Les anciennes démocraties des Pays-Bas

By Henri Pirenne

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Title: Les anciennes démocraties des Pays-Bas

Author: Henri Pirenne

Release date: October 11, 2024 [eBook #74562]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion

Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


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  LES

  ANCIENNES DÉMOCRATIES

  DES PAYS-BAS




  _Bibliothèque de Philosophie scientifique_


  HENRI PIRENNE

  PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE GAND


  LES

  ANCIENNES DÉMOCRATIES

  DES PAYS-BAS

  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  1910


  Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
  y compris la Suède et la Norvège.


  Droits de traduction et de reproduction réservés
  pour tous les pays.

  Copyright 1910,

  by ERNEST FLAMMARION.




AVERTISSEMENT


Le nom de Pays-Bas est employé ici dans son acception ancienne,
c'est-à-dire comme désignant l'ensemble des territoires qui constituent
aujourd'hui les départements du Nord et du Pas-de-Calais, ainsi que les
royaumes de Belgique et de Hollande. Les seules démocraties qu'aient
connu ces régions avant nos jours ont été des démocraties urbaines,
et l'on ne s'étonnera donc point qu'il ne soit question que de villes
dans ce petit livre. Il a fallu y accorder une attention particulière
au Moyen Age, où se sont constitués les organismes municipaux dont les
temps modernes ont vu la lente désagrégation. Disons enfin que l'on
s'est préoccupé avant tout, dans les pages suivantes, d'exposer les
causes économiques et sociales qui expliquent la naissance et la chute
du système politique si particulier que l'on avait à exposer rapidement
et dont on n'a pu indiquer que les traits essentiels.

  H. P.




LES

ANCIENNES DÉMOCRATIES

DES PAYS-BAS




CHAPITRE I

L'origine des Villes.

 I. L'époque romaine et l'époque franque.--II. Châteaux et cités.--III.
 _Portus_ et immigrants.--IV. La population marchande et ses
 revendications sociales.--V. Le rôle des gildes.


I

L'ÉPOQUE ROMAINE ET L'ÉPOQUE FRANQUE.

Bien que l'un des caractères les plus saillants des Pays-Bas réside
dans le grand nombre de leurs villes et bien que, à toutes les
époques de leur histoire la bourgeoisie y ait joué un rôle politique
prépondérant, la vie urbaine ne s'y est pourtant développée qu'assez
tardivement. La plupart des grandes villes de l'Italie, de la France,
de l'Allemagne rhénane, de l'Autriche danubienne sont antérieures
à notre ère. Au contraire, ce n'est qu'au commencement du Moyen Age
qu'apparaissent Liége, Louvain, Malines, Anvers, Bruxelles, Bruges,
Ypres, Gand, Utrecht, etc. Tongres seule jouit sous l'Empire romain
de quelque importance. Elle ne la devait d'ailleurs qu'à sa situation
dans l'administration provinciale, et, lorsque celle-ci disparut lors
des invasions germaniques, elle perdit pour toujours l'influence
qu'elle avait pendant quelque temps exercée autour d'elle. Arlon et
Namur n'étaient à l'époque romaine que des bourgades de second ordre.
Tournai, plus considérable semble-t-il, fut si profondément atteint par
la conquête franque qu'il fallut transporter à Noyon le siège diocésain
qui y avait été établi et qui n'y revint qu'au XIIe siècle.

Ainsi, à de très rares exceptions près, les villes belges et
hollandaises de nos jours sont d'origine relativement récente, et
il n'y a rien d'étonnant à cela. Situés, en effet, à l'extrémité
septentrionale de l'Empire et touchant au monde barbare, les bassins
de l'Escaut et de la Meuse se trouvaient à l'écart des grandes voies
commerciales et, par cela même, peu accessibles à la vie urbaine
que suscite et entretient le trafic. Une seule grande chaussée les
traversait, courant de l'Est à l'Ouest, de Cologne à Boulogne. Ses
embranchements vers le Sud servaient à exporter les viandes fumées du
pays, qui jouissaient d'une certaine réputation, et les tissus de
laine fabriqués par les paysans morins et ménapiens.

La conquête franque ravagea les provinces de Belgique seconde et
de Germanie inférieure, et modifia en même temps, du tout au tout,
les conditions qui avaient déterminé jusqu'alors leur développement
historique. A partir de l'établissement du _regnum Francorum_, le Rhin
cessa de constituer la frontière de l'Europe civilisée. Les peuples
germaniques se trouvèrent réunis aux peuples romans dans la communauté
d'une même civilisation, et la Belgique, au lieu de la situation
excentrique qu'elle avait occupée durant la période romaine, se trouva
jouir d'une admirable position centrale dans l'Europe amplifiée. Elle
ne constitua pas seulement le point de contact entre les deux grandes
nationalités (romane et germanique) qui devaient faire la civilisation
du Moyen Age, c'est encore à travers son territoire que s'accomplirent
pour une bonne part, les échanges de toute sorte, échanges
intellectuels comme échanges matériels, qui s'opérèrent de l'une à
l'autre. Dès l'époque carolingienne, son isolement a cessé et elle
apparaît comme une des contrées les plus vivantes et les plus prospères
de l'Occident. Elle se couvre de monastères et de grands domaines,
en même temps que la prédilection de Charlemagne pour le séjour
d'Aix-la-Chapelle, fait d'elle, si l'on peut ainsi dire, la banlieue
du palais impérial. Tous ceux qui, des divers points de la chrétienté,
se dirigent vers le souverain, sont contraints de la traverser. Les
denrées de toutes sortes nécessaires au ravitaillement de la cour
sont transportées sur ses fleuves, et c'est encore par ceux-ci que
les monastères des régions du Nord faisaient venir des collines de la
Moselle le vin qu'il leur était impossible de produire sous leur ciel
froid et brumeux.

Dans l'Europe tout agricole de ce temps là, la Belgique, certainement
en avance sur les contrées voisines, présente le spectacle d'un
commerce relativement développé. Quentovic (Étaples) à l'embouchure de
la Canche, Tiel, Utrecht et Durstede sur le Rhin inférieur sont, dans
le Nord, les ports les plus importants de la monarchie carolingienne.
Valenciennes et Maestricht, situés aux endroits où la vieille chaussée
romaine coupe le cours de la Meuse et celui de l'Escaut, deviennent des
stationnements de barques et des lieux d'hivernage pour les marchands.
Enfin, l'abondance des ateliers monétaires prouve que l'usage du
numéraire, signe irrécusable du développement économique, se fait une
place de plus en plus grande à côté de l'antique système des échanges
en nature. Malgré la rareté de nos documents, nous pouvons apercevoir
aussi, dès le IXe siècle, les symptômes d'une activité industrielle
assez développée. Dans les prairies humides de la côte, la draperie des
Morins et des Ménapiens se ranime, et ses tissus, transportés au loin
par les barques de Quentovic, de Tiel et de Durstede propagent jusqu'au
pied des Alpes la réputation des «manteaux frisons». Le travail du
métal commence à se développer dans la vallée de la Meuse, à Huy et à
Dinant.

C'étaient là les manifestations d'une activité qui devait être
bientôt interrompue. La situation géographique des Pays-Bas, en
même temps qu'elle favorisait leur commerce, les exposait aussi aux
attaques du dehors. Nulle part, peut-être, les invasions des Normands
n'accumulèrent plus de ruines que dans cette région si largement
ouverte sur la mer par les estuaires de ses fleuves. De 820 à 891,
elle fut ravagée de fond en comble, et quand la victoire d'Arnoul de
Carinthie à Louvain l'eut enfin débarrassée des pillards, ses ports
n'existaient plus, et les étapes établies par les marchands le long de
ses cours d'eau avaient disparu. Du progrès social accompli au début du
IXe siècle, il ne restait rien.




II

CHATEAUX ET CITÉS.


Pendant l'anarchie à laquelle il venait d'être en proie, le pays avait
changé d'aspect. La nécessité de se défendre contre les barbares
y avait fait élever de toutes parts des fortifications que les
documents de l'époque désignent sous le nom de _castra_, c'est-à-dire
de châteaux. Très différents des tours et des donjons dans lesquels
les barons commencent dès lors à habiter, ces châteaux rappellent
d'assez près les acropoles antiques ou les _oppida_ des Gaulois et des
Germains. Ce sont des enceintes de pierre destinées à servir de refuge
à la population et à mettre à l'abri d'un coup de main soit une abbaye,
soit une résidence princière, soit la «cour» centrale de quelque grand
domaine. Leur forme est très simple: une courtine flanquée de tours,
disposée en plan carré et entourée d'un fossé. A l'intérieur, des
bâtiments claustraux, une église, des greniers, des habitations pour
les serviteurs laïques ou ecclésiastiques, le clergé et une petite
garnison permanente (_milites castrenses_).

Ce furent les comtes, en train de se transformer à cette époque, grâce
à la faiblesse du pouvoir royal et au désordre des institutions,
en princes territoriaux, qui prirent partout l'initiative de ces
travaux de défense. Eux seuls possédaient l'autorité nécessaire pour
contraindre les populations rurales à bâtir les châteaux et pour
diriger une œuvre dont le détail nous échappe, mais qui fut poursuivie
avec une activité singulière.

De leur côté, les évêques ne restaient pas inactifs. Le siège
épiscopal de Tongres, transféré à Maestricht au IVe siècle, avait
été établi par Saint-Hubert, vers 710, dans une bourgade proche de
la _villa_ carolingienne de Herstal, à Liége (_Leudicus vicus_,
_Leodium_). Sous les règnes de Charlemagne et de Louis le Pieux, cette
résidence ecclésiastique fut embellie par ses prélats. Au milieu du
IXe siècle, s'y élevaient déjà deux basiliques et un moustier de
chanoines. L'évêque Hartgar (840-856) y édifia un palais fort admiré
des contemporains, et où se réunissait une petite cour de lettrés.
Mais les Normands parurent et la cité naissante devint la proie des
flammes (881). Le Xe siècle la vit se relever de ses ruines. Richer
(920-945), puis Éracle (959-971) rebâtirent les églises et le palais.
Notger (972-1008) compléta leur œuvre. Sous son règne, Liége acheva de
s'entourer d'une solide ceinture de murailles. Des travaux analogues
furent entrepris vers la même époque à Cambrai, par l'évêque Dodilon
(888-901), à Utrecht et à Tournai.

Princes laïques et princes ecclésiastiques collaborèrent donc, durant
tout le Xe siècle, à la construction d'enceintes défensives. Le peuple
ne prit ici aucune initiative. Il se laissa diriger par l'autorité
publique et seconda ses efforts parce qu'ils répondaient à l'utilité
sociale. De distance en distance s'élevèrent à travers la campagne des
endroits de refuge et tout naturellement, en un temps où le besoin de
protection était le premier des besoins, les habitants des alentours
s'accoutumèrent à considérer comme leurs chefs-lieux ces forteresses
tutélaires.

Tels sont, dans les diverses contrées des Pays-Bas, les premiers
commencements de l'histoire municipale. Ils furent déterminés, on le
voit, par des nécessités d'ordre militaire. Pourtant les châteaux du
Xe siècle n'en sont pas moins les ancêtres des villes futures. Non
seulement ils marquèrent l'emplacement qu'elles devaient occuper[1],
mais l'organisation qui se développa dans l'enceinte de leurs murailles
présente déjà, à certains égards, un caractère urbain.

[Note 1: Cela n'est complètement vrai que des châteaux construits
par les princes laïques. Pour les cités épiscopales, il faut tenir
compte en outre de l'organisation ecclésiastique, qui avait décidé de
leur emplacement.]

La civilisation purement agricole qui, après la chute de l'Empire
romain, régna pendant de longs siècles dans l'Europe Occidentale, avait
naturellement exercé son influence sur toutes les institutions. La
sédentarité des fonctionnaires avait disparu avec les villes. Comme
le roi lui-même, voyageant sans cesse entre ses diverses résidences,
tous les fonctionnaires étaient itinérants. Il n'y avait pas de
capitale au centre de l'État; il n'y avait pas de chefs-lieux dans
ses circonscriptions. Les provinces (comtés) ne constituaient que
de vastes districts ruraux, parcourus constamment par les comtes
qui y rendaient la justice, y levaient les impôts, y convoquaient
les milices, qu'ils conduisaient eux-mêmes à l'armée. Seuls, les
centres de l'organisation religieuse et de l'organisation domaniale
possédaient un personnel permanent de clercs ou de moines pour les uns,
de maires, de «ménestrels» (_ministeriales_), de serfs domestiques[2]
pour les autres. On rencontrait des cités épiscopales, des palais
royaux, des _ville_ seigneuriales: mais toute trace avait disparu de
l'administration à forme municipale de l'époque romaine.

[Note 2: On sait qu'on appelle ainsi les serfs nourris dans la
maison du maître, par opposition aux serfs attachés à la glèbe.]

L'apparition des _castra_, au Xe siècle, fit renaître quelque chose
d'analogue. Les princes territoriaux qui avaient construit ces
forteresses ne pouvaient manquer de les utiliser pour le gouvernement
de leurs terres. Par elles réapparut, bien faiblement encore et bien
incomplètement, ce principe de la sédentarité administrative, qui est
inséparable de toute civilisation avancée. Bientôt les châteaux ne
furent plus de simples lieux de refuge: le commandant de leur garnison,
le châtelain, devint un fonctionnaire chargé de surveiller et de régir,
au nom du prince, la région environnante. Dès la fin du Xe siècle, en
Flandre, on le voit pourvu d'attributions judiciaires et financières, à
côté de ses primitives attributions militaires.

Le château servit également à la réunion des échevins des alentours. De
très bonne heure, on construit à leur usage, dans celui de Bruges, une
maison scabinale. C'est encore au château que s'accumulent les produits
des domaines possédés par le prince dans la région environnante, et que
les paysans acquittent les taxes en nature destinées à la subsistance
de la garnison. Ils y viennent aussi à époques fixes pour assister aux
«plaids généraux» et, en cas de besoin, pour réparer les murailles ou
curer les fossés, corvées obligatoires imposées par l'autorité publique
pour l'entretien d'un bâtiment public. Le château est de plus l'endroit
de perception d'un tonlieu levé sur les chariots qui le traversent
ou sur les bateaux passant par la rivière qui baigne ses remparts.
Enfin, on y établit un marché hebdomadaire, moyen de ravitaillement
indispensable à sa population.

Cette population, faut-il le dire, n'est pas encore une population
de bourgeois, dans le sens du moins où l'on entendra ce mot dans les
siècles suivants. Bien loin de s'adonner à l'exercice du commerce ou
de l'industrie, elle ne produit rien, et, au point de vue économique,
son rôle est celui d'un simple consommateur. Elle se compose de
quelques douzaines d'individus, fonctionnaires, soldats, serviteurs
de toute sorte. Son activité a moins pour objet le château lui-même
que la châtellenie qui l'entoure. A vrai dire, le château n'a même
de raison d'être que par rapport à celle-ci, dont il est le centre
militaire et administratif. Il constitue une sorte de local ouvert aux
gens du dehors, qui lui donnent une animation permanente, mais qui ne
l'habitent pas. Les paysans qui y amènent les récoltes des domaines
princiers, les receveurs et les maires qui viennent y rendre leurs
comptes aux «notaires» du prince, les échevins territoriaux qui y
siègent à la maison scabinale ne résident point dans ses murailles.
C'est de la châtellenie qu'ils viennent, et c'est dans la châtellenie
qu'ils retournent après s'être acquittés de leur mission, si bien que
le château ne nous apparaît en définitive que comme un lieu de passage
pourvu d'un certain nombre de gardiens à poste fixe.

Ce spectacle, que l'on peut constater au Xe et au XIe siècle à Gand,
Bruges, Ypres, Furnes, Lille, Bruxelles, Louvain, Valenciennes, etc.,
se retrouve en ses traits essentiels dans les «cités» épiscopales
d'Utrecht, de Liége, de Cambrai. Là aussi, l'administration se
développe et se complique, mais là aussi on est encore bien éloigné
d'une véritable existence urbaine. La «cité», toutefois, l'emporte
sur le château par sa population plus dense et par le rayonnement
plus grand qu'elle exerce autour d'elle. La résidence perpétuelle
de l'évêque et de sa cour, les clercs de plus en plus nombreux qui
desservent la cathédrale et les autres églises, les moines des
abbayes groupées au centre du diocèse y entretiennent un mouvement
plus intense et y réquisitionnent plus largement leur subsistance au
dehors. De plus, les nécessités de l'administration ecclésiastique y
attirent continuellement, de tous les points de l'évêché, une quantité
de personnes. Que l'on ajoute à cela les plaideurs cités devant le
tribunal de l'official, les maîtres et les élèves des écoles, et c'en
sera assez pour se convaincre de la supériorité des «cités» épiscopales
sur les _castra_ laïques. Mais c'est là une simple différence de degré.
Au fond, leur nature est la même. Les unes comme les autres font
penser à ces forts et à ces «blockhaus» élevés par les Français ou les
Anglais, au XVIIIe siècle, dans les prairies de l'Amérique du Nord et
les forêts du Canada. Comme eux, ce sont essentiellement des postes
militaires et des postes administratifs.




III

PORTUS ET IMMIGRANTS.


Il devait cesser bientôt d'en être ainsi. Les Normands disparus et la
sécurité rétablie, le mouvement commercial que nous avons observé aux
premiers temps de l'époque carolingienne, dans les bassins de l'Escaut
et de la Meuse, ne pouvait tarder de s'y ranimer. Les vieux ports du
IXe siècle, il est vrai, Quentovic, Tiel et Durstede, ne se relevèrent
pas de leurs ruines. Mais de nouveaux centres économiques ne tardèrent
pas à paraître et ils jouirent cette fois d'une prospérité durable.

Grâce à leur excellente situation géographique, les Pays-Bas virent
l'activité commerciale se développer chez eux de meilleure heure que
dans la plupart des autres contrées situées au Nord des Alpes. La
grande étendue de leurs côtes, le voisinage de l'Angleterre, les trois
fleuves profonds qui les traversent et qui les rattachent par des
routes naturelles l'un au Sud de l'Allemagne et aux cols donnant accès
à l'Italie, l'autre à la Bourgogne et au couloir de la Saône et du
Rhône, le troisième à la France centrale, les destinaient à jouer, dans
le bassin de la mer du Nord, le même rôle que Venise, Pise et Gènes
dans ceux de la Méditerranée et de l'Adriatique. Ils constituèrent, dès
le Xe siècle, le point de jonction des deux grands courants du trafic
européen. Par le cabotage de la mer du Nord et de la Baltique, ils se
trouvèrent en contact avec les négociants orientaux qui, à travers
la plaine russe, circulaient entre la Crimée et le golfe de Botnie,
tandis que les marchands italiens, dans leurs voyages vers le Nord,
y aboutissaient naturellement. Si faible qu'ait pu être encore au Xe
siècle le mouvement du commerce international, il se trouva donc plus
fécond que partout ailleurs dans les plaines de Belgique.

Sous son influence salutaire, le régime économique figé jusqu'alors
dans l'immobilité d'une vie agricole sédentaire et locale, s'assouplit
et se réveille. La carrière aventureuse du marchand commence à attirer
les plus entreprenants des serfs domaniaux. Les pauvres, si nombreux
à cette époque où la terre seule peut nourrir l'homme et où il n'y a
pas assez de terre pour chacun, voient se présenter à eux de nouveaux
moyens d'existence: le halage des barques, la conduite des chariots, le
déchargement des marchandises. De plus en plus nombreux, ils obéissent
à l'attraction toujours plus forte que le commerce, en se développant,
exerce autour de lui.

Cette attraction part de foyers déterminés tout naturellement par le
relief du sol, la direction ou la profondeur des cours d'eau. Ils se
constituent d'eux-mêmes aux nœuds, si l'on peut ainsi dire, du transit
régional. On en rencontre au fond des golfes (Bruges), là où une route
vient croiser le cours d'un fleuve (Maestricht, Valenciennes), au
confluent ou à proximité du confluent de deux rivières (Liége, Malines,
Gand), ou encore au point où une rivière cessant d'être navigable, les
bateaux qu'elle porte doivent nécessairement être déchargés (Louvain,
Bruxelles, Douai, Ypres). La circulation commerciale éparpille ses
étapes par le pays. Débarcadères, stations d'hivernage et relais fixent
bientôt autour d'eux des agglomérations d'hommes qui, rompant les liens
qui les ont jusqu'alors attachés à la terre, deviennent les artisans
inconscients du progrès social.

Les documents de l'époque donnent à ces endroits des noms
caractéristiques. Ils les appellent _emporium_, c'est-à-dire entrepôts,
ou plus souvent, et d'un mot qui fera fortune, _portus_. Depuis
longtemps, on désignait ainsi un lieu par lequel, grâce aux avantages
de sa situation, passent habituellement les marchandises[3]. Mais, à
partir du Xe siècle, le _portus_ n'est plus seulement un passage:
c'est le groupement permanent des individus massés en un lieu de
passage. Son nom est dans les Pays-Bas le nom le plus ancien qu'aient
porté les agglomérations urbaines. Durant tout le Moyen Age, en
néerlandais, une ville s'est appelée _poort_ et un bourgeois, _poorter_.

[Note 3: Sur ceci, cf. H. PIRENNE, _Villes, marchés et marchands au
Moyen Age. Rev. hist._, t. LXVII (1898), p. 62 et suiv.; _le même: Les
villes flamandes avant le XIIe siècle. Ann. de l'Est et du Nord_, t. I
(1905), p. 22 et suiv.]

Par une rencontre étrange à première vue et qui n'a rien pourtant que
de très naturel, c'est au pied des châteaux et des cités épiscopales
dont nous parlions tout à l'heure, que les _portus_ vinrent se former,
au cours du Xe siècle. Sans doute ce ne fut point là une règle sans
exception. Les forteresses, les monastères, les sièges diocésains
situés à l'écart des voies du trafic ne virent point se masser autour
de leurs murs les jeunes agglomérations marchandes[4]. Cette fortune
n'échut qu'à ceux-là seuls dont l'emplacement répondait aux nécessités
commerciales. Et ce fut le cas de la plupart d'entre eux. Les endroits
qui se prêtent le mieux à la défense d'un territoire sont, en effet,
ceux aussi vers lesquels se dirige naturellement la circulation des
hommes et des choses. Les chemins stratégiques sont tout à la fois
les chemins du commerce et il en résulta que, marqués les uns et les
autres par la nature, les _castra_ et les _portus_ se rencontrèrent aux
mêmes points.

[Note 4: Ce fut le cas pour Térouanne qui, bien que siège d'un
évêché, resta toujours une bourgade sans importance à cause des
conditions désavantageuses de sa situation.]

Personne d'ailleurs n'éprouvait plus impérieusement que les marchands
le besoin de protection. L'abri que les enceintes emmuraillées
pouvaient fournir en temps de guerre était surtout précieux pour des
gens dont tout l'avoir consistait en biens meubles, et que chaque
guerre menaçait d'une ruine complète. Aussi, s'il arriva parfois qu'un
_portus_ s'établit en rase campagne, on ne tarda guère à le reporter
dans le voisinage du _castrum_ le plus proche. C'est ce que l'on peut
constater pour celui de Lambres, près de Douai, et rien ne nous permet
de croire que cet exemple soit isolé.

Ainsi donc le Xe siècle vit se constituer dans les diverses régions
des Pays-Bas, sauf dans les contrées solitaires et inaccessibles de
l'Ardenne, un grand nombre d'agglomérations en partie double. Deux
éléments complètement différents par leur nature: le _castrum_ (ou la
cité) et le _portus_ s'accolèrent l'un à l'autre. Quelles que soient
les différences locales, le spectacle au fond est partout le même.
On peut seulement constater qu'il est un peu plus compliqué dans
les cités épiscopales. Ici, en effet, le périmètre plus étendu des
murailles permit, semble-t-il, aux marchands de s'installer non point à
l'extérieur, mais, du moins au début, à l'intérieur même de l'enceinte.

Entre l'ancienne population et la nouvelle le contraste est aussi
éclatant qu'il est possible. La première, composée de militaires,
de clercs, de fonctionnaires, de serviteurs, consomme, on l'a vu,
sans rien produire, et d'ailleurs ne s'augmente pas. La seconde,
perpétuellement alimentée de nouveaux arrivants, s'adonne tout entière
à l'exercice du commerce. Au lieu d'être entretenue par les prestations
qu'elle reçoit du dehors, elle ne subsiste que par son travail. C'est,
dans la pleine acception du mot, une colonie[5], et, comme dans toute
colonie, les immigrants dont elle s'accroît sont des chercheurs de
fortune, des aventuriers, des hommes entreprenants et actifs. Le
_castrum_ n'avait été pour les gens de la campagne qu'un refuge
momentané, que le siège d'un marché hebdomadaire, que l'emplacement
d'un sanctuaire vénéré. Ils y passaient, ils n'y résidaient pas. Le
_portus_, au contraire, retient tous ceux qui viennent y tenter un
nouveau genre de vie. Il ne se juxtapose pas seulement au château,
comme un faubourg à une ville: il s'en différencie par l'origine de
ses habitants, par leurs occupations habituelles, par leur condition
juridique.

[Note 5: Des textes du XIe siècle donnent le nom de _colonia_ à
Bruges et à Dinant.]

En effet, dès l'origine, sa population apparaît comme une population
d'hommes libres. Formée d'immigrants venus de toutes parts, ayant
abandonné leurs familles et les domaines sur lesquels ils avaient
vécu jusqu'alors, elle constitue un groupement d'inconnus, une foule
anonyme, au milieu de laquelle il est impossible de reconnaître le
_status_ primitif de chacun de ses membres. Sans doute, puisqu'ils
viennent de la campagne et que la servitude est alors la condition
habituelle de la classe rurale, beaucoup d'entre eux sont fils de
serfs. Mais comment le savoir s'ils ne le dévoilent eux-mêmes? Il peut
bien arriver, et il arrive, qu'un propriétaire des environs, passant
par l'agglomération marchande, y découvre un de ses hommes et le
réclame. Mais de tels incidents sont rares. Car l'étranger, l'homme du
dehors, n'a point d'état civil, et, n'en ayant point, il est traité
comme un homme libre, puisque la servitude ne se présume pas. En
somme, les premiers habitants des villes naissantes n'eurent point à
revendiquer la liberté. Elle leur vint d'elle-même et tout simplement,
en vertu des circonstances sociales de l'époque. Ce n'est qu'à la
longue, et beaucoup plus tard, qu'elle constituera pour eux un droit.
Elle a commencé par n'être qu'un fait.


IV

LA POPULATION MARCHANDE ET SES REVENDICATIONS SOCIALES.

Les documents contemporains comprennent sous le nom de _mercatores_
les premiers habitants des colonies marchandes. Il faut se garder de
donner à ce mot son acception moderne. Les «marchands» des _portus_ du
haut Moyen Age ne constituent évidemment pas une classe de commerçants
spécialisés. On doit les considérer comme un groupe de gens s'occupant
pêle-mêle de vente et d'achat, de production et de transport. On trouve
parmi eux les conditions les plus diverses. Les plus heureux ou les
plus habiles possèdent des barques et des chevaux et passent la plus
grande partie de l'année en lointains voyages, tentant la chance sur
les marchés, et, à travers les péripéties d'une existence vagabonde et
périlleuse, amassant une fortune considérable ou disparaissant dans
quelque rencontre, périssant dans quelque rixe obscure[6]. D'autres
sont de modestes porte-balles, des colporteurs fréquentant les châteaux
ou les cités des alentours. D'autres encore, boulangers, brasseurs,
tanneurs, etc., nous apparaissent comme de simples artisans. Et, de
très bonne heure, dans un certain nombre de villes, ces artisans se
divisent en deux groupes. Les uns s'occupent de la fabrication des
objets indispensables à la subsistance de la population locale; les
autres travaillent pour les marchands-voyageurs qui exportent au loin
leurs produits. En Flandre, dès le milieu du XIe siècle, les tisserands
ruraux s'agglomèrent déjà dans les villes et y constituent les premiers
éléments de cette classe ouvrière dont nous aurons si souvent à nous
occuper dans la suite. Ajoutons enfin à tout cela des bateliers, des
domestiques libres occupés au service des marchands, des débardeurs,
bref tout le personnel nécessaire à l'exercice du trafic et subsistant
grâce à lui.

[Note 6: C'est à tort certainement que M. BUCHER, _Die Entstehung
der Volkswirtschaft_, 2e édit., p. 90, et M. SOMBART, _Der moderne
Kapitalismus_, t. I, p. 219, ont nié la possibilité de fortunes
considérables pendant les premiers temps de l'évolution urbaine. Les
sources de l'époque nous parlent de _mercatores ditissimi_ et nous
donnent même des détails assez précis sur l'origine de la richesse de
certains d'entre eux. Voy. H. PIRENNE, _Villes, marchés et marchands_,
p. 64, 65. Malheureusement, les chroniqueurs de l'époque, tous gens
d'Église, s'intéressent trop peu à la vie commerciale pour que l'on
doive s'étonner de ne pas trouver chez eux autant de renseignements
que l'on voudrait. Il faut tenir compte aussi de ce que la chance a dû
jouer un grand rôle dans la formation des fortunes commerciales.]

La ville naissante, le _portus_ est donc un lieu permanent de commerce.
Ce n'est pas, comme on l'a cru parfois, l'existence d'un marché de
semaine ou celle d'une foire, qui lui a donné naissance. Le marché
ou la foire sont intermittents; ils n'existent que par l'afflux
momentané d'acheteurs et de vendeurs venus de l'extérieur et qui se
dispersent soit après quelques heures, soit après quelques jours.
Tout au contraire, le _portus_ ne se soutient que par une activité
commerciale ininterrompue. Il est le produit de la circulation même des
marchandises. Il naît spontanément du transit régional. Son apparition
est un phénomène analogue à celui qui, de nos jours, fait surgir tant
d'agglomérations nouvelles au croisement des grandes lignes de chemin
de fer, autour des puits de mine ou des sources de pétrole.

Endroit permanent d'échanges, centre d'une activité économique nouvelle
et contrastant avec la civilisation agricole et immobile au milieu de
laquelle il se développe, il doit nécessairement obtenir un régime
qui lui soit approprié. Les marchés et les foires, pendant le peu
de temps qu'ils durent, sont placés sous la protection d'un droit
d'exception et jouissent d'une paix spéciale[7]. Cette paix spéciale,
le _portus_, foire et marché perpétuel, en jouira donc aussi, mais il
en jouira perpétuellement. Elle lui est d'autant plus nécessaire que sa
population, composée d'hommes venus de toutes parts, arrachés à leur
milieu traditionnel, ne peut être maintenue dans l'ordre que par une
autorité impitoyable. Pour réfréner la brutalité des instincts, des
châtiments cruels sont indispensables. Le vieux système des amendes et
des compositions ne suffit plus. On doit organiser une sorte d'état de
siège, et l'on retrouve dans les plus anciens monuments du droit urbain
des traces significatives de la justice sommaire qui a dû régner de
bonne heure au sein des agglomérations marchandes[8].

[Note 7: Voir pour ceci le remarquable ouvrage de M. P. Huvelin,
_Essai historique sur le droit des marchés et des foires_. Paris, 1897.]

[Note 8: Cf. de nos jours en Amérique la loi de Lynch, phénomène en
somme analogue.]

Il en va du droit civil comme du droit pénal. Comment le groupe
marchand pourrait-il se maintenir et se développer sous l'empire des
coutumes formalistes qui ont suffi jusqu'alors à une population toute
rurale? A la procédure naïve et compliquée, aux modes antiques du
gage, du prêt, de la saisie, se substitue un droit plus simple et plus
rapide. Par la pratique journalière du commerce, s'élabore une coutume
nouvelle, un _jus mercatorum_, qui réagit nécessairement sur les
vieilles coutumes territoriales et, dans le _portus_, en modifie peu à
peu le caractère. Répression sévère en matière pénale, procédure rapide
en matière civile, tels sont les besoins primordiaux de la population
urbaine, et telles sont aussi ses revendications les plus anciennes.

Elles vont de pair avec d'autres besoins et d'autres revendications
qui en découlent. Tout d'abord, le changement du droit entraîne
un changement correspondant de l'organisation judiciaire. Il est
évident que les antiques échevinages carolingiens, recrutés dans le
plat-pays et s'assemblant périodiquement entre les murailles des
châteaux, ne peuvent plus servir d'organes à la coutume des _portus_.
Il faudra donc créer pour ceux-ci une cour de justice spéciale, dont
les membres seront nécessairement choisis parmi leurs habitants. Et
l'administration financière ne devra pas moins se renouveler que
l'administration de la justice. Le commerce ne s'accommode point d'un
système élaboré en pleine économie rurale et fait pour une époque où
les échanges en nature l'emportent de beaucoup sur la circulation
monétaire. La taille arbitraire, les prestations brutales du tonlieu
deviennent insupportables dans le milieu marchand. La fortune mobilière
naissante résiste à des institutions fiscales faites pour un temps où
la terre était la seule richesse. Le besoin d'une réforme, ici encore,
se fait impérieusement sentir.

La condition personnelle des individus enfin, doit, elle aussi,
s'adapter aux conditions d'existence de la population marchande. Jeunes
et célibataires pour la plupart, les immigrants des _portus_ furent
forcés de prendre leurs femmes dans les campagnes voisines ou dans le
«château». Mais à la campagne et dans le château, la servitude est
la condition normale du peuple. Ce sont donc des serves que forcément
les hommes du _portus_ vont épouser. Et qu'arrivera-t-il si, leur
appliquant le droit traditionnel dans toute sa rigueur, le maître de
leurs compagnes réclame les enfants qu'elles auront mis au monde?[9]
Sans doute, jusqu'alors personne n'a protesté contre la coutume qui
partage la descendance de deux non-libres entre leurs seigneurs
respectifs. Si exorbitante qu'elle paraisse, elle était en réalité très
naturelle. Les serfs d'un domaine épousaient les serves du domaine
voisin, et le partage des enfants ne consistait, en somme, que dans le
partage de leur travail et laissait subsister la famille. Mais, ce qui
avait été admissible dans le milieu rural et servile, cessait de l'être
dans le milieu urbain. Le paysan avait pu tolérer que la loi domaniale
sous laquelle il vivait atteignît aussi sa lignée. Pour le marchand,
l'idée même d'une telle ingérence devait paraître insupportable et
monstrueuse. Sa femme, en l'épousant devait devenir libre comme lui,
ses enfants naître libres. La coutume, devant le groupe social nouveau
qui surgissait au sein de la nation et auquel elle n'était point
applicable, devait céder encore.

[Note 9: On sait que la condition de l'enfant suit celle de la
mère: _partus ventrem sequitur_.]

Ainsi, du simple fait de l'apparition de groupements marchands sous les
murailles des châteaux, va découler une longue série de conséquences
sociales. Sous la pression de la nécessité s'élabore confusément tout
un programme de réformes. Sans théorie préconçue, sans l'excitation du
moindre idéalisme, des besoins nouveaux réclament leur satisfaction.
Ils tendent à bouleverser tout le droit et toute l'administration de
l'époque. Jamais peut-être, sauf à la fin du XVIIIe siècle et de nos
jours, la civilisation ne s'est trouvée en présence d'une rénovation
aussi profonde. Jamais non plus les circonstances économiques n'ont agi
plus activement et plus directement sur elle.


V

LE ROLE DES GILDES.

On ne comprendrait pas comment le droit urbain a pu triompher--et
triompher en somme assez facilement,--si l'on ne s'avisait point
de deux circonstances qui ont favorisé ses progrès: tout d'abord,
la plasticité des institutions à l'époque de sa naissance, ensuite
la liberté dont les autorités constituées l'ont laissé jouir à ses
débuts. Un droit coutumier, non écrit, traditionnel et rudimentaire,
une administration de forme patriarcale et confiée à des officiers
héréditaires, l'un et l'autre faits pour une civilisation très simple,
se trouvaient incapables de s'imposer aux manifestations nouvelles de
l'activité sociale qui surgirent avec la renaissance du commerce. Les
princes, de leur côté, ne songèrent pas à entraver un mouvement qui,
loin de les menacer, tournait plutôt à leur avantage en augmentant
leurs ressources dans la mesure même où l'essor du trafic rendait leurs
tonlieux plus productifs. Tous, laïques ou ecclésiastiques, ne manquent
pas de prendre sous leur sauvegarde les marchands traversant leur
terre: depuis le commencement du XIe siècle, les paix de Dieu comme les
paix territoriales les placent sous la protection de l'Église ou sous
celle des hauts justiciers.

En revanche, dans les territoires laïques du moins, on ne voit pas
le pouvoir politique intervenir dans l'organisation des colonies
marchandes. Pendant tout le Xe siècle et la plus grande partie du
XIe, il les ignore. Il ne remarque point les différences par où elles
se distinguent nettement du reste de la population régionale. Il ne
modifie en rien pour elles ses principes d'administration. Sans tenir
compte de leur situation économique et des besoins qu'elle leur impose,
il exige d'elles les mêmes prestations, les mêmes services, les mêmes
impôts qu'il exige des autres habitants de la châtellenie ou de la
banlieue. Incapable de s'adapter et de répondre aux nécessités de
leur genre de vie, il leur vend chèrement la protection qu'il leur
accorde, et son autorité ne se fait sentir à elles que comme une
série d'exactions et d'abus. Mais s'il les gêne, il ne les supprime
pas. Il ne leur donne aucune institution propre, mais il ne les
empêche pas de s'en donner. Le principe d'autorité qui a présidé à
l'érection des châteaux cède la place dans les _portus_ au principe du
_self-government_. Dès ses débuts, la vie urbaine se développe dans
la liberté, et c'est par l'association que, suppléant à l'inertie des
représentants officiels de la puissance publique, elle élabore peu à
peu les installations, les ressources et les institutions qui lui sont
le plus indispensables.

De son activité pendant cette première période de débuts et de
tâtonnements, on ne sait et l'on ne saura toujours que bien peu de
choses. L'historiographie de l'époque, confinée dans l'Église et
attentive seulement aux «gestes» des princes et des évêques, ne
s'est point occupée des immigrants obscurs qui préparaient un avenir
dont eux-mêmes ne pouvaient entrevoir la grandeur[10]. Nous en
sommes réduits, pour nous représenter leur organisation primitive,
à rechercher péniblement les traces qu'elle a laissées dans des
documents d'époque plus récente. Elles sont assez nombreuses pour
attester que c'est l'association libre qui constitua parmi eux le
premier principe d'ordre. Elle fut pour ces nouveaux venus, pour ces
«épaves», étrangers les uns aux autres, le succédané ou, si l'on veut,
le remplaçant de l'organisation familiale. Par elle, apparaît dans la
population urbaine, à côté des institutions patriarcales qui ont dominé
jusqu'alors, une forme nouvelle, plus artificielle et plus simple en
même temps, de groupement social.

[Note 10: Gilles d'Orval, par exemple, citant par hasard les
premières lignes de la charte donnée par l'évêque de Liége aux Hutois
en 1066, en passe le reste pour ne pas ennuyer ses lecteurs.]

Il est vrai que l'association est bien plus ancienne que la vie
urbaine. On connaît, dès l'époque franque, l'existence de «gildes»
remontant à l'antiquité germanique. Mais ces gildes primitives ne
semblent avoir eu aucun caractère politique. C'étaient de simples
«compagnonnages» dont les membres s'entr'aidaient les uns les autres,
se réunissaient pour boire ensemble, et dont le caractère religieux,
païen à l'origine, chrétien dans la suite, était fortement accusé. Il
n'en fut plus de même dans les villes. Ici, l'exercice du commerce
transforma complètement l'institution. Essentiellement voyageurs,
les marchands ne pouvaient se risquer seuls au dehors sans courir
le risque de devenir aussitôt la proie de quelque pillard. Ils
furent donc forcés, pour entreprendre avec sécurité leurs lointaines
pérégrinations, de constituer de véritables caravanes. Avant le
départ, dans chaque ville, ils s'assemblent sous le commandement d'un
chef (_Hansgraf, comes mercatorum, cuens des marchands_). A leur tête
marche un porte-bannière (_schildrake_) derrière lequel s'allonge la
file des chariots et des bêtes de somme. Aux caisses et aux ballots
sont attachés les pieux et les toiles des tentes que l'on dressera au
campement du soir, ainsi que les armes, arcs, flèches, épées, dont
les compagnons se serviront à la première alerte[11]. Naturellement,
une telle organisation suppose une discipline rigoureuse et quasi
militaire. Comme les modernes caravanes de l'Orient, ces caravanes
médiévales obéissent à un règlement qui détermine non seulement leur
ordre de marche, mais le rôle et les droits de chacun aux marchés et
aux foires où l'on s'arrête. Les périls courus en commun, l'obéissance
partagée sous le même chef, la solidarité des intérêts et des
sentiments maintiennent entre leurs membres un puissant esprit de
corps. Revenue au logis, l'association ne se dissout pas. Elle se
constitue en gilde, en hanse, en «frairie», en «carité». Dès le XIe
siècle, nous voyons la gilde de Saint-Omer complètement constituée,
et les statuts de la Halle aux draps de Valenciennes nous permettent
d'affirmer que la «carité» de cette ville remonte à une époque aussi
ancienne.

[Note 11: J'emprunte ces traits aux statuts de la Halle aux draps
de Valenciennes. CAFFIAUX. _Mémoires de la Société des antiquaires de
France_, t. XXXVIII (1877), et aux règlements de la Hanse de Londres.
Voy. H. PIRENNE. _La hanse flamande de Londres. Bull. de l'Académie de
Belgique._ Cl. des lettres, 1899.]

Or, ce ne sont point là certainement des phénomènes isolés. La
vraisemblance nous oblige à admettre que, les mêmes causes produisant
les mêmes effets, toutes les localités adonnées au commerce extérieur
ont connu des institutions analogues. En dépit des différences de
détail et de la diversité des noms, toutes ont dû posséder, plus ou
moins nombreuse et plus ou moins puissante, leur association marchande.
Comme à Saint-Omer, chacune de ces associations disposait sans doute
d'un local pour ses réunions, avait des doyens, désignait ses membres
sous le nom de frères et exerçait sur eux une certaine juridiction
corporative. Quelques-unes, chose vraiment extraordinaire, et qui
témoigne de la rapidité du progrès social, avaient un «notaire» ou
un «chancelier» chargé de tenir leurs écritures et que l'on peut
considérer comme le lointain ancêtre des clercs urbains de l'avenir[12].

[Note 12: G. ESPINAS et H. PIRENNE. _Les coutumes de la gilde
marchande de Saint-Omer_, dans _Le Moyen Age_, 1901, p. 189 et suiv.]

Mais à cela ne se bornait pas l'activité des gildes et des «carités».
Elles ne se contentent point de leurs attributions corporatives.
Hardiment, elles se chargent de fonctions publiques, et, puisque les
autorités restent inactives, elles agissent à leur place. A Saint-Omer,
la gilde affecte chaque année l'excédent de ses revenus à «l'utilité
commune», c'est-à-dire à l'entretien des rues, à la construction des
portes et de l'enceinte de la ville. D'autres textes nous donnent le
droit de conjecturer que des faits analogues se rencontrèrent dès une
époque très ancienne, à Arras, à Lille et à Tournai. Dans ces deux
dernières villes, en effet, nous voyons les finances urbaines, au XIIIe
siècle, placées sous le contrôle, ici de la «charité Saint-Christophe»,
là du comte de la Hanse[13].

[Note 13: Voyez L. VERRIEST. _Qu'était la charité Saint-Christophe
à Tournai? Bull. de la Comm. royale d'histoire de Belgique_, 1908, p.
139 et suiv.]

C'en est assez pour justifier ce que nous avancions plus haut et pour
affirmer qu'au milieu de la population hétérogène et, souvent sans
doute, hétéroclite des _portus_ flamands et wallons, l'association
marchande a, pour la première fois, établi quelque ordre et quelque
stabilité. Officiellement elle n'a aucun droit pour agir comme elle
le fait; son intervention s'explique uniquement par la cohésion qui
s'est établie entre ses membres et par l'influence dont jouit leur
groupe. Car, dans les agglomérations urbaines du XIe siècle, les
marchands-voyageurs constituent évidemment une élite. C'est parmi
eux que se rencontrent les hommes les plus énergiques et les plus
entreprenants; c'est parmi eux aussi que commencent à apparaître
les premiers riches. La gilde n'a pas seulement jeté les assises
des constitutions urbaines, elle a encore été, parmi la masse des
immigrants venus de la campagne, le point de départ de la formation de
classes sociales différentes, reposant sur la différence des fortunes.
Les hommes les plus riches ont pris tout naturellement la première
place et joué le rôle le plus actif dans les colonies marchandes,
comme, dans le plat-pays, la fortune foncière a assigné la première
place et donné le rôle le plus actif aux grands propriétaires.
Le caractère aristocratique qu'a revêtu dès l'époque franque la
constitution rurale, le caractère aristocratique que revêtira bientôt
la constitution urbaine s'expliquent par la concentration rapide du
capital, ici du capital foncier, là du capital mobilier, aux mains d'un
petit nombre de privilégiés.

Mais la fortune des marchands profite à la chose publique et l'usage
qu'ils en font justifie l'influence sociale dont ils jouissent.
L'initiative privée rivalise avec l'initiative corporative. A côté des
travaux d'utilité générale secondés par les gildes, on en constate
d'autres, dès le XIe siècle, qui sont dus à des particuliers. De
riches commerçants emploient généreusement leur fortune dans l'intérêt
de leurs concitoyens. L'un d'eux, en 1043, construit une église à
Saint-Omer[14]; un autre, un peu plus tard, rachète à Cambrai le
tonlieu d'une des portes de la ville et pourvoit à l'entretien d'un
pont[15].

[Note 14: GIRY. _Histoire de Saint-Omer_, p. 370.]

[Note 15: _Gestes des évêques de Cambrai_, édit. De Smedt, p. 131.]

Ainsi, on voit apparaître de très bonne heure, au milieu des _portus_,
les premiers linéaments du patriciat urbain. Une classe riche se forme,
qui prend en main la direction de l'agglomération. Influente par son
importance sociale, solide par l'étroite association de ses membres en
un même corps, elle s'essaye à la vie politique. Les revendications
de la bourgeoisie, dont nous avons cherché plus haut à déterminer
le programme, trouvent en elle, tout à la fois, leur organe et leur
champion.




CHAPITRE II

Formation des institutions urbaines.

 I. Princes laïques et princes ecclésiastiques. La commune de Cambrai.
 Les villes flamandes.--II. Développement du droit urbain. Condition
 des personnes et des terres dans les villes.--III. Le tribunal urbain.
 Les échevins. Le conseil. Les jurés.


I

PRINCES LAÏQUES ET PRINCES ECCLÉSIASTIQUES. LA COMMUNE DE CAMBRAI.--LES
VILLES FLAMANDES.

Jusque vers le milieu du XIe siècle, les princes, comme on l'a vu plus
haut, ne se sont pas occupés des colonies marchandes. Abandonnées à
elles-mêmes, celles-ci ont créé un simple _état de fait_ auquel manque,
avec la consécration légale, toute garantie sérieuse de durée. Pour
qu'il devienne un _état de droit_, pour que le _portus_ se transforme
en ville, et ses habitants en bourgeois, pour que, enfin, son autonomie
soit officiellement ratifiée et que naissent les institutions
qui doivent la compléter, l'intervention du pouvoir public est
indispensable. Elle est en même temps inévitable. Car l'intensité
croissante de la vie urbaine va nécessairement attirer l'attention des
princes, et depuis lors, de siècle en siècle, leurs rapports avec les
villes ne cesseront plus de se multiplier et de se compliquer.

En général, dans les Pays-Bas, les princes laïques leur furent
plus favorables que les princes ecclésiastiques. Et il est très
compréhensible qu'il en ait été ainsi. Les comtes de Flandre, de
Hainaut, de Hollande, les ducs de Brabant, comme d'ailleurs toute la
haute aristocratie du Moyen Age, n'étaient point sédentaires. Ils
n'avaient pas de résidence fixe et se déplaçaient continuellement
avec leur petite cour à travers leurs terres. Ne se trouvant point
en contact permanent avec la population urbaine, ils eurent donc peu
d'occasions d'entrer en conflit avec elle. Avant le XIIe siècle, la
conduite qu'ils adoptèrent à son égard fut généralement pacifique.
De leur côté, les villes n'eurent garde d'inquiéter un pouvoir qui
les protégeait contre les petits seigneurs locaux, voisins gênants et
dangereux, et qui s'abstenait d'intervenir dans leurs affaires.

Mais les évêques se trouvaient dans une situation toute différente.
Établis à demeure dans leurs cités, ils étaient forcés d'entretenir
avec les habitants de celles-ci des relations journalières et de
s'intéresser à leurs faits et gestes. Plus cultivés que les laïques,
ils professaient en outre une théorie de gouvernement reposant sur
le double principe de l'obéissance à l'autorité spirituelle et à
l'autorité temporelle, toutes deux émanées de Dieu même. A Liége,
à Utrecht, à Cambrai, les prélats excellents que les empereurs
chargeaient de l'administration des diocèses s'efforcèrent durant
tout le Xe et le XIe siècles de maintenir la fidélité au souverain
et la «discipline teutonique[16]». Il semble bien qu'ils aient
remarquablement organisé les institutions domaniales de leurs terres et
que la condition des paysans, sous leur autorité vigilante et ferme,
se soit trouvée singulièrement favorable. La petite noblesse du pays
obéissait moins facilement, et c'est elle sans doute qui provoqua à
Liége, sous l'évêque Éracle (959-971), à Cambrai sous l'évêque Engran
(956-960), des insurrections sur lesquelles nous sommes d'ailleurs très
mal renseignés[17].

[Note 16: Voy. H. PIRENNE, _Histoire de Belgique_, t. I, 3e édit.,
p. 65 et suiv.]

[Note 17: On a voulu considérer ces mouvements, sans la moindre
preuve, comme des essais de commune.]

