Le chevalier d'Harmental

By Alexandre Dumas

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Title: Le chevalier d'Harmental

Author: Alexandre Dumas

Release Date: March 20, 2006 [EBook #18028]

Language: French


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Alexandre Dumas

LE CHEVALIER D'HARMENTAL

(1842)




Table des matières


Chapitre 1.
Chapitre 2.
Chapitre 3.
Chapitre 4.
Chapitre 5.
Chapitre 6.
Chapitre 7.
Chapitre 8.
Chapitre 9.
Chapitre 10.
Chapitre 11.
Chapitre 12.
Chapitre 13.
Chapitre 14.
Chapitre 15.
Chapitre 16.
Chapitre 17.
Chapitre 18.
Chapitre 19.
Chapitre 20.
Chapitre 21.
Chapitre 22.
Chapitre 23.
Chapitre 24.
Chapitre 25.
Chapitre 26.
Chapitre 27.
Chapitre 28.
Chapitre 29.
Chapitre 30.
Chapitre 31.
Chapitre 32.
Chapitre 33.
Chapitre 34.
Chapitre 35.
Chapitre 36.
Chapitre 37.
Chapitre 38.
Chapitre 39.
Chapitre 40.
Chapitre 41.
Chapitre 42.
Chapitre 43.
Chapitre 44.
Chapitre 45.
Chapitre 46.
Chapitre 47.
Chapitre 48.
Post Scriptum.
Bibliographie--OEuvres complètes.




Chapitre 1


Le 22 mars de l'an de grâce 1718, jour de la mi-carême, un jeune
seigneur de haute mine, âgé de vingt-six à vingt-huit ans, monté sur un
beau cheval d'Espagne, se tenait, vers les huit heures du matin, à
l'extrémité du pont Neuf qui aboutit au quai de l'École. Il était si
droit et si ferme en selle, qu'on eût dit qu'il avait été placé là en
sentinelle par le lieutenant général de la police du royaume, messire
Voyer d'Argenson.

Après une demi-heure d'attente à peu près, pendant laquelle on le vit
plus d'une fois interroger des yeux avec impatience l'horloge de la
Samaritaine, son regard, errant jusque-là, parut s'arrêter avec
satisfaction sur un individu qui, débouchant de la place Dauphine, fit
demi-tour à droite et s'achemina de son côté.

Celui qui avait eu l'honneur d'attirer ainsi l'attention du jeune
cavalier était un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, taillé en
pleine chair, portant au lieu de perruque une forêt de cheveux noirs
parsemée de quelques poils gris, vêtu d'un habit moitié bourgeois,
moitié militaire, orné d'un noeud d'épaule qui primitivement avait été
ponceau, et qui, à force d'être exposé à la pluie et au soleil, était
devenu jaune-orange. Il était, en outre, armé d'une longue épée passée
en verrouil, et qui lui battait formidablement le gras des jambes;
enfin, il était coiffé d'un chapeau autrefois garni d'une plume et d'un
galon, et qu'en souvenir sans doute de sa splendeur passée, son maître
portait tellement incliné sur l'oreille gauche, qu'il semblait ne
pouvoir rester dans cette position que par un miracle d'équilibre. Il y
avait au reste dans la figure, dans la démarche, dans le port, dans tout
l'ensemble enfin de cet homme, qui paraissait âgé de quarante-cinq à
quarante-six ans, et qui s'avançait tenant le haut du pavé, se dandinant
sur la hanche, frisant d'une main sa moustache et faisant de l'autre
signe aux voitures de passer au large, un tel caractère d'insolente
insouciance, que celui qui le suivait des yeux ne put s'empêcher de
sourire et de murmurer entre ses dents:

--Je crois que voilà mon affaire!

En conséquence de cette probabilité, le jeune seigneur marcha droit au
nouvel arrivant, avec l'intention visible de lui parler. Celui-ci,
quoiqu'il ne connût aucunement le cavalier, voyant que c'était à lui
qu'il paraissait avoir affaire, s'arrêta en face de la Samaritaine,
avança son pied droit à la troisième position, et attendit, une main à
son épée et l'autre à sa moustache, ce qu'avait à lui dire le personnage
qui venait ainsi à sa rencontre.

En effet, comme l'avait prévu l'homme aux rubans orange, le jeune
seigneur arrêta son cheval en face de lui, et portant la main à son
chapeau:

--Monsieur, lui dit-il, j'ai cru reconnaître à votre air et à votre
tournure que vous étiez gentilhomme. Me serais-je trompé?

--Non, palsambleu! monsieur, répondit celui à qui était adressée cette
étrange question en portant à son tour la main à son feutre. Je suis
vraiment fort aise que mon air et ma tournure parlent si hautement pour
moi, car pour peu que vous croyiez devoir me donner le titre qui m'est
dû, vous m'appellerez capitaine.

--Enchanté que vous soyez homme d'épée, monsieur, reprit le cavalier en
s'inclinant de nouveau. Ce m'est une certitude de plus que vous êtes
incapable de laisser un galant homme dans l'embarras.

--Soyez le bienvenu, pourvu que ce ne soit pas cependant à ma bourse que
ce galant homme ait recours, car je vous avouerai en toute franchise que
je viens de laisser mon dernier écu dans un cabaret du port de la
Tournelle.

--Il ne s'agit aucunement de votre bourse, capitaine, et c'est la mienne
au contraire, je vous prie de le croire qui est à votre disposition.

--À qui ai-je l'honneur de parler, demanda le capitaine visiblement
touché de cette réponse, et que puis-je faire qui vous soit agréable?

--Je me nomme le baron René de Valef, répondit le cavalier.

--Monsieur, lui dit-il, j'ai cru reconnaître à votre air et à votre
tournure que vous étiez gentilhomme. Me serais-je trompé?

--Non, palsambleu! Monsieur, répondit celui à qui était adressée cette
étrange question en portant à son tour la main à son feutre. Je suis
vraiment fort aise que mon air et ma tournure parlent si hautement pour
moi, car pour peu que vous croyiez devoir me donner le titre qui m'est
dû, vous m'appellerez capitaine.

--Enchanté que vous soyez homme d'épée, monsieur, reprit le cavalier en
s'inclinant de nouveau. Ce m'est une certitude de plus que vous êtes
incapable de laisser un galant homme dans l'embarras.

--Soyez le bienvenu, pourvu que ce ne soit pas cependant à ma bourse que
ce galant homme ait recours, car je vous avouerai en toute franchise que
je viens de laisser mon dernier écu dans un cabaret du port de la
Tournelle.

--Il ne s'agit aucunement de votre bourse, capitaine, et c'est la mienne
au contraire, je vous prie de le croire qui est à votre disposition.

--À qui ai-je l'honneur de parler, demanda le capitaine visiblement
touché de cette réponse, et que puis-je faire qui vous soit agréable?

--Je me nomme le baron René de Valef, répondit le cavalier.

--Pardon, monsieur le baron, interrompit le capitaine, mais je crois
avoir, dans les guerres de Flandre, connu une famille de ce nom.

--C'est la mienne, monsieur, attendu que je suis Liégeois d'origine.

Les deux interlocuteurs se saluèrent de nouveau.

--Vous saurez donc, continua le baron de Valef, que le chevalier Raoul
d'Harmental, un de mes amis intimes, a ramassé cette nuit, de compagnie
avec moi, une mauvaise querelle qui doit finir ce matin par une
rencontre; nos adversaires étaient trois et nous n'étions que deux. Je
me suis donc rendu ce matin chez le marquis de Gacé et chez le comte de
Surgis, mais par malheur ni l'un ni l'autre n'avait passé la nuit dans
son lit. Si bien que, comme l'affaire ne pouvait pas se remettre,
attendu que je pars dans deux heures pour l'Espagne, et qu'il nous
fallait absolument un second ou plutôt un troisième, je suis venu
m'installer sur le pont Neuf avec l'intention de m'adresser au premier
gentilhomme qui passerait. Vous êtes passé, je me suis adressé à vous.

--Et vous avez, pardieu, bien fait! Touchez là, baron je suis votre
homme.

Et pour quelle heure, s'il vous plaît, est la rencontre?

--Pour neuf heures et demie, ce matin.

--Où la chose doit-elle se passer?

--À la porte Maillot.

--Diable! il n'y a pas de temps à perdre! Mais vous êtes à cheval et moi
à pied: comment allons-nous arranger cela?

--Il y aurait un moyen, capitaine.

--Lequel?

--C'est que vous me fissiez l'honneur de monter en croupe.

--Volontiers, monsieur le baron.

--Je vous préviens seulement, ajouta le jeune seigneur avec un léger
sourire, que mon cheval est un peu vif.

--Oh! je le reconnais, dit le capitaine en se reculant d'un pas et
jetant sur le bel animal un coup d'oeil de connaisseur. Ou je me trompe
fort, ou il est né entre les montagnes de Grenade et la Sierra-Morena.
J'en montais un pareil à Almanza, et je l'ai plus d'une fois fait
coucher comme un mouton quand il voulait m'emporter au galop, et cela
rien qu'en le serrant avec mes genoux.

--Alors vous me rassurez. À cheval donc, capitaine, et à la porte
Maillot!

--M'y voilà, monsieur le baron.

Et, sans se servir de l'étrier que lui laissait libre le jeune seigneur,
d'un seul élan le capitaine se trouva en croupe.

Le baron avait dit vrai: son cheval n'était point habitué à une si
lourde charge; aussi essaya-t-il d'abord de s'en débarrasser; mais le
capitaine non plus n'avait point menti, et l'animal sentit bientôt qu'il
avait affaire à plus forts que lui. De sorte qu'après deux ou trois
écarts qui n'eurent d'autres résultats que de faire valoir aux yeux des
passants l'adresse des deux cavaliers, il prit le parti de l'obéissance,
et descendit au grand trot le quai de l'École, qui, à cette époque,
n'était encore qu'un port, traversa, toujours du même train, le quai du
Louvre et le quai des Tuileries, franchit la porte de la Conférence, et,
laissant à gauche le chemin de Versailles, enfila la grande avenue des
Champs-Élysées qui conduit aujourd'hui à l'arc de triomphe de l'Étoile.
Parvenu au pont d'Antin le baron de Valef ralentit un peu l'allure de
son cheval car il vit qu'il avait tout le temps d'arriver à la porte
Maillot vers l'heure convenue. Le capitaine profita de ce moment de
répit.

--Maintenant, monsieur, sans indiscrétion, dit-il, puis-je vous demander
pour quelle raison nous allons nous battre? J'ai besoin; vous comprenez,
d'être instruit de cela pour régler ma conduite envers mon adversaire,
et pour savoir si la chose vaut la peine que je le tue.

--C'est trop juste, capitaine, répondit le baron. Voici les faits tels
qu'ils se sont passés. Nous soupions hier soir chez la Fillon. Il n'est
pas que vous ne connaissiez la Fillon, capitaine?

--Pardieu! c'est moi qui l'ai lancée dans le monde, en 1705, avant mes
campagnes d'Italie.

--Eh bien! répondit en riant le baron, vous pouvez vous vanter,
capitaine, d'avoir formé là une élève qui vous fait honneur! Bref, nous
soupions donc chez elle tête à tête avec d'Harmental.

--Sans aucune créature du beau sexe? demanda le capitaine.

--Oh! mon Dieu! oui. Il faut vous dire que d'Harmental est une espèce de
trappiste, n'allant chez la Fillon que de peur de passer pour n'y point
aller, n'aimant qu'une femme à la fois, et amoureux pour le quart
d'heure de la petite d'Averne, la femme du lieutenant aux gardes.

--Très bien.

--Nous étions donc là parlant de nos affaires, lorsque nous entendîmes
une joyeuse société qui entrait dans le cabinet à côté du nôtre. Comme
ce que nous avions à nous dire ne regardait personne, nous fîmes silence
et ce fut nous qui, sans le vouloir, écoutâmes la conversation de nos
voisins. Or, voyez ce que c'est que le hasard! nos voisins parlaient
justement de la seule chose qu'il aurait fallu que nous n'entendissions
pas.

--De la maîtresse du chevalier, peut-être?

--Vous l'avez dit. Aux premiers mots qui m'arrivèrent de leurs discours,
je me levai pour emmener Raoul; mais, au lieu de me suivre, il me mit la
main sur l'épaule et me fit rasseoir.

--Ainsi donc, disait une voix, Philippe en tient pour la petite
d'Averne?

--Depuis la fête de la maréchale d'Estrées, où, déguisée en Vénus, elle
lui a donné un ceinturon d'épée accompagné de vers où elle le comparait
à Mars.

--Mais il y a déjà huit jours, dit une troisième voix.

--Oui, répondit la première. Oh! elle a fait une espèce de défense, soit
qu'elle tînt véritablement à ce pauvre d'Harmental, soit qu'elle sût que
le régent n'aime que ce qui lui résiste. Enfin, ce matin, en échange
d'une corbeille pleine de fleurs et de pierreries, elle a bien voulu
répondre qu'elle recevrait ce soir Son Altesse:

--Ah! ah! dit le capitaine, je commence à comprendre. Le chevalier s'est
fâché?

--Justement; au lieu d'en rire, comme nous aurions fait vous ou moi, du
moins je l'espère, et de profiter de cette circonstance pour se faire
rendre son brevet de colonel, qu'on lui a ôté sous le prétexte de faire
des économies, d'Harmental devint si pâle que je crus qu'il allait
s'évanouir. Puis, s'approchant de la cloison et frappant du poing pour
qu'on fît silence:

--Messieurs, dit-il, je suis fâché de vous contredire, mais celui de
vous qui a avancé que madame d'Averne avait accordé un rendez-vous au
régent, ou à tout autre, en a menti.

--C'est moi, monsieur, qui ait dit la chose et qui la soutiens, répondit
la première voix; et s'il y a en elle quelque chose qui vous déplaise,
je me nomme Lafare, capitaine aux gardes.

--Et moi, Fargy, dit la seconde voix.

--Et moi, Ravanne, dit la troisième voix.

--Très bien, messieurs, reprit d'Harmental. Demain, de neuf heures à
neuf heures et demie, à la porte Maillot. Et il vint se rasseoir en face
de moi. Ces messieurs parlèrent d'autre chose, et nous achevâmes notre
souper. Voilà toute l'affaire, capitaine, et vous en savez maintenant
autant que moi.

Le capitaine fit entendre une espèce d'exclamation qui voulait dire:
Tout cela n'est pas bien grave, mais, malgré cette demi-désapprobation
de la susceptibilité du chevalier, il n'en résolut pas moins de soutenir
de son mieux la cause dont il était devenu si inopinément le champion,
quelque défectueuse que cette cause lui parût dans son principe.
D'ailleurs, en eût-il eu l'intention, il était trop tard pour reculer.
On était arrivé à la porte Maillot, et un jeune cavalier, qui paraissait
attendre, et qui avait aperçu de loin le baron et le capitaine, venait
de mettre son cheval au galop, et s'approchait rapidement. C'était le
chevalier d'Harmental.

--Mon cher chevalier, dit le baron de Valef en échangeant avec lui une
poignée de main, permets qu'à défaut d'un ancien ami, je t'en présente
un nouveau. Ni Surgis ni Gacé, n'étaient à la maison; j'ai fait
rencontre de monsieur sur le pont Neuf, je lui ai exposé notre embarras
et il s'est offert à nous en tirer avec une merveilleuse grâce.

--C'est donc une double reconnaissance que je te dois, mon cher Valef,
répondit le chevalier en jetant sur le capitaine un regard dans lequel
perçait une légère nuance d'étonnement, et à vous, monsieur,
continua-t-il, des excuses de ce que je vous jette ainsi tout d'abord et
pour faire connaissance dans une si méchante affaire; mais vous
m'offrirez un jour ou l'autre l'occasion de prendre ma revanche, je
l'espère, et je vous prie, le cas échéant, de disposer de moi comme j'ai
disposé de vous.

--Bien dit, chevalier, répondit le capitaine en sautant à terre, et vous
avez des manières avec lesquelles on me ferait aller au bout du monde.
Le proverbe a raison: il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent
pas.

--Quel est cet original? demanda tout bas d'Harmental à Valef, tandis
que le capitaine marquait des appels du pied droit pour se remettre les
jambes.

--Ma foi! je l'ignore, dit Valef; mais ce que je sais, c'est que sans
lui nous étions fort empêchés. Quelque pauvre officier de fortune, sans
doute, que la paix a mis à l'écart comme tant d'autres. D'ailleurs, nous
le jugerons tout à l'heure à la besogne.

--Eh bien! dit le capitaine, s'animant à l'exercice qu'il prenait, où
sont nos muguets, chevalier? Je me sens en veine ce matin.

--Quand je suis venu au-devant de vous, répondit d'Harmental, ils
n'étaient point encore arrivés; mais j'apercevais au bout de l'avenue
une espèce de carrosse de louage qui leur servira d'excuse s'ils sont en
retard. Au reste, ajouta le chevalier en tirant de son gousset une très
belle montre garnie de brillants, il n'y a point de temps perdu, car à
peine s'il est neuf heures et demie.

--Allons donc au-devant d'eux, dit Valef en descendant à son tour de
cheval et en jetant la bride aux mains du valet de d'Harmental; car,
s'ils arrivaient au rendez-vous tandis que nous bavardons ici, c'est
nous qui aurions l'air de nous faire attendre.

--Tu as raison, dit d'Harmental.

Et, mettant pied à terre à son tour, il s'avança vers l'entrée du bois,
suivi de ses deux compagnons.

--Ces messieurs ne commandent rien? demanda le propriétaire du
restaurant, qui se tenait sur la porte, attendant pratique.

--Si fait, maître Durand, répondit d'Harmental, qui ne voulait pas, de
peur d'être dérangé, avoir l'air d'être venu pour autre chose que pour
une promenade. Un déjeuner pour trois! Nous allons faire un tour d'allée
et nous revenons.

Et il laissa tomber trois louis dans la main de l'hôtelier.

Le capitaine vit reluire l'une après les autres les trois pièces d'or,
et calcula avec la rapidité d'un amateur consommé ce que l'on pouvait
avoir au bois de Boulogne pour soixante-douze livres; mais comme il
connaissait celui à qui il avait affaire, il jugea qu'une recommandation
de sa part ne serait point inutile; en conséquence, s'approchant à son
tour du maître d'hôtel:

--Ah çà! gargotier mon ami, lui dit-il, tu sais que je connais la valeur
des choses, et que ce n'est point à moi qu'on peut en faire croire sur
le total d'une carte? Que les vins soient fins et variés, et que le
déjeuner soit copieux, ou je te casse les os! Tu entends?

--Soyez tranquille, capitaine, répondit maître Durand; ce n'est pas une
pratique comme vous que je voudrais tromper.

C'est bien. Il y a douze heures que je n'ai mangé: règle-toi là-dessus.

L'hôtelier s'inclina en homme qui savait ce que cela voulait dire et
reprit le chemin de sa cuisine, commençant à croire qu'il avait fait une
moins bonne affaire qu'il n'avait d'abord espéré. Quant au capitaine,
après lui avoir fait un dernier signe de recommandation moitié amical,
moitié menaçant, il doubla le pas et rejoignit le chevalier et le baron,
qui s'étaient arrêtés pour l'attendre.

Le chevalier ne s'était pas trompé à l'endroit du carrosse de louage. Au
détour de la première allée, il aperçut ses trois adversaires qui en
descendaient. C'étaient, comme nous l'avons déjà dit, le marquis de
Lafare, le comte de Fargy et le chevalier de Ravanne.

Que nos lecteurs nous permettent de leur donner quelques courts détails
sur ces trois personnages, que nous verrons plusieurs fois reparaître
dans le cours de cette histoire.

Lafare, le plus connu des trois, grâce aux poésies qu'il a laissées, et
à la carrière militaire qu'il a parcourue, était un homme de trente-six
à trente-huit ans, de figure ouverte et franche, d'une gaîté et d'une
bonne humeur intarissables, toujours prêt à tenir tête à tout venant à
table, au jeu et aux armes, sans rancune et sans fiel, fort couru du
beau sexe et fort aimé du régent, qui l'avait nommé son capitaine des
gardes, et qui, depuis dix ans qu'il l'admettait dans son intimité,
l'avait trouvé son rival quelquefois, mais son fidèle serviteur
toujours. Aussi le prince, qui avait l'habitude de donner des surnoms à
tous ses roués et à toutes ses maîtresses, ne le désignait-il jamais que
par celui de bon enfant. Cependant, depuis quelque temps, la popularité
de Lafare, si bien établie qu'elle fût par de recommandables
antécédents, baissait fort parmi les femmes de la cour et les filles de
l'opéra. Le bruit courait tout haut qu'il se donnait le ridicule de
devenir un homme rangé. Il est vrai que quelques personnes, afin de lui
conserver sa réputation, disaient tout bas que cette conversion
apparente n'avait d'autre cause que la jalousie de mademoiselle de
Conti, fille de madame la duchesse et petite-fille du grand Condé,
laquelle assurait-on, honorait le capitaine des gardes de monsieur le
régent d'une affection toute particulière. Au reste, sa liaison avec le
duc de Richelieu, qui passait de son côté pour être l'amant de
mademoiselle de Charolais, donnait une nouvelle consistance à ce bruit.

Le comte de Fargy, que l'on appelait habituellement le beau Fargy, en
substituant l'épithète qu'il avait reçue de la nature au titre que lui
avaient légué ses pères, était cité, comme l'indique son nom, pour le
plus beau garçon de son époque. Ce qui, dans ce temps de galanterie,
imposait des obligations devant lesquelles il n'avait jamais reculé, et
dont il s'était toujours tiré avec honneur. En effet, il était
impossible d'être mieux pris dans sa taille que ne l'était Fargy.
C'était à la fois une de ces natures élégantes et fortes, souples et
vivaces, qui semblent douées des qualités les plus opposées des héros de
roman de ces temps-là. Joignez à cela une tête charmante qui réunissait
les beautés les plus opposées, c'est-à-dire des cheveux noirs et des
yeux bleus, des traits fortement arrêtés et un teint de femme. Ajoutez à
cet ensemble de l'esprit, de la loyauté, du courage autant qu'homme du
monde, et vous aurez une idée de la haute considération dont devait
jouir Fargy auprès de la société de cette folle époque, si bonne
appréciatrice de ces différents genres de mérite.

Quant au chevalier de Ravanne, qui nous a laissé sur sa jeunesse des
mémoires si étranges que, malgré leur authenticité, on est toujours
tenté de les croire apocryphes, c'était alors un enfant à peine hors de
page, riche et de grande maison, qui entrait dans la vie par sa porte
dorée, et qui courait droit au plaisir qu'elle promet avec toute la
fougue, l'imprudence et l'avidité de la jeunesse. Aussi outrait-il,
comme on a l'habitude de le faire à dix-huit ans, tous les vices et
toutes les qualités de son époque. On comprend donc facilement quel
était son orgueil de servir de second à des hommes comme Lafare et Fargy
dans une rencontre qui devait avoir quelque retentissement dans les
ruelles et dans les petits soupers.




Chapitre 2


Aussitôt que Lafare, Fargy et Ravanne virent déboucher leurs adversaires
à l'angle de l'allée, ils marchèrent de leur côté au-devant d'eux.
Arrivés à dix pas les uns des autres, tous mirent le chapeau à la main
et se saluèrent avec cette élégante politesse qui était, en pareille
circonstance, un des caractères de l'aristocratie du dix-huitième
siècle, et firent quelques pas ainsi, tête nue et le sourire sur les
lèvres, si bien qu'aux yeux d'un passant qui n'aurait point été informé
de la cause de leur réunion, ils auraient eu l'air d'amis enchantés de
se rencontrer.

--Messieurs, dit le chevalier d'Harmental, à qui la parole appartenait
de droit, j'espère que ni vous ni moi n'avons été suivis; mais il
commence à se faire un peu tard, et nous pourrions être dérangés ici; je
crois donc qu'il serait bon de gagner tout d'abord un endroit plus
écarté où nous soyons plus à notre aise pour vider la petite affaire qui
nous rassemble.

--Messieurs, dit Ravanne, j'ai ce qu'il vous faut: à cent pas d'ici à
peine, une véritable chartreuse; vous vous croirez dans la Thébaïde.

--Alors, suivons l'enfant, dit le capitaine; l'innocence mène au salut!

Ravanne se retourna et toisa des pieds à la tête notre ami au ruban
orange.

--Si vous n'avez d'engagement avec personne, mon grand monsieur, dit le
jeune page d'un ton goguenard, je réclamerai la préférence.

--Un instant, un instant, Ravanne, interrompit Lafare. J'ai quelques
explications à donner à monsieur d'Harmental.

--Monsieur Lafare, répondit le chevalier votre courage est si
parfaitement connu que les explications que vous m'offrez sont une
preuve de délicatesse dont, croyez-moi bien, je vous sais un gré
parfait; mais ces explications ne feraient que nous retarder
inutilement, et nous n'avons, je crois, pas de temps à perdre.

--Bravo! dit Ravanne; voilà ce qui s'appelle parler, chevalier; une fois
que nous nous serons coupé la gorge, j'espère que vous m'accorderez
votre amitié. J'ai fort entendu parler de vous en bon lieu, et il y a
longtemps que je désirais faire votre connaissance.

Les deux hommes se saluèrent de nouveau.

--Allons, allons, Ravanne, dit Fargy, puisque tu t'es chargé d'être
notre guide, montre-nous le chemin.

Ravanne sauta aussitôt dans le bois comme un jeune faon. Ses cinq
compagnons le suivirent. Les chevaux de main et le carrosse de louage
restèrent sur la route.

Au bout de dix minutes de marche, pendant lesquelles les six adversaires
avaient gardé le plus profond silence, soit de peur d'être entendus,
soit par ce sentiment naturel qui fait qu'au moment de courir un danger
l'homme se replie un instant sur lui-même, on se trouva au milieu d'une
clairière entourée de tous côtés d'un rideau d'arbres.

--Eh bien! messieurs, dit Ravanne en jetant un regard satisfait autour
de lui, que dites-vous de la localité?

--Je dis que si vous vous vantez de l'avoir découverte dit le capitaine,
vous me faites l'effet d'un drôle de Christophe Colomb! Vous n'aviez
qu'à me dire que c'était ici que vous vouliez aller, et je vous y aurais
conduit les yeux fermés, moi.

--Eh bien! monsieur, répondit Ravanne, nous tacherons que vous en
sortiez comme vous y seriez venu.

--Vous savez que c'est à vous que j'ai affaire, monsieur de Lafare, dit
d'Harmental en jetant son chapeau sur l'herbe.

--Oui, monsieur, répondit le capitaine des gardes en suivant l'exemple
du chevalier; et je sais aussi que rien ne pouvait me faire tout à la
fois plus d'honneur et de peine qu'une rencontre avec vous, surtout pour
un pareil motif.

D'Harmental sourit en homme pour qui cette fleur de politesse n'était
point perdue, mais il n'y répondit qu'en mettant l'épée à la main.

--Il paraît, mon cher baron, dit Fargy s'adressant à Valef, que vous
êtes sur le point de partir pour l'Espagne?

--Je devais partir cette nuit même, mon cher comte répondit Valef, et il
n'a fallu rien moins que le plaisir que je me promettais à vous voir ce
matin pour me déterminer à rester jusqu'à cette heure, tant j'y vais
pour choses importantes.

--Diable! voilà qui me désole, reprit Fargy en tirant son épée; car si
j'avais le malheur de vous retarder, vous êtes homme à m'en vouloir mal
de mort.

--Non point. Je saurais que c'est par pure amitié, mon cher comte,
répondit Valef. Ainsi, faites de votre mieux et tout de bon, je vous
prie, car je suis à vos ordres.

--Allons donc, allons donc, monsieur, dit Ravanne au capitaine, qui
pliait proprement son habit et le posait près de son chapeau; vous voyez
bien que je vous attends.

--Ne nous impatientons pas, mon beau jeune homme, dit le vieux soldat en
continuant ses préparatifs avec le flegme goguenard qui lui était
naturel. Une des qualités les plus essentielles sous les armes, c'est le
sang-froid. J'ai été comme vous à votre âge, mais au troisième ou
quatrième coup d'épée que j'ai reçu, j'ai compris que je faisais fausse
route, et je suis revenu dans le droit chemin. Là! ajouta-t-il en tirant
enfin son épée, qui, nous l'avons dit, était de la plus belle longueur.

--Peste, monsieur! dit Ravanne en jetant un coup d'oeil sur l'arme de
son adversaire, que vous avez là une charmante colichemarde! Elle me
rappelle la maîtresse-broche de la cuisine de ma mère, et je suis désolé
de ne pas avoir dit au maître d'hôtel de me l'apporter pour faire votre
partie.

--Votre mère est une digne femme, et sa cuisine une bonne cuisine; j'ai
entendu parler de toutes deux avec de grands éloges, monsieur le
chevalier, répondit le capitaine avec un ton presque paternel. Aussi je
serais désolé de vous enlever à l'une et à l'autre pour une misère comme
celle qui me procure l'honneur de croiser le fer avec vous. Supposez
donc tout bonnement que vous prenez une leçon avec votre maître d'armes,
et tirez à fond.

La recommandation était inutile; Ravanne était exaspéré de la
tranquillité de son adversaire, à laquelle, malgré son courage, son sang
jeune et ardent ne lui laissait pas l'espérance d'atteindre. Aussi se
précipita-t-il sur le capitaine avec une telle furie que les épées se
trouvèrent engagées jusqu'à la poignée. Le capitaine fit un pas en
arrière.

--Ah! vous rompez, mon grand monsieur, s'écria Ravanne.

--Rompre n'est pas fuir, mon petit chevalier, répondit le capitaine;
c'est un axiome de l'art que je vous invite à méditer. D'ailleurs, je ne
suis pas fâché d'étudier votre jeu. Ah! vous êtes élève de Berthelot à
ce qu'il me paraît. C'est un bon maître, mais il a un grand défaut:
c'est de ne pas apprendre à parer. Tenez, voyez un peu, continua-t-il en
ripostant par un coup de seconde à un coup droit, si je m'étais fendu,
je vous enfilais comme une mauviette.

Ravanne était furieux, car effectivement il avait senti sur son flanc la
pointe de l'épée de son adversaire, mais si légèrement posée qu'il eût
pu la prendre pour le bouton d'un fleuret. Aussi sa colère redoubla de
la conviction qu'il lui devait la vie, et ses attaques se multiplièrent
plus pressées encore qu'auparavant.

--Allons, allons, dit le capitaine, voilà que vous perdez la tête
maintenant, et que vous cherchez à m'éborgner. Fi donc! jeune homme, fi
donc! À la poitrine, morbleu! Ah! vous revenez à la figure? Vous me
forcerez de vous désarmer! Encore? Allez ramasser votre épée, jeune
homme, et revenez à cloche-pied, cela vous calmera.

Et d'un violent coup de fouet, il fit sauter le fer de Ravanne à vingt
pas de lui.

Cette fois, Ravanne profita de l'avis; il alla lentement ramasser son
épée et revint lentement au capitaine, qui l'attendait la pointe de la
sienne sur le soulier. Seulement le jeune homme était pâle comme sa
veste de satin, sur laquelle apparaissait une légère goutte de sang.

--Vous avez raison, monsieur, lui dit-il, et je suis encore un enfant;
mais ma rencontre avec vous aidera, je l'espère à faire de moi un homme.
Encore quelques passes, s'il vous plaît, afin qu'il ne soit pas dit que
vous ayez eu tous les honneurs. Et il se remit en garde.

Le capitaine avait raison: il ne manquait au chevalier que du calme pour
en faire sous les armes un homme à craindre. Aussi, au premier coup de
cette troisième reprise, vit-il qu'il lui fallait apporter à sa propre
défense toute son attention; mais lui-même avait dans l'art de l'escrime
une trop grande supériorité pour que son jeune adversaire pût reprendre
avantage sur lui. Les choses se terminèrent comme il était facile de le
prévoir: le capitaine fit sauter une seconde fois l'épée des mains de
Ravanne; mais, cette fois, il alla la ramasser lui-même et avec une
politesse dont au premier abord on l'aurait cru incapable.

--Monsieur le chevalier, lui dit-il en la lui rendant, vous êtes un
brave jeune homme; mais, croyez-en un vieux coureur d'académies et de
tavernes, qui a fait, avant que vous ne fussiez né, les guerres de
Flandre; quand vous étiez au berceau, celles d'Italie, et quand vous
étiez aux pages, celles d'Espagne: changez de maître; laissez là
Berthelot, qui vous a montré tout ce qu'il sait; prenez Bois-Robert, et
je veux que le diable m'emporte si dans six mois vous ne m'en remontrez
pas à moi-même!

--Merci de la leçon, monsieur dit Ravanne en tendant la main au
capitaine, tandis que deux larmes, qu'il n'était point le maître de
retenir, coulaient le long de ses joues; elle me profitera, je l'espère.
Et, recevant son épée des mains du capitaine, il fit ce que celui-ci
avait déjà fait, il la remit au fourreau.

Tous deux reportèrent alors les yeux sur leurs compagnons pour voir où
en étaient les choses. Le combat était fini. Lafare était assis sur
l'herbe, le dos appuyé à un arbre: il avait reçu un coup d'épée qui
devait lui traverser la poitrine; mais heureusement, la pointe du fer
avait rencontré une côte et avait glissé le long de l'os, de sorte que
la blessure paraissait au premier abord plus grave qu'elle ne l'était en
effet; il n'en était pas moins évanoui, tant la commotion avait été
violente. D'Harmental, à genoux devant lui, épongeait le sang avec son
mouchoir.

Fargy et Valef avaient fait coup fourré: l'un avait la cuisse traversée,
l'autre le bras à jour. Tous deux se faisaient des excuses et se
promettaient de n'en être que meilleurs amis à l'avenir.

--Tenez, jeune homme, dit le capitaine à Ravanne en lui montrant les
différents épisodes du champ de bataille, regardez cela et méditez;
voilà le sang de trois braves gentilshommes qui coule probablement pour
une drôlesse!

--Ma foi! répondit Ravanne tout à fait calmé, je crois que vous avez
raison, capitaine, et vous pourriez bien être le seul de nous tous qui
ayez le sens commun.

En ce moment, Lafare ouvrit les yeux et reconnut d'Harmental dans
l'homme qui lui portait secours.

--Chevalier, lui dit-il, voulez-vous suivre un conseil d'ami?
Envoyez-moi une espèce de chirurgien que vous trouverez dans la voiture,
et que j'ai amené à tout hasard; puis, gagnez Paris au plus vite,
montrez-vous ce soir au bal de l'opéra, et si l'on vous demande de mes
nouvelles, dites qu'il y a huit jours que vous ne m'avez vu. Quant à
moi, vous pouvez être parfaitement tranquille, votre nom ne sortira
point de ma bouche. Au reste, s'il vous arrivait quelque mauvaise
discussion avec la connétable, faites-le-moi savoir au plus tôt, et nous
nous arrangerions de manière que la chose n'eût pas de suite.

--Merci, monsieur le marquis, répondit d'Harmental; je vous quitte parce
que je sais vous laisser en meilleures mains que les miennes; autrement,
croyez-moi, rien n'aurait pu me séparer de vous avant que je vous visse
couché dans votre lit.

--Bon voyage, mon cher Valef! dit Fargy, car je ne pense pas que ce soit
cette égratignure qui vous empêche de partir. À votre retour, n'oubliez
pas que vous avez un ami, place Louis-le-Grand, n° 14.

--Et vous, mon cher Fargy, si vous avez quelque commission pour Madrid,
vous n'avez qu'à le dire, et vous pouvez compter qu'elle sera faite avec
l'exactitude et le zèle d'un bon camarade.

Et les deux amis, se donnèrent une poignée de main, comme s'il ne
s'était absolument rien passé.

--Adieu, jeune homme, adieu, dit le capitaine à Ravanne. N'oubliez pas
le conseil que je vous ai donné: laissez là Berthelot et prenez
Bois-Robert; surtout soyez calme, rompez dans l'occasion, parez à temps,
et vous serez une des plus fines lames du royaume de France. Ma
colichemarde dit bien des choses agréables à la maîtresse-broche de
madame votre mère.

Ravanne, quelle que fût sa présence d'esprit, ne trouva rien à répondre
au capitaine; il se contenta de le saluer, et s'approcha de Lafare, qui
lui parut le plus malade des deux blessés.

Quant à d'Harmental, à Valef et au capitaine, ils gagnèrent l'allée où
ils retrouvèrent le carrosse de louage, et dans le carrosse le
chirurgien qui faisait un somme. D'Harmental le réveilla et lui annonça,
en lui montrant le chemin qu'il devait suivre, que le marquis de Lafare
et le comte de Fargy avaient besoin de ses services. Il ordonna en outre
à son valet de descendre de cheval et de suivre le chirurgien, afin de
lui servir d'aide; puis, se retournant vers le capitaine:

--Capitaine, lui dit-il, je crois qu'il ne serait pas prudent d'aller
manger le déjeuner que nous avions commandé; recevez donc tous mes
remerciements pour le coup de main que vous m'avez donné, et, en
souvenir de moi, comme vous êtes à pied, à ce qu'il me paraît, veuillez
accepter un de mes deux chevaux. Vous pouvez prendre au hasard: ce sont
de bonnes bêtes; la plus mauvaise des deux ne vous laissera pas dans
l'embarras quand vous n'aurez besoin que de lui faire faire huit à dix
lieues en une heure.

--Ma foi! chevalier, répondit le capitaine en jetant de côté un regard
sur le cheval qui lui était offert si généreusement, il ne fallait rien
pour cela; entre gentilshommes, le sang et la bourse sont choses qui se
prêtent tous les jours. Mais vous faites les choses de si bonne grâce
que je ne saurais vous refuser. Si vous aviez jamais besoin de moi pour
quelque chose que ce fût, souvenez-vous, en revanche, que je suis à
votre service.

--Et le cas échéant, monsieur, où vous retrouverai-je? demanda en
souriant d'Harmental.

--Je n'ai pas de domicile bien arrêté, chevalier; mais vous aurez
toujours de mes nouvelles en allant chez la Fillon, en demandant la
Normande, et en vous informant à elle du capitaine Roquefinette.

Et comme les deux jeunes gens remontaient chacun sur son cheval le
capitaine en fit autant, non sans remarquer en lui-même que le chevalier
d'Harmental lui avait laissé le plus beau des trois.

Alors, comme ils étaient près d'un carrefour, chacun prit sa route et
s'éloigna au grand galop.

Le baron de Valef rentra par la barrière de Passy et se rendit droit à
l'Arsenal, prit les commissions de la duchesse du Maine, de la maison de
laquelle il était, et partit le même jour pour l'Espagne.

Le capitaine Roquefinette fit trois ou quatre tours au pas, au trot et
au galop dans le bois de Boulogne, afin d'apprécier les différentes
qualités de sa monture, et ayant reconnu que c'était, comme l'avait dit
le chevalier, un animal de belle et bonne race, il revint fort satisfait
chez maître Durand, où il mangea à lui seul le déjeuner qui était
commandé pour trois.

Le même jour, il conduisit son cheval au marché aux chevaux, et le
vendit soixante louis. C'était la moitié de ce qu'il valait, mais il
faut savoir faire des sacrifices quand on veut réaliser promptement.

Quant au chevalier d'Harmental, il prit l'allée de la Muette, regagna
Paris par la grande avenue des Champs-Élysées, et trouva en rentrant
chez lui, rue de Richelieu, deux lettres qui l'attendaient.

L'une de ces deux lettres était d'une écriture si bien connue à lui
qu'il tressaillit de tout son corps en la regardant, et qu'après y avoir
porté la main avec la même hésitation que s'il allait toucher un charbon
ardent, il l'ouvrit avec un tremblement qui décelait l'importance qu'il
y attachait. Elle contenait ce qui suit:

«Mon cher chevalier,

On n'est pas maître de son coeur, vous le savez, et c'est une des
misères de notre nature que de ne pouvoir longtemps aimer ni la même
personne ni la même chose. Quant à moi je veux au moins avoir sur les
autres femmes le mérite de ne pas tromper celui qui a été mon amant. Ne
venez donc pas à votre heure accoutumée car on vous dirait que je n'y
suis pas, et je suis si bonne que je ne voudrais pas risquer l'âme d'un
valet ou d'une femme de chambre en leur faisant faire un si gros
mensonge.

Adieu, mon cher chevalier; ne gardez point de moi un trop mauvais
souvenir, et faites que je pense encore de vous dans dix ans ce que j'en
pense à cette heure, c'est-à-dire que vous êtes un des plus galants
gentilshommes de France.

Sophie d'Averne.»

--Mordieu! s'écria d'Harmental en frappant du poing sur une charmante
table de Boulle qu'il mit en morceaux, si j'avais tué ce pauvre Lafare,
je ne m'en serais consolé de ma vie!

Après cette explosion, qui le soulagea quelque peu, le chevalier se mit
à marcher de sa porte à sa fenêtre d'un air qui prouvait que le pauvre
garçon avait encore besoin de quelques déceptions de ce genre pour être
à la hauteur de la morale philosophique que lui prêchait la belle
infidèle. Puis, après quelques tours, il aperçut à terre la seconde
lettre, qu'il avait complètement oubliée. Deux ou trois fois encore il
passa près d'elle en la regardant avec une superbe indifférence; enfin,
comme il pensa qu'elle ferait peut-être diversion à la première il la
ramassa dédaigneusement, l'ouvrit avec lenteur, regarda l'écriture, qui
lui était inconnue, chercha la signature, qui était absente, et, ramené
par cet air de mystère à quelque curiosité, il lut ce qui suit:

«Chevalier,

Si vous avez dans l'esprit le quart du romanesque et dans le coeur la
moitié du courage que vos amis prétendent y reconnaître, on est prêt à
vous offrir une entreprise digne de vous et dont le résultat sera à la
fois de vous venger de l'homme que vous détestez le plus au monde et de
vous conduire à un but si brillant que, dans vos plus beaux rêves, vous
n'avez jamais rien espéré de pareil. Le bon génie qui doit vous mener
par ce chemin enchanté, et auquel il faut vous fier entièrement, vous
attendra ce soir, de minuit à deux heures, au bal de l'Opéra. Si vous y
venez sans masque, il ira à vous; si vous y venez masqué, vous le
reconnaîtrez à un ruban violet qu'il portera sur l'épaule gauche. Le mot
d'ordre est: Sésame, ouvre-toi! Prononcez-le hardiment, et vous verrez
s'ouvrir une caverne bien autrement merveilleuse que celle d'Ali-Baba.»

--À la bonne heure! dit d'Harmental; et si le génie au ruban violet
tient seulement la moitié de sa promesse, ma foi! il a trouvé son homme!




Chapitre 3


Le chevalier Raoul d'Harmental, avec qui, avant de passer outre, il est
nécessaire que nos lecteurs fassent plus ample connaissance, était
l'unique rejeton d'une des meilleures familles du Nivernais. Quoique
cette famille n'eût jamais joué un rôle important dans l'histoire, elle
ne manquait pas cependant d'une certaine illustration, qu'elle avait
acquise, soit par elle-même, soit par ses alliances. Ainsi, le père du
chevalier, le sire Gaston d'Harmental, étant venu en 1682 à Paris, et
ayant eu la fantaisie de monter dans les carrosses du roi, avait fait,
haut la main, ses preuves de 1399, opération héraldique qui, s'il faut
en croire un mémoire du parlement, aurait fort embarrassé plus d'un duc
et pair. D'un autre côté, son oncle maternel, monsieur de Torigny, ayant
été nommé chevalier de l'Ordre, à la promotion de 1694, avait avoué, en
faisant reconnaître ses seize quartiers que le plus beau de son visage,
comme on le disait alors, était fait des d'Harmental, avec qui ses
ancêtres étaient en alliance depuis trois cents ans. En voilà donc assez
pour satisfaire aux exigences aristocratiques de l'époque sur laquelle
nous écrivons.

Le chevalier n'était ni pauvre ni riche, c'est-à-dire que son père en
mourant lui avait laissé une terre située dans les environs de Nevers,
laquelle lui rapportait quelque chose comme vingt-cinq ou trente mille
livres de rente.

C'était de quoi vivre fort grandement dans sa province; mais le
chevalier avait reçu une excellente éducation, et il se sentait une
grande ambition dans le coeur; il avait donc, à sa majorité,
c'est-à-dire vers 1711, quitté sa province, et était accouru à Paris.

Sa première visite avait été pour le comte de Torigny, sur lequel il
comptait fort pour le mettre en cour. Malheureusement, à cette époque,
le comte de Torigny n'y était pas lui-même. Mais comme il se souvenait
toujours avec grand plaisir, ainsi que nous l'avons dit, de la famille
d'Harmental, il recommanda son neveu au chevalier de Villarceaux, et le
chevalier de Villarceaux qui n'avait rien à refuser à son ami le comte
de Torigny, conduisit le jeune homme chez madame de Maintenon.

Madame de Maintenon avait une qualité: c'était d'être restée l'amie de
ses anciens amants. Elle reçut parfaitement le chevalier d'Harmental,
grâce aux vieux souvenirs qui le recommandaient auprès d'elle, et
quelques jours après le maréchal de Villars étant venu lui faire sa
cour, elle lui dit quelques mots si pressants en faveur de son jeune
protégé, que le maréchal, enchanté de trouver une occasion d'être
agréable à cette reine in partibus, répondit qu'à compter de cette heure
il attachait le chevalier d'Harmental à sa maison militaire, et
s'empresserait de lui offrir toutes les occasions de justifier la bonne
opinion que son auguste protectrice voulait bien avoir de lui.

Ce fut une grande joie pour le chevalier que de se voir ouvrir une
pareille porte. La campagne qui allait avoir lieu était définitive.

Louis XIV en était arrivé à la dernière période de son règne, à l'époque
des revers. Tallard et Marsin avaient été battus à Hochstett, Villeroy à
Ramillies, et Villars lui-même, le héros de Friedlingen, venait de
perdre la fameuse bataille de Malplaquet contre Marlborough et Eugène.
L'Europe, un instant étouffée sous la main de Colbert et de Louvois,
réagissait tout entière contre la France. La situation des affaires
était extrême; le roi, comme un malade désespéré qui change à chaque
heure de médecin, changeait chaque jour de ministres. Mais chaque essai
nouveau révélait une impuissance nouvelle. La France ne pouvait plus
soutenir la guerre et ne pouvait pas parvenir à faire la paix. Vainement
elle offrait d'abandonner l'Espagne et de restreindre ses frontières: ce
n'était point assez d'humiliation. On exigeait que le roi donnât passage
aux armées ennemies à travers la France pour aller chasser son
petit-fils du trône de Charles II, et qu'il livrât comme places de
sûreté Cambrai, Metz, La Rochelle et Bayonne, à moins qu'il n'aimât
mieux, dans un an pour tout délai, le détrôner lui-même à force ouverte.
Voilà à quelles conditions une trêve était accordée au vainqueur des
Dunes, de Senef, de Fleurus, de Steinkerque et de la Marsaille; à celui
qui, jusque-là, avait tenu dans le pan de son manteau royal la paix et
la guerre; à celui qui s'intitulait le distributeur des couronnes, le
châtieur des nations, le grand, l'immortel; à celui enfin pour lequel,
depuis un demi-siècle, on taillait le marbre, on fondait le bronze, on
mesurait l'alexandrin, on épuisait l'encens.

Louis XIV avait pleuré en plein conseil.

Ces larmes avaient produit une armée, et cette armée avait été donnée à
Villars.

Villars marcha droit à l'ennemi, dont le camp était à Denain, et qui,
les yeux fixés sur l'agonie de la France, s'endormait dans sa sécurité.
Jamais responsabilité plus grande n'avait chargé une tête. Sur un coup
de dé, Villars allait jouer le salut de la France.

Les alliés avaient établi, entre Denain et Marchiennes, une ligne de
fortifications que, dans leur orgueil anticipé, Albemarle et Eugène
appelaient la grande route de Paris. Villars résolut d'enlever Denain
par surprise, et, Albemarle battu, de battre Eugène.

Il fallait, pour réussir dans une si audacieuse entreprise, tromper non
seulement l'armée ennemie, mais l'armée française, le succès de ce coup
de main étant dans son impossibilité même.

Villars proclama bien haut son intention de forcer les lignes de
Landrecies. Une nuit, à une heure convenue toute son armée s'ébranle et
marche dans la direction de cette ville. Tout à coup l'ordre est donné
d'obliquer à gauche; le génie jette trois ponts sur l'Escaut. Villars
franchit le fleuve sans obstacle, se jette dans les marais que l'on
croyait impraticables, et où le soldat s'avance ayant de l'eau jusqu'à
la ceinture; il marche droit aux premières redoutes, et les emporte
presque sans coup férir, s'empare successivement d'une lieue de
fortifications, atteint Denain, franchit le fossé qui l'entoure, pénètre
dans la ville, et, en arrivant sur la place, trouve son jeune protégé,
le chevalier d'Harmental, qui lui présente l'épée d'Albemarle, qu'il
venait de faire prisonnier.

En ce moment, on annonce l'arrivée d'Eugène. Villars se retourne,
atteint avant lui le pont sur lequel ce dernier doit passer, s'en empare
et attend. Là, le véritable combat s'engage, car la prise de Denain n'a
été qu'une escarmouche. Eugène pousse attaque sur attaque, revient sept
fois à la tête de ce pont briser ses meilleures troupes contre
l'artillerie qui le protège et contre les baïonnettes qui le défendent;
enfin ayant ses habits criblés de balles, tout sanglant de deux
blessures, monte sur son troisième cheval, et le vainqueur de Hochstett
et de Malplaquet se retire en pleurant de rage et en mordant ses gants
de colère. En six heures tout a changé de face: la France est sauvée, et
Louis XIV est toujours le grand roi.

D'Harmental s'était conduit en homme qui d'un seul coup veut gagner ses
éperons. Villars, en le voyant tout couvert de sang et de poussière, se
rappela par qui il avait été recommandé, et le fit approcher de lui,
pendant qu'au milieu du champ de bataille même il écrivait sur un
tambour le résultat de la journée. En voyant d'Harmental, Villars
interrompit sa lettre.

--Êtes-vous blessé? lui demanda-t-il.

--Oui, monsieur le maréchal, mais si légèrement que cela ne vaut pas la
peine d'en parler.

--Vous sentez-vous la force de faire soixante lieues à cheval à franc
étrier sans vous reposer une heure, une minute, une seconde?

--Je me sens capable de tout, monsieur le maréchal, pour le service du
roi et le vôtre.

--Alors, partez à l'instant même, descendez chez madame de Maintenon,
dites-lui de ma part ce que vous venez de voir, et annoncez-lui le
courrier qui en apportera la relation officielle. Si elle veut vous
conduire chez le roi, laissez-vous faire.

D'Harmental comprit l'importance de la mission dont on le chargeait, et,
tout poudreux, tout sanglant, sans débotter, il sauta sur un cheval
frais et gagna la première poste; douze heures après, il était à
Versailles.

Villars avait prévu ce qui devait arriver. Aux premiers mots qui
sortirent de la bouche du chevalier, madame de Maintenon le prit par la
main et le conduisit chez le roi. Le roi travaillait avec Voisin dans sa
chambre, contre l'habitude, car il était un peu malade. Madame de
Maintenon ouvrit la porte, poussa le chevalier d'Harmental aux pieds du
roi, et levant les deux mains au ciel:

--Sire, dit-elle, remerciez Dieu; car, Votre Majesté le sait, nous ne
sommes rien par nous-mêmes, et c'est de Dieu que nous vient toute grâce.

--Qu'y a-t-il, monsieur? parlez! dit vivement Louis XIV, étonné de voir
à ses pieds ce jeune homme qu'il ne connaissait pas.

--Sire, répondit le chevalier, le camp de Denain est pris; le comte
d'Albemarle est prisonnier, le prince Eugène est en fuite; le maréchal
de Villars met sa victoire aux pieds de Votre Majesté.

Malgré la puissance qu'il avait sur lui-même, Louis XIV pâlit; il sentit
que les jambes lui manquaient, et il s'appuya à la table pour ne pas
tomber sur son fauteuil.

--Qu'avez-vous, sire? s'écria madame de Maintenon en allant à lui.

--J'ai, madame, que je vous dois tout, dit Louis XIV: vous sauvez le
roi, et vos amis sauvent le royaume.

Madame de Maintenon s'inclina et baisa respectueusement la main du roi.

Alors Louis XIV, encore tout pâle et tout ému, passa derrière le grand
rideau qui fermait le salon où était son lit, et l'on entendit la prière
d'actions de grâces qu'il adressait à demi-voix au Seigneur; puis, au
bout d'un instant, il reparut calme et grave, comme si rien n'était
arrivé.

--Et maintenant, monsieur, racontez-moi la chose dans tous ses détails.

Alors d'Harmental fit le récit de cette merveilleuse bataille, qui
venait, comme par miracle, de sauver la monarchie. Puis, lorsqu'il eut
fini:

--Et de vous, monsieur, dit Louis XIV, vous ne m'en dites rien?
Cependant, si j'en juge par le sang et la boue qui couvrent encore vos
habits, vous n'êtes point resté en arrière.

--Sire, j'ai fait de mon mieux, dit d'Harmental en s'inclinant; mais
s'il y a réellement quelque chose à dire de moi, je laisse, avec la
permission de Votre Majesté, ce soin à monsieur le maréchal de Villars.

--C'est bien, jeune homme, et s'il vous oublie, par hasard, nous nous
souviendrons, nous. Vous devez être fatigué, allez vous reposer; je suis
content de vous.

D'Harmental se retira tout joyeux. Madame de Maintenon le reconduisit
jusqu'à la porte. D'Harmental lui baisa la main encore une fois, et se
hâta de profiter de la permission royale qui lui était donnée, il y
avait vingt-quatre heures qu'il n'avait ni bu, ni mangé, ni dormi.

À son réveil, on lui remit un paquet que l'on avait apporté pour lui du
ministère de la guerre. C'était son brevet de colonel.

Deux mois après, la paix fut faite. L'Espagne y laissa la moitié de sa
monarchie, mais la France resta intacte.

Trois ans après, Louis XIV mourut.

Deux partis bien distincts, bien irréconciliables surtout, étaient en
présence au moment de cette mort: celui des bâtards, incarné dans
monsieur le duc du Maine, et celui des princes légitimes, représenté par
monsieur le duc d'Orléans.

Si monsieur le duc du Maine avait eu la persistance, la volonté, le
courage de sa femme, Louise-Bénédicte de Condé, peut-être, appuyé comme
il l'était par le testament royal, eût-il triomphé; mais il eût fallu se
défendre au grand jour, comme on était attaqué, et le duc du Maine,
faible de coeur et d'esprit, dangereux à force d'être lâche, n'était bon
qu'aux choses qui se passaient par-dessous terre. Il fut menacé de face,
et dès lors ses artifices sans nombre, ses faussetés exquises, ses
marches ténébreuses et profondes lui devinrent inutiles. En un jour, et
presque sans combat, il fut précipité de ce faîte où l'avait porté
l'aveugle amour du vieux roi. La chute fut lourde et surtout honteuse;
il se retira mutilé, abandonnant la régence à son rival, et ne
conservant de toutes les faveurs accumulées sur lui que la surintendance
de l'éducation royale, la maîtrise de l'artillerie et le pas sur les
ducs et pairs.

L'arrêt que venait de rendre le parlement frappait la vieille cour et
tout ce qui lui était attaché. Le père Letellier alla au-devant de son
exil, madame de Maintenon se réfugia à Saint-Cyr, et monsieur le duc du
Maine s'enferma dans la belle villa de Sceaux pour continuer sa
traduction de Lucrèce.

Le chevalier d'Harmental avait assisté en spectateur intéressé, il est
vrai, mais en spectateur passif, à toutes ces intrigues, attendant
toujours qu'elles revêtissent un caractère qui lui permît d'y prendre
part. S'il y avait eu lutte franche et armée, il se fût rangé du côté où
la reconnaissance l'appelait. Trop jeune et trop chaste encore, si on
peut le dire en matière politique, pour tourner avec le vent de la
fortune, il resta respectueux à la mémoire de l'ancien roi et aux ruines
de la vieille cour. Son absence du Palais-Royal, autour duquel gravitait
à cette heure tout ce qui voulait reprendre une place dans le ciel
politique, fut interprétée à opposition, et un matin, comme il avait
reçu le brevet qui lui accordait un régiment, il reçut l'arrêté qui le
lui enlevait.

D'Harmental avait l'ambition de son âge: la seule carrière ouverte à un
gentilhomme de cette époque était la carrière des armes; son début y
avait été brillant, et le coup qui brisait à vingt-cinq ans toutes ses
espérances d'avenir lui fut profondément douloureux. Il courut chez
monsieur de Villars, dans lequel il avait trouvé autrefois un protecteur
si ardent. Le maréchal le reçut avec la froideur d'un homme qui ne
serait pas fâché, non seulement d'oublier le passé, mais de voir le
passé oublié. Aussi, d'Harmental comprit que le vieux courtisan était en
train de changer de peau, et il se retira discrètement.

Quoique cet âge fût essentiellement celui de l'égoïsme, la première
épreuve qu'en faisait le chevalier lui fut amère; mais il était dans
cette heureuse période de la vie où il est rare que les douleurs de
l'ambition trompée soient profondes et durables; l'ambition est la
passion de ceux qui n'en ont pas d'autres, et le chevalier avait encore
toutes celles que l'on a à vingt-cinq ans.

D'ailleurs, l'esprit du temps n'était point tourné encore à la
mélancolie. C'est un sentiment tout moderne, né du bouleversement des
fortunes et de l'impuissance des hommes. Au dix-huitième siècle, il
était rare que l'on rêvât aux choses abstraites, et que l'on aspirât à
l'inconnu; on allait droit aux plaisirs, à la gloire ou à la fortune, et
pourvu qu'on fût beau, brave ou intrigant, tout le monde pouvait arriver
là. C'était encore l'époque où l'on n'était pas humilié de son bonheur.
Aujourd'hui, l'esprit domine de trop haut la matière pour que l'on ose
avouer que l'on est heureux.

Au reste, il faut l'avouer, le vent soufflait à la joie, et la France
semblait voguer, toutes voiles dehors, à la recherche de quelqu'une de
ces îles enchantées comme on en trouve sur la carte dorée des Mille et
une Nuits. Après ce long et triste hiver de la vieillesse de Louis XIV,
apparaissait tout à coup le printemps joyeux et brillant d'une jeune
royauté: chacun s'épanouissait à ce nouveau soleil, radieux et
bienfaisant, et s'en allait bourdonnant et insoucieux, comme font les
papillons et les abeilles aux premiers jours de la belle saison. Le
plaisir, absent et proscrit pendant plus de trente ans, était de retour;
on l'accueillait comme un ami qu'on n'espérait plus revoir; on courait à
lui de tous côtés, franchement, les bras et le coeur ouverts, et, de
peur sans doute qu'il ne s'échappât de nouveau, on mettait à profit tous
les instants. Le chevalier d'Harmental avait gardé sa tristesse huit
jours; puis il s'était mêlé à la foule, puis il avait été entraîné par
le tourbillon, et ce tourbillon l'avait jeté aux pieds d'une jolie
femme.

Trois mois il avait été l'homme le plus heureux du monde; pendant trois
mois il avait oublié Saint-Cyr, les Tuileries, le Palais-Royal; il ne
savait plus s'il y avait une madame de Maintenon, un roi, un régent; il
savait qu'il fait bon vivre quand on est aimé, et il ne voyait pas
pourquoi il ne vivrait pas et il n'aimerait pas toujours.

Il en était là de son rêve lorsque, ainsi que nous l'avons dit, soupant
avec son ami le baron de Valef dans une honorable maison de la rue
Saint-Honoré, il avait été tout à coup brutalement réveillé par Lafare.
Les amoureux ont, en général, le réveil mauvais, et l'on a vu que, sous
ce rapport, d'Harmental n'était pas plus endurant que les autres.
C'était, au reste, d'autant plus pardonnable au chevalier qu'il croyait
aimer véritablement, et que, dans sa bonne foi toute juvénile, il
pensait que rien ne pourrait reprendre dans son coeur la place de cet
amour; c'était un reste de préjugé provincial qu'il avait apporté des
environs de Nevers. Aussi, comme nous l'avons vu, la lettre si étrange,
mais du moins si franche, de madame d'Averne, au lieu de lui inspirer
l'admiration qu'elle méritait à cette folle époque, l'avait tout d'abord
accablé. C'est le propre de chaque douleur qui nous arrive de réveiller
toutes les douleurs passées, que l'on croyait disparues et qui n'étaient
qu'endormies. L'âme a ses cicatrices comme le corps, et elles ne se
ferment jamais si bien qu'une blessure nouvelle ne les puisse rouvrir.
D'Harmental se retrouva ambitieux; la perte de sa maîtresse lui avait
rappelé la perte de son régiment.

Aussi ne fallait-il rien moins que la seconde lettre si inattendue et si
mystérieuse, pour faire quelque diversion à la douleur du chevalier. Un
amoureux de nos jours l'eût jetée avec dédain loin de lui, et se serait
méprisé lui-même, s'il n'avait pas creusé sa douleur de manière à s'en
faire, pour huit jours au moins, une pâle et poétique mélancolie; mais
un amoureux de la régence était bien autrement accommodant. Le suicide
n'était pas encore découvert, et l'on ne se noyait alors, quand
d'aventure on tombait à l'eau, que si l'on ne trouvait pas sous sa main
la moindre petite paille où se retenir.

D'Harmental n'affecta donc pas la fatuité de la tristesse. Il décida, en
soupirant, il est vrai, qu'il irait au bal de l'opéra, et, pour un amant
trahi d'une manière si imprévue et si cruelle, c'était déjà beaucoup.

Mais, il faut le dire à la honte de notre pauvre espèce, ce qui le porta
surtout à cette philosophique détermination, c'est que la seconde
lettre, celle où on lui promettait de si grandes merveilles, était d'une
écriture de femme




Chapitre 4


Les bals de l'Opéra étaient alors dans toute leur fureur. C'était une
invention contemporaine du chevalier de Bouillon, à qui il n'avait fallu
rien moins que le service qu'il venait de rendre ainsi à la société
dissipée de ce temps-là pour se faire pardonner le titre de prince
d'Auvergne, qu'il avait pris on ne savait trop pourquoi. C'était donc
lui qui avait inventé ce double plancher qui met le parterre au niveau
du théâtre, et le régent, juste appréciateur de toute belle invention,
lui avait accordé, pour le récompenser de celle-là, une pension de six
mille livres. C'était quatre fois ce que le grand roi donnait à
Corneille.

Cette belle salle, à l'architecture riche et grave, que le cardinal de
Richelieu avait inaugurée par sa Mirame, où Lulli et Quinault avaient
fait représenter leurs pastorales et où Molière avait joué lui-même ses
principaux chefs-d'oeuvre, était donc ce soir-là le rendez-vous de tout
ce que la cour avait de noble, de riche et d'élégant. D'Harmental, par
un sentiment de dépit bien naturel dans sa situation, avait donné un
soin plus grand que d'habitude encore à sa toilette. Aussi arriva-t-il
comme la salle était déjà pleine. Il en résulta qu'un instant il eut la
crainte que le masque au ruban violet ne pût le rejoindre, attendu que
le génie inconnu avait eu la négligence de ne point lui assigner un lieu
de rendez-vous. Il se félicita alors d'être venu à visage découvert,
résolution qui, pour le dire en passant, annonçait de sa part une grande
sécurité dans la discrétion de ses adversaires dont un mot l'eût envoyé
devant le parlement ou tout au moins à la Bastille; mais telle était la
confiance que les gentilshommes avaient réciproquement à cette époque
dans leur loyauté, qu'après avoir passé le matin son épée à travers le
corps de l'un des favoris du régent, le chevalier venait, sans
hésitation aucune, chercher aventure au Palais-Royal.

La première personne qu'il aperçut fut le jeune duc de Richelieu, que
son nom, ses aventures, son élégance et peut-être ses indiscrétions,
commençaient à mettre si fort à la mode. On assurait que deux princesses
du sang se disputaient alors son amour, ce qui n'empêchait pas mesdames
de Nesle et de Polignac de se battre au pistolet pour lui, et madame de
Sabran, madame de Villars, madame de Mouchy et madame de Tencin de se
partager son coeur.

Il venait de rejoindre le marquis de Canillac, un des roués du régent,
qu'à cause de l'apparence rigide qu'il affectait, Son Altesse appelait
son Mentor. Richelieu commençait à raconter à Canillac une histoire tout
haut et avec de grands éclats. Le chevalier connaissait le duc, mais pas
assez pour arriver au milieu d'une conversation entamée; ce n'était
d'ailleurs pas lui qu'il cherchait. Aussi allait-il passer outre,
lorsque le duc l'arrêta par la basque de son habit.

--Pardieu! dit-il, mon cher chevalier, vous n'êtes pas de trop; je
raconte à Canillac une bonne aventure qui peut lui servir, à lui, comme
lieutenant nocturne de monsieur le régent, et à vous, comme exposé au
même danger que j'ai couru. L'histoire date d'aujourd'hui: c'est un
mérite de plus, car je n'ai encore eu le temps de la raconter qu'à vingt
personnes, de sorte qu'elle est à peine connue. Répandez-la: vous me
ferez plaisir et à monsieur le régent aussi.

D'Harmental fronça le sourcil, Richelieu prenait mal son temps; en ce
moment le chevalier de Ravanne passa poursuivant un masque.

--Ravanne! cria Richelieu, Ravanne!

--Je n'ai pas le loisir, répondit le chevalier.

--Savez-vous où est Lafare?

--Il a la migraine.

--Et Fargy?

--Il s'est donné une entorse.

Et Ravanne se perdit dans la foule, après avoir échangé avec son
adversaire du matin le salut le plus amical.

--Eh bien! et l'histoire? demanda Canillac.

--Nous y voici. Imaginez-vous qu'il y a six ou sept mois, à ma sortie de
la Bastille, où m'avait envoyé mon duel avec Gacé, trois ou quatre jours
peut-être après avoir reparu dans le monde, Rafé me remet un charmant
petit billet de madame de Parabère, par lequel je suis invité à passer
le soir même chez elle. Vous comprenez, chevalier, ce n'est pas au
moment où l'on sort de la Bastille que l'on méprise un rendez-vous donné
par la maîtresse de celui qui en tient les clefs. Aussi ne faut-il pas
demander si je fus exact. À l'heure dite, j'arrive. Devinez qui je
trouve assis à côté d'elle sur un sofa? Je vous le donne en cent!

--Son mari? dit Canillac.

--Non, point; Son Altesse Royale elle-même. Je fus d'autant plus étonné
qu'on m'avait fait entrer comme si la dame était seule. Néanmoins, comme
vous le comprenez bien, chevalier, je ne me laissai point étourdir; je
pris un air composé, naïf et modeste, un air comme le tien, Canillac, et
je saluai la marquise avec une apparence de si profond respect, que le
régent éclata de rire. Comme je ne m'attendais pas à cette explosion, je
fus, je l'avoue, un peu déconcerté. Je pris une chaise pour m'asseoir,
mais le régent me fit signe de prendre place sur le sofa, de l'autre
côté de la marquise: j'obéis.

--Mon cher duc, me dit-il, nous vous avons écrit pour une affaire fort
sérieuse. Voilà cette pauvre marquise qui, toute séparée qu'elle est
depuis deux ans de son mari, se trouve enceinte.

La marquise fit ce qu'elle put pour rougir; mais sentant qu'elle ne
pouvait en venir à bout elle se couvrit la figure avec son éventail.

--Au premier mot qu'elle m'a dit de sa position, continua le régent,
j'ai fait venir d'Argenson, et je lui demandai de qui l'enfant pouvait
être.

--Oh! monsieur, épargnez-moi, dit la marquise.

--Allons, mon petit corbeau, reprit le régent, cela va être fini. Un peu
de patience. Savez-vous ce que d'Argenson me répondit, mon cher duc?

--Non, dis-je, assez embarrassé de ma personne.

--Il me répondit que c'était de moi ou de vous.

--C'est une atroce calomnie! m'écriai-je.

--Ne vous enferrez pas, duc, la marquise a tout avoué.

--Alors, repris-je, si la marquise a tout avoué, je ne vois pas ce qui
me reste à vous dire.

--Aussi, continua le régent, je ne vous demande pas pour que vous me
donniez des renseignements plus détaillés, mais afin que, comme
complices du même crime, nous nous tirions d'affaire l'un par l'autre.

--Et qu'avez-vous à craindre, monseigneur? demandai-je. Quant à moi, je
sais que, protégé par le nom de Votre Altesse, je puis tout braver.

--Ce que nous avons à craindre, mon cher? les criailleries de Parabère,
qui voudra que je le fasse duc.

--Eh bien! mais si nous le faisions père? répondis-je.

--Justement s'écria le régent, voilà notre affaire, et vous avez eu la
même idée que la marquise.

--Pardieu, madame, répondis-je, c'est bien de l'honneur pour moi.

--Mais la difficulté, objecta madame de Parabère, c'est qu'il y a plus
de deux ans que je n'ai même parlé au marquis, et que, comme il se pique
de jalousie, de sévérité, que sais-je! il a fait serment que si jamais
je me trouvais dans la position où je me trouve, un bon procès le
vengerait de moi.

--Vous comprenez, Richelieu, cela devient inquiétant, ajouta le régent.

--Peste! je crois bien, monseigneur!

--J'ai bien quelques moyens coercitifs entre les mains, mais ces moyens
ne vont pas jusqu'à forcer un mari de recevoir sa femme chez lui.

--Eh bien! repris-je, si on le faisait venir chez sa femme?

--Voilà la difficulté.

--Attendez donc, madame la marquise; sans indiscrétion est-ce que
monsieur de Parabère a toujours un faible pour le vin de Chambertin et
de Romance?

--J'en ai peur, dit la marquise.

--Alors, monseigneur, nous sommes sauvés! J'invite monsieur le marquis à
souper dans ma petite maison, avec une douzaine de mauvais sujets et de
femmes charmantes! vous y envoyez Dubois....

--Comment! Dubois? demanda le régent.

--Sans doute; il faut bien quelqu'un qui nous conserve sa tête. Comme
Dubois ne peut pas boire, et pour cause, il se chargera de faire boire
le marquis; et quand tout le monde sera sous la table, il le démêlera au
milieu de nous tous, il en fera ce qu'il voudra. Le reste regarde la
marquise.

--Quand je vous le disais, marquise, reprit le régent en frappant dans
ses mains, que Richelieu était de bon conseil! Tenez, duc,
continua-t-il, vous devriez renoncer à rôder autour de certains palais,
laisser la vieille tranquillement mourir à Saint-Cyr, le boiteux rimer
ses vers à Sceaux, et vous rallier franchement à nous. Je vous donnerais
dans mon cabinet la place de cette vieille caboche de d'Uxelles, et les
choses n'en iraient peut être pas plus mal....

--Oui-da! répondis-je, je le crois bien, mais la chose est impossible:
j'ai d'autres visées.

--Mauvaise tête! murmura le régent.

--Et monsieur de Parabère? demanda le chevalier d'Harmental, curieux de
connaître la fin de l'histoire.

--Monsieur de Parabère! eh bien! mais tout se passa comme la chose avait
été arrêtée. Il s'endormit chez moi, et se réveilla chez sa femme. Vous
comprenez qu'il a fait grand bruit, mais il n'y avait plus moyen de
crier au scandale et d'intenter un procès. Sa voiture avait passé la
nuit à la porte, et tous les domestiques l'avaient vu entrer et sortir,
de sorte que nous attendîmes tranquillement, quoique avec une certaine
impatience, de savoir à qui l'enfant ressemblerait, de monsieur de
Parabère, du régent ou de moi.

Enfin, la marquise est accouchée aujourd'hui à midi.

--Et à qui l'enfant ressemble-t-il? demanda Canillac.

--À Nocé! répondit Richelieu en éclatant de rire.

Est-ce que l'histoire n'est pas bonne, marquis? Hein! quel malheur que
ce pauvre marquis de Parabère ait eu la sottise de mourir avant le
dénouement!

Comme il eût été vengé du tour que nous lui avons joué!

--Chevalier, dit en ce moment à l'oreille de d'Harmental une voix douce
et flûtée, tandis qu'une petite main se posait sur son bras, quand vous
aurez fini avec monsieur de Richelieu, je réclame mon tour.

--Excusez, monsieur le duc, dit le chevalier, mais vous voyez qu'on
m'enlève.

--Je vous laisse aller, mais à une condition.

--Laquelle?

--C'est que vous raconterez mon histoire à cette charmante
chauve-souris, en la chargeant de la redire à tous les oiseaux de nuit
de sa connaissance.

--J'ai bien peur, répondit d'Harmental, de n'en avoir pas le temps.

--Oh! alors, tant mieux pour vous, reprit le duc en lâchant le
chevalier, qu'il avait retenu jusque-là par son habit, car vous aurez en
ce cas quelque chose de mieux à dire.

Et il tourna sur ses talons pour prendre lui-même le bras d'un domino
qui, en passant, venait de lui faire compliment sur son aventure.

Le chevalier d'Harmental jeta un coup d'oeil rapide sur le masque qui
venait de l'accoster, afin de s'assurer si c'était bien celui qui lui
avait donné rendez-vous, et il reconnut sur son épaule gauche le ruban
violet qui devait lui servir de signe de ralliement. Il s'empressa donc
de s'éloigner de Canillac et de Richelieu, afin de n'être point
interrompu dans sa conversation qui, selon toute probabilité, devait
être pour lui de quelque intérêt.

L'inconnue, qui au son de sa voix avait trahi son sexe, était de moyenne
stature, et, autant qu'on en pouvait juger à l'élasticité et à la
souplesse de ses mouvements, paraissait être une jeune femme. Quant à sa
taille, à sa tournure, à tout ce que l'oeil observateur a tant intérêt à
découvrir en pareil cas, il était inutile de s'en occuper, vu le peu de
résultat que promettait cette étude. En effet, comme l'avait déjà
indiqué monsieur de Richelieu, elle avait adopté de tous les costumes
celui qui était le plus propre à dissimuler ou les grâces ou les
défauts. Elle était vêtue en chauve-souris, costume fort en usage à
cette époque, et d'autant plus commode qu'il était d'une simplicité
parfaite, se composant simplement de la réunion de deux jupons noirs. La
manière de les employer était à la portée de tout le monde: on serrait
l'un, comme d'habitude, autour de sa ceinture; on passait sa tête
masquée par la fente de la poche de l'autre; on rabattait le devant,
dont on faisait deux ailes; on relevait le derrière, dont on faisait
deux cornes, et l'on avait la presque certitude de damner son
interlocuteur, qui ne vous reconnaissait, empaqueté ainsi, que lorsqu'on
y mettait une extrême bonne volonté.

Le chevalier fit toutes ces remarques en moins de temps qu'il ne nous en
a fallu pour décrire un tel costume; mais n'ayant aucune idée de la
personne à laquelle il avait affaire et croyant qu'il s'agissait tout
bonnement de quelque intrigue amoureuse, il hésitait à lui adresser la
parole, lorsque, tournant la tête de son côté:

--Chevalier, lui dit le masque sans prendre la peine de déguiser sa
voix, dans la certitude sans doute que sa voix lui était inconnue,
savez-vous bien que je vous ai une double reconnaissance d'être venu,
surtout dans la situation d'esprit où vous êtes? Il est malheureux que
je ne puisse en conscience attribuer une pareille exactitude qu'à la
curiosité.

--Beau masque, reprit d'Harmental, ne m'avez-vous pas dit dans votre
lettre que vous étiez un bon génie? Or, si réellement vous participez
d'une nature supérieure le passé, le présent et l'avenir doivent vous
être connus; vous saviez donc que je viendrais, et, puisque vous le
saviez, ma venue ne doit donc pas vous étonner.

--Hélas! répondit l'inconnue, que l'on voit bien que vous êtes un faible
mortel, et que vous avez le bonheur de ne vous être jamais élevé
au-dessus de votre sphère! autrement vous sauriez que si nous
connaissons comme vous le dites, le passé, le présent et l'avenir, cette
science est muette en ce qui nous regarde, et ce sont les choses que
nous désirons le plus qui restent plongées pour nous dans la plus grande
obscurité.

--Diable! répondit d'Harmental, savez-vous, monsieur le génie, que vous
allez me rendre bien fat si vous continuez de ce ton-là? Car, prenez-y
garde, vous m'avez dit, ou à peu près, que vous aviez grand désir que je
vinsse à votre rendez-vous.

--Je croyais ne rien vous apprendre de nouveau, chevalier, et il me
semblait que ma lettre, sous le rapport du désir que j'avais de vous
voir, ne devait vous laisser aucun doute.

--Ce désir, que je n'admets au reste que parce que vous l'avouez et que
je suis trop galant pour vous donner un démenti, ne vous a-t-il pas fait
promettre dans cette lettre plus qu'il n'est en votre pouvoir de tenir?

--Faites l'épreuve de ma science, elle vous donnera la mesure de mon
pouvoir.

--Oh! mon Dieu! je me bornerai à la chose la plus simple. Vous savez,
dites-vous, le passé, le présent et l'avenir; dites-moi ma bonne
aventure.

--Rien de plus facile: donnez-moi votre main.

D'Harmental fit ce qu'on lui demandait.

--Sire chevalier, dit l'inconnue après un instant d'examen, je vois fort
lisiblement écrits, par la direction de l'adducteur et par la
disposition des fibres longitudinales de l'aponévrose palmaire, cinq
mots dans lesquels est renfermée toute l'histoire de votre vie; ces mots
sont: courage, ambition, désappointement, amour et trahison.

--Peste! interrompit le chevalier, je ne savais pas que les génies
étudiassent si à fond l'anatomie et fussent obligés de prendre leurs
licences comme un bachelier de Salamanque!

--Les génies savent tout ce que les hommes savent et bien d'autres
choses encore, chevalier.

--Eh bien! que veulent dire ces mots à la fois si sonores et si opposés,
et que vous apprennent-ils de moi dans le passé, mon très savant génie?

--Ils m'apprennent que c'est par votre courage seul que vous avez
acquis le grade de colonel que vous occupiez dans l'armée de Flandre;
que ce grade avait éveillé votre ambition; que cette ambition a été
suivie d'un désappointement, et que vous avez cru vous consoler de ce
désappointement par l'amour; mais que l'amour, comme la fortune, étant
sujet à la trahison, vous avez été trahi.

--Pas mal, dit le chevalier, et la sibylle de Cumes ne s'en serait pas
mieux tirée. Un peu de vague, comme dans tous les horoscopes; mais du
reste, un grand fond de vérité. Passons au présent, beau masque.

--Le présent! chevalier! Parlons-en tout bas, car il sent terriblement
la Bastille!

Le chevalier tressaillit malgré lui car il croyait que nul, excepté les
acteurs qui y avaient joué un rôle, ne pouvait connaître son aventure,
du matin.

--Il y a à cette heure, continua l'inconnue, deux braves gentilshommes
couchés fort tristement dans leur lit tandis que nous bavardons gaiement
au bal; et cela, parce que certain chevalier d'Harmental, grand écouteur
aux portes, ne s'est pas souvenu d'un hémistiche de Virgile.

--Et quel est cet hémistiche? demanda le chevalier de plus en plus
étonné.

--_Facilis descensus Averni_, dit en riant la chauve-souris.

--Mon cher génie! s'écria le chevalier en plongeant ses regards à
travers les ouvertures du masque de l'inconnue, voici, permettez-moi de
vous le dire, une citation tant soit peu masculine.

--Ne savez-vous pas que les génies sont des deux sexes?

--Oui, mais je n'avais pas entendu dire qu'ils citassent si couramment
l' Énéide.

--La citation n'est-elle pas juste? Vous me parlez de la sibylle de
Cumes, je vous réponds dans sa langue; vous me demandez du positif, je
vous en donne; mais vous autres mortels, vous n'êtes jamais satisfaits.

--Non, car j'avoue que cette science du passé et du présent m'inspire
une terrible envie de connaître l'avenir.

--Il y a toujours deux avenirs, dit le masque; il y a l'avenir des
coeurs faibles, et l'avenir des coeurs forts. Dieu a donné à l'homme le
libre arbitre, afin qu'il pût choisir. Votre avenir dépend de vous.

--Encore faut-il les connaître, ces deux avenirs, pour choisir le
meilleur.

--Eh bien! il y en a un qui vous attend quelque part, aux environs de
Nevers, dans le fond d'une province, entre les lapins de votre garenne
et les poules de votre basse-cour. Celui-là vous conduira droit au banc
de marguillier de la paroisse. C'est d'une ambition facile, et il n'y a
qu'à vous laisser faire pour l'atteindre: vous êtes sur la route.

--Et l'autre? répliqua le chevalier, visiblement piqué que l'on pût
supposer qu'en aucun cas un pareil avenir serait jamais le sien.

--L'autre, dit l'inconnue en appuyant son bras sur le bras du jeune
gentilhomme, et en fixant sur lui ses yeux à travers son masque; l'autre
vous rejettera dans le bruit et dans la lumière; l'autre fera de vous un
des acteurs de la scène qui se joue dans le monde; l'autre, que vous
perdiez ou que vous gagniez, vous laissera du moins le renom d'un grand
joueur.

--Si je perds, que perdrai-je? demanda le chevalier.

--La vie probablement.

Le chevalier fit un geste de mépris.

--Et si je gagne? ajouta-t-il.

--Que dites-vous du grade de mestre de camp, du titre de grand
d'Espagne, et du cordon du Saint-Esprit? Tout cela sans compter le bâton
de maréchal en perspective.

--Je dis que le gain vaut l'enjeu, beau masque, et que si tu me donnes
la preuve que tu peux tenir ce que tu promets, je suis homme à faire ta
partie.

--Cette preuve, répondit le masque, ne peut vous être donnée que par une
autre que moi, chevalier, et si vous voulez l'acquérir il faut me
suivre.

--Oh! oh! dit d'Harmental, me serais-je trompé, et ne serais-tu qu'un
génie de second ordre, un esprit subalterne, une puissance
intermédiaire? Diable!

Voilà qui m'ôterait un peu de ma considération pour toi.

--Qu'importe, si je suis soumis à quelque grande enchanteresse, et si
c'est elle qui m'envoie!

--Je te préviens que je ne traite rien par ambassadeur.

--Aussi ai-je mission de vous conduire près d'elle.

--Alors je la verrai?

--Face à face, comme Moïse vit le Seigneur.

--Partons, en ce cas!

--Chevalier, vous allez vite en besogne! Oubliez-vous qu'avant toute
initiation il y a certaines cérémonies indispensables pour s'assurer de
la discrétion des initiés?

--Que faut-il faire?

--Il faut vous laisser bander les yeux, vous laisser conduire où l'on
voudra vous mener; puis, arrivé à la porte du temple, faire le serment
solennel que vous ne révélerez rien à qui que ce soit des choses qu'on
vous aura dites ou des personnes que vous aurez vues.

--Je suis prêt à jurer par le Styx, dit en riant d'Harmental.

--Non, chevalier, répondit le masque d'une voix grave; jurez tout
bonnement par l'honneur, on vous connaît, et cela suffira.

--Et ce serment fait, demanda le chevalier après un instant de silence
et de réflexion, me sera-t-il permis de me retirer si les choses que
l'on me proposera ne sont pas de celles que puisse accomplir un
gentilhomme?

--Vous n'aurez que votre conscience pour arbitre, et on ne vous
demandera que votre parole pour gage.

--Je suis prêt, dit le chevalier.

--Allons donc, dit le masque.

Le chevalier s'apprêta à traverser la foule en ligne droite pour gagner
la porte de la salle; mais ayant aperçu Brancas, Broglie et Simiane qui
se trouvaient sur sa route et qui l'eussent arrêté sans doute au passage
il fit un détour et prit une ligne courbe, laquelle cependant devait le
conduire au même but.

--Que faites-vous? demanda le masque.

--J'évite la rencontre de quelqu'un qui pourrait nous retarder.

--Tant mieux! je commençais à craindre.

--Que craigniez-vous? demanda d'Harmental.

--Je craignais, répondit en riant le masque, que votre empressement ne
fût diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré.

--Pardieu! dit d'Harmental, voilà la première fois, je crois, qu'on
donne rendez-vous à un gentilhomme, au bal de l'opéra, pour lui parler
anatomie, littérature ancienne et mathématiques! Je suis fâché de vous
le dire, beau masque, mais vous êtes bien le génie le plus pédant que
j'aie connu de ma vie.

La chauve-souris éclata de rire, mais ne répondit rien à cette boutade,
dans laquelle éclatait le dépit du chevalier de ne pouvoir reconnaître
une personne qui paraissait cependant si bien au fait de ses propres
aventures; mais comme ce dépit ne faisait qu'ajouter à sa curiosité, au
bout d'un instant, tous deux, étant descendus d'une hâte pareille, se
trouvèrent dans le vestibule.

--Quel chemin prenons-nous? dit le chevalier; nous en allons-nous par
dessous terre ou dans un char attelé de deux griffons?

--Si vous le permettez, chevalier, nous nous en irons tout bonnement
dans une voiture. Au fond, et quoique vous ayez paru en douter plus
d'une fois, je suis femme et j'ai peur des ténèbres.

--Permettez-moi, en ce cas, de faire avancer mon carrosse, dit le
chevalier.

--Non pas, j'ai le mien, s'il vous plaît, répondit le masque.

--Appelez-le donc alors.

--Avec votre permission, chevalier, nous ne serons pas plus fiers que
Mahomet à l'endroit de la montagne; et comme mon carrosse ne peut pas
venir à nous, nous irons à mon carrosse.

À ces mots, la chauve-souris entraîna le chevalier dans la rue
Saint-Honoré. Une voiture sans armoiries, attelée de deux chevaux de
couleur sombre, attendait au coin de la petite rue Pierre-Lescot. Le
cocher était sur son siège, enveloppé d'une grande houppelande qui lui
cachait tout le bas de la figure, tandis qu'un large chapeau à trois
cornes couvrait son front et ses yeux. Un valet de pied tenait d'une
main une portière ouverte, et de l'autre se masquait le visage avec son
mouchoir.

--Montez, dit le masque au chevalier.

D'Harmental hésita un instant: ces deux domestiques inconnus sans
livrée, qui paraissaient aussi désireux que leur maîtresse de conserver
leur incognito; cette voiture sans aucun chiffre, sans aucun blason,
l'endroit obscur où elle était retirée, l'heure avancée de la nuit, tout
inspirait au chevalier un sentiment de défiance très naturel; mais
bientôt, réfléchissant qu'il donnait le bras à une femme et qu'il avait
une épée au côté, il monta hardiment dans le carrosse. La chauve-souris
s'assit près de lui, et le valet de pied referma la portière avec un
ressort qui tourna deux fois à la manière d'une clef.

--Eh bien! ne parlons-nous pas? demanda le chevalier en voyant que la
voiture restait immobile.

--Il nous reste une petite précaution à prendre, répondit le masque en
tirant un mouchoir de soie de sa poche.

--Ah! oui, c'est vrai, dit d'Harmental, je l'avais oublié; je me livre
à vous en toute confiance; faites.

Et il avança sa tête.

L'inconnue lui banda les yeux, puis, l'opération terminée:

--Chevalier, dit-elle, vous me donnez votre parole de ne point écarter
ce bandeau avant que vous ayez reçu la permission de l'enlever tout à
fait?

--Je vous la donne.

--C'est bien.

Alors, soulevant la glace de devant:

--Où vous savez, monsieur le comte, dit l'inconnue en s'adressant au
cocher.

Et la voiture partit au galop




Chapitre 5


Autant la conversation avait été animée au bal, autant le silence fut
absolu pendant la route. Cette aventure, qui s'était présentée d'abord
sous les apparences d'une aventure amoureuse, avait bientôt revêtu une
allure plus grave et tournait visiblement à la machination politique. Si
ce nouvel aspect n'effrayait pas le chevalier, il lui donnait du moins
matière à réfléchir, et ces réflexions étaient d'autant plus profondes
que plus d'une fois il avait rêvé à ce qu'il aurait à faire s'il se
trouvait dans une situation pareille à celle où probablement il allait
se trouver.

Il y a dans la vie de tout homme un instant qui décide de tout son
avenir. Ce moment, si important qu'il soit est rarement préparé par le
calcul et dirigé par la volonté. C'est presque toujours le hasard qui
prend l'homme, comme le vent fait d'une feuille, et qui le jette dans
quelque voie nouvelle et inconnue, où, une fois entré, il est contraint
d'obéir à une force supérieure, et où tout en croyant suivre son libre
arbitre, il est l'esclave des circonstances ou le jouet des événements.

Il en avait été ainsi du chevalier; nous avons vu par quelle porte il
était entré à Versailles, et comment, à défaut de la sympathie,
l'intérêt et même la reconnaissance avaient dû l'attacher au parti de la
vieille cour. D'Harmental, en conséquence, n'avait pas calculé le bien
ou le mal qu'avait fait à la France madame de Maintenon; il n'avait pas
discuté le droit ou le pouvoir qu'avait Louis XIV de légitimer ses
bâtards; il n'avait pas pesé dans la balance de la généalogie monsieur
le duc du Maine et monsieur le duc d'Orléans; il avait compris
d'instinct qu'il devait dévouer sa vie à ceux qui l'avaient faite
d'obscure glorieuse; et lorsque était mort ce vieux roi, lorsqu'il avait
su que ses dernières volontés étaient que monsieur le duc du Maine eût
la régence, lorsqu'il avait vu ses dernières volontés brisées par le
parlement, il avait regardé comme une usurpation l'avènement au pouvoir
de monsieur le duc d'Orléans. Et dans la certitude d'une réaction armée
contre ce pouvoir, il avait cherché des yeux par toute la France où se
déployait le drapeau sous lequel sa conscience lui disait qu'il devait
se ranger. Mais, à son grand étonnement, rien n'était arrivé de ce qu'il
attendait; l'Espagne, si intéressée à voir à la tête du gouvernement de
la France une volonté amie, n'avait pas même protesté; monsieur du
Maine, fatigué d'une lutte qui cependant n'avait duré qu'un jour, était
rentré dans l'ombre d'où il semblait n'être sorti que malgré lui;
monsieur de Toulouse, doux, bon, paisible, et presque honteux des
faveurs dont lui et son frère avaient été accablés, ne laissait pas même
soupçonner qu'il ne pût jamais se faire chef de parti; le maréchal de
Villeroy faisait une opposition pauvre et taquine, dans laquelle il n'y
avait ni plan ni calcul; Villars n'allait à personne, mais attendait
évidemment que l'on vînt à lui; d'Uxelles était rallié et avait accepté
la présidence des affaires étrangères; les ducs et pairs prenaient
patience et caressaient le régent dans l'espoir qu'il finirait, comme il
l'avait promis, par ôter aux ducs du Maine et de Toulouse le pas que
Louis XIV leur avait donné sur eux; enfin, il y avait malaise,
mécontentement, opposition même au gouvernement du duc d'Orléans, mais
tout cela était impalpable, invisible, disséminé. Nulle part un noyau où
s'agglomérer, nulle part une volonté à qui inféoder la sienne; partout
du bruit, de la gaieté partout; du faîte aux profondeurs de la société,
le plaisir tenant lieu du bonheur: voilà ce qu'avait vu d'Harmental,
voilà ce qui avait fait rentrer au fourreau son épée à moitié tirée. Il
avait cru qu'il était seul à avoir vu une autre issue aux choses; et il
était resté convaincu que cette issue n'avait jamais existé que dans son
imagination, puisque les plus intéressés au résultat qu'il avait rêvé
paraissaient regarder ce résultat comme tellement impossible, qu'ils ne
tentaient rien pour y arriver. Mais du moment où il s'était trompé, du
moment où, sur cette surface riante, se préparait quelque chose de
sombre, du moment où cette insouciance n'était qu'un voile pour cacher
les ambitions en travail, c'était autre chose, et ses espérances, qu'il
avait crues mortes et qui n'étaient qu'assoupies, murmuraient en se
réveillant des promesses plus séduisantes que jamais. Ces offres qu'on
lui venait de faire, tout exagérées qu'elles étaient, cet avenir qu'on
venait de lui promettre, si improbable qu'il fût, avaient exalté son
imagination. Or, à vingt-six ans, l'imagination est une étrange
enchanteresse; c'est l'architecte des palais aériens, c'est la fée aux
rêves d'or, c'est la reine du royaume sans bornes, et pour peu qu'elle
appuie les calculs les plus gigantesques sur le plus frêle roseau, elle
les voit déjà réalisés comme s'ils avaient pour base l'axe inébranlable
de la terre.

Aussi, quoique la voiture roulât déjà depuis près d'une demi-heure, le
chevalier n'avait-il point pensé à trouver le temps long; il était même
si profondément plongé dans ses réflexions qu'on aurait pu ne pas lui
bander les yeux, et qu'il n'en aurait pas moins ignoré par quelles rues
on le faisait passer. Enfin, il sentit gronder les roues, comme
lorsqu'une voiture passe sous une voûte. Il entendit grincer une grille
qui s'ouvrait pour lui donner entrée et qui se refermait derrière lui,
et presque aussitôt le carrosse, ayant décrit un cercle, s'arrêta.

--Chevalier, lui dit son guide, si vous craignez de vous engager plus
avant, il est encore temps, et vous pouvez retourner en arrière; si, au
contraire, vous n'avez pas changé de résolution, venez.

Pour toute réponse, d'Harmental tendit la main. Le valet de pied ouvrit
la portière; l'inconnue descendit d'abord, puis aida le chevalier à
descendre; bientôt ses pieds rencontrèrent des marches, il monta les six
degrés d'un perron, et, toujours les yeux bandés, toujours conduit par
la dame masquée, il traversa un vestibule, suivit un corridor, entra
dans une chambre. Alors il entendit la voiture qui partait de nouveau.

--Nous voici arrivés, dit l'inconnue; vous vous rappelez bien nos
conditions, chevalier? Vous êtes libre d'accepter ou de ne point
accepter un rôle dans la pièce qui va se jouer à cette heure; mais, en
cas de refus de votre part, vous promettez sur l'honneur de ne dire à
qui que ce soit un seul mot des personnes que vous allez voir et des
choses que vous allez entendre?

--Je le jure sur l'honneur! répondit le chevalier.

--Alors, asseyez-vous, attendez dans cette chambre, et n'ôtez votre
bandeau que lorsque vous entendrez sonner deux heures. Soyez tranquille,
vous n'avez plus longtemps à attendre.

À ces mots, la conductrice du chevalier s'éloigna de lui; une porte
s'ouvrit et se referma. Presque aussitôt deux heures sonnèrent, et le
chevalier arracha son bandeau.

Il était seul dans le plus merveilleux boudoir qu'il fût possible
d'imaginer. C'était une petite pièce octogone, toute tendue d'un lampas
lilas et argent, avec des meubles et des portières de tapisserie; les
tables et les étagères étaient du plus délicieux travail de Boule, et
toutes chargées de magnifiques chinoiseries; le plancher était couvert
d'un tapis de Perse, et le plafond peint par Watteau, qui commençait à
être le peintre à la mode. À cette vue, le chevalier eut peine à croire
qu'on l'avait appelé pour une chose grave, et il en revint presque à ses
premières idées.

En ce moment une porte perdue dans la tapisserie s'ouvrit, et
d'Harmental vit paraître une femme que, dans la préoccupation
fantastique de son esprit, il aurait pu prendre pour une fée, tant sa
taille était mince, svelte et petite; elle était vêtue d'une charmante
robe de pékin gris-perle, toute parsemée de bouquets si délicieusement
brodés qu'à trois pas de distance, on les aurait pris pour des fleurs
naturelles; les volants, les engageantes et les fontanges étaient en
point d'Angleterre; les noeuds étaient en perles, avec des agrafes en
diamants.

Quant au visage, il était couvert d'un demi-masque de velours noir,
duquel pendait une barbe de dentelle de même couleur.

D'Harmental s'inclina, car il y avait quelque chose de royal dans la
marche et dans la tournure de cette femme, dont il comprit alors que la
première n'était que l'envoyée.

--Madame, lui dit-il, ai-je réellement, comme je commence à le croire,
quitté la terre des hommes pour le monde des génies, et êtes-vous la
puissante fée à laquelle appartient ce beau palais?

--Hélas! chevalier, répondit la dame masquée d'une voix douce, et
cependant arrêtée et positive, je suis non point une fée puissante, mais
bien au contraire une pauvre princesse persécutée par un méchant
enchanteur qui m'a enlevé ma couronne et qui opprime cruellement mon
royaume. Aussi, comme vous le voyez, je vais cherchant partout un brave
chevalier qui me délivre, et le bruit de votre renommée a fait que je me
suis adressée à vous.

--S'il ne faut que ma vie pour vous rendre votre puissance passée,
madame, reprit d'Harmental, dites un mot, et je suis prêt à la risquer
avec joie. Quel est cet enchanteur qu'il faut combattre? Quel est ce
géant qu'il faut pourfendre? Puisque vous m'avez choisi entre tous, je
serai digne de l'honneur que vous m'avez fait. De ce moment, je vous
engage ma parole, cet engagement dût-il me perdre.

--Dans tous les cas, chevalier, vous vous perdrez en bonne compagnie,
dit la dame inconnue en dénouant les cordons de son masque et en se
découvrant le visage; car vous vous perdrez avec le fils de Louis XIV et
la petite-fille du grand Condé.

--Madame la duchesse du Maine! s'écria d'Harmental en mettant un genou
en terre. Que Votre Altesse me pardonne si, ne la connaissant pas, j'ai
pu dire quelque chose qui ne soit pas en harmonie avec le profond
respect que j'ai pour elle.

--Vous n'avez dit que des choses dont je doive être fière et
reconnaissante, chevalier, mais peut-être vous repentez-vous de les
avoir dites. En ce cas, vous êtes le maître et pouvez reprendre votre
parole.

--Dieu me garde, madame, qu'ayant eu le bonheur d'engager ma vie au
service d'une si grande et si noble princesse que vous êtes, je sois
assez malheureux pour me priver moi-même du plus grand honneur que je
n'aie jamais osé espérer! Non, madame, prenez au sérieux, au contraire,
je vous en supplie, ce que je vous ai offert tout à l'heure en riant,
c'est-à-dire mon bras, mon épée et ma vie.

--Allons, chevalier, dit la duchesse du Maine avec ce sourire qui la
rendait si puissante sur tout ce qui l'entourait, je vois que le baron
de Valef ne m'avait point trompée sur votre compte, et que vous êtes tel
qu'il vous avait annoncé. Venez, que je vous présente à nos amis.

La duchesse du Maine marcha la première, d'Harmental la suivit, encore
tout étourdi de ce qui venait de se passer, mais bien résolu, moitié par
orgueil, moitié par conviction, à ne pas faire un pas en arrière.

La sortie donnait dans le même corridor par lequel sa première
conductrice l'avait introduit. Madame du Maine et le chevalier y firent
quelques pas ensemble, puis la duchesse ouvrit la porte d'un salon où
les attendaient quatre nouveaux personnages. C'étaient le cardinal de
Polignac, le marquis de Pompadour, monsieur de Malezieux et l'abbé
Brigaud.

Le cardinal de Polignac passait pour être l'amant de madame du Maine.
C'était un beau prélat de quarante à quarante-cinq ans, toujours mis
avec une recherche parfaite, à la voix onctueuse par habitude, à la
figure glacée, au coeur timide; dévoré d'ambition, éternellement
combattu par la faiblesse de son caractère, qui le laissait en arrière
chaque fois qu'il aurait fallu marcher en avant; au reste, de haute
maison comme son nom l'indiquait, très savant pour un cardinal et très
lettré pour un grand seigneur.

Monsieur de Pompadour était un homme de quarante-cinq à cinquante ans,
qui avait été menin du grand dauphin, fils de Louis XIV, et qui avait
pris là un si grand amour et une si tendre vénération pour toute la
famille du grand roi, que, ne pouvant voir sans une profonde douleur le
régent sur le point de déclarer la guerre à Philippe V, il s'était jeté
corps et âme dans le parti de monsieur le duc du Maine. Au surplus, fier
et désintéressé, il avait donné un exemple de loyauté fort rare à cette
époque, en renvoyant au régent le brevet de ses pensions et de celle de
sa femme, et en refusant successivement pour lui et pour le marquis de
Courcillon, son gendre, toutes les places qui leur avaient été offertes.

Monsieur de Malezieux était un homme de soixante à soixante-cinq ans.
Chancelier de Dombes et seigneur de Châtenay, il devait ce double titre
à la reconnaissance de monsieur le duc du Maine, dont il avait soigné
l'éducation. Poète, musicien, auteur de petites comédies qu'il jouait
lui-même avec infiniment d'esprit, né pour la vie paresseuse et
intellectuelle, toujours préoccupé du plaisir de tous et du bonheur
particulier de madame du Maine, pour laquelle son dévouement allait
jusqu'à l'adoration, c'était le type du sybarite au dix-huitième siècle;
mais comme les sybarites aussi, qui, entraînés par l'aspect de la
beauté, suivirent Cléopâtre à Actium et se firent tuer autour d'elle, il
eût suivi sa chère Bénédicte à travers l'eau et le feu et, sur un mot
d'elle, sans hésitation, sans retard, et je dirai presque sans regret,
se fût jeté du haut en bas des tours de Notre-Dame.

L'abbé Brigaud était fils d'un négociant de Lyon. Son père, qui avait de
grands intérêts de commerce avec la cour d'Espagne, fut chargé de faire
en l'air, et comme de son propre mouvement, des ouvertures à l'endroit
du mariage du jeune Louis XV avec l'infante Marie-Thérèse d'Autriche. Si
ces ouvertures eussent été mal reçues, les ministres de France les
auraient désavouées, et tout était dit, mais elles furent bien reçues,
et les ministres de France y donnèrent leur assentiment. Le mariage eut
lieu, et comme le petit Brigaud naquit vers le même temps que le grand
dauphin, son père demanda pour récompense que le fils du roi fût le
parrain de son fils, ce qui lui fut gracieusement accordé. De plus, le
jeune Brigaud fut placé près du dauphin, où il connut le marquis de
Pompadour, qui, comme nous l'avons dit, y était enfant d'honneur. En âge
de prendre un parti, Brigaud se jeta dans les Pères de l'oratoire et en
sortit abbé. C'était un homme fin, adroit, ambitieux, mais à qui, comme
cela arrive quelquefois aux plus grands génies, les occasions de faire
fortune avaient manqué. Quelque temps avant l'époque où nous sommes
arrivés, il avait rencontré le marquis de Pompadour, qui cherchait
lui-même un homme d'esprit et d'intrigue qui pût être le secrétaire de
madame du Maine. Il lui dit à quoi l'exposait cette charge en un pareil
moment. Brigaud pesa un instant les chances bonnes et mauvaises, et
comme les bonnes lui parurent l'emporter, il accepta.

De ces quatre hommes, d'Harmental ne connaissait personnellement que le
marquis de Pompadour, qu'il avait rencontré souvent chez monsieur de
Courcillon, son gendre, lequel était quelque peu parent ou allié des
d'Harmental.

Monsieur de Polignac, monsieur de Pompadour et monsieur de Malezieux
causaient debout à une cheminée. L'abbé Brigaud était assis devant une
table et y classait des papiers.

--Messieurs, dit la duchesse du Maine en entrant, voici le brave
champion dont le baron de Valef nous avait parlé et que nous a amené
votre chère Delaunay, monsieur de Malezieux. Si son nom et ses
antécédents ne suffisent pas pour lui servir de parrain près de vous, je
me fais personnellement sa répondante.

--Présenté ainsi par Votre Altesse, dit Malezieux, ce n'est plus
seulement un compagnon que nous verrons en lui, mais un véritable chef
que nous serons prêts à suivre partout où il voudra nous mener.

--Mon cher d'Harmental, dit le marquis de Pompadour en tendant la main
au jeune homme, nous étions déjà presque parents; maintenant, nous voilà
frères.

--Soyez le bienvenu, monsieur, dit le cardinal de Polignac de ce ton
onctueux qui lui était habituel, et qui contrastait si singulièrement
avec la froideur de son visage.

L'abbé Brigaud leva la tête, la tourna vers le chevalier avec un
mouvement de cou qui ressemblait à celui d'un serpent, et fixa sur
d'Harmental deux petits yeux brillants comme ceux d'un lynx.

--Messieurs, dit d'Harmental après avoir répondu d'un signe à chacun
d'eux, je suis bien neuf et bien nouveau parmi vous, bien ignorant
surtout de ce qui se passe et de ce à quoi je puis vous être bon; mais
si ma parole est engagée depuis quelques minutes seulement, mon
dévouement à la cause qui nous réunit date de plusieurs années; je vous
prie donc de m'accorder la confiance qu'a si généreusement réclamée pour
moi Son Altesse Sérénissime. Tout ce que je demande ensuite, c'est une
prompte occasion de vous prouver que j'en suis digne.

--À la bonne heure! s'écria la duchesse du Maine; vivent les gens d'épée
pour aller droit au but! Non, monsieur d'Harmental, non, nous n'aurons
pas de secrets pour vous, et l'occasion que vous demandez, et qui
remettra chacun de nous à sa véritable place, ne se fera pas attendre,
je l'espère.

--Pardon, madame la duchesse, interrompit le cardinal en chiffonnant
avec inquiétude son rabat de dentelle mais, à la manière dont vous y
allez, le chevalier pourrait croire qu'il s'agit d'une conspiration.

--Et de quoi s'agit-il donc, cardinal? demanda la duchesse du Maine avec
impatience.

--Il s'agit, dit le cardinal, d'un conseil occulte, il est vrai, mais
qui n'a rien de répréhensible, dans lequel nous cherchons les moyens de
remédier aux malheurs de l'État et d'éclairer la France sur ses
véritables intérêts, en lui rappelant les dernières volontés du roi
Louis XIV.

--Tenez, cardinal, dit la duchesse en frappant du pied, vous me ferez
mourir d'impatience avec toutes vos circonlocutions! Chevalier,
continua-t-elle en se retournant vers d'Harmental, n'écoutez pas Son
Éminence, qui, dans ce moment-ci sans doute, pense à son Anti-Lucrèce.
S'il se fût agi d'un simple conseil, avec l'excellente tête de Son
Éminence nous nous serions tirés d'affaire, et nous n'aurions pas eu
besoin de vous. Il s'agit d'une belle et bonne conspiration contre le
régent, conspiration dont est le roi d'Espagne, dont est le cardinal
Alberoni, dont est monsieur le duc du Maine, dont je suis, dont est le
marquis de Pompadour, dont est monsieur de Malezieux dont est l'abbé
Brigaud, dont est Valef, dont vous êtes, dont est monsieur le cardinal
lui-même, dont est le premier président, dont sera la moitié du
parlement, et dont seront les trois quarts de la France! Voilà ce dont
il s'agit, chevalier. Êtes-vous content, cardinal? Est-ce clair,
messieurs?

--Madame! murmura Malezieux en joignant les mains devant elle avec plus
de dévotion qu'il n'eût certes fait devant la Vierge.

--Non, tenez, Malezieux, c'est qu'il me damne, continua la duchesse,
avec ses tempéraments hors de saison! Mon Dieu! Mais est-ce donc la
peine d'être homme pour tâtonner éternellement ainsi! Moi, je ne vous
demande pas une épée, je ne vous demande pas un poignard; qu'on me donne
un clou seulement, et moi femme et presque naine, j'irai, comme une
nouvelle Jahel, le planter dans la tempe de cet autre Sisara. Alors tout
sera fini, et si j'échoue, il n'y aura que moi de compromise.

Monsieur de Polignac poussa un profond soupir, Pompadour éclata de rire,
Malezieux essaya de calmer la duchesse, l'abbé Brigaud baissa la tête et
se remit à écrire comme s'il n'eût rien entendu.

Quant à d'Harmental, il eût voulu baiser le bas de la robe de madame du
Maine, tant cette femme lui paraissait supérieure aux quatre hommes qui
l'entouraient.

En ce moment, on entendit de nouveau le bruit d'une voiture qui entrait
dans la cour et qui s'arrêtait devant le perron. Sans doute la personne
attendue était une personne d'importance, car il se fit un grand
silence, et la duchesse du Maine, dans son impatience, alla elle-même
ouvrir la porte.

--Eh bien? demanda-t-elle.

--Le voilà, dit dans le corridor une voix que d'Harmental crut
reconnaître pour celle de la chauve-souris.

--Entrez, entrez, prince, dit la duchesse, entrez, nous vous attendons




Chapitre 6


Sur cette invitation, un homme grand, mince, grave et digne, au teint
hâlé par le soleil, entra enveloppé dans son manteau, et d'un seul coup
d'oeil embrassa tout ce qu'il y avait dans cette chambre, hommes et
choses. Le chevalier reconnut l'ambassadeur de Leurs Majestés
Catholiques, le prince de Cellamare.

--Eh bien! prince, demanda la duchesse, que dites-vous de nouveau?

--Je dis, madame, répondit le prince en lui baisant respectueusement la
main et en jetant son manteau sur un fauteuil, je dis que Votre Altesse
Sérénissime devrait bien changer de cocher. Je lui prédis malheur si
elle garde à son service le drôle qui m'a conduit ici. Il m'a tout l'air
d'être payé par le régent pour rompre le cou à Votre Altesse et à ses
amis.

Chacun éclata de rire et particulièrement le cocher lui-même, qui, sans
façon, était entré derrière le prince et qui, jetant sa houppelande et
son chapeau sur une chaise voisine du fauteuil où le prince de Cellamare
avait déposé son manteau, montra un homme de haute mine, âgé de
trente-cinq à quarante ans à peu près, ayant tout le bas de la figure
caché par une mentonnière de taffetas noir.

--Entendez-vous, mon cher Laval, ce que le prince dit de vous? demanda
la duchesse.

--Oui, oui, dit Laval, on lui en donnera des Montmorency pour qu'il les
traite de cette façon-là! Ah! Monsieur le prince, les premiers barons
chrétiens ne sont pas dignes de vous servir de cochers? Peste! vous êtes
bien difficile. En avez-vous beaucoup, à Naples, de cochers qui datent
de Robert le Fort?

--Comment! c'était vous, mon cher comte? dit le prince en lui tendant la
main.

--Moi-même, prince. Madame la duchesse a envoyé son cocher faire la
mi-carême dans sa famille, et m'a pris à son service pour cette nuit;
elle a pensé que c'était plus sûr.

--Et madame la duchesse a bien fait, dit le cardinal de Polignac; on ne
peut prendre trop de précautions.

--Oui-da! Votre Éminence, dit Laval. Je voudrais bien savoir si vous
seriez du même avis après avoir passé la moitié de la nuit sur le siège
d'une voiture, d'abord pour aller chercher monsieur d'Harmental au bal
de l'opéra et ensuite pour aller prendre le prince à l'hôtel Colbert?

--Comment! dit d'Harmental, c'est vous, monsieur le comte, qui avez eu
la bonté?

--Oui, c'est moi, jeune homme, répondit Laval, et j'aurais été au bout
du monde pour vous ramener ici, car je vous connais, vous êtes un brave.
C'est vous qui êtes entré un des premiers à Denain et qui avez pris
d'Albemarle. Vous avez eu le bonheur de ne pas y laisser la moitié de
votre mâchoire, comme j'ai laissé la moitié de la mienne en Italie, et
vous avez eu raison, car c'eût été un motif de plus de vous ôter votre
régiment, comme ils l'ont fait, du reste.

--Nous vous rendrons tout cela, chevalier, soyez tranquille, et au
centuple, dit la duchesse; mais, pour le moment, parlons de l'Espagne.
Prince, vous avez reçu des nouvelles d'Alberoni, m'a dit Pompadour?

--Oui, Votre Altesse.

--Quelles sont-elles?

--Bonnes et mauvaises à la fois. Sa Majesté Philippe V est dans un de
ses moments de mélancolie, et on ne peut le déterminer à rien. Il ne
peut croire au traité de la quadruple alliance.

--Il n'y peut croire! s'écria la duchesse, et ce traité doit être signé
à cette heure! et dans huit jours Dubois l'aura apporté ici!

--Je le sais, Votre Altesse, reprit froidement Cellamare; mais Sa
Majesté Catholique ne le sait pas.

--Ainsi, il nous abandonne à nous-mêmes?

--Mais... à peu près.

--Mais alors, que fait donc la reine, et à quoi aboutissent toutes ses
belles promesses et ce prétendu empire qu'elle a sur son mari?

--Cet empire, Madame, elle promet de vous en donner des preuves lorsque
quelque chose sera fait.

--Oui, dit le cardinal de Polignac; et puis elle nous manquera de
parole!

--Non, Votre Éminence: je me fais son garant.

--Ce que je vois de plus clair dans tout cela, dit Laval, c'est qu'il
faut compromettre le roi; une fois compromis, il marchera.

--Allons donc! dit Cellamare, voilà que nous approchons.

--Mais comment le compromettre, demanda la duchesse du Maine, sans
lettre de lui, sans message, même verbal, à cinq cents lieues de
distance?

--N'a-t-il pas son représentant à Paris, et ce représentant n'est-il pas
chez vous à cette heure, madame?

--Tenez, prince, dit la duchesse, vous avez des pouvoirs plus étendus
que vous ne voulez l'avouer.

--Non; mes pouvoirs se bornent à vous dire que la citadelle de Tolède et
la forteresse de Saragosse sont à votre service. Trouvez le moyen d'y
faire entrer le régent, et Leurs Majestés Catholiques fermeront si bien
la porte sur lui qu'il n'en sortira plus, je vous en réponds.

--C'est impossible, dit monsieur de Polignac.

--Impossible! et pourquoi? s'écria d'Harmental. Rien de plus simple, au
contraire, surtout avec la vie que mène monsieur le régent. Que faut-il
pour cela? Huit ou dix hommes de coeur, une voiture bien fermée, et des
relais jusqu'à Bayonne.

--J'ai déjà offert de m'en charger, dit Laval.

--Et moi aussi, dit Pompadour.

--Vous ne pouvez, vous, dit la duchesse, si la chose échouait, le
régent, qui vous connaît, saurait à qui il a eu affaire, et vous seriez
perdus.

--C'est fâcheux, dit froidement Cellamare, car, arrivé à Tolède ou à
Saragosse il y a la grandesse pour celui qui aura réussi.

--Et le cordon bleu, ajouta madame du Maine, à son retour à Paris.

--Oh! silence, je vous en supplie, madame, dit d'Harmental, car si Votre
Altesse dit de pareilles choses, le dévouement prendra un air d'ambition
qui lui ôtera tout son mérite. J'allais m'offrir pour tenter
l'entreprise, moi que le régent ne connaît pas, mais voilà que j'hésite
maintenant. Et cependant, j'oserais dire que je me crois digne de la
confiance de Votre Altesse, et capable de la justifier.

--Comment, chevalier! s'écria la duchesse, vous risqueriez?...

--Ma vie. C'est tout ce que je puis risquer. Je croyais que je l'avais
déjà offerte à Votre Altesse et que Votre Altesse l'avait acceptée.
M'étais-je trompé?

--Non, non, chevalier, dit vivement la duchesse, et vous êtes un brave
et loyal gentilhomme. Il y a des pressentiments, je l'ai toujours cru,
et du moment où Valef a prononcé votre nom en me disant que vous étiez
tel que vous êtes, j'ai eu l'idée que tout nous viendrait de vous.
Messieurs, vous entendez ce que dit le chevalier. En quoi pouvez-vous
l'aider, voyons?

--En tout ce qu'il voudra, dirent Laval et Pompadour.

--Les coffres de Leurs Majestés Catholiques sont à sa disposition, dit
le prince de Cellamare, et il y peut puiser à pleines mains.

--Merci, messieurs, dit d'Harmental en se tournant vers le comte de
Laval et vers le marquis de Pompadour; vous ne feriez, connus comme vous
l'êtes, que rendre l'entreprise plus difficile. Occupez-vous seulement
de me procurer un passeport pour l'Espagne, comme si j'étais chargé d'y
conduire quelque prisonnier d'importance. Cela doit être facile.

--Je m'en charge, dit l'abbé Brigaud, j'aurai chez monsieur d'Argenson
une feuille toute préparée qu'il n'y aura plus qu'à remplir.

--Voyez ce cher Brigaud, dit Pompadour, il ne parle pas souvent, mais il
parle bien.

--C'est lui qui devrait être cardinal, dit la duchesse bien plutôt que
certains grands seigneurs que je connais; mais une fois que nous
disposerons du bleu et du rouge, soyez tranquilles, messieurs, nous n'en
serons point avares. Maintenant, chevalier, vous avez entendu ce que
vous a dit le prince: si vous avez besoin d'argent....

--Malheureusement, répondit d'Harmental, je ne suis point assez riche
pour refuser l'offre de Son Excellence, et, lorsque je serai arrivé à la
fin d'un millier de pistoles peut-être que j'ai chez moi, il faudra bien
que j'aie recours à vous.

--À lui, à moi, à nous tous, chevalier, car chacun, en pareille
circonstance, doit se taxer selon ses moyens. J'ai peu d'argent
comptant, mais j'ai force diamants et perles; ainsi ne vous laissez
manquer de rien, je vous prie. Tout le monde n'a pas votre
désintéressement, et il y a des dévouements qui ne s'achètent qu'à prix
d'or.

Mais enfin, monsieur, avez-vous bien songé dans quelle entreprise vous
vous jetez? Si vous étiez pris!

--Que Votre Éminence se rassure, répondit dédaigneusement d'Harmental,
j'ai assez à me plaindre de monsieur le régent pour que l'on croie, si
je suis pris, que c'est une affaire entre lui et moi, et que ma
vengeance est toute personnelle.

--Mais enfin, dit le comte de Laval, il faudrait une espèce de
lieutenant dans cette entreprise, un homme sur lequel vous puissiez
compter. Avez vous quelqu'un?

--Je crois que oui, répondit d'Harmental. Seulement il faudrait que je
fusse prévenu chaque matin de ce que le régent fera chaque soir.
Monsieur le prince de Cellamare, comme ambassadeur, doit avoir sa police
secrète.

--Oui, dit le prince embarrassé; j'ai quelques personnes qui me rendent
compte....

--C'est justement cela, dit d'Harmental.

--Mais où logez-vous? demanda le cardinal.

--Chez moi, monseigneur, répondit d'Harmental, rue Richelieu, n° 74.

--Et combien y a-t-il de temps que vous y demeurez?

--Trois ans.

--Alors vous y êtes trop connu, monsieur, il faut changer de quartier.
On connaît les personnes que vous recevez, et lorsqu'on verrait des
visages nouveaux, on s'inquiéterait.

--Cette fois Votre Éminence a raison, dit d'Harmental; je chercherai un
autre logement dans quelque quartier perdu et éloigné.

--Je m'en charge, dit Brigaud. Le costume que je porte n'inspire pas de
soupçons; je retiendrai votre logement comme s'il était destiné à un
jeune homme de province qui me serait recommandé et qui viendrait
occuper quelque place dans un ministère.

--Vraiment, mon cher Brigaud, dit le marquis de Pompadour, vous êtes
comme cette princesse des Mille et une Nuits, qui ne pouvait pas ouvrir
la bouche qu'il n'en tombât des perles.

--Eh bien! c'est chose convenue, monsieur l'abbé, dit d'Harmental; je
m'en rapporte à vous, et dès aujourd'hui j'annonce chez moi que je
quitte Paris pour un voyage de trois mois.

--Ainsi donc, tout est arrêté, dit avec joie la duchesse du Maine. Voilà
la première fois que nous voyons clair dans nos affaires, chevalier, et
c'est grâce à vous. Je ne l'oublierai point.

--Messieurs, dit Malezieux en tirant sa montre, je vous ferai observer
qu'il est quatre heures du matin, et que nous ferons mourir de fatigue
notre chère duchesse.

--Vous vous trompez, sénéchal, répondit la duchesse: de pareilles nuits
reposent; il y a longtemps que je n'en ai passé une aussi bonne.

--Prince, dit Laval en reprenant sa houppelande, il faut que vous vous
contentiez du cocher que vous vouliez faire mettre à la porte, à moins
que vous n'aimiez mieux vous reconduire vous-même ou vous en aller à
pied.

--Non, ma foi! dit le prince, je me risque; je suis Napolitain et je
crois aux présages. Si vous me versez, ce sera signe qu'il faut nous en
tenir où nous en sommes; si vous me conduisez à bon port, cela voudra
dire que nous pouvons aller de l'avant.

--Pompadour, vous reconduirez monsieur d'Harmental? dit la duchesse.

--Volontiers, répondit le marquis; il y a longtemps que nous ne nous
étions vus, et nous avons mille choses à nous dire.

--Ne pourrai-je pas prendre congé de ma spirituelle chauve-souris?
demanda d'Harmental; car je n'oublie pas que c'est à elle que je dois le
bonheur d'avoir offert mes services à Votre Altesse.

--Delaunay! dit la duchesse en reconduisant jusqu'à la porte le prince
de Cellamare et le comte de Laval, Delaunay! voici monsieur le chevalier
d'Harmental qui prétend que vous êtes la plus grande sorcière qu'il ait
vue de sa vie.

--Eh bien! dit en entrant, le sourire sur les lèvres, celle qui a laissé
depuis de si charmants mémoires sous le nom de madame de Staël,
croyez-vous à mes prophéties maintenant; monsieur le chevalier?

--J'y crois, parce que j'espère, répondit le chevalier; mais à cette
heure que je connais la fée qui vous avait envoyée, ce n'est point ce
que vous m'avez prédit pour l'avenir qui m'étonne le plus. Comment
avez-vous pu être si bien instruite du passé et surtout du présent?

--Allons, Delaunay, dit en riant la duchesse, sois bonne pour lui et ne
le tourmente pas davantage; autrement il croirait que nous sommes deux
magiciennes, et il aurait peur de nous.

--N'y a-t-il pas quelqu'un de vos amis, chevalier, demanda mademoiselle
Delaunay, qui vous ait quitté ce matin au bois de Boulogne pour nous
venir dire adieu?

--Valef! Valef! s'écria d'Harmental. Je comprends maintenant.

--Allons donc! dit madame du Maine. À la place d'Oedipe, vous auriez été
mangé dix fois par le sphinx.

--Mais les mathématiques? mais Virgile? mais l'anatomie, reprit
d'Harmental.

--Ignorez-vous, chevalier, dit Malezieux se mêlant de la conversation,
que nous ne l'appelons ici que notre savante, à l'exception de Chaulieu
cependant, qui l'appelle sa coquette et sa friponne, mais le tout par
licence et par manière poétique?

--Comment! mais, ajouta la duchesse, nous l'avons lâchée l'autre jour
après Duvernoy, notre médecin, et elle l'a battu sur l'anatomie!

--Aussi, dit le marquis de Pompadour en prenant le bras de d'Harmental
pour l'emmener, le brave homme dans son désappointement, a-t-il prétendu
que c'était la fille de France qui connaissait le mieux le corps humain.

--Voilà, dit l'abbé Brigaud en pliant ses papiers, le premier savant qui
se soit permis de faire un bon mot; il est vrai que c'est sans s'en
douter.

Et d'Harmental et Pompadour, ayant pris congé de la duchesse du Maine,
se retirèrent en riant, suivis de l'abbé Brigaud, qui comptait sur eux
pour ne pas s'en retourner à pied.

--Eh bien! dit madame du Maine en s'adressant au cardinal de Polignac,
qui était resté le dernier avec Malezieux, Votre Éminence trouve-t-elle
toujours que ce soit une chose si terrible que de conspirer?

--Madame, répondit le cardinal, qui ne comprenait pas que l'on pût rire
quand on jouait sa tête, je vous retournerai la question quand nous
serons tous à la Bastille.

Et il s'en alla à son tour avec le bon chancelier, déplorant sa mauvaise
fortune qui le poussait dans une si téméraire entreprise.

La duchesse du Maine le regarda s'éloigner avec une expression de mépris
qu'elle ne pouvait prendre sur elle de dissimuler, puis, lorsqu'elle fut
seule avec mademoiselle Delaunay.

--Ma chère Sophie, lui dit-elle toute joyeuse, éteignons notre lanterne,
car je crois que nous avons enfin trouvé un homme!




Chapitre 7


Lorsque d'Harmental se réveilla, il crut avoir fait un songe. Les
événements s'étaient, depuis trente-six heures, succédé avec une telle
rapidité qu'il avait été emporté comme par un tourbillon sans savoir où
il allait. Maintenant seulement, il se retrouvait en face de lui-même et
pouvait réfléchir au passé et à l'avenir.

Nous sommes d'une époque où chacun a plus ou moins conspiré. Nous savons
donc par nous-mêmes comment, en pareil cas, les choses se passent. Après
un engagement pris dans un moment d'exaltation quelconque, le premier
sentiment qu'on éprouve, en jetant un coup d'oeil sur la position
nouvelle qu'on a prise, est un sentiment de regret d'avoir été si avant;
puis, peu à peu on se familiarise avec l'idée des périls que l'on court;
l'imagination, toujours si complaisante, les écarte de la vue pour
présenter à leur place les ambitions qui peuvent se réaliser. Bientôt
l'orgueil s'en mêle; on comprend qu'on est devenu tout à coup une
puissance occulte dans cet État où, la veille, on n'était rien encore;
on passe dédaigneusement près de ceux qui vivent de la vie commune; on
marche la tête plus haute, l'oeil plus fier; on se berce dans ses
espérances, on s'endort dans les nuages, et l'on s'éveille un matin
vainqueur ou vaincu, porté sur les pavois du peuple, ou brisé par les
rouages de cette machine qu'on appelle le gouvernement.

Il en fut ainsi de d'Harmental. L'âge dans lequel il vivait avait encore
pour horizon la Ligue et touchait presque à la Fronde; une génération
d'hommes s'était écoulée à peine depuis que le canon de la Bastille
avait soutenu la rébellion du grand Condé. Pendant cette génération,
Louis XIV avait rempli la scène, il est vrai, de son omnipotente
volonté; mais Louis XIV n'était plus, et les petits-fils croyaient
qu'avec le même théâtre et les mêmes machines, ils pouvaient jouer le
même jeu qu'avaient joué leurs pères.

En effet, comme nous l'avons dit, après quelques instants de réflexion,
d'Harmental revit les choses sous le même aspect qu'il les avait vues la
veille; et se félicita d'avoir pris, comme il l'avait fait du premier
coup, la première place au milieu d'aussi hauts personnages que
l'étaient les Montmorency et les Polignac. Sa famille, par cela même
qu'elle avait toujours vécu en province lui avait transmis beaucoup de
cette aventureuse chevalerie si à la mode sous Louis XIII, et que
Richelieu n'avait pu détruire entièrement sur les échafauds ni Louis XIV
éteindre dans les antichambres. Il y avait quelque chose de romanesque à
se ranger, jeune homme sous les bannières d'une femme, surtout lorsque
cette femme était la petite-fille du grand Condé. Et puis, on tient si
peu à la vie à vingt-six ans, qu'on la risque à chaque instant pour des
choses bien autrement futiles qu'une entreprise du genre de celle dont
d'Harmental était devenu le principal chef.

Aussi résolut-il de ne point perdre de temps à se mettre en mesure de
tenir les promesses qu'il avait faites. Il ne se dissimulait pas qu'à
compter de cette heure, il ne s'appartenait plus à lui-même, et que les
yeux de tous les conjurés, depuis ceux de Philippe V jusqu'à ceux de
l'abbé Brigaud, étaient fixés sur lui. Des intérêts suprêmes venaient se
rattacher à sa volonté, et de son plus ou moins de courage, de son plus
ou moins de prudence, allaient dépendre les destins de deux royaumes et
la politique du monde.

En effet, à cette heure, le régent était la clef de voûte de l'édifice
européen, et la France, qui n'avait point encore de contrepoids dans le
Nord, commençait à prendre, sinon par les armes, du moins par la
diplomatie, cette influence qu'elle n'a malheureusement pas toujours
conservée depuis. Placée, comme elle l'était, au centre du triangle
formé par les trois grandes puissances, les yeux fixés sur l'Allemagne,
un bras étendu vers l'Angleterre et l'autre vers l'Espagne, prête à se
tourner en amie ou en ennemie vers celui de ces trois États qui ne la
traiterait pas selon sa dignité, elle avait pris, depuis dix-huit mois
que le duc d'Orléans était arrivé aux affaires, une attitude de force
calme qu'elle n'avait jamais eue, même sous Louis XIV.

Cela tenait à la division d'intérêts qu'avaient amenée l'usurpation de
Guillaume d'Orange et l'avènement de Philippe V au trône. Fidèle à sa
vieille haine contre le stathouder de Hollande, qui avait refusé sa
fille, Louis XIV avait constamment appuyé les prétentions de Jacques II,
celles du chevalier de Saint-Georges. Fidèle à son pacte de famille avec
Philippe V, il avait constamment soutenu, de secours d'hommes et
d'argent, son petit-fils contre l'empereur, et, sans cesse affaibli par
cette double guerre qui lui avait coûté tant d'or et de sang, il en
avait été réduit à cette fameuse paix d'Utrecht qui lui apporta tant de
honte.

Mais à la mort du vieux roi tout avait changé, et le régent avait adopté
une marche non seulement nouvelle, mais opposée. Le traité d'Utrecht
n'était qu'une trêve, laquelle était rompue du moment où la politique de
l'Angleterre et de la Hollande ne poursuivait pas des intérêts communs
avec la politique française. En conséquence, le régent avait tout
d'abord tendu la main à George Ier et le traité de la triple alliance
avait été signé à La Haye, le 4 février 1717, par l'abbé Dubois au nom
de la France, par le général Cadogan au nom de l'Angleterre, et par le
pensionnaire Heinsius pour la Hollande. C'était un grand pas de fait
dans la pacification de l'Europe, mais ce n'était pas un pas définitif.
Les intérêts de l'Autriche et de l'Espagne demeuraient toujours en
suspens. Charles VI ne reconnaissait pas encore Philippe V comme roi
d'Espagne, et Philippe V, de son côté, n'avait pas voulu renoncer à ses
droits sur les provinces de la monarchie espagnole que le traité
d'Utrecht, en dédommagement du trône de Philippe II, avait cédées à
l'empereur.

Dès lors, le régent n'avait plus qu'une seule pensée. Celle d'amener,
par des négociations amicales, Charles VI à reconnaître Philippe V comme
roi d'Espagne, et à contraindre, par la force s'il le fallait, Philippe
V à abandonner ses prétentions sur les provinces transférées à
l'empereur.

C'était dans ce but qu'au moment même où nous avons commencé ce récit,
Dubois était à Londres, poursuivant le traité de la quadruple alliance
avec plus d'ardeur encore qu'il ne l'avait fait pour celui de La Haye.

Or, ce traité de la quadruple alliance, en réunissant en un seul
faisceau les intérêts de la France et de l'Angleterre, de la Hollande et
de l'Empire, neutralisait toute prétention de quelque autre État que ce
fût qui ne serait pas approuvée par les quatre puissances. Aussi
était-ce là tout ce que craignait au monde Philippe V, ou plutôt le
cardinal Alberoni; car, pour Philippe V, pourvu qu'il eût une femme et
un prie-Dieu, il ne s'occupait guère de ce qui se passait hors de sa
chambre et de sa chapelle.

Mais il n'en était point ainsi d'Alberoni. C'était une de ces fortunes
étranges comme les peuples en voient, de tout temps, avec un étonnement
toujours nouveau, pousser autour des trônes; c'était un de ces caprices
du destin que le hasard élève et brise, comme ces trombes gigantesques
que l'on voit s'avancer sur l'Océan menaçant de tout anéantir, et qu'un
caillou lancé par la main du dernier matelot fait retomber en vapeur;
c'était une de ces avalanches qui menacent d'engloutir les villes et de
combler les vallées, parce qu'un oiseau, en prenant son vol, a détaché
un flocon de neige du sommet des montagnes.

Ce serait une curieuse histoire à faire que celle des grands effets
produits par une petite cause depuis les Grecs jusqu'à nous.

