mâchurée par
l’âge; l’autre, sise du côté opposé et regardant la grande porte, une
Marie l’Egyptienne enveloppée de ses cheveux qui ont conservé des traces
d’or; elle tient les trois pains qui doivent l’alimenter dans le désert
et penche mélancoliquement une petite tête oisive dont les yeux sont
clos.

Au-dessus de ce porche, se dresse, entre deux élégantes tourelles
carrées, la façade trouée d’une rose flamboyante, terminée par un pignon
triangulaire, planté sur sa pointe, d’un simulacre d’ange. Derrière, le
vaisseau s’étend, flanqué de contreforts, hérissé de gargouilles, habité
par une amusante ménagerie qui exhibe depuis des siècles, entre ciel et
terre, les êtres les plus hétéroclites et les bêtes les plus cocasses.
Il y a de tout dans cette kermesse de la pierre, des mendiants et des
fous, un hippopotame qui rend par la gueule un sauvage; des singes et
des griffons, des ours à muselières, des truies allaitant des
ribambelles de gorets; des rats sortant, ainsi que d’un fromage de
Hollande, de la boule du monde et guettés par un chat, ce qui signifie
sans doute que les brigands qui dévastent la terre seront dévorés par le
Démon.

L’intérieur vaut, lui aussi, que longuement on le visite; tous les
styles s’y coudoient. Il a été tellement défait et refait qu’il paraît
un peu incohérent, mais ce côté hagard est délicieux quand on le compare
à la monotone régularité des églises neuves!

La nef gothique de quatre travées est coupée d’un transept percé d’une
porte à chaque bout; celle de gauche est condamnée, celle de droite
accède à la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, en face du bureau
du Journal des Débats. L’on a installé, au milieu de son allée un
bénitier exécuté par Jouffroy sur les dessins de Mademoiselle de
Lamartine, des mioches paradant autour d’une croix; c’est de l’art pour
la rue Saint-Sulpice, mais il ne dépare pas la misère ornementale des
murs chargés, par un sieur Guichard, d’encombrantes fresques.

Le long de la nef et du chœur, à partir de l’entrée, de nombreuses
chapelles s’enfoncent entre les contreforts des murs, huit à gauche et
quatre à droite.

A gauche, d’abord, la chapelle des fonts baptismaux, dite de
Saint-Michel, puis celles de Saint-Jean-Baptiste, de Sainte-Magdeleine,
de Notre-Dame de Compassion--celle-ci touche au transept, après lequel
se trouvent la chapelle de Saint-Louis, où réside le Saint-Sacrement et
où l’on a placé sur l’autel une statue de la Vierge qualifiée de
Notre-Dame de Bonne-Garde--celles de Saint-Vincent-de-Paul, de
Saint-Charles-Borromée, où un hideux vitrail assigne à cet élu la tête
d’un moricaud; enfin celle de Saint-Denys, Saint-Rustique et
Saint-Eleuthère--et nous atteignons la petite porte de la rue de
l’Arbre-Sec donnant sur l’abside et au-dessus de laquelle s’ouvre,
derrière un vitrage à losanges de couleur, une tribune dite «Tribune de
la Reine», parce que, prétend-on, la famille royale s’y serait
quelquefois tenue pendant la messe.

[Illustration]

Parmi ces minuscules chapelles, une seule est intéressante, celle de la
Compassion, qui fut, pendant plus d’un siècle, la chapelle du Conseil
d’Etat, car elle détient un superbe retable flamand en bois, de la fin
du quinzième siècle, provenant de la collection dispersée de M. de
Bruges-Duménil; divers épisodes de la vie de la Vierge et de la Passion
y sont sculptés; malheureusement, on ne le voit guère, la croisée qui
devrait l’éclairer étant obscurcie par des carreaux modernes à la fois
sombres et violents, qui ne laissent filtrer aucune lueur.

A droite, maintenant, en partant de l’autre côté de l’abside dont nous
parlerons tout à l’heure, la sacristie occupe la place de plusieurs
chapelles, et les petits oratoires qui la suivent, en descendant avec le
chœur, sont dédiés aux saints Apôtres, à saint Pierre, aux Pères et aux
Docteurs de l’Eglise dont deux, saint Léon et saint Grégoire le Grand,
sont, en leur qualité de premiers rôles, en vedette sur l’affiche des
vitres; puis apparaît, succédant à ces réduits si exigus que le
confessionnal les emplit, avec un autel, tout entiers, une très élégante
porte du quinzième siècle surmontée d’une exquise Vierge en bois peint
de la même époque, une Vierge dolente et frileuse, mais perchée si haut
que, dans l’ombre des voûtes, on la remarque à peine; et vient le
transept de la rue des Prêtres; cette allée franchie, toute la place des
quatre chapelles situées en vis-à-vis, de l’autre côté de la nef, est
ici prise par une seule, par la chapelle de la Sainte-Vierge, entourée
d’une boiserie qui la cache aux yeux et munie d’une porte close, afin
d’empêcher tous ceux qui voudraient venir la prier d’y pénétrer.

Une église où la chapelle de la Vierge n’est pas accessible aux fidèles,
c’est un comble! Que penser des curés qui mettent ainsi dans leur église
la Madone au rancart? La raison invoquée de ce monstrueux interdit est
que ce lieu sert parfois de chapelle pour les catéchismes. Eh! qu’ils le
fassent, leur catéchisme, dans les greniers, dans les caves, chez eux,
où ils voudront, mais qu’ils démolissent ce rempart de menuiserie,
qu’ils laissent en tous les cas la porte ouverte, lorsque leurs quatre
pelées et leurs trois tondus n’y sont pas!

D’autant qu’elle est délicieuse cette chapelle! Intime et recueillie,
elle se pare d’un autel contenant des reliques de saint Denys, de saint
Célestin et de saint Benoît, au-dessus duquel est incrusté un antique
retable de pierre, figurant l’arbre de Jessé dont les fleurons et les
branches serpentent autour d’une belle statue de Vierge du quatorzième
siècle qui appartint jadis au presbytère de Radonvilliers, en Champagne,
le tout se détachant sur des fresques peintes par Amaury Duval; mais une
bienfaisante obscurité permet de les distinguer mal.

Pour être complet, citons, dans la nef, en face de la chaire, une énorme
machine en bois monté, pourvue de colonnes et coiffée d’un baldaquin,
exécutée par Mercier sur les dessins de l’emphatique Lebrun et qui
servait de siège au roi quand il assistait officiellement à la messe; et
une grille en fer forgé du dix-huitième siècle qui fut très réparée et
privée de ses fleurs de lys; et revenons à l’abside qui est, selon moi,
la partie la plus savoureuse de Saint-Germain-l’Auxerrois, car l’on peut
s’y croire en même temps dans un oratoire de la fin du quinzième siècle
et dans une église de campagne de nos jours.

L’on dirait que l’odeur particulière de tout l’édifice s’y concentre. Et
en effet, lorsqu’on entre dans Saint-Germain, on y hume une senteur
spéciale qui n’existe, semblable à Paris, que dans un autre sanctuaire,
celui de l’Abbaye-au-Bois de la rue de Sèvres, certains jours,--une
odeur de salpêtre relevée par une très fine pointe de cire consumée et
d’encens. Là, dans l’abside, cet arome d’églisette de village, le
dimanche après le salut, persiste surtout par les temps de pluie et vous
aide à vous transporter bien loin de Paris et de cette place du Louvre,
devenue l’un des plus bruyants lieux de rendez-vous des voitures à
vapeur et des tramways.

Parfois, lorsque l’heure sonne à la tour voisine, le carillon qui
l’accompagne de son cliquetis de verre brisé, vous suggère l’idée que
l’on prie dans une église des Flandres. Et ces avatars successifs
d’alentours--de temple Renaissance, de chapelle de bourgade et d’église
flamande--font vraiment de cet obscur refuge un tremplin unique à Paris,
de rêves.

Pour rester dans la réalité, l’on peut dater du seizième siècle cette
abside; elle est biscornue, de forme divagante; la vérité est que ses
chapelles sont refoulées, d’une part, par l’alignement de la rue qui les
cerne; de l’autre, elles sont entamées par le presbytère et la
sacristie, si bien qu’elles vont de guingois, plus larges ou plus
longues les unes que les autres.

Celles des deux bouts sont de vagues réduits, des carrés irréguliers
dont les lignes verticales s’évasent; les autres suscitent la pensée, là
où sont percées les fenêtres, d’un triptyque ouvert, aux deux volets
revenus en avant, pas repliés par conséquent le long du mur, avec une
niche romane au-dessous de chacun d’eux. Il y a, en effet, sous les deux
croisées des coins, deux petites cavernes plafonnées de voûtes en arc,
creusées dans le bas des murailles et que l’on a remplies tant bien que
mal, avec des pieuses statues de la rue Bonaparte, dont l’obscurité et
la poussière effacent, Dieu merci, les traits.

Ces chapelles sont au nombre de cinq; leur réunion dessine un
demi-cercle à la ligne cabossée du haut; elles sont placées sous le
vocable de sainte Geneviève, des saints patrons du lieu: saint Vincent
et saint Germain, du Tombeau, de la Bonne-Mort et de saint Landry.

Les deux branches finales du demi-cercle s’appuient, la première sur la
porte de sortie de la rue de l’Arbre-Sec, la seconde sur la porte de la
sacristie, ornée de fresques dont une, un saint Martin à cheval
tranchant son manteau pour en donner la moitié à un pauvre, est due à ce
Mottez qui décora le grand portail de ses badigeons qu’abolirent, pour
l’allégresse des artistes, de secourables soleils et de propices pluies.

[Illustration]

De la chapelle Sainte-Geneviève, absolument sombre, tendue de toiles
gondolées, teintes au cirage par Gigoux, rien à dire; de la chapelle des
Saints-Patrons où s’érige dans une niche le tombeau de la famille des
marquis de Rostaing, agrémenté de deux seigneurs qui vous regardent à
genoux et l’air béat, et, près de la rampe de communion, de deux
statuettes neuves de sainte Anne et de saint Antoine de Padoue, tout se
pourrait également omettre si ces fenêtres ne détenaient peut-être, avec
celles de la chapelle voisine de la Bonne-Mort, les seuls vitraux qui,
par leur sens de la symbolique, par leur science des tons, par leur
étampe vraiment personnelle d’art, méritent qu’on s’arrête devant eux et
valent qu’on les loue.

