Le Chevalier des Touches

By J. Barbey d'Aurevilly

Project Gutenberg's Le Chevalier des Touches, by Jules Barbey d'Aurevilly

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Title: Le Chevalier des Touches

Author: Jules Barbey d'Aurevilly

Illustrator: Marold Ludìk
             Mittis

Release Date: December 16, 2011 [EBook #38316]

Language: French


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[Illustration: IBIS
   «COLLECTION
   GVILLAVME»]




Le Chevalier Des Touches




[Illustration]


    «COLLECTION GUILLAUME ET LEMERRE»

    J. BARBEY D'AUREVILLY

    Le Chevalier Des Touches

    Illustrations de Marold et Mittis

    [Illustration]

    PARIS

    ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

    _23-31, passage Choiseul, 23-31_

    Tous droits réservés.




  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
  _25 exemplaires sur papier du Japon et 25 exemplaires sur Chine_
  Tous ces exemplaires sont numérotés et parafés par l'éditeur.




A MON PÈRE


_Que de raisons, mon père, pour Vous dédier ce livre qui Vous rappellera
tant de choses dont Vous avez gardé la religion dans Votre coeur! Vous
en avez connu l'un des héros, et probablement Vous eussiez partagé son
héroïsme et celui de ses onze Compagnons d'armes, si Vous aviez eu sur
la tête quelques années de plus au moment où l'action de ce drame de
guerre civile s'accomplissait! Mais, alors, Vous n'étiez qu'un
enfant,--l'enfant dont le charmant portrait orne encore la chambre bleue
de ma grand'mère, et qu'elle nous montrait, à mes frères et à moi, dans
notre enfance, du doigt levé de sa belle main, quand elle nous engageait
à Vous ressembler._

_Ah! certainement, c'est ce que j'aurais fait de mieux, mon père. Vous
avez passé Votre noble vie comme le_ Pater familias _antique, maître chez
vous, dans un loisir plein de dignité, fidèle à des opinions qui ne
triomphaient pas, le chien du fusil abattu sur le bassinet, parce que la
guerre des Chouans s'était éteinte dans la splendeur militaire de
l'Empire et sous la gloire de Napoléon. Je n'ai pas eu cette calme et
forte destinée. Au lieu de rester, ainsi que Vous, planté et solide
comme un chêne dans la terre natale, je m'en suis allé au loin, tête
inquiète, courant follement après ce vent dont parle l'Écriture, et qui
passe, hélas! à travers les doigts de la main de l'homme, également
partout! Et c'est de loin encore que je Vous envoie ce livre qui Vous
rappellera, quand Vous le lirez, des contemporains et des compatriotes
infortunés auxquels le Roman, par ma main, restitue aujourd'hui leur
page d'histoire._

    _Votre respectueux et affectionné fils_,
    JULES BARBEY D'AUREVILLY.
    Ce 21 novembre 1863.




Le Chevalier Des Touches




[Illustration:

    _Nous n'irons plus au bois,
    Les lauriers sont coupés!_

    (_Vieille chanson._)]




I

TROIS SIÈCLES DANS UN PETIT COIN


C'était vers les dernières années de la Restauration. La demie de huit
heures, comme on dit dans l'Ouest, venait de sonner au clocher, pointu
comme une aiguille et vitré comme une lanterne, de l'aristocratique
petite ville de Valognes.

Le bruit de deux sabots traînants, que la terreur ou le mauvais temps
semblaient hâter dans leur marche mal assurée, troublait seul le
silence de la place des Capucins, déserte et morne alors comme la _lande
du Gibet_ elle-même. Tous ceux qui connaissent le pays, n'ignorent pas
que la _lande du Gibet_, ainsi appelée parce qu'on y pendait autrefois,
est un terrain qui fut longtemps abandonné, à droite de la route qui va
de Valognes à Saint-Sauveur-le-Vicomte, et qu'une superstition
traditionnelle le faisait éviter au voyageur... Quoique en aucun pays,
du reste, huit heures et demie ne soient une heure indue et tardive, la
pluie, qui était tombée, ce jour-là, sans interruption, la nuit,--on
était en décembre,--et aussi les moeurs de cette petite ville, aisée,
indolente et bien close, expliquaient la solitude de la place des
Capucins et pouvaient justifier l'étonnement du bourgeois rentré, qui
peut-être, accoté sous ses contrevents strictement fermés, entendait de
loin ces deux sabots, grinçants et haletants sur le pavé humide, et au
son desquels un autre bruit vint impétueusement se mêler.

Sans doute, en tournant la place, sablée à son centre et pavée sur ses
quatre faces, et en longeant la porte cochère vert-bouteille de l'hôtel
de M. de Mesnilhouseau, qu'on avait, à cause de sa meute, surnommé
Mesnilhouseau _des chiens_, les sabots qu'on entendait réveillèrent
cette compagnie des gardes endormie; car de longs hurlements éclatèrent
par-dessus les murs de la cour, et se prolongèrent avec la mélancolie
désolée qui caractérise le hurlement des chiens dans la nuit. Ce long
pleur monotone et désespéré des chiens, qui essayèrent de fourrer leur
nez et leurs pattes sous la colossale porte cochère, comme s'ils avaient
senti sur la place quelque chose d'insolite et de formidable, cette
noire soirée, ce vent dans la pluie, cette place solitaire, qui n'était
pas grande, il est vrai, mais qui, de riante qu'elle était autrefois,
quand elle ressemblait à un square anglais, avec ses arbres plantés en
carré et ses blanches balises, était devenue presque terrible depuis
qu'en 182... on avait dressé au milieu une croix sur laquelle, colorié
grossièrement, se tordait, en saignant, un Christ de grandeur naturelle;
tous ces accidents, tous ces détails, pouvaient réellement impressionner
le passant aux sabots qui marchait sous son parapluie incliné contre le
vent, et dont l'eau qui tombait frappait la soie tendue de ses gouttes
sonores, comme si elles eussent été des grains de cristal.

Supposez, en effet, que ce passant inconnu fût une personne d'une
imagination naïve et religieuse, une conscience tourmentée, une âme en
deuil, ou simplement un de ces êtres nerveux comme il s'en rencontre à
tous les étages de l'amphithéâtre social, on conviendra qu'il y avait
assez dans les détails qu'on vient de signaler, mais surtout dans
l'image de ce Dieu sanglant qui le jour, grâce à la grossièreté de la
peinture, épouvantait le regard sous les joyeux rayons du soleil, et
qu'on savait là, sans le voir, étendant ses bras dans la nuit, pour
faire pénétrer le frisson jusque dans les os et doubler les battements
du coeur. Mais, comme s'il avait fallu davantage, voici qu'un fait
étrange,--dans cette petite ville où, à pareille heure, les mendiants
dormaient bien acoquinés dans leur paille, et où les voleurs de rue, les
gentilshommes de grand chemin, étaient à peu près inconnus,--oui! un
fait extraordinaire, vint à se produire tout à coup... De la rue Siquet
au milieu de la place des Capucins, la lanterne qui projetait sa
pointe de lumière sous le parapluie incliné s'éteignit, juste en face du
grand Christ. Et ce n'était pas le vent qui l'avait soufflée, mais une
haleine! Les nerfs d'acier qui tenaient cette lanterne l'avaient élevée
jusqu'à la hauteur de quelque chose d'horrible, qui avait parlé. Oh! ce
n'avait pas été long; un instant! un éclair! Mais il est des instants
dans lesquels il tiendrait des siècles! C'est à ce moment-là que les
chiens avaient hurlé. Ils hurlaient encore, quand une petite sonnette
tinta à la première porte de la rue des Carmélites, qui est à
l'extrémité de la place, et quand la _personne aux sabots_ entra, mais
sans sabots, dans le salon des demoiselles de Touffedelys, qui
l'attendaient pour leur causerie du soir.

[Illustration: ... Les nerfs d'acier qui tenaient cette lanterne
l'avaient élevée...]

_Elle_, ou plutôt _il_--car c'était un homme--était chaussé avec
l'élégance d'un abbé de l'ancien régime, comme on disait beaucoup alors,
et, d'ailleurs, quoi d'étonnant, puisque c'en était un?

«J'ai entendu votre _voiture_, l'abbé,» dit la cadette des Touffedelys,
mademoiselle Sainte, qui, dans son impossibilité absolue d'inventer le
moindre petit mot quelconque, répétait la plaisanterie de l'abbé quand
il parlait de ses sabots.

L'abbé donc, qui s'était débarrassé à la porte du vestibule d'une longue
redingote de bougran vert mise par-dessus son habit noir, s'avança dans
le petit salon, droit, imposant, portant sa tête comme un reliquaire et
faisant craquer ses souliers de maroquin, préservés par les sabots de
l'humidité. Quoiqu'il vînt d'éprouver une de ces impressions qui sont
des coups de foudre, il n'était ni plus pâle ni plus rouge qu'à
l'ordinaire; car il avait un de ces teints dont la couleur semble avoir
l'épaisseur de l'émail et que l'émotion ne traverse pas. Déganté de sa
main droite, il offrit à la ronde deux doigts de cette main aux quatre
personnes qui étaient là autour de la cheminée, et qui s'interrompirent
pour le recevoir.

Mais quand il eut donné ces deux doigts à la dernière personne de ce
petit cercle:

«Il y a quelque chose, mon frère!--s'écria celle-ci en tressaillant (à
quoi le voyait-elle?);--mais vous n'êtes pas dans votre état naturel, ce
soir!

--Il y a--dit l'abbé d'une voix ferme, mais grave,--que, tout à l'heure,
le vieux sang d'Hotspur a failli avoir presque peur.»

Sa soeur le regarda d'un air incrédule; mais mademoiselle de
Touffedelys, qui, elle, aurait cru qu'un boeuf pouvait voler si on le
lui avait dit, et qui se serait même mise à la fenêtre pour le voir,
mademoiselle Sainte de Touffedelys, qui n'avait pas lu Shakespeare et
qui n'avait compris que le mot de _peur_ dans tout ce qu'avait dit
l'abbé:

«Sainte Marie! qu'y a-t-il?--fit-elle.--Auriez-vous vu en passant l'âme
du Père Gardien des Capucins rôder autour de la place? Les chiens de M.
de Mesnilhouseau se lamentent ce soir comme quand elle y est... ou quand
le Marteau Saint-Bernard _toque_ ses trois coups à la porte de la
cellule de quelqu'une des Dames Bernardines, dans le couvent qui est à
côté.

--Pourquoi dites-vous cela à l'abbé, ma soeur?--dit Ursule de
Touffedelys d'un ton d'aînée qui reprend sa cadette.--Vous savez bien
que l'abbé, qui est allé en Angleterre, ne croit pas aux revenants.

--Et pourtant, sur mon âme! c'est un revenant que j'ai vu,--dit l'abbé,
avec un sérieux profond.--Oui, mademoiselle! oui, ma soeur! oui,
Fierdrap! oui! regardez-moi maintenant de tous vos yeux, écarquillés à
vous en donner la migraine, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire:
je viens de voir un revenant... inattendu, effrayant, mais réel! trop
réel! Je l'ai vu comme je vous vois tous, comme je vois ce fauteuil et
cette lampe...»

Et il toucha le pied de la lampe du bout de sa canne, un cep de vigne,
qu'il alla déposer dans un coin.

«Tu aimes diablement la plaisanterie pour que je te donne le plaisir de
te croire, l'abbé?--dit le baron de Fierdrap, quand l'abbé revint à la
cheminée et se planta, les mollets et le dos au feu, devant le fauteuil
qui lui tendait les bras.

--Était-ce vraiment le Père Gardien?...--reprit mademoiselle Sainte
toute transie; car elle cuisait de curiosité et se sentait pourtant le
froid d'un glaçon dans les épaules.

--Non!» répondit l'abbé, qui s'arrêta, l'oeil sur les feuilles du
parquet ciré et miroitant, comme s'arrête un homme qui médite ce qu'il
va dire et qui hésite avant de le risquer.

Il resta debout, ajusté par les yeux des quatre personnes assises, qui,
du regard, aspiraient presque ce qui n'était pas encore sorti de sa
bouche, excepté pourtant le baron de Fierdrap, qui croyait, lui, à une
mystification, et qui clignait de l'oeil d'un air fin, comme s'il avait
dit: «Je te comprends, mon compère!» Le salon n'était éclairé que par le
demi-jour d'une lampe, recueillie sous son chapiteau. Pour mieux voir et
deviner l'abbé, une de ces dames leva le chapiteau à l'ombre importune,
et le salon fut soudainement inondé de ce jour de lampe qui a comme les
tons gras de l'huile dans son or.

C'était un vieux appartement comme on n'en voit guère plus, même en
province, et d'ailleurs tout à fait en harmonie avec le groupe qui, pour
le moment, s'y trouvait. Le nid était digne des oiseaux. A eux tous, ces
vieillards réunis autour de cette cheminée formaient environ trois
siècles et demi, et il est probable que les lambris qui les abritaient
avaient vu naître chacun d'eux.

Ces lambris en grisailles, encadrés et relevés par des baguettes d'or
noircies et, par place, écaillées, n'avaient, pour tout ornement de leur
fond monotone, que des portraits de famille sur lesquels la brume du
temps avait passé. Dans l'un de leurs panneaux, on voyait deux femmes en
costume Louis XV, dont l'une, blonde et pincée, tenait à la main une
tulipe comme Rachel, la dame de carreau, et dont l'autre, brune,
indolente, tigrée de mouches sur son rouge de brune, avait une étoile
au-dessus de la tête, ce qui, avec le _faire_ voluptueux du portrait,
indiquait suffisamment la main de Natier, qui peignit aussi avec une
étoile au-dessus de la tête madame de Châteauroux et ses soeurs.
L'étoile signifiait le règne du moment de la favorite. C'était l'étoile
du berger royal. Le bien-aimé Louis XV l'avait fait lever sur tant de
têtes, qu'il avait pu très bien la faire luire sur une Touffedelys. Dans
le panneau opposé, un portrait plus ancien, plus noir, d'une touche
énergique mais inconnue, représentait l'amiral de Tourville, beau comme
une femme déguisée, dans son magnifique et bizarre costume d'amiral du
temps de Louis XIV. Il était parent des Touffedelys. Des encoignures de
laque de Chine garnissaient les quatre angles du salon et supportaient
quatre bustes d'argile, recouverts d'un crêpe noir, soit pour les
préserver de la poussière, soit en signe de deuil; car ces bustes
étaient ceux de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth et
du Dauphin. Des fauteuils en vieille tapisserie de Beauvais, traduisant
les fables de La Fontaine, en double ovale sur un fond blanc, égayaient
de la variété de leurs couleurs et de leurs personnages cet appartement
presque sombre avec ses rideaux fanés de lampas et sa rosace, veuve de
son lustre. Aux deux côtés d'une cheminée en marbre de Coutances
cannelée et surmontée d'un bouquet en relief, ces deux demoiselles de
Touffedelys, droites sous leurs écrans de gaze peinte, auraient pu très
bien passer pour des ornements sculptés de cette cheminée, si leurs yeux
n'avaient pas remué et si ce que venait de dire l'abbé n'avait
terriblement dérangé la solennelle économie de leur figure et de leur
pose.

Toutes deux avaient été belles, mais l'antiquaire le plus habile à
deviner le sens des médailles effacées n'aurait pu retrouver les lignes
de ces deux camées, rongés par le temps et par le plus épouvantable des
acides, une virginité aigrie. La Révolution leur avait tout pris:
famille, fortune, bonheur du foyer, et ce poème du coeur, l'amour dans
le mariage, plus beau que la gloire! disait madame de Staël, et enfin la
maternité. Elle ne leur avait laissé que leurs têtes, mais blanchies et
affaiblies par tous les genres de douleur. Orphelines quand elle éclata,
les deux Touffedelys n'avaient point émigré. Elles étaient restées,
comme beaucoup de nobles, dans le Cotentin. Imprudence qu'elles auraient
payée de leur vie, si Thermidor ne les avait sauvées, en ouvrant les
maisons d'arrêt. Vêtues toujours des mêmes couleurs, se ressemblant
beaucoup, de la même taille et de la même voix, c'était comme une
répétition dans la nature que ces demoiselles de Touffedelys.

En les créant presque identiques, la vieille radoteuse avait rabâché.
C'étaient deux Ménechmes femelles, qui auraient pu faire dire aux
moqueurs: «Il y en a au moins une de trop!» Elles ne le trouvaient
point, car elles s'aimaient; et elles se voulaient en tout si
semblables, que mademoiselle Sainte avait refusé un beau mariage parce
qu'il ne se présentait pas de mari pour mademoiselle Ursule, sa soeur.
Ce soir-là, comme à l'ordinaire, ces routinières de l'amitié avaient
dans leur salon une de leurs amies, noble comme elles, qui travaillait à
la plus extravagante tapisserie avec une telle action qu'elle semblait
se ruer à ce travail, suspendu tout à coup par l'arrivée de son frère,
l'abbé. Fée plus mâle, aux traits plus hardis, à la voix plus forte,
celle-ci tranchait par la brusquerie _hommasse_ de toute sa personne sur
la délicatesse et l'inertie de ces douces Contemplatives, de ces deux
vieilles chattes blanches de la rêverie sans idées, qui n'avaient jamais
été des Chattes Merveilleuses. Ces pauvres vierges de Touffedelys
avaient eu le suave éclat de leur nom dans leur jeunesse; mais elles
avaient vu fondre leur beauté au feu des souffrances, comme le cierge
voit fondre sa cire sur le pied d'argent du chandelier.

A la lettre, elles étaient fondues... tandis que leur amie, robustement
et rébarbativement laide, avait résisté. Solide de laideur, elle avait
reçu le soufflet, l'_alipan_ du Temps, comme elle disait, sur un bronze
que rien ne pouvait entamer. Même la mise inouïe dans laquelle elle
encadrait sa laideur bizarre n'en augmentait pas de beaucoup l'effet,
tant l'effet en était frappant! Coiffée habituellement d'une espèce de
baril de soie orange et violette, qui aurait défié par sa forme la plus
audacieuse fantaisie et qu'elle fabriquait de ses propres mains, cette
contemporaine de mesdemoiselles de Touffedelys ressemblait, avec son nez
recourbé comme un sabre oriental dans son fourreau grenu de maroquin
rouge, à la reine de Saba, interprétée par un Callot chinois, surexcité
par l'opium. Elle avait réussi à diminuer la laideur de son frère, et à
faire passer le visage de l'abbé pour un visage comme un autre, quoique,
certes! il ne le fut pas. Cette femme avait un grotesque si supérieur
qu'on l'eût remarquée même en Angleterre, ce pays des grotesques, où le
spleen, l'excentricité, la richesse et le gin travaillent
perpétuellement à faire un carnaval de figures auprès desquelles les
masques du carnaval de Venise ne seraient que du carton vulgairement
badigeonné.

Comme il est des couleurs d'un tel ruissellement de lumière qu'elles
éteignent toutes celles que l'on place à côté, l'amie de mesdemoiselles
de Touffedelys, pavoisée comme un vaisseau barbaresque des plus
éclatants chiffons déterrés dans la garde-robe de sa grand'mère,
éteignait, effaçait les physionomies les plus originales par la sienne.
Et cependant, l'abbé et le baron de Fierdrap étaient, ainsi qu'on va le
voir, de ces individualités exceptionnelles qui entrent violemment dans
la mémoire lorsqu'on les a rencontrées, et dont l'image y reste soudée,
comme une patte-fiche dans un mur. Il n'y a qu'au versant d'un siècle,
au tournant d'un temps dans un autre, qu'on trouve de ces physionomies
qui portent la trace d'une époque finie dans les moeurs d'une époque
nouvelle, et forment ainsi des originalités qui ressemblent à cet airain
de Corinthe fait avec des métaux différents. Elles traversent rapidement
les points d'intersection de l'Histoire, et il faut se hâter de les
peindre quand on les a vues, parce que, plus tard, rien ne saurait
donner une idée de ces types, à jamais perdus!

Le baron de Fierdrap, placé entre les deux demoiselles de Touffedelys,
et plus particulièrement à côté de la soeur de l'abbé, qui, la tête sur
sa tapisserie, tirait sa laine de chaque point avec une furie effrayante
pour l'observateur rétrospectif, car elle avait dû, autrefois, faire
tout comme elle tirait sa laine; le baron de Fierdrap, Hylas de
Fierdrap, était assis, les jambes croisées, une main sous sa cuisse,
comme le grand lord Clive, et présentait au feu la semelle d'un pied
chaussé d'une guêtre de casimir noir. C'était un homme d'une taille
médiocre, mais vigoureux et râblé comme un vieux loup, dont il avait le
poil, si l'on en jugeait par la _brosse_ hérissée, courte et fauve de sa
perruque. Son visage accentué s'arrêtait dans un profil ferme: un vrai
visage de Normand, rusé et hardi. Jeune, il n'avait été ni beau ni laid.
Comme on dit assez drôlement en Normandie pour désigner un homme qu'on
ne remarque ni pour ses défauts naturels, ni pour ses avantages: «Il
allait à la messe avec les autres.» Il exprimait bien le modèle sans
alliage de ces anciens hobereaux que rien ne pouvait ni apprivoiser ni
décrasser, et qui, sans la Révolution, laquelle roula cette race de
granit d'un bout de l'Europe à l'autre bout sans la polir, seraient
restés dans les fondrières de leur province, ne pensant même pas à
aller au moins une fois à Versailles, et, après être montés dans les
voitures du roi, à reprendre le coche et à revenir. Chasseur comme tous
les gentilshommes terriens, chasseur enragé, quel que fût le poil de la
bête ou la plume, il avait fallu cette fin du monde de la Révolution
pour arracher Hylas de Fierdrap à ses bois et à ses marais. Gentilhomme
avant tout, dès que les premières quenouilles eurent circulé dans le
pays, il offrit à l'armée de Condé un volontaire qui savait porter
gaillardement, pendant trente lieues de route, un fusil à deux coups sur
la carrure de son épaule, et qui, des balles de son double canon, eût
aussi bien coupé le bec à une bécassine qu'abattu un sanglier, en le
frappant entre les deux yeux. Lorsque l'armée de Condé avait été
licenciée et qu'il n'y eut plus rien dans la poire à poudre de ce
dernier des _Chasseurs du Roi_, le baron de Fierdrap était passé en
Angleterre, cette terre de l'excentricité, et c'est là qu'il avait
contracté, disait-on, ces manières d'être qui le firent regarder, sur
ses vieux jours, comme un original, par ceux qui l'avaient connu
_ressemblant à tout le monde_ dans sa jeunesse.

[Illustration: ... Hylas de Fierdrap était assis, les jambes croisées...]

Le fait est que, comme le chat du bonhomme Misère, autre dicton normand,
il ne ressemblait plus à personne. Ayant perdu tout, ou à peu près, de
sa fortune patrimoniale, il vivait comme il pouvait de quelques bribes,
et de la maigre pension qu'octroya la Restauration aux pauvres
chevaliers de Saint-Louis qui avaient suivi héroïquement la maison de
Bourbon à l'étranger et partagé sa triste fortune. Il avait moins
souffert que bien d'autres de cette vie dénuée. Ses besoins n'étaient
pas nombreux. Il avait une santé de fer, que l'exercice et le grand
air avaient rendue d'une solidité qui paraissait indestructible. Il
habitait une petite maison, aux écarts du bourg voisin de
Saint-Sauveur-le-Vicomte, sans domestique qu'une vieille femme qui
allait parfois balayer son logis, et on ne dira pas: «faire son lit»,
car il n'en avait pas, et il couchait dans un hamac qu'il avait rapporté
d'Angleterre. Sobre comme un anachorète et presque ichthyophage, il se
nourrissait de sa pêche, étant devenu, sur le tard de ses jours, un
pêcheur aussi infatigable qu'il avait été un indomptable chasseur dans
la première moitié de sa vie. Toutes les rivières du pays le
connaissaient et le voyaient incessamment sur leurs bords, à dix lieues
à la ronde, un paquet de longues lignes sur son épaule et à la main un
vase de fer-blanc, d'une forme allongée comme la boîte au lait des
laitières, et dans lequel il mettait, sous une couche de terreau, les
vers de jardin qu'il accrochait à ses hameçons. Il pêchait aussi à la
_mouche_, cette chasse écossaise, cette chasse en marchant, dont il
avait pris l'habitude en Écosse, et qui émerveillait les paysans du
Cotentin, à qui cette pêche était, avant lui, inconnue, quand ils le
voyaient courir sur la rive, en remontant ou en descendant les rivières,
et figurer le vol de la mouche en maintenant toujours son hameçon à
quelques pouces du fil de l'eau, avec un aplomb de main et de pied qui
tenait vraiment du prodige.

Ce soir-là, comme presque tous les soirs, lorsqu'il se trouvait à
Valognes et que ses pêches errantes ne l'entraînaient pas, il allait
passer la soirée chez ces demoiselles de Touffedelys. Il y apportait sa
boîte à thé et sa théière, et il y faisait son thé devant elles, ces
pauvres primitives, à qui l'émigration n'avait pas donné de ces goûts
étonnants comme «l'amour de ces petites feuilles roulées dans de l'eau
chaude», qui ne valaient pas, disaient-elles d'une bouche pleine de
sagesse, «_la liqueur verte_ de la Chartreuse contre les indigestions».
Infatigables dans leur étonnement, elles retrouvaient à point nommé
l'attention animale des êtres qui ne sont pas éducables, en regardant,
chaque soir, de leurs deux yeux faïencés, grands ouverts comme des
oeils-de-boeuf, cet _original_ de Fierdrap procédant à son infusion
accoutumée, comme s'il s'était livré à quelque effrayante alchimie!
L'abbé, cet abbé qui venait d'entrer comme un événement, et dont ces
dames épiaient la parole, trop lente à tomber de ses lèvres, comme s'il
eût voulu exaspérer leur curiosité excitée, l'abbé seul osait toucher au
breuvage _hérétique_ du baron de Fierdrap. Lui, aussi, comme l'avait dit
mademoiselle Ursule de Touffedelys, était allé en Angleterre. Pour ces
sédentaires de petite ville, pour ces culs-de-jatte de la destinée,
c'eût été comme d'aller à la Mecque, si de la Mecque elles avaient
jamais entendu parler!... ce qui était plus que douteux. L'abbé, du
reste, n'avait pour personne l'originalité caricaturesque de M. de
Fierdrap, lequel était un personnage digne du pinceau d'Hogarth, par le
physique et par le costume. Le grand air, qui, comme on l'a dit, avait
rendu le baron de Fierdrap invulnérable jusque dans le fin fond de sa
charpente et de sa moelle, avait seulement teinté le marbre, qu'il avait
durci, et, pour toute victoire et trace de son passage sur ce quartz
impénétrable de chair et de peau qui n'avait jamais eu ni un rhume, ni
un rhumatisme, avait laissé, comme une moquerie et une revanche pleine
de gaieté, trois superbes engelures qui s'épanouissaient du nez aux deux
joues du baron, comme le trèfle d'une belle giroflée en fleurs! Était-ce
averti par cette chiquenaude taquine du grand air, qu'il bravait tous
les jours, soit dans les brouillards de la Douve, soit sous les ponts de
Carentan et partout où il y avait des dards et des tanches à récolter,
que M. de Fierdrap portait sept habits, les uns sur les autres, et qu'il
appelait ses _sept coquilles_? Personne n'était tenté de justifier ce
nombre sacramentel et mystérieux... Mais toujours est-il que, même dans
le salon de mesdemoiselles de Touffedelys, il gardait son spencer de
reps gris doublé de peaux de taupe par-dessus son habit couleur de tabac
d'Espagne, à la boutonnière duquel pendait, sous sa croix de
Saint-Louis, un petit manchon de velours noir sans fourrure, dans lequel
il aimait, en parlant, à plonger les mains, qu'il avait _gourdes_ comme
Michel Montaigne.

L'ami et le compagnon d'émigration du baron de Fierdrap, et que celui-ci
regardait alors comme Morellet aurait regardé Voltaire, s'il l'eût tenu
chez le baron d'Holbach dans une petite soirée intime, cet abbé, qui
complétait les trois siècles et demi rassemblés dans ce coin, était bien
un homme de la même race que le baron, mais il était bien évident qu'il
le dominait, comme M. de Fierdrap dominait ces demoiselles de
Touffedelys et la soeur de l'abbé elle-même. De ce cercle, l'abbé était
l'aigle, et d'ailleurs, dans tous les mondes, il en eût été un, quand
même le cercle, au lieu de ce vieux héron de Fierdrap, de ces oies
candides de Touffedelys et de cette espèce de cacatoës huppé qui
travaillait à sa tapisserie, aurait été composé, en fait de femmes
charmantes et d'hommes rares, de flamants roses et d'oiseaux de paradis.
L'abbé était une de ces belles inutilités comme Dieu, qui joue _le Roi
s'amuse_ dans des proportions infinies, se plaît à en créer pour lui
seul. C'était un de ces hommes qui passent, semant le rire, l'ironie, la
pensée, dans une société qu'ils sont faits pour subjuguer, et qui croit
les avoir compris et leur avoir payé leurs gages, en disant d'eux:
«L'abbé un tel, monsieur un tel, vous en souvenez-vous? était un homme
d'un diable d'esprit.» A côté de ceux dont on parle ainsi, cependant, il
y a des illustrations et des gloires achetées avec la moitié de leurs
facultés! Mais eux, l'oubli doit les dévorer, et l'obscurité de leur
mort parachève l'obscurité de leur vie, si Dieu (toujours _le Roi
s'amuse_!) ne jetait parfois un enfant entre leurs genoux, une tête aux
cheveux bouclés sur laquelle ils posent un instant la main, et qui,
devenu plus tard Goldsmith ou Fielding, se souviendra d'eux dans quelque
roman de génie et paraîtra créer ce qu'elle aura simplement copié, en
se ressouvenant!

Cet abbé, qu'on ne nommerait pas si, à cette heure, sa famille, dont il
était le dernier rejeton, n'était éteinte, du moins en France[1],
portait le nom de ces Percy Normands dont la branche cadette a donné à
l'Angleterre ses Northumberland et cet Hotspur, auquel il venait de
faire allusion, l'Ajax des chroniques de Shakespeare. Quoiqu'il n'eût
rien dans sa personne qui rappelât son héroïque et romanesque parentage,
quoiqu'on sentît surtout en lui les amollissantes influences et les
égoïstes raffinements de la société du dix-huitième siècle, dans
laquelle, jeune, il avait vécu, cependant, l'empreinte ineffaçable d'un
commandement exercé par tant de générations se reconnaissait par la
manière dont l'abbé de Percy portait sa tête, plus irrégulière que celle
de M. de Fierdrap, mais d'une tout autre physionomie. L'abbé, moins laid
que sa soeur, laide comme le péché quand il est scandaleux, était laid,
lui, comme le péché quand il est plaisant. Le croira-t-on? cet abbé
recouvrait le plus drôle d'esprit de manières presque majestueuses.
C'était là le signe par lequel il étonnait et charmait toujours. La
gaieté qui a de la grâce a rarement de la dignité et elle semble
l'exclure. Mais chez l'abbé de Percy, cette gaieté à la Beaumarchais,
cette gaieté d'oncle à la commendataire d'Almaviva qui aurait battu ce
polisson de Figaro dans l'intrigue et dans la repartie, cette verve
inouïe, partant d'un fond de grand seigneur, qui ne cessait pas un seul
instant de rayonner dans sa personne, causait un plaisir d'autant plus
vif par le contraste et faisait de lui une de ces raretés qu'on ne
rencontre pas deux fois. Hélas! au point de vue des ambitions positives
de la vie, cet esprit ravissant ne lui avait servi à rien. Au contraire,
il lui avait nui, comme son blason.

[1] L'auteur s'était trompé. Le dernier descendant mâle de ces
nobles Percy vit encore dans le département du Nord.
    (_Note de l'auteur._)

Victime de la Révolution autant que son ami M. de Fierdrap; victime
d'une thèse grecque en Sorbonne, qu'il avait mieux soutenue que son
autre ami, M. d'Hermopolis, lequel s'en était souvenu quand il avait été
ministre (les haines de clerc à clerc sont les bonnes); victime enfin
de son esprit trop animé et trop charmant pour être assez sacerdotal,
l'abbé de Percy avait manqué sa fortune ecclésiastique et toutes ses
fortunes, et n'avait pu, malgré le crédit de son cousin, le duc de
Northumberland, qui représentait l'Angleterre au sacre du roi Charles X,
parvenir à autre chose, pour les jours de sa vieillesse, qu'à un simple
canonicat de Saint-Denis de second degré, avec dispense de résider au
Chapitre. Au déclin de l'âge, la Normandie lui était repassée dans le
souvenir, parée du charme des jours évanouis, et lui, qui s'était mêlé
aux plus hautes sociétés de France et d'Angleterre et qui avait joué sa
partie d'homme d'esprit avec les plus grands et les plus brillants
esprits qui eussent jouté en Europe depuis quarante ans, il était revenu
vivre parmi les bonnes judiciaires du Cotentin, claquemuré dans une
petite maison ornée avec goût et qu'il appelait son _hermitage_. Il n'en
sortait que pour aller passer des huitaines chez tous les châtelains des
alentours.

C'était un grand dîneur. Mais sa naissance, son formidable esprit, ses
manières, excluaient toute idée de parasitisme dans ce modeste piéton
qu'on rencontrait, comme le baron de Fierdrap, non pas au bord de toutes
les rivières, mais sur toutes les routes, allant faire quelque
pèlerinage à la Notre-Dame de la cuisine des châteaux les plus renommés
par leur hospitalité et par leur bonne chère.

Ces dîners, qu'il avait toujours aimés, avaient foncé la teinte
d'écrevisse cuite de son visage, et justifiaient ce qu'il disait de
cette éclatante couleur rouge, allumée par le Porto de l'émigration et
le Bourgogne de la patrie retrouvée: «Il est probable que voilà la seule
pourpre que j'aurai jamais à porter!»

Le front, le nez, qu'il avait busqué et immense, un nez de grande
maison, les joues, le menton, tout était de cette magnifique teinte
_cardinalice_, qui ne contrastait dans ce visage, fiévreusement taillé à
l'ébauchoir, mais saisissant d'expression, qu'avec le bleu des yeux, un
bleu fantastique, perlé, scintillant, acéré; un bleu qu'on n'avait vu
étinceler nulle part, sous les sourcils de personne, et auquel un
peintre de génie, qui ne l'aurait pas vu, croirait seul.

Les yeux de l'abbé de Percy n'étaient pas des yeux: c'étaient deux
petits trous ronds, sans sourcils, sans paupière, et la prunelle de ce
bleu, impatientant à regarder (tant il était vif!), était si
disproportionnée et si large, que ce n'était pas l'orbe de la prunelle
qui tournait sur le blanc de l'oeil, mais la lumière qui faisait une
perpétuelle et rapide rotation sur les facettes de saphir de ces yeux de
lynx... Les verra-t-on d'ici, ces yeux-là?... Mais quand on les avait
vus en réalité, on ne pouvait plus les oublier. Ce soir-là, ils
pétillaient, semblait-il, encore plus qu'à l'ordinaire en regardant les
curieuses que l'abbé, toujours debout, affolait par l'affectation de son
silence. Au lieu de répondre aux questions haletantes de mesdemoiselles
de Touffedelys, il passait, selon son usage, sa langue de gourmet sur
ses lèvres épaisses et juteuses, comme s'il y avait cherché des saveurs
perdues. Il venait de dîner en ville et il avait sa tenue solennelle et
officielle de tous les soirs. Il portait un habit noir carré, une
cravate blanche, sans rabat, ni manteau, ni calotte. Ses longs cheveux,
fins et blancs comme le duvet d'un cygne, roulés et gonflés avec une
coquetterie qui rappelait celle de Talleyrand,--de Talleyrand que, par
parenthèse, il abhorrait moins pour toutes ses autres apostasies que
pour avoir signé la _Constitution civile du clergé_,--ses cheveux
poudrés et floconneux tombaient richement sur le col de son habit noir,
et poudraient, à leur tour, de leur iris parfumé, le large ruban violet,
liséré de blanc, qui suspendait à son cou sa grande croix émaillée de
Chanoine Royal. Campé solidement sur ses jambes en bas de soie, assez
bien tournées, mais de deux galbes différents, et dont il appelait l'une
_Apollon_ et l'autre _Hercule_, avec une fidélité à la mythologie qui
avait été l'une des religions de sa jeunesse, il aspirait longuement sa
prise de tabac.

«Eh bien, l'abbé, as-tu juré de faire damner ces dames?--lui dit le
baron, qui s'attendait à une plaisanterie.--Et nous diras-tu enfin quel
revenant tu as vu, en passant tout à l'heure sur la place?

--Ris tant que tu voudras, Fierdrap,--reprit l'abbé imperturbable,--mais
ceci est sérieux! Le revenant que j'ai vu était de chair et d'os...
comme toi et moi, mais il n'en était que plus épouvantable... C'était...
le chevalier Des Touches!...




II

HÉLÈNE ET PARIS


--Le chevalier Des Touches!--s'écrièrent les deux demoiselles de
Touffedelys, avec un accord si parfait d'intonation qu'on aurait dit
qu'elles n'avaient qu'une voix à elles deux.

--Le chevalier Des Touches!--fit M. de Fierdrap à son tour, en
décroisant ses jambes comme un homme surpris.--Ma foi! si tu l'as vu,
l'abbé, c'est un revenant vrai, celui-là! et qui n'a rien de commun avec
nous, qui ne sommes que des émigrés revenus...

--Sans revenus!--interrompit gaiement l'abbé, jouant sur le mot.

--Seulement, tu vas me forcer--continua le baron,--à partager les idées
de mademoiselle Sainte sur les fantômes; car ce Des Touches, le
chevalier Des Touches de Langotière, qu'à Londres, après son enlèvement
par les _Douze_, nous appelions en plaisantant la _Belle Hélène_, est
mort parfaitement, quelques années plus tard, des suites d'un coup
d'épée dans le foie, à Édimbourg.

--Je le croyais comme toi, Fierdrap; mais il faut décompter,--répondit
l'abbé de Percy, qui regardait circulairement ces trois dames, figées
par ce nom de Des Touches, l'un des héros de leur jeunesse.--Oui! je
croyais qu'il était mort... Eh! qui ne l'aurait cru, depuis tant
d'années que le silence avait succédé au bruit de son enlèvement et de
son duel? Mais, que veux-tu? je n'ai pas la berlue, et je viens de le
voir sur la place des Capucins, et même de l'entendre; car il m'a
parlé!

--Pourquoi donc, en ce cas, ne l'as-tu pas amené avec toi, l'abbé?--dit
en riant l'incorrigible baron de Fierdrap, qui s'obstinait à penser que
son ami Percy jouait la comédie pour épouvanter mademoiselle
Sainte.--Nous lui aurions offert une tasse de thé comme à un ancien
compagnon d'infortune, et nous nous serions régalés de son histoire, qui
doit être curieuse, si c'est l'histoire d'un ressuscité?

--Curieuse et triste, à en juger par ce que j'ai vu,--dit l'abbé, qui ne
se laissait pas entamer par le ton narquois de son ami le baron,--mais
en attendant qu'il te la raconte lui-même, fais-moi donc, mon cher, le
plaisir d'écouter la mienne!»

Mesdemoiselles de Touffedelys étaient plus que jamais suspendues aux
lèvres de l'abbé, et mademoiselle de Percy avait laissé tomber sa
tapisserie sur ses genoux et continuait de fixer son frère avec une
attention concentrée.

