Les trois Don Juan

By Guillaume Apollinaire

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Title: Les trois Don Juan

Author: Guillaume Apollinaire

Release Date: October 12, 2007 [EBook #22971]

Language: French


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_L'Histoire Romanesque_

GUILLAUME APOLLINAIRE

LES TROIS DON JUAN

PARIS
BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
4, RUE DE FURSTENBERG, 4

MCMXIV

Les Trois Don Juan

[Illustration: PLANCHE I

(Photo J. Lacoste, Madrid).

F. Goya.--LA MAYA NUE]

L'HISTOIRE ROMANESQUE

GUILLAUME APOLLINAIRE

Les Trois Don Juan

Don Juan Tenorio d'Espagne
Don Juan de Maraña des Flandres
Don Juan d'Angleterre

Ouvrage orné de douze illustrations hors texte

D'après GOYA, BOUCHER, A. COLIN, L. SAUVÉ, J. HARREWYN,
DE NOVELLI, E. DEVÉRIA, EUGÈNE DELACROIX.

PARIS
BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
4, RUE DE FURSTENBERG, 4

MCMXIV




I

DON JUAN TENORIO OU LE DON JUAN D'ESPAGNE




CHAPITRE I

LES PRÉDICTIONS DE L'ASTROLOGUE

La famille de Don Juan.--Maternité douloureuse.--Le baptême.--Chez
l'astrologue.--Alchimie et magie.--Les rêves de la comtesse.--Le
langage des astres.--Jacobi assommé.--La revanche du hibou.--Les
prétentions de Don Jorge.


Don Juan Tenorio était le fils de Don Diego Pons Tenorio, quinzième
seigneur de Cabezan en Asturie, onzième seigneur de Peral y Cobos en
Vieille-Castille, sixième seigneur de Fuente-Palmera en Andalousie.
C'est dire qu'il descendait d'une antique et noble lignée.

Don Diego était un personnage considérable. Il possédait, outre ses
seigneuries, gagnées par ses ancêtres à la pointe de l'épée, un
palais à Séville où il séjournait une partie de l'année. Il y gérait
l'Intendance des dîmes et des bâtiments pour l'ordre religieux
militaire dont il était commandeur. La totalité de ses revenus était
estimée à dix-huit mille ducats d'or.

Lorsque sa femme, la belle comtesse Clara, se sentit prise des
douleurs de l'enfantement, il y eut un grand émoi dans le château.
Elle passa tristement les mois de sa grossesse. Il semblait qu'une
maladie terrible et mystérieuse se fût abattue sur elle. Souvent on la
voyait pleurer sans motif ou tressaillir d'épouvante. Parfois, l'oeil
fixe, la poitrine haletante, elle paraissait subir la fascination de
quelque fantôme visible à elle seule. En vain passait-elle la plus
grande partie de ses nuits enfermée dans son oratoire. On l'entendait
murmurer de longues prières, entrecoupées de sanglots convulsifs.
Des rêves d'épouvante troublaient ses nuits, et maintes fois elle
s'éveilla en sursaut, poussant des cris étouffés. Ni les soins
affectueux de son mari, ni les encouragements du chapelain ne
pouvaient lui rendre le calme.

À l'annonce de la délivrance, attendue par la comtesse avec une si
singulière appréhension, on fit venir de Séville un des plus illustres
médecins du temps.

C'était un juif baptisé du nom d'Alonzo Levita. Il avait étudié dans
toutes les Universités d'Europe.

Il interrogea la malade, examina les symptômes et rassura tout le
monde. Quelques heures après, en effet, Doña Clara accouchait d'un
beau garçon.

       *       *       *       *       *

Ce fut une chèvre qui servit de nourrice à Don Juan, une chèvre
sauvage de la haute sierra.

Il fut baptisé en grande cérémonie dans la cathédrale de Grenade, en
présence des rois catholiques et de leur cour. Il eut pour marraine
Doña Francesca Pacheco, marquise de Mondejar et pour parrain Don Juan
de Ganelès, dont il prit le nom selon l'usage.

La comtesse avait fait un projet. Elle voulait consulter un astrologue
fameux qui lui avait été recommandé par Don Alonzo Levita. Les soucis
qui l'avaient hantée dès les premiers jours de la conception de
l'enfant ne s'étaient pas dissipés en effet.

Elle s'en fut donc trouver Don Jorge, le frère de son mari, au cours
d'un voyage à Séville, et lui fit part de son désir de se rendre en sa
compagnie chez l'homme des sciences occultes.

«Il me semble naturel en effet, Doña Clara, lui dit Jorge, que vous
consultiez un professionnel de la Kabbale sur l'avenir de votre
fils... Mais il faut prendre garde que ces kabbalistes sont souvent de
simples coquins, fort capables d'attenter à la bourse et même à la vie
des honnêtes gens. Je vous accompagnerai...

--Jorge, je vous demande le secret. Si l'astrologue venait à me
prédire quelque chose de fâcheux...

--Je lui couperai les oreilles! Je n'entends pas qu'un drôle de cette
espèce s'avise de faire de la peine à ma jolie belle-soeur.»

Après l'oraison du soir, Don Jorge et Doña Clara, guidés par maître
Alonzo Levita, se rendaient donc chez l'astrologue qui demeurait dans
une rue déserte, à l'une des extrémités de la ville.

       *       *       *       *       *

Maître Max Jacobi avait été prévenu par son compère de l'honorable et
lucrative visite qu'il allait recevoir. Aussi le guichet s'ouvrit-il
au premier coup de marteau.

Une vieille à tête de sorcière montra à travers les barreaux de fer
sa lampe fumeuse. Son oeil chassieux dévisageait avec méfiance les
visiteurs.

«Ouvrez, Barbara, dit le médecin. Votre maître nous attend.»

La vieille obéit, en silence.

Ayant suivi un long couloir sinueux, ils arrivèrent à une porte que
Levita ouvrit sans plus de cérémonies, et ils se trouvèrent dans le
laboratoire de l'astrologue qui était en même temps un alchimiste.

C'était une grande pièce à haute voûte cintrée qu'éclairait une lampe
suspendue à un crampon de fer. Des ombres irrégulières se jouaient
sur les murs noircis de fumée. Il y avait peu de meubles mais beaucoup
d'objets et ustensiles de science: fourneaux, soufflets, cornues,
fioles, alambics, sphères, compas, équerres, sabliers, métaux,
pierres, plantes desséchées, animaux empaillés, squelettes, ossements,
une tête de mort à mâchoire démesurée entre autres, mille autres
bric-à-brac accrochés, pendus, posés sur des planches, entassés ou
épars sur le sol. Perché sur une carcasse mobile, au fond d'un
angle obscur, un hibou se balançait en roulant dans l'ombre ses yeux
lumineux et sinistres.

La comtesse frissonna; Don Jorge leva les épaules avec une grimace.
Quant à Levita, il souriait.

Dans le coin le plus éloigné se trouvait une table singulièrement
encombrée. Une petite lampe mobile projetait une lumière assez vive
sur ce pêle-mêle. Dans un grand livre ouvert, posé sur un vieux
pupitre, lisait l'astrologue. Sa tête chauve, où brillait le reflet de
la lampe, reposait immobile entre ses deux mains. Il était tellement
absorbé qu'il n'entendit pas les visiteurs entrer.

Jorge, se penchant sur le livre, aperçut un grimoire indéchiffrable
qui lui donna une opinion médiocre de l'orthodoxie du maître. Mais
comme il ne s'en souciait pas autrement, il lui frappa sur l'épaule:

«Hé! l'ami, voici que vous rend visite une dame de condition
suffisamment élevée pour que vous preniez la peine de vous lever.
Debout donc!»

Don Jorge, vieux militaire, affectait un langage simple et cru.

Maître Max Jacobi se leva en effet, salua gravement la comtesse et
attendit. Son aspect n'allait pas sans en imposer: son front était
vaste, ses yeux longs brillaient d'un regard intérieur, un regard de
savant accoutumé à transformer en abstractions imprévues les images
fournies à la méditation par la contemplation de la nature; sa
tête présentait les modifications énergiques dues à des habitudes
ascétiques.

«Que voulez-vous savoir? madame, dit-il.

--L'avenir de mon plus jeune fils.

--Quelle partie de la science désirez-vous consulter, la chiromancie,
la sciomancie, la néomancie, la nécromancie, l'oniromancie?

--Parlez chrétien, interrompit brusquement Don Jorge. Madame n'entend
pas l'hébreu!

--Je vous demande, madame, s'il vous plaît d'interroger les signes de
la main, les nombres ou les morts?...

--Pas les morts! s'écria la comtesse avec effroi.

--Les songes, continuait Jacobi, les astres...

--Oui, les songes et les astres.

--Les mains et les jeux de cartes, reprit Don Jorge d'un air entendu,
cela est bon pour les petites gens qui se font tirer la bonne aventure
à un maravédis par tête. Les songes me plaisent médiocrement, puisque
toutes les vieilles commères s'en mêlent... Je me fais cependant une
raison à leur endroit. Mais ce qui me convient tout à fait, ce sont
les étoiles. Elles sont d'usage chez les princes et dans les familles
considérables. Parlez donc, maître astrologue, mais faites-moi le
plaisir de ne prédire à ma belle-soeur que choses agréables... Nous
aurions autrement à en découdre ensemble. Je suis maître des hommes
d'armes du Grand Capitaine et n'ai point le poignet pourri. Faites-en
votre compte.

--Monseigneur, répliqua l'astrologue, je ne suis que l'interprète des
arrêts du ciel et ne dois point en subir les responsabilités.

--Cela est juste, Don Jorge, dit la comtesse. Je vous prie de laisser
parler en toute franchise le savant homme que j'interroge. Comment me
pourrait-il dire la vérité s'il n'était pas libre de ses paroles?

--N'en parlons plus. Ce qui est dit est dit. À bon entendeur, salut!

       *       *       *       *       *

«J'ai souvent rêvé, dit la comtesse à la demande de l'astrologue, que,
pendant mon sommeil, un serpent se réfugiait dans mon sein pour s'y
réchauffer. Éperdue d'horreur et de crainte par le contact de ses
écailles glacées, je voulais le rejeter loin de moi. Mais il était
si beau, il me regardait avec des yeux si doux et si tristes que je
n'avais plus le courage de m'en défaire. Alors il se mettait à siffler
langoureusement, comme pour me remercier, et je me rendormais le coeur
attendri et troublé...

--Ensuite?

--La première fois, le rêve se termina là... Un autre jour, je vis les
fleurs de mon jardin s'agiter en même temps, couvertes de sang, et le
serpent glissait rapidement au milieu d'elles. Et j'entendis que les
fleurs chantaient, et elles disaient: «Justice! justice! Il nous tue.»
Mais le serpent enroulé près de moi reprenait: «Ne les crois pas. Ce
sont elles qui m'ont blessé avec leurs épines. Ce sang que tu vois est
le mien. Sauve-moi.» Il paraissait souffrir autant que les fleurs. Je
me mis à pleurer. Il but mes larmes, et nous nous rendormîmes tous les
deux.

«Une autre fois, c'étaient des colombes blanches qui voletaient autour
de moi en poussant des cris désespérés. Le serpent se jouait autour
de mon cou et caressait mes cheveux. «Il a dévoré nos petits, disaient
les colombes, venge-nous...» Mais le serpent murmura à mon oreille:
«Elles se trompent... L'aigle a mangé leurs petits, et moi j'ai tué
l'aigle.» Se penchant sur mon épaule, il me montra un grand oiseau de
proie qui se débattait à terre dans les convulsions de l'agonie. Puis
il redressa la tête en sifflant d'une manière terrible. Les colombes
s'enfuirent en criant: «Malheur à toi! malheur à toi!»

«La dernière nuit enfin, je me sentis piquée au coeur. «Ingrat,
m'écriais-je, assassin de ta bienfaitrice!» Et j'arrachai le serpent
de mon sein. Tombé à terre, il y resta sans mouvement. Mais il me dit
avec tant de douceur que j'en fus navrée: «Plains-moi si je t'ai tuée,
c'est parce que je t'aime. Je vivais par toi, je n'ai pas voulu mourir
sans toi.» Il se métamorphosa en fleur. Moi, je me trouvai changée
en colombe. Je saisis la fleur, mais elle s'était changée en aigle.
L'aigle me prit dans ses serres et m'emporta dans le soleil où nous
fûmes consumés ensemble.

«Je n'ai plus rêvé depuis.»

       *       *       *       *       *

--Vos rêves ont une signification claire, dit maître Jacobi. Ce
serpent, c'est votre fils.

--Hum, hum, gronda Jorge.

--Ce serpent, disais-je, représente votre fils. Ces fleurs sont
l'emblème de la joie, les colombes de l'affection, l'aigle du courage,
le soleil de la gloire. C'est la loi des contrastes qui règle la
divination de l'onirocritique, et les songes disent le contraire de
ce qu'ils semblent dire. Ainsi votre songe signifie que vous aurez
un fils dont la tendresse fera votre bonheur et la vaillance votre
gloire.

--Les bonnes paroles, maître, s'écria la comtesse toute joyeuse.
Comptez sur ma reconnaissance.

--L'explication est convenable, daigna approuver Jorge.

       *       *       *       *       *

--Maître, reprit la comtesse, je vous prie maintenant de consulter les
astres. Puisse leur réponse être aussi favorable que l'a été celle des
songes!

--Il me faudrait l'état du ciel au moment de la naissance.

--Je l'ai dressé très exactement, dit Levita, tirant un papier de sa
poche.

L'astrologue examina le dessin tout en murmurant des formules
cabalistiques.

«Orion vers l'Orient. Bras gauche en l'air. Sirius au plus haut. Hum!
hum! Le coeur. Jupiter en conjonction avec le Taureau. Aldebaran,
étoile de la Bohême. Vénus absente. C'est bien, très bien... Traçons
le carré magique.»

L'astrologue inscrivit sur un papier deux carrés l'un dans l'autre et
partagea l'intervalle en douze triangles égaux.

«Qu'est-ce que c'est que ces petites machines? demanda Don Jorge, qui
paraissait s'intéresser fort à l'opération.

--Les douze maisons du soleil.

--Et qu'est-ce qu'il y fait?

--Il les visite tour à tour. Dans chacune est une phase de la vie
humaine... Maisons de la santé, des richesses, des héritages, des
biens patrimoniaux, des legs et donations..., maisons des chagrins et
des maladies, du mariage et des noces, maisons de l'effroi et de la
mort, de la religion et des voyages, des charges et dignités, des
amis, des emprisonnements et de la mort violente...

L'astrologue se tut. Dans le silence général, il avait ouvert un
livre rempli de signes astronomiques et tourna plusieurs feuillets,
comparant ensemble les observations du médecin, le carré magique
et les formules consacrées. Enfin, après de longues méditations, il
reprit:

--Voici, madame, l'horoscope de votre fils. La conjonction de Jupiter
avec le Taureau annonce beaucoup de souhaits qui se réaliseront,
grands voyages et abondantes richesses. Votre fils sera élégant dans
ses vêtements et honoré dans sa vie. Mais qu'il y prenne garde! Orion
influe sur son bras gauche et commence à se renverser, preuve que son
coeur sera souvent menacé. Il ne s'agit, au reste, que d'un danger
moral. Le Soleil n'ayant point visité la douzième maison, votre fils
ne doit point mourir de mort violente, cependant... ce point présente
une particularité inconnue dans les annales de l'astrologie.

--Oh! mon Dieu! fit la comtesse.

--En tout cas, il ne sera pas dépourvu d'argent, s'en étant procuré
par legs, donations et autres moyens encore.

--Qu'est-ce à dire? fit Don Jorge.

--Oh! avouables, tout à fait avouables en notre temps.

--Sera-t-il heureux? demanda la comtesse.

--Si la fortune, la santé, la puissance et la célébrité peuvent faire
son bonheur.

--Aura-t-il une nombreuse postérité? demanda enfin la comtesse.

--Je ne saurais le dire, Vénus, qui préside à la fécondité, étant
cachée sous l'horizon. Tout ce que je puis vous dire, c'est que votre
famille finira comme elle a commencé.

--Et que signifie? firent à la fois la comtesse et Don Jorge.

--À qui fait-on remonter son origine?

--Au fondateur de la maison de Lara, dont les Tenorio sont seuls
descendants directs, à Madarra-le-Bâtard.

--Cela signifie donc, poursuivit l'astrologue penché sur ses dessins
et grimoires, que votre famille finira par... par... d'innombrables
bâtards!

--Misérable! Gredin! Menteur! Insolent! hurlait Don Jorge furieux.

Et laissant au médecin le soin de ranimer la comtesse évanouie,
il prit celui de la venger. Avec une large règle, jadis d'usage
mathématique, il entreprit de bâtonner l'infortuné Jacobi, qui criait
en se débattant:

«Miséricorde! Au secours! À l'assassin!

--Je t'avais prévenu, drôle!

--Levita! Levita! Vieux camarade!»

Mais Levita se tenait prudemment dans un coin. Nul doute qu'à montrer
son courage comme combattant il ne préférât intervenir plus tard comme
médecin.

       *       *       *       *       *

Soudain, Don Jorge fit un moulinet terrible qui s'en vint frapper le
squelette ballant au sommet duquel se tenait perché le hibou.

Celui-ci, effrayé, secoua ses ailes. Une poussière lourde s'en
dégagea, obscurcissant l'atmosphère. Peut-être l'animal n'avait-il pas
bougé depuis plusieurs années. L'oiseau nocturne volait, comme fou,
à travers la chambre, montant, descendant, heurtant les squelettes,
dispersant les paperasses, mêlant ses ululements funèbres au concert
des voix humaines. Il faut dire que Barbara, enfin accourue, poussait
des hurlements semblables à ceux des chiens qui aboient à la mort.

Enfin le hibou, fatigué, s'arrêta pour prendre contact avec un objet
solide. Mais lequel, grands dieux! Ainsi que l'arche sainte se
posant, après le déluge, au sommet du mont Ararat, l'oiseau s'agrippa
solidement au crâne de l'exaspéré Don Jorge.

Celui-ci s'enfuit épouvanté, les bras en l'air, renversant tout sur
son passage. Les objets fragiles se brisaient: Patatras! Catacri!
Gressecrec! La comtesse se précipita sur sa trace. Ce ne fut que sur
le seuil que, de son épée tirée, Don Jorge réussit à faire lâcher
prise à l'antique volatile qu'offusquait, du reste, la lumière du
jour.

«Quelle caverne, criait-il. La peste soit à Levita! Le diable emporte
Jacobi! Quant à ce hibou!...»

       *       *       *       *       *

La nuit tombait. Don Jorge accompagna chez elle sa belle-soeur.

«Les moines sont des fanatiques, les médecins des ânes, les
astrologues des menteurs... Faire du chagrin à ma charmante, charmante
belle-soeur. Je ne le souffrirai pas...»

Et, ce disant, le vieux galantin, dans l'ombre propice, passait son
bras épais autour de la taille gracile de Doña Clara.

Mais celle-ci tournait déjà dans la serrure la petite clef d'or de la
porte secrète par laquelle elle s'était échappée.

«Donnez-moi un baiser afin que je garde le secret, poursuivait Don
Jorge...

--Un baiser! beau-frère, vous n'êtes qu'un vieux polisson. Tenez,
voici pour secouer la poussière du hibou!»

Et, poussant la porte, elle frappa d'un léger coup d'éventail le nez
enluminé du soudard.

[Illustration: PLANCHE II

_F. Goya._--CHEZ LE SORCIER]




CHAPITRE II

LA PREMIÈRE MAÎTRESSE DE DON JUAN

Discours de Don Jorge.--Les trois courtisanes.--Les
préparatifs.--Jalousie de Niceto.--Les avances de la
Pandora.--Le festin.--Les danseuses nues.--La petite Monique.--Le
baiser.--L'altercation.--La bagarre.--Le duel aux flambeaux.--Niceto
blessé.--Rivalité de femmes.--Première nuit d'amour.--Mort de Niceto.


À dix-sept ans, Don Juan était dans la fleur de la beauté.

«Décidément, dit un matin Don Jorge à son neveu, tu ne peux pas en
rester là. Tu as eu la plus brillante éducation des Espagnes, des
maîtres de toutes les langues, vivantes ou mortes, de mathématiques,
de littérature et même de poésie et de musique, bref, tu es endoctriné
dans les sept arts. Tu as dix-sept ans, ta moustache commence à
pousser, tu montes à cheval comme Don Alexandre, l'empereur des Grecs,
tu manies la lance aussi bien que Bernal del Carpio et la rapière
mieux que moi, tu es beau garçon, du reste, et point sot. Il est
indécent que tu n'aies pas une maîtresse.

--Une maîtresse! Une maîtresse! répétait Juan effaré.

--Tu es novice, mais non moine! De mon côté, j'ai la prétention de
n'être point pédant. Si la famille me déshérita, ce n'est point sans
quelques bons motifs. Nous sommes l'un et l'autre gentilshommes, bons
parents et bons amis. Je te dois les lumières de mon expérience.

«Tu vas entrer dans le monde. Il t'y faut mettre sur un bon pied.
Un homme bien né se reconnaît à deux qualités: la galanterie et la
bravoure.

«Si nous avions quelque belle guerre, je t'amènerais avec moi et
t'engagerais à monter le premier sur la brèche. Mais, hélas! il ne se
livre plus de grande bataille. Ce bon temps est passé! Mon capitaine
est mort, et il a emporté la gloire dans son tombeau.

«A un gentilhomme de la qualité, il n'est donc plus permis que de
chercher querelle personnelle, et pour cela rien ne vaut les intrigues
de l'amour.»

       *       *       *       *       *

Don Rinalte, chez lequel l'oncle comptait le soir même conduire
son neveu, était un excellent homme, aimant la joie pour lui et
les autres. Riche de son patrimoine, il possédait en outre une des
meilleures commanderies d'Alcantara. Il dépensait convenablement sa
fortune, mangeant le revenu sans trop entamer l'avenir, magnifique
avec une certaine sagesse. Il donnait les meilleurs repas de Séville,
chère délicate, vins choisis, service splendide, et en prenait sa
bonne part.

C'était un fin mangeur et un buveur de premier ordre. Il avait une
vraie nature de taureau, calme, lente, puissante, terrible dans sa
colère.

Don Niceto Iglesias, l'autre convive, était un garçon fort
chatouilleux sur le point d'honneur. Il avait pour le tapage un goût
singulier. Parfait gentilhomme du reste, fort élégant de sa personne
et brûlant son bien par les deux bouts, les femmes l'adoraient autant
que les hommes le craignaient.

«Je le crois, dit Jorge à Juan, d'accord avec la Pandora, une des
courtisanes que tu verras ce soir.

«Pandora est un nom mythologique que sa beauté lui a fait donner en
Italie où elle fut se former. Une fille superbe à voir, mais rien de
plus. Elle n'a pas l'ombre de coeur, mais ce n'est pas son métier d'en
avoir. Il n'y a pas à espérer lui plaire. L'amour est avec elle une
affaire d'argent.

«Don Niceto ayant pris les devants, il ne serait du reste pas
convenable d'aller sur ses brisées. Si elle te plaît, tu prendras
date. Mais tu ferais bien, en ce cas, de me consulter sur les
arrangements. Hélas! mon cher neveu, j'ai l'expérience!

«Pour les deux autres, Soledad et la Magdalena, je n'ai pas besoin
de te dire qu'elles sont occupées. L'une, Soledad, appartient à
Don Rinalte; quant à l'autre, c'est ma maîtresse. J'ai passé la
soixantaine, mais le jarret est bon et l'oeil vif. Tu les dois
respecter également, puisque Don Rinalte est ton hôte et que je suis
ton oncle.

«Cependant, petit neveu, tu es libre, au moins à mon égard. J'ai trop
d'expérience pour donner dans la jalousie et je t'aime trop pour le
chagriner à l'occasion d'une femme.

«Je doute du reste que la Magdalena te convienne. C'est une fort jolie
personne, mais un peu niaise, pour ne pas dire bête. Sa gaucherie, qui
m'amuse, t'ennuierait probablement.

«Et puis, elle n'a que seize ans. C'est de mon goût, mais trop jeune
pour toi. Une personne un peu mûre serait mieux appropriée à ta
fringante jeunesse.

«Rien ne forme les jeunes gens comme la société des courtisanes. Elles
ne hantent, du moins à ma connaissance, que des gens comme il faut,
titrés, riches, chevaliers et, parmi le clergé, jamais moins que des
chanoines. Près d'elles un bourgeois perdrait ses écus et un moine son
latin. Écoute, regarde et profite donc. Prends un costume avantageux;
ces dames sont reines de la mode. Si, elles te découvrent joli, les
autres te trouveront charmant.

«Le rendez-vous est à huit heures. Je vais, de ce pas, chez un
théologien de l'ordre, avec lequel j'ai à traiter d'affaires. Je
reviendrai te prendre au coucher du soleil. Sois prêt.»

       *       *       *       *       *

Ébloui, enivré, consterné de ces paroles, Juan passa le reste de
la journée dans une agitation violente. Une vraie fête! Une orgie,
peut-être! Tout cela lui semblait merveilleux et terrible.

Il revêtit un pourpoint bleu de ciel, brodé de soie blanche, manches
de dessous et chausses de soie blanche aussi.

Jorge loua la simplicité de ce costume qui faisait ressortir
l'éclatante beauté du jeune homme.

«Tu as eu tort, lui dit-il seulement, de prendre l'épée que t'a donnée
ton parrain: c'est une arme de parade ou guerre et non de promenade.
J'ai ce qu'il te faut, une rapière à riche garde, dont le fourreau, en
velours bleu de ciel, s'harmonisera parfaitement à ton habit.

«Essaie-la toi-même. Tu verras qu'elle est bonne, bien montée et
bien trempée. Tout le poids est dans la garde; la lame est légère et
simple. Elle vient, la marque du petit chien en fait foi, de Romero,
le meilleur armurier de Tolède.

«J'ai eu plus d'une fois l'occasion de m'en servir et n'ai jamais eu
qu'à m'en louer. Je l'ai, en maintes rencontres, prêtée à des amis qui
ont toujours tué ou blessé leur homme. C'est ce que je puis appeler
une épée heureuse. Elle te portera bonheur. Je te la donne.»

Juan ceignit la rapière, remercia son oncle et partit avec lui.

       *       *       *       *       *

Le coeur lui battait fort en entrant chez Don Rinalte. Celui-ci vint à
la rencontre de ses hôtes dès qu'ils furent annoncés.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, gros et grand, l'allure
d'un seigneur et d'un bon vivant.

Dans le salon se trouvaient déjà les autres convives.

La vue des femmes mit un éblouissement dans l'âme de Juan. Il les
admirait toutes trois sans les distinguer encore.

Dès l'abord, elles ne se firent point faute de le regarder. Jamais
elles n'avaient vu de jeune homme aussi accompli. Les femmes galantes
savent juger du premier coup d'oeil la beauté masculine.

Juan se trouvait quelque peu embarrassé de cet examen. Il craignait
plutôt d'être un objet de ridicule que d'admiration.

Mais les autres hommes ne s'y trompèrent pas. Les deux anciens
échangèrent un sourire, tandis que le plus jeune pinçait les lèvres.

Don Niceto Iglesias, dans sa vingt-cinquième année, avait l'oeil vif,
les dents blanches, les cheveux noirs, les traits réguliers et fins,
la taille svelte, toute la grâce andalouse enfin.

Une main habile avait, de plus, parfait l'élégance de son magnifique
costume, satin et velours, or et broderies. Un soin méticuleux avait
présidé à sa toilette capillaire.

Il passait pour le plus joli garçon de Séville. Il le savait et tenait
à cette réputation.

À l'instant, il se sentit dépossédé. La supériorité de son nouveau
concurrent était trop manifeste et ne permettait pas le doute. Le
jugement des trois courtisanes n'était-il point du reste sans appel?

Don Niceto devint sur-le-champ jaloux de Don Juan et, pour un fat
comme pour une coquette, la jalousie c'est la haine. Mais c'était un
homme bien élevé, qui connaissait son monde. Et puis n'était-il pas
plus habile de prendre son parti d'une défaite inévitable?

Il se résolut donc à traiter en ami ce rival inconnu et dans le fond
du coeur détesté.

Juan s'efforça de répondre dignement aux prévenances du jeune
cavalier, mais il eut beau faire pour être cordial, il ne fut que
poli. L'instinct lui faisait pressentir un ennemi sous ces dehors
bienveillants, comme un serpent sous des fleurs.

       *       *       *       *       *

Les deux portes du salon s'ouvrirent toutes grandes, et le maître
d'hôtel, suivi des laquais porte-flambeaux, annonça que le souper
était servi.

Les femmes se débarrassèrent de leurs mantilles. Les épaules
splendides de l'une, plus frêles mais non moins blanches des autres,
apparurent à nu. C'était l'usage des courtisanes de se décolleter
assez bas. Leur corsage, fendu dans le sens de la longueur, laissait
voir leurs seins fermes et marbrés de délicates veines bleues. Par
derrière, la ligne du corsage s'infléchissait en arc jusqu'à la
taille. Les robes étaient si légères! Elles ignoraient le corset.
Ce spectacle ne fut pas sans mettre quelque émoi dans l'âme encore
inexperte du jeune Juan.

Après s'être levé comme tout le monde, il ne sut plus que faire et
resta embarrassé comme un nigaud au milieu du salon. Don Niceto offrit
son bras à Soledad, qui était considérée comme la maîtresse de maison.

La Pandora attendait debout. C'était une magnifique créature, grande,
admirablement faite, blanche et pâle comme le marbre, avec de grands
yeux noirs et des cheveux aile-de-corbeau. Elle avait une robe de
satin noir, une basquine jaune, une chaîne d'or au cou et, dans la
chevelure, une rose d'un rouge éclatant. Les deux amies étaient vêtues
avec un luxe égal. Elles avaient adopté une mode singulière, qui
consistait à se couvrir la tête de perruques aux diverses couleurs
de l'arc-en-ciel. Celle-ci, fille blonde de la Murcie, cette autre
Catalane, s'étaient ainsi donné des chevelures d'or aux reflets
d'aubergine et d'orange.

Voyant que ni l'oncle ni le neveu ne venaient à elle, la Pandora alla
résolument au jeune homme et lui donna le bras en souriant.

Juan trembla, et involontairement il serrait ce beau bras nu qui
venait de se poser sur le sien.

«Voilà un fort beau couple en vérité!» s'exclama Don Rinalte.

Juan sourit et baissa les yeux; Pandora fit une petite moue
dédaigneuse.

       *       *       *       *       *

Juan, hasard ou non, se trouva placé à droite de la Pandora, qui avait
à sa gauche Don Niceto.

On trouvait là réuni tout ce qui fait la beauté, l'excellence et le
charme d'un repas.

La salle était décorée avec goût et follement illuminée. Il y avait
des fleurs à profusion; la nappe était jonchée de feuilles de roses.
La table resplendissait des luxes européens les plus raffinés: toiles
damassées de Flandre, cristaux de Venise, argenterie de Florence.
Chaque détail avait son prix et révélait quel expert dilettante était
Don Rinalte.

Les mets recherchés, les vins dorés, la beauté demi nue des femmes,
l'odeur mêlée des parfums et de la chair, une conversation animée,
tout parlait aux sens, invitait à l'abandon et au plaisir.

Cependant le souper commença tranquillement. Les gens qui savent vivre
graduent les jouissances.

Les femmes, d'ailleurs, témoignaient encore d'une certaine réserve.
Juan se demandait même s'il ne s'agissait point là de véritables dames
du monde égarées.

L'influence de la bonne chère se fit sentir peu à peu. Esprits et
regards s'animèrent. Les voix s'élevèrent, le ton devint plus vif.
L'oncle risqua quelques propos salés qui reçurent des convives le
meilleur accueil.

Juan buvait comme tout le monde, et sa timidité s'évanouissait dans
les fumées du vin. Les lumières lui semblaient plus brillantes, les
hommes plus spirituels et les femmes plus jolies s'il est possible. Il
voyait rose. Son sang circulait plus vite et lui donnait du courage.
Il osa parler et parla bien. Il eut de l'esprit, et les hommes
eux-mêmes furent obligés de l'applaudir.

«Il est charmant, dit Rinalte d'un air paternel.

--Adorable! appuya Niceto.»

Jorge se frottait les mains, enchanté de voir réussir son élève.

Pandora jetait à Juan des regards de flamme. Cependant il se contenait
et n'osait encore lui rendre ses avances.

       *       *       *       *       *

Au dessert, on fit venir des danseuses. Elles exécutèrent une
traditionnelle séguedille avec cette furia, cette conviction qui
appartient à leur race. L'offre et le désir, le refus et l'abandon,
la plus lascive volupté enfin, voilà ce qu'elles aimaient, les seins
offerts, la croupe tordue, les yeux mi-clos. Puis, sur la demande de
Don Jorge, l'une d'elles, une petite Morisque, se dévêtit et dansa
nue. Ce ne fut pas sans quelques manières de la mère maquerelle que
deux ou trois ducats d'or amenèrent cependant à composition.

Le petit corps brun se balança à son tour tandis que les convives
claquaient des mains en cadence. Cette fillette vierge mimait, avec
une perversité à damner tous les hommes, le rythme de la possession.
Le mouvement allait en s'accentuant, selon ce que prescrit la
tradition africaine. Elle tomba enfin, pâmée, morte de s'être donnée à
tous, crispée d'un spasme presque douloureux. Et les convives prirent
les fleurs qui jonchaient la table et les jetèrent sur son joli corps
étendu, ses seins mignons à peine éclos, son petit ventre doré, ses
cuisses nerveuses et musclées.

       *       *       *       *       *

Cependant la Pandora, d'un geste maladroit, avait laissé tomber entre
ses seins la fleur rouge qui ornait ses cheveux. Niceto s'empressait
déjà, mais la fille hautaine se détourna:

--Prenez ma rose, dit-elle à Juan.

Celui-ci, fort éméché par le généreux xérès et le spectacle auquel il
venait d'assister, ne se le fit pas dire deux fois. Il plongea sa main
dans l'opulent corsage de la courtisane et en retira la fleur qu'il
baisa passionnément.

Pandora lui donna de plus sa main, et il y appuya ses lèvres.

Tout le monde avait applaudi, Niceto plus fort que les autres.

Mais se voir ravir sa maîtresse en même temps que sa royauté, se
sentir frappé coup sur coup dans son amour-propre et dans son amour,
c'était trop! En dépit de ses efforts, il commençait à ne pouvoir plus
se maîtriser.

Rinalte s'en aperçut et, en hôte averti, s'efforça de trouver un
dérivatif.

«Je crois que le moment de s'embrasser est venu», dit-il.

Et se penchant sur sa maîtresse, il la baisa sur la joue.

«Fais passer», dit-il.

Soledad se tourna vers Niceto et lui transmit le baiser.

Niceto, vaguement consolé, s'inclina sur Pandora qui se laissa faire
assez docilement. Elle se vengea de son mieux en appliquant un beau
baiser sur le cou de l'imberbe Juan.

Mais celui-ci, au lieu de le transmettre, ainsi qu'il le devait,
à Magdalena qui déjà tendait la joue, jugea plus agréable de le
restituer et posa ses lèvres au coin de la bouche impériale de la
Pandora.

Rinalte, diplomate, poussa un grand éclat de rire. Jorge se mit à
trépigner de joie. L'attendrissement atteignait chez le vieux guerrier
aux dernières limites. Il eût volontiers pleuré.

Niceto avait tressailli avec un rire jaune.

       *       *       *       *       *

Ce fut la Magdalena qui sauva la situation.

«Et moi?» dit-elle d'un ton piteux.

Ce fut une hilarité générale. Elle redoubla quand on vit que la pauvre
fille s'en attristait au lieu de s'en amuser.

«C'est juste, fit Jorge. Elle n'a pas son compte.»

--Pardon, ma belle, dit Don Juan. Je vais réparer mes torts.

--Je ne veux pas», s'écria la Pandora d'un ton farouche, en le
retenant par le cou.

Juan se laissa faire, tandis que la Magdalena éclatait en sanglots.

Jorge et Rinalte riaient de plus belle.

Mais Niceto était à bout de patience:

«De quoi te mêles-tu? demanda-t-il à Pandora d'une voix tremblante.

--Et vous-même, répliqua-t-elle avec hauteur, de quoi vous mêlez-vous?
Vous n'avez aucun droit sur moi. Je ne suis pas votre maîtresse!

--Ma maîtresse, non. On n'achète pas une maîtresse, on n'achète que
des esclaves.

--Moi, votre esclave!

--Oui, puisque tu portes ma chaîne, dit-il avec un rire amer en lui
montrant la chaîne d'or qu'elle avait au cou.

--Eh bien! Je me délivre!»

Elle arracha la chaîne en la brisant et la jeta devant Niceto.
Celui-ci la ramassa pour la jeter à la tête de la Pandora.

Mais Juan avait vu le geste et il étendit vivement le bras pour
amortir le coup.

«Lever la main sur une femme! dit-il.

--Ce n'est pas une femme, répondit Niceto hors de lui, c'est une
prostituée!

--Lâcheté sur lâcheté!»

Il n'avait pas achevé ces mots que déjà Niceto lui avait lancé la
chaîne au visage. Juan se précipita d'un bond sur son adversaire et le
renversa sur la table. Au choc, assiettes et bouteilles dégringolèrent
sur le parquet.

Niceto tenta de résister, mais en vain. Alors on le vit qui portait la
main sur un couteau.

«Pas de couteaux! dit Rinalte en lui arrachant de la main l'arme
effilée.

--Non, s'écria Jorge, des épées! Vive Dieu! Des épées! Nous ne sommes
pas des muletiers. Lâche-le, Juan.»

       *       *       *       *       *

Niceto relevé, tout le monde sortit d'un commun accord.

«Les épées sont dans l'antichambre, dit Jorge. Pour vous battre, vous
serez mieux dans le jardin qu'ici.»

Pandora, pâle comme la mort, tremblait de tous ses membres. Les deux
autres femmes pleuraient et criaient. Leurs robes s'étaient dégrafées,
leurs basquines déchirées, qui sait comment! Demi nues, l'oeil
brillant de vin, elles tentaient de s'accrocher aux manches des
hommes.

«Paix là! Paix là! dit Jorge de sa grosse voix de commandement. Restez
dans votre coin ou je me fâcherai, petites!»

Elles obéirent et se groupèrent sur le divan de la salle à manger dont
Rinalte en sortant ferma la porte à clef.

Chacun des deux hommes avait pris son épée.

«Ne te trompes-tu pas, dit Jorge à son neveu. Est-ce bien celle dont
je le fis cadeau?»

Et ce disant il lui passait au cou une petite médaille suspendue à une
chaîne d'argent.

Niceto était déjà descendu. Juan s'empressa de marcher sur ses traces.
Jorge, qui l'accompagnait, fut arrêté par la voix de Rinalte.

«Ami Jorge, lui dit-il, prenez, je vous prie, une de ces torches. Je
tiendrai l'autre. Il convient que ces enfants y voient clair. Ils ne
seront pas dérangés. Les femmes sont sous clef, et j'ai congédié les
domestiques.»

       *       *       *       *       *

«Votre neveu est-il habile à tirer l'épée?

--Plus habile que moi! Et je fus en mon temps, vous ne l'ignorez pas,
un bretteur de quelque renommée. Des dix coups de taille, il n'en est
pas un qu'il n'exécute à la perfection, soit en droit-fil, soit en
faux-fil. À personne je ne vis faire aussi élégamment la main droite
oblique ascendant. Quant au coup de pointe dans l'oeil, je n'en dis
rien: vous jugerez par vous-même.

--La lutte sera belle, car Niceto est fort.

--Il trouvera à qui parler! À propos, vous êtes le parrain de Niceto.
Je seconde mon neveu, comme il est juste.»

Dans la cour, les deux témoins se placèrent en face l'un de l'autre,
croisant la ligne occupée par les combattants. Puis ils les mirent en
place.

«Vous pouvez aller! seigneurs», dit Rinalte.

Contrairement à ce que les deux témoins avaient prévu, il n'y eut
pas de lutte. Les deux adversaires fondirent impétueusement l'un sur
l'autre, le fer tendu. Il y eut un coup fourré mais avec des résultats
bien différents: l'épée de Niceto glissa sur la poitrine de Juan,
l'épée de Juan atteignit Niceto en plein ventre.

Celui-ci, l'arme lâche, tomba en arrière, la figure crispée. Une tache
rouge suinta peu à peu à travers son pourpoint blanc...

Juan s'était arrêté, épouvanté. Mais Jorge respirait plus
paisiblement.

«Vous êtes grièvement blessé? demanda Rinalte à son client.

--Non, répondit Niceto par fierté. J'aurai ma revanche.

--Quand vous voudrez, reprit Don Juan», auquel cette nouvelle menace
avait rendu son assurance.

Cependant l'écuyer de Rinalte était accouru et, avec son maître, il
transporta Niceto dans son lit.

       *       *       *       *       *

«Je suis content de toi, Juanito, dit l'oncle à son neveu. Voilà tes
preuves faites et bien faites. Mais une autre fois n'y mets pas tant
d'ardeur. C'est dangereux. Tu as failli te faire tuer. Je ne comprends
pas que l'épée... Mais voyons donc...»

Il saisit la médaille qu'il avait donnée à Juan et l'examina
attentivement. Elle était profondément sillonnée d'un bord sur
l'autre.

«La médaille t'a sauvé la vie! C'est une médaille de Saint-Jorge, mon
patron, que le pape Alexandre VI a bénie lui-même. Elle met à l'abri
du fer et du feu. Sans elle, comment me serais-je tiré de tant de
mauvaises rencontres! Et maintenant, remontons, ta belle t'attend.

--Quoi, mon oncle, après ce qui s'est passé?

--Raison de plus. Tu t'es battu pour elle, elle te doit la
récompense!»

       *       *       *       *       *

Au moment d'entrer dans la salle à manger, Juan s'arrêta, croyant
entendre le bruit d'une altercation.

C'étaient, en effet, Soledad et Pandora, qui se disputaient.

«Je t'ai bien vue, disait celle-ci. Pendant le souper tu lui as fait
de l'oeil en dessous.

--Le soleil luit pour tout le monde. N'ai-je pas le droit de regarder
ce jeune homme?

--Si tu as le malheur de recommencer, j'avertis Don Rinalte.

--Je m'en moque. Je ne chômerais pas d'amoureux à Séville. Te crois-tu
seule capable de plaire aux hommes? Parce que tu as eu des cardinaux!
Moi aussi, j'en aurais des cardinaux, si j'allais en Italie!

--À savoir. Quoi qu'il en soit, Juan n'est pas pour toi! Tu n'es pas
à la hauteur, ma petite. Du reste, je suis Sévillane et porte un
poignard à ma jarretière. Comme je n'en ai pas besoin pour défendre ma
vertu, je m'en servirai pour défendre mon amour. Oui, mon amour, car
je l'aime, entends-tu. Je le veux!»

Don Juan entra dans la salle, à demi grisé par les propos qu'il venait
d'entendre. Il promena son regard sur les deux créatures, dont la
chair s'offrait ainsi à lui. Il était le maître. Il pouvait choisir.

Mais Pandora avait saisi son bras.

«Viens, mon bien-aimé, dit-elle. Viens que je te serre dans mes bras.
Tu t'es vaillamment battu. Je t'ai vu. J'étais là, à la fenêtre,
penchée sur le jardin, et je regardais. Ah! si ce Niceto t'avait tué,
je l'aurais poignardé!»

Elle le baisa longuement sur les lèvres.

       *       *       *       *       *

«Prenons nos manteaux, mesdames, dit Don Jorge. Rinalte passera la
nuit auprès de Niceto et vous souhaite le bonsoir.

--Madame Soledad n'a personne pour l'accompagner, dit la Pandora d'un
ton ironique. Mais nous irons la reconduire...»

Soledad était vaincue. On la reconduisit, en effet, à son logis, sans
qu'elle osât plus rien tenter contre son audacieuse rivale.

De là, on se rendit à la maison de Pandora. Elle frappa d'une main
impatiente, et sa camériste vint lui ouvrir. Alors, Juan quitta son
bras et la salua respectueusement.

«Madame, dit-il, j'ai l'honneur de vous souhaiter une bonne nuit.

--Ah çà, reprit-elle en le regardant d'un air moqueur, comptes-tu
m'épouser dans six mois?»

Jorge partit d'un éclat de rire.

La Magdalena poussa Juan dans l'allée et lui souhaita à son tour une
bonne nuit.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, Don Jorge se rendit de bonne heure chez Don Rinalte pour
prendre des nouvelles du blessé.

«Ah! ce fut un fameux coup d'épée, dit celui-ci. Les médecins n'ont pu
arrêter le sang. Niceto est mort cette nuit. Venir à bout dans la même
soirée du plus fameux duelliste et de la plus froide courtisane de
Séville! À dix-sept ans! Votre neveu ira loin!»




CHAPITRE III

DON JUAN À LA COUR DE NAPLES

En exil.--Une duchesse violée.--L'arrivée du Roi.--Intervention de Don
Jorge.--L'oncle et le neveu.--La fuite.--La duchesse au secret.--Les
conseils d'un valet de chambre.--Stupéfaction et fuite du duc Octavio.


Dans les bras experts de la Pandora, Juan avait appris la volupté et
tous ses raffinements. Ces leçons ne furent pas perdues. Il comprit
de suite que l'amour se devait conquérir par tous les moyens, bons
ou mauvais. Il était beau, il était jeune, il était fort. Les femmes
seraient à lui.

Cependant, les circonstances de la mort de Don Niceto avaient été
connues peu à peu; d'autres duels, d'autres enlèvements rendirent
bientôt la situation de Juan intenable à Séville, et sa famille décida
de l'envoyer dans le royaume de Naples, où son oncle Jorge avait
été depuis peu nommé chef de la mission militaire espagnole chargée
d'inculquer aux paresseux Napolitains les secrets de l'art de la
guerre.

Juan, dans cette cour facile, reprit le cours de ses amoureux
exploits. L'aventure qui lui fit quitter le royaume mérite d'être
contée.

       *       *       *       *       *

La duchesse Isabelle, jeune veuve d'une ravissante beauté, devait
épouser le duc Octavio, mais Juan en était éperdument amoureux. Dans
ses pires tromperies, il y avait en ce temps une part de sincérité.

Il n'avait abouti à rien. Il avait de plus acquis la conviction que
le duc faisait à Isabelle la cour la moins platonique, désirant sans
doute s'assurer de quelques gages d'amour palpable, avant que l'heure
officielle de l'hyménée n'eût sonné.

À la suite d'une fête donnée au palais royal, la duchesse s'était
assoupie dans un petit boudoir retiré. Juan, qui la guettait, se
glissa dans la salle mi-obscure. Il éteignit la dernière chandelle et
s'assit près de la belle qui sommeillait d'un léger sommeil, agrémenté
sans doute de rêves d'amour.

«C'est Octavio, ton amant, qui t'éveille, dit-il, contrefaisant la
voix du duc et la prenant par la taille.

--Octavio! cher Octavio!» soupira la dormeuse.

Sans autre discours, Juan mit ses lèvres sur les siennes. Ses mains
chiffonnaient la dentelle. Isabelle ne résista bientôt plus.

       *       *       *       *       *

«Octavio, par ici, vous pourrez sortir plus sûrement, dit-elle, quand
ils se furent relevés.

--Oui, mon adorée. Ah! quand viendra le jour des épousailles?

--Je veux aller chercher une lumière.

--Pourquoi?

--Pour voir encore mon très cher amour.

--J'éteindrai la lumière.

--Oh! ciel, qui es-tu? Cette voix! Qui es-tu?

--Qui je suis? Un homme sans nom.

--Au secours!... Vous n'êtes pas le duc?

--Non.

--Au secours! Au secours!

--Contenez-vous, duchesse, et donnez-moi la main.

--Ne me retiens pas, misérable! Holà! valets, au secours!»

       *       *       *       *       *

Le roi, qui aimait, en bon maître de maison, à faire un petit tour
dans ses appartements avant que de faire ses dévotions nocturnes et se
mettre au lit, accourut à ces cris de détresse. Peu mondain, du reste,
il n'avait jamais remarqué la physionomie de Don Juan.

--Que signifient ces appels désespérés? fit-il majestueusement.

--Le roi! le roi! se lamentait Isabelle. Quelle malheureuse je suis!

--Qui êtes-vous? reprenait d'un ton sévère le monarque.

--Qui? Un homme et une femme», répondit Juan.

Le roi, dont la devise était en politique aussi bien que dans le
privé: «Pas d'histoires!» jugea qu'il fallait être prudent. Il fit
semblant de ne point voir la duchesse et se contenta de dire:

«Holà! mes gardes! saisissez-vous de cet homme!»

