La première flétrissure

By J. Agrippa

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Title: La première flétrissure

Author: J. Agrippa

Release date: September 27, 2024 [eBook #74487]

Language: French

Original publication: Paris: Hurtau

Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PREMIÈRE FLÉTRISSURE ***





  LA
  PREMIÈRE FLÉTRISSURE

  PAR
  Le Docteur J. AGRIPPA

        Au moins, je vais toucher une étrange matière,
        Ne vous scandalisez en aucune manière,
        Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis,
        Car c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.

        (Molière.--_Tartuffe_.)


  PARIS
  L. HURTAU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  12, 13, GALERIE DE L’ODÉON, 14, 15

  1873




Alexandre Dumas fils a écrit, dans l’_Affaire Clémenceau_:

  «On s’étonne de l’immoralité, du scepticisme, de la dépravation des
  temps modernes: entrez dans le premier collége venu, remuez cette
  apparente jeunesse, appelez à la surface ce qui est au fond, analysez
  cette vase, vous ne vous étonnerez plus. La source est empoisonnée
  depuis longtemps: et quand on n’a pas été un enfant, on ne devient pas
  un homme.»

Cette analyse dont parle Dumas fils, j’ai tenté de la faire pour
l’édification des pères de famille.

Quelques-uns crieront: Au scandale!--Je réponds à ceux-là qu’il faut
étaler sincèrement la plaie pour la pouvoir inspecter et guérir.

D’autres diront: Enfantillages!--Je ne partage point cet optimisme.

Je n’ai pas prononcé un mot qui ne soit exact, ni rapporté un fait dont
je ne puisse fournir des preuves, produire des témoins.

J’ai laissé de côté les procédés d’instruction stériles, l’enseignement
mécanique, pour m’attacher exclusivement à la question des mœurs. On
veut réformer les études: cela est fort bien. Mais je voudrais qu’on
réformât l’éducation.

Le vice germe spontanément sur cet engrais malsain du collége: en tant
que régime d’emprisonnement et d’agglomération, l’internat est mortel
aux inclinations honnêtes, et,--pardon du mot,--à la vertu. Toutes les
améliorations qu’on pourra inventer sont inutiles.

Je plaide la suppression radicale de l’internat, la fermeture de mauvais
lieux, où sous prétexte de latin et de grec, la chair et l’esprit de nos
enfants sont gâtés et s’atrophient sans retour.

Que l’affection que j’analyse soit uniquement due à l’internat, je ne le
prétends point, mais je montre que l’internat la développe au point de
la rendre quelquefois incurable. Loin de moi la pensée d’attaquer ni
l’Université ni aucun corps enseignant: je fais le procès d’un système.

Que vos enfants soient _instruits_ au dehors, soit. Mais c’est vous
seul, père de famille, qui devez _élever_ vos enfants, parce qu’il
n’existe pas un individu sur la terre qui vous puisse remplacer dans ce
quotidien labeur.

Ne le voulez-vous point? Eh bien! sachez au moins ce que fera d’eux le
collége, et voyez si, pour reconquérir nos provinces et notre honneur
perdus, nous pouvons compter sur la France de demain.

J. A.

                   *       *       *       *       *

Il n’est pas inutile d’avertir que, par le mot _collége_ fréquemment
employé au cours de ces pages, je désigne tout établissement qui
recueille un certain nombre d’enfants, les loge, les nourrit, prétend
les élever en lieu et place de leurs parents.




LA

PREMIÈRE FLÉTRISSURE


Monsieur est au café ou au Cercle; madame est en visites. Le petit Henri
est au collége, la petite Berthe chez les sœurs. Monsieur et madame
disent _mon fils, ma fille_; parents vient de _parere_: n’ont-ils pas
engendré?

Henri a dû rester deux ans en nourrice, étant de mauvaise santé.
Ensuite, il a passé cinq ans à la maison. Mais il salissait tout, il
cassait tout; la bonne n’en pouvait venir à bout. On l’envoyait chez sa
grand’mère l’été. Enfin, comme madame ne pouvait garder un pareil petit
diable, elle l’a mis au collége où il se tiendra tranquille. Henri en a
pour douze années, au bout desquelles il prendra la clef des champs et
ira courir les filles.

Il a vingt ans. Sa mère qui vieillit lui demande quelquefois son bras
pour sortir; mais le garçon se dérobe à cet honneur; n’a-t-il point ses
amis, ses affaires?

C’est là le foyer, le _home_ français.

Qu’il y eût des génératrices comme il y a des nourrices, croyez-vous que
madame se fût donné la peine d’accoucher?

Voilà cependant le seul lien qui constitue la famille aujourd’hui. Ce
jeune homme, cette jeune fille, elle les a mis au monde avec douleur. Et
elle se récrie sur leur ingratitude lorsque la nourrice, la bonne, la
grand’mère, les professeurs, les pions, les camarades s’étant effacés,
elle se retrouve seule en présence de ces deux êtres qu’à peine sortis
de ses entrailles elle a remis à des étrangers!

En vérité, si c’est cela la maternité, j’aime mieux qu’on l’esquive
absolument; et Malthus connaissait son siècle, qui prescrivait le
_restreint moral_.

Je m’adresse à vous, père de famille, pour vous conter ce que vous
semblez ignorer parfaitement: l’éducation qu’a reçue votre fils au
collége. Pendant le siége, vous étiez, n’est-ce pas, de la garde
nationale? Vous avez, comme tout le monde, déploré notre décadence; vous
vous êtes écrié: Français dégénérés! La virilité physique et morale, ce
que les Romains appelaient _virtus_, la force d’initiative
n’apparaissait nulle part;--et le soir, au coin du feu, en fumant votre
cigare, vous cherchiez, comme tant d’autres, la «cause de nos
désastres».--Rassurez-vous: je ne prétends pas vous la révéler; mais je
veux dire comment vous avez contribué pour votre part à ces désastres,
en rejetant sur d’autres vos devoirs de père, en laissant donner à vos
enfants une éducation qui leur coûte l’intelligence et la santé. Je
déclare que le patriotisme ne peut point exister dans une nation qui ne
connaît pas la famille.

Les devoirs de la famille sont les premiers devoirs, la condition et
l’apprentissage des autres. C’est chez vous, non chez des étrangers, que
votre fils devait trouver les bons exemples, apprendre à obéir et à
aimer.

                   *       *       *       *       *

Beaucoup de pères sont pénétrés, à l’égard de leurs enfants, d’un
préjugé que l’égoïsme souvent inspire. Il ne faut point, disent-ils, que
mon fils vive sous les jupons de sa mère; ici, il s’amollirait.
Mettons-le au collége; son caractère se formera; il apprendra à vivre.

Avez-vous donc peur, Monsieur, qu’il ne l’apprenne trop tard?

Oui, c’est vrai: il apprendra à vivre, mais _comment_?

Je vais vous le dire.

                   *       *       *       *       *

Henri a été présenté au proviseur: sa mère a déclaré qu’il était très
intelligent, et le proviseur a souri avec indulgence.

--«Venez, mon ami, je vais vous conduire à vos petits camarades.» Car on
était en récréation.

Un nouveau! Les petits camarades passent et repassent, montrent du doigt
l’arrivant; ils rient de sa gaucherie. Mais, comme Henri vient de
recevoir de sa mère une montre en or avec la chaîne, les écoliers lui
témoignent encore quelque respect. La vue de l’or produit cet effet sur
ces petits bourgeois du dix-neuvième siècle; j’en parle d’expérience.

Cependant un blondin d’environ dix ans s’approche:

--«Comment t’appelles-tu?

--«Henri.

--«Ce n’est pas un nom, ça. Est-il bête!--Ton nom de famille?»

Et comme les enfants se groupent autour de lui, Henri, sur qui tous ces
regards malins se fixent, rougit, balbutie une syllabe sourde, et finit
par fondre en larmes.

Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de plus terrible que ce
premier moment où l’homme se trouve seul, en présence de l’humanité. Il
est envolé du nid maternel; une effroyable impression d’isolement
l’envahit; il appelle: Maman! maman! sa première providence.

A ses larmes répond le rire méchant du prochain. Ses joujoux, ses
livres, ses images, tout son petit monde va être exploré, fouillé,
bafoué. Où trouver un protecteur? qui aimer? à qui obéir?

La cloche sonne: on se rend à l’étude. Le voici sous les yeux du maître,
entre deux bambins qui essuient leurs plumes sur son habit, et lui
donnent des coups de pied sous la table. Quant à lui, il tâche de
s’absorber dans son devoir.

                   *       *       *       *       *

Le _devoir_ de l’enfant, jusqu’à l’âge de douze ans, est de jouer.
L’hygiène, autant que la raison, l’exige. Ces petits membres frêles ont
besoin de mouvement, mais d’un mouvement continuel: c’est la condition
de l’appétit, du sommeil; c’est à ce prix que le cerveau se développera,
et deviendra apte à recueillir et garder les impressions extérieures.

--«Il ne se tient pas en place! Il est distrait!»

Mais cela est naturel, nécessaire! L’attention est une faculté qui ne
vient qu’avec l’âge. Vous ne demandez point à ce bébé de soulever des
poids de vingt kilos; pourquoi voulez-vous que son intelligence soit
formée avant son corps?

L’éducation d’abord doit être toute physique. Que l’alphabet soit
déguisé en un jeu: j’y consens. Mais vous lésez la santé de l’enfant, en
le tenant huit et dix heures par jour sur les grammaires. L’instruction
ne s’ingurgite pas ainsi violemment: c’est seulement quand l’esprit est
mûr pour la recevoir qu’il la faut présenter par petites cuillerées
emmiellées à l’enfant. Ainsi vous la rendrez aimable: vous chatouillerez
la curiosité du bambin.

Pourquoi le jeune homme qui sort du collége brûle-t-il ses livres
classiques, sinon parce qu’on lui a donné dès sa première enfance le
dégoût, l’horreur de la science?

                   *       *       *       *       *

Une étude aux murs nus. Les petits camarades saisissent le moment où le
pion dort pour parler tout bas et se faire des signes. Les flèches de
papier assaillent le nouveau qui, immobile à sa place, n’ose lever les
yeux. Par moments éclate, comme un coup de tonnerre, la voix du maître:

--«Monsieur X... cent vers à copier!

--«Vous irez en retenue... Pas d’explications!»

Le ressort de cette éducation, c’est la peur: peur des condisciples;
peur du pion. Sentiments mauvais qui engendrent rapidement la lâcheté.
L’élève apprend à fronder, à dénigrer, mais en cachette et par derrière.
Ces vices sont de ceux qui se développent au contact du prochain.

Ainsi les captifs se liguent contre le nouveau venu. S’il manifeste le
moindre désir de se plaindre, immédiatement traité de _cafard_, il est
malmené sans relâche. Ni les bousculades, ni les boulettes de papier
mâché ne lui sont épargnées. Car ce mot de _cafard_ a le privilége
d’ameuter les bambins, et ils se ruent sur un innocent, comme fait la
multitude aveugle quand on lui a conté que L... empoisonnait les
rivières ou méditait de faire tirer sur le peuple. Rien n’égale
l’acharnement de ces malheureux, car ils ont à se venger de leur
asservissement et de leur misère.

Ainsi fera, Monsieur, le petit Henri, sous peu de temps. Il se
vengera,--sur un nouveau ou sur le pion. Point de détestables tours que
celui-ci n’endure.

Dans le début, Henri passait trois jours de la semaine à penser au
dimanche précédent, et les trois autres jours à compter les heures qui
le séparent du dimanche prochain. Rassurez-vous, cette anxiété se passe:
l’acclimatement peu à peu se fait, le cœur s’endurcit. Dans deux mois,
les caresses d’une mère ne lui seront plus nécessaires.

Oui, un abîme insensiblement s’est creusé dans ce cœur d’enfant; et
savez-vous ce qui va le remplir?--Le vice.

                   *       *       *       *       *

Pour ce petit être l’enfance est finie. Plus de tapage, plus de
mouvement; en même temps que le corps est opprimé, l’esprit est
surmené;--et, à l’heure même où on le force d’abandonner ses jeux, on
lui fait prendre le dégoût des exercices intellectuels.

Appelez ce chétif collégien du nom qu’il vous plaira, ce n’est plus un
enfant. Enrégimenté, bridé, il a perdu la libre allure et l’expansion
des premières années; il porte un joug d’abêtissement dont le poids se
fera sentir de plus en plus lourdement avec l’âge.

La maman, au parloir, s’écrie en le voyant:

--«Ah! le joli petit soldat! que ce liseré rouge lui sied bien!»,

Il fallait garder ce liseré-là pour votre poupée, mademoiselle!

                   *       *       *       *       *

L’enfant, lorsqu’il quitte le foyer affectueux de la famille, trouve en
échange les élèves et le maître-d’études. Est-ce à ce dernier qu’il aura
recours contre les influences pernicieuses? Le maître-d’études
remplace-t-il, dans une mesure si minime qu’elle soit, les parents?
Quelles sont les relations du maître-d’études et de l’élève? Quels
exemples celui-ci reçoit-il de celui-là?

Il est vrai, l’enfant qui entre au collége a d’abord moins peur de
l’homme que des autres enfants, du maître que des camarades. Il croit
peut-être trouver un refuge auprès de l’un contre les autres: espérance
promptement déçue. Le maître ne peut ni aimer les élèves, ni en être
aimé: ses rapports avec eux sont des rapports hostiles. Il n’y entre
point de confiance, point d’affection, car le règlement exige que le
maître soit oppresseur, et la nature que l’élève soit rebelle.

Peu de gens savent au juste ce que c’est que le maître-d’études. Plus
misérable que l’élève, parce que l’abrutissement, datant de plus loin,
est plus profond, ce bourreau est lui-même le premier martyr de
l’internat.

Il commence par être bon, mais ses tourments de chaque jour le forment à
la méchanceté. Jeune homme sans fortune, il a néanmoins reçu de
l’instruction. Peut-être son père avait-il rêvé de l’élever un jour
au-dessus de sa condition; peut-être, lui reconnaissant des aptitudes
sérieuses, ses professeurs ont excité sa famille, qui ne s’en souciait
point, à le laisser pousser jusqu’au bout ses études. Le collége lui a
ouvert ses portes gratuitement, et il s’est efforcé de rétribuer le
collége par quelques nominations au concours académique.

D’une façon ou de l’autre, le voilà bachelier, et, dès ce moment, il est
aisé de prévoir sa perte. La conscription menace; il est deux moyens de
l’éviter: la prêtrise, remède pire que le mal; l’engagement décennal
dans l’Université, qui semble une planche de salut. Le malheureux s’y
raccroche et se noie: d’homme il se Change en pion, désastre
irréparable.

Avec quelles illusions il aborde ce métier rebutant! Il ne s’est sans
doute pas résigné sans répugnance. Ayant été élève, il ne pouvait pas ne
point soupçonner le péril. Mais on lui a tant dit: «L’épreuve ne sera
pas longue; vous pourrez travailler, atteindre l’agrégation,
professer...» qu’il a fini par le croire[1]. Il entreprend donc avec
courage cette ingrate besogne: il a la résolution de travailler et
s’imagine pouvoir le faire.