Dans ce Saint-Germain-l’Auxerrois qui n’a gardé, en fait de verrières
anciennes, que quelques panneaux du quinzième et du seizième siècle,
insérés dans les baies gothiques ou renaissance du transept et dans les
roses, des panneaux dont les chairs des personnages sont le fond blanc
même de la vitre et les vêtements de grandes taches de gomme-gutte de
rouge lourd, de vert rude et de bleu dur--des carreaux fabriqués sous la
monarchie de juillet bouchent toutes les ouvertures pratiquées dans les
bas-côtés de la nef.

Et toutes les monographies exaltent un affreux vitrail, exécuté par
Lusson dans la chapelle des Apôtres sur les dessins de Viollet-le-Duc;
toutes citent à l’envi les œuvres de Maréchal de Metz, amusantes par
leur vert pistache et leur rose turc, peu usités dans les arts du feu,
mais peintes comme de la peinture ordinaire, avec des couleurs si peu
adhérentes, si mal cuites qu’ils s’éraillent à fleur de vitre et
laissent pénétrer, ainsi que de vulgaires carreaux, le jour. Ce sont des
aquarelles diaphanes, des peintures vitrifiées, c’est tout ce que l’on
voudra, sauf des vitraux.

Plus réelles, seraient les imitations de la sainte Chapelle œuvrées par
Didron dans la chapelle du Tombeau; celles-là on les adule aussi, mais
personne ne parle de ce Thévenot qui a décoré les fenêtres des Chapelles
des Saints-Patrons et de la Bonne-Mort.

Dans la première, le tableau du milieu qui a je l’ai dit, la forme d’un
triptyque ouvert, les volets poussés sur leurs gonds en avant, comprend
une Vierge couronnée et le Christ entre deux anges; le volet de gauche,
un saint Vincent, celui de droite un saint Germain. Ce sont de hautes
figures très hiératiques, et pourtant d’un modernisme un tantinet
campagnard, car elles ont dans la tournure, dans la mine, d’abord
presque déplaisantes, quelque chose d’agreste et de très simple. Les
couleurs sont profondes, d’une ardeur tempérée, quasi sombre. Le rouge
est rouge cerise; les violets et les verts, très nourris de bleu
discret, sont graves; les ors sont saurés; mais la plus belle teinte, en
dehors d’un chamois clair, est celle du manteau de saint Germain, une
teinte qui tient du brun violi de la robe du carme et de ce brun
rougeâtre connu dans la céramique sous le nom de foie de mulet; il est à
la fois somptueux et austère; les grands verriers du moyen âge n’ont pas
fait mieux.

Ces mêmes couleurs, nous les retrouvons dans la chapelle de la
Bonne-Mort, mais là, en plus de la personnalité singulière de ses
figures, Thévenot se décèle comme un homme très au courant de cette
vieille science de la symbolique chrétienne, si parfaitement omise par
les vitriers et les architectes de nos jours. Il s’agissait d’historier
les lueurs qui doivent éclairer une chapelle funéraire et il disposait,
sur le panneau de face, de quatre places et sur chacun des panneaux de
côté, d’une; il a ordonnancé l’ensemble de la sorte: au milieu, il a
peint dans les quatre compartiments sur un fond de gris perle strié,
dans une bordure de chardons emblèmes de la pénitence, saint Joseph avec
un lys, la Vierge couronnée d’étoiles, le Christ bénissant le monde,
saint Michel arborant un étendard et une balance, le pied sur le démon.

Dans le volet de gauche, un être barbu, étrange, coiffé d’une espèce de
turban déroulé, nimbé d’une auréole orange, fastueusement vêtu d’une
robe grenat brodée de ramages d’or, chaussé de violet, tient d’une main
un vase de parfums et s’appuie de l’autre sur une bêche.

Dans le volet de droite, un saint Pierre, pieds nus, la tête cerclée
d’un halo, croise sur sa poitrine ses deux clefs.

Et la phrase figurée sur ce triptyque de vitraux est facile à lire. Cet
être à l’allure bizarrement héraldique, qui porte, tel que Magdeleine
dans les tableaux des primitifs flamands, un pot d’aromates et est muni
d’une bêche, c’est saint Tobie, tout à fait inconnu de nos jours, mais
célèbre au moyen âge, car il était alors le saint des sépultures, le
patron des fossoyeurs qui l’avaient choisi à cause des paroles que, dans
la Bible, l’ange Raphaël lui adresse: «... Lorsqu’à minuit tu enterrais
les morts... c’est moi qui présentais tes prières au Seigneur...»

Il est préposé aux soins de la dernière heure; il s’occupe du corps,
tandis que, de l’autre côté du Christ, saint Michel pèse dans sa balance
le poids des vertus et des fautes et présente la pauvre âme désincarnée
au Seigneur, auprès duquel intercèdent saint Joseph et la Vierge, alors
que, plus loin, saint Pierre attend, pour ouvrir les portes du ciel, que
le sort de la pécheresse soit résolu.

Tous les célestes acteurs du drame qui commence à la descente de la
dépouille mortelle dans la terre, pour finir à l’entrée de l’âme dans le
paradis, sont réunis en ce lieu et font, en quelque sorte, le récit du
jugement, après la mort.

[Illustration]

Parmi ces personnages, en sus du Tobie si curieux, il en est deux
remarquables par leur aspect rigide et familier, la Vierge et le Christ.
Ils ont dans les mouvements, dans les traits surtout, quelque chose de
juste et de net qui fait songer aux types de certaines de ces admirables
illustrations des «Misérables» d’Hugo que dessina Brion. C’est un peu le
même art, sobre et éloquent dans sa simplesse même.

Qu’est ce Thévenot, si délibérément oublié par la critique de notre
époque? O. Merson, dans son livre sur les vitraux, le représente comme
ayant vécu à Clermont-Ferrand et ayant restauré les verrières de
Bourges. Ottin, dans son «Histoire du Vitrail», lui consacre juste trois
mots: «Thévenot--Clermont--1834». J’ai trouvé, d’autre part, une
brochure signée de son nom suivi de ce titre: «chef d’escadron», un
essai historique sur le vitrail paru, en 1837, à Clermont. Il s’y révèle
tel qu’un homme épris de son art et plein d’enthousiasme pour les
verriers des grands siècles.

Et c’est tout ce que j’ai pu recueillir sur son compte.

De ces deux chapelles ainsi parées de vitres intelligentes, la plus
quiète, la plus douce, est, selon moi, celle de la Bonne-Mort. De vagues
peintures et des inscriptions gothiques tracées en lettres d’un or qui
s’efface, s’aperçoivent confusément dans l’obscurité lorsqu’on allume un
petit cierge; l’autel est surmonté d’un intéressant bas-relief de
pierre, racontant la scène d’une mise en tombeau, mais ce qui évoque la
senteur d’une chapelle de village dans ce petit coin, c’est le
délabrement de la pierre rongée par l’humidité, la tristesse du tapis
qui se décolore, la poussière amoncelée dans les deux niches de côté,
sur une Pieta de Bonnardel et une moderne statue de saint Joseph; c’est
la misère même des vieux prie-dieu de paille accumulés devant la rampe.

Les types rustiques adoptés par Thévenot sont vraiment en accord avec
les alentours.

Ah! s’il est un endroit propice pour s’écheniller la conscience, c’est
bien celui-là! Aucun bruit dans les ténèbres qui vous entourent, c’est à
peine si, de temps à autre, une ombre de vieille femme vient s’abattre
sur une chaise ou s’accouder contre un pilier. Il y a si peu de
visiteurs!

Moins intéressante est la dernière chapelle de l’abside, celle qui
confine à la porte de la sacristie et qui est dédiée à saint Landry;
elle a été récemment nettoyée; on y a planté les monuments funéraires du
chancelier Etienne d’Aligre et de son fils, et sorti de la nuit où elles
dormaient des fresques du sieur Guichard, dont le réveil ne suscite
aucun réconfort: celles brossées par le même peinturlureur sur les murs
du transept suffisaient.

Et le tour de l’église est accompli.

Il reste pourtant une très ancienne salle dans laquelle le Chapitre
déposait naguère ses archives. On y monte par un escalier en colimaçon,
situé près de la chapelle de la Vierge, à l’entrée du grand portail et
l’on débouche, après avoir tourné dans la spirale qui s’éclaire par des
fentes de jour, sur le seuil d’une grande pièce carrée, demeurée, depuis
des siècles, intacte, avec son pavé aux losanges rouges, vernissés,
formant, en trompe-l’œil, un carrelage de dés, son plafond aux caissons
sculptés d’où pend un lustre à becs de cuivre, ses vieilles crédences,
ses armoires dont les pentures de fer s’ajourent en des lettres
gothiques inscrivant les noms de saint Vincent et de saint Germain sur
les panneaux de chêne.

Mais la partie vraiment séduisante de ce logis, c’est le mur du fond qui
fait face à la croisée géminée, ouverte sur la place. Il est occupé tout
entier par un retable sculpté du seizième siècle, un triptyque
représentant les scènes de la vie de la Vierge et de sainte Anne. On y
retrouve la légende des Apocryphes, la rencontre d’Anne et de Joachim, à
la porte Dorée; on y voit un amusant escalier du Temple, gravi par une
figurine, toute une série de personnages autrefois teints et dont le
bois, maintenant décoloré, pèle; des personnages aux gestes exacts à la
fois et élargis, semblables à ceux que taillèrent presque tous les
imagiers, si savoureusement réalistes, de ce temps. Les volets qui
forment ce retable furent autrefois des tableaux peints à la détrempe,
mais ils sont tellement écaillés que l’on ne discerne plus que de
fantomatiques apparences de bouts de visages et de vagues fragments de
corps.

Ce local poudreux est infiniment doux. L’on s’imagine très bien l’un des
treize chanoines qui composèrent le Chapitre desservant jadis la
paroisse de Saint-Germain, assis devant la table placée au milieu de la
pièce, dépouillant les archives, relevant les dates des obits, extrayant
des manuscrits les miracles des saints fondateurs de son église.

Et l’on se prend, à ce dégoût d’un début de siècle, à envier ce bon
prêtre qui s’interrompt de son travail, pour essuyer ses besicles de
corne, dans le grand silence de ces murs de pierres sourdes, seulement
rompu par les soupirs fatigués du bois.

Comme tout cela nous met loin!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce pauvre Saint-Germain-l’Auxerrois, quand on songe qu’il fut un des
sanctuaires les plus opulents et les plus renommés de Paris! Paroisse
des rois de France, logés en face de lui, au Louvre, il prêta, le 24
août 1572, ses cloches pour sonner l’hallali de la partie de chasse de
la Saint-Barthélemy et, le dimanche de l’an 1594, Henri IV y donna le
pain bénit et suivit, une palme au poing, la procession qui se déroulait
dans les bas-côtés de la nef et du chœur.

