La nuit tombe...

By Henri Ardel

The Project Gutenberg eBook of La nuit tombe
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: La nuit tombe


Author: Henri Ardel

Release date: February 17, 2024 [eBook #72978]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1923

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA NUIT TOMBE ***







  BIBLIOTHÈQUE RELIÉE PLON
  --25--

  LA
  NUIT TOMBE...

  PAR
  HENRI ARDEL


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
  IMPRIMEURS-ÉDITEURS, 8, RUE GARANCIÈRE, 6e.

  Tous droits réservés.




DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE:


  * Le Rêve de Suzy                          59e édition. Un vol. in-16.
  * Cœur de sceptique                        92e édition. Un vol. in-16.
      (Ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon.)
  * Rêve blanc                               63e édition. Un vol. in-16.
  * Mon cousin Guy                          157e édition. Un vol. in-16.
  * Renée Orlis                              77e édition. Un vol. in-16.
  * Un Conte bleu                            48e édition. Un vol. in-16.
  * L’Heure décisive                         57e édition. Un vol. in-16.
  * Seule                                   109e édition. Un vol. in-16.
  * Au retour                                55e édition. Un vol. in-16.
  * Tout arrive                              60e édition. Un vol. in-16.
  * Il faut marier Jean!                     76e édition. Un vol. in-16.
  * L’Été de Guillemette                     63e édition. Un vol. in-16.
  * Le Mal d’aimer                          106e édition. Un vol. in-16.
  * Les Ames closes                          73e édition. Un vol. in-16.
  L’Étreinte du passé                        92e édition. Un vol. in-16.
  La Nuit tombe                              92e édition. Un vol. in-16.
  L’Absence                                  57e édition. Un vol. in-16.
  La Faute d’autrui                          59e édition. Un vol. in-16.
  L’Aube                                     80e édition. Un vol. in-16.
  Le Chemin qui descend                      79e édition. Un vol. in-16.
  Le Feu sous la cendre                      87e édition. Un vol. in-16.
  L’Appel souverain                          74e édition. Un vol. in-16.
  L’Imprudente aventure                      80e édition. Un vol. in-16.
  Les Vacances de la Famille Bryce           25e édition. Un vol. in-8º.


Les volumes dont le titre est précédé d’un astérisque peuvent être mis
entre toutes les mains.


Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1928.




PARUS DANS LA MÊME COLLECTION

(Décembre 1928)


   1. Paul BOURGET, de l’Ac. fr.          Le Danseur mondain.
   2. Henry BORDEAUX, de l’Ac. fr.        La Maison morte.
   3. J. et J. THARAUD.                   L’Ombre de la Croix.
   4. H. de BALZAC.                       Une Ténébreuse Affaire.
   5. Edmond ABOUT.                       Tolla.
   6. Germaine ACREMANT.                  Ces Dames aux chapeaux verts.
   7 8 et 9. Alexandre DUMAS.             Les Compagnons de Jéhu.
                                            Tomes I, II et III.
  10. F. DOSTOIEVSKY.                     Netotchka.
  11. Ernest PÉROCHON.                    Nêne (Prix Goncourt 1920).
  12. André LICHTENBERGER.                Petite Madame.
  13. J.-H. ROSNY aîné, de l’Ac. Gonc.    Dans les rues.
  14. J.-L. VAUDOYER.                     La Maîtresse et l’Amie.
  15. Henri de RÉGNIER, de l’Ac. fr.      Romaine Mirmault.
  16. Henry BORDEAUX, de l’Ac. fr.        La Neige sur les pas.
  17. Jean d’ESME.                        Les Dieux rouges.
  18. Edmond JALOUX.                      L’Éventail de crêpe.
  19. Paul BOURGET, de l’Ac. fr.          Le Démon de midi. I.
  20. Paul BOURGET, de l’Ac. fr.          Le Démon de midi. II.
  21. Elissa RHAIS.                       Le Café chantant.
  22. Jean AICARD, de l’Ac. fr.           Benjamine.
  23. Alphonse DAUDET.                    Les Rois en exil.
  24. Léon TOLSTOÏ.                       Katia.
  25. Henri ARDEL.                        La Nuit tombe...
  26. Edith WHARTON.                      Sous la neige.

A paraître:

  27. MÉRIMÉE.                            Colomba.
  28. Gérard d’HOUVILLE.                  Le temps d’aimer.


Copyright 1923 by Librairie Plon

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y
compris l’U.R.S.S.




LA NUIT TOMBE...




18 mars.

Une averse rageuse bat mes vitres, les cingle de gouttelettes
haletantes, sous la rafale d’équinoxe... Une averse qui sera brève comme
une colère soudaine et trop violente.

Déjà les nuées lourdes se déchirent et se cernent de lumière. Leurs
flocons déchiquetés s’éparpillent vers les lointains d’un ciel très
bleu, très pur, d’un bleu presque aigu, dans son intensité.

Et alors, je ne sais pourquoi, tout à coup, l’idée me traverse le
cerveau que mon _Moi_ intime ressemble à ce ciel tourmenté, où se
heurtent des ombres, des clartés, des souffles de tempête; où les pleurs
de la pluie sont soudain dévorés par le feu d’un rais de soleil.

Cette âme houleuse, qui la devinerait--et je m’en amuse...--chez la
jeune dame dont, en ce moment, l’image se reflète dans la glace du
panneau qui me fait face?

Cette jeune dame a la mine paisiblement nonchalante d’une créature
étrangère à tout ce qui bouleverse, distrait ou passionne l’innombrable
foule de ses sœurs. Elle ne paraît rien regretter ni souhaiter.

Je viens de la regarder un instant, toute mince en son kimono à grandes
fleurs bizarres; sa petite figure d’une pâleur chaude, coiffée de
cheveux châtain doré dont les vagues aventurent un flot capricieux
au-dessus des yeux sombres.

Les coudes dressés sur la table à écrire, elle avait le menton appuyé
sur ses mains jointes, un air de parfait _je m’en fichisme_, le regard
songeur et la bouche moqueuse... Moqueuse en cet instant surtout, où
elle constatait à quel point sa forme périssable gardait bien les
mystères de son jardin secret.

Chère petite forme périssable, de votre discrétion combien je vous ai de
gré!

Mais, ce matin, vous m’intéressez moins que le large ciel où le vent
entraîne des nuées éperdues. Pour le mieux contempler, j’ai laissé
tomber ma plume sur le buvard qu’elle a strié d’un trait obscur. Et j’ai
regardé l’eau gicler contre mes fenêtres closes, jouissant avec un
plaisir égoïste d’avoir l’abri de ma grande chambre claire où, dans la
cheminée, crépitaient les bûches,--j’ai l’horreur des calorifères!--où
flottait la senteur d’une botte de violettes dont la chaleur du foyer
exaltait le parfum printanier.

Et les minutes ont coulé... longues?... brèves?... Je l’ignore.
Qu’importe d’ailleurs! A moi seule, je dois compte de mon temps, dont je
n’ai que faire, hélas!

Ce m’était un délice de demeurer ainsi, sans obligation de vouloir,
d’agir, ma pensée vagabonde ressuscitant la soirée d’hier.

Pour en noter les incidents, j’avais pourtant saisi ma plume; puisque ce
m’est devenu un besoin de causer avec moi-même Geneviève Doraines, mon
unique confidente.

En vérité, cette soirée d’hier a été flatteuse à souhait pour l’orgueil
du maître dont je porte le nom. La _première_ de son nouvel
opéra-comique, _La Danaïde_, a pris l’allure d’une manière de triomphe.
Triomphe pour le compositeur. Triomphe pour l’interprète. Tous deux unis
par les attirances souveraines de l’art et de l’amour... Est-ce de
l’amour?... Après tout, oui, c’est ainsi que cela s’appelle, en
général... Tous deux, instruments ultra-sensibles qui ont réalisé, hier
soir, l’un par sa musique, l’autre par sa voix, une œuvre de voluptueuse
beauté.

Ah! que la musique de mon mari est bien à son image! Quand je l’écoute,
il me semble pénétrer dans tous les replis de sa personnalité. Elle a
ses caresses et ses violences, sa fougue capricieuse, sa sensualité tour
à tour nonchalante, spirituelle, perverse ardemment, et cruelle aussi.

Sa musique? C’est bien celle d’un être obéissant à toutes les impulsions
qui bondissent en lui. Et c’est en même temps la musique d’un maître
qui, ayant reçu le «don», connaît, de plus, tous les secrets de son art.

Si, en lui, je juge l’homme à sa mesure, je reconnais que l’artiste
mérite une des premières places parmi les créateurs de notre époque.

Qu’y a-t-il donc dans cette musique, pour qu’elle accomplisse, tant que
ses harmonies m’enveloppent, le miracle de me faire oublier tout ce qui
nous a séparés et transformés, l’un pour l’autre, en deux étrangers?...
En ces moments-là, seul, l’artiste existe pour moi; l’artiste que je
comprends si bien, que souvent encore, il me dit--c’est un refrain:

--Personne ne chante ma musique comme vous, Geneviève.

Autrefois, au temps des vieilles lunes, il disait: «... Comme toi,
Viva.»

Est-il possible que ce temps ait existé? Ah! que c’est loin en arrière
dans le passé, la folie de nos premiers mois d’amour...--dix ans de
cela... Et puis, peu à peu, les révélations du hasard, de l’intuition;
le désenchantement; les scènes mauvaises, épuisantes, dont le seul
souvenir m’épouvante.

Et dans ce chaos sombre, l’éclair des réconciliations; exquises, les
premières...

Puis les autres!... les mélancoliques, les décevantes, les misérables,
qui me jettent encore au visage une brûlure de honte...

Enfin le lien dénoué, brisé définitivement. Quelle délivrance!... Trois
ans bientôt.

Mais pourquoi donc, ce matin, est-ce que j’évoque mon lamentable passé?

Parce qu’hier, pendant que j’écoutais, immobile dans l’ombre de la
loge--une baignoire où Robert et moi étions seuls à ce moment--le
sortilège des sons évoquait des fantômes qui erraient dans mon âme...
Pauvres ombres, douloureuses et frémissantes, que le _Moi_ maintenant
détaché de tout--oh! combien!--regardait passer avec un calme mortel. Et
de la pitié aussi...

C’était encore ce même _Moi_, désabusé autant que le vieux roi de
l’Écriture, qui observait l’homme assis à mes côtés, dont tout l’être
vivait son œuvre.

Lui aussi demeurait immobile. Mais que son masque, où les dents
mordaient sans cesse la lèvre, était révélateur!--pour moi, du moins. La
lueur de la rampe, toute proche, heurtait la ligne du profil, accusait
les meurtrissures du visage, creusées par tant de causes, allumait des
éclairs d’or roux dans la barbe un peu longue, trahissant, sous la
pleine lumière, l’altération des traits contractés par l’ivresse de la
bataille engagée!

Avec une interrogation brève, il se penchait par instant vers moi:

--Ça va, ce me semble, Viva. Ne trouvez-vous pas?

D’ailleurs, il n’attendait pas de réponse. Il sentait que «ça allait»...
aussi bien que moi qui, par un bizarre dédoublement de personnalité,
n’étais plus qu’une passionnée de musique, absorbée toute par la
révélation publique d’une œuvre d’art.

Sa fièvre m’avait atteinte, me rendant vibrante à tous les sons, à
toutes les nuances, à tous les remous d’impressions dans la salle
capricieuse des _premières_ dont il avait souverainement conquis
l’attention.

Vraiment, cette représentation m’intéressait comme une partie à gagner,
une partie artistique qui valait son prix.

Mais l’instant est arrivé où _elle_ est entrée en scène, elle, _la
Danaïde_, elle qui est, à la lettre, la maîtresse de mon mari. Et il est
redescendu des hauteurs sereines de l’Art. J’ai vu l’éclair qui le
brûlait et réduisait en poussière la conscience de ma présence près de
lui, de la foule du public qui emplissait la salle, des confrères
jaloux, des critiques aux aguets. Même son œuvre, il l’a oubliée, à
cette minute...

Il la regardait, elle; et au fond de ses prunelles, je sais quelle lueur
flambait, pour l’avoir fait jaillir autrefois...

Puis, avec l’inconscience à laquelle je suis bien accoutumée, il s’est à
demi incliné et m’a murmuré:

--Elle est admirablement belle, n’est-ce pas?

C’était vrai. Et parce que je n’ai jamais su dire autre chose que ma
pensée, j’ai répondu:

--Oui, très belle...

Orgueilleusement, je constatais aussi qu’en mon être aucune fibre
douloureuse n’avait tressailli. Personne n’aurait pu découvrir, au fond
de mes yeux, autre chose qu’une curiosité détachée.

Oui, en vérité, cette femme ainsi dévêtue par l’enroulement étroit de sa
tunique, avait l’harmonieuse beauté de quelque nymphe antique; mais
cette nymphe était aussi une amoureuse dont les yeux, les lèvres, le
geste, la gorge nue, le corps tout entier était prometteur des voluptés
qui affolent les mâles.

L’orchestre préludait. Imperceptiblement, elle a tourné la tête vers la
loge sombre où elle savait qu’_il_ était.

Une seconde, ils se sont regardés.

Puis elle a commencé à chanter; et dans son chant, elle se donnait
toute, pour lui, pour son triomphe... Elle se donnait à lui, son maître
qui écoutait, les yeux rivés sur elle. Ah! ils étaient bien unis...
Peut-être plus encore qu’en d’autres instants...

Et, de nouveau, avec une allégresse de captive délivrée, j’ai senti que
cet homme avait perdu la puissance de me torturer. Je les observais, lui
et elle, comme des étrangers qui ne pouvaient en rien m’émouvoir. Ah!
que c’était bon!--et décevant... Être consolée du deuil de son amour!...
De quel sable est donc fait notre cœur fragile?...

Et l’acte s’est achevé dans un tumulte d’applaudissements. La salle, de
toute évidence, était conquise. Alors Robert est revenu sur terre et a
repris le sentiment de ma présence pour me dire, avec des yeux où
luisait une ivresse:

--Elle a été admirable, n’est-ce pas? Quelle artiste! Il faut que
j’aille lui dire combien je suis content. Sans quoi, elle va s’énerver!

Paisible, j’ai répondu, sans qu’il soupçonne même de quel dédain est
faite ma condescendance:

--C’est cela, allez... Mais, si possible, ne vous attardez pas trop, car
les visiteurs vont pleuvoir pour vous féliciter... Et je sens la menace
d’une crise de sauvagerie qui me rendra incapable de les recevoir comme
ils le méritent!

--Mais non... mais non... Vous n’aurez aucune crise de cette espèce!...
Allons, Viva, faites-moi la charité de supporter, un instant, même les
intrus... Je reviens.

Sans attendre ma réponse, il était déjà sur le seuil de la loge,
impatient de s’enfuir avant l’apparition des visiteurs qui pouvaient le
retenir. Lui, le _maître_, que toute cette foule venait d’acclamer, il
avait une impatience de collégien lancé vers un rendez-vous. J’ai senti
ma bouche devenir moqueuse. Mais il ne s’en est pas aperçu. Jamais il
n’a rien compris de moi... que mes baisers!

Et je me suis détournée pour regarder la salle, transformée en un
gigantesque salon, où bourdonnait la rumeur des conversations, scandée
par le claquement sec des portes. Les hommes lorgnaient, appuyés aux
fauteuils de l’orchestre. Et le coup d’œil en valait la peine? Robert
avait une brillante _première_, de celles où toutes les femmes
mondaines, demi-mondaines, artistes, sont venues, soucieuses de leur
réputation de beauté ou d’élégance. Partout des figures connues, dont,
invisible dans l’obscurité de ma loge, je me suis amusée à surprendre
les expressions. Ah! que ces lustres éclairaient donc d’intrigues, de
jalousies, de curiosités, de malveillance, de potinages...

Au balcon, j’ai aperçu ma savoureuse petite belle-sœur, Marie-Anne
Abriès, dite Marinette, vêtue avec son habituel raffinement ultra-chic;
toute blonde, toute fine, des épaules rondes et une chair de bébé,
ouvrant bien larges des yeux candides, qui voisinent drôlement avec un
petit nez fripon et une bouche gamine et caressante. Un Greuze mâtiné de
Fragonard.

Près d’elle, père plastronnait; et son mari, l’excellent Paul, souriait,
bénévole, confiant en elle comme en lui-même. A son ordinaire, il devait
être fier--où la fierté va-t-elle gîter?--de voir sa jeune épouse frôlée
par le désir de tous les hommes qui l’approchent. Peut-être, tout de
même, ne serait-il pas aussi charmé s’il avait entendu ce propos que
j’ai surpris un soir, au passage: «Quand on voit Mme Abriès, on a tout
de suite l’envie de coucher avec elle!»

Marinette, elle, n’ignore pas du tout cet effet qu’elle produit et s’en
amuse beaucoup; secrètement dotée de ce pouvoir qu’elle a de
révolutionner l’élément masculin, elle joue de sa séduction comme d’un
éventail, avec une audace naïve d’ingénue, doublée d’une savante
coquetterie de femme.

Au demeurant, une honnête petite créature,--jusqu’alors du moins!...
Très bonne mère, sans s’absorber en rien dans ses deux poussins... Qui
se laisse adorer par son mari et l’aime... bien. Ève avant le péché,
regardant le fruit défendu avec des yeux gourmands et tentés, sans y
oser mordre... Tout au plus, elle le grignoterait un peu. Car, de son
éducation au couvent, il lui reste encore une terreur folle d’un certain
enfer réservé aux jolies pécheresses. Et elle l’avoue avec la franchise
primesautière qui est l’une de ses nombreuses séductions.

Hier soir, à côté de son grand diable de mari, habillée de blanc, elle
avait seize ans, tandis qu’elle bavardait avec un inconnu que Paul
semblait lui présenter.

Mais un choc léger a sonné contre ma porte. J’étais découverte. Et les
visiteurs prévus ont commencé, discrètement, puis en flot impérieux, à
envahir mon asile; des intimes d’abord; des critiques; puis de vagues
amis, voire même des inconnus venus à la remorque qui, tous, cherchaient
le maître, toujours absent.

D’instinct, je remplissais mon personnage de femme du grand homme; et
accueillante autant qu’il convenait, je recevais félicitations,
demandes, jugements sur l’œuvre, sur les interprètes et surtout la
merveilleuse _Danaïde_ qui a été célébrée avec un général enthousiasme.

Heureusement, j’ai pu garder l’orgueil de ne livrer rien au public du
désastre de ma vie conjugale. Mais tandis que je joue mon rôle, un
obscur mépris de moi-même gronde en ma conscience, parce que j’accepte
ce rôle, tandis que, là-bas, l’homme qui, de nom, demeure mon mari, me
trahit sans scrupule, d’intention, sinon de fait.

Marinette entre, m’embrasse câline, et me jette une de ces exclamations
gentiment saugrenues qui lui sont familières:

--Viva, que l’émotion des _premières_ te va bien! Ce soir, chérie, tu
ressembles plus que jamais à une nuit d’amour!

Je réponds par un ironique geste d’épaules. Pourtant, une seconde, une
fibre s’est crispée en moi. Où cette petite a-t-elle été chercher son
impertinente comparaison?... Elle ignore cependant que son frère, au
temps passé, se plaisait à m’appeler ainsi «Petite nuit d’amour...»

Machinalement, je glisse un coup d’œil vers la glace, curieuse de voir
comment mon visage a pu provoquer pareille remarque... Il garde le
reflet de l’ardente attention avec laquelle je viens d’écouter. Mais où
Marinette y a-t-elle déniché de l’amour; même, simplement, l’ombre de
l’amour, comme dit l’autre... Absurdes, ces petites filles!

Tout de suite, autour de Marinette, s’est formée une cour que, de son
mieux, elle s’applique à faire flamber, cependant que j’accueille son
mari qui, lui aussi, demande:

--Le maître n’est pas là?

--Non. Il faut pour l’instant vous contenter de moi seule.

De sa manière «régence», il me baise les doigts.

--Mais je ne puis rien désirer de mieux; et je m’imagine que le monsieur
que je vous amène est de mon avis... Jacques de Meillane, un bon
camarade à moi que je viens de retrouver, retour du Japon, et que _la
Danaïde_ enthousiasme.

Près de lui, en effet, est un grand garçon, élégant, très brun, dont les
yeux gris clair regardent bien en face;--l’inconnu à qui, de loin, j’ai
vu Marinette parler.

Il s’est incliné:

--Madame, je suis très confus d’être ici, croyez-le bien. C’est votre
beau-frère qui m’a entraîné en causant, sans me dire où il me
conduisait... Et puis, au seuil de la terre promise, j’ai succombé à la
tentation d’entrer... Voilà...

L’aveu a été jeté drôlement, d’un ton mi-confus, mi-enchanté.
J’approuve:

--S’il vous était agréable de le faire vous avez eu bien raison de
pénétrer dans notre sombre petit réduit. Il y a si peu de choses
distrayantes dans la vie qu’il est toujours prudent de s’offrir celles
qui tentent au passage.