  [1] On sait que le _maître-d’études_ a été remplacé par le «_maître
    répétiteur_», lequel n’est plus un simple gardien d’enfants,
    puisqu’il doit suppléer à l’étude, par ses conseils, le professeur
    absent. M. de Fortoul, ministre de l’instruction publique, disait
    dans le rapport qui a précédé le décret du 17 août 1853:

    «Les _maîtres-d’études_, séparés des professeurs par un intervalle
    pour ainsi dire infranchissable, étaient condamnés à languir
    éternellement dans leurs fonctions _et à devenir pour leurs propres
    élèves un sujet de pitié et d’aversion_. . . . . . . . . . . . . . .
    Mettre les _répétiteurs_ en mesure de fortifier leur instruction,
    c’est ajouter à leur considération, c’est ennoblir leurs modestes
    fonctions, c’est en faire des guides sûrs pour les jeunes gens dont
    _ils auront intérêt_ à gouverner les dispositions, à redresser les
    écarts, à conquérir les cœurs, puisqu’ils devront passer leur vie
    au milieu d’eux comme auxiliaires des professeurs d’abord, comme
    professeurs ensuite.»

    L’intention était bonne, mais ce changement de dénomination n’a
    introduit aucune modification dans la condition de l’être misérable
    que depuis, comme avant 1853, on appelle partout uniformément le
    _pion_.

Au bout de quelques mois, il sait toute la vérité. Habitués à haïr le
pion quel qu’il puisse être, les élèves n’ont vu dans sa bonté que
crainte ou sottise: ils l’ont récompensée par les plus méchants tours. A
force d’injustice, ils ont soulevé la bile, aigri le caractère du
malheureux. Aussi devient-il dur, soupçonneux; il ne croit plus aux
excuses, s’emporte à tout propos et punit à tort et à travers. Ne
l’accusez point de lâcheté, car il livre une bataille où il s’en faut
que l’avantage soit de son côté. Ses ennemis lui portent plus de coups
qu’ils n’en reçoivent, et sont cent fois plus acharnés que lui à la
lutte. Continuellement distrait, tracassé, irrité, il ne peut lire qu’à
peine. Au début, il tâchait de tout concilier, de dédoubler son esprit,
de diviser son attention entre les travaux qui lui étaient
personnellement nécessaires et la surveillance du quartier; mais il se
consumait en des efforts stériles. Une fois son impuissance clairement
démontrée, à sa première ardeur succèdent le découragement et une morne
somnolence. Il ne tente plus même d’employer le temps des classes. Ce
n’est point de trop de quatre heures sur vingt-quatre pour prendre
haleine quand on fait ce rude métier. Qu’en dites-vous, parents, qui
n’aviez qu’un seul enfant à surveiller, et possédiez, pour le soumettre,
l’arme toute puissante: l’affection?

Tout doucement s’établit, par la force des choses, l’habitude de la
paresse, et la capacité de travailler se perd. C’est du reste une
fainéantise laborieuse que celle du pion.

Après quelques années de service, il ne nourrit plus l’espérance de
sortir de sa galère; à peine le désire-t-il. Il s’est fait peu à peu à
l’idée de rester éternellement ainsi; il s’est accoutumé à son
abjection. Aussi traîne-t-il maintenant le boulet comme chose naturelle;
il n’en sent plus le poids, parce qu’il a oublié ce que c’est que de ne
pas le sentir. Traité comme un valet par le proviseur, harcelé même par
des «fils de famille» contre lesquels il lui serait téméraire de se
défendre, fût-ce le règlement à la main, il a commencé par faire pitié,
et finit par inspirer le dégoût.

A ce point, est-il un homme, une bête, une machine?

C’est un être dégradé; le mépris général a fait cette œuvre: c’est le
_pion_.

Il s’enivre le dimanche, pue le tabac, et ne s’aperçoit pas, quand il
prend son chapeau à la fin de l’étude, qu’on a profité de son sommeil
pour verser un encrier dedans.

Tel est, Monsieur, l’_éducateur_, tel est le porte-respect par qui vous
vous êtes fait remplacer auprès de votre fils.

Voilà la première image que l’enfant ait de cette chose dont on parle
tant en France, et dont on déplore la ruine: L’AUTORITÉ.

                   *       *       *       *       *

J’ai abordé un sujet délicat, je vais être obligé de révéler beaucoup de
choses abominables et de vous faire assister, lecteur, à la vie de votre
collégien, depuis le coup de cloche du lever jusqu’au coup de cloche du
coucher. Avant d’entrer dans cet hôpital, avant de lever le voile et de
découvrir les plaies, je vous prie de considérer ceci:

C’est que votre enfant a été flétri avant qu’il sût même ce que c’était
que le vice.

Cette observation expliquera les désordres monstrueux que je vais dire,
et dont la monstruosité échappe à l’enfant.

Oui, le corps est défloré avant que l’esprit sache, et l’intelligence
est viciée avant de s’être développée. On répète souvent que le niveau
du _sens moral_ a baissé en France. J’attribue ce fait--exact--à la
dépravation précoce de l’individu au collége.

                   *       *       *       *       *

Ceci se passe dans la cour des petits. Le surveillant cause avec des
élèves. Sur un banc, loin de ses regards, deux enfants sont assis. Ce
sont des créoles: ils sont âgés d’environ treize ans et fort arriérés
dans leurs études. Autour d’eux s’est formé un cercle d’enfants de neuf
ou dix ans. Que contemplent si curieusement ces enfants?

Je ne saurais vous le décrire; c’est la scène du Maure dans les
_Confessions_, moins la résistance de Jean-Jacques. Le philosophe a
donné à cette scène une physionomie hideuse. La raison de l’homme se
révoltait à ces souvenirs de son enfance. Ici, en analyste exact, je
dois dire que les spectateurs étaient charmés de ce qu’ils voyaient:
leur curiosité malsaine se satisfaisait. C’était d’ailleurs une première
leçon; et les contorsions de l’onaniaque, ses cris, son rire
spasmodique, imprimaient dans ces jeunes cervelles un souvenir
ineffaçable, en même temps qu’un désir vague, irréalisable encore.

L’initiateur menaçait les enfants de leur «f... une pile s’ils avaient
le malheur de cafarder». Et le soir, au dortoir, il employait à la même
opération l’un de ces curieux,--un bambin de dix ans.

--«Et le pion?»

Lecteur,

1º Il est impossible que le pion voie tout ce qui se passe;

2º Il sait tout cela, ayant été élève: il en rit souvent avec ses
collègues. Je me souviendrai toujours du sourire ignoble de ce pion
disant à un écolier de treize ans dont l’_ami_ était chassé pour avoir
fait circuler une chanson obscène:

--«Eh bien! il s’en va donc, votre petit ami...»

Je ne parle que pour mémoire des pions qui, subissant eux-mêmes cette
atmosphère de l’internat, vont caresser la nuit les enfants que vous
avez confiés à leurs soins.

Cette abomination heureusement est très rare dans les établissements de
l’Université; d’ailleurs, l’indiscrétion, naturelle aux enfants, rend le
jeu peu sûr. J’ai vu cependant, dans un lycée de Paris, chasser un
maître-d’études qui s’était rendu coupable de cette infamie: son nom est
encore dans mon souvenir, ainsi que celui d’une de ses victimes.

                   *       *       *       *       *

Ici, on me fait une observation que je ne veux point esquiver; c’est
que, dans la famille même, l’enfant peut contracter les mauvaises
habitudes. J’entends dire: «Sous le toit paternel, il court bien des
périls: tantôt on le néglige, tantôt précepteurs et domestiques le
gâtent. Il trouve auprès de sa mère qui l’adore une sollicitude trop
vive, dont les effets sont parfois funestes. Autour de lui les
distractions abondent; le bien-être amollit ses mœurs, et, la puberté
venue, les sollicitations des sens seront irrésistibles: l’onanisme, on
le sait, peut se passer d’être enseigné.»

Eh bien! ces objections témoignent chez les parents qui les font, d’une
intelligence fort incomplète de leurs devoirs. Comment! votre enfant se
gâtera sous vos yeux sans que vous vous en avisiez, sans que vous
arrêtiez, si vous ne les avez pas prévenus, les progrès du mal! Mais
c’est vous seuls que je fais responsables des vices de vos enfants; vous
jugez trop lourd le soin de les surveiller, de les guider: pourquoi les
avoir mis au monde?

Savez-vous que vos observations manquent absolument de justesse? Car,
considérez le parallèle suivant:

Dans la famille:

1º L’enfant peut être surveillé,

2º Il ne rencontre aucune excitation sensuelle: au contraire.

Au collége:

1º L’enfant ne peut pas être surveillé;

2º Il est à toute heure du jour circonvenu par les sollicitations du
vice.

Quelle femme est donc votre femme et quelle fille votre fille, si, dans
la société constante de sa mère et de sa sœur, cet enfant entend le cri
des sens et fait son apprentissage de la débauche?

Je suppose néanmoins que, vers l’âge de quatorze ans, le tempérament et
les lectures brûlantes aidant, votre fils apprenne un jour la
masturbation. Eh bien! c’est à vous, père de famille, à saisir dans la
démarche embarrassée, dans le regard hésitant, dans les traits pâlis de
l’adolescent, les premières traces du mal. Vraiment, je ne vais pas vous
dire comment vous reconnaîtrez cela: les symptômes sont connus de tout
le monde, et ils sont si frappants à l’origine, qu’il est impossible que
vous ne les aperceviez point. Quant aux correctifs, quant aux
dérivatifs, ils sont nombreux, et c’est seulement dans la famille qu’ils
peuvent être appliqués avec succès. Je vous renvoie aux livres qui
traitent de la matière, et en particulier à celui du docteur Deslandes.
Votre fils se guérira si vous le voulez; car, au lieu de trouver les
encouragements du collége, il rencontrera le blâme de parents qu’il aime
et dont il ambitionne l’estime.

                   *       *       *       *       *

Cette influence moralisatrice de la famille se fait sentir, dans une
certaine mesure, au collége même. Ainsi, l’enfant qui succombe le plus
vite et le plus sûrement est celui que des parents (indignes de ce
titre) font sortir deux fois l’année: aux grandes vacances et à Paques.
Celui-là a dû organiser toute sa vie entre les quatre murs du collége:
ses besoins d’affection, il les a reportés sur certains de ses camarades
parmi lesquels, hélas! se trouve toujours ce que l’autorité appelle des
_complices_. Le vice lui a été inoculé avant qu’il sût ce que c’était,
et il marche droit à l’idiotisme sans s’en douter. A peine entré dans la
geôle, il a appris; maintenant il enseigne. Son système nerveux était
d’abord surexcité, et il souffrait; aujourd’hui (il a quatorze ans), la
sensation est émoussée. Il est l’élève le plus paresseux de sa classe,
et cela naturellement: il ne peut pas travailler. La mémoire, cette
faculté principale à l’École, la mémoire est complétement détruite.

Faisons l’inventaire de la vie de ce malheureux:

Il a pris des habitudes et des manies de vieux garçon. Toutes ses
démarches de la journée sont réglées. Dans son pupitre, il a une lampe à
esprit de vin faite d’un encrier de buis; un cordon de soulier sert de
mèche. Il fait, le matin, du chocolat à l’eau: une palissade de livres
dissimule au pion la lumière. Cette boîte en carton, percée de plusieurs
trous, contient des feuilles d’acacias sur lesquelles se prélasse un
hanneton ou un ver à soie. Dans une autre prison, formée d’un bouchon
évidé et grillée d’épingles, des mouches volètent. Tous ces menus
travaux occupent constamment l’esprit du _potache_: il taille dans une
règle des petits bateaux, des figurines dans un marron d’Inde; comme
Pellisson, il apprivoise des araignées. D’ailleurs, il n’est pas
malheureux plus que l’oiseau né en cage; il n’a jamais connu une autre
vie que celle-là, et la joie des camarades qui sortent le dimanche, ne
lui fait aucune envie.

J’ai remarqué que les maîtres-d’études se liaient volontiers avec ce
prisonnier, car ce n’est pas un enfant: le vice et la routine l’ont
vieilli. Ce ne sera point un homme, et il est certain, pour moi, qu’il
ne sortira point du collége. S’il a un bon numéro à la loterie du
baccalauréat, il demeurera dans l’établissement en qualité de
maître-d’études.

Internat, internement; soit: le Code emploie un autre vocable, il
prévoit et punit la _séquestration_.

De bonne foi, et laissant de côté les arguties des jurisconsultes, en
morale, en raison, n’est-ce pas là un fait de séquestration?

Ce fait, cependant, est loin d’être isolé. Dans chaque cour, on compte
environ dix jeunes gens qui sont ainsi retirés du monde et de l’air
libre, confinés dans le vice et l’abêtissement. J’en ai connu un qui
était absolument idiot. Il faisait la joie des pions et des élèves.
C’était un mulâtre de la Martinique, et le professeur, en ouvrant la
classe, ne manquait jamais de lui lancer cette plaisanterie:

--«Otez donc vos gants, Monsieur X... (on rit). Ah! pardon, vous étiez
dans l’ombre...»

                   *       *       *       *       *

«La nature des fréquentations d’un jeune sujet, dit le docteur
Deslandes, peut éveiller des soupçons, _car la masturbation se donne_.»
Voilà pourquoi, Monsieur, je vous conseille de ne mettre votre fils au
collége qu’en qualité d’externe. Pendant que vous êtes à vos affaires,
il va en classe, et le reste du temps vous vivez avec lui. Vous éloignez
de lui les spectacles obscènes, les excitations des sens: à ce titre,
vous devez à tout prix garder votre enfant chez vous.

Car, interne, ces spectacles l’assiégeraient partout: au dortoir, aux
récréations, à l’étude. La classe seule fait exception. D’ailleurs, en
classe, l’externe n’est point placé près des internes.

L’autorité a imaginé d’arracher ceux-ci à la société pernicieuse de
jeunes gens qui vivent au grand air; et moi, je vous félicite de ce que
votre fils est tenu éloigné des jeunes gens qui vivent en troupeau.

                   *       *       *       *       *

Je ne puis pas entrer dans les détails de cette prostitution enfantine.
Je ne cesserai de le répéter: ce qu’il y a de plus pitoyable, c’est
l’_innocence_ de ces êtres flétris, c’est l’ignorance où ils sont de la
monstruosité de leurs actes. Le monstre, c’est la luxure, c’est
l’oisiveté de la geôle. Le vice, en cet endroit, est quelque chose de
fatal, à quoi on peut à peine se soustraire, et le mal s’empare aisément
d’êtres qui n’ont point encore la conscience du mal.

                   *       *       *       *       *

Si je signale des choses énormes, je ne signale que des choses vraies,
et si je relève des faits exceptionnels, c’est pour montrer les
conséquences extrêmes de l’état de choses créé par l’internat.

J’ai vu des enfants de douze ans se prostituer, c’est-à-dire offrir
leurs affreux services à des _grands_ pour des gâteaux, pour de
l’argent.

Voici un fait plus fréquent: le _grand_ fait les devoirs du _petit_ et
touche sa récompense en plaisirs unisexuels.

_Mutua duorum discipulorum, laniatis vestibus, manustupratio quasi
quotidie deprehendi posset[2]._

  [2] Dans un lycée de Paris, on a imaginé de supprimer les poches. Les
    enfants ouvrent la couture, en ayant soin de conserver le liseré
    rouge.

Un _grand_ donne rendez-vous à un _petit_, soit le dimanche quand on
réunit les quartiers, soit tous les jours aux _lieux_, soit même au
dortoir. Mais cet arrangement est le plus rare, étant le plus périlleux.

Un de ces malheureux allait voir _son complice_ chez ses parents, le
dimanche. Un autre ne dissimulait pas qu’il avait gâté sa sœur. Le vice
ainsi déborde au dehors.

Assez, n’est-ce pas? Eh bien, je ne prononce plus qu’un mot. Ce qui se
passe actuellement dans la plupart des colléges entre enfants de neuf à
quatorze ans, est de la pure promiscuité. Si donc, sachant cela
parfaitement, vous persistez à faire de votre fils un _potache_, vous
avez neuf chances sur dix de commettre un infanticide moral.