C’est dans cette même église, devant ce même roi, assis, cette fois, au
banc d’œuvre, que le grotesque P. Valladier, dont les sermons sur
l’avent, prêchés à Saint-Germain-l’Auxerrois, furent publiés sous le
titre de la «Sainte philosophie de l’âme», osa prononcer l’indécent
panégyrique des appas de Marie de Médicis.

[Illustration]

Il les divise en trois étages. Après avoir parlé du premier,
c’est-à-dire du visage qu’il compare à toutes les fleurs et à toutes les
gemmes, il passe au second, à la gorge de la reine qu’il traite de deux
fontaines cristallines de lait, deux magasins de mannes, deux sources
d’ambroisie, deux fontaines de nectar, deux cannes de sucre, deux
cruches de miel, deux plantes de baume, deux montres de l’horloge
intérieure, deux bastions et remparts du cœur, puis il descend...

Encore qu’il fût épris des gaudrioles, l’on se demande vraiment ce que
le Vert-Galant dut penser de ce genre de prêche...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après ces deux dates de 1572 et 1594, glorieuses si l’on veut, d’autres
se succèdent moins carillonnées par la bienveillance de l’Histoire.

1617, année pendant laquelle une populace furieuse déterre le cadavre du
maréchal d’Ancre inhumé dans un caveau de l’église sous la tribune de
l’orgue et le coupe en petits morceaux. Le cœur fut rôti sur des
charbons et mangé publiquement par un homme; les entrailles furent
jetées dans la Seine et les restes brûlés sur le pont-neuf devant la
statue d’Henri IV. Le lendemain, l’on vendit les cendres un quart d’écu,
l’once; et les oreilles, que l’on avait mises à part furent payées fort
cher par un amateur.

1665, année où eut lieu l’ostension des reliques de sainte Reine sur le
maître-autel de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Anne d’Autriche avait commandé à un orfèvre de Paris un reliquaire
d’argent pour y déposer l’os du métacarpe de cette sainte, dont elle
désirait faire présent à l’hôpital d’Alise. Quand le travail fut
terminé, la reine voulut que son église paroissiale profitât, la
première, des grâces dévolues à ces glorieux détriments et elle en
ordonna l’exhibition pendant la durée de trois neuvaines.

«Une infinité de personnes de toutes conditions», disent les textes, se
rendit à Saint-Germain, pour prier devant ce reliquaire.

Or, la spécialité de sainte Reine,--qui fut celle aussi de saint
Job--était la guérison des maladies secrètes. Comment et pourquoi? Un
vieil auteur, au nom prédestiné de Méat, tente de nous l’expliquer dans
un livre intitulé «La fille héroïque».

«Deux contraires, raconte-t-il, ne sauraient souffrir dans un mesme
sujet et ils sont tellement opposez qu’ils se persécutent
continuellement et ne cessent jamais leur combat, qu’après que l’un
d’eux a obtenu la victoire sur son ennemy. C’est pourquoy je cesse mon
étonnement quand je considère l’opposition qu’il y a entre la chasteté
et ce vilain vice. Sainte Reine, qui avait eu très grand soin de
conserver sa pureté pendant sa vie, n’a pas voulu après sa mort, que les
impurs s’approchassent de sa fontaine sans estre nestoyez de leurs
ordures. De là vient que, quand ils boivent de cette eau, avec
confiance, ils s’en retournent avec joye de ce qu’ils sont délivrés de
ces maux estranges qui, sans ce divin remède, dureraient aussi longtemps
que leur vie.»

L’Histoire ne nous narre pas si les malades qui vinrent implorer la
sainte à Saint-Germain-l’Auxerrois, guérirent. La fontaine, il est vrai,
dont parle Méat et qui servait et qui sert encore, dans le village
d’Alise, d’excipient aux cures, n’y coulait point, mais à défaut de
l’eau miraculeuse, les Parisiens avaient la ressource d’invoquer, en sus
de la bonne Déicole de la Bourgogne, le grand thaumaturge, Bourguignon,
lui aussi, guérisseur de tous les maux, le patron du sanctuaire où ils
priaient, saint Germain d’Auxerre.

1831. L’église fut, le 14 février, envahie par le peuple, sous le
prétexte que l’on y célébrait une messe anniversaire pour le repos de
l’âme du duc de Berry.

Ce fut une très ridicule aventure. Le service funèbre s’était terminé
vers midi et demi. Après l’absoute, le curé s’était retiré, lorsque
quelques royalistes échauffés s’avisèrent d’attacher sur le catafalque
une lithographie du duc de Bordeaux, une croix de Saint-Louis et une
couronne d’immortelles jaunes et noires.

Le bruit se répandit aussitôt au dehors que les Henriquinquistes
préparaient un coup d’état, promenaient dans l’église un buste du prince
et y déployaient des drapeaux blancs; et sans en demander plus, la plèbe
se rua dans le sanctuaire et y saccagea tous les objets du culte.

Cette équipée finit devant les tribunaux où tous les accusés furent
acquittés. Une brochure parue, en 1831, chez Dentu, nous relate ces
hauts faits et nous fournit ce spécimen de proclamation royaliste dont
le comique me paraît sûr.

Elle est adressée à MM. les Charbonniers de Paris.

«Messieurs, l’attachement que vous avez toujours montré pour la branche
aînée des Bourbons, la douleur que vous avez témoignée à la mort du duc
de Berry, ce prince bienfaisant qui vous a été ravi par un horrible
crime qui vous prive du digne père de notre Henri V, et l’horreur que
les Auvergnats ont ressentie de cet affreux assassinat, nous donnent
lieu de croire que vous vous ferez un devoir d’assister au service
anniversaire qui sera célébré à Saint-Germain-l’Auxerrois. D’après les
vrais sentiments qui vous ont toujours dirigés, nous avons l’espoir de
vous y trouver réunis en corps.»

Ni en corps, ni en personne, les ingrats auverpins, si respectueusement
traités pourtant, ne vinrent.

[Illustration]

Si nous sautons maintenant de l’année 1831 à l’an 1871, nous voyons
encore l’église pleine; seulement, cette fois, ce ne sont plus des
partisans de la royauté mais bien les membres d’un club de
libres-penseurs qui s’entassent dans son vaisseau, sous la présidence
d’un sieur Pierre et d’une certaine Lodoïska, accoutrée d’une veste de
hussard, culottée d’un pantalon de turco, coiffée d’une toque à cocarde
rouge, et chaussée de bottines à glands d’or.

Et tandis que, du haut de la chaire, un pochard pérore, un autre troue
d’un coup de baïonnette la bouche de la statue de la Vierge et y plante
une pipe; puis il arrache l’Enfant-Jésus et de toute l’église qui
trépigne de joie, des lazzis, exactement notés, s’échangent:

--Passe le gosse par ici, pour qu’on l’embrasse!

--Ouvrez-y la gueule pour voir s’il a fait ses dents!

Et l’on promène l’Enfant que l’on finit par jeter, brisé, dans un coin.
Mais, pour dire vrai, les fédérés se bornèrent à ces aménités sacrilèges
et à ces farces impies et, moins féroces que d’autres ivrognes qui,
après avoir maltraité les prêtres, pillèrent les églises, ceux-ci se
contentèrent de voler quelques vêtements d’enfants de chœur et
d’emporter deux pianos qui, l’on ne sait trop pourquoi, stationnaient
là.

Les temps sont changés; si Saint-Germain a vu les pieuses affluences et
les cohues irritées ou gouailleuses, s’il a même aussi connu, pendant la
Convention, les hilares assemblées de légères muscadines et de pesantes
commères, réunies, devant sa porte, pour applaudir aux audacieuses et
aux piètres chansons d’Ange Pitou, il ne connaît plus de foule d’aucune
sorte maintenant. Ses abords sont rapidement longés par des gens en rut
d’affaires et quant à son intérieur il est un des plus délaissés qui
soient à Paris; sa nef ne peut même, le dimanche, à la grand’messe,
malgré tous les enfants des écoles qu’on y parque, se remplir.

La paroisse des rois est devenue la paroisse de la Mode; l’église est
enserrée par les magasins de la Belle-Jardinière, du Pont-Neuf et de la
Samaritaine. Ce dernier la touche presque, car la livrée bleue de ses
devantures s’étend dans la rue de l’Arbre-Sec et un ignoble bâtiment de
fer qu’il vient d’ériger, se dresse, surmonté, en guise de clocher, d’un
chapeau chinois, devant l’abside, là où le brave bourgeois qui alloua
des fonds pour la faire rebâtir, messire Jehan Tronson, drapier de
Paris, fit apposer sa signature, dans une frise, sous le toit, en
adoptant la forme d’un rébus figuré par des tronçons de carpes.

Même au temps où les rois habitaient le Palais du Louvre, le commerce
des draps aidait à embellir l’église; il venait en aide aux bourses des
souverains, souvent sèches; cette affection des drapiers pour leur
sanctuaire explique la présence, sous le narthex, de la statue de sainte
Marie l’Egyptienne, leur sainte de prédilection et leur patronne, sans
doute parce que saint Zozime qui la rencontra dans le désert, vêtue
seulement de ses longs cheveux, donna son manteau pour la couvrir.

Maintenant, il n’y a plus de monarques, mais je crois bien que les
grands industriels des draperies s’occupent moins que leur ancêtre
Tronson des besoins du culte; cette observation n’est pas un reproche,
car il est certainement très heureux qu’il en soit ainsi. S’ils
désiraient, en effet, faire réparer ou orner leurs chapelles, ils
seraient bien forcés de s’adresser, comme l’Etat dont ils prendraient la
place, à de dangereux architectes et à de nuisibles peintres, et que
resterait-il du charme dolent et désuet de cette très douce église?




Saint-Merry


[Illustration]

Saint Médéric ou saint Merry n’est pas un saint sur le compte duquel les
renseignements abondent. Ce que l’on connaît de sa vie peut se résumer
en quelques lignes. Entré à l’âge de treize ans, au monastère bénédictin
de Saint-Martin situé près de la ville d’Autun où il naquit, il devint
abbé de ce cloître, prit la fuite pour se retirer dans un désert et y
mener l’existence des ermites, et fut ramené de force par l’évêque
d’Autun, au milieu de ses moines. Il s’évada de nouveau avec saint
Frodulphe, l’un de ses disciples et parvint près de Paris. Là, il
découvrit, dans un petit bois, une chapelle dédiée à saint Pierre, bâtit
une cellule dans son voisinage, et après y avoir demeuré pendant deux
ans et neuf mois, il y mourut, le 29 août de l’année 700 et fut inhumé
dans ladite chapelle.