L'amour d'Hélène amena la guerre de Troie et changea la face de la
Grèce. Le viol de Lucrèce chassa les Tarquins de Rome. Un mari insulté
conduisit Brennus au Capitole. La Cava introduisit les Maures en
Espagne. Une mauvaise plaisanterie écrite par un jeune fat sur la chaire
d'un vieux doge faillit bouleverser Venise. L'évasion de Dearbnorgil
avec Mac-Murchad produisit l'esclavage de l'Irlande. L'ordre donné à
Cromwell de descendre du vaisseau sur lequel il était déjà embarqué pour
se rendre en Amérique eut pour résultat l'exécution de Charles Ier et la
chute des Stuarts. Une discussion entre Louis XIV et Louvois, sur une
fenêtre de Trianon, causa la guerre de Hollande. Un verre d'eau répandu
sur la robe de _mistress_ Marsham priva le duc de Marlborough de son
commandement et sauva la France par la paix d'Utrecht. Enfin l'Europe
faillit être mise à feu et à sang parce que M. de Vendôme avait reçu
l'évêque de Parme assis sur sa chaise percée.

Ce fut la source de la fortune d'Alberoni.

Alberoni était né sous la hutte d'un jardinier. Enfant, il se fit
sonneur de cloches; jeune homme, il troqua son sarrau de toile pour un
petit collet. Il était d'humeur gaie et bouffonne. M. le duc de Parme
l'entendit rire un matin de si bon coeur, que le pauvre duc, qui ne
riait pas tous les jours, voulut savoir ce qui l'égayait ainsi, et le
fit appeler. Alberoni lui raconta je ne sais quelle aventure grotesque;
le rire gagna Son Altesse, et Son Altesse, s'apercevant qu'il était bon
de rire quelquefois, l'attacha à sa personne. Peu à peu, et tout en
s'amusant de ses contes, le duc trouva que son bouffon avait de
l'esprit, et comprit que cet esprit pourrait ne pas être incapable
d'affaires. Ce fut sur ces entrefaites que revint, très mortifié de
l'accueil qu'il avait reçu du généralissime de l'armée française, le
pauvre évêque de Parme, dont, en effet, on sait l'étrange réception. La
susceptibilité de cet envoyé pouvait compromettre les graves intérêts
que Son Altesse avait à débattre avec la France; Son Altesse jugea
qu'Alberoni était justement l'homme qu'il lui fallait pour n'être
humilié de rien, et envoya l'abbé achever la négociation que l'évêque
avait laissée interrompue.

Monsieur de Vendôme, qui ne s'était point gêné pour un évêque, ne se
gêna point pour un abbé, et il reçut le second ambassadeur de Son
Altesse comme il avait reçu le premier; mais, au lieu de suivre
l'exemple de son prédécesseur, Alberoni tira de la situation même où se
trouvait monsieur de Vendôme de si bouffonnes plaisanteries et de si
singulières louanges, que, séance tenante, l'affaire fut terminée, et
qu'il revint auprès du duc avec toutes choses arrangées à son souhait.

Ce fut une raison pour que le duc l'employât à une seconde affaire.
Cette fois, monsieur de Vendôme allait se mettre à table. Alberoni, au
lieu de lui parler d'affaires, lui demanda la permission de lui faire
goûter deux plats de sa façon, descendit à la cuisine et remonta une
soupe au fromage d'une main et un macaroni de l'autre. Monsieur de
Vendôme trouva la soupe si bonne qu'il voulut qu'Alberoni en mangeât
avec lui, à sa table. Au dessert Alberoni entama son affaire, et,
profitant de la disposition où le dîner avait mis monsieur de Vendôme,
il l'enleva à la pointe de sa fourchette. Son Altesse était émerveillée;
les plus grands génies qu'elle avait eus auprès d'elle n'en avaient
jamais fait autant.

Alberoni s'était bien gardé de donner sa recette au cuisinier. Aussi,
cette fois, ce fut monsieur de Vendôme qui fit demander au duc de Parme
s'il n'avait rien à traiter avec lui. Son Altesse n'eut pas de peine à
trouver un troisième motif d'ambassade, et envoya de nouveau Alberoni.
Celui-ci trouva moyen de persuader à son souverain que l'endroit où il
lui serait le plus utile était près de monsieur de Vendôme, et à
monsieur de Vendôme, qu'il n'y avait pas moyen de vivre sans soupe au
fromage et sans macaroni. En conséquence, monsieur de Vendôme l'attacha
à son service, lui laissa mettre la main à ses affaires les plus
secrètes, et finit par en faire son premier secrétaire.

Ce fut alors que monsieur de Vendôme passa en Espagne. Alberoni se mit
en relations avec madame des Ursins, et quand monsieur de Vendôme mourut
en 1712, à Tignaros, elle lui rendit auprès d'elle la position qu'il
avait eue auprès du défunt: c'était monter toujours. Au reste, depuis
son départ, Alberoni ne s'était point arrêté.

La princesse des Ursins commençait à se faire vieille, crime
irrémissible aux yeux de Philippe V. Elle résolut de chercher, pour
remplacer Marie de Savoie, une jeune femme, par l'intermédiaire de qui
elle pût continuer de régner sur le roi. Alberoni lui proposa la fille
de son ancien maître, la lui représenta comme une enfant sans caractère
et sans volonté, qui ne réclamerait jamais de la royauté autre chose que
le nom. La princesse des Ursins se laissa prendre à cette promesse, le
mariage fut arrêté, et la jeune princesse quitta l'Italie pour
l'Espagne.

Son premier acte d'autorité fut de faire arrêter la princesse des
Ursins, qui était venue au-devant d'elle en habit de cour, et de la
faire reconduire comme elle était, sans manteau, la poitrine découverte,
par un froid de dix degrés, dans une voiture dont un des gardes avait
cassé la glace avec son coude, à Burgos d'abord, puis en France, où elle
arriva, après avoir été forcée d'emprunter cinquante pistoles à ses
domestiques. Son cocher eut le bras gelé, et on le lui coupa.

Après sa première entrevue avec Élisabeth Farnèse, le roi d'Espagne
annonça à Alberoni qu'il était premier ministre.

De ce jour, grâce à la jeune reine, qui lui devait tout, l'ex-sonneur de
cloches avait exercé un empire sans bornes sur Philippe V.

Or, voici ce que rêvait Alberoni qui, ainsi que nous l'avons dit, avait
toujours empêché Philippe V de reconnaître la paix d'Utrecht. Si la
conjuration réussissait, si d'Harmental parvenait à enlever le duc
d'Orléans et à le conduire dans la citadelle de Tolède ou dans la
forteresse de Saragosse, Alberoni faisait reconnaître monsieur du Maine
pour régent, enlevait la France à la quadruple alliance; jetait le
chevalier de Saint-Georges avec une flotte sur les côtes d'Angleterre,
mettait la Prusse, la Suède et la Russie, avec lesquelles il avait un
traité d'alliance, aux prises avec la Hollande. L'Empire profitait de
leur lutte pour reprendre Naples et la Sicile, et assurait le
grand-duché de Toscane, prêt à rester sans maître par l'extinction des
Médicis, au second fils du roi d'Espagne; réunissait les Pays-Bas
catholiques à la France, donnait la Sardaigne aux ducs de Savoie,
Commachio au Pape, Mantoue aux Vénitiens; se faisait l'âme de la grande
ligue du Midi contre le Nord, et si Louis XV venait à mourir, couronnait
Philippe V roi de la moitié du monde.

Ce n'était pas mal calculé, on en conviendra, pour un faiseur de
macaroni.




Chapitre 8


Toutes ces choses étaient entre les mains d'un jeune homme de vingt-six
ans; il n'était donc point étonnant qu'il se fût quelque peu effrayé
d'abord de la responsabilité qui pesait sur lui. Comme il était au plus
fort de ses réflexions, l'abbé Brigaud entra. Il s'était déjà occupé du
futur logement du chevalier, et lui avait trouvé, n° 5 rue du
Temps-Perdu, entre la rue du Gros-Chenet et la rue Montmartre, une
petite chambre garnie, telle qu'il convenait à un pauvre jeune homme de
province qui venait chercher fortune à Paris. Il lui apportait en outre
deux mille pistoles de la part du prince de Cellamare. D'Harmental
voulait les refuser, car il lui semblait que de ce moment il n'agirait
plus selon sa conscience ou par dévouement, et qu'il se mettrait aux
gages d'un parti; mais l'abbé Brigaud lui fit comprendre que, dans une
pareille entreprise, il y avait des susceptibilités à vaincre et des
complices à payer, et que d'ailleurs, si l'affaire réussissait, il lui
faudrait partir à l'instant même pour l'Espagne et s'ouvrir peut-être le
chemin à force d'or.

Brigaud emporta un costume complet du chevalier pour lui acheter des
habits à sa taille, et simples comme il convenait qu'en portât un jeune
homme qui postulait une place de commis dans un ministère. C'était un
homme précieux que l'abbé Brigaud.

D'Harmental passa le reste de la journée à faire les préparatifs de son
prétendu voyage, ne laissa point, en cas d'événements fâcheux, une seule
lettre qui pût compromettre un ami; puis, lorsque la nuit fut venue, il
s'achemina vers la rue Saint-Honoré, où, grâce à la Normande, il
espérait avoir des nouvelles du capitaine Roquefinette.

En effet, du moment où on lui avait parlé d'un lieutenant pour son
entreprise, il avait aussitôt pensé à cet homme que le hasard lui avait
fait rencontrer, et qui lui avait donné, en lui servant de second, une
preuve de son insoucieux courage. Il n'avait eu besoin que de jeter un
coup d'oeil sur lui pour reconnaître un de ces aventuriers, reste des
condottieri du moyen âge, toujours prêts à vendre leur sang à quiconque
en offre un bon prix, que la paix pousse sur le pavé, et qui alors
mettent leur épée, devenue inutile à l'État, au service des individus.
Un tel homme devait avoir de ces relations sombres et mystérieuses avec
quelques-uns de ces individus sans nom comme il s'en trouve toujours à
la base des conspirations; machines que l'on fait agir sans qu'elles
sachent elles-mêmes ni quel est le ressort qui les met en jeu; ni quel
est le résultat qu'elles produisent, qui, soit que les choses échouent,
soit qu'elles réussissent, se dispersent au bruit qu'elles font en
éclatant au-dessus de leur tête, et qu'on est tout étonné de voir
disparaître dans les bas-fonds de la populace, comme ces fantômes qui
s'abîment, après la pièce, à travers les trappes d'un théâtre bien
machiné.

Le capitaine Roquefinette était donc indispensable aux projets du
chevalier, et comme on devient superstitieux en devenant conspirateur,
d'Harmental commençait à croire que c'était Dieu lui-même qui le lui
avait amené par la main.

Le chevalier sans être une pratique, était une connaissance de la
Fillon. C'était du bon ton, à cette époque, d'aller quelquefois au moins
se griser chez cette femme quand on n'y allait pas pour autre chose.
Aussi, d'Harmental n'était-il pour elle ni son fils, nom qu'elle donnait
familièrement aux habitués, ni son compère, nom qu'elle réservait à
l'abbé Dubois; c'était tout simplement monsieur le chevalier, marque de
considération qui aurait fort humilié la plupart des jeunes gens de
l'époque. La Fillon fut donc assez étonnée lorsque d'Harmental après
l'avoir fait appeler, lui demanda s'il ne pourrait point parler à celle
de ses pensionnaires qui était connue sous le nom de la Normande.

--Ô mon Dieu! monsieur le chevalier, lui dit-elle, je suis vraiment
désolée qu'une chose comme cela arrive à vous, que j'aurais voulu
attacher à la maison, mais la Normande est justement retenue jusqu'à
demain soir.

--Peste! dit le chevalier, quelle rage!

--Oh! ce n'est pas une rage, reprit la Fillon, c'est un caprice d'un
vieil ami à qui je suis toute dévouée.

--Quand il a de l'argent, bien entendu.

--Eh bien! voilà ce qui vous trompe. Je lui fais crédit jusqu'à une
certaine somme. Que voulez-vous, c'est une faiblesse, mais il faut bien
être reconnaissante. C'est lui qui m'a lancée dans le monde, car, telle
que vous me voyez, monsieur le chevalier, moi qui ai eu ce qu'il y a de
mieux à Paris; à commencer par monsieur le régent, je suis fille d'un
pauvre porteur de chaise. Oh! je ne suis pas comme la plupart de vos
belles duchesses qui renient leur origine, et comme les trois quarts de
vos ducs et pairs qui se font fabriquer des généalogies. Non, ce que je
suis, je le dois à mon mérite, et j'en suis fière.

--Alors, dit le chevalier, qui avait peu de curiosité, dans la situation
d'esprit où il se trouvait, pour l'histoire de la Fillon, si
intéressante qu'elle fût, vous dites que la Normande sera ici demain
soir?

--Elle y est, monsieur le chevalier, elle y est; seulement, comme je
vous le dis, elle est à faire des folies avec mon vieux reître de
capitaine.

--Dites donc, ma chère présidente (c'était le nom qu'on donnait
quelquefois à la Fillon, depuis certain quiproquo qu'elle avait eu avec
une présidente qui avait l'avantage de porter le même nom qu'elle),
est-ce que par hasard votre capitaine serait mon capitaine?

--Comment se nomme le vôtre?

--Le capitaine Roquefinette.

--C'est lui-même!

--Il est ici?

--En personne.

--Eh bien! c'est à lui justement que j'ai affaire, et je ne demandais la
Normande que pour avoir l'adresse du capitaine.

--Alors, tout va bien, répondit la présidente.

--Ayez donc la bonté de le faire demander.

--Oh! il ne descendra pas, quand ce serait le régent lui-même qui aurait
à lui parler. Si vous voulez le voir, il faut monter.

--Et où cela?

--À la chambre n° 2, celle où vous avez soupé l'autre soir avec le
baron de Valef. Oh! quand il a de l'argent, rien n'est trop bon pour
lui. C'est un homme qui n'est que capitaine, mais qui a un coeur de roi.

--De mieux en mieux! dit d'Harmental en montant l'escalier sans que le
souvenir de la mésaventure qui lui était arrivée dans cette chambre eût
le pouvoir de détourner sa pensée de la nouvelle direction qu'elle avait
prise; un coeur de roi, ma chère présidente! c'est justement ce qu'il me
faut.

Quand d'Harmental n'aurait pas connu la chambre en question, il n'aurait
pas pu se tromper, car, arrivé sur le premier palier, il entendit la
voix du brave capitaine qui lui eût servi de guide.

--Allons, mes petits amours, disait-il, le troisième et dernier couplet,
et de l'ensemble à la reprise. Puis il entonna d'une magnifique voix de
basse:

          _Grand saint Roch, notre unique bien,_
          _Écoutez un peuple chrétien_
          _Accablé de malheurs, menacé de la peste;_
          _Nous ne craindrons rien de funeste._
          _Venez nous secourir, soyez notre soutien._
          _Détournez de sur nous la colère céleste._
          _Mais n'amenez pas votre chien,_
          _Nous n'avons pas de pain de reste._
          _Quatre ou cinq voix de femmes reprirent en choeur:_
          _Mais n'amenez pas votre chien,_
          _Nous n'avons pas de pain de reste._

--C'est mieux, dit le capitaine, c'est mieux; passons maintenant à la
bataille de Malplaquet.

--Oh! nenni, dit une voix. Votre bataille, j'en ai assez!

--Comment, tu as assez de ma bataille! une bataille où je me suis trouvé
en personne, morbleu!

--Oh! ça m'est bien égal! j'aime mieux une romance que toutes vos
méchantes chansons de guerre, pleines de jurons qui offensent le bon
Dieu!

Et elle se mit à chanter.

          _Linval aimait Arsène..._
          _Il ne put l'oublier._

--Silence! dit le capitaine. Est-ce que je ne suis plus le maître ici?
Tant que j'aurai de l'argent, je yeux qu'on m'amuse à ma manière. Quand
je n'aurai plus le sou, ce sera autre chose: vous me chanterez vos
guenilles de complaintes, et je n'aurai plus rien à dire.

Il paraît que les convives du capitaine trouvèrent qu'il n'était pas de
la dignité de leur sexe de souscrire aveuglément à une pareille
prétention, car il se fit une telle rumeur que d'Harmental jugea qu'il
était temps de mettre le holà; en conséquence, il frappa à la porte.

--Tournez la bobinette, dit le capitaine, et la chevillette cherra.

En effet, contre toute probabilité la clef était restée à la serrure.
D'Harmental suivit donc de point en point l'instruction qui lui était
donnée dans la langue du Petit Chaperon rouge, et ayant ouvert la porte,
il se trouva en face du capitaine, couché sur le tapis, devant les
restes d'un copieux dîner, appuyé sur des coussins, une camisole de
femme sur les épaules, une grande pipe à la bouche et une nappe roulée
autour de sa tête en guise de turban. Trois ou quatre filles étaient
autour de lui. Sur un fauteuil était déposé son habit, auquel on
remarquait un ruban nouveau, son chapeau qui avait un galon neuf, et
Colichemarde, cette fameuse épée qui avait inspiré à Ravanne sa
facétieuse comparaison avec la maîtresse-broche de madame sa mère.

--Comment! c'est vous, chevalier! s'écria le capitaine.

Vous me trouvez comme monsieur de Bonneval, dans mon sérail et au milieu
de mes odalisques. Vous ne connaissez pas monsieur de Bonneval,
mesdemoiselles? C'est un pacha à trois queues de mes amis, qui, comme
moi, ne pouvait pas souffrir les romances, mais qui entendait, un peu
bien le maniement de la vie. Dieu me garde une fin comme la sienne!
c'est tout ce que je lui demande.

--Oui, c'est moi, capitaine, dit d'Harmental, ne pouvant s'empêcher de
rire du groupe grotesque qu'il avait sous les yeux. Je vois que vous ne
m'aviez pas donné une fausse adresse, et je vous félicite de votre
véracité.

--Soyez le bienvenu, chevalier, dit le capitaine. Mesdemoiselles, je
vous prie de servir monsieur exactement, comme, vous me traitez en
toutes choses, et de lui chanter les chansons qu'il voudra.

Asseyez-vous donc, chevalier, et mangez et buvez, comme si vous étiez
chez vous, attendu que c'est votre cheval que nous buvons et mangeons.
Il y est déjà passé plus d'à moitié, pauvre animal! mais les restes en
sont bons.

--Merci, capitaine. Je viens de dîner moi-même, et je n'ai qu'un mot à
vous dire, si vous le permettez.

--Non, pardieu! je ne le permets pas, dit le capitaine; à moins que ce
ne soit encore pour une rencontre. Oh! cela passe avant tout! Si c'est
pour une rencontre, à la bonne heure! La Normande, allonge-moi ma
brette!

--Non, capitaine, c'est pour affaire.

--Si c'est pour affaire, votre serviteur de tout mon coeur, chevalier!
Je suis plus tyran que le tyran de Thèbes ou de Corinthe, Archias,
Pélopidas, Léonidas, je ne sais plus quel Olibrius en as qui renvoyait
les affaires au lendemain. Moi, j'ai de l'argent jusqu'à demain soir.
Donc, après-demain matin les affaires sérieuses.

--Mais; du moins, après-demain, capitaine, dit d'Harmental, je puis
compter sur vous, n'est-ce pas?

--À la vie, à la mort, chevalier!

--Je crois aussi que l'ajournement est plus prudent.

--Prudentissime, dit le capitaine. Athénaïs, rallume-moi ma pipe.

--À après-demain donc.

--À après-demain. Mais où vous retrouverai-je?

--Promenez-vous de dix à onze heures du matin dans la rue du
Temps-Perdu, regardez de temps en temps en l'air; on vous appellera de
quelque part.

--C'est dit, chevalier, de dix à onze heures du matin. Pardon, si je ne
vous reconduis pas, mais ce n'est pas l'habitude des Turcs.

Le chevalier fit un signe de la main qu'il le dispensait de cette
formalité, et, ayant fermé la porte derrière lui commença de descendre
l'escalier. Il n'en était pas à la quatrième marche, qu'il entendit le
capitaine, fidèle à ses premières idées, entonner à tue-tête cette
fameuse chanson des dragons de Malplaquet qui fit peut-être couler
autant de sang en duel qu'il y en avait eu de répandu sur le champ de
bataille.




Chapitre 9


Le lendemain, l'abbé Brigaud arriva chez le chevalier à la même heure
que la veille. C'était un homme d'une exactitude parfaite. Il apportait
trois choses fort utiles au chevalier: des habits, un passeport, et le
rapport de la police du prince de Cellamare sur ce que devait faire
monsieur le Régent dans la présente journée du 24 mars 1718.

Les habits étaient simples, comme il convient à un cadet de bonne
bourgeoisie qui vient chercher fortune à Paris. Le chevalier les essaya,
et, grâce à sa bonne mine, il se trouva que, tout simples qu'ils
étaient, ils lui allaient à ravir. L'abbé Brigaud secoua la tête: il
aurait mieux aimé que le chevalier eût moins belle tournure; mais
c'était un malheur irréparable, et il lui fallut s'en consoler.

Le passeport était au nom _del senior_ Diégo, intendant de la noble
maison d'Oropesa, lequel avait mission de ramener en Espagne une espèce
de maniaque, bâtard de la susdite maison, dont la folie était de se
croire régent de France. Cette précaution allait, comme on le voit,
au-devant, de toutes les réclamations que le duc d'Orléans aurait pu
faire du fond de sa voiture. Et comme le passeport était fort en règle,
du reste, signé du prince de Cellamare et visé par messire Voyer
d'Argenson, il n'y avait aucun motif pour que le régent, une fois dans
le carrosse, ne fît pas bonne route jusqu'à Pampelune, où tout serait
dit. La signature surtout de messire Voyer d'Argenson était imitée avec
une vérité qui faisait le plus grand honneur aux calligraphes du prince
de Cellamare. Quant au rapport, c'était un chef-d'oeuvre de clarté et de
ponctualisme. Nous le reproduisons textuellement afin de donner à la
fois une idée de la façon de vivre du prince et de la manière dont était
faite la police de l'ambassadeur d'Espagne. Ce rapport était daté de
deux heures de la nuit.

«Aujourd'hui, le régent se lèvera tard: il y a eu souper dans les petits
appartements. Madame d'Averne y assistait pour la première fois, en
remplacement de madame de Parabère. Les autres femmes étaient la
duchesse de Falaris et Saleri, dames d'honneur de Madame. Les hommes
étaient le marquis de Broglie, le comte de Nocé, le marquis de Canillac,
le duc de Brancas, et le chevalier de Simiane. Quant au marquis de
Lafare et à monsieur de Fargy, ils étaient retenus dans leur lit par une
indisposition dont on ignore la cause.

À midi le conseil aura lieu. Le régent doit y communiquer au duc du
Maine, au prince de Conti, au duc de Saint-Simon, au duc de Guiche,
etc., le projet de traité de la quadruple alliance, que lui a envoyé
l'abbé Dubois, en annonçant son retour pour dans trois ou quatre jours.

Le reste de la journée est donné tout entier à la paternité. Avant-hier,
monsieur le régent a marié une fille qu'il avait eue de la Desmarets, et
qui avait été élevée chez les religieuses de Saint-Denis. Elle dîne avec
son mari au Palais-Royal, et après le dîner, monsieur le régent la
conduit à l'Opéra, dans la loge de madame Charlotte de Bavière. La
Desmarets, qui n'a pas vu sa fille depuis six ans, est prévenue que, si
elle veut la voir, elle peut venir au théâtre.

Monsieur le régent, malgré son caprice pour madame d'Averne, fait
toujours la cour à la marquise de Sabran. La marquise se pique encore de
fidélité, non pas à son mari, mais au duc de Richelieu. Pour avancer ses
affaires, monsieur le régent a nommé hier monsieur de Sabran son maître
d'hôtel.»

--J'espère que voilà de la besogne bien faite, dit l'abbé Brigaud,
lorsque le chevalier eut achevé ce rapport.

--Ma foi! oui, mon cher abbé, répondit d'Harmental; mais si le régent ne
nous donne pas dans l'avenir de meilleures occasions d'exécuter notre
entreprise, il ne me sera pas facile de le conduire en Espagne.

--Patience! patience! dit Brigaud; il y a temps pour tout. Le régent
nous offrirait une occasion aujourd'hui que vous ne seriez probablement
pas en mesure d'en profiter.

--Non. Vous avez raison.

--Alors, vous voyez que ce que Dieu fait est bien fait: Dieu nous laisse
la journée d'aujourd'hui, profitons-en pour déménager.

Le déménagement n'était ni long ni difficile. D'Harmental prit son
trésor, quelques livres, le paquet qui contenait sa garde-robe, monta en
voiture, se fit conduire chez l'abbé, renvoya sa voiture en disant qu'il
allait le soir à la campagne, et serait absent dix ou douze jours, et
qu'on n'eût pas à s'inquiéter de lui; puis, ayant changé ses habits
élégants contre ceux qui convenaient au rôle qu'il allait jouer, il
alla, conduit par l'abbé Brigaud, prendre possession de son nouveau
logement.

C'était une chambre, ou plutôt une mansarde, avec un cabinet, située au
quatrième, rue du Temps-Perdu, n° 5, laquelle est aujourd'hui la rue
Saint-Joseph. La propriétaire de la maison était une connaissance de
l'abbé Brigaud; aussi, grâce à sa recommandation, avait-on fait pour le
jeune provincial quelques frais extraordinaires. Il y trouva des rideaux
d'une blancheur parfaite, du linge d'une finesse extrême, une apparence
de bibliothèque toute garnie, de sorte qu'il vit du premier coup d'oeil
que, s'il n'était pas aussi bien que dans son appartement de la rue
Richelieu, il serait au moins d'une façon tolérable.

Madame Denis, c'était le nom de l'amie de l'abbé Brigaud, attendait son
futur locataire pour lui faire elle-même les honneurs de sa chambre;
elle lui en vanta tous les agréments, lui assura que, n'était la dureté
des temps, il ne l'aurait pas eue pour le double; lui certifia que sa
maison était une des mieux famées du quartier, lui promit que le bruit
ne le dérangerait pas de son travail, attendu que la rue étant trop
étroite pour que deux voitures y passassent de front, il était très rare
que les cochers s'y hasardassent; toutes choses auxquelles le chevalier
répondit d'une façon si modeste, qu'en redescendant au premier étage,
qu'elle habitait, madame Denis recommanda au concierge et à sa femme les
plus grands égards pour son nouveau commensal.

Ce jeune homme, quoiqu'il pût certainement lutter de bonne mine avec les
plus fiers seigneurs de la cour lui paraissait bien loin d'avoir,
surtout à l'égard des femmes, les manières lestes et hardies que les
muguets de l'époque croyaient qu'il était de bon ton d'affecter. Il est
vrai que l'abbé Brigaud, au nom de la famille de son pupille, avait payé
un trimestre d'avance.

Un instant après, l'abbé descendit à son tour chez madame Denis, qu'il
acheva d'édifier sur le compte de son jeune protégé, qui, dit-il, ne
recevrait absolument personne autre que lui et un vieil ami de son père.
Ce dernier, malgré des façons un peu brusques qu'il avait prises dans
les camps, était un seigneur très recommandable. D'Harmental avait cru
devoir user de cette précaution pour que l'apparition du capitaine
n'effarouchât point trop la bonne madame Denis dans le cas où, par
hasard, elle viendrait à le rencontrer.

Resté seul, le chevalier, qui avait déjà fait l'inventaire de sa
chambre, résolut, pour se distraire, de faire celui du voisinage; il
ouvrit sa croisée et commença l'inspection de tous les objets que la vue
pouvait embrasser.

Il put se convaincre tout d'abord de la vérité de l'observation que
madame Denis avait faite relativement à la rue. À peine avait-elle dix
ou douze pieds de large, et, du point élevé d'où les regards du
chevalier plongeaient, elle lui paraissait plus étroite encore; ce peu
de largeur, qui pour tout autre locataire eût sans doute été un défaut,
lui parut au contraire une qualité, car il calcula aussitôt que dans le
cas où il serait poursuivi, à l'aide d'une planche posée sur sa fenêtre
et sur la fenêtre percée vis-à-vis, il pouvait passer de l'autre côté de
la rue. Il était donc important d'établir, à tout événement, avec les
locataires de la maison en face des relations de bon voisinage.

Malheureusement chez le voisin ou chez la voisine on paraissait peu
disposé à la sociabilité; non seulement la fenêtre était hermétiquement
fermée, comme le comportait l'époque de l'année dans laquelle on se
trouvait, mais encore les rideaux de mousseline qui pendaient derrière
les vitres étaient si exactement tirés qu'ils ne présentaient pas la
plus petite ouverture par laquelle le regard pût pénétrer. Une seconde
fenêtre, qui paraissait appartenir à la même chambre, était close avec
une égale précision.

Plus favorisée que celle de madame Denis, la maison en face de la sienne
avait un cinquième étage, ou plutôt une terrasse. Une dernière chambre
mansardée, et qui était située juste au-dessus de la fenêtre si
exactement fermée, donnait sur cette terrasse. C'était, selon toutes
probabilités, la résidence d'un agronome distingué car il était parvenu,
à force de patience, de temps et de travail à transformer cette terrasse
en un jardin qui contenait, dans douze ou quinze pieds carrés, un jet
d'eau, une grotte et un berceau. Il est vrai que le jet d'eau n'allait
qu'à l'aide d'un réservoir supérieur, alimenté l'hiver par l'eau du
ciel, et l'été par celle que le propriétaire y versait lui-même; il est
vrai également que la grotte, toute garnie de coquillages et surmontée
d'une petite forteresse en bois, paraissait destinée dans quelque cas
que ce fût, à abriter, non pas un être humain, mais purement et
simplement un individu de la race canine; il est vrai enfin que le
berceau, entièrement dépouillé, par l'âpreté de l'hiver, du feuillage
qui en faisait le charme principal, ressemblait pour le moment à une
immense cage à poulets.

D'Harmental admira l'active industrie du bourgeois de Paris, qui
parvient à se créer une campagne sur le bord de sa fenêtre, sur le coin
d'un toit, et jusque dans le sillon de sa gouttière. Il murmura le
fameux vers de Virgile. _Ô fortunatos nimium!_ et puis la brise étant
assez froide, comme il n'apercevait qu'une suite assez monotone de
toits, de cheminées et de girouettes, il referma sa croisée, mit bas son
habit, s'enveloppa d'une robe qui avait le défaut d'être un peu trop
confortable pour la situation présente de son maître, s'assit dans un
assez bon fauteuil, allongea ses pieds sur ses chenets, étendit la main
vers un volume de l'abbé de Chaulieu, et se mit, pour se distraire, à
lire les vers adressés à mademoiselle Delaunay, dont lui avait parlé le
marquis de Pompadour, et qui acquéraient pour lui un nouvel intérêt
depuis qu'il en connaissait l'histoire.

Le résultat de cette lecture fut que le chevalier, tout en souriant de
l'amour octogénaire du bon abbé, s'aperçut que, plus malheureux que lui
peut-être, il avait le coeur parfaitement vide. Sa jeunesse, son
courage, son élégance, son esprit fier et aventureux, lui avaient valu
force belles fortunes; mais dans tout cela il n'avait jamais rendu que
ce qu'on lui offrait, c'est-à-dire des liaisons éphémères. Un instant il
avait cru aimer madame d'Averne, et être aimé d'elle; mais de la part de
la belle inconstante, cette grande passion n'avait pas tenu contre une
corbeille de fleurs et de pierreries, et contre la vanité de plaire au
régent. Avant que cette infidélité ne fût faite, le chevalier avait cru
qu'il serait au désespoir de cette infidélité: elle avait eu lieu, il en
avait la preuve; il s'était battu, parce qu'à cette époque on se battait
à propos de tout, ce qui tenait probablement à ce que le duel fût
sévèrement défendu; puis enfin il s'était aperçu du peu de place que
tenait dans son coeur le grand amour auquel cependant il avait cru
livrer son coeur tout entier. Il est vrai que les événements advenus
depuis trois ou quatre jours avaient nécessairement entraîné son esprit
vers d'autres pensées, mais le chevalier ne se dissimulait pas qu'il
n'en eût point été ainsi s'il avait été réellement amoureux. Un grand
désespoir ne lui eût guère permis d'aller chercher une distraction au
bal masqué, et s'il n'était point allé au bal masqué, aucun des
événements qui s'étaient succédé d'une manière si rapide et si
inattendue n'aurait eu son développement, n'ayant pas eu son point de
départ. Le résultat de tout cela fut que le chevalier resta convaincu
qu'il était parfaitement incapable d'une grande passion, et qu'il était
seulement destiné à se rendre coupable envers les femmes d'une foule de
ces charmantes scélératesses qui mettaient à cette époque un jeune
seigneur à la mode. En conséquence, il se leva, fit dans sa chambre
trois tours d'un air conquérant, poussa un profond soupir en pensant à
quelle époque éloignée étaient probablement remis ces beaux projets, et
revint à pas lents de sa glace à son fauteuil.

Pendant le trajet, il s'aperçut que la fenêtre en face de la sienne, une
heure auparavant si hermétiquement fermée, était enfin toute grande
ouverte. Il s'arrêta par un mouvement machinal, écarta son rideau, et
plongea les yeux dans l'appartement qu'on livrait ainsi à son
investigation.

C'était une chambre, selon toute apparence, occupée par une femme. Près
de la croisée, sur laquelle une charmante petite levrette blanche et
café au lait appuyait, en regardant curieusement dans la rue, ses deux
pattes fines et élégantes, était un métier à broder. Au fond, en face de
la fenêtre, un clavecin tout ouvert se reposait entre deux harmonies.
Quelques pastels, encadrés dans des cadres de bois noir relevé d'un
petit filet d'or, étaient appendus aux murs recouverts d'un papier
perse, et des rideaux d'indienne du même dessin que le papier
retombaient derrière ces autres rideaux de mousseline si scrupuleusement
appliqués aux carreaux. Par la seconde fenêtre entrebâillée, on
apercevait les rideaux d'une alcôve qui probablement renfermait un lit.
Le reste du mobilier était parfaitement simple, mais d'une harmonie
charmante, qui était due évidemment, non pas à la fortune, mais au goût
de la modeste habitante de ce petit réduit. Une vieille femme balayait,
époussetait et rangeait, profitant de l'absence de la maîtresse du logis
pour faire cette besogne de ménage; car on ne voyait qu'elle dans la
chambre, et cependant il était clair que ce n'était pas elle qui
l'habitait.

Tout à coup la physionomie de la levrette, dont les grands yeux avaient
erré jusque-là de tous côtés avec l'insouciance aristocratique
particulière à cet animal, parut s'animer; elle pencha la tête dans la
rue, puis, avec une légèreté et une adresse miraculeuses, elle sauta sur
le rebord de la fenêtre et s'assit en dressant les oreilles et en levant
une de ses pattes de devant. Le chevalier comprit alors à ces signes que
la locataire de la petite chambre s'approchait; il ouvrit aussitôt sa
croisée. Malheureusement, il était déjà trop tard, la rue était
solitaire. Au même moment la levrette sauta de la fenêtre dans
l'appartement, et courut à la porte. D'Harmental en augura que la jeune
dame montait l'escalier, et, pour la voir plus à son aise, il se rejeta
en arrière et se cacha au moyen de son rideau; mais la vieille femme
vint à la fenêtre et la referma. Le chevalier ne s'attendait pas à ce
dénouement, aussi en fut-il d'abord tout désappointé; il referma sa
fenêtre à son tour, et revint étendre ses pieds sur ses chenets.

La chose n'était pas fort distrayante, et ce fut alors que le chevalier,
si répandu et si occupé habituellement de toutes ces petites choses de
société qui deviennent le fond de la vie pour un homme du monde, sentit
dans quel isolement il allait se trouver pour peu que sa retraite se
prolongeât. Il se souvint qu'autrefois aussi il avait joué du clavecin
et dessiné, et il lui sembla que, s'il avait la moindre épinette et
quelques pastels, il prendrait le temps en patience. Il sonna le
concierge et lui demanda où l'on pourrait se procurer ces objets. Le
concierge répondit que tout surcroît de meubles était naturellement au
compte du locataire, et que s'il voulait un clavecin il lui faudrait le
louer; que, quant aux pastels, on en trouvait chez le papetier dont la
boutique faisait le coin de la rue de Cléry et de la rue du Gros-Chenet.

D'Harmental donna un double louis au concierge, et lui signifia que dans
une demi-heure il désirait avoir une épinette, et tout ce qu'il lui
fallait pour dessiner. Le double louis était un argument dont il avait
senti plus d'une fois l'efficacité. Cependant, se reprochant de l'avoir
employé cette fois avec une légèreté qui donnait un démenti à sa
position apparente, il rappela le concierge et lui dit qu'il entendait
bien, pour son double louis, avoir non seulement papier et pastel, mais
encore la location du clavecin payée pour un mois. Le concierge répondit
qu'à la rigueur, et parce qu'il marchanderait comme pour lui-même, la
chose était possible, mais que bien certainement il lui faudrait payer
le transport. D'Harmental y consentit. Une demi heure après, il était en
possession des objets demandés, tant Paris était déjà une ville
merveilleuse pour tout enchanteur qui avait une baguette d'or.

Le concierge, en redescendant, dit à sa femme que si le jeune homme du
quatrième ne regardait pas de plus près à son argent, il pourrait bien
ruiner sa famille; et il lui montra deux écus de six francs qu'il avait
économisés sur le double louis de leur locataire. La femme prit les deux
écus des mains de son mari, en l'appelant ivrogne, et elle les serra
dans un sac de peau caché sous un amas de vieilles nippes, en déplorant
le malheur des pères et mères qui se saignent pour de pareils
garnements.

Ce fut l'oraison funèbre du double louis du chevalier




Chapitre 10


Pendant ce temps, D'Harmental s'était assis devant son épinette, et
tapait dessus de son mieux; le marchand y avait mis une sorte de
conscience et lui avait envoyé un instrument à peu près d'accord, de
sorte que le chevalier s'aperçut qu'il faisait merveille, et commença à
croire qu'il était né avec le génie de la musique, et qu'il ne lui avait
manqué jusqu'alors qu'une circonstance comme celle où il se trouvait
pour que ce génie se développât. Sans doute il y avait quelque chose de
vrai au fond de tout cela, car au milieu d'une trille des plus
éblouissantes, il vit, de l'autre coté de la rue, cinq petits doigts qui
soulevaient délicatement le rideau pour reconnaître d'où venait cette
harmonie inaccoutumée. Malheureusement, à la vue de ces petits doigts,
le chevalier oublia sa musique, se retourna vivement sur son tabouret
dans l'espérance d'apercevoir une figure derrière la main. Cette
manoeuvre, mal calculée le perdit. La maîtresse de la petite chambre
surprise en flagrant délit de curiosité, laissa retomber le rideau.
D'Harmental, blessé de cette pruderie, s'en alla fermer sa fenêtre, et
pendant, tout le reste de la journée il bouda sa voisine.

La soirée se passa à dessiner, à lire et à jouer du clavecin. Le
chevalier n'aurait jamais cru qu'il y avait tant de minutes dans une
heure, et tant d'heures dans un jour. À dix heures du soir, il sonna le
concierge afin de lui donner ses ordres pour le lendemain. Mais le
concierge ne répondit pas: il était couché depuis longtemps. Madame
Denis avait dit vrai: sa maison était une maison tranquille. D'Harmental
apprit alors qu'il y avait des gens qui se mettaient au lit au moment où
il avait l'habitude de monter en voiture pour commencer ses visites.
Cela lui donna fort à penser sur les moeurs étranges de cette classe
infortunée de la société qui, ne connaissait ni l'Opéra ni les petits
soupers, et qui dormait la nuit et veillait le jour. Il pensa qu'il
fallait venir dans la rue du Temps-Perdu pour voir de pareilles choses,
et il se promit bien d'en égayer ses amis quand il pourrait leur
raconter cette singularité.

Cependant une chose lui fit plaisir, c'est que sa voisine veillait comme
lui: cela indiquait en elle un esprit supérieur à celui des vulgaires
habitants de la rue du Temps-Perdu. D'Harmental croyait encore que l'on
ne veillait que parce qu'on n'avait pas envie de dormir ou parce que
l'on avait envie de s'amuser. Il oubliait ceux qui veillent parce qu'ils
ne peuvent pas faire autrement.

À minuit, la lumière s'éteignit dans la chambre en face, et d'Harmental
à son tour se décida à se coucher.

Le lendemain, à huit heures, l'abbé Brigaud était chez lui; il présenta
à Harmental le second rapport de la police secrète du prince de
Cellamare.

Celui-ci était conçu en ces termes:

«Trois heures du matin.

Vu la conduite régulière qu'il a menée hier, M. le régent a donné
l'ordre qu'on le réveillât à neuf heures.

Il recevra quelques personnes désignées à son lever.

De dix heures à midi, il y aura audience publique.

De midi à une heure, M. le régent travaillera à ses espionnages avec La
Vrillière et Leblanc.

De une heure à deux, il ouvrira les lettres avec Torcy.

À deux heures et demie, il passera au conseil de régence et fera visite
au roi.

À trois heures, il se rendra au jeu de courte paume de la rue de Seine,
pour soutenir avec Brancas et Canillac un défi contre le duc de
Richelieu, le marquis de Broglie et le comte de Gacé.

À six heures, il ira souper au Luxembourg chez madame la duchesse de
Berry; et il y passera la soirée.

De là, il reviendra, sans gardes, au Palais-Royal, à moins que la
duchesse de Berry ne lui donne une escorte des siens.»

--Peste! sans gardes, mon cher abbé. Que pensez-vous de cela? dit
d'Harmental tout en se mettant à sa toilette. Est-ce que l'eau ne vous
en vient pas à la bouche?

--Sans gardes, oui, répondit l'abbé; mais avec des coureurs, mais avec
des piqueurs, mais avec un cocher, tous gens, qui se battent très peu,
il est vrai, mais qui crient très haut. Oh! patience, patience, mon
jeune ami! Vous êtes donc bien pressé d'être grand d'Espagne?

--Non, mon cher abbé; mais, je suis pressé de ne pas vivre dans une
mansarde où tout me manque et où je suis obligé de faire ma toilette
tout seul, comme vous voyez. Vous croyez donc que ce n'est rien que de
se coucher à dix heures le soir et de s'habiller sans valet de chambre
le matin?

--Oui, mais, vous avez de la musique, reprit l'abbé.

--Ah! en effet, dit d'Harmental. L'abbé, ouvrez donc ma fenêtre, je vous
prie, que l'on voie que je reçois, bonne compagnie. Cela me fera honneur
auprès de mes voisins.

--Tiens, tiens, tiens! dit l'abbé en faisant ce dont le priait le
chevalier; mais ce n'est pas mal du tout, cela.

--Comment! pas mal, reprit à son tour d'Harmental, mais c'est très bien
au contraire: c'est de l'Armide, par dieu! Le diable m'emporte si je
croyais trouver cela au quatrième étage, et rue du Temps-Perdu!

--Chevalier, je vous prédis une chose, dit l'abbé: c'est que, pour peu
que la chanteuse soit jeune et jolie, nous aurons dans huit jours autant
de peine à vous faire sortir d'ici que nous en avons maintenant à vous y
faire rester.

--Mon cher abbé, répondit d'Harmental en secouant la tête, si votre
police était aussi bien faite que celle du prince de Cellamare, vous
sauriez que je suis guéri de l'amour pour longtemps; et la preuve, la
voici: ne croyez pas que je passe mes journées à soupirer, je vous
prierai donc, en descendant, de m'envoyer quelque chose comme un pâté et
une douzaine de bouteilles d'excellents vins. Je m'en rapporte à vous:
je sais que vous êtes connaisseur; d'ailleurs, envoyées par vous, elles
témoigneront d'une attention de tuteur; achetées par moi, elles
témoigneraient d'une débauche de pupille, et j'ai ma réputation
provinciale à garder à l'endroit de madame Denis.

--C'est juste; je ne vous demande pas pourquoi faire; je m'en rapporte à
vous.

--Et vous avez raison, mon cher abbé; c'est pour le bien de la cause.

--Dans une heure, le pâté et le vin seront ici.

--Quand vous reverrai-je?

--Demain probablement.

--Ainsi donc, à demain.

--Vous me renvoyez?

--J'attends quelqu'un.

--Toujours pour la bonne cause?

--Je vous en réponds. Allez, et que Dieu vous garde!

--Restez, et que le diable ne vous tente pas! Souvenez-vous que c'est la
femme qui nous a fait chasser tous autant que nous sommes du paradis
terrestre. Défiez-vous de la femme!

--Amen! dit le chevalier en faisant, de la main un dernier signe à
l'abbé Brigaud.

En effet, comme l'avait remarqué le bon abbé, d'Harmental avait hâte
qu'il fût parti. Son grand amour pour la musique, qu'il avait découvert
de la veille seulement, avait fait de tels progrès qu'il était désireux
de n'être distrait en rien de ce qu'il venait d'entendre. Autant que le
permettait cette maudite fenêtre toujours fermée, ce qui parvenait au
chevalier, tant de l'instrument que de la voix, révélait dans sa voisine
une excellente musicienne: le doigté était savant, la voix était douce
quoique étendue, et avait, dans les cordes hautes, de ces vibrations
profondes qui répondent au coeur. Aussi, après un passage très difficile
et parfaitement exécuté, d'Harmental ne put-il s'empêcher de battre des
mains et de crier bravo. Par, malheur encore, ce triomphe auquel dans sa
solitude, elle n'était point habituée, au lieu d'encourager la
musicienne, l'intimida sans doute, à un tel point que, clavecin et voix,
tout s'arrêta à l'instant même et que le silence succéda immédiatement à
la mélodie pour laquelle le chevalier avait si imprudemment manifesté
son enthousiasme.

En échange, il vit s'ouvrir la porte de la chambre au-dessus, qui, comme
nous l'avons dit, donnait sur la terrasse. Il en sortit d'abord, une
main étendue qui visiblement interrogeait le temps. La réponse du temps
fut rassurante, selon toute vraisemblance, car la main fut presque
aussitôt suivie d'une tête coiffée d'un petit bonnet d'indienne serré
sur le front par un ruban de soie gorge de pigeon, et la tête à son tour
ne précéda que de quelques instants un avant-corps, couvert d'une espèce
de robe de chambre en façon de camisole et de la même étoffe que le
bonnet. Cela ne permettait point encore au chevalier de reconnaître bien
précisément à quel sexe appartenait l'individu qui semblait avoir tant
de peine à se hasarder à l'air du matin. Enfin une espèce de rayon de
soleil ayant glissé entre deux nuages, encouragea, à ce qu'il paraît, le
timide locataire de la terrasse, qui se détermina à sortir tout à fait.
D'Harmental reconnut alors, à sa culotte courte de velours noir et à ses
bas chinés, que le personnage qui venait d'entrer en scène était du sexe
masculin.

C'était l'horticulteur dont nous avons parlé.

Le mauvais temps des jours précédents l'avait sans doute privé de sa
promenade matinale, et l'avait empêché de donner à son jardin ses soins
accoutumés, car il commença à le parcourir avec une inquiétude visible
d'y trouver quelque accident produit par le vent et par la pluie; mais
après une visite minutieuse du jet d'eau, de la grotte et du berceau,
qui étaient les trois principaux ornements, l'excellente figure de
l'horticulteur s'éclaira d'un rayon de joie comme le temps venait de
faire d'un rayon de soleil. Il s'était aperçu non seulement que toute
chose était à sa place, mais encore que son réservoir était plein à
déborder. Il crut donc pouvoir se donner le plaisir de faire jouer ses
eaux, prodigalité qu'ordinairement, à l'instar du roi Louis XIV, il ne
se permettait que le dimanche. Il tourna un robinet, et la gerbe
hebdomadaire s'éleva majestueusement à la hauteur de quatre ou cinq
pieds.

Le bonhomme en eut une joie si grande qu'il se mit à chanter le refrain
d'une vieille chanson pastorale avec laquelle d'Harmental avait été
bercé, et que tout en répétant:

          _Laissez-moi aller,_
          _Laissez-moi jouer,_
          _Laissez-moi aller jouer sous la coudrette,_

Il courut à sa fenêtre et appela deux fois à haute voix:

--Bathilde! Bathilde!

Le chevalier comprit alors qu'il y avait une communication
architecturale entre la chambre du cinquième et celle du quatrième, et
une relation quelconque entre l'horticulteur et la musicienne. Or, comme
il pensa que, vu la modestie dont elle venait de lui donner une preuve,
la musicienne, s'il restait à sa fenêtre, pourrait bien ne pas monter
sur la terrasse, il referma sa croisée d'un air d'insouciance parfaite,
tout en ayant soin de se ménager derrière le rideau une petite ouverture
par laquelle il pouvait tout voir sans être vu.

Ce qu'il avait prévu arriva. Au bout d'un instant, une charmante tête de
jeune fille parut dans l'encadrement de la fenêtre; mais comme sans
doute le terrain sur lequel s'était hasardé avec tant de courage celui
qui l'avait appelée était trop humide, elle ne voulut point aller plus
loin. La petite levrette non moins craintive que sa maîtresse, resta
près d'elle, ses pattes blanches posées sur le rebord de la fenêtre, et
secouant la tête en signe de négation à toutes les instances qui lui
furent faites pour l'attirer plus loin que sa maîtresse ne voulait
aller.

Cependant il s'établit un dialogue de quelques minutes entre le bonhomme
et la jeune fille. D'Harmental eut donc le loisir de l'examiner avec
d'autant moins de distraction que sa fenêtre étant fermée lui permettait
de voir sans entendre.

Elle paraissait arrivée à cet âge délicieux de la vie où la femme,
passant de l'enfance à la jeunesse, sent tout fleurir dans son coeur et
sur son visage, sentiment, grâce et beauté. Au premier coup d'oeil, on
voyait qu'elle n'avait pas moins de seize ans, mais pas plus de
dix-huit. Il existait en elle un singulier mélange de deux races: elle
avait les cheveux blonds, le teint mat et le col ondoyant d'une
Anglaise, avec les yeux noirs, les lèvres de corail et les dents de
perles d'une Espagnole. Comme elle ne mettait ni blanc ni rouge, et
comme à cette époque la poudre commençait à peine à être de mode, et
d'ailleurs était réservée aux têtes aristocratiques, son teint éclatait
de sa propre fraîcheur, et rien ne ternissait la délicieuse nuance de sa
chevelure. Le chevalier resta comme en extase. En effet, il n'avait vu
dans sa vie que deux genres de femmes: les grosses et rondes paysannes
du Nivernais, avec leurs gros pieds, leurs grosses mains, leurs jupons
courts et leurs chapeaux en cor de chasse, et les femmes de
l'aristocratie parisienne, belles sans doute, mais de cette beauté
étiolée par les veilles, par le plaisir, par cette transposition de la
vie qui les fait ce que seraient des fleurs qui ne verraient du soleil
que quelques rares rayons, et à qui l'air vivifiant du matin et du soir
n'arriverait qu'à travers les vitres d'une serre chaude. Il ne
connaissait donc pas ce type bourgeois, ce type intermédiaire, si on
peut le dire, entre la haute société et la population des campagnes, qui
a toute l'élégance de l'une et toute la fraîche santé de l'autre. Aussi,
comme nous l'avons dit, resta-t-il cloué à sa place, et longtemps après
que la jeune fille était rentrée, avait-il les yeux encore fixés sur la
fenêtre où était apparue cette délicieuse vision.

Le bruit de sa porte qui s'ouvrait le tira de son extase: c'étaient le
pâté et le vin de l'abbé Brigaud qui faisaient leur entrée solennelle
dans la mansarde du chevalier. La vue de ces provisions lui rappela
qu'il avait pour le moment autre chose à faire que de se livrer à la vie
contemplative, et qu'il avait donné, pour affaire d'une bien grande
importance, rendez-vous au capitaine Roquefinette. En conséquence, il
tira sa montre, et il s'aperçut qu'il était dix heures, du matin.
C'était, on s'en souvient, l'heure convenue. Il donna congé au porteur
des comestibles aussitôt qu'il les eut déposés sur la table, se chargea
lui-même du reste du service, afin de n'avoir pas besoin d'immiscer le
concierge dans ses petites affaires, et, ouvrant de nouveau sa fenêtre,
il se mit à guetter l'apparition du capitaine Roquefinette.




Chapitre 11


Il était à peine à son observatoire qu'il aperçut le digne capitaine qui
débouchait par la rue du Gros-Chenet, le nez au vent, la main sur la
hanche, et avec l'allure martiale et décidée d'un homme qui, comme le
philosophe grec, sent qu'il porte tout avec soi. Son chapeau,
thermomètre auquel ses familiers pouvaient reconnaître l'état secret des
finances de son maître, et qui dans les jours de fortune était posé
aussi carrément sur sa tête qu'une pyramide l'est sur sa base, son
chapeau avait repris cette miraculeuse inclinaison qui avait tant frappé
le baron de Valef, et grâce à laquelle une de ses trois cornes touchait
presque l'épaule droite, tandis que la corne parallèle aurait pu donner
à Franklin quarante ans plus tôt, si Franklin eût rencontré le
capitaine, la première idée du paratonnerre. Arrivé au tiers de la rue,
il leva la tête, ainsi que la chose était convenue, et juste au-dessus
de lui il remarqua le chevalier. Celui qui attendait et celui qui était
attendu échangèrent un signe, et le capitaine, ayant calculé ses
distances avec un coup d'oeil tout stratégique, et reconnu la porte qui
devait correspondre à la fenêtre, franchit le seuil de la paisible
maison de madame Denis avec le même air de familiarité que si c'était
celui d'une taverne. Le chevalier, de son côté, referma sa croisée et
tira devant elle les rideaux avec le plus grand soin. Était-ce pour
n'être point vu avec le capitaine par sa belle voisine?

Était-ce pour que le capitaine ne la vît pas elle-même?

Au bout d'un instant, d'Harmental entendit les pas du capitaine et le
bruit de son épée, l'illustre Colichemarde, qui battait contre les
barres de l'escalier. Arrivé au troisième, comme la lumière qui venait
d'en bas n'était alimentée par aucun autre jour, le capitaine se trouva
fort embarrassé, ne sachant pas s'il devait s'arrêter ou passer outre.
Aussi, après avoir toussé de la façon la plus significative, voyant que
cet appel était resté incompris de celui qu'il cherchait:

--Morbleu! dit-il, chevalier, comme vous ne m'avez probablement pas fait
venir pour que je me casse le cou, ouvrez votre porte ou chantez, que je
sois guidé par la lumière du ciel ou par le son de votre voix.
Autrement, je suis perdu, ni plus ni moins que Thésée dans le
Labyrinthe.

Et le capitaine se mit à chanter lui-même à tue-tête:

          _Belle Ariane, je vous prie,_
          _Prêtez-moi votre peloton,_
          _Tonton, tonton, tontaine tonton._

Le chevalier courut à la porte et l'ouvrit.

--À la bonne heure, dit le capitaine, qui commençait à apparaître dans
la demi-teinte. C'est que l'échelle de votre pigeonnier est noire en
diable. Mais enfin me voilà, fidèle à la consigne, solide au poste,
exact au rendez-vous. Dix heures sonnaient à la Samaritaine juste au
moment où je passais sur le pont Neuf.

--Oui, vous êtes homme de parole, je le vois, dit le chevalier en
tendant la main au capitaine; mais entrez vite: il est important que mes
voisins ne fassent point attention à vous.

--En ce cas, je suis muet comme une tanche, répondit le capitaine. Au
surplus, ajouta-t-il en montrant le pâté et les bouteilles qui
couvraient la table, vous avez deviné, le véritable moyen de me fermer
la bouche.

Le chevalier poussa la porte derrière le capitaine et mit le verrou.

--Ah! ah! Du mystère? Tant mieux! je suis pour les mystères, moi. Il y a
presque toujours quelque chose à gagner avec les gens qui commencent par
vous dire: chuuut! En tout cas, vous ne pouviez pas mieux vous adresser
qu'à votre serviteur, continua le capitaine en revenant à son langage
mythologique: vous voyez en moi le petit-fils d'Harpocrate, dieu du
silence.

Ainsi ne vous gênez pas.

--C'est bien, capitaine, reprit d'Harmental, car je vous avoue que j'ai
des choses assez importantes à vous dire pour réclamer d'avance votre
discrétion.

--Elle vous est acquise, chevalier. Pendant que je donnais une leçon au
petit Ravanne, je vous ai vu du coin de l'oeil manier l'épée en amateur,
et j'aime les gens braves. Et puis, en remerciement d'un petit service
qui ne valait pas une chiquenaude, vous m'avez fait cadeau d'un cheval
qui valait cent louis, et j'aime les gens généreux. Donc, puisque vous
êtes deux fois mon homme, pourquoi ne serais-je pas une fois le vôtre?

--Allons, dit le chevalier, je vois que nous pourrons nous entendre.

--Parlez et je vous écoute, répondit le capitaine en prenant son air le
plus grave.

--Vous m'écouterez mieux assis, mon cher hôte; mettons-nous à table et
déjeunons.

--Vous prêchez comme saint Jean-Bouche-d'or, chevalier, dit le capitaine
en détachant son épée et la posant avec son chapeau sur le clavecin; de
sorte, continua-t-il en s'asseyant en face de d'Harmental, qu'il n'y a
pas moyen d'être d'un autre avis que vous. Me voilà; commandez la
manoeuvre, et je l'exécute.



--Goûtez ce vin pendant que j'attaque le pâté.

--C'est juste, dit le capitaine: divisons nos forces et battons l'ennemi
séparément, puis nous nous réunirons pour exterminer ce qui en restera.

Et, joignant l'application à la théorie, le capitaine saisit au collet
la première bouteille venue, fit sauter le bouchon, et, s'étant versé
une pleine rasade, il l'avala avec une telle facilité qu'on eût pu
croire que la nature l'avait doué d'un mode de déglutition tout
particulier. Mais aussi, il faut lui rendre justice, à peine le vin
fut-il bu qu'il s'aperçut que la liqueur qu'il venait d'entonner si
cavalièrement méritait un degré d'attention fort supérieur à celui qu'il
lui avait accordé.

--Oh! oh! dit-il en faisant claquer sa langue et en reposant avec une
lenteur pleine de respect son verre sur la table, qu'est-ce que je fais
donc là? indigne que je suis! j'avale du nectar comme si c'était de la
piquette, et cela au commencement d'un repas! Ah! continua-t-il, se
versant un second verre de la même bouteille en secouant la tête,
Roquefinette, mon ami, tu commences à te faire vieux. Il y a dix ans, à
la première goutte qui aurait touché ton palais, tu aurais su à qui tu
avais affaire, tandis que maintenant il te faut plusieurs essais pour
connaître la valeur des choses. À votre santé, chevalier!

Et cette fois le capitaine, plus circonspect, avala lentement son
second verre, se reprenant à trois fois pour le vider, et clignant des
yeux en signe de satisfaction puis, quand il eut fini:

--C'est de l'Ermitage de 1702, l'année de la bataille de Friedlingen! Si
votre fournisseur en a beaucoup comme celui-là, et s'il fait crédit,
donnez moi son adresse: je lui promets une fière pratique!

--Capitaine, répondit le chevalier en faisant glisser une énorme tranche
de pâté sur l'assiette de son convive, non seulement mon fournisseur
fait crédit, mais encore à mes amis il le donne pour rien.

--Oh! l'honnête homme! s'écria le capitaine avec un ton pénétré. Et,
après un instant de silence, pendant lequel un observateur superficiel
aurait pu le croire absorbé par l'appréciation du pâté comme il l'avait
été un instant auparavant par celle du vin, posant ses deux coudes sur
la table, et regardant d'Harmental d'un air narquois entre son couteau
et sa fourchette.

--Ainsi donc, mon cher chevalier, nous conspirons, et nous avons besoin
pour réussir, à ce qu'il paraît, que ce pauvre capitaine Roquefinette
nous donne un coup de main?

--Et qui vous a dit cela, capitaine? interrompit le chevalier, en
tressaillant malgré lui.

--Qui m'a dit cela? Pardieu! la belle charade à deviner! Un homme qui
donne des chevaux de cent louis, qui boit à son ordinaire du vin à une
pistole la bouteille, et qui loge dans une mansarde de la rue du Temps
Perdu, que diable voulez-vous qu'il fasse s'il ne conspire pas?

--Eh bien! capitaine, dit en riant d'Harmental, je ne ferai pas le
discret: vous pourriez bien avoir deviné juste. Est-ce qu'une
conspiration vous effraie? continua-t-il en versant à boire à son hôte.

--Moi, m'effrayer! Qui est-ce qui a dit qu'il y avait quelque chose au
monde qui effrayait le capitaine Roquefinette?

--Ce n'est pas moi, capitaine, puisque sans vous connaître, à la
première vue, aux premières paroles échangées, j'ai jeté les yeux sur
vous pour vous offrir d'être mon second.

--Ah! c'est-à-dire que si vous êtes pendu à une potence de vingt pieds,
je serai pendu à une potence de dix; voilà tout.

--Peste! capitaine, dit d'Harmental en lui versant de nouveau à boire,
si l'on commençait, comme vous le faites, par envisager les choses sous
leur mauvais côté on n'entreprendrait jamais rien.

--Parce que j'ai parlé de potence? répondit le capitaine. Mais cela ne
prouve rien. Qu'est-ce que la potence au yeux du philosophe? Une des
mille manières de sortir de la vie, et certainement une des moins
désagréables. On voit bien que vous n'avez jamais regardé la chose en
face, pour en faire le dégoûté. D'ailleurs, en faisant nos preuves, nous
aurons le cou coupé, comme monsieur de Rohan. Avez-vous vu couper le cou
à monsieur de Rohan? reprit le capitaine en regardant en face
d'Harmental. C'était un beau jeune homme comme vous, de votre âge à peu
près. Il avait conspiré, comme vous voulez le faire, mais la chose
manqua. Que voulez-vous! tout le monde se trompe. On lui fit un bel
échafaud noir; on lui permit de se tourner du côté de la fenêtre où
était sa maîtresse; on lui coupa avec des ciseaux le col de sa chemise;
mais le bourreau était un maladroit habitué à pendre et non pas à
décapiter; de sorte qu'il fut obligé de s'y reprendre à trois fois pour
lui trancher la tête; et encore n'en vint-il à bout qu'à l'aide d'un
couteau qu'il tira de sa ceinture, et avec lequel il lui chicota si bien
le cou qu'il parvint enfin à le détacher....

Allons, vous êtes un brave! continua le capitaine en voyant que le
chevalier avait écouté sans sourciller les détails de cette horrible
exécution. Touchez là, je suis votre homme. Contre qui conspirons-nous?
Voyons est-ce contre monsieur le duc du Maine? Est-ce contre monsieur le
duc d'Orléans? Faut-il casser l'autre jambe au boiteux? Faut-il crever
l'autre oeil au borgne? Me voilà.

Rien de tout cela, capitaine; et, s'il plaît à Dieu, il n'y aura pas de
sang répandu.

--De quoi s'agit-il donc alors?

--Avez-vous jamais entendu parler de l'enlèvement du secrétaire du duc
de Mantoue?

--De Matthioli?

--Oui.

--Pardieu! je connais l'affaire mieux que personne; je l'ai vu passer
comme on le conduisait à Pignerol; c'est le chevalier de Saint-Martin et
monsieur de Villebois qui ont fait le coup; à telles enseignes, qu'ils
ont eu chacun trois mille livres, pour eux et pour leurs hommes.

--C'était assez médiocrement payé, dit avec dédain d'Harmental.

--Vous trouvez, chevalier? Cependant trois mille livres, c'est un joli
denier.

--Alors, pour trois mille livres, vous vous seriez chargé de la chose?

--Je m'en serais chargé, répondit le capitaine.

--Mais si, au lieu d'enlever le secrétaire, on vous eût proposé
d'enlever le duc?

--Alors, c'eût été plus cher.

--Mais vous eussiez accepté de même?

--Pourquoi pas? J'aurais demandé le double, voilà tout.

--Et si, en vous donnant le double, un homme comme moi vous eût dit:
Capitaine, ce n'est point un danger obscur où je vous jette, enfant
perdu, c'est une lutte dans laquelle je m'engage comme vous, où je mets
comme vous mon nom, mon avenir, ma tête, qu'auriez-vous répondu à cet
homme?

--Je lui eusse tendu la main comme je vous la tends. Maintenant, de qui
s'agit-il?

Le chevalier remplit son verre et celui du capitaine.

--À la santé du régent, dit-il, et puisse-t-il arriver sans accident
jusqu'à la frontière d'Espagne, comme Matthioli est arrivé à Pignerol!

--Ah! ah! dit le capitaine Roquefinette en levant son verre à la hauteur
de l'oeil. Puis, après une pause:--Et pourquoi pas? continua-t-il. Le
régent n'est qu'un homme, après tout. Seulement, nous ne serons ni
décapités ni pendus: nous serons roués. À un autre je dirais que c'est
plus cher, mais pour vous, chevalier je n'ai pas deux prix. Vous me
donnerez six mille livres, et je vous trouverai douze hommes bien
résolus.

--Mais ces douze hommes, demanda vivement d'Harmental, croyez-vous
pouvoir vous y fier?

--Est-ce qu'ils sauront seulement de quoi il est question! répondit le
capitaine. Ils croiront qu'il s'agit d'un pari et voilà tout.

--Et moi, capitaine, dit d'Harmental en ouvrant un secrétaire et en y
prenant un sac de mille pistoles, je vais vous prouver que je ne
marchande pas avec mes amis. Voici deux mille livres en or; prenez-les
en acompte si nous réussissons; si nous échouons, chacun tirera de son
côté.

--Chevalier, répondit le capitaine en prenant le sac et en le pesant
dans sa main avec un air d'indicible satisfaction, vous comprenez que je
ne vous ferai pas l'injure de compter après vous. Et à quand la chose?

--Je n'en sais rien encore, mon cher capitaine; mais si vous avez trouvé
le pâté supportable et le vin bon, et si vous voulez tous les jours me
faire le plaisir de déjeuner avec moi, comme vous avez fait aujourd'hui,
je vous tiendrai au courant.

--Il ne s'agit plus de cela, chevalier, dit le capitaine, et pour le
moment, c'est fini de rire! Je ne serais pas plutôt venu trois jours de
suite chez vous que la police de ce damné d'Argenson serait à nos
trousses. Heureusement qu'il a affaire à aussi fin que lui, et qu'il y a
longtemps que nous jouons aux barres ensemble. Non, non, chevalier,
d'ici au moment d'agir, il faut nous voir le moins possible, ou plutôt
ne pas nous voir du tout. Votre rue n'est pas longue, et comme elle
donne d'un côté dans la rue du Gros-Chenet et de l'autre dans la rue
Montmartre, je n'ai pas même besoin d'y passer. Tenez, continua-t-il en
détachant son noeud d'épaule, prenez ce ruban. Le jour où il faudra que
je monte, vous l'attacherez à un clou en dehors de la fenêtre. Je saurai
ce que cela veut dire et je monterai.

--Comment! capitaine, dit d'Harmental en voyant son convive se lever et
rajuster son épée, vous vous en aller sans achever la bouteille! Que
vous a donc fait ce bon vin, que vous appréciiez tant tout à l'heure, et
que vous avez l'air de mépriser maintenant?

--C'est justement parce que je l'apprécie toujours que je m'en sépare,
et la preuve que je ne le méprise pas, ajouta-t-il en remplissant de
nouveau son verre, c'est que je vais lui dire un dernier adieu. À votre
santé, chevalier! Vous pouvez vous vanter d'avoir là de fier vin! Hum!
Et maintenant, fini, c'est fini! Me voilà à l'eau pour jusqu'au
lendemain du jour où j'aurai vu le ruban rouge flotter à la fenêtre.
Tâchez que ce soit le plus tôt possible, attendu que l'eau est un
liquide qui est diablement contraire à ma constitution.

--Mais pourquoi vous en allez-vous si vite?

--Parce que je connais le capitaine Roquefinette. C'est un bon enfant;
mais quand il se trouve en face d'une bouteille, il faut qu'il boive, et
quand il a bu, il faut qu'il parle. Or, si bien que l'on parle,
souvenez-vous de ceci. Quand on parle trop, on finit toujours par dire
quelque bêtise. Adieu, chevalier; n'oubliez pas le ruban ponceau; moi,
je vais à nos affaires.

--Adieu, capitaine, dit d'Harmental; je vois avec plaisir que je n'ai
pas besoin de vous recommander la discrétion.

Le capitaine fit avec le pouce de sa main droite un signe de croix sur
sa bouche, enfonça son chapeau carrément sur sa tête, souleva l'illustre
Colichemarde, de peur qu'elle fît quelque bruit en battant les
murailles, et descendit l'escalier aussi silencieusement que s'il eût
craint que chacun de ses pas eût un écho à l'hôtel d'Argenson.




Chapitre 12


Le chevalier resta seul, mais cette fois: il y avait dans ce qui venait
de se passer entre lui et le capitaine une assez vaste matière à
réflexion pour qu'il n'eût besoin de recourir dans son ennui ni aux
poésies de l'abbé de Chaulieu, ni à son clavecin, ni à ses pastels. En
effet, jusque-là le chevalier n'était en quelque sorte engagé qu'à demi
dans l'entreprise hasardeuse dont la duchesse du Maine et le prince de
Cellamare lui avaient fait entrevoir l'issue heureuse, et dont le
capitaine, pour éprouver son courage, venait de lui découvrir si
brutalement la sanglante péripétie. Jusque-là, il n'avait été que
l'extrémité d'une chaîne. En rompant d'un côté, il était dégagé.
Maintenant, il était devenu un anneau intermédiaire rivé des deux côtés,
et se rattachant à la fois à ce que la société avait de plus haut et à
ce qu'elle avait de plus bas. Enfin, de cette heure, il ne s'appartenait
plus, et il était comme ce voyageur perdu dans les Alpes qui s'arrête au
milieu d'un chemin inconnu et qui mesure de l'oeil pour la première fois
la montagne qui s'élève au-dessus de sa tête et le gouffre qui s'ouvre à
ses pieds.

Heureusement, le chevalier avait ce courage calme froid et résolu de
l'homme chez lequel le sang et la bile, ces deux forces contraires, au
lieu de se neutraliser, s'excitent en se combattant. Il s'engageait dans
un danger avec toute la rapidité de l'homme sanguin, et une fois engagé
dans ce danger, il le mesurait avec la résolution de l'homme bilieux. Il
en résultait que le chevalier devait être aussi dangereux dans un duel
que dans une conspiration; car, dans un duel son calme lui permettait de
profiter de la moindre faute de son adversaire, et, dans une
conspiration, son sang-froid lui permettait de renouer, à mesure qu'ils
se seraient brisés, ces fils imperceptibles auxquels tient souvent la
réussite des plus hautes entreprises. Madame du Maine avait donc raison
de dire à mademoiselle Delaunay qu'elle pouvait éteindre sa lanterne et
qu'elle croyait enfin avoir trouvé un homme.

Mais cet homme était jeune, cet homme avait vingt-six ans, c'est-à-dire
un coeur ouvert encore à toutes les illusions et à toutes les poésies de
cette première partie de l'existence. Enfant, il avait déposé ses
couronnes aux pieds de sa mère; jeune homme, il était venu montrer son
bel uniforme de colonel à sa maîtresse. Enfin, dans toutes les
entreprises de sa vie, une image aimée avait marché devant lui, et il
s'était jeté au milieu du danger avec la certitude que, s'il y
succombait, quelqu'un lui survivrait qui plaindrait son sort, et chez
qui son souvenir du moins resterait vivant. Mais sa mère était morte. La
dernière femme dont il s'était cru aimé l'avait trahi; il se sentait
seul dans le monde, lié seulement d'intérêt avec des gens pour lesquels
il deviendrait un obstacle dès qu'il ne leur serait plus un instrument,
et qui, s'il échouait, loin de pleurer sa mort, ne verraient en elle
qu'une cause de tranquillité. Or, cette situation isolée, qui devrait
être enviée de tout homme dans un danger suprême, est presque toujours,
en pareil cas, si grand est l'égoïsme de notre nature, une cause de
découragement profond. Telle est l'horreur du néant chez l'homme, qu'il
croit se survivre encore par les sentiments qu'il inspire, et qu'il se
console en quelque sorte de quitter la terre en songeant aux regrets qui
accompagneront sa mémoire, et à la piété qui visitera sa tombe. Aussi,
en ce moment, le chevalier eût tout donné pour être aimé par quelque
chose, ne fût-ce que par un chien peut-être.

Il était plongé au plus triste de ces réflexions, lorsqu'en passant et
repassant devant sa fenêtre, il s'aperçut que celle de sa voisine était
ouverte. Il s'arrêta tout à coup, secoua le front comme pour en faire
tomber les plus sombres de ses pensées; puis, appuyant son coude contre
le mur et posant sa tête dans sa main, il essaya par la vue des objets
extérieurs de donner une autre direction à son esprit. Mais l'homme
n'est pas plus maître de sa veille que de son sommeil, et les rêves
qu'il fait, les yeux ouverts ou fermés, suivent un développement
indépendant de sa volonté, et se rattachent, il ne sait comment ni
pourquoi, à des fils invisibles qui, en vibrant d'une manière
inattendue, révèlent leur existence. Alors les objets les plus opposés
se rapprochent, les pensées les plus incohérentes s'attirent; on a des
lueurs fugitives qui, si elles ne s'éteignaient pas avec la rapidité
d'un éclair, nous découvriraient peut-être l'avenir. On sent qu'il se
passe quelque chose d'étrange en soi; on comprend dès lors que l'on
n'est qu'une sorte de machine mue par une main invisible, et, selon que
l'on est fataliste ou providentiel, on se courbe sous le caprice
inintelligent du hasard ou l'on s'incline devant la mystérieuse volonté
de Dieu.

Il en fut ainsi de d'Harmental: il avait cherché dans la vue d'objets
étrangers à ses souvenirs et à ses espérances une distraction à sa
situation présente, et il n'y trouva que la continuation de ses pensées.

La jeune fille qu'il avait aperçue le matin était assise près de la
fenêtre, afin de profiter des derniers rayons du jour; elle travaillait
à quelque chose comme à une broderie. Derrière elle son clavecin était
ouvert, et sur un tabouret posé à ses pieds, sa levrette, endormie de ce
sommeil léger propre aux animaux que la nature a destinés à la garde de
l'homme, se réveillait à chaque bruit qui montait de la rue, dressait
les oreilles, allongeait la tête gracieusement au delà du rebord de la
fenêtre, puis se recouchait en tendant une de ses petites pattes sur les
genoux de sa maîtresse. Tout cela était délicieusement éclairé par une
lueur du soleil couchant qui allait au fond de la chambre faire
ressortir en points lumineux les ornements de cuivre du clavecin et les
filets d'or de l'angle d'un cadre. Le reste était dans la demi teinte.

Alors il sembla au chevalier, sans doute à cause de la disposition
d'esprit singulière où il était lorsque ce tableau avait frappé sa vue,
il lui sembla que cette jeune fille, au visage calme et suave, entrait
dans sa vie comme un de ces personnages resté jusqu'alors derrière le
rideau, et qui entrent dans une pièce au deuxième acte ou au troisième
pour prendre part à l'action et quelquefois pour en changer le
dénouement. Depuis cet âge où l'on voit encore des anges dans ses rêves,
il n'avait rien rencontré de pareil. La jeune fille ne ressemblait à
aucune des femmes qu'il avait vues jusqu'alors. C'était un mélange de
beauté, de candeur et de simplicité, comme on en trouve quelquefois dans
ces charmantes têtes que Greuze a copiées, non pas dans la nature, mais
qu'il a vues se réfléchir dans le miroir de son imagination. Alors,
oubliant tout, l'humble condition où elle était née, sans doute la rue
où elle se trouvait, la chambre modeste qui lui servait de demeure; ne
voyant dans la femme que la femme même, et lui faisant un coeur selon
son visage, il pensa quel serait le bonheur de l'homme qui ferait battre
le premier ce coeur, qui serait regardé avec amour par ces beaux yeux,
et qui cueillerait sur ces lèvres, si franches et si pures, le mot: je
t'aime! cette fleur de l'âme, dans un premier baiser.

Telles sont les nuances étranges que les mêmes objets empruntent de la
différence de situation de celui qui les regarde. Huit jours auparavant,
au milieu de son luxe, dans sa vie qu'aucun danger ne menaçait, entre un
déjeuner à la taverne et une chasse à courre, entre un défi de courte
paume chez Farol et une orgie chez la Fillon, si d'Harmental eût
rencontré cette jeune fille, il n'eût vu sans doute en elle qu'une
charmante grisette qu'il eût fait suivre par son valet de chambre, et à
qui le lendemain il eût fait outrageusement offrir un cadeau de
vingt-cinq louis peut-être; mais le d'Harmental d'il y a huit jours
n'existait plus. À la place du beau seigneur, élégant, fou, dissipé, sûr
de la vie, était un jeune homme isolé, marchant dans l'ombre, seul, avec
sa propre force, sans une étoile pour le guider, qui pouvait tout à coup
sentir la terre s'ouvrir sous ses pieds ou le ciel s'abattre sur sa
tête. Celui-là avait besoin d'un appui, si faible qu'il fût, celui-là
avait besoin d'amour, celui-là avait besoin de poésie. Il n'était donc
point étonnant que, cherchant une madone à qui faire sa prière, il
enlevât, dans son imagination, cette belle jeune fille à la sphère
matérielle et prosaïque dans laquelle elle se trouvait, et que,
l'attirant dans sa sphère à lui, il la posât, non point telle qu'elle
était, sans doute, mais telle qu'il eût désiré qu'elle fût, sur le
piédestal vide de ses adorations passées.

Tout à coup la jeune fille leva la tête, jeta les yeux par hasard en
face d'elle, et aperçut à travers les vitres la figure pensive du
chevalier. Il lui parut évident que ce jeune homme restait là pour elle
et que c'était elle qu'il regardait. Aussi une vive rougeur passa-t-elle
aussitôt sur son visage. Cependant elle fit comme si elle n'avait rien
vu, et elle baissa de nouveau la tête vers sa broderie. Mais au bout
d'un instant elle se leva, fit quelques tours dans sa chambre, puis sans
affectation, sans fausse pruderie, quoique avec un reste d'embarras
cependant, elle revint fermer sa fenêtre.

D'Harmental restait où il était et comme il était, continuant, malgré la
fermeture de la fenêtre, de s'avancer dans le pays imaginaire où sa
pensée voyageait. Une ou deux fois il lui sembla voir se soulever le
rideau de sa voisine, comme si elle eût voulu savoir si l'indiscret qui
l'avait chassée de sa place était toujours à la sienne. Enfin, quelques
accords savants et rapides se firent entendre; une harmonie douce leur
succéda, et ce fut alors d'Harmental qui ouvrit sa fenêtre à son tour.

Il ne s'était point trompé; sa voisine était d'une force tout à fait
supérieure: elle exécuta deux ou trois morceaux, mais sans cependant
mêler sa voix au son de l'instrument, et d'Harmental trouvait presque
autant de plaisir à l'entendre qu'il en avait trouvé à la voir. Tout à
coup elle s'arrêta au milieu d'une mesure. D'Harmental supposa, ou
qu'elle l'avait vu à sa fenêtre, ou qu'elle voulait le punir de sa
curiosité, ou qu'il était entré quelqu'un, et que ce quelqu'un l'avait
interrompue; il se retira en arrière, mais de façon à ne point perdre de
vue la fenêtre. Au bout d'un instant, il reconnut que sa dernière
supposition était vraie. Un homme vint à la croisée, souleva le rideau,
colla sa bonne grosse face à une vitre, tandis qu'avec la main il battit
une marche sur une autre vitre. Le chevalier reconnut, quoiqu'une
différence sensible se fût faite dans sa toilette, l'homme au jet d'eau
qu'il avait vu sur la terrasse le matin, et qui, avec un air de si
parfaite familiarité, avait prononcé deux fois le nom de Bathilde.

Cette apparition plus que prosaïque produisit l'effet qu'elle devait
naturellement produire, c'est-à-dire qu'elle ramena d'Harmental de la
vie imaginaire à la vie réelle. Il avait oublié cet homme, qui faisait
un contraste si parfait et si étrange avec la jeune fille dont il était
nécessairement ou le père, ou l'amant, ou le mari. Or, dans tous ces
cas, que pouvait avoir de commun avec le noble et aristocrate chevalier
la fille, l'épouse ou la maîtresse d'un tel homme? La femme, et c'est un
malheur de sa situation éternellement dépendante, grandit ou s'abaisse
de la grandeur ou de la vulgarité de celui au bras de qui elle marche
appuyée, et, il faut l'avouer, l'horticulteur de la terrasse n'était pas
fait pour maintenir la pauvre Bathilde à la hauteur où le chevalier
l'avait élevée dans ses rêves.

Aussi se prit-il à rire de sa propre folie et la nuit étant revenue,
comme, depuis la veille au matin, il n'avait pas mis le pied dehors, il
résolut de faire un tour par la ville afin de s'assurer par lui-même de
l'exactitude des rapports du prince de Cellamare. Il s'enveloppa de son
manteau, descendit les quatre étages, et s'achemina vers le Luxembourg,
où la note que lui avait remise le matin l'abbé Brigaud disait que le
régent devait aller souper sans gardes.

Arrivé en face du palais du Luxembourg, le chevalier ne vit aucun des
signes qui annonçaient que le duc d'Orléans était chez sa fille: il n'y
avait à la porte qu'une sentinelle, tandis que du moment où entrait
monsieur le régent, on avait l'habitude d'en placer une seconde. De
plus, on ne voyait dans la cour ni voiture qui attendît ni coureurs, ni
valets de pied; il était donc évident que monsieur le duc d'Orléans
n'était point encore venu. Le chevalier attendit pour le voir passer,
car, comme le régent ne déjeunait jamais et ne prenait à deux heures de
l'après-midi qu'une tasse de chocolat, il était rare qu'il soupât plus
tard que six heures. Or, cinq heures trois quarts avaient sonné à
Saint-Sulpice au moment où le chevalier tournait le coin de la rue de
Condé et de la rue de Vaugirard.

Le chevalier attendit une heure et demie rue de Tournon, allant de la
rue du Petit-Lion au palais, sans rien apercevoir de ce qu'il était venu
chercher. À huit heures moins un quart il vit quelque mouvement au
Luxembourg. Une voiture avec des piqueurs à cheval, armés de torches,
vint attendre au pied du perron. Un instant après, trois femmes y
montèrent: il entendit le cocher qui criait aux piqueurs: au
Palais-Royal! Les piqueurs partirent au galop, la voiture les suivit, le
factionnaire présenta les armes, et, si vite que passât devant lui
l'élégant équipage aux armes de France, le chevalier reconnut la
duchesse de Berry, madame de Mouchy, sa dame d'honneur, et madame de
Pons, sa dame d'atours. Il y avait erreur grave dans l'itinéraire envoyé
au chevalier: c'était la fille qui allait chez le père, et non le père
qui allait chez la fille.

Cependant le chevalier attendit encore, car il pouvait être arrivé au
régent un accident qui l'eût retenu chez lui. Une heure après, la
voiture repassa. La duchesse de Berry riait d'une histoire que lui
racontait Broglie, qu'elle ramenait. Il n'y avait donc aucun accident
grave. C'était la police du prince de Cellamare qui était en faute.

Le chevalier rentra chez lui vers dix heures, sans avoir été ni
rencontré ni reconnu. Il eut quelque peine à se faire ouvrir, car, selon
les habitudes patriarcales de la maison Denis, le concierge était
couché. Il vint tirer les verrous en grommelant. D'Harmental lui glissa
un petit écu dans la main, en lui disant une fois pour toutes qu'il lui
arriverait quelquefois de rentrer tard; mais que, chaque fois que la
chose arriverait, il y aurait la même gratification pour lui. Sur quoi
le concierge se confondit en remerciements, et lui assura, qu'il était
parfaitement libre de rentrer à l'heure qu'il lui plairait, et même de
ne pas rentrer du tout.

De retour dans sa chambre, d'Harmental s'aperçut que celle de sa voisine
était éclairée; il posa sa bougie derrière un meuble et s'approcha de sa
fenêtre. De cette façon, autant que les rideaux le permettaient, il
pouvait voir chez elle, tandis qu'on ne pouvait voir chez lui.

Elle était assise près d'une table, dessinant probablement contre un
carton qu'elle tenait sur ses genoux, car on voyait son profil qui se
détachait en noir sur la lumière placée derrière elle. Au bout d'un
instant, une autre ombre, que le chevalier reconnut pour celle du
bonhomme à la terrasse, passa deux ou trois fois entre la lumière et la
fenêtre. Enfin l'ombre s'approcha de la jeune fille, celle-ci tendit le
front, l'ombre y déposa un baiser, et s'éloigna un bougeoir à la main.
Un instant après, les vitres de la chambre du cinquième étage
s'éclairèrent. Toutes ces petites circonstances parlaient une langue
qu'il était impossible de ne pas comprendre; l'homme à la terrasse
n'était point le mari de Bathilde: c'était tout au plus son père.

D'Harmental, sans savoir pourquoi se sentit tout joyeux de cette
découverte: il ouvrit, aussi doucement qu'il pût, la fenêtre, et,
accoudé sur la barre qui lui servait d'appui, les yeux fixés sur cette
ombre, il retomba dans cette même rêverie dont l'avait tiré dans la
journée, l'apparition grotesque de son voisin. Au bout d'une heure à peu
près, la jeune fille se leva, déposa carton et crayons sur la table,
s'avança du coté de l'alcôve, s'agenouilla sur une chaise devant la
seconde fenêtre, et fit sa prière. D'Harmental comprit que sa veille
laborieuse était finie; mais, se rappelant la curiosité de la belle
voisine quand pour la première fois il avait de son côté fait de la
musique, il voulut voir s'il aurait le pouvoir de prolonger cette
veille, et se mit à son épinette. Ce qu'il avait prévu arriva: aux
premiers sons qui parvinrent jusqu'à elle, la jeune fille, ignorant que
par la position de la lumière on voyait son ombre à travers les rideaux,
s'approcha de la fenêtre sur la pointe du pied, et, se croyant bien
cachée, elle écouta sans contrainte le mélodieux instrument qui, pareil
à un oiseau du soir, s'éveillait pour chanter au milieu de la nuit.

Le concert eût peut-être duré bien des heures ainsi, car d'Harmental,
encouragé par le résultat produit, se sentait une verve et une facilité
d'exécution qu'il ne s'était jamais connu. Malheureusement, le locataire
du troisième était sans doute quelque manant, peu amateur de la musique,
car d'Harmental entendit tout à coup, juste au-dessous de ses pieds, le
bruit d'une canne qui frappait le plafond avec une telle violence, que
s'était, à n'en pouvoir douter, un avertissement direct qu'on lui
donnait de remettre à un moment plus convenable sa mélodieuse
occupation. Dans toute autre circonstance, d'Harmental eût envoyé au
diable l'impertinent donneur d'avis; mais il réfléchit qu'un esclandre
qui sentirait son gentilhomme le perdrait de réputation auprès de madame
Denis, et qu'il jouait trop gros jeu à être reconnu pour ne point passer
philosophiquement par-dessus quelques-uns des inconvénients de la
nouvelle position qu'il avait adoptée. En conséquence, au lieu de se
mettre en opposition plus longue avec les règlements nocturnes établis
sans doute entre son hôtesse et ses locataires, il obéit à l'invitation,
oubliant de quelle façon cette invitation lui avait été faite.

De son côté, dès qu'elle n'entendit plus rien, la jeune fille quitta sa
fenêtre, et comme elle laissa tomber derrière elle les seconds rideaux
d'étoffe perse, elle disparut aux yeux de d'Harmental. Quelque temps
encore cependant il put voir la chambre éclairée; mais bientôt toute
lueur s'éteignit. Quant à la chambre du cinquième étage, depuis plus de
deux heures elle était dans la plus parfaite obscurité.

D'Harmental se coucha à son tour, tout joyeux de penser qu'il existait
un point de contact si direct entre lui et sa belle voisine.

Le lendemain, l'abbé Brigaud entra dans sa chambre avec son exactitude
ordinaire. Le chevalier était déjà levé depuis une heure, et s'était
vingt fois approché de sa fenêtre sans avoir pu apercevoir sa voisine,
quoiqu'il fût évident qu'elle s'était levée, même avant lui. En effet,
par les carreaux supérieurs, il avait vu en se réveillant les grands
rideaux remis à leurs patères. Aussi tout disposé qu'il était à faire
tomber son commencement de mauvaise humeur sur quelqu'un:

--Ah! pardieu! Mon cher abbé, lui dit-il aussitôt que la porte fut
refermée, félicitez de ma part le prince sur sa police: elle est
parfaitement faite, ma foi!

--Qu'est-ce que vous avez contre elle? demanda l'abbé Brigaud avec le
demi-sourire qui lui était habituel.

--Ce que j'ai? J'ai que, voulant juger par moi-même, hier, de sa
fidélité, je suis allé m'embusquer rue de Tournon, que j'y suis resté
quatre heures, et que ce n'est pas le régent qui est venu chez sa fille,
mais madame la duchesse de Berry qui a été chez son père.

--Eh bien! nous savons cela.

--Ah! vous savez cela? dit d'Harmental.

--Oui, à telles enseignes qu'elle est sortie à huit heures moins cinq
minutes du Luxembourg, avec madame de Mouchy et madame de Pons, et
qu'elle y est rentrée à neuf heures et demie en ramenant Broglie, qui
est venu prendre à table la place du régent, qu'on avait attendu
inutilement.

--Et le régent, où est-il, lui?

--Le régent?

--Oui.

--Ceci est une autre histoire; vous allez le savoir. Écoutez et ne
perdez pas un mot, puis nous verrons si vous dites encore que la police
du prince est mal faite.

--J'écoute.

--Notre rapport annonçait que le duc-régent, devait hier, à trois heures
aller faire une partie de courte paume rue de Seine?

--Oui.

--Il y est allé. Au bout d'une demi-heure il en est sorti, tenant son
mouchoir sur ses yeux; il s'était donné lui-même un coup de raquette sur
le sourcil avec tant de violence qu'il s'était ouvert la peau du front.

--Ah! voilà donc l'accident?

--Attendez. Alors le régent, au lieu de rentrer au Palais-Royal, s'est
fait conduire chez madame de Sabran. Vous savez où demeure madame de
Sabran?

--Elle demeurait rue de Tournon; mais depuis que son mari est maître
d'hôtel du régent, ne demeure-t-elle pas rue des Bons-Enfants, tout près
du Palais Royal?

--Justement. Or, il paraît que madame de Sabran, qui jusque-là avait
fait de la fidélité à Richelieu, touchée enfin de l'état pitoyable où
elle a vu le pauvre prince, a voulu justifier le proverbe: Malheureux au
jeu, heureux en amour. Le prince, à sept heures et demie, par un petit
mot daté de la salle à manger de madame de Sabran, qui lui donnait à
souper, a annoncé à Broglie qu'il n'irait pas au Luxembourg, et l'a
chargé d'y aller à sa place, et de faire ses excuses à la duchesse de
Berry.

--Ah! voilà donc l'histoire que racontait Broglie et qui faisait tant
rire ces dames?

--C'est probable. Maintenant, comprenez-vous?

--Oui, je comprends que le régent, n'étant pas doué de la puissance
d'ubiquité, ne pouvait pas être à la fois chez madame de Sabran et chez
sa fille.

--Et vous ne comprenez que cela?

--Mon cher abbé, vous parlez comme un oracle; expliquez-vous, voyons.

--Ce soir, je viendrai vous prendre à huit heures, et nous irons faire
un tour rue des Bons-Enfants. Les localités parleront pour moi.

--Ah! ah! dit d'Harmental, j'y suis.... Si près du Palais-Royal, le
régent ira à pied; l'hôtel qu'habite madame de Sabran a son entrée rue
des Bons-Enfants; après une certaine heure, on ferme le passage du
Palais-Royal, qui donne dans la rue des Bons-Enfants; il est donc obligé
pour rentrer de tourner par la cour des Fontaines ou par la rue
Neuve-des-Bons-Enfants, et alors nous le tenons! Mordieu! l'abbé, vous
êtes un grand homme, et si monsieur le duc du Maine ne vous fait pas
cardinal ou du moins archevêque, il n'y a plus de justice.

--Je compte bien là-dessus. Maintenant, vous comprenez! il faut vous
tenir prêt.

--Je le suis.

--Avez-vous des moyens d'exécution organisés?

--J'en ai.

--Alors, vous correspondez avec vos gens?

--Par un signe.

--Et ce signe ne peut vous trahir?

--Impossible.

--En ce cas, tout va bien. Il ne s'agit plus que de déjeuner, car
j'avais si grande hâte de venir vous dire ces belles nouvelles, que je
suis sorti de chez moi à jeun.

--Déjeuner, mon cher abbé? vous en parlez bien à votre aise! Je n'ai à
vous offrir que les débris du pâté d'hier, et trois ou quatre bouteilles
de vin qui ont survécu, je crois, à la bataille.

--Hum! hum! murmura intérieurement l'abbé. Faisons mieux que cela, mon
cher chevalier.

--À vos ordres.

--Descendons déjeuner chez notre bonne hôtesse, madame Denis.

--Que diable voulez-vous que j'aille déjeuner chez elle? est-ce que je
la connais, moi?

--Ceci me regarde. Je vous présente comme mon pupille.

--Mais nous ferons un déjeuner détestable.

--Rassurez-vous: je connais la cuisine.

--Mais ce sera assommant, ce déjeuner!

--Mais vous vous ferez une amie d'une femme parfaitement connue dans le
quartier pour ses moeurs excellentes, pour son dévouement au
gouvernement; d'une femme incapable enfin de donner asile à un
conspirateur. Entendez-vous cela?

--Si c'est pour le bien de la cause, abbé, je me sacrifie.

--Sans compter que c'est une maison fort agréable, dans laquelle il y a
deux jeunes personnes qui jouent, l'une de la viole d'amour et l'autre
de l'épinette, et un garçon qui est clerc de procureur: une maison enfin
où le dimanche soir vous pourrez descendre pour faire la partie de loto.

--Allez-vous-en au diable avec votre madame Denis! Ah! pardon, l'abbé,
vous êtes peut-être l'ami de la maison. En ce cas, prenons que je n'ai
rien dit.

--Je suis son directeur, répondit l'abbé Brigaud d'un air modeste.

--Alors, mille excuses, mon cher abbé. Mais vous avez raison, au fait:
madame Denis est encore une fort belle femme, parfaitement conservée,
avec des mains superbes et des pieds très mignons. Peste! je me la
rappelle.

Descendez le premier, je vous suis.

--Pourquoi pas ensemble?

--Et ma toilette donc, l'abbé? Vous voulez que je descende devant
mesdemoiselles Denis tout défrisé comme me voilà? Allons donc! on se
doit à sa figure, que diable! D'ailleurs, il est plus convenable que
vous m'annonciez: je n'ai pas les privilèges d'un directeur.

--Vous avez raison: je descends, je vous annonce et dans dix minutes
vous arrivez en personne, n'est-ce pas?

--Dans dix minutes.

--Adieu.

--Au revoir.

Le chevalier n'avait dit que la moitié de la vérité: il restait pour
faire sa toilette peut-être, mais aussi dans l'espérance qu'il
apercevrait quelque peu sa belle voisine, à laquelle, il avait rêvé tout
la nuit. Ce désir fut sans résultat: il eut beau rester embusqué
derrière les rideaux de sa fenêtre, celle de la jeune fille aux blonds
cheveux et aux beaux yeux noirs resta hermétiquement voilée. Il est vrai
qu'en échange, il put apercevoir son voisin qui, entrouvrant sa porte
dans la toilette matinale que lui connaissait déjà le chevalier, passa
avec la même précaution que la veille, sa main d'abord, puis sa tête.
Mais cette fois, sa hardiesse n'alla pas plus loin, car il faisait
quelque peu de brouillard, et le brouillard, comme on sait, est
essentiellement contraire à l'organisation du bourgeois de Paris. Aussi
le nôtre toussa-t-il deux fois dans les cordes les plus basses de sa
voix, et, retirant tête et bras, rentra dans sa chambre comme une tortue
dans sa carapace. D'Harmental vit dès lors avec plaisir qu'il pourrait
se dispenser d'acheter un baromètre, et que son voisin lui rendrait le
même service que ces bons capucins de bois qui sortent de leur ermitage
les jours de beau temps, et qui restent au contraire obstinément chez
eux les jours où il tombe de la pluie.

L'apparition fit son effet ordinaire et réagit sur la pauvre Bathilde.
Chaque fois que d'Harmental apercevait la jeune fille, il y avait en
elle une si suave attraction qu'il ne voyait plus que la femme jeune,
gracieuse, belle, musicienne et peintre, c'est-à-dire la créature la
plus délicieuse et la plus complète qu'il eût jamais rencontrée. En ces
moments-là, pareille à ces fantômes qui passent dans la nuit de nos
rêves portant comme une lampe d'albâtre leur lumière en eux-mêmes, elle
s'éclairait d'un rayon céleste, repoussant tout ce qui l'entourait dans
l'obscurité; mais quand, à son tour l'homme de la terrasse s'offrait aux
regards du chevalier, avec sa figure commune, sa tournure triviale, ce
type indélébile de vulgarité qui s'attache à certains individus,
aussitôt un jeu de bascule étrange s'opérait dans l'esprit du chevalier;
toute poésie disparaissait comme à un coup de sifflet du machiniste,
disparaît un palais de fée; les choses s'illuminaient d'un autre jour,
l'aristocratie native de d'Harmental reprenait le dessus. Bathilde
n'était plus que la fille de cet homme, c'est-à-dire une grisette, voilà
tout; sa beauté, sa grâce, son élégance, ses talents même devenaient un
accident du hasard, une erreur de la nature, quelque chose comme une
rose qui eût fleuri sur un chou. Alors le chevalier haussait dans sa
glace les épaules en face de lui-même, se mettait à rire tout haut, et,
ne comprenant plus d'où lui venait l'impression si vive qu'un instant
auparavant il avait éprouvée, il l'attribuait à la préoccupation de son
esprit, à l'étrangeté de sa situation, à la solitude, à tout enfin,
excepté à sa véritable cause, à la puissance souveraine et irrésistible
de la distinction et de la beauté.

D'Harmental descendit donc chez son hôtesse dans la disposition d'esprit
la plus favorable pour trouver mesdemoiselles Denis charmantes.




Chapitre 13


Le chevalier et l'abbé quittèrent la mansarde et descendirent chez leur
hôtesse. Madame Denis n'avait point jugé convenable que deux jeunes
personnes aussi innocentes que l'étaient ses deux filles déjeunassent
avec un jeune homme qui, depuis trois jours seulement qu'il était arrivé
à Paris, rentrait déjà à onze heures du soir et jouait du clavecin
jusqu'à deux heures du matin. L'abbé Brigaud avait beau lui affirmer que
cette double infraction aux règlements intérieurs de la police de sa
maison ne devait en rien déprécier auprès d'elle les moeurs de son
pupille, dont il répondait comme de lui-même, tout ce qu'il avait
obtenu, c'est que les demoiselles Denis paraîtraient au dessert.

Mais le chevalier s'aperçut bientôt que si leur mère leur avait défendu
de se faire voir, elle ne leur avait pas défendu de se faire entendre. À
peine les trois convives furent-ils attablés autour d'un véritable
déjeuner de dévote, composé d'une multitude de petits plats appétissants
à l'oeil et délicieux au goût, que les sons saccadés d'une épinette se
firent entendre, accompagnant une voix qui ne manquait pas d'étendue,
mais dont de fréquentes erreurs de tons dénotaient la déplorable
inexpérience. Aux premières notes, madame Denis posa la main sur le bras
de l'abbé; puis, après un instant de silence, pendant lequel elle écouta
avec un complaisant sourire cette musique qui faisait venir la chair de
poule au chevalier:

--Entendez-vous? lui dit-elle: c'est notre Athénaïs qui joue du
clavecin, et c'est Émilie qui chante.

L'abbé Brigaud, tout en faisant signe de la tête qu'il entendait
parfaitement et l'accompagnement et la voix marchait sur le pied de
d'Harmental pour lui indiquer que l'occasion se présentait de placer un
compliment.

--Madame, dit aussitôt le chevalier, qui comprit l'appel que l'abbé
faisait à sa politesse, nous vous devons un double remerciement, car
vous nous offrez non seulement un excellent déjeuner, mais encore un
concert délicieux.

--Oui, répondit négligemment madame Denis; ce sont ces enfants qui
s'amusent; elles ne savent pas que vous êtes là, et elles étudient; mais
je vais leur défendre de continuer.

Madame Denis fit un mouvement pour se lever.

--Comment donc! madame, s'écria d'Harmental; parce que j'arrive de
province, me croyez-vous donc tout à fait indigne de faire connaissance
avec les talents de la capitale?

--Dieu me garde, monsieur, d'avoir une pareille opinion de vous!
répondit madame Denis d'un air plein de malice; car je sais que vous
êtes musicien.

Le locataire du troisième m'en a prévenue.

--En ce cas, madame, il n'a pas dû vous donner une haute idée de mon
mérite, reprit en riant le chevalier car il n'a pas paru apprécier
infiniment le peu que j'en puis avoir.

--Il m'a dit seulement que l'heure lui avait paru étrange pour faire de
la musique. Mais écoutez, monsieur Raoul, ajouta madame Denis en tendant
l'oreille vers la porte: les rôles sont changés; maintenant, mon cher
abbé, c'est notre Athénaïs qui chante et c'est Émilie qui accompagne sa
soeur sur la viole d'amour.

Il paraît que madame Denis avait un faible pour Athénaïs; au lieu de
parler comme elle l'avait fait pendant que c'était le tour d'Émilie de
chanter, elle écouta d'un bout à l'autre la romance de sa favorite, les
yeux tendrement fixés sur l'abbé Brigaud, qui, sans perdre un coup de
fourchette ni un verre de vin, se contentait de faire de la tête des
signes d'approbation. Du reste, Athénaïs chantait un peu plus juste que
sa soeur, mais elle rachetait cette qualité par un défaut au moins
équivalent aux oreilles du chevalier: elle avait la voix d'une vulgarité
effrayante.

Quant à madame Denis, elle dodelinait la tête à fausse mesure, avec un
air de béatitude qui faisait infiniment plus d'honneur à sa complaisance
maternelle qu'à son intelligence musicale.

Un duo succéda aux solos. Les demoiselles Denis avaient juré de débiter
tout leur répertoire. D'Harmental chercha à son tour sous la table les
pieds de l'abbé Brigaud pour lui en écraser au moins un; mais il ne
rencontra que ceux de madame Denis, qui, prenant la recherche que
faisait à tâtons le chevalier pour une agacerie personnelle, se tourna
gracieusement de son côté.

--Ainsi donc monsieur Raoul, lui dit-elle; vous venez jeune et sans
expérience, vous exposer ainsi à tous les dangers de la capitale?

--Oh! mon Dieu, oui, dit l'abbé Brigaud, prenant la parole, de peur que
d'Harmental, entraîné par l'occasion, ne pût résister au plaisir de
répondre quelque baliverne. Vous voyez en ce jeune homme madame Denis,
le fils d'un ami qui m'a été bien cher (il porta sa serviette à ses
yeux), et qui, je l'espère, fera honneur aux soins que j'ai donnés à son
éducation; car, sans qu'il en ait l'air, c'est un ambitieux que mon
pupille!

--Et monsieur a raison, reprit madame Denis. Quand on a les talents et
la figure de monsieur, il me semble que l'on peut parvenir à tout.

--Ah! mais, madame Denis, dit l'abbé Brigaud, si vous me le gâtez ainsi
du premier coup, je ne vous l'amènerai plus, prenez-y garde! Raoul, mon
enfant continua-t-il en s'adressant au chevalier d'un ton paternel,
j'espère que vous ne croyez pas un mot de cela. Puis, se penchant à
l'oreille de madame Denis:--Tel que vous le voyez, ajouta-t-il, il
aurait pu rester à Sauvigny et y tenir la première place après le
seigneur: il a trois bonnes mille livres de rentes en biens fonds!

--C'est justement ce que je compte donner à chacune de mes filles,
répondit madame Denis en haussant la voix de façon à être entendue du
chevalier, et en lui lançant un regard de côté pour voir quel effet
produirait sur lui l'annonce d'une telle magnificence.

Malheureusement pour l'établissement futur de mesdemoiselles Denis, le
chevalier pensait en ce moment à toute autre chose qu'à réunir les trois
mille livres de rentes dont cette généreuse mère dotait ses filles aux
mille écus annuels dont l'avait gratifié l'abbé Brigaud. Le fausset de
mademoiselle Émilie, le contralto de mademoiselle Athénaïs, la pauvreté
de l'accompagnement de toutes deux, l'avaient ramené par ses souvenirs à
la voix si pure et si flexible, et à l'exécution si distinguée et si
savante de sa voisine. Il en était résulté que grâce à cette puissance
de réaction singulière qu'une grande préoccupation nous donne contre les
objets extérieurs, le chevalier était parvenu à échapper au charivari
qui s'exécutait dans la chambre voisine, et, se réfugiant en lui-même, y
suivait une douce mélodie qui serpentait dans sa mémoire et qui, tout
absente qu'elle était, parvenait à le garantir, comme une armure
enchantée, des sons aigus et criards qui venaient s'émousser autour de
lui.

--Voyez comme il écoute! disait madame Denis à Brigaud. À la bonne
heure! il y a plaisir à faire des frais pour un jeune homme comme
celui-là!

Aussi je laverai la tête à monsieur Fremond!

--Qu'est-ce que c'est que monsieur Fremond? demanda l'abbé en se servant
à boire.

--C'est le locataire du troisième, un mauvais petit rentier à douze
cents livres, dont le carlin m'a déjà valu des désagréments avec toute
la maison, et qui est venu se plaindre que monsieur Raoul l'empêchait de
dormir, lui et son chien.

--Ma chère madame Denis, dit l'abbé Brigaud, il ne faut pas vous
brouiller pour cela avec monsieur Fremond. Deux heures du matin sont une
heure indue, et si mon pupille veut absolument veiller, qu'il fasse de
la musique dans la journée et qu'il dessine le soir.

--Comment! monsieur Raoul dessine aussi? s'écria madame Denis, tout
émerveillée de ce surcroît de talent.

--S'il dessine? Comme Mignard!

--Oh! mon cher abbé, dit madame Denis en joignant les mains, si nous
pouvions obtenir une chose....

--Laquelle? demanda l'abbé.

--Si nous pouvions obtenir qu'il fit le portrait de notre Athénaïs!

Le chevalier se réveilla en sursaut de sa préoccupation, comme un
voyageur endormi sur l'herbe, qui, pendant son sommeil, sent se glisser
près de lui un serpent, et qui comprend instinctivement qu'un grand
danger le menace.

--L'abbé! s'écria-t-il d'un air effaré, et en fixant sur le pauvre
Brigaud des yeux furibonds; l'abbé, pas de bêtises!

--Oh! mon Dieu! qu'a donc votre pupille? demanda madame Denis tout
effrayée.

Heureusement, au moment où l'abbé, assez embarrassé de répondre à la
question de madame Denis, cherchait un honnête faux-fuyant pour lui
faire prendre le change sur l'exclamation du chevalier, la porte
s'ouvrit, les deux demoiselles Denis entrèrent en rougissant, et,
s'écartant à droite et à gauche, firent chacune une révérence de menuet.

--Eh bien! mesdemoiselles, dit madame Denis en affectant un air sévère,
qu'est-ce que cela? Qui vous a donné la permission de quitter votre
chambre?

--Maman, répondit une voix que le chevalier, à ses notes grêles, crut
reconnaître pour celle de mademoiselle Émilie, nous vous demandons bien
pardon si nous avons fait une faute, et nous sommes prêtes à rentrer
chez nous.

--Mais, maman, dit une autre voix qu'à ses tons graves le chevalier
jugea devoir appartenir à mademoiselle Athénaïs, nous avions cru qu'il
était convenu que nous entrerions au dessert.

--Allons, venez, mesdemoiselles, puisque vous voilà. Il serait ridicule
maintenant que vous vous en allassiez. D'ailleurs, ajouta madame Denis
en faisant asseoir Athénaïs entre elle et Brigaud, et Émilie entre elle
et le chevalier, des jeunes personnes sont toujours bien, n'est-ce pas,
l'abbé, toutefois qu'elles sont sous l'aile de leur mère?

Et madame Denis présenta à ses filles une assiette de bonbons, dans
laquelle elles prirent du bout des doigts et avec une modestie qui
faisait honneur à la bonne éducation qu'elles avaient reçue,
mademoiselle Émilie une praline et mademoiselle Athénaïs un diablotin.

Le chevalier, pendant le discours et l'action de madame Denis, avait eu
le temps d'examiner ses filles. Mademoiselle Émilie était une grande et
sèche personne de vingt-deux à vingt-trois ans, qui, disait-on,
jouissait d'une ressemblance parfaite avec feu M. Denis son père,
avantage qui ne suffisait pas, à ce qu'il paraît, pour lui mériter dans
le coeur maternel une part d'affection égale à celle que madame Denis
ressentait pour ses deux autres enfants. Aussi, la pauvre Émilie,
toujours craignant de faire mal et d'être grondée, était-elle restée
d'une gaucherie native, que les leçons réitérées de son maître de danse
n'avaient pu faire disparaître. Quant à mademoiselle Athénaïs, c'était,
tout à l'opposé de sa soeur, une petite boulotte, rouge et rondelette,
qui, grâce à ses seize ou dix-sept ans, avait ce que l'on appelle
vulgairement la beauté du diable. Celle-là ne ressemblait ni à monsieur
ni à madame Denis, singularité qui avait fort exercé les mauvaises
langues de la rue Saint-Martin avant que madame Denis vendit son fonds
de draps et vint habiter la maison qu'elle et son mari avaient achetée,
des bénéfices de la communauté, rue du Temps-Perdu.

Malgré cette absence d'homogénéité avec ses parents, mademoiselle
Athénaïs n'en était pas moins la favorite déclarée de madame sa mère, ce
qui lui donnait toute l'assurance qui manquait à la pauvre Émilie. En
bonne personne, qu'elle était, Athénaïs profitait toujours de cette
faveur, il faut le dire à sa louange, pour excuser les prétendues fautes
de sa soeur aînée. Au reste, le chevalier, qui, en sa qualité de
dessinateur, était physionomiste, crut remarquer du premier coup d'oeil,
entre le visage de mademoiselle Athénaïs et celui de l'abbé Brigaud,
certaines lignes analogues qui, jointes à une singulière ressemblance
dans la taille, auraient pu, à la rigueur, guider les curieux à la
recherche de la paternité, si cette recherche n'était point sagement
interdite par nos lois.

Les deux soeurs, quoiqu'il fût à peine onze heures du matin, étaient
habillées comme pour aller à un bal, et portaient à leur cou, à leurs
bras et à leurs oreilles, tout ce qu'elles possédaient de bijoux.

Cette apparition, si conforme à l'idée que d'Harmental s'était faite
d'avance des filles de son hôtesse, fut pour lui une nouvelle source de
réflexions. Puisque les demoiselles Denis étaient si bien ce qu'elles
devaient être, c'est-à-dire en si parfaite harmonie avec leur état et
leur éducation, pourquoi Bathilde, qui paraissait d'une condition à
peine égale à la leur, était-elle visiblement aussi distinguée qu'elles
étaient vulgaires? D'où venait, entre jeunes filles de la même classe et
du même âge, cette immense différence physique et morale? Il fallait
qu'il y eût là-dessous quelque secret étrange, qu'un jour ou l'autre le
chevalier connaîtrait sans doute.

Un second appel, que le pied de l'abbé Brigaud adressa au pied de
d'Harmental, lui fit comprendre que ses réflexions pouvaient être
parfaitement justes, mais que le moment qu'il avait choisi pour s'y
livrer était souverainement déplacé. En effet madame Denis avait pris un
air de dignité si significatif, que d'Harmental jugea qu'il n'y avait
pas un instant à perdre s'il voulait effacer dans l'esprit de son
hôtesse, la mauvaise impression que sa distraction avait produite.

--Madame, lui dit-il aussitôt de l'air le plus gracieux qu'il pût
prendre, ce que j'ai l'honneur de voir de votre famille me donne un bien
vif désir de la connaître tout entière. Est-ce que monsieur votre fils
n'est point quelque part dans la maison, et n'aurai-je pas le plaisir de
lui être présenté?

--Monsieur, répondit madame Denis, à qui une si aimable interpellation
avait rendu toute sa grâce, mon fils est chez maître Joulu, son
procureur, et, à moins que ses courses l'amènent dans le quartier, il
est peu probable qu'il ait ce matin l'honneur de faire votre
connaissance.

--Parbleu! mon cher pupille, dit l'abbé Brigaud en étendant la main du
côté de la porte, vous êtes comme feu Aladin, et il suffit, à ce qu'il
paraît, que vous exprimiez un désir pour que ce désir soit accompli.

En effet, au moment même, on entendit retentir dans l'escalier la
chanson de monsieur de Marlborough, qui à cette époque, avait tout le
charme de la nouveauté et la porte s'étant ouverte sans aucune annonce
préalable, on vit paraître sur le seuil un gros garçon à face réjouie,
qui avait beaucoup des airs de mademoiselle Athénaïs.

--Bon, bon, bon! dit le nouvel arrivant en croisant ses bras, et en
considérant l'intérieur habituel de sa famille augmenté de l'abbé
Brigaud et du chevalier d'Harmental. Pas gênée, la mère Denis! Elle
envoie Boniface chez son procureur avec un morceau de pain et de
fromage, elle lui dit: Va, mon ami, prends garde aux indigestions; et en
son absence, elle donne noces et festins! Heureusement que ce pauvre
Boniface a bon nez. Il repasse par la rue Montmartre, il a pris le vent,
et il a dit: Qu'est-ce que ça sent donc là-bas, rue du Temps-Perdu, n° 5?
Alors il est venu, et le voilà!

Place pour un!

Et joignant l'action au récit, Boniface traîna une chaise de la porte à
la table, et s'assit entre l'abbé Brigaud et le chevalier.

--Monsieur Boniface, dit madame Denis en essayant de prendre un air
sévère, ne voyez-vous pas bien qu'il y a ici des étrangers?

--Des étrangers? dit Boniface en prenant un plat sur la table et en le
mettant devant lui. Et où sont-ils ces étrangers? Est-ce vous, papa
Brigaud? est-ce monsieur Raoul? Eh bien! il n'est pas un étranger, lui,
c'est un locataire.

Et s'emparant d'un de ces couverts qu'on met sur la table pour servir,
il se mit à officier de manière à rassurer sur le temps perdu ceux qui
avaient pris les devants.

--Pardieu! madame Denis, dit le chevalier, je vois avec plaisir que je
suis beaucoup plus avancé que je ne le croyais, car je ne savais pas
avoir l'honneur d'être connu de monsieur Boniface.

--Ça serait drôle, si je ne vous connaissais pas, dit le clerc de
procureur, la bouche pleine; c'est vous qu'avez ma chambre.

--Comment! madame Denis, dit d'Harmental, vous me laissez ignorer que
j'ai l'honneur de succéder dans mon logement à l'héritier présomptif de
votre maison? je ne m'étonne plus si j'ai trouvé une chambre si
galamment arrangée. On reconnaît là les soins d'une mère.

--Oui, grand bien vous fasse! Mais, si j'ai un conseil d'ami à vous
donner, c'est de ne pas trop regarder par la fenêtre.

--Pourquoi cela? demanda d'Harmental.

--Pourquoi, parce que vous avez certaine voisine en face de vous....

--Mademoiselle Bathilde? dit le chevalier emporté par son premier
mouvement.

--Ah! vous la connaissez déjà? reprit Boniface. Bon. Bon, bon, alors ça
ira bien.

--Voulez-vous vous taire, monsieur! s'écria madame Denis.

--Tiens! reprit Boniface, il faut bien prévenir les locataires, quand il
y a dans les maisons des cas rédhibitoires. Vous n'êtes pas chez le
procureur, vous, ma mère, vous ne savez pas cela.

--Cet enfant est plein d'esprit, dit l'abbé Brigaud, de ce ton goguenard
grâce auquel on ne savait jamais s'il raillait ou s'il parlait
sérieusement.

--Mais, reprit madame Denis, que voulez-vous qu'il y ait de commun entre
monsieur Raoul et mademoiselle Bathilde?

--Ce qu'il y aura de commun? C'est, que, dans huit jours, il en sera
amoureux comme un fou, ou bien il ne serait pas un homme, et que ce
n'est pas la peine d'aimer une coquette.

--Une coquette? dit d'Harmental.

--Oui, une coquette; une coquette, reprit Boniface; je l'ai dit, je ne
m'en dédis pas. Une coquette, qui fait la bégueule avec les jeunes gens,
et qui demeure avec un vieux. Sans compter sa gueuse de Mirza, qui
mangeait tous mes bonbons, et qui, chaque fois qu'elle me rencontre
maintenant, vient me mordre les mollets.

--Sortez, mesdemoiselles, s'écria madame Denis en se levant et en
faisant lever ses filles. Sortez! des oreilles aussi pures que les
vôtres ne doivent pas entendre de pareilles légèretés.

Et elle poussa mademoiselle Athénaïs et mademoiselle Émilie vers la
porte de leur chambre, où elle entra avec elles.

Quant à d'Harmental, il se sentit pris d'une envie féroce de casser la
tête à monsieur Boniface d'un coup de bouteille. Cependant, comprenant
le ridicule de sa situation, il fit un effort sur lui-même.

--Mais, dit-il, je croyais que ce bon bourgeois que j'ai vu sur la
terrasse, car c'est de lui sans doute que vous voulez parler, monsieur
Boniface....

--De lui-même, le vieux coquin. Hein? qu'est-ce qui dirait ça de lui?

--Était son père, continua d'Harmental.

--Son père? Est-ce qu'elle a un père, mademoiselle Bathilde? Elle n'a
pas de père!

--Ou du moins son oncle.

--Ah! son oncle! à la mode de Bretagne, peut-être, mais pas autrement.

--Monsieur, dit majestueusement madame Denis en sortant de la chambre de
ses filles, qu'elle avait consignées sans doute au plus profond de leur
appartement, je vous avais prié, une fois pour toutes de ne jamais dire
de paroles légères devant mesdemoiselles vos soeurs.

--Ah! bien oui! dit Boniface, continuant d'aller à travers choux,
mesdemoiselles mes soeurs! Est-ce que vous croyez qu'à leur âge elles ne
puissent pas entendre ce que je dis là, surtout Émilie, qui a
vingt-trois ans?

--Émilie est innocente comme l'enfant qui vient de naître, monsieur! dit
madame Denis en reprenant sa place entre Brigaud et d'Harmental.

--Innocente! oui, comptez là-dessus, mère Denis, et buvez de l'eau! J'ai
trouvé un joli roman dans la chambre de notre innocente, allez, pour un
temps de carême. Je vous le montrerai, papa Brigaud, à vous qui êtes son
confesseur. Nous verrons un peu si c'est vous qui lui avez permis de
faire ses pâques là-dedans.

--Tais-toi, méchant espiègle! dit l'abbé; tu vois bien le chagrin que tu
fais à ta mère!

En effet, madame Denis, suffoquée de honte de ce qu'une scène qui
portait une pareille atteinte à la réputation de ses filles se fût
passée devant un jeune homme sur lequel, avec cette lointaine prévoyance
des mères, elle avait déjà peut-être jeté son dévolu, était près de se
trouver mal.

Il n'y a rien à quoi les hommes croient moins qu'aux évanouissements des
femmes, et cependant il n'y a rien à quoi ils se laissent prendre plus
facilement. Au reste, qu'il y crût ou qu'il n'y crût pas, d'Harmental
était trop poli pour ne pas donner en pareille circonstance, une marque
d'intérêt à son hôtesse. Il s'élança vers elle les bras tendus. Il en
résulta que madame Denis ne vit pas plus tôt un point d'appui qu'elle se
laissa aller du côté où on le lui offrait, et que, penchant la tête en
arrière elle s'évanouit dans les bras du chevalier.

--L'abbé, dit d'Harmental pendant que monsieur Boniface profitait de la
circonstance pour fourrer dans ses poches tous les bonbons qui restaient
sur la table, l'abbé, avancez donc un fauteuil!

L'abbé avança un fauteuil avec la lenteur tranquille d'un homme familier
avec de pareils accidents, et qui, d'avance, est rassuré sur leurs
suites. On y assit madame Denis et d'Harmental lui fit respirer des
sels, tandis que l'abbé Brigaud lui frappait doucement dans le creux des
mains; mais malgré ces soins empressés, madame Denis ne paraissait
nullement disposée à revenir à elle, quand tout à coup, au moment où
l'on s'y attendait le moins, elle se dressa sur ses pieds, comme relevée
par un ressort, et en jetant un grand cri. D'Harmental crut qu'une
attaque de nerfs succédait à la faiblesse; il fut vraiment effrayé, tant
il y avait un accent de vérité et de saisissement dans le cri qu'avait
poussé la pauvre femme.

--Ce n'est rien, ce n'est rien! dit Boniface. Je viens seulement de lui
couler l'eau qui restait dans la carafe dans le dos. C'est cela qui l'a
réveillée. Vous voyez bien qu'elle ne savait plus comment faire pour
revenir. Eh bien! quoi? continua l'impitoyable garnement en voyant que
madame Denis le regardait avec des yeux terribles; c'est moi. Est-ce que
tu ne me reconnais plus, mère Denis, c'est ton petit Boniface qui t'aime
tant?

--Madame dit d'Harmental, fort embarrassé de la situation, je suis
vraiment désolé de tout ce qui vient de se passer.

--Oh! monsieur, s'écria madame Denis en fondant en larmes, je suis bien
malheureuse!

--Allons, ne pleure pas, mère Denis! Tu es déjà assez mouillée, dit
Boniface. Va plutôt changer de chemise; il n'y a rien de mauvais pour la
santé comme d'avoir une chemise qui colle sur le dos.

--Cet enfant est plein de sens, dit Brigaud, et je crois que vous
feriez bien de suivre son conseil, madame Denis.

--Si j'osais joindre mes instances à celles de l'abbé, reprit
d'Harmental je vous prierais madame, de ne pas vous gêner pour nous.
D'ailleurs le moment était venu de nous retirer, et nous allons prendre
congé de vous.

--Et vous aussi, l'abbé? dit madame Denis en jetant un regard de
détresse sur Brigaud.

--Moi, dit Brigaud, qui ne se souciait pas à ce qu'il paraît du rôle de
consolateur, je suis attendu à l'hôtel Colbert et il faut absolument que
je vous quitte.

--Adieu donc, messieurs, dit madame Denis en faisant une révérence à
laquelle le liquide, versé par en haut, et qui commençait à couler par
en bas, ôtait beaucoup de sa majesté.

--Adieu, la mère, dit Boniface en allant jeter avec l'assurance d'un
enfant gâté ses deux bras autour du cou de madame Denis. Vous n'avez
rien à faire dire à maître Joulu?

--Adieu, mauvais sujet! répondit la pauvre femme en embrassant son fils,
moitié souriante déjà et moitié fâchée encore, mais cédant à cette
attraction à laquelle une mère ne peut résister. Adieu, et soyez sage!

--Comme une image, mère Denis; mais à la condition que tu nous feras un
petit plat de douceurs pour le dîner, hein?

Et le troisième clerc de maître Joulu revint en gambadant rejoindre
l'abbé Brigaud et d'Harmental, qui étaient déjà sur le palier.

--Eh bien, eh bien, petit drôle! dit l'abbé en portant vivement la main
à la poche de sa veste, qu'as-tu à faire, par là?

--Ne faites pas attention, papa Brigaud; je regarde seulement s'il ne
reste pas dans votre gousset un petit écu pour votre ami Boniface.

--Tiens, dit l'abbé, en voilà un gros; laisse-nous tranquilles, et
va-t'en.

--Papa Brigaud, dit Boniface dans l'effusion de sa reconnaissance, vous
avez un coeur de cardinal, et si le roi ne vous fait qu'archevêque, eh
bien parole d'honneur! vous serez volé de moitié. Adieu, monsieur Raoul,
continua-t-il en s'adressant au chevalier avec la même familiarité que
s'il le connaissait depuis dix ans. Je vous le répète, prenez garde à
mademoiselle Bathilde si vous voulez garder votre coeur, et jetez-moi
une bonne boulette à Mirza si vous tenez à vos mollets!

Et, se pendant à la corde d'une main et à la rampe de l'autre, il
descendit d'un seul élan les douze marches qui formaient le premier
étage, et se trouva à la porte de la rue sans avoir touché une seule
marche de l'escalier.

Brigaud descendit d'un pas plus tranquille derrière son ami Boniface,
après avoir pris pour le soir, à huit heures, rendez-vous avec le
chevalier. Quant à d'Harmental, il remonta tout pensif dans sa mansarde.




Chapitre 14


Ce qui occupait l'esprit du chevalier, ce n'était ni le dénouement du
drame où il avait choisi un rôle si important, et qui semblait
s'approcher, ni la précaution admirable qu'avait prise l'abbé Brigaud de
le loger dans une maison où il avait l'habitude, depuis dix ans, de
venir à peu près tous les jours; si bien que ses visites,
devinssent-elles plus fréquentes encore, ne pouvaient être remarquées.
Ce n'était ni la diction majestueuse de madame Denis, ni le soprano de
mademoiselle Émilie, ni le contralto de mademoiselle Athénaïs ni les
espiègleries de M. Boniface: c'était tout bonnement la pauvre Bathilde
qu'il venait d'entendre traiter si lestement chez son hôtesse.

Mais notre lecteur se tromperait fort s'il croyait que la brutale
accusation de monsieur Boniface eût porté atteinte le moins du monde aux
sentiments encore confus et inexpliqués que le chevalier ressentait pour
la jeune fille. Le premier mouvement avait bien été une impression
pénible, un sentiment de dégoût; mais, en y réfléchissant, il ne lui
avait fallu que quelques secondes pour comprendre qu'une pareille
alliance était impossible. Le hasard peut, à la rigueur, faire naître
une fille charmante d'un père sans distinction; la nécessité peut réunir
une femme jeune et élégante à un mari vieux et vulgaire: mais il n'y a
que l'amour ou l'intérêt qui fasse de ces liaisons en dehors de la
société, comme on en supposait une entre la jeune fille du quatrième et
le bourgeois de la terrasse. Or, entre ces deux êtres si opposés en
toutes choses, il ne pouvait exister d'amour; et quant à l'intérêt, la
chose était encore moins probable, car si leur situation ne descendait
pas jusqu'à la misère, elle ne s'élevait certes pas au-dessus de la
médiocrité; et non point même de cette médiocrité dorée dont parle
Horace, et qui donne une maison de campagne à Tibur ou à Montmorency,
qui résulte d'une pension de trente mille sesterces sur la cassette
d'Auguste ou d'une inscription de six mille francs sur le grand-livre;
mais de cette pauvre et chétive médiocrité qui ne permet de vivre qu'au
jour le jour et que l'on n'empêche de descendre à une pauvreté réelle
que par un travail incessant, nocturne et acharné.

La seule moralité qui fût ressortie de tout ceci était donc pour
d'Harmental la certitude que Bathilde n'était ni la fille, ni la femme,
ni la maîtresse de ce terrible voisin, dont la vue avait suffi jusque-là
pour produire une si étrange réaction sur l'amour naissant du chevalier.
Donc, si elle n'était ni l'une ni l'autre de ces trois choses, il y
avait un mystère sur la naissance de Bathilde, et s'il y avait un
mystère sur cette naissance, Bathilde n'était pas ce qu'elle paraissait
être. Dès lors tout s'expliquait: cette beauté aristocratique, cette
grâce charmante, cette éducation achevée, cessaient d'être une énigme
sans mot. Bathilde était au-dessus de la position qu'elle était
momentanément forcée d'occuper; il y avait eu dans la destinée de cette
jeune fille de ces bouleversements de fortune qui sont pour les
individus ce que les tremblements de terre sont pour les villes. Quelque
chose s'était écroulé dans sa vie qui l'avait forcée de descendre
jusqu'à la sphère inférieure où elle végétait, et elle était comme ces
anges déchus qui sont obligés de vivre quelque temps de la vie des
hommes, mais qui n'attendent que le jour où Dieu leur rendra leurs ailes
pour remonter au ciel.

Le résultat de tout ceci était que le chevalier pouvait, sans perdre de
sa considération à ses propres yeux, devenir amoureux de Bathilde.
Lorsque le coeur est aux prises avec l'orgueil, il a des ressources
admirables pour tromper son hautain et grondeur ennemi. Du moment où
Bathilde avait un nom, elle était classée et ne pouvait pas sortir de ce
cercle de Popilius que la famille avait tracé autour d'elle; mais dès
lors qu'elle n'avait ni nom ni famille, dès lors que de la nuit qui
l'entourait elle pouvait sortir resplendissante de lumière, rien
n'empêchait plus que l'imagination de l'homme qui l'aimait ne l'élevât
dans son espérance à une hauteur à laquelle elle n'eût pas même osé
atteindre du regard.

En conséquence, loin de suivre l'avis que lui avait si amicalement donné
monsieur Boniface la première chose que fit d'Harmental en rentrant chez
lui fut d'aller droit à sa fenêtre, et de voir en quel état était celle
de sa voisine: la fenêtre de sa voisine était toute grande ouverte.

Si l'on eût dit huit jours auparavant au chevalier qu'une chose aussi
simple qu'une fenêtre ouverte, ferait jamais battre son coeur, il eût
certes joyeusement ri d'une pareille supposition. Cependant il en était
ainsi, car, après avoir appuyé un instant sa main sur sa poitrine, comme
un homme qui respire enfin après une longue oppression, il s'accouda de
l'autre au mur pour regarder par un coin afin de voir la jeune fille
sans être vu d'elle, car il craignait qu'en l'apercevant elle ne
s'effarouchât, comme la veille de cette persistante attention dont elle
était l'objet et qu'elle pouvait attribuer à la seule curiosité.

Au bout d'un instant, d'Harmental s'aperçut que la chambre devait être
solitaire, car l'active et légère jeune fille eût certes déjà passé et
repassé dix fois devant ses yeux si elle n'eût été absente. D'Harmental
ouvrit alors sa fenêtre à son tour, et tout le confirma dans sa
supposition; il était même facile de voir que la main symétrique et
rangeuse de la vieille ménagère venait de passer par la chambre, car le
clavecin était hermétiquement fermé; la musique, ordinairement éparse,
était réunie en un seul monceau surmonté de trois ou quatre volumes,
qui, superposés selon qu'ils diminuaient de grandeur, formaient la tête
de la pyramide, et un magnifique morceau de guipure, soigneusement posé
par le milieu sur le dos d'une chaise, pendait parallèlement des deux
côtés du dossier. Du reste, cette supposition fut bientôt changée en
certitude, car, au bruit qu'il fit en ouvrant sa fenêtre, d'Harmental
vit poindre la tête fine de la levrette, qui l'oreille toujours au guet,
et digne de l'honneur que lui avait fait sa maîtresse en la constituant
gardienne de la maison, s'était réveillée, et regardait en se dressant
sur son coussin quel était l'importun qui venait ainsi troubler son
sommeil.

Grâce à l'indiscrète basse taille du bonhomme de la terrasse et à la
rancune prolongée de monsieur Boniface, le chevalier savait déjà deux
choses fort importantes à savoir: c'est que sa voisine se nommait
Bathilde, douce et euphonique appellation, parfaitement appropriée à une
jeune fille belle, gracieuse et élégante, et que la levrette s'appelait
Mirza, nom qui lui paraissait tenir un rang non moins distingué dans
l'aristocratie de la race canine.

Or, comme rien n'est à dédaigner quand on veut se rendre maître d'une
forteresse, et que la plus infime intelligence dans la place est souvent
plus efficace pour amener sa reddition que les plus terribles machines
de guerre, d'Harmental résolut de commencer par se mettre en relation
avec la levrette, et de l'inflexion la plus douce et la plus caressante
qu'il put donner à sa voix, appela:

--Mirza!

Mirza, qui s'était indolemment couchée sur son coussin, releva vivement
la tête avec une expression d'étonnement parfaitement indiquée; en
effet, il devait paraître assez étrange à la fine et intelligente petite
bête qu'un homme qui lui était aussi parfaitement inconnu que le
chevalier se permît de l'appeler à brûle-pourpoint par son nom de
baptême; aussi se contenta-t-elle de fixer sur lui des yeux inquiets,
qui, dans la demi-teinte où elle était placée, brillaient comme deux
escarboucles, et de pousser, en piétinant des pattes de devant un petit
murmure sourd qui pouvait passer pour un grognement.