                   *       *       *       *       *

Ceci est l’histoire de Gaston C..., qui occupe aujourd’hui une haute
position officielle. Je la raconte de son aveu.

Mis au lycée à l’âge de dix ans, il se sentait infiniment malheureux, et
c’est en pleurant abondamment qu’il s’endormait chaque soir. Il était
orphelin, sa mère étant morte en le mettant au monde. Son père ne
s’occupait point de lui. Cependant il se consumait dans la pensée de
revoir ce père et sa petite sœur Cécile. Il en tomba malade.

A l’infirmerie, quelle consolation! il rencontre les sœurs de charité.
Le voilà qui se met à les aimer, et comme c’était le plus charmant
enfant du monde, celles-ci le lui rendaient bien. Elles ont trouvé moyen
de le garder un mois de trop.

Dépeindre la douleur du pauvre enfant quand il a dû quitter cette
délicate famille d’adoption, j’y renonce. Les sœurs de charité, ces
déshéritées de la nature, pleurèrent presque elles-mêmes, en le laissant
partir, cet ange blondin, ce ressouvenir de leur vie manquée, de leur
destinée sociale désertée. Chacune l’aimait avec jalousie, comme si elle
l’avait mis au monde; et lui, il avait retrouvé ce qu’il faut à l’enfant
le plus longtemps possible, entendez-vous, lecteur, LA MÈRE.

En descendant de l’infirmerie, Gaston C... retrouve ses camarades. Il
mordait son mouchoir pour ne pas éclater en sanglots. Les sœurs lui
avaient enseigné à prier. Au lieu d’aller aux récréations, il
s’échappait, affrontait les retenues pour rentrer dans l’étude; là, il
ouvrait un petit _manuel_ qui venait de la sœur Colombe, et il lisait
avec ferveur, implorant, tout en larmes, la protection du bon Dieu.

Un jour, comme la porte de son étude était fermée, après quelques
démarches inutiles, il prit le parti d’aller s’enfermer dans une étude
voisine; il y surprit deux de ses camarades dans une posture et une
occupation obscènes. Jusque-là, il n’avait pas fréquenté ses camarades,
qui le haïssaient. Saisi d’un dégoût instinctif, il s’enfuit, et le
voilà qui glose.

Les écoliers le traitent de sot, de _cafard_. Il se bat avec l’un d’eux
et le jette par terre, ce qui lui attire immédiatement quelque
considération des autres.

Mais une image et des idées étranges avaient fait irruption dans ce
jeune cerveau. Il s’inquiète, cherche à savoir, interroge: les fanfarons
de vice l’initient avec joie.

Que fait Gaston? Il prend des notes sur tout ce qu’il entend; il copie
des chansons obscènes, il fait une relation des amours d’un pion, fable
de collége, et constitue ainsi un dossier à charge, où l’accusé est
l’internat. Ce n’était point mal imaginé pour un enfant de dix ans, qui
exécrait le collége et ne songeait qu’à retrouver le foyer paternel
perdu.

Les documents sont adressés au père. Celui-ci s’en va naïvement trouver
M. le proviseur, et lui détaille la chose. Surprise, indignation,
promesse d’enquête: les maîtres-d’études sont convoqués, on appelle
plusieurs élèves. Un grand scandale a lieu, et le malheureux Gaston,
traité de calomniateur, est condamné à demeurer au collége pendant les
grandes vacances. Le proviseur voulait d’abord le chasser; c’est sur les
instances du père que la punition a été commuée.

--«Jamais, me disait-il depuis, jamais je n’oublierai la stupéfaction où
m’a plongé cette première perspective ouverte sur la malignité et
l’hypocrisie humaines. J’en faillis devenir fou. Je m’interrogeais
moi-même anxieusement, et me prenais à douter de mon innocence. J’ai
avalé des couleurs pour m’empoisonner, et n’ai pas réussi. J’ai voulu me
sauver, et me suis vu rattraper par un garçon. Cette aventure m’a
vieilli de plusieurs années.»

                   *       *       *       *       *

Allez dans une cour de récréation. Des enfants de douze à quinze ans se
promènent gravement; en hiver, ils se collent au mur blanc que le soleil
chauffe; en été, ils s’asseyent ou même se couchent sur leur tunique.
Ils sont réunis par groupes de cinq ou six individus, car je ne parle
pas des couples,--ou accouplements. Quelle est la conversation de ces
bambins?

L’ordure la plus crapuleuse en fait le fond. Il n’est pas d’équivoque
qui les fasse rougir. Ils ne savent rire que lorsque quelque grosse
saleté chatouille leur imagination déjà blasée. Point de débauche
secrète qu’ils ne connaissent; point de raffinements qui leur soient
étrangers: leur curiosité a pénétré dans les auteurs anciens pour y
apprendre les pratiques de la pédérastie et de la tribadie. Les
chansons, les gravures, les photographies obscènes passent de mains en
mains. Chaque génération d’écoliers communique à la suivante ses
traditions et ses turpitudes. Il est telle platitude rimée comme
l’_Examen de Flora_, telles comédies infâmes comme le _Théâtre
Gaillard_, dont il circule des copies manuscrites dans tous les colléges
de France. Car il y a là réellement une littérature pornocratique,
apportée en partie par les pions, qui ne sort point des murs du collége.
Et j’ai rencontré là des livres dont j’ai vainement donné le titre et la
date de publication aux premiers éditeurs de Paris.

                   *       *       *       *       *

Je veux traiter en passant cette question des lectures pernicieuses.

Qu’est-ce qu’un livre _moral_? Que faut-il permettre ou interdire aux
enfants, aux jeunes gens?

Un auteur qui fait l’apologie du vice ou du crime est un auteur
immoral.--Soit. L’enfant ne lira point _Mademoiselle de Maupin_ ni
_Justine_.

Mais que dites-vous de ces livres _moraux_, c’est-à-dire qui ont pour
but de démontrer la laideur du vice et l’excellence de la vertu: _Don
Quichotte_, les comédies de _Molière_, _Gil Blas_, _Clarisse Harlowe_,
_Paul et Virginie_?

Faut-il donner tout cela à lire à un enfant âgé de quatorze ans?

En principe, je réponds: Oui.

Ces livres contiennent des mots vifs, des peintures lestes ou
brillantes. Mais je suppose que l’enfant qui lit cela ne cherche point
le mal. Je l’imagine,--à quatorze ans,--instruit, d’une manière à la
fois discrète et scientifique, par son père lui-même, de ce que sont les
relations sexuelles et l’acte de la génération. Son imagination n’est
point sensible, parce que sa raison est émue. Il étudie en lisant, et
c’est le beau qu’il cherche, qu’il admire. Aussi les secrets de la
nature ne l’étonnent-ils point, et de la connaissance des passions
humaines il ne recueille que l’ambition du bien.

Je le sais: ce jeune homme n’existe point. Dans notre société où, à
défaut de la foi, le préjugé religieux est demeuré, il règne une fausse
pudeur qui prescrit de ne point parler de certaines choses. Cette
modestie-là prend sa revanche en temps et lieu, et à tant de retenue
succèdent les plaisanteries indécentes et les parodies ignobles. Mais il
est convenu dans le monde qu’on garde le silence sur ces choses et,
plutôt que d’instruire lui-même ses enfants quand l’âge de la puberté
est venu, le père de famille préfère les abandonner aux mauvaises
connaissances, aux mauvais livres et aux mauvaises habitudes.

J’ai connu de ces pères philosophes qui déclaraient fermer les yeux sur
la conduite de leurs fils: ils ne les ouvraient que quand la maladie
enlevait ceux-ci à l’apprentissage de la débauche.

S’il faut donc considérer l’enfant au collége, je reconnais que tous ces
livres sont dangereux. Mais je vais plus loin, et je retire de ses mains
Boileau, Fénelon, Bossuet, tous les auteurs qui ont traité plus ou moins
directement des plaisirs sensuels. Ils les ont flétris, sans doute, mais
dans une ligne que le collégien ne lit pas.

Car dans ses livres classiques, et jusque dans le _Manuel de la
confession_, il cherche et trouve un aliment à la surexcitation
constante de son imagination. Ce misérable cerveau n’est occupé, envahi
que par des impressions lascives; il s’épuise dans la méditation du
plaisir, s’use et se détraque par l’abus de la sensation.

Les allusions les plus légères lui suffisent, le cynisme le plus
grossier ne le révolte pas. On a souvent dit que le nu n’avait point
d’action sur les sens, qu’ils s’enflammaient seulement à la vue du
décolleté. Cette observation n’est pas applicable à l’écolier. Son goût
est dépravé, et les ordures de Rabelais ne sont pas une épice trop forte
pour ce palais échauffé.

Je me résume. Laissez à votre collégien tous les livres qu’il vous
plaira, ou bien faites-lui sa part: le résultat sera à peu près le même.
Les livres, quoi qu’on ait dit, favorisent peu le vice. Si l’onaniaque
les emploie comme moyen d’excitation, ne doutez point qu’à leur défaut
il ne trouve d’autres instruments. Et les conversations honteuses que
tiennent ces bambins ne leur sont point inspirées par les livres qu’ils
lisent, car ils ont eu l’expérience de la débauche avant de connaître
aucun écrit sur la matière.

Un romancier raconte l’histoire d’une femme séduite au moyen d’un livre
du marquis de Sade. La chose semble mal imaginée. Sur une âme novice, un
livre infâme ne produit qu’une seule impression: l’horreur.

Qu’on ne parle donc point de l’influence pernicieuse des mauvaises
lectures.

Faites lire tout haut, Monsieur, à votre fils _Gil Blas_ ou _Clarisse
Harlowe_. Si les passages vifs provoquent ce «ris d’après nature» dont
parle l’auteur des _Plaideurs_, eh bien! je vous en félicite: c’est que
le cœur n’est pas entamé. Mais ce que vous devez écarter avant tout,
c’est le mystère. N’interdisez rien à ce jeune homme; s’il veut lire M.
de Sade, donnez-lui M. de Sade. Point de fruit défendu. Qu’il connaisse
lui-même et apprécie le mal; ainsi seulement le mal n’aura point
d’attraits pour lui, et sa curiosité, fort légitime, étant satisfaite,
il usera avec modération des fruits nombreux, tous permis également, du
paradis.

                   *       *       *       *       *

«Qu’il puisse faire toutes choses et n’ayme à faire que les bonnes.»
Pères de famille, c’est là un mot de Montaigne que vous devez avoir
toujours en la pensée. Il n’y a point de vertu sans liberté, et c’est de
l’asservissement que naissent tous les vices. Le fait seul de
l’internement d’un être qui pense est le commencement de la dégradation
morale qui va s’accomplir. Quant aux bonnes actions, elles sont
impossibles où l’indépendance n’existe pas.

Les hommes qui recueillent un enfant et règlent sa vie, non pas au gré
de la nature, mais à leur fantaisie propre, devraient s’engager à le
rendre à ses parents pur, sain et sauf. Incapable dans cette geôle de
bien et de mal, ils devraient au moins le garantir contre la peste, et,
s’ils ne développent point ses qualités, ne pas lui inculquer des vices.
Voilà le traité à forfait que les parents devraient exiger avant
d’abandonner leurs enfants à des étrangers. Ils ne le font point; leur
prudence ne va pas jusque-là. D’ailleurs, combien oublient que
l’instruction n’est pas l’éducation, confondent l’une avec l’autre, et
ne songent point à demander à leurs fils comment ils vivent!

                   *       *       *       *       *

J’ai eu souvent occasion d’entretenir des parents de ces choses. Je les
exhortais à mettre leurs fils au collége en qualité d’_externes_. Je
dépeignais les mœurs de l’internat: je racontais les scènes abominables
qui se passent tous les jours dans certaines pensions de province, où la
poignée de main même devient un attouchement, et je suppliais ces pères
d’avoir souci de l’innocence de leurs enfants. Quelques-uns alors
rappelaient leurs propres souvenirs. L’un d’eux me faisait ces
objections:

--«La corruption que vous dépeignez n’est que superficielle: le terme
même auquel vous avez fait plusieurs fois allusion, et que vous
traduisez par _complice_, est pris dans l’acception la plus méprisante,
et constitue dans ce monde-là l’injure la plus intolérable. On ne peut
pas empêcher ces choses, et, après tout, le siècle a eu deux générations
glorieuses qui sont sorties des colléges de l’État.»

--Sans doute, répondais-je, le mot _l..._ est ignominieux: mais les mots
_c..._, _p..._, qu’emploie Molière ne sont-ils pas également injurieux,
et de cette observation peut-on conclure que la prostitution est quelque
chose de rare et d’exceptionnel?

Ce siècle a produit beaucoup d’hommes de talent, dites-vous;--et celui
de Tibère, et celui de Léon X. Cette graine-là lève sur tous les
terrains et dans tous les temps. Ce n’est point des exceptions que je
m’occupe, c’est au contraire de la multitude. Eh bien, la lèpre sévit
sur cette multitude. Certaines natures d’élite guérissent, et conservent
à peine plus tard la trace du mal; d’autres, en plus petit nombre
encore, sont absolument réfractaires, mais ce sont là précisément des
exceptions.

Dans certaines maisons, il n’y a pas _un seul_, entendez-vous bien, un
seul enfant qui échappe à la contagion. Et allez voir vous-même ce qui
se passe dans le premier lycée de France: vivez quelque temps de la vie
de pion, et vous vous convaincrez que le fléau est aussi général, si ses
ravages sont moins profonds. Sans doute il y a plus d’air dans la
capitale: la vie est plus propre, plus confortable, les dérivatifs
extérieurs sont nombreux, mais c’est toujours la prison, toujours
l’absence de famille, et par conséquent la démoralisation.

Dans une de ses satires, Horace se félicite d’avoir été élevé par son
père lui-même:

«Si nul, à moins de mentir, ne peut me reprocher d’être convoiteux,
avare, débauché; si ma pureté, mon intégrité me rendent cher à mes amis,
c’est grâce à mon père... Mon père lui-même, gardien à l’œil sévère, me
suivait chez tous mes maîtres: que vous dirai-je? mon innocence, cette
fleur de la vertu, fut préservée non-seulement de toute action, mais
encore de tout soupçon honteux.» (L. I, _Sat._ VI.)

Cette surveillance exercée sur les précepteurs eux-mêmes, est
aujourd’hui impraticable aux pères de famille. Les Romains envoyaient
leurs fils suivre des cours publics, et les pouvaient accompagner.
Jamais ils n’eussent imaginé, transportant le foyer paternel chez des
mercenaires, de les enfermer pêle-mêle par centaines dans un même
édifice durant les dix plus belles et plus précieuses années de leur
vie.

J’ai dit quels développements effrayants prenait le mal à l’époque de la
puberté. L’enfant qui s’est adonné aux pratiques de l’onanisme durant
cette période, trop souvent est perdu, incurable. Mais un fait à
remarquer, c’est que chez plusieurs les premiers besoins de l’amour qui
se font sentir modifient les habitudes vicieuses, et, sans les extirper,
les règlent et les gouvernent d’une singulière façon. La flétrissure de
la chair gagne alors l’intelligence, et l’on voit naître ces amours
monstrueux et cependant sincères, que Platon et Virgile ont idéalisés.
Il y a là un sujet d’étude philosophique extrêmement curieux, et qu’il
est étonnant qu’on n’ait point abordé. Les instincts naturels sont
faussés, se déforment, et l’esprit et le cœur deviennent le siége de
passions bizarres, où le vice et l’amour du beau, les goûts honteux et
les aspirations idéales se confondent et se combinent étrangement.