Et un point, c’est tout.

Vers la fin du neuvième siècle, un capitaine qui avait combattu, sous
les ordres du comte Eudes, les Normands dont l’armée assiégeait Paris,
Odo falconarius, Odon le fauconnier, fit construire sur la place de la
chapelle, tombée en ruines, une église romane; elle fut érigée en
collégiale, baptisée sous le double vocable de Saint-Pierre et de
Saint-Merry, puis ce dernier, peu à peu, à cause des miracles qu’il
opéra, évinça l’autre et resta seul titulaire de cette église que l’on
détruisit au seizième siècle.

Celle qu’on lui substitua et qui existe encore fut commencée en 1525 et
achevée en 1612.

«En faisant les fondements de la neuve église», raconte le bon Gilles
Corrozet dans ses «antiquités chroniques et singularités de Paris», on
trouva sous le grand autel, dans un tombeau de pierre, le corps de son
fondateur, ayant des bottines de cuir doré aux jambes, lequel, sitôt
qu’il fut touché de l’air, tourna en poudre. Son épitaphe était auprès,
la date duquel pour la vieillesse, ne put être reconnue. Cet épitaphe
fut engravé en une autre pierre qui est au milieu du chœur et contient
ainsi:

«Hic jacet vir boniæ memoriæ, Odo falconarius, fundator hujus ecclesiæ.»

Et Corrozet ajoute: «Anciennement n’était qu’une petite chapelle en
laquelle, dit Vincent historial, au cinquième livre, chap. iiijxxij,
saint Merry trépassa. Son corps y fut enterré et y reposa deux ans et
depuis, en l’an 1304, il fut levé de terre et mis en une capse d’argent
en la même chapelle.»

D’autre part, le Calendrier historique et chronologique de l’église de
Paris, pour l’année 1747, nous fait savoir que le compagnon du saint,
saint Frodulphe que le vulgaire appelle saint Frou, décéda, lui aussi, à
Paris et que son corps fut enseveli près de celui de son maître, dans
l’intérieur de Saint-Merry.

En édifiant le nouveau sanctuaire, on eut soin de bâtir, au lieu même du
caveau où gisait la dépouille mortelle des deux saints, une crypte qui
subsiste encore; mais elle n’a jamais détenu leurs restes qui furent
exposés au-dessus du maître-autel, dans le chœur et enfermés dans un
reliquaire dont les chanoines de Notre-Dame vérifièrent le contenu, en
1625. Ils y remarquèrent, en sus des ossements, un flacon auquel était
jointe une cédule sur laquelle étaient écrits ces mots: «C’est une fiole
de baume creu et la donna Messire Etienne Maupas, l’an 1339, le
vingt-cinquième jour de may.»

La châsse fut encore ouverte en 1793, mais, cette fois, par les
sans-culottes qui s’empressèrent de jeter à la voirie et les pieux
détriments et la fiole.

Il n’existe donc plus de reliques de saint Merry. En fait d’objets lui
ayant appartenu, l’on peut voir, dit l’abbé Salmon, dans ses
«Pèlerinages de Paris», le fragment d’une de ses chasubles ornée de
dessins bizarres. Il est possédé par le trésor de l’église de Longpont.

Sauf la tour ogivale dans le bas mais dont les derniers étages arborent
les pilastres et les cintres du dix-septième siècle, l’église actuelle
est du gothique de la dernière période; le portail principal s’étend sur
la rue Saint-Martin. Il est difficile à saisir, en son ensemble, à cause
du peu de recul que permet l’étroitesse de la rue; percé de trois portes
ogivales surmontées de crossettes et de fleurons, il n’a gardé de son
ornementation primitive que des bribes mais d’aucunes, celles surtout de
la porte de droite, méritent qu’on les loue.

Il y a là, en haut, tapis dans une torsade de feuillages, un chien et un
lièvre qui se livrent à une éternelle partie de cache-cache et, plus
bas, un joueur de cornemuse coiffé d’une sorte de lampion de déménageur,
et qui regarde, accroupi, depuis bien des siècles, déambuler les
petits-fils de ces Parisiens réunis pour le fêter, aussitôt qu’il naquit
et qu’on le déposa dans le berceau préparé de sa porte.

Aujourd’hui tous passent et nul ne s’arrête devant lui. Il vit, dépaysé,
survivant à de naïves sympathies qu’ont oubliées les âges.

L’on discerne également sur les chambranles des autres porches, des
dragons qui descendent, en rampant, vers le sol, des bouts de marmousets
destinés à servir de consoles, des arcades trilobées, des lierres et des
vignes qui serpentent dans le creux des archivoltes.

Tout cela est demeuré plus ou moins intact, mais le reste est du toc et
toutes les statues sont des faux.

Les douze grandes et les six petites qui remplissent les niches des
trois portes, vidées par la Révolution, ont été fabriquées, en 1842, par
Desprez et Brun; les dix-huit figurines, placées sous les dais historiés
de la voussure, en recul, dans le haut de la baie médiane, sont des
moulages pris à Notre-Dame de Paris, de statuettes du treizième siècle;
mieux eût valu, à coup sûr, reproduire des images du seizième qui
eussent été au moins en accord avec le style de l’église, mais il ne
faut pas se plaindre, car l’on aurait pu imaginer pis, en commandant des
sculptures neuves aux limousins médaillés de notre temps.

En tout cas, vieilles ou neuves, ces statues ont été si bien patinées
par la crasse des poussières et par la boue des pluies, qu’à distance,
avec un peu de bonne volonté, la confusion s’opère et que cette façade,
noire et comme rongée, semble avenante pour tous ceux qu’exaspèrent ces
basiliques modernes dont les murs ont la couleur des toiles écrues,
aggravées parfois, par des couches multipliées de blanc.

[Illustration]

L’église Saint-Merry longe d’un côté, au nord, la rue du Cloître,
au-dessus de laquelle elle ouvre une fenêtre à meneaux flamboyants, que
surplombe une meute de chiens de garde, veillant sur une ménagerie de
chimères dont les bustes rigides qui avancent sur la chaussée versaient
jadis de leurs gueules contournées des torrents de pluie.

Et ces douches que recevaient les passants étaient, je veux le croire,
excellentes, sinon pour la santé des vêtements et le salut du corps, au
moins pour le bien-être de l’âme. Ces aspersions étaient, en effet, un
tonique contre la langueur du péché, un cordial interne, un réchauffant.

Nos pères connaissaient le langage symbolique des gargouilles. Ils les
considéraient comme les images pétrifiées de ces princes de l’air dont
parle saint Paul, comme des démons rejetés hors du sanctuaire et
relégués le plus loin possible de son faîte, et tout en grelottant et en
dansant sous la furie des averses dont ces monstres leur inondaient le
crâne, ils faisaient sans doute un retour sur eux-mêmes, prenaient de
saines résolutions, se promettaient d’échapper à l’emprise de ces
Esprits de Malice, en s’épurant par la pénitence et la prière...

De l’autre côté, au sud, l’église a encore conservé quelques spécimens
de son bestiaire infernal, mais c’est à peine si on les entrevoit, car
le bras de son transept qui s’élève au-dessus de la rue de la Verrerie,
est cerné par le presbytère et masqué par d’autres maisons. La grande
fenêtre placée en face de celle qui se hausse sur la rue du cloître
Saint-Merry est invisible; l’on peut, tout au plus, apercevoir au-dessus
des toits une pointe de fronton et deux tourelles, aux balustres
résillés, servant de cages à quelques chimères.

L’intérieur est cruciforme; la nef et le chœur sont entourés d’un
bas-côté, bordé de chapelles qui communiquent entre elles par des portes
en ogive, trouées dans des murs de refend. Des vitraux sur lesquels
quatre des meilleurs verriers du seizième siècle, Héron, de Parvy, Chamu
et Nogare peignirent les vies de saint Pierre, de saint Joseph, de saint
Jean-Baptiste et de saint François d’Assise, certains fragments
subsistent, dans la nef; et des morceaux dépareillés ont été insérés, un
peu au hasard, dans les croisées aux carreaux blancs et verts, losangés
de plomb, qui ajourent actuellement les chapelles des bas-côtés.

Ce fut ici, comme à Saint-Germain-l’Auxerrois, comme presque dans toutes
les anciennes églises, les chanoines du dix-huitième siècle qui
saccagèrent les vitraux, sous le prétexte qu’ils éclairaient mal.

Sauf le chœur qui a été remanié, par eux, au dix-huitième siècle et une
grande chapelle de l’invention d’un nommé Richard qui, en 1754, défonça
trois chapelles gothiques pour y caser la sienne, l’intérieur de
Saint-Merry est de style ogival, avec piliers en arc pointu, dénués de
chapiteaux, fenêtres à dentelures flamboyantes, réseaux de nervures et
clefs de voûtes armoriées. Celle qui s’épanouit, au-dessus du transept,
ressemble à une cordelière de saint François; elle court, se déroulant
avec bouffettes, à plat sur la pierre, puis se laisse pendre, dans le
vide, en un nœud ouvragé qui fut sans doute autrefois peint en azur
rehaussé d’or.

La première impression, lorsqu’on pénètre dans la nef, est imposante. Le
vaisseau jaillit d’un bond, avec ses murs, allégés par des vitres, dans
les airs; on respire la senteur d’une bonne, d’une vieille église, si
placide, si recueillie, alors que l’on vient de quitter le vacarme
commerçant de la rue Saint-Martin; mais cette impression se fâche, si on
lève les yeux et si l’on regarde, en haut, le fond de la nef et le
maître-autel, car l’abside s’illumine de trois lames de verre dont
l’aspect criard, dans cette atmosphère apaisée, détonne; celle du milieu
contient au-dessous d’un Père Eternel pour romance, un Christ dont la
robe en chair d’orange sanguine est un tourment; mais c’est surtout dans
la lame de droite, que la scélératesse de couleur du verrier moderne qui
les teignit, s’avère; il y a là un Jésus, habillé de rouge groseille et
de bleu de Prusse, debout devant une femme agenouillée dans du jaune de
jonquille et du bleu de paon, qui est pour l’œil ce que seraient pour
l’oreille des coups de pistons soufflés par des pitres éperdus, sur des
tréteaux de foire.