«J'ai dîné aujourd'hui--dit l'abbé, toujours debout,--chez notre vieil
ami de Vaucelles avec Sortôville et le chevalier du Rifus, lesquels,
après le dîner, se sont campés, selon leur usage des vendredis, à leur
whist de fondation, et même ont voulu me garder, moitié pour épargner à
du Rifus l'ennui de faire le _mort_, qu'il fait très mal avec ses
distractions perpétuelles, et moitié pour moi, à cause de la pluie. Mais
comme mon bougran ne craint pas plus l'eau que les plumes d'une
sarcelle, ils ont chanté tout ce qu'ils ont voulu et je m'en suis allé
malgré le temps, un temps à ne pas mettre un chien dehors, comme on dit.
Or, de la rue de Poterie à la rue Siquet, je n'ai rencontré âme qui
vive, si ce n'est pourtant le perruquier Chélus, ce maître ivrogne, qui
marchait en dessinant des tirebouchons sous la pluie et qui m'a
grasseyé, en passant, le bonsoir, d'une voix barbouillée. Mais, au
sortir de la rue Siquet et quand j'ai tourné le coin de la place,
ramassé sous mon parapluie pour éviter le vent qui me fouettait l'averse
au nez, j'ai tout à coup senti une main qui m'a saisi le bras avec
violence, et je t'assure, Fierdrap, que cette main-là avait quelque
chose de très corporel, et j'ai vu, à deux pouces de ma figure et dans
le rayon de ma lanterne, car presque tous les réverbères de la place
étaient éteints, un visage... est-ce croyable? sur mon âme, plus laid
que le mien! un visage dévasté, barbu, blanchi, aux yeux étincelants et
hagards, lequel m'a crié d'une voix rauque et amère: «_Je suis le
chevalier Des Touches; n'est-ce pas, que ce sont des ingrats?_»

[Illustration: ... «J'ai dîné aujourd'hui...»--dit l'abbé, toujours
debout...]

--Mère de douleur!--s'écria mademoiselle Sainte, devenue
blême.--Êtes-vous bien sûr qu'il était vivant?...

--Sûr,--répondit l'abbé,--comme je suis sûr que vous vivez,
mademoiselle! Voyez plutôt!--ajouta-t-il, en relevant la manche de son
habit,--j'ai encore au poignet la marque de cette main frénétique et
brûlante, qui m'a lâché après m'avoir étreint! Oui! c'était notre _belle
Hélène_, Fierdrap! mais dans quel état de changement, de vieillesse, de
démence! C'était le chevalier Des Touches, comme il le disait! Je l'ai
bien reconnu à travers les haillons du temps et de la misère! J'allais
lui parler, l'interroger... quand, d'un souffle, il a éteint la lanterne
à la lueur de laquelle je le regardais, saisi d'un étonnement
douloureux, et il a comme fondu dans la pluie, la rafale et l'obscurité.

--Et alors?...--dit M. de Fierdrap, devenu pensif.

--Mais cela était tout!--fit l'abbé; et il s'assit dans le fauteuil qui
lui tendait les bras.--Je n'ai plus rien vu, rien entendu, et je m'en
suis venu jusqu'ici dans une espèce d'horreur de cette apparition
étrange. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé rien de pareil depuis le
jour où, en Sorbonne, je fis la gageure d'aller tranquillement planter
un clou, à minuit, sur la tombe d'un de nos confrères, enterré de la
veille, et qu'en me relevant de cette tombe, où je m'étais agenouillé
pour mieux enfoncer mon clou, je me sentis pris par ma soutane...

--Jésus!--firent les deux Touffedelys, par le même procédé de voix et
d'émotion jumelles.

--C'était toi qui l'avais clouée!--dit le baron de Fierdrap.--Je connais
l'histoire! Si ton revenant de ce soir ressemble à l'autre...

--Fierdrap, tu plaisantes trop maintenant!--dit le majestueux chanoine,
avec un ton qui rendit toute autre plaisanterie impossible.

--Ah! si tu le prends ainsi, l'abbé, je deviens sérieux comme un chat
qui boit du vinaigre... et du vinaigre versé par toi! Mais, voyons!
raisonnons, tâchons de voir clair, malgré ta lanterne soufflée...
Pourquoi Des Touches serait-il à Valognes, par cette nuit, sous cette
apparence misérable?...

--Il doit être fou...,--dit froidement M. de Percy, parlant sa pensée
comme s'il avait été seul.--Il est certain qu'il m'a produit l'effet
d'un insensé, échappé de quelque hôpital... Il était affreux!

--_Ils_ ont une manière--dit profondément M. de Fierdrap--de récompenser
les services, qui pourrait bien faire devenir fous leurs serviteurs.

--Oui,--dit l'abbé, suivant la pensée de son ami.--Nous sommes entre
nous, et nous les aimons assez pour pouvoir nous en plaindre. Ils
ressemblent aux Stuarts, et ils finiront comme eux! Ils en ont la
légèreté de coeur et l'ingratitude. Quand le malheureux que je viens de
voir m'a parlé _d'ingrats_, il n'avait pas besoin de _les_ nommer. Je
l'avais reconnu et je le comprenais!»

Ici, il y eut un moment de silence. Ces demoiselles de Touffedelys ne
soufflaient mot d'émotion et de stupéfaction, ou peut-être d'absence de
pensée. Mais le royalisme de mademoiselle de Percy, qui avait,
disait-elle, _la religion de la royauté_, jeta un cri, qui fut comme une
protestation contre les dures paroles de l'abbé:

«Ah! mon frère!--dit-elle, avec un accent de reproche.

--Royaliste _quand même!_ héroïne _quand même!_ C'est bien vous ma
soeur!--dit l'abbé, en tournant sa tête blanche vers elle.--Vous portez
donc toujours vos caleçons de velours rayé et vos grosses bottes de
gendarme, et vous montez toujours à califourchon votre pouliche pour la
maison de Bourbon?...»

Mademoiselle de Percy avait été une des amazones de la Chouannerie. Elle
avait plus d'une fois, sous des vêtements d'homme, servi d'officier
d'ordonnance ou de courrier aux différents chefs qui avaient insurgé le
Maine et voulu armer le Cotentin. Espèce de chevalier d'Éon, mais qui
n'avait rien d'apocryphe, elle avait, disait-on, fait le coup de feu du
buisson avec une intrépidité qui eût été l'honneur d'un homme. Bien loin
que sa beauté ou la délicatesse de ses formes pût jamais révéler son
sexe, sa laideur avait pu même quelquefois effrayer l'ennemi.

«Je ne suis plus qu'une vieille fille inutile maintenant,--dit-elle en
répondant avec une mélancolie qui n'était pas sans grâce à la
plaisanterie de son frère,--et je n'ai pas même un pauvre petit bout de
neveu dans les Pages à qui je puisse léguer la carabine de sa tante;
mais je mourrai comme j'ai vécu, fidèle à nos maîtres et ne pouvant rien
entendre contre eux!

--Tu vaux mieux qu'eux et que nous, Percy!» dit l'abbé, qui admirait ce
dévouement, mais qui ne le partageait _plus_. Il appelait toujours sa
soeur par son nom de Percy, comme si elle avait été un homme, et il y
avait dans cette habitude de langage un hommage de respect que méritait
cette vieille lionne de soeur!

L'éloge de l'abbé fut comme un boute-selle pour l'amazone de la
Chouannerie... L'agitation n'était jamais bien loin, d'ailleurs, de
cette nature sanguine, perpétuellement ivre d'activité sans but, depuis
que les guerres étaient finies. Elle repoussa impétueusement sur le
guéridon qui supportait la lampe, le canevas de cette tapisserie dans
laquelle elle clouait les impatiences de son âme, depuis qu'elle ne
clouait plus les hérons et les butors, tués par elle à la chasse, sur la
grande porte des manoirs; et, se levant bruyamment de sa bergère, elle
se mit à marcher dans le salon, malgré ses gouttes, l'oeil enflammé et
les mains derrière le dos, comme un homme:

«Le chevalier Des Touches à Valognes!--dit-elle, comme se parlant à
elle-même bien plus qu'à ceux qui étaient là.--Et, par la mort-Dieu?
pourquoi pas?--ajouta-t-elle; car elle avait rapporté des vieilles
guerres au clair de lune des jurons et des mots énergiques qu'elle ne
disait pas d'ordinaire, mais qui revenaient à ses lèvres, quand quelque
passion la reprenait, comme des oiseaux sauvages et effrontés reviennent
à quelque ancien perchoir abandonné depuis longtemps.--Après tout, ce
n'est pas impossible! Un homme, qui a fait la guerre des Chouans et qui
n'y est pas resté, a la vie dure. Au lieu de débarquer à Granville, il
aura pris terre à Portbail ou au havre de Carteret, et il aura passé par
Valognes pour retourner dans son pays; car il est, je crois, du côté
d'Avranches. Mais, mon frère,--continua-t-elle, en s'arrêtant devant
lui comme si elle avait été encore dans ces grosses bottes dont il
venait de lui parler, et qu'elle eût eu sur la tête, au lieu de son
baril de soie orange et violet, le tricorne qu'elle avait porté dans sa
jeunesse sur ses cheveux en catogan;--mais, mon frère, si vous êtes sûr
que ce fût lui, le chevalier Des Touches, pourquoi l'avoir laissé vous
quitter si vite et ne l'avoir pas contraint, du moins, à vous parler?

--Suivi! parlé!--répondit gaiement l'abbé au ton sérieux et passionné de
mademoiselle de Percy.--Mais on ne suit pas un coup de vent quand il
passe, et on ne parle pas à un homme qui, comme un farfadet, pst! pst!
est déjà bien loin quand on commence à le reconnaître, et tout cela par
le temps qu'il fait, mademoiselle ma soeur!

--Oh! vous avez toujours été un peu damoiseau, l'abbé!--reprit ce
singulier gendarme en cottes bouffantes, qui n'avait, _lui_, jamais été
une demoiselle.--Moi, j'aurais suivi le chevalier! Pauvre
chevalier!--continua-t-elle en marchant toujours,--il ne se doute guère
que vous autres, les Touffedelys, vous n'avez plus votre château de
Touffedelys, notre ancien quartier général, et que vous êtes devenues
des dames de Valognes, chez qui _un_ de ses sauveurs est maintenant
réduit à venir faire de la tapisserie tous les soirs!

[Illustration: ... «Oh! vous avez toujours été un peu damoiseau,
l'abbé!...»]

--Que dites-vous donc là, mademoiselle de Percy?...--fit le baron de
Fierdrap, retirant son nez littéralement enseveli au fond de la boîte de
fer-blanc dans laquelle il enfermait son _Tea-Pocket_, comme il
l'appelait; et il le tourna, ce nez frémissant et curieux, vers
mademoiselle de Percy, qui marchait toujours d'une encoignure à l'autre
du salon, avec le va-et-vient de quelque formidable pendule en
vibration.

--Ah! bien oui! tu ne sais pas cela, toi, Fierdrap!--reprit
l'abbé;--mais ma soeur, que tu vois là, dans la splendeur de tous ses
falbalas, est un des sauveurs de Des Touches, ni plus ni moins, mon
cher! Elle a fait partie, pendant que nous chassions le renard en
Angleterre, de la fameuse expédition des _Douze_, qui nous parut si
incroyablement héroïque quand Sainte-Suzanne nous la raconta, un soir,
chez mon cousin, le duc de Northumberland. Te le rappelles-tu?...
Sainte-Suzanne ne nous dit pas que ma soeur fut un de ces braves. Il ne
le savait pas, et je ne l'ai su, moi, que depuis mon retour de
l'émigration. Elle avait si bien caché son sexe, ou ces messieurs furent
si discrets, qu'elle fut prise pour un de ces gentilshommes qui ne se
connaissaient pas tous les uns les autres, mais qui s'appelaient
également tous, les uns pour les autres: «Cocarde blanche!» Aurais-tu
jamais cru que l'un des _Pâris_ de notre _belle Hélène_ fût... ma
soeur?...

--Vraiment!--dit M. de Fierdrap, qui ne prit pas garde au geste comique
et théâtral de l'abbé de Percy en disant ces dernières paroles. Les yeux
gris-fauve du baron se mirent à jeter des étincelles, comme la pierre à
fusil, dont ils avaient la nuance, quand elle tombe dans le
bassinet.--Vraiment,--répéta-t-il,--mademoiselle, vous faisiez partie de
la fameuse expédition des _Douze_? Alors, permettez-moi de baiser votre
vaillante main, car, sur ma parole de gentilhomme, voilà ce que je ne
savais pas!»

Et il se leva, alla rejoindre au beau milieu du salon mademoiselle de
Percy, qu'il prit par la main, une main un peu forte et si virginale que
la vieillesse ne l'avait pas blanchie, et il la lui baisa avec un
sentiment si chevaleresque qu'il en aurait été tout idéalisé aux yeux
d'un poète, cet antique pêcheur à la ligne, avec sa mise hétéroclite et
son nez jaspé!

Elle la lui avait donnée comme une reine, et quand il eut fait retentir
son hommage, un hommage militaire, car le baiser du vieil enthousiaste
fit presque le bruit d'un coup de pistolet, ils s'adressèrent
mutuellement une de ces solennelles révérences comme la tradition nous
rapporte qu'on en faisait une avant de danser le menuet.

«Ma soeur de Percy,--dit l'abbé,--puisque l'apparition de Des Touches,
dont nous aurons sans doute des nouvelles demain, nous fait tisonner
dans son histoire, au coin du feu, ici, ce soir, pourquoi ne la
raconteriez-vous pas à Fierdrap, qui ne l'a jamais sue que de _bric et
de broc_, comme nous disons en Normandie, par la très bonne raison qu'il
ne l'a jamais entendue que dans les versions infidèles et changeantes de
l'émigration?

--Je le veux bien, mon frère,--dit mademoiselle de Percy, qui rougit de
plaisir à la demande de l'abbé, si cela pouvait s'appeler rougir que de
passer de la nuance qu'elle avait à une nuance plus foncée.--Mais il est
neuf heures sonnées à la pendule et mademoiselle Aimée va bientôt venir;
c'est son heure. Or, voilà l'embarras: comment raconter devant elle
l'enlèvement de Des Touches où périt son fiancé d'une manière si fatale?
Elle a beau être sourde et préoccupée; la malheureuse fille! il y a des
jours où le rideau tendu par la douleur entre elle et le monde est moins
épais et laisse passer les bruits et la parole, et c'est peut-être un de
ces jours-là qu'aujourd'hui!

--Si l'air est très fin,--dit mademoiselle Ursule de Touffedelys, qui
faisait la médecine des pauvres, et qui avait des explications à elle
pour expliquer une irrégularité organique à laquelle les médecins ne
comprenaient rien,--si l'air est très fin, vous pouvez être bien
tranquille, elle n'entendra pas une syllabe de tout ce que vous nous
direz!

--Et il est très fin,--dit l'abbé, en passant ses mains le long de ces
jambes,--car je sens une vraie tempête de vents coulis sur mes bas de
soie. Quand donc ferez-vous descendre votre paravent dans le salon,
mesdemoiselles?

--Eh bien,--dit le baron de Fierdrap, suivant son idée,--ne commençons
que quand elle sera venue, afin de n'avoir pas à nous interrompre...»
Et, précisément, la pendule se mit à marquer le quart après neuf heures
avec un bruit sec...

Cette pendule était un Bacchus d'or moulu, vêtu de sa peau de tigre,
qui, debout, tenait sur son genou divin, ni plus ni moins qu'un simple
tonnelier de la terre, un tonneau dont le fond était le cadran où l'on
voyait les heures, et dont le balancier figurait une grappe de raisin
picorée d'abeilles. Sur le soc enguirlandé de pampres et de lierres, à
trois pas du dieu aux courts cheveux bouclés, il y avait un thyrse
renversé, une amphore et une coupe... Drôle de pendule chez de vieilles
filles, qui ne buvaient guère que du lait et de l'eau, et se souciaient
moins que l'abbé de mythologie!

Or, presque au même instant, la sonnette de la porte répondit au _tac_
de la pendule en tintant avec son bruit aigrelet au fond du corridor qui
conduisait à la rue:

«La voici! Nous n'avons pas eu longtemps à l'attendre,» ajouta le baron.

Et celle qu'ils nommaient _mademoiselle Aimée_, et qui allait décider de
leur soirée, ouvrit la porte sans qu'on l'annonçât, et entra.




III

UNE JEUNE VIEILLE AU MILIEU DE VÉRITABLES VIEILLARDS


«C'est vous, Aimée!--crièrent du plus haut de leurs gosiers les deux
Touffedelys, qui, dans leurs bergères capitonnées, ressemblaient à ces
montres à répétition que l'on plaçait autrefois sur un coussinet de soie
piqué, aux deux côtés de la glace de la cheminée, et qui auraient sonné
l'heure en même temps.--Mon Dieu! n'êtes-vous pas _traversée_, ma
chère?...» reprirent-elles d'une seule haleine, toujours confondant
leurs sonneries, virant toutes deux autour de mademoiselle Aimée, tenant
leurs écrans et remuées d'un esprit de maîtresse de maison qui semblait,
à leurs agitations, souffler en elles comme un Borée.

[Illustration: ... «C'est vous, Aimée!»--crièrent du plus haut de leurs
gosiers les deux Touffedelys...]

Du reste, tout le petit cercle s'était levé d'un mouvement unanime,
comme s'il eût cédé à la pression du même ressort. C'était le ressort
fort et doux de la sympathie, un acier bien fin qui ne s'était pas
rouillé dans tous ces vieux coeurs.

«Ne vous dérangez donc pas!--fit une voix fraîche du fond de la cape
rabattue d'un mantelet; car la nouvelle arrivée était entrée dans le
salon comme elle était venue, n'ayant laissé dans le corridor que ses
patins. Elle répondait plus aux mouvements qu'aux paroles de ses
amies.--Je ne suis pas mouillée,--ajouta-t-elle,--je suis venue si vite
et le couvent est si près!»

Et, pour prouver ce qu'elle disait, elle pencha, dans le jour ambré de
la lampe, son épaule, où quelques gouttes d'eau perlaient sur la soie de
son mantelet. Le mantelet était d'un violet sombre, l'épaule était
ronde, et les gouttes d'eau tremblaient bien, à cette lueur de lampe,
sur cette rondeur soyeuse. On eût dit une grosse touffe de scabieuses où
fussent tombés les pleurs du soir.

«Ce n'est que les gouttes du _larmier_,--fit judicieusement la grande
observatrice, mademoiselle Sainte.

--Aimée, vous êtes une imprudente, ma _Délicate-et-Blonde_!--se mit
à rugir mademoiselle de Percy, jouant de sa basse-taille aux oreilles
de mademoiselle Aimée.--C'était un essai: l'entendrait-elle?--La soeur
de l'abbé tenait beaucoup à raconter son histoire au baron de
Fierdrap, et elle la croyait compromise...--Vous vous êtes
exposée--continua-t-elle--à vous rendre malade; car, en venant, si vous
n'avez pas eu la pluie, vous avez eu le vent, mon amour!»

Mais, pour toute réponse à cette tonnante observation, machiavéliquement
bienveillante, la _Délicate-et-Blonde_ avait détaché l'améthyste qui
agrafait son mantelet autour de son cou, et, des plis de ce _dessus_
reployé, sortit une grande personne, blonde, il est vrai, mais plus
forte que délicate. Quand elle se retourna après avoir jeté là
languissamment son mantelet au dos d'une chaise, et qu'elle vit
mademoiselle de Percy, rouge comme un homard dans son court bouillon, et
qui de sa main faisait un cornet:

«Pardon,--dit-elle,--mademoiselle, car je crois que vous me parliez;
mais, ce soir, je suis...»

Dans sa touchante pudeur d'infirme, elle n'osa pas dire le mot qui
exprimait son infirmité. Mais, montrant, d'un geste triste, son oreille
et son front:

«_Madame est dans sa tour_, au plus haut de sa tour,--dit-elle en
souriant,--et je crains bien que, ce soir, elle n'en puisse descendre!»

Mot poétique et enfantin qu'elle avait trouvé et qu'elle répétait les
jours où sa surdité était complète. Elle avait une manière de les
prononcer, qui faisait de ces mots: «_Madame est dans sa tour_», tout un
poème de mélancolie!

«Ce qui veut dire qu'elle est sourde comme un pot,--risqua l'abbé d'un
ton sarcastique et cynique.--Tu auras ton histoire, Fierdrap! et ma
soeur ne sera pas obligée d'avaler sa langue comme les sauvages... ce
qui doit être un rude supplice, même pour les héroïnes de votre
force, mademoiselle de Percy!»

Pendant qu'il parlait, la cadette des Touffedelys avait pris par ses
coudes, nus au-dessus de ses longues mitaines, mademoiselle Aimée, et
l'avait doucement poussée dans sa bergère, tandis que mademoiselle
Ursule, approchant un carreau, avait posé aimablement dessus les pieds
de cette fille, qui semblait si bien porter ce nom d'Aimée qu'ils lui
donnaient tous, sans y ajouter d'autre nom.

«Mais vous voulez donc que je m'en retourne, mes trop aimables?...--fit
celle-ci, en prenant sur ses pieds les mains de mademoiselle Ursule et
en les gardant dans les siennes.--Vous voilà tous debout! Vous voilà
tous en l'air parce que j'arrive! Est-ce là me traiter en voisine et en
amie?... Sont-ce là nos conventions? Vous m'avez autorisée à venir sans
cérémonie, en douillette et en pantoufles, travailler près de vous
chaque soir; car voici le mois où je ne puis rester chez moi toute
seule, quand la nuit est tombée...»

Elle dit cela comme si l'on avait su ce qu'elle voulait dire; et, de
fait, les deux Touffedelys s'inclinèrent d'adhésion, comme ces magots
chinois qui baissent la tête ou tirent la langue quand on les met en
branle et qu'on les approche... Seulement, elles s'arrêtèrent au premier
de ces deux mouvements.

«Vraiment, je regretterai d'être venue--continua-t-elle--si je vois que
je vous dérange, que j'interromps ce que vous disiez... Avec une fille
d'aussi peu de ressource que moi dans la causerie, il faut toujours, mes
chères amies, faire comme si je n'y étais pas!»

Mais il semblait précisément que ce ne fût pas si facile de faire ce
qu'elle disait là d'une voix légère et résignée! Ni dans cette partie
indifférente du monde qui s'appelle le _grand_ ou le _beau monde_, ni
dans le petit monde de l'intimité, ni nulle part enfin dans la vie,
cette femme, cette sourde, cette Aimée, ne pouvait passer inaperçue. Et,
bien loin qu'on pût faire jamais, quand elle était là, _comme si elle
n'y était pas_, on sentait, tant elle était charmante! que même là où
elle n'était plus, elle semblait être encore et rester toujours!

Oui! elle était charmante, quoique, hélas! aussi sans jeunesse. Mais
parmi tous ces vieillards plus ou moins chenus, sur ce fond de
chevelures blanchies étagées autour d'elle, elle ressortait bien et elle
se détachait comme une étoile d'or pâlie sur un glacis d'argent, qui en
aurait relevé l'or. De belle qu'elle avait été, elle n'était plus que
charmante; car elle avait été d'une beauté célèbre dans sa province et
même à Paris, quand elle y venait avec son oncle, le colonel Walter de
Spens, vers 18.., et quand elle accaparait, en se montrant au bord d'une
loge, toutes les lorgnettes d'une salle de spectacle. Aimée-Isabelle de
Spens, de l'illustre famille écossaise de ce nom, qui portait dans son
écu le lion rampant du grand Macduff, était le dernier rejeton de cette
race antique, venue en France sous Louis XI et dont les divers membres
s'étaient établis, les uns en Guyenne et les autres en Normandie. Sortie
des anciens comtes de Fife, cette branche de Spens qui, pour se
distinguer des autres branches, ajoutait à son nom et à ses armes le nom
et les armes de Lathallan, s'éteignait en la personne de la comtesse
Aimée-Isabelle, qu'on appelait si simplement _mademoiselle Aimée_ dans
le salon des Touffedelys, et devait mourir sous les bandeaux blancs et
noirs de la virginité et du veuvage, ces doubles bandelettes des grandes
victimes! Aimée de Spens avait perdu son fiancé au moment où, devenue
pauvre par le fait de la spoliation révolutionnaire, elle cousait
elle-même sa modeste robe de noces de ses mains féodales; et même on
ajoutait tout bas qu'elle avait fait de cette robe inachevée et inutile
le suaire de son malheureux fiancé... Depuis ce temps-là, et il y avait
longtemps, le monde intime au sein duquel elle vivait l'appelait souvent
la Vierge-Veuve, et ce nom exprimait bien, dans ses deux nuances, sa
destinée. Comme il faut avoir vu les choses pour les peindre
ressemblantes, le groupe de vieillards qui l'entourait et qui l'avait
vue en pleine jeunesse, donnera peut-être en parlant d'elle, dans cette
histoire, une idée de sa beauté passée; mais il paraît que cette beauté
avait été surnaturelle.

[Illustration: ... De belle qu'elle avait été, elle n'était plus que
charmante...]

Lorsque le vent de la poésie romantique soufflait dans la tête classique
de l'abbé de Percy, qui était poète, mais qui tournait ses vers au _tour
en l'air_ de Jacques Delille, il disait, sans trop croire tomber dans
le galimatias moderne:

    _Ce fut longtemps l'Astre du jour;
    Mais c'est l'Astre des nuits encore!_

Et, quelle que fût la valeur métaphorique de ces deux vers, ils ne
manquaient pas de justesse. En effet, Aimée, la belle Aimée, était une
puissance métamorphosée, mais non détruite. Tout ce qui avait été
splendide en elle autrefois, tout ce qui foudroyait les yeux et les
coeurs, était devenu, à son déclin, doux, touchant, désarmé, mais
suavement invincible. Sidérale d'éclat, sa beauté, en mûrissant, s'était
amortie. Comme les rayons de la lune, elle s'était veloutée...

L'abbé disait d'elle encore ce joli mot à la Fontenelle, pour exprimer
le charme attachant de sa personne: «Autrefois, elle faisait des
victimes; à présent, elle ne fait plus que des captifs.» Le foisonnant
buisson de roses s'était éclairci, les fleurs avaient pâli et se
dépouillaient, mais en se dépouillant, le parfum de tant de roses ne
s'était pas évaporé. Elle était donc toujours _Aimée_... L'outre-mer de
ses longs yeux de «fille des flots», qui distinguait, comme un signe de
race, cette descendante des anciens _rois de la mer_, ainsi que les
Chroniques désignent les Normands, nos ancêtres, n'avait plus, il est
vrai, la radieuse pureté de ce regard de Fée, ondé de bleu et de vert,
comme les pierres marines et comme les étoiles, et où semblaient
chanter, car les couleurs _chantent_ au regard, la Sérénité et
l'Espérance! Mais la profondeur d'un sentiment blessé, qui teignait tout
de noir dans l'âme d'Aimée, y versait une ombre sublime. Le gris et
l'orangé, ces deux couleurs du soir, y descendaient et y jetaient je ne
sais quels voiles comme il y en a sur les lacs de saphir de l'Écosse, sa
primitive patrie. Moins heureuse que les montagnes, qui ne connaissent
pas leur bonheur et qui retiennent longtemps à leurs sommets les feux du
soleil couchant et les caresses de la lumière, les femmes, elles,
s'éteignent par la cime. Des deux blonds différents qui avaient, pendant
tant d'années, joué et lutté dans les ondes d'une chevelure «du poids de
sa dot de comtesse», disait orgueilleusement le père d'Aimée de Spens
avant sa ruine, le blond mat et morne l'emportait maintenant sur le
blond étincelant et joyeux qui avait jadis poudré son front, si
mollement rosé, de l'or agaçant de ses paillettes; et c'est ainsi que,
comme toujours, le feu, une fois de plus, mourait sous la cendre! Si
mademoiselle Aimée avait été brune, pas de doute que déjà, sur ces
nobles tempes qu'elle aimait à découvrir, quoique ce ne fût pas la mode
alors comme aujourd'hui, on eût pu voir germer ces _premières fleurs du
cimetière_, comme on dit des premiers cheveux blancs que le temps, dans
de cruels essais, nous attache au front brin à brin, en attendant que le
diadème mortuaire qu'il tresse à nos têtes condamnées soit achevé! Mais
mademoiselle Aimée était blonde. Les cheveux blancs des blondes sont des
cheveux bruns, qui, peu à peu, viennent tacher, comme de terre, leurs
boucles brillantes, dédorées. Ces terribles taches, Aimée les avait à la
racine de ses cheveux relevés, et l'âge de cette jeune vieille n'était
pas seulement écrit dans ces sinistres meurtrissures...

Il l'était ailleurs. Il l'était partout. A la clarté de la lampe qui
frappait obliquement sa joue, il était aisé d'apercevoir les ombres
mystérieuses et fatales qui ne tenaient pas au jeu de la lumière, mais à
la triste action de la vie, et qui commençaient à tomber dans les
méplats de son visage comme elles étaient déjà tombées dans le bleu de
mer de ses yeux. La robe de soie gris de fer qu'elle portait et les
longues mitaines noires qui montaient jusqu'à la saignée de son bras
rond et vainement puissant, puisqu'il ne devait jamais étreindre ni un
pauvre enfant, ni un homme; ce bras dont la chair ressemblait de tissu,
de nuance et de fermeté, à la fleur de la jacinthe blanche; le bout de
dentelle qu'elle avait jeté pour sortir, à la hâte, par-dessus son
peigne, et qui, noué sous son menton, encadrait modestement l'ovale de
ses traits; tous ces simples détails, ajoutés au travail du temps,
humanisaient, faisaient redevenir visage de femme cette céleste figure
de Minerve, calme, sérieuse, olympienne, placide, en harmonie avec ce
sein hardiment moulé comme l'orbe d'une cuirasse de guerrière, où
brûlait chastement, depuis plus de vingt ans, une pensée d'adoration
perpétuelle. Et l'on sentait, en voyant ces premiers envahissements de
l'âge et ces traces de la douleur, que si cette vierge, grandiose et
pudique, avait toujours été la sagesse, elle n'était pas pour cela
déesse.

Elle n'était qu'une fille «montée en graine», disaient cyniquement les
jeunes gentilshommes de la contrée, qui ont tous perdu, au contact des
moeurs nouvelles, la galanterie chevaleresque de leurs pères. Mais aux
yeux de qui savait voir, cette vieille fille valait mieux à son petit
doigt sans anneau qu'à tout leur corps, dans leurs robes de noce, les
plus jeunes châtelaines de ce pays, dont les femmes ressemblent pourtant
aux touffes de roses des pommiers en fleurs! Au physique, sa beauté de
soleil couché, estompée par le crépuscule et par la souffrance, pouvait
encore inspirer un grand amour à une imagination réellement poétique;
mais, au moral, qui aurait pu lutter contre elle? Qui, sur les âmes
élevées, aurait eu plus d'empire que cette Aimée de quarante ans, la
femme de son nom autrefois,--car personne n'avait jamais inspiré plus de
sentiments ardents et tendres... Richesse et conquêtes inutiles! Don de
grâce ironique et cruel! qui n'avait jamais rien pu pour son bonheur,
mais qui avait fait de sa vie manquée quelque chose de plus beau que la
vie réussie des autres!

Le petit cercle qui venait de s'ouvrir pour elle et qu'elle avait
élargi, s'était refermé autour de la cheminée. Mademoiselle Sainte de
Touffedelys avait pris place auprès de sa soeur. La nouvelle arrivée,
installée si aimablement dans la bergère de mademoiselle Sainte, avait
tiré de son manchon la broderie commencée chez elle, et de ses doigts
effilés, qui sortaient de ses mitaines de soie comme des pistils blancs
d'une fleur noire, elle fit quelques points, puis, relevant sa belle
tête et leur jetant son regard langoureux à eux tous, qui se préparaient
à reprendre leur causerie interrompue:

«A la bonne heure!--dit-elle de cette voix dont la fraîcheur avait plus
résisté que celle de ses joues,--une voix de rose qu'il faudrait donner
au guide de l'aveugle pour le consoler de n'y voir plus;--à la bonne
heure! voilà comme je vous aime maintenant, et comme je vous veux.
Causez entre vous et oubliez-moi.»

Et elle repencha sa tête sur son ouvrage, et elle se replongea dans sa
préoccupation profonde, ce _puits de l'abîme_ qui était en elle et que
gardait sa surdité!

«Et à présent, ma chère Percy,--fit doctoralement mademoiselle
Ursule,--vous pouvez dire tout ce qu'il vous plaira sans aucune
crainte. Quand sa surdité la reprend, elle devient encore plus distraite
que sourde, et, c'est moi qui vous en réponds, elle n'entendra pas un
seul mot, fendu en quatre, de votre histoire.

--Oui!--dit l'abbé;--seulement, ma soeur, vous ferez bien de vous
arrêter, si votre fougue vous le permet, quand elle lèvera la tête de
son ouvrage; car ces diables de sourds voient le son sur les lèvres, et
les mots leur arrivent par les yeux.

--Lignes et hameçon!--dit le baron de Fierdrap étonné,--que de
précautions pour une histoire! C'est donc quelque chose de bien terrible
pour mademoiselle Aimée, ce que vous allez raconter. J'avais bien ouï
dire autrefois qu'elle avait perdu son fiancé dans la fameuse expédition
des Douze, et qu'elle n'avait jamais, à cause de cela, voulu entendre
parler de mariage, depuis ce temps-là, malgré les bons partis qui se
présentèrent; mais, bon Dieu! où donc en sommes-nous, si, au bout de
vingt ans, il faut prendre des ménagements pareils pour raconter une
vieille histoire devant une... devant une...

--Allons, achève! devant une vieille fille!--interrompit l'abbé.--Elle
ne t'entend pas, et voilà déjà le bénéfice de sa surdité qui commence!
Mais, mon pauvre Fierdrap, cette vieille fille, comme tu dis, eût-elle
l'âge des carpes que tu pêches dans les étangs du Quesnoy, et elle est
encore loin de cet âge et du nôtre, cette vieille fille, c'est
mademoiselle Aimée de Spens, une perle, vois-tu? qui ne se trouve pas
dans la vase où tu prends tes anguilles! une espèce de femme rare comme
un dauphin, et à laquelle un vide-rivière de cormoran comme toi n'est
pas troussé pour rien comprendre, pas plus qu'à ce terrible coup de
filet autour du coeur, qu'on appelle un amour fidèle!

--Peuh!--fit le baron, sur lequel le mot de l'abbé opéra comme un
_clangor tubæ_, qui lui sonnait la diane de sa manie et qui lui fit
enfourcher son dada,--j'ai pêché, il y a environ dix ans, sous les ponts
de Carentan et à l'époque de l'équinoxe de septembre, un poisson de la
grosseur d'un fort rouget, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à un
dauphin, s'il faut en croire les peintures, les écussons et les
tapisseries où ce phénix des poissons est représenté. Comment se
trouvait-il dans la Douve? La mer l'avait-elle rejeté là comme elle y
rejette quantité de saumons, à certaines saisons et à certaines marées?
Mais le fait est que je l'y trouvai pris à une de mes lignes dormantes,
au bout de laquelle il tressautait vigoureusement, comme s'il n'avait
pas eu un croc dans la tête, de la profondeur de deux doigts! De ma vie
ni de mes jours je n'avais eu un pareil poisson dans ma nasse; non, par
Dieu et ses apôtres, qui étaient pêcheurs! ni le père Le Goupil, ni M.
Caillot, ni M. d'Ingouville, ni aucun des membres de notre _club des
Pêcheurs de la Douve_ non plus!

«Je restai d'abord un peu ébahi quand je l'aperçus; mais bientôt je le
couchai mollement sur l'herbe, et je me mis à braquer sur lui mes deux
lanternes,--et il fit un geste en montrant ses deux yeux, qu'il
cligna.--J'avais retenu de mes livres de classe que le dauphin se
teignait, à l'heure de la mort, de toutes les nuances de l'arc-en-ciel,
et j'étais curieux de voir cela. Mais c'est probablement une de ces
bourdes comme nous en ont fait si souvent messieurs les Anciens. As-tu
jamais pu croire aux Anciens, toi, l'abbé?... et à leur Pline?... et à
leur Varron?... et à leur pince-sans-rire de Tacite?... tous drôles qui
se moquent de nous à travers les siècles, mais à qui, du moins,
l'histoire de mon poisson allongea un bon soufflet de plus; car, mon
cher, il mourut aussi bêtement qu'une huître hors de son écaille... sans
plus changer de couleur que la première tanche ou le premier brochet
venu! Et cependant, quand j'allai, de mon pied mignon, le porter au
bonhomme Lambert de Grenthéville, qui s'occupait alors d'histoire
naturelle, il me jura, malgré tout ce que je pus lui dire de la plate
mort de la bête, et sur son honneur de savant, ce qui n'était pas pour
moi, du reste, chose aussi vénérable que le reliquaire de Saint-Lô, oui!
il me jura que c'était bien là le dauphin dont les anciens nous ont tant
parlé. En fait de dauphin, voilà, l'abbé, ce que j'ai jamais vu de ma
vie, et tu as diablement raison--_diablement_ était l'adverbe favori du
baron de Fierdrap--si tu entends par là quelque chose de rare! Quant aux
amours fidèles, c'est différent... et plus commun... quoiqu'il n'en
pleuve pas non plus des potées, et qu'à ce filet-là comme aux autres le
temps ôte chaque jour quelque maille, par où le poisson le mieux pris ne
manque jamais de décamper!

--Eh bien, sceptique!--reprit l'abbé,--sceptique au coeur des femmes! en
voici une qui soufflètera aussi tes observations et tes connaissances...
comme si tu étais un Ancien! L'histoire de mademoiselle Aimée se mêle à
l'histoire de ma soeur comme une guirlande de cyprès s'enlace à une
branche de laurier. Écoute et profite! et ne suspends pas plus longtemps
un récit que tu as demandé toi-même, et que tu oublies à _parler
poisson_, ô le plus incorrigible des pêcheurs!

--Sur mon honneur, c'est la vérité! j'ai, là, glissé comme une
anguille,--dit M. de Fierdrap. Et, se tournant vers mademoiselle
de Percy, littéralement à l'état d'outre, gonflée par l'histoire
qu'elle était obligée de retenir, pendant que ces messieurs
parlaient:--Excusez-moi,--ajouta-t-il,--mademoiselle, quoique le plus
coupable des deux soit votre frère, avec son dauphin qui m'a rappelé le
mien...

--Oui!--fit l'abbé, toujours mythologique,--comme Arion, un dauphin t'a
emporté sur sa croupe et tu as bientôt gagné le large dans la haute mer
des distractions...

--Mais je suis à présent tout oreilles pour vous écouter,
mademoiselle,»--continua M. de Fierdrap à travers la plaisanterie de
l'abbé, qui ne l'arrêta pas.

Mademoiselle de Percy, dont l'impatience ressemblait à une menace
d'apoplexie et qui débâtissait convulsivement les points qu'elle avait
faits à son travail de tapisserie, repoussa son canevas dans sa
corbeille; et tenant ses ciseaux, les seules armes dont sa main
d'héroïne fût maintenant armée et dont elle tambourinait de temps en
temps sur le guéridon contre lequel elle était accoudée, elle commença
son récit...

Histoire militaire, digne d'un bien autre tambour!

[Illustration: ... Histoire militaire, digne d'un bien autre tambour!]