Jusqu’ici je n’ai montré que l’enfant corrompu et corrupteur. Une sorte
de promiscuité régnait dans ce petit peuple d’enfants sans famille: eh
bien, à cette promiscuité succèdent, l’adolescence venue, des
accouplements par consentement mutuel. Des unions libres s’effectuent
entre ces jeunes gens, sevrés à la fois des affections de la famille et
des satisfactions sexuelles: le vice devient rangé et entre en ménage.

                   *       *       *       *       *

Je vais raconter un de ces romans. Il est authentique; je pourrais
nommer le collége. Les acteurs sont encore vivants, et plusieurs savent
que j’écris ceci. Je ne dirai rien qui ne soit scrupuleusement exact. Je
parlerai _de visu, de auditis, de scriptis_.

Avant de commencer, quelques mots sur le travail des classes et des
études seront utiles.

                   *       *       *       *       *

A Paris, les classes de troisième, de seconde, de rhétorique sont en
général composées de deux divisions, comprenant ensemble de soixante à
quatre-vingts élèves, un professeur par division.

Nous voici dans une salle contenant trente-cinq élèves: croyez-vous que
ces trente-cinq jeunes gens occupent tous à un certain degré l’attention
du professeur?--Non, n’est-ce pas, cela est impossible. Or, sans
chercher le possible, voici ce qui est.

Dix ou douze devoirs sont lus et critiqués; dix ou douze élèves, les
plus forts, entendent la parole du maître depuis le 1er octobre jusqu’au
1er août, et en font leur profit. Ces douze jeunes gens sont destinés à
entretenir la bonne réputation du lycée, et à remporter des prix au
concours général: ils sont la raison d’être de l’établissement;--le
reste est le bétail en exploitation.

Si l’on m’accuse d’exagération, je rappellerai que les proviseurs sont
en correspondance avec les directeurs des colléges de province, qu’ils
recrutent chaque année et font venir à Paris les sujets les plus
précieux de ces maisons. Ces élèves sont-ils pauvres? Ils payent en
nominations au concours,--monnaie inestimable qui vaudra au proviseur un
rectorat, et au lycée un surcroît d’arrivants pour la rentrée des
classes.

La conséquence de cet état de choses n’a pas été souvent notée. On voit
ce qu’est la classe: dix élèves travaillent, le reste dort les yeux
ouverts, les bras croisés, n’osant s’occuper autrement, par respect pour
le professeur. Mais à l’étude ce n’est plus cela.

La première préoccupation de l’écolier est de faire sa _copie_: sur les
dix ou douze forts, six au moins sont des externes. Dans toutes les
classes, j’ai trouvé cette proportion. Eh bien, les cinq internes font
chacun leur devoir, mais ils le font pour toute l’étude. Les textes
étant donnés deux ou trois jours d’avance, afin de faciliter les
recherches historiques ou autres, la version, le thème, le discours même
sont communiqués, et vingt-cinq élèves sur trente-cinq livrent une
_copie_ calquée avec plus ou moins de précaution et d’habileté.

Au risque de vous surprendre, j’ajouterai que le professeur n’ignore
point et ne peut point ignorer ce qui se passe. Il y a vingt-cinq copies
qu’il ne lit presque jamais, et qu’il sait être démarquées sur les dix
autres. C’est là une coutume ancienne, et qui a pris pour ainsi dire
force de loi dans les hautes classes. Dès l’âge de seize ans, le
collégien n’a plus qu’une préoccupation toute personnelle, et plus
étrangère qu’on ne croit à ses études: l’examen du baccalauréat.

Mais, direz-vous, si ces vingt-cinq élèves ne font pas de devoirs
eux-mêmes, à quoi passent-ils le temps au quartier?

A lire tout autre chose que leurs livres classiques et à rêver en
attendant qu’ils puissent agir.

                   *       *       *       *       *

On a dit maintes fois que le collége était la société en raccourci; ce
mot n’est qu’à demi vrai. Le collége ne reproduit guère que ce qu’il y a
de pire dans la société. Ce qui est exact, c’est qu’au collége, comme
dans le monde, la vertu est estimée d’une manière toute platonique,
c’est-à-dire isolée et abandonnée à elle-même, tandis que le vice est
recherché, choyé. On a bien souvent préconisé le système d’instruction
collective, pour l’émulation qu’il est censé développer entre les
condisciples. Cette émulation, dans les hautes classes, si l’on excepte
les dix premiers, est nulle. Je n’ai guère rencontré, parmi les jeunes
gens de quinze à dix-huit ans, que l’émulation du vice: Celle-là est
réelle, publique.

Il faut l’avouer, d’ailleurs: les mauvaises habitudes sont générales à
tous, mais l’abêtissement est encore plus rapide chez les jeunes gens
qui dissimulent et s’isolent, que chez ceux qui affichent, étalent leur
corruption et s’attachent hautement un ou plusieurs _complices_.
L’onanisme, chez les premiers, développe le plus bas égoïsme; chez les
seconds, il se mêle parfois à une affection très sincère et très vive.
Alors il effémine l’individu, sans tarir dans son cœur la source de la
tendresse et des sentiments humains.

Pour instruire le lecteur des mœurs de cette société factice que crée
l’internat, je ne puis mieux faire que de lui mettre les faits eux-mêmes
devant les yeux.

                   *       *       *       *       *

Nous sommes en été: par une grande chaleur, les plus intrépides joueurs
(ils sont rares) ont renoncé à se fatiguer. Tuniques et gilets sont
accrochés aux murs, et la partie de la cour qui se trouve à l’ombre est
peuplée de groupes qui vont et reviennent dans le même cercle.

Au pied d’un arbre, un large tapis est étendu; sur le tapis, quelques
flacons contenant des liqueurs tolérées, un gâteau breton, une
bonbonnière, un ou deux livres brochés. Trois jeunes gens sont assis,
adossés à l’arbre; l’un, déjà barbu, aux traits délicats, et les doigts
chargés de bagues; l’autre, plus jeune, a les yeux vifs et la
physionomie expressive d’un enfant du Midi.

Le troisième, placé au milieu, est grand, maigre, les épaules et les
reins déprimés, la face pâle; les yeux sont cerclés de noir. Des cheveux
d’un blond cendré les couvrent par moments. Tout d’un coup il se lève,
court fort agilement, les coudes en arrière comme une fille; il accoste
un camarade, lui jette un mot dans l’oreille, et revient avec la même
prestesse prendre sa place entre ses deux amis.

Je dis _amis_, vous avez lu _amants_.

De quoi causent-ils? Pour plaire à l’objet aimé, ils parlent toilette,
soirées, grand monde, étiquette. Deux jeunes gens passent devant la
_cour_ et jettent un regard d’intelligence au blondin; d’autres
s’approchent et observent.

Mais que s’est-il passé? Mignon (c’est un surnom) saisit par les cheveux
son adorateur de droite en faisant entendre un rire de tête aigu:
l’autre crie, mais il cède, et, ouvrant la main, laisse voir un petit
carré de papier dont Mignon s’empare avidement. Le billet, déplié et lu,
est passé à l’amant de gauche qui sourit: ce sont des vers «A Mignon».

Un des deux jeunes gens qui avaient fait signe à Mignon reparaît: c’est
un... _complaisant_ en retraite, que nous appellerons Albert; il est
très maigre et porte un nez considérable. Mignon se lève, renverse le
poëte d’un coup de coude, et, saisissant le bras qu’Albert lui offre, il
s’en va trottant lestement sur la pointe des pieds. Son compagnon lui
verse dans le creux de l’oreille des révélations qui provoquent des
éclats de rire perçants.

                   *       *       *       *       *

Où ce garçon a-t-il appris à dodeliner de la tête, à jouer des hanches,
à lancer des œillades comme une femme en quête d’un dîner? Il faut bien
reconnaître que la nature l’a doué étrangement. Ses membres sont menus
et déliés comme ceux d’une fillette de seize ans: la blancheur de son
teint est incomparable, et ses cheveux soyeux encadrent de leurs boucles
blondes un ovale fin et délicat. Les jambes et les bras sont peut-être
d’une longueur mal proportionnée, mais cela ne lui messied pas, car
c’est ce qui signale la verdeur de l’âge, et plus de carrure nuirait au
rôle féminin que ce garçonnet joue avec un naturel réellement
extraordinaire.

Dans la cour, quinze jeunes gens sont éperdument amoureux de lui. Nous
venons de voir les deux plus malades.

Appelons l’un Richard et l’autre Horace.

                   *       *       *       *       *

Richard a près de dix-huit ans: ce n’est point un vétéran sur les bancs
du collége, car il est demeuré dans sa famille jusqu’à seize ans passés.
Un beau jour, ses parents se sont enfin avisés de la paresse et de
l’ignorance de leur fils et ont pris le parti de le mettre en pension.
Là, Richard s’est trouvé d’abord isolé; c’est un enfant délicatement
élevé, qui s’efforce de transporter dans les murs de la prison les mille
et une douceurs de la vie de famille. Il y réussit mal, et ses gâteaux,
ses livres, ses bagues, son tapis, font hausser les épaules à plus d’un
camarade. En revanche, ce sont là les charmes auxquels il doit les
premiers sourires de Mignon. Il est difficile d’exprimer la force,
l’intensité de son amour. En sa qualité de Parisien parisiennant, il a
eu de bonne heure une maîtresse. Aujourd’hui, la femme est oubliée;
l’image coquette et vicieuse de l’adolescent l’a chassée de cet esprit
artistique et déjà légèrement blasé.

Horace, au contraire de Richard, est grand, fort: il a la manie de la
lecture et possède des cahiers couverts de prose et de poésie pillée çà
et là. Doué d’une mémoire très-vive, il sait par cœur Musset, Lamartine
et un peu Hugo. Cc qu’il écrit de lettres à Mignon et sur Mignon, ce
qu’il compose de vers sur sa passion sans espoir est incalculable. Il
passe toutes les heures de l’étude à rêvasser, la tête entre les mains,
et à noircir le papier de déclamations amoureuses. Sensuel et point
novice, il a le désir violent et l’imagination forte. Il parle avec tant
de feu et fait tant de gestes, que ses camarades le déclarent
positivement fou. D’ailleurs, son passé compte de nombreux amours
semblables à celui qui le tient aujourd’hui. A l’heure même où Mignon
l’occupe, sa tête inflammable fait des comparaisons, et il rêve de
prendre, sur une beauté plus facile, sa revanche des mépris du blondin.

Disons comment il a noué connaissance avec celui-ci.

Pendant une récréation, Horace était couché sur un banc, les mains
derrière la tête; autour de lui quatre ou cinq amis. Il exaltait la
grâce d’un nouveau venu, lequel jouait à une certaine distance. Attentif
à ses moindres mouvements, il soupirait je ne sais quelle romance
d’amour et de désespoir. X... fatigué de l’entendre:

--«Puisque tu l’aimes tant, que ne fais-tu sa connaissance? Ce n’est pas
difficile.

--«Oh! jamais il ne m’aimera. Je suis si ridicule, comme vous dites.

--«Parions que je te l’amène!

--«Non, tu le blesseras... non! Qu’est-ce qu’il fait?»

X... était parti: il aborde Mignon, le saisit soudainement à
bras-le-corps, l’emporte comme il eût fait d’un enfant, et, tout
essoufflé, il dépose sa dépouille opime qui gigotait, criait, et riait,
sur le sein agité d’Horace.

Celui-ci ne pouvait plus se relever; s’adressant à Mignon:

--«Je vous demande bien pardon de la brutalité de X... C’est un animal!

--«Eh! Horace brûle du désir de te connaître. Voilà un homme, mon petit,
qui est fou de toi, et je te prédis que tu feras de lui tout ce que tu
voudras.»

Mignon s’était remis debout. Piqué dans sa vanité, et blêmissant de
colère, il réparait le désordre que la présentation avait causé dans sa
toilette. D’ailleurs, loin de se fâcher contre Horace, qui s’était
assis, il prit place à côté de lui. Au fond, peut-être ce rapt le
flattait-il un peu, n’eût été le ridicule. La conversation s’engagea,
et, X... les ayant laissés, Horace fit ample connaissance. La récréation
finie, il jurait de n’aimer au monde que Mignon, et, heureux ou non,
prenait les dieux à témoin, à la manière classique, de l’éternité de son
amour.

                   *       *       *       *       *

Mignon avait d’autres prétendants que Richard et Horace. Il en comptait
dans toutes les classes, même dans la seconde cour, et n’avait d’ennemis
que deux ou trois adorateurs trop hautement rebutés. Le reste suivait
avec curiosité les vicissitudes de sa vie galante; c’était le vulgaire
qui regarde de loin la reine, mais n’ose point s’éprendre d’elle.

Quant aux _complices_, ils étaient quatre ou cinq. Ce n’étaient point, à
proprement parler, des amants; c’étaient des _complaisants_ que l’âge
avait mis hors service, et dont l’intimité n’était pas compromettante
comme l’eût été celle d’un grand. Ceux-là avaient eu les faveurs de
Mignon à titre d’anciens _mignons_, et les services étaient réciproques.
L’un d’eux, que nous avons vu emmener Mignon tout à l’heure; était
devenu fort laid. Notre héros, lorsqu’il tenait rigueur à ses amants,
affectionnait sa société: c’était un _repoussoir_.

Gauche, pâle, maigre, chez lui l’organe, le port étaient indécis. Il
grandissait, et ses traits s’accentuaient trop rapidement par rapport au
développement tardif du buste: la tête, sur ce corps grêle, semblait
énorme. Albert était le confident le plus intime de Mignon: il n’était
point d’ordures que celui-ci ne lui confessât. Il est vrai qu’Albert
était discret et d’une complaisance sans bornes. Ce qui se passait entre
eux était sans conséquence. Aux yeux des soupirants, c’étaient deux
femmes, l’une jeune, l’autre vieille, qui s’adonnaient à des pratiques
vicieuses et volaient l’amour.

Quant aux autres complices, on les connaissait mal. Voici dans quelles
circonstances l’un d’eux a été découvert. Je raconte cet incident, parce
qu’il a eu pour résultat la reddition de Mignon à son premier amant.

                   *       *       *       *       *

Léopold était un grand garçon, plus fort en apparence qu’en réalité, car
il souffrait d’une maladie de foie. Il contenait son amour, n’en parlait
point. Intelligent, instruit, laborieux, il n’aimait point que ses amis,
qui avaient aisément pénétré son secret, lui demandassent en riant s’il
était «heureux». Un jour, je le vis seul avec Mignon, auquel il donnait
le bras gauche, comme cela se fait. C’était un jeudi, et une partie des
élèves était en promenade: Léopold et Mignon se promenaient sous un
préau; celui-ci sautillait par instants et se pendait au bras de
Léopold, par une de ces manœuvres coquettes qu’il employait avec ses
amants lorsqu’il était content d’eux. Léopold était dans l’ivresse.
C’était la première fois qu’il causait si longtemps avec _lui_: il
entretenait de son mieux une conversation fastidieuse, et s’efforçait
d’inventer quelque conte scabreux capable de chatouiller l’esprit
vicieux de l’adolescent. Mignon savait gré à ses amants lorsqu’ils le
mettaient au courant de quelque sale affaire, et révélaient les
faiblesses d’un camarade. C’était là, pour tout dire, le chemin de lui
plaire.

A force de médire des voisins et de causer d’obscénités, les deux jeunes
gens, qui se parlaient bas, en venaient peu à peu aux attouchements...