D'Harmental se rappela que le marquis d'Uxelles avait apprivoisé
l'épagneul de mademoiselle Choin, lequel était une bête bien autrement
acariâtre que toutes les levrettes du monde, avec des têtes de lapin
rôties, et qu'il était résulté pour lui de cette délicate attention le
bâton de maréchal de France; il ne désespéra donc point d'adoucir, par
une séduction du même genre, la grondeuse réception que mademoiselle
Mirza avait faite à ses avances, et il se dirigea vers son sucrier en
chantant entre ses dents:

          _Des chiens admirez la puissance:_
          _À la cour leur crédit est bon;_
          _Et jamais maréchal de France_
          _N'a mieux mérité son bâton._

Puis il revint à la fenêtre armé de deux morceaux de sucre assez gros
pour être divisés à l'infini.

Le chevalier ne s'était pas trompé: au premier morceau de sucre qui
tomba près d'elle, Mirza allongea nonchalamment le cou; puis, s'étant, à
l'aide de l'odorat rendu compte de la nature de l'appât qui lui était
offert, elle étendit la patte vers lui, l'amena à la proximité de sa
gueule, le prit du bout des dents, le fit passer des incisives aux
molaires, et commença de le broyer avec cet air langoureux tout
particulier à la race à laquelle elle avait l'honneur d'appartenir.
Cette opération finie, elle passa sur ses lèvres une petite langue rose
qui indiquait que, malgré son indifférence apparente, laquelle tenait
sans doute à l'excellente éducation qu'elle avait reçue, elle n'était
point insensible à la gracieuse surprise que lui avait ménagée son
voisin. Aussi, au lieu de se recoucher sur son coussin comme elle
l'avait fait la première fois, elle resta assise, bâillant avec une
langueur pleine de morbidesse, mais remuant la queue en signe qu'elle
était prête à se réveiller tout à fait, pour peu que l'on voulût payer
son réveil de deux ou trois galanteries pareilles à celle qu'on venait
de lui faire.

D'Harmental, qui était habitué aux façons de faire de tous les
_king's-Charles-dogs_ des plus jolies femmes de l'époque, comprit à
merveille les dispositions bienveillantes que mademoiselle Mirza
exprimait à son égard, et ne voulant pas leur donner le temps de se
refroidir, il jeta un second morceau de sucre, mais seulement avec le
soin cette fois qu'il tombât assez loin d'elle pour qu'elle fût obligée
de quitter son coussin pour l'aller chercher. C'était une épreuve qui
devait le fixer sur celui des deux péchés mortels, la paresse ou la
gourmandise, auquel celle dont il voulait faire sa complice avait le
coeur plus enclin. Mirza resta un instant incertaine, mais la
gourmandise l'emporta, et elle s'en alla au fond de la chambre chercher
le morceau de sucre qui avait roulé sous le clavecin: en ce moment un
troisième morceau tomba près de la fenêtre, et Mirza, toujours subissant
les lois de l'attraction, marcha du second au troisième comme elle avait
marché du premier au second, mais là s'arrêta la libéralité du
chevalier, il croyait avoir assez donné déjà pour que l'on commençât à
lui rendre quelque chose, et alors il se contenta d'appeler une seconde
fois, mais cependant d'un ton plus impératif que la première: Mirza! et
il lui montra les autres morceaux qui étaient dans le creux de sa main.

Mirza, cette fois, au lieu de regarder le chevalier avec inquiétude ou
dédain, se leva sur ses pattes de derrière posa ses pattes de devant sur
le rebord de la fenêtre et commença à lui faire les mêmes mines qu'elle
eût faites à une ancienne connaissance: c'était fini, Mirza était
apprivoisée.

Le chevalier remarqua qu'il lui avait fallu juste le même temps pour
arriver à ce résultat qu'il eût mis à séduire une femme de chambre avec
de l'or ou une duchesse avec des diamants.

Alors ce fut à lui à son tour de faire le dédaigneux avec Mirza, et de
lui parler pour l'habituer à sa voix. Cependant, craignant de la part de
son interlocuteur, qui soutenait de son mieux le dialogue par de petites
plaintes sourdes et de petits grognements câlins, un retour de fierté,
il lui jeta un quatrième morceau de sucre sur lequel elle s'élança avec
une d'autant plus grande activité qu'on le lui avait fait attendre
davantage, et sans être appelée cette fois, elle revint d'elle-même
prendre sa place à la fenêtre.

Le triomphe du chevalier était complet.

Si complet que Mirza, qui la veille avait donné des signes
d'intelligence si supérieure lorsqu'elle avait indiqué, en regardant
dans la rue le retour de Bathilde, et en courant vers la porte son
ascension dans l'escalier, n'indiqua cette fois ni l'un ni l'autre, si
bien que sa maîtresse, entrant tout à coup, la surprit au beau milieu
des agaceries qu'à son tour elle faisait à son voisin. Il est juste de
dire cependant qu'au bruit que fit la porte en s'ouvrant, Mirza, si
préoccupée qu'elle fût, se retourna, et, reconnaissant Bathilde, ne fit
qu'un bond jusqu'à elle, lui prodiguant ses caresses les plus tendres,
mais une fois cette espèce de devoir accompli, ajoutons, à la honte de
l'espèce, que Mirza se hâta de revenir à sa fenêtre. Cette action
inaccoutumée de la part de sa levrette guida naturellement les yeux de
Bathilde vers la cause qui la déterminait. Ses yeux rencontrèrent ceux
du chevalier. Bathilde rougit, le chevalier salua, et Bathilde, sans
trop savoir ce qu'elle faisait, rendit le salut qu'elle venait de
recevoir.

Le premier mouvement de Bathilde fut alors d'aller à la fenêtre et de la
fermer. Mais un sentiment instinctif la retint: elle comprit que c'était
donner de l'importance à une chose qui n'en avait aucune, et que se
mettre en défense c'était avouer qu'elle se croyait attaquée. En
conséquence, elle traversa sans affectation sa chambre et disparut dans
la partie où ne pouvaient plonger les regards de son voisin. Puis, au
bout de quelques instants lorsqu'elle se hasarda à revenir, elle vit que
c'était lui qui avait fermé la sienne. Bathilde comprit ce qu'il y avait
de discrétion dans cette action de d'Harmental, et elle lui en sut gré.

En effet, le chevalier venait de faire un coup de maître: dans la
situation peu avancée où il en était avec sa voisine les deux fenêtres,
proches comme elles étaient l'une de l'autre, ne pouvaient pas rester
ouvertes à la fois; or, si c'était la fenêtre du chevalier qui restait
ouverte, c'était celle de sa voisine qui nécessairement se fermait, et
avec quelle herméticité se fermait cette malheureuse fenêtre! le
chevalier en savait quelque chose: pas moyen d'apercevoir même le bout
du nez de Mirza derrière les rideaux qui la calfeutraient; tandis que,
si au contraire c'était la fenêtre de d'Harmental qui était close, il
devenait possible que ce fût celle de sa voisine qui restât ouverte, et
alors il la voyait aller, venir, travailler, ce qui était une grande
distraction, qu'on y songe bien, pour un pauvre diable condamné à la
réclusion la plus absolue; d'ailleurs, il avait fait un pas immense près
de Bathilde; il l'avait saluée, et Bathilde lui avait rendu son salut.
Donc ils n'étaient plus étrangers tout à fait l'un à l'autre, il y avait
entre eux commencement de connaissance; mais pour que cette connaissance
suivît une marche progressive, à moins de circonstances particulières il
ne fallait rien brusquer; risquer une parole après le salut, c'était
risquer de se perdre, mieux fallait faire croire à Bathilde que le seul
hasard avait tout fait. Bathilde ne le crut pas, mais sans inconvénient
elle pouvait avoir l'air de le croire. Il en résulta que Bathilde laissa
sa fenêtre ouverte, et voyant celle de son voisin fermée, vint s'asseoir
près de la sienne un livre à la main.

Quant à Mirza, elle sauta sur le tabouret qui était aux pieds de sa
maîtresse et qui lui servait de siège. Mais au lieu d'allonger, comme
elle avait l'habitude de le faire, sa tête sur les genoux arrondis de la
jeune fille, elle la posa sur le bord anguleux de la fenêtre, tant elle
était préoccupée de ce généreux inconnu qui maniait ainsi le sucre à
pleines mains.

Le chevalier s'assit au milieu de la chambre, prit ses pastels, et grâce
à un petit coin de son rideau adroitement relevé, il dessina le
délicieux tableau qu'il avait sous les yeux.

Malheureusement, c'était l'époque des courtes journées; aussi vers les
trois heures, le peu de lumière que les nuages et la pluie laissaient
descendre du ciel sur la terre commença de baisser, et Bathilde ferma sa
fenêtre; néanmoins, si peu de temps qu'eût eu le chevalier, toute la
tête de la jeune fille était déjà achevée et d'une ressemblance
parfaite, car on sait combien le pastel est propre à reproduire ces
types fins et délicats qu'alourdit toujours un peu la peinture.
C'étaient les cheveux ondoyants de la jeune fille, c'était sa peau fine
et transparente, c'était la courbe onduleuse de son beau cou de cygne,
c'était enfin toute la hauteur où l'art peut atteindre, quand il a
devant lui de ces inimitables modèles qui font le désespoir des
artistes.

À la nuit close, l'abbé Brigaud arriva. Le chevalier et lui
s'enveloppèrent dans leurs manteaux et s'acheminèrent vers le
Palais-Royal; il s'agissait comme on se le rappelle d'examiner le
terrain.

La maison qu'était venue habiter madame de Sabran, depuis que son mari
avait été nommé maître d'hôtel du régent, était située au n° 22 entre
l'hôtel de la Roche-Guyon et le passage appelé autrefois passage du
Palais-Royal, parce que ce passage était le seul qui communiquât de la
rue des Bons-Enfants à la rue de Valois. Ce passage, qui a changé de nom
depuis cette époque, et qui s'appelle aujourd'hui passage du Lycée, se
fermait en même temps que les autres grilles du jardin, c'est-à-dire à
onze heures précises du soir; il en résultait qu'une fois entrés dans
une maison de la rue des Bons-Enfants, si cette maison n'avait pas une
seconde sortie sur la rue de Valois ceux qui avaient besoin passé onze
heures, de revenir de cette maison au Palais-Royal, étaient forcés de
faire le grand tour, soit par la rue Neuve-des-Petits-Champs, soit par
la cour des Fontaines.

Or, il en était ainsi de la maison de madame de Sabran: c'était un
délicieux petit hôtel bâti vers la fin de l'autre siècle, c'est-à-dire
vingt ou vingt-cinq années auparavant, par je ne sais quel traitant, qui
avait voulu singer les grands seigneurs et avoir comme eux sa petite
maison. Elle se composait donc en tout d'un rez-de-chaussée et d'un
premier étage surmonté d'une galerie de pierre sur laquelle s'ouvraient
des mansardes de domestiques, et terminé par un toit de tuiles bas et
légèrement incliné: au-dessous des fenêtres du premier étage régnait un
large balcon formant une saillie de trois ou quatre pieds et s'étendant
d'un bout à l'autre de la maison; seulement des ornements de fer pareils
au balcon et qui s'élevaient jusqu'à la terrasse séparaient les deux
fenêtres de chaque coin des trois fenêtres du milieu, comme cela arrive
souvent dans les maisons où l'on veut interrompre les communications
extérieures; au reste, les deux façades étaient exactement pareilles;
seulement comme la rue de Valois est plus basse de huit ou dix pieds que
celle des Bons-Enfants, les fenêtres et la porte du rez-de-chaussée
s'ouvraient de ce côté sur une terrasse dont on avait fait un petit
jardin qui, au printemps, se garnissait de charmantes fleurs mais qui ne
communiquait point autrement avec la rue qu'il dominait: la seule entrée
et la seule sortie de l'hôtel donnait donc, ainsi que nous l'avons dit,
dans la rue des Bons-Enfants.

C'était tout ce que pouvaient désirer de mieux nos conspirateurs. En
effet, une fois le régent entré chez madame de Sabran, pourvu qu'il y
vînt à pied, ce qui était possible, et qu'il en sortît passé onze
heures, ce qui était probable, il était pris comme dans une souricière,
puisqu'il fallait absolument qu'il sortît par où il était entré, et que
rien n'était plus facile que de faire un coup de main, comme celui qui
était prémédité, dans la rue des Bons-Enfants, l'une des plus désertes
et des plus sombres des environs du Palais-Royal.

De plus, comme à cette époque, ainsi qu'aujourd'hui, cette rue était
entourée de maisons fort suspectes et fréquentées en général par une
assez mauvaise compagnie, il y avait cent à parier contre un que l'on ne
ferait pas grande attention à des cris, trop fréquents dans cette rue
pour que l'on s'en inquiétât, et que si le guet arrivait, ce serait,
selon l'habitude de cette estimable milice, assez tard et assez
lentement pour qu'avant son intervention tout fût déjà fini.

L'inspection du terrain finie, les dispositions stratégiques arrêtées et
le numéro de la maison pris, d'Harmental et l'abbé Brigaud se
séparèrent, l'abbé pour aller à l'Arsenal rendre compte à madame du
Maine des bonnes dispositions où était toujours le chevalier et
d'Harmental pour rentrer dans sa mansarde rue du Temps-Perdu.

Comme la veille, la chambre de Bathilde était éclairée; seulement cette
fois la jeune fille ne dessinait pas, mais était occupée d'un travail
d'aiguille; à une heure du matin seulement la lumière s'éteignit. Quant
au bonhomme de la terrasse, il était déjà depuis longtemps remonté chez
lui lorsque d'Harmental était rentré.

Le chevalier dormit mal. On ne se trouve pas entre un amour qui commence
et une conspiration qui s'achève sans éprouver certaines sensations
inconnues jusqu'alors et peu favorables au sommeil; cependant, vers le
matin, la fatigue l'emporta, et il ne se réveilla qu'en se sentant
secouer assez fortement le bras. Sans doute le chevalier faisait dans ce
moment quelque mauvais rêve, dont cette secousse lui sembla être la
suite, car, à moitié endormi encore, il porta la main à des pistolets
qui étaient sur sa table de nuit.

--Eh! eh! s'écria l'abbé. Un instant, jeune homme; peste! comme vous y
allez. Ouvrez les yeux tout grands; bien; c'est cela, me
reconnaissez-vous?

--Ah! ah! dit d'Harmental en riant, c'est vous, l'abbé. Ma foi! vous
avez bien fait de m'arrêter en chemin; vous tombez mal, je rêvais qu'on
venait m'arrêter.

--Bon signe, reprit l'abbé Brigaud, bon signe, vous savez que tout rêve
est une contre-vérité: tout ira bien.

--Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau? demanda d'Harmental.

--Et si quelque chose existait, comment l'accueilleriez-vous?

--Ma foi! j'en serais enchanté, dit d'Harmental. Quand on a entrepris
une pareille chose, le plus tôt qu'on peut en finir est le mieux.

--Eh bien! alors, dit Brigaud en tirant un papier de sa poche et en le
présentant. Au chevalier, lisez et glorifiez le nom du Seigneur, car
vous êtes servi à souhait.

D'Harmental prit le papier, le déplia avec le même calme que s'il se
fût agi de la chose la plus insignifiante et lut à demi-voix ce qui
suit:

Rapport du 27 mars, 2 heures du matin:

«Cette nuit, à dix heures, monsieur le régent a reçu un courrier de
Londres qui lui annonce pour demain 28 l'arrivée de l'abbé Dubois.
Comme, par hasard, monsieur le régent soupait chez Madame, la dépêche a
pu lui être remise malgré l'heure avancée. Quelques instants auparavant,
mademoiselle de Chartres avait demandé à son père la permission d'aller
faire ses dévotions à l'abbaye de Chelles, et il avait été convenu que
le régent l'y conduirait; mais, au reçu de cette lettre, cette
détermination a été changée, et monsieur le régent a fait écrire au
conseil de se réunir aujourd'hui à midi.

À trois heures, M. le régent ira saluer Sa Majesté aux Tuileries; il lui
a fait demander un entretien en tête-à-tête, car il commence à
s'impatienter de l'entêtement de M. le maréchal de Villeroy, qui prétend
toujours devoir être présent lors des entrevues de M. le régent et de Sa
Majesté. Le bruit court sourdement que, si cet entêtement continue, les
choses pourront bien mal tourner pour le maréchal.

À six heures, M. le régent, le chevalier de Simiane et le chevalier de
Ravanne vont souper chez madame de Sabran.»

--Ah! ah! fit d'Harmental.

Et il relut les deux dernières lignes en pesant sur chacun des mots.

--Eh bien! que pensez-vous de ce petit paragraphe? dit l'abbé.

Le chevalier sauta en bas de son lit, passa sa robe de chambre, tira du
tiroir de sa commode un ruban ponceau, prit sur son secrétaire un
marteau et un clou et ayant ouvert sa fenêtre, non sans jeter à la
dérobée un coup d'oeil sur celle de sa voisine, il cloua le ruban contre
le mur extérieur.

--Voici ma réponse, dit le chevalier.

--Que diable cela veut-il dire?

--Cela veut dire, reprit d'Harmental, que vous pouvez aller annoncer à
madame la duchesse du Maine que j'espère accomplir ce soir la promesse
que je lui ai faite. Et maintenant allez-vous en, mon cher abbé, et ne
revenez que dans deux heures, car j'attends quelqu'un qu'il est mieux
que vous ne rencontriez pas ici.

L'abbé, qui était la prudence même, ne se fit pas répéter l'avis deux
fois; il prit son chapeau, serra la main du chevalier, et sortit en
toute hâte.

Vingt minutes après, le capitaine Roquefinette entra




Chapitre 15


Le soir du même jour, qui était un dimanche, vers les huit heures à peu
près, au moment où un groupe assez considérable d'hommes et de femmes,
réunis autour d'un chanteur de rues, qui faisait merveille en jouant à
la fois des cymbales avec ses genoux et du tambour de basque avec ses
mains, fermait presque hermétiquement l'entrée de la rue de Valois, un
mousquetaire et deux chevau-légers descendirent par l'escalier de
derrière du Palais-Royal et firent quelques pas pour s'avancer vers le
passage du Lycée, qui, ainsi que chacun sait, donnait dans cette rue;
mais voyant la foule qui leur barrait presque le chemin les trois
militaires s'arrêtèrent et parurent tenir conseil. Le résultat de leur
délibération fut sans doute qu'il fallait prendre une autre route que
celle qui avait été décidée d'abord; car le mousquetaire, donnant le
premier l'exemple d'une nouvelle manoeuvre, enfila la cour des
Fontaines, tourna le coin de la rue des Bons-Enfants, et tout en
marchant d'un pas rapide, quoiqu'il fût d'une corpulence assez forte, il
arriva au numéro 22, qui s'ouvrit comme par enchantement à son approche,
et se referma sur lui et ses deux compagnons.

Au moment où ils avaient pris le parti de faire ce petit détour, un
jeune homme vêtu d'un habit de couleur muraille, enveloppé d'un manteau
de la même nuance que son habit, et coiffé d'un chapeau à larges bords,
enfoncé sur ses yeux, quitta le groupe qui environnait le musicien, en
chantant lui-même sur l'air des Pendus:--Vingt-quatre! vingt-quatre!
vingt-quatre!--et s'avançant rapidement vers le passage du Lycée, il
arriva à son extrémité opposée assez à temps pour voir entrer dans la
maison que nous avons dite les trois illustres vagabonds.

Alors il jeta un regard autour de lui, et à la lueur d'une des trois
lanternes qui, grâce à la munificence de l'édilité, éclairaient ou
plutôt devaient éclairer la rue dans toute sa longueur, il aperçut un de
ces bons gros charbonniers au visage couleur de suie, si bien
stéréotypés par Greuze, qui se reposait devant une des bornes de l'hôtel
de la Roche-Guyon, sur laquelle il avait déposé son sac. Un instant il
parut hésiter à s'approcher de cet homme; mais le charbonnier, à son
tour, ayant chanté sur l'air des Pendus le même refrain qu'avait chanté
l'homme au manteau, celui-ci ne parut plus éprouver aucune hésitation,
et marcha droit à lui.

--Eh bien! capitaine, dit l'homme au manteau, vous les avez vus?

--Comme je vous vois, colonel: un mousquetaire, et deux chevau-légers,
mais je n'ai pu les reconnaître; seulement, comme le mousquetaire se
cachait le visage avec son mouchoir, je présume que c'est le régent.

--C'est cela même, et les deux chevau-légers sont Simiane et Ravanne.

--Ah! ah! mon écolier, fit le capitaine; j'aurai plaisir à le retrouver:
c'est un bon enfant.

--En tout cas, capitaine, faites attention qu'il ne vous reconnaisse
pas.

--Me reconnaître; moi! il faudrait être le diable en personne pour me
reconnaître accoutré comme me voilà. C'est bien plutôt vous, chevalier,
qui devriez un peu méditer vos propres paroles. Vous avez un malheureux
air de grand seigneur qui ne va pas le moins du monde avec votre habit;
mais il ne s'agit pas de cela: maintenant les voilà dans la souricière,
il s'agit de ne pas les en laisser sortir. Nos gens sont-ils prévenus?

--Ma foi! vos gens, capitaine, vous savez que je ne les connais pas plus
qu'ils ne me connaissent. J'ai quitté le groupe en chantant le refrain
qui est notre mot d'ordre. M'ont-ils entendu? m'ont-ils compris? je n'en
sais rien.

--Soyez tranquille, colonel, ce sont des gaillards qui entendent à
demi-voix, et qui comprennent à demi-mot.

En effet, aussitôt que l'homme au manteau s'était éloigné du groupe, une
fluctuation étrange, qu'il n'avait pas pu prévoir, s'était opérée dans
cette foule, qui semblait composée seulement de passants désoeuvrés:
bien que la chanson ne fût pas terminée ni la quête commencée encore, le
chapelet s'égrena. Bon nombre d'hommes sortirent du cercle isolément ou
deux par deux, et se retournant les uns vers les autres avec un geste
imperceptible de la main, ceux-ci par le haut de la rue de Valois,
ceux-là par la cour des Fontaines, les derniers par le Palais-Royal
même, commencèrent à envelopper la rue des Bons-Enfants, qui semblait
être le centre du rendez vous qu'ils s'étaient donné.

Il résulta de cette manoeuvre, dont le but est facile à comprendre,
qu'il ne resta devant le chanteur que dix ou douze femmes, quelques
enfants et un bon bourgeois d'une quarantaine d'années, qui, voyant que
la quête allait commencer, quitta la place à son tour, avec un air de
profond dédain pour toutes ces chansons nouvelles et, en mâchonnant
entre ses dents une vieille chanson pastorale qu'il paraissait mettre
fort au-dessus des gaudrioles que le mauvais goût du temps avait mises à
la mode. Il sembla bien au bon bourgeois que plusieurs hommes près
desquels il passait lui faisaient certains signes; mais comme il
n'appartenait à aucune société secrète ni à aucune loge maçonnique, il
continua son chemin en chantonnant toujours son refrain favori:

          _Laissez-moi aller,_
          _Laissez-moi jouer,_
          _Laissez-moi aller jouer sous la coudrette._

Et après avoir suivi la rue Saint-Honoré jusqu'à la barrière des Deux
Sergents, il tourna le coin de la rue du Coq et disparut.

Au même instant à peu près, l'homme au manteau, qui s'était éloigné le
premier du groupe d'auditeurs en chantant:--Vingt-quatre! vingt-quatre!
vingt-quatre!--reparut au bas de l'escalier du passage du Palais-Royal,
et s'approchant du chanteur:

--Mon ami, lui dit-il, ma femme est malade, et ta musique l'empêche de
dormir; si tu n'as pas de motif particulier de rester ici, va-t'en sur
la place du Palais-Royal, voici un petit écu pour t'indemniser de ton
déplacement.

--Merci, monseigneur, répondit le chanteur, mesurant la position sociale
de l'inconnu à la générosité dont il venait de faire preuve, je m'en
vais à l'instant. Vous n'avez pas de commissions pour la rue Mouffetard?

--Non.

--C'est que je les aurais faites par-dessus le marché.

Et l'homme s'en alla de son côté; et, comme il était à la fois le
centre et la cause du rassemblement, tout ce qui en restait disparut
avec lui.

En ce moment, neuf heures sonnèrent à l'horloge du Palais-Royal. Le
jeune homme au manteau tira alors de son gousset une montre dont la
garniture en diamants contrastait avec son costume simple; et comme sa
montre avançait de dix minutes, il la remit exactement à l'heure, puis
il tourna à son tour par la cour des Fontaines, et s'enfonça dans la rue
des Bons-Enfants.

En arrivant en face du n° 24, il retrouva le charbonnier.

--Et le chanteur? demanda celui-ci.

--Il est parti.

--Bon!

--Et la chaise de poste? demanda à son tour l'homme au manteau.

--Elle attend au coin de la rue Baillif.

--On a eu soin d'envelopper les roues et les pieds des chevaux avec des
chiffons?

--Oui.

--Très bien! Alors, attendons, dit l'homme au manteau.

--Attendons, répondit le charbonnier.

Et tout rentra dans le silence.

Une heure s'écoula, pendant laquelle quelques passants attardés
traversèrent à des intervalles toujours plus éloignés, la rue, qui finit
enfin par devenir à peu près déserte. De leur côté, le peu de fenêtres
éclairées que l'on voyait briller encore s'éteignirent les unes après
les autres et l'obscurité, n'ayant plus à lutter que contre les deux
lanternes, dont l'une était en face de la chapelle de Saint-Clair et
l'autre au coin de la rue Baillif, finit par envahir le domaine que,
depuis longtemps déjà, elle réclamait.

Une heure s'écoula encore: on entendit passer le guet dans la rue de
Valois; derrière le guet, le gardien du passage vint fermer la porte.

--Bien! murmura l'homme au manteau; maintenant nous sommes sûrs de
n'être pas gênés.

--Maintenant, répondit le charbonnier, pourvu qu'il sorte avant le
jour.

--S'il était seul, il serait à craindre qu'il y restât. Mais il n'est
pas probable que madame de Sabran les retienne tous les trois.

--Hum! elle peut prêter sa chambre à l'un et laisser dormir les deux
autres sous la table.

--Peste! vous avez raison, capitaine, et je n'y avais pas pensé. Au
reste, toutes vos précautions sont bien prises?

--Toutes.

--Vos hommes croient qu'il s'agit tout bonnement d'une gageure?

--Ils font semblant de le croire, au moins; on ne peut pas leur en
demander davantage.

--Ainsi, c'est bien entendu, capitaine: vous et vos gens êtes ivres,
vous me poussez, je tombe entre le régent et celui des deux à qui il
donne le bras, je les sépare, vous vous emparez de lui, vous le
bâillonnez, et à un coup de sifflet la voiture arrive, tandis qu'on
contient Simiane et Ravanne le pistolet sur la gorge.

--Mais, demanda le charbonnier d'une voix plus basse, s'il se nomme?

--S'il se nomme? répondit l'homme au manteau. Puis il ajouta d'une voix
plus basse encore que n'avait fait son interlocuteur:

--En conspiration il n'y a pas de demi-mesure; s'il se nomme vous le
tuerez.

--Peste! dit le charbonnier, tâchons qu'il ne se nomme pas.

Et comme l'homme au manteau ne répondit point, tout rentra dans le
silence.

Un quart d'heure s'écoula encore sans qu'il arrivât rien de nouveau.

Alors une lumière, qui venait du fond de l'appartement illumina les
trois fenêtres du milieu.

--Ah! ah! Voilà du nouveau! dirent ensemble l'homme au manteau et le
charbonnier.

En ce moment, on entendit le pas d'un homme qui venait du côté de la rue
Saint-Honoré, et qui s'apprêtait à longer la rue dans toute sa longueur;
le charbonnier mâcha entre ses dents un blasphème à faire fendre le
ciel.

Cependant l'homme venait toujours; mais, soit que l'obscurité seule
suffît pour l'effrayer, soit qu'il eût vu dans cette obscurité se
mouvoir quelque chose de suspect, il était évident qu'il éprouvait une
certaine émotion. En effet, dès la hauteur de l'hôtel Saint-Clair,
employant cette vieille ruse des poltrons qui veulent faire croire
qu'ils n'ont pas peur, il se mit à chanter; mais, à mesure qu'il
avançait, sa voix devenait plus tremblante; et, quoique l'innocence de
sa chanson prouvât la sérénité de son coeur, en arrivant en face du
passage, sa crainte était si visible qu'il commença à tousser, ce qui,
comme on sait, dans la gamme de la terreur, indique une gradation de
crainte d'un degré au-dessus du chant. Cependant, voyant que rien ne
bougeait autour de lui, il se rassura un peu, et d'une voix qu'il avait
mise plus en harmonie avec sa situation présente qu'avec le sens des
paroles, il reprit:

          _Laissez-moi aller,_
          _Laissez-moi..._

Mais là il s'arrêta tout court, non seulement dans sa chanson, mais
encore dans sa marche, car ayant aperçu à la lueur des fenêtres du salon
deux hommes debout dans l'enfoncement d'une porte cochère, il sentit que
la voix et les jambes lui manquaient à la fois, et il s'arrêta tout
court, immobile et muet. Malheureusement, en ce moment même une ombre
s'approcha de la fenêtre; le charbonnier vit qu'un cri pouvait tout
perdre, et il fit un mouvement pour s'élancer vers le passant; l'homme
au manteau le retint.

--Capitaine, lui dit-il, ne faites pas de mal à cet homme.--Puis
s'approchant de lui.--Passez, mon ami, lui dit-il, mais passez
promptement et ne regardez pas en arrière.

Le chanteur ne se le fit pas dire à deux fois, et gagna du pied aussi
vite que le lui permettaient ses petites jambes et le tremblement qui
s'était emparé de tout son corps, si bien qu'au bout de quelques
secondes il était disparu à l'angle du jardin de l'hôtel de Toulouse.

--Il était temps, murmura le charbonnier, voici la fenêtre qui s'ouvre.

Les deux hommes se plongèrent le plus qu'ils purent dans l'ombre.

En effet, la fenêtre venait de s'ouvrir, et un des deux chevau-légers
s'était avancé sur le balcon.

--Eh bien! dit de l'intérieur de l'appartement une voix que le
charbonnier et l'homme au manteau reconnurent pour celle du régent; eh
bien! Simiane, quel temps fait-il?

--Mais, répondit Simiane, je crois qu'il neige.

--Comment! tu crois qu'il neige?

--Ou qu'il pleut; je n'en sais rien, continua Simiane.

--Comment, double brute, dit Ravanne, tu ne peux pas distinguer ce qui
tombe? et il vint à son tour sur le balcon.

--Après cela, dit Simiane, je ne suis pas bien sûr qu'il tombe quelque
chose.

--Il est ivre mort, dit le régent.

--Moi, dit Simiane blessé dans son amour-propre de buveur, moi, ivre
mort. Arrivez ici, Monseigneur. Venez, venez.

Quoique l'invitation fût faite d'une manière assez étrange, le régent ne
laissa pas que de rejoindre en riant ses deux compagnons. Au reste, à sa
démarche, il était facile de voir que lui-même était plus qu'échauffé.

--Ah! ivre mort, reprit Simiane en tendant la main au prince, ivre mort!
Eh bien! touchez là; je vous parie cent louis que, tout régent de France
que vous êtes, vous ne faites pas ce que je fais.

--Vous entendez, monseigneur, dit de l'intérieur de l'appartement une
voix de femme, c'est une provocation.

--Et comme telle je l'accepte. Va pour cent louis.

--Je suis de moitié avec celui des deux qui voudra, dit Ravanne.

--Parie avec la marquise, dit Simiane; je ne veux personne dans mon
enjeu.

--Ni moi non plus, dit le régent.

--Marquise, cria Ravanne, cinquante louis contre un baiser.

--Demandez à Philippe s'il permet que je tienne.

--Tenez, dit le régent, tenez; c'est un marché d'or qu'on vous propose
là, marquise, et vous ne pouvez que gagner. Eh bien! y es-tu Simiane?

--J'y suis. Vous me suivrez?

--Partout. Que vas-tu faire?

--Regardez.

--Où diable vas-tu?

--Je rentre au Palais-Royal.

--Par où?

--Par les toits.

Et Simiane, empoignant cette espèce d'éventail de fer que nous avons
indiqué comme séparant les fenêtres du salon des fenêtres de la chambre
à coucher, se mit à grimper à la manière de ces singes qui vont au bout
d'une corde chercher un sou au troisième étage.

--Monseigneur, s'écria madame de Sabran, s'élançant sur le balcon et
saisissant le prince par le bras, j'espère bien que vous ne le suivrez
pas.

--Je ne le suivrai pas? dit le régent en se débarrassant de la marquise;
savez-vous que j'ai pour principe que tout ce qu'un autre essaiera, moi,
je puis le faire? Qu'il monte à la lune, et le diable m'emporte! si je
n'arrive pas pour frapper à la porte en même temps que lui. As-tu parié
pour moi, Ravanne?

--Oui; mon prince, répondit le jeune homme en riant de tout son coeur.

--Eh bien! alors, embrasse, tu as gagné.

Et le régent s'élança à son tour aux barreaux de fer, grimpant derrière
Simiane, qui, agile, long et mince comme il était, fut en un instant sur
la terrasse.

--Mais j'espère que vous restez, vous au moins, Ravanne? dit la
marquise.

--Le temps de ramasser votre enjeu, répondit le jeune homme en
appliquant un baiser sur les belles joues fraîches de madame de Sabran;
et maintenant, continua-t-il adieu, madame la marquise, je suis page de
monseigneur, vous comprenez qu'il faut que je le suive.

Et Ravanne s'élança à son tour par le chemin hasardeux qu'avaient déjà
pris ses deux compagnons.

Le charbonnier et l'homme au manteau laissèrent échapper une exclamation
d'étonnement qui fut répétée par toute la rue, comme si chaque porte
avait son écho.

--Hein! Qu'est-ce que c'est que cela? dit Simiane, qui, arrivé le
premier sur la terrasse, était plus libre d'esprit que ceux qui
montaient encore.

--Vois-tu, double ivrogne! dit le régent, empoignant d'une main le
rebord de la terrasse, c'est le guet, et tu vas nous faire conduire au
corps de garde, mais je te promets que je t'y laisse brancher!

À ces paroles, ceux qui étaient dans la rue se turent, espérant que le
duc et ses compagnons ne pousseraient pas la plaisanterie plus loin, et
qu'ils redescendraient, et finiraient par sortir par le chemin
ordinaire.

--Ah! me voilà! dit le régent debout sur la terrasse; en as-tu assez,
Simiane?

--Non pas, monseigneur, non pas, répondit Simiane, et se penchant à
l'oreille de Ravanne: ce n'est pas le guet, continua-t-il, pas une
baïonnette, pas une buffleterie.

--Qu'y a-t-il donc? demanda le régent.

--Rien, répondit Simiane en faisant signe à Ravanne, rien, sinon que je
continue mon ascension, et que cette fois, monseigneur, je vous invite à
me suivre.

Et à ces mots, tendant la main au régent, il commença d'escalader le
toit, le tirant après lui, tandis que Ravanne poussait à
l'arrière-garde.

À cette vue, comme il n'y avait plus de doute sur les intentions des
fugitifs, le charbonnier poussa une malédiction et l'homme au manteau un
cri de rage. En ce moment Simiane embrassait la cheminée.

--Eh! eh! dit le régent en se mettant à califourchon sur le toit, et en
regardant dans la rue, où, au milieu de la lumière projetée par les
fenêtres du salon restées ouvertes, on voyait s'agiter huit ou dix
hommes, qu'est-ce que c'est que cela? un petit complot? Ah çà! mais on
dirait qu'ils veulent escalader la maison. Ils sont furieux. J'ai envie
de leur demander ce qu'on peut faire pour leur service.

--Pas de plaisanterie, monseigneur, dit Simiane, et gagnons au pied.

--Tournez par la rue Saint-Honoré, cria l'homme au manteau. En avant! en
avant!

--C'est bien à nous qu'ils en veulent, Simiane, dit le régent, vite de
l'autre côté. En retraite! en retraite!

--Je ne sais à quoi tient, dit l'homme au manteau tirant de sa ceinture
un pistolet et ajustant le régent, que je ne le fasse dégringoler comme
une poupée de tir.

--Mille tonnerres! dit le charbonnier en lui arrêtant la main, vous
allez nous faire écarteler.

--Mais, que faire?

--Attendre qu'ils dégringolent tout seuls, et qu'ils se cassent le cou;
ou la Providence n'est pas juste, ou elle nous ménage cette petite
surprise.

--Oh! quelle idée! Roquefinette.

--Eh! colonel, pas de noms propres! s'il vous plaît.

--Vous avez raison, pardon.

--Il n'y a pas de quoi; voyons l'idée.

--À moi, à moi! cria l'homme au manteau en s'élançant dans le passage;
enfonçons la porte, et nous le prendrons de l'autre côté, quand ils
sauteront en bas.

Et ce qui restait de ses compagnons le suivit; les autres, au nombre de
cinq ou six, étaient en route pour tourner par la rue Saint-Honoré.

--Allons, allons, monseigneur, pas une minute à perdre, dit Simiane,
laissé sur le derrière: Ce n'est pas noble, mais c'est sûr.

--Je crois que je les entends dans le passage, dit le régent; qu'en
penses-tu, Ravanne?

--Je ne pense pas, monseigneur, je me laisse couler.

Et tous trois descendirent d'une rapidité égale sur la pente inclinée du
toit et arrivèrent sur la terrasse.

--Par ici, par ici, dit une voix de femme, au moment où Simiane
enjambait déjà le parapet de la terrasse, pour descendre le long de son
échelle de fer.

--Ah! c'est vous, marquise! dit le régent. Ma foi! vous êtes une femme
de secours.

--Sautez par ici, et descendez vite.

Les trois fugitifs sautèrent de la terrasse dans la chambre.

--Aimez-vous mieux rester ici? demanda madame de Sabran.

--Oui, dit Ravanne; j'irai chercher Canillac et sa garde de nuit.

--Non pas, non pas, dit le régent; du train dont ils y vont, marquise,
ils escaladeraient votre maison, et ils vous traiteraient en ville prise
d'assaut.

Non, gagnons le Palais-Royal, cela vaut mieux.

Et ils descendirent rapidement l'escalier, Ravanne en tête, et ouvrirent
la porte du jardin. Là, ils entendirent les coups désespérés que ceux
qui les poursuivaient frappaient contre la grille de fer.

--Frappez, frappez, mes bons amis, dit le régent, courant avec
l'insouciance et la légèreté d'un jeune homme vers l'extrémité du
jardin. La grille est solide, et elle vous donnera de la besogne.

--Alerte! monseigneur, cria Simiane, qui, grâce à sa longue taille,
avait sauté à terre en se pendant par les bras; les voilà qui accourent
au bout de la rue de Valois. Mettez le pied sur mon épaule, là, bien;
l'autre... maintenant laissez-vous couler dans mes bras. Vous êtes
sauvé, vive Dieu!

--L'épée à la main! l'épée à la main! Ravanne, et chargeons cette
canaille, dit le régent.

--Au nom du ciel! monseigneur, s'écria Simiane en entraînant le prince,
suivez-nous. Mille dieux! je m'y connais, en bravoure, peut-être; mais,
ce que vous voulez faire, c'est de la folie. À moi, Ravanne, à moi!

Et les deux jeunes gens, prenant le duc chacun par dessous un bras,
l'entraînèrent par un de ces passages toujours ouverts au Palais-Royal,
au moment même où ceux qui accouraient par la rue de Valois n'étaient
qu'à vingt pas d'eux, et où la porte du passage tombait sous les efforts
de la seconde troupe; toute la bande réunie vint donc se heurter contre
la grille au moment même où les trois seigneurs la refermaient derrière
eux.

--Messieurs, dit alors le régent en saluant de la main, car, pour le
chapeau, Dieu sait où il était resté! je souhaite, pour votre tête, que
tout ceci ne soit qu'une plaisanterie, car vous vous attaquez à plus
fort que vous; et gare demain au lieutenant de police! En attendant,
bonne nuit.

Et un triple éclat de rire acheva de pétrifier les deux conspirateurs,
debout contre la grille, à la tête de leurs compagnons essoufflés.

--Il faut que cet homme ait passé un pacte avec Satan! s'écria
d'Harmental.

--Nous avons perdu le pari, mes amis, dit Roquefinette en s'adressant à
ses hommes, qui attendaient ses ordres. Mais nous ne vous congédions pas
encore: ce n'est que partie remise. Quant à la somme promise, vous en
avez déjà touché moitié; demain, où vous savez, pour le reste. Bonsoir.
Je serai demain au rendez-vous.

Tous ces gens dispersés, les deux chefs demeurèrent seuls.

--Eh bien! colonel? dit Roquefinette en écartant les jambes et en
regardant d'Harmental entre les deux yeux.

--Eh bien! capitaine, répondit le chevalier, j'ai bien envie de vous
parler d'une chose.

--De laquelle? demanda Roquefinette.

--C'est de me suivre dans quelque carrefour, de m'y casser la tête d'un
coup de pistolet, pour que cette misérable tête soit punie et ne soit
pas reconnue.

--Et pourquoi cela?

--Pourquoi cela? parce qu'en pareille matière, lorsque l'on échoue, on
n'est qu'un sot. Que vais-je dire à madame du Maine, maintenant?

--Comment, dit Roquefinette, c'est de cette Bibi-Gongon là que vous vous
inquiétez! Ah! bien, pardieu! vous êtes crânement susceptible, colonel.
Pourquoi diable, son boiteux de mari ne fait-il pas ses affaires
lui-même? J'aurais bien voulu la voir, votre bégueule, avec ses deux
cardinaux et ses trois ou quatre marquis, qui crèvent de peur dans ce
moment-ci, dans un coin de l'Arsenal, tandis que nous restons maîtres du
champ de bataille, j'aurais bien voulu voir s'ils auraient grimpé après
les murs comme des lézards. Tenez, colonel, écoutez un vieux renard:
pour être bon conspirateur, il faut surtout ce que vous avez, du
courage, mais il faut encore ce que vous n'avez pas, de la patience.
Mordieu! si j'avais une affaire comme cela à mon compte, je vous réponds
que je la mènerais à bien, moi; et si vous voulez me la repasser un
jour.... Nous causerons de cela.

--Mais, à ma place, demanda le colonel, que diriez-vous à madame du
Maine?

--Ce que je lui dirais! Je lui dirais: «Ma princesse, il faut que le
régent ait été prévenu par sa police, mais il n'est pas sorti, selon que
nous le pensions, et nous n'avons vu que ses pendards de roués, qui nous
ont donné le change.» Alors le prince de Cellamare vous dira: «Cher
d'Harmental, nous n'avons de ressource qu'en vous;» madame la duchesse
vous dira: «Tout n'est point perdu, puisque ce brave d'Harmental nous
reste.» Le comte de Laval vous donnera une poignée de main, en essayant
aussi de vous faire un compliment qu'il n'achèvera pas, vu que, depuis
qu'il a eu la mâchoire cassée, il n'a pas la langue facile, surtout pour
faire des compliments; monsieur le cardinal de Polignac fera des signes
de croix; Alberoni jurera à faire trembler le bon Dieu; de cette façon,
vous aurez tout concilié, votre amour-propre sera sauvé; vous
retournerez vous cacher dans votre mansarde, d'où je vous conseille de
ne pas sortir d'ici à quelques jours, si vous ne voulez pas être pendu;
de temps en temps je vous y rends une visite; vous continuez de me faire
part des libéralités de l'Espagne, parce qu'il m'importe de vivre
agréablement et de soutenir mon moral; puis, à la première occasion nous
rappelons les braves gens que nous venons de renvoyer, et nous prenons
notre revanche.

--Oui, certainement, dit d'Harmental, voilà ce qu'un autre ferait; mais
moi, que voulez-vous, capitaine, j'ai de sottes idées, je ne sais pas
mentir.

--Qui ne sait pas mentir ne sait pas agir, répondit le capitaine; mais
qu'est-ce que j'aperçois là-bas? Les baïonnettes du guet! Aimable
institution, dit le capitaine, je te reconnais bien là, toujours un
quart d'heure trop tard. Mais n'importe, il faut nous séparer. Adieu,
colonel. Voici votre chemin, continua le capitaine en montrant le
passage du Palais-Royal au chevalier, et moi, voilà le mien, ajouta-t-il
en étendant la main dans la direction de la rue Neuve-des-Petits-Champs.
Allons, du calme, allez-vous-en à petits pas, pour qu'on ne se doute pas
que vous devriez courir à toutes jambes. La main sur la hanche comme
cela, et en chantant la mère Gaudichon.

Et tandis que d'Harmental rentrait dans le passage, le capitaine suivit
la rue de Valois de la même allure que le guet, sur lequel il avait cent
pas d'avance, et en chantant avec une aussi parfaite insouciance que si
rien ne s'était passé:

          _Tenons bien la campagne_
          _La France ne vaut rien,_
          _Et les doublons d'Espagne_
          _Sont d'un or très chrétien._

Quant au chevalier, il reprit la rue des Bons-Enfants, redevenue aussi
tranquille à cette heure qu'elle était bruyante dix minutes auparavant,
et, au coin de la rue Baillif, il retrouva la voiture, qui, fidèle à ses
instructions, n'avait pas bougé, et qui attendait, portière ouverte,
laquais au marchepied et cocher sur le siège.

--À l'Arsenal, dit le chevalier.

--C'est inutile, répondit une voix qui fit tressaillir d'Harmental, je
sais comment tout s'est passé, moi, puisque je l'ai vu, et j'en
informerai qui de droit; une visite à cette heure serait dangereuse pour
tout le monde.

--Ah! c'est vous, l'abbé, dit d'Harmental cherchant à reconnaître
Brigaud sous la livrée dont il s'était affublé.

Eh bien! vous me rendrez un véritable service en portant la parole à ma
place; diable m'emporte si je savais que dire!

--Tandis que je dirai, moi, dit Brigaud, que vous êtes un brave et loyal
gentilhomme, et que s'il y en avait seulement dix comme vous en France,
tout serait bientôt fini. Mais nous ne sommes pas ici pour nous faire
des compliments. Montez vite; où faut-il vous mener?

--C'est inutile, dit d'Harmental, je m'en irai bien à pied.

--Montez, c'est plus sûr.

D'Harmental monta, et Brigaud, tout habillé en valet de pied qu'il
était, se plaça sans façon près de lui.

--Au coin de la rue du Gros-Chenet et de la rue de Cléry, dit l'abbé.

Le cocher, impatient d'avoir attendu si longtemps, obéit aussitôt, et, à
l'endroit indiqué, la voiture s'arrêta; le chevalier descendit,
s'enfonça dans la rue du Gros-Chenet, et disparut bientôt à l'angle de
celle du Temps-Perdu.

Quant à la voiture, elle continua rapidement sa route vers le boulevard,
roulant sans le moindre bruit, et pareille à un char fantastique qui
n'eût point touché la terre.




Chapitre 16


Maintenant, il faut que nos lecteurs nous permettent de leur faire faire
plus ample connaissance avec un des personnages principaux de l'histoire
que nous avons entrepris de leur raconter, personnage que nous n'avons
encore fait que leur indiquer en passant. Nous voulons parler du bon
bourgeois que nous avons vu d'abord quitter le groupe de la rue de
Valois et se diriger vers la barrière des Sergents, au moment où
l'artiste en plein air allait commencer sa quête, et que, si on se le
rappelle, nous avons revu ensuite, dans un moment si inopportun,
traverser attardé la rue des Bons-Enfants dans toute sa longueur.

Dieu nous garde de mettre l'intelligence de nos lecteurs en question, à
ce point de douter un seul instant qu'ils n'aient reconnu, dans le
pauvre diable à qui le chevalier d'Harmental était venu si à propos en
aide, le bonhomme de la terrasse de la rue du Temps-Perdu. Mais ce
qu'ils ne peuvent savoir, si nous ne leur racontons avec quelque détail,
c'est ce qu'était physiquement, moralement et socialement, ce pauvre
diable.

Si l'on n'a point oublié le peu de choses que nous avons eu jusqu'à
présent l'occasion de dire sur son compte, on doit se rappeler que
c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans. Or, comme chacun sait,
passé quarante ans, le bourgeois de Paris n'a plus d'âge, car de ce
moment il oublie totalement le soin de sa personne, dont en général il
ne s'est jamais beaucoup occupé, si bien qu'il met ce qu'il trouve et se
coiffe comme il peut, négligence dont souffrent singulièrement ses
grâces corporelles, surtout quand son physique, comme celui de notre
héros, n'est pas de nature à se faire valoir par lui-même. Notre
bourgeois était un petit homme de cinq pieds un pouce, gros et court,
disposé à pousser à l'obésité à mesure qu'il avancerait en âge, et
porteur d'une de ces figures placides où tout, cheveux, sourcils, yeux
et peau, semble de la même couleur; d'une de ces figures, enfin, dont, à
dix pas, on ne distingue aucun trait. Aussi, le physionomiste le plus
enthousiaste, s'il eût cherché à lire sur ce visage quelque haute et
curieuse destinée, se serait certes arrêté dans son examen dès qu'il eût
remonté de ses gros yeux bleu faïence à son front déprimé, ou qu'il eût
descendu de ses lèvres bonassement entrouvertes aux plis rebondis de son
double menton. Alors il eût compris qu'il avait sous les yeux une de ces
têtes auxquelles toute fermentation est inconnue, dont les passions,
bonnes ou mauvaises, ont respecté la fraîcheur, et qui n'ont jamais
ballotté dans les parois vides de leur cerveau que le refrain banal de
quelque chanson avec laquelle les nourrices endorment les enfants.

Ajoutons que la Providence, qui ne fait jamais les choses à demi, avait
signé l'original dont nous venons d'offrir la copie à nos lecteurs du
nom caractéristique de Jean Buvat. Il est vrai que les personnes qui
avaient pu apprécier la profonde nullité d'esprit et les excellentes
qualités de coeur de ce brave homme supprimaient d'ordinaire le surnom
patronymique qu'il avait reçu sur les fonts baptismaux, et l'appelaient
tout simplement le bonhomme Buvat.

Dès sa plus tendre jeunesse, le petit Buvat, qui avait une répugnance
marquée pour toute espèce d'étude, manifesta une vocation toute
particulière pour la calligraphie. Aussi arrivait-il chaque matin au
collège des Oratoriens, où sa mère l'envoyait gratis, avec des thèmes et
des versions fourmillant de fautes, mais écrits avec une netteté, une
régularité, une propreté, qui faisaient plaisir à voir. Il en résultait
que le petit Buvat recevait régulièrement tous les jours le fouet pour
la paresse de son esprit, et tous les ans le prix d'écriture pour
l'habileté de sa main. À quinze ans, il passa de l'Épitome sacrae qu'il
avait recommencé cinq fois, à l'Épitome Graecae; mais dès les premières
versions, les professeurs s'aperçurent que le saut qu'ils venaient de
faire faire à leur élève était trop fort pour lui, et ils le remirent
pour la sixième fois à l'Épitome sacrae.

Tout passif qu'il paraissait être à l'extérieur, le jeune Buvat ne
manquait pas au fond d'un certain orgueil; il revint le soir tout
pleurant chez sa mère, se plaignit à elle de l'injustice qui lui avait
été faite, et déclara dans sa douleur une chose qu'il s'était bien gardé
d'avouer jusque-là: c'est qu'il y avait à son école des enfants de dix
ans plus avancés que lui. Madame veuve Buvat, qui était une commère, et
qui voyait partir tous les matins son fils avec des devoirs parfaitement
peints, ce qui lui suffisait à elle pour croire qu'il n'y avait rien à y
redire, courut le lendemain chanter pouille aux bons pères. Ceux-ci lui
répondirent que son fils était un bon enfant, incapable d'une mauvaise
pensée vis-à-vis de Dieu et d'une mauvaise action envers ses camarades,
mais qu'il était en même temps d'une si formidable bêtise, qu'ils lui
conseillaient de développer, en le faisant maître d'écriture, le seul
talent dont il parût que la nature, dans son avarice envers lui, eût
consenti à le douer.

Ce conseil fut un trait de lumière pour madame Buvat. Elle comprit que
de cette façon le produit qu'elle tirerait de son fils serait immédiat:
elle revint donc à la maison et communiqua au jeune Buvat les nouveaux
plans d'avenir qu'elle venait de former pour lui. Le jeune Buvat n'y vit
qu'un moyen d'échapper à la fustigation et aux férules qu'il recevait
tous les jours, et que ne compensait pas dans son esprit la récompense
reliée en veau qu'il recevait tous les ans. Il accueillit donc les
ouvertures de madame sa mère avec la plus grande joie, lui promit
qu'avant six mois il serait le premier maître d'écriture de la capitale,
et, le jour même, après avoir, de ses petites économies, acheté un canif
à quatre lames, un paquet de plumes d'oie et deux cahiers de papier, il
se mit à l'oeuvre.

Les bons oratoriens ne s'étaient pas trompés sur la véritable vocation
du jeune Buvat: la calligraphie était chez lui un art qui arrivait
presque jusqu'au dessin. Au bout de six mois, comme le singe des Mille
et une Nuits, il écrivait six sortes d'écritures, et imitait au trait
toutes sortes de figures d'hommes, d'arbres et d'animaux. Au bout d'un
an, il avait fait de tels progrès, qu'il demeura convaincu qu'il pouvait
lancer son prospectus. Il y travailla pendant trois mois, jour et nuit,
et pensa perdre la vue, mais il est juste de dire aussi qu'au bout de ce
temps il avait accompli un chef-d'oeuvre: ce n'était pas une simple
pancarte, c'était un véritable tableau représentant la Création du monde
en pleins et en déliés, divisée à peu près comme la Transfiguration de
Raphaël. Dans la partie du haut, consacrée à l'Éden, le Père éternel
tirait Ève du côté d'Adam endormi, entouré des animaux que la noblesse
de leur nature rapproche de l'homme, tels que le lion, le cheval et le
chien. Au bas était la mer, dans les profondeurs de laquelle on voyait
nager les poissons les plus fantastiques, et qui ballottait à sa surface
un superbe vaisseau à trois ponts. Des deux côtés, des arbres chargés
d'oiseaux mettaient le ciel qu'ils touchaient de leur sommet en
communication avec la terre qu'ils fouillaient de leurs racines, et dans
l'intervalle laissé libre par toutes ces belles choses s'élançait dans
la ligne la plus parfaitement horizontale, et reproduit en six écritures
différentes, l'adverbe impitoyablement.

Cette fois, l'artiste ne fut point trompé dans son attente. Le tableau
produisit l'effet qu'il devait produire; huit jours après, le jeune
Buvat avait cinq écoliers et deux écolières.

Cette vogue ne fit qu'augmenter, et madame Buvat, après quelques années
encore passées dans une aisance supérieure à celle qu'elle avait jamais
eue, même du temps de feu son mari, eut la satisfaction de mourir
parfaitement rassurée sur l'avenir de monsieur son fils.

Quant à lui, après avoir convenablement pleuré madame sa mère, il
poursuivit le cours de sa vie, si quotidiennement réglée qu'il pouvait
affirmer chaque soir que son lendemain serait exactement calqué sur la
veille. Il arriva ainsi à l'âge de vingt-six ou vingt-sept ans, ayant
traversé, dans le calme éternel de son innocente et vertueuse bonhomie,
cette époque orageuse de l'existence.

Ce fut vers ce temps que le brave homme trouva l'occasion de faire une
action sublime, et qu'il la fit instinctivement, naïvement et bonnement,
comme tout ce qu'il faisait. Peut-être un homme d'esprit eût-il passé
près d'elle sans la voir, ou eût-il détourné la tête en la voyant.

Il y avait alors au premier étage de la maison n° 6 de la rue des
Orties, dont Buvat occupait modestement une mansarde, un jeune ménage
qui faisait l'admiration de tout le quartier par l'harmonie charmante
avec laquelle vivaient ensemble le mari et la femme. Il est vrai de dire
que les deux époux avaient l'air d'être nés l'un pour l'autre. Le mari
était un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, d'origine
méridionale, ayant les cheveux, les yeux et la barbe noirs, le teint
basané, et des dents comme des perles. Il se nommait Albert du Rocher,
était fils d'un ancien chef cévenol qui avait été forcé de se faire
catholique ainsi que toute sa famille, lors des persécutions de M. de
Bâville, et, moitié par opposition, moitié parce que la jeunesse cherche
les jeunes gens, il était entré, après avoir fait ses preuves comme
écuyer, chez monsieur le duc de Chartres, lequel, à cette époque
justement, reformait sa maison, qui avait fort souffert dans la campagne
précédente à la bataille de Steinkerque, où le prince avait fait ses
premières armes. Du Rocher avait donc obtenu la place de la Neuville,
son prédécesseur, qui avait été tué lors de cette belle charge de la
maison du roi, qui, conduite par monsieur le duc de Chartres, avait
décidé de la victoire.

L'hiver avait interrompu la campagne; mais le printemps arrivé, monsieur
de Luxembourg rappela à lui tous ces beaux officiers qui partageaient
semestriellement, à cette époque, leur vie entre la guerre et les
plaisirs. M. le duc de Chartres, toujours si ardent à tirer une épée que
la jalousie de Louis XIV repoussa si souvent au fourreau, fut un des
premiers à se rendre à cet appel. Du Rocher le suivit avec toute sa
maison militaire.

La grande journée de Nerwinde arriva. M. le duc de Chartres avait comme
d'habitude le commandement de la maison; comme d'habitude, il chargea à
sa tête, mais si profondément, que, dans ses différentes charges, il
resta cinq fois à peu près seul au milieu d'ennemis. À la cinquième
fois, il n'avait près de lui qu'un jeune homme qu'il connaissait à
peine, mais au coup d'oeil rapide qu'il échangea avec lui, il reconnut
que c'était un de ces coeurs sur lesquels il pouvait compter, et, au
lieu de se rendre, comme le lui proposait un brigadier ennemi qui
l'avait reconnu, il lui cassa la tête d'un coup de pistolet. Au même
instant, deux coups de feu partirent, dont l'un enleva le chapeau du
prince, et dont l'autre s'amortit sur la poignée de son épée; mais à
peine ces deux coups de feu étaient-ils partis, que ceux qui les avaient
tirés tombèrent presque simultanément, renversés par le compagnon du
prince, l'un d'un coup de sabre, l'autre d'un coup de pistolet. Une
décharge générale se fit alors sur ces deux hommes, qui ne furent
heureusement, ou plutôt miraculeusement, atteints par aucune balle;
seulement le cheval du prince, blessé mortellement à la tête, s'abattit
sous lui, le jeune homme qui l'accompagnait sauta aussitôt à bas du sien
et le lui offrit. Le prince fit quelques difficultés d'accepter ce
service, qui pouvait coûter si cher à celui qui le lui rendait; mais le
jeune homme, qui était grand et fort pensant que ce n'était pas le
moment d'échanger des politesses, prit le prince dans ses bras, et, bon
gré mal gré, le remit en selle. En ce moment, M. d'Arcy, qui arrivait
avec un détachement de chevau-légers, pénétra jusqu'à lui juste au
moment où, malgré leur courage, le prince et son compagnon allaient être
tués ou pris. Tous deux étaient sans blessures, quoique le prince eût
reçu quatre balles dans ses habits. Le duc de Chartres tendit alors la
main à son compagnon et lui demanda comment il s'appelait, car quoique
sa figure lui fût connue, il était depuis si peu de temps à son service
qu'il ne se rappelait même pas son nom. Le jeune homme lui répondit
qu'il s'appelait Albert du Rocher, et qu'il avait remplacé près de lui,
comme écuyer, la Neuville, tué à Steinkerque.

Alors, se retournant vers ceux qui venaient d'arriver:--Messieurs, leur
dit le prince, c'est vous qui m'avez empêché d'être pris; mais,
ajouta-t-il en montrant du Rocher, voilà celui qui m'a empêché d'être
tué.

À la fin de la campagne, monsieur le duc de Chartres nomma du Rocher son
premier écuyer, et, trois ans après, ayant toujours conservé pour lui
l'affection reconnaissante qu'il lui avait vouée, il le maria avec une
jeune personne dont il était amoureux et de la dot de laquelle il se
chargea. Malheureusement, comme monsieur de Chartres n'était encore
qu'un jeune homme à cette époque, la dot ne dut pas être bien forte,
mais en échange il se chargea de l'avancement de son protégé.

Cette jeune personne était d'origine anglaise: sa mère avait accompagné
Madame Henriette en France, lorsqu'elle était venue épouser Monsieur, et
après l'empoisonnement de cette princesse par le chevalier d'Éffiat,
elle était passée dame d'atours au service de la grande dauphine; mais
en 1690, la grande dauphine étant morte, et l'Anglaise, dans sa fierté
tout insulaire n'ayant pas voulu rester près de mademoiselle Choin, elle
s'était retirée dans une petite maison de campagne, qu'elle louait près
de Saint-Cloud, pour s'y livrer tout entière à l'éducation de sa petite
Clarice, employant à cette éducation la rente viagère qu'elle tenait de
la munificence du grand dauphin. Ce fut là que dans les voyages du duc
de Chartres à Saint-Cloud, du Rocher fit la connaissance de cette jeune
fille, avec laquelle monsieur le duc de Chartres, comme nous l'avons
dit, le maria vers 1697.

C'étaient donc ces deux jeunes gens, dont l'union faisait plaisir à
voir, qui occupaient le premier étage de la maison n° 6 de la rue des
Orties, dont Buvat habitait modestement une mansarde.

Les jeunes époux avaient eu tout d'abord un fils, dont, dès l'âge de
quatre ans, l'éducation calligraphique fut confiée à Buvat. Le jeune
élève faisait déjà les progrès les plus satisfaisants, lorsqu'il fut
tout à coup enlevé par la rougeole. Le désespoir des parents fut grand,
comme il est facile de le comprendre; Buvat le partagea d'autant plus
sincèrement que son écolier annonçait les plus heureuses dispositions.
Cette sympathie pour leur douleur, de la part d'un étranger, les attacha
à lui, et un jour que le bonhomme se plaignait de l'avenir précaire qui
attend les artistes, Albert du Rocher lui proposa d'user de son
influence pour lui faire obtenir une place à la Bibliothèque. Buvat
bondit de joie à l'idée de devenir fonctionnaire public. Le même jour la
demande fut écrite de sa plus belle écriture; le premier écuyer
l'apostilla chaudement, et, un mois après, Buvat reçut un brevet
d'employé à la bibliothèque royale, section des manuscrits aux
appointements de neuf cents livres.

À compter de ce jour, Buvat, dans l'orgueil bien naturel que lui
inspirait sa nouvelle position sociale, oublia ses écoliers et ses
écolières, et s'adonna tout entier à la confection des étiquettes. Neuf
cents livres, assurées jusqu'à la fin de sa vie, étaient une véritable
fortune, et le digne écrivain, grâce à la munificence royale, commença
de couler des jours filés d'or et de soie, promettant toujours à ses
bons voisins que, s'ils avaient un autre enfant, ce ne serait pas un
autre que lui, Jean Buvat, qui lui montrerait à écrire. De leur côté,
les pauvres parents désiraient fort donner ce surcroît d'occupation au
digne écrivain. Dieu exauça leur désir. Vers la fin de l'année 1702,
Clarice accoucha d'une fille.

Ce fut une très grande joie dans toute la maison. Buvat ne se sentait
pas d'aise: il courait par les escaliers, se battant les cuisses avec
les mains, et chantant à tue-tête le refrain de sa chanson favorite:
Laissez-moi aller, laissez-moi jouer, etc. Ce jour-là, pour la première
fois depuis qu'il avait été nommé, c'est-à-dire depuis deux ans, il
n'arriva à son bureau qu'à dix heures un quart au lieu de dix heures
précises. Un surnuméraire, qui le croyait mort, avait demandé sa place.

La petite Bathilde n'avait pas huit jours que Buvat voulait déjà lui
faire faire des bâtons, disant qu'il fallait, pour bien apprendre une
chose, l'apprendre dans sa jeunesse. On eut toutes les peines du monde à
lui faire comprendre qu'il fallait au moins attendre qu'elle eût deux ou
trois ans. Il se résigna; mais, en attendant, il lui prépara des
exemples. Au bout de trois ans, Clarice lui tint parole, et Buvat eut la
satisfaction de mettre solennellement entre les mains de Bathilde la
première plume qu'elle eût touchée.

On était arrivé au commencement de 1707, et le duc de Chartres, devenu
duc d'Orléans par la mort de Monsieur avait enfin obtenu un commandement
en Espagne, où il devait conduire des troupes au maréchal de Berwick.
Des ordres furent aussitôt donnés à toute sa maison militaire de se
tenir prête pour le 5 mars. Comme premier écuyer, Albert devait
nécessairement accompagner le prince. Cette nouvelle, qui en tout autre
temps l'eût comblé de joie, lui fut presque douloureuse en ce moment car
la santé de Clarice commençait à inspirer de vives inquiétudes, et le
médecin avait laissé échapper le mot de phtisie pulmonaire. Soit que
Clarice se sentît elle-même gravement attaquée, soit, chose plus
naturelle encore, qu'elle craignît tout simplement pour son mari,
l'explosion de sa douleur fut si grande, qu'Albert lui-même ne put
s'empêcher de pleurer avec elle. La petite Bathilde et Buvat pleurèrent
parce qu'ils voyaient pleurer.

Le 5 mai arriva: c'était le jour fixé pour le départ. Malgré sa douleur,
Clarice s'était occupée elle-même des équipages de son mari, et avait
voulu qu'ils fussent dignes du prince qu'il accompagnait. Aussi, au
milieu de ses larmes, un éclair d'orgueilleuse joie illumina son visage,
lorsqu'elle vit Albert dans son élégant uniforme et sur son beau cheval
de bataille. Quant à Albert, il était plein d'orgueil et de fierté. La
pauvre femme sourit tristement à ses rêves d'avenir; mais, pour ne pas
l'attrister dans ce moment suprême, elle renferma son chagrin dans son
coeur, et faisant taire les craintes qu'elle avait pour lui, et
peut-être aussi celles qu'elle avait pour elle-même, elle fut la
première à lui dire de penser non pas à elle, mais à son honneur.

Le duc d'Orléans et son corps d'armée entrèrent en Catalogne dans les
premiers jours d'avril, et s'avancèrent aussitôt à marches forcées à
travers l'Aragon. En arrivant à Segorbe, le duc apprit que le maréchal
de Berwick s'apprêtait à donner une bataille décisive, et, dans le désir
qu'il avait d'arriver à temps pour y prendre part, il expédia Albert en
courrier; avec mission de dire au maréchal que le duc d'Orléans arrivait
à son aide avec dix mille hommes et de le prier, si cela ne contrariait
pas ses dispositions, de l'attendre pour commencer l'action, Albert
partit; mais, égaré dans les montagnes, perdu par de mauvais guides, il
ne précéda l'armée que d'un jour et arriva au camp du maréchal de
Berwick au moment même où il allait engager le combat. Albert se fit
indiquer la position qu'occupait en personne le maréchal; on lui montra
à la gauche de l'armée, sur un petit mamelon d'où l'on découvrait toute
la plaine, le duc de Berwick au milieu de son état major. Albert mit son
cheval au galop et piqua droit sur lui.

Le messager se fit reconnaître au maréchal, et lui exposa la cause de sa
mission. Le maréchal, pour toute réponse, lui montra le champ de
bataille, et lui dit de retourner vers le prince et de lui dire ce qu'il
avait vu. Mais Albert avait respiré l'odeur de la poudre, et ne voulait
point s'en aller ainsi. Il demanda la permission de rester, afin de lui
donner du moins la nouvelle de la victoire. Le maréchal y consentit. En
ce moment, une charge de dragons ayant paru nécessaire au général en
chef, il commanda à un de ses aides de camp de porter au colonel l'ordre
de charger. Le jeune homme partit au galop, mais à peine avait-il
franchi le tiers de la distance qui séparait le mamelon de la position
occupée par ce régiment qu'il eut la tête emportée par un boulet de
canon. Il n'était pas encore tombé des étriers, qu'Albert, saisissant
cette occasion de prendre part à la bataille, lança son cheval à son
tour, transmit l'ordre au colonel, et, au lieu de revenir vers le
maréchal, tira son épée et chargea en tête du régiment.

Cette charge fut une des plus brillantes de la journée, et elle
s'enfonça si profondément au coeur des impériaux qu'elle commença
d'ébranler l'ennemi. Le maréchal, malgré lui, avait suivi des yeux, au
milieu de la mêlée, ce jeune officier qu'il pouvait reconnaître à son
uniforme. Il le vit arriver jusqu'au drapeau ennemi, engager une lutte
corps à corps avec celui qui le portait, puis, au bout d'un instant,
quand le régiment fut en fuite, il vit revenir Albert à lui, tenant sa
conquête dans ses bras. Arrivé devant le maréchal, il jeta le drapeau à
ses pieds, ouvrit la bouche pour parler, mais, au lieu de paroles, ce
fut une gorgée de sang qui vint sur ses lèvres. Le maréchal le vit
chanceler sur ses arçons, et s'avança pour le soutenir; mais, avant
qu'il eût pu lui porter secours, Albert était tombé: une balle lui avait
traversé la poitrine.

Le maréchal sauta de son cheval, mais le courageux jeune homme était
mort sur le drapeau qu'il venait de conquérir.




Chapitre 17


Le duc d'Orléans arriva le lendemain de la bataille; il regretta Albert
comme on regrette un homme de coeur, mais, après tout, il était mort de
la mort du brave, il était mort au milieu d'une victoire, il était mort
sur le drapeau qu'il avait conquis: que pouvait demander de plus un
Français, un soldat, un gentilhomme?

Le duc d'Orléans voulut écrire de sa main à la pauvre veuve. Si quelque
chose pouvait consoler une femme de la mort de son mari, ce serait sans
doute une pareille lettre. Mais la pauvre Clarice ne vit qu'une chose,
c'est qu'elle n'avait plus d'époux et que sa Bathilde n'avait plus de
père.

À quatre heures, Buvat rentra de la Bibliothèque; on lui dit que Clarice
le demandait: il descendit aussitôt. La pauvre femme ne pleurait pas;
elle était atterrée, sans larmes, sans paroles; ses yeux étaient fixes
et caves comme ceux d'une folle. Quand Buvat entra, elle ne se tourna
pas vers lui, elle ne tourna pas la tête, elle se contenta d'étendre la
main de son côté et de lui présenter la lettre.

Buvat regarda à droite et à gauche d'un air tout hébété pour deviner de
quoi il était question; puis, voyant que rien ne pouvait diriger ses
conjectures, il reporta ses yeux sur le papier, et lut à haute voix:

«Madame, votre mari est mort pour la France et pour moi. Ni la France ni
moi ne pouvons vous rendre votre mari; mais souvenez-vous que si jamais
vous aviez besoin de quelque chose, nous sommes tous deux vos débiteurs.

Votre affectionné,

Philippe d'Orléans.»

--Comment! s'écria Buvat en fixant ses gros yeux sur Clarice, monsieur
du Rocher?... pas possible!

--Papa est mort? dit en s'approchant de sa mère la petite Bathilde, qui
jouait dans un coin avec sa poupée. Maman, est-ce que c'est vrai que
papa est mort?

--Hélas! hélas! oui, ma chère enfant, s'écria Clarice retrouvant tout à
la fois les paroles et les larmes, oh! oui, c'est vrai! ce n'est que
trop vrai! Oh!

Malheureuses que nous sommes!

--Madame, dit Buvat qui n'avait pas dans l'imagination de grandes
ressources consolatrices, il ne faut pas vous désoler ainsi; c'est
peut-être une fausse nouvelle.

--Ne voyez-vous pas que la lettre est du duc d'Orléans lui-même? s'écria
la pauvre veuve. Oui, mon enfant, oui, ton père est mort. Pleure,
pleure, ma fille! peut-être qu'en voyant tes larmes Dieu aura pitié de
toi.

Et en disant ces paroles, la pauvre femme toussa si douloureusement, que
Buvat en sentit sa propre poitrine comme déchirée: mais son effroi fut
bien plus grand encore, lorsqu'il lui vit retirer plein de sang le
mouchoir qu'elle avait approché de sa bouche. Alors il comprit que le
malheur qui venait de lui arriver n'était peut-être pas le plus grand
qui menaçât la petite Bathilde.

L'appartement qu'occupait Clarice était devenu désormais trop grand pour
elle; personne ne s'étonna donc de la voir le quitter pour en prendre un
plus petit au second.

Outre la douleur qui, chez Clarice, avait anéanti toutes ses autres
facultés, il y a dans tout noble coeur une certaine répugnance à
solliciter, même de la patrie, la récompense du sang versé pour elle,
surtout quand ce sang est encore chaud, comme l'était celui d'Albert. La
pauvre veuve hésita donc à se présenter au ministère de la guerre pour
faire valoir ses droits. Il en résulta qu'au bout de trois mois, quand
elle put prendre sur elle de faire les premières démarches, la prise de
Requena et celle de Saragosse avaient déjà fait oublier la bataille
d'Almanza. Clarice montra la lettre du prince; le secrétaire du ministre
lui répondit qu'avec une pareille lettre elle ne pouvait manquer de tout
obtenir, mais qu'il fallait attendre le retour de Son Altesse. Clarice
regarda dans une glace son visage maigri, et sourit
tristement.--Attendre! dit-elle; oui, cela vaudrait mieux, j'en
conviens; mais Dieu sait si j'en aurai le temps.

Il résulta de cet échec que Clarice quitta son logement du second pour
prendre deux petites chambres au troisième. La pauvre veuve n'avait
d'autre fortune que le traitement de son mari. La petite dot que lui
avait donnée le duc avait disparu dans l'achat d'un mobilier et dans les
équipages de son mari. Comme le nouveau logement qu'elle prenait était
beaucoup plus petit que l'autre, on ne s'étonna donc point que Clarice
vendît le superflu de ses meubles.

On attendait pour la fin de l'automne le retour du duc d'Orléans, et
Clarice comptait sur ce retour pour améliorer sa situation; mais, contre
toutes les habitudes stratégiques de cette époque, l'armée, au lieu de
prendre ses quartiers d'hiver, continua la campagne, et l'on apprit
qu'au lieu de se préparer à revenir, le duc d'Orléans se préparait à
mettre le siège devant Lérida. Or, en 1647, le grand Condé lui-même
avait échoué devant Lérida, et le nouveau siège, en supposant même qu'il
eût une bonne issue, promettait de traîner effroyablement en longueur.

Clarice risqua quelques nouvelles démarches: cette fois on avait déjà
oublié jusqu'au nom de son mari. Elle eut de nouveau recours à la lettre
du prince; cette lettre fit son effet ordinaire, mais on lui répondit
qu'après le siège de Lérida, le duc d'Orléans ne pouvait manquer de
revenir: force fut donc à la pauvre veuve de prendre encore patience.

Seulement elle quitta ses deux chambres pour prendre une petite mansarde
en face de celle de Buvat, et elle vendit ce qui lui restait de meubles,
ne gardant qu'une table, quelques chaises, le berceau de la petite
Bathilde, et un lit pour elle.

Buvat avait vu sans trop s'en rendre compte tous ces déménagements
successifs, et quoiqu'il n'eût pas l'esprit très subtil, il ne lui avait
pas été difficile de comprendre la situation de sa voisine. Buvat, qui
était un homme d'ordre, avait devant lui quelques petites économies
qu'il avait grande envie de mettre à la disposition de sa voisine; mais
comme, à mesure que la misère de Clarice devenait plus grande, sa fierté
grandissait aussi; jamais le pauvre Buvat n'osa lui faire une pareille
offre. Et cependant, vingt fois il alla chez elle avec un petit rouleau
qui renfermait toute sa fortune, c'est-à-dire cinquante ou soixante
louis; mais chaque fois il sortit de chez Clarice, le rouleau à moitié
tiré de sa poche, sans jamais pouvoir prendre sur lui de le tirer tout à
fait. Seulement, un jour il arriva que Buvat, en descendant pour aller à
son bureau, ayant rencontré le propriétaire qui faisait sa tournée
trimestrielle, et ayant deviné que la visite qu'il comptait faire à sa
voisine, avec sa scrupuleuse ponctualité allait, malgré l'exiguïté de la
somme, la mettre peut-être dans un grand embarras, il fit entrer le
propriétaire chez lui, en disant que, la veille, madame du Rocher lui
avait remis l'argent, afin qu'il retirât les deux quittances en même
temps. Le propriétaire, qui y trouvait son compte et qui avait craint un
retard du côté de sa locataire, ne s'inquiéta point de quelle part lui
venait l'argent: il tendit les deux mains, remit les deux quittances et
continua sa tournée.

Il faut dire aussi que, dans la naïveté de son âme Buvat fut tourmenté
de cette bonne action comme d'un crime; il fut trois ou quatre jours
sans oser se présenter chez sa voisine, de sorte que, lorsqu'il y
revint, il la trouva toute affectée de ce qu'elle croyait un acte
d'indifférence de sa part. De son côté, Buvat trouva Clarice si fort
changée encore pendant ces quatre jours, qu'il sortit en secouant la
tête et en s'essuyant les yeux, et que, pour la première fois peut-être,
il se mit au lit sans chanter, pendant les quinze tours qu'il avait
l'habitude de faire dans sa chambre avant de se coucher:

          _Laissez-moi aller_
          _Laissez-moi jouer, etc._

Ce qui était une preuve de bien triste et bien profonde préoccupation.

Les derniers jours de l'hiver s'écoulèrent et apportèrent en passant la
nouvelle de la reddition de Lérida, mais en même temps on apprit que le
jeune et infatigable général s'apprêtait à assiéger Tortose. Ce fut le
dernier coup porté à la pauvre Clarice. Elle comprit que le printemps
allait venir, et avec le printemps une nouvelle campagne qui retiendrait
le duc à l'armée.

Les forces lui manquèrent, et elle fut obligée de s'aliter.

La position de Clarice était affreuse; elle ne s'abusait pas sur sa
maladie, elle sentait qu'elle était mortelle, et elle n'avait personne
au monde à qui recommander son enfant. La pauvre femme craignait la
mort, non pas pour elle, mais pour sa fille, qui n'aurait pas même la
pierre de la tombe maternelle pour y reposer sa tête. Son mari n'avait
que des parents éloignés, dont elle ne pouvait ni ne voulait solliciter
la pitié. Quant à sa famille à elle, née en France, où sa mère était
morte, elle ne l'avait jamais connue. D'ailleurs, elle comprenait qu'y
eût-il quelque espoir de ce côté, elle n'avait plus le temps d'y
recourir. La mort venait.

Une nuit, Buvat, qui la veille au soir avait quitté Clarice dévorée par
la fièvre, l'entendit gémir si profondément, qu'il sauta à bas de son
lit et s'habilla pour aller lui offrir son secours; mais, arrivé à la
porte, il n'osa entrer ni frapper. Clarice pleurait à sanglots et priait
à haute voix. En ce moment, la petite Bathilde s'éveilla et appela sa
mère. Clarice renfonça ses larmes, alla prendre son enfant dans son
berceau, et, l'agenouillant sur son lit, elle lui fit répéter tout ce
qu'elle savait de prières, et entre chacune d'elles Buvat l'entendait
s'écrier d'une voix douloureuse: «Ô mon Dieu! mon Dieu! écoutez mon
pauvre enfant!» Il y avait dans cette scène nocturne d'un enfant à peine
hors du berceau et d'une mère à moitié dans la tombe, s'adressant tous
deux au Seigneur comme à leur seul et unique soutien, au milieu du
silence de la nuit, quelque chose de si profondément triste que le bon
Buvat tomba à genoux, et promit solennellement tout bas ce qu'il n'osait
offrir tout haut. Il jura que Bathilde pourrait rester orpheline, mais
que du moins elle ne serait pas abandonnée. Dieu avait entendu la double
prière qui avait monté vers lui, et il l'exauçait.

Le lendemain, Buvat fit, en entrant chez Clarice, ce qu'il n'avait
jamais osé faire; il prit Bathilde entre ses bras, appuya sa bonne
grosse figure contre le charmant petit visage de l'enfant, et lui dit
tout bas:--Sois tranquille, va, pauvre petite innocente, il y a encore
de bonnes gens sur la terre.--La petite fille alors lui jeta les bras
autour du cou et l'embrassa à son tour. Buvat sentit que des larmes lui
venaient aux yeux, et comme il avait entendu répéter maintes fois qu'il
ne faut pas pleurer devant les malades de peur de les inquiéter, il tira
sa montre et dit de sa plus grosse voix pour en dissimuler
l'émotion:--Hum! hum! il est dix heures moins un quart; il faut que je
m'en aille. Adieu, madame du Rocher.

Sur l'escalier, il rencontra le médecin et lui demanda ce qu'il pensait
de la malade. Comme c'était un médecin qui venait par charité, et qu'il
ne se croyait pas obligé d'avoir des ménagements, attendu qu'on ne les
lui payait pas, il répondit que dans trois jours elle serait morte.

En rentrant à quatre heures, Buvat trouva la maison en émoi. En
descendant de chez Clarice, le médecin avait dit qu'il fallait appeler
le viatique. On avait donc été prévenir le curé, et le curé était venu,
avait monté l'escalier, précédé du sacristain et de sa sonnette, et sans
préparation aucune, il était entré dans la chambre de la malade. Clarice
l'avait reçu comme on reçoit le Seigneur, c'est-à-dire les mains jointes
et les yeux au ciel, mais l'impression produite sur elle n'en avait pas
moins été terrible. Buvat entendit des chants, et se douta de ce qui
était arrivé: il monta vivement, et trouva le haut de l'escalier et la
porte de la chambre encombrés de toutes les commères du quartier, qui
avaient comme c'était l'habitude à cette époque, suivi le
saint-sacrement. Autour du lit où était étendue la mourante, déjà si
pâle et si raidie que, sans les deux grosses larmes qui coulaient de ses
yeux, on eût pu la prendre pour une statue de marbre couchée sur un
tombeau, les prêtres chantaient les prières des agonisants, et, dans un
coin de la chambre, la petite Bathilde, qu'on avait séparée de sa mère,
afin que la malade ne fût point distraite pendant l'accomplissement de
son dernier acte de religion, était blottie, n'osant ni crier ni
pleurer, tout effrayée de voir tant de monde qu'elle ne connaissait
point, et d'entendre tant de bruit auquel elle ne comprenait rien.
Aussi, dès qu'elle aperçut Buvat, l'enfant courut à lui, comme à la
seule personne qu'elle connût au milieu de cette funèbre assemblée.
Buvat la prit dans ses bras et alla s'agenouiller avec elle près du lit
de la mourante. En ce moment Clarice abaissa ses yeux du ciel sur la
terre. Sans doute elle venait d'adresser au ciel son éternelle prière
d'envoyer un protecteur à sa fille. Elle vit Bathilde dans les bras du
seul ami qu'elle se connût au monde. Avec ce regard perçant des
moribonds, elle plongea jusqu'au fond de ce coeur pur et dévoué, et elle
y lut en ce moment tout ce qu'il n'avait pas osé lui dire; car elle se
souleva sur son séant, lui tendit la main en jetant un cri de
reconnaissance et de joie, que les anges seuls comprirent, et, comme si
elle avait épuisé les dernières forces de sa vie dans cet élan maternel,
elle retomba évanouie sur son lit.

La cérémonie religieuse étant terminée, les prêtres se retirèrent
d'abord; les dévotes les suivirent, les indifférents et les curieux
sortirent les derniers. De ce nombre étaient plusieurs femmes. Buvat
leur demanda si quelqu'une d'entre elles n'aurait point parmi ses
connaissances une bonne garde-malade: une d'elles se présenta aussitôt,
assura, au milieu du chorus de ses compagnes, qu'elle avait toutes les
vertus requises pour exercer cet honorable état, mais que, justement à
cause de cette réunion de qualités, elle avait l'habitude de se faire
payer huit jours d'avance, attendu qu'elle était fort courue dans le
quartier. Buvat s'informa du prix qu'elle mettait à ces huit jours; elle
répondit que pour tout autre ce serait seize livres; mais qu'attendu que
la pauvre dame ne paraissait pas très fortunée, elle se contenterait de
douze. Buvat, qui avait justement touché son mois le jour même, tira
deux écus de sa poche et les lui donna sans marchander. Elle lui eût
demandé le double qu'il l'eût donné également; aussi cette générosité
inattendue provoqua-t-elle force suppositions dont quelques-unes
n'étaient pas au plus grand honneur de la mourante; tant il est vrai
qu'une bonne action est une chose si rare, qu'il faut toujours,
lorsqu'elle se produit aux yeux des hommes, que les hommes humiliés lui
cherchent une cause impure ou intéressée!

Clarice était toujours évanouie. La garde entra aussitôt en fonctions,
en lui faisant, à défaut de sels, respirer du vinaigre. Buvat se retira.
Quant à la petite Bathilde, on lui avait dit que sa mère dormait. La
pauvre enfant ne connaissait pas encore la différence qu'il y avait
entre le sommeil et la mort, et elle s'était remise à jouer dans un coin
avec sa poupée.

Au bout d'une heure, Buvat revint demander des nouvelles de Clarice: la
malade était sortie de son évanouissement, mais quoiqu'elle eût les yeux
ouverts, elle ne parlait plus: cependant elle pouvait reconnaître
encore, car, dès qu'elle l'aperçut, elle joignit les mains et se mit à
prier, puis elle parut chercher quelque chose sous son traversin. Mais
l'effort qu'il fallait qu'elle fît était sans doute trop grand pour sa
faiblesse, car elle poussa un gémissement et retomba de nouveau sans
mouvement sur son oreiller. La garde secoua la tête, et approchant de la
malade:--Il est bien, votre oreiller, ma petite mère, lui dit-elle, il
ne faut pas le déranger. Puis, se retournant vers Buvat:--Ah! les
malades, ajouta-t-elle en haussant les épaules, ne m'en parlez pas! ça
se figure toujours que ça a quelque chose qui les gêne.

C'est la mort, quoi! c'est la mort! mais ils ne le savent pas.

Clarice poussa un profond soupir, mais elle resta immobile. La garde
s'approcha d'elle, et avec la barbe d'une plume elle lui frotta les
lèvres d'un cordial de son invention, qu'elle était allée chercher chez
le pharmacien. Buvat ne put supporter ce spectacle; il recommanda la
mère et l'enfant à la garde, et sortit.

Le lendemain matin la malade était plus mal encore; car, quoiqu'elle eût
les yeux ouverts, elle ne paraissait reconnaître personne autre que sa
fille, qu'on avait couchée près d'elle sur le lit, et dont elle avait
pris la petite main qu'elle ne voulait plus lâcher. De son côté
l'enfant, comme si elle sentait que c'était la dernière étreinte
maternelle, restait immobile et muette. Quand elle aperçut son bon ami,
elle lui dit seulement:

--Elle dort, maman, elle dort.

Il sembla alors à Buvat que Clarice faisait un mouvement, comme si elle
entendait encore et reconnaissait la voix de sa fille; mais ce pouvait
être aussi bien un frisson nerveux. Il demanda à la garde si la malade
avait besoin de quelque chose. La garde secoua la tête en disant:

--Pourquoi faire? ça serait de l'argent jeté à l'eau: ces gueux
d'apothicaires en gagnent bien assez comme cela!

Buvat aurait bien voulu rester près de Clarice, car il voyait qu'elle ne
devait plus avoir que bien peu de temps à vivre; mais il n'aurait jamais
eu l'idée, à moins d'être mourant lui-même, qu'il pût manquer un seul
jour d'aller à son bureau. Il y arriva donc comme d'habitude mais si
triste et si accablé, que le roi ne gagna pas grand-chose à sa présence.
On remarqua même avec étonnement, ce jour-là, que Buvat n'attendit pas
que quatre heures fussent sonnées pour dénouer les cordons des fausses
manches bleues qu'il passait en arrivant pour garantir son habit, et
qu'au premier coup de l'horloge, il se leva, prit son chapeau et sortit.
Le surnuméraire qui avait déjà demandé sa place le regarda s'en aller,
puis, quand il eut refermé la porte:

--Eh bien! à la bonne heure, dit-il assez haut pour être entendu du
chef, en voilà un qui se la passe douce!

Les pressentiments de Buvat furent confirmés: en arrivant à la maison,
il demanda à la portière comment allait Clarice.

--Ah! Dieu merci! répondit-elle, la pauvre femme est bien heureuse: elle
ne souffre plus.

--Elle est morte! s'écria Buvat avec ce frisson que produit toujours sur
celui qui l'entend ce mot terrible.

--Il y a trois quarts d'heure à peu près, répondit la portière; et elle
se remit à remmailler son bas en reprenant sur un air bien gai une
petite chanson qu'elle avait interrompue pour répondre à Buvat.

Buvat monta les marches de l'escalier lentement, une à une, s'arrêtant
à chaque étage pour s'essuyer le front; puis, en arrivant sur le palier
où étaient sa chambre et celle de Clarice, il fut obligé de s'appuyer au
mur, car il sentait que les jambes lui manquaient. Il y a dans la vue
d'un cadavre quelque chose de terrible et de solennel, dont l'homme le
plus maître de lui-même subit l'impression. Aussi était-il là, muet,
immobile, hésitant, lorsqu'il lui sembla entendre la voix de la petite
Bathilde qui se lamentait. Il se souvint alors de la pauvre enfant, et
cela lui rendit quelque courage. Cependant, arrivé à la porte, il
s'arrêta encore, mais alors il entendit plus distinctement les
gémissements de la petite fille.

--Maman! criait l'enfant de sa petite voix entrecoupée par les larmes;
maman; réveille-toi donc! maman! pourquoi as-tu froid comme cela?

Puis l'enfant venait à la porte, et frappant avec sa petite main:

--Bon ami, disait-elle, bon ami, viens! je suis toute seule, j'ai peur!

Buvat ne comprenait pas qu'on n'eût pas emporté l'enfant quelque part,
aussitôt que sa mère était morte, et la pitié profonde que lui inspira
la pauvre petite l'emportant sur le sentiment pénible qui l'avait arrêté
un instant, il porta la main à la serrure pour ouvrir la porte. La porte
était fermée. En ce moment il entendit la portière qui l'appelait; il
courut à l'escalier et lui demanda où était la clef.

--Eh bien! c'est justement cela, répondit la portière; regardez donc,
que je suis bête! j'ai oublié de vous la donner en passant, moi!

Buvat descendit aussi vite qu'il put le faire.

--Et pourquoi cette clef se trouve-t-elle ici? demanda-t-il.

--C'est le propriétaire qui l'y a déposée, après avoir fait enlever les
meubles, répondit la portière.

--Comment! enlever les meubles! s'écria Buvat.

--Eh! sans doute qu'il a fait enlever les meubles! Elle n'était pas
riche, votre voisine, monsieur Buvat, et il y a gros à parier qu'elle
doit de tous les côtés. Tiens! il n'a pas voulu de chicanes, le
propriétaire! Le terme avant tout! c'est trop juste. D'ailleurs elle n'a
plus besoin de meubles, la pauvre chère femme!

--Mais la garde, qu'est-elle devenue?

--Quand elle a vu sa malade morte, elle s'en est allée. Son affaire
était finie; elle viendra l'ensevelir pour un écu, si vous voulez. C'est
ordinairement les portières qui ont ce petit boni-là; mais moi, je ne
puis pas: je suis trop sensible.

Buvat comprit en frissonnant tout ce qui s'était passé. Il monta aussi
rapidement cette fois qu'il était monté lentement la première. La main
lui tremblait tellement qu'il ne pouvait trouver la serrure. Enfin la
clef tourna et la porte s'ouvrit.

Clarice était étendue à terre sur la paillasse de son lit, au milieu de
la chambre toute démeublée. Un mauvais drap avait été jeté sur elle et
avait dû la cacher tout entière, mais la petite Bathilde l'avait rabattu
pour chercher le visage de sa mère, qu'elle embrassait au moment où
Buvat entrait.

--Ah! bon ami, bon ami, s'écria l'enfant, réveille donc ma petite
maman, qui veut toujours dormir; réveille-la, je t'en prie.

Et l'enfant courait à Buvat, qui regardait de la porte ce triste
spectacle.

Buvat conduisit Bathilde près du cadavre.

--Embrasse une dernière fois ta mère, pauvre enfant, lui dit-il.

L'enfant obéit.

--Et maintenant, continua-t-il, laisse-la dormir. Un jour, le bon Dieu
la réveillera.

Et il prit l'enfant dans ses bras et l'emporta chez lui. L'enfant se
laissa faire sans résistance, comme si elle eût compris sa faiblesse et
son isolement.

Alors il la coucha dans son propre lit, car on avait enlevé jusqu'au
berceau de l'enfant, et quand il la vit endormie, il sortit pour aller
faire la déclaration mortuaire au commissaire du quartier, et prévenir
l'administration des pompes funèbres.

Lorsqu'il revint la portière lui remit un papier que la garde avait
trouvé dans la main de Clarice en l'ensevelissant.

Buvat l'ouvrit et reconnut la lettre du duc d'Orléans.

C'était le seul héritage que la pauvre mère avait laissé à sa fille




Chapitre 18


En allant faire sa déclaration au commissaire du quartier, et ses
arrangements avec les pompes funèbres, Buvat s'était encore occupé de
chercher une femme qui pût prendre soin de la petite Bathilde, fonctions
dont il ne pouvait se charger lui-même, d'abord parce qu'il était dans
la parfaite ignorance des fonctions d'une gouvernante, et ensuite parce
que, allant à son bureau pendant six heures de la journée, il était
impossible que l'enfant demeurât seule en son absence. Heureusement il
avait sous la main ce qu'il lui fallait: c'était une bonne femme de
trente-cinq à trente-huit ans à peu près, qui était restée au service de
feue madame Buvat pendant les trois dernières années de sa vie, et dont,
pendant ces trois ans il avait pu apprécier les bonnes qualités. Il fut
convenu avec Nanette, c'était le nom de la bonne femme, qu'elle logerait
dans la maison, ferait la cuisine, prendrait soin de la petite Bathilde,
et aurait pour gages cinquante livres par an et sa nourriture.

Cette nouvelle disposition devait changer toutes les habitudes de Buvat,
en lui faisant un ménage, à lui qui avait toujours vécu en garçon, et
mangé en pension bourgeoise; il ne pouvait donc garder sa mansarde,
devenue trop étroite pour le surcroît d'existences attachées désormais à
la sienne; et dès le lendemain matin il se mit en quête d'un autre
logement. Il en trouva un rue Pagevin, car il tenait fort à ne pas
s'éloigner de la bibliothèque du roi, afin, quelque temps qu'il fît, d'y
arriver sans trop de désagrément; c'était un appartement composé de deux
chambres, d'un cabinet et d'une cuisine; il l'arrêta séance tenante,
donna le denier à Dieu, s'en alla rue Saint-Antoine acheter les meubles
qui lui manquaient pour garnir la chambre de Bathilde et celle de
Nanette, et le soir même, à son retour du bureau, le déménagement fut
opéré.

Le lendemain, qui était un dimanche, l'enterrement de Clarice eut lieu,
si bien que Buvat n'eut pas même besoin, pour rendre les derniers
devoirs à sa voisine, de demander un congé d'un jour à son chef. Pendant
une semaine ou deux, la petite Bathilde demanda à chaque instant sa
maman Clarice, mais son bon ami Buvat lui ayant apporté, pour la
consoler, force jolis joujoux, elle commença à parler moins souvent de
sa mère, et comme on lui avait dit qu'elle était partie pour rejoindre
son papa, elle finit par demander seulement de temps en temps quand ils
reviendraient tous les deux. Enfin le voile qui sépare nos premières
années du reste de notre vie s'épaissit peu à peu, et Bathilde les
oublia jusqu'au jour où la jeune fille, sachant enfin ce que c'était que
d'être orpheline, devait les retrouver l'un et l'autre dans ses
souvenirs d'enfant.

Buvat avait donné la plus belle des deux chambres à Bathilde; il avait
gardé l'autre pour lui, et avait relégué Nanette dans le cabinet. Cette
Nanette était une bonne femme, qui faisait passablement la cuisine,
tricotait d'une manière remarquable, et filait comme la sainte Vierge.
Mais, malgré ces divers talents, Buvat comprit que Nanette et lui
étaient loin de suffire à l'éducation d'une jeune fille, et que, quand
Bathilde aurait un magnifique point d'écriture, connaîtrait ses cinq
règles, aurait appris à coudre et à filer, elle ne saurait juste que la
moitié de ce qu'elle devait savoir, car Buvat avait envisagé
l'obligation dont il s'était chargé dans toute son étendue; c'était une
de ces saintes organisations qui ne pensent qu'avec le coeur, et il
avait compris que tout en devenant la pupille de Buvat, Bathilde n'en
serait pas moins la fille d'Albert et de Clarice. Il résolut donc de lui
donner une éducation conforme, non pas à sa situation présente, mais au
nom qu'elle portait.

Et, pour prendre cette résolution, Buvat avait fait un raisonnement bien
simple: c'est qu'il devait sa place à Albert, et que par conséquent le
revenu de cette place appartenait à Bathilde. Voici comment il divisait
ses neuf cents livres d'appointements annuels:

Quatre cent cinquante livres pour les maîtres de musique, de dessin et
de danse.

Quatre cent cinquante livres pour la dot de Bathilde.

Or en supposant que Bathilde, qui avait quatre ans se mariât quatorze
ans plus tard, c'est-à-dire à dix-huit ans, l'intérêt et le capital
réunis se monteraient, le jour de son mariage, à quelque chose comme
neuf ou dix mille livres. Ce n'était pas grand-chose, Buvat le savait
bien, et il en était fort peiné, mais il avait eu beau se creuser
l'esprit, il n'avait pas trouvé moyen de faire mieux.

Quant à la nourriture commune, au paiement du loyer, à l'entretien de
Bathilde, à son entretien à lui et aux gages de Nanette, il y ferait
face en se remettant à donner des leçons d'écriture et en faisant des
copies. À cet effet, il se lèverait à cinq heures du matin et se
coucherait à dix heures du soir. Ce serait tout bénéfice, car, grâce à
ce nouvel arrangement, il allongerait sa vie de quatre ou cinq heures
tous les jours.

Dieu bénit d'abord ces saintes résolutions: ni les leçons ni les copies
ne manquèrent à Buvat, et comme deux années s'écoulèrent avant que
Bathilde eût terminé l'éducation première dont il s'était chargé
lui-même, il put ajouter neuf cents livres à son petit trésor et placer
neuf cents livres sur la tête de Bathilde.

À six ans, Bathilde eut donc ce qu'ont rarement à cet âge les filles
des plus nobles et des plus riches maisons c'est-à-dire maître de danse,
maître de musique et maître de dessin.

Au reste, c'était tout plaisir que de faire des sacrifices pour cette
charmante enfant, car elle paraissait avoir reçu de Dieu une de ces
heureuses organisations dont l'aptitude fait croire à un monde
antérieur, tant ceux qui en sont doués semblent non pas apprendre une
chose nouvelle, mais se souvenir d'une chose oubliée. Quant à sa jeune
beauté, qui donnait de si magnifiques espérances, elle tenait tout ce
qu'elle avait promis.

Aussi Buvat était-il bien heureux toute la semaine quand après chaque
leçon il recevait les compliments des maîtres, et bien fier lorsque le
dimanche, après avoir passé l'habit saumon, la culotte de velours noir
et les bas chinés, il prenait par la main sa petite Bathilde et s'en
allait faire avec elle sa promenade hebdomadaire. C'était ordinairement
vers le chemin des Porcherons qu'il se dirigeait. C'était là le
rendez-vous des joueurs de boules, et Buvat avait été autrefois un grand
amateur de ce jeu. En cessant d'être acteur, il était devenu juge. À
chaque contestation qui s'élevait, c'était à lui qu'on en appelait, et
c'était une justice à lui rendre, il avait le coup d'oeil si exact, qu'à
la première vue il indiquait sans jamais se tromper, la boule la plus
proche du cochonnet. Aussi ses jugements étaient-ils sans appel et
respectés et suivis ni plus ni moins que ceux que saint Louis rendait à
Vincennes.

Mais encore, il faut le dire à sa louange, sa prédilection pour cette
promenade n'était pas née d'un sentiment égoïste: cette promenade
conduisait en même temps aux marais de la Grange-Batelière, dont les
eaux sombres et moirées attiraient un grand nombre de ces demoiselles
aux ailes de gaze et aux corsages d'or, qu'ont tant de plaisir à
poursuivre les enfants. Un des grands amusements de la petite Bathilde
était de courir, son réseau vert à la main, ses beaux cheveux blonds
flottant au vent, après les papillons et les demoiselles. Il en
résultait bien, à cause de la disposition du terrain, quelques petits
accidents à sa robe blanche, mais pourvu que Bathilde s'amusât, Buvat
passait avec une grande philosophie par-dessus une tache ou un accroc,
c'était l'affaire de Nanette. La bonne femme grondait fort au retour,
mais Buvat lui fermait la bouche en haussant les épaules et en
disant:--Bah! il faut que vieillesse muse et que jeunesse s'amuse! Et
comme Nanette avait un grand respect pour les proverbes qu'elle
pratiquait elle-même dans l'occasion, elle se rendait ordinairement à la
moralité de celui-là.

Il arrivait aussi quelquefois, mais ce n'était que les jours de grande
fête, que Buvat consentait, à la requête de la petite Bathilde, qui
voulait voir de près les moulins à vent, à pousser jusqu'à Montmartre.
Alors on partait de meilleure heure; Nanette emportait un dîner destiné
à être mangé sur l'esplanade de l'Abbaye. On se lançait bravement dans
le faubourg, on traversait le pont des Porcherons, on laissait à droite
le cimetière Saint-Eustache et la chapelle de Notre-Dame-de-Lorette, on
franchissait la barrière, et l'on gravissait le chemin de Montmartre,
lancé comme un ruban entre les prés verts et les Briolets.

Ce jour-là on ne rentrait qu'à huit heures du soir; mais aussi, depuis
la croix des Porcherons, la petite Bathilde dormait dans les bras de
Buvat.

Les choses allèrent ainsi jusqu'en l'an de grâce 1712, époque à laquelle
le grand roi se trouva si gêné dans ses affaires, qu'il ne vit moyen de
se tirer d'embarras qu'en cessant de payer ses employés. Buvat fut
averti de cette mesure administrative par le caissier, qui lui annonça
un beau matin, comme il se présentait pour toucher son mois, qu'il n'y
avait pas d'argent à la caisse. Buvat regarda le caissier d'un air tout
ébahi: il ne lui était jamais venu à l'idée que le roi pût manquer
d'argent. Il ne s'inquiéta donc pas autrement de cette réponse,
convaincu qu'un accident fortuit avait seul interrompu le paiement, et
il s'en revint à son bureau, en chantonnant sa chanson favorite:

          _Laissez-moi aller,_
          _Laissez-moi jouer, etc._

--Pardieu! lui dit le surnuméraire, qui, après sept ans d'attente était
enfin passé employé le premier du mois précédent, il faut que vous ayez
le coeur bien gai pour chanter encore quand on ne nous paye plus.

--Comment? dit Buvat, que voulez-vous dire?

--Je veux dire que vous ne venez peut-être pas de la caisse?

--Si fait, j'en viens.

--Et on vous a payé?

--Non, on m'a dit qu'il n'y avait pas d'argent.

--Et que pensez-vous de cela?

--Dame! je pense, dit Buvat, je pense qu'on nous payera les deux mois
ensemble.

--Ah! oui, comme je chante! les deux mois ensemble! Dis donc Ducoudray,
reprit l'employé en se tournant vers son voisin, il croit qu'on nous
payera les deux mois ensemble! Il est bon enfant, le père Buvat!

--C'est ce que nous verrons l'autre mois, répondit le second employé.

--Oui, dit Buvat, répétant ces paroles qui lui parurent de la plus
grande justesse, c'est ce que nous verrons l'autre mois.

--Et si l'on ne vous paye pas l'autre mois, ni ceux qui suivront,
qu'est-ce que vous ferez, père Buvat?

--Ce que je ferai? dit Buvat, étonné qu'on pût mettre en doute sa
résolution à venir, eh bien! mais c'est tout simple: je viendrai tout de
même.

--Comment! si l'on ne vous paye plus, dit l'employé, vous viendrez
toujours?

--Monsieur, dit Buvat, le roi m'a payé pendant dix ans rubis sur
l'ongle. Il a donc bien, au bout de dix ans, s'il est gêné, le droit de
me demander un peu de crédit.

--Vil flatteur! dit l'employé.

Le mois s'écoula, le jour du paiement revint: Buvat se présenta à la
caisse avec la parfaite confiance qu'on allait lui payer son arriéré;
mais, à son grand étonnement, on lui annonça comme la dernière fois que
la caisse était vide. Buvat demanda quand elle se remplirait; le
caissier lui répondit qu'il était bien curieux. Buvat se confondit en
excuses et revint à son bureau mais cette fois sans chanter.

Le même jour, l'employé donna sa démission. Or, comme il devenait
difficile de remplacer un employé qui se retirait parce qu'on ne payait
plus, et qu'il fallait que la besogne se fît tout de même, le chef
chargea Buvat, outre son propre travail, de celui du démissionnaire.
Buvat le reçut sans murmurer, et comme, à tout prendre, ses étiquettes
lui laissaient assez de temps de reste au bout du mois la besogne se
trouva au courant.

On ne paya pas plus le troisième mois que les deux premiers. C'était une
véritable banqueroute.

Mais, comme on l'a vu, Buvat ne marchandait jamais avec ses devoirs. Ce
qu'il avait promis de faire dans son premier mouvement, il le fit avec
réflexion. Seulement il attaqua son petit trésor, qui se composait juste
de deux années de ses appointements.

Cependant Bathilde grandissait: c'était maintenant une jeune fille de
treize à quatorze ans, dont la beauté devenait tous les jours plus
remarquable, et qui commençait à comprendre toute la difficulté de sa
position. Aussi, depuis six mois ou un an, sous prétexte qu'elle
préférait rester à dessiner ou à jouer du clavecin, les promenades aux
Porcherons, les courses dans les marais de la Grange-Batelière et les
ascensions à Montmartre étaient interrompues. Buvat ne comprenait rien à
ces goûts sédentaires qui étaient venus tout à coup à la jeune fille, et
comme, après avoir essayé deux ou trois fois de se promener sans elle,
il s'était aperçu que ce n'était pas la promenade en elle-même qu'il
aimait, il résolut attendu qu'il faut que le bourgeois de Paris, enfermé
toute la semaine, ait de l'air au moins le dimanche, il avait résolu,
dis-je, de chercher un petit logement avec un jardin; mais les logements
avec jardin étaient devenus trop chers pour l'état des finances du
pauvre Buvat, de sorte qu'ayant trouvé dans ses courses le petit
logement de la rue du Temps-Perdu, il avait eu incontinent cette
lumineuse idée de remplacer le jardin par une terrasse; il avait même
réfléchi bientôt que l'air en serait meilleur, et il était revenu faire
part de sa trouvaille à Bathilde, en lui disant que le seul inconvénient
qu'il vît à leur futur appartement, qui du reste leur convenait sous
tous les rapports, c'est que leurs deux chambres seraient séparées, et
qu'elle serait obligée d'habiter le quatrième étage avec Nanette, tandis
qu'il logerait au cinquième. Ce qui paraissait un inconvénient à Buvat
parut au contraire une qualité à Bathilde. Depuis quelque temps elle
comprenait, avec cet instinct de pudeur naturel à la femme, qu'il était
inconvenant que sa chambre fût de plain-pied et séparée par une seule
porte de la chambre d'un homme jeune encore, et qui n'était ni son père,
ni son mari. Elle assura donc Buvat que, d'après tout ce qu'il lui
disait de ce logement, elle croyait qu'il en trouverait difficilement un
autre qui fût aussi bien à sa convenance; elle l'invita à l'arrêter le
plus tôt possible. Buvat enchanté donna le même jour le congé à son
ancien logement et le denier à Dieu à son nouveau; puis, au prochain
demi-terme, il déménagea. C'était la troisième fois depuis vingt ans, et
toujours dans des circonstances péremptoires. Comme on le voit, Buvat
n'était point d'humeur changeante.

Et Bathilde avait raison de se replier ainsi sur elle-même, car, depuis
que son mantelet noir dessinait d'admirables épaules, depuis que sous sa
mitaine s'allongeaient les plus jolis doigts du monde, depuis que, de la
Bathilde d'autrefois, elle n'avait gardé que son pied d'enfant, tout le
monde remarquait que Buvat était jeune encore; que cinq ou six fois,
comme on le savait un homme d'ordre et qu'on le voyait régulièrement
aller tous les mois chez son notaire, il avait trouvé l'occasion de
faire un mariage convenable sans profiter de cette occasion; enfin, que
le tuteur et la pupille demeuraient sous la même clef, si bien que les
commères, qui baisaient la trace des pas du bonhomme quand Bathilde
n'avait que six ans, commençaient à crier à l'immoralité de Buvat,
maintenant que Bathilde en avait quinze.

Pauvre Buvat! Si jamais écho fut innocent et pur, c'est celui de cette
chambre qui attenait à celle de Bathilde, de cette chambre qui abrita
dix ans sa bonne grosse tête joufflue et rose, à laquelle jamais une
mauvaise pensée n'était venue, même en songe.

Mais, en arrivant rue du Temps-Perdu, ce fut bien pis encore: Buvat et
Bathilde étaient venus, on se le rappelle, de la rue des Orties à la rue
Pagevin; de sorte que, là où l'on avait su son admirable conduite à
l'égard de la pauvre enfant, ce souvenir l'avait encore protégé contre
la calomnie; mais il y avait déjà longtemps que cette belle action avait
été faite, que, même rue Pagevin, on commençait à l'oublier. Il était
donc bien difficile que les bruits qui avaient commencé à se répandre ne
les suivissent pas dans un quartier nouveau où ils étaient tout à fait
inconnus, et où leur inscription sous deux noms différents devait dans
tous les cas éveiller les soupçons, en excluant toute idée de proche
parenté.

Restait la supposition qui, attribuant à Buvat une jeunesse orageuse,
avait vu dans Bathilde le résultat d'une ancienne passion que l'Église
eût oublié de consacrer; mais cette supposition tombait au premier
examen. Bathilde était grande et élancée, Buvat était gros et court;
Bathilde avait les yeux noirs et ardents, Buvat avait les yeux
bleu-faïence et sans la moindre expression; Bathilde avait la peau
blanche et mate, Buvat avait le visage du rose le plus vif; enfin, toute
la personne de Bathilde respirait l'élégance et la distinction, tandis
que le pauvre bonhomme Buvat était des pieds à la tête un type de
vulgaire bonhomie. Il en résulta que les femmes commencèrent à regarder
Bathilde avec dédain, et que les hommes appelèrent Buvat un heureux
drôle.

Il est juste de dire au reste que madame Denis fut une des dernières à
accréditer tous ces bruits. Nous dirons plus tard à quelle occasion elle
commença d'y donner créance.

Cependant les prévisions de l'employé démissionnaire s'étaient
réalisées. Il y avait déjà dix-huit mois que Buvat n'avait touché un sou
d'appointements sans que le brave homme, malgré ce long crédit, se fût
relâché un instant de sa ponctualité ordinaire. Il y a plus, depuis
qu'on ne payait plus, il avait une peur terrible que l'envie ne prît au
ministre de faire des économies en supprimant le tiers des employés, et
Buvat, quoique sa place lui prit par jour six heures de son temps qu'il
eût pu employer d'une manière plus lucrative, eût regardé comme un
malheur irréparable la perte de cette place. Aussi, redoublait-il de
zèle à mesure qu'il perdait l'espoir du retour de ses appointements. Il
en résulta qu'on se garda bien de mettre dehors un homme qui travaillait
d'autant plus qu'on le payait moins.

L'ignorance complète de l'époque où cette situation précaire cesserait,
jointe à la diminution de son petit trésor qui menaçait de s'épuiser
bientôt, rembrunissait néanmoins le front de Buvat, au point que
Bathilde commença de se douter qu'il se passait quelque chose qu'elle
ignorait. Avec le tact qui caractérise les femmes, elle comprit que
toute question à Buvat sur un secret qu'il ne lui avait pas confié de
lui-même serait inutile. Ce fut donc à Nanette qu'elle s'adressa.
Nanette se fit quelque peu prier, mais comme tout dans la maison
ressentait l'influence de Bathilde, elle finit par lui avouer la
situation des affaires. Bathilde apprit alors seulement tout ce qu'elle
devait à la délicatesse désintéressée de Buvat; elle sut que pour lui
conserver intacts des appointements destinés à payer ses maîtres
d'agrément et à lui amasser une dot, Buvat travaillait le matin depuis
cinq heures jusqu'à huit heures, et le soir, depuis neuf heures jusqu'à
minuit. Et que ce qui le rendait triste, c'était que, malgré ce travail
acharné, comme on ne lui payait plus ses appointements, quand ses
petites économies seraient épuisées, il se verrait forcé d'avouer à
Bathilde qu'il leur fallait retrancher toute dépense qui n'était pas
rigoureusement nécessaire. Le premier mouvement de Bathilde en apprenant
ce saint dévouement, avait été de tomber aux pieds de Buvat quand il
rentrerait, et de lui baiser les mains; mais bientôt elle comprit que le
seul moyen d'arriver à son but était de paraître tout ignorer, et dans
le baiser filial qu'elle déposa sur le front de Buvat lorsqu'il rentra
de son bureau, le bonhomme ne put deviner tout ce qu'il y avait de
reconnaissance et de vénération.




Chapitre 19


Mais le lendemain, Bathilde dit en riant à Buvat qu'elle croyait que ses
maîtres n'avaient plus rien à lui apprendre, qu'elle en savait autant
qu'eux, et que les conserver plus longtemps serait de l'argent perdu.
Comme Buvat ne trouvait rien d'aussi beau que les dessins de Bathilde;
comme, lorsque Bathilde chantait, il se sentait enlever au troisième
ciel, il n'eut pas de peine à croire sa pupille, d'autant moins que les
maîtres, avec une bonne foi assez rare, avouèrent que leur élève en
savait assez pour aller désormais toute seule. C'est que tel était le
sentiment qu'inspirait Bathilde, qu'il épurait tout ce qui s'approchait
d'elle.

On comprend que cette double déclaration fit grand plaisir à Buvat; mais
ce n'était pas assez pour Bathilde que d'épargner sur la dépense; elle
résolut encore d'ajouter au gain. Quoiqu'elle eût fait des progrès à peu
près pareils dans la musique et dans le dessin, elle comprit que le
dessin seul pouvait lui être une ressource, tandis que la musique ne lui
serait jamais qu'un délassement. Elle réserva donc toute son application
pour le dessin, et comme elle y était vraiment d'une force supérieure,
elle arriva bientôt à faire de délicieux pastels. Enfin, un jour, elle
voulut connaître la valeur de ses oeuvres, et pria Buvat, en allant à
son bureau, de montrer au marchand de couleurs chez qui elle achetait
son papier et ses crayons, et qui demeurait au coin de la rue de Cléry
et de la rue du Gros-Chenet, deux têtes d'enfant qu'elle avait faites de
fantaisie, et de lui demander ensuite ce qu'il les estimait. Buvat se
chargea de la commission sans y entendre le moins du monde malice, et
s'en acquitta avec sa naïveté ordinaire. Le marchand, habitué à de
pareilles propositions, tourna et retourna d'un air dédaigneux les têtes
entre ses mains, et, tout en les critiquant fort, dit qu'il ne pourrait
offrir que quinze livres de chaque. Buvat, blessé non pas du prix
offert, mais de la manière peu respectueuse dont l'industriel avait
parlé du talent de Bathilde, les lui tira assez brusquement des mains,
en lui disant qu'il le remerciait.

Le marchand, croyant alors que le bonhomme ne trouvait pas le prix assez
élevé, dit qu'en faveur de la connaissance il donnerait des deux têtes
jusqu'à quarante livres; mais Buvat, rancuneux en diable quand il
s'agissait d'une offense faite à la perfectibilité de sa pupille, lui
répondit sèchement que les dessins qu'il lui avait montrés n'étaient
point à vendre, et qu'il n'en demandait le prix que pour sa propre
satisfaction. Or, comme on le sait, du moment où les dessins ne sont
point à vendre, ils augmentent singulièrement de valeur; il en résulta
que le marchand finit par en offrir jusqu'à cinquante livres; mais
Buvat, peu sensible à cette proposition, dont il n'avait pas même l'idée
qu'il pût profiter, remit les dessins dans leur carton, sortit de chez
le marchand avec toute la fierté d'un homme blessé dans sa dignité, et
s'achemina vers son bureau. À son retour, le marchand se trouva comme
par hasard sur sa porte, mais Buvat en le voyant prit au large. Cela ne
servit à rien, le marchand alla à lui, et, lui mettant les deux mains
sur les épaules, lui demanda s'il ne voulait pas lui donner les deux
dessins pour le prix qu'il avait dit. Buvat lui répondit une seconde
fois, et d'une voix plus aigre encore que la première, que les dessins
n'étaient point à vendre.

--C'est fâcheux, reprit le marchand, j'aurais été jusqu'à quatre-vingts
livres, et il retourna sur la porte d'un air indifférent, mais tout en
suivant Buvat du coin de l'oeil. Buvat, de son côté, continua son chemin
avec une fierté qui donnait quelque chose de plus grotesque encore à sa
tournure, et, sans s'être retourné une seule fois, disparut au coin de
la rue du Temps-Perdu.

Bathilde entendit Buvat qui montait tout en battant les barreaux de
l'escalier avec sa canne, ce qui produisait un bruit régulier dont il
avait l'habitude d'accompagner sa marche ascendante. Elle courut
aussitôt au-devant de lui jusque sur le palier, car elle était fort
inquiète du résultat de la négociation, et lui jetant, avec un reste de
ses habitudes enfantines, les bras autour du cou:

--Eh bien! bon ami, demanda-t-elle, qu'a dit monsieur Papillon?

C'était le nom du marchand de couleurs.

--Monsieur Papillon, répondit Buvat en s'essuyant le front, monsieur
Papillon est un impertinent!

La pauvre Bathilde pâlit.

--Comment cela, bon ami, un impertinent!

--Oui, un impertinent, qui, au lieu de se mettre à genoux devant tes
dessins, s'est permis de les critiquer.

--Oh! si ce n'est que cela, bon ami, dit Bathilde en riant, il a raison.
Songez donc que je ne suis encore qu'une écolière. Mais enfin en a-t-il
offert un prix quelconque?

--Oui, répondit Buvat, il a eu encore cette impertinence.

--Et quel prix? demanda Bathilde toute tremblante.

--Il en a offert quatre-vingts livres!

--Quatre-vingts livres! s'écria Bathilde. Oh! vous vous trompez sans
doute, bon ami.

--Il a osé offrir quatre-vingts livres des deux, je le répète, répondit
Buvat en appuyant sur chaque syllabe.

--Mais c'est quatre fois ce qu'ils valent, dit la jeune fille en battant
des mains de joie.

--C'est possible, reprit Buvat, quoique je n'en croie rien; mais il n'en
est pas moins vrai que monsieur Papillon est un impertinent.

Ce n'était pas l'avis de Bathilde; aussi pour ne pas entamer une
discussion si délicate avec Buvat, changea-t-elle de conversation, en
lui annonçant que le dîner était servi, annonce qui avait ordinairement
pour résultat de donner immédiatement un autre cours aux idées du
bonhomme. Buvat remit, sans observations ultérieures, le carton entre
les mains de Bathilde, et entra dans la petite salle à manger en battant
ses cuisses avec ses mains et en fredonnant l'inévitable:

          _Laisse-moi aller,_
          _Laissez-moi jouer, etc._

Il dîna d'aussi bon appétit que si son amour-propre presque paternel
était pur de tout échec, et qu'il n'y eût point de monsieur Papillon au
monde.

Le soir même, tandis que Buvat était monté dans sa chambre pour faire
ses copies, Bathilde remit le carton à Nanette, lui dit de porter à
monsieur Papillon les deux têtes qu'il renfermait, et de lui demander
les quatre-vingts livres qu'il en avait offertes à Buvat.

Nanette obéit, et Bathilde attendit son retour avec anxiété, car elle ne
pouvait croire que Buvat ne se fût trompé sur le prix. Dix minutes après
elle fut entièrement rassurée, car la bonne femme rentra avec les
quatre-vingts livres.

Bathilde prit l'argent de ses mains, le regarda un instant les larmes
aux yeux, puis, le posant sur la table, elle alla en silence
s'agenouiller vers le crucifix qui était au pied de son lit, et auquel
chaque soir elle faisait sa prière. Mais cette fois la prière était
changée en actions de grâces. Elle allait donc pouvoir rendre au bon
Buvat une partie de ce qu'il avait fait pour elle.

Le lendemain, Buvat, en revenant de son bureau, voulut, ne fût-ce que
pour narguer monsieur Papillon, repasser encore devant sa porte; mais
son étonnement fut grand lorsqu'à travers les carreaux de la boutique il
aperçut, dans de magnifiques cadres, les deux têtes d'enfant qui le
regardaient. En même temps la porte s'ouvrit, et le marchand parut.

--Eh bien! papa Buvat, lui dit-il, nous avons donc fait nos petites
réflexions! nous nous sommes décidés à nous défaire de nos deux têtes
qui n'étaient pas à vendre! Ah! trédame! je ne vous croyais pas si roué,
voisin! Vous m'avez tiré quatre-vingts bonnes livres de la poche, avec
tout cela! Mais c'est égal, dites à mademoiselle Bathilde, que comme
c'est une bonne et sainte fille, par considération pour elle, si elle
veut m'en donner deux comme cela tous les mois, et s'engager d'un an à
n'en point faire pour d'autres, je les lui prendrai au même prix.

Buvat demeura atterré; il grommela une réponse que le marchand ne put
entendre, et prit la rue du Gros-Chenet en choisissant les pavés où il
posait le bout de sa canne, ce qui était encore chez lui une grande
marque de préoccupation. Puis il remonta ses cinq étages sans battre les
barres de l'escalier, ce qui fit qu'il ouvrit la chambre de Bathilde
sans que Bathilde l'eût entendu. La jeune fille dessinait; elle avait
déjà commencé une autre tête.

En apercevant son bon ami debout sur la porte et avec un air tout
soucieux, Bathilde posa sur la table carton et pastels, et courut à lui
en demandant ce qui était arrivé; mais Buvat, sans répondre, essuya deux
grosses larmes, et avec un accent de sensibilité indéfinissable.

--Ainsi, dit-il, la fille de mes bienfaiteurs, l'enfant de Clarice Gray
et d'Albert du Rocher travaille pour vivre!

--Mais, petit père, répondit Bathilde, moitié pleurant, moitié riant, je
ne travaille pas, je m'amuse.

Le mot petit père était dans les grandes occasions substitué par
Bathilde au mot bon ami et il avait d'ordinaire pour résultat de calmer
les plus grandes peines du bonhomme, mais cette fois la ruse échoua.

--Je ne suis ni votre petit père, ni votre bon ami, murmura Buvat en
secouant la tête, et en regardant la jeune fille avec une bonhomie
admirable; je suis tout simplement le pauvre Buvat, que le roi ne paie
plus, et qui ne gagne point assez avec son écriture pour continuer de
vous donner l'éducation qui convient à une demoiselle comme vous.

Et il laissa tomber ses bras avec un tel découragement, que sa canne lui
échappa des mains.

--Oh! mais, vous voulez donc à votre tour me faire mourir de chagrin?
s'écria Bathilde en éclatant en sanglots, tant la douleur de Buvat se
peignait sur son visage.

--Moi, te faire mourir de chagrin, mon enfant! s'écria Buvat, avec un
accent de profonde tendresse. Qu'est-ce que j'ai donc dit? Qu'est-ce que
j'ai donc fait?

Et Buvat joignit les mains, et fut prêt à tomber à genoux devant elle.

--À la bonne heure! dit Bathilde, voilà comme je vous aime, petit père;
c'est quand vous tutoyez votre fille; mais quand vous ne me tutoyez pas,
il me semble que vous êtes fâché contre moi, et alors je pleure.

--Mais je ne veux pas que tu pleures, moi! dit Buvat. Eh bien! il ne
manquerait plus que cela, de te voir pleurer!

--Alors, dit Bathilde, je pleurerai toujours si vous ne me laissez pas
faire ce que je veux.

Cette menace de Bathilde toute puérile qu'elle était, fit frissonner
Buvat depuis la pointe du pied jusqu'à la racine des cheveux; car depuis
le jour où l'enfant pleurait sa mère, pas une larme n'était tombée des
yeux de la jeune fille.

--Eh bien! dit Buvat, fais donc comme tu veux, et ce que tu veux; mais
promets-moi que le jour où le roi me payera mon arriéré....

--C'est bon, c'est bon, petit père! dit Bathilde en interrompant Buvat;
nous verrons tout cela plus tard; mais, en attendant, vous êtes cause
que le dîner refroidit.

Et la jeune fille, prenant le bonhomme sous le bras passa avec lui dans
la salle à manger, où, par ses plaisanteries et sa gaîté, elle eut
bientôt effacé sur la bonne grosse figure de Buvat jusqu'à la dernière
trace de tristesse.

Qu'eût-ce donc été si le pauvre Buvat eût tout su?

En effet, Bathilde avait songé que pour qu'elle continuât de bien placer
ses dessins, il n'en fallait pas trop faire; et, comme on l'a vu, sa
prévision était juste, puisque le marchand de couleurs avait dit à Buvat
qu'il en prendrait deux par mois, mais à la condition que Bathilde ne
travaillerait pas pour d'autres que pour lui. Or, ces deux dessins,
Bathilde pouvait les faire en huit ou dix jours: il lui restait donc par
mois quinze jours au moins qu'elle ne se croyait plus le droit de
perdre; si bien que, comme elle avait fait autant de progrès dans son
éducation de femme de ménage que dans celle de femme du monde, elle
avait chargé le matin même Nanette de chercher, sans dire pour qui,
parmi les connaissances quelque ouvrage d'aiguille, difficile et par
conséquent bien payé, auquel elle pourrait se livrer en l'absence de
Buvat, et dont la rétribution viendrait encore ajouter au bien-être de
la maison.

Nanette, qui ne savait qu'obéir à sa jeune maîtresse s'était donc mise
en quête le jour même, et n'avait pas eu besoin d'aller bien loin pour
trouver ce qu'elle cherchait. C'était le temps des dentelles et des
accrocs; les grandes dames payaient la guipure cinquante louis l'aune,
et couraient ensuite négligemment par les bosquets avec des robes plus
transparentes encore que celles que Juvénal appelait de l'air tissu. Il
en résultait comme on le comprend bien, force déchirures, qu'il fallait
cacher aux regards des mères ou des maris; de sorte qu'à cette époque,
il y avait peut-être plus encore à gagner à raccommoder les dentelles
qu'à les vendre. Dès son coup d'essai en ce genre, Bathilde fit des
miracles; son aiguille semblait être celle d'une fée. Aussi Nanette
reçut-elle force compliments sur la Pénélope inconnue qui refaisait
ainsi le jour l'ouvrage que l'on défaisait la nuit.

Grâce à cette laborieuse résolution de Bathilde, résolution dont une
partie resta ignorée de tout le monde et même de Buvat, l'aisance prête
à manquer dans le ménage y rentra par une double source. Buvat, plus
tranquille désormais, et voyant bien que, sans que Bathilde se fût
positivement prononcée à ce sujet, il lui fallait cependant renoncer à
ses promenades du dimanche, qu'il ne trouvait si charmantes que parce
qu'il les faisait avec elle, résolut donc de tirer parti de cette
fameuse terrasse qui avait été d'un poids si fort dans le choix de son
logement. Pendant huit jours, chaque matin et chaque soir, il passa une
heure à prendre ses mesures, sans que personne, même Bathilde, eût
l'idée de ce qu'il voulait faire. Enfin, il s'arrêta à un jet d'eau, à
une grotte et à un berceau.

Il faut avoir vu le bourgeois de Paris aux prises avec une de ces idées
fantastiques comme il en était venu une à Buvat le jour où il avait
résolu d'avoir un parc sur sa terrasse, pour comprendre tout ce que la
patience humaine peut exécuter de choses qui au premier abord paraissent
impossibles. Le jet d'eau ne fut presque rien. Comme nous l'avons dit,
les gouttières, de huit pieds plus élevées que la terrasse, donnaient
toutes facilités pour l'exécution. Le berceau même fut peu de chose:
quelques lattes peintes en vert, clouées en losange et tapissées de
jasmin et de chèvrefeuille, en firent les frais. Mais ce fut la grotte
qui devait être véritablement le chef-d'oeuvre de ces nouveaux jardins
de Sémiramis.

En effet, le dimanche, dès la pointe du jour, Buvat partait pour le bois
de Vincennes; et, arrivé là, il se mettait en quête de ces pierres
hétéroclites, aux formes torturées, dont les unes représentent
naturellement des têtes de singe, les autres des lapins accroupis,
celles-ci des champignons, celles-là des clochers de cathédrale; puis,
lorsqu'il en avait réuni un assez grand nombre, il les faisait mettre
dans une brouette, et, moyennant une livre tournois, qu'il consacrait
hebdomadairement à cette dépense, il les faisait amener au cinquième
étage de la rue du Temps-Perdu. Cette première collection dura trois
mois à compléter.

Puis Buvat passa des monolithes aux végétaux. Toute racine ayant
l'imprudence de sortir de terre, sous la forme d'un serpent ou sous
l'apparence d'une tortue, devint la propriété de Buvat, qui, une petite
serpe à la main, se promenait les yeux fixés sur le sol, avec autant
d'attention qu'un homme qui aurait cherché un trésor, et qui, dès qu'il
apercevait une forme ligneuse à sa convenance, se précipitait la face
contre terre avec l'acharnement d'un tigre qui fond sur sa proie. À
force de frapper, de hacher, de scier, il finissait par l'arracher du
sol. Cette recherche obstinée, à laquelle les gardes de Vincennes et de
Saint-Cloud essayèrent plus d'une fois de mettre empêchement, mais sans
pouvoir y réussir tant Buvat, par sa persévérance, déjouait leur
activité, dura trois autres mois, au bout desquels il vit enfin, à sa
grande satisfaction, tous ses matériaux réunis.

Alors commença l'oeuvre architecturale. La plus grosse comme la plus
petite pierre qui devait servir à l'édification de la Babel moderne fut
tournée et retournée d'abord sur toutes ses faces, afin qu'elle s'offrît
à la vue par son côté le plus avantageux; puis posée, puis assurée, puis
cimentée de façon que chaque saillie extérieure présentât la capricieuse
imitation d'une tête d'homme, d'un corps d'animal, d'une plante, d'une
fleur ou d'un fruit. Bientôt ce fut un amas chimérique des apparences
les plus opposées, auxquelles vinrent se joindre en serpentant, en
rampant, en grimpant, toutes ces racines aux formes ophidiennes ou
batraciennes, que Buvat avait surprises en flagrant délit de
ressemblance avec un reptile quelconque. Enfin, la voûte s'arrondit et
servit de repaire à une hydre magnifique, la pièce la plus précieuse de
la collection, et aux sept têtes de laquelle Buvat eut l'heureuse idée
d'ajouter, pour leur donner un air encore plus formidable, des yeux
d'émail et des dards de drap écarlate. Il en résulta que lorsque la
chose eut atteint toute sa perfection, ce n'était plus qu'avec une
certaine hésitation que Buvat approchait de la terrible caverne, et que,
dans les premiers temps, pour rien au monde, il ne se serait promené la
nuit, tout seul, sur la terrasse.




Chapitre 20


L'oeuvre babylonienne de Buvat avait duré douze mois. Pendant ces douze
mois, Bathilde avait passé de sa quinzième à sa seizième année, de sorte
que la gracieuse jeune fille était devenue une femme charmante. C'était
pendant cette période que son voisin Boniface Denis l'avait remarquée,
et avait tant fait que sa mère, qui n'avait rien à lui refuser, après
avoir été prendre des informations préalables à une bonne source,
c'est-à-dire à la rue Pagevin, avait commencé, sous un prétexte de
voisinage, par se présenter chez Buvat et chez sa pupille, et avait fini
par les inviter tous deux à venir passer chez elle les soirées du
dimanche. L'invitation avait été faite de si bonne grâce, qu'il n'y
avait pas eu moyen de refuser, quelque répugnance que Bathilde éprouvât
à sortir de sa solitude. D'ailleurs Buvat était enchanté qu'une occasion
de distraction se présentât pour Bathilde. Puis, au fond, comme il
savait que madame Denis avait deux filles, peut-être n'était-il point
fâché de jouir, dans cet orgueil paternel dont ne sont point exemptes
les meilleures âmes, du triomphe que sa pupille ne pouvait manquer
d'obtenir sur mademoiselle Émilie et sur mademoiselle Athénaïs.