IV

HISTOIRE DES DOUZE


«Pendant que vous pêchiez des truites en Écosse, monsieur de Fierdrap,
et que mon frère, ici présent, faisait voir, dans sa personne, la grave
Sorbonne, en habit écarlate, chassant le renard, à franc étrier, sur les
domaines de notre gracieux cousin le duc de Northumberland, ces
demoiselles de Touffedelys, qui, en leur qualité de châtelaines très
aimées des gens de leurs terres, avaient cru pouvoir se dispenser
d'émigrer ainsi que moi, la dernière d'une famille nombreuse et depuis
longtemps déjà dispersée, nous nous occupions, de ce côté-ci de la
Manche, à bien autre chose, je vous assure, qu'à _filer nos quenouilles
de lin_, comme dit la vieille chanson bretonne! Les temps paisibles, où
l'on ourlait des serviettes ouvrées dans la salle à manger du château,
n'étaient plus... Quand la France se mourait dans les guerres civiles,
les rouets, l'honneur de la maison, devant lesquels nous avions vu,
pendant notre enfance, nos mères et nos aïeules assises comme des
princesses des contes de Fées, les rouets dormaient, débandés et
couverts de poussière, dans quelque coin du grenier silencieux. Pour
parler à la manière des fileuses cotentinaises: nous avions un _lanfois_
plus dur à peigner. Il n'y avait plus de maison, plus de famille, plus
de pauvres à vêtir, plus de paysannes à doter; et la chemise rouge de
mademoiselle de Corday était tout le trousseau en espérance qu'à des
filles comme nous avait laissé la République!

[Illustration: ... «Pendant que vous pêchiez des truites en Écosse,
monsieur de Fierdrap...»]

«Or, à l'époque dont je vais vous parler, monsieur de Fierdrap, la
grande guerre, ainsi que nous appelions la guerre de la Vendée, était
malheureusement finie. Henri de La Rochejaquelein, qui avait compté sur
l'appui des populations normandes et bretonnes, avait, un beau matin,
paru sous les murs de Granville; mais, défendu par la mer et ses rochers
encore mieux que par les réquisitionnaires républicains, cet
inaccessible perchoir aux mouettes avait tenu ferme et, de rage de ne
pouvoir s'en rendre maître, La Rochejaquelein, à ce moment-là, dit-on,
dégoûté de la vie, était allé briser son épée sur la porte de la ville,
malgré le canon et la fusillade, puis il avait remmené ses Vendéens. Du
reste, si, comme on l'avait cru d'abord, Granville n'avait pas fait de
résistance, le sort de la guerre royaliste aurait-il été plus
heureux?... Nul des chefs Normands--et je les ai tous très bien
connus--qui avaient, dans notre Cotentin, essayé d'organiser une
Chouannerie à l'instar de celle de l'Anjou et du Maine, ne le pensait,
même dans ce temps où l'inflammation des esprits rendait toute illusion
facile. Pour le croire, ils jugeaient trop bien le paysan normand, qui
se battrait comme un coq d'Irlande pour son fumier dans sa basse-cour,
mais à qui la Révolution, en vendant à vil prix les biens d'émigrés et
les biens d'Église, avait précisément offert le morceau de terre pour
lequel cette race, pillarde et conservatrice à la fois, a toujours
combattu, depuis sa première apparition dans l'Histoire. Vous n'êtes pas
Normand pour des prunes, baron de Fierdrap, et vous savez, comme moi,
par expérience, que le vieux sang des pirates du Nord se retrouve encore
dans les veines des plus chétifs de nos paysans en sabots. Le général
_Télémaque_, comme nous disions alors, c'est-à-dire, sous son vrai nom,
le chevalier de Montressel, qui avait été chargé par M. de Frotté
d'organiser la guerre dans cette partie du Cotentin, m'a souvent répété
combien il avait été difficile de faire décrocher du manteau de la
cheminée le fusil de ces paysans, chez qui l'amour du roi, la religion,
le respect des nobles, ne venaient que bien après l'amour de leur _fait_
et le besoin d'avoir de _quay sur la planche_[2]. «Tous les intérêts
de ces gens-là sont des intérêts,» me disait, dans son dépit, le
chevalier, qui n'était pas de Normandie. Et il ajoutait, M. de
Montressel: «Si la chair de Bleu s'était vendue au prix du gibier, sur
les marchés de Carentan ou de Valognes, pas de doute que mes lambins
dégourdis n'en eussent bourré leurs carnassières, et ne nous eussent
abattu, à tout coin de haie, des républicains, comme ils abattaient,
dans les marais de Néhou, des canards sauvages et des sarcelles!»

[2] De quoi sur la planche

«Et si je reviens sur tout cela, monsieur de Fierdrap, quoique vous le
sachiez aussi bien que moi, c'est que vous n'étiez plus là, vous, quand
nous y étions, et que je me sens obligée, avant d'entrer dans mon
histoire, de vous rappeler ce qui se passait en cette partie du
Cotentin, vers la fin de 1799. Jamais, depuis la mort du Roi et de la
Reine, et depuis que la guerre civile avait fait deux camps de la
France, nous n'avions eu, nous autres royalistes, le courage, sinon plus
abattu, au moins plus navré... Le désastre de la Vendée, le massacre de
Quiberon, la triste fin de la Chouannerie du Maine, avaient été la mort
de nos plus chères espérances, et si nous tenions encore, c'était pour
l'honneur; c'était comme pour justifier la vieille parole: «On va bien
loin quand on est lassé!» M. de Frotté, qui avait refusé de reconnaître
le traité de la Mabilais, continuait de correspondre avec les princes.
Des hommes dévoués passaient nuitamment la mer et allaient chercher en
Angleterre, pour les rapporter à la côte de France, des dépêches et des
instructions. Parmi eux, il en était un qui s'était distingué entre les
plus intrépides par une audace, un sang-froid et une adresse
incomparables: c'était le chevalier Des Touches.

«Je ne vous peindrai pas le chevalier... Vous le disiez, il n'y a qu'un
instant, à mon frère, vous l'avez connu à Londres et vous l'appeliez _la
Belle Hélène_, beaucoup pour son enlèvement, et un peu aussi pour sa
beauté; car il avait, si vous vous en souvenez, une beauté presque
féminine, avec son teint blanc et ses beaux cheveux annelés, qui
semblaient poudrés, tant ils étaient blonds! Cette beauté, dont tout le
monde parlait et dont j'ai vu des femmes jalouses, cette délicate figure
d'ange de missel, ne m'a jamais beaucoup charmée. J'ai souvent raillé
sur leurs admirations enthousiastes mesdemoiselles de Touffedelys et
bien d'autres jeunes filles de ce temps, qui regardaient le chevalier de
Langotière comme un miracle, et l'auraient volontiers nommé la _belle
des belles_, comme, du temps de la Fronde, on disait de la duchesse de
Montbazon, seulement, tout en raillant, je n'oubliais pas que cette
mignonne beauté de fille à marier était doublée de l'âme d'un homme; que
sous cette peau fine, il y avait un coeur de chêne et des muscles comme
des cordes à puits... Un jour, dans une foire, à Bricquebec, j'avais vu
le chevalier, traité de _Chouan_ avec insolence, sous une tente, faire
tête à quatre vigoureux paysans, dont il tordit les _pieds de frêne_
dans ses charmantes mains, comme si ç'avaient été des roseaux! Je
l'avais vu, pris brutalement à la cravate par un brigadier de
gendarmerie taillé en Hercule, saisir le pouce de cet homme entre ses
petites dents, ces deux si jolies rangs de perles! le couper net d'un
seul coup et le souffler à la figure du brigadier, tout en s'échappant
par un bond qui troua la foule ameutée autour d'eux; et depuis ce
jour-là, je l'avoue, la beauté de ce terrible coupeur de pouce m'avait
paru moins efféminée! Depuis ce jour-là aussi, j'avais appris à le
connaître, au château de Touffedelys, où, comme je vous le disais,
baron, nous avions notre quartier général le mieux caché et le plus sûr.
Êtes-vous allé quelquefois à Touffedelys, monsieur de Fierdrap?... Vos
domaines, à vous, n'étaient pas de ce côté, et de ce pauvre château
ruiné, il ne reste pas maintenant une seule pierre! C'était un assez
vaste manoir, autrefois crénelé, un débris de construction féodale, qui
pouvait abriter une troupe nombreuse entre ses quatre tourelles, et dont
les environs étaient couverts de ces grands bois, le vrai nid de toutes
les Chouanneries! qui rappelaient par leur noirceur et les dédales de
leurs clairières, ce fameux bois de Misdom où le premier des Chouans, un
Condé de broussailles, Jean Cottereau, avait toute sa vie combattu.
Situé à peu de distance d'une côte solitaire, presque inabordable à
cause des récifs, le château de Touffedelys semblait avoir été placé là,
comme avec la main, en prévision de ces guerres de partisans à moitié
éteintes et que nous essayions de rallumer! Tout ce qui avait résolu de
reprendre et de continuer cette malheureuse guerre interrompue, tout ce
qui repoussait dans son âme d'oppressives pacifications, tout ce qui
pensait que des combats de buisson et de haie pouvaient mieux réussir
qu'une guerre de grande ligne, devenue d'ailleurs impossible, tous ceux
qui voulaient brûler une dernière cartouche contre la Fortune, l'ignoble
et lâche Fortune! et s'enterrer sous leur dernier coup de fusil,
venaient, de toutes parts, se réunir et se concerter dans ce fidèle
château de Touffedelys. Les chefs de cette arrière-Chouannerie, qui eut
son dénoûment, hideusement tragique, à la mort de Frotté, massacré dans
le fossé de Verneuil, y arrivaient sous toutes sortes de déguisements,
et maintes fois ils s'y abouchèrent avec les derniers survivants de la
Chouannerie du Maine écrasée. Afin de désorienter le soupçon, le
château, qui n'avait plus que deux châtelaines, bien peu inquiétantes, à
ce qu'il semblait, pour la République, était le refuge de quelques
femmes de la contrée dont les pères, les maris, les frères avaient
émigré, et qui, n'ayant voulu ou pu les suivre, évitaient, en vivant à
la campagne, au milieu des paysans chez lesquels un vieux respect pour
leurs familles existait encore, ce qu'elles n'eussent pas évité dans les
villes: le gouffre toujours béant des maisons d'arrêt.

«Elles y vivaient le plus obscurément qu'elles pouvaient, cherchant à se
faire oublier des représentants du peuple en mission, ces épouvantables
inquisiteurs, mais cherchant à renouer les mailles du réseau, si souvent
brisé, d'une insurrection à laquelle l'ensemble a trop manqué toujours.
Ces femmes, dont voici quatre échantillons, monsieur de Fierdrap...»

Et, des ciseaux qu'elle tenait, mademoiselle de Percy indiqua les deux
Touffedelys, mademoiselle Aimée, et enfin elle-même, en retournant la
pointe de ses ciseaux vers les redoutables timbales de son corsage.

«Ces femmes étaient dans tout l'éclat de leur fraîcheur de Normandes et
dans toute la romanesque ferveur des sentiments de leur jeunesse; mais
dressées au courage par les événements mortels de chaque jour,
perpétuellement à quelques pieds de leurs têtes, et brûlant de ce
Royalisme qui n'existe plus, même dans vous autres hommes qui avez
pourtant si longtemps combattu et souffert pour la royauté; elles ne
ressemblaient pas à ce qu'avaient été leurs mères au même âge et à ce
que sont leurs filles ou leurs petites-filles aujourd'hui! La vie du
temps, les transes, le danger pour tout ce qu'elles aimaient, avaient
étendu une frémissante couche de bronze autour de leurs coeurs... Vous
voyez bien Sainte de Touffedelys dans sa bergère, qui ne traverserait
pas aujourd'hui la place des Capucins, à minuit, pour un empire, et sans
se sentir la mort dans les veines... eh bien! Sainte de
Touffedelys--n'est-ce pas, Sainte?--venait seule avec moi, la nuit, par
les plus mauvais temps d'orage, porter sur cette côte isolée et
dangereuse des dépêches au chevalier Des Touches, déguisé en pêcheur de
congres, et qui, dans un canot fait de trois planches, sans aucune voile
et sans gouvernail, se risquait, pour le service du Roi, de la côte de
France à la côte d'Angleterre, à travers cette Manche toujours grosse de
quelque naufrage... aussi froidement que s'il se fût agi d'avaler un
simple verre d'eau!

--Et cela pouvait être la mer à boire!--interrompit l'abbé, qui, comme
le prince de Ligne, aimait jusqu'aux bêtises de la gaieté.

--Car telle était, surtout,--continua mademoiselle de Percy, trop
_partie_ pour s'apercevoir de l'interruption de son frère,--la fonction,
parmi nous, du chevalier Des Touches. Entre les gentilshommes qui
hantaient le château de Touffedelys et qui y concertaient la guerre, il
n'y avait, malgré le courage qui les distinguait et qui les égalisait
tous, que ce jeune damoisel de chevalier Des Touches pour se mettre
ainsi à la mer comme un poisson; car, vous vous en souvenez, Sainte?
c'était réellement à peine un canot que cette pirogue de sauvage qu'il
avait construite et dans laquelle il filait, en coupant le flot comme un
brochet, caché dans l'entre-deux des vagues et défiant ainsi toutes les
lunettes de capitaines qui surveillaient la Manche et l'espionnaient, de
chaque pointe de vague ou de falaise, dans ce temps-là! Vous
rappelez-vous, Sainte, qu'un soir de brume qu'il allait partir, vous
voulûtes, en riant, descendre dans cette frêle pirogue, et que, vous si
légère alors, poids de fleur ou d'oiseau, vous manquâtes de la faire
chavirer, ma bergeronnette? Et pourtant, c'était dans une pareille
coquille de noix qu'il passait, par les plus exécrables temps, d'une
côte à l'autre, toujours prêt à revenir ou à partir quand il le
fallait,--toujours à l'heure, exact comme un roi, le roi des mers!
Certes! parmi ses compagnons d'armes, il y avait des coeurs qui auraient
aussi bien que lui tenté l'aventure, qui n'avaient pas plus peur que lui
de laisser leurs cadavres aux crabes, et pour qui la manière de mourir
était indifférente quand il s'agissait du Roi et de la France; mais,
tout en l'imitant, nul d'entre eux n'eût cru réussir et n'eût
certainement réussi!... Pour cela, il fallait être un homme à part, plus
qu'un marin! plus qu'un pilote! Il fallait enfin être ce qu'il était,
cet étonnant jeune homme que la guerre civile avait pris n'ayant vu la
mer que de loin, et n'ayant jamais fait autre chose que de tirer des
mouettes autour de la gentilhommière de son père! Aussi les vieux
matelots du port de Granville, amateurs du merveilleux, comme tous les
marins, quand ils surent la périlleuse vie du chevalier pendant dix-huit
mois de courses à peu près continuelles, dirent-ils qu'il _charmait_ les
vagues, comme on a dit aussi de Bonaparte qu'il _charmait_ les balles et
les boulets. Ils se connaissaient en audace! l'audace du chevalier ne
les troublait donc pas. Mais ils avaient besoin de s'expliquer son
bonheur par une de ces idées superstitieuses qui sont familières aux
matelots.

«Il aurait dû, en effet, vingt fois être pris ou succomber dans ces
terribles passages! Ce bonheur insolent et constant, cette imprudence si
souvent recommencée et d'un résultat toujours assuré, donnaient à Des
Touches une importance considérable parmi les autres officiers de la
Chouannerie du Cotentin. On sentait que s'il périssait, on ne le
remplacerait pas! D'ailleurs, il n'était pas qu'un courrier infatigable
et intrépide, qui savait son détroit de mer comme certains guides
pyrénéens savent leurs montagnes. Partout, dans le hallier, dans
l'embuscade, au combat, lorsqu'il fallait jouer de la carabine ou
s'estafiler corps à corps avec le couteau, c'était un des Chouans les
plus redoutables, l'effroi des Bleus, qu'il étonnait toujours, en les
épouvantant, quand, dans une affaire, il déployait tout à coup, à
travers ses formes sveltes et élégantes, la force terrassante du
taureau! _C'est la guêpe!_ disaient-ils, les Bleus, en reconnaissant
dans la fumée des rencontres cette taille fine et cambrée, comme celle
d'une femme en corset:--_Tirez à la guêpe!_ Mais la guêpe s'envolait
toujours, ivre du sang qu'elle avait versé; car _elle_ avait une
vaillance acharnée et féroce. En toute occasion, ce mignon de beauté
était et restait l'homme du pouce si cruellement mordu et coupé à la
foire de Bricquebec, le visage blanc, à la lèvre large et rouge, signe
de cruauté, dit-on, et qu'il avait aussi rouge que le ruban de votre
croix de Saint-Louis, monsieur de Fierdrap! Ce n'était pas seulement le
fanatisme de sa cause qui l'exaltait quand, avant ou après le combat, il
se montrait implacable. Il était Chouan, mais il ne semblait pas de la
même nature que les autres Chouans. Tout en se battant avec eux, tout en
jouant sa vie à pile ou face pour eux, il ne semblait pas partager les
sentiments qui les animaient. Peut-être chouannait-il pour chouanner,
lui, et était-ce tout?... Ces compagnons, ces guérillas, ces
gentilshommes, n'avaient pas uniquement Dieu et le Roi dans leur coeur.
A côté du Royalisme qui y palpitait, il y avait d'autres sentiments,
d'autres passions, d'autres enthousiasmes. La jeunesse ne sonnait pas
vainement, en eux, son heure brûlante. Comme les chevaliers leurs
ancêtres, ils avaient tous ou presque tous une _dame de leurs pensées_
dont l'image les accompagnait au combat, et c'est ainsi que le roman
allait son train à travers l'Histoire! Mais le chevalier Des Touches! Je
n'ai jamais revu dans ma vie un tel caractère. A Touffedelys, où nous
avons tant brodé de mouchoirs avec nos cheveux pour ces messieurs qui
nous faisaient la galanterie de nous les demander, et qui les
emportaient comme des talismans dans leurs expéditions nocturnes, je ne
crois pas qu'il y en ait eu un seul de brodé pour lui. Qu'en
pensez-vous, Ursule?... Toutes les recluses de cette espèce de couvent
de guerre l'intéressaient fort peu, quoiqu'elles fussent la plupart fort
dignes d'être aimées, même par des héros! Nous pouvons bien le dire
aujourd'hui que nous voilà vieilles. Et, d'ailleurs, je ne parle pas
pour moi, Barbe-Pétronille de Percy, qui n'ai jamais été une femme que
sur les fonts de mon baptême, et qui, hors de là, ne fus toute ma vie
qu'un assez brave laideron, dont la laideur n'avait pas plus de sexe que
la beauté du chevalier Des Touches n'en avait!

«Mais je parle pour ces demoiselles de Touffedelys ici présentes, alors
dans toute la splendeur de la vie, deux cygnes de blancheur et de grâce,
auxquels il fallait mettre un collier différent autour du cou pour les
reconnaître! Je parle pour Hortense de Vély, pour Élisabeth de
Manneville, pour Jeanne de Montevreux, pour Yseult d'Orglande, et
surtout pour Aimée de Spens, devant qui toutes les autres, si radieuses
fussent-elles, s'effaçaient comme un brouillard de rivière devant le
soleil. Aimée de Spens était de beaucoup la plus jeune de nous toutes.
Elle avait seize ans quand nous en avions trente. C'était une enfant,
mais tellement belle, monsieur de Fierdrap, qu'excepté ce coeur de
brochet, le chevalier Des Touches, il n'y eut peut-être pas un seul des
hommes de cette époque qui la vît sans l'aimer, cette _Aimée la
bien-nommée_, comme nous l'appelions! Du moins les onze gentilshommes de
l'expédition des Douze, puisque le douzième était une femme,--votre
servante, baron de Fierdrap!--avaient-ils tous pour elle une passion
romanesque et déclarée; car tous, les uns après les autres, ils avaient
demandé sa main!

--Quoi! ils l'ont aimée tous les onze?--dit le baron, qui partit comme
une bonde à ce trait, frappé de ce détail singulier dans une histoire où
les événements étaient aussi étonnants que les personnages.

--Oui! tous, baron!--reprit mademoiselle de Percy,--et les sentiments
inspirés par elle ont plus ou moins duré en ces âmes fortes.
Quelques-uns d'entre eux sont restés amoureux et fidèles. Vous vous en
étonneriez peu, du reste, si vous aviez connu l'Aimée de cette époque,
une femme qui n'a pas eu de peintre, et comme vous n'en avez peut-être
jamais rencontré, vous qui avez tant couru le monde.

--Halte!--fit M. de Fierdrap, qui avait été uhlan en
Allemagne.--Halte!--répéta-t-il, comme s'il avait eu toute sa compagnie
de uhlans sur les talons.--J'ai connu en 180... lady Hamilton, et par
les sept coquilles que je porte! mademoiselle, je vous jure que c'était
une commère à faire comprendre, même à un quaker, les satanées bêtises
que l'amiral Nelson s'est permises pour elle!

--Je l'ai connue aussi,--dit à son tour l'abbé;--mais mademoiselle Aimée
de Spens, que tu vois là, était encore plus belle. C'était comme le jour
et la nuit...

--Corne de cerf!--fit le baron de Fierdrap surexcité,--je vis un jour
cette lady Hamilton en bacchante...

[Illustration: ... Je vis un jour cette lady Hamilton en bacchante...]

--Par exemple,--interrompit railleusement l'abbé,--voilà comme jamais tu
n'aurais pu voir mademoiselle Aimée de Spens, Fierdrap!

--Et je te jure...--dit le baron, qui n'écoutait plus et qui voulait
raisonner.

--...Que cela n'allait pas mal à cette grande fille
d'auberge,--interrompit encore l'abbé.--Parbleu! je le crois bien. Elle
avait versé de son robuste bras rose hâlé assez de cruches de bière aux
palefreniers du Richmond pour jouer de l'amphore... et du reste, avec
grâce! Mais mademoiselle Aimée de Spens n'était pas de cet acabit de
beauté-là. Ne t'avise jamais, Fierdrap, de lui comparer personne! Ma
soeur a raison. On ne vit pas assez longtemps pour rencontrer dans sa
vie deux femmes comme celle-là _a été_... La beauté unique de son temps,
mon cher! Et elle aura eu le sort de tout ce qui est absolument beau
ici-bas! il n'y aura pas d'histoire pour elle... pas plus que pour les
onze héros qui l'ont aimée. Elle n'en aura déshonoré aucun; elle ne sera
entrée dans la baignoire d'aucune reine; elle ne comptera point parmi
les intéressantes ravageuses de ce monde, qui le bouleversent du vent de
leurs jupes! Pauvre magnifique beauté perdue, qui n'entend même pas ce
que je dis d'elle, ce soir, au coin de cette cheminée, et qui n'aura été
dans toute sa vie que le solitaire plaisir de Dieu!»

Pendant que l'abbé de Percy parlait, le baron de Fierdrap regardait
celle qu'il avait appelée _le solitaire plaisir de Dieu_, travaillant
alors à sa broderie avec ses deux mains de madone. Il clignait de
l'oeil, M. de Fierdrap. C'était son tic et il en faisait une finesse.
De son autre oeil qu'il ne fermait pas, de son oeil gris, émerillonné,
l'ancien uhlan allait du beau front d'Aimée couronné de ses cheveux d'or
bronze, de ce beau front à la Monna Lisa, au centre un peu renflé duquel
le rayon de la lampe qui y luisait attachait comme une féronnière
d'opale, jusqu'à ces opulentes épaules moulées dans la soie gris de fer
collant au corsage, et peut-être pensait-il, en voyant tout cela, que,
malgré le temps, malgré la douleur, malgré tout, il restait du _plaisir
solitaire de Dieu_ d'assez riches miettes pour que les hommes, et les
plus difficiles des hommes, pussent faire encore une ripaille de roi.

Mais il ne dit pas ce qu'il pensait... Si des incongruités zigzaguèrent
un instant dans son cerveau, il les contint sous sa perruque aventurine,
et mademoiselle de Percy reprit son histoire, en haletant, comme une
locomotive qui repart:

«Comme elle était une orpheline, et, malheureusement, la dernière de sa
race, Aimée de Spens passait une partie de ses jours avec nous, graves
filles de trente ans, qui lui faisions comme une troupe de mères...
Depuis quelque temps, elle habitait Touffedelys, quand elle y vit pour
la première fois ce jeune inconnu qu'elle a aimé, et dont nous avons
toujours ignoré le vrai nom, le pays et les aventures. A-t-elle su tout
cela, elle? Dans les longues heures passées front à front sous les
profondes embrasures de chêne de la grande salle de Touffedelys, où nous
les avons tant laissés causer à voix basse dès que nous eûmes appris
qu'ils s'étaient _promis_ l'un à l'autre, lui aura-t-il révélé le secret
de sa vie? Mais si cela fut, elle l'a bien gardé. Tout est enterré dans
ce coeur avec son amour! Ah! Aimée de Spens, c'est une tombe, mais une
tombe sous une plate-bande de muguets calmes! Tenez! monsieur de
Fierdrap, regardez l'air placide de cette fille finie, dont la vie,
depuis vingt ans, est désespérée et si simple, de cette créature digne
d'un trône, et qui mourra pauvre _Dame en chambre_ du couvent des
Bernardines de Valognes. Elle n'entend plus; elle écoute à peine; elle
n'a pour tout que ce sourire charmant qui vaut mieux que tout et qu'elle
met par-dessus tout. Elle ne vit que dans sa pensée, que dans ses
souvenirs, qu'elle n'a jamais profanés par une confidence! oubliant le
monde et résignée à l'oubli du monde, ne voyant que l'homme qu'elle a
aimé...

--Non! Barbe, non! elle ne le voit pas!--fit ingénument mademoiselle
Sainte, toujours au seuil du monde surnaturel, et qui prit au pied de la
lettre la métaphore, assez modeste pourtant, de mademoiselle de
Percy.--Depuis qu'il est mort, elle ne l'a jamais vu, mais elle n'en est
pas moins _hantée_... et c'est plus particulièrement au mois dans lequel
il a été tué, qu'il _revient_! C'est pour cela qu'elle ne peut pas,
pendant ce mois-là, rester seule dans sa chambre quand la nuit est
tombée. Toute sourde et archi-sourde qu'elle est, elle y entend très
bien alors des bruits étranges et effrayants. On y soupire dans tous les
coins et il n'y a personne! Les anneaux de cuivre des rideaux grincent
sur leurs tringles de fer, comme si on les tirait avec violence... Une
fois, je les ai entendus avec elle, et je lui dis tout épeurée, car les
cheveux m'en _grigeaient_ sur le front: «C'est bien sûr _son âme_ qui
revient vous demander des prières, Aimée!» Et elle me répondit gravement
et moins troublée que je n'étais: «Je fais toujours dire une messe à
l'autel des morts, le lendemain des soirs où j'entends cela, Sainte!»
Or, c'était bien vrai que c'était _sa_ messe qu'_il_ voulait, car, une
fois, Aimée ayant tardé d'un jour à la faire dire comme d'habitude le
lendemain des bruits, ils devinrent affreux la nuit suivante. Les
rideaux semblèrent fous sur leurs tringles, et toute la nuit les meubles
craquèrent comme des marrons qu'on n'a pas coupés et qui sautent hors du
feu!

--Eh bien,--reprit mademoiselle de Percy, mécontente d'avoir été pendant
si longtemps interrompue,--cette Aimée qui croit aux fantômes, mais pas
comme vous, Sainte!--elle lui payait par ce petit mot de mépris son
interruption, à cette pauvre et benoîte brebis du bon Dieu, qui avait
bêlé hors de propos,--cette Aimée qui peut très bien croire à ceux-là
qu'elle voit dans son coeur, a toujours été et est encore pour nous,
monsieur de Fierdrap, un mystère, plus profond et plus étonnant que le
mystère de son fiancé. Lui, n'a fait que paraître et disparaître. Quoi
donc d'étonnant à ce que nous n'en ayons jamais rien su?... Mais nous
avons vécu vingt-cinq ans avec elle, et nous n'en savons pas sur elle
beaucoup davantage! Quand cet inconnu, resté pour nous un inconnu, vint
au château de Touffedelys, il fut précisément amené par notre chevalier
Des Touches. Aimée connaissait le chevalier. Elle l'avait vu à plusieurs
reprises dans l'Avranchin, chez une de ses tantes, madame de la
Roche-Piquet,--une vieille Chouanne, qui ne pouvait pas chouanner comme
moi, car elle était cul-de-jatte, mais qui chouannait à sa manière, en
cachant, le jour, des Chouans dans ses celliers et dans ses granges pour
les expéditions de nuit. Aimée avait retrouvé le chevalier à
Touffedelys, et moi qui, dès lors, avec ma laideur cramoisie, n'avais
qu'à observer l'amour... dans les autres, j'avais craint parfois, mais
sérieusement, qu'elle ne l'aimât... Du moins, toujours, quand le
chevalier était là... était-ce l'effet de la beauté éblouissante de cet
homme, peut-être plus fémininement beau qu'elle?... j'avais remarqué sur
les paupières obstinément baissées de la belle et noble Aimée un
frissonnement, et, sur son front rose, un ton de feu, qui m'avaient
souvent inquiétée... Ame de ma vie! ils auraient fait, cela n'est pas
douteux, un superbe couple. Mais outre que le petit chevalier de
Langotière n'était pas de souche à épouser une de Spens, il semblait, à
ma Minerve, à moi, qu'un homme comme Des Touches devait être terrible à
aimer!

«Dieu y para. Elle ne l'aima point. Celui qu'elle aima fut, au
contraire, ce compagnon du chevalier, qui arriva avec lui une nuit à
Touffedelys, par une de ces épouvantables tempêtes que Des Touches
préférait au calme des nuits claires, pour ses passages.

«Vous souvient-il de cette nuit-là, Ursule?... Nous ne dormions pas;
nous étions dans le grand salon, occupées, vous et Aimée, à faire de la
charpie, et moi à fondre des balles, car je n'ai jamais aimé les
chiffons; veillant comme ce soir, mais moins tranquilles. Tout à coup,
le cri de la chouette s'entendit et tous deux entrèrent, dans leurs
peaux de bique ruisselantes, semblables à des loups tombés dans la mer.
Le chevalier Des Touches nous présenta son compagnon comme un
gentilhomme qui avait fait longtemps la guerre du Maine sous le nom de
_M. Jacques_ qu'on lui donnait encore...

[Illustration: ... Nous étions dans le grand salon, occupées à faire de
la charpie...]

--Par Dieu!--fit le baron de Fierdrap, qui tressaillit à ce nom comme à
un coup de carabine,--il est bien connu, ce pseudonyme-là, dans le
Maine! Il y a insurgé assez de paroisses! Il y a fait lever assez de
_fertes_! Il y est resté assez glorieux! _M. Jacques_! Mais
Jambe-d'Argent lui-même se courbait devant l'intrépidité et le génie de
général de _M. Jacques_! Seulement, mademoiselle, il devait être mort
vers cette époque, si c'était celui-là?...

--Oui! on l'avait cru mort,--reprit mademoiselle de Percy,--mais, après
avoir échappé aux Bleus, il s'était réfugié en Angleterre, où les
princes l'avaient chargé d'une mission personnelle auprès de M. de
Frotté. Et c'est pour cela qu'il était venu de Guernesey à la côte de
France dans ce canot de Des Touches, où il ne pouvait tenir qu'un seul
homme, et qui faillit cent fois sombrer, sous le poids de deux! Pour
supprimer tout fardeau inutile, ils avaient ramé avec leurs fusils...

«M. de Frotté était alors sur les confins de la Normandie et de la
Bretagne, cherchant à ranimer des insurrections expirantes... _M.
Jacques_ alla seul l'y joindre et revint quelque temps après à
Touffedelys, grièvement blessé. En y revenant, il avait été obligé de se
glisser entre les tronçons épars des Colonnes Infernales qui pillaient
et massacraient le pays, et il avait essuyé je ne sais combien de coups
de feu, dont les derniers tirés l'atteignirent. Quand il rentra à
Touffedelys sur son cheval, blessé comme lui, le cheval et l'homme,
rouges de sang, tombèrent, le cheval mort sous l'homme mourant et sans
connaissance. Les balles dont il était criblé le clouèrent longtemps à
Touffedelys. Ses blessures, qu'il fallut soigner, l'y retinrent. Elles
étaient nombreuses et nous pûmes les compter; car nous les pansâmes
toutes, ma foi! de nos mains de demoiselles. On ne faisait pas de
pruderie dans ce temps-là. La guerre, le danger, avaient emporté toutes
les affectations et les petites mines. Il n'y avait pas de chirurgiens
au château de Touffedelys; il n'y avait que des chirurgiennes. J'étais
la chirurgienne en chef. On m'appelait: «le Major», parce que je savais
mieux débrider une blessure que toutes ces trembleuses...

--Tu la débridais comme tu l'aurais faite!» dit l'abbé.

Pour mademoiselle de Percy, cette vieille héroïne inconnue, l'opinion de
l'abbé représentait la Gloire. Elle devint plus pivoine que jamais à
l'observation de son frère.

«Oui! elles m'appelaient: «le Major»,--continua-t-elle, avec la gaieté
de l'orgueil flatté,--et comme c'était moi qui faisais d'ordinaire
l'inventaire des blessures que nous avions à fermer, je me rappelle que
quand je vis l'épouvantable hachis du corps de _M. Jacques_, étendu
devant nous, je regardai circulairement tout mon groupe d'aides, alors
très pâles, et comme j'ai toujours été un peu saint Jean bouche d'or...

--Et plus bouche d'or que sainte,--glissa encore l'abbé.

--...Je leur dis gaillardement, pour leur donner du courage, en leur
désignant le blessé évanoui: «Mort de ma vie! si nous le sauvons, quel
beau bijou guilloché ce sera pour celle de vous qui voudra se le passer
autour du cou, mesdemoiselles!»

«Elles se mirent à rire comme des folles, mais Aimée resta sérieuse et
en silence. Elle avait rougi.

«Elle rougit aussi pour Des Touches!--pensai-je.--Laquelle donc de ces
deux rougeurs est l'amour?...

«C'était, du reste, comme le chevalier Des Touches, un homme que je
n'aurais jamais songé à aimer, ce _M. Jacques_, si j'avais été bâtie
pour les sentiments tendres! Il n'avait pas la beauté féminine et
cruelle du chevalier, mais quoique la sienne fût plus virile, plus brune
et plus ardente, elle avait aussi son côté femme: la mélancolie. Les
hommes mélancoliques me sont insupportables. Je les trouve moins hommes
que les autres hommes. _M. Jacques_ était ce qu'on a appelé longtemps:
_un beau ténébreux_. Or, je suis de l'avis de cette coquine de Ninon,
qui disait: «La gaieté de l'esprit prouve sa force.» Je me moque de
l'esprit... et n'y tiens pas, mais cela est certain que la gaieté est un
courage... un courage de plus! _M. Jacques_, que ces dames, qui ne
pensaient pas comme moi, appelaient, à Touffedelys, pour le poétiser:
«le beau Tristan», m'aurait donné sur les nerfs, avec son impatientante
mélancolie,--si une grosse fille de mon calibre pouvait avoir des nerfs!
Que voulez-vous? il faut, pour moi, que les héros eux-mêmes soient de
bonne humeur, et rient à la figure de tous les dangers!

--Oh! vous avez toujours été, mademoiselle de Percy,--fit l'abbé,--un
vrai Roger Bontemps, qui, dans une autre époque qu'une époque de
révolution, aurait inquiété sa famille. Ce n'était pas seulement des
héros qu'il vous fallait, à vous, c'étaient des lurons d'héroïsme! Dieu
a bien fait de vous faire laide, et tous les matins je l'en remercie à
la messe; car peut-être l'honneur des Percy eût-il couru grand risque,
sans cette précaution!

--Riez toujours! riez! allez, mon frère!--répondit-elle, riant
elle-même, montrant combien elle aimait la gaieté par la façon dont elle
accueillait la plaisanterie.--Tout vous est permis contre votre cadette.
N'êtes-vous pas le chef de notre maison?

--C'est vrai,--glissa alors mademoiselle Ursule, qui n'avait rien dit
jusque-là et qui intervint dans la causerie, pendule retardée qui
sonnait!--c'est vrai qu'il n'était pas très aimable, ce _M. Jacques_, il
était triste comme un bonnet de nuit.

--Comme un bonnet rouge, plutôt!--interrompit l'impétueuse mademoiselle
de Percy.--Les révolutionnaires de tous les pays se ressemblent. Les
jacobins français étaient aussi rechignés, aussi solennels, aussi
pédants que les puritains d'Angleterre. Je n'en ai pas connu un seul qui
fût gai, tandis que tous l'étaient parmi les royalistes qui avaient
gardé l'esprit du pays qu'on nommait autrefois: «la gaye France», parmi
ces fiers _gars_ qui avaient tout perdu et même l'espérance, mais qui se
consolaient de tout par la guerre, par le piquant inattendu de
l'aventure et la risette des coups de fusil!

--Mais, s'il était triste,--dit mademoiselle Ursule, qui reprit, comme
la fourmi reprend son brin de paille, sa petite idée interrompue par
cette fanfare d'enthousiasme militaire, qui venait de passer sur son
cerveau comme une trombe sur une couche à cornichons,--s'il était
triste, vous savez bien, ma chère Percy, qu'on disait qu'il avait des
raisons pour l'être! Vous savez bien qu'on se disait dans le tuyau de
l'oreille qu'il était un commandeur de Malte, et qu'il avait prononcé
ses voeux...

--Oui!--répondit mademoiselle de Percy, admettant l'objection,--cela se
chuchotait, et si réellement il était commandeur de Malte, l'idée de ses
voeux dut le faire cruellement souffrir quand il devint amoureux de
cette Aimée qu'il ne pouvait pas épouser; car les chevaliers de Malte
étaient tenus à célibat comme les prêtres... Mais, de cela, quelle
preuve avons-nous jamais eue?... si ce n'est cette affreuse pâleur de
mort qui lui couvrit tout à coup le visage le jour où, à table, au
dessert, Aimée nous apprit qu'elle s'était _engagée_, en vous disant,
Ursule, devant nous toutes, rose de pudeur et de l'effort que lui
coûtait cet aveu, qui, pour nous, était une nouvelle:

«--Ma chère Ursule, je vous en prie, donnez des fraises à mon fiancé!»

«Il devait être heureux d'un tel mot, et il devint livide... Mais toutes
les pâleurs ne se ressemblent-elles pas? Qui peut reconnaître la pâleur
d'un homme heureux de celle d'un traître? S'il en était un, si vraiment
il avait menti avec Aimée, le coup de feu qui l'abattit à mes pieds, la
nuit de l'enlèvement, a fait à la pauvre fille moins de mal que ce qui
l'attendait, s'il était revenu avec nous. Elle a gardé l'illusion qu'il
_pouvait être à elle_, et lorsque je lui rapportai le bracelet qu'elle
lui avait fait devant nous des plus belles tresses de sa chevelure, elle
ne sut pas, et depuis elle n'a su jamais, que le sang dont il était
couvert pouvait être celui d'un homme qui l'avait trompée.

--Mais Des Touches! mais Des Touches?--fit M. de Fierdrap, qui, depuis
sa _remembrance_ sur lady Hamilton, n'avait plus rien dit, et qui
regardait mademoiselle de Percy comme il devait regarder le liège de sa
ligne, quand le poisson ne mordait pas. Il avait les deux plus belles
patiences du monde: celle du pêcheur à la ligne et celle du chasseur à
l'affût, et il en avait aussi la double obstination.