Tout à coup je vis Mignon quitter brusquement Léopold. Celui-ci,
effroyablement pâle, gagne un banc sur lequel il tombe plutôt qu’il ne
s’assied. Plusieurs élèves s’approchent de lui: le cercle se forme, la
foule s’accroît. Léopold était évanoui: un maître, étudiant en médecine,
le fit revenir à lui et le conduisit à l’infirmerie.

Il se couche avec la fièvre. La nuit, il entend le parquet du dortoir
craquer faiblement; une ombre passe devant son lit: il se lève sans
bruit, s’assied dans sa chambrette fermée de rideaux blancs. Au bout de
quelques minutes, il entend ces mots prononcés à voix basse:

  --«A quel numéro es-tu?

  --«Au numéro 12.»

Il reconnaît la première voix: c’était celle d’Albert, le _complice_
favori de Mignon; la seconde voix était celle de Mignon lui-même. Ces
deux jeunes gens, ne couchant point dans le même dortoir, trouvaient le
moyen de se faire passer pour malades, afin de dormir de temps en temps
dans le même lit.

D’abord surpris de cette découverte, Léopold songea à en tirer parti. Il
suffit de dire qu’il eut son tour.

                   *       *       *       *       *

Mignon était profondément vicieux. Je tiens d’un médecin de sa famille
qu’il préférait le plaisir solitaire au coonanisme. Sa démarche,
certains jours, ses yeux cernés, trahissaient trop ouvertement son vice
pour qu’il pût le nier. D’ailleurs, cette préférence s’accordait chez
lui avec la vanité et l’égoïsme monstrueux qui formaient le fond de son
caractère.

Le matin, quand, à la première récréation, il disait bonjour à ses
amoureux, l’un d’eux le regardait fixement et lui disait en souriant:

--Eh! eh! _il a plu cette nuit?_

Ce mot avait été prononcé pour la première fois par Mignon lui-même. Il
avait posé la question un peu trop haut à Z... On l’avait entendue et
répétée. Quant à Z..., il nous intéresse peu: ç’avait été un joli
garçon; il fallait qu’il fût doué d’une santé robuste pour s’être livré
à tous les raffinements du vice sans paraître en souffrir. Comme il ne
lui restait plus aucune fraîcheur, ses amants étaient des gens plus
affamés que difficiles. Aussi ses camarades l’appelaient-ils _refugium
peccatorum_.

                   *       *       *       *       *

Je viens d’esquisser, lecteur, un des nombreux aspects de la
prostitution au collége. Je vous ai présenté quelques-uns des
personnages de ce monde gangrené. Des vauriens! dites-vous.--Ce ne sont
pas toujours les pires de nos collégiens.

Ces vauriens ne sont pas des méchants. L’enfant--vous savez le mot de
Lafontaine--l’enfant est malfaisant; l’adolescent ne l’est point. J’ai
eu occasion d’observer fréquemment l’alliance, chez les jeunes gens de
cet âge, des habitudes les plus déplorables et des sentiments les plus
délicats. Sachez bien que le sot très souvent manque de cœur et qu’il
n’a même point l’étoffe du vice. C’est chez les meilleurs que le vice
fait ses plus effrayants ravages. Ceux-là sont cités pour les scandales
de leur existence collégienne; ils ne cachent point leurs goûts.
Malheureusement, il arrive qu’au bout de peu de temps les facultés les
plus nobles disparaissent; le système nerveux surmené, l’intelligence
s’obscurcit, et la patrie française compte un homme de moins.

Pas un enfant n’échappe à la contagion. Les esprits médiocres, les
tempéraments froids parviennent à triompher du vice, mais ils n’en ont
pas moins été flétris à l’heure même où la fleur délicate des sentiments
généreux de la jeunesse allait s’épanouir. Ce mot qu’on répète à
satiété: _Il n’y a plus d’enfants_, ce mot est terrible, et l’on ne
comprend pas assez quelle condamnation il contient. «Ce qui n’a pas été
un enfant ne sera point un homme.» La dépravation précoce a stérilisé le
cœur: quelle résolution héroïque y germera jamais?

L’héroïsme, l’enthousiasme ne sont-ils point traités aujourd’hui
d’enfantillages? Les eunuques ont pris le parti de parodier les
sentiments auxquels ils sont inaccessibles. Croyez-le, la blague
informe, le ricanement stérile, enfants bâtards de la vieille gaîté
gauloise, ne proviennent que de ceci: le dessèchement du cœur par le
vice, l’anéantissement dans l’enfant de la vertu virile.

                   *       *       *       *       *

Mignon occupe sans doute aujourd’hui quelque position brillante dans la
diplomatie. C’est une nullité de plus dans les rouages de la haute
administration. Homme sans passion, sans moralité, il s’est trouvé en
Suisse quand la guerre a éclaté, et n’a saisi le temps de revenir qu’une
fois les dernières flammes de la Commune éteintes. L’esprit, le cœur
sont émasculés; il est vrai que celui-là était prédestiné.

Ses amants valent mieux que lui. Horace est intelligent: il n’a besoin
que d’être dirigé. Richard est un garçon capable de résolution; la vie
de collége l’a énervé.

Lecteur, gardez ce jeune homme près de vous. Ne lui donnez aucun maître,
j’y consens. Mais qu’il aille et vienne; qu’il voie le monde, serait-ce
le monde des salons parisiens.

Je vous jure qu’au bout d’un an il aura plus appris, plus acquis qu’en
dix années de collége: le sportsman précoce, le boulevardier blasé
gâtent moins leurs facultés, leur avenir, en dix années de courses, de
parties, de voyages et de plaisirs. A _faire la vie_, ils apprennent
davantage, et leurs vices au moins ne sont pas des vices contre nature.

Votre illusion est de croire que votre fils travaille: ce qui travaille
en lui, c’est l’imagination, ce sont les sens irrités par l’oisiveté des
longues heures d’étude et par les méditations érotiques.

                   *       *       *       *       *

La masturbation, une fois devenue habitude, produit en peu de temps
l’imbécillité. J’ai connu des enfants parfaitement doués qui, au bout de
deux ans, sont devenus de véritables _crétins_. L’un d’eux, porteur
d’une fort jolie physionomie, et, ce qui vaut mieux, capable des plus
sincères affections, s’est gâté ainsi comme à vue d’œil. Les premières
poignées de main qu’il a reçues, le jour même de son arrivée,
contenaient une invitation obscène. Le goût des plaisirs sensuels
devenait rapidement pour lui une nécessité. En peu de temps son
intelligence s’est émoussée, il se savait vicieux et manifestait souvent
le plus sincère désir de se corriger: mais le tempérament et l’habitude
triomphaient. Son caractère, sans cesser d’être bon et ouvert, s’aigrit
rapidement. Il faisait les plus louables efforts, et ne parvenait pas à
occuper dans sa classe le rang qu’il méritait: certainement aucun de ses
condisciples ne travaillait aussi consciencieusement que lui; eh bien,
les résultats étaient à peu près nuls; le malheureux enfant avait épuisé
les ressources qu’il tenait de la nature; le vice avait détruit les
ressorts de l’intelligence. Vainement, la tête entre ses mains, il
étudiait patiemment: l’esprit était devenu rebelle aux impressions;
l’abus de la sensation avait détraqué pour toujours cette cervelle
excellemment organisée[3].

  [3] L’onanisme, dit le docteur Deslandes, produit souvent un
    affaiblissement très-marqué de l’intelligence et particulièrement de
    la mémoire. Des jeunes gens qui avaient précédemment donné des
    témoignages non équivoques d’une certaine vivacité d’esprit et
    d’aptitude à s’instruire, deviennent, après s’être livrés à cette
    habitude, lourds, comme hébétés et incapables de toute application.
    Il est évident que cet état transitoire qui succède immédiatement à
    l’acte vénérien est devenu continuel, parce qu’on ne lui permet pas
    de se dissiper d’une manière complète. Cet affaiblissement des
    facultés intellectuelles ne doit pas toujours être considéré comme
    étant sans remède.

Il est rare que ces effets n’apparaissent pas.

Cependant Mignon avait gardé son intelligence presque intacte, et j’ai
eu occasion de noter quelques autres exceptions curieuses: en voici une.

                   *       *       *       *       *

C’est un Américain. Petit, maigre, les épaules carrées, il avait, à
l’âge de seize ans, le teint d’un blanc mat et pas un poil de barbe. Les
yeux étaient brillants et humides, la démarche fatiguée. J’ai vu ce
garçon se battre en jouant avec ses camarades: au bout d’une minute, il
était pris d’une espèce de défaillance, et se laissait renverser à terre
en éclatant de rire. D’ailleurs, extrêmement intelligent, et même
spirituel, il excellait à raconter des anecdotes ordurières: on faisait
cercle autour de lui, et lorsqu’il entonnait, d’une voix grêle, quelque
refrain obscène, il y mettait une verve extraordinaire. C’était le seul
moment où ses joues pâles se colorassent un peu. Ce garçon était un
véritable phénomène de corruption précoce. Le vice chez lui était
invétéré, et devenait pour ainsi dire sa nature même. Il n’avait à Paris
qu’un correspondant, et on ne l’entendait jamais parler de sa famille.
De toutes les choses les plus respectables il plaisantait avec un
cynisme imperturbable. Plus de dix enfants ont été gâtés par ce
malheureux, qui, plus semblable au singe qu’à l’homme, en était arrivé à
ce degré où les pratiques vicieuses sont comme une condition de la
continuation de la vie. Une seule opération, très délicate au cas
particulier, pouvait extirper radicalement le vice: aucun médecin n’a
osé la tenter. D’ailleurs, il n’y avait visiblement plus de remèdes
contre la gangrène morale dont cet enfant de seize ans était infecté.

                   *       *       *       *       *

Les soupirants de Mignon et Mignon lui-même, quoique fort corrompus,
étaient encore loin de ce degré d’avilissement.

J’ai dit comment Horace passait le temps des études. Il compilait, il
versifiait, il analysait sa flamme, et dissertait à perte de vue de
philosophie et de religion à propos de Mignon. Une partie de cette
volumineuse correspondance se trouve entre mes mains. Rien ne pouvant
mieux expliquer la confusion des sentiments, la perversion de la raison
et du cœur que produit l’internat, nous allons, lecteur, fouiller au
hasard ces lettres, ces griffonnages d’écolier, documents précieux dans
le procès que je fais à l’éducation moderne.

Vous connaissez déjà Horace, mais vous le connaissez mal, votre première
pensée, lorsque je vous ai parlé de ses amours, a été: Quel chenapan! Et
je me suis empressé de vous dire qu’il n’était point un chenapan.

Non seulement Horace n’est pas ce que vous croyez, mais c’est un sujet
rare: il possède une mémoire extraordinaire. Le travail ne lui coûte
rien; il fait très facilement d’assez jolis vers. En un mot, c’est, à
l’heure où j’écris ceci, un homme distingué; vous l’invitez volontiers à
dîner et lui donnez la place d’honneur entre votre femme et votre fille.
J’ai choisi ce sujet précisément pour vous montrer comment le vice
s’introduisait dans les âmes élevées, comment il pervertissait le sens
du vrai et du bon. Le vulgaire n’a point contre l’envahissement du vice
ces ressources que possède Horace.

Ses lettres que j’ai là, sur ma table, sont remplies de citations de
tous les auteurs, anciens ou modernes. D’ailleurs, il est un des
vingt-cinq fainéants de sa classe. De temps en temps, il ouvre un
_Manuel du baccalauréat_, mais c’est tout. Et si ses professeurs ne lui
ont pas donné, quand il était enfant, le dégoût invincible de toutes les
beautés classiques, c’est, je le répète, qu’il a l’esprit doué.

                   *       *       *       *       *

Ce que vous allez lire est adressé à un ami commun,--qui était en même
temps un rival: car on n’aimait point Mignon d’amitié.

  Tu vois, mon cher L..., ce qu’il faut attendre de Mignon. _S’il avait
  du cœur encore, on en pourrait tirer quelque chose_; ses autres
  défauts céderaient bientôt la place à un reste d’affection. Mais non;
  il n’a pas de cœur, et il ne comprend rien sur ce chapitre. Il pouvait
  se passer de faire cette déclamation sur l’amour pour agir ainsi. Sa
  conduite me confirme trop dans l’opinion que ses définitions si
  belles, si nobles de l’amour n’étaient pas de lui. Il n’a pas le
  moindre égard. Il m’a dit que je n’avais pas de tact, mais je
  comprends mieux que lui les choses. Je me glorifie d’être mieux élevé
  que lui; je ne sais pas blesser comme lui mes semblables. As-tu vu
  avec quel dédain il a froissé ma lettre et l’a donnée à Albert en lui
  disant de lui en rendre compte? Il voulait me blesser, il voulait me
  faire voir qu’il n’avait pas lu cette lettre quand je la lui avais
  remise, qu’il s’en moquait, puisqu’il la donnait à un autre pour lui
  en rendre compte; et son éducation est tellement bonne qu’il ne
  s’apercevait pas qu’il donnait à Albert une tâche peu digne. Tout cela
  m’a bien moins blessé pour moi personnellement que pour lui; j’avais
  mal de le voir agir ainsi, de le voir si peu capable de comprendre
  qu’il ne faut jamais blesser quelqu’un dans ses affections. Que
  veux-tu? je dois être malheureux; Dieu le veut, il veut me montrer
  jusqu’au bout la fourberie et la méchanceté humaine; je saurai
  souffrir. Il doute de moi, de mes sentiments; il me prête ses défauts
  ignobles; il me blesse, il frappe tant qu’il peut, n’importe;
  peut-être un jour il reconnaîtra ses torts; peut-être il souffrira ce
  qu’il a fait souffrir aux autres: je ne le lui souhaite pas.

Que dites-vous de cette manœuvre de Mignon recevant la lettre? Cela
n’est-il pas d’une coquette consommée? Et le désespoir de l’amant
n’est-il point le plus romanesque du monde? Le malheureux en appelle à
Dieu et se complaît dans son infortune. Il se résigne; il trouve encore
une certaine douceur à souffrir pour l’objet aimé.

Je possède une quarantaine de lettres sur ce ton, écrites à différentes
époques: quelques-unes ont dix pages; il en est qui figureraient
honorablement dans tel roman du dix-huitième siècle. Les réminiscences
abondent, preuve que la tête est frappée. D’ailleurs, le cri honteux des
sens s’enveloppe volontiers dans une stance de Lamartine ou dans un vers
de Musset: c’est un ragoût de plus.

                   *       *       *       *       *

Et cependant l’amour d’Horace comporte une certaine naïveté; il fait
volontiers sa confession, les aveux ne lui coûtent point, souvent il
prévient les remontrances ironiques de ses amis:

  ... J’ai des faiblesses que je ne puis surmonter: je me fâche... il
  rit, me passe la main dans les cheveux, et tout est fini. Comme il me
  connaît, le gredin! _Figure-toi qu’hier je lui demandais si par hasard
  il s’imaginait que je l’aimais.--Mais j’en suis très persuadé, me
  dit-il._--Est-ce assez désespérant?

Mignon employait avec beaucoup de succès le tiraillement des cheveux.
Ainsi, Horace raconte comment il s’est brouillé avec un ami pour avoir
montré des vers de celui-ci à Mignon. Il ne voulait point, mais Mignon a
voulu, et, rencontrant quelque résistance, a immédiatement mis en usage
le procédé irrésistible.