Et lui de riposter:

--Madame, oserais-je vous murmurer que c’est là, justement, le conseil
que donne, à mon humble avis, la musique de Monsieur votre mari?...

Tiens... tiens... tiens!... Fiez-vous donc à un masque plutôt froid,
dont la caractéristique est une expression de volonté forte!

J’ai un peu la curiosité que mon visiteur s’explique; et dans la rumeur
des propos qui se croisent, j’insiste:

--... C’est-à-dire, monsieur?...

--Mon Dieu, madame, est-ce parce que je reviens de très loin et ne suis
pas au diapason?... parce que je suis, en la matière, un profane?...
Mais cette musique se révèle à mon incompétence comparable à quelque
forêt magique où je m’aventure ébloui, avec la conscience vague qu’elle
doit être dangereuse.

--Dangereuse pour?...

--Pour ceux qui l’écoutent, subjugués au point où je le suis. Elle est
très capiteuse! C’est incroyable ce qu’elle donne envie de faire ce que
les gens vertueux appellent des sottises!

Ce monsieur est décidément perspicace! Et amusée, j’interroge encore:

--Vous entendez pour la première fois la musique de mon mari?

--Voici plusieurs années, madame, que je vis hors de France...

--Alors, je serais curieuse de connaître votre impression quand vous
aurez entendu tout l’opéra! Si vous ne craignez pas de prolonger votre
soirée, après le théâtre, venez donc avec mon beau-frère et ma
belle-sœur prendre chez moi une tasse de thé. En assez nombreuse
compagnie, je vous préviens. Les soirs de _première_, mon salon est
accueillant, non pas seulement pour les amis, mais pour les amis des
amis...

Pourquoi ai-je dit cela?... Ma phrase n’est pas achevée que cette
invitation m’apparaît inexplicable et absurde. Pourtant, il en défile
des passants, dans mon salon!...

Est-ce parce que je surprends une surprise,--charmée, il est vrai--dans
les yeux qui posent sur moi un regard clair? Ces yeux-là ne doivent
jamais mentir.

--Madame, c’est sérieusement que vous parlez?... Prenez garde, je vais
dire «oui».

--Mais je vous trouverais très impoli de dire «non».

--Alors, bien vite, avec une infinie reconnaissance, je dis oui...

Et il se courbe, puis prend congé, car la sonnerie annonce la fin de
l’entr’acte. Et Robert est demeuré invisible. Juste comme la loge se
vide il surgit, nerveux et souriant, jette au hasard de rapides
serrements de main, des réponses et des interrogations brèves, avide des
impressions du public, après qu’il vient de recevoir celles des
artistes.

Puis, tous disparaissent. Le rideau se relève. Il me murmure:

--_Elle_ est en excellentes dispositions. Je pense que nous allons
brillamment gagner la partie.

Et il ne s’est pas trompé. Elle est prodigieuse, la force d’envoûtement
de sa musique! Cette foule qui écoute vibre avec lui, comme lui, ainsi
qu’il l’a voulu. Le torrent de l’harmonie emporte âmes et pensées dans
son flot souverain. Demain, il y aura des critiques, des reprises, des
attaques.

Mais, ce soir, le charme opère. Tous sont séduits et applaudissent
furieusement.

Je me lève brisée, tant cette musique a résonné en moi qui en
connaissais les plus fugitives modulations...

Père me ramène.

Juste le temps de rejeter ma pelisse dans ma chambre; de glisser un coup
d’œil d’inspection vers ma glace, pour voir quelle figure j’ai; de
constater que le frémissement de mes nerfs, toute la soirée, a fouetté
de rose ma pâleur et allumé une seyante petite fièvre dans mes yeux...

Bien! J’ai, ce soir, une figure qui me plaît... Ça me suffit, car
l’opinion d’autrui... il y a beau temps qu’elle n’existe pas pour
moi!... Mais, à ma honte, je l’avoue, quand je sais mon visage dans un
mauvais jour, ce m’est désagréable autant qu’une note fausse et me rend
stupide!

Un soupçon de poudre sur le bout de mon nez; un coup de vaporisateur sur
mes épaules; et je rentre dans le petit salon, tout vivant de paroles,
car mes hôtes m’ont suivie de près.

L’élément masculin domine. Mais tout de même déjà, quelques femmes sont
arrivées; de celles que j’appelle mes amies, les intimes. Et la pièce a
l’aspect que j’aime. La lumière, voilée un peu, caresse, sur les murs,
les boiseries pâles à guirlandes, pur Louis XVI, le satin pékiné des
meubles d’antan,--authentiques, eux aussi,--mes bibelots précieux, les
tableaux sertis d’or éteint ou de laque délicatement teintée, l’odorante
floraison qui évoque les visions d’été.

Toujours frileuse, Marinette est campée devant la cheminée; et la lueur
des flammes rosit sa nuque blonde, la jeune ligne des épaules et de la
gorge que les dentelles du corsage dégagent généreusement. Elle me lance
un baiser au passage.

--Qu’est-ce que tu as fait de Bob?... Il n’est pas encore là, ton
illustre époux!

--Il félicite ses interprètes.

Personne, bien entendu, ne corrige: «son interprète». Mais tous, aussi
bien que moi, savent le petit mensonge de ma phrase, tombée de cet
accent qui établit bien les distances. Seul peut-être parmi ces
Parisiens, Jacques de Meillane est ignorant de la situation. Et
encore!... Dans notre Tout Paris, les potins vont si vite!

Il cause debout devant le piano, avec père et le bon Paul, les seuls
qu’il connaisse ici. Lorsque j’entre, son regard tout de suite, vient à
moi; et je le sens me suivre avec une attention imperceptiblement
chercheuse, qui ne déplaît pas à mon pauvre petit amour-propre de femme,
étant donné l’image aperçue, quelques minutes plus tôt, dans ma psyché.

En cette seconde, où donc est le _je m’en fichisme_?

Je lui tends, comme aux autres, ma main qu’il baise, comme les autres;
et je le présente rapidement, il se laisse faire, mais je crois qu’il
désire surtout rester en son personnage de spectateur, et je l’y
abandonne, encourageante:

--Ici, chacun se distrait comme il lui plaît! Faites votre choix,
monsieur.

Il se met à rire.

--Mon choix? Il est tout fait, madame. Ne pouvant avoir ce que je
voudrais, je me contente sagement de ce qui m’est offert... Je regarde
et j’écoute... Et c’est un régal pour qui arrive de pays lointains.

--Eh bien, monsieur, ne me prenez pas pour une sorcière...

--... Tout au plus pour une gitane, dispensatrice des secrets de
l’avenir, madame.

--Une gitane, si vous voulez, c’est plus poétique...

--Et plus ressemblant...

--Soit... Donc, j’avais pressenti la distraction de votre goût... Pour
la peine, dites-moi ce que vous auriez voulu d’autre?

--Faire connaissance avec vous, madame.

--Mais... n’est-ce pas ce que vous faites?

--Oh!... si peu!

--Avec moi, il ne faut pas être gourmand; je rassasie très mal!... Vous
voilà prévenu...

--Madame, je vous remercie et vous assure que je suis très discret.

Tous ces menus propos lancés en badinage. Et j’abandonne M. de Meillane
pour accueillir d’autres visiteurs.

Toujours pas de Robert. Eu égard à sa qualité de triomphateur, j’ai
donné l’ordre qu’on l’attende pour servir le souper dont les petites
tables sont dressées, de mine si engageante, qu’elles exercent une
évidente attraction sur les regards masculins et même féminins.

Mais, tout de même, ça n’empêche pas mes hôtes de bavarder ferme.
Maurice Valbrègue, l’humoriste, tente de m’accaparer, selon son
habitude. Il est tenace en ses espoirs; et parce que je ne me donne pas
la peine de dissimuler que, souvent, ses paradoxes m’amusent, il
continue de rôder autour de moi, attendant une heure--qui ne sonnera
pas. Ni pour lui ni pour personne. J’ai trop souffert de m’être donnée
pour n’en avoir pas été guérie à jamais! Mais cette vérité, ni lui ni
bien d’autres ne peuvent l’admettre. Ils sont «bêtes», les hommes, même
les plus intelligents!...

Seulement, ils peuvent être distrayants dans leurs dires; et la causerie
qui bondit à travers le salon, preste comme une balle de tambourin, est
riche d’imprévu. Sur _la Danaïde_ et ses interprètes, bien entendu,
jaillissent pêle-mêle éloges, jugements, exclamations laudatives, voire
même critiques. Certaines pages sont ardemment discutées. D’instinct, je
me suis assise au piano; et suivant le vol capricieux des propos, je
reprends tel passage, telle phrase.

Les uns ou les autres me disent: «Ceci... Et encore ceci...»

--Viva, le chant de _la Danaïde_, au troisième acte... Je l’adore, me
crie Marinette.

Moi aussi, je l’adore cette plainte sauvage et désespérée; et docile,
écoutant mon propre plaisir, je commence. Tout de suite le charme
opère;--et sur eux tous, qui se sont tus et groupés autour du piano; sur
moi, qui, au bout d’une mesure, les oublie et pénètre dans l’univers
enchanté où je suis seule avec des êtres de rêve... A ce point que j’ai
un sursaut effaré quand, ma voix se taisant, j’entends éclater, autour
de moi, une folle rumeur d’exclamations! Ah! tous sont séduits autant
que moi-même et ce qu’ils disent, c’est la vérité absolue!

Adossé au mur, devant le piano, je remarque alors Jacques de Meillane
qui me contemple, avec sa même expression attentive, chaudement
profonde. Et une question irréfléchie m’échappe, comme je me trouve
auprès de lui:

--Pourquoi me regardiez-vous d’un air si... singulier?

--Je ne sais pas, madame, comment je vous regardais, mais je sais
comment je vous entendais. Vous êtes une redoutable magicienne... Je
crois que je ferais bien d’avoir peur de vous!...

Il semblait plaisanter; mais sa voix a un étrange accent de sincérité.

Une exclamation de Marinette m’empêche de lui répondre.

--Ah! le voici enfin! Eh bien, Bob, quel drôle de maître de maison tu
es!... Nous t’attendons tous!... Et nous mourons de faim!

Elle tend son front; et Robert l’effleure d’un baiser qui respecte la
mousse blonde, ébouriffée autour du visage. Correct, il vient à moi,
s’excusant de son retard. Lui aussi a de la fièvre dans les yeux, dans
les nerfs, dans tout l’être, tandis qu’il salue ses hôtes. Je lui
présente l’ami de Paul. Et alors brusquement, quand tombe, sur le couple
que nous formons, le regard clair de cet étranger qui _sait_, sans
doute, la griserie s’évanouit, que la musique m’avait jetée au cerveau.
Il me paraît insupportable--et c’est ridicule!--qu’un inconnu juge
peut-être ma vie. Nous soupons. Mais je ne m’amuse plus; je me sens très
lasse. Je ne cause plus. J’ai envie d’être toute seule dans ma
chambre--mon vrai _home_, et cependant je sais quelle sombre crise m’y
attend où se ravivera la conscience de ma vie gâchée.


22 mars.

_La Danaïde_ est décidément sacrée grand succès par le public et par la
presse qui lui fait hommage d’innombrables articles, diversement
panachés. Certains sont enthousiastes jusqu’au dithyrambe. D’autres,
flatteurs avec des réserves ou même des sévérités imprévues.
D’aucuns--assez rares--sont malveillants en toute franchise. Des phrases
enguirlandées contredisent des critiques ingénieuses, ou d’une
inintelligence de l’œuvre qui exaspère l’artiste ombrageux lequel est
l’auteur.

D’un coup d’œil, il parcourt les coupures de l’_Argue_ que chaque
courrier lui que apporte; et, en vertu d’une habitude d’antan, il me les
communique.

Parmi les liens brisés entre nous, un seul a subsisté dans les ruines de
notre vie conjugale, l’amour que, l’un et l’autre, nous avons pour la
musique et qui nous a rapprochés jadis, quand il m’a rencontrée jeune
fille.

Aussi, tantôt, le déjeuner fini, m’a-t-il suivie dans mon petit salon
pour me montrer les derniers articles reçus.

Du fond de ma bergère je le regardais appuyé à la cheminée, déchirant
les enveloppes qu’il jetait au feu d’un geste vif. Il supporte mal les
critiques, en enfant gâté, avec une sensibilité d’artiste aussi prompte
aux emballements qu’aux découragements. Certains entrefilets avivent sa
nervosité; et, à la façon dont il me les tend, je devine le besoin que
je partage ses indignations contre ce qu’il appelle «l’ineptie» de la
critique.

Tandis que je parcours les dits articles, je le sens qui cherche à
pénétrer mon impression dont la sincérité lui est certaine. Je la lui
livre toute franche. Dame! si ce n’est pas la sienne, il se rebiffe
ainsi qu’un gamin qui n’admet pas être dans son tort. La parole
impatiente, il discute, autant pour se convaincre lui-même que pour nous
prouver, au critique et à moi, combien errent nos jugements.

Dans ces moments-là, il m’intéresse extrêmement, car il parle en maître,
connaisseur de toutes les ressources de son art et avec la passion qu’il
lui a vouée... La seule passion qui ait pu le rendre constant!

A qui nous verrait en ce moment, nous offririons l’image de deux époux
auxquels la communauté des goûts doit rendre la vie fort agréable.

Ironie des apparences!... Mais puisque jusqu’à nouvel ordre, j’ai
renoncé à me libérer par une séparation légale, force nous est de
continuer à vivre l’un près de l’autre, dans le troupeau des époux.

Ah! nous constituons un bizarre ménage, et le mensonge de notre union de
façade m’apparaît parfois si odieux qu’il faut, pour me le faire
supporter, l’horreur de livrer au public par un procès l’intimité de ma
vie conjugale. Ce que j’ai souffert, je veux être seule à le connaître.

En somme, le détachement ayant accompli peu à peu en moi son œuvre
impitoyable et bienfaisante, nos rapports, très simplifiés, sont ceux
d’étrangers bien élevés que la vie d’hôtel rapproche banalement à
certaines heures. J’occupe un étage de notre maison du Cours-la-Reine,
lui, un autre, les deux appartements tout à fait indépendants. Seul, le
rez-de-chaussée, salle à manger pièces de réceptions, hall pour les
auditions musicales, demeure en commun. Nous nous rencontrons, ou ne
nous rencontrons pas, pour les repas, sur un avis donné en temps;
toujours comme à l’hôtel, courtoisie en plus. Nous pratiquons chacun à
notre guise, ensemble ou séparément, les sorties mondaines, selon la loi
d’absolue liberté d’action que nous avons, l’un et l’autre, reconnue
indispensable pour rendre possible notre vie sous un même toit.

Je me suis reprise tout entière; et il a très bien compris que je
partirais, le jour même où il tenterait d’enfreindre le pacte de la
séparation décidée entre nous, sans l’ingérence d’aucun homme de loi.

Grâce à Dieu, comme disent les bonnes gens, ses actes n’éveillent plus
en moi l’écho qui me torturait et ne touchent plus mon misérable cœur
qu’il n’a pas pu rassasier, parce que je cherchais désespérément en lui
ce qui n’y était pas. Presque, je m’étonne maintenant d’avoir tant aimé,
tant souffert, tant lutté, pour disputer et garder ce que j’appelais mon
bonheur. Pauvre bonheur! ce n’est plus qu’une loque salie d’avoir été
traînée dans la boue. Jadis, ce fut un voile merveilleux, un tissu de
lumière, à travers lequel je regardais la vie, les yeux éblouis... si je
me rappelle bien encore!

Aujourd’hui, mon ivresse dissipée, je vois l’homme qui est mon mari tel
qu’il est vraiment, je crois; et j’en suis arrivée à le regarder,
curieusement, vivre épanoui dans un égoïsme inconscient et superbe d’où
émane son inaltérable insouciance pour tout ce qui ne lui est pas source
de jouissance. En amour, pas de cœur; mais des sens de raffiné,
insatiable, et chercheur de voluptés rares et violentes. Très
séduisant... Cruel sans y penser, point méchant; élégamment amoral.

Après tout, sa mentalité n’est pas sensiblement inférieure à celle de la
majorité des hommes, dans le monde où nous fréquentons. Et en plus,
c’est un merveilleux artiste. Seulement par nature, et en toute chose,
il est l’inconstance faite homme! Donc la fidélité n’existe pas pour
lui.

Et justement je lui en demandais, voulant, sur ce chapitre, recevoir
autant que je donnais. Prétention naïve et absurde. Autant eût valu
exiger de la mer que ses vagues fussent sans remous! Mais, alors je ne
savais pas, j’étais si jeune, sans mère; et père absorbé par sa double
vie de financier audacieux et d’homme armé pour la conquête.

Il a commencé par me griser d’amour parce que lui-même était grisé.
Comment alors aurais-je deviné que cette ivresse était chez lui,
seulement une crise, ne devant, ne pouvant être que passagère!

Et cependant il tenait à moi, c’est vrai. L’idéal pour lui, c’eût été de
me garder, moi l’épouse, amoureuse autant qu’une maîtresse... Mais aussi
de vagabonder partout où sa fantaisie l’attirait.

Si j’avais eu la lâcheté d’accepter, afin de le retenir, cette
combinaison charmante pour lui; de continuer à pardonner, comme aux
premières fois je l’avais fait dans ma folle passion, croyant,
d’ailleurs, à la durée de son retour; alors notre union eût pu
subsister, à travers les orages... Pareille à celle de tant d’autres où
chacun sait s’accommoder raisonnablement de sa part, fût-elle pitoyable.

Seulement, voilà: à mesure que je le connaissais plus, les liens qui
m’avaient si étroitement attachée à lui se déchiraient, mettant mon cœur
à vif. Ma volonté n’y était pour rien. C’était l’amour qui se mourait.
Et c’était atroce!... Avec quelle angoisse, quels sursauts, quelles
révoltes il me quittait, laissant grandir le dégoût d’une vie où je me
débattais, à la façon des pauvres oiseaux mortellement blessés qui
essaient encore de voler--au prix de quelles douleurs!

Et puis, un jour est venu, où je n’ai plus rien senti. L’amour était
mort.

Alors, mon cœur a connu la paix glacée du vide. J’avais atteint le
repos; et j’en ai joui comme notre bête humaine jouit de ne plus
souffrir, au sortir de la crise qui l’a suppliciée. Mais c’était le
repos, l’horrible repos de ceux qui n’attendent, ni n’espèrent, ni ne
désirent plus rien. La nuit était tombée sur moi.

Du moins, je ne suis plus malheureuse; et je finirai, je pense, par
m’habituer tout à fait à vivre uniquement en spectatrice désintéressée
d’elle-même.

C’est une question de temps.

Mon cœur, instruit par l’expérience, ne demande plus rien. Mais sous la
tombe qui l’écrase, il se souvient encore de ce dont il avait soif et
qui lui a été refusé.

A certaines heures, les heures _noires_, je l’entends qui pleure
désespérément tout bas; sans plaintes ni supplications, ni révoltes
inutiles. Je me détourne alors, farouchement résolue à le laisser
mourir, comme est mort l’amour en moi; cela ne change rien de gémir
parce qu’on souffre trop! Tout au plus cela soulage. Du moins, voilà une
faiblesse à laquelle, devant moi-même seulement, je me suis abaissée. Et
encore, je suis en chemin de m’en guérir tout à fait, grâce à
l’incommensurable _je m’en fichisme_ qui m’apporte le bienfait de ne
plus m’attacher.

Je ne suis plus que des nerfs et un cerveau, cachant des sens, un cœur
glacé, sous le masque de l’usage du monde que je porte bien attaché.
Précieux masque auquel je dois une physionomie très «sortable» de femme
évidemment fort sceptique, indifférente à la passion jusqu’à
l’invraisemblable, plus sauvageonne que sociable mais, en somme, très
capable de gaieté, de gaieté moqueuse... gamine... voire même
blagueuse,--c’est rare!--en ses causeries avec ses semblables... A moins
qu’une impérieuse soif de silence ne fasse d’elle une étrangère, même
parmi des amis.

Car mon humeur a de ces voltes,--nées de causes si subtiles
parfois!--qui me rendent incompréhensible pour les trois quarts des gens
que je fréquente.

D’ailleurs, après quelque résistance, ils se sont habitués à me prendre
telle que je me montre à eux.

Même, ils ne s’étonnent plus de me voir si peu troublée par les
fantaisies amoureuses de mon mari. Certains--les naïfs--pensent
sérieusement: «Elle ne sait pas!» D’autres, plus avisés, décrètent, et
ceux-là devinent juste: «Il lui est trop indifférent pour l’émouvoir
encore!»

Et il en est aussi qui ajoutent: «Bah! elle se console ailleurs!»