Et au-dessous de ce tintamarre de tons, une gloire énorme de bois doré,
crache, ainsi qu’un soleil d’artifice, ses rayons dans tous les sens et
simule, si l’on veut, l’auréole d’un gigantesque Christ de marbre blanc,
campé, depuis l’an 1866, au-dessus de l’autel.

Quant au chœur même, il a été, je l’ai déjà dit, complètement remanié au
dix-huitième siècle; les ogives ont été transformées en cintres, les
parois des piliers revêtues de plaques de marbre, les unes grises, les
autres du brun violacé des jujubes, toutes, vermicelées de blanc; mais
cet acte de vandalisme une fois commis, il faut bien confesser
que, moins malchanceux que Saint-Germain-l’Auxerrois et que
Saint-Nicolas-des-Champs, son voisin, Saint-Merry n’a pas eu ses
colonnes avariées par des cannelures et que le décor qui le déforme est
d’un aloi plus franc et porte, sans trop de réticences au moins,
l’étampe curieuse de cette époque dont l’esthétique n’accoucha pourtant
que d’un idéal de bourdalou et de guéridon.

Elle créa, en effet, des pièces d’ameublement charmantes, mais aucun
siècle n’eut moins que celui-là le sens mystique; et cependant, si l’on
songe à la vulgarité de l’architecture et de l’ornementation
contemporaines, l’on finit par s’estimer heureux de retrouver le sourire
tourmenté de cet art de colifichets, dans une église.

Même d’un art réduit, comme ici, à l’état de bribes! Il est vrai qu’à
Paris, si nous pouvons le voir plus complet, il n’en est pas moins
médiocre; ce n’est toujours que du dix-huitième siècle de second ordre.
Saint-Thomas-d’Aquin, par exemple, est une salle de théâtre, garnie de
très réelles baignoires qui tournent autour de la scène, là où se dresse
le grand autel; son décor hésite, ne se livre pas, tente presque de
donner le change en établissant un vague compromis entre une salle pour
ballets et un sanctuaire. C’est une œuvre hybride, un oratoire de
danseuses. Si l’on veut contempler un ensemble surprenant d’église du
temps demeurée intacte et conçue pour l’unique plaisir de confectionner
du joli et du futile, c’est à Mayence qu’il faut aller. Il existe, en
effet, dans cette ville, deux chapelles, l’une surtout, placée sous le
vocable de Notre-Dame, et située Augustinarstrasse qui sont les
authentiques bijoux du Rococo, les petits Dunkerques de la Vierge. Tout
y est: murs blancs, comme poudrés d’une fleur de riz et treillis d’or,
grand autel avec baldaquin et couronne, culbutis de menus anges relevant
des tentures de marbre autour de colonnes à chapiteaux; grand orgue avec
tribune, à ventre renflé, tel que celui d’une commode, orné d’amours
joufflus et de cartouches parés d’instruments de musique, en relief,
flûtes et tambourins, violons et basses; plafond peint dans le goût de
Tiepolo, chaire surmontée d’une gloire d’or dans une envolée de
séraphins bouffis. Ce ne sont partout que roses pompons, que chicorées,
que volutes, que pots à feux, que rocailles; c’est le babil doré du
bois, la minauderie des marbres, le tortillage des chandeliers, et les
pimpantes afféteries des appliques; cela sent la bergamote et l’ambre;
c’est pompeux et exquis, théâtral et léger; c’est anti-mystique, autant
que possible, mais combien ce boudoir façonné pour une Estelle céleste
est supérieur à ces casernes divines et à ces pieuses halles, que les
Ginain, que les Baltard, que les Ballu, que les Abadie, que tous les
rhéteurs de la jactance monumentale moderne nous fabriquent!

[Illustration]

Le décor de Saint-Merry ne peut se comparer à celui de la Notre-Dame de
Mayence; il est incomplet et grossier, il est mastoque; mais cependant
son chœur avec ses têtes d’angelots dorés, ses astragales et ses
marbres, ses bronzes tarabiscotés et ses coquilles de Saint-Jacques
évidées, intéresse; l’on peut en dire autant de cette chapelle du
Saint-Sacrement, creusée par le sieur Richard, à droite, près de
l’entrée du grand portail. Elle est vaste et froide, éclairée en l’air
par des toits en chapeaux de pierrot, par des toits blancs et pointus de
verre; mais elle a des tableaux et des statues qui suggèrent la même
réflexion que le décor de la Notre-Dame de Mayence.

Leur art est discutable, mais c’est tout de même de l’art.

Au fond de cette chapelle, à laquelle on accède par trois arcades, se
dresse un autel, avec fronton grec et colonnes corinthiennes filetées
d’or au-dessus du tabernacle, une grande toile représente les pèlerins
d’Emmaüs. Quand on pense à ce qu’un homme comme Rembrandt, a tiré d’un
tel sujet, l’on demeure confondu devant ce tableau de Coypel. Imaginez,
peint en une sorte de trompe-l’œil, un Christ accoutré d’une robe
bleuâtre, assis devant une table, et esquissant un geste d’escamoteur,
tandis qu’à droite, un individu penche sa tête sur cette table et qu’à
gauche, un autre, à barbe blanche, le regarde, en rapprochant ses mains.
Au premier plan, gravissant les marches d’un escalier,--car la scène se
passe dans le vestibule d’un palais--un domestique, en caleçon rouge,
monte les plats du souper. Enfin, au-dessus de ce Christ, au chef cerné
d’une lueur de veilleuse qui fignole, un tourbillon d’anges plane dans
les nuées rousses d’un plafond.

Cette toile nous montre tout ce que l’on voudra, sauf la scène des
Evangiles. Sans le titre connu de l’œuvre, il serait impossible de
savoir ce que signifie le geste du Christ.

Et cependant ce panneau de Coypel vous retient. Il réduit au rôle d’une
anecdote mal contée, un passage magnifique des Ecritures, mais, en
revanche, il décèle sous l’apparence facile, presque frivole de sa
couleur, une solidité de peinture que les artistes religieux de notre
époque ignorent.

De même pour les anges sculptés par les frères Slodz, en haut relief,
au-dessus de deux portes, l’un tenant, à gauche, les tables de
l’ancienne Loi et, l’autre, à droite, le calice. Pas plus que ces
petites têtes, à collerettes de plumes, des amours sans corps qui les
entourent, ces anges ne sont de purs Esprits. Ils figurent tout
bonnement de jeunes adolescents demi-nus et dont les élégantes draperies
s’envolent; ce sont des païens accorts et distingués et ils triomphent
dans cette chapelle où, pour leur servir sans doute de repoussoir, l’on
a installé quelques statues modernes dont deux, un saint Pierre l’Ermite
et un saint Antoine sculptés, en 1842, par Evrard, sont cependant
viables.

Voilà l’apport du dix-huitième siècle, dans l’église bâtie au seizième
en l’honneur de saint Merry.

Possédons-nous au moins tous les ornements dont cet âge dota l’église?

Non, car Germain Brice nous donne une description de l’intérieur du
sanctuaire, tel qu’il était de son temps, et il nous dit:

«On expose, les jours de fêtes principales, des tapisseries assez belles
qui représentent la vie de Notre-Seigneur exécutées sur les cartons de
Henri Lerembart, peintre du roi, dont les ouvrages avaient quelque
beauté.»

Ces tapisseries ont disparu.

Il y avait aussi, ajoute-t-il, «une mosaïque en tableau qui représente
la Vierge et l’Enfant, accompagnés de quelques anges; ce morceau avait
été rapporté d’Italie par Jean de Ganay, premier président du
Parlement.»

Et il poursuit:

«A côté du chœur, près de la porte de la sacristie, on a construit un
tombeau pour Simon Arnaud, marquis de Pomponne, mort ministre d’Etat; la
chapelle où ce monument se trouve est fort serrée; et la quantité de
figures et d’ornements qui y sont employés, ne produit pas tout l’effet
que l’on pourrait désirer; cet ouvrage est de Barthélemy Rastrelli, un
Italien.»

Et il cite encore, comme inhumés dans cette église, Simon Marion, avocat
général au Parlement et Jean Chapelain, «poète et bel esprit de son
temps à l’Académie française».

Les cendres de ces personnages ont été depuis longtemps dispersées et le
monument du marquis de Pomponne est détruit; reste la mosaïque qui a été
transportée au Musée de Cluny.

Le bon Germain Brice professait les idées de son siècle sur le style
gothique qu’il jugeait inutile et barbare. Aussi n’admire-t-il guère
Saint-Merry qu’il exécute à la cantonade, déclarant pour tout éloge
«qu’il est assez régulièrement distribué, mais triste et obscur et très
malpropre».

Venons-en maintenant à l’église même, telle qu’elle existe de nos jours.
La description de la plupart de ses chapelles serait nulle; les fresques
qui couvrent les murs disparaissent dans l’obscurité, se voient à peine;
mais il ne faut pas regretter la prudence de cet éclairage, car il
dissimule des œuvres qui ne nous apporteraient, au point de vue de la
piété et de l’art, aucune aise. Les fresques de Chassériau qui parent
l’oratoire de sainte Marie l’Egyptienne, sont molles et poussives; elles
ont été exécutées ainsi qu’un devoir commandé, sans plaisir. Quant aux
autres panneaux plus visibles, tels que la Vierge bleue de Van Loo et la
grande bâche de Marie Belle, «le sacrifice de réparation pour la
profanation des saintes Espèces volées dans l’Eglise», elles gagneraient
à s’effacer dans une bienheureuse pénombre, car cette Vierge est tiède
et pourléchée et l’ouvrage de Belle, trempé dans la sauce d’une
blanquette de veau, est, avec ses figures efforcées de prêtres à genoux,
tendant la main vers une hostie et un ciboire renversé sur le sol, d’un
dramatique pompeux et facile; c’est du mélo de sacristie, de la
sacerdotaille d’art.

[Illustration]

En tout, trois objets, deux tableaux et un antique bénitier valent qu’on
s’en occupe; ils sont les seules pièces qui arrêtent, dans ce musée.

Le premier de ces tableaux est un portrait de Madame Acarie, placé
au-dessus de l’autel qui lui est dédié sous le nom de la bienheureuse
Marie de l’Incarnation. Ce portrait daté du dix-huitième siècle et dont
l’auteur est inconnu resplendit au milieu des fades peintures de Cornu
qui l’entourent. Cette image d’une femme un peu soufflée, au teint rose,
vêtue de bure et contemplant une minuscule sainte Thérèse, apparue dans
l’ovale rayonnant d’une auréole, nous rappelle que la fondatrice des
Carmélites en France fut baptisée dans cette église, le 2 février 1566.
Elle fréquenta Saint-Merry pendant toute son enfance, mais après son
mariage, elle n’y vint plus régulièrement, car elle habita rue des
Juifs, et son biographe Boucher nous apprend «qu’elle ne connaissait
guère d’autre chemin que celui qui conduisait de sa maison à l’église
Saint-Gervais, sa paroisse».