--Fierdrap a raison,--dit l'abbé toujours taquin.--Tu t'_égailles_ trop,
ma soeur. Vieille habitude de Chouanne! Tu chouannes... jusque dans ta
manière de raconter.

--Ta, ta, ta!--fit mademoiselle de Percy,--contenez vos jeunesses! Des
Touches? je vais y arriver; mais, mort-Dieu! je ne puis pas en venir à
Des Touches et à son enlèvement, sans vous parler d'un homme qui a joué
le plus grand rôle dans cette crânerie, puisque c'est le seul qui y soit
resté!

--Ce n'est pas une raison, cela,--dit gravement l'abbé.--Dans une
expédition pareille, il y a plus important que de bien mourir.

--Il y a réussir,--repartit la vieille amazone, qui avait gardé sous ses
cottes grotesques le génie de l'action virile.--Mais il a réussi, mon
frère, puisque nous avons réussi et qu'il était avec nous! D'ailleurs,
quoique je ne me soucie guère de ce beau Tristan, comme on disait à
Touffedelys, qui a laissé sa tristesse sur la vie d'Aimée, je n'en serai
pas moins juste envers lui. Il n'y allait pas gaiement, mais il y
allait! C'est lui, c'est ce sentimental, qui, lors du premier
emprisonnement de Des Touches à Avranches, prit une torche dans sa
languissante main, entra résolument dans la prison et n'en sortit que
quand tout fut à feu!

--Comment, à Avranches?--objecta le baron de Fierdrap étonné.--Mais
c'est à Coutances que vous avez délivré Des Touches, mademoiselle!

--Ah!--fit mademoiselle de Percy, heureuse d'une ignorance qui donnait
de l'inattendu à son histoire.--Vous étiez en Angleterre en ce temps-là,
vous et mon frère, et vous n'avez su que l'enlèvement qui, de fait, eut
lieu à Coutances. Mais avant d'être emprisonné dans cette ville, c'est à
Avranches qu'il l'avait été, et il ne fut même transféré à Coutances que
parce qu'à Avranches nous avions tenté de brûler la prison.

--Très bien!--dit le baron de Fierdrap apaisé.--Je ne savais pas, mais
j'en suis enchanté, que le chevalier Des Touches eût autant coûté à la
République!

--Laisse-la donc conter, Fierdrap,--fit l'abbé, qui, de tous, était
celui-là qui avait le plus interrompu la conteuse, et qui se montrait le
plus animé contre ceux qui avaient son vice, selon la coutume de tous
les vicieux et de tous les interrupteurs.

--C'était donc vers la fin de l'année 1799,--reprit l'historienne du
chevalier Des Touches.--Il y avait plusieurs mois que _M. Jacques_ était
avec nous, à peu près guéri, mais affaibli et souffrant encore de ses
blessures. Pendant cette longue convalescence de _M. Jacques_ à
Touffedelys,--où il vivait caché, comme on vivait, dans ce temps-là,
quand on ne se trouvait pas, le fusil à la main, au grand air, sous le
clair de lune,--Des Touches, lui, le _charmeur de vagues_, était repassé
peut-être vingt fois de Normandie en Angleterre et d'Angleterre en
Normandie. Nous ne le voyions pas à chacun de ses passages. Souvent, il
débarquait sur des points extrêmement distants les uns des autres, pour
dépister les espions armés et acharnés qui, tapis sous chaque dune,
aplatis dans le creux des falaises, couchés à plat ventre au fond des
anses, le long de ces côtes dentelées de criques, cernaient la mer de
toutes parts et faisaient coucher à fleur de sol des baïonnettes et des
canons de fusil qui ne demandaient qu'à se lever! Plus il allait, ce
chevalier Des Touches, traqué sur mer par des bricks, traqué sur terre
par des soldats et des gendarmes; plus il allait, cet homme qui
caressait le danger comme une femme caresse sa chimère, ce rude joueur
qui jouait son va-tout à chaque partie, et qui gagnait, plus il était
obligé cependant, malgré son impassible audace, d'user de précautions et
d'adresse; car le bonheur inouï de ses passages avait exaspéré
l'observation de ses ennemis, pour lesquels il était devenu l'homme de
son nom: _la Guêpe_! La guêpe, insaisissable et affolante, l'ennemi
invisible, le plus provocant et le plus moqueur des ennemis! Il ne
faisait plus l'effet d'un homme en chair et en os, mais, comme je l'ai
souvent ouï dire aux gens de mer de ces rivages, «d'une vapeur, d'un
farfadet!» Il y avait entre les Bleus et lui,--et les Bleus, ne
l'oubliez pas! c'était tout le pays organisé contre nous, groupes de
partisans éparpillés à sa surface, qui ne nous rattachions les uns aux
autres que par des fils faciles à couper;--il y avait entre les Bleus et
lui un sentiment d'amour-propre excité et blessé, plus redoutable
encore, à ce qu'il semblait, que l'implacable haine de Bleu à Chouan!...
La guerre entre eux était plus que de la guerre, c'était de la
chasse!... C'était le duel que vous connaissez, monsieur de Fierdrap,
entre la bête et le chasseur! Déjà plus d'une fois, racontait-on dans
les cabarets et les fermes du pays, dont cet homme est peut-être encore
la légende, il avait été sur le point d'être pris. On lui avait tenu,
disaient les paysans narquois, la main diablement près des oreilles...
On rapportait même un fait, mais celui-là était avéré,--il avait eu la
notoriété d'un combat en _règle_,--c'est qu'une fois, au cabaret de _la
Faux_, dans les terres entre Avranches et Granville, il s'était battu,
seul, contre une troupe de républicains, enfermé et barricadé dans le
grenier du cabaret comme Charles XII à Bender, et qu'après avoir tiré
toute la nuit par les lucarnes et mis par terre une soixantaine de
Bleus, il avait disparu au jour, par le toit... On ne savait
comment,--disaient les femmes, dont il frappait l'imagination
superstitieuse,--mais comme s'il eût eu des ailes au dos et sur la
langue du _trèfle à quatre feuilles_!

«Ainsi, il n'était pas un farfadet que sur la mer; il l'était aussi sur
le _plancher des vaches_. Beaucoup d'expéditions de terre, dont il avait
fait partie, l'avaient prouvé, du reste. Seulement, il ne pouvait pas
l'être toujours! La martingale qu'il jouait devait nécessairement avoir
un terme, et le danger qu'il courait sous les deux espèces, il devait y
succomber, à la fin. Or, cet espoir de prendre Des Touches, de tenir _la
Guêpe_, et de pouvoir bien l'écraser sous son pied, avivait et
transportait jusqu'au délire ces âmes irritées, et créait pour lui un
péril si certain et tellement inévitable que, dans l'opinion des hommes
de son parti comme dans celle de ses ennemis, sa prise ou sa mort
n'était plus qu'une question de temps, et que, quand, à Touffedelys, on
vint nous dire cette terrible nouvelle: «Des Touches est pris!» nous
n'eûmes pas même un étonnement.

«Celui qui vint nous la dire, à Touffedelys, cette terrible nouvelle,
était un jeune homme de cette ville-ci, dont vous ne savez probablement
pas le nom, quoique vous soyez du pays, monsieur de Fierdrap; car il
n'était pas gentilhomme. Il s'appelait Juste Le Breton. L'un des
préjugés que les Bleus ont le plus odieusement exploités contre nous,
c'est que, dans la guerre des Chouans, nous n'étions que des
gentilshommes qui remorquaient leurs paysans au combat, et rien n'est
plus faux! Nous avions avec nous des jeunes gens des villes, dignes de
porter l'épée qu'ils maniaient très bien, et Juste Le Breton était de
ceux-là... Il avait été anobli par l'épée des gentilshommes qui
l'avaient traité en égal, en croisant le fer avec lui, dans plusieurs de
ces duels comme on en avait alors à Valognes, où le duel a été longtemps
une tradition... Aussi, quand la Chouannerie éclata, il vint à nous, cet
anobli par l'épée, et il nous apporta la sienne! La sienne était au bout
d'un bras d'Hercule. Juste était fort comme le chevalier Des Touches,
mais il ne cachait pas sa forme sous les formes sveltes et élancées du
chevalier, qui faisait toujours cette foudroyante surprise quand, tout à
coup, il la montrait! Non! c'était un homme trapu et carré, blond comme
un Celte qu'il était; car son nom de Le Breton disait son origine.
C'était un Breton mêlé de Normand. Sa famille avait passé en Normandie,
et elle y avait oublié ses rochers de Bretagne pour les pâturages de
cette terre qui a des griffes pour retenir qui la touche; car qui la
touche ne peut s'en détacher! Il semblait qu'il aurait fallu, pour tuer
ce Juste Le Breton, lui jeter une montagne sur la tête, et il est mort
en duel, après la guerre, comme nous avions cru jusqu'à ce soir que Des
Touches était mort lui-même, et il est mort d'un misérable coup d'épée
dans l'aine, le croira-t-on? sans profondeur. Je l'ai vu cracher le sang
six mois et mourir épuisé comme une fille pulmonique, avec une poitrine
qui ressemblait à un tambour! Juste savait, à n'en pouvoir douter, que
Des Touches était pris; mais il ignorait encore comment il avait été
pris. Avec un pareil homme, nous dit-il, et nous pensions comme lui, il
fallait qu'il y eût eu de la trahison!

«Il y en avait eu, en effet, je l'ai su plus tard, et ce fut même là,
comme vous le verrez, une bonne occasion pour juger du granit coupant
qu'avait dans le ventre ce beau et délicat Des Touches, qui m'avait fait
un instant peur pour Aimée, quand, à ses rougeurs incompréhensibles, je
m'étais imaginé qu'elle pouvait l'aimer!

«--Un homme comme Des Touches--dit _M. Jacques_--ne peut jamais être
pris, tant qu'il y a un Chouan debout, avec un fusil et une poire à
poudre.

«--Il n'en faut pas même tant,--fit tranquillement Juste.--Avec nos
seules mains vides, nous le reprendrions!»

«C'était dans les environs d'Avranches que Des Touches avait été
enveloppé et saisi par une troupe tout entière, on disait tout un
bataillon, et c'est dans la prison de cette ville qu'il avait été
déposé, en attendant son exécution, qui serait certainement bientôt
faite; car la République n'y allait jamais de main morte, et ici, il
fallait qu'elle y allât de main très vive si elle ne voulait pas que
cet homme, l'idole de son parti et doué du génie des ressources,
échappât à ses bourreaux!...--«La chouette a sifflé du côté de
Touffedelys!»--ajouta Juste Le Breton, et le soir même, à la tombée,
nous vîmes arriver au château, sous des déguisements divers de
colporteurs, de mendiants, de rémouleurs et de marchands de
parapluies,--car cette guerre de Chouans était nocturne et masquée,--une
grande quantité de nos gens, qui, au premier bruit de la prise de Des
Touches, s'étaient juré de le délivrer ou d'y périr.

[Illustration: ... Les chouans, sous divers déguisements, se rendent au
château de Touffedelys...]

«Il en vint même trop. Ce fut une folie que ce grand nombre, dirigé sur
un point unique et venant aboutir à Touffedelys. Mais cela vous donnera
une idée de l'importance du chevalier Des Touches, que les Chouans, qui
avaient la prudence au même degré que la bravoure, aient pu compromettre
un instant, par un zèle trop vif, l'existence d'un quartier-général
aussi commode pour les guérillas comme eux que le château de
Touffedelys.

«Vous ne vous doutez pas, monsieur de Fierdrap, ni vous non plus, mon
frère, de ce que, dans l'intérêt de notre cause et de ses défenseurs,
nous avions fait de Touffedelys, et si je ne vous le disais pas, mon
histoire serait incomplète. Nous avions transformé ce vieux château
démantelé, sans pont-levis et sans herse, qui n'était plus, depuis
longtemps, un château fort, mais qui était encore une noble demeure, en
un château humilié et paisible auquel la République pouvait pardonner.
Nous en avions fait combler les fossés, baisser les murs, et si nous
n'en avions pas abattu les tourelles, nous les avions du moins
découronnées de leurs créneaux, et elles ne semblaient plus que les
quatre spectres blancs des anciennes tourelles décapitées! Partout où
elles brillaient autrefois, sur la grande façade du château, dans les
coins des plafonds, sur les hautes plaques des cheminées, et jusque sur
les girouettes des toits, nous avions fait effacer ces armoiries
charmantes et parlantes des Touffedelys, qui portent, comme vous le
savez, de _sinople à trois touffes de lys d'argent_, avec la devise, au
jeu de mots héroïques: ILS NE FILENT PAS. Hélas! les pauvres lys, ils
avaient filé! Ils s'en étaient allés jusque de ce jardin où, de
génération en génération, on en cultivait d'immenses corbeilles, qui
faisaient de loin ressembler le vaste parterre à une mer couverte de
l'albâtre de ses écumes! Nous avions partout remplacé les lys par des
lilas.

«Des lilas, c'est peut-être des lys en deuil? Oui! nous avions accompli
tous ces sacrilèges, nous avions consommé toutes les petites bassesses
de la ruse qui joue la soumission résignée, pour conserver à nos amis ce
lieu de réunion et d'asile, doux et désarmé comme son nom, qui semblait
la maison de l'Innocence, et dans laquelle on voyait moins les hommes et
les armes, derrière ces robes de femmes qui y flottaient toujours.
Excepté les jardiniers, il n'y avait que des femmes à Touffedelys. Nous
étions servis par des femmes.

«C'est à l'aide de toutes ces précautions, de toutes ces coquetteries de
douceur, que nous avions pu faire de notre nid de palombes effrayées une
aire momentanée pour ces aigles de nuit qui s'y abattaient, comme Des
Touches et comme _M. Jacques_. Seulement, vous le comprenez bien, la
sécurité de tout cela n'existait qu'à la condition que les Chouans, qui
s'abouchaient là pour comploter leur guerre d'embuscade, n'y fussent
jamais très nombreux.

«La prise de Des Touches fut l'unique dérogation qui ait été faite à
cette règle. Mais les chefs comprirent l'imprudence d'une grande
réunion, et ils _égaillèrent_ leurs hommes. Quand un pays tout entier
est hostile, les petites troupes valent mieux que les grandes. Elles
sont plus résolues, leurs efforts plus ramassés et plus puissants, leur
action plus rapide, leur marche plus cachée. Quelques hommes suffisaient
pour enlever Des Touches, et ceux qu'on choisit à Touffedelys étaient
hommes à aller le reprendre sous le tranchant de la guillotine ou à la
gueule de l'enfer... Ce sont ceux-là que, depuis, on a appelés les
_Douze_, et qui ont perdu, dans ce nom collectif des _Douze_, leur nom
particulier, que personne ne sait à cette heure.

--Parfaitement vrai!--dit M. de Fierdrap intéressé, qui décroisa ses
jambes de cerf, et refit, en sens inverse, l'X qu'elles formaient.--Nous
n'avons pas entendu dire un seul de leurs noms en Angleterre, n'est-ce
pas, l'abbé? et Sainte-Suzanne lui-même ne les savait pas.

--Et quand celle qui vous raconte cette histoire au coin du feu, dans
cette petite ville endormie,--reprit mademoiselle de Percy,--sera
couchée dans sa bière, sous sa croix, dans le cimetière de Valognes, il
n'y aura plus personne pour dire ces noms oubliés à personne... Ceux qui
les ont portés étaient trop fiers pour se plaindre de l'injustice ou de
la bêtise de la gloire.

«Aimée, que vous voyez d'ici abîmée en elle-même bien plus que dans sa
broderie, s'est absorbée dans son _M. Jacques_, et Sainte et Ursule de
Touffedelys ne vous diraient peut-être pas tous les douze noms des
_Douze_. Mais moi, je le puis, je les sais! Et, après ma
mort,--ajouta-t-elle, presque belle d'enthousiasme mélancolique, elle
qui n'était qu'un laideron joyeux,--tout le temps que je ne serai pas
tout à fait dissoute en poussière, on n'aura qu'à ouvrir mon cercueil
pour les savoir, ces noms qui méritaient la gloire et qui ne l'ont pas
eue! On les trouvera dans mon coeur.




V

LA PREMIÈRE EXPÉDITION


«Le château de Touffedelys--continua mademoiselle de Percy, après un
moment de silence ému que les personnes qui l'entouraient avaient
respecté,--n'était pas à beaucoup plus de trois heures de marche
d'Avranches, pour un homme allant d'un bon pas. Entouré, du côté de
cette ville, des masses profondes de ces grands bois dans lesquels les
Chouans aimaient à se perdre pour se retrouver dans leurs clairières,
et, du côté opposé, par ces espèces de dunes mouvantes nommées _bougues_
qui aboutissaient à la mer et à ces falaises dont les hautes et étroites
jointures avaient été souvent, pour Des Touches et son esquif, des
havres sauveurs, ce château, qui avait le double avantage des bois et de
la mer, fut choisi naturellement par les Douze comme point de retraite
ou de refuge dans l'expédition qu'ils projetaient, et il fut convenu
parmi eux qu'on y ramènerait le chevalier Des Touches, si on parvenait à
l'enlever.

[Illustration: ... Le château de Touffedelys...]

--Mais leurs noms, mademoiselle, leurs noms!--dit M. de Fierdrap, qui,
de curiosité et d'impatience, piétinait le parquet de son pied guêtré.

--Leurs noms! baron!--répondit la conteuse,--ah! n'allez pas croire que
je pense à vous les cacher! Je suis trop heureuse de les dire. Il y a eu
assez d'anonymes et de pseudonymes comme cela dans cette guerre de
sublimes dupes que nous avons faite, et, par la mort-Dieu! je n'en veux
plus. Croyez-le bien, vous m'en auriez laissé le temps qu'ils auraient
tous trouvé leur place dans l'histoire que je vous raconte! Mais,
puisque vous le désirez, je m'en vais vous les défiler, tous ces noms,
tous ces grains d'un chapelet d'honneur qu'après moi ne dira plus
personne! Écoutez-les: C'étaient La Valesnie, ou, comme disaient les
paysans, La Varesnerie, La Bochonnière, Cantilly, Beaumont,
Saint-Germain, La Chapelle, Campion, Le Planquais, Desfontaines et
Vinel-Royal-Aunis, qui n'était que Vinel, en son nom, mais qui
s'appelait Royal-Aunis, du nom du régiment dans lequel il avait été
officier. Les voilà tous, avec Juste Le Breton et _M. Jacques_! Comme
_M. Jacques_, dont le nom vrai s'est perdu sous le sobriquet de
bataille, ils avaient tous aussi leur nom de guerre, pour cacher leur
véritable nom et ne pas faire guillotiner leurs mères ou leurs soeurs,
restées à la maison, et trop vieilles ou trop faibles pour faire comme
moi la guerre avec eux.»

En entendant ces noms, qui n'étaient pas tous des noms nobles cependant,
prononcés par un sentiment si profond qu'il donnait presque à cette
vieille fille, coiffée de son baril de soie jaune et violet, la majesté
d'une Muse de l'histoire, l'abbé de Percy et M. de Fierdrap eurent,
d'instinct de sang, le même mouvement de gentilshommes. Ils ne pouvaient
pas se découvrir, puisqu'ils étaient tête nue, mais ils s'inclinèrent à
ces noms d'une troupe héroïque, comme s'ils avaient salué leurs pairs.

«Par la pêche miraculeuse!--clama le baron de Fierdrap,--il me semble
que j'en connais plusieurs, de ces noms-là, mademoiselle! Et
même,--ajouta-t-il, tombant dans la rêverie et comme cherchant dans
le fouillis de ses souvenirs,--et même aussi je crois avoir rencontré,
je ne sais plus trop où, plusieurs de ceux qui les portèrent. La
Varesnerie, Cantilly, Beaumont, je les ai connus. Seulement, lorsque
je les ai rencontrés, ni allusion, ni mot, d'eux ou de personne,
ne m'a averti une seule fois que j'avais là, devant moi, de ces
hardis partisans qui avaient délivré Des Touches!... Mais,
mademoiselle,--fit-il encore, en se ravisant,--je vous demande pardon!
je n'y pensais pas... En fait de héros, les Chouans comptaient donc
treize à la douzaine, puisque vous n'avez pas dit votre nom parmi les
noms des Douze, et que pourtant vous en étiez?

--Non!--répondit la vieille historiographe sans plume, et qui ne l'était
que de bec,--je n'en étais pas, monsieur de Fierdrap. Je ne fus point de
la première expédition des Douze. Je n'ai été que de la seconde, et vous
saurez pourquoi, tout à l'heure, si vous me permettez de continuer.

«La première ne parut d'abord douteuse à personne. On ne comptait, pour
toute garnison, à Avranches, que ce bataillon de Bleus qui avaient pris
Des Touches et l'avaient amené à la prison de cette ville, la plus
rapprochée de l'endroit où ils l'avaient surpris et capturé; car, vertu
de ma vie! lorsqu'on parle de ce Des Touches, qui valait bien dans ce
moment-là le prix d'un vaisseau de ligne pour le Roi de France, on peut
bien, ma foi! dire capturé. Des Touches n'était pas un simple
prisonnier, c'était une capture! Juste Le Breton se cassait la tête pour
savoir comment ils avaient pu le prendre, lui, ce Samson sans Dalila!
lui, _la Guêpe!_ lui, _le Farfadet!_ Mais le fait était là... Il avait
été pris! Juste disait l'avoir vu entrer dans Avranches, porté au
centre du bataillon des Bleus massés autour de lui, armes chargées. Il
l'avait vu, ayant aux poings des chaînes en fer au lieu de menottes,
bâillonné avec une baïonnette qui lui coupait les coins de la bouche,
durement couché sur une civière de fusils, aux canons desquels on
l'avait bouclé avec des ceinturons de sabre, et moins fou de fureur de
tous ces supplices que de sentir contre son visage le contact du drapeau
exécré de la République, dont, en marchant, ces Bleus insolents
souffletaient, pour l'humilier, son front terrible. Certes! de tels gens
défendraient avec acharnement le chevalier Des Touches contre ceux qui
tenteraient de le leur reprendre; mais il n'y avait, en somme, avec eux,
qu'une brigade de gendarmerie et une garde nationale mal armée, qui
comptait, disait-on, un grand nombre de royalistes dans ses rangs.
Enfin, ce qui donnait surtout à nous autres le grand espoir de réussir,
c'est qu'il allait y avoir le lendemain, à Avranches, une grande foire
de boeufs et de chevaux qui durait trois jours, et que, d'une vingtaine
de lieues à l'entour, il viendrait s'empiler et s'accumuler dans cette
petite ville proprette une masse compacte de bêtes et de gens qui
rendrait la surveillance d'une police bien plus difficile et qui devait
augmenter épouvantablement le désordre à l'aide duquel on voulait
exécuter l'enlèvement. Il s'agissait, en effet, de provoquer une de ces
rixes qui sont contagieuses, qui finissent par entraîner les plus calmes
dans la violence électrique de leur tourbillon. Les Douze eurent bientôt
leur plan fait... Ils quittèrent Touffedelys un à un, et gagnèrent
Avranches par les bois. Pour n'être pas reconnus, ces hommes suspects,
et déconcerter l'oeil allumé des espions de la République, ils avaient
résolu d'entrer dans la ville par douze côtés différents, habillés en
blatiers, vêtus comme eux de vareuses blanches et coiffés de ces grands
chapeaux, dits _couvertures à cuve_, qui engloutissent une figure comme
dans l'ombre d'une caverne. Ils les avaient saupoudrés de fleur de
farine.

«--Puisque nous ne pouvons pas porter l'autre, ce sera toujours une
espèce de cocarde blanche, à laquelle nous nous reconnaîtrons dans la
foule,»--avait dit Vinel-Royal-Aunis.

«Il n'y avait pas eu moyen d'emporter des fusils ou des carabines. Mais
quelques-uns d'entre eux avaient glissé dans une ceinture, sous leur
vareuse blanche, des couteaux et des pistolets... Tous, du reste, tous
s'étaient ceints, de l'épaule à la hanche, de ce redoutable fouet des
blatiers, lesquels ont toujours deux ou trois chevaux chargés de sacs de
blé ou de farine à conduire; arme effroyable, au manche d'épine durci au
feu, faite de lanières de cuir tressées, avec une mordante _courgée_ de
six pouces, dont chaque coup creusait un sillon. Et, à la main, ils
avaient le _pied de frêne_ familier à toute main normande, le
bâton-massue de la Normandie, avec lequel des hommes de ce poignet et de
cette vaillance auraient pris, Dieu me damne! des pièces de canon.

«C'est armés ainsi que nous les vîmes partir. Ils s'égrenèrent et
disparurent isolément dans les bois, comme s'ils allaient à la pipée. Et
ils y allaient, en effet, à une pipée sanglante! _M. Jacques_ partit le
dernier. Ses blessures, son amour pour Aimée, la pensée mystérieuse qui
semblait lui manger le coeur,--car pourquoi être triste comme il
l'était, avec l'amour d'Aimée, avec la possession certaine de cette
merveille de corps qui lui avait juré d'être sa femme à son
retour?--toutes ces choses avaient-elles énervé l'énergie, prouvée en
tant de rencontres, de _M. Jacques_?... Sa belle fiancée alla le
conduire à plus d'une demi-lieue dans les bois, jusqu'à ce vieil
abreuvoir où une source bleuissait sur un fond d'ardoises et qu'on
appelait: «la Fontaine-aux-Biches», parce qu'entre deux battements de
coeur et dans le crochet d'une course forcée, les biches venaient en
aspirer, en frissonnant, l'eau frissonnante. Quand Aimée revint seule à
Touffedelys, ah! elle fut bien de Spens!... Elle fut bien d'une race où
les femmes ne pleurent pas parce que les hommes sont à la guerre! Nous
ne lui surprîmes pas une larme, mais son front d'aurore était devenu
pâle comme l'écorce d'un bouleau. J'en eus plus pitié que les autres.
Vous savez, j'étais la chirurgienne-major. Je savais toucher les
blessures. Pour donner de la force à ce coeur qui saignait et ne se
plaignait pas, je lui dis, sans savoir ce que je disais et comme si
j'avais eu le sort dans ma main,--mais ce n'est jamais qu'avec des mots
insensés qu'on peut apaiser les âmes folles!

«--N'ayez peur, Aimée! dans quatre jours ils seront tous ici pour votre
mariage, et Des Touches sera votre témoin!»

«Dieu de ma vie! à ce mot de _témoin_, de la pâleur de l'ivoire vert,
son teint passa, comme un éclair, à la pourpre d'un incendie. Son front,
sa joue, son cou, ce qu'on apercevait de ses épaules, jusqu'à la raie
nacrée de ces étincelants cheveux d'or, tout s'infusa, s'inonda de ce
subit vermillon de flamme; et c'était à se demander si tout ce qu'on ne
voyait pas de sa personne se colorait comme ce qu'on voyait, tant cette
rougeur semblait partout! tant elle en était immergée!

«C'était toujours la même question: Pourquoi rougissait-elle?...--«Mort
de mon âme!--me dis-je en moi-même,--je ne suis guère qu'un homme
manqué, et on le voit à ma figure; mais homme manqué ou non, je veux
bien que le diable m'emporte sans confession, si je suis assez femme
pour comprendre cela!»

--Eh! eh!--dit l'abbé,--je suis obligé de t'avertir que tu n'es plus au
temps de tes dragonnades au clair de lune, et que tu continues à jurer
comme un dragon, mademoiselle ma soeur!

--Influence des temps de guerre civile sur les époques
calmes!--répondit-elle avec une brusquerie comique, en riant dans ses
moustaches grises ébouriffées...--Tu es plus sévère que le curé
d'Aleaume, l'abbé! Est-ce que je ne me suis pas battue assez de temps en
l'honneur de Dieu et de sa sainte Église, pour qu'il ne puisse me passer
très bien de mauvaises habitudes contractées à son service et qu'il ne
s'en formalise pas?...

--Vous me rappelez, mademoiselle,--dit alors M. de Fierdrap,--le
mot fameux de Louis XIV après la bataille de Malplaquet:
«J'avais--dit-il--rendu à Dieu assez de services pour avoir le droit
d'espérer qu'il se conduirait mieux avec moi!»

--Et il ne fut jamais--repartit vivement l'abbé--meilleur chrétien que
quand il a dit cela, Louis XIV! c'est moi qui te le certifie, moi qui
suis un ancien docteur de Sorbonne! La foi sincère a souvent de ces
familiarités avec Dieu, que des sots prennent pour des irrévérences
ridicules, et des âmes de laquais ou de philosophes pour de l'orgueil.
Laissons jaboter ces gens-là. Mais entre nous autres, gentilshommes, à
qui le respect pour le Roi n'a jamais ôté, que je sache, l'aisance avec
le Roi...

--C'est toi qui interromps maintenant!--fit M. de Fierdrap, enchanté de
rendre sa petite leçon à l'abbé et de lui _couper_ sa théorie. Laisse
donc ta théologie et ta Sorbonne, et vous, mademoiselle,--ajouta-t-il
avec une déférence flatteuse,--puisque c'est pour moi particulièrement
que vous racontez cette histoire, je vous écoute de mes deux oreilles,
et je regrette de n'en avoir pas quatre à vous offrir; daignez
continuer!»

Elle fut flattée et se panacha, et les ciseaux ayant un peu _battu aux
champs_ sur le guéridon de vieille laque, elle reprit:

«Aimée rentra bientôt dans sa pâleur d'âme en peine. Elle devait, en
effet, plus souffrir que nous pendant les trois jours qui suivirent le
départ des Douze. Nous, nous n'avions pour les Douze, et même pour le
chevalier Des Touches, que le genre d'affection et de sympathie qu'on
a, quand on est femme et jeune, pour de nobles jeunes hommes dévoués à
leur cause, une cause qui représentait l'honneur, la religion, la
royauté, cette triple fortune de la France, et qui, pour elle,
s'exposaient journellement à mourir! Nous avions pour ces Douze
l'intérêt véhément qu'on se porte entre gens de même parti et de même
drapeau! Mais enfin nos coeurs n'étaient pas pris comme celui d'Aimée et
le coup de fusil d'un Bleu ne pouvait pas y atteindre à travers un autre
coeur...

«Nous nous préoccupions sans doute de l'événement qui devait se produire
à Avranches, nous en attendions l'issue avec anxiété, moi surtout, dont
le sang a toujours été turbulent dans mes grosses veines, quand il s'est
agi de coups à donner et à recevoir! Mais ce n'étaient pas là, ce ne
pouvaient pas être les transes d'Aimée. Elle ne les disait pas. Elle
engloutissait ses tortures dans ce coeur qui a tout englouti. Mais je
les devinais à la fièvre de ses mains brûlantes, au feu sec de ses
regards. Une fois, pendant ces jours d'alarme où nous vivions dans
l'ignorance et l'incertitude sur le destin de nos amis, je fus obligée
de lui arracher son feston; car elle coupait avec ses ciseaux dans la
chair de ses doigts, croyant couper autour de sa broderie, et le sang
coulait sur ses genoux sans qu'elle sentît, dans sa préoccupation
hagarde, qu'elle se massacrait ses belles mains! Je finis par ne plus la
quitter. Nous ne nous parlions pas, mais nous restions les mains
étreintes à nous regarder fixement dans les yeux. Nous y lisions la même
pensée, la question éternelle de l'inquiétude: «A présent, que
font-ils?» cette question à laquelle on ne répond jamais; car si on
pouvait y répondre, on ne la ferait pas, et ce ne serait plus
l'inquiétude! A quel travail de vrille cet horrible sentiment ne se
livre-t-il pas dans nos coeurs! Pour nous soustraire à ce rongement
perpétuel, à ce creusement sur place, qu'on croit diminuer en s'agitant,
nous allions ensemble sur la route qui passait au pied du château de
Touffedelys, espérant y rencontrer quelque roulier, quelque marchand
forain, quelque voyageur quelconque qui nous donnerait des nouvelles,
qui nous parlerait de cette foire d'Avranches où se jouait un drame qui,
pour nous, pouvait être une tragédie! Mais ce mouvement que nous nous
donnions était inutile.

«Ceux qui, des paroisses circonvoisines, avaient eu affaire à la foire,
étaient passés et ils n'en revenaient pas encore. Les routes étaient
désertes. On ne voyait poindre personne au bout de leur long ruban blanc
solitaire. Nulle âme qui vive n'apparaissait sur cette ligne droite qui
s'enfonçait dans le lointain et ne venait nous dire ce qui se faisait
tout là-bas, derrière l'horizon, du côté de cette ville dont on
n'apercevait rien dans les fumées de l'éloignement, et d'où nous
croyions quelquefois, à l'intensité de notre attention, à l'effort de
nos oreilles pour recueillir la moindre des ondes sonores qui agitait
l'espace, entendre sonner et bourdonner comme un bruit vague de cloches
lointaines. Illusion de nos sens, qui nous trompaient à force de se
tendre! Il n'y avait pas même de cloches en ce temps-là. On les avait
descendues de tous les clochers, et on les avait fondues en canons pour
la République. On ne sonnait donc pas; ce n'était donc pas le tocsin.
Nous rêvions, les oreilles nous tintaient. Et si la générale
battait,--la générale, ce tocsin du tambour!--il nous était impossible
d'en démêler les sons contre le vent, à cette distance, au milieu de
tous ces bruissements d'insectes et de ces mille fermentations de la
terre qui semble susurrer, sous nos pieds, à certains jours chauds, et
nous étions dans ces jours-là. Ah! nous nous dévorions... moi, de
curiosité, elle, d'angoisse. Lasses d'écouter à fleur de sol et de
regarder sur cette route abandonnée et muette, allongée platement dans
son immobile poussière, nous voulions parfois écouter et voir mieux,
écouter de plus haut et voir plus loin, et nous montions alors sur la
plate-forme la plus élevée des tourelles, et nous regardions de là, oh!
nous regardions de tous nos yeux! Mais nous avions beau les allonger et
les écarter sur les longs massifs de bois qui s'étendaient indéfiniment
du côté d'Avranches, nous ne voyions jamais que des abîmes de feuillage,
que des océans de verdure, sur lesquels le regard lassé se perdait... De
l'autre côté, entre deux récifs, c'était la mer bleue, s'étendant
lentement comme une huile lourde sur la grève silencieuse, sans une
seule voile qui piquât d'un flocon blanc et animât son azur monotone.
Et ce calme de tout, pendant que nous étions si agitées, redoublait nos
agitations, agaçait nos nerfs par cette indifférence des choses et, par
moments, nous jetait dans l'état suraigu qui doit précéder la folie!

«La nuit même, nous restions perchées sur le haut de notre tourelle, cet
observatoire d'où l'on ne voyait rien, si ce n'est le ciel, que nous ne
regardions seulement pas! genre de supplice auquel nous revenions, parce
qu'à chaque instant, nous nous imaginions qu'il allait cesser. Le soir
du deuxième jour de cette foire d'Avranches, qu'on appelait, je crois,
la _Saint-Paterne_, et qu'ils ont pu, depuis, appeler la _Flambée_, nous
vîmes, en tressaillant, monter à l'horizon une longue flamme rouge, et
des tourbillons de fumée épaisse, apportés par le vent, déferlèrent et
s'étagèrent sur la cime des bois, que la lune éclairait.

«--Aimée,--lui dis-je,--c'est le feu! Nos hommes brûleraient-ils
Avranches pour ravoir Des Touches? Il vaut bien Avranches! Ce serait
beau!»

«Nous écoutâmes... et, pour cette fois, nous crûmes entendre, mais nous
avions la tête montée, des cris indistincts, et comme une masse de sons
confus qui seraient sortis d'une ruche immense! Mon oreille de Chouanne
exercée, car j'avais déjà fait la guerre et je me connaissais à la
musique de la poudre, cherchait à distinguer les coups de fusil sur la
basse continue de ce grand tumulte éloigné et assourdi par
l'éloignement; mais, tonnerre de Dieu! je n'étais sûre de rien... Je ne
distinguais pas. Je m'étais penchée sur la plate-forme! J'avais mis la
tête hors de mon capuchon granvillais, que j'avais pris contre le froid
de la nuit pour monter si haut et tête nue, l'oreille au vent, l'oeil à
la flamme qui se réverbérait en tons d'incarnat dans les nuées,
calculant que si c'était Avranches qui brûlait, dans deux heures, pas
une minute de plus, le temps juste pour revenir à Touffedelys, ils y
seraient de retour, vainqueurs ou vaincus, je le dis vivement à Aimée...

«J'avais calculé avec une précision militaire. Juste deux heures
après... nous haletions toujours sur notre plate-forme et nous voyions
s'éteindre le feu lointain, ce feu qui n'était pas l'incendie
d'Avranches; car Avranches à brûler aurait demandé plus de
temps,--voilà que tout à coup nous entendîmes sous nos pieds, au bas de
la tourelle, le _hou-hou_ mesuré de la chouette, et, magie de l'amour!
Aimée reconnut tout de suite de quelles paumes de mains était parti ce
_hou-hou_, qui me parut sinistre, à moi, tant il était plaintif! et qui
lui parut joyeux et triomphant, à elle, parce qu'il lui annonçait
l'homme qui était devenu sa vie et qui lui rapportait la sienne!

«--C'est lui!»--s'écria-t-elle, et nous descendîmes de la tourelle avec
la rapidité de deux hirondelles qui plongent d'un toit vers le sol.

«Et, en effet, c'était _M. Jacques_! _M. Jacques_, le visage noirci, les
cheveux brûlés, l'air d'un démon, ou plutôt d'un damné échappé de
l'enfer; car les démons y restent...

«--Ah!--lui dis-je, incorrigible, toujours prête à rire, même dans les
malheurs!--parti blanc comme un sac de farine, revenu noir comme un sac
de charbon!

«--Oui!--répondit-il en mordant sa lèvre,--noir de deuil. Le deuil de la
défaite! Le coup a manqué, mademoiselle... Il faut recommencer demain.»

«Le coup était manqué, et pourtant,--reprit la vieille Chouanne, animée
de plus en plus, en montrant une verve qui fit prendre à l'abbé son
frère voluptueusement une prise de tabac,--pourtant l'affaire n'avait
pas été mal menée, comme vous allez pouvoir en juger, monsieur de
Fierdrap...

«...C'est midi sonnant, au plus fort du tohu-bohu de la foire, que les
Douze entrèrent dans Avranches. Ils y marchèrent d'abord vers le champ
de foire, éparpillés, nonchalants, flânant, les bras ballants, guignant
les sacs de blé ou de farine mis à cul sur le sol, déficelés et ouverts,
pour que l'acheteur jugeât la marchandise, jouant leur rôle de blatiers
qui ont le temps d'acheter, qui ne se pressent pas, qui attendent, en
vrais Normands, que les prix fléchissent; mais, du fond de leurs grands
chapeaux rabattus qui leur tombaient sur les épaules, se reconnaissant
sans avoir l'air de se reconnaître, se comptant, se coudoyant, et
sentant le coude ami qui frémissait contre leur coude. Ils nous dirent
plus tard ces détails et ces sensations... Il y avait, et cela leur
parut de bon augure, un monde fou à la foire de cette année-là! La
ville encombrée était pleine de gens, d'animaux et de voitures de toute
forme et de toute grandeur. Les auberges et les cabarets regorgeaient
d'Augerons, de bouviers, de porchers, qui amenaient leurs bêtes pour la
foire et dont les troupeaux s'amoncelaient dans les rues, rendant le
passage impossible, bouchant la porte des maisons, menaçant les fenêtres
des rez-de-chaussée, qu'on avait, dans beaucoup d'endroits, calfeutrées
de leurs contrevents, par peur d'enfoncement des vitrages sous la corne
de quelque boeuf en courroux ou la croupe reculante de quelque cheval
effaré. Un instant retardées par leur accumulation aux angles des rues,
au resserrement des venelles et aux tourniquets des carrefours, ces
puissantes troupes de boeufs et de chevaux reprenaient bientôt leur
marche lente sous les _pieds de frêne_ de leurs conducteurs, et
s'avançaient serrées si dru les unes contre les autres, qu'on eût dit un
fleuve qui coulait. Le mouvement de ces masses de bêtes et de gens se
faisait surtout dans un sens, dans la direction du champ de foire, qui
était la place du marché, à l'un des angles de laquelle s'élevait la
prison où était renfermé Des Touches.