       *       *       *       *       *

Don Jorge, qui venait lui-même de changer la garde du palais--un bon
militaire ne doit point négliger le détail--accourut à cet instant à
la porte.

«Don Jorge Tenorio, dit le roi, je vous charge de ces prisonniers.
Apprenez qui ils sont. Mais agissez secrètement. Je crois à une
mauvaise affaire. Je ne serai rassuré que quand je les saurai en votre
pouvoir!»

       *       *       *       *       *

«Emparez-vous de cet homme, dit Don Jorge.

--Qui osera? répondit Juan toujours demi caché sous son manteau.

--Tuez-le, reprit Don Jorge, s'il résiste.

--Je suis prêt à mourir! Je suis gentilhomme de l'ambassade
d'Espagne!»

Don Jorge à cet instant commença de se méfier. Il avait cru
reconnaître la voix.

«Éloignez-vous, dit-il à ses gardes... Retirez-vous tous dans la
chambre voisine avec cette femme.

       *       *       *       *       *

«C'est donc toi, malheureux, dit-il à son neveu qu'il venait enfin
de reconnaître. Eh bien! tu me mets dans une jolie position! Que se
passe-t-il?

--Il se passe ceci que j'ai trompé et possédé la duchesse Isabelle.

--Et comment?

--J'ai dû feindre d'être le duc Octavio.

--De plus en plus grave! Tu n'as donc pas assez des filles de cour et
de basse-cour? La duchesse! Écoute. Tu vas sauter par ce balcon.

--Votre bonté me donne des ailes.

--Et ensuite par le premier bateau tu fileras en Sicile ou ailleurs.

--En Espagne par exemple! Allons, tout n'est pas perdu!

--Et mon prestige? Moi, avoir laissé échapper un prisonnier, moi chef
de la mission militaire extraordinaire?»

Mais Don Juan avait déjà escaladé d'un pied agile le balcon et sauté
au dehors.

       *       *       *       *       *

«Mes ordres sont-ils exécutés? dit le roi qui revenait.

--J'ai exécuté, Seigneur, reprit Don Jorge, votre vigoureuse et droite
justice. L'homme...

--Est mort?

--Non, il a échappé à la fureur des épées.

--Et par quel moyen?

--Voici. À peine aviez-vous donné vos ordres que, sans chercher à
s'excuser, le fer à la main, il roula son manteau autour de son bras
et avec une grande prestesse, attaquant les soldats, parvint jusqu'au
balcon d'où, en désespéré il se jeta dans le jardin. Mes soldats le
retrouvèrent à terre, baigné de sang, agonisant. Ils s'apprêtaient
à l'emporter, quand, soudain, avec une telle promptitude que j'en
demeurai interdit, il s'échappa...

--C'est du joli! Et la femme?

--La femme dont vous apprendrez le nom avec étonnement, la duchesse
Isabelle, retirée dans cette chambre, assure que c'est le duc Octavio
lui-même qui l'a fait tomber dans ce piège et déshonorée.

--Je ne comprends pas très bien.

--Moi non plus. Je me contente de répéter.

--Ah! honneur! honneur! pauvre honneur! Si tu es l'âme de l'homme,
pourquoi t'a-t-on placé dans la femme, qui est l'inconstance même?»

       *       *       *       *       *

Cependant le garde amenait la duchesse devant le roi.

«Comment oserais-je lever les yeux sur Votre Majesté?» dit-elle
timidement.

Le roi donna ordre à la troupe de se retirer.

«En effet, répondit-il... Quelle mauvaise étoile vous inspira, madame,
de profaner ainsi un palais... Prenez-vous ma maison pour un b...?

--Pardon, Seigneur!

--Tais-toi. Ta langue ne pourra jamais excuser ton offense. Cet homme
était donc le duc Octavio?

--Seigneur!

--Ah! l'amour brave ainsi les gardes et les valets! Don Jorge Tenorio!
enfermez cette femme dans une tour, au secret, et faites saisir le
duc. Je veux maintenant qu'il lui tienne parole!

--Grand Seigneur, jetez les yeux sur moi. Je suis coupable, mais, s'il
le veut, le duc Octavio me disculpera!»

       *       *       *       *       *

Le duc Octavio s'éveillait à ce moment. Le jour avait point en effet
tandis que se déroulaient ces redoutables événements.

Son valet Ripio fut tout étonné de le trouver debout de si bonne
heure.

--Eh quoi? plus de repos, seigneur?

--Le repos ne peut calmer le feu que l'amour allume en mon âme,
répondit le duc. C'est un enfant qui ne se plaît pas dans un lit
moelleux, entre deux draps de toile de Hollande recouverts d'hermine.
Il se couche et ne se repose pas. Il est matinal et joue comme un
enfant. Le souvenir d'Isabelle, Ripio, m'ôte la tranquillité. Comme
elle vit dans mon âme, mon corps veille sans cesse, gardant, absent et
présent, le château de l'honneur!

--Pardonnez-moi, votre amour est un sot amour.

--Que dis-tu, maître fou?

--Je dis ceci. C'est une sottise d'aimer comme... Voulez-vous
m'écouter?

--Va, poursuis.

--Je poursuis. Isabelle vous aime-t-elle?

--En doutes-tu?

--Non, mais je le demande. Et vous, l'aimez-vous?

--Moi? Oui.

--Eh bien! ne serais-je pas un fou fieffé si je m'affligeais étant
aimé d'une femme que j'aime? Donc si vous vous aimez tous les deux
d'une égale ardeur, dites-moi qui vous empêche de vous marier sans
attendre plus...

       *       *       *       *       *

Sur ces entrefaites, un domestique entra.

«Le chef de la mission militaire espagnole, ambassadeur
extraordinaire, vient, dit-il, de mettre pied à terre dans le
vestibule! Il demande d'un ton courroucé et hautain à parler à Votre
Grâce. Si j'ai bien compris, il s'agirait de prison.

--De prison! Dis-lui d'entrer.»

Don Jorge pénétra accompagné de soldats.

«Qui dort ainsi, dit-il sur le seuil d'une voix sentencieuse, doit
avoir la conscience nette.

--Oh! reprit Octavio. Est-il convenable que je dorme quand Votre
Excellence me fait l'honneur de me rendre visite? Je veillerai toute
ma vie. Pour quelle cause êtes-vous venu?

--Parce que le Roi m'a envoyé ici.

--Et quelle bonne étoile a voulu que le Roi songeât à moi? Vous
n'ignorez pas que, le cas échéant, je lui donnerais ma vie.

--Hélas! Hélas!

--Marquis, je n'ai nulle inquiétude. Parlez.

--Le Roi m'a envoyé pour vous arrêter...

--Et de quoi donc suis-je coupable?...

--Vous le savez mieux que moi. Mais si, par hasard, je me trompe,
écoutez la mésaventure et sachez pourquoi le Roi m'a envoyé. À
l'heure où les noirs géants, pliant leurs sinistres pavillons, fuient
pêle-mêle devant le crépuscule, je traitais de certaines affaires en
compagnie de Son Altesse. Les grands aiment l'aube de la nuit. Nous
entendîmes une voix de femme qui criait au secours. À ce bruit, le roi
lui-même s'élança, et il trouva la duchesse dans les bras d'un homme
gigantesque...

--Un homme gigantesque! gigantesque!

--Le Roi ordonna qu'on se saisît d'eux. Je tentai de désarmer l'homme.
Mais je crois que le démon avait pris cette forme humaine, car devenu
soudain vapeur, il s'échappa par le balcon à travers les ormes.

--Et la duchesse?

--La duchesse, arrêtée, déclara que c'était le duc Octavio qui l'avait
ainsi abusée en lui promettant de l'épouser...

--Que dites-vous?

--Je dis ce que tout le monde sait, qu'Isabelle, par mille moyens...

--Laissez-moi, ne me parlez pas d'une pareille trahison. Isabelle me
trompe! Je deviens fou! Mais non, ce n'est pas vrai!

--Comme il est vrai que les oiseaux volent dans l'espace, que les
poissons vivent dans les eaux, que la loyauté habite dans un véritable
ami, que la trahison est dans un ennemi, j'ai dit la pure vérité.

--Marquis, je veux vous croire. Il n'y a rien qui m'étonne, car la
femme la plus constante n'en est pas moins femme. Mon outrage est
avéré.

--Le Roi ne voit d'autre solution, à ce que j'ai cru comprendre, que
de vous faire épouser solennellement et sans tarder la duchesse.

--Certes, j'avais jadis à cette fille promis le mariage, mais
aujourd'hui... Par la Madone!

--Vous n'avez qu'une ressource, vous absenter de ce pays. Et que votre
départ soit prompt!

--Je vais m'embarquer pour l'Espagne aujourd'hui même.

--La porte du jardin est ouverte. Partez, je ne vois rien!»

Le duc Octavio ne se le fit pas dire deux fois. Il quitta sa maison
tout en maugréant:

«Un homme dans le palais avec Isabelle! Je deviens fou. Les femmes:
des girouettes!»

       *       *       *       *       *

Après de nombreuses péripéties parmi lesquelles un naufrage, Juan
revint sur la terre d'Espagne. Il emportait malgré tout un remords,
le souvenir de la belle duchesse qu'il avait, en la nuit noire, tenue
entre ses bras... À défaut d'autre mémoire, il avait celle de la
volupté... Cependant, jeté au rivage par la tempête, il se consola en
séduisant la fille des pauvres pêcheurs qui l'avaient recueilli.

[Illustration: PLANCHE III

(Photo J. Lacoste, Madrid).

_F. Goya_.--LES MAYAS AU BALCON]





CHAPITRE IV

LA MORT DU COMMANDEUR

Petite revue du demi-monde.--Inès d'Ulloa.--Discours de
l'abbesse.--Visite de la duègne.--La lettre d'amour de Don Juan.--Don
Juan au couvent.--L'enlèvement.--Don Gonzalo d'Ulloa.--Propos
aigres-doux.--Le réveil de Doña Inès.--La séduction de Don
Juan.--Arrivée inopinée de Don Gonzalo.--Violente discussion.--Mort du
commandeur.


De retour à Séville, Don Juan se rendit chez son ami Mota, en la
compagnie duquel il avait jadis mené la joyeuse vie:

«Vous ici, Don Juan!

--Naples est pourri, pourri, mon bon! Rien à faire chez les mangeurs
de pastas! Et quoi de nouveau à Séville?

--Tout y est bien changé.

--Les femmes?

--Chose jugée.

--La Pandora?

--Se retire des affaires après fortune faite.

--Magdalena?

--À l'hôpital.

--Soledad?

--Au tombeau.

--Charmant séjour. Et Constance?

--Elle pleure ses cheveux et ses sourcils. Le Portugais l'appelle
vieille, et elle entend belle.

--Et Téodora?

--Au printemps dernier, elle échappa à une indisposition galante, et
devant moi il lui tomba une dent parmi les fleurs de sa conversation.

--Julia, celle du Candilejo?

--Elle se défend avec son fard.

--Se vend-elle toujours comme poisson frais?

--Elle se donne pour poisson salé.

--Le quartier de Cantarranas est toujours bien habité?

--Surtout par les grenouilles.

--Et les deux soeurs de nos amours vivent-elles toujours?

--Ainsi que la guenon de leur mère Célestine qui leur enseigne les
bons principes.

--La vieille de Belzébuth! Comment va l'aînée?

--Elle a un petit saint pour qui elle jeûne.

--Et l'autre?

--L'autre fait flèche de tout bois.

--Mais assez des catins! Et dites-moi, Mota, Inès? douce Inès?»

       *       *       *       *       *

La voix de Juan tremblait légèrement en prononçant ces mots. Doña Inès
d'Ulloa était une jeune fille qu'il avait connue toute enfant. Alors
qu'ils jouaient ensemble, il la considérait déjà comme son bien, sa
propriété. À la majorité de Don Juan, il avait été question de lui
faire épouser cette riche et charmante héritière. Mais le projet avait
été écarté par l'opposition du père, Don Gonzalo, auquel la réputation
de Don Juan semblait du plus mauvais aloi.

Parmi les aventures, le jeune chevalier ne s'était point soucié de ce
mariage. Il rencontrait toujours Doña Inès dans le monde. Il se disait
qu'elle serait un jour à lui comme les autres femmes. Il l'aurait,
sinon vierge, du moins mariée.

Cependant, dans ce voyage en Italie, il avait senti son sentiment
s'exaspérer étrangement pour la pure jeune fille auprès de laquelle
il avait grandi et dont il se trouvait maintenant séparé. L'absence
révèle l'amour, dit-on.

       *       *       *       *       *

«Inès, répondit Mota après une hésitation. Inès, on ne sait pourquoi,
est entrée au couvent.

--Au couvent?

--Et elle doit demain prononcer ses voeux!»

Le visage de Don Juan devint cendre. Il se passait un combat en lui.

«Dieu n'a pas encore le dernier mot», murmura-t-il...

       *       *       *       *       *

La mère abbesse était inquiète de ses nouvelles religieuses. Aussi
laissait-elle à celle qui ne serait bientôt plus Doña Inès d'Ulloa
quelques privautés de nature à lui adoucir la transition de la
vie mondaine à la vie religieuse. Sur la demande de la jeune fille
elle-même, la date de ses voeux avait été avancée. Mais avait-elle
ainsi trouvé le repos?

«Quels souvenirs, lui disait la mère abbesse, auriez-vous encore des
traces et plaisirs du monde! Derrière ces saintes murailles, vous
ne connaîtrez pas le doute. Quand vous aurez pris l'habitude de ce
verger, douce colombe, vous n'aspirerez plus à étendre vos ailes dans
l'espace. Lis charmant, votre calice ne s'ouvrira ici qu'aux baisers
du zéphyr, et ici tomberont doucement vos feuilles. Dans le coin de
terre où notre chétive personne est renfermée, dans le coin de ciel
qui apparaît à travers les grilles, vous ne verrez qu'un lit où
vous reposerez dans un doux sommeil... Ah! j'envie, Inès, la vie
d'innocence qui vous est réservée.

«Mais pourquoi baissez-vous la tête, pourquoi ne me répondez-vous pas?
Pour aujourd'hui encore, vous aurez la visite de la gouvernante qui
vous a élevée. Cette bonne fille vous consolera peut-être... N'oubliez
pas cependant, mon enfant, que vous ne devez pas jeter de regards en
arrière... Demain seront prononcés vos voeux.

--Que Dieu vous accompagne, ma mère.

--Adieu, ma fille.»

La mère abbesse partie, Inès se laissa aller à quelques réflexions
mélancoliques. Elle avait voulu entrer dans ce couvent, et maintenant
un vrai tourment, un tremblement la prenait à l'idée qu'elle
prononcerait demain les voeux qui devaient la lier pour jamais...

Cependant la gouvernante Brigitte venait de pénétrer auprès d'elle
par autorisation spéciale. De suite la duègne poussa la porte derrière
elle.

«L'ordre est de laisser la porte ouverte, remarqua Inès.

--C'est bon et sage pour les autres novices, mais pour vous...

--Brigitte, ne vois-tu pas que tu enfreins les ordres du monastère?

--Bah! C'est plus sûr de cette façon. On peut parler sans mystère et
sans embarras. Avez-vous regardé le livre que je vous fis parvenir en
cachette il y a tantôt deux heures?

--Je l'avais oublié!

--Je vous suis bien obligée de cet oubli.

--La mère abbesse me vint rendre visite.

--La vieille impertinente!

--Mais le livre est-il donc si intéressant?

--S'il est intéressant? Sache que je l'ai laissé bien troublé, le
malheureux.

--Et qui donc?

--Lui, Don Juan...

--Don Juan! Il est donc de retour? Qu'entends-je? Et c'est lui qui me
l'envoie.

--Sans doute.

--Oh! je ne dois pas le prendre.

--Pauvre garçon! Mais c'est le désespérer, c'est le tuer!

--Que dis-tu?

--Si vous ne prenez pas ce livre d'heures, il en aura tant de chagrin
qu'il en tombera malade. Je le vois d'ici.

--Eh bien! s'il en est ainsi, je le regarderai.

--Vous ferez bien.»

Inès prit alors le livre qu'elle avait mis sous l'oreiller de son
petit lit.

«Qu'il est joli! dit-elle.

--Qui veut plaire y met tous ses soins.

--Et regardez les belles prières.»

Tandis que Inès feuilletait avec admiration le beau livre à fermoir
d'or, une lettre s'en échappa et tomba à terre.

--Un petit papier, fit Brigitte.

--Une lettre!

--Pour vous offrir le cadeau.

--Quoi! le papier serait de lui.

--Que vous êtes innocente! Puisqu'il vous fait le cadeau, il est
naturel que la lettre soit de lui.

--Ah! Jésus!

--Qu'avez-vous?

--Rien, Brigitte, ce n'est rien.

--Mais si, vous changez de couleur...»

La maligne gouvernante savait fort bien ce qui se passait dans l'âme
de sa jeune maîtresse, sa chère maîtresse qu'elle avait vue, elle
aussi, avec peine entrer au couvent.

«La main me brûle, reprit Doña Inès, qui a touché ce papier.

--Dieu me protège! Jamais je ne vous ai vue ainsi... Vous tremblez.

--Malheur à moi!

--Mais qu'avez-vous donc?

--Je ne sais... J'entrevois mille fantômes inconnus qui traversent mon
esprit et le torturent.

--En est-il un par hasard, entre eux, qui ressemble à Don Juan?

--Je ne sais. Depuis que tu m'as redit son nom, cet homme, que
j'avais oublié, presque oublié, est toujours devant moi. Ah! quelle
fascination il a depuis l'enfance exercée sur mes sens... Voici à
nouveau que l'image de Tenorio absorbe toutes mes pensées.

--Je suis tentée de croire que vous ressentez de l'amour.

--De l'amour! Est-ce cela de l'amour?

--Le moins entendu y verrait de l'amour. Revenons à la lettre. Qui
vous arrête?

--Je la regarde, mais n'ose la lire: «_Inès de mon âme..._» Vierge
sainte, quel début!

--Allons, allons, continuez. C'est de la poésie.

--«_Lumière où vient puiser le soleil... Ravissante colombe privée de
la liberté, si vous daignez abaisser sur ces lignes vos beaux yeux, ne
les détournez pas avec colère sans aller jusqu'au bout..._»

--Quelle délicatesse! interrompit Brigitte. Qui aurait plus de
déférence?

--Brigitte, je ne sais ce que j'éprouve...

--Continuez, continuez la lecture...

--«_Nos pères, vous le savez, avaient jadis décidé d'unir nos deux
destinées... Ravie d'un si riant espoir, mon âme, Inès, avait toujours
aspiré à vous. L'étincelle d'amour qui avait jadis jailli de mon
coeur, le temps l'a convertie en un feu dont la flamme grandit sans
cesse en moi..._»

--C'est évident. Je sais, moi, qu'on lui avait toujours fait espérer
votre amour...

--«_L'absence a exaspéré encore mon sentiment. Et me voici aujourd'hui
suspendu entre la tombe et mon Inès._»

--Comprenez-vous, Inès? Si vous aviez repoussé ce livre d'heures, il
vous eût fallu à l'instant préparer son suaire.

--Je me meurs.

--Poursuivez.

--«_Inès, âme de mon âme, attrait unique de ma vie, perle cachée parmi
les algues de la mer, colombe qui n'a point voulu voler loin du nid,
Inès, si à travers ces murs tu regardes tristement le monde, si pour
lui tu soupires, avide de liberté, souviens-toi qu'aux pieds de ces
mêmes murs où tu es prisonnière Don Juan, prêt à te sauver, tend vers
toi les bras..._»

Sur ces derniers mots, Inès se sentit prête à s'évanouir. Mais
Brigitte tenait à ce que la missive fût lue tout entière, et elle dut
continuer:

«_Souviens-toi de celui qui pleure sous ta persienne, la nuit l'y
surprendra. Pour toi seule il vit, chère âme. Que tu l'appelles, il
volera à tes pieds._»

--Il viendrait! Il viendrait! À votre signe...

--Il viendrait!

--Oh! oui! Mais finissez.

--«_Adieu! lumière de mes yeux... Médite avec calme, je t'en prie,
tout ce que je t'ai dit. Si tu hais ton cloître, qui doit être ton
tombeau, ordonne, et Juan saura braver tous les périls._»

Inès demeura un instant silencieuse:

«Ah! dans quel trouble nouveau me jette cette lecture, dit-elle enfin,
oppressée. On dirait qu'une lumière nouvelle se montre à moi...

--Don Juan vous attend.

--Don Juan! Nos deux destinées sont-elles donc à ce point unies?

--Silence, j'entends un pas...»

Les deux femmes écoutaient. Il était neuf heures du soir, et l'ombre
s'était faite autour des hauts murs du couvent.

--Qui peut venir ici? dit Inès avec effroi.

--Lui seul!

--Qui?

--Lui!

--Don Juan!»

       *       *       *       *       *

La porte s'était ouverte, en effet, et Don Juan était entré. Il se
précipita, un genou en terre, et prit la main de ta tremblante Inès.

«Ma chère Inès, Inès de mon coeur, répétait-il.

--Est-ce vous, Don Juan? Ou bien est-ce un fantôme?...»

Mais trop faible pour tant d'émotions, elle s'évanouit et laissa
tomber la lettre à terre.

«Je vais prendre Doña Inès dans mes bras, dit Juan à ta gouvernante,
et gagner au plus tôt le cloître solitaire, puis la porte.

--Je suis à vos ordres, reprit la duègne. Tout ce que vous ferez pour
la sauver de ce couvent sera bien, mon seigneur.

--Je sortirai d'ici, s'il le faut, l'épée dans ma main libre...

--Ah! vous êtes un lion! Rien ne vous trouble, ne vous arrête... Je
m'attache à vos pas.»

       *       *       *       *       *

Mais l'abbesse avait entendu le bruit insolite de l'arrivée de Don
Juan. Elle se rendit à la chambrette d'Inès et fut stupéfaite de n'y
plus trouver personne.

«Ces gouvernantes! fit-elle inquiète. Jamais je ne les laisserai
pénétrer auprès de mes saintes enfants.

--Ma mère, ma mère, dit la soeur tourière, qui entrait précipitamment,
il y a à la porte un noble vieillard qui désire vous parler.

--Un homme! Dans le couvent! À cette heure! C'est inutile.

--Il est, dit-il, chevalier de Calatrava, ce qui lui donne le
privilège d'entrer. L'affaire est d'urgence, dit-il.

--A-t-il dit son nom?

--Sa Seigneurie Don Gonzalo de Ulloa.

--Don Gonzalo! Qu'il entre!»

       *       *       *       *       *

La visite du père coïncidait avec la disparition de la fille. Que
signifiait tout ceci?

Don Gonzalo était un grand vieillard aux traits un peu rudes, au
regard froid, à la mine sévère.

«Mère abbesse, dit-il, pardonnez-moi de vous déranger à pareille
heure. Mais il s'agit d'une affaire qui intéresse peut-être notre
honneur...

--Jésus!

--Écoutez.

--Parlez donc.

--J'avais conservé jusqu'ici un trésor plus précieux que tout l'or du
monde. Ce trésor est mon Inès.

--Précisément...

--Or, j'ai appris à l'instant que sa duègne vient d'être vue en ville
parlant avec un certain Don Juan Tenorio, un homme qui n'a pas sur la
terre son pareil pour l'audace et la perversité. Jadis, on songea à
le marier avec ma fille... Mais en raison de ses vices, de ses crimes,
j'ai refusé... Que cet homme songe à se venger, c'est dans sa nature.
Il est, paraît-il, revenu de Naples. Je dois être sur mes gardes, car
il suffirait à ce fils de Satan d'un jour, d'une heure d'imprévoyance
pour ternir mon honneur... Il a séduit cette duègne par ses discours
et de l'argent, j'en jurerais... Elle est maintenant au couvent...
Je suis venu afin de vous prier d'en finir avec cette vieille femme.
Qu'Inès demeure seule et, puisqu'elle l'a voulu, prononce demain les
voeux qui la feront disparaître du monde!

--Vous êtes père, et vos inquiétudes se comprennent, commandeur, mais
remarquez que vous m'offensez!

--Vous ignorez qui est don Juan!

--Si pervers que vous le peigniez, je vous dis que Doña Inès est en
sûreté tant qu'elle sera ici, Don Gonzalo.

--Je le crois, mais allons au fait. Remettez-moi cette duègne et
excusez mes idées mondaines.

--On se conformera à vos exigences.»

Sur ce la mère abbesse appelle la tourière.

«Soeur tourière, lui dit-elle, allez donc quérir Doña Inès et sa
duègne. Elles ont quitté la chambre.»

La tourière sortit.

«Elles ont quitté la chambre? reprit Don Gonzalo avec inquiétude.

--Oui, elles sont sorties l'une et l'autre, je ne sais pourquoi.»

À cet instant, Don Gonzalo aperçut la lettre qui traînait à terre. Il
la prit et l'examina:

«Malédiction! s'écria-il soudain... Mes inquiétudes me le criaient!
Lisez, ma mère: _Inès de mon âme_.» Signé _Don Juan_. Voici la preuve
écrite. Tandis que vous priiez Dieu pour elle, le Diable est venu qui
l'a enlevée!

La tourière accourait à ce moment.

«Madame! madame! Je n'ai pas retrouvé Doña Inès. Mais tout à l'heure
un homme a escaladé avec une échelle le mur du jardin.

--C'est bien lui! fit le commandeur. Je pars... Malheur à moi!

--Où allez-vous, commandeur?

--Sotte! À la poursuite de mon honneur que vous avez laissé voler!»

       *       *       *       *       *

Avec l'aide de son valet Ciutti, Don Juan avait fait transporter Inès
dans sa maison de campagne, aux proches environs de Séville, dans
un paysage enchanteur. C'est là que la jeune fille reprit ses sens.
Brigitte était auprès d'elle.

«Où suis-je? dit-elle.

--Dans la maison de Don Juan.

--La maison de Don Juan n'est pas un lieu convenable pour moi: Je suis
noble! Brigitte. Viens. Il faut partir d'ici.

--Don Juan va revenir, Don Juan qui vous a sauvée de la mort du
cloître...

--Oui, mais il m'a empoisonné le coeur.

--Vous l'aimez donc?

--Je ne sais; mais, par pitié, fuyons, fuyons au plus vite cet homme
au seul nom duquel je sens se dérober mon coeur...

--Vous l'aimez?

--Certes, si cela est de l'amour, je l'aime, mais je sais aussi que
cette passion me déshonore. Si mon faible coeur m'entraîne vers Don
Juan, mon honneur et mon devoir m'éloignent de lui. Partons donc d'ici
avant qu'il ne revienne: la force me manquerait si je le voyais à mes
côtés. Partons. Mon père, Don Gonzalo, me recevra.

--Mais Juan s'est rendu auprès de Don Gonzalo pour lui demander son
pardon et sa parole.

--Est-ce vrai?

--Du reste, voici un bruit de rames sur le Guadalquivir.
N'entendez-vous point? C'est la barque de Don Juan.»

       *       *       *       *       *

C'était lui en effet. Il sauta légèrement du frêle bateau et, en un
instant, fut auprès d'Inès. Minuit venait de sonner. Le silence était
tombé sur la campagne et sur le fleuve...

«Où est Don Gonzalo? lui dit Inès.

--À cette heure, répondit Juan, il dort tranquillement. Je n'ai pu le
joindre, mais l'ai rassuré par un message.

--Que lui avez-vous dit?

--Que vous étiez en sûreté sous ma garde, respirant les saines brises
de la campagne...»

Don Juan prit la main d'Inès.

«Calme-toi donc, ma vie. Repose ici et pour un instant oublie la
sombre prison de ton couvent. Ah! n'est-il pas vrai, ange d'amour, que
sur ce rivage solitaire l'air est meilleur, la lune brille d'un éclat
plus pur? Ces bises qui passent, pleines des doux parfums des fleurs
champêtres, ces eaux calmes et limpides, ces forêts qui chantent
doucement en attendant l'aurore, ne respirent-elles point l'amour?

«Écoute mes paroles, Inès. Elles respirent aussi l'amour. De tes yeux
coulent deux perles liquides. Permets-moi de les boire, agenouillé
devant toi. Oui, vois, ce coeur inconstant est devenu à jamais ton
esclave.

--Taisez-vous, pour Dieu, Don Juan, reprit Inès... par pitié,
taisez-vous... En vous écoutant, il me semble que la folie trouble mon
cerveau et que mon pauvre coeur à moi brûle. Oh! dites-moi seulement
que vous ne m'avez pas donné à boire un philtre infernal...

--Je t'ai donné la sincérité de mon âme.

--Assez, assez, Don Juan... Je ne pourrais plus résister. Oh! je sens
que je vais à vous comme ce fleuve va à la mer. Pitié! pitié! Don
Juan! Arrache-moi le coeur ou aime-moi parce que je t'adore!

--Mon coeur, cette parole change mon être au point de me laisser
espérer que l'Éden s'ouvrira pour moi. Non, Doña Inès, ce n'est pas
Satan qui m'inspire cet amour, c'est Dieu qui veut sans doute par toi
me gagner à lui... Bannis toute inquiétude, à tes pieds je me sens
capable de vertu. Oui, mon orgueil, je te le promets, s'inclinera
devant le bon commandeur. Il m'accordera ta main ou n'aura qu'à me
tuer.

--Don Juan de mon coeur!

--Silence! Avez-vous entendu... Une barque vient d'aborder. Je
vois des hommes qui se dirigent vers la maison. Veuillez m'attendre
quelques instants.»

       *       *       *       *       *

[Illustration: PLANCHE IV

_Eug. Devéria._--ENLÈVEMENT DE DONA INÈS]

Mais le valet de Don Juan, Ciutti, accourait. Il rencontra son maître
qui descendait au grand salon d'entrée, mal éclairé aux chandelles.

«Seigneur, sauvez votre vie, lui dit-il.

--Qu'y a-t-il?

--Le commandeur arrive avec des gens armés.

--Laisse-le entrer, lui seulement...

--Mais, seigneur...

--Obéis-moi...»

Mais déjà Don Gonzalo, bousculant violemment la porte, venait de
pénétrer dans la salle.

«Où est-il ce traître?» criait-il, agitant son épée.

Don Juan s'avança:

«Me voici, dit-il, mais faites attendre, je vous prie, ces gens à la
porte!»

Le commandeur, étonné de ce calme, fit signe à sa troupe de demeurer
au dehors. Alors Don Juan s'avança et poliment mit un genou à terre
devant Don Gonzalo.

«Me voici à tes pieds.

--Tu es donc vil jusque dans tes crimes, Don Juan?

--Retiens ta langue, vieillard, et écoute-moi un instant.

--Comment les paroles pourraient-elles effacer ce que la main a écrit
sur ce papier? Aller surprendre, infâme, l'extrême candeur de celle
qui ne pouvait soupçonner le poison contenu dans ces lignes! Verser
traîtreusement dans son âme chaste le fiel qui déborde de ton âme sans
foi ni vertu. Vouloir ainsi ternir l'éclatante pureté de mon blason
comme s'il était une guenille dédaignée d'un marchand. Est-ce
là, Tenorio, le courage dont tu te vantes? Est-ce là cette audace
proverbiale que t'attribue le vulgaire craintif? Avec les vieillards
et les jeunes filles tu en fais étalage, et pourquoi? vive Dieu! pour
venir ensuite lécher leurs pieds et prouver ainsi que tu manques à la
fois de courage et d'honneur.

--Commandeur!

--Misérable! Tu as volé ma fille Inès dans son couvent, et je viens,
moi, prendre ta vie ou mon bien.

--Jamais mon front ne s'est incliné devant aucun homme; jamais je n'ai
supplié ni père ni roi, et je reste à tes pieds dans la position où tu
me vois. Juge, Gonzalo, de la puissance du motif qui m'y retient.

--Ce qui t'y retient, c'est la peur de ma justice.

--Par Dieu! Écoute-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir. Je
redeviendrai ce que j'ai toujours été et ce qu'à cette heure je ne
voudrais plus être.

--Vive Dieu!

--Commandeur, j'idolâtre Doña Inès. Je suis convaincu que le ciel me
l'a réservée pour ramener mes pas dans le droit chemin. Ce n'est
pas sa beauté que j'aime ni sa grâce que j'adore, mais, Don Gonzalo,
j'adore la vertu personnifiée en Doña Inès. Ce que ni juges ni évêques
n'ont obtenu de moi par les cachots et les sermons, sa candeur l'a
obtenu. Son amour fait de moi un autre homme; il régénère mon
être. Elle peut transformer en un ange celui qui était un démon.
Comprends-tu enfin, Don Gonzalo, ce que t'offre l'audacieux Don Juan
Tenorio, agenouillé devant toi? Je serai l'esclave de ta fille; je
vivrai dans ta maison; tu gouverneras mes biens et me diras: Voilà ce
qui doit être. Indique-moi le temps de ma réclusion. Je me soumets à
toutes les épreuves que tu exigeras de mon audace et de ma fierté. Je
les subirai dans la forme que tu me prescriras; et quand ta conscience
jugera que j'ai su la mériter, je lui donnerai un bon mari, et elle me
donnera le paradis.

--Assez, Don Juan. Je ne sais comment j'ai pu me contenir en entendant
les honteuses preuves de ton infâme effronterie. Don Juan, tu es un
lâche. Quand tu te sens pris, il n'y a pas de bassesses que tu ne
tentes pour te tirer d'affaire.

--Don Gonzalo!

--J'ai honte de te voir ainsi à mes pieds. Ce que tu voulais gagner
par la force, tu cherches à l'obtenir par la prière.

--Tout se règle ainsi du même coup.

--Jamais, jamais. Toi, son époux! Je te connais depuis trop longtemps.
Je la tuerai avant. Allons! rends-la-moi de suite. Autrement ta vile
posture ne m'empêchera pas de te traverser la poitrine.

--Réfléchis bien, Don Gonzalo; avec elle tu me feras perdre peut-être
jusqu'à l'espoir de mon salut.

--Que m'importe ton salut!

--Commandeur, tu me perds!

--Ma fille? Où est ma fille?

--Remarque que j'ai tenté par tous les moyens de te donner
satisfaction. Les armes à la ceinture j'ai toléré tes outrages; à
genoux, je t'ai proposé la paix.»

Don Juan se releva. Don Gonzalo tenait son épée en avant.

«Ma fille! ma fille! te dis-je, lâche qui m'as frappé par derrière...

--Ah! ce supplice a trop duré, reprit Don Juan avec un rire qui sonna
étrangement. L'enfer triomphe!»

Mais Don Gonzalo avait ouvert la porte.

«A moi, mes gens!» cria-t-il.

Juan avait saisi son pistolet.

«Ulloa, dit-il, tandis que la foule des soldats faisait irruption, si
mon âme va à nouveau se plonger dans le vice, tu répondras pour moi
quand Dieu m'appellera devant son tribunal de justice.»

Il fit feu. Le commandeur tomba raide mort entre les bras de ses
soldats.




CHAPITRE V

DONA ELVIRE

Mort d'Inès.--Débordements de Don Juan.--Sa profession de
foi.--Arrivée de Doña Elvire.--Sanglants reproches.--Piteuses
explications.--Vive querelle de famille.


C'est par miracle que Don Juan, après cette terrible aventure, échappa
à la justice. Mais il reçut plusieurs coups d'épée des soldats, en
sorte qu'il put plaider la légitime défense. Doña Inès s'enfuit
au couvent; mais quelques jours après sa rentrée, elle commença
de dépérir et mourut rongée par le terrible mal intérieur qui la
dévorait. Les uns prétendent que l'affreuse mort de son père fut
cause du trépas de cette belle enfant; ceux qui la connaissaient
mieux affirment que ce fut sa passion inassouvie pour Don Juan qui la
conduisit au tombeau.

Don Juan, à la vérité, ne fut pas le même dès ce jour. Il semblait
qu'il voulût exercer une sorte de vengeance contre cette humanité
féminine que cependant il avait déjà tant fait souffrir. Le sens de
l'amour qu'il avait possédé si fort, si beau, parut émoussé en lui.
Jadis, il avait été sincère dans ses séductions; ce ne fut plus
désormais pour lui que jeu et comédie. C'est ainsi qu'il contracta
plusieurs mariages qui furent rompus par la triste mort de ses
épouses, la rupture prononcée à Rome avec l'appui des cardinaux
qu'impressionnait le grand nom des Tenorio ou encore par le simple
abandon. Fiancé avec Doña Elvire, il la séduisit quelques jours avant
la date du mariage, puis partit dans une campagne retirée, abandonnant
là la noce.

Le cynisme de Don Juan était tel que son fidèle valet, Ciutti, maître
ès canailleries, en prit lui-même dégoût et se permit à diverses
reprises d'en faire reproche à son maître.

       *       *       *       *       *

«Quoi, lui répondait Don Juan, tu veux qu'on se lie à demeurer au
premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui et qu'on
n'ait plus d'yeux pour personne! La belle chose de vouloir se piquer
d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une
passion et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui
nous peuvent frapper les yeux! Non, non, la constance est bonne pour
des êtres ridicules: toutes les belles ont droit de nous charmer, et
l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux
autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs. Pour
moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement
à cette douce violence qui nous entraîne. J'ai beau être engagé,
l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire
injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de
toutes et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature
nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout
ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande,
si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations
naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le
plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur
extrême à séduire par cent hommages le coeur d'une jeune beauté; à
voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait; à combattre par
des transports, des larmes et des soupirs l'innocente pudeur qui a
peine à rendre les armes; à forcer pied à pied toutes les petites
résistances qu'elle nous oppose; à vaincre les scrupules dont elle
se fait un honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la
faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus
rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous
endormons dans la tranquillité d'un tel amour si quelque objet nouveau
ne vient réveiller nos désirs et présenter à nos coeurs les charmes
attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que
de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur
ce sujet l'ambition des conquérants qui volent perpétuellement
de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs
souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes
désirs; je me sens un coeur à aimer toute la terre et, comme
Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir
étendre mes conquêtes amoureuses.

--Hélas! seigneur, tant que vous ne vous en prîtes qu'aux
hommes!... mais cette fille que vous avez osé disputer à Dieu! Et ne
craignez-vous rien de ce commandeur que vous avez tué d'un coup de
pistolet?

--J'ai eu ma grâce en cette affaire.»

       *       *       *       *       *

Sur ces entrefaites, on sonna. Don Juan crut que c'était une charmante
fillette dont, en cette campagne, il avait entrepris la conquête à
défaut de plus riche morceau. Il fit donc entrer. Mais sa déconvenue
fut grande quand, sous ses voiles noirs, il aperçut la fiancée qu'il
avait abandonnée, Elvire, maigre maintenant, et sur les traits
de laquelle se lisait une infinie désolation. Il eut un geste
d'impatience.

«Me ferez-vous la grâce, Don Juan, lui dit Elvire, de vouloir bien me
reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le
visage de ce côté?

--Madame, je vous avoue que je suis surpris et que je ne vous
attendais pas ici.

--Oui, je vois bien que vous ne m'attendiez pas, et vous êtes surpris,
à la vérité, mais tout autrement que je ne l'espérais, et la manière
dont vous le paraissez me persuade pleinement de ce que je refusais de
croire. J'admire la simplicité et la faiblesse de mon coeur à douter
d'une trahison que tant d'apparences me confirmaient... Mes justes
soupçons chaque jour avaient beau me parler, j'en rejetais la voix
qui vous rendait criminel à mes yeux et j'écoutais avec plaisir mille
chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon coeur; mais
enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d'oeil qui m'a
reçue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je
serais bien aise pourtant d'ouïr de votre bouche les raisons de votre
départ... Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous
saurez vous justifier.

--Madame, voilà Ciutti qui sait pourquoi je suis parti.»

Ciutti fut fort inquiet de se voir mis en cause.

«Moi, seigneur, glissa-t-il à son maître à l'oreille, je n'en sais
rien, s'il vous plaît.

--Eh bien! Ciutti, parlez, faisait à haute voix Don Juan qui n'avait
pas l'air d'entendre...

--Parlez, Ciutti, reprit Doña Elvire, il n'importe de quelle bouche
j'entende ces raisons.

--Allons, parle, maraud...»

Pressé de questions et voyant que, de toutes façons, l'affaire
tournerait mal pour lui, Ciutti se décida à prendre une mine
innocente:

«Madame, dit-il, les conquérants, Alexandre et autres mondes sont
causes de notre départ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire.

--Vous plaît-il, Don Juan, répondit Doña Elvire, d'éclaircir ces beaux
mystères...

--Madame, fit, assez penaud, le coupable, à vous dire la vérité...

--Ah! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour et qui
doit être accoutumé à ces sortes de choses! J'ai pitié de voir votre
confusion. Que ne vous armez-vous le front d'une noble effronterie?
Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments
pour moi, que vous m'aimez toujours avec une ardeur sans égale, et
que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort? Que ne me
dites-vous que des affaires de la dernière importance vous ont obligé
à partir sans m'en donner avis; qu'il faut que, malgré vous, vous
demeuriez ici quelque temps, et que je n'ai qu'à m'en retourner d'où
je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu'il vous
sera possible; qu'il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et
qu'éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est
séparé de son âme? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être
interdit comme vous êtes.

--Je vous avoue, madame, que je n'ai point le talent de dissimuler
et que je porte un coeur sincère. Je ne vous dirai point que je suis
toujours dans les mêmes sentiments pour vous et que je brûle de vous
rejoindre, puisqu'enfin il est assuré que je ne suis parti que pour
vous fuir, non point pour les raisons que vous pouvez vous figurer,
mais pour un motif de conscience, et pour ne croire pas qu'avec vous
davantage je puisse vivre sans péché. Il est mal d'avoir, avant la
date, consommé un hymen. C'est profaner le sacrement de mariage. Une
telle insulte aux lois divines et humaines ne se saurait trop expier.
Notre union, madame, eût été malheureuse et maudite. Oui, le repentir
m'a pris, et je crains le courroux céleste...

--Ah! scélérat; c'est maintenant que je le connais tout entier, et,
pour mon malheur, je te connais lorsqu'il n'en est plus temps et
qu'une telle connaissance ne peut plus servir qu'à me désespérer; mais
sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont
tu te joues me saura venger de la perfidie...

--Que penses-tu du Ciel, Ciutti?

--Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres, répondit
le valet qui tremblait en même temps du blasphème qu'il était obligé
de proférer.

--Il suffit, reprit Doña Elvire, qui avait retrouvé sa fierté par tant
d'impudence; je ne veux pas en ouïr davantage et m'accuse même d'en
avoir trop entendu. C'est une lâcheté que de se faire trop expliquer
sa honte, et sur un tel sujet un noble coeur, au premier mot, doit
prendre son parti. N'attends pas que j'éclate ici en reproches et en
injures: non, non, je n'ai point un courroux à s'exhaler en paroles
vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis
encore, le Ciel te punira, perfide, de l'outrage que tu me fais. Et
si le Ciel n'a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la
colère d'une femme offensée.»

       *       *       *       *       *

Don Juan eut en effet maille à partir avec les frères et cousins de
Doña Elvire qui s'étaient ligués contre lui. Mais il sauva inopinément
l'un d'eux d'une attaque de brigands, en blessa un autre en duel et
put ainsi gagner quelque temps.




CHAPITRE VI

LA STATUE DU COMMANDEUR

Visite au cimetière.--Le badinage de Don Juan.--L'invitation.--M.
Domingo.--Le souper.--L'orgie.--Les toasts.--La statue de pierre.--Don
Juan aux enfers.


Cependant le châtiment approchait. Don Juan était de tous considéré
comme un fléau, mais grâce à son courage, à sa ruse, à sa haute
naissance, personne ne pouvait l'abattre. Il s'était habitué à
l'impunité, et plus rien ne l'eût fait reculer.

La fantaisie le prit un jour de visiter le cimetière de Séville, où
repose tout ce qui porta un nom en Castille. Et sur chaque tombe, au
grand scandale de Ciutti, il plaisantait des exploits de l'un, des
fautes oubliées d'une autre. La vue d'un magnifique mausolée qu'il
n'avait pas remarqué encore le surprit:

«Quel est, dit-il à Ciutti, l'édifice que j'aperçois entre ces cubes?

--Vous ne le savez pas?

--Non, vraiment.

--Bon! c'est le tombeau que le commandeur Don Gonzalo d'Ulloa faisait
faire lorsque vous le tuâtes.

--Ah! tu as raison. Tout le monde m'a dit tant de bien de cet ouvrage
et de la statue du commandeur que j'ai envie de l'aller voir.

--Monsieur, n'allez point là.

--Pourquoi?

--Cela n'est pas civil d'aller voir un homme que vous avez tué.

--Au contraire, c'est une visite dont je veux lui faire la civilité,
et qu'il doit recevoir de bonne grâce s'il est galant homme. Allons,
entrons dedans.»

Et Don Juan, sans hésiter, poussa la petite grille et entra dans le
tombeau, suivi de Ciutti fort ému.

«Que cela est beau! faisait le valet pour s'encourager. Les belles
statues! Le beau marbre! Les beaux piliers! Ah! que cela est beau!
Qu'en dites-vous, monsieur?

--Qu'on ne peut voir aller plus loin l'ambition d'un homme mort; et ce
que je trouve admirable, c'est qu'un homme qui s'est contenté, durant
sa vie, d'une assez simple demeure en veuille avoir une si magnifique
quand il n'en a plus que faire.

--Voici la statue du commandeur.

--Parbleu! le voilà bien avec son habit d'empereur romain!

--Ma foi, monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu'il est en
vie et qu'il s'en va parler. Il jette des regards sur nous qui me
feraient peur si j'étais tout seul; je pense qu'il ne prend pas
plaisir de nous voir.

--Il aurait tort. Ce serait mal recevoir l'honneur que je lui fais.
Tu sais que j'offre, ce soir, à souper à quelques-unes des plus jolies
filles de Séville. Demande-lui s'il veut me faire l'honneur d'être mon
convive.

--C'est une chose dont il n'a pas besoin, je crois.

--Demande-lui, te dis-je.

--Vous moquez-vous? Ce serait pis que d'aller parler à une statue.

--Fais ce que je te dis.

--Quelle bizarrerie!»

Cependant Ciutti en prit son parti, confus du rôle stupide que lui
attribuait son maître. Les caprices de Don Juan avaient à l'ordinaire
le mérite d'une certaine logique, si extravagants fussent-ils.

«Seigneur commandeur, dit gravement Ciutti, mon maître Don Juan
vous demande si vous voulez lui faire l'honneur de venir souper avec
lui...»

Et le valet fixait poliment la statue. Mais soudain il recula avec
vivacité et, chancelant, tomba dans les bras de son maître.

«Maraud! fit Juan, tu viens de m'écraser le pied! Qu'as-tu donc,
parle?»

Ciutti ne pouvait répondre. Il se contenta de baisser à maintes
reprises la tête.

«La statue, articula-t-il enfin péniblement.

--Eh! que veux-tu dire, traître?

--Je vous dis que la statue...

--Je t'assomme si tu ne parles.

--La statue m'a fait signe.

--La peste du coquin!

--Elle m'a fait signe de la tête, vous dis-je; il n'est rien de plus
vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir...»

Le ton de son valet intriguait Don Juan. En riant il s'avança donc à
son tour:

«Viens, maraud, viens. Je veux bien te faire toucher du doigt ta
poltronnerie. Attention... Le Seigneur commandeur voudrait-il me faire
la grâce de souper avec moi?»

Don Juan regarda, et il vit, il vit de ses yeux, la statue baisser
lentement ta tête en signe de consentement.

«Eh bien, monsieur, fit Ciutti, qui avait gagné la grille?

--Allons! sortons d'ici, reprit Don Juan d'un ton qu'il s'efforçait de
garder indifférent. On n'y voit pas clair dans cette tombe. Mais sors
donc!»

       *       *       *       *       *

Tandis que les préparatifs du grand festin auquel il avait convié la
fleur de la ville se faisaient hâtivement dans l'appartement de Don
Juan, son valet Ciutti vint l'avertir que le marchand M. Domingo
désirait avec lui quelques minutes d'entretien.

«Je puis, Seigneur, reconduire sous quelque prétexte... Nous l'avons
avisé d'abord de votre absence, mais il s'est obstiné, et voici trois
quarts d'heure qu'il se tient assis dans l'antichambre.

--Mais fais-le entrer, dit Juan, c'est d'une fort mauvaise politique
de se cacher de ses créanciers. Il est habile de les payer de quelque
chose... J'ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un
double.

       *       *       *       *       *

M. Domingo, introduit, s'avança précautionneusement avec mille
courbettes. C'était un vieil homme d'affaires à la mine chafouine,
le roi des usuriers de Séville, où maints israélites vivent cependant
grassement des prêts qu'ils consentent à une jeunesse qui n'a jamais
su compter.