Mais très supérieur au point de vue de l’art, à cette effigie que
surtout la misère de ses alentours exalte, est un vieux panneau de bois
peint, accroché à contre-jour, dans une chapelle voisine. Ce panneau,
qui servait autrefois de devant d’autel, est un spécimen très curieux de
la peinture française, italianisée, du seizième siècle.

Il exhibe, assise, une houlette à la main, sainte Geneviève, figurée par
une petite princesse, aux cheveux blonds et ondés qui fait plus songer,
à vrai dire, à une Diane de Poitiers qu’à une sainte entourée d’un
troupeau de moutons parqués dans un champ cerclé de pierres plantées
droites en terre, comme des dolmens bretons, et un chien noir, debout,
les pattes sur ses genoux, quête une caresse, tandis qu’elle lit ses
prières, dans un livre.

Au second plan, sur un fond de paysage dont les feuillages persillés et
les donjons d’une ville s’enlèvent sur un ciel couleur de bistre, deux
hommes courent après une femme, la sainte sans doute; mais sa biographie
ne nous fournit pas l’explication bien claire de cette scène.

Toujours est-il que cette œuvre un peu frêle est avenante et qu’elle
mériterait d’être exposée de telle sorte qu’on pût, sans être obligé
d’allumer un cierge, la voir.

L’on pourrait faire la même réflexion à propos du bénitier, qui
s’examine malaisément dans l’ombre. Ce bénitier, en pierre blanche, du
temps de Louis XII, porte les armes de France et de Bretagne, alliées
aux insignes de la Passion; les sculptures sont encore vivaces, dans
leur relief cendré par la poudre des âges.

Reste enfin la crypte dans laquelle on descend par un escalier de quinze
marches; une bouffée de cave vous saute au visage quand on y entre. On
vacille dans l’obscurité et c’est à peine si le cierge qui vous guide
vous laisse entrevoir une voûte basse à nervures retombant sur une
colonne centrale; les clefs sont sculptées de rosaces et les chapiteaux
sont fleuris de vigne. Malheureusement tout est retapé et les murs,
entre les colonnes de pierre qui s’y engagent, sont en fonte peinte,
imitant des plis de rideaux; pourquoi ce blindage de coffre-fort?

Cette cave, dans laquelle on processionne, le jour de la fête de
Saint-Merry, contient des autels de rebut, une vieille châsse requinquée
de cuivre, une statue de la Vierge de la fin du dix-huitième siècle
posée, dans un coin, par terre. Le seul objet valable est une antique
pierre tombale, plaquée, à l’entrée, dans la nuit, contre une cloison.
On a l’impression, dans ce cellier, d’être en un lieu de débarras où
l’on entasse les objets détériorés ou qui ont cessé de plaire.

Telle est présentement l’église Saint-Merry. Plus heureuse que la
plupart de ses sœurs de Paris, elle n’est pas isolée dans un milieu
moderne et elle demeure en accord avec les très anciennes rues qui
l’avoisinent et qui n’ont pas encore subi la stupide emphase des
constructions en fer et en plâtre de notre temps. Il y a, là, autour
d’elle, des ruelles délicieuses et infâmes, entre autres une certaine
rue Taillepain que l’on retrouve, avec le même nom et avec la même
forme, sur le plan de Turgot. Elle ressemble à une pipe, couchée sur le
sol et sur le flanc; le tuyau part de la rue du Cloître-Saint-Merry, en
face de la grande fenêtre du transept, et le fourneau s’évase, en
carrefour, dans la rue Brisemiche.

Cette rue Taillepain est un couloir bordé par des dos de maisons;
presque toutes sont privées de portes et n’ont que des fenêtres,
démesurément carrées ou qui montent, alors, trop allongées, de guingois,
encadrant, dans leurs liserés de pierres sales, des paysages dessinés
avec de la poussière, sur d’invisibles vitres; celles qui ont des
entrées se contentent, en fait d’huis, de simples fentes, surmontées, à
hauteur d’homme, de barreaux de fer; l’on dirait de meurtrières de
défense et de poternes d’attaque; tout le quartier est misérable, mais
il efflue un relent de vieille truandaille qui réjouit. Les sentes sont
façonnées par des devants d’hôtel, noirs et gluants, qui arborent sur
des écriteaux cette inscription: «On loge à la nuit»; les boutiques sont
obscures et partout des réflecteurs dépassent l’alignement des façades
et s’efforcent de projeter un peu de jour dans les ténèbres des pièces.
La majeure partie est occupée par des marchands de vin de dernier ordre,
des bistros pour souteneurs, surtout par des magasins de rapetasseurs de
chaussures, par des échoppes de vieilles bottes; c’est le marché des
ripatons usés!

La chaussée pue le marécage et des bords des trottoirs s’échappe une
odeur qui tient et de l’eau de choux-fleurs et de la vase de marée;
quelques-unes de ces ruelles dont ni le nom, ni l’aspect, n’ont, depuis
des siècles, changé, paraissent pourtant s’être à la longue
désinfectées; telle cette rue de Venise dont le bas jadis s’ouvrait en
des boutiques qui étaient à la fois des taudis et des remises; l’on y
apercevait, dans la pénombre, un lit avec un thomas dessous et une dame
centenaire, assise sur une chaise de paille, qui déterminait, par
l’effort d’un engageant sourire, de profondes crevasses dans le plâtre
mollet de sa face. Maintenant ces bouges appartiennent à des négociants
des halles qui les ont mués en des resserres de légumes et de fruits; en
pleine rue, l’on y déballe des caisses et l’on y remplit des mannes.

Les étonnantes fenestrières qui habitèrent ces clapiers sont désormais
éparses dans toutes les rues avoisinantes, ainsi que les juifs qui s’y
livrent, eux aussi, au commerce des déchets. Ils pullulaient autrefois
dans cette paroisse, dans cette rue des Juifs où demeura au seizième
siècle Mme Acarie et ils avaient même, rue de la Tâcherie, une
synagogue.

[Illustration]

Ce fut dans l’une des rues de leur refuge, la rue des Billettes, qu’eut
lieu, en 1290, le fameux miracle d’une hostie qui, après avoir été prise
dans l’église de Saint-Merry, fut lardée de coups de couteau et
ébouillantée par l’Israélite Jonathas; cette hostie qui voltigea,
sanglante, dans la chambre, fut recueillie par une femme chrétienne qui
l’apporta au Curé de l’église Saint-Jean-en-Grève, où elle fut l’objet
de pèlerinages auxquels la Révolution mit fin.

A l’heure présente, on célèbre encore un triduum et un office de
réparation de ce sacrilège dans l’église Saint-Jean-Saint-François, qui
a remplacé Saint-Jean-en-Grève, démoli en 1800, et dont une chapelle,
retapée de fond en comble, exista jusqu’aux incendies de 1871 sous le
nom de salle Saint-Jean, dans les bâtiments de l’Hôtel de Ville.

Pour en revenir à Saint-Merry, son clergé, plus heureux maintenant que
celui du moyen âge, n’a plus maille à partir avec les filles follieuses
et les ruffians. Les rues de cette paroisse étaient de celles que nos
pères appelaient des rues «chaudes et mal famées» et d’interminables
procès furent soutenus par le chapitre de Saint-Merry contre les
tenanciers de ses bouges. Dans son Histoire de Paris, Félibien note un
arrêt du 24 janvier 1388 aux termes duquel le prévôt Jean de Folleville
enjoignit aux femmes publiques de vider la rue de Baillehoé, voisine de
l’église. Celles-ci s’y refusèrent et le magistrat dut dépêcher des
archers pour les faire sortir de force, et des maçons pour murer les
portes de leurs maisons. Mais les propriétaires intentèrent un procès
devant le Parlement et assignèrent le chevecier, le curé de la paroisse
et les chanoines, arguant que le clergé n’avait pas besoin, comme il le
prétendait, de passer par cette rue, lorsqu’il avait à porter le
Saint-Sacrement aux malades, le chemin le plus court pour se rendre de
l’église dans le quartier étant la grande rue Saint-Merry et non la
sente de Baillehoé.

En 1424, le Parlement finit par donner raison au curé, mais les filles
n’en persistèrent pas moins à résider dans la rue. Fatigué de ces
luttes, le curé se vengea d’un tenancier de «bouticle au péché», en le
faisant condamner par l’officialité à effectuer une amende honorable, un
dimanche, devant la porte de l’église, comme coupable d’avoir mangé de
la viande, un vendredi; et le chapitre obtint, de son côté, que l’on
débaptiserait la rue de son nom de Baillehoé auquel le peuple prêtait un
sens obscène, et qu’on la réunirait à sa voisine la rue Brisemiche.

L’on ne badinait point, du reste, dans cette paroisse, sur la question
du maigre. Sauval raconte, en effet, une pénitence de ce genre qui fut
infligée, le 18 juillet 1535, à deux personnes accusées du même délit,
et qui durent s’humilier devant le porche de ladite église.

D’autre part, une note de M. Bournon, annexée à «l’Histoire du diocèse
de Paris» de l’abbé Lebeuf, cite un arrêt du Parlement de 1366, relatif
à un conflit de juridiction entre le Prévôt de la ville et les
chanoines, à propos d’une certaine entremetteuse «mise en l’eschelle,
trois fois et par trois journées, avec le chappel de feurre sur la tête,
comme il est accoutumé de faire».

Filles et prêtres se battirent donc, dans ce quartier, à coup de textes,
pendant le moyen âge.

Et les gens d’Eglise se battirent, je crois bien, encore plus, entre
eux.

Cela s’explique. Durant cinq siècles, il y eut deux curés à Saint-Merry,
appelés curés cheveciers. Vers l’an 1000, il y en eut même sept, les
chanoines de Notre-Dame ayant obtenu de l’évêque de Paris, le don de
cette paroisse.

Le chapitre de Notre-Dame délégua alors sept chanoines ou bénéficiers
qui furent chargés, chacun à son tour, pendant une semaine, du service
du culte. En 1219, à la suite de la lâcheté de l’hebdomadier qui, en un
temps de choléra, laissa mourir, par peur de la contagion, l’un des
paroissiens sans sacrement, on décida qu’un seul et même curé serait
chargé des fonctions pastorales; puis on lui donna, pour l’aider, un
autre curé. Ils travaillaient chacun une semaine; plus tard, enfin, on
leur adjoignit des vicaires.