Il est certain, d'autre part, que les cités épiscopales, plus peuplées
et plus animées que les châteaux des princes laïques, jouirent aussi
d'un ordre et d'une police plus fermes. Les évêques prirent des mesures
de toutes sortes pour en assurer le ravitaillement, y surveiller le
marché, y construire des murs et des ponts. Notger de Liége (972-1018),
détourna un bras de la Meuse pour assainir la ville et pour la
fortifier tout ensemble.

Mais c'est justement cette activité et cette sollicitude des évêques
pour le bien de leurs sujets qui devaient les mettre aux prises avec
ceux-ci. L'immigration des marchands dans les cités, au cours du Xe
siècle, y compliqua la situation, y fit naître des besoins nouveaux et
y suscita des revendications jusqu'alors inconnues. Or, les prélats
ne pouvaient sans danger, au siège même de leur résidence[18],
abandonner aux marchands cette autonomie dont les princes laïques les
laissaient jouir. Ils voulurent tout naturellement les soumettre au
régime autoritaire et patriarcal de leur gouvernement. Peu sympathique
d'ailleurs au commerce, l'Église confondait avec l'usure les opérations
auxquelles il donnait lieu; elle taxait d'_avaritia_ cette tendance à
l'augmentation constante de la richesse dans laquelle les économistes
modernes reconnaissent l'«esprit capitaliste». De là des malentendus,
des froissements, et bientôt une hostilité qui n'attendait qu'une
occasion pour se déclarer[19].

[Note 18: J'emploie cette expression à dessein. En effet, on ne
voit point que les villes secondaires des principautés épiscopales
aient eu à lutter contre les évêques. Dans celle de Liége, Huy obtint
une charte de libertés dès 1066.]

[Note 19: Pour l'attitude du clergé vis-à-vis du commerce, voy.
par exemple la _Vita S. Guidonis_ (_Acta SS. Boll._ Sept., t. IV, p.
43): «Mercatura raro aut nonquam ab aliquo diu sine crimine exerceri
potuit».]

Elle se présenta lors de la querelle des investitures. Mécontents de
leurs évêques impérialistes, les marchands prirent passionnément le
parti du pape. L'opposition religieuse alla de pair chez eux avec
l'opposition politique. Les prêtres qui soulevaient le peuple contre
les prélats simoniaques ne rencontrèrent nulle part des partisans
plus enthousiastes que parmi ces commerçants et ces artisans dont les
revendications économiques trouvaient tout à coup à s'utiliser pour la
bonne cause[20]. L'histoire de Cambrai nous permet de le constater avec
une netteté remarquable.

[Note 20: Il faut comparer ici, avec les événements des Pays-Bas,
ceux qui se passèrent à la même époque dans les villes rhénanes et dans
les villes lombardes. Il importe aussi de ne pas oublier que l'appui
donné au pape par les féodaux pendant la querelle des investitures
s'explique en grande partie par leur intérêt. Grégoire VII eut en
réalité pour lui, dans l'Empire, les deux forces qui allaient dominer
l'avenir: les princes laïques et les villes. L'empereur ne s'appuyait
plus que sur les partisans d'un ordre social en train de disparaître.
Il y a là tout un ensemble de phénomènes dont on tient en général trop
peu de compte dans l'étude de ce grand conflit.]

Pendant le XIe siècle, la prospérité de cette ville s'était largement
développée. Aux pieds de la cité primitive s'était groupé un faubourg
commercial qui avait été entouré, en 1070, d'une enceinte fortifiée.
Mais, placée sous l'administration du châtelain et des officiers de
l'évêque, la population marchande supportait impatiemment leur pouvoir.
Depuis assez longtemps elle se préparait en secret à la révolte,
lorsque, en 1077, l'évêque Gérard II dut s'absenter pour aller recevoir
l'investiture des mains de l'empereur. Il était à peine en chemin
que, sous la direction des marchands les plus riches de la ville, le
peuple s'insurgea, s'empara des portes et proclama la «commune». Les
pauvres, les artisans, les tisserands surtout, secondèrent d'autant
plus énergiquement le mouvement que les sermons d'un prêtre grégorien,
Ramihrdus, leur dénonçaient l'évêque comme simoniaque et excitaient
au fond de leurs cœurs ce mysticisme populaire que nous retrouverons
plus tard si fréquemment mêlé aux soulèvements de la démocratie
urbaine. Favorisée par les tendances toutes pratiques des uns, par
la ferveur religieuse des autres, la commune fut jurée au milieu de
l'enthousiasme général. Essentiellement révolutionnaire, elle prétendit
briser d'un seul coup un régime que ses intérêts aussi bien que sa
foi lui faisaient apparaître doublement odieux, et, en présence de la
collaboration des marchands, des tisserands et de Ramihrdus, on ne peut
s'empêcher de songer à la Florence mercantile, ouvrière et mystique du
temps de Savonarole.

La nécessité de maintenir par la force le régime nouveau qu'on
s'était donné, amena tous les habitants, grands ou petits, à s'unir
étroitement. Il ne pouvait être question ici de s'abandonner à
la direction d'une gilde. Une mesure de salut public, en face du
retour certain de l'évêque, s'imposait inévitablement: ce fut la
«commune» jurée par tous et obligatoire pour tous. Il semble bien, en
effet, que la commune de Cambrai ait été essentiellement militaire.
Son organisation est faite pour la lutte, et il est hautement
caractéristique que ce soit dans une ville épiscopale qu'ait été créé
pour la première fois cet instrument d'affranchissement économique que
tant de cités du Nord de la France et de l'Allemagne rhénane allaient
s'approprier à leur tour.

Nous sommes beaucoup moins bien informés de l'histoire de la
bourgeoisie de Liége que de celle de Cambrai. Des textes du
commencement du XIIe siècle nous permettent d'entrevoir qu'elle avait
usurpé sur la juridiction des chanoines de la cathédrale, puisque
l'empereur Henri IV fut sollicité de confirmer les privilèges de
ceux-ci (1107). Pour Utrecht, nous savons moins de choses encore. On
peut être certain pourtant que la population urbaine ne manqua pas de
profiter de la lutte qui éclata en 1122 entre son évêque Godebold et
l'empereur Henri V. Il est impossible de dire si c'est grâce à cet
événement qu'elle avait obtenu de l'évêque un «privilège» que Henri
ratifia. En tout cas, il est hautement intéressant de constater que,
comme en Flandre et comme à Cambrai, ce sont aussi les marchands qui,
à Utrecht, jouent le premier rôle. On ne peut en douter en voyant
l'empereur, pour s'assurer l'appui de la ville, modifier, à la demande
des _honestiores cives_ le tarif du tonlieu[21]. A Tournai, où le siège
épiscopal, transporté à Noyon au début de l'époque franque ne fut
rétabli qu'en 1146, les sources ne mentionnent aucun conflit et tout
permet de croire que les débuts de l'institution urbaine y furent aussi
pacifiques qu'en Flandre.

[Note 21: WAITZ. _Urkunden zur Deutschen Verfassungsgeschichte_,
1871, p. 28.]

Ici, en effet, nulle hostilité entre les comtes et les bourgeoisies.
Non seulement le prince les laisse se développer à l'aise, mais déjà,
dans la seconde moitié du XIe siècle, on le voit intervenir en leur
faveur. C'est qu'elles sont dès lors assez influentes pour qu'il
soit utile de gagner leur sympathie. Robert le Frison (1071-1093),
arrivé au pouvoir par usurpation, a cherché visiblement à les attirer
à sa cause, et ses successeurs Robert de Jérusalem (1093-1111) et
Baudouin VII (1111-1119) ont continué, à leur égard, la politique
dont il leur a légué l'exemple. Pour la première fois, sous le règne
de ces princes, des concessions formelles établissent en droit la
situation particulière de la population urbaine. Elle reçoit des
privilèges en matière de tonlieu, en matière de service militaire, en
matière de juridiction et de procédure. Dès le début du XIIe siècle,
toute la Flandre, d'Arras à Bruges, est parsemée de villes actives et
florissantes, placées sous la protection du prince, et reconnaissant
ses bienfaits par une fidélité à toute épreuve. En 1127, lors de
l'assassinat de Charles le Bon, elles se lèvent toutes ensemble pour
le venger, et le loyalisme qui leur fait prendre les armes provoque
aussi leur première intervention dans la vie politique du comté. Elles
prétendent intervenir dans le choix du nouveau prince. Elles dictent
leurs conditions à Guillaume de Normandie, sans s'inquiéter des ordres
du roi de France; elles se soulèvent contre lui dès qu'il manque aux
promesses qu'il leur a faites, et c'est elles qui installent sur le
trône une nouvelle dynastie en la personne de Thierry d'Alsace (1128).


II

DÉVELOPPEMENT DU DROIT URBAIN. CONDITION DES PERSONNES ET DES TERRES
DANS LES VILLES

Qu'elles aient vécu en bonne intelligence avec leurs princes ou
qu'elles aient dû les combattre, les villes, un peu plus tôt ou un peu
plus tard, à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe siècle,
sont arrivées partout à leur but. Elles constituent désormais des
personnes collectives. Leur population n'est plus un simple groupement
d'hommes reconnaissable à ses caractères sociaux. Elle jouit d'un droit
propre: elle est devenue une classe juridique. Comme la noblesse,
la bourgeoisie obtient la reconnaissance légale. Pour celle-là
la profession des armes, pour celle-ci la profession du commerce
et de l'industrie ont eu à la longue pour résultat la possession
officiellement reconnue d'une situation privilégiée. Il importe de
l'analyser et d'en reconnaître les caractères spéciaux.

Ces caractères, faut-il le dire, ne sont point propres aux Pays-Bas.
La formation du régime municipal, dans ses traits essentiels, a été la
même dans les diverses parties de l'Europe. Il ne constitue en rien
un phénomène national. Les transformations économiques dont il est la
conséquence se sont déroulées à travers des péripéties différentes dans
le détail, mais au fond le spectacle est partout identique. Comme la
féodalité, les constitutions urbaines sont le résultat d'une situation
sociale indépendante des races, des langues et des frontières. Sans
doute, les diversités individuelles sont innombrables, mais elles ne
doivent pas faire illusion. A y regarder de près, on voit très bien
qu'il existe des «familles» de villes, mais on remarque aussi que ces
familles s'étendent indifféremment en deçà et au delà des frontières
tracées sur la carte de l'Europe. Elles ne sont déterminées ni par
l'ethnographie ni par la politique. Cologne, Mayence et Worms sont
plus étroitement apparentées à Reims, à Noyon, à Laon, à Cambrai, qu'à
Magdebourg ou à Lubeck; Lille et Arras, dont la population est purement
romane, sont les sœurs de Gand et de Bruges, dont la population n'est
pas moins purement germanique; et réciproquement, il y a beaucoup
plus d'affinité entre Liége et Utrecht qu'entre Utrecht et Amsterdam.
Ce sont les circonstances spéciales, l'emplacement géographique, le
genre particulier du commerce ou de l'industrie de chacune d'elles,
la nature des relations qu'elles avaient avec leurs princes qui ont
imprimé à l'évolution des villes les traits qui les distinguent dans
les diverses régions. Mais la diversité qu'elles présentent ne provient
pas d'une diversité de nature. Partout, le point de départ doit être
cherché dans les causes économiques dont la bourgeoisie n'est en somme
qu'une résultante. Plus ces causes ont été actives, plus est visible
l'action qu'elles ont exercée. Moins elles ont été entravées dans leur
expansion, et plus aussi les constitutions urbaines se présentent
sous leur forme la plus pure et, si l'on peut ainsi dire, la plus
classique. Or, il en a été ainsi dans les Pays-Bas, et spécialement en
Flandre. Plus activement adonnées au commerce et à l'industrie que les
autres contrées situées au Nord des Alpes, ces régions nous permettent
d'étudier dans des conditions particulièrement favorables la naissance
et le développement des institutions urbaines. La vie municipale
s'y est manifestée plus énergiquement et plus purement que partout
ailleurs, et c'est dans ce pays intermédiaire entre les deux grandes
civilisations de l'Occident, ouvert à toutes leurs influences et enfin
divisé lui-même entre la race romane et la race germanique, que l'on
peut le mieux apprécier, grâce à la variété et à la richesse du milieu
dans lequel elle grandit, la nature propre de la ville médiévale.

Le caractère le plus saillant qu'elle présente, c'est de reposer sur
le privilège. Comme le noble, le bourgeois est un privilégié et c'est
par là que la ville du Moyen Age s'oppose le plus clairement à la ville
antique. Dans l'antiquité, la cité est le centre du peuple qui l'a
construite. Il y a ses temples, ses magistrats; il s'y réunit à époques
fixes pour prendre part aux élections ou aux fêtes religieuses. Le
paysan a beau différer du citadin par son genre de vie, il n'en est pas
moins «citoyen» au même titre que lui. Le _jus civitatis_ n'est pas un
droit de classe; il appartient à tous les hommes libres de la nation,
qu'ils habitent dans les murs ou en dehors des murs. Le mot _civitas_
ne désigne pas seulement la cité proprement dite, l'agglomération bâtie
et remparée, il s'applique à tout le territoire dont la cité est tout
ensemble le cœur et le cerveau.

Tout au contraire, la ville médiévale constitue, au milieu du plat-pays
qui l'environne, un être juridique distinct. Dès que l'on a franchi
ses portes, on échappe à la coutume territoriale pour passer sous un
droit d'exception. Entre le rural et le bourgeois, il n'existe ni
communauté d'intérêts, ni communauté civile. Chacun d'eux vit sous son
régime propre, possède ses magistrats, s'administre ou est administré
suivant des principes différents. Le droit commun qui a continué de
régir la campagne, ne s'applique plus à la ville. Elle forme, au milieu
de la plaine que le regard embrasse du haut de son beffroi, un îlot
juridique, une véritable «immunité».

Tout d'abord, elle s'isole du plat-pays par son enceinte murale. Car,
dès le commencement du XIIe siècle, l'agglomération marchande qui a
grandi autour du château primitif a achevé ses travaux de défense.
Encerclée d'un mur ou d'un fossé, elle est, à son tour, une forteresse.
Ce qui était, à l'origine, un faubourg (_foris burgus_) ouvert est
devenu un _bourg_. Il l'est si bien que désormais ses habitants
prennent le nom de _bourgeois_ (_burgenses_)[22]. Dès lors, le vieux
_castrum_ qui s'élève encore au centre de la ville perd toute son
utilité. Construit pour servir de refuge aux paysans des alentours,
son rôle cesse du jour où il se trouve emprisonné au milieu des
maisons. Ses murailles sans emploi ne sont plus entretenues, elles
tombent en ruines ou on les démolit. Il arrivera même fréquemment que
les princes, comme à Gand, par exemple, ou à Valenciennes, céderont à
la ville, comme terrain à bâtir, le sol même sur lequel il s'élève.
Bref, des deux éléments juxtaposés à l'origine, le _castrum_ militaire
et le _portus_ marchand, celui-ci a absorbé celui-là. Et il est
rigoureusement vrai de dire que, dans les Pays-Bas tout au moins, ce
n'est point le _bourg_, mais le _faubourg_ qui a constitué la ville.

[Note 22: La première mention de ce mot en Flandre apparaît en
1056, à Saint-Omer. Il vient évidemment de France où son usage était
déjà ancien à cette époque. Toutefois, comme on l'a vu plus haut,
la langue néerlandaise a conservé, à côté de lui, l'ancien nom de
_poorter_. De la Flandre, le mot _burgensis_ s'est répandu dans le
reste de la Belgique: on le rencontre à Huy en 1066. Puis, de la
Belgique il a gagné l'Allemagne. C'est un phénomène très curieux et
caractéristique pour l'appréciation de la vie urbaine au Moyen Age, que
l'appellation des populations municipales, essentiellement pacifiques,
soit d'origine militaire.]

Mais la ville, en faisant disparaître les châteaux de refuge, s'est
substituée à eux. Elle rend désormais à la population rurale les
services qu'ils lui rendaient. C'est maintenant l'abri de ses remparts
que les paysans viendront chercher en cas de guerre. Pendant des
siècles, à l'approche de l'ennemi, ils s'entasseront, avec leurs
bestiaux et leurs chariots, le long de ses rues et sur ses marchés.
Ainsi, la fortification urbaine remplit un double emploi. Si elle
enclôt l'agglomération municipale, elle ouvre largement ses portes aux
gens du dehors en cas de péril. Elle constitue la sauvegarde du pays
environnant, et la bourgeoisie qui l'a construite à ses frais trouve
dans la sécurité qu'elle y offre aux paysans, la justification de la
prééminence qu'elle s'attribue sur eux et de la sujétion dans laquelle
elle les tient.

Les bourgeois d'ailleurs, sans leurs murailles, exposés à toutes
les attaques et livrés sans défense à toutes les convoitises, ne
pourraient protéger ni leur fortune ni leurs institutions. Le besoin
de défense s'impose à eux plus impérieusement qu'aux autres classes
sociales. Le clergé est sauvegardé par la vénération dont il jouit;
la noblesse et les paysans, vivant de la terre «que l'ennemi ne peut
emporter[23]», sont toujours assurés de réparer leurs pertes après un
pillage ou une invasion. Mais pour les communautés urbaines, dont la
vie économique plus compliquée exige des organes plus nombreux, plus
délicats et surtout plus coûteux, dont l'existence ne se maintient que
par l'exercice de professions variées, requérant des installations de
toutes sortes, un pillage ou une invasion seraient d'épouvantables
calamités. Dès lors, la muraille protectrice est une nécessité
primordiale. Non seulement aucune ville n'est une ville ouverte,
mais encore, dans le budget de chaque ville, les dépenses militaires
dépassent de beaucoup toutes les autres dépenses. Bien plus, même! Il
semble que les premiers impôts urbains n'aient eu d'autre destination
que de parer à l'entretien et à la construction de l'enceinte. Les
amendes prononcées par le tribunal de la ville sont souvent affectées
_ad opus castri_, et à Liége, jusqu'à la fin du Moyen Age, «l'accise»
communale n'a cessé de porter le nom significatif de «fermeté».

[Note 23: Mot du comte Baudouin V de Hainaut, dans GISLEBERT,
_Chronicon Hanoniense_, p. 174 (édit. Vanderkindere).]

Dans cette enceinte de paix[24] qui entoure la ville, règne aussi un
droit de paix. Il faut entendre par là un droit pénal particulièrement
sévère, destiné à maintenir l'ordre public par la terreur d'expiations
impitoyables. Les plus anciens documents du droit municipal abondent en
châtiments corporels: pendaison, décapitation, castration, amputation
des membres. Il applique, dans toute sa rigueur, la loi du talion: œil
pour œil, dent pour dent. _Secundum quantitatem facti punietur_, dit
la charte de Saint-Omer, _scilicet oculum pro oculo, dentem pro dente,
caput pro capite reddet_.

[Note 24: Le chroniqueur Galbert, au commencement du XIIe siècle,
appelle les villes des _loci pacifici_ et les oppose aux _forinseci
loci_.]

Mais ce n'est pas seulement en matière répressive, c'est bien plus
en matière civile que le droit de la ville se distingue de celui du
plat-pays. La procédure y est plus simple et plus rapide, les moyens
de preuve y sont plus perfectionnés. Sur le fond de la vieille coutume
primitive, germe une coutume nouvelle adaptée aux besoins qu'impose
la vie commerciale et industrielle. Tout ce droit, d'ailleurs, nous
échappe pour la plus grande partie car, créé par les besoins de la
pratique journalière, il grandit en dehors et à côté des chartes
concédées aux villes par les princes. De plus, il se modifie rapidement
sous l'influence du milieu si actif dans lequel il naît et dont il
doit suivre les mouvements variés. C'est un droit «journalier», pour
employer l'expression des textes[25]. Non écrit jusque vers le milieu
du XIIIe siècle, il commence à s'inscrire, à partir de cette date, dans
les «bans» ou les _vorboden_ des échevins.

[Note 25: Guillaume de Normandie accorde aux bourgeois de Flandre,
en 1127, «ut de die in diem consuetudinarias leges suas corrigerent».]

La procédure, le droit civil, le droit commercial et le droit pénal
ne caractérisent pas seuls l'originalité juridique des villes. Elle
apparaît plus clairement encore dans tout ce qui touche la condition
des personnes et la condition des terres.

Au début, on l'a vu, deux populations distinctes, celle du _castrum_ et
celle du _portus_ étaient juxtaposées. La première, la plus ancienne,
se composait de chevaliers et de _ministerales_[26], de clercs et de
serfs. La seconde, par suite de l'impossibilité où l'on se trouvait
de déterminer la condition de ses membres, était considérée comme
libre. A la longue, et sous l'influence des causes dont nous avons
parlé, la liberté des immigrants du _portus_ s'est étendue aux vieux
habitants du _castrum_. Le faubourg marchand n'a pas seulement absorbé
le _bourg_ militaire, il lui a aussi communiqué son état juridique. Il
y a fait disparaître, en somme assez rapidement, la servitude, soit
par l'effet des mariages mixtes, soit par l'entrée des serfs dans les
professions commerciales. En même temps, les chevaliers quittaient la
vieille forteresse devenue inutile. Presque tous, dans le courant du
XIIe siècle, abandonnent les villes aux bourgeois et se retirent à la
campagne. On n'en rencontre plus que dans les cités épiscopales, où
la présence de l'évêque en retient un certain nombre. Mais, dans les
localités laïques, en Hainaut, en Flandre, en Brabant, en Hollande,
presque tous émigrent des communes, où ils ne pourraient continuer de
résider qu'en se soumettant au droit nouveau.

[Note 26: On sait que l'on appelle ainsi des hommes non libres par
leur naissance mais qui, employés par leur seigneur à l'administration
ou à la guerre, se sont peu à peu fondus dans la chevalerie.]

Les clercs, naturellement, demeurent, et l'on peut dire que du XIIe
au XVIe siècle, ils sont les seuls non-bourgeois résidant dans les
villes. Suivant les cas, leurs rapports avec la population urbaine ont
été très différents. Dans les résidences épiscopales, où ils étaient
fort nombreux et fort riches et où leurs intérêts se trouvaient souvent
en conflit avec ceux des bourgeois, les luttes n'ont pas manqué entre
les deux éléments. A Liége notamment, les chanoines de la cathédrale,
groupant autour d'eux les chapitres des sept collégiales de la ville,
possédaient une puissance qui a longtemps retardé l'évolution complète
de la commune. En Flandre, au contraire, où la population civile
l'emporte de beaucoup sur la population cléricale, celle-ci n'essaye
pas de résister à celle-là. Les monastères se contentent de leurs
immunités et tolèrent la mise en vigueur des règlements urbains.
Quant au clergé séculier, presque tout entier composé des prêtres des
paroisses, habituellement recrutés dans la bourgeoisie, et parfois même
désignés par elle aux collateurs, il ne posséda jamais ni la force
ni d'ailleurs le désir d'entrer en lutte avec elle. Les évêques de
Tournai cherchèrent bien à intervenir dans les villes flamandes en
faveur du clergé: mais leurs efforts, sur lesquels nous reviendrons
ailleurs, échouèrent complètement, et ils eurent la sagesse de ne
point s'obstiner. Ainsi donc, en dehors des gens d'Église qui vivent
sous le droit canon, la population urbaine tout entière participe au
même droit, et elle y participe parce que tous ceux qui habitent dans
l'enceinte du rempart municipal, jouissent également de la liberté.

La liberté, devenue si rare au cours du XIe siècle que le mot _libre_
s'y était transformé en synonyme de _noble_, est désormais la condition
_légale_ du bourgeois. «L'air de la ville rend libre», dit le proverbe
du Moyen Age, et cela est rigoureusement vrai. De même que dans les
temps modernes l'esclave s'affranchissait en posant le pied sur le sol
d'un État européen, de même, depuis le XIIe siècle, le vilain qui a
résidé un an et un jour dans une ville voit disparaître sa servitude.
Il peut y avoir, et il y a, entre les bourgeois, d'éclatants contrastes
sociaux: il n'existe plus parmi eux de différences juridiques. Le plus
pauvre artisan comme le marchand le plus riche, également habitants de
la ville, sont également des hommes libres. C'est là désormais leur
privilège naturel, si l'on peut ainsi dire, et la marque peut être la
plus éclatante de leur caste. En 1335, les échevins d'Ypres répondent
avec orgueil à ceux de Saint-Dizier, qu'ils n'ont «oncques oy de gens
de serve condicion[27]».

[Note 27: Beugnot. _Les Olim_, t. II, p. 770.]

Avec la liberté personnelle, marche de pair dans la ville la liberté
du sol. Ici encore, nous nous trouvons en présence d'une conséquence
nécessaire de l'activité sociale des bourgeois. Avant la formation
des agglomérations marchandes, la terre n'avait de valeur que comme
objet de culture. Les maisons qu'elle portait n'étaient que des
parties constituantes de l'organisme domanial. La demeure du paysan
n'apparaissait que comme l'appendice du «manse», unité d'exploitation,
et y était indissolublement attachée. Elle se transmettait avec lui par
héritage, par vente, par donation. Mais dans la ville, où se concentre
une population détachée du sol, un état de choses tout différent doit
nécessairement se faire jour. Pour le bourgeois, vivant du commerce ou
subsistant par l'existence d'un métier, la maison devient l'essentiel.
Il n'a besoin que d'une habitation où s'abriter et où exercer sa
profession. Pour lui, la maison n'est plus qu'un meuble indépendant
de la terre[28]. Ce qui était l'accessoire à l'origine est maintenant
le principal, et du même coup, le terrain acquiert une destination
nouvelle et un prix insoupçonné en se transformant en terrain à bâtir
(_mansionaria terra_). Les propriétaires du sol ne manquèrent pas de
tirer parti de la situation. Ils divisèrent leurs fonds en parcelles
qu'ils cédèrent moyennant un cens aux immigrants des _portus_. Bien
plus, ils eurent soin de fixer ce cens à un taux assez modique pour
attirer les nouveaux venus. Les origines du peuplement nous échappent
dans le détail par suite du manque de sources. Mais les documents
postérieurs nous permettent d'en reconnaître les traits principaux. Que
les villes naissantes se soient formées sur le domaine d'un prince,
d'un monastère ou d'un baron, que la terre où vinrent se presser
les maisons urbaines fût un sol vierge ou se composât de champs
cultivés, partout ses détenteurs n'y virent plus qu'un _substratum_ de
construction. Ils ne cherchèrent pas à la retenir dans le cadre ancien
de l'organisation domaniale. A la place des «manses» et des «cultures»
sur lesquels avaient pesé jusqu'alors les corvées du labourage[29],
les maisons des bourgeois s'alignèrent, entourées chacune d'un
«pourpris», cour ou jardin légumier.

[Note 28: On sait que les plus anciennes sources du droit urbain
considèrent, en effet, les maisons comme des biens meubles et prévoient
fréquemment le cas du transport d'une maison d'une ville dans une
autre.]

[Note 29: A Gand, les noms d'une place de la ville (_couter_,
c'est-à-dire _cultura_) et d'une des rues les plus anciennes (_neder
couter_) rappellent encore l'existence des «cultures» du monastère de
Saint-Pierre. Pour tout ce qui concerne l'histoire du sol urbain, voir
l'ouvrage de G. DES MAREZ. _Histoire de la propriété foncière dans les
villes du Moyen Age et spécialement en Flandre._ Gand, 1898.]

Et ces maisons apparurent tout de suite comme bien plus précieuses que
la superficie. La faculté de les louer assurait à leurs possesseurs
des profits abondants et réguliers. Bientôt, à côté du cens foncier,
établi une fois pour toutes sur chaque parcelle bâtie, de nouveaux
cens, auxquels on donna le plus souvent le nom de rentes, portèrent
sur la maison elle-même. Le crédit urbain trouva là sa plus ancienne
application. La maison avait servi tout d'abord de gage répondant
du paiement du cens foncier au propriétaire du fonds. Mais avec
la prospérité croissante des villes et la diminution rapide de la
valeur de l'argent qui en fut la conséquence, la valeur de la maison
s'éleva tellement que la prestation du cens foncier ne fut plus qu'une
redevance accessoire. Or, le droit du propriétaire ne s'étendait pas
au delà de la revendication de ce cens primitif. Il fut donc loisible
aux possesseurs de maisons de les grever de charges nouvelles.
Voulaient-ils acquérir de l'argent liquide, ils vendaient une rente,
c'est-à-dire s'engageaient au paiement annuel d'un intérêt hypothéqué
sur leur maison. L'opération contraire ou achat de rente constituait de
son côté, pour les marchands enrichis, le moyen le plus sûr de placer
leurs bénéfices. Partout, la maison, source permanente de revenus et
base essentielle du crédit, fit pour ainsi dire oublier le sol sur
lequel elle reposait. Celui-ci ne rapportait chaque année qu'une somme
plus faible à mesure que la valeur de la monnaie continuait à baisser.
Dès le courant du XIIIe siècle, les descendants des propriétaires
fonciers de l'ancien terrain à bâtir s'en trouvaient en réalité
dépouillés au profit des descendants de ceux qui avaient construit
les maisons. De leur propriété subsistait seulement un droit à des
cens minimes et à certaines prestations en cas de transmission du sol.
Chacun d'eux possédait un «terrier» (_cynsbock_) où ces transmissions
étaient inscrites en présence de quelques témoins constituant la «cour
foncière» (_laethof_) du seigneur du fonds. En réalité, celui-ci
n'était plus guère qu'une sorte de directeur d'enregistrement[30].

[Note 30: En somme, l'histoire de la propriété foncière me paraît
avoir évolué dans les villes du Moyen Age comme en Angleterre où
théoriquement le roi reste propriétaire du sol. Mais cette propriété
théorique n'empêche en rien l'expansion et le jeu de la propriété
effective.]


III

LE TRIBUNAL URBAIN.--LES ÉCHEVINS.--LE CONSEIL. LES JURÉS.

Tout ce droit personnel, pénal, réel, civil et commercial qui naît dans
le milieu urbain serait inapplicable s'il n'existait un tribunal grâce
auquel il entre en action. Dans la société plastique du Moyen Age,
chaque classe d'hommes, de même qu'elle vit suivant sa coutume propre,
possède sa juridiction spéciale. Par-dessus l'organisation judiciaire
de l'État, l'Église a ses officialités, la noblesse ses cours féodales,
les paysans leurs cours domaniales. La bourgeoisie, à son tour,
acquiert ses échevinages. Chaque ville, dès une époque qu'il est
impossible de déterminer avec exactitude, mais dont l'on peut placer le
point de départ dans la seconde moitié du XIe siècle, devient ainsi une
sorte d'immunité.

Entre l'immunité urbaine et l'ancienne immunité de l'époque franque,
toutefois, les différences sont nombreuses et significatives.
L'immunité franque constitue un privilège par lequel le roi renonce à
intervenir directement dans les terres d'un seigneur foncier. Elle en
ferme l'accès à son fonctionnaire et elle a pour résultat de laisser à
la longue la juridiction domaniale du propriétaire absorber, au moins
dans une large mesure, les attributions de la juridiction publique. Il
en est tout autrement de l'immunité urbaine. La juridiction privilégiée
qu'elle accorde aux bourgeois, loin d'affaiblir la juridiction
publique, la renforce au contraire. Au lieu d'échapper à l'autorité
souveraine, la ville, par l'octroi d'un tribunal local, se rattache
directement à elle. Son échevinage est, si l'on peut employer cette
expression d'apparence trop moderne, un échevinage d'État. Loin que
le fonctionnaire du prince ne puisse y pénétrer, c'est lui, tout à
l'inverse, qui le préside et en exécute les sentences. Bref, comme
circonscription judiciaire, la ville est, dans toute la force du terme,
une circonscription de droit public. A ce point de vue, elle s'oppose
aussi nettement qu'il est possible aux juridictions seigneuriales, et
c'est trompés par les apparences que certains auteurs ont pu voir en
elle une «seigneurie collective».

Jetons maintenant un coup d'œil sur la composition du tribunal
municipal. Malgré des divergences de détail, il se présente à nous
comme une simple adaptation au milieu urbain du tribunal public de
l'époque franque. Nulle part, on le sait, l'institution de l'échevinage
ne poussa de plus profondes racines qu'en Belgique[31]. Elle
survécut aux morcellements politiques du Xe siècle. Dans toutes les
principautés qui se constituèrent alors de la mer aux Ardennes on la
retrouve presque intacte. Les princes la laissèrent subsister dans les
échevinages des divers comtés qu'ils agglomérèrent sous leur pouvoir.
En Flandre, par exemple, on constate dans la plupart des châtellenies
l'existence d'un échevinage siégeant au _castrum_ qui s'élève au centre
de la circonscription et étendant sa juridiction sur toute l'étendue de
celle-ci. A l'origine, les immigrants des _portus_ ressortirent donc à
ce tribunal puisque, libres personnellement, ils se trouvaient placés
par cela même sous la juridiction publique. Dès lors, quand le moment
arriva de donner aux villes leurs magistrats spéciaux, rien ne fut
plus naturel que de les gratifier d'un échevinage. La circonscription
urbaine créée dans la circonscription territoriale reçut une
organisation calquée sur celle de son aînée. Comme les échevins de
la châtellenie, les échevins de la ville furent des juges populaires
recrutés parmi les habitants. Ceux-ci comme ceux-là furent «semoncés»
et présidés par l'officier du prince, c'est-à-dire par le châtelain.
Il n'est pas jusqu'au nombre traditionnel de douze membres qui n'ait
été conservé pour eux. Seulement, au lieu de juger suivant la vieille
coutume, les échevins de la ville jugent suivant le droit nouveau des
bourgeoisies; au lieu de s'assembler dans le _bourg_, ils s'assemblent
dans le _faubourg_ marchand, soit à la halle du marché, soit dans
le cimetière de l'église paroissiale. A côté d'eux, d'ailleurs,
l'échevinage territorial continue à se réunir dans le _castrum_ et à
juger les hommes de la châtellenie. Il existe encore _dans_ la ville
mais non plus _pour_ la ville. A Bruges, le _landhuis_ du Franc[32]
s'élève encore à côté du _gemeentehuis_ (hôtel de ville), rappelant
le souvenir lointain du jour où la ville a reçu, analogue à l'ancien
échevinage territorial, mais indépendant de lui, son échevinage local.

[Note 31: Il est même assez probable que l'échevinage n'est qu'une
modification locale de l'institution des rachimbourgs, modification
propre à la région mosane où les Carolingiens possédaient la plus
grande partie de leurs domaines. C'est là que Charlemagne l'aura
perfectionnée pour l'étendre à toute la _Francia_.]

[Note 32: On désigne la châtellenie de Bruges sous le nom de Franc
de Bruges.]

Tribunal public, l'échevinage urbain est en même temps un tribunal
princier puisque, depuis le Xe siècle, le prince est devenu l'organe
et le protecteur du droit public. Nous venons de voir d'ailleurs que
son président est un représentant ou pour mieux dire un fonctionnaire
du prince, et il faut ajouter que le prince intervient dans la
nomination de ses membres. Mais cet échevinage est en même temps un
tribunal communal et l'on comprend sans peine qu'il en ait été ainsi.
Non seulement, en effet, il est recruté dans le sein de la population
urbaine, mais le droit qu'il applique n'est autre chose que l'œuvre
même de la communauté bourgeoise. La loi suivant laquelle il juge est,
comme dit le flamand, une «keure», c'est-à-dire une loi _choisie_
par la bourgeoisie, une loi d'exception que le prince reconnaît et
ratifie, mais qui ne vient ni de lui ni de la coutume territoriale.
Dès lors, la magistrature chargée de réaliser le droit urbain ne peut
être simplement juxtaposée à la population urbaine. Il faut qu'elle
lui appartienne, il faut qu'elle soit sienne. Et, en effet, dès le
XIe siècle, les textes appellent indifféremment les échevins tantôt
échevins des bourgeois, tantôt échevins du prince. Ainsi leur nature
est complexe. Ils sont tout à la fois un organisme princier et un
organisme communal, et, à mesure qu'on avance, ce second caractère va
constamment en s'accentuant. Car, plus il se développe et se complique,
plus le droit urbain se confond avec la vie même de la commune. A la
keure primitive, s'ajoutent bientôt des additions de toutes sortes
rendues indispensables par les nécessités croissantes de l'activité
municipale. Des règlements administratifs apparaissent, des mesures
de tout genre s'imposent et c'est l'échevinage qui naturellement se
charge de veiller à leur application et de punir les contraventions.
Il n'est plus seulement dès lors le tribunal de la ville, il en est
aussi le _conseil_. A une époque où les pouvoirs ne sont pas encore
distincts les uns des autres, il réunit à ses attributions de juge les
attributions d'administrateur. Sans cesser d'appartenir au prince, il
appartient de plus en plus à la commune. La gilde qui, primitivement,
s'était chargée de subvenir aux besoins les plus pressants de la
population marchande lui en abandonne désormais le soin. C'est lui qui
lève les impôts, pourvoit aux travaux publics, entretien de l'enceinte,
pavage des rues, etc., exerce la tutelle des orphelins. A côté de ses
attributions de juge, qu'il tient du prince, il acquiert ainsi des
attributions administratives que la commune lui délègue, et il les
acquiert par la force des choses et sans pouvoir les justifier par un
titre légal.

A vrai dire, cette absorption de l'échevinage par la ville n'a pas eu
lieu partout sans difficultés. L'évolution que nous venons de décrire
ne s'est accomplie que dans les principautés laïques. Les évêques et
les puissantes corporations ecclésiastiques qui se groupaient autour
d'eux dans les cités[33] se sont efforcés au contraire de l'empêcher.
A Liége, à Cambrai, à Utrecht, l'évêque a lutté avec des chances
diverses, pour maintenir les échevinages urbains sous son pouvoir
exclusif. Nous connaissons déjà les motifs de cette conduite et
nous n'avons plus à y revenir. Elle a eu pour résultat d'obliger la
bourgeoisie à instituer de son propre chef un conseil chargé de gérer
ses intérêts à côté du tribunal du prince, et souvent en opposition
avec lui.

[Note 33: A travers tout le Moyen Age, le nom de «cité» a été
réservé aux seules villes épiscopales quelle qu'ait d'ailleurs été
leur importance. Térouanne, qui ne fut jamais qu'un gros bourg, est
une cité; en revanche, Gand, la ville la plus puissante de toute la
Belgique, n'en est pas une. Je me conformerai dans les pages suivantes
à l'usage ancien.]

Ce conseil, dont les membres portent habituellement le nom de «jurés»
(_jurati_) ne tient ses pouvoirs que de la population urbaine. Il
est son mandataire, l'exécuteur de ses volontés: il ne dépend que
d'elle, comme les échevins ne dépendent que du prince. Il est créé,
pour empêcher l'immixtion du prince dans les affaires municipales.
Dans une certaine mesure, on peut le considérer comme un organisme
révolutionnaire, et il est intéressant d'observer, à cet égard, qu'il
est institué par une _conjuration_, c'est-à-dire par une alliance
assermentée de tous les habitants. Le pouvoir communal apparaît ainsi
plus clairement dans les cités épiscopales que dans les villes laïques.
Il ne s'y est point amalgamé, par suite de l'attitude des évêques, avec
le pouvoir public[34].

[Note 34: M. Vanderkindere a cherché à démontrer que l'opposition
du pouvoir princier et du pouvoir communal était un fait primitif et
universel. Voyez son étude intitulée: _La première phase de l'évolution
politique des villes flamandes. Annales du Nord et de l'Est, 1905_.
Il prétend découvrir des jurés en opposition avec les échevins dans
toutes les villes flamandes. Mais les textes qu'il cite et qu'il m'est
naturellement impossible d'examiner ici, ne sont pas probants à mon
avis. Voy. les rapides observations que j'ai présentées à ce sujet dans
mon _Histoire de Belgique_, t. I (3e édit.), p. 198.]

Mais il ne faudrait point croire que la commune soit, dans les
Pays-Bas, un phénomène appartenant en propre à certaines villes. Ce qui
est vrai, c'est qu'on ne rencontre point, dans ce pays, de communes
politiques organisées suivant le type français, où tous les pouvoirs
dérivent de l'association municipale. Les «cités» se sont rapprochées
de cette organisation, mais sans jamais y atteindre. Ailleurs, elle ne
se rencontre nulle part[35]. Ce qui se rencontre partout, en revanche,
c'est la commune en tant qu'unité corporative de tous les bourgeois,
en tant que personne morale. Aussi bien dans les villes où il existe
des jurés que dans celles où ils manquent, les habitants constituent
un corps, une _université_, dont tous les membres sont solidaires les
uns des autres. Nul n'est bourgeois s'il ne prête le serment communal,
qui l'associe étroitement à tous les autres bourgeois. Sa personne et
ses biens appartiennent à la ville et ceux-ci comme celle-là peuvent
être requis à tout instant à son service. Le bourgeois isolé ne se
comprend pas plus que ne se comprend, aux époques primitives, l'homme
isolé. On n'est une personne, aux temps barbares, que grâce à la
communauté familiale à laquelle on appartient; on n'est bourgeois,
au Moyen Age, que grâce à la communauté urbaine dont on fait partie.
Rien peut-être, parmi tous les organismes sociaux créés par l'homme,
ne rappelle davantage les collectivités du règne animal,--je songe,
ici, aux fourmis et aux abeilles,--que les communes médiévales. Des
deux côtés, c'est la même subordination de chacun à l'ensemble, la même
collaboration de tous à la subsistance, au maintien, à la défense de la
République, la même hostilité à l'égard de l'étranger, la même absence
de pitié à l'égard des êtres inutiles.

[Note 35: Sauf par exception au XIIIe siècle, où les comtes de
Flandre l'ont introduite dans quelques localités, par exemple à Deynze.]

Le bannissement a toujours été le châtiment le plus caractéristique
du droit urbain. Dès le XIIe siècle, le _homo inutilis ville_, pour
employer l'expression si caractéristique des documents contemporains,
est impitoyablement expulsé. Si, dans la ville, la propriété est
soustraite aux atteintes du pouvoir seigneurial, si elle n'a plus à
acquitter tous ces droits domaniaux qui, à la campagne, continuent
à peser sur les successions, morte-main, meilleur catel, _buteil_,
_corimede_, etc., en revanche, elle n'échappe point à l'emprise de
la communauté. Non seulement, en cas de besoin, par la taille et par
l'emprunt forcé, celle-ci puise dans la bourse de tous ses membres,
mais chaque bourgeois est encore responsable sur ses biens des dettes
de la ville et il ne peut, s'il émigre, les transporter avec soi, sans
acquitter un «droit d'issue».

En un point, pourtant, et en un point essentiel, la commune diffère
de la ruche ou de la fourmilière. Celles-ci, en effet, pour autant
que nous puissions les comparer avec quelque approximation aux
collectivités humaines, nous présentent le spectacle de gouvernements
monarchiques. La commune, au contraire, du moins pendant les premiers
temps et même plus tard en théorie, constitue une démocratie. Pour
la première fois, au milieu d'une époque où domine, dans tous les
domaines, le principe autoritaire, elle réalise le gouvernement du
peuple par le peuple. Le pouvoir qu'exercent ses magistrats, leur
est délégué par elle. Ils agissent au nom de la _communitas_ ou de
l'_universitas civium_. Si la ville reconnaît la souveraineté du prince
territorial, si elle lui paye l'impôt, si elle le sert en temps de
guerre, elle n'en est pas moins indépendante dans le domaine propre des
intérêts urbains. La collectivité bourgeoise s'administre elle-même et
tous ses membres jouissent des mêmes droits, de même qu'ils sont soumis
aux mêmes devoirs. L'organisation du plat-pays est patriarcale[36].
Dans la ville, l'idée du pouvoir paternel fait place à celle de la
fraternité. Déjà les membres des gildes et des «charités» se traitaient
de frères, et, de ces associations restreintes, le mot a passé à
l'association totale. _Unus subveniat alteri tanquam fratri suo_, dit
la keure d'Aire, «que l'un aide l'autre comme son frère».

[Note 36: Cf. le mot _senior_ = l'ancien.]

Sans doute, entre les frères de la commune, les différences sociales
sont nombreuses et éclatantes: une minorité de riches s'est constituée
de très bonne heure au milieu de la population. Mais à la supériorité
de la fortune ne correspond, au début, aucun privilège politique.
Encore au commencement du XIIIe siècle, on n'exige, en Flandre, des
échevins, qu'une bonne renommée sans condition de fortune. Il est
évident, d'ailleurs, qu'_en fait_, le pouvoir municipal fut exercé
dès l'origine par les bourgeois les plus opulents. C'est là un état
de choses inhérent à toutes les démocraties tant qu'elles ne se sont
point divisées sous l'influence des conflits économiques. Or, durant
les premiers temps, c'est-à-dire jusque dans le courant de la première
moitié du XIIIe siècle, ces conflits, en germe dans la constitution
sociale des bourgeoisies, n'ont pas encore éclaté. La grande affaire,
pour les villes, à cette époque, c'est de se donner les institutions
qui leur permettent de vivre et, à cette œuvre essentielle, tous sans
distinction, «grands» et «petits», riches et pauvres, travaillent de
commun accord. Au rebours de ce qui s'est passé dans l'antiquité,
c'est donc par le gouvernement démocratique que débute l'histoire des
populations urbaines du Moyen Age. L'égalité sociale n'existe pas entre
leurs membres, mais tous, au même titre et avec les mêmes droits,
appartiennent à la commune et participent à son gouvernement.




CHAPITRE III

Formation des institutions urbaines. (_suite_)

 I. Types primitifs et types dérivés de constitutions urbaines. II. Le
 type liégeois.--III. Le type flamand.


I

TYPES PRIMITIFS ET TYPES DÉRIVÉS DE CONSTITUTIONS URBAINES.

Nous avons cherché, dans les pages précédentes, à exposer dans ses
traits généraux la croissance des villes. De ces traits, la plupart ne
se rencontrent point seulement dans les Pays-Bas. On les retrouve, avec
des modifications locales plus ou moins accusées, par toute l'Europe
occidentale. Pourtant, c'est peut-être dans les bassins de la Meuse
et de l'Escaut qu'ils se dessinent avec la plus grande netteté. On
a vu, en effet, qu'à très peu d'exceptions près, toutes les villes
de cette région sont filles du Moyen Age et que ni leur emplacement
ni leur configuration n'ont été influencés par les survivances de
l'Empire romain. Il faut ajouter surtout que l'activité commerciale
et industrielle qui a été le ferment des bourgeoisies belges s'est
développée avec une vigueur particulière le long des deux fleuves dont
elles jalonnent le cours, et il faut jeter maintenant un coup d'œil,
après avoir cherché à décrire les facteurs permanents et généraux de
leur développement, sur les variétés locales par lesquelles ils se sont
réalisés.

Ces variétés sont très nombreuses, et dans les Pays-Bas comme
ailleurs, on distingue facilement des «familles» urbaines. Villes
flamandes, villes liégeoises, villes brabançonnes, villes hollandaises,
constituent autant de groupes, ou, si l'on veut, autant de types de
constitutions municipales.

Dans chacune des grandes principautés territoriales les institutions
des communes accusent une étroite parenté. On ne rencontre point dans
les Pays-Bas le phénomène particulièrement fréquent en France, de
l'adoption par une foule de localités appartenant à des régions très
diverses et relevant de seigneurs différents, du droit propre à quelque
ville dont elles prennent la charte comme modèle. Rien n'y rappelle
la lointaine diffusion des «établissements» de Rouen, par exemple, ou
de ceux de Saint-Quentin[37]. Partout le droit urbain a évolué sur
place, s'adaptant au milieu spécial qui s'imposait à lui, sans faire
d'emprunts au dehors.

[Note 37: Voy. les travaux d'A. Giry. _Les établissements de
Rouen_ (1883), et _Les établissements de Saint-Quentin_ (1887). Je ne
parle naturellement ici que de la période créatrice des institutions
municipales; plus tard, à partir de la fin du XIIe siècle, on a créé
des villes de toutes pièces, et on leur a transporté le droit lentement
élaboré dans les villes anciennes. Au XIIIe siècle, les comtes de
Hollande répandent systématiquement dans la Frise qu'ils conquièrent,
le droit des villes hollandaises.]

Il est instructif encore de constater que ce droit n'est point l'œuvre
de «nomotèthes» analogues à ceux de l'antiquité. Si la tradition
locale conserve, dans plusieurs villes, le nom d'un fondateur, on y
chercherait en vain les traces d'une initiative personnelle en matière
d'institutions. Certes, les chartes municipales sont promulguées
au nom du prince, mais il est trop facile de montrer qu'elles se
bornent à ratifier une situation de fait existant avant elles ou à
octroyer des institutions demandées par les habitants. En réalité, les
constitutions municipales sont nées, dans les Pays-Bas, du libre jeu
de la vie urbaine. Elles sont le produit des circonstances économiques
et sociales. Répondant comme les institutions féodales à un moment
particulier du développement de celles-ci, elles s'y sont d'elles-mêmes
adaptées, et, dans la ville pas plus que dans le fief, il n'est
possible de distinguer au début, ni l'action d'un caractère national
particulier ni l'action d'un législateur.

C'est seulement dans les localités où le commerce s'est développé
de bonne heure et avec une intensité assez grande pour attirer de
nombreux immigrants que sont _nées_ les institutions municipales.
Sans doute, à partir de la fin du XIIe siècle, les villes se sont
éparpillées à travers tous les Pays-Bas. Mais à y regarder de près,
on s'aperçoit que la plupart d'entre elles ne sont que des villes
de formation secondaire. Parti de quelques centres privilégiés, le
mouvement urbain a gagné de proche en proche à mesure que se répandait
l'activité commerciale et qu'elle pénétrait plus profondément dans le
corps social. La bourgeoisie s'est répandue comme elle. Du bord des
fleuves où elle apparaît tout d'abord, elle remonte le long de leurs
affluents, atteint les plaines, puis les montagnes. Des petits bourgs,
des petits marchés locaux, de simples villages même se transforment et
se donnent ou reçoivent de leurs seigneurs des constitutions urbaines.
Mais ce n'est pas là qu'il faut étudier ces constitutions si l'on veut
en saisir la nature propre. Ces types dérivés doivent céder la place au
type primitif et original. C'est pour l'avoir oublié trop souvent que
l'on a compliqué une question en somme assez simple. On a considéré à
tort les survivances que les villes de formation tardive ont conservées
du régime domanial et rural comme les origines de toute l'organisation
municipale. C'est ainsi que l'on a prétendu rattacher celle-ci soit
à l'ancienne organisation judiciaire de l'époque franque, soit à la
«marche»[38] germanique ou à la communauté de village. Il est trop
évident qu'une saine méthode doit procéder autrement, remonter aux
sources mêmes et étudier la formation des bourgeoisies là où elles se
sont constituées tout d'abord. Ce n'est pas aux villes de second ordre
qu'il faut demander le secret des origines de la vie urbaine. Il réside
dans les foyers primitifs du commerce, c'est-à-dire dans les localités
qui, favorisées de tout temps par la nature, sont devenues de grandes
cités mercantiles. Partout ailleurs on ne trouvera que des imitations
postérieures, des appropriations plus ou moins réussies, des copies
plus ou moins exactes.