Et ils disent cela parce que je vois, comme il me plaît et autant qu’il
me plaît, les hommes qui me distraient; même si je sais qu’ils attendent
patiemment «l’heure...». Pauvres hommes! Quelle vaine attente! Ils
croient que je raille en déclarant que l’amour pour moi, c’est l’enfer!
Par suite, que je le redoute comme les croyants redoutent l’enfer. Ils
ne peuvent savoir que Robert m’en a laissé la terreur et le dégoût.

Aussi, plus ou moins renseignés sur ses aventures anti-conjugales, ils
se trouvent, comme de juste, en droit d’aller rôder autour d’une femme
trop jeune pour «n’être pas avec quelqu’un». Et tous, à peu près, parmi
ceux que je reçois ou rencontre dans le monde, s’imaginent pouvoir être
ce quelqu’un.

Or, n’arrivant à aucune victoire, ils en tirent l’ingénieuse conclusion
que le «quelqu’un» est déjà venu; et, très facilement, lui donnent un
nom.

Car, si le monde s’est, bon gré mal gré, habitué à mon indépendance
d’allures, il prend sa revanche en émettant sur mon compte une foule de
potins--petits et grands--de suppositions, d’affirmations dont je n’ai
cure et que je laisse tomber, là où est leur place.

Il se trouve toujours quelque amie pour m’avertir. J’écoute et, bien
entendu, je ne me donne pas la peine de remettre les choses au point.
Tout m’est désormais tellement égal!

A supposer que Robert ait connaissance de ces vains propos, il y répond
par une indifférence à l’unisson avec mon dédain... Peut-être parce
qu’il respecte la pleine liberté d’action que j’ai exigée; peut-être,
simplement parce qu’il a compris que je n’accepterais ni un soupçon, ni
l’ombre d’une observation de lui, qui est le dernier à avoir qualité
pour me juger.

Et maintenant, je me demande pourquoi je parle de ces vieilles choses!
Sans doute, pour savourer l’ironie de la conversation aux allures
semi-conjugales, dont _la Danaïde_--opéra-comique--a été la cause.

Tandis que Robert vilipende un critique maussade, un coup de timbre
sonne et le valet de chambre apparaît, lui présentant une carte. Il y
jette un coup d’œil et se lève aussitôt.

--Viva, je vous laisse. Il s’agit de voir les épreuves de l’_interview_
d’hier sur _la Danaïde_.

--Parfait! Allez. Ne faites pas attendre.

Il sort; et, avec cet obscur sentiment de délivrance qui m’envahit dès
qu’il me quitte, je regagne, ravie, la solitude de ma chambre, où tout
de suite, d’instinct, je vais trouver ma chaise longue. Est-ce donc le
printemps qui me rend très lasse, me fait toute brisée, à certains
jours, d’une fatigue inconnue?...

Blottie dans la mollesse de mes coussins, je reste immobile, songeant à
peine; les paupières mi-closes, je contemple le visage ami de ma chambre
dont le charme m’est un apaisement. Elle est vraiment _mienne_; car je
l’ai créée toute seule. J’en ai patiemment réuni les meubles, du
_dix-huitième_ authentique, pas du «truqué»!... qui forment une harmonie
délicieuse avec les vieilles boiseries délicatement grises dont les murs
sont revêtus, coupées de panneaux en pur jouy, comme les rideaux, les
jolies fauteuils à oreillettes du vieux temps, les bergères
douillettement souples... Tout cela, venu de la demeure familiale où,
tout enfant, j’allais hors de Paris, jouer avec une fougue de petit
animal ivre de liberté.

J’ai, autour de moi, des fleurs, beaucoup de fleurs, et mes bibelots
préférés. Près de ma chaise longue, la petite table volante, toujours
encombrée de livres, revues, journaux,--divers, à embrouiller tous les
jugements sur mes goûts,--au milieu desquels, bien juste, trouvent place
mon buvard, l’encrier et le frêle cloisonné, chaudement teinté, d’où
jaillissent les palmes transparentes d’un asparagus. Au mur, quelques
aquarelles, gravures, pastels, mes œuvres d’élection.

Par les hautes fenêtres, ouvertes sur le Cours-la-Reine, je vois fuir,
au delà des arbres, à travers la mouvante dentelle des feuilles, l’eau
laiteuse aux reflets de jade, que des remous moirent de gris tendre et
de bleu passé, sous le sillage des _hirondelles_.

Et je jouis si fort de ce charme des choses que, un moment, je demeure à
rêvasser, sans nul désir d’attirer ma table pour y prendre mon buvard et
commencer à écrire...


29 mars.

Tantôt, vers la fin de l’après-midi, une averse éclate violemment tout à
coup. J’étais près de chez Marinette. Je grimpe chez elle, non par
crainte de l’eau, dont je savourais la senteur de verdure fraîche, mais
avec l’espoir que cette grosse pluie aura fait revenir au gîte ses deux
«petits», que j’aime avec toute ma tendresse maternelle inemployée.

En effet, inquiète des menaces du ciel, leur Anglaise, la prudente
Agnès, les a ramenés plus tôt; et je les trouve dans le hall,
s’affairant autour d’un chemin de fer dont les rails s’allongent sur le
parquet luisant. Guy dirige l’organisation du convoi avec l’assurance de
ses six ans; et, comiquement paternel et autoritaire, il se fait aider
par Hélène, sa cadette, dont j’aperçois, sous la lumière de la fenêtre,
la figure ronde et menue, la bouche en fleur, les yeux câlins et
malicieux,--ceux de sa mère,--la mine volontaire de petite personne sûre
de son pouvoir. Moi, la première, je suis sans défense devant l’appel
caressant de ses bras frais, de ses lèvres, de sa voix d’oiselet...

Leur chemin de fer les accapare si fort qu’ils ne m’ont pas entendue
arriver.

Guy a les joues en feu; Hélène, attentive, est presque grave. Je jette:

--Bonjour! les enfants.

Ils redressent la tête et, tout de suite, bondissent vers moi. Guy, en
petit homme bien dressé, me baise la main, puis me tend ses joues,
pendant qu’Hélène, suspendue après moi, crie à tue-tête:

--Bonjour, tante Viva!... Bonjour!

--Tante Viva, vous allez voir comme le train marche bien! s’exclame Guy,
fier de son rôle de chef de gare.

Et Hélène répète, serrant contre moi sa jolie forme câline:

--Vous allez voir! tante Viva.

Agnès intervient:

--Hélène, ne pas grimper ainsi... Laissez Madame votre tante... Si
Madame veut entrer dans le petit salon, elle sera mieux.

Je décline cette aimable et insolite proposition. Comment Agnès
n’a-t-elle pas encore découvert que ces petits sont une de mes rares
joies! S’ils étaient mon bien propre, ils me réconcilieraient avec la
vie...

Guy, agenouillé sur le tapis, dispose les wagons, règle l’allure du
convoi. Hélène, sa tête bouclée penchée sur l’épaule, les mains croisées
derrière le dos, suit les allées et venues de son frère, tenue à
distance par son ordre péremptoire devant lequel sa petite volonté n’a
pas osé regimber.

Hélène trépigne de joie. Guy a des yeux de mère poule contemplant son
poussin qui s’éloigne.

Le petit train, lanternes allumées, file sur la longueur des rails,
passe sous les tunnels, devant la gare minuscule... Puis, soudain, comme
pour railler notre attention admirative, il s’arrête court.

Guy jette un cri d’émoi et interpelle le coupable:

--Mais va donc! Va donc!... Il ne faut pas t’arrêter!

Naturellement, le petit train reste insensible à ces objurgations.
Hélène a l’air terrifié et répète:

--Oh! Guy, je ne lui ai rien fait, tu sais, rien du tout!

Mais Guy ne l’entend même pas. Il a une mine malheureuse, secoue les
wagons, la machine, se livre bravement à des tentatives inutiles contre
la panne qui s’obstine.

Alors, avec la foi adorable des petits, il me demande:

--S’il vous plaît, tante, faites marcher le train!

Hélas! hélas! je ne suis pas experte du tout en la matière! Pour sauver
les apparences, je prends la locomotive en détresse. Je cherche, si je
ne puis deviner la cause du mal.

Guy me suggère:

--C’est peut-être, tante, parce que j’ai changé les ampoules?

Les ampoules! Dieu, que ces petits d’aujourd’hui sont donc savants!

Agenouillée auprès de Guy, Hélène accroupie à mes côtés, j’examine la
malade que Guy couve d’un coup d’œil anxieux. Agnès, debout derrière
nous, est non moins perplexe.

Une voix propose:

--Est-ce que je ne pourrais pas vous aider?

Tous les quatre, nous tournons la tête, sursautant. Près de nous, une
flamme d’amusement dans les prunelles, se tient l’ami de Paul, Jacques
de Meillane, que le domestique a introduit sans que nous l’entendions,
occupés par le train. Il y a peut-être déjà un instant qu’il est là, à
se distraire de la comédie que nous lui offrions gratis...

La figure de Guy s’est éclairée.

--Tante, donnez la locomotive au monsieur, s’il vous plaît... Lui saura.

--Tu crois?

--Oh oui! les hommes savent toujours ces choses-là!

J’obéis, tout en répondant au salut profond du «monsieur» aux yeux gris.

A son tour, il a pris la locomotive. Attentive autant que Guy, je suis
ses mouvements, son examen... Et je le contemple, moi aussi, comme une
façon de _Deus ex machina_ quand, après quelques essais, le miracle
s’accomplit; et, au milieu des sauts d’allégresse des deux petits, le
train repart d’une allure pressée, tout à fait comique. Hélène se lance
à sa suite, ce qui lui vaut un rappel énergique de Guy, d’autant qu’elle
a failli se laisser choir sur la gare. Nous autres, les grands, nous
regardons; et comme l’espèce humaine aime la réussite, nous sommes très
satisfaits de voir filer les wagons-joujoux.

--Guy, vous devez beaucoup remercier Monsieur, recommande aussitôt
Agnès.

Guy met sa menotte dans celle de Jacques de Meillane. On dirait un
lilliputien auprès de Gulliver.

Que cet homme est donc de haute taille! Je m’en aperçois d’autant plus
que, tout occupée des évolutions du convoi, je suis restée agenouillée
pour mieux voir!

J’en prends tout à coup conscience et je me lève aussitôt, un peu agacée
du personnage de gamine que je viens de jouer sans y penser. Je n’avais
pas revu ce Meillane depuis le soir de la _première_. Il a déposé sa
carte chez moi et j’étais sortie. Il m’a envoyé, ensuite, une botte de
fleurs avec ces mots: _Merci, madame. Comme je voudrais vous entendre
encore!_

Une ligne de réponse polie. Et nous en sommes là.

Il commence:

--Je m’excuse, madame, d’être ainsi arrivé en intrus. Mais Madame votre
belle-sœur avait bien voulu m’indiquer la fin de l’après-midi pour le
moment où j’aurais la chance de la rencontrer; et j’espérais la trouver.

Cet infortuné qui se fie aux rendez-vous indiqués par Marinette!

Malgré moi, je ris.

--Ma belle-sœur a, en général, très vaguement la notion de l’heure! Je
crains fort, monsieur, que votre attente ne soit vaine.

--Est-ce mon congé que vous me donnez, madame? Je serais bien fâché de
le recevoir si vite. Mais peut-être, je ne devrais pas vous avouer
cela... Ne m’en veuillez pas! Ma carrière m’a obligé à vivre hors de
France et j’ai un peu perdu la notion des usages parisiens.

Sa carrière?... Ah! oui, Marinette m’a dit qu’il avait été en Orient,
attaché d’ambassade, consul... Je ne sais plus au juste.

Je lève le nez vers lui, dont la stature me domine ferme. Nous sommes
devant la fenêtre ouverte.

Dans l’air tiédi par l’averse, une senteur de feuille mouillée se mêle
au parfum des brins de muguet glissés dans la boutonnière de ma veste.

--Avouez, monsieur, tout ce que vous jugerez devoir avouer. J’ai le
culte de la vérité.

--Alors madame, je m’aventure à vous confier que j’avais été très déçu
de ne pas vous rencontrer, le jour où j’ai eu l’honneur de me présenter
chez vous. Mais j’ai compris à quel point je l’avais été, au plaisir que
m’a causé votre présence imprévue ici.

La confidence est débitée très simplement, avec une franchise tout
ensemble hardie et respectueuse, comme s’énoncent les faits certains,
et, par suite, devant être acceptés ainsi.

Ce monsieur m’a l’air de pratiquer la sincérité aussi naturellement que
mon seigneur et maître use des subterfuges.

Sans relever ses paroles, j’interroge:

--Quand vous êtes venu, tout à l’heure, au secours de notre train en
détresse, est-ce qu’il y avait longtemps que vous nous considériez d’un
œil indulgent de grand-père?

--Je ne sais pas: je n’ai pas regardé ma montre! Vous formiez un si
pittoresque groupe que je n’avais pas du tout envie de révéler ma
présence...

Une lueur un peu malicieuse flambe au fond, tout au fond, des yeux gris.
Comment y a-t-il des moments où ce garçon a l’air si froid?

--Ce qui veut dire, n’est-ce pas, en traduction libre, que les petits
étaient exquis et moi... un tantinet ridicule.

Ses yeux ont toujours une malice qu’il ne cherche pas à déguiser.

--Ridicule? Oh! non, madame, vous n’étiez pas ridicule! Vous aviez l’air
prodigieusement intéressée. Je ne me serais jamais imaginé que vous
saviez si bien jouer!

--Je le comprends!... Je suis un peu mûre pour me livrer à de pareils
plaisirs! Mais...

--Madame, madame, ne me faites pas dire ce que je ne pense pas du tout.
Voici tout uniment la vérité que je vous offre comme telle. Le peu que
je connaissais de vous ne m’avait pas laissé soupçonner que vous
puissiez être «joueuse» si joliment et avec tant de conviction! Voilà
tout!

L’adverbe flatteur a été articulé avec une parfaite simplicité, et si je
le remarque, pour cause «d’imprévu», je le prends ainsi qu’il est venu.
De bonne grâce, je reconnais:

--Quand je suis avec ces petits, je retourne à mon enfance. C’est une
résurrection du vieux temps où je jouais avec passion. Ah! qu’il était
délicieux, ce temps-là!

--Délicieux, peut-être parce que vous le voyez à distance?

--Oh non! C’était un bonheur sans prix de n’être qu’une petite chose,
joyeuse, folle, sans pensée ni crainte ni souvenir! Ah! être cela! Rien
n’existe de meilleur, rien!

Je vois apparaître une surprise dans les yeux gris. S’il savait tout ce
qu’enferme ce «rien»!

Mais il ne sait pas, il ne peut pas savoir.

Et tout à coup, la présence de cet étranger m’est à charge et m’énerve.
Pourquoi m’amène-t-il à me souvenir de ce que j’ai perdu? Et puis, je
trouve insupportable ce regard clair d’une vivacité attentive, trop
pénétrant.

Il en a peut-être l’intuition... Ou bien mon visage, indiscrètement
expressif, a trahi quelque chose de mon impression? Car, reprenant un
grand air correct, il s’incline pour prendre congé:

--Madame, puisque Mme Abriès ne revient pas, selon votre prédiction, il
ne me reste plus qu’à espérer plus de chance une autre fois. Veuillez
recevoir mes hommages.

Et je le laisse aller, parce que j’ai envie d’être seule avec mes
poussins et que je n’ai que faire de ce passant qui raccommode si bien
les chemins de fer en panne et s’amuse à me regarder jouer!


4 avril.

Une radieuse journée printanière pour mes trente ans qui viennent
aujourd’hui. Je l’avais oublié. Le hasard d’un coup d’œil sur le
calendrier me l’a rappelé.

Ai-je seulement trente ans?... J’ai la sensation d’avoir si longtemps
vécu déjà que j’en suis lasse... oh? tellement! Et d’après les
prévisions humaines, que d’années encore devant moi!

Trente ans, que je suis arrivée, petite créature frêle, destinée à
demeurer unique entre les deux êtres auxquels je devais d’être amenée
dans le vaste monde.

En regardant vers ce passé tout blanc, j’y vois aussitôt le visage de ma
douce maman, si étrangement unie à l’être de violente volonté, âpre à la
jouissance, que mon père incarnait, autrefois comme aujourd’hui. Certes,
elle lui était précieuse, et il avait pour elle une espèce de
culte--dont mes souvenirs d’enfant gardent le parfum. Mais, je l’ai
compris plus tard, sachant alors quelle nature était la sienne, je ne me
suis pas étonnée, il n’était pas, il ne _pouvait_ pas être le prêtre
fidèle, absorbé dans son culte. Il lui fallait _plus_ que la délicate
créature, presque toujours immobilisée sur sa chaise longue.

En souffrait-elle?... Aujourd’hui je le crois. Mais dans ma candeur de
petite fille, je ne m’imaginais pas que son doux visage pût avoir une
expression autre que celle qui éclairait le regard mélancolique, tendre
et si profond, ce regard des êtres qui vivent beaucoup en eux-mêmes!

Ma frêle petite maman, je le devine, votre royaume était triste, bien
que la flamme qui, secrètement, y brûlait, fût une âme d’ardente pureté,
mystique et généreusement résignée. Mère, comme vous m’avez légué, avec
votre intensité de vie intérieure, le hautain souci de n’en rien trahir
aux indifférents!

De père, je tiens cette puissance de volonté qui désoriente les gens,
trompés par mon apparence de statuette fragile. Lui, encore, m’a donné
son indépendance dédaigneuse devant l’opinion, cette soif de bonheur,
cette fougue impérieuse pour l’atteindre, que j’ai eues jadis... quand
j’étais jeune, aux jours radieux de mes vingt ans!

Quelle ardente gamine j’ai été, jusqu’au moment où mère a disparu!
J’avais dix ans. Alors, je me souviens, sous le coup qui s’abattait sur
moi, je suis devenue une sauvage petite fille, silencieuse, repliée sur
elle-même, qui, dans le secret de son être, vivait passionnément.

Et puis, les années ont fait leur œuvre. Près de moi, il y avait
désormais une amie de maman qui, sans fortune, avait accepté la tâche de
m’élever; car c’était une œuvre que père, à aucun point de vue, n’eût
assumée. Et cette amie de maman était devenue la mienne, ma «grande
amie», comme je l’appelais; l’amie par excellence; celle qui comprend
tout, parce qu’elle est l’intelligence, la bonté, l’abnégation.

Que serait-il advenu de ma destinée si elle était restée près de moi?
Mais, après avoir vécu pour mon bien, tant qu’elle s’est jugée
nécessaire à l’enfant qui lui était confiée, elle est partie vers la
destinée qui était son étrange idéal, depuis sa jeunesse; elle est
entrée au Carmel. Et j’ai épousé l’homme que j’aimais... Pour mon
malheur!...

Mais après tout... j’ai eu deux années environ d’ivresse folle! Ai-je le
droit de me plaindre, parce que je les ai cruellement payées? Peut-être
que non...

Seulement, je ne suis ni une sainte--pas même une chrétienne, moi qui
n’ai plus de foi,--ni une stoïcienne, ni tout bonnement une sage
résignée... Quand je cherche dans mon être moral,--comme on observe les
images dans l’eau profonde d’un puits,--je trouve une isolée parmi la
foule des êtres qui, par instants, éprouve, douloureuse à en crier
d’angoisse, le sentiment d’une solitude où elle s’engloutit, ainsi que
dans un abîme.

Mais cela, les gens que je coudoie n’en soupçonnent rien; et il n’y en a
guère--s’il y en a, même!--qui découvrent, au fond de mes yeux, la
mélancolie terrible de ceux qui n’espèrent plus rien. Car je suis
demeurée la sauvageonne qui prétendait connaître seule les tempêtes de
joie ou de chagrin dont frémissait son âme, palpitante comme une voile,
à tous les souffles. A Robert même jadis, j’ai livré mon corps; mais
jamais mon âme--qu’il ne me demandait pas d’ailleurs.

Et ce n’est pas pour moi, que j’entends certains, des heureux, en
général, proclamer que «la tristesse, c’est de la neurasthénie. Il n’y a
qu’à n’y point faire attention, en s’occupant».

Oui, les travaux forcés. Mais il y a mieux, le détachement sublime que
prêche l’_Imitation_. Ou encore l’indifférence mortelle qui m’envahit
peu à peu, ainsi que se forme la glace sous la morsure de l’hiver.

Que c’est vide, une existence où l’on n’a ni pain à gagner, ni but à
atteindre, ni espoir; ni rien de ce qui donne à la vie un prix
merveilleux!

Ah! bienheureuses, celles que le travail nécessaire arrache à la
conscience de leur misère!

Bienheureuses, celles qui, tout le jour, peinent pour l’homme et les
petits qu’elles aiment!

Bienheureuses, celles à qui suffit le culte de l’Art!

Bienheureuses, même celles que délecte le monde!