«Ah! monsieur Domingo, fit Don Juan, approchez. Que je suis ravi
de vous voir! Et que je veux du mal à mes gens de ne vous pas faire
entrer d'abord. J'avais donné ordre qu'on ne me fît parler à personne.
Des préparatifs pour une cérémonie de haute importance m'absorbent,
mais cet ordre n'est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne
trouver jamais de porte fermée chez moi.

--Monsieur, reprit Domingo avec un salut, je vous suis fort obligé.

--Parbleu! coquins, fit Don Juan tourné vers Ciutti et consorts, je
vous apprendrai à laisser M. Domingo dans une antichambre et vous
ferai connaître les gens.

--Monsieur, cela n'est rien, protestait M. Domingo confondu.

--Comment! Dire que je ne suis pas là à M. Domingo, au meilleur de mes
amis!

--Monsieur, je suis votre serviteur. J'étais venu...

--Allons, vite un siège pour M. Domingo.

--Monsieur, je suis bien comme cela.

--Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.

--Cela n'est point nécessaire.

--Ôtez ce pliant et apportez un fauteuil.

--Monsieur, vous vous moquez et...

--Non, non, je sais ce que je vous dois; et je ne veux point qu'on
mette de différence entre nous deux.

--Monsieur...

--Allons, asseyez-vous.

--Il n'est pas besoin, monsieur, et je n'ai qu'un mot à vous dire.
J'étais...

--Mettez-vous là, vous dis-je...

--Non, monsieur, je suis bien. Je viens pour...

--Non, je ne vous écoute point si vous n'êtes assis.

--Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...

--Parbleu, monsieur Domingo, vous vous portez bien!

--Oui, monsieur, pour vous rendre service; je suis venu...

--Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint
vermeil et des yeux vifs.

--Je voudrais bien...

--Comment se porte Mme Domingo, votre épouse?

--Fort bien, monsieur, Dieu merci.

--C'est une brave femme.

--Elle est votre servante, monsieur. Je venais...

--Et votre petite fille Clotilde, comment se porte-t-elle?

--Le mieux du monde.

--La jolie petite fille que c'est! Je l'aime de tout mon coeur...

--C'est trop d'honneur que vous lui faites, monsieur, je vous...

--Et le petit Colino, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour?

--Toujours le même, monsieur. Je...

--Et votre petit chien Brusqueti, gronde-t-il toujours aussi fort et
mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous?

--Plus que jamais, monsieur et nous ne saurions en chévir.

--Ne vous étonnez point si je m'informe des nouvelles de toute la
famille, car j'y prends beaucoup d'intérêt.

--Nous vous sommes, monsieur, infiniment obligés. Je...»

M. Domingo semblait perdre de sa bonne humeur.

Juan pensa qu'il était temps d'en venir aux grands moyens. Il se leva
et lui tapa vigoureusement d'une main sur l'épaule, prenant la sienne
de l'autre.

«Touchez donc là, monsieur Domingo. Êtes-vous bien de mes amis?

--Monsieur, je suis votre serviteur.

--Parbleu! Je suis à vous de tout mon coeur.

--Vous m'honorez trop. Je...

--Il n'y a rien que je ne fisse pour vous.

--Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

--Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.

--Je n'ai point mérité cette grâce assurément. Mais, monsieur...

--Or çà, monsieur Domingo, sans façon, voulez-vous souper avec moi?

--Non, monsieur, il faut que je m'en retourne tout à l'heure. Je...»

Don Juan se leva brusquement et se tournant vers ses valets:

«Allons, vite, un flambeau pour conduire M. Domingo, et que quatre ou
cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l'escorter.»

M. Domingo vit qu'il était temps de partir, de gré ou de force.

«Monsieur, il n'est pas nécessaire et je m'en irais bien tout seul,
mais...»

Ciutti cependant se précipitait et rapidement faisait disparaître les
sièges.

«Jamais! reprit Don Juan. Je veux qu'on vous escorte, je m'intéresse
trop à votre personne. Je suis votre serviteur et de plus votre
débiteur...

--Ah! monsieur, répondit M. Domingo espérant enfin que la question
allait venir sur le véritable terrain.

--C'est une chose que je ne cache pas, répétait Don Juan, relevant
fièrement la tête.

--Si donc... commença M. Domingo prêt à toutes les transactions.

--Voulez-vous que je vous reconduise? coupa Don Juan.

--Ah! monsieur, vous vous moquez...»

Cependant Don Juan se précipitait sur M. Domingo et le prenait des
deux bras à l'étouffer.

«Embrassez-moi donc, s'il vous plaît. Je vous prie, encore une fois,
d'être persuadé que je suis tout à vous, et qu'il n'y a rien au monde
que je ne fisse pour votre service.»

Et ce disant, Don Juan poussa la porte. M. Domingo, sans trop savoir
comment, se trouva dans le corridor.

       *       *       *       *       *

Ciutti était émerveillé. S'il demeurait au service de Juan, qui
oubliait de lui payer ses gages, c'est qu'il éprouvait à l'égard
de son maître une admiration qui allait jusqu'au culte. Il était né
valet, jamais il n'eût pu trouver seigneur plus accompli. Ciutti se
fût peu satisfait du service d'un parvenu. Son sort l'obligeait
à demeurer sous les brimades de Juan; il n'essayait même plus de
l'éviter.

La réception de M. Domingo lui parut d'un style impeccable,
merveilleux. Ah! qu'il était juste que l'argent affluât dans les
poches de Juan et n'en sortît que pour son agrément! Certes, il
n'était pas fait pour ce croquant de Domingo. Et Ciutti le lui fit
bien voir.

«Il faut avouer, lui dit-il, que vous avez en monsieur un homme qui
vous aime bien.

--Il est vrai. Il me fait tant de civilités et de compliments que je
ne saurais lui demander de l'argent.

--Je vous assure que toute sa maison périrait pour vous, et je
voudrais qu'il vous arrivât quelque chose, que quelqu'un s'avisât de
vous donner des coups de bâton: vous verriez de quelle manière...

--Je le crois. Mais, Ciutti, je vous prie de lui dire un petit mot de
mon argent.

--Oh! ne vous mettez pas en peine. Il vous payera le mieux du monde.

--Mais vous, Ciutti, vous me devez quelque chose en voire particulier.

--Fi! ne parlez pas de cela...

--Comment! Je...

--Ne sais-je pas bien que je vous dois?

--Oui, mais...

--Allons, monsieur Domingo, je vais vous éclairer.

--Mais mon argent?»

Ciutti saisit M. Domingo par le bras.

«Vous moquez-vous?

--Je veux, protestait l'infortuné marchand.

--Hé! Hé! répétait Ciutti couvrant sa voix et le poussant vers la
porte. Bagatelle! vous dis-je.

--Mais...

--Fi...

--Je...

--Fi!» vous dis-je...

Et cette fois M. Domingo se trouva dans la rue.

       *       *       *       *       *

Le souper organisé par Juan fut follement gai. Il y avait là
quelques-uns de ses compagnons de la première heure: Don Garcia, Mota
et des jeunes gens qui considéraient comme un grand honneur d'être
admis à la table fameuse de Tenorio.

Les femmes étaient belles. Il y en avait, à la vérité, de tous les
mondes. C'était le plaisir de Don Juan d'abaisser celles de ses
maîtresses qui appartenaient ou avaient appartenu au monde à la
société des courtisanes. Il n'aimait les roses qu'elles ne fussent
salies. Il y avait aussi des actrices, deux danseuses, une poétesse et
quelques fillettes à peine nubiles destinées peut-être à perdre leur
virginité à la fin de l'orgie.

Propos galants, rires, baisers, fleurs et vins exquis, les heures
passaient. Les filles se laissaient aller peu à peu entre les mains
des hommes, et plus d'un corsage avait été dégrafé. Bientôt les
discours seraient superflus...

«Ce cher Juan, dit Mota, je porte à sa santé. Les années ne le
vieillissent pas...

--Les années! Bah! fit Don Juan, encore vingt ou trente de cette
espèce, et nous songerons à nous amender.

--Il est heureux que les Castillanes nous donnent de temps à autre de
belles fillettes, car où trouverais-tu ta pâture, Juan?...»

L'orgueil était entré dans le coeur de Tenorio. Il se leva, un peu
gris.

«Quelques femmes ont bien voulu m'accorder leurs faveurs, en
effet, fit-il, depuis le jour où, en la compagnie de mon oncle Don
Jorge--Dieu ait son âme--je soupais aussi à côté de la belle Pandora.
Elle tient, m'a-t-on dit, maison de vin et d'amour dans les quartiers
discrets. Il n'est point, mesdames, de fin plus élégante pour une
courtisane, cette honorable corporation à laquelle vous pouvez toutes
vous vanter d'appartenir. Mais tandis que je considère votre beauté,
vos blanches épaules, vos seins dorés et bien d'autres choses, je
pense à celles qui ne sont pas ici, qui ne viendront plus en ma
maison. Au souvenir de nos amours passées, cet amontillado! Magdalena,
Soledad, Concepcion, Mercedès et la Carmencita, Doña Teresa, la
duchesse Isabelle, Irène la Pêcheuse, Doña Maria, Doña Juana, Doña...

«Tu en oublies, fit Mota, tandis que Juan poursuivait une interminable
énumération. Tu en oublies parmi celles qui portèrent un nom.

--J'en oublie, fit Juan, eh bien non! le vin rouge de France à la
mémoire de Doña Inès d'Ulloa!»

Juan, ce disant, poussa un ricanement sinistre et, ayant bu son verre,
le jeta à l'autre bout de la salle.

Un silence se fit, silence singulier, comme si un vent glacé eût passé
sur les têtes échauffées des convives. Et soudain, à la porte, on
entendit frapper trois coups.

«Les alguazils, peut-être», fit Don Garcia, tandis que les dames
refermaient leurs corsages et reprenaient place sur leurs chaises
respectives.

Juan était devenu pâle.

«Ouvre», dit-il à Ciutti...

Ciutti ouvrit la grande porte à deux battants. Et sur le seuil,
détachée de l'ombre, apparut la statue blanche du commandeur Gonzalo
d'Ulloa.

«Don Juan, tu m'as invité à ton souper. Me voici.»

Les hommes, même les plus braves, tremblaient. Les femmes s'étaient
pour la plupart évanouies. Seules avaient encore des yeux hagards
celles qui croyaient à une excellente mystification organisée par leur
hôte. Mais elles virent de suite, au visage décomposé de Juan, qu'il
s'agissait bien là d'un phénomène hors programme.

Le Tenorio maîtrisa ses sentiments.

«Je n'ai pas oublié mon invitation, dit-il. Allons, vite, Norendo,
une chaise et un couvert pour Son Excellence le Commandeur Don Juan
d'Ulloa...»

Mais cependant il reculait. Et tous faisaient cercle, les femmes aux
angles de la salle, tandis que, gravement, la statue de pierre prenait
place sur la chaise que Ciutti avait avancée.

Juan cependant leva son verre.

«Allons, mes seigneurs, videz votre coupe, et vous, mesdemoiselles,
retrouvez votre plus gracieux sourire en l'honneur de notre hôte le
Commandeur...

--Mais n'est-ce point la coutume, Don Juan Tenorio, reprit la statue
de sa voix sans accent, de serrer d'abord la main à ses invités... Ta
main!»

Juan hésita, puis tendit la main au commandeur qui la prit d'un
mouvement saccadé... Alors il se fit un grand bruit. Ulloa avait levé
le poing et frappé d'un coup formidable sur la table. Tout s'écroula,
les bougies s'éteignirent, victuailles et vins dégringolèrent. Il se
dégageait en même temps une forte odeur de soufre qui fit tousser ces
dames à qui mieux mieux. Quand on les retrouva dans ce désordre, seins
égratignés, jambes nues en l'air parmi les bouteilles cassées, grâce
à une chandelle que Ciutti avait pu allumer, on s'aperçut que Don Juan
avait disparu.

«Où est don Juan? dirent-ils tous.

--En enfer!» répondit une voix sépulcrale.

Les convives prirent leur chapeau, leur cape, leur épée, et chacun
d'eux accompagnant une des femmes, ils filèrent sans demander leur
reste.

«En enfer! en enfer! grommelait le lamentable Ciutti, cela devait
arriver. Je l'avais prévu. Mais qui me réglera mes trois années de
gages?»




II

DON JUAN DE MARANA

ou

LE DON JUAN DES FLANDRES




CHAPITRE I

À L'UNIVERSITÉ DE SALAMANQUE

La famille de Maraña.--Les âmes du Purgatoire.--À l'Université de
Salamanque.--Don Garcia Navarro.--À l'église.--Fausta et Teresa de
Ojedo.--Première sérénade.


Don Juan de Maraña était le fils de l'un des seigneurs les plus
importants de Séville, Don Carlos de Maraña. Ce gentilhomme s'était
illustré dans maintes guerres. Couvert de blessures, il fit un mariage
des plus avantageux. Sa femme ne lui donna d'abord que des filles,
dont plusieurs devaient entrer en religion. Ses cheveux avaient déjà
blanchi quand, pour son plus grand bonheur, Don Juan vint au monde.

Juan fut un enfant mal élevé. Son père le voulait guerrier, sa mère
dévot. La comtesse de Maraña lui serinait des prières du matin au
soir, le père lui contait les prodigieuses aventures que ses aïeux
et lui-même avaient courues pendant les révoltes des Mores. C'était
auquel de ses deux parents le gâterait le mieux pour qu'il daignât
suivre son enseignement.

       *       *       *       *       *

La comtesse lui expliquait par le détail un grand tableau qu'elle
possédait et qui représentait les divers supplices réservés aux
fidèles condamnés à faire un stage au Purgatoire. On y voyait
notamment un homme dont un serpent rongeait les entrailles pendant
qu'un brasier ardent lui brûlait les membres un à un. Un tel châtiment
lui avait été réservé parce que, dans sa vie terrestre, il avait
négligé la leçon de catéchisme, fait des singeries à la procession ou
trompé son confesseur.

Le comte lui énumérait les exploits des diverses armes qu'il
conservait suspendues sur les murs de son cabinet de travail. Avec
celle-ci il avait pourfendu un More, avec celle-là transpercé un chef
de brigands. Quand il fut question d'envoyer Juan à l'Université de
Salamanque, son père lui confia une épée à poignée d'argent, portant
gravées les armes de la famille.

«Ton honneur, lui dit-il, est celui des Maraña. Prends cette pure
épée... Puisse-t-elle n'être jamais souillée que du sang de l'infidèle
ou du coupable! Ne la tire jamais le premier, mais n'oublie pas que
tes ancêtres ne la remirent jamais au fourreau avant qu'elle n'eût
fait son office...»

[Illustration: PLANCHE V

_Boucher._--DON JUAN INVITE LA STATUE DU COMMANDEUR À SOUPER]

       *       *       *       *       *

L'Université de Salamanque n'était pas seulement célèbre dans les
Espagnes, mais dans l'univers entier. Ses professeurs étaient savants,
ses élèves zélés. Cependant cette jeunesse ne se privait pas de
manifester une exubérance sans souci de la tranquillité des bourgeois.
Rixes, enlèvements, c'était le quotidien tracas de la police. Les
plus grands ennuis venaient, comme il est juste, des étudiants nobles
auxquels la morgue d'un nom permettait de défier les lois. Cependant
nul d'entre eux n'avait beaucoup d'argent à sa disposition. Les pères
de famille estimaient qu'à vingt ans un jeune homme doit pouvoir tout
se procurer sans monnaie trébuchante.

       *       *       *       *       *

Don Juan arrivait à l'Université empli de saines résolutions. Aussi,
dès le premier cours, il s'efforça de trouver une bonne place auprès
du professeur. Précisément, sur un des premiers bancs, un vide
paraissait avoir été réservé. Juan s'y assit sans plus de façons.
Mais un étudiant dont la triste mine et le vêtement en loques disaient
suffisamment la pauvreté lui dit:

«Ce que vous faites est bien imprudent et audacieux. On voit que vous
êtes nouveau venu à l'Université. Cette place est celle où s'assied à
l'ordinaire Don Garcia Navarro.

--La place est au premier occupant», répondit Juan.

Et, sans s'émouvoir, il se mit en demeure de suivre la conférence.

«Don Garcia Navarro est tout à fait chatouilleux, poursuivait
l'étudiant misérable, sur le point de l'honneur. Il estime cette
place la meilleure du cours et considère par le fait qu'elle doit lui
revenir. Oh! méfiez-vous d'une querelle avec Don Garcia. Plusieurs,
dit-on, sont déjà tombés sous son épée...»

Don Juan n'était pas sans quelque inquiétude. Certes, une querelle
n'était pas pour l'effrayer. Mais débuter ainsi à l'Université, ç'eût
été mécontenter sa sainte mère et, sans doute, aussi le comte Carlos
qui avait voulu faire de son fils un gentilhomme, non un bretteur.

       *       *       *       *       *

Mais un chuchotement se fit parmi les étudiants qui avaient observé,
les uns avec curiosité, les autres avec angoisse, la petite scène.
C'était Don Garcia Navarro lui-même qui pénétrait dans la salle.

Ce Garcia était un jeune homme à la forte carrure d'épaules, au
visage marqué déjà, l'oeil fier, la lèvre dédaigneuse. Il portait un
pourpoint sombre tout râpé et un manteau percé de nombreux trous. Sur
cet accoutrement défraîchi pendait une longue chaîne d'or.

Juan ne fut pas trop étonné d'apercevoir en cette tenue un si réputé
seigneur. Il savait que c'était la mode parmi les étudiants de
paraître insoucieux du costume. Seule comptait l'arme gravée au
pommeau de l'épée. La jeunesse écolière voulait ainsi s'opposer à la
jeunesse militaire qui affectait de porter des uniformes impeccables,
plumets frisés et bottes reluisantes.

       *       *       *       *       *

Mais, à la stupéfaction générale, Don Garcia, apercevant à sa place
Don Juan, le salua avec une grande politesse:

«Maraña, lui dit-il, vous êtes un nouveau parmi nous. Mais nos pères
furent jadis de grands amis. Si vous le permettez, les fils ne le
seront pas moins.

--Seigneur Garcia Navarro, répondit sans se démonter Juan, il me sera
doux de profiter à l'Université et même en ville des conseils d'un
étudiant aussi savant et expérimenté que vous. J'ignorais que nos
pères eussent été ainsi liés, mais vous m'en voyez, en vérité, heureux
et flatté.

--Certes, reprit Garcia, je vous ferai connaître Salamanque, et dans
tous ses secrets. Mais, pour aujourd'hui, il s'agit d'écouter la
parole de ce pédant... Allons, fit-il à l'étudiant qui avait tout à
l'heure prévenu Juan, déménage, Perico. Crois-tu qu'un croquant de ton
espèce puisse tenir compagnie à un Maraña ou à un Navarro?...»

Le pauvre Perico fila prestement aux derniers bancs de l'amphithéâtre
sans se le faire dire deux fois.

       *       *       *       *       *

«Les méchantes langues, Juan, dit Garcia à son nouvel ami au sortir du
cours, vous raconteront que je fus en mon enfance voué au Diable. Mon
père, las d'implorer saint Michel pour ma guérison, eut, un beau jour,
recours à celui que l'Archange foule aux pieds... Je guéris ainsi
d'une maladie désespérée... Tout cela n'est que sotte légende. Je suis
un homme libre, indépendant des puissances infernales tout autant que
célestes.»

Et ce disant, Don Garcia assurait son chapeau sur le coin de l'oreille
et faisait claquer son épée sur ses éperons.

Juan fut cependant étonné que l'étudiant lui proposât d'entrer dans
l'église San-Pedro, où se tenait, à cet instant, le dernier office du
soir. Il le suivit et, agenouillé, fit sa prière.

Il l'avait terminée depuis longtemps que Garcia semblait toujours
absorbé dans ses méditations. N'osant pas le déranger de ses pieuses
oraisons, il fit de l'oeil le tour des quelques vieux messieurs et des
dévotes qui composaient le plus clair du public. Cependant, à peu
de distance, agenouillées sur le tapis, il remarqua trois femmes qui
méritaient attention. Celle du milieu était évidemment une duègne,
mais les deux autres laissaient deviner ainsi de dos, sous la
mantille, de souples tailles, des formes rondes, d'opulentes
chevelures, de gracieuses beautés enfin.

Il demeura à regarder les jeunes filles. Soudain, Garcia le poussa du
coude.

«Vous êtes un novice, fit-il. Détournez l'oeil. Vous pensez bien que
ce ne sont point les litanies du vénérable padre qui me retiennent
ici. Je les surveille aussi...

--Et qui sont-elles? risqua Juan.

--Elles sont filles d'un auditeur au Conseil de Castille. Doña Fausta,
l'aînée, est ma princesse. Tâchez, si le coeur vous en dit, d'être
amoureux de la seconde, Teresa. Ainsi pourrons-nous mener le siège de
conserve. Ah! voici qu'elles se lèvent enfin. On est donc bien
dévot dans la famille de Ojedo? Hâtons-nous. Peut-être le vent
soulèvera-t-il leurs légères basquines, tandis qu'elles monteront
en voiture, et apercevrons-nous ainsi la ligne charmante de leurs
jambes...»

       *       *       *       *       *

Était-ce l'influence de Garcia, mais Don Juan, en effet, se sentit
immédiatement amoureux de Doña Teresa.

«Mes affaires avec l'aînée vont assez bien, lui dit Garcia, tandis
qu'ils s'éloignaient. Elle a pris mon billet de l'air le plus naturel
du monde.

--Votre billet?

--Eh! oui, mon billet... Ne le vîtes-vous point?

--Quand?

--Quand ma main dégantée tendait à ses jolis doigts l'eau bénite. Il
n'est de tel à Séville que l'église pour faire connaissance. Le prêtre
fait les mariages, le sacristain, pour une moindre monnaie, les unions
passagères.

--Par exemple!

--Bref, Juan, il vous faut presser votre affaire. Ainsi livrerons-nous
sans tarder un assaut contre la famille Ojedo.

       *       *       *       *       *

Le soir ils furent dîner à une table où se réunissaient un certain
nombre d'étudiants. Il y fut question de bal, d'amourette, de guet
rossé, de vin, et très peu des études que ces messieurs poursuivaient
à Salamanque.

«Tout ceci pour vous étonner, Juan, dit Don Garcia. Pas un de ces
gamins ne saurait proprement tenir une épée. Oh! que la vôtre est
belle!»

--C'est une épée des Maraña. Elle n'a jamais trempé que dans le sang
de l'infidèle...

--Peut-être à Salamanque connaîtra-t-elle d'autres aventures», fit
Garcia avec une certaine ironie.

C'était l'heure de la promenade nocturne au bord de la Tormes.
Quelques jolies femmes lorgnaient les passants. Amoureuses et
soupirants, amants et maîtresses y venaient échanger, sous la
surveillance malhabile de leur famille ou de leur moitié conjugale,
des oeillades incendiaires autant que coupables. Des brises parfumées
montaient de la rivière; c'était un soir de printemps merveilleusement
doux.

       *       *       *       *       *

Cependant la nuit était tombée.

«C'est l'heure, dit Garcia, de nous rendre sous la fenêtre de nos
belles. Que si le guet survient, vous n'aurez qu'à me suivre. Je
connais les détours, et du diable si ces maudits alguazils parviennent
à nous joindre!»

En passant près du porche d'une église, Garcia siffla, et son petit
page parut tenant une guitare à la main.

«Je chanterai pour nous deux, fit-il, car comme moi vous avez ici
votre gibier. Soyez prudent pour un début. Il n'est d'important en
amour que le premier contact avec la femme... et le dernier.»

Ce disant, Garcia posa le pied sur une borne et, accompagné de sa
guitare, chantait en sourdine une vieille mélopée campagnarde qu'il
avait légèrement transformée pour la circonstance.

    En dansant, là-bas au village
    Fausta m'a promis un baiser.
    Tu l'as promis, fille volage,
    Ah! ne va pas te raviser.

    Quand vint le moment de la danse,
    Comment ai-je fait pour oser?
    Je la pris sans plus de prudence
    Et lui demandai le baiser.

    Inès honteuse me regarde,
    Tout tremblant d'amour et d'effroi,
    Et me dit: Prends-le, mais prends garde,
    Désormais je compte sur toi.

    J'ai dit: Tu peux, je te le jure,
    Compter sur de longues amours,
    À ce prix-là, n'es-tu pas sûre,
    Fausta, de me garder toujours?

    Prête du moins, si tu ne donnes,
    Je te paierai les intérêts,
    J'en rendrais trois, Dieu me pardonne!
    Pour un que tu m'avancerais!

Comme se terminait la romance, les jalousies de deux fenêtres se
soulevèrent légèrement. On écoutait. Alors Garcia posa sa guitare
et, debout sur la borne, entama une conversation à voix basse avec la
Fausta.

       *       *       *       *       *

Don Juan regardait l'autre fenêtre, rendu plus timide encore après les
recommandations de son ami. Il avait toujours aimé, dès l'enfance,
les femmes. Il se sentait en tranquillité, en paix d'âme, en communion
d'idées auprès de ce sexe. Mais quand la question est posée sur le
terrain d'un amour offensif, les relations changent. Il y avait au
fond de Juan un secret instinct qui l'avertissait que les femmes,
naturellement, devaient venir à lui. Les cours assidues et pénibles ne
seraient pas son fait. Elle doit faire tous les pas, celle-là qui eut
l'honneur de plaire à Don Juan!

«Jésus! Mon mouchoir est tombé.»

Et, en effet, la frêle batiste de Doña Teresa venait de choir.
Maladresse? Calcul? Juan se précipita pour le ramasser et sur la
pointe de son épée le tendit à la jeune fille.

«Grand merci, Seigneur, dit-elle... Mais ne vous ai-je point aperçu ce
soir sous le porche de l'église San-Pedro?»

Décidément tout se passait comme il convient.

«Hélas! répondit d'une voix doucereuse Juan, je fus en effet ce soir à
l'église San-Pedro, et dès cet instant j'ai perdu le repos...

--Et comment?

--Parce que je vous ai vue!»

       *       *       *       *       *

Une conversation si bien entamée ne s'arrêta pas là. Jusqu'à l'heure
du retour au logis du seigneur d'Ojedo, les deux galants soupirèrent à
leurs belles des paroles d'amour. Le premier effort fait, Juan s'était
découvert une merveilleuse et naturelle habileté sur ce sujet. Ah!
que valaient les propos vides de la vie courante, les discussions
oiseuses, à côté d'un si charmant duo galant! Il s'en fut dans la
nuit, le coeur grisé de ses propres paroles, plein de son premier
amour...




CHAPITRE II

FAUSTA ET TERESA

Premiers baisers.--Don Cristoval.--La rixe.--Un mort.--L'épée des
Maraña.--Visite des deux soeurs.--Rendez-vous en ville.--Le souper
des étudiants.--Deux jolies maîtresses.--Leçons de volupté.--Première
fatigue.--Le signe de beauté.--Échange de femmes?--Le pari
perdu.--L'amontillado.--La tentative de viol.--Mort de Fausta.--Fuite
de Don Juan.--En Flandre!


Chaque soir, la sérénade recommençait. La position des deux compères
s'améliorait. Bientôt ils furent autorisés à poser un baiser sur les
jolies mains effilées, baiser gagné au prix d'une pénible escalade.
Don Garcia, que ces bagatelles ne satisfaisaient point, fit allusion
à une échelle de corde qui permettrait de circuler plus aisément,
ou même à de fausses clefs qui donneraient l'accès des appartements
tandis que le seigneur de Ojedo faisait chaque soir sa partie chez des
amis.

       *       *       *       *       *

Par une nuit très sombre, tandis que les galants entretiens se
poursuivaient, sept à huit hommes en manteaux, portant pour la plupart
des instruments de musique, se montrèrent à l'extrémité de la rue.

«Voici Don Cristoval qui vient nous offrir une sérénade, s'écria
Teresa. Par le ciel, éloignez-vous. Ils ne manqueraient pas de vous
chercher querelle.»

Mais Don Garcia n'écoutait guère ces paroles de prudence.

«Holà! cria-t-il, qui s'avise de venir nous déranger ici? Passez votre
chemin, messieurs; la place est prise!

--Et qui donc ose me parler ainsi? Un de ces gamins d'étudiants.
Parbleu! Je vais lui tirer les oreilles!

--C'est à l'épée, si vous le voulez bien, que nous viderons la
question.»

Et roulant avec une prestesse admirable son manteau autour de son
bras, Don Garcia avait mis flamberge au vent. Juan l'imita sans
hésiter. Cristoval et les deux hommes d'armes qui l'accompagnaient
avaient de même tiré l'épée. Quant aux musiciens, ils s'enfuyaient
à toutes jambes, craignant que leurs précieux instruments ne fussent
brisés dans la bagarre.

Juan, avec toute l'impétuosité de son âge et de son sang, s'était jeté
en avant, et ce fut lui qui croisa le fer avec Don Cristoval. Celui-ci
était un escrimeur habile, et peu à peu il repoussait Juan vers la
muraille. Fort heureusement l'étudiant se rappela une certaine botte
que lui avait enseignée le seigneur Uberti, son maître d'armes. Il se
laissa aller à terre sur la main gauche et, de la droite, lancée en
avant avec plus de force, plongea son épée au défaut des côtes de
Cristoval. Le coup fut si violent que le fer se brisa après avoir
pénétré d'une bonne moitié dans le corps.

Quand ils virent leur maître à terre et sérieusement touché, les deux
spadassins tournèrent les talons. On entendait en effet dans la rue
voisine le bruit de la patrouille qui arrivait en hâte.

«Sauvons-nous, dit Garcia à Juan... Adieu, mes belles!»

       *       *       *       *       *

Ce fut à travers les ruelles de Séville, une bonne demi-heure, une
acharnée poursuite. Mais Garcia connaissait tous les tours et détours.
Au moment où ils allaient être saisis, ils rencontrèrent une bande
nombreuse d'étudiants qui se promenaient en chantant. Dès qu'ils
virent leurs camarades poursuivis, ils s'armèrent de pierres, de
bâtons, et résolument entreprirent de barrer la route au guet. Les
alguazils, essoufflés, ne jugèrent pas à propos d'engager la bataille,
et les deux compagnons purent enfin regagner la chambre de Don Garcia.

«Mais qu'avez-vous fait de votre épée? dit celui-ci soudain à son
compagnon.

--Mon épée! Par le diable, la lame s'était brisée en deux. Je l'aurai
laissé tomber.

--Et vos armes sont gravées sur le pommeau! C'était bien la peine! Don
Juan, nous sommes perdus! Ce Cristoval est un puissant seigneur...

--Quoi qu'il en soit, dormons, répondit Don Juan, je suis rompu.»

Et il s'étendit sur le matelas de cuir, à côté du lit de Garcia, où il
passait maintenant la plupart de ses nuits.

Mais il dormit mal. Il vit en rêve s'agiter devant ses yeux une lame
brisée, et cette lame était teinte de sang, et sur l'acier se jouait
l'écusson des Maraña. Ce n'était pas dans le corps d'un infidèle
qu'était entrée jusqu'à la garde la bonne épée que son père, le vieux
Carlos, lui avait confiée!

Au petit jour, un sommeil lourd les prit l'un et l'autre. Ils en
furent brusquement tirés par un coup frappé à la porte.

«Je n'attends personne, dit Garcia. Debout, Juan. Ce sont les
alguazils. Cette fois, il n'y a plus à résister. Recevons du moins ces
messieurs dignement.»

À la hâte ils firent un brin de toilette, étonnés que l'on ne
cognât pas plus fort. Enfin Garcia tourna la clef et, à leur grande
stupéfaction, ils aperçurent sur le seuil deux femmes soigneusement
voilées.

       *       *       *       *       *

Elles entrèrent et se découvrirent le visage. C'étaient Doña Teresa et
Doña Fausta.

Ils baisèrent les mains de leurs belles, cependant que Garcia se
répandait en excuses sur le peu de luxe répandu dans son logis.

«Au reste, dit-il, je n'y compte plus habiter longtemps. Nous sommes,
lui et moi, inséparables, et à ce combat nocturne...

--Nous avons admiré votre bravoure, firent les deux soeurs.

--À ce combat, dis-je, il a laissé tomber son épée sur laquelle est
gravé l'écusson des Maraña. Nul doute que le guet ne l'ait découverte.
Je suis étonné que le procureur ne se soit pas encore inquiété de nous
faire jeter en prison.

--L'épée de Don Juan, dit Teresa, la voici. Nous l'avions vue tomber
et nous nous sommes empressées de la ramasser, tandis que le guet
s'était lancé à votre poursuite. C'est pour vous la rapporter que nous
sommes venues ici ce matin toutes deux...»

Don Juan tomba aux genoux de Teresa, tandis que Garcia, sous le
prétexte de fêter ce bonheur imprévu, embrassait sans autre forme au
visage Doña Fausta qui se défendait à peine...

Les deux soeurs s'en furent, mais non sans avoir donné, en un coin
écarté de la ville, rendez-vous à leurs amoureux. Il ne s'agissait
plus, après la bagarre où Cristoval avait trouvé la mort, de venir
bayer à la lune sous les fenêtres de la maison du seigneur de Ojedo.

       *       *       *       *       *

Le soir, quelques étudiants offrirent un banquet aux deux amis pour
fêter convenablement le trépas de Don Cristoval. Cavalier fameux, il
était fort redouté des étudiants, et sa disparition était une vraie
bénédiction du ciel. Cependant, en ville, tous avaient soigneusement
gardé le silence sur le drame. Les étudiants savaient entre eux tenir
étroitement une parole.

«Savez-vous, dit Garcia, que le corregidor ne nous soupçonne en rien?
De prime abord, il m'avait fait l'honneur de penser à moi. J'étais
tout désigné, paraît-il, pour un semblable exploit! Mais il a changé
d'opinion parce que maints témoins sont venus affirmer que j'avais
passé la soirée avec vous. Vous avez, mon cher, une réputation de
sagesse bien établie!»

Don Juan voulut sans doute donner tort à l'opinion du corregidor,
car ce soir-là, pour la première fois de sa vie, il se grisa
abominablement.

       *       *       *       *       *

La Fausta ne tarda point de succomber entre les bras de Garcia, et
quelques jours après sa soeur Teresa devenait la maîtresse de Juan.

C'était une jolie créature au buste petit et étroit, à la taille
ployée, aux longues jambes fines. Juan n'avait pas connu de femme, et
la jeune fille était vierge quand elle se donna à lui. Les premiers
temps de la passion furent chez Juan un ravissement. Il était en
adoration, en extase devant le joli corps de sa maîtresse; il eût
passé des heures, des semaines, des mois sans relâche auprès d'elle.
Ensemble ces deux enfants apprirent la volupté.

Elle l'avait d'abord dominé, mais il la domina bientôt. Les femmes
étaient faites pour se courber devant Don Juan.

Du jour où elles se déclaraient esclaves, elles étaient perdues du
reste.

Don Garcia, qui n'avait point attaché d'importance à la conquête de la
Fausta, démontra à Juan que la constance était une vertu chimérique.
Il lui fit même honte d'une passion qui l'empêchait de mener comme par
le passé la libre vie d'étudiant.

       *       *       *       *       *

Un matin, Juan reçut un billet de la Teresa qui lui exprimait son
regret de manquer au rendez-vous pour le soir. Une vieille parente
venait d'arriver à Salamanque, et on avait dû lui donner la chambre
de Teresa qui devait coucher dans celle de sa mère. Impossible de
s'échapper par les fenêtres!

Don Juan éprouva une sorte de satisfaction à la lecture de ce billet.
En compagnie de son ami Garcia qui n'avait pas de scrupule, lui, à se
défaire un soir de sa maîtresse, ils pourraient passer ensemble une
bonne nuit de garçon, au cabaret et ailleurs!

Mais au moment où il sortait, une femme voilée lui remit un autre
billet de Teresa. Elle avait arrangé l'affaire de la chambre, et ils
pourraient se retrouver le soir.

Don Juan se rendit au rendez-vous, mais il éprouvait une sorte
d'irritation contre la pauvre enfant, et il ne s'efforça même pas de
le dissimuler.

       *       *       *       *       *

Doña Teresa avait sous le sein gauche un signe de beauté. Ce fut
une immense faveur que requit Don Juan de se le faire montrer avant
qu'elle ne lui appartînt. En ces temps, il comparait le signe tantôt
à une violette, tantôt à une anémone, tantôt à la fleur de l'alfale.
Tandis que sa petite maîtresse se dévêtait et avant qu'elle se
rhabillât, Juan ne manquait point d'embrasser à maintes reprises
amoureusement le signe.

«C'est une singulière tache noire que vous avez là, lui disait-il
maintenant... Parbleu! Cela ressemble à une couenne de lard... Le
Diable emporte ce nègre!»

Puis il s'enquit d'un médecin pour le faire disparaître. À quoi Teresa
répondit en pleurant qu'il n'y avait pas un seul homme, excepté lui,
qui eût vu cette tache, et que sa nourrice lui avait dit que de tels
signes portaient bonheur...

«Je crois plutôt que c'est un signe de réprobation», reprit Juan avec
un rire qui lui fit peur à lui-même.

       *       *       *       *       *

«J'ai bien envie, dit un matin Garcia à Juan, d'envoyer ma princesse à
tous les diables!

--La Fausta est une jolie personne, au teint si clair...

--Ses cuisses en effet sont d'une blancheur de cygne. Mais les ai-je
trop contemplées? Cette fille-là n'a pas de couleur. Auprès de sa
soeur, elle semble fade... C'est vous qui êtes bien heureux.

--La petite est assez gentille, mais si enfant!

--Une femme est comme un cheval, Don Juan, il faut la savoir dresser.

--Avec la gaule?

--Peut-être... Soyons francs, Don Juan. Voulez-vous me céder votre
Teresa? Je vous donne la Fausta en échange.

--Si ces dames y veulent consentir!

--Si elles consentiront! Quel blanc-bec vous êtes pour croire qu'une
femme puisse hésiter entre un amant de six mois et un amant d'un jour!
Tenez, voici pour la Fausta une lettre comminatoire. Je lui dis que
pour régler une dette de jeu, je lui ordonne de se mettre, corps et
âme, à votre disposition... Elle m'appartient, que diable! J'ai le
droit d'en disposer!»

       *       *       *       *       *

Le soir, Don Juan, ayant bu une bouteille d'amontillado pour se
donner du courage, se rendit chez les Ojedo, frappa à la fenêtre de la
Fausta, le manteau sur les yeux, et, selon le protocole, escalada et
pénétra dans chambre en silence. Là, il se découvrit le visage.

«Comment, c'est vous, seigneur Don Juan, mais Don Garcia serait-il
malade?

--Il n'a pu venir...

--Ma soeur sera contente de vous voir.

--Je ne désire pas la voir.

--Votre air est singulier, ce soir...»

Glacial, Don Juan lui tendit le billet de Garcia. Elle le lut
rapidement, ne comprenant pas d'abord. Puis elle le relut, ne pouvant
en croire ses yeux... Ses lèvres tremblaient, une pâleur mortelle
couvrait son visage:

«Garcia n'a pas écrit cela, dit-elle d'un effort désespéré.

--Vous reconnaissez son écriture. Il ne savait pas quel trésor il
possédait, et moi j'ai accepté... parce que je vous adore, Fausta!»

Elle se contenta de jeter sur lui un regard de mépris, puis, avec des
larmes, relut encore la lettre.

«C'est une plaisanterie, fit-elle soudain, se ressaisissant... Garcia
va venir... C'est une plaisanterie.

--Ce n'est point une plaisanterie. Je vous aime.

--Si tu dis cela, tu es encore un plus grand scélérat que Don Garcia!

--L'amour excuse tout. Allons, trêve de discours, tu as lu la lettre,
ma belle!»

Il s'avança sur elle. Mais elle avait pris un couteau. Alors il lui
saisit le bras et la désarma. Puis il l'embrassa à pleine bouche,
l'entraînant vers le petit lit de repos. Elle se débattait, n'osant
crier... Elle résistait des dents, des ongles, se cramponnant aux
meubles. Il s'irrita, la brutalisa, la renversa de force, puis, un
genou sur son ventre, commença à la déshabiller... Ses yeux étaient
injectés de sang, l'amontillado lui était remonté au cerveau.

Elle comprit qu'elle allait être vaincue. Alors elle n'hésita plus.
Elle se mit à crier de toute la force de ses poumons, luttant contre
la main de Juan qui essayait de lui fermer la bouche... Elle cria, et
toute la maison s'éveilla.

Juan tenta de fuir, mais maintenant, ivre de fureur à son tour, elle
se cramponnait à son pourpoint, elle ne voulait pas qu'il échappât.

La porte s'ouvrit. Un homme armé d'une arquebuse parut sur le seuil.
Juan fit tomber la chandelle, mais trop tard, l'homme avait fait feu.
Il sentit quelque chose de chaud glisser sur ses mains, tandis que
se desserrait l'étreinte de Fausta... La pauvre enfant tomba sur le
parquet. La balle venait de lui fracasser l'épine dorsale; son père
l'avait tuée au lieu de Don Juan!

L'épée à la main, celui-ci cherchait maintenant à se frayer un
passage. Les laquais le harcelaient en effet. Soudain Don Alonso de
Ojedo se trouva devant lui. Juan ne voulait que se défendre, mais
l'attaque appelle la riposte et la riposte l'attaque. Don Ojedo tomba
transpercé devant lui.

       *       *       *       *       *

Il put ainsi gagner la rue sans être poursuivi. Les domestiques
et Doña Teresa, qui ne connaissait pas encore tout son malheur,
s'empressaient auprès des victimes. Il fit bientôt irruption dans
la chambre de Garcia, toujours occupé à vider des bouteilles
d'amontillado. Lui s'était dégrisé. Il se laissa tomber dans un
fauteuil, les yeux hagards, et des râles douloureux sortaient de sa
poitrine.

Avec des mots entrecoupés, il raconta ce qui s'était passé.

«Buvez, lui disait Don Garcia, buvez, vous en avez besoin. Tuer
un père est grave... Rester à Salamanque, ce serait folie. Votre
réputation, à l'heure actuelle, à l'Université vaut la mienne,
c'est-à-dire pas grand'chose... Même l'affaire étouffée, notre cas est
mauvais. Il faut partir. Don Juan, on se bat dans les Flandres. Nous
sommes devenus ici bien trop savants pour des gentilshommes de bonne
maison. Partons au massacre des hérétiques: rien n'est plus propre à
racheter nos peccadilles.

--C'est cela, fit Juan. En Flandre! En Flandre! Allons nous faire tuer
en Flandre!




CHAPITRE III

À LA GUERRE EN FLANDRE

Le déguisement.--La petite marchande de souliers de Saragosse.--La
fillette rousse d'Italie.--En Flandre.--Le capitaine
Gomare.--Brillants débuts guerriers.--Débauches de
garnison.--Séductions et coups d'épée.--La guerre recommence.--Mort du
capitaine Gomare.--La promesse.--La partie de pharaon.--Ivrognerie.


Ce fut à la faveur d'un déguisement que les deux amis purent quitter
l'Espagne sans encombre.

Ils avaient quitté leurs costumes d'étudiants et revêtu des vestes
de cuir ornées de broderies, telles qu'en portaient la plupart des
militaires. La ceinture bien garnie de doublons, ils se mirent en
route.

Ils purent sortir de la ville à pied, sans être reconnus, marchèrent
toute la nuit et la matinée du lendemain. Dans une petite ville,
ils s'arrêtèrent et achetèrent des chevaux. Ainsi purent-ils gagner
Saragosse plus aisément. Dans celle ville. Don Juan prit le nom de
Juan Carrasco.

Ils accomplirent leurs dévotions à la Vierge del Pilar. Garcia avait
hâte de quitter le sol de l'Espagne. Mais Juan, inconscient du danger
ainsi qu'il le fut toute sa vie, avait entrepris une intrigue avec une
petite marchande de souliers, une créature délicieuse au teint rose
et aux yeux brillants. Il prétendait que cet inélégant métier n'était
point fait pour elle et tenta de lui persuader de faire voyage avec
lui. La belle allait consentir. Mais Garcia fut énergique. Il déclara
que, si Juan s'embarrassait de ce nouveau bagage, il partirait, lui,
de son côté et abandonnerait l'autre à son sort.

       *       *       *       *       *

À Barcelone, les deux amis s'embarquèrent pour Civita-Vecchia.
Rassurés sur le sol de l'Italie, ils se laissèrent aller l'un et
l'autre à dépenser leurs doublons sans compter. En Andalousie, la
plupart des femmes sont jolies. Elles ont toutes, sur la promenade, ce
balancement de hanches provocant qui attache naturellement l'homme à
leurs pas. En Italie, la beauté est l'exception. La femme vit libre au
soleil, plus facile en apparence que dans l'autre péninsule, mais en
fait l'aventure est plus rare, plus difficile. Garcia et Juan durent
donc mettre, sans enthousiasme, la main à la bourse. Ils achetèrent
à sa mère une délicieuse enfant rousse avec une peau d'une blancheur
telle que celle de la Fausta, de l'avis de Garcia, eût paru café au
lait à côté. Ils la dressèrent fraternellement à leur procurer le
plaisir alternativement à l'un et à l'autre. La petite s'y fit sans
trop de difficultés. Elle ne connaissait pas encore grand'chose à
l'amour.

Mais un beau jour elle sentit naître en elle un sentiment nouveau.
Il semblait que Juan l'eût hypnotisée. Elle s'attachait à ses pas,
délaissant Garcia et refusant d'accomplir avec celui-ci, les rites
auxquels elle avait si aisément participé jusque-là.

Garcia en fut vexé et reprocha à son ami d'avoir exercé sur la
fillette une séduction qui n'était point dans leurs conventions. Juan
s'en défendit. Il imposa par la menace la société de son ami à sa
petite amoureuse, puis la jeta à la porte.

En compagnie de quelques-uns de leurs compatriotes, la bourse presque
vide, ils décidèrent de gagner enfin les Flandres par l'Allemagne.

       *       *       *       *       *

Arrivés à Bruxelles, ils s'enrôlèrent l'un et l'autre dans la
compagnie du capitaine Don Manuel Gomare.

C'était un soldat de fortune, Andalou comme eux, qui avait conquis
chacun de ses grades à la bataille. Il considérait la guerre comme un
métier qui devait lui rapporter, sinon des bénéfices moraux, au moins
quelques avantages d'ordre matériel et amoureux. Le capitaine Gomare
était la terreur des petites villes. Il jugeait que la guerre sans
pillage et sans viol n'avait aucune raison d'être. Si les gens
de métier n'ont point cette récompense, leur métier est de pure
imbécillité. La grandeur du métier militaire, comme on voit, lui
échappait complètement. Il est juste de dire que le gouvernement
espagnol oubliait assez souvent de régler la solde de ses réguliers et
de ses mercenaires.

Le capitaine Gomare n'exigeait de ses hommes que du courage et des
armes bien polies. Il se montrait par ailleurs fort accommodant sur la
question de discipline.

Charmé de la mine martiale de ses nouvelles recrues, il se promit de
les utiliser selon leurs goûts, c'est-à-dire qu'à chaque escarmouche
il leur réserva les missions les plus difficiles, les postes les plus
dangereux. Le sort leur fut favorable. Vingt fois ils échappèrent
comme en se jouant à la mort, quittes pour de petites blessures. Les
généraux les eurent bientôt remarqués, et le même jour ils obtinrent
tous deux l'enseigne.

       *       *       *       *       *

Dès ce moment, ils reprirent leurs véritables noms, ce qui accrut
encore la considération que leurs exploits leur avaient value.

Avec leur identité, le goût de l'ancienne vie les reprit. Ils
recommencèrent à boire et à jouer, à courir les nobles femmes, les
petites bourgeoises, les filles du peuple et les courtisanes des
villes où ils tenaient garnison. La besogne leur était facilitée, car,
dès que la compagnie du capitaine Gomare prenait ses quartiers, les
femmes, avec des soupirs, s'apprêtaient à capituler.

L'affaire Ojedo avait été, semble-t-il, étouffée. Évidemment la
Teresita n'avait pas eu intérêt à révéler pour quels motifs un homme
avait pu s'introduire de nuit dans les chambres des jeunes filles. Et
puis, n'aimait-elle pas Don Juan?

Les deux jeunes gens avaient donc reçu le pardon de leurs parents,
ce qui les touchait, à la vérité, médiocrement, mais aussi quelques
lettres de crédit sur les banquiers d'Anvers. Ils en firent bon usage.