Mais les chanoines implantés par le Chapitre de Notre-Dame à Saint-Merry
n’en continuèrent pas moins de résider dans l’église; et forcément leur
présence gâta tout. Ils occupaient le chœur et y chantaient l’office;
c’était un inévitable conflit de chaque jour entre eux et le clergé
auquel il était interdit de pénétrer dans ce chœur.

Ce fut, pendant des années, des combats à coups d’épingles; puis, au
moment où l’on bâtissait l’église actuelle, la fabrique acheta, pour
agrandir l’abside qui ne pouvait s’étendre, faute de place, une ruelle
allant de la rue Saint-Bon à la rue Taillepain. Aussitôt les chanoines
partirent en guerre, déclarant que cette ruelle était à eux.

Ils engagèrent de tenaces et de lents procès contre les curés et la
fabrique. On n’en vit la fin qu’en 1789. L’Assemblée Nationale mit tout
ce monde de chicaniers d’accord, en convertissant l’église en une
fabrique de salpêtre, puis en un temple du Commerce.

Mais si, remontant en arrière, à travers les temps, nous regagnons
encore l’époque du moyen âge, nous devons constater, pour être justes,
qu’il y eut mieux que des litiges en suspens entre chanoines et filles
et chanoines et prêtres.

Au treizième siècle, un saint fréquenta Saint-Merry, saint Edouard,
devenu plus tard archevêque de Cantorbéry et alors élève en théologie à
Paris; il chantait, chaque nuit, avec le Chapitre, l’office des Matines
et soignait les pauvres étudiants malades, vendant jusqu’à sa chemise
pour leur procurer des remèdes.

Au siècle suivant, une autre célicole, Guillemette de la Rochelle,
séjourna également près de ce sanctuaire. Le roi Charles V, qui
connaissait la sainteté de sa vie et admirait ses révélations
extatiques, voulut qu’elle vînt se fixer dans la capitale et il lui fit
faire «un bel oratoire de bois à Saint-Merry». Elle y vécut dans le
ravissement, soulevée en l’air, souvent de plus de deux pieds; et l’on
pense qu’elle fut, après son trépas, inhumée dans l’église.

Le même roi Charles V instaura aussi, en l’an 1373, une confrérie de
laïques de la paroisse, dont le but fut d’honorer plus spécialement la
Mère du Sauveur. Cette dévotion se continua et, deux siècles plus tard,
nous voyons que le moindre manquement qui se pouvait relever contre le
culte de la Madone, était aussitôt réparé.

Lebeuf nous cite, en effet, cet épisode qu’il a lu dans les registres du
Parlement de l’année 1530:

«Comme il s’était commis des excès sur une image de la sainte Vierge
peinte sur une maison proche de l’église, le Parlement ordonna, le 25
mai, que le clergé se rendrait processionnellement à cette image qui
serait repeinte, pour y chanter les louanges de la Mère de Dieu.»

[Illustration]

Enfin s’il y eut, pour femmes, des «bouticles au péché», il y eut aussi
dans ce quartier, de pieux couvents de nonnes, des couvents aux règles
très particulières, tel que celui des Bonnes femmes de Saint-Avoye.

Cette maison avait été fondée en 1283, par Jean Séquence, chevecier de
Saint-Merry et la Veuve Constance de Saint-Jacques, pour y recueillir
quarante veuves, pauvres et âgées d’au moins cinquante ans. Elle était
située en la rue Saint-Avoye, qui s’est fondue depuis dans le courant de
la rue du Temple.

Ce monastère était une sorte d’assemblée de béguines, aux ordonnances
plus minutieuses et plus serrées; il réalisait un compromis entre un
béguinage et un couvent.

Voici l’existence que l’on menait dans ce petit cloître:

Lever à cinq heures du matin, en été, et en hiver, à six. On commençait
par réciter «les heures Notre-Dame, sept psaulmes et litanies et aultres
heures de la Passion et du Saint-Esprit; et les aultres qui ne savent
lyre, n’y leurs heures, seront tenues dire trois chappeletz et autres
menus suffrages qu’elles pourront scavoir». Puis l’on entendait la messe
et après, dit le règlement, «vous vous assemblerez pour assister à la
besongne, à tel œuvre et vacation honneste dont vous pourrez aider et
exerciter».

Pendant ce travail opéré en commun, on faisait, durant l’espace d’une
demi-heure, lecture de «quelque bonne histoire de l’Escripture sainte».

A dix heures on dînait, l’on se récréait pendant trente minutes, la
cloche tintait et l’on reprenait le travail jusqu’à l’heure du souper,
c’est-à-dire jusqu’à cinq heures.

Et à neuf heures on sonnait le couvre-feu.

La direction de cet institut était confiée aux cheveciers de Saint-Merry
qui nommaient une maîtresse révocable à leur gré et une secrétaire plus
spécialement chargée de l’entretien de la chapelle.

La fondation de Saint-Avoye prospéra, puis déchut. En 1621, les bonnes
femmes renoncèrent à leurs prérogatives; elles firent don de leur
monastère aux Ursulines de la rue Saint-Jacques et elles s’y
incorporèrent, sous la règle de cet ordre, acceptant toutefois de rester
sous la juridiction du curé de Saint-Merry et lui présentant, à
l’église, en offrande, le jour de la fête de ce saint, chaque année «un
cierge d’une livre auquel était attaché un écu d’or».

Les derniers vestiges de ce couvent ont disparu en 1838, lors du
percement de la rue Rambuteau.

Appartenaient encore au territoire de Saint-Merry, tel que le limite
Lebeuf, la chapelle et l’hôpital de Saint-Julien des Ménétriers dont la
façade s’ouvrait sur la rue Saint-Martin et dont le vaisseau s’étendait
le long de la rue du Maure. Ils furent fondés au quatorzième siècle,
pour abriter et soigner les pauvres ménétriers en détresse dans la
ville, par deux musiciens, lesquels, nous raconte du Breul dans son
«Théâtre des Antiquités de Paris», «s’entr’aimaient et étaient toujours
ensemble. Si un était de Lombardie et avait nom Jacques Grave de
Pistoye, autrement dit Lappe; l’autre était de Lorraine et avait nom
Huet, le guette du Palais du Roy.»

Ces deux bâtiments furent dédiés à saint Julien, protecteur des
voyageurs, et à saint Genès, mime chrétien, martyrisé sous le règne de
Dioclétien et patron des ménétriers.

Terminée et livrée au culte, en 1335, la chapelle ne fut jamais que la
très humble vassale de Saint-Merry, car les chapelains, institués pour
la desservir, ne pouvaient administrer aucun sacrement sans la
permission du curé de la paroisse. Cette situation dura jusqu’au moment
où, sur les instances d’Anne d’Autriche, l’archevêque de Paris décida de
remplacer ces chapelains par des Pères de la doctrine chrétienne; les
ménétriers, qui tenaient à leurs prêtres, s’insurgèrent et entamèrent
contre les nouveaux venus une série de procès qu’ils finirent par
gagner; mais bientôt ils eurent à se débattre dans une plus menaçante
aventure. Un ordre de Louis XVI ayant prescrit, en 1781, la fermeture du
cimetière des Saints-Innocents qui était le lieu de sépulture des
fidèles de Saint-Merry, le curé et le chapitre de cette église voulurent
enterrer leurs morts sous le pavé de la nef de Saint-Julien et, à force
d’intrigues, ils déterminèrent le roi à convertir, pour leur usage, ce
sanctuaire en un charnier.

Exaspérée, la corporation des Ménétriers souleva tout le quartier et en
présence des émeutes qui surgissaient de toutes parts, le malencontreux
édit fut rapporté.

Une fois de plus, les braves musiciens, si dévoués à leur chapelle,
l’avaient sauvée; mais ce fut une victoire sans lendemain, car la
Révolution les dispersa et s’empara de leurs biens.

Telle est en peu de mots la biographie de Saint-Julien dont le portail
était orné de trois grandes figures de pierre: le Christ, debout, entre
saint Julien et saint Genès; ce dernier tenait, d’une main, un violon et
un archet de l’autre; douze petites statues, nichées dans les voussures
du porche, complétaient le décor; elles effigiaient des joueurs de
timbale, de flûte, de musette, de trompette marine, de serpent, de
sistre, de harpe, d’épinette et de luth.

Le tout fut vendu et démoli en 1790; l’emplacement de l’église et de
l’hospice est actuellement occupé par les maisons désignées sous les
numéros 164, 166, 168 de la rue Saint-Martin.

Quant à Saint-Merry même, son histoire se confond pendant les époques
qui suivirent le moyen âge avec celle des autres quartiers de Paris;
elle ne présente pas du moins de faits bien personnels et qui méritent
d’être notés. Après avoir cité, pour mémoire, le vacarme nocturne de la
taverne de «l’Epée Royale» qui, avant d’avoir sous la Régence servi de
coupe-gorge au Comte de Horn, en mal d’argent, hébergea au dix-septième
siècle les poètes crottés et fut l’un des cabarets littéraires à la mode
de ce temps, il nous faut atteindre les mois de juin 1832 et de février
1848 pour discerner le nouvel et très spécial aspect que prennent ses
rues.

En raison même de la sinueuse étroitesse de leurs lacis, elles étaient
faciles à défendre et les émeutiers y dressèrent ces persévérantes
barricades dont l’assaut a été magnifié par V. Hugo, dans des pages
superbes des «Misérables».

Il en fut de même en 1871; l’église, le presbytère, leurs caves surtout
avaient été dévalisées par les soins du sieur Froissard, dit
Court-en-Cuisses, commissaire de la commune; le culte était interrompu;
le 24 mai, alors que l’insurrection était à peu près vaincue, les
fédérés et les Vengeurs de Flourens se précipitèrent dans l’église,
ivres de fureur et fous de vin. Ils résolurent d’incendier la nef; pour
sauver l’église, les habitants y apportèrent les gardes nationaux
blessés que l’on soignait dans les maisons voisines. Ils n’en
continuèrent pas moins d’enduire les murs de pétrole et ils allaient y
mettre le feu, quand un bataillon du vingtième chasseurs arriva au pas
de course et tua la plupart de ces brutes.

Saint-Merry avait, au demeurant, peu souffert. Il fut vite réparé et
remis en l’état où nous le voyons actuellement. Il est, à vrai dire,
pendant la semaine, bien désert, car c’est à peine si quelques sœurs, si
quelques bonnes femmes viennent égrener leurs patenôtres devant le
Saint-Sacrement.