«Il semblait que ce fût là une circonstance menaçante pour le dessein
des Douze, que cette foule épaisse, qui, ceignant la prison de tous les
côtés, augmentait la difficulté d'y pénétrer ou d'en sortir; mais cela
leur parut, au contraire, un heureux hasard, à ces énergiques coeurs,
tournés à l'espérance! Avec le génie des petites troupes résolues,
n'avaient-ils pas toujours compté, pour faire leur coup, sur
l'entremêlement du grand nombre, dont il est si aisé de faire un chaos?
D'ailleurs, il y avait cela d'absolument bon dans cette circonstance de
la situation de la prison sur le champ de foire, que le bataillon des
Bleus qui y avait conduit Des Touches, et qui, tout à côté, s'y était
bâti avec des planches un corps de garde, avait été obligé de
transporter ce corps de garde à l'autre extrémité de la place et dégager
un endroit spécialement réservé aux chevaux de la foire, qu'on rangeait
contre la longue muraille de la prison, dans toute sa longueur, et qu'on
attachait par de gros anneaux en fer scellés entre les fortes
pierres... D'abord, ces Bleus avaient fait des façons, vous vous en
doutez bien, quand on leur avait signifié d'aller planter ailleurs leur
corps de garde. Ils n'avaient qu'une idée, eux, c'est que Des Touches
pouvait s'échapper! Mais les tranquilles Normands, qui, dans toute autre
circonstance, pourraient s'en laisser imposer par répugnance pour le
_dérangement_, conséquence de toute lutte, ne s'en laissent plus compter
et ne craignent plus leur peine quand le moindre intérêt est en jeu, et
sur-le-champ voilà qu'ils redeviennent les âpres contendants connus, les
chicaneurs terribles dont le cri de guerre sera jusqu'à leur dernier
soupir: _Gaignaige!_ L'écurie en plein vent rapportait de l'argent à la
ville. Puis c'était là une coutume autant qu'un péage. Coutume et péage,
toute la Normandie tient dans ces deux mots! les Bleus virent bien
qu'ils ne seraient pas les plus forts... Ils avaient dégagé la prison.

«Cette prison, monsieur de Fierdrap, nos douze blatiers eurent tout le
temps de la regarder et de l'étudier en gens de guerre, de la place du
marché, qu'elle dominait, et qui était alors couverte de tentes,
rangées en files comme les maisons des rues, entre lesquelles s'agitait
et écumait le flot de la population foraine, aux rayons d'un soleil
cuisant qui était aussi un avantage; car il faisait bouillir ce tas de
cerveaux, excités déjà par le débat des prix et le cidre en bouteille
qui allument si bien les têtes normandes, ces têtes que, ce jour-là
précisément, il fallait faire sauter comme des poudrières, si l'on
voulait enlever Des Touches! Là étaient, en effet, tout le secret et le
moyen de l'enlèvement: jeter, n'importe comment, toute cette multitude,
les uns contre les autres, à travers les tentes renversées et les
animaux, fous d'épouvante! Et, pendant cette immense ruée qui pouvait
prendre les proportions d'une bataille d'aveugles et devenir une tuerie,
se glisser à trois ou quatre dans la prison, y délivrer le chevalier et
se replier vivement sur les bois, tel était le plan, simple et hardi,
convenu à Touffedelys, mais que l'aspect de la prison pouvait cependant
modifier.

--Hure de saumon! je le crois bien!--fit en s'exclamant le baron de
Fierdrap.--Je la connais, votre prison, mademoiselle! J'ai eu longtemps
à Avranches un vieux compagnon de l'armée de Condé, qui s'appelait le
chevalier de la Champagne, lequel, revenu au pigeonnier comme moi et
n'ayant plus de poudre à brûler, s'était mis à aimer les vieilles
pierres, comme moi je me suis mis à aimer le poisson. Eh bien, c'est à
lui que je dois ma connaissance de la prison d'Avranches; car il m'a
assez trimbalé, le damné maniaque d'antiquaire qu'il était! par les
escaliers en colimaçon de cette forteresse, pour que je me la rappelle
parfaitement et que les jambes me chantent encore une chansonnette en
pensant à la hauteur de ses deux tours, qui résisteraient, Dieu me
pardonne! à du canon.

--Oui!--reprit mademoiselle de Percy,--ces deux tours étaient
formidables. Reliées ensemble par d'anciens bâtiments faisant poterne,
elles étaient flanquées de constructions d'une date plus récente, qui,
certes! n'auraient pas résisté à une attaque vigoureusement poussée.
Mais avec les tours! les massives tours qui les épaulaient... bernicle!
En les examinant, les Douze comprirent qu'on ne pouvait pénétrer là
dedans que par stratagème... Il fallait ruser. Ce fut Vinel-Royal-Aunis
qui fut chargé de la geôlière; car--encore un bonheur, à ce qu'il
semblait, pour les Douze,--il n'y avait pas de geôlier. Seulement,
monsieur de Fierdrap, à la guerre, le hasard est souvent un traître.
Vous verrez tout à l'heure que la geôlière de la prison d'Avranches
pouvait faire tête d'homme et même plus! On la nommait la Hocson.
C'était une femme de quarante-cinq à cinquante ans, sur qui avaient
couru dans le temps des bruits dont on n'était pas sûr, mais
épouvantables. On avait dit, entre le haut et le bas, qu'elle avait été
poissarde au faubourg du Bourg-l'Abbé, à Caen, et qu'elle avait goûté au
coeur de M. de Belzunce, quand les autres poissardes du Bourg-l'Abbé et
de Vaucelles avaient, après l'émeute où il fut massacré, arraché le
coeur à ce jeune officier et l'avaient dévoré tout chaud... Était-ce
vrai, cela? On en doutait, mais il paraît que la figure de la Hocson ne
démentait pas ces bruits affreux. Son mari, jacobin violent, était mort
dans l'exercice de ses fonctions de geôlier à Avranches, et elle lui
avait succédé. Louve sinistre, devenue chienne de garde de la
République, ce fut à Vinel-Aunis qu'il échut de l'apprivoiser... Cela
ne devait pas être facile. Mais Vinel-Aunis était Vinel-Aunis! Son
surnom parmi nous était: _Doute de rien!_ et il le portait comme un
panache. Il passait pour ce qu'on appelle un _loustic_ de régiment, mais
il était, par-dessus le marché, un beau garçon bien découplé, d'une
tournure d'officier superbe, et qui, pour l'instant, faisait un blatier
très faraud aux larges épaules, comptant sur trois choses qu'il estimait
irrésistibles, même séparées: primo, par Dieu! ses avantages physiques;
secundo, une langue à laquelle il faisait tout dire et comme de ma vie
je n'en ai revu une pareille à personne; et tertio, une bonne poignée
d'assignats. C'était un gaillard toujours prêt à tout. Il n'avait qu'un
mot: «A la guerre--disait-il--comme à la guerre!» Probablement, le
morceau qu'on lui jetait ne le ragoûtait pas, mais il sauta lestement
par-dessus ses répugnances. Il eut l'aplomb de se présenter à cette
geôlière d'Avranches, dont la physionomie était aussi atroce que la
renommée, avec la fleur de fatuité qu'en France, les blatiers peuvent
avoir comme les officiers, et ce génie impayable de la Plaisanterie,
qu'il avait développé dans Royal-Aunis. Et malgré l'horreur très
légitime que devait lui inspirer une créature qui pouvait encore avoir
aux lèvres du sang de Belzunce, il débuta par s'élancer sur elle et par
l'embrasser, paf! paf! paf! sur les joues, à la manière normande, par
trois fois.

«--Et bonjour, ma cousine!--lui dit-il, à cette femme étonnée, figée
d'étonnement et qui se laissa faire de stupéfaction.--Comment vous
portez-vous, ma chère et honorable cousine?... Vous ne me remettez donc
pas?... Je suis votre cousin Trépied de Carquebu, qui n'a pas voulu
venir à votre foire d'Avranches sans vous souhaiter bien des prospérités
et vous embrasser!»

«Il avait dit _Trépied_, cet improvisateur au pied levé, parce qu'elle
avait un trépied devant elle, sur lequel elle récurait, avec une poignée
de paille, un chaudron!

«--En fait de trépied, je ne connais que _cha_,--fit-elle avec colère en
lui montrant celui de son chaudron,--et vous mériteriez bien que je vous
l'envoyasse par la figure pour vous punir de vos insolentes _josteries_,
méchant attrapeur!»

«Mais Vinel-Aunis n'était pas homme à avoir peur d'un trépied manoeuvré
par la main d'une vieille femme, et il prouva qu'il avait raison de
croire à sa langue, comme il disait; car il soutint, mais _mordicus_, à
la Hocson, qu'elle avait des parents de ce nom de Trépied à Carquebu et
qu'il était bel et bien de ces Trépied-là. Puis il enfila une longue
histoire sur ces Trépied de Carquebu, lesquels lui avaient si souvent
parlé de leur cousine d'Avranches, avant son départ, à lui, pour
l'armée, lors de la première réquisition, que depuis qu'il avait pu
revenir à Carquebu reprendre le fouet de blatier qu'avait toute sa vie
fait claquer son père, il s'était promis de profiter de la première
foire à Avranches pour venir saluer sa cousine et faire connaissance et
amitié avec elle. Et, par ma foi! il en dit tant, il eut l'air si sûr de
ce qu'il disait, il fut si précis dans toutes les circonstances, il
versa enfin à la Hocson, restée le bec cloué et aplati devant ce torrent
de paroles, une telle douche de phrases sur la tête, qu'en écoutant son
cousin Trépied elle oublia l'autre, qu'elle laissa tranquille sous son
chaudron, et qu'elle tomba assise sur un banc, persuadée, domptée,
confondue. Elle était si complètement hébétée, qu'elle finit même par
inviter ce cousin, qui lui tombait de Carquebu, à boire une chopine et à
manger du _cornuet_ de la foire, et Vinel-Royal-Aunis s'attabla. Il se
crut maître de la place. Il crut qu'il tenait son Des Touches! Mais...
il se trompait.

«Il continuait cependant d'aller de cette langue infatigable. Il but une
chopine, puis un pot, puis un autre pot, et voyant que la Hocson buvait
comme lui, aussi ferme que lui, devenant plus sombre seulement à mesure
qu'elle buvait, mais restant froide sous ces libations sans vertu, il
voulut faire à sa cousine, l'aimable blatier, la politesse de
l'eau-de-vie, et il en envoya chercher au cabaret voisin par une petite
fille que la Hocson appelait: «la petiote à son fils». Mais cette femme,
cette Hocson, nous dit-il plus tard à Touffedelys, était plus difficile
à mettre à feu que la prison d'Avranches, qui y était trois heures
après. C'est que cette femme, monsieur de Fierdrap, avait dans le coeur
ce qui empêche l'ivresse,--l'ivresse qui, dit-on (ceux qui boivent), est
un oubli, une illusion, une autre vie dans la vie. Elle avait un
souvenir dans le coeur plus fort que l'ivresse, qui glaçait l'ivresse
et que l'ivresse ne noyait pas. Et ce n'était pas, non! le souvenir du
sang de Belzunce, si réellement, comme on le disait, elle y avait goûté,
mais un souvenir à tuer celui-là, à l'empêcher de penser même à ce
crime, si elle l'avait commis, et d'en effacer le remords. C'était,
enfin, dans le fond de son coeur une plaie si large, que toute la mer
changée en eau-de-vie pour la faire boire à cette femme, dont l'âme
entière n'était plus qu'un trou de blessure, y aurait passé comme dans
un crible, sans rien engourdir et sans rien fermer!»

La pléthorique mademoiselle de Percy, que son histoire oppressait,
s'arrêta une minute pour reprendre haleine; mais l'abbé et le baron,
pris par l'histoire, restèrent silencieux. Ils ne plaisantaient plus.

«Et si je vous parle ainsi de cette femme, monsieur de Fierdrap,--reprit
mademoiselle de Percy,--si je m'arrête un instant sur cette créature,
qui était peut-être une scélérate, mais qui, ce jour-là, eut aussi,
comme les Douze, sa grandeur, c'est que cette femme fut la cause unique
du malheur des Douze dans cette première expédition. Sans elle, et sans
elle _seule_, notez bien ce mot-là! pas le moindre doute que les Douze,
qui mirent si effroyablement Avranches sens dessus dessous, dans ce jour
dont on se souviendra longtemps, n'eussent repris le chevalier Des
Touches. Pour moi, je le pense, ils auraient réussi. Mais elle leur
opposa une volonté aussi forte que ces murailles de la prison qui
étaient des blocs de granit. Vinel-Aunis avait essayé de l'enivrer; il
essaya de la corrompre. Il s'y prit avec elle comme on s'y prend avec
tous les geôliers de la terre depuis qu'il y a des geôliers. Mais il
trouva une âme imprenable parce qu'elle était gardée par la haine, et la
plus implacable et la plus indestructible des haines: celle qui est
faite avec de l'amour! La Hocson avait eu son fils tué par les Chouans;
non pas tué au combat, mais après le combat, comme on tue souvent dans
les guerres civiles, en ajoutant à la mort des recherches de cruauté qui
sont des vengeances ou des représailles. Tombé dans une embuscade, après
une chaude affaire où les Bleus avaient couché par terre beaucoup de
Chouans, car ils avaient avec eux une pièce de canon, ce jeune homme
avait été enterré vivant, lui vingt-quatrième, jusqu'à cet endroit du
cou qu'on appelait, dans ce temps-là, la place du collier de la
guillotine. Quand ils virent ces vingt-quatre têtes, sortant du sol,
emmanchées de leurs cous et se dressant comme des quilles vivantes, les
Chouans eurent l'idée horrible de faire une partie de ces quilles-là
avant de quitter le champ de bataille, et de les abattre à coups de
boulet! Lancé par leurs mains frénétiques, le boulet, à chaque heurt
contre ces visages qui criaient quartier, les fracassait en détail... et
se rougissait de leur sang pour revenir les en tacher encore. C'est
ainsi que le fils Hocson avait péri. Sa mère, qui avait su cette mort,
avait à peine pleuré... Mais elle voyait toujours cette quille
sanglante... et elle nourrissait pour les Chouans une haine contre
laquelle tout devait se briser... et Vinel-Aunis s'y brisa.

[Illustration: ... Les Chouans eurent l'idée horrible de faire une partie
de ces quilles-là...]

«--Ah!--lui dit-elle,--tu m'as donc gouaillée! Tu n'es qu'un Chouan, et
tu viens pour le prisonnier. Oh! je n'ai pas peur que tu me tues,--il
avait pris un pistolet sous sa vareuse.--Il y a longtemps que je désire
la mort! Petiote!--cria-t-elle,--va vite au corps de garde me chercher
les Bleus!»

«--Je l'aurais bien tuée,--nous dit Vinel-Aunis,--mais je ne savais pas
même dans laquelle des tours était Des Touches. Cela aurait fait du
bruit. J'aurais perdu du temps.»

«Et il jeta un escabeau, qui se trouvait là, dans les jambes de la
petite, pour l'empêcher de sortir en la faisant tomber.

«Mais le temps de son mouvement avait suffi à la Hocson pour s'échapper,
par un couloir noir comme de l'encre où Vinel-Aunis se perdit pendant
qu'il l'entendait grimper quatre à quatre l'escalier d'une des tours,
ouvrir la porte de la prison et s'y enfermer à la clef avec le
prisonnier.

--Diable!--fit M. de Fierdrap.

--Peste!--dit l'abbé.

--Or, pendant que tout ceci se passait à la prison,--continua la vieille
amazone, qui ne prit pas garde aux deux exclamations,--l'aiguille du
cadran qui surmontait la façade de la Maison Commune, sise au fond de la
place du Marché, arrivait au chiffre de l'heure marquée par les Douze
pour agir. Incapables, quoi qu'il advînt, d'hésiter une minute quand une
résolution était prise:

«--C'est à nous de commencer la danse!»--dit gaiement Juste Le Breton à
La Varesnerie.

«Et ils entrèrent tous deux sous une des tentes de la foire où il y
avait le plus de monde et où l'on buvait. Ils y entrèrent nonchalamment,
mais ils avaient leurs bâtons gaufrés à la main. Autour d'eux, on
n'avait nulle défiance. Le monde qui était là resta, les uns assis, les
autres debout, quand Juste Le Breton, s'approchant de la grande table de
ceux qui buvaient, coucha délicatement son bâton sur une rangée de
verres pleins jusqu'aux bords, et dit, de sa voix qu'il avait très
claire:

«--Personne ne boira ici que nous n'ayons bu!»

«Tout le monde se retourna à cette voix mordante, et les deux blatiers
devinrent le point de mire de mille regards où l'étonnement annonçait
une colère qui n'était pas loin.

«--Es-tu fou, blatier?--dit un paysan.--Ote-moi ton bâton de _delà_! et
garde-le pour défendre tes oreilles!» Et, prenant par le bout le bâton
que Juste avait couché sur la rangée de verres, mais qu'il tenait
toujours par la poignée, il l'écarta.

«C'était là l'insulte que Juste cherchait. Il ne dit mot, il resta
tranquille comme Baptiste; mais il releva subitement son bâton à bras
tendu par-dessus sa tête, et, de cette main qu'il avait aussi adroite
que vigoureuse, il l'abattit sur toute cette ligne de verres pleins, en
file, qu'il cassa d'un seul coup, et dont les morceaux volèrent de tous
les côtés de la tente. Ce fut le signal du branle-bas. Tout le monde fut
debout, criant, menaçant, mêlé déjà, les pieds dans le cidre, qui
coulait, en attendant le sang. Les femmes poussaient ces cris aigus qui
enivrent de colère les hommes et leur prennent sur les nerfs comme des
fifres... Elles voulaient fuir et ne pouvaient, dans cette masse
impossible à percer, et qui se ruait sur les deux blatiers pour les
étouffer.

«--Vous avez eu l'honneur du premier coup d'archet, monsieur,--dit à
Juste Le Breton M. de La Varesnerie, avec cette élégante politesse qui
ne le quitta jamais,--mais si nous voulons exécuter tout le morceau,
il faut que nous tâchions de sortir de cette tente, où nous n'avons pas
assez d'espace pour faire seulement, avec nos bâtons, un moulinet.»

«Et de leurs épaules, de leurs têtes et de leurs poitrines, ils
essayèrent de trouer cette foule, compacte à crever les toiles de la
tente, où ce qui venait de se passer faisait accourir du monde encore.
Mais, cette marée d'hommes montant toujours, ils poussèrent alors, pour
qu'on vînt les dégager du dehors, le cri que leurs amis, autour de la
tente, attendaient comme un commandement:

«--A nous, les blatiers!»

«Ce dut être un curieux spectacle! Les blatiers répondirent à ce cri par
le claquement de leurs fouets terribles, et ils se mirent à sabrer cette
foule avec ces fouets qui coupaient les figures tout aussi bien que des
damas. Ce fut une vraie charge, et ce fut aussi une bataille! Tous les
_pieds de frêne_ furent en l'air sur une surface immense, la foire
s'interrompit, et jamais, dans nulle batterie de sarrasin, les fléaux ne
tombèrent sur le grain comme, ce jour-là, les bâtons sur les têtes. Dans
ce temps-là, la politique était à fleur de peau de tout. Le moindre
coup faisait jaillir du sang dont on reconnaissait la couleur, à la
première goutte. Le cri: «Ce sont les Chouans!» partit de vingt côtés à
la fois. A ce cri, la générale battit. Cette générale, que nous n'avions
pas entendue du haut de la tourelle de Touffedelys, couvrit Avranches et
le souleva. Le bataillon des Bleus voulut passer à la baïonnette à
travers cette masse qui roulait dans le champ de foire comme une mer,
mais impossible! Il aurait fallu percer un passage dans cette foule
d'hommes, d'enfants et de femmes qui s'agitaient là, et qui, à eux
seuls, de leur pression et de leur poids, pouvaient écraser cette
poignée de Chouans. Les Douze, ou plutôt les Onze, car Vinel-Royal-Aunis
était à la prison, les Onze, qui semblaient un tourbillon qui tourne au
centre de cette mer humaine dont ils recevaient la houle au visage, les
Onze, ramassés sous leurs fouets et sous le moulinet de leurs bâtons,
avaient bien calculé. Ils abattaient autour d'eux ceux qui les
poussaient, et qui leur rendaient coup pour coup...

«Partout ailleurs, ce n'était, dans ce champ de foire, qu'un désordre
sans nom, un étouffement, l'ondulation immense d'une foule au sein de
laquelle, affolé par les cris, par le son du tambour, par l'odeur du
combat qui commençait à s'élever de cette plaine de colère, quelque
cheval cabré montrait les fers de ses pieds par-dessus les têtes, et où,
çà et là, des troupes de boeufs épeurés se tassaient, en beuglant,
jusqu'à monter les uns sur les autres, l'échine vibrante, la croupe
levée, la queue roide, comme si la mouche piquait. Mais à l'endroit où
les Onze tapaient, cela n'ondulait plus. Cela se creusait. Le sang
jaillissait et faisait fumée comme fait l'eau sous la roue du moulin! Là
on ne marchait plus que sur des corps tombés, comme sur de l'herbe, et
la sensation de piler ces corps sous leurs pieds leur donna, à tous les
Onze, la même pensée; car, tout en tapant, ils se mirent tous les Onze à
chanter gaiement la vieille ronde normande:

    _Pilons, pilons, pilons l'herbe;
    L'herbe pilée reviendra!_

«Mais elle n'est pas revenue! A Avranches, on vous montrera, si vous
voulez, à cette heure encore, la place où ces rudes chanteurs
combattirent. L'herbe n'a jamais repoussé à cette place. Le sang qui,
là, trempa la terre, était sans doute assez brûlant pour la dessécher.

[Illustration: ... Et où, çà et là, des troupes de boeufs épeurés se
tassaient...]

«Ils y tinrent à peu près deux heures... mais Cantilly avait le bras
cassé, La Varesnerie la tête ouverte, Beaumont les clavicules rompues,
presque tous les autres blessés, plus ou moins, mais tous debout encore
dans leurs vareuses, qui n'étaient plus blanches comme le matin, et
qu'une rosée de sang poudrait maintenant à la place de fleur de farine.
Tout à coup, _M. Jacques_ tomba, au cri de joie de ces paysans
électrisés, qui crurent avoir abattu un de ces blatiers du diable,
solides comme des piliers que l'on pouvait battre comme plâtre, mais
qu'on ne pouvait renverser. _M. Jacques_ n'était pas même blessé. Tout
en combattant, il avait vu, à la hauteur du soleil qui commençait à
baisser et à prendre la place en écharpe, qu'il était l'heure d'aller à
Des Touches et de rejoindre Vinel-Aunis... Aussi, avec la souplesse du
chat sauvage, se glissa-t-il en rampant à travers les jambes de ces
hommes, qui ne faisaient guère attention dans ce moment-là qu'au jeu
terrible de leurs mains, et, comme un plongeur qui disparaît à un
endroit de l'eau pour ailleurs reparaître, il se retrouva assez loin de
l'espace où l'on se battait et dans une tourbe, à cet endroit-là, moins
ardente qu'épouvantée. Comment passa-t-il? Il avait jeté son grand
chapeau à _couverture à cuve_ qui l'aurait gêné; mais comment ne fut-il
pas reconnu à sa vareuse sanglante, tué, mis en pièces? Lui-même n'a
jamais su le dire. Il ne le savait pas, et cela doit paraître
incroyable. Mais vous avez fait la guerre, baron, et à la guerre, ce qui
est incroyable arrive tous les jours. Fascination de la terreur! Quand
il se releva, dans cette foule qu'il avait traversée en s'aplatissant,
on se mit à fuir devant cet homme qui lui-même semblait fuir, et, dans
le pêle-mêle de la place, il put parvenir à la prison où
Vinel-Royal-Aunis avait dû préparer la délivrance de Des Touches. Mais à
la prison, au pied de la prison, il trouva... les Bleus.

«Oui c'étaient les Bleus!

«Voyant qu'ils ne pouvaient ni s'avancer ni manoeuvrer dans ce champ de
foire, pleine à regorger, et où d'ailleurs les paysans de l'Avranchin
les remplaçaient et ne faisaient pas mal leur besogne, les Bleus, au
premier cri: «Ce sont les Chouans!» s'étaient portés au pas de charge
sur la prison; car officiers et soldats maintenant ne doutaient plus que
la bataille qui se donnait au fond de la place n'appuyât une tentative
sur Des Touches. Or, à la prison, si vous n'en avez pas oublié la
construction, monsieur de Fierdrap, les Bleus avaient trouvé la lourde
porte de l'espèce de bâtiment moderne qu'occupait la Hocson très
fortement barricadée, et comme la petite fille, à qui Vinel-Aunis avait
jeté l'escabeau dans les jambes pour la faire tomber, à moitié évanouie
de peur, ne soufflait mot sous la bouche du pistolet de Vinel, et que
tout paraissait, à l'intérieur, silencieux et tranquille, ils crurent
naturellement que la Hocson, dont ils connaissaient l'énergie, avait
pris ses précautions de défense au premier bruit de tumulte populaire et
de Chouannerie. Et, sûrs qu'elle tenait son prisonnier, ils se
réservèrent pour le cas d'attaque ou de sortie, si quelques Chouans
avaient été assez hardis pour se glisser dans la prison qui devait être
pour eux une souricière, et ils se déployèrent parallèlement à cette
longue muraille, où les chevaux amenés pour être vendus à la foire
étaient rangés et attachés aux anneaux de fer dont je vous ai déjà
parlé. Ils furent seulement obligés de se déployer assez loin de ces
chevaux, qui répondaient à la tempête de cris et de mugissements de la
place par des hennissements de colère et des ruades furieuses, et ils
s'étaient établis prudemment hors de la portée de cette effrayante ligne
de pieds ferrés, toujours en l'air comme des projectiles, et qui leur
auraient cassé les reins. _M. Jacques_ avait vu tout cela. C'était un
homme, après tout, que ce mélancolique! Le jour baissait. Il attendit,
caché par la multitude, qu'il fût tombé un peu d'ombre... Les fouets
claquaient toujours au fond de la place. Il prit son temps, et il eut le
sang-froid et l'audace de faire, sous le ventre de ces chevaux
frémissants et devenus presque sauvages, ce qu'il avait fait sous les
pieds des hommes dans la foule. Il se coula entre la muraille et les
Bleus. Il ne pouvait pas douter, lui, que Vinel-Aunis ne fût dans la
prison... La porte barricadée le lui prouvait. C'était Vinel-Aunis qui,
à tout événement, l'avait barricadée... Aux approches de la nuit, la
multitude, qui s'étouffait, sans voir, sur le champ de foire, comprit
enfin qu'il fallait s'écouler par les rues; mais son courant y
rencontrait un contre-courant contre lequel elle se heurtait, et partout
c'étaient des congestions et des rebondissements de foule nouvelle. On
entendait dans la nuit la générale battant sur tous les points
d'Avranches, entrecoupée du cri bref: «Aux armes!» La garde nationale,
la gendarmerie, avaient voulu, comme les Bleus, pénétrer jusqu'à
l'endroit où l'on s'égorgeait, mais, comme les Bleus, elles avaient
trouvé l'invincible résistance de ce monde aggloméré, pressé et trop
épais pour qu'on pût s'y faire un passage... à moins de tout massacrer.
Cette circonstance, que les Douze avaient prévue et calculée et qui les
avait protégés jusque-là contre la baïonnette et la fusillade, allait
cependant se retourner contre eux. Pris dans ces cercles redoublés d'une
foule qu'ils échancraient à coups de fouet et de bâton, qu'ils
élargissaient, mais qu'ils ne brisaient pas comme on brise un cuvier
dont on abattrait les douvelles, ils ne pouvaient ni faire retraite, ni
s'égailler. Et c'était là l'anxiété de _M. Jacques_. Tapi à terre sous
la poterne, il grimpa dans les vieux lierres qui couvraient les murs de
la prison jusqu'à un trou grillé, par lequel il envoya, en le modulant
bassement, son cri de chouette, pour avertir Vinel-Aunis, qui l'entendit
et doucement débarricada la porte.

«--Et Des Touches?» lui fit _M. Jacques_. Mais Vinel-Royal-Aunis donna à
_M. Jacques_ le froid de la défaite, en lui racontant comment la
geôlière lui avait échappé et comment elle avait eu la hardiesse de
s'enfermer sous clef, tête-à-tête avec le prisonnier, dans la tour.

«--Des Touches, sans ses fers, la romprait sur son genou comme une
baguette!--ajouta Royal-Aunis,--mais il est enchaîné... On n'entend rien
à travers cette sacrée porte,--et la Hocson est, par Dieu! bien femme à
le tuer, à coups de couteau.

«--Nous le saurons demain!--dit _M. Jacques_, avec la rapidité de
décision de l'homme de guerre qu'il avait, ce beau ténébreux, malgré sa
langueur.--Mais, ce soir, il faut sauver ceux qui se battent là-bas...
Il faut les dégager et faire retourner la tête à cette foule, et il n'y
a qu'un moyen... Mettons le feu à la prison!»

--Bravo!--dit M. de Fierdrap, avec l'enthousiasme du
connaisseur.--Militairement, le moyen était bon, mais, ventre de carpe!
ça ne devait pas être chose facile que de mettre le feu à la prison
d'Avranches, une geôle de granit humide, à peu près inflammable comme le
fond d'un puits!

--Aussi, ce qui brûla, baron,--reprit mademoiselle de Percy,--fut le
grand bâtiment de date plus moderne qui reliait les tours, et dans
lequel habitait la geôlière. Il y avait dans le haut de ce bâtiment un
immense grenier à foin pour la gendarmerie de la ville, et c'est là que
_M. Jacques_ et Vinel-Aunis mirent intrépidement le feu, avec deux coups
de pistolet. En un clin d'oeil, par le temps sec et chaud qu'il faisait,
la flamme s'élança de cet amas de foin, et, sortant avec une brusquerie
convulsive du toit dont elle fit voler en éclats les ardoises, tant elle
était intense! elle embrasa instantanément les épais tapis de lierre
séculaire qui enveloppaient les tours, et elle les couvrit d'une robe de
feu. Ces deux tours devinrent tout à coup deux monstrueux
flambeaux-colosses, qui éclairèrent la place de l'un à l'autre bout et
firent, comme l'avait dit _M. Jacques_, retourner les mille têtes de la
foule. A cette lueur soudaine, un frisson de terreur immense passa
électriquement sur ces mille têtes comme un sillon de foudre, malgré la
colère du combat; car il ne s'agissait plus d'une poignée de Chouans à
réduire, mais d'Avranches, d'Avranches qui pouvait brûler tout entier!
La prison, en effet, touchait aux premières maisons de la vieille ville,
qui n'étaient pas de granit, elles! et qui auraient pris comme de
l'amadou. Des fentes, comme il s'en entr'ouvre dans des murs qui vont
crouler, se firent subitement en ce gros d'hommes amoncelés, et, chose
horrible! les boeufs qui étaient tassés et avaient jusque-là été
contenus par la densité de la foule sur la place, les boeufs, enragés
par cette violence écarlate de l'incendie qui leur donnait dans les
yeux, se mirent à fuir par ces fentes qu'ils agrandirent, écrasant des
pieds et des cornes tout ce qui leur était obstacle. Ce fut là une autre
tuerie, pire que celle des Onze, qui continuaient imperturbablement
leur massacre à l'extrémité du champ de foire, et que cette
intervention inattendue de l'incendie allait sauver; car ils n'en
pouvaient plus... Leurs fouets claquaient toujours, mais le claquement
de ces fouets était moins sonore. Il devenait de plus en plus mat à
chaque coup frappé dans cet amas de chairs sanglantes qui faisait boue
autour d'eux, et qu'ils envoyaient à la figure de leurs ennemis en
éclaboussures.

«--Sabre-tout,--fit Saint-Germain à Campion, en l'appelant par son nom
de guerre,--assez sabré pour aujourd'hui!»

«Et, gai comme pinson, il ajouta:

«--Nous étions frits sans l'incendie, mais voilà qui va nous dégager.
Dans cinq minutes, ils y seront tous.

«--Faisons-nous dos à dos, messieurs,--dit La Varesnerie,--et sortons de
cette place. Une fois dans les rues nous chouannerons. Les rues
d'Avranches vont valoir le buisson, cette nuit.»

«Et ils exécutèrent leur manoeuvre de dos à dos, couverts de ces fouets
et de ces bâtons qu'ils maniaient en maîtres. Et, marchant au pas, ils
s'avancèrent à travers cette foule qui se dépaississait, distraite par
le feu, culbutée et broyée par les boeufs qui couraient çà et là comme
une tempête fauve, et c'est ainsi qu'ils purent enfin quitter, sans
avoir perdu un seul homme, cette place où, depuis trois heures, ils
avaient du sang jusqu'au jarret, et où, comme nous le dit Le Planquais
quelques jours plus tard: «ils avaient battu le beurre, à pleine
baratte, comme on sait le battre dans le Cotentin!»

--Sais-tu bien que c'est aussi beau que Fontenoy, cela,
Fierdrap?...--fit l'abbé, profondément pensif, pendant que sa bouillante
soeur, dont la tête devait fumer sous son baril violet et orange,
respirait.

--C'est même plus beau!--dit le baron.--Leur petit carré n'a pas été
enfoncé, à eux, à ces Onze! Et ce sont eux, au contraire, qui ont
enfoncé le grand carré des paysans qui les tenaient de tête, de queue et
des deux flancs, et qui l'ont enfoncé avec de simples fouets pour toutes
pièces de canon. Le diable m'emporte! c'est plus beau.»

L'héroïne de la Chouannerie s'associait tellement à ses compagnons
d'armes, même pour les batailles où elle n'était pas, qu'elle sourit
aimablement au vieux uhlan pour le remercier de son opinion, et elle
reprit:

«Une fois dans les rues, ils essuyèrent bien quelques coups de fusil
épars... Mais la lune n'était pas encore levée, et, d'ailleurs, elle
l'aurait été, que la fumée rougeâtre de l'incendie qui se mit à couvrir
la ville comme d'un dais sombre, en eût intercepté la lumière. Il
faisait noir dans ces rues étroites, qui n'avaient pas alors de
réverbères comme aujourd'hui. Ils sentirent bien siffler quelques balles
qui rebondissaient contre les angles des pignons, mais ce fut tout, et
ils purent, sans nouveau combat, sortir des faubourgs de la ville, alors
tout entière à l'incendie, et se rallier, comme d'avance ils en étaient
convenus, sous l'arche d'un vieux pont qui n'avait plus que cette arche,
et qu'on appelait le _Pont-au-Prêtre_ (peut-être à cause de la couleur
de ses pierres, qui étaient noires). Il coulait sous cette arche
solitaire un filet de rivière profondément encaissée, et ce fut là
qu'ils se comptèrent... Or, comme ils ne savaient rien du sort de Des
Touches et qu'ils avaient sur le coeur le poids affreux de l'absence
des amis qui manquent à l'appel, ils résolurent de rentrer à Avranches,
et ils y rentrèrent. Ils laissèrent sous l'arche du _Pont-au-Prêtre_
leurs vareuses sanglantes qui les auraient trahis, et comme des ouvriers
des faubourgs de la ville qui auraient couru au feu en toute hâte et en
manches de chemise, ils y allèrent ainsi, et sans leurs grands chapeaux,
la tête ceinte de leurs mouchoirs, qu'ils avaient mouillés dans cette
rivière, où ceux qui étaient blessés parmi eux lavèrent leurs blessures.
Cantilly seul resta à attendre ses compagnons, couché sur le monceau de
vareuses sanglantes; car son bras cassé le faisait cruellement souffrir.
Mais il ne les attendit pas longtemps. Ils revinrent vite. En entrant
sur la place où la foule avait roulé sa masse en sens inverse et
travaillait encore à éteindre l'incendie, ils avaient vu que tout était
perdu et fini... La Hocson, qui, par la fenêtre grillée de la prison
léchée par les flammes, n'avait pas cessé de repaître ses yeux de ce qui
se passait sur la place, venait d'ouvrir aux Bleus la porte de ce cachot
où elle s'était renfermée avec son prisonnier.

«--Tenez!--leur avait-elle dit en le leur montrant garrotté de chaînes
et couché par terre sur la dalle,--le voilà, le brigand! Je les ai bien
entendus _fourgonner_ dans la porte pour la mettre à feu; mais ils
auraient fait un four à chaux de cette geôle, que je m'y serais laissé
cuire avec lui, vivante, plutôt que de le rendre à un autre qu'au valet
du bourreau à qui il appartient!»

«_M. Jacques_ et Vinel-Royal-Aunis s'étaient, en effet, obstinés à
vouloir brûler cette porte épaisse, résistante à l'action du feu comme à
l'action du levier. Ils s'y obstinaient encore, quand la foule, devenue
maîtresse de l'incendie, s'élança dans le couloir et les escaliers de la
prison. Alors, ils s'étaient jetés, tête baissée, en avant, la torche et
le pistolet à la main, et, grâce à la flamme, à la fumée et au désordre
de l'invasion dans la prison de ces Bleus, qui couraient, comme des
fous, au cachot de Des Touches, ils avaient passé.

«C'est au moment où il sortait de là que nous avions revu _M. Jacques_.
L'idée d'Aimée, sans doute, le fit revenir plus vite à Touffedelys que
ses autres compagnons, mais douze heures après, à l'exception de
Vinel-Aunis, ils y étaient tous. _M. Jacques_ ignorait le sort de
Vinel-Aunis. Nous crûmes qu'il était mort. Il ne l'était pas. Il avait
reçu dans le ventre un coup furieux de la baïonnette d'un Bleu, et il
avait eu l'énergie de faire plus d'un quart de lieue dans le bois,
contenant avec sa main ses entrailles près de s'échapper, et, dans cet
état, de gagner la cahute d'un sabotier Chouan... Ces détails, que nous
avons sus plus tard, nous les ignorions. Nous pensions qu'il avait
laissé sa vie dans cette affaire, et cela nous paraissait une chose si
simple, que bientôt nous n'en parlâmes plus. Mais il n'en était pas de
même de Des Touches. Qu'était devenu Des Touches?... _Pour recommencer
demain_, comme l'avait dit _M. Jacques_, il fallait avoir des nouvelles
de Des Touches. Il n'en venait aucune à Touffedelys.--Une femme inspire
moins de défiance qu'un homme. Je proposai à ces messieurs d'aller à
Avranches en chercher.