Cependant, les choses ne se passèrent point précisément comme le
bonhomme les avait d'avance arrangée dans sa tête. Bathilde vit du
premier coup d'oeil à qui elle avait affaire, et apprécia la médiocrité
de ses rivales; de sorte que, lorsqu'on parla dessin, et qu'on lui fit
admirer les têtes, d'après la bosse, de ces demoiselles, elle prétendit
n'avoir rien à la maison qu'elle pût montrer, tandis que Buvat savait
parfaitement qu'il y avait dans ses cartons une tête d'enfant Jésus et
une tête de saint Jean, charmantes toutes deux. Ce ne fut pas tout!
Lorsqu'on la pria de chanter, après que mesdemoiselles Denis se furent
fait entendre, elle prit une simple petite romance en deux couplets qui
dura cinq minutes, au lieu du grand air sur lequel avait compté Buvat,
et qui devait durer trois quarts d'heure. Cependant, au grand étonnement
de Buvat, cette conduite parut augmenter singulièrement l'amitié de
madame Denis pour la jeune fille; car madame Denis, qui avait entendu
d'avance faire un grand éloge des talents de Bathilde, malgré son
orgueil maternel, n'était point sans quelque inquiétude sur le résultat
d'une lutte artistique entre les jeunes personnes. Bathilde fut donc
comblée de caresses par la bonne femme, qui, lorsqu'elle fut partie,
affirma à tout le monde que c'était une personne pleine de talents et de
modestie, qu'on n'avait rien dit de trop dans les éloges que l'on avait
faits sur son compte. Une mercière retirée ayant même alors voulu élever
la voix pour rappeler la position étrange de la pupille vis-à-vis du
bonhomme qui lui servait de tuteur, madame Denis imposa silence à cette
mauvaise langue, en disant qu'elle connaissait à fond cette histoire et
qu'il n'y avait pas le moindre détail qui ne fût à l'honneur de ses deux
voisins. C'était un léger mensonge que se permettait madame Denis en se
prétendant si bien renseignée, mais sans doute Dieu le lui pardonna en
faveur de l'intention.

Quant à Boniface, du moment où il ne pouvait pas jouer au cheval fondu
ou faire la roue, il était nul, de toute nullité. Il avait donc été ce
soir-là d'une stupidité si supérieure, que Bathilde, n'attachant aucune
importance à un pareil être, ne l'avait pas même remarqué.

Mais il n'en avait pas été ainsi de Boniface. Le pauvre garçon, qui
n'était qu'amoureux en voyant Bathilde de loin, était devenu fou en la
voyant de près. Il résulta de cette recrudescence de sentiment que
Boniface ne quitta plus sa fenêtre, ce qui força tout naturellement
Bathilde à fermer la sienne; car, on se le rappelle, M. Boniface
habitait alors la chambre occupée depuis par le chevalier d'Harmental.

Cette conduite de Bathilde, dans laquelle il était impossible de voir
autre chose qu'une suprême modestie, ne pouvait qu'augmenter la passion
de son voisin. Aussi fit-il de telles instances auprès de sa mère, que
celle-ci remonta de la rue Pagevin à la rue des Orties, et là apprit par
les questions qu'elle fit à une vieille portière devenue à peu près
aveugle et tout à fait sourde, quelque chose de cette scène mortuaire
que nous avons racontée, et dans laquelle Buvat avait joué un si beau
rôle. La bonne femme avait oublié les noms des principaux personnages;
elle se rappelait seulement que le père était un bel officier qui avait
été tué en Espagne, et la mère une charmante jeune femme qui était morte
de douleur et de misère. Ce qui l'avait surtout frappée, et ce qui lui
laissait des souvenirs si vifs, c'est que cette catastrophe était
arrivée l'année même de la mort de son carlin.

De son côté, Boniface s'était mis en quête, et il avait appris par
monsieur Joulu, son procureur, lequel était ami de monsieur Ladureau,
notaire de Buvat, que, chaque année, depuis dix ans, on plaçait cinq
cents francs au nom de Bathilde, lesquels cinq cents francs annuels
réunis aux intérêts, formaient un petit capital de sept ou huit mille
francs. Sept ou huit mille francs de capital étaient bien peu de chose
pour Boniface, qui, de l'aveu de sa mère, pouvait compter sur trois
mille livres de rentes; mais enfin ce capital, si chétif qu'il fût,
prouvait au moins que si Bathilde était loin d'avoir une fortune, elle
n'était pas non plus tout à fait dans la misère.

En conséquence, au bout d'un mois, pendant lequel madame Denis vit que
l'amour de Boniface allait toujours croissant, et où l'estime qu'elle
avait de son côté pour Bathilde, qui vint encore à deux de ses soirées,
ne subit aucune altération, elle se décida à faire la demande en règle.
Donc, une après-dînée que Buvat revenait de son bureau à son heure
ordinaire, madame Denis l'attendit sur sa porte, et, comme il allait
rentrer chez lui, elle lui fit comprendre d'un signe de la main et d'un
clignotement de l'oeil qu'elle avait quelque chose à lui dire. Buvat
comprit parfaitement la provocation, mit galamment le chapeau à la main
et suivit madame Denis, qui le conduisit dans la chambre la plus reculée
de sa maison, ferma les portes pour n'être surprise par personne, fit
asseoir Buvat, et, lorsqu'il fut assis, lui fit majestueusement la
demande de la main de Bathilde pour Boniface.

Buvat demeura tout étourdi de la proposition. Il ne lui était jamais
venu à l'esprit que Bathilde pût se marier. La vie sans Bathilde lui
semblait désormais une chose si impossible pour lui, qu'il changea de
couleur à la seule idée d'être abandonné par elle.

Madame Denis était trop bonne observatrice pour ne pas remarquer l'effet
étrange que sa demande avait produit sur le système nerveux de Buvat.
Elle ne voulut pas même lui laisser ignorer qu'une chose si importante
était passée inaperçue; elle lui offrit un flacon de sels à son usage,
et qu'elle laissait toujours sur la cheminée, à la vue de tout le monde,
pour se donner l'occasion de répéter deux ou trois fois par semaine
qu'elle avait les nerfs d'une extrême irritabilité. Buvat, qui avait
perdu la tête, au lieu de respirer purement et simplement ces sels à une
distance convenable, déboucha le flacon et se le fourra dans le nez.
L'effet du tonique fut rapide: Buvat bondit sur ses pieds comme si
l'ange d'Habacuc l'avait enlevé par les cheveux; son visage passa d'un
blanc fade au cramoisi le plus foncé; il éternua pendant dix minutes à
se faire sauter la cervelle; puis enfin, s'étant calmé peu à peu et
étant revenu insensiblement à l'état où il se trouvait au moment où la
proposition avait été faite, il répondit qu'il comprenait tout ce qu'une
pareille proposition avait d'honorable pour sa pupille. Mais que, comme
madame Denis le savait sans doute, il n'était que le tuteur de Bathilde,
qualité qui lui faisait une obligation de lui transmettre la demande, et
en même temps un devoir de la laisser parfaitement libre de l'accepter
ou de la refuser. Madame Denis trouva la réplique parfaitement juste, et
le reconduisit à la porte de la rue en lui disant qu'en attendant sa
réponse elle le priait de la croire sa très humble servante.

Buvat remonta chez lui et trouva Bathilde fort inquiète. Il avait
retardé d'une demi-heure sur la pendule, ce qui ne lui était pas arrivé
une seule fois depuis dix ans. L'inquiétude de la jeune fille redoubla
quand elle vit l'air triste et préoccupé de Buvat. Aussi voulut-elle
connaître tout d'abord ce qui causait la mine allongée de son bon ami.
Buvat, qui n'avait pas préparé son discours, essaya de reculer
l'explication jusqu'après le dîner, mais Bathilde déclara qu'elle ne se
mettrait point à table qu'elle ne sût ce qui était arrivé. Force fut
donc à Buvat de transmettre, séance tenante, à sa pupille, et sans
préparation aucune, la proposition de madame Denis.

Bathilde rougit d'abord comme fait toute jeune fille à qui l'on parle de
mariage; puis, prenant dans les siennes les deux mains de Buvat, qui
s'était assis de peur que les jambes lui manquassent et le regardant en
face avec ce doux sourire qui était le soleil du pauvre écrivain:

--Ainsi donc, lui dit-elle, petit père, vous avez assez de votre pauvre
fille, et vous voulez vous en débarrasser?

--Moi! dit Buvat, moi! avoir envie de me débarrasser de toi! Mais c'est
moi qui mourrai le jour où tu me quitterais!

--Eh bien! alors, petit père, répondit Bathilde, pourquoi venez-vous me
parler de mariage?

--Mais, dit Buvat, parce que... parce que... il faudra bien un jour que
tu t'établisses, et que tu ne trouveras peut-être pas plus tard un aussi
bon parti, quoique, Dieu merci! ma petite Bathilde mérite un peu mieux
qu'un monsieur Boniface.

--Non, petit père, reprit Bathilde, non, je ne mérite pas mieux que
monsieur Boniface; mais....

--Eh bien! mais?

--Mais... je ne me marierai jamais.

--Comment! dit Buvat, tu ne te marieras jamais!

--Pourquoi me marier? demanda Bathilde. Est-ce que nous ne sommes pas
heureux comme nous sommes?

--Si fait, nous sommes heureux! Sabre de bois! s'écria Buvat, je le
crois bien que nous le sommes!

Sabre de bois était un honnête juron dont se servait Buvat dans les
grandes occasions, et qui indiquait les inclinations pacifiques du
bonhomme.

--Eh bien! continua Bathilde avec son sourire d'ange, si nous sommes
heureux, restons comme nous sommes. Vous le savez, petit père, il ne
faut pas tenter Dieu.

--Tiens, dit Buvat, embrasse-moi, mon enfant! Ah! c'est comme si tu
venais de m'enlever Montmartre de dessus l'estomac!

--Vous ne désirez donc pas ce mariage? demanda Bathilde en posant ses
lèvres sur le front du bonhomme.

--Moi! désirer ce mariage! dit Buvat; moi! désirer te voir la femme de
ce petit gueux de Boniface! de ce satané chenapan que j'avais pris en
grippe, je ne savais pas pourquoi! Je le sais maintenant!

--Si vous ne désirez pas ce mariage, pourquoi m'en parlez-vous?

--Parce que tu sais bien que je ne suis pas ton père, dit Buvat; parce
que tu sais bien que je n'ai aucun droit sur toi; parce que tu sais bien
que tu es libre.

--Vraiment, je suis libre! dit en riant Bathilde.

--Libre comme l'air.

--Eh bien! si je suis libre, je refuse.

--Diable! tu refuses, dit Buvat; j'en suis bien content, c'est vrai;
mais comment vais-je dire cela à madame Denis?

--Comment? Dites-lui que je suis trop jeune, dites-lui que je ne veux
pas me marier, dites-lui que je veux rester éternellement avec vous.

--Allons dîner, dit Buvat; il me viendra peut-être une bonne idée en
mangeant la soupe. C'est drôle, l'appétit m'est revenu tout à coup. Tout
à l'heure, j'avais l'estomac si serré que j'aurais cru qu'il me serait
impossible d'avaler une goutte d'eau. Maintenant, je boirais la Seine.

Buvat mangea comme un ogre et but comme un Suisse; mais malgré cette
infraction à ses habitudes hygiéniques, aucune bonne idée ne lui vint;
de sorte qu'il fut obligé de dire tout bonnement à madame Denis que
Bathilde était très honorée de sa recherche, mais qu'elle ne voulait pas
se marier.

Cette réponse inattendue cassa bras et jambes à madame Denis; elle
n'avait jamais cru qu'une pauvre petite orpheline comme Bathilde pût
refuser un parti aussi brillant que son fils; elle reçut en conséquence
très sèchement le refus de Buvat, et elle répondit que chacun était
libre de sa personne, et que si mademoiselle Bathilde voulait rester
pour coiffer sainte Catherine, elle en était parfaitement la maîtresse.

Mais quand elle réfléchit à ce refus, que dans son orgueil maternel elle
ne pouvait comprendre, les anciennes calomnies qu'elle avait entendu
faire autrefois sur la jeune fille et sur son tuteur lui revinrent à
l'esprit, et comme elle était alors dans une disposition parfaite pour y
croire, elle ne fit plus aucun doute qu'elles ne fussent des vérités
avérées. Aussi, lorsqu'elle transmit à Boniface la réponse de sa belle
voisine, ajouta-t-elle pour le consoler de cet échec matrimonial, qu'il
était bien heureux que les négociations eussent tourné ainsi, attendu
qu'elle avait appris des choses qui, en supposant que Bathilde eût
accepté, ne lui eussent pas permis à elle, de laisser se conclure un
pareil mariage.

Il y a plus: madame Denis pensa qu'il n'était point de sa dignité que
son fils, après un refus si humiliant, conservât la chambre qu'il
habitait en face de Bathilde; elle lui en fit préparer, sur le jardin
une beaucoup plus grande et beaucoup plus belle, et elle mit
immédiatement en location celle que venait de quitter M. Boniface.

Huit jours après, comme M. Boniface, pour se venger de Bathilde, agaçait
Mirza, qui se tenait sur sa porte, n'ayant pas jugé qu'il fit assez beau
pour risquer ses pattes blanches dehors, Mirza, à qui l'habitude d'être
gâtée avait fait un caractère fort irritable, s'était élancée sur M.
Boniface et l'avait cruellement mordu au mollet.

C'est ce qui fait que le pauvre garçon, qui avait le coeur encore assez
malade et la jambe assez mal guérie, avait si amicalement conseillé à
d'Harmental de prendre garde à la coquetterie de Bathilde et de jeter
une boulette à Mirza.




Chapitre 21


La chambre de monsieur Boniface resta vacante pendant trois ou quatre
mois, puis un jour Bathilde, qui s'était habituée à en voir la fenêtre
fermée, en levant les yeux, trouva la fenêtre ouverte; à cette fenêtre
elle vit une figure inconnue. C'était celle de d'Harmental.

On voyait peu de figures comme celle du chevalier rue du Temps-Perdu.
Aussi Bathilde, admirablement placée derrière ses rideaux pour voir sans
être vue, y fit-elle attention malgré elle. En effet il y avait dans les
traits de notre héros une distinction et une finesse qui ne pouvaient
échapper à l'oeil d'une femme aussi distinguée que l'était elle-même
Bathilde; ensuite les habits du chevalier, tout simples qu'ils étaient,
trahissaient dans celui qui les portait une élégance parfaite; enfin il
avait donné quelques ordres, et ces ordres, prononcés assez haut pour
que Bathilde les entendit, avaient été donnés avec cette inflexion de
voix dominatrice qui indique dans celui qui la possède une habitude
naturelle du commandement.

Quelque chose avait donc dit du premier coup à la jeune fille qu'elle
avait sous les yeux un homme fort supérieur sous tous les rapports à
celui auquel il succédait dans la possession de la petite chambre, et
avec cet instinct si naturel aux gens comme il faut, elle l'avait
reconnu tout d'abord pour être de race. Le même jour, le chevalier avait
essayé son clavecin. Aux premiers sons de l'instrument, Bathilde avait
levé la tête: le chevalier, quoiqu'il ignorât qu'il fût écouté, et
peut-être même parce qu'il l'ignorait, s'était laissé aller à des
préludes et à des fantaisies qui sentaient leur amateur de première
force; aussi, à ces sons qui semblaient éveiller toutes les cordes
musicales de sa propre organisation Bathilde s'était levée et s'était
approchée de la fenêtre pour ne pas perdre une note, car c'était une
chose inouïe rue du Temps-Perdu qu'une pareille distraction. C'était
alors que d'Harmental avait aperçu contre les vitres les charmants
petits doigts de sa voisine, et les avait fait disparaître en se
retournant avec tant de précipitation qu'il n'y avait pas eu de doute
pour Bathilde qu'elle n'eût été vue à son tour.

Le lendemain, ce fut Bathilde qui pensa qu'il y avait bien longtemps
qu'elle n'avait fait de la musique, et qui se mit à son clavecin; elle
commença en tremblant très fort, quoiqu'elle ignorât parfaitement ce qui
pouvait la faire trembler. Mais comme, après tout, elle était excellente
musicienne, le tremblement se passa bientôt et ce fut alors qu'elle
exécuta si brillamment ce morceau d'Armide qui fut écouté avec tant
d'étonnement par le chevalier et l'abbé Brigaud.

Nous avons dit comment, le lendemain matin, le chevalier avait aperçu
Buvat, et comment cette connaissance l'avait conduit à apprendre le nom
de Bathilde appelée par son tuteur sur la terrasse pour y jouir de la
vue du jet d'eau en pleine activité. L'apparition de la jeune fille
avait fait, on s'en souvient, sur le chevalier une impression d'autant
plus profonde qu'il était loin de s'attendre, vu le quartier et l'étage,
à une semblable vue, et il était encore sous le charme lorsque l'entrée
du capitaine Roquefinette, auquel il avait donné rendez-vous, était
venue imprimer une nouvelle direction à ses pensées, qui du reste
étaient bientôt revenues à Bathilde.

Le lendemain, c'était Bathilde qui, profitant d'un premier rayon de
soleil du printemps, était à son tour à la fenêtre. À son tour, elle
avait vu les yeux du chevalier fixés ardemment sur elle. Elle avait
retrouvé cette figure pleine de jeunesse, à laquelle la pensée du projet
qu'il avait entrepris donnait une certaine gravité triste; or, tristesse
et jeunesse vont si mal ensemble, que cette anomalie l'avait frappée: ce
beau jeune homme avait donc un chagrin, puisqu'il était triste. Quel
chagrin pouvait-il avoir? On le voit, dès le second jour où elle l'avait
aperçu, Bathilde avait été conduite tout naturellement à s'occuper du
chevalier.

Cela n'avait point empêché Bathilde de fermer sa fenêtre; mais, de
derrière le rideau, elle avait vu la figure triste de d'Harmental se
rembrunir encore. Alors elle avait compris instinctivement qu'elle
venait de faire de la peine à ce beau jeune homme, et, sans savoir
pourquoi, elle s'était mise à son clavecin: n'est-ce point qu'elle se
doutait que la musique était la plus habile consolatrice des peines du
coeur?

Le soir, d'Harmental à son tour s'était mis à son clavecin, et c'était
Bathilde alors qui avait écouté avec toute son âme cette voix mélodieuse
qui parlait d'amour au milieu de la nuit. Malheureusement pour le
chevalier, qui, ayant vu se dessiner l'ombre de la jeune fille derrière
ses rideaux, commençait à se douter qu'il renvoyait de l'autre côté de
la rue les impressions éprouvées, il avait été interrompu au plus beau
de son concert par son voisin du troisième. Mais cependant le plus fort
était fait; il y avait un point de contact entre les deux jeunes gens,
et déjà ils se parlaient cette langue du coeur, la plus dangereuse de
toutes.

Aussi, le lendemain matin, Bathilde, qui avait rêvé toute la nuit à la
musique et quelques peu au musicien, sentant qu'il se passait quelque
chose d'étrange et d'inconnu en elle, si attirée qu'elle fût vers sa
fenêtre, avait-elle tenu cette fenêtre scrupuleusement fermée. Il en
était résulté chez le chevalier ce mouvement d'humeur sous l'impression
duquel il était descendu chez madame Denis.

Là, il avait appris une grande nouvelle: c'est que Bathilde n'était ni
la fille, ni la femme, ni la nièce de Buvat.

Aussi était-il remonté tout joyeux, et, trouvant la fenêtre ouverte,
s'était-il mis, malgré les avis charitables de Boniface, en
communication immédiate avec Mirza, par le moyen corrupteur des morceaux
de sucre. La rentrée inattendue de Bathilde avait interrompu cet
exercice; le chevalier, dans son égoïste délicatesse, avait refermé sa
fenêtre; mais avant que la fenêtre fût refermée, un salut avait été
échangé entre les deux jeunes gens. C'était plus que Bathilde n'avait
encore accordé à aucun homme, non pas qu'elle n'eut salué de temps en
temps quelque connaissance de Buvat, mais c'était la première fois
qu'elle rougissait en saluant.

Le lendemain, Bathilde avait vu le chevalier ouvrir sa fenêtre, et, sans
qu'elle pût se rendre compte de son action, clouer un ruban ponceau au
mur extérieur. Ce qu'elle avait remarqué surtout, c'était l'animation
extraordinaire répandue sur la figure du chevalier. En effet comme on se
le rappelle, le ruban ponceau était un signal, et, en arborant ce
signal, le chevalier faisait peut-être le premier pas vers l'échafaud.
Une demi-heure après avait paru, derrière le chevalier, un personnage
inconnu à Bathilde, mais dont l'apparition n'avait rien de rassurant:
c'était le capitaine Roquefinette; aussi Bathilde avait-elle remarqué
avec une certaine inquiétude qu'aussitôt que l'homme à la longue épée
était entré, le chevalier avait vivement refermé sa croisée.

Le chevalier, comme on s'en doute bien, avait eu une longue conférence
avec le capitaine, car il lui avait fallu régler tous les préparatifs de
l'expédition du soir. La fenêtre du chevalier était donc restée si
longtemps fermée que Bathilde, le croyant sorti, avait pensé pouvoir,
sans inconvénient, ouvrir la sienne.

Mais à peine était-elle ouverte, que celle de son voisin, qui avait
semblé n'attendre que ce moment pour se mettre en contact avec elle,
s'ouvrit à son tour. Heureusement pour Bathilde, qui eût été fort
embarrassée de cette coïncidence, elle était alors dans la partie de
l'appartement où ne pouvaient plonger les regards du chevalier. Elle
résolut donc d'y rester tant que les choses demeureraient dans ce même
état, et s'établit près de la seconde croisée qui était fermée.

Mais Mirza, qui n'avait point les mêmes scrupules que sa maîtresse,
aperçut à peine le chevalier qu'elle courut à la fenêtre et y appuya ses
deux pattes de devant en sautant joyeusement sur ses pattes de derrière.
Ces agaceries furent récompensées, comme on s'y attend bien, d'un
premier, d'un second et d'un troisième morceau de sucre; mais ce
troisième morceau de sucre, au grand étonnement de Bathilde, était
enveloppé d'un morceau de papier.

Ce morceau de papier inquiéta plus Bathilde que Mirza, car Mirza, que
les diablotins et les carrés de sucre de pomme avaient mise au courant
de cette plaisanterie, eut bientôt, à l'aide de ses pattes, tiré le
morceau de sucre de son enveloppe, et, comme elle faisait beaucoup de
cas du contenu et fort peu du contenant, elle mangea le sucre, laissa le
papier et courut à la fenêtre, mais il n'y avait plus de chevalier:
satisfait sans doute de l'adresse de Mirza, il s'était renfermé chez
lui.

Bathilde était fort embarrassée; elle avait vu du premier coup d'oeil
que ce papier renfermait trois ou quatre lignes d'écriture. Or,
évidemment, de quelque amitié subite que son voisin se fût senti pris
pour Mirza, ce n'était point à Mirza qu'il écrivait: la lettre était
donc pour Bathilde.

Mais que faire de cette lettre? se lever et la déchirer, c'était
certainement bien noble et bien digne; mais si aussi, comme à la rigueur
la chose était possible, ce papier, qui avait servi d'enveloppe, était
écrit depuis longtemps, l'acte de sévérité en question devenait bien
ridicule; il indiquait, en outre, qu'on avait pensé que ce pouvait être
une lettre et si ce n'en était pas une, une pareille pensée était bien
étrange. Bathilde résolut donc de laisser les choses dans l'état où
elles étaient. Le chevalier ne devait pas la croire chez elle
puisqu'elle n'avait point paru; il ne pouvait donc tirer aucune
conséquence de ce que la lettre restait intacte, puisque la lettre
restait à terre: elle continua donc de travailler, ou plutôt de
réfléchir, cachée derrière son rideau, comme probablement le chevalier
était caché derrière le sien.

Au bout d'une heure d'attente, à peu près, pendant laquelle Bathilde, il
faut l'avouer, passa bien trois quarts d'heure les yeux fixés sur la
lettre, Nanette entra; Bathilde, sans changer de place, lui ordonna de
fermer la fenêtre.

Nanette obéit, mais en revenant elle vit le papier.

--Qu'est-ce que c'est que cela? demanda la bonne femme en se baissant
pour le ramasser.

--Rien, répondit vivement Bathilde, oubliant que Nanette ne savait pas
lire, quelque papier qui sera tombé de ma poche.... Puis, après une pause
d'un instant et un effort visible sur elle-même,--et qu'il faut jeter au
feu, ajouta-t elle.

--Mais, cependant, si c'était un papier important, dit Nanette. Voyez au
moins ce que c'est, notre demoiselle.

Et Nanette présenta à Bathilde le papier tout ouvert, et du côté de
l'écriture.

La tentation était trop forte pour y résister. Bathilde jeta les yeux
sur le papier, en affectant autant qu'il était en son pouvoir un air
d'indifférence, et lut ce qui suit:

«On vous dit orpheline: je suis sans parents; nous sommes donc frère et
soeur devant Dieu. Ce soir je cours un grand danger, mais j'espérerais
en sortir sain et sauf, si ma soeur Bathilde voulait prier pour son
frère Raoul.»

--Tu avais raison, dit Bathilde, d'une voix émue et en prenant le papier
des mains de Nanette, ce papier est plus important que je ne croyais, et
elle mit la lettre de d'Harmental dans la poche de son tablier.

Cinq minutes après, Nanette, qui était entrée comme elle entrait vingt
fois par jour, sans motif, sortit de même qu'elle était entrée, et
laissa Bathilde seule.

Bathilde n'avait jeté qu'un coup d'oeil sur le papier, et il lui était
resté comme un éblouissement. Aussitôt que Nanette eut refermé la porte,
elle le rouvrit et le lut une seconde fois.

Il était impossible de dire plus de choses en moins de lignes;
d'Harmental eût mis un jour entier à combiner chaque mot de ce billet,
qu'il avait écrit d'inspiration, qu'il n'aurait pu le rédiger avec plus
d'adresse. En effet il établissait tout d'abord une parité de position
qui devait rassurer l'orpheline sur une supériorité sociale quelconque;
il intéressait Bathilde au sort de son voisin, qu'un danger menaçait,
danger qui devait paraître d'autant plus grand à la jeune fille qu'il
lui demeurait inconnu. Enfin, le mot de frère et soeur, si adroitement
glissé à la fin, et pour demander à cette soeur une simple prière pour
son frère, excluait de ces premières relations toute idée d'amour.

Aussi, si Bathilde se fût trouvée en face de d'Harmental en ce moment
même, au lieu d'être embarrassée et rougissante comme une jeune fille
qui vient de recevoir son premier billet d'amour, elle lui eût tendu la
main, et lui eût dit en souriant:--Soyez tranquille, je prierai pour
vous.

Mais ce qui était resté dans l'esprit de Bathilde, bien autrement
dangereux que toutes les déclarations du monde, c'était l'idée de ce
péril que courait son voisin. Par une espèce de pressentiment dont elle
avait été frappée en lui voyant, d'un visage si différent de sa
physionomie ordinaire, clouer à sa fenêtre ce ruban ponceau qu'il avait
enlevé aussitôt l'entrée du capitaine, elle était à peu près sûre que ce
danger se rattachait à ce nouveau personnage, qu'elle n'avait point
aperçu encore. Mais de quelle façon ce danger se rattachait-il à lui? de
quelle nature était ce danger par lui-même? C'est ce qu'il lui était
impossible de comprendre. Son idée s'arrêtait bien à un duel; mais pour
un homme tel que paraissait le chevalier, un duel ne devait pas être un
de ces dangers pour lesquels on réclame la prière d'une femme.
D'ailleurs, l'heure indiquée n'était point de celles où les duels ont
lieu d'habitude. Bathilde se perdait donc dans ses suppositions; mais,
tout en s'y perdant, elle pensait au chevalier, toujours au chevalier,
rien qu'au chevalier; et s'il avait calculé là-dessus, il faut le dire,
son calcul était d'une justesse désespérante pour la pauvre Bathilde.

La journée se passa sans que Bathilde vît reparaître Raoul; soit
manoeuvre stratégique, soit qu'il fût occupé ailleurs, sa fenêtre resta
obstinément fermée. Aussi, lorsque Buvat rentra, selon son habitude, à
quatre heures dix minutes, trouva-t-il la jeune fille si fort préoccupée
que, quoique sa perspicacité ne fût pas grande en pareille matière, il
lui demanda trois ou quatre fois ce qu'elle pouvait avoir. Chaque fois
Bathilde répondit par un de ces sourires qui faisaient que Buvat, quand
elle souriait ainsi, ne pensait plus à rien qu'à la regarder; il en
résulta que, malgré ces interpellations réitérées, Bathilde garda sa
préoccupation et son secret.

Après le dîner, le laquais de monsieur de Chaulieu entra: il venait
prier Buvat de passer le soir même chez son maître, qui avait force
poésies à lui donner à copier; l'abbé de Chaulieu était une des
meilleures pratiques de Buvat, chez lequel il venait souvent lui-même,
car il avait pris en grande affection Bathilde; le pauvre abbé devenait
aveugle, mais cependant pas au point de ne pouvoir reconnaître et
apprécier une jolie figure: il est vrai qu'il ne la voyait qu'à travers
un nuage. Aussi l'abbé Chaulieu avait-il dit à Bathilde dans sa
galanterie sexagénaire, que la seule chose qui le consolât, c'est que
c'était ainsi qu'on voyait les anges.

Buvat n'eut garde de manquer au rendez-vous, et Bathilde remercia au
fond du coeur le bon abbé de ce qu'il lui ménageait ainsi, à elle, une
soirée de solitude; elle savait que lorsque Buvat allait chez monsieur
de Chaulieu, il y faisait ordinairement d'assez longues séances; elle
espéra donc que, comme d'habitude, il y resterait tard. Pauvre Buvat! il
sortit sans se douter que, pour la première fois, on désirait son
absence.

Buvat était flâneur comme tout bourgeois de Paris doit l'être. D'un bout
à l'autre du Palais-Royal, il guigna le long des boutiques, s'arrêtant
pour la millième fois devant les mêmes objets qui avaient l'habitude
d'éveiller son admiration. En sortant de la galerie, il entendit chanter
et il vit un groupe d'hommes et de femmes; il s'y mêla et écouta les
chansons. Au moment de la quête, il s'éloigna, non point qu'il eût
mauvais coeur, non point qu'il eût l'intention de refuser à l'estimable
instrumentiste la rétribution à laquelle il avait droit; mais par une
vieille habitude, dont l'usage lui avait démontré l'excellence, il
sortait toujours sans argent, de sorte que, par quelque chose qu'il fût
tenté, il était sûr de ne pas succomber à la tentation. Or, ce soir-là,
il était fort tenté de mettre un sou dans la sébile du musicien, mais
comme il n'avait pas ce sou dans sa poche, force lui fut de s'éloigner.

Il s'achemina donc, comme nous l'avons vu, vers la barrière des
Sergents, enfila la rue du Coq, traversa le pont Neuf et redescendit le
quai Conti jusqu'à la rue Mazarine; c'était rue Mazarine qu'habitait
l'abbé de Chaulieu.

L'abbé de Chaulieu reçut Buvat, dont il avait, depuis deux ans qu'il le
connaissait, apprécié les excellentes qualités, comme il avait
l'habitude de le recevoir, c'est-à-dire qu'après force instances de sa
part et force difficultés de la part de Buvat, il parvint à le faire
asseoir près de lui devant une table chargée de papiers; il est vrai que
Buvat s'assit tellement sur le bord de sa chaise, et établit l'angle de
ses jarrets dans une disposition si parfaitement géométrique, qu'il
était difficile de reconnaître d'abord s'il était debout ou assis;
cependant peu à peu il s'enfonça sur sa chaise, il mit sa canne entre
ses jambes, posa son chapeau à terre et se trouva enfin assis à peu près
comme tout le monde.

C'est qu'il ne s'agissait pas ce soir-là de faire une petite séance: il
y avait sur la table trente ou quarante pièces de vers différentes,
c'est-à-dire près d'un demi-volume de poésies à classer. L'abbé de
Chaulieu commença par les appeler les unes après les autres et dans leur
ordre, tandis qu'à mesure qu'il les appelait, Buvat leur imposait des
numéros; puis, ce premier travail fini, comme le bon abbé ne pouvait
plus écrire lui-même, et que c'était son petit laquais qui lui servait
de secrétaire et qui écrivait sous sa dictée, il passa avec Buvat à un
autre genre de travail, c'est-à-dire à la correction métrique et
orthographique de chaque pièce, que Buvat rétablissait dans toute son
intégrité, à mesure que l'abbé la lui récitait par coeur. Or, comme
l'abbé de Chaulieu ne s'ennuyait pas, et que Buvat n'avait pas le droit
de s'ennuyer, il en résulta que la pendule sonna tout à coup onze heures
quand tous les deux pensaient qu'il en était à peine neuf.

On en était justement à la dernière pièce. Buvat se leva tout effrayé
d'être forcé de rentrer chez lui à une pareille heure: c'était la
première fois qu'une semblable chose lui arrivait; il roula le
manuscrit, l'attacha avec un ruban rose qui avait probablement servi de
ceinture à mademoiselle Delaunay, le mit dans sa poche, prit sa canne,
ramassa son chapeau, et quitta l'abbé de Chaulieu, abrégeant autant
qu'il pouvait le congé qu'il prenait de lui. Pour comble de malheur, il
n'y avait pas le moindre clair de lune, et le temps était couvert. Buvat
regretta fort alors de n'avoir pas au moins deux sous dans sa poche pour
traverser le bac qui se trouvait à cette époque où se trouve maintenant
le pont des Arts; mais nous avons à cet égard expliqué à nos lecteurs la
théorie de Buvat, de sorte qu'il fut forcé de tourner comme il l'avait
fait en venant, par le quai Conti, le pont Neuf, la rue du Coq et la rue
Saint-Honoré.

Tout avait bien été jusque-là, et à part la statue de Henri IV, dont
Buvat avait oublié l'existence ou la situation, et qui lui fit une
grande peur, la Samaritaine, qui, cinquante pas plus loin, se mit tout à
coup, sans préparation aucune, à sonner la demie, et dont le bruit
inattendu fit frissonner des pieds à la tête le pauvre attardé, Buvat
n'avait couru aucun péril réel. Mais en arrivant à la rue des
Bons-Enfants, tout changea de face: d'abord l'aspect de cette étroite et
longue rue, éclairée dans toute son étendue par la lumière tremblante de
deux lanternes seulement, n'était point rassurant; puis elle avait pris
ce soir-là, aux yeux effrayés de Buvat, une physionomie toute
particulière. Buvat ne savait vraiment s'il était éveillé ou endormi,
s'il faisait un songe ou s'il se trouvait en face de quelque vision
fantastique de la sorcellerie flamande: tout lui semblait vivant dans
cette rue; les bornes se dressaient sur son passage, tous les
enfoncements de porte chuchotaient, des hommes traversaient comme des
ombres d'un côté à l'autre; enfin, arrivé à la hauteur du n° 24, il
s'était, comme nous l'avons dit, arrêté tout court en face du chevalier
et du capitaine. C'est alors que d'Harmental, le reconnaissant, l'avait
protégé contre le premier mouvement de Roquefinette, en l'invitant à
continuer son chemin aussi vite que possible. Buvat ne s'était point
fait répéter l'invitation, il était parti en trottant sous lui, avait
gagné la place des Victoires, la rue du Mail, la rue Montmartre, et
enfin était arrivé à la maison n° 4 de la rue du Temps-Perdu, où
cependant il ne s'était cru en sûreté que lorsqu'il avait vu la porte
refermée et verrouillée derrière lui.

Là il s'était arrêté, avait soufflé un instant, tout en allumant à la
veilleuse de l'allée sa bougie tortillée en queue de rat, puis il
s'était mis à monter les degrés; mais c'est alors qu'il avait senti dans
ses jambes le contrecoup de l'événement, car ses jambes tremblaient
tellement que ce ne fut qu'à grande peine qu'il parvint en haut de
l'escalier.

Quant à Bathilde, elle était restée seule, et de plus en plus inquiète à
mesure que la soirée s'avançait. Jusqu'à sept heures, elle avait vu de
la lumière dans la chambre de son voisin, mais vers ce moment la lumière
avait disparu, et les heures suivantes s'étaient écoulées sans que la
chambre s'éclairât de nouveau. Alors le temps s'était divisé pour
Bathilde en deux occupations: l'une qui consistait à rester debout à sa
fenêtre pour voir si son voisin ne rentrait pas, l'autre à aller
s'agenouiller devant le crucifix où elle faisait sa prière de tous les
soirs. C'est ainsi qu'elle avait entendu successivement sonner neuf
heures et dix heures, onze heures et onze heures et demie; c'est ainsi
qu'elle avait entendu s'éteindre les uns après les autres tous ces
bruits de la rue, qui finissent par se fondre dans cette rumeur vague et
sourde qui semble la respiration de la ville endormie, et cela, sans que
rien vînt lui annoncer que le danger qui menaçait celui qui s'était
donné le nom de son frère l'avait atteint ou s'était dissipé. Elle était
donc dans sa chambre, sans lumière elle-même, pour que personne ne pût
voir qu'elle veillait, agenouillée pour la dixième fois peut-être devant
le crucifix, lorsque sa porte s'ouvrit et qu'elle aperçut à la lueur de
sa bougie, Buvat, si pâle et si effaré, qu'elle vit d'abord qu'il lui
était arrivé quelque chose, et que se levant toute émue de la crainte
qu'elle éprouvait pour un autre, elle s'élança vers lui en lui demandant
ce qu'il avait. Mais ce n'était pas une chose facile que de faire parler
Buvat dans l'état où il était: l'ébranlement avait passé de son corps
dans son esprit: et sa langue était aussi embarrassée que ses jambes
étaient tremblantes.

Cependant, lorsque Buvat se fut assis dans son grand fauteuil, lorsqu'il
eut passé son mouchoir sur son front en sueur, lorsqu'il se fut, en
tressaillant et en se levant à demi, retourné deux ou trois fois vers la
porte, pour voir si les terribles hôtes de la rue des Bons-Enfants ne le
poursuivaient pas jusque chez sa pupille, il commença à bégayer le récit
de son aventure et à raconter comment il avait été arrêté dans la rue
des Bons-Enfants par une bande de voleurs, dont le lieutenant, homme
féroce et de près de six pieds de haut, allait le mettre à mort, lorsque
le capitaine était arrivé et lui avait sauvé la vie. Bathilde l'écouta
avec une attention profonde, d'abord parce qu'elle aimait sincèrement
son tuteur, et que l'état où elle le voyait attestait que sérieusement,
à tort ou à raison, il avait été frappé d'une grande terreur. Ensuite
parce que rien de ce qui s'était passé dans cette nuit ne semblait lui
devoir être indifférent. Si étrange que fût cette idée, la pensée lui
vint donc que le beau jeune homme n'était point étranger à la scène dans
laquelle le pauvre Buvat venait de jouer un rôle, et elle lui demanda
s'il avait eu le temps de voir le jeune capitaine qui était accouru à
son aide et lui avait sauvé la vie. Buvat lui répondit qu'il l'avait vu
face à face, comme il la voyait elle-même en ce moment, et que la preuve
était que c'était un beau jeune homme de vingt-six ou vingt-huit ans,
coiffé d'un grand feutre et enveloppé d'un large manteau; de plus, dans
le mouvement qu'il avait fait en étendant la main pour le protéger, le
manteau s'était ouvert et avait laissé voir, qu'outre son épée, il avait
à la ceinture une paire de pistolets.

Ces détails étaient trop précis pour que Buvat pût être accusé d'être
visionnaire. Aussi, toute préoccupée que Bathilde était que le danger du
chevalier se rattachait à cet événement, elle n'en fut pas moins touchée
de celui moins grand sans doute, mais réel cependant, qu'avait couru
Buvat, et comme le repos est le remède souverain de toute secousse
physique et morale, après avoir offert à Buvat le verre de vin au sucre
qu'il se permettait dans les grandes occasions, et qu'il refusa
cependant dans celle-ci, elle lui parla de son lit où, depuis deux
heures, il aurait dû être. La secousse avait été assez violente pour que
Buvat n'éprouvât aucune envie de dormir, et fût même bien convaincu
qu'il dormirait assez mal de toute la nuit. Mais il réfléchit qu'en
veillant il faisait veiller Bathilde; il la vit, le lendemain, les yeux
rouges et le teint pâle, et avec son abnégation éternelle de lui, il
répondit à Bathilde qu'elle avait raison, qu'il sentait que le sommeil
lui ferait du bien, alluma son bougeoir, l'embrassa au front et remonta
dans sa chambre, non sans s'être arrêté deux ou trois fois sur
l'escalier pour écouter s'il n'entendrait pas quelque bruit.

Restée seule, Bathilde suivit les pas de Buvat, qui passait de
l'escalier dans sa chambre; puis elle entendit le grincement de la
porte, qui se fermait à double tour. Alors, presque aussi tremblante que
le pauvre écrivain, elle courut à la fenêtre, oubliant, dans son attente
anxieuse, toute chose, même la prière.

Elle demeura ainsi encore une heure à peu près, mais sans que le temps
eût conservé pour elle aucune mesure; puis tout à coup elle poussa un
cri de joie. À travers les vitres que n'obstruait aucun rideau, elle
venait de voir s'ouvrir la porte de son voisin, et d'Harmental
paraissait sur le seuil, une bougie à la main. Par un miracle de
divination, Bathilde ne s'était pas trompée, l'homme au feutre et au
manteau qui avait protégé Buvat, c'était bien le jeune homme inconnu,
car le jeune homme inconnu avait un large feutre et un grand manteau.
Bien plus, à peine fut-il rentré et eut-il refermé sa porte, avec
presque autant de soin et de précaution que Buvat avait fait de la
sienne, qu'il jeta son manteau sur une chaise; sous ce manteau, il avait
un justaucorps de couleur sombre, et à sa ceinture une épée et des
pistolets; il n'y avait donc plus de doute, c'était des pieds à la tête
le signalement donné par Buvat. Bathilde put d'autant mieux s'en assurer
que d'Harmental, sans rien déposer de tout ce formidable attirail, fit
deux ou trois tours dans sa chambre, les bras croisés et réfléchissant
profondément; puis il tira ses pistolets de sa ceinture, s'assura qu'ils
étaient amorcés et les déposa sur sa table de nuit, dégrafa son épée, la
fit sortir à moitié du fourreau où il la repoussa, et la glissa sous son
chevet; puis, secouant la tête comme pour en chasser les idées sombres
qui l'obsédaient, il s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit et jeta un
regard si profond sur celle de la jeune fille, que celle-ci oubliant
qu'elle ne pouvait être vue, fit un pas en arrière en laissant retomber
le rideau devant elle, comme si l'obscurité dont elle était enveloppée
ne suffisait pas pour la dérober à sa vue.

Elle resta ainsi dix minutes immobile, en silence et la main appuyée sur
son coeur, comme pour en comprimer les battements; puis elle écarta
doucement le rideau, mais celui de son voisin était retombé, et elle ne
vit plus que son ombre qui passait et repassait avec agitation derrière
lui.




Chapitre 22


Le lendemain du jour ou plutôt de la nuit où les événements que nous
venons de raconter avaient eu lieu, le duc d'Orléans, qui était rentré
au Palais-Royal sans accident, après avoir dormi toute la nuit comme à
son ordinaire, passa dans son cabinet de travail à l'heure habituelle,
c'est-à-dire vers les onze heures du matin. Grâce au caractère
insoucieux dont la nature l'avait doué, et qu'il devait surtout à son
grand courage, à son mépris pour le danger et à son insouciance de la
mort non seulement il était impossible de remarquer aucun changement
dans sa physionomie ordinairement calme et que l'ennui seul avait le
privilège d'assombrir, mais encore, selon toute probabilité, il avait
déjà, grâce au sommeil, oublié l'événement singulier dont il avait
failli être victime.

Le cabinet dans lequel il venait d'entrer avait cela de remarquable que
c'était à la fois celui d'un homme politique, d'un savant et d'un
artiste. Ainsi, une grande table, couverte d'un tapis vert, chargée de
papiers et enrichie d'encriers et de plumes, tenait bien le milieu de
l'appartement, mais autour, sur des pupitres, sur des chevalets, sur des
supports, étaient un opéra commencé, un dessin à moitié fait, une cornue
aux trois quarts pleine. C'est que le régent, avec une mobilité d'esprit
étrange, passait en un instant des combinaisons les plus profondes de la
politique aux fantaisies les plus capricieuses du dessin, et des calculs
les plus abstraits de la chimie aux inspirations les plus joyeuses ou
les plus sombres de la musique; c'est que le régent ne craignait rien
tant que l'ennui, cet ennemi qu'il combattait sans cesse, sans jamais
parvenir à le vaincre entièrement, et qui, repoussé ou par le travail,
ou par l'étude, ou par le plaisir, se tenait toujours en vue, si l'on
peut le dire comme un de ces nuages de l'horizon sur lesquels, dans les
plus beaux jours, le pilote ramène malgré lui les yeux. Aussi le régent
n'était-il jamais une heure inoccupée, et tenait-il par conséquent à
avoir toujours sous la main les distractions les plus opposées.

À peine entré dans son cabinet, où le conseil ne devait s'assembler que
deux heures après, il s'était aussitôt acheminé vers un dessin commencé,
qui représentait une scène de Daphnis et Chloé dont il faisait faire les
gravures par un des artistes les plus habiles de l'époque nommé Audran,
et s'était remis à l'ouvrage interrompu la surveille par la fameuse
partie de paume qui avait commencé par un coup de raquette et qui avait
fini par le souper chez madame de Sabran. Mais à peine avait-il pris le
crayon, qu'on vint lui dire que madame Élisabeth-Charlotte, sa mère,
avait déjà fait demander deux fois s'il était visible. Le régent, qui
avait le plus grand respect pour la princesse palatine, répondit que non
seulement il était visible mais encore que si Madame était prête à le
recevoir, il s'empresserait de passer chez elle. L'huissier sortit pour
reporter la réponse du prince, et le prince, qui en était à certaines
parties de son dessin, qu'il prisait fort en réalité, se remit à son
travail avec toute l'application d'un artiste en verve. Un instant
après, la porte se rouvrit; mais au lieu de l'huissier, qui devait venir
rendre compte de son ambassade, ce fut Madame elle-même qui parut.

Madame, comme on le sait, femme de Philippe Ier, frère du roi, était
venue en France après la mort si étrange et si inattendue de madame
Henriette d'Angleterre, pour prendre la place de cette belle et
gracieuse princesse, qui n'avait fait que passer, comme une blanche et
pâle apparition. La comparaison, difficile à soutenir pour toute
nouvelle arrivante, l'avait donc été bien davantage encore pour la
pauvre princesse allemande, qui, s'il faut en croire le portrait qu'elle
fait d'elle-même, avec ses petits yeux, son nez court et gros, ses
lèvres longues et plates, ses joues pendantes et son grand visage, était
loin d'être jolie. Malheureusement encore, la princesse palatine n'était
point dédommagée des défauts de sa figure par la perfection de sa
taille; elle était petite et grosse; elle avait le corps et les jambes
courts, et les mains si affreuses, qu'elle avoue elle-même qu'il n'y en
avait point de plus vilaines par toute la terre, et que c'est la seule
chose de sa pauvre personne à laquelle le roi Louis XIV n'avait jamais
pu s'habituer. Mais Louis XIV l'avait choisie non pas pour augmenter le
nombre des beautés de sa cour, mais pour étendre ses prétentions au delà
du Rhin. C'est que, par le mariage de son frère avec la princesse
palatine, Louis XIV, qui s'était déjà donné des chances d'hérédité sur
l'Espagne en épousant l'infante Marie-Thérèse, fille du roi Philippe IV,
et sur l'Angleterre en mariant en premières noces Philippe Ier à la
princesse Henriette, unique soeur de Charles II, acquérait de nouveau
des droits éventuels sur la Bavière, et probables sur le Palatinat, en
mariant Monsieur en secondes noces à la princesse Élisabeth-Charlotte,
dont le frère d'une santé délicate, pouvait mourir jeune et sans
enfants.

Cette prévision s'était trouvée juste; l'électeur était mort sans
postérité, et l'on peut voir dans les mémoires et les négociations pour
la paix de Ryswick comment, le moment arrivé, les plénipotentiaires
français firent valoir et réussir ses prétentions.

Aussi Madame, au lieu d'être traitée, à la mort de son mari, comme le
portait son contrat de mariage, c'est-à-dire, au lieu d'être forcée
d'entrer dans un couvent ou de se retirer dans le vieux château de
Montargis, fut-elle, malgré la haine de madame de Maintenon, qu'elle
s'était attirée, maintenue par Louis XIV dans tous les titres et
honneurs dont elle jouissait du vivant de Monsieur et cela quoique le
roi n'eût jamais oublié le soufflet aristocratique qu'elle avait donné
au jeune duc de Chartres en pleine galerie de Versailles, lorsque
celui-ci lui avait annoncé son mariage avec mademoiselle de Blois. En
effet, la fière palatine, à cheval sur ses trente-deux quartiers
paternels et maternels, regardait comme une grande et humiliante
mésalliance que son fils épousât une femme que la légitimation royale ne
pouvait empêcher d'être le fruit d'un double adultère; et, dans le
premier moment, incapable de maîtriser ses sentiments, elle s'était
vengée par cette correction maternelle, un peu exagérée quand c'est un
jeune homme de dix-huit ans qui en est l'objet de l'affront imprimé à
ses ancêtres dans la personne de ses descendants. Au reste, comme le
jeune duc de Chartres consentait lui-même à ce mariage à contrecoeur, il
comprit très bien l'humeur que sa mère avait éprouvée en l'apprenant,
quoiqu'il eût préféré sans doute qu'elle la manifestât d'une manière un
peu moins tudesque. Il en résulta que lorsque Monsieur mourut et que le
duc de Chartres devint duc d'Orléans à son tour, sa mère, qui eût pu
craindre que le soufflet de Versailles eût laissé quelque souvenir dans
le nouveau maître du Palais-Royal, trouva au contraire en lui un fils
plus respectueux que jamais. Ce respect ne fit d'ailleurs que
s'augmenter, et, devenu régent, le fils fit à la mère une position égale
à celle de sa femme. Il y avait plus: madame de Berry, sa fille
bien-aimée, ayant demandé à son père une compagnie de gardes, à laquelle
elle prétendait avoir droit, comme femme d'un dauphin de France, le
régent ne la lui accorda qu'en donnant l'ordre en même temps qu'une
compagnie pareille fît le service chez sa mère.

Madame était donc dans une haute position au château, et si, malgré
cette position, elle n'avait aucune influence politique, c'est que le
régent avait toujours eu pour principe de ne laisser prendre aux femmes
aucune part aux affaires d'État. Peut-être même, ajoutons-le, Philippe II,
régent de France, était-il encore plus réservé vis-à-vis de sa mère
que vis-à-vis de ses maîtresses, car il savait les goûts épistolaires de
celle-ci, et ne voulait pas que ses projets défrayassent la
correspondance journalière que sa mère entretenait avec la princesse
Wilhelmine-Charlotte de Galles et le duc Antoine-Ulric de Brunswick. En
échange et pour la dédommager de cette retenue, il lui laissait le
gouvernement intérieur de la maison de ses filles, que, grâce à sa
grande paresse, madame la duchesse d'Orléans abandonnait sans difficulté
à sa belle-mère. Mais sous ce rapport, la pauvre Palatine, s'il faut en
croire les mémoires du temps, n'était point heureuse. Madame de Berry
vivait publiquement avec Riom, et mademoiselle de Valois était
secrètement la maîtresse de Richelieu, qui, sans que l'on sût de quelle
façon et comme s'il eût eu l'anneau enchanté de Gygès, parvenait à
s'introduire jusque dans ses appartements, malgré les gardes qui
veillaient aux portes, malgré les espions dont l'entourait le régent, et
quoique lui-même se fût plus d'une fois caché jusque dans la chambre de
sa fille pour y faire le guet. Quant à mademoiselle de Chartres, dont le
caractère jusqu'alors avait pris un développement bien plus masculin que
féminin elle avait semblé, en se faisant pour ainsi dire homme
elle-même, oublier que les hommes existassent, lorsque, quelques jours
avant celui auquel nous sommes arrivés se trouvant à l'Opéra et
entendant son maître de musique, Cauchereau, beau et spirituel ténor de
l'Académie royale, qui dans une scène d'amour filait un son d'une pureté
parfaite et d'une expression des plus passionnées, la jeune princesse,
emportée sans doute par un sentiment tout artistique, avait étendu les
bras et s'était écriée tout haut: Ah! mon cher Cauchereau! Cette
exclamation inattendue avait, comme on le pense bien, donné très fort à
songer à la duchesse sa mère, qui avait aussitôt fait congédier le beau
ténor, et prenant le dessus sur son apathique insouciance, s'était
décidée à veiller elle-même désormais sur sa fille, qu'elle tenait très
sévèrement depuis lors.

Restaient la princesse Louise, qui fut plus tard reine d'Espagne, et
mademoiselle Élisabeth, qui devint duchesse de Lorraine; mais de
celles-ci, l'on n'en parlait point, soit qu'elles fussent réellement
sages, soit qu'elles sussent mieux contenir que leurs aînées les
sentiments de leur coeur, ou les accents de leur passion.

Dès que le prince vit paraître sa mère, il se douta donc qu'il y avait
encore quelque chose de nouveau dans le troupeau rebelle dont elle avait
pris la direction, et qui lui donnait de si grands soucis; mais comme
aucune inquiétude ne pouvait lui faire oublier le respect qu'en public
ou en particulier il témoignait toujours à Madame, il se leva en
l'apercevant, alla droit à elle, et après l'avoir saluée, la prit par la
main et la conduisit à un fauteuil, tandis que lui-même restait debout.

--Eh bien! monsieur mon fils, dit Madame avec un accent allemand
fortement prononcé, et lorsqu'elle se fut bien carrément assise dans son
fauteuil, qu'est-ce que j'apprends encore, et quel événement a donc
manqué vous arriver hier soir?

--Hier soir? dit le régent rappelant ses souvenirs et en l'interrogeant
lui même.

--Oui, reprit la palatine, hier soir, en sortant de chez madame Sabran!

--Oh! n'est-ce que cela? reprit le prince.

--Comment! n'est-ce que cela! Votre ami Simiane va disant partout qu'on
a voulu vous enlever, et que vous n'avez échappé qu'en vous sauvant
par-dessus les toits; singulier chemin, vous en conviendrez, pour le
régent du royaume, et où je doute que, quelque dévouement qu'ils aient
pour vous, vos ministres consentent à aller tenir leur conseil!

--Simiane est un fou, ma mère, répondit le régent, ne pouvant s'empêcher
de rire de ce que sa mère le grondait toujours comme s'il était un
enfant. Ce n'étaient pas le moins du monde des gens qui me voulaient
enlever, mais quelques bons compagnons qui, en sortant des cabarets de
la barrière des Sergents, seront venus faire leur tapage rue des
Bons-Enfants. Quant au chemin que nous avons suivi, ce n'était pas le
moins du monde pour fuir que nous le prenions, mais bien pour gagner un
pari que cet ivrogne de Simiane est furieux d'avoir perdu.

--Mon fils! mon fils! dit la palatine en secouant la tête, vous ne
voulez jamais croire au danger, et cependant vous savez ce dont vos
ennemis sont capables. Ceux qui calomnient l'âme ne se feraient pas
grand scrupule, croyez-moi, de tuer le corps; et vous savez ce que la
duchesse du Maine a dit: «Que le jour où elle verrait qu'il n'y avait
décidément rien à faire de son bâtard de mari, elle vous demanderait une
audience et vous enfoncerait un couteau dans le coeur.»

--Bah! ma mère, reprit le régent en riant, seriez-vous devenue assez
bonne catholique pour ne plus croire à la prédestination? J'y crois,
moi, vous le savez. Que voulez-vous donc que je me torture l'esprit pour
éviter un danger ou qui n'existe pas, ou qui, s'il existe, a d'avance
son résultat écrit sur le livre éternel? Non, ma mère, non, toutes ces
précautions exagérées sont bonnes à assombrir la vie, et pas à autre
chose. C'est aux tyrans de trembler; mais moi, moi qui suis, à ce que
prétend Saint-Simon, l'homme le plus débonnaire qui ait existé depuis
Louis le Débonnaire, que voulez-vous donc que j'aie à craindre?

--Oh! mon Dieu! rien, mon cher fils, dit la palatine en prenant la main
du prince, et en le regardant avec toute la tendresse maternelle que
pouvaient contenir ses petits yeux; rien, si tout le monde vous
connaissait comme moi, et vous savait si parfaitement bon que vous
n'avez pas même la force de haïr vos ennemis; mais Henri IV, auquel
malheureusement vous ressemblez un peu trop sous certains rapports,
était bon aussi, et cependant il n'en a pas moins trouvé un Ravaillac.
Hélas! _mein Gott!_ continua la princesse, en entremêlant son jargon
français d'une exclamation franchement allemande, ce sont les bons rois
qu'on assassine; les tyrans prennent leurs précautions et le poignard
n'arrive pas jusqu'à eux. Vous ne devriez jamais sortir sans escorte.
C'est vous, et non pas moi, mon fils, qui avez besoin d'un régiment de
gardes.

--Ma mère, reprit en riant le régent, voulez-vous que je vous raconte
une histoire?

--Oui, sans doute, dit la princesse palatine, car vous racontez fort
élégamment.

--Eh bien! vous saurez donc qu'il y avait à Rome, je ne me rappelle plus
vers quelle année de la république, un consul fort brave, mais qui avait
ce malheur, commun à Henri IV et à moi, de courir les rues la nuit. Il
arriva que ce consul fut envoyé contre les Carthaginois, et qu'ayant
inventé une machine de guerre appelée un corbeau, il gagna sur eux la
première bataille navale que les Romains eussent remportée, si bien
qu'il revint à Rome se faisant d'avance une fête du redoublement de
bonnes fortunes que lui vaudrait sans doute son redoublement de
réputation. Il ne se trompait pas: toute la population l'attendait hors
des portes de la ville, afin de le conduire en triomphe au Capitole, où
l'attendait de son côté le sénat.

Or le sénat, en le voyant paraître, lui annonça qu'il venait, en
récompense de sa victoire, de lui décerner un honneur qui devait
éminemment flatter son amour-propre. C'est qu'il ne sortirait plus que
précédé d'un musicien qui annoncerait à tous, en jouant de la flûte, que
celui qui le suivait était le fameux Duilius, vainqueur des
Carthaginois. Duilius, comme vous le comprenez bien, ma mère, fut au
comble de la joie d'une pareille distinction; il s'en revint chez lui,
la tête haute et précédé de son flûteur, qui jouait tout son répertoire
aux grandes acclamations de la multitude, laquelle, de son côté, criait
à tue-tête: Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! Vive le
sauveur de Rome! C'était quelque chose de si enivrant que le pauvre
consul faillit en perdre la tête et deux fois dans la journée il sortit
de chez lui, quoiqu'il n'eût rien à faire au monde par la ville, mais
seulement pour jouir de la prérogative sénatoriale, et entendre cette
musique triomphale et les cris qui l'accompagnaient. Cette occupation le
conduisit jusqu'au soir dans un état de jubilation difficile à exprimer;
puis le soir vint. Le vainqueur avait une maîtresse qu'il aimait fort et
qu'il lui tardait de revoir, une espèce de madame Sabran, sauf le mari
qui s'avisait d'être jaloux, tandis que le nôtre, vous le savez, n'a pas
ce ridicule.

Le consul se mit donc au bain, fit sa toilette, se parfuma de son mieux,
et, onze heures arrivées à son horloge de sable, sortit sur la pointe du
pied pour gagner la rue Suburrane; mais il avait compté sans son hôte,
ou plutôt sans son musicien. À peine eut-il fait quatre pas, que
celui-ci, qui était attaché à son service le jour comme la nuit,
s'élança de la borne sur laquelle il était assis, et, reconnaissant son
consul, se mit à marcher devant lui en soufflant de toutes ses forces
dans son instrument, si bien que ceux qui se promenaient encore par les
rues se retournaient, que ceux qui étaient rentrés chez eux se mettaient
à leur porte, et que ceux qui étaient couchés se levaient et ouvraient
leur fenêtre, répétant en choeur:--Ah! ah! voici le consul Duilius qui
passe! Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! vive le sauveur
de Rome! C'était fort flatteur mais fort inopportun; aussi le consul
voulait-il faire taire son instrumentiste, mais celui-ci déclara qu'il
avait les ordres les plus précis du sénat pour ne point garder le
silence un seul instant; qu'il avait dix mille sesterces par an pour
souffler dans sa tibicine, et qu'il y soufflerait tant qu'il lui
resterait une haleine.

Le consul, voyant qu'il était inutile de discuter avec un homme qui
avait pour lui une ordonnance du sénat, se mit à courir, espérant
échapper à son mélodieux compagnon; mais celui-ci régla son allure sur
la sienne avec tant de précision, que tout ce qu'il y put gagner, ce fut
d'être suivi de son musicien, au lieu d'être précédé par lui. Il eut
beau ruser comme un lièvre, prendre un grand parti comme un chevreuil,
piquer droit comme un sanglier, le maudit flûteur ne perdit pas une
seconde sa piste, de sorte que Rome tout entière, ne comprenant rien à
cette course nocturne, mais, sachant seulement que c'était le
triomphateur de la veille qui l'exécutait, descendit dans la rue, se mit
à ses fenêtres et à ses portes criant: Vive Duilius! vive le vainqueur
des Carthaginois! vive le sauveur de Rome! Le pauvre grand homme avait
une dernière espérance, c'est qu'au milieu de tout ce remue-ménage, il
trouverait la maison de sa maîtresse endormie, et qu'il pourrait se
glisser par la porte qu'elle lui avait promis de tenir entrouverte. Mais
point! La rumeur générale avait gagné la voie Suburrane, et, lorsqu'il
arriva devant cette gracieuse et hospitalière maison, à la porte de
laquelle il avait si souvent versé des parfums et suspendu des
guirlandes il trouva qu'elle était éveillée comme les autres, et vit à
la fenêtre le mari qui, du plus loin qu'il l'aperçut, se mit à
crier:--Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! vive le
sauveur de Rome! Le héros rentra chez lui désespéré.

Le lendemain, il pensait avoir meilleur marché de son musicien; mais son
espérance fut trompée. Il en fut de même du surlendemain et des jours
suivants; de sorte que le consul, voyant qu'il lui était désormais
impossible de garder son incognito, repartit pour la Sicile, où, de
colère, il battit de nouveau les Carthaginois, mais cette fois si
cruellement, que l'on crut que c'en était fini de toutes les guerres
puniques passées et à venir, et que Rome entra dans une telle joie,
qu'on en fit des réjouissances publiques pareilles à celles que l'on
faisait pour l'anniversaire de la ville, et que l'on se proposa de faire
au vainqueur un triomphe encore plus magnifique que le premier.

Quant au sénat il s'assembla, afin de délibérer avant l'arrivée de
Duilius sur la nouvelle récompense qui lui serait accordée.

On allait aux voix sur une statue publique, lorsqu'on entendit tout à
coup de grands cris de joie et le son d'une tibicine. C'était le consul
qui se dérobait au triomphe, grâce à la diligence qu'il avait faite,
mais qui n'avait pu se dérober à la reconnaissance publique grâce à son
joueur de flûte. Se doutant qu'on lui préparait quelque chose de
nouveau, il venait prendre part à la délibération. Il trouva, en effet,
le sénat prêt à voter et la boule à la main.

Alors, s'avançant à la tribune:

--Pères conscrits, dit-il, votre intention, n'est-ce pas est de me voter
une récompense qui me soit agréable?

--Notre intention, répondit le président, est de faire de vous l'homme
le plus heureux de la terre.

--Eh bien! reprit Duilius, voulez-vous me permettre, de vous demander la
chose que je désire le plus?

--Dites! dites! crièrent les sénateurs d'une seule voix.

--Et vous me l'accorderez? continua Duilius avec toute la timidité du
doute.

--Par Jupiter! nous vous l'accorderons, répondit le président au nom de
toute l'assemblée.

--Eh bien! dit Duilius, pères conscrits, si vous croyez que j'ai bien
mérité de la patrie, ôtez-moi, en récompense de cette seconde victoire,
ce maraud de joueur de flûte que vous m'avez donné pour la première.

Le sénat trouva la demande étrange; mais il était engagé par sa parole,
et c'était l'époque où il n'y manquait pas encore. Le joueur de flûte
eut en pension viagère la moitié de ses appointements, vu le bon
témoignage qui avait été rendu de lui, et le consul Duilius, enfin
débarrassé de son musicien, retrouva incognito et sans bruit la porte de
cette petite maison de la rue Suburrane, qu'une victoire lui avait
fermée et qu'une victoire lui avait rouverte.

--Eh bien! demanda la palatine, quel rapport a cette histoire avec la
peur que j'ai de vous voir assassiné?

--Quel rapport, ma mère? dit en riant le prince; c'est que si, pour un
seul musicien qu'avait le consul Duilius, il lui arriva un pareil
désappointement, jugez donc de ce qui m'arriverait à moi avec mon
régiment de gardes!

--Ah! Philippe! Philippe! reprit la princesse en riant et en soupirant à
la fois, traiterez-vous toujours si légèrement les choses sérieuses?

--Non point, ma mère, dit le régent, et la preuve, c'est que, comme je
présume que vous n'êtes pas venue ici dans la seule intention de me
faire de la morale sur mes courses nocturnes et que c'était pour me
parler d'affaires, je suis prêt à vous écouter et à vous répondre
sérieusement sur le sujet de votre visite.

--Oui, vous avez raison, dit la princesse, j'étais en effet venue pour
autre chose; j'étais venue pour vous parler de mademoiselle de Chartres.

--Ah! oui, de votre favorite, ma mère; car, vous avez beau le nier,
Louise est votre favorite. Ne serait-ce point parce qu'elle n'aime guère
ses oncles que vous n'aimez pas du tout?

--Non, ce n'est point cela, quoique j'avoue qu'il m'est assez agréable
de voir qu'elle est de mon avis sur la bonne opinion que j'ai des
bâtards; mais c'est qu'à la beauté près qu'elle a et que je n'avais pas,
elle est exactement ce que j'étais à son âge, ayant de vrais goûts de
garçon, aimant les chiens, les chevaux et les cavalcades, maniant la
poudre comme un artilleur, et faisant des fusées comme un artificier. Eh
bien! devinez ce qui nous arrive avec elle!

--Elle veut s'engager dans les gardes françaises?

--Non pas elle veut se faire religieuse!

--Religieuse, Louise! Impossible, ma mère! C'est quelque plaisanterie de
ses folles de soeurs.

--Non point, monsieur, reprit la palatine, il n'y a rien de plaisant
dans tout cela, je vous jure.

--Et comment diable cette belle rage claustrale lui a-t-elle pris?
demanda le régent commençant à croire à la vérité de ce que lui disait
sa mère, habitué qu'il était à vivre dans une époque où les choses les
plus extravagantes étaient toujours les plus probables.

--Comment cela lui a pris? continua Madame; demandez à Dieu ou au
diable, car il n'y a que l'un où l'autre des deux qui le puisse savoir.
Avant-hier, elle avait passé la journée avec sa soeur montant à cheval,
tirant au pistolet, riant et se divertissant si fort, que jamais je ne
l'avais vue dans une telle gaieté, quand le soir madame d'Orléans me fit
prier de passer dans son cabinet. Là, je trouvai mademoiselle de
Chartres qui était aux genoux de sa mère et qui la priait tout en larmes
de la laisser aller faire ses dévotions à l'abbaye de Chelles. Sa mère
se retourna alors de mon côté et me dit:

--Que pensez-vous de cette demande, Madame?

--Je pense, répondis-je, que l'on fait également bien ses dévotions
partout, que le lieu n'y fait rien, et que tout dépend de l'épreuve et
de la préparation. Mais en entendant mes paroles mademoiselle de
Chartres redoubla de prières, et cela avec tant d'instances que je dis à
sa mère: «Voyez, ma fille, c'est à vous de décider.--Dame! répondit la
duchesse, on ne saurait cependant empêcher cette pauvre enfant de faire
ses dévotions.--Qu'elle y aille donc, repris-je, et Dieu veuille qu'elle
y aille dans cette intention!--Je vous jure, madame, dit alors
mademoiselle de Chartres, que j'y vais bien pour Dieu seul et qu'aucune
idée mondaine ne m'y conduit.» Alors elle nous embrassa, et hier matin à
sept heures elle est partie.

--Eh bien! je sais tout cela, puisque c'est moi qui devais l'y conduire,
répondit le régent. Il est donc arrivé quelque chose depuis?

--Il est arrivé, reprit madame, qu'elle a renvoyé hier soir la voiture
en chargeant le cocher de nous remettre une lettre adressée à vous, à sa
mère et à moi dans laquelle elle nous déclare que, trouvant dans ce
cloître la tranquillité et la paix qu'elle n'espérait pas rencontrer
dans le monde, elle n'en veut plus sortir.

--Et que dit sa mère de cette belle résolution? demanda le régent en
prenant la lettre.

--Sa mère? reprit Madame, sa mère en est fort contente, je crois, si
vous voulez que je vous dise mon opinion; car elle aime les couvents, et
elle regarde comme un grand bonheur pour sa fille de se faire
religieuse; mais moi, je dis qu'il n'y a pas de bonheur là où il n'y a
pas de vocation.

Le régent lut et relut la lettre comme pour deviner, dans cette simple
manifestation du désir exprimé par mademoiselle de Chartres de rester à
Chelles, les causes secrètes qui avaient fait naître ce désir; puis
après un instant de méditation aussi profonde que s'il se fût agi du
sort d'un empire:

--Il y a là-dessous quelque dépit d'amour, dit-il. Est-ce qu'à votre
connaissance, ma mère, Louise aimerait quelqu'un?

Madame raconta alors au régent l'aventure de l'Opéra, et l'exclamation
échappée de la bouche de la princesse dans son enthousiasme pour le beau
ténor.

--Diable! diable! dit le régent. Et qu'avez-vous fait la duchesse
d'Orléans et vous, dans votre conseil maternel?

--Nous avons mis Cauchereau à la porte, et interdit l'opéra à
mademoiselle de Chartres. Nous ne pouvions pas faire moins.

--Eh bien! reprit le régent, il n'y a pas besoin d'aller chercher plus
loin: tout est là; il faut la guérir au plus tôt de cette fantaisie.

--Et qu'allez-vous faire pour cela, mon fils?

--J'irai aujourd'hui même à l'abbaye de Chelles, j'interrogerai Louise;
si la chose n'est qu'un caprice, je laisserai au caprice le temps de se
passer. Elle a un an pour faire ses voeux; j'aurai l'air d'adopter sa
vocation, et au moment de prendre le voile, c'est elle qui viendra nous
prier la première de la tirer de l'embarras où elle se sera mise. Si la
chose est grave, au contraire, alors ce sera bien différent.

--Mon Dieu! mon fils, dit Madame en se levant, songez que le pauvre
Cauchereau n'est probablement pour rien là dedans, et qu'il ignore
peut-être lui-même la passion qu'il a inspirée.

--Tranquillisez-vous, ma mère, répondit le prince en riant de
l'interprétation tragique qu'avec ses idées d'outre-Rhin la palatine
avait donnée à ces paroles; je ne renouvellerai pas la lamentable
histoire des amants du Paraclet; la voix de Cauchereau ne perdra ni ne
gagnera une seule note dans toute cette aventure, et l'on ne traite pas
une princesse du sang par les mêmes moyens qu'une petite bourgeoise.

--Mais d'un autre côté, dit Madame presque aussi effrayée de
l'indulgence réelle du duc qu'elle l'avait été de sa sévérité apparente,
pas de faiblesse non plus!

--Ma mère, dit le régent, à la rigueur, si elle doit tromper quelqu'un,
j'aimerais mieux encore que ce fût son mari que Dieu.

Et, baisant avec respect la main de sa mère, il conduisit vers la porte
la pauvre princesse palatine, toute scandalisée de cette facilité de
moeurs, au milieu de laquelle elle mourut sans jamais avoir pu s'y
habituer. Puis la princesse étant sortie, le duc d'Orléans alla se
rasseoir devant son dessin en chantonnant un air de son opéra de
Panthée, qu'il avait fait en collaboration avec Lafare.

En traversant l'antichambre, Madame vit venir à elle un petit homme
perdu dans de grandes bottes de voyage, et dont la tête était enfouie
dans l'immense collet d'une redingote doublée de fourrure. Arrivé à sa
portée, il sortit du milieu de son surtout une petite tête au nez
pointu, aux yeux railleurs, et à la physionomie tenant à la fois de la
fouine et du renard.

--Ah! ah! dit la palatine, c'est toi, l'abbé!

--Moi-même, Votre Altesse, et qui viens de sauver la France, rien que
cela!

--Oui, répondit la palatine, j'ai entendu quelque chose d'approchant, et
encore qu'on se servait de poisons dans certaines maladies. Tu dois
savoir cela, Dubois, toi qui es fils d'un apothicaire.

--Madame, répondit Dubois, avec son insolence ordinaire, peut-être
l'ai-je su, mais je l'ai oublié. Comme Votre Altesse le sait, j'ai
quitté fort jeune les drogues de monsieur mon père pour faire
l'éducation de monsieur votre fils.

--N'importe, n'importe, Dubois, dit la palatine en riant, je suis
contente de ton zèle, et s'il se présente une ambassade en Chine ou en
Perse je la demanderai pour toi au régent.

--Et pourquoi pas dans la lune ou dans le soleil? reprit Dubois; vous
seriez encore plus sûre de ne pas m'en voir revenir.

Et saluant cavalièrement Madame, après cette réponse, sans attendre
qu'elle le congédiât, comme l'étiquette l'eût ordonné, il tourna sur ses
talons et entra sans même se faire annoncer dans le cabinet du régent.




Chapitre 23


Tout le monde sait les commencements de l'abbé Dubois; nous ne nous
étendrons donc pas sur la biographie de ses jeunes années, que l'on
trouvera dans tous les mémoires du temps et particulièrement dans ceux
de l'implacable Saint-Simon.

Dubois n'a point été calomnié: c'était chose impossible; seulement on a
dit de lui tout le mal qu'il méritait, et l'on n'a pas dit tout le bien
qu'on pouvait en dire. Il y avait dans ses antécédents et dans ceux
d'Alberoni, son rival, une grande similitude; mais, il faut le dire, le
génie était pour Dubois, et dans cette longue lutte avec l'Espagne, que
la nature de notre sujet nous force d'indiquer seulement, tout
l'avantage fut au fils de l'apothicaire contre le fils du jardinier.
Dubois précédait Figaro, auquel il a peut-être servi de type; mais, plus
heureux que lui, il était passé de l'office au salon et du salon à la
salle du trône.

Tous ses avancements successifs avaient payé non seulement des services
particuliers, mais aussi des services publics: c'était un de ces hommes
qui, pour nous servir de l'expression de monsieur de Talleyrand, ne
parviennent pas mais qui arrivent.

Sa dernière négociation était son chef-d'oeuvre: c'était plus que la
ratification du traité d'Utrecht, c'était un traité plus avantageux
encore pour la France. L'empereur non seulement renonçait à tous ses
droits sur la couronne d'Espagne, comme Philippe V avait renoncé à tous
ses droits sur la couronne de France, mais encore il entrait, avec
l'Angleterre et la Hollande, dans la ligue formée à la fois contre
l'Espagne au midi, et contre la Suède et la Russie au nord.

La division des cinq ou six grands États de l'Europe était établie par
ce traité sur une base si juste et si solide, qu'après cent vingt ans de
guerres, de révolutions et de bouleversements, tous ces États, moins
l'Empire, se retrouvent aujourd'hui à peu près dans la même situation où
ils étaient alors.

De son côté, le régent, peu rigoriste de sa nature, aimait cet homme qui
avait fait son éducation, et dont il avait fait la fortune. Le régent
appréciait dans Dubois les qualités qu'il avait, et n'osait blâmer trop
fort quelque vice dont il n'était pas exempt. Cependant, il y avait
entre le régent et Dubois un abîme; les vices et les vertus du régent
étaient ceux d'un grand seigneur, les qualités et les défauts de Dubois
étaient ceux d'un laquais. Aussi le régent avait-il beau lui dire, à
chaque faveur nouvelle qu'il lui accordait:

--Dubois, Dubois, fais-y bien attention: ce n'est qu'un habit de livrée
que je te mets sur le dos!

Dubois, qui s'inquiétait du don et non point de la manière dont il était
fait, lui répondait avec cette grimace de singe et ce bredouillement de
cuistre qui n'appartenaient qu'à lui.

--Je suis votre valet, monseigneur; habillez-moi toujours de même.

Au reste, Dubois aimait fort le régent et lui était on ne peut plus
dévoué. Il sentait bien que cette main puissante le soutenait seule
au-dessus du cloaque dont il était sorti, et dans lequel, haï et méprisé
comme il l'était de tous, un signe du maître pouvait le faire retomber.
Il veillait donc avec un intérêt tout personnel sur les haines et sur
les complots qui pouvaient atteindre le prince, et plus d'une fois, à
l'aide d'une contre-police souvent mieux servie que celle du lieutenant
général et qui s'étendait, par madame de Tencin, aux plus hauts degrés
de l'aristocratie et par la Fillon, aux plus bas étages de la société,
il avait déjoué des conspirations dont messire Voyer d'Argenson n'avait
pas même entendu souffler mot.

Aussi le régent, qui appréciait les offices de tous genres que Dubois
lui avait rendus et pouvait lui rendre encore, reçut-il l'abbé
ambassadeur les bras ouverts. Dès qu'il le vit paraître, il se leva, et
au contraire des princes ordinaires qui, pour diminuer la récompense,
déprécient les services:

--Dubois, lui dit-il joyeusement, tu es mon meilleur ami, et le traité
de la quadruple alliance sera plus profitable au roi Louis XV que toutes
les victoires de son aïeul Louis XIV.

--À la bonne heure! dit Dubois, et vous me rendez justice, vous,
monseigneur; mais malheureusement il n'en est pas de même de tout le
monde.

--Ah! ah! dit le régent, aurais-tu rencontré ma mère? elle sort d'ici.

--Justement, et elle était presque tentée d'y rentrer pour vous
demander, vu la bonne réussite de mon ambassade, de m'en accorder une
autre en Chine ou en Perse.

--Que veux-tu? mon pauvre abbé, reprit en riant le prince, ma mère est
pleine de préjugés, et elle ne te pardonnera jamais d'avoir fait de son
fils un pareil élève. Mais tranquillise-toi, l'abbé, j'ai besoin de toi
ici.

--Et comment se porte Sa Majesté? demanda Dubois, avec un sourire plein
d'une détestable espérance. Il était bien malingre au moment de mon
départ!

--Bien, l'abbé, très bien, répondit gravement le prince. Dieu nous le
conservera, je l'espère, pour le bonheur de la France et pour la honte
de nos calomniateurs.

--Et monseigneur le voit, comme d'habitude, tous les jours?

--Je l'ai encore vu hier, et lui ai même parlé de toi.

--Bah! et que lui avez-vous dit?

--Je lui ai dit que tu venais d'assurer probablement la tranquillité de
son règne.

--Et qu'a répondu le roi?

--Ce qu'il a répondu? Il a répondu, mon cher, qu'il ne croyait pas les
abbés si utiles.

--Sa Majesté est pleine d'esprit! Et le vieux Villeroy était là sans
doute?

--Comme toujours.

--Il faudra quelque beau matin, avec la permission de Votre Altesse, que
j'envoie ce vieux drôle voir à l'autre bout de la France si j'y suis. Il
commence à me lasser pour vous, avec son insolence!

--Laisse faire, Dubois, laisse faire; toute chose viendra en son temps.

--Même mon archevêché?

--À propos, qu'est-ce que cette nouvelle folie?

--Nouvelle folie, monseigneur? Sur ma parole! rien n'est plus sérieux.

--Comment! cette lettre du roi d'Angleterre qui me demande un archevêché
pour toi....

--Votre Altesse n'en a-t-elle point reconnu le style?

--C'est toi qui l'as dictée, maraud!

--À Néricault Destouches, qui l'a fait signer au roi.

--Et le roi l'a signée comme cela, sans rien dire?

--Si fait! «Comment voulez-vous, a-t-il dit à notre poète, qu'un prince
protestant se mêle de faire un archevêque en France? Le régent lira ma
recommandation, en rira et n'en fera rien.--Oui bien, Sire, a répondu
Destouches, qui a, ma foi! plus d'esprit qu'il n'en met dans ses pièces,
le régent en rira, mais après en avoir ri, il fera ce que lui demandera
Votre Majesté.»

--Destouches en a menti!

--Destouches n'a jamais dit si vrai, monseigneur.

--Toi, archevêque! Le roi George mériterait qu'en revanche, je lui
désignasse quelque maraud de ton espèce pour l'archevêché d'York,
lorsqu'il viendra à vaquer.

--Je vous mets au défi de trouver mon pareil. Je ne connais qu'un
homme....

--Et quel est-il? Je serais curieux de le connaître, moi.

--Oh! c'est inutile; il est déjà placé, et, comme sa place est bonne, il
ne la changerait pas pour tous les archevêchés du monde.

--Insolent!

--À qui donc en avez-vous, monseigneur?

--Un drôle qui veut être archevêque et qui n'a seulement pas fait sa
première communion.

--Eh bien! je n'en serai que mieux préparé.

--Mais le sous-diaconat, le diaconat, la prêtrise?

--Bah! nous trouverons bien quelque dépêcheur de messes, quelque frère
Jean des Entomeures qui me donnera tout cela en une heure.

--Je te mets au défi de le trouver.

--C'est déjà fait.

--Et quel est celui-là?

--Votre premier aumônier, l'évêque de Nantes, Tressan.

--Le drôle a réponse à tout! Mais ton mariage?

--Mon mariage?

--Oui, madame Dubois!

--Madame Dubois? Je ne connais pas cela!

--Comment, malheureux! L'aurais-tu assassinée?

--Monseigneur oublie qu'il n'y a pas plus de trois jours encore qu'il a
ordonnancé le quartier de pension qu'elle touche sur sa cassette.

--Et si elle vient mettre opposition à ton archevêché?

--Je l'en défie! elle n'a pas de preuves.

--Elle peut se faire donner une copie de ton acte de mariage.

--Il n'y a pas de copie sans original.

--Et l'original?

--En voici les restes, dit Dubois en tirant de son portefeuille un
petit papier qui contenait une pincée de cendres.

--Comment! misérable! et tu n'as pas peur que je t'envoie aux galères?

--Si le coeur vous en dit, le moment est bon, car j'entends la voix du
lieutenant de police dans votre antichambre.

--Qui l'a fait demander?

--Moi.

--Pourquoi faire?

--Pour lui laver la tête.

--À quel sujet?

--Vous allez le savoir. Ainsi, c'est convenu, me voilà archevêque.

--Et as-tu déjà fait ton choix pour un archevêché?

--Oui, je prends Cambrai.

--Peste! tu n'es pas dégoûté!

--Oh! mon Dieu! ce n'est pas pour ce qu'il rapporte, c'est pour
l'honneur de succéder à Fénelon.

--Et cela nous vaudra sans doute un nouveau Télémaque?

--Oui, si Votre Altesse me trouve une seule Pénélope par tout le
royaume.

--À propos de Pénélope, tu sais que madame de Sabran....

--Je sais tout.

--Ah çà! l'abbé, ta police est donc toujours aussi bien faite?

--Vous allez en juger.

Dubois étendit la main vers un cordon de sonnette; la cloche retentit,
un huissier parut.

--Faites entrer monsieur le lieutenant général, dit Dubois.

--Mais, dis donc, l'abbé, reprit le régent, il me semble que c'est toi
qui ordonnes maintenant ici?

--C'est pour votre bien, monseigneur; laissez-moi faire.

--Fais donc, dit le régent; il faut avoir de l'indulgence pour les
nouveaux arrivants.

Messire Voyer d'Argenson entra. C'était l'égal de Dubois pour la
laideur; seulement sa laideur, à lui, offrait un type tout opposé: il
était gros, grand, lourd, portait une immense perruque, avait de gros
sourcils hérissés, et ne manquait jamais d'être pris pour le diable par
les enfants qui le voyaient pour la première fois. Du reste, souple,
actif, habile, intrigant, et faisant assez consciencieusement son office
quand il n'était pas détourné de ses devoirs nocturnes par quelque
galante préoccupation.

--Monsieur le lieutenant général, dit Dubois sans même laisser à
d'Argenson le temps d'achever son salut, voici monseigneur qui n'a pas
de secrets pour moi, et qui vient de vous envoyer chercher pour que vous
me disiez sous quel costume il est sorti hier soir, dans quelle maison
il a passé la nuit, et ce qui lui est arrivé en sortant de cette maison.
Si je n'arrivais pas à l'instant même de Londres, je ne vous ferais pas
toutes ces questions; mais vous comprenez que, comme je courais la poste
sur la route de Calais, je ne puis rien savoir.

--Mais, répondit d'Argenson, présumant que toutes ces questions
cachaient quelque piège, s'est-il donc passé quelque chose
d'extraordinaire hier soir? Quant à moi, je dois avouer que je n'ai reçu
aucun rapport. En tout cas, je l'espère, il n'est arrivé aucun accident
à monseigneur?

--Oh! mon Dieu! non, aucun. Seulement, monseigneur, qui était sorti hier
à huit heures du soir, en garde française, pour aller souper chez madame
de Sabran, a manqué d'être enlevé en sortant de chez elle.

--Enlevé! s'écria d'Argenson en pâlissant, tandis que de son côté le
régent poussait une exclamation d'étonnement. Enlevé! et par qui?

--Ah! dit Dubois, voilà ce que nous ignorons et ce que vous devriez
savoir, vous, monsieur le lieutenant général, si, au lieu de faire la
police cette nuit, vous n'aviez pas été passer votre temps au couvent de
la Madeleine de Traisnel.

--Comment, d'Argenson! dit le régent en éclatant de rire, vous, un grave
magistrat, vous donnez de pareils exemples! Ah! soyez tranquille, je
vous recevrai bien maintenant si vous venez, comme vous l'avez déjà fait
du temps du feu roi, m'apporter au bout de l'année le journal de mes
faits et gestes.

--Monseigneur, reprit en balbutiant le lieutenant général, j'espère que
Votre Altesse ne croit pas un mot de ce que lui dit monsieur l'abbé
Dubois.

--Hé quoi! malheureux, au lieu de vous humilier de votre ignorance, vous
me donnez un démenti! Monseigneur, je veux vous conduire au sérail de
d'Argenson, une abbesse de vingt-six ans et des novices de quinze; un
boudoir en étoffe des Indes ravissant et des cellules tendues en toile
peinte! Oh! monsieur le lieutenant de police fait bien les choses, et un
quinze pour cent de la loterie y a passé.

Le régent se tenait les côtes en voyant la figure bouleversée de
d'Argenson.

--Mais, reprit le lieutenant de police, en essayant de ramener la
conversation sur celui des deux sujets qui tout en étant le plus
humiliant pour lui, était cependant le moins désagréable, il n'y a pas
grand mérite à vous, monsieur l'abbé, à connaître les détails d'un
événement que monseigneur vous a sans doute raconté.

--Sur mon honneur! d'Argenson, s'écria le régent, je ne lui en ai pas
dit une parole.

--Laissez donc, monsieur le lieutenant! Est-ce que c'est monseigneur
aussi qui m'a raconté l'histoire de cette novice des hospitalières du
faubourg Saint-Marceau que vous avez failli enlever par-dessus les
murailles de son couvent? Est-ce que c'est monseigneur qui m'a parlé de
cette maison que vous avez fait bâtir, sous un faux nom mitoyennement
avec les murs du couvent de la Madeleine, ce qui fait que vous y pouvez
entrer à toute heure, par une porte cachée dans une armoire, et qui
donne dans la sacristie de la chapelle du bienheureux saint Marc, votre
patron? Enfin, est-ce encore monseigneur qui m'a dit qu'hier Votre
Grandeur avait passé la soirée à se faire gratter la plante des pieds,
et à se faire lire, par les épouses du Seigneur, les placets qu'elle
avait reçus dans la journée? Mais non, tout cela, mon cher lieutenant,
c'est l'enfance de l'art, et celui qui ne saurait que cela ne serait pas
digne, je l'espère bien, de dénouer les cordons de vos souliers.

--Écoutez, monsieur l'abbé, répondit le lieutenant de police en
reprenant son ton sérieux; si tout ce que vous m'avez dit sur
monseigneur est vrai, la chose est grave, et je suis dans mon tort de ne
pas la savoir, quand un autre la sait; mais il n'y a pas de temps perdu:
nous connaîtrons les coupables, et nous les punirons comme ils le
méritent.

--Mais, dit le régent, il ne faut pas non plus attacher trop
d'importance à cela: ce sont sans doute quelques officiers ivres qui
croyaient faire une plaisanterie à un de leurs camarades.

--C'est une belle et bonne conspiration, monseigneur reprit Dubois, et
qui part de l'ambassade d'Espagne, en passant par l'Arsenal, pour
arriver au Palais-Royal.

--Encore, Dubois!

--Toujours, monseigneur.

--Et vous, d'Argenson, quelle est votre opinion là-dessus?

--Que vos ennemis sont capables de tout, monseigneur; mais nous
déjouerons leurs complots quels qu'ils soient, je vous en donne ma
parole!

En ce moment, la porte s'ouvrit, et l'huissier de service annonça Son
Altesse monseigneur le duc du Maine, qui venait pour le conseil, et qui,
en sa qualité de prince du sang, avait le privilège de ne point
attendre. Il s'avança de cet air timide et inquiet qui lui était
naturel, jetant un regard oblique sur les trois personnes en face
desquelles il se trouvait, comme pour pénétrer de quelle chose on
s'occupait au moment de son arrivée. Le régent comprit sa pensée.

--Soyez le bienvenu, mon cousin, lui dit-il. Tenez, voici deux méchants
sujets que vous connaissez, et qui m'assuraient à l'instant même que
vous conspiriez contre moi.

Le duc du Maine devint pâle comme la mort, et, sentant les jambes lui
manquer, s'appuya sur la canne en forme de béquille qu'il portait
habituellement.

--Et j'espère, monseigneur, répondit-il d'une voix à laquelle il
essayait vainement de rendre sa fermeté, que vous n'avez pas ajouté foi
à une pareille calomnie?

--Oh! mon Dieu, non, répondit négligemment le régent. Mais? que
voulez-vous? j'ai affaire à deux entêtés qui prétendent qu'ils vous
prendront un jour sur le fait. Je n'en crois rien; mais comme je suis
beau joueur, à tout hasard je vous en préviens. Mettez-vous donc en
garde contre eux, car ce sont de fins compères, je vous en réponds!

Le duc du Maine desserrait les dents pour répondre quelque excuse
banale, lorsque la porte s'ouvrit de nouveau et que l'huissier annonça
successivement monsieur le duc de Bourbon, monsieur le prince de Conti,
monsieur le duc de Saint-Simon, monsieur le duc de Guiche, capitaine des
gardes, monsieur le duc de Noailles, président du conseil des finances,
monsieur le duc d'Antin, surintendant des bâtiments, le maréchal
d'Uxelles président des affaires étrangères, l'évêque de Troyes, le
marquis de Lavrillière, le marquis d'Éffiat, le duc de Laforce, le
marquis de Torcy, et les maréchaux de Villeroy d'Éstrées, de Villars et
de Bezons.

Comme ces graves personnages étaient convoqués pour examiner le traité
de la quadruple alliance, rapporté de Londres par Dubois, et que le
traité de la quadruple alliance ne figure que très secondairement dans
l'histoire que nous nous sommes engagé à raconter, nos lecteurs
trouveront bon que nous quittions le somptueux cabinet du Palais-Royal
pour les ramener dans la pauvre mansarde de la rue du Temps-Perdu.




Chapitre 24


D'Harmental, après avoir posé son feutre et son manteau sur une chaise,
après avoir posé ses pistolets sur sa table de nuit et glissé son épée
sous son chevet, s'était jeté tout habillé sur son lit, et, telle est la
puissance d'une vigoureuse organisation, que, plus heureux que Damoclès,
il s'était endormi, quoique, comme Damoclès, une épée fût suspendue sur
sa tête par un fil.

Lorsqu'il se réveilla, il faisait grand jour, et comme la veille il
avait oublié, dans sa préoccupation, de fermer ses volets, la première
chose qu'il vit fut un rayon de soleil qui se jouait joyeusement à
travers sa chambre traçant de la fenêtre à la porte une brillante ligne
de lumière dans laquelle voltigeaient mille atomes. D'Harmental crut
avoir fait un rêve en se retrouvant calme et tranquille dans sa petite
chambre si blanche et si propre tandis que, selon toute probabilité, il
aurait dû être, à la même heure, dans quelque sombre et triste prison.
Un instant il douta de la réalité, ramenant toutes ses pensées sur ce
qui s'était passé la veille au soir; mais tout était encore là, le ruban
ponceau sur la commode, le feutre et le manteau sur la chaise, les
pistolets sur la table de nuit, et l'épée sous le chevet; et lui-même,
d'Harmental, comme une dernière preuve, dans le cas où toutes les autres
se seraient trouvées insuffisantes, se revoyait avec son costume de la
veille qu'il n'avait point quitté de peur d'être réveillé en sursaut, au
milieu de la nuit, par quelque mauvaise visite.

D'Harmental sauta en bas de son lit: son premier regard fut pour la
fenêtre de sa voisine; elle était déjà ouverte, et l'on voyait Bathilde
aller et venir dans sa chambre. Le second fut pour sa glace, et sa glace
lui dit que la conspiration lui allait à merveille. En effet, son visage
était plus pâle que d'habitude, et, par conséquent, plus intéressant;
ses yeux un peu fiévreux, et, par conséquent, plus expressifs; de sorte
qu'il était évident que lorsqu'il aurait donné un coup à ses cheveux et
remplacé sa cravate froissée par une autre cravate, il deviendrait
incontestablement pour Bathilde, vu l'avis qu'elle avait reçu la veille,
un personnage des plus intéressants. D'Harmental ne se dit pas cela tout
haut, il ne se le dit même pas tout bas, mais le mauvais instinct qui
pousse nos pauvres âmes à leur perte lui souffla ces pensées à l'esprit,
indistinctes, vagues, inachevées, il est vrai, mais assez précises
cependant pour qu'il se mît à sa toilette avec l'intention d'assortir sa
mise à l'air de son visage. C'est-à-dire qu'un costume entièrement noir
succéda à son costume sombre, que ses cheveux froissés furent renoués
avec une négligence charmante, et que son gilet s'entrouvrit de deux
boutons de plus que d'habitude pour faire place à son jabot, qui retomba
sur sa poitrine avec un laisser-aller plein de coquetterie.

Tout cela s'était fait sans intention et de l'air le plus insouciant et
le plus préoccupé du monde, car d'Harmental, tout brave qu'il était,
n'oubliait point que d'un moment à l'autre on pouvait venir l'arrêter;
mais tout cela s'était fait d'instinct, de sorte que lorsque le
chevalier sortit de la petite chambre qui lui servait de cabinet de
toilette et jeta un coup d'oeil sur sa glace, il se sourit à lui-même
avec une mélancolie qui doublait le charme déjà si réel de sa
physionomie. Il n'y avait point à se tromper à ce sourire, car il alla
aussitôt à sa fenêtre et l'ouvrit.

Peut-être Bathilde avait-elle fait aussi bien des projets pour le moment
où elle reverrait son voisin; peut-être avait-elle arrangé une belle
défense qui consistait à ne point regarder de son côté ou à fermer sa
fenêtre après une simple révérence; mais au bruit de la fenêtre de son
voisin qui s'ouvrait, tout fut oublié, elle s'élança à la sienne en
s'écriant:

--Ah! vous voilà! Mon Dieu, monsieur, que vous m'avez fait de mal!

Cette exclamation était dix fois plus que n'avait espéré d'Harmental.
Aussi, s'il avait de son côté préparé quelques phrases bien posées et
bien éloquentes, ce qui était probable, ces phrases s'échappèrent-elles
à l'instant de son esprit, et joignant les mains à son tour:

--Bathilde! Bathilde! s'écria-t-il, vous êtes donc aussi bonne que vous
êtes belle?

--Pourquoi bonne? demanda Bathilde. Ne m'avez-vous pas dit que si
j'étais orpheline, vous étiez sans parents? Ne m'avez-vous pas dit que
j'étais votre soeur, et que vous étiez mon frère?

--Et alors, Bathilde, vous avez prié pour moi?

--Toute la nuit, dit en rougissant la jeune fille.

--Et moi qui remerciais le hasard de m'avoir sauvé, tandis que je devais
tout aux prières d'un ange!

--Le danger est donc passé? s'écria vivement Bathilde.

--Cette nuit a été sombre et triste, répondit d'Harmental. Ce matin,
cependant, j'ai été réveillé par un rayon de soleil; mais il ne faut
qu'un nuage pour qu'il disparaisse. Il en est ainsi du danger que j'ai
couru: il est passé pour faire place à un plaisir bien grand, Bathilde,
celui d'être certain que vous avez pensé à moi; mais il peut revenir.
Et, tenez, reprit-il en entendant les pas d'une personne qui montait
dans son escalier, le voilà peut-être qui va frapper à ma porte!

En ce moment, en effet, on frappa trois coups à la porte du chevalier.

--Qui va là? demanda d'Harmental de la fenêtre, et avec une voix dans
laquelle toute sa fermeté ne pouvait pas faire qu'il ne perçât un peu
d'émotion.

--Ami! répondit-on.

--Eh bien? demanda Bathilde avec anxiété.

--Eh bien! toujours, grâce à vous, Dieu continue de me protéger. Celui
qui frappe est un ami. Encore une fois merci, Bathilde!

Et le chevalier referma sa fenêtre, en envoyant à la jeune fille un
dernier salut qui ressemblait fort à un baiser.

Puis il alla ouvrir à l'abbé Brigaud, qui, commençant à s'impatienter,
venait de frapper une seconde fois.

--Eh bien! dit l'abbé, sur la figure duquel il était impossible de lire
la moindre altération, que nous arrive-t-il donc, mon cher pupille, que
nous sommes enfermé ainsi à serrure et à verrous? Est-ce pour prendre un
avant goût de la Bastille?

--Holà! l'abbé! répliqua d'Harmental d'un visage si joyeux et d'une voix
si enjouée qu'on eût dit qu'il voulait lutter d'impassibilité avec
Brigaud, point de pareilles plaisanteries, je vous prie, cela pourrait
bien porter malheur!

--Mais regardez donc, regardez donc! dit Brigaud en jetant les yeux
autour de lui; ne dirait-on pas qu'on entre chez un conspirateur? Des
pistolets sur la table de nuit, une épée sous le chevet, et sur cette
chaise un feutre et un manteau! Ah! mon cher pupille, mon cher pupille,
vous vous dérangez, ce me semble. Allons, remettez-moi tout cela à sa
place, et que moi-même je ne puisse pas m'apercevoir, quand je viens
vous faire ma visite paternelle, de ce qui se passe ici quand je n'y
suis pas!

D'Harmental obéit, tout en admirant le flegme de cet homme d'église,
que son sang-froid à lui, homme d'épée, avait grand-peine à atteindre.

--Bien, bien dit Brigaud en le suivant des yeux. Ah et ce noeud d'épaule
que vous oubliez, et qui n'a jamais été fait pour vous car, le diable
m'emporte! il date de l'époque où vous étiez en jaquette! Allons,
allons, rangez-le aussi; qui sait, vous pourriez en avoir besoin.

--Eh! pourquoi faire, l'abbé? demanda en riant d'Harmental, pour aller
au lever du régent?

--Eh! mon Dieu, non, mais pour faire un signal à quelque brave homme qui
passe. Allons, rangez-moi cela!

--Mon cher abbé, dit d'Harmental, si vous n'êtes pas le diable en
personne, vous êtes au moins une de ses plus intimes connaissances.

--Eh non! pour Dieu, non! je suis un pauvre bonhomme qui va son petit
chemin, et qui, tout allant, regarde à droite et à gauche, en haut et en
bas, voilà tout. C'est comme cette fenêtre... que diable! voilà un rayon
de printemps, le premier qui vient frapper humblement à cette fenêtre,
et vous ne lui ouvrez pas! On dirait que vous avez peur d'être vu, ma
parole d'honneur! Ah! pardon, je ne savais pas que quand votre fenêtre
s'ouvrait, elle en faisait fermer une autre.

--Mon cher tuteur, vous êtes plein d'esprit, répondit d'Harmental, mais
d'une indiscrétion terrible! C'est au point que si vous étiez
mousquetaire au lieu d'être abbé, je vous chercherais une querelle.

--Une querelle! et pourquoi diable, mon cher? parce que je veux vous
aplanir le chemin de la fortune, de la gloire et de l'amour peut-être!
Ah! ce serait une monstrueuse ingratitude!

--Eh bien, non! soyons amis, l'abbé, reprit d'Harmental en lui tendant
la main. Aussi bien ne serais-je pas fâché d'avoir quelques nouvelles.

--De quoi?

--Mais que sais-je! de la rue des Bons-Enfants, où il y a eu grand
train, à ce qu'on m'a dit; de l'Arsenal, où je pense que madame du Maine
donnait une soirée. Et même du régent, qui, si j'en crois un rêve que
j'ai fait, est rentré au Palais-Royal fort tard et un peu agité.

--Eh bien! tout a été à merveille: le bruit de la rue des Bons-Enfants,
si toutefois il y en a eu, est tout à fait calmé ce matin. Madame du
Maine a une aussi grande reconnaissance pour ceux que des affaires
importantes ont retenus loin de l'Arsenal, qu'elle a eu au fond du
coeur, j'en suis sûr, du mépris pour ceux qui y sont venus. Enfin, le
régent a déjà, comme d'habitude, en rêvant cette nuit qu'il était roi de
France, oublié qu'il a failli hier au soir être prisonnier du roi
d'Espagne. Maintenant c'est à recommencer.

--Ah! pardon, l'abbé, dit d'Harmental; mais avec votre permission, c'est
le tour des autres. Je ne serais pas fâché de me reposer un peu, moi.

--Diable! voilà qui s'accorde mal avec la nouvelle que je vous apporte.

--Et quelle nouvelle m'apportez-vous?

--Qu'il a été décidé cette nuit que vous partiriez en poste ce matin
pour la Bretagne.

--Pour la Bretagne, moi? Et que voulez-vous que j'aille faire en
Bretagne?

--Vous le saurez quand vous y serez.

--Et s'il ne me plaît pas de partir?

--Vous réfléchirez, et vous partirez tout de même.

--Et à quoi réfléchirai-je?

--Vous réfléchirez que ce serait d'un fou d'interrompre une entreprise
qui touche à sa fin, pour un amour qui n'en est encore qu'à son
commencement, et d'abandonner les intérêts d'une princesse du sang pour
gagner les bonnes grâces d'une grisette.

--L'abbé! dit d'Harmental.

--Oh! ne nous fâchons pas, mon cher chevalier, reprit Brigaud, mais
raisonnons. Vous vous êtes engagé volontairement dans l'affaire que nous
poursuivons et vous avez promis de nous aider à la mener à bien.
Serait-il loyal de nous abandonner maintenant pour un échec? Que diable!
mon cher pupille, il faut avoir un peu plus de suite dans ses idées, ou
ne pas se mêler de conspirer.

--Et c'est justement, reprit d'Harmental, parce que j'ai de la suite
dans mes idées, que, cette fois comme l'autre, avant de rien
entreprendre de nouveau, je veux savoir ce que j'entreprends. Je me suis
offert pour être le bras, il est vrai; mais, avant de frapper, le bras
veut savoir ce qu'a décidé la tête. Je risque ma liberté, je risque ma
vie, je risque quelque chose qui peut-être m'est plus précieux encore.
Je veux risquer tout cela à ma façon, les yeux ouverts et non fermés.
Dites-moi d'abord ce que je vais faire en Bretagne, et ensuite, eh bien!
peut-être irai-je.

--Vos ordres portent que vous vous rendrez à Rennes. Là, vous
décachetterez cette lettre, et vous y trouverez vos instructions.

--Mes ordres! mes instructions!

--Mais n'est-ce point les termes dont le général se sert à l'endroit de
ses officiers, et les gens de guerre ont-ils l'habitude de discuter les
commandements qu'on leur donne?

--Non pas, quand ils sont au service; mais moi, je n'y suis plus.

--C'est vrai! j'avais oublié de vous dire que vous y étiez rentré.

--Moi?

--Oui, vous. J'ai même votre brevet dans ma poche. Tenez.

Et Brigaud tira de sa poche un parchemin qu'il présenta tout plié à
d'Harmental, et que celui-ci déploya lentement et tout en interrogeant
Brigaud du regard.

--Un brevet! s'écria le chevalier, un brevet de colonel d'un des quatre
régiments de carabiniers! Et d'où me vient ce brevet?

--Regardez la signature, pardieu!

--Louis-Auguste! monsieur le duc du Maine!

--Eh bien! qu'y a-t-il là d'étonnant? En sa qualité de grand-maître de
l'artillerie n'a-t-il pas la nomination à douze régiments? Il vous en
donne un, voilà tout, pour remplacer celui qu'on vous a ôté; et, comme
votre général, il vous envoie en mission. Est-ce l'habitude des gens de
guerre de refuser en pareil cas l'honneur que leur a fait leur chef en
songeant à eux?

Moi, je suis homme d'église, et je ne m'y connais pas.

--Non, mon cher abbé, non! s'écria d'Harmental, et c'est au contraire
le devoir de tout officier du roi d'obéir à son chef.

--Sans compter, reprit négligemment Brigaud, que dans le cas où la
conspiration échouerait, vous n'avez fait qu'obéir aux ordres qu'on vous
a donnés, et que vous pouvez rejeter sur un autre toute la
responsabilité de vos actions.

--L'abbé! s'écria une seconde fois d'Harmental.

--Dame! vous n'allez pas... je vous fais sentir l'éperon, moi!

--Si, mon cher abbé, si, je vais.... Excusez-moi; mais tenez, il y a des
moments où je suis à moitié fou. Me voilà aux ordres de monsieur du
Maine, ou plutôt de madame. Ne la verrai-je donc point avant mon départ
pour tomber à ses genoux, pour baiser le bas de sa robe, pour lui dire
que je suis prêt à me faire casser la tête sur un mot d'elle?

--Allons, voilà que nous allons tomber dans l'exagération contraire!
Mais non, il ne faut pas vous faire casser la tête, il faut vivre; vivre
pour triompher de nos ennemis, et pour porter un bel uniforme avec
lequel vous tournerez la tête à toutes les femmes.

--Oh! mon cher Brigaud, il n'y en a qu'une à laquelle je veuille plaire.

--Eh bien! vous plairez à celle-là d'abord et aux autres ensuite.

--Et quand dois-je partir?

--À l'instant même.

--Vous me donnerez bien une demi-heure?

--Pas une seconde!

--Mais je n'ai pas déjeuné.

--Je vous emmène et vous déjeunerez avec moi.

--Je n'ai là que deux ou trois mille francs, et ce n'est point assez.

--Vous trouverez une année de votre solde dans le coffre de votre
voiture.

--Des habits?...

--Vos malles en sont pleines. Est-ce que je n'avais pas votre mesure, et
seriez-vous mécontent de mon tailleur?

--Mais au moins, l'abbé, quand reviendrai-je?

--D'aujourd'hui en six semaines, jour pour jour, madame la duchesse du
Maine vous attend à Sceaux.

--Mais au moins, l'abbé, vous me permettrez bien d'écrire deux lignes?

--Deux lignes, soit! je ne veux pas être trop exigeant. Le chevalier se
mit à une table et écrivit:

«Chère Bathilde, aujourd'hui c'est plus qu'un danger qui me menace,
c'est un malheur qui m'atteint. Je suis forcé de partir à l'instant même
sans vous revoir, sans vous dire adieu. Je serai six semaines absent. Au
nom du ciel!

Bathilde, n'oubliez pas celui qui ne sera pas une heure sans penser à
vous.

Raoul.»

Cette lettre terminée, pliée et cachetée, le chevalier se leva et alla à
sa fenêtre; mais, comme nous l'avons dit, celle de sa voisine s'était
refermée à l'apparition de l'abbé Brigaud. Il n'y avait donc aucun moyen
de faire passer à Bathilde la dépêche qui lui était destinée.
D'Harmental laissa échapper un geste d'impatience. En ce moment on
gratta doucement à la porte; l'abbé ouvrit et Mirza, qui, guidée par son
instinct et sa gourmandise, avait trouvé la chambre du jeteur de
bonbons, parut sur le seuil et entra en faisant mille démonstrations de
joie.

--Eh bien! dit Brigaud, dites encore qu'il n'y a pas un bon Dieu pour
les amants! Vous cherchiez un messager, en voilà justement un qui vous
arrive.

--L'abbé! l'abbé! dit d'Harmental en secouant la tête prenez garde
d'entrer dans mes secrets plus avant que la chose ne me conviendra!

--Allons donc! répondit Brigaud, un confesseur, mon cher, c'est un
abîme!

--Ainsi, pas un mot ne sortira de votre bouche?

--Sur l'honneur! chevalier.

Et d'Harmental attacha la lettre au cou de Mirza, lui donna un morceau
de sucre en récompense de la mission qu'elle allait accomplir, et moitié
triste d'avoir perdu pour six semaines sa belle voisine, moitié gai
d'avoir retrouvé pour toujours son bel uniforme, il prit tout l'argent
qui lui restait, fourra ses pistolets dans ses poches, agrafa son épée à
sa ceinture, mit son feutre sur sa tête, jeta son manteau sur ses
épaules, et suivit l'abbé Brigaud




Chapitre 25


Au jour et à l'heure dits, c'est-à-dire six semaines après son départ de
la capitale, et à quatre heures de l'après-midi, d'Harmental, revenant
de Bretagne, entrait au grand galop de ses deux chevaux de poste dans la
cour du palais de Sceaux.

Des valets en grande livrée attendaient sur le perron, et tout annonçait
les préparatifs d'une fête. D'Harmental passa à travers leur double
haie, franchit le vestibule, et se trouva dans un grand salon au milieu
duquel causaient par groupes, en attendant la maîtresse de la maison,
une vingtaine de personnes dont la plupart étaient de sa connaissance.
C'étaient, entre autres, le comte de Laval, le marquis de Pompadour, le
poète Saint-Genest, le vieil abbé de Chaulieu, Saint-Aulaire, mesdames
de Rohan, de Croissy, de Charost et de Brissac.

D'Harmental alla droit au marquis de Pompadour, celui de toute cette
noble et intelligente société qu'il connaissait le plus. Tous deux
échangèrent une poignée de main, puis d'Harmental tirant Pompadour à
l'écart:

--Mon cher marquis, dit le chevalier, pourriez-vous m'apprendre comment
il se fait que, lorsque je croyais arriver tout juste pour un triste et
ennuyeux conciliabule politique, je me trouve jeté au milieu des
préparatifs d'une fête?

--Ma foi! je n'en sais rien, mon cher chevalier, répondit Pompadour; et
vous me voyez aussi étonné que vous, j'arrive moi-même de Normandie.

--Ah! vous arrivez aussi, vous?

--À l'instant même. Aussi faisais-je la même question que vous venez de
me faire à Laval. Mais il arrive de Suisse, et il n'en sait pas plus que
nous.

En ce moment, on annonça le baron de Valef.

--Ah! pardieu! voilà notre affaire, continua Pompadour; Valef est des
plus intimes de la duchesse, et il nous dira cela, lui.

D'Harmental et Pompadour allèrent à Valef, qui, de son côté, les
reconnaissant, vint droit à eux; d'Harmental et Valef ne s'étaient pas
revus depuis le jour du duel par lequel nous avons ouvert cette
histoire, de sorte qu'ils se serrèrent la main avec un grand plaisir.
Puis, après les premiers compliments échangés:

--Mon cher Valef, demanda d'Harmental, pourriez-vous me dire quel est le
but de cette grande réunion, quand je croyais être convoqué en très
petit comité?

--Ma foi! mon très cher, je n'en sais rien, dit Valef; j'arrive de
Madrid.

--Ah ça! mais tout le monde arrive donc ici? dit en riant Pompadour;
ah! voilà Malezieux. J'espère que celui-là n'arrive que de Dombes ou de
Châtenay, et comme en tout cas il a certainement passé par la chambre de
madame du Maine, nous allons enfin savoir de ses nouvelles....

À ces mots, Pompadour fit un signe à Malezieux, mais le digne chancelier
était trop galant pour ne pas s'acquitter d'abord de son devoir de
chevalier auprès des femmes. Il alla donc saluer mesdames de Rohan, de
Charost, de Croissy et de Brissac, puis il s'achemina vers le groupe que
formaient Pompadour, d'Harmental et de Valef.

--Ma foi! mon cher Malezieux, dit Pompadour, nous vous attendions avec
une grande impatience; nous arrivons des quatre coins du monde, à ce
qu'il paraît: Valef du midi, d'Harmental de l'occident, Laval de
l'orient, moi du nord, vous, je ne sais d'où; de sorte que, nous
l'avouons, nous serions curieux de savoir ce que nous venons faire à
Sceaux.

--Vous êtes venus assister à une grande solennité, messieurs, répondit
Malezieux; vous venez assister à la réception d'un nouveau chevalier de
la Mouche-à-Miel.

--Peste! dit d'Harmental, un peu piqué qu'on ne lui eût pas même laissé
la faculté de passer par la rue du Temps-Perdu avant de venir à Sceaux.
Je comprends alors pourquoi madame du Maine nous avait fait recommander
à tous d'être si exacts au rendez-vous; et quant à moi, je suis fort
reconnaissant à Son Altesse.

--D'abord, jeune homme, interrompit Malezieux, il n'y a ici ni madame du
Maine ni Altesse, il y a la belle fée Ludovise, la reine des Abeilles, à
laquelle chacun doit obéir aveuglément. Or, notre reine est la
toute-sagesse comme elle est la toute-puissance. Et quand vous saurez
quel est le chevalier de la Mouche que nous recevons en ce moment,
peut-être ne regretterez vous plus si fort la diligence que vous avez
faite.

--Et qui recevons-nous? demanda Valef, qui arrivant de plus loin était
naturellement le plus pressé de savoir pourquoi on l'avait fait venir.

--Nous recevons Son Excellence le prince de Cellamare.

--Ah! ah! C'est autre chose, fit Pompadour, et je commence à
comprendre.

--Et moi aussi, dit Valef.

--Et moi aussi, dit d'Harmental.

--Très bien! très bien! répondit en souriant Malezieux, et avant la fin
de la nuit vous comprendrez mieux encore. En attendant, laissez-vous
conduire. Ce n'est point la première fois que vous entrez quelque part
les yeux bandés, n'est-ce pas monsieur d'Harmental?

Et à ces mots, Malezieux s'avança vers un petit homme à la figure plate,
aux longs cheveux collants, aux regards envieux, qui paraissait tout
embarrassé de se trouver en si noble compagnie, et que d'Harmental
voyait pour la première fois. Aussi demanda-t-il aussitôt à Pompadour
quel était ce petit homme. Pompadour lui répondit que c'était le poète
Lagrange-Chancel.

Les deux jeunes gens regardèrent un instant le nouveau venu avec une
curiosité mêlée de dégoût, puis se retournant d'un autre côté et
laissant Pompadour s'avancer vers le cardinal de Polignac, qui entrait
en ce moment, ils allèrent causer dans l'embrasure d'une fenêtre de la
réception du nouveau chevalier de la Mouche-à-Miel.

L'ordre de la Mouche-à-Miel avait été fondé par madame la duchesse du
Maine à propos de cette devise empruntée à l'Aminte du Tasse, et qu'elle
avait prise à l'occasion de son mariage: _Piccola si, ma fa pur gravi le
ferite._ Devise que Malezieux, dans son éternel dévouement poétique
pour la petite fille du grand Condé, avait traduite ainsi:

          _L'abeille, petit animal,_
          _Fait de grandes blessures._
          _Craignez son aiguillon fatal,_
          _Évitez ses piqûres._
          _Fuyez si vous pouvez les traits_
          _Qui partent de sa bouche;_
          _Elle pique et s'envole après,_
          _C'est une fine mouche._

Cet ordre, comme tous les autres, avait sa décoration, ses officiers,
son grand-maître. Sa décoration était une médaille représentant d'un
côté une ruche et de l'autre la reine des Abeilles; cette médaille était
suspendue à la boutonnière par un ruban citron, et tout chevalier devait
en être décoré chaque fois qu'il venait à Sceaux. Ses officiers étaient
Malezieux, Saint-Aulaire, l'abbé de Chaulieu et Saint-Genest; son
grand-maître était madame du Maine. Il se composait de trente-neuf
membres et ne pouvait dépasser ce nombre. La mort de monsieur de Nevers
avait réduit ce nombre, et, comme Malezieux venait de l'annoncer à
d'Harmental, cette lacune allait être comblée par la nomination du
prince de Cellamare.

Le fait est que madame du Maine avait trouvé plus sûr de couvrir cette
réunion toute politique d'un prétexte tout frivole, certaine qu'elle
était qu'une fête dans les jardins de Sceaux paraîtrait moins suspecte à
Dubois et à Voyer d'Argenson qu'un conciliabule à l'Arsenal.

Aussi, comme on va le voir, rien n'avait-il été oublié pour rendre à
l'ordre de la Mouche-à-Miel son ancienne splendeur, et pour ressusciter
dans leur magnificence première ces fameuses nuits blanches qu'avait
tant raillées Louis XIV.

En effet, à quatre heures précises, moment fixé pour la cérémonie, la
porte du salon s'ouvrit, et l'on aperçut, dans une galerie tendue de
satin incarnat semé d'abeilles d'argent, sur un trône élevé de trois
marches, la belle fée Ludovise, à qui la petitesse de sa taille et la
délicatesse de ses traits, bien plus encore que la baguette d'or qu'elle
tenait à la main, donnaient l'apparence de l'être aérien dont elle avait
pris le nom. Elle fit un geste de la main, et toute sa cour, passant du
salon dans la galerie, se rangea en demi-cercle autour de son trône, sur
les marches duquel allèrent se placer les grands dignitaires de l'ordre.
Lorsque chacun fut à son poste, une porte latérale s'ouvrit, et Bessac,
enseigne des gardes de monseigneur le duc du Maine, portant le costume
de héraut, c'est-à-dire une robe cerise toute brodée d'abeilles
d'argent, et coiffé d'un bonnet en forme de ruche, entra et annonça à
haute voix:

--Son Excellence le prince de Cellamare.

Le prince entra, s'avança d'un pas grave vers la reine des Abeilles,
fléchit le genou sur la première marche de son trône, et attendit.

--Prince de Samarcand, dit alors le héraut, prêtez une oreille attentive
à la lecture des statuts de l'ordre que la grande fée Ludovise veut bien
vous conférer, et songez sérieusement à ce que vous allez faire.

Le prince s'inclina en signe qu'il comprenait toute l'importance de
l'engagement qu'il allait prendre. Le héraut continua:

Article premier.

--Vous jurez et promettez une fidélité inviolable, une aveugle
obéissance à la grande fée Ludovise, dictatrice perpétuelle de l'ordre
incomparable de la Mouche-à-Miel. Jurez par le sacré mont Hymette.

En ce moment, une musique cachée se fit entendre, et un choeur de
musiciens invisibles chanta:

          _Jurez, seigneur de Samarcand;_
          _Jurez, digne fils du grand khan._

--Par le sacré mont Hymette! je le jure, dit le prince.

Alors le choeur reprit, mais renforcé cette fois de la voix de tous les
assistants:

          _Il principe di Samarcand,_
          _Il digne figlio del gran'khan,_
          _Ha guirato:_
          _Sia ricevuto._


Après ce refrain répété trois fois, le héraut reprit la lecture de son
règlement:

Article deuxième.

--Vous jurez et promettez de vous trouver dans le palais enchanté de
Sceaux, chef-lieu de l'ordre de la Mouche-à-Miel, toutes les fois qu'il
sera question de tenir chapitre, et cela, toutes affaires cessantes,
sans même que vous puissiez vous excuser sous prétexte de quelque
incommodité légère, comme goutte, excès de pituite ou gale de Bourgogne.

Le choeur reprit:

          _Jurez, seigneur de Samarcand;_
          _Jurez, digne fils du grand khan._

--Par le sacré mont Hymette! je le jure, dit le prince.

Article troisième, continua le héraut:

Vous jurez et promettez d'apprendre incessamment à danser toute
contredanse comme _furstemberg_, derviches, pistolets, courantes,
sarabandes, gigues et autres, et de les danser en tout temps; mais
encore plus volontiers si faire se peut, pendant la canicule, et de ne
point quitter la danse, si cela ne vous est ordonné, que vos habits ne
soient percés de sueur, et que l'écume ne vous en vienne à la bouche.

Le choeur.

          _Jurez, seigneur de Samarcand;_
          _Jurez, digne fils du grand khan._

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

Le héraut.

Article quatrième.

--Vous jurez et promettez d'escalader généreusement toutes les meules de
foin, de quelque hauteur qu'elles puissent être, sans que la crainte des
culbutes les plus affreuses puisse jamais vous arrêter.

Le choeur.

          _Jurez, prince de Samarcand;_
          _Jurez, digne fils du grand khan._

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

Le héraut.

Article cinquième.

--Vous jurez et promettez de prendre en votre protection toutes les
espèces de mouches à miel, et de ne faire jamais mal à aucune, de vous
en laisser piquer courageusement sans les chasser, quelque endroit de
votre personne qu'il leur plaise d'attaquer, soit mains, joues, jambes,
etc.; dussent-elles, de ces piqûres, devenir plus grosses et plus
enflées que celles de votre majordome.

Le choeur.

          _Jurez, prince de Samarcand;_
          _Jurez, digne fils du grand khan._

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

Le héraut.

Article sixième.

--Vous jurez et promettez de respecter le premier ouvrage des mouches à
miel, et à l'exemple de votre grande dictatrice, d'avoir en horreur
l'usage profane qu'en font les apothicaires, dussiez-vous crever de
réplétion.

Le choeur.

          _Jurez, prince de Samarcand;_
          _Jurez, digne fils du grand khan._

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

Le héraut.

Article septième et dernier.

--Vous jurez et promettez enfin de conserver soigneusement la glorieuse
marque de votre dignité, et de ne jamais paraître devant votre
dictatrice sans avoir à votre côté la médaille dont elle va vous
honorer.

Le choeur.

          _Jurez, prince de Samarcand;_
          _Jurez, digne fils du grand khan._

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

À ce dernier serment, le choeur général reprit:

          _Il principe di Samarcand,_
          _Il digno figlio del gran' khan,_
          _Ha guirato:_
          _Sia ricevuto._

Alors la fée Ludovise se leva, et prenant des mains de Malezieux la
médaille suspendue au ruban orange, et faisant signe au prince
d'approcher, elle prononça ces vers, dont le mérite était fort augmenté
par l'à-propos de la situation:

          _Digne envoyé d'un grand monarque,_
          _Recevez de ma main la glorieuse marque_
          _De l'ordre qu'on vous a promis:_
          _Thessandre, apprenez de ma bouche_
          _Que je vous mets au rang de mes amis_
          _En vous faisant chevalier de la Mouche._

Le prince mit un genou en terre, et la fée Ludovise lui passa au cou le
ruban orange et la médaille qu'il soutenait.

Au même instant, le choeur général éclata, chantant tout d'une voix:

          _Viva semprè, viva, et in onore cresca_
          _Il novo cavaliere della Mosca._

À la dernière mesure de ce choeur général, une seconde porte latérale
s'ouvrit à deux battants, et laissa voir un magnifique souper servi dans
une salle splendidement illuminée.

Le nouveau chevalier de la Mouche offrit alors la main à la dictatrice,
la fée Ludovise, et tous deux s'acheminèrent vers la salle à manger,
suivis du reste des assistants.

Mais, à la porte de la salle à manger, ils furent arrêtés par un bel
enfant habillé en Amour, et qui portait à la main un globe de cristal
dans lequel on voyait autant de petits billets roulés qu'il y avait de
convives. C'était une loterie d'un nouveau genre, et qui était bien
digne de servir de suite à la cérémonie que nous venons de raconter.

Parmi les cinquante billets que renfermait cette loterie, il y en avait
dix sur lesquels étaient écrits les mots: chanson, madrigal, épigramme,
impromptu, etc., etc. Ceux auxquels tombaient ces billets étaient forcés
d'acquitter leur dette séance tenante et pendant le repas. Les autres
n'étaient tenus qu'à applaudir, à boire et à manger.

À la vue de cette loterie poétique, les quatre dames se récrièrent sur
la faiblesse de leur esprit, qui devait les exempter d'un pareil
concours; mais madame la duchesse du Maine déclara que personne ne
devait être exempt des chances du hasard. Seulement, les dames étaient
autorisées à prendre un collaborateur, et le collaborateur, en échange,
acquérait des droits à un baiser. Comme on le voit, c'était de la plus
pure bergerie.

Cet amendement fait à la loi, la fée Ludovise introduisit la première sa
petite main dans le globe de cristal et en tira un billet qu'elle
déroula. Le billet portait le mot impromptu.

Chacun puisa après elle; mais soit hasard, soit disposition adroite des
lots, les pièces de vers tombèrent presque toutes à Chaulieu, à
Saint-Genest, à Malezieux, à Saint-Aulaire et à Lagrange-Chancel.

Mesdames de Croissy, de Rohan et de Brissac tirèrent les autres lots, et
choisirent immédiatement pour collaborateurs Malezieux, Saint-Genest et
l'abbé de Chaulieu, qui se trouvèrent ainsi chargés d'une double tâche.

Quant à d'Harmental, il avait à sa grande joie tiré un billet blanc, ce
qui, comme nous l'avons déjà dit, bornait sa tâche à applaudir, à boire
et à manger.

Cette petite opération terminée, chacun alla prendre à la table la place
qui d'avance lui était désignée par une étiquette portant son nom.




Chapitre 26


Cependant, hâtons-nous de le dire à la louange de madame la duchesse du
Maine, cette fameuse loterie, qui rappelait avec avantage les plus beaux
jours de l'hôtel Rambouillet, n'était pas si ridicule au fond qu'elle
paraissait être à la superficie. D'abord les petits vers, les sonnets et
les épigrammes étaient forts à la mode à cette époque, dont ils
représentaient à merveille la futilité. Ce vaste foyer de poésie allumé
par Corneille et par Racine allait s'éteignant, et sa flamme, qui avait
éclairé le monde, ne se trahissait plus que par quelques pauvres petites
étincelles qui brillaient dans le cercle d'une coterie, se répandaient
dans une douzaine de ruelles, et s'éteignaient aussitôt. Puis il y avait
encore à cette lutte d'esprit un motif autre que celui de la mode. Cinq
à six personnes seulement étaient initiées au véritable but de la fête,
et il fallait occuper par d'amusantes futilités deux heures d'un repas
pendant lequel chaque physionomie serait un livre ouvert aux
commentaires, et la duchesse du Maine n'avait rien trouvé de mieux pour
cela que d'inventer un de ces jeux qui avaient fait appeler Sceaux les
galeries du Bel-Esprit.

Le commencement du dîner fut, comme toujours, froid et silencieux; il
faut s'accommoder avec ses voisins, reconnaître sur la table cette
étroite part de propriété qui revient à chaque convive, puis enfin, si
poète et si berger que l'on soit, éteindre ce premier cri de la faim.
Cependant le premier service disparu, ce léger chuchotement qui prélude
à la conversation générale commença de se faire entendre. La belle fée
Ludovise, seule préoccupée sans doute de l'impromptu que le sort lui
avait fait échoir en partage, et ne voulant pas donner le mauvais
exemple en prenant un collaborateur, était silencieuse ce qui, par une
réaction toute naturelle, jetait une ombre de tristesse sur tout le
repas. Malezieux vit qu'il était temps de couper le mal dans sa racine,
et s'adressant à la duchesse du Maine.

--Belle fée Ludovise, lui dit-il, tes sujets se plaignent amèrement de
ton silence, auquel tu ne les as pas habitués, et me chargent de porter
leur réclamation au pied de ton trône.

--Hélas! dit la duchesse, vous le voyez, mon cher chancelier, je suis
comme le corbeau de la fable, qui veut imiter l'aigle et enlever un
mouton.

J'ai les pieds pris dans mon impromptu et je ne peux plus m'en dépêtrer.

--Alors, répondit Malezieux, permets-nous de maudire pour la première
fois les lois que tu nous as imposées. Mais tu nous as habitués au son
de ta voix et au charme de ton esprit, belle princesse, si bien que nous
ne pouvons plus nous en passer.

          _Chaque mot qui sort de ta bouche_
          _Nous surprend, nous ravit, nous touche._
          _Il a mille agréments divers._
          _Pardonne, princesse, si j'ose_
          _Faire le procès à ta prose,_
          _Qui nous a privé de tes vers._

--Mon cher Malezieux, s'écria la duchesse, je prends l'impromptu à mon
compte. Me voilà quitte envers la société, il n'y a plus que vous à qui
je dois un baiser.

--Bravo! s'écrièrent tous les convives.

--Ainsi, à partir de ce moment, messieurs, plus de conversations
particulières, plus de chuchotement individuel, chacun se doit à tous.
Allons, mon Apollon, continua la duchesse en se tournant vers
Saint-Aulaire, qui parlait bas à madame de Rohan près de laquelle il
était placé, nous commençons notre inquisition par vous; dites-nous tout
haut le secret que vous disiez tout bas à votre belle voisine.

Il paraît que le secret n'était pas de nature à être répété tout haut,
car madame de Rohan rougit jusqu'au blanc des yeux, et fit signe à
Saint-Aulaire de garder le silence; celui-ci la rassura d'un geste, puis
se tournant vers la duchesse, à laquelle il devait un madrigal:

--Madame, lui dit-il, répondant à son ordre et s'acquittant en même
temps de l'obligation imposée par la loterie:

          _La divinité qui s'amuse_
          _À me demander mon secret,_
          _Si j'étais Apollon, ne serait pas ma muse,_
          _Elle serait Thétis et le jour finirait!_

Ce madrigal, qui devait cinq ans plus tard conduire Saint-Aulaire à
l'Académie, eut un tel succès que pendant quelques instants personne
n'osa se hasarder à venir après lui. Il en résulta après les
applaudissements obligés un silence d'un instant. La duchesse le rompit
la première en reprochant à Laval de ne pas manger.

--Vous oubliez ma mâchoire, dit Laval en montrant sa mentonnière.

--Nous, oublier votre blessure! reprit madame du Maine, une blessure
reçue pour la défense du pays et au service de notre illustre père Louis
XIV! Vous vous méprenez, mon cher Laval, c'est le régent qui l'oublie et
non pas nous.

--En tout cas, dit Malezieux, il me semble, mon cher comte, qu'une
blessure si bien placée est plutôt un motif de fierté que de tristesse.

          _Mars t'a frappé de son tonnerre_
          _En mille aventures de guerre_
          _Dignes du grand nom de Laval._
          _Il te reste un gosier pour boire,_
          _Cher ami, c'est le principal,_
          _Console-toi de la mâchoire._

--Oui, dit le cardinal de Polignac, mais si le temps qu'il fait
continue, mon cher Malezieux, le gosier de Laval court grand risque de
ne pas boire du vin cette année.

--Comment cela? demanda Chaulieu avec inquiétude.

--Comment cela, mon cher Anacréon? ignorez-vous donc ce qui arrive au
ciel?

--Hélas! dit Chaulieu en se tournant vers la duchesse, Votre Éminence
sait bien que je n'y vois plus même assez pour y distinguer les étoiles;
mais n'importe, pour ne pas y voir, je n'en suis que plus inquiet de ce
qui s'y passe.

--Il s'y passe que mes vignerons m'écrivent de Bourgogne que tout est
brûlé par le soleil, et que la récolte prochaine est perdue si d'ici à
quelques jours nous n'avons de la pluie.