Ils perdaient bientôt le sens d'une certaine galanterie de bonne
compagnie. Dès qu'ils apercevaient une jolie femme, ils décidaient
qu'elle serait à eux. Tous les moyens leur étaient bons pour
l'obtenir. Promesses de mariage, serments éternels ne les rebutaient
point. Que si les pères, les maris ou les frères s'avisaient de
protester, ils avaient pour leur répondre des coeurs endurcis et des
épées bien trempées. Ils se firent bientôt dans toutes les Flandres,
et surtout Don Juan, une redoutable réputation.

       *       *       *       *       *

L'hiver s'était passé ainsi. Avec le printemps recommença la guerre.

Dans une escarmouche qui tourna mal pour les Espagnols, le capitaine
Gomare reçut une arquebusade qui le blessa mortellement. Don Juan,
qui l'avait vu tomber, courut à lui pour le relever. Mais le brave
capitaine, rassemblant toutes ses forces, lui dit:

«Je sais que tout est fini. Laisse-moi mourir ici, mon petit.
Serais-je mieux couché une demi-lieue plus loin? Je vois les
Hollandais qui arrivent en nombre... N'éloigne pas du service un
seul homme pour moi... Je serai bien content, au contraire, de voir
l'engagement... Serrez-vous tous autour de vos enseignes, dit-il à ses
soldats qui s'empressaient autour de lui, et ne vous inquiétez pas de
moi.»

Don Garcia, qui survint à cet instant, lui demanda si par hasard il
n'aurait point quelque suprême volonté qui dût être exécutée après sa
mort.

«Je n'y avais pas pensé, répondit le capitaine Gomare, qui pour la
première fois de sa vie peut-être parut s'abîmer en de profondes
réflexions...

«La mort, je n'y avais jamais fait attention, je ne la croyais pas si
prochaine... Je ne serais pas fâché de recevoir la visite de quelque
homme d'église... Mais tous nos moines sont aux bagages... Il est bien
dur à un homme de ma sorte, qui a vécu comme un mécréant, de mourir
sans confession...

--Eh bien! prenez mon livre d'heures, dit Don Garcia en lui présentant
son flacon d'eau-de-vie. Cela donne du courage pour les petits et les
grands voyages...»

Le regard du vieux soldat chavirait de plus en plus. Il ne remarqua
même pas la plaisanterie de Don Garcia, mais plusieurs de ceux qui
l'entouraient en parurent fort scandalisés.

Les yeux du capitaine s'ouvrirent d'un dernier effort:

«Don Juan, dit le moribond, approchez, mon enfant. Je vous fais mon
héritier. Dans cette vieille bourse de cuir se trouve tout ce que je
possède. Il vaut mieux que cet argent soit à vous qu'aux mains des
excommuniés. Je vous demande seulement une chose, Juan: vous ferez
dire quelques messes pour le repos de mon âme.

--Votre volonté sera exécutée, capitaine.»

Cette dernière parole parut rendre confiance à Gomare. Il expira
tranquillement.

       *       *       *       *       *

Cependant les balles commençaient à siffler plus drues. Les Hollandais
approchaient. Les soldats revinrent à leur rang après un dernier salut
au capitaine Gomare. Bientôt on dut battre en retraite. La route était
défoncée, la troupe fatiguée. Cependant les Hollandais ne réussirent
point à prendre un seul drapeau ni à faire un seul prisonnier.

Au soir, on dressa le campement. Les officiers, sous leurs tentes,
parlèrent des événements de la journée, critiquant la décision des
grands chefs. Puis on en vint à faire le bilan des morts et des
blessés.

«Je regretterai fort la mort du capitaine Gomare, dit Don Juan.
J'avais fait mes premières armes sous lui. C'était un officier sans
peur, un camarade sûr, un père pour le soldat.

--Je suis de votre avis, dit Garcia, mais par le diable! pourquoi
tenait-il tant, pour mourir, à la présence d'une robe noire? L'homme
n'est pas le même auprès d'une table couverte de bouteilles et à
l'article de la mort. Cela prouve qu'il est plus facile d'être brave
en paroles qu'en actions... À propos, Don Juan, puisque vous êtes son
héritier, quelle somme avez-vous trouvée dans la bourse qu'il vous
donna?»

Juan ouvrit la bourse et la vida sur la table. On compta. Elle
contenait une soixantaine de pièces d'or. «Nous voici donc en fonds,
dit Garcia, habitué à considérer la bourse de son ami comme la sienne.
Eh bien! pourquoi ne ferions-nous pas une bonne partie de pharaon au
lieu de pleurnicher sur les trépassés de la journée?»

       *       *       *       *       *

La proposition fut agréée à l'unanimité. On apporta quelques tambours
sur lesquels on jeta des manteaux: ce fut la table de jeu.

[Illustration: PLANCHE VI

_De Novelli._--LA STATUE DU COMMANDEUR]

Don Juan prit le premier les cartes, mais, avant de ponter, il tira de
la bourse dix pièces d'or qu'il enveloppa soigneusement dans un coin
de son mouchoir et mit dans sa poche.

«Que diable en comptez-vous faire? lui lança Garcia. Un soldat faire
des économies! Et à la veille de la grande bataille! Vous plaisantez!

--Je ne plaisante pas. Vous savez, Don Garcia, que je ne puis disposer
de toute la somme. Don Manuel Gomare m'a fait le legs sous condition.

--La peste soit du niais! s'exclama Garcia. Auriez-vous, en vérité,
envie d'acheter pour ces dix écus les patenôtres du premier curé que
nous rencontrerons?

--Je l'ai promis au capitaine mourant.

--En vérité, Juan, vous me faites honte! Je ne vous reconnais pas!»

Le jeu commença. La chance, qui semblait au début se montrer favorable
à Juan, tourna bientôt contre lui. Il fit paroli, perdit, perdit
encore. En vain, pour rompre la veine, Don Garcia prit-il les cartes
en main. Une heure ne s'était pas écoulée que tout son argent, et
celui de Juan, et les cinquante écus du capitaine Gomare étaient
passés entre les mains de leurs camarades.

Don Juan déclara qu'il s'en allait coucher. Mais Garcia, échauffé,
déclara qu'il voulait avoir sa revanche et regagner ce qu'il avait
perdu.

«Allons, Juan, pas d'enfantillage! dit-il. Voyons ces derniers écus
que vous avez si bien serrés. Je suis sûr qu'ils vous porteront
bonheur.

--Mais, Don Garcia, vous savez que j'ai promis.

--Il s'agit bien de messes à présent! Le capitaine, de son vivant, eût
plutôt pillé une église que de laisser passer une carte sans ponter!

--Eh bien, voici cinq écus, dit Juan, mais ne les exposez point d'un
seul coup.

--Pas de faiblesses!»

Et Don Garcia mit les cinq écus sur le roi. Il gagna.

--Paroli! s'écria-t-il.

Mais cette fois il perdit.

--Allons, les cinq derniers, fit-il, pâlissant de rage.

Don Juan, vexé lui aussi, risqua quelques dernières objections, mais
pour la forme. Il tendit quatre écus à Garcia.

--La femme de coeur!

Ce fut le valet qui sortit et le banquier rafla la mise.

Don Garcia se leva furieux et jeta les cartes au nez du banquier.

«Vous êtes un chançard, vous, dit-il à Juan. Misez à votre main le
dernier écu.»

Don Juan avait bien oublié les messes et son serment. Il posa son
dernier écu sur l'as et le perdit aussitôt.

«Que Satan emporte l'âme du capitaine Garcia, s'écria-t-il. Ses écus
étaient ensorcelés!»

Le banquier, poli, leur demanda cependant s'ils voulaient jouer
encore; mais comme ils n'avaient plus la moindre pièce ni dans leurs
poches ni dans leurs bagages et qu'on fait difficilement crédit à
des gens exposés à disparaître du jour au lendemain, force leur
fut d'abandonner la partie. Ils se consolèrent en la compagnie des
buveurs. Tous leurs souvenirs et l'âme du capitaine furent bientôt
noyés dans le vin.




CHAPITRE IV

LA MORT DE DON GARCIA

Enterrement de Gomare.--Modesto.--Le siège de Berg-op-Zoom.--Le
capitaine Saqui-Guitra.--Mort étrange de Don Garcia.--Les débauches de
Don Juan.


Cependant, les renforts attendus par l'armée espagnole venaient
d'arriver. Les généraux décidèrent de reprendre sans plus tarder la
marche en avant et une vigoureuse offensive.

Les troupes traversèrent les lieux où elles s'étaient battues quelques
jours plus tôt. Beaucoup de cadavres gisaient encore çà et là dans les
fossés et à travers les champs. Il s'exhalait de la plaine une odeur
nauséabonde.

Un soldat de l'ancienne compagnie du capitaine Gomare fit soudain
entendre une exclamation. Il venait de reconnaître, dans un fossé, la
lamentable dépouille de son chef. On l'entoura. Don Juan remarqua avec
surprise que la figure du mort, si calme quelques instants après qu'il
eût rendu le dernier soupir, était maintenant crispée.

Il lui semblait même que ce cadavre en décomposition, de ses
orbites creux, le regardait d'un air menaçant. Alors, les dernières
recommandations du capitaine et la manière dont il les avait exécutées
lui revinrent à l'esprit. Il tenta, en vain pour la première fois, de
chasser ce remords de son esprit.

Il fit cependant arrêter quelques soldats et, malgré les sarcasmes de
Don Garcia, leur donna ordre de creuser une fosse. Un capucin qui
se trouvait par là récita sur la dépouille du capitaine quelques
dernières prières. Les soldats, habitués à de tels spectacles,
reprirent silencieusement leur marche. Cependant Juan aperçut un vieil
arquebusier qui, ayant longtemps fouillé dans sa poche, y découvrit
enfin un pauvre écu qu'il donna au capucin en lui disant:

«Voilà pour dire une messe au capitaine Gomare.»

Ce jour-là, Don Juan se montra au feu d'un courage intrépide. Il
s'exposa cent fois à la mort, sans aucun ménagement. «On est brave
quand on n'a plus rien à perdre», murmura un des partenaires de la
partie de pharaon!

       *       *       *       *       *

Quelque temps après la mort du capitaine Gomare, une nouvelle recrue
fut incorporée dans la compagnie où servaient Don Garcia et Don
Juan. C'était un garçon singulier, à l'air sournois et mystérieux.
Irréprochable au feu, on ne le voyait jamais boire, ni jouer, ni même
parler avec ses camarades.

À la longue, on lui donna le surnom de Modesto. Il fut bientôt connu
sous ce seul nom dans la compagnie, même de ses chefs. Modesto passait
son temps à fourbir son arquebuse ou à regarder voler les mouches.

La campagne se termina par le siège de Berg-op-Zoom qui fut un des
plus durs de la guerre. Le vieux capitaine Saqui-Guitra, qui avait
pris la place du pauvre Gomare, s'y illustra particulièrement. Il
s'emparait chaque soir d'une redoute et ne s'arrêta pas avant la
centième.

       *       *       *       *       *

Une nuit Don Juan et Don Garcia se trouvaient ensemble en service à
la tranchée, alors fort rapprochée de la grande muraille. Un tel
poste était dangereux entre tous, car les sorties des assiégés
étaient fréquentes, leur feu bien nourri et bien dirigé. Le capitaine
Saqui-Guitra lui-même n'avait réussi à rien dans cette partie des
ouvrages.

Ce ne furent, aux premières heures de la nuit, que continuelles
alertes. Enfin assiégés et assiégeants parurent céder à la fatigue.
On cessa le feu des deux côtés, et un morne silence descendit sur la
plaine. À peine entendait-on de temps à autre quelque décharge d'une
sentinelle isolée.

Il était quatre heures du matin, l'heure où les soldats les mieux
aguerris ont peine à lutter contre la défaillance physique et morale.
Les grands capitaines redoutent cet instant entre tous et ne se
rassurent que quand les premiers feux du soleil colorent l'horizon.

«Je sens, en vérité, mon sang se glacer dans mes veines, dit tout à
coup Don Garcia, et ma moelle se figer dans mes os. Je crois qu'un
enfant hollandais armé d'un pot à bière aurait raison de moi. Je ne me
reconnais plus. Oh! cette arquebusade dans le lointain! Mes nerfs! mes
nerfs!

--Te prends-tu pour une jolie femme? fit Juan goguenard.

--Non, si j'étais dévot, je crois bien que je prendrais le bizarre
état où je me trouve pour un avertissement du ciel...

Tout le monde fut surpris de ce langage, Don Juan le premier, car
Don Garcia Navarro ne se souciait point à l'ordinaire des puissances
célestes, sinon pour s'en moquer.

Le jeune homme vit quel étonnement avait causé sa déclaration et,
cédant à la vanité, il reprit bientôt:

«Que personne ne s'imagine que j'ai peur des Hollandais, de Dieu ou
du diable! À la garde montante, nous aurions un petit compte à régler
ensemble!

--Les Hollandais, reprit Saqui-Guitra, passe encore; mais pour Dieu et
les autres, il est bien permis de les craindre.

--Le tonnerre ne porte pas aussi juste qu'une arquebuse protestante.

--Et votre âme? répondit Saqui-Guitra.

--Si j'étais sûr d'en avoir une! Qui me l'a dit? Les prêtres. Or
l'invention de mon âme leur rapporte de tels revenus qu'il n'est pas
étonnant qu'ils en soient l'auteur, de même que les pâtissiers ont
inventé les tartes à la crème pour les vendre.

--Vous finirez mal, Don Garcia, fit le vieux capitaine d'un ton
sévère. De tels propos ne se tiennent pas à la tranchée.

--Je me tais. Car je vois que mon bon camarade Juan n'est pas moins
scandalisé que vous. Lui croit surtout aux âmes du purgatoire.

--Je ne pose point à l'esprit fort, répondit Juan, et j'admire sans
cesse votre belle désinvolture à l'égard des puissances célestes et
autres. Je vous l'avoue, ce qu'on raconte des damnés me donne parfois
le petit frisson.

--En tout cas, le diable n'est guère puissant, car il nous aurait déjà
emportés, mon maître. Ce garçon-là, messieurs, auquel je fis faire ses
premiers pas, a déjà mis plus de gentilshommes en bière et de femmes à
mal que tout le régiment de...»

Il ne put finir sa phrase. On avait entendu le coup sec d'une
arquebuse, et Don Garcia, blessé, tomba en arrière.

«Je suis touché», fit-il.

D'où était partie la détonation?... Du rempart hollandais sans
doute... Cependant certains aperçurent distinctement, du côté du camp,
un homme qui prenait la fuite et se perdit bientôt dans l'obscurité.

       *       *       *       *       *

La blessure de Don Garcia était mortelle. Le coup avait dû être tiré
de très près et était chargé de plusieurs balles, à ce que virent les
chirurgiens.

La fermeté du libertin ne se démentit pas un seul instant au lit de
mort. Il envoya promener sans égards tous ceux qui lui parlèrent de
sacrements.

«Après ma mort, fit-il, Juan, les moines vous diront sans doute que
c'est là un châtiment divin. Par Satan! ne les croyez pas. Il est bien
naturel qu'un soldat attrape un jour ou l'autre une arquebusade!

«Par exemple, si le coup a été tiré de ce côté, comme le bruit en
court, veuillez faire pendre le coupable haut et court... Ce sera
quelque jaloux auquel j'aurai pris sa maîtresse...

«Des maîtresses, Juan, j'en ai deux à Anvers, trois à Bruxelles et
quelques autres encore dans diverses localités... Faute de mieux, je
vous les lègue.

«Prenez encore mon épée et surtout n'oubliez pas la botte secrète que
je vous ai apprise! Adieu! Au lieu de messes, que mes camarades se
réunissent en une glorieuse orgie après mon enterrement!»

Tel fut le dernier discours de Don Garcia Navarro, descendant d'une
noble et religieuse lignée espagnole. De l'autre monde, il ne montra
aucun souci. Il expira, un sourire de défi sur les lèvres.

La compagnie reprit son train de vie. On remarqua seulement que
Modesto avait disparu. Sans doute le taciturne camarade était-il tombé
dans quelque fosse. D'autres pensèrent que c'était lui l'assassin
de Don Garcia. Mais on se perdait en conjectures sur les motifs qui
l'avaient poussé à ce crime.

       *       *       *       *       *

Don Juan fut fort ému de la mort de son frère d'armes. Il l'aimait,
peut-être comme un vice dont on ne peut plus se passer, mais il
l'aimait.

Néanmoins il changea quelque temps de vie, impressionné par le côté
mystérieux de ce trépas. C'est alors qu'on le mit en garnison à
Cambrai, où bientôt ses anciennes habitudes reprirent le dessus. Comme
par le passé, il se remit à jouer, à boire, à courtiser les femmes et
à molester les maris.

Il était dans tout l'éclat de sa beauté. Ses manières féminines se
mêlaient heureusement à la rudesse des hommes de guerre. Toute sa
personne respirait la virilité, et cependant il y avait quelque chose
de si tendre, de si doux, de si rêveur dans son regard! Les femmes
étaient folles de lui. Elles voulaient toutes goûter de son amour,
et, quand elles en avaient goûté, les autres hommes leur paraissaient
fades. Elles le redoutaient, mais se seraient toutes perdues pour lui.

Aussi, chaque jour, Juan avait de nouvelles aventures. Aujourd'hui
la brèche, demain le balcon; le matin ferraillant avec le mari ou
l'amant, le soir buvant avec les plus basses courtisanes...




CHAPITRE V

Épisode rapporté par le mystérieux licencié Alonso Fernandez de
Avellaneda, naturel de la ville de Tordesillas, et auquel épisode il
donna le titre du _Riche désespéré_.


Dans une ville du duché de Brabant, en Flandre, nommée Louvain,
vivait un jeune cavalier, âgé d'environ vingt-cinq ans, appelé M. de
Chappelin, et qui étudiait à l'Université les droits civil et canon.
La mort de son père et de sa mère l'avait laissé de bonne heure maître
absolu d'une des fortunes les plus considérables de la ville, et il
en usait avec toute la fougue de la jeunesse, négligeant l'étude et se
livrant à corps perdu à toute espèce de désordres.

Il arriva qu'un dimanche de carême il était entré dans l'église des
Pères de Saint-Dominique pour entendre prêcher un orateur éminent.
Ce discours, auquel il n'avait prêté qu'une attention distraite, fit
néanmoins sur lui une impression inattendue; la parole de Dieu le
toucha, et il sortit de l'église tellement changé qu'il forma soudain
la résolution de quitter le monde et d'entrer en religion. Il
remit donc sa maison et ses biens à un parent qu'il chargea de les
administrer pendant une absence à laquelle, disait-il, il était
obligé; puis il se rendit au couvent des Dominicains, où il prit tout
aussitôt l'habit de novice.

Dix mois se passèrent pendant lesquels il donna de grandes preuves de
ferveur, mais un malheureux hasard ramena à Louvain deux de ses amis
qui avaient été les compagnons de ses plaisirs. Ils apprirent que
Chappelin s'était fait dominicain, et cette résolution leur parut si
étrange, ils en furent si vivement affligés qu'ils projetèrent de se
rendre au couvent et de chercher à ramener leur ami au monde et à
ses études. Ils obtinrent facilement la permission du prieur, car la
consigne des couvents est moins rigoureuse en Flandre qu'en Espagne,
et ils n'épargnèrent au novice ni remontrances, ni conseils. Chappelin
était faible, le souvenir des jouissances de la vie mondaine était
loin d'être éteint de son coeur; il céda donc sans peine au discours
de ses amis et s'en alla tout aussitôt demander au prieur de lui faire
rendre ses habits séculiers, prétextant des affaires importantes,
des engagements auxquels il ne pouvait se soustraire, et surtout
l'impossibilité de se soumettre plus longtemps aux rigueurs de la
vie monastique. Grand fut l'étonnement du prieur, qui fit d'inutiles
efforts pour retenir son novice. En vain le conjura-t-il de rester
quelques jours encore, lui offrant le concours de ses prières et de
celles de tous ses religieux pour résister à ce qu'il considérait
comme une embûche du démon; Chappelin persista et quitta le couvent le
soir même.

Le lendemain, il reprit, avec la direction de ses biens, toutes ses
habitudes passées, et il n'y eut bientôt dans la ville festin ou
réunion joyeuse dont il ne fit partie. Au bout de quelque temps, il
retrouva dans le monde une jeune parente, belle, spirituelle et riche,
à laquelle il avait rendu quelques soins lorsqu'elle était au couvent
et avant que lui-même n'entrât chez les Dominicains. Il la demanda
en mariage, et comme l'union était des mieux assorties, elle fut
promptement conclue.

En réunissant à sa fortune la fortune de sa femme, Chappelin était
extrêmement riche; cette heureuse position s'accrut encore par la mort
d'un oncle qui était gouverneur d'une ville située vers les frontières
de la Flandre et nommée Cambrai. Notre cavalier obtint même de Son
Altesse le vice-roi, et grâce aux bons services de son oncle, de lui
succéder dans sa charge, et il partageait son temps entre Cambrai, où
l'attiraient les devoirs de son gouvernement, et Louvain, où sa femme
continuait d'habiter.

       *       *       *       *       *

Or donc, un jour qu'il se trouvait dans cette dernière ville et
qu'il se promenait seul aux environs, il rencontra sur le chemin un
militaire espagnol qui se nommait Don Juan de Maraña et qui voyageait.
Il l'aborda, lui demanda où il allait, et celui-ci répondit qu'il se
rendait à Liège, où des amis l'avaient invité à passer quelques jours.
Il ajouta que, depuis la fin du siège de Berg-op-Zoom, il était en
garnison dans le château de Cambrai, et alors Chappelin, sans se faire
connaître, lui adressa sur l'état de la forteresse quelques questions
auxquelles l'Espagnol répondit avec intelligence et sagacité.

En arrivant aux portes de la ville, Chappelin demanda à son compagnon
de route s'il avait l'intention de s'arrêter à Louvain et lui offrit
de venir loger chez lui.

«Votre Grâce saura, ajouta-t-il, que je porte une grande affection à
la nation espagnole, et je serai heureux de lui en donner une preuve
en la recevant ce soir chez moi; demain elle pourra se remettre
en route après s'être reposée, par une bonne nuit, des fatigues du
chemin.»

Le jeune officier répondit qu'il était très reconnaissant de cette
offre, et que ce serait manquer à la courtoisie que professait sa
nation que de ne pas l'accepter avec empressement, qu'il passerait
donc cette nuit à Louvain, bien qu'il eût pu encore profiter du reste
de la journée pour approcher un peu plus du but de son voyage.

       *       *       *       *       *

Ils arrivèrent bientôt à la porte de la demeure de Chappelin, qui
conduisit aussitôt le jeune Espagnol à l'appartement de sa femme.
Celui-ci se présenta avec une extrême courtoisie, mais ses yeux
n'eurent peut-être pas toute la réserve désirable, et ses regards
eurent peine à se détacher de son hôtesse, dont la beauté le frappa
vivement. C'était, en effet, d'après tous les témoignages que l'on en
a, la plus belle créature de toute la province de Flandre. On servit
un repas abondant; mais Don Juan, qui repaissait ses yeux de cette
merveilleuse beauté, dont la toilette était fort élégante et dont les
épaules étaient quelque peu découvertes, selon la coutume flamande,
mangea peu, ou du moins avec une continuelle distraction.

Le souper terminé et la table desservie, Chappelin fit apporter un
clavicorde et, se plaçant devant l'instrument, il exécuta un gracieux
prélude, à la suite duquel sa femme chanta, d'une voix des plus
agréables, de jolies romances dont lui-même était l'auteur.

La soirée se passa de la sorte, grâce à la musique et à une
conversation choisie dans laquelle la femme de Chappelin déploya, aux
yeux émerveillés du jeune officier, toutes les ressources d'un esprit
éclairé et subtil. Enfin, sur l'ordre du maître, vint un page qui
retira le clavicorde et un domestique qui, prenant un flambeau,
conduisit Don Juan de Maraña dans une pièce voisine de celle de la
jeune femme et qu'occupait d'ordinaire le valet de chambre de M. de
Chappelin. L'Espagnol, qui devait se remettre en route au point du
jour, prit congé de ses hôtes avec tous les témoignages ordinaires de
reconnaissance, et l'ordre fut donné au majordome de faire disposer,
dès le matin, un déjeuner abondant et quelques provisions de route,
afin que le jeune homme pût, avant son départ, prendre les forces
nécessaires pour terminer d'une traite le chemin qu'il avait à
parcourir. En même temps que lui, M. de Chappelin, qui avait à
s'occuper de quelques travaux, se retira dans une chambre plus
éloignée où il devait passer la nuit.

       *       *       *       *       *

Don Juan se coucha, et le valet de chambre, qui occupait la même
chambre, lui dit que, pour ne pas troubler le repos dont il devait
avoir grand besoin, il le laisserait seul cette nuit dans sa chambre
et s'en irait chercher gîte ailleurs, en compagnie des autres
domestiques de la maison.

Mais l'Espagnol ne put s'endormir; son imagination était toute remplie
de l'image de sa belle hôtesse, et sa passion, aussi ardente qu'elle
avait été subite, s'irritait encore par diverses circonstances
fatales: d'abord le voisinage de la chambre où reposait la jeune
femme, puis l'éloignement de M. de Chappelin, et, enfin, la solitude
où il était lui-même, par suite d'une attention contraire aux ordres
du maître.

       *       *       *       *       *

Ces circonstances firent naître dans son esprit un projet diabolique,
projet offensant pour la majesté divine, indigne de la loyauté
espagnole et en même temps de la noble hospitalité du seigneur
flamand.

Il se résolut donc à quitter son lit et à pénétrer sans bruit dans
la chambre de la dame, présumant qu'autant pour ne pas scandaliser la
maison que pour sauver son honneur aux yeux des autres elle garderait
le silence. Il alla même jusqu'à supposer que, touchée des regards
qu'il lui avait adressés pendant toute la soirée, elle le recevrait
avec plaisir, et qu'il lui devait déjà, sans doute, l'éloignement de
son mari.

Il considéra, néanmoins, qu'il pouvait y avoir pour lui péril de la
vie, que, la dame appelant à son aide, le mari accourrait, qu'il y
aurait lutte, scandale et sang versé; mais son ardente passion lui
suggéra une solution pour chaque difficulté. Il se leva donc vers
le milieu de la nuit et, sans bruit, les pieds nus, en chemise, il
pénétra dans la chambre où il s'arrêta quelques instants immobile et
sans prendre de résolution.

De là, il retourna dans la pièce où il avait couché, prit son épée,
la dégaina, et revint pas à pas jusqu'au lit de la Flamande. Alors il
étendit la main, la toucha et la réveilla. Celle-ci pensa que c'était
son mari:

«C'est vous, seigneur, dit-elle, d'où vient que vous revenez si tôt?»

Don Juan, profitant de cette erreur, garda le silence, prit la place
du mari; puis lorsqu'il eut satisfait ses honteux appétits, il se
leva, ramassa son épée et rentra sans bruit dans sa chambre.

Mais le repentir suit de près la faute, le remords n'est pas loin du
péché, et une fois sa passion assouvie, le jeune Espagnol eut honte
de ce qu'il avait fait et commença à craindre que le mari, venant à se
lever avant lui, ne découvrît quelque chose dans les questions de sa
femme. Celle-ci, en effet, toute surprise de la conduite étrange
de celui qu'elle avait cru son mari, du silence obstiné qu'il avait
gardé, de sa retraite précipitée, s'était endormie en se proposant de
lui en faire le matin un amoureux reproche.

Aux premières lueurs du jour, Don Juan de Maraña, que la honte avait
empêché de fermer les yeux, se leva à la hâte. Il chargea les premiers
serviteurs qu'il rencontra de l'excuser auprès de leur maître, il
ne pouvait accepter le déjeuner qu'on lui avait préparé; et quelques
instances que fissent les serviteurs, qui du moins voulaient le
charger de provisions, il refusa, ajoutant qu'il y avait, à deux
lieues de Louvain, une hôtellerie où il comptait prendre un peu de
repos. Là-dessus, il se fit ouvrir la porte, prit congé des serviteurs
et sortit de la ville.

       *       *       *       *       *

Peu d'instants après, le noble et malheureux Chappelin, réveillé par
le mouvement de sa maison, se leva et se rendit dans la chambre de sa
femme, à qui il demanda comment elle avait passé la nuit, ajoutant que
les affaires dont il avait eu à s'occuper ne lui avaient laissé que
fort peu de repos.

«En vérité, Seigneur, lui dit sa femme en souriant et avec un petit
air boudeur, vous savez dissimuler très agréablement, et votre langue,
qui était si obstinément muette cette nuit, me semble bien agitée ce
matin. Allez-vous-en donc d'ici, pour l'amour de Dieu, lui dit-elle,
et ne me revenez pour le moins de toute la journée; vous me devez bien
cette pénitence pour apaiser la juste colère que j'ai conçue contre
vous.»

Chappelin se mit à rire, l'embrassa malgré elle et lui demanda quel
était le sujet de cette grande colère.

«Comment? lui dit-elle, ne vous souvient-il pas de la visite que vous
m'avez faite cette nuit, poussé par je ne sais quelle subite passion,
et pendant laquelle vous n'avez pas daigné me dire un seul mot?»

Il serait difficile de peindre l'étonnement de Chappelin en recevant
cette confidence. Il pensa que le jeune Espagnol avait dû rester seul
dans la chambre qu'on lui avait donnée, par la faute du serviteur qui
devait la partager avec lui, et que la maudite occasion, mère de tous
les crimes, l'avait amené à commettre la grave offense de laquelle
il n'osait s'assurer. Il ne voulut toutefois rien laisser voir des
soupçons à sa femme.

«N'accusez, lui dit-il, que l'amour extrême que j'éprouve pour
vous; mon silence vous donne la mesure de la honte que j'éprouvais à
troubler votre repos.»

Hors de lui, jurant de tirer vengeance d'un tel affront, il saisit un
prétexte pour prendre congé de sa femme et sortit de sa chambre. Il
prit à part un de ses serviteurs et ordonna de lui seller un cheval.
Pendant ce temps il s'habilla à la hâte et choisit parmi ses armes une
riche demi-pique, puis descendit dans la cour. Le cheval n'était pas
encore prêt et, en attendant qu'on le lui amenât, il se promenait avec
agitation devant l'écurie.

«Indigne Espagnol! murmurait-il, combien tu as mal reconnu
l'hospitalité que je t'ai accordée! Attends-moi, traître et adultère,
et je te jure que ton indigne conduite te coûtera cher. Fuis, infâme,
et cache-toi; mais il ne sera pays si lointain ou retraite si profonde
où je ne puisse l'atteindre, fussent les entrailles de l'Etna!»

Lorsque son cheval fut prêt, Chappelin se mit en selle avec la
rapidité de l'éclair, défendit à ses domestiques de l'accompagner,
puis il saisit sa demi-pique, éperonna son cheval et le lança au galop
sur le chemin qu'il supposait avoir été pris par l'Espagnol.

Au bout d'une heure, il l'aperçut qui traversait un site entièrement
désert.

Alors, Chappelin pressa son cheval, baissa son chapeau sur son visage
pour n'être pas reconnu à l'avance et, dès qu'il eut atteint le
traître, sans prononcer une parole, sans lui donner le temps de
se reconnaître ni de songer à la défense, il lui plongea entre les
épaules la pointe acérée de son javelot, qui le blessa si fort que
Chappelin crut l'avoir tué, quoiqu'il n'en fût rien, et le mari
outragé reprit le chemin de sa demeure.

       *       *       *       *       *

Cependant la jeune femme, voyant que l'heure s'avançait sans que son
mari fût de retour, s'informa de ce qu'il était devenu. Le palefrenier
lui raconta alors que, pendant tout le temps qu'il avait été occupé à
seller un cheval, il avait entendu son maître, qui se promenait devant
la porte de l'écurie, se plaindre de l'officier espagnol, l'appelant
traître, infâme et adultère, l'accusant d'avoir abusé de l'innocence
de sa femme, et jurant de le poursuivre jusqu'à ce qu'il l'eût atteint
et de le mettre en morceaux. Alors la malheureuse femme comprit tout
et tomba sans connaissance.

Au bout de quelques instants, elle revint à elle et se mit à verser
des torrents de larmes, puis songeant au prochain retour de son mari,
redoutant de paraître devant lui souillée à jamais par un crime dont
elle porterait désormais la peine quoique innocente, elle descendit
dans la cour et, après l'avoir parcourue quelques instants avec
égarement, elle se précipita la tête la première dans un puits
profond, sans qu'aucun de ceux qui étaient présents eût pu la retenir.
À ce funeste spectacle toute la maison poussa des cris affreux,
auxquels accourut la foule du dehors, les uns s'enquérant de ce qui
s'était passé, les autres cherchant, mais en vain, à secourir la
pauvre femme qui, dans sa chute, s'était brisée en mille morceaux.

       *       *       *       *       *

Au milieu de ce tumulte universel arriva le malheureux Chappelin.

Lorsqu'il aperçut cette foule qui remplissait sa cour, ces gens en
larmes qui se pressaient au bord du puits, il descendit de cheval et
demanda ce qui s'était passé. Alors quelques-uns de ses serviteurs, en
se déchirant le visage, vinrent lui apprendre comment sa femme, après
s'être plainte de l'infâme conduite de l'Espagnol, s'était précipitée
dans ce puits, où elle gisait toute brisée. À cette affreuse nouvelle
le pauvre homme resta quelques instants frappé de stupeur et hors
d'état de prononcer une parole; puis enfin, lorsqu'il fut revenu à
lui, il se précipita à genoux auprès du puits en versant des larmes et
en s'arrachant les cheveux et la barbe.

«Hélas! s'écria-t-il, femme de mon âme, pourquoi t'es-tu séparée de
moi? Pourquoi, mon séraphin, m'as-tu abandonné? Pourquoi te punir
toi-même de la ruse infâme dont tu as été victime? Cet indigne
Espagnol était seul coupable. Hélas! comment vivrai-je maintenant sans
te voir? Que ferais-je? Où irais-je? Que deviendrais-je? Je ne le vois
que trop ce que je vais devenir!»

Et en parlant de la sorte il se releva tout furieux et tira son épée.

À ce mouvement les personnes qui l'entouraient, parmi lesquelles
étaient quelques-uns des principaux personnages de la ville, craignant
qu'il n'arrivât un nouveau malheur, s'approchèrent de lui pour
lui donner des consolations. Il paraissait leur prêter attention,
lorsqu'au milieu de ses serviteurs il aperçut son enfant dans les bras
de sa nourrice, laquelle pleurait amèrement; alors, courant après
elle avec une fureur diabolique, il saisit son enfant et le frappa à
plusieurs reprises sur la pierre du puits, de telle sorte qu'il lui
brisa la tête et le corps.

«Meure, s'écria-t-il, l'enfant d'un père aussi misérable, d'une mère
aussi infortunée, et qu'il ne reste sur terre aucune trace de nous.»

Puis il se remit à appeler sa femme.

«Si tu n'es pas au ciel, ma bien-aimée, s'écria-t-il, je ne veux ni
ciel ni paradis, il n'y a de bonheur pour moi qu'à être où tu es;
l'enfer même, avec toi, vaudra pour moi le bonheur des anges; âme de
ma vie, attends-moi, me voici.»

Alors, et sans que personne pût le retenir, il se jeta dans le puits,
et son corps brisé alla tomber auprès de celui de sa femme.

       *       *       *       *       *

Ce terrible événement porta au comble l'émotion des assistants; l'on
n'entendit pendant quelques moments que sanglots et cris d'effroi, et
la maison, comme la rue, furent bientôt remplies de curieux frappés
de stupeur. Survint le gouverneur de la ville qui fit retirer les deux
corps, et, avec l'agrément de l'évêque, les fit transporter dans un
bois voisin de la ville, où ils furent brûlés, et leurs cendres furent
jetées dans un ruisseau qui passait près de là.

Pendant ce temps, des passants charitables relevaient Don Juan et le
firent soigner à Bruxelles, où ils allaient; il fut bientôt sur pied,
et le souvenir de la femme du Riche Désespéré de Louvain lui causait
tant de honte qu'il fit tous ses efforts pour l'oublier et y parvint
bientôt.




CHAPITRE VI

LES NUITS DE SÉVILLE

Retour en Espagne.--Fêtes et orgies.--La liste des maîtresses.--Doña
Teresa au couvent.--Nouvelle séduction.


Sur ces entrefaites, Don Juan apprit que son père venait de mourir.
Sa mère ne lui avait survécu que de quelques jours. La vie de Don Juan
était telle que cette double nouvelle le toucha à peine. Il vivait
dans un tourbillon. Il n'avait plus conscience des réalités de la vie,
même les plus douloureuses.

Les hommes d'affaires lui conseillèrent de retourner en Espagne afin
de débrouiller son héritage. Il devenait possesseur d'un majorat et de
biens considérables.

L'affaire de Don Alfonso de Ojedo devait être oubliée des habitants
de Séville comme elle l'était de lui-même. D'ailleurs, Don Juan
avait envie de s'exercer sur un théâtre plus digne de sa qualité. Les
aventures de camp et de garnison lui semblaient banales à la longue.
Les belles Sévillanes l'attendaient, prêtes à se rendre à discrétion.

       *       *       *       *       *

Il rentra donc en Espagne. Il passa à Madrid comme un brillant
météore et, dès son arrivée à Séville, éblouit tout le monde par sa
magnificence.

En possession de son héritage, il entreprit une vie de réjouissances
telle que nul n'en avait jamais mené dans les Espagnes. Il donnait des
fêtes où les plus belles Andalouses s'empressaient. Tous les jours,
nouveaux plaisirs, nouvelles orgies. Il régnait sur une foule de
libertins qui suivaient ses moindres caprices et l'encensaient
perpétuellement. Il n'était de mode qui n'eût été consacrée par Don
Juan.

Il débaucha quelques années l'Espagne, terre de l'amour, mais d'un
amour beaucoup plus chaste qu'on ne le croit généralement. Il donna
des festins où les plus jolies filles de Séville ne craignaient pas
de se montrer nues, festins dignes de la décadence romaine. Il semait
l'or à pleines mains. Il avait par l'excès étouffé le scandale.

       *       *       *       *       *

Cependant, il tomba malade quelques semaines. Au cours de sa
convalescence, il s'amusa à dresser une liste de toutes les femmes
qu'il avait séduites et de tous les maris qu'il avait trompés. Ce ne
fut pas sans peine qu'il put établir cet aimable catalogue. Enfin, il
constata avec une certaine satisfaction que toutes les classes de la
société, toutes les professions étaient représentées sur la liste.

En Italie, il avait possédé la maîtresse d'un pape. Le nom de ce
pontife figurait en tête, en bas se trouvait un pauvre ramasseur de
bouts de cigares dont la femme était l'une des plus jolies cigarières
de Séville.

«Il manque cependant un nom à ta liste, lui fit remarquer son ami
Torribio.

--Et lequel?

--Dieu!

--C'est ma foi vrai, il n'y a pas de religieuse! Je te remercie de
m'avoir averti. Je vais m'employer sans retard à combler cette lacune.
D'ici un mois je t'invite à souper avec une nonne!»

       *       *       *       *       *

Don Juan se mit donc à fréquenter les chapelles des couvents et, peu
de temps après, il distinguait une religieuse d'une trentaine d'années
dont le visage exprimait la souffrance, mais rayonnait cependant d'une
admirable beauté.

«L'ai-je déjà vue quelque part? se disait Juan. Quoi qu'il en soit,
elle est bien l'épouse de Dieu. Si jamais je l'ai fréquentée, elle
n'hésitera pas à revenir à moi!»

Cette fille infortunée était, en effet, la Teresa, fille du comte de
Ojedo que Don Juan avait jadis séduite. Il la reconnut bientôt. Il se
fit reconnaître d'elle et constata, en effet, que sa vue avait plongé
dans un trouble profond la fille de l'homme qu'il avait assassiné.

Il lui fit parvenir quelques billets en cachette, l'assurant de son
amour. Il n'avait jamais aimé qu'elle, et de retour à Séville il
s'était décidé à remuer terre et même ciel pour la retrouver! Il reçut
la lettre suivante:

_C'est vous, Don Juan. Est-il donc vrai que vous ne m'ayez point
oubliée? J'étais bien malheureuse, mais je commençais à m'habituer
à mon sort. Je vais être maintenant cent fois plus malheureuse. Je
devrais vous haïr... Vous avez versé le sang de mon père... Mais,
hélas! je ne puis ni vous haïr ni vous oublier. Ayez pitié de moi.
Ne revenez plus dans cette église; vous me faites trop de mal. Adieu,
adieu, je suis morte au monde._

    TERESA.

«Elle est à moi, se dit Juan.» Et il se contenta de lui faire parvenir
le mot suivant:

_Samedi soir, après l'office, je t'attendrai avec une échelle de corde
à la porte du jardin du couvent._

Il reçut la réponse suivante:

_Je viendrai._

[Illustration: PLANCHE VII

(Photo J. Lacoste, Madrid).

_F. Goya._--LA STATUE DU COMMANDEUR]




CHAPITRE VII

LA CONVERSION DE DON JUAN

Au château de Maraña.--Le vieux tableau.--Un singulier
office.--L'apparition.--L'enterrement.--Évanoui.--La conversion.--Mort
de Teresa.--Le dernier duel.--La pénitence.


Les deux ou trois jours qu'il avait à attendre, Don Juan les passa au
château de Maraña. C'était là qu'il avait grandi. Depuis son retour à
Séville, perdu dans les fêtes, il n'avait jamais éprouvé le besoin de
revenir dans l'austère château de ses pères.

Il y arriva à la nuit tombante et après un bon souper se mit au lit.
Il parcourut quelques pages d'un livre de contes libertins, puis se
souleva pour éteindre sa chandelle.

... Mais soudain ses yeux rencontrèrent le tableau des _Supplices
du Purgatoire_ que sa mère lui expliquait en son enfance. Il revit
l'homme dont le feu brûlait les membres et dont un serpent dévorait
les entrailles. Et cet homme avait les traits du capitaine Gomare...

Il souffla la lumière, mais toute la nuit des songes le tourmentèrent.
Les âmes du purgatoire, allongées, émaciées, continuaient de se tordre
devant lui.

Il se leva au petit jour, inquiet. Il passa la matinée à rôder dans
le vieux château dont chaque salle, chaque meuble lui rappelaient un
souvenir de sa paisible enfance. Et il songea, pour la première fois
peut-être, à la mort de ses vieux parents...

       *       *       *       *       *

Le samedi soir, Juan, de retour à Séville, se rendit au couvent.
La nuit était tombée; en passant devant la chapelle, il aperçut
des lumières. «L'office dure encore à cette heure, se dit-il. C'est
bizarre.» Et il entra pour passer le temps.

Dans l'église, un spectacle singulier l'attendait. Une procession
faisait lentement le tour du choeur. Deux longues files de pénitents
en capuchon se rangeaient autour d'une bière couverte de velours noir
et portée par plusieurs figures habillées à la mode antique, la barbe
blanche et l'épée au côté. Le convoi avançait lentement et gravement.
On n'entendait pas le bruit des pas sur le carreau de l'église. On eût
dit que chaque figure glissait plutôt qu'elle ne marchait. Les plis
longs et roides des robes et des manteaux paraissaient aussi immobiles
que les vêtements de marbre des statues.

Don Juan, étonné, se dit que la cérémonie revêtait dans ces couvents
un caractère particulièrement lugubre. Il voulut s'en aller, quoique
les nonnes fussent toujours, à ce qu'il lui semblait, derrière leurs
grillages. Auparavant il se permit d'arrêter par la manche un des
pénitents qui portaient des cierges et lui demanda poliment quel était
le personnage qu'on enterrait.

Le pénitent leva la tête. Sa figure était pâle, hâve et décharnée
comme celle d'un homme très malade. Il répondit d'une voix lointaine
et blanche:

«C'est le comte Juan de Maraña!»

Les cheveux se dressèrent sur la tête de Juan. Il crut avoir mal
entendu, mais se décida à demeurer à l'office.

Un _De Profundis_, d'une tristesse sépulcrale, s'éleva bientôt. Don
Juan avisa un second pénitent qui passait près de lui:

«Le nom de l'homme qu'on enterre? fit-il.

--Juan de Maraña!» répondit une voix non moins effrayante que la
première.

Don Juan crut qu'il allait défaillir. Mais il se ressaisit encore et,
comme un prêtre s'approchait de lui, il lui prit la main. Elle était
froide comme du marbre.

«Au nom du ciel! mon père, pour qui priez-vous?

--Nous prions pour le comte Juan de Maraña...

--Et qui êtes-vous? reprit Juan, que le visage douloureux du prêtre
glaçait de plus en plus de crainte.

--Nous sommes des âmes du purgatoire. Nous payons la dette que nous
avons contractée envers sa mère, dont les prières ont jadis adouci nos
peines... Mais la dette sera bientôt acquittée, et cette messe est la
dernière!»

À ce moment, d'autres voix s'élevèrent dans la salle d'un angle
obscur:

«Les dernières prières sont dites, clamaient-elles, les temps sont
venus! L'enfer l'appelle! Le comte de Maraña est-il à nous?»

Don Juan tourna la tête et, dans l'ombre, il aperçut des hommes, pâles
et sanglants, qui s'avançaient vers la bière en répétant avec une joie
qui faisait grimacer leurs bouches décharnées:

«Il est à nous! Il est enfin à nous!».

Il eut à peine le temps de les reconnaître: c'étaient Garcia Navarro
et le capitaine Gomare; et il tomba évanoui.

       *       *       *       *       *

Au milieu de la nuit, une ronde qui passait aperçut, inanimé, un homme
étendu au seuil de la chapelle du couvent. On le releva et on reconnut
Don Juan.

«Il aura été bâtonné par quelque mari!» disaient les soldats qui
connaissaient sa réputation, comme tout habitant de Séville.

Don Juan, transporté à son domicile, reprit ses sens. Mais au lieu
de blasphémer comme à son ordinaire, il demanda qu'on fît venir sans
tarder un prêtre, afin qu'il se confessât...

La surprise fut générale. La plupart des ecclésiastiques, croyant à
une mystification, refusèrent leurs services.

Un dominicain y consentit enfin. Don Juan demeura plusieurs heures
enfermé avec lui. Après quoi il déclara à tous qu'il allait se retirer
dans un couvent pour y faire pénitence.

Il partagea sa fortune entre les pauvres, en réservant des sommes
suffisantes pour faire bâtir un hôpital et pour fonder des messes pour
les âmes du purgatoire; après quoi, en effet, il prit la robe de
bure. Il se fit de suite remarquer par son zèle à la pénitence et ses
mortifications.

       *       *       *       *       *

Teresa avait longtemps attendu dans le jardin du couvent le signal
convenu. Elle rentra dans sa cellule, en proie à la plus vive
agitation. Le lendemain, elle recevait, portée par le dominicain,
une lettre de Don Juan, où il lui expliquait son intention de se
consacrer, à son exemple, à la vie monastique.

Teresa, à la lecture de cette lettre, devint pâle et rouge tour à
tour. Dès qu'elle l'eut terminée, elle fut prise d'une crise terrible,
que ni la mère supérieure ni le dominicain ne pouvaient calmer.

«Soyez heureuse que le Seigneur l'ait rappelé enfin à lui»,
disaient-ils.

Mais Teresa se tordait en proie au désespoir.

«Il ne m'a jamais aimée! répétait-elle, il ne m'a jamais aimée!»

Une fièvre ardente s'empara d'elle. En vain les secours de l'art et
de la religion lui furent-ils prodigués. Elle repoussa dédaigneusement
les uns et les autres. Elle expira au bout de quelques jours, et sa
dernière parole fut:

«Il ne m'a jamais aimée!»

       *       *       *       *       *

Teresa ne fut pas la dernière victime de Don Juan. Un jour que
le frère Ambroise--c'était en religion le nom du comte de
Maraña--travaillait au jardin à creuser sa propre tombe, sous les
rayons d'un soleil brûlant, il vit s'approcher de lui un étranger
revêtu d'un grand manteau.

«Me reconnaissez-vous, Don Juan? lui dit-il. Non. Eh bien! je me
trouvais dans la compagnie du capitaine Saqui-Guitra, votre compagnie,
au siège de Berg-op-Zoom. Je m'appelais Modesto, et c'est moi qui ai
tué votre camarade Garcia.

--Dieu, en son infinie miséricorde, aura eu pitié de lui, fit le
moine.

--Peu m'importe. Je m'appelais Modesto. Mais mon nom est tout autre.
Je me nomme Don Pedro de Ojedo; je suis le fils de Don Alfonso que
vous avez tué, de Doña Fausta que vous avez tuée, de Doña Teresa que
vous avez tuée... comte de Maraña.

--Je ne suis plus le comte de Maraña.

--Qui que vous soyez, votre heure a sonné.

--Si telle est la volonté de Dieu, je périrai. Mon frère, je
m'agenouille devant vous. C'est pour expier tous les crimes que vous
avez énumérés que j'ai revêtu cet habit. Tuez-moi, indiquez-moi la
plus rude pénitence, mais ne me maudissez pas.