Bienheureuses, surtout, celles qui possèdent le trésor d’une foi divine
où elles trouvent un viatique!

Moi, je n’ai pas ce refuge. J’ai trop supplié en vain...

Que je suis donc dénuée!

Plus de mari. Pas d’enfant. Pas d’amant. Quelques amis masculins, qui
aspirent invariablement à être autre chose. A peine des semblants
d’amitiés féminines; car l’exigence amoureuse et jalouse de mon mari qui
me voulait à lui seul, aux premiers temps de notre mariage, m’a écartée
de mes amies de jeune fille.

Je n’ai que père qui m’aime fort. Mais en homme, et, à travers tant de
choses! Marinette, mon joli petit papillon, ne sait guère que
«recevoir». Et c’est un peu ma faute. Je l’y ai habituée; à ce point
qu’elle serait stupéfaite que je fusse autre à son égard. Quand j’ai
épousé son frère, elle était orpheline, placée au couvent par une
grand’mère trop impotente pour s’occuper d’elle. C’était une gamine de
quatorze ans, la jeunesse même. Près d’elle, moi mariée, de cinq ans son
aînée, j’étais une «grande». Elle s’est attachée à moi, follement, avec
cet abandon caressant qui lui donne tant de charme... Car elle en a
autant que son frère.

Et, en retour, je l’ai vainement adoptée pour l’enfant qui ne venait
pas.

Même dans mon ivresse de jeune épouse, même après, au milieu des
tempêtes où mon bonheur croulait, je l’ai enveloppée de tendresse. J’ai
pu arriver à la marier avec l’homme qu’elle souhaitait, domptant la
résistance de la famille du fiancé élu que notre milieu artiste
effarouchait.

Et maintenant, je compte dans sa vie à la façon d’une utilité,
affectueuse et sûre. Les enfants n’aiment pas comme aiment les mères.
Peu à peu il m’a fallu, bon gré mal gré, le comprendre.

Oh! cette désillusion sur les êtres en qui l’on a eu foi!

J’ai senti frémir les ailes du papillon qui aspirait à voleter selon son
caprice. Alors, afin qu’il fût libre, j’ai écarté les mains qui le
protégeaient... Et maintenant, il vagabonde à sa fantaisie, humant le
parfum des adulations; se pose ou s’éloigne, inconscient d’éveiller la
peine ou la joie.

L’exclusive tendresse que j’avais inspirée à ma jeune sœur s’est
évaporée dans les remous de sa vie d’enfant gâtée. C’est tant pis pour
moi, si j’avais trop attendu d’elle... Car, bien entendu, à sa manière,
elle m’aime toujours, mais avec l’égoïsme naïf des êtres que la vie n’a
jamais malmenés et qui vont, avant tout, vers ce qui les attire, sans
voir ce qu’ils piétinent au passage.

Je ne lui en veux pas; elle est toujours ma «petite fille» de jadis. Si
incroyablement, elle est demeurée jeune!

Après le déjeuner, elle a surgi tandis que je contemplais, ravie, la
moisson de fleurs que père m’a envoyée, souvenir d’anniversaire auquel,
seul, il a pensé... Elle s’est exclamée.

--Dieu! Viva, que c’est fleuri chez toi! On dirait un jour de fête!

--C’est père qui m’a gâtée pour me consoler d’avoir un an de plus!

--Comment, Viva aimée, c’était aujourd’hui? Et je l’ai oublié!...

Elle s’est jetée à mon cou avec les câlineries, les mots tendres qui me
donnent un instant l’illusion de retrouver la Marinette d’autrefois. Je
sais bien maintenant ce qu’il faut prendre de ces douces paroles...
Mais, tout de même, c’est une musique bienfaisante à entendre, car elle
engourdit le mal de l’isolement.

Les effusions dues à mon anniversaire liquidées comme il convenait, elle
s’est lancée sur un sujet qui, de toute évidence, lui trottait en tête
quand elle est montée chez moi.

--Oh! Viva, si tu savais quelle femme adorable, exquise, idéale j’ai
rencontrée l’autre soir chez Mme de Riolles!

Je ne bronche pas; Marinette est coutumière d’enthousiasmes aussi vifs,
aussi inexplicables, aussi fugitifs que le sont elles-mêmes ses
antipathies.

--Quelle est cette merveille?

--La femme du docteur Valprince, tu ne connais pas? un petit homme
savant, sec et barbu. Elle, Viva, a été délicieuse pour moi! C’est une
femme élégante, la grâce même, avec quelque chose de mystérieux, des
yeux prenants! Elle est depuis peu en relations avec les de Riolles; le
docteur a soigné le père de Germaine de Riolles.

J’ai glissé, un brin moqueuse:

--Alors tu l’adores?

--Pas encore... Mais je crois que ça viendra vite, si ma seconde
impression est pareille à la première, qui a été foudroyante!

--Foudroyante me paraît, en effet, le mot qui convient!

--Viva, tu te moques... Mais, si tu la connaissais, tu dirais comme moi.
Je voudrais déjà la revoir!

--Ce qui arrivera bientôt!...

--Pas avant quatre jours! Nous avons convenu d’aller «digérer» chez
Germaine de Riolles, mardi à la même heure, celle du thé. Oh! Viva, je
voudrais que tu la voies!

--Je serais subjuguée aussi?

--Oh! tu ne pourrais faire autrement!

--Marinette, quelle enfant tu es!

Les lèvres malicieuses et confuses, elle marmotte:

--Ma grande sœur, on est comme on peut! Il ne faut pas vous f... des
bébés, du haut de votre sagesse, madame. Au revoir, chérie, j’ai un
essayage chez _Linker_. Tu ne viens pas avec moi? Tu me donnerais ton
avis...

Je décline la proposition, vu mon horreur des séances de cette espèce.
Et mon petit papillon, après m’avoir planté deux chauds baisers sur les
joues, disparaît, aussi preste qu’elle est venue.


8 avril.

Cet après-midi, je m’étais laissé emmener par Pierre Rouvray pour voir,
rue de Sèze son exposition, qui s’ouvre demain au public... Et j’ai été
récompensée de ma bonne grâce. Ce gros garçon, à tête de beau mulâtre,
est un emballé presque génial en son art, dont les audaces, les
trouvailles de tons, révolutionnent les classiques. C’est lui qui a
dessiné les costumes de _la Danaïde_, dont tout le monde des peintres a
parlé. Jadis, il fit de moi certain pastel auquel je devrai, si je
deviens une vieille dame décrépite, l’illusion charmante d’avoir eu ce
visage de petite nymphe brune, couronnée d’un mince cordon de feuillage,
où songent de larges prunelles,--mélancoliques et passionnées,--où des
lèvres d’amoureuse s’entr’ouvrent imperceptiblement...

Nous avons donc, de concert, regardé, bavardé, bataillé même, quand nos
goûts respectifs se contredisaient. Puis, en sortant, il a prétendu que
j’avais l’air fatiguée, ce qui était bien possible; je le suis si
souvent, ce printemps. Et il a imaginé de m’emmener goûter où je
voudrais... pour me remettre.

Il insistait très fort; et je déteste lutter, quand la chose n’en vaut
pas la peine.

J’ai cédé et indiqué, au petit bonheur, le _Carlton_.

Triomphalement il m’a fait monter en voiture. Comme nous arrivions et
allions entrer, tandis qu’il m’offrait des roses qu’une fillette lui
présentait obstinément, un passant m’a saluée d’un grand coup de
chapeau. J’ai regardé, cessant de respirer les roses, si fraîches que
mes lèvres les frôlaient, gourmandes. Alors, j’ai rencontré les yeux
gris de Jacques de Meillane. Et la sincérité d’expression de ces yeux-là
est telle que, durant ce fugitif contact de nos deux regards, j’ai
nettement vu une surprise un peu dédaigneuse dans le sien. J’ai eu
l’intuition qu’il commettait, à mon égard, un trop facile jugement
téméraire...

Ah! monsieur, que vous arrivez donc de loin, pour ne pas savoir qu’une
Parisienne du Tout Paris va sans scrupule, s’il lui plaît, prendre le
thé avec un ami, qui n’est, pour cela, nullement doublé d’un amant!

Tous pareils, les hommes, décidément!


11 avril.

C’était mon jour pour les intimes, ceux qui fuient la grande foire du
_cinq à sept_ officiel que je subis de janvier à Pâques, par une vieille
habitude; vestige du temps où le dévouement conjugal me faisait accepter
la corvée des réceptions.

Vers cinq heures et demi, nous étions donc un petit groupe qui
dissertait alertement, tout en croquant des _muffins_, mouillées d’un
thé couleur de belle topaze.

Du côté féminin, Josette Daltuise, l’épouse charmante, le secrétaire et
peut-être aussi, quoiqu’elle ait la délicatesse tendre de n’en rien
dire, la collaboratrice du grand écrivain, rongé en ce moment par la
neurasthénie, qu’elle adore à la façon des mères.

Un des poèmes de Philippe Daltuise a inspiré l’une des meilleures œuvres
de Robert. Cela nous a liés.

J’avais aussi Denise Muriel, l’artiste dont la voix merveilleuse attire
mon époux comme un aimant, alors que sa hautaine réserve de femme le
désarçonne toujours. Il ne comprend pas du tout, lui, le maître
vainqueur! que celle-ci qui vibre toute en chantant sa musique, ne
prétende voir en lui que le créateur d’art. Il ne le croyait pas, au
début de leurs relations. Mais, bon gré mal gré, il lui a bien fallu
reconnaître que cette cantatrice aux allures de femme du monde était
orgueilleusement impeccable, en tout cas rebelle à son prestige. Aussi
n’étaient le charme magique de sa voix, sa rare sensibilité d’artiste,
je crois bien qu’il la haïrait d’être inaccessible, et d’autant plus
tentante, avec sa beauté fière, son sourire détaché, son dédain à peine
déguisé pour l’humanité masculine. Par quelqu’un, elle a dû souffrir.

Et puis encore était venue Maud Alcott, la fervente _sportswoman_, la
joueuse de golf, patineuse, écuyère; l’insatiable curieuse du modernisme
sous toutes ses formes, qui, en sa vitalité d’Américaine, fait de la
médecine, de la sculpture, du socialisme, joue de la harpe en archange
et bavarde avec un esprit d’humoriste audacieux.

Après elle était arrivée la comtesse Terray, une femme du monde qui
s’adonne à la peinture avec la passion d’une professionnelle, et dont le
visage à la Joconde s’éclairait, moqueur et amusé, aux paradoxes que lui
versait généreusement le vieux garçon désabusé qu’est Charles Voulemont,
le critique musical, un ami de toujours.

Aux premiers temps de mon mariage, il m’a été présenté par Robert
lui-même; et il a traversé, à mon égard, la crise banale; puis, trop
clairvoyant pour ne pas constater vite qu’il n’arriverait à rien, il est
devenu mon ami. Il est morose et spirituel, très artiste; enragé d’avoir
gaspillé sa vie à tous les souffles féminins qui ont voltigé autour de
lui. Et voltigent toujours; car il est encore très goûté, en dépit des
cheveux qui s’argentent sur les yeux très noirs, ses belles dents
solides, sous la moustache courte, connaissant toutes les morsures.

Nous philosophons ensemble. Nous déblatérons sur l’existence, sur les
gens, sur nous-mêmes; et aussi, nous en rions avec l’impertinence
frondeuse de deux écoliers. Ses façons de pince-sans-rire me ravissent;
et, à certains jours, me donnent de tels fous rires qu’il se fâche et
fulmine «qu’il ne me permet pas de me f... de lui». Nous faisons de la
musique. Nous fourrageons dans celle de tous, de Robert et des
ultra-modernes.

Lui, rageur, car d’instinct il est un classique, subit l’envoûtement des
œuvres de Robert, qu’il proclame, exaspéré, une musique «corvéable» de
fou et d’enchanteur.

Qui avais-je encore du côté «mâle»?... Raymond Valbert, le célèbre
défenseur des grands criminels, venu au passage chercher une tasse de
thé; gai comme un collégien en vacances. Et Sylvaire, le violoniste. Et
Rouvray, tout vibrant des polémiques artistiques que soulève son
exposition et qu’il est venu me conter. En effet, je suis, pour lui, une
façon de confidente, l’ayant convaincu, lui aussi, qu’il perdait son
temps à me faire la cour. Très expérimenté il a, je crois, deviné que
Robert m’avait suffi jusqu’à la saturation.

Donc nous nous voyons pour «causer». Il sait qu’en y mettant la manière,
il peut tout me dire, sauf ce qui concerne mon époux; et j’en entends de
toutes les sortes, des histoires contées avec une verve de rapin
original, très intelligent, dans une langue colorée, jamais grossière de
pensée ni de mot. Vivant par profession--il dessine les costumes à
l’Opéra-Comique--dans le monde des coulisses, il en sait toute la
chronique. Et il connaît également bien tous les potins du monde
artiste, du demi-monde, même du vrai monde, apportant, en ces milieux
divers, une amoralité candidement cynique, une parfaite probité de
parole et beaucoup de bonté.

Tous réunis ainsi, nous avons passé un de ces moments charmants qui sont
les récréations des grands. Ah! la bonne débauche d’idées et de
musiques!... Une mélodie chantée par Denise Muriel, que Sylvaire
accompagne au violon... Un duo sauvagement original, pour deux voix de
femme, que nous déchiffrons et qui fait bondir Voulemont, séduit sans
vouloir l’avouer. Nous le lui prouvons. Il regimbe si indigné, que les
rires fusent; et la causerie repart, touchant à tout, avec une audace
d’enfant gâtée qui se sait tout permis.

Je jouis délicieusement d’être très loin de moi-même. Ma cervelle grisée
est en fête et me fournit des ripostes prestes.

Quand ils seront tous partis, que la présence de Robert me rappellera...
ce sera le feu d’artifice éteint; la nuit silencieuse et lugubre après
la fantasmagorie du bouquet. Une seconde, j’en ai conscience. Mais je me
raidis pour demeurer toute dans le présent qui m’amuse; et je me remets
à bavarder comme les autres, jouissant de la senteur des lilas qui, à
profusion, embaument la pièce; du vert si frais des branches que
j’aperçois, par la fenêtre entrouverte, mouvantes sur l’eau qui fuit,
dans la lueur du couchant.

Tout à coup, une sonnerie de timbre nous fait tous sursauter avec la
crainte d’un fâcheux. Mais, très vite, nous sommes rassurés. La
visiteuse, c’est Marinette, qui apparaît, les joues fouettées de rose,
le nez au vent, les cheveux ensoleillés sous sa capeline printanière,
fleurant l’œillet, fraîche comme un bébé, ce qui ne l’empêche pas de
s’écrier, croyant ce qu’elle dit:

--Mes chers amis, je suis vannée! Viva chère, je prends une tasse de thé
pour me remettre. C’est permis, n’est-ce pas?

Mais avant même que j’aie pu lui avancer une tasse, elle a déjà, pour
serviteurs, tous les hommes présents qui la contemplent, en
connaisseurs, d’un œil gourmand et discret,--discret, plus ou moins.

Elle qui s’en est tout de suite aperçue, ne songe plus un brin qu’elle
est «vannée» et hume, de son petit nez fripon, le parfum d’encens. Elle
nous lance:

--Qu’est-ce que vous faisiez là, tous, vous entendant comme larrons en
foire?... Je suis sûre que vous disiez des choses très remarquables,
quand mon arrivée, à moi chétive, vous a interrompus!

--Madame, vous nous faites trop d’honneur. Quand vous avez sonné, nous
disions tout platement du mal de la vie! explique Rouvray.

--Quelle drôle d’idée! Et que vous êtes ingrats! La vie mauvaise!...
Vous n’y connaissez rien! La vie, c’est une aventure charmante!

Et elle le croit; car pour elle, il en est ainsi.

Bienheureuse petite Marinette! Tous, oui tous, nous la regardons avec
envie.

Puis Voulemont s’exclame un peu amer:

--Madame, quand vous vous sentirez vieillir... vous jugerez la vie avec
moins d’indulgence!... Vous ne savez pas ce que c’est que vieillir...
C’est horrible!

--Non! fait si carrément Marinette, que nous la regardons, ahuris et
curieux. Non!... Il paraît que non du moins! Ma belle-mère, une dame
très sage, une dame d’expérience, vous savez, a un livre écrit par un
évêque que je lui ai encore vu dimanche entre les mains, où l’auteur,
m’a-t-elle dit, prouve aux gens, qui ne le découvriraient pas seuls, les
avantages et le bonheur de vieillir dont il faut remercier son Créateur.
Voulemont, vous devriez lire ce livre.

--Un livre écrit par un évêque!... Oh! madame, je suis indigne!

--Qu’est-ce que ça fait?... Ce livre vous rendrait peut-être digne...
Alors vous remercieriez le ciel...

--De quoi, madame, de quoi?...

--Dame vous le savez mieux que moi!... De quoi? D’avoir rencontré sur
votre chemin des femmes exquises...

--D’abord en ai-je rencontré?...

--Quand ce ne serait que Viva, ces dames et moi, homme malhonnête!

--Oui, vous avez raison, madame. Mais qui pourrais-je bien remercier!
marmotte-t-il entre haut et bas.

--Votre créateur...

--Je ne sais pas remercier quand je ne connais pas...

--Eh bien, vous êtes très mal élevé. Mais on se corrige à tout âge. Et
puis, après tout, vous n’êtes pas vieux en somme. Même, vous faites très
bien ainsi avec vos cheveux clairs et vos yeux de Calabrais.

--Madame, madame, voici maintenant que vous me comblez!... Faut-il que
je vous paraisse «ancêtre» pour que vous me fassiez tant de compliments!

Ici, intervention discrète de Rouvray:

--Je voudrais bien, moi aussi, ressembler à un ancêtre, pour que vous me
disiez de douces choses, madame!

L’exclamation est si comiquement lancée que nous éclatons de rire; et,
en quelques minutes, jaillissent toutes sortes d’aperçus spirituels ou
saugrenus.

Dans le brouhaha, Marinette interroge soudain:

--Ah! est-il vraiment six heures et demie?

--Oui.

--Oh! alors il faut que je me sauve à toute vapeur...

--Un transatlantique, quoi! glisse Rouvray.

--Si vous vouliez bien ne pas vous moquer de moi, vous!... Tous, vous
êtes là à me faire bavarder et je suis très pressée! J’ai encore trois
visites et des courses. Ne me distrayez plus et causez ensemble... Viva,
j’étais montée pour te dire que je compte absolument sur toi à dîner,
mardi; Robert à ta suite, bien entendu, s’il est libre... Je te
présenterai...

Ses yeux flambent de plaisir:

--... Je te présenterai Mme Valprince!

--Comment, elle dîne chez toi? Déjà?

--Oui, elle a bien voulu accepter. C’est un amour... Tu verras!... Et
puis...

Cette fois, éclair de malice dans les prunelles qui me regardent.

--Et puis, je veux faire plaisir à l’un de mes invités... Car je suis
une très aimable maîtresse de maison.

--Mais quelle histoire me racontes-tu là? Marinette.

--Pas une histoire, la vérité!... Ah! ma grande sœur, vous êtes
curieuse!

Et, au risque de culbuter sa tasse à thé remplie de nouveau, elle me
jette un baiser de petite fille et se perche sur le bras de mon
fauteuil.

--Le convive à qui je veux être agréable, c’est Jacques de Meillane!...
Viva, m’est avis que tu l’intéresses fort! Je m’en étais aperçue quand
tu as chanté chez toi, le soir de la _première_. Et puis, avant-hier, il
dînait à la maison; et il avait une manière d’écouter Paul parler de
toi...

--Mais pourquoi Paul s’occupait-il de moi? fais-je un peu impatiente.

--Parce que, chérie, tu tiens au cœur de ton beau-frère, et qu’une
réflexion de Meillane l’avait amené à manifester l’opinion qu’il a de
toi... Vois-tu, Viva, si tu voulais, tu rendrais ce garçon--je parle de
Meillane!--amoureux fou... Tu peux m’en croire, je m’y connais!

--Pour quoi faire, le rendre amoureux?

--Pour t’amuser ma grande sœur!

--Ça ne m’amuserait pas du tout! Je suis trop vieille pour faire joujou!
Les lauriers sont coupés...

--Essaie de les faire ramasser... Je t’assure que c’est charmant... à un
point que... que... tu ne peux avoir oublié.

J’ai un geste d’épaules.

--Si!... j’ai tout oublié de ma jeunesse. Je ne vis plus que dans le
présent.

--Ta jeunesse! Est-ce que tu es comme Voulemont?... Tu as besoin de lire
le livre de l’évêque? Viva, regarde-toi dans la glace, tu seras
rassurée!... Tu es toujours terriblement «nuit d’amour»... Gare à
Meillane... si tu n’étais pas si sage! Enfin, il repart fin octobre pour
le Canada. Le froid le remettra d’aplomb, s’il y a lieu... Alors, à
mardi, n’est-ce pas, chérie?