--Entendez-vous, Chaulieu, dit en riant madame la duchesse du Maine, de
la pluie, vous qui avez si grande horreur de l'eau. Entendez-vous ce que
son Éminence demande?

--Oh! cela est vrai, dit Chaulieu; mais il y a moyen de tout concilier:

          _L'eau me fait horreur, ma commère;_
          _À son aspect j'entre en colère,_
          _Je frémis comme un enragé._
          _Cependant malgré ma furie,_
          _Aujourd'hui mon coeur est changé,_
          _Nos vins demandent de la pluie._

          _Ciel! fais pleuvoir en diligence_
          _Verse de l'eau sur notre France,_
          _Qui n'a déjà que trop pâti;_
          _Elle aura beau tomber sur terre,_
          _J'aurai soin de boire à l'abri,_
          _De peur qu'il n'en tombe en mon verre._

--Oh! vous nous ferez bien grâce pour ce soir, mon cher Chaulieu,
s'écria la duchesse, et vous attendrez la pluie jusqu'à demain. La pluie
dérangerait le divertissement que notre bonne Delaunay, votre amie, nous
prépare en ce moment dans nos jardins.

--Ah! voilà donc ce qui nous prive du plaisir d'avoir notre aimable
savante à notre table, dit Pompadour; elle se sacrifie pour nous, et
nous l'oublions; nous étions de grands ingrats. À sa santé, Chaulieu!

Et Pompadour leva son verre, geste qui fut immédiatement imité par le
sexagénaire amant de la future madame de Staël.

--Un instant, un instant! s'écria Malezieux en tendant son verre vide à
Saint-Genest; peste! j'en suis aussi, moi!

          _Je soutiens qu'un esprit solide_
          _Ne doit point admettre le vide,_
          _Je prétends le réfuter._
          _Partout, je lui ferai la guerre,_
          _Et pour qu'on ne puisse en douter,_
          _Saint-Genest, remplis-moi mon verre._

Saint-Genest se hâta d'obéir à la sommation du chancelier de Dombes;
mais en reposant la bouteille, soit hasard soit exprès, il renversa une
lumière, qui s'éteignit. Aussitôt madame la duchesse, qui suivait tout
ce qui se passait de son oeil vif et rapide, le railla sur sa
maladresse. C'était sans doute ce que demandait le bon abbé, car se
tournant aussitôt du côté de madame du Maine:

--Belle fée, dit-il, vous avez tort de me railler sur ma maladresse; ce
que vous prenez pour une gaucherie est un hommage rendu à vos beaux
yeux.

--Et comment cela, mon cher abbé? Un hommage rendu à mes yeux, dites
vous?

--Oui, grande fée, continua Saint-Genest, je l'ai dit et je le prouve:

          _Ma muse sévère et grossière_
          _Vous soutient que tant de lumière_
          _Est inutile dans les cieux._
          _Sitôt que notre auguste Aminte_
          _Fait briller l'éclat de ses yeux,_
          _Toute autre lumière est éteinte._

Ce madrigal, si élégamment tourné, eût sans doute obtenu tout le succès
qu'il méritait d'avoir, si, au moment même où Saint-Genest disait le
dernier vers madame du Maine, malgré les efforts qu'elle faisait pour se
retenir, n'eût outrageusement éternué et cela avec un tel bruit, qu'au
grand désappointement de Saint-Genest, le trait final en fut perdu pour
la plupart des auditeurs; mais dans cette société de chasseurs à
l'esprit, rien ne pouvait se perdre: ce qui nuisait à l'un servait à
l'autre; et à peine la duchesse eut-elle laissé échapper cet intempestif
éternuement, que Malezieux, le saisissant au vol, s'écria:

          _Que je suis étonné_
          _Du bruit que fait le nez_
          _De la belle déesse!_
          _Car grande est la princesse,_
          _Mais petit est le nez_
          _Qui m'a tant étonné._

Ce dernier impromptu était d'un précieux si superlatif que pour un
instant il imposa silence à tous les autres, et qu'on redescendit des
hauteurs de la poésie aux vulgarités de la simple prose.

Pendant tout le temps qu'avait eu lieu ce feu roulant de bel esprit,
d'Harmental, usant de la liberté que lui donnait son billet blanc, avait
gardé le silence, ou bien échangé avec Valef, son voisin, quelques
paroles à voix basse, ou quelques sourires à demi réprimés. Au reste,
comme l'avait pensé madame du Maine, malgré la préoccupation bien
naturelle de quelques convives, l'ensemble du repas avait conservé une
telle apparence de frivolité, qu'il était impossible à des yeux
étrangers de voir, sous cette frivolité apparente, serpenter la
conspiration qui se tramait. Aussi, soit force sur elle-même, soit
satisfaction de voir ses projets ambitieux tourner à si bonne fin, la
belle fée Ludovise avait-elle fait les honneurs du repas avec une
présence d'esprit, une grâce et une gaieté merveilleuses. De leur côté,
comme on l'a vu aussi, Malezieux, Saint-Aulaire, Chaulieu et
Saint-Genest l'avaient secondée de leur mieux.

Cependant le moment de quitter la table approchait. On entendait, à
travers les fenêtres fermées et les portes entrouvertes, de vagues
bouffées d'harmonie qui, du jardin, pénétraient jusque dans la salle à
manger, et annonçaient que de nouveaux divertissements attendaient les
convives. De sorte que madame du Maine, voyant que l'heure approchait,
annonça qu'ayant promis la veille à Fontenelle d'étudier le lever de
l'étoile de Vénus, elle avait dans la journée reçu de l'auteur des
Mondes un excellent télescope, avec lequel elle invitait la société à
faire sur ce bel astre ses études astronomiques. Cette annonce était une
trop belle occasion offerte à Malezieux de lancer quelque madrigal pour
qu'il n'en profitât point. Aussi, comme madame du Maine paraissait
craindre que Vénus ne fût déjà levée:

--Oh! belle fée! dit-il, vous savez mieux que personne que nous n'avons
rien à craindre.

          _Pour observer dans vos jardins,_
          _La lunette est tirée:_
          _Sortez du salon des festins,_
          _On verra Cythérée._
          _Oui, finissez ce long repas,_
          _Princesse incomparable;_
          _Vénus ne se lèvera pas_
          _Tant que vous tiendrez table._

Malezieux terminait la séance comme il l'avait commencée; on se levait
donc au milieu des applaudissements, lorsque Lagrange-Chancel, qui
n'avait point prononcé une parole pendant tout le repas, se tournant
vers la duchesse:

--Pardon, madame, dit-il, mais, moi aussi, j'ai une dette à payer, et
quoique personne ne la réclame, à ce qu'il paraît, je suis débiteur trop
consciencieux pour ne pas m'acquitter.

--Oh! c'est vrai mon Archiloque, répondit la duchesse, n'avez-vous point
un sonnet à nous dire?

--Non point, madame, reprit Lagrange-Chancel: le sort m'a réservé une
ode, et le sort a très bien fait, car je me connais et suis peu propre à
toutes ces poésies de ruelles qui ont cours aujourd'hui. Ma muse à moi,
madame vous le savez, c'est Némésis, et mon inspiration, au lieu de
descendre du ciel, monte des enfers. Ayez donc la bonté, madame la
duchesse, de prier ces dames et ces messieurs de me prêter un instant
l'attention que depuis le commencement du repas ils ont eue pour
d'autres.

Madame du Maine ne répondit qu'en se rasseyant, et chacun aussitôt
imita son exemple; puis il se fit un moment de silence, pendant lequel
les yeux de tous les convives se portèrent avec une certaine inquiétude
sur cet homme qui avouait lui-même que sa Muse était une Furie et son
Hippocrène l'Achéron.

Alors Lagrange-Chancel se leva; un feu sombre passa dans son regard, un
sourire amer crispa sa lèvre, puis d'une voix sourde et qui s'harmoniait
parfaitement avec les paroles qui sortaient de sa bouche, il dit les
vers suivants qui devaient retentir jusqu'au Palais-Royal et faire
tomber des yeux du régent des larmes d'indignation que Saint-Simon vit
couler.

          _Vous, dont l'éloquence rapide,_
          _Contre deux tyrans inhumains,_
          _Eut jadis l'audace intrépide_
          _D'armer les Grecs et les Romains,_

          _Contre un monstre encore plus farouche,_
          _Mettez votre fiel dans ma bouche;_
          _Je brûle de suivre vos pas,_
          _Et je vais tenter cet ouvrage,_
          _Plus charmé de votre courage_
          _Qu'effrayé de votre trépas!_
          _À peine ouvrit-il ses paupières_
          _Que, tel qu'il se montre aujourd'hui,_
          _Il fut indigné des barrières_
          _Qu'il voit entre le trône et lui._

          _Dans ces détestables idées,_
          _De l'art des Circés, des Médées,_
          _Il fit ses uniques plaisirs,_
          _Croyant cette voie infernale_
          _Digne de remplir l'intervalle_
          _Qui s'opposait à ses désirs._

          _Nocher des ondes infernales,_
          _Prépare-toi sans t'effrayer_
          _À passer les ombres royales_
          _Que Philippe va t'envoyer!_

          _Ô disgrâces toujours récentes!_
          _Ô pertes toujours renaissantes!_
          _Sujets de pleurs et de sanglots!_
          _Tels, dessus la plaine liquide,_
          _D'un cours éternel et rapide_
          _Les flots sont suivis par les flots._

          _Ainsi les fils pleurant leur père_
          _Tombent frappés des mêmes coups;_
          _Le frère est suivi par le frère,_
          _L'épouse devance l'époux;_

          _Mais, ô coups toujours plus funestes!_
          _Sur deux fils, nos uniques restes,_
          _La faux de la Parque s'étend;_
          _Le premier a rejoint sa race,_
          _L'autre, dont la couleur s'efface,_
          _Penche vers son dernier instant!_

          _Ô roi, depuis si longtemps ivre_
          _D'encens et de prospérité,_
          _Tu ne te verras pas revivre_
          _Dans ta triple postérité._

          _Tu sais d'où part ce coup sinistre,_
          _Tu connais l'infâme ministre_
          _Digne d'un prince détesté;_
          _Qu'il expire avec son complice,_
          _Tu ne sauveras pas leur supplice_
          _Le peu de sang qui t'est resté._

          _Poursuis ce prince sans courage,_
          _Déjà par ses frayeurs vaincu._
          _Fais que dans l'opprobre et la rage_
          _Il meure comme il a vécu;_

          _Que sur sa tête scélérate_
          _Tombe le sort de Mithridate_
          _Pressé des armes des Romains,_
          _Et qu'en son désespoir extrême,_
          _Il ait recours au poison même_
          _Préparé par ses propres mains!_

Il est impossible d'exprimer l'effet que produisirent ces vers, venant à
la suite des impromptus de Malezieux, des madrigaux de Saint-Aulaire,
des chansons de Chaulieu; chacun se regardait en silence et comme
épouvanté de se trouver pour la première fois en face de ces hideuses
calomnies qui jusque-là s'étaient traînées dans l'ombre, mais n'avaient
point osé apparaître au grand jour. La duchesse elle-même, qui les avait
le plus accréditées avait pâli en voyant cette ode, hydre monstrueuse,
dresser devant elle ses six têtes pleines de fiel et de venin. Le prince
de Cellamare ne savait quelle contenance tenir, et la main du cardinal
de Polignac tremblait visiblement en chiffonnant son rabat de dentelle.

Aussi le poète termina-t-il sa dernière strophe au milieu du même
silence qui avait accueilli la première; et comme, embarrassée de ce
mutisme général qui indiquait la désapprobation, même chez les plus
fidèles, madame du Maine venait de se lever, chacun suivit son exemple
et passa avec elle dans les jardins.

Sur le perron, d'Harmental, qui sortait le dernier, heurta sans y faire
attention Lagrange-Chancel, qui rentrait dans la salle pour y prendre le
mouchoir que madame du Maine y avait oublié.

--Pardon, monsieur le chevalier, dit le poète irrité, en se redressant
et en fixant sur d'Harmental ses deux petits yeux jaunis par la bile;
voudriez-vous marcher sur moi, par hasard?

--Oui, monsieur, répondit d'Harmental en le regardant avec dégoût de
toute la hauteur de sa taille, et comme il eût fait d'un crapaud ou
d'une vipère; oui, si j'étais sûr de vous écraser!

Et reprenant le bras de Valef, il descendit avec lui dans les jardins




Chapitre 27


Comme on avait pu le comprendre pendant le dîner, et comme on pouvait le
deviner par les divertissements que la duchesse du Maine avait
l'habitude de donner à sa chartreuse de Sceaux, la fête, au commencement
de laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, allait déborder des
salons dans les jardins, où de nouvelles surprises attendaient les
convives. En effet, ces vastes jardins, dessinés par Le Nôtre pour
Colbert, et que Colbert avait vendus à monsieur le duc du Maine, étaient
devenus entre les mains de la duchesse une demeure véritablement
féerique; ces grands partis pris des jardins français avec leurs vertes
charmilles, leurs longues allées de tilleuls, leurs ifs taillés en
coupes, en spirales et en pyramides, se prêtaient bien mieux que les
jardins anglais, à petits massifs, à allées tortueuses et à horizons
exigus, aux fêtes mythologiques qui étaient de mode sous le grand roi.
Ceux de Sceaux surtout, bornés seulement par une vaste pièce d'eau au
milieu de laquelle s'élevait le pavillon de l'Aurore, ainsi nommé parce
que c'était de ce pavillon que partait ordinairement le signal que la
nuit allait finir et qu'il était temps de se retirer, avaient, avec
leurs jeux de bagues et leurs jeux de paume et de ballon, un aspect d'un
grandiose véritablement royal. Aussi chacun resta-t-il émerveillé
lorsqu'en arrivant sur le perron on vit toutes ces hautes allées, tous
ces beaux arbres, toutes ces gracieuses charmilles, liés l'un à l'autre
par des guirlandes d'illuminations qui changeaient cette nuit obscure en
un jour des plus splendides. En même temps une musique délicieuse se fit
entendre sans que l'on pût voir d'où elle venait; puis au son de cette
musique on vit se mouvoir dans la grande allée et s'approcher quelque
chose de si étrange et de si inattendu, que dès qu'on eut reconnu à quoi
l'on avait affaire, les éclats de rire partirent de tous côtés. C'était
un jeu de quilles gigantesques qui s'approchait gravement dans la grande
allée du milieu, précédé par son neuf et escorté par sa boule, et qui,
s'étant avancé à quelques pas du perron, se disposa gracieusement dans
les règles ordonnées, et, après s'être incliné devant madame du Maine,
tandis que la boule continuait de rouler jusqu'à ses pieds, commença de
chanter une complainte fort triste sur ce que, jusqu'à ce jour, le
malheureux jeu de quilles, moins fortuné que les jeux de bagues, de
ballon et de paume, avait été exilé des jardins de Sceaux, demandant
qu'on revînt sur cette injustice et que le droit de réjouir les nobles
invités de la belle fée Ludovise lui fût accordé ainsi qu'à ses
confrères. Cette complainte était une cantate à neuf voix, accompagnée
par des violes et des flûtes entrecoupée par des solos de basse chantés
par la boule, de l'effet le plus original; aussi la demande qu'elle
exprimait fut-elle appuyée par tous les convives et accordée par madame
du Maine. Aussitôt et en signe d'allégresse, au signal donné, les neuf
quilles commencèrent un ballet, accompagné de si singuliers hochements
de tête et de si grotesques balancements de corps, que le succès des
danseurs surpassa peut-être celui qu'avaient eu les chanteurs, et que
madame du Maine, dans la satisfaction qu'elle ressentait de ce
spectacle, exprima au jeu de quilles tout le regret qu'elle avait de
l'avoir méconnu si longtemps, et toute la joie qu'elle éprouvait d'avoir
fait sa connaissance, l'autorisant dès ce moment, et en vertu de sa
puissance, comme reine des Abeilles, à s'appeler le noble jeu de quilles
afin qu'il ne restât en rien au dessous de son rival le noble jeu de
l'oie.

Aussitôt cette faveur accordée, les quilles se rangèrent pour faire
place à de nouveaux personnages, que depuis un instant on voyait
s'avancer par la grande allée: ces personnages, au nombre de sept,
étaient entièrement couverts de fourrures qui dissimulaient leur taille,
et de bonnets poilus qui cachaient leur visage; de plus, ils marchaient
gravement, menant au milieu d'eux un traîneau conduit par deux rennes,
ce qui indiquait une députation polaire. En effet, c'était une ambassade
que les peuples du Groenland adressaient à la fée Ludovise; cette
ambassade était conduite par un chef portant une longue simarre doublée
de martre, et un bonnet de peau de renard auquel on avait laissé trois
queues qui pendaient symétriquement une sur chaque épaule et l'autre par
derrière. Arrivé en face de madame du Maine, ce chef s'inclina, et
portant la parole au nom de tous:

--Madame, dit-il, les Groenlandais ayant délibéré dans une assemblée
générale de la nation d'envoyer un des plus considérables d'entre eux
vers Votre Altesse Sérénissime j'ai eu l'honneur d'être choisi pour me
mettre à leur tête et vous offrir, de leur part, la souveraineté de
leurs États.

L'allusion était si visible, et cependant, par la façon dont elle était
amenée, offrait si peu de danger, qu'un murmure d'approbation courut par
toute l'assemblée, et que, signe de sa future adhésion, un sourire des
plus gracieux effleura les lèvres de la belle fée Ludovise; aussi
l'ambassadeur, visiblement encouragé par la manière dont était accueilli
le commencement de ce discours, reprit aussitôt:

--La renommée, qui n'annonce chez nous que les merveilles les plus
rares, nous a instruits, au milieu de nos neiges, au fond de nos glaces,
dans notre pauvre petit coin du monde, des charmes, des vertus et des
inclinations de Votre Altesse Sérénissime: nous savons qu'elle abhorre
le soleil.

Cette nouvelle allusion fut saisie avec autant d'empressement et
d'ardeur que la première; en effet, le soleil était la devise du régent,
et, comme nous l'avons dit madame du Maine était connue pour sa
prédilection en faveur de la nuit.

--Il en résulte donc, madame, continua l'ambassadeur, que comme, vu
notre position géographique, Dieu nous a, dans sa bonté, gratifiés de
six mois de nuit et de six mois de crépuscule, nous venons vous proposer
de fuir chez nous ce soleil que vous haïssez; et, en dédommagement de ce
que vous abandonnez ici, nous vous offrons le titre de reine des
Groenlandais, certains que nous sommes que votre présence fera fleurir
nos campagnes arides, que la sagesse de vos lois domptera nos esprits
indociles, et que, grâce à la douceur de votre règne, nous renoncerons à
une liberté moins aimable que votre royale domination.

--Mais, dit madame du Maine, il me semble que le royaume que vous
m'offrez est un peu loin, et, je vous l'avoue, je crains les longs
voyages.

--Nous avions prévu votre réponse, madame, reprit l'ambassadeur; et,
grâce aux enchantements d'un puissant magicien, de peur que, plus
paresseuse que Mahomet, vous ne vouliez pas aller à la montagne, nous
nous sommes arrangés de façon que la montagne vînt à vous.

--Holà! génies du pôle, continua le chef de l'ambassade en décrivant en
l'air des cercles cabalistiques avec sa baguette, découvrez à tous les
yeux le palais de votre nouvelle souveraine.

Au même moment une musique fantastique se fit entendre, et le voile qui
couvrait le pavillon de l'Aurore s'étant enlevé comme par magie, la
vaste pièce d'eau, demeurée sombre jusque-là comme un miroir terni,
refléta une lumière si habilement disposée, qu'on l'eût prise pour celle
de la lune. À cette lumière on vit alors se dessiner, sur une île de
glace et au pied d'un pic neigeux et transparent, le palais de la reine
des Groenlandais, auquel conduisait un pont si léger, qu'il paraissait
fait d'un nuage flottant. Aussitôt au milieu des acclamations générales,
l'ambassadeur prit des mains d'un des personnages de sa suite une
couronne qu'il posa sur la tête de la duchesse, et que la duchesse
assura elle-même sur son front avec un geste si hautain, qu'on eût dit
que c'était une couronne réelle qu'elle venait de recevoir; puis,
montant dans le traîneau, elle s'achemina vers le palais marin, et,
tandis que les gardes empêchaient la foule de la suivre dans son nouveau
domaine, elle traversa le pont et entra avec les sept ambassadeurs par
une porte figurant une caverne. Au même instant le pont s'abîma, comme
si, par une allusion non moins visible que les autres, l'habile
machiniste eût voulu séparer le passé de l'avenir, et un feu d'artifice,
éclatant au-dessus du pavillon de l'Aurore, exprima la joie
qu'éprouvaient les Groenlandais à la vue de leur nouvelle reine.

Pendant ce temps, madame du Maine était introduite par un huissier dans
la pièce la plus isolée de son nouveau palais, et les sept ambassadeurs
ayant jeté bas bonnets et simarres, elle se trouva au milieu du prince
de Cellamare, du cardinal de Polignac, du marquis de Pompadour, du comte
de Laval, du baron de Valef, du chevalier d'Harmental, et de Malezieux.
Quant à l'huissier qui l'attendait et qui, après avoir fermé avec soin
toutes les portes, vint se mêler familièrement à cette noble assemblée,
il n'était autre que notre vieil ami l'abbé Brigaud.

Comme on le voit, les choses apparaissaient enfin sous leur véritable
forme, et la fête, comme venaient de le faire les ambassadeurs, jetait
bas à son tour masque et costume, et tournait franchement à la
conspiration.

--Messieurs, dit madame la duchesse du Maine avec sa vivacité
habituelle, nous n'avons pas un instant à perdre, et une trop longue
absence éveillerait des soupçons; que chacun se hâte donc de raconter ce
qu'il a fait, et que nous sachions enfin où nous en sommes.

--Pardon, madame, dit le prince, mais vous m'aviez parlé, comme devant
être des nôtres, d'un homme que je ne vois point ici, et que je serais
désolé de ne point compter dans nos rangs.

--Du duc de Richelieu, voulez-vous dire n'est-ce pas? répondit madame
du Maine. Eh bien! oui c'est vrai, il s'était engagé à venir, mais il
aura été retenu par quelque aventure, distrait par quelque rendez-vous:
il faudra nous en passer.

--Oui, sans doute, madame, reprit le prince, oui, s'il ne vient pas, il
faudra nous en passer; mais je ne vous cache pas que je verrais son
absence avec un grand regret. Le régiment qu'il commande est à Bayonne,
et, grâce à cette résidence, qui le met à notre portée, il pourrait nous
être parfaitement utile. Veuillez donc, je vous prie, madame la
duchesse, donner l'ordre que s'il venait, il soit introduit.

--L'abbé, dit madame du Maine en se tournant vers Brigaud, vous avez
entendu, prévenez d'Avranches.

Brigaud sortit pour exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir.

--Pardon, monsieur le chancelier, dit d'Harmental à monsieur Malezieux;
mais il me semblait qu'il y a six semaines, monsieur de Richelieu avait
refusé positivement d'être des nôtres.

--Oui, répondit Malezieux, car il savait qu'il était désigné pour porter
le cordon bleu au prince des Asturies, et il ne voulait pas se brouiller
avec le régent au moment où, en récompense de cette ambassade, il allait
probablement recevoir la Toison. Mais, depuis ce temps, le régent a
changé d'avis; et comme les cartes se brouillent avec l'Espagne, il a
résolu d'ajourner l'envoi de l'ordre, de sorte que M. de Richelieu,
voyant sa Toison renvoyée aux calendes grecques, s'est rallié à nous.

--L'ordre de Votre Altesse est transmis à qui de droit, madame, dit
l'abbé Brigaud en rentrant, et si M. le duc de Richelieu apparaît à
Sceaux, il sera immédiatement conduit ici.

--Bien, dit la duchesse; maintenant asseyons-nous à cette table et
procédons. Voyons, Laval, commencez.

--Moi, madame, dit Laval, j'ai, comme vous le savez, été en Suisse, où,
au nom et avec l'argent du roi d'Espagne, j'ai levé un régiment dans les
Grisons. Ce régiment est prêt à entrer en France quand le moment en sera
venu, attendu qu'il est armé et équipé, et n'attend plus que l'ordre de
marcher.

--Bien, mon cher comte, bien! dit la duchesse, et si vous ne regardez
pas comme au-dessous d'un Montmorency d'être colonel d'un régiment, en
attendant mieux, vous prendrez le commandement de celui-là. C'est un
moyen plus sûr d'avoir la Toison que de porter le Saint-Esprit en
Espagne.

--Madame, dit Laval, c'est à vous qu'il convient de fixer à chacun la
place que vous lui réservez, et celle que vous lui désignerez sera
toujours acceptée avec reconnaissance par le plus humble de vos
serviteurs.

--Et vous, Pompadour, dit madame du Maine, tout en remerciant d'un geste
de la main le comte de Laval, et vous, qu'avez-vous fait?

--Selon les instructions de Votre Altesse Sérénissime, répondit le
marquis, je me suis rendu en Normandie, où j'ai fait signer la
protestation de la noblesse; je vous rapporte trente-huit signatures, et
des meilleures.

Il tira un papier de sa poche.

--Voici la requête au roi; puis, à la suite de la requête, les
signatures.

Voyez, madame.

La duchesse prit si vivement le papier des mains du marquis de
Pompadour, qu'on eût dit qu'elle le lui arrachait. Puis, jetant
rapidement les yeux dessus:

--Oui, oui, dit-elle, vous avez bien fait de mettre cela: signé sans
distinction ni différence des rangs et des maisons, afin que personne
n'y puisse trouver à redire. Oui, cela épargne toute contestation de
préséance. Bien. Guillaume-Alexandre de Vieux-Pont, Pierre-Anne-Marie de
la Pailleterie, de Beaufremont, de Latour-Dupin, de Châtillon. Oui, vous
avez raison; ce sont les plus beaux et les meilleurs, comme ce sont les
plus fidèles noms de France. Merci, Pompadour; vous êtes un digne
messager, et, le cas échéant, on se souviendra de votre habileté, et
l'on changera les messages en ambassade.

--Et vous, chevalier? continua la duchesse en se tournant vers
d'Harmental armée de ce charmant sourire contre lequel elle savait qu'il
n'y avait pas de résistance possible.

--Moi, madame; dit le chevalier selon les ordres de Votre Altesse, je
suis parti pour la Bretagne, et, arrivé à Nantes, j'ai ouvert mes
dépêches et pris connaissance de mes instructions.

--Eh bien? demanda vivement la duchesse.

--Eh bien! madame, reprit d'Harmental, j'ai été aussi heureux dans ma
mission que messieurs de Laval et de Pompadour dans la leur. Voici
l'engagement de messieurs de Mont-Louis, de Bonamour, de Pont-Callet et
de Rohan-Soldue. Que l'Espagne fasse seulement paraître une escadre en
vue de nos côtes, et toute la Bretagne se soulèvera.

--Vous voyez! vous voyez, prince! s'écria la duchesse en s'adressant à
Cellamare avec un accent plein d'ambitieuse joie, tout nous seconde.

--Oui, répondit le prince. Mais ces quatre gentilshommes, tout
influents qu'ils sont, ne sont point les seuls qu'il nous faudrait
avoir; il y a encore les Laguerche-Saint-Amant, les Bois-Davy, les
Larochefoucault-Gondral, et que sais-je? les Décourt, les d'Érée, qu'il
serait important de gagner.

--Ils le sont, prince, dit d'Harmental, et voici leurs lettres...
tenez....

Et tirant plusieurs lettres de sa poche, il en ouvrit deux ou trois et
lut au hasard:

«Je suis si flatté par le souvenir dont m'honore Votre Altesse
Sérénissime, que dans une assemblée générale des États je joindrai ma
voix à tous ceux du corps de la noblesse qui voudront lui prouver leur
attachement.

Marquis Décourt.»

«Si j'ai quelque estime et quelque considération dans ma province, je
n'en veux faire usage que pour y faire valoir la justice de la cause de
Votre Altesse Sérénissime.

La Rochefoucault-Gondral.»

«Si le succès de votre affaire dépendait du suffrage de sept ou huit
cents gentilshommes, j'ose vous assurer, madame, qu'il sera bientôt
décidé en faveur de Votre Altesse Sérénissime. J'ai l'honneur de vous
offrir de nouveau tout ce qui dépend de moi dans ces quartiers.

Comte d'Érée.»

--Eh bien! prince, s'écria madame du Maine, vous rendrez-vous enfin?
Voyez, outre ces trois lettres, en voilà encore une de Lavauguyon, une
de Bois-Davy, une de Fumée. Tenez, tenez, chevalier, voici notre main
droite; c'est celle qui tiendra la plume; qu'elle vous soit un gage
qu'au jour où sa signature sera une signature royale, elle n'aura rien à
vous refuser.

--Merci, madame, dit d'Harmental en y posant respectueusement les
lèvres, mais cette main m'a déjà donné plus que je ne mérite, et le
succès lui-même me récompensera si grandement en mettant Votre Altesse à
la place qu'elle doit occuper, que je n'aurai ce jour-là vraiment plus
rien à désirer.

--Et maintenant, Valef, c'est votre tour, reprit la duchesse: nous vous
avons gardé pour le dernier, parce que vous étiez le plus important. Si
j'ai bien compris les signes que nous avons échangés pendant le dîner,
vous n'êtes pas mécontent de Leurs Majestés Catholiques, n'est-ce pas?

--Que dirait Votre Altesse Sérénissime d'une lettre écrite de la main
même de Sa Majesté Philippe?

--Ce que je dirais d'une lettre écrite de la main même de Sa Majesté!
s'écria madame du Maine; je dirais que c'est plus que je n'ai jamais osé
espérer.

--Prince, dit Valef en passant un papier à Cellamare vous connaissez
l'écriture de Sa Majesté le roi Philippe V, assurez donc à Son Altesse
Royale, qui n'ose pas le croire, que cette lettre est bien tout entière
de sa main.

--Tout entière, dit Cellamare en inclinant la tête, tout entière, c'est
la vérité.

--Et à qui est-elle adressée? dit madame du Maine en la prenant aux
mains du prince.

--Au roi Louis XV, madame, dit Valef.

--Bon, bon, dit la duchesse, nous la ferons mettre sous les yeux de Sa
Majesté par le maréchal de Villeroy. Voyons ce qu'il dit; et elle lut
aussi rapidement que le lui permettait la difficulté de l'écriture:

«L'Escurial, 16 mars 1718.

Depuis que la Providence m'a placé sur le trône d'Espagne, je n'ai pas
perdu de vue pendant un seul instant les obligations de ma naissance:
Louis XIV, d'éternelle mémoire, est toujours présent à mon esprit. Il me
semble toujours entendre ce grand prince au moment de notre séparation
me dire en m'embrassant: Il n'y a plus de Pyrénées! Votre Majesté est le
seul rejeton de mon frère aîné, dont je ressens tous les jours la perte:
Dieu vous a appelé à la succession de cette grande monarchie, dont la
gloire et les intérêts me seront précieux jusqu'à la mort. Enfin, je
vous porte au fond de mon coeur, et je n'oublierai jamais, pour rien au
monde, ce que je dois à Votre Majesté, à ma patrie et à la mémoire de
mon aïeul.

Mes chers Espagnols, qui m'aiment avec tendresse et qui sont bien
assurés de celle que j'ai pour eux, ne sont point jaloux des sentiments
que je vous témoigne, et sentent bien que notre union est la base de la
tranquillité publique. Je me flatte que mes intérêts personnels sont
encore chers à une nation qui m'a nourri dans son sein, et que cette
généreuse noblesse qui a versé tant de sang pour les soutenir regardera
toujours avec amour un roi qui se glorifie de lui avoir obligation et
d'être né au milieu d'elle.».

--Ceci s'adresse à vous, messieurs, dit madame la duchesse du Maine,
s'interrompant et saluant gracieusement de la main et du regard ceux qui
l'entouraient, puis elle continua, impatiente qu'elle était de connaître
le reste de l'épître:

«De quel oeil donc vos fidèles sujets peuvent-ils regarder le traité qui
se signe contre moi, ou pour mieux dire contre vous-même? Depuis le
temps que vos finances épuisées ne peuvent fournir aux dépenses
courantes de la paix, on veut que Votre Majesté s'unisse à mon plus
mortel ennemi et me fasse la guerre si je ne consens à livrer la Sicile
à l'archiduc.

Je ne souscrirai jamais à ces conditions, elles me sont insupportables.

Je n'entre pas dans les conséquences funestes de cette alliance: je me
renferme à prier instamment Votre Majesté de convoquer incessamment les
états généraux de son royaume, pour délibérer sur une affaire de si
grande conséquence.»

--Les états généraux! murmura le cardinal de Polignac.

--Eh bien! que dit Votre Éminence des états généraux? interrompit avec
impatience madame du Maine. Cette mesure a-t-elle le malheur de ne point
obtenir votre approbation?

--Je ne blâme ni n'approuve, madame, répondit le cardinal; seulement je
songe que même convocation a été faite pendant la Ligue, et que
Philippe II s'en est assez mal trouvé.

--Les temps et les hommes sont changés, monsieur le cardinal, reprit
vivement la duchesse du Maine. Nous ne sommes plus en 1594, mais en
1718: Philippe II était Flamand et Philippe V est Français. Les mêmes
résultats ne peuvent donc se représenter, puisque les causes sont
différentes.

Pardon, messieurs. Et elle reprit sa lecture:

«Je vous fais cette prière au nom du sang qui nous unit, au nom de ce
grand roi dont nous tirons notre origine, au nom de vos peuples et des
miens; s'il y eut jamais occasion d'écouter la voix de la nation
française, c'est aujourd'hui. Il est indispensable d'apprendre
d'elle-même ce qu'elle pense, de savoir si en effet elle veut nous
déclarer la guerre. Dans le temps où je suis prêt à exposer ma vie pour
maintenir sa gloire et ses intérêts, j'espère que vous répondrez au plus
tôt à la proposition que je vous fais; que l'assemblée que je vous
demande préviendra les malheureux engagements où nous pourrions tomber,
et que les forces de l'Espagne ne seront employées qu'à soutenir la
grandeur de la France et à humilier ses ennemis, comme je ne les
emploierai jamais que pour marquer à Votre Majesté la tendresse sincère
et inexprimable que j'ai pour elle.»

--Eh bien! que dites-vous de cela, messieurs? Sa Majesté Catholique
pouvait-elle plus faire pour nous? demanda madame du Maine.

--Elle pouvait joindre à cette lettre une épître directement adressée
aux états généraux, répondit le cardinal; cette épître, si le roi eût
daigné l'envoyer, aurait eu, j'en suis certain, une grande influence sur
leur délibération.

--La voici, dit le prince de Cellamare en tirant à son tour un papier de
sa poche.

--Comment, prince! reprit le cardinal, que dites-vous?

--Je dis que Sa Majesté Catholique a été de l'avis de Votre Éminence, et
qu'elle m'a adressé cette épître, qui est le complément de la lettre
qu'elle a remise au baron de Valef.

--Alors, rien ne nous manque plus! s'écria madame du Maine.

--Il nous manque Bayonne, dit le prince de Cellamare en secouant la
tête.

Bayonne, la porte de la France!

En ce moment, d'Avranches entra annonçant monsieur le duc de Richelieu.

--Et maintenant, prince, il ne vous manque plus rien, dit en riant le
marquis de Pompadour, car voilà celui qui en a la clef.




Chapitre 28


--Enfin, s'écria la duchesse en voyant entrer Richelieu, c'est vous,
monsieur le duc; serez-vous donc toujours le même, et vos amis ne
pourront-ils donc jamais compter sur vous plus que vos maîtresses?

--Au contraire, madame, dit Richelieu en s'approchant de la duchesse et
en baisant sa main avec ce respect facile qui indiquait l'homme pour
lequel les femmes n'avaient point de rang, au contraire, car aujourd'hui
plus que jamais, je prouve à Votre Altesse que je sais tout concilier.

--Ainsi vous nous faites un sacrifice, duc? dit en riant madame du
Maine.

--Mille fois plus grand que vous ne pouvez vous en douter. Imaginez-vous
qui je quitte?

--Madame de Villars? interrompit madame du Maine.

--Oh! non. Mieux que cela.

--Madame de Duras?

--Vous n'y êtes point.

--Madame de Nesle?

--Bah!

--Madame de Polignac? Ah! pardon, cardinal.

--Allez toujours. Cela ne regarde pas Son Éminence.

--Madame de Soubise, madame de Gabriant, madame de Gacé?

--Non, non, non.

--Mademoiselle de Charolais?

--Je ne l'ai pas vue depuis mon dernier voyage à la Bastille.

--Madame de Berry?

--Vous savez bien que depuis que Riom a eu l'idée de la battre, elle en
est folle.

--Mademoiselle de Valois?

--Je la ménage pour en faire ma femme, quand nous aurons réussi et que
je serai prince espagnol. Non, madame; je quitte pour Votre Altesse les
deux plus charmantes grisettes!...

--Des grisettes! ah! fi donc! s'écria la duchesse avec un mouvement de
lèvres d'un indéfinissable dédain; je ne croyais pas que vous
descendissiez jusqu'à ces espèces.

--Comment des espèces! Deux charmantes femmes, madame Michelin et madame
Renaud. Vous ne les connaissez pas? Madame Michelin, une délicieuse
blonde, une véritable tête de Greuze; son mari est tapissier. Je vous le
recommande, duchesse. Madame Renaud, une brune adorable, des yeux bleus
et des sourcils noirs et dont le mari est, ma foi! je ne me rappelle
plus bien....

--Ce qu'est monsieur Michelin probablement, dit en riant Pompadour.

--Pardon, monsieur le duc, reprit madame du Maine, qui avait perdu toute
curiosité pour les aventures amoureuses de Richelieu du moment où ces
aventures sortaient d'un certain monde, pardon, mais oserai-je vous
rappeler que nous sommes rassemblés ici pour affaires sérieuses?

--Ah! oui, nous conspirons, n'est-ce pas?

--Vous l'aviez oublié?

--Ma foi! comme une conspiration n'est pas, vous en conviendrez, madame
la duchesse du Maine, une chose des plus gaies, toutes les fois que je
le peux, je l'avoue, j'oublie que je conspire; mais cela n'y fait rien.
Toutes les fois aussi qu'il faut que je m'y remette, eh bien! je m'y
remets. Voyons, madame la duchesse, où en sommes-nous de la
conspiration?

--Tenez, duc, dit madame du Maine, prenez connaissance de ces lettres,
et vous serez aussi avancé que nous.

--Oh! que Votre Altesse m'excuse, madame, dit Richelieu. Mais
véritablement je ne lis pas même celles qui me sont adressées, et j'en
ai sept ou huit cents des plus charmantes écritures du monde et que je
garde pour le délassement de mes vieux jours. Tenez, Malezieux, vous qui
êtes la lucidité même, faites-moi un rapport.

--Eh bien! monsieur le duc, dit Malezieux, ces lettres sont les
engagements des seigneurs bretons de soutenir les droits de Son Altesse.

--Très bien!

--Ce papier, c'est la protestation de la noblesse.

--Oh! passez-moi ce papier. Je proteste.

--Mais vous ne savez pas contre quoi?

--N'importe, je proteste toujours. Et prenant le papier, il écrivit son
nom après celui de Guillaume-Antoine de Chastellux, qui était le dernier
signataire.

--Laissez faire, madame, dit Cellamare à la duchesse, le nom de
Richelieu est bon à avoir, partout où il se trouve.

--Et cette lettre? demanda le duc, en indiquant la missive de Philippe
V.

--Cette lettre, continua Malezieux, est une lettre de la main même du
roi Philippe V.

--Et bien! Sa Majesté Catholique écrit encore plus mal que moi, dit
Richelieu; cela me fait plaisir: Raffé qui dit toujours que c'est
impossible!

--Si la lettre est d'une méchante écriture, les nouvelles qu'elle
contient n'en sont pas moins bonnes, dit madame du Maine; car c'est une
lettre qui prie le roi de France de réunir les états généraux pour
s'opposer à l'exécution du traité de la quadruple alliance.

--Ah! ah! fit Richelieu: Et Votre Altesse est-elle sûre des états
généraux?

--Voilà la protestation qui engage la noblesse. Le cardinal répond du
clergé, et il ne reste plus que l'armée.

--L'armée, dit Laval, c'est mon affaire. J'ai le blanc-seing de
vingt-deux colonels.

--D'abord, dit Richelieu, moi je réponds de mon régiment, qui est à
Bayonne, et qui par conséquent se trouve en mesure de nous rendre de
grands services.

--Oui, dit Cellamare, et nous comptons bien dessus, mais j'ai entendu
dire qu'il était question de le changer de garnison.

--Sérieusement?

--On ne peut plus sérieusement. Vous comprenez, duc, qu'il faut aller au
devant de cette mesure.

--Comment donc! à l'instant même. Du papier... de l'encre.... Je vais
écrire au duc de Berwick. Au moment d'entrer en campagne, on ne
s'étonnera point que je sollicite pour lui la faveur de ne point
s'éloigner du théâtre de la guerre.

La duchesse du Maine se hâta de passer elle-même à Richelieu ce qu'il
demandait, et prenant une plume, elle la lui présenta.

Le duc s'inclina, prit la plume et écrivit la lettre suivante, que nous
copions textuellement et sans y changer une syllabe:

«Monsieur le duc de Berwick, pair et maréchal de France.

Comme mon régiment, monsieur, est des plus à portée de marcher, et qu'il
est après à faire un habillement, qu'il perdrait totalement si, avant
qu'il fût achevé, il était obligé de faire quelque mouvement.

J'ai l'honneur de vous supplier, monsieur, de vouloir bien le laisser à
Bayonne jusqu commencement de mai que l'habilement sera fait, et je vous
supplie de me croire, avec toute la considération possible, monsieur,
votre très humble et très obéissant serviteur.

Duc de Richelieu.»

--Et maintenant, lisez, madame, continua le duc en passant le papier à
madame du Maine; moyennant cette précaution le régiment ne bougera point
de Bayonne.

La duchesse prit la lettre, la lut et la passa à son voisin qui la passa
lui-même à un autre, de sorte que la lettre fit le tour de la table.
Heureusement pour le duc il avait affaire à de trop grands seigneurs
pour qu'ils s'inquiétassent de si peu de chose que de quelques lettres
de plus ou de moins. Malezieux seul, qui était le dernier, ne put
réprimer un léger sourire.

--Ah! ah! monsieur le poète, dit Richelieu, qui se douta de la chose,
vous riez. Il paraît que nous avons eu le malheur d'offenser cette prude
ridicule qu'on appelle l'orthographe. Que voulez-vous? je suis un
gentilhomme et l'on a oublié de me faire apprendre le français, en
pensant que je pourrais toujours, moyennant quinze cents livres par an,
avoir un valet de chambre qui écrirait mes lettres et qui ferait mes
vers. Ainsi est-il. Ce qui ne m'empêchera point, mon cher Malezieux,
d'être de l'Académie, non seulement avant vous, mais avant Voltaire.

--Et le cas échéant, monsieur le duc, sera-ce votre valet de chambre qui
fera votre discours de réception?

--Il y travaille, monsieur le chancelier, et vous verrez qu'il ne sera
pas plus mauvais que ceux que certains académiciens de ma connaissance
ont faits eux-mêmes.

--Monsieur le duc, dit madame du Maine, ce sera sans doute une chose
fort curieuse que votre réception dans l'illustre corps dont vous me
parlez, et je vous promets de m'occuper, dès demain, de m'assurer une
tribune pour ce grand jour. Mais, ce soir, nous nous occupons d'autre
chose: revenons donc, comme madame Deshoulières, à nos moutons.

--Allons, belle princesse, dit Richelieu, puisque vous voulez vous faire
absolument bergère, parlez, je vous écoute. Voyons, qu'avez-vous résolu?

--Comme nous l'avons dit, d'obtenir du roi, au moyen de ces deux
lettres, la convocation des états généraux; puis, les états généraux
assemblés, sûrs des trois ordres comme nous le sommes, nous faisons
déposer le régent et nous faisons nommer Philippe V à sa place.

--Et comme Philippe V ne peut pas quitter Madrid, il nous donne ses
pleins pouvoirs, et nous gouvernons la France à sa place.... Eh bien,
mais! ce n'est point mal vu du tout, cela. Mais pour convoquer les états
généraux, il faut un ordre du roi.

--Le roi signera cet ordre, répondit madame du Maine.

--Sans que le régent le sache? reprit Richelieu.

--Sans que le régent le sache.

--Vous avez donc promis à l'évêque de Fréjus de le faire cardinal?

--Non, mais je promettrai à Villeroy la grandesse et la Toison.

--J'ai bien peur, madame la duchesse, dit le prince de Cellamare, que
tout cela ne détermine pas le maréchal à une démarche qui entraîne une
si grave responsabilité que celle que nous espérons obtenir de lui.

--Ce n'est pas le maréchal qu'il faudrait avoir, c'est sa femme.

--Ah! mais vous m'y faites songer, dit Richelieu. Je m'en charge, moi.

--Vous? dit la duchesse avec étonnement.

--Oui, moi, madame, reprit Richelieu. Vous avez votre correspondance,
j'ai la mienne. J'ai pris connaissance de sept ou huit lettres que Votre
Altesse a reçues aujourd'hui. Votre Altesse veut-elle prendre
connaissance d'une seule que j'ai reçue hier?

--Cette lettre est-elle pour moi seule, ou peut-elle être lue tout haut?

--Mais nous avons affaire à des gens discrets, n'est-ce pas? dit
Richelieu, regardant autour de lui avec un air d'indicible fatuité.

--Je le pense, reprit la duchesse; d'ailleurs la gravité de la
situation....

La duchesse prit la lettre et lut:

«Monsieur le duc,

Je suis femme de parole: mon mari est enfin à la veille de partir pour
le petit voyage que vous savez.

Demain, à onze heures, je ne serai chez moi que pour vous. Ne croyez pas
que je me décide à cette démarche sans avoir mis tous les torts du côté
de monsieur de Villeroy. Je commence à craindre pour lui que vous ne
soyez chargé de le punir. Venez donc à l'heure convenue me prouver que
je ne suis pas trop à blâmer de vous préférer à mon légitime seigneur et
maître.»

--Ah! pardon! pardon de mon étourderie, madame la duchesse, ce n'est
point cela que je voulais vous montrer; celle-là est celle d'avant-hier.

Attendez voici celle d'hier.

La duchesse du Maine prit la seconde lettre que lui présentait M. de
Richelieu et lut:

«Mon cher Armand.»

--Est-ce bien celle-ci, et ne vous trompez-vous point encore? dit la
duchesse en se retournant vers Richelieu.

--Non, Votre Altesse, cette fois c'est bien elle.

La duchesse reprit:

«Mon cher Armand,

Vous êtes un avocat dangereux quand vous plaidez contre monsieur de
Villeroy. J'ai besoin du moins de m'exagérer vos talents pour diminuer
ma faiblesse; vous aviez dans mon coeur un juge intéressé à vous faire
gagner votre procès. Venez demain pour plaider de nouveau, je vous
donnerai audience sur mon tribunal, comme vous appeliez hier le
malheureux sofa du cabinet.»

--Et y avez-vous été?

--Certainement, madame.

--Ainsi, la duchesse?...

--Fera, je l'espère, tout ce que nous voudrons, et comme elle fait faire
à son mari tout ce qu'elle veut, nous aurons notre ordre de convocation
des états généraux au retour du maréchal.

--Et quand revient-il?

--Dans huit jours.

--Vous aurez le courage d'être fidèle tout ce temps-là, duc?

--Madame, quand j'ai embrassé une cause, je suis capable des plus grands
sacrifices pour la faire triompher.

--Ainsi, nous pouvons compter sur votre parole?

--Je me dévoue.

--Messieurs, dit la duchesse du Maine, vous l'avez entendu; continuons
d'opérer chacun de notre côté. Vous, Laval, agissez sur l'armée. Vous,
Pompadour, sur la noblesse. Vous, cardinal, sur le clergé. Et laissons
monsieur le duc de Richelieu agir sur madame de Villeroy.

--Et à quel jour notre nouvelle réunion? demanda Cellamare.

--Mais tout cela dépendra des circonstances, prince, répondit la
duchesse. En tous cas, si je n'avais pas le temps de vous faire
prévenir, je vous enverrais quérir par la même voiture et le même cocher
qui vous ont amené à l'Arsenal la première fois que vous y êtes venu.
Puis se retournant vers Richelieu:

--Nous donnez-vous le reste de votre nuit, duc? continua madame du Maine
en se levant.

--J'en demande pardon à Votre Altesse, répondit Richelieu; mais c'est
une chose absolument impossible, je suis attendu rue des Bons-Enfants.

--Comment! mais vous avez donc renoué avec madame de Sabran?

--Nous n'avons jamais rompu, madame, je vous prie de le croire.

--Mais, prenez-y garde, duc, c'est de la constance, cela.

--Non, madame, c'est du calcul.

--Allons, je vois que vous êtes en train de vous dévouer.

--Je ne fais jamais les choses à demi, madame la duchesse.

--Eh bien! Dieu nous aide! et nous prendrons exemple sur vous, monsieur
le duc, nous vous le promettons. Allons, messieurs, continua la
duchesse, il y a tantôt une heure et demie que nous sommes ici, et il
serait temps, je crois, rentrer dans les jardins si nous ne voulons pas
que l'on commente par trop notre absence. D'ailleurs, nous devons avoir
sur le rivage une pauvre déesse de la Nuit qui nous attend pour nous
remercier de la préférence que nous lui accordons sur le soleil, et il
ne serait pas poli de la trop faire attendre.

--Avec la permission de Votre Altesse, madame, dit Laval, il faut
cependant que je vous retienne encore un instant pour vous soumettre
l'embarras où je me trouve.

--Parlez, comte, reprit la duchesse, de quoi s'agit-il?

--Il s'agit de nos requêtes, de nos protestations, de nos mémoires; il a
été convenu, vous le savez, que nous ferions imprimer toutes ces pièces
par des ouvriers qui ne sauraient pas lire.

--Après?

--Eh bien! j'ai acheté une presse, je l'ai établie dans la cave d'une
maison, derrière le Val-de-Grâce. J'ai enrôlé les ouvriers nécessaires,
et nous avons eu jusqu'à présent, comme Votre Altesse a pu le voir, un
résultat satisfaisant. Mais ne voilà-t-il pas que le bruit de la machine
a fait croire aux voisins que nos gens fabriquaient de la fausse
monnaie, et qu'hier une descente de la police a eu lieu dans la maison.
Heureusement, on a eu le temps d'arrêter le travail et de rouler un lit
sur la trappe, de sorte que les alguazils de Voyer d'Argenson n'y ont
rien vu. Mais comme pareille visite pourrait se renouveler et ne pas
tourner si heureusement; aussitôt leur départ j'ai congédié les
ouvriers, enterré la presse, et fait porter chez moi toutes les
épreuves.

--Et vous avez bien fait, comte! s'écria le cardinal de Polignac.

--Oui, mais maintenant comment allons-nous faire? demanda madame du
Maine.

--Transportons la presse chez moi, dit Pompadour.

--Ou chez moi, dit Valef.

--Non, non, dit Malezieux, une presse est un moyen trop dangereux, un
homme de la police peut se glisser parmi les ouvriers et tout perdre.

D'ailleurs, nous devons avoir bien peu de choses à imprimer maintenant.

--Oui, dit Laval, le plus fort est fait.

--Eh bien! continua Malezieux, mon avis serait de recourir tout
simplement, comme je l'avais proposé d'abord, à un copiste intelligent,
discret et sûr, à qui on donnerait assez d'argent pour acheter son
silence.

--Oh! de cette façon, ce serait bien plus sûr, s'écria monsieur de
Polignac.

--Oui, mais où trouver un pareil homme? dit le prince; vous comprenez
que, pour une affaire de cette importance, il serait dangereux de
prendre le premier venu.

--Si j'osais... dit l'abbé Brigaud.

--Osez, l'abbé, osez, dit la duchesse du Maine.

--Je dirais, continua l'abbé, que j'ai votre affaire sous la main.

--Eh bien! quand je vous le disais, s'écria Pompadour, que l'abbé est un
homme précieux.

--Mais véritablement ce qu'il nous faut? demanda Polignac.

--Oh! Votre Éminence le ferait faire exprès qu'elle ne trouverait pas
mieux. Une véritable machine, qui écrira tout sans rien lire.

--Puis, pour plus grande précaution, dit le prince, nous pourrions
rédiger en espagnol les pièces les plus importantes, et comme ces pièces
sont spécialement destinées à Sa Majesté Catholique, nous aurions le
double avantage de procéder dans une langue inconnue à notre copiste, et
comme naturellement cela lui donnera un peu plus de mal, ce sera une
occasion de le payer plus cher, sans qu'il se doute lui-même de
l'importance de ce qu'il copie.

--Alors, prince, dit Brigaud, j'aurai l'honneur de vous l'envoyer.

--Non pas non pas, dit Cellamare, il ne faut pas que ce drôle mette le
pied à l'ambassade d'Espagne. Tout cela se fera par intermédiaire, s'il
vous plaît.

--Oui, oui, nous arrangerons tout cela, dit madame du Maine; l'homme est
trouvé, c'est le principal; vous en répondez, Brigaud?

--Oui, madame, j'en réponds.

--C'est tout ce qu'il faut; maintenant, rien ne nous retient plus,
continua la duchesse. Monsieur d'Harmental, donnez-moi le bras, je vous
prie.

Le chevalier s'empressa d'obéir à madame du Maine, qui, n'ayant pu
jusque-là s'occuper de lui, ainsi qu'elle avait fait de tout le monde,
saisissait cette occasion de lui exprimer, par cette faveur, sa
reconnaissance pour le courage qu'il avait montré rue des Bons-Enfants
et l'habileté dont il avait fait preuve en Bretagne.

À la porte du pavillon, les envoyés groenlandais, redevenus de simples
invités de la fête de Sceaux, trouvèrent une petite galère pavoisée aux
armes de France et d'Espagne, qui à défaut du pont qui avait disparu,
les attendait pour les conduire à l'autre bord. Madame du Maine y entra
la première, fit asseoir d'Harmental près d'elle, laissant Malezieux
faire les honneurs à Cellamare et à Richelieu; puis aussitôt, au signal
donné par une musique cachée, la galère commença de voguer vers le
rivage.

Comme l'avait dit la duchesse, la déesse de la Nuit, vêtue d'une longue
robe de gaze noire, semée d'étoiles d'or, l'attendait de l'autre côté du
petit lac, accompagnée des douze Heures qui se partagent son empire; la
galère se dirigea vers ce groupe, qui, aussitôt qu'il vit la duchesse à
portée de l'entendre, commença à chanter une cantate appropriée au
sujet. Cette cantate s'ouvrait par un choeur de quatre vers, auquel
succédait un solo, suivi lui-même d'une seconde reprise en choeur, le
tout d'un goût si exquis, que chacun se retourna vers Malezieux, le
grand ordonnateur des fêtes, pour le féliciter sur ce divertissement.
Seul au milieu de tous, et aux premières notes du solo, d'Harmental
avait tressailli d'étrange façon, car la voix de la chanteuse avait,
avec une autre voix bien connue de lui et bien chère à son souvenir, une
affinité telle que, quelque improbable que fût à Sceaux la présence de
Bathilde, le chevalier s'était levé tout debout, par un mouvement plus
fort que lui-même, pour regarder la personne dont l'accent lui avait
fait éprouver une si singulière émotion. Malheureusement, malgré les
flambeaux que les Heures, ses sujettes, tenaient à la main, il ne
pouvait apercevoir le visage de la déesse, couvert qu'il était par un
voile pareil à la robe dont elle était revêtue. Il entendait seulement
cette voix pure, flexible, sonore, monter et redescendre, avec cette
large, savante et facile méthode qu'il avait tant admirée lorsque la
première fois cette voix l'avait frappé rue du Temps-Perdu, et chaque
accent de cette voix, plus distincte à mesure qu'il approchait du
rivage, retentissait jusqu'au fond de son coeur et le faisait frissonner
de la tête aux pieds. Enfin, la galère aborda, le solo cessa et le
choeur reprit. Mais d'Harmental, toujours debout et insensible à toute
autre pensée qu'à celle qui l'occupait, continuait de suivre, dans son
souvenir, la voix éteinte et les notes envolées.

--Eh bien! monsieur d'Harmental, dit la duchesse du Maine, êtes-vous si
accessible aux charmes de la musique qu'elle vous fasse oublier que vous
êtes mon cavalier?

--Oh! pardon, pardon, madame, dit d'Harmental en sautant sur le rivage
et en tendant la main à la duchesse; mais il m'avait semblé reconnaître
cette voix, et cette voix, je dois l'avouer, me rappelle des souvenirs
si puissants....

--Cela prouve que vous êtes un habitué de l'Opéra, mon cher chevalier,
dit la duchesse du Maine, et que vous appréciez comme il convient le
talent de mademoiselle Bury.

--Comment! cette voix que je viens d'entendre est celle de mademoiselle
Bury? demanda d'Harmental avec étonnement.

--Elle-même, monsieur, et si vous n'en croyez point ma parole, reprit la
duchesse d'un ton où perçait une légère nuance de dépit, permettez-moi
de prendre le bras de Laval ou de Pompadour, et allez vous en assurer
vous même.

--Oh! madame, dit d'Harmental en retenant respectueusement la main que
la duchesse avait fait un mouvement pour retirer, que Votre Altesse
m'excuse. Nous sommes dans les jardins d'Armide, et un moment d'erreur
est permis au milieu de pareils enchantements.

Et présentant de nouveau son bras à la duchesse, il s'éloigna avec elle
dans la direction du château.

En cet instant, un faible cri se fit entendre, et, si faible qu'il fût,
arriva au coeur de d'Harmental, qui se retourna presque malgré lui.

--Qu'y a-t-il? demanda la duchesse du Maine, avec une inquiétude mêlée
d'impatience.

--Rien, rien, dit Richelieu, c'est la petite Bury qui a ses vapeurs;
mais rassurez-vous, madame la duchesse, je connais la maladie: elle
n'est point dangereuse... et même, si vous le désirez bien fort, j'irai
prendre demain de ses nouvelles.

Deux heures après ce petit accident, qui du reste était trop peu de
chose pour troubler en rien la fête, le chevalier d'Harmental ramené à
Paris par l'abbé Brigaud, rentrait dans sa petite mansarde de la rue du
Temps-Perdu, de laquelle il était absent depuis six semaines.




Chapitre 29


La première sensation qu'éprouva d'Harmental en rentrant chez lui fut un
sentiment de bien-être indéfinissable de se retrouver dans cette petite
chambre dont chaque meuble lui rappelait un souvenir. Quoique absent
depuis six semaines de son appartement, on eût dit qu'il l'avait quitté
la veille, tant, grâce aux soins presque maternels de la bonne madame
Denis, chaque chose se retrouvait à sa place. D'Harmental resta un
instant, sa bougie à la main regardant tout autour de lui avec une
expression qui ressemblait presque à de l'extase; c'est que toutes les
autres impressions de sa vie s'étaient effacées devant celles qu'il
avait ressenties dans ce petit coin du monde. Puis, ce premier moment
passé, il courut à sa fenêtre, l'ouvrit et essaya de plonger un
indicible regard d'amour à travers les vitres sombres de sa voisine.
Sans doute Bathilde dormait de son sommeil d'ange, ignorant que
d'Harmental était revenu, qu'il était là, regardant sa fenêtre, tout
frissonnant d'amour et d'espérance, comme si, chose impossible, cette
fenêtre allait s'ouvrir et lui parler!

D'Harmental demeura ainsi plus d'une demi-heure, respirant à pleine
poitrine l'air de la nuit, qui ne lui avait jamais semblé si pur et si
frais, et reportant les yeux de cette fenêtre au ciel et du ciel à cette
fenêtre. D'Harmental alors seulement comprit combien Bathilde était
devenue un besoin de sa vie, et combien l'amour qu'il éprouvait pour
elle était profond et puissant.

Enfin d'Harmental comprit qu'il ne pouvait passer la nuit tout entière
à sa fenêtre, et, refermant sa croisée, il entra chez lui; mais ce fut
pour se remettre à cette recherche de souvenirs qu'avait fait naître en
son coeur son retour dans sa petite chambre. Il ouvrit son piano, un peu
désaccordé par sa longue absence, et fit rouler ses doigts sur les
touches, au risque d'exciter de nouveau la colère du locataire du
troisième. Du piano, il passa au carton où était renfermé le portrait
inachevé de Bathilde. Le pastel en était un peu effacé, mais c'était
bien toujours la belle et chaste jeune fille, et la folle et capricieuse
petite tête de Mirza. Tout était comme il l'avait quitté, à cette légère
touche de destruction près que laisse toujours le temps sur les objets
qu'en passant il effleure du bout de l'aile. Enfin, après s'être arrêté
encore une dernière fois devant chaque objet, pressé par ce sommeil
toujours si puissant à une certaine époque de la vie, il se coucha et
s'endormit en repassant dans sa mémoire l'air de la cantate chantée par
mademoiselle Bury, dont il finit par faire, dans ce vague crépuscule de
la pensée qui précède un complet assoupissement, une seule et même
personne avec Bathilde.

En s'éveillant, d'Harmental bondit hors de son lit et courut à la
fenêtre. La journée paraissait assez avancée:

Le soleil était magnifique; et cependant, malgré ces séductions si
puissantes, la fenêtre de Bathilde était hermétiquement fermée.
D'Harmental regarda à sa montre: il était dix heures.

Le chevalier se mit à sa toilette. Nous avons déjà avoué qu'il n'était
point exempt d'une certaine coquetterie un peu féminine; ce n'était
point sa faute, mais celle de l'époque, où tout était manière, même la
passion. Mais cette fois ce n'était pas sur l'expression de mélancolie
de son visage qu'il comptait; c'était sur la franche joie du retour, qui
donnait à tous ses traits un caractère de bonheur admirable: il était
évident que d'Harmental n'attendait qu'un regard de Bathilde pour se
couronner roi de la création.

Ce regard il vint le chercher à la fenêtre; mais celle de Bathilde était
toujours fermée. D'Harmental ouvrit alors la sienne, espérant que le
bruit attirerait les regards de sa voisine: rien ne bougea. Il y resta
une heure: pendant cette heure aucun souffle ne vint même agiter les
rideaux; on eût dit que la chambre de la jeune fille était abandonnée.
D'Harmental toussa, d'Harmental ferma et rouvrit la fenêtre, d'Harmental
détacha de petites parcelles de plâtre du mur et les jeta contre les
carreaux: tout fut inutile.

Alors, à la surprise succéda l'inquiétude; cette fenêtre, si obstinément
close, devait indiquer au moins une absence, sinon un malheur. Bathilde
absente, où pouvait être Bathilde? quel événement avait eu l'influence
de déplacer de son centre cette vie si calme, si douce, si régulière? À
qui demander? à qui s'informer? Il n'y avait que la bonne madame Denis
qui pût savoir quelque chose. Il était tout simple que d'Harmental, de
retour dans la nuit, fît le lendemain une visite à sa propriétaire:
d'Harmental descendit chez madame Denis.

Madame Denis n'avait pas vu son locataire depuis le jour du déjeuner;
elle n'avait point oublié les soins que d'Harmental avait donnés à son
évanouissement: elle le reçut donc comme l'enfant prodigue.

Heureusement pour d'Harmental, mesdemoiselles Denis étaient occupées à
leur leçon de dessin, et monsieur Boniface était chez son procureur; de
sorte qu'il n'eut affaire qu'à sa respectable hôtesse. La conversation
tomba tout naturellement sur l'ordre, le soin, la propreté, maintenus
dans la petite chambre en l'absence de celui qui l'occupait. De là à
demander si pendant cette absence le logement d'en face avait changé de
locataire, la transition était simple et facile; aussi la question,
posée sans affectation, amena-t-elle une réponse exempte de doute. La
veille, au matin, madame Denis avait encore vu Bathilde à sa fenêtre, et
la veille, au soir, monsieur Boniface avait rencontré Buvat rentrant de
son bureau; seulement le troisième clerc de Me Joullu avait remarqué sur
la figure du digne écrivain un air de majestueuse hauteur, que
l'héritier du nom des Denis avait d'autant plus remarqué que cet air
était d'autant moins habituel à la physionomie de son digne voisin.

C'était tout ce que d'Harmental voulait savoir, Bathilde était à Paris,
Bathilde était chez elle. Sans doute le hasard n'avait point encore
dirigé les regards de la jeune fille vers cette fenêtre que depuis si
longtemps elle avait vue fermée, vers cette chambre que depuis si
longtemps elle savait vide. D'Harmental remercia de nouveau madame Denis
pour toutes les bontés de son absence, qu'il espérait bien lui voir
reporter sur son retour, et prit congé de sa bonne propriétaire avec une
effusion de reconnaissance que celle-ci fut bien loin d'attribuer à sa
véritable cause.

Sur le palier, d'Harmental rencontra l'abbé Brigaud qui venait faire sa
visite quotidienne à madame Denis. L'abbé demanda au chevalier s'il
remontait chez lui, et, sur sa réponse affirmative, lui annonça qu'en
sortant de chez madame Denis, il grimperait jusqu'à son quatrième étage.
D'Harmental, qui ne comptait pas sortir de la journée, lui promit de
l'attendre.

En rentrant chez lui, d'Harmental alla droit à la fenêtre.

Rien n'était changé chez sa voisine: les rideaux scrupuleusement tirés
interceptaient jusqu'à la plus petite ouverture par laquelle le regard
pouvait pénétrer. Décidément c'était un parti pris. D'Harmental résolut
d'employer un dernier moyen qu'il avait réservé pour sa suprême
ressource. Il se mit à son piano, et, après un brillant prélude, chanta,
sur un accompagnement de sa façon, l'air de la cantate de la Nuit, qu'il
avait entendue la veille, et qui, depuis la première jusqu'à la dernière
note, était restée dans son souvenir. Mais quoique, tout en chantant,
son regard ne perdît point de vue l'inexorable fenêtre, tout resta muet
et immobile; la chambre d'en face n'avait plus d'écho.

Mais en manquant l'effet auquel il s'attendait, d'Harmental en avait
produit un autre auquel il ne s'attendait pas. En achevant la dernière
mesure, il entendit des applaudissements retentir derrière lui, il se
retourna et aperçut l'abbé Brigaud.

--Ah! c'est vous l'abbé! dit d'Harmental en se levant et en allant
fermer vivement sa fenêtre. Diable! je ne vous savais pas si grand
mélomane.

--Ni vous si bon musicien. Peste! mon cher pupille, une cantate que vous
avez entendue une fois, c'est merveilleux!

--L'air m'a paru fort beau, l'abbé, voilà tout, dit d'Harmental; et
comme j'ai au plus haut degré la mémoire des sons, je l'ai retenu.

--Et puis, il était si admirablement chanté, n'est-ce pas, reprit
l'abbé.

--Oui, dit d'Harmental, cette demoiselle Bury a une admirable voix, et
la première fois que son nom sera sur l'affiche, je me suis déjà promis
d'aller incognito à l'Opéra.

--Est-ce la voix que vous désirez entendre? demanda Brigaud.

--Oui, dit d'Harmental.

--Alors, il ne faut point aller à l'Opéra pour cela.

--Et où faut-il aller?

--Nulle part: restez ici, vous êtes aux premières loges.

--Comment! la déesse de la Nuit?

--C'était votre voisine.

--Bathilde! s'écria d'Harmental, je ne m'étais donc pas trompé, je
l'avais reconnue! Oh! mais c'est impossible, l'abbé; comment se fait-il
que Bathilde ait été cette nuit chez madame la duchesse du Maine?

--D'abord, mon cher pupille, rien n'est impossible dans le temps où nous
vivons, répondit Brigaud; mettez-vous bien d'abord cela dans la tête
avant de rien nier ou de rien entreprendre; croyez à la possibilité de
tout c'est le moyen sûr d'arriver à tout.

--Mais enfin, comment la pauvre Bathilde?...

--Oui, n'est-ce pas que cela paraît étrange au premier abord? Eh bien!
cependant, rien n'est plus simple au fond. Mais l'histoire ne doit pas
autrement vous intéresser, n'est-ce pas, chevalier? Ainsi parlons
d'autre chose.

--Si fait, l'abbé, si fait, dit d'Harmental; vous vous trompez
étrangement, et l'histoire au contraire m'intéresse au suprême degré.

--Eh bien! mon cher pupille, puisque vous êtes si curieux, voilà toute
l'affaire. L'abbé de Chaulieu connaît mademoiselle Bathilde; n'est-ce
pas ainsi que vous appelez votre voisine?

--Oui; mais comment l'abbé de Chaulieu la connaît-il?

--Oh! d'une façon toute naturelle. Le tuteur de cette charmante enfant
est, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, un des copistes
de la capitale qui possèdent un des plus beaux points d'écriture.

--Bon! après?

--Eh bien! après, comme monsieur de Chaulieu a besoin de quelqu'un qui
recopie ses poésies, attendu que devenant aveugle, comme vous avez pu le
voir, il est forcé de les dicter, à mesure qu'elles lui viennent, à un
petit laquais qui ne sait pas même l'orthographe, il s'est adressé au
bonhomme Buvat pour lui confier cette importante besogne, et par le
bonhomme Buvat il a fait la connaissance de mademoiselle Bathilde.

--Mais tout cela ne me dit pas comment mademoiselle Bathilde se trouvait
chez madame la duchesse du Maine.

--Attendez donc, toute histoire a son commencement, son noeud et sa
péripétie, que diable!

--L'abbé, vous me faites damner.

--Patience, mon Dieu! patience!

--J'en ai. Allez, je vous écoute.

--Eh bien! ayant fait la connaissance de mademoiselle Bathilde, le bon
Chaulieu a subi, comme les autres l'influence du charme universel, car
vous saurez qu'il y a une espèce de magie attachée à la jeune personne
en question, et qu'on ne peut la voir sans l'aimer.

--Je le sais, murmura d'Harmental.

--Donc, comme mademoiselle Bathilde est pleine de talents, et que non
seulement elle chante comme un rossignol, mais encore qu'elle dessine
comme un ange, le bon Chaulieu a parlé d'elle avec tant d'enthousiasme à
mademoiselle Delaunay, que celle-ci a pensé à lui faire faire les
costumes des différents personnages qui jouaient un rôle dans la fête
qu'elle préparait, et à laquelle nous avons assisté hier soir.

--Tout cela ne me dit pas que c'était Bathilde et non mademoiselle Bury
qui chantait la cantate de la Nuit.

--Nous y sommes.

--Enfin!

--Or, il est arrivé pour mademoiselle Delaunay ce qui arrive pour tout
le monde: mademoiselle Delaunay a pris en amitié la petite magicienne.
Au lieu de la renvoyer après lui avoir fait dessiner les costumes en
question, elle l'a gardée trois jours à Sceaux. Elle y était donc encore
avant-hier enfermée avec mademoiselle Delaunay, dans sa chambre,
lorsqu'on vint d'un air tout effaré annoncer à votre chauve-souris que
le régisseur de l'Opéra la faisait demander pour une chose de la
première importance. Mademoiselle Delaunay sortit, laissant Bathilde
seule. Bathilde, restée seule, s'ennuya, et, comme mademoiselle Delaunay
tardait à rentrer, Bathilde, pour se distraire, se mit au piano,
commença par quelques accords, chanta deux ou trois gammes; puis,
trouvant le piano juste, et se sentant en voix, commença un grand air,
je ne sais plus de quel opéra, et cela avec tant de perfection, que
mademoiselle Delaunay en entendant ce chant auquel elle ne s'attendait
pas, entrouvrit doucement la porte, écouta le grand air jusqu'au bout,
et lorsqu'il fut fini, vint se jeter au cou de la belle chanteuse en lui
criant qu'elle pouvait lui sauver la vie. Bathilde étonnée demanda en
quoi et de quelle façon elle pouvait lui rendre un si grand service.
Alors mademoiselle Delaunay lui raconta comme quoi mademoiselle Bury de
l'Opéra s'était engagée à venir chanter le lendemain à Sceaux la cantate
de la Nuit, et comme quoi s'étant trouvée gravement indisposée le jour
même, elle faisait dire, à son grand regret, à Son Altesse Royale madame
du Maine, qu'elle la suppliait de ne pas compter sur elle; si bien qu'il
n'y avait plus de Nuit, et par conséquent plus de fête si Bathilde
n'avait l'extrême obligeance de se charger de la susdite cantate.
Bathilde, comme vous devez bien le penser, se défendit de toutes ses
forces; elle déclara qu'elle ne pouvait chanter ainsi de la musique
qu'elle ne connaissait pas. Mademoiselle Delaunay posa la cantate devant
elle. Bathilde dit que cette musique lui paraissait horriblement
difficile. Mademoiselle Delaunay répondit que rien n'était difficile
pour une musicienne de sa force. Bathilde voulut se lever, mademoiselle
Delaunay la força de se rasseoir. Bathilde joignit les mains,
mademoiselle Delaunay les lui sépara et les posa sur le piano; le piano
touché rendit un son. Bathilde, malgré elle, déchiffra la première
mesure, puis la seconde, puis toute la cantate. À la seconde fois, elle
attaqua le chant et le chanta jusqu'au bout avec une justesse
d'intonation et un caractère d'expression admirables.

Mademoiselle Delaunay était dans le délire.

Madame du Maine arriva à son tour, désespérée de ce qu'elle venait
d'apprendre à l'endroit de mademoiselle Bury. Mademoiselle Delaunay pria
Bathilde de recommencer la cantate. Bathilde n'osa refuser; elle joua et
chanta comme un ange. Madame du Maine joignit ses prières à celles de
mademoiselle Delaunay. Le moyen de refuser quelque chose à madame du
Maine! Vous le savez, chevalier, c'est impossible. La pauvre Bathilde
fut donc forcée de se rendre, et toute honteuse, toute confuse, moitié
riant, moitié pleurant, elle consentit à ce qu'on voulut, à deux
conditions. La première c'est qu'elle irait dire elle-même à son bon ami
Buvat la cause de son absence passée et de son absence future; la
seconde qu'elle resterait chez elle toute la soirée du jour et toute la
matinée du lendemain, afin d'étudier la malheureuse cantate qui venait
faire un si malencontreux déplacement dans toutes ses habitudes. Ces
clauses furent débattues de part et d'autre, et accordées sous serment
réciproque: serment de la part de Bathilde qu'elle serait de retour le
lendemain à sept heures du soir; serment de la part de mademoiselle
Delaunay et de madame du Maine, que tout le monde continuerait de croire
que c'était mademoiselle Bury qui avait chanté.

--Mais alors, demanda d'Harmental, comment ce secret a-t-il été trahi?

--Ah! par une circonstance parfaitement inattendue, reprit Brigaud avec
cet air d'étrange bonhomie qui faisait qu'on ne pouvait jamais deviner
s'il raillait ou s'il parlait sérieusement. Tout avait été à merveille,
comme vous avez pu le voir, jusqu'à la fin de la cantate, et la preuve,
c'est que ne l'ayant entendue qu'une fois, vous l'avez cependant retenue
depuis un bout jusqu'à l'autre; lorsqu'au moment où la galère qui nous
ramenait du pavillon de l'Aurore au rivage touchait terre, soit émotion
d'avoir ainsi chanté pour la première fois en public, soit qu'elle eût
reconnu parmi les suivants de madame du Maine quelqu'un qu'elle ne
s'attendait pas à voir en si bonne compagnie; sans que personne ne pût
deviner pourquoi enfin, la pauvre déesse de la Nuit poussa un cri et
s'évanouit dans les bras des Heures ses compagnes. Dès lors tous les
serments faits furent oubliés, toutes les promesses engagées mises à
néant. On la débarrassa de son voile pour lui jeter de l'eau au visage;
de sorte que lorsque j'accourus, tandis que vous vous éloigniez, vous,
en donnant le bras à Son Altesse, je fus fort étonné, au lieu et place
de mademoiselle Bury, de reconnaître votre jolie voisine. J'interrogeai
alors mademoiselle Delaunay, et, comme il n'y avait plus moyen de garder
l'incognito, elle me raconta ce qui s'était passé, toujours sous le
sceau du secret, que je trahis pour vous seul mon cher pupille, et parce
que, je ne sais pourquoi, je ne sais rien vous refuser.

--Et cette indisposition, demanda d'Harmental avec inquiétude.

--Ce n'était rien, un éblouissement momentané, une émotion passagère qui
n'a pas eu de suite, puisque, quelque prière qu'on ait pu lui faire,
Bathilde n'a pas même voulu rester une demi-heure de plus à Sceaux, et
qu'elle a demandé avec tant d'instances à revenir chez elle, qu'on a mis
une voiture à sa disposition, et qu'une heure avant nous elle devait
être de retour.

--De retour? Ainsi vous êtes sûr qu'elle est de retour? Merci, l'abbé;
voilà tout ce que je voulais savoir, voilà tout ce que je voulais vous
demander.

--Et maintenant, dit Brigaud, je peux m'en aller, n'est-ce pas? vous
n'avez plus besoin de moi, vous savez tout ce que vous vouliez savoir?

--Je ne dis pas cela mon cher Brigaud; au contraire, restez, vous me
ferez plaisir.

--Non, merci; j'ai moi-même un tour à faire par la ville. Je vous laisse
à vos réflexions, mon très cher pupille.

--Et quand vous reverrai-je, l'abbé? demanda machinalement d'Harmental.

--Mais demain probablement, répondit l'abbé.

--À demain, alors.

--À demain.

Sur quoi l'abbé, riant de ce rire qui n'appartenait qu'à lui, gagna la
porte de la chambre, tandis que d'Harmental rouvrait sa fenêtre, décidé
à y rester en sentinelle jusqu'au lendemain s'il le fallait, ne dût-il,
pour prix d'une longue station, entrevoir Bathilde qu'un instant, une
seconde.

Le pauvre gentilhomme était amoureux comme un étudiant




Chapitre 30


À quatre heures et quelques minutes, d'Harmental aperçut Buvat qui
tournait le coin de la rue du Temps-Perdu, du côté de la rue Montmartre.
Le chevalier crut remarquer que l'honnête écrivain marchait d'une allure
plus pressée que d'habitude, et qu'au lieu de tenir sa canne
perpendiculairement comme fait un bourgeois qui marche, il la tenait
horizontalement comme un coureur qui trotte. Quant à cet air de majesté
qui avait tant frappé la veille monsieur Boniface, il avait entièrement
disparu pour faire place à une légère expression d'inquiétude. Il n'y
avait pas à s'y tromper, Buvat ne revenait si diligemment que parce
qu'il était inquiet de Bathilde: Bathilde était donc souffrante!

Le chevalier suivit des yeux le digne écrivain jusqu'au moment où il
disparut sous la porte de l'allée qui donnait entrée à la maison qu'il
habitait. D'Harmental, avec raison, présumait qu'il entrerait chez
Bathilde au lieu de remonter chez lui, et il espérait qu'il ouvrirait
enfin la fenêtre aux derniers rayons du soleil, qui depuis le matin
venait la caresser. Mais d'Harmental se trompait. Buvat se contenta de
soulever le rideau et de venir coller sa grosse face sur une vitre, tout
en tambourinant avec les deux mains sur les deux vitres voisines; encore
son apparition fut-elle de bien courte durée, car au bout d'un instant
il se retourna vivement comme fait un homme qu'on appelle; et, laissant
retomber le rideau de mousseline qu'il avait rejeté derrière lui, il
disparut. D'Harmental présuma que la disparition était motivée par un
appel à l'appétit de son voisin; cela lui rappela que, préoccupé de
l'obstination que mettait cette malheureuse fenêtre à ne pas s'ouvrir,
il avait oublié le déjeuner ce qui, il faut le dire à la honte de
d'Harmental, était une bien grande infraction à ses habitudes.

Or, comme il n'y avait pas de chance que la fenêtre s'ouvrît tant que
ses voisins seraient occupés à dîner, le chevalier résolut de mettre ce
moment à profit en dînant lui-même. En conséquence, il sonna son
concierge, lui ordonna d'aller chercher chez le rôtisseur le poulet le
plus gras et chez le fruitier les plus beaux fruits qu'il pourrait
trouver. Quant au vin, il lui en restait encore quelques vieilles
bouteilles de l'envoi que lui avait fait l'abbé Brigaud.

D'Harmental mangea avec un certain remords: il ne comprenait pas qu'il
put être à la fois si tourmenté et avoir tant d'appétit. Heureusement il
se rappela avoir lu, dans je ne sais quel moraliste, que la tristesse
creusait affreusement l'estomac. Cette maxime mit sa conscience en
repos, et il en résulta que le malheureux poulet fut dévoré jusqu'à la
carcasse.

Quoique l'action de dîner fût fort naturelle en elle-même et n'offrît,
certes, rien de répréhensible, d'Harmental, avant de se mettre à table,
avait fermé sa fenêtre tout en se ménageant par l'écartement du rideau,
un petit jour au moyen duquel il découvrait les étages supérieurs de la
maison qui faisait face à la sienne. Grâce à cette précaution, au moment
où il achevait son repas, il aperçut Buvat qui, sans doute, après avoir
terminé le sien, apparaissait à la fenêtre de sa terrasse. Comme nous
l'avons dit, il faisait un temps magnifique, aussi Buvat parut-il très
disposé à en profiter; mais comme Buvat était de ces êtres à part pour
qui le plaisir n'existe qu'à la condition qu'il sera partagé,
d'Harmental le vit se retourner, et à son geste, il présuma qu'il
invitait Bathilde, qui sans doute l'avait accompagné chez lui, à le
suivre sur la terrasse. En conséquence, un instant d'Harmental espéra
qu'il allait voir paraître la jeune fille, et se leva le coeur
bondissant; mais il se trompait. Si tentante que fût cette belle soirée,
si éloquente que fût la prière par laquelle Buvat invitait sa pupille à
en jouir, tout fut inutile; mais il n'en fut pas de même de Mirza qui,
sautant sur la fenêtre sans y être invitée, se mit à bondir joyeusement
sur la terrasse, en tenant à sa gueule le bout d'un ruban gorge de
pigeon qu'elle faisait flotter comme une banderole, et que d'Harmental
reconnut pour celui qui serrait le bonnet de nuit de son voisin.

Celui-ci le reconnut aussi, car se lançant aussitôt à la poursuite de
Mirza, il fit, en la poursuivant de toute la force de ses petites
jambes, trois ou quatre fois le tour de la terrasse, exercice qui se fût
sans doute indéfiniment prolongé, si Mirza n'avait eu l'imprudence de se
réfugier dans la fameuse caverne de l'hydre dont nous avons donné à nos
lecteurs une si pompeuse description. Buvat hésita un instant à plonger
son bras dans l'antre, mais enfin, faisant un effort de courage, il y
poursuivit la fugitive, et au bout d'un instant, le chevalier le vit
retirer sa main armée du bienheureux ruban, que Buvat passa et repassa
sur son genou pour en effacer les froissures, après quoi il le plia
proprement, et rentra dans sa chambre pour le serrer sans doute en
quelque tiroir où il fût à l'abri de l'espièglerie de Mirza.

C'était ce moment que le chevalier attendait. Il ouvrit sa fenêtre,
passa sa tête entre les deux battants entrouverts, et attendit. Au bout
d'un instant, Mirza sortit à son tour sa tête de la caverne, regarda
autour d'elle, bâilla, secoua ses oreilles et sauta sur la terrasse. En
ce moment le chevalier l'appela du ton le plus caressant et le plus
séducteur qu'il put prendre. Mirza tressaillit au son de la voix; puis
guidés par la voix, ses yeux se dirigèrent vers le chevalier. Au premier
regard elle reconnut l'homme aux morceaux de sucre, poussa un petit
grognement de joie, puis, avec une pensée d'instinctive gastronomie
aussi rapide que l'éclair, elle s'élança d'un seul bond par la fenêtre
de Buvat, comme fait le cerf Coco à travers son tambour, et disparut.
D'Harmental baissa la tête, et presque au même instant entrevit Mirza
qui traversait la rue comme une vision et qui, avant que le chevalier
eût eu le temps de refermer sa fenêtre, grattait déjà à sa porte.
Heureusement pour d'Harmental, Mirza avait la mémoire du sucre
développée à un degré égal où il avait, lui, celle des sons.

On devine que le chevalier ne fit point attendre la charmante petite
bête, qui s'élança toute bondissante dans la chambre, en laissant
échapper des signes non équivoques de la joie que lui donnait ce retour
inattendu. Quant à d'Harmental, il était presque aussi heureux que s'il
eût vu Bathilde. Mirza, c'était quelque chose de la jeune fille, c'était
sa levrette bien-aimée, tant caressée, tant baisée par elle, qui le jour
allongeait sa tête sur ses genoux, qui le soir couchait sur le pied de
son lit; c'était la confidente de ses chagrins et de son bonheur,
c'était en outre une messagère sûre, rapide, excellente, et c'est à ce
dernier titre surtout que d'Harmental l'avait attirée chez lui et venait
de si bien la recevoir.

Le chevalier mit Mirza à même du sucrier, s'assit à son secrétaire, et
laissant parler son coeur et courir sa plume, écrivit la lettre
suivante:

«Chère Bathilde, vous me croyez bien coupable, n'est-ce pas? mais vous
ne pouvez pas savoir les étranges circonstances dans lesquelles je me
trouve, et qui sont mon excuse; si j'étais assez heureux pour vous voir
un instant, un seul instant, vous comprendriez comment il y a en moi
deux personnages si différents, le jeune étudiant de la mansarde et le
gentilhomme des fêtes de Sceaux; ouvrez-moi donc ou votre fenêtre, pour
que je puisse vous voir, ou votre porte, pour que je puisse vous parler;
permettez-moi d'aller vous demander mon pardon à genoux. Je suis sûr que
lorsque vous saurez combien je suis malheureux, et surtout combien je
vous aime, vous aurez pitié de moi.

Adieu, ou plutôt au revoir, chère Bathilde; je donne à notre charmante
messagère tous les baisers que je voudrais déposer sur vos jolis pieds.

Adieu encore, je vous aime plus que je ne puis le dire, plus que vous ne
pouvez le croire, plus que vous ne vous en douterez jamais.

Raoul.»

Ce billet qui eût paru bien froid à une femme de notre époque, parce
qu'il ne disait juste que ce que celui qui écrivait voulait dire, parut
fort suffisant au chevalier, et véritablement était fort passionné pour
l'époque; aussi d'Harmental le plia-t-il sans y rien changer, et
l'attacha-t-il comme le premier sous le collier de Mirza; puis enlevant
alors le sucrier, que la gourmande petite bête suivit des yeux jusqu'à
l'armoire où d'Harmental le renferma, le chevalier ouvrit la porte de sa
chambre et indiqua du geste à Mirza ce qui lui restait à faire. Soit
fierté, soit intelligence, Mirza ne se le fit point redire à deux fois,
s'élança dans l'escalier comme si elle avait des ailes, ne s'arrêta que
le temps juste de donner en passant un coup de dent à monsieur Boniface
qui rentrait de chez son procureur, traversa la rue comme un éclair et
disparut dans l'allée de la maison de Bathilde. Un instant encore
d'Harmental demeura avec inquiétude à la fenêtre, car il craignait que
Mirza n'allât rejoindre Buvat sous le berceau de chèvrefeuille, et que
la lettre ne se trouvât détournée ainsi de sa véritable destination.
Mais Mirza n'était point bête à commettre de semblables méprises, et
comme au bout de quelques secondes d'Harmental ne la vit point paraître
à la fenêtre de la terrasse, il en augura avec beaucoup de sagacité
qu'elle s'était arrêtée au quatrième. En conséquence, pour ne point trop
effaroucher la pauvre Bathilde, il ferma sa fenêtre, espérant qu'à
l'aide de cette concession, il obtiendrait quelque signe qui lui
indiquerait qu'on était en voie de lui pardonner.

Mais il n'en fut point ainsi: d'Harmental attendit vainement toute la
soirée et une partie de la nuit. À onze heures, la lumière, à peine
visible à travers les doubles rideaux, toujours hermétiquement fermés
s'éteignit tout à fait. Une heure encore d'Harmental veilla à sa fenêtre
ouverte pour saisir la moindre apparence de rapprochement; mais rien ne
parut, tout resta muet, comme tout était sombre, et force fut à
d'Harmental de renoncer à l'espoir de revoir Bathilde avant le
lendemain.

Mais le lendemain ramena les mêmes rigueurs: c'était un parti pris de
défense qui, pour un homme moins amoureux que d'Harmental, eût purement
et simplement indiqué la crainte de la défaite; mais le chevalier,
ramené par un sentiment véritable à la simplicité de l'âge d'or n'y vit,
lui, qu'une froideur à l'éternité de laquelle il commença de croire; il
est vrai qu'elle durait depuis vingt-quatre heures.

D'Harmental passa la matinée à rouler dans sa tête mille projets plus
absurdes les uns que les autres. Le seul qui eût le sens commun était
tout bonnement de traverser la rue, de monter les quatre étages de
Bathilde, d'entrer chez elle et de lui tout dire; il lui vint à l'esprit
comme les autres, mais comme c'était le seul qui fût raisonnable,
d'Harmental se garda bien de s'y arrêter. D'ailleurs, c'était une
hardiesse bien grande que de se présenter ainsi chez Bathilde sans y
être autorisé par le moindre signe, ou tout au moins sans y être conduit
par quelque prétexte. Une pareille façon de faire pouvait blesser
Bathilde, et elle n'était déjà que trop irritée; mieux valait donc
attendre, et d'Harmental attendit.

À deux heures, Brigaud entra et trouva d'Harmental d'une humeur
massacrante. L'abbé jeta un coup d'oeil de côté sur la fenêtre, toujours
hermétiquement fermée, et devina tout. Il prit une chaise, s'assit en
face de d'Harmental, et tournant ses pouces l'un autour de l'autre comme
il voyait faire au chevalier:

--Mon cher pupille, lui dit-il après un instant de silence, ou je suis
mauvais physionomiste, ou je lis sur votre visage qu'il vous est arrivé
quelque chose de profondément triste.

--Et vous lisez bien, mon cher abbé, dit le chevalier. Je m'ennuie.

--Ah! vraiment!

--Et si bien, continua d'Harmental, qui avait le soin d'épancher la bile
qu'il avait faite la veille, que je suis tout prêt à envoyer votre
conspiration à tous les diables.

--Oh! chevalier il ne faut pas jeter ainsi le manche après la cognée.
Comment! envoyer la conspiration à tous les diables quand elle va comme
sur des roulettes. Allons donc! et que diraient les autres?

--Vous êtes charmant, vous et les autres; les autres, mon cher, ils
courent le monde, ils vont au bal, à l'Opéra, ils ont des duels, des
maîtresses, de la distraction enfin, et ils ne sont pas forcés de se
tenir comme moi renfermés dans une mauvaise mansarde.

--Eh bien! mais ce piano, ces pastels?

--Avec cela que c'est encore bien distrayant, votre musique et votre
dessin!

--Ce n'est pas distrayant quand on dessine ou qu'on chante seul; mais
enfin quand on peut dessiner et chanter en compagnie, cela commence déjà
à mieux faire.

--Et avec qui diable voulez-vous que je dessine et que je chante?

--Vous avez d'abord les deux demoiselles Denis.

--Ah oui! avec cela qu'elles chantent juste et qu'elles dessinent bien,
n'est ce pas?

--Mon Dieu! je ne vous les donne pas comme des virtuoses et comme des
artistes, et je sais bien qu'elles ne sont pas de la force de votre
voisine. Eh bien! mais à propos, votre voisine?

--Eh bien! ma voisine?

--Pourquoi ne faites-vous pas de la musique avec elle, par exemple? Elle
qui chante si bien: cela vous distrairait.

--Est-ce que je la connais, ma voisine? Est-ce qu'elle ouvre seulement
sa fenêtre? Voyez, depuis hier matin, elle est barricadée chez elle. Ah!
oui, ma voisine, elle est aimable!

--Eh bien! voyez, on m'avait dit qu'elle était charmante, à moi.

--D'ailleurs, comment voulez-vous que nous chantions chacun dans notre
chambre? cela ferait un singulier duo!

--Non pas; chez elle.

--Chez elle! Est-ce que je lui suis présenté? Est-ce que je la connais?

--Eh bien mais! on prend un prétexte.

--Eh! depuis hier j'en cherche un.

--Et vous ne l'avez pas encore trouvé? un homme d'imagination comme
vous! Ah! mon cher pupille! je ne vous reconnais pas là.

--Tenez, l'abbé, trêve de plaisanterie, je ne suis pas en train
aujourd'hui; que voulez-vous, on a ses jours, et aujourd'hui je suis
stupide.

--Eh bien! ces jours-là on s'adresse à ses amis.

--À ses amis; pourquoi faire?

--Pour trouver le prétexte qu'on cherche vainement soi-même.

--Eh bien! l'abbé mon ami, trouvez-moi ce prétexte. Allons, j'attends.

--Rien n'est plus facile.

--Vraiment!

--Le voulez-vous?

--Faites attention à quoi vous vous engagez.

--Je m'engage à vous ouvrir la porte de votre voisine.

--D'une façon convenable?

--Comment donc, est-ce que j'en connais d'autres?

--L'abbé, je vous étrangle, si votre prétexte est mauvais.

--Et s'il est bon?

--S'il est bon, l'abbé, s'il est bon, vous êtes un homme adorable.

--Vous rappelez-vous ce qu'a dit le comte de Laval, de la descente que
la justice a faite dans sa maison du Val-de-Grâce, et la nécessité ou il
a été de renvoyer ses ouvriers et de faire enterrer sa presse?

--Parfaitement.

--Vous rappelez-vous la délibération qui a été prise à la suite de cela?

--Oui, que l'on se servirait d'un copiste.

--Enfin, vous rappelez-vous encore que je me suis chargé de trouver ce
copiste, moi?

--Je me le rappelle.

--Eh bien! ce copiste sur lequel j'ai jeté les yeux, cet honnête homme
que j'ai promis de découvrir, il est tout découvert. Mon cher chevalier,
c'est le tuteur de Bathilde.

--Buvat?

--Lui-même. Eh bien! je vous passe mes pleins pouvoirs; vous montez chez
lui, vous lui offrez des rouleaux d'or à gagner; la porte vous est
ouverte à deux battants, et vous chantez tant que vous voulez avec
Bathilde.

--Ah! mon cher Brigaud, s'écria d'Harmental en sautant au cou de l'abbé,
vous me sauvez la vie, parole d'honneur!

Et d'Harmental prit son chapeau et s'élança vers la porte. Maintenant
qu'il avait un prétexte, il ne redoutait plus rien.

--Eh bien! eh bien! dit Brigaud, vous ne me demandez même pas où le
bonhomme doit aller chercher les copies en question.

--Chez vous, pardieu!

--Non pas! non pas! jeune homme; non pas!

--Et chez qui?

--Chez le prince de Listhnay, rue du Bac, 110.

--Chez le prince de Listhnay!... Qu'est-ce que ce prince-là, l'abbé?

--Un prince de notre façon, d'Avranches, le valet de chambre de madame
du Maine.

--Et vous croyez qu'il jouera bien son rôle!

--Pas pour vous, peut-être, qui avez l'habitude de voir de vrais
princes, mais pour Buvat....

--Vous avez raison. Au revoir, l'abbé!

--Vous trouvez donc le prétexte bon?

--Excellent.

--Allez donc, en ce cas, et que Dieu vous garde!

D'Harmental descendit les marches de l'escalier quatre à quatre; puis
arrivé au milieu de la rue, et voyant à sa fenêtre l'abbé Brigaud qui le
regardait, il lui fit un dernier signe de la main et disparut sous la
porte de l'allée qui conduisait chez Bathilde.




Chapitre 31


De son côté, comme on le comprend bien, Bathilde n'avait pas fait un
pareil effort sans que son coeur en souffrît. La pauvre enfant aimait
d'Harmental de toutes les forces de son âme, comme on aime à dix-sept
ans, comme on aime pour la première fois. Pendant le premier mois de son
absence elle avait compté tous les jours; pendant la cinquième semaine,
elle avait compté les heures, pendant les huit derniers jours, elle
avait compté les minutes. C'était alors que l'abbé de Chaulieu était
venu la chercher pour la conduire à mademoiselle Delaunay, et comme il
avait eu le soin, non seulement de parler de ses talents, mais encore de
dire qui elle était, Bathilde avait été reçue avec toutes les
prévenances qui lui étaient dues, et que la pauvre Delaunay lui rendait
d'autant plus volontiers qu'on les avait longtemps oubliées à son propre
égard. Au reste, ce déplacement, qui avait rendu momentanément Buvat si
fier, avait été reçu par Bathilde comme une distraction qui devait lui
aider à passer les derniers moments de l'attente; mais lorsqu'elle vit
que mademoiselle Delaunay comptait disposer d'elle le jour même où,
d'après son calcul, Raoul devait arriver, elle maudit de grand coeur
l'instant où l'abbé de Chaulieu l'avait conduite à Sceaux, et elle eût
certes refusé quelles qu'eussent été ses instances, si madame du Maine
n'était intervenue. Il n'y avait pas moyen de refuser à madame du Maine
une chose qu'elle demandait à titre de service, elle qui, à la rigueur
et avec l'idée qu'on se faisait à cette époque de la suprématie des
rangs, aurait eu le droit d'ordonner. Bathilde, forcée dans ses derniers
retranchements, avait donc accepté; mais comme elle se serait fait un
reproche éternel, si Raoul fût venu en son absence, et si en revenant il
eût trouvé sa fenêtre fermée, elle avait, comme nous l'avons dit,
demandé à revenir, pour étudier à son aise la cantate et pour rassurer
Buvat. Pauvre Bathilde! elle avait inventé deux faux prétextes pour
cacher sous un double voile le véritable motif de son retour.

On devine que si Buvat avait été fier de ce que Bathilde avait été
appelée pour dessiner les costumes de la fête, ce fut bien autre chose
lorsqu'il apprit qu'elle était destinée à y jouer un rôle. Buvat avait
constamment rêvé pour Bathilde un retour de fortune qui lui rendrait la
position sociale que la mort d'Albert et de Clarice lui avait fait
perdre, et tout ce qui pouvait la rapprocher du monde pour lequel elle
était née lui paraissait un acheminement à cette heureuse et inévitable
réhabilitation.

Cependant l'épreuve lui avait paru dure; les trois jours qu'il avait
passés sans voir Bathilde lui avaient semblé trois siècles. Pendant ces
trois jours, le pauvre écrivain avait été comme un corps sans âme. À son
bureau, la chose allait encore, quoiqu'il fût visible pour tous qu'il
s'était opéré quelque grand cataclysme dans la vie du bonhomme;
cependant là il avait sa besogne indiquée, ses cartes à écrire, ses
étiquettes à poser, le temps s'écoulait donc encore tant bien que mal.
Mais c'était une fois rentré que le pauvre Buvat se trouvait tout à fait
isolé. Aussi, le premier jour il n'avait pu manger en se trouvant seul à
cette table où depuis treize ans, il avait l'habitude de voir en face de
lui sa petite Bathilde. Le lendemain, comme Nanette lui faisait des
reproches de s'abandonner ainsi, et prétendait qu'il se détériorait la
santé par une diète si absolue, il fit un effort sur lui-même; mais
l'honnête écrivain, qui jusqu'à ce jour ne s'était jamais même aperçu
qu'il eût un estomac, eut a peine achevé son repas, qu'il lui sembla
avoir avalé du plomb, et qu'il lui fallut avoir recours aux digestifs
les plus puissants pour précipiter vers les voies inférieures ce
malencontreux dîner qui paraissait résolu à demeurer dans l'oesophage.
Aussi le troisième jour, Buvat ne se mit-il pas à table, et Nanette
eut-elle toutes les peines du monde à le déterminer à prendre un
bouillon, dans lequel elle prétendit même toujours avoir vu rouler deux
grosses larmes; enfin, le troisième jour au soir, Bathilde était revenue
et avait ramené à son pauvre tuteur son sommeil enlevé et son appétit
absent. Buvat, qui depuis trois nuits dormait fort mal, et qui depuis
trois jours mangeait plus mal encore, dormit comme une souche et mangea
comme un ogre, certain qu'il était que l'absence de son enfant chéri
touchait à son terme et que, la prochaine nuit passée, il allait rentrer
en possession de celle sans laquelle il venait de s'apercevoir qu'il lui
serait désormais impossible de vivre.

De son côté, Bathilde était bien joyeuse; si elle comptait bien, ce
devrait être le dernier jour d'absence de Raoul. Raoul lui avait écrit
qu'il partait pour six semaines. Elle avait compté, les unes après les
autres, quarante-six longues journées; les six semaines étaient donc
parfaitement écoulées, et Bathilde, jugeant Raoul par elle, n'admettait
pas qu'il pût y avoir désormais un instant de retard. Aussi, Buvat parti
pour son bureau, Bathilde avait-elle ouvert sa fenêtre, et, tout en
étudiant sa cantate, n'avait-elle point perdu de vue un instant la
fenêtre de son voisin. Les voitures étaient rares dans la rue du
Temps-Perdu; cependant, par un hasard inouï, il était passé trois
voitures de dix heures à quatre, et à chacune, Bathilde avait couru
regarder avec un tel bondissement de coeur qu'à chaque fois qu'elle
s'était aperçue qu'elle se trompait et que la voiture ne ramenait point
encore Raoul, elle était tombée sur une chaise, haletante et prête à
étouffer. Enfin, quatre heures avaient sonné; quelques minutes après,
Bathilde avait entendu le pas de Buvat dans l'escalier. Elle avait alors
fermé en soupirant sa fenêtre, et cette fois, c'était elle qui, quelque
effort qu'elle fît pour tenir bonne compagnie à son tuteur, n'avait pu
avaler un seul morceau. L'heure de partir pour Sceaux était arrivée;
Bathilde avait été une dernière fois soulever le rideau: tout était
fermé chez Raoul. L'idée que cette absence pouvait se prolonger au delà
du terme fixé lui était venue pour la première fois, et elle était
partie le coeur serré et maudissant plus que jamais cette fête qui
l'empêchait de passer la nuit à attendre encore celui qu'elle attendait
depuis si longtemps.

Cependant, lorsque Bathilde arriva à Sceaux, les illuminations, le
bruit, la musique, et surtout la préoccupation de chanter pour la
première fois devant tant et de si grand monde, éloignèrent un peu de la
pensée de Bathilde le souvenir de Raoul. De temps en temps, une pensée
triste lui traversait bien l'esprit et lui serrait bien le coeur
lorsqu'elle songeait qu'à cette heure peut-être son beau voisin était
arrivé, et, voyant sa fenêtre fermée, la croyait indifférente à son
tour; mais elle avait le lendemain devant elle. Elle avait fait
promettre à mademoiselle Delaunay qu'on la reconduirait avant le jour,
et avec ses premiers rayons elle serait à sa fenêtre, et la première
chose que Raoul verrait en ouvrant la sienne, ce serait elle. Elle lui
raconterait alors comment elle avait été forcée de s'éloigner pour une
soirée; elle lui laisserait soupçonner ce qu'elle a souffert, et, si
elle en jugeait par elle même, Raoul serait si heureux qu'il lui
pardonnerait.

Bathilde se berçait de toutes ces pensées en attendant madame du Maine
au bord du lac, et ce fut au milieu du discours qu'elle préparait pour
Raoul, que l'approche de la petite galère la surprit. Au premier moment,
Bathilde, toute à son émotion de chanter ainsi en si grande et si haute
compagnie, crut que la voix allait lui manquer; mais elle était trop
artiste pour ne pas être encouragée par l'admirable instrumentation qui
la soutenait, et qui se composait des meilleurs musiciens de l'Opéra.
Elle résolut donc de ne regarder personne pour ne point se laisser
intimider, et s'abandonnant à toute la puissance de l'inspiration, elle
avait chanté avec une perfection qui avait fait qu'on avait parfaitement
pu la prendre, grâce à son voile, pour la personne même qu'elle
remplaçait, quoique cette personne fût le premier sujet de l'Opéra et
passait pour n'avoir pas de rivale, comme étendue de voix et sûreté de
méthode.

Mais l'étonnement de Bathilde fut grand lorsque, le solo fini, et
soulagée par la reprise du choeur, elle baissa les yeux, et qu'en
baissant les yeux, elle aperçut au milieu du groupe qui s'avançait vers
elle, assis sur le même banc que madame la duchesse du Maine, un jeune
seigneur qui ressemblait si fort à Raoul que, si cette apparition se fût
présentée à elle au milieu de sa cantate, la voix lui eût certes manqué
tout à coup. Un instant elle douta encore, mais plus la galère gagnait
le rivage, moins il était permis à la pauvre Bathilde de conserver ses
doutes; deux ressemblances pareilles ne pouvaient se rencontrer, même
chez deux frères, et il était trop visible que le beau seigneur de
Sceaux et le jeune étudiant de la mansarde étaient un seul et même
individu. Mais ce n'était point encore ce qui blessait Bathilde. Le
degré auquel montait tout à coup Raoul, au lieu de l'éloigner de la
fille d'Albert du Rocher, le rapprochait d'elle, et à la première vue
elle avait reconnu Raoul pour être de la noblesse, comme il l'avait
devinée lui-même pour être de race. Ce qui la blessait profondément, ce
qui était une insulte à sa bonne foi, une trahison à son amour, c'était
cette prétendue absence pendant laquelle Raoul, oubliant la rue du
Temps-Perdu, laissait solitaire sa petite chambre pour venir se mêler
aux fêtes de Sceaux. Ainsi Raoul avait eu un caprice d'un instant pour
Bathilde, ce caprice avait été jusqu'à passer une semaine ou deux dans
une mansarde; mais Raoul s'était lassé bien vite de cette vie qui
n'était pas la sienne. Pour ne pas trop humilier Bathilde, il avait
prétexté un voyage; pour ne pas trop la désoler, il avait feint que ce
voyage était pour lui un malheur; mais rien de tout cela n'était vrai.
Raoul n'avait point quitté Paris sans doute, ou, s'il l'avait quitté, sa
première visite à son retour avait été pour d'autres lieux que pour ceux
qui devaient lui être si chers! Il y avait dans cette accumulation de
griefs de quoi blesser un amour moins susceptible que ne l'était celui
de Bathilde. Aussi, lorsqu'au moment où Raoul descendit sur le rivage,
la pauvre enfant se trouva à quatre pas de lui, lorsqu'il lui fut
impossible de douter davantage que le jeune étudiant et le beau seigneur
fussent le même homme, lorsqu'elle vit celui qu'elle avait pris
jusque-là pour un jeune et naïf provincial offrir d'un air élégant et
dégagé son bras à la fière madame du Maine, toute force l'abandonna, et
sentant ses genoux fléchir sous elle, elle poussa un cri douloureux qui
avait répondu jusqu'au fond du coeur de d'Harmental, et elle s'évanouit.

En rouvrant les yeux, elle trouva près d'elle mademoiselle Delaunay, qui
lui prodiguait avec inquiétude les soins les plus empressés; mais comme
il était impossible de se douter de la véritable cause de
l'évanouissement de Bathilde, et que d'ailleurs cet évanouissement
n'avait duré qu'un instant, la jeune fille, en prétextant l'émotion
qu'elle avait éprouvée, n'eut point de peine à faire prendre le change
aux personnes qui l'entouraient. Mademoiselle Delaunay seulement insista
un instant pour qu'au lieu de retourner à Paris, elle demeurât à Sceaux:
mais Bathilde avait hâte de quitter ce palais où elle venait de tant
souffrir, et où elle avait vu Raoul sans que Raoul la vît. Elle pria
donc, avec cet accent qui ne permet pas de refuser, que toutes choses
demeurassent dans le même état, et comme la voiture qui devait la
ramener à Paris aussitôt qu'elle aurait chanté était prête, elle monta
dedans et partit.

En arrivant, comme Nanette était prévenue de son retour, elle trouva
Nanette qui l'attendait. Buvat aussi avait bien voulu veiller pour
embrasser Bathilde à son retour et avoir des nouvelles de la grande
fête. Mais Buvat était, comme on le sait, un homme de moeurs réglées:
minuit était sa plus grande veille, et jamais il n'avait dépassé cette
heure; de sorte que lorsque minuit arriva il eut beau se pincer les
mollets, se frotter le nez avec la barbe d'une plume et chanter sa
chanson favorite, le sommeil l'emporta sur tous les réactifs, et force
lui avait été d'aller se coucher, ce qu'il avait fait en recommandant à
Nanette de le prévenir le lendemain aussitôt que Bathilde serait
visible.

Comme on le pense bien, Bathilde fut fort aise de trouver Nanette seule:
la présence de Buvat, dans la situation d'esprit où était la jeune
fille, l'eût gênée au plus haut degré. Il y a dans le coeur des femmes,
à quelque âge que le coeur soit arrivé, une sympathie pour les chagrins
amoureux qu'on ne trouve jamais dans le coeur d'un homme, si bon et si
consolant que soit ce coeur. Devant Buvat, Bathilde n'eût point osé
pleurer; devant Nanette, Bathilde fondit en larmes.

Nanette fut bien désolée de voir sa jeune maîtresse, qu'elle s'attendait
à retrouver toute fière et toute joyeuse du triomphe qu'elle ne pouvait
manquer d'obtenir, dans l'état où elle était; aussi hasarda-t-elle les
questions les plus pressantes; mais, à toutes ces questions, Bathilde se
contenta de répondre, en secouant la tête, que ce n'était rien,
absolument rien. Nanette vit bien que le mieux était de ne pas insister
dans un moment où sa jeune maîtresse paraissait si bien décidée à se
taire, et elle se retira dans sa chambre, qui, comme nous l'avons dit,
était contiguë à celle de Bathilde.

Mais là, la pauvre Nanette ne put résister à cette curiosité du coeur
qui la poussait à voir ce qu'allait devenir sa maîtresse; et, regardant
par le trou de la serrure, elle la vit d'abord s'agenouiller en
sanglotant devant le crucifix où elle l'avait trouvée si souvent en
prières, puis se lever, et, comme cédant à une impulsion plus forte
qu'elle, aller ouvrir sa fenêtre et regarder la fenêtre en face d'elle.
Dès lors il n'y eut plus de doute pour Nanette. Le chagrin de Bathilde
était un chagrin d'amour, et ce chagrin lui venait de la part du beau
jeune homme qui habitait de l'autre côté de la rue.

Dès lors, Nanette fut un peu tranquillisée; les femmes plaignent les
chagrins d'amour au-dessus de tous les autres chagrins, mais aussi elles
savent par expérience qu'ils peuvent tourner à bonne fin; de sorte que
tout chagrin de ce genre se compose de moitié douleur et de moitié
espérance. Nanette se coucha donc plus tranquille qu'elle ne l'eût été
si elle n'eût point pénétré la cause des larmes de Bathilde.

Bathilde dormit peu et dormit mal; les premières douleurs et les
premières joies de l'amour ont le même résultat. Elle se réveilla donc
les yeux battus et toute brisée. Elle eût bien voulu se dispenser de
voir Buvat, sous un prétexte quelconque; mais déjà Buvat, inquiet avait
fait demander deux fois par Nanette si Bathilde était visible. Bathilde
rappela donc tout son courage et alla en souriant présenter son front à
baiser à son bon tuteur.

Mais Buvat avait trop l'instinct du coeur pour se laisser prendre à un
sourire; il vit ses yeux battus, il vit ce teint pâle, et le chagrin de
Bathilde lui fut révélé. Comme on le comprend bien, Bathilde nia qu'elle
ne fût point dans son état naturel; Buvat fit semblant de la croire, car
il vit qu'en ayant l'air de douter il la contrariait, mais il ne s'en
alla pas moins à son bureau tout préoccupé de savoir ce qui avait ainsi
attristé sa pauvre Bathilde.

Lorsqu'il fut parti, Nanette s'approcha de Bathilde, qui, une fois
seule, s'était laissée tomber dans un fauteuil la tête appuyée sur une
main et l'autre bras pendant tandis que Mirza, couchée à ses pieds et ne
comprenant rien à cet abattement, gémissait tout doucement. La bonne
femme resta un instant debout devant la jeune fille à la contempler avec
un amour presque maternel, puis au bout d'un instant, voyant que
Bathilde restait muette, elle rompit le silence.

--Mademoiselle souffre toujours? dit-elle.

--Oui, ma bonne Nanette, toujours.

--Si mademoiselle voulait ouvrir la fenêtre, cela lui ferait peut-être
du bien.

--Oh! non, non, Nanette, merci; cette fenêtre doit rester fermée.

--C'est que mademoiselle ignore peut-être....

--Non, Nanette, je le sais.

--Que le beau jeune homme d'en face est revenu depuis ce matin.

--Eh bien! Nanette, dit Bathilde en relevant la tête et en regardant la
bonne femme avec une légère nuance de sévérité, qu'a affaire ce beau
jeune homme avec moi?

--Pardon, mademoiselle, dit Nanette; mais je croyais... je pensais....

--Que pensiez-vous?... que croyiez-vous?...

--Que vous regrettiez son absence et que vous seriez heureuse de son
retour.

--Vous aviez tort.

--Pardon, mademoiselle; mais c'est qu'il paraît si distingué!

--Trop, Nanette; beaucoup trop pour la pauvre Bathilde.

--Trop, mademoiselle, trop distingué pour vous! s'écria Nanette. Ah
bien, par exemple, est-ce que vous ne valez pas tous les beaux seigneurs
du monde? et ailleurs, tiens, vous êtes noble.

--Je suis ce que je parais être Nanette, c'est-à-dire une pauvre fille,
de la tranquillité, de l'amour et de l'honneur de laquelle tout grand
seigneur croirait pouvoir impunément se jouer. Tu vois bien, Nanette,
qu'il faut que cette fenêtre reste fermée et que je ne revoie pas ce
jeune homme.

--Jour de Dieu! mademoiselle Bathilde, mais vous voulez donc le faire
mourir de chagrin, le pauvre garçon. Depuis ce matin il ne bouge pas de
sa fenêtre, et avec un air triste, si triste, que c'est vraiment à
fendre le coeur.

--Eh bien! que m'importe son air triste, à moi; que me fait ce jeune
homme! je ne le connais pas, je ne sais pas même son nom; c'est un
étranger, qui est venu demeurer là quelques jours seulement; qui demain
s'en ira peut-être, comme il s'en est allé déjà. Si j'y avais fait
attention, j'aurais eu tort, Nanette, et au lieu de m'encourager dans un
amour qui serait de la folie, tu devrais, au contraire, en supposant que
cet amour existât, m'en faire comprendre tout le ridicule et surtout
tout le danger.

--Mon Dieu! mademoiselle, pourquoi donc cela; il faudra toujours bien
que vous aimiez un jour ou l'autre, les pauvres femmes sont condamnées à
passer par là. Eh bien! puisqu'il faut absolument aimer, au bout du
compte, autant aimer un beau jeune homme qui a l'air noble comme le roi,
et qui doit être riche, puisqu'il ne fait rien.

--Eh bien! Nanette, qu'est-ce que tu dirais, si ce jeune homme qui te
paraît si simple, si loyal et si bon n'était autre chose qu'un méchant,
qu'un traître, qu'un menteur?

--Ah! bon Dieu! mademoiselle, je dirais que c'est impossible.

--Si je te disais que ce jeune homme qui habite une mansarde, qui se
montre à la fenêtre, couvert d'habits si simples, était hier à Sceaux,
et donnait le bras à madame du Maine en habit de colonel?

--Ce que je dirais, mademoiselle, je dirais qu'enfin le bon Dieu est
juste en vous envoyant quelqu'un digne de vous. Sainte Vierge! un
colonel, un ami de la duchesse du Maine! oh! mademoiselle Bathilde, vous
serez comtesse, c'est moi qui vous le dis, et ce n'est pas trop pour
vous, et c'est bien juste encore ce que vous méritez; et si la
Providence donnait à chacun son lot, ce n'est pas comtesse que vous
seriez, c'est duchesse, c'est princesse, c'est reine; oui, reine de
France. Tiens! madame de Maintenon l'a bien été.

--Je ne voudrais pas l'être comme elle, ma bonne Nanette.

--Comme elle, je ne dis pas. D'ailleurs, ce n'est pas le roi que vous
aimez, n'est-ce pas, notre demoiselle?

--Je n'aime personne, Nanette.

--Je suis trop honnête pour vous démentir, mademoiselle. Mais n'importe,
voyez-vous, vous avez l'air malade et le premier remède pour une
jeunesse qui souffre c'est l'air, c'est le soleil. Voyez les pauvres
fleurs, quand on les enferme, elles font comme vous, elles pâlissent.
Laissez-moi ouvrir la fenêtre, mademoiselle.

--Nanette, je vous le défends. Allez à vos affaires, et laissez-moi.

--Je m'en vais, mademoiselle, je m'en vais, puisque vous me chassez, dit
Nanette en portant le coin de son tablier au coin de son oeil. Mais à la
place de ce jeune homme, je sais bien ce que je ferais.

--Et que feriez-vous?

--Je viendrais m'expliquer moi-même, et je suis bien sûre que, quand
même il aurait un tort, vous l'excuseriez.

--Nanette, dit Bathilde en tressaillant, s'il vient, je vous défends de
le recevoir, entendez-vous?

--C'est bien, mademoiselle, on ne le recevra point, quoique ce ne soit
pas très poli de mettre les gens à la porte.

--Poli ou non, vous ferez ce que j'ai ordonné, dit Bathilde, à qui la
contradiction donnait les forces qui lui eussent manqué si l'on eût
abondé dans son sens, et maintenant, je veux rester seule, allez.

Nanette sortit.

Restée seule, Bathilde fondit en larmes; sa force n'était que de
l'orgueil, mais elle était blessée au coeur, et la fenêtre resta fermée.

Nous ne suivrons pas ce pauvre coeur dans tous ses tressaillements, dans
toutes ses angoisses, dans toutes ses souffrances. Bathilde se croyait
la femme la plus malheureuse de la terre, comme d'Harmental se trouvait
l'homme le plus infortuné du monde.

À quatre heures quelques minutes, Buvat rentra; comme nous l'avons dit:
Bathilde reconnut les traces que l'inquiétude avait laissées sur sa
bonne grosse figure, et fit tout ce qu'elle put pour le tranquilliser.
Elle sourit, elle plaisanta, elle lui tint compagnie à table, mais tout
cela ne tranquillisa point Buvat; aussi après dîner proposa-t-il à sa
pupille, comme une distraction à laquelle rien ne devait résister, une
promenade sur sa terrasse. Bathilde, pensant que, si elle refusait,
Buvat resterait près d'elle, fit semblant d'accepter, et monta avec
Buvat dans sa chambre, mais là elle prétexta une lettre de remerciement
à écrire à monsieur de Chaulieu, pour l'obligeance qu'il avait mise à la
présenter à madame du Maine, et laissant son tuteur aux prises avec
Mirza, elle redescendit.

Dix minutes après, elle entendit Mirza qui grattait à la porte, et elle
alla ouvrir.

Mirza entra en bondissant, avec des démonstrations de si folle joie, que
Bathilde comprit qu'il venait de lui arriver quelque chose
d'extraordinaire; elle regarda alors avec plus d'attention, et elle vit
la lettre attachée à son collier. Comme c'était la seconde qu'elle
apportait, Bathilde n'eut point besoin de chercher d'où elle venait et
de qui était la lettre.

La tentation était trop forte pour que Bathilde essayât même d'y
résister. À la vue de ce papier, qui lui semblait renfermer le destin de
sa vie, la jeune fille crut qu'elle allait se trouver mal. Elle le
détacha en tremblant, le froissant d'une main, tandis que de l'autre
elle caressait Mirza, qui, debout sur ses pattes de derrière, dansait
toute joyeuse d'être devenue un personnage si important.

Bathilde ouvrit la lettre et la regarda deux fois, sans pouvoir en
déchiffrer une seule ligne; elle avait comme un nuage sur les yeux.

La lettre, tout en disant beaucoup, ne disait point assez encore. La
lettre protestait de l'innocence, et demandait pardon. La lettre parlait
de circonstances étranges qui demandaient le secret. Mais la lettre sur
toutes choses disait que celui qui l'avait écrite était amoureux fou. Il
en résulta que, sans rassurer complètement Bathilde, la lettre lui fit
un grand bien.

Bathilde cependant, par un reste de fierté toute féminine, n'en résolut
pas moins de tenir rigueur jusqu'au lendemain. Puisque Raoul s'avouait
coupable, il fallait bien qu'il fût puni. La pauvre Bathilde ne songeait
pas que la moitié de la punition qu'elle infligeait à son voisin
retombait sur elle même.

Néanmoins l'effet de la lettre, tout incomplet qu'il était encore,
avait déjà une telle efficacité que, lorsque Buvat descendit de la
terrasse, il trouva Bathilde infiniment mieux que lorsqu'il l'avait
quittée une heure auparavant: ses couleurs étaient revenues, sa gaîté
était plus franche, et ses paroles avaient cessé d'être saccadées et
fiévreuses comme elles l'étaient depuis la veille. Buvat alors commença
à croire ce que lui avait assuré sa pupille le matin même, c'est-à-dire
que l'état d'agitation où elle se trouvait venait de l'émotion de la
veille. En conséquence, le soir, comme il allait travailler, il remonta
chez lui à huit heures, et laissa Bathilde, qui se plaignait de s'être
couchée la veille à trois heures du matin, libre de se coucher ce
soir-là à l'heure qui lui conviendrait.

Bathilde veilla; car, malgré son insomnie de la veille elle n'avait pas
la moindre envie de dormir. Bathilde veilla tranquille, contente et
heureuse, car elle savait que la fenêtre de son voisin était ouverte, et
à sa persistance elle devinait son anxiété. Deux ou trois fois elle eut
bien envie de la faire cesser, en allant annoncer au coupable que,
moyennant une explication quelconque, son pardon lui serait accordé;
mais il lui sembla qu'aller ainsi d'elle-même en quelque sorte au-devant
de Raoul, c'était plus que ne devait faire une jeune fille de son âge et
dans sa position; elle remit donc la chose au lendemain.

Le soir, Bathilde fit sa prière comme d'habitude, et comme d'habitude
Raoul se retrouva de moitié dans sa prière.

La nuit, Bathilde rêva que Raoul était à ses genoux, et qu'il lui
donnait de si bonnes raisons, que c'était elle qui lui avouait qu'elle
était coupable, et qui lui demandait pardon.

Aussi le matin se réveilla-t-elle bien convaincue qu'elle avait été
d'une sévérité affreuse, et ne comprenant pas comment elle avait eu le
courage de faire souffrir ainsi le pauvre Raoul.

Il en résulta que son premier mouvement fut d'aller à la fenêtre et de
l'ouvrir; mais en y allant, elle aperçut, à travers une imperceptible
trouée, le beau jeune homme à la sienne. Cette vue l'arrêta tout court.
Ne serait-ce pas un aveu bien complet que cette fenêtre ouverte par
elle-même? Mieux valait attendre l'arrivée de Nanette.

Nanette ouvrirait la fenêtre tout naturellement, et de cette façon le
voisin n'aurait pas trop à se prévaloir de son influence.

Nanette arriva; mais Nanette avait été trop vivement grondée la veille à
l'endroit de la malheureuse fenêtre pour qu'elle risquât une seconde
représentation de la même scène. Il en résulta qu'elle n'eut garde d'en
approcher, et qu'elle tourna et vira dans la chambre sans parler le
moins du monde de lui donner de l'air. Au bout d'une heure à peu près
employée à faire le petit ménage, Nanette sortit sans avoir touché même
les rideaux. Bathilde était prête à pleurer.

Buvat descendit prendre son café avec Bathilde, ainsi que c'était son
habitude Bathilde espérait qu'en entrant Buvat lui demanderait pourquoi
elle se tenait ainsi enfermée chez elle, et que ce serait pour elle une
occasion de lui dire d'ouvrir la fenêtre; mais Buvat avait reçu la
veille du conservateur de la Bibliothèque un nouvel ordre de classement
pour les manuscrits, et Buvat était si préoccupé de ses étiquettes,
qu'il ne fit attention à rien qu'à la bonne mine de Bathilde, mangea son
café tout en chantonnant sa petite chanson, et sortit sans faire la plus
petite remarque sur ces rideaux si tristement fermés. Pour la première
fois, Bathilde eut contre Buvat un mouvement d'impatience qui
ressemblait presque à de la colère, et il lui sembla que son tuteur
avait bien peu d'attention pour elle, de ne pas s'apercevoir qu'elle
devait étouffer dans une chambre ainsi calfeutrée.

Restée seule, Bathilde tomba sur une chaise; elle s'était mise elle-même
dans une impasse dont il lui devenait impossible de sortir. Il lui
fallait ordonner à Nanette d'ouvrir la fenêtre; elle ne le voulait pas;
il lui fallait ouvrir la fenêtre elle-même: elle ne le pouvait pas.

Il lui fallait donc attendre; mais jusqu'à quand? Attendre jusqu'au
lendemain, jusqu'au surlendemain peut-être et jusque-là qu'allait penser
Raoul? Raoul ne s'impatienterait-il pas de cette sévérité exagérée? Si
Raoul allait quitter cette chambre de nouveau pour quinze jours, pour un
mois, pour six semaines... pour toujours... peut-être.... Bathilde
mourrait. Bathilde ne pouvait plus se passer de Raoul.

Deux heures s'écoulèrent ainsi, deux siècles! Bathilde essaya de tout:
elle se mit à sa broderie, à son clavecin, à ses pastels; elle ne put
rien faire. Nanette entra alors, et un peu d'espoir lui revint. Mais
Nanette ne fit qu'entrouvrir la porte: elle venait demander la
permission de faire une course indispensable. Bathilde lui fit signe de
la main qu'elle pouvait s'en aller.

Nanette allait dans le faubourg Saint-Antoine: son absence devait donc
durer deux heures au moins. Que faire pendant ces deux heures? Il eût
été si doux de les passer à la fenêtre: il faisait un si beau soleil, à
en juger du moins par les rayons qui pénétraient à travers les rideaux.
Bathilde s'assit, tira sa lettre de son corset; elle la savait par
coeur, mais n'importe, elle la relut. Comment, en recevant une pareille
lettre, ne s'était-elle pas rendue à l'instant même? Elle était si
tendre, si passionnée; on sentait si bien que celui qui l'avait écrite
l'avait écrite avec les paroles de son coeur. Oh! si elle pouvait
seulement recevoir une seconde lettre.

C'était une idée. Bathilde jeta les yeux sur Mirza, Mirza la gentille
messagère! elle la prit dans ses bras, baisa tendrement sa petite tête
fine et spirituelle; puis, toute tremblante, la pauvre enfant, comme si
elle commettait un crime, alla ouvrir la porte du carré.

Un jeune homme était debout devant cette porte, allongeant la main vers
la sonnette.

Bathilde jeta un cri de joie, et le jeune homme un cri d'amour.

Ce jeune homme, c'était Raoul




Chapitre 32


Bathilde fit quelques pas en arrière, car elle sentit qu'elle allait
tomber dans les bras de Raoul.

Raoul, après avoir fermé vivement la porte, fit quelques pas en avant et
vint tomber aux pieds de Bathilde.

Les deux jeunes gens se regardèrent avec un indicible regard d'amour;
puis leurs deux noms, échangés dans un double cri, s'échappèrent de
leurs bouches; leurs mains se réunirent dans un serrement électrique, et
tout fut oublié.

Ces deux pauvres coeurs, à qui il semblait qu'ils avaient tant de choses
à se dire, battaient presque l'un contre l'autre et restaient muets.
Toute leur âme était passée dans leurs yeux, et ils se parlaient avec
cette grande voix du silence qui, en amour, dit tant de choses, et qui a
sur l'autre l'avantage de ne mentir jamais.

Ils demeurèrent ainsi quelques minutes. Enfin Bathilde sentit les
larmes qui lui venaient aux yeux; puis, avec un soupir, et se renversant
en arrière comme pour retrouver la respiration dans sa poitrine
oppressée:

--Ô mon Dieu! mon Dieu! que j'ai souffert! dit-elle.

--Et moi donc! dit d'Harmental, moi qui ai envers vous l'apparence de
tous les torts, et qui cependant suis innocent.

--Innocent, dit Bathilde, à qui, par une réaction toute naturelle, ses
premiers doutes revenaient.

--Oui, innocent, reprit le chevalier.

Et alors il raconta à Bathilde tout ce que de sa vie il avait le droit
de lui raconter, c'est-à-dire son duel avec Lafare; comment, à la suite
de ce duel, il était venu se cacher dans la rue du Temps-Perdu; comment
il avait vu Bathilde, comment il l'avait aimée; son étonnement en
découvrant successivement en elle la femme distinguée, le peintre
habile, la musicienne de premier ordre; sa joie lorsqu'il crut voir
qu'il ne lui était pas tout à fait indifférent; son bonheur lorsqu'il
commença à croire qu'il était aimé; enfin il lui dit combien il était
heureux lorsqu'il avait reçu, comme colonel des carabiniers, l'ordre de
se rendre en Bretagne, et comment cet ordre portait qu'à son retour il
eût à venir rendre compte de sa mission à S. A. S. madame la duchesse du
Maine avant de se rendre à Paris. Il était donc arrivé directement à
Sceaux, ignorant ce qui s'y passait et croyant n'avoir que des dépêches
à y déposer en passant, lorsqu'il était au contraire tombé au milieu
d'une fête à laquelle il avait été, bien malgré lui, mais à cause de la
position qu'il occupait près de monsieur le duc du Maine, forcé de
prendre part. Ce récit fut terminé par des expressions de regret, par
des paroles d'amour et par des protestations de fidélité telles, que
Bathilde ne fit presque pas attention aux parties premières du discours
pour ne s'occuper et ne se souvenir que de la fin.

C'était le tour de Bathilde. Bathilde aussi avait une longue histoire à
raconter à d'Harmental; mais dans cette histoire il n'y avait ni
réticences ni obscurités. Ce n'était pas l'histoire d'une époque de sa
vie, mais de toute sa vie. Bathilde, avec une certaine fierté
d'apprendre à son amant qu'elle était digne de lui, se prit donc tout
enfant entre les caresses d'un père et d'une mère; puis elle se montra
orpheline, puis abandonnée. C'est alors qu'apparut Buvat, cet homme au
visage vulgaire et au coeur sublime, et elle dit toutes ses attentions,
toutes ses bontés, tout son amour pour sa pauvre pupille. Elle passa en
revue sa jeunesse insoucieuse et son adolescence pensive. Enfin elle
arriva au moment où, pour la première fois, elle avait vu d'Harmental,
et, arrivée là, elle sourit en rougissant, car elle sentait bien qu'elle
n'avait plus rien à lui apprendre.

Mais il n'en était pas ainsi. C'était surtout ce que Bathilde croyait
n'avoir pas besoin d'apprendre au chevalier que le chevalier voulait
absolument savoir de sa bouche; aussi ne lui fit-il grâce d'aucun
détail. La pauvre enfant eut beau s'arrêter, rougir, baisser les yeux,
il lui fallut ouvrir son pauvre coeur virginal, tandis que d'Harmental,
à genoux devant elle, recueillait ses moindres paroles; puis, quand elle
eut fini, recommencer encore, car d'Harmental ne pouvait se lasser de
l'entendre, tant il était heureux de se sentir aimé par Bathilde, et
tant il était fier de pouvoir l'aimer.

Deux heures s'étaient écoulées comme deux secondes, et les jeunes gens
étaient encore là, d'Harmental aux genoux de Bathilde, inclinée sur lui,
leurs mains dans leurs mains, leurs yeux sur leurs yeux lorsqu'on sonna
tout à coup à la porte. Bathilde jeta les yeux sur une petite pendule
accrochée dans un coin de la chambre. Il était quatre heures six
minutes: il n'y avait pas à s'y tromper, c'était Buvat qui rentrait.

Le premier mouvement de Bathilde fut tout à la crainte; mais aussitôt
Raoul la rassura en souriant: il avait le prétexte que lui avait fourni
l'abbé Brigaud. Les deux amants échangèrent donc encore un dernier
serrement de main et un dernier coup d'oeil, puis Bathilde alla ouvrir
la porte à son tuteur, qui commença, comme d'habitude, par l'embrasser
au front, et qui, après l'avoir embrassée, aperçut seulement
d'Harmental.

La stupéfaction de Buvat fut grande: c'était la première fois qu'un
autre homme que lui entrait chez sa pupille. Il fixa sur d'Harmental
deux gros yeux étonnés, et attendit, levant et baissant sa canne en
mesure, mais sans en toucher la terre. Il lui semblait vaguement
connaître ce jeune homme.