[Note 38: Je fais allusion ici à la théorie jadis fort répandue de
von Maurer. L. Vanderkindere a cherché à l'appliquer aux Pays-Bas dans
son intéressante étude intitulée: _Notice sur l'origine des magistrats
communaux et sur l'organisation de la marke dans nos contrées_.
Bruxelles, 1874.]

Des types divers que l'organisation urbaine a créés dans les Pays-Bas,
deux seulement sont assez bien connus depuis l'origine pour pouvoir
être décrits dans ce livre: le type liégeois et le type flamand. Les
villes hollandaises, sauf Utrecht, qui présente d'ailleurs une assez
grande ressemblance avec Liége, ne nous dévoilent leurs institutions
qu'à partir du XIIIe siècle. Quant aux villes brabançonnes, quoique
l'on possède sur elles des renseignements plus anciens, elles sont loin
de se prêter aussi bien que leurs voisines de l'Est et de l'Ouest à une
description précise. La Flandre et le pays de Liége nous présentent
d'ailleurs deux types particulièrement caractéristiques et dont se
rapprochent plus ou moins étroitement ceux des autres territoires.

Nous commencerons par le pays de Liége dont les institutions
municipales, moins «évoluées» si l'on peut ainsi dire, que celles
de la Flandre, nous permettront de mieux comprendre, par contraste,
l'originalité de celles-ci.


II

LE TYPE LIÉGEOIS.

Le pays de Liége est l'une des nombreuses principautés épiscopales
constituées par les empereurs au cours du Xe et du XIe siècle. Formé
par des donations successives de comtés et de domaines, il ne présente
pas cette cohérence que l'on remarque dans les principautés laïques
dues aux empiétements continus d'une dynastie puissante rayonnant
d'un point central. Si bizarrement découpé qu'il soit, cependant, il
possède dans la Meuse, de Givet à Maeseyck, un axe géographique. Dès
l'époque carolingienne, Maestricht, situé à l'endroit où la vieille
route romaine de Cologne à Boulogne franchissait le fleuve (_Trajectum
ad Mosam_) présentait une certaine activité commerciale. Beaucoup plus
haut, sur le cours supérieur de la rivière, Huy et Dinant s'adonnèrent
de bonne heure au travail des métaux. Entre celles-ci et celle-là,
Liége même--où saint Hubert avait transporté vers 710 le siège de
l'évêché de Tongres--ne fut pendant assez longtemps qu'une bourgade
insignifiante. Ses prélats carolingiens pourtant se préoccupèrent
de l'embellir et, après la tourmente des invasions normandes, leurs
successeurs, grâce à la faveur persistante des empereurs, reprirent
énergiquement l'œuvre commencée par eux. D'Étienne à Otbert (901-1119)
la ville vit s'élever successivement autour de la cathédrale et du
palais épiscopal sept collégiales et deux grands monastères. Elle
s'entoura de murailles, un pont de pierre fut construit sur la Meuse.
En même temps, la célébrité de ses écoles attirait à l'envi, de tous
les points de l'Europe Occidentale, maîtres et élèves vers cette
«Athènes du Nord». Aux environs de l'an mille, elle était certainement
la première des «cités» des Pays-Bas. Elle se distinguait aussi par
son caractère essentiellement clérical. Sa population marchande le
cédait de beaucoup à celle de Cambrai ou d'Utrecht. Le commerce de
la principauté avait son foyer principal à Maestricht; l'industrie
florissait à Huy et à Dinant. Quant à Liége, c'était essentiellement
une ville de prêtres. Remplie d'immunités et de maisons claustrales,
son sol, pour la plus grande partie, appartenait aux chapitres et aux
abbayes. Ses habitants laïques consistaient surtout en chevaliers et
en _ministeriales_, constituant à la fois la garde et le personnel
administratif des évêques, et en artisans que faisait vivre l'entretien
du clergé.

Rien d'étonnant, dans ces conditions, si les évêques réussirent sans
peine à établir autour d'eux un gouvernement très solide. Depuis Notger
(972-1008) on les voit occupés d'organiser leurs revenus, de prendre
des mesures pour la défense de leurs terres, de détruire les châteaux
des seigneurs pillards. Henri de Verdun, en 1077, empruntant à la
France l'institution de la paix de Dieu, installe à Liége le _judicium
pacis_ qui étend son action à tout le diocèse. Nous en savons assez
pour pouvoir affirmer que les prélats n'épargnèrent aucun effort pour
améliorer et garantir la situation de leurs sujets.

Mais en leur double qualité d'ecclésiastiques et de grands
propriétaires fonciers, ils n'allèrent point au delà d'une conception
politique tout ensemble patriarcale et autoritaire. Excellent pour
la population rurale, leur gouvernement pesa lourdement sur les
bourgeoisies dès que celles-ci commencèrent à éclore dans les villes
de la Meuse. Il répugnait à leur abandonner l'autonomie qu'elles
réclamaient et des froissements ne pouvaient manquer de se produire à
la longue entre un prince et des communes qui ne se comprenaient pas.

La première manifestation des revendications urbaines dans le pays
de Liége remonte à l'année 1066. A la demande des bourgeois de Huy,
l'évêque Théoduin leur accorda le droit de tenir eux-mêmes garnison à
l'avenir dans le château de la ville et de ne se rendre à son appel,
en temps de guerre, que quinze jours après les Liégeois. La charte
qui fut dressée à cette occasion ratifiait de plus un certain nombre
d'améliorations apportées au droit coutumier, mais que le chroniqueur
Gilles d'Orval, «de crainte d'ennuyer ses lecteurs», a cru bon de
passer sous silence. Il nous en dit assez cependant pour que nous
puissions considérer le document hutois comme une des plus anciennes
ratifications de ce que nous avons appelé plus haut le programme
politique des bourgeoisies. Il caractérise nettement d'autre part
la conduite des évêques en présence de ce programme. En effet, les
concessions de Théoduin ne furent pas spontanées. La population dut les
acheter à prix d'argent. Elle les paya du tiers de ses biens meubles et
rien ne montre mieux combien la fortune mobilière accumulée par les
marchands intervint efficacement en faveur du progrès social.

Faut-il attribuer au seul hasard la conservation de la charte de
Théoduin ou s'explique-t-elle peut-être par le développement très hâtif
du commerce hutois? Tout indique du moins que la situation privilégiée
de Huy est plus ancienne que celle de la capitale de l'évêché, beaucoup
moins active au point de vue économique. Mais le mouvement commencé
ne devait plus s'interrompre. Depuis le commencement du XIIe siècle,
il fallut de tous côtés céder aux revendications des bourgeois. La
question urbaine se pose désormais en face des évêques et exige
impérieusement une solution.

Celle que l'on trouva fut une sorte de compromis entre les prérogatives
du prince et les tendances communales à une autonomie complète. Les
villes liégeoises reçurent tous les privilèges essentiels à leur
développement. Elles constituèrent chacune un territoire juridique
spécial possédant son tribunal d'exception. Mais ce tribunal resta
très nettement un tribunal princier. Ses échevins, juges privilégiés
des bourgeois, au nombre de douze dans la capitale et de sept dans
les «bonnes villes», sont exclusivement nommés à vie par l'évêque et
recrutés en partie, au moins jusqu'à la fin du XIIe siècle, parmi ses
_ministeriales_. Ils appliquent sans doute le droit urbain et sont les
gardiens de la coutume urbaine, mais ils ne se présentent point sous
l'aspect d'une magistrature communale.

Dès lors, tous les efforts de la bourgeoisie tendirent à établir à côté
d'eux une institution qui ne relevât que d'elle-même. Elle pouvait bien
laisser aux échevins l'autorité judiciaire, mais elle ne pouvait leur
abandonner l'administration des affaires publiques. Dès le courant du
XIIe siècle, on la voit se donner des jurés élus par elle, assermentés
devant elle et chargés du soin des intérêts communaux. Les évêques,
d'ailleurs, protestèrent énergiquement contre cette innovation illégale
ou, si l'on veut, extra-légale. En 1230, l'un d'eux, Jean d'Eppes,
obtenait de l'empereur une sentence interdisant formellement les
«conjurations» et les «communes» dans tout le royaume d'Allemagne.
Mais la nécessité était trop pressante pour les villes de posséder
une magistrature indépendante. Institués tout d'abord par l'émeute,
les jurés deviennent permanents à la longue, et, après le soulèvement
de toutes les villes du pays, sous Henri de Gueldre (1247-1274),
soulèvement auquel reste attaché le nom de Henri de Dinant, ils
prennent place définitivement dans les constitutions urbaines. Ce sont
les jurés et les deux «maîtres» qui forment désormais le conseil. Mais
ce conseil ne parvient pas à attirer à lui la juridiction des échevins.
Ceux-ci continuent de posséder, jusqu'à la fin du Moyen Age, la haute
justice et la juridiction foncière. Bien plus même, ce n'est qu'au
XIVe siècle qu'ils disparaîtront du conseil et cesseront d'intervenir
dans l'administration urbaine. Le _perron_[39] qui avait été
primitivement le symbole de la juridiction épiscopale deviendra, à la
même époque, par une évolution significative, l'emblème de l'autonomie
communale.

[Note 39: Le perron liégeois, sur lequel on a beaucoup discuté,
n'a été, à l'origine, qu'une croix marquant dans la cité l'immunité
épiscopale.--Sur les institutions liégeoises, cf. le livre récent de G.
Kurth. _La cité de Liége au Moyen Age._ Bruxelles, 1910.]

Les institutions municipales, dans le pays de Liége, présentent donc
deux groupes distincts de magistrats, de nature et d'âge différents.
Les plus anciens, les échevins, forment un tribunal seigneurial;
les plus récents, les jurés du conseil, sont les mandataires et les
représentants de la commune. Les premiers jugent au nom de l'évêque,
les seconds au nom de la bourgeoisie. Leur compétence ne s'étend
qu'aux règlements municipaux et à la juridiction de police. La langue
juridique liégeoise caractérise très exactement cette compétence comme
«juridiction des statuts», tandis qu'elle désigne celle des échevins
par les mots: «juridiction de la loi». Jusqu'au bout, cette distinction
a persisté et, en dépit de tentatives sur lesquelles nous aurons à
revenir, les villes de la principauté n'ont pas réussi à faire passer
sous leur pouvoir le tribunal épiscopal.


III

LE TYPE FLAMAND.

C'est un spectacle bien différent que nous présentent les villes du
comté de Flandre. Ici, les institutions municipales se sont constituées
sans heurts ni conflits avec le prince et se sont développées bien
plus complètement. Il ne faut attribuer en rien cet état de choses
à la race. Car ce serait une grave erreur de croire que la Flandre
du Moyen Age présente, avec le pays wallon des bords de la Meuse, le
contraste d'une contrée purement germanique. En réalité, à partir du
règne d'Arnould Ier (918-965), le comté fut, durant très longtemps, une
principauté bilingue. Étendu de l'Escaut à la Canche, il comprenait au
nord, exactement comme la Belgique moderne, une population de langue
néerlandaise, au sud, une population de langue romane. Ce n'est qu'à
partir des conquêtes de Philippe-Auguste, qui lui enleva l'Artois,
puis de Philippe le Bel, auquel il céda les châtellenies de Lille,
de Douai et d'Orchies, qu'il ne fut plus peuplé que d'habitants de
race thioise. Mais, avant cette époque, le bourgeois d'Arras comme
le bourgeois de Bruges ou de Gand étaient également réputés flamands
et vivaient sous les mêmes institutions. Au sud comme au nord de la
frontière linguistique, les constitutions municipales offraient les
mêmes caractères et l'on ne pourrait citer de meilleur exemple que la
Flandre pour démontrer combien il est vrai que la croissance des villes
est indépendante des particularités ethnographiques et s'explique
essentiellement par le milieu.

Ce milieu leur fut ici exceptionnellement favorable. Plus encore que
la Meuse, l'Escaut formait une puissante artère commerciale et le
pays présentait en outre l'inappréciable avantage d'être baigné par
la mer tout le long de sa frontière occidentale. Le rivage, échancré
par les estuaires de la Canche, de l'Yzer et du Zwin, fournissait
d'excellents ports naturels, tandis que le Rhin et la Meuse venaient
mêler leurs eaux à celles de l'Escaut et faisaient aboutir ainsi à
la Flandre les navigateurs qui suivaient leur cours[40]. Destinée
par la nature à devenir un rendez-vous de marchands, la Flandre sut
profiter d'une situation si avantageuse. A Messines, à Thourout, à
Ypres, à Lille et à Douai s'organisèrent de grandes foires, placées
sous la protection spéciale des comtes et où, dès le commencement
du XIIe siècle au plus tard, des Italiens se trouvaient en contact
avec les négociants du Nord. La conquête de l'Angleterre par les
Normands, en mettant en rapports continuels avec le continent ce pays
qui avait vécu jusqu'alors dans un isolement relatif, augmenta encore
l'activité économique de la région flamande. Entre ces deux estuaires
s'ouvrant en face l'un de l'autre, celui du Zwin et celui de la Tamise,
l'intercourse, désormais, devint permanent et plus intense d'année en
année. La grande île prend, depuis cette époque, pour le commerce du
comté, une importance qui ne cessera plus de croître jusqu'à la fin du
Moyen Age. Et on s'explique facilement qu'il en ait été ainsi quand on
remarque qu'elle fournissait la laine à la draperie flamande.

[Note 40: Sur les conditions géographiques particulièrement
favorables du pays, voyez R. BLANCHARD. _La Flandre_, 1906.]

Car la Flandre n'est pas seulement une région commerciale. Elle est
tout autant, et peut-être plus encore, une région industrielle, et
c'est à quoi elle doit son originalité particulière.

De tout temps, les populations de la côte avaient confectionné des
tissus de laine. Les nombreux moutons nourris dans les prés salés
qui s'allongent derrière la ligne des dunes leur fournissaient en
abondance la matière première. A l'époque romaine, les draps des Morins
et des Ménapiens avaient joui d'une certaine célébrité. L'invasion
franque ne mit pas fin à leur fabrication. Les nouveaux habitants
apprirent des vaincus les procédés de leur technique. Au IXe siècle,
les manteaux dits frisons qui s'exportaient tout le long du Rhin et
se distinguaient par leurs belles couleurs et la supériorité de leur
tissage, étaient originaires du pays de Térouanne. Ainsi, le bonheur
voulut que la draperie flamande se développât dès l'origine sous
l'influence de la tradition industrielle de Rome et bénéficiât, par là,
d'une situation privilégiée.

Pratiquée tout d'abord par les paysans de la côte, la draperie ne
pouvait manquer de se concentrer dans les villes dès l'apparition
de celles-ci. Il serait infiniment intéressant de savoir comment
s'accomplit cette translation. Faute de documents, nous en serons
toujours réduits à l'ignorer. Mais on comprend sans peine que les
tisserands ruraux durent émigrer en masse vers ces endroits où ils
trouvaient tout ensemble, outre des acheteurs pour leurs produits, la
protection des remparts et la liberté personnelle. Au XIIe siècle,
toutes les villes flamandes sont devenues des villes drapières. Leurs
marchands nous apparaissent, avant tout, comme des exportateurs
d'étoffes. La production de celles-ci dépasse de beaucoup, en effet,
les besoins locaux et trouve, à l'étranger, des débouchés de plus en
plus étendus. Bientôt, la laine indigène ne suffit plus à alimenter
les métiers: il faut la faire venir du dehors. C'est à l'Angleterre,
dont les herbages humides nourrissaient une race de moutons à toisons
épaisses et soyeuses, qu'on alla la demander. Depuis le XIIe siècle,
la Flandre fut, jusqu'à la fin du Moyen Age, le meilleur client du
royaume insulaire. Les marchands des villes allaient vendre leurs draps
de l'autre côté de la mer et en rapportaient de pleins chargements de
balles de laine. Il suffit, pour apprécier l'importance de ce commerce,
de rappeler ici la formation de la _Hanse de Londres_, association
puissante de gildes locales adonnées au négoce avec l'Angleterre.

On nous excusera d'avoir insisté aussi longuement sur l'activité
économique de la Flandre. Nulle part, en effet, les villes ne sont
aussi purement les filles du commerce. Rien n'a entravé l'impulsion
vigoureuse qu'il leur a donnée et contre laquelle n'a pu tenir aucune
résistance. Ni l'Église, ni la noblesse n'ont réussi à arrêter l'élan
des bourgeoisies, qui se présentent ici à l'historien sous leur forme
la plus pure, et, si l'on peut dire, la plus classique. Le prince,
seul, eût pu constituer pour elles un sérieux obstacle. Mais pas plus
au haut du Moyen Age que de nos jours, la politique n'était arbitraire.
Elle dut s'adapter partout aux circonstances locales. Si la conduite
des évêques à l'égard des villes trouve son explication, non dans le
caprice des prélats, mais dans l'impossibilité où ils se trouvaient
de céder aux communes l'administration de leurs cités, celle des
comtes de Flandre, en dépit de quelques épisodes sans importance,
prouve clairement qu'ils comprirent tout le profit qu'ils pouvaient
retirer de l'exceptionnelle vitalité du commerce dans leur territoire.
Leur intérêt les poussait à favoriser son développement, et ils n'y
manquèrent pas. Les lois de paix promulguées par eux ordonnent en
termes exprès de respecter les marchands et tous les hommes qui, venus
d'autres contrées, traversent le pays. Charles le Bon (1119-1127) est
loué par un contemporain d'avoir imposé à la Flandre la discipline et
le calme d'un monastère, et, le jour où parvint à Ypres la nouvelle
qu'il était assassiné, les marchands réunis à la foire s'empressèrent
de fuir. Pareillement les comtes pourvoient aux besoins des _portus_,
stations permanentes de ce commerce qui les enrichit. Ils sont pour les
villes naissantes des gardiens vigilants et les aident de toutes leurs
forces à fonder le droit nouveau qui leur est indispensable.

Dès le règne de Robert le Frison (1071-1093), on peut constater que,
dans une certaine mesure, la cause du prince et la cause des villes
sont liées l'une à l'autre. Le coup de force, en effet, par lequel
Robert enleva le comté à son neveu Arnoul fut énergiquement secondé par
toutes les bourgeoisies de la côte, et l'on peut être sûr qu'elles en
furent largement récompensées. Un peu plus tard, en 1127 et 1128, elles
se soulèvent pour venger la mort du bon comte Charles, victime d'un
complot tramé par une partie de la noblesse. Elles ne reconnaissent
Guillaume de Normandie qu'au prix de concessions exorbitantes, le
renversent quand elles le voient les abandonner pour s'appuyer sur
l'élément féodal et font monter sur le trône Thierry d'Alsace, dont la
dynastie n'oubliera jamais qu'elle leur doit le pouvoir.

Rien d'étonnant donc si l'autorité princière intervient de bonne heure
en faveur des villes et donne à leurs revendications la sanction
légale. Peu à peu, elle leur concède les divers points de leur
programme de réformes. Le duel judiciaire est aboli, des restrictions
sont apportées à la juridiction ecclésiastique; le service militaire
se restreint au seul cas d'invasion du territoire. Tout cela va de
pair avec l'octroi de franchises commerciales. Le comte renonce au
_seewerp_[41] et supprime le droit de tonlieu en faveur des gildes.

[Note 41: Droit d'épave.]

La crise de 1127 donna l'occasion de compléter toutes ces concessions
particulières et de les cristalliser, pour ainsi dire, dans des chartes
urbaines. Guillaume de Normandie consentit à tout pour se faire adopter
par les villes. Elles lui dictèrent leurs conditions, et si nous avons
perdu la charte donnée aux Brugeois, nous possédons encore, dans celle
de Saint-Omer, la preuve que le développement urbain est dès lors
achevé en Flandre[42].

[Note 42: La Flandre ne possède pas de plus ancienne charte urbaine
que celle de Saint-Omer. C'est à tort qu'on a voulu faire remonter à
l'année 1068 la charte de Grammont. Ce document appartient en réalité à
la fin du XIIe siècle. Voyez V. FRIS. _Bullet. de la Soc. d'Histoire et
d'Archéologie de Gand_, 1905, p. 219 et suiv.]

Un caractère frappant du droit municipal de ce pays, c'est
l'uniformité qu'il présente. Sans doute, il dut y avoir, à l'origine,
des différences locales. Mais, sous le règne de Philippe d'Alsace
(1168-1191), toutes les grandes villes obtinrent les mêmes institutions
et furent régies par des keures identiques, de sorte que les droits
et les devoirs de chacune d'elles constituèrent la mesure et la
garantie de ceux des autres. Toutes aussi, traitées avec une égale
bienveillance, occupèrent vis-à-vis du prince la même situation, et,
également protégées par lui, respectèrent également son autorité[43].

[Note 43: L. Vanderkindere, dans son étude sur _La Politique de
Philippe d'Alsace et ses conséquences_. _Bull. de l'Acad. de Belgique_,
classe des lettres, 1905, p. 749 et suiv., croit au contraire que
Philippe fut hostile aux communes. J'ai exposé ailleurs _(Histoire de
Belgique_, t. I, 3e édit., p. 198) les raisons pour lesquelles je ne
puis me rallier à son opinion.]

Chose curieuse, ce fut la charte d'une ville romane, celle d'Arras,
qui, étendue aux diverses villes du comté, dont la plupart se
trouvaient pourtant dans la région germanique, devint la base de leur
droit. Le type d'organisation qu'elle nous présente est fort simple.
Chaque ville, soustraite à l'échevinage territorial de sa châtellenie,
possède ses échevins particuliers, habituellement au nombre de douze
ou de treize. Choisis par le comte, mais exclusivement dans le sein
de la bourgeoisie, leur nature est mixte. Ils sont les «jugeurs» du
prince qui les fait présider par un officier à lui, le châtelain tout
d'abord, plus tard, à partir du XIIe siècle, le bailli; mais ils sont
en même temps les conseillers de la commune. En eux s'affirme de
manière significative la bonne entente du pouvoir souverain et des
aspirations municipales. La dualité des magistratures urbaines que nous
avons constatée dans le pays de Liége, où chacune des deux parties
en présence s'oppose nettement à sa rivale, n'existe pas ici. Les
grandes villes flamandes, c'est-à-dire ces puissantes agglomérations
commerciales où s'est constitué le droit urbain, ne connaissent point
les jurés. On ne rencontre ceux-ci que dans des localités secondaires,
dans des bourgs relevant d'un seigneur local auquel il a fallu arracher
des concessions. En 1127, lorsque les villes demandent à Guillaume
de Normandie une organisation de leur choix, elles ne parlent que
d'échevins.

L'autorité que le comte conserve sur ces échevins est d'ailleurs des
plus faibles. S'il les nomme, il n'y a pas d'exemple qu'il puisse les
déposer, et, en fait, il semble bien que, dans la pratique, il se soit
borné à ratifier à chaque vacance le choix fait par eux. D'autre
part, si son officier siège à leur tribunal, il lui est interdit de
se mêler aux délibérations quand elles ont pour objet les affaires
de la commune. Ainsi, l'autonomie urbaine se développe librement en
Flandre sous la tutelle du prince. Dans la première moitié du XIIIe
siècle, elle s'affirme plus clairement encore par la transformation
de l'échevinage, de magistrature à vie qu'il était à l'origine, en
magistrature annuelle. C'est à la demande des bourgeois que cette
innovation fut introduite. Mentionnée tout d'abord à Arras en 1194,
elle gagna peu à peu le nord du comté. Ypres l'obtint en 1209, Gand
en 1212, Douai en 1228, Lille en 1235, Bruges en 1241. Il n'est pas
difficile d'en saisir les motifs. On voulut sans doute éviter par là
le maintien au gouvernement de la ville de vieillards incapables de
supporter la charge écrasante des fonctions scabinales, mais on voulut
aussi renforcer le caractère municipal de la magistrature urbaine. Les
échevins annuels, en effet, ne sont plus exclusivement nommés par le
comte. Les chartes reconnaissent formellement le droit de présentation
des échevins de l'année précédente ou établissent un système plus ou
moins compliqué d'élection, grâce auquel la ville collabore avec le
prince à la création de ses juges-administrateurs. De plus, des règles
sont établies qui répartissent les sièges de l'échevinage entre les
diverses paroisses de la commune, et cette nouveauté accentue encore
la prise de possession de l'échevinage par la bourgeoisie. Le droit
du comte sur celui-ci ne disparaît pas, mais il est désormais, et il
restera jusqu'à la fin du XIVe siècle, un droit nominal beaucoup plus
qu'un droit effectif.

C'est par son officier que le comte a conservé jusqu'au bout une
intervention très réelle dans les communes. Si grande qu'ait été
leur autonomie, elles n'ont pas annulé dans leurs murs le pouvoir du
prince et n'ont d'ailleurs pas cherché à le faire. Jusqu'à la fin du
XIIe siècle, les châtelains représentèrent chez elles le seigneur
territorial en qualité de «vicomtes». A vrai dire, installés à titre
héréditaire comme tous les fonctionnaires de la phase agricole du
Moyen Age, ces châtelains considéraient leur charge comme un fief et
l'exerçaient à leur profit. Des froissements ne pouvaient manquer
de se produire entre ces féodaux et les bourgeois. Le comte sut en
profiter. Son intérêt le poussait à ruiner l'influence des châtelains
et à substituer son autorité à la leur. Il soutint donc les bourgeois
contre eux, imitant en cela la conduite des rois de France qui, à la
même époque, prenaient la cause des communes contre leurs seigneurs.
Sous le règne de Philippe d'Alsace, les châtelains ont cédé partout
à la coalition des bourgeois et du prince. Ils disparaissent ou
ne conservent plus que des revenus peu importants ou des droits
honorifiques. A leur place apparaît désormais un fonctionnaire de
nouveau style, le bailli.

Employé salarié et révocable, le bailli n'a plus rien de féodal. Il
faut y voir une conséquence de la même transformation économique qui
a produit les villes. Comme elles, il ne pourrait exister sans la
renaissance du commerce qui, à côté de la richesse foncière, a suscité
la richesse mobilière, développé la circulation et l'abondance de
l'argent et substitué aux vieilles institutions, que leurs titulaires
se transmettaient de père en fils avec les domaines auxquels elles
étaient attachées, des institutions dépendant directement du
pouvoir public et confiées à des agents installés par lui et vivant
du traitement qu'il est maintenant capable de leur servir. Rien
d'étonnant, dès lors, si dans cette Flandre où le développement
économique a précédé celui des territoires voisins, les baillis, comme
les villes elles-mêmes, apparaissent plus tôt que partout ailleurs.

Entre le bailli et les échevins, le contraste est éclatant. Ceux-ci
sont les représentants de la commune, celui-là est l'instrument du
prince. Il n'a de comptes à rendre qu'à lui et n'obéit qu'à ses ordres.
Continuellement déplacé, toujours choisi en dehors de la bourgeoisie de
la ville qu'il administre, il ne relève que du haut justicier qui le
nomme et qui le paie.

Une telle situation devait tôt ou tard amener des conflits entre les
magistrats communaux et les fonctionnaires du prince, juxtaposés plutôt
que coordonnés les uns aux autres. Les premiers incarnent l'autonomie
urbaine, les seconds l'autorité territoriale, et peu à peu le contraste
qui les oppose les uns aux autres apparaît plus éclatant et plus
dangereux. On commence à s'en apercevoir dès le milieu du XIIIe siècle.
La belle harmonie qui a présidé si longtemps aux rapports entre le
comte et les villes, va faire place à une rivalité flagrante. L'idéal
des grandes communes devient républicain en même temps que celui du
prince devient monarchique. Celui-ci augmente sa souveraineté pendant
que celles-là augmentent leurs privilèges, et la fin du Moyen Age nous
les montrera engagés dans une lutte formidable, dont nous aurons à
faire comprendre les motifs et à expliquer les péripéties.




CHAPITRE IV

L'économie urbaine.

 I. Rapports économiques des villes avec la campagne.--II. La
 réglementation de l'alimentation urbaine et du commerce des
 subsistances.--III. Le régime de la petite industrie. Les
 métiers.--IV. Le régime des industries d'exploitation. Salariés et
 capitalistes.--V. Caractère économique des cités épiscopales.--VI.
 Densité des populations urbaines.


I

RAPPORTS ÉCONOMIQUES DES VILLES AVEC LA CAMPAGNE.

Le lecteur qui nous aura suivi jusqu'ici aura vu que l'origine des
villes médiévales est due essentiellement à une transformation
économique. La cité du Moyen Age se présente aux yeux de l'historien
sous une forme beaucoup plus simple que la cité antique. Dans cette
dernière, en effet, on distingue au premier coup d'œil, à côté de
l'action des facteurs économiques, l'action du facteur national et du
facteur religieux. Au contraire, l'organisation du culte et celle
de l'État, de même qu'elles sont bien antérieures, au Moyen Age, à
l'organisation municipale, en sont aussi parfaitement distinctes.
Si beaucoup de villes ont été le siège d'un évêché ou celui de
quelque institution politique, ce n'est point là, cependant, une
condition essentielle de l'évolution urbaine. Dans les Pays-Bas tout
particulièrement, la plupart des agglomérations importantes, Gand,
Bruges, Bruxelles, Valenciennes, etc., n'ont été que des marchés
et des centres industriels. L'activité économique, les besoins
économiques s'imposent chez elles à toute la constitution sociale et
lui impriment un caractère particulier. Il est donc indispensable,
avant de retracer l'histoire de cette constitution et d'aborder
l'examen des formes spéciales que le régime démocratique y a revêtues,
de décrire rapidement les traits principaux de l'économie urbaine.
Cela est d'autant plus essentiel que les idées généralement admises
sur ce sujet, ne s'appliquent point, sans d'importants correctifs,
aux villes de la Belgique. Nous allons donc nous trouver obligé
de modifier d'une manière assez sensible une théorie qui, partant
d'une analyse insuffisante de la vie urbaine, ne réussit point à
expliquer les phénomènes que présente celle-ci dans une des régions
de l'Europe où elle s'est développée avec la plus grande vigueur.
On aurait sans doute évité cet inconvénient si, au lieu de décrire
l'économie municipale d'après des exemples d'époque assez tardive et de
développement incomplet, on avait envisagé surtout des agglomérations
plus anciennes et plus puissantes. Ce que nous avons déjà eu
l'occasion de dire à propos des institutions se justifie de nouveau
en cet endroit. Les centres primitifs de l'évolution urbaine doivent
évidemment être choisis comme points de départ du travail scientifique.
A cet égard, la Flandre revendique dans l'étude de ces questions
difficiles une place privilégiée. Peut-être les pages qui suivent
prouveront-elles l'exactitude de cette observation.

Le caractère économique le plus saillant de la ville, c'est qu'elle est
stérile. Il faut entendre par là que, abandonnée à elle-même, elle ne
pourrait nourrir ses habitants. Elle a beau posséder une banlieue de
quelque étendue, on a beau y rencontrer en nombre considérable, comme
dans tant de bourgs de notre temps, des étables à vaches ou des toits
à porcs, il n'en reste pas moins vrai que, sans l'afflux perpétuel des
moissons et des viandes de la campagne, sa population serait bien vite
condamnée à mourir de faim. Le village, le grand domaine se suffisent
à eux-mêmes; sans eux, au contraire, la ville ne pourrait subsister.
Comme le clerc et comme le noble, le bourgeois est incapable de
pourvoir _directement_ à son existence. Mais sa situation est bien
plus difficile que celle du noble ou que celle du clerc. Ceux-ci, en
effet, possèdent la terre: s'ils ne la travaillent pas eux-mêmes,
ils en perçoivent les produits, puisqu'elle leur appartient, et leur
subsistance est assurée de façon permanente par le travail de leurs
hommes. La bourgeoisie, au contraire, ne dispose ni de serfs ni de
domaines. Elle ne peut à aucun titre revendiquer les produits du
sol. Pour les posséder, il faut qu'elle les achète ou, si l'on veut,
qu'elle les échange contre les denrées qu'elle fabrique. Au lieu d'être
économiquement indépendante, elle a perpétuellement besoin, pour durer,
de l'intervention des paysans et des propriétaires des alentours. Cette
intervention, elle ne peut l'exiger légalement. Mais il va de soi que
d'eux-mêmes et par le simple jeu des circonstances économiques, les
gens de la campagne viennent exposer en vente leurs denrées dans la
ville voisine. Celle-ci leur fournit ce dont ils ont été privés jusqu'à
son apparition: un marché pour leurs grains et leurs bestiaux. Du jour
où elle s'est fondée, ils cessent d'être tout à la fois les producteurs
et les consommateurs des fruits de la terre. L'ancienne économie
domestique rurale dans laquelle chacun ne cultive et ne récolte qu'en
vue de son entretien, disparaît à partir du moment où des colonies
de marchands et d'artisans sollicitent le travail de l'agriculteur.
Désormais, celui-ci devient à son tour vendeur et acheteur. Il vend
au bourgeois les produits du sol et il lui achète, en retour, les
ustensiles et les vêtements qu'il était contraint jadis de fabriquer
lui-même suivant les procédés rudimentaires d'une technique rurale. En
même temps et en conséquence, il ensemence et cultive davantage, sûr
désormais de trouver des acquéreurs pour les moissons qu'il arrache
à la glèbe. Sa charrue attaque les terres en friche, sa cognée abat
les arbres de la forêt voisine, les fumées de ses «sarts» rampent
sur les landes. Ce sont comme les effluves d'une activité nouvelle
qui, des villes naissantes, se répandent sur le plat-pays et font
sortir le paysan de son engourdissement séculaire. Son sort s'améliore
rapidement. Le servage s'atténue, et, dans les régions particulièrement
abondantes en villes, comme la Flandre, il disparaît presque
complètement au cours du XIIIe siècle. Les seigneurs eux-mêmes poussent
à sa suppression. Car l'éveil des campagnes sous l'influence de la vie
urbaine ne leur permet plus de maintenir intact un système domanial qui
a fait son temps. La diminution de la valeur de l'argent, conséquence
fatale de l'augmentation du stock monétaire, dont l'importance augmente
progressivement avec l'intensité croissante du commerce, diminue
sans cesse la valeur des prestations fixes et héréditaires qu'ils
perçoivent de leurs hommes. La plus-value de la rente du sol ne profite
qu'aux seuls paysans. Pour que les grands propriétaires puissent en
ressentir à leur tour les effets, il n'y a qu'un moyen: affranchir
les serfs et leur donner à bail les terres qu'ils ont si longtemps
possédées, dans la non liberté, à titre héréditaire.


II

LA RÉGLEMENTATION DE L'ALIMENTATION URBAINE ET DU COMMERCE DES
SUBSISTANCES.

Ainsi, la ville a mis nécessairement le bourgeois et le paysan en
rapports économiques. La campagne environnante est la nourricière de
la ville qui en occupe le centre. C'est un besoin primordial pour
l'administration urbaine que de veiller à ce que le va-et-vient entre
celle-ci et celle-là soit aussi intense et aussi facile qu'il est
possible. De là, de très bonne heure--en Flandre dès la seconde moitié
du XIIe siècle--toute une série de travaux publics: amélioration
de chemins, rectification de cours d'eau, établissement de marchés
de semaine (marchés du vendredi, etc.). Mais de là, surtout, une
législation très particulière en vue du ravitaillement de la ville.

Cette législation, dont il subsiste encore de nos jours quelques
débris dans les règlements de police sur les marchés municipaux,
s'inspire exclusivement de l'intérêt de la bourgeoisie. Son but est
d'assurer aux gens de la ville des subsistances abondantes et à bas
prix. On a reconnu bien vite que les intermédiaires par les mains de
qui passent les denrées pour aller du producteur au consommateur,
produisent nécessairement le renchérissement de celles-ci. Dès
lors, il faut mettre directement en présence le vendeur campagnard
et l'acheteur urbain et empêcher l'accaparement des vivres par un
groupe de spéculateurs. Il suffit de parcourir, à cet égard, les
règlements communaux pour comprendre que tel est bien l'esprit qui
les anime. La _lettre des vénaux_ de Liége, en 1317, interdit aux
«recoupeurs» d'acheter, dans un rayon de deux lieues autour de la
ville «volailles, fromages ou venaison». Toutes ces denrées doivent
être apportées au marché, et ce n'est que quand les bourgeois s'en
seront approvisionnés que les marchands pourront acquérir en gros le
surplus non vendu. Défense est faite aux bouchers de conserver de la
viande en cave, aux boulangers de se procurer plus de grains qu'il
ne leur est nécessaire «pour leur propre cuisage». Les précautions
les plus minutieuses sont prises pour empêcher toute augmentation
artificielle du prix des aliments. Non seulement un _maximum_ est
établi, mais il est encore sévèrement interdit de vendre en dehors du
marché, c'est-à-dire autrement qu'en public et sous la surveillance des
bourgeois et des fonctionnaires de la commune. On va si loin dans ce
sens qu'à Saint-Trond, le bourgeois qui possède un pigeonnier pour son
agrément n'a pas le droit de vendre ses pigeons à son voisin: il lui
est seulement loisible, s'il veut s'en défaire, de les manger ou de les
exposer en vente au marché.

Il est inutile d'insister davantage sur ces stipulations dont il serait
aisé d'augmenter le nombre à l'infini. Si bizarres qu'elles paraissent
à première vue, elles s'expliquent facilement si on les ramène au
principe dont elles constituent les applications.

Ce principe est celui de l'échange direct[44] obligatoire, institué
au profit de l'acheteur. Des deux parties en présence au marché, le
producteur de la campagne et le consommateur de la ville, celui-ci
seul est pris en considération. L'interdiction des monopoles et
des accaparements, la publicité des transactions, la suppression
des intermédiaires ne sont qu'autant de moyens de garantir son
approvisionnement individuel dans les conditions les plus favorables.
La législation urbaine le protège contre les abus de la spéculation
et elle le protège aussi contre les fraudes et les tromperies des
vendeurs. Toute une armée de fonctionnaires--_rewards_, _wardes_,
_vinders_, etc.--est occupée non seulement à veiller à l'observation
des règlements sur les marchés, mais encore à inspecter les denrées
importées en ville et à confisquer sur-le-champ toutes celles qui ne
sont pas de qualité irréprochable, ou, pour employer l'expression même
des textes, toutes celles qui ne sont pas «loyales».

[Note 44: J'emprunte cette expression à M. Bücher. Voy. dans ses
_Études d'histoire et d'économie politique_ traduites par A. Hansay
(Paris-Bruxelles, 1901) son remarquable exposé des _Origines de
l'économie nationale_.]

Le «bien commun» de la bourgeoisie est très nettement l'idéal auquel
tend la législation que nous venons d'esquisser. Pour le réaliser, elle
emploie des procédés autoritaires, restreint impitoyablement la liberté
individuelle et instaure, en un mot, une sorte de socialisme municipal
dont nous aurons, tout à l'heure, à constater de nouvelles applications.

Un tel état de choses eût été impossible sans un ensemble de
circonstances qu'il faut rapidement exposer. La difficulté des
transports, le faible développement du capital et la solidité de la
corporation bourgeoise en sont les principales. Si le paysan avait
eu la faculté de vendre ses produits à des spéculateurs en gros,
capables eux-mêmes d'exporter à bas prix ces produits à l'étranger,
les règlements dont nous venons de parler, seraient assurément restés
lettre morte. Mais, par la force des choses, la ville était le marché
naturel et nécessaire des campagnes voisines. L'état des chemins
et des charrois ne permettait pas de diriger les fruits du sol vers
d'autres débouchés. D'autre part, en ville même, l'esprit public, la
solidarité de tous les membres du groupe urbain constituaient un frein
moral assez fort pour s'opposer efficacement aux tentatives de fraude.

Il ne faudrait pas croire que l'alimentation des villes n'ait mis
en réquisition que le plat-pays des alentours. Le tableau que nous
venons d'en tracer serait incomplet si nous n'y faisions pas sa
part au commerce. Il est évident, en effet, qu'une bonne partie des
subsistances, au moins dans les grandes villes, arrivaient par cette
voie. Dans beaucoup de régions, les blés, dans un bien plus grand
nombre encore, les vins et les harengs étaient importés en gros par des
marchands qui s'en approvisionnaient soit aux lieux même de production,
soit dans les ports de la côte, soit aux grandes foires de l'intérieur.
En temps de disette ou de famine,--et l'on sait si ces catastrophes
se répétaient fréquemment au Moyen Age,--c'est même grâce à cette
importation que les villes, privées des ressources de leurs alentours,
parvenaient à nourrir leur population.

Il est hautement intéressant de constater que la réglementation
esquissée plus haut ne s'applique plus à ce nouveau mode de
ravitaillement. Faite pour le marché local et capable de le dominer
parce qu'il est restreint, elle ne peut enserrer le grand commerce
dans ses mailles étroites. Il les rompt comme un sanglier rompt sans
peine un filet à alouettes. La législation urbaine peut bien empêcher
un boulanger d'accumuler secrètement dans son grenier quelques sacs de
blé afin de les revendre à haut prix à la première hausse, mais elle
se trouve impuissante devant le marchand en gros qui fait débarquer
sur les quais de la ville la cargaison de plusieurs bateaux pleins de
seigle ou de froment. Elle se trouve ici en présence d'un phénomène
économique auquel elle n'est point adaptée. Le capital la déroute dès
que son action se manifeste. Il est pour ainsi dire en dehors de ses
calculs, et il est certainement en dehors de ses atteintes. Dès qu'il
apparaît, elle se dérobe et lui cède la place. Si elle se maintient,
c'est qu'il n'est pas encore suffisamment répandu pour tout conquérir,
c'est qu'il reste en somme, une force exceptionnelle et extraordinaire.
Il ne se déploie que dans la sphère du grand commerce et ne cherche pas
à se soumettre celle des petites transactions de la vie journalière.
Mais ce serait une grave erreur que d'oublier son existence et que de
ne point constater l'impuissance à laquelle il réduit, à son égard,
l'organisation de l'échange direct.


III

LE RÉGIME DE LA PETITE INDUSTRIE.--LES MÉTIERS.

Les mêmes caractères que nous venons de constater dans le domaine de
l'alimentation urbaine se retrouvent, mais avec bien plus de variété
et d'éclat, dans l'organisation industrielle. Ici aussi, il y a
lieu de distinguer, à côté de la réglementation locale des métiers,
l'intervention incoercible du capital.

Examinons tout d'abord le groupe des artisans qui travaillent pour la
satisfaction des besoins journaliers de la population: boulangers,
bouchers, charpentiers, tailleurs, forgerons, potiers de terre ou
potiers d'étain, menuisiers, etc. Indispensables à la bourgeoisie,
ils ne manquent dans aucune ville. Chaque agglomération, grande ou
petite, les possède en nombre proportionné à son importance. De même
que le grand domaine, à l'époque agricole du Moyen Age, s'efforçait
de produire par lui-même toutes les espèces de céréales, de même
toute ville pourvoit indépendamment aux nécessités courantes de ses
habitants. D'ailleurs, ceux-ci ne sont pas seuls à consommer les
objets fabriqués ou préparés par les métiers locaux. «Le territoire
qui servait à approvisionner les marchés urbains servait également à
écouler ses produits. Les habitants du plat-pays apportaient au marché
les moyens de subsistance et les matières premières et achetaient en
retour le travail des artisans des villes. ... Le bourgeois et le
paysan se trouvaient ainsi dans un rapport réciproque de clientèle. Ce
que l'un produisait, l'autre le consommait, et ces relations d'échange
se faisaient en grande partie sans l'intermédiaire de l'argent: tout au
plus celui-ci intervenait-il pour compenser la différence des valeurs
échangées[45]».

[Note 45: J'emprunte ces lignes à M. Bücher, _op. cit._, trad.
Hansay, p. 84.]

Nous nous trouvons donc en présence d'un système économique très
simple, et par là même facile à dominer et à réglementer dans toutes
ses parties. Aussi, la législation que nous avons déjà rencontrée
en matière d'alimentation urbaine se retrouve-t-elle en matière
d'industrie locale, immuable dans ses principes, quoique assez
différente dans ses applications. Le socialisme municipal a trouvé
dans l'organisation des petits métiers sa forme la plus complète, et
l'œuvre qu'il a réalisée dans ce domaine doit être considérée comme
un chef-d'œuvre du Moyen Age. Elle est aussi conséquente dans ses
principes, aussi cohérente dans ses parties, aussi riche dans ses
détails que les plus beaux monuments de l'architecture gothique ou que
les grandes «Sommes» des philosophiques scolastiques.

Le «bien commun» de la bourgeoisie est ici, comme en matière
d'alimentation urbaine, le but suprême à atteindre. Procurer à la
population des produits de qualité irréprochable et au meilleur
marché possible, tel est l'objectif essentiel. Mais, les producteurs
étant eux-mêmes des membres de la bourgeoisie, il faut de plus
adopter des mesures qui leur permettent de vivre de leur travail de
façon convenable. Ainsi le consommateur ne peut être pris seul en
considération, il importe aussi de s'occuper de l'artisan. Une double
réglementation se développe. D'une part, on surveille la fabrication
et la vente, de l'autre, on institue ce que l'on pourrait appeler, en
employant une expression moderne, une législation et une organisation
du travail.

Pour l'une comme pour l'autre, on a recours au même système autoritaire
que nous avons déjà constaté. Des employés spéciaux sont chargés
de l'examen constant et minutieux de l'industrie. Au marché, comme
à l'intérieur des boutiques ou des ateliers, leur présence est
continuelle. Nulle porte ne peut leur être fermée. Jour et nuit ils
ont le droit de pénétrer, comme nos modernes fonctionnaires des
accises, dans tous les endroits où l'on travaille. Pour faciliter leur
contrôle, les règlements municipaux imposent à l'artisan d'exercer
son métier ostensiblement, devant sa fenêtre. Le pouvoir municipal
multiplie les prescriptions qu'il doit respecter. Il fixe, suivant
les branches d'industrie, le genre des outils à employer, la qualité
de la matière première, les procédés à suivre dans l'élaboration du
produit, etc. Les châtiments les plus sévères, de lourdes amendes, la
suspension temporaire, le bannissement punissent les fraudes ou même de
simples négligences. Surtout, et dans le but de rendre la surveillance
plus facile, les diverses espèces de travailleurs sont réparties en
groupes distincts, par professions. Les «métiers» ne sont en effet, à
l'origine, que les cadres dans lesquels l'autorité urbaine classe sous
sa haute direction tous les artisans de la ville. Ils ne constituent en
rien, à la période des débuts, des corporations autonomes. Leurs chefs
(doyens, maîtres, _vinders_, etc.) leur sont imposés par l'échevinage,
leurs règlements ne dépendent que de celui-ci, et c'est tout au plus
s'ils sont consultés lors de leur élaboration. Inutile d'ajouter sans
doute que le travail est obligatoire, et la grève considérée comme un
délit contre le «corps de la ville». Bref, de quelque côté que l'on
se tourne, on rencontre également la barrière du pouvoir municipal
enserrant l'artisan au profit de la généralité. Sa situation est
tout à fait analogue à celle d'un fonctionnaire, et, en réalité, il
est vraiment un fonctionnaire de l'alimentation urbaine. On ne peut
s'avancer plus loin dans la voie du socialisme réglementaire.

Mais cet artisan si soigneusement tenu en bride est d'autre part
protégé avec une sollicitude extraordinaire contre l'éternel adversaire
du travailleur industriel, c'est-à-dire contre la concurrence. Si
sa liberté est partout restreinte, son existence, d'autre part, est
assurée par la même autorité qui le soumet à ses décrets. Tout d'abord,
il n'a pas à craindre l'intervention de l'étranger. Le métier urbain
a exclusivement le droit d'écouler ses produits sur le marché de la
ville. En dehors des foires, les producteurs de l'extérieur ne peuvent
introduire leurs fabricats dans l'enceinte urbaine. Mais il ne suffit
pas de repousser le «forain», il faut encore garantir l'artisan
contre la concurrence de ses propres compagnons. Défense est faite,
en conséquence, de vendre à un prix plus bas que le taux fixé par
les règlements, défense de travailler un nombre d'heures supérieur
à celui dont la cloche du beffroi sonne le commencement et la fin,
défense de se servir d'instruments inusités ou d'en inventer, défense
de perfectionner la technique, défense d'employer plus d'ouvriers que
ne le font les voisins, de faire travailler sa femme ou ses enfants
mineurs, défense enfin et défense absolue de recourir à la réclame et
de vanter sa marchandise au détriment de la marchandise d'autrui. On va
si loin dans cette voie, qu'à Saint-Omer le statut de la halle interdit
au vendeur de saluer les passants, de se moucher ou d'éternuer devant
eux, crainte de le voir attirer ainsi sur son étalage l'attention du
client.