Donc, mardi, ô joie! je connaîtrai Mme Valprince et je distrairai M. de
Meillane. Allons, il est tout comme les autres... Alors, il ne
m’intéresse pas un brin.


17 avril.

Hier, ce fameux dîner.

Je m’étais dépêchée de m’habiller afin d’arriver chez Marinette à temps
pour assister au coucher des poussins, que j’ai en effet, trouvés dans
la nursery, tout prêts à entrer dans leur lit. Guy, pareil à un petit
doge, sous sa robe de chambre rouge; Hélène, revêtue de sa longue
chemise de nuit, sautant sur ses couvertures au risque de dégringoler et
me criant, lèvres et bras tendus, toute rose sous la mousse floconneuse
de ses boucles:

--Tante Viva, venez m’embrasser, je suis tout nue!

«Tout nue», traduire «déshabillée». Agnès, choquée, s’empresse de
l’enfouir sous ses draps et s’apprête à faire subir le même traitement à
Guy, qui, en homme soigneux, place ses pantoufles sous son lit.

Pour être sage, j’abandonne les petits à leur gouvernante et je reviens
dans le salon où, déjà, sont arrivés presque tous les hôtes de
Marinette, y compris Jacques de Meillane qui cause avec père. Mais pas
de Valprince.

En embrassant mon petit papillon qui est jolie à souhait, je lui
murmure:

--Eh bien? est-ce qu’_elle_ ne vient pas?

--Oh! si!... Mais elle est toujours en retard...

--Ah! parfaitement.

Ce soir-là, cependant, Mme Valprince a dû faire un effort, car à peine
Marinette a fini sa phrase, la porte s’ouvre encore une fois. C’est
elle!... Une onde rose monte aux joues de sa petite amie, qui s’avance,
très correcte, au-devant d’elle, mais avec quel sourire de bienvenue!
Tandis que toutes deux s’embrassent et que le docteur Valprince s’abîme
en saluts diversement orientés, je regarde la nouvelle venue, qui, pour
l’instant du moins, trône en souveraine dans le cœur de ma petite sœur.

Et je suis un peu surprise. En quoi, par son physique du moins, a-t-elle
pu séduire ainsi Marinette?... Ce n’est plus du tout une jeune femme.
Sûrement, la quarantaine a sonné pour elle depuis plusieurs années. Elle
ressemble à un pastel effacé. La peau a des tons de fleur délicatement
fanée, qu’avivent l’imperceptible reflet rose des joues, le rouge éteint
des lèvres. Les yeux clignent souvent, d’un bleu lavé, avec ce regard un
peu vague des myopes. Les cheveux ondulent, blond cendré, moirés
d’argent. Sous la robe gris mauve, la silhouette, d’une élégante
distinction, est imprécise. Les gestes sont harmonieux, plutôt lents...

Marinette m’appelle pour les présentations. Elle a une mine enchantée
dont la jeunesse est délicieuse; l’air d’une petite fille confuse d’un
bonheur immérité. Quel bébé elle est demeurée par certains côtés!

Mme Valprince me tend la main:

La voix est douce, un peu «traînante», et l’accent aussi convaincu que
si, vraiment, elle avait, de tout son être, soupiré après notre
rencontre. Ni elle ni moi, d’ailleurs, ne croyons rien de semblable.
Nous échangeons quelques propos polis; puis, tout de suite, elle célèbre
son «adorable petite amie».

Quelle singulière manière elle a de parler de Marinette, comme d’un
trésor qu’elle aurait eu la chance de trouver et qui serait maintenant
son bien!...

J’écoute, sentant mon _moi_ intime devenir un hérisson roulé en boule.
Pour conclure, elle a cette phrase étonnante:

--Je sais, madame, combien vous avez toujours montré de tendresse à la
chère petite... Si vous le permettez, nous l’aimerons ensemble...
J’espère que vous ne trouverez pas mauvais qu’elle me donne en retour
une part de son cœur!

Rien que cela!... Et il n’y a pas cinq semaines qu’elles se connaissent!

Cette Mme Valprince manque un peu du sentiment des distances!... Et il
m’échappe--par bonheur, mon accent est léger, ma bouche souriante:

--Oh! madame, je suppose, à l’honneur de Marinette, que sa sympathie
nouvelle pour vous et sa vieille affection pour moi ne sauraient être
rivales!...

Mon imperceptible ironie ne désarçonne pas Mme Valprince, qui me paraît
douée,--dans le monde, du moins,--d’une de ces amabilités exaspérantes
que nulle traverse ne saurait dissiper. Elle doit prodiguer sa grâce
aussi naturellement que d’autres sont grincheux.

Le dîner est annoncé à point pour me séparer d’elle; et je vois
s’incliner devant moi Jacques de Meillane, à qui, bien entendu, m’a
confiée Marinette. Il est correct et froid. Moi, un brin nerveuse. Je
subis si fort les impressions rétractiles! Mme Valprince a gelé ma
personne morale. Et pour mon voisin et moi, le dîner commence
silencieux, sauf les politesses de commande... Jusqu’à la minute où, mon
énervement dissipé, il me vient le vague, très vague remords d’être,
injustement, une maussade compagne pour l’ami du bon Paul. Et je lui
demande, un tantinet contrite:

--Vous trouvez, n’est-ce pas,--et vous avez raison!--que ma belle-sœur
vous a donné, en ma personne, une bien ennuyeuse voisine!

Les yeux gris posent sur moi leur regard clair; et il me dit, si
drôlement, que la glace est soudain rompue:

--J’espère surtout, madame, que vous me ferez, avant la fin du dîner, la
grâce de me laisser un peu profiter du plaisir--très vif...--qu’a voulu
me procurer Mme Abriès, en me plaçant près de vous.

Il a toujours cet accent d’absolue sincérité qui déconcerte mon
scepticisme, et je riposte:

--Vous avez l’air de penser vraiment ce que vous dites... Et pourtant,
quel plaisir cela peut-il vous faire de dîner près d’une dame inconnue
et pas aimable!

--Mais vous êtes très aimable quand vous le voulez! Vous l’avez été
infiniment, le premier soir où je vous ai vue... Un peu moins, le jour
où nous avons contemplé ensemble le chemin de fer de votre petit
neveu... Et ce soir...

Il s’arrête.

--Eh bien, ce soir?

--Ce soir?... Vous ne l’étiez pas du tout... Mais j’espère bien que vous
allez le devenir!

Je me mets à rire. Cette franchise calme et audacieuse est amusante.

--Ah! vraiment, je vais le devenir?... Et vous reposez cette conviction
sur?...

--Sur le sentiment que je ne mérite pas un dur traitement.

Tel un diable bondissant d’une boîte, un souvenir surgit dans ma pensée.

--Êtes-vous tout à fait sûr de ne pas le mériter?

Les yeux gris m’interrogent de leur manière un peu impérative:

--Madame, que voulez-vous dire?

--Ceci, tout simplement: que votre jugement a été téméraire à mon
endroit, certain jour où vous m’avez rencontrée devant le _Carlton_,
alors que j’allais goûter avec un ami. Avouez que vous avez entendu
jaboter, plus ou moins, sur mon compte; et, en cette minute-là, vous
avez pensé, j’en jurerais: «Tiens... tiens, c’est bien ce qu’on m’avait
raconté sur cette petite femme-là!...»

Je sens sur moi son regard si extraordinairement droit:

--Ce que j’avais entendu dire m’avait donné un très vif désir de vous
connaître, madame. Et le jour dont vous parlez, c’est vrai, vous m’avez
déçu... Comme le soir où je vous ai aperçue dans un idiot _bouiboui_,
très chic d’ailleurs, à Montmartre. Un camarade m’y avait emmené.

Je me souviens. Le soir dont il parle, les de Prelles m’avaient
entraînée au _Cabaret Vert_ entendre une revue, prétendue «très drôle»;
qui l’était du moins selon la formule, troussée d’équivoques
spirituellement comiques parfois, plus souvent, d’une grossièreté toute
faubourienne, qualifiée de «gauloise».

--Vous m’avez aperçue, ce soir-là?... Je ne vous ai pas vu.

--Non, vous étiez tout occupée des propos que tenaient, sur la scène,
des dames plutôt dépenaillées et des messieurs aux allures d’apaches,
qui exécutaient, entre temps, des danses tout à fait suggestives.

Je le regarde, moqueuse:

--Très exact, ce tableau! Alors, parce que je ne me voilais pas la face,
sous mon éventail, devant le spectacle pour lequel j’étais venue, vous
n’avez pas jugé à propos de me saluer à l’entr’acte?... Je vous avais
trop scandalisé?...

--A l’entr’acte, c’était une autre antienne! Vous étiez accaparée dans
votre loge par un monsieur--pas un apache celui-là!--qui semblait bien
résolu à vous garder pour lui seul. Alors ne me sentant pas de force à
lutter, je me suis tenu coi. D’ailleurs, vous n’aviez plus votre figure
qui...

--Qui...

Hardiment, il achève:

--Qui agit sur moi à la façon d’un aimant. Je n’ai pas eu de mérite à
demeurer dans mon coin.

--Je vous déplaisais si fort?

--Vous ressembliez à la foule de vos brillantes sœurs du Tout Paris.

--Mais c’est qu’en effet j’appartiens à cette phalange, que vous m’avez
l’air de juger plutôt injustement...

--Injustement?

--Mais oui, injustement! Croyez-m’en, sept fois sur dix, la femme du
Tout Paris est une personne qui, en réalité, ne fait guère ce qu’elle
laisse supposer, qui se permet de tout voir, de tout entendre, de tout
connaître, n’a cure de l’opinion qu’elle donne d’elle-même... Et, au
demeurant, est peut-être plus réellement chaste que beaucoup des dignes
matrones qui s’effarent de tout et de rien!

Il m’a écoutée, le regard curieux.

--Peut-être, oui... vous avez raison... Mais vous savez, madame, que
j’arrive d’Orient. Je ne suis pas au ton, sans doute. Et, de plus, je
subis des influences ataviques. J’appartiens à une famille où l’élément
féminin est étrangement respectueux de certaines traditions... Alors il
faut m’excuser d’avoir si fort regretté que vous ne fussiez plus
_vous_,--à mon gré!--le jour du _Carlton_, le soir du _Cabaret Vert_.

--A votre gré, c’est cela. Mais j’étais une _moi_ que vous n’aviez pas
encore rencontrée, voilà tout!... Et qui a encore beaucoup de sœurs,
très différentes les unes des autres... J’aime mieux vous en prévenir
tout de suite, pour le cas où nous devrions encore nous retrouver
pendant votre séjour en France. Vous-même, êtes-vous donc si _un_?

Il sourit.

--Les personnalités masculines n’ont pas tant de complexité.

--Hum! cela dépend des personnalités masculines.

Je pense à Robert et je coule un regard de son côté.

En sa qualité d’homme illustre, Marinette l’a placé à côté de Mme
Valprince, qui trône à la droite du maître de céans. Mais, bien entendu,
Paul est éclipsé; et de ma place, j’entends les deux autres qui
s’enguirlandent mutuellement. L’amie de Marinette a une conversation de
femme intelligente, pourvue d’une certaine culture littéraire et
artistique.

Je m’amuse un moment à les observer. Elle n’est nullement une femme dans
les cordes de Robert: non plus assez jeune, pas du tout _flirt_, un peu
précieuse. Mais elle l’enveloppe de son charme insinuant, des caresses
délicates de son esprit, de la flatterie d’éloges qu’il sent venus d’une
pensée ouverte aux choses d’art. Et, pendant leur fugitif rapprochement,
il se laisse séduire et met lui-même une coquetterie à se montrer
séduisant.

Leur petite comédie est distrayante à regarder. Autour d’eux, la
conversation est très brillante, panachée de sujets divers, théâtre,
politique, amour, musique. Le docteur Valprince parle «diagnostics» et,
à ce sujet, émet des déclarations peu rassurantes pour les gens qui ont
l’illusion de se croire en parfaite santé.

De sa voix coupante, je l’entends qui raconte:

--Un jour, j’ai vu venir dans mon cabinet une jeune femme superbement
fraîche, très gaie, éblouissante de vitalité, nullement inquiète de sa
santé. Elle venait me consulter pour un bobo au sein. J’examine; et,
sans hésitation possible, je constate qu’elle était mortellement
atteinte... du mal que nous n’arrivons pas encore à guérir! Je ne
pouvais que conseiller une opération immédiate, tout en la jugeant
inutile... Mais c’était la dernière chance à tenter! Deux mois plus
tard, ma jolie cliente n’était plus...

Pourquoi ai-je écouté cette histoire--un vol noir de
chauve-souris...--qui m’a été aussi triste à entendre que si j’avais
connu la victime, cette jeune femme «superbement fraîche», qui ignorait
qu’elle était une condamnée... Mon visage a-t-il trahi quelque chose du
sentiment qui m’a traversé le cœur? La voix de Jacques de Meillane
m’appelle, et son timbre ferme dissipe instantanément le mauvais charme.
Cette voix est si vibrante de vie!

De la façon gamine qu’il a par instants, il me dit:

--Pourquoi écoutez-vous, madame les propos lamentables de ce vieux
monsieur?... Naturellement, nous sommes des poupées fragiles... Mais pas
autant que les docteurs le prétendent. J’en sais quelque chose, moi qui,
il y a cinq mois, au Japon, étais un pauvre diable condamné par la
fièvre typhoïde. Eh bien, en dépit des doctes prévisions, j’ai le
plaisir d’être près de vous ce soir, madame; d’avoir un congé de six
mois et la perspective, qui me plaît fort, de m’en aller passer l’hiver
au Canada, où j’achèverai d’oublier le vilain rêve du Japon.

Là-dessus, nous voilà bavardant voyages. Jacques de Meillane est, autant
que moi, un curieux de pays, de physionomies, de mentalités étrangères.

Et le dîner passe très vite ainsi. Vaguement, j’ai conscience que mon
voisin de gauche a l’air un peu «crin»... Sans doute, parce qu’il me
trouve trop absorbée par mon voisin de droite. Tant pis! Ce m’est si
rare que de trouver une personnalité neuve!

Marinette se lève. Meillane m’offre son bras. Dans le salon, les
fenêtres sont larges ouvertes; et la grande pièce lumineuse sent bon les
fleurs. Au passage, je m’aperçois dans une glace et constate que
l’animation de la causerie m’a été bienfaisante. Si j’en doutais, je
serais renseignée par Robert, volontiers galant; il se rapproche et me
murmure un de ces compliments qui, jeune femme amoureuse, m’eussent fait
tressaillir toute... Mais, aujourd’hui, que m’importe son impression?

J’aide Marinette à offrir le café. Elle me laisse d’ailleurs bien vite
évoluer toute seule parmi ses hôtes; elle a hâte de se rapprocher de
l’unique personne qui, ce soir, compte pour elle dans son salon. Câline,
elle vient se pencher vers moi avec un baiser, et prie:

--Viva, sois délicieuse, occupe-toi de mes invités pour que je la voie
un peu, _elle_!...

Et parce que je suis habituée à la gâter, je fais ce qu’elle désire, si
odieux que me soit ce personnage de femme du monde qui fait «des
frais»... Seulement je sombre dans l’ennui. Quand les hommes reviennent
du fumoir, tandis que s’établit l’inévitable bridge, je m’apprête à
filer comme l’a déjà fait Robert, qui s’est éclipsé à l’anglaise.
Réfugiée dans l’ombre d’une fenêtre, où je respire la douce nuit
d’avril, j’entends une voix qui me demande:

--Madame, est-ce que nous n’aurons pas de musique, ce soir?... Je
voudrais tant vous entendre chanter!...

C’est Meillane qui m’a découverte. Ses paroles ont la forme d’une
prière; mais son accent a ce quelque chose d’impérieux dont il ne se
doute pas et qui m’amuse.

--Pourquoi désirez-vous tant m’entendre?

--Parce que j’ai gardé la soif de votre voix!

--C’est un compliment, n’est-ce pas, que vous me faites?

--Non, c’est la vérité.

--Alors, écoutez aussi la vérité. S’il me fallait chanter ici ce soir,
ce ne serait plus ça du tout! Je suis très sauvage; et certains publics
me glacent...

--Je comprends... Mais... où pourrais-je bien me trouver dans le public
avec lequel vous vous sentez en vraie communion?

De mon _moi_ obscur jaillit une de ces impulsions dont on demeure
ensuite stupéfait:

--Vous viendrez me faire visite une fin d’après-midi. Et alors je vous
chanterai tout ce que vous voudrez...

--Madame, vous ne vous moquez pas de moi?

Positivement, il se demande si je plaisante. Moi-même, je n’en sais trop
rien. Pourtant, en cette minute, il me semble que cela me serait plutôt
agréable de faire de la musique pour celui-ci qui paraît si bien la
comprendre.

--Et quand j’arriverai, vous ne me renverrez pas, raillant ma naïveté ou
mon audace?

--Je ne vous renverrai pas... Du moins, je le pense. Seulement, vous
êtes prévenu que j’ai, hélas! l’humeur très fantasque. Aussi, j’ignore
si, le jour en question, je serai en disposition de chanter... et de
chanter pour vous...

Le visage de Meillane prend quelque chose d’impatient. Il me fait penser
à un pur-sang qui, soudain, sentant la bride, se cabrerait. Il me
regarde en face:

--Êtes-vous sincère en ce moment? ou seulement taquine?... ou méchante?

--Je suis sincère... Je le suis toujours!

--Alors, il ne faut pas que je vienne?

--Il faut que vous veniez bravement, au petit bonheur... Et puis, nous
verrons ce que je puis ce jour-là pour votre satisfaction. Je tâcherai
de n’être pas de mauvaise humeur...

--Vous êtes sincère aussi en disant cela?

J’incline la tête, sans m’engager plus.

--Alors, merci, madame.

Quel singulier mélange il y a chez ce garçon d’audacieuse franchise, de
volonté, de gaieté jeune, spirituellement gamine...

Marinette vient le réclamer pour le jeu; et il s’exécute, sans
enthousiasme, tandis que je file, fuyant l’envahissante amabilité de Mme
Valprince.


26 avril.

Ah! oui, le pourquoi de nos paroles, de nos gestes, de nos actions est
souvent incompréhensible! Au point de nous donner la sensation ironique
et humiliante d’être des espèces de pantins dont s’amuse une mystérieuse
déité qui se moque de nous et de nos prétentions à la sagesse.

Pourquoi ai-je eu l’idée invraisemblable d’autoriser ce Jacques de
Meillane à venir me voir... pour que je lui chante ce qu’il souhaiterait
entendre?

Pourquoi?... Je n’en sais rien... Oh! non, rien du tout.

Mais, en revanche, je sais que je me suis sentie exaspérée contre ma
sottise, contre moi, contre Meillane aussi, quand je me suis vue
troublée dans ma lecture par cette annonce:

--M. de Meillane fait demander si Madame peut le recevoir?

--Oui... Dites que je viens.

J’avais répondu d’instinct: «Je viens.» Mais je ne bougeais pas,
maudissant la faiblesse qui m’avait fait subir, l’autre soir, le secret
vouloir de cet étranger...

Aujourd’hui, même à distance, ce magnétisme opérait-il encore?... Sans
l’avoir décidé je me suis trouvée debout, mon livre abandonné sur la
table, mes doigts soulevant du geste familier l’onde obscure de mes
cheveux; et, résignée, je me dirigeais vers le salon. Seulement dans le
tréfonds de ma pensée, je prenais déjà ma revanche, raidie dans
l’intention de ne pas chanter.

Je suis entrée; j’ai rencontré le clair et vif regard qui me saluait...
Et, à ma profonde stupeur, j’ai senti que ma maussaderie n’était plus
qu’un souvenir.

De très bonne grâce, j’ai tendu à mon hôte une main sur laquelle
s’appuient des lèvres qui doivent savoir ce qu’elles veulent. Et, comme
s’il lisait en moi, il me dit aussitôt, en souriant:

--Je vous avoue, madame, qu’en venant ici, je me trouvais une telle
figure d’indiscret que j’ai entrevu le moment où je n’oserais jamais
demander à être reçu...

Tout de suite, je lui rends franchise pour franchise;

--Vous avouerais-je, monsieur, qu’en quittant ma chambre et ma revue en
votre honneur, il y a quelques minutes, je me demandais quel sortilège
vous a fait triompher de mes instincts antihospitaliers--du moins, quand
il s’agit d’entrouvrir, même un peu, l’entrée de mon domaine
particulier!...

--Madame, ce n’est pas là une invitation au départ, n’est-ce pas? J’ai
si grande envie de rester...

--Parce que?

--D’abord, parce que je sens tout le prix de la faveur que vous me
faites en me recevant ainsi...

--D’abord... Et ensuite?...