D'Harmental s'avança vers lui avec cette aisance dont les gens d'une
certaine classe n'ont pas même l'idée.

--C'est à monsieur Buvat, lui dit-il, que j'ai l'honneur de parler?

--À moi-même, monsieur, répondit Buvat en s'inclinant et en tressaillant
au son de cette voix qu'il croyait reconnaître, comme il avait cru
reconnaître aussi ce visage, et tout l'honneur est de mon côté, je vous
prie de croire.

--Vous connaissez l'abbé Brigaud? continua d'Harmental.

--Oui, monsieur, parfaitement, le... le... le... de madame Denis,
n'est-ce pas?

--Oui, reprit en souriant d'Harmental, le directeur de madame Denis.

--Je le connais, un homme de beaucoup d'esprit, monsieur, de beaucoup
d'esprit.

--C'est cela même. Ne vous étiez-vous pas adressé à lui, dans le temps,
monsieur Buvat, pour avoir des copies à faire?

--Oui, monsieur, car je suis copiste, pour vous servir; Buvat s'inclina.

--Eh bien! dit d'Harmental en lui rendant son salut; ce cher abbé
Brigaud, qui est mon tuteur, afin que vous sachiez, monsieur, à qui vous
parlez, vous a découvert une excellente pratique.

--Ah! vraiment! Asseyez-vous donc, monsieur.

--Merci, je vous rends grâces.

--Et quelle est cette pratique, s'il vous plaît?

--Le prince de Listhnay, rue du Bac, n° 110.

--Un prince! monsieur, un prince?

--Oui, un Espagnol, je crois, qui est en correspondance avec le Mercure
de Madrid, et qui lui envoie toutes les nouvelles de Paris.

--Mais, c'est une trouvaille, cela, monsieur!

--Une véritable trouvaille, vous l'avez dit, qui vous donnera un peu de
mal, c'est vrai, car toutes ses dépêches sont en espagnol.

--Diable! diable! fit Buvat.

--Savez-vous l'espagnol? demanda d'Harmental.

--Non, monsieur; je ne le crois pas, du moins.

--N'importe, continua le chevalier, souriant du doute de Buvat; vous
n'avez pas besoin de savoir une langue pour faire des copies dans cette
langue.

--Moi, monsieur, je copierais du chinois, pourvu que les pleins et les
déliés fussent assez convenablement tracés pour former des lettres.
Poussée à un certain point monsieur, la calligraphie est un art
d'imitation comme le dessin.

--Et je sais que, sous ce rapport, monsieur Buvat, reprit d'Harmental,
vous êtes un grand artiste.

--Monsieur, dit Buvat, vous me confusionnez. Maintenant, sans
indiscrétion, puis-je vous demander à quelle heure je trouverai Son
Altesse?

--Quelle Altesse?

--Son Altesse le prince de... je ne me rappelle plus le nom... que vous
avez dit, monsieur... que vous m'avez fait l'honneur de me dire, ajouta
Buvat en se reprenant.

--Ah! le prince de Listhnay!

--Lui-même.

--Il n'est pas Altesse, mon cher monsieur Buvat.

--Pardon, c'est qu'il me semblait que tous les princes....

--Oh! il y a prince et prince.... Celui-ci est un prince de troisième
ordre, et pourvu que vous l'appeliez monseigneur, il sera fort
satisfait.

--Vous croyez?

--J'en suis sûr.

--Et je le trouverai, s'il vous plaît?

--Mais dans une heure, si vous voulez: après votre dîner, par exemple,
de cinq heures à cinq heures et demie. Vous vous rappelez l'adresse?

--Oui, rue du Bac, n° 110. Très bien! monsieur. Très bien! j'y serai.

--Ainsi donc, dit d'Harmental, à l'honneur de vous revoir. Et vous,
mademoiselle, ajouta-t-il en se retournant vers Bathilde, recevez tous
mes remerciements pour la bonté que vous avez eue de me tenir compagnie
en attendant monsieur Buvat, bonté de laquelle je vous garderai, je vous
le jure, une reconnaissance éternelle.

Et à ces mots, laissant Bathilde interdite de cette puissance que lui
avait donnée sur lui-même l'habitude de situations pareilles,
d'Harmental, par un dernier salut, prit congé de Buvat et de sa pupille.

--Ce jeune homme est vraiment fort aimable, dit Buvat.

--Oui, fort aimable, répondit machinalement Bathilde.

--Seulement, c'est une chose extraordinaire; il me semble que je l'ai
déjà vu.

--C'est possible, dit Bathilde.

--C'est comme sa voix, continua Buvat; je suis convaincu que sa voix ne
m'est point étrangère.

Bathilde tressaillit, car elle se rappela le soir où Buvat était rentré
tout effaré, après son aventure de la rue des Bons-Enfants, et
d'Harmental ne lui avait rien dit qui eût rapport à cette aventure.

En ce moment Nanette entra, annonçant que le dîner était servi. Buvat,
qui était pressé de se rendre chez le prince de Listhnay, passa le
premier dans la petite salle à manger.

--Eh bien! mademoiselle, dit tout bas Nanette, il est donc venu, le beau
jeune homme?

--Oui, Nanette, oui, répondit Bathilde en levant les yeux au ciel avec
une expression de gratitude infinie; oui, et je suis bien heureuse.

Elle passa dans la salle à manger, où, après avoir posé son chapeau sur
sa canne et sa canne dans un coin, Buvat l'attendait, en frappant, comme
c'était son habitude dans ses moments de satisfaction, ses mains sur ses
cuisses.

Quant à d'Harmental, il ne se trouvait pas moins heureux que Bathilde:
il était aimé, il en était sûr, Bathilde le lui avait dit avec le même
plaisir qu'elle avait eu à entendre dire elle-même à d'Harmental qu'il
l'aimait. Il était aimé, non plus d'une pauvre orpheline, d'une petite
grisette, mais par une jeune fille de noblesse, dont le père et la mère
avaient occupé, à la cour de Monsieur et de son fils, de ces charges
qui, à cette époque, étaient d'autant plus honorables qu'elles
rapprochaient davantage des princes. Rien n'empêchait donc Bathilde et
d'Harmental d'être l'un à l'autre; s'il restait un intervalle social
entre eux, c'était si peu de chose que Bathilde n'avait qu'un pas à
faire pour monter, et d'Harmental qu'un pas à faire pour descendre, et
que tous deux se rencontraient à moitié chemin. Il est vrai que
d'Harmental oubliait une chose, une seule chose: c'était ce secret qu'il
s'était cru obligé de taire à Bathilde comme n'étant pas le sien,
c'était cette conspiration qui creusait sous ses pieds un abîme qui d'un
moment à l'autre pouvait l'engloutir. Mais d'Harmental était loin de
voir les choses ainsi; d'Harmental était sûr d'être aimé, et le soleil
de l'amour fait à la vie la plus triste et la plus abandonnée un horizon
couleur de rose.

De son côté, Bathilde n'avait aucun doute fâcheux sur l'avenir: le mot
de mariage n'avait point été prononcé entre elle et d'Harmental, c'est
vrai, mais leurs deux coeurs s'étaient montrés l'un à l'autre dans toute
leur pureté, et il n'y avait point de contrat écrit qui valut un regard
des yeux, qui égalât un serrement de mains de Raoul. Aussi, lorsqu'après
le dîner, Buvat, se félicitant de la bonne aubaine qui venait de lui
arriver, prit sa canne et son chapeau pour se rendre chez le prince de
Listhnay, à peine Bathilde fut-elle seule dans sa chambre, qu'elle tomba
à genoux pour remercier Dieu, et que, sa prière finie, elle s'en alla,
joyeuse et confiante, ouvrir elle-même, sans hésitation comme sans
honte, cette malheureuse fenêtre si longtemps fermée. Quant à
d'Harmental, depuis qu'il était rentré, il n'avait pas quitté la sienne.

Au bout d'un instant, les amants furent convenus de tous leurs faits:
la bonne Nanette serait mise entièrement dans la confidence. Tous les
jours, quand Buvat serait parti, d'Harmental monterait, demeurerait deux
heures près de Bathilde: le reste du temps, on se parlerait par la
fenêtre, et quand par hasard on serait obligé de tenir les fenêtres
fermées, on s'écrirait.

Vers les sept heures du soir on vit poindre Buvat au coin de la rue
Montmartre; il marchait de son pas le plus grave et le plus majestueux,
tenant un rouleau de papier d'une main et sa canne de l'autre; on voyait
à son oeil qu'il s'était passé quelque chose de grand dans sa vie; Buvat
avait été introduit près du prince, et avait parlé à monseigneur en
personne.

Les deux jeunes gens n'aperçurent Buvat que lorsqu'il fut au-dessous
d'eux: d'Harmental ferma aussitôt sa fenêtre.

Bathilde avait eu un instant d'inquiétude. Lorsque d'Harmental avait
parlé à Buvat du prince de Listhnay, elle avait pensé que Raoul, surpris
chez elle, inventait une seconde histoire pour expliquer sa présence.
N'ayant point eu le temps de lui demander une explication, et n'osant
dissuader Buvat d'aller rue du Bac, elle avait vu partir ce dernier avec
un certain remords. Bathilde aimait Buvat avec toute la reconnaissance
du coeur. Buvat était pour Bathilde quelque chose de sacré, que son
respect devait éternellement garantir du ridicule; elle attendit donc
avec anxiété son apparition pour juger d'après son visage de ce qui
s'était passé: le visage de Buvat était resplendissant.

--Eh bien! petit père? dit Bathilde avec un reste de crainte.

--Eh bien! dit Buvat, j'ai vu Son Altesse.

Bathilde respira.

--Mais pardon, petit père, dit-elle en souriant, vous savez bien que
monsieur Raoul vous a dit que le prince de Listhnay n'avait pas droit à
ce titre, n'étant prince que de troisième ordre.

--Je le garantis du premier, et je maintiens l'altesse, dit Buvat. Un
prince de troisième ordre, sabre de bois! un homme de cinq pieds huit
pouces, plein de majesté, et qui remue les louis à la pelle! un homme
qui paie la copie quinze livres la page, et qui m'a donné vingt-cinq
louis d'avance!... Un prince de troisième ordre!... Ah bien oui!

Alors il passa une autre crainte dans l'esprit de Bathilde, c'est que
cette prétendue pratique, que Raoul procurait à Buvat, ne fût un moyen
détourné de faire accepter au bonhomme un argent qu'il croirait avoir
gagné. Cette crainte emportait avec elle quelque chose d'humiliant qui
serra le coeur de Bathilde. Elle tourna les yeux vers la fenêtre de
d'Harmental, et elle vit le jeune homme qui la regardait avec tant
d'amour par un coin du carreau, qu'elle ne pensa plus à autre chose qu'à
le regarder elle-même, et cela avec tant d'abandon, que Buvat lui-même,
quelque peu habile qu'il fût à surprendre chez les autres ce genre de
sentiment, s'aperçut de la préoccupation de sa pupille, et s'approcha
sans malice pour voir ce qui attirait ainsi son attention. Mais
d'Harmental vit paraître Buvat, et laissa retomber le rideau, de sorte
que le bonhomme en fut pour ses frais de curiosité.

--Ainsi donc, petit père, dit vivement Bathilde, qui craignait que Buvat
ne se fût aperçu de quelque chose, et qui voulait détourner son
attention, vous êtes content?

--Très satisfait. Mais il faut que je te dise une chose.

--Laquelle?

--Mon Dieu! ce que c'est que de nous, et comme nous avons l'esprit
faible!

--Que vous est-il donc arrivé?

--Il est arrivé, tu te le rappelles, que je t'ai dit que je croyais
reconnaître la figure et la voix de ce jeune homme, mais que je ne
pouvais pas me souvenir où je les avait vues et entendues.

--Oui, vous m'avez dit cela.

--Eh bien! il m'est arrivé qu'en traversant la rue des Bons-Enfants pour
gagner le pont Neuf, il m'est passé, en arrivant en face le n° 24, comme
une illumination subite, et il m'a semblé que ce jeune homme était le
même que j'avais vu pendant cette fameuse nuit à laquelle je ne pense
jamais sans frissonner!

--Vrai, petit père? dit Bathilde en frissonnant elle-même. Oh! quelle
folie!

--Oui, quelle folie! car je fus sur le point de revenir. Je pensai que
ce prince de Listhnay pourrait bien être quelque chef de brigands, et
qu'on voulait peut-être m'attirer dans une caverne; mais, comme je ne
porte jamais d'argent sur moi, je réfléchis que mes craintes étaient
exagérées, et heureusement je les combattis par le raisonnement.

--Et maintenant, petit père, vous êtes bien convaincu n'est-ce pas,
reprit Bathilde, que ce pauvre jeune homme qui est venu ici cette
après-midi de la part de l'abbé Brigaud, n'a aucune affinité avec celui
à qui vous avez parlé dans la rue des Bons-Enfants?

--Sans doute. Un capitaine de voleurs, car je maintiens que telle est sa
position sociale, un capitaine de voleurs ne serait pas en relation avec
Son Altesse.

--Oh! cela n'aurait pas de sens, dit Bathilde.

--Non, cela n'aurait pas le moindre sens. Mais je m'oublie: mon enfant,
tu m'excuseras si je ne reste pas ce soir avec toi; j'ai promis à Son
Altesse de me mettre ce soir à sa copie, et je ne veux pas lui manquer
de parole.

Bonsoir, mon enfant chéri.

--Bonsoir, petit père.

Et Buvat remonta dans sa chambre, où il se mit incontinent à la besogne
que lui avait si généreusement payée le prince de Listhnay.

Quant aux amants, ils reprirent leur conversation interrompue par le
retour de Buvat, et Dieu seul sait à quelle heure les deux fenêtres
furent fermées.




Chapitre 33


Grâce aux conventions arrêtées entre les jeunes gens, et qui donnaient
à leur amour si longtemps contenu toute l'expansion possible, trois ou
quatre jours s'écoulèrent, pareils à des instants, et pendant lesquels
ils furent les êtres les plus heureux du monde.

Mais la terre, qui semblait s'être arrêtée pour eux, n'en continuait pas
moins de tourner pour les autres, et les événements qui devaient les
réveiller au moment où ils s'y attendaient le moins se préparaient en
silence.

Monsieur le duc de Richelieu avait tenu sa promesse; le maréchal de
Villeroy, absent des Tuileries pour une semaine seulement, comme nous
l'avons vu, y avait été rappelé le quatrième jour par une lettre de la
maréchale qui lui écrivait que sa présence était plus que jamais
nécessaire auprès du roi, la rougeole venant de se déclarer à Paris et
ayant attaqué quelques personnes du Palais-Royal.

M. de Villeroy était revenu aussitôt; car, on se le rappelle, toutes ces
morts successives qui, trois ou quatre ans auparavant, avaient affligé
le royaume, avaient été mises sur le compte de la rougeole, et le
maréchal ne voulait point perdre cette occasion de faire parade de sa
vigilance, dont il exagérait l'importance et surtout les résultats. En
effet, comme gouverneur du roi, il avait le privilège de ne le quitter
jamais que sur un ordre de lui-même, et de rester chez lui quelque
personne qui y entrât, même le régent. Or, c'était surtout vis-à-vis du
régent que le duc affectait ces précautions étranges, et comme ces
précautions servaient la haine de madame du Maine et de son parti, on
louait beaucoup M. de Villeroy, et on allait répandant partout qu'il
avait trouvé sur la cheminée de Louis XV des bonbons empoisonnés qui y
avaient été déposés on ne savait par qui. Le résultat de tout cela était
un surcroît de calomnie contre le duc d'Orléans, et partant un surcroît
d'importance de la part du maréchal, qui avait fini par persuader au
jeune roi que c'était à lui qu'il devait la vie. Grâce à cette
conviction, il avait acquis une grande influence sur le coeur de ce
pauvre enfant royal, qui habitué à tout craindre, n'avait de confiance
et d'amitié que pour M. de Villeroy et M. de Fréjus.

M. de Villeroy était donc bien l'homme qu'il fallait pour le message
dont on venait de le charger, et, grâce à l'irrésolution ordinaire à son
caractère, il avait cependant hésité quelque temps à prendre une
détermination. Il fut donc convenu que le lundi suivant, jour pendant
lequel, à cause de ses soupers du dimanche, M. le régent voyait très
rarement le roi, les deux lettres de Philippe V seraient remises à Louis
XV; puis, M. de Villeroy profiterait de toute cette solitude avec son
élève pour lui faire signer l'ordre de convocation des états généraux,
qu'on expédierait séance tenante, et qu'on rendrait public le lendemain,
avant l'heure de la visite du régent à Sa Majesté; de sorte que, si
inattendue que fût cette mesure, il n'y aurait point à revenir dessus.

Pendant que ces choses se tramaient contre lui, le régent suivait sa vie
ordinaire au milieu de ses travaux, de ses études, de ses plaisirs et
surtout de ses tracasseries intérieures. Comme nous l'avons dit, trois
de ses filles lui donnaient des chagrins sérieux et réels. Madame de
Berry, qu'il aimait avant toutes les autres parce qu'il l'avait sauvée
d'une maladie dans laquelle l'avaient condamnée tous les plus célèbres
médecins, oubliant toute retenue, vivait publiquement avec Riom, qu'elle
menaçait d'épouser à chaque observation que lui faisait son père. Menace
étrange, et qui à cette époque cependant, au respect que l'on conservait
encore pour la hiérarchie des rangs, devait en s'accomplissant produire
un plus grand scandale que n'en produisaient les amours qu'en tout autre
temps ce mariage eût sanctifiés.

De son côté, mademoiselle de Chartres avait maintenu sa résolution de se
faire religieuse, sans qu'on eût pu découvrir si cette résolution était,
comme l'avait pensé le régent, la suite d'un dépit amoureux, ou, comme
le soutenait sa mère, le résultat d'une vocation réelle. Il est vrai
qu'elle continuait, toute novice qu'elle était, à se livrer à tous les
plaisirs mondains que l'on peut introduire dans le cloître, et qu'elle
avait fait transporter dans sa cellule ses fusils, ses pistolets, et
surtout un magnifique assortiment de fusées, de soleils, de pétards et
de chandelles romaines, grâce auxquels elle donnait tous les soirs un
divertissement pyrotechnique à ses jeunes amies; au reste, elle ne
quittait pas le seuil du couvent de Chelles, où son père venait la
visiter tous les mercredis.

La troisième personne de la famille qui, après ses deux soeurs, donnât
le plus de tablature au régent était mademoiselle de Valois, qu'il
soupçonnait fort d'être la maîtresse de Richelieu, sans que jamais
cependant il en eût pu obtenir une preuve certaine, quoiqu'il eût mis sa
police à la piste des deux amants, et que, plus d'une fois, soupçonnant
mademoiselle de Valois de recevoir le duc chez elle, il y fût entré aux
heures où il était le plus probable qu'il l'y rencontrerait. Ces
soupçons s'étaient encore augmentés de la résistance qu'elle avait
opposée à sa mère qui avait voulu lui faire épouser son neveu le prince
de Dombes, devenu un excellent parti, enrichi qu'il était par les
dépouilles de la grande Mademoiselle; aussi le régent avait-il saisi une
nouvelle occasion de s'assurer si ce refus était causé par l'antipathie
que lui inspirait le jeune prince ou par l'amour qu'elle portait à son
beau duc, en accueillant les ouvertures que lui avait faites Pléneuf,
son ambassadeur à Turin, sur un mariage entre la belle Charlotte-Aglaé
et le prince de Piémont. Mademoiselle de Valois s'était fort rebellée à
cette nouvelle conspiration contre son propre coeur; mais elle avait eu
beau gémir et pleurer, le régent, malgré la facile bonté de son
caractère, s'était cette fois prononcé positivement, et les pauvres
amants n'avaient plus aucun espoir, lorsqu'un événement inattendu était
venu tout rompre. Madame, mère du régent, avec sa franchise toute
allemande, avait écrit à la reine de Sicile, l'une de ses
correspondantes les plus assidues, qu'elle l'aimait trop pour ne pas la
prévenir que la princesse que l'on destinait au jeune prince de Piémont
avait un amant, et que cet amant était le duc de Richelieu. On devine
que si avancées que fussent les choses, une pareille déclaration venant
d'une personne de moeurs aussi austères que la Palatine, avait tout
rompu. Le duc d'Orléans, au moment où il croyait avoir éloigné de lui
mademoiselle de Valois, avait donc appris tout à coup la rupture, puis,
quelques jours après, la cause de cette rupture; il en avait boudé
quelques jours Madame en envoyant au diable cette manie d'écrire qui
possédait la pauvre princesse palatine; mais comme le duc d'Orléans
était du caractère le moins boudeur qui existât au monde, il avait
bientôt ri lui-même de cette nouvelle escapade épistolaire de Madame;
détourné qu'il avait été d'ailleurs de ce sujet par un sujet bien
autrement important: il s'agissait de Dubois, qui voulait à toute force
être archevêque.

Nous avons vu comment, au retour de Dubois de Londres, la chose avait
déjà été emmanchée sous forme de plaisanterie, et comment le régent
avait reçu la recommandation du roi Guillaume; mais Dubois n'était pas
homme à se laisser abattre par un premier refus. Cambrai vaquait par la
mort, à Rome, du cardinal la Trémouille. C'était un des plus riches
archevêchés et un des plus grands postes de l'Église: 150.000 livres de
rentes y étaient attachées, et comme avec Dubois l'argent ne gâtait
jamais rien, et qu'au contraire il s'en procurait par tous les moyens
possibles, il serait difficile de dire s'il était plus tenté par le
titre de successeur de Fénelon que par le riche bénéfice qui y était
attaché. Aussi, à la première occasion, Dubois remit-il l'archevêché sur
le tapis. Cette fois, comme la première, le régent voulut tourner la
chose au comique; mais Dubois devint plus positif et plus pressant. Le
régent ne savait pas supporter un ennui, et Dubois commençait à
l'ennuyer avec sa persistance; de sorte que, croyant mettre Dubois au
pied du mur, il lui porta le défi de trouver un prélat qui voulût le
sacrer.

--N'est-ce que cela? s'écria Dubois tout joyeux, j'ai notre affaire sous
la main.

--Impossible, dit le régent qui ne croyait pas que la courtisanerie
humaine pût aller jusque-là.

--Vous allez voir, dit Dubois. Et il sortit en courant.

Au bout de cinq minutes il rentra.

--Eh bien! demanda le régent.

--Eh bien! répondit Dubois, j'ai notre affaire.

--Eh! quel est le sacre, s'écria le régent, qui consent à sacrer un
sacre comme toi?

--Votre premier aumônier en personne, monseigneur.

--L'évêque de Nantes?

--Ni plus ni moins.

--Tressant?

--Lui-même.

--Impossible!

--Tenez, le voilà.

En ce moment la porte s'ouvrit, et l'huissier annonça monseigneur
l'évêque de Nantes.

--Venez, monseigneur, venez! cria Dubois en allant au-devant de lui. Son
Altesse Royale vient de nous honorer tous les deux, en me nommant, comme
je vous l'ai dit, moi archevêque de Cambrai, et en vous choisissant,
vous, pour me sacrer.

--Monsieur de Nantes, demanda le régent, est-ce que vous consentez
réellement à vous charger de faire de l'abbé un archevêque?

--Les désirs de Votre Altesse sont des ordres pour moi, monseigneur.

--Mais vous savez qu'il est simple tonsuré et n'a reçu ni le
sous-diaconat, ni le diaconat, ni la prêtrise.

--Qu'importe, monseigneur, interrompit Dubois, voici monsieur de Nantes
qui vous dira que tous ces ordres peuvent se conférer en un jour.

--Mais il n'y a pas d'exemple d'une pareille escalade.

--Si fait, saint Ambroise.

--Alors, mon cher abbé, dit en riant le régent, si tu as pour toi les
Pères de l'Église, je n'ai plus rien à dire, et je t'abandonne à
monsieur de Tressan.

--Je vous le rendrai avec la crosse et la mitre, monseigneur.

--Mais il te faut le grade de licencié, continua le régent, qui
commençait à s'amuser de cette discussion.

--J'ai parole de l'université d'Orléans.

--Mais il te faut des attestations, des démissoires.

--Est-ce que Besons n'est pas là?

--Un certificat de bonne vie et moeurs.

--J'en aurai un signé de Noailles.

--Ah! pour cela, je t'en défie, l'abbé.

--Eh bien! Votre Altesse m'en donnera un, alors. Eh! que diable! la
signature du régent de France aura bien autant de crédit à Rome que
celle d'un méchant cardinal.

--Dubois, dit le régent, un peu plus de respect, s'il te plaît, pour les
princes de l'Église.

--Vous avez raison, monseigneur, on ne sait pas ce qu'on peut devenir.

--Toi, cardinal! Ah! par exemple! s'écria le régent en éclatant de rire.

--Puisque Votre Altesse ne veut pas me donner le bleu, dit Dubois, il
faut bien que je me contente du rouge, en attendant mieux.

--Mieux! cardinal!

--Tiens, pourquoi ne serais-je point un jour pape?

--Au fait, Borgia l'a bien été.

--Dieu nous donne bonne vie à tous les deux, monseigneur, et vous verrez
cela, et bien d'autres choses encore.

--Pardieu! dit le régent, tu sais que je me moque de la mort.

--Hélas! que trop.

--Ah bien! tu vas me rendre poltron par curiosité.

--Il n'y aurait pas de mal; et pour commencer, monseigneur ne ferait pas
mal de supprimer ses courses nocturnes.

--Pourquoi cela?

--Parce que sa vie y court des risques, d'abord.

--Que m'importe!

--Puis pour une autre raison encore.

--Laquelle?

--Parce qu'elles sont, dit Dubois en prenant un air hypocrite, un sujet
de scandale pour l'Église!

--Va-t'en au diable.

--Vous voyez, monseigneur, dit Dubois en se retournant vers Tressan, au
milieu de quels libertins et de quels pêcheurs endurcis je suis forcé de
vivre. J'espère que Votre Éminence aura égard à ma position et ne sera
pas trop sévère pour moi.

--Nous ferons de notre mieux, monseigneur, répondit Tressan.

--Et quand cela? dit Dubois, qui ne voulait pas perdre une heure.

--Aussitôt que vous serez en règle.

--Je vous demande trois jours.

--Eh bien! le quatrième je suis à vos ordres.

--Nous sommes aujourd'hui samedi. À mercredi donc!

--À mercredi, répondit Tressan.

--Seulement, je dois te prévenir d'avance, l'abbé, reprit le régent,
qu'il manquera une personne de quelque importance à ton sacre.

--Et qui oserait me faire cette injure?

--Moi!

--Vous, monseigneur, vous y serez, et dans votre tribune officielle.

--Je te réponds que non.

--Je parie mille louis.

--Et moi je te donne ma parole d'honneur.

--Je parie le double.

--Insolent!

--À mercredi, monsieur de Tressan; à mon sacre, monseigneur.

Et Dubois sortit tout joyeux pour aller crier partout sa nomination.

Cependant Dubois s'était trompé sur un point, c'était l'adhésion du
cardinal de Noailles; quelque menace ou quelque promesse qu'on pût lui
faire, on ne parvint point à lui arracher l'attestation de bonne vie et
moeurs que Dubois s'était flatté d'obtenir de sa main. Il est vrai que
ce fut le seul qui osât faire cette sainte et noble opposition au
scandale qui menaçait l'Église; l'Université d'Orléans donna les
licences; Besons, l'archevêque de Rouen, le démissoire; et, tout étant
prêt au jour dit, Dubois partit à cinq heures du matin en habit de
chasse, pour Pontoise, où il trouva monsieur de Nantes, qui, selon la
promesse qu'il avait faite, lui administra le sous-diaconat, le diaconat
et la prêtrise. À midi tout était fini, et à quatre heures, après avoir
passé au conseil de régence, qui se tenait au vieux Louvre à cause des
rougeoles qui, comme nous l'avons dit, régnaient aux Tuileries, Dubois
rentrait chez lui en habit d'archevêque. La première personne qu'il
aperçut dans sa chambre fut la Fillon. En sa double qualité d'attachée à
la police secrète et aux amours publiques, elle avait ses entrées à
toute heure chez le ministre, et malgré la solennité du jour, comme elle
avait affirmé avoir des choses de la plus haute importance à lui
communiquer, on n'avait point osé lui refuser la porte.

--Ah! s'écria Dubois en apercevant sa vieille amie, la rencontre est
bonne.

--Pardieu! mon compère, répondit la Fillon, si tu es assez ingrat pour
oublier tes anciens amis, je ne suis pas assez bête pour oublier les
miens, surtout lorsqu'ils montent en grade.

--Ah çà! dis-moi, reprit Dubois en commençant à dépouiller ses ornements
sacerdotaux, est-ce que tu comptes continuer à m'appeler ton compère!
Maintenant que me voilà archevêque?

--Plus que jamais, et j'y tiens si fort que je compte, la première fois
que le régent viendra chez moi, lui demander une abbaye, afin que nous
marchions toujours de pair l'un avec l'autre.

--Il y va donc toujours, chez toi, le libertin?

--Hélas! plus pour moi, mon pauvre compère. Ah! le bon temps est passé;
mais j'espère que, grâce à toi, il va revenir, et que la maison se
ressentira de ton élévation.

--Oh! ma pauvre commère, dit Dubois en se baissant pour que la Fillon
lui dégrafât son camail, tu sens bien que maintenant les choses sont
changées, et que je ne puis plus te faire de visites comme par le passé.

--Tu es bien fier; Philippe y vient bien toujours, lui.

--Philippe n'est que le régent de France, et je suis archevêque, moi. Tu
comprends? Il me faut une maîtresse à domicile, où je puisse aller sans
scandale, comme madame de Tencin, par exemple.

--Oui, qui vous trompe pour Richelieu.

--Et qui est-ce qui te dit que ce n'est pas Richelieu qu'elle trompe
pour moi, au contraire?

--Ouais! est-ce qu'elle cumulerait, par hasard, et qu'elle ferait à la
fois l'amour et la police?

--Peut-être. Mais à propos de police, reprit Dubois en continuant à se
déshabiller, sais-tu bien que la tienne s'endort diablement depuis trois
ou quatre mois, et que si cela continue, je serai forcé de te retirer la
subvention?

--Ah! pleutre! s'écria la Fillon, voilà comme tu traites tes anciennes
connaissances! Je venais te faire une révélation; eh bien! tu ne la
sauras pas.

--Une révélation à propos de quoi?

--Tarare! ôte-moi ma subvention, voyons, cuistre que tu es!

--Serait-il question de l'Espagne? demanda en fronçant le sourcil le
nouvel archevêque, qui sentait instinctivement que le danger venait de
là.

--Il n'est question de rien du tout, compère, que d'une belle fille que
je voulais te présenter; mais, comme tu te fais ermite, bonsoir.

Et la Fillon fit quatre pas vers la porte.

--Allons, viens ici, dit Dubois en faisant de son côté quatre pas vers
son secrétaire.

Et les deux vieux amis, si bien dignes de se comprendre, s'arrêtèrent et
se regardèrent en riant.

--Allons, allons, dit la Fillon, je vois que tout n'est pas perdu et
qu'il y a encore du bon en toi, compère. Voyons; ouvre ce bon petit
secrétaire, montre-moi un peu ce qu'il a dans le ventre, et j'ouvrirai
la bouche, et je te montrerai ce que j'ai dans le coeur, moi.

Dubois tira un rouleau de cent louis et le fit voir à la Fillon.

--Qu'est-ce que contient le saucisson? dit-elle. Voyons, ne mens pas;
d'ailleurs, je compterai après toi pour être plus sûre.

--Deux mille quatre cents livres, c'est un joli denier, ce me semble.

--Oui, pour un abbé, mais pas pour un archevêque.

--Mais, malheureuse, dit Dubois, tu ne sais donc pas à quel point les
finances sont obérées?

--Eh bien! en quoi cela t'inquiète-t-il, farceur, puisque Law va nous
refaire des millions?

--Veux-tu, en échange de ce rouleau, dix mille livres d'actions sur le
Mississippi?

--Merci, l'amour, je préfère les cent louis; donne je suis bonne femme,
moi, et un autre jour tu seras plus généreux.

--Eh bien! maintenant, qu'as-tu à me dire? Voyons!

--D'abord, compère, promets-moi une chose.

--Laquelle?

--C'est que comme il s'agit d'un vieil ami, il ne lui sera fait aucun
mal.

--Mais si ton vieil ami est un gueux qui mérite d'être pendu, pourquoi
diable veux-tu lui faire tort de la potence?

--C'est comme cela. J'ai mes idées, moi.

--Va te promener. Je ne puis rien te promettre.

--Allons, bonsoir, compère, voilà tes cent louis.

--Ah ça! mais tu deviens donc bégueule à présent?

--Non; mais je lui ai des obligations, à cet homme. C'est lui qui m'a
lancée dans le monde.

--Eh bien! il peut se vanter d'avoir rendu ce jour-là à la société un
joli service.

--Un peu, mon neveu, et il n'aura pas à s'en repentir, puisque je ne dis
rien aujourd'hui s'il n'a pas la vie sauve.

--Eh bien! il aura la vie sauve. Je te le promets, es-tu contente?

--Et sur quoi me promets-tu cela?

--Foi d'honnête homme!

--Compère, tu veux me voler.

--Mais sais-tu que tu m'ennuies, à la fin?

--Ah! je t'ennuie! Eh bien! adieu!

--Ma commère, je vais te faire arrêter.

--Qu'est-ce que cela me fait!

--Je vais te faire conduire en prison.

--Je m'en moque pas mal.

--Et je t'y laisse pourrir.

--Jusqu'à ce que tu pourrisses toi-même: ça ne sera pas long.

--Eh bien! voyons, que veux-tu?

--Je veux la vie de mon capitaine.

--Tu l'auras.

--Foi de quoi?

--Foi d'archevêque!

--Autre chose.

--Foi d'abbé!

--Autre chose encore.

--Foi de Dubois!

--À la bonne heure. Eh bien! il faut te dire d'abord que mon capitaine
est bien le capitaine le plus râpé qui existe dans le royaume.

--Diable! il y a pourtant concurrence.

--Eh bien! à lui le pompon.

--Continue.

--Or, tu sauras que mon capitaine est depuis quelque temps riche comme
Crésus.

--Il aura volé quelque fermier général!

--Incapable. Tué, bon! mais volé... pour qui le prends-tu?

--Eh bien! alors, d'où penses-tu que lui vient cet argent?

--Connais-tu la monnaie, toi?

--Oui.

--D'où vient celle-ci, alors?

--Ah! ah! des doublons d'Espagne.

--Et sans alliage... à l'effigie du roi Charles II... des doublons qui
valent 48 livres comme un liard... et qui coulent de ses poches comme
une source, pauvre cher homme!

--Et à quelle époque a-t-il commencé à suer l'or comme cela, ton
capitaine?

--À quelle époque? La surveille du jour où le régent a manqué d'être
enlevé dans la rue des Bons-Enfants. Comprends-tu l'apologue, compère?

--Oui-da, et pourquoi est-ce d'aujourd'hui seulement que tu viens me
prévenir?

--Parce que les poches commencent à se vider, et que c'est le bon moment
de savoir où il va les remplir.

--Oui, n'est-ce pas, et que tu voulais lui donner tout le temps d'en
arriver là?

--Tiens, il faut bien que tout le monde vive!

--Eh bien! tout le monde vivra, commère, même ton capitaine. Mais tu
comprends, il faut que je sache tout ce qu'il fait.

--Jour par jour.

--Et de laquelle de tes demoiselles est-il amoureux?

--De toutes quand il a de l'argent.

--Et quand il n'en a pas?

--De la Normande. C'est son amie de coeur.

--Je la connais: c'est une fine mouche.

--Oui, mais il ne faut pas compter sur elle.

--Et pourquoi cela?

--Elle l'aime, la petite sotte.

--Ah çà! mais sais-tu que voilà un gaillard bien heureux!

--Et il peut dire qu'il le mérite. Un vrai coeur d'or! qui n'a rien à
lui. Ce n'est pas comme toi, vieil avare!

--C'est bon! c'est bon! Tu sais bien qu'il y a des occasions où je suis
pis que l'enfant prodigue; et il ne dépend que de toi de les faire
naître, ces occasions-là.

--On y fera son possible, alors.

--Ainsi, jour par jour, je saurai ce que fait ton capitaine?

--Jour par jour, c'est dit.

--Foi de quoi?

--Foi d'honnête femme!

--Autre chose.

--Foi de Fillon!

--À la bonne heure!

--Adieu, monseigneur l'archevêque.

--Adieu, commère.

La Fillon s'avança vers la porte, mais au moment où elle s'apprêtait à
sortir, l'huissier entra.

--Monseigneur, dit-il, c'est un brave homme qui demande à parler à Votre
Éminence.

--Et quel est ce brave homme, imbécile?

--Un employé de la Bibliothèque royale, qui dans ses moments perdus fait
des copies.

--Et que veut-il?

--Il dit qu'il a une révélation de la plus grande importance à faire à
Votre Éminence.

--C'est, quelque pauvre diable qui demande un secours?

--Non, monseigneur, il dit que c'est pour affaire politique.

--Diable! Relative à quoi?

--Relative à l'Espagne.

--Fais entrer alors. Et toi, ma commère, passe dans ce cabinet.

--Pourquoi faire?

--Eh bien! si mon écrivain et ton capitaine allaient se connaître, par
hasard.

--Tiens dit la Fillon, ce serait drôle.

--Allons entre vite.

La Fillon entra dans le cabinet que lui indiquait Dubois.

Un instant après l'huissier ouvrit la porte et annonça monsieur Jean
Buvat.

Maintenant, disons comment cet important personnage de notre histoire
avait l'honneur d'être reçu en audience particulière par monseigneur
l'archevêque de Cambrai.




Chapitre 34


Nous avons quitté Buvat remontant chez lui son rouleau de papiers à la
main, pour accomplir la promesse qu'il avait faite au prince de
Listhnay. Cette promesse avait été religieusement tenue, et, malgré la
difficulté qu'il y avait pour Buvat à écrire dans une langue étrangère
le lendemain la copie attendue avait été portée dans la rue du Bac, n°
110, à sept heures du soir. Buvat avait alors reçu des mêmes mains
augustes de nouvelle besogne, qu'il avait rendue avec la même
ponctualité; de sorte que le prince de Listhnay, prenant confiance dans
un homme qui lui avait déjà donné de pareilles preuves d'exactitude,
avait pris sur son bureau une liasse de papiers plus considérable que
les deux premières, et, afin de ne pas déranger Buvat tous les jours, et
sans doute pour ne pas être dérangé lui-même, lui avait ordonné de
rapporter le tout ensemble, ce qui supposait trois ou quatre jours
d'intervalle entre l'entrevue présente et l'entrevue à venir.

Buvat était rentré chez lui plus fier et plus honoré que jamais de cette
marque de confiance, et il avait trouvé Bathilde si gaie et si heureuse,
qu'il était remonté dans sa chambre dans un état de satisfaction
intérieure qui se rapprochait de la béatitude. Il s'était mis aussitôt
au travail, et il est inutile de dire que le travail s'était ressenti de
cette disposition de l'esprit. Quoique Buvat, malgré l'espérance qu'il
avait un instant conçue, ne comprît point le moins du monde l'espagnol,
il était parvenu à le lire couramment; de sorte que ce travail tout
mécanique, lui épargnant même la peine de suivre une pensée étrangère,
lui permettait de chantonner sa petite chanson tout en copiant son long
mémoire. Ce fut donc presque un désappointement pour lui lorsque, la
première copie terminée, il trouva, entre cette première et la seconde,
une pièce entièrement française. Buvat s'était habitué depuis cinq jours
au pur castillan et tout dérangement dans les habitudes du brave homme
était une fatigue; mais Buvat, esclave de son devoir ne se prépara pas
moins à l'accomplir scrupuleusement, et quoique la pièce n'eût point de
numéro d'ordre et qu'elle eût l'air de s'être glissée là par mégarde, il
n'en résolut pas moins de la copier à son tour, de fait sinon de droit,
en vertu de cette maxime: _Quod abundat non vitiat_. Il rafraîchit
donc sa plume d'un léger coup de canif, et passant de l'écriture
bâtarde à l'écriture renversée, il commença à copier les lignes suivantes:

«Confidentielle.

Pour Son Excellence Monseigneur Alberoni en personne.

Rien n'est plus important que de s'assurer des places voisines des
Pyrénées, et des seigneurs qui font leur résidence dans ces cantons.»

Dans ces cantons, répéta Buvat après avoir écrit; puis, enlevant un
cheveu qui s'était glissé dans la fente de sa plume, il continua:

«Gagner la garnison de Bayonne ou s'en rendre maître.»

--Qu'est-ce à dire? murmura Buvat: gagner la garnison de Bayonne. Est-ce
que Bayonne n'est pas une ville française? Voyons, voyons un peu, et il
reprit:

«Le marquis de P... est gouverneur de D... On connaît les intentions de
ce seigneur; quand il sera décidé, il doit tripler sa dépense pour
attirer la noblesse, il doit répandre des gratifications.

En Normandie, Carentan est un poste important. Se conduire avec le
gouverneur de cette ville comme avec le marquis de P...; aller plus
loin, assurer à ces officiers les récompenses qui leur conviennent.

Agir de même dans toutes les provinces.»

--Ouais! dit Buvat en relisant ce qu'il venait d'écrire. Qu'est-ce que
cela signifie? Il me semble qu'il serait prudent de lire la chose
entière avant d'aller plus loin.

Et il lut:

«Pour fournir à cette dépense, on doit compter au moins sur trois cent
mille livres le premier mois, et dans la suite cent mille livres par
mois payées exactement.»

--Payées exactement, murmura Buvat en s'interrompant. Il est évident que
ce n'est point par la France que ces paiements doivent être faits,
puisque la France est si gênée, que depuis cinq ans elle ne peut pas me
payer mes neuf cents livres d'appointements. Voyons! voyons! Et il
reprit:

«Cette dépense, qui cessera à la paix, met le roi catholique à même
d'agir sûrement en cas de guerre.

L'Espagne ne sera qu'une auxiliaire. L'armée de Philippe V est en
France.»

--Tiens, tiens, tiens! dit Buvat, et moi qui ne savais pas même qu'elle
eût passé la frontière.

«L'armée de Philippe V est en France: une tête d'environ dix mille
Espagnols est plus que suffisante avec la présence du roi.

Mais il faut compter d'enlever au moins la moitié de l'armée du duc
d'Orléans (Buvat tressaillit). C'est ici le point décisif, cela ne peut
s'exécuter sans argent. Une gratification de 100.000 livres est
nécessaire par bataillon et par escadron.

Vingt bataillons, c'est deux millions: avec cette somme on forme une
armée sûre: on détruit celle de l'ennemi.

Il est presque certain que les sujets les plus dévoués du roi d'Espagne
ne seront pas employés dans l'armée qui marchera contre lui, qu'ils se
dispersent dans les provinces: là ils agiront utilement; les revêtir
d'un caractère, s'ils n'en ont pas: dans ce cas, il est nécessaire que
Sa Majesté Catholique envoie des ordres en blanc que son ministre à
Paris puisse remplir.

Attendu la multiplicité des ordres à donner, il convient que
l'ambassadeur ait pouvoir de signer pour le roi d'Espagne.

Il convient encore que Sa Majesté Catholique signe ses ordres comme fils
de France: c'est là son titre.

Faire un fonds pour une armée de trente mille hommes que Sa Majesté
trouvera ferme, aguerrie et disciplinée.

Ce fonds, arrivé en France à la fin de mai ou au commencement de juin
doit être distribué immédiatement dans les capitales des provinces,
telles que Nantes, Bayonne, etc., etc.

Ne pas laisser sortir d'Espagne l'ambassadeur de France; sa présence
répondra de la sûreté de ceux qui se déclareront.»

--Sabre de bois! s'écria Buvat en se frottant les yeux, mais c'est une
conspiration! une conspiration contre la personne du régent et contre la
sûreté du royaume. Oh! oh!

Et Buvat tomba dans une méditation profonde.

En effet, la position était critique: Buvat mêlé à une conspiration!
Buvat chargé d'un secret d'État! Buvat tenant dans sa main peut-être le
sort des nations! Il n'en fallait pas tant pour jeter le brave homme
dans une étrange perplexité.

Aussi les secondes, les minutes, les heures s'écoulèrent sans que Buvat,
la tête renversée sur son fauteuil et ses gros yeux fixés au plafond,
fît le moindre mouvement. De temps en temps seulement une bouffée de
respiration bruyante sortait de sa poitrine, comme l'expression d'un
étonnement indéfini.

Dix heures, onze heures, minuit sonnèrent; Buvat pensa que la nuit
portait conseil, et se détermina enfin à se coucher; il va sans dire
qu'il était resté à l'endroit de sa copie où il s'était aperçu que
l'original prenait une tournure illicite.

Mais Buvat ne put dormir, le pauvre diable eut beau se tourner et se
retourner de tous côtés, à peine fermait-il les yeux, qu'il voyait le
malheureux plan de conspiration écrit en lettres de feu sur la muraille.
Une ou deux fois, vaincu par la fatigue, il sentit le sommeil venir;
mais à peine eut-il perdu connaissance, qu'il rêva, la première fois,
qu'il était arrêté par le guet comme complice de la conjuration; et la
seconde fois, qu'il était poignardé par les conjurés. La première fois,
Buvat se réveilla tout tremblant, et la seconde fois tout baigné de
sueur. Ces deux impressions avaient été si cruelles, que Buvat battit le
briquet, ralluma sa chandelle, et résolut d'attendre le jour sans plus
longtemps essayer de dormir.

Le jour vint; mais le jour, loin de chasser les fantômes de la nuit, ne
fit que leur donner une plus effrayante réalité. Au moindre bruit qui se
faisait dans la rue, Buvat tressaillait; on frappa à la porte de la rue,
et Buvat pensa s'évanouir. Nanette ouvrit la porte de la chambre, et
Buvat jeta un cri. Nanette accourut à lui et lui demanda ce qu'il avait,
mais Buvat se contenta de secouer la tête et de répondre en poussant un
soupir:

--Ah! ma pauvre Nanette, nous vivons dans un temps bien triste!

Et il s'arrêta aussitôt, craignant d'en avoir trop dit.

Buvat était trop préoccupé pour descendre déjeuner avec Bathilde;
d'ailleurs, il craignait que la jeune fille ne s'aperçut de son
inquiétude et ne lui en demandât la cause. Or, comme il ne savait rien
cacher à Bathilde, cette cause, il la lui eût dite, et Bathilde aussi
alors devenait complice. Il se fit donc monter son café sous prétexte
qu'il avait un surcroît de besogne et qu'il allait travailler tout en
déjeunant. Comme l'amour de Bathilde trouvait son compte à cette
absence, la pauvre amitié ne s'en plaignit point.

À dix heures moins quelques minutes, Buvat partit pour son bureau; si
ses craintes avaient été grandes chez lui, comme on le pense bien, une
fois dans la rue, elles se changèrent en terreur. À chaque carrefour, au
fond de chaque impasse, derrière chaque angle, il croyait voir des
exempts de police embusqués et attendant son passage pour lui mettre la
main sur le collet. Au coin de la place des Victoires un mousquetaire
déboucha, venant de la rue Pagevin, et Buvat fit en l'apercevant un tel
saut de côté, qu'il pensa se jeter sous les roues d'un carrosse qui
venait de la rue du Mail. Au commencement de la rue
Neuve-des-Petits-Champs, Buvat entendit marcher vivement derrière lui,
et Buvat se mit à courir sans tourner la tête jusqu'à la rue de
Richelieu, où il fut forcé de s'arrêter, vu que ses jambes, peu
habituées à ce surcroît d'excitation menaçaient de ne le point mener
plus loin; enfin, tant bien que mal, il arriva à la Bibliothèque, salua
jusqu'à terre le factionnaire qui montait la garde à la porte, et,
s'étant glissé vivement sous la galerie de droite, il prit le petit
escalier qui conduisait à la section des manuscrits, gagna son bureau,
et tomba épuisé sur son fauteuil de cuir, enferma dans son tiroir tout
le paquet du prince de Listhnay, qu'il avait apporté de peur que la
police ne fit une visite chez lui en son absence; et, reconnaissant
enfin qu'il était à peu près en sûreté, poussa un soupir, qui n'eût
point manqué de dénoncer Buvat à ses collègues comme en proie à une
grande agitation, si, selon son habitude, Buvat n'était point arrivé
avant tous ses collègues.

Buvat avait un principe, c'est qu'il n'y avait aucune préoccupation
particulière, que cette préoccupation fût gaie ou triste, qui dût
détourner un employé de son service. Or, il se mit à sa besogne, en
apparence, comme si rien ne s'était passé, mais, en réalité, dans un
état de perturbation morale impossible à décrire.

Cette besogne consistait comme d'habitude à classer et à étiqueter des
livres; le feu ayant pris quelques jours auparavant dans une des salles
de la Bibliothèque, on avait jeté pêle-mêle dans des tapis, et
transporté hors de la portée des flammes, trois ou quatre mille volumes,
qu'il s'agissait maintenant de réinstaller sur leurs rayons respectifs.
Or, comme c'était une besogne fort longue et surtout fort ennuyeuse,
Buvat en avait été chargé de préférence, et s'en était acquitté
jusque-là avec une intelligence et surtout une assiduité qui lui avaient
mérité l'éloge de ses supérieurs et la raillerie de ses collègues. Deux
ou trois cents volumes restaient donc seulement à classer et à ajouter à
la série de leurs confrères en langage, sens, moralité, et nous
pourrions même dire immoralité, car une des deux chambres déménagées
était remplie de volumes fort peu chastes, qui plus d'une fois avaient,
soit par leurs titres, soit par leurs dessins, fait rougir jusqu'au
blanc des yeux le pudique écrivain, qui au milieu de ces piles de romans
licencieux et de mémoires effrontés, parmi lesquels s'étaient égarés
quelques livres d'histoire, étonnés de se trouver en pareille compagnie,
semblait un autre Loth debout sur les ruines des vieilles cités
corrompues.

Malgré l'urgence du travail, Buvat resta quelques instants à se
remettre; mais à peine vit-il la porte s'ouvrir et un de ses collègues
entrer et prendre sa place, qu'instinctivement il se leva, saisit sa
plume, la trempa dans l'encre, et, faisant provision dans sa main gauche
d'un certain nombre de petits carrés de parchemin, s'achemina vers les
derniers volumes empilés les uns sur les autres ou gisants sur le
parquet, et prit, pour continuer son classement, le premier qui lui
tomba sous la main, tout en marmottant entre ses dents, comme il avait
l'habitude de le faire en pareille circonstance:

--Le Bréviaire des Amoureux, imprimé à Liège en 1712, chez... Pas de nom
d'imprimeur. Ah! mon Dieu! encore des nudités; mais quel amusement les
chrétiens peuvent-ils trouver à lire de pareils livres, et que l'on
ferait bien mieux de les faire brûler en Grève par la main du bourreau!
Par la main du bourreau! prrrouu! quel diable de nom ai-je prononcé là,
moi!... Mais aussi qu'est-ce que cela peut être que ce prince de
Listhnay qui me fait copier de pareilles choses? et ce jeune homme qui,
sous prétexte de me rendre service vient me faire faire connaissance
avec un pareil coquin! Allons, allons il ne s'agit pas de cela ici,
c'est égal, c'est bien agréable d'écrire sur du parchemin, la plume
glisse comme sur de la soie, les déliés sont fins, les pleins sont gras,
et véritablement on se mire dans son écriture. Passons à autre chose:
Angélique ou les Plaisirs secrets, avec gravures, et quelles gravures
encore! Londres. On devrait défendre à de pareils livres de passer la
frontière. D'ici à quelques jours nous allons en voir de belles sur la
frontière.

«S'assurer des places voisines des Pyrénées et des seigneurs qui font
leur résidence dans ces cantons.» Il faut espérer que les places ne se
laisseront pas prendre comme cela que diable! et il y a encore des
sujets fidèles en France. Allons, voilà que j'écris Bayonne au lieu de
Londres, et France au lieu d'Angleterre. Ah! maudit prince! voilà!
puisses-tu être pris pendu, écartelé. Mais si on le prend et qu'il me
dénonce! Sabre de bois! c'est possible.

--Eh bien! monsieur Buvat, dit le commis d'ordre, que faites-vous là les
bras croisés depuis cinq minutes, à rouler vos gros yeux effarés?

--Rien, monsieur Ducoudray, rien. Je rumine dans ma tête un nouveau mode
de classement.

--Un nouveau mode de classement? Qu'est-ce qu'un perturbateur comme
vous? Vous voulez donc faire une révolution, monsieur Buvat?

--Moi, une révolution? s'écria Buvat avec terreur. Une révolution!
Jamais, monsieur, au grand jamais! Dieu merci! on connaît mon dévouement
à monseigneur le régent, dévouement bien désintéressé, puisque depuis
cinq ans, comme vous le savez, on ne nous paie plus, et si un jour
j'avais le malheur d'être accusé d'une pareille chose, j'espère monsieur
que je trouverais des témoins, des amis qui répondraient de moi.

--C'est bien, c'est bien. En attendant, monsieur Buvat, continuez votre
besogne. Vous savez qu'elle est pressée; tous ces livres nous encombrent
notre bureau, et il faut que demain, à quatre heures au plus tard, ils
soient sur leurs rayons.

--Ils y seront, monsieur; ils y seront, quand je devrais passer la nuit.

--Il est bon enfant, le père Buvat, dit un employé qui était arrivé
depuis une demi-heure et qui n'avait pas encore fini de tailler sa
plume; il propose de passer la nuit depuis qu'il sait qu'il y a une
ordonnance qui défend de veiller de peur du feu; mais c'est égal ça fait
toujours du bien, on a l'air d'avoir de la bonne volonté, ça flatte les
chefs. Oh! câlin que tu es, va, père Buvat!

Buvat était trop habitué à de pareilles apostrophes pour s'en
inquiéter; aussi, ayant classé les deux premiers livres qu'il venait
d'inscrire et d'étiqueter, il en prit un troisième et continua.

--Bibi, ou Mémoires inédits de l'épagneul de mademoiselle de Champmeslé.
Peste! voici un livre qui doit être fort intéressant... Mademoiselle de
Champmeslé, une grande actrice! orné du portrait de la maîtresse de
l'auteur, une fort belle femme, ma foi! des cheveux magnifiques. Ce
chien a dû connaître M. Racine, et une foule d'autres grands, et s'il
dit la vérité, je le répète, ces mémoires doivent être fort curieux:--à
Paris, chez Barbin, 1604.... Ah!... Conjuration de M. de Cinq-Mars...
diable! diable!... j'ai entendu parler de cela: c'était un beau
gentilhomme qui était en correspondance avec l'Espagne.... Cette maudite
Espagne, qu'a-t-elle besoin de se mêler éternellement de nos affaires?
Il est vrai que cette fois-ci, il est dit que l'Espagne ne sera qu'une
auxiliaire; mais une auxiliaire qui s'empare de nos villes et qui
débauche nos soldats, cela ressemble beaucoup à une ennemie....
Conjuration de M. de Cinq-Mars, suivie de la relation de sa mort, et de
celle de M. de Thou, condamné pour non révélation, par un témoin
oculaire.... Pour non révélation.... Oh! là, là!... c'est juste... la loi
est positive... celui qui ne révèle pas est complice.... Ainsi, moi, par
exemple, moi, je suis complice du prince de Listhnay, et si on lui coupe
la tête, on me la coupera aussi... non, c'est-à-dire on se contentera de
me pendre, attendu que je ne suis pas noble.... Pendu!... c'est
impossible qu'on se porte à un tel excès à mon égard.... D'ailleurs, je
suis décidé, je déclarerai tout, mais en déclarant tout, je suis un
dénonciateur.... Un dénonciateur! fi donc! mais pendu... oh! oh!...

--Mais que diable avez-vous donc aujourd'hui, père Buvat? dit le
collègue du bonhomme en achevant de tailler sa plume; vous défaites
votre cravate. Est-ce qu'elle vous étrangle, par hasard? Eh bien! vous
ne vous gênez pas!

Ôtez votre habit, maintenant! à votre aise, père Buvat! à votre aise!

--Pardon, messieurs, dit Buvat; mais c'était sans y faire attention....

Machinalement.... Je n'avais pas l'intention de vous offenser.

--À la bonne heure!

Et Buvat, après avoir resserré sa cravate, classa la Conjuration de M.
de Cinq-Mars et étendit en tremblant la main vers un autre volume.

--Art de plumer la poule sans la faire crier. Ceci est sans doute un
livre de cuisine. Si j'avais le temps de m'occuper du ménage, je
copierais quelque bonne recette que je donnerais à Nanette pour ajouter
quelque chose à notre ordinaire des dimanches, car maintenant que
l'argent revient.... Oui, il revient, malheureusement il revient, et par
quelle source, mon Dieu! Oh! je le lui rendrai, son argent, et ses
papiers aussi, jusqu'à la dernière ligne. Oui, mais j'aurai beau les lui
rendre, il ne me rendra pas les miens, lui.... Plus de quarante pages de
mon écriture.... Et le cardinal de Richelieu qui ne demandait que cinq
lignes de la main d'un homme pour le faire pendre! Ils ont de quoi me
faire pendre cent fois, moi!... Et encore, c'est qu'il n'y aura pas
moyen de la nier, cette écriture, cette superbe écriture, elle est
connue, c'est bien la mienne.... Oh! les misérables! Ils ne savent donc
pas lire, qu'ils ont besoin de manifestes moulés! Et quand je pense que
lorsqu'on lira mes étiquettes et qu'on me demandera: «Oh! oh! quel est
l'employé qui a classé ces volumes?» On répondra: «Mais, vous savez
bien, c'est ce gueux de Buvat, qui était de la conspiration du prince de
Listhnay....» Voyons, ce n'est pas tout cela.

--Art de plumer la poule sans la faire crier. Paris, 1709, chez Comon,
rue du Bac, n° 110. Allons, voilà que je mets l'adresse du prince,
maintenant. Ah! ma parole d'honneur, ma tête se perd, je deviens fou!
Mais si j'allais tout déclarer, en refusant de nommer celui qui m'a
donné ces papiers à copier.... Oui, mais ils me forceront à tout dire,
ils ont des moyens pour cela. C'est incroyable comme je bats la
campagne. Allons, Buvat, mon ami, à ton affaire!

--Conspiration du chevalier Louis de Rohan. Ah çà! mais je ne tombe donc
que sur des conspirations! Qu'est-ce qu'il avait donc fait celui-là?...
Il avait voulu soulever la Normandie. Mais, je me rappelle, c'est ce
pauvre garçon qui a été exécuté en 1674, quatre années avant celle de ma
naissance. Ma mère l'a vu mourir. Pauvre garçon!... Elle m'a souvent
raconté cela. Ô mon Dieu! qui est-ce qui lui aurait dit à ma pauvre
mère!... Et puis on en a pendu un autre en même temps, un grand maigre
habillé tout en noir. Comment s'appelait-il donc?... Ah! bien, j'ai le
livre là!... je suis bien bête!... Ah! oui, Van den Enden. C'est cela.
Copie d'un plan de gouvernement trouvé dans les papiers de monsieur de
Rohan et entièrement écrit de la main de Van den Enden. Ah! mon Dieu!...
Eh bien! c'est justement mon affaire: pendu! pour avoir copié un plan....
Oh! là, là! J'ai le ventre qui se retourne.

--Procès-verbal de torture de François-Affinius Van den Enden.
Miséricorde! si on allait lire un jour à la fin de la conjuration du
prince de Listhnay: Procès-verbal de torture de Jean Buvat. Ouf! «L'an
mil six cent soixante-quatorze, etc.: nous, Claude Bazin, chevalier de
Bezons, et Auguste-Robert de Pomereu, nous sommes transportés au château
de la Bastille, assistés de Louis Le Mazier, conseiller et secrétaire du
roi, etc., etc., et, étant dans une des tours d'icelui château, avons
fait mander et venir Francois-Affinius Van den Enden, condamné à mort
par ledit arrêt, et à être appliqué à la question ordinaire et
extraordinaire, et après serment fait par lui de dire la vérité, lui
avons remontré qu'il n'avait pas tout dit ce qu'il savait des
conspirations et desseins de révolte des sieurs Rohan et Latréaumont.

À répondu qu'il avait dit tout ce qu'il savait, et qu'étranger à la
conspiration et n'ayant fait qu'en copier différentes pièces, il ne
pouvait en dire davantage.

Alors lui avons fait appliquer les brodequins.»

--Monsieur, vous qui êtes instruit, dit Buvat à son commis d'ordre,
pourrai-je sans indiscrétion vous demander ce que c'était que
l'instrument de torture appelé brodequin?

--Mon cher monsieur Buvat, répondit l'employé, visiblement flatté du
compliment que lui adressait le bonhomme, je puis vous en parler
savamment, j'ai vu donner la question l'année passée à Duchauffour.

--Alors, monsieur, je serais curieux de savoir....

--Les brodequins, mon cher Buvat, reprit d'un ton important monsieur
Ducoudray, ne sont rien autre chose que quatre planches à peu près
pareilles à des douves de tonneaux.

--Très bien!

--On vous met (quand je dis vous, vous comprenez, mon cher Buvat, que
c'est à titre de généralité et non pas pour vous faire une application
personnelle), on vous met donc la jambe droite d'abord entre deux
planches, puis on assure les planches avec deux cordes, puis on en fait
autant à la jambe gauche, puis on rassemble les deux jambes, et entre
les planches du milieu on introduit des coins qu'on enfonce à coups de
maillets: cinq pour la question ordinaire, dix pour la question
extraordinaire.

--Mais, dit Buvat d'une voix altérée, mais, monsieur Ducoudray, cela
doit vous mettre les jambes dans un état déplorable.

--C'est-à-dire que cela vous les broie tout bonnement. Au sixième coin,
par exemple, les jambes de Duchauffour ont crevé, et au huitième, la
moelle des os coulait avec le sang par les ouvertures.

Buvat devint pâle comme la mort et s'assit sur l'échelle double pour ne
pas tomber.

--Jésus! murmura-t-il. Que me dites-vous là, monsieur Ducoudray!

--L'exacte vérité, mon cher Buvat. Lisez le supplice d'Urbain Grandier;
vous trouverez son procès-verbal de torture, et alors vous verrez si je
vous en impose.

--J'en tiens un. Je tiens celui de ce pauvre monsieur Van den Enden.

--Eh bien! lisez alors.

Buvat reporta les yeux sur le livre et lut:

«Au premier coin:

Affirme qu'il a dit la vérité, qu'il n'a rien à dire davantage, qu'il
endure innocemment.

Au deuxième coin:

Dit qu'il a avoué tout ce qu'il savait.

Au troisième coin:

A crié: Ah! mon Dieu, mon Dieu! J'ai dit tout ce que j'ai su.

Au quatrième coin:

A dit qu'il ne pouvait rien avouer autre chose que ce que l'on savait
déjà, c'est-à-dire qu'il avait copié un plan de gouvernement qui lui
était donné par le chevalier de Rohan.»

Buvat s'essuya le front avec son mouchoir.

Au cinquième coin:

A dit: Aïe, aïe, mon Dieu! mais n'a point voulu dire autre chose.

Au sixième coin:

A crié: Aïe, mon Dieu!

Au septième coin:

A crié: Je suis mort!

Au huitième coin:

A crié: Ah! mon Dieu! je ne puis parler, puisque je n'ai rien à dire.

Au neuvième coin, qui est l'enfoncement d'un gros coin:

A dit: Mon Dieu! mon Dieu! à quoi bon me martyriser ainsi! vous savez
bien que je ne puis rien dire; et puisque je suis condamné à mort,
faites-moi mourir.

Au dixième coin:

A dit: Oh! messieurs, que voulez-vous que je dise? Oh! merci, mon Dieu!
je me meurs! je me meurs!»

--Eh bien! eh bien! qu'est-ce que vous avez donc, Buvat? s'écria
Ducoudray en voyant le bonhomme pâlir et chanceler. Eh bien! voilà que
vous vous trouvez mal!

--Ah! monsieur Ducoudray, dit Buvat, laissant tomber le livre en se
traînant jusqu'à son fauteuil, comme si ses jambes brisées ne pouvaient
plus le soutenir; ah! monsieur Ducoudray, je sens que je m'en vais!

--Voilà ce que c'est que de faire la lecture au lieu de travailler, dit
l'employé; si vous vous contentiez d'inscrire vos titres sur votre
registre et de coller vos étiquettes sur le dos de vos volumes, cela ne
vous arriverait pas. Mais monsieur Buvat lit! monsieur Buvat veut
s'instruire!

--Eh bien! père Buvat, cela va-t-il mieux? dit Ducoudray.

--Oui, monsieur, car ma résolution est prise, prise irrévocablement, il
ne serait pas juste, ma foi! que je portasse la peine d'un crime que je
n'ai pas commis. Je me dois à la société, à ma pupille; à moi-même.
Monsieur Ducoudray, si monsieur le conservateur me demande, vous direz
que je suis sorti pour une affaire indispensable.

Et Buvat, tirant le rouleau de papier de son bureau, enfonça son chapeau
sur sa tête, prit sa canne à pleine main, et sortit sans se retourner et
avec la majesté du désespoir.

--Savez-vous où il va? dit l'employé lorsqu'il fut parti.

--Non, répondit Ducoudray.

--Eh bien! il va jouer au cochonnet aux Champs-Élysées ou aux
Porcherons.

L'employé se trompait. Buvat n'allait ni aux Champs-Élysées ni aux
Porcherons.

Il allait chez Dubois




Chapitre 35


--Monsieur Jean Buvat! dit l'huissier.

Dubois allongea sa tête de vipère, plongea le regard dans la mince
ouverture qui restait entre le corps de l'huissier et le panneau de la
porte, et, derrière l'introducteur officiel, aperçut un gros petit homme
pâle, dont les jambes flageolaient sous lui et qui toussait pour se
donner de l'assurance. Un coup d'oeil suffit à Dubois pour lui apprendre
à qui il avait affaire.

--Faites entrer, dit Dubois.

L'huissier s'effaça, et Jean Buvat parut sur le seuil de la porte.

--Venez! venez! dit Dubois.

--Vous me faites honneur, monsieur, balbutia Buvat sans bouger de place.

--Fermez la porte et laissez-nous, dit Dubois à l'huissier.

L'huissier obéit, et le panneau venant frapper la partie postérieure de
Buvat d'un coup inattendu, lui fit faire un petit bond en avant. Buvat,
un instant ébranlé, se raffermit sur ses jambes et redevint immobile,
regardant Dubois de ses deux gros yeux étonnés.

En effet, Dubois était curieux à voir. De son costume épiscopal il
n'avait conservé que la partie inférieure, de sorte qu'il était en
chemise avec une culotte noire et des bas violets. C'était à démonter
toutes les prévisions de Buvat, ce qu'il avait devant les yeux n'étant
ni un ministre ni un archevêque, et ressemblant beaucoup plus à un
orang-outang qu'à un homme.

--Eh bien, monsieur? dit Dubois en s'asseyant, en croisant sa jambe
droite sur sa jambe gauche, et en prenant son pied dans ses mains, vous
avez demandé: à me parler; me voilà.

--C'est-à-dire, monsieur, dit Buvat, j'ai demandé à parler à monseigneur
l'archevêque de Cambrai.

--Eh bien! c'est moi.

--Comment, c'est vous, monseigneur! dit Buvat, en prenant son chapeau à
deux mains et en s'inclinant jusqu'à terre. Excusez-moi, mais je n'avais
pas reconnu Votre Éminence; il est vrai que c'est la première fois que
j'ai l'honneur de la voir. Cependant... hum! à cet air de majesté...
hum! hum!...

J'aurais dû comprendre....

--Vous vous appelez? dit Dubois, interrompant les salamalecs du
bonhomme.

--Jean Buvat, pour vous servir.

--Vous êtes?

--Employé à la Bibliothèque.

--Et vous avez à me faire des révélations relatives à l'Espagne?

--C'est-à-dire, monseigneur, voici la chose comme mon bureau me laisse
six heures le soir et quatre heures le matin, et que Dieu m'a doué d'une
fort belle écriture, je fais des copies.

--Oui, je comprends, dit Dubois, et l'on vous a donné à copier des
choses suspectes, de sorte que ces choses suspectes, vous me les
apportez, n'est-ce pas?

--Dans ce rouleau, monseigneur, dans ce rouleau, dit Buvat en étendant
la main vers Dubois.

Dubois fit un bond de sa chaise à Buvat, prit le rouleau désigné, alla
s'asseoir à un bureau, et, en un tour de main ayant enlevé la ficelle et
l'enveloppe, il se trouva en face des papiers en question. Les premiers
sur lesquels il tomba étaient écrits en espagnol; mais comme Dubois
avait été envoyé deux fois en Espagne, il parlait quelque peu la langue
de Calderon et de Lope de Vega, de sorte qu'il vit au premier coup
d'oeil de quelle importance étaient ces papiers. En effet, ce n'était
rien moins que la protestation de la noblesse, la liste nominative des
officiers qui demandaient du service au roi d'Espagne, et le manifeste
composé par le cardinal de Polignac et le marquis de Pompadour pour
soulever le royaume. Ces différentes pièces étaient adressées
directement à Philippe V, et une petite note que Dubois reconnut pour
être de la main même de Cellamare annonçait que le dénouement de la
conspiration étant très prochain, il entretiendrait jour par jour Sa
Majesté Catholique de tous les événements considérables qui pourraient
en hâter ou retarder le résultat. Puis enfin venait comme complément le
fameux plan des conjurés, que nous avons mis sous les yeux de nos
lecteurs, et qui, resté par mégarde au milieu des autres pièces
traduites en espagnol, avait donné l'éveil à Buvat. Près du plan, de la
plus belle écriture du bonhomme, était la copie qu'il avait commencé
d'en faire, et qui était interrompue à ces mots:

«Agir de même dans toutes les provinces.»

Buvat avait suivi avec une certaine anxiété tous les mouvements de la
figure de Dubois; il l'avait vue passer de l'étonnement à la joie, puis
de la joie à l'impassibilité. Dubois, à mesure qu'il continuait de lire,
avait bien passé successivement une jambe sur l'autre, s'était bien
mordu les lèvres, s'était bien pincé le bout du nez, mais tout cela
était à peu près intraduisible pour Buvat, et à la fin de la lecture, il
n'avait pas plus compris la physionomie de l'archevêque, qu'à la fin de
la copie il n'avait compris l'original espagnol.

Quant à Dubois, il comprenait que cet homme venait de lui livrer le
commencement d'un secret de la plus haute importance, et il rêvait au
moyen de s'en faire livrer la fin. Voilà ce que signifiaient au fond ces
jambes croisées, ces lèvres mordues et ce nez pincé. Enfin, il parut
avoir pris sa résolution, son visage s'éclaira d'une bienveillance
charmante, et se retournant vers le bonhomme, qui jusque-là s'était tenu
respectueusement debout.

--Asseyez-vous donc, mon cher monsieur Buvat, lui dit-il.

--Merci, monseigneur, répondit Buvat en tressaillant, je ne suis pas
fatigué.

--Pardon, pardon, dit Dubois, je vois vos jambes qui tremblent.

En effet, depuis qu'il avait lu le procès-verbal de question de Van den
Enden, Buvat avait conservé dans les jambes un tremblement nerveux à peu
près semblable à celui qu'on remarque dans les chiens quand ils viennent
d'avoir la maladie.

--Le fait est, monseigneur, dit Buvat, que je ne sais pas ce que j'ai
depuis deux heures, mais j'éprouve une véritable difficulté à me tenir
debout.

--Asseyez-vous donc alors, et causons comme deux bons amis.

Buvat regarda Dubois d'un air de stupéfaction qui, dans tout autre
moment, l'eût fait éclater de rire. Mais Dubois n'eut pas l'air de
s'apercevoir de son étonnement, et, tirant une chaise qui était à sa
portée, il lui renouvela du geste l'invitation qu'il venait de lui faire
de la voix. Il n'y avait pas moyen de reculer. Le bonhomme s'approcha en
chancelant, s'assit sur le bord de sa chaise, posa son chapeau à terre,
serra sa canne entre ses jambes, appuya ses deux mains sur sa pomme
d'ivoire, et attendit. Mais cette action ne s'était pas accomplie sans
une violente commotion intérieure, ainsi que pouvait l'attester son
visage, qui, de blanc comme un lis qu'il était en entrant, était devenu
rouge comme une pivoine.

--Ainsi, mon cher monsieur Buvat, dit Dubois, vous dites donc que vous
faites des copies?

--Oui, monseigneur.

--Et cela vous rapporte?

--Bien peu de chose, monseigneur, bien peu de chose.

--Vous avez cependant une superbe écriture, monsieur Buvat.

--Oui, mais tout le monde n'apprécie pas comme Votre Éminence ce talent
à sa valeur.

--C'est vrai; mais, en outre, vous êtes employé à la bibliothèque.

--J'ai cet honneur.

--Et votre place vous rapporte?

--Oh! ma place, c'est autre chose, monseigneur: elle ne me rapporte rien
du tout, vu que, depuis cinq ans, le caissier nous dit à la fin de
chaque mois que le roi est trop gêné pour qu'on nous paie.

--Et vous n'en restez pas moins au service de Sa Majesté? C'est très
bien, monsieur Buvat, c'est très bien.

Buvat se leva, salua monseigneur, et se rassit.

--Et peut-être avec cela, continua Dubois, que vous avez encore une
famille, une femme, des enfants?

--Non, monseigneur, jusqu'à présent j'ai vécu dans le célibat.

--Mais des parents au moins?

--Une pupille, monseigneur, une jeune personne charmante, pleine de
talent, qui chante comme mademoiselle Bury, et qui dessine comme
monsieur Greuze.

--Ah! ah! Monsieur Buvat, et comment s'appelle cette pupille?

--Bathilde.... Bathilde du Rocher, monseigneur, c'est une jeune
demoiselle de noblesse, fille d'un écuyer de monsieur le régent, du
temps qu'il était encore duc de Chartres, et qui a eu le malheur d'être
tué à la bataille d'Almanza.

--Ainsi, je vois que vous avez des charges, mon cher Buvat?

--Est-ce de Bathilde que vous voulez parler, monseigneur? Oh! non,
Bathilde n'est pas une charge; au contraire, pauvre chère enfant! et
elle rapporte plus à la maison qu'elle ne coûte. Bathilde une charge!
D'abord tous les mois, monsieur Papillon, vous savez, monseigneur, le
marchand de couleurs au coin de la rue de Cléry, lui compte
quatre-vingts livres pour deux dessins; ensuite....

--Je veux dire, mon cher Buvat que vous n'êtes pas riche.

--Oh! cela, riche, non, monseigneur, je ne le suis pas. Mais je
voudrais bien l'être pour ma pauvre Bathilde, et si vous vouliez obtenir
de monseigneur, qu'au premier argent qui rentrera dans les coffres de
l'État, on me paye mon arriéré ou au moins un acompte....

--Et à quoi cela peut-il se monter, votre arriéré?

--À quatre mille sept cents livres douze sous huit deniers, monseigneur.

--Peuh! qu'est-ce que c'est que cela, dit Dubois.

--Comment! qu'est-ce que c'est que cela, monseigneur!

--Oui... ce n'est rien.

--Si fait, monseigneur, si fait, c'est beaucoup, et la preuve, c'est que
le roi ne peut pas le payer.

--Mais cela ne vous fera pas riche.

--Cela me mettrait à mon aise, et je ne vous cache pas, monseigneur,
que si, aux premiers fonds qui rentreront dans les caisses de l'État....

--Mon cher Buvat, dit Dubois, j'ai mieux que cela à vous offrir.

--Offrez, monseigneur.

--Vous avez votre fortune au bout des doigts.

--Ma mère me l'a toujours dit, monseigneur.

--Cela prouve, mon cher Buvat, que c'était une femme de grands sens que
madame votre mère.

--Eh bien! monseigneur, me voilà tout prêt, que faut-il que je fasse
pour cela?

--Ah! mon Dieu! la chose la plus simple. Vous allez me faire, séance
tenante, une copie de tout ceci.

--Mais, monseigneur....

--Ce n'est pas tout, mon cher monsieur Buvat. Vous reporterez à la
personne qui vous a donné ces papiers les copies et les originaux, comme
s'il n'était rien arrivé, vous prendrez tout ce que cette personne vous
donnera; vous me l'apporterez aussitôt, afin que je le lise, puis vous
en ferez autant des autres papiers que de ceux-ci, et cela indéfiniment,
jusqu'à ce que je vous dise: Assez.

--Mais, monseigneur, dit Buvat, il me semble qu'en agissant ainsi je
trompe la confiance du prince.

--Ah! ah! c'est un prince à qui vous avez affaire, mon cher monsieur
Buvat? et comment s'appelle ce prince?

--Mais, monseigneur, il me semble qu'en vous disant son nom, je le
dénonce....

--Ah çà! mais... et qu'êtes-vous venu faire ici?

--Monseigneur, je suis venu vous prévenir du danger que courait Son
Altesse, monseigneur le régent, et voilà tout.

--Vraiment, dit Dubois d'un ton goguenard, et vous comptez en rester
là?

--Mais je le désire, monseigneur.

--Il n'y a qu'un malheur, c'est que c'est impossible, mon cher monsieur
Buvat.

--Comment, impossible?

--Tout à fait.

--Monseigneur l'archevêque, je suis un honnête homme!

--Monsieur Buvat, vous êtes un niais.

--Monseigneur, je voudrais cependant bien me taire.

--Mon cher monsieur, vous parlerez.

--Mais si je parle, je suis le dénonciateur du prince.

--Mais si vous ne parlez pas, vous êtes complice.

--Complice, monseigneur! et de quel crime?

--Du crime de haute trahison!... Ah! il y a longtemps que la police a
l'oeil sur vous, monsieur Buvat.

--Sur moi, monseigneur?

--Oui, sur vous.... Sous prétexte qu'on ne vous paie point vos
appointements, vous tenez des propos fort séditieux contre l'État.

--Oh! monseigneur, peut-on dire!...

--Sous prétexte qu'on ne vous paie pas vos appointements, vous faites
des copies d'actes incendiaires, et cela depuis quatre jours.

--Monseigneur, je ne m'en suis aperçu qu'hier; je ne sais pas
l'espagnol.

--Vous le savez, monsieur!

--Je vous jure, monseigneur....

--Je vous dis que vous le savez, et la preuve, c'est qu'il n'y a pas une
faute dans vos copies. Mais ce n'est pas le tout.

--Comment, ce n'est pas le tout?

--Non, ce n'est pas le tout. Est-ce de l'espagnol, ceci, monsieur?
Voyez....

«Rien n'est plus important que de s'assurer des places voisines des
Pyrénées et des seigneurs qui font leur résidence dans ces cantons.»

--Mais, monseigneur, c'est justement ce qui fait que j'ai découvert....

--Monsieur Buvat, on en a envoyé aux galères qui en avaient fait moins
que vous.

--Monseigneur!

--Monsieur Buvat, on en a pendu qui étaient moins coupables que vous ne
l'êtes.

--Monseigneur! monseigneur!

--Monsieur Buvat, on en a écartelé....

--Grâce! monseigneur, grâce!

--Grâce! grâce à un misérable comme vous, monsieur Buvat! Je vais vous
faire mettre à la Bastille et envoyer mademoiselle Bathilde à
Saint-Lazare.

--À Saint-Lazare! Bathilde à Saint-Lazare, monseigneur! Bathilde à
Saint-Lazare! Et qui a le droit de cela?

--Moi, monsieur Buvat!

--Non, monseigneur, vous n'en avez pas le droit! s'écria Buvat, qui
pouvait tout craindre et tout souffrir pour lui-même, mais qui, à l'idée
d'une pareille infamie, de ver devenait serpent; Bathilde n'est pas une
fille du peuple, monseigneur! Bathilde est une demoiselle, une
demoiselle de noblesse, la fille d'un homme qui a sauvé la vie au
régent, et quand je devrais aller trouver Son Altesse....

--Vous irez d'abord à la Bastille, monsieur Buvat, dit Dubois en sonnant
à casser la sonnette, et puis après nous verrons ce que nous déciderons
de mademoiselle Bathilde.

--Monseigneur, que faites-vous?

--Vous allez le voir. (L'huissier entra.) Un exempt et un fiacre.

--Monseigneur, dit Buvat, monseigneur, tout ce que vous voudrez!

--Faites ce que j'ai ordonné, reprit Dubois.

L'huissier sortit.

--Monseigneur, dit Buvat en joignant les mains, monseigneur, j'obéirai.

--Non pas, monsieur Buvat. Ah! vous voulez un procès! on vous en fera
un. Ah! vous voulez de la corde! eh bien! vous en tâterez.

--Monseigneur, s'écria Buvat en tombant à genoux, que faut-il que je
fasse?

--Pendu! pendu!! pendu!!! continua Dubois.

--Monseigneur, dit l'huissier en rentrant, le fiacre est à la porte et
l'exempt dans l'antichambre.

--Monseigneur, reprit Buvat en tordant ses petits bras et en s'arrachant
le peu de cheveux jaunes qui lui restaient, monseigneur, serez-vous sans
pitié?

--Ah! vous ne voulez pas me dire le nom du prince.

--C'est le prince de Listhnay, monseigneur.

--Ah! vous ne voulez pas me dire son adresse?

--Il demeure rue du Bac, n° 110, monseigneur.

--Ah! vous ne voulez pas me faire une copie de ces papiers?

--Je m'y mets, monseigneur, je m'y mets à l'instant même, dit Buvat, et
il alla s'asseoir devant le bureau, saisit une plume, la trempa dans
l'encre, et prenant un cahier de papier blanc, tira sur la première page
une superbe majuscule. M'y voilà, m'y voilà; seulement, monseigneur,
vous me permettrez d'écrire à Bathilde que je ne rentrerai pas dîner.
Bathilde à Saint-Lazare! murmura Buvat entre ses dents. Sabre de bois!
c'est qu'il le ferait comme il le dit.

--Oui, monsieur, je le ferais, et bien pis encore, pour le salut de
l'État, et vous le saurez à vos dépens si vous ne reportez pas ces
papiers, si vous ne prenez pas les autres, et si vous ne venez pas m'en
faire ici même, chaque soir, une copie.

--Mais, monseigneur, dit Buvat désespéré, je ne puis pas venir ici et
aller à mon bureau, cependant.

--Eh bien! vous n'irez pas à votre bureau! le beau malheur!

--Comment, je n'irai pas à mon bureau! Mais voilà douze ans,
monseigneur, que j'y vais sans manquer un seul jour.

--Eh bien! je vous donne congé pour un mois, moi.

--Mais je perdrai ma place, monseigneur.

--Que vous importe, puisqu'on ne vous paie pas?

--Mais l'honneur, monseigneur, l'honneur d'être fonctionnaire public! et
puis j'aime mes livres, moi, j'aime ma table, moi; j'aime mon fauteuil
de cuir! s'écria Buvat prêt à pleurer, en songeant qu'il pouvait perdre
tout cela.

--Eh bien! alors, si vous voulez garder vos livres votre table et votre
fauteuil, obéissez donc.

--Est-ce que je ne vous ai pas dit que j'étais à vos ordres,
monseigneur?

--Alors vous ferez tout ce que je voudrai?

--Tout.

--Sans en souffler le mot à personne?

--Je serai muet.

--Pas même à mademoiselle Bathilde?

--Oh! à elle moins qu'à personne monseigneur!

--C'est bon; à cette condition, je te pardonne.

--Oh! monseigneur!

--J'oublierai ta faute.

--Monseigneur est trop bon.

--Et même... et même peut-être irai-je jusqu'à te récompenser.

--Oh! monseigneur! tant de magnanimité!

--C'est bien! c'est bien! À la besogne.

--M'y voilà! monseigneur, m'y voilà!

Et Buvat se mit à écrire de son écriture coulée qui était la plus
rapide, sans lever l'oeil autrement que pour le porter de la copie à
l'original et le reporter de l'original à la copie, et sans s'arrêter
que pour essuyer de temps en temps son front, dont la sueur coulait à
grosses gouttes.

Dubois profita de son application pour aller ouvrir le cabinet à la
Fillon, et lui faisant signe du doigt de se taire, il la conduisit vers
la porte de la chambre.

--Eh bien! compère, dit tout bas celle-ci, qui malgré la défense à elle
exprimée ne pouvait retenir sa curiosité, eh bien! ton écrivain, où
est-il?

--Le voilà, dit Dubois en montrant Buvat qui, couché sur son papier,
piochait d'ardeur.

--Que fait-il?

--Ce qu'il fait?

--Oui, je te le demande.

--Ce qu'il fait? Devine!

--Comment diable veux-tu que je sache cela, moi?

--Tu veux donc que je te le dise?

--Oui.

--Eh bien! il expédie....

--Quoi?

--Il expédie mon bref de cardinal. Es-tu contente maintenant?

La Fillon poussa une telle exclamation de surprise, que Buvat en
tressaillit et se retourna malgré lui.

Mais déjà Dubois avait poussé la Fillon hors de la chambre, en lui
recommandant de nouveau de le tenir au courant jour par jour de ce que
ferait son capitaine.

Mais, demandera peut-être le lecteur, que faisaient pendant tout ce
temps Bathilde et d'Harmental?

Rien: ils étaient heureux




Chapitre 36


Les choses durèrent ainsi quatre jours, pendant lesquels Buvat, cessant
d'aller à son bureau sous prétexte d'indisposition, parvint à force de
travail à faire les deux copies commandées, l'une par le prince de
Listhnay, l'autre par Dubois. Pendant ces quatre jours, certes les plus
agités de toute la vie du pauvre écrivain, il demeura si sombre et si
taciturne, que plusieurs fois Bathilde, malgré sa préoccupation toute
contraire, lui demanda ce qu'il avait; mais à chaque fois que cette
question lui fut faite, Buvat, rappelant à lui toute sa force morale,
répondit qu'il n'avait absolument rien, et comme à la suite de cette
réponse Buvat se remettait incontinent à chantonner sa petite chanson,
il parvint à tromper Bathilde d'autant plus facilement que, partant à
son ordinaire comme s'il continuait d'aller à son bureau, Bathilde ne
voyait de fait aucun dérangement matériel dans ses habitudes. Quant à
d'Harmental, il avait tous les matins la visite de l'abbé Brigaud, qui
lui annonçait que toutes choses marchaient à souhait, de sorte que,
comme d'un autre côté, ses affaires d'amour allaient à merveille,
d'Harmental commençait à trouver que l'état de conspirateur était l'état
le plus heureux de la terre.

Quant au duc d'Orléans, comme il ne se doutait de rien, il continuait de
mener sa vie ordinaire, et il avait convié comme d'habitude, à son
souper du dimanche, ses roués et ses maîtresses, lorsque, vers les deux
heures de l'après-midi Dubois entra dans son cabinet.

--Ah! c'est toi, l'abbé? J'allais envoyer chez toi pour te demander si
tu étais des nôtres ce soir, dit le régent.

--Vous allez donc souper aujourd'hui, monseigneur? demanda Dubois.

--Ah çà! mais d'où sors-tu donc avec ta figure de carême? Est-ce que ce
n'est plus aujourd'hui dimanche?

--Si fait, monseigneur.

--Eh bien! alors, viens nous revoir; voilà la liste de nos convives,
tiens: Nocé, Lafare, Fargy, Ravanne, Broglie. Je n'invite pas Brancas;
il devient assommant depuis quelques jours. Je crois qu'il conspire, ma
parole d'honneur! Et puis la Phalaris et la d'Averne; elles ne peuvent
pas se sentir; elles s'arracheront les yeux, et cela nous amusera. Nous
aurons de plus la Souris, et peut-être madame de Sabran, si elle n'a pas
quelque rendez-vous avec Richelieu.

--C'est votre liste, monseigneur?

--Oui.

--Eh bien! maintenant Votre Altesse veut-elle jeter un coup d'oeil sur
la mienne?

--Tu en as donc fait une aussi?

--Non; on me l'a apportée toute faite.

--Qu'est-ce que c'est que cela? reprit le régent en jetant les yeux sur
un papier que lui présenta Dubois.

«Liste nominative des officiers qui demandent du service au roi
d'Espagne: Claude-François de Ferrette, chevalier de Saint-Louis,
maréchal de camp et colonel de la cavalerie de France; Boschet,
chevalier de Saint-Louis et colonel d'infanterie; de Sabran, de
Larochefoucault-Gondral, de Villeneuve, de Lescure, de Laval.»

Eh bien! après?

--Après, en voilà une autre, et il présenta un second papier au duc.

«--Protestation de la noblesse.»

--Faites vos listes, monseigneur, faites, vous voyez que vous n'êtes pas
le seul, et que le prince de Cellamare fait aussi les siennes.

--«Signé sans distinction de rangs et de maisons, afin que personne n'y
puisse trouver à redire: de Vieux-Pont, de la Pailleterie, de
Beaufremont, de Latour-du-Pin, de Montauban, Louis de Caumont, Claude de
Polignac, Charles de Laval, Antoine de Chastellux, Armand de Richelieu!»
Et où diable as-tu péché tout cela, sournois?

--Attendez, monseigneur, nous ne sommes pas au bout. Veuillez jeter un
coup d'oeil sur ceci.

--«Plan des conjurés. Rien n'est plus important que de s'assurer des
places fortes voisines des Pyrénées; gagner la garnison de Bayonne.»
Livrer nos villes, mettre aux mains de l'Espagnol les clefs de la
France! Qui veut faire cela, Dubois?

--Allons, de la patience, monseigneur, nous avons mieux que cela à vous
offrir. Tenez, voilà des lettres de Sa Majesté Philippe V en personne.

--«Au roi de France.» Mais ce ne sont que des copies?

--Je vous dirai tout à l'heure où sont les originaux!

--Voyons cela, mon cher abbé, voyons. «Depuis que la Providence m'a
placé sur le trône d'Espagne, etc., etc. De quel oeil vos fidèles sujets
peuvent-ils regarder le traité qui se signe contre moi, etc., etc. Je
prie Votre Majesté de convoquer les états généraux de son royaume»
Convoquer les états généraux! au nom de qui?

--Vous le voyez bien, monseigneur, au nom de Philippe V.

--Philippe V est roi d'Espagne et non pas roi de France. Qu'il
n'intervertisse pas les rôles: j'ai déjà franchi une fois les Pyrénées
pour le rasseoir sur le trône, je pourrais bien les franchir une seconde
fois pour le renverser.

--Nous y songerons plus tard, je ne dis pas non; mais pour le moment,
s'il vous plaît, monseigneur, nous avons une cinquième pièce à lire, et
ce n'est pas la moins importante, comme vous allez en juger. Et Dubois
présenta au régent un dernier papier, que celui-ci ouvrit avec une telle
impatience qu'il le déchira en l'ouvrant.

--Allons! murmura le régent.

--N'importe, monseigneur, n'importe; les morceaux en sont bons, répondit
Dubois: rapprochez-les et lisez.

Le régent rapprocha les deux morceaux et lut:

--«Très chers et bien aimés.»

--Oui, c'est cela! continuation de la métaphore: il ne s'agit de rien
moins que de ma déposition. Et ces lettres, sans doute, doivent être
remises au roi?

--Demain, monseigneur.

--Par qui?

--Par le maréchal!

--Par Villeroy?

--Par lui-même.

--Et comment a-t-il pu se décider à une pareille chose?

--Ce n'est pas lui, c'est sa femme, monseigneur.

--Encore un tour de Richelieu.

--Votre Altesse a mis le doigt dessus.

--Et de qui tiens-tu tous ces papiers?

--D'un pauvre diable d'écrivain, à qui on les a donnés à copier, attendu
que, grâce à une descente qu'on a faite dans la petite maison du comte
de Laval, une presse qu'il cachait dans sa cave a cessé de fonctionner.

--Et cet écrivain était en relation directe avec Cellamare? Les
imbéciles!

--Non point, monseigneur, non point. Oh! les mesures étaient mieux
prises: le bonhomme n'avait affaire qu'au prince de Listhnay!

--Au prince de Listhnay! Qu'est-ce que celui-là encore?

--Rue du Bac, 110.

--Je ne le connais pas.

--Si fait, monseigneur, vous le connaissez.

--Et où l'ai-je vu?

--Dans votre antichambre.

--Comment! ce prétendu prince de Listhnay....

--N'est autre que ce grand coquin de d'Avranches, le valet de chambre de
madame du Maine.

--Ah! ah! cela m'étonnait aussi qu'elle n'en fût pas, la petite guêpe!

--Oh! elle y est en plein. Et si monseigneur veut être débarrassé cette
fois ci d'elle et de sa clique, nous les tenons tous.

--Voyons d'abord au plus pressé.

--Oui, occupons-nous de Villeroy. Êtes-vous décidé à un coup d'autorité?

--Parfaitement; tant qu'il n'a fait que piaffer et parader en
personnage de théâtre et de carrousel, très bien; tant qu'il s'est borné
à des calomnies et même à des impertinences contre moi, très bien
encore; mais quand il s'agit du repos et de la tranquillité de la
France, ah! monsieur le maréchal, vous les avez assez compromis déjà par
votre ineptie militaire, sans que nous vous les laissions compromettre
de nouveau par votre fatuité politique.

--Ainsi, dit Dubois, nous lui mettons la main dessus?

--Oui, mais avec certaines précautions: il faut le prendre en flagrant
délit.

--Rien de plus facile, il entre tous les matins à huit heures chez le
roi?

--Oui.

--Soyez demain matin à sept heures et demie à Versailles.

--Après?

--Vous le précéderez chez Sa Majesté.

--Et là je lui reproche en face du roi....

--Non pas, non pas, monseigneur, il faut.... En ce moment l'huissier
ouvrit la porte.

--Silence, dit le régent. Puis se retournant vers l'huissier: Que
veux-tu?

--Monsieur le duc de Saint-Simon.

--Demande-lui si c'est pour affaire sérieuse.

L'huissier se retourna et échangea quelques paroles avec le duc; puis
s'adressant de nouveau au régent:

--Des plus sérieuses, monseigneur.

--Eh bien! qu'il entre.

Saint-Simon entra.

--Pardon, duc, dit le régent; je termine une petite affaire avec Dubois,
et dans cinq minutes je suis à vous.

Et tandis que Saint-Simon entrait, le duc et Dubois se retirèrent dans
un coin, où effectivement ils demeurèrent cinq minutes à causer bas,
après quoi Dubois prit congé du régent.

--Il n'y a pas de souper ce soir, dit-il en sortant à l'huissier de
service.

Faites prévenir les personnes invitées. Monseigneur le régent est
malade.

Et il sortit.

--Serait-ce vrai, monseigneur? demanda Saint-Simon avec une inquiétude
réelle, car le duc, quoique fort avare de son amitié, avait, soit
calcul, soit affection réelle, une grande prédilection pour le régent.

--Non, mon cher duc, dit Philippe, pas de manière du moins à
m'inquiéter. Mais Chirac prétend que si je ne suis pas sage, je mourrai
d'apoplexie, et, ma foi! je suis décidé, je me range.

--Ah! monseigneur! Dieu vous entende! dit Saint-Simon; quoique en vérité
ce soit un peu tard.

--Comment cela, mon cher duc?

--Oui, la facilité de Votre Altesse n'a déjà donné que trop de prise à
la calomnie.

--Ah! si ce n'est que cela, mon cher duc, il y a si longtemps qu'elle
mord sur moi, qu'elle doit commencer à se lasser.

--Au contraire, monseigneur, reprit Saint-Simon, il faut qu'il se
machine quelque chose de nouveau contre vous, car elle se redresse plus
sifflante et plus venimeuse que jamais.

--Eh bien! voyons, qu'y a-t-il encore?

--Il y a que tout à l'heure, en sortant de vêpres, il y avait sur les
degrés de Saint-Roch un pauvre qui demandait l'aumône en chantant, et
qui, tout en chantant, offrait à ceux qui sortaient des apparences de
complaintes. Or, savez-vous ce que c'étaient que ces complaintes,
monseigneur?

--Non, quelque noël, quelque pamphlet contre Law, contre cette pauvre
duchesse de Berry, contre moi-même, peut-être. Oh! mon cher duc, il faut
les laisser chanter: si seulement ils payaient!

--Tenez, monseigneur, lisez! dit Saint-Simon.

Et il présenta au duc et Orléans un papier grossier imprimé à la manière
des chansons qui se chantent dans les rues. Le prince le prit en
haussant les épaules, et y jetant les yeux avec un inexprimable
sentiment de dégoût, il commença de lire:

          _Vous dont l'éloquence rapide_
          _Contre deux tyrans inhumains_
          _Eut jadis l'audace intrépide_
          _D'armer les Grecs et les Romains_
          _Contre un monstre encore plus farouche_
          _Mettez votre fiel dans ma bouche_
          _Je brûle de suivre vos pas,_
          _Et je vais tenter cet ouvrage_
          _Plus charmé de votre courage_
          _Qu'effrayé de votre trépas!_

--Votre Altesse reconnaît le style, dit Saint-Simon.

--Oui, répondit le régent, c'est de Lagrange-Chancel. Puis il continua:

          _À peine ouvrit-il ses paupières,_
          _Que tel qu'il se montre aujourd'hui_
          _Il fut indigné des barrières_
          _Qu'il voit entre le trône et lui._
          _Dans ces détestables idées_
          _De l'art des Circés, des Médées,_
          _Il fit ses uniques plaisirs_
          _Croyant cette voie infernale_
          _Digne de remplir l'intervalle_
          _Qui s'opposait à ses désirs._

--Tenez, duc, dit le régent en tendant le papier à Saint-Simon, c'est si
méprisable, que je n'ai pas le courage de lire jusqu'au bout.

--Lisez, monseigneur, lisez, au contraire. Il faut que vous sachiez de
quoi sont capables vos ennemis. Du moment où ils se montrent au jour,
tant mieux. C'est une guerre. Ils vous offrent la bataille; acceptez la
bataille, et prouvez-leur que vous êtes le vainqueur de Nerwinde, de
Steinkerque et de Lérida.

--Vous le voulez donc, duc?

--Il le faut, monseigneur.

Et le régent, avec un sentiment de répugnance presque insurmontable
reporta les veux sur le papier et lut, en sautant une strophe pour
arriver plus tôt à la fin:

          _Tombent frappés des mêmes coups;_
          _Le frère est suivi par le frère,_
          _L'épouse devance l'époux;_
          _Mais, ô coups toujours plus funestes!_
          _Sur deux fils, nos uniques restes,_
          _La faux de la Parque s'étend;_
          _Le premier a rejoint sa race,_
          _L'autre dont la couleur s'efface,_
          _Penche vers son dernier instant!_

Le régent avait lu cette strophe en s'arrêtant vers par vers et d'un
accent qui s'altérait à mesure qu'il approchait de la fin; mais au
dernier vers son indignation fut plus forte que lui, et, froissant le
papier dans ses mains, il voulut parler, mais la voix lui manqua, et
deux grosses larmes seulement roulèrent de ses yeux sur ses joues.

--Monseigneur, dit Saint-Simon, en regardant le régent avec une pitié
pleine de vénération, monseigneur, je voudrais que le monde entier fût
là et vît couler ces généreuses larmes; je ne vous donnerais plus le
conseil de vous venger de vos ennemis, car, comme moi, le monde entier
serait convaincu de votre innocence.

--Oui, mon innocence, murmura le régent; oui, et la vie de Louis XV en
fera foi. Les infâmes! ils savent mieux que personne quels sont les
vrais coupables. Ah! madame de Maintenon, ah! madame du Maine, ah!
monsieur de Villeroy! Car ce misérable Lagrange-Chancel n'est que leur
scorpion; et quand je pense, Saint-Simon, qu'en ce moment-ci même, je
les tiens sous mes pieds! que je n'ai qu'à appuyer le talon et que je
les écrase.

--Écrasez, monseigneur écrasez! ce sont des occasions qui ne se
présentent pas tous les jours, et quand on les tient, il faut les
saisir.

Le régent réfléchit un instant, et pendant cet instant son visage
décomposé reprit peu à peu l'expression de bonté qui lui était
naturelle.

--Allons, dit Saint-Simon, qui suivait sur la physionomie du régent la
réaction qui s'opérait, je vois que ce ne sera pas encore pour
aujourd'hui.

--Non, monsieur le duc, dit Philippe, car pour aujourd'hui j'ai quelque
chose de mieux à faire que de venger les injures du duc d'Orléans: j'ai
à sauver la France.

Et tendant la main à Saint-Simon, le prince rentra dans sa chambre.

Le soir, à neuf heures, monseigneur le régent quitta le Palais-Royal et,
contre son habitude, alla coucher à Versailles.




Chapitre 37


Le lendemain, vers les sept heures du matin, au moment où on levait le
roi, monsieur le Premier entra chez Sa Majesté, et lui annonça que S. A.
R. monseigneur le duc d'Orléans sollicitait l'honneur d'assister à sa
toilette. Louis XV, qui n'était encore habitué à rien faire par
lui-même, se retourna vers monsieur de Fréjus, qui était assis dans le
coin le moins apparent de la chambre, comme pour lui demander ce qu'il
avait à faire, et à cette interrogation muette, monsieur de Fréjus, non
seulement fit un signe de tête qui voulait dire qu'il fallait recevoir
Son Altesse Royale, mais encore, se levant aussitôt, il alla de sa
personne lui ouvrir la porte. Le régent s'arrêta un instant sur le seuil
pour remercier Fleury, puis s'étant assuré d'un coup d'oeil rapide
autour de la chambre que le maréchal de Villeroy n'était pas encore
arrivé il s'avança vers le roi.

Louis XV était à cette époque un bel enfant de neuf à dix ans, aux longs
cheveux châtains, aux yeux noirs comme de l'encre, à la bouche pareille
à une cerise, et au teint rosé qui comme celui de sa mère, Marie de
Savoie, duchesse de Bourgogne, était sujet à de subites pâleurs. Quoique
son caractère fût encore fort irrésolu, à cause du tiraillement auquel
le soumettait perpétuellement le double gouvernement du maréchal de
Villeroy et de monsieur de Fréjus, il avait dans toute la physionomie
quelque chose d'ardent et de résolu qui dénotait l'arrière petit-fils de
Louis XIV, et il avait l'habitude de mettre son chapeau comme lui.
D'abord prévenu contre monsieur le duc d'Orléans qu'on avait fait tout
au monde pour représenter contre l'homme de France qui lui voulait le
plus de mal, il avait senti cette prévention céder peu à peu aux
entrevues qu'il avait eues avec le régent, dans lequel, avec cet
instinct juvénile qui trompe si rarement les enfants, il avait reconnu
un ami.

De son côté, il faut le dire aussi, monsieur le duc d'Orléans avait pour
le roi, outre le respect qui lui était dû, les prévenances les plus
attentives et les plus tendres. Le peu d'affaires qui pouvaient être
soumises à sa jeune intelligence lui étaient toujours présentées avec
tant de lucidité et d'esprit, que, d'un travail politique qui eût été
une fatigue avec tout autre, il avait fait une sorte de récréation que
l'enfant royal voyait toujours arriver avec plaisir. Il faut dire aussi
que presque toujours ce travail était récompensé par les plus beaux
jouets qui se pussent voir, et que Dubois, pour faire sa cour au roi,
tirait d'Allemagne ou d'Angleterre. Sa Majesté accueillit donc le régent
avec son plus doux sourire, et lui donna sa petite main à baiser avec
une grâce toute particulière, tandis que monseigneur l'évêque de Fréjus,
fidèle à son système d'humilité, s'en était allé se rasseoir dans le
même petit coin où l'avait surpris l'arrivée de Son Altesse.

--Je suis bien content de vous voir, monsieur, dit Louis XV de sa douce
petite voix et avec son sourire enfantin auquel l'étiquette qu'on lui
imposait n'avait pu ôter toute sa grâce; d'autant plus content que,
comme ce n'est pas votre heure habituelle, je présume que vous venez
m'annoncer une bonne nouvelle.

--Deux, sire, répondit le régent. La première, c'est qu'il vient de
m'arriver une énorme caisse de Nuremberg, qui m'a tout l'air de
contenir....

--Oh! des joujoux! beaucoup de joujoux! n'est-ce pas, monsieur le
régent? s'écria le roi, en sautant joyeusement et en battant des mains
sans s'inquiéter de son valet de chambre qui demeurait debout derrière
lui tenant à la main la petite épée à poignée d'acier qu'il allait lui
agrafer à la ceinture. Oh! de beaux joujoux! de beaux joujoux! Oh! que
vous êtes gentil! oh!

Que je vous aime, monsieur le régent!

--Sire, je ne fais que mon devoir, répondit le duc d'Orléans en
s'inclinant avec respect, et vous ne me devez aucune reconnaissance pour
cela.

--Et où est-elle, monsieur, où est-elle, cette bienheureuse caisse?

--Chez moi, sire, et si Votre Majesté le veut, je la ferai transporter
ici dans le courant de la journée, ou demain matin.

--Oh! non, tout de suite, monsieur, tout de suite, je vous prie.

--Mais c'est qu'elle est chez moi.

--Eh bien! allons chez vous, s'écria l'enfant en courant vers la porte,
sans faire attention qu'il lui manquait encore, pour que sa toilette fût
achevée, son épée, sa petite veste de satin et son cordon bleu.

--Sire, dit monsieur de Fréjus en s'avançant, je ferai observer à Votre
Majesté qu'elle s'abandonne trop passionnément au plaisir que lui cause
la possession d'objets qu'elle devrait déjà regarder comme des
futilités.

--Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit Louis XV en faisant un
effort pour se contenir; oui, mais il faut me pardonner: je n'ai pas
encore dix ans, et j'ai bien travaillé hier.

--C'est vrai, dit monsieur de Fréjus en souriant. Aussi Votre Majesté
s'occupera de ses joujoux lorsqu'elle aura demandé à monsieur le régent
quelle est la seconde nouvelle qu'il avait à lui annoncer.

--Ah! oui, monsieur, à propos, quelle est cette seconde nouvelle?

--Un travail qui doit être profitable à la France, sire et qui est d'une
telle importance, que je tiens à le soumettre à Votre Majesté.

--L'avez-vous ici, demanda le jeune roi.

--Non, sire, je ne savais pas trouver Votre Majesté si bien disposée à
ce travail, et je l'ai laissé dans mon cabinet.

--Eh bien! dit Louis XV en se tournant moitié vers monsieur de Fréjus et
moitié vers le régent, et en les regardant tous deux tour à tour avec un
oeil suppliant, ne pourrions-nous concilier tout cela? Au lieu de faire
ma promenade du matin, j'irais chez vous voir les beaux joujoux de
Nuremberg, et quand je les aurais vus, nous passerions dans votre
cabinet, où nous travaillerions.

--C'est contre l'étiquette, sire, répondit le régent; mais si Votre
Majesté le veut....

--Oui, je le veux, dit Louis XV, c'est-à-dire, ajouta-t-il en se
tournant vers M. de Fréjus et en le regardant d'un oeil si doux qu'il
n'y avait pas moyen d'y résister, si mon bon précepteur le permet.

--Monsieur de Fréjus y verrait-il quelque inconvénient? dit le régent en
se retournant vers Fleury et en prononçant ces paroles avec un accent
qui indiquait que le précepteur le blesserait souverainement en
repoussant la requête que lui présentait son royal élève.

--Non, monseigneur, au contraire, dit Fleury; il est bon que Sa Majesté
s'habitue à travailler, et si les lois de l'étiquette peuvent être
violées, c'est lorsque de cette violation doit ressortir pour le peuple
un heureux résultat. Seulement, je demanderai à monseigneur la
permission d'accompagner Sa Majesté.

--Comment donc, monsieur! dit le régent; mais avec le plus grand
plaisir.

--Oh! quel bonheur, quel bonheur! s'écria Louis XV. Vite, ma veste, mon
épée, mon cordon bleu. Me voilà, monsieur le régent, me voilà! Et il
s'avança pour prendre la main du régent, mais au lieu de se laisser
aller à cette familiarité, le régent s'inclina, et ouvrant lui-même la
porte au roi, il lui fit signe de marcher devant, et le suivit à trois
ou quatre pas avec monsieur de Fréjus, et le chapeau à la main.

Les appartements du roi, situés au rez-de-chaussée, étaient de
plain-pied avec ceux de monseigneur le duc d'Orléans, et n'étaient
séparés que par une antichambre qui donnait chez le roi, et une petite
galerie qui conduisait à une autre antichambre donnant chez le régent.
Le passage fut donc court, et comme le roi était pressé d'arriver, on se
trouva en un instant dans un grand cabinet éclairé par quatre fenêtres
s'ouvrant toutes quatre en portes, et par lesquelles, à l'aide de deux
marches on descendait dans le jardin. Ce grand cabinet donnait dans un
autre plus petit où M. le régent avait l'habitude de travailler et de
faire entrer les intimes ou les favorisés. Toute la cour de Son Altesse
attendait là, et c'était chose naturelle, puisque c'était l'heure du
lever. Aussi le jeune roi ne remarqua-t-il ni monsieur d'Artagnan,
capitaine des mousquetaires gris, ni monsieur le marquis de Lafare,
capitaine des gardes, ni un nombre assez considérable de chevau-légers
qui se promenaient en dehors des fenêtres. Il est vrai que, sur une
table, au beau milieu du cabinet il avait vu la bienheureuse caisse,
dont la taille exorbitante lui avait, malgré l'exhortation à peine
refroidie de monsieur de Fréjus, fait pousser un cri de joie.

Cependant il fallut encore se contenir et recevoir en roi les hommages
de messieurs d'Artagnan et de Lafare; mais pendant ce temps, monseigneur
le régent avait fait appeler deux valets de chambre, armés de ciseaux,
lesquels firent en un instant voler le couvercle de bois blanc qui
fermait la caisse, et mirent à découvert la plus splendide collection de
joujoux qui aient jamais ébloui l'oeil d'un roi de neuf ans.

À cette vue tentatrice, il n'y eut plus ni précepteur, ni étiquette, ni
capitaine de gardes, ni capitaine de mousquetaires gris; le roi se
précipita vers le paradis qui lui était ouvert, et, comme d'une mine
inépuisable, comme d'une corbeille de fée, comme d'un trésor des Mille
et une Nuits, il en tira successivement des clochers, des vaisseaux à
trois ponts, des escadrons de cavalerie, des bataillons d'infanterie,
des colporteurs chargés de leurs balles, des escamoteurs avec leurs
gobelets, enfin ces mille merveilles du premier âge qui, dans la soirée
de Noël, font tourner la tête à tous les enfants d'outre-Rhin; et cela
avec des transports de joie si francs et si roturiers, que monsieur de
Fréjus lui-même respecta le moment de bonheur qui illuminait la vie de
son royal élève. Les assistants le regardaient avec le silence religieux
qui entoure les grandes douleurs et les grandes joies. Mais au plus
profond de ce silence, on entendit un bruit violent dans les
antichambres.

La porte s'ouvrit, un huissier annonça le duc de Villeroy, et le
maréchal parut sur le seuil, la canne à la main, effaré, secouant sa
perruque, et demandant à grands cris le roi. Comme on était habitué à
ces façons de faire, monsieur le régent se contenta de lui montrer Sa
Majesté qui continuait de vider sa caisse, couvrant les meubles et le
parquet des splendides joujoux qu'elle tirait de son inépuisable
récipient. Le maréchal n'avait rien à dire; il était en retard de près
d'une heure. Le roi était avec monsieur de Fréjus, cet autre lui-même,
mais il ne s'en approcha pas moins en grommelant, et en jetant autour de
lui des regards qui semblaient dire que, si Sa Majesté courait quelque
danger, il était là pour la défendre. Le régent échangea un regard
d'intelligence avec Lafare et un sourire imperceptible avec d'Artagnan;
les choses allaient que c'était merveille.

La caisse vide, et après avoir laissé un instant le roi jouir de la
possession visuelle de tous ses trésors, monsieur le régent s'approcha
de lui, et, le chapeau toujours à la main, lui rappela la promesse qu'il
lui avait faite de consacrer une heure avec lui au travail des choses de
l'État. Louis XV, avec cette ponctualité de parole qui lui fit dire
depuis que l'exactitude était la politesse des rois, jeta un dernier
coup d'oeil sur ses joujoux, demanda la permission de les faire emporter
dans ses appartements, permission qui lui fut aussitôt accordée, et
s'avança vers le petit cabinet dont monsieur le régent lui ouvrit la
porte. Alors selon leurs caractères différents, ou plutôt selon
l'adroite politique de l'un et la brutale inconvenance de l'autre,
monsieur de Fleury, qui, sous prétexte de sa répugnance à se mêler des
affaires politiques, n'assistait presque jamais au travail du roi, fit
quelques pas en arrière et alla s'asseoir dans un coin, tandis qu'au
contraire le maréchal s'élança en avant, et, voyant le roi entrer dans
le cabinet, voulut le suivre. C'était ce moment qu'avait préparé le
régent et qu'il attendait avec impatience.

--Pardon, monsieur le maréchal, dit-il alors en barrant le passage au
duc de Villeroy, mais les affaires dont j'ai à entretenir Sa Majesté
demandant le secret le plus absolu, je vous prierai de vouloir bien me
laisser un instant avec elle en tête-à-tête.

--En tête-à-tête! s'écria Villeroy, en tête-à-tête! Mais vous savez
bien, monseigneur, que c'est impossible.

--Impossible, monsieur le maréchal! répondit le régent avec le plus
grand calme; impossible! Et pourquoi, je vous prie?

--Parce qu'en ma qualité de gouverneur de Sa Majesté, j'ai le droit de
l'accompagner partout.

--D'abord, monsieur, reprit le régent, ce droit ne me paraît reposer sur
aucune preuve bien positive, et si j'ai bien voulu tolérer jusqu'à cette
heure, non pas ce droit mais cette prétention, c'est que l'âge du roi la
rendait sans importance. Mais maintenant que Sa Majesté va atteindre sa
dixième année, maintenant qu'elle commence à permettre que je l'initie à
la science du gouvernement, science pour laquelle la France m'a conféré
le titre de son précepteur, vous trouverez bon, monsieur le maréchal,
que, comme monsieur de Fréjus et vous, j'aie avec Sa Majesté mes heures
de tête-à-tête. Cela vous sera d'autant moins pénible à accorder,
monsieur le maréchal, ajouta le régent avec un sourire à l'expression
duquel il était difficile de se tromper, que vous êtes trop savant sur
ces sortes de matières pour qu'il vous reste quelque chose à y
apprendre.

--Mais, monsieur, répliqua le maréchal en s'échauffant selon son
habitude et en oubliant toute convenance à mesure qu'il s'échauffait,
monsieur, je vous ferai observer que le roi est mon élève.

--Je le sais, monsieur, dit le régent du même ton railleur qu'il avait
commencé à prendre avec lui, et faites de Sa Majesté un grand capitaine,
je ne vous en empêche point. Vos campagnes d'Italie et de Flandre font
témoignage qu'on ne pouvait lui choisir un meilleur maître; mais dans ce
moment, monsieur le maréchal, il ne s'agit aucunement de science
militaire, il s'agit tout simplement d'un secret d'État qui ne peut être
confié qu'à Sa Majesté. Ainsi vous trouverez bon que je vous renouvelle
l'expression du désir que j'ai d'entretenir le roi en particulier.

--Impossible, monseigneur, impossible! s'écria le maréchal perdant de
plus en plus la tête.

--Impossible! reprit le régent, et pourquoi?

--Pourquoi? continua le maréchal, pourquoi?... parce que mon devoir est
de ne point perdre le roi de vue un seul instant, et que je ne
permettrai pas....

--Prenez garde, monsieur le maréchal, interrompit le duc d'Orléans avec
une indéfinissable expression de hauteur, je crois que vous allez me
manquer de respect!

--Monseigneur, reprit le maréchal s'échauffant de plus en plus, je sais
le respect que je dois à votre Altesse Royale pour le moins autant que
ce que je dois à ma charge et au roi, et c'est pour cela que Sa Majesté
ne restera pas un instant hors de ma vue, attendu.... Le duc hésita.

--Attendu? reprit monsieur le régent, attendu?... Achevez, monsieur.

--Attendu que je réponds de sa personne, dit le maréchal, qui, poussé
par cette espèce de défi, ne voulait pas avoir l'air de reculer.

À ce dernier manque de toute retenue, il se fit parmi tous les
spectateurs de cette scène un moment de silence pendant lequel on
n'entendit rien que les grommellements du maréchal et les soupirs
étouffés de monsieur de Fleury. Quant au duc d'Orléans, il releva la
tête avec un sourire de souverain mépris, et prenant peu à peu cet air
de dignité qui faisait de lui, lorsqu'il le voulait, un des princes les
plus imposants du monde:

--Monsieur de Villeroy, dit-il, vous vous méprenez étrangement, ce me
semble, et vous croyez parler à quelque autre. Mais puisque vous oubliez
qui je suis, c'est à moi de vous en faire souvenir. Marquis de Lafare,
continua le régent en s'adressant à son capitaine des gardes, faites
votre devoir.

Alors seulement le maréchal de Villeroy, comme si le plancher manquait
sous lui, comprit dans quel précipice il glissait, et ouvrit la bouche
pour balbutier une excuse; mais le régent ne lui laissa pas même le
temps d'achever sa phrase, et lui ferma la porte du cabinet au nez.

Aussitôt, et avant qu'il fût revenu de sa surprise, le marquis de Lafare
s'approcha du maréchal et lui demanda son épée.

Le maréchal demeura un instant interdit. Depuis si longtemps qu'il se
berçait dans son impertinence sans que personne prît la peine de l'en
tirer, il avait fini par se croire inviolable, il voulut parler, mais la
voix lui manqua, et, sur une seconde demande plus impérative que la
première, il détacha son épée et la donna au marquis de Lafare.

En même temps, une porte s'ouvre et une chaise s'approche; deux
mousquetaires gris y poussent le maréchal; la chaise se referme,
d'Artagnan et Lafare se placent à chaque portière, et, en un clin
d'oeil, le prisonnier est emporté par une des fenêtres latérales dans
les jardins. Les chevau-légers, qui ont le mot d'ordre, se mettent à sa
suite; la marche se presse, on descend le grand escalier, on tourne à
gauche, on entre dans l'Orangerie; là, dans une première pièce, on
laisse toute la suite, et la chaise, ses porteurs et ce qu'elle
contient, entrent dans une seconde chambre accompagnés seulement de
Lafare et de d'Artagnan.

Toutes ces choses s'étaient passées si rapidement, que le maréchal,
dont la première qualité n'était point le sang-froid, n'avait pas eu le
temps de se remettre. Il s'était vu désarmer, il s'était senti emporter,
il se trouvait enfermé avec deux hommes qu'il savait ne pas professer
pour lui une grande amitié, et, s'exagérant toujours son importance, il
se crut perdu.

--Messieurs! s'écria-t-il en pâlissant, et tandis que la sueur et la
poudre lui coulaient sur le visage, messieurs, j'espère qu'on ne veut
pas m'assassiner.

--Non, monsieur le maréchal, tranquillisez-vous, lui dit Lafare, tandis
que d'Artagnan, en voyant la figure grotesque que faisait au maréchal sa
perruque tout effarouchée, ne pouvait s'empêcher de rire. Non, monsieur,
il s'agit d'une chose beaucoup plus simple et infiniment moins tragique.

--Et de quoi s'agit-il donc alors? demanda le maréchal à qui cette
assurance rendait un peu de tranquillité.

--Il s'agit, monsieur, de deux lettres que vous comptiez remettre ce
matin au roi, et que vous devez avoir dans quelqu'une des poches de
votre habit.

Le maréchal, qui, préoccupé jusqu'alors de sa propre affaire, avait
oublié celle de madame du Maine, tressaillit, et porta vivement la main
à la poche où étaient ces lettres.

--Pardon, monsieur le duc, dit d'Artagnan en arrêtant la main du
maréchal, mais nous sommes autorisés à vous prévenir que, dans le cas où
vous chercheriez à nous soustraire les originaux de ces lettres,
monsieur le régent en a les copies.

--Puis, j'ajouterai, dit Lafare, que nous sommes autorisés à vous les
prendre de force, et que nous sommes absous d'avance de tout accident
que pourrait amener une lutte, en supposant, ce qui n'est pas probable,
que vous poussiez la rébellion, monsieur le maréchal, jusqu'à vouloir
lutter.

--Et vous m'assurez, messieurs, dit le maréchal, que monseigneur le
régent a les copies de ces lettres?

--Sur ma parole d'honneur! dit d'Artagnan.

--Foi de gentilhomme! dit Lafare.

--En ce cas, messieurs, reprit Villeroy, je ne vois pas pourquoi
j'essayerais de soustraire ces lettres, qui d'ailleurs ne me regardent
aucunement et que je ne m'étais chargé de remettre que par complaisance.

--Nous savons cela, monsieur le maréchal, dit Lafare.

--Seulement, ajouta le maréchal, j'espère, messieurs, que vous ferez
valoir près de Son Altesse Royale la facilité avec laquelle je me suis
soumis à ses ordres, et le regret bien sincère que j'ai de l'avoir
offensée.

--N'en doutez pas, monsieur le maréchal, toute chose sera rapportée
comme elle s'est passée; mais ces lettres?

--Les voici, monsieur, dit le maréchal en donnant les deux lettres à
Lafare.

Lafare leva un cachet volant aux armes d'Espagne, et s'assura que
c'étaient bien les papiers qu'il avait mission de prendre; puis, après
s'être assuré également qu'il n'y avait pas d'erreur.

--Mon cher d'Artagnan, dit-il, conduisez maintenant monsieur le maréchal
à sa destination, et recommandez, je vous prie, au nom de monseigneur le
régent, aux personnes qui auront l'honneur de l'accompagner, avec vous,
d'avoir pour lui tous les égards dus à son mérite.

Aussitôt la chaise se referma, et les porteurs se mirent en marche. Le
maréchal, allégé de ses deux lettres, et commençant à soupçonner le
piège dans lequel il était tombé, repassa dans la première pièce, où
l'attendaient les chevau-légers. Le cortège se dirigea vers la grille,
où il arriva au bout d'un instant. Un carrosse à six chevaux attendait;
on y porta le maréchal; d'Artagnan se plaça près de lui; un officier des
mousquetaires et du Libois, un des gentilshommes du roi, se mirent sur
le devant, vingt mousquetaires se placèrent, quatre à chaque portière,
douze à la suite; on fit signe au cocher, et le carrosse partit au
galop.

Quant au marquis de Lafare, qui s'était arrêté au haut de l'escalier de
l'Orangerie pour assister à ce départ, à peine l'eut-il vu effectuer
sans accident, qu'il reprit la route du château, les deux lettres de
Philippe V à la main.




Chapitre 38


Le même jour, vers les deux heures de l'après-midi, et comme
d'Harmental, profitant de l'absence de Buvat, que l'on croyait à la
Bibliothèque, répétait pour la millième fois, couché aux pieds de
Bathilde, qu'il l'aimait, qu'il n'aimait qu'elle et n'aimerait jamais
une autre qu'elle, Nanette entra et annonça au chevalier que quelqu'un
l'attendait chez lui pour affaire d'importance. D'Harmental, curieux de
savoir quel était l'importun qui le poursuivait ainsi jusque dans le
paradis de son amour, alla vers la fenêtre et aperçut l'abbé Brigaud qui
se promenait de long en large dans son appartement. Alors il rassura
d'un sourire Bathilde inquiète, prit le chaste baiser que lui tendait le
front virginal de la jeune fille, et remonta chez lui.

--Eh bien! lui dit l'abbé en l'apercevant, tandis que vous êtes bien
tranquille à faire l'amour à votre voisine il se passe de belles choses,
mon cher pupille!

--Et que se passe-t-il donc, demanda d'Harmental.

--Alors, vous ne savez rien?

--Rien, absolument rien, sinon que si ce que vous avez à m'apprendre
n'est pas de la plus haute importance, je vous étrangle pour m'avoir
dérangé. Ainsi, tenez-vous bien, et si vous n'avez pas de nouvelles
dignes de la circonstance, faites en.

--Malheureusement, mon cher pupille, reprit l'abbé Brigaud, la réalité
laissera peu de chose à faire à mon imagination.

--En effet, mon cher Brigaud, dit d'Harmental en regardant l'abbé avec
plus d'attention, vous avez la mine tout encharibottée! Voyons,
qu'est-il arrivé?

Contez-moi cela.

--Ce qu'il est arrivé? Oh! mon Dieu! presque rien, si ce n'est que nous
avons été vendus je ne sais par qui; que monsieur le maréchal de
Villeroy a été arrêté ce matin à Versailles, et que les deux lettres de
Philippe V, qu'il devait remettre au roi, sont entre les mains du
régent.

--Répétez donc, l'abbé, dit d'Harmental, qui, du troisième ciel où il
était monté, avait toutes les peines du monde à redescendre sur la
terre. Répétez donc, s'il vous plaît; je n'ai pas bien entendu.

Et l'abbé répéta mot pour mot la triple nouvelle qu'il annonçait en
pesant sur chaque syllabe.

D'Harmental écouta la complainte de Brigaud d'un bout à l'autre, et
comprit à son tour la gravité de la situation. Mais quelles que fussent
les sombres pensées que cette situation fit naître en lui, son visage ne
manifesta d'autre sentiment que cette expression de fermeté calme qui
lui était habituelle au moment du danger; puis lorsque l'abbé eut fini:

--Est-ce tout, demanda le chevalier d'une voix où il était impossible de
reconnaître la moindre altération.

--Oui, pour le moment, répondit l'abbé, et il me semble même que c'est
bien assez, et que si vous n'êtes pas content comme cela, vous êtes bien
difficile.

--Mon cher abbé, quand nous nous sommes mis à jouer à la conspiration,
reprit d'Harmental, c'était avec chances à peu près égales de perdre ou
de gagner. Nos chances avaient haussé, nos chances baissent. Hier, nous
avions quatre-vingt-dix chances sur cent; aujourd'hui nous n'en avons
plus que trente: voilà tout.

--Allons, dit Brigaud, je vois avec plaisir que vous ne vous démontez
pas facilement.

--Que voulez-vous, mon cher abbé! reprit d'Harmental, je suis heureux
en ce moment, et je vois les choses en homme heureux. Si vous m'aviez
pris dans un moment de tristesse, je verrais tout en noir, et je
répondrais Amen à votre De profundis.

--Ainsi donc, votre avis?

--Est que le jeu s'embrouille, mais que la partie n'est point perdue.
Monsieur le maréchal de Villeroy n'est point de la conjuration; monsieur
le maréchal de Villeroy ne sait pas les noms des conjurés. Les lettres
de Philippe V, autant que je puis m'en souvenir, ne désignent personne
et il n'y a de véritablement compromis dans tout cela que le prince de
Cellamare. Or, l'inviolabilité de son caractère le garantit de tout
danger réel. D'ailleurs, monsieur de Saint-Aignan, si notre plan est
parvenu au cardinal Alberoni, doit à cette heure lui servir d'otage.

--Il y a du vrai dans ce que vous dites là, reprit Brigaud en se
rassurant.

--Et de qui tenez-vous ces nouvelles? demanda le chevalier.

--De Valef, qui les tenait de madame du Maine, et qui est allé aux
nouvelles chez le prince de Cellamare lui-même.

--Eh bien! il faudrait voir Valef.

--Je lui ai donné rendez-vous ici, et comme j'ai passé, avant de venir
vous voir, chez le marquis de Pompadour, je m'étonne même qu'il ne soit
pas encore arrivé.

--Raoul! dit une voix dans l'escalier; Raoul!

--Et tenez, c'est lui! s'écria d'Harmental en courant à la porte et en
l'ouvrant.

--Merci, très cher, dit le baron de Valef, et vous venez fort à propos à
mon aide, car, sur mon honneur! j'allais m'en aller convaincu que
Brigaud s'était trompé d'adresse, et qu'un chrétien ne pouvait demeurer
à une pareille hauteur et dans un semblable pigeonnier. Ah! mon cher,
continua Valef en pirouettant sur le talon et en regardant la mansarde
de d'Harmental, il faut que je vous y amène madame du Maine, et qu'elle
sache tout ce qu'elle vous doit.

--Dieu veuille, baron, dit Brigaud, que vous, le chevalier et moi ne
soyons pas plus mal logés encore d'ici à quelques jours.

--Ah! vous voulez dire la Bastille? C'est possible, l'abbé; mais au
moins, à la Bastille, il y a force majeure; puis c'est un logement
royal, ce qui le rehausse toujours un peu et en fait une demeure qu'un
gentilhomme peut habiter sans déchoir. Mais ce logement! fi donc,
l'abbé! Je sens le clerc de procureur à une lieue: parole d'honneur.

--Eh bien! si vous saviez ce que j'y ai trouvé, Valef, dit d'Harmental
piqué malgré lui du mépris que le baron faisait de sa demeure, vous
seriez comme moi, vous ne voudriez plus le quitter.

--Bah! vraiment? quelque petite bourgeoise? une madame Michelin
peut-être? Prenez garde, chevalier, il n'y a qu'à Richelieu que ces
choses-là soient permises. À vous et moi qui valons mieux que lui
peut-être, mais qui pour le moment avons le malheur de ne point être si
fort à la mode que lui, cela nous ferait le plus grand tort.

--Au reste, baron, dit Brigaud, quelque frivoles que soient vos
observations, je les écoute avec le plus grand plaisir, attendu qu'elles
me prouvent que nos affaires ne sont point en si mauvais état que nous
le pensions.

--Au contraire. À propos, la conspiration est à tous les diables.

--Que dites-vous là, baron? s'écria Brigaud.

--Je dis que j'ai bien cru qu'on ne me laisserait pas même le loisir de
venir vous apporter la nouvelle que je vous apporte.

--Vous avez failli être arrêté, mon cher Valef? demanda d'Harmental.

--Il ne s'en est pas fallu de l'épaisseur d'un cheveu.

--Et comment cela, baron?

--Comment cela? vous savez bien, l'abbé, que je vous ai quitté pour
aller chez le prince de Cellamare.

--Oui.

--Eh bien! j'y étais quand on est venu pour saisir ses papiers.

--On a saisi les papiers du prince? s'écria Brigaud.

--Moins ceux que nous avons brûlés, et malheureusement ce n'est pas la
majeure partie.

--Mais nous sommes tous perdus alors, dit l'abbé.

--Oh! mon cher Brigaud, comme vous jetez le manche après la cognée! Que
diable! est-ce qu'il ne nous reste pas la ressource de faire une petite
Fronde, et, croyez-vous que madame du Maine ne vaille pas la duchesse de
Longueville?

--Mais enfin, mon cher Valef, comment cela s'est-il passé? demanda
d'Harmental.

--Mon cher chevalier, imaginez-vous la scène la plus bouffonne du monde.
J'aurais voulu pour beaucoup que vous fussiez là. Nous aurions ri comme
des dératés. Cela aurait fait enrager ce croquant de Dubois.

--Comment! Dubois lui-même, demanda Brigaud, Dubois est venu chez
l'ambassadeur?

--En personne naturelle, l'abbé. Imaginez-vous que nous étions en train
de causer tranquillement au coin du feu de nos petites affaires, le
prince de Cellamare et moi, fouillant dans une cassette pleine de
lettres plus ou moins importantes, et brûlant toutes celles qui nous
paraissaient mériter les honneurs de l'autodafé, lorsque tout à coup,
son valet de chambre entre et nous annonce que l'hôtel de l'ambassade
est cerné par un cordon de mousquetaires, et que Dubois et Leblanc
demandent à lui parler. Le but de la visite n'était pas difficile à
deviner. Le prince, sans se donner la peine de choisir, vide la cassette
tout entière au feu, me pousse dans un cabinet de toilette, et ordonne
de faire entrer. L'ordre était inutile: Dubois et Leblanc étaient déjà
sur la porte. Heureusement ni l'un ni l'autre ne m'avaient vu.

--Jusqu'ici, je ne vois rien de bien drôle dans tout cela, dit Brigaud
en secouant la tête.

--Justement, voilà où cela commence, reprit Valef. Imaginez-vous d'abord
que j'étais là dans mon cabinet, voyant et entendant tout. Dubois parut
sur la porte, suivi de Leblanc, allongeant sa tête de fouine dans la
chambre, et, cherchant du regard le prince de Cellamare, qui enveloppé
de sa robe de chambre, se tenait devant la cheminée pour donner aux
papiers en question le temps de brûler.