--Je ne te tuerai pas comme un chien. J'ai encore le respect de mon
nom. Don Juan, voici deux épées, nous allons combattre.

--Je ne suis pas Don Juan, je ne suis qu'un pauvre moine. Tuez-moi.

--Non, non, tu serais trop heureux de mourir ainsi, il faut combattre!

--Je ne combattrai pas!

--Don Juan, tu n'es qu'un lâche...

--Je suis un lâche, reprit lentement le moine, dont le visage avait
blêmi.

--Et les lâches, voici comment on les traite!»

Et ce disant, Don Pedro de Ojedo appliquait un violent soufflet sur la
joue de dom Ambroise.

Celui-ci avait soudain jeté son capuchon en arrière, relevé ses
manches et saisi une épée:

«Défends-toi, Pedro de Ojedo!» cria-t-il.

Ils se mirent en garde, mais le combat ne fut pas long. En quelques
instants, Pedro fut étendu à terre, la poitrine percée de part en
part.

       *       *       *       *       *

Les souffrances que s'imposa Don Juan pour expier le nouveau crime qui
avait fait périr le dernier membre de l'infortunée famille de
Ojedo sont parmi les plus terribles que l'histoire monastique ait
enregistrées. La moindre de ses pénitences, c'est que, chaque matin
notamment, il devait se présenter au frère cuisinier qui le gratifiait
d'un vigoureux soufflet.

Il mourut, dit-on, en odeur de sainteté. Don Juan de Maraña repose
aujourd'hui dans le choeur de l'église de la Charité, à Séville, et
sur la pierre a été gravée, selon son désir formel, l'inscription
suivante:

    CI-GIT LE PIRE HOMME QUI FUT AU MONDE!




III

DON JUAN D'ANGLETERRE OU LE SONGE DE LORD BYRON




CHAPITRE I

JULIA

La famille de Don Juan: Don José, Doña Inès.--Un turbulent
marmot.--Mort inopinée de Don José.--Éducation morale de Juan.--Sa
précocité.--Son adolescence.--Julia, la belle sang-mêlé.--Son
vieux mari.--Amours d'Inès et d'Alfonso.--Julia auprès de Don Juan:
premières caresses.--Vaines résistances.--Tristesse de Don Juan.--Dans
le berceau fleuri.--Dangers du crépuscule.--Initiation de Don
Juan.--Dans le lit de Julia.--L'arrivée du mari.--La ruse de
Julia.--Confession d'Alfonso.--La cachette de Don Juan.--Dans le
cabinet noir.--Les deux époux.--Les souliers révélateurs.--Fuite de
Don Juan.--Combat à l'épée et au poing.--Dans la nuit sévillane.--Le
scandale.--Don Juan s'embarque.--La lettre de Julia.


Don Juan était né à Séville, cité agréable, célèbre par ses oranges et
ses femmes. Il faut plaindre celui qui ne l'a point vue: Cadix seule
peut lui être comparée. Ses parents habitaient sur les bords du noble
fleuve qui a nom Guadalquivir.

Son père était Don José, véritable hidalgo, sans une goutte de sang
israélite ou maure dans les veines; son origine remontait aux plus
gothiques gentilshommes de l'Espagne; il passait pour un cavalier
accompli.

Sa mère possédait une merveilleuse instruction. Toutes les sciences
qui ont un nom dans la chrétienté, elle les possédait; ses vertus
n'avaient d'égal que son esprit.

Elle savait par coeur tout Calderon et la plus grande partie de Lope,
et si un acteur venait à oublier son rôle, elle pouvait lui servir de
souffleur. Une mémoire incomparable ornait le cerveau de Doña Inès.

Les mathématiques étaient sa science préférée; la magnanimité, sa
vertu la plus noble; son esprit, de l'attique pur; dans ses discours
sérieux elle portait l'obscurité jusqu'au sublime. Enfin elle était
en toutes choses ce que l'on peut appeler un prodige: le matin elle se
vêtait d'une robe de basin, de soie le soir, de mousseline l'hiver, et
d'autres étoffes qu'il serait trop long d'énumérer.

Elle savait le latin, plus exactement l'oraison dominicale; en fait
de grec, elle connaissait l'alphabet; elle lisait de-ci de-là quelques
romans français... En général sa parole s'environnait de mystère,
comme si le mystère eût dû l'ennoblir.

Elle avait encore quelque goût pour l'anglais et l'hébreu et trouvait
de l'analogie entre ces deux langues: elle le prouvait par certaines
citations des textes sacrés. Elle était un cours académique vivant;
dans ses yeux il y avait un sermon, sur son front une homélie; elle
était pour elle-même sur tous cas un directeur expert.

C'était enfin une arithmétique ambulante et la morale personnifiée.
Elle laissait aux autres femmes les défauts de son sexe; elle n'en
avait pas un seul. N'est-ce point le pire de tous?

Elle était tellement supérieure à toutes les tentations de l'esprit
malin que son ange gardien avait fini par abandonner son poste.

Ses moindres mouvements étaient aussi réguliers que ceux d'une
pendule.

Elle était, somme toute, parfaite, mais, hélas! la perfection est
insipide dans ce monde pervers, puisque nos parents ne durent leur
premier baiser qu'à la perte du paradis de paix, d'innocence et de
félicité (à quoi pouvaient-ils bien employer les douze heures de la
journée?). Pour ce motif, Don José allait cueillant des fruits divers
sans la permission de sa moitié.

C'était un mortel d'un caractère insouciant, sans goût pour les
sciences et les savants; il prenait souvent cependant querelle avec sa
femme. À ce moment, ils avaient l'un et l'autre le diable au corps.
Et celui qui fût intervenu eût risqué de recevoir à l'improviste, dans
l'escalier du jeune Don Juan, un seau d'ordures ménagères sur la tête.

C'était un petit frisé, franc vaurien depuis sa venue au monde,
véritable singe malfaisant. Ses parents raffolaient de ce turbulent
marmot. C'était le seul point sur lequel ils fussent d'accord.
N'eussent-ils pas mieux fait de l'envoyer à l'école ou de le fouetter
d'importance à la maison, afin de lui apprendre à vivre?

       *       *       *       *       *

Don José et Doña Inès, qui gardaient le souci des convenances, se
souhaitaient la mort plutôt que le divorce. Cependant il vint un jour
où le feu cessa de couver.

Inès tenta sans succès de faire passer son digne époux pour fou, puis
elle tint un journal de ses fautes, surveilla ses actes, ouvrit sa
correspondance. Leurs parents cherchèrent à les réconcilier, mais,
ainsi qu'il est d'usage en pareil cas, ne firent qu'empirer l'affaire.
Les avocats se multipliaient afin d'obtenir le divorce, mais à peine
avaient-ils été payés de quelques frais préliminaires que Don José
vint à mourir.

Il mourut, et la plus belle des causes ne fut pas plaidée. Sa maison
fut vendue, ses valets renvoyés, un juif prit une de ses maîtresses,
un prêtre l'autre. Il mourut, laissant sa femme en proie à la haine la
plus violente.

Il était mort _intestat_. Don Juan fut donc l'unique héritier d'un
procès, de plusieurs fermes et terres. Inès devint sa tutrice.

Elle décida que Don Juan devait être une merveille, digne en tout de
sa très noble race (son père était de Castille et sa mère d'Aragon),
et pour qu'il se montrât un chevalier accompli dans le cas où le roi
aurait encore à guerroyer, il apprit l'art de monter à cheval,
celui de faire des armes, de redresser l'artillerie, d'escalader une
forteresse... ou un couvent.

La plus stricte morale présida à son éducation. Aucune branche dans
les arts ou les sciences ne lui fut dérobée. Il était profondément
versé dans les langues, surtout les mortes; dans les sciences, de
préférence les plus abstraites; dans les arts, ceux du moins dont on
ne faisait pas communément usage. Mais on ne lui laissait pas lire
une page d'un livre licencieux ou qui traitât de la reproduction des
espèces: on eût craint de le rendre vicieux.

Ses études classiques donnaient quelque inquiétude à cause des
indécentes amours des dieux et des déesses, lesquels ne mirent jamais
de corsets ni de pantalons. Juan étudiait les meilleures éditions
expurgées par des hommes instruits qui judicieusement avaient placé
hors de la vue des écoliers les passages empreints de libertinage.

Le jeune Juan croissait aussi en grâces et en vertus; charmant à six
ans, il promettait de montrer à onze les plus beaux traits que pût
avoir un adolescent. Il semblait être sur le chemin du paradis, car il
passait la moitié de son temps à l'église, l'autre avec ses maîtres,
son confesseur et sa mère.

À l'âge de seize ans il était grand, beau, svelte, mais bien neuf. Il
paraissait actif, mais non pas sémillant comme un page. Tout le monde
le prenait pour un homme. Mais Inès ne pouvait s'empêcher de voir dans
sa précocité quelque chose d'atroce.

       *       *       *       *       *

Parmi ses nombreuses connaissances, toutes distinguées par leur
modestie et leur dévotion, se trouvait Doña Julia. De dire qu'elle
était jolie, cela n'offrait qu'une très faible idée d'une foule de
charmes qui lui étaient aussi naturels qu'aux fleurs le parfum, le sel
à l'océan, la ceinture à Vénus et l'arc à Cupidon.

Le jais oriental de ses yeux rappelait son origine mauresque. Son sang
n'était pas purement espagnol: dans ce pays c'est une espèce de crime.
Quand tomba la fière Grenade et que Boabdil gémissait d'être forcé
de fuir, quelques-uns des ancêtres de Julia passèrent en Afrique,
d'autres restèrent en Espagne, et son archigrand'mère préféra ce
dernier parti.

Alors elle épousa un hidalgo qui, par cette union, altéra le noble
sang qu'il transmit à ses enfants. Cette païenne conjonction eut pour
effet de renouveler une vie usée et d'embellir les traits de ceux
dont elle flétrissait le sang. De la souche la plus laide des Espagnes
sortit tout à coup une génération pleine de charmes et de fraîcheur.
Les fils cessèrent d'être rabougris, les filles plates. Cependant la
rumeur publique assure que la grand'mère de Doña Julia dut à l'amour
plutôt qu'à l'hyménée les héritiers de son mari.

Cette race alla toujours en embellissant jusqu'à ce qu'elle se
concentrât en un seul fils qui laissa une fille unique, Julia. Elle
était mariée, chaste, charmante et âgée de vingt-trois ans.

Ses yeux étaient grands et noirs. On devinait sous ses paupières un
sentiment qui n'était pas le désir, mais peut-être le serait-il devenu
si son âme, en se peignant dans ce regard, ne l'eût rendu le siège de
la chasteté.

Ses cheveux lustrés étaient rassemblés sur un front brillant de génie,
de douceur et de beauté; l'arc de ses sourcils semblait modelé sur
celui d'Iris; ses joues, colorées par les rayons de la jeunesse,
avaient parfois un éclat transparent, comme si dans ses veines eût
circulé un fluide lumineux.

Elle était mariée à un homme de cinquante ans: de tels maris, il y en
a à foison. Au lieu d'un semblable il serait mieux d'en avoir deux de
vingt-cinq, surtout dans les contrées plus rapprochées du soleil. Il
est bien déplorable, en effet, dans ces régions que la chair soit si
fragile en dépit des jeûnes et des prières.

Dans le moral septentrion tout est vertu, et les juges peuvent avec
équité fixer l'amende de l'adultère.

Alfonso était un homme encore de bonne mine, et sans être chéri de
Julia il n'en était pas non plus détesté. Ils vivaient ensemble comme
le plus grand nombre, supportant d'un commun accord leurs défauts et
n'étant exactement ni un ni deux. Cependant Alfonso était jaloux, mais
il se gardait de le laisser paraître: la jalousie tremble toujours
qu'on la reconnaisse.

Julia était l'amie intime de Doña Inès, on ne sait trop pourquoi.
Aucuns prétendent, sans doute par méchanceté, qu'Inès, avant le
mariage de Don Alfonso, avait oublié avec lui quelque chose de sa
vertu habituelle. Conservant cette ancienne connaissance dont le temps
avait bien purifié les sentiments, elle témoignait la même affection à
l'épouse d'Alfonso.

       *       *       *       *       *

Julia vit Don Juan et, comme un bel enfant, elle le caressait
doucement. C'était chose naturelle quand elle avait vingt ans et lui
treize, mais quand elle en eut vingt-trois et lui seize, il s'opéra
dans leurs relations un certain changement.

La jeune dame restait à quelque distance, et le jeune homme était
devenu timide. Leurs regards demeuraient baissés et lourds d'embarras.
Sans doute Julia devinait-elle ce qui causait tout cela, mais pour
Juan il n'en avait pas plus idée que de l'Océan ceux qui ne l'ont
jamais vu.

Il y avait cependant encore quelque chose de tendre dans la froideur
de Julia; quand sa jolie main tremblante s'éloignait de celle de Juan,
elle y laissait un demi-serrement vif, caressant et léger, si léger
que l'esprit hésitait à y croire. Il n'est cependant pas de magicien
qui ait pu opérer, avec sa baguette magique, un changement comparable
à celui que cet imperceptible toucher produisait sur le coeur de Juan.

C'est en vain que la passion s'entoure d'obscurités, elle finit par se
trahir. La froideur, la colère, le dédain et la haine sont des masques
dont elle se couvre bien souvent, mais trop tard...

Ils en vinrent bientôt aux soupirs, aux oeillades plus délicieuses
parce qu'elles étaient dérobées. Leurs joues brûlantes se coloraient.
À l'arrivée on éprouvait de l'émotion, au départ de l'inquiétude.
Préludes charmants de la possession!

Pauvre Julia! Elle sentit que son coeur s'en allait. Elle résolut de
faire la plus noble résistance pour son bien et celui de son époux,
pour son honneur, sa gloire, la religion et la vertu. En conséquence,
elle fit voeu éternel de ne plus voir Juan. Mais le jour suivant elle
rendit une visite à sa mère. Ses regards se portèrent vivement sur
la porte quand elle s'ouvrit. Grâce à la Vierge, c'était quelqu'un
d'autre qui entrait. Elle en éprouva cependant de la tristesse... On
ouvrit encore la porte; sans doute était-ce lui, mais non...

Il lui parut dès lors plus convenable, pour une femme vertueuse, de
lutter face à la tentation: la fuite était un expédient honteux et
inutile. «Et puis, se disait-elle, il existe un amour platonique,
parfait, tel que le mien. Un tel amour est innocent, il peut unir
un jeune couple sans danger. Ne peut-on baiser une main, même une
lèvre...»

Quant à Don Juan, il ne pouvait deviner la cause de ce qu'il
éprouvait. Il n'imaginait pas que son sentiment pût, avec un peu de
patience, se préciser et s'exprimer.

Silencieux et pensif, languissant, inquiet, accablé, il quittait
sa demeure pour la solitude des bois. Tourmenté d'une flamme qu'il
n'apercevait pas, il recherchait les noires solitudes. Mais il n'est
qu'une solitude qui soit consolante, celle d'un sultan dans son harem.

Don Juan jetait les yeux sur lui, sur toute la terre, sur la merveille
de l'homme et du firmament; il se demandait comment tous deux avaient
été créés; il songeait aux tremblements de terre et à la guerre, au
nombre de milles que pouvait former la circonférence de la lune;
aux ballons; aux obstacles nombreux qui s'opposent à la connaissance
exacte des cieux, et, après tout cela, il en revenait aux yeux de Doña
Julia.

Il oubliait son chemin et, quand il interrogeait sa montre, il
s'apercevait que le vieux Satan avait beaucoup gagné, et que, lui, il
avait perdu son dîner.

Il revenait parfois à ses livres, mais comme le vent fait trembler
les pages, l'imagination agitait son âme au milieu de ses lectures
mystiques. Que lui manquait-il donc? Il l'ignorait. Non, les tendres
rêveries, les chants des poètes ne pouvaient lui offrir ce dont il
avait réellement besoin: un sein pour reposer sa tête, un coeur qui
battît d'amour contre le sien, et d'autres caresses encore...

Inès n'était point sans deviner le trouble de son fils et quelle
en était la cause. Mais elle fermait les yeux... Pour quel motif?
peut-être voulait-elle ainsi couronner son éducation, ou bien ouvrir
les yeux de Don Alfonso dans le cas où il aurait eu de la vertu de sa
femme une opinion exagérée.

       *       *       *       *       *

Un jour d'été, vers six heures et demie, Julia s'assit dans un joli
berceau digne des houris du ciel profane de Mahomet. Elle n'était pas
seule. Juan se trouvait auprès d'elle.

Qu'elle était belle quand il la regardait! L'émotion avait coloré ses
joues. O Amour, quelle est donc la mystérieuse perfection de ton
art? Il donne aux faibles la force, et il foule aux pieds le fort.
Le précipice ouvert sous les pas de Julia était immense, mais la
confiance que lui donnait sa vertu l'était également.

Elle songeait à ses propres forces, à la jeunesse de Juan, au ridicule
de la pruderie, aux triomphes de la vertu, de la foi conjugale, et
alors aux cinquante ans de Don Alfonso. Cette dernière idée n'était
pas, à la vérité, propre à lui donner du coeur.

Cependant l'une de ses mains s'était appuyée languissamment sur celle
de Don Juan, mais par erreur... Elle ne croyait toucher que la sienne
propre.

Insensiblement elle se laissa aller sur l'autre main de Don Juan qui
jouait dans les tresses de ses cheveux... La main qui tenait encore
celle de Juan confirma en même temps d'une pression douce, mais
sensible, la pression qu'elle recevait. Elle semblait dire:
«Retenez-moi, si vous voulez.»

Les jeunes lèvres de Juan remercièrent la main par un reconnaissant
baiser, mais aussitôt, confus de son ivresse, il la quitta avec l'air
du désespoir comme s'il eût commis un crime. Que l'amour est timide
une première fois! Julia cherchait à parler, mais elle n'y réussit
point, tant sa langue était affaiblie.

Il y a du danger, au printemps, dans le silence de cette heure... La
lumière argentée qui inonde les arbres et cette tour les couvre d'une
beauté, d'un charme si profond qu'elle pénètre aussi notre coeur et le
jette dans une tendre langueur qui n'est pas le repos.

Julia était assise près de Juan, à demi embrassée, et écartant à
demi ses bras amoureux qui tremblaient comme le sein sur lequel ils
reposaient. Elle pensait qu'il était certes facile de se débarrasser
la taille, mais combien cette position avait de charmes!...

La voix de Julia s'éteignit et se perdit en soupirs, jusqu'au moment
où tous les discours devinrent inutiles... Alors ses beaux yeux se
noyèrent de larmes. Pourquoi coulaient-elles sans cause? Qui peut
aimer et conserver la sagesse? Le remords luttait contre ses désirs;
elle résistait encore un peu, elle se repentait beaucoup... «Jamais,
jamais», répétait-elle... Et elle consentit à tout...

       *       *       *       *       *

Cinq mois plus tard, dans le froid novembre, il était minuit. Doña
Julia dans son lit dormait profondément. Soudain s'éleva un bruit
capable de réveiller les morts. La porte était fermée, mais une voix
et des doigts donnèrent la première alarme. On entendit: «Madame!
Madame! Madame!

--Chut!

--Au nom de Dieu, Madame. Voici mon maître, avec la moitié de la ville
à sa suite... Ce n'est pas ma faute, je faisais bonne garde... Ils
montent maintenant l'escalier, dans une seconde ils seront ici. Il
pourrait peut-être s'échapper. La fenêtre n'est certainement pas si
haute!»

Et en effet arrivait Don Alfonso avec des torches, des amis et des
valets en grand nombre. La plupart, depuis longtemps mariés, étaient
ravis de troubler le sommeil de la femme coupable qui avait voulu
outrager à la dérobée le front d'un époux. Une pareille conduite était
contagieuse. Si l'on n'en punissait pas une, toutes suivraient bientôt
son exemple.

De quel genre étaient les soupçons de Don Alfonso? Pour un cavalier de
son rang il y avait quelque grossièreté à lever ainsi une armée autour
du lit nuptial et à prendre des laquais pour attester l'affront qu'il
craignait le plus de recevoir.

La pauvre Julia, comme sortant d'un profond sommeil, se mit en même
temps à crier, bâiller et verser des larmes. Pour sa suivante Antonia,
qui était au fait de tout, elle se hâtait de rejeter la couverture du
lit en monceau pour donner à penser qu'elle-même venait d'en sortir.
Pourquoi donc se donnait-elle tant de peine à prouver que sa maîtresse
n'avait pas couché seule?

La dame et sa suivante étaient sans doute deux pauvres petites femmes
tremblantes qui, par crainte des farfadets et plus encore des hommes,
avaient cru pouvoir mieux résister à deux. Elles s'étaient donc
innocemment couchées côte à côte, attendant que les heures d'absence
fussent écoulées et que l'infâme mari eût reparu disant: «Ma chère
amie, c'est moi qui le premier ai pensé à m'en aller!»

Julia retrouva enfin la parole et s'écria: «Au nom du ciel, Don
Alfonso, que prétendez-vous faire? Êtes-vous devenu fou? Dieu! que ne
suis-je morte avant d'être sacrifiée à un monstre pareil! Quelle est,
dites-moi, le motif de cette violence nocturne, l'ivrognerie ou le
spleen? Pouvez-vous me soupçonner d'une conduite dont l'idée seule me
ferait mourir? Cherchez donc dans cette chambre.

--C'est bien mon intention, répondit Alfonso.

Il chercha, ils cherchèrent, tout fut retourné, cabinets, garde-robes,
armoires, embrasures de fenêtres. Ils trouvèrent beaucoup de linge et
de dentelle, des paires de bas, des mules, des brosses, des peignes,
des nécessaires et autres articles à l'usage des jolies femmes,
propres à conserver la beauté. Ils percèrent de leurs épées les
rideaux et les tapisseries, ils arrachèrent les volets, ils brisèrent
les tables.

Ils cherchèrent sous le lit et y trouvèrent--peu importe!--ce n'était
pas ce qu'ils désiraient. Ils ouvrirent les fenêtres pour découvrir si
la terre ne portait pas l'empreinte de quelque semelle; la terre était
muette. Alors ils se regardèrent les uns les autres. Nui d'entre eux,
à la vérité, par un étrange oubli, ne songea à examiner l'intérieur du
lit.

La voix de Doña Julia ne demeurait pas inactive pendant cette
perquisition.

«O Don Alfonso, qui n'êtes désormais plus mon époux, pouvez-vous bien
agir ainsi à votre âge? Car vous avez atteint la soixantaine. Oh!
cinquante ou soixante, c'est à peu près la même chose. Est-il sage,
est-il convenable de compromettre ainsi sans motifs l'honneur d'une
femme? Ingrat, parjure, barbare Don Alfonso!

«Est-ce pour cela que j'ai dédaigné les prérogatives de mon sexe, que
j'ai pris un confesseur si vieux que nulle autre que moi n'eût pu le
supporter? Mon innocence l'a plus d'une fois tellement étonné qu'il
doutait que je fusse mariée!

«Est-ce pour cela que je n'ai pas voulu faire choix d'un _cortejo_
parmi les jeunes gens de Séville? pour cela que je n'allais presque
nulle part, si ce n'est aux combats de taureaux, à la messe, au
spectacle, en soirée et au bal? pour cela que j'ai éconduit mes
adorateurs jusqu'à en être incivile?

«J'ai eu à mes pieds des hommes illustres de tous les pays, le
musicien italien Cazzone, des Russes, des Anglais, deux évêques et ce
pair d'Irlande qui, l'an dernier, s'est tué pour l'amour de moi, en
faisant un excès de boisson.

«Est-ce ainsi que l'on traite une épouse fidèle? Je vous sais gré, en
vérité, de ne point me battre, c'est une grande modération de votre
part! Oh! le vaillant homme! Avec vos épées nues et vos carabines
armées, vous faites une jolie figure!

«C'était donc là le motif de ce soudain départ, sous prétexte
d'affaires urgentes, en compagnie de votre procureur, ce fieffé gredin
que je vois là déconcerté, tout honteux de la sottise qu'il a faite!

«S'il est venu pour dresser procès-verbal, au nom du ciel, qu'il
procède! Vous avez là une plume et de l'encre à votre disposition! Que
tout soit relaté avec précision. Je suis enchantée de vous voir bien
gagner vos honoraires. Cependant je vous serais obligée de faire
sortir vos espions: ma femme de chambre n'est pas habillée.

--Oh! s'écria Antonia en sanglotant, je serais capable de leur
arracher les yeux!

--Continuez encore vos recherches, reprit Julia. Mais j'ai besoin de
dormir. Vous m'obligeriez de ne pas faire tant de bruit, jusqu'à ce
que vous ayez découvert l'antre mystérieux où se cache mon amant, ce
trésor. Quand vous l'aurez découvert, que j'aie, du moins, le plaisir
de le voir!

«Au fait, hidalgo, soyez aimable pour me dire quel est ce personnage?
Est-il de haut lignage? J'espère qu'il est jeune et beau... Puisque
vous vous êtes avisé de ternir ainsi mon honneur, ce n'aura pas été
pour rien, je l'espère.

«Peut-être n'a-t-il pas soixante ans; à cet âge il serait trop vieux
pour valoir la peine qu'on le tuât et pour éveiller la jalousie
d'un époux si jeune... Antonia, donne-moi un verre d'eau, j'ai
véritablement honte d'avoir répandu ces larmes. Elles sont indignes de
la fille de mon père. Ma mère ne prévoyait pas, en me donnant le jour,
que je tomberais au pouvoir d'un monstre!

«Et maintenant, monsieur, j'ai fini, je n'ajoute plus rien. Le peu que
j'ai dit pourra montrer qu'un coeur ingénu sait souffrir en silence
des torts qu'il lui répugne de dévoiler. Je vous livre à votre
conscience. Elle vous demandera un jour pourquoi vous m'avez infligé
ce traitement. Dieu veuille que vous n'en ressentiez pas alors le plus
amer chagrin. Antonia! Où est mon mouchoir?»

Elle dit et se rejeta sur son oreiller. Ses yeux noirs flamboient à
travers les larmes comme les éclairs à travers la pluie. Ses longs
cheveux épais ombragent comme d'un voile la pâleur de ses joues. Leurs
boucles noires ne peuvent cacher ses éblouissantes épaules. Ses lèvres
charmantes demeurent entr'ouvertes, et son coeur bat plus haut que ne
respire sa poitrine demi nue.

Le señor Don Alfonso était, à la vérité, confus. Nul des mirmidons
ne s'amusait. Seul le procureur semblait se distraire du spectacle.
Fidèle jusqu'à la mort, pourvu qu'il y eut discussion, peu lui
importait la cause. La décision du débat appartiendrait toujours aux
tribunaux!

Alfonso se préparait à balbutier quelque excuse. Mais la prudente
Antonia l'interrompit.

«Je vous prie, monsieur, de quitter la chambre si vous ne voulez faire
mourir madame.»

Alfonso murmura: «Le diable l'emporte!» puis il fit, sans trop savoir
pourquoi, ce qu'on lui demandait.

Avec lui sortit toute, l'escouade. Le procureur se retira le dernier,
avec répugnance, grandement étonné et contrarié de cet imprévu
_hiatus_ dans les _faits_ de la cause, faits qui, tout à l'heure
encore, avaient une si équivoque apparence. Pendant qu'il ruminait le
cas, on boucla brusquement la porte à sa face légale.

O honte! O crime! O douleur! O race féminine! À peine eut-on tiré le
verrou que le jeune Juan sortit du lit à demi suffoqué.

Fluet et facile à pelotonner, on l'avait caché dans le grand lit,
entre Julia et sa servante. Non, il n'eût pas été à plaindre, quand
même ce joli couple l'eût étouffé.

Il est écrit dans la chronique des Hébreux que les médecins, laissant
là pilules et potions, avaient ordonné au vieux roi David, dont le
sang coulait avec trop de lenteur, l'application d'une jeune fille
nue par manière de vésicatoire. L'on prétend que ce remède lui réussit
complètement. Sans doute fut-il administré d'une façon différente, car
David lui dut la vie, mais Juan faillit en mourir.

Que faire? Antonia se mettait l'imagination à la torture. Alfonso
n'allait-il pas revenir dès qu'il aurait congédié ces imbéciles? Et le
jour allait bientôt paraître!

Pendant qu'Antonia cherchait, Julia, silencieuse, imprimait ses lèvres
pâles encore sur les joues de Juan.

Ses lèvres, à lui, allèrent au-devant des siennes, ses mains
s'occupaient de rechercher les tresses de ses longs cheveux épais.
Même à ce moment critique, les deux amants ne pouvaient maîtriser leur
amour, ils oubliaient tout le désespoir et le danger.

«Ce n'est pas l'heure de rire, fit Antonia avec colère. Il faut que
je dépose ce joli monsieur dans le cabinet. Veuillez, je vous en prie,
garder vos folies pour une nuit plus opportune.

«Cet enfant a le diable au corps! Il ne songe qu'à batifoler! Vous
perdrez la vie, moi, ma place, ma maîtresse, tout!

«Encore si c'était un vigoureux cavalier de vingt-cinq ans! Mais pour
ce visage de demoiselle! Vraiment, madame, votre choix m'étonne!

«Allons, monsieur, allons, entrez là. Bien, le voilà sous clef. Pourvu
que nous ayons jusqu'à demain pour nous retourner. Eh! Juan, n'allez
pas dormir au moins!»

L'arrivée de Don Alfonso, qui, cette fois, était seul, interrompit la
harangue de l'honnête camériste. Ayant jeté sur les deux époux un long
regard oblique, elle moucha la chandelle, salua et sortit.

Après quelques minutes de silence, Alfonso entreprit de bizarres
excuses sur ce qui venait d'arriver. Mais il laissa entendre qu'il
avait eu d'amples raisons pour agir ainsi.

Julia eût eu un moyen immédiat de lui clore le bec, c'eût été à son
tour de lui reprocher ses maîtresses et notamment Inès dont la liaison
avec lui n'était pas un mystère.

Elle ne le fit pas, peut-être pour ne point offenser l'oreille de Don
Juan qui avait fort à coeur la réputation de sa mère, peut-être aussi
pour ne pas reporter sur ce même Don Juan les idées d'Alfonso.

Du reste, quand on fait subir aux dames un interrogatoire de ce genre,
elles ont un tact qui leur permet de se maintenir sans cesse à quelque
distance de la question: ces charmantes créatures mentent avec tant de
grâce! le mensonge leur sied à ravir!

Elles rougissent, et on les croit. Essayer de leur répondre est à peu
près inutile, car leur éloquence est trop prodigue de paroles. Quand
enfin elles sont hors d'haleine, elles soupirent, baissent les yeux,
laissent échapper une larme ou deux. Et la paix est faite et ensuite,
et ensuite, et ensuite... on s'assied... et on soupe...

Alfonso implora en fin de compte son pardon qui lui fut à moitié
refusé et à moitié accordé. On y mit des conditions qu'il trouva très
dures, on repoussa certaines petites requêtes qu'il présentait...
Tourmenté et poursuivi par d'inutiles repentirs, il était là comme
Adam aux portes du Paradis... Il suppliait de ne plus rien lui refuser
quand tout à coup ses yeux s'arrêtèrent sur une paire de souliers.

Une paire de souliers! Ceux-ci étaient, à n'en pas douter, de taille
masculine. Les voir, s'en emparer fut l'affaire d'un instant:

«Ah! bonté divine! Je sens claquer mes dents! mon sang se glacer!»

Et Alfonso entra à nouveau dans un violent accès de fureur.

Il sortit pour aller chercher son épée, et sur-le-champ Julia courut
au cabinet:

«Fuyez, Juan, au nom du ciel! Pas un mot de réplique! La porte est
ouverte! Vous pourrez vous échapper par le corridor que vous avez
traversé si souvent. Voici la clef du jardin. Fuyez! Fuyez! Adieu!
Dépêchez-vous... J'entends la marche précipitée d'Alfonso. Il ne fait
point encore jour. Il n'y a personne dans la rue.»

En un moment Juan gagna la porte de la chambre et bientôt celle du
jardin. Mais il se heurta à Alfonso en robe de chambre qui menaçait de
le tuer. Alors, d'un coup de poing, il l'étendit à terre.

Ce fût une lutte terrible. La lumière s'éteignit. Antonia criait:
«Au viol!» et Julia: «Au feu!» Mais pas un domestique ne bougea pour
prendre part à la mêlée. Alfonso, étrillé à souhait, jurait ses grands
dieux qu'il serait vengé cette nuit même. Juan, le sang bouillonnant,
blasphémait une octave plus haut.

L'épée d'Alfonso était tombée à terre avant qu'il pût en faire usage,
et ils continuèrent à lutter corps à corps. Si Juan eût vu l'épée,
c'en était fait des jours d'Alfonso.

Le sang commença à couler: heureusement que c'était par le nez. Enfin,
Juan réussit à se dégager par un coup adroitement porté, mais il y
perdit son unique vêtement. Il prit la fuite en l'abandonnant, comme
Joseph. Là s'arrête la comparaison entre les deux personnages.

Enfin on apporta de la lumière. Laquais et servantes survinrent, et un
étrange spectacle s'offrit à leur vue: Antonia livrée à une attaque
de nerfs; Julia évanouie; Alfonso appuyé contre la porte et pouvant à
peine respirer; des débris de vêtements épars sur le parquet, du sang,
des traces de pas d'hommes...

[Illustration: PLANCHE VIII

_Moreau le Jeune._--LE FESTIN DE PIERRE]

Juan avait gagné la porte extérieure du jardin, tourné la clef dans la
serrure et refermé du dehors, sans se soucier de ceux qui étaient en
dedans.

Complètement nu, il trouva son chemin et rentra chez lui sous la seule
protection d'une nuit assez obscure.

       *       *       *       *       *

Il s'ensuivit un scandale charmant et une demande en divorce.

Doña Inès, pour donner le change sur l'éclat le plus violent qui,
depuis des siècles, eut fait l'entretien de l'Espagne, fit voeu de
brûler en l'honneur de la Vierge plusieurs livres de bougies, puis,
sur l'avis de quelques vieilles matrones, elle envoya son fils
s'embarquer à Cadix. Elle voulait qu'afin de réformer sa morale
antérieure et de s'en créer une nouvelle il voyageât par terre et par
mer dans tous les pays d'Europe, surtout en France et en Italie.

Julia fut mise au couvent. Sa douleur fut grande, mais on jugea mieux
de ses sentiments par la lettre qu'elle écrivit à Don Juan:

«On m'annonce que c'est une chose résolue. Vous partez. Ce parti est
sage et convenable. Il ne m'en est pas moins pénible. Désormais je
n'ai plus de droits sur votre jeune coeur: c'est le mien qui est la
victime... Je vous écris à la hâte, et la tache qui est sur ce papier
ne vient point de ce que vous pourriez croire. Mes yeux sont brûlants
et endoloris, mais ils n'ont point de larmes.

«Je vous ai aimé et je vous aime encore... À cet amour, j'ai tout
sacrifié, ma fortune, mon rang, le ciel, l'estime du monde et la
mienne. Et cependant je ne regrette point ce que ce rêve m'a coûté,
tant son souvenir m'est cher.

«Je n'ai rien à vous reprocher, rien à vous demander.

«Dans la vie de l'homme, l'amour est un épisode; pour la femme, c'est
toute l'existence. La cour, les camps, l'église, les voyages, le
commerce occupent l'activité de l'homme; l'épée, la robe, le gain, la
gloire lui offrent en échange, pour remplir son coeur, l'orgueil,
la renommée, l'ambition. Il en est peu dont l'affection résiste à de
telles diversions. Nous n'en avons qu'une: aimer de nouveau et nous
perdre encore.

«Vous avancerez, brillant de plaisir et d'orgueil. Vous en aimerez
beaucoup; beaucoup vous aimeront. Sur terre tout est fini pour moi.
Il ne me reste plus qu'à enfermer au fond de mon coeur ma honte et ma
profonde douleur. Adieu donc, pardonnez-moi, _aimez-moi_...

«Mot inutile! Je le laisse cependant...

«Aurai-je la force de calmer mon esprit? Mon sang se précipite encore
là où ma pensée est fixée, comme roulent les vagues dans le sens que
le vent leur imprime... J'ai un coeur de femme, je ne peux oublier.

«Je n'ai plus rien à dire et ne peux me résoudre à quitter la plume...
Je n'ose poser mon cachet sur ce papier... Et pourtant je le pourrais
sans inconvénient. Mon malheur ne saurait s'accroître. Je ne vivrais
déjà plus si l'on mourait de douleur. La mort dédaigne de frapper
l'infortunée qui s'offre à ses coups... Il me faut survivre à ce
dernier adieu... Il me faut supporter la vie pour vous aimer et prier
pour vous!»

Elle écrivit ce billet avec une jolie petite plume de corbeau toute
neuve sur du papier doré sur tranches. Sa frêle main blanche tremblait
quand elle approcha la cire de la lumière, et pourtant il ne lui
échappa pas une larme. Le cachet portait un héliotrope sur une
cornaline blanche avec la devise «_Elle vous suit partout._» La cire
était superfine et d'un beau vermillon.

Telle fut la première aventure périlleuse de Don Juan.





CHAPITRE II

LE NAUFRAGE

Les filles de Cadix.--L'embarquement.--Mélancolie de Don Juan.--Le mal
de mer.--La tempête.--Le grog.--Tristesse du licencié Pedrillo.--Dans
les canots.--Le navire sombre.--La chaloupe s'éloigne.--La faim.--Le
tirage au sort.--Pedrillo mis à mort et mangé.--Le châtiment.--Le
dénuement.--La terre!--Vers le rivage.--Naufrage de la chaloupe.--Don
Juan atteint le rivage et s'évanouit.


Juan avait donc été envoyé à Cadix. C'était, avant que le Pérou eût
appris à se révolter, l'entrepôt du commerce colonial. Et puis on y
trouvait de si jolies filles, des dames si gracieuses! Le coeur
se gonfle à les regarder marcher. C'est quelque chose de divin,
d'incomparable. Le coursier arabe? le cerf majestueux? le cheval barbe
nouvellement dompté? le caméléopard? la gazelle? non ce n'est pas
cela. Et puis leur mise: leur voile, leur jupon court! Et leurs petits
pieds, et le tour de leurs jambes!

Elles rejettent leurs voiles en arrière, et un regard irrésistible,
qui vous rend pâle de bonheur, vous brûle jusqu'au fond du coeur.
Terre de soleil et d'amour! Celui qui t'oublie n'est plus digne de
dire ses prières.

C'est à voyager sur mer que Don Juan avait été destiné: comme si un
vaisseau espagnol était une arche de Noé qui lui devait offrir asile
contre la perversité de la terre, et d'où il prendrait son vol un jour
ainsi que la colombe de promission!

Don Juan, ses malles faites, reçut un sermon et de l'argent. Son
voyage devait durer quatre printemps.

Ainsi Doña Inès espérait que son fils s'amenderait; elle, lui remit
une lettre toute pleine de sages conseils et quelques autres de
crédit.

       *       *       *       *       *

Juan s'embarqua donc. Le vaisseau leva l'ancre par bon vent et mer
passablement houleuse. Sur le tillac il adressa son adieu à l'Espagne.
Les premières séparations sont toujours pénibles. Lors même que
l'on quitte les lieux et les gens les plus déplaisants, on ne peut
s'empêcher de tourner les yeux vers son clocher.

Mais il laissait derrière lui plus d'un objet chéri: une mère, une
maîtresse et point d'épouse. Ainsi il pleurait comme les Hébreux
captifs, aux bords des fleuves de Babylone, sur les souvenirs de
Sion. Et en même temps il réfléchissait et prenait la résolution de se
corriger.

«Adieu, Espagne, un long adieu! s'écria-t-il. Peut-être ne te
reverrai-je plus, peut-être suis-je destiné à périr comme l'exilé, par
la seule soif qu'il avait de ton rivage. Adieu! beaux sites que baigne
l'eau du Guadalquivir. Adieu, ma mère! et puisque tout est fini entre
nous, adieu aussi, ma chère Julia!»

Ce disant, il tira sa lettre et la relut tout entière.

«Que si jamais je t'oublie, je jure...--mais non, cela est impossible,
cela ne saurait être--cet océan azuré se convertira en air, la terre
elle-même en mer avant que ton image ne disparaisse de mon coeur, ô
ma charmante! avant que ma pensée ne s'éloigne de la tienne. Ah! quand
l'âme est malade, rien ne la peut guérir...»

Ici le vaisseau fit un plongeon, et Don Juan sentit les premières
atteintes du mal de mer.

«Que plutôt le ciel vienne toucher la terre! poursuivait-il... Ah!
que ce navire fait de vilains soubresauts! Julia, que sont tes maux
comparés à ceux-ci? Pedro, Battista, aidez-moi à descendre, portez-moi
un verre de liqueur. Coquins, vous dépêcherez-vous? O Julia, ma Julia
bien-aimée, entends mes supplications.»

Ici le vomissement lui coupa la parole.

L'amour fait bonne contenance devant les maladies nobles, mais il
répugne aux indispositions vulgaires; il n'aime pas qu'un éternuement
vienne interrompre ses soupirs.

L'amour de Don Juan était parfait, mais comment, au milieu des
mugissements des vagues, eût-il résisté à l'état d'un estomac qui en
était à son premier voyage en mer?

       *       *       *       *       *

Le navire faisait voile sur Livourne. C'était là que la famille
de Moncada s'était fixée avant la naissance de Don Juan. Les deux
familles étaient alliées, et il avait pour les Moncada une lettre
d'introduction.

Sa suite se composait de trois domestiques et d'un précepteur, le
licencié Pedrillo, qui connaissait plusieurs langues; mais en ce
moment, étendu lui aussi, malade et sans voix, il appelait la terre de
tous ses voeux.

La brise augmenta sur le soir. Au coucher du soleil on commença à
carguer les voiles...

À une heure le vent sauta subitement. Le vaisseau fut jeté en
travers de la lame qui le frappa sur l'arrière et lui fit une brèche
effrayante. L'étambot sauta, et le gouvernail fut arraché. On se
précipita aux pompes.

Le navire se maintint toute la nuit grâce au puissant débit des
pompes. La journée du lendemain fut relativement calme, mais vers
le soir une nouvelle bourrasque plus violente jeta d'un seul coup le
navire sur le flanc.

On dut couper le grand mât et le mât de misaine, puis l'artimon et le
beaupré. Ainsi allégé, le vieux vaisseau se redressa avec violence.

       *       *       *       *       *

Quant aux passagers, ils estimaient fort désagréable de perdre
probablement la vie et de voir leurs habitudes dérangées. Les
meilleurs marins eux-mêmes, croyant leur dernier jour venu, avaient
des velléités d'insubordination. En pareil cas ils ne se font pas
faute de demander du grog, voire de boire au tonneau.

Mais Don Juan, avec un bon sens au-dessus de son âge, courut à la
chambre aux liqueurs et se plaça devant la porte, un pistolet dans
chaque main. Son attitude tint en respect tous ces matelots qui, avant
de couler à fond, pensaient qu'ils ne pouvaient mieux faire que de
s'abandonner définitivement à l'ivresse.

«Donnez-nous encore du grog!» disaient-ils. À quoi Juan répondait: «Si
la mort nous attend, sachons mourir en hommes et non pas en brutes!»
Personne ne voulut lui faire violence et s'exposer à un trépas
anticipé. Il n'y eut pas jusqu'à l'infortuné Pedrillo, son précepteur,
qui ne vit rejeter la requête qu'il présentait d'un peu de rhum.

Ce bon vieillard se lamentait et jurait que, ce péril passé, il ne
quitterait plus ses occupations académiques pour suivre les pas de Don
Juan comme un autre Sancho Pança.

       *       *       *       *       *

Pendant quelques jours on put encore nourrir de l'espoir. Le vent
s'était un peu calmé en effet. On entreprit de rétablir un mat de
fortune.

La longue-vue ne révélait ni voiles ni rivage, rien que la mer
mugissante.

Le temps redevint menaçant. Tous les travaux durent être abandonnés.
Le navire, inutile débris, flottait à nouveau à la merci des vagues.

Alors le charpentier déclara au capitaine qu'il ne pouvait plus
rien faire. C'était un homme âgé qui avait parcouru plus d'une mer
orageuse. S'il pleurait maintenant, ce n'était pas de crainte, mais
parce que le pauvre diable avait une compagne et des enfants.

       *       *       *       *       *

Toutes distinctions disparurent parmi les passagers. Les uns se
remirent en prières et promirent des cierges à leurs saints. D'autres
se firent attacher dans leurs hamacs. Ceux-ci se vêtirent de leurs
plus beaux habits comme pour un jour de fête; ceux-là maudissaient le
jour où ils avaient reçu le don de la vie. Il y en eut un qui demanda
l'absolution à Pedrillo qui, dans son trouble, l'envoya au diable.

       *       *       *       *       *

Alors, après examen, on décida de mettre les embarcations à la mer. Un
canot peut lutter s'il n'est pas pris par le revers.

Les hommes, même quand ils doivent mourir, répugnent à l'inanition. On
s'occupa donc d'abord d'embarquer les quelques tonneaux de vivres que
la mer avait avariés, des gallons d'eau et des bouteilles de vin.

Construire un radeau? On l'essaya, mais ce fut une tentative qui ne
devait prêter qu'à rire, si tant est que le rire soit possible en si
tragique circonstance, à moins que ce ne soit cette gaieté horrible et
insensée, mi-hystérique, mi-épileptique, des gens qui ont trop bu.

À huit heures et demie du soir, on jeta à la mer espars, bout-dehors,
cages à poules, tout ce qui pouvait soutenir les matelots sur les
vagues et prolonger pour eux une lutte inutile. Le ciel était éclairé
de quelques rares étoiles. Les embarcations s'éloignèrent, encombrées
de chargements; alors le navire porta à bâbord, fit un mouvement
brusque et plongea la tête la première.

Les braves en silence, les timides avec des cris, s'élancèrent
au-devant de leur tombe. La mer s'entr'ouvrit comme un enfer, et la
vague elle-même fut aspirée par le navire. Ainsi l'homme qui lutte
avec son ennemi cherche à l'étrangler avant de mourir.

Puis on n'entendit plus rien, sauf le mugissement des vents et le
brisement des vagues inexorables.

       *       *       *       *       *

Ceux qui purent s'éloigner du navire étaient neuf dans le cutter et
trente dans la chaloupe.

Tous les autres, de l'équipage et des passagers, avaient péri: deux
cents âmes avaient pris congé de leurs corps.

Juan prit place dans la chaloupe et réussit à y faire entrer
Pedrillo. Un de ses valets, Battista, était mort pour avoir bu trop
d'eau-de-vie. Quant à Pedro, étant ivre également, il fit un faux
pas, tomba à l'eau et se noya. Juan fut heureux de pouvoir sauver son
épagneul, un brave animal qu'il tenait de son père.

Il avait eu soin d'emplir d'argent ses poches et celles de Pedrillo.

Pendant la nuit, un coup de vent retourna le petit cutter qui disparut
avec ses neuf passagers.

Grelottant sous le frisson glacial, ceux de la chaloupe virent au
lendemain matin se lever un soleil rouge et enflammé, pronostic
certain de la continuation de la tempête. Ils se partagèrent avec
parcimonie les rations de biscuit et d'eau.

Un désir ardent, surhumain, de vivre tenait les plus faibles de
ces malheureux. Et ils résistaient comme des rocs aux assauts de la
tempête.

       *       *       *       *       *

Sur le troisième jour, un calme survint qui renouvela d'abord
leurs forces et fut un délassement à leurs membres fatigués. Ils
s'endormirent, bercés comme des tortues par le rythme de l'océan. Mais
quand ils se réveillèrent ils ressentirent une subite défaillance et
se mirent à dévorer d'un seul coup les provisions que jusque-là ils
avaient prudemment ménagées.

       *       *       *       *       *

Le quatrième jour parut, mais plus un souffle d'air. Que pouvaient-ils
faire avec leur unique aviron?

Le cinquième jour, l'océan était bleu, serein et doux. Cependant la
rage de la faim se fit sentir; malgré les supplications de Don Juan,
son épagneul fut tué et distribué par rations.

Le sixième jour on vécut de sa peau. Juan, qui avait refusé de toucher
à la chair d'un animal domestique ayant appartenu à son père, cédant
maintenant à la faim de vautour qui s'était emparée de lui, accepta
avec remords, comme une éminente faveur, l'une des pattes de devant de
son épagneul et la partagea avec Pedrillo.

       *       *       *       *       *

Au septième jour, le soleil brûlant enflammait et dévorait leur peau.
Ils gisaient immobiles sur les flots comme des cadavres. Ils n'avaient
d'espoir hors la brise qui ne venait pas, et parfois ils se jetaient
les uns sur les autres des regards farouches. Tout était épuisé: eau,
vin, vivres. Et déjà vous eussiez vu reluire dans leurs yeux de loups
des désirs de cannibales.