  ... Montrer les vers de N... sur l’_Amour_, je n’y voyais point de
  mal; mais, pour les autres, quoique j’en eusse parlé avant de les
  montrer, je ne trouvais pas cela convenable. Mais tu as vu comme
  Mignon m’a tiré les cheveux ce matin pour les avoir. _Je ne pouvais
  supporter ce supplice qui, tu le sais, aurait duré jusqu’à ce que
  j’eusse obéi à ses volontés_; aussi j’avais mon cahier dans la poche
  (j’aurais mieux fait pour en finir de les lui copier et de lui dire de
  les lire seul), mais il m’a tiré encore les cheveux ce soir, et il a
  fallu les donner. Il les a lus et n’en a certes pas été satisfait:
  nous l’avions prévenu de tout, et il n’a rien voulu écouter...

Vous avez déjà une idée de la manière dont Mignon faisait marcher ses
amants. Voici maintenant des nuages entre les rivaux: jalousie, dépits
amoureux, projets de vengeance. Remontrances au confident dont il est
parlé ci-dessus:

  Tu as beau dire, mon cher L..., tu aimes ou tu veux me faire croire
  que tu aimes Mignon. Je ne pense pas que ce soit la jalousie qui me
  fasse ainsi parler, c’est seulement un fait que j’aime à constater,
  parce que tu prétends être au-dessus des passions humaines, je veux
  parler des passions insensées.

  Pourquoi le caresses-tu tant, et le flattes-tu ainsi sur son bras ou
  sur son mollet? Il y a deux mois, le pauvre garçon n’était pas habitué
  de ta part à tant de flatteries. Il entendait des choses plus roides;
  peut-être tu me diras que tu lui en dis encore aujourd’hui: oui, mais
  c’est sur un chapitre qui lui plaît assez, quoi qu’il en dise...

Voici qui est pis et ne saurait s’imaginer: un nouveau venu, un inconnu
supplante le soupirant en place.

  Est-il possible, mon cher L..., que tu n’aies pas encore vu la cause
  de ma brouille avec Mignon? Crois-tu que j’aie pu me fâcher avec lui
  pour quelques mots plus ou moins blessants à mon égard? Il m’en a dit
  bien d’autres, et je ne me suis jamais fâché; mais la cause seule et
  non les mots m’ont blessé cette dernière fois. J’étais bien avec lui
  depuis assez longtemps, il voyait que je l’aimais, et, à la première
  parole de C..., sans jamais, pour ainsi dire, l’avoir connu, il me
  quitte, et, _comme dit Bossuet, tous les deux ne forment plus qu’un
  seul homme_. Tu comprends l’effet que cela m’a produit en le voyant
  m’abandonner pour aller avec un nouveau venu qu’il connaissait à
  peine... J’ai trouvé cette manière de me remplacer peu polie et peu
  noble pour un jeune homme qui vise à ces deux qualités.

Mais Horace a trouvé le moyen de faire souffrir aussi l’infidèle; il se
désolait de sa trahison: l’idée d’une éclatante vengeance le console. Il
reportera à d’autres ce cœur que l’on rebute. Oyez le stratagème:

  Pauvre Mignon! combien ton image était loin de moi, hier, en voyant ce
  ravissant S...! quel feu et en même temps quelle douceur dans son
  regard! quelle grâce dans son sourire! quelle intelligence dans cette
  attitude de tête! quelle beauté dans cette chevelure flottant sur ses
  épaules! quel abandon et quelle simplicité dans ses manières! La
  beauté, c’est déjà un grand avantage; mais il y a autre chose en lui,
  c’est un noble cœur. Quelle affection!

  Dans son accueil, dans ses manières, dans son langage, on reconnaît le
  jeune homme que l’amour seul, et non des idées basses, conduit.

  Combien tu parais pâle devant lui, pauvre Mignon! toi dont toute la
  personne ne respire que froideur, orgueil et prétention! Et, dans
  l’éducation, combien toi, qui te crois pourtant si bien élevé, tu as à
  apprendre pour atteindre ce garçon de quatorze ans!

  Décidément, mon cher L..., je crois que je vais être heureux.

  Il est temps de donner une leçon à ce fat de Mignon. Tu l’abandonnes
  un peu; eh bien, je vais me remettre avec lui au réfectoire: mais que
  mes sentiments sont changés! Il ne trouvera plus que de l’indifférence
  pour lui et de l’amour pour un autre dont je saurai bien montrer les
  beautés à propos. Je sais qu’il en sera peu touché, mais pourtant je
  crois qu’il y a beaucoup de fausseté en lui, et qu’au fond il serait
  profondément indigné de voir quelqu’un supérieur à lui. _Pendant le
  dîner, mon cher L..., nous causerons de ce cher S... de manière à ce
  qu’il entende._

                   *       *       *       *       *

Dans cette comédie de l’amour, vous n’avez fait jusqu’ici, lecteur, que
pressentir le vice. Tout à l’heure vous le toucherez du doigt.

Cependant, vous qui avez mis votre fils au collége parce que vous
craigniez pour lui les distractions du monde, que vous semble de cette
coquette et de ses prétendants,--de cette Cour d’amour poussée, comme
une plante malsaine, entre les pavés humides du collége? Vous avez
redouté que l’esprit de votre fils ne s’efféminât de bonne heure au
contact des frivolités et des banalités de la vie parisienne. Vous vous
êtes dit: Au collége, son caractère se formera, il deviendra de bonne
heure un homme. Et lorsque vous voyez votre enfant rentrer, s’enfermer
dans sa chambre, écrire pendant toute la soirée, votre cœur paternel se
réjouit. Vous avez soin d’informer vos invités, après le dîner, que M.
votre fils est occupé. En effet, le petit bonhomme écrit fiévreusement;
il se fâche avec celui-ci, il réclame à celui-là la photographie de
Mignon, il raconte à un troisième les douloureuses stations de son
amour, l’injustice de l’humanité, et il lance par la poste à P..., un
_petit_ de la troisième cour, le poulet suivant:

  Mon chéri,

  Pourquoi n’es-tu pas venu hier? Je t’ai attendu jusqu’à sept heures et
  demie. J’irai t’attendre demain dimanche à la sortie. Je dépose sur
  tes lèvres un baiser brûlant.

  H...

Voilà les hommes auxquels la patrie se remet de la revanche! Car votre
fils, lecteur, c’est la France de demain.

Plutôt que ce ramollissement honteux, je préférerais, moi,
l’abrutissement par le fouet: les écoliers du temps de Montaigne, que
leurs maîtres rouaient de coups, avaient conservé au moins leur virilité
en sortant de Montaigu!

Savez-vous qu’aujourd’hui l’écolier de quatorze ou de seize ans ne joue
plus? Hiver comme été, dans un cercle de cinq ou six amis, il parle des
galanteries du voisin, des paris heureux qu’il a faits aux courses, des
progrès accomplis dans le cœur d’un petit, des femmes avec lesquelles il
a rencontré le pion dans un _caboulot_ du quartier.

Savez-vous ce qu’engendre la méditation du vice, les entretiens et les
lectures infâmes? Demandez-le à votre médecin. Il vous répondra: la
folie.

Le fameux Raout Rigault, qui, à peine sorti du lycée Saint-Louis, fit,
tout en blaguant, fumant et buvant, tuer ses compatriotes et brûler
leurs maisons, avait pour ami intime et secrétaire officiel un ancien
camarade de collége, Gaston Dacosta. Le procès de ce misérable a révélé
qu’il était le _chien_ de Raout Rigault. Le médecin, dans sa déposition,
a signalé également des désordres graves dans le cerveau.

Eh bien! ce sont là deux illustrations du collége.

Car, bon gré, mal gré, il faut suivre les faits dans leur enchaînement
logique, et reconnaître que le plaisir unisexuel, fruit naturel de
l’internat, pervertissant à la fois le sens intellectuel et le sens
moral, transforme les pratiquants en des êtres capables des actions les
plus féroces et les plus lâches, parce qu’ils n’ont plus la Conscience,
c’est-à-dire le discernement du juste et de l’injuste, du beau et de
l’immonde.

                   *       *       *       *       *

Certes, Horace n’en était point arrivé là. Mais il était sur la pente.
Ses lettres, précisément, sont remplies de curieuses dissertations sur
le bien et le mal; les mots _vertu_, _honneur_ se représentent avec une
fréquence singulière. Tout à l’heure, il reprochait à Mignon de n’avoir
point de cœur, et moi qui ai vu les personnages de près, je puis dire
qu’en effet le reproche était fondé, mais que tout n’était pas parodie
et impureté dans la passion d’Horace. Lorsque le cœur et les sens
parlent à la fois, il est bien difficile à l’esprit de conserver sa
rectitude. Ceux-ci, n’ayant point d’objet digne où se prendre, dans
cette malpropre et malsaine prison, se rabattent sur le premier objet
venu, et se satisfont à tout prix.

C’était à vous seul, père de famille, d’épier l’éveil des premiers
instincts, et de les diriger sur des objets nobles et grands; au
collége, fatalement ils s’égarent. Ne faites donc de reproches qu’à
vous-même si, pour un enfant intelligent et bon, on vous rend un jeune
homme au caractère équivoque, au regard louche, aussi incapable de
colère que d’enthousiasme, et chez lequel ne couve que la flamme froide
du vice.

George Sand a dépeint en termes exacts l’adolescent d’aujourd’hui:

  «Dans notre triste monde actuel, dit-elle, l’adolescent n’existe plus,
  ou c’est un être élevé d’une manière exceptionnelle. Celui que nous
  voyons tous les jours est un collégien mal peigné, assez mal appris,
  infecté de quelque vice grossier qui a déjà détruit dans son être la
  sainteté du premier idéal. Ou si le pauvre enfant a échappé, par
  miracle, à cette peste des écoles, il est impossible qu’il ait
  conservé la chasteté de l’imagination et la sainte ignorance de son
  âge... Il est laid, même lorsque la nature l’a fait beau. Il a l’air
  honteux et il ne vous regarde point en face; il dévore en secret de
  mauvais livres, et pourtant la vue d’une femme lui fait peur. Les
  caresses de sa mère le font rougir: on dirait qu’il s’en reconnaît
  indigne. Les plus belles langues du monde, les plus grands poëmes de
  l’humanité ne sont pour lui qu’un sujet de lassitude, de révolte et de
  dégoût. Nourri brutalement et sans intelligence des plus purs
  aliments, il a le goût dépravé et n’aspire qu’au mauvais. Il lui
  faudra des années pour perdre les fruits de cette détestable
  éducation, pour apprendre sa langue en étudiant le latin qu’il sait
  mal et le grec qu’il ne sait pas du tout, pour former son goût, pour
  avoir une idée juste de l’histoire, pour perdre ce cachet de laideur
  qu’une enfance chagrine et l’abrutissement de l’esclavage ont imprimé
  sur son front, pour regarder franchement et porter haut la tête. C’est
  alors seulement qu’il aimera sa mère, mais déjà les passions
  s’emparent de lui; il n’aura jamais connu cet amour angélique dont je
  parlais tout à l’heure, et qui est comme une pause pour l’âme de
  l’homme au sein d’une oasis enchanteresse entre l’enfance et la
  puberté...»

Du collégien est issu l’homme moderne: le vice sérieux en habit noir et
en gants blancs, qui se fait appeler scepticisme, et n’est même point
capable de douter, car pour douter, d’abord il faut avoir cherché.

Jadis Horace a douté, et même il a cru. Il aimait les vers, ce qui est
un excellent symptôme; mais son palais malade a gâté le vin généreux de
la poésie, les sens ont dupé le cœur, l’habitude du vice a faussé
l’esprit. Nous suivons cette marche fatale des choses dans sa
correspondance.

                   *       *       *       *       *

Horace apprend un beau matin que Mignon a été surpris dans une attitude
équivoque auprès de R..., un élève de mathématiques spéciales. C’était à
l’étude, le dimanche soir. Par suite du mauvais temps, on avait supprimé
la promenade. Il n’était resté qu’une quarantaine d’élèves de diverses
classes réunis dans une seule salle. Ainsi Mignon avait pu s’asseoir
auprès de R... Un de ses nombreux jaloux le surprend penché sur le livre
de son voisin comme pour lire à deux, le cou enlacé par le grand, et les
mains absentes. Le scandale se répand immédiatement, et, en rentrant le
soir, Horace est informé de l’accident.

Mignon n’en vint pas moins le lendemain à sa rencontre: l’amant ne
laissa rien paraître, mais il lui fit donner en le quittant une lettre
dont voici la dernière partie:

  Tu le sais, tôt ou tard _j’apprends tout_, surtout lorsqu’il s’agit de
  toi. Aujourd’hui, je sais dans les plus petits détails ce qui s’est
  passé. Je ne pouvais croire à ce qu’on me disait, je voulais effacer
  de ma mémoire ce récit que je regardais comme faux, mais j’ai dû me
  convaincre. Certes, la faute est grande, irréparable peut-être, comme
  tu le dis toi-même, et tout cela me confirme entièrement dans l’idée
  que j’avais déjà que les phrases si pures, si poétiques, si bien
  senties de ta lettre sur l’amour n’étaient pas de toi. N’importe,
  avais-tu au moins de l’admiration pour ces idées, si elles n’étaient
  pas de toi? Comprenais-tu la faute et sentais-tu tout ce qu’elle avait
  de mauvais? Je le crois, je suis persuadé que tu étais dégoûté du
  passé, et que tu revenais à moi pour goûter cet amour pur, chaste et
  sincère.--Je te pardonne.--_Les fautes sont nécessaires pour conduire
  à la vertu_, et ta honte est une preuve pour moi que tu as ce
  sentiment de la vertu. Il y a des cas où la honte peut s’attribuer à
  une sotte vanité ou à l’orgueil, mais celui qui est entré profondément
  dans le vice, ne rougit même plus devant son orgueil.

Mignon prit le parti d’avouer. D’ailleurs, pour détruire ce que l’aveu
avait de répugnant, il fit à Horace la seule déclaration d’amitié qu’il
lui ait jamais faite. Horace, ravi, écrivit à tous ses amis des lettres
où il expliquait son bonheur. Il se vantait d’avoir ramené Mignon à la
vertu. Je transcris tout au long la plus significative de ces épîtres:

  Mon cher L...

  Je relis la lettre de Mignon, et elle m’enivre de bonheur. Je me dis:
  Voici mes rêves enfin réalisés. Voici revenu à moi, pour m’aimer,
  celui qui a repoussé mon amour. Comme on est heureux de se savoir
  aimé! Cette idée vous rend meilleur. La nature me semble plus belle:
  je respire son air avec plus de volupté; le monde me paraît bon, je le
  regarde avec un œil plus favorable; en un mot, je suis heureux. Et
  puis, ce que vous m’avez dit ce matin, toi et N..., me revient à
  l’esprit; il me semble que je vais être le jouet d’une amère dérision,
  que celui que j’adore, qui me dit qu’il m’aime, me dit ce mot pour me
  tuer. Cette pensée m’étourdit. Je ne puis croire à une pareille
  moquerie, et cependant ce nuage noir vient toujours devant mes yeux.
  Est-ce possible? Se peut-il que celui qui me trouvait lâche, parce
  qu’il croyait que j’étais l’instigateur de ce qu’on lui faisait
  souffrir dans son amour-propre, soit capable d’une pareille lâcheté?
  S’humilier devant quelqu’un qu’on sait vous aimer, lui dire qu’on
  l’aime, savoir ce que ce mot peut faire sur lui, et après cela le
  haïr, ne lui parler ainsi que pour n’être pas en butte à des ennuis!
  Non, mille fois non, je ne puis croire à tant de lâcheté. Je connais
  ce que vaut le monde, je sais que Mignon est loin d’être ce qu’il y a
  de plus pur, mais il a au moins des sentiments d’honneur, il n’est pas
  lâche. Et c’est selon moi la plus basse des lâchetés que d’abuser d’un
  cœur. Non, Mignon n’est pas un serpent, il ne veut pas m’étouffer, me
  tuer sous ses caresses. Quel serait son intérêt, lorsqu’il n’y a plus
  qu’un mois à passer au collége? Il a fait preuve d’un grand courage,
  il a montré une âme grande en s’humiliant devant moi. Son courage
  aurait été plus grand, il m’aurait donné une preuve plus grande de son
  âme, s’il était venu me dire: «Je t’estime, mais une passion peut-être
  insensée m’entraîne vers C... Si j’étais capable d’amitié, je voudrais
  t’avoir pour ami, mais je vis seulement des sens, et je t’estime trop
  pour te choisir. Fais ton possible pour qu’on ne me tourmente plus.»