--Et ensuite, j’ai l’audacieux espoir que vous ferez un peu de
musique... puisque vous l’avez promis... Vous devez être très fidèle
dans vos promesses!

--Oui... plutôt... Mais vous ai-je promis quelque chose?

Nous nous regardons avec un peu d’envie de rire, avec la même malice et,
aussi, le même parti pris,--telle une gageure!--de ne pas nous dire une
parole qui ne soit vraie. Et je conclus:

--Il faut, pour l’instant, me permettre de m’acclimater à l’atmosphère
que vous pouvez m’offrir. Nous nous connaissons si peu!

--Si peu? Nous nous sommes déjà rencontrés quatre fois, madame!

Je me mets à rire.

--Ce n’est pas énorme!... C’est même si peu, que je me demande encore
comment nous en sommes là, à causer tous les deux, en tête à tête, à la
façon de vieilles connaissances... parce qu’il vous a pris fantaisie de
le désirer. Vous devez être horriblement impérieux, un homme à redouter;
je suis sûre que vous faites toujours ce à quoi vous êtes résolu.

Sans doute, j’ai interrogé, avec l’accent qu’ont les «petits», parlant
de la conduite incompréhensible des «grands». Mon visiteur me contemple,
les yeux tout pleins d’une malice gaie:

--Bien entendu!... Je fais toujours, sauf impossibilité radicale, ce que
j’ai décidé de faire...

--Alors nous aurions beaucoup de chances de nous disputer, si nous
étions souvent ensemble, car, je crois bien que je suis, moi aussi, très
volontaire.

Le même joyeux éclair continue de flamber dans son regard.

--Oh! je m’en suis douté, dès le premier soir où je vous ai vue dans
votre loge; la ligne de votre profil découpée en clair sur la tenture,
d’un trait tout ensemble si fin, si net, si ferme!... comme le jet de
vos sourcils... Vous portiez droite votre petite tête...

--Bref, j’avais une mine de femme pas commode. Je devais être
affreuse!... Je sais que cela me va très mal d’avoir l’air dur.

Il secoue la tête; et, tranquillement, il riposte:

--Oh! non, vous n’aviez pas l’air dur... Vous aviez de larges yeux,
sombres et brillants, où passaient bien des choses... Une bouche
souriante dont le dessin était tout ensemble souple et précis, et qui
avait une douceur ardente, même en prononçant des paroles quelconques...

Je dresse un peu la tête. Dieu! est-ce que ce Jacques de Meillane va
s’en aller vers les chemins battus? Que ce serait ennuyeux!

--... Non, vous n’aviez pas l’air dur. Vous paraissiez, seulement
«lointaine...», très détachée du personnage que vous remplissiez ce
soir-là... A ce point, que je me suis aussitôt demandé ce que cachait
votre masque moqueur, souriant et... triste...

--Quel effrayant observateur vous êtes! Alors, pendant que je vous
accueillais bien gentiment, vous étiez occupé à me disséquer toute vive?

--A vous disséquer?... Non... Je pensais seulement que je n’avais pas
encore rencontré de femme à qui je puisse vous comparer.

Je regimbe.

--Ah! je vous en supplie, n’allez pas vous imaginer que je suis un
exemplaire rare! Vous auriez à revenir de trop loin. Ne vous intéressez
surtout pas à moi! Je ne vaux pas tant d’honneur, croyez-m’en. Si vous
ne voulez pas me voir rentrer dans ma coquille, bavardons, à l’occasion,
comme deux camarades... Et n’attendez rien de plus. En dépit des
apparences, je suis une vieille dame, que la vie s’est chargée de rendre
une sage désabusée.

Les yeux gris me regardent avec une attention sérieuse, presque grave.

--Je ne vous demanderai, madame rien d’autre que ce qu’il vous plaira de
m’accorder...

--C’est parfait!... Alors, pour sceller notre pacte, je vais au piano.
Prenez cela pour une récompense. Que voulez-vous que je vous chante?
L’invocation de _la Danaïde_?

--Oh! oui...

Il s’approche du piano. Je commence à chanter... Et, tout de suite, je
me sens merveilleusement écoutée. Cet homme, qui déclare n’être capable
que de sentir la musique, est un auditeur incomparable. Ah! qu’il la
comprend et s’en pénètre!... A un degré qui, inconsciemment, le rend
très difficile quant à l’interprétation.

C’est intéressant de chanter devant lui. Pas la banalité d’un éloge.
Aucun parti pris, ni raideur de jugement. Il écoute et sa seule
attention est plus expressive que toute parole.

Les minutes coulent... Et je chante... Combien de choses!... Je ne sais
vraiment plus. Dieu! que c’est bon d’être ainsi emportée hors de soi! La
musique agit sur moi comme un baume d’oubli. Aucune pensée amère ne
meurtrit plus mon cerveau. Je vis toute dans le monde enchanté des
harmonies.

Après une pareille séance, je serai brisée, mais si délicieusement!...
Ensuite, j’aurai l’inévitable réaction, en reprenant pied dans la
réalité: une de ces crises de tristesse noire qui, jadis, me faisaient
sangloter comme une enfant désespérée. Maintenant, les yeux secs, je
reçois durement l’ennemi.

Mais je ne veux pas penser à ces minutes futures... pour pouvoir
savourer la joie fugitive du présent.

Le salon est devenu presque sombre, sans doute parce qu’une averse tombe
dru. J’ai un geste vague pour atteindre le commutateur et donner de la
lumière. Meillane m’arrête.

--N’allumez rien, je vous en prie. C’est tellement meilleur ainsi!

Moi aussi, je pense cela... Je n’ai pas besoin de lumière; je chante par
cœur. Alors, je n’insiste pas. Seulement, voici que, dans la pièce
embrumée, vibre la sonnerie du cartel invisible. Et, saisie, je compte
instinctivement sept coups.

--Oh! est-il si tard?... Allez-vous-en vite, alors; car je dîne en ville
et je ne suis pas habillée!

--Madame, c’est affreux à avouer... mais je ne peux pas regretter que
vous vous soyez mise en retard!

Et, à mon tour, j’avoue:

--Moi non plus!... Est-ce que c’est en Orient que vous êtes devenu si
musicien?

--Non, l’Orient n’y est pour rien; c’est un héritage de famille... Ma
mère adore la musique, une musique plus classique que celle-ci...

Il montre la partition de _la Danaïde_.

--Tout petit, j’en ai entendu de bonne; c’était ma récompense quand
j’avais été un garçon très sage...

--Et vous en avez fait vous-même, je suis sûre?

--En écolier, d’abord; ensuite, en profane.

--Et maintenant?

--Maintenant, je n’appartiens plus qu’à la phalange des auditeurs...

--Est-ce bien certain?... Enfin, ce soir, je n’ai pas le temps
d’approfondir... Ce sera pour une autre séance... J’ai l’idée que nous
recommencerons, n’est-ce pas?...

Plus encore que moi, je sais bien que Jacques de Meillane a envie de
recommencer.


6 mai, minuit passé.

Par prudence, je ne regarde pas la petite pendule qui compte les minutes
devant moi, sur la table à écrire, dans le halo de la lampe, doucement
lumineuse sous l’abat-jour.

Après tout, il ne doit guère être beaucoup plus d’une heure. Depuis un
moment, je suis rentrée de l’Opéra. J’ai, avec délices, enfilé mon
kimono, donné toute liberté à mes cheveux, dont le tiède frôlement
caresse ma nuque, mes épaules... Et, près de ma fenêtre, ouverte sur la
nuit veloutée, la tête encore trop bruissante de sons pour goûter le
sommeil, je viens retrouver les feuillets blancs qui m’attendent. J’ai
besoin de me reprendre après l’éparpillement de la journée dont le flot
a coulé, avec des reflets changeants.

Une matinée lumineuse, flambante de soleil qui, pour un moment, me
transforme en une joyeuse créature, grisée par la senteur printanière
que je respire dans l’air chaud.

Alors, je me mets à faire de la musique... jusqu’à l’épuisement! Car ma
voix est si docile, ce matin, que je ne prends pas garde à tout ce que
je lui demande, au travail sans merci que je lui impose pour traduire
absolument le chant qui vibre en moi.

Ce sont mes nerfs trop tendus qui, les premiers, demandent grâce. Je
m’aperçois alors que je suis toute meurtrie par l’exquise fatigue.

Vite ma chaise longue, où je m’étends, les yeux mi-clos. Sous le store
abaissé qui bat comme une aile, la chambre est baignée de clarté blonde.
Une branche de lis y distille une odeur de jardin ivre de soleil. Un
souffle fait, par moments, palpiter les palmes frêles de mon petit
asparagus, droit hors de la gaine du vase bleu sombre veiné de pourpre
et d’or.

A la façon d’une chatte paresseuse, je me pelotonne dans mes coussins.
Ce après quoi, sur ma table, j’attrape un livre. Non pas,--la matinée
est trop éblouissante,--l’étude sur Pascal, dont la pauvre âme
tourmentée ne doit être approchée qu’aux heures recueillies; mais un
volume de vers follement vivants, où l’auteur, un jeune à coup sûr, a
condensé des impressions subtiles et intenses, dans une langue qui les
revêt à miracle.

Et je m’abîme dans une de ces lectures capricieuses qui me sont chères,
coupées de songeries, de réflexions griffonnées au passage parce que je
n’ai personne à qui les confier, même de silencieuses discussions avec
l’auteur quand nos pensées ou nos goûts se contredisent.

Un coup à ma porte, et je redescends dans la prosaïque réalité; le
déjeuner m’est annoncé. Robert m’attend... C’est la fin du bon moment
d’oubli.

Le soleil s’est voilé sous des nuées d’orage. Est-ce sa disparition?
Est-ce la présence de Robert?... Quand je m’assois à table, mon
allégresse, sans cause, n’existe plus... Devant lui, toujours je me
souviens...

Si j’étais seule, le déjeuner serait expédié en un quart d’heure. Mais
mon époux est pourvu d’un robuste appétit. Alors, tandis qu’il dévore de
toutes ses belles dents, nous échangeons nos propos quelconques
d’étrangers à table d’hôte, et nous nous animons, seulement, quand la
conversation oblique sur l’opéra de Strauss que nous allons entendre le
soir même.

Le charme opère une fois de plus; et, après le déjeuner, nous passons
une grande heure à regarder ensemble la partition que j’ai feuilletée
toute la matinée. En ces moments-là, je ne vois, en Robert, que
l’artiste, à tel point que je chante devant lui ainsi que devant moi
seule. Encore une fois, j’en prends conscience quand nous avons fini;
constatant avec je ne sais quel instinctif et absurde orgueil de
revanche, que ma voix vient de souverainement dominer l’homme dont je me
soucie, cependant, comme d’un jouet cassé!...

Quand il m’écoutait, la belle Danaïde n’existait plus... plus du tout
pour lui.

Je le laisse, voulant m’habiller pour sortir. Mais à peine je suis
prête, c’est Sylvaire qui vient m’apporter des billets pour son concert.
Un moment,--aveu humiliant!--nous potinons autant que deux commères sur
le brillant personnel des théâtres en général, et sur _la Danaïde_ en
particulier.

J’écoute de menues histoires, dans lesquelles, bien entendu, le nom de
Robert n’est pas prononcé. Mais entre les branches, je vois si bien!...
Et je m’explique mieux alors certaines sautes d’humeur de mon époux, ces
jours-ci. Un propos de son valet de chambre, entendu par hasard au
passage, m’avait d’ailleurs avertie déjà qu’en ce moment toutes les
nuits ne le ramènent pas au logis. C’est, décidément, la crise de grande
passion!

J’allais enfin pouvoir sortir. Un coup de timbre encore. Et Marinette
apparaît, sa petite figure câline, toute blonde sous le large chapeau
enguirlandé de bleuets.

Avec son baiser d’arrivée, elle me jette tout de suite, car je ne l’ai
pas revue seule depuis son dîner:

--N’est-ce pas qu’elle est exquise?

_Elle_, je n’ai pas besoin de demander qui. Les yeux radieux prononcent
le nom.

--Toi, elle t’a trouvée délicieuse et m’a demandé quand tu recevais.

Oh! cela non, par exemple... Mais avec «ma petite», j’y mets des formes.
Depuis tant d’années, je suis habituée à la gâter.

--Chérie, ton amie est très aimable. Mais tu sais... je te l’ai déjà
dit... maintenant je ne veux plus faire de relations nouvelles.
Glisse-le-lui en douceur!...

Elle me jette autour du cou des bras caressants et ses doigts frôlent
doucement ma joue:

--Viva, ma grande sœur, fais une exception pour elle qui est...
adorable!... Tu ne pourrais t’empêcher de le trouver! Que d’années j’ai
perdues à ne pas la connaître!

Allons, chez Marinette aussi, c’est la «grande passion»! Mieux vaut pour
elle, et pour Paul, que l’objet n’en soit pas plus inquiétant...
Puisqu’il faut toujours un joujou sentimental à l’imagination de notre
«petite», restée si juvénile sur ce chapitre.

En somme, cette trop aimable Mme Valprince me paraît une très
«_honneste_ dame»; fort absorbée par le fervent souci de bien pratiquer,
en tous ses rites, la vie mondaine, où elle goûte l’encens que lui
attirent sa grâce insinuante, un instinctif besoin de plaire et surtout
le don, possédé à un remarquable degré, de persuader, sinon à chacun, du
moins à chacune, qu’elle est l’élue. Au docteur, son époux, elle a dû
amener bien des clients!

Le charme a opéré sur Marinette à un point que Mme Valprince n’a pu
souvent constater. Aussi, conquise par cette admiration sans frontières,
elle le témoigne à mon petit papillon qui est une adoratrice exquise...
Je m’en souviens...

Pour échapper à son insistance, j’ai répondu bien vite:

--Laisse-moi le temps de la mieux connaître.

--Soit!... Mais cela me ferait tant de plaisir, que vous soyez amies.
Entre vous deux, je serais tellement bien!

Elle aussi, comme son amie, juge donc qu’une nouvelle venue et moi--la
vieille affection...--nous pouvons être placées de niveau dans son
cœur... Ah! qu’elle est bien la sœur de Robert! C’est la même
inconscience... En ce moment, Marinette tient à cette étrangère autant,
peut-être plus qu’à moi qui suis devenue pour elle le pain quotidien.

Certaines fibres, en mon cœur trop sensitif, se sont crispées une
seconde. Mais je ne bronche pas. D’autant moins que ma petite sœur, qui
n’a rien soupçonné, s’exclame, la cervelle traversée d’une idée
nouvelle, de la malice dans ses yeux rieurs:

--Je crois, Viva, que tu ne défendrais pas si énergiquement ta porte
pour laisser entrer Meillane! Vous m’avez eu l’air, l’autre soir, de
vous découvrir passablement d’attirances... Vous bavardiez!...

Tranquillement, je réplique:

--C’est qu’il ne ressemble pas tout à fait aux autres... Alors cela me
change agréablement... Un homme qui ne se croit pas obligé de faire la
cour à une femme dès qu’il l’approche, c’est un homme rare dans notre
monde.

--Oh! il y viendra, ma grande sœur, ne te fais pas d’illusion!... Tout
bonnement, le jour n’est pas encore arrivé!...

--S’il y vient... alors, il ne comptera plus pour moi, voilà tout!

Et nous parlons d’autre chose.

Quel dommage que je n’aie pas aussi une «passion»! Ce serait une
distraction absorbante. Ainsi les gens avisés mordillent un bonbon pour
tromper la faim...


10 mai.

Une rencontre ce matin.

En m’éveillant, j’ai aperçu, par ma fenêtre entrouverte, un ciel
adorablement bleu; l’air qui a frôlé ma bouche était si parfumé de
fraîcheur, de verdure, de soleil, qu’un furieux désir de campagne m’a
fait tressaillir. Et, faute de mieux, je suis partie pédestrement vers
le Bois, en compagnie de Plume, qui bondissait à mes côtés avec des
abois joyeux.

Peut-être la métempsycose dit vrai. Dans une existence antérieure, j’ai
dû être quelque dryade, pour subir à ce point l’envoûtement de la
nature; pour qu’elle me _prenne_, comme le ferait une créature vivante
aux multiples visages, aux multiples voix, dont les silences ne sont
jamais la mort.

La nature, elle me grise comme la musique! Elle me donne des fêtes dont
je jouis, tout bas, avec les délices que je n’ai peut-être jamais
goûtées dans les fêtes des hommes.

Et, ce matin, j’éprouvais une béatitude de végétal à sentir sur moi
l’ardente caresse de l’air, vibrant de lumière.

J’avais pris un sentier isolé où, sur le tronc des arbres, dansaient des
gouttes de clarté; et, sans pensée, redevenue petite fille, je jouais
avec Plume qui courait follement après les rais de soleil jaillis entre
les feuilles, tout palpitants d’atomes.

Mais le sentier n’était pas du tout solitaire comme je l’imaginais. Un
couple y marchait. L’homme, le bras passé sous celui de sa compagne d’un
geste amoureux. Elle, la tête un peu dressée vers lui, le frôlant de son
corps superbe engainé dans le _tailleur_ étroit.

J’ai retenu, d’un appel impérieux. Plume qui allait s’élancer...

Car ce couple si voluptueusement uni, qui s’affichait avec l’insolent
mépris des rencontres possibles, ce couple était formé par mon mari et
sa précieuse interprète, Marcelle Huganne...

Si absorbés ils étaient l’un par l’autre, qu’ils n’avaient entendu ni
mon appel ni les abois de Plume reconnaissant le maître de son logis.

Tout net, je me suis arrêtée dans le sentier. Je ne sais quelle pudeur
orgueilleuse m’interdisait de leur prouver que je n’ignorais rien!

Il a existé un temps où pareille rencontre m’eût broyé le cœur, me
bouleversant du besoin aveugle de les séparer à n’importe quel prix. Que
je suis donc devenue sage!

Je les ai regardés, très calme, en observatrice, comme le premier soir
de la _Danaïde_.

Vraiment, ils formaient un beau couple. Elle, même en tenue de ville,
garde une grâce souveraine de déesse. Lui, porte singulièrement jeune
ses quarante-deux ans, de silhouette, du moins. Mais le visage, quoique
fatigué, conserve sa séduction. Dans la soie fauve de la barbe, les
sillons blancs demeurent encore invisibles; et les dents luisent,
solides, entre les lèvres habiles à toutes les caresses.

Il marchait incliné vers elle qui semblait écouter. Elle avait un peu
penché la tête; et je ne voyais plus que la nuque dorée et la ligne
souple de la joue.

Je les ai contemplés quelques minutes dans leur lente promenade
d’amants. Puis j’ai rappelé Plume et je suis rentrée.

A déjeuner, quand j’ai retrouvé Robert, il était souriant et empressé,
les yeux brillants; et il s’est exclamé, de bonne humeur, dépliant sa
serviette:

--Viva, vous me voyez avec un appétit dévorant. J’ai fait ce matin au
Bois une promenade qui m’a mis en goût!

Quel besoin a-t-il de me dire cela?

Presque comique m’apparaît cette semi-confidence! Mais je réponds
simplement, avec une ironie qu’il ne perçoit pas:

--Vraiment?... Moi aussi, ce matin, je suis allée au Bois...

Je m’arrête, serrant mes lèvres, pour être sûre qu’elles ne commettront
point de trahison.

Il a dressé la tête et m’enveloppe d’un coup d’œil aigu. Mais je demeure
impénétrable et, tranquillement, je casse mon pain.

Quelle figure aurais-je dans cette maison, si je ne paraissais tout
ignorer? Et cependant une pensée vient en éclair de me traverser le
cerveau: «Par quelle aberration ai-je pu me résigner à continuer de
vivre près de cet homme qui ne m’est plus rien?»


15 mai.

Aujourd’hui, aperçu Meillane au mariage de la petite de Chambray dont il
est vaguement cousin. Le hasard fait qu’il connaît nombre de gens que je
fréquente, peu ou prou. D’où ce résultat que nous nous rencontrons
plutôt souvent, ici ou là, en dehors de notre cercle intime où l’a fait
entrer sa camaraderie avec Paul.

Il m’a demandé si je viendrais demain au bridge de Marinette. J’étais
d’humeur taquine et j’ai répliqué, l’accent détaché:

--Que vous êtes curieux! Je n’en sais rien du tout!... Et puis, en quoi
cela peut-il bien vous intéresser?...

Alors, mi-plaisant, mi-sérieux, il m’a déclaré, en toute simplicité:

--Si vous ne venez pas, je n’irai pas!... Parce que le bridge...

--Vous laisse froid? Eh bien, moi aussi!... C’est pourquoi... Vous
comprenez?

Je riais. Lui pas. Il avait posé sur moi un regard impatient; et ainsi,
il avait une mine de jeune père qui se domine pour ne pas «secouer» sa
petite fille maussade.