L'un d'eux parla enfin à l'oreille de son voisin, qui parla à
l'oreille d'un autre, et bientôt la proposition eut fait le tour. Un
sourd murmure de fureur et de désespoir s'éleva. Dans la pensée de son
voisin, chacun avait reconnu la sienne.

On se partagea ce jour-là quelques casquettes de cuir et le peu de
souliers qui restaient encore. Et alors ces misérables regardaient
autour d'eux avec un muet désespoir. Nul n'était disposé à s'offrir en
sacrifice... Enfin, on proposa les fatals billets. Faute de mieux, on
prit de force à Don Juan, pour cet usage, la lettre de Julia.

Le sort tomba sur l'infortuné précepteur Pedrillo.

       *       *       *       *       *

Il demanda pour unique grâce qu'on le saignât jusqu'à la mort, ce
qui fut fait, le chirurgien ayant gardé ses instruments. Il expira si
tranquillement qu'il eût été difficile de déterminer le moment où
il avait cessé de vivre. Il mourut, comme il était né, dans la foi
catholique.

Le chirurgien eut pour ses honoraires le choix du premier morceau,
mais, ayant soif, il commença par boire une gorgée de sang qui coulait
de la veine entr'ouverte. Une partie du cadavre fut distribuée,
l'autre jetée à la mer. Les intestins et la cervelle servirent de
régal à deux requins qui suivaient la chaloupe. Les matelots se
partagèrent les restes.

Tous se restaurèrent ainsi, hormis trois ou quatre. Juan fut du
nombre. Il avait déjà refusé de goûter à son épagneul. Ses compagnons
ne devaient pas s'attendre à ce que, dans cette extrémité, il mangeât
avec eux son pasteur et maître.

Il fit bien de s'en abstenir, car les suites du repas furent on ne
peut plus effrayantes. Ceux qui avaient montré le plus de voracité
tombèrent dans un délire furieux. Ils blasphémaient! et on les vit
écumer et se rouler à terre en proie à d'étranges convulsions, boire
l'eau de la mer, se déchirer, grincer des dents, hurler, et puis
soudain mourir avec un rire d'hyène.

       *       *       *       *       *

Cette punition du ciel réduisit le nombre des passagers... Combien ils
étaient maigres!... Les uns avaient perdu la conscience, les autres
méditaient une dissection nouvelle.

Ils jetèrent les yeux sur le contremaître, comme étant le plus gras;
mais outre l'extrême répugnance que ce personnage éprouvait pour une
mesure si radicale, il fit valoir quelques bonnes raisons pour s'en
exempter, dont l'une qu'il se trouvait malade de certain cadeau que
lui avaient fait les dames de Cadix...

On se montrait ménager de ce qui restait du pauvre Pedrillo. Les uns
n'osaient y toucher, les autres en prenaient parfois une bouchée. Don
Juan s'en abstint complètement et se contenta de mâcher du plomb et un
morceau de bambou. Enfin ils prirent quelques oiseaux de mer et purent
cesser de manger de la chair humaine.

La même nuit il tomba de la pluie. Ils la recueillirent au moyen de
toiles qu'ils pressaient ensuite. Leurs lèvres desséchées, crevassées
et saignantes aspirèrent cette onde comme si c'eût été du nectar. Non,
ils n'avaient jamais connu auparavant la volupté de boire!

       *       *       *       *       *

Un arc-en-ciel qui apparut le lendemain, fut estimé par tous de bon
augure. Puis un grand oiseau blanc, palmipède, vola longtemps autour
de la chaloupe.

La nuit suivante, le vent recommença à souffler, mais sans violence;
les étoiles brillèrent; la chaloupe put faire route, mais les
naufragés étaient tous dans un tel épuisement qu'ils ne savaient guère
où ils étaient ni ce qu'ils faisaient. Les uns se figuraient voir la
terre, les autres disaient: Non! À chaque instant, les brouillards
trompaient leur vue; ceux-ci juraient qu'ils entendaient des brisants,
ceux-là des coups de canon; il y eut un moment où tout le monde
partagea cette dernière illusion.

Quand l'aurore parut, la brise avait cessé. Celui qui était de quart
s'écria en jurant que si ce n'était pas la terre qui s'élevait avec
les rayons du soleil, il consentait à ne la revoir de sa vie; sur quoi
les autres se frottèrent les yeux; ils virent ou crurent voir une baie
et naviguèrent dans sa direction. C'était en effet, le rivage que peu
à peu on aperçut distinct, escarpé, bien réel!

Il y en eut qui fondirent en larmes; d'autres, sceptiques encore,
jetaient autour d'eux des regards stupides; quelques-uns priaient...
Au fond de la chaloupe, il y en avait trois qui dormaient depuis
longtemps. On leur secoua les mains et la tête afin de les réveiller,
mais on s'aperçut qu'ils étaient morts.

       *       *       *       *       *

Ils ne savaient quelle était cette côte escarpée et rocheuse. Ils se
perdaient en conjectures. Ceux-ci pensaient que c'était le mont Etna;
ceux-là, les montagnes de Candie, de Chypre, de Rhodes ou d'autres
îles.

Cependant le courant continuait à pousser leur barque, semblable à
celle de Caron, vers le rivage. Ils n'étaient plus que quatre vivants
et trois morts. Ceux-là n'avaient pas réussi, tant ils étaient
faibles, à jeter ceux-ci par-dessus bord.

Glacés la nuit, brûlés le jour, rongés par la faim, dévorés par la
soif, ils avaient succombé un à un, les réchappés du naufrage. Ce
qui avait surtout hâté leur mort, c'était l'espèce de suicide qu'ils
avaient commis en buvant de l'eau salée pour chasser Pedrillo de leurs
intestins!

Le rivage semblait désert, sans nulle trace d'hommes, et les vagues
l'entouraient d'un formidable rempart... Mais leur désir de toucher la
terre était un délire... Quoiqu'ils eussent devant eux les brisants,
ils continuèrent à porter droit au rivage. Un récif les en séparait.
Le bouillonnement de l'eau annonçait sa présence. Ils lancèrent
cependant leur chaloupe droit vers le rivage, et soudain elle fut
submergée...

       *       *       *       *       *

Malgré sa faiblesse, et la raideur de ses membres, Juan, qui était
un habile nageur, parvint à se soutenir sur l'eau... Ce qui lui fit
courir le plus grand danger, ce fut un requin qui emporta la cuisse
de l'un de ses compagnons... Les deux autres ne savaient pas nager...
Juan fut le seul qui, grâce à l'aviron, put atteindre le rivage... Il
s'arracha d'un suprême effort aux flots et roula à demi mort sur la
grève...

Hors d'haleine, il enfonça ses ongles dans le sable de peur que la mer
mugissante ne revînt sur ses pas pour le reprendre. Il sentit alors un
vertige s'emparer de son cerveau... La plage lui sembla tourner autour
de lui et il s'évanouit... Il tomba lourdement sur le côté, tenant
encore dans une de ses mains l'aviron qui l'avait soutenu; et pareil
à un lis flétri, il gisait là, aussi beau à voir, avec ses formes
sveltes et ses traits pâles, que ne le fut jamais créature formée de
l'argile...




CHAPITRE III

HAYDÉE

Retour à la vie: première vision.--Haydée et sa suivante.--Dans la
grotte.--Haydée et son père.--Sommeil profond de Juan et troublé
d'Haydée.--Premier entretien, premier repas.--Les visites à la
grotte.--Le bain.--Promenades sentimentales.--Départ du vieux
pirate.--Première nuit d'amour sur la grève.--Exploits du pirate.--Le
retour impromptu.--La fête au logis.--Danses et orgies.--Le repas
d'Haydée et de Juan.--Singes, eunuques, danseuses et poète.--Les
rêves d'Haydée.--Apparition paternelle.--La bagarre.--Vengeance du
pirate.--Maladie et mort d'Haydée.


Il demeura longtemps ainsi, puis ses yeux s'ouvrirent, se fermèrent et
s'ouvrirent de nouveau... Il croyait être encore dans la chaloupe
et sortir d'un sommeil léger. Alors le désespoir le reprit, et il
regretta de n'avoir pas dormi du sommeil de la mort; mais le sentiment
lui revint, ses faibles yeux errèrent lentement autour de lui et
s'arrêtèrent sur la figure charmante d'une fille de dix-sept ans.

Elle était penchée sur lui, et sa petite bouche se rapprochait de
la sienne, comme pour interroger son souffle, et peu à peu le doux
frottement de sa main chaude et jeune ramenait à la vie ses esprits
glacés...

Elle lui fit prendre quelques gouttes de cordial et enveloppa
d'un manteau ses membres... Puis son beau bras souleva cette tête
languissante, et elle appuya ce front mourant et pâle sur sa joue
colorée d'un pur incarnat... Et elle épiait avec inquiétude chaque
mouvement convulsif qui arrachait un soupir à la poitrine oppressée du
naufragé, en même temps qu'à la sienne.

       *       *       *       *       *

Aidée de sa suivante, jeune aussi, bien que son aînée, l'aimable fille
le transporta avec précaution dans la grotte voisine. Alors elles
allumèrent du feu et, à la lueur de la flamme, la jeune fille se
dessina un instant aux yeux de Juan et lui apparut grande et belle.

Son front était orné de pièces d'or qui brillaient sur sa chevelure
brune dont les flots retombaient en tresses derrière elle presque
jusqu'aux pieds... Il y avait sur sa personne un air de distinction
qui annonçait une femme de qualité.

Elle avait les yeux noirs comme la mort, et de longs cils ombrageaient
tout son visage. Son front était blanc et petit; sa lèvre supérieure
eût pu servir de modèle à un statuaire.

Sa robe était d'un fin tissu et de couleurs variées; l'or et les
pierreries étaient entremêlés à profusion dans sa chevelure; sa
ceinture étincelait; la plus riche dentelle ornait son voile, et plus
d'une pierre précieuse brillait sur sa petite main; elle portait de
petites chaussures souples et pas de bas.

Le costume de l'autre femme était à peu près semblable, mais d'étoffes
plus grossières.

       *       *       *       *       *

Cette jeune fille était l'enfant unique d'un vieillard qui vivait
sur les flots. Il avait été pêcheur dans sa jeunesse, mais il avait
rattaché à ses excursions maritimes quelques autres spéculations
d'une nature peut-être moins honorable: un peu de contrebande et la
piraterie avaient fait passer d'un grand nombre de mains dans les
siennes un million de piastres environ.

Il allait de temps à autre à la pêche des vaisseaux marchands égarés;
il confisquait la cargaison et l'équipage. Le marché aux esclaves lui
valait aussi d'honnêtes bénéfices.

Il était Grec, et dans son île, l'une des plus petites et sauvages
des Cyclades, il avait, du produit de ses méfaits, construit une
très belle maison où il vivait fort à son aise. Dieu sait combien
de brigandages il avait accomplis, combien de sang il avait versé:
c'était, somme toute, un personnage peu moral. Sa maison n'en était
pas moins spacieuse, pleine de belles sculptures, peintures et dorures
dans le goût barbaresque.

Il n'avait que cette fille, appelée Haydée, la plus riche héritière
des Iles orientales. Elle était si belle que sa dot n'était rien
auprès de ses sourires. Comme un arbre charmant, elle croissait dans
sa beauté de femme.

       *       *       *       *       *

Ce jour-là même elle se promenait le long de la grève, au pied des
rochers, quand elle avait trouvé Don Juan insensible, pas tout à fait
mort, mais presque. Il était nu et, comme de raison, cette vue
la blessa. Cependant elle se crut obligée de donner un abri à cet
étranger qui se mourait et qui avait la peau si blanche.

Le conduire chez son père, ce n'eût pas été précisément le moyen de le
sauver. Le vieillard, en effet, ne se serait pas fait scrupule de le
vendre comme esclave dès qu'il eût été rétabli.

Avec les débris du naufrage, les deux femmes avaient pu allumer du feu
sans peine.

Haydée et sa suivante s'étaient dépouillées de quelques-uns de leurs
vêtements pour faire un lit au naufragé afin qu'il fût plus à l'aise
quand il s'éveillerait, car il s'était à nouveau profondément endormi.
Puis elles partirent, se promettant de revenir à la pointe du jour
avec un plat d'oeufs, du café, du pain et du poisson.

       *       *       *       *       *

Juan dormit comme un sabot, d'un sommeil sans rêves.

Haydée était rentrée chez elle, enjoignant le silence le plus absolu à
sa suivante Zoë. Elle dormit, elle, d'un sommeil agité; elle ne cessa
de se retourner sur sa couche, rêvant de naufrages et de charmants
cadavres étendus sur la grève.

       *       *       *       *       *

Elle éveilla de si bonne heure sa suivante que celle-ci en murmura.
Les vieux esclaves de son père, réveillés à leur tour, jurèrent en
diverses langues, arménien, turc ou grec, ne sachant que penser de
cette lubie.

La vierge insulaire, plus pâle et plus fraîche que l'aurore qui la
baisait de ses lèvres humides, descendit au rocher.

Elle vit que Juan dormait encore comme un enfant au berceau. Elle le
couvrit de nouveau, car l'air du matin était vif, puis se pencha sur
lui, silencieuse; ses lèvres muettes buvaient la respiration à peine
perceptible de Juan.

Pendant ce temps, Zoë tirait les provisions du panier et faisait cuire
le repas.

Elle prépara les oeufs, les fruits, le café, le pain, le poisson, le
miel et le vin de Scio. Mais Haydée ne voulut pas qu'elle éveillât le
naufragé, et les deux femmes attendirent...

       *       *       *       *       *

Juan continuait de dormir. Les souffrances l'avaient amaigri et jauni,
mais c'était encore un fort joli garçon.

Il ouvrit les yeux enfin et se serait rendormi si le charmant visage
ne lui fût apparu à nouveau. Il n'avait jamais été indifférent aux
traits féminins: même dans ses prières, il détournait les yeux des
saints renfrognés pour les reporter sur la tendre image de la Vierge
Marie.

La dame fit un effort et timidement, avec l'accent grave et doux de
l'Ionie, lui dit qu'il était faible et ne devait pas parler, mais
manger.

Juan ne pouvait comprendre un seul mot à ce langage, mais il avait de
l'oreille, et la voix de la jeune fille était le gazouillement d'un
oiseau, si suave, si pur, que jamais il n'avait entendu musique plus
simple et plus belle.

Le fumet de la cuisine de Zoë, qui parvenait à son odorat, contribuait
également, à la vérité, à le rappeler à la vie. Il éprouva un grand
besoin de manger, surtout un beefsteak.

Mais il dut se contenter de ce qu'on lui offrait. Il commença de
dévorer comme un affamé qu'il était. Zoë dut calmer son ardeur, car
elle savait qu'il est très dangereux, en pareil cas, de satisfaire sa
faim. Elle lui fit comprendre par des gestes qu'il se trouvait, pour
le moment, suffisamment restauré.

Ensuite, comme il était à peu près nu, sauf une guenille, elles le
vêtirent des vêtements qu'elles avaient apportés. Cela lui fit un
costume mi-turc, mi-grec.

Haydée avait essayé de lui parler, mais elle reconnut qu'il ne
comprenait rien. Alors elle joignit les gestes au langage. Juan
faisait plus attention à ses regards qu'à ses paroles.

Qu'il est doux d'apprendre une langue étrangère des lèvres et des yeux
d'une femme aimée!

       *       *       *       *       *

Chaque jour, à l'aube, heure un peu matinale pour Juan qui aimait à
dormir, Haydée se rendait à la grotte. Elle l'éveillait en caressant
les boucles de ses cheveux, en exhalant sa fraîche haleine sur sa joue
et sa bouche.

Juan devenait peu à peu convalescent. Quand il s'éveillait, il
trouvait de bonnes choses devant lui, un bain, un déjeuner et les plus
beaux yeux qui aient jamais fait battre un coeur de jeune homme.

L'un et l'autre étaient si jeunes que le bain n'avait rien qui les fît
rougir. Haydée voyait en Don Juan l'être dont elle avait rêvé chaque
nuit depuis deux ans, celui qu'elle devait rendre heureux, et qui lui
donnerait à elle le bonheur.

Il était son bien, son trésor, fils de l'Océan, un précieux débris que
lui avaient jeté les vagues, son premier et dernier amour.

       *       *       *       *       *

Une lune ainsi s'écoula, et la belle Haydée visitait chaque jour son
jeune ami. Enfin son père reprit la mer pour aller à la rencontre de
certains navires marchands, trois vaisseaux ragusains à destination de
Scio.

Ce fut pour elle le signal de la liberté, car elle n'avait plus sa
mère. Elle prolongea ses visites et ses causeries, et avec Juan elle
se promenait sur la côte. C'était une falaise battue de brisants:
en haut des rocs escarpés, en bas une plage sablonneuse dont l'accès
était défendu par des écueils. Jamais ne cessait le mugissement des
vagues menaçantes, excepté ces longs jours d'été où la surface de
l'océan est unie comme celle d'un lac.

Zoë bornait son service auprès de sa maîtresse à apporter l'eau
chaude, à tresser les longs cheveux d'Haydée et à lui demander de
temps à autre ses robes de rebut.

       *       *       *       *       *

C'était l'heure où le soir répand sa fraîcheur, le disque du soleil
s'affaissant derrière la colline. D'un côté, la montagne, de l'autre,
la mer apaisée et sans fin, au-dessus de leur tête le firmament au
milieu duquel brillait une étoile solitaire.

Ils se tenaient par la main, foulant le sable dur et poli, ils
sautaient par-dessus les cailloux, écrasant les coquillages. Ils
pénétrèrent dans les profondeurs du roc creusées par la tempête et
l'orage. Là, ils s'assirent et, les bras enlacés, s'abandonnèrent aux
charmes du crépuscule à la teinte pourprée.

Ils regardèrent le ciel, semblable à un autre océan couleur de rose.
Le large disque de la lune se levait déjà sur la mer. Ils écoutèrent
le clapotement des vagues, les soupirs de la brise; ils aperçurent des
flammes brûlantes dans les regards qu'ils se jetaient l'un à l'autre;
alors leurs lèvres s'approchèrent et s'unirent par un baiser...

Un long, long baiser, un baiser de jeunesse, de beauté et d'amour, un
baiser qui ébranle le coeur.

Ils se sentirent invinciblement attirés l'un vers l'autre, comme si
leurs âmes et leurs lèvres se fussent appelées... Une fois réunies,
elles adhérèrent comme des abeilles qui essaiment... Leurs coeurs
étaient les fleurs d'où provenait le miel.

La mer silencieuse, l'éclat affaibli du crépuscule, le silence de la
grève et des cavernes, tout cela les faisait se rapprocher davantage
l'un de l'autre, comme s'il n'y eût jamais eu sous le ciel d'autre vie
que la leur, et que leur vie ne pût jamais mourir.

Leurs discours ne se composaient que de paroles entrecoupées. La nuit
ne leur faisait pas peur; ils étaient en tout l'un à l'autre.

Haydée n'exigea pas de serments; elle volait comme un oiseau à son
jeune ami; l'idée du mensonge lui était inconnue.

Elle aimait, et elle était aimée... Elle adorait, elle était adorée...
Leurs âmes passionnées, absorbées l'une dans l'autre, eussent expiré
dans celle ivresse si des âmes pouvaient mourir... Elle sentit son
coeur battre sur celui de son bien-aimé, et elle comprit que désormais
il ne pouvait plus battre isolément.

Ils étaient si jeunes, si beaux, si aimants et si faibles... C'était
l'heure où le coeur est toujours plein, où il pousse à des actes que
l'éternité ne peut effacer...

Depuis Adam et Ève, jamais couple plus beau n'avait enfreint la
damnation éternelle... Ils avaient entendu parler des eaux du Styx, de
l'enfer et du purgatoire... Mais que leur importait!

Ils se regardèrent, et leurs yeux brillaient à la clarté de la lune.
Le bras de Juan est toujours enlacé à la taille d'Haydée, et le sien
presse la tête de Juan... Elle boit ses soupirs et lui les siens...
Ils ne forment plus qu'un murmure confus et entrecoupé... On les
prendrait ainsi, demi-nus, pour un groupe antique, tout à l'amour,
tout à la nature...

       *       *       *       *       *

... Quand furent passés ces moments d'ivresse brûlante et profonde,
Juan s'abandonna au sommeil dans les bras d'Haydée. Mais elle ne
dormait pas... Sa tendre et énergique étreinte continuait à soutenir
sa tête appuyée sur les trésors de son sein... Par intervalles, elle
tournait ses regards vers le ciel, puis les reportait sur le pâle
visage qu'elle réchauffait sur son coeur, son coeur débordant de joie
de tout ce qu'elle avait accordé, de tout ce qu'elle accordait encore.

Quel bonheur possède celui qui voit dormir l'être qu'il aime!

Haydée, seule avec la nuit, l'océan et son amour, contemplait sans fin
le sommeil de son amant. Ces étoiles innombrables qui scintillaient
maintenant au ciel n'éclairaient nulle part une félicité comparable à
la sienne.

Elle était l'enfant de la passion, née sous ce ciel qui rend brûlants
les baisers des filles aux doux yeux de gazelle; elle n'était faite
que pour aimer, tout ce qu'on pouvait dire ou faire ailleurs n'était
rien pour elle. Là battait son coeur... Elle n'avait rien d'autre à
souhaiter, à espérer ni à craindre.

C'en est donc fait. Juan et Haydée ont engagé leur coeur sur ce rivage
solitaire; les étoiles ont versé leur lumière sur tant de beauté;
l'océan fut leur témoin, la caverne leur couche nuptiale... La
solitude a été leur prêtre. Et voilà qu'ils sont époux, et qu'ils sont
heureux...

       *       *       *       *       *

Redoublant d'imprudence à chaque visite nouvelle, Haydée oubliait que
l'île appartenait à son père, le pirate.

Ce bon vieux gentilhomme avait été retenu par les vents et les vagues,
ainsi que par quelques captures importantes... Une tempête avait
tempéré sa joie en faisant sombrer l'une de ses prises... Il avait
enchaîné ses captifs, les avait divisés en lots et numérotés comme des
chapitres d'un livre. Chacun valait de dix à cent dollars par tête.

Il disposa des uns à la hauteur du cap Matapan, parmi ses amis les
Méinotes; il en vendit d'autres à ses correspondants de Tunis,
à l'exception d'un homme qui, étant vieux et ne trouvant point
d'acquéreur, fut jeté à la mer. Quelques-uns des plus riches furent
mis à la cale pour être échangés plus tard contre une rançon.

Il disposa de la même manière des marchandises; il s'en défit dans
certains marchés du Levant. Toutefois il réserva un grand nombre
d'objets de goût féminin: étoffes de France, dentelles, des pinces,
une théière, des guitares et des castagnettes d'Alicante, tous
articles volés pour sa fille par le meilleur des pères.

Il réserva aussi un singe, un mâtin de Hollande, une guenon, deux
perroquets, une chatte de Perse, ainsi qu'un chien terrier qui avait
appartenu à un Anglais. Il fit enfermer toute cette ménagerie dans une
cage d'osier.

[Illustration: PLANCHE IX

_Horace Vernet._--DON JUAN FOUDROYÉ]

       *       *       *       *       *

Ayant besoin de réparer son navire, il revint enfin dans son île et
débarqua dans le havre, situé au côté opposé de la grève aux écueils.

Il gravit la colline et apercevant la fumée de son toit se sentit
joyeux. Lambro, c'était son nom, aimait fort son enfant.

Comme il approchait, il distingua à travers les feuillages
qui ombrageaient sa maison des figures en mouvement, des armes
étincelantes et des vêtements aux couleurs variées.

Étonné de ces indices d'oisiveté, il entendit encore les sons d'un
violon. Il reconnut aussi un flageolet et un tambour, puis des éclats
de rire.

Sur la pelouse, il aperçut alors ses domestiques dansant ainsi que des
derviches qui tournent sur un pivot.

Plus loin, c'étaient des troupes de jeunes Grecques, dont la plus
grande agitait en l'air un mouchoir blanc; les autres se tenaient
par la main, et leurs longs cheveux châtains flottaient sur leur cou
d'albâtre... Elles chantaient et bondissaient en cadence...

Ici des groupes joyeux commençaient à dîner; on voyait des pilafs et
des mets de toutes sortes, des flacons de vins de Samos et de Scio et
des sorbets rafraîchis dans des vases poreux...

Une troupe d'enfants ornait de fleurs, les cornes vénérables d'un
vieux bouc blanc.

Ailleurs un bouffon, au milieu d'un cercle de vieillards, racontait
des histoires merveilleuses.

Lambro vit tout cela avec une certaine aversion. Pourquoi s'amusait-on
ainsi en son absence? Il redoutait fort l'enflure de ses comptes de
dépenses hebdomadaires.

Néanmoins il évita d'entrer en fureur, il s'avança et frappa sur
l'épaule du premier convive qui lui tomba sur la main--avec un certain
sourire qui n'annonçait, à la vérité, rien de bon--et lui demanda ce
que voulaient dire ces réjouissances.

Le Grec emplit un verre de vin et, sans tourner la tête, le lui
présenta par-dessus l'épaule.

«On s'altère à parler, fit-il, je n'ai pas de temps à perdre.»

Un second ajouta:

«On dit que notre vieux maître est mort. Adressez-vous à notre
maîtresse, qui est héritière.»

«Notre maîtresse, reprit un troisième, vous voulez dire notre maître,
pas l'ancien, le nouveau!»

       *       *       *       *       *

Ces coquins, étant nouveau venus, ne savaient pas à qui ils parlaient.
Une ombre passa dans les yeux de Lambro; mais, se ressaisissant,
il demanda à l'un d'eux de vouloir bien lui apprendre le nom et les
qualités de son nouveau patron, qui, suivant les apparences, avait
fait passer Haydée à l'état d'épouse.

«J'ignore, dit le drôle, qui il est et d'où il vient, et ne me
soucie guère de le savoir. Mais je sais que voici un chapon rôti,
merveilleusement gras... Si cela ne vous suffit pas, adressez-vous à
mon voisin... C'est un bavard émérite.»

Lambro ne fit pas d'autres questions, mais s'avança vers la maison par
un chemin dérobé. Nul ne faisait attention à lui. Il entra inaperçu
par une porte secrète.

       *       *       *       *       *

Don Juan et Haydée étaient à table dans toute leur beauté et leur
splendeur; devant eux un meuble incrusté d'ivoire, splendidement
servi, et, autour de la salle, se tenaient rangées de belles esclaves.
La vaisselle était d'or et d'argent, incrustée de pierreries. La
partie la moins précieuse du service se composait de nacre, de perles
et de corail.

Le dîner comprenait une centaine de plats. On y voyait des mets de
toutes sortes, des soupes au safran et des ris de veau, de l'agneau et
des noix de pistache; des poissons gigantesques. La boisson consistait
en divers sorbets de raisin, d'orange et de jus de grenade exprimé à
travers l'écorce.

Des fruits et des gâteaux de dattes terminèrent le repas, puis fut
servie la fève de Moka en de petites tasses de porcelaine de Chine.
Dans le café on avait fait bouillir du clou de girofle, de la cannelle
et du safran.

Haydée et Juan posaient leurs pieds sur un tapis de satin cramoisi,
bordé de bleu pâle; les coussins du sofa étaient de velours écarlate
rehaussé au centre d'un soleil d'or.

Le cristal et le marbre, l'or et la porcelaine étalaient partout leur
splendeur; des nattes indiennes et des tapis de Perse couvraient le
carreau; des gazelles et des chats, des nains et des nègres et encore
d'autres créatures qui gagnaient leur vie en qualité de ministres et
de favoris gisaient çà et là, aussi nombreux qu'à la foire.

Haydée portait deux jelicks. Sous sa chemise légère nuancée d'azur, de
rose et de blanc, son sein se soulevait comme une légère vague...
La gaze blanche rayée qui formait sa ceinture flottait autour d'elle
comme un nuage diaphane autour de la lune.

Un large bracelet d'or sans fermoir pressait chacun de ses bras
charmants; le métal en était si fin que la main l'élargissait sans
effort et qu'il s'adaptait de lui-même au bras qui lui servait de
moule. Il adhérait à ces contours ravissants comme s'il eût craint de
s'en séparer, et jamais on ne vit métal plus pur ceindre une peau plus
blanche.

Une semblable ceinture d'or, fixée autour de son cou-de-pied,
annonçait sa dignité de souveraine du territoire. Douze anneaux
brillaient à ses doigts. Des pierreries étoilaient sa chevelure. La
soie orange de son pantalon turc flottait sur la plus jolie cheville
du monde.

Les vagues de ses longs cheveux châtains ondoyaient jusqu'à ses
talons.

Haydée créait autour d'elle une atmosphère de vie. L'air était plus
léger, éclairé par ses yeux suaves et purs. En sa présence, on sentait
pouvoir s'agenouiller sans idolâtrie.

Juan portait un châle noir et or, un turban roulé en plis gracieux
ceignait sa tête; une aigrette d'émeraude entremêlée des cheveux
d'Haydée surmontait un croissant mobile qui jetait une lumière
resplendissante.

Leur cour les divertissait: c'étaient des nains, des eunuques noirs,
des jeunes danseuses demi-nues et un certain poète. Ce dernier, payé
pour satiriser ou aduler, jouissait de quelque célébrité. Caméléon
fieffé, il était, en compagnie, un drôle assez agréable.

       *       *       *       *       *

Quand tout ce monde eut été congédié, Haydée et Juan se retrouvèrent
seuls en la douce société de leurs coeurs.

Être seuls, pour eux, c'était un autre éden. Ils ne s'ennuyaient que
lorsqu'ils n'étaient point ensemble. Chacun d'eux était le miroir de
l'autre.

Ils étaient encore enfants, et enfants ils auraient toujours été. Ils
n'étaient pas faits pour remplir un rôle agité sur l'ennuyeuse scène
du monde réel, mais comme deux êtres nés du même ruisseau, la nymphe
et son bien-aimé, pour passer, invisibles, leur vie charmante dans les
eaux et parmi les fleurs, sans connaître jamais le poids des heures
humaines...

Plusieurs lunes s'étaient succédé et avaient retrouvé ces mêmes amants
dont elles avaient éclairé les premières joies. Cet écueil de l'amour,
la possession, était pour eux un charme qui ajoutait chaque jour à
leur tendresse... Aimer était leur nature et leur destinée.

Ce soir-là, pendant qu'ils considéraient le crépuscule, un tremblement
leur vint et traversa la félicité de leur coeur... Un secret
pressentiment les saisit tous deux... Les grands yeux noirs et
prophétiques d'Haydée semblèrent se dilater et suivre le départ du
soleil lointain, comme si son disque allait emporter dans sa fuite
leur dernier jour de bonheur... Juan regardait Haydée comme pour
l'interroger sur le destin...

Mais ils bannirent par un baiser la sinistre augure...

Dans les bras l'un de l'autre, pourquoi ne moururent-ils pas à cet
instant? Ils étaient nés pour vivre ensemble au fond des bois; ils
n'étaient pas faits pour habiter ces solitudes peuplées qu'on nomme la
société, habitacles de la haine, du vice et des soucis.

Joue contre joue, dans un sommeil enchanteur, Haydée et Juan
reposaient donc. De moment en moment quelque chose faisait tressaillir
Don Juan, un frémissement parcourait tous ses membres; parfois les
douces lèvres d'Haydée murmuraient, comme un ruisseau, une musique
sans paroles, et ses traits charmants étaient agités par ses rêves,
comme des feuilles de rose par le souffle de la brise.

Elle rêvait qu'elle était seule sur le rivage de la mer, enchaînée à
un rocher; elle ne pouvait se détacher de ce lieu, et le mouvement des
flots augmentait, et les vagues s'élevaient autour d'elle, terribles,
menaçantes et dépassaient sa lèvre supérieure, si bien qu'elle ne
pouvait plus respirer. Bientôt elles mugirent, écumantes, au-dessus de
sa tête. Chacune d'elles semblait devoir la noyer, et cependant elle
ne pouvait pas mourir.

Et puis elle fut délivrée de ce supplice. Et alors elle marcha sur
la pointe des rocs, les pieds couverts de sang. Mais elle tombait à
chaque pas... Devant elle roulait, enveloppé d'un linceul, quelque
chose qu'elle se sentait forcée de poursuivre malgré son effroi,
quelque chose de blanc qu'elle ne pouvait pas distinguer... Elle
cherchait à le prendre et à l'étreindre, mais cela lui échappait
toujours...

La scène changea. Elle se trouva dans une caverne dont les parois
étaient tapissées de stalactites, vaste salle taillée par les siècles
que venaient laver les vagues et que visitaient les veaux marins. Sa
chevelure ruisselait, et les prunelles de ses yeux semblaient fondues
en larmes qui, tombant sur les pointes des rochers, se cristallisaient
soudain...

Et à ses pieds, froid, inanimé, pâle comme l'écume qui couvrait son
front livide, Juan gisait, et rien ne pouvait ranimer le battement de
son coeur éteint...

Mais en regardant le mort, elle crut voir ses traits s'évanouir et
faire place à d'autres qui lui rappelaient ceux de son père... Peu à
peu la ressemblance avec Lambro devint frappante. Oui, c'était
bien son regard perçant... Haydée s'éveilla, tressaillit et vit...
Puissance du ciel! Son père était là qui les fixait, elle et son
amant!

       *       *       *       *       *

Au cri douloureux d'Haydée, Juan s'était élancé et la reçut dans ses
bras. Puis il saisit son sabre suspendu à la muraille pour exercer
à l'instant sa vengeance contre celui qui causait tout ce désordre.
Alors Lambro, qui jusque-là avait gardé le silence, sourit avec mépris
et dit:

«Je n'ai qu'un mot à prononcer pour que paraissent mille cimeterres
prêts à frapper. Remets, jeune homme, dans le fourreau ton épée
impuissante.»

Haydée s'élança dans ses bras.

«Juan, c'est Lambro, c'est mon père! Fléchis le genou avec moi. Il
nous pardonnera, j'en ai la certitude. O mon père bien-aimé! Dans
cette angoisse de joie et de douleur, je baise avec transport le bord
de ton vêtement... Fais de moi ce que tu voudras, mais épargne ce
jeune homme!»

Le vieillard demeura calme et altier.

«Jeune homme, ton épée? dit-il encore une fois à Don Juan.

--Jamais! Tant que ce bras sera libre!»

Le visage du vieillard pâlit, mais non de crainte et, tirant un
pistolet de sa ceinture, il reprit:

«Que ton sang retombe sur sa tête!»

Puis il examina attentivement la pierre, comme pour s'assurer si
elle était en bon état--il en avait depuis peu fait usage--et se mit
tranquillement à armer son pistolet.

Enfin il ajusta.

Mais Haydée se jeta au-devant de son amant, et non moins résolue que
son père:

«Que la mort descende sur moi! s'écria-t-elle. La faute est à moi
seule. La mer l'avait porté sur ce fatal rivage. Il ne le cherchait
pas. Je lui ai engagé ma foi: je l'aime, je mourrai pour lui. Je
connais votre caractère inflexible; connaissez celui de votre fille!»

Ils se regardèrent, et dans leur regard brillait la même expression.
Vrai lion, vraie lionne, ils étaient l'un et l'autre capables de se
venger.

Le père, après une hésitation, remit le pistolet à sa ceinture. Puis
il resta immobile, les yeux fixés sur sa fille, comme s'il eût voulu
lire au fond de son âme:

«Ce n'est pas moi, dit-il enfin, qui ai voulu la perte de
cet étranger... Bien peu supporteraient un pareil outrage et
s'abstiendraient de verser le sang... Mais il faut que je fasse mon
devoir... Par la manière dont tu as rempli le tien, le présent est
garant du passé... Qu'il dépose son arme, ou, par la tête de mon père,
la sienne va rouler devant toi comme une boule!»

En achevant ces mots, il leva son sifflet et en tira un son aigu.
Un autre sifflet lui répondit et, au même instant, s'élancèrent en
désordre une vingtaine d'hommes.

«Arrêtez ou tuez ce Franc!» leur cria-t-il.

En même temps, par un mouvement brusque, il écarta sa fille et,
pendant qu'il la retenait, ses gens s'interposèrent entre elle et Don
Juan.

La bande des pirates s'élança sur sa proie, mais le premier tomba
l'épaule droite à demi séparée du tronc. Le second eut le visage fendu
en deux, mais le troisième, vieux sabreur plein de sang-froid, para
les coups avec son coutelas qu'il mania si bien qu'en un clin d'oeil
il étendit Don Juan à ses pieds, perdant un ruisseau de sang par deux
blessures profondes, l'une au bras, l'autre à la tête.

Alors on le garrotta sur place et on l'emporta hors de l'appartement.
Le vieux Lambro donna ordre qu'il fût conduit au rivage, où deux
navires devaient mettre à la voile à neuf heures.

On le jeta dans une chaloupe, puis on le déposa à bord de l'une des
deux galiotes, sous une méchante écoutille.

       *       *       *       *       *

Haydée n'était pas de ces femmes qui pleurent, se désolent,
s'emportent, puis se calment et se laissent dompter par ceux qui les
entourent. Sa mère était une Maure de Fez, cet éden du désert: elle
avait eu pour douaire la beauté et l'amour, et la passion dormait
dans ses grands yeux noirs comme un lion auprès d'une source. Sa fille
était formée d'un rayon plus doux, mais exaltée par le désespoir, elle
sentit bouillonner dans ses veines le feu de son sang numide.

Sa dernière vision était celle de Juan couvert de blessures et écrasé
par ses ennemis... Elle poussa un gémissement convulsif, après quoi
ses mouvements cessèrent, et elle tomba dans les bras de son père.

Une veine s'était rompue dans sa poitrine; ses lèvres charmantes
s'étaient teintées de sang; sa tête se penchait comme un lis surchargé
de pluie. On appela ses femmes qui, les yeux baignés de pleurs,
transportèrent leur maîtresse sur sa couche. Elles essayèrent toute
leur provision d'herbes et de cordiaux, mais tous les soins furent
inutiles: on eût dit que la vie ne pouvait la retenir ni la mort la
détruire.

Elle resta des jours entiers dans le même état. Elle était froide,
et son coeur ne battait pas, mais ses lèvres avaient conservé leur
vermillon, et ses traits si doux n'avaient pas cessé de refléter son
âme.

L'amour se retrouvait encore sur ce cher visage, mais comme dans le
marbre taillé par un habile ciseau: la _Vénus éternelle_, le _Laocoon_
ou l'_Agonie du Gladiateur_.

Elle s'éveilla à la fin. On eût dit le réveil d'une morte, car la
vie lui semblait une nouvelle chose, une sensation inconnue éprouvée
malgré elle. Les objets frappaient sa vue sans réveiller aucun
souvenir en elle. Et cependant le poids douloureux pesait toujours sur
son coeur!

Elle ne parlait point. Sa respiration seule indiquait qu'elle avait
quitté la tombe.

Un jour cependant, ses yeux qu'on voulait rappeler aux pensées
d'autrefois s'animèrent d'une effrayante expression.

Et alors une esclave lui parla d'une harpe. Le harpiste vint et
accorda son instrument. Aux premières vibrations irrégulières et
aiguës, elle fixa un instant sur lui ses yeux étincelants, puis
se retourna vers la muraille comme pour écarter des souvenirs trop
douloureux. Mais lui, d'une voix plaintive et lente, avait commencé
un chant insulaire, un chant des anciens Grecs, avant que la tyrannie
n'eût tout étouffé.

Aussitôt ses doigts amaigris battirent la mesure contre le mur. Alors
le musicien changea de sujet et chanta l'amour. À ce nom redoutable,
tous ses souvenirs s'éveillèrent soudain. Le rêve se fixa de ce
qu'elle avait été, et elle comprit en même temps ce qu'elle était
devenue... Les nuages qui avaient assombri sa conscience se fondirent
en un torrent de larmes.

La pensée était revenue trop tôt, et elle agita son cerveau jusqu'au
délire. Elle se leva comme si elle n'avait jamais été malade, et elle
regardait comme des ennemis tous ceux qu'elle rencontrait... Mais on
ne l'entendit pas articuler une protestation ni un cri... Rien ne put
lui faire reconnaître la figure de son père.

Elle refusait la nourriture et le vêtement; tous les moyens employés
à cet égard avaient été inutiles. Ni le temps, ni le changement de
lieux, ni les soins, ni les secours de l'art ne pouvaient procurer le
sommeil à ses sens. Elle semblait avoir pour toujours perdu la faculté
de dormir.

... Douze jours et douze nuits, elle languit ainsi. Enfin, sans un
gémissement, sans un soupir, sans un regard d'agonie, elle rendit
l'âme. Ceux qui veillaient près d'elle ne s'en aperçurent que quand
l'ombre qui couvrait déjà son gracieux visage se fut étendue sur
ses yeux si purs, si beaux, si noirs. Oh! avoir brillé d'une telle
splendeur et puis s'éteindre!




CHAPITRE IV

LA SULTANE GULBEYAZ

Esclave.--Récit du bouffon.--Enchaîné à la jolie Romagnole.--La vente
au marché des esclaves.--Rencontre de Johnson.--L'achat.--Au palais
du sultan.--Juan habillé en femme.--Au sérail.--La sultane
amoureuse.--Vaines avances.--Arrivée du Sultan.--Gulbeyaz se retire.


Blessé, enchaîné, claquemuré, il s'écoula plusieurs jours avant que
Don Juan pût se rappeler le passé. Quand la mémoire lui revint, il se
vit en pleine mer, courant sous le vent, filant six noeuds à l'heure,
et devant lui les rivages d'Ilion. En tout autre temps, il eût éprouvé
du plaisir à les considérer.

On avait permis à Don Juan de sortir de son étroite prison, mais il
comprit qu'il était esclave. Ses yeux parcoururent tristement le vaste
azur des flots. Affaibli par la perte de son sang, c'est à peine s'il
put articuler quelques questions. Les réponses qu'on lui fit ne lui
procurèrent pas de renseignements sur sa situation passée ou présente.

Il remarqua quelques-uns de ses compagnons de captivité, des Italiens.
C'était une troupe de chanteurs qui se rendaient en Sicile pour y
jouer l'opéra. Ayant fait voile de Livourne, ils avaient été, non
pas attaqués par un pirate, mais vendus par leur imprésario à un prix
exorbitant.

       *       *       *       *       *

«Notre machiavélique imprésario, raconta le bouffon de la troupe qui
avait conservé toute sa bonne humeur, fit à la hauteur de je ne
sais quel promontoire des signaux à un brick inconnu. _Corpo di Caio
Mario!_ Nous fûmes sans autre forme de procès transférés à son bord.
Il est vrai que si le Sultan a du goût pour le chant nous aurons
bientôt rétabli nos affaires.

«La _prima donna_, bien que prématurément enlaidie par une vie
dissipée et sujette au rhume quand la salle est clairsemée, a encore
quelques bonnes notes; la femme du ténor, dépourvue de voix, présente
un aspect agréable. Le dernier carnaval, elle fit à Bologne un certain
bruit: n'enleva-t-elle pas le comte César Cigogna à une vieille
princesse romaine?

«Et puis nous avons des danseuses: la Nini qui a plusieurs cordes à
son arc, toutes lucratives; cette petite rieuse de Pelegrini qui eut
aussi son succès au carnaval, mais elle a tout mangé des cinq cents
_zecchini_ qu'elle gagna; et puis encore la Grotesca: celle-là,
partout où les hommes ont de l'âme et du corps, elle est sûre de faire
son chemin: quelle danseuse!

«Quant aux figurantes, elles ressemblent à toutes celles de la clique:
par-ci par-là une jolie personne dont la vue peut séduire; le reste
est tout au plus bon pour la foire. Il y en a bien une, avec sa mine
sentimentale, qui pourrait faire quelque chose, mais elle danse roide
comme une pique!

«Pour les hommes, le _musico_ n'est qu'une vieille casserole fêlée.
Possédant une qualification spéciale, il pourra montrer sa face
au sérail et y obtenir une place de domestique. Je n'ai pas grande
confiance dans son chant. Parmi tous ces individus de troisième sexe
que fait le Pape chaque année, on aurait de la peine à trouver trois
gosiers parfaits.

«La voix du ténor est gâtée par une affectation déplorable et quant
à la basse c'est une brute qui ne fait que beugler. À l'entendre vous
diriez un âne qui s'exerce au récitatif.

«Il ne m'appartient pas de m'estimer moi-même. Quoique jeune, je
distingue, monsieur, que vous avez voyagé. Avez-vous entendu parler de
Raucocanti? C'est moi-même. Peut-être un jour m'entendrez-vous.

«J'oubliais le baryton. C'est un joli garçon, mais gonflé
d'amour-propre. À peine ferait-il un bon chanteur de rues. Dans les
rôles d'amoureux, au lieu de coeur, il montre ses dents.»

L'éloquent récit de Raucocanti fut interrompu à cet instant par les
pirates qui, à heure fixe, venaient inviter les captifs à rentrer au
cabanon.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, dans les Dardanelles, ils apprirent que, par mesure de
précaution, ils seraient enchaînés deux par deux, homme à homme, femme
à femme, en attendant la vente au marché de Constantinople.

On avait d'abord hésité à considérer le soprano comme du sexe masculin
ou féminin, mais après délibération il avait été rangé du côté des
dames. Chaque sexe se trouvait ainsi être représenté en nombre impair.
Il fallut donc appareiller un homme avec une femme. Cet homme, par
la fatalité, se trouva être Don Juan, et sa compagne une bacchante au
visage frais et brillant.

Elle avait des yeux de charbon à travers lesquels on lisait un grand
désir de plaire.

Mais les regards de la jolie Romagnole laissaient Don Juan
indifférent. Il la considérait d'un oeil terne et mort.

Ni sa main qui touchait la sienne, ni les autres parties de son
corps charmant qui frôlaient sans cesse le sien, puisqu'ils étaient
étroitement enchaînés, ne pouvaient seulement faire battre son pouls
plus vite.

L'épreuve était difficile, mais Don Juan en sortit victorieux.

       *       *       *       *       *

Le vaisseau jeta donc l'ancre sous les murs du sérail. Sa cargaison
fut débarquée et amenée au marché. Des Géorgiens, des Russes, des
Circassiens s'y trouvaient déjà.

Quelques-unes se vendirent cher. On donna jusqu'à quinze cents dollars
d'une jeune Circassienne, fille charmante et d'une virginité garantie.
Sa vente désappointa plus d'un des enchérisseurs à onze et douze cents
dollars. Mais chacun se tut quand on sut que c'était pour le compte du
sultan.

Un lot de douze négresses de Nubie fut vendu à un prix qu'elles
n'auraient certes point obtenu sur un marché des Indes occidentales.

Quant à notre troupe, elle fut achetée au détail, les uns par des
pachas, d'autres par des Juifs; ceux-ci pour les fardeaux, ceux-là,
renégats, pour de meilleures fonctions. Les femmes qui avaient été
groupées ensemble eurent leur tour. Celle-ci devait devenir une
maîtresse, celle-là une quatrième épouse, cette autre une victime...,
etc...

       *       *       *       *       *

Juan était jeune et plein d'espoir et de santé, comme on l'est à son
âge. De temps à autre une larme furtive sillonnait sa joue. Le sang
qui avait coulé de ses blessures l'avait un peu déprimé. Et
puis perdre une grande fortune, une maîtresse et une position si
confortable pour être mis en vente parmi les Turcs!

Au total, son attitude était néanmoins calme. La splendeur de son
vêtement, dont il avait conservé quelques restes, attirait les regards
sur lui. On devinait à sa mine qu'il était au-dessus du vulgaire. Et
puis, malgré sa pâleur, Don Juan était si beau!

Parmi tous les hommes à vendre se trouvait non loin de lui un
personnage robuste et bien taillé, avec des yeux d'un gris foncé où se
peignait la résolution.

Une écharpe tachée de sang soutenait l'un de ses bras.

«Mon enfant, dit-il à Don Juan, parmi tout cet assemblage de pauvres
diables avec lesquels le sort nous a confondus, il n'y a de gens comme
il faut que vous et moi, ce me semble. Faisons donc connaissance. De
quelle nation êtes-vous donc? je vous prie.

--Je suis Espagnol.

--Je pensais en effet que vous ne pouviez être Grec. Ces chiens
serviles n'ont pas tant de fierté dans le regard. La fortune nous a
joué un vilain tour, mais c'est sa manière d'en user avec les hommes
pour les éprouver. Tenez, moi, faisant dernièrement le siège d'une
ville par ordre de Souvarow, au lieu de prendre Widdin, j'ai été pris.