Il est impossible de restreindre davantage la liberté économique de
l'individu et pourtant, durant de longs siècles, pas une protestation
ne s'est élevée contre cet état de choses qui, aux yeux d'un moderne,
paraît le comble de l'anormal et de l'artificiel. C'est qu'il était
admirablement approprié aux conditions du milieu et qu'il répondait
de la manière la plus complète au vœu des artisans. Il est facile de
comprendre qu'ils eussent pu facilement s'en affranchir s'il avait pesé
sur eux comme un fardeau gênant. Or, au lieu d'en exiger l'abolition,
tous veillent unanimement à son maintien. Et cela s'explique de façon
toute naturelle. Produisant, en effet, pour un marché restreint, pour
une clientèle limitée aux habitants de la ville et de la banlieue, le
travailleur ne songe pas à l'extension d'un mouvement d'affaires qui
reste toujours nécessairement identique à lui-même. Chaque maître ne
prétend qu'à recevoir sa part dans l'ensemble immuable des profits
possibles. L'égalité économique apparaît à tous comme la norme
suprême et tous réprouvent au même degré celui qui, soit par fraude,
soit par ingéniosité personnelle, soit par supériorité de fortune,
enlèverait à ses compagnons le pain quotidien, et, ne cherchant que
son intérêt privé, les réduirait à la misère. Bien rares d'ailleurs,
sont ceux qui pourraient espérer de s'élever au-dessus du niveau moyen
de leur classe. Car les artisans vivant du marché local appartiennent
presque tous à la petite bourgeoisie. En règle générale leur capital
ne comprend que leur maison, quelques petites rentes et les outils
indispensables à leur profession. Ils constituent un groupe de petits
entrepreneurs vendant à leurs clients, sans intermédiaire, les produits
qu'ils ont fabriqués au moyen d'une matière première achetée en petite
quantité. Les restrictions mises à la liberté de chacun d'eux sont
dès lors la garantie de l'indépendance économique de tous. Nul, le
voulût-il, ne peut écraser son confrère. Si quelque compagnon, soit
par héritage soit par mariage acquiert des capitaux plus abondants que
ceux de ses pareils, il ne pourra les appliquer à son industrie, et
la supériorité de sa condition personnelle ne lui permettra point de
faire à ses voisins une concurrence désastreuse. Mais l'inégalité de
fortune parmi les artisans semble d'ailleurs un phénomène très rare.
Chez presque tous on rencontre le même genre d'existence et la même
modicité de ressources. A tout prendre, l'organisation économique dans
laquelle ils se trouvent serait plus exactement désignée par l'épithète
d'«acapitaliste» que par celle d'«anticapitaliste».

La solidarité des artisans achève ce que la législation urbaine a
déjà si fermement établi. Entre tous ces hommes de même profession,
de même fortune, de mêmes sentiments, se nouent des liens puissants
de camaraderie ou, disons mieux en parlant comme les documents
contemporains, de fraternité. Dans chaque métier s'organise une
association charitable: confrérie, charité, gilde, etc. Les confrères
s'entr'aident les uns les autres, pourvoient à la subsistance des
veuves et des orphelins de leurs confrères, assistent ensemble aux
funérailles des membres de leur groupe, prennent part côte à côte
aux mêmes cérémonies religieuses, aux mêmes réjouissances. L'unité
des sentiments correspond à l'égalité économique. Elle en constitue
la garantie spirituelle en même temps qu'elle fournit la meilleure
preuve de l'harmonie existant entre la législation industrielle et les
aspirations de ceux auxquels elle s'applique.


IV

LE RÉGIME DES INDUSTRIES D'EXPORTATION.--SALARIÉS ET CAPITALISTES.

Pourtant, cette harmonie ne règne pas dans tout l'ensemble de la
classe des travailleurs. Dans beaucoup de villes, et précisément
dans les villes les plus puissantes, il faut distinguer, à côté des
artisans-entrepreneurs subsistant grâce au marché local, un autre
groupe industriel de nature fort différente. Les centres les plus
anciens de la vie urbaine, nous l'avons vu, ont été créés par des
marchands. Or, ces marchands nous apparaissent, dès l'origine, comme
étendant leurs affaires bien au delà du marché local. Ce sont des
négociants en gros, amenant dans la ville, pour les exporter au dehors,
des produits naturels ou des produits fabriqués. L'industrie urbaine
a nécessairement fourni, de très bonne heure, le principal aliment
de leur commerce. Non point, il est vrai, cette petite industrie qui
se rencontre dans chaque ville et dont nous venons d'esquisser le
tableau, mais l'industrie spécialisée, et par cela même susceptible
d'une extension croissante, que les circonstances ont fait surgir dans
certaines régions privilégiées.

De ces industries spécialisées et dont les produits ont tout de
suite débordé, grâce au commerce, au delà de leurs lieux d'origine,
il en est deux qui se sont développées en Belgique avec une vigueur
exceptionnelle: celle du laiton, dans la vallée de la Meuse et
particulièrement à Dinant, celle de la laine dans la plaine flamande.
L'une et l'autre nous présentent, dans leur organisation, un spectacle
identique et qui contraste aussi fortement qu'il est possible avec
celui de l'industrie locale. Ce serait donc une erreur que de ne
tenir compte que de celle-ci, comme l'ont fait la plupart du temps
les théoriciens de l'économie urbaine. En réalité, le spectacle que
présente l'organisation des villes industrielles les plus avancées,
est moins simple qu'on ne l'a cru. A côté de traits caractéristiques
au Moyen Age, il s'y rencontre des phénomènes presque modernes. C'est
particulièrement dans les Pays-Bas, et plus particulièrement encore en
Belgique, qu'ils se détachent avec vigueur, et c'est à quoi peut-être
l'étude des institutions de cette contrée doit le meilleur de son
intérêt et de sa valeur scientifique.

La différence des débouchés rend compte tout d'abord de la différence
fondamentale par laquelle l'industrie du laiton ou celle de la
laine s'opposent à la petite industrie. Au lieu de produire, comme
cette dernière, pour le marché local, elles produisent en grand et
pour l'exportation. Le batteur de cuivre de Dinant, le tisserand,
le foulon, le teinturier de Gand, d'Ypres, de Bruges, de Douai
ou de Louvain ne ressemblent en rien au boulanger, au forgeron
ou au savetier. A la fois artisans et marchands, ceux-ci vendent
directement à leurs clients les produits de leur travail; ceux-là,
au contraire, sont réduits au rôle de simples ouvriers industriels.
Ils ne se trouvent pas en contact avec le public, ils n'ont de
rapport qu'avec les marchands qui les emploient--marchands batteurs
à Dinant, marchands drapiers en Flandre et en Brabant. Ce sont ces
marchands qui leur distribuent le métal ou la laine qu'ils mettent
en œuvre, c'est à eux que la matière première revient sous forme de
chaudrons ou d'étoffes, et c'est eux enfin qui vendent à la halle ou
transportent à l'étranger ces produits d'un travail qu'ils se sont
bornés à diriger. Entre le négociant et le fabricant existe donc ici
une séparation très nette. Le premier est un capitaliste, le second un
salarié. Il importe peu que les batteurs de cuivre, les tisserands,
les foulons, les tondeurs, etc., soient, comme les autres artisans,
répartis en métiers. Si la forme des groupements est la même de part
et d'autre, elle ne doit point nous tromper sur la nature même de ces
groupements. Car dans les métiers de l'industrie locale, les outils,
l'atelier, la matière première appartiennent au travailleur, comme
le produit même qu'il écoule directement au consommateur. Dans la
batterie et la draperie au contraire, le capital et le travail se sont
dissociés. L'ouvrier, écarté du marché, ne connaît que l'entrepreneur
qui le paie et qui s'interpose entre lui et les acheteurs anonymes
auxquels vont les fruits de son labeur. La vente directe en détail
détermine l'organisation économique des autres artisans. Les métiers
de l'industrie d'exportation, au contraire, alimentent le commerce en
gros, et c'est après avoir passé par une foule d'intermédiaires qu'à
des centaines de lieues de l'endroit de production, les chaudrons
dinantais ou les tissus flamands passent enfin dans les mains d'un
acheteur qui ignorera toujours celui qui les a fabriqués. L'échange
direct, dans lequel on se plaît trop souvent à reconnaître le caractère
essentiel de l'économie urbaine, ne se rencontre donc que dans une
partie de celle-ci. A côté de lui, il faut faire sa place, et une large
place, à cette forme d'échange bien plus compliquée qui nécessite
l'intervention du capital. Bref, les traits par lesquels on a coutume
de caractériser l'industrie du Moyen Age ne s'appliquent point aux
ouvriers des industries d'exportation. Empiétant en quelque sorte
sur l'avenir, ils nous montrent déjà, au XIIIe siècle, le spectacle
que l'industrie à domicile a généralisé dans toute l'Europe après
la Renaissance. Si on a pu s'y tromper, c'est que les industries
d'exportation, nous l'avons déjà dit, ne se rencontrent que dans un
nombre assez restreint de villes. Pour qu'elles aient pu se développer,
en effet, il a fallu un ensemble de circonstances qui, à tout prendre,
sont assez rares. C'est grâce à l'abondance de la matière première,
aux avantages de leur situation géographique, à la possession
traditionnelle d'une technique supérieure que certains centres urbains
purent, dès l'origine, fabriquer des produits aisément exportables et
auxquels leur qualité supérieure valut une diffusion extraordinaire
malgré les entraves du protectionnisme municipal. Il en alla ainsi,
dans cette région de fleuves et de ports qu'est la Belgique, pour
les cuivres dinantais et les draps flamands et brabançons. De très
bonne heure, les uns et les autres figurent dans le commerce européen
à côté des blés du Nord et des vins de France ou des vins du Rhin.
C'est là une situation exceptionnelle sans doute, mais c'est là aussi
une situation fort ancienne. Elle est au moins contemporaine de la
formation de l'industrie locale, et il serait donc inexact de la
considérer comme appartenant à un stade postérieur de l'évolution
économique. En réalité, l'économie urbaine nous présente côte à
côte, dans les pays où elle atteint son développement complet, les
modalités différentes de la petite industrie locale et de l'industrie
d'exportation ou, si l'on veut, de la grande industrie.

C'est par le nombre de leurs membres que les ouvriers adonnés à
celle-ci se différencient le plus nettement des autres métiers
urbains. L'industrie d'exportation, dont le marché est indéfiniment
extensible et la production toujours grandissante peut nourrir des
masses d'hommes, et, dès le XIIe siècle, il est sûr que, de tous côtés,
ils affluent vers elle. On ne possède malheureusement aucune donnée
sûre avant le commencement du XIVe siècle. Mais, dès cette époque, on
peut constater que Gand renfermait environ 4.000 tisserands, chiffre
énorme, si l'on songe que la ville ne comportait certainement pas
alors plus de 50.000 habitants. On ne peut douter que dans les grandes
villes flamandes les artisans de la draperie, avec leurs femmes
et leurs enfants, aient formé la majeure partie de la population.
L'équilibre que les villes médiévales du type courant présentent entre
les diverses professions, est ici complètement rompu à l'avantage de
l'une d'elles, et l'on se trouve en face d'une situation qui rappelle
de très près celle des centres manufacturiers de notre époque. Le fait
suivant suffit à le prouver. A Ypres, en 1431, c'est-à-dire à une
époque où la draperie est en pleine décadence, elle comprend encore
51,6 p. 100 de l'ensemble des professions, tandis qu'à la même date, à
Francfort-sur-le-Main, elle n'y intervient que dans la proportion de
16 p. 100.

Les multitudes ouvrières des grandes villes industrielles paraissent
avoir vécu dans une condition assez rapprochée de celle des modernes
prolétaires. Leur existence était précaire et livrée à la merci des
crises et des chômages. Que l'ouvrage vînt à manquer, les métiers
partout cessaient de battre et des bandes de sans-travail se
répandaient par le pays, mendiant un pain qu'ils ne pouvaient plus se
procurer par leur labeur. Certainement, la situation de ces grands
métiers sur lesquels reposait la richesse de la Flandre était bien
inférieure en stabilité et en indépendance à celle des autres artisans.
De là la turbulence et l'esprit de révolte qui leur sont si souvent
reprochés depuis le commencement du XIIe siècle, et dont ils ont
d'ailleurs donné tant de preuves. En dehors des époques de chômage, la
condition des maîtres, propriétaires ou locataires d'ateliers, était
satisfaisante, mais il en allait tout autrement pour les valets ou
compagnons occupés par eux. Ceux-ci habitent dans les faubourgs de
misérables chaumières louées à la semaine. La plupart du temps, ils
n'ont d'autre propriété que les vêtements qu'ils portent. Ils vont
de ville en ville chercher à louer leurs bras. Le lundi matin, on
les rencontre sur les places, sur les marchés, autour des églises,
attendant anxieusement le patron qui les embauchera pour huit jours.
Pendant la semaine, la cloche des ouvriers (_werkklok_) annonce par
ses tintements le commencement de la besogne, le court intervalle des
repas et la fin de la journée. La paie est distribuée le samedi soir:
elle doit être en argent, suivant les règlements municipaux, ce qui
n'empêche pas les abus du _Truk-System_ de donner lieu à des plaintes
réitérées. Ainsi, les tisserands, les foulons et en général tous les
groupes si variés de travailleurs occupés par la draperie forment
une classe à part au milieu des autres artisans. On ne les reconnaît
pas seulement à leurs «ongles bleus», mais à leur costume et à leurs
mœurs. On les considère comme des êtres de condition inférieure et on
les traite comme tels. Ils sont indispensables, mais on ne craint pas
d'être durs à leur égard, car on sait que la place de ceux qui auront
été ruinés par les amendes ou expulsés par les bannissements ne restera
pas longtemps vacante. Les bras s'offrent toujours aux employeurs en
quantité surabondante. Des masses d'ouvriers vont même chercher fortune
hors du pays; on en rencontre en France et jusqu'en Thuringe et en
Autriche.

En un point, pourtant, mais en un point essentiel, les travailleurs des
industries d'exportation dans les villes du Moyen Age se différencient
des ouvriers des temps modernes. Au lieu d'être réunis dans de grands
ateliers appartenant aux patrons, ils se répartissent entre une
multitude de petits ouvroirs. Le maître tisserand, propriétaire ou plus
souvent locataire d'un ou deux métiers, occupe quelques compagnons
(en général de un à trois) et un apprenti. C'est ce maître qui reçoit
des marchands la matière première et le salaire qu'il distribue à son
personnel après avoir prélevé sa part. Ainsi les travailleurs ne sont
pas directement subordonnés au capitaliste. Au lieu d'être surveillés
par lui, ils ne relèvent dans l'exercice de leur profession que du
contrôle des fonctionnaires municipaux. Mais cette garantie, on le
verra plus loin, sera jusqu'à la fin du XIIIe siècle plus apparente que
réelle. Aussi longtemps, en effet, que le gouvernement urbain appartint
aux riches bourgeois, l'intervention du pouvoir public étant réglée
par eux, ne put les gêner et il suffit de parcourir les actes de la
succession du drapier douaisien Jehan Boine-Broke[46] pour constater
jusqu'où a pu aller, avant la révolution démocratique, l'exploitation
du monde des travailleurs.

[Note 46: Publiés par M. G. Espinas dans la _Virteljahrschrift für
Social- und Wirtschaftsgeschichte_, an. 1904.]

Il nous reste à jeter un coup d'œil sur ces marchands-exportateurs
auxquels aboutit, en dernier lieu, la production industrielle et qui
l'alimentent constamment de matière première. Si considérable qu'ait
pu être la différence entre leur fortune et la fortune des grands
usiniers de notre temps, il ne faut pas hésiter à les considérer comme
un groupe d'entrepreneurs capitalistes. Il importe, en effet, de ne
point juger en cette matière sans tenir compte du milieu. Ce ne sont
point les valeurs absolues, mais les valeurs relatives qui doivent
entrer en ligne de compte. A une époque où la circulation des biens,
comparée à la nôtre, semble un ruisseau à côté d'un fleuve, où un
navire de deux cents tonnes passe pour un grand bâtiment et où les
chariots franchissant les cols des Alpes ne transportent guère en un
an plus de marchandises que les trains n'en font passer aujourd'hui en
un seul jour à travers le tunnel du Saint-Gothard, quelques dizaines
de milliers de livres possédées par un Boine-Broke, un Simon Saphir
ou un Jean Rynvisch assuraient à leurs détenteurs une supériorité
financière analogue à celle dont jouissent les millionnaires de la
grande industrie contemporaine. Sans doute, il convient, même avec la
restriction que nous venons d'indiquer, de ne point se les représenter
sous un aspect trop moderne. Les conditions générales de la vie
économique et surtout l'état rudimentaire du crédit assignent à leur
activité des limites étroites. Il ne faut voir en eux que de riches
bourgeois, profitant de l'avantage que leur donne la fortune pour se
livrer à de fructueuses opérations de vente et d'achat en grand.
Beaucoup ne sont même, si l'on peut ainsi dire, que des marchands
intermittents; le négoce ne constitue pour eux qu'une occupation
accessoire et en quelque sorte adventice. Ils se gardent de s'engager
complètement dans les affaires; ils n'y risquent qu'une partie de
leurs capitaux; ils ne pratiquent ni les spéculations aventureuses ni
les marchés à terme. Mais, si vrai que soit tout cela, il n'en reste
pas moins que, comparés aux artisans des petits métiers, ils nous
apparaissent comme de puissants brasseurs d'affaires. Les ressources
dont ils disposent leur permettent d'acquérir en une seule fois des
centaines d'hectolitres de blé, de tonneaux de vin ou de balles de
laine. En Flandre, c'est naturellement à l'importation en gros de la
laine que se livrent la plupart d'entre eux, comme à Dinant c'est à
l'importation du métal qu'ils s'adonnent presque tous[47]. Seuls, ils
peuvent acquérir en quantité ces précieuses toisons anglaises dont
la finesse assure la vogue des draps flamands, et, propriétaires de
la matière première dont ils possèdent, en fait, le monopole, ils se
trouvent nécessairement dominer tout le travail industriel. La laine
brute qu'ils ont importée dans les villes leur fait retour sous forme
de tissus, après avoir passé par les ateliers, et le profit qu'ils
retirent de la vente des étoffes leur sert à entreprendre de nouvelles
importations de laine[48].

[Note 47: Il faut bien remarquer d'ailleurs qu'ils ne s'y livrent
pas exclusivement. Dès que les circonstances sont favorables, ils
importent des blés ou du vin.]

[Note 48: Je décris ici l'état de choses primitif. Plus tard, les
marchands de laine et les marchands de drap se séparèrent. Mais il est
impossible, dans un ouvrage comme celui-ci, d'entrer dans tous les
détails de l'organisation capitaliste.]

Comme nous l'avons déjà constaté plus haut, à propos du commerce des
subsistances, la liberté économique de ces marchands capitalistes est
complète. Autant l'ouvrier industriel est surveillé et tenu en bride
par les règlements municipaux, autant le trafic en gros du drap et
de la laine échappe aux atteintes de ceux-ci. Les grands négociants
peuvent à leur guise acquérir et introduire en ville des quantités
indéterminées de marchandises; les associations qu'ils forment entre
eux ne relèvent d'aucun contrôle; personne ne fixe un maximum au prix
qu'ils exigent des acheteurs. Eux seuls, dans leurs gildes ou leurs
hanses, associations volontaires comparables en cela à nos syndicats et
à nos _trusts_, peuvent imposer le respect de certaines règles ou de
certains procédés. Pour le reste, si restreinte et si maladroite encore
que soit la force naissante de leur capitalisme, elle se déploie du
moins sans entraves, et sa liberté achève de nous faire comprendre leur
influence et leur domination.


V

CARACTÈRE ÉCONOMIQUE DES CITÉS ÉPISCOPALES.

En résumé, dans les villes industrielles de la Belgique, la population
se divise donc, dès le XIIIe siècle, en trois groupes bien distincts.
Au sommet, la grande bourgeoisie capitaliste adonnée au commerce
en gros; sous elle, la petite bourgeoisie composée d'artisans
indépendants; au dernier échelon de l'échelle enfin, la masse des
ouvriers salariés plus nombreux, mais aussi plus misérables que les
deux autres classes. Cette répartition, d'origine purement économique,
se rencontre, indépendamment des diverses nationalités du pays, aussi
bien dans les contrées wallonnes que dans les contrées flamandes.
Elle existe à Dinant, à Douai, à Lille, à Saint-Omer aussi bien qu'à
Bruges, Gand, Bruxelles ou Louvain. Si on la compare avec le tableau
que l'on est accoutumé de tracer des villes médiévales, on constatera
aussitôt qu'elle s'en différencie par l'importance numérique des
entrepreneurs-capitalistes et des travailleurs salariés. Mais il
faut reconnaître que les Pays-Bas ont connu, à côté du type urbain
complètement développé que nous venons de décrire, un grand nombre de
bourgeoisies vivant surtout de l'industrie et du commerce locaux, et
dans lesquelles on ne trouve guère, à côté de rentiers à caractère
semi-rural, que les artisans indispensables à l'existence journalière
de la commune et du plat-pays voisin. Telle est la situation que nous
présentent la plupart des petites villes du Hainaut, du Namurois, de
la principauté de Liége, de la Hollande et de la Zélande, sans parler
de plusieurs régions de la Flandre et du Brabant. A vrai dire, les
exemplaires de ce genre sont beaucoup plus nombreux que ceux dont nous
venons de nous occuper. Mais leur fréquence ne doit pas nous tromper
sur leur nature. En réalité, les villes à activité économique locale ne
sont point les exemplaires primitifs de la floraison urbaine. Presque
toutes ne doivent être considérées que comme des villes de formation
secondaire, que comme des villages ou des bourgs dotés de franchises
municipales et érigés en communes bourgeoises sur le modèle des grandes
agglomérations marchandes.

Une place à part doit être faite aux «cités» épiscopales. Chez elles,
les causes économiques qui ont produit le développement des grandes
villes laïques ont été, soit accompagnées, comme à Utrecht, soit
remplacées, comme à Liége, par des facteurs de nature différente.
En effet, même en l'absence d'un commerce développé, les résidences
d'évêques ne pouvaient manquer d'attirer dans leurs murs une
population considérable[49]. Comme dans nos modernes capitales, la
présence de nombreux fonctionnaires et d'institutions importantes
suffisait à y maintenir le mouvement et la vie. C'est à Liége que
l'on peut le mieux constater cet état de choses. La grande cité
mosane, en effet, ne devint que sur la fin du Moyen Age la ruche
industrielle qu'elle a toujours été depuis lors. Jusqu'au milieu du
XIVe siècle, elle fut essentiellement une ville de prêtres, hérissée
de tours d'églises et parsemée de larges enclos monastiques. A mesure
que grandit sa population cléricale et que la cour de l'évêque se
développa, le nombre des artisans nécessaires à l'entretien de tout
ce monde augmenta dans la même proportion. Les incessants besoins
financiers des établissements ecclésiastiques firent bientôt surgir
à côté d'eux une classe puissante de manieurs d'argent qui, malgré
l'interdiction du prêt à intérêt, parvinrent à acquérir, grâce à des
avances au taux de 30 et 50 p. 100, des fortunes imposantes. Liége
fut, comme une autre ville épiscopale des Pays-Bas, Arras, une ville
de banquiers ou, si l'on veut, d'usuriers. Le rôle que les grands
marchands jouèrent en Flandre fut joué chez elle par les changeurs.
Quant à la classe des ouvriers salariés, elle y manque complètement.
La petite bourgeoisie ne s'y compose que d'artisans et de boutiquiers.
Sa constitution économique et sociale présente donc un caractère
particulier et nous aurons l'occasion de signaler plus loin l'influence
que cet état de choses a exercé sur son histoire.

[Note 49: Il faut faire une exception pour Térouanne, dont le
diocèse était trop peu étendu pour lui procurer une réelle importance.]


VI

DENSITÉ DES POPULATIONS URBAINES

Il a été beaucoup question, dans les pages précédentes, de «grandes»
villes et de «grandes» agglomérations marchandes. Le sens de ces
adjectifs doit être précisé. On n'est grand que par comparaison, et
cette vérité banale suffit à nous prémunir contre l'erreur d'assimiler
les «grandes» villes du Moyen Age aux grandes villes d'aujourd'hui.
Il est évident qu'il faut réduire l'importance des centres urbains à
l'échelle, si l'on peut ainsi dire, de la civilisation au milieu de
laquelle ils se sont développés et, à moins que l'on ne prétende que
l'Europe du XIIIe siècle a nourri autant d'hommes que l'Europe du
XXe, on admettra sans peine que la population urbaine d'il y a huit
cents ans ne peut être mise en parallèle avec la population urbaine
de nos jours. Néanmoins, si évident que cela soit, on ne s'en est
avisé qu'assez tard. On lit encore avec étonnement, dans des ouvrages
tout récents, qu'Ypres, au temps de saint Louis, comptait 200,000
habitants, et que Bruges et Gand étaient peuplés en proportion. La
question mérite la peine d'un sérieux examen. Faut-il rappeler, en
effet, que la démographie est peut-être la plus importante de toutes
les sciences sociales, puisque c'est elle, en définitive, qui, nous
renseignant sur la densité de la population, nous permet, du même coup,
d'apprécier les ressources militaires ou économiques d'un milieu humain
et nous fournit le moyen d'aborder, dans des conditions suffisantes
d'exactitude, l'analyse des phénomènes sociaux qu'il présente. L'étude
même des institutions politiques se trouve intéressée à la solution
du problème. N'a-t-on pas prétendu, avec grande vraisemblance, que la
densité de la population est un des facteurs les plus puissants du
régime démocratique[50]?

[Note 50: C. BOUGLÉ. _Les idées égalitaires_, p. 96 et suiv.]

Malheureusement, le Moyen Age ne nous a laissé que des renseignements
statistiques bien insuffisants. Ce n'est guère qu'au XVe siècle qu'ont
été entrepris çà et là des dénombrements complets. Avant cette date,
nous sommes forcés de recourir, faute de mieux, à des rôles d'impôts,
à des relevés de contingents militaires, à des listes de membres de
métiers, de confréries religieuses, etc., sources fragmentaires et qui
ne peuvent permettre tout au plus que des supputations hypothétiques.
Quelques documents officiels, quelques passages de chroniqueurs nous
apportent bien des chiffres précis. Mais, à l'examen, leur valeur se
dissipe et c'est pour les avoir admis sans critique que l'on a gonflé
au delà de toute vraisemblance les populations urbaines du Moyen Age.
Il est facile de constater que les écrivains médiévaux n'ont attribué
aucune importance à la question du nombre. Sauf les cas très rares
où ils ont eu à leur disposition des relevés exacts, ils enflent
involontairement les chiffres, et les contradictions que l'on relève
parmi eux sont une preuve suffisante du peu de créance qu'il faut leur
attribuer. A vingt ans d'intervalle, deux documents attribuent à la
ville d'Ypres une population de 200,000 et de 40,000 habitants.

La réalité est bien différente. De recherches minutieuses et
pénétrantes entreprises depuis un demi-siècle ressort, sans doute
possible, la très faible population des villes à la fin du Moyen Age.
Si étrange que cela paraisse, il est désormais établi qu'en 1450,
Nuremberg ne renfermait que 20,165 habitants; Francfort, en 1440,
que 8,719; Bâle, vers 1450, qu'environ 8,000; Fribourg en Suisse, en
1444, que 5,200, etc. Le spectacle n'est pas différent si l'on passe
d'Allemagne dans les Pays-Bas. Des documents absolument sûrs nous
apprennent qu'Ypres comptait 10,523 âmes en 1431; 7,626 en 1491 et
9,563 en 1506. D'une manière générale, rien ne nous permet de croire
que ces populations, insignifiantes aux yeux d'un moderne, aient
été plus considérables pendant les siècles précédents. Tout au plus
pourrait-on l'admettre pour Ypres, dont la draperie était en pleine
décadence au XVe siècle. Mais même en supposant que cette décadence
ait eu pour effet un recul formidable du nombre des habitants, il
resterait toujours que l'on ne pourrait, sans invraisemblance, porter
celui-ci, au moment de la plus grande prospérité de la ville, au delà
de vingt mille hommes. Ainsi, au rebours de ce que l'on croyait jadis,
nous devons nous représenter les populations urbaines du Moyen Age
comme n'ayant point dépassé un niveau très bas. Gand et Bruges, qui
comptèrent parmi les centres les plus peuplés de l'Europe continentale,
n'ont certainement pas dépassé, si même ils les ont atteints, les
chiffres de 50,000 et de 40,000 âmes. Louvain, Bruxelles et Liége
peuvent avoir eu de 20 à 30,000 habitants, c'est-à-dire à peu près
autant que Nuremberg et beaucoup plus que Bâle ou que Francfort.

Jusque vers la fin du XIIIe siècle, les villes ont vu croître
presque continuellement, semble-t-il, le nombre de leurs habitants.
L'émigration des gens de la campagne vers les centres industriels ne
paraît point s'être ralentie avant cette date. Mais aux environs de
l'an 1300, on arrive à un état d'équilibre et de stabilité. L'époque
démocratique des communes n'a pas été favorable à leur accroissement.
L'exclusivisme politique qui se manifeste alors les rend moins
accueillantes que jadis. Elles s'ouvrent plus difficilement aux
nouveaux venus et pendant que les populations rurales, autour d'elles,
deviennent plus denses, dans l'intérieur de leurs murailles, le chiffre
des bourgeois n'augmente plus et jusque dans les temps modernes, elles
ne dépasseront pas, sauf grâce à des circonstances exceptionnelles
comme par exemple à Anvers, le niveau auquel elles ont atteint.

On nous excusera d'avoir insisté un peu longuement sur une question qui
peut sembler, à première vue, assez étrangère à l'objet de ce livre. Il
était indispensable pourtant, si l'on voulait apprécier avec netteté
les ressources et la vitalité de ces villes dont nous avons à retracer,
dans les pages suivantes, les luttes politiques et les conflits
sociaux, de consacrer quelque attention à leur situation démographique.
Il n'était pas indifférent de savoir que leur histoire si agitée s'est
déroulée sur un théâtre très restreint. Tout le monde se connaissait
dans les «grandes villes» du Moyen Age et les rivalités des partis
s'y doublaient de rivalités et de rancunes personnelles. Les hommes ne
s'y confondaient pas dans une foule anonyme. Chacun d'eux apparaissait
en pleine lumière avec ses passions et ses intérêts. La politique
n'avait rien d'abstrait et de théorique. On ne combattait pas seulement
pour des programmes: les adversaires se rencontraient face à face et
marchaient l'un contre l'autre en ennemis. Les convictions politiques,
attisées par les antipathies privées, s'exaspéraient facilement dès
lors jusqu'à la férocité.

Mais on comprend aussi tout ce qu'une telle situation devait déposer
au fond des âmes, d'énergie et de vigueur. Surveillé et épié par son
voisin, le bourgeois du Moyen Age sent grandir en lui le sentiment de
la dignité et de la responsabilité personnelles. Chaque homme prend
conscience de sa valeur propre. S'il est sans pitié pour l'adversaire
au moment de la lutte, il saura aussi, quand les intérêts de la ville
seront en jeu, faire son devoir jusqu'au bout et, au besoin, lui
sacrifier sa vie. Comparables à nos petites villes modernes par le
chiffre de leur population, les communes médiévales rappellent par leur
énergie les cités antiques. Elles contrastent de la manière la plus
éclatante avec nos bourgs provinciaux, engourdis dans la monotonie
d'une existence que l'État suffit à garantir et qui n'exige aucun
effort de leurs habitants. C'est que chacune d'elles ne peut compter
que sur soi pour se défendre et pour vivre. Tous les services que
remplit aujourd'hui la puissance publique: ravitaillement, circulation,
fortification, etc., il faut qu'elles s'en acquittent elles-mêmes et
au moyen de leurs propres ressources. Leur maintien exige une tension
constante des volontés, un dévouement continuel à la chose publique.
En présence de nos grandes agglomérations modernes, elles le cèdent
sans doute et de beaucoup pour l'étendue, pour la richesse et pour le
nombre, mais elles l'emportent certainement par la vigueur morale et le
sentiment civique.




CHAPITRE V


Les villes sous le gouvernement des patriciens.

 I. Formation et progrès du patriciat.--II. Caractères du gouvernement
 patricien.

I

FORMATION ET PROGRÈS DU PATRICIAT.

A ne tenir compte que de la forme des institutions, les constitutions
municipales, dans les Pays-Bas comme ailleurs, ont présenté dès
l'origine et ont toujours conservé un caractère très nettement
démocratique. La communauté politique, telle qu'elle nous apparaît dans
les chartes urbaines, s'étend à toute la bourgeoisie. C'est au nom
de l'université des citoyens (_universitas civium_) que les échevins
exercent leurs pouvoirs. La ville est la chose de ses habitants; elle
constitue une personne morale, un être juridique les englobant sans
exception. Théoriquement, elle vit sous le régime du gouvernement
direct du peuple par lui-même.

Il a dû en être ainsi, en effet, à l'époque des origines. Si mal
renseignés que nous soyons sur la vie politique des premières colonies
marchandes, nous en savons assez pour constater qu'elles connurent tout
d'abord une organisation égalitaire. Non seulement leur population
d'immigrants se composait d'hommes peu différents les uns des autres
par la condition sociale, mais chacun étant intéressé au maintien et
à la défense de la ville naissante prenait nécessairement sa part
aux devoirs qu'imposaient les besoins de la communauté et jouissait
des droits découlant de ces devoirs. Toutefois, cet état de choses
ne put pas durer très longtemps. L'exercice du commerce, avec tous
les aléas qu'il comporte et toutes les chances qu'il réserve aux plus
habiles, introduisit bientôt, parmi la population, des différences très
sensibles de fortune. Peu à peu, le groupe homogène des _mercatores_
se répartit en classes plus distinctes les unes des autres, à mesure
que grandit l'activité économique. La spécialisation des professions
agit dans le même sens. L'artisan se sépara du marchand, puis, parmi
les artisans comme parmi les marchands, de nouvelles nuances vinrent
compliquer le tableau. Il y eut bientôt, au plus tard à la fin du
XIIe siècle, des travailleurs vivant du marché local, des salariés
produisant pour l'exportation et à côté, ou plutôt au-dessus d'eux, des
négociants trafiquant en denrées alimentaires, en matières premières
industrielles ou en objets fabriqués. La bourgeoisie présenta dès lors
toute la série des conditions sociales, depuis la misère du prolétaire
jusqu'à l'opulence du capitaliste.

Il est clair qu'un tel état de choses n'était plus compatible avec
la démocratie égalitaire qui avait régné à l'origine. Sans qu'il fût
pour cela besoin du moindre effort, celle-ci disparut d'elle-même,
évoluant du même mouvement que la communauté économique au sein de
laquelle elle avait pris naissance. On ne changea rien au texte des
chartes urbaines, on n'eut à formuler aucune déclaration de principe
ou à édicter aucune constitution. Par la force des choses, le pouvoir
passa insensiblement aux mains des plus riches. De démocratique, le
régime politique de ces centres de commerce et d'industrie qu'étaient
les villes se transforma en un régime tout d'abord ploutocratique,
puis oligarchique, transformation inévitable et dont la nécessité est
suffisamment attestée par son universalité. Aux bords de l'Escaut et de
la Meuse comme à Florence, les _majores_, les _divites_, les «grands»,
régnèrent désormais sur les _minores_, les _pauperes_, les _plebei_,
les «petits».

Les historiens modernes ont emprunté à l'antiquité, pour désigner cette
classe dominante, le nom de «patriciat» et de «patriciens». L'emprunt,
à vrai dire, n'est pas très heureux. Car les patriciens de Rome, chefs
des clans primitifs de la cité, antérieurs à la plèbe et la soumettant
à leur autorité militaire et religieuse, diffèrent très profondément
des grands bourgeois du Moyen Age, lentement sortis de la masse et
dont l'ascendant politique n'a d'autre support que leur ascendant
économique. On distingue bien çà et là, parmi eux, surtout dans les
cités épiscopales, comme par exemple à Liége, quelques _ministeriales_
du prince territorial. Mais ces exceptions sont trop rares pour
infirmer la règle générale. Là même où on les rencontre, il reste vrai
que les patriciens, dans leur très grande majorité, ne sont autre chose
que des marchands enrichis.

Cela revient à dire qu'ils sont en même temps propriétaires fonciers.
Les instruments du crédit étaient, en effet, trop rudimentaires pour
permettre à un capitaliste de placer ses bénéfices autrement qu'en
terres ou en achats de rentes sur des maisons. Déjà, au XIIe siècle,
les _Gesta episcoporum cameracensium_ nous montrent le premier grand
marchand dont l'histoire des Pays-Bas ait conservé le nom, Wérimbold,
acquérant, à mesure que sa fortune se développe, des revenus fonciers
de plus en plus abondants.

    _Census accrescunt censibus
    Et munera muneribus_[51].

[Note 51: _Gestes des évêques de Cambrai_, édit. De Smet, p. 125.]

Au XIIIe siècle, le sol urbain presque tout entier appartient à
d'opulents lignages et de nos jours encore, dans maintes villes
flamandes, des noms de rues rappellent le souvenir des patriciens sur
les fonds de qui elles ont été tracées.

Il n'est pas difficile de comprendre que les fils de ces heureux
parvenus se contentèrent souvent de la situation acquise par leurs
pères et abandonnèrent les soucis du négoce pour vivre confortablement
de leurs rentes. Ils y étaient d'autant plus portés que la valeur de
leurs propriétés ne cessa de croître aussi longtemps que la population
urbaine se développa et que les terrains à bâtir se couvrirent de
constructions. Ainsi, toute une partie du patriciat, et c'en est
naturellement la plus ancienne, renonça de bonne heure au commerce
qui avait constitué la base de sa fortune. Ces privilégiés, que les
documents contemporains désignent sous les appellations de _viri
hereditarii_, d'_hommes héritables_, d'_ervachtige lieden_, reçurent
du peuple les sobriquets d'_otiosi_, d'_huiseux_, de _lediggangers_
(flâneurs). Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, augmentaient encore
leurs ressources soit en prenant à ferme la perception des tonlieux et
des revenus du domaine princier ou celle des «accises» urbaines, soit
en prêtant de l'argent à intérêt ou en participant aux opérations de
banque de quelque compagnie de Lombards.

A côté de ces rentiers, que l'on doit considérer comme la partie la
plus stable du patriciat, le commerce continue à grossir les rangs de
la haute bourgeoisie. Dans la plupart des villes, la gilde fournit à
ces nouveaux riches une solide organisation corporative. On a vu plus
haut que l'existence des associations marchandes est fort ancienne
et qu'on peut la faire remonter au XIe siècle. Elles s'ouvrirent
certainement au début à tous ceux qu'attirait le transit régional.
Plus la circulation au dehors était périlleuse, et plus les confrères
éprouvaient le besoin de ne s'aventurer à l'étranger qu'en bandes
nombreuses. D'ailleurs, l'égalité primitive de leurs conditions les
disposait à s'associer facilement les uns aux autres dans leurs courses
vagabondes à la recherche de la fortune. Mais quand la sécurité sur
les grands chemins se fut généralisée et surtout quand l'inégalité des
chances et des aptitudes eut introduit parmi les marchands l'inégalité
des fortunes, confinant les uns dans la classe des détaillants ou des
artisans et réservant aux autres les vastes entreprises, la situation
changea du tout au tout. Dès la fin du XIIe siècle, les gildes des
villes flamandes ne sont plus que des corporations de grands marchands
adonnés au commerce lointain avec l'Angleterre et avec l'Allemagne.
Elles ne reçoivent plus comme membres que des trafiquants en gros. Pour
y entrer, il faut payer une redevance d'un marc d'or, c'est-à-dire une
somme introuvable pour les petites gens. Elles excluent de leurs rangs
les boutiquiers «qui pèsent de trosnel» et les travailleurs manuels
«qui ont les ongles bleus». Un artisan enrichi veut-il s'y faire
recevoir, il doit «abjurer son métier», sortir de sa classe, rompre
avec ses compagnons. Ainsi dès cette époque, la gilde renferme à la
fois les éléments les plus riches, les plus entreprenants, les plus
actifs de la bourgeoisie. Ceux de ses «frères» que les catastrophes du
commerce ont ruinés sont bientôt remplacés par des hommes nouveaux,
sortis des rangs inférieurs de la population.

Ce qui augmente encore la force des gildes locales, c'est leur
association. En Flandre, dès le XIIe siècle, presque toutes les
compagnies marchandes des villes de la côte ont formé une compagnie
générale appelée _hanse de Londres_. La gilde brugeoise détient la
présidence de l'ensemble, mais les gildes particulières des autres
villes sont représentées dans le conseil chargé de diriger le
groupe et d'exercer la juridiction sur ses membres. Dans la Flandre
orientale, Gand semble avoir été à la tête d'une organisation analogue.
On comprend dès lors l'ascendant et l'influence que durent exercer
au sein des bourgeoisies les «marchands hansés». Non seulement ils
y possédaient le prestige que donne la fortune, non seulement ils y
alimentaient l'industrie de matières premières, y occupaient la grande
majorité des artisans et en exportaient les produits, mais ils s'y
sentaient encore soutenus par leurs confrères des villes voisines et
l'on peut affirmer que seuls, dans le monde économique de l'époque, ils
étaient animés de la force et de l'audace que donne l'esprit de classe.

Constitué d'un groupe de propriétaires et de marchands capitalistes,
le patriciat n'en possède pas moins une puissante unité. Car entre
les _hommes héritables_ et les marchands de la gilde, les rapports
sont constants et intimes. Chaque famille patricienne, chaque lignage
comprend des membres des deux catégories. La première se recrute
continuellement dans la seconde et celle-ci, à son tour, s'ouvre
toute grande devant les fils des _otiosi_ qui veulent se livrer au
commerce. Une foule d'individus sont à la fois «marchands et bourgeois
héritables». En somme, si les patriciens s'adonnent individuellement
à des occupations diverses, ils n'en forment pas moins, dans
l'ensemble, une classe nettement reconnaissable. On les considère
comme la bourgeoisie par excellence; les chroniqueurs les appellent
indifféremment _majores_, _ditiores_, _boni homines_.

Entre cette aristocratie ploutocratique et le reste de la population
urbaine, le contraste est éclatant.

Par leurs mœurs, par leur costume, par tout leur genre de vie, les
patriciens s'isolent du «commun», c'est-à-dire des gens de métier.
Le temps est passé sans retour, dès le commencement du XIIe siècle,
où, sous le nom générique de _mercatores_, se confondaient, dans les
premières agglomérations urbaines, tous ceux qui se livraient au
commerce. La différence des fortunes et la différence des professions
les ont écartés les uns des autres au point de rendre tout contact
impossible. La société bourgeoise s'est hiérarchisée sur le modèle
de la société nobiliaire. Les patriciens affichent à toute occasion
leur situation privilégiée. Ils se font donner le titre de «sire»,
de «damoiseau», de _here_. Beaucoup d'entre eux s'enorgueillissent
d'avoir pour gendre quelque chevalier, dont la dot de leur fille a
servi à redorer le blason. Leurs maisons de pierre[52] couronnées
de créneaux élèvent leurs tourelles et leurs larges pans d'ardoises
par-dessus les humbles toits de chaume des habitations ouvrières. Ils
servent à cheval dans la milice. A la prison communale, on distingue
soigneusement et l'on traite de manière différente l'homme de métier et
le bourgeois «qui a coutume de boire journellement du vin à sa table».
Dans les églises urbaines, enfin, des fondations pieuses obligent
chaque jour le prêtre à recommander aux prières des fidèles l'âme des
puissants damoiseaux dont les corps reposent devant le chœur, sous des
dalles de pierre ou de laiton représentant l'effigie du mort en grand
costume militaire.

[Note 52: Ce sont les _steenen_ flamands dont quelques spécimens
existent encore.]

Personne ne proteste contre cet ascendant des patriciens. Le «commun»
les reconnaît comme seigneurs des villes, et c'est bien là le nom
qui leur appartient puisque, au cours de la seconde moitié du XIIe
siècle au plus tard, ils détiennent exclusivement le pouvoir. Le
gouvernement direct du peuple par lui-même est tombé en désuétude.
Peu à peu, la classe qui possède la richesse, donne l'impulsion à
l'industrie urbaine et dispose par surcroît des loisirs nécessaires
pour s'occuper de la chose publique a monopolisé entre ses mains
l'administration municipale. Non seulement l'échevinage, mais tous les
emplois communaux appartiennent désormais aux grands bourgeois. C'est
de leur sein que sortent les percepteurs de l'impôt, les «rewards» de
l'industrie, les surveillants des marchés, les chefs des quartiers, les
commandants de la milice, les receveurs des hôpitaux, les inspecteurs
des travaux publics, etc. Le régime auquel les villes sont soumises
est, dans toute la force du terme, un régime de classe. Les droits
politiques, jadis diffus dans l'ensemble de la population, se sont
concentrés aux mains d'une minorité privilégiée. Et les administrateurs
sortis de cette minorité sont, en fait, irresponsables. Leur gestion
échappe à tout contrôle; ils ne rendent de comptes à personne. Eux
seuls décident de la nécessité de lever de nouvelles «accises», de
contracter des emprunts, d'entreprendre des œuvres d'utilité générale
ou d'embellissement.

Il va de soi, pourtant, que le patriciat ne pouvait consentir à
abandonner les destinées des villes à un petit groupe de magistrats
tout puissants. Le caractère viager des fonctions échevinales eût, à
la longue, abandonné celles-ci comme un fief à quelques familles, si
des mesures de tout genre n'avaient été prises pour parer au danger.
La principale d'entre elles est l'institution de l'échevinage annuel
qui, établi à Arras dès la fin du XIIe siècle, se répand dans les
années suivantes à toute la Flandre, d'où il passe ensuite au Brabant.
Dès lors, tous les membres du patriciat peuvent arriver à leur tour au
maniement des affaires. Ils y participent même d'autant plus largement
qu'après l'introduction du principe de l'annalité, le «magistrat»
urbain s'élargit considérablement. A côté des échevins en fonctions,
on voit maintenant se constituer un conseil habituellement composé
des échevins de l'année précédente. D'autre part, on s'ingénie à
trouver un système de roulement des magistratures destiné à appeler au
gouvernement urbain le plus grand nombre possible de représentants du
patriciat. A Liége, les échevins viagers et les jurés annuels devaient
être pris parmi les différents «vinaves»[53] de la ville. En Brabant,
les diverses familles de l'aristocratie bourgeoise se constituèrent
en groupements désignés sous le nom de «lignages» ou de _geslachten_.
Le nombre de ces lignages était égal au nombre des échevins et chacun
d'eux disposait ainsi d'un siège dans l'échevinage. Ailleurs encore,
des précautions très minutieuses étaient prises pour empêcher les
magistratures urbaines d'être accaparées par les ambitieux et les
intrigants. A Tournai, ainsi que dans beaucoup de villes flamandes, des
électeurs, choisis d'ailleurs en très petit nombre dans les diverses
paroisses de la ville, avaient à nommer les échevins nouveaux. A
Lille, le tirage au sort intervenait même, comme dans l'antiquité et
dans plusieurs villes italiennes du Moyen Age, pour la désignation
des administrateurs de la commune. Mais, que l'on eût recours à
l'élection ou au sort, le peuple restait également exclu du pouvoir.
En fait, depuis le commencement du XIIIe siècle au plus tard, les gens
du commun sont inéligibles. Tout d'abord, ils ne le sont, si l'on
peut ainsi dire, que tacitement. Les textes ne prononcent l'exclusion
des magistratures municipales que contre les voleurs et les faux
monnayeurs. Mais la situation ne tarde pas à s'exprimer officiellement.
A Bruges, en 1240, l'impossibilité de devenir échevin pour l'artisan
qui n'aura pas renoncé à son métier et acquis la hanse de Londres est
nettement formulée. A Alost, en 1276, un règlement écarte en propres
termes de l'échevinage tout homme de «vilain mestier».

[Note 53: Vinave signifie voisinage. C'est le nom que portaient,
dans le pays de Liége, les quartiers urbains.]

Ce n'est pas seulement le «commun peuple», c'est encore le prince
territorial qui fut atteint par cette mainmise du patriciat sur
les magistratures urbaines. Du jour, en effet, où seule la haute
bourgeoisie fut admissible aux fonctions et où, au sein même de
celles-ci, la désignation des échevins fut réservée à des électeurs
ou s'effectua suivant l'un ou l'autre des systèmes que nous venons
d'exposer, l'intervention du prince dans le recrutement des conseils
municipaux perdit toute efficacité. Si elle persiste en principe, ce
n'est plus que comme une pure forme dont on ne tient aucun compte
dans la pratique. En réalité, sous le gouvernement des patriciens,
les villes sont presque complètement indépendantes du pouvoir
territorial. Le bailli ou l'_amman_ du prince continue bien à y
représenter l'autorité du «seigneur» de la terre. Mais que peut cet
unique fonctionnaire contre la puissante aristocratie qui, pleine de
confiance en soi, prétend gouverner à sa guise, et qui d'ailleurs, s'il
devient gênant, a toujours la ressource de le corrompre à prix d'or?
Quant au prince, le seul parti qu'il ait à prendre et qu'il prend en
effet, c'est la patience ou la résignation. Car lui aussi dépend de
ces opulents échevins qui administrent ses villes comme si elles leur
appartenaient. Ses continuels besoins d'argent l'obligent à recourir
sans cesse à leurs bons offices. Ils lui sont indispensables pour
garantir les emprunts qu'il contracte chez les Lombards. Souvent même
il leur demande directement les sommes qui lui font défaut, et il les
obtient toujours. La haute bourgeoisie n'a garde de lui refuser des
subsides qui sont la garantie de l'indépendance dont elle jouit. Elle
est d'autant plus disposée à le faire que sa générosité ne lui coûte
rien. Car dirigeant à son gré l'administration financière des villes,
elle n'a qu'à puiser dans le trésor communal ou, si d'aventure il est
vide, elle n'a qu'à frapper un impôt sur le «commun» pour satisfaire
les désirs du prince et garantir, au prix de la fortune publique, la
situation privilégiée qu'elle occupe.


II

CARACTÈRES DU GOUVERNEMENT PATRICIEN.