  Certes, de pareils mots m’eussent fait du mal, j’aurais été au
  désespoir; j’aurais souffert, mais il n’aurait pas vu ma douleur _et
  j’aurais essayé de le ramener à des sentiments plus purs_. Mais
  heureusement il n’a pas de pareils sentiments et il ne pouvait parler
  ainsi. Il m’a montré que s’il a des défauts, il a au moins _du cœur_;
  il m’a demandé mon amitié avec des termes qui ont dû bien coûter à son
  orgueil; s’il a des défauts, il a au moins le sentiment de l’honneur.
  Je le répète, il ne peut être aussi lâche. Je ne veux pas m’arrêter au
  sombre tableau que vous m’avez fait qui, s’il était vrai, serait pour
  moi la pire des douleurs. Toutes mes illusions ne sont pas envolées.
  J’ai encore celle de penser qu’il y a, au milieu des êtres infimes qui
  remplissent cette terre, _des cœurs nobles et généreux, des cœurs
  d’anges sous une écorce humaine; il y a encore des gens qui éprouvent
  le besoin d’aimer et qui ne trouvent du bonheur que dans l’amour_.
  Mignon est un garçon qui a beaucoup de défauts; _c’est un égaré, mais
  il a du cœur. Dans ce corps si beau, il y a un cœur; il y a un cœur
  qui donne à ses yeux leur éclat, qui donne à sa parole un charme si
  doux_.

  Non, ce n’est pas la volupté seule qui anime tout ce corps. _Il a un
  cœur._ Jusqu’à présent sa beauté est peut-être cause qu’il ne l’a pas
  montré. Il a vécu parmi des gens qui ne voyaient que sa beauté et ne
  songeaient qu’à en jouir. A ce contact, sous l’influence de ces
  langues mielleuses qui ne parlaient qu’une passion impure, son cœur a
  pu se rendormir. Jamais peut-être une main n’a pressé la sienne que
  pour lui communiquer un amour insensé. Jamais peut-être quelqu’un n’a
  employé envers lui de nobles procédés. On a eu de l’amour pour lui, et
  l’amour s’est envolé comme il était venu. J’ai agi et j’agirai
  autrement. S’il ne m’aime pas, _j’emploierai le temps que je pourrai
  passer avec lui à lui faire sentir ce qu’il y a de beau dans deux
  cœurs qui s’aiment_, qui se comprennent et qui se confient leurs
  plaisirs et leurs peines. Sa lettre me montre qu’il a déjà compris
  cela; je l’affermirai davantage dans cette voie. Oui, il l’a compris
  et il veut revenir à moi. Il trébuchera peut-être souvent sur ce
  chemin, mais ma main sera toujours tendue pour le relever. Il m’a dit
  qu’il m’aimait et il me l’a dit sincèrement. _Moi, je l’adore!_

Il est certain pour moi que cette lettre était écrite de bonne foi.
Tandis que Mignon joignait au vice l’hypocrisie, Horace s’efforçait
naïvement de parer son amour de vertu, et de le justifier à ses propres
yeux. Quant à ce verbiage philosophique qui s’étale hors de propos,
c’est la déteinte des auteurs classiques.

                   *       *       *       *       *

Je tiens un billet, monologue de veillée, qui débute ainsi:

  Encore quatre heures et demie, et je verrai son visage! Que ce temps
  est long! Oh! je l’aime de tout mon cœur. _Il s’est égaré, mais mon
  amour lui fera sentir qu’il n’est pas de bonheur plus grand ni plus
  pur que de s’aimer. Je veux former son cœur_, je veux qu’il soit aussi
  beau que son visage. Ah! dormons: l’aurore arrivera plus vite!...

Tel est le dévergondage d’esprit que produit la surexcitation anormale
des sens. Dans une autre lettre de la même époque, cette confusion du
beau et du laid, du mal et du bien, se traduit en une dissertation
curieuse, où l’on saisit à merveille la déviation du sens moral:

  Dans le feu d’une passion impure, l’âme se fond et s’écoule; mais
  cette sensibilité passe bientôt; l’âme se resserre et reprend sa
  dureté. La vertu seule peut amollir un cœur et le pénétrer d’une
  sensibilité qui dure toute la vie. _Qu’il est beau de courir en
  s’aimant dans la carrière de la vertu!_ Oui, je l’ai, cette amitié;
  oui, j’aime la vertu, je suis heureux. Pourquoi chercher d’autres
  amis? Hélas! je suis un homme, et l’homme ne sait jamais estimer les
  bonheurs qui l’entourent. L’amitié ne lui suffit pas, etc., etc.

  Aujourd’hui, mon cœur est plein, l’amour l’embrase et le dévore. J’ai
  voulu l’étouffer, ce feu, mais il s’est élancé à travers toutes les
  fissures, et maintenant il m’enveloppe, il me brûle plus fort que
  jamais. _Il n’y a plus rien à espérer, il faut lui faire sa part.
  Mais, je te le jure, ma passion est pure_, etc., etc.

Quelquefois, dans une même lettre, le cri des sens cynique succède à une
divagation transcendentale sur la vertu. Il est toujours question de
guider Mignon, de le sauver; on admire le courage que témoigne l’aveu de
sa faute:

  Mignon s’est confié à nous; il ne nous a pas caché ses défauts; il
  nous a dit surtout qu’il n’avait pas les qualités qui font un ami.
  Nous lui avons tendu la main et nous avons bien fait. Devons-nous
  l’abandonner maintenant? Devons-nous le laisser aller? Non...

  Toute action grande et noble a toujours produit un effet sur moi; je
  n’ai jamais pu voir ou entendre conter un beau trait sans être ému,
  sans verser des larmes et donner au héros mon amour et mon adoration.
  Je ne veux pas exagérer ici ce qu’a fait Mignon; mais, avec le
  caractère que nous lui connaissons, il lui a fallu une grande lutte
  avec lui-même, et tout le monde, dans sa position, n’en serait pas
  sorti victorieux.

  D’AILLEURS, aujourd’hui, il m’a charmé; chaque regard de lui m’agitait
  et faisait battre plus fort mon cœur; chaque fois que je touchais sa
  main, un frisson parcourait mon corps. _J’ai eu plusieurs fois envie
  de l’embrasser. Je l’aimais bien auparavant, tu en sais quelque chose,
  mais à cet amour qui s’est encore accru, est venue se joindre
  l’admiration pour sa conduite de ces derniers temps_...

J’ai dit qu’Horace était toujours de bonne foi avec les autres, sinon
avec lui-même. Le lecteur a pu voir, à travers sa correspondance, la
candeur de son âme. Cette âme était le siége d’une lutte sans fin entre
les aspirations morales et les désirs sensuels, lesquels se confondaient
en un objet indigne. Sans doute, tous les romans nous retracent de tels
combats; mais c’est une femme qui en est l’objet, et, fût-elle une
prostituée, l’amour qu’elle inspire ne vicie point l’esprit: les
douleurs mêmes et les déceptions dont elle est la cause souvent
enrichissent et fécondent le cœur du jeune homme. Ici, rien de
semblable. Je réserve quelques billets où Horace se découvre lui-même et
reconnaît, avec un peu de honte, le but immonde où l’entraîne sa
passion.

                   *       *       *       *       *

J’ai observé au collége des sentiments moins mélangés encore que ceux
d’Horace, des amours où le vice n’avait point sa part. J’ai même noté un
cas fort rare. Le voici:

Henri C... est jeté au collége à l’âge de huit ans par une marâtre.
Jusqu’à l’âge de treize ans, il a été souvent spectateur involontaire
des plus tristes désordres, mais la contagion l’a épargné. Il n’avait
pas quatorze ans lorsqu’il devint le _complice_ d’un grand et fit son
apprentissage de l’infamie.

Henri C... était d’un naturel aimant. Orphelin, il avait dû réunir
toutes ses affections sur une vieille tante qui lui tenait lieu de
_correspondant_, et sur ses camarades. A peine connut-il l’onanisme que
son caractère changea rapidement: il devint paresseux, sa santé
s’altéra. D’ailleurs, il ne dissimulait point. Il lui arrivait de
pleurer lorsque sa tante l’interrogeait avec effroi; il se jurait à
lui-même de se corriger et n’y parvenait point. Cependant certaine
appellation lui était odieuse, et qui la lui appliquait n’en était pas
quitte à bon marché.

En revenant des vacances, l’enfant se portait mieux: deux mois de vie au
grand air sont un précieux dérivatif. Il avait oublié la caserne et ses
mœurs: il n’était point guéri, mais il s’en fallait peu. Il se lie avec
un nouveau, plus jeune que lui de dix-huit mois, qui arrivait, tout
interdit, de sa province. Cette amitié devient rapidement de l’amour.

Les deux enfants ne se quittaient plus. Charles D... était fort arriéré,
il donnait ses devoirs à corriger à Henri. Les jeudis et dimanches, on
travaillait ensemble.

Sans doute ils causaient, comme cela se fait, des scandales de la
veille, mais ils demeuraient chastes: l’idée de se livrer ensemble à des
plaisirs honteux ne s’était pas présentée à leur esprit.

--Mais, me direz-vous, alors c’était de la pure amitié?

--Non point, lecteur; c’était bel et bien de l’amour, car Charles était
un joli enfant, doué du caractère le plus affable, le plus bienveillant.
Il était sous la protection immédiate de Henri, dont il absorbait la
pensée et la vie.

Savez-vous quel prodige fit cet amour?--Henri désapprit tout à fait
l’onanisme. Lorsque, dans un rêve érotique, il lui arrivait de hâter le
spasme, le lendemain il était morne et soucieux. Il se mettait au
travail avec une sorte de fureur. Confiait-il ces choses à Charles? Je
ne le crois point. Car vraiment c’eût été une expérience périlleuse.

Cet amour, fortifié par quelques brouilles et quelques raccommodements
délicieux, dura huit mois, presque l’année scolaire. La tante d’Henri se
félicitait du caractère franc, ouvert de son neveu; elle avait remarqué
le rétablissement de sa santé, et comment son teint, son regard
s’étaient insensiblement éclaircis. «Il s’est corrigé, pensait-elle; il
a la volonté du bien: il arrivera!»

--Ah, madame, pourquoi n’avez-vous pas saisi cette occasion infiniment
rare d’arracher un enfant aux flétrissures du collége! Alors il était
possible encore d’en faire un homme. Par un véritable miracle, le cœur
avait momentanément fait taire les sollicitations furieuses des sens
surexcités par deux ans d’onanisme. Dans votre foyer calme et
affectueux, la passion se fût définitivement épurée, et l’amour de
Charles D... n’eût servi à Henri que d’une sorte de transition à l’amour
de la femme. La nature allait reconquérir ses droits. Les livres, la
science, l’étude eussent d’abord captivé cet être bon, et effacé les
impressions funestes.

                   *       *       *       *       *

Cela ne se passa pas ainsi. Par une soirée de juin. Henri et Charles,
qui avaient peu à peu laissé les amis s’introduire entre eux deux,
tenaient je ne sais quelle conversation malpropre. Maintes fois, Henri
avait été accusé de faire de Charles son _complice_, et il avait
repoussé avec indignation un tel soupçon. Mais depuis quelques jours,
par suite d’un changement dans les dortoirs, il se trouvait coucher à
côté de son ami. La tentation était trop forte, et de ce soir-là même
leur amour s’abîma dans le vice.

C’est ainsi que l’idéal, dans les quatre murs du collége, confine à
l’onanisme, et que les premières aspirations, si vous ne les surveillez
point, se trompent d’objet, et se satisfont aux dépens de l’intelligence
et du sens moral. Lecteur, si, comme Henri C..., votre fils est retombé
à l’âge de seize ans dans les pratiques unisexuelles, soyez certain
qu’il est perdu. De cette seconde crise on ne se relève point.

                   *       *       *       *       *

Quels que soient les débuts d’une union semblable, le jeune homme, au
collége, dans cette épaisse atmosphère de vice, succombe nécessairement.
Au moment même où les premières ardeurs de l’âge l’aiguillonnent, il
n’est entouré que d’excitations. Dans l’air moite de l’étude, sa tête
s’enflamme au contact des bouquins classiques eux-mêmes, et les
dissertations de Platon font vibrer toutes les cordes de son être. Le
corps a besoin d’être fatigué, et c’est l’esprit que l’on surexcite: cet
adolescent est soumis au traitement spécial qui convient à un vieillard.

Entourez-le maintenant d’êtres vicieux: je défie qu’il résiste! Il n’y a
point de séminariste que sa robe protégerait contre ces provocations de
tous les instants. Eh! le ridicule même le récompenserait, s’il
prétendait garder la pureté de son corps. A l’étude, aux récréations, au
dortoir, la sensualité l’assiége, ce que les camarades appellent le
_chauffage_, paroles et actes.

Imaginez ce jeune homme libre: lâchez-le sur les boulevards. Il verra là
des filles en grand nombre, mais elles sont dans la foule; mais il n’est
pas forcé de vivre à leur contact; mais mille autres objets contribuent
à le distraire. Sa timidité même, s’il a toujours vécu dans sa famille,
le retient, et ce n’est pas du désir qu’il éprouve pour ces prostituées,
c’est de l’horreur.

Les prostitués, au collége, sont la foule elle-même: il est obligé de
leur donner la main, de manger avec eux, et de dormir près d’eux. Je
déclare impossible qu’il ne soit pas souillé.

J’ai connu un jeune homme qui avait gardé ses mœurs pures dans ce
mauvais lieu. Il avait un vice de conformation qui constituait presque
l’impuissance. Il vivait assez solitairement; on lui rendait la vie
malheureuse par les railleries ignobles dont on l’accablait; il est
parti avant d’avoir fini ses études.

                   *       *       *       *       *

Nous avons vu tout à l’heure Henri C... se dégrader par amour. Dans ses
lettres, Horace voulant se justifier de désirer Mignon, allègue
quelquefois l’indifférence cruelle que celui-ci lui a toujours
témoignée. Toute sa dialectique amoureuse se résume en cette
alternative:

  A-t-il       }
  n’a-t-il pas } du _cœur_?

On penche pour l’affirmative quand Mignon se montre gracieux, et pour la
négative lorsqu’il querelle. Mais aimé ou point, il est facile
d’indiquer l’identité du but où tend la passion d’Horace.