--Mon histoire, dit Don Juan, est longue et douloureuse... J'aimais
une jeune fille...»

Il s'arrêta, et son regard était rempli de tristesse.

«Je me doutais, reprit l'étranger, qu'il y avait une femme dans votre
affaire. Ce sont là des choses qui demandent une larme. J'ai pleuré
le jour où ma première femme est morte; j'en ai fait autant quand ma
seconde a pris la fuite; ma troisième...

--Votre troisième! Vous pouvez à peine avoir trente ans, et vous avez
déjà trois femmes.

--Je n'en ai que deux vivantes...

--Et votre troisième? que fit-elle? vous a-t-elle quitté aussi,
monsieur?

--Non, c'est moi qui l'ai quittée...

--Vous prenez froidement les choses.

--Il y a encore des arc-en-ciel dans votre firmament; tous les
miens ont disparu. Le temps décolore peu à peu les illusions... En
attendant, je ne serais pas fâché que quelqu'un nous achetât.»

En ce moment un personnage noir du genre neutre et du troisième sexe
s'avança et parut examiner les captifs, leurs âges et leurs mérites
avec un soin minutieux.

Puis l'eunuque entama le marchandage avec le trafiquant. Ils
débattirent les prix, contestèrent, jurèrent comme s'il se fût agi
d'un âne ou d'un veau.

Enfin ils tirèrent leurs bourses en rechignant, comptèrent les sequins
et paras, puis le marchand donna son reçu et s'en fut dîner.

       *       *       *       *       *

L'acquéreur de Juan et de sa nouvelle connaissance les conduisit vers
une barque dorée. La traversée fut brève. Ils s'arrêtèrent bientôt
dans une petite anse, au pied d'un mur ombragé de hauts cyprès.

Une petite porte de fer s'ouvrit, et ils s'avancèrent à travers un
taillis flanqué de chaque côté de grands arbres, puis des bosquets
d'orangers et de jasmins.

«Assommer ce vieux noir et puis décamper serait vite fait, dit soudain
Juan à son compagnon.

--Mais comment sortir d'ici ensuite? en quelle tanière nous réfugier?»

Un vaste édifice à ce moment s'offrit à leur vue. Cela leur donna du
réconfort. Ils avaient faim, ils sentaient déjà un agréable fumet de
sauce, de rôtis, de pilafs.

«Au nom du ciel, reprit l'étranger, tâchons d'avoir à manger
maintenant et puis, s'il faut faire du tapage, je suis votre homme!»

Leur guide frappa à la porte. Ils se trouvèrent dans une salle vaste
et magnifique où se déployait toute la pompe d'un luxe asiatique.
Ils la traversèrent, puis une suite d'appartements silencieux où ne
résonnait que le bruit d'un jet d'eau sur un bassin de marbre. Parfois
cependant une porte s'ouvrait, et une tête de femme jetait un coup
d'oeil furtif et curieux.

Enfin ils arrivèrent dans une partie retirée du palais où l'écho
se réveillait comme d'un long sommeil. L'oeil était émerveillé de
l'opulence de cette salle fastueuse, du nombre immense d'objets
inutiles qui s'y trouvaient. Les sofas étaient si précieux que c'était
vraiment un péché que de s'y asseoir; les tapis d'un travail si rare
que l'on eût souhaité pouvoir glisser dessus comme un poisson doré.

       *       *       *       *       *

Le noir, peu étonné de ce qui faisait la stupeur des deux esclaves,
ouvrit un meuble et en tira un grand nombre de vêtements propres à
habiller un musulman du plus haut parage.

Il offrit d'abord un manteau candiote et un pantalon pas tout à fait
assez étroit pour crever au plus corpulent des deux compagnons. Il
compléta cet attirail de dandy turc par un châle de cachemire, des
pantoufles jaunes et un joli poignard.

En même temps Baba, c'était le nom du noir, leur faisait ressortir
les immenses avantages qu'ils finiraient par obtenir pourvu qu'ils
suivissent la voie que la fortune semblait leur montrer si clairement;
il ne leur cacha pas toutefois qu'ils amélioreraient beaucoup leur
condition s'ils consentaient à se faire circoncire.

«Monsieur, répondit poliment l'étranger, aussitôt que j'aurai eu
l'avantage de souper, j'examinerai si votre proposition est de nature
à être acceptée...»

Mais Juan paraissait fort vexé qu'une pareille invite lui eût été
faite:

«Que je meure si j'en fais jamais rien! dit-il. J'aimerais mieux me
faire circoncire la tête!»

Baba regarda Juan et lui dit:

«Ayez la bonté de vous habiller.»

En même temps il lui montrait un délicieux costume féminin, costume
qu'une princesse eût peut-être été charmée de revêtir, mais Juan, qui
ne se sentait pas en veine de mascarade, repoussa ces oripeaux du bout
de son pied de chrétien.

«Mon vieux monsieur, répondit-il au nègre, je ne suis pas une dame.

--J'ignore ce que vous êtes et ne me soucie pas de le savoir, reprit
Baba, mais veuillez faire ce que je vous prescris. Si vous vous avisez
d'insister sur votre sexe, j'appellerai des gens qui auront vite fait
de ne vous en laisser aucun!»

Juan soupira et, tout en soupirant, passa un pantalon de soie couleur
de chair; puis on lui attacha une ceinture virginale recouvrant une
fine chemise aussi blanche que du lait. Il trébucha dans son jupon,
mais tant bien que mal passa ses deux bras dans les manches d'une
robe.

Sur l'invitation de Baba il avait peigné sa tête et l'avait parfumée
d'huile. On la couvrit de fausses tresses entremêlées de bijoux selon
la mode. Sa toilette fut complétée par quelques coups de ciseaux, du
fard et des frisures.

       *       *       *       *       *

Baba frappa dans ses mains, et quatre noirs se présentèrent.

«Vous, monsieur, dit Baba au compagnon de Don Juan, vous allez
accompagner ces messieurs à table, et vous, la digne nonne chrétienne,
vous allez me suivre. Pas de plaisanteries, s'il vous plaît.
Croyez-vous être dans la tanière d'un lion? Vous êtes dans un palais
où le vrai sage peut prendre un avant-goût du paradis du Prophète.

--Je veux bien vous suivre, dit Juan, mais j'aurais bientôt rompu le
charme si quelqu'un s'avisait de me prendre pour ce que je parais.
J'espère, dans l'intérêt de vos gens, que ce déguisement ne donnera
lieu à aucune méprise.

--Adieu, dit à Juan son compagnon. Nous voici transformés, moi en
musulman, vous en jeune fille, par la puissance de ce vieux magicien
nègre. Conservez votre honneur intact, bien qu'Ève elle-même ait
succombé.

--Soyez tranquille, le Sultan lui-même ne m'enlèvera pas, à moins que
Sa Hautesse ne promette de m'épouser. Bon appétit!»

Ainsi ils se séparèrent, et chacun sortit par une porte différente.
Baba conduisit Juan de chambre en chambre, jusqu'à ce qu'ils fussent
en face d'un portail gigantesque qui élevait de loin, dans l'ombre, sa
masse hardie et colossale. L'air était embaumé de parfums délicieux.
On eût dit qu'ils approchaient d'un lieu saint, car tout était vaste,
calme, odorant et divin.

       *       *       *       *       *

Deux nains firent pivoter la vaste porte. Au moment d'entrer, Baba
crut pouvoir donner encore à Juan quelques légers avis:

«Si vous pouviez modifier un peu cette démarche mâle et majestueuse,
vous feriez tout aussi bien. Balancez-vous légèrement. Enfin tâchez de
prendre un air un peu modeste. Les yeux des _muets_ sont ici comme
des aiguilles et peuvent pénétrer à travers ces jupons. Le Bosphore
profond n'est pas loin; que si votre déguisement venait à être
découvert, nous pourrions bien, vous et moi, avant le lever de
l'aurore, effectuer le voyage de la mer de Marmara sans bateau
et cousus dans des sacs... Ce mode de navigation se pratique fort
couramment par ici...»

Sur cet encouragement il introduisit Don Juan dans une pièce plus
magnifique encore que la dernière. C'était une confusion d'or et de
pierreries.

       *       *       *       *       *

Dans ce salon impérial, à quelque distance, à demi couchée sous un
dais, avec l'assurance d'une reine, reposait une femme. Baba s'arrêta
et s'agenouilla devant elle, tout en invitant Juan à en faire autant.

Le cérémonial accompli, elle se leva, de l'air de Vénus sortant des
flots. Son regard éclipsait l'éclat de toutes les pierreries. Elle
fit signe de son bras nu à Baba d'approcher et s'entretint quelques
instants avec lui, montrant Juan.

C'était une femme altière et magnifique qui pouvait être dans sa
vingt-sixième année.

Elle adressa quelques mots à ses suivantes, qui formaient un choeur de
dix à douze jeunes filles, toutes vêtues de la même manière que Juan.

Les charmantes nymphes firent leur révérence et s'éloignèrent.

Alors Baba fit signe à Juan d'approcher et lui ordonna pour la
deuxième fois de se mettre à genoux et de baiser le pied de la dame.
À cet ordre, Juan se leva de toute sa hauteur et déclara qu'il était
fâché, mais qu'il ne baiserait jamais d'autre chaussure que celle du
pape!

Baba lui fit, mais en vain, de vertes remontrances. Il se laissa même
aller à de claires allusions au fatal lacet. Mais Don Juan n'était pas
homme à s'humilier.

Voyant qu'il était inutile d'insister, Baba lui proposa de baiser la
main de ta dame.

Quoique de mauvaise grâce, Juan accepta ce compromis diplomatique. Et
jamais cependant sa lèvre ne s'était posée sur des doigts _mieux nés_
ou plus beaux.

La dame, ayant longuement considéré Juan de la tête aux pieds,
intima à Baba l'ordre de se retirer, ordre que le nègre exécuta à la
perfection. Il était homme habitué à battre en retraite, à comprendre
à demi-mot. Il souffla à Juan de ne rien craindre, lui jeta un sourire
et prit congé d'un air satisfait comme s'il venait d'accomplir une
bonne action.

       *       *       *       *       *

Dès qu'il fut sorti, il se fit un changement soudain dans la
physionomie de la dame. Son front brillant rayonna d'une émotion
étrange. Le sang colora ses joues d'un rouge vif, et dans ses grands
yeux se peignit un mélange de volupté et d'orgueil.

Sa taille avait une merveilleuse élégance souple, ses traits la
douceur de ceux du Diable quand il s'avisa de tenter Ève... Son
sourire était hautain; une volonté despotique perçait jusque dans ses
petits pieds; on eût dit qu'ils avaient la conscience de son rang
et qu'ils ne marchaient que sur des têtes prosternées. Enfin, pour
compléter son air imposant, un poignard brillait à sa ceinture... Tout
annonçait en elle l'épouse du Sultan.

En se rendant au marché elle avait aperçu Juan. C'était le dernier
de ses caprices. Elle avait sur-le-champ donné ordre de l'acheter, et
Baba avait été chargé de le lui conduire avec toutes les précautions.

«Chrétien, sais-tu aimer?» dit-elle d'un ton condescendant à l'esclave
devenu sa propriété.

Juan, l'âme pleine encore d'Haydée et de son île, sentit le sang
généreux qui colorait son visage refluer à son coeur. Ces paroles le
percèrent jusqu'au fond de l'âme. Il ne répondit mot, mais fondit en
larmes.

Gulbeyaz, la sultane, en fut choquée, gênée... Elle eût bien voulu le
consoler, mais ne savait comment... Elle attendit que la tristesse de
Juan se fût dissipée...

Alors, d'un air tout à fait impérial, elle posa sa main sur la sienne,
et, fixant sur lui ses yeux, elle chercha dans les siens un amour
qu'elle n'y trouva pas. Son front se rembrunit... Elle se leva
néanmoins, et après un moment de chaste hésitation se jeta dans ses
bras et y demeura immobile.

L'épreuve était périlleuse, et Juan le sentit. Mais il était cuirassé
par la douleur, la colère et l'orgueil. Il dégagea doucement les
beaux bras nus qui le pressaient et fit asseoir Gulbeyaz, faible et
languissante, à son côté. Puis il se leva et s'écria:

«L'aigle captif refuse de s'accoupler. Et moi je ne veux pas servir
les caprices sensuels d'une sultane. Tu me demandes si je sais aimer.
Juge à quel point j'ai aimé, puisque je ne t'aime pas! Sous ce lâche
déguisement, la quenouille et les fuseaux peuvent seuls me convenir...
Ton pouvoir est grand. Mais c'est en vain que les fronts s'inclinent
autour d'un trône, en vain que les genoux fléchissent, en vain que les
yeux veillent, que les membres obéissent, nos coeurs demeurent à nous
seuls.»

La fureur de Gulbeyaz à cette réponse ne dura qu'une minute, et cela
fut heureux. Un moment de plus l'eût tuée. Sa colère fut comme un coup
d'oeil jeté sur l'enfer.

Sa première pensée avait été de couper la tête à Juan; la seconde,
de se borner à couper court à sa connaissance; la troisième, de lui
demander où il avait été élevé; la quatrième, de l'amener à repentance
par la raillerie; la cinquième, d'appeler ses femmes et de se mettre
au lit; la sixième, de se poignarder; la septième, de condamner Baba
à la bastonnade... Mais sa dernière ressource fut de se rasseoir et de
pleurer, cela va sans dire.

Juan fut ému. Il avait déjà pris son parti d'être empalé ou coupé par
morceaux pour servir de nourriture aux chiens, jeté aux lions ou donné
en amorce aux poissons. Il se demanda, à la vue de ces larmes, comment
il avait pu être si cruel et se mit à bégayer quelques excuses.

Mais au moment où un languissant sourire le prévenait qu'il avait
obtenu sa grâce, le vieux Baba fit une brusque irruption.

«Épouse du soleil et de la lune, commença-t-il, impératrice de la
terre, vous dont un froncement de sourcils dérange l'harmonie des
sphères et dont un sourire fait danser de joie toutes les planètes,
votre esclave vous apporte un message qui mérite peut-être votre
sublime attention: le Soleil en personne m'envoie, comme un rayon,
vous annoncer qu'il va venir ici.

--Est-ce comme vous le dites? reprit Gulbeyaz. Plût au Ciel que le
Soleil n'eût pas brillé aujourd'hui! Prévenez donc mes femmes qu'elles
viennent sans tarder former la voie lactée. Allez, ma vieille comète,
avertissez les étoiles. Et toi, chrétien, mêle-toi à elles comme tu
pourras, et si tu veux que je te pardonne tes mépris passés...»

Elle fut interrompue par un murmure confus de voix:

«Le Sultan arrive!»

       *       *       *       *       *

Le cortège était imposant. D'abord venaient les femmes de Gulbeyaz en
file respectueuse; puis les eunuques blancs et noirs de Sa Hautesse.
Sa Majesté avait toujours la politesse de faire annoncer sa visite à
l'avance, surtout de nuit. Gulbeyaz étant la plus récente des quatre
épouses de l'empereur était, comme il est juste, la favorite.

Sa Hautesse était un homme d'un port grave, coiffé jusqu'au nez et
barbu jusqu'aux yeux. Sorti de prison pour monter sur le trône, il
avait depuis peu succédé à son frère étranglé.

Il avait cinquante filles et quatre douzaines de fils. Dès que les
filles étaient grandes, on les confinait dans un palais où elles
vivaient comme des nonnes jusqu'à ce qu'un pacha fût investi de
quelque fonction lointaine; alors celle dont c'était le tour était
mariée sur-le-champ, quelquefois à l'âge de six ans.

Ses fils étaient retenus en prison jusqu'à ce qu'ils fussent en âge de
remplir un lacet ou un trône. Le destin savait lequel des deux! Dans
l'intervalle, on leur donnait une éducation de prince.

       *       *       *       *       *

Sa Majesté salua sa quatrième épouse avec tout le cérémonial de son
rang. Celle-ci éclaircit ses yeux brillants et adoucit son regard
comme il convient à une épouse qui vient de jouer un tour à son mari.

Sa Hautesse, arrêtant son regard sur les jeunes filles, aperçut Don
Juan déguisé au milieu d'elles, ce qui ne lui causa ni surprise ni
mécontentement.

«Je vois que vous avez acheté une esclave nouvelle, dit-il à Gulbeyaz.
C'est grand dommage qu'une simple chrétienne soit si jolie.»

Ce compliment, qui attira tous les regards sur la vierge récemment
achetée, la fit rougir et trembler. Il se fit parmi les autres un
chuchotement général, mais l'étiquette ne permettait pas de ricaner.

[Illustration: PLANCHE X

(Photo Braun et Cie).

_Eugène Delacroix._--LE NAUFRAGE DE DON JUAN]




CHAPITRE V

DANS LE FOND DU SÉRAIL

Don Juan chez les demoiselles d'honneur.--Lolah, Katinkah et
Dondon.--L'interrogatoire.--Au dortoir.--Dans le lit de Dondon.--Le
sommeil des vierges.--Un cri dans la nuit.--L'étrange rêve de
Dondon.--Brèves amours.--Le réveil de Gulbeyaz.--Juan et Dondon
condamnés à mort.--La fuite.


Gulbeyaz et son maître s'en étaient allés reposer. Ah! que la nuit est
longue aux épouses coupables qui brûlent pour un jeune bachelier! Sur
leur couche douloureuse, elles appellent la clarté de l'aube grisâtre,
tremblant que leur trop légitime compagnon de lit ne s'éveille.

Don Juan, sous son déguisement de femme, s'était, avec le long cortège
des demoiselles, incliné devant le regard impérial. Elles reprirent
le chemin de leurs chambres, les chambres luxueuses où ces dames
reposaient leurs membres délicats, soupirant après l'amour comme
l'oiseau prisonnier après les campagnes de l'air.

Don Juan ne pouvait s'empêcher, tout en marchant, de jeter de-ci de-là
un coup d'oeil furtif sur leurs charmes, leur gorge blanche, leur
taille simple. Néanmoins, il se montrait docile à la matrone, la
«mère des vierges», qui surveillait leurs évolutions. Cette vénérable
personne était préposée à distribuer les punitions.

       *       *       *       *       *

Dès qu'elles furent arrivées dans leurs appartements, toutes les
jeunes filles se mirent à danser, à babiller, à rire et à folâtrer.

Elles examinèrent la nouvelle arrivée, ses formes, ses cheveux, son
air, enfin toute sa personne. Quelques-unes étaient d'avis que sa
robe ne lui allait pas bien. On s'étonnait qu'elle ne portât point
de boucles d'oreilles. Il y en avait qui trouvaient sa taille trop
masculine, tandis que d'autres souhaitaient qu'elle le fût tout à
fait.

Cependant elles ressentaient toutes pour leur compagne une sympathie
involontaire, une bizarre attirance.

Parmi les mieux disposées à cette amitié sentimentale, il y en avait
trois surtout: Lolah, Katinkah et Dondon.

Lolah était brune comme l'Inde et aussi ardente; Kalinkah était une
Géorgienne au teint de lis et de rose avec de grands yeux bleus, de
beaux bras, une jolie main et des pieds si mignons qu'on les eût dits
faits pour effleurer la surface de la terre; Dondon avait un certain
embonpoint d'indolence et de langueur, mais elle était d'une beauté à
faire tourner la tête.

Dondon semblait une Vénus endormie, quoique propre à tuer le sommeil
de ceux qui la regardaient. Ses formes n'offraient pas d'angles.
Cependant ses seins, sa croupe potelée étaient parfaitement
proportionnés.

«Comment vous nommez-vous? dit Lolah à la nouvelle venue.

--Juana.

--Fort bien, c'est un joli nom.

--D'où venez-vous? dit Kalinkah.

--D'Espagne.

--Où est l'Espagne? fit tendrement Dondon.

--Ne montrez donc pas votre ignorance géorgienne, reprit Lolah.
L'Espagne est une île, près du Maroc, entre l'Égypte et Tanger.»

Dondon ne dit rien, mais elle s'assit près de Juana et, jouant avec
son voile et ses cheveux, elle la caressait doucement.

       *       *       *       *       *

La «mère des vierges» s'approcha sur ces entrefaites:

«Mesdames, il est temps d'aller se coucher. Ma chère enfant, je ne
sais trop que faire de vous, dit-elle à la nouvelle odalisque. Tous
les lits sont occupés. Si vous voulez, vous partagerez le mien.»

Ici Lolah intervint:

«Maman, vous savez que vous ne dormez pas bien. Je prendrai donc Juana
avec moi. Nous sommes minces toutes deux, et chacune de nous tiendra
moins de place que vous.»

Mais ici Katinkah l'interrompit et déclara qu'elle avait aussi de la
compassion et un lit.

«D'ailleurs, ajouta-t-elle, je déteste coucher seule.»

La matrone fronça les sourcils.

«Et pourquoi donc?»

--Je crains les revenants, répondit Katinkah, il me semble voir des
fantômes aux quatre coins de mon lit. Puis j'ai des rêves affreux: je
ne vois que guèbres, giaours, gins et goules...

--Entre vous et vos rêves, répliqua la matrone, je craindrais que
Juana n'eût pas le plaisir d'en faire. Vous, Lolah, vous continuerez
à dormir seule pour raisons à moi connues; vous de même, Katinkah,
jusqu'à nouvel ordre. Je placerai Juana avec Dondon, qui est une fille
tranquille, inoffensive, silencieuse, modeste, et qui ne passera pas
la nuit à remuer et à babiller. Qu'en dites-vous, mon enfant?»

Dondon ne dit rien, car ses qualités étaient de l'espèce la plus
silencieuse.

Mais elle se leva, baisa la matrone au front, Lolah et Kalinkah
sur les joues, puis elle prit Juana par la main pour la conduire au
dortoir, laissant ses deux compagnes à leur dépit.

       *       *       *       *       *

Dondon donna à Juana un chaste baiser. Elle aimait beaucoup à donner
des baisers. Entre femmes cela n'engage à rien.

Puis elle se déshabilla, ce qui fut bientôt fait, car elle était vêtue
sans art, comme une enfant de la nature. Un à un tombèrent tous ses
légers vêtements.

Ce ne fut pas sans avoir offert son aide à Juana, qui refusa par
un excès de modestie. Mais la nouvelle odalisque paya cher cette
politesse, car elle se piqua avec ces maudites épingles inventées sans
doute pour les péchés des hommes et qui font d'une femme une sorte de
porc-épic.

       *       *       *       *       *

Un silence profond régnait dans le dortoir; les lampes placées à
distance l'une de l'autre jetaient une lumière incertaine. Le sommeil
planait sur les formes charmantes de toutes ces jeunes beautés.

L'une, avec sa chevelure châtain nouée négligemment et son beau front
doucement incliné, sommeillait, la respiration calme, et ses lèvres
entr'ouvertes laissaient voir un double rang de perles.

Une autre, au milieu d'un rêve brûlant et délicieux, appuyait sur un
bras d'albâtre sa joue vivement colorée. Les boucles luxuriantes de
sa belle chevelure étaient épaisses sur son front. Elle souriait à son
rêve, découvrant ses jolis seins fermes, son petit ventre poli,
ses jambes blanches et pleines... On eût dit que ses charmes divins
profitaient de l'heure discrète de la nuit pour se montrer timidement
à la lumière.

Une troisième semblait l'image de la Douleur endormie; on voyait au
soulèvement de sa poitrine qu'elle rêvait d'un rivage adoré, d'une
patrie absente... Des larmes sillonnaient la noire frange de ses yeux,
comme des gouttes de rosée brillent sur les rameaux d'un cyprès.

Une quatrième, nue, immobile et silencieuse, dormait d'un sommeil
profond... Blanche, froide et pure, elle semblait une statue de femme
sculptée sur une tombe.

       *       *       *       *       *

Soudain, à l'heure où la lumière des lampes commençait à devenir
bleuâtre et vacillante, à l'heure où les fantômes se jouent dans la
salle, Dondon poussa un cri.

Un cri si aigu qu'il éveilla tout le dortoir en sursaut... De tous les
points de la salle, matrone, vierges et celles qui n'étaient ni l'une
ni l'autre accoururent en foule... Inquiètes, elles se poussaient
toutes tremblantes...

Les minces draperies flottaient sur leurs seins nus, leurs bras
graciles, leurs fines jambes. Elles s'informèrent avidement de
l'effroi de Dondon, qui paraissait en effet fort émue et agitée, les
joues rouges, le regard dilaté.

Ce qui est surprenant et prouve qu'un bon sommeil est vraiment une
chose salutaire, Juana dormait profondément. Jamais époux ne ronfla
d'aussi bon coeur auprès de celle qui lui est unie par les liens
sacrés du mariage. Les clameurs même ne réussirent point à la tirer de
cet état fortuné. Il fallut l'éveiller, et elle ouvrit de grands yeux
et bâilla d'un air modeste et surpris.

Dondon eut beaucoup de peine à s'expliquer. Elle dit que, dormant d'un
profond sommeil, elle avait rêvé qu'elle se promenait dans une «forêt
obscure». Cette forêt était pleine de fruits agréables, d'arbres à
vastes racines et à végétation vigoureuse.

Au milieu croissait une pomme d'or d'une énorme grosseur... mais à une
hauteur trop grande pour qu'on pût la cueillir... Elle la contemplait
d'un oeil avide, puis se mit à jeter des pierres pour faire tomber ce
fruit qui continuait méchamment à adhérer à son rameau... Mais il se
balançait toujours à ses yeux, à une hauteur désespérante.

Tout à coup, lorsqu'elle y pensait le moins, il tomba de lui-même
à ses pieds... Son premier mouvement fut de se baisser, afin de le
ramasser et d'y mordre à pleines dents... Mais au moment où ses jeunes
lèvres s'apprêtaient à presser le fruit d'or de son rêve, il en sortit
une abeille qui s'élança sur elle et la perça de son dard jusqu'au
fond du coeur... Alors elle s'était éveillée en sursaut et avait
poussé un grand cri.

Elle fit ce récit avec une certaine confusion et un grand embarras...
Les demoiselles, qui avaient redouté quelque grand malheur,
commencèrent à gronder Dondon d'avoir pour si peu troublé leur
sommeil. La matrone, courroucée d'avoir quitté son lit chaud,
réprimanda vertement la pauvre Dondon, qui soupirait, protestant
qu'elle était bien fâchée d'avoir crié.

«J'ai entendu conter, dit-elle, des histoires d'un coq et d'un
taureau; mais, pour un rêve où il n'est question que d'une pomme et
d'une abeille, interrompre notre sommeil à toutes, certes, il y a de
quoi nous faire penser que la lune est dans son plein! Quelque chose
qui ne va pas bien chez vous, mon enfant. Nous verrons demain ce que
pense de cette vision hystérique le médecin de Sa Hautesse.

«Et cette pauvre Juana par-dessus le marché! La première nuit qu'elle
passe parmi nous, voir ainsi son repos troublé par une telle clameur!
J'avais pensé qu'avec vous, Dondon, elle aurait passé une nuit
paisible. Je vais maintenant la confier aux soins de Lolah, bien que
son lit soit plus étroit que le vôtre.»

À cette proposition, les yeux de Lolah brillèrent, mais la pauvre
Dondon, avec de grosses larmes, demanda en grâce qu'on lui pardonnât
sa faute... qu'on voulut bien laisser Juana auprès d'elle; à l'avenir,
elle garderait ses rêves pour elle seule!

C'était bien sot à elle, elle en convenait, d'avoir ainsi crié,
c'était une aberration nerveuse, une folle hallucination... Ses
compagnes avaient bien raison de se moquer d'elle!... Mais elle se
sentait abattue, elle priait qu'on voulût bien la laisser... Dans
quelques heures, elle aurait surmonté cette faiblesse, elle serait
complètement rétablie...

Ici Juana intervint charitablement, affirmant qu'elle se trouvait fort
bien... Elle avait merveilleusement dormi... Elle ne se sentait pas le
moins du monde disposée à quitter le lit, à s'éloigner d'une amie qui
n'avait d'autre tort que d'avoir rêvé une fois mal à propos.

Quand Juana eut parlé ainsi, Dondon se retourna et cacha son visage
dans le sein de Juana. On ne voyait plus que sa gorge qui avait la
couleur d'un bouton de rose...

       *       *       *       *       *

Au premier rayon du jour, Gulbeyaz quitta sa couche d'insomnie, pâle,
le coeur dévoré d'inquiétude. Elle mit son manteau, ses pierreries,
ses voiles. Son lit était magnifique, plus doux que celui du plus
efféminé Sybarite. Sa peau sensible n'eût pu supporter le pli d'une
feuille de rose. Elle surgit si belle que l'art ne pouvait presque
plus rien pour elle. Elle ne se soucia même pas de donner un coup
d'oeil au miroir.

En même temps s'était levé son illustre époux, sublime possesseur de
trente royaumes et d'une femme dont il était abhorré. Il n'en prenait
pas à l'ordinaire grand souci. Il aimait avoir sous la main une
jolie femme, comme un autre un éventail. C'est pourquoi il avait une
abondante provision de Circassiennes pour s'amuser au sortir du divan.
Cependant il s'était épris des beautés de son épouse.

Après les ablutions ordinaires, les prières et autres évolutions
pieuses, il but six tasses de café pour le moins, puis se retira pour
savoir des nouvelles des Russes dont les victoires s'étaient récemment
multipliées sous le règne de Catherine, cette femme proclamée à
l'unisson la plus grande des souveraines et des catins.

       *       *       *       *       *

Gulbeyaz soupira de son départ, puis se retira dans son boudoir, lieu
propice au déjeuner et à l'amour. La nacre de perles, le porphyre et
le marbre décoraient à l'envi ce somptueux séjour. Des vitraux peints
coloraient de diverses nuances les rayons du jour.

C'est dans ce lieu qu'elle fit venir Baba pour l'interroger sur ce
qu'il était advenu de Don Juan, où et comment il avait passé la nuit.

Baba répondit péniblement à ce long catéchisme. Il se grattait
l'oreille, signe d'un embarras certain.

Gulbeyaz n'était pas un modèle de patience. Quand elle vit Baba
hésiter dans ses réponses, elle l'embarrassa par des questions plus
pressées. Les paroles de Baba devinrent de plus en plus décousues;
alors son visage commença à s'enflammer, ses yeux à étinceler, et les
veines d'azur de son front superbe se gonflèrent de courroux.

Baba expliqua comment la «mère des vierges» avait pris soin de tout et
ne cacha point dans quel lit Juana avait couché. Il évita simplement
de parler du rêve de Dondon.

Mais c'est en vain qu'il laissa discrètement ce fait derrière la
toile. Les joues de Gulbeyaz prirent une teinte cendrée, ses oreilles
bourdonnèrent, elle se sentit entrer en une petite agonie.

À la longue, elle se ressaisit:

«Esclave, dit-elle à Baba, amène les deux esclaves.»

Le nègre feignit de ne pas avoir bien compris et supplia sa maîtresse
de lui préciser de quels esclaves il s'agissait, dans la crainte d'une
erreur.

«La Géorgienne et son amant! répondit l'impériale épouse. Et que le
bateau soit prêt du côté de la porte secrète du sérail! Tu sais le
reste.»

Elle parut prononcer ces dernières paroles avec effort, en dépit de
son farouche orgueil. Baba ne fut point sans le remarquer et crut
pouvoir la conjurer, par tous les poils de la barbe de Mahomet, de
révoquer l'ordre qu'il venait d'entendre.

«Entendu, c'est obéi, dit-il; néanmoins, sultane, daignez songer aux
conséquences. Tant de précipitation peut avoir des suites funestes,
même aux dépens de Votre Majesté. Je ne veux point parler ici de
votre position critique, de votre ruine au cas d'une découverte
prématurée...

«Mais de vos propres sentiments. Lors même que ce secret resterait
enfoui sous ces flots qui gardent déjà un certain nombre de coeurs
palpitants d'amour, si vous aimez ce jeune homme, vous ne vous
guérirez pas, excusez la liberté, en lui ôtant la vie...

--Que connais-tu de l'amour et des sentiments? Misérable! Va-t'en!
s'écria-t-elle les yeux enflammés de colère. Va-t'en et exécute mes
ordres!»

Baba disparut sans pousser plus loin ses remontrances. Il tenait à la
tête des autres, mais beaucoup plus à la sienne propre.

Il grommela simplement contre les femmes de toutes conditions, mais
surtout les sultanes et leur manière d'agir, leur obstination, leur
orgueil, leur indécision, leur manie de changer d'opinion, leur
immoralité, toutes choses qui lui faisaient chaque jour bénir sa
neutralité.

Puis il fit prévenir le jeune couple de se parer sans délai, de se
peigner avec le plus grand soin et de se préparer à paraître devant
l'impératrice qui désirait leur prouver sa sollicitude.

Dondon parut surprise, Don Juan interdit, mais il fallait obéir...

       *       *       *       *       *

Comment ils réussirent à éviter le courroux de Gulbeyaz et, par une
barque, à quitter le sérail en compagnie de Baba, de Johnson et de sa
maîtresse d'une nuit, sultane de deuxième classe, l'histoire n'en a
point conservé les détails.




CHAPITRE VI

LEÏLAH

Don Juan dans l'armée de Souvarow.--L'accueil du grand
général.--L'assaut d'Ismaïlia.--Don Juan sauve la petite Leïlah.--Le
pillage, le viol.--Récompense de Don Juan.


Le siège était mis devant Ismaïlia. Mais les Russes, en dépit de leur
courage, n'avaient pas réussi à s'emparer de la forteresse turque.
Enfin Souvarow, cet homme de génie qui avait l'air d'un bouffon, fut
envoyé pour prendre le commandement de l'armée. De suite tout changea,
et la résistance turque faiblit.

La veille du grand assaut, quelques Cosaques rôdant à la tombée de
la nuit rencontrèrent une troupe d'individus dont l'un parlait assez
correctement leur langue. Sur sa demande, ils l'amenèrent, lui et ses
camarades, au quartier général. Leurs costumes étaient musulmans, mais
il était facile de voir que ce n'était là que déguisement.

Souvarow, qui donnait des leçons aux recrues, en manches de chemise,
sur l'art sublime de tuer, les interrogea lui-même:

«D'où venez-vous?

--De Constantinople. Nous sommes des captifs échappés.

--Qui êtes-vous?

--Mon nom est Johnson, celui de mon camarade, Juan; les deux autres
sont des femmes; le troisième n'est ni homme ni femme...»

Le général jeta sur la troupe un coup d'oeil rapide:

«J'ai déjà entendu votre nom; le second est nouveau pour moi; il
est absurde d'avoir amené ici ces trois personnes, mais qu'importe!
N'étiez-vous pas dans le régiment de Nicolaïew?

--Précisément.

--Vous avez servi à Widdin?

--Oui.

--Vous conduisiez l'attaque?

--C'est vrai.

--Qu'êtes-vous devenu depuis?

--Je le sais à peine...

--Vous étiez le premier sur la brèche?

--Du moins, n'ai-je pas été lent à suivre ceux qui pouvaient y être.

--Ensuite?

[Illustration: PLANCHE XI

_A. Colin._--DON JUAN et HAYDÉE]

--Une balle m'étendit à terre, et l'ennemi me fit prisonnier.

--Vous serez vengé, car la ville que nous assiégeons est deux fois
aussi forte que celle où vous avez été blessé. Où voulez-vous servir?

--Où vous voudrez.

--Et ce jeune homme au menton sans barbe, aux vêtements déchirés, de
quoi est-il capable?

--Ma foi, général, s'il réussit en guerre comme en amour, c'est lui
qui devrait monter le premier à l'assaut.

--Il le fera, s'il l'ose. Demain, je donne l'assaut. J'ai promis
à divers saints que sous peu la charrue passera sur ce qui fut
Ismaïlia...

--Et quels seront nos postes?

--Vous rentrerez dans votre ancien régiment. Le jeune étranger restera
auprès de moi: c'est un beau garçon. On peut envoyer les femmes aux
bagages ou à l'ambulance.»

Ici, les deux dames levèrent la tête et se prirent à pleurer.

«Comment avez-vous pu amener vos femmes ici, en service, Johnson?

--N'en déplaise à Votre Excellence, ce sont les femmes d'autrui et
non les nôtres. Ces deux dames turques favorisèrent notre fuite. Nous
désirons qu'elles soient traitées avec tous les égards.»

Ainsi fut-il fait. Les dames, après des larmes et soupirs, se
retirèrent loin des avant-postes, tandis que leurs chers amis allaient
s'armer pour brûler une ville qui ne leur avait jamais fait de mal.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, quand fut donné le grand assaut, Juan et Johnson
combattirent de leur mieux. Ils avançaient, marchant sur les cadavres,
taillant d'estoc et de taille, suant et s'échauffant, gagnant parfois
un ou deux pieds de terrain, insensibles au feu qui tombait sur eux
comme une pluie.

Bien que ce fût son premier combat, Don Juan ne prit pas la fuite. Il
monta vaillamment à l'escalade des murailles.

La ville fut forcée. Le combat dans les rues se prolongea longtemps.
Le carnage s'ensuivit. On vit se commettre tous les genres possibles
de crimes.

Sur un bastion où gisaient des milliers de morts, on ne pouvait voir
sans frissonner un groupe encore chaud de femmes massacrées... Belle
comme le plus beau mois du printemps, une jeune fille de dix ans se
baissait et cherchait à cacher son petit sein palpitant au milieu de
ces corps endormis dans leur sanglant repos.

Deux horribles Cosaques poursuivaient cette enfant. Comparé à
ces hommes, l'animal le plus sauvage des déserts de Sibérie a des
sentiments purs et polis, l'ours est civilisé, le loup plein de
douceur...

Leurs sabres étincelaient au-dessus de sa petite tête dont les blonds
cheveux se hérissaient d'épouvante. Quand Juan aperçut ce douloureux
spectacle, il n'hésita pas à tomber sur le dos des Cosaques.

Il taillada la hanche de l'un, fendit l'épaule de l'autre, les mit
en fuite, puis releva la petite fille du monceau de cadavres où elle
s'était cachée et qui, un moment plus tard, fût devenu sa tombe.

Et elle était aussi froide qu'eux, du sang coulait sur son visage,
mais ce n'était qu'une petite blessure, et, ouvrant ses grands yeux,
elle regardait Don Juan avec une surprise effarée.

Leurs regards se rencontrèrent et se dilatèrent. Dans celui de Juan
brillaient le plaisir, la douleur, l'espérance, la crainte... Les yeux
de l'enfant peignaient sa terreur et son angoisse.

Sur ces entrefaites passa Johnson:

«Venez, dit-il à Juan, et nous nous couvrirons de gloire. Là, au
bastion de pierre, entouré de ses dernières batteries, le vieux
pacha est assis, fumant sa pipe... Avec quelques hommes nous pouvons
l'enlever...

--Mais cette enfant, cette pauvre orpheline, je ne puis
l'abandonner...

--Juan, vous n'avez pas de temps à perdre. C'est une bien jolie
enfant, je ne vis jamais pareils yeux... Mais il vous faut choisir
entre votre réputation et votre sensibilité, votre gloire et votre
compassion...

Juan restait inébranlable. Alors Johnson choisit parmi ses hommes ceux
qui lui parurent les moins propres à l'assaut final et au pillage
et leur confia l'enfant contre promesse d'une bonne récompense le
lendemain. Juan consentit à l'accompagner.

Juan et Johnson se portèrent en avant et réussirent à avoir raison du
vieux pacha, auquel ses cinq fils servirent de dernier rempart. Les
uns et les autres s'en furent au pays des houris parfumées.

Quand la soldatesque envahit les maisons qui demeuraient debout, il
y eut un certain nombre de filles qui perdirent leur virginité...
Cependant, la fumée de l'incendie et de la poudre était épaisse... La
précipitation fit naître quelques quiproquos... Dans le désordre, six
vieilles filles, ayant chacune soixante-dix ans, furent assaillies par
les grenadiers.

En général, la continence fut cependant assez grande. Il y eut même
du désappointement parmi certaines prudes sur le déclin qui s'étaient,
d'ores et déjà, résignées à supporter cette croix. On entendit des
commères demander d'un ton aigre-doux si «_le viol n'allait pas
bientôt commencer_».

Bref, Souvarow put écrire sur son premier message: «Gloire à Dieu et à
l'Impératrice. Ismaïlia est à nous.»

On applaudit fort Juan de son courage et de son humanité. On le
félicita d'avoir sauvé la petite musulmane. Pour sa récompense,
Souvarow le chargea de porter à l'Impératrice le triomphal bulletin
qu'il venait de rédiger.

L'orpheline partit, avec son protecteur, car elle était désormais sans
foyer, sans parents, sans appui... Tous les siens avaient péri sur
le champ de bataille ou sur les remparts. Don Juan fit voeu de la
protéger et tint sa promesse.




CHAPITRE VII

CATHERINE DE RUSSIE

Le voyage.--Don Juan reçu à la Cour.--Catherine amoureuse.--Éclatante
situation de Don Juan.--Il pense à sa famille.--Épître
maternelle.--Maladie de Don Juan.--Son départ en mission.--Catherine
se console.--L'amour de Leïlah.--À travers l'Europe.--Débarquement à
Douvres.


Juan voyageait dans un _kibitka_, maudite voiture sans ressorts qui,
sur les routes raboteuses, ne laisse pas un os intact. À chaque cahot,
il portait ses regards sur l'aimable enfant qu'il avait arrachée à la
mort, souhaitant qu'elle ne souffrît pas trop.

Ainsi il parvint à Saint-Pétersbourg et, de suite, fut reçu à la Cour
par l'Impératrice Catherine.

L'épée au côté, le chapeau à la main, beau des avantages qu'il tenait
de la jeunesse, de la gloire et du tailleur du régiment, Don Juan
entra, et sa vue fit sensation. Il était svelte et fluet, pudibond
et imberbe, mais il y avait quelque chose dans sa tournure, et plus
encore dans ses yeux, qui semblait dire que, sous l'enveloppe du
séraphin, il y avait un homme.

Les courtisans ouvrirent de grands yeux, les dames chuchotèrent, et le
favori régnant fronça le sourcil.

Quant à Catherine, elle sourit, bien aise de voir le beau messager sur
le panache duquel planait la victoire, et quand, fléchissant le genou,
il lui présenta la dépêche, occupée à le regarder, elle oublia d'en
rompre le sceau.

Enfin, revenant à son rôle de reine, elle ouvrit la lettre. Tous les
regards épiaient avec inquiétude les mouvements du visage. Enfin, un
royal sourire annonça le beau temps pour le reste du jour.

Une ville prise! Trente mille hommes tués! Grande fut sa joie. Sa soif
d'ambition était étanchée pour quelque temps.

Divers pensers se jouèrent sur son front, puis elle laissa tomber un
regard bienveillant sur le beau jeune homme à genoux devant elle, et
tout le monde fut dans l'attente.

Un peu corpulente, elle était cependant encore une beauté, beauté
fraîche et appétissante. Elle savait rendre avec usure un amoureux
regard et exigeait le payement à vue et intégral des créances de
Cupidon sans permettre la plus petite réduction.

       *       *       *       *       *

Sa Majesté baissa les yeux, le jeune homme leva les siens. Et de suite
ils s'éprirent d'amour. Elle, pour sa figure, sa grâce, Dieu sait
quoi encore. Lui se sentit touché d'une passion qui ressemblait, à
la vérité, plutôt à l'amour-propre. Le fait d'avoir été distingué lui
donna de lui-même une haute opinion.

Il était, du reste, dans ce premier printemps de la vie où toutes les
femmes ont presque le même âge. Et la puissante Impératrice de Russie
se conduisait en pareil cas comme une simple grisette.

Il y eut dans la Cour un chuchotement général. Des larmes de jalousie
parurent dans les yeux attristés de tous les assistants. Et les
ambassadeurs s'informèrent de ce jeune homme qui promettait d'être
grand d'ici quelques heures.

Cependant on se pressait autour de lui, et on le félicitait. Les robes
de soie de maintes gentes dames l'effleurèrent même. Juan s'inclina.
Il parlait peu, mais toujours à propos, et les grâces de ses manières
flottaient autour de lui comme les plis d'une bannière.

Puis avec _elle_, derrière _elle_, ainsi que l'étiquette l'exigeait,
Juan se retira.

       *       *       *       *       *

Il devint peu à peu un Russe très policé. La faveur de l'Impératrice
était agréable et, bien que la tâche fût un peu rude, un jeune homme
tel que Don Juan s'en tirait avec honneur.

Il vivait dans un tourbillon de prodigalités, de tumulte, de
splendeur, de pompe chatoyante, courtisé des uns et des autres.

Il écrivit alors en Espagne. Tous ses proches parents, voyant qu'il
était en voie de succès, lui répondirent le même jour. Plusieurs
se préparèrent à émigrer et, tout en dégustant des sorbets, on les
entendit déclarer qu'avec l'addition d'une légère pelisse le climat de
Madrid et celui de Moscou étaient absolument les mêmes.

Sa mère, Doña Inez, lui écrivit une lettre pleine de recommandations
précautionneuses. Elle l'avertissait de se tenir en garde contre le
culte grec, qui devait paraître singulier à des yeux catholiques; mais
en même temps lui disait d'étouffer toute manifestation _extérieure_
de répugnance, cela pouvant être mal vu à l'étranger. Elle l'informait
qu'il avait un petit frère, né d'un second lit. Elle louait encore et
surtout l'amour _maternel_ de l'Impératrice.

       *       *       *       *       *

Cependant, l'aimable Juan éprouvait parfois ce qu'éprouvent d'autres
plantes appelées _sensitives_, que trouble le toucher. Peut-être,
sous un ciel rigoureux, sentait-il le besoin d'un climat où la Néva
n'attendît pas le premier mai pour dissoudre sa glace. Peut-être ses
devoirs lui pesaient-ils. Peut-être, dans les bras de la royauté,
soupirait-il après la beauté.

Il tomba malade. L'impératrice prit alarme, les médecins prescrivirent
des médications compliquées.

Certains chuchotèrent que Juan avait été empoisonné par Potemkine.

Juan se rétablit cependant, mais les hommes de science déclarèrent
qu'il devait faire un voyage.

Le climat était trop froid pour que cet enfant du Midi pût y fleurir,
disaient-ils. Catherine, d'abord, goûta peu l'idée de perdre son
mignon, mais quand elle le vit si abattu, elle résolut de l'envoyer en
mission.

       *       *       *       *       *

Il y avait alors, au sujet d'un traité, des négociations engagées
entre les cabinets anglais et russe. C'était à propos de la navigation
de la Baltique, des fourrures, des huiles de baleine et du suif.

Juan fut chargé de propositions confidentielles. Il quitta la Russie
comblé de présents et d'honneurs.

Catherine se consola du départ de Juan. Les soupirants à sa couche
étaient nombreux. Elle demeura vide un jour ou deux, le temps de faire
un choix.

Dans son excellente calèche, Don Juan emporta un bouledogue, un
bouvreuil et une hermine, ses animaux favoris. Jamais vierge de
soixante ans ne montra plus de passion que lui pour les chats et les
oiseaux, et cependant il n'était ni vieux ni vierge.

À côté de Juan était assise la petite Leïlah qu'il avait arrachée au
sabre des Cosaques dans l'immense carnage d'Ismaïlia.

Pauvre enfant! elle était aussi belle que docile. Don Juan l'aimait,
et il en était aimé comme n'aima jamais frère, père, soeur ou fille.
Il n'était pas tout à fait assez vieux pour éprouver le sentiment
paternel; et cette autre classe d'affection que l'on nomme tendresse
fraternelle ne pouvait pas non plus émouvoir son coeur, car il n'avait
jamais eu de soeur.

Encore moins était-ce un amour sensuel. Il n'était pas de ces vieux
débauchés qui recherchent le fruit vert pour fouetter le sang
engourdi de leurs veines. Il y avait au fond de tous ses sentiments le
platonisme le plus pur, mais il lui arrivait de les oublier.

La petite Turque refusait obstinément de se convertir. Elle ne
montrait aucun goût pour la confession et persistait à croire que
Mahomet était prophète.

Ils traversèrent la Pologne, puis la Courlande, la vieille Prusse. Ils
s'arrêtèrent à Berlin, à Dresde, à Cologne, cette ville qui présente
les ossements de onze mille vierges, le plus grand nombre que la chair
ait jamais connu.

Dans un port de Hollande, ils s'embarquèrent. Le bateau faisait le
service de Douvres. Les hôtels de cette ville sont hors de prix. Juan
ne put obtenir aucune réduction sur le mémoire fabuleux qu'on lui
présenta dans cette première cité de la grande Angleterre.




CHAPITRE VIII

ADELINE, AURORA ET LADY FITZ-FULKE

Attaqué par des brigands.--Grande vie mondaine anglaise.--Leïlah
confiée à Lady Pinchbeck.--L'amour chez les Anglaises.--Adeline.--Le
château, de _Nonnan Abbey_.--La série des invités.--Chasse,
cartes, billard.--Succès de Don Juan.--Manoeuvres de la duchesse de
Fitz-Fulke.--Inquiétudes d'Adeline.--Conseils de mariage.--Aurora.