Mais, hâtons-nous de le dire, si le patriciat devait à la longue,
comme toutes les aristocraties, abuser de ses privilèges, il a su
pendant longtemps s'en montrer digne. C'est un spectacle admirable
que celui qu'il a donné, du milieu du XIIe siècle jusqu'à la fin du
XIIIe, par son intelligence, sa laborieuse activité, son aptitude
aux affaires. Il s'est dévoué à la chose publique avec un dévouement
qui commande le respect. On peut dire que la civilisation urbaine
a pris sous son gouvernement les traits principaux qui devaient la
distinguer jusqu'au bout. Il a créé de toutes pièces l'administration
municipale que la révolution démocratique par laquelle il devait
être renversé au XIVe siècle a respectée. C'est lui qui a donné aux
divers services publics de la commune leur forme définitive. Le plus
important de tous, le régime financier, est son œuvre propre et rend
hautement témoignage de ses talents. Non seulement il a établi dès le
XIIe siècle un système d'impôts directs, non seulement il y a joint
tout un ensemble d'«accises» frappées sur les denrées alimentaires et
les principaux objets de consommation, mais il a encore institué le
crédit urbain reposant sur la vente de rentes viagères. L'organisation
des halles et des marchés a été réglée par lui dans ses moindres
détails. Il a su trouver les ressources nécessaires pour élever
autour des villes de solides murailles, pour entreprendre le pavage
des rues, pour amener l'eau potable des environs[54], pour construire
des entrepôts, des quais, des écluses, des ponts et toutes les
installations indispensables au commerce. Car la prospérité commerciale
a été évidemment le premier de ses soucis. Sous son administration,
on voit les villes racheter les vieux tonlieux seigneuriaux ou
ecclésiastiques, et obtenir pour leurs bourgeois, non seulement du
prince territorial, mais des princes étrangers, des privilèges de
sauf-conduit et toutes sortes d'avantages économiques. Un système de
courriers est organisé entre les foires de Champagne, ce grand marché
de l'Europe du XIIIe siècle, et les principales communes flamandes.
Pour faciliter l'afflux et la circulation des marchandises, des
rivières sont approfondies, canalisées, pourvues de _rabots_[55] et
d'_overdrags_. A Ardenbourg, le canal du Leet, à Gand, celui de la
Lieve mettent ces villes en communication directe avec la mer. Bruges
dépense des sommes considérables pour régulariser les passes du Zwin.
Le plus grand monument civil que nous avons conservé du Moyen Age,
les halles d'Ypres, suffirait d'ailleurs à nous donner l'idée de la
vigueur économique et en même temps de la splendeur des villes sous
l'administration patricienne, quand bien même les textes seraient muets
à cet égard.

[Note 54: Je songe ici à l'étang de Dickebusch, près d'Ypres,
creusé au XIIIe siècle.]

[Note 55: Un _rabot_, corruption du français «rabat», est une sorte
de barrage mobile destiné à maintenir les eaux à un niveau permanent.
Un _overdrag_ est un plan incliné servant à faire passer les bateaux
d'un bief de canal à un autre.]

Tant d'activité et une activité si variée exigeait, à côté des
magistrats, tout un personnel permanent de scribes. Dès la première
moitié du XIIIe siècle, il est complètement organisé. Les clercs de
l'échevinage dressent les chirographes constatant les transactions
passées devant le tribunal urbain, s'acquittent de la correspondance
municipale, tiennent les écritures relatives à la comptabilité. Et
dans ces bureaux urbains, le latin, qui de l'Église a passé à la
société laïque comme langue des affaires, est abandonné, innovation
caractéristique et bien en harmonie avec l'esprit qui anime les
bourgeoisies. La plus ancienne charte en langue française que nous
connaissions est due à un scribe douaisien, et la plus ancienne charte
en langue flamande provient des archives d'Audenarde.

L'indépendance municipale, si largement déployée par le patriciat
dans le domaine purement politique, n'est pas moins hautement
revendiquée par lui en face du clergé. Dès la fin du XIIe siècle, des
conflits perpétuels mettent aux prises les régences communales avec
les chapitres et les monastères renfermés dans l'enceinte urbaine,
voire même avec l'évêque diocésain. On a beau fulminer contre elles
l'excommunication ou l'interdit, elles n'en persistent pas moins dans
leur attitude. Si elles cèdent, ce n'est que pour revenir bientôt
à la charge. Au besoin, elles n'hésitent pas à contraindre les
prêtres à chanter la messe et à administrer les sacrements. Pleine de
respect pour la religion et pour l'Église, la bourgeoisie traite en
revanche avec un sans-gêne étonnant son clergé local. A Liége, elle
vit avec lui dans un état de lutte perpétuel. L'impôt communal de la
«fermeté», auquel les clercs prétendent échapper en vertu de leurs
franchises, amène une longue suite d'émeutes et de combats. Ailleurs,
on prétend obliger les couvents à fermer les caves où ils débitent,
francs d'accises, les crus de leurs vignobles ou le surplus de leurs
provisions de vin. La juridiction synodale n'est pas moins âprement
combattue. Bruges, au XIIIe siècle, soutient avec une extraordinaire
obstination un long et coûteux procès à son sujet contre l'évêque de
Tournai. Aucune dépense n'est épargnée. On demande à grands frais de
volumineux mémoires à des avocats parisiens; on va jusqu'à envoyer à
Rome des gens de loi chargés d'exposer au pape les réclamations de
la ville. Il n'est pas enfin jusqu'à la question des écoles qui ne
mette aux prises le clergé et le pouvoir municipal. Dès la fin du XIIe
siècle, elle se pose à Gand avec une netteté particulière et s'y résout
en faveur de la bourgeoisie. Malgré les plaintes et les réclamations
de l'abbé de Saint-Pierre, la keure de 1192 donne à tout le monde le
droit d'ouvrir des classes. Au XIIIe siècle, dans les grandes villes
flamandes tout au moins, si l'enseignement supérieur reste aux mains de
l'Église, l'enseignement élémentaire nous apparaît comme complètement
libre.

Que l'on ne s'y trompe point d'ailleurs. S'il est permis de parler de
luttes scolaires dans les villes des Pays-Bas au Moyen Age, c'est à
condition de bien préciser les termes et de n'attribuer aucun caractère
dogmatique ou philosophique à la querelle. Ce qui était en cause, ce
n'était point l'esprit religieux de l'enseignement. Sur ce point tout
le monde était d'accord. Seul, le monopole revendiqué par le clergé
en matière d'instruction était l'objet du conflit. Dans les grandes
cités marchandes, une foule d'enfants fréquentaient les écoles pour
y acquérir les connaissances indispensables à la pratique de la vie
commerciale: la lecture, l'écriture, un peu de calcul et de mauvais
latin. De là l'intervention toute naturelle du pouvoir municipal. En
contestant à l'Église son droit exclusif à l'enseignement, il voulut
tout simplement l'empêcher de tirer seule profit d'une profession
devenue lucrative, et sans doute aussi fournir à la jeunesse des
maîtres plus au courant de ses besoins que ne pouvaient l'être des
moines étrangers aux nécessités pratiques de l'existence.

Il est inutile d'insister plus longuement sur la civilisation
municipale à l'époque du patriciat. Nous en aurons dit assez et
notre but sera atteint, si nous avons réussi à montrer tout ce que
la haute bourgeoisie a accompli pour porter les villes des Pays-Bas
au degré de vigueur et de richesse où nous les voyons parvenues à la
fin du XIIIe siècle. Si la fondation des premiers centres urbains
est due aux immigrants qui vinrent y chercher fortune lors de la
renaissance commerciale du Moyen Age, leur organisation définitive
et leur système administratif est l'œuvre de la classe riche qui ne
tarda pas, nous l'avons vu, à s'y constituer. Mais cette classe ne
se borna pas à gouverner. Elle a encore généreusement consacré sa
fortune à l'augmentation de la chose publique. Ce Wérimbold, dont nous
rappelions tantôt le nom, est vanté par le chroniqueur de Cambrai pour
avoir racheté de ses deniers un tonlieu oppressif qui se percevait
à l'une des portes de la ville. La création des hôpitaux urbains
atteste hautement, de son côté, ce mélange d'esprit chrétien et de
patriotisme local qui animait l'aristocratie marchande. Depuis la fin
du XIIe siècle, les fondations charitables qu'elle a instituées se
multiplient avec une étonnante rapidité. Dans la seule ville d'Ypres,
des hôpitaux sont établis en 1230, en 1276, en 1277, en 1279, soit par
des échevins, soit par des veuves d'échevins. Et de même que le chœur
de Saint-Jean à Gand[56], les halles d'Ypres et de Bruges, le canal de
la Lieve, rappellent encore aujourd'hui la grandeur et la fécondité du
régime patricien, de même la fortune des bureaux de bienfaisance de la
Belgique moderne consiste, pour une grande part, dans les donations
de ces «hommes héritables» et de ces marchands qui affectèrent sans
compter, au soulagement des pauvres et des malades, les bénéfices que
la vente des draps et des laines faisaient affluer dans leurs coffres.

[Note 56: Aujourd'hui cathédrale de Saint-Bavon.]




CHAPITRE VI

Le soulèvement du «commun».

 I. Décadence du régime patricien. Premiers soulèvements du
 «commun».--II. Le mouvement démocratique dans le pays de Liége.--III.
 Le mouvement démocratique en Flandre.--IV. Les agitations sociales du
 XIVe siècle.


I

DÉCADENCE DU RÉGIME PATRICIEN. PREMIERS SOULÈVEMENTS DU «COMMUN».

Un régime de classe peut répondre durant très longtemps au vœu de
l'opinion et rendre à la généralité des services qui le font accepter
par tout le monde. Mais il arrive toujours un moment où l'intérêt
public se trouve en conflit avec l'intérêt particulier du groupe
dominant et où s'évanouit l'harmonie qui a réglé les rapports entre
la minorité gouvernante et la majorité gouvernée. Plus celle-ci a
laissé prendre d'ascendant à celle-là, plus elle éprouve à son égard de
défiance, de rancune, bientôt de haine. Elle ne la considère plus que
comme un oppresseur. Et quand il arrive par surcroît que la situation
privilégiée des détenteurs du pouvoir ne repose sur aucun titre légal
et ne résulte que du jeu des circonstances, elle est fatalement
condamnée à disparaître de gré ou de force.

C'est ce que nous montre avec une netteté particulière l'histoire
du patriciat urbain. Dès la fin du XIIIe siècle, il a manifestement
achevé de jouer son rôle. Sentant désormais sa position menacée, il ne
cherche plus qu'à la défendre. Il s'oppose obstinément aux moindres
concessions. L'esprit novateur et hardi dont il a donné tant de preuves
fait place à l'exclusivisme le plus étroit. Il se transforme en un
parti jalousement conservateur.

En vieillissant, d'ailleurs, il perd sa vigueur et sa souplesse
premières. Il lui arrive ce qui arrive presque toujours aux corps
privilégiés. Peu à peu, il cherche à écarter de son sein les hommes
nouveaux. Les lignages qui disposent des sièges échevinaux ne veulent
pas admettre d'intrus au partage. Il ne suffit plus d'être riche pour
avoir accès aux magistratures. Leurs détenteurs les considèrent comme
une sorte de bien de famille. La naissance l'emporte désormais sur la
condition sociale. De ploutocratique qu'il avait été tout d'abord, le
régime devient à la longue oligarchique.

Nulle part la transformation qui s'opère ne nous apparaît plus
clairement que dans la ville de Gand. L'échevinage y a passé, au cours
du XIIIe siècle, au pouvoir d'une clique égoïste et arrogante. Le
principe de l'annalité des fonctions communales, respecté en apparence,
est impunément violé en fait. Un roulement s'est introduit qui a pour
résultat de maintenir le pouvoir aux mains des mêmes individus. Chaque
année treize échevins nouveaux (échevins de la keure) entrent en
charges; mais, à côté d'eux les treize échevins de l'année précédente
(échevins des parchons) et les treize échevins d'il y a deux ans
(_vacui_ «vagues») restent associés à l'administration. Ainsi se
constitue le fameux collège des XXXIX, dans lequel, tous les trois
ans, les mêmes hommes reparaissent aux mêmes places sous les mêmes
noms, sans que jamais l'un d'eux soit écarté du gouvernement de la
commune. Les titres seuls changent, et, en réalité, la ville se trouve
abandonnée à l'administration viagère de trente-neuf individus, l'on
pourrait presque dire, à en juger par les plaintes qui s'élèvent contre
eux et par la haine qu'ils soulèvent, de trente-neuf tyrans. Tout au
moins est-il certain qu'à la fin du XIIIe siècle, les abus qu'on leur
reproche sont intolérables. Leur partialité est révoltante; on va
jusqu'à les accuser de laisser impunément enlever par leurs parents les
filles des riches bourgeois, et par leurs valets, celles des «moyennes
gens». A l'égard les uns des autres, il n'est rien qu'ils ne tolèrent.
Ils laissent en fonctions des vieillards, des malades, et jusqu'à des
lépreux, incapables de rendre le moindre service à la chose publique.

Sans doute, rien ne permet de croire que les abus aient été partout
aussi criants. Il est sûr toutefois que les tendances oligarchiques
l'emportent peu à peu dans toutes les villes. L'impopularité du régime
grandit d'année en année. Une foule de riches bourgeois, écartés des
emplois communaux, traités orgueilleusement par les échevins régnants,
inquiets d'ailleurs des dangers que font courir à leurs propres
intérêts des magistrats irresponsables, ne demandent qu'à secouer la
domination qui pèse sur eux. Et, si elle leur semble lourde à porter,
de quel poids écrasant doit-elle peser sur le commun!

Car c'est la masse des artisans qui souffre le plus de l'exclusivisme
et de la partialité de l'échevinage. L'organisation même de la police
industrielle, qui soumet étroitement le travailleur à la surveillance
du pouvoir municipal, lui assigne son métier, contrôle l'exercice de
sa profession et règle ses prix de vente, n'est supportable pour lui
que s'il s'abandonne avec confiance à la direction de ce pouvoir. Dès
qu'il le suspecte, il ne voit plus dans son ingérence qu'une usurpation
arbitraire. Il consent à aliéner sa liberté au profit du bien commun
et de l'égalité économique, mais il n'entend pas l'abandonner à des
administrateurs qui, manifestement, ne gouvernent plus que dans un
intérêt de caste. Aussi, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, les
métiers ne supportent-ils plus qu'en frémissant les doyens, jurés ou
_vinders_ patriciens que l'échevinage a placés à leur tête. Chacun
d'eux brûle d'obtenir son autonomie, de régler comme il l'entend
ses propres affaires, d'intervenir directement dans la législation
industrielle, bref de n'obéir qu'à des règlements sur lesquels il
aura délibéré, qui répondront à ses besoins, dont l'application sera
confiée à ses propres élus. Toutes les volontés sont d'accord sur le
but à atteindre. La cause de chaque métier est solidaire de celle de
tous les autres et, dans chaque métier, la condition des artisans étant
sensiblement la même, un seul mouvement les entraîne tous d'un élan
vigoureux vers la réalisation de leur idéal.

Si puissant qu'il soit au sein des travailleurs du marché local, ce
mouvement est bien plus intense encore et bien plus redoutable chez
les salariés de la grande industrie. Ce n'est point seulement la
supériorité numérique qui a donné, à Dinant, aux batteurs de laiton,
dans les villes flamandes et brabançonnes, aux tisserands, aux
foulons et aux autres ouvriers de la laine, le premier rôle dans le
soulèvement démocratique qui s'apprête. Tout ce que nous savons de
leur condition sociale les destinait évidemment à en prendre partout
l'initiative et la direction. A tous les motifs de mécontentement
qui agitaient les petits métiers, ils en ajoutaient d'autres encore
et de bien plus puissants. N'est-ce point l'échevinage, c'est-à-dire
un pouvoir inféodé à quelques familles de grands marchands, qui
réglait souverainement leurs salaires? Ne voyaient-ils point nombre
de patrons entrepreneurs, assurés de l'impunité puisqu'ils siégeaient
eux-mêmes au tribunal urbain ou que leurs parents y siégeaient, abuser
scandaleusement de leur situation pour exploiter les ouvriers, soit en
retenant une partie de leur paie, soit en les trompant sur la qualité
et la quantité de la matière première qu'ils leur confiaient. Que l'on
ajoute à cela l'interdiction faite aux travailleurs manuels d'entrer
dans la gilde et de vendre du drap, la surveillance sur les métiers
de la laine confiée aux seuls marchands, la rigueur particulière des
bans municipaux réglementant l'industrie textile, et l'on comprendra
sans peine l'exaspération des ouvriers drapiers contre un régime qu'ils
rendaient responsable de tous leurs maux. Incapables de pénétrer la
nature de l'industrie capitaliste pour laquelle ils travaillaient,
ils se figuraient naïvement que le renversement du régime patricien
leur apporterait cette indépendance économique dont ils voyaient
jouir autour d'eux les autres artisans. Ils attribuaient la rigueur
de leur condition, le salariat auquel ils étaient réduits, les
chômages dont ils souffraient dès que l'exportation des laines était
entravée, à l'injustice et à la dureté de la haute bourgeoisie. Ils
rêvaient confusément, au fond de leurs ateliers, d'un état de choses
bien différent de la réalité présente et où ces beaux draps qu'ils
s'épuisaient à produire et à apprêter seraient vendus par eux sous
les halles urbaines à deniers comptants, et cesseraient d'assurer aux
marchands détestés de scandaleux bénéfices.

Plus grossiers, plus brutaux que les autres artisans, plus amoureux
aussi du changement, comme tous ceux que la misère de leur sort fait
vivre d'espoir, ils avaient déjà, à maintes reprises, au cours du
XIIIe siècle, donné d'inquiétants symptômes de leur malaise et de leur
inquiétude. En 1225, un imposteur se donnant pour le comte Baudouin,
mystérieusement disparu en Orient, après avoir porté pendant quelques
mois la couronne impériale à Constantinople, était arrivé sur les
confins de la Flandre et du Hainaut. Il n'eut qu'à se montrer dans
les grandes villes pour conquérir les masses travailleuses. Tous les
pauvres, et à leur tête les foulons et les tisserands, se prirent
aussitôt d'enthousiasme pour le pauvre empereur, dépouillé de ses
biens, misérable comme eux. Il fut, pendant un moment, une sorte de
monarque de la plèbe et faillit provoquer une révolte sociale. La
comtesse Jeanne, épouvantée par la soudaineté de l'explosion, courut se
réfugier à Tournai. Valenciennes fut le théâtre de graves événements.
On déposa les magistrats patriciens, les gens de métier jurèrent la
commune, s'emparèrent des riches qui n'avaient pas eu le temps de fuir,
et il fallut mettre le siège devant la ville pour la faire rentrer dans
l'ordre. D'ailleurs, toute cette agitation se calma aussi rapidement
qu'elle s'était propagée. Le soi-disant empereur fut bientôt démasqué:
ce n'était qu'un aventurier nommé Bertrand de Rains. Il fut accroché à
la potence et les illusions qu'il avait fait luire un instant devant
les yeux des ouvriers urbains disparurent avec lui. De cette aventure
sans lendemain, il demeura pourtant quelque chose. Pour la première
fois, elle avait fait entrevoir aux travailleurs la possibilité d'un
changement. Depuis lors la Flandre ne cessa plus d'être en proie à une
fermentation dont la gravité s'accentue à mesure que l'on approche du
XIVe siècle.

C'est dans les villes wallonnes du comté qu'elle s'accuse tout d'abord.
A Douai, dès 1245, elle se caractérise par des troubles qui portent
le nom de _takehans_ et dans lesquels il est facile de reconnaître
de véritables grèves. De là, le mouvement ne tarde pas à gagner les
régions germaniques. En 1274, les tisserands et les foulons de Gand,
après l'échec d'un coup de main contre l'échevinage, nous présentent
le curieux spectacle d'une sécession de la plèbe industrielle. Ils
quittent la ville en masse et se retirent en Brabant. L'émotion que
causa cette résolution désespérée a laissé des traces jusqu'à nos
jours. Les échevins supplièrent aussitôt leurs collègues patriciens de
Louvain, de Bruxelles, d'Anvers, etc., de ne pas prendre ces fugitifs
sous leur protection, et les archives gantoises conservent encore les
réponses qui leur furent envoyées et qui les tranquillisèrent.

Un tel épisode montre suffisamment jusqu'où l'exaspération des esprits
était montée. Mais la grandeur du péril n'eut d'autre résultat que de
fortifier la résistance. Les «bans» communaux des centres industriels,
à partir du milieu du XIIIe siècle, abondent en textes significatifs
à cet égard. Interdiction est faite aux tisserands et aux foulons de
porter des armes, voire même de sortir dans les rues pourvus des lourds
outils de leur profession. Il leur est défendu de se rassembler à plus
de sept, de se réunir pour tout autre motif que le bien du métier.
Se mettent-ils en grève, on prodigue contre eux les châtiments les
plus sévères: le bannissement, la mort. Depuis 1242, nous voyons se
conclure des ligues urbaines stipulant l'extradition des artisans
fugitifs, suspects ou capables de conspiration. La hanse des dix-sept
villes, cette vaste association de centres manufacturiers formée au
commencement du XIIIe siècle, semble n'avoir plus d'autre but que la
défense commune contre les revendications ouvrières.

Elles sont d'autant plus dangereuses que le «commun» ne se trouve pas
isolé en face du patriciat. Il faut se garder de croire, en effet, que
toutes les puissances sociales de l'époque se soient solidarisées avec
la haute bourgeoisie et l'aient aidée à défendre sa cause. Le monde
médiéval était composé de trop de groupes divers, étrangers les uns aux
autres, pour qu'une alliance conservatrice de tous les privilégiés pût
alors se conclure. Le péril qui menaçait les «hommes héritables» et
les marchands des villes n'inquiétait ni l'Église, ni la noblesse, ni
les princes. Ils en profitèrent, au contraire, pour miner le pouvoir
de ces orgueilleux patriciens qui avaient si peu ménagé les franchises
cléricales, les droits féodaux et les prérogatives mêmes de leurs
seigneurs terriens. Si étrange que cela puisse paraître aux yeux d'un
moderne, il est certain qu'ils prirent plus d'une fois le parti du
peuple. A Liége, le chapitre soutient ouvertement les métiers contre
les échevins. En Flandre, la comtesse Jeanne, puis le comte Gui de
Dampierre leur témoignent une bienveillance marquée. En agissant ainsi,
ils ne font sans doute qu'appliquer l'éternel principe: les ennemis de
nos adversaires sont nos amis. C'est seulement leur rancune contre les
patriciens qui explique leur conduite. Mais les artisans trouvèrent
aussi des protecteurs plus désintéressés. Déjà au XIIe siècle, des
prédicateurs populaires, appartenant à ces tendances mystiques dont le
large courant, mitoyen entre la foi orthodoxe et l'hérésie, traverse
toute l'histoire religieuse du Moyen Age, avaient exalté l'humilité
chrétienne et condamné la richesse en termes dont les âmes devaient
être singulièrement troublées. Tel par exemple, à Liége, Lambert le
Bègue, tel, à Anvers, Guillaume Cornelius. Les frères mineurs, dont
l'institution se répandit très rapidement dans toutes les villes au
cours du XIIIe siècle, devaient aussi témoigner à la foule misérable
les plus ardentes sympathies. L'esprit du «poverello» d'Assise se
répandait par leurs bouches dans la masse des déshérités, et s'ils
lui prêchaient la résignation, ils lui parlaient aussi de justice,
et, en lui montrant dans le royaume des cieux la glorification du
pauvre, contribuaient pour leur part à rendre plus odieux encore le
régime ploutocratique du patriciat. Plus d'un d'entre eux a dû employer
son ascendant à la cour princière en faveur de réformes hostiles à
l'oligarchie urbaine. Nous savons que le «gardien» des franciscains
de Gand ne fut pas étranger à l'abolition momentanée par la comtesse
Marguerite, en 1275, de la fameuse magistrature des trente-neuf.

Tout se réunit donc, vers la fin du XIIIe siècle, pour faire éclater un
conflit. Des causes économiques, politiques, religieuses, poussent à la
catastrophe. Elle s'accomplit dans les diverses régions des Pays-Bas
presque au même moment. Seules les petites villes où le patriciat n'a
pu se développer et où les contrastes sociaux étant peu marqués les
haines de classe n'ont pu faire leur œuvre, en sont restées à peu
près indemnes. La révolution démocratique a épargné le Hainaut, à
l'exception de Valenciennes et de Maubeuge, et les Pays-Bas du Nord, à
l'exception d'Utrecht. Mais elle s'est déroulée dans le pays de Liége,
dans la Flandre et dans le Brabant avec une violence, une richesse de
péripéties, une énergie et une durée dont on ne trouve l'équivalent que
dans les républiques municipales de l'Italie.

Il ne peut être question ici de la raconter en détail. Nous nous
bornerons à en esquisser les traits principaux dans les deux contrées
où l'on peut le mieux apprécier sa nature et observer les modifications
qu'elle présente suivant les circonstances: la principauté de Liége et
le comté de Flandre.


II

LE MOUVEMENT DÉMOCRATIQUE DANS LE PAYS DE LIÉGE.

C'est au milieu du XIIIe siècle que commence, dans les villes
liégeoises, la lutte des «petits» contre les «grands». Elle durera plus
d'un siècle, acharnée et opiniâtre, et ne cessera qu'avec la victoire
complète de ceux-là sur ceux-ci. Nous sommes très mal renseignés sur
ses premiers épisodes. En 1253, un patricien, apparenté à une riche
famille de changeurs, Henri de Dinant, profita, semble-t-il, d'un
conflit survenu entre l'évêque et les bourgeoisies, pour organiser un
soulèvement des métiers et leur faire une place dans le gouvernement
de la «cité». Ses efforts échouèrent. Mais, dès l'année suivante, les
ouvriers batteurs de Dinant prenaient les armes à leur tour, secouaient
le pouvoir des échevins, revendiquaient le droit de s'administrer
eux-mêmes, se donnaient une cloche, un sceau, bref se constituaient en
corporation autonome. Une partie de la population, sans doute possible
les artisans, se prononça pour eux; une autre, évidemment les «bonnes
gens d'emmi la ville», c'est-à-dire les marchands, leur résista.
Bref, il fallut que l'évêque vînt mettre le siège devant Dinant pour
y rétablir la tranquillité. Les batteurs durent renoncer à leurs
conquêtes et le régime patricien fut rétabli. Depuis lors, il ne cessa
plus d'être attaqué. Durant toute la seconde moitié du XIIIe siècle,
les villes de la principauté vivent dans un état permanent d'agitation.
A Huy et à Saint-Trond, les tisserands s'en prennent à la gilde
drapière; à Dinant, les batteurs s'efforcent de récupérer la situation
qu'ils ont perdue; à Liége, des troubles éclatent à toute occasion.
Toutefois, ces efforts décousus, entrepris sans entente préalable,
provoqués par des causes accidentelles, n'aboutissent pas. Mais quand,
au commencement du XIVe siècle, parvient sur les bords de la Meuse la
nouvelle des «matines brugeoises»[57], les artisans, exaltés par la
victoire de leurs frères de Flandre, se soulèvent partout d'un même
élan.

[Note 57: Voyez ci-dessous p. 183.]

Cette fois, le mouvement était trop formidable, l'exemple d'ailleurs
des événements qui continuaient à se dérouler en Flandre était
trop dangereux, pour que les patriciens s'obstinassent dans la
résistance. D'ailleurs, le chapitre cathédral prenait fait et cause
pour les gens de métier. Bon gré mal gré, les lignages consentirent
à partager le pouvoir avec les «petits». Les métiers obtinrent le
droit de donner à la ville l'un de ses deux «maîtres» et d'être
représentés dans le conseil (1303). Mais ces concessions arrachées
par la crainte ne devaient pas durer plus longtemps qu'elle. Bientôt
les «grands» reprennent courage. S'appuyant sur l'évêque comme le
peuple s'appuie sur le chapitre, ils prétendent restaurer leurs
anciennes prérogatives dans toute leur intégrité. Exaspérés par la
résistance qu'ils rencontrent, ils se décident à risquer le tout pour
le tout. Ils appellent à la rescousse le comte de Looz, s'allient à
la chevalerie hesbignonne, et, dans la nuit du 3 au 4 août 1312, ils
tentent brusquement de s'emparer de la cité. Une lutte sans merci
s'engage dans les rues au milieu des ténèbres. Peu à peu, les gens
de lignage, débordés par la masse des artisans, sont réduits à la
défensive, battent lentement en retraite vers la ville haute et s'y
barricadent dans l'église de Saint-Martin. La sainteté de cet asile ne
put les protéger. Le feu est mis à l'édifice, dont les ruines fumantes
s'écroulent bientôt sur les vaincus.

Ce fut au tour des «petits», tout puissants après un tel triomphe, de
rendre à leurs ennemis intransigeance pour intransigeance. La paix
d'Angleur, scellée le 14 février 1313, anéantit le pouvoir politique du
patriciat. Désormais, pour pouvoir siéger dans le magistrat, il fallut
appartenir à un métier. La constitution urbaine, jadis oligarchique,
devenait ainsi purement populaire. A l'exclusivisme des lignages se
substituait l'exclusivisme des métiers.

Il ne fallait point s'attendre à voir le calme sortir d'une
exploitation aussi outrancière de la victoire. L'ancien allié des
«petits», le chapitre de Saint-Lambert, les abandonna bientôt. L'évêque
Adolphe de la Mark prit parti contre eux plus énergiquement encore. A
peine arrivés au pouvoir, en effet, les «petits» se montrèrent au moins
aussi hostiles que les «grands» aux prérogatives princières et aussi
résolus à ne tenir compte, dans tous les domaines, que de l'intérêt
municipal. A Liége, comme dans toutes les «bonnes villes», ils se
crurent tout permis, chassèrent les officiers de l'évêque, s'emparèrent
de ses revenus et s'attribuèrent sa juridiction. Pour augmenter leur
influence et grossir les rangs de leurs troupes, ils laissèrent
quantité de gens du plat-pays s'inscrire dans la commune, et, sous le
nom de «bourgeois forains», vivre sous sa protection et échapper ainsi
à l'autorité de leurs seigneurs.

L'exclusivisme urbain que l'on avait reproché au patriciat ne fit
donc que prendre plus de vigueur et d'audace sous le gouvernement des
artisans. La rupture fut tout de suite complète et définitive entre
eux et ceux qui jadis les avaient aidés à vaincre. Le prince, le
chapitre, la noblesse se coalisèrent contre eux avec les patriciens.
Ce ne fut d'ailleurs qu'après une guerre longue et sanglante qu'on put
les résoudre à demander la paix. Au reste, les vainqueurs comprirent
bien qu'il ne pouvait plus être question de rétablir l'ancien régime
oligarchique dont personne, sauf les gens de lignage, ne souhaitait le
retour. Les sentences qui frappèrent les Liégeois après la bataille
de Hoesselt (1328) ne firent point disparaître l'égalité des droits
politiques et ne remirent en vigueur aucune des prérogatives de la
haute bourgeoisie. On se contenta de faire disparaître le gouvernement
direct de la ville par les métiers. Pendant les années de trouble
que l'on venait de traverser, ceux-ci avaient en réalité disposé,
sans intermédiaire et sans contrôle, du pouvoir municipal. Toutes
les décisions importantes avaient été remises à leur volonté; leurs
«gouverneurs» avaient usurpé les fonctions du magistrat. La paix de
Jeneffe (1330) mit fin à cet état de choses. L'autorité fut replacée
aux mains des «maîtres», des jurés et des conseillers qui seuls,
désormais, eurent le droit de convoquer la bourgeoisie en assemblées
plénières. Les métiers cessèrent de constituer des corps politiques.
Le conseil urbain se composa à l'avenir de quatre-vingts personnes
choisies dans les six «vinaves» de la cité. De plus, la prépondérance
exclusive des artisans fut brisée. On répartit toutes les magistratures
par moitié entre les «grands» et les «petits».

Il est incontestable que cette organisation ne fut pas une mesure
de réaction violente, improvisée par les vainqueurs dans leur seul
intérêt. On y surprend très clairement le dessein d'établir l'équilibre
des institutions en y faisant coopérer également les deux partis entre
lesquels se divisait la population. Pourtant, elle devait tromper
les attentes de ses auteurs. Non seulement les métiers ne pouvaient
consentir, après avoir goûté la forte saveur de la vie politique,
à n'être plus que de simples corporations industrielles, mais le
patriciat liégeois était devenu incapable de remplir le rôle auquel il
était destiné. Déchu de son ancienne puissance depuis les événements de
1312, il n'avait pu réparer ses pertes et s'infuser un sang nouveau.
Car les lignages dont il se composait ne s'adonnaient point, comme ceux
des villes marchandes, au commerce d'exportation. Les Lombards qui
s'étaient répandus dans les Pays-Bas, depuis le milieu du XIIIe siècle
et y avaient bientôt monopolisé le commerce de l'argent, avaient tari
la plus abondante des sources de leur fortune. Ils ne consistaient plus
guère qu'en un groupe peu nombreux de propriétaires fonciers, de plus
en plus porté à se détourner des affaires municipales pour s'absorber
dans la petite noblesse. Comment une classe si lamentablement affaiblie
eût-elle pu tenir égale la balance des partis? Elle comprit tout de
suite que son influence était perdue et elle ne chercha point à la
recouvrer. Les métiers le comprirent mieux encore. Dès 1331, ils
s'agitaient de nouveau et la rigueur que l'évêque déploya contre
eux n'eut pas de résultat plus durable que la modération de l'année
précédente. Les mécontents ne désarmèrent pas et, de guerre lasse,
ils obtinrent satisfaction en 1343. La «lettre de Saint-Jacques»
leur accorda presque tous les points de leur programme. Elle déclara
les «gouverneurs» des métiers admissibles au conseil, leur abandonna
l'élection des jurés des «petits» et décida qu'il suffirait à l'avenir
de la requête de deux ou trois métiers pour obliger les «maîtres» de
la cité à convoquer une assemblée générale de la bourgeoisie. Après de
telles concessions, le partage des magistratures entre les patriciens
et les artisans n'était plus qu'une garantie illusoire. Il subsista
pourtant pendant une quarantaine d'années encore, mais, en 1384, les
lignages, dont la décadence n'avait cessé de s'accentuer, y renoncèrent
volontairement...

Depuis lors, les métiers dominèrent exclusivement dans la constitution
municipale. Seuls jouirent des droits politiques ceux qui se firent
inscrire sur leurs rôles. Le conseil recruté parmi eux, au lieu d'être
comme jadis élu dans les vinaves, ne fut plus que l'instrument de
leurs volontés. Toutes les questions importantes durent être soumises
à la délibération des trente-deux métiers et tranchées dans chacun
d'eux par «recès» ou «sieultes». Ce qui est surtout remarquable dans
cette organisation--la plus démocratique que les Pays-Bas aient jamais
connue--c'est moins le principe du gouvernement direct que l'égalité
absolue qu'elle établit entre les trente-deux collèges dont elle reçoit
l'impulsion. Elle les place tous sur le même rang et donne également
une voix à chacun d'entre eux. Pour comprendre une répartition si
simpliste du pouvoir, il suffit de se rappeler ce que nous avons dit
plus haut de la situation économique ou sociale de la cité de Liége.
Dans cette ville de petite bourgeoisie, où aucune industrie n'exerçait
la prépondérance, toutes les corporations revendiquèrent et obtinrent
des droits identiques. Ce serait une grave erreur que d'attribuer cet
égalitarisme, avec Michelet, à un prétendu sentiment démocratique
wallon. Il s'explique tout simplement par les circonstances du milieu.
Et cela est si vrai qu'on le retrouve avec tous ses traits essentiels
dans une autre ville épiscopale, à Utrecht, différente de Liége par la
nationalité de ses habitants, mais lui ressemblant de très près par sa
constitution sociale. Là aussi, les métiers dominent le gouvernement
municipal, et leurs _oudermannen_ siègent dans le conseil dont ils
désignent les membres. Il est clair, d'ailleurs, que la participation
égale de tous à la chose publique développa rapidement au sein du
peuple, à Utrecht comme à Liége, un esprit démocratique qui, dans la
seconde de ces deux villes surtout, survécut longtemps au Moyen Age.
Le sentiment de l'égalité politique est peut-être le plus vivace de
tous les sentiments sociaux. Nous aurons l'occasion de le constater en
suivant ses manifestations jusqu'à la fin du XVIIe siècle.

Les autres villes liégeoises ne lui fournirent pas l'occasion de se
développer aussi librement que dans la capitale. Dans la plupart
d'entre elles, une branche d'industrie--la draperie à Huy et à
Saint-Trond, la batterie du cuivre à Dinant--l'emportait sur toutes
les autres, donnait l'ascendant du nombre à un groupe de travailleurs
et entretenait l'existence d'une classe de riches marchands. Dès
lors, dans ces agglomérations de tons plus nuancés, de nature plus
hétérogène, l'introduction d'un système purement égalitaire devenait
impossible. Ici encore, la forme politique se modela sur le substratum
économique. On le remarque dans la plus active des villes mosanes, à
Dinant, avec une netteté particulière. Depuis le milieu du XIVe siècle,
le gouvernement municipal y fut partagé entre les trois éléments de la
population. Il appartint respectivement pour un tiers aux «bonnes gens
d'emmi la ville», c'est-à-dire aux marchands exportateurs, au grand
métier des batteurs de cuivre et aux neuf petits métiers comprenant
la masse des artisans locaux. Ce type d'organisation n'a d'ailleurs
rien de particulièrement dinantais. Il répond à la nature de toutes
les agglomérations urbaines où des intérêts divergents se trouvant
en présence, il fallut attribuer à chacun d'eux une intervention
proportionnelle à son importance. On le trouve en vigueur dans presque
toutes les villes brabançonnes et, du moins pendant les périodes de
calme, dans les villes flamandes.


III

LE MOUVEMENT DÉMOCRATIQUE EN FLANDRE

Si nous avons décrit tout d'abord le mouvement démocratique dans le
pays de Liége, ce n'est pas qu'il s'y soit développé plus hâtivement
qu'en Flandre. Nous avons eu l'occasion de voir, au contraire, qu'il
a subi très profondément, au commencement du XIVe siècle, l'influence
flamande. Mais les phénomènes qu'il présente aux bords de la Meuse
sont beaucoup plus simples que ceux auxquels il donna naissance
dans le bassin de l'Escaut. Ici, les forces en lutte sont bien plus
considérables, les intérêts en jeu bien plus importants, et le conflit
se complique surtout d'une grave question de politique extérieure qui a
exercé sur ses péripéties une influence prépondérante.

Depuis le règne de Philippe-Auguste, il a existé pour la politique
française une question flamande. Un des buts poursuivis par les rois
avec le plus de persévérance a été la réunion à la couronne du grand
comté qui comprenait les territoires septentrionaux de la monarchie et
pouvait lui fournir une admirable base d'opération contre l'Angleterre.
La lutte, commencée dès le règne de Philippe d'Alsace (1157-1191),
ne fut tout d'abord qu'un de ces duels si fréquents au Moyen Age
entre un suzerain et un grand vassal. Mais il devait venir un moment
où les villes y seraient entraînées. Elles avaient acquis une trop
grande puissance, et elles étaient trop intéressées par suite de leur
commerce, à la politique de leurs princes, pour pouvoir demeurer
simples spectatrices d'un conflit où leur cause était engagée. Ce ne
fut point d'ailleurs le sentiment national, sentiment inconnu à la
société morcelée du Moyen Age, qui les y poussa. Leur conduite ne
s'inspira jamais que de l'exclusivisme municipal inhérent à ces petits
mondes vigoureux et égoïstes qu'étaient les communes de tous les pays.

Leur entrée sur la scène politique date du règne de la comtesse
Marguerite (1244-1278). Menacés par les artisans, et surtout par les
ouvriers de la laine, inquiets des sympathies témoignées à ceux-ci
par la princesse, les patriciens des grandes villes n'hésitèrent
pas à recourir, pour maintenir leur situation à l'appui du roi de
France. Déjà en 1275, les trente-neuf de Gand, cassés par la comtesse,
en avaient appelé au Parlement de Paris. Mais l'avènement de Gui de
Dampierre (1278) fut, pour les oligarchies bourgeoises, l'occasion
de lier formellement leur cause à celle de la couronne. Enhardi par
la puissance de sa maison, Gui ne cachait pas son impatience de la
domination qu'elles exerçaient sur les villes, et le mauvais vouloir
qu'il leur montrait était d'autant plus menaçant qu'il encourageait
partout les efforts du «commun». Le roi seul pouvait sauver le régime
patricien en étendant sur lui sa main toute puissante. Or, le roi
était alors Philippe le Bel. Ses légistes comprirent aussitôt le parti
à tirer de la situation. Pour courber le comté sous la souveraineté
de la couronne, rien ne valait une alliance avec le patriciat. Elle
est conclue dès 1287. Le bailli de Vermandois devient en Flandre une
sorte de procureur royal chargé de protéger les villes contre leur
prince. Elles arborent sur leurs beffrois la bannière fleurdelisée
et, désormais, leurs magistrats, se sentant inviolables, bravent
audacieusement l'autorité comtale et la colère impuissante des gens de
métier. Le roi qui, en France, supprime les privilèges des communes
se fait, en Flandre, par calcul politique le défenseur de l'autonomie
municipale si hautement revendiquée par les échevinages patriciens.
Uniquement préoccupés des intérêts du moment, ceux-ci ne voient point
qu'il ne les soutient que pour abattre le comte; ils ne comprennent pas
que l'absolutisme dont ils secondent les efforts contre leur prince
est, en principe, leur plus dangereux ennemi.

L'alliance de Philippe le Bel avec le patriciat souleva, au sein
du «commun», une exaspération d'autant plus violente que la chute
du régime oligarchique avait semblé plus proche. L'intervention de
l'étranger raffermissait la prépondérance chancelante d'un gouvernement
usé et détesté. Les haines qu'il avait soulevées contre lui se
doublèrent désormais de haines égales contre la France, sa sauvegarde.
Les partisans de la France passèrent pour des adversaires déclarés
de la démocratie. Les fleurs de lis ne furent plus, aux yeux du
peuple, que l'emblème de l'oppression, et il donna aux patriciens ce
sobriquet de _Leliaerts_ (gens des fleurs de lys) qu'ils ne devaient
plus cesser de porter. L'influence française qui, jusqu'alors, s'était
si largement infiltrée dans la civilisation flamande, vit se dresser
contre elle l'hostilité populaire. Sous l'action de la lutte que se
livraient, dans l'enceinte des villes, le parti des riches et le
parti des pauvres, se dégagea rapidement chez ce dernier une sorte
de conscience nationale. Le «commun» prit comme emblème la bannière
comtale. Les _Clauwaerts_[58] s'opposèrent aux _Leliaerts_, et les
rivalités sociales furent d'autant plus profondes qu'elles répartirent
la population urbaine en ennemis et en amis de la France.

[Note 58: Gens de la griffe, à cause des griffes du lion de
Flandre.]

Les derniers triomphèrent tout d'abord. A la suite d'événements sur
lesquels nous n'avons pas à insister ici, la guerre éclata entre
Philippe le Bel et Gui de Dampierre. Elle se termina par la défaite
du comte. En 1300, Gui se remettait aux mains du roi, qui réunit
la Flandre à la couronne et y envoya, comme gouverneur, Jacques de
Châtillon. Lui-même s'empressa de visiter sa nouvelle conquête, et,
dans toutes les villes, les patriciens rivalisèrent de luxe et de
dépenses pour lui témoigner leur reconnaissance.

Le peuple, atterré par la soudaineté de la catastrophe, semblait
résigné. Mais son apparente inertie recouvrait une fureur et un
désespoir qui se déchaîneraient à la première occasion. Elle ne tarda
pas à se présenter. Les impôts qu'il fallut lever pour couvrir les
dépenses occasionnées par les fêtes offertes au roi, soulevèrent des
protestations indignées. Les vaincus allaient donc devoir payer les
réjouissances de leurs vainqueurs! L'humiliation était trop forte;
une plus longue patience devenait impossible. La rage de la défaite,
attisée par les rancunes amassées dans les cœurs, éclata brusquement.
Partout on court aux armes et partout, à la tête des révoltés, les
ouvriers de la laine, plus pauvres, plus méprisés, plus ulcérés que
les autres, mais aussi plus nombreux et plus hardis, se signalent par
leur violence et leur audace. A Bruges, un obscur tisserand, Pierre de
Coninc, se met à leur tête, et son éloquence enflammée les porte aux
résolutions suprêmes. Le 17 mai 1302, ils assaillent, à la faveur de la
nuit, les soldats de Châtillon, qui viennent d'arriver dans la ville
pour y rétablir l'ordre. Le cri de _schild en vriendt_[59] retentit par
les rues. Les Français qui cherchent à le pousser se trahissent à leur
accent et sont impitoyablement massacrés pêle-mêle avec les patriciens.

[Note 59: C'est-à-dire bouclier et ami.]

Ce coup d'audace, auquel les historiens modernes ont donné, par
analogie avec les Vêpres siciliennes, le nom de Matines de Bruges,
changeait brusquement la situation. Dans toutes les villes, le «commun»
guidé par les tisserands et les foulons, renverse les magistrats,
s'organise, se donne des capitaines et institue à la hâte des
gouvernements révolutionnaires. Les prolétaires de la grande industrie
se trouvent, par un subit renversement des choses, appelés à exercer
le pouvoir dont ils ont si longtemps été les victimes. Ils s'en
saisissent avec une brutalité et une soif de vengeance qui n'étonnera
personne.

Mais il fallait tout d'abord songer à la guerre, car le roi, furieux
de l'humiliation infligée à son représentant, lève une armée et la
dirige vers la Flandre sous le commandement de Robert d'Artois. Au
milieu de la joie du triomphe, ce péril ne fait que porter au paroxysme
l'enthousiasme du peuple. D'ailleurs, il n'est plus seul devant
l'envahisseur. A la nouvelle des événements de Bruges, les fils de Gui
de Dampierre, Jean et Gui de Namur, son petit-fils, le beau et brillant
Guillaume de Juliers, sont accourus en Flandre. Ces jeunes princes, par
une rencontre unique peut-être dans l'histoire du Moyen Age, prennent
hardiment la direction de la démocratie urbaine. Ils ont compris que
la seule chance qu'ils aient encore d'arracher au roi leur héritage,
c'est de conduire au combat et d'électriser par leur présence les
tisserands et les foulons qu'a mis debout la voix de de Coninc. Leur
présence soulève partout une joie délirante, et, sous la conduite de
ces élégants chevaliers, élevés à la française et ne parlant que le
français, les robustes bataillons flamands marchent à la rencontre de
l'ennemi.

Ils le rencontrèrent sous les murs de Courtrai, et, après une lutte
acharnée, leur armée improvisée vint à bout de la belle chevalerie de
Robert d'Artois. Il serait injuste, sans doute, de ne pas attribuer
leur victoire, pour une bonne partie, à l'avantage du terrain,
au talent des jeunes princes qui disposèrent les communiers et à
l'imprudence du général français, sûr de tailler en pièces, au premier
choc, la piétaille assez téméraire pour lui tenir tête. Mais la
victoire de Courtrai s'explique surtout par des causes morales. Les
artisans flamands combattirent ce jour-là comme devaient le faire,
bien des siècles plus tard, les soldats de la République. Ils savaient
que du résultat de la lutte dépendaient la chute ou le maintien du
régime populaire, le retour ou la ruine définitive de la domination
patricienne. Les passions sociales soulevées leur donnaient une force
indomptable. Les Français leur apparurent comme les Autrichiens
aux soldats de Jemappes: ils ne virent en eux que les alliés d'une
odieuse tyrannie. La noblesse, habituée à se mesurer avec des troupes
féodales, se sentit désorientée en présence de la sombre énergie de
la résistance. Elle vint se briser impuissante contre la barrière des
piques et des «goedendags».

Après la bataille de Courtrai, l'issue du double conflit politique qui
tenait la Flandre en suspens n'était plus douteuse. Le comté revint
à la maison de Dampierre, et le régime démocratique s'implanta dans
toutes les villes. Philippe le Bel et les patriciens furent vaincus
en même temps. Le roi eut beau, durant les années suivantes, lever de
nouvelles troupes et les conduire lui-même au combat, tous ses efforts
échouèrent devant les armées communales, plus indomptables à mesure
que le succès augmentait leur confiance en elles-mêmes. Il dut se
résigner à traiter. Le fils de Gui de Dampierre, Robert de Béthune,
accepta, pour obtenir la reconnaissance officielle de ses droits, les
stipulations de la paix d'Athis (juin 1305). Elle cédait à la France
les châtellenies de Lille, de Douai et de Béthune et imposait à la
Flandre, outre une lourde indemnité de guerre, l'obligation de démolir
toutes ses forteresses et d'humiliantes amendes. En y consentant,
Robert de Béthune n'avait évidemment consulté que ses intérêts de
prince. La cause de la dynastie et celle du peuple, unies pendant la
lutte, se séparaient l'une de l'autre. Mais le «commun», qui avait été
soigneusement exclu des négociations de la paix, refusa obstinément
de se soumettre. D'ailleurs, la rentrée dans le pays des _Leliaerts_
émigrés lui faisait envisager le traité comme une machination ourdie
contre lui par le roi, le comte et les patriciens. La guerre reprit
bientôt, et Robert de Béthune lui-même, mécontent de l'attitude de la
couronne à son égard, finit par y prendre part.

Louis X et Philippe le Long ne réussirent pas mieux que Philippe le
Bel. Les troupes françaises ne purent franchir le cours de la Lys.
Partout, elles trouvèrent devant elles les gros bataillons des communes
et, manifestement, elles hésitaient désormais à les affronter. Mais les
milices urbaines n'étaient redoutables que dans la défensive. Elles
n'étaient ni assez manœuvrières ni surtout assez résistantes pour
attaquer l'ennemi sur son propre terrain. Il leur était impossible
de s'écarter trop loin des villes, d'où les artisans ne pouvaient au
surplus s'absenter longtemps sans ruiner l'industrie dont ils vivaient.
Une nouvelle paix, définitive cette fois, fut conclue en 1320. Elle
abandonnait pour toujours à la France les territoires provisoirement
cédés à Athis. La Flandre, jusqu'alors bilingue, faisait le sacrifice
de ses populations romanes et devenait un territoire purement
germanique.