Mais, bien entendu, il n’a pas succombé à pareille tentation; et nous
nous en sommes allés, chacun de notre côté, faire nos politesses aux
mariés. Il ne se doutait guère que l’idée m’avait traversé la cervelle
de lui offrir:

--Laissons donc les joueurs à leur bridge. Et venez chez moi faire un
peu de musique demain!

A Voulemont, à Sylvaire, j’aurais soumis la proposition sans hésiter.
Avec lui, je me suis tue. Ma sauvagerie, vite ombrageuse, s’effarouche
un peu de trouver si souvent, dans mon sillage, cet étranger trop
clairvoyant.

Ensuite, d’ailleurs, j’ai été surprise du sentiment instinctif qui
m’avait clos les lèvres... Si surprise que tantôt, pendant un instant de
liberté, à l’heure recueillie du crépuscule, j’ai entrepris une
attentive promenade en mon intime jardin, afin d’étudier la nature des
plantes que M. de Meillane y fait pousser.

Ni à moi ni aux autres, je ne mens jamais.

Aussi je reconnais qu’il m’est plutôt agréable de le rencontrer parce
que...--je l’ai dit à Marinette et c’est la très simple vérité--il
m’offre un type que je ne trouve guère, si même je l’ai jamais trouvé,
dans le monde qui est le nôtre. Il me repose et il m’intéresse.

Moi qui, depuis dix ans, voit à mes côtés le caprice fait homme, je
constate, stupéfaite, combien celui-ci sait toujours ce qu’il veut et
domine les circonstances, même menues, au lieu de les subir. Son
vouloir, il l’accomplit avec une simplicité élégante, calme et forte que
ne rebute raient ni une difficulté ni un danger.

Des hommes qui _veulent_ inflexiblement, après tout, j’en ai connu: et
de toute sorte! Combien en ai-je rencontré qui, jamais, n’auraient
employé leur volonté à réaliser un acte qu’ils n’eussent pas avoué?

Or ce Jacques de Meillane me donne l’impression de posséder une
intransigeante droiture, qui ne lui permettrait pas plus un léger
compromis de conscience qu’une parole mensongère.

Selon l’expression anglaise, il doit être un _clean man_. Pour en être
certaine, chose singulière, aussi certaine que si, de vieille date, je
le connaissais, il m’a suffi de rencontrer dans son visage brun, tracé
en lignes précises, le regard vif et chaud, clair presque jusqu’à la
dureté. Un regard d’homme à qui une créature peut se fier absolument.

Est-ce donc pour cela que, une ou deux fois, je me suis aperçue, à ma
profonde stupeur, que je lui parlais de moi? Sans effort, je serais
confiante avec lui.

D’ailleurs, je me reprends très vite. Sous son regard trop pénétrant,
sans hardiesse offensante, c’est vrai, je me dérobe presque agressive,
avec la même révolte que s’il cherchait à dévoiler le mystère de mon
corps. Je lui en veux de la perspicacité avec laquelle il devine mes
impressions; sans doute parce qu’il m’observe,--j’en ai
conscience,--avec une attention constante.

Cependant, oh! délice, il continue à ne pas me faire une ombre de cour
et m’épargner la sensation trop connue du désir en quête, qui attend...
Même il ne s’occupe pas particulièrement de moi; mais, à de menus
détails, révélés à mon expérience des évolutions masculines, je sais, à
la fin d’une soirée, qu’il ne m’a pas perdue de vue un moment, a entendu
tout ce que je disais, remarqué tous mes mouvements; et plus d’une fois,
dérouté par mes contradictions d’allure, de langage, de tenue, il a
pensé: «Quelle femme est-elle décidément?»

A coup sûr, il sait désormais, comme le Tout Paris, l’époux que je
possède en Robert; et notre situation respective l’intrigue. Il a dû
commencer par se demander, à son tour, si j’étais ignorante ou
indifférente. Maintenant, il a l’air de pencher pour l’indifférence. Et
son inflexible sincérité s’étonne. Je le sens; car je suis perspicace,
moi aussi, qui n’ai plus dans l’existence d’autre rôle que celui de
spectatrice.

Avec Robert, il se montre d’une politesse un peu distante. Ils causent
sans camaraderie; leurs intelligences et leurs goûts d’art prennent
contact; mais leurs jugements se heurteraient vite, si la souplesse de
Robert n’évitait les angles dangereux.

Je m’amuse parfois à les observer quand une occasion les rapproche.
Robert sent chez Meillane une indépendance qui le mesure à sa valeur;
et, instinctivement, parce que c’est, chez lui, besoin inné de plaire,
il se met en frais pour l’adversaire qui ne semble pas s’en apercevoir
et reste enfermé dans une courtoisie correcte, plutôt froide. Ce dont
s’irrite l’amour-propre presque féminin de Robert.

Hier, à je ne sais quel propos, il m’a jeté, avec un petit rire sec:

--On dirait que ce Meillane vous agrée!

Tranquillement, j’ai répondu:

--Oui, il me distrait.

Et cela encore, c’est la très simple vérité.

Il me distrait et m’étonne par l’inlassable curiosité de son
intelligence remarquablement ouverte. Vraiment, le monde lui est un
spectacle où il découvre toujours des aspects susceptibles de
l’intéresser.

Vivant hors de son milieu naturel, goûtant le voyage avec passion, en
intellectuel artiste et en homme d’action, point exclusif, il a subi
volontiers le frottement des mœurs et des cerveaux étrangers. Et son
esprit, dont la réceptivité n’a rien de passif, y a gagné des richesses
qu’il m’est un délassement de découvrir.

Nous bataillons sur les livres, les questions d’art, sur les idées
surtout, voire même les sentiments; tous deux muets d’ailleurs sur le
chapitre «amour», que nous devinons connaître, l’un et l’autre, en gens
d’expérience. Et il apporte, à pénétrer ma pensée ou à me faire partager
la sienne, une inconsciente volonté qui, suivant mon humeur, me fait
rire ou m’impatiente. Il s’en aperçoit, s’excuse confus... Et il
recommence.

Pendant une de nos escarmouches, l’autre soir, je lui ai glissé, par
malice, mais aussi avec conviction:

--Que vous êtes donc jeune de vous intéresser à tant de choses!

Il a riposté aussitôt:

--Mais vous faites tout comme moi!

--Non... Je ne peux pas... hélas! Je m’occupe tant bien que mal, parce
que ma vie ressemble à une journée trop longue qu’il faut remplir, coûte
que coûte, pour pouvoir en supporter le vide... Mais je la remplis de si
inutile façon que j’en suis honteuse, dans mes crises d’examen de
conscience... Elle n’appartient ni au travail, ni à l’art, ni à
l’altruisme... Elle est le néant même.

--Ne dites donc pas cela! Ce n’est pas vrai!

Il a parlé avec une espèce d’emportement; je l’arrête, railleuse:

--Vous n’êtes pas poli du tout, vous savez.

--Soit! Alors, je dis que pour une femme comme vous, il y a tant de
sources vives où boire!

--Je n’ai plus soif... Vous n’avez donc pas encore compris que je suis
blasée, revenue de toute chose, autant que le roi Salomon sur le tard de
son existence?...

--Je vous plains beaucoup, madame... si vous ne vous moquez de ma
confiance en votre sincérité.

--Oh! non, je ne me moque pas!... Pour moi, une vie n’a de prix
qu’autant qu’elle est nécessaire à des êtres chers auxquels on la donne
toute... Des enfants, une mère, un amant, que sais-je?... tous biens que
je ne possède pas, enfin!

Ici, je m’arrête court, me rappelant que, en apparence du moins, j’ai un
mari. Mais Jacques de Meillane ne montre pas qu’il se soit aperçu de mon
inconséquence. Seulement, notre conversation s’oriente vers des sujets
moins délicats.


21 mai.

Par extraordinaire, ce soir, je ne dînais pas en ville, ayant pu me
décommander--prétexte de migraine--pour une partie organisée par
Marinette et les Valprince.

Robert, lui, dînait... où bon lui semblait, dehors. C’était donc une
soirée pour moi toute seule; et, à l’avance, je la savourais, rentrée
plus tôt que de coutume pour me reposer, dans l’atmosphère amie de ma
chambre, d’ennuyeuses courses et de la corvée de voir des fâcheux et des
indifférents.

Meurtrie par l’étrange fatigue qui, si facilement, m’abat ce printemps,
je regardais, paresseuse sur ma chaise longue, le ciel du couchant qui
était de nacre rose sous le vol de petits nuages floconneux, ourlés
d’or... Et le silence autour de moi, dans la lumière apaisée, m’était un
baume.

Un coup à ma porte m’a fait tressaillir comme un bruit pénible; si
pénible que mon impression première a été de ne pas répondre pour
écarter l’intrus... Et puis, en même temps, l’habitude me faisait
prononcer un «Entrez!» piteusement résigné.

J’entends alors le bruit d’un bouton qui tourne. La porte s’ouvre; le
voile de Jouy est écarté; et c’est Robert qui apparaît. Stupéfaite, je
le regarde. Il s’est arrêté, m’apercevant inactive, parmi mes coussins,
et me demande:

--Vous dormiez?... Je vous ai réveillée... J’en suis désolé.

--Je ne dormais pas du tout, je rêvassais. Le chien et loup me rend très
paresseuse.

Un silence. Il se rapproche de la chaise longue.

--Cela vous réussit d’être paresseuse. Au milieu de vos coussins, dans
votre robe flottante--très joli, entre parenthèses, ce nuage rose dont
vous êtes enveloppée...--vous êtes la tentation même, Viva.

Je ne sourcille pas, habituée et indifférente. De vieille date, je sais
Robert incapable d’approcher une femme, à moins qu’elle ne soit
positivement un monstre, sans goûter ce qu’elle peut offrir de plaisant
à son goût masculin.

Et j’interroge, me redressant, assise très correcte au bord de la chaise
longue, mes pieds sur le tapis:

--Vous avez à me parler?

--Oui, si vous voulez bien m’écouter...

Je le considère, surprise.

--Quelle solennité!... Est-ce que vous allez me raconter quelque chose
de désagréable?... Alors j’aimerais mieux... sauf cas d’inévitable, que
vous vous en alliez sans rien me dire!...

L’exclamation m’a échappé. Maintenant, je suis lâche, même devant les
petites piqûres, autant que devant les vraies blessures.

Il sourit un peu et s’avance un fauteuil.

--Soyez sans inquiétude!... Tout simplement, il s’agit d’une proposition
qui m’a été faite et dont vous devez être instruite.

--Une proposition?

--Oui... J’ai reçu la demande, pour New-York et autres villes
importantes d’Amérique, d’une série de représentations de _la
Danaïde_...

--Ah?... Eh bien, je suppose que si vous prenez l’affaire en
considération, c’est qu’elle vous paraît bonne à tous égards, et je n’ai
à vous adresser que mes compliments. Je suis charmée, pour vous, de
cette nouvelle preuve de succès de votre opéra.

En effet, je porte à _la Danaïde_ un intérêt quasi maternel, parce que
je l’ai vue éclore, se développer, devenir une œuvre belle et vivante.
Et ce m’est une réelle jouissance que beaucoup apprennent à l’aimer.

Robert joue avec les soies de sa barbe qu’il tourmente du geste qui lui
est familier.

--Évidemment, la proposition telle qu’elle m’est présentée est très
flatteuse; et les conditions offertes valent la peine de n’être pas
dédaignées... C’est pourquoi, tout Parisien que je suis jusque dans les
moelles, je suis tenté de m’en aller, ainsi qu’il m’est demandé, diriger
moi-même l’orchestre de _la Danaïde_.

Un tressaillement secoue mes nerfs, si vite en éveil. Robert
s’éloignerait?... J’éprouve l’impression d’être une prisonnière à qui le
geôlier annoncerait tout à coup qu’il va partir...

Pourtant, même lui à Paris, je suis libre de faire tout ce qui me
convient...

Ah! pourvu qu’il accepte!...

Je demande:

--Qui chantera votre _Danaïde_, là-bas?

Encore un court silence. Puis la réponse vient, articulée sur une note
un peu brève:

--Mais son interprète habituelle, bien entendu.

J’ai compris... Sûrement, alors, il partira. De pareilles
représentations ne peuvent qu’attirer et retenir, outre-mer, l’époux de
ma jeunesse. Oh! bienfait du détachement! Sans qu’une fibre douloureuse
ait tressailli en moi, je peux répondre, sincère:

--Pour le succès de _la Danaïde_, il est, en effet, fort heureux que
vous ne soyez pas contraint à recourir à une nouvelle chanteuse! A
Paris, la direction laisserait partir Marcelle Huganne?

--Pendant les mois d’été, elle a son congé; et, à Paris, _la Danaïde_ ne
sera pas reprise avant novembre. Et puis, d’ailleurs, avec de l’argent,
tout s’arrange!

J’incline la tête et approuve, avec une docilité de petite fille bien
raisonnable. Ah! que la Viva de jadis est donc disparue! Celle pour qui
un tel voyage eût été un supplice... Jamais cette Viva n’eût laissé
l’homme qu’elle adorait partir ainsi, pour ne pas quitter sa maîtresse!

Et voici qu’aujourd’hui, les paroles de Robert éveillent seulement un
espoir imprévu, exquis, fou, l’espoir de vivre délivrée d’une présence
que je subis, pour obéir à un misérable souci des apparences; souci que
je condamne chaque jour davantage... Moi qui ai si intenses, le mépris
et l’horreur des compromis hypocrites à l’égard du monde. Oh! qu’il
parte! Que j’échappe au frôlement de cette vie qui m’est plus
qu’étrangère!

Et, avec quelle sincérité encore, je réponds:

--Mais tout cela me semble fort bien... Cette tournée serait prochaine,
alors?

--Départ vers le 15 juin. Retour...

--Retour?...

--Retour à l’automne.

Trois mois! Trois mois de liberté!

--Qu’est-ce qui vous fait hésiter à accepter?

--En principe, je suis décidé à peu près. Mais il y a toujours
passablement de conditions à régler.

--C’est vrai.

Silence de quelques secondes. Tous deux, nous songeons, puis, cette
question tombe, qui me fait tressauter:

--Viendrez-vous, Viva?

--Où?... En Amérique???

--Oui.

--Qu’irais-je bien faire là-bas? Sûrement non, je n’irai pas! Je lirai
vos succès dans les gazettes... Et cela me suffira.

--Alors, que ferez-vous de votre été?...

--Oh! je saurai l’occuper à mon gré! Soyez sans inquiétudes.

Avec sa prodigieuse inconscience, il me demande:

--Vous ne vous ennuierez pas?

--M’ennuyer?... De quoi?... De qui?... De vous? Que je saurai
parfaitement loti quant aux distractions! D’ailleurs, vous n’ignorez pas
que je me suffis très bien à moi-même.

--Et puis, les bons amis sont là, tout prêts à vous entourer, pour que
vous ignoriez la solitude.

Il y a soudain, dans la voix de Robert, quelque chose de presque
agressif qui y est inaccoutumé.

--Vous avez raison, j’ai un cercle d’amis qui s’efforcent d’écarter de
moi toute sensation d’isolement.

--En tête, M. de Meillane.

Encore?... Je sens mes sourcils se rapprocher; mais, dédaigneuse de
discuter, je réponds simplement:

--Voulez-vous que nous ne nous occupions pas de M. de Meillane, qui n’a
rien à faire dans une conversation où vous et moi, seuls, sommes
intéressés? Vous emploierez votre temps en Amérique comme bon vous
semblera. Moi de même, en Europe. Et ainsi, nous aurons, l’un et
l’autre, un agréable été. Si, par hasard, j’éprouvais quelque besoin
d’être protégée, père est là! Partez donc sans arrière-pensée... Et
préoccupez-vous seulement d’avoir tout le succès que mérite _la
Danaïde_.

Mon accent a-t-il mis un point final à notre conversation? Robert se
lève, fait quelques pas, au hasard, dans ma chambre.

Je le connais trop pour ne pas le deviner obscurément surpris de la
tranquillité avec laquelle j’accueille la séparation qu’il vient de
m’annoncer. Et il ignore quelle allégresse cache cette tranquillité!

Par aventure, avait-il mis dans ses plans de m’emmener?... Après tout,
je suis une épouse si peu gênante! Il comptait peut-être m’avoir, en
Amérique, comme femme du monde,--sa femme,--à présenter; et mener une
double vie, comme à Paris. Sa tyrannie masculine se cabre devant mon
indépendance, nettement établie, car il sait bien n’avoir nul moyen de
me l’enlever.

Et justement, parce qu’il a conscience que je lui ai échappé, je lui
apparais une proie désirable qu’il voudrait garder sienne, pour y mordre
à l’occasion. Aussi est-il sincère, j’en suis sûre, quand il prononce,
la voix un peu assourdie:

--Vous me manquerez, Viva,

Moqueuse, je secoue la tête:

--Non, ne croyez rien de pareil! Vous aurez, je vous le répète, tant de
distractions de tout genre!... Bientôt vous perdrez l’habitude de ma
vague présence. Enfin si, tout de même, il arrivait que je vous fisse
défaut, tant pis... Mais cela n’arrivera pas! N’ayez crainte, comme
disent les bonnes gens.

Il ne me répond pas. Mais j’aperçois une courte flamme dans ses
prunelles sablées d’or qui arrêtent sur moi un singulier regard. Puis,
brusquement, il sort.


25 mai.

Sur le coup de six heures et demie, je _me_ faisais de la musique. Le
timbre d’entrée résonne vif, impérieux. Ce coup de timbre, je le connais
maintenant, c’est celui de Meillane. Alors je me souviens; je lui avais
demandé de m’apporter, s’il le pouvait, le livre dont il m’a parlé,
lundi, chez Marinette.

Il me l’apporte, en effet, accompagné de si admirables roses qu’un cri
enthousiaste me jaillit des lèvres, et, une seconde, mes joues
s’empourprent de plaisir.

--Oh! qu’elles sont belles! Comme vous me gâtez!

Mes yeux rencontrent les siens. Ils ont cette expression qui a sur moi
l’action d’un baume vivifiant. J’y trouve tant de sympathie franche et
profonde, un peu compatissante aussi! Mais cette compassion-là ne me
raidit pas comme celle des autres. Presque,--ici seulement, je puis
risquer pareil aveu!--elle me donnerait l’envie lâche de m’y abriter...

Et avec un sourire dont je suis enveloppée soudain comme un jet de
soleil, il me répond:

--Je voudrais bien avoir le droit de vous gâter! Mais il ne m’est permis
que d’essayer de vous faire plaisir un peu et un instant...

--Plaisir un peu!

Et mon doigt caresse les pétales veloutés qui sont d’un rouge sombre, un
rouge passionné, ardent ainsi qu’une flamme. Il voit sûrement, sur mon
visage, la jouissance que j’éprouve à respirer la senteur très forte,
tandis que je plonge les hautes tiges dans une aiguière de cristal. Et
quand je relève le nez, je l’aperçois près de moi, qui m’a regardée
faire et me dit gaiement:

--Vous ne vous doutez pas que ces roses ont l’intention de fêter un
anniversaire?

--Un anniversaire?

--Oui... Mais naturellement, je ne puis être que seul à m’en souvenir.

Je le contemple, intriguée, sans un mot; j’ai la terreur, pour les
autres, autant que pour moi-même, des questions indiscrètes... Mais il
continue:

--Deux mois maintenant que je vous ai vue pour la première fois!

--Vraiment?... deux mois seulement?... Alors comment peut-il y avoir des
moments où il me semble que je vous connais depuis toujours?

Son regard, si singulièrement pénétrant, se pose sur le mien.

--Est-ce un reproche? Est-ce un regret? Vous êtes si gourmande de
nouveau!

--Oh! pas en amitié! Misérablement, je suis de l’espèce «lierre». Quand
je m’agrippe, un arrachement seul me détache!

Tout bas, je pense à mon cher petit papillon que j’ai vu fuir avec tant
de tristesse... A l’époux-amant dont je me suis séparée, le cœur
saignant de toutes les fibres déchirées... Et je me tais, une ombre sur
le cœur, voilant de mes paupières abaissées mon regard qui pourrait le
trahir.

Alors, j’entends Meillane demander d’un accent que je ne lui ai pas
encore entendu, une douceur dans sa voix plutôt brève:

--Me feriez-vous, madame, l’honneur de vous agripper à l’ami dévoué que
je voudrais être pour vous?

L’ami! Tous disent cela pour commencer... Je lève des prunelles
sceptiques vers les yeux que je sais chercheurs des miens... Et
subitement, j’ai honte de mon scepticisme. Celui-ci, à cette heure, du
moins, ne pense rien d’autre que ce qu’il me dit. L’avenir peut le
transformer,--le transformerait à peu près sûrement, s’il restait en
France... Mais dans le présent, il est sincère en m’offrant d’être pour
moi, ce que j’aurais juré un mythe, c’est-à-dire un ami, rien qu’un ami!