«Ils acceptèrent, et j'y allai, monsieur de Fierdrap. Je n'étais pas
novice, je vous l'ai dit; j'avais bien des fois porté des dépêches aux
chefs des différentes paroisses, sous toutes sortes de déguisements.
Pour me mêler mieux aux gens de la ville et pour détourner tout soupçon,
je me déguisai en femme du peuple. Je passai un déshabillé de droguet;
je posai sur mes cheveux, qui, depuis la guerre, ne connaissaient plus
qu'une espèce de poudre,--celle avec laquelle on frise l'ennemi!--cette
coiffe des Granvillaises qui ressemble à une serviette pliée en quatre
qu'on se plaquerait sur la tête. On mit des hottes sur une de nos
juments poulinières, et un _panneau_ couvert de peau de veau avec son
poil; et assise de côté là-dessus, un de mes pieds en sabots dans une de
mes hottes, l'autre pendant sur le cou de ma jument, je m'en allai
vers Avranches d'un bon trot d'_allure_. J'avais, pour les vendre au
marché, mes hottes pleines de beaux pains de beurre enveloppés dans
des feuilles de vigne. Vous parliez de mon caleçon de velours rayé, il
n'y a qu'un moment, mon frère, et de mes grandes bottes _à la
Frédéric_?--ajouta-t-elle avec la seule coquetterie qui lui fût
possible, la coquetterie d'avoir porté de pareilles bottes;--mais ce
jour-là, votre soeur, mon frère, la cousine des Northumberland, était
tout simplement une beurrière des faubourgs de Granville. Oui! voilà ce
qu'était, pour le quart d'heure, Barbe-Pétronille de Percy-Percy!

[Illustration: ... Mademoiselle de Percy, en marchande de beurre, à
Avranches...]

--Barbe, sans barbe!--dit l'abbé, qui se prit à rire,--mais digne de la
porter.

--Elle m'est venue depuis,--dit-elle, en riant aussi,--mais trop tard,
depuis que je n'en ai que faire, et que j'ai repris, pour ne plus les
quitter, ces ennuyeux jupons qui me vont à peu près comme à un
grenadier. Je n'avais alors qu'un petit bout de moustache brune qui,
avec ma figure à la diable, me donnait l'air assez dur sous ma serviette
pliée en quatre, et justifiait le mot d'un drôle d'Avranches, qui
faisait les beaux bras au marché et qui se permit de mettre ses deux
mains autour de ma grosse taille. Je lui avais allongé sur les doigts le
meilleur coup du manche de mon couteau à beurre.

«--Ne fais pas tant ta mijaurée!--m'avait-il dit furieux;--il n'y a pas
de quoi. Après tout, tu n'es pas si fraîche que ton beurre, la grosse
mère!

«--Mais je suis plus salée!--lui répondis-je, le poing sur la hanche,
comme une vraie harangère de Bréhat,--et si tu veux y goûter, polisson,
tu vas le savoir!»

«C'est à cela seul que se bornèrent tous les dangers que courut, à
Avranches, l'honneur de votre soeur, mon frère. J'y fis ce qu'on appelle
un bon marché. Tout en vendant mes pelotes de beurre, j'arrondis ma
pelote de nouvelles. Je ramassai tous les bruits, tous les commérages de
la ville. Elle n'était pas remise de la chaude alarme que nos Douze lui
avaient donnée. On ne parlait partout que des faux blatiers et du feu
mis à la prison. On disait, en les exagérant peut-être, le nombre des
personnes qui avaient péri dans cette batterie. On montrait encore, sur
le champ de foire, des mares de sang... «Mais, au moins,--criaient les
trembleurs,--nous sommes délivrés du Des Touches!» Cet appât ne devait
plus faire revenir les Chouans. La nuit du lendemain de ce jour
terrible, dont les événements avaient si profondément bouleversé
Avranches, on avait fait quitter secrètement la ville au prisonnier. On
l'avait jeté avec ses fers dans une petite charrette recouverte de
planches, et, tout le bataillon des Bleus l'escortant, il était parti,
sans tambour ni trompette, pour Coutances, où il devait être jugé, et
certainement condamné à mort.

«Je revins grand train à Touffedelys apprendre à nos amis ce changement
de prison de Des Touches, qui le plaçait plus loin de notre portée et
dans des conditions de captivité plus dures à surmonter que les
premières; car à la guerre, toute tentative, avortée une fois, devient
plus difficile de cela seul qu'elle a avorté: l'ennemi est prévenu, il
veille davantage. _M. Jacques_ avait dit la pensée de tous ses
compagnons, en disant qu'il fallait recommencer l'entreprise.

«--Messieurs,--ajouta-t-il,--prenez aujourd'hui pour panser vos
blessures. Nous tâcherons de les rendre à l'ennemi demain. Il faut que
dans deux jours nous soyons sous Coutances, pour rejouer la partie que
nous avons perdue. Coutances est une ville plus forte qu'Avranches, et
nous sommes, nous, moins forts que nous n'étions... Nous ne sommes plus
que onze...

«--Vous êtes toujours douze, monsieur,--lui dis-je.--Onze est un mauvais
compte. Il nous porterait malheur. Puisque M. Vinel-Aunis n'est pas
revenu, je m'offre pour le remplacer. Dame! je n'ai jamais été la plus
belle fille du monde, mais la plus belle ne donne encore que ce qu'elle
a.»

«Et c'est ainsi, baron, que je fis partie de la seconde expédition des
Douze, et que je vis, de mes deux yeux, qui ne reverront jamais
pareilles choses, ce qui me reste à vous conter.»




VI

UNE HALTE ENTRE LES DEUX EXPÉDITIONS


Mademoiselle de Percy s'arrêta un instant encore. Le Bacchus d'or moulu
sonna de son timbre flûté et argentin. Il s'en allait dérivant vers
minuit, l'heure, dit-on, des spectres... et n'étaient-ce pas des
spectres, en effet, que ces gens du passé, rassemblés dans ce petit
salon à l'air antique, et qui parlaient entre eux de leur jeunesse
évanouie et des nobles choses qu'ils avaient vues mourir?... Ursule et
Sainte de Touffedelys pouvaient bien, elles surtout, faire l'effet de
deux spectres; pauvres fantômes doux! Pâles et séchées sous leurs
cheveux pâles, elles tenaient toujours dans leurs doigts amincis ces
écrans transparents dont la gaze verte, tamisant la lueur du feu qui
s'éteignait, jetait à leurs visages exsangues un reflet de lune de
cimetière... Le baron de Fierdrap, l'abbé et sa soeur, d'une couleur
plus chaude, d'yeux plus brillants, semblaient plus vivants, plus
passionnés; mais, au fond, n'agitaient-ils pas des souvenirs aussi vains
que ces fantômes de nuit qui se dissipent à l'aube?... Et Aimée
elle-même, la plus jeune d'entre eux, dont la beauté disait éloquemment
qu'elle était moins avancée dans la vie, Aimée penchée sur son feston
auquel elle ne pensait pas. Aimée la solitaire et la silentiaire par la
surdité, dont l'âme cherchait une autre âme dans la mort, n'était-elle
pas encore, d'eux tous, la plus morte et la plus du pays des rêves?

[Illustration: ... Minuit, l'heure,--dit-on,--des spectres, ... et
n'étaient-ce pas des spectres, en effet, que les gens du passé...]

«Ce fut grand jour à Touffedelys,--reprit mademoiselle de Percy,--que
le jour qui précéda notre départ pour Coutances, et, pour moi, je
vivrais cent ans, que je me rappellerais le plus léger détail de cette
espèce de veillée d'armes! On commença, bien entendu, par panser les
blessés, les blessés qui plaisantaient et riaient de leurs blessures, la
meilleure manière de s'en parer! Le plus blessé de tous, et pour cette
raison celui qui de tous plaisantait et piaffait davantage, était M. de
Cantilly, à qui, par parenthèse, vous donnâtes si joliment votre
mouchoir à la _Marie-Antoinette_, ma chère Sainte! Vous le
rappelez-vous? Oui! n'est-ce pas? Il n'eut qu'à vous dire galamment. «Si
vous voulez que mon bras ne me fasse plus souffrir, mademoiselle,
donnez-moi votre mouchoir de cou pour en faire une écharpe. Mon autre
bras n'en ira que mieux!» Et vous, sans vous faire prier davantage, vous
l'ôtâtes de votre cou, mon innocente, et vous le lui donnâtes, tiède de
vos épaules. Après les blessés, on s'occupa des armes. Ces armes que
nous avions cachées, et en réserve, dans ce château, tombé, à ce qu'il
semblait, en quenouille, furent mises en état de bien faire. Une
vingtaine de belles mains parmi lesquelles il y avait les deux belles
qui festonnent là-bas, sous cette lampe, monsieur de Fierdrap, se
noircirent à faire des cartouches pour nos hommes. Nous étions à peu
près, à ce moment-là, une quinzaine de femmes à Touffedelys. Quoique les
Douze n'eussent pas réussi dans leur entreprise sur Des Touches, nous
avions--l'inquiétude sur leur sort une fois passée et l'événement
connu--repris cette gaieté qui nous revenait toujours après les
catastrophes, et qui est peut-être l'obstination de l'espérance! Toutes,
nous avions foi en nos héros. «Ils n'ont pas réussi hier, eh! bien, ils
réussiront demain!» disions-nous, et chacune de vous autres, qui étiez
plus femmes que moi, mesdemoiselles, retrouvait les rires et les légers
propos de la jeunesse, au milieu de nos guerrières occupations.

«Aimée elle-même, toujours sérieuse comme une reine, mais qui avait vu
revenir de la première expédition son fiancé sans une seule blessure,
s'épanouit malgré sa réserve, dans un sentiment qui était plus que de
l'amour, qui était de la fierté heureuse! Oui! le seul jour où j'aie vu
Aimée, cette magnifique rose fermée et toute sa vie restée en bouton,
nous montrer un peu de l'intérieur de son calice, fut ce jour qui
précéda notre départie pour Coutances et le malheur qui allait la
frapper.

«Nul pressentiment ne l'avertit de ce qui devait si tôt suivre... et
quand _M. Jacques_, triste ce jour-là plus que les autres jours parmi
ses compagnons joyeux, nous dit, à lui, son pressentiment, c'est-à-dire
qu'il mourrait dans cette seconde expédition...

--Oui!--interrompit mademoiselle Ursule de Touffedelys,--c'est à moi
qu'il le dit et à Phoebé de Thiboutot, qui étions ses voisines de table,
au souper après lequel vous deviez partir dans la nuit. On était au
dessert. Tous ces messieurs, très animés, parlaient du lendemain comme
d'un jour de fête. On avait bu à la santé du Roi et à l'enlèvement du
chevalier Des Touches. Lui seul, _M. Jacques_, restait sombre, son verre
plein. Phoebé de Tiboutot, qui n'était que depuis peu à Touffedelys, et
qui, d'ailleurs, était légèrement follette, lui dit, comme une enfant
qu'elle était:--«Pourquoi êtes-vous si triste, vous? Vous ne croyez
donc pas au succès de l'enlèvement du chevalier?...»--Et il lui répondit
en regardant Aimée, comme si cela expliquait tout:--«Pardon,
mademoiselle; je crois très fort à l'enlèvement de Des Touches, mais _je
suis sûr_ que j'y mourrai.--Alors, pourquoi y allez-vous?»--lui dis-je.
Car après tout ce qu'il avait fait et ce qu'on racontait de lui, dans le
Maine, il n'y avait pas à douter de sa grande bravoure. Mais je me
sentis coupée par le ton qu'il prit, et je me souviendrai toujours de
l'expression de sa figure, quand il me répondit:--«Mademoiselle, c'est
une raison de plus!»

--Eh bien,--reprit mademoiselle de Percy,--ce pressentiment de _M.
Jacques_, qui fut un avertissement de sa destinée, ce pressentiment dont
j'aurais haussé les épaules alors et auquel j'ai bien pensé sérieusement
depuis, Aimée ne le partagea pas, et elle crut, sans doute, qu'elle
pourrait le lui ôter du coeur en réalisant, comme elle fit ce soir-là,
l'idée qui devait le plus enivrer un homme épris comme il l'était et lui
faire oublier toutes les chances de l'avenir dans la minute présente,
qui lui apportait un tel bonheur! A partir du jour où elle nous avait
appris, avec la simplicité d'un amour si résolu et si dévoué dans une
âme aussi pudique que l'était la sienne, que sa foi était engagée à _M.
Jacques_, tout avait été dit entre elle et nous... Elle, elle était trop
imposante dans sa réserve, et nous, nous étions trop confiants dans la
noblesse de son âme, pour lui adresser jamais la moindre question sur
_M. Jacques_. Quoi qu'il fût, il avait l'honneur d'être le fiancé
d'Aimée de Spens, et cela suffisait... Mais ce jour-là, Aimée voulut
qu'il fût davantage. Elle voulut qu'il fût son mari aux yeux de tous, et
que le mariage, impossible dans ce temps, où il n'y avait plus de
chapelle à Touffedelys pour le faire et à dix lieues à la ronde de
prêtre pour le célébrer, s'accomplît au moins, par la promesse et par le
serment, devant ces dix hommes, ses frères d'armes, avec qui, peut-être,
le lendemain, il allait mourir.

--Eh! elle commence à m'intéresser, votre demoiselle Aimée!--fit
candidement le baron de Fierdrap.

--C'est bien heureux!--dit plaisamment l'abbé.--Préfères-tu encore ton
dauphin, qui n'en était pas un, ô pêcheur plein de sagacité?...

--Ah! elle vous intéresse?...--dit impétueusement mademoiselle de Percy,
qui tira son histoire des parenthèses de l'interruption, comme elle
tirait son aiguille à laine de sa tapisserie.--Je ne m'en étonne pas,
monsieur de Fierdrap! Nous n'avons vu agir qu'une fois cette Aimée, et
c'était ce soir-là, et je vous jure que, ce soir-là, elle ne descendit
pas sa race... Cette soirée paya toute sa vie. Toute sa vie depuis a été
le malheur, le veuvage, la surdité, un bout de feston derrière lequel on
cache sa rêverie et la pauvreté d'une violette au pied d'un tombeau;
mais, ce soir-là, où elle voulut se fiancer publiquement à _M. Jacques_
comme si elle s'y était déjà fiancée en secret, elle nous donna en une
fois la mesure de ce qu'elle aurait pu être si, comme à tant d'autres,
le cadre des circonstances ne lui avait pas manqué et n'eût pas été plus
petit qu'elle!

«Ce qu'elle avait voulu eut lieu comme elle l'avait voulu, et donna
un caractère d'exaltation nouvelle à cette journée d'enthousiasme et
de joie virile. Aimée n'avait dit à personne le projet qui devait donner
à l'homme dont elle était aimée un bonheur à essuyer toutes ses
tristesses et à lui mettre au front les rayonnements des coeurs
heureux.--Avait-elle entendu ce que _M. Jacques_ vous avait répondu,
Ursule, ou même avait-elle besoin de l'entendre pour savoir ce qu'il y
avait dans ce coeur triste où elle vivait?... Mais toujours est-il
qu'elle se leva de table peu d'instants après, et que sa meilleure amie,
Jeanne de Montevreux, la suivit. On n'y prit pas garde; on parlait de
l'expédition du lendemain et de ce départ attendu, souhaité, qui aurait
lieu dans quelques heures... lorsque, au bout d'un certain temps qu'on
ne calcula pas, elle rentra avec Jeanne de Montevreux dans la salle de
Touffedelys. En rentrant, dès le seuil, elle nous fit l'effet d'une
apparition. Ce n'était plus la même femme. Elle était toute en blanc et
en voile... Et, par la manière dont elle marcha vers la table où nous
étions, nous sentîmes, et moi toute la première, baron, que quelque
chose de grand allait se passer.

«--Messieurs,--dit-elle d'une voix altérée, pleine d'émotion, mais de
résolution aussi,--vous allez partir tout à l'heure. Quand
reviendrez-vous et combien reviendrez-vous?... Dieu seul le sait. Un
de vous, de douze que vous étiez, n'est pas revenu d'Avranches. Il
peut en manquer encore un... peut-être plusieurs, à votre prochain
retour. Eh bien, j'ai voulu, pendant que vous êtes tous ici encore,
vous prier d'être les témoins de mon mariage avec _M. Jacques_...
Acceptez-vous?...»

«Elle dit si bien cela, cette Aimée! elle fut si bien la comtesse
Aimée-Isabelle de Spens, en disant ces simples paroles, que, sous le
dais féodal de sa maison, elle n'aurait pas été plus comtesse... et que
tous, romanesques comme des héros, se levèrent spontanément et
l'acclamèrent, quoique plusieurs d'entre eux fussent devenus pâles; car,
je vous l'ai déjà dit, monsieur de Fierdrap, tous l'aimaient... avec un
espoir fou ou sans espoir... mais tous l'aimaient; et, je crois vous
l'avoir dit encore, sa cousine, madame de Portelance, m'a assuré qu'ils
avaient tous demandé sa main.

«Quand elle eut fini de parler, je regardai _M. Jacques_. Vous savez! il
ne me plaisait pas. Mais, dans ce moment-là, j'en fus contente; sa
physionomie était indescriptible. Dieu m'est témoin que si elle lui
avait mis une couronne de roi sur la tête, il n'aurait pas eu l'air plus
fier!...

«Surpris, plus surpris qu'eux, il s'était levé avec les autres, et il
alla, en chancelant, à elle...

«--Voici ma main qui est à vous!» lui dit-elle en la lui tendant.

[Illustration: ... «Voici ma main qui est à vous!» lui dit-elle en la lui
tendant...]

«Peut-être serait-il tombé de joie et d'orgueil à ses pieds, mais il se
retint à cette main.

«--Soyez témoins, messieurs,--dit-elle, encore plus touchante et plus
majestueuse à chaque mot,--que moi, Aimée-Isabelle de Spens, comtesse de
Spens, marquise de Lathallan, ici présente, je prends aujourd'hui pour
époux et pour maître _M. Jacques_, actuellement soldat au service de Sa
Majesté notre Roi. Forcée par la nécessité de ces tristes temps, qui
n'ont plus ni églises, ni prêtres, d'attendre des jours meilleurs pour
ratifier et consacrer l'engagement solennel que je contracte
aujourd'hui, j'ai voulu au moins devant vous, qui êtes des chrétiens et
des gentilshommes,--et des chrétiens, en temps d'épreuve, sont presque
des prêtres!--jurer, en pleine liberté d'âme, obéissance et fidélité à
_M. Jacques_, et lui engager ma foi et ma vie.»

«Ils se tenaient, tous deux, l'un à côté de l'autre, elle splendide, et
lui comme éclairé de sa splendeur.

«--Et--dit-elle avec la tristesse du regret--il n'y a pas seulement une
croix sur laquelle je puisse prononcer mon serment!

«--Si! madame,--reprit fougueusement Beaumont, qui eut une idée de
soldat.--Croise ton épée avec la mienne!» dit-il à La Varesnerie, qui
était en face de lui.

«Et ils les croisèrent. Et cela fit une croix.

«Et devant ces deux lames nues entrecroisées qui pouvaient être rouges
dans quelques heures, Aimée de Spens et _M. Jacques_ se jurèrent l'un à
l'autre ce qu'ils se seraient juré devant un autel, si à Touffedelys il
y avait eu un autel encore. Et tout cela fut si rapide et si sublime
dans sa rapidité, monsieur de Fierdrap, qu'après trente ans ce moment-là
m'est resté flamboyant dans la pensée, comme l'éclair de ces deux
épées qui leur tomba sur le front, à ces deux fiancés d'avant la
bataille, défiancés par la mort, le lendemain!

«--Voilà de belles noces!--fit La Bochonnière, qui était le plus jeune
des Douze.--Mais on danse aux noces. Si nous dansions?»

«Cette idée tomba comme une étincelle sur la poudre dans ces esprits qui
flambaient à toute étincelle. En un clin d'oeil, la table fut enlevée et
chacun d'eux sur place, tenant sur le poing sa danseuse. S'il y avait là
des coeurs brisés, les jambes ne l'étaient pas, et ils dansèrent...
comme ils s'étaient battus à la foire d'Avranches; et ils cassèrent des
bras encore, mais ce furent les deux miens...

--Comment?...--fit le baron de Fierdrap, qui, de ce coup, ne comprit
pas, et dont le nez devint le plus beau point d'exclamation qui ait
jamais dessiné son crochet sous la giroflée d'une engelure.

--Oui! baron,--reprit-elle;--car c'est moi qui les fis danser comme des
perdus jusqu'à trois heures du matin, sans reprendre haleine. C'est moi
qui fus le ménétrier de cette noce. Quoique je ne fusse pas alors,
grâce à la guerre, aussi ventripotente qu'aujourd'hui, je n'avais pas
cependant, dès ce temps-là, une taille de danseuse, et je n'étais guère
bonne qu'à faire, dans un coin de bal, un ménétrier. Je jouais assez
bien du violon, comme beaucoup de femmes de ma jeunesse; car vous vous
rappelez, baron, que les femmes du siècle passé eurent un jour la
fantaisie de jouer du violon, et qu'elles inventèrent même une manière
d'en jouer qu'elles appelaient: _jouer par-dessus viole_, et qui
consistait à tenir son instrument sur le genou, maintenu par la main
gauche qui arrondissait le bras, pendant que la droite menait
magistralement l'archet, dans une pose de sainte Cécile. C'était même
assez gracieux, cela, quand on était jolie; mais vous vous doutez bien
que ce n'était pas ainsi que je jouais. J'aurais fait, moi, une drôle de
sainte Cécile! Je n'étais pas si fière de montrer mon gros bras, qu'on
voyait déjà bien assez, et je n'avais pas de menton à gâter. Je tenais
donc mon violon et j'en jouais comme j'ai fait tant de choses... comme
un homme. Et c'est ainsi que j'en jouai à cette noce d'Aimée, qui a été
mon dernier coup d'archet dans ce monde. Je ne touche plus maintenant à
cet alto qui allait si bien à ma figure de polichinelle, disiez-vous,
mon frère, et je me suis punie, en l'accrochant à mon lambris, d'avoir,
à cette noce d'Aimée, si follement accompagné les derniers moments de
son bonheur et sonné si joyeusement une agonie.

--Tu es une bonne fille, après tout, Percy, que le bon Dieu a mise dans
le fond d'un vaillant homme!--dit l'abbé, que sa soeur touchait, malgré
lui... Elle n'avait plus sa fanfare de voix. Les ciseaux ne battaient
plus _aux champs_.

--Et en effet,--reprit-elle,--c'était une agonie, mais qui donc, excepté
_M. Jacques_, qui peut-être n'y pensait plus, aurait eu l'idée de la
mort sous la joie de ce singulier bal de noces, animé par l'enthousiasme
des coeurs et les grandioses illusions du courage?... Aimée, selon
l'usage, l'avait ouvert en dansant la première contredanse avec celui
dont elle venait de faire son époux. Elle avait désiré qu'on ne
l'appelât cette nuit-là que _Madame Jacques_, et nous ne lui donnâmes
pas d'autre nom. Elle y resta, éblouissante, dans cette robe de mariée,
dont elle a fait plus tard un suaire pour l'homme heureux qu'elle tenait
alors par la main... Vers trois heures du matin, il fallut songer au
départ et à l'expédition projetée. Je changeai tout à coup l'air de la
contredanse que je jouais:

«--Voici la diane qui sonne, messieurs!»--leur dis-je, en attaquant
brusquement un air militaire et royaliste que nous avions souvent
chanté.

«En trois secondes, chacun fut prêt. J'allai prendre les vêtements de
Chouan sous lesquels j'avais fait, en divers temps, plus d'une
expédition nocturne. Le seul plan que nous eussions alors était de
marcher réunis jusqu'au grand jour, pour nous disperser et nous
rejoindre près de Coutances, dans la campagne, une place que La
Varesnerie, qui connaissait bien le pays, nous indiqua, chez des paysans
sûrs, Chouans même à l'occasion, et où nous pourrions cacher nos armes.
Deux ou trois au plus d'entre nous devaient se risquer dans la ville et
prendre des renseignements sur le prisonnier et sur la prison.

«C'était à la tombée de la nuit que nous avions résolu de nous armer et
d'entrer dans Coutances; car avec une ville aussi calme, où la moindre
chose était toujours sur le point de faire événement, et qui, de plus,
avait pour se garder une forte garnison d'infanterie, ce n'était
vraiment que pendant la nuit et par surprise qu'on pouvait enlever Des
Touches.

[Illustration: ... Ce n'était vraiment que par surprise et pendant la
nuit qu'on pouvait enlever Des Touches...]




VII

LA SECONDE EXPÉDITION


«Rien de particulier, monsieur de Fierdrap, ne marqua l'espèce de marche
forcée que nous fîmes de Touffedelys à Coutances,--continua la vieille
chroniqueuse, qui avait repris son aplomb, un instant troublé, à présent
et à mesure qu'elle entrait dans le récit d'un fait de guerre auquel
elle avait pris part et qui lui faisait dire _nous_ avec un bonheur qui
touchait presque à la sensualité.--Dans ces temps-là, les routes étaient
plus mauvaises qu'aujourd'hui, et, pour cette raison, bien moins
fréquentées. D'ailleurs, ce n'était pas la route départementale, qu'on
appelait la grande route, que nous avions prise. La grande route voyait
deux fois par jour la diligence, escortée de gendarmes à cheval; car les
Chouans avaient une idée qui motivait cette bandoulière de gendarmes:
c'est que la guerre paye partout la guerre, et que l'argent du
gouvernement qu'ils voulaient mettre par terre leur appartenait. Malgré
ce principe, ce jour-là nous avions évité soigneusement cette diligence
et ses gendarmes protecteurs et nous avions pris la _traverse_, qu'en
notre qualité de Chouans nous connaissions très bien, pour l'avoir
longtemps pratiquée... Nous arrivâmes donc d'assez bonne heure chez les
paysans de La Varesnerie, et bien nous prit de n'avoir rencontré sur
notre route personne de contrariant et d'avoir eu la jambe assez leste,
malgré la danse d'où nous sortions, puisque, à notre arrivée, ces
paysans, qui demeuraient à un quart de lieue des faubourgs de la ville,
nous apprirent que Des Touches avait été condamné la veille au soir par
le tribunal révolutionnaire de Coutances, et qu'il devait être
_raccourci_ le lendemain. Il paraît, du reste, qu'il s'était conduit
avec le tribunal révolutionnaire de manière à exaspérer davantage un
fanatisme de haine politique qui n'avait pourtant pas besoin d'être
exaspéré. Du caractère incompressible qui était le sien et qu'il ne
démentit jamais, il avait dédaigné de répondre aux questions des juges,
et il était resté fermé et rebelle à toutes les interrogations et même à
toutes les supplications de ceux-là qui semblaient prendre intérêt à son
destin, leur opposant un silence qu'il ne rompit point, même par un cri
ou par un soupir, et une impassibilité de sauvage... De pareilles
nouvelles, confirmées d'ailleurs par les deux ou trois d'entre nous qui
étaient entrés dans Coutances, et qui avaient vu la guillotine déjà
dressée et prête sur la place des exécutions, nous mettaient dans la
nécessité d'agir comme la foudre et de ne plus compter que sur l'énergie
_seule_, l'énergie en ligne droite et courte, qui n'avait plus le temps
de se replier dans la ruse (comme on l'avait fait à Avranches), et qui
devait tout simplifier, comme le coup droit dans le maniement de l'épée,
par la rapidité de son action.

«--Il n'y a pas deux partis à prendre,--nous dit _M. Jacques_, et
c'était à tous notre avis.--Il faut, cette nuit, à l'heure où la ville
commencera d'être endormie, tenter d'ensemble une brusque entrée dans la
prison et y prendre ou y délivrer Des Touches par la force. Ce sera
rude, messieurs! La prison est située au centre de trois cours
spacieuses qui s'enveloppent les unes les autres. Dans la première et la
plus extérieure de ces cours, est une sentinelle qui, en tirant son coup
de fusil, fera sortir tout le corps de garde placé dans la rue à côté,
lequel, en faisant décharge sur nous, fera venir à son tour toute la
garnison de la ville. Si les bourgeois s'en mêlent, ils peuvent nous
jeter par leurs fenêtres les premières choses qui leur tomberont sous la
main, ou par leurs portes entre-bâillées nous fusiller au détour de ces
rues dont nous ne connaissons pas le réseau.

«--Bourreau!--s'écria Desfontaines, dont c'était le juron,--quel
programme!--Il trouvait Vinel-Aunis charmant et il l'imitait.
Il en était le clair de lune.--Nous dansions hier soir,
camarades,--ajouta-t-il,--nous pourrions bien _la_ danser cette nuit.

«--Vous faites le plan de l'ennemi, monsieur,--dit La Varesnerie à _M.
Jacques_,--mais le nôtre, monsieur, quel est-il?

«--Le nôtre--répondit _M. Jacques_--est celui des boulets, des obus et
des balles, qui entrent partout et brisent tout, quand ils ne sont pas
aplatis.

«--Eh bien,--dit Juste Le Breton, dont le surnom était «le
Téméraire»,--soyons donc des projectiles, et entrons!»

«J'ai toujours dans les oreilles--continua mademoiselle de Percy--la
voix claire de Juste Le Breton, quand il dit ce mot d'_entrons_! qui fut
réalisé quelques heures après; car nous entrâmes, et même nous sortîmes,
ce qui était plus fort. Je n'ai jamais entendu de plus joyeux son de
trompette! Juste Le Breton était vraiment heureux de ce que venait de
dire _M. Jacques_. Nous autres, les dix autres, nous n'en souffrions
pas; nous n'en tremblions pas; mais Juste, il en était heureux. C'était
un contempteur absolu de toute prudence, que ce Juste Le Breton. L'idée
qu'il n'y avait plus dans cette question de l'enlèvement de Des Touches
que de la force, et qu'en fait de stratagèmes et de précautions humaines
nous étions au bout du fossé et qu'il n'y avait plus qu'à sauter, cette
idée, formidable aux plus braves, le ravissait! J'ai vu bien des gens
braves dans ma vie, je n'en ai pas vu exactement de ce genre de
bravoure-là. _M. Jacques_, qui avait le génie du général sous l'officier
intrépide, Des Touches lui-même, cet homme inouï parmi les énergiques,
qui n'a peut-être jamais senti en toute sa vie un seul battement de
coeur dans sa poitrine de marbre, admettaient, en une foule de
circonstances, la prudence humaine; mais Juste Le Breton, jamais! Ils
l'appelaient le Téméraire; ils auraient tout aussi bien pu l'appeler:
«Rien d'impossible!» Voulez-vous en juger? Un jour, ici, sur la place du
Château, il était entré à cheval chez un de ses amis, qui logeait Hôtel
de la _Poste_, et, ayant monté ainsi les quatre étages, il avait forcé
à sauter par la fenêtre son cheval, qui, en tombant, se brisa trois
jambes et s'ouvrit le poitrail, mais sur lequel il resta vissé, les
éperons enfoncés jusqu'à la botte, n'ayant pas, pour son compte, une
égratignure!

--Deux secondes de sensation d'hippogriphe,--dit l'abbé;--mais
l'hippogriffe avait des ailes, ce qui fait le Roger de l'Arioste d'un
mérite moins grand que ton héros, mademoiselle ma soeur.

--Une autre fois,--reprit-elle, toute palpitante du succès de celui que
son frère venait d'appeler _son héros_,--s'ennuyant chez un de ses amis
un jour de pluie (je crois que c'était chez ce coq batailleur de
Fermanville), il lui dit: «Si nous nous battions pour passer le temps?»
car, à cette époque-là, on était ainsi à Valognes: on y tuait le temps à
coups d'épée. Et Fermanville n'ayant pas d'autre objection à faire à
cette proposition qu'il n'y avait là qu'un seul sabre: «Prends la lame
et laisse-moi le fourreau,» dit Juste; et comme l'autre, qui avait du
coeur, ne voulait pas de ce partage, Juste Le Breton le força bien à se
servir de la lame; car il se jeta sur lui et l'écharpa avec le
fourreau.

--Je ne ferai plus de réflexions, Percy,--dit l'abbé éternellement
taquin,--parce que tu me donnerais encore une anecdote sur ton favori
Juste, et Fierdrap, qui tortille son manchon d'impatience, attendrait
son histoire trop longtemps.

--J'ai fini,--dit-elle,--mais ce n'était pas une digression, mon frère.
Il fallait bien, dans l'intérêt même de mon histoire, que je vous fisse
comprendre ce Juste Le Breton, qui aimait le danger, non pas comme on
aime sa maîtresse; car on la trouve toujours assez jolie...

--Et assez dangereuse,--fit cette fine langue d'abbé.

--Tandis que lui,--continua-t-elle,--ne trouvait jamais le danger assez
grand, comme il le prouva, du reste, une fois de plus, ce jour-là, dans
cette affaire de Des Touches, où il l'augmenta par une imprudence qui
fut la cause de la mort de _M. Jacques_, et qui pouvait nous faire, dans
les murs de Coutances, massacrer tous jusqu'au dernier!»

Elle dit cela ardemment, comme elle disait tout, cette vieille lionne;
mais au ton qu'elle avait, on voyait bien qu'elle ne gardait pas grande
rancune à son sublime cerveau brûlé de Juste Le Breton!

«C'est entre onze heures et minuit--reprit-elle--que nous quittâmes la
ferme des Mauger, ces paysans de La Varesnerie qui nous avaient donné
asile. Nous la quittâmes pour n'y pas revenir. Si nous réussissions,
nous ne pouvions ramener Des Touches dans un endroit si près de la
ville; si nous ne pouvions pas réussir, nul des Douze ne devait revenir,
ni là ni ailleurs. Nous avions, chacun, une bonne carabine très courte,
avec de la poudre et des balles en suffisance, et, à la ceinture, un
couteau à éventrer les sangliers. Seul, Cantilly, à cause de son bras en
écharpe, dans votre mouchoir, Sainte, avait des pistolets au lieu de
carabine. Il marchait, lui, le pistolet à la main. Lorsque nous sortîmes
de la ferme des Mauger, un traître de clair de lune fit dire à notre
_loustic_ en second de Desfontaines:

«--Phoebé pour Phoebé, j'aimerais mieux pour cette nuit mademoiselle
Phoebé de Thiboutot que celle-là!»

«Cette lune de mauvais augure pouvait, en effet, nous jouer plus d'un
méchant tour. Mais, en nous approchant de la ville, nous fûmes un peu
rassurés par un petit brouillard qui commença à s'élever du sol, comme
la fumée d'un feu de tourbière dans un champ. Nous eûmes l'espoir que ce
brouillard s'épaissirait assez, du moins, pour qu'on ne pût rien
distinguer de bien net dans ces rues de Coutances, plus étroites que
celles d'Avranches, par conséquent plus plongées dans l'ombre tombant
des maisons. Nous entrâmes dans la ville à minuit moins un quart, qui
tinta à la Cathédrale et que répétèrent pour les échos seuls les autres
horloges de cette ville, qui dormait comme une assemblée de justes,
quoique ce fût une ville de coquins révolutionnaires. Les rues étaient
muettes; pas un chat n'y passait. Que fût-il arrivé de nous tous, de Des
Touches, de notre projet, si nous avions rencontré seulement une
patrouille? Nous savions bien ce qui, dans ce cas, serait arrivé; mais
nous n'avions la liberté d'aucun choix: il fallait aller, s'exposer à
tout, jouer son va-tout enfin, ou, pas de milieu, demain Des Touches
serait guillotiné! Heureusement, nous n'aperçûmes pas l'ombre d'une
patrouille dans cette ville, morte de sommeil. Des réverbères très
rares, et à de grandes distances les uns des autres, tremblaient au vent
à l'angle des rues. Suspendus à de longues perches noires
transversalement coupées par une solive, et figurant un T inachevé, ils
avaient assez l'air de potences. Tout cela était morne, mais peu
effrayant. Nous enfilâmes une rue, puis une autre. Toujours même silence
et même solitude. La lune, qui se brouillait de plus en plus, se
regardait encore un peu dans les vitres des fenêtres, derrière
lesquelles on ne voyait pas même la lueur d'une veilleuse expirante.
Nous assoupissions le bruit de nos pas en marchant.

[Illustration: ... Les rues étaient désertes, pas un chat n'y passait...]

«Le moment était pour nous si solennel, monsieur de Fierdrap, que j'ai
gardé les moindres impressions de cette nocturne entrée dans Coutances
et le long de ces rues où nous avancions comme sur une trappe dont on se
défie et qui peut s'ouvrir tout à coup et vous avaler, et que je me
rappelle parfaitement une vieille femme en cornette de nuit et en
serre-tête, le seul être vivant de cette ville ensevelie tout entière
dans ses maisons comme dans des tombes, laquelle, à la fenêtre d'un haut
étage, vidait, au clair de la lune, une cuvette avec précaution et
mystère, et mettait à cela une telle lenteur, que les gouttes du liquide
qu'elle versait auraient eu le temps de se cristalliser avant de tomber
sur le sol, s'il avait fait un peu plus froid. Elle en accompagnait la
chute de l'avertissement charitable: «_Gare l'eau! gare l'eau!_»
prononcé d'une voix tremblotante, qu'elle veloutait pour n'éveiller
personne, et qui disait à quel point elle était consciencieuse dans ce
qu'elle faisait, et même timorée. A chaque goutte qui tombait ou qui ne
tombait pas, elle répétait du même ton dolent son «_Gare l'eau!_»
monotone... Nous nous rangeâmes contre le mur d'en face, craignant
qu'elle ne nous aperçût... Mais, trop occupée pour cela, elle continua
d'épancher sa source éternelle, en disant toujours son «_Gare l'eau!_»

«--Dans mon pays,--dit à voix basse La Bochonnière,--les moulins à eau
s'appellent des _Écoute-s'il-pleut_; mais, du diable! en voilà un comme
je n'en avais jamais vu.

«--Cela l'étonnerait un peu si, d'une balle, on lui cassait sa cuvette
au rez de la main,» fit Cantilly, très fort au pistolet, qui jetait en
l'air une paire de gants et la perçait d'une balle avant qu'elle ne fût
retombée.

«Nous rîmes et nous passâmes, oubliant la bonne femme en tournant le
coin de la rue et en nous trouvant nez à nez avec la guillotine, droite
et menaçante devant nous, attendant son homme... Embuscade funèbre!
C'était la place des exécutions. La prison n'était pas loin de là. Nous
descendîmes, comme des gens qui dévalent à l'abîme, cette rue qui va de
la prison à la place de l'échafaud, et qu'on appelle dans toute la ville
la rue _Monte-à-Regret_, cette rue qu'il nous fallait empêcher Des
Touches de monter le lendemain! La prison blanchissait au bout de cette
espèce de boyau sombre, sur une autre place. Nous nous arrêtâmes... le
temps de respirer.»

Elle contait comme quelqu'un qui a vécu de la vie de son conte. L'abbé
et le baron, eux, ne respiraient plus.

«Ah! c'était le moment,--fit-elle,--le moment terrible où l'on va casser
le vitrage et où l'on serait perdu si, en la brisant, une seule vitre
allait faire du bruit!... La sentinelle, dans sa houppelande bleue, se
promenait nonchalamment, son fusil penché dans l'angle de son bras, de
l'un à l'autre côté du porche, comme un chapier d'église, à vêpres. Le
dernier rayon vacillant de cette lune, qui devait ressembler une heure
après à un chaudron de bouillie froide et qui nous rendit ce dernier
service, tombait à plein dans la figure du soldat en faction et
l'empêchait de distinguer nos ombres mobiles dans l'ombre arrêtée des
maisons.