IV

LES AGITATIONS SOCIALES DU XIVe SIÈCLE.

Durant toutes ces péripéties, le régime démocratique établi
révolutionnairement dans les villes en 1302 avait subi de profondes
modifications. Tout d'abord institué à la hâte et soumis à l'influence
des ouvriers de la grande industrie, tisserands et foulons, qui
avaient donné le signal de la révolte et auxquels leur nombre prêtait
un ascendant momentané, il avait bientôt dépouillé son caractère
provisoire pour s'adapter à la nature des populations urbaines. Il
ne pouvait être question, en effet, d'abandonner le pouvoir à un
seul groupe de la bourgeoisie au détriment de tous les autres. Pour
durer, le nouvel état de choses devait faire leur place à la classe
des marchands et à celle des artisans des petits métiers. Aussi,
voit-on se constituer presque partout un système de gouvernement
urbain divisant en «membres» la masse des habitants et attribuant à
chacun de ces membres sa part d'intervention dans les affaires de la
commune. On n'arriva point à ce résultat sans beaucoup de peines et de
conflits. D'une part, les ouvriers de la laine ne se laissèrent point
déposséder sans résistance; de l'autre, les patriciens revendiquaient
leurs anciennes prérogatives et ils parvinrent même ça et là, comme à
Gand en 1319, à les récupérer pour quelque temps. En somme, malgré des
différences locales très nombreuses, le régime démocratique évolua dans
son ensemble vers le système de la représentation des intérêts, le seul
qui fût compatible avec la condition sociale des villes industrielles
de Flandre.

Mais ce système ne devait pas mettre fin à la période des troubles
civils. Si les petits métiers et les marchands l'acceptèrent, ceux-là
avec enthousiasme, ceux-ci avec résignation, les travailleurs salariés
n'y trouvèrent point la réalisation de leurs désirs. Ils avaient espéré
de la révolution démocratique un changement complet et radical de leur
situation. Ils n'avaient pris les armes et combattu au premier rang
que pour s'affranchir du joug de leurs employeurs, que pour arriver à
l'indépendance économique, que pour sortir de la condition précaire où
les réduisait leur profession. Bon nombre d'entre eux s'abandonnaient
à des rêves confus d'égalité sociale, rêves à la fois touchants et
redoutables, où leur apparaissait l'irréalisable idéal de la justice
absolue et de la fraternité de tous les hommes. Beaucoup pensaient que
«ceskuns devroit avoir autant li uns que li autres»,--et pourtant, la
révolution démocratique n'avait supprimé ni la richesse ni la misère.
Elle avait eu beau renverser les échevinages patriciens, abolir les
gildes, détruire la hanse de Londres, elle n'avait pas amélioré le
sort des ouvriers industriels. Il leur importait peu d'avoir conquis
des droits politiques, de pouvoir élire eux-mêmes les chefs de leurs
corporations, d'être soumis à une législation plus douce, puisqu'ils
demeuraient réduits, comme auparavant, à travailler perpétuellement
pour des donneurs d'ouvrage. Plus grandes avaient été leurs illusions,
plus amère leur apparaissait la réalité. Incapables de se rendre
compte des questions économiques et de comprendre que la nature du
grand commerce et de l'industrie capitaliste les condamnait fatalement
à l'insécurité du salariat et à la misère des crises et des chômages,
ils se crurent victimes des entrepreneurs, des marchands drapiers,
de cette classe de «bonnes gens» (_poorters_) qui, pour avoir perdu
l'hégémonie politique, n'en continuait pas moins à les faire travailler
pour elle et à vendre les produits de leur labeur.

Aussi, quelques années à peine se sont-elles écoulées depuis la
bataille de Courtrai, et les haines se déchaînent aussi terribles
parmi les métiers de la draperie qu'à l'époque où les patriciens
tenaient les artisans sous le joug. A Ypres, les riches craignent
d'être massacrés par le «commun» des faubourgs et supplient le roi de
France de faire surseoir à la démolition des murailles qui entourent
la vieille ville où ils résident. A Bruges, à Ardenbourg, éclatent
de sanglantes émeutes. A Gand, en 1311 et en 1319, les tisserands se
soulèvent et la sinistre série des bannissements et des exécutions
recommence. Il en devait aller de même dans la suite. On peut dire que
durant le XIVe siècle, les ouvriers de la laine ont vécu dans un état
de mécontentement continuel. A toute occasion, ils prennent les armes
et ils ne les déposent que quand, affamés par un blocus ou décimés
par un massacre, ils se voient forcés de céder à la force. Mais
leurs défaites ne les abattent que pour un instant. Ils ont bientôt
réparé leurs pertes et avec une énergie nouvelle reprennent le combat
contre les autorités sociales. Dans toutes les villes, ils agissent
de concert, et le mot d'ordre parti de l'une d'elles provoque presque
toujours un soulèvement général. Plus pauvres et plus grossiers que
les autres artisans, ils sont aussi plus hardis et plus violents.
D'ailleurs, ils ont pour eux le nombre, et l'organisation corporative
discipline leurs masses et leur donne l'unité de vue et de direction.
Dans chaque grande commune, leur doyen peut mettre sur pied des
milliers d'hommes et traite avec le magistrat de puissance à puissance.

Il n'est pas de mouvement politique dans l'histoire si dramatique de
la Flandre sous les règnes de Louis de Nevers (1322-1346) et de Louis
de Mâle (1346-1384), qu'ils n'aient cherché à faire tourner à leur
avantage, et, pour exposer leur histoire en détail à cette époque, il
faudrait raconter toute l'histoire interne du comté. Lors de la grande
révolte de 1326, les tisserands de Bruges dirigent les événements,
improvisent en s'appuyant sur les paysans de la région maritime,
un gouvernement révolutionnaire, confisquent les biens des riches,
s'emparent du comte et ne se soumettent enfin qu'après l'épouvantable
défaite que le roi de France vient leur infliger lui-même à Cassel
(1328). Un peu plus tard, lorsque, au commencement de la guerre de
Cent ans, Jacques Van Artevelde a donné à Gand, grâce à son alliance
avec Édouard III, l'hégémonie sur toute la Flandre, ce sont encore
les tisserands qui prétendent dominer le célèbre tribun, lui dicter
sa conduite, et qui finalement le sacrifient à leurs intérêts et
provoquent sa mort tragique (1345). Sous Louis de Mâle, leur audace
et leur énergie atteignent au paroxysme. Durant dix ans, et à travers
des péripéties étonnantes, ils tiennent tête au prince, à la noblesse,
à toutes les bonnes gens «qui ont à perdre». La haine qu'ils excitent
chez les partisans de l'ordre établi n'a d'égale que l'effroi qu'ils
leur inspirent. Mais leur exemple anime à l'extérieur tous ceux qui
souffrent et qui protestent comme eux contre leur gouvernement.
Les Liégeois leur envoient des vivres; en Brabant, les artisans se
soulèvent à leur appel; en France surtout, leurs succès provoquent
l'enthousiasme du peuple. Les émeutiers des grandes villes se soulèvent
au cri de «Vive Gand!», et il faut qu'une fois de plus, le roi convoque
ses troupes et vienne infliger à Roosebeke une nouvelle défaite aux
«horribles tisserands» (1382).

Que ces agitations aient été surtout de nature sociale, c'est ce dont
il n'est pas permis de douter. Partout, en effet, où les tisserands
s'emparent du pouvoir, on les voit tout d'abord traquer les riches
avec férocité. Évidemment ils les considèrent comme leurs ennemis
mortels et la cause de tous leurs maux. Mais la révolution sociale
qu'ils souhaitaient était irréalisable. La constitution économique
qu'ils voulaient renverser ne reposait pas seulement sur les villes.
Pour la détruire, il eût fallu bouleverser de fond en comble toute
l'organisation commerciale et industrielle de l'Europe. D'ailleurs, les
tisserands soulevaient, par leur radicalisme, la résistance de tous
les intérêts divergents. Presque partout les petits métiers prennent
fait et cause contre eux. Le prince leur est invariablement hostile, et
la noblesse, jadis indifférente à la politique urbaine, ne peut plus
s'abstenir devant un parti qui fait appel aux pauvres et excite les
paysans à la révolte. Enfin, au sein même des ouvriers de la draperie,
les foulons, dont les tisserands prétendent fixer le salaire et qu'ils
s'efforcent de réduire à la condition de clients, les traitent en
ennemis et, quoique plus misérables encore, soutiennent, pour échapper
à leur domination, la cause des «bonnes gens». Le prolétariat ouvrier
n'est pas animé de l'esprit de classe. L'esprit corporatif seul le
dirige et achève de rendre impossible une victoire pour laquelle
l'union de tous eût été la première condition.

Mais, s'ils ont échoué dans leurs efforts pour atteindre à un but
inaccessible, les tisserands flamands n'en restent pas moins les
protagonistes les plus ardents et les plus persévérants de cette idée
démocratique qui a si profondément troublé le XIVe siècle, et leurs
chefs, les De Deken, les Van den Bosch, les Ackerman, les Philippe Van
Artevelde, et tant d'autres, méritent d'être cités à côté des Étienne
Marcel et des Wat Tyler. Il ne leur a manqué, pour jouir de la même
célébrité, que d'avoir agi, comme eux, sur un plus vaste théâtre.




CHAPITRE VII

Les villes sous le gouvernement démocratique.

 I. Caractères des démocraties urbaines du Moyen Age.--II. L'économie
 urbaine sous le régime des métiers.--III. L'organisation politique.


I

CARACTÈRE DES DÉMOCRATIES URBAINES DU MOYEN AGE.

Si l'on compare les démocraties municipales de l'antiquité avec celles
du Moyen Age, on aperçoit tout de suite qu'il existe entre elles
une différence très sensible. Les premières ont pour soutien l'État
lui-même: elles s'étendent à tous ses habitants, qu'ils résident
en ville ou hors ville. A Athènes, par exemple, les deux tiers des
citoyens environ vivent à la campagne. Au contraire, dans les communes
médiévales, les institutions démocratiques créées par la bourgeoisie
n'ont fonctionné qu'à son avantage. Elles se restreignent à la
banlieue urbaine et restent complètement étrangères aux paysans du
plat-pays. Les gouvernements régis par elles présentent un caractère
aussi étroitement urbain que le gouvernement du patriciat. On n'y
surprend pas la moindre trace de cet esprit de prosélytisme niveleur,
indifférent aux groupes locaux comme aux classes juridiques, que le
spectacle des démocraties modernes nous a habitués à considérer comme
inhérent à tout régime populaire. Sans doute, il est arrivé que les
villes aient cherché à s'appuyer sur les campagnes, qu'elles aient
fomenté ou entretenu des révoltes parmi la population rurale. Mais
ce sont là des exceptions assez rares et qui n'ont point donné de
résultats durables. A tout prendre, ce n'est que par l'institution de
la «bourgeoisie foraine» que la politique municipale s'est infiltrée
dans une certaine mesure à l'extérieur des banlieues. Pour se recruter
des partisans au dehors, les villes ont permis, en effet, à un certain
nombre de «forains», artisans agricoles, fermiers, membres de la
petite noblesse, de s'inscrire sur leurs rôles et de participer à
leurs franchises. Ces concessions octroyaient à leurs bénéficiaires
l'avantage d'une sorte de droit d'exterritorialité en les plaçant sous
la juridiction directe des échevinages urbains; elles entravèrent
très notablement, surtout en Flandre et dans le pays de Liége, le
fonctionnement des seigneuries locales. Mais si nombreuses qu'elles
aient été par endroits, elles ne s'étendirent jamais qu'à une minorité
d'individus et elles ne modifièrent nulle part l'état général de la
condition des personnes. Bien loin de chercher à répandre largement
leur droit et leurs institutions parmi les gens des campagnes, les
villes s'en réservèrent plus jalousement le monopole à mesure que le
régime populaire s'affermit et se développa. Elles prétendirent même,
nous le verrons, imposer aux gens du plat-pays une domination très
lourde, les traiter en sujets et les forcer, au besoin par la violence,
à se sacrifier à leur avantage. Et il n'y a là rien d'étonnant. Entre
les campagnes et les villes, en effet, la divergence des intérêts, des
besoins et de la condition sociale rendait impossible la communauté
des sentiments et des efforts. Elles furent dès l'origine, et elles
restèrent durant des siècles, étrangères sinon hostiles les unes aux
autres. Plus riches, plus actives, plus entreprenantes et surtout mieux
organisées, celles-ci s'imposèrent en général à celles-là et ce n'est
que du jour où les progrès de la centralisation politique furent assez
avancés pour permettre à l'État de les soumettre également à sa volonté
que commença à s'atténuer un contraste dont il subsiste encore de nos
jours de nombreux vestiges.

Concluons donc que les démocraties urbaines du Moyen Age ne furent, en
somme, et ne purent être que des démocraties de privilégiés. Elles ne
connurent point, et ne purent connaître l'idéal d'une liberté et d'une
égalité accessibles à tous. Elles naquirent et se développèrent au sein
de groupes sociaux nettement différenciés du reste de la population, et
elles restèrent toujours la propriété exclusive de leurs auteurs.

Mais il faut aller plus loin et reconnaître que, même parmi les
bourgeois, on chercherait vainement à surprendre l'existence d'un
véritable sentiment démocratique. La collectivité urbaine, en effet,
se compose d'une agglomération de collectivités entre lesquelles
se répartissent tous les habitants. Chacun d'eux appartient à un
métier ou, s'il n'est point artisan, à une corporation renfermant
les individus vivant en dehors des professions industrielles. Ainsi
la population, suivant le genre de vie de ses membres, se divise en
une quantité de corps spéciaux. A la spécialisation du travail et des
professions répond une spécialisation analogue de la vie politique.
Suivant que l'on est forgeron, boulanger, maçon, tondeur, tisserand
ou foulon, on occupe une place différente dans l'organisme municipal.
Du jour où les métiers ont acquis des droits politiques, la commune
s'est trouvée fractionnée en collèges particuliers, ne poursuivant
chacun que ses intérêts propres et incapables de les subordonner aux
intérêts d'autrui. Il arrive naturellement que, sur bien des questions,
tous ces groupes se trouvent d'accord et tendent au même but. Mais
cette unanimité ne résulte pas de la conscience du bien général. C'est
toujours le bien particulier qui l'emporte. Le bourgeois, avant d'être
de sa ville, est de son métier, et son attitude n'est jamais douteuse
s'il lui faut opter entre l'avantage de l'une et celui de l'autre.

Dans de telles conditions, il n'y a pas de place pour le citoyen tel
que l'antiquité l'a connu. Les droits et les devoirs de l'individu
ne découlent point directement de la chose publique. Entre elle et
lui s'interpose le groupe de ses compagnons qui le saisit, l'absorbe
et lui impose le rôle qu'il doit remplir et qu'il remplira d'autant
plus volontiers qu'il se confond avec le métier même dont il vit. La
même divergence d'intérêts que l'on remarque entre les villes et les
campagnes se rencontre donc au sein des villes, quoique à un moindre
degré, et y rend impossible le développement de l'esprit démocratique
ou, si l'on veut, y impose à la démocratie un caractère bien différent
de celui qu'elle a revêtu dans l'antiquité et dans les temps modernes.

Ce n'est pas que la théorie du gouvernement démocratique ait été
inconnue au Moyen Age. Les philosophes l'y ont très nettement formulée,
à l'imitation des anciens. A Liége, au milieu des agitations civiles,
le bon chanoine Jean Hocsem examine gravement les mérites respectifs
de l'_aristocratia_, de l'_oligarchia_ et de la _democratia_, et
se prononce finalement pour cette dernière. On sait d'ailleurs à
suffisance que plus d'un scolastique a reconnu formellement la
souveraineté du peuple et son droit à disposer du pouvoir. Mais ces
théories n'eurent pas la moindre action sur les bourgeoisies. On
en peut bien surprendre l'influence, au XIVe siècle, dans certains
pamphlets politiques, dans quelques œuvres littéraires; il est tout à
fait certain en revanche que, tout au moins dans les Pays-Bas, elles
n'ont pas eu la moindre action sur le «commun». Exclusivement adonné
à la vie pratique, le peuple des villes demeura aussi étranger aux
spéculations de l'école, que le clergé l'était aux soucis du commerce
et de l'industrie. Avant le XVe siècle, aucun des démagogues ou des
politiciens qu'il produisit en si grand nombre ne nous apparaît comme
un homme instruit; beaucoup d'entre eux semblent même avoir été
complètement illettrés. Le mysticisme des Franciscains et des Lollards,
avec son exaltation de la pauvreté et sa condamnation de la richesse, a
contribué, dans une certaine mesure, à l'ardeur de leurs convictions.
Mais, à y regarder de près, on aperçoit que leur conduite s'explique
essentiellement par le conflit des intérêts, et qu'ils ne sont, en
somme, que les représentants d'une classe sociale dont les tendances
déterminent le programme. Tous, sans doute, ne sortent point des rangs
du bas peuple. On trouve parmi eux bon nombre de gens riches, des
patriciens, voire même des membres de la petite noblesse. Qu'il nous
suffise de rappeler ici que Henri de Dinant appartenait à l'une des
familles les plus influentes de Liége, et que Philippe Van Artevelde
sortait de la haute bourgeoisie gantoise. On ne peut douter que
l'ambition personnelle ou des rancunes privées n'aient souvent amené au
parti populaire des auxiliaires inattendus. Mais ils n'ont pu conserver
leur ascendant sur lui que dans la mesure où ils se sont identifiés
avec ses besoins et ses tendances.

L'action des individus sur le développement du mouvement démocratique
urbain a d'ailleurs été très faible, et il n'en pouvait être autrement.
Ce sont, en effet, des groupes d'hommes, ce ne sont point des hommes
isolés qui ont été les promoteurs du nouvel état de choses. La chute du
régime patricien fut l'œuvre des métiers, et il est sans doute inutile
de rappeler que le métier, avec la forte discipline qu'il impose à
ses membres, avec l'esprit corporatif qui l'anime, avec la solidarité
d'intérêts sur laquelle il repose, restreint, à un point qui n'a plus
jamais été atteint depuis lors, le rôle de la personnalité. Nous avons
eu l'occasion de constater plus haut[60] que l'histoire des origines
municipales ne nous présente point de législateurs. Il en est de même
pour celle de la révolution démocratique. Non seulement les sources
ne nous fournissent le nom d'aucun créateur d'institutions nouvelles,
mais ces institutions mêmes, par la parenté qu'elles accusent dans les
milieux analogues, révèlent qu'elles se sont formées spontanément, sous
l'action des mêmes besoins et des mêmes désirs. Partout, les artisans
souffrant des mêmes maux demandent les mêmes remèdes, et partout,
aussitôt qu'ils en ont la force, ils les appliquent de la même manière.

[Note 60: Voyez plus haut, p. 72.]

Remarquons, en effet, que le système établi dans les villes par le
régime populaire ne les a nulle part bouleversées de fond en comble.
Les démocraties du Moyen Age, comparées à celles de l'antiquité,
sont singulièrement conservatrices. A Athènes, tout le système des
magistratures, toute l'organisation judiciaire, financière et militaire
sont atteints dans leurs bases, aussitôt que le peuple arrive au
pouvoir. Rien de tel, au contraire, ni à Liége, ni à Bruges, ni à
Gand. Ici, l'administration urbaine reste aux mains de l'échevinage ou
du conseil et ne trahit aucune modification essentielle. L'organisme
municipal conserve tous ses anciens rouages. Il continue à fonctionner
comme il le faisait auparavant. Seule la force qui le met en mouvement
s'est transformée. Au lieu d'obéir à une oligarchie de riches, ce
sont désormais les métiers qui déterminent son action. L'esprit de la
politique a changé beaucoup plus que le système politique lui-même.
C'en a été assez d'ailleurs pour produire des résultats très importants.


II

L'ÉCONOMIE URBAINE SOUS LE RÉGIME DES MÉTIERS.

Examinons-les tout d'abord dans l'organisation économique. Quelques
mots suffiront à en faire comprendre la nature. Avant le triomphe
du régime démocratique, les métiers sont étroitement soumis à
l'échevinage; après lui, chacun d'eux arrive à l'autonomie, exerce,
en matière industrielle, la juridiction sur ses membres, intervient
dans la confection des règlements qui s'imposent à eux. Bref, les
corporations professionnelles jouissent désormais du droit de gérer
elles-mêmes leurs propres intérêts. C'était la première de leurs
revendications et celle dont découlaient toutes les autres. A vrai
dire, l'échevinage ne perd pas toute autorité sur elles. C'est
lui qui promulgue leurs statuts, et c'est lui encore qui, en cas
de conflit entre deux métiers, évoque la querelle à son tribunal.
Mais si importantes que soient restées ces prérogatives, elles n'en
laissent pas moins à chaque collège d'artisans, dans son existence
journalière, une indépendance complète. Les doyens, les jurés, les
_vinders_ des métiers, au lieu d'être imposés par le magistrat, sont
maintenant librement désignés par les confrères, et leur surveillance
volontairement acceptée n'en est que plus efficace.

Elle est en même temps bien plus active et bien plus méticuleuse.
Désormais libre d'entraves, l'esprit corporatif se manifeste dans
toute sa plénitude et va jusqu'à ses dernières conséquences. Maîtresse
de s'administrer à sa guise, la petite bourgeoisie s'abandonne sans
réserve à ce protectionnisme qui est la garantie de son maintien.
Constamment, on la voit resserrer les mailles de la réglementation
industrielle, entourer de barrières plus hautes et plus solides le
domaine réservé à chaque profession, veiller avec plus de soin à bannir
toute concurrence du marché local. Le grand commerce, dont vivent les
patriciens, lui inspire une défiance insurmontable. Elle s'ingénie à
échapper à ses atteintes. Ses tendances anticapitalistes se donnent
libre carrière. Manifestement son but est de réserver à ses membres
le monopole de toutes les industries. Aussi cherche-t-elle à écarter
de la ville les étrangers ou du moins à les soumettre à un contrôle
si sévère que leur intervention ne puisse être dangereuse. C'est
depuis les débuts de l'époque démocratique que nous apparaissent
dans leur entier développement les caractères propres de l'économie
urbaine. Non seulement les statuts industriels ne cessent dès lors de
se multiplier, mais la législation impose aux halles, aux courtiers, à
tous les organismes du trafic en grand, des prescriptions de plus en
plus minutieuses et empreintes d'une hostilité craintive. On s'ingénie
à trouver un système qui permette à la population urbaine de vendre le
plus possible aux étrangers tout en réduisant au minimum les achats
qu'elle leur fait.

C'est surtout en matière d'organisation du travail que se décèlent
le plus nettement les tendances protectionnistes du nouveau régime.
Dès qu'il a fait passer aux mains des artisans eux-mêmes la police
des métiers, ceux-ci s'empressent d'exploiter la situation au profit
exclusif de leurs membres. Si l'échevinage ne parvenait à leur
imposer quelque modération et si, par la force des choses, l'intérêt
du consommateur ne s'opposait à l'intérêt du producteur, ils ne
tarderaient pas à faire de leur monopole une véritable exploitation
du public. Le bien commun de la ville n'est plus et ne peut plus être
le mobile de leur conduite. Chaque corporation professionnelle se
considère comme un corps indépendant, propriétaire privilégié d'une
branche d'industrie. C'est vraiment en propriétaire qu'elle agit. Comme
un propriétaire, en effet, elle considère le métier comme un bien de
famille passant naturellement du père au fils. Elle réduit, en faveur
des fils des «maîtres», le temps de l'apprentissage, tandis qu'elle
rend celui-ci de plus en plus long et de plus en plus coûteux pour
les nouveaux venus. Pareillement, elle ne s'ouvre qu'avec peine au
«compagnon» venu du dehors. Elle exige de lui, avant de l'admettre à
l'exercice de la profession, un certificat en règle de bonne conduite,
vie et mœurs, et l'attestation qu'il a satisfait, dans une «bonne
ville», aux règlements sur l'apprentissage. Encore ne l'accepte-t-elle
que si ses propres membres jouissent dans cette ville d'une entière
réciprocité. Il arrive même qu'elle ne se montre pas aussi généreuse et
qu'elle impose, comme une condition préliminaire du droit au travail,
l'acquisition de la bourgeoisie. Plus on avance, et plus on la voit
prodiguer les mesures restrictives. Il en est, en somme, de chaque
métier comme il en avait été antérieurement du patriciat. Les avantages
dont il jouit le portent invinciblement à ne les réserver qu'à ses
ayants droit, à se confiner dans le privilège et à ne s'inspirer que de
la maxime _beati possidentes_.

Mais l'égoïsme dont il fait preuve à l'égard des gens du dehors a
sa contre-partie dans la sollicitude qu'il témoigne à ses membres.
Il n'épargne rien pour assurer et pour améliorer leur condition. Il
organise des institutions d'assistance et de secours mutuels. Si ses
ressources le lui permettent, il fonde un hospice pour les vieillards
et bâtit une chapelle ou en acquiert une dans quelque église. Au décès
d'un confrère, il assiste en corps à ses funérailles et subvient à
l'existence de la veuve et des orphelins. L'esprit de solidarité
et de charité chrétienne qui l'anime donne un spectacle vraiment
admirable. Dans le cercle étroit de la profession où il est confiné,
il peut maintenir et maintient la fraternité et l'égalité de tous. Il
ne permet pas à un maître d'agir au détriment des autres maîtres, de
leur enlever leurs clients, d'augmenter, à leur préjudice, le nombre
de ses compagnons ou de ses apprentis. L'intérêt du groupe constitue
d'ailleurs une barrière assez forte pour contenir la poussée de
l'intérêt privé et de l'ambition personnelle. Bien rares sont ceux qui
cherchent à échapper à la règle commune et ne se contentent point d'une
condition où ils trouvent une existence assurée et honorable. Malgré la
différence de leurs rangs, les maîtres, les compagnons et les apprentis
s'unissent dans un même sentiment de solidarité et de concorde. Car,
si les maîtres jouissent d'importantes prérogatives, leur genre de vie
les rapproche des compagnons dont ils partagent les travaux et qu'ils
ont jadis, au temps de l'apprentissage, logés sous leur toit, nourris à
leur table et traités comme leurs enfants.

Il n'en faut pas dire davantage pour montrer que les métiers, tels
qu'ils se sont organisés au XIVe siècle, sont arrivés à un état
d'équilibre parfait. Désormais, ils ne se développeront plus,
ni quant au nombre de leurs membres, ni quant à leurs aptitudes
professionnelles. Vers 1350, ils ont atteint à leur apogée. Jamais
la situation des artisans n'a été plus favorable qu'à cette époque.
Mais les avantages mêmes qu'elle présente les attachent désormais au
conservatisme et les pousseront à la longue dans la routine. Ils ne
consentent plus à partager le bien-être dont ils jouissent. Leurs rangs
ne s'ouvrent plus aux nouveaux venus et, nous avons eu l'occasion de le
constater déjà, l'époque de leur épanouissement est celle aussi où la
population des villes devient stationnaire.

Il est évident que le particularisme croissant des métiers devait
renforcer encore le particularisme municipal. Né des conditions
mêmes de la vie urbaine et si prononcé déjà sous le gouvernement
des patriciens, il devint encore bien plus puissant du jour où la
bourgeoisie entière, participant au pouvoir, se mit à travailler
de commun accord à l'affermir. L'aristocratie bourgeoise s'était
surtout préoccupée des intérêts du grand trafic. Désormais, ce sont
des considérations de commerce local qui l'emportent, comme il est
naturel dans une situation où l'hégémonie a passé des mains des
marchands en gros aux mains des artisans. On s'efforce tout d'abord
de dilater autant qu'on le peut le rayon de la clientèle ordinaire
de la ville. Chaque grande commune s'impose en maîtresse à toute une
portion du plat-pays, prétend soumettre à son hégémonie la châtellenie
ou le «quartier» qui l'entoure. Elle dicte la loi, non seulement aux
villages, mais aux petites villes de ses environs. Elle arrache au
prince ou elle impose par la force la défense d'exercer certaines
professions dans le territoire qu'elle s'est réservé. Autour de
Gand, autour de Bruges, autour d'Ypres, il est interdit, depuis le
commencement du XIVe siècle, de pratiquer l'industrie drapière et,
à la moindre transgression de ce privilège, les métiers sortent en
armes et vont impitoyablement briser les «ostilles» à tisser, les
cuves à foulons et les rames à tendre le drap. A l'Écluse, toutes
les corporations industrielles sont placées sous la surveillance de
Bruges. L'intervention des Gantois est continuelle dans les affaires
de Grammont, d'Audenarde et de Termonde. Poperinghe vit sous la
tutelle d'Ypres. Le droit du plus fort s'impose sans ménagement, et,
dès qu'il a duré pendant quelque temps, il se transforme en coutume.
La commune qui en jouit le décore du nom de «franchise» ou de «bon
usage»; il devient sacré à ses yeux, et elle arrive souvent à obtenir
sa consécration officielle. Les grandes villes augmentent sans cesse
le nombre et la portée de leurs privilèges; elles s'écartent de plus
en plus du droit commun. Elles agissent dans le domaine des intérêts
généraux de la bourgeoisie comme les métiers dans le domaine restreint
de leurs intérêts professionnels. Chacune d'elles tend à acquérir le
plus grand nombre possible de monopoles. De là, l'apparition de ces
privilèges d'étape assurant à tant de localités le marché exclusif
d'un genre de denrées ou même parfois de tous les biens transportés
dans une région déterminée. En Flandre, Bruges devient l'entrepôt des
marchandises entrant dans le Zwyn et l'étape générale des laines. Gand
se met en possession de l'étape des grains. En Brabant, Malines reçoit
celle du sel et du poisson. En Hollande, Dordrecht obtient celle de
tout le transit fluvial.

Il était inévitable que de tels avantages, favorisant une ville au
détriment de toutes les autres, devinssent bientôt une cause permanente
de conflits. Pendant le régime patricien, la classe dominante,
également intéressée dans chaque ville au maintien de la circulation
générale et du commerce au long cours, n'avait songé nulle part à les
confisquer à son profit. Des organisations telles que la Hanse de
Londres ou la Hanse des dix-sept villes nous montrent qu'elle avait
cherché dans la coopération interurbaine le moyen de faire participer
toutes les gildes locales aux avantages du trafic. Maintenant, au
contraire, l'esprit protectionniste des métiers s'impose à la politique
municipale. Elle ne voit plus de salut que dans le privilège, dans la
restriction de la liberté d'autrui, et son exclusivisme la condamne à
s'agiter dans une lutte perpétuelle contre les exclusivismes qu'elle
heurte. Entre Gand et Bruges, depuis le milieu du XIVe siècle,
l'hostilité va toujours croissant. La question de l'étape, à la même
époque, met aux prises Malines et Anvers. Dans le pays de Liége,
Dinant s'acharne à la ruine de Bouvignes, sa voisine et sa rivale
industrielle. L'action en commun, dont les villes du XIIIe siècle ont
donné tant d'exemples, ne se rencontre plus à partir de l'époque des
constitutions démocratiques. S'il arrive encore que plusieurs communes
associent leurs forces, c'est que l'une d'elles a imposé son hégémonie
aux autres et les entraîne à la remorque. On peut le constater
nettement en Flandre, où Bruges d'abord, puis Gand ensuite ont soumis
plus d'une fois tout le pays à leur prépondérance et l'ont obligé, bon
gré mal gré, à les suivre. Bref, si le régime populaire a donné partout
aux villes des institutions analogues et des tendances de même nature,
il les a mises en même temps dans l'incapacité d'unir leurs efforts,
en isolant chacune d'elles dans le cercle étroit de ses intérêts
particuliers.

Si développées qu'elles aient été d'ailleurs, les institutions
démocratiques, il importe de le répéter, n'ont touché que très rarement
le but auquel elles tendaient. C'est là seulement où la population
active presque tout entière appartenait, comme à Liége, à la petite
bourgeoisie, que le nouvel état de choses a pu se réaliser avec toutes
ses conséquences. Mais, dans les grands centres de la Flandre et du
Brabant, il n'est point arrivé à s'imposer entièrement à l'organisation
économique. Son esprit d'exclusivisme n'aurait pu y triompher sans
ruiner la grande industrie. Il a bien réussi à y imprégner les petits
métiers et à marquer profondément de son empreinte le commerce local:
le grand commerce est resté en dehors de ses atteintes.

Sans doute, il en a considérablement restreint la liberté. Ses
tendances anticapitalistes n'ont plus permis la création rapide de
ces grandes fortunes qui se sont accumulées durant le XIIIe siècle.
L'exploitation éhontée des ouvriers a cessé; le salaire a été réglé
d'une façon plus équitable, et le travailleur, soustrait à la
domination des grands marchands, a trouvé dans la corporation une
garantie précieuse contre les abus du _truck-system_, les fraudes
et les violences dont il était jadis la victime. Il n'en reste pas
moins vrai pourtant que les industries d'exportation, la draperie
en Flandre, la batterie à Dinant, ont continué à vivre de leur vie
propre. Leur nature même leur a réservé une situation particulière et
pour ainsi dire hors cadre. L'entrepreneur capitaliste est toujours
demeuré chez elles superposé au travailleur, et celui-ci n'a pu
sortir de sa condition de salarié. Il est bien arrivé que quelques
maîtres tisserands ou foulons, favorisés par les circonstances, aient
atteint une aisance relative. Il semble même que, parmi les branches
accessoires de la draperie, chez les tondeurs, les apprêteurs, et
surtout chez les teinturiers, la plupart des chefs d'ateliers aient
joui d'une situation généralement favorable. Et il faut reconnaître
enfin que la suppression des privilèges des gildes et des hanses a
permis à bon nombre de ces favorisés de prendre part au grand commerce.
Il est certain pourtant que la masse des salariés a continué de vivre
après comme avant la révolution démocratique, dans une situation très
voisine de celle de nos prolétaires modernes. Après comme avant elle,
la plupart des tisserands et des foulons n'ont pu atteindre à l'idéal
qu'ils voyaient réalisé dans les autres métiers. L'intervention du
capital, si amoindrie qu'elle ait pu être, n'a pas cessé de s'imposer
à eux. Pour qu'elle disparût, il eût fallu que la draperie, renonçant
à l'exportation qui faisait sa force, se contentât du marché local.
Alors, mais alors seulement, le tisserand eût pu devenir à son tour
un véritable artisan médiéval, vendant au détail dans sa boutique les
pièces d'étoffes fabriquées par lui. Il vint un jour d'ailleurs où
cette transformation s'accomplit. Mais ce jour-là, la grande industrie
flamande était morte et, de son activité passée, il ne restait plus que
le souvenir.


III

L'ORGANISATION POLITIQUE.

Ce que nous venons de dire de l'organisation économique des villes
sous le régime populaire était indispensable pour bien comprendre
leur organisation politique. Malgré d'innombrables différences de
détail, celle-ci se présente partout avec les mêmes caractères
généraux. En principe, elle en revient au gouvernement direct qui
avait été, à l'origine, pratiqué dans les communes naissantes. Mais
le fonctionnement en affecte une forme nouvelle, imposée par la
répartition des habitants en une foule de corporations distinctes.
Personne n'intervient dans l'administration urbaine en qualité de
simple bourgeois. Pour participer à celle-ci, il faut faire partie
d'un groupement légal. La vie politique, comme la vie économique
n'appartiennent qu'aux collectivités: elles ne sont accessibles ni
l'une ni l'autre à l'individu isolé. Le _jus civitatis_ ne sortit
ses effets que par l'inscription du citoyen dans un métier ou dans un
collège officiellement reconnu.

Dans les villes où la constitution économique est très simple, à Liége
par exemple, tous les métiers possèdent une influence égale. Mais,
la plupart du temps, la différence trop grande de leurs forces ou de
leurs intérêts a pour résultat la constitution de «membres» (_leden_)
comprenant chacun un ou plusieurs groupements professionnels. A Bruges,
au milieu du XIVe siècle, la commune renferme neuf membres: 1º la
_poorterie_, c'est-à-dire les bourgeois vivant de leurs rentes ou du
grand commerce; 2º les métiers de la draperie: tisserands, foulons,
tondeurs et teinturiers; 3º les bouchers et les poissonniers; 4º les
dix-sept _neeringen_ (groupe de dix-sept corporations secondaires); 5º
le _hamere_ (marteau) ou métiers travaillant le métal; 6º le _ledre_
(cuir) ou métiers travaillant le cuir; 7º le _naelde_ (aiguille) ou
métiers travaillant à l'aiguille; 8º les boulangers; 9º les courtiers
avec quelques autres petits métiers. Il est visible que la similitude
des professions a été prise comme principe de classement, quoique l'on
se soit vu forcé dans bien des cas, pour maintenir l'équilibre entre
les groupes, d'y faire entrer pêle-mêle des spécialités industrielles
fort hétérogènes. On retrouve un système analogue dans la plupart des
villes brabançonnes. A Bruxelles, où il apparaît sous sa forme la
plus complète, la bourgeoisie se compose du patriciat, partagé en sept
lignages, et de neuf «nations» entre lesquelles se divise l'ensemble
des métiers. Gand et Ypres, où la draperie jouit d'une prépondérance
écrasante, lui font une situation en rapport avec son importance. La
commune, dans la seconde de ces villes, présente quatre corps: 1º la
_poorterie_, à laquelle sont adjoints les bouchers, les poissonniers,
les teinturiers et les tondeurs; 2º le _weifambocht_ ou les tisserands;
3º la _vullerie_ ou les foulons, et 4º les _gemeene neeringen_ ou
communs métiers, renfermant tous les autres collèges d'artisans. Gand
nous offre un spectacle analogue. Là aussi, à côté du membre de la
_poorterie_ existent celui des tisserands, celui des foulons et celui
des petits métiers, au nombre de cinquante-neuf tout d'abord, puis plus
tard de cinquante-trois.

Cette organisation n'a d'ailleurs rien de particulier aux villes des
Pays-Bas. Elle répondait si naturellement à un régime dans lequel les
métiers disposaient du pouvoir municipal, qu'on la retrouve avec tous
ses caractères essentiels dans un grand nombre de villes d'Italie
et d'Allemagne. Nos connaissances ne nous permettent pas de savoir
s'il faut la considérer, en Flandre et en Brabant, comme une simple
adaptation au milieu urbain, ou si la loi de l'imitation se manifestant
ici, on doit y reconnaître, dans quelque mesure, l'influence de
l'étranger. Il ne pourrait être question, en tout cas, de songer à
l'Allemagne. La révolution démocratique s'est manifestée, dans ce
pays, plus tard que dans les provinces belges, et nous savons même que
Cologne, par exemple, après son soulèvement de 1396, avait adopté la
constitution de Liége. Mais il ne serait pas impossible que l'Italie,
et particulièrement Florence, eût inspiré, dans quelque mesure,
le système que nous venons de décrire. Les relations économiques
étaient trop intenses entre la Toscane et les Pays-Bas pour que les
institutions de celle-là soient restées complètement inconnues dans
ceux-ci, et il n'est donc pas téméraire de croire qu'elles peuvent,
jusqu'à un certain point, leur avoir servi de modèle.

Quoi qu'il en soit, l'organisation des «membres» de la bourgeoisie
révèle clairement son but. Elle se propose d'établir, entre les divers
groupes sociaux de la commune, un équilibre stable. Sauf à Liége, où
le patriciat amoindri disparaît comme corporation distincte, elle lui
accorde partout sa part d'intervention à côté des artisans. Quant à
ceux-ci, leur rôle est mesuré suivant leur importance et la nature de
leur industrie. On a donc eu raison de voir, dans les constitutions
démocratiques du XIVe siècle, un essai fort curieux de représentation
des intérêts. Elles ne s'abandonnent pas, comme les démocraties
modernes, à la force aveugle du nombre. Elles s'efforcent, si l'on peut
ainsi dire, de doser les suffrages et d'adapter, le plus exactement
possible, l'organisation politique à l'organisation sociale. C'est
là seulement où, comme à Liége, les différences sont peu sensibles
entre les forces des groupes en présence, qu'elle leur reconnaît des
droits égaux. Partout ailleurs, en pays wallon comme en pays flamand,
le degré de l'ascendant économique d'un groupe détermine le degré de
sa participation au pouvoir. A Dinant, dont la batterie jouit d'une
importance analogue à celle qui appartient en Flandre à la draperie,
la constitution urbaine rappelle d'une manière frappante le système
en vigueur à Gand ou à Ypres. La population est scindée en trois
«membres»: les «bourgeois d'emmy la ville», les batteurs et les bons
métiers.

Si la création des «membres» accorde nécessairement aux divers métiers
une puissance politique différente, elle reconnaît en revanche à chaque
«membre» la même part d'intervention dans le gouvernement municipal.
Des précautions minutieuses sont prises pour qu'aucun groupe ne
puisse se plaindre d'être sacrifié aux autres. Les offices communaux
sont soigneusement partagés entre eux et des règles s'établissent
qui réservent tour à tour à leurs représentants un certain nombre de
sièges dans le magistrat. Mais cet équilibre, bien difficile à établir
à la satisfaction de tous, est encore plus malaisé à conserver. Chaque
catégorie de bourgeois cherche à tirer à soi le plus d'avantages
possible. La représentation des intérêts n'est qu'un moyen d'apaiser
les conflits; mais elle ne parvient pas à y mettre fin. Pendant le
XIVe siècle, nous voyons les constitutions urbaines soumises à une
fluctuation perpétuelle. On les remanie sans cesse, on ajoute ou on
supprime des «membres», on modifie le classement des métiers et l'on
n'arrive jamais à satisfaire tout le monde. L'histoire de Gand, à cet
égard, la plus vivante et la plus puissante des villes des Pays-Bas,
est particulièrement instructive.

Au lendemain de la bataille de Courtrai, le commun, exalté par son
triomphe, prétendit extirper à fond l'odieux patriciat. Comme à Liége,
les métiers seuls jouirent des droits politiques. Les ouvriers de la
draperie, qui avaient si largement contribué à l'établissement du
nouvel ordre de choses, ne manquèrent pas de s'y réserver la part du
lion. Des trois «membres» entre lesquels fut divisée la bourgeoisie,
l'un fut attribué aux tisserands, l'autre aux foulons et le troisième
comprit l'ensemble des autres métiers. La réaction oligarchique de 1319
mit fin à cette organisation. Mais, à la suite de la crise économique
provoquée en 1337 par l'interruption de l'exportation des laines
anglaises, les salariés de la grande industrie se soulevèrent et
rétablirent le régime aboli.

Il ne put se maintenir, toutefois, qu'un instant. Beaucoup plus
nombreux que les foulons, les tisserands prétendent bientôt les
soumettre à leur influence. Le 2 mai 1345, les deux partis entament une
lutte décisive, et les foulons, écrasés par leurs adversaires, cessent
de former un «membre» de la ville. Quatre ans plus tard, c'est au tour
des tisserands de connaître la défaite. Exaspérés par la domination
qu'ils font peser sur la commune, les petits métiers s'unissent aux
foulons et, le 13 janvier 1349, un nouveau combat amène un nouveau
changement de régime. Le «membre» des tisserands est supprimé et
la place laissée vide par lui est occupée par la haute bourgeoisie
(_poorterie_) qui coopère désormais à l'administration urbaine avec
les foulons et les petits métiers. Une insurrection des indomptables
tisserands, en 1359, la précipite du pouvoir et le rend à ceux-ci. Ils
en profitent aussitôt pour abattre les foulons qui, en 1360, après une
lutte terrible sur le marché du Vendredi, doivent renoncer, et cette
fois pour toujours, à la situation qu'ils avaient occupée jusque-là et
que ne justifiaient d'ailleurs ni leur nombre, ni l'importance de leur
profession.

Leur chute amena la reconstitution du «membre» de la _poorterie_. On
s'était convaincu sans doute qu'il était impossible, dans une ville
essentiellement industrielle, de priver de toute influence politique
les marchands et les patrons, sans nuire gravement à la prospérité
générale et surtout sans les animer d'une hostilité constante à l'égard
des institutions établies. Désormais, le type constitutionnel gantois
ne varia plus. Les _poorters_, les tisserands et les petits métiers
collaborèrent d'une manière permanente, avec l'échevinage, au maniement
des affaires. Toutefois, l'influence des premiers le céda de beaucoup
à celle des autres. La _collace_, ou large conseil de la ville, se
composa des cinquante-trois doyens des petits métiers, des vingt-trois
jurés des tisserands et seulement d'une dizaine de patriciens. De plus,
depuis 1368 (?) un arrangement intervint entre les trois membres,
par lequel «veu que chascun des deux membres des mestiers a sans
comparaison beaucoup plus de peuple que le membre de la bourgeoisie
et, en toutes charges survenues à la ville a soustenu la plus grant
charge[61]», dix sièges dans chacun des deux bans de l'échevinage
furent attribués aux tisserands et aux petits métiers, à raison de
cinq pour chaque partie, tandis que les bourgeois furent réduits à la
portion congrue et n'en obtinrent que six.

[Note 61: Voyez V. FRIS. _Les origines de la réforme
constitutionnelle de Gand de 1360-1369._ (Gand 1907).]

Tel demeura jusqu'à la bataille de Gavere, en 1453, le type officiel
de l'organisation municipale gantoise. Mais il s'en faut de beaucoup
qu'il ait été observé avec exactitude. En fait, il y fut presque
constamment dérogé. Non seulement le grand doyen des métiers et le
doyen des tisserands s'emparèrent d'une autorité incompatible avec le
fonctionnement normal de la représentation proportionnelle des intérêts
que l'on avait cherché à réaliser, mais les tisserands ne laissèrent
passer aucune occasion de s'imposer au reste de la bourgeoisie. La
commune fut périodiquement troublée par leurs coups de force et ce
n'est que la décadence progressive de la draperie qui, diminuant peu à
peu leur ascendant, à partir de la fin du XIVe siècle, les amena enfin
à accepter le partage du pouvoir avec les autres «membres».

La situation que nous venons d'exposer pour Gand se retrouve, quoique
sous une forme moins frappante, dans presque toutes les grandes
villes. Même en temps de calme, d'ailleurs, le fonctionnement régulier
des institutions populaires soulevait toutes sortes de différends.
Le magistrat, recruté parmi les métiers, n'a pas le pouvoir de les
contraindre à respecter ses décisions, si elles leur déplaisent. A
tout propos, il faut recourir à l'assemblée générale de la commune
et l'appeler à trancher les conflits. Mais aussitôt de nouveaux
inconvénients se présentent. Chaque «membre», votant à part, prétend
forcer les autres à se ranger à son avis. Ce n'est que dans les rares
occasions où tous se rallient spontanément à la même manière de voir
qu'une sentence a chance d'être acceptée. L'unanimité manque-t-elle,
la minorité refuse de s'incliner devant la majorité. Chacun persiste
inébranlablement dans son «recès». A chaque instant, on court aux
armes; les métiers se rassemblent sous leur bannière et s'affrontent
en ennemis. Ainsi, on se trouve trop souvent en face de l'alternative
ou de ne pas résoudre les questions pendantes ou de ne les résoudre
que par un combat sanglant. Les luttes fratricides, qui donnent un
caractère si tragique à l'histoire des grandes communes, sont un mal
inhérent à leur régime politique et dont la gravité a toujours été chez
elles en rapport direct avec le degré d'autonomie qu'elles ont attribué
à leurs «membres».

On ne peut donc s'étonner du caractère turbulent des grandes villes
sous le régime démocratique. En exaltant à l'extrême l'autonomie des
métiers, jadis courbés sous le patriciat, ce régime les a en même temps
rendus incapables d'entente et de concorde. Chacun d'eux n'a jamais pu
s'affranchir de ses intérêts de groupe. Il a apporté à les défendre
un héroïsme étonnant, mais il a été incapable de les concilier avec
les intérêts d'autrui. Les artisans ont confondu, et ils ne pouvaient
pas ne pas confondre, la liberté avec le privilège. L'esprit de corps
l'a emporté chez eux sur l'esprit politique. Et il faut reconnaître
enfin que bien rares ont été les villes où le gouvernement populaire a
tenu la balance égale entre les métiers. Presque toujours, les groupes
les plus puissants ont abusé de leur force et dicté la loi aux plus
faibles.




CHAPITRE VIII

Les démocraties urbaines et l'État.

 1. Rapports des villes et des princes avant l'époque
 bourguignonne.--II. Le conflit de la politique municipale et de la
 politique monarchique au XVe siècle.


I

RAPPORTS DES VILLES ET DES PRINCES AVANT L'ÉPOQUE BOURGUIGNONNE.

Dans tous les pays de l'Europe occidentale, les gouvernements
municipaux du Moyen Age sont animés d'un sentiment républicain plus ou
moins prononcé. Il n'en pouvait être autrement. Car le particularisme
économique des bourgeoisies aussi bien que leur constitution
sociale les poussaient nécessairement à conquérir une autonomie
complète, à gérer leurs affaires comme elles l'entendaient, bref à
se transformer chacune en un État dans l'État. Déjà très marquées à
l'époque patricienne, ces tendances s'accusèrent davantage encore
sous les administrations démocratiques, qui continuèrent à cet égard
la tradition du régime déchu. En France et en Angleterre, le pouvoir
royal fut assez puissant pour s'opposer tout d'abord aux tentatives
urbaines, puis pour en triompher. En Italie et en Allemagne, sa
faiblesse le condamna au contraire à capituler devant elles, et une
riche floraison de villes libres s'épanouit bientôt des deux côtés des
Alpes. Quant aux Pays-Bas, ils présentent une situation intermédiaire.
Si leurs grandes communes atteignirent à une très large indépendance,
elles ne parvinrent pas, malgré tous leurs efforts, à s'arracher à
l'autorité de leurs princes. Elles ne devinrent pas des États dans
l'État; elles restèrent engagées dans les principautés territoriales
dont elles voulaient s'échapper, et, si elles en furent les membres
les plus vigoureux, si elles y conquirent la première place et une
importance prépondérante, si leur autonomie et leur liberté d'allures
contrastent énergiquement avec la subordination toujours croissante
des villes anglaises et françaises à l'égard de la couronne, elles
n'allèrent point au delà. Elles diffèrent tout à la fois des _freie
Reichstädte_ de l'Empire ou des républiques municipales de la Toscane
et des communes de France étroitement surveillées par les prévôts et
les baillis du roi.