Ceci est écrit dans les bons jours où l’affirmative l’emportait:

  Sombres pensées, retirez-vous; laissez mon cœur aimer, laissez les
  rêves les plus beaux se former dans ma tête, retirez-vous, je ne vous
  crois pas; mon cœur est pur, il ne peut vous croire. N’est-ce pas
  _lui_ qui, depuis trois jours, vient se mêler à mes rêves? N’est-ce
  pas _lui_ que je vois, qui m’embrasse qui me répète ce doux mot: _Je
  t’aime_, et que je couvre de mes baisers? N’est-ce pas _lui_ que,
  depuis trois nuits, je vois à mes côtés et qui m’enlace de ses bras
  blancs pendant mon sommeil? N’est-ce pas _lui_ que maintenant je vois
  étendu sur sa couche et cherchant en vain le sommeil? Il rêve, il
  pense à moi, il pense que demain enfin il pourra serrer ma main, et il
  appelle, en murmurant des mots d’amour, l’amour qui tarde tant à
  venir. Il se dit que je dors, et il voudrait être _un ange_ pour venir
  contempler mon sommeil et déposer un baiser sur mon front! Oui, il
  m’aime. Oui, je puis enfin le dire: Nous nous aimons.

On le voit, quand cet ange a du cœur, il inspire des sentiments très
vifs, et l’amour d’Horace se réduit à de simples désirs pédérastiques.

Mais quand il n’en a pas?--Il en est absolument de même:

  ... Sans doute ce que j’ai dit ce soir est exagéré, mais je n’en
  conviens pas moins que mon amour pour Mignon n’est pas très pur. A qui
  la faute? Quand donc cesseras-tu de m’accuser? Si tu avais réfléchi ce
  soir, si tu avais approfondi un peu plus le cœur humain lorsque tu
  parlais, m’aurais-tu lancé la pierre?

  Oui, il y a peu de temps encore, ma passion pour pour lui était très
  pure. Mais il m’a changé. Pourquoi est-il si indifférent? On n’aime
  point si l’on n’est aimé, du moins l’on n’aime pas longtemps. Ces
  passions sans retour qui font tant de malheureux ne sont fondées que
  sur les sens. Ainsi donc, lorsqu’on n’est pas aimé, on n’aime pas
  longtemps, tout juste le temps de contenter ses sens.

  Puisque je ne puis aimer son cœur, ses qualités (qui lui font défaut),
  que puis-je aimer? Tu le sais, ce que j’aime, c’est sa beauté.
  _Lorsque l’on n’aime que la beauté, tu sais à quoi cela mène_, sans
  compter que l’on est un égoïste. _Mais encore une fois, à qui la
  faute? J’ai frappé à la porte de son cœur: elle est restée fermée..._

  Je ne sais que deux moyens devant tant d’indifférence: le quitter?
  Mais mon cœur ne le peut; ou aimer quoi? son corps. Je le dis avec
  franchise...

  _Je serais pourtant si heureux de l’aimer PUREMENT s’il avait un
  cœur._

Le refrain persiste: _S’il avait un cœur!_ Il se referait une virginité
sans doute.

Horace est imbibé de phrases de roman: tout cela découle pour peu qu’on
le presse; c’est une écritoire intarissable, c’est un flot poétique qui
roule un fond de gravelures. Il lui est arrivé d’abuser le plus
étrangement du monde de ce mot: _cœur_.

C’était un jeudi soir à l’étude: il se trouvait entre Mignon et Q..., un
_lapin_, grâce aux soins de L... que ces intrigues réjouissaient. Horace
lui fit passer ce billet:

  Est-ce que tu aurais l’intention, par cette invention, de nous exciter
  et de nous familiariser avec les endroits sensibles? Tu sais qu’un feu
  brûlant coule dans mes veines et que mon jeune voisin n’est pas moins
  ardent. N’allume donc pas en nous un incendie qui par sa force
  pourrait nous être funeste. Entre les deux mon cœur ne balancerait
  bientôt plus; _car mon charmant voisin de droite sait aimer_; IL A DU
  CŒUR.

Voilà l’aveu; voilà le mot qui illumine toutes les lettres précédentes
et détermine, caractérise les amours de collége.

                   *       *       *       *       *

Je crois avoir montré suffisamment par tous ces extraits quelle est la
marche de la corruption; comment l’intelligence devient la dupe, souvent
complaisante, des sens, et quelle dépravation morale résulte de ces
passions ambiguës. Le jeune homme prétend toujours viser au bien; il se
félicite d’aimer, se glorifie de ces premières expansions, et il mêle si
bien, si longtemps les mots amour, vertu, cœur, honneur, que les idées
elles-mêmes se fondent et se confondent: la fange reflète encore les
splendeurs de l’idéal.

--«Il n’est qu’un bonheur au monde, dit un personnage d’un roman de
George Sand: c’est l’amour, _et il faut l’accepter par vertu_.»

Cette philosophie-là est celle de notre Horace; elle court les colléges:
seulement là, faute de femmes, la communion a lieu entre êtres du même
sexe.

Précédemment, j’ai nommé Platon. Le poëte a donné la théorie et la loi
de cette prostitution juvénile. Diotime, la prophétesse de Mantinée,
s’exprime en ces termes dans le _Banquet_:

«Celui qui veut atteindre à ce but par la vraie voie doit, dès son jeune
âge, commencer par rechercher les beaux corps. Il doit en outre, s’il
est bien dirigé, n’en aimer qu’un seul, et, dans celui qu’il aura
choisi, engendrer de beaux discours. Ensuite, il doit arriver à
comprendre que la beauté qui se trouve dans un corps quelconque est la
sœur de la beauté qui se trouve dans tous les autres. En effet, s’il
faut rechercher la beauté en général, ce serait une grande folie de ne
pas croire que la beauté qui réside dans tous les corps est une et
identique. Une fois pénétré de cette pensée, notre homme doit se montrer
l’amant de tous les beaux corps, et dépouiller, comme une petitesse
méprisable, toute passion qui se concentrerait sur un seul. Après cela,
il doit regarder la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du
corps; en sorte qu’une belle âme, même dans un corps dépourvu
d’agréments, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour lui
faire engendrer en elle les discours les plus propres à rendre la
jeunesse meilleure. Par là, il sera nécessairement amené à contempler la
beauté qui se trouve dans les actions des hommes et dans les lois, à
voir que cette beauté est partout identique à elle-même, et
conséquemment à faire peu de cas de la beauté corporelle. Des actions
des hommes il devra passer aux sciences, pour en contempler la beauté;
et alors, ayant une vue plus large du beau, il ne sera plus enchaîné
comme un esclave dans l’étroit amour de la beauté d’un jeune garçon;
mais, lancé sur l’océan de la beauté, il enfantera avec une inépuisable
fécondité les discours et les pensées les plus magnifiques de la
philosophie, jusqu’à ce qu’ayant affermi et agrandi son esprit par cette
sublime contemplation, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du
beau.»

Ce chemin poétique que trace Diotime de la pédérastie à la vertu est
parcouru par tous les jeunes gens réduits à vivre en troupeau; seulement
il est parcouru à rebours, et c’est là la marche naturelle des choses.
Le poëte grec, non-seulement accepte la fatalité des sens, mais il
prétend la prévenir et soumettre ceux-ci d’abord en leur donnant
satisfaction. Cette fiction philosophique a pris corps, et la lubricité
moderne, dont nos romanciers sont les interprètes, s’est inspirée de ces
rêveries hyperphysiques.

C’est là la bibliothèque où Horace puisait les «arguments» de sa
passion. Ses lettres ne pourraient-elles point porter en épigraphe cette
autre proposition de Platon?

«Dans l’espérance de parvenir à une grande perfection, on est capable de
tout entreprendre; _il est donc beau d’aimer pour la vertu_; cet amour
est celui de la Vénus céleste; il est céleste lui-même, utile aux
particuliers et aux États, et digne d’être l’objet de leur principale
étude, puisqu’il oblige l’amant et l’aimé à veiller sur eux-mêmes, et à
s’efforcer de se rendre mutuellement vertueux.»

Cette rhétorique exerce un puissant attrait sur certains esprits
d’élite: elle contribue à la dépravation de l’individu. Quant à la
foule, elle n’est point capable de lire, et j’ai dit déjà que les
pratiques vicieuses précédaient généralement toute initiation par les
livres.

                   *       *       *       *       *

Jusqu’ici, le lecteur remarquera que je me suis abstenu de parler de la
femme. Quelle part la femme a-t-elle dans l’existence du
collégien?--Petite. Richard, celui qu’Horace appelait ironiquement «le
mari de Mignon», Richard avait une maîtresse qu’il allait voir tous les
dimanches; mais, un jour, ayant projeté une partie de campagne avec
Mignon, il oublia d’avertir sa maîtresse, et ne la revit plus. Si ce
fait n’était pas assez éloquent par lui-même, je n’hésiterais pas à
affirmer qu’aucune femme n’eût pu destituer Mignon dans le cœur de ses
amants. Lorsque l’esprit est dépravé, le cœur est peu susceptible de ces
amours honnêtes que la nature justifie. L’adolescent repu d’images et de
pensées obscènes est plus porté à dédaigner la femme qu’à l’aimer; à cet
égard, il est moralement impuissant: tout au plus souffre-t-il la
_fille_.

Tissot note cet effet du vice:

«Un symptôme commun aux deux sexes, c’est l’indifférence qu’il laisse
pour les plaisirs légitimes de l’hymen, lors même que les désirs et les
forces ne sont pas éteints: indifférence qui non seulement fait bien des
célibataires, mais qui souvent poursuit jusque dans le lit nuptial... Je
connais un homme qui, instruit à ces pratiques par un précepteur,
éprouvait un profond dégoût pour sa femme dès les premiers jours de son
mariage.»

Dans l’amour unisexuel, il y a une brutalité qui ne s’accommode pas des
soupirs et du dévouement délicat de l’amour honnête. Ce jeune homme que
vous voyez dans un salon, gauche et renfrogné, souffre d’avoir été
déplacé de son milieu. On a dit que ce que nos pères appelaient la
galanterie n’existe plus. Eh! comment demandez-vous d’être aimable,
prévenant, de chercher des flatteries fines et gracieuses, de
marivauder, au besoin, à un jeune homme chez lequel l’accoutumance du
plaisir le plus brutal a éteint le désir? C’est un des symptômes
frappants de notre démoralisation, que le mépris de la femme. L’homme,
avant d’en arriver là, a appris dès le collége à se mépriser lui-même.
Le malheureux a gâté à l’avance toutes les délicieuses illusions qui
font la vie charmante. Il ne peut pas même se dire blasé, car il n’a pas
désiré. Sa virtualité d’émotion s’est épuisée avant qu’il ait atteint
l’âge où il est seulement capable de goûter les plus douces émotions. Le
corps, la tête et le cœur sont déflorés. Il est condamné à vivre
bestialement, privé des jouissances de l’imagination. Il ne voit de
toutes choses que la surface grise et terne; il ne peut même pleurer et
se désespérer, car c’est à peine s’il comprend que la perte qu’il a
faite est irréparable.

                   *       *       *       *       *

Je racontais un jour ces tristes désordres à un médecin célèbre, qui de
tous ses malades s’est fait des amis. Je lui rappelais que, dans
certains séminaires, on fait aux jeunes gens des saignées périodiques,
et je lui demandais si ce moyen pouvait suffire à étouffer le cri des
sens et à prévenir l’onanisme. Il me répondit que non, et que le vice
solitaire était plus commun dans les maisons religieuses que dans les
établissements laïques. On le comprend, si l’on considère que les
enfants sont dressés à s’espionner les uns les autres et ne peuvent,
d’après les règlements, se promener _moins de trois_ ensemble. Et, comme
nous insistions sur la difficulté inouïe que l’enfant trouve à se
corriger de telles habitudes, le docteur, s’échauffant par degrés:

«Tenez, conclut-il, si vous voulez maintenir ces agrégations de jeunes
gens, si vous prétendez que la luxure ne sévisse pas sur toutes ces
natures en éveil, il n’est qu’un parti à prendre. Je ne le conseillerais
pas à la rue des Postes; il n’est qu’un remède: _la femme_.»

Ce mot brutal renferme la condamnation sans appel de l’internat. Il
signifie qu’il y a impossibilité pour le collégien de conserver sa
virginité, et que de remède aux vices contre nature, il n’en est point
en dehors de la satisfaction normale des désirs sensuels.

Ces vices contre nature sont développés fatalement par une éducation
contre nature. L’adolescent, dans la famille, trouve un refuge contre
les sollicitations des sens; au collége, il ne rencontre qu’excitations,
et, à défaut de l’assouvissement légitime, il tombe fatalement dans la
bestialité.

J’ai décrit un état de choses qui ne peut point changer, quelques
modifications qu’on apporte dans le régime intérieur du collége: car il
est le résultat de la vie en commun d’êtres du même sexe dans le même
air.

Par une fausse et pernicieuse pudeur, on a coutume, en France,
d’éloigner le jeune homme de la société des femmes. A ce système est due
la brutalité de nos mœurs. L’enfance est mise au corps de garde: comment
voulez-vous qu’elle n’en prenne point la tenue et les goûts?

Par la seule suppression du collége, c’est-à-dire de l’internat, on
supprimera un tel état de choses.

Pères de famille qui prétendez faire de votre fils un honnête homme et
un homme de cœur, laissez-le grandir entre sa mère et sa sœur. Qu’il
suive en qualité d’externe les leçons de l’Université: croyez qu’il se
fera toujours assez de camarades au dehors. Ce que rien ne remplace,
c’est l’éducation du foyer. C’est là seulement qu’il prendra le goût des
bonnes et des belles choses, avec l’horreur du vice. La pureté des mœurs
fait leur urbanité, et la société d’une mère et d’une sœur est
excellente à protéger le jeune homme contre la _femme_.

La _femme_ est au collége l’antidote du poison unisexuel.

Dans le salon de sa mère, à peine la soupçonnera-t-il; les
sollicitations du cœur dominent celles des sens dans l’atmosphère
affectueuse et chaste de la famille.

Peut-être direz-vous que le gamin vous embarrasse à la maison: alors
autant en font, entre nous, votre femme cet votre fille. Point ne
fallait épouser, procréer.

Comment fait l’ouvrier, l’homme du peuple? Quand le gars a atteint
l’âge, il le met apprenti. Mais quitte-t-il pour cela le pauvre logis?
Non.

Ayez moins de glaces, monsieur, dans votre appartement; jouez moins,
fumez moins, s’il le faut; mais vous avez fait un fils, il faut vous
occuper de lui. Il y a de la place dans la maison pour un domestique
fainéant qui passe sa vie à _annoncer_. Cet homme mange, couche chez
vous: et il n’y a point de place pour votre fils!

Si depuis trois ans nous avons appris quelque chose;

Si nous nous sommes avisés de la rareté du patriotisme et de
l’abaissement du sens moral;

Si nous sommes soucieux d’enrayer ce mouvement de décadence, il faut
nous occuper de fonder chez nous la FAMILLE;

Il n’y a point de famille en France, partant point de bonne éducation,
et très peu d’hommes. Quand la cause du mal est connue, il ne reste qu’à
la détruire. La régénération de la patrie, si elle doit se faire, ne se
fera qu’en commençant au foyer paternel. Les musons qui éloignent les
enfants de ce foyer, les internats, sont condamnées à disparaître. Qu’on
ne m’objecte point l’impossibilité prétendue de satisfaire aux besoins
chaque jour croissants de l’instruction publique par des maisons
d’externes: c’est là une question qui s’impose et que nous ne saurions
esquiver sans lâcheté! Qu’elle soit difficile à résoudre, je le veux;
mais il faut à tout prix qu’elle soit résolue; car cette solution est,
je le dis sans déclamer, essentielle au relèvement de la société
française.


PARIS.--IMP. NOUV. (ASSOC. OUV.), 14, rue des Jeûneurs

G. Masquin et Cie






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PREMIÈRE FLÉTRISSURE ***


    

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