--Monsieur, dit le prince avec ce flegme que vous lui connaissez,
puis-je savoir à quel événement je dois la bonne fortune de votre
visite?

--Oh! mon Dieu! monseigneur, dit Dubois, à une chose bien simple, au
désir qui nous est venu, à monsieur Leblanc et à moi, de prendre
connaissance de vos papiers, dont, ajouta-t-il en montrant les lettres
du roi Philippe V, ces deux échantillons nous ont donné un avant-goût.

--Comment! dit Brigaud, ces lettres, saisies à dix heures seulement à
Versailles sur la personne de monsieur de Villeroy, étaient déjà à une
heure entre les mains de Dubois?

--Comme vous dites, l'abbé; vous voyez qu'elles ont fait plus de chemin
que si on les avait mises tout bonnement à la poste.

--Et qu'a dit alors le prince? demanda d'Harmental.

--Oh! le prince a voulu hausser la voix, le prince a voulu invoquer le
droit des gens; mais Dubois, qui ne manque pas d'une certaine logique,
lui a fait observer qu'il avait quelque peu violé lui-même ce droit en
couvrant la conspiration de son manteau d'ambassadeur. Bref, comme il
était le moins fort, il lui fallut bien souffrir ce qu'il ne pouvait
empêcher. D'ailleurs Leblanc, sans lui en demander la permission, avait
déjà ouvert le secrétaire et visité ce qu'il contenait, tandis que
Dubois tirait les tiroirs d'un bureau et furetait de son côté. Tout à
coup Cellamare quitta sa place, et arrêtant Leblanc qui venait de mettre
la main sur un paquet de lettres liées avec un ruban rose:

--Pardon, monsieur, lui dit-il, à chacun ses attributions. Ces lettres
sont des lettres de femmes: cela regarde l'ami du prince.

--Merci de votre confiance, dit Dubois sans se déconcerter, en se levant
et en allant recevoir le paquet des mains de Leblanc; j'ai l'habitude de
ces sortes de secrets, et le vôtre sera bien gardé.

En ce moment ses yeux se portèrent sur la cheminée, et au milieu des
cendres des lettres brûlées, Dubois aperçut un papier encore intact, et
se précipitant vers la cheminée, il le saisit au moment où les flammes
allaient l'atteindre. Le mouvement fut si rapide que l'ambassadeur ne
put l'empêcher, et que le papier était aux mains de Dubois avant qu'il
eût deviné quelle était son intention.

--Peste! dit le prince en regardant Dubois qui se secouait les doigts,
je savais bien que monsieur le régent avait des espions habiles, mais je
ne les savais pas assez braves pour aller au feu.

--Et, ma foi! prince, dit Dubois, qui avait déjà ouvert le papier, ils
sont grandement récompensés de leur bravoure. Voyez....

Le prince jeta les yeux sur le papier. Je ne sais pas ce qu'il
contenait; ce que je sais, c'est que le prince devint pâle comme la
mort, et que, comme Dubois éclatait de rire, Cellamare, dans un moment
de colère, brisa en mille morceaux une charmante petite statue de marbre
qui se trouva sous sa main.

--J'aime mieux que ce soit elle que moi, dit froidement Dubois en
regardant les morceaux qui roulaient jusqu'à ses pieds, et en mettant le
papier dans sa poche.

--Chacun aura son tour, monsieur; le ciel est juste, dit l'ambassadeur.

--En attendant, reprit Dubois avec son ton goguenard, comme nous avons à
peu près ce que nous désirions avoir, et qu'il ne nous reste pas de
temps à perdre aujourd'hui, nous allons mettre les scellés chez vous.

--Les scellés chez moi! s'écria l'ambassadeur exaspéré.

--Avec votre permission, dit Dubois. Monsieur Leblanc, procédez.

Leblanc tira d'un sac des bandes et de la cire toutes préparées.

Il commença l'opération par le secrétaire et le bureau puis, les cachets
appliqués sur ces deux meubles, il s'avança vers la porte de mon
cabinet.

--Messieurs, s'écria le prince, je ne souffrirai jamais....

--Messieurs, dit Dubois en ouvrant la porte et en introduisant dans la
chambre de l'ambassadeur deux officiers de mousquetaires, voilà monsieur
l'ambassadeur d'Espagne qui est accusé de haute trahison contre l'État;
ayez la bonté de l'accompagner à la voiture qui l'attend et de le
conduire où vous savez. S'il fait résistance, appelez huit hommes et
emportez-le.

--Et que fit le prince? demanda Brigaud.

--Le prince fit ce que vous auriez fait à sa place, je le présume, mon
cher abbé: il suivit les deux officiers et cinq minutes après, votre
serviteur se trouva sous le scellé.

--Pauvre baron! s'écria d'Harmental, et comment diable t'en es-tu
retiré?

--Ah! voilà justement le beau de la chose. À peine le prince sorti, et
moi sous bande, comme ma porte se trouvait la dernière à cacheter, et
que, par conséquent, la besogne était finie, Dubois appela le valet de
chambre du prince.

--Comment vous nommez-vous? demanda Dubois.

--Lapierre, monseigneur, pour vous servir, répondit le valet tout
tremblant.

--Mon cher Leblanc, reprit Dubois, expliquez, je vous prie, à monsieur
Lapierre quelles sont les peines que l'on encourt pour bris de scellés.

--Les galères, répondit Leblanc avec cet accent aimable que vous lui
connaissez.

--Mon cher monsieur Lapierre, continua Dubois d'un ton doux comme miel,
vous entendez: s'il vous convient d'aller ramer pendant quelques années
sur les vaisseaux de Sa Majesté le roi de France, touchez du bout du
doigt seulement à l'une de ces petites bandes ou à un de ces gros
cachets, et votre affaire sera faite. Si, au contraire, une centaine de
louis vous sont agréables, gardez fidèlement les scellés que nous venons
de poser, et dans trois jours les cent louis vous seront comptés.

--Je préfère les cent louis, dit ce gredin de Lapierre.

--Eh bien! alors, signez ce procès-verbal; nous vous constituons gardien
du cabinet du prince.

--Je suis à vos ordres, monseigneur, répondit Lapierre, et il signa.

--Maintenant, dit Dubois, vous comprenez toute la responsabilité qui
pèse sur vous?

--Oui, monseigneur.

--Et vous vous y soumettez?

--Je m'y soumets.

--À merveille. Mon cher Leblanc, nous n'avons plus rien à faire ici, dit
Dubois, et j'ai, ajouta-t-il en montrant le papier qu'il avait tiré de
la cheminée, tout ce que je désirais avoir.

Et à ces mots il sortit suivi de son acolyte. Lapierre les regarda
s'éloigner, puis, lorsqu'il les eut vus monter en voiture:

--Eh! vite, monsieur le baron, dit-il en se retournant du côté du
cabinet, il s'agit de profiter de ce que nous sommes seuls pour vous en
aller.

--Tu savais donc que j'étais ici, maraud?

--Pardieu! est-ce que j'aurais accepté la place de gardien sans cela? Je
vous avais vu entrer dans le cabinet, et j'ai pensé que vous ne seriez
pas curieux de rester là trois jours.

--Et tu as raison. Cent louis pour toi en récompense de ta bonne idée.

--Mon Dieu! que faites-vous donc? s'écria Lapierre.

--Tu le vois bien, j'essaye de sortir.

--Pas par la porte, monsieur le baron, pas par la porte! Vous ne
voudriez pas envoyer un pauvre père de famille aux galères. D'ailleurs,
pour plus de sûreté, ils ont emporté la clef avec eux.

--Et par où diable alors veux-tu que je m'en aille maroufle?

--Levez la tête.

--Elle est levée.

--Regardez en l'air.

--J'y regarde.

--À votre droite.

--J'y suis.

--Ne voyez-vous rien?

--Ah! si fait: un oeil-de-boeuf.

--Eh bien! montez sur une chaise, sur un meuble, sur la première chose
venue. L'oeil-de-boeuf donne dans l'alcôve. Là, laissez-vous glisser
maintenant, vous tomberez sur le lit. Voilà. Vous ne vous êtes pas fait
de mal, monsieur le baron?

--Non. Le prince était fort bien couché, ma foi. Je souhaite qu'il ait
un aussi bon lit où on le mène.

--Et j'espère maintenant que monsieur le baron n'oubliera pas le service
que je lui ai rendu.

--Les cent louis, n'est-ce pas?

--C'est monsieur le baron qui me les a offerts.

--Tiens, drôle, comme je ne me soucie pas de me dessaisir en ce moment
de mon argent, prends cette bague, elle vaut trois cents pistoles: c'est
six cents livres que tu gagnes au marché.

--Monsieur le baron est le plus généreux seigneur que je connaisse.

--C'est bien. Et maintenant par où faut-il que je m'en aille?

--Par ce petit escalier. Monsieur le baron se trouvera dans l'office, il
traversera la cuisine, descendra dans le jardin et sortira par la petite
porte, car peut-être la grande est-elle gardée.

--Merci de l'itinéraire.

Je suivis les instructions de monsieur Lapierre de point en point; je
trouvai l'office, la cuisine, le jardin, la petite porte; je ne fis
qu'un bond de la rue des Saints-Pères ici, et me voilà.

--Et le prince de Cellamare, où est-il? demanda le chevalier.

--Est-ce que je le sais, moi? dit Valef. En prison, sans doute.

--Diable! diable! diable! fit Brigaud.

--Eh bien! que dites-vous de mon odyssée, l'abbé?

--Je dis que ce serait fort drôle, sans ce maudit papier que ce damné de
Dubois est allé ramasser dans les cendres.

--Oui, en effet, dit Valef, cela gâte la chose.

--Et vous n'avez aucune idée de ce que ce pouvait être?

--Aucune. Mais soyez tranquille, l'abbé, il n'est pas perdu, et un jour
ou l'autre nous saurons bien ce que c'était.

En ce moment on entendit quelqu'un qui montait l'escalier. La porte
s'ouvrit, et Boniface passa sa tête joufflue.

--Pardon, excuse, monsieur Raoul, dit l'héritier présomptif de madame
Denis, mais ce n'est pas vous que je cherche, c'est le papa Brigaud.

--N'importe, monsieur Boniface, dit Raoul, soyez le bienvenu. Mon cher
baron je vous présente mon prédécesseur dans cette chambre, le fils de
ma digne propriétaire, madame Denis, le filleul de notre bon ami l'abbé
Brigaud.

--Tiens, vous avez des amis barons, monsieur Raoul! Peste! Quel honneur
pour la maison de la mère Denis! Ah! vous êtes baron, vous?

--C'est bien, c'est bien, petit drôle, dit l'abbé, qui ne se souciait
pas qu'on le sût en si bonne compagnie. C'est moi que tu cherchais as-tu
dit?

--Vous-même.

--Que me veux-tu?

--Moi rien. C'est la mère Denis qui vous réclame.

--Que me veut-elle? le sais-tu?

--Tiens, si je le sais! Elle veut vous demander pourquoi le parlement
s'assemble demain.

--Le parlement s'assemble demain! s'écrièrent Valef et d'Harmental.

--Et dans quel but? demanda Brigaud.

--Eh bien! c'est justement ce qui l'intrigue, cette pauvre femme.

--Et d'où ta mère a-t-elle su que le parlement s'assemblait?

--C'est moi qui le lui ai dit.

--Et où l'as-tu appris, toi?

--Chez mon procureur, pardieu! Maître Joullu était justement chez
monsieur le premier président quand l'ordre lui est arrivé des
Tuileries. Aussi, si le feu prend demain à l'étude, ce n'est pas moi qui
l'y aurai mis, vous pourrez être parfaitement tranquille, père Brigaud.
Oh! dites donc, ils vont venir tous en robe rouge! ça va faire une
fameuse baisse dans les écrevisses!

--C'est bon, garnement; dis à ta mère que je passerai chez elle en
descendant.

--Sufficit! on vous attendra. Adieu, monsieur Raoul; adieu, monsieur le
baron. Oh! à deux sous les homards! à deux sous!

Et monsieur Boniface sortit, fort éloigné de se douter de l'effet qu'il
venait de produire sur ses trois auditeurs.

--C'est quelque coup d'État qui se machine, murmura d'Harmental.

--Je cours chez madame du Maine pour l'en prévenir, dit Valef.

--Et moi, chez Pompadour, pour savoir des nouvelles, dit Brigaud.

--Et moi, je reste, dit d'Harmental. Si vous avez besoin de moi,
l'abbé, vous savez où je suis.

--Mais si vous n'étiez pas chez vous, chevalier?

--Oh! je ne serais pas loin; vous n'auriez qu'à ouvrir la fenêtre, et à
frapper trois fois dans vos mains; on accourrait.

L'abbé Brigaud et le baron de Valef prirent leur chapeau et descendirent
ensemble pour aller chacun où il avait dit.

Cinq minutes après eux, d'Harmental descendit à son tour, et monta chez
Bathilde, qu'il trouva fort inquiète.

Il était cinq heures de l'après-midi, et Buvat n'était pas encore
rentré.

C'était la première fois que pareille chose arrivait depuis que la jeune
fille avait l'âge de connaissance.




Chapitre 39


Le lendemain, à sept heures du matin, Brigaud vint prendre d'Harmental,
et trouva le jeune homme habillé et l'attendant. Tous deux
s'enveloppèrent de leurs manteaux, rabattirent leurs chapeaux sur leurs
yeux, et s'acheminèrent par la rue le Cléry, la place des Victoires et
le jardin du Palais-Royal.

En approchant de la rue de l'Échelle, ils commencèrent à apercevoir un
mouvement inaccoutumé, toutes les avenues des Tuileries étaient gardées
par des détachements nombreux de chevau-légers et de mousquetaires et
les curieux, exilés de la cour et du jardin des Tuileries se pressaient
sur la place du Carrousel. D'Harmental et Brigaud se mêlèrent à la
foule.

Arrivés à l'endroit où se trouve aujourd'hui l'arc de triomphe, ils
furent accostés par un officier de mousquetaires gris enveloppé comme
eux d'un grand manteau. C'était Valef.

--Eh bien! baron, demanda Brigaud, qu'y a-t-il de nouveau?

--Ah! c'est vous, l'abbé! dit Valef. Nous vous cherchions, Laval,
Malezieux et moi. Je les quitte à l'instant même, et ils doivent être
aux environs. Ne nous éloignons pas d'ici et ils ne tarderont pas à nous
rejoindre.

Savez-vous quelque chose vous-même?

--Non, rien; je suis passé chez Malezieux, mais il était déjà sorti.

--Dites qu'il n'était pas encore rentré. Nous sommes restés toute la
nuit à l'Arsenal.

--Et aucune démonstration hostile n'a été faite? demanda d'Harmental.

--Aucune. Monsieur le duc du Maine et monsieur le comte de Toulouse
étaient convoqués pour le conseil de régence qui devait se tenir ce
matin avant le lit de justice. À six heures et demie ils étaient tous
deux aux Tuileries, ainsi que madame du Maine, qui, pour se tenir plus
près des nouvelles, est venue s'installer dans ses appartements de la
surintendance.

--Sait-on ce qu'est devenu le prince de Cellamare? demanda d'Harmental.

--On l'a acheminé sur Orléans, dans une voiture à quatre chevaux,
accompagné d'un gentilhomme de la chambre du roi et escorté de douze
chevau-légers.

--Et on n'a rien appris du papier saisi par Dubois dans les cendres?
demanda Brigaud.

--Rien.

--Que pense madame du Maine?

--Qu'il se brasse quelque chose contre les princes légitimés, et qu'on
va profiter de tout ceci pour leur enlever encore quelques-uns de leurs
privilèges. Aussi ce matin elle a vertement chapitré son mari, qui lui a
promis de tenir ferme; mais elle n'y compte pas.

--Et monsieur de Toulouse?

--Nous l'avons vu hier soir, mais vous le savez mon cher abbé, il n'y a
rien à en faire avec sa modestie ou plutôt son humilité. Il trouve
toujours qu'on fait trop pour eux, et il est sans cesse prêt à
abandonner au régent ce qu'il lui demande.

--À propos, le roi?

--Eh bien! le roi....

--Oui, comment a-t-il pris l'arrestation de son gouverneur?

--Ah! vous ne savez pas: il paraît qu'il y a un pacte entre le maréchal
et monsieur de Fréjus, et que si l'on éloignait l'un de Sa Majesté,
l'autre devait se retirer aussitôt. Hier, dans la matinée, monsieur de
Fréjus a disparu.

--Et où est-il?

--Dieu le sait! De sorte que le roi, qui avait assez bien pris la perte
de son maréchal, est inconsolable de celle de son évêque.

--Et par qui savez-vous tout cela?

--Par le duc de Richelieu, qui est venu hier, vers les deux heures, à
Versailles pour faire sa cour au roi, et qui a trouvé Sa Majesté au
désespoir, au milieu des porcelaines et des carreaux qu'elle avait
cassés. Malheureusement vous connaissez Richelieu: au lieu de pousser le
roi à la tristesse, il l'a fait rire en lui contant cinquante
balivernes, et l'a presque consolé en cassant avec lui le reste de ses
porcelaines et de ses carreaux.

En ce moment, un individu vêtu d'une longue robe d'avocat et coiffé d'un
bonnet carré passa près du groupe que formaient Brigaud, d'Harmental et
Valef en fredonnant le refrain d'une chanson faite sur le maréchal après
la bataille de Ramillies, et qui était:

          _Villeroy, Villeroy,_
          _A fort bien servi le roi..._
          _Guillaume, Guillaume, Guillaume._

Brigaud se retourna, et sous ce déguisement crut reconnaître Pompadour.
De son côté, l'avocat s'arrêta et s'approcha du groupe en question;
l'abbé n'eut plus de doute: c'était bien le marquis.

--Eh bien! maître Clément, lui dit-il, quelle nouvelle au palais?

--Mais, répondit Pompadour, une grande nouvelle surtout si elle se
confirme: on dit que le Parlement refuse de se rendre aux Tuileries.

--Vive Dieu! cria Valef, voilà qui me raccommodera avec les robes
rouges; mais il n'osera.

--Dame! vous savez que M. de Mesme est des nôtres; il a été nommé
président par le crédit de monsieur du Maine.

--Oui, c'est vrai, mais il y a bien longtemps de cela, dit Brigaud, et
si vous n'avez pas d'autre certitude, maître Clément, je vous conseille
de ne pas trop compter sur lui.

--D'autant plus, reprit Valef, que, comme vous le savez, il vient
d'obtenir du régent qu'il lui fasse payer les 500.000 livres de son
billet de retenue.

--Oh! oh! dit d'Harmental, voyez donc: il me semble qu'il se passe
quelque chose de nouveau. Est-ce que l'on sortirait déjà du conseil de
régence?

En effet, un grand mouvement s'opérait dans la cour des Tuileries, et
les deux voitures du duc du Maine et du comte de Toulouse, quittant leur
poste, s'approchaient du pavillon de l'Horloge. Au même instant, on vit
paraître les deux frères. Ils échangèrent quelques mots; chacun monta
dans son carrosse, et les deux voitures s'éloignèrent rapidement par le
guichet du bord de l'eau.

Pendant dix minutes, Brigaud, Pompadour, d'Harmental et Valef se
perdirent en conjectures sur cet événement, qui, remarqué par beaucoup
d'autres que par eux, avait fait sensation dans la foule, mais sans
pouvoir se rendre compte de sa véritable cause, lorsqu'ils aperçurent
Malezieux qui paraissait les chercher. Ils allèrent à lui, et, à sa
figure, décomposée, ils jugèrent que les renseignements, s'il en avait,
devaient être peu rassurants.

--Eh bien! demanda Pompadour, avez-vous quelque idée de ce qui se passe?

--Hélas! reprit Malezieux, j'ai bien peur que tout ne soit perdu.

--Vous savez que de duc du Maine et le comte de Toulouse ont quitté le
conseil de régence? reprit Valef.

--J'étais sur le quai comme il passait en voiture; il m'a reconnu, a
fait arrêter le cocher et m'a envoyé par son valet de chambre ce petit
billet au crayon.

--Voyons, dit Brigaud. Et il lut:

«Je ne sais ce qui se trame contre nous, mais le régent nous a fait
inviter, Toulouse et moi, à quitter le conseil. Cette invitation m'a
paru un ordre, et comme toute résistance eût été inutile, attendu que
nous n'avons dans le conseil que quatre ou cinq voix, sur lesquelles je
ne sais même pas trop si nous pouvons compter, j'ai dû obéir. Tâchez de
voir la duchesse, qui doit être aux Tuileries, et dites-lui que je me
retire à Rambouillet, où j'attendrai les événements.

Votre affectionné,

Louis-Auguste.»

--Le lâche! dit Valef.

--Et voilà les gens pour lesquels nous risquons notre tête! murmura
Pompadour.

--Vous vous trompez, mon cher marquis, dit Brigaud: nous risquons notre
tête pour nous-mêmes, je l'espère bien, et non pas pour d'autres.
N'est-il pas vrai, chevalier? Eh bien! à qui diable en avez-vous?

--Attendez donc, l'abbé, répondit d'Harmental; c'est qu'il me semble
reconnaître... mais oui, le diable m'emporte! c'est lui-même! Vous ne
vous éloignez pas d'ici, messieurs?

--Non, pas pour mon compte, du moins, dit Pompadour.

--Ni moi, dit Valef.

--Ni moi, dit Malezieux.

--Ni moi, dit l'abbé.

--Eh bien! en ce cas, je vous rejoins dans un instant.

--Où allez-vous? demanda Brigaud.

--Ne faites pas attention, l'abbé, dit d'Harmental; c'est pour affaire
qui m'est personnelle.

En quittant le bras de Valef, d'Harmental se mit aussitôt à fendre la
foule dans la direction d'un individu que depuis quelque temps il
suivait du regard avec la plus grande attention, et qui, grâce à sa
force musculaire, ce grand porte-respect de la multitude, s'était
approché de la grille, lui et les deux donzelles avinées qui pendaient à
ses bras.

--Voyez-vous, mes princesses, disait l'individu en question, en
accompagnant ses paroles de lignes architecturales qu'il traçait sur le
sable avec le bout de sa canne, tandis qu'à chacun de ses mouvements sa
longue épée frétillait dans les jambes de ses voisins, voici ce que
c'est qu'un lit de justice. Je connais cela, moi; j'ai vu celui qui a eu
lieu à la mort du feu roi; quand on a cassé le testament et qu'on a
déclaré, sauf le respect dû à Sa Majesté Louis XIV, que les bâtards
étaient toujours des bâtards. Voyez-vous, ça se passe dans une grande
salle, longue ou carrée, ça n'y fait rien; le lit du roi est ici, les
pairs sont là, le parlement est en face.

--Dis donc, Honorine, interrompit l'une des deux demoiselles, est-ce que
cela t'amuse, ce qu'il te conte là?

--Mais pas le moindrement; ce n'était pas la peine de nous emmener du
quai Saint-Paul ici, en nous promettant le spectacle, pour nous montrer
cinquante mousquetaires à cheval, et une douzaine de chevau-légers qui
courent les uns après les autres.

--Dis donc, mon vieux, reprit la première interlocutrice, il me semble
que si nous allions manger une matelote de la Râpée, ça serait plus
nourrissant que ton lit de justice, hein?

--Mademoiselle Honorine, reprit celui à qui cette astucieuse invitation
était faite, j'ai déjà remarqué, quoiqu'il y ait à peine douze heures
que j'ai l'honneur de vous connaître, que vous êtes fort portée sur
votre bouche, ce qui est un bien vilain défaut pour une femme. Tâchez
donc de vous en corriger, du moins pour tout le temps que vous avez
encore à rester avec moi.

--Dis donc, dis donc, Phémie, est-ce qu'il voudrait nous mener comme
cela jusqu'à cinq heures du soir, avec son omelette au lard et ses trois
bouteilles de vin blanc, ce vieux reître! D'abord, je te préviens, mon
bel homme, que je file si on n'est pas nourrie en restant.

--Tout beau! ma passion, comme dit monsieur Pierre Corneille, tout beau!
reprit le personnage à la vanité duquel on faisait cet appel
gastronomique, en saisissant de chacune de ses mains le poignet de
chacune de ces demoiselles, et en les assurant sous ses bras comme avec
des tenailles; il n'est point question ici de discuter sur un plat de
plus ou de moins; vous m'appartenez jusqu'à quatre heures du soir,
d'après convention faite avec madame Chose, comment l'appelez-vous? cela
m'est égal!

--Oui, mais nourries, nourries!

--Il n'a pas été un seul instant question de nourriture dans le traité,
mes poulettes, et s'il y a quelqu'un de lésé dans l'affaire, c'est moi.

--Toi, vilain ladre!

--Oui, moi, j'ai demandé deux femmes.

--Eh bien! tu les as.

--Pardon, pardon; je répète: j'ai demandé deux femmes, ce qui veut dire
une blonde et une brune, et l'on a profité de l'obscurité pour me donner
deux blondes, ce qui est exactement comme si on ne m'en avait donné
qu'une, vu que c'est bonnet blanc, blanc bonnet. C'est donc moi qui
aurais le droit de réclamer des dommages-intérêts. Aussi, taisons-nous,
mes amours, taisons nous!

--Mais c'est une injustice, crièrent ensemble les deux donzelles.

--Que voulez-vous? le monde est plein d'injustices. Tenez, on en fait
probablement une dans ce moment-ci à ce pauvre monsieur du Maine, et si
vous aviez un peu de coeur, vous ne penseriez qu'au chagrin qu'on
prépare à ce pauvre prince. Quant à moi, j'en ai l'estomac si serré
qu'il me serait impossible d'avaler la moindre chose. D'ailleurs, vous
demandiez du spectacle: tenez, en voilà, et un beau! regardez. Qui
regarde dîne.

--Capitaine, dit en frappant sur l'épaule de Roquefinette le chevalier,
qui espérait, grâce au mouvement qu'occasionnait l'approche du
parlement, pouvoir, sans être remarqué, échanger quelques paroles avec
notre vieille connaissance qu'il retrouvait là par hasard, est-ce que je
pourrais vous dire deux mots en particulier?

--Quatre, chevalier, quatre, et avec le plus grand plaisir. Restez là,
mes petites chattes, ajouta-t-il en plaçant les deux demoiselles au
premier rang, et si quelqu'un vous insulte, faites-moi signe. Je suis
ici à deux pas. Me voilà, chevalier, me voilà, continua-t-il en le
tirant hors de la foule qui se pressait sur le passage du parlement. Je
vous avais reconnu depuis cinq minutes, mais il ne m'appartenait pas de
vous parler le premier.

--Je vois avec plaisir, dit d'Harmental, que le capitaine Roquefinette
est toujours prudent.

--Prudentissime, chevalier; ainsi, si vous avez quelque nouvelle
ouverture à me faire, allez de l'avant.

--Non, capitaine, non pas pour le moment du moins. D'ailleurs, le lieu
n'est pas propre à une conférence de cette nature. Seulement, je voulais
savoir de vous, le cas échéant, si vous logiez toujours au même endroit.

--Toujours, chevalier. Je suis comme le lierre, moi: je meurs où je
m'attache; seulement, comme lui je grimpe: ce qui veut dire qu'au lieu
de me trouver comme la dernière fois au premier ou au second, il vous
faudra, si vous me faites l'honneur de me visiter, me venir chercher
cette fois au cinquième ou au sixième attendu que, par un mouvement de
bascule que vous comprenez sans être un grand économiste, à mesure que
les fonds baissent, moi, je monte. Or, les fonds étant au plus bas, je
me trouve naturellement au plus haut.

--Comment, capitaine, dit d'Harmental en riant et en portant la main à
la poche de sa veste, vous êtes gêné et vous ne vous adressez point à
vos amis?

--Moi, emprunter de l'argent! reprit le capitaine en arrêtant d'un geste
les dispositions libérales du chevalier. Fi donc! Quand je rends un
service, qu'on me fasse un cadeau, très bien. Quand je conclus un
marché, qu'on en exécute les conditions, à merveille! Mais que je
demande sans avoir droit de demander! C'est bon pour un rat d'église, et
non pour un homme d'épée. Quoiqu'on soit gentilhomme tout juste, on est
fier comme un duc et pair. Mais pardon, pardon, j'aperçois mes drôlesses
qui s'esbignent, et je ne veux pas être fait au même par de pareilles
espèces. Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver. Ainsi, au
revoir, chevalier au revoir.

Et sans attendre ce que d'Harmental pouvait encore avoir à lui dire,
Roquefinette se mit à la poursuite de mesdemoiselles Honorine et
Euphémie, qui, se croyant hors de la vue du capitaine, avaient voulu
profiter de cette circonstance pour chercher ailleurs la matelote à
laquelle l'honorable miquelet eût sans doute tenu autant qu'elles, si
par fortune il eût eu le gousset mieux garni.

Cependant, comme il n'était que onze heures du matin à peine, comme
selon toute probabilité le lit de justice ne devait finir que vers les
quatre heures du soir, et que jusque-là il n'y aurait sans doute rien de
décidé, le chevalier songea qu'au lieu de rester sur la place du
Carrousel, il ferait bien mieux d'utiliser au profit de son amour les
trois ou quatre heures qu'il avait devant lui. D'ailleurs, plus il
approchait d'une catastrophe quelconque, plus il éprouvait le besoin de
voir Bathilde. Bathilde était devenue un des éléments de sa vie, un des
organes nécessaires à son existence, et au moment d'en être séparé pour
toujours peut être, il ne comprenait pas comment il pourrait vivre
éloigné d'elle un jour. En conséquence et pressé par ce besoin éternel
de la présence de celle qu'il aimait, le chevalier, au lieu de se mettre
à la recherche de ses compagnons, s'achemina du côté de la rue du Temps
Perdu.

D'Harmental trouva la pauvre enfant fort inquiète. Buvat n'avait point
reparu depuis la veille à neuf heures et demie du matin. Nanette avait
alors été s'informer à la Bibliothèque, et à sa grande stupéfaction et
au grand scandale de ses confrères, elle avait appris que depuis cinq ou
six jours on n'y avait point aperçu le digne employé. Un pareil
dérangement dans les habitudes de Buvat indiquait l'imminence de graves
événements. D'un autre côté la jeune fille avait remarqué la veille dans
Raoul une espèce d'agitation fébrile qui, quoique comprimée par la force
de son caractère, dénonçait quelque crise sérieuse. Enfin, en joignant
ses anciennes craintes à ses nouvelles angoisses, Bathilde sentait
instinctivement qu'un malheur invisible mais inévitable planait
au-dessus d'elle, et d'une heure à l'autre pouvait s'abattre sur sa
tête.

Mais quand Bathilde voyait Raoul, toute crainte passée ou à venir
disparaissait dans le bonheur présent. De son côté Raoul, soit puissance
sur lui-même, soit qu'il ressentit une influence pareille à celle qu'il
faisait éprouver, ne pensait plus qu'à une seule chose, à Bathilde.
Cependant, cette fois, les préoccupations de part et d'autre devenaient
si graves, que Bathilde ne put s'empêcher d'exprimer à d'Harmental ses
inquiétudes, qui furent d'autant plus mal combattues, que cette absence
de Buvat se rattachait dans l'esprit du jeune homme à des soupçons qui
lui étaient déjà venus et qu'il s'était empressé d'éloigner de lui. Le
temps ne s'en écoula pas moins avec sa rapidité ordinaire, et quatre
heures sonnèrent que les deux amants croyaient encore être ensemble
depuis cinq minutes à peine. C'était l'heure à laquelle ils avaient
l'habitude, de se quitter.

Si Buvat devait revenir, il devait revenir à cette heure. Après mille
serments échangés, les deux jeunes gens se séparèrent, en convenant que
si quelque chose de nouveau arrivait à l'un des deux, à quelque heure du
jour ou de la nuit que ce fût, l'autre en serait prévenu à l'instant
même.

À la porte de la maison de madame Denis, d'Harmental rencontra Brigaud.
Le lit de justice était fini, on ne savait encore rien de positif, mais
des bruits vagues annonçaient que de terribles mesures avaient été
prises. Au reste, les renseignements allaient arriver; Brigaud avait
pris rendez-vous avec Pompadour et Malezieux chez d'Harmental, qui, le
moins connu de tous, devait être aussi le moins observé.

Au bout d'une heure, le marquis de Pompadour arriva. Le parlement avait
d'abord voulu faire de l'opposition, mais tout avait plié sous la
volonté du régent. Les lettres du roi d'Espagne avaient été lues et
condamnées. Il avait été décidé que les ducs et pairs auraient séance
immédiatement après les princes du sang. Les honneurs des princes
légitimés étaient restreints au simple rang de leurs pairies. Enfin, le
duc du Maine perdait la surintendance de l'éducation du roi, accordée à
monsieur le duc de Bourbon. Le comte de Toulouse seul était, sa vie
durant, maintenu par exception dans ses privilèges et prérogatives.

Malezieux arriva à son tour; il quittait la duchesse. Séance tenante, on
lui avait fait signifier de quitter son logement des Tuileries qui
appartenait désormais à monsieur le duc. Un pareil affront avait, comme
on le comprend bien, exaspéré l'altière petite-fille du grand Condé.
Elle était alors entrée dans une telle colère qu'elle avait de sa main
brisé toutes ses glaces et fait jeter les meubles par la fenêtre; puis,
cette exécution terminée, elle était montée en voiture, en envoyant
Laval à Rambouillet, afin de pousser monsieur du Maine à quelque acte de
vigueur, et en chargeant Malezieux de convoquer tous ses amis pour la
nuit même à l'Arsenal.

Pompadour et Brigaud se récrièrent sur l'imprudence d'une pareille
convocation. Madame du Maine était évidemment gardée à vue. Aller à
l'Arsenal le jour même où l'on devait la savoir le plus irritée, c'était
se compromettre ostensiblement. Pompadour et Brigaud opinaient en
conséquence pour faire supplier Son Altesse de choisir un autre jour et
un autre lieu de rendez-vous. Malezieux et d'Harmental étaient du même
avis sur l'imprudence de la démarche et sur le danger à courir. Mais
tous deux étaient d'avis, le premier par dévouement, le second par
devoir, que plus l'ordre était périlleux, plus il était de leur honneur
d'y obéir.

La discussion, comme il arrive toujours en pareille circonstance,
commençait à dégénérer en altercation assez vive, lorsqu'on entendit le
pas de deux personnes qui montaient l'escalier. Comme les trois
personnes qui avaient pris rendez-vous chez d'Harmental s'y trouvaient
réunies, Brigaud, qui, l'oreille toujours au guet, avait le premier
entendu le bruit, porta le doigt à sa bouche pour indiquer à ses
interlocuteurs de faire silence. On entendit alors distinctement les pas
se rapprocher. Un léger chuchotement, pareil à celui de deux personnes
qui s'interrogent, leur succéda. Enfin la porte s'ouvrit et donna
passage à un soldat aux gardes françaises et à une petite grisette.

Le soldat aux gardes était le baron de Valef.

Quant à la grisette, elle écarta le petit gantelet noir qui lui cachait
la figure, et l'on reconnut madame la duchesse du Maine.




Chapitre 40


--Votre Altesse ici! Votre Altesse chez moi! s'écria d'Harmental.
Qu'ai-je donc fait pour mériter tant d'honneur?

--Le moment est venu, chevalier, dit la duchesse, où il faut que nous
laissions voir aux gens que nous estimons le cas que nous faisons d'eux.
D'ailleurs, il ne sera pas dit que les amis de madame du Maine
s'exposeront pour elle et qu'elle ne s'exposera point avec eux. Dieu
merci! je suis la petite-fille du grand Condé, et je sens que je n'ai
dégénéré en rien de mon aïeul.

--Que Votre Altesse soit deux fois la bienvenue, dit Pompadour, car elle
nous tire d'un grand embarras. Tout décidé que nous étions à obéir à ses
ordres, nous hésitions cependant à l'idée de ce qu'une pareille réunion
à l'Arsenal avait de dangereux au moment où la police a les yeux sur
elle.

--Et je l'ai pensé comme vous, marquis. Aussi, au lieu de vous attendre,
je me suis résolue à venir vous trouver. Le baron m'accompagnait. Je me
suis fait conduire chez la comtesse de Chavigny, une amie de Delaunay,
qui demeure rue du Mail. Nous y avons fait apporter des habits, et comme
nous n'étions qu'à deux pas d'ici, nous sommes venus à pied, et nous
voilà. Ma foi! messire d'Argenson sera bien fin s'il nous a reconnus
sous ce déguisement.

--Je vois avec plaisir, dit Malezieux, que Votre Altesse n'est point
abattue par les événements qu'a amenés cette horrible journée.

--Abattue, moi, Malezieux! J'espère que vous me connaissez assez pour ne
pas le craindre un seul instant. Abattue! Ah! au contraire; jamais je ne
me suis senti plus de force et plus de volonté! Oh! que ne suis-je un
homme!

--Que Votre Altesse ordonne, dit d'Harmental, et tout ce qu'elle ferait,
si elle pouvait agir elle-même, nous le ferons, nous, en son lieu et
place.

--Non, non. Ce que je ferais, il est impossible que d'autres le fassent.

--Rien n'est impossible, madame, à cinq hommes dévoués comme nous le
sommes. D'ailleurs, notre intérêt même réclame une résolution prompte et
énergique. Il ne faut pas croire que le régent s'arrêtera là.
Après-demain, demain, ce soir peut-être, nous serons tous arrêtés.
Dubois prétend que le papier qu'il a tiré du feu chez le prince de
Cellamare n'est rien autre chose que la liste des conjurés. En ce cas,
il saurait notre nom à tous. Nous avons donc, à cette heure, chacun une
épée au-dessus de la tête. N'attendons pas que le fil auquel elle est
suspendue se brise: saisissons-la et frappons.

--Frappons, où, quoi, comment? demanda Brigaud. Ce misérable parlement a
brisé tous nos projets. Avons-nous des mesures prises, un plan arrêté?

--Ah! le meilleur plan qui ait jamais été conçu, dit Pompadour celui qui
offrait le plus de chance de succès, c'était le premier; et la preuve,
c'est que, sans une circonstance inouïe qui est venue le renverser, il
réussissait.

--Eh bien! si le plan était bon, il l'est encore, dit Valef. Revenons-y
alors.

--Oui, mais en échouant, dit Malezieux, ce plan a mis le régent sur ses
gardes.

--Au contraire, dit Pompadour; il est d'autant meilleur, que l'on croira
que, grâce à son insuccès, il est abandonné.

--Et la preuve, dit Valef, c'est que le régent, sous ce rapport, prend
moins de précautions que jamais. Ainsi, par exemple, depuis que
mademoiselle de Chartres est abbesse de Chelles, une fois par semaine il
va la voir, et traverse seul et sans gardes dans sa voiture, avec un
cocher et deux laquais seulement, le bois de Vincennes, et cela à huit
ou neuf heures du soir.

--Et quel est le jour où il fait cette visite? demanda Brigaud.

--Le mercredi, répondit Malezieux.

--Mercredi? c'est demain, dit la duchesse.

--Brigaud, dit Valef, avez-vous toujours le passeport pour l'Espagne?

--Toujours.

--Les mêmes facilités pour la route?

--Les mêmes. Le maître de poste est à nous, et nous n'avons
d'explication à avoir qu'avec lui. Quant aux autres, cela ira tout seul.

--Eh bien! dit Valef, que Son Altesse Royale m'y autorise, je réunis
demain sept ou huit amis, j'attends le régent dans le bois de Vincennes,
je l'enlève, et fouette cocher! en trois jours je suis à Pampelune.

--Un instant, mon cher baron, dit d'Harmental; je vous ferai observer
que vous allez sur mes brisées, et que c'est à moi que l'entreprise
revient de droit.

--Vous, mon cher chevalier, vous avez fait ce que vous aviez à faire.
Au tour des autres!

--Non point, s'il vous plaît, Valef; il y va de mon honneur, car j'ai
une revanche à prendre. Vous me désobligeriez donc infiniment en
insistant sur ce sujet.

--Tout ce que je puis faire pour vous, mon cher d'Harmental, répondit
Valef, c'est de laisser la chose au choix de Son Altesse. Elle sait
qu'elle a en nous deux coeurs également dévoués. Qu'elle décide.

--Acceptez-vous mon arbitrage, chevalier? dit la Duchesse.

--Oui, car j'espère en votre justice, madame, dit le chevalier.

--Et vous avez raison. Oui, l'honneur de l'entreprise vous appartient.
Oui, je remets entre vos mains le sort du fils de Louis XIV et de la
petite-fille du grand Condé; oui, je m'en rapporte entièrement à votre
dévouement et à votre courage, et j'espère d'autant plus que vous
réussirez cette fois-ci que la fortune vous doit un dédommagement. À
vous donc, mon cher d'Harmental, tout le péril; mais aussi à vous tout
l'honneur!

--J'accepte l'un et l'autre avec reconnaissance, madame, dit d'Harmental
en baisant respectueusement la main que lui tendait la duchesse; et
demain, à pareille heure, ou je serai mort ou le régent sera sur la
route d'Espagne.

--À la bonne heure, dit Pompadour, voilà ce qui s'appelle parler et si
vous avez besoin de quelqu'un pour vous donner un coup de main, mon cher
chevalier, comptez sur moi.

--Et sur moi, dit Valef.

--Et nous donc, dit Malezieux, ne sommes-nous bons à rien?

--Mon cher chancelier, dit la duchesse, à chacun son lot: aux poètes,
aux gens d'Église, aux magistrats, le conseil; aux gens d'épée,
l'exécution. Chevalier, êtes-vous sûr de retrouver les mêmes hommes qui
vous ont secondé la dernière fois?

--Je suis sûr de leur chef, du moins.

--Quand le verrez-vous?

--Ce soir.

--À quelle heure?

--Tout de suite, si Votre Altesse le désire.

--Le plus tôt sera le mieux.

--Dans un quart d'heure, je serai chez lui.

--Où pourrons-nous savoir son dernier mot?

--Je le porterai à Votre Altesse partout où elle sera.

--Pas à l'Arsenal, dit Brigaud, c'est trop dangereux.

--Ne pourrions-nous attendre ici? demanda la duchesse.

--Je ferai observer à Votre Altesse, répondit Brigaud, que mon pupille
est un garçon fort rangé, recevant peu de monde, et qu'une visite plus
prolongée pourrait éveiller les soupçons.

--Ne pourrions-nous fixer un rendez-vous où nous n'ayons point pareille
crainte? demanda Pompadour.

--Parfaitement, dit la duchesse; au rond-point des Champs-Élysées, par
exemple. Malezieux et moi nous nous y rendons dans une voiture sans
livrée et sans armoiries. Pompadour, Valef et Brigaud nous y joignent
chacun de son côté. Là, nous attendons d'Harmental, et nous prenons nos
dernières mesures.

--À merveille! dit d'Harmental, mon homme demeure justement rue Saint
Honoré.

--Vous savez, chevalier, reprit la duchesse, que vous pouvez promettre
en argent tout ce que l'on voudra, et que nous nous chargeons de tenir.

--Je me charge de remplir le secrétaire, dit Brigaud.

--Et vous ferez bien, l'abbé, dit d'Harmental en souriant, car je sais
qui se charge de le vider, moi.

--Ainsi, tout est convenu, reprit la duchesse. Dans une heure, au
rond-point des Champs-Élysées.

--Dans une heure, dit d'Harmental.

--Dans une heure, répétèrent Pompadour, Brigaud et Malezieux.

Puis la duchesse, ayant rajusté son mantelet de manière à cacher son
visage, reprit le bras de Valef et sortit la première. Malezieux la
suivit à peu de distance et de façon à ne point la perdre de vue; enfin
Brigaud, Pompadour et d'Harmental descendirent ensemble. À la place des
Victoires, le marquis et l'abbé se séparèrent, l'abbé prenant par la rue
Pagevin et le marquis par la rue de la Vrillière. Quant au chevalier, il
continua sa route par la rue Croix-des-Petits-Champs, qui le conduisit
rue Saint-Honoré, à quelques pas de l'honorable maison où il savait
trouver le digne capitaine.

Soit hasard, soit calcul de la part de la duchesse du Maine, qui avait
apprécié d'Harmental et compris le fond que l'on pouvait faire sur lui,
le chevalier se trouvait donc rejeté plus avant que jamais dans la
conjuration; mais son honneur était engagé, il avait cru devoir faire ce
qu'il avait fait, et quoiqu'il prévît les conséquences terribles de
l'événement dont il avait pris la responsabilité il marchait à ce
résultat comme il l'avait fait déjà, la tête et le coeur hauts, bien
résolu à tout sacrifier, même sa vie, même son amour, à
l'accomplissement de la parole qu'il avait donnée.

Il se présenta donc chez la Fillon avec la même tranquillité et la même
résolution qu'il avait fait la première fois, quoique depuis ce temps
bien des choses fussent changées dans sa vie, et, comme la première
fois, ayant été reçu par la maîtresse de la maison en personne, il
s'informa d'elle si le capitaine Roquefinette était visible.

Sans doute la Fillon s'attendait à quelque interpellation moins morale
que celle qui lui était faite, car, en reconnaissant d'Harmental, elle
ne put réprimer un mouvement de surprise. Cependant, comme si elle eût
douté encore de l'identité de celui qui lui parlait, elle s'informa si
ce n'était point lui qui déjà, deux mois auparavant, était venu demander
le capitaine. Le chevalier qui vit dans cet antécédent un moyen
d'aplanir les obstacles, en supposant qu'il en existât, répondit
affirmativement.

D'Harmental ne s'était point trompé, car à peine édifiée sur ce point la
Fillon appela une espèce de Marton assez élégante, et lui ordonna de
conduire le chevalier chambre n° 72, au cinquième au-dessus de
l'entresol. La péronnelle obéit, prit une bougie et monta la première en
minaudant comme une soubrette de Marivaux. D'Harmental la suivit. Cette
fois aucun chant joyeux ne le guida dans son ascension; tout était
silencieux dans la maison. Les graves événements de la journée avaient
sans doute éloigné de leur rendez-vous quotidien les pratiques de la
digne hôtesse du capitaine, et comme, de son côté, le chevalier en ce
moment avait sans doute l'esprit tourné aux choses sérieuses, il monta
les six étages sans faire la moindre attention aux minauderies de sa
conductrice, qui, arrivée au n° 72, se retourna et lui demanda avec un
gracieux sourire s'il ne s'était point trompé et si c'était bien au
capitaine qu'il avait affaire.

Pour toute réponse le chevalier frappa à la porte.

--Entrez, dit Roquefinette de sa plus belle voix de basse.

Le chevalier glissa un louis dans la main de sa conductrice pour la
remercier de la peine qu'elle avait prise, ouvrit la porte et se trouva
en face du capitaine.

Le même changement s'était opéré à l'intérieur qu'à l'extérieur;
Roquefinette n'était plus, comme la première fois, le rival de monsieur
de Bonneval, entouré de ses odalisques, en face des débris d'un festin,
fumant sa longue pipe et comparant philosophiquement les biens de ce
monde à la fumée qui s'en échappait. Il était seul, dans une petite
mansarde sombre, éclairée par une chandelle qui, tirant à sa fin,
commençait à faire plus de fumée que de flamme, et dont les tremblantes
lueurs donnaient quelque chose d'étrangement fantastique à l'âpre
physionomie du brave capitaine, qui se tenait debout appuyé contre la
cheminée. Au fond, sur un lit de sangle, en face d'une fenêtre dont le
rideau flottant au vent du soir accusait les solutions de continuité,
était posé le feutre indicateur, et était couchée son épée, l'illustre
Colichemarde.

--Ah! ah! dit Roquefinette d'un ton dans lequel perçait une légère
teinte d'ironie; c'est vous, chevalier? Je vous attendais.

--Vous m'attendiez, capitaine? Et qui pouvait vous faire croire à la
probabilité de ma visite?

--Les événements, chevalier, les événements.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire qu'on a cru pouvoir faire une guerre ouverte, et que par
conséquent on a mis ce pauvre capitaine Roquefinette au rancart, comme
un condottiere, comme un miquelet, qui n'est bon que pour un coup de
main nocturne, à l'angle d'une rue ou au coin d'un bois; on a voulu
refaire sa petite Ligue, recommencer sa petite Fronde, et voilà que
l'ami Dubois a tout su, que les pairs sur lesquels on croyait pouvoir
compter nous ont lâché d'un cran, et que le parlement a dit Oui, au lieu
de dire Non. Alors, on revient au capitaine. «Mon cher capitaine par-ci,
mon bon capitaine par-là!» N'est-ce point exactement la chose comme elle
se passe, chevalier? Eh bien! eh bien! eh bien! le voilà, le capitaine
que lui veut-on? parlez.

--Effectivement, mon cher capitaine, dit d'Harmental ne sachant trop de
quelle façon il devait prendre le discours de Roquefinette, il y a
quelque chose de vrai dans ce que vous dites là. Seulement vous êtes
dans l'erreur lorsque vous croyez que je vous avais oublié. Si notre
plan eût réussi, vous auriez eu la preuve que j'ai la mémoire plus
longue que les événements, et je serais venu alors pour vous offrir mon
crédit, comme je viens aujourd'hui réclamer votre assistance.

--Hum! fit le capitaine en secouant la tête, depuis trois jours que
j'habite ce nouvel appartement, j'ai fait bien des réflexions sur la
vanité des choses humaines, et l'envie m'a pris plus d'une fois de me
retirer définitivement des affaires, ou, si j'en faisais encore une, de
la faire assez brillante pour m'assurer un petit avenir.

--Eh bien! justement, dit le chevalier, celle que je vous propose est
votre fait. Il s'agit, mon cher capitaine, car après ce qui s'est passé
entre nous, nous pouvons parler sans préambule, ce me semble; il
s'agit....

--De quoi? demanda le capitaine, qui, voyant d'Harmental s'arrêter et
regarder avec inquiétude autour de lui, avait attendu inutilement
pendant deux ou trois secondes la fin de la phrase.

--Pardon, capitaine, mais il m'a semblé....

--Que vous a-t-il semblé, chevalier?

--Entendre des pas... puis une espèce de craquement dans la boiserie....

--Ah! ah! dit le capitaine, il y a pas mal de rats dans l'établissement,
je vous préviens, et pas plus tard que la nuit dernière, ces drôles-là
sont venus grignoter mes hardes, comme vous pouvez le voir.

Et le capitaine montra au chevalier le pan de son habit festonné en
dents de loup.

--Oui, ce sera cela, et je me serai trompé, dit d'Harmental.... Il s'agit
donc, mon cher Roquefinette, de profiter de ce que le régent, en
revenant sans gardes de Chelles, où sa fille est religieuse, traverse le
bois de Vincennes, pour l'enlever en passant, et lui faire prendre
définitivement la route d'Espagne.

--Pardon, mais avant d'aller plus loin, chevalier, reprit Roquefinette,
je vous préviens que c'est un nouveau traité à faire; et que tout
nouveau traité implique conditions nouvelles.

--Nous n'aurons point de discussions là-dessus, capitaine. Les
conditions, vous les ferez vous-même. Seulement, pouvez-vous toujours
disposer de vos hommes? Voilà l'important.

--Je le puis.

--Seront-ils prêts demain, à deux heures?

--Ils le seront.

--C'est tout ce qu'il faut?

--Pardon, il faut encore quelque chose: il faut encore de l'argent pour
acheter un cheval et des armes.

--Il y a cent louis dans cette bourse, prenez-la.

--C'est bien, on vous rendra bon compte.

--Ainsi, chez moi à deux heures.

--C'est dit.

--Adieu, capitaine.

--Au revoir, chevalier. Donc, il est convenu que vous ne vous étonnerez
pas si je suis un peu exigeant.

--Je vous le permets; vous savez que la dernière fois, je ne me suis
plaint que d'une chose, c'est que vous étiez trop modeste.

--Allons, dit le capitaine, vous êtes de bonne composition. Attendez
que je vous éclaire; il serait fâcheux qu'un brave garçon comme vous se
rompît le cou.

Et le capitaine prit la chandelle, qui, parvenue au papier qui
l'affermissait dans la bobèche, jetait alors, grâce à ce nouvel aliment,
une splendide lumière à l'aide de laquelle d'Harmental descendit
l'escalier sans accident. Arrivé sur la dernière marche, il renouvela au
capitaine la recommandation d'être exact, ce que le capitaine promit du
ton le plus affirmatif.

D'Harmental n'avait point oublié que madame la duchesse du Maine
attendait avec anxiété le résultat de l'entrevue qu'il venait d'avoir;
il ne s'inquiéta donc point de ce qu'était devenue la Fillon, qu'il
chercha vainement de l'oeil en sortant, et, gagnant la rue des
Feuillants, il s'achemina vers, les Champs-Élysées, qui sans être tout à
fait déserts, commençaient déjà cependant à se dépeupler. Arrivé au
rond-point, il aperçut une voiture qui stationnait sur le revers de la
route, tandis que deux hommes se promenaient à quelque distance dans la
contre-allée; il s'approcha d'elle; une femme, en l'apercevant, sortit
avec impatience sa tête par la portière. Le chevalier reconnut madame du
Maine; elle avait avec elle Malezieux et Valef. Quant aux deux
promeneurs, qui, en voyant d'Harmental s'avancer vers la voiture,
s'empressèrent de leur côté d'accourir, il est inutile de dire que
c'étaient Pompadour et Brigaud.

Le chevalier, sans leur nommer Roquefinette, ni sans s'étendre
aucunement sur le caractère de l'illustre capitaine, leur raconta en peu
de mots ce qui c'était passé. Ce récit fut accueilli par une exclamation
générale de joie. La duchesse donna sa petite main à baiser à
d'Harmental; les hommes serrèrent la sienne.

Il fut convenu que le lendemain, à deux heures, la duchesse, Pompadour,
Laval, Valef, Malezieux et Brigaud, se rendraient chez la mère de
d'Avranches, qui demeurait faubourg Saint-Antoine, n° 15, et qu'ils y
attendraient le résultat de l'événement. Ce résultat devait leur être
annoncé par d'Avranches lui-même, qui, à partir de trois heures, se
tiendrait à la barrière du Trône avec deux chevaux, l'un pour lui
l'autre pour le chevalier. Il suivrait de loin d'Harmental, et
reviendrait annoncer ce qui s'était passé. Cinq autres chevaux sellés et
bridés seraient tout prêts dans les écuries de la maison du faubourg
Saint-Antoine, afin que les conjurés pussent fuir sans retard en cas de
non réussite du chevalier.

Ces différents points arrêtés, la duchesse força le chevalier de monter
auprès d'elle. La duchesse voulait le ramener chez lui; mais il lui fit
observer que l'apparition d'une voiture à la porte de madame Denis
produirait dans le quartier une trop grande sensation, et que, dans les
circonstances présentes, cette sensation, toute flatteuse qu'elle serait
pour lui, pourrait devenir dangereuse pour tous. En conséquence la
duchesse jeta d'Harmental place des Victoires, après lui avoir exprimé
vingt fois toute la reconnaissance qu'elle éprouvait pour son
dévouement.

Il était dix heures du soir. D'Harmental avait à peine vu Bathilde dans
la journée; il voulait la revoir encore. IL était bien sûr de retrouver
la jeune fille à sa fenêtre mais cela n'était point suffisant; ce qu'il
avait à lui dire en pareille circonstance était trop sérieux et trop
intime pour le jeter ainsi d'un côté à l'autre d'une rue. Il rêvait donc
aux moyens, si avancée que fût l'heure, de se présenter chez Bathilde,
lorsqu'en faisant quelques pas dans la rue, il crut voir une femme sur
le seuil de la porte de l'allée qui conduisait chez elle. Il s'avança et
reconnut Nanette.

Elle était là par ordre de Bathilde. La pauvre enfant était dans une
inquiétude mortelle. Buvat n'avait point reparu. Toute la soirée elle
était restée à sa fenêtre pour voir rentrer d'Harmental, et d'Harmental
n'était point rentré. Par suite de ces idées vagues qui avaient pris
naissance dans son esprit pendant la nuit où le chevalier avait tenté
d'enlever le régent, il lui semblait qu'il avait quelque chose de commun
entre cette disparition étrange de Buvat et l'assombrissement qu'elle
avait remarqué la veille sur la figure de d'Harmental. Nanette attendait
donc à la porte et Buvat et le chevalier. Le chevalier était de retour,
Nanette resta pour attendre Buvat, et d'Harmental monta près de
Bathilde.

Bathilde avait entendu et reconnu son pas; elle était donc à la porte
quand le jeune homme y arriva. Au premier coup d'oeil elle reconnut sur
son visage cette expression pensive qu'elle lui avait déjà vue pendant
la journée qui avait précédé cette nuit où elle avait tant souffert.

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle en entraînant le jeune homme
dans sa chambre, et en refermant la porte derrière lui. Oh! mon Dieu!

Raoul, vous serait-il arrivé quelque chose?

--Bathilde, dit d'Harmental avec un sourire triste mais en enveloppant
la jeune fille d'un regard plein de confiance, Bathilde, vous m'avez
souvent dit qu'il y avait en moi quelque chose d'inconnu et de
mystérieux qui vous effrayait.

--Oh! oui, oui, s'écria Bathilde, et c'est le seul tourment de ma vie,
c'est la seule crainte de mon avenir.

--Et vous avez raison; car, avant de vous connaître, Bathilde, avant de
vous avoir vue, j'ai fait abandon d'une part de ma volonté, d'une
portion de mon libre arbitre. Cette portion de moi-même ne m'appartient
plus; elle subit une loi suprême, elle obéit à des événements imprévus.
C'est un point noir dans un beau ciel. Selon le côté dont le vent
soufflera, il peut disparaître comme une vapeur, il peut grossir comme
un orage. La main qui tient et qui guide la mienne peut me conduire à la
plus haute faveur, peut me mener à la plus profonde disgrâce. Bathilde,
dites-moi, êtes-vous disposée à partager la bonne comme la mauvaise
fortune, le calme comme la tempête?

--Tout avec vous, Raoul, tout, tout!

--Songez à l'engagement que vous prenez, Bathilde. Peut-être est-ce une
vie heureuse et brillante que celle qui vous est réservée; peut-être
est-ce l'exil, peut-être est-ce la captivité, peut-être... peut-être
serez-vous veuve avant d'être femme.

Bathilde devint si pâle et si chancelante, que Raoul crut qu'elle allait
s'évanouir et tomber, et qu'il étendit les bras pour la retenir; mais
Bathilde était pleine de force et de volonté; elle reprit donc sa
puissance sur elle même, et tendant la main à d'Harmental:

--Raoul, lui dit-elle, ne vous ai-je pas dit que je vous aimais, que je
n'avais jamais aimé, que je n'aimerais jamais que vous? Il me semblait
que toutes les promesses que vous demandez de moi étaient renfermées
dans ces mots. Vous en voulez de nouvelles, je vous les fais; mais elles
étaient inutiles. Votre vie sera ma vie, Raoul; votre mort sera ma mort.
L'une et l'autre sont entre les mains de Dieu. La volonté de Dieu soit
faite sur la terre comme au ciel!

--Et moi, Bathilde, dit d'Harmental en conduisant la jeune fille devant
le Christ qui était au pied de son lit, et moi, je jure en face de ce
Christ, qu'à compter de ce moment, vous êtes ma femme devant Dieu et
devant les hommes, et que, puisque les événements qui disposeront
peut-être de ma vie ne m'ont laissé à vous offrir que mon amour, cet
amour est à vous, profond, inaltérable, éternel. Bathilde, un premier
baiser à ton époux.

Et en face du Christ, les deux jeunes gens tombèrent dans les bras l'un
de l'autre, et échangèrent leur premier baiser dans un dernier serment.

Quand d'Harmental quitta Bathilde, Buvat n'était pas encore rentré




Chapitre 41


Vers les dix heures du matin, l'abbé Brigaud entra chez d'Harmental; il
lui apportait une vingtaine de mille livres, partie en or, partie en
papier sur l'Espagne. La duchesse avait passé la nuit chez la comtesse
de Chavigny, rue du Mail. Rien n'était changé aux conventions de la
veille, et elle comptait sur le chevalier, qu'elle continuait de
regarder comme son sauveur. Quant au régent, on s'était assuré que,
selon son habitude, il devait se rendre à Chelles dans la journée.

À dix heures, Brigaud et d'Harmental descendirent; Brigaud, pour
rejoindre Pompadour et Valef, avec lesquels il avait rendez-vous sur le
boulevard du Temple, et d'Harmental pour aller chez Bathilde.

L'inquiétude était à son comble dans le pauvre petit ménage. Buvat était
toujours absent, et il était facile de voir aux yeux de Bathilde qu'elle
avait peu dormi et beaucoup pleuré. De son côté, au premier regard
qu'elle jeta sur d'Harmental, elle comprit que quelque expédition
pareille à celle qui l'avait tant effrayée se préparait. D'Harmental
avait ce même costume sombre qu'elle ne lui avait vu qu'une seule fois,
le soir, où, en rentrant, il avait jeté son manteau sur une chaise, et
était apparu à ses yeux avec des pistolets à sa ceinture; de plus, ses
longues bottes collantes armées d'éperons indiquaient que, dans la
journée, il comptait monter à cheval.

Tous ces indices eussent été insignifiants en temps ordinaire, mais
après la scène de la veille, après les fiançailles nocturnes et
solitaires que nous avons racontées, ils prenaient une grande importance
et acquéraient une suprême gravité.

Bathilde essaya d'abord de faire parler le chevalier, mais d'Harmental
lui ayant dit que le secret qu'elle lui demandait n'était point à lui,
et l'ayant priée de parler d'autre chose, la pauvre enfant n'osa point
insister davantage. Une heure environ après l'arrivée de d'Harmental,
Nanette ouvrit la porte et parut avec une figure consternée. Elle venait
de la Bibliothèque. Buvat n'y avait point reparu, et personne n'avait pu
lui en donner de nouvelles. Bathilde ne put se contenir plus longtemps;
elle se jeta dans les bras de Raoul et fondit en larmes.

Raoul alors lui avoua ses craintes: les papiers que le prétendu prince
de Listhnay avait donnés à copier à Buvat étaient des papiers d'une
assez grande importance politique. Buvat avait pu être compromis et
arrêté. Mais Buvat n'avait rien à redouter: le rôle tout passif qu'il
avait joué dans cette affaire éloignait de lui toute crainte de danger.
Comme Bathilde, dans son incertitude, avait rêvé un malheur plus grand
encore que celui-là, elle s'attacha avidement à cette idée qui lui
laissait du moins quelque espérance.

Puis, la pauvre enfant ne s'avouait pas elle-même que la plus grande
partie de son inquiétude n'était peut-être point pour Buvat, et que les
pleurs qu'elle venait de verser n'étaient point tous pour l'absent.

Quand d'Harmental était près de Bathilde, le temps ne marchait plus, il
volait. Il croyait donc être monté chez la jeune fille depuis quelques
minutes à peine, lorsqu'une heure et demie sonna. Raoul se rappela qu'à
deux heures Roquefinette devait être chez lui pour arrêter les nouvelles
bases de son nouveau traité. Il se leva. Bathilde pâlit; d'Harmental
comprit tout ce qui se passait en elle, et lui promit de venir après le
départ de la personne qu'il attendait, et pour laquelle il était forcé
de la quitter. Cette promesse tranquillisa quelque peu la pauvre enfant,
qui essaya de sourire en voyant quelle impression profonde sa tristesse
faisait sur Raoul. Au reste, les serments de la veille avaient été
renouvelés vingt fois, et vingt fois les jeunes gens s'étaient jurés
d'être l'un à l'autre. Ils se quittaient donc tristes mais confiants en
eux-mêmes et sûrs de leurs coeurs. D'ailleurs, comme nous l'avons dit,
ils croyaient ne se quitter que pour une heure.

Le chevalier était depuis quelques instants à peine à sa fenêtre,
lorsqu'il vit paraître au coin de la rue Montmartre le capitaine
Roquefinette. Il était monté sur un cheval gris pommelé, évidemment
choisi par un connaisseur, et propre à la fois à la course et à la
fatigue. Il s'avançait au pas, comme un homme à qui il est également
indifférent qu'on le regarde ou qu'on le laisse passer inaperçu.
Seulement, à cause sans doute des mouvements du cheval, son chapeau
avait pris une inclinaison moyenne qui n'eût rien laissé soupçonner,
même à ses plus intimes, sur la situation secrète de ses finances.

Arrivé à la porte, Roquefinette descendit en trois temps avec la même
précision qu'il eût mise à accomplir ce mouvement dans un manège. Il
attacha son cheval au volet de la maison, s'assura que les fontes
étaient garnies de leurs pistolets, et disparut dans l'allée; un instant
après, d'Harmental l'entendit monter d'un pas égal, puis enfin la porte
s'ouvrit et le capitaine parut.

Comme la veille sa figure était grave et pensive. Ses yeux fixes et ses
lèvres serrées indiquaient une résolution arrêtée, et d'Harmental
l'accueillit avec un sourire sans que ce sourire eut le pouvoir de rien
éveiller de correspondant sur sa physionomie.

--Allons mon très cher capitaine, dit d'Harmental en résumant d'un coup
d'oeil rapide ces différents signes qui, chez un homme comme
Roquefinette, ne laissaient pas de lui inspirer quelque inquiétude, je
vois que vous êtes toujours l'exactitude en personne.

--C'est une habitude militaire, chevalier; et cela n'a rien d'étonnant
chez un vieux soldat.

--Aussi n'avais-je point douté de vous; mais vous pouviez ne pas
rencontrer vos hommes.

--Je vous avais dit que je savais où les trouver.

--Et ils sont à leur poste?

--Ils y sont.

--Où cela?

--Au marché aux chevaux de la porte Saint-Martin.

--Et n'avez-vous pas peur qu'on les remarque?

--Comment voulez-vous qu'au milieu de trois cents paysans qui vendent ou
qui marchandent des chevaux, on reconnaisse douze ou quinze hommes vêtus
comme les autres paysans? C'est, comme on dit, une aiguille dans une
botte de foin, et il n'y a que moi qui puisse retrouver l'aiguille.

--Mais, comment ces hommes peuvent-ils vous accompagner, capitaine?

--C'est la chose du monde la plus simple. Chacun d'eux a marchandé le
cheval qui lui convient; chacun d'eux en a offert un prix auquel le
vendeur a répondu par un autre. J'arrive, je donne à chacun vingt-cinq
ou trente louis; chacun paie son cheval, le fait seller, monte dessus,
glisse dans ses fontes les pistolets qu'il a à sa ceinture, tire par un
bout différent, et, à cinq heures se trouve au bois de Vincennes, à un
endroit donné. Là seulement je lui explique pour quelle cause il est
convoqué; je fais une nouvelle distribution d'argent, je me mets à la
tête de mon escadron, et nous faisons le coup, en supposant que nous
tombions d'accord sur les conditions.

--Eh bien! ces conditions, capitaine, dit d'Harmental, nous allons les
discuter comme deux braves compagnons, et je crois avoir pris d'avance
toutes mes mesures pour que vous soyez content de celles que je puis
vous offrir.

--Voyons-les, dit Roquefinette en s'asseyant devant la table, en y
appuyant ses coudes, en posant son menton sur ses deux poings, et en
regardant d'Harmental qui était debout devant lui, le dos tourné à la
cheminée.

--D'abord, je double la somme que vous avez touchée la dernière fois,
dit le chevalier.

--Ah! dit Roquefinette, je ne tiens pas à l'argent.

--Comment! vous ne tenez pas à l'argent, capitaine?

--Non, pas le moins du monde.

--Et à quoi tenez-vous donc, alors?

--À une position.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire, chevalier, que tous les jours je me fais plus vieux de
vingt quatre heures, et qu'avec l'âge la philosophie arrive.

--Eh bien! capitaine, dit d'Harmental, commençant à s'inquiéter
sérieusement de toutes les circonlocutions de Roquefinette, voyons,
parlez; qu'ambitionne votre philosophie?

--Je vous l'ai dit, chevalier, une position convenable un grade qui soit
en harmonie avec mes longs services, pas en France vous comprenez. En
France, j'ai trop d'ennemis, à commencer par monsieur le lieutenant de
police; mais en Espagne, par exemple, tenez; ah! en Espagne, cela
m'irait bien; un beau pays, de belles femmes, des doublons à remuer à la
pelle!

Décidément, je veux un grade en Espagne.

--La chose est possible, et c'est selon le grade que vous désirez.

--Dame! vous savez, chevalier, lorsqu'on désire, autant désirer quelque
chose qui en vaille la peine.

--Vous m'inquiétez, monsieur, dit d'Harmental, car je n'ai pas les
sceaux du roi Philippe V pour signer les brevets en son nom; mais
n'importe, dites toujours.

--Eh bien! dit Roquefinette, je vois tant de blancs-becs à la tête des
régiments, qu'à moi aussi il m'a passé par la tête d'être colonel.

--Colonel! impossible! s'écria d'Harmental.

--Et pourquoi donc cela? demanda Roquefinette.

--Parce que, si l'on vous fait colonel, vous qui n'avez qu'une position
secondaire dans l'affaire, que voulez-vous que je demande, moi, par
exemple, qui suis à la tête?

--Eh bien! Voilà justement la chose; c'est que je voudrais que nous
intervertissions momentanément les positions. Vous vous rappelez ce que
je vous ai dit certain soir dans la rue de Valois?

--Aidez mes souvenirs, capitaine, j'ai le malheur de n'avoir pas de
mémoire.

--Je vous ai dit que, si j'avais une affaire comme celle-là à mon
compte, les choses iraient mieux qu'elles n'avaient été. J'ai ajouté que
je vous en reparlerais, et je vous en reparle.

--Que diable me dites-vous donc là, capitaine?

--Mais rien que de bien simple, chevalier. Nous avons fait ensemble et
de compte à demi une première tentative qui a échoué. Alors vous avez
changé de batteries: vous avez cru pouvoir vous passer de moi, et vous
avez échoué encore. La première fois, vous aviez échoué nuitamment et
sans bruit; nous avons tiré chacun de notre côté, et il n'a plus été
question de rien. La seconde fois, au contraire, vous avez échoué en
plein jour et avec un éclat qui vous a compromis tous; si bien que, si
vous ne vous tirez pas de là par un coup de Jarnac, vous êtes tous
perdus, attendu que l'ami Dubois sait vos noms, et que demain, ce soir
peut-être, vous serez tous arrêtés, chevaliers, barons, duc et princes.
Or, il y a au monde un homme, un seul homme, qui peut vous tirer tous
d'embarras, cet homme c'est ce bon capitaine Roquefinette. Et voilà que
vous lui offrez la même place qu'il occupait dans la première affaire!
Allons donc! Voilà que vous marchandez avec lui! Fi, chevalier! Que
diable! Vous comprenez: les prétentions s'accroissent en raison des
services qu'on peut rendre. Or, me voilà devenu un personnage fort
important, moi. Traitez-moi en conséquence, ou je mets mes mains dans
mes poches et je laisse faire Dubois.

D'Harmental se mordit les lèvres jusqu'au sang, mais il comprit qu'il
avait affaire à un vieux condottiere, habitué à vendre ses services le
plus cher possible, et comme ce que le capitaine venait d'exposer du
besoin qu'on avait de lui était littéralement vrai, il comprima son
impatience et fit taire son orgueil.

--Ainsi donc, reprit d'Harmental, vous voulez être colonel.

--C'est mon idée, reprit Roquefinette.

--Mais supposez que je vous fasse cette promesse, qui peut répondre que
j'aurai l'influence de la faire ratifier?

--Aussi, chevalier, je compte bien manipuler mes petites affaires moi
même.

--Où cela?

--À Madrid, donc!

--Qui vous dit que je vous y mène?

--Je ne sais pas si vous m'y menez, mais je sais que j'y vais.

--Vous, à Madrid? Et qu'allez-vous y faire?

--Conduire le régent.

--Vous êtes fou!

--Allons, allons, chevalier, pas de gros mots! Vous me demandez mes
conditions, je vous les dis; elles ne vous conviennent pas, bonsoir!
Nous n'en serons pas plus mauvais amis pour cela.

Et Roquefinette se leva, prit son chapeau qu'il avait posé sur la
commode, et il fit un pas vers la porte.

--Comment! vous vous en allez? dit d'Harmental.

--Sans doute, je m'en vais.

--Mais vous oubliez, capitaine....

--Ah! c'est juste, répondit Roquefinette, faisant semblant de se tromper
à l'intention de d'Harmental, c'est juste, vous m'avez donné cent louis,
et je dois vous rendre mes comptes. Il tira la bourse de sa poche. Un
cheval gris pommelé, de l'âge de quatre à cinq ans, trente louis, une
paire de pistolets à deux coups, dix louis; une selle, une bride, etc.,
etc., deux louis: total, quarante-deux louis. Il y en a cinquante-huit
dans cette bourse; le cheval, les pistolets, la selle et la bride sont à
vous. Comptez nous sommes quittes.

Et il jeta la bourse sur la table.

--Mais ce n'est pas cela que je vous dis, capitaine.

--Et que dites-vous donc?

--Je dis qu'il est impossible qu'on vous confie, à vous, une mission de
cette importance.

--Ce sera cependant ainsi, ou cela ne sera pas. Je conduirai le régent à
Madrid, je le conduirai seul, ou le régent restera au Palais-Royal.

--Et vous vous croyez assez bon gentilhomme, dit d'Harmental, pour
arracher des mains de Philippe d'Orléans l'épée qui a renversé les
murailles de Lérida la Pucelle, et qui a reposé près du sceptre de Louis
XIV sur le coussin de velours à glands d'or!

--Je me suis laissé dire en Italie, répondit Roquefinette, qu'à la
bataille de Pavie, François Ier avait rendu la sienne à un boucher.

Et le capitaine fit un nouveau pas vers la porte en enfonçant son
chapeau sur sa tête.

--Voyons, capitaine, dit d'Harmental d'un ton plus conciliateur, trêve
d'arguties et de citations, partageons le différend par la moitié: je
conduirai le régent en Espagne, et vous viendrez avec moi.

--Oui, n'est-ce pas, pour que le pauvre capitaine se perde dans la
poussière que fera le beau chevalier, pour que le brillant colonel
efface le vieux miquelet?

Impossible, chevalier, impossible! J'aurai la conduite de l'affaire ou
je ne m'en mêlerai point.

--Mais c'est une trahison! s'écria d'Harmental.

--Une trahison, chevalier? Et où avez-vous vu, s'il vous plaît, que le
capitaine Roquefinette fût un traître? Où sont les conventions faites
que je n'ai pas tenues? où sont les secrets que j'ai divulgués? Moi, un
traître! mille dieux! chevalier. Pas plus tard qu'avant-hier, on m'a
offert gros comme moi d'or pour être un traître, et j'ai refusé. Non,
non! Vous êtes venu me demander hier de vous seconder une deuxième fois;
je vous ai dit que je ne demandais pas mieux, mais à de nouvelles
conditions. Eh bien! ces conditions, ce sont celles que je viens de vous
dire. C'est à prendre ou à laisser. Où voyez-vous une trahison dans tout
cela?

--Et quand je serais assez lâche pour les accepter, ces conditions,
monsieur, croyez-vous que la confiance que le chevalier d'Harmental
inspire à Son Altesse Royale la duchesse du Maine se reporterait sur le
capitaine Roquefinette?

--Que diable la duchesse du Maine a-t-elle à voir dans tout ceci? Vous
vous êtes chargé d'une affaire; il y a des empêchements matériels à ce
que vous l'accomplissiez par vous-même; vous me passez procuration,
voilà tout.

--C'est-à-dire, n'est-ce pas, reprit d'Harmental en secouant la tête,
que vous voulez être maître de lâcher le régent, si le régent vous offre
pour le laisser en France le double de ce que je vous donne, moi, pour
le conduire en Espagne?

--Peut-être, dit Roquefinette d'un ton goguenard.

--Tenez, capitaine, dit d'Harmental en faisant un nouvel effort sur
lui-même pour conserver son sang-froid, et en essayant de renouer les
négociations, tenez, je vous donne vingt mille livres comptant.

--Chanson! reprit Roquefinette.

--Je vous emmène avec moi en Espagne.

--Tarare! dit le capitaine.

--Et je m'engage sur l'honneur à vous faire obtenir un régiment.

Roquefinette se mit à siffloter un petit air.

--Prenez garde, dit d'Harmental; il y a plus de danger pour vous
maintenant, au point où nous en sommes et avec les secrets terribles que
vous connaissez, à refuser qu'à accepter!

--Et que m'arrivera-t-il si je refuse? demanda Roquefinette.

--Il arrivera, capitaine, que vous ne sortirez pas de cette chambre!

--Et qui m'en empêchera? dit le capitaine.

--Moi! s'écria d'Harmental en s'élançant devant la porte un pistolet de
chaque main.

--Vous? dit Roquefinette en faisant un pas vers le chevalier, en
croisant les bras et en le regardant fixement.

--Un pas encore, capitaine, reprit le chevalier, et je vous donne ma
parole d'honneur que je vous brûle la cervelle!

--Vous me brûlerez la cervelle, vous? Il faudrait d'abord pour cela que
vous ne tremblassiez pas comme une vieille femme. Savez-vous ce que vous
allez faire? Vous allez me manquer; le bruit du coup attirera les
voisins, ils appelleront la garde, on me demandera pourquoi vous avez
tiré sur moi, et il faudra bien que je le dise.

--Oui, vous avez raison, capitaine, s'écria le chevalier, en désarmant
les pistolets et en les passant à sa ceinture, et je vous tuerai plus
honorablement que vous ne le méritez. Flamberge au vent, monsieur,
flamberge au vent!

Et d'Harmental, appuyant son pied gauche contre la porte tira son épée
et se mit en garde.

C'était une épée de cour, un mince filet d'acier monté dans une garde
d'or.

Roquefinette se mit à rire.

--Et avec quoi me défendrai-je? dit-il en regardant autour de lui.
N'avez vous pas ici par hasard les aiguilles à tricoter de votre
maîtresse, chevalier?

--Défendez-vous avec l'épée que vous portez au côté monsieur! répondit
d'Harmental. Si longue qu'elle soit, vous voyez que je me suis posé de
façon à ne pas faire un pas pour m'en éloigner.

--Que penses-tu de cela, Colichemarde? dit le capitaine s'adressant d'un
ton goguenard à l'illustre lame qui avait gardé le nom que lui avait
donné Ravanne.

--Elle pense que vous êtes un lâche, capitaine, s'écria d'Harmental,
puisqu'il faut vous couper la figure pour vous faire battre.

Alors, d'un mouvement rapide comme l'éclair, d'Harmental sangla le
visage du capitaine avec son carrelet, lui laissant sur la joue une
trace bleuâtre pareille à la marque d'un coup de fouet.

Roquefinette poussa un cri qu'on eût pu prendre pour le rugissement d'un
lion; puis, faisant un bond en arrière il retomba en garde et l'épée à
la main.

Alors commença entre ces deux hommes un duel terrible, acharné,
silencieux car tous deux s'étaient vus à l'oeuvre, et chacun savait à
qui il avait affaire. Par une réaction facile à comprendre, c'était
maintenant d'Harmental qui avait retrouvé son calme, c'était
Roquefinette qui avait le sang au visage. À tout moment, il menaçait
d'Harmental de sa longue épée; mais le frère carrelet la suivait ainsi
que le fer suit l'aimant, se tortillant en sifflant autour d'elle comme
une vipère. Au bout de cinq minutes le chevalier n'avait pas encore
porté une seule botte, mais il les avait parées toutes. Enfin, sur un
dégagement plus rapide encore que les autres, il arriva trop tard à la
parade et sentit la pointe du fer qui lui effleurait la poitrine. En
même temps une tache rouge s'étale de sa chemise à son jabot de
dentelle. D'Harmental la voit, bondit et s'engage de si près avec
Roquefinette que les deux gardes se touchent. Le capitaine comprend
aussitôt le désavantage que, dans une position pareille, lui donne sa
langue épée. Un coupé sur les armes et il est perdu. Il fait aussitôt un
saut en arrière; mais son talon gauche glisse sur le carreau
nouvellement ciré, et la main dont il tient son épée se lève malgré lui.
Par un mouvement naturel, d'Harmental en profite, se fend à fond, et
crève la poitrine du capitaine, où le fer de son épée disparaît jusqu'à
la garde. D'Harmental fait à son tour un saut dans les armes pour éviter
la riposte, mais la précaution est inutile, le capitaine reste un
instant immobile à sa place, ouvre de grands yeux hagards, laisse
échapper son épée, et, appuyant ses deux mains sur sa blessure qui le
brûle, il tombe de toute sa hauteur sur le carreau.

--Diable de carrelet! murmura-t-il. Et il expira à l'instant même: le
mince filet d'acier avait traversé le coeur du géant.

Cependant d'Harmental était resté en garde et les yeux fixés sur le
capitaine, abaissant seulement son épée à mesure que la mort s'emparait
de lui. Enfin, il se trouva en face d'un cadavre, mais ce cadavre avait
les yeux ouverts et continuait de le regarder. Appuyé contre la porte,
le chevalier, à ce spectacle, demeure un instant épouvanté. Ses cheveux
se hérissent, il sent la sueur qui pointe à son front, il n'ose risquer
un mouvement, il n'ose faire un geste, sa victoire lui semble un rêve.
Tout à coup, dans une dernière convulsion, la bouche du moribond se
crispe avec ironie: le partisan est mort en emportant son secret.

Comment reconnaître au milieu des trois cents paysans qui sont au marché
aux chevaux les douze ou quinze faux sauniers qui doivent enlever le
régent?

D'Harmental pousse un cri sourd; il voudrait, au prix de dix ans de son
existence, rendre dix minutes de vie au capitaine. Il prend le cadavre
dans ses bras, le soulève, l'appelle, tressaille en voyant ses mains
rougies, et laisse retomber le cadavre dans une mare de sang qui,
suivant l'inclinaison du plancher, s'écoule par une rigole, court en
grossissant vers la porte et commence à glisser sous le seuil.

En, ce moment, le cheval attaché au volet s'impatienta et hennit.

D'Harmental fait trois pas vers la porte, mais tout à coup il pense que
Roquefinette a peut-être sur lui quelque papier, quelque billet qui
pourra le guider. Malgré sa répugnance pour le cadavre du capitaine, il
s'en rapproche, visite les unes après les autres les poches de son habit
et de sa veste; mais les seuls papiers qu'il y trouve sont trois ou
quatre vieilles cartes de restaurateur et une lettre d'amour de la
Normande.

Alors, comme il n'a plus rien à faire dans cette chambre, il va au
secrétaire, bourre ses poches d'or et de lettres de change, tire la
porte après lui, descend rapidement l'escalier, saute sur le cheval
impatient, s'élance au galop vers la rue du Gros-Chenet, et disparaît en
tournant l'angle le plus rapproché du boulevard.




Chapitre 42


Pendant que cette terrible catastrophe s'accomplissait dans la mansarde
de madame Denis, Bathilde, inquiète de voir la fenêtre de son voisin si
longtemps fermée, avait ouvert la sienne, et la première chose qu'elle
avait aperçue était le cheval gris pommelé attaché au volet. Or, comme
elle n'avait pas vu entrer le capitaine chez d'Harmental, elle pensa que
cette monture était pour Raoul; et cette vue lui rappela aussitôt ses
terreurs passées et présentes.

Bathilde resta donc à la fenêtre, regardant de tous côtés et cherchant à
lire dans la physionomie de chaque individu qui passait, si cet individu
était acteur dans le drame mystérieux qui se préparait et où elle
devinait instinctivement que d'Harmental jouait le premier rôle. Elle
était donc, le coeur palpitant, le cou tendu et les yeux errants de çà
et de là, lorsque tout à coup ses regards inquiets se fixèrent sur un
point. Au même moment la jeune fille poussa un cri de joie: elle venait
de voir déboucher Buvat à l'angle de la rue Montmartre. En effet,
c'était le digne calligraphe en personne, qui, tout en regardant de
temps en temps derrière lui comme s'il craignait d'être poursuivi,
s'avançait, la canne horizontale, d'un pas aussi rapide que le lui
permettaient ses petites jambes.

Pendant qu'il disparaît sous l'allée et s'engage dans l'escalier obscur
qui y fait suite et au milieu duquel il rencontre sa pupille, jetons un
regard en arrière et disons les causes de cette absence qui nous en
sommes certain, n'a pas causé moins d'inquiétudes à nos lecteurs qu'à la
pauvre Bathilde et à la bonne Nanette.

On se rappelle comment Buvat, conduit par la crainte de la torture à la
révélation du complot, avait été forcé par Dubois de venir lui faire
chaque jour chez lui une copie des pièces que lui remettait le prétendu
prince de Listhnay. C'est ainsi que le ministre du régent avait
successivement appris tous les projets des conjurés, qu'il avait déjoués
par l'arrestation du maréchal de Villeroy et par la convocation du
parlement.

Le lundi matin, Buvat était arrivé comme d'habitude avec de nouvelles
liasses de papiers que d'Avranches lui avait remises la veille: c'était
un manifeste rédigé par Malezieux et Pompadour, et les lettres des
principaux seigneurs bretons qui adhéraient, comme nous l'avons vu, à la
conspiration.

Buvat s'était mis comme d'habitude à son travail mais vers les quatre
heures, comme il venait de se lever et tenait son chapeau d'une main et
sa canne de l'autre, Dubois était venu le prendre et l'avait conduit
dans une petite chambre, au-dessus de celle dans laquelle il
travaillait, et arrivé là, il lui avait demandé ce qu'il pensait de cet
appartement. Flatté de cette déférence du premier ministre pour son
jugement, Buvat s'était hâté de répondre qu'il le trouvait fort
agréable.

--Tant mieux, reprit Dubois, et je suis fort aise qu'il soit de votre
goût, car c'est le vôtre.

--Le mien! dit Buvat atterré.

--Eh bien! oui, le vôtre, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que je désire
avoir sous la main et surtout sous les yeux un homme aussi important que
vous?

--Mais alors, demanda Buvat, je vais donc demeurer au Palais-Royal, moi?

--Pendant quelques jours du moins, répondit Dubois.

--Monseigneur, laissez-moi au moins prévenir Bathilde.

--Voilà justement l'affaire, c'est qu'il ne faut pas que Bathilde soit
prévenue.

--Mais vous me promettez au moins que la première fois que je
sortirai....

--Tout le temps que vous resterez ici, vous ne sortirez pas.

--Mais, s'écria Buvat avec terreur... mais je suis donc prisonnier?

--Prisonnier d'État, vous l'avez dit, mon cher Buvat; mais
tranquillisez-vous votre captivité ne sera pas longue, et tant qu'elle
durera, l'on aura pour vous tous les égards qui sont dus au sauveur de
la France; car vous avez sauvé la France, mon cher monsieur Buvat; il
n'y a pas à vous en dédire maintenant.

--J'ai sauvé la France! s'écria Buvat, et me voilà prisonnier, me voilà
sous les verrous, me voilà sous les barreaux!

--Et où diable voyez-vous des verrous et des barreaux, mon cher Buvat,
dit Dubois en éclatant de rire, la porte ferme à un seul loquet et n'a
pas même de serrure; quant à la fenêtre, voyez, elle donne sur le jardin
du Palais-Royal, et pas le plus petit grillage ne vous en intercepte la
vue, une vue superbe: vous serez ici comme le régent lui-même.

--Ô ma petite chambre! ô ma terrasse! murmura Buvat en se laissant
tomber anéanti sur un fauteuil.

Dubois, qui avait autre chose à faire que de consoler Buvat, sortit et
mit une sentinelle à sa porte.

L'explication de cette mesure était facile à comprendre: Dubois
craignait qu'en voyant l'arrestation de Villeroy, on ne se doutât de
quel côté venait la révélation, et que Buvat interrogé n'avouât qu'il
avait tout dit. Or cet aveu eût sans doute arrêté les conjurés au milieu
de leurs projets, et tout au contraire Dubois, éclairé désormais sur
tous leurs desseins, voulait les laisser s'enferrer jusqu'au bout, pour
en finir une bonne fois avec toutes ces petites conspirations.

Vers les huit heures du soir, et comme le jour commençait à tomber,
Buvat entendit un grand bruit à sa porte et une espèce de froissement
métallique qui ne laissa point de l'inquiéter; il avait entendu raconter
bon nombre de lamentables histoires de prisonniers d'État assassinés
dans leur prison, et il se leva tout frissonnant et courut à sa fenêtre.
La cour et le jardin du Palais-Royal étaient pleins de monde, les
galeries commençaient à s'illuminer, toute la vue qu'embrassait Buvat
était pleine de mouvement, de gaieté et de lumière. Il poussa un profond
gémissement en songeant qu'il allait peut-être lui falloir dire adieu à
ce monde si animé et si vivant. En ce moment on ouvrit sa porte. Buvat
se retourna en frissonnant et aperçut deux grands valets de pied en
livrée rouge qui apportaient une table toute servie. Ce bruit métallique
qui avait inquiété Buvat était le froissement des plats et des couverts
d'argent.

Le premier mouvement de Buvat fut d'abord une action de grâces au
Seigneur de ce qu'un danger aussi imminent que celui dans lequel il
avait cru être tombé se changeait en une situation en apparence si
supportable; mais presque aussitôt l'idée lui vint que les projets
funestes qu'on avait conçus contre lui étaient toujours les mêmes, et
qu'on n'avait seulement fait qu'en changer le mode d'exécution, et que
seulement, au lieu d'être assassiné comme Jean sans Peur ou le duc de
Guise, il allait être empoisonné comme le grand dauphin ou le duc de
Bourgogne. Il jeta un coup d'oeil rapide sur les deux valets de pied, et
crut remarquer quelque chose de sombre qui dénonçait les agents d'une
vengeance secrète. Dès lors le parti de Buvat fut pris, et malgré le
fumet des plats, qui lui parut une amorce de plus, il refusa toute
nourriture en disant majestueusement qu'il n'avait ni faim ni soif.

Les deux laquais se regardèrent en dessous: c'étaient deux fins
escogriffes, qui avaient jugé Buvat du premier coup d'oeil, et qui, ne
comprenant pas qu'on n'eût pas faim en face d'un faisan truffé, et pas
soif en face d'une bouteille de chambertin, avaient pénétré les craintes
de leur prisonnier. Ils échangèrent quelques mots à voix basse, et le
plus hardi des deux, comprenant qu'il y avait moyen de tirer parti de la
situation, s'avança vers Buvat, qui recula devant lui jusqu'à ce que la
cheminée l'empêchât d'aller plus loin.

--Monsieur, lui dit-il d'un ton pénétré, nous comprenons vos craintes,
mais comme nous sommes d'honnêtes serviteurs, nous tenons à vous prouver
que nous sommes incapables de prêter les mains à l'action dont vous nous
soupçonnez. En conséquence, pendant tout le temps que vous serez ici,
mon camarade et moi, chacun notre tour, goûterons de tous les plats qui
vous seront servis, et de tous les vins qu'on vous apportera; heureux
si, par notre dévouement, nous pouvons vous rendre quelque tranquillité.

--Monsieur, répondit Buvat tout honteux que ses sentiments secrets
eussent été pénétrés ainsi, monsieur, vous êtes bien honnête, mais, en
vérité Dieu!

Je n'ai ni faim ni soif; c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.

--N'importe, monsieur, dit le valet, comme nous désirons, mon camarade
et moi, qu'il ne vous reste aucun doute dans l'esprit, nous maintenons
l'épreuve que nous vous avons offerte. Comtois, mon ami, continua le
valet en s'asseyant à la place que Buvat aurait dû occuper, faites-moi
le plaisir de me servir quelques cuillerées de ce potage, une aile de
cette poularde au riz, et deux doigts de ce romanée. Là, bien. À votre
santé, monsieur.

--Monsieur, répondit Buvat en regardant de ses deux gros yeux étonnés
le valet de pied qui dînait si impudemment à sa place, monsieur; c'est
moi qui suis votre serviteur, et je voudrais savoir votre nom pour le
conserver dans ma mémoire, accolé à celui de ce bon geôlier qui donna
dans sa prison à Côme l'Ancien une preuve de dévouement pareille à celle
que vous me donnez. Ce trait est dans la Morale en action, monsieur,
continua Buvat, et je me permettrai de vous dire que vous méritez de
figurer dans ce livre sous tous les rapports.

--Monsieur, répondit modestement le valet, je me nomme Bourguignon, et
voilà mon camarade Comtois, dont ce sera le tour de se dévouer demain,
et qui, le moment venu ne restera pas en arrière. Allons, Comtois, mon
ami, un filet de ce faisan et un verre de champagne. Ne voyez-vous pas
que pour rassurer monsieur plus complètement, je dois goûter tous les
mets et déguster tous les vins: c'est une rude tâche, je le sais bien;
mais où serait le mérite d'être honnête homme si on ne s'imposait pas de
temps en temps de pareils devoirs? À votre santé, monsieur Buvat.

--Dieu vous le rende! monsieur Bourguignon.

--Maintenant, Comtois, passez-moi le dessert, afin qu'il ne reste aucun
doute à monsieur Buvat.

--Monsieur Bourguignon, je vous prie de croire que si j'en avais eu, ils
seraient complètement dissipés.

--Non, monsieur, non, je vous en demande pardon; il vous en reste
encore; Comtois, mon ami, maintenez le café chaud, très chaud. Je veux
le boire exactement comme l'aurait bu monsieur, et je présume que c'est
comme cela que monsieur l'aime.

--Bouillant, monsieur, répondit Buvat en s'inclinant; je le bois
bouillant, parole d'honneur!

--Ah! dit Bourguignon en sirotant sa demi-tasse et en levant
béatiquement les yeux au plafond. Vous avez bien raison, monsieur. Ce
n'est que comme cela que le café est bon, froid, c'est une boisson fort
médiocre. Celui-ci je dois le dire, est excellent. Comtois, mon ami, je
vous fais mon compliment, et vous servez à ravir. Maintenant, aidez-moi
à enlever la table. Vous devez savoir qu'il n'y a rien de désagréable
comme l'odeur des vins et des mets pour ceux qui n'ont ni faim ni soif.
Monsieur, continua Bourguignon en marchant à reculons vers la porte
qu'il avait fermée avec soin pendant tout le repas et qu'il venait de
rouvrir tandis que son compagnon poussait la table en avant; monsieur,
si vous avez besoin de quelque chose, vous avez trois sonnettes: une à
votre lit et deux à la cheminée. Celles de la cheminée sont pour nous,
celle du lit pour le valet de chambre.

--Merci, monsieur, dit Buvat; vous êtes trop honnête. Je désire ne
déranger personne.

--Ne vous gênez pas, monsieur, ne vous gênez pas; monseigneur désire que
vous en usiez comme chez vous.

--Monseigneur est bien honnête.

--Monsieur ne désire plus rien?

--Plus rien, mon ami, plus rien, dit Buvat pénétré de tant de
dévouement; plus rien que vous exprimer ma reconnaissance.

--Je n'ai fait que mon devoir, monsieur, répondit modestement
Bourguignon en s'inclinant une dernière fois et en fermant la porte.

--Ma foi! dit Buvat en suivant Bourguignon d'un oeil attendri, il faut
convenir qu'il y a des proverbes bien menteurs. On dit insolent comme un
laquais; et certes voilà un individu exerçant cette profession et qui
est cependant on ne peut plus poli. Ma foi! je ne croirai plus aux
proverbes, ou du moins je ferai une distinction entre eux.

Et en se faisant cette promesse à lui-même, Buvat se retrouva seul.

Rien n'excite l'appétit comme la vue d'un bon dîner dont on ne respire
que l'odeur. Celui qui venait de passer sous les yeux de Buvat dépassait
en luxe tout ce que le bonhomme avait rêvé jusqu'alors, et il
commençait, tourmenté par des tiraillements d'estomac réitérés, à se
reprocher la trop grande défiance qu'il avait eue à l'endroit de ses
persécuteurs; mais il était trop tard. Buvat aurait bien pu, il est
vrai, tirer la sonnette de monsieur Bourguignon ou la sonnette de
monsieur Comtois, et demander un second service; mais il était d'un
caractère trop timide pour se livrer à un pareil acte de volonté: il en
résulta qu'ayant cherché parmi la somme de proverbes auxquels il devait
continuer d'ajouter foi celui qui était le plus consolant, et ayant
trouvé entre sa situation et le proverbe qui dit qui dort dîne une
analogie qui lui parut des plus directes, il résolut de s'en tenir à
celui-là, et, ne pouvant dîner, d'essayer au moins de dormir.

Mais au moment de se livrer à la résolution qu'il venait de prendre,
Buvat se trouva assailli par de nouvelles craintes; ne pourrait-on pas
profiter de son sommeil pour le faire disparaître? La nuit est l'heure
des embûches; il avait bien entendu souvent raconter à madame Buvat la
mère des histoires de baldaquins qui en s'abaissant étouffaient le
malheureux dormeur, de lits qui s'enfonçaient d'eux-mêmes par une
trappe, et cela si doucement que le mouvement n'éveillait pas même celui
qui était couché; enfin de portes secrètes s'ouvrant dans les boiseries
et même dans les meubles pour donner passage à des assassins. Ce dîner
si copieux, ces vins si excellents, ne lui avaient peut-être été servis
que pour le conduire sans défiance à un sommeil plus profond. Tout cela
était possible à la rigueur; aussi, comme Buvat avait au plus haut degré
le sentiment de sa conservation, commença-t-il sa bougie à la main, une
investigation des plus minutieuses. Après avoir ouvert toutes les portes
des armoires, tiré tous les tiroirs des commodes, sondé tous les
panneaux de la boiserie, Buvat en était au lit, et à quatre pattes sur
le tapis allongeait craintivement la tête sous la couchette, lorsque
tout à coup il crut entendre marcher derrière lui. La position dans
laquelle il était ne lui permettait guère de songer à sa défense; il
demeura donc immobile et attendant, le coeur serré et la sueur au front.

--Pardon, dit au bout de quelques instants de morne silence une voix qui
fit frissonner Buvat, pardon, mais n'est-ce pas son bonnet de nuit que
monsieur cherche?

Buvat était découvert. Il n'y avait pas moyen de se soustraire au
danger, si le danger existait. Il retira donc sa tête de dessous le lit,
prit sa bougie à la main, et, demeurant sur les deux genoux, comme dans
une posture humble et désarmante, il se retourna vers l'individu qui
venait de lui adresser la parole, et se trouva en face d'un homme tout
vêtu de noir et portant pliés sur l'avant-bras plusieurs objets que
Buvat crut reconnaître pour des vêtements humains.

--Oui, monsieur, dit Buvat, saisissant avec une présence d'esprit dont
il se félicita intérieurement l'échappatoire qui lui était ouverte; oui,
monsieur, je cherche mon bonnet de nuit lui-même. Cette recherche
serait-elle défendue?

--Pourquoi, monsieur, au lieu de prendre cette peine, n'a-t-il pas
sonné? c'est moi qui ai l'honneur d'avoir été désigné pour lui servir de
valet de chambre, et je lui apportais son bonnet de nuit et sa robe de
nuit.

Et à ces mots le valet étala sur le lit une robe de chambre à grands
ramages, un bonnet de fine batiste, et un ruban du rose le plus coquet.
Buvat toujours à genoux, le regardait faire avec le plus grand
étonnement.

--Maintenant, dit le valet de chambre, monsieur veut-il que je l'aide à
se déshabiller?

--Non, monsieur, non! s'écria Buvat, dont la pudeur était des plus
faciles à s'alarmer, mais en accompagnant ce refus du sourire le plus
agréable qu'il pût faire. Non, j'ai l'habitude de me déshabiller tout
seul. Merci, monsieur, merci.

Le valet de chambre se retira, et Buvat se trouva seul.

Comme la visite de la chambre était finie, et que la faim, qui le
gagnait de plus en plus, rendait le sommeil urgent, Buvat commença
aussitôt en soupirant sa toilette de nuit, plaça, pour ne point rester
sans lumière, une de ses bougies dans l'angle de la cheminée, et
s'enfonça en poussant un profond gémissement dans le lit le plus doux et
le plus moelleux qu'il eût jamais rencontré.

Mais le lit ne fait pas le sommeil, et c'est un axiome que Buvat put,
par expérience, ajouter à la liste de ses proverbes véridiques. Soit
terreur, soit viduité de l'estomac, Buvat passa une nuit fort agitée, et
ce ne fut que vers le matin qu'il commença à s'endormir; encore son
sommeil fut-il peuplé des cauchemars les plus terribles et les plus
insensés. Il venait de rêver qu'il avait été empoisonné dans un gigot de
mouton aux haricots, lorsque le valet de chambre entra et demanda à
quelle heure monsieur voulait déjeuner.

Cette demande avait avec le rêve que Buvat venait d'accomplir une telle
suite, que Buvat frissonna des pieds à la tête à l'idée d'avaler la
moindre chose, et ne répondit que par une espèce de murmure sourd, qui
parut sans doute au valet de chambre avoir une signification quelconque,
car il sortit aussitôt en disant que monsieur allait être servi.

Buvat n'avait point l'habitude de déjeuner dans son lit, aussi
sauta-t-il vivement en bas du sien et fit-il sa toilette en toute hâte.
Il venait de l'achever lorsque messieurs Bourguignon et Comtois
entrèrent portant le déjeuner, comme ils étaient entrés la veille
portant le dîner.

Alors eut lieu la seconde répétition de la scène que nous avons déjà
racontée, à l'exception que cette fois ce fut monsieur Comtois qui
mangea et que ce fut monsieur Bourguignon qui servit. Mais lorsqu'on
arriva au café et que Buvat, qui n'avait rien pris depuis la veille à la
même heure, vit son breuvage bien aimé, après avoir passé de la
cafetière d'argent dans la tasse de porcelaine, passer dans l'oesophage
de monsieur Comtois, il n'y put tenir plus longtemps et déclara que son
estomac demandait à être amusé par quelque chose, et qu'en conséquence
il désirait qu'on lui laissât le café et un petit pain. Cette
déclaration parut contrarier quelque peu le dévouement de monsieur
Comtois, mais force lui fut cependant de se borner à deux cuillerées de
l'odorant liquide, lequel fut, avec le petit pain et le sucrier, déposé
sur un guéridon, tandis que les deux drôles emportaient, en riant dans
leur barbe, les restes du déjeuner à la fourchette. À peine la porte
fut-elle fermée, que Buvat se précipita vers le guéridon, et, sans même
se donner le temps de tremper l'un dans l'autre, mangea le pain et but
le café; puis, quelque peu réconforté par cette inglutition, si
insuffisante qu'elle fût, il commença à envisager les choses sous un
point de vue moins désastreux.

En effet, Buvat ne manquait pas d'un certain bon sens; et comme il
avait traversé sans encombre la soirée de la veille, la nuit qui venait
de s'écouler, et qu'il entrait dans la matinée présente d'une manière
assez confortable, il commençait à comprendre que si par un motif
politique quelconque on en voulait à sa liberté, on était loin au moins
d'en vouloir à ses jours, que l'on entourait au contraire de soins dont
il n'avait jamais été l'objet; puis Buvat, malgré lui, ressentait cette
bienfaisante influence du luxe qui s'introduit par tous les pores et
dilate le coeur. Or, il avait jugé que le dîner de la veille était
meilleur que son dîner habituel, il avait reconnu que le lit était fort
moelleux, il trouvait que le café qu'il venait de boire possédait un
arôme que le mélange de la chicorée ôtait au sien. Bref, il ne pouvait
se dissimuler que les fauteuils élastiques et les chaises rembourrées
sur lesquelles il s'asseyait depuis vingt-quatre heures avaient une
supériorité incontestable sur son fauteuil de cuir et ses chaises de
canne. La seule chose qui le tourmentât donc réellement était
l'inquiétude que devait éprouver Bathilde en ne le voyant pas revenir.
Il eut bien un instant l'idée, n'osant pas renouveler la demande qu'il
avait faite la veille à Dubois, de donner de ses nouvelles à sa pupille,
il avait bien eu un instant l'idée, disons-nous, à l'instar du Masque de
Fer, qui avait jeté de la fenêtre de sa prison un plat d'argent sur le
rivage de la mer, de jeter de son balcon une lettre dans la cour du
Palais-Royal, mais il savait quel résultat funeste avait eu pour le
malheureux prisonnier la découverte de cette infraction aux volontés de
monsieur de Saint-Mars, de sorte qu'il tremblait, en essayant une
tentative pareille, de resserrer les rigueurs de sa captivité, qui,
telle qu'elle était, à tout prendre, lui paraissait tolérable.

Le résultat de toutes ces réflexions fut que Buvat passa une matinée
beaucoup moins agitée que ne l'avaient été sa soirée et sa nuit; d'un
autre côté, son estomac endormi par le café et le petit pain, ne lui
laissait éprouver que cette légère pointe d'appétit qui n'est qu'une
jouissance de plus lorsqu'on est sûr de bien dîner. Ajoutez à cela la
vue éminemment distrayante que le prisonnier avait de sa fenêtre, et
l'on comprendra qu'une heure de l'après midi arriva sans trop de
douleurs ni d'ennui.

À une heure juste la porte s'ouvrit et la table reparut toute dressée,
portée comme la veille et le matin par les deux valets de pied. Mais
cette fois ce ne fut ni monsieur Bourguignon ni monsieur Comtois qui s'y
assit. Buvat déclara que, parfaitement rassuré sur les intentions de son
hôte auguste, il remerciait messieurs Comtois et Bourguignon du
dévouement dont chacun à son tour lui avait donné la preuve, et les
priait de le servir à son tour. Les deux valets firent la grimace, mais
ils obéirent.

On devine que l'heureuse disposition d'esprit dans laquelle se trouvait
Buvat devait se béatifier encore, grâce à l'excellent dîner qui lui
était servi: Buvat mangea de tous les plats, Buvat but de tous les vins;
enfin Buvat, après avoir siroté son café, luxe qu'il ne se permettait
ordinairement que le dimanche, Buvat, après avoir avalé par-dessus le
nectar arabique un petit verre de liqueur de madame Anfoux, Buvat, il
faut le dire, était dans un état voisin de l'extase.

Le soir, le souper eut le même succès; mais comme Buvat s'était un peu
plus livré qu'au dîner à la dégustation du chambertin et du sillery,
Buvat, vers les huit heures du soir, se trouvait dans un état de
bien-être impossible à décrire. Il en résulta que, lorsque le valet de
chambre entra pour faire sa couverture, au lieu de le trouver, comme la
veille, à quatre pattes et la tête sous le lit, il le trouva assis dans
un bon fauteuil, les pieds sur les chenets, la tête renversée contre le
dossier, les yeux clignotants, et chantonnant entre ses dents avec une
inflexion de voix d'une tendresse infinie:

          _Laissez-moi aller,_
          _Laissez-moi aller_
          _Laissez-moi aller jouer sous la coudrette._

Ce qui, comme on le voit, était une grande amélioration sur l'état dans
lequel le digne écrivain se trouvait vingt-quatre heures auparavant. Il
y eut plus: lorsque le valet de chambre lui offrit, comme la veille, de
l'aider à se déshabiller, Buvat, qui éprouvait une certaine difficulté à
exprimer ses pensées, se contenta de lui sourire en signe d'approbation,
puis de lui tendre les bras pour qu'il lui tirât son habit, puis les
jambes pour qu'il lui enlevât ses souliers; mais malgré l'état de
jubilation extraordinaire dans lequel se trouvait Buvat, il est
cependant juste de dire que sa retenue naturelle ne lui permit pas un
plus complet abandon, et que ce ne fut que lorsqu'il se trouva
parfaitement seul qu'il dépouilla le reste le ses vêtements.

Cette fois, tout au contraire de la veille, Buvat s'étendit
voluptueusement dans son lit, il s'endormit cinq minutes après s'être
couché, rêva qu'il était le Grand Turc, et qu'il avait, comme le roi
Salomon, trois cents femmes et cinq cents concubines.

Hâtons-nous de dire que ce fut le seul rêve un peu égrillard que le
pudique Buvat fit dans le cours de sa chaste vie.

Buvat se réveilla frais comme une rose pompon, n'ayant plus qu'une seule
préoccupation au monde, celle de l'inquiétude où devait être Bathilde,
mais du reste parfaitement heureux.

Le déjeuner, comme on le pense bien, ne lui ôta rien de sa bonne humeur;
tout au contraire, s'étant informé s'il pouvait écrire à monseigneur
l'archevêque de Cambrai, et ayant appris qu'aucun ordre ne s'y opposait,
il demanda du papier et de l'encre qu'on lui apporta, tira de sa poche
son canif qui ne le quittait jamais, tailla sa plume avec le plus grand
soin, et commença de sa plus belle écriture une requête parfaitement
touchante à l'effet d'obtenir de lui, si sa captivité devait se
prolonger, la permission de recevoir Bathilde, ou tout au moins de la
prévenir qu'à part sa liberté il ne lui manquait absolument rien, grâce
aux bontés qu'avait pour lui monseigneur le premier ministre.

Cette requête, à l'exécution calligraphique de laquelle Buvat attacha un
grand soin, et dont toutes les majuscules représentaient des figures
différentes de plantes, d'arbres ou d'animaux, occupa le digne écrivain
depuis le déjeuner jusqu'au dîner. En s'asseyant à table, il la remit à
Bourguignon, qu'il chargea personnellement de la porter à monseigneur le
premier ministre, déclarant que Comtois lui suffirait momentanément pour
son service. Un quart d'heure après, Bourguignon revint et annonça à
Buvat que monseigneur était sorti, mais, qu'en son absence, la pétition
avait été remise à la personne qui partageait le soin des affaires
publiques avec lui, et que cette personne avait donné l'ordre de lui
amener Buvat aussitôt qu'il aurait dîné, lequel Buvat, cependant, était
invité à n'en point manger un seul morceau ni boire un verre de vin plus
vite, attendu que celui qui le faisait demander était lui-même à table
en ce moment. En vertu de cette permission, Buvat prit son temps, écorna
les meilleurs plats, dégusta les meilleurs vins, lampa son café, savoura
son verre de liqueur, et, cette dernière opération terminée, déclara
d'un ton fort résolu qu'il était prêt à paraître devant le substitut du
premier ministre.

L'ordre avait été donné à la sentinelle de laisser sortir Buvat: aussi
Buvat, conduit par Bourguignon, passa-t-il fièrement devant elle.
Pendant quelque temps il suivit un long corridor, puis il descendit un
escalier, puis enfin le valet de pied ouvrit une porte et annonça
monsieur Buvat.

Buvat se trouva alors dans une espèce de laboratoire situé au
rez-de-chaussée, en face d'un homme de quarante ou quarante-deux ans qui
ne lui était pas tout à fait inconnu, et qui, dans le costume le plus
simple, s'occupait à suivre, sur un fourneau ardemment allumé, une
opération chimique à laquelle il paraissait attacher une grande
importance; cet homme, en apercevant Buvat, releva la tête, et l'ayant
regardé avec curiosité:

--Monsieur, lui dit-il, c'est vous qui vous nommez Jean Buvat.

--Pour vous servir, monsieur, répondit Buvat en s'inclinant.

--La requête que vous venez d'adresser à l'abbé est de votre main?

--De ma propre main, monsieur.

--Vous avez une fort belle écriture, monsieur.

Buvat s'inclina avec un sourire orgueilleusement modeste.

--L'abbé, continua l'inconnu, m'a dit, monsieur, les services que nous
vous devions.

--Monseigneur est trop bon, murmura Buvat, cela n'en vaut pas la peine.


--Comment, cela n'en vaut pas la peine! si fait, au contraire, monsieur
Buvat, cela en vaut grandement la peine. Peste! et la preuve, c'est que
si vous avez quelque chose à demander au régent, je me charge de lui
transmettre votre demande.

--Monsieur, dit Buvat, puisque vous avez la bonté de vous offrir pour
être l'interprète de mes sentiments pour Son Altesse Royale, ayez la
bonté de lui dire que quand elle sera moins gênée, je la prie, si cela
ne la prive pas trop, de me faire payer mon arriéré.

--Comment, votre arriéré, monsieur Buvat? Que voulez-vous dire?

--Je veux dire, monsieur, que j'ai l'honneur d'être employé à la
Bibliothèque royale, mais que voilà bientôt six ans que l'on nous dit à
chaque fin de mois qu'il n'y a pas d'argent en caisse.

--Et à combien se monte votre arriéré?

--Monsieur, il me faudrait une plume et de l'encre pour vous dire le
chiffre exact.

--Voyons, à peu près. Calculez de mémoire.

--Mais à cinq mille trois cents et quelques livres, à part les fractions
de sous et de deniers.

--Et vous désireriez d'être payé, monsieur Buvat?

--Je ne vous cache pas, monsieur, que cela me ferait plaisir.

--Et voilà tout ce que vous demandez?

--Absolument tout.

--Mais enfin pour le service que vous venez de rendre à la France, ne
réclamez-vous rien?

--Si fait, monsieur, je réclame la permission de faire dire à ma pupille
Bathilde, qui doit être fort inquiète de mon absence qu'elle se
tranquillise, et que je suis prisonnier au Palais-Royal. Je demanderais
même, si ce n'était pas abuser de votre bonté, monsieur, qu'elle eût la
permission de venir me faire une petite visite; mais si cette seconde
demande était trop indiscrète, je me bornerais à la première.

--Nous ferons mieux que cela, monsieur Buvat; les causes pour lesquelles
nous vous retenions n'existent plus, nous allons donc vous rendre votre
liberté, et vous pourrez aller vous-même donner de vos nouvelles à votre
pupille.

--Comment, monsieur! dit Buvat, comment! je ne suis plus prisonnier?

--Vous pouvez partir quand vous voudrez.

--Monsieur, je suis votre très humble, et j'ai bien l'honneur de vous
présenter mes hommages.

--Pardon, monsieur Buvat, encore un mot.

--Deux, monsieur.

--Je vous répète que la France a envers vous des obligations qu'il faut
qu'elle acquitte. Écrivez donc au régent, faites-lui le relevé de ce qui
vous est dû; exposez-lui votre situation, et si vous désirez
particulièrement quelque chose, exposez hardiment votre désir. Je suis
garant qu'il sera fait droit à votre requête.

--Monsieur, vous êtes trop bon, et je n'y manquerai pas. Je puis donc
alors espérer qu'aux premiers fonds qui rentreront dans les caisses de
l'État....

--Un rappel vous sera fait, je vous en donne ma parole.

--Monsieur, aujourd'hui même ma pétition sera adressée au régent.

--Et demain vous serez payé.

--Ah! monsieur, que de bontés!

--Allez, monsieur Buvat, allez, votre pupille vous attend.

--Vous avez raison, monsieur, mais elle n'aura rien perdu pour
m'attendre, puisque je vais lui porter une si bonne nouvelle. À
l'honneur de vous revoir, monsieur. Ah! pardon; sans indiscrétion,
comment vous appelez-vous, s'il vous plaît?

--Monsieur Philippe.

--À l'honneur de vous revoir, monsieur Philippe.

--Adieu, monsieur Buvat. Un instant, reprit Philippe, il faut que je
donne des ordres pour que vous puissiez sortir.

À ces mots il sonna, un huissier parut.

--Faites venir Ravanne.

L'huissier sortit. Deux secondes après un jeune officier des gardes
entra.

--Ravanne, dit monsieur Philippe, conduisez ce brave homme jusqu'à la
porte du Palais-Royal. Il est libre d'aller où il voudra.

--Oui, monseigneur, dit le jeune officier.

Un éblouissement passa devant les yeux de Buvat, qui ouvrit la bouche
pour demander quel était celui qu'on appelait ainsi monseigneur; mais
Ravanne ne lui en laissa pas le temps.

--Venez, monsieur, lui dit-il, venez, je vous attends.

Buvat regarda d'un air hébété monsieur Philippe et le page, mais comme
celui-ci ne comprenait rien à son hésitation, il lui renouvela une
seconde fois l'invitation de le suivre. Il obéit en tirant son mouchoir
de sa poche et en essuyant l'eau qui lui coulait à grosses gouttes du
front.

À la porte la sentinelle voulut arrêter Buvat.

--Par ordre de Son Altesse Royale monseigneur le régent, monsieur est
libre, dit Ravanne.

Le soldat présenta les armes et laissa passer.

Buvat crut qu'il allait avoir un coup de sang; il sentit les jambes qui
lui manquaient, et s'appuya contre la muraille.

--Qu'avez-vous donc, monsieur? lui demanda son guide.

--Pardon, monsieur, balbutia Buvat mais est-ce que par hasard la
personne à laquelle je viens d'avoir l'honneur de parler serait....

--Monseigneur le régent en personne, reprit Ravanne.

--Pas possible! s'écria Buvat.

--Très possible! au contraire, répondit le jeune homme, et la preuve,
c'est que cela est ainsi.

--Comment, c'est monsieur le régent lui-même qui m'a promis que je
serais payé de mon arriéré! s'écria Buvat.

--Je ne sais pas ce qu'il vous a promis, mais je sais que la personne
qui m'a donné l'ordre de vous reconduire était monsieur le régent,
répondit Ravanne.

--Mais il m'a dit qu'il s'appelait Philippe.

--Eh bien! c'est cela, Philippe d'Orléans.

--C'est vrai, monsieur, c'est vrai; Philippe est son nom patronymique,
c'est connu, cela. Mais c'est un très brave homme que le régent, et
quand je pense qu'il y avait d'infâmes gueux qui conspiraient contre
lui, contre un homme qui m'a donné sa parole de me faire payer mon
arriéré; mais ils méritent d'être pendus, ces gens-là, monsieur, d'être
roués, écartelés, brûlés vifs; n'est-ce pas votre avis, monsieur?

--Monsieur, dit Ravanne en riant, je n'ai point d'avis sur les affaires
de cette importance. Nous sommes à la porte de la rue, je voudrais avoir
l'honneur de vous faire compagnie plus longtemps, mais monseigneur part
dans une demi-heure pour l'abbaye de Chelles, et, comme il a quelques
ordres à me donner avant son départ, je me vois, à mon grand regret,
forcé de vous quitter.

--Tout le regret est pour moi, monsieur, dit gracieusement Buvat, et en
répondant par une profonde inclination au léger salut du jeune homme
qui, lorsque Buvat releva la tête, avait déjà disparu.

Cette disparition laissa Buvat parfaitement libre de ses mouvements, il
en profita en s'acheminant vers la place des Victoires, et de la place
des Victoires vers la rue du Temps-Perdu, dont il tournait l'angle juste
au moment où d'Harmental passait son épée au travers du corps de
Roquefinette. C'était en ce moment encore que la pauvre Bathilde, qui
était loin de se douter de ce qui se passait chez son voisin, avait
aperçu son tuteur et s'était précipitée à sa rencontre dans l'escalier,
où Buvat et elle s'étaient joints entre le second et le troisième étage.

--Oh! petit père; cher petit père! s'écria Bathilde tout en montant
l'escalier au bras de Buvat et en l'arrêtant pour l'embrasser à chaque
marche. D'où venez-vous donc? que vous est-il arrivé, et comment se
fait-il que depuis lundi nous ne vous ayons pas vu? Dans quelle
inquiétude vous nous avez mises, mon Dieu, Nanette et moi! Mais il faut
qu'il soit arrivé des événements incroyables!

--Ah! oui, bien incroyables, dit Buvat.

--Ah! mon Dieu! contez-moi cela, petit père. D'où venez-vous d'abord?

--Du Palais-Royal.

--Comment, du Palais-Royal? Et chez qui étiez-vous, au Palais-Royal?

--Chez le régent.

--Vous, chez le régent! Et que faisiez-vous chez le régent?

--J'étais prisonnier.

--Prisonnier! vous?

--Prisonnier d'État.

--Et pourquoi? Vous, prisonnier!

--Parce que j'ai sauvé la France.

--Ô mon Dieu! mon Dieu! petit père, est-ce que vous seriez devenu fou?
s'écria Bathilde épouvantée.

--Non, mais il y aurait eu de quoi le devenir si je n'avais pas eu la
tête solide.

--Mais, je vous en prie, expliquez-vous!

--Imagine-toi qu'il y avait une conspiration contre le régent.

--Ô mon Dieu!

--Et que j'en étais.

--Vous!

--Oui, moi; sans en être, c'est-à-dire. Tu sais bien ce prince de
Listhnay?

--Après?

--Un faux prince, mon enfant, un faux prince!

--Mais ces copies que vous faisiez pour lui?...

--Des manifestes, des proclamations, des actes incendiaires; une révolte
générale, la Bretagne... la Normandie... les états généraux... le roi
d'Espagne.... Et c'est moi qui ai découvert tout cela.

--Vous! s'écria Bathilde épouvantée.

--Oui, moi, que monseigneur le régent vient d'appeler le sauveur de la
France; moi à qui il va payer mes arriérés!

--Mon père, mon père, dit Bathilde, vous avez parlé de conspirateurs;
savez-vous les noms de ces conspirateurs?

--D'abord monsieur le duc du Maine; comprends-tu, ce misérable bâtard
qui conspire contre un homme comme monseigneur le régent! Puis un comte
de Laval, un marquis de Pompadour, un baron de Valef, le prince de
Cellamare, l'abbé Brigaud, ce malheureux abbé Brigaud. Imagine-toi que
j'ai copié la liste....

--Mon père, dit Bathilde haletant de crainte, mon père, parmi tous ces
noms-là, n'avez-vous pas lu le nom... le nom... du... chevalier.... Raoul
d'Harmental?...

--Ah! je crois bien, s'écria Buvat, le chevalier Raoul d'Harmental!
c'est le chef de la conjuration; mais le régent les connaît tous. Ce
soir ils seront tous arrêtés, et demain pendus, écartelés, roués vifs.

--Oh! malheureux! malheureux que vous êtes! s'écria Bathilde en se
tordant les bras, vous avez tué l'homme que j'aime. Mais je vous le jure
par ma mère, monsieur, s'il meurt, je mourrai.

Et songeant qu'elle aurait peut-être encore le temps de prévenir Raoul
du danger qui le menaçait, Bathilde, laissant Buvat atterré s'élança
vers la porte de la chambre, descendit l'escalier comme si elle eût eu
des ailes, traversa la rue en deux bonds, monta l'escalier presque sans
toucher les marches, et, haletante, épuisée, mourante, vint heurter la
porte de d'Harmental, qui, mal fermée par le chevalier, céda au premier
effort de Bathilde, et en s'ouvrant lui laissa voir le cadavre du
capitaine, étendu sur le carreau et nageant dans une mare de sang.

Cette vue était si loin d'être celle à laquelle s'attendait Bathilde,
que, sans songer qu'elle allait peut-être achever de compromettre son
amant, elle se précipita vers la porte en appelant du secours; mais en
arrivant sur le palier, soit que les forces lui manquassent, soit que
son pied eût glissé dans le sang, elle tomba à la renverse en poussant
un cri terrible.

À ce cri les voisins accoururent et trouvèrent Bathilde évanouie; sa
tête avait porté sur l'angle de la porte, et elle s'y était fait une
grave blessure.

On descendit Bathilde chez madame Denis, qui s'empressa de lui offrir
l'hospitalité.

Quant au capitaine Roquefinette, comme il avait déchiré l'adresse de la
lettre qu'il avait dans sa poche pour allumer sa pipe, et qu'il ne
possédait sur lui aucun autre papier qui indiquât son nom ou son
domicile, on transporta son corps à la Morgue, où trois jours après il
fut reconnu par la Normande.




Chapitre 43


Cependant d'Harmental, comme nous l'avons vu, était parti au galop,
sentant bien qu'il n'y avait pas un instant à perdre pour faire face aux
changements qu'allait amener, dans l'entreprise hasardeuse dont il
s'était chargé, la mort du capitaine Roquefinette. En conséquence, et
dans l'espoir de reconnaître, à un signe quelconque, les individus qui
devaient jouer le rôle de comparses dans ce grand drame, il avait suivi
les boulevards jusqu'à la porte Saint-Martin, et arrivé là, tournant à
gauche, il s'était trouvé en un instant au milieu du marché aux chevaux.
C'était là, on se le rappelle, que les douze ou quinze faux sauniers
enrôlés par Roquefinette attendaient les ordres de leur capitaine.

Mais, comme l'avait dit le pauvre défunt, aucun signe particulier ne
pouvait désigner à l'oeil étranger ces hommes mystérieux, vêtus qu'ils
étaient comme les autres et se connaissant entre eux à peine.
D'Harmental chercha donc vainement: tous les visages lui étaient
inconnus; vendeurs et acheteurs lui paraissaient si parfaitement
indifférents à toute autre idée qu'à celle des marchés qu'ils étaient en
train de conclure, que deux ou trois fois, après s'être rapproché de
personnages qu'il avait cru reconnaître pour de faux paysans, il
s'éloigna sans même leur adresser la parole, tant la probabilité était
grande que sur cinq ou six cents individus qui se trouvaient là, le
chevalier commettrait quelque erreur, qui non seulement pourrait être
inutile, mais qui encore pouvait devenir dangereuse. La situation était
désolante: d'Harmental incontestablement avait là sous la main tous les
moyens d'exécution nécessaires à l'heureux accomplissement du complot,
mais il avait, en tuant le capitaine, brisé lui-même le fil conducteur,
et, l'anneau intermédiaire rompu, toute la chaîne était brisée.
D'Harmental se mordait les lèvres jusqu'au sang, se déchirait la
poitrine, allait et venait d'un bout à l'autre du marché, espérant
toujours que quelque circonstance imprévue le tirerait d'embarras; mais
le temps s'écoulait, le marché conservait sa même physionomie, personne
n'était venu lui parler, et les deux paysans auxquels il avait en
désespoir de cause adressé quelques questions ambiguës, avaient, à ces
questions, ouvert des yeux et une bouche si naïvement étonnés, que
d'Harmental avait interrompu à l'instant même la conversation commencée,
convaincu qu'il était d'avoir touché à faux.

Sur ces entrefaites, cinq heures sonnèrent.

C'était vers les huit ou neuf heures du soir que le régent devait
revenir de Chelles. Il n'y avait donc pas de temps à perdre, d'autant
plus que cette embuscade était le va-tout des conjurés, qui
s'attendaient bien à être arrêtés d'un moment à l'autre, et qui jouaient
la seule chance qui leur restait sur leur dernier coup de dé.
D'Harmental ne se dissimulait aucune des difficultés de la situation, il
avait réclamé pour lui l'honneur de l'entreprise, c'était donc sur lui
que pesait toute la responsabilité, et cette responsabilité était
terrible. D'un autre côté, il se trouvait pris dans une de ces
situations où le courage ne peut rien, où la volonté humaine se brise
devant une impossibilité, et où la seule chance qui reste est d'avouer
son impuissance et de solliciter le secours de ceux qui en attendaient
de vous.

D'Harmental était homme de résolution, son parti fut bientôt pris; il
fit dans le marché, qu'il parcourait en tout sens depuis une heure et
demie, un dernier tour afin de voir enfin si quelque conjuré ne se
trahirait pas comme lui par son impatience; mais voyant que tous les
visages restaient dans leur impassible nullité, il mit son cheval au
galop, longea les boulevards, gagna le faubourg Saint-Antoine, descendit
à la maison n° 15, enfila l'escalier, grimpa au cinquième étage, ouvrit
la porte d'une petite chambre et se trouva en face de madame du Maine,
du comte de Laval, de Pompadour et de Valef, de Malezieux et de Brigaud.

Tous jetèrent un cri de surprise en l'apercevant.

D'Harmental raconta tout: les prétentions de Roquefinette, la discussion
qui s'en était suivie, et le duel qui l'avait terminée. Il ouvrit son
habit, montra sa chemise pleine de sang; puis il passa à l'espérance
qu'il avait eue de reconnaître les faux sauniers et de se mettre à leur
tête à la place du capitaine; il dit ses espérances déçues, ses
investigations inutiles au milieu du marché aux chevaux, et finit par
faire un appel à Laval, à Pompadour et à Valef, qui y répondirent
aussitôt en disant qu'ils étaient prêts à suivre le chevalier au bout du
monde, et à lui obéir en tout ce qu'il ordonnerait.

Rien n'était donc perdu encore: quatre hommes résolus et agissant pour
leur compte pouvaient parfaitement remplacer douze ou quinze vagabonds
soudoyés, qui n'étaient mus par aucun autre intérêt que celui de gagner
une vingtaine de louis par tête. Les chevaux étaient prêts dans
l'écurie, chacun était venu armé; d'Avranches n'était point encore
parti, ce qui renforçait la petite troupe d'un homme dévoué. On envoya
chercher des masques de velours noir, pour cacher le plus longtemps
possible au régent la figure de ses ravisseurs; on laissa près de madame
du Maine Malezieux qui, par son âge, et Brigaud qui, par sa profession,
devaient naturellement être mis en dehors d'une pareille expédition; on
se donna rendez-vous à Saint-Mandé, et l'on partit chacun isolément,
afin de ne point donner de soupçons. Une heure après, les cinq conjurés
étaient réunis et s'embusquaient sur la route de Chelles, entre
Vincennes et Nogent-sur-Marne. Six heures et demie sonnaient à l'horloge
du château.

D'Avranches s'était informé. Le régent était passé vers les trois heures
et demie; il n'avait ni suite ni gardes; il était dans une voiture à
quatre chevaux, menés par deux jockeys à la Daumont, et précédé par un
seul coureur. Il n'y avait donc aucune résistance à craindre; on
arrêtait le prince: on le dirigeait sur Charenton, dont le maître de
poste, comme nous l'avons dit, était à la dévotion de madame du Maine;
on le faisait entrer dans la cour, dont la porte se refermait sur lui;
on le forçait à monter dans une voiture de voyage, qui attendait tout
attelée et postillon en selle. D'Harmental et Valef se plaçaient près de
lui; on repartait au galop; on traversait la Marne à Alfort, la Seine à
Villeneuve-Saint-Georges; on gagnait Grand-Vaux, et à Montlhéry on se
trouvait sur la route d'Espagne. Si à l'un ou à l'autre des relais le
régent voulait appeler, d'Harmental et Valef le menaçaient et s'il
appelait malgré les menaces, le fameux passeport était là pour prouver
que celui qui réclamait assistance n'était pas le prince, mais un fou
qui se croyait le régent, et que l'on reconduisait à sa famille, qui
habitait Saragosse. Bref, tout cela était un peu hasardeux, il est vrai;
mais, comme on le sait, ce sont ces sortes d'entreprises qui,
d'ordinaire, réussissent d'autant mieux que ceux contre lesquels elles
sont dirigées n'ont garde de les prévoir.

Sept heures et huit heures sonnèrent successivement. D'Harmental et ses
compagnons voyaient avec plaisir la nuit s'approcher et devenir de plus
en plus épaisse. Deux ou trois voitures, soit en poste, soit attelées de
chevaux de maîtres, avaient déjà donné quelques fausses alertes, mais
elles avaient eu en même temps pour résultat de les aguerrir à l'attaque
véritable. À huit heures et demie la nuit était tout à fait obscure, et
l'espèce de crainte bien naturelle que les conjurés avaient d'abord
ressentie commençait à se changer en impatience.

À neuf heures, on crut entendre quelque bruit. D'Avranches se coucha à
plat ventre et distingua plus clairement le roulement d'une voiture. Au
même moment, à un millier de pas de distance à peu près à l'angle de la
route, on vit poindre une lueur pareille à une étoile: les conjurés
tressaillirent. C'était évidemment le coureur et sa torche. Bientôt il
n'y eut plus de doute; on aperçut la voiture et ses deux lanternes.
D'Harmental, Pompadour, Valef et Laval échangèrent une dernière poignée
de main, se couvrirent le visage de leur masque, et chacun prit le poste
qui lui était assigné.

Cependant la voiture s'avançait rapidement: c'était bien celle du duc
d'Orléans. À la lueur de la torche qu'il portait, on voyait l'habit
rouge du coureur, devançant les chevaux de vingt-cinq pas à peu près. La
route était silencieuse et déserte; du reste, tout semblait d'accord
avec les conjurés. D'Harmental jeta un dernier coup d'oeil à ses
compagnons; il vit d'Avranches au milieu de la route contrefaisant
l'homme ivre; Laval et Pompadour de chaque côté du pavé, et en face de
lui Valef qui regardait si ses pistolets jouaient bien dans leurs
fontes. Quant au coureur, aux deux jockeys et au prince, il était
évident qu'ils étaient tous dans la sécurité la plus parfaite, et qu'ils
venaient se livrer d'eux-mêmes à ceux qui les attendaient.