Leur puissance et leur richesse expliquent facilement qu'elles n'aient
point partagé le sort de celles-ci. Mais comment n'ont-elles pas suffi
à leur procurer le rang de celles-là? Pourquoi Liége, par exemple,
qui était très loin de le céder pour le nombre des habitants et pour
les ressources aux cités épiscopales de l'Allemagne, n'atteignit-elle
point à cette «immédiateté» qui échut en partage à un si grand nombre
d'entre elles? Comment surtout Gand et Bruges, qui ne craignirent
point d'affronter le roi de France et réussirent à lui tenir tête au
commencement du XIVe siècle, ne purent-elles secouer la suprématie du
comte de Flandre?

Il n'est pas difficile de répondre à la question.

Une république municipale, en effet, si elle possède l'indépendance
à l'égard de son prince, ne jouit pas pour cela d'une indépendance
absolue. Elle n'échappe au pouvoir de son comte ou de son évêque qu'en
se plaçant sous le pouvoir direct du suzerain supérieur. La ville
allemande n'est libre qu'en ce sens qu'elle a remplacé l'autorité
voisine et par là très active de son seigneur, par l'autorité lointaine
et par là très faible de l'empereur. Mais au XIVe siècle, l'empereur
est devenu un étranger pour les Pays-Bas. Sa suzeraineté sur les
contrées de la rive droite de l'Escaut n'est plus qu'une suzeraineté
nominale. Ni en Hollande, ni en Brabant, ni en Hainaut, ni dans la
principauté de Liége, personne ne songe plus à faire appel à son
intervention. La conduite des villes liégeoises au plus fort de leurs
luttes avec Adolphe de la Marck le prouve d'une manière frappante. Au
lieu de citer celui-ci devant Louis de Bavière, qui ne laisserait pas
échapper l'occasion de se prononcer pour elles et, à défaut de secours
effectifs, leur octroierait au moins des diplômes qu'elles pourraient
invoquer pour justifier leur conduite, c'est au pape qu'elles adressent
des plaintes stériles. La seule autorité capable de leur fournir un
titre à opposer aux prétentions de l'évêque, elles la négligent; la
seule chance qu'elles aient de pouvoir s'élever au rang de villes
libres, elles ne songent pas à l'utiliser. C'est que manifestement, le
sentiment de leur appartenance à l'Empire a disparu et que leur vie
politique s'absorbe désormais tout entière dans les limites étroites de
la principauté.

Au lieu d'une suzeraineté nominale comme celle de l'empereur, c'est une
suzeraineté réelle et très active que le roi de France exerça sur la
Flandre. Les villes, en conflit avec Gui de Dampierre, ne manquèrent
par de la mettre à profit. Nous avons vu comment, pour s'assurer une
sauvegarde contre le comte, elles se placèrent sous la protection de
la couronne[62]. Pendant un instant, elles ne relevèrent que de la
juridiction royale et jouirent d'une situation analogue à celle des
villes libres d'Allemagne. Mais la révolution démocratique de 1302
qui renversa les patriciens _Leliaerts_ rompit aussi les liens qui
venaient de se nouer entre le Capétien et les communes, et ils ne
furent jamais rétablis dans la suite. Après la paix définitive entre
la Flandre et la France, en effet, les rois cessèrent de rechercher
l'alliance des villes. Leur politique s'efforce désormais de se
concilier le comte et, pour l'attacher à leur cause, ils lui viennent
en aide contre les insurrections municipales. C'est grâce aux armées
françaises que Louis de Nevers en 1328 et Louis de Mâle en 1380 ont pu
triompher des deux plus formidables révoltes urbaines que mentionne
l'histoire des Pays-Bas. Ainsi la faiblesse du suzerain dans le pays
de Liége, sa puissance dans le comté de Flandre aboutirent en somme
aux mêmes résultats. L'une et l'autre tournèrent en définitive au
profit des princes. L'empereur en n'agissant pas pour les villes, le
roi en agissant contre elles après les avoir soutenues un instant,
les empêchèrent d'arriver à l'indépendance politique à laquelle
elles tendaient. Malgré l'héroïsme qu'elles déployèrent, les princes
l'emportèrent finalement sur elles.

[Note 62: Voyez plus haut, p. 180.]

Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que l'exclusivisme municipal non
seulement ne permit pas aux villes d'unir leurs efforts, mais souleva
contre elles la résistance de tous les intérêts qu'il menaçait.
La noblesse et le clergé s'allièrent au prince pour résister aux
empiètements des bourgeoisies. La cause des villes n'était au fond
que la cause d'un groupe de privilégiés dont la victoire eût amené la
suprématie écrasante et eût lésé tout le monde en dehors de lui. Le
particularisme urbain vint se heurter à d'autres particularismes. Il
fut impuissant à briser le cadre de l'État territorial et bon gré mal
gré contraint de se contenter d'y remplir une place.

Mais cette place, il réussit du moins à la mettre au premier rang. Si,
d'après la hiérarchie sociale, le tiers état cède le pas au clergé et
à la noblesse, en fait, dans toutes les principautés des Pays-Bas, il
les éclipse l'une et l'autre par l'ascendant qu'il exerce. En Flandre,
en Brabant, en Hollande, dans le pays de Liége, son influence aux
«parlements» aux «journées d'État» l'emporte infiniment sur celle des
deux autres ordres. Les privilèges généraux octroyés aux divers pays
réservent aux villes une situation prépondérante. En Brabant, la charte
de Cortenberg (1312) institue un conseil de gouvernement où, à côté
de quatre chevaliers, siègent dix représentants des villes. Dans le
pays de Liége, le tribunal des XXII, organisé en 1373 pour surveiller
tous les fonctionnaires épiscopaux, comprend quatre chanoines, quatre
nobles et quatorze bourgeois. En Flandre, l'élément urbain domine
davantage encore dans la constitution du comté. Les trois grandes
villes, Gand, Bruges et Ypres s'arrogent le droit de représenter tout
le pays et, sous le nom de «trois membres de Flandre» usurpent à leur
profit, depuis le milieu du XIVe siècle, les attributions qui ailleurs
appartiennent aux États.

A vrai dire, et si étrange que cela puisse paraître à première vue,
c'est justement l'accroissement du pouvoir princier qui a amené les
villes à participer au gouvernement territorial. Du jour, en effet,
où les revenus domaniaux ne suffirent plus à subvenir aux dépenses
nécessitées par leur politique et leur administration, les princes se
virent obligés de demander à leurs sujets un supplément de ressources.
Plus riches que le clergé et la noblesse, les villes payèrent aussi
bien plus largement, mais elles exigèrent, en retour de leurs services,
des concessions qu'il fut impossible de leur refuser. Néanmoins, en
venant en aide à leurs comtes ou à leurs évêques elles fortifiaient en
somme un pouvoir incompatible avec l'autonomie municipale. Car, depuis
la fin du XIIIe siècle, les princes tendent visiblement à augmenter
sans cesse leurs prérogatives et à concentrer dans leurs mains la plus
grande somme possible d'autorité. Les légistes dont ils s'entourent,
à l'exemple de Philippe le Bel, ne conçoivent le gouvernement que
sous la forme de l'absolutisme et les amènent bientôt à calquer leur
conduite sur celle des rois de France. En Hainaut, Albert de Bavière
cherche, en 1364, à introduire la gabelle, et, sous son successeur,
le jurisconsulte Philippe de Leyde compose un manuel politique où
s'énonce sans réserves la théorie de la souveraineté absolue. En
Flandre surtout, de nouvelles institutions apparaissent par lesquelles
s'affirment la centralisation croissante de l'administration et
l'extension continuelle de la «seigneurie». De plus en plus se répand
le principe que «ce qui plaît au prince a force de loi».

Tant que les divers territoires des Pays-Bas furent indépendants
les uns des autres et possédèrent chacun sa dynastie propre,
l'absolutisme princier ne parvint pourtant à l'emporter nulle part.
Mais quand la maison de Bourgogne eut réussi à faire passer sous son
pouvoir les petits États féodaux de Flandre et de Lotharingie, la
politique monarchique put se déployer avec une vigueur décuplée par
l'accroissement des ressources dont elle disposait. Sous Philippe
le Bon (1419-1467) l'œuvre d'unification est accomplie, l'État
bourguignon est constitué et pourvu des institutions centralisatrices
indispensables à son maintien.


II

LE CONFLIT DE LA POLITIQUE MUNICIPALE ET DE LA POLITIQUE MONARCHIQUE AU
XVe SIÈCLE.

Tandis qu'en France et en Angleterre l'État moderne a rencontré dans
la haute noblesse son principal adversaire, ce sont les villes qui,
dans les Pays-Bas, ont prétendu lui barrer la route. Plus l'ancien
régime les avait favorisées, et plus aussi elles se sont acharnées à
le défendre. Il a fallu recourir à la force pour venir à bout de leur
résistance.

Rien ne serait plus inexact, toutefois, que de considérer Philippe
le Bon, ainsi qu'on l'a fait trop souvent, comme un ennemi mortel
des grandes villes, comme un tyran acharné à leur perte et cherchant
toutes les occasions de leur nuire. Il savait que sa puissance et sa
situation en Europe reposaient sur la prospérité des Pays-Bas, et
cette prospérité était trop intimement liée à celle des bourgeoisies
pour qu'il ait pu songer à les détruire. Ce qui est vrai, c'est que
sa politique centralisatrice était incompatible avec l'autonomie
municipale telle que le Moyen Age l'avait connue. La souveraineté
de l'État ne pouvait capituler devant les privilèges. Elle devait
nécessairement les réduire au droit commun et sacrifier l'intérêt
particulier à l'intérêt général. En combattant les prérogatives
urbaines, le prince poursuit évidemment son avantage, mais il agit
en même temps à l'avantage de la grande majorité de ses sujets. Il
considère sa «hauteur» et sa «seigneurie» comme la garantie du «bien
public», et il justifie par là l'obéissance qu'il exige. Désormais, les
grandes communes cessent de former autant d'immunités inaccessibles
au pouvoir central. Le prince collabore à la nomination de leurs
magistrats, fait vérifier leurs comptes par ses fonctionnaires, les
empêche d'exploiter les petites villes et les paysans, de remplir le
pays de leurs «bourgeois forains», et, bon gré mal gré, soumet les
jugements de leurs tribunaux à l'appel de ses conseils de justice.

Il importe de remarquer d'ailleurs qu'il est arrivé à ses fins sans
trop de peine. Car manifestement, les privilèges que les villes
prétendirent défendre contre lui avaient fait leur temps et étaient
condamnés à disparaître. Non seulement tout le monde, en dehors des
bourgeoisies, les supportait impatiemment, mais ils s'opposaient
encore à l'expansion des forces nouvelles qui, depuis le XVe siècle,
déterminent de plus en plus le développement économique. Les progrès
du capitalisme, de la navigation et de la circulation générale exigent
la suppression des entraves que la politique urbaine leur impose. Le
grand commerce se trouve désormais en face de l'économie urbaine comme
les villes s'étaient trouvées elles-mêmes, à l'origine, en face de
l'économie domaniale. Il exige la suppression des marchés privilégiés,
des étapes, des monopoles industriels. Lui aussi aspire au droit commun
et à la suppression de ces franchises municipales qui ne sont plus
qu'un obstacle à la liberté.

Mais les bourgeoisies qui en jouissent s'acharnent naturellement à
leur défense. Au lieu de s'adapter aux nécessités de l'époque, elles
restent obstinément fidèles au passé. Si la concurrence étrangère
restreint leurs exportations, bien loin de chercher à lui tenir tête
en renouvelant leur industrie, elles ne voient de salut que dans
un redoublement de protectionnisme. Au milieu de la transformation
qui s'accomplit autour d'elles, elles conservent inébranlable leur
confiance dans la législation médiévale qui a fait leur grandeur. Elles
considèrent que toute dérogation à leurs privilèges surannés amènera
fatalement leur «totale destruction et destitution». Elles n'admettent
pas que ces privilèges, irrémédiablement vieillis, ne constituent
plus que des entraves à l'exercice du commerce. Bruges a beau voir
les marchands l'abandonner de plus en plus pour Anvers; Dordrecht a
beau constater les progrès croissants du port d'Amsterdam, ni l'une
ni l'autre ne veulent comprendre que leurs privilèges sont la vraie
cause de leur décadence parce qu'ils écartent d'elles l'étranger.
L'expérience ne leur sert de rien et elles restent sourdes à la voix
des conseillers qui leur prédisent qu'en continuant à agir comme elles
le font, «elles détruiront totalement le fait de la marchandise».

Il est donc certain que, dans leur conflit avec les villes, les princes
bourguignons agirent en somme dans l'intérêt public. Ils rallièrent
autour d'eux non seulement le clergé, la noblesse, les paysans, mais
encore cette classe d'hommes nouveaux qui, au XVe siècle, inaugure une
vie économique dans laquelle le capitalisme tend à sa libre expansion.
Bien plus, au sein même des villes, une bonne partie de la bourgeoisie
riche se prononce pour eux. Un nombre de plus en plus considérable de
ses membres abandonnent désormais le commerce et cherchent au service
de l'État une carrière honorable et lucrative. Gênés par l'exclusivisme
des métiers, inquiets du ralentissement de l'industrie urbaine, les
fils des patriciens entrent en foule dans les carrières libérales
et le fonctionnarisme. Les institutions nouvelles créées par la
centralisation monarchique, conseils de justice, chambres des comptes,
offices administratifs de toute sorte les attirent de plus en plus, les
détournent de la politique municipale et les attachent au service du
prince qui les paie. De même que la noblesse, à l'époque bourguignonne,
se transforme peu à peu en une noblesse de cour, de même la haute
bourgeoisie fournit maintenant au prince un recrutement assuré pour les
emplois que l'augmentation de son pouvoir multiplie sans cesse.

Pour contre-balancer tant de circonstances défavorables à leur cause,
il eût fallu que les villes fussent capables de s'entr'aider. Mais
c'est à quoi s'opposait précisément leur politique particulariste.
Elles ne surent ni s'entendre ni combiner leurs efforts. Jalouses
les unes des autres, elles s'abandonnent mutuellement à l'heure du
péril. En 1437, Bruges en lutte avec Philippe le Bon voit la Flandre
se détourner d'elle. Les Gantois connurent le même sort en 1452. Sauf
Ninove, toutes les villes de leur châtellenie les laissèrent seuls
au moment décisif. Malgré leurs supplications, les autres «membres»
du comté se bornèrent à leur offrir leurs bons offices pour les
réconcilier avec le duc.

Il ne faut donc point s'étonner si le conflit de l'État avec les villes
se dénoua presque partout d'une manière pacifique sous le règne de
Philippe le Bon.

Liége, il est vrai, combattit le duc avec un acharnement incroyable
et paya, on le sait, de sa destruction complète sous Charles le
Téméraire, son obstination héroïque à lui résister. Mais Liége n'était
pas une ville bourguignonne. Elle ne luttait pas seulement pour ses
franchises, mais pour l'indépendance séculaire de la principauté
ecclésiastique dont elle était la capitale et qui soutint ses efforts.
Plus encore que l'ennemie des privilèges urbains, elle vit dans la
maison de Bourgogne la conquérante et l'étrangère. Et il ne faut pas
oublier surtout que l'intervention du roi de France explique à la
fois son audace et la rigueur avec laquelle elle fut traitée par son
vainqueur.

Nulle part, dans leurs propres domaines, les ducs n'agirent avec
la cruauté qu'ils manifestèrent envers elle. D'ailleurs, ce n'est
qu'en Flandre, c'est-à-dire dans le pays où les villes jouissaient
des privilèges les plus étendus et avaient aussi le plus largement
empiété sur les prérogatives princières, qu'ils eurent à prendre les
armes contre les bourgeoisies. Encore, le soulèvement de Bruges, en
1436-1437, ne fut-il pas bien redoutable. Mais Gand ne craignit pas
d'affronter en face son souverain avec cette sombre énergie et cette
incroyable ténacité dont son histoire fournit tant d'exemples.

Grâce au nombre de ses «bourgeois-forains», aux paysans qu'elle enrôla
de force, aux mercenaires anglais dont elle loua les services, la
puissante commune put tenir en échec pendant plus d'un an les garnisons
chargées de la bloquer. Mais ses milices, malgré tout leur courage,
n'étaient plus capables d'affronter une bataille rangée contre une
armée régulière. Les progrès de l'art de guerre enlevaient aux soldats
improvisés des métiers toute chance de vaincre. La défaite sanglante
que leur firent éprouver à Gavere, le 23 juillet 1453, les vieilles
bandes picardes et bourguignonnes de Philippe, consacra d'une manière
éclatante l'irrémédiable impuissance du système militaire des communes.

Gand n'essaya pas, comme après Roosebeke, de continuer plus longtemps
une résistance impossible. Le 30 juillet, deux mille de ses bourgeois
vinrent en chemise s'agenouiller sur les champs devant le duc et lui
crier merci. Ils s'engagèrent à payer une amende de 350.000 ridders
d'or et, en signe de soumission, à murer une des portes de la ville
et à en tenir une autre fermée tous les jeudis. Ces humiliantes
satisfactions offertes à la majesté offensée du prince ne furent
d'ailleurs que la moindre partie du châtiment. Comme Bruges, en 1437,
Gand dut renoncer à l'indépendance quasi absolue et à l'hégémonie
territoriale dont il avait joui jusqu'alors. Tous les usages contraires
au texte de ses chartes furent abolis. Les doyens des métiers, des
bourgeois et des tisserands cessèrent de participer aux élections
magistrales; le bailli recouvra le contrôle sur l'administration
urbaine; les franchises des bourgeois forains furent amoindries;
les échevins perdirent le droit d'évoquer devant eux un procès où un
bourgeois était en cause, si celui-ci consentait à ester en justice
en dehors de la commune, enfin et surtout les petites villes et les
villages de la châtellenie furent soustraits au pouvoir des Gantois.
Ainsi, Gand était à son tour ramené au droit commun. Dépouillé de sa
seigneurie et des franchises qu'il avait si largement ajoutées à ses
privilèges légaux, il ne formait plus qu'une ville comme une autre et
se courbait au niveau de ses semblables. Du reste, le duc ne lui enleva
que ses prérogatives politiques: il ne toucha ni à son droit d'étape ni
à son autonomie locale. Il l'aida même à réparer les désastres causés
pendant la guerre en lui accordant, quelques semaines après la bataille
de Gavere, l'établissement de deux foires.

On peut considérer sa conduite en cette circonstance comme tout à fait
caractéristique de sa politique à l'égard des villes. Nulle part il ne
chercha à leur imposer brutalement le régime du bon plaisir. Il laissa
subsister dans chacune d'elles le gouvernement local qui s'y était
institué. Il respecta les libertés octroyées par ses prédécesseurs. Il
se garda bien surtout, par une intervention indiscrète et tracassière,
de mécontenter l'opinion. Il eut soin de choisir les «commissaires»
chargés de le représenter lors de la rénovation annuelle des
magistrats et de contrôler leurs comptes, parmi des nobles ou des
fonctionnaires familiarisés avec les mœurs et les usages locaux.
L'intervention de ces commissaires fut d'ailleurs singulièrement
bienfaisante. Il suffit de parcourir les apostilles inscrites par eux
dans les registres communaux pour apprécier la conscience qu'ils mirent
à s'acquitter presque tous de leur mission. Grâce à eux, quantité de
dépenses inutiles furent supprimées, quantités d'abus abolis et maintes
innovations heureuses introduites dans la comptabilité urbaine.

Le gouvernement s'ingénia de plus à trouver des remèdes à la décadence
économique provoquée dans la plupart des villes de Flandre et de
Brabant par la diminution croissante de l'industrie drapière. Dans leur
intérêt, il prohibe l'importation des draps et des fils d'Angleterre.
Il seconde les efforts de Bruges dans sa lutte contre l'ensablement
du Zwin. Il pousse de toutes ses forces, au développement des foires
d'Anvers et soutient les villes hollandaises dans leur conflit avec
la Hanse, dont elles parviennent, grâce à lui, à s'approprier le
trafic. Au milieu de la crise provoquée par la nouvelle orientation du
commerce, qui se détourne de Bruges, et par la concurrence anglaise,
qui ruine la draperie urbaine, il n'a rien épargné pour venir en aide
aux communes en détresse. Mais il ne pouvait évidemment les sauver
malgré elles. L'étroitesse de vues de la politique municipale lui
dicta bien souvent des mesures que, laissé à lui-même, il n'aurait
certainement pas prises. Sollicité en sens divers par des villes
dont les intérêts sont incompatibles, il ne distingue pas toujours
nettement la voie à suivre, hésite, tâtonne et prend souvent des
décisions contradictoires. On le voit tout ensemble maintenir Bruges
en possession de ses droits d'étape et favoriser le développement
des foires d'Anvers, qui ruinent les vieux monopoles commerciaux. En
Flandre, pour satisfaire les Yprois, il restreint dans les environs de
leur ville l'exercice de la draperie rurale, qu'ailleurs il autorise
et protège. On sent, à ces fluctuations, que, sollicité tout à la fois
par les tendances du passé et celles de l'avenir, il ne peut parvenir à
prendre nettement position. Entre le nouveau capitalisme, «qui toujours
cherche liberté», et le vieux protectionnisme municipal, il tente
une conciliation impossible. Le seul but qu'il s'assigne résolument,
c'est la subordination des villes au pouvoir supérieur du prince,
c'est-à-dire de l'État.

Ses institutions centralisatrices fournirent d'ailleurs à bon nombre
de villes des ressources nouvelles et contribuèrent à les réconcilier
avec le régime qui s'imposait à elles. L'établissement d'une Université
à Louvain en 1426, celui de conseils de justice à Gand, à Bruxelles,
à Malines, et de chambres des comptes à Lille, Bruxelles et La Haye,
en fixant à demeure dans toutes ces localités un nombreux personnel
de fonctionnaires, d'avocats, d'employés subalternes de toute espèce
et en y faisant affluer les étudiants, les plaideurs ou les gens
de finance, furent pour la population locale une source permanente
d'abondants profits. Par la création de grands corps sédentaires, tels
que l'administration ecclésiastique en avait seule possédé jusqu'alors,
l'administration civile contribua à son tour à l'entretien de la vie
urbaine.

Mais, tout en l'entretenant, elle la transforme. La résidence au sein
de la bourgeoisie d'un groupe nombreux de fonctionnaires de l'État y
atténue forcément l'exclusivisme municipal. En rapports continuels
avec l'organisation générale du pays, les villes ne peuvent plus
se considérer comme autant de petits mondes à part. Elles sentent
qu'elles font partie d'un tout plus grand qu'elles et dont, au lieu
de la diriger, elles subissent l'action. Si défiante que la petite
bourgeoisie reste à son égard, elle la tolère parce qu'elle la craint
et que d'ailleurs elle en profite. Quant aux classes riches, nous
l'avons déjà dit, elles se hâtent de profiter des circonstances et de
porter désormais au service de l'État une activité qu'elles n'avaient
dépensée jusqu'alors que dans le cercle restreint de la politique
communale.

Ces changements ne se sont point accomplis, à la vérité, sans
rencontrer de résistance. Après la mort de Philippe le Bon (1467),
l'absolutisme hautain de Charles le Téméraire compromit très gravement
les résultats acquis. N'étant encore que comte de Charolais, il s'était
un jour vanté devant les Bruxellois que, «par Saint-Georges, une fois
si jamais il devenoit duc il le leur feroit bien sentir et ne feroient
point de luy comme ils avoient fait du père qui leur avoit esté trop
doux et les avoit enrichis et donné l'orgueil qu'ils avoient».

Il tint rigoureusement sa parole. Le sac de Liége fit comprendre aux
villes qu'elles avaient désormais un maître inaccessible à la clémence
et «qui aimoit mieux être haï que contemné». L'autonomie municipale,
que Philippe avait respectée, fut livrée au bon plaisir du prince. Les
traditions anciennes, les droits acquis, les privilèges fondamentaux
furent foulés aux pieds. A Gand, l'élection des échevins fut abandonnée
exclusivement aux commissaires du duc; il abolit les trois «membres» de
la bourgeoisie et voulut qu'à l'avenir tous les habitants ne formassent
plus «qu'un seul corps et communauté». En Hollande, il prétendit nommer
lui-même les magistrats municipaux. Dans son radicalisme autoritaire
et niveleur, il eut même un instant l'idée de substituer à Liége,
à la vieille coutume locale, la rigueur savante du droit romain.
Despote par caractère, il le fut davantage encore par conviction. Il
crut sincèrement que la toute-puissance du souverain était la seule
garantie de l'ordre et de cette justice implacable, mais égale pour
tous, qu'il prétendait faire régner dans ses états. Mais il en fut de
son gouvernement interne comme de sa politique extérieure. L'orgueil et
l'obstination insensée qui firent si lamentablement échouer celle-ci
causèrent également la chute de celui-là. La catastrophe du Téméraire
devant les murs de Nancy (1477) donna dans les Pays-Bas le signal d'une
réaction particulariste qui faillit ruiner l'État créé par Philippe le
Bon.

Plus le despotisme ducal avait rigoureusement justifié par le «droit
commun» ses intolérables empiétements, plus on se rejeta vers les
privilèges. Toutes les grandes communes s'empressèrent de mettre à
profit l'anéantissement de l'armée ducale et le désarroi de leur jeune
princesse[63] pour rétablir leurs franchises et remettre en vigueur
leurs anciens gouvernements. Partout les métiers coururent aux armes
et la démocratie urbaine se reconstitua telle qu'elle avait existé au
XIVe siècle. Mais son succès ne dura qu'un instant. A peine restaurée,
elle dévoila son impuissance. Le particularisme urbain déchaîna bientôt
la rivalité de tous contre tous. Les campagnes et les petites villes,
retombées sous le joug des grandes communes, se déclarèrent contre
elles. Bruges et Gand soulevèrent le mécontentement d'Anvers dont leur
protectionnisme menaçait les progrès, et qui ne tarda pas à revenir
à la cause du prince. Les villes hollandaises, qui devaient pour une
large part à la politique bourguignonne la suprématie naissante de
leur marine, abandonnèrent aussi l'opposition après un premier moment
d'effervescence. La Flandre seule ne déposa pas les armes. Plus ses
villes avaient jadis été puissantes et privilégiées, plus elles étaient
incapables de comprendre la nécessité de concilier leurs intérêts avec
ceux de l'État.

[Note 63: Charles ne laissait comme héritière que sa fille Marie de
Bourgogne, alors âgée de vingt ans.]

Mais les métiers sentaient bien que leurs forces ne pouvaient plus
suffire à leur donner la victoire. Reprenant pour leur compte la
conduite des _Leliaerts_ de 1302, ils s'adressent au roi de France. Ils
appellent Louis XI à la rescousse, comme leurs vieux ennemis avaient
jadis appelé Philippe le Bel. Le régime démocratique cherche à se
maintenir par les mêmes moyens que le régime patricien vieillissant:
par l'appui de l'étranger. Ce sont des mercenaires français qui
viennent combattre pour lui, car les milices communales se bornent à
veiller sur leurs remparts et n'osent plus affronter en rase campagne
les armées régulières.

Maladroitement dirigée par Maximilien d'Autriche, qui avait épousé
Marie de Bourgogne au mois d'août 1477, la guerre dura longtemps à
travers des péripéties sur lesquelles nous ne pouvons insister ici.
L'obstination des Gantois la prolongea jusqu'en 1492, alors même que
toutes chances de l'emporter s'étaient évanouies. L'origine étrangère
de Maximilien, l'inintelligence dont il fit preuve en affichant un
absolutisme imité de celui de Charles le Téméraire, sa rupture, après
la mort de Marie, avec une grande partie de la noblesse, l'insuffisance
enfin de ses ressources et ses nombreuses absences en Allemagne où,
dès 1486, la couronne du roi des Romains lui était échue, expliquent
suffisamment la durée d'une résistance que la France ne soutint que de
loin et sans grande énergie. En réalité, en dehors de la Flandre et,
en Flandre en dehors de Gand, les partisans de la vieille politique
municipale et de la démocratie urbaine qui la soutenait, n'étaient plus
qu'une impuissante minorité. Les Gantois eux-mêmes s'en détachaient peu
à peu. Soumis à la domination du démagogue Jean de Coppenhole, ancien
clerc des échevins parvenu au pouvoir à la faveur des troubles, ils
vivaient dans un état d'anarchie et de violence contre lequel finit par
s'insurger une partie considérable de la bourgeoisie. Le métier des
bateliers, la plus influente des corporations depuis que la décadence
de la draperie a enlevé toute influence aux tisserands, demande la
fin d'une guerre ruineuse et sans issue. Pour maintenir encore sa
prépondérance, Coppenhole fait décapiter leur doyen et leur oppose
les petits métiers, chez lesquels l'extrême particularisme industriel
entretient l'extrême particularisme municipal. Un cordonnier devient
capitaine général de la commune. Mais les bateliers se soulèvent, et, à
son tour, Coppenhole monte sur l'échafaud. Dès lors, la paix n'est plus
qu'une question de jours. Elle est conclue à Cadzant le 29 juillet 1492
et ramène Gand à l'état de choses établi dans ses murs après la paix de
Gavere.

Avec cette capitulation de la plus indomptable des villes, se clôt
dans les Pays-Bas la période des guerres municipales. L'avènement de
Philippe le Beau, en 1494, en appelant au pouvoir un prince national,
achève d'apaiser les esprits. Le conflit que depuis un siècle se
livraient l'État et les communes, le principe médiéval de l'autonomie
particulariste et le principe moderne de la centralisation monarchique,
s'achève par le triomphe de celui-ci. Mais ce triomphe n'a pas courbé
les villes sous l'absolutisme. Il leur reste assez de forces sinon pour
lutter encore contre l'État, au moins pour intervenir largement dans
ses affaires et l'obliger à tenir compte de leurs intérêts et de leur
volonté.




CHAPITRE IX

Les villes à l'époque de la Renaissance.

 I. Les transformations économiques et leur influence sur le régime
 urbain.--II. Les populations urbaines au XVIe siècle.--III. Le
 soulèvement de Gand sous Charles-Quint.


I

LES TRANSFORMATIONS ÉCONOMIQUES ET LEUR INFLUENCE SUR LE RÉGIME URBAIN.

Les changements politiques, économiques et sociaux qui, depuis le
commencement de l'époque bourguignonne, avaient peu à peu modifié la
situation des villes, transformé leur commerce et leur industrie,
altéré la nature de leur population et tout à la fois provoqué
leur lutte contre le prince et décidé de l'issue de cette lutte,
s'accentuèrent si rapidement à partir des premières années du XVIe
siècle que, dès le règne de Philippe le Beau, les bourgeoisies se
trouvèrent, à tous égards, en face d'un état de choses complètement
différent de celui qui, depuis quatre siècles, avait déterminé
leurs intérêts, leurs tendances et leurs institutions. Au point de
vue politique tout d'abord, le souverain, grâce aux combinaisons et
aux hasards de la politique matrimoniale, a acquis une force qui
fait de lui le plus puissant potentat de l'Europe et contre laquelle
toute rébellion est impossible. Le successeur des ducs de Bourgogne
est devenu avec Charles-Quint maître de l'Espagne, du Milanais, du
royaume de Naples, des domaines de la maison d'Autriche, de l'Empire;
il aspire à la domination universelle et ses provinces patrimoniales,
administrées en son nom par des gouvernantes (Marguerite d'Autriche
puis Marie de Hongrie) obéissent à ses ordres, trop heureuses de
l'autonomie interne dont il les laisse jouir. Car très habilement il
évite d'y froisser les vieilles traditions nationales et d'y semer, par
un absolutisme cassant, un mécontentement que le roi de France, son
rival, ne manquerait pas d'exploiter contre lui. D'ailleurs, en dépit
de l'exiguïté de leur territoire, les Pays-Bas possèdent une telle
richesse que le crédit de l'empereur repose sur eux en grande partie et
qu'il importe de les ménager.

Après les troubles civils du règne de Maximilien, en effet, la paix
dont on jouit sous Philippe le Beau, non seulement a ramené la
prospérité mais l'a portée à un point qu'elle n'avait jamais atteint.
L'admirable situation du pays qui, au Moyen Age, en avait fait le
centre du commerce du Nord, lui valut, dans le monde agrandi par les
découvertes des Espagnols et des Portugais, une importance économique
agrandie aux proportions nouvelles de l'univers. Anvers devient, à
partir du commencement du XVIe siècle, l'entrepôt du trafic mondial.
L'influence qui lui échut en partage de 1520 à 1580 environ n'a jamais,
ni auparavant ni depuis lors, appartenu à aucune ville. Jamais un port
n'a possédé une suprématie aussi exclusive, exercé une attraction
aussi irrésistible et offert un caractère aussi cosmopolite. Ce fut
un spectacle unique que celui qu'il présenta pendant ces années
d'étonnants progrès où, par une fortune extraordinaire, il constitua
tout à la fois le plus grand marché et la plus grande place de banque
de l'univers, où les navires et les capitaux y affluèrent, où l'on y
entendit parler toutes les langues, où il mérita enfin, par sa richesse
comme par sa beauté, d'être appelé l'une des fleurs du monde et fit des
Pays-Bas une «terre commune à toutes les nations».

Par une conséquence inévitable de sa prépondérance, toutes les
provinces qui l'entouraient s'orientèrent vers lui; il les pénétra de
son action, leur communiqua son esprit et y brusqua la transition entre
le régime économique du Moyen Age et le régime économique des temps
modernes.

De tous les caractères que présente ce dernier, le plus frappant,
on le sait, consiste dans l'essor du capitalisme. Favorisés par les
progrès de la centralisation monarchique, par les besoins financiers
des États, croissant avec la fréquence croissante des guerres, par
la généralisation des institutions de crédit, par les découvertes
géographiques et l'avancement des sciences, par la diffusion de
l'esprit d'entreprise enfin et l'ébranlement moral provoqué par la
Renaissance, de hardis entrepreneurs apparaissent, grands marchands,
banquiers, spéculateurs, aussi âprement attachés à la conquête de la
fortune que l'humaniste à la connaissance de la sagesse antique, aussi
dénués de scrupules que le diplomate formé à l'école de Machiavel.
Sous leur action, l'histoire économique évolue comme l'histoire de
l'art. Entre eux et les riches patriciens du Moyen Age, le contraste
n'est pas moins éclatant qu'entre Fra Angelico et Raphaël ou qu'entre
Van Eyck et Frans Floris. Les capitaux qu'ils manient sont infiniment
plus considérables que ceux des anciens _poorters_ et ils disposent
d'un marché infiniment plus étendu. De plus, ils ne sortent pas des
rangs de la vieille bourgeoisie marchande. Celle-ci, atteinte par la
perturbation de l'économie urbaine, ou se ruine, ou se transforme peu
à peu en une classe de rentiers, de fonctionnaires ou d'avocats. Les
«nouveaux riches» de la Renaissance sont en somme des aventuriers. Ils
n'ont pas d'ancêtres, pas de traditions de famille, et l'individualisme
économique se manifeste chez eux avec la vigueur propre à toutes les
forces qu'a affranchies l'ardente époque à laquelle ils appartiennent.

De toutes parts, naturellement, ils affluent vers Anvers, comme les
conquistadors de leur temps vers le Nouveau Monde. D'Allemagne,
d'Italie, d'Espagne, des provinces des Pays-Bas, ils y accourent
pour tenter la fortune comme courtiers d'affaires, agents de banque,
exportateurs, commissionnaires ou spéculateurs. Les plus heureux y
accumulent bientôt d'énormes richesses, d'autres sombrent dans de
retentissantes faillites. Ils y vivent d'une existence enfiévrée,
soumise à tous les hasards des hausses et des baisses provoquées
par les guerres, par les accaparements, par les fluctuations de la
bourse. Autant la vie économique avait été au Moyen Age réglementée,
surveillée, soustraite à la libre concurrence et répartie en des cadres
locaux et des groupements professionnels protégés les uns contre les
autres, autant elle s'épanche maintenant, dédaigneuse des entraves
anciennes et des usages séculaires, illimitée, impitoyable et sans
scrupules. Le caractère libéral et capitaliste qu'elle communique au
commerce anversois rayonne nécessairement au dehors, et, sous son
influence, on voit se modifier bientôt l'industrie des Pays-Bas.

Dès le commencement du XVIe siècle, c'est le marché d'Anvers qui
absorbe la plus grande partie de ses produits. C'est de lui qu'elle
reçoit les commandes; c'est lui qui, de plus en plus, est la garantie
de sa prospérité. Les marchés locaux sont abandonnés. Bruges, restée
fidèle à sa vieille législation surannée, proteste vainement contre
la violation flagrante de son droit d'étape. Le vide se fait dans
son port. Plus elle prétend y retenir les marchands, plus ils s'en
éloignent et plus ils se dirigent vers sa jeune concurrente, où le
principe de la liberté commerciale l'a emporté sur celui du privilège
et du monopole. Les métiers urbains cherchent vainement, de leur
côté, à lutter contre une situation devant laquelle ils se trouvent
aussi impuissants que les milices communales le sont devenues en face
des armées régulières. D'année en année, leur décadence s'accentue.
Les villes flamandes et brabançonnes ont vainement obtenu des ducs
de Bourgogne la prohibition des étoffes anglaises: le bon marché
de celles-ci leur ouvre malgré tout l'entrée du pays, et c'est par
milliers que les _kerseyes_ se déversent chaque année sur les quais
d'Anvers, cependant que la ruine s'abat sur la draperie urbaine. En
1545, à Ypres, «la négociation de la draperie est tellement déclinée
et diminuée» qu'il n'y reste plus qu'environ cent métiers battant.
A Gand, on n'en compte plus que vingt-cinq en 1543. Et le spectacle
est le même en Brabant. A Bruxelles, en 1537, il ne reste plus de
teinturiers en bleu; pour en attirer un dans la ville, il faut lui
promettre un subside de 600 florins.

Cette déchéance était fatale. Pour se maintenir, en effet, en présence
d'une concurrence hardie et favorisée par le commerce anversois,
la draperie urbaine eût dû renoncer complètement à son antique
organisation, abandonner les procédés auxquels une technique séculaire
l'avait habituée, sacrifier aux nécessités industrielles ses privilèges
protectionnistes et tout l'attirail d'une législation faite pour une
époque disparue. Mais pouvait-on demander aux artisans de rompre
avec un régime qui leur paraissait lié à leur propre existence?
Étaient-ils capables de s'élever au-dessus de l'étroit horizon dans
lequel ils avaient vécu durant tant de siècles? La réponse n'est pas
douteuse. En réalité, le régime des métiers n'eût pu disparaître que
par une révolution violente, que par une perturbation totale du régime
municipal. Il était trop vieux, trop profondément enraciné dans la
tradition et la coutume pour pouvoir se modifier. Il végéta donc et se
décrépit lentement. Toutes les mesures prises pour lui venir en aide
échouèrent.

Mais, contrastant avec la décadence de la draperie urbaine, la
draperie rurale entre dans une voie d'étonnants progrès. Condamnée
durant tout le Moyen Age, par les privilèges et la jalousie des grandes
villes, à une existence précaire et misérable, elle avait commencé
pendant la période bourguignonne à s'épanouir çà et là, malgré bien
des difficultés et d'incessantes protestations. Puis, tout à coup,
vers la fin du premier tiers du XVIe siècle, elle se développe en
pleine vigueur et fait surgir, à côté de l'antique organisation
corporative de l'industrie, une organisation bien différente et aussi
parfaitement adaptée au nouvel ordre économique que celle-là lui était
rebelle. Libre des entraves dans lesquelles la réglementation urbaine
enserre l'artisan, elle se plie, en effet, à toutes les exigences de
l'entreprise capitaliste. Chez elle, point de limites à la production,
point de métiers groupant les artisans en face du patron, intervenant
dans le taux des salaires, fixant les conditions de l'apprentissage et
limitant les heures de travail. Point de privilèges surtout, n'ouvrant
qu'aux bourgeois l'accès de la profession et en excluant le «forain».
Ici, tout homme, pourvu qu'il soit valide et sache lancer la navette,
est sûr d'être embauché. On ne s'inquiète ni de son passé ni de son
origine, et lui-même, isolé en face de l'employeur, se soumet aux
conditions qu'il stipule, trop heureux d'avoir trouvé un gagne-pain.
Ainsi se constitue dans les villages des environs d'Ypres, dans la
châtellenie de Bailleul, à Bergues-Saint-Winnoc, aux environs de Lille,
mais surtout à Hondschoote et à Armentières, un véritable prolétariat
industriel. Les miséreux, les vagabonds y affluent de tous les points
du pays. Bien plus! le malaise de l'industrie urbaine poussant les
ouvriers des grandes communes vers le plat-pays, on assiste au
spectacle inattendu d'un exode des villes vers les campagnes. Bref,
pour résister à la draperie anglaise, les Pays-Bas ont dû subir une
transformation analogue à celle de l'Angleterre elle-même, et l'on
remarque entre les jeunes agglomérations industrielles du XVIe siècle
et les vieilles villes, un contraste analogue à celui que l'on constate
à la même époque entre les _towns_ à privilèges, comme Worcester ou
Evesham, et les bourgs manufacturiers qui font alors pour la première
fois connaître à l'histoire les noms de Manchester, de Sheffield ou de
Birmingham.

C'est naturellement pour le marché d'Anvers que travaille cette
«nouvelle draperie»; c'est de là qu'elle reçoit les ordres qui font
confectionner, pour un seul marchand, des centaines, des milliers de
pièces. Il en va de même, d'ailleurs, de bien d'autres industries
écloses comme elle grâce au capitalisme et à la liberté économique.
La métallurgie et l'exploitation du charbon dans le pays de Liége,
le Namurois et le Hainaut se développent aussi en dehors des
métiers urbains, sous le régime du droit commun et de l'entreprise
individuelle, et, là aussi, le prolétariat industriel apparaît tout
d'abord dans les campagnes.

Mais il ne devait pas tarder à gagner les villes. Si les métiers
veillaient jalousement, en effet, sur les anciennes industries et
les condamnaient par cela même à végéter, ils ne pouvaient empêcher
l'introduction de fabrications inconnues au Moyen Age ni les soumettre
à leurs règlements. Le capitalisme ne manqua pas de profiter de la
situation. Pendant la première moitié du XVIe siècle, le tissage du
satin, des «bayes», de la moquette, des rubans, le soufflage du verre
font leur apparition dans une quantité de centres urbains, et, à côté
des corporations privilégiées, y acclimatent l'organisation nouvelle. A
Valenciennes, par exemple, la sayetterie reçoit l'impulsion de riches
entrepreneurs. La plupart des ouvriers qu'elle occupe viennent des
campagnes environnantes où ils retournent le samedi soir pour passer
le dimanche dans leur famille et y porter leur pauvre salaire, après
avoir travaillé en ville pendant toute la semaine. La tapisserie et
l'industrie linière nous montrent, elles aussi, le recul du métier
devant la force envahissante du capitalisme. Malgré les réclamations
des artisans urbains, elle emploie surtout des travailleurs libres,
c'est-à-dire des gens du plat-pays. La première occupe dans toute
la Flandre des milliers de tisserands. La seconde est activement
pratiquée, autour d'Audenarde, en une foule de paroisses. Les petits
ateliers familiaux y sont placés, par groupes de trente à soixante,
sous la direction de _Winkelmeesters_ (maîtres d'ateliers) au service
des patrons de la ville. Tous les dimanches, l'ouvrage effectué pendant
la semaine est apporté à ceux-ci en échange de la matière première
destinée à être mise en œuvre pendant la semaine suivante.


II

LES POPULATIONS URBAINES AU XVIe SIÈCLE.

Il fallait caractériser avec quelque détail le mouvement économique du
XVIe siècle pour faire comprendre les transformations que présente, à
la même époque, l'existence des bourgeoisies. Nous en avons dit assez
pour montrer combien leur situation diffère désormais de ce qu'elle
avait été au Moyen Age. Le monopole de l'industrie leur a échappé.
Les progrès du capitalisme comme les progrès de la technique et de la
fabrication ne leur ont pas permis de maintenir intact leur système
réglementaire, approprié aux besoins d'une époque disparue. Sans
doute, il n'a pas péri en entier. Le protectionnisme urbain domine
encore dans tout ce qui touche à l'approvisionnement du marché local.
Les métiers de l'alimentation municipale conservent leurs positions.
Bouchers, boulangers, forgerons, menuisiers, cordonniers, etc.,
continuent à posséder le privilège de subvenir seuls aux nécessités
journalières de la bourgeoisie. Repoussés de la grande industrie par
le travail rural, les métiers n'en cherchent que davantage à conserver
le domaine qui leur reste. Dans ce but, les règlements se multiplient
et leur minutie s'accentue sans cesse. Les corporations se partagent
jalousement le champ étroit qui demeure soumis à leur exploitation.
Chacune d'elle épie ses voisines et, à la moindre transgression de ses
droits, leur intente d'interminables procès. Entre les tourneurs et
les menuisiers, les tonneliers et les charpentiers, les corroyeurs et
les bourreliers, bref, entre tous les groupes d'artisans qui vivent
du marché urbain, les contestations sont incessantes. En même temps,
le métier se replie pour ainsi dire sur lui-même et se fait de moins
en moins accueillant aux nouveaux venus. La maîtrise tend à devenir
héréditaire, et les simples compagnons ne peuvent plus que bien
rarement y arriver, placée qu'elle est désormais en dehors de leurs
atteintes par les taxes exorbitantes qu'il faut payer pour l'acquérir.

Peu à peu, le corps des artisans locaux se scinde en deux groupes bien
distincts: au-dessus, une véritable aristocratie bourgeoise réalisant
dans la sécurité de la protection des bénéfices abondants et faciles;
en dessous, une classe de travailleurs-domestiques, partageant le
labeur des maîtres, en général bien traités par eux, mais auxquels
est enlevé tout espoir d'améliorer jamais leur condition. La vie
corporative, dans la phase nouvelle où elle est entrée, a perdu la
vigueur et l'énergie qu'elle avait déployées au Moyen Age. Attentifs à
leurs seuls intérêts, les maîtres cherchent à s'épargner les charges
qu'elle entraîne. Il faut que le pouvoir public intervienne souvent
pour les forcer à accepter les fonctions de «rewards» ou de _vinders_.
La plupart des métiers sont endettés; leurs vieilles institutions
charitables se soutiennent à peine. D'autre part, leurs privilèges
politiques ne profitent plus qu'aux maîtres. Eux seuls représentent
les corporations en face de l'autorité communale et l'on peut dire,
en employant une expression rigoureusement exacte dans sa trivialité,
qu'ils n'en invoquent plus les franchises que dans un intérêt de
boutique.

En face de ces vieux corps engourdis dans le privilège, les ouvriers
des industries nouvelles entretiennent dans les villes qu'a atteintes
l'action du capitalisme une activité constamment accrue par les
progrès de l'exportation. Entre leur situation et celle des métiers,
on retrouve, mais bien autrement prononcé, le contraste que nous
avons observé au Moyen Age entre les artisans de la draperie et ceux
des autres professions. Simples salariés comme les foulons et les
tisserands de jadis, ils ne jouissent pas comme ceux-ci des avantages
du régime corporatif. Ils sont soumis sans défense à l'exploitation de
leurs patrons. Le pouvoir public, si plein de sollicitude pour le petit
commerce, les abandonne à leur sort. S'il intervient en leur faveur, ce
n'est que par la réorganisation de la bienfaisance, et ce fait en dit
long sur leur misère. Bon nombre d'entre eux, d'ailleurs, ne sont que
des mendiants contraints au travail ou des fils de mendiants, auxquels
les nouvelles institutions charitables ont fourni le moyen d'apprendre
quelque «art mécanique». D'autres, nous l'avons vu plus haut, viennent
de la campagne louer leurs bras en ville et n'appartiennent pas à la
bourgeoisie. Ils constituent dans la population un élément flottant au
gré des moments de crise ou de prospérité. Les étrangers qui passent
par le pays s'étonnent de trouver dans la plupart des villes, à côté
d'opulents marchands, une plèbe pauvre et mécontente.

Mais son mécontentement est impuissant et stérile. Car ce prolétariat
inorganisé est incapable de discipliner ses forces en vue d'une action
commune. Il n'a pas conscience de former une classe distincte. Il est
en dehors de la société comme il est en dehors du droit public. Les
constitutions urbaines ne lui font aucune place. Aussi conservatrices
dans le domaine politique que dans le domaine économique, elles
l'excluent soigneusement de toute participation au pouvoir municipal.
Les cadres de la bourgeoisie restent, au XVIe siècle, ce qu'ils avaient
été au XIVe. Les «membres» du corps communal ne subissent pas la
moindre modification, alors que tout a changé autour d'eux. A Gand,
par exemple, malgré le dépérissement de la draperie, le métier des
tisserands conserve son ancienne influence aux assemblées générales
de la commune. La place faite aux différents métiers dans l'organisme
administratif se mesure à leur importance passée, non à leur importance
présente. Qu'une branche d'industrie languisse ou prospère, les
corporations qui la représentent continueront à jouir de leurs droits
acquis et sanctionnés par leurs privilèges. Ainsi, la représentation
des intérêts, que le régime démocratique s'était ingénié à établir dans
les villes, n'est plus qu'une caricature. Figée dans l'immobilité,
elle ne répond plus aux besoins de l'époque. Les institutions établies
subsistent immuables, et l'on ne s'inquiète pas de savoir si elles
s'adaptent encore à la réalité et répartissent exactement les droits et
les devoirs. En fait, l'organisation urbaine, en demeurant telle que
l'avait faite le «commun» au XIVe siècle, est devenue, par la force
des circonstances, purement aristocratique. L'évolution économique et
sociale a eu pour résultat de l'abandonner entièrement à une minorité
de groupes privilégiés. La bourgeoisie, qui avait compris jadis toute
la population des villes, n'en renferme plus qu'une partie. Elle
constitue une caste presque inaccessible aux masses travailleuses
suscitées par le nouveau capitalisme, et déjà les faits préparent le
changement de sens que le socialisme contemporain devait donner au mot
«bourgeois».