On pourrait croire que la piété y est nulle. Il n’en est rien pourtant.

Cette paroisse a gardé une vie religieuse, sourde, dont on peut
surprendre l’éclosion, le dimanche, et, l’une des seules de Paris
maintenant, elle conserve une institution laïque qui est un des précieux
reliefs du rit gallican, l’œuvre des Clercs de Saint-Merry.

Dans une très intéressante brochure sur cette confrérie, M. l’abbé
Baloche fixe, à défaut de documents antérieurs, aux dernières années du
dix-septième siècle, la fondation de ces clercs. A vrai dire, ils
remontent aux premiers temps de l’ère chrétienne, ils sont de l’église
primitive même où, sous la direction des presbytres et des diacres, les
fidèles prenaient une part active à la vie du culte, en contribuant au
service intérieur de la synaxe, en portant le viatique aux malades, en
se communiant, eux-mêmes, chez eux, en élisant avec le clergé les
Evêques. Plus tard, au douzième siècle, nous les trouvons prêchant avec
l’assentiment de Rome dans des églises, et jusqu’au seizième écoutant,
si le prêtre manquait, les confessions des personnes en danger de mort.

Et cette tâche était obligatoire. En cas de nécessité, il faut avouer
ses fautes à son prochain s’il n’y a pas de prêtre, dit saint
Bonaventure dans son huitième sermon sur les Rogations et, de son côté,
saint Thomas d’Aquin déclare que la confession opérée dans ces
conditions «est d’une certaine manière sacramentelle», bien qu’il soit
impossible de parfaire le sacrement à cause de l’absence du ministre qui
possède, seul, les pouvoirs rémissifs du déliement.

[Illustration]

Bref, l’on peut affirmer que les laïques s’acquittèrent alors de toutes
les fonctions qui n’exigeaient pas impérieusement le caractère
sacerdotal, pour être validement remplies.

Ces prérogatives, ils en profitèrent tant que l’esprit de domination des
Pontifes romains se contint et daigna ne pas considérer les simples
chrétiens, ainsi qu’il le fait maintenant, comme ces épluchures du monde
dont parle saint Paul; mais peu à peu, sous l’impulsion du haut clergé,
le peuple fut évincé du service divin; il n’y eut plus que dans les pays
qui suivaient un rituel différent de celui de Rome, que les paroissiens
purent ne pas être dépouillés de leurs droits séculaires; ailleurs, ils
furent réduits au rôle de spectateurs muets, de simples assistants.

Cet état inévangélique, eut, en France, pour cause l’éternelle servilité
des évêques. Sauf celui de Lyon, tous, sans y être forcés, pour être
agréables à la personne de Pie IX, répudièrent l’antique liturgie des
Gaules et adoptèrent avec le rit, le bréviaire romain, si peu varié, si
sec et si froid, si dénaturé même dans le texte revu de ses séquences.

Sur leurs ordres, l’on arracha des antiphonaires la flore mystique de
très vieux plants; l’on extirpa, pour les jeter dans le fumier de
l’oubli, ces merveilleuses gerbes, où s’épanouissaient, les jours de
grandes fêtes, les ingénieuses hymnes d’Hilaire de Poitiers, de Prudence
et de Fortunat, les proses magnifiques d’Adam de Saint-Victor, les
admirables répons célébrant la Nativité de la Vierge, de Fulbert de
Chartres.

Ce fut l’ovation du jardin bourgeois, le triomphe, sur toute la ligne,
du géranium liturgique!

Ainsi que je l’écrivais naguère, dans «l’Oblat», les français
détruisirent alors l’œuvre des artistes indigènes, brûlèrent en quelque
sorte leurs primitifs.

Il n’est pas douteux que les bréviaires gallicans, le parisien surtout,
n’eussent besoin de réformes. Dom Guéranger avait signalé très justement
leurs défauts, leur manque de piété même. Et de fait, manié et remanié
par les Harlay, les Noailles, les Vintimille, le bréviaire de Paris
sentait le Jansénisme à plein nez; il pouvait beaucoup moins servir aux
catholiques qu’aux «appelants».

Mais ce n’était pas une raison pour accepter celui de Rome qui n’est
qu’un passe-partout, qui ne tient compte, ni des traditions, ni des
coutumes, ni des différentes dévotions des diocèses; il fallait
reconstituer le Parisien, tel qu’il était au moyen âge, avant que les
cuistres du dix-septième et du dix-huitième siècles, n’y eussent touché.

Il n’en fut rien; et naturellement le cérémonial eut le même sort que le
bréviaire dont il était le complément. Ce fut avec la suppression du
bréviaire gallican la mort de son rit imagé et le renvoi de ces liturges
laïques que l’on désignait alors sous le nom de «chapiers ou d’indus».
Ils disparurent et l’orgueil sacerdotal auquel, si bon qu’il puisse
être, nul prêtre n’échappe, y trouva son compte.

Comment expliquer alors que Saint-Merry ait pu garder ce vestige d’un
rituel périmé qui survécut d’ailleurs, pendant quelque temps encore,
mais plus effacé, dans d’autres églises du même archidiaconé, telles que
Saint-Nicolas-des-Champs et Sainte-Elisabeth, pour en citer deux? Je ne
sais. Il y eut, sans doute, jadis à Saint-Merry comme à Saint-Thomas
d’Aquin où les chapiers n’existent plus, mais où l’on chante encore,
pendant la Semaine Sainte, l’antique prose de l’ancien Parisien, le
«Languentibus in purgatorio» un curé, épris des doctrines gallicanes, et
qui sauva, de sa propre autorité, quelques débris des coutumes usitées
dans son église. Et par désir de ne rien innover, par crainte de
mécontenter les paroissiens, par ignorance peut-être, leurs successeurs
ont laissé les choses en l’état et nous en profitons.

Mais en quoi consiste, au juste, le rôle réservé, dans leur sanctuaire,
aux clercs de Saint-Merry? Ils font office d’acolytes, de thuriféraires,
de cérémoniaires; ils remplissent les fonctions de diacres d’honneur aux
grand’messes; ils arborent donc la chape et quand ils n’officient pas,
ils revêtent dans le chœur la soutane vermillon, la grande aube blanche
et la ceinture cerise.

Leur but, déclarent les statuts de l’œuvre, est «de contribuer à la
gloire de Dieu et aux pompes du culte divin: premièrement par
l’exactitude à assister aux offices, deuxièmement par la bonne tenue, le
recueillement et la piété au chœur».

Et l’article III prescrit: «Les clercs s’engagent à exécuter de leur
mieux toutes les cérémonies qu’ils seront invités à faire par le Maître
des Cérémonies.»

Ils s’acquittent de leur tâche, avec conscience et l’on peut, en toute
vérité le dire, leur présence à Saint-Merry est un vrai stimulant de
zèle, un réconfort.

Voulant me rendre compte, par moi-même, de la façon dont ils
pratiquaient l’office, je me suis rendu, le jour de la fête du
Saint-Sacrement, à la grand’messe. J’y allai, je l’avoue, prévenu; je
pensais que des hommes à moustaches, habillés en enfants de chœur et
affublés d’ornements d’église, seraient très ridicules. Je me trompais;
ces gens, qui n’avaient pas du tout les faces en fuite des bigots,
portaient leur costume avec aisance et, très au courant de leur métier,
ils évoluaient avec une ferveur à la fois mâle et touchante.

Quand l’aspersion eut lieu, le prêtre, le goupillon en main, traversa
toute la nef; les deux chapiers qui soutenaient sa dalmatique pour lui
permettre de lever le bras, étaient deux clercs de l’œuvre; l’un, âgé
d’une soixantaine d’années, avait une physionomie intelligente et
bonhomme, avec des traits un peu épaissis et une moustache grise;
l’autre, plus jeune, et très grand, figurait assez bien un reître de la
Renaissance, avec ses cheveux débordant en boucles sur le front, son nez
busqué et sa moustache rousse. Vêtus de grandes chapes d’or, ils
manœuvraient sans aucune gêne, comme aussi sans aucune pose, dans
l’allée enserrée par des rangs de chaises, très attentifs à éviter tout
faux pas au célébrant; puis, lorsque la messe commença, ils se tinrent
derrière le diacre et le sous-diacre prêtres, remplissant leur devoir de
liturges, avec une précision et un respect que dans d’autres églises,
certains membres du clergé ignorent.

Elle était vraiment louable, cette grand’messe. On y chanta, en
plain-chant, l’Introït, le Kyrie Eleison, le Gloria, le Lauda Sion, le
Credo, le Sanctus et l’Agnus Dei; malheureusement, ici, de même que dans
beaucoup de sanctuaires de Paris, l’on escamota le Graduel, l’Offertoire
et la Communion, plus difficiles à chanter; mais enfin il n’y eut pas de
pétarades musicales modernes; grâces en soient rendues au maître de
chapelle et au curé!

Et ce que l’on pouvait se croire, loin de Paris, dans cette vieille
église de la rue Saint-Martin, peuplée de Petits négociants dont la
piété était simple et réelle!

Si les temps étaient, pour l’Eglise de France, moins durs, l’on
souhaiterait que des œuvres pareilles à celle des clercs de Saint-Merry
fussent fondées dans chaque paroisse, afin de rehausser la solennité du
culte et d’intéresser le peuple aux offices, en l’admettant à y prendre
part; mais, même à des époques plus propices, les clercs de Saint-Merry
ont eu bien du mal à conserver leur existence, car, en 1900,
l’Archidiacre de Notre-Dame, sous la juridiction duquel est placé
Saint-Merry, avait résolu de les supprimer.

Celui-là pensait sans doute, comme tous ses confrères, que les laïques
ne peuvent être autre chose qu’un bétail parqué dans l’étable d’une nef.

Ils furent sauvés par la mort de ce personnage qui trépassa avant
d’avoir pu mettre son projet à exécution; et le 26 novembre 1905, les
clercs ont célébré, glorieusement, par une cérémonie magnifique, dans
leur église, leur centenaire--non le centenaire de leur création dont on
ne connaît pas la date--mais celui de leur réorganisation qui fut
effectuée par le curé Fabrègue, en 1805.




Table des Chapitres


                                Pages
  La Symbolique de Notre-Dame       7
  Saint-Germain-l’Auxerrois        49
  Saint-Merry                     103




Achevé d’imprimer le 28 février 1920 sur la presse de René Kieffer par
A. Paudras.

Le Papier Fabriqué spécialement à la forme par la Maison
Blanchet-Kléber.

Gothique de Simon Vostre.



*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS ÉGLISES ***

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