«--Je me charge de la sentinelle,» dit à voix basse Juste Le Breton à
_M. Jacques_, et d'un bond il fut sur elle et l'enleva, houppelande,
fusil, homme et tout, et disparut avec ce paquet sous le porche de la
prison, en nous faisant le passage libre. Comment s'y était-il pris, ce
diable de Juste?... Mais la sentinelle n'avait pas poussé un seul cri.

«--Il l'aura poignardée!--fit _M. Jacques_.--Allons! c'est à notre tour,
messieurs. Nous pouvons avancer...»

«Et tous, avec lui, serrés les uns contre les autres comme les grains
d'une grappe, nous nous précipitâmes dans la première cour de la
prison.

«C'était une cour parfaitement ronde, dont l'enceinte intérieure
ressemblait à la cour d'un cloître, avec des arcades très basses et des
piliers trapus. Elle était vide. Où était passé Juste?... Nous
fouillâmes du regard sous ces arcades noires où l'on ne voyait rien,
entre ces piliers blancs où il avait porté peut-être la sentinelle
égorgée; mais, bah! il saurait bien nous retrouver, et nous franchîmes
au pas accéléré la deuxième cour, aussi déserte que la première, pour
arriver d'une haleine à la prison, qui était au fond de la troisième...
Ah! nous allions vite. Nous avions aux reins la pique de la nécessité!
Nous vîmes vaciller une lueur à un petit corps de bâtiment avancé
attenant à la geôle, et qui ressemblait à ce qu'on appelle, en terme de
construction militaire, une poivrière. Le geôlier n'était pas couché. Ce
n'était plus l'énergique Hocson d'Avranches, avec son coeur désolé et
implacable; c'était tout simplement, celui-là, une bête brute à bonnet
rouge, savetier pour les gens de la ville, entre deux tours de clef.
Comme c'était jour de décade ce jour-là, et qu'il avait à livrer le
lendemain des chaussures à ses pratiques, il veillait... Sa femme et sa
fille, une enfant de treize ans, dormaient dans une espèce de soupente
très élevée et à laquelle on montait avec une échelle. Nous vîmes tout
cela à travers une vitre crasseuse qu'une lampe à crochet éclairait d'un
jour rouge et fumeux... Nous ne le prévînmes pas; nous ne l'appelâmes
pas; nous ne frappâmes pas doucement à sa porte; mais, poussés par une
nécessité d'agir à la _manière des boulets_, comme l'avait dit _M.
Jacques_, des onze crosses de nos carabines, qui ne firent qu'un seul
coup dans cette porte, nous la fîmes voler sur ses gonds et nous
tombâmes comme un tonnerre sur cet homme, terrassé d'abord, puis
relevé de terre, mis sur ses pieds et tenu au collet par deux poignes
vigoureuses, avec injonction, le couteau sur le coeur, de livrer ses
clefs et de nous conduire à Des Touches. Vous le savez, monsieur de
Fierdrap, les Chouans avaient une renommée sinistre, et parfois ils
l'avaient méritée. On les voyait toujours un peu à la lueur des
horribles feux qu'ils allumaient sous les pieds des Bleus. L'épouvante
publique leur donnait un des noms du diable: on les appelait
_Grille-pieds_. Nous profitâmes de cette affreuse réputation des
Chouans pour terrifier le misérable que nous tenions, et Campion, qui
avait les sourcils barrés et la face terrible, le menaça de le faire
griller comme un marcassin de basse-cour si seulement il osait résister.
Il ne résista pas. Il était dissous par la surprise et par la peur, une
peur idiote et livide. Il livra ses clefs, et, traîné par deux d'entre
nous, il nous mena au cachot de Des Touches. Sa femme et sa fille
étaient restées, plus mortes que vives, dans leur soupente; mais pour
qu'elles n'en descendissent pas et n'allassent avertir, nous renversâmes
l'échelle. La terreur leur coupait la gorge. Elles ne crièrent pas; mais
elles auraient crié, que peu nous importait! Ce n'était pas comme la
sentinelle. Les murs de la prison étaient épais. Il y avait trois cours,
toutes trois désertes. On n'aurait pas entendu leurs cris.

«--Vive le Roi!» fîmes-nous en entrant dans le cachot de Des Touches...
Prisonnier une semaine à Avranches, prisonnier à Coutances depuis
quelques jours, maltraité par ses ennemis, qui voulaient broyer son
énergie sous les tortures de la faim et le montrer sur l'échafaud dans
une déshonorante faiblesse, Des Touches était assis sur une espèce de
soubassement de pierre tenant au mur de la prison et qui avait la forme
d'une huche, lié de chaînes, mais fort calme.

«Il savait les chances de la guerre comme il savait les inconstances de
la vague, ce partisan et ce pilote! Pris un jour, délivré l'autre,
repris peut-être! il avait usé cette pensée...

«--Eh bien,--dit-il avec son beau sourire,--ce ne sera pas pour demain
encore! Tenez!--ajouta-t-il,--déferrez cette main et je vous aiderai
pour le reste.»

«Il avait tordu la chaîne qui attachait ses deux bras, mais, pincés dans
des bracelets d'acier qui paralysaient, en les comprimant, le jeu de ses
muscles, il n'avait pas pu la briser.

«--Non! chevalier,--lui dit _M. Jacques_,--scier tout cela serait trop
long. Nous sommes pressés, nous vous enlèverons avec vos fers!»

«Et comme il avait été dit, il fut fait, baron de Fierdrap! Trois
d'entre nous le prirent sur leurs épaules et l'emportèrent, comme sur un
pavois.

[Illustration: ... Le prirent sur leurs épaules et l'emportèrent...]

«Nous roulâmes sur la dalle de cette prison, à la place de Des Touches,
le geôlier, auquel nous laissâmes la vie, mais que, par prudence, nous
enfermâmes à double tour dans le cachot. Je mets plus de temps à vous
conter toutes ces choses que nous n'en mîmes à les exécuter. Les zigzags
de l'éclair ne sont pas plus rapides. Nous traversâmes les trois grandes
cours, toujours solitaires; mais à la rue... à la rue, le danger allait
recommencer!

«Et cependant, tout était au mieux! Nous tenions Des Touches! La lune
n'était plus qu'un oeil vide. Elle tachait le ciel au lieu de
l'éclairer, et le brouillard commençait à mettre, entre les objets et
nous, comme une espèce de voile de soie... Les profils des maisons
fondaient dans la vapeur. Nous reprîmes les rues que nous avions suivies
déjà, toujours sans rencontrer personne. Hasard prodigieux! C'était
presque de la féerie! Cette ville, immobile dans son sommeil, semblait
enchantée. Quand nous repassâmes dans la rue de la bonne femme qui
vidait sa cuvette, elle était encore à la même place, faisant le geste
de la vider toujours. Nous la vîmes moins à cause du brouillard; mais
elle disait, sans discontinuer, son «_Gare l'eau!_» prudent et plaintif.
Était-ce une statue qui parlait? Ce que nous entendîmes tout à coup
l'interrompit-elle? Dans l'immense silence de la ville, un coup de fusil
éclata.

«--Armons nos carabines, messieurs, et garde à nous!--dit _M. Jacques_.

«--Et gare les balles!--dit Desfontaines.--Ce n'est plus: «_Gare
l'eau!_»

«Presque au même instant, une autre détonation plus âpre déchira plus
cruellement l'air et fit vibrer l'espace.

«--Ceci est la carabine de Juste Le Breton!»--dit _M. Jacques_, qui la
reconnut avec son oreille militaire.

«Il n'avait pas prononcé ces mots, que Juste, lancé comme un tigre,
tombait parmi nous et nous disait de sa voix claire:

«--Doublez le pas! voici les Bleus!»

«Or, sachez ce qui s'était passé, monsieur de Fierdrap! Le «Téméraire»,
qui n'avait pas volé son nom, au lieu de poignarder la sentinelle, ainsi
que l'instinct de la guerre l'avait fait croire à _M. Jacques_, l'avait
portée vivante, à bout de bras, sous les arcades de la prison. Sûr de sa
force et aimant à jouer avec elle, il avait eu le dédain généreux de ne
pas tuer cet homme, et il l'avait tenu dans l'impossibilité absolue de
pousser un cri, tant de sa formidable main il l'avait étreint à la
gorge! et il était resté ainsi, l'étreignant, tout le temps que nous
avions mis à enlever Des Touches. Du fond de son arceau et de ces
ténèbres, il nous avait vus repasser dans la cour avec le prisonnier,
et, pour nous donner le temps de faire sûrement notre retraite, il avait
continué de maintenir la sentinelle dans cette situation, terrible pour
tous les deux. Quand il nous crut assez loin de la prison pour n'avoir
plus rien à craindre, il la lâcha et pensa l'avoir étouffée. En effet,
ruse ou douleur d'avoir senti si longtemps le carcan de cette main de
fer, elle était tombée aux pieds de Juste, qui s'en alla. Mais, une fois
parti, la sentinelle, fidèle à sa consigne, s'était relevée, avait
ramassé son fusil et tiré pour appeler le corps de garde aux armes.

«Juste était alors au haut de la rue _Monte-à-Regret_.

«--Ah!--pensa-t-il,--j'ai fait une faute d'avoir épargné cette canaille,
mais elle va la payer!»

«Et il redescendit la rue, et, à soixante pas, malgré le brouillard, il
étendit raide morte la sentinelle qui rechargeait son arme, et il prit
sa volée pour nous rejoindre et nous avertir.

«Mais le feu était à la poudre! On entendait des roulements de tambour
du côté du quartier de la ville que nous venions de quitter. Nous
hâtions le pas.

«Derrière nous, à l'extrémité d'une des rues que nous enfilions, nous
vîmes une troupe que nous crûmes les gens du corps de garde, et
c'étaient eux probablement. Ils s'avançaient avec précaution; car ils ne
savaient pas notre nombre... «_Qui vive!_» firent-ils en s'approchant,
mais tous, excepté ceux qui portaient Des Touches, nous leur répondîmes
par une décharge de carabines, qui leur dit, du reste, avec une clarté
suffisante, que nous étions les _Chasseurs du Roi_!

«Eux aussi tirèrent. Nous sentîmes le vent de leurs balles, qui
ricochèrent contre les murs, mais ne nous tuèrent personne. Il était
évident pour nous, à la mollesse de leur poursuite, que ces hommes qui
marchaient sur nous attendaient du renfort de la garnison réveillée, et
cette circonstance nous donna de l'avance, et probablement nous sauva.
Tout en marchant presque à la course, partout où nous apercevions un
réverbère, d'un coup de feu il était cassé! L'obscurité pleuvait donc
dans ces rues étroites, où la plus forte troupe n'aurait pu déployer
qu'un très petit front. C'était là pour nous un avantage. Ceux qui
portaient Des Touches étaient couverts par les neuf autres, qui, de
minute en minute, se retournaient et tiraient, en se retournant. Nous
touchions à la porte du faubourg de la ville, et il était temps. Au
centre de Coutances s'élevait un grand tumulte. On entendait
distinctement les cris: «_Aux armes!_» La ville était debout. Ceux qui,
derrière nous, avançaient, ne prenaient que le temps de recharger leurs
armes. A la dernière décharge qu'ils firent sur nous, fatalité! _M.
Jacques_ s'abattit, après avoir tourné sur lui-même comme une toupie.
J'étais près de lui quand il tomba.

«--Oh! son pressentiment!»--pensai-je. Et l'idée d'Aimée me traversa le
coeur.

«--Est-il mort?--dis-je à Juste Le Breton, qui l'avait relevé.

«--Mort ou non,--répondit-il,--nous ne le laisserons pas aux Bleus, qui
se vengeraient de nous, en fusillant son cadavre!»--Et le levant, de ses
deux bras d'Hercule, il le coucha sur les épaules de ceux-là qui
portaient Des Touches, lequel eut ainsi un camarade de pavois!

«Vingt minutes après, la ville était déjà loin, noyée dans son
brouillard et dans son bruit, et nous en pleine campagne, avec notre
double fardeau. Nous n'avions été ni traqués, ni coupés, mais nous
allions l'être, si la rue du faubourg n'avait pas fini. Dans la
campagne, le brouillard était encore plus épais que dans la ville. Une
fois sortis des rues, les Bleus qui nous poursuivaient, ne pouvaient
savoir la direction que nous allions prendre. D'ailleurs, la campagne,
le hallier, le buisson, les routes perdues, tout cela nous connaissait.
Nous étions des Chouans!

«La Varesnerie, qui savait le pays par coeur, nous fit prendre par les
terres labourées. Puis nous ouvrîmes une ou deux barrières fermées
seulement avec des couronnes de bois tors, et nous entrâmes dans des
chemins qui ressemblaient à des ornières. Au bout de deux heures de
marche à peu près, nous descendîmes dans un bas-fond où coulait une
rivière au bord de laquelle était amarré un grand bateau destiné à
charrier cet engrais que dans le pays on nomme _langue_ et qu'on tire au
_grelin_, le long d'un chemin de halage, parallèle à la rivière dans
toute sa longueur.

«C'est dans ce grand bateau que ceux qui portaient Des Touches et _M.
Jacques_ les déposèrent, et c'est là que nous restâmes à attendre le
jour, heureux d'avoir délivré l'un, mais le coeur glacé d'avoir perdu
l'autre. Quand le jour vint nous prendre, nous pûmes juger de la
blessure de _M. Jacques_. Il avait reçu une balle en plein coeur. Nous
l'enterrâmes au bord de cette rivière inconnue, cet inconnu dont nous ne
savions rien, sinon qu'il était un héros! Avant de l'étendre dans la
fosse que nous lui creusâmes avec nos couteaux de chasse, je coupai à
son bras le bracelet que lui avait tressé Aimée, de ses cheveux plus
purs que l'or, et dont le sang qui le couvrait allait faire pour elle
une relique sacrée. Sans prêtres, loin de tout, nous lui rendîmes le
seul honneur que des soldats puissent rendre à un soldat, en le saluant
une dernière fois du feu de nos carabines, et en parfumant le gazon sous
lequel il allait dormir de cette odeur de la poudre qu'il avait toujours
respirée!

--Il n'est pas à plaindre,--dit M. de Fierdrap, qui crut répondre à la
pensée secrète de mademoiselle de Percy.--Il est mort de la mort d'un
Chouan et il a été enterré au pied d'un buisson comme un Chouan, sa
vraie place! tandis que Des Touches, que l'abbé vient de voir sur la
place des Capucins, est probablement fou, errant, misérable, et que Jean
Cottereau, le grand Jean Cottereau, qui a nommé la Chouannerie et qui
est resté seul de six frères et soeurs, tués à la bataille ou à la
guillotine, est mort le coeur brisé par les maîtres qu'il avait servis,
auxquels il a vainement demandé, pauvre grand coeur romanesque, le
simple droit, ridicule maintenant, de porter l'épée! L'abbé a raison:
ils mourront comme les Stuarts.»

Mademoiselle de Percy n'eut pas le courage de protester une seconde fois
contre l'opinion de ces blessés de la Fidélité atteints au coeur, qui,
comme l'abbé et le baron, se plaignaient entre eux des Bourbons comme
on se plaindrait d'une maîtresse; car se plaindre de sa maîtresse est
peut-être une manière de plus de l'adorer!

«Après les derniers devoirs rendus à _M. Jacques_,--reprit la
conteuse,--nous pensâmes à délivrer de ses fers le chevalier Des
Touches, que nous avions assis et appuyé, dans le bateau à tangue,
contre le mât auquel on attache le grelin. Ceux qui l'avaient pris lui
avaient fait comme une espèce de camisole de force avec des chaînes
croisées et recroisées, et ils les avaient serrées au point de produire
l'engourdissement le plus douloureux en cet homme svelte et souple, dans
les membres duquel dormait une force qui avait ses réveils, comme le
lion. Avec son instinct et son amour du combat, il avait dû furieusement
souffrir d'entendre passer les balles autour de lui sur les épaules de
ses compagnons, et de n'en pouvoir cracher une seule à l'ennemi; mais la
marque distinctive du courage de Des Touches, c'était la patience de
l'animal ou du sauvage sous la circonstance qui l'écrase. C'était un
Indien que cet homme de Granville! Il avait jusque-là, dans la marche et
dans la nuit, souffert de ces chaînes en silence, mais depuis qu'il
faisait jour et que nous n'avions plus l'ennemi aux talons, il devait
avoir hâte d'être délivré du poids écrasant de ses fers. Tout à l'heure,
il faudrait reprendre notre route, et lui, libre, serait un fier soldat
de plus, si nous étions attaqués, d'aventure, dans notre retour à
Touffedelys. Nous essayâmes donc de forcer et de rompre toute cette
ferraille; mais, n'ayant que nos couteaux de chasse et les chiens de nos
carabines, une telle besogne menaçait d'être longue et peut-être
impossible, quand un de ces hasards comme il ne s'en rencontre qu'à la
guerre, nous tira de l'embarras dans lequel nous nous trouvions alors.

--Ah! c'est l'histoire de Couyart!» dit en se remuant voluptueusement
dans sa bergère mademoiselle Sainte de Touffedelys, comme si on lui
avait débouché sous le nez un flacon de l'odeur qu'elle eût préférée.

On voyait que cette histoire, dont l'héroïsme n'agitait pas beaucoup son
cervelet, tombait enfin dans des proportions qui lui plaisaient. Tout
est relatif dans ce monde. Le temps avait croisé le cygne des anciens
jours d'une pauvre oie, qui n'eût pas sauvé le Capitole. Mademoiselle de
Touffedelys s'était presque animée... Couyart était son horloger.

«Il est venu encore ce matin remonter la pendule,» dit profondément
cette observatrice ineffable.

Elle portait un vieil et grand intérêt à ce Couyart, qui croyait aux
revenants comme elle et qui l'entretenait perpétuellement, lorsqu'il
venait remonter le Bacchus d'or moulu, de tous ceux qu'il voyait
partout; car cela lui était habituel, à ce brave homme. Il ne pouvait
sortir même dans sa cour pour ce que vous savez, sans en voir! C'était
un homme timide, scrupuleux, au parler doux, qui parlait comme il
marchait, dans des chaussons de velours de laine qu'il portait toujours,
par respect pour le glacis du parquet des salons dont il remontait les
pendules. Il était délicat et nerveux, blanc de visage comme une vieille
femme, et quoique chauve du front et du crâne, coiffé assez drôlement à
la titus d'un reste de cheveux sur l'occiput et sur les oreilles, qu'il
poudrait, par l'unique raison que c'était la mode des gens _comme il
faut_, avant _cette malheureuse révolution_... Il avait, disait-il,
toujours été _aristocrate_. Avec ses pratiques, et c'était toute la
noblesse de Valognes, il était de cette timidité qui flatte les princes
quand un homme ne sait plus trouver ses mots devant eux. Exquise
flatterie! Elle lui était naturelle.

Il _coupotait_ ses phrases des _hem! hem!_ de l'embarras, et les
commençait par des _Or donc_ impossibles; ce qui prouvait que les
rouages de la mécanique ne donnent pas les habitudes du raisonnement.
Lorsqu'il ne travaillait pas à ses montres, assis, debout, en marchant,
il frottait éternellement, avec satisfaction, l'une contre l'autre, ses
mains mollettes et pâlottes d'horloger, accoutumées à tenir des choses
délicates et fragiles, et il faisait le bonheur des enfants de la rue
Siquet et de la rue des Religieuses, quand, en revenant de l'école, ils
se groupaient au vitrage de sa boutique pour le voir, devant son établi
couvert d'un papier blanc et de verres à pattes sous lesquels il mettait
les rouages de ses montres, absorbé tout entier dans sa loupe et
cherchant ce qu'il appelait un _échappement_.




VIII

LE MOULIN BLEU


Mademoiselle de Percy passa naturellement par-dessus la réflexion de
l'ingénue mademoiselle Sainte de Touffedelys, et elle continua:

«Pendant que nous nous efforcions, baron, de délivrer Des Touches de ses
chaînes, et je vous jure que cela nous parut un instant plus difficile
que son enlèvement, nous vîmes poindre de loin un homme le long du
chemin de halage. Saint-Germain, qui avait l'oeil d'une vedette, l'avisa
le premier qui s'en venait tranquillement de notre côté, et quand je dis
tranquillement, je dis trop: il n'était déjà plus tranquille. Ce groupe
d'hommes que nous formions de si bon matin, au bord de cette rivière qui
ne voyait pas d'ordinaire grand monde sur ses bords, ce groupe armé,
dont le soleil qui se levait, en dissipant le brouillard, faisait
étinceler les carabines, inquiétait cet homme aux pas circonspects et
presque cauteleux; car vous savez comme il marche, Sainte? Je l'ai
toujours vu le même, ce Couyart! Il était là, au bord de cette rivière
où je le voyais pour la première fois, comme ici, dans votre salon,
quand il y vient pour la pendule. Oui! notre groupe, dont il ne se
rendait pas de loin très bien compte, l'inquiétait et le fit même se
retourner, comme un chat prudent qui voit le danger et qui l'évite, et
remonter le chemin de halage.

[Illustration: ... Je l'ai toujours vu le même, ce Couyart...]

«--On ne s'en va pas comme cela, mon mignon,--dit Saint-Germain,--quand
on a le bonheur de rencontrer des _Chasseurs du Roi_ avant son
déjeuner, et je te promets que tu n'iras dire à personne ce matin que tu
nous as vus!»

«Et il arma sa carabine et il l'ajusta.

«Il allait lui mettre certainement une balle au beau milieu des deux
épaules, quand La Varesnerie, qui travaillait à casser une vis, avec le
dos de son couteau de chasse, dans un des ferrements de Des Touches,
releva de ce couteau le canon de la carabine:

«--Laisse cette bécasse!--lui dit-il.--Ce n'est pas un espion. C'est
Couyart, Couyart de Marchessieux, qui s'en revient de Marchessieux à
Coutances, où il est compagnon horloger chez Le Calus, sur la place de
la Cathédrale, vis-à-vis de l'hôtel de _Crux_. Je le connais, c'est un
royaliste. Il m'a bien des fois remonté ma montre de chasse. Il arrive
comme la marée en carême! C'est peut-être Dieu qui nous l'envoie; car un
ouvrier horloger doit toujours avoir quelque outil ou quelque ressort de
montre dans sa poche, et il va probablement nous donner le coup de main
dont nous avons besoin dans l'endiablée besogne de cette ferraille.»

«Et comme il voyait que l'homme, craignant quelque encombre, s'était
retourné, il éleva la voix et courut à lui:

«--Hé! Couyart,--fit-il,--hé! hé! Couyart! Ce sont des amis!»

«L'horloger s'arrêta; et, deux secondes après, nous le vîmes, chapeau
bas, devant La Varesnerie, qui l'amena à nous, toujours chapeau bas.

«Il n'était pas encore très rassuré; mais quand son petit oeil d'oiseau
pris, que l'on tient dans sa main, eut fait circulairement le tour de
notre groupe:

«--Eh! mon Dieu!--dit-il,--c'est donc vous aussi, monsieur de Beaumont?
et vous aussi, monsieur Lottin de La Bochonnière? (qui, de vrai,
s'appelait Lottin) et c'est vous aussi, monsieur Desfontaines? Or donc,
j'ai l'honneur de vous présenter mes très humbles civilités et respects,
et je vous prie de croire, _or donc_, que je... hem! ne pensais du tout
pas... hem! hem! à vous rencontrer de si bon matin.

«--Oui! c'est un peu jour pour nous, qui sommes les chevaliers de la
Belle-Étoile,--dit La Varesnerie,--mais avant tout, le service du Roi!
C'est le service du Roi qui nous a fait passer la nuit à Coutances, et
voilà pourquoi nous ne sommes pas encore rentrés quand le soleil qui se
lève marque l'heure de notre couvre-feu, à nous. Vous êtes un bon
royaliste, Couyart, et vous apprendrez avec plaisir que nous avons fait
de la besogne cette nuit à Coutances; mais, mon brave Couyart, nous
avons besoin de vous, ce matin, pour l'achever.

«--De moi, monsieur?--fit l'horloger, cette créature de douceur et de
paix, qui se voyait au milieu de nous tous, appuyés sur des
carabines.--Je ne vois pas, hem! très bien, hem! hem! comment je...
pourrais... Est-ce pour l'heure?--fit-il en se ravisant.--Or donc, j'ai
l'heure,--et il lança la plaisanterie inféodée à l'horlogerie depuis la
fabrication de la première horloge:--Je règle le soleil.

«--Tenez! Couyart,--dit La Varesnerie;--écartez-vous un peu,
messieurs!--car nous lui cachions le bateau à tangue et Des Touches. Et
il montra alors à l'horloger ébahi, dont les yeux devinrent ronds ainsi
que sa bouche, le chevalier comme emmailloté dans ses fers.--Tenez!
voilà notre besogne et la vôtre! Vous devez certainement avoir des
outils de votre état sur vous, quelque lime ou un ressort de montre, ce
qui vaudrait encore mieux. Eh bien! mon fils, limez-nous toute cette
enragée ferraille-là, et vous pourrez vous vanter, quand le Roi
reviendra, d'avoir été l'un des libérateurs de Des Touches!»

«Et voilà, baron, comme il le fut, à sa manière, ce Couyart, comme nous,
nous l'avions été à la nôtre! La Varesnerie avait prévu juste. Couyart,
il nous le dit, avait toujours un tas d'outils dans ses poches.

«--Travaillez donc, mon brave garçon,--fit La Varesnerie,--et soyez
tranquille; je vous jure, par Dieu et par tous les saints du calendrier,
que personne ne vous donnera de distractions pendant que vous
travaillerez! Vous ne serez pas interrompu, allez! Ceci nous regarde, de
vous préserver des importuns.»

«Et nous battîmes un peu l'estrade autour de lui pendant qu'il
travaillait. Ce travail, que nous n'aurions jamais pu faire sans lui,
dura une moitié de journée. Jamais montre ou horloge, prétendit-il, ne
lui avait donné plus de tablature et de _tintouin_ que ces maudites
chaînes; mais il y mit la patience d'un homme patient, qui m'étonne
toujours beaucoup, moi, et il y ajouta celle d'un horloger, qui m'est,
pour celle-là, tout à fait incompréhensible! Ce fut dur, mais il y
parvint. Il s'en tira à son honneur. Mais la peine que cela lui coûta
marqua tellement dans sa vie, à ce pauvre diable de Couyart, que depuis
ce temps-là, quand il voulait parler ou d'un raccommodage compliqué dans
ses horlogeries, ou de quelque chose de prodigieusement difficile en
soi, il disait invariablement toujours: «C'est difficile, ça, comme de
_scier les fers de Des Touches_!»

«Tout cela est à présent bien loin de nous, monsieur de Fierdrap, et le
temps, qui a mis son éteignoir sur nos jeunesses, a si bien éteint
l'éclat que nous avons eu et le bruit que nous avons fait dans les jours
lointains d'autrefois, que cette locution de Couyart: «_difficile comme
de scier les fers de Des Touches_», cette locution qui passe pour un tic
de langage du pauvre homme, personne ne sait plus ce qu'elle veut dire;
mais, nous trois, Ursule, Sainte et moi, nous le savons!»

Ce n'était pas la première fois qu'une note mélancolique vibrait dans
l'histoire de cette noble vieille fille, d'ordinaire si peu
mélancolique; mais ce n'était là jamais qu'une note qui passait vite
dans ce récit, animé par la gaieté d'un coeur si vaillant.

«Quant au chevalier Des Touches,--reprit-elle après le temps d'étouffer
seulement un soupir,--dès qu'il fut rentré dans sa liberté et dans sa
force, il nous remercia avec courtoisie. Il nous serra la main à tous.
Quand il prit la mienne, comme à l'un des Douze, il me reconnut sous ces
habits d'homme que j'avais déjà portés dans d'autres circonstances, mais
sous lesquels il ne m'avait pas vue encore. Il ne s'en étonna pas. Qui
s'étonnait de quelque chose dans ce temps? Il savait que j'aimais les
fusils plus que les fuseaux. Et quelle meilleure occasion pour
satisfaire ce goût-là, que la nécessité de vivre de cette vie armée de
partisans, qui était alors notre vie?

«--Messieurs,--nous dit-il,--le Roi vous doit un serviteur qui va
recommencer son service. Ce soir, j'aurai repris la mer. Le soleil va
bientôt décliner; mais il est trop haut encore pour que nous puissions
nous montrer sur les chemins réunis et en armes. Il faut nous égailler.
Seulement, dans deux heures, nous pouvons nous rejoindre à ce moulin à
vent qui est ici à votre droite, sur une hauteur, et qui la couronne, et
je vous y donne rendez-vous.

«--C'est le _Moulin bleu_,--dit La Varesnerie.

«--Bleu, en effet,--reprit sombrement Des Touches;--car c'est dans ce
moulin-là, messieurs, que les Bleus m'ont pris par trahison et vous ont
donné la peine de me reprendre. J'ai juré dans mon coeur que je leur
payerais, argent comptant, cette peine qu'ils vous ont donnée. J'ai
juré--fit-il d'une voix éclatante comme le cuivre--que je vengerais la
mort de _M. Jacques_. Vous verrez si je tiendrai mon serment! Avant que
ce soleil, qui dit trois heures d'après-midi, ait disparu sous
l'horizon, et moi dans la brume des côtes d'Angleterre, je vous donne ma
parole de Chouan que le _Moulin bleu_ sera devenu le _Moulin rouge_, et
que, dans la mémoire des gens de ces parages, il ne portera plus d'autre
nom!»

«Je le regardais pendant qu'il parlait, et jamais, avec sa taille
étreinte dans la ceinture de sa jaquette de pilote, il n'avait été plus
l'homme de son nom de guerre, _la Guêpe_; la guêpe qui tirait son dard
et qui veut du sang! Il me rappelait aussi ces lions _passant_ de
blason, au râble étroit et nerveux comme celui des plus fines panthères,
et onglé, à ce qu'il semble, pour tout déchirer. Sa figure de femme, et
que je n'aimais pas, mais que je ne pouvais m'empêcher de trouver belle,
respirait, soufflait, aspirait avec une telle férocité la vengeance,
qu'elle était cent fois plus terrible que si elle avait été de la plus
crâne virilité.

«Tous les Douze, nous tombâmes sous l'action de ce visage de Némésis.
Mais La Varesnerie eut probablement la prévision de quelque chose
d'épouvantable, qui devait amener d'abominables représailles et noircir
un peu davantage la noire réputation des Chouans, qui l'était bien assez
comme cela.

«--Et si nous n'allions pas à votre rendez-vous, monsieur,--dit La
Varesnerie,--qu'en arriverait-il?

«--Rien, monsieur!»--fit fièrement Des Touches, et dans le gonflement de
ses narines je vis passer comme le vent de l'épée. «--Je vous voulais
pour témoins d'une justice, mais je n'ai besoin de personne pour faire
moi-même ce que j'ai résolu.»

«La Varesnerie réfléchit un instant. Il y avait du chef dans cette tête
de La Varesnerie. Il était jeune. Quelque temps après cette époque, M.
de Frotté le nomma major.

«--Seul contre plusieurs peut-être,--murmura-t-il.--Non! monsieur, nous
vous avons sauvé et nous vous devons au Roi. Nous irons tous; n'est-ce
pas, messieurs?»

«Nous en convînmes, baron, et nous nous quittâmes, en prenant des
sentiers différents. Je m'en allai, moi, avec ce Juste Le Breton, que
vous appelez mon favori, mon frère. Vous avez raison; il l'était, et je
n'ai pas besoin d'ajouter le _honni soit qui mal y pense!_ car avec les
grâces de ma personne, qui pouvait mal penser de moi? Juste me disait en
marchant:

«--Que va-t-il faire, le chevalier Des Touches? Il a les outrages de
deux emprisonnements accumulés sur un coeur diablement altier.»

«Juste, comme moi, s'intéressait à Des Touches parce qu'il ne voyait en
lui que ce que j'y voyais uniquement: l'homme de guerre, indifférent à
tout ce qui n'était pas la guerre et ses farouches ambitions!

«--Ils l'ont pris par trahison,--continuait Juste.--Il a été livré aux
Bleus, mais quand? et comment? et à quel moment? Car Des Touches, c'est
la vigilance et c'est l'insomnie!»

«Nous étions si préoccupés de ce qui allait suivre, que nous remontâmes,
sans nous apercevoir de la longueur du chemin, les pentes de la hauteur
où se trouvait perché le _Moulin bleu_, comme on l'appelait dans le
pays. En proie au magnétisme de la curiosité, de l'idée fixe, du lieu
qu'on n'a pas vu et qu'on veut voir, attirés par ce lieu, presque
aspirés, comme un enfant qui tombe dans la vague du bord est aspiré par
la mer, nous arrivâmes les premiers au lieu du rendez-vous, et nous nous
tînmes à quelque distance du moulin à vent en question, attendant nos
compagnons, et, probablement avant eux, Des Touches.

«C'était un endroit bien tranquille. Sa hauteur était le résultat d'un
mouvement de terrain très doux, mais très continu, qui, par conséquent,
ne semblait rien pour les pieds une fois qu'on l'avait atteinte, mais
qui était beaucoup pour les yeux, quand, en se retournant, on regardait
derrière soi la route par laquelle on était venu. La surface de toute
cette hauteur était revêtue d'une herbe courte, mais assez verte. Il y
paissait chichement deux ou trois brebis. Il n'y avait là ni un arbre,
ni un arbuste, ni une haie, ni un fossé, ni une butte, ni quoi que ce
soit qui pût faire obstacle au vent, qui était roi là, qui jouait là
parfaitement à son aise et faisait tourner son moulin avec un mouvement
d'une lenteur silencieuse. Rien ne craquait ni ne grinçait dans ce
moulin aux vastes ailes, dont les toiles tendues palpitaient parfois, à
certains souffles plus forts, comme des voiles de navire! C'était donc
là le _Moulin bleu_. Pourquoi l'appelait-on _bleu_?... Était-ce parce
que la porte, les volets, la roue qui fait tourner le toit, et jusqu'à
la girouette, tout était de ce bleu qu'on a nommé longtemps _bleu de
perruquier_, par la raison que les perruquiers, depuis saint Louis,
dit-on, en badigeonnaient leurs boutiques?

«Tout ce qui n'était pas la muraille du moulin et ses ailes, était de ce
bleu pimpant et joyeux qui paraissait plus clair dans le bleu plus foncé
du ciel et dans cette chaude lumière que lui envoyait un soleil de cinq
heures du soir, qui ne le dorait pas encore. Pourquoi tout ce bleu,
inconnu aux moulins à vent de la Normandie? Était-ce pour justifier le
jeu de mots, recherché de tous les populaires? C'était le Moulin bleu,
c'est-à-dire le moulin qui n'était pas blanc! Le moulin _patriote_! La
porte coupée faisait en même temps porte et fenêtre, et la partie qui
faisait fenêtre était ouverte. Du reste, personne: ni meunier, ni
meunière; rien que le moulin dans son large tournoiement solitaire, dont
la rotation semblait s'accomplir au fond d'un sac d'ouate, tant elle
glissait dans le silence! et dont les ailes courant comme les heures,
les unes après les autres, dans ce tournoiement placide et mesuré, ne
tremblaient même pas!

«Ce ne fut pas long, ce silence... Un _pizzicato_ de violon s'entendit
et passa par la porte à moitié ouverte. Maigre et aigre, c'était une
chanterelle qui s'éveillait sous une main qui dormait encore... une main
de meunier qui a de la farine de son moulin dans les oreilles, et qui
pour cela ne s'entend pas!

«--Quel bon air a ce moulin de la trahison!--dit Juste.--Je ne suis pas
surpris que Des Touches lui-même s'y soit trompé!»

«Cependant, le _pizzicato_ continuait incertain, vague, endormi, et
perceptible seulement à cause du profond silence de cette après-midi
d'été et de ce moulin, qui semblait tourner dans le vide! Il y avait
vraiment de quoi vous faire partager cette sensation de somnolence dans
laquelle évidemment se trouvait plongé ce meunier invisible, qui rêvait
de jouer plutôt qu'il ne jouait.

«C'est à ce moment d'une sensation unique pour moi, monsieur de
Fierdrap, quand je pense à ce qui l'a suivi, que Des Touches, que nous
attendions avec impatience, parut seul sur la piètre pelouse de cette
hauteur. Il devançait les dix autres des Douze, mais il vit que nous
étions là, Juste Le Breton et moi. Il nous fit le signe du silence. Il
était sans armes et il avait les mains vides. Depuis que nous l'avions
quitté, il n'avait pas arraché dans une haie de quoi se faire seulement
un bâton!

«Il ouvrit la porte au loquet du moulin et entra... Nous n'entendîmes
plus le _pizzicato_... cela s'arrêtant comme une montre qui faisait, il
n'y a qu'une minute, _tac_, _tac_, et qui ne va plus...

--Eh bien, ni toi non plus!--dit l'abbé à sa soeur, qui s'était arrêtée,
humant l'impression qu'elle produisait; car elle voyait bien qu'elle en
produisait une sur M. de Fierdrap et sur son frère.--Va donc! ma soeur.
Va donc! et ne nous brûle pas à petit feu.

«--Ce sont nos amis,» fit Juste Le Breton, qui les vit
venir,--reprit-elle,--à cet instant que je puis appeler suprême à
présent, mais qui n'était alors rempli que d'une anxiété sans nom.

«Quand ils arrivèrent sur la hauteur et qu'ils nous aperçurent:

«Nous venons au rendez-vous,--dit La Varesnerie.--Où est le chevalier?

«--Le voici!»--lui répondis-je, attendu que depuis qu'il était dans le
moulin, mes yeux n'avaient cessé de rester braqués sur la porte laissée
ouverte derrière lui.

«Il en sortait. Mais pouvait-on dire qu'il était avec quelqu'un? Il
tenait par le cou, dans ses deux mains dont il lui faisait une cravate,
le meunier du Moulin bleu, grand et pansu, et qu'il traînait ainsi après
lui, dans la poussière.

«--Diable!--fit Desfontaines (toujours Vinel-Aunis);--le moulin n'est
plus bleu tout seul, c'est aussi le meunier!»

«Quand Des Touches parut sur le seuil du moulin silencieux, d'où
personne ne sortit que lui et ce meunier, qui ne semblait pas peser aux
mains, qui l'agrafaient, nous crûmes que c'était fini... qu'il l'avait
tué... et c'était déjà assez tragique, n'est-ce pas, baron? Mais, bah!
nous allions avoir tout à l'heure un bien autre tragique sous les yeux!

«Le meunier s'était évanoui sous les serres de Des Touches. Son
sang,--c'était comme un tonneau plein jusqu'à la bonde que cet homme
apoplectique,--son sang l'étouffait, mais il vivait sans connaissance
et le chevalier Des Touches, qui connaissait la proportion de la force
de son effort à la force de son ennemi, le chevalier Des Touches savait
que cet homme immobile vivait...

«--Messieurs,--dit-il,--c'est le traître, c'est le Judas qui m'a livré
aux Bleus! Tout ce qui a été massacré à Avranches, Vinel-Aunis
probablement tué, _M. Jacques_ frappé cette nuit et enterré par vous ce
matin, et quinze jours où ils m'ont fait boire l'outrage comme l'eau et
dévorer comme du pain les plus infâmes traitements, tout cela doit être
mis au compte de cet homme que voilà, et dont le supplice
m'appartient...»