Si le prolétariat industriel est soigneusement privé de toute
intervention légale, et si les hommes dont il se compose appartiennent
à des milieux trop différents et sont trop misérables pour songer à
revendiquer des droits politiques, il n'en est pas moins vrai qu'il a
plus d'une fois suscité des émeutes assez graves et vivement inquiété
les autorités. Mais ces mouvements n'ont jamais été provoqués que par
sa détresse. La hausse formidable des prix, qui se manifeste dans
toute l'Europe pendant le XVIe siècle et que les Pays-Bas ressentirent
depuis 1550 environ, empirèrent encore sa condition, car la hausse des
salaires ne compensa que très maigrement la baisse de la valeur des
monnaies. Aussi, n'y a-t-il rien d'étonnant à constater depuis lors
de très nombreux soulèvements, provoqués soit par la perception d'un
impôt nouveau, soit, le plus souvent, par le renchérissement des grains
ou de la bière. Ces émeutes d'ailleurs, pour violentes qu'elles aient
été parfois, furent toujours très courtes et n'eurent jamais d'autres
résultats que le pillage des greniers à blé ou l'effraction des
maisons de quelques riches marchands. Bien différente des communiers
du Moyen Age, la foule affamée d'hommes, de femmes et d'enfants qui
les provoqua, était sans armes, et les compagnies militaires de la
bourgeoisie en venaient facilement à bout. Quelques exécutions,
pour l'exemple, achevaient la répression. Le magistrat modérait
provisoirement le prix du pain, et tout rentrait dans l'ordre, jusqu'à
ce qu'une nouvelle crise de misère provoquât une nouvelle explosion
d'impuissante colère.


III

LE SOULÈVEMENT DE GAND SOUS CHARLES-QUINT.

Il arriva pourtant que les métiers, mécontents du pouvoir central,
firent appel à ces prolétaires dont ils évitaient d'habitude si
soigneusement le contact. Il en fut ainsi, par exemple, en 1539, lors
du conflit entre la gouvernante Marie de Hongrie et les Gantois, à
propos du refus opposé par ceux-ci à la levée d'une «aide» motivée par
l'invasion de François Ier dans les Pays-Bas. Les artisans profitèrent
de la circonstance pour rétablir le régime municipal aboli par la
paix de Gavere[64], c'est-à-dire pour en revenir tout à la fois au
gouvernement direct de la commune par ses «trois membres» et au
particularisme du Moyen Age. On ne peut douter des tendances qui les
animaient quand on les voit, dans leur haine contre le capitalisme
et la liberté économique, exiger la rentrée en vigueur du privilège
interdisant l'exercice de toute industrie dans un rayon de trois lieues
autour de la ville. Mais presque aussitôt, ils se virent débordés par
la plèbe. L'autorité de leurs doyens est ouvertement méconnue. Des
bandes de gens sans aveu se déversent du plat-pays dans la ville,
l'emplissent de leurs clameurs, l'effrayent de leurs violences et
s'apprêtent à piller les couvents et les maisons des riches. Bientôt,
à Audenarde, à Courtrai, à Ypres, à Lille, à Grammont, à Armentières,
«les povres gens et aultres de petit estat» prennent une attitude
menaçante. Mais le péril est plus apparent que réel. Le peuple,
abandonné à lui-même, s'agite dans l'anarchie. Sa faiblesse militaire
et son aveuglement politique sont égaux à sa turbulence. Pour résister
aux forces de l'empereur, ils traînent sur leurs remparts délabrés les
vieilles bombardes du Moyen Age et sollicitent l'appui de François Ier,
alors en paix avec Charles-Quint et qui se hâte de lui faire connaître
leurs étranges sollicitations.

[Note 64: Voy. p. 239.]

Exaspéré par tant d'outrecuidance, Charles résolut d'infliger aux
Gantois un châtiment exemplaire. Arrivé au milieu d'eux, le 14 février
1540, entouré d'un appareil militaire imposant, il chargea le procureur
général du grand conseil de Malines d'instruire leur procès. Pour
mieux faire ressortir sa toute-puissance souveraine, il eut soin de ne
point traiter la ville en belligérante: il affecta de ne voir en elle
qu'une simple rebelle. La sentence fut prononcée le 29 avril. Elle
proclamait les Gantois coupables de sédition et de lèse-majesté. En
conséquence, elle leur enlevait tous leurs privilèges, dont les chartes
seraient remises au prince, confisquait tous les biens appartenant
à la commune et aux métiers, ainsi que l'artillerie de la ville,
décidait que Roland, la grosse cloche du beffroi, serait «dépendue».
Les échevins, trente bourgeois, le doyen des tisserands, dix hommes
de chaque métier, cinquante personnes du «membre» des tisserands et
cinquante _creesers_[65] «deschaus et à teste nue» et tous «estant en
linge» feront amende honorable à l'empereur. Les fossés de l'enceinte,
depuis la porte d'Anvers jusqu'à l'Escaut, seront comblés. Enfin, la
ville paiera sa part dans l'aide refusée, plus une amende de 150.000
«carolus» d'or, et elle remboursera tous ceux qu'elle a contraints à
lui faire des avances pendant les troubles.

[Note 65: On appelait ainsi, c'est-à-dire braillards, la populace
qui avait fait la loi à la ville pendant les troubles.]

Le lendemain, 30 avril, fut proclamée la «concession caroline» qui
abolissait pour toujours l'antique constitution gantoise et qui
devait rester en vigueur jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Elle ne
se contente pas de soumettre les échevins de Gand, à la nomination du
prince: elle supprime encore les trois «membres» de la bourgeoisie
et veut que toute la population ne forme plus à l'avenir «qu'un seul
corps et communauté». La _collace_, c'est-à-dire le grand conseil
de la commune, n'existera plus: il est remplacé par la réunion de
quelques délégués des paroisses choisis par le bailli et l'échevinage
et décidant à la majorité des voix. Les métiers sont réduits au rôle
de simples groupements industriels étroitement soumis au pouvoir de
police des magistrats. Leurs doyens sont remplacés par des _oversten_
institués par le bailli et les échevins; leur classement est modifié
de fond en comble et mis en harmonie avec les transformations
subies par l'organisation économique; une foule de corporations ne
correspondant plus à aucun besoin sont abolies; de cinquante-trois,
leur nombre tombe à vingt et un. En dehors de sa banlieue, la ville
perd les derniers restes du pouvoir qu'elle avait conservé sur la
châtellenie, ainsi que le droit de créer des bourgeois forains. Enfin,
pour garantir à l'avenir son obéissance, un château fort va s'élever
sur l'emplacement du vieux monastère de Saint-Bavon, au confluent de
l'Escaut et de la Lys. On en commença les travaux pendant que des
supplices journaliers épouvantaient la population et que les maisons et
l'argenterie des métiers étaient vendues à l'encan.

La rigueur avec laquelle Charles-Quint traita cette ville de Gand où il
était né et à laquelle il avait témoigné jusqu'alors une bienveillance
particulière, ne s'explique pas seulement par sa volonté bien arrêtée
d'affirmer nettement sa souveraineté en face des bourgeoisies des
Pays-Bas. La «concession caroline» est beaucoup moins la vengeance
d'un potentat qu'un véritable programme de gouvernement. Il faut la
considérer comme une œuvre longuement méditée et où s'exprime la
politique moderne de l'État en face des grandes communes. Elle se
propose un double but. Ce qu'elle veut tout d'abord, c'est sacrifier
l'exclusivisme urbain et le protectionnisme des métiers à la liberté
économique et au commerce capitaliste. Un contemporain remarque que les
«marchands qui toujours désirent liberté pour faire leurs marchandises
ne vouloient hanter, fréquenter ne habiter Gand» à cause des franchises
excessives de ses bourgeois. Ils vinrent désormais s'y fixer en grand
nombre et y fondèrent de puissantes maisons. L'industrie, libérée de la
tutelle des corporations privilégiées, se développa largement. La ville
devint le grand marché des toiles flamandes et, lorsque le canal de
Terneuzen, commencé en 1547, lui eut donné un débouché sur la mer, elle
connut une ère nouvelle de prospérité qui alla grandissant jusqu'aux
troubles du règne de Philippe II et qui finit même par inquiéter
Anvers. En 1565, Guichardin la comparait à la plus riche des cités
italiennes de son temps, c'est-à-dire à Milan. Elle avait cessé d'être
une commune médiévale pour devenir une ville moderne.

Mais si la «concession caroline» répond à un moment de l'évolution
économique, les motifs qui ont surtout déterminé son auteur sont
d'ordre purement politique. Le prince ne s'est aussi étroitement soumis
la ville que pour la rendre incapable dans l'avenir de s'opposer à
ses desseins. La constitution gantoise conservait encore, malgré les
retouches qui y avaient été apportées sous le régime bourguignon, de
nombreux vestiges de son ancien caractère démocratique. L'échevinage ne
pouvait à lui seul engager la ville. Toutes les questions importantes
et particulièrement toutes les questions financières devaient être
soumises aux «trois membres» de la bourgeoisie. Sans leur consentement,
aucun impôt nouveau ne pouvait être levé, et ce consentement était
souvent bien difficile à obtenir, chaque «membre» prétendant que seules
les décisions prises à l'unanimité étaient valables. Il dépendait donc
d'un seul d'entre eux d'empêcher la perception d'une «aide» approuvée
par le reste de la population. Or, depuis le commencement du XVIe
siècle, les dépenses grandissantes du prince et surtout ses guerres
perpétuelles le forçaient à recourir continuellement aux subsides des
États Généraux. On comprend dès lors l'impatience avec laquelle il
supportait la prétention de quelques métiers de le frustrer par leur
refus des ressources qu'il jugeait indispensables à sa politique. En
effet, le mécanisme compliqué des États Généraux ne leur permettait
point de voter. Les représentants des diverses provinces qui y
siégeaient «n'avaient charge que d'ouïr» et devaient demander à leurs
commettants la réponse à faire. Presque toujours, la résistance d'une
ville encourageait les autres à suivre son exemple. Il arrivait donc
que l'obstination d'un seul «membre», c'est-à-dire d'une infime
minorité de la petite bourgeoisie, compromît la perception de tout un
impôt.

Pour sortir d'embarras, les gouvernantes aussi bien que l'empereur
avaient vainement cherché à substituer, dans les assemblées urbaines,
le vote majoritaire au vote à l'unanimité. Si incompatible que fût
celui-ci avec le fonctionnement normal de tout régime délibératif,
les métiers avaient toujours exigé son maintien comme une de
leurs franchises les plus précieuses. Rien d'étonnant, dans ces
circonstances, à voir Charles-Quint profiter de la révolte de Gand
pour supprimer un état de choses si défavorable à ses intérêts et à
l'administration financière de l'État. La suppression des «membres» de
Gand lui fournit une solution radicale. Désormais, les échevins et les
notables furent seuls appelés à donner leur consentement à l'impôt, et
ce consentement était certain d'avance, car les premiers étaient nommés
par les commissaires du souverain et les seconds appartenaient à la
haute bourgeoisie, classe toute dévouée à son service.

Ainsi, la sentence de 1540 achève l'incorporation de la ville à
l'État et trahit nettement les tendances de la politique monarchique.
Ne pouvant enlever à ses Pays-Bas le droit de voter l'impôt sans y
provoquer une révolte générale, l'empereur tourne la difficulté. Il
énerve, par la nouvelle constitution qu'il lui donne, la première ville
de Flandre, celle qui entraîne généralement, dans cette province, les
autres villes à sa suite. Il est évident que la «concession caroline»
formule le régime qu'il voudrait voir appliquer partout. Mais il
est caractéristique aussi qu'il ne l'ait pas généralisée. Malgré les
inconvénients qui en résultaient pour le pouvoir central, les villes
contre lesquelles on ne pouvait invoquer de griefs, conservèrent leurs
institutions anciennes. Les «nations» des communes brabançonnes en
particulier causèrent encore bien des soucis aux gouvernantes. Elles
en vinrent à bout par des «actes de compréhension[66]» que le souvenir
du châtiment des Gantois fit tolérer, crainte de pire. L'absolutisme
n'était pas assez puissant pour tout s'asservir. Il ne détruisait les
privilèges que s'il pouvait invoquer en sa faveur la terrible loi de
lèse-majesté. Mais ses tendances n'étaient douteuses pour personne, et
les franchises qu'il laissa subsister pour ne pas violer la tradition
ne pouvaient plus constituer un sérieux obstacle à ses progrès, nul
n'ignorant que toute tentative de les faire valoir contre lui serait le
signal de leur abolition.

[Note 66: On appelait ainsi une décision gouvernementale déclarant
qu'un impôt voté par la majorité était censé accepté aussi par la
minorité.]




CHAPITRE X

Les villes à l'époque de la Réforme.

 I. Mouvements sociaux et politiques provoqués par la Réforme.--II. Les
 villes sous le régime calviniste.


I

MOUVEMENTS SOCIAUX ET POLITIQUES PROVOQUÉS PAR LA RÉFORME.

L'organisation urbaine du Moyen Age était en train de disparaître sous
l'action de la Renaissance, quand la Réforme provoqua, dans les villes
transformées, des perturbations nouvelles.

Dès 1518, on découvre parmi la population cosmopolite d'Anvers les
premiers symptômes du Luthéranisme et, depuis lors, malgré les
formidables «placards» promulgués par Charles-Quint, l'hérésie
se répand bientôt de proche en proche. D'ailleurs, la propagande
luthérienne, si elle menace l'Église établie, ne s'en prend ni à l'État
ni à la société. Les premiers protestants ne furent en rien des
révolutionnaires et ils conservèrent une fidélité intacte à l'empereur
qui les faisait monter sur le bûcher. Mais, par la brèche faite par
eux dans l'édifice des croyances traditionnelles, l'anabaptisme se
déverse presque aussitôt sur les Pays-Bas. Transporté d'Allemagne à
Emden en 1529 par Melchior Hoffmann, il se répand tout de suite sur
les provinces septentrionales et atteint rapidement le Brabant, la
Flandre et le Limbourg. La simplicité de sa théologie et son mysticisme
apocalyptique exercent sur les âmes populaires une attraction
irrésistible. Il condamne l'organisation sociale comme l'œuvre du
mal, il aspire à son anéantissement, il prétend fonder sur ses ruines
la cité céleste où s'effaceront toutes les inégalités et toutes les
injustices, où tous les rangs seront confondus dans l'amour et la
charité. Comment de telles promesses ne lui auraient-elles point gagné
l'adhésion enthousiaste des prolétaires que l'évolution économique
venait de multiplier dans les villes et les campagnes? Il exerça sur
eux, une influence analogue à celle que les doctrines des Lollards
avaient exercée jadis sur les tisserands du Moyen Age.

Les espoirs illimités dont il les nourrit, le contraste éblouissant
qu'il leur fait apparaître entre la misère de leur condition présente
et la félicité future du monde affranchi de la double oppression
de l'Église et de l'État, mettent la patience et la résignation
des masses travailleuses à une trop forte épreuve. Certes Hoffmann
ne prêchait pas la violence. Mais ses adeptes ne pouvaient manquer
d'y recourir tôt ou tard. En 1533, un prophète surgit du sein de la
populace: le boulanger Jan Matthijs de Haarlem. Il vient annoncer
aux «justes» et aux «purs» l'heure de la vengeance. Il ne suffit
plus d'attendre le règne de Dieu: il faut l'établir par l'épée,
anéantir les méchants, cimenter dans leur sang les remparts de la
nouvelle Jérusalem. Plus de prêtres! Mais aussi plus de propriété,
plus d'armée, plus de tribunaux, plus de maîtres! Désormais, la
question religieuse devient une question sociale. Contre l'anarchisme
mystique des anabaptistes, s'unissent, indépendamment des différences
confessionnelles, tous les soutiens de l'ordre établi. Les protestants
ne les haïssent pas moins que les catholiques. Ils sont traqués partout
avec l'impitoyable férocité qu'inspire la terreur. Pendant le siège
de Munster, où les chefs du mouvement ont été fonder la «nouvelle
Jérusalem», les soldats de Marie de Hongrie taillent en pièces les
bandes qui se sont mises en marche pour rejoindre leurs frères. Au mois
de juin 1535, un placard condamne à mort tous les anabaptistes, même
ceux qui abjureront leurs erreurs.

La chute de Munster (25 juin 1535) mit fin aux tentatives
révolutionnaires de l'anabaptisme. La crise avait été trop violente
pour pouvoir se répéter. La secte pourtant ne disparut point, mais
ses tendances se modifièrent. Elle cessa de se recruter parmi les
prolétaires. Elle donna naissance à des communautés de fidèles doux
et inoffensifs, prétendant restaurer le christianisme primitif sur
la base de l'amour du prochain et de la conscience individuelle,
sans clergé ni sacrements. Néanmoins, elle resta longtemps en butte
à l'animadversion publique. Nulle confession n'a fourni autant de
victimes à la répression de l'hérésie, et quand apparurent dans les
Pays-Bas les premiers Calvinistes, on les confondit tout d'abord avec
les anabaptistes, qu'ils haïssaient pourtant à l'égal des catholiques.

Et pourtant le calvinisme ne fut pas moins révolutionnaire que
l'anabaptisme, mais il le fut autrement. Au lieu d'attaquer la société,
c'est l'Église qu'il prétend détruire. Il ne la prétend détruire,
d'ailleurs, que pour la remplacer par une Église nouvelle, la sienne.
Et cette Église, organe de la loi divine, doit réformer l'État suivant
son esprit, c'est-à-dire se le soumettre. L'idéal consiste dans la
subordination de l'autorité laïque à l'autorité religieuse. Le but
à atteindre est l'État théocratique tel que le maître l'a fondé à
Genève. L'évangile doit triompher, fût-ce en dépit du prince, qui
n'est plus qu'un tyran lorsqu'il s'oppose à la parole de Dieu. Ainsi
la révolution déchaînée par les anabaptistes sur le terrain social,
se transporte avec le calvinisme sur le terrain politique. Elle fait
appel à la fois à toutes les classes du peuple. Sa propagande hardie,
active, belliqueuse lui recrute bientôt des adhérents dans les milieux
les plus divers, depuis la noblesse et le capitalisme jusqu'à la petite
bourgeoisie et aux salariés industriels.

Il faut reconnaître pourtant que c'est parmi ces derniers qu'elle fit
les progrès les plus rapides. On constate que ses principaux foyers
d'expansion se trouvent précisément dans les contrées où règne la
grande industrie. C'est à Tournai, à Valenciennes et à Lille, c'est à
Hondschoote et à Armentières, c'est autour d'Audenarde, c'est dans les
ports de Hollande et de Zélande, c'est enfin au centre même de la vie
économique des Pays-Bas, à Anvers, qu'elle accomplit ses progrès les
plus rapides; elle triomphe surtout là où le travailleur est réduit à
une existence précaire et où ses souffrances le poussent à embrasser
toutes les nouveautés. Le mécontentement, l'esprit de révolte, l'espoir
d'améliorer son sort ont agi confusément en faveur du calvinisme et
fait germer les semences jetées au sein du peuple par la prédication
de ses «ministres». Détachés déjà de l'église traditionnelle par
l'anabaptisme, une foule d'ouvriers se jettent fougueusement dans la
doctrine nouvelle, et à mesure que l'excitation des esprits augmente,
des gens sans aveu, des vagabonds, des coureurs d'aventures, bref tous
les éléments de trouble qu'agite chaque mouvement du corps social, se
préparent à lui apporter le concours de leur force brutale et unissent
les convoitises de leurs appétits aux énergies de la foi évangélique.
La maladresse de Philippe II, qui a succédé à son père en 1555,
l'opposition déchaînée contre lui par la haute noblesse, la crise
industrielle provoquée par l'émigration de milliers de calvinistes
fuyant la persécution religieuse, le désarroi de la gouvernante
Marguerite de Parme, le compromis des seigneurs enfin et l'audace de
ses revendications amenèrent brusquement, en 1566, une catastrophe
décisive: le soulèvement des iconoclastes. Parti de la contrée
industrielle de Hondschoote et d'Armentières, le mouvement se propage
de ville en ville jusqu'aux extrémités des Pays-Bas. Le peuple croit
le moment venu de détruire l'«idolâtrie romaine». Ses bandes forcent
les églises, y brisent les statues, y lacèrent les tableaux, et, mêlés
à leurs rangs, des pillards s'emparent avidement du riche butin que le
fanatisme religieux met à leur merci.

Philippe II s'empressa lui aussi de profiter de l'occasion. Depuis son
avènement il n'avait cessé de capituler devant l'opposition politique
conduite par Egmont et par Orange. L'outrage fait à l'Église lui
permettait enfin de prendre sa revanche. Dès l'été de 1567, le duc
d'Albe, revêtu de pouvoirs illimités et suivi d'une armée d'élite,
vient remplacer à Bruxelles la gouvernante Marguerite de Parme. Il
n'a pas seulement pour mission de punir les iconoclastes; le roi l'a
chargé d'extirper l'hérésie et d'imposer aux Pays-Bas l'absolutisme
dans toute sa rigueur. La vieille constitution des provinces, respectée
par Charles-Quint, est foulée aux pieds. Le duc gouverne seul, sans
consulter le Conseil d'État, sans convoquer les États Généraux. Quant
aux villes, ce qui leur reste encore de privilèges et d'autonomie est
balayé par l'arbitraire. Le régime imposé à Gand en 1540 devient celui
de toutes les grandes communes. Des citadelles sont construites à
Anvers, à Valenciennes, à Maestricht. Dès 1570, Albe croit son œuvre
accomplie. Il a repoussé victorieusement l'armée de Guillaume d'Orange,
décapité les principaux seigneurs de l'opposition, fait exécuter par le
feu, le glaive, la corde, des centaines d'iconoclastes, de calvinistes,
de suspects. Il a rétabli l'obéissance par la terreur. Il croit qu'un
simple corrégidor suffirait maintenant pour administrer le pays.

Mais sa tyrannie a exaspéré la nation entière. Le régime espagnol
sous lequel il l'a courbée n'est guère moins odieux à la majorité
catholique qu'à la minorité protestante. Les impôts du 10e et du
20e denier, imités des _alcalabas_ castillans et que le duc prétend
imposer aux provinces pour qu'elles payent désormais elles-mêmes
l'entretien des troupes qui les asservissent, soulèvent une résistance
passive, mais indomptable. En face de leurs garnisons espagnoles,
les villes savent que le recours aux armes n'aurait d'autre résultat
que d'inutiles massacres. C'est à la grève générale qu'elles ont
recours. Les artisans ferment leurs boutiques, les vendeurs désertent
les halles; la vie économique est suspendue, et le terrible duc,
devant cette muette protestation de tout un peuple, s'abandonne à
d'impuissants accès de rage.


II

LES VILLES SOUS LE RÉGIME CALVINISTE.

C'est au milieu de cette situation qu'un hardi coup de main fait tomber
la petite place de La Brielle, le 1er avril 1572, au pouvoir des Gueux
de mer. Aussitôt, dans toutes les villes voisines dont les garnisons
sont absentes, le peuple s'insurge, ouvre les portes aux libérateurs,
dépose les magistrats. Les calvinistes prennent la tête du mouvement.
S'appuyant sur le prolétariat, sur les pêcheurs, sur la foule des
pauvres gens que les nouveaux impôts ont réduits au désespoir, ils
font tourner au profit de leur foi la situation politique. En quelques
semaines, tous les bannis que la tyrannie d'Albe a chassés des
provinces, tous les protestants qui ont préféré l'exil à l'abjuration,
affluent sur les côtes de la Zélande. Des huguenots français viennent
grossir leurs rangs. La conviction religieuse, la haine du papisme, la
haine de l'Espagnol, le courage farouche enfin de gens qui n'ont plus
rien à perdre que la vie font de cette masse hétérogène et cosmopolite
la plus redoutable des armées, pourvu qu'elle trouve un chef. Et ce
chef, Guillaume de Nassau, accourt bientôt se mettre à sa tête et
risquer avec elle le tout pour le tout. Avec lui, le chaos s'organise.
La populace maîtresse des villes en tumulte rentre dans l'ordre. Tout
cède à la nécessité de la défense et s'abandonne à la direction du
clair et persévérant génie du Taciturne.

Pourtant, les provinces du Sud restent au pouvoir de l'Espagne. Durant
l'héroïque résistance de la Hollande et de la Zélande, à Albe d'abord
(1572-1573), à Requesens ensuite (1573-1576), elles ne cherchent point
à secouer le joug qui pèse sur elles. A mesure que la rébellion prend
un caractère de plus en plus calviniste, la sympathie qu'elle avait
tout d'abord rencontrée en Belgique, où l'élément catholique l'emporte
de beaucoup, fait place peu à peu à la défiance. Lorsque, en 1576,
après la mort inopinée du gouverneur Requesens, le Conseil d'État et
les États Généraux se sont chargés d'administrer provisoirement le
pays, on les voit affirmer leur obéissance au roi, leur résolution de
ne tolérer que l'exercice exclusif du catholicisme, et manifester plus
nettement encore leur antipathie croissante pour le prince d'Orange.
La haute noblesse cherche à exploiter les circonstances pour reprendre
l'ascendant dont elle a joui sous Marguerite de Parme et pour rendre au
pays sa vieille constitution traditionnelle, telle qu'elle existait au
temps des ducs de Bourgogne et de Charles-Quint.

C'est alors que les villes entrent en scène. L'opposition loyaliste,
telle que l'entend la noblesse, ne peut plus leur suffire. Elles
exigent des mesures radicales. La haine que le régime espagnol a
suscitée les pousse à une rupture déclarée avec Philippe II. Le succès
de la résistance en Hollande et en Zélande excite chez elles l'espoir
d'une libération définitive. Dans la bourgeoisie instruite, les
pamphlets politiques éclos au lendemain de la Saint-Barthélemy et qui
reconnaissent formellement au peuple le droit de déposer le tyran sont
avidement dévorés et exploités contre le roi. Mais, surtout, dès que
la pacification de Gand a conclu entre les provinces rebelles et les
provinces obéissantes une alliance défensive proclamant le respect de
la liberté de conscience individuelle, la propagande calviniste reprend
plus active que jamais et, comme jadis, elle attire à elle ces masses
populaires qu'elle avait déjà soulevées quelques années auparavant.

Bientôt, en Belgique comme en Hollande, la cause religieuse se confond
avec la cause politique. On n'est plus anti-espagnol qu'à la condition
d'adhérer en même temps à la Réforme, et celle-ci profite de toutes
les rancunes que Philippe II a amassées contre lui. Les magistrats
urbains, les membres du Conseil d'État, les députés des provinces aux
États Généraux, bref, toutes les autorités constituées ont beau rester
catholiques, manifestement le pouvoir a glissé de leurs mains dans
celles de la foule travaillée à la fois par les «ministres» et par les
émissaires d'Orange. La bourgeoisie de Bruxelles terrorise les États
Généraux qui siègent au milieu d'elle. Et tout de suite, Gand, excité
par l'exemple de la capitale, pousse les choses à l'extrême. Deux
démagogues, appuyés sur le parti calviniste, s'emparent du gouvernement
de la ville. Grâce aux troupes envoyées par Orange pour battre en
brèche la citadelle où s'est réfugiée la garnison espagnole, ils
installent un régime purement protestant, persécutent les catholiques,
ouvrent des temples où de fougueux prédicants excitent le peuple au
renversement des idoles et à l'expulsion du clergé. Mais, pour donner
à la révolution religieuse l'apparence de la légalité et pour mieux
marquer en même temps son opposition à la monarchie, on en revient
à la constitution abolie par Charles-Quint en 1540 et l'on remet en
vigueur tous les anciens privilèges. Comme au Moyen Age, la commune
est de nouveau répartie en trois «membres»; on assemble la collace,
les métiers rentrent en possession de leurs droits politiques, tandis
qu'à l'extérieur les petites villes et les villages de la châtellenie
repassent sous le pouvoir des Gantois.

Du reste, ce n'est là qu'une restauration archéologique. Les vieilles
institutions ne sont plus en état de fonctionner parce qu'elles ne
répondent plus à l'état actuel de la population. Non seulement la
ruine complète de la draperie condamne le «membre» des tisserands à ne
jouir que d'une existence illusoire, mais l'introduction d'industries
nouvelles et le dépérissement d'industries anciennes sont incompatibles
avec le retour aux cinquante-deux métiers traditionnels. Tout cela,
d'ailleurs, importe peu. Au fond, personne ne songe à ressusciter
l'antique organisme municipal. On ne le rétablit que pour la forme:
la réalité qu'il recouvre n'a plus rien de commun avec lui. En fait,
ce ne sont ni les métiers, ni la collace qui gouvernent: c'est un
conseil de guerre, une sorte de comité de salut public où siègent
des meneurs calvinistes et des colonels. Le régime imposé à la ville
est purement militaire. L'esprit qui l'anime n'a plus rien de commun
avec l'ancien esprit municipal. Son but est le triomphe absolu du
calvinisme et ce sont des pasteurs qui l'inspirent et échauffent sans
relâche son fanatisme contre la majorité catholique. De persécuté,
le protestantisme se fait maintenant persécuteur. Il a la force,
grâce à quelques régiments et à l'adhésion du petit peuple, et il en
abuse. A Bruxelles, à Anvers, les mêmes circonstances produisent les
mêmes résultats. Là aussi, des «comités des dix-huit» disposent de
troupes régulières, exercent en réalité, sous le couvert des vieilles
institutions, une dictature mi-théocratique et mi-démagogique.
Vainement le prince d'Orange s'efforce de rappeler à la raison ces
fougueux zélateurs, vainement il les exhorte à la modération, au
maintien de la liberté de conscience, à l'union de toutes les forces
contre l'ennemi commun. La passion religieuse déchaînée s'en prend
maintenant à lui. Des ministres le traitent en chaire de papiste. La
prudence et les ménagements que lui impose son génie politique sont
taxés de trahison ou d'outrages à la majesté divine. Aux yeux des
calvinistes fougueux qui dominent dans les grandes villes, la cause
nationale ne compte plus. Ce qu'ils veulent, c'est le «cantonnement»
à la suisse, la liberté pour chaque grande cité d'organiser dans ses
murs et d'imposer à ses alentours la stricte et exclusive observance
de la «vraie religion». Ils ont beau voir toute la noblesse, exaspérée
par leur fanatisme, se retourner vers le roi, les provinces wallonnes,
où n'ont point pénétré les troupes protestantes et où la minorité
calviniste est impuissante, conclure la paix avec Farnèse, rien n'y
fait. Les villes persistent dans leur intransigeance jusqu'au jour où,
l'une après l'autre, bloquées par les troupes espagnoles, elles ouvrent
enfin leurs portes aux vainqueurs et subissent le sort que, depuis
longtemps, Orange leur a prédit.




CHAPITRE XI

Les villes au XVIIe siècle.

 I. Le régime urbain dans les Provinces-Unies et la Belgique.--II. La
 fin de la démocratie urbaine dans le pays de Liége.


I

LE RÉGIME URBAIN DANS LES PROVINCES-UNIES ET LA BELGIQUE.

Le rétablissement de la domination espagnole sur les provinces
belges, à la fin du XVIe siècle, a amené la séparation définitive
des Pays-Bas en deux États distincts. Au Nord, la république des
Provinces-Unies, qui a héroïquement défendu sa foi religieuse et son
indépendance politique, atteint bientôt à une prospérité économique
inouïe, mais qu'égale pourtant l'éclat de son développement artistique
et scientifique. Les territoires du Sud, au contraire, ramenés par la
force au catholicisme et à la monarchie espagnole, sont entraînés
dans la décadence de celle-ci; leur commerce et leur industrie
languissent, la vie intellectuelle s'y éteint et elles sont enfin
ravagées par les grandes guerres du XVIIe siècle. Si frappant pourtant
que soit leur contraste, il existe entre les deux pays un point de
ressemblance. Leurs institutions, établies ou réformées pendant la
période bourguignonne suivant les mêmes principes, présentent ici et
là les mêmes caractères généraux. Le régime urbain, en particulier,
offre de part et d'autre un spectacle presque identique, et cette
analogie de son évolution dans des milieux pourtant si différents
suffit à prouver que les transformations subies par lui répondent
à des causes profondes et inhérentes aux tendances essentielles
de la vie sociale. On pourrait caractériser brièvement ce régime,
aussi bien dans les florissantes cités du Nord que dans les
languissantes villes du Sud, en l'appelant un retour au patriciat.
Après l'effervescence révolutionnaire qui a accompagné dans les
milieux urbains l'introduction du calvinisme, l'ordre a été rétabli
partout au profit définitif de la haute bourgeoisie. Ni dans les
Provinces-Unies, ni dans les Pays-Bas catholiques, il n'a d'ailleurs
été besoin pour cela de mesures violentes. Le calvinisme définitivement
vainqueur ou définitivement vaincu, le peuple qui s'était soulevé
en sa faveur s'est retiré spontanément du pouvoir. Sous Guillaume
d'Orange comme sous Alexandre Farnèse, en pays protestant comme en
pays catholique, il abandonne l'administration urbaine au magistrat et
laisse tomber en désuétude les vieilles prérogatives politiques des
métiers. En Hollande, dès 1581, une ordonnance reconnaît formellement
l'indépendance des «régents» à l'égard de la bourgeoisie, et la même
situation apparaît à Utrecht en 1586. Désormais, la population urbaine
est dépouillée de toute intervention dans le maniement des affaires
locales. Le conseil, «la loi» de la ville, recruté dans un petit nombre
de familles riches détient exclusivement la police et la juridiction
municipales. A l'esprit démocratique s'est substitué un esprit
aristocratique et réglementaire. L'hôtel de ville, témoin jadis des
assemblées tumultueuses et passionnées de la commune, ne s'ouvre plus
qu'aux magistrats et aux fonctionnaires des bureaux. La situation est
la même dans les villes belges. Ici aussi, le pouvoir municipal s'est
concentré aux mains des riches. Si parfois il arrive encore que les
métiers s'agitent, il suffit de la moindre démonstration pour les faire
rentrer dans l'ordre. D'ailleurs, ces manifestations, car on ne peut
plus parler d'émeutes à ce propos, disparaissent après le premier tiers
du XVIIe siècle.

L'activité politique est si bien éteinte dès lors au sein des
corporations que peu à peu, soit par des règlements, soit tout
simplement par la pratique administrative, l'État ou l'échevinage
supprime les derniers vestiges qui subsistaient encore dans le régime
communal de l'organisation démocratique du XIVe siècle. Vers 1650, le
souvenir même de celle-ci a disparu. Les vieux privilèges qui l'avaient
ratifiée moisissent ignorés dans la poussière des archives[67]; sans
avoir été formellement abolis ils sont tombés lentement en désuétude.
Sous la double action de l'État et des transformations économiques,
le particularisme urbain a reculé sans cesse depuis la période
bourguignonne. Après avoir énergiquement lutté pour l'existence, il
s'est résigné à l'inévitable et les institutions qu'il soutenait et
par lesquelles il se manifestait ont nécessairement subi son sort. Au
XVIIe siècle, les villes constituent encore des personnes morales,
elles possèdent encore la prérogative de représenter le Tiers État
à l'exclusion des campagnes, mais elles se sont courbées sous la
centralisation monarchique, et à l'économie urbaine s'est substituée
l'économie nationale. Les magistrats patriciens sont désignés par le
pouvoir central, qui contrôle leur gestion dans tous les domaines. Du
vieux protectionnisme commercial et industriel il ne subsiste plus
que des vestiges sans importance. La police des marchés ainsi que les
monopoles dont jouissent encore les métiers de l'alimentation urbaine
rappellent seuls l'état de choses disparu. Mais ils ne constituent
plus que des entraves gênantes et, la plupart du temps, qu'une charge
onéreuse pour la population.

[Note 67: A Bruxelles, en 1698, le bombardement de Boufflers
ayant éventré une tour où l'on conservait des archives communales, on
découvrit les franchises accordées aux nations, dont les titres avaient
été cachés depuis longtemps par le magistrat.]

Si les villes ne dominent plus le mouvement économique, elles le
dirigent encore. C'est dans leurs murs que résident les capitalistes
et les entrepreneurs qui donnent l'impulsion à l'industrie de plus en
plus largement répandue dans les campagnes, ou qui soutiennent, comme
directeurs ou comme actionnaires, les compagnies commerciales du pays.
La bourgeoisie riche devient ainsi une classe de gens d'affaires,
de manufacturiers, de spéculateurs, dont les intérêts multiples se
mêlent à la vie nationale tout entière et cessent d'être confinés
dans le cercle étroit de la commune. Et ce qui est vrai de son rôle
économique ne l'est pas moins de son rôle politique. Elle emplit les
cadres de l'administration et siège aux assemblées d'État. Dans les
Provinces-Unies, son influence dans le maniement des affaires publiques
est péniblement contre-balancée par celle du _stathouder_. Dans les
Pays-Bas catholiques, elle possède dans les assemblées provinciales,
les seules qui subsistent au milieu de la torpeur de la vie nationale,
une part d'intervention au moins égale à celle du clergé et de la
noblesse.

Et c'est là ce qui explique que les régences patriciennes du XVIIe
siècle n'aient point eu la destinée de celles du Moyen Age. Pour
renverser celles-ci, nées à une époque où chaque ville constituait
une entité politique et économique indépendante, il suffisait d'une
simple révolution locale. Pour enlever le pouvoir à celles-là, au
contraire, il faudra une perturbation totale de l'État, puisque
l'État a absorbé les villes. Aussi, les insurrections urbaines des
temps modernes seront-elles en réalité non plus des insurrections
contre le gouvernement de la commune, mais des insurrections contre
le gouvernement national. Les cadres de la vie politique se sont
élargis comme ceux de la vie économique. Quand la démocratie marchera
de nouveau à l'assaut du pouvoir, ses revendications, ses idées, ses
moyens de propagande et de combat ne rappelleront plus en rien ceux
des communiers de jadis. Entre les révolutionnaires modernes et leurs
devanciers, on peut constater la même disproportion de forces et la
même absence de filiation qu'entre les capitalistes du Moyen Age et
ceux que la Renaissance a suscités à leur place.


II

LA FIN DE LA DÉMOCRATIE URBAINE DANS LE PAYS DE LIÉGE.

Le gouvernement démocratique s'est maintenu beaucoup plus longtemps
à Liége que dans les autres villes des Pays-Bas. Il n'y a disparu
définitivement qu'à l'extrême fin du XVIIe siècle. Mais les raisons de
sa durée justifient précisément ce que nous avons dit des motifs de sa
chute dans le reste du pays. C'est parce que les causes qui amenèrent
ailleurs la ruine du régime municipal ne se manifestèrent à Liége que
très lentement que ce régime put y atteindre un âge exceptionnellement
avancé.

Après son annexion aux États bourguignons sous le règne de Charles le
Téméraire, la principauté liégeoise avait repris son indépendance, et
avec elle ses institutions traditionnelles. Suivant les stipulations de
la paix de Fexhe (1316), le gouvernement était partagé entre l'évêque
et le «sens du pays» c'est-à-dire les États. En fait, il l'était
entre l'évêque et la «cité» de Liége. Ni le clergé, représenté par
le seul chapitre cathédral, ni la noblesse peu nombreuse et surtout
peu opulente, ne pouvaient contre-balancer aux assemblées nationales
l'action du Tiers État. Or, celui-ci était entièrement dominé par la
capitale. Le développement des charbonnages depuis le XIVe siècle,
puis, dès le début de la Renaissance, celui de la métallurgie et de la
fabrication des armes, avaient fait de Liége un des centres industriels
les plus actifs des Pays-Bas, tandis que les «bonnes villes» avaient
perdu peu à peu, à la fin du Moyen Age, leur prospérité économique.
Il en était résulté une situation analogue à celle que l'on rencontre
dans plusieurs contrées de l'Allemagne. Seule en face de l'évêque,
Liége avait entamé avec lui un duel politique dont l'issue devait
décider de la suprématie exclusive de l'un des deux adversaires sur son
rival. La cité prétendait se transformer en «ville libre», c'est-à-dire
en république municipale et secouer la souveraineté du prince. L'on
observe, dès la seconde moitié du XVe siècle, ses premiers efforts en
ce sens.

Pour se défendre, les évêques durent nécessairement s'appuyer sur
l'étranger. Ils adoptèrent en face de la cité la conduite à laquelle
les villes flamandes eurent recours contre les ducs de Bourgogne et
les Habsbourg. La situation dans le pays de Liége est donc exactement
à l'inverse de celle que nous avons constatée dans les Pays-Bas. Ici,
le prince dispose d'immenses ressources et le principe de l'hérédité
légitime son pouvoir. Là, au contraire, non seulement l'évêque ne
possède que les revenus de sa mense épiscopale, mais encore, préposé
au pays en vertu de considérations politiques ou religieuses absolument
indépendantes des intérêts locaux, aucun lien ne l'attache à ses
sujets. Souvent même ses intérêts de famille ou les conditions mises à
son élection lui imposent une conduite en opposition avec les intérêts
de ceux-ci. Manifestement, sans l'appui que lui prête tout d'abord la
dynastie bourguignonne, puis les gouverneurs espagnols de Bruxelles,
il ne pourrait tenir tête à l'opposition communale. Mais par là même
que ses droits princiers ne subsistent que grâce à son alliance avec
un souverain suspect de méditer l'annexion du pays, ils inspirent
au peuple une défiance constante. La cause du prince apparaît comme
opposée à la cause nationale, et la politique monarchique se trouve
entravée de toutes manières dans son développement.

Remarquons d'autre part que la politique urbaine ne se heurte point,
dans le pays de Liége, aux obstacles qu'elle rencontre en Flandre. Au
lieu d'une pluralité de grandes villes jalouses les unes des autres, la
principauté ne renferme qu'une seule commune puissante: sa capitale.
De plus, le tardif développement industriel de celle-ci lui permet de
s'adapter facilement aux nouvelles conditions économiques. Liége n'a
point à défendre, comme Bruges ou Gand, une position acquise et des
privilèges surannés. Dans le domaine de l'industrie, les tendances
qu'elle manifeste font songer à celles d'Anvers dans le domaine du
commerce. Elle s'ouvre largement aux gens du dehors, elle n'est
gênée ni par les monopoles, ni par les franchises que les vieilles
cités s'épuisent à maintenir au détriment du public. Au lieu de
demeurer stationnaire et de s'attacher désespérément à des privilèges
vieillis, sa population augmente sans cesse et n'éprouve pas le
besoin de se remparer dans le protectionnisme. A y regarder de près,
on peut constater que Liége ne présente plus que bien faiblement, à
partir du XVIe siècle, les caractères propres à l'économie urbaine
du Moyen Age. Elle constitue un grand centre industriel travaillant
pour l'exportation et attire à elle presque toute l'activité de la
principauté. Rien d'étonnant dès lors si elle prétend aussi s'emparer
de la direction politique du pays et réduire ses évêques au simple
exercice de leurs fonctions spirituelles.

Tel est bien, en effet, le but qu'elle s'est proposé dans le long
combat qu'elle a soutenu contre eux. Ses métiers, qui depuis 1603 ont
acquis le droit de nommer directement les jurés de conseil et les deux
bourgmestres, ne luttent point, comme en Flandre, pour la conservation
de privilèges économiques. Leur action est toute politique et leur
idéal manifestement républicain. Les longs procès qu'ils soutiennent
devant les tribunaux de l'Empire pour faire reconnaître Liége comme
ville libre, au mépris de toute vérité historique, ne laissent pas le
moindre doute sur la nature de leurs desseins. A partir du commencement
du XVIIe siècle, le conflit prend un caractère aigu par suite des
intrigues de la France et des Provinces-Unies, qui soutiennent contre
les évêques bavarois Ferdinand et Maximilien-Henri de Bavière, alliés
de l'Espagne, une agitation permanente. Deux partis se forment au
sein de la bourgeoisie: les Chiroux et les Grignoux, les premiers
se ralliant autour du prince, les seconds acharnés à le combattre.
L'anarchie s'empare de la vie publique. Les brigues électorales, la
corruption, l'intervention continuelle des résidents que la France, les
Provinces-Unies et l'Espagne entretiennent dans la cité y provoquent
des troubles de plus en plus graves. Le prince casse vainement le
règlement de 1603. Le bourgmestre La Ruelle, l'un des chefs les plus
populaires de l'opposition, est vainement assassiné en 1637. De 1649 à
1684, cinq autres bourgmestres montent sur l'échafaud.

Ce ne fut qu'à cette date, en effet, que Maximilien-Henri de Bavière
parvint à imposer à Liége une constitution qui devait durer jusqu'à
la fin de l'Ancien Régime. La France, qui avait jusqu'alors soutenu
la commune, venait de l'abandonner pour s'allier à l'évêque, et dès
lors la victoire de celui-ci était certaine. L'anarchie politique
avait créé dans la cité une situation intolérable. Les métiers, qui
n'avaient pu se maintenir que par la faiblesse du prince, se trouvèrent
impuissants devant lui dès que son pouvoir reposa sur celui du roi
de France. Ils perdirent les prérogatives politiques qu'ils avaient
conservées durant si longtemps. Ainsi, la lutte s'acheva à Liége, comme
ailleurs, par le triomphe de l'État. Il faut reconnaître d'ailleurs
que les institutions démocratiques de Liége avaient fait leur temps.
Les trente-deux métiers qui nommaient le conseil n'avaient point pu
organiser dans la ville un gouvernement stable. Peu à peu, ils étaient
tombés sous l'ascendant d'un groupe de meneurs et d'intrigants. Ils
s'étaient montrés incapables surtout de surmonter les difficultés
que créaient à la principauté les ambitions rivales de ses voisines
la France et l'Espagne. Comme il arrive habituellement des régimes
populaires, ils avaient tout sacrifié à la politique intérieure; ils
n'avaient pas compris que leurs passions et leurs intérêts laissaient
le roi de France fort indifférent, et qu'il ne s'y mêlait que pour
entretenir son influence sur la frontière des Pays-Bas. Le refus des
plénipotentiaires du congrès de Nimègue de recevoir leurs négociateurs
ne leur dessilla point les yeux, et il fallut que la catastrophe de
1684 vînt enfin leur apprendre que la politique urbaine n'était plus,
au XVIIe siècle, qu'un anachronisme et une impossibilité. Personne
ne regretta du reste le régime des métiers. On ne fit pas la moindre
tentative pour le rétablir lors de la révolution liégeoise à la fin
du XVIIIe siècle. Les idées avaient définitivement évolué, et ce fut
au nom des droits de l'homme que l'on s'efforça d'organiser alors un
nouvel état de choses.


FIN





TABLE DES MATIÈRES


                                                       Pages

  AVERTISSEMENT.


  CHAPITRE I

  L'origine des Villes.

  I.--_L'époque romaine et l'époque franque_               1

  II.--_Châteaux et cités_                                 6

  III.--Portus _et immigrants_                            13

  IV.--_La population marchande et ses revendications
  sociales_                                               20

  V.--_Le rôle des gildes_                                26


  CHAPITRE II

  Formation des institutions urbaines.

  I.--_Princes laïques et princes ecclésiastiques.--La
  commune de Cambrai.--Les villes flamandes_              35

  II.--_Développement du droit urbain.--Condition
  des personnes et des terres dans les villes_            43

  III.--_Le Tribunal urbain.--Les échevins.--Le
  conseil.--Les jurés_                                    58


  CHAPITRE III

  Formation des institutions urbaines.
  (_suite_)


  I.--_Types primitifs et types dérivés de constitutions
  urbaines_                                               70

  II.--_Le type liégeois_                                 75

  III.--_Le type flamand_                                 82


  CHAPITRE IV

  L'économie urbaine.

  I.--_Rapports économiques des villes avec la
  campagne_                                               95

  II.--_La réglementation de l'alimentation urbaine et
  du commerce des subsistances_                          100

  III.--_Le régime de la petite industrie.--Les
  métiers_                                               106

  IV.--_Le régime des industries
  d'exportation.--Salariés  et capitalistes_             114

  V.--_Caractère économique des cités épiscopales_       126

  VI.--_Densité des populations urbaines_                129


  CHAPITRE V

  Les villes sous le gouvernement des patriciens

  I.--_Formation et progrès du patriciat_                136

  II.--_Caractères du gouvernement patricien_            150


  CHAPITRE VI

  Le soulèvement du «commun».

  I.--_Décadence du régime patricien.--Premiers
  soulèvements du «commun»_                              157

  II.--_Le mouvement démocratique dans le pays de
  Liége_                                                 169

  III.--_Le mouvement démocratique en Flandre_           178

  IV.--_Les agitations sociales du XIVe siècle_          187


  CHAPITRE VII

  Les villes sous le gouvernement démocratique.

  I.--_Caractères des démocraties urbaines du Moyen
  Age_                                                   195

  II.--_L'économie urbaine sous le régime des métiers_   203

  III.--_L'organisation politique_                       214


  CHAPITRE VIII

  Les démocraties urbaines et l'État.

  I.--_Rapports des villes et des princes avant
  l'époque bourguignonne_                                225

  II.--_Le conflit de la politique municipale et de la
  politique monarchique au XVe siècle_                   233


  CHAPITRE IX

  Les villes à l'époque de la Renaissance.

  I.--_Les transformations économiques et leur influence
  sur le régime urbain_                                  249

  II.--_Les populations urbaines au XVIe siècle_         259

  III.--_Le soulèvement de Gand sous Charles-Quint_      265


  CHAPITRE X

  Les villes à l'époque de la Réforme.

  I.--_Mouvements sociaux et politiques provoqués par
  la Réforme_                                            274

  II.--_Les villes sous le régime calviniste_            281


  CHAPITRE XI

  Les villes au XVIIe siècle.

  I.--_Le régime urbain dans les Provinces-Unies et
  la Belgique_                                           288

  II.--_La fin de la démocratie urbaine dans le pays
  de Liége_                                              294


6209.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie.--4-10-





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ANCIENNES DÉMOCRATIES DES PAYS-BAS ***


    

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