La voiture avançait toujours: déjà le coureur avait dépassé d'Harmental
et Valef. Tout à coup il alla se heurter contre d'Avranches, qui, se
redressant, sauta à la bride de son cheval, lui arracha la torche des
mains et l'éteignit. À cette vue, les jockeys voulurent faire tourner la
voiture, mais il était trop tard: Pompadour et Laval s'étaient élancés
et les tenaient en respect le pistolet à la main, tandis que d'Harmental
et Valef se présentaient à chaque portière, éteignaient les lanternes,
et signifiaient au prince qu'on n'en voulait point à sa vie s'il ne
faisait aucune résistance, mais que si, au contraire, il se défendait,
ou appelait, on était décidé à recourir aux dernières extrémités.

Contre l'attente de d'Harmental et de Valef, qui connaissaient le
courage du régent, le prince se contenta de dire:--C'est bien,
messieurs, ne me faites pas de mal, j'irai partout où vous voudrez.

D'Harmental et Valef jetèrent alors les yeux sur la grande route: ils
virent Pompadour et d'Avranches qui emmenaient dans l'épaisseur du bois
le coureur, les deux jockeys, ainsi que le cheval du coureur et les deux
chevaux de la voiture, qu'ils avaient dételés. Le chevalier sauta
aussitôt à bas de son cheval, enfourcha celui que montait le premier
postillon; Laval et Valef se placèrent à chaque portière; la voiture
repartit au galop, se jeta dans la première route qu'elle trouva à sa
gauche, enfila une contre-allée, et commença de rouler sans bruit et
sans lumière dans la direction de Charenton. Toutes les mesures avaient
été si bien prises, que l'enlèvement n'avait pas été plus de cinq
minutes à s'accomplir, qu'aucune résistance n'avait été faite, que pas
un cri n'avait été poussé. Décidément cette fois la fortune était pour
les conjurés.

Mais, arrivé au bout de l'allée, d'Harmental trouva un premier obstacle:
la barrière, soit hasard, soit préméditation, était fermée: force fut
donc de rebrousser chemin pour en prendre un autre. Le chevalier fit
tourner les chevaux, revint sur ses pas, prit une allée latérale, et la
course, un instant ralentie, recommença avec une nouvelle vélocité.

La nouvelle allée que suivait le chevalier conduisait à un carrefour,
une des routes de ce carrefour conduisait droit à Charenton. Il n'y
avait donc pas de temps à perdre, puisqu'en tout cas, il fallait
absolument traverser ce carrefour. Un instant il crut voir dans l'ombre
s'agiter des hommes devant lui, mais cette espèce de vision disparut
comme un brouillard, et la voiture continua son chemin sans empêchement.
En approchant du carrefour, d'Harmental crut entendre le hennissement
d'un cheval et une espèce de froissement de fer comme feraient des
sabres que l'on tirerait du fourreau; mais, soit qu'il crût que c'était
le passage du vent dans les feuilles, soit qu'il pensât que c'était
quelque autre bruit auquel il ne devait point s'arrêter, il continua son
chemin avec la même vitesse, le même silence, et au milieu de la même
obscurité.

Mais en arrivant au carrefour, d'Harmental vit une chose étrange:
c'était une espèce de muraille fermant les routes qui venaient y
aboutir: il était évident qu'il se passait là quelque chose de nouveau.
D'Harmental arrêta aussitôt la voiture et voulut reprendre le chemin
d'où il venait; mais une muraille pareille s'était refermée derrière
lui; au même instant, il entendit la voix de Valef et de Laval qui
criaient: «--Nous sommes cernés, sauve qui peut!» Et tous deux, quittant
aussitôt la portière et faisant sauter le fossé à leurs chevaux, se
lancèrent dans la forêt et disparurent au milieu de la futaie. Mais il
était impossible à d'Harmental, qui montait un cheval attelé, de suivre
ses deux compagnons. Ne pouvant donc éviter cette muraille vivante qu'il
commençait à reconnaître pour être un cordon de mousquetaires gris, le
chevalier essaya de la renverser, enfonça les éperons dans le ventre de
son cheval, et s'avança tête baissée et un pistolet de chaque main, vers
la route la plus proche de lui, sans s'inquiéter si c'était celle qu'il
devait suivre; mais à peine avait-il fait dix pas, qu'une balle de
mousqueton cassa la tête à son porteur, qui s'abattit, le renversant du
coup et lui engageant la jambe sous lui.

Aussitôt huit ou dix cavaliers mettant pied à terre s'élancèrent sur
d'Harmental, qui tira un de ses pistolets au hasard, approchant l'autre
de sa tête pour se faire sauter la cervelle; mais il n'en eut pas le
temps: deux mousquetaires lui saisirent le bras, quatre autres le
tirèrent de dessous le cheval. On fit descendre de la voiture le
prétendu prince qui n'était qu'un valet déguisé, on y fit entrer
d'Harmental, deux officiers se placèrent près de lui, on attela un autre
cheval à la place de celui qui avait été tué: la voiture se remit en
mouvement, reprit une nouvelle direction, escortée par un escadron de
mousquetaires. Un quart d'heure après elle roulait sur un pont-levis,
une lourde porte grinçait sur ses gonds, et d'Harmental passait sous un
guichet sombre et voûté, de l'autre côté duquel l'attendait un officier
en uniforme de colonel.

C'était monsieur de Launay, gouverneur de la Bastille.

Maintenant si nos lecteurs désirent savoir comment le complot avait été
déjoué, qu'ils se rappellent la conversation de Dubois et de la Fillon.
La commère du premier ministre, on s'en souvient, soupçonnait le
capitaine Roquefinette d'être mêlé à quelque trame illicite, elle était
venue le dénoncer, à la condition qu'il aurait la vie sauve. Quelques
jours après elle avait vu d'Harmental entrer chez elle, l'avait reconnu
pour le jeune seigneur qui avait déjà eu une conférence avec le
capitaine, était montée derrière lui, et, d'une chambre voisine, à
l'aide d'un trou pratiqué dans la boiserie, elle avait tout entendu.

Or, ce qu'elle avait entendu, c'était le projet d'enlever le régent à
son retour de Chelles. Dubois avait été prévenu le soir même, et afin de
prendre les coupables sur le fait, il avait fait endosser un habit du
régent à monsieur Bourguignon, et avait enveloppé le bois de Vincennes
d'un cordon de mousquetaires gris, de chevau-légers et de dragons. On
vient de voir quel avait été le résultat de sa ruse. Le chef du complot
avait été pris en flagrant délit, et comme le premier ministre savait le
nom de tous les autres conjurés, il était probable qu'il leur restait
peu de chance d'échapper au vaste filet dans lequel à cette heure il les
tenait tous enveloppés.




Chapitre 44


Lorsque Bathilde rouvrit les yeux, elle se trouva couchée dans la
chambre de mademoiselle Émilie; Mirza était étendue sur le pied de son
lit, les deux soeurs étaient de chaque côté de son chevet, et Buvat,
écrasé de douleur, se tenait assis dans un coin, la tête inclinée sur sa
poitrine et ses mains posées sur ses genoux.

D'abord toutes ses pensées furent confuses, et son premier sentiment fut
celui de la douleur physique; elle porta la main à sa tête, la blessure
était derrière la tempe. Un médecin qu'on avait appelé avait posé le
premier appareil, en prévenant qu'on eût à le rappeler si la fièvre se
déclarait.

Étonnée de se trouver au sortir d'un sommeil qui lui avait paru si lourd
et si douloureux, couchée dans une maison étrangère, la jeune fille
arrêta un regard interrogateur sur chacun des personnages qui se
trouvaient là, mais Athénaïs et Émilie détournèrent les yeux, Buvat
poussa un gémissement sourd, Mirza seule allongea sa petite tête pour
solliciter une caresse. Malheureusement pour la câline petite bête, les
souvenirs commençaient à revenir à Bathilde, le voile qui avait passé
entre sa mémoire et les événements s'éclaircissait peu à peu, bientôt
elle commença de rattacher les uns aux autres les fils brisés qui
pouvaient l'aider à suivre de nouveau la route du passé: elle se rappela
le retour de Buvat, ce qu'il lui avait raconté de la conspiration, le
danger qui était résulté pour d'Harmental de la révélation qu'il avait
faite. Elle se souvint alors de l'espoir qu'elle avait conçu d'arriver à
temps pour le sauver, de la rapidité avec laquelle elle avait traversé
la rue et monté l'escalier; enfin, son entrée dans la chambre de Raoul
lui revint en mémoire; et jetant un nouveau cri de terreur, comme si
elle se trouvait une seconde fois en face du cadavre du capitaine:

--Et lui, s'écria-t-elle, et lui, qu'est-il devenu?

Nul ne répondit, car aucune des trois personnes qui se trouvaient là ne
savait que répondre: seulement Buvat, suffoqué par les larmes, se leva
et s'achemina vers la porte. Bathilde comprit tout ce qu'il y avait de
douleurs et de remords dans cette sortie muette. D'un regard, elle
arrêta Buvat. Puis, étendant ses deux bras vers lui:

--Petit père, demanda-t-elle, n'aimez-vous plus votre pauvre Bathilde?

--Moi, ne plus t'aimer, mon enfant chéri! s'écria Buvat en tombant à
genoux au pied du lit en baisant les pieds de Bathilde à travers les
couvertures; moi, ne plus t'aimer, mon Dieu! c'est bien plutôt toi qui
ne m'aimeras plus maintenant, et tu auras raison, car je suis un
misérable. J'aurais dû deviner que ce jeune homme t'aimait, et tout
risquer, tout souffrir, plutôt que de.... Mais tu ne m'avais rien dit, tu
n'as pas eu de confiance en moi, et, que veux-tu, moi, avec les
meilleures intentions du monde, je ne fais que des sottises. Oh!
malheureux, malheureux que je suis! s'écria Buvat en sanglotant, comment
me pardonneras-tu jamais, et si tu ne me pardonnes pas, comment
vivrai-je?

--Petit père! s'écria Bathilde, petit père, tâchez seulement de savoir
ce qu'il est devenu, je vous en supplie.

--Eh bien! mon enfant, eh bien! je vais m'informer. N'est-ce pas que tu
me pardonneras, si je t'apporte de bonnes nouvelles? Et... si elles sont
mauvaises... n'est-ce pas que tu me détesteras davantage encore, et ce
sera trop juste, mais n'est-ce pas que tu ne mourras point?

--Allez, allez, dit Bathilde, en jetant ses bras autour du cou de Buvat
et en lui donnant un baiser dans lequel quinze ans de reconnaissance
luttaient avec un jour de douleur, allez, mes jours sont entre les mains
de Dieu; c'est lui qui décidera si je dois vivre ou mourir.

Buvat ne comprit dans tout cela que le baiser qu'il venait de recevoir,
il lui sembla que si Bathilde lui en voulait beaucoup, elle ne
l'embrasserait pas; et à demi consolé, il prit sa canne et son chapeau,
s'informa à madame Denis du costume du chevalier, et se mit en quête de
la route qu'il avait prise.

Ce n'était pas chose facile, surtout pour un investigateur aussi naïf
que l'était Buvat, que de suivre la piste de Raoul: il apprit bien d'une
voisine qu'on l'avait vu sauter sur un cheval gris qui était resté une
demi-heure à peu près attaché au contrevent, et qu'il avait tourné par
la rue du Gros-Chenet. Un épicier de sa connaissance, qui demeurait au
coin de la rue des Jeûneurs, se rappela bien avoir vu passer, au grand
galop d'un cheval pareil à celui que l'on désignait, un cavalier dont le
signalement se rapportait à merveille avec celui donné par Buvat; enfin,
une fruitière qui tenait boutique au coin du boulevard, jurait bien ses
grands dieux qu'elle avait remarqué celui dont on lui demandait des
nouvelles, et qu'il avait disparu à la descente de la porte Saint-Denis;
mais au delà de ces trois renseignements, toutes les données devenaient
vagues, incertaines, insaisissables; de sorte qu'après deux heures de
recherches Buvat rentra chez madame Denis sans avoir autre chose à
apprendre à Bathilde que, quelque part que fût allé d'Harmental, il y
était allé par le boulevard Bonne-Nouvelle.

Buvat retrouva sa pupille plus agitée; pendant son absence le mal avait
fait des progrès, et la crise prévue par le docteur se préparait.
Bathilde avait les yeux ardents, le teint animé, les paroles brèves.
Madame Denis venait d'envoyer chercher le médecin.

La pauvre femme n'était pas sans inquiétude elle-même; depuis longtemps
elle se doutait que l'abbé Brigaud était mêlé à quelque machination, et
ce qu'elle venait d'apprendre, que d'Harmental n'était point un
étudiant, mais un colonel, la confirmait dans ses conjectures, puisque
c'était Brigaud qui avait conduit d'Harmental chez elle. Cette parité
dans la situation n'avait pas peu contribué à attendrir son âme,
excellente d'ailleurs, en faveur de Bathilde. Elle écouta donc avec
avidité le peu de renseignements que Buvat rapportait à la malade, et
comme ils étaient loin d'être assez positifs pour la calmer, elle lui
promit, si, de son côté, elle apprenait quelque chose, de la tenir au
courant.

Sur ces entrefaites le médecin arriva. Quelque puissance qu'il eût sur
lui-même, il fut facile de voir qu'il trouvait l'état de Bathilde
gravement empiré. Il pratiqua une saignée abondante, ordonna des
boissons rafraîchissantes, et recommanda de faire veiller quelqu'un au
chevet de la malade. Mesdemoiselles Émilie et Athénaïs, qui, à part
leurs petits ridicules, étaient au fond d'excellentes filles,
déclarèrent alors que ce soin les regardait, et qu'elles passeraient la
nuit près de Bathilde chacune à son tour. Émilie, en sa qualité d'aînée,
réclama la première veillée, qui lui fut accordée sans conteste. Quant à
Buvat, comme, à cause des soins qu'il fallait rendre à Bathilde, il ne
pouvait rester dans la chambre, et que d'ailleurs ses soupirs étouffés
et ses gémissements sourds n'étaient bons qu'à inquiéter la malade, on
l'invita à remonter chez lui, ce qu'il ne consentit à faire que lorsque
Bathilde elle-même l'en eut supplié.

La saignée avait un peu calmé Bathilde; elle paraissait donc éprouver du
mieux. Madame Denis avait quitté la chambre, mademoiselle Athénaïs était
rentrée chez elle; monsieur Boniface, après être revenu de la Morgue, où
il avait été faire une visite au capitaine Roquefinette, était remonté à
son cinquième, Émilie veillait au coin de la cheminée, lisant un petit
livre qu'elle avait tiré de sa poche, lorsqu'on frappa à la porte deux
coups assez pressés et assez forts pour dénoter une certaine agitation
dans celui qui réclamait son introduction. Bathilde tressaillit et se
leva sur son coude, Émilie fourra son livre dans sa poche, et, ayant
entendu le mouvement de la malade, accourut à son lit; puis il y eut un
moment de silence, pendant lequel on entendit ouvrir et fermer deux ou
trois portes, enfin une voix se fit entendre, et avant même qu'Émilie
eût dit:--Ce n'est pas la voix de monsieur Raoul, c'est celle de l'abbé
Brigaud, Bathilde était retombée sur son oreiller.

Un instant après, madame Denis entrouvrit la porte, et d'une voix
altérée appela Émilie. Émilie sortit et laissa Bathilde seule.

Tout à coup Bathilde tressaillit. L'abbé était dans une chambre
attenante à la sienne, et il lui avait semblé entendre prononcer le nom
de Raoul. En même temps elle s'était rappelé avoir plusieurs fois vu
l'abbé chez d'Harmental; elle savait que l'abbé était des plus familiers
de madame du Maine: elle pensa donc que l'abbé pouvait apporter des
nouvelles. Son premier mouvement fut de descendre en bas du lit, de
passer une robe et d'aller demander des nouvelles, mais elle pensa que
si ces nouvelles étaient mauvaises, on ne les lui dirait pas et que
mieux valait tâcher d'entendre la conversation, qui paraissait des plus
animées. En conséquence, elle appuya son oreille contre la boiserie, et,
comme si toute sa vie était passée dans un seul sens, elle écouta
ardemment ce qui se disait.

Brigaud rendait compte à madame Denis de ce qui s'était passé. Valef
était accouru faubourg Saint-Antoine, 15, pour prévenir madame du Maine
que tout avait échoué. Madame du Maine avait aussitôt rendu aux conjurés
leur parole, invitant Malezieux et Brigaud à fuir chacun de son côté.
Quant à elle, elle s'était retirée à l'Arsenal. Brigaud venait donc
faire ses adieux à madame Denis; il quittait Paris et allait tâcher de
gagner l'Espagne, déguisé en colporteur.

Au milieu de son récit, interrompu par les exclamations de la pauvre
madame Denis et de mesdemoiselles Émilie et Athénaïs, il avait semblé à
l'abbé, au moment où il avait raconté la catastrophe de d'Harmental,
entendre pousser un cri dans la chambre voisine; mais comme personne
n'avait fait attention à ce cri, comme il ignorait que Bathilde fût là,
il n'avait point attaché d'autre importance à ce bruit, sur la nature
duquel il avait cru se tromper; d'ailleurs Boniface, appelé à son tour,
était entré juste dans ce moment-là, et comme l'abbé avait un faible
tout particulier pour Boniface, son apparition avait dirigé les
sentiments de Brigaud vers des impressions toutes personnelles.

Cependant ce n'était pas l'heure des longs adieux. Brigaud désirait que
le jour le trouvât le plus loin possible de Paris. Il prit congé de la
famille Denis, n'emmenant avec lui que Boniface, qui avait déclaré qu'il
voulait conduire son ami Brigaud jusqu'à la barrière.

Comme ils ouvraient la porte qui donnait sur l'escalier, ils entendirent
la voix du concierge qui semblait s'opposer au passage de quelqu'un; ils
descendirent aussitôt pour s'informer de la cause de la discussion.
Bathilde, les cheveux épars, les pieds nus, enveloppée dans une grande
robe blanche, était debout sur l'escalier, essayant de sortir malgré les
efforts du concierge. La pauvre enfant avait tout entendu; sa fièvre
s'était changée en délire, elle voulait rejoindre Raoul, elle voulait le
revoir, elle voulait mourir avec lui. Les trois femmes la prirent dans
leurs bras. Un instant elle se débattit, articulant des mots sans suite,
les joues brûlées par la fièvre, tandis que d'un autre côté, elle
grelottait de tous ses membres, et que ses dents se froissaient. Mais
bientôt ses forces s'épuisèrent, elle renversa sa tête en arrière,
murmura encore le nom de Raoul, et s'évanouit une seconde fois.

On envoya chercher de nouveau le médecin. Ce qu'il avait craint
arrivait, une fièvre cérébrale venait de se déclarer. En ce moment on
frappa à la porte: c'était Buvat, que Brigaud et Boniface avaient trouvé
errant comme une âme en peine devant la maison, et qui, ne pouvant
résister à son inquiétude, venait demander à rester dans un coin
quelconque de l'appartement, où l'on voudrait, pourvu que d'heure en
heure il eût des nouvelles de Bathilde. La pauvre famille était trop
affectée elle-même pour ne pas comprendre la douleur des autres. Madame
Denis fit signe à Buvat de s'asseoir dans un coin, et se retira dans sa
chambre avec Athénaïs, laissant de nouveau Émilie pour garder la malade.
Vers le point du jour, Boniface rentra; il avait accompagné Brigaud
jusqu'à la barrière d'Enfer, où l'abbé l'avait quitté, espérant, grâce
au bon cheval sur lequel il était monté et au déguisement dont il était
revêtu, gagner la frontière d'Espagne.

Le délire de Bathilde continuait: toute la nuit elle avait parlé de
Raoul. Plusieurs fois elle avait prononcé le nom de Buvat, et toujours
en l'accusant d'avoir tué son amant. À chaque fois le pauvre écrivain,
sans oser se défendre, sans oser répondre, sans oser se plaindre, avait
silencieusement fondu en larmes, cherchant dans son esprit à réparer le
mal qu'il avait fait; enfin, le jour venu, il parut s'être arrêté à une
résolution énergique. Il s'approcha du lit, baisa la main fiévreuse de
Bathilde, qui le regarda sans le reconnaître, et sortit.

Buvat venait en effet de prendre un parti extrême: c'était celui d'aller
trouver Dubois, de lui tout dire, et de lui demander pour toute
récompense, au lieu de son rappel d'appointements, au lieu de son
avancement à la Bibliothèque, la grâce de d'Harmental. C'était bien le
moins qu'on pût accorder à l'homme que le régent lui-même avait appelé
le sauveur de la France. Buvat ne doutait donc point qu'il ne revînt
bientôt avec cette bonne nouvelle, et que cette bonne nouvelle ne rendît
la santé à Bathilde.

En conséquence, Buvat remonta chez lui pour réparer le désordre de sa
toilette qui se ressentait fort des événements de la veille et des
émotions de la nuit: d'ailleurs il n'osait point se présenter trop matin
chez le premier ministre, de peur de le déranger. Sa toilette achevée,
comme il n'était encore que neuf heures, il entra un instant dans la
chambre de Bathilde; elle était telle que la jeune fille l'avait laissée
la veille. Buvat s'assit sur la chaise qu'elle avait quittée, toucha les
objets qu'elle touchait de préférence, baisa les pieds du crucifix
qu'elle baisait tous les soirs: on eût dit un amant qui revoyait les
lieux abandonnés par sa maîtresse.

Dix heures sonnèrent à la petite pendule: c'était l'heure à laquelle
Buvat, depuis plusieurs jours, se rendait au Palais-Royal. La crainte
d'être importun fit donc place à l'espoir d'être reçu comme il l'avait
toujours été. Buvat prit donc sa canne et son chapeau, monta chez madame
Denis pour savoir comment allait Bathilde depuis qu'il l'avait quittée.
Elle ne cessait d'appeler Raoul, et le médecin la saignait pour la
troisième fois. Buvat poussa un profond soupir, leva ses gros yeux au
ciel, comme pour le prendre à témoin qu'il allait faire tout ce qu'il
pourrait pour apporter un prompt soulagement aux douleurs de sa pupille,
et s'achemina vers le Palais-Royal.

Le moment était mal choisi: Dubois, qui depuis cinq ou six jours avait
été constamment sur pied, souffrait horriblement de la maladie dont
quelques mois après il devait mourir; d'ailleurs il était de fort
mauvaise humeur de ce que d'Harmental seul eût été pris, et il venait
d'ordonner à Leblanc et à d'Argenson de mener le procès avec la plus
grande activité, lorsque son valet de chambre, qui avait l'habitude de
voir arriver tous les matins le digne copiste, annonça monsieur Buvat.

--Qu'est-ce que monsieur Buvat? demanda Dubois.

--C'est moi, monseigneur, dit le pauvre écrivain en se hasardant à se
glisser entre le valet de chambre et la porte, en inclinant sa bonne
tête devant le premier ministre.

--Qui vous? demanda Dubois comme s'il ne l'eût jamais vu.

--Comment, monseigneur, demanda Buvat étonné, ne me reconnaissez-vous
point? Je viens vous faire mes compliments sur la découverte de la
conspiration.

--J'ai assez de compliments comme cela; merci des vôtres, monsieur
Buvat, dit Dubois d'un ton sec.

--Mais, monseigneur, je viens aussi vous demander une grâce.

--Une grâce! Et à quel titre?

--Mais, dit Buvat en balbutiant, mais, monseigneur, souvenez-vous donc
que vous m'avez promis une récompense.

--Une récompense! à toi, double drôle!

--Comment, monseigneur, vous ne vous rappelez point, reprit Buvat de
plus en plus effrayé, que vous m'avez dit vous-même ici, dans ce
cabinet, que j'avais ma fortune au bout des doigts?

--Eh bien! aujourd'hui, dit Dubois, tu as ta vie dans tes jambes; car si
tu ne décampes pas au plus vite....

--Mais, monseigneur....

--Ah! tu raisonnes, drôle! s'écria Dubois en se soulevant d'une main sur
le bras de son fauteuil, et en étendant l'autre vers sa crosse
d'archevêque.

Attends! attends! tu vas voir....

Buvat en avait assez vu: au geste menaçant du premier ministre, il
comprit ce qui allait se passer, et tourna les talons. Mais, si vite
qu'il s'éloignât, il eut encore le temps d'entendre Dubois qui, avec des
jurements horribles, ordonnait au valet de chambre de le faire périr
sous le bâton s'il se représentait jamais au Palais-Royal.

Buvat comprit que de ce côté tout était fini, et qu'il lui fallait non
seulement renoncer à l'espoir d'être utile à d'Harmental, mais encore
qu'il ne serait plus même question de ce payement d'arriéré qu'il avait
déjà cru tenir; cet enchaînement de pensées le conduisit tout
naturellement à songer que depuis plus de huit jours il n'avait point
mis le pied à la Bibliothèque; il était dans le quartier, il résolut de
faire une visite à son bureau, ne fût-ce que pour s'excuser auprès du
conservateur en lui racontant la cause de son absence; mais là une
dernière douleur, plus terrible que les autres, attendait Buvat: en
ouvrant la porte de son bureau, il vit son fauteuil occupé; un étranger
était à sa place.

Comme depuis quinze ans Buvat n'avait jamais été en retard d'une heure,
le conservateur l'avait cru mort et l'avait remplacé. Buvat avait perdu
sa place à la Bibliothèque pour avoir sauvé la France.

C'était trop d'événements terribles les uns sur les autres. Buvat rentra
à la maison presque aussi malade que Bathilde




Chapitre 45


Cependant, comme nous l'avons dit, Dubois pressait le procès de
d'Harmental, espérant que ses révélations lui donneraient des armes
contre ceux qu'il voulait atteindre; mais d'Harmental se renfermait dans
une dénégation absolue à l'égard des autres. Quant à ce qui lui était
personnel à lui-même, il avouait tout, disant que la tentative qu'il
avait essayée contre le régent était le résultat d'une vengeance
particulière, vengeance excitée chez lui par l'injustice qui lui avait
été faite lorsqu'on lui avait ôté son régiment. Quant aux hommes qui
l'accompagnaient et qui lui avaient prêté main-forte dans cette
entreprise, il déclarait que c'étaient deux pauvres diables de faux
sauniers qui ne savaient pas eux-mêmes quel était le personnage qu'ils
escortaient. Tout cela n'était pas fort probable; mais il n'y avait pas
moyen cependant de consigner sur les interrogatoires autre chose que les
réponses de l'accusé. Il en résultait, au grand désappointement de
Dubois, que les véritables coupables échappaient à sa vengeance, à
l'abri des éternelles dénégations du chevalier, qui avait déclaré
n'avoir vu qu'une fois ou deux monsieur et madame du Maine, et qui
affirmait n'avoir jamais été chargé ni par l'un ni par l'autre d'aucune
mission politique.

On avait arrêté successivement Laval, Pompadour et Valef, et on les
avait conduits à la Bastille. Mais comme ils savaient qu'ils pouvaient
compter sur le chevalier, et que d'avance le cas dans lequel ils se
trouvaient avait été prévu, et que chacun était convenu de ce qu'il
devait dire, ils s'étaient tous renfermés dans une dénégation absolue,
avouant leurs relations avec monsieur et madame du Maine, mais soutenant
que ces relations s'étaient bornées de leur part à celles d'une
respectueuse amitié. Quant à d'Harmental, ils le connaissaient,
disaient-ils, pour un homme d'honneur qui avait à se plaindre d'une
grande injustice qui lui avait été faite, voilà tout: on les confronta
successivement avec le chevalier, mais cette confrontation n'eut d'autre
résultat que d'affermir chacun dans son système de défense, en apprenant
à chacun que ce système était religieusement suivi par ses compagnons.

Dubois était furieux; il regorgeait de preuves pour l'affaire des états
généraux, mais cette affaire avait été coulée à fond par le lit de
justice qui avait condamné les lettres de Philippe V, et dégradé les
princes légitimés de leur rang; chacun les regardait comme assez punis
par ce jugement, sans que l'on sévît une seconde fois contre eux pour
une même cause. Dubois avait espéré alors sur les révélations de
d'Harmental pour envelopper monsieur et madame du Maine dans un nouveau
procès, plus grave que le premier, car, cette fois, il était question
d'attentat direct, sinon à la vie, du moins à la liberté du régent; mais
l'obstination du chevalier était venue détruire ses espérances. Sa
colère s'était donc retournée tout entière contre d'Harmental, et, comme
nous l'avons dit, il avait donné l'ordre à Leblanc et à d'Argenson de
mener le procès avec la plus grande activité, ordre que ces deux
magistrats suivaient avec leur ponctualité accoutumée.

Pendant ce temps, la maladie de Bathilde avait suivi un cours
progressif, qui avait mis la pauvre enfant à deux doigts de la mort;
mais enfin la jeunesse et la force avaient triomphé du mal. À
l'exaltation du délire avait succédé chez elle un abattement profond,
une prostration complète: on eût dit que la fièvre seule la soutenait,
et qu'en s'en allant elle avait emmené la vie avec elle.

Cependant chaque jour amenait une amélioration, faible, il est vrai,
mais cependant sensible aux yeux des bonnes gens qui environnaient la
pauvre malade. Peu à peu elle avait reconnu ceux qui l'entouraient, puis
elle leur avait tendu la main, puis elle leur avait adressé la parole.
Cependant, au grand étonnement de tout le monde, on avait remarqué que
Bathilde n'avait pas prononcé le nom de d'Harmental; c'était, au reste,
un grand soulagement que ce silence pour ceux qui l'entouraient, car,
comme ils n'avaient à l'endroit du chevalier que de fort tristes
nouvelles à apprendre à Bathilde, ils préféraient, comme on le comprend
bien, qu'elle gardât le silence sur ce sujet; chacun croyait bien, et le
médecin tout le premier, que la jeune fille avait complètement oublié ce
qui s'était passé, ou que si elle s'en souvenait, elle confondait la
réalité avec les rêves de son délire.

Tout le monde était dans l'erreur même le médecin. Voici ce qui était
arrivé:

Un matin qu'on croyait Bathilde endormie et qu'on l'avait laissée un
instant seule, Boniface qui, malgré la sévérité de sa voisine,
conservait toujours un grand fond de tendresse à son égard, avait, comme
c'était son habitude tous les matins depuis qu'elle était malade,
entrouvert la porte et passé la tête pour demander de ses nouvelles. Au
grognement de Mirza, Bathilde s'était retournée, et, apercevant
Boniface, avait aussitôt songé qu'elle saurait probablement de lui ce
qu'elle demanderait vainement aux autres, c'est-à-dire ce qu'était
devenu d'Harmental; en conséquence, elle avait, tout en retenant Mirza,
tendu sa main pâle et amaigrie à Boniface. Boniface l'avait prise, tout
en hésitant, entre ses grosses mains rouges; puis, regardant la jeune
fille tout en hochant la tête:

--Oh! oui, mademoiselle Bathilde, avait-il dit; oui, vous avez bien eu
raison: vous êtes une demoiselle, et moi, je ne suis qu'un gros paysan.

C'était un beau seigneur qu'il vous fallait à vous, et vous ne pouviez
pas m'aimer.

--Du moins, comme vous l'entendiez, Boniface, dit Bathilde, mais je puis
vous aimer autrement.

--Bien vrai, mademoiselle Bathilde, bien vrai? Eh bien! aimez-moi comme
vous voudrez, pourvu que vous m'aimiez un peu.

--Je puis vous aimer comme un frère.

--Comme un frère! vous aimeriez ce pauvre Boniface comme un frère! et il
pourrait vous aimer comme une soeur, lui! il pourrait vous prendre de
temps en temps la main comme il vous la tient dans ce moment-ci! il
pourrait vous embrasser quelquefois comme il embrasse Mélie et Naïs? Oh!
parlez, mademoiselle Bathilde, que faut-il faire pour cela?

--Mon ami, dit Bathilde....

--Oh! elle m'a appelé son ami, dit Boniface; elle m'a appelé son ami,
moi qui ai dit des horreurs d'elle. Tenez, mademoiselle Bathilde, ne
m'appelez pas votre ami; je ne suis pas digne de ce nom-là. Vous ne
savez pas ce que j'ai dit: j'ai dit que vous viviez avec un vieux; mais
je n'en croyais rien, mademoiselle Bathilde, parole d'honneur! voyez
vous, c'était la colère, c'était la rage. Mademoiselle Bathilde,
appelez-moi gueux, appelez-moi scélérat. Tenez, ça me fera moins de
peine que de vous entendre m'appeler votre ami. Ah! scélérat de
Boniface! ah! gueux de Boniface!

--Mon ami, dit Bathilde, si vous avez dit tout cela je vous pardonne;
car, aujourd'hui, non seulement vous pouvez réparer ce tort, mais encore
acquérir des droits éternels à ma reconnaissance.

--Et que faut-il faire pour cela? Voyons, dites. Faut-il passer dans le
feu? faut-il sauter par la fenêtre du deuxième? faut-il... je ne sais
pas quoi? je le ferai; dites! n'importe, ça m'est égal. Dites, je vous
supplie....

--Non, mon ami, dit Bathilde; ce que j'ai à vous demander est plus
facile à faire que tout cela.

--Dites, alors, dites, mademoiselle Bathilde.

--Et cependant, il faut me jurer d'abord que vous le ferez.

--En vérité Dieu! mademoiselle Bathilde.

--Quelque chose qu'on vous dise pour vous en empêcher?

--Moi, m'empêcher de faire quelque chose que vous me demanderez?

Jamais au grand jamais!

--Quelle que soit la douleur que j'en doive éprouver?

--Ah! ça, c'est autre chose, mademoiselle Bathilde. Non; si cela doit
vous faire de la peine, j'aime mieux qu'on me coupe en quatre.

--Mais si je vous en prie, mon ami, mon frère? dit Bathilde de sa voix
la plus persuasive.

--Oh! si vous me parlez comme cela, oh! vous allez me faire pleurer
comme la fontaine des Innocents. Oh! tenez, voilà que ça coule.

Et Boniface se mit à sangloter.

--Vous me direz donc tout, mon cher Boniface?

--Oh! tout! tout!

--Eh bien! dites-moi d'abord.... Bathilde s'arrêta.

--Quoi?

--Vous ne devinez pas, Boniface?

--Oh! si fait. Je m'en doute bien, allez! Vous voulez savoir ce qu'est
devenu monsieur Raoul, n'est-ce pas?

--Oui! oui! s'écria Bathilde, oui; au nom du ciel! qu'est-il devenu?

--Pauvre garçon! murmura Boniface.

--Mon Dieu! serait-il mort? demanda Bathilde en se dressant sur son lit.

--Non, heureusement non; mais il est prisonnier.

--Où cela?

--À la Bastille.

--Je m'en doutais! répondit Bathilde en retombant sur son lit. À la
Bastille! mon Dieu! mon Dieu!

--Allons voilà que vous pleurez à présent, mademoiselle Bathilde!

--Et je suis là! s'écria Bathilde; là, dans ce lit, mourante, enchaînée!

--Oh! ne pleurez donc pas comme ça, mademoiselle Bathilde; c'est votre
pauvre Boniface qui vous en prie.

--Non, non; je serai forte, j'aurai du courage. Vois, Boniface, je ne
pleure plus.

--Elle m'a tutoyé! s'écria Boniface.

--Mais tu comprends, continua Bathilde avec une exaltation toujours
croissante, car la fièvre la reprenait; tu comprends, mon bon ami, il
faut que je sache tout, heure par heure, afin que le jour où il mourra
je puisse mourir!

--Vous, mourir! mademoiselle Bathilde, jamais! jamais!

--Je lui ai promis, dit Bathilde, je lui ai juré. Boniface tu me
tiendras au courant de tout, n'est-ce pas?

--Ô mon Dieu! mon Dieu! que je suis malheureux de vous avoir promis
cela!

--Et puis, s'il le faut, au moment... au moment terrible... tu
m'aideras... tu me conduiras, n'est-ce pas, Boniface?... Il faut que je
le revoie... une fois....

Une fois encore... fût-ce sur l'échafaud!

--Tout ce que vous voudrez, tout, tout! s'écria Boniface en tombant à
genoux et en cherchant vainement à contenir ses sanglots.

--Tu me le promets?

--Je vous le jure.

--Silence, on vient. Pas un mot: c'est un secret entre nous deux. C'est
bien, relevez-vous, essuyez vos yeux, faites comme moi, souriez.

Et Bathilde se mit à rire avec une agitation fébrile effrayante à voir.
Heureusement c'était Buvat qui entrait. Boniface profita de cette entrée
pour sortir.

--Eh bien! comment cela va-t-il? demanda le bonhomme.

--Mieux, petit père, mieux dit Bathilde. Je sens que la force me
revient, et que dans quelques jours je pourrai me lever. Mais vous,
petit père, pourquoi n'allez-vous pas à votre bureau?--Buvat poussa un
gémissement.--C'était bon quand j'étais malade de ne pas me quitter....
Mais maintenant que je vais mieux, il faut retourner à la Bibliothèque,
entendez-vous, petit père?

--Oui, mon enfant, oui, dit Buvat en dévorant ses larmes.... Oui, j'y
vais.

--Eh bien! vous ne venez pas m'embrasser?

--Si, si.... Au contraire.

--Allons, voilà que vous pleurez.... Mais vous voyez bien que je vais
mieux.

Voulez-vous donc me faire mourir de chagrin?

--Moi, je pleure, dit Buvat, en se tamponnant les yeux avec son
mouchoir; moi, je pleure? alors si je pleure, c'est de joie. Oui, j'y
vais, mon enfant, à mon bureau, j'y vais.

Et Buvat, après avoir embrassé Bathilde, remonta chez lui, car il ne
voulait pas dire à la pauvre enfant qu'il avait perdu sa place, et la
jeune fille se retrouva seule.

Alors elle respira plus librement: maintenant elle était tranquille;
Boniface, en sa qualité de clerc d'un procureur au Châtelet, était à
même de savoir tout ce qui se passait, et Bathilde était sûre que
Boniface lui dirait tout. En effet, à partir du lendemain, elle sut que
Raoul avait été interrogé et qu'il avait tout pris sur son compte; puis
le jour suivant elle apprit qu'il avait été confronté avec Valef, Laval
et Pompadour, mais que cette confrontation n'avait rien amené. Enfin,
fidèle à sa promesse, Boniface chaque soir lui apportait les nouvelles
de la journée, et chaque soir Bathilde, à ce récit, quelque alarmant
qu'il fût, se sentait reprendre de nouvelles forces. Quinze jours se
passèrent ainsi. Au bout de quinze jours, Bathilde commençait à se lever
et à marcher dans la chambre, à la grande joie de Buvat, de Nanette, et
de toute la famille Denis.

Un jour, Boniface, contre son habitude revint à trois heures de chez Me
Joullu, et entra dans la chambre de la malade: le pauvre garçon était si
pâle et si défait que Bathilde comprit qu'il apportait quelque terrible
nouvelle, et, jetant un cri, se leva tout debout et les yeux fixés sur
lui.

--Tout est donc fini? dit-elle.

--Hélas! répondit Boniface, c'est sa faute aussi à cet entêté-là. On lui
offrait sa grâce comprenez-vous, mademoiselle Bathilde, sa grâce s'il
voulait, et il n'a rien voulu dire.

--Ainsi, s'écria Bathilde, ainsi, plus d'espoir; il est condamné?

--De ce matin, mademoiselle Bathilde, de ce matin.

--À mort?

Boniface fit un signe de tête.

--Et quand l'exécute-t-on?

--Demain, à huit heures du matin.

--Bien, dit Bathilde.

--Mais il y a peut-être encore de l'espoir, dit Boniface.

--Lequel? demanda Bathilde.

--Si d'ici là il se décidait à dénoncer ses complices.

La jeune fille se mit à rire, mais d'un rire si étrange que Boniface en
frissonna de la tête aux pieds.

--Enfin, dit Boniface, qui sait? Moi, à sa place par exemple, je n'y
manquerais pas. Je dirais: c'est pas moi, parole d'honneur! Ce n'est pas
moi; c'est un tel, un tel, et puis encore un tel.

--Boniface, dit Bathilde, il faut que je sorte.

--Vous, mademoiselle Bathilde! s'écria Boniface effrayé; vous sortir!

Mais c'est vous tuer que de sortir.

--Il faut que je sorte, vous dis-je.

--Mais vous ne pouvez pas vous tenir sur vos jambes.

--Vous vous trompez, Boniface, je suis forte, voyez.

Et Bathilde se mit à marcher par la chambre d'un pas ferme et assuré.

--D'ailleurs, reprit Bathilde, vous allez aller me chercher un carrosse
de place.

--Mais, mademoiselle Bathilde....

--Boniface, vous avez promis de m'obéir, dit la jeune fille. Jusqu'à
cette heure vous m'avez tenu parole: êtes-vous las de votre dévouement?

--Moi, mademoiselle Bathilde, moi las de mon dévouement pour vous! Que
le bon Dieu me punisse s'il y a un mot de vrai dans ce que vous me dites
là. Vous me demandez un carrosse, je vais en chercher deux.

--Allez, mon ami, dit la jeune fille; allez, mon frère.

--Oh! tenez, mademoiselle Bathilde, avec ces paroles-là, voyez-vous,
vous me feriez faire tout ce que vous voudriez. Dans cinq minutes, le
carrosse sera ici.

Et Boniface sortit en courant.

Bathilde avait une grande robe blanche flottante; elle la serra avec une
ceinture, jeta un mantelet sur ses épaules, et s'apprêta à sortir. Comme
elle s'avançait vers la porte, madame Denis entra.

--Ô mon Dieu! ma chère enfant, s'écria la bonne femme, qu'allez-vous
faire?

--Madame, dit Bathilde, il faut que je sorte.

--Sortir... mais vous êtes folle!

--Vous vous trompez, madame, j'ai toute ma raison, dit Bathilde en
souriant avec tristesse. Seulement peut-être me rendriez-vous insensée
en essayant de me retenir.

--Mais enfin, où allez-vous, ma chère enfant?

--Ne savez-vous pas qu'il est condamné, madame?

--Ô mon Dieu! mon Dieu! qui vous a dit cela? J'avais tant recommandé à
tout le monde de vous cacher cette horrible nouvelle!

--Oui, et demain, n'est-ce pas, vous m'auriez dit qu'il était mort? Et
je vous aurais répondu: c'est vous qui l'avez tué, car, moi, j'ai un
moyen de le sauver peut-être.

--Vous, vous, mon enfant, vous avez un moyen de le sauver?

--J'ai dit peut-être, madame. Laissez-moi donc tenter ce moyen, car
c'est le seul qui me reste.

--Allez, mon enfant, dit madame Denis, dominée par le ton inspiré de
Bathilde, allez, et que Dieu vous conduise!

Et madame Denis se rangea pour laisser passer Bathilde.

Bathilde sortit, descendit l'escalier d'un pas lent mais ferme,
traversa la rue, monta ses quatre étages sans se reposer, et ouvrit la
porte de sa chambre, où elle n'était pas entrée depuis le jour de la
catastrophe. Au bruit qu'elle fit en entrant, Nanette sortit du cabinet
et poussa un cri: elle croyait voir le fantôme de sa jeune maîtresse.

--Eh bien! demanda Bathilde d'un ton grave, qu'as-tu donc, ma bonne
Nanette?

--Ô mon Dieu! s'écria la pauvre femme toute tremblante, est-ce bien
vous, notre demoiselle, ou bien n'est-ce que votre ombre?

--C'est moi, Nanette, moi-même, touche-moi plutôt en m'embrassant. Dieu
merci! je ne suis pas morte encore.

--Et pourquoi avez-vous quitté la maison des Denis? Est-ce qu'ils vous
auraient dit quelque chose qui n'était point à dire?

--Non ma bonne Nanette non, mais il faut que je fasse une course
nécessaire, indispensable.

--Vous, sortir dans l'état où vous êtes, jamais! Ce serait vous tuer que
de le souffrir. Monsieur Buvat! monsieur Buvat! voilà notre demoiselle
qui veut sortir! Venez donc lui dire que cela ne se peut pas.

Bathilde se retourna vers Buvat, avec l'intention d'employer son
ascendant sur lui s'il tentait de l'arrêter, mais elle lui vit une
figure si bouleversée, qu'elle ne se douta point qu'il ne sût la fatale
nouvelle. De son côté, Buvat en l'apercevant, fondit en larmes.

--Mon père, dit Bathilde, ce qui a été fait jusqu'aujourd'hui est
l'ouvrage des hommes, mais l'oeuvre des hommes est finie, et ce qui
reste à faire appartient à Dieu. Mon père, Dieu aura pitié de nous.

--Oh! s'écria Buvat en tombant sur un fauteuil, c'est moi qui l'ai tué!
c'est moi qui l'ai tué! c'est moi qui l'ai tué!

Bathilde alla gravement à lui et l'embrassa au front.

--Mais que vas-tu faire, mon enfant? demanda Buvat.

--Mon devoir, répondit Bathilde.

Et elle ouvrit une petite armoire qui était dans le prie-Dieu, y prit un
portefeuille noir, le déplia et en tira une lettre.

--Oh! tu as raison, tu as raison, mon enfant! s'écria Buvat; j'avais
oublié cette lettre.

--Je m'en souvenais, moi, dit Bathilde en baisant la lettre et en la
mettant sur son coeur, car c'est le seul héritage que m'a laissé ma
mère.

En ce moment, on entendit le bruit du carrosse qui s'arrêtait à la
porte.

--Adieu, mon père; adieu, Nanette, dit Bathilde. Priez tous deux pour
que je réussisse.

Et Bathilde s'éloigna avec cette gravité solennelle qui faisait d'elle,
pour ceux qui la voyaient en ce moment quelque chose de pareil à une
sainte.

À la porte, elle trouva Boniface qui l'attendait avec le carrosse.

--Irai-je avec vous, mademoiselle Bathilde, demanda Boniface.

--Non, mon ami, dit Bathilde en lui tendant la main, non, pas ce soir,
demain peut-être.

Et elle monta dans le carrosse.

--Où faut-il vous mener, notre belle demoiselle? demanda le cocher.

--À l'Arsenal, répondit Bathilde




Chapitre 46


Arrivée à l'Arsenal, Bathilde fit demander mademoiselle Delaunay, qui,
sur sa prière, la conduisit aussitôt à madame du Maine.

--Ah! c'est vous mon enfant, dit la duchesse d'une voix distraite et
d'un air agité. C'est bien de se rappeler ses amis lorsqu'ils sont dans
le malheur.

--Hélas! madame, répondit Bathilde, je viens près de Votre Altesse
Royale pour lui parler d'un plus malheureux qu'elle encore. Sans doute,
Votre Altesse Royale a perdu quelques-uns de ses titres, quelques-unes
de ses dignités; mais là s'arrêtera la vengeance, car nul n'osera
attenter à la vie ou même à la liberté du fils de Louis XIV ou de la
petite-fille du grand Condé.

--À la vie, non, dit la duchesse du Maine, non; mais à la liberté, je
n'en répondrais pas. Comprenez-vous cet imbécile d'abbé Brigaud qui se
fait arrêter en colporteur il y a trois jours, à Orléans, et qui, sur de
fausses révélations qu'on lui présente comme venant de moi, avoue tout
et nous compromet affreusement; de sorte que je ne serais pas étonnée
que cette nuit on nous arrêtât.

--Celui pour lequel je viens implorer votre pitié madame, dit Bathilde,
n'a rien révélé, lui, et est condamné à mort pour au contraire avoir
gardé le silence.

--Ah! ma chère enfant, s'écria la duchesse, vous voulez parler de ce
pauvre d'Harmental: oui, je le connais: c'est un gentilhomme, celui-là.

Vous le connaissez donc?

--Hélas! dit mademoiselle Delaunay, non seulement Bathilde le connaît,
mais elle l'aime.

--Pauvre enfant! Mon Dieu! mais que faire? Moi vous comprenez bien, je
ne puis rien, je n'ai aucun crédit. Tenter une démarche en sa faveur,
c'est lui ôter son dernier espoir, s'il lui en reste un.

--Je le sais bien, madame, dit Bathilde; aussi je ne viens demander à
Votre Altesse qu'une chose: c'est par quelqu'un de ses amis, par
quelqu'une de ses connaissances, au moyen de ses anciennes relations,
c'est de m'introduire auprès de monseigneur le régent. Le reste me
regarde.

--Mais, mon enfant, savez-vous ce que vous me demandez là? dit la
duchesse; savez-vous que le régent ne respecte rien? Savez-vous que vous
êtes belle comme un ange, et que votre pâleur même vous va à ravir?

Savez-vous....

--Madame, dit Bathilde avec une dignité suprême, je sais que mon père
lui a sauvé la vie et est mort à son service.

--Ah! ceci, c'est autre chose, dit la duchesse. Attendez; voyons,
comment faire? Oui, c'est cela. Delaunay appelle Malezieux.

Mademoiselle Delaunay obéit, et un instant après le fidèle chancelier
entra.

--Malezieux, dit la duchesse, voilà une enfant que vous allez conduire à
la duchesse de Berry, à qui vous la recommanderez de ma part. Il faut
qu'elle voie le régent, et cela sur l'heure, vous entendez? il s'agit de
la vie d'un homme. Et, tenez, de celle de ce cher d'Harmental, que je
donnerais moi même tant de choses pour sauver.

--J'y vais, madame, dit Malezieux.

--Vous le voyez, mon enfant, dit la duchesse, je fais tout ce que je
puis faire, si je puis vous être utile à autre chose, si pour séduire un
geôlier, si pour préparer sa fuite vous avez besoin d'argent, je n'en ai
pas beaucoup, mais il me reste quelques diamants, et ils ne pourraient
jamais être mieux employés qu'à sauver la vie d'un si brave gentilhomme.
Allons, ne perdez pas de temps, embrassez-moi et allez trouver ma nièce;
vous savez que c'est la favorite de son père.

--Oh! madame, dit Bathilde, je sais que vous êtes un ange, et, si je
réussis, je vous devrai plus que ma vie.

--Pauvre petite! dit la duchesse en regardant Bathilde s'éloigner;
puis, lorsqu'elle eut disparu:

--Allons, Delaunay, continua madame du Maine, qui effectivement
s'attendait à être arrêtée d'un moment à l'autre, reprenons nos malles.

Pendant ce temps, Bathilde, accompagnée de Malezieux, était remontée
dans sa voiture, et avait pris le chemin du Luxembourg où vingt minutes
après elle était arrivée.

Grâce au patronage de Malezieux, Bathilde entra sans difficulté, on la
fit passer dans un petit boudoir où on la pria d'attendre, tandis que le
chancelier, introduit auprès de Son Altesse Royale, la préviendrait de
la grâce qu'on avait à lui demander. Malezieux s'acquitta de la
commission avec tout le zèle qu'il portait aux choses recommandées par
madame du Maine, et Bathilde n'avait pas attendu dix minutes qu'elle le
vit rentrer avec la duchesse de Berry.

La duchesse avait un coeur excellent; aussi avait-elle été vivement
touchée du récit que lui avait fait Malezieux; si bien que lorsqu'elle
parut, il n'y avait pas à se tromper sur l'intérêt que lui inspirait
d'avance la jeune fille qui venait solliciter sa protection. Bathilde
s'aperçut de ses dispositions bienveillantes, et vint à elle les mains
jointes. La duchesse lui prit les mains.

Bathilde voulut tomber à ses pieds, mais la duchesse la retint, et,
l'embrassant au front:

--Ma pauvre enfant! lui dit-elle, que n'êtes-vous venue il y a huit
jours?

--Et pourquoi il y a huit jours plutôt que maintenant madame? demanda
Bathilde avec anxiété.

--Parce qu'il y a huit jours, je n'eusse cédé à personne le plaisir de
vous conduire près de mon père tandis qu'aujourd'hui c'est impossible.

--Impossible! Ô mon Dieu! et pourquoi cela, s'écria Bathilde.

--Mais, vous ignorez donc que je suis en disgrâce complète depuis
avant-hier, ma pauvre enfant! Hélas! toute princesse que je suis j'ai
été femme comme vous, comme vous j'ai eu le malheur d'aimer. Or, nous
autres filles de race royale, vous le savez, notre coeur n'est point à
nous, c'est une espèce de pierre qui fait partie du trésor de la
couronne, et c'est un crime d'en disposer sans l'autorisation du roi ou
de son premier ministre. J'ai disposé de mon coeur, et je n'ai rien à
dire, car on me l'a pardonné; mais j'ai disposé de ma main, et on m'a
punie. Depuis, trois jours mon amant est mon époux; voyez l'étrange
chose! on m'a fait un crime d'une action dont en toute autre condition
on m'eût louée. Mon père lui-même s'est laissé gagner à la colère
générale, et depuis trois jours, c'est-à-dire depuis le moment où je
devais pouvoir me présenter devant lui sans rougir, sa présence m'est
interdite. Hier on m'a ôté ma garde: ce matin, je me suis présentée au
Palais-Royal, on m'a refusé la porte.

--Hélas! hélas! dit Bathilde, je suis bien malheureuse, car je n'avais
d'espoir qu'en vous, madame, et je ne connais personne qui puisse
m'introduire près de monseigneur le régent! Et c'est demain, madame,
demain à huit heures, qu'on tue celui que j'aime comme vous aimez
monsieur de Riom! Ô mon Dieu! mon Dieu! ayez compassion de moi, madame,
car si vous ne me prenez en pitié, je suis perdue, je suis condamnée!

--Mon Dieu! Riom, venez donc à notre aide, dit la duchesse en se
retournant vers son mari qui entrait en ce moment, et en lui tendant la
main; voilà une pauvre enfant qui a besoin de voir mon père à l'instant,
sans retard; sa vie dépend de cette entrevue: que dis-je? plus que sa
vie! la vie de l'homme qu'elle aime! Comment faire? voyons. Le neveu de
Lauzun ne doit jamais être embarrassé, ce me semble. Riom, trouvez-nous
un moyen, et s'il est possible, eh bien! je vous aimerai encore
davantage.

--J'en ai bien un... dit Riom en souriant.

--Oh! monsieur, s'écria Bathilde, oh! dites-le-moi, et je vous serai
éternellement reconnaissante.

--Voyons, dites, ajouta la duchesse de Berry d'une voix presque aussi
pressante que l'était celle de Bathilde.

--Mais c'est qu'il compromet singulièrement votre soeur.

--Laquelle?

--Mademoiselle de Valois.

--Aglaé? comment cela?

--Oui, ne savez-vous pas qu'il y a de par le monde une espèce de sorcier
qui a le privilège de s'introduire auprès d'elle le jour comme la nuit,
sans qu'on sache par où ni comment?

--Richelieu! C'est vrai, s'écria la duchesse de Berry; Richelieu peut
nous tirer d'affaire. Mais....

--Mais.... Achevez, madame, je vous supplie! Mais il ne voudra pas, peut
être.

--J'en ai peur, répondit la duchesse.

--Oh! je le prierai tant, qu'il aura pitié de moi, s'écria Bathilde.
D'ailleurs, vous me donnerez un mot pour lui n'est-ce pas? Votre Altesse
aura cette bonté, et il n'osera refuser ce que lui demandera Votre
Altesse.

--Faisons mieux que cela, dit la duchesse. Riom, faites appeler madame
de Mouchy; priez-la de conduire elle-même mademoiselle chez le duc.
Madame de Mouchy est ma première dame d'honneur, mon enfant, continua la
duchesse tandis que Riom accomplissait l'ordre qu'il venait de recevoir,
et on assure que monsieur de Richelieu lui doit quelque reconnaissance.
Vous voyez donc que je ne puis vous choisir une meilleure introductrice.

--Oh! merci, madame, s'écria Bathilde en baisant les mains de la
duchesse, merci! Oui, vous avez raison, et tout espoir n'est pas encore
perdu. Et vous dites que monsieur le duc de Richelieu a un moyen de
s'introduire au Palais Royal?

--Un instant, entendons-nous: je ne le dis pas, on le dit.

--Ô mon Dieu! dit Bathilde, pourvu que nous le trouvions chez lui!

--Ceci, par exemple, ce sera une chance. Mais oui. Quelle heure est-il?
Huit heures à peine? Oui, il soupe probablement en ville et rentrera
pour faire sa toilette. Je dirai à madame de Mouchy de l'attendre avec
vous. N'est-ce pas, charmante? continua la duchesse en apercevant sa
dame d'honneur et en la saluant du nom d'amitié qu'elle avait l'habitude
de lui donner, n'est ce pas que tu attendras le duc jusqu'à ce qu'il
rentre?

--Je ferai tout ce qu'ordonnera Votre Altesse, dit madame de Mouchy.

--Eh bien! je t'ordonne, entends-tu? je t'ordonne d'obtenir du duc de
Richelieu qu'il introduise mademoiselle près du régent, et je t'autorise
à user, pour le décider, de toute l'autorité que tu peux avoir sur son
esprit.

--Madame la duchesse va bien loin, dit en souriant madame de Mouchy.

--Va, va, dit la duchesse, fais ce que je te dis; je prends tout sur mon
compte. Et vous, mon enfant, bon courage! suivez madame, et si vous
entendez dire sur votre chemin par trop de mal de cette pauvre duchesse
de Berry, à qui on en veut tant, parce qu'elle a reçu un jour les
ambassadeurs sur un trône élevé de trois marches, et qu'elle a traversé
un autre jour tout Paris escortée de quatre trompettes, dites à ceux qui
crieront anathème sur moi, que je suis une bonne femme au fond; que
malgré toutes les excommunications, j'espère qu'il me sera remis
beaucoup, parce que j'ai beaucoup aimé, n'est-ce pas, Riom?

--Oh! madame, s'écria Bathilde, je ne sais si l'on dit du bien ou du mal
de vous, mais je sais que je voudrais baiser la trace de vos pas, tant
vous me semblez bonne et grande!

--Allez, mon enfant, allez. Si vous manquiez monsieur de Richelieu, il
est probable que vous ne sauriez où le trouver, et que vous attendriez
inutilement qu'il rentrât.

--Puisque Son Altesse le permet venez donc vite, madame, dit Bathilde en
entraînant madame de Mouchy, car en ce moment, chaque minute a pour moi
la valeur d'une année.

Un quart d'heure après, Bathilde et madame de Mouchy étaient à l'hôtel
de Richelieu. Contre toute attente, le duc était chez lui. Madame de
Mouchy se fit annoncer. Elle fut introduite aussitôt, et elle entra
suivie de Bathilde. Les deux femmes trouvèrent monsieur de Richelieu
occupé avec Raffé, son secrétaire, à brûler une foule de lettres
inutiles, et à en mettre quelques autres à part.

--Eh! bon Dieu! madame, dit le duc en apercevant madame de Mouchy, et en
venant à elle le sourire sur les lèvres, quel bon vent vous amène, et à
quel événement dois-je cette bonne fortune de vous recevoir chez moi à
huit heures et demie du soir?

--Au désir de vous faire faire une belle action, duc.

--Ah! vraiment! en ce cas pressez-vous, madame.

--Est-ce que vous quittez Paris ce soir, par hasard?

--Non, mais je pars demain matin pour la Bastille.

--Quelle est cette plaisanterie?

--Je vous prie de croire, madame, que je ne plaisante jamais quand il
s'agit de quitter mon hôtel, où je suis très bien, pour celui du roi, où
je suis très mal. Je le connais, c'est la troisième fois que j'y
retourne.

--Mais, qui peut vous faire croire que vous serez arrêté demain?

--J'ai été prévenu.

--Par une personne sûre?

--Jugez-en.

Et le duc présenta une lettre à madame de Mouchy, qui la prit et qui
lut:

«Innocent ou coupable, il ne vous reste que le temps de prendre la
fuite. Demain vous serez arrêté; le régent vient de dire tout haut
devant moi qu'il tenait enfin le duc de Richelieu.»

--Croyez-vous que la personne soit en position d'être bien informée?

--Oui, car je crois reconnaître l'écriture. Vous voyez donc bien que
j'avais raison de vous dire de vous presser. Maintenant, si c'est une
chose qui puisse se faire dans l'espace d'une nuit, parlez; je suis à
vos ordres.

--Une heure suffira.

--Dites donc alors. Vous savez, madame, que je n'ai rien à vous refuser.


--Eh bien! dit madame de Mouchy, voici la chose en deux mots.
Comptiez-vous aller remercier ce soir la personne qui vous a donné cet
avis?

--Peut-être, dit en riant le duc.

--Eh bien! il faut que vous lui présentiez mademoiselle.

--Mademoiselle! dit le duc étonné en se retournant vers Bathilde, qui
jusque-là s'était tenue en arrière et cachée à demi dans l'obscurité. Et
quelle est mademoiselle?

--Une pauvre jeune fille qui aime le chevalier d'Harmental qu'on doit
exécuter demain, comme vous savez et qui veut demander sa grâce au
régent.

--Vous aimez le chevalier d'Harmental, mademoiselle? dit le duc de
Richelieu s'adressant à Bathilde.

--Oh! monsieur le duc! balbutia Bathilde en rougissant.

--Ne vous cachez pas, mademoiselle; c'est un noble jeune homme, et je
donnerais dix ans de ma vie pour le sauver moi-même. Et croyez-vous au
moins avoir quelque moyen d'intéresser le régent en sa faveur?

--Je le crois, monsieur le duc.

--Eh bien! Soit. Cela me portera bonheur. Madame, continua le duc en
s'adressant à madame de Mouchy, retournez vers Son Altesse Royale,
mettez mes humbles hommages à ses pieds, et dites-lui de ma part que
mademoiselle verra le régent dans une heure.

--Oh! monsieur le duc! s'écria Bathilde.

--Décidément, mon cher Richelieu, dit madame de Mouchy, je commence à
croire, comme on le dit, que vous avez fait un pacte avec le diable pour
passer par le trou des serrures, et je suis moins inquiète maintenant,
je l'avoue, de vous voir partir pour la Bastille.

--En tout cas, dit le duc, vous savez madame, que la charité ordonne de
visiter les prisonniers. Si, par hasard, il vous restait quelque
souvenir du pauvre Armand....

--Silence, duc; soyez discret, et l'on verra ce que l'on peut faire pour
vous.

En attendant, vous me promettez que mademoiselle verra le régent?

--C'est chose convenue.

--En ce cas, adieu, duc, et que la Bastille vous soit légère!

--Est-ce bien adieu que vous me dites?

--Au revoir.

--À la bonne heure!

Et le duc, ayant baisé la main de madame de Mouchy, la conduisit vers la
porte; puis revenant vers Bathilde:

--Mademoiselle lui dit-il, ce que je vais faire pour vous, je ne le
ferais pour personne. Le secret que je vais confier à vos yeux, c'est la
réputation, c'est l'honneur d'une princesse du sang; mais l'occasion est
grave et mérite qu'on lui sacrifie quelques convenances. Jurez-moi donc
que vous ne direz jamais, excepté à une seule personne, car je sais
qu'il est des personnes pour lesquelles on n'a point de secrets,
jurez-moi donc que vous ne direz jamais ce que vous allez voir, et que
nul ne saura, excepté lui, de quelle façon vous êtes entrée chez le
régent.

--Oh! monsieur le duc, je vous le jure, par tout ce que j'ai de plus
sacré au monde, par le souvenir de ma mère!

--Cela suffit, mademoiselle, dit le duc en tirant le cordon d'une
sonnette.

Un valet de chambre entra.

--Lafosse, dit le duc, fais mettre les chevaux bais à la voiture sans
armoiries.

--Monsieur le duc, dit Bathilde, si vous ne voulez pas perdre de temps,
j'ai un carrosse de louage en bas.

--Eh bien! cela vaut encore mieux. Mademoiselle, je suis à vos ordres.

--Irai-je avec monsieur le duc, demanda le valet de chambre.

--Non, c'est inutile, reste avec Raffé, et aide-le à mettre de l'ordre
dans tous ces papiers. Il y en a plusieurs qu'il est parfaitement
inutile que Dubois voie.

Et le duc, ayant offert son bras à Bathilde, descendit avec elle, la fit
monter dans la voiture, et après avoir ordonné au cocher de s'arrêter au
coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de Richelieu, se plaça à son
côté, aussi insoucieux que s'il n'eût pas su que ce sort auquel il
allait essayer de soustraire le chevalier, l'attendait lui-même
peut-être dans quinze jours.




Chapitre 47


La voiture s'arrêta à l'endroit indiqué; le cocher vint ouvrir la
portière, et le duc descendit et aida Bathilde à descendre, puis, tirant
une clef de sa poche, il ouvrit la porte de l'allée de la maison qui
faisait l'angle de la rue de Richelieu et de la rue Saint-Honoré, et qui
porte aujourd'hui le n° 218.

--Je vous demande pardon mademoiselle, dit le duc en offrant le bras à
la jeune fille, de vous conduire par des escaliers si mal éclairés, mais
je tiens beaucoup à ne pas être reconnu si par hasard on me rencontrait
dans ce quartier-ci. Au reste, nous n'avons pas haut à monter: il ne
s'agit que d'atteindre le premier étage.

En effet, après avoir monté une vingtaine de marches, le duc s'arrêta,
tira une seconde clef de sa poche, ouvrit la porte du palier avec le
même mystère qu'il avait ouvert celle de la rue, et étant entré dans
l'antichambre et y avant pris une bougie, il revint l'allumer à la
lanterne qui brûlait dans l'escalier.

--Encore une fois, pardon, mademoiselle, dit le duc; mais ici, j'ai
l'habitude de me servir moi-même, et vous allez comprendre tout à
l'heure pourquoi, dans cet appartement, j'ai pris le parti de me passer
de laquais.

Peu importait à Bathilde que le duc de Richelieu eût ou n'eût pas de
domestique: elle entra donc dans l'antichambre sans lui répondre, et le
duc referma la porte à double tour derrière elle.

--Maintenant, suivez-moi, dit le duc, et il marcha devant la jeune
fille, l'éclairant avec la bougie qu'il tenait à la main.

Ils traversèrent ainsi une salle à manger et un salon; enfin, ils
entrèrent dans une chambre à coucher, et le duc s'arrêta.

--Mademoiselle, dit Richelieu en posant la bougie sur la cheminée, j'ai
votre parole que rien de ce que vous allez voir ne sera jamais révélé?

--Je vous l'ai déjà donnée, monsieur le duc, et je vous la renouvelle.
Oh! je serais trop ingrate si j'y manquais.

--Eh bien donc, soyez en tiers dans notre secret; c'est celui de
l'amour, nous le mettons sous la sauvegarde de l'amour.

Et le duc de Richelieu, faisant glisser un panneau de la boiserie,
découvrit une ouverture pratiquée dans la muraille au delà de
l'épaisseur de laquelle se trouvait le fond d'une armoire, et il y
frappa doucement trois coups. Au bout d'un instant, on entendit tourner
la clef dans la serrure; puis on vit briller une lumière entre les
planches, puis une douce voix demanda: «Est-ce vous?» puis enfin, sur la
réponse affirmative du duc, trois de ces planches se détachèrent
doucement, ouvrirent une communication facile d'une chambre à l'autre,
et le duc de Richelieu et Bathilde se trouvèrent en face de mademoiselle
de Valois, qui jeta un cri en voyant son amant accompagné d'une femme.

--Ne craignez rien, chère Aglaé, dit le duc en passant de la chambre où
il était dans la chambre voisine, et en saisissant la main de
mademoiselle de Valois, tandis que Bathilde demeurait immobile à sa
place n'osant faire un pas de plus avant que sa présence fût expliquée.
Vous me remercierez vous même tout à l'heure d'avoir trahi le secret de
notre bienheureuse armoire.

--Mais, monsieur le duc, m'expliquerez-vous...? demanda mademoiselle de
Valois, en faisant une pause après ces paroles interrogatives et en
regardant toujours Bathilde avec inquiétude.

--À l'instant même, ma belle princesse. Vous m'avez quelquefois entendu
parler du chevalier d'Harmental, n'est-ce pas?

--Avant-hier encore, duc, vous me disiez qu'il n'aurait qu'un mot à
prononcer pour sauver sa vie en vous compromettant tous, mais que ce
mot, il ne le dirait pas.

--Eh bien! il ne l'a pas dit, et il est condamné à mort: on l'exécute
demain. Cette jeune fille l'aime; et sa grâce dépend du régent.
Comprenez-vous maintenant?

--Oh! oui, oui, dit mademoiselle de Valois.

--Venez, mademoiselle, dit le duc de Richelieu à Bathilde, en l'attirant
par la main; puis se retournant vers la princesse:--Elle ne savait
comment arriver jusqu'à votre père, ma chère Aglaé; elle s'est adressée
à moi, juste au moment où je venais de recevoir votre lettre. J'avais à
vous remercier du bon avis que vous me donniez, et, comme je connais
votre coeur, j'ai pensé que le remerciement auquel vous seriez le plus
sensible serait de vous offrir l'occasion de sauver la vie à un homme au
silence duquel vous devez probablement la mienne.

--Et vous avez eu raison, mon cher duc. Soyez la bienvenue,
mademoiselle. Maintenant, que désirez-vous? que puis-je faire pour vous?

--Je désire voir monseigneur le régent, dit Bathilde et Votre Altesse
peut me conduire près de lui.

--M'attendrez-vous, duc, demanda mademoiselle de Valois avec inquiétude.

--Pouvez-vous en douter?

--Alors, rentrez dans l'armoire aux confitures, de peur que quelqu'un en
entrant ici, ne vous surprenne. Je conduis mademoiselle près de mon
père, et je reviens.

--Je vous attends, dit le duc, en suivant les instructions que lui
donnait la princesse et en rentrant dans l'armoire.

Mademoiselle de Valois échangea quelques paroles à voix basse avec son
amant, referma l'armoire, mit la clef dans sa poche, et tendant la main
à Bathilde:

--Mademoiselle, dit-elle, toutes les femmes qui aiment sont soeurs.

Armand et vous avez bien fait de compter sur moi. Venez.

Bathilde baisa la main que lui tendait mademoiselle de Valois, et la
suivit.

Les deux femmes traversèrent tous les appartements qui font face à la
place du Palais-Royal, et, tournant à gauche, s'engagèrent dans ceux qui
longent la rue de Valois. C'était dans cette partie que se trouvait la
chambre à coucher du régent.

--Nous sommes arrivées, dit mademoiselle de Valois en s'arrêtant devant
une porte, et en regardant Bathilde, qui à cette nouvelle chancela et
pâlit; car toute cette force morale qui l'avait soutenue depuis trois ou
quatre heures était prête à disparaître juste au moment où elle allait
en avoir le plus de besoin.

--Ô mon Dieu! mon Dieu! je n'oserai jamais! s'écria Bathilde.

--Voyons, mademoiselle, du courage, mon père est bon; entrez, tombez à
ses pieds: Dieu et son coeur feront le reste.

À ces mots, voyant que la jeune fille hésitait encore, elle ouvrit la
porte, poussa Bathilde dans la chambre, et referma la porte derrière
elle. Elle courut ensuite de son pas le plus léger rejoindre le duc de
Richelieu, laissant la jeune fille plaider sa cause, tête-à-tête avec le
régent.

À cette action imprévue, Bathilde poussa un léger cri et le régent, qui
se promenait de long en large, la tête inclinée, la releva et se
retourna.

Bathilde, incapable de faire un pas de plus, tomba sur ses deux genoux,
tira sa lettre de sa poitrine et l'étendit vers le régent.

Le régent avait la vue mauvaise, il ne comprit pas bien ce qui se
passait et, s'avança vers cette femme qui lui apparaissait dans l'ombre
comme une forme blanche et indécise. Bientôt, dans cette forme inconnue
d'abord, il reconnut une femme, et dans cette femme une jeune fille
belle et suppliante. Quant à la pauvre enfant, elle voulait en vain
articuler une prière; la voix lui manquait complètement, et bientôt, la
force lui manquant comme la voix, elle se renversa en arrière, et serait
tombée sur le tapis si le régent ne l'eut retenue dans ses bras.

--Mon Dieu, mademoiselle, dit le régent, chez lequel les signes d'une
douleur profonde produisaient leur effet ordinaire; mon Dieu!
qu'avez-vous donc, et que puis-je faire pour vous? Venez, venez sur ce
fauteuil, je vous en prie!

--Non, monseigneur, non, murmura Bathilde, non c'est à vos pieds que je
dois être, car je viens vous demander une grâce.

--Une grâce? Et laquelle?

--Voyez d'abord qui je suis, monseigneur, dit Bathilde et ensuite
peut-être oserai-je parler. Et elle tendit la lettre, sur laquelle
reposait son seul espoir, au duc d'Orléans.

Le régent prit la lettre, regardant tour à tour le papier et la jeune
fille, et, s'approchant d'une bougie qui brûlait sur la cheminée,
reconnut sa propre écriture, reporta de nouveau ses yeux sur la jeune
fille, et lut ce qui suit:

«Madame, votre mari est mort pour la France et pour moi; ni la France ni
moi ne pouvons vous rendre votre mari; mais souvenez-vous que si jamais
vous aviez besoin de quelque chose, nous sommes tous les deux vos
débiteurs.

Votre affectionné,

Philippe d'Orléans.»

--Je reconnais parfaitement cette lettre pour être de moi, mademoiselle,
dit le régent; mais, à la honte de ma mémoire, je vous en demande
pardon, je ne me rappelle plus à qui elle a été écrite.

--Voyez l'adresse, monseigneur, dit Bathilde un peu rassurée par
l'expression de parfaite bienveillance peinte sur le visage du duc.

--Clarice du Rocher!... s'écria le régent. Oui en effet, je me rappelle
maintenant. J'ai écrit cette lettre d'Espagne, après la mort d'Albert,
qui a été tué à la bataille d'Almanza; j'ai écrit cette lettre à sa
veuve. Comment cette lettre se trouve-t-elle entre vos mains,
mademoiselle?

--Hélas! monseigneur, je suis la fille d'Albert et de Clarice.

--Vous, mademoiselle! s'écria le régent, vous! Et qu'est devenue votre
mère?

--Elle est morte, monseigneur.

--Depuis longtemps?

--Depuis près de quatorze ans.

--Mais heureuse, sans doute, et sans avoir besoin de rien?

--Au désespoir, monseigneur, et manquant de tout.

--Mais comment ne s'est-elle pas adressée à moi?

--Votre Altesse était encore en Espagne.

--Ô mon Dieu! que me dites-vous là! Continuez, mademoiselle, car vous ne
pouvez vous imaginer combien ce que vous me dites m'intéresse. Pauvre
Clarice, pauvre Albert! Ils s'aimaient tant, je me le rappelle! Elle
n'aura pu lui survivre. Savez-vous que votre père m'avait sauvé la vie à
Nerwinde, mademoiselle, savez-vous cela?

--Oui, monseigneur, je le savais, et voilà ce qui m'a donné le courage
de me présenter devant vous.

--Mais vous, pauvre enfant, vous, pauvre orpheline, qu'êtes-vous
devenue alors?

--Moi, monseigneur, j'ai été recueillie par un ami de notre famille, par
un pauvre écrivain nommé Jean Buvat.

--Jean Buvat! s'écria le régent; mais attendez donc! je connais ce
nom-là, moi. Jean Buvat! mais c'est ce pauvre diable de copiste qui a
découvert toute la conspiration et qui m'a fait il y a quelques jours
ses réclamations en personne.... Une place à la Bibliothèque, n'est-ce
pas? un arriéré dû?

--C'est cela même, monseigneur.

--Mademoiselle, reprit le régent, il paraît que tout ce qui vous entoure
est destiné à me sauver. Me voilà deux fois votre débiteur. Vous m'avez
dit que vous aviez une grâce à me demander; parlez donc hardiment, je
vous écoute.

--Ô mon Dieu! dit Bathilde, donnez-moi la force!

--C'est donc une chose bien importante et bien difficile que celle que
vous souhaitez!

--Monseigneur, dit Bathilde, c'est la vie d'un homme qui a mérité la
mort.

--S'agirait-il du chevalier d'Harmental? demanda le régent.

--Hélas! monseigneur, c'est Votre Altesse qui l'a dit.

Le front du régent devint pensif, tandis que Bathilde, en voyant
l'impression produite par cette demande, sentait son coeur se serrer et
ses genoux fléchir.

--Est-il votre parent? votre allié? votre ami?

--Il est ma vie! il est mon âme! monseigneur; je l'aime!

--Mais savez-vous, si je fais grâce à lui, qu'il faut que je fasse grâce
à tout le monde, et qu'il y a dans tout cela de plus grands coupables
encore que lui?

--Grâce de la vie seulement, monseigneur! Qu'il ne meure pas, c'est tout
ce que je vous demande.

--Mais si je commue sa peine en une prison perpétuelle, vous ne le
verrez plus.

Bathilde se sentit prête à mourir et, étendant la main, se soutint au
dossier d'un fauteuil.

--Que deviendrez-vous alors? continua le régent.

--Moi, dit Bathilde, j'entrerai dans un couvent, où je prierai pendant
le reste de ma vie pour vous, monseigneur, et pour lui.

--Cela ne se peut pas, dit le régent.

--Pourquoi donc, monseigneur?

--Parce qu'aujourd'hui même, il y a une heure, on m'a demandé votre
main, et que je l'ai promise.

--Ma main, monseigneur? vous avez promis ma main? et à qui donc, mon
Dieu!

--Lisez, dit le régent en prenant une lettre sur son bureau et en la
présentant tout ouverte à la jeune fille.

--Raoul! s'écria Bathilde; l'écriture de Raoul! Ô mon Dieu! Qu'est-ce
que cela veut dire?

--Lisez, reprit le régent.

Et Bathilde, d'une voix altérée, lut la lettre suivante:

«Monseigneur,

J'ai mérité la mort, je le sais, et ne viens point vous demander la vie.
Je suis prêt à mourir au jour fixé, à l'heure dite; mais il dépend de
Votre Altesse de me rendre cette mort plus douce, et je viens la
supplier à genoux de m'accorder cette faveur.

J'aime une jeune fille que j'eusse épousée si j'eusse vécu. Permettez
qu'elle soit ma femme quand je vais mourir. Au moment où je la quitte
pour toujours, où je la laisse seule et isolée au milieu du monde, que
j'aie au moins la consolation de lui laisser pour sauvegarde mon nom et
ma fortune.

En sortant de l'église, monseigneur, je marcherai à l'échafaud.

C'est mon dernier voeu, c'est mon seul désir; ne refusez pas la prière
d'un mourant.

Raoul d'Harmental.»

--Oh! monseigneur, monseigneur, dit Bathilde en éclatant en sanglots,
vous voyez, tandis que je pensais à lui, il pensait à moi! N'ai-je pas
raison de l'aimer quand il m'aime tant!

--Oui, dit le régent, et je lui accorde sa demande: elle est juste.
Puisse cette grâce, comme il le dit, adoucir ses derniers moments!

--Monseigneur, monseigneur, s'écria la jeune fille, est-ce tout ce que
vous lui accordez?

--Vous voyez, dit le Régent, que lui-même se rend justice et ne demande
pas autre chose.

--Oh! c'est bien cruel! c'est bien affreux! Le revoir pour le perdre à
l'instant même. Monseigneur, monseigneur, sa vie! je vous en supplie, et
que je ne le revoie jamais! J'aime mieux cela.

--Mademoiselle, dit le régent d'un ton qui ne permettait pas de
réplique, et en écrivant quelques lignes sur un papier qu'il cacheta de
son sceau, voici une lettre pour monsieur de Launay, le gouverneur de la
Bastille, elle contient mes instructions à l'égard du condamné. Mon
capitaine des gardes va monter en voiture avec vous et veillera de ma
part à ce que ces instructions soient suivies.

--Oh! sa vie, monseigneur, sa vie! au nom du ciel, je vous en supplie à
genoux!

Le régent, sonna; un valet de chambre ouvrit la porte.

--Appelez monsieur le marquis de Lafare, dit le régent.

--Oh! monseigneur, vous êtes bien cruel! dit Bathilde en se relevant.
Alors, permettez-moi donc de mourir avec lui. Du moins nous ne serons
pas séparés, même sur l'échafaud. Du moins nous ne nous quitterons pas,
même dans la tombe!

--Monsieur de Lafare, dit le régent, accompagnez mademoiselle à la
Bastille. Voici une lettre pour monsieur de Launay; vous en prendrez
connaissance avec lui, et vous veillerez à ce que les ordres qu'elle
renferme soient exécutés de point en point.

Puis, sans écouter le dernier cri de désespoir de Bathilde, le duc
d'Orléans ouvrit la porte d'un cabinet et disparut.




Chapitre 48


Lafare entraîna la jeune fille presque mourante et la fit monter dans
une des voitures tout attelées qui attendaient toujours dans la cour du
Palais-Royal. Cette voiture partit aussitôt au galop, prenant par la rue
de Cléry et par les boulevards le chemin de la Bastille.

Pendant toute la route, Bathilde ne dit pas un mot. Elle était muette,
froide et inanimée comme une statue. Ses yeux étaient fixes et sans
larmes. Seulement, en arrivant en face de la forteresse elle
tressaillit; il lui semblait avoir vu s'élever dans l'ombre, à la place
même où avait été exécuté le chevalier de Rohan, quelque chose comme un
échafaud. Un peu plus loin la sentinelle cria: Qui vive! Puis on
entendit la voiture rouler sur le pont-levis. Les herses se levèrent, la
porte s'ouvrit, et le carrosse s'arrêta à la porte de l'escalier qui
conduisait chez le gouverneur.

Un valet de pied sans livrée vint ouvrir la portière et Lafare aida
Bathilde à descendre. À peine si elle pouvait se soutenir; toute sa
force morale s'était évanouie du moment où l'espoir l'avait quittée.
Lafare et le valet de pied furent presque obligés de la porter au
premier étage. Monsieur de Launay soupait. On fit entrer Bathilde dans
un salon, tandis qu'on introduisait immédiatement Lafare près du
gouverneur.

Dix minutes à peu près s'écoulèrent pendant lesquelles Bathilde demeura
anéantie sur le fauteuil où elle s'était laissée tomber en entrant. La
pauvre enfant n'avait qu'une idée, c'était celle de cette séparation
éternelle qui l'attendait; la pauvre enfant ne voyait qu'une chose,
c'était son amant montant sur l'échafaud.

Au bout de dix minutes, Lafare rentra avec le gouverneur. Bathilde leva
machinalement la tête et les regarda d'un oeil égaré. Lafare alors
s'approcha d'elle, et lui offrant le bras:

--Mademoiselle, dit-il, l'église est préparée, et le prêtre vous y
attend.

Bathilde, sans répondre, se leva pâle et glacée; puis comme elle sentit
que les jambes lui manquaient, elle s'appuya sur le bras qui lui était
offert. Monsieur de Launay marchait le premier, éclairé par deux hommes
qui portaient des torches.

Au moment où Bathilde entrait par une des portes latérales, elle
aperçut, entrant par l'autre porte, le chevalier d'Harmental, accompagné
de son côté par Valef et par Pompadour. C'étaient les témoins de
l'époux, comme monsieur de Launay et Lafare étaient les témoins de
l'épouse. Chaque porte était gardée par deux gardes françaises, l'arme
au bras et immobiles comme des statues.

Les deux amants s'avancèrent au-devant l'un de l'autre, Bathilde pâle et
mourante, Raoul calme et souriant. Arrivés en face de l'autel, le
chevalier prit la main de la jeune fille et la conduisit aux deux sièges
qui étaient préparés; et là tous deux tombèrent à genoux sans s'être dit
une seule parole.

L'autel était éclairé par quatre cierges seulement, qui jetaient dans
cette chapelle, déjà naturellement sombre et si peuplée encore de
sombres souvenirs, une lueur funèbre qui donnait à la cérémonie quelque
chose d'un office mortuaire. Le prêtre commença la messe. C'était un
beau vieillard à cheveux blancs, dont la figure mélancolique indiquait
que ses fonctions journalières laissaient de profondes traces dans son
âme. En effet, il était chapelain de la Bastille depuis vingt-cinq ans,
et depuis vingt-cinq ans il avait entendu de bien tristes confessions et
vu de bien lamentables spectacles.

Au moment de bénir les époux, il leur adressa quelques paroles selon
l'habitude consacrée; mais, au lieu de parler à l'époux de ses devoirs
de mari, à l'épouse de ses devoirs de mère; au lieu d'ouvrir devant eux
l'avenir de la vie, il leur parla de la paix du ciel, de la miséricorde
divine et de la résurrection éternelle. Bathilde se sentait suffoquer.
Raoul vit qu'elle allait éclater en sanglots, il lui prit la main et la
regarda avec une si triste et si profonde résignation, que la pauvre
enfant fit un dernier effort, étouffant ses larmes, qu'elle sentait
retomber une à une sur son coeur. Au moment de la bénédiction, elle
pencha sa tête sur l'épaule de Raoul. Le prêtre crut qu'elle
s'évanouissait, et s'arrêta.

--Achevez, achevez, mon père, murmura Bathilde.

Et le prêtre prononça les paroles sacramentelles, auxquelles tous deux
répondirent par un oui dans lequel semblaient s'être réunies toutes les
forces de leur âme.

La cérémonie terminée, d'Harmental demanda à M. de Launay s'il lui était
permis de demeurer avec sa femme pendant le peu d'heures qu'il lui
restait à vivre; M. de Launay répondit qu'il n'y voyait pas
d'inconvénient, et qu'on allait le reconduire à sa chambre. Alors Raoul
embrassa Valef et Pompadour, les remercia d'avoir bien voulu servir de
témoins à son funèbre mariage, serra la main à Lafare, rendit grâces à
monsieur de Launay des bontés qu'il avait eues pour lui pendant son
séjour à la Bastille, et jetant son bras autour de la taille de Bathilde
qui, à chaque instant, menaçait de tomber de toute sa hauteur sur les
dalles de l'église, l'entraîna vers la porte par laquelle il était
entré. Là ils retrouvèrent les deux hommes armés de torches, qui les
précédèrent et les conduisirent jusqu'à la porte de la chambre de
d'Harmental. Un guichetier attendait, qui ouvrit cette porte.

Raoul et Bathilde entrèrent, puis la porte se referma, et les deux époux
se trouvèrent seuls.

Alors Bathilde, qui jusque-là avait contenu ses larmes, ne put résister
plus longtemps à sa douleur, un cri déchirant s'échappa de sa poitrine,
et elle tomba, en se tordant les bras et en éclatant en sanglots, sur un
fauteuil où sans doute, pendant ses trois semaines de captivité,
d'Harmental avait bien souvent pensé à elle. Raoul se jeta à ses genoux
et voulut la consoler, mais lui-même était trop ému de cette douleur si
profonde pour trouver autre chose que des larmes à mêler aux larmes de
Bathilde. Ce coeur de fer se fondit à son tour, et Bathilde sentit à la
fois sur ses lèvres les pleurs et les baisers de son amant.

Ils étaient depuis une demi-heure à peine ensemble qu'ils entendirent
des pas qui s'approchaient de la porte, et qu'une clef tourna dans la
serrure. Bathilde tressaillit et serra convulsivement d'Harmental contre
son coeur. Raoul comprit quelle crainte affreuse venait de lui traverser
l'esprit et la rassura. Ce ne pouvait être encore celui qu'elle
craignait de voir, puisque l'exécution était fixée pour huit heures du
matin, et que onze heures venaient de sonner. En effet, ce fut monsieur
de Launay qui parut.

--Monsieur le chevalier, dit le gouverneur, ayez la bonté de me suivre.

--Seul? demanda d'Harmental en serrant à son tour Bathilde entre ses
bras.

--Non, avec madame, reprit le gouverneur.

--Oh! ensemble, ensemble! entends-tu Raoul? s'écria Bathilde. Oh! où
l'on voudra, pourvu que ce soit ensemble! Nous voici, monsieur, nous
voici!

Raoul serra une dernière fois Bathilde dans ses bras, lui donna un
dernier baiser au front, et, rappelant tout son orgueil, il suivit
monsieur de Launay avec un visage sur lequel il ne restait plus la
moindre trace de l'émotion terrible qu'il venait d'éprouver.

Tous trois suivirent pendant quelque temps des corridors éclairés
seulement par quelques lanternes rares, puis ils descendirent un
escalier en spirale et se trouvèrent à la porte d'une tour. Cette porte
donnait sur un préau entouré de hautes murailles et qui servait de
promenade aux prisonniers qui n'étaient point au secret. Dans cette cour
était une voiture attelée de deux chevaux, sur l'un desquels était un
postillon, et l'on voyait reluire dans l'ombre les cuirasses d'une
douzaine de mousquetaires.

Une même lueur d'espoir traversa en même temps le coeur des deux amants.
Bathilde avait demandé au régent de commuer la mort de Raoul en une
prison perpétuelle. Peut-être le régent lui avait-il accordé cette
grâce. Cette voiture tout attelée pour conduire sans doute le condamné
dans quelque prison d'État, ce peloton de mousquetaires destinés sans
doute à les escorter, tout cela donnait à cette supposition un caractère
de réalité. Tous deux se regardèrent en même temps, et en même temps
levèrent les yeux au ciel pour remercier Dieu du bonheur inespéré qu'il
leur accordait. Pendant ce temps, monsieur de Launay avait fait signe à
la voiture de s'approcher, le postillon avait obéi, la portière s'était
ouverte et le gouverneur, la tête découverte, tendait la main à Bathilde
pour l'aider à monter, Bathilde hésita un instant, se retournant avec
inquiétude pour voir si l'on n'entraînait pas Raoul d'un autre côté mais
elle vit que Raoul s'apprêtait à la suivre, et elle monta sans
résistance. Un instant après, Raoul était près d'elle. Aussitôt la
portière se referma sur eux; la voiture s'ébranla, l'escorte piétina aux
portières. On passa sous le guichet puis sur le pont-levis, et enfin on
se retrouva hors de la Bastille.

Les deux époux se jetèrent dans les bras l'un de l'autre; il n'y avait
plus de doute, le régent faisait à d'Harmental grâce de la vie, et de
plus, c'était évident, il consentait à ne point le séparer de Bathilde.
Or, c'était ce que Bathilde et d'Harmental n'eussent jamais osé rêver.
Cette vie de réclusion, supplice pour tout autre, était pour eux une
existence de délices, un paradis d'amour: ils se verraient sans cesse,
et ne se quitteraient jamais! Qu'auraient-ils pu désirer de plus, même
lorsque, maîtres de leur sort, ils rêvaient un même avenir? Une seule
idée triste traversa en même temps leur esprit, et tous deux, avec cette
spontanéité du coeur qui ne se rencontre que dans les gens qui s'aiment,
prononcèrent le nom de Buvat.

En ce moment, la voiture s'arrêta. Dans une semblable circonstance tout
était pour les pauvres amants un sujet de crainte. Tous deux tremblèrent
d'avoir trop espéré et tressaillirent de terreur. Presque aussitôt la
portière s'ouvrit: c'était le postillon.

--Que veux-tu? lui demanda d'Harmental.

--Dame! notre maître, dit le postillon, je voudrais savoir où il
faudrait vous conduire, moi.

--Comment! où il faut me conduire! s'écria d'Harmental. N'as-tu pas
d'ordres?

--J'ai l'ordre de vous mener dans le bois de Vincennes entre le château
et Nogent-sur-Marne, et nous y voilà!

--Et notre escorte? demanda le chevalier, qu'est-elle devenue?

--Votre escorte? elle nous a laissés à la barrière.

--Ô mon Dieu, mon Dieu! s'écria d'Harmental, tandis que Bathilde,
haletante d'espoir, joignait les mains en silence; ô mon Dieu! est-ce
possible?

Et le chevalier sauta en bas de la voiture, regarda avidement autour de
lui, tendit les bras à Bathilde qui s'élança à son tour; puis tous deux
jetèrent ensemble un cri de joie et de reconnaissance.

Ils étaient libres comme l'air qu'ils respiraient!

Seulement le régent avait donné l'ordre de conduire le chevalier juste à
l'endroit où ce dernier avait enlevé Bourguignon, croyant l'enlever lui
même.

C'était la seule vengeance que se fût réservée Philippe le Débonnaire.

Quatre ans après cet événement, Buvat, réintégré dans sa place et payé
de son arriéré, avait la satisfaction de mettre la plume à la main d'un
beau garçon de trois ans. C'était le fils de Raoul et de Bathilde.

Les deux premiers noms qu'écrivit l'enfant furent ceux d'Albert du
Rocher et de Clarice Gray.

Le troisième fut celui de Philippe d'Orléans, régent de France.




Post-Scriptum


Peut-être quelques personnes ont-elles pris assez
d'intérêt aux personnages qui jouent un rôle secondaire dans l'histoire
que nous venons de leur raconter, pour désirer savoir ce qu'ils
devinrent après la catastrophe qui perdit les conjurés et sauva le
régent. Nous allons les satisfaire en deux mots.

Le duc et la duchesse du Maine, dont on voulait briser à tout jamais les
complots à venir, furent arrêtés, le duc à Sceaux et la duchesse dans
une petite maison qu'elle avait rue Saint-Honoré. Le duc fut conduit au
château de Doullens, et la duchesse à celui de Dijon, d'où elle fut
transférée à la citadelle de Châlons. Tous deux en sortirent au bout de
quelques mois, désarmant le régent, l'un par une dénégation absolue,
l'autre par un aveu complet.

Mademoiselle Delaunay fut conduite à la Bastille, où sa captivité, comme
on peut le voir dans les Mémoires qu'elle a laissés, fut fort adoucie
par ses amours avec le chevalier de Mesnil, et plus d'une fois, après sa
sortie, il lui arriva, en pleurant l'infidélité de son cher prisonnier,
de dire comme Ninon ou Sophie Arnould, je ne sais plus laquelle: «Oh! le
bon temps où nous étions si malheureux!»

Richelieu fut arrêté, comme l'en avait prévenu mademoiselle de Valois,
le lendemain même du jour où il avait introduit Bathilde chez le régent,
mais sa captivité fut un nouveau triomphe pour lui. Le bruit s'étant
répandu que le beau prisonnier avait obtenu la permission de se promener
sur la terrasse de la Bastille, la rue Saint-Antoine s'encombra des
voitures les plus élégantes de Paris, et devint en moins de vingt-quatre
heures la promenade à la mode. Aussi le régent, qui avait, disait-il
entre les mains assez de preuves contre monsieur de Richelieu pour lui
faire couper quatre têtes, s'il les avait eues, ne voulut-il pas risquer
de se dépopulariser à tout jamais dans l'esprit du beau sexe, en le
retenant plus longtemps en prison. Après une captivité de trois mois,
Richelieu sortit plus brillant et plus à la mode que jamais. Seulement
il trouva l'armoire aux confitures murée, et la pauvre mademoiselle de
Valois devenue duchesse de Modène.

L'abbé Brigaud, arrêté, comme nous l'avons dit, à Orléans, fut retenu
quelque temps dans les prisons de cette ville, au grand désespoir de la
bonne madame Denis, de mesdemoiselles Émilie et Athénaïs, et de monsieur
Boniface. Mais, un beau matin, au moment où la famille allait se mettre
à table pour le déjeuner, on vit entrer l'abbé Brigaud, aussi calme et
aussi régulier que d'habitude. On lui fit grande fête et on lui demanda
une foule de détails; mais, avec sa prudence habituelle, il renvoya les
curieux à ses déclarations juridiques, disant que cette affaire lui
avait déjà donné tant de contrariétés, qu'on l'obligerait fort en ne lui
en parlant jamais. Or, comme l'abbé Brigaud avait, ainsi qu'on l'a vu,
des droits tout à fait autocratiques dans la maison de madame Denis, son
désir fut religieusement respecté, et à partir de ce jour il ne fut pas
plus question de cette affaire rue du Temps Perdu, n° 5, que si elle
n'avait jamais existé.

Quelques jours après lui, Pompadour, Valef, Laval et Malezieux,
sortirent de prison à leur tour, et recommencèrent à faire leur cour à
madame du Maine, comme si de rien n'était. Quant au cardinal de
Polignac, il n'avait pas même été arrêté: il avait été exilé simplement
à son abbaye d'Anchin.

Lagrange-Chancel, l'auteur des Philippiques, fut appelé au Palais-Royal.
Il y trouva le régent qui l'attendait.

--Monsieur, lui demanda le prince, est-ce que vous pensez de moi tout ce
que vous avez dit?

--Oui, monseigneur, lui répondit Lagrange-Chancel.

--Eh bien! c'est fort heureux pour vous, monsieur, reprit le régent; car
si vous aviez écrit de pareilles infamies contre votre conscience, je
vous aurais fait pendre.

Et le régent se contenta de l'envoyer aux îles Sainte-Marguerite, où il
ne resta que trois ou quatre mois. Les ennemis du régent, ayant répandu
le bruit que le prince l'y avait fait empoisonner, le prince ne trouva
pas de meilleur moyen de démentir cette nouvelle calomnie que celui
d'ouvrir les portes de sa prison au prétendu mort qui en sortit plus
gonflé de haine et de fiel que jamais.

Cette dernière preuve de clémence parut à Dubois si hors de saison,
qu'il courut chez le régent pour lui faire une scène; mais, pour toute
réponse à ses récriminations le prince se contenta de lui chanter le
refrain de la chanson que Saint-Simon avait faite sur lui:

          _Je suis débonnaire, moi,_
          _Je suis débonnaire._

Ce qui mit Dubois dans une si grande colère, que le régent, pour se
réconcilier avec lui, fut obligé de le faire nommer cardinal.

Cette nomination inspira à la Fillon une telle fierté qu'elle déclara ne
vouloir plus, dorénavant, recevoir chez elle que des gens qui auraient
fait leurs preuves de 1399.

Au reste, sa maison avait, dans cette catastrophe, perdu une de ses
pensionnaires les plus illustres. Trois jours après la mort du capitaine
Roquefinette, la Normande était entrée aux Filles-Repenties.




Bibliographie--OEuvres complètes


Tiré de _Bibliographie des Auteurs
Modernes (1801-1934)_ par Hector Talvart et Joseph Place, Paris,
Editions de la Chronique des Lettres Françaises, Aux Horizons de France,
39 rue du Général Foy, 1935 Tome 5.

1. =Élégie sur la mort du général Foy.= Paris, Sétier, 1825, in-8 de 14
pp.

2. =La Chasse et l'Amour.= Vaudeville en un acte, par MM. Rousseau,
Adolphe (M. Ribbing de Leuven) et Davy (Davy de la Pailleterie: A.
Dumas). Représenté pour la première fois, à Paris, au théâtre de
l'Ambigu-Comique (22 sept.1825).Paris, Chez Duvernois, Sétier, 1825,
in-8 de 40 pp.

3. =Canaris.= Dithyrambe. Au profit des Grecs. Paris, Sanson, 1826, in-12
de 10 pp.

4. =Nouvelles contemporaines.= Paris, Sanson, 1826, in-12 de 4 ff., 216
pp.

5. =La Noce et l'Enterrement.= Vaudeville en trois tableaux, par MM.
Davy, Lassagne et Gustave. Représenté pour la première fois, à Paris, au
théâtre de la Porte-Saint-Martin (21 nov.1826).Paris, Chez Bezou, 1826,
in-8 de 46 pp.

6. =Henri III et sa cour.= Drame historique en cinq actes et en prose.
Représenté au Théâtre-Français (11 fév.1829).Paris, Vezard et Cie, 1829,
in-8 de 171 pp.

7. =Christine ou Stockholm, Fontainebleau et Rome.= Trilogie dramatique
sur la vie de Christine, cinq actes en vers, avec prologue et épilogue.
Représenté à Paris sur le Théâtre Royal de l'Odéon (30 mars 1830).Paris,
Barba, 1830, in-8 de 3 ff. et 191 pp.

8. =Rapport au Général La Fayette sur l'enlèvement des poudres de
Soissons.= Paris, Impr. de Sétier, s.d. (1830), in-8 de 7 pp.

9. =Napoléon Bonaparte, ou trente ans de l'histoire de France.= Drame en
six actes. Représenté pour la première fois, sur la Théâtre Royal de
l'Odéon (10 janv.1831).Paris, chez Tournachon-Molin, 1831, in-8 de
XVI-219 pp.

10. =Antony.= Drame en cinq actes en prose. Représenté pour la première
fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin (3 mai 1831).Paris, Auguste
Auffray, 1831, in-8 de 4 ff. n. ch., 106 pp. et 1 f.n. ch.
(post-scriptum).

11. =Charles VII chez ses grands vassaux.= Tragédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre Royal de l'Odéon (20
oct. 1831).Paris, Publications de Charles Lemesle, 1831, in-8 de 120 pp.

12. =Richard Darlington.= Drame en cinq actes et en prose, précédé de
=La Maison du Docteur=, prologue par MM. Dinaux. Représenté pour la
première fois sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin (10 déc.
1831).Paris, J.-N. Barba, 1832, in-8 de 132 pp.

13. =Teresa.= Drame en cinq actes et en prose. Représenté pour la
première fois sur le Théâtre Royal de l'Opéra-Comique (6 fév. 1832).
Paris, Barba; Vve Charles Béchet; Lecointe et Pougin, 1832, in-8 de 164
pp.

14. =Le Mari de la veuve.= Comédie en un acte et en prose, par M.***.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre-Français (4 avr. 1832).
Paris, Auguste Auffray, 1832, in-8 de 63 pp.

15. =La Tour de Nesle.= Drame en cinq actes et en neuf tableaux, par MM.
Gaillardet et ***. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le
théâtre de la Porte-Saint-Martin (29 mai 1832). Paris, J.-N. Barba,
1832, in-8 de 4 ff., 98 pp.

16. =Gaule et France.= Paris, U. Canel; A. Guyot, 1833, in-8 de 375 pp.

17. =Impressions de voyage.= Paris, A. Guyot, Charpentier et Dumont,
1834-1837, 5 vol. in-8.

18. =Angèle.= Drame en cinq actes. Paris, Charpentier, 1834, in-8 de 254
pp.

19. =Catherine Howard.= Drame en cinq actes et en huit tableaux. Paris,
Charpentier, 1834, in-8 de IV-208 pp.

20. =Souvenirs d'Antony.= Paris, Librairie de Dumont, 1835, in-8 de
360 pp.

21. =Chroniques de France. Isabel de Bavière= (Règne de Charles VI).
Paris, Librairie de Dumont, 1835, 2 vol. in-8 de 406 pp. et 419 pp.

22. =Don Juan de Marana ou la chute d'un ange.= Mystère en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la
Porte-Saint-Martin (30 avr.1836). Paris, Marchant, Éditeur du Magasin
Théâtral, 1836 in-8 de 303 p.

23. =Kean.= Comédie en cinq actes. Représentée pour la première fois aux
Variétés (31 août 1836). Paris, J.-B. Barba, 1836, in-8 de 3 ff. et 263
pp.

24. =Piquillo.= Opéra-comique en trois actes. Représenté pour la
première fois sur le Théâtre Royal de l'Opéra-Comique (31 oct. 1837).
Paris, Marchant, 1837, in-8 de 82 pp.

25. =Caligula.= Tragédie en cinq actes et en vers, avec un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (26
déc. 1837). Paris, Marchant, Editeur du Magasin Théâtral, 1838 in-8 de
170 p.

26. =La Salle d'armes.= I.= Pauline= II. =Pascal Bruno=
(précédé de =Murat=). Paris, Dumont, Au Salon littéraire, 1838,
2 vol. in-8 de 376 et 352 pp.

27. =Le Capitaine Paul= (La main droite du Sire de Giac). Paris, Dumont,
1838, 2 vol. in-8 de 316 et 323 pp.

28. =Paul Jones.= Drame en cinq actes. Représenté pour la première fois,
à Paris (8 oct. 1838). Paris, Marchant, 1838, gr. in-8 de 32 pp.

29. =Nouvelles impressions de voyage.= =Quinze jours au Sinaï,= par MM.
A. Dumas et A. Dauzats. Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 358 et 406 pp.

30. =Acté.= Paris, Librairie de Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 3 ff., 242
et 302 pp.

31. =La Comtesse de Salisbury.= Chroniques de France. Paris, Dumont, (et
Alexandre Cadot), 1839-1848, 5 vol. in-8.

32. =Jacques Ortis.= Paris, Dumont, 1839, in-8 de XVI pp. (préface de
Pier-Angelo-Fiorentino) et 312 pp.

33. =Mademoiselle de Belle-Isle.= Drame en cinq actes, en prose.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français(2
avr. 1839). Paris, Dumont, 1839, in-8 de 202 pp.

34. =Le Capitaine Pamphile.= Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8 de 307 et
296 pp.

35. =L'Alchimiste.= Drame en cinq actes en vers. Représenté pour la
première fois, sur le Théâtre de la Renaissance (10 avr. 1839). Paris,
Dumont, 1839, in-8 de 176 pp.

36. =Crimes célèbres.= Paris, Administration de librairie, 1839-1841, 8
vol. in-8.

37. =Napoléon=, avec douze portraits en pied, gravés sur acier par les
meilleurs artistes, d'après les peintures et les dessins de Horace
Vernet, Tony Johannot, Isabey, Jules Boily, etc. Paris, Au Plutarque
français; Delloye, 1840, gr; in-8 de 410 pp.

38. =Othon l'archer.= Paris, Dumont, 1840, in-8 de 324 pp.

39. =Les Stuarts.= Paris, Dumont, 1840, 2 vol. in-8 de 308 et 304 pp.

40. =Maître Adam le Calabrais.= Paris, Dumont, 1840, in-8 de 347 pp.

41. =Aventures de John Davys.= Paris, Librairie de Dumont, 1840, 4 vol.
in-8.

42. =Le Maître d'armes.= Paris, Dumont, 1840-1841, 3 vol. in-8 de 320,
322 et 336 pp.

43. =Un Mariage sous Louis XV.= Comédie en cinq actes. Représentée pour
la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (1er juin 1841).
Paris, Marchant; C. Tresse, 1841, in-8 de 140 pp.

44. =Praxède,= suivi de =Don Martin de Freytas= et de
=Pierre-le-Cruel.= Paris, Dumont, 1841, in-8 de 307 pp.

45. =Nouvelles impressions de voyage. Midi de la France.= Paris, Dumont,
1841, 3 vol. in-8 de 340, 326 et 357 pp.

46. =Excursions sur les bords du Rhin.= Paris, Dumont, 1841, 3 vol. in-8
de 328, 326 et 334 pp.

47. =Une année à Florence.= Paris, Dumont, 1841, 2 vol. in-8 de 340 et
343 pp.

48. =Jehanne la Pucelle.= 1429-1431. Paris, Magen et Comon, 1842, in-8
de VII-327 pp.

49. =Le Speronare= Paris, Dumont, 1842, 4 vol. in-8.

50. =Le Capitaine Arena.= Paris, Dolin, 1842, 2 vol. in-8 de 309 et
314 pp.

51. =Lorenzino.= Magasin théâtral. Théâtre français. Drame en cinq actes
et en prose. Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in-8 de 36 pp.

52. =Halifax.= Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles, jouées sur
tous les théâtres de Paris. Théâtre des Variétés. Comédie en trois actes
et un prologue. Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in-8 de 36
pp.

53. =Le Chevalier d'Harmental.= Paris, Dumont, 1842, 4 vol. in-8.

54. =Le Corricolo.= Paris, Dolin, 1843, 4 vol. in-8.

55. =Les Demoiselles de Saint-Cyr.= Comédie en cinq actes, suivie d'une
lettre à l'auteur à M. Jules Janin. Représentée pour la première fois, à
Paris, sur le Théâtre-Français (25 juill.1843). Paris, chez Marchant, et
tous les Marchands de Nouveautés, 1843, gr. in-8 de 1 f.
(lettre de Dumas à son éditeur), 38 pp. et VIII pp. (lettre à J. Janin).

56. =La Villa Palmieri.= Paris, Dolin, 1843, 2 vol. in-8.

57. =Louise Bernard.= Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles,
jouées sur tous les théâtres de Paris. Théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Drame en cinq actes. Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1843), gr. in-8 de
34 pp.

58. =Un Alchimiste au dix-neuvième siècle.= Paris, Imprimerie de Paul
Dupont, 1843, in-8 de 23 pp.

59. =Filles, Lorettes et Courtisanes.= Paris, Dolin, 1843, in-8. de 338
pp.

60. =Ascanio.= Paris, Petion, 1844, 5 vol. in-8.

61. =Le Laird de Dumbicky.= Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles,
jouées sur tous les théâtres de Paris. Théâtre Royal de l'Odéon. Drame
en cinq actes. Paris, Marchant; Tarride, s. d. (1844), gr. in-8 de 42 pp.

62. =Sylvandire.= Paris, Dumont, 1844, 3 vol. in-8 de 318, 310 et
324 pp.

63. =Fernande.= Paris, Dumont, 1844, 3 vol. in-8 de 320, 336 et 320 pp.

64. A. =Les Trois Mousquetaires= Paris, Baudry, 1844, 8 vol. in-8. B.
=Les Mousquetaires= Drame en cinq actes et douze tableaux, précédé de
=L'Auberge de Béthune=, prologue par MM. A. Dumas et Auguste Maquet.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de
l'Ambigu-Comique (27 oct. 1845). Paris, Marchant, 1845, gr. in-8 de 59
pp. C. =La Jeunesse des Mousquetaires.= Pièce en 14 tableaux, par MM. A.
Dumas et Auguste Maquet. Paris, Dufour et Mulat, 1849, in-8 de 76 pp. D.
=Le Prisonnier de la Bastille,= fin des =Mousquetaires.= Drame en cinq
actes et neuf tableaux. Représenté pour la première fois, à Paris, sur
le Théâtre Impérial du Cirque (22 mars 1861). Paris, Michel Lévy frères,
s. d. (1861), gr. in-8 de 24 pp.

65. =Le Château d'Eppstein.= Paris, L. de Potter, 1844, 3 vol. in-8 de
323, 353 et 322 pp.

66. =Amaury.= Paris, Hippolyte Souverain, 1844, 4 vol. in-8.

67. =Cécile.= Paris, Dumont, 1844, 2 vol. in-8 de 330 et 324 pp.

68. A. =Gabriel Lambert.= Paris, Hippolyte Souverain, 1844, 2 vol. in-8.
B. =Gabriel Lambert.= Drame en cinq actes et un prologue, par A. Dumas
et Amédée de Jallais. Paris, Michel Lévy frères, 1866, in-18 de 132 pp.

69. =Louis XIV et son siècle.= Paris, Chez J.-B. Fellens et L.-P.
Dufour, 1844-1845, 2 vol. gr. in-8 de II-492 et 512 pp.

70. A. =Le Comte de Monte-Cristo.= Paris, Pétion, 1845-1846, 18 vol.
in-8. B. =Monte-Cristo.= Drame en cinq actes et onze tableaux, par MM.
A. Dumas et A. Maquet. Paris, N. Tresse, 1848, gr. in-8 de 48 pp. C. =Le
Comte de Morcerf.= Drame en cinq actes et dix tableaux de MM. A. Dumas
et A. Maquet. Paris, N. Tresse, 1851, gr. in-8 de 50 pp. D. =Villefort.=
Drame en cinq actes et dix tableaux de MM. A. Dumas et A. Maquet. Paris,
N. Tresse, 1851, gr. in-8 de 59 pp.

71. A. =La Reine Margot.= Paris, Garnier frères, 1845, 6 vol. in-8. B.
=La Reine Margot.= Bibliothèque dramatique. Théâtre moderne. 2ème série.
Drame en cinq actes et en 13 tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet.
Paris, Michel Lévy frères, 1847, in-12 de 152 pp.

72. =Vingt Ans après,= suite des =Trois Mousquetaires.= Paris, Baudry,
1845, 10 vol.

73. A. =Une Fille du Régent.= Paris, A. Cadot, 1845, 4 vol. in-8. B.
=Une Fille du Régent.= Comédie en cinq actes dont un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français (1er
avr. 1846). Paris, Marchant, 1846, gr. in-8 de 35 pp.

74. =Les Médicis.= Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in-8 de 343 et 345 pp.

75. =Michel-Ange et Raphaël Sanzio.= Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in-8
de 345 et 306 pp.

76. =Les Frères Corses.= Paris, Hippolyte Souverain, 1845, 2 vol. in-8
de 302 et 312 pp.

77. A. =Le Chevalier de Maison-Rouge.= Paris, A. Cadot, 1845-1846, 6
vol. in-8. B. =Le Chevalier de Maison-Rouge.= Bibliothèque dramatique.
Théâtre moderne. 2ème série. Épisode du temps des Girondins, drame en 5
actes et 12 tableaux, par MM. A. Dumas et A. Maquet. Paris, Michel Lévy
frères, 1847, in-18 de 139 pp.

78. =Histoire d'un casse-noisette.= Paris, J. Hetzel, 1845, 2 vol. pet.
in-8.

79. =La Bouillie de la Comtesse Berthe.= Paris, J. Hetzel, 1845, pet.
in-8 de 126 pp.

80. =Nanon de Lartigues.= Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 324
et 331 pp.

81. =Madame de Condé.= Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 315 et
307 pp.

82. =La Vicomtesse de Cambes.= Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de
334 et 324 pp.

83. =L'Abbaye de Peyssac.= Paris, L. de Potter, 1845, 2 vol. in-8 de 324
et 363 pp. N. B. Ces 8 volumes (n 80 à 83) constituent une série
intitulée: =La Guerre des femmes=, qui a inspiré la pièce: =La Guerre
des femmes.= Drame en cinq actes et dix tableaux, par MM. A. Dumas et A.
Maquet. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre
Historique (1er oct. 1849). Paris, A. Cadot, 1849, gr. in-8 de 57 pp.

84. A. =La Dame de Monsoreau.= Paris, Pétion, 1846, 8 vol. in-8. B. =La
Dame de Monsoreau.= Drame en cinq actes et dix tableaux, précédé de
=L'Etang de Beaugé,= prologue par MM. A. Dumas et A. Maquet. Paris,
Michel Lévy, 1860, in-12 de 196 pp.

85. =Le Bâtard de Mauléon.= Paris, A. Cadot, 1846-1847, 9 vol. in-8.

86. =Les Deux Diane.= Paris, A. Cadot, 1846-1847, 10 vol. in-8.

87. =Mémoires d'un médecin.= Paris, Fellens et Dufour (et A. Cadot),
1846-1848, 19 vol. in-8.

88. =Les Quarante-Cinq.= Paris, A. Cadot, 1847-1848, 10 vol. in-8.

89. =Intrigue et Amour.= Bibliothèque dramatique. Théâtre moderne. 2ème
série. Drame en cinq actes et neuf tableaux. Paris, Michel Lévy frères,
1847, in-12 de 99 pp.

90. =Impressions de voyage. De Paris à Cadix.= Paris, Ancienne maison
Delloye, Garnier frères, 1847-1848, 5 vol. in-8.

91. =Hamlet, prince de Danemark.= Bibliothèque dramatique. Théâtre
moderne. 2ème série. Drame en vers, en 5 actes et 8 parties, par MM. A.
Dumas et Paul Meurice. Paris, Michel Lévy frères, 1848, in-18 de 106 pp.

92. =Catilina.= Drame en 5 actes et 7 tableaux, par MM. A. Dumas et A.
Maquet. Paris, Michel Lévy frères, 1848, in-18 de 151 pp.

93. =Le Vicomte de Bragelonne.= ou =Dix ans plus tard,= suite des Trois
Mousquetaires et de Vingt Ans après. Paris, Michel Lévy frères,
1848-1850, 26 vol. in-8.

94. =Le Véloce, ou Tanger, Alger et Tunis.= Paris, A. Cadot, 1848-1851,
4 vol. in-8.

95. =Le Comte Hermann.=
2ème Série du Magasin théâtral.... Drame en cinq actes, avec préface et
épilogue. Paris, Marchant, s. d. (1849), gr. in-8 de 40 pp.

96. =Les Mille et un fantômes.= Paris, A. Cadot, 1849, 2 vol. in-8 de
318 et 309 pp.

97. =La Régence.= Paris, A. Cadot, 1849, 2 vol. in-8 de 349 et 301 pp.

98. =Louis Quinze.= Paris, A. Cadot, 1849, 5 vol. in-8.

99. =Les Mariages du père Olifus.= Paris, A. Cadot, 1849, 5 vol. in-8.

100. =Le Collier de la Reine.= Paris, A. Cadot, 1849-1850, 11 vol. in-8.

101. =Mémoires de J.-F. Talma.= Écrits par lui-même et recueillis et mis
en ordre sur les papiers de sa famille, par A. Dumas. Paris, 1849 (et
1850), Hippolyte Souverain, 4 vol. in-8.

102. =La Femme au collier de velours.= Paris, A. Cadot, 1850, 2 vol.
in-8 de 326 et 333 pp.

103. =Montevideo= ou =une nouvelle Troie.= Paris, Imprimerie centrale de
Napoléon Chaix et Cie, 1850, in-18 de 167 pp.

104. =La Chasse au chastre.= Magasin théâtral. Pièces nouvelles....
Fantaisie en trois actes et huit tableaux. Paris, Administration de
librairie théâtrale. Ancienne maison Marchant,1850, gr. in-8 de 24 pp.

105. =La Tulipe noire.= Paris, Baudry, s. d. (1850), 3 vol. in-8 de 313,
304 et 316 pp.

106. =Louis XVI (Histoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette.)= Paris,
A. Cadot, 1850-1851, 5 vol. in-8.

107. =Le Trou de l'enfer.= (Chronique de Charlemagne). Paris, A. Cadot,
1851, 4 vol. in-8.

108. =Dieu dispose.= Paris, A. Cadot, 1851, 4 vol. in-8.

109. =La Barrière de Clichy.= Drame militaire en 5 actes et 14 tableaux.
Représenté pour la première fois à Paris sur le Théâtre National (ancien
Cirque, 21 avr. 1851). Paris, Librairie Théâtrale, 1851, in-8 de 48 pp.

110. =Impressions de voyage. Suisse.= Paris, Michel Lévy frères, 1851, 3
vol. in-18.

111. =Ange Pitou.= Paris, A. Cadot, 1851, 8 vol. in-8.

112. =Le Drame de Quatre-vingt-treize. Scènes de la vie
révolutionnaire.= Paris, Hippolyte Souverain, 1851, 7 vol. in-8.

113. =Histoire de deux siècles= ou =la Cour, l'Église et le peuple
depuis 1650 jusqu'à nos jours.= Paris, Dufour et Mulat, 1852, 2 vol. gr.
in-8.

114. =Conscience.= Paris, A. Cadot, 1852, 5 vol. in-8.

115. =Un Gil Blas en Californie.= Paris, A. Cadot, 1852, 2 vol. in-8 de
317 et 296 pp.

116. =Olympe de Clèves.= Paris, A. Cadot, 1852, 9 vol. in-8.

117. =Le Dernier roi (Histoire de la vie politique et privée de
Louis-Philippe.)= Paris, Hippolyte Souverain, 1852, 8 vol. in-8. 118.
Mes Mémoires. Paris, A. Cadot, 1852-1854, 22 vol. in-8.

119. =La Comtesse de Charny.= Paris, A. Cadot, 1852-1855, 19 vol. in-8.

120. =Isaac Laquedem.= Paris, A la Librairie Théâtrale, 1853, 5 vol.
in-8.

121. =Le Pasteur d'Ashbourn.= Paris, A. Cadot, 1853, 8 vol. in-8.

122. =Les Drames de la mer.= Paris, A. Cadot, 1853, 2 vol. in-8 de 296
et 324 pp.

123. =Ingénue.= Paris, A. Cadot, 1853-1855, 7 vol. in-8.

124. =La Jeunesse de Pierrot.= par Aramis. Publications du
MousquetaireParis, A la Librairie Nouvelle, 1854, in-16, 150 pp.

125. =Le Marbrier.= Drame en trois actes. Représenté pour la première
fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville (22 mai 1854). Paris, Michel
Lévy frères, 1854, in-18 de 48 pp.

126. =La Conscience.= Drame en cinq actes et en six tableaux. Paris,
Librairie d'Alphonse Tarride, 1854, in-18 de 108 pp.

127. A. =El Salteador.= Roman de cape et d'épée. Paris, A. Cadot, 1854,
3 vol. in-8. Il a été tiré de ce roman une pièce dont voici le titre: B.
=Le Gentilhomme de la montagne.= Drame en cinq actes et huit tableaux,
par A. Dumas (et Ed. Lockroy). Paris, Michel Lévy, 1860, in-18 de 144
pp.

128. =Une Vie d'artiste.= Paris, A. Cadot, 1854, 2 vol. in-8 de 315 et
323 pp.

129. =Saphir, pierre précieuse montée par Alexandre Dumas.= Bibliothèque
du Mousquetaire. Paris, Coulon-Pineau, 1854, in-12 de 242 pp.

130. =Catherine Blum.= Paris, A. Cadot, 1854, 2 vol. in-8.

131. =Vie et aventures de la princesse de Monaco.= Recueillies par A.
Dumas. Paris, A. Cadot, 1854, 6 vol. in-8.

132. =La Jeunesse de Louis XIV.= Comédie en cinq actes et en prose.
Paris, Librairie Théâtrale, 1856, in-16 de 306 pp.

133. =Souvenirs de 1830 à 1842.= Paris, A. Cadot, 1854-1855, 8 vol.
in-8.

134. =Le Page du Duc de Savoie.= Paris, A. Cadot, 1855, 8 vol. in-8.

135. =Les Mohicans de Paris.= Paris, A. Cadot, 1854-1855, 19 vol. in-8.

136. A. =Les Mohicans de Paris= (Suite) =Salvator le commissionnaire.=
Paris, A. Cadot, 1856 (-1859), 14 vol. in-8. Il a été tiré des Mohicans
de Paris, la pièce suivante: B. =Les Mohicans de Paris.= Drame en cinq
actes, en neuf tableaux, avec prologue. Paris, Michel Lévy, 1864, in-12
de 162 pp.

137. =Taïti. Marquises. Californie. Journal de Madame Giovanni.= Rédigé
et publié par A. Dumas. Paris, A. Cadot, 1856, 4 vol. in-8.

138. =La dernière année de Marie Dorval.= Paris, Librairie Nouvelle,
1855, in-32 de 96 pp.

139. =Le Capitaine Richard. (Une Chasse aux éléphants.)= Paris, A.
Cadot, 1858, 3 vol. in-8.

140. =Les Grands hommes en robe de chambre. César.= Paris, A. Cadot,
1856, 7 vol. in-8.

141. =Les Grands hommes en robe de chambre. Henri IV.= Paris, A. Cadot,
1855, 2 vol. in-8 de 322 et 330 pp.

142. =Les Grands hommes en robe de chambre. Richelieu.= Paris, A. Cadot,
1856, 5 vol. in-8.

143. =L'Orestie.= Tragédie en trois actes et en vers, imitée de
l'antique. Paris, Librairie Théâtrale, 1856, in-12 de 108 pp.

144. =Le Lièvre de mon grand-père.= Paris, A. Cadot, 1857, in-8 de 309
pp.

145. =La Tour Saint-Jacques-la-Boucherie.= Drame historique en 5 actes
et 9 tableaux, par MM. A. Dumas et X. de Montépin. Représenté pour la
première fois sur le Théâtre Impérial du Cirque (15 nov. 1856). A la
Librairie Théâtrale, 1856, gr. in-8 de 16 pp.

146. =Pèlerinage de Hadji-Abd-el-Hamid-Bey (Du Couret). Médine et la
Mecque.= Paris, A. Cadot, 1856-1857, 6 vol. in-8.

147. =Madame du Deffand.= Paris, A. Cadot, 1856-1857, 8 vol. in-8.

148. =La Dame de volupté.= Mémoires de Mlle de Luynes, publiés par A.
Dumas. Paris, Michel Lévy frères, 1864, 2 vol. in-18 de 284 et 332 pp.

149. =L'Invitation à la valse.= Comédie en un acte et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase
(18 juin 1857). Paris, Beck, 1837 (pour 1857), in-12 de 48 pp.

150. =L'Homme aux contes.= Le Soldat de plomb et la danseuse de papier.
Petit-Jean et Gros-Jean. Le roi des taupes et sa fille. La Jeunesse de
Pierrot. Édition interdite en France. Bruxelles, Office de publicité,
Coll. Hetzel, 1857, in-32 de 208 pp.

151. =Les Compagnons de Jéhu.= Paris, A. Cadot, 1857, 7 vol. in-8.

152. =Charles le Téméraire.= Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol.
in-12 de 324 et 310 pp.

153. =Le Meneur de loups.= Paris, A. Cadot, 1857, 3 vol. in-8.

154. =Causeries.= Première et deuxième séries. Paris, Michel Lévy
frères, 1860, 2 vol. in-8.

155. =La Retraite illuminée=, par A. Dumas, avec divers appendices par
M. Joseph Bard et Sommeville. Auxerre, Ch. Gallot, Libraire-éditeur,
1858, in-12 de 88 pp.

156. =L'Honneur est satisfait.= Comédie en un acte et en prose. Paris,
Librairie Théâtrale, 1858, in-12 de 48 pp.

157. =La Route de Varennes.= Paris, Michel Lévy, 1860, in-18 de 279 pp.

158. =L'Horoscope.= Paris, A. Cadot, 1858, 3 vol. in-8.

159. =Histoire de mes bêtes.= Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de
333 pp.

160. =Le Chasseur de sauvagine.= Paris, A. Cadot, 1858, 2 vol. in-8 de
chacun 317 pp.

161. =Ainsi soit-il.= Paris, A. Cadot, s. d. (1862), 5 vol. in-8. Il a
été tiré de ce roman la pièce suivante: =Madame de Chamblay.= Drame en
cinq actes, en prose. Paris, Michel Lévy, 1869, in-18 de 96 pp.

162. =Black.= Paris, A. Cadot, 1858, 4 vol. in-8.

163. =Les Louves de Machecoul=, par A. Dumas et G. de Cherville. Paris,
A. Cadot, 1859, 10 vol. in-8.

164. =De Paris à Astrakan,= nouvelles impressions de voyage. Première et
deuxième série. Paris, Librairie nouvelle A. Bourdilliat et Cie, 1860, 2
vol. in-18 de 318 et 313 pp.

165. =Lettres de Saint-Pétersbourg= (sur le Servage en Russie). Édition
interdite pour la France. Bruxelles, Rozez, coll. Hetzel 1859, in-32 de
232 pp.

166. =La Frégate l'Espérance.= Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Office de publicité; Leipzig, A. Dürr, coll. Hetzel, 1859,
in-32 de 232 pp.

167. =Contes pour les grands et les petits enfants.= Bruxelles, Office
de publicité; Leipzig, A. Dürr, coll. Hetzel, 1859, 2 vol. in-32 de 190
et 204 pp.

168. =Jane.= Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 324 pp.

169. =Herminie et Marianna.= Édition interdite pour la France.
Bruxelles, Méline, Cans et Cie, coll. Hetzel, 1859, in-32 de 174 pp.

170. =Ammalat-Beg.= Paris, A. Cadot, s. d. (1859), 2 vol. in-8 de 326 et
352 pp.

171. =La Maison de glace.= Paris, Michel Lévy, 1860, 2 vol. in-18 de 326
et 280 pp.

172. =Le Caucase. Voyage d'Alexandre Dumas.= Paris, Librairie Théâtrale,
s. d. (1859), in-4 de 240 pp.

173. =Traduction de Victor Perceval. Mémoires d'un policeman.= Paris, A.
Cadot, 1859, 2 vol. in-8 de chacun 325 pp.

174. =L'Art et les artistes contemporains au Salon de 1859.= Paris, A.
Bourdilliat et Cie, 1859, 2 vol. in-18 de 188 pp.

175. =Monsieur Coumbes.= (Histoire d'un cabanon et d'un chalet.) Paris,
A. Bourdilliat et Cie, 1860, in-18 de 316 pp. Connu aussi sous le titre
suivant: =Le Fils du Forçat=.

176. Docteur Maynard. =Les Baleiniers, voyage aux terres antipodiques.=
Paris, A. Cadot, 1859, 3 vol. in-8.

177. =Une Aventure d'amour= (Herminie). Paris, Michel Lévy frères, 1867,
in-18 de 274 pp.

178. =Le Père la Ruine.= Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de
320 pp.

179. =La Vie au désert. Cinq ans de chasse dans l'intérieur de l'Afrique
méridionale par Gordon Cumming.= Paris, Impr. de Edouard Blot, s. d.
(1860), gr. in-8 de 132 pp.

180. =Moullah-Nour.= Édition interdite pour la France. Bruxelles,
Méline, Cans et Cie, coll. Hetzel, s. d. (1860), 2 vol. in-32 de 181 et
152 pp.

181. =Un Cadet de famille= traduit par Victor Perceval, publié par A.
Dumas. Première, deuxième et troisième série. Paris, Michel Lévy frères,
1860, 3 vol. in-18.

182. =Le Roman d'Elvire.= Opéra-comique en trois actes, par A. Dumas et
A. de Leuven. Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 97 pp.

183. =L'Envers d'une conspiration.= Comédie en cinq actes, en prose.
Paris, Michel Lévy frères, 1860, in-18 de 132 pp.

184. =Mémoires de Garibaldi,= traduits sur le manuscrit original, par A.
Dumas. Première et deuxième série. Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2
vol. in-18 de 312 et 268 pp.

185. =Le père Gigogne= contes pour les enfants. Première et deuxième
série. Paris, Michel Lévy frères, 1860, 2 vol. in-18.

186. =Les Drames galants. La Marquise d'Escoman.= Paris, A. Bourdilliat
et Cie, 1860, 2 vol. in-18 de 281 et 291 pp.

187. =Jacquot sans oreilles.= Paris, Michel Lévy frères, 1873, in-18 de
XXVIII-231 pp.

188. =Une nuit à Florence sous Alexandre de Médicis.= Paris, Michel Lévy
frères, 1861, in-18 de 250 pp.

189. =Les Garibaldiens. Révolution de Sicile et de Naples.= Paris,
Michel Lévy frères, 1861, in-18 de 376 pp.

190. =Les Morts vont vite.= Paris, Michel Lévy frères, 1861, 2 vol.
in-18 de 322 et 294 pp.

191. =La Boule de neige.= Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 292
pp.

192. =La Princesse Flora.= Paris, Michel Lévy frères, 1862, in-18 de 253
pp.

193. =Italiens et Flamands.= Première et deuxième série. Paris, Michel
Lévy, 1862, 2 vol. in-18 de 305 et 300 pp.

194. =Sultanetta.= Paris, Michel Lévy, 1862, in-18 de 320 pp.

195. =Les Deux Reines, suite et fin des Mémoires de Mlle de
Luynes.= Paris, Michel Lévy frères, 1864, 2 vol. in-18 de 333 et 329 pp.

196. =La San-Felice.= Paris, Michel Lévy frères, 1864-1865, 9 vol.
in-18.

197. =Un Pays inconnu,= (Géral-Milco; Brésil.). Paris, Michel Lévy
frères, 1865, in-18 de 320 pp.

198. =Les Gardes forestiers.= Drame en cinq actes. Représenté pour la
première fois, à Paris, sur le Grand-Théâtre parisien (28 mai 1865).
Paris, Michel Lévy frères, s. d. (1865), gr. in-8 de 36 pp.

199. =Souvenirs d'une favorite.= Paris, Michel Lévy frères, 1865, 4 vol.
in-18.

200. =Les Hommes de fer.= Paris, Michel Lévy frères, 1867, in-18 de 305
pp.

201. A. =Les Blancs et les Bleus.= Paris, Michel Lévy frères, 1867-1868,
3 vol. in-18. B. =Les Blancs et les Bleus.= Drame en cinq actes, en onze
tableaux. Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du
Châtelet (10 mars 1869). (Michel Lévy frères), s. d. (1874), gr in-8 de
28 pp.

202. =La Terreur prussienne.= Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol.
in-18 de 296 et 294 pp.

203. =Souvenirs dramatiques.= Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol.
in-18 de 326 et 276 pp.

204. =Parisiens et provinciaux.= Paris, Michel Lévy frères, 1868, 2 vol.
in-18 de 326 et 276 pp.

205. =L'Île de feu.= Paris, Michel Lévy frères, 1871, 2 vol. in-18 de
285 et 254 pp.

206. =Création et Rédemption. Le Docteur mystérieux.= Paris, Michel Lévy
frères, 1872, 2 vol. in-18 de 320 et 312 pp.

207. =Création et Rédemption. La Fille du Marquis.= Paris, Michel Lévy
frères, 1872, 2 vol. in-18 de 274 et 281 pp.

208. =Le Prince des voleurs.= Paris, Michel Lévy frères, 1872, 2 vol.
in-18 de 293 et 275 pp.

209. =Robin Hood le proscrit.= Paris, Michel Lévy frères, 1873, 2 vol.
in-18 de 262 et 273 pp.






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the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
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to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
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1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
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     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
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     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***