Ils se trouvaient donc en Angleterre.

Après une halte à Canterbury, ils arrivèrent en vue de Londres:
énorme amas de briques, de fumée, de navires, masse hideuse et sombre
s'étendant à perte de vue.

«Ici, se disait Juan, qui suivait à pied sa voiture, la liberté a
choisi son séjour; ici retentit la voix du peuple; les cachots, les
inquisitions, les tortures ne la font point expirer. Elle ressuscite à
chaque nouveau _meeting_, à chaque élection nouvelle.

«Ici sont des épouses chastes, des vies pures; ici on ne paye que
ce qu'on veut; et si tout y est cher, c'est qu'on aime à gaspiller
l'argent pour montrer ce qu'on a de revenu. Ici toutes les lois sont
inviolables; nul ne tend des embûches au voyageur; toutes les routes
sont sûres; ici...»

Il fut interrompu par la vue d'un couteau accompagné d'un menaçant:
_La bourse ou la vie!_

Ces accents d'hommes libres provenaient de quatre bandits en
embuscade. Ils l'avaient aperçu marchant à pas lents à quelque
distance de sa voiture et, en garçons avisés, ils avaient profité de
l'heure opportune...

Juan, quoiqu'il ne connût de l'anglais que le mot sacramentel
_Goddam!_ comprit le geste de ces gens. Sans hésiter il tira un
pistolet de dessous sa veste et le déchargea dans le ventre de l'un
des assaillants qui tomba comme un boeuf, beuglant:

«O Jack! ce gredin de Français m'a fait mon affaire!»

Sur quoi Jack et son monde décampèrent au plus vite. «Sans doute, se
disait Juan, est-ce la coutume du pays d'accueillir les étrangers de
cette manière.» Il songeait néanmoins à relever l'homme qu'il avait
blessé.

«Que l'on me donne un simple verre de _gin_, disait celui-ci, et qu'on
me laisse mourir en paix.»

Il expirait en effet. Il trouva encore la force de détacher le
mouchoir qui entourait son cou et dit:

«Donnez cela à Sarah...»

[Illustration: PLANCHE XII

_A. Colin._--DON JUAN DÉGUISÉ EN FILLE]

       *       *       *       *       *

Juan, à Londres, s'installa dans un confortable hôtel. Le bruit de ses
aventures étranges, de ses combats et de ses amours avait précédé son
arrivée. On savait que ce jeune étranger, distingué, beau et accompli,
avait tourné la tête d'une souveraine.

Auprès des romanesques anglaises, il se trouva tout de suite à la
mode.

Don Juan fut présenté; son costume et sa bonne mine excitèrent
l'admiration générale. On remarqua beaucoup un diamant colossal dont
Catherine, dans un moment d'ivresse, lui avait fait cadeau. À dire
vrai, il l'avait bien gagné.

En le voyant, les vierges rougirent, les joues des dames mariées
se couvrirent aussi d'incarnat. Les filles admirèrent sa mise, les
pieuses mères demandèrent quel était son revenu et s'il avait des
frères.

Juan consacrait ses matinées aux affaires; ses après-midi se passaient
en visites, en collations, à flâner, à boxer. Le soir, la toilette, le
dîner et les réceptions.

       *       *       *       *       *

Quant à Leïlah, avec ses yeux orientaux, son caractère asiatique et
taciturne, elle devint une sorte de mystère _fashionable_.

On pensa qu'une jeune enfant, si remplie de grâces, belle comme son
pays natal, serait beaucoup plus convenablement élevée sous les yeux
de pairesses ayant passé le temps des folies.

Seize douairières, dix sages femelles célibataires, deux ou trois
épouses dolentes, séparées de leurs maris sans qu'un seul fruit parât
leurs rameaux desséchés, demandèrent à former la jeune Turque et à la
produire. C'est là le mot consacré pour exprimer la première rougeur
d'une vierge à un raout où elle vient étaler ses perfections.

Lors donc qu'il vit tant de dames vénérables solliciter l'honneur
d'apprivoiser sa petite sauvage d'Asie, ayant consulté la _Société
pour la suppression du vice_, il fit choix de Lady Pinchbeck.

Elle était vieille, mais avait été fort jolie. Elle était vertueuse et
l'avait toujours été--du moins je le crois. Le fantôme de la médisance
avait en tout cas cessé de rôder autour d'elle. Elle n'était plus
citée que pour son amabilité et son esprit...

       *       *       *       *       *

De prime abord, en Angleterre, Don Juan ne trouva pas les femmes
jolies. Une belle Anglaise cache la moitié de ses attraits. Elle
aime mieux se glisser paisiblement dans votre coeur que de le prendre
d'assaut comme on s'empare d'une ville... Mais une fois qu'elle est
dans la place, elle la garde.

Elle n'a point la démarche du coursier arabe ou de la jeune Andalouse
qui revient de la messe; elle n'a point dans sa mise la grâce des
Françaises, la flamme de l'Italienne ne brille point dans son regard.
Elle est avare de ses services. Mais s'il lui arrive de s'éprendre
d'une grande passion, c'est une chose fort sérieuse. Neuf fois sur
dix, ce sera mode, caprice, coquetterie, orgueil, plaisir de faire
saigner le coeur d'une rivale; mais la dixième fois ce sera un
ouragan.

       *       *       *       *       *

Lady Adeline Amundeville était de haut lignage, riche par le testament
de son père, belle même dans cette île où les beautés abondent. Dans
le tourbillonnement du monde, elle était la reine abeille... Ses
charmes faisaient parler tous les hommes et rendaient muettes toutes
les femmes.

Elle était chaste jusqu'à désespérer l'envie, et mariée à un homme
qu'elle aimait fort. C'était un Anglais froid comme tous ceux de sa
nation, fort apprécié au Conseil, énergique à l'occasion, fier de
lui-même et de sa femme. Le monde ne pouvait rien articuler contre
eux. Tous deux paraissaient tranquilles: elle dans sa vertu, lui dans
sa hauteur.

Une sympathie s'établit entre Lord Henry et Don Juan. Il aimait pour
sa gravité le gentil Espagnol. Ils avaient l'un et l'autre voyagé et
aimaient parler chevaux.

Aux beaux jours, Lord Henry et Lady Adeline partirent pour se
rendre dans une magnifique résidence, une Babel gothique, vieille de
plusieurs siècles...

Le château _Nonnan Abbey_ était encadré dans un vallon couronné de
grands bois. Devant se trouvait un lac limpide, large, transparent,
profond. L'onde en était renouvelée par une rivière dont les flots
calmes traversaient sa nappe paisible... La forêt descendait en pente
jusqu'à ses bords et mirait dans son cristal sa face verdoyante.

Un débris glorieux de l'ancienne abbaye s'élevait un peu à l'écart:
c'était une voûte grandiose qui avait autrefois couvert les ailes de
la nef. Dans les niches, on voyait encore quelques débris de statues.
Il faut dire que les moines avaient jadis été expulsés violemment par
les ancêtres du lord.

À l'heure de minuit, quand se lève le vent, on entend gémir, à travers
les ruines, un son étrange et surnaturel, mais harmonieux, un son qui
traverse l'arceau colossal, s'élevant, s'abaissant, mourant tour à
tour. Les uns pensent que c'est l'écho lointain de la cataracte de la
rivière, apporté par la brise nocturne; d'autres croient qu'un être
inconnu, enfant de la tombe et des ruines, fait ainsi entendre sa voix
magique.

L'intérieur du château se perdait en longues salles, en longues
galeries, en chambres spacieuses... Sur les murs, dans des tableaux
assez bien conservés, brillaient des barons bardés de fer, des comtes
parés de soie et portant l'ordre de la Jarretière... On y remarquait
aussi maintes ladies Mary à longue chevelure blonde, des comtesses en
robe de cour et quelques autres beautés drapées de manière plus
libre. On y voyait aussi des juges, des évêques, des procureurs, des
généraux...

       *       *       *       *       *

L'automne arriva et avec lui les hôtes attendus. Les blés sont coupés,
le gibier abonde... Les lords et ladies accoururent pour la chasse. Il
y avait la duchesse de Fitz-Fulke, la comtesse de la Moue, lady Sotte,
lady Affairée, miss Bonbassin, miss Ducorset, mistress Raby, la femme
du riche banquier, et mistress Dusommeil, vraie brebis noire qu'on eût
prise pour un blanc agneau.

Vint aussi Desparoles, spadassin légal qui n'accepte pour champ de
bataille que le barreau et le sénat; le jeune poète Ecorche-Oreilles,
dont l'étoile commençait à poindre; lord Pyrrho, penseur fameux, sir
John Boirude, puissant buveur.

Visitèrent encore le château: le duc des Grands-Airs et les six
misses Dufront, charmantes personnes, tout gosier et sentiment; quatre
honorables misters dont l'honneur était plus devant le nom qu'après;
le preux chevalier de la Ruse, amuseur venu de France, dont les dés
subissaient eux-mêmes le charme; le révérend Rodomart Précision qui
haïssait le pécheur plus que le péché.

C'était un échiquier de bonne compagnie. Un échantillon de chaque
classe est préférable à un insipide tête-à-tête entre gens du même
milieu.

       *       *       *       *       *

Les jeunes gens se levaient le matin pour aller à la chasse, à l'affût
ou à cheval; les vieillards parcouraient la bibliothèque, flânaient
dans les jardins; les jolies femmes se promenaient à pied ou à cheval;
laides, elles lisaient ou contaient des histoires, discutant de modes
et chapeaux.

Quelques-unes avaient des amants absents, toutes avaient des amis.
Elles rédigeaient de longues correspondances. Les missives féminines
sont pleines de mystères.

Il y avait aussi des billards et des cartes.

Le soir ramenait le banquet et le vin, la conversation, le duo, la
danse.

Tout, dans la réunion, était bienveillant et aristocratique; tout
était lisse, poli et froid comme une statue de Phidias taillée dans le
marbre attique. Ainsi, jusqu'à minuit, se passait chaque soir la vie.

Adeline était vraiment la reine. Il y avait dans ses manières cette
politesse calme et toute patricienne qui, dans l'expression des
sentiments de la nature, ne dépasse jamais la ligne équinoxiale...

Mais était-elle en tout indifférente? Selon l'insipide comparaison, le
volcan frangé de neige couve dans son sein une lave brûlante...

       *       *       *       *       *

Juan--à cet égard il ressemblait aux saints--était à tous sans
distinction. Doué d'une de ces natures heureuses qui ne font jamais
défaut, il savait se faire bien venir de toutes les femmes, sans cette
fatuité de certains hommes-femelles. Il évitait également de tomber
endormi après le dîner.

Sémillant et léger, toujours sur le qui-vive, il prenait une
part brillante à la conversation, approuvant le plus souvent ce
qu'avançaient les dames. Il savait écouter.

Et puis il dansait avec expression et bon sens, il dansait sans
prétention théâtrale, non en maître de ballet, mais en homme comme il
faut. Ses pas étaient chastes et classiques.

       *       *       *       *       *

La duchesse de Fitz-Fulke, qui aimait la tracasserie, commença à lui
faire quelques agaceries.

C'était une belle blonde dans la maturité, séduisante, distinguée, et
qui, pendant plusieurs hivers, avait déjà brillé dans le grand monde.
Mieux vaut taire ce qu'on rapportait de ses exploits, car ce serait
un sujet chatouilleux. Elle avait en dernier lieu jeté le grappin sur
Lord Augustus Fitz-Plantagenet.

Les traits de ce noble personnage se rembrunirent un peu quand il vit
ce nouvel acte de coquetterie, mais les amants doivent tolérer ces
petites licences: ce sont privilèges de la corporation féminine. Dans
le cercle, on chuchotait, on décochait des traits malins. Personne,
du reste, ne prononça le nom du duc. On aurait pu croire, cependant,
qu'il dût être pour quelque chose dans l'affaire. Il est vrai que,
toujours absent, il passait pour s'inquiéter fort peu de ce que
faisait sa femme.

La duchesse Adeline commença à regarder comme un peu libre la conduite
de son invitée... Elle se sentait doucement émue de pitié pour la
jeunesse et la probable inexpérience de Don Juan. Il n'était à la
vérité plus jeune qu'elle que de six semaines.

À seize ans, Adeline avait été produite dans le monde; présentée,
exaltée, elle mit le trouble dans le coeur des hommes; à dix-sept,
elle enchanta le monde comme une nouvelle Vénus sortant de son océan;
à dix-huit, elle avait consenti à créer cet autre Adam appelé «le plus
heureux des hommes».

Trois hivers elle avait rayonné, brillante, admirée, adorée, mais en
même temps si sage qu'elle avait mis en défaut la médisance la plus
subtile: dans ce marbre modèle on ne pouvait découvrir la plus petite
tare. Elle avait aussi, depuis son mariage, trouvé un moment pour
faire un héritier et une fausse couche.

       *       *       *       *       *

Dans l'intention charitable d'éviter un éclat, Lady Adeline, dès
qu'elle vit que, selon les probabilités, Don Juan ne résisterait pas,
résolut de prendre elle-même des mesures. Que deviendrait le pauvre
enfant entre les mains de l'enchanteresse? Sa Grâce Lady de Fitz-Fulke
passait pour intrigante et quelque peu méchante dans la sphère
amoureuse. C'était un de ces jolis et précieux fléaux qui poursuivent
sans cesse un amant de leurs caprices, qui, chaque jour de l'année,
créent un sujet de querelle quand elles n'en ont pas, le fascinent, le
torturent et ne veulent sous aucun prétexte le laisser partir.

C'était une femme à tourner la tête d'un jeune homme, à faire de lui
un Werther en fin de compte. Comment dès lors s'étonner qu'une âme
plus pure redoutât pour un ami une liaison de cette sorte?

Dans l'effusion de son coeur, qui se croyait étranger à tout artifice,
Lady Adeline prit son mari à part et l'engagea à donner des conseils à
Juan. Lord Henry se prit à sourire de la simplicité de sa femme et de
son ardeur à détourner le jeune homme des pièges de la sirène. Il se
prit à sourire et lui fit une réponse d'homme d'État.

Il déclara d'abord «qu'il ne se mêlait jamais des affaires des autres,
à l'exception de celles du Roi»; ensuite «que, dans ces matières,
il ne jugeait jamais sur les apparences, sauf fortes raisons»;
troisièmement «que Don Juan avait plus de cervelle que de barbe au
menton et ne devait pas être mené en lisière», et en définitive «que
d'un conseil ne résultait pas souvent quelque chose de bon».

En conséquence, il conseilla à sa femme de laisser les parties à
elles-mêmes. Et, pris par son travail de conseiller privé, il embrassa
tranquillement Adeline comme on embrasserait, non une jeune épouse,
mais une soeur âgée...

       *       *       *       *       *

Le coeur d'Adeline, à la vérité, était vacant, bien que ce fût une
magnifique demeure. Elle aimait son mari ou, du moins, le croyait;
mais cet amour lui coûtait un effort... Elle et Lord Henry cheminaient
dans la vie côte à côte, mais ils ne se heurtaient même pas... Son
coeur était vacant, mais elle ne le savait pas.

Elle se mit à réfléchir au moyen de sauver l'âme de Juan. Et en fin de
compte elle lui conseilla de se marier.

Juan répondit, avec toute la déférence convenable, qu'il se sentait,
en effet, un certain goût pour l'hyménée, mais que, pour le moment, il
se présentait quelques difficultés relativement à ses préférences ou
à celles de la personne à laquelle ses voeux pourraient s'adresser;
qu'en un mot il épouserait volontiers telle ou telle femme, si toutes
n'étaient déjà mariées.

Adeline, cependant, tenait au mariage de Juan: il y avait la sage
Miss Lecture, Miss Fêlée, Miss Lemâle et les deux belles héritières
Couche-d'Or. C'étaient là des partis on ne peut plus sortables. Il y
avait aussi Miss de l'Étang, véritable crème d'égalité d'âme, quoique
poitrinaire; Miss Audacia Soulier-Fin, dont le coeur visait à un
crachat ou à un grand cordon bleu; Miss Aurora Raby, jeune étoile qui
brillait sur la vie, image trop charmante pour un tel miroir, créature
adorable, à peine formée et modelée: rose dont les feuilles les plus
suaves ne s'étaient pas éployées encore.

Aurora était la plus belle, la plus douce, la plus rare; mais il
arriva que, dans le catalogue d'Adeline, elle fut oubliée. Cette
omission excita l'étonnement de Don Juan. Il l'exprima d'un ton
moitié riant, moitié sérieux. Adeline, avec un singulier, un impérieux
dédain, lui répondit qu'elle ne comprenait pas ce qui avait bien pu le
frapper dans cette enfant affectée, silencieuse et froide...

Ainsi la conversation de Don Juan et d'Adeline se termina sur le mode
acide.




CHAPITRE IX

LE MOINE NOIR D'AMUNDEVILLE

Le festin.--Juan exerce sa séduction.--L'apparition du moine.--L'émoi
de Juan.--Aurora, la duchesse de Fitz-Fulke et Adeline.--La chanson
d'Adeline.--Dîner électoral.--Juan dans sa chambre.--Réapparition du
moine.--Le réveil de lord Byron.--L'amour n'est qu'illusion.


Un soir eut lieu un grand dîner, un mirifique combat avec la
vaisselle massive pour armure, les couteaux et fourchettes pour armes
offensives. Il y eut une excellente _soupe à la bonne femme_, un
turbot, un _dindon à la Périgueux_, un filet de porc, des _volailles à
la Condé_, des tranches de saumon, des sauces génevoises, un quartier
de venaison, un jambon glacé de Westphalie, mille autre choses à
l'_allemande_, à l'_espagnole_... des vins qui eussent derechef donné
la mort au jeune Ammon et du champagne à la mousse pétillante, blanche
comme les perles fondues de Cléopâtre.

On entendit longtemps le tintement des verres et le bruit de la
mastication. Don Juan se trouvait placé par un singulier hasard entre
Aurora et Lady Adeline. Pour un homme ayant des yeux et du coeur,
c'était une situation difficile. Adeline ne lui adressait que rarement
la parole, mais ses yeux semblaient vouloir lire au fond de sa pensée.
Aurora gardait cette indifférence qui pique à bon droit un preux
chevalier.

Aux propos de Don Juan, Aurora ne répondait que par des paroles
insignifiantes... À peine détournait-elle les yeux. Était-ce orgueil,
modestie, préoccupation, impuissance? Le regard malicieux d'Adeline
semblait dire à Juan: «Je vous avais prévenu!»

Cependant Juan s'obstina. Il avait une sorte de charme fascinateur; il
savait tour à tour être grave ou gai, libre ou réservé; il avait l'art
d'obliger les gens à se livrer sans leur laisser voir où il voulait
en venir. Et, sur la fin du repas, le regard d'Aurora était plus
brillant, et peu à peu elle se laissait aller...

       *       *       *       *       *

Le souper, les chants, les danses terminés, les convives s'étaient
retirés un à un. La dernière robe transparente avait disparu, comme
ces nuages vaporeux qui se perdent dans le firmament, et plus rien ne
brillait dans le salon que les bougies mourantes...

Juan, dans sa chambre, se sentit agité, embarrassé, inquiet. À la
fenêtre, il vit les rayons de la lune se jouer parmi les arbres. Les
flots du lac lui apportaient leur murmure auquel minuit joignait son
charme mystérieux...

Il ouvrit la porte de sa chambre et s'avança dans la longue et sombre
galerie garnie de vieux tableaux... Mais à la lueur d'une clarté
douteuse, les portraits des morts ont je ne sais quoi de sépulcral, de
lamentable, d'effrayant.

Ces images de saints et de farouches guerriers paraissaient à cette
heure revivre, et le pâle sourire des beautés défuntes, charme des
anciens jours, s'animait par instants...

Juan rêvait peut-être à ses maîtresses. Nul bruit, hormis l'écho de
ses soupirs ou de ses pas, ne troublait le lugubre repos de l'antique
manoir. Tout à coup, il entendit distinctement auprès de lui un
bruit...

Ce n'était pas une souris, mais, ô surprise! un moine affublé d'un
capuchon, d'un rosaire et d'une robe noire, tantôt se montrant à la
clarté de la lune, tantôt perdu dans les ténèbres. Il avançait d'un
pas pesant mais silencieux. On n'entendait que le bruit léger de ses
vêtements; il marchait lentement ou plutôt glissait comme une ombre...

Et en passant près de Don Juan, sans s'arrêter, il lui jeta un regard
étincelant.

Juan resta pétrifié. Il avait bien entendu parler d'un fantôme qui
hantait autrefois ce manoir, mais comme tant d'autres il avait pris
cela pour simple superstition.

Avait-il bien vu? N'était-ce qu'une vapeur?

Une fois, deux fois, trois fois passa et repassa cet habitant de
l'air, de la terre, du ciel ou de l'autre séjour... Sans pouvoir
ni parler ni remuer, Juan fixait sur lui des yeux émerveillés. Ses
cheveux s'enlaçaient autour de ses tempes comme un noeud de serpent.
Il voulut bien demander au révérend personnage ce qu'il désirait, mais
sa langue lui refusa la parole...

Au troisième voyage le fantôme disparut.

Juan resta immobile. Combien de temps? Il ne put le déterminer, mais
ce lui parut un siècle. Il attendait toujours, les yeux fixés sur
l'endroit où le fantôme avait la première fois apparu. Peu à peu
il recouvra un certain usage de ses facultés... Il rentra dans sa
chambre, privé encore de la moitié de ses forces.

Tout y était comme il l'avait laissé; la lampe continuait à briller,
et sa flamme n'était pas bleue. Il se frotta les yeux qui ne lui
refusèrent point leur office. Il prit un vieux journal et le lut sans
difficulté. Il s'absorba dans une diatribe contre la personne du Roi.

Cela était bien de ce monde. Néanmoins la main de Juan tremblait. Il
ferma sa porte et, sans trop se presser, se déshabilla et se mit au
lit. Là, mollement appuyé sur son oreiller, il repassa en son esprit
ce qu'il avait vu... Mais peu à peu le sommeil le gagna, et il
s'endormit.

       *       *       *       *       *

Il s'éveilla de bonne heure, se demandant s'il devait parler de
l'apparition, au risque de s'entendre traiter en superstitieux. Il
s'habilla rapidement avec l'aide de son valet. Il ne prit aucun soin
de toilette: ses cheveux tombaient négligemment sur son front, ses
vêtements n'avaient pas leur pli accoutumé, et peu s'en fallait que
le noeud gordien de sa cravate ne fût trop de côté de l'épaisseur d'un
cheveu.

Descendu au salon, il s'assit tout pensif devant une tasse de thé.
Chacun s'aperçut de son état de distraction, Adeline la première, mais
il lui fut impossible d'en deviner la cause.

Elle le regarda, remarqua sa pâleur et pâlit elle-même, puis elle
baissa les yeux. Lord Henry prétendait que ses _muffins_ étaient mal
beurrés. La duchesse de Fitz-Fulke jouait avec son voile, regardant
fixement Juan sans articuler une parole. Aurora Raby contemplait
également Juan avec une sorte de surprise calme.

La belle Adeline crut alors pouvoir lui demander s'il était malade.

«Oui, oui, non, non, peut-être...», répondit-il...

Le médecin de la famille exprima le désir de lui tâter le pouls, mais
Juan déclara qu'il se portait très bien.

«On dirait, dit soudain Lord Henry à Juan, que votre sommeil a été
récemment troublé par le moine noir.

--Quel moine? dit Juan d'un ton qu'il s'efforçait de faire
indifférent.

--Quoi! n'avez-vous jamais entendu parler du moine noir, le spectre
qui hante ce château?

--Jamais, en vérité.

--La renommée raconte une vieille histoire dont nous reparlerons plus
tard. Soit qu'avec le temps le fantôme soit devenu moins hardi, soit
que nos aïeux eussent de meilleurs yeux que les nôtres, il est certain
que les visites du moine se font rares... La dernière fois, ce fut...

--Je vous en prie, interrompit Adeline qui conjecturait déjà qu'un
rapport existait entre le trouble de Juan et la légende, si vous
voulez plaisanter, vous feriez mieux de choisir un autre sujet.
L'histoire a été trop souvent contée et n'a pas gagné beaucoup en
vieillissant.

--Plaisanter, dit Mylord, mais vous savez bien que nous-mêmes, pendant
notre lune de miel, nous avons vu...

--N'importe, il y a de cela si longtemps! Mais, tenez, je vais vous
mettre votre histoire en musique.»

       *       *       *       *       *

Alors, avec la grâce de Diane quand elle tend son arc, elle prit la
harpe dont les cordes vibrèrent harmonieusement sous ses doigts et,
d'un ton plaintif, se mit à jouer l'air:

    «_Il était un moine gris..._»

«Joignez-y, cria Henry, des paroles de votre composition. Adeline est
à moitié poète», ajouta-t-il avec un sourire en se tournant vers le
reste de la société.

Chacun joignit ses instances aux siennes. Alors, après quelques
secondes d'hésitation, la belle Adeline se mit à chanter ainsi:

    Dieu vous garde du Moine noir!
    Parfois, marmottant sa prière,
    Quand la nuit descend sur la terre
    Il rôde autour de ce manoir.
    Depuis que Lord Amundeville
    Chassa les moines de ces tours
    Un moine refusa toujours
    De quitter cet antique asile.

    La torche et le fer à la main,
    Les soldats des biens de l'Église
    Réclament la prompte remise
    Par l'ordre de leur souverain:
    Un moine à demeurer s'obstine.
    Son aspect n'est pas d'un mortel;
    Sous le porche auprès de l'autel
    Ce n'est que la nuit qu'il chemine.

    Plein d'un bon ou mauvais vouloir
    (Lequel? Réponde un plus habile!)
    Nuit et jour des Amundeville
    Le Moine habite le Manoir.
    Leur première nuit conjugale
    Près de leur lit le voit errer;
    Il revient, est-ce pour pleurer?
    Le jour où leur souffle s'exhale.

    Et lorsqu'il naît un héritier,
    Il se plaint de son infortune,
    Aux pâles rayons de la lune,
    Et parcourt l'édifice entier.
    D'un capuchon couleur d'ébène
    Toujours ses traits restent couverts;
    Mais son regard brille au travers,
    Et c'est celui d'une âme en peine.

    Dieu vous garde du Moine noir!
    C'est l'héritier du monastère;
    Il est encor puissant sur terre
    Malgré le laïque pouvoir.
    Le jour, Amundeville est maître;
    La nuit, le moine est sans rival;
    Son droit subsiste, et nul vassal
    N'est tenté de le méconnaître.

    Quand il se promène à grands pas,
    Couvert de son vêtement sombre,
    Si vous laissez passer son ombre
    Elle ne vous parlera pas.
    Qu'il nous soit propice au contraire,
    Dieu soit en aide au Moine noir!
    Qu'il prie ou non pour nous, ce soir
    Offrons pour lui notre prière.

La voix d'Adeline expira. Il y eut un moment de silence, puis
l'auditoire se confondit en admiration et remerciements.

Cette ballade eut pour effet de rappeler Don Juan à lui-même. Il se
permit même, sur le chapitre, de lancer maintes saillies.

La journée se passa aux habituelles occupations. Mais au dîner,
donné à quelques électeurs influents, il semblait à nouveau distrait,
étranger à ce qui se passait. Il oubliait de manger, puis se servit de
turbot avec une notoire indiscrétion.

       *       *       *       *       *

Les yeux d'Aurora étaient fixés sur les siens, et il y avait sur les
traits de la jeune fille comme un sourire. Mais dans ce sourire il n'y
avait rien qui éveillât ni l'espérance, ni l'amour... C'était un
calme sourire de contemplation, empreint d'une certaine expression de
surprise et de pitié...

Juan rougit de dépit, ce qui était peu spirituel. Aurora détourna les
yeux, palissant légèrement...

Adeline surveillait tout, avec l'affabilité d'une maîtresse de maison
dont le mari doit bientôt affronter les élections. Un instant Juan se
demanda s'il y avait en elle quelque chose de _réel_, mais non, elle
jouait un rôle.

La belle Fitz-Fulke semblait fort à son aise. Ses yeux riants
saisissaient d'un regard les ridicules. C'était sa charitable
occupation.

Cependant le repas s'écoula. Le café fut servi, puis on annonça les
voitures. Les invités de la soirée disparurent un à un après force
révérences à la maîtresse de maison.

Après leur départ on se répandit en saillies sur leur compte. Seul Don
Juan demeurait silencieux. Mais il était heureux de voir qu'Aurora,
par toute son attitude, approuvait son silence... La jeune fille avait
rénové en lui des sentiments perdus ou émoussés...

       *       *       *       *       *

Quand vint l'heure de minuit, Juan se retira dans son appartement,
autant pour s'y livrer à la tristesse que pour dormir. Au lieu de
pavots, les saules se balançaient sur sa couche. Il se mit à rêver...

La nuit ressemblait à celle de la veille. Il s'était déshabillé,
n'ayant gardé que sa robe de chambre. Redoutant la visite du
spectre, il s'assit, l'âme embarrassée, dans l'attente de nouvelles
apparitions.

Il prêta l'oreille, et ce ne fut pas en vain:

«Chut! Qu'est ceci? Je vois... Mais non... Pourtant... Puissances
célestes! c'est... bah! le chat! Le diable emporte son pas furtif,
semblable à la démarche légère d'un esprit ou à celle d'une miss
amoureuse s'avançant sur la pointe des pieds à son premier rendez-vous
et...

«Encore! Qu'est-ce? Le vent? Non, non, cette fois c'est bien le moine
noir avec sa marche régulière...»

Au milieu des ombres d'une nuit sublime, tandis que tous dorment
profondément, alors que les ténèbres étoilées entourent le monde comme
une ceinture parsemée de pierreries, voilà que la présence du moine
vient encore glacer le sang dans ses veines.

Il entendit d'abord un bruit semblable au grincement d'un doigt humide
sur un verre, puis un léger résonnement, comme une ondée fouettée par
le vent la nuit...

Ses yeux étaient-ils bien ouverts? Oui, et son oreille aussi. De plus
en plus s'approchait le bruit redoutable... La porte s'ouvrit.

Elle s'ouvrit avec un craquement infernal, comme la porte de l'enfer.
«_Lasciate ogni speranza, voi che entrate!_» Elle s'ouvrit dans toute
sa largeur, non rapidement, mais avec la lenteur du vol des mouettes,
puis elle revint sur elle-même, sans toutefois se refermer...
Elle demeura entrouverte, laissant passage à de grandes ombres que
faisaient jouer les flambeaux de Juan, et parmi ces ombres se tenait
debout le moine noir dans son lugubre capuchon.

Don Juan tressaillit, mais las de tressaillir, l'idée lui vint qu'il
pourrait bien s'être trompé... Il domina peu à peu son tremblement...
Une âme et un corps réunis ne peuvent-ils tenir tête à une âme sans
corps?

Alors son effroi se changea en colère, et sa colère prit un caractère
redoutable. Il se leva et s'avança; l'ombre battit en retraite.
Juan la suivit. Son sang, tout à l'heure glacé, s'était échauffé. Il
s'était résolu à percer ce mystère par une vigoureuse lutte de quarte
et de tierce. Le fantôme recula jusqu'à l'antique muraille où il se
tint debout, immobile comme un marbre.

Il étendit un bras. Puissances éternelles! Dans son trouble, il ne
toucha ni âme ni corps, mais bien le mur, sur lequel les rayons de la
lune tombaient à flots d'argent... Il frémit encore...

L'ombre était toujours là... Ses yeux bleus étincelaient, et avec
une singulière vivacité pour des yeux d'ombre... La tombe lui avait
également laissé sa respiration qui était remarquablement douce... On
pouvait juger à une boucle égarée de ses cheveux que le moine avait
été blond...

La lune se fit voir soudain à travers le linceul de lierre dont la
fenêtre était tapissée, et Juan distingua qu'entre deux lèvres de
corail brillaient deux rangs de perles... De plus en plus intrigué, il
étendit l'autre bras.

Merveille sur merveille! Sa main se posa sur un sein bien vivant et
qui battait à coups redoublés... En même temps il apercevait nettement
l'âme la plus charmante qui se fût jamais fourrée sous capuchon de
moine, un menton à fossette, une gorge d'ivoire, bref une créature
de chair et de sang... Froc et capuchon s'écartèrent soudain
et laissèrent voir, dans le luxe de toute sa voluptueuse et peu
terrifiante personne, le fantôme de Sa folâtre Grâce la duchesse de
Fitz-Fulke...

Don Juan, rasséréné, saisit à bras-le-corps le joli fantôme. Sous le
grossier froc de bure, lady Fitz-Fulke était nue. Don Juan aimait
lady Amundeville, Don Juan aimait miss Aurora, Don Juan aimait même la
petite Leïlah. Mais il sentit le désir se glisser en son âme et en son
corps. On ne passe pas impunément plusieurs semaines de chasteté en un
grand château.

Mais comme il allait l'entraîner vers sa couche, il se fit un grand
bruit. Une lueur éblouissante entra dans la vieille chambre, tandis
que les murs tremblaient jusque dans leurs fondements. Un gouffre,
non, une oubliette du passé parut s'ouvrir, et soudain le moine
disparut...

       *       *       *       *       *

La sueur au front, Byron s'éveilla de son long rêve. Il était toujours
dans la misérable chambrette de cette auberge de Thrace où il avait
dû chercher asile la veille, perdu dans sa course à cheval, un orage
grondant, dont les éclats se répercutaient mille fois sur les collines
de Tchataldja.

Une servante parut qui portait un délicieux moka. C'était une personne
d'un âge assez mûr. Mais ses charmes pouvaient encore présenter
quelque attrait à un voyageur bien fatigué.

Byron lui prit doucement la main. Elle sourit.

«Tant de conquêtes de princesses et de duchesses, cette nuit, pour
aboutir à la servante! dit-il. Ma foi, tant pis! L'amour n'est
qu'illusion, Don Juan eût fait de même à ma place.»




TABLE DES MATIÈRES

DON JUAN TENORIO


CHAPITRE PREMIER

_Les prédictions de l'Astrologue._

La famille de Don Juan.--Maternité douloureuse.--Le
baptême.--Chez l'astrologue.--Alchimie et
magie.--Les rêves de la comtesse.--Le langage des
astres.--Jacobi assommé.--La revanche du hibou.--Les
prétentions de Don Jorge                                         3


CHAPITRE II

_La première maîtresse de Don Juan._

Discours de Don Jorge.--Les trois courtisanes.--Les
préparatifs.--Jalousie de Niceto.--Les avances de la
Pandora.--Le festin.--Les danseuses nues.--La
petite Monique.--Le baiser.--L'altercation.--La
bagarre.--Le duel aux flambeaux.--Niceto blessé.--Rivalité
de femmes.--Première nuit d'amour.--Mort
de Niceto                                                        17


CHAPITRE III

_Don Juan à la cour de Naples._

En exil.--Une duchesse violée.--L'arrivée du Roi.--Intervention
de Don Jorge.--L'oncle et le neveu.--La
fuite.--La duchesse au secret.--Les conseils d'un
valet de chambre.--Stupéfaction et fuite du duc Octavio.         37


CHAPITRE IV

_La mort du commandeur._

Petite revue du demi-monde.--Inès d'Ulloa.--Discours
de l'abbesse.--Visite de la duègne.--La lettre
d'amour de Don Juan.--Don Juan au couvent.--L'enlèvement.--Don
Gonzalo d'Ulloa.--Propos aigres-doux.--Le
réveil de Doña Inès.--La séduction de Don Juan.--Arrivée
inopinée de Don Gonzalo.--Violente discussion.--Mort
du commandeur.                                                   49


CHAPITRE V

_Doña Elvire._

Mort d'Inès.--Débordements de Don Juan.--Sa profession
de foi.--Arrivée de Doña Elvire.--Sanglants
reproches.--Piteuses explications.--Vive querelle de
famille.                                                         69


CHAPITRE VI

_La statue du commandeur._

Visite au cimetière.--Le badinage de Don Juan.--L'invitation.--M.
Domingo.--Le souper.--L'orgie.--Les
toasts.--La statue de pierre.--Don Juan aux
enfers.                                                          77

       *       *       *       *       *

DON JUAN DE MARANA


CHAPITRE PREMIER

_À l'université de Salamanque._

La famille de Maraña.--Les âmes du Purgatoire.--l'Université
de Salamanque.--Don Garcia Navarro.
--À l'église.--Fausta et Teresa de Ojedo.--Première
sérénade.                                                        95


CHAPITRE II

_Fausta et Teresa._

Premiers baisers.--Don Cristoval.--La rixe.--Un
mort.--L'épée des Maraña.--Visite des deux soeurs.--Rendez-vous
en ville.--Le souper des étudiants.--Deux
jolies maîtresses.--Leçons de volupté.--Première
fatigue.--Le signe de beauté.--Échange de
femmes.--Le pari perdu.--L'amontillado.--La tentative
de viol.--Mort de Fausta.--Fuite de Don Juan.--En
Flandre!                                                         107


CHAPITRE III

_À la guerre en Flandre._

Le déguisement.--La petite marchande de souliers
de Saragosse.--La fillette rousse d'Italie.--En Flandre.--Le
capitaine Gomare.--Brillants débuts guerriers.--Débauches
de garnison.--Séductions et coups
d'épée.--La guerre recommence.--Mort du capitaine
Gomare.--La promesse.--La partie de pharaon.--Ivrognerie.        121


CHAPITRE IV

_La mort de Don Garcia._

Enterrement de Gomare.--Modesto.--Le siège de
Berg-op-Zoom.--Le capitaine Saqui-Guitra.--Mort
étrange de Don Garcia.--Les débauches de Don
Juan.                                                            133


CHAPITRE V

Épisode rapporté par le mystérieux licencié Alonso
Fernandez de Avellaneda, naturel de la ville de Tordesillas,
et auquel épisode il donna le titre du _Riche
désespéré_.                                                      141


CHAPITRE VI

_Les nuits de Séville._

Retour en Espagne.--Fêtes et orgies.--La liste
des maîtresses.--Doña Teresa au couvent.--Nouvelle
séduction.                                                       155


CHAPITRE VII

_La conversion de Don Juan._

Au château de Maraña.--Le vieux tableau.--Un
singulier office.--L'apparition.--L'enterrement.--Évanoui.--La
conversion.--Mort de Teresa.--Le
dernier duel.--La pénitence.                                     161

       *       *       *       *       *

DON JUAN D'ANGLETERRE

CHAPITRE PREMIER

_Julia._

La famille de Don Juan: Don José, Doña Inès.--Un
turbulent marmot.--Mort inopinée de Don José.--Éducation
morale de Juan.--Sa précocité.--Son adolescence.--Julia,
la belle sang-mêlé.--Son vieux mari.--Amours
d'Inès et d'Alfonso.--Julia auprès de Don
Juan: premières caresses.--Vaines résistances.--Tristesse
de Don Juan.--Dans le berceau fleuri.--Dangers
du crépuscule.--Initiation de Don Juan.--Dans le lit
de Julia.--L'arrivée du mari.--La ruse de Julia.--Confession
d'Alfonso.--La cachette de Don Juan.--Dans
le cabinet noir.--Les deux époux.--Les souliers
révélateurs.--Fuite de Don Juan.--Combat à l'épée
et au poing.--Dans la nuit sévillane.--Le scandale.--Don
Juan s'embarque.--La lettre de Julia.                            171


CHAPITRE II

_Le naufrage._

Les filles de Cadix.--L'embarquement.--Mélancolie
de Don Juan.--Le mal de mer.--La tempête.--Le
grog.--Tristesse du licencié Pedrillo.--Dans les canots.--Le
navire sombre.--La chaloupe s'éloigne.--La
faim.--Le tirage au sort.--Pedrillo mis à mort et
mangé.--Le châtiment.--Le dénuement.--La terre!--Vers
le rivage.--Naufrage de la chaloupe.--Don
Juan atteint le rivage et s'évanouit.                            197


CHAPITRE III

_Haydée._

Retour à la vie: première vision.--Haydée et sa suivante.--Dans
la grotte.--Haydée et son père.--Sommeil
profond de Juan et troublé d'Haydée.--premier
entretien, premier repas.--Les visites à la grotte.--Le
bain.--Promenades sentimentales.--Départ du
vieux pirate.--Première nuit d'amour sur la grève.--Exploits
du pirate.--Le retour impromptu.--La
fête au logis.--Danses et orgies.--Le repas d'Haydée et
de Juan.--Singes, eunuques, danseuses et poète.--Les
rêves d'Haydée.--Apparition paternelle.--La bagarre.--Vengeance
du pirate.--Maladie et mort d'Haydée.                            214


CHAPITRE IV

_La sultane Gulbeyaz._

Esclave.--Récit du bouffon.--Enchaîné à la jolie
Romagnole.--La vente au marché des esclaves.--Rencontre
de Johnson.--L'achat.--Au palais du sultan.--Juan
habillé en femme.--Au sérail.--La
sultane amoureuse.--Vaines avances.--Arrivée du
Sultan.--Gulbeyaz se retire.                                     239


CHAPITRE V

_Dans le fond du sérail._

Don Juan chez les demoiselles d'honneur.--Lolah,
Katinkah et Dondon.--L'interrogatoire.--Au dortoir.--Dans
le lit de Dondon.--Un cri dans la nuit.--L'étrange
rêve de Dondon.--Brèves amours.--Le réveil de Gulbeyaz.
--Juan et Dondon condamnés à mort.--La fuite.                    257


CHAPITRE VI

_Leïlah._

Don Juan dans l'armée de Souvarow.--L'accueil du
grand général.--L'assaut d'Ismaïlia.--Don Juan sauve
la petite Leïlah.--Le pillage, le viol.--Récompense de
Don Juan.                                                        271


CHAPITRE VII

_Catherine de Russie._

Le voyage.--Don Juan reçu à la Cour.--Catherine
amoureuse.--Éclatante situation de Don Juan.--Il
pense à sa famille.--Épître maternelle.--Maladie de
Don Juan.--Son départ en mission.--Catherine se console.--L'amour
de Leïlah.--À travers l'Europe.--Débarquement
à Douvres.                                                       279


CHAPITRE VIII

_Adeline, Aurora et Lady Fitz-Fulke._

Attaqué par des brigands.--Grande vie mondaine
anglaise.--Leïlah confiée à Lady Pinchbeck.--L'amour
chez les Anglaises.--Adeline.--Le château de _Nonnan
Abbey_.--La série des invités.--Chasse, cartes, billard.
--Succès de Don Juan.--Manoeuvres de la duchesse de
Fitz-Fulke.--Inquiétudes d'Adeline.--Conseils de
mariage.--Aurora.                                                287


CHAPITRE IX

_Le moine noir d'Amundeville._

Le festin.--Juan exerce sa séduction.--L'apparition
du moine.--L'émoi de Juan.--Aurora. la duchesse de
Fitz-Fulke et Adeline.--La chanson d'Adeline.--Dîner
électoral.--Juan dans sa chambre.--Réapparition du
moine.--Le réveil de lord Byron.--L'amour n'est
qu'illusion.                                                     301

       *       *       *       *       *

BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX

4, rue de Furstenberg--PARIS

       *       *       *       *       *

_Extrait du Catalogue_

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Les Maîtres de l'Amour

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Collection unique des oeuvres les plus remarquables
des littératures anciennes et modernes traitant des
choses de l'amour.

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_L'oeuvre du Marquis de Sade_                                7 50

_L'oeuvre du Comte de Mirabeau_                              7 50

_L'oeuvre du Chevalier Andréa de Nerciat_                    7 50

_L'oeuvre de Giorgio Baffo_                                  7 50

_L'oeuvre libertine de Nicolas Chorier_ (J. Meursius)        7 50

_L'oeuvre libertine des poètes du XIXe siècle_               7 50

_Le Théâtre d'amour au XVIIIe siècle_                        7 50

_Le livre d'amour de l'Orient_ (I). Ananga-Ranga             7 50

_L'oeuvre des Conteurs libertins de l'Italie_
(XVIIIe siècle)                                              7 50

_L'oeuvre de John Cleland_ (Mémoires de Fanny Hill)          7 50

_L'oeuvre de Restif de la Bretonne_                          7 50

_L'oeuvre des Conteurs libertins de l'Italie_
(XVe siècle)                                                 7 50

_L'oeuvre libertine de l'Abbé de Voisenon_                   7 50

_L'oeuvre libertine de Crébillon le fils_                    7 50

_Le Livre d'amour des Anciens_                               7 50

_Le Livre d'amour de l'Orient_ (II).--Le Jardin parfumé      7 50

_L'oeuvre libertine des Conteurs russes_                     7 50

_L'oeuvre libertine de Corneille Blessebois_ (Le Rut)        7 50

_L'oeuvre de Choudart-Desforges_ (Le Poète libertin)         7 50

_L'oeuvre de Fr. Delicado_ (La Lozana Andalusa)              7 50

_Le Livre d'amour de l'Orient_ (III).--Les Kama-Sutra        7 50

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(exemplaires numérotés), et réservés aux souscripteurs.

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_Le Petit Neveu de Grécourt_                                 6 »

_Anecdotes pour l'histoire secrète des Ebugors_              6 »

_Julie philosophe_ (Histoire d'une citoyenne active et
libertine), 2 vol                                            12 »

_Correspondance de Mme Gourdan, dite «la Comtesse»_          6 »

_Portefeuille d'un Talon Rouge_ (La Journée amoureuse)       6 »

_Les Cannevas de la Pâris_ (Histoire de l'hôtel du Roule)    6 »

_Souvenirs d'une cocodette_ (1870)                           6 »

_Le Zoppino._ Texte italien et traduction française          6 »

_La Belle Alsacienne_ (1801)                                 6 fr.

_Lettres amoureuses d'un Frère à son élève_ (1878)           6 »

_Poèmes luxurieux du divin Arétin_ (Tariffa delle Puttane
di Venegia)                                                  6 »

_Le Parnasse satyrique du XVIIIe siècle_                     6 »

_La Galerie des femmes_, par J.-E. de Jouy                   6 »

_Zoloé et ses deux Acolytes_, par le Marquis de Sade         6 »

_De Sodomia_, par le P. Sinistrari d'Ameno. Texte latin et
traduction française                                         6 »

_Le Canapé couleur de feu_, par Fougeret de Montbron         6 »

       *       *       *       *       *


Chroniques Libertines

Recueil des «indiscrétions» les plus suggestives des
chroniqueurs, des pamphlétaires, des libellistes, des
chansonniers, à travers les siècles.

       *       *       *       *       *

_Les Demoiselles d'amour du Palais-Royal_,
par H. Fleischmann                                           6 fr.

_La vie libertine de Mlle Clairon, dite «Frétillon»_         6 »

_Les Amours de la Reine Margot_, par J. Hervez               6 »

_Mémoires libertins de la Comtesse Valois de la Mothe_
(Affaire du Collier)                                         6 »

_Marie-Antoinette libertine_, par H. Fleischmann             6 »

_Chronique scandaleuse et Chronique arétine au XVIIIe
siècle_                                                      6 »


Souscription aux six volumes parus de la Ire série,
  brochés, au lieu de 36 fr., net, 30 fr.


La France Galante

       *       *       *       *       *

_Mignons et courtisanes au XVIe siècle_, par Jean
Hervez                                                    15 fr.

_La Polygamie sacrée au XVIe siècle_                      15 »

_Madame de Polignac et la Cour galante de
Marie-Antoinette_, par H. Fleischmann                     12 »

       *       *       *       *       *


Chroniques du XVIIIe Siècle

PAR JEAN HERVEZ

       *       *       *       *       *

D'après les Mémoires du temps, les Rapports de police,
les Libelles, les Pamphlets, les Satires, les Chansons.

       *       *       *       *       *

  I. _La Régence galante_                          15 fr.

 II. _Les Maîtresses de Louis XV_                  15  »

III. _La Galanterie parisienne sous Louis XV_      15 »

 IV. _Le Parc aux Cerfs et les Petites Maisons
galantes de Paris_                                 15 »

  V. _Les Galanteries à la Cour de Louis XVI_      15 »

 VI. _Maisons d'amour et Filles de joie_           15 »

       *       *       *       *       *

Souscription à la Série complète:

Les 6 volumes sur papier simili hollande           72 fr.
    --        sur papier japon                     200 "

Le Catalogue illustré est envoyé franco sur demande


_DU MÊME AUTEUR_

L'HISTOIRE ROMANESQUE

LA ROME DES BORGIA      5 fr.

LA FIN DE BABYLONE      5 fr.






End of Project Gutenberg's Les trois Don Juan, by Guillaume Apollinaire

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
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Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


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Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
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Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


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