«Nous écoutions, croyant qu'il allait faire appel à nos carabines, mais
il tenait toujours dans ses mains fermées le cou de cet homme, dont le
corps pendait sur le sol et dont il avait la tête énorme appuyée sur sa
cuisse, comme si c'eût été un tambour.

«--Messieurs,--reprit-il; il avait peut-être, avec la lucidité du
sang-froid qu'il gardait au milieu de tout cela, vu quelques-unes de nos
mains se crisper sur le canon de nos carabines,--gardez votre poudre
pour des soldats... Souvenez-vous, monsieur de La Varesnerie, que je
n'ai voulu les Douze de la Délivrance que pour être les témoins de la
Justice! Moi seul, je me charge du châtiment... Pierre le Grand, qui me
valait bien, que je sache, a été souvent, dans sa vie, à la même minute,
le juge et le bourreau.»

«Nul de nous, qui l'entendions et qui le regardions, ne comprenait ce
qu'il voulait faire; mais pour tenter seulement de faire ce à quoi il
pensait, il fallait être un miracle de force... il fallait être ce qu'il
était!... Il resta, d'une main tenant cette tête de taureau du meunier,
et il la plaça entre ses deux genoux, en montant brutalement à cheval
sur sa nuque... Nous crûmes qu'il allait la luxer. Mais ce n'était pas
cela encore, monsieur de Fierdrap! Ce meunier avait une ceinture, une de
ces ceintures comme en portent encore les paysans de Normandie, tricots
flexibles et forts qui soutiennent les reins de ces hommes de peine, et
nous dîmes: «Il va l'étrangler!» en lui voyant dénouer cette ceinture de
son autre main. Mais à chaque geste, nous nous trompions!

«Non! ce fut quelque chose d'inattendu et de stupéfiant. Il prit, ayant
l'homme entre les genoux, une des ailes du moulin qui passait et il
l'arrêta net dans son passage! Ce fut si magnifique de force que nous
nous écriâmes...

«Il tenait toujours son aile entre ses deux mains.

«--On vous cite, monsieur Juste Le Breton,--lui dit-il,--comme un des
plus forts poignets de tout le Cotentin. Eh bien, seriez-vous homme à me
tenir une seule minute cette aile de moulin que je viens d'arrêter?...»

«Juste ne résista pas. Des Touches le saisissait par son amour, son
idolâtrie de sa force, par cet enivrement de la Force dont il a été puni
plus tard, en tombant sous une blessure de rien... Juste prit avec
orgueil l'aile du moulin des mains du chevalier, et, sous le coup de
cette rivalité qui décuple les forces humaines, il la contint pendant le
temps que Des Touches lia avec sa ceinture le meunier, qu'il avait
couché sur toute la longueur de cette aile, laquelle, dès qu'elle ne fut
plus contenue, reprit son grand mouvement, mesuré et silencieux.

«Ah! c'était là un carcan étrange, n'est-il pas vrai, baron? une
exposition comme on n'en avait jamais vu, que cet homme lié sur son aile
de moulin, qui tournait toujours! Le mouvement, l'air qu'il coupait en
décrivant ainsi dans les airs le grand orbe de cette aile, qui l'y
faisait monter tout à coup pour en redescendre, et en redescendre pour y
monter encore, le firent revenir à lui. Il rouvrit les yeux. Le sang qui
menaçait de lui faire éclater la face comme le vin trop violent fait
éclater le muid, lui retomba le long de son corps et il pâlit... Des
Touches eut un mot de marin.

[Illustration: ... Que cet homme lié sur son aile de moulin, qui tournait
toujours!...]

«--C'est le mal de mer qui commence,» fit-il cruellement.

«Le meunier, qui avait d'abord ouvert les yeux, les referma comme s'il
eût voulu se soustraire à l'horrible sensation de cet abîme d'air qu'il
redescendait sur l'aile, l'implacable aile de ce moulin, remontant
éternellement pour redescendre, et redescendant pour remonter... Le
soleil, qui brillait en face, dut mêler la férocité de son éblouissement
à la torture de cet étrange supplicié, qui allait ainsi par les airs! Le
malheureux avait commencé par crier comme une orfraie qu'on égorge,
quand il avait repris connaissance; mais bientôt, il ne cria plus... Il
perdit l'énergie même du cri... l'énergie du lâche! et il s'affaissa sur
cette toile blanche de l'aile du moulin, comme sur un grabat d'agonie.
Je crois vraiment que ce qu'il souffrait était inexprimable... Il suait
de grosses gouttes, que l'on voyait d'en bas reluire au soleil sur ses
tempes... Ces messieurs regardaient, les yeux secs, la lèvre contractée,
impassibles. Mais moi, monsieur de Fierdrap--et, mort-Dieu! c'était la
première fois de ma vie!--je sentais que je n'étais pas tout à fait
aussi homme que je le croyais. Ce qu'il y avait de femme cachée en moi
s'émut, et je ne pus m'empêcher de dire à ce terrible vengeur de
chevalier Des Touches:

«--Pour Dieu! chevalier, abrégez un pareil supplice.»

«Et je lui tendis ma carabine, à lui qui était désarmé.

«Pour Dieu donc et pour vous, mademoiselle!--répondit-il.--Vous avez
fait assez cette nuit même, pour que je ne puisse vous rien refuser.»

«Et se plaçant bien en face, à trente pas, avec l'adresse d'un homme
qui tuait au vol les hirondelles de mer dans un canot que la vague
balançait comme une escarpolette, il tira son coup de carabine si juste,
quand l'aile du moulin passa devant lui, que l'homme étendu sur cette
cible mobile fut percé d'outre en outre, dans la poitrine.

«Le sang ruissela sur la blanche aile qu'il empourpra, et un jet furieux
qui jaillit, comme l'eau d'une pompe, de ce corps puissamment sanguin,
tacha la muraille d'une plaque rouge. Il n'avait pas menti, le chevalier
Des Touches! Il venait de changer ce riant et calme _Moulin bleu_ en un
effrayant moulin rouge. S'il existe encore, ce moulin, qui fut le
théâtre du supplice d'un traître dont la trahison dut avoir des détails
que nous n'avons jamais sus, mais bien horribles, pour rendre un homme
aussi implacable, on doit l'appeler encore le _Moulin du Sang_... On ne
sait plus probablement la main qui l'a versé; on ne sait plus pourquoi
il fut versé, ce sang qui tache ce mur sinistre; mais il doit y être
visible toujours, et il parlera encore longtemps, dans un vague
terrible, d'une chose affreuse qui se sera passée là, quand il n'y aura
plus personne de vivant pour la raconter!

--C'était décidément un rude homme que la _belle Hélène_!--fit
pensivement l'abbé.

--Le rude homme, mon frère, n'était pas encore apaisé après cette
vengeance et ce supplice,--continua mademoiselle de Percy.--Nous crûmes
qu'il l'était... Il nous trompa quelques instants après. Nous quittâmes
ensemble cette hauteur pour retourner, les uns à Touffedelys, les autres
où ils voudraient, puisque nous avions réussi dans notre seconde
expédition. C'étaient les derniers pas que nous faisions en troupe.
Comme l'avait dit cet exact chevalier Des Touches, le soleil n'était pas
encore tombé sous l'horizon. Déjà loin sur les routes d'en bas, moi qui
marchais à côté de Juste Le Breton, je me retournai et jetai un dernier
regard sur la hauteur abandonnée... Le soleil, qui rougissait comme s'il
eût été humilié de se baisser vers la terre, envoyait comme un regard de
sang à ce moulin de sang... Le vent qui venait de la mer, de cette mer
qu'allait tout à l'heure reprendre Des Touches, faisait tourner plus
vite dans le lointain les ailes de ce moulin à vent qui roulait dans
l'air assombri son cadavre, quand je crus voir, de son toit pointu, se
lever des colonnettes de fumée. Je le dis dans les rangs.

«--Il n'y a que le feu qui purifie!»--dit Des Touches.

«Et il nous apprit qu'il avait mis le feu dans l'intérieur du moulin, et
le Chouan, qui ne défaillait jamais en lui, ajouta avec le joyeux accent
de la guerre:

«--Ce sera de la farine de moins pour le dîner des patriotes!»

«Le feu avait couvé depuis que nous étions partis, et quand la flamme
s'élança de l'amoncellement de fumée qui s'était fait tout à coup sur la
hauteur et qui l'avait cachée:

«--On allume des cierges pour les morts,--dit Des Touches;--voici le
mien pour _M. Jacques_! Cette nuit dans les brumes de la Manche,
j'aimerai à en suivre longtemps la lueur.»

[Illustration: «... Cette nuit, dans les brumes de la Manche, j'aimerai
à en suivre longtemps la lueur...»]




IX

HISTOIRE D'UNE ROUGEUR


«Cependant, après avoir marché quelque temps encore,--continua toujours
mademoiselle de Percy,--nous arrivâmes à une étoile formée par plusieurs
routes qui se croisaient et qui conduisaient aux différentes villes et
bourgades de la contrée. C'était là qu'on devait se séparer, après la
dernière poignée de main. Les uns prirent la route de Granville et
d'Avranches, les autres s'en allèrent du côté de Vire et de Mortain. On
convint de se réunir à Touffedelys, s'il devait y avoir bientôt une
nouvelle levée d'armes. Des Touches prit, lui, la route qui menait
directement à la côte. Juste Le Breton et moi fûmes les seuls d'entre
les Douze qui restâmes jusqu'au dernier moment avec cet homme, l'objet
pour nous d'un intérêt devenu tragique et d'une curiosité qui n'a jamais
été entièrement satisfaite. Nous devions revenir à Touffedelys par les
Mielles, comme on appelle ces grèves, et en suivant la mer et sa longue
ligne sinueuse. Quand nous sortîmes des terres labourées pour entrer
dans les sables, la nuit était tombée et la lune avait eu le temps de se
lever. C'était le chevalier qui nous menait, comme quelqu'un qui sait où
il va. Avec son expérience de marin, il connaissait, à une minute près,
l'heure de la marée qui devait le porter en Angleterre. Nous avions
pensé, sans avoir eu besoin de nous le dire, qu'il avait à son
commandement quelque pêcheur dévoué sur cette côte écartée. Mais quel ne
fut pas notre étonnement, quand la dernière dune que nous montâmes avec
lui nous permit de découvrir la mer, battant son plein, brillante et
calme, sur une ligne immense, mais profondément solitaire. Il n'y avait
là ni un être vivant qui attendît Des Touches, ni une barque, couchée à
la grève, qu'on pût mettre à flot et qui pût l'emporter.

«--Ah!--dit-il presque joyeusement,--aujourd'hui je suis, par Dieu! bien
sûr qu'il n'y a pas d'espions dans la grève. Depuis ma prison, ils ont
pu dormir, et ils n'ont pas encore eu la nouvelle de ma délivrance, qui
va les réveiller du péché de paresse. Ils me croient guillotiné de ce
matin, et prennent _campos_, messieurs les gardes-côtes!»

--Quels veaux marins!--interrompit M. de Fierdrap, qui, en sa qualité de
grand pêcheur, ne pouvait souffrir aucune surveillance maritime, de
quelque nature qu'elle pût être.--Ils ont toujours été les mêmes, sous
tous les régimes, ces soldats amphibies! Avant la Révolution, il
fallait, pour obtenir la croix de Saint-Louis, si l'on n'avait pas fait
d'action d'éclat, vingt-cinq ans de service comme officier; mais dans
les gardes-côtes, il en fallait cinquante. Cela les classait.

--Oui!--dit mademoiselle Ursule, assez indifférente pour l'instant à
l'honneur militaire, et qui dit _oui_ comme elle aurait dit _non_;--mais
qu'ils avaient donc un joli uniforme, avec leurs habits blancs à
retroussis vert de mer!»--ajouta-t-elle, rêveuse. Elle revoyait
peut-être cet uniforme-là sur quelque tournure qui lui avait plu dans sa
jeunesse, et tout cela passait comme une mouette dans une brume, au fond
du brouillard gris de ses pauvres petits souvenirs.

Mais mademoiselle de Percy se souciait bien des rêves de mademoiselle
Ursule et des haines méprisantes du baron de Fierdrap! Elle passa donc
outre et reprit:

«--Mais comment vous embarquerez-vous, chevalier?--lui dis-je,--je ne
vois pas une planche sur cette grève, et vous n'avez pas le projet
peut-être d'aller de la côte de France à la côte d'Angleterre à la nage?

«--On pourrait y aller,--me dit-il sérieusement; qui sait s'il ne s'en
sentait pas la force?--Mais, mademoiselle, s'il n'y a pas de planches
sur la grève, il y en a dessous.»

«Alors, nous connûmes la prudence et l'esprit de ressource de cet
homme, né pour la guerre de partisan. Il avait cette mémoire des lieux
qui fait le pilote, et il ne l'avait pas que sur la mer. Il s'orienta
sur le sol où nous étions, et tira de la ceinture de sa jaquette une
serpette qu'il avait prise dans le moulin, sans doute; car les Bleus
n'auraient pas osé laisser à un pareil homme seulement la pointe d'une
lame de couteau. Et il se mit, avec cette serpette, à creuser le sable,
comme font les pêcheurs de lançon.

--On ferait mieux de dire les chasseurs,--interrompit M. de Fierdrap,
sérieux comme un dogme.--Je n'ai jamais compris la pêche sans de l'eau.

--En quelques secondes,--reprit la conteuse,--Des Touches eut déterré
une bêche, et dix minutes après, il eut déterré son canot. C'est
lui-même qui l'avait ensablé à cette place lors de son dernier
débarquement. C'était sa coutume, nous dit-il. Il ne se confiait jamais
à personne.

«Obligé d'entrer dans les terres pour y porter à tel ou tel endroit les
dépêches dont il était chargé, il ne pouvait laisser ce canot, qu'il
avait fait lui-même, à un amarrage quelconque, où les gardes-côtes
l'auraient surpris.--Quand il l'eut déterré, il le porta à la mer, et
pour cela il n'eut pas besoin de toute sa force. C'était une plume que
ce canot. Il sauta sur cette plume, qui se mit à danser mollement sur la
vague. Il était déjà redevenu «la _Guêpe_»; il allait redevenir «le
_Farfadet_!»

«Il maintenait de sa rame, piquée dans le sol, la barque qui s'enlevait
sur la vague comme un cheval ardent qui piaffe.

«--Adieu, mademoiselle! et vous aussi, monsieur Juste Le Breton!--nous
dit-il, debout sur l'avant de sa barque, et il nous salua de la
main.--Quand nous reverrons-nous? et même nous reverrons-nous? Les
paysans sont las; la guerre fléchit. Ne parlent-ils pas là-bas de
pacification encore?... Il faudrait qu'un des princes vînt ici pour tout
rallumer... et il n'en viendra pas!--ajouta-t-il avec une expression
méprisante qui me fit mal, et que j'ai bien des fois rencontrée sur les
lèvres de serviteurs pourtant fidèles--(et elle jeta un regard de
reproche à son frère).--Je n'en amènerai pas un à cette côte dans ce
canot qui y apporta _M. Jacques_. Si cette guerre finit, que
deviendrons-nous? du moins, moi, qui ne suis propre qu'à la guerre.
J'irai me faire tuer quelque part, et cette côte-ci n'entendra plus
parler de Des Touches!»

«Nous lui renvoyâmes son adieu.

«--Il est temps de partir,--fit-il,--voici le reflux.»

«Il cessa de maintenir la barque mobile sur le flot écumeux du bord, et
d'un de ces nerveux coups de rames comme il savait en donner, il la fit
monter sur cette mer qui le connaissait et disparut entre deux vagues,
pour reparaître, comme un oiseau marin, qui plonge en volant et se
relève, en secouant ses ailes. C'était à se demander qui des deux
reprenait l'autre: si c'était lui qui reprenait la mer, ou si la mer le
reprenait! Nous le suivîmes des yeux par ce clair de lune, qui rendait
les ondulations de l'eau lumineuses; mais la houle, qu'il trouva quand
il fut au large, finit par nous cacher cette espèce de pirogue de si peu
de bois qu'il montait, ce mince canot presque fantastique! Le _Farfadet_
s'était évanoui... Nous nous dirigeâmes vers Touffedelys par les dunes;
il faisait superbe. J'ai vu rarement, dans ma vie de Chouanne à la belle
étoile, une plus belle nuit. Nous entendions de moins en moins le bruit
de la mer, qui s'éloignait et qui commençait à découvrir ses premières
roches. Du côté des terres, tout était calme: la brise de la mer mourait
à la grève, les arbres étaient immobiles. Sur la hauteur, dans le
lointain bleuâtre, achevait de brûler, en silence et sans secours, le
moulin solitaire que l'incendie avait mutilé et qui n'avait plus que
trois ailes, qui tournaient encore. Placées de manière à être atteintes
les dernières par la flamme, elles avaient fini par s'enflammer. L'une
d'elles avait brûlé plus vite que les autres, mais les trois autres
avaient pris aussi, et elles flambaient, et, en tournant, leur roue
faisait pleuvoir des étincelles, comme, dans l'après-midi, elle avait
fait pleuvoir du sang. Quoiqu'il fût déjà loin en mer à cette heure, le
terrible brûleur de ce moulin pouvait le voir se consumant dans cet air
sans vent, avec sa flamme droite comme celle d'un flambeau, par cette
nuit transparente qui n'avait pas une vapeur,--chose rare sur la Manche,
cette mer verte comme un herbage dont les brumes seraient la rosée. Je
ne sais quelle tristesse me saisit, moi, la grosse rieuse. La femme que
j'avais sentie en moi, quand j'avais vu Des Touches si cruel, je la
ressentis encore qui revenait sous mes habits de Chouan... La pitié
m'inondait le coeur pour Aimée, à qui j'allais avoir à apprendre la mort
de _M. Jacques_, cette mort que Des Touches avait vengée, ce qui ne la
consolerait pas!»

[Illustration: ... Nous le suivîmes des yeux...]

Mademoiselle de Percy s'arrêta de cette fois, comme quelqu'un qui a fini
son histoire. Elle rejeta les ciseaux dont elle avait gesticulé dans les
tapisseries, empilées avec leur laine sur le guéridon.

«Voilà, baron,--dit-elle à M. de Fierdrap,--cette histoire de
l'enlèvement de Des Touches que mon frère vous avait promise.

--Et que vous avez fort bien _narrée_, ma chère Percy,»--fit
mademoiselle Sainte, qui, voulant être aimable, lui envoya de sa bouche
innocente l'éloge cruel de ce mot déshonorant.

Mais le baron de Fierdrap, qui avait parlé si légèrement du chagrin
d'Aimée, l'anti-sentimental pêcheur de dards,--qui ne se souciait guère
de ceux de l'amour, disait l'abbé, quand il était en verve de
calembredaines,--le baron était devenu tendre; il était redevenu le
baron Hylas, et il voulut qu'on lui parlât d'Aimée.

«Ce fut moi--lui dit donc mademoiselle de Percy--qui lui appris la mort
de son fiancé. Elle pâlit comme si elle allait mourir elle-même, et elle
s'enferma pour cacher ses larmes. Chez Aimée, vous l'avez vu, baron,
tout porte en dedans, et le dehors ne perd jamais son calme. La seule
chose extérieure de ce chagrin, renfermé dans son coeur comme une
relique dans une châsse scellée, fut la funèbre fantaisie de faire
déterrer celui qu'elle appelait son mari du pied du buisson où nous
l'avions couché, et de le rouler dans cette robe de noces qu'elle avait
portée un seul soir et qu'elle lui tailla en linceul.

«Plus tard, lorsque les prêtres furent revenus et les églises rouvertes,
pieuse comme elle est, ne pouvant supporter l'idée de ne pas reposer un
jour près de lui, elle le fit transporter en terre sainte. Tout cela eut
lieu, baron, sans éclat, sans retentissement, pour l'apaisement de son
coeur, dont elle couvre le navrement sous des sourires qui
entr'ouvriraient le ciel à des malheureux moins malheureux qu'elle.
Quand, au milieu de son désespoir et de cette pâleur qu'elle a gardée
toujours depuis cette époque,--car elle n'a jamais repris entièrement
cet incarnat de coeur de rose-mousse entr'ouverte qui la faisait la rose
reine des roses de Valognes, où la moindre des filles des rues éblouit
de fraîcheur,--on lui apprit que Des Touches était sauvé, elle eut
encore ce coup de soleil inexplicable qui la faisait devenir une statue
de corail vivant.

«Et inexplicable elle est restée, monsieur de Fierdrap, cette rougeur
inouïe! Les années sont venues, le temps a marché, la vie n'est plus
pour elle qu'un grand silence dans une seule pensée, la surdité,
l'isolante surdité, a bâti son mur entre elle et les autres et l'a
_renfermée dans sa tour_, comme elle dit. Eh bien! que le nom de Des
Touches, dont on parle bien peu maintenant, soit dit par hasard devant
elle, et que ce jour-là soit aussi un jour où elle entende, la rougeur
reparaîtra brûlante sur ces tempes d'une pureté de fille morte vierge,
et où les cheveux blancs, si elle n'était pas blonde, auraient commencé
à glisser leurs pointes argentées. C'est incroyable, baron, mais cela
est. Tenez! je ne voudrais jamais lui faire volontairement la moindre
peine, à cette noble fille, mais si je n'étais pas retenue par cette
crainte, et que, me levant de ma place, j'allasse jusqu'à elle qui
travaille à son feston sous cette lampe depuis trois heures sans avoir
entendu un seul mot de ce que nous avons dit, et que je lui criasse à
l'oreille:

«--Aimée, le chevalier Des Touches n'est pas mort! L'abbé vient de le
rencontrer sur la place...»

«Parions, baron, que la rougeur, l'inexplicable rougeur reparaîtrait sur
le visage de la fiancée de _M. Jacques_, qui n'a jamais aimé que lui...

--Je ne dis pas non,--dit l'abbé profondément.--Cela est sûr qu'elle
aimait _M. Jacques_. Mais qui sait--fit-il en baissant la voix,
précaution inutile pour elle, mais comme s'il avait craint pour lui-même
ce qu'il disait...--si, par impossible, elle n'était pas aussi pure...»

Et il s'arrêta, n'osant pas achever, ayant, cet abbé grand seigneur, non
plus peur seulement de sa parole, mais de sa pensée.

«Oh! mon frère!...»--dit mademoiselle de Percy, avec un cri mélangé du
sentiment de l'horreur et de l'impossibilité de la chose, en frappant le
parquet d'un pied de reine Berthe, indigné.

Et les deux Touffedelys elles-mêmes, devenues des sensitives, car la
bêtise a parfois de ces moments-là où elle devient sensible, avaient
reculé leurs fauteuils avec une énergie de croupe vertueuse qui disait
combien la pensée de l'abbé les scandalisait.

L'abbé n'acheva pas... Il en avait assez dit. Le prêtre est toujours le
plus profond des moralistes. Le regard, aiguisé par la confession, va
toujours plus avant que celui des autres hommes. Le Zahuri, dit-on, voit
le cadavre à travers les gazons qui le couvrent. Le prêtre, c'est le
Zahuri de nos coeurs.

Il regarda le baron de Fierdrap, qui cligna, mais qui, lui aussi,
n'ajouta pas une syllabe. Ce fut un point d'orgue singulier. Le tonneau
de Bacchus sonna deux heures. Les chiens de M. Mesnilhouseau ne
hurlaient plus. Le silence, que ne fouettait plus la pluie, s'entassait
au dehors et tombait dans ce salon, dont le feu était éteint et dont le
grillon, cette cigale de l'âtre que mademoiselle Sainte appelait un
_criquet_, s'était endormi.

«Tiens!--dit le baron de Fierdrap,--je n'ai pas pris mon thé, de toute
cette histoire!--Il ouvrit sa théière et y plongea son nez. L'eau, à
force de bouillir, s'était évaporée.

--Image de tout!--fit l'abbé très grave.--Allons-nous-en, Fierdrap!
laissons ces demoiselles se coucher. Nous avons fait une vraie débauche
de causerie, ce soir.

--Il n'est pas tous les jours fête,--dit le baron.--Seulement, j'ai une
diable d'envie d'être à demain. Puisque tu es sûr de l'avoir vu ce soir
sur la place des Capucins, nous aurons peut-être demain des nouvelles du
chevalier Des Touches.»

Et ils s'en allèrent, mademoiselle de Percy ayant englouti sa vaste
personne et son baril oriental sous son coqueluchon de tiretaine.
L'abbé, qui avait plus raison que jamais de l'appeler «son gendarme»,
lui prit le bras d'autorité, et lui chantonna à demi-voix, en traînant
ses sabots par les rues, les premières paroles d'une chanson qu'il avait
faite, un jour, pour elle:

          _Je connais un militaire
          Qui va disant son bréviaire,
          Et qui, dans son régiment,
          N'a qu'un soldat, seulement...
          C'est une fille un peu fière:
    Plan, r'lantanplan! r'lantanplan, plan, plan!_

Le baron avait allumé, comme l'abbé, sa lanterne, et tous les trois ils
reconduisirent pompeusement jusqu'à son couvent mademoiselle Aimée, à
laquelle, par déférence pour une telle pensionnaire, les Dames
Bernardines avaient accordé la permission de rentrer tard. L'abbé, sa
soeur et le baron étaient plus ou moins impressionnés par cette histoire
d'un des héros de leur jeunesse, mais ils l'étaient moins à coup sûr
qu'_une autre personne_ qui était là, et dont je n'ai rien dit encore.
Dans l'attention qu'ils donnaient à ce qu'ils disaient, ils l'avaient
oubliée et j'ai fait comme eux... Cette autre personne n'était qu'un
enfant, auquel ils n'avaient pas pris garde, tant ils étaient à leur
histoire! et lui, tranquille, sur son tabouret, au coin de la cheminée
contre le marbre de laquelle il posait une tête bien prématurément
pensive. Il avait environ treize ans, l'âge où, si vous êtes _sage_, on
oublie de vous envoyer coucher dans les maisons où l'on vous aime! Il
l'avait été, ce jour-là, par hasard peut-être, et il était resté dans ce
salon antique, regardant et gravant dans sa jeune mémoire ces figures
comme on n'en voyait que rarement dans ce temps-là, et comme maintenant
on n'en voit plus, s'intéressant déjà à ces types dans lesquels la
bonhomie, la comédie et le burlesque se mêlaient, avec tant de
caractère, à des sentiments hauts et grands! Or, si elle vous a
intéressé, c'est bien heureux pour cette histoire; car sans lui elle
serait enterrée dans les cendres du foyer éteint des demoiselles de
Touffedelys, dont la famille n'existe plus et dont la maison de la rue
des Carmélites, à ces cousines de Tourville, est habitée par des
Anglaises en _passage_ à Valognes, et personne au monde n'aurait pu vous
la raconter et vous la finir! puisque, vous venez de le voir, cette
histoire n'est pas finie. Mademoiselle de Percy ne l'avait pas achevée,
et elle ne l'acheva jamais. Elle en était restée à cette rougeur sur
laquelle l'abbé avait mis, avec un seul mot, une lumière qui avait
révolté sa soeur. Mademoiselle de Percy avait foi en Aimée, et les
sentiments de cette âme robuste ne chancelaient point. Aimée de Spens
garda son secret, et mademoiselle de Percy garda son respect pour Aimée.
Elle mourut la croyant la Vierge-Veuve, comme elle l'appelait, digne
d'entrer au ciel avec deux palmes, les deux palmes des deux sacrifices
accomplis! L'abbé, qui avait le tact d'un grand esprit, ne fit jamais
une réflexion et ne parla jamais du chevalier Des Touches à mademoiselle
de Spens; qui, ayant perdu les Touffedelys après mademoiselle de Percy,
se cloîtra sans prendre le voile et ne sortit plus de son couvent.

Mais l'enfant dont j'ai parlé grandit, et la vie, la vie passionnée avec
ses distractions furieuses et les horribles dégoûts qui les suivent, ne
purent jamais lui faire oublier cette impression d'enfance, cette
histoire faite, comme un thyrse, de deux récits entrelacés, l'un si fier
et l'autre si triste! et tous les deux, comme tout ce qui est beau sur
la terre et qui périt sans avoir dit son dernier mot, n'ayant pas eu de
dénoûment! Qu'était devenu le chevalier Des Touches?... Le lendemain,
sur lequel le baron de Fierdrap comptait pour avoir de ses nouvelles,
n'en donna point. Nul dans Valognes n'avait connaissance du chevalier
Des Touches, et cependant l'abbé n'était pas un rêveur qui voyait à son
coude ses rêves, comme mesdemoiselles de Touffedelys et Couyart. Il
avait vu Des Touches. C'était donc une réalité. Il était donc passé par
Valognes. Mais il était passé... D'un autre côté, quelle était dans la
vie de cette belle et pure Aimée de Spens cet autre mystère qui
s'appelait aussi Des Touches?... Deux questions suspendues éternellement
au-dessus de deux images, et auxquelles, après plus de vingt années,
vaincue par l'acharnement du souvenir, la circonstance répondit. Qui
sait? A force de penser à une chose, on crée peut-être le hasard!

Le hasard m'apprit, en effet, parce que je n'avais jamais cessé de
penser à cet homme et de m'informer de son destin, qu'il vivait... et
que mon grand abbé de Percy ne s'était pas trompé quand il l'avait vu et
qu'il l'avait pris pour un fou. De Valognes, qu'il avait traversé, comme
le roi Lear, par la pluie et par la tempête, revenant d'Angleterre,
échappé à ceux qui le gardaient et le ramenaient dans son pays, il
était allé tomber dans une famille qu'il avait épouvantée de la folie
furieuse dont il était transporté. L'ambition trahie, les services
méconnus, la cruauté du sort, qui prend parfois les mains les plus
aimées pour nous frapper, tout cela avait fait de cet homme, froid comme
Claverhouse, un fou à camisole de force, dont la vigueur irrésistible
offrait le danger d'un fléau. On l'avait ténébreusement interné dans une
maison de fous, où il vivait depuis plus de vingt ans. Je sus tout cela
peu à peu, par lambeaux, comme on apprend les choses qu'on vous cache.
Mais quand je le sus, je me jurai de me donner la vue de cet homme,
qu'une femme qui l'avait connu avait mis sa force d'impression à me
peindre comme me l'eût peint un poète. L'état dans lequel je trouverais
cet homme héroïque, mort tout entier et pourrissant dans le plus affreux
des sépulcres: une maison de fous! était une raison de plus pour m'en
donner le spectacle. C'est si bon de tremper son coeur dans le mépris
des choses humaines, et entre toutes de la gloire, qui gasconne avec
ceux qui se fient à elle et qui croient qu'elle ne peut tromper!

Il fut donc un jour où je pus le voir, ce chevalier Des Touches, et
raccorder dans ma pensée sa forme jeune, svelte et terrible, comme celle
de Persée qui coupe la tête à la Gorgone, et la figure d'un vieillard
dégradé par l'âge, la folie, tous les écrasements de la destinée. Ce que
je fis pour cela est inutile à dire, mais je pus le voir... Je le
trouvai assis sur une pierre, car depuis longtemps il n'était plus fou à
lier, dans une cour carrée, très propre et très blanche, avec des
arceaux à l'entour. Depuis qu'_il n'était plus méchant_, on l'avait
retiré des cabanons et on le laissait vaguer dans cette cour, où des
paons tournaient autour d'un bassin, bordé de plates-bandes qui
étalaient des nappes de fleurs rouges. Il les regardait, ces fleurs
rouges, avec ses yeux d'un bleu de mer, vides de tout, excepté d'une
flamme qui brûlait là sans pensée, comme un feu abandonné où personne ne
se chauffe plus. La beauté de la _belle Hélène_, de cet homme qui avait
été plus célestement beau que la belle Aimée, avait dit mademoiselle de
Percy, était détruite, radicalement détruite, mais non sa force. Il
était encore vigoureux, malgré l'épuisement de vingt ans de folie, qui
auraient consumé tout homme moins robuste. Il était vêtu tout en
molleton bleu, avec des boutons d'os et un foulard de Jersey au cou,
comme un matelot; et c'était bien cela: il avait l'air d'un vieux
matelot, qui attend à terre et qui s'y ennuie. Le médecin me dit que
l'âge venant et les furies ayant été remplacées par de la démence, le
désordre le plus profond et le plus irrémédiable s'était fait dans ses
facultés; qu'il se croyait gouverneur de ville, âgé de deux mille ans,
et que certainement je n'en tirerais pas un éclair de lucidité. Mais je
n'y allai point par quatre chemins, et, d'emblée, je lui dis
brusquement:

«C'est donc vous, chevalier Des Touches!»

Il se leva de son arceau comme si je l'eusse appelé, et m'ôtant sa
casquette de cuir verni, il me montra un crâne chauve et lisse, comme
une bille de billard.

«C'est singulier,--dit le docteur,--je n'aurais jamais pensé qu'il eût
répondu à son nom, tant il a perdu la mémoire!»

Mais moi que ceci animait:

«Vous souvenez-vous--lui dis-je à bout portant--de votre enlèvement de
Coutances, monsieur Des Touches?...»

Il regardait dans l'air comme s'il y voyait quelque chose.

«Oui!...--dit-il, cherchant un peu,--Coutances! et,--ajouta-t-il sans
chercher,--et le juge qui m'a condamné à mort, le coquin de...!»

Il le nomma. C'était encore un nom porté dans la contrée, et son oeil
bleu de mer darda un rayon de phosphore et de haine implacable.

«Et d'Aimée de Spens, vous en souvenez-vous?» fis-je encore, coup sur
coup, craignant que le fou ne revînt et voulant frapper de ce dernier
souvenir sur le timbre muet de cette mémoire usée, qu'il fallait
réveiller.

Il tressaillit.

«Oui encore, aussi!...--fit-il, et ses yeux avaient comme un afflux de
pensées.--Aimée de Spens, qui m'a sauvé la vie! La belle Aimée!»

Ah! je tenais peut-être l'histoire que mademoiselle de Percy n'avait pas
finie... Et cette idée me donna la volonté magnétique qui dompte une
minute les fous et les fait obéir.

«Et comment s'y prit-elle pour cela, monsieur Des Touches? Allons,
dites!

--Oh!--dit-il (je lui avais enfin passé mon âme dans la poitrine, à
force de volonté!)--nous étions seuls à Bois-Frelon, vous savez?... près
d'Avranches... Tout le monde parti... Les Bleus vinrent comme ils
venaient souvent, à petits pas... Ils cernèrent la maison... C'était le
soir. Je me serais bien fait tuer, risquant tout, tirant par les
fenêtres comme à la Faulx, mais j'avais mes dépêches. Elles me
brûlaient... Frotté attendait. Ils l'ont tué, Frotté, n'est-ce pas
vrai?...»

Je tremblai que l'idée de Frotté ne l'entraînât trop loin de ce que je
voulais qu'il me dit.

«Tué, fusillé!--lui dis-je.--Mais Aimée!...»

Et je lui secouai durement le bras.

«Ah!--reprit-il,--elle pria Dieu... entr'ouvrit les rideaux pour qu'ils
la vissent bien... C'était l'heure de se coucher... Elle se déshabilla.
Elle se mit toute nue. Ils n'auraient jamais cru qu'un homme était là,
et ils s'en allèrent. Ils l'avaient vue... Moi aussi... Elle était bien
belle!... rouge comme les fleurs que voilà!»--désignant les fleurs du
parterre.

[Illustration: ... Elle se mit toute nue...]

Et son oeil redevint vide et atone, et il se remit à divaguer.

Mais je ne craignais plus sa folie. Je tenais mon histoire! Ce peu de
mots me suffisait. Je reconstituais tout. J'étais un Cuvier! Il était
donc vrai, l'abbé avait tort. Sa soeur avait raison. La veuve de _M.
Jacques_ était toujours la Vierge-Veuve! Aimée était pure comme un lys!
Seulement elle avait sauvé la vie à Des Touches comme jamais femme ne
l'avait sauvée à personne... Elle la lui avait sauvée en outrageant
elle-même sa pudeur. Quand, à travers la fenêtre, les Bleus virent, du
dehors où ils étaient embusqués, cette chaste femme qui allait dormir et
qui ôtait, un à un, ses voiles, comme si elle avait été sous l'oeil seul
de Dieu, ils n'eurent plus de doute; personne ne pouvait être là, et ils
étaient partis: Des Touches était sauvé! Des Touches, qui, lui aussi,
l'avait vue, comme les Bleus... qui, jeune alors, n'avait peut-être pas
eu la force de fermer les yeux pour ne pas voir la beauté de cette fille
sublime, qui sacrifiait, pour le sauver, le velouté immaculé des fleurs
de son âme et la divinité de sa pudeur! Prise entre cette pudeur si
délicate et si fière et cette pitié qui fait qu'on veut sauver un homme,
elle avait hésité... Oh! elle avait hésité, mais, enfin, elle avait pris
dans sa main pure ce verre de honte et elle l'avait bu. Mademoiselle de
Sombreuil n'avait bu qu'un verre de sang pour sauver son père! Depuis,
peut-être, Aimée avait souffert autant qu'elle?... Ces rougeurs, quand
Des Touches était là, et qui la couvraient tout entière à son nom seul,
qui ne l'avaient jamais inondée d'un flot plus vermeil que le jour où
mademoiselle de Percy avait dit, sans le savoir, le mot qui lui
rappelait le malheur de sa vie: «_Des Touches sera votre témoin!_» ces
rougeurs étaient le signe, toujours prêt à reparaître, d'un supplice qui
durait toujours dans sa pensée, et qui, à chaque fois que le sang
offensé la teignait de son offense, rendait son sacrifice plus beau!

J'avoue que je m'en allai de cette maison de fous ne pensant plus qu'à
Aimée de Spens. J'avais presque oublié Des Touches... Avant de sortir de
sa cour, je me retournai pour le voir... Il s'était rassis sous son
arceau, et, de cet oeil qui avait percé la brume, la distance, la vague,
le rang ennemi, la fumée du combat, il ne regardait plus que ces fleurs
rouges auxquelles il venait de comparer Aimée, et dans l'abstraction de
sa démence, peut-être ne les voyait-il pas...

[Illustration: ... Et, dans l'abstraction de sa démence, peut-être ne
les voyait-il pas...]

[Illustration]




Table


  I.    Trois siècles dans un petit coin                       1

  II.   Hélène et Pâris                                       31

  III.  Une jeune vieille au milieu de véritables vieillards  49

  IV.   Histoire des Douze                                    71

  V.    La première expédition                               121

  VI.   Une halte entre les deux expéditions                 181

  VII.  La seconde expédition                                199

  VIII. Le Moulin bleu                                       231

  IX.   Histoire d'une rougeur                               257


[Illustration]




                       CE VOLUME
             a été imprimé, gravé et broché
         dans les ateliers de Edouard Guillaume
    Imprimeur-Editeur de la _Collection Guillaume_
               105, boulevard Brune, 105
                         PARIS




[Illustration: IBIS]

Edouard Guillaume, Imp.-édit., 105, boulevard Brune, Paris.


       *       *       *       *       *


Notes de transcription.

Les illustrations ont été placées sous le passage concerné.
L'orthographe d'origine n'a pas été harmonisée. Les erreurs clairement
introduites par le typographe ont été corrigées, ainsi que les
suivantes:

  page 73, «essayer» corrigé en «essayé» (dans notre Cotentin, essayé)
  page 75, «avaient» corrigé en «avait» (la guerre civile avait fait)
  page 214, «cette» corrigé en «cet» (comme un tonnerre sur cet homme)
  page 237, «dificile» corrigé en «difficile» («C'est difficile, ça,)






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Jules Barbey d'Aurevilly

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Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
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1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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