Le ciel qui m’a tant malmenée me ferait-il cette aumône? Je sens que
Meillane m’observe, tandis que, silencieuse, je contemple obstinément
les belles roses de pourpre sombre... Sur mon visage, voit-il le reflet
des remous de pensée qui tourbillonnent dans mon cerveau?

Et après des secondes, des minutes où, tous deux, nous nous sommes tus,
il interroge, de ce même ton qui me réchauffe le cœur:

--Est-ce que je vous ai offensée... ou blessée... ou simplement
contrariée, en vous laissant voir mon désir?... J’ai un tel culte pour
la franchise que j’en arrive à la pratiquer indiscrètement, je crains.

J’entends ma voix s’élever lente, un peu voilée; car je parle, regardant
au fond de mon âme:

--Moi aussi, j’adore la sincérité... C’est parce que je vous ai senti
très loyal que vous êtes ici... Non, vous ne m’avez pas offensée, ni
contrariée... Je pense seulement...

--Quoi?... Voulez-vous me le dire?

--Je pense seulement que si j’acceptais l’amitié que vous m’offrez, ce
serait folie de ma part! Dans quelques mois, même plus tôt, il est
probable, les circonstances vont nous séparer. Nous redeviendrons des
étrangers pour suivant chacun leur chemin. Alors...

--Alors?...

--Alors, à quoi bon vous laisser entrer un peu dans ma vie, autrement
que comme un passant... Si je m’habitue à trouver en vous un ami, la
solitude pèsera plus dure ment encore après votre départ!

La solitude! Le mot m’est échappé. Pourquoi révéler ma misère à cet
étranger?... Par quel charme attire-t-il donc ainsi ma confiance?

Mais il n’a pas pris garde au mot imprudent, car un autre, surtout, l’a
frappé. Et avec une espèce de révolte impatiente, il jette:

--Mon départ?... Mais je ne pars pas maintenant...

A l’automne! C’est très loin. D’ailleurs, n’importe où je serai, si vous
me le permettez, je resterai _vôtre_.

Je murmure:

--A distance, vous pourriez si peu vous montrer un ami! J’ai besoin de
la présence des êtres à qui j’ai ouvert ma vie et les séparations me
sont si pénibles, pareilles à... à une amputation!... que je ne _veux_
plus m’attacher à personne. Plus je vieillis, et plus j’ai peur de
souffrir!... Je n’en ai pas le courage... Laissez-moi seule, c’est plus
sage.

Il ne répond pas... Mais soudain mes deux mains sont sous ses lèvres; et
mes yeux levés, saisis, vers les siens rencontrent le regard profond,
qui a pénétré la désolation de ma vie!... Ce regard qui me pénètre du
regret nostalgique de la protection que personne ne me donne plus.

Avec une sorte d’autorité apaisante, je l’entends reprendre doucement:

--Ne pensez pas ainsi à l’avenir! Vivez dans le présent. Ne me donnez
aucune place dans votre vie qui puisse devenir pour vous une source de
tristesse... Usez seulement de moi, en ce qui pourra vous être bon... Et
soyez sûre...

Il s’arrête une seconde et me regarde bien en face:

--... que je n’attends rien d’autre, et ne désire rien de meilleur!

Jamais, je crois, aucun homme ne m’a ainsi parlé... Et encore une fois,
j’ai l’intuition qu’il est sincère. Ah! quel repos! Il me semble qu’une
bouffée d’air pur a rafraîchi soudain mon aridité. Presque une joie
j’éprouve, une joie bien neuve, que je ne me rappelle pas avoir connue.

--Me croyez-vous?

J’incline lentement la tête.

--Alors, vous voulez bien me permettre de devenir votre ami?

Comment ai-je pu trouver jadis que Jacques de Meillane avait l’air
froid!

Vaincue, je murmure,--sans la foi:

--Essayons!

Puis, toutes mes multiples impressions viennent se résumer en cette
phrase qui ne rime à rien:

--Je suis sûre que vous ne mentez jamais!

Sa mine devient si stupéfaite que je me mets à rire. En ce moment, j’ai
un cœur joyeux de petite fille.

--Mais, bien entendu... Et vous non plus!

Par taquinerie, je riposte:

--Oh! moi, je ne suis pas intransigeante! J’ai mes faiblesses!

--Pas celle-là, du moins! affirme-t-il avec une certitude impérieuse.

--Qu’en savez-vous?... Et puis, qu’est-ce que cela pourrait bien vous
faire?

--Cela m’empêcherait de vous estimer.

--Alors, vous avez ainsi un petit idéal tout à fait, de femme selon vos
goûts, et vous avez la prétention... inouïe! que je m’y conforme?...

Mi-sérieusement, mi-plaisantant, comme moi, il répond,--et c’est sa
pensée même, je le devine:

--Vous avez raison, je suis exigeant sur la valeur de mes amis... Et je
ne pourrais plus me résigner, madame, à vous voir autre que je ne vous
ai crue!

--Une personne digne d’être votre amie? Dites-moi, puisque nous entamons
le chapitre des confidences, est-ce à première vue que je vous ai
produit l’impression dont je suis très flattée?

--Le soir de _la Danaïde_?... Ce soir-là, je vous l’ai déjà raconté, il
me semble, j’ai pensé que vous ne ressembliez à aucune des femmes que
j’avais rencontrées; et je suis parti, empoigné par le désir de vous
revoir... de vous voir souvent... beaucoup... de vous connaître, de
démêler ce que vous cachiez derrière votre masque de mondaine.

--Et c’était ma simple mine de dame polie, accueillant des visiteurs,
qui vous inspirait pareille curiosité?...

--C’est que la «dame polie» avait, en recevant ses hôtes, un sourire
distrait, des yeux brûlants...

--Hum! hum!... Casse-cou, je vous préviens!

--Madame, nous avons convenu d’être des amis absolument sincères!...
Vous aurez beau protester, votre regard ce soir-là, était tout plein des
harmonies ardentes que vous veniez d’écouter... Et ce regard, comme
votre sourire, semblait dire très clairement à qui vous observait en
spectateur désintéressé: «Je me moque pas mal de tous ces gens-là--Que
je les trouverais donc charmants de s’en aller, et de me laisser
savourer mes impressions...» Avouez que je devinais juste!

--Oui... très juste!... Mais j’ai bien raison de penser que vous êtes un
observateur terrible!

Nous rions tous les deux. Ah! que c’est bon d’être gaie... Je le suis
autant que Guy et Hélène!

Mais la réalité me ressaisit, avec un coup discret à la porte.

--Entrez!

--Monsieur fait demander à quelle heure Madame sera prête à partir?

Partir? Ah! oui, nous dînons en ville, je l’ai oublié... J’ai oublié que
je m’étais habillée à cet effet; et, instinctivement, je regarde la
glace, mordue par le juvénile et stupide désir d’être dans un «bon
jour»... Le ciel me gâte décidément aujourd’hui!...--Oh! c’est si
rare!--La vision est satisfaisante de la jeune dame souple en son
fourreau soyeux, avec de la lumière plein les yeux.

J’aperçois aussi les roses pourpres et le visage d’Arabe de «mon ami»,
qui s’est levé aussitôt, tandis que je réponds:

--J’ai commandé la voiture pour huit heures moins le quart. Dites-le à
Monsieur.

J’avais oublié, aussi, que je possédais un mari. Et quel mari!

Meillane s’excuse, confus:

--Madame, comme je vous ai encore retenue!

Je l’arrête.

--Chut! ne vous excusez pas!... Je vous ai dû une heure qui m’a fait
beaucoup de bien! Au revoir... monsieur mon ami.

Il me baise la main.

Puis, du même ton que j’ai employé, un ton de badinage amical, il me
dit:

--Adieu, madame mon amie.

Il sort. Et toute la soirée, je porte en moi une persistante allégresse
dont, peu à peu, je m’étonne... Si bien que, rentrée dans mon _home_, la
tête sur l’oreiller, les yeux grands ouverts dans la nuit, je m’apprête
à descendre en mon âme pour un voyage de découvertes.

Et puis, tout à coup, résolument, je secoue la tête et ma volonté
retourne en arrière. Mon nouvel ami l’a dit: «La sagesse, c’est de vivre
dans le présent.»


29 mai.

Robert est devenu à peu près invisible. Depuis trois jours, nous n’avons
ni déjeuné, ni dîné ensemble, sauf hier, chez Alcott, où il est arrivé,
de son côté, juste pour se mettre à table; d’où, selon son habitude, il
a filé au sortir du fumoir, après avoir brillamment rempli, d’ailleurs,
son personnage de grand homme. Quand je suis partie à mon tour, l’auto
vide stationnait pour moi.

Je suppose qu’il est tout à ses négociations avec New-York. Et j’en
attends la conclusion avec une petite fièvre qui me fait les nerfs
vibrants, autant que des cordes de violon.

Ah! que je me suis donc, en imprudente, attachée à cette perspective de
séparation!

Naturellement, je ne lui demande rien. Et, encore moins, j’interroge, à
son sujet, qui pourrait me renseigner. De même que le public, je sais
seulement que des pourparlers très avancés déjà sont engagés pour les
représentations de _la Danaïde_ en Amérique. Mais avec Robert, incarnant
le caprice et les susceptibilités d’artiste, qui pourrait assurer le
résultat définitif des pourparlers?

Hier, au moment où j’allais sortir, Voulemont est arrivé. Ce constatant,
il n’a pas prétendu s’asseoir et nous avons échangé, debout, de menus
propos; lui jouait avec sa canne; moi, je mettais mes gants. Puis,
brusquement, il m’a jeté, et j’ai senti que toute son amitié
m’observait:

--Eh bien! _la Danaïde_ part donc pour l’Amérique?

--C’est certain!...

A mon accent, il ne pouvait se tromper: et ses yeux m’ont enveloppée
d’un coup d’œil de plaisir et de malice:

--Certain... certain... je ne sais si le traité est signé encore. Mais
c’est plus que probable.

--Robert vous l’a dit?

--Non; je n’ai pas vu le maître ces jours-ci. Seulement, hier, je suis
entré chez sa belle interprète dans l’entr’acte du deux, et elle m’a
annoncé la chose... qui semblait la ravir... Car elle conçoit, à
merveille, tout ce qu’elle va récolter là-bas de triomphes et d’espèces
sonnantes. Du reste, vous pourrez connaître demain des impressions.
Burdel était en train de l’_interviewer_ pour _Comœdia_.

Ce matin, en effet, j’ai lu l’article en question, où Huganne exhale son
allégresse de s’en aller révéler _la Danaïde_ aux Yankees.

Si elle part, _lui_ aussi partira. Et je serai seule, à moi-même trois
mois!... Ensuite... Que sait-on de l’avenir?


5 juin.

Le traité est signé! Toutes les chroniques théâtrales le proclament et
enregistrent certaines clauses très flatteuses. Robert m’en a fait part
officiellement; tout à la fois épanoui, détaché et triomphant, sur une
note discrète. Ce qui m’a confirmé que tout était réglé à souhait pour
son amour-propre... et son amour tout court.

Je l’ai félicité sans qu’il soupçonne, trop absorbé d’ailleurs par sa
propre satisfaction, à quel point il eût pu me retourner mes
félicitations.

Mais, seulement dans mon jardin secret, je célèbre la fête de ma liberté
recouvrée; car les illuminations de cette fête éclairent tout un désert.
Quelle créature désabusée il faut être pour tressaillir de joie,--et de
combien de tristesse est faite cette joie...--à l’apparition de
l’austère et bienfaisante solitude!

Avoir adoré un être et en arriver à trouver son départ un bonheur!

Ah! pauvre nous!

J’ai eu, tout à coup, la conscience brutale de cette misère en écoutant,
hier soir, à l’Opéra, le duo de _Tristan_ et d’_Yseult_.

Jusqu’à cette minute où la musique a réveillé les fantômes, j’avais été
hypnotisée par l’unique vision de ma vie libérée... Mais tout à coup, je
n’ai plus senti l’allégresse de la délivrance. En moi se glissait le
froid que je connais bien, qui m’envahit le cerveau, puis le cœur et me
glace dans mon isolement. Je n’ai plus écouté seulement; j’ai pensé. Et
c’est si douloureux parfois de penser!

Par bonheur, l’acte finissait. Notre loge est aussitôt devenue un salon
où les visiteurs ont, tout de suite, afflué vers Marinette et vers moi
qui, résolue à échapper aux mauvais souvenirs, me suis laissée, avec une
bonne grâce inaccoutumée, accaparer par qui me le demandait. Je ne sais
quel obscur besoin de revanche m’armait d’une coquetterie cruelle, du
besoin de piétiner sur les désirs inavoués qui s’acharnent à la femme
sans mari, laquelle doit fatalement avoir un amant...

Meillane, à son tour, est entré. Je riais avec Rouvray; et, sûrement,
j’avais un air de femme qui s’amuse d’une cour spirituellement
audacieuse. Je lui ai tendu la main avec un distrait «Bonsoir, ça va
bien?...»

Il n’a pas insisté; mais j’ai senti m’effleurer le regard clairvoyant,
qui, obstinément, veut toujours la vérité, et j’ai eu l’intuition que ma
fausse gaîté ne l’abusait pas.

Un sursaut d’orgueil m’a raidie. De quel droit se mêlait-il de chercher
ce qu’il me plaisait de taire?... Et j’ai continué à causer en aparté
avec Rouvray.

Tous, autour de nous, parlaient de _la Danaïde_, de la tournée en
Amérique. Meillane était près de Marinette qui levait vers lui sa petite
figure mutine et caressante. Oh! contradiction! j’avais écarté «mon
ami»; et je lui en voulais d’avoir si bien accepté ma méchante humeur;
de paraître amusé de la spirituelle causerie de Marinette, délicieuse en
sa longue tunique bleu de mer.

Mon énervement s’exaspérait. Je riais; et je sentais grandir une
tristesse aiguë à me faire éclater en sanglots, au premier choc.

Tout à coup, j’ai entendu Meillane me demander:

--Faut-il aussi vous féliciter, madame?

--Vous le pouvez. Je suis enchantée de cette série de représentations en
Amérique, et pour _la Danaïde_, et pour son auteur... et pour moi-même.

--Vous partez aussi?

--Moi?... Oh! non!... A aucun titre, heureusement, je n’ai à faire
partie de la troupe!

Ma voix est mordante. Il arrête sur moi, une seconde, des prunelles
attentives où j’aperçois une espèce de curiosité presque grave.

--Et vous allez ainsi rester toute seule pendant...

--Plusieurs mois... Mais oui!... Quoique vous ayez l’air d’en douter, je
suis assez grande pour me conduire sans mari. J’ai l’expérience.

La désinvolture un peu âpre de mon accent le heurte, sans doute, car un
pli dur se creuse entre les sourcils; et il n’y a plus dans son accent
qu’une courtoisie froide quand il me dit:

--Alors, madame, je n’ai, en effet, que des félicitations à vous
adresser.

La sonnerie proclame impérieusement la fin de l’entr’acte. Marinette
offre à Meillane de rester avec nous. Mais il refuse et disparaît, me
laissant un certain remords à son endroit. Pourquoi ai-je été
désagréable avec lui? Car je l’ai été... Pourquoi me suis-je hérissée
contre la sollicitude que je devinais en lui?

La Viva qui ne permet pas les mensonges, même les subterfuges envers
elle, me déclare que je me suis raidie parce que j’ai entrevu ceci: la
sympathie dont il m’enveloppe délicatement--ne m’est pas indifférente.
Et cette faiblesse me déplaît.

Jamais encore je n’ai accepté d’être plainte. Et voici qu’à certaines
minutes, la pensée m’a effleurée que ce serait bienfaisant d’avoir la
protection d’un homme tel que lui, absolument sûr...

De ce désir fugitif dont le souvenir brûle mes joues de mépris pour ma
lâcheté, il n’est pas responsable. Et heureusement, il n’en peut rien
soupçonner.


8 juin.

Dîné chez Marinette. Là, j’ai, silencieusement, fait amende honorable à
mon ami. Il est venu me saluer, glacé dans la même courtoisie
cérémonieuse dont l’avait revêtu mon amabilité de porc-épic.

Je n’ai pas pris garde à cette froideur et lui ai, cette fois, tendu la
main avec un sourire bien accueillant et cette assurance dépourvue
d’artifice:

--Bonjour!... Je me sens d’humeur charmante! Ne me gelez pas en ayant
l’air si sévère...

--Je ne me doutais pas que j’avais pareille mine! Seulement, je viens
avec précaution...

--Vous demandant, non sans inquiétude, comment vous serez reçu...

--Justement!

Nous avons ri... Et, sans plus de formes, jusqu’à nouvel ordre, la paix
a été signée. Si bien signée que, dans la soirée, à ma profonde stupeur,
je me suis aperçue que nous parlions de notre jeunesse. Moi qui, jamais,
ne touche à mon passé d’enfant, qui redoute même de l’évoquer, comme je
craindrais de profaner le souvenir d’une petite vierge morte qui
m’aurait été chère infiniment...

Il m’avait mise en confiance, j’imagine, par sa façon de parler
incidemment de la femme,--sa mère,--dont l’influence paraît avoir été
sur lui très profonde. Une petite phrase courte, qui n’avait l’air de
rien et m’a pourtant jeté aux lèvres cette exclamation lourde d’envie:

--Comme vous êtes heureux de pouvoir aimer pareillement une créature qui
le mérite!

Une douceur, que je n’y avais encore jamais aperçue, a passé dans les
yeux gris:

--Ma vieille maman, c’est vrai, je l’adore!

--Et cependant vous vivez loin d’elle!

--Même de loin, nous restons unis. Nous sommes si sûrs de toujours nous
comprendre l’un l’autre! Quand je suis en France, je vis chez elle comme
un petit garçon. Dans quelques jours, elle part pour notre propriété de
famille dans le Dauphiné. J’en suis navré!

--Vous ne partez pas avec elle?

--J’irai la rejoindre. Elle va être très entourée, recevant ses autres
enfants, mariés et pourvus de beaucoup de rejetons. J’arriverai un peu
plus tard. Ma mère est trop intelligente pour ne pas comprendre que ma
santé «intellectuelle» exige l’atmosphère de Paris, après tant de mois
d’Orient.

--Et pourtant vous la dites très attachée aux vieilles traditions?

--Elle y est très attachée pour elle-même. Mais elle accorde aux autres
l’indépendance dans la conduite de la vie qu’elle réclame pour son
propre usage.

--Votre mère est une femme... rare!

--Sans modestie je le crois un peu... Pour être ce qu’elle est, il faut
un esprit très large et beaucoup de cœur.

--Alors, elle vous a toujours laissé, d’accord avec ses principes,
pleine liberté d’action?

--Oui... Seulement, depuis ma plus petite enfance, je lui ai entendu
répéter,--et non pas à un point de vue religieux, quoiqu’elle soit une
chrétienne convaincue,--que chacun doit suivre inflexiblement la ligne
que sa conscience lui indique...

Un peu sceptique, mais amicale, je laisse échapper:

--Et vous le faites?

Il se met à rire:

--J’essaie, du moins. Et quand je n’y arrive pas, je n’ai pas
d’illusions sur mon amoindrissement.

--Ce qui est très désagréable, mais peut-être non moins salutaire!
J’aimerais à connaître votre mère!... Quel dommage que nous appartenions
à des milieux si différents!

--Moi aussi, j’aimerais que vous la connussiez... Je suis sûr qu’elle
vous serait bienfaisante!

Oh! l’imprudente parole, qui, tout de suite, me replie sur moi-même,
enveloppée de mon voile d’orgueil!

--Ai-je donc l’air d’une personne en détresse?

--Vous auriez besoin d’une maman très tendre qui vous gâte beaucoup!

Nos yeux se rencontrent... Que de choses y montent que nous n’articulons
pas!... Près de mon «ami», mon cœur ressemble à un pauvre qui s’attache
éperdument au passant généreux, prêt à lui donner sans compter.

Une seconde de silence; puis, d’un commun et muet accord, nous rentrons
dans la conversation générale.


18 juin.

Robert part dans dix jours. Il est affairé, nerveux, occupé de mille
détails, menus et importants; exaspéré tout haut, en même temps que
satisfait en son quant à soi, des interviews qui s’abattent sur lui, des
articles dont il est le héros, son portrait placé en vedette; et dans la
fièvre du départ, songe très vaguement à ne point me laisser voir, avec
une sincérité choquante, la fougue--actuelle--de sa passion pour
Marcelle Huganne.

Ah! que bien ils vont donc profiter de leur liberté, si peu gênante que
soit une épouse telle que je suis devenue!

Pendant ces derniers jours, plus que jamais, nous nous montrons partout
où nous entraîne l’illustre personnalité du maître, très fêté; moi,
chétive, gravitant à sa suite. Nous sortons. Nous recevons. Soutenue par
la perspective de ma prochaine libération, je joue bravement mon rôle
d’épouse d’un grand homme, en partance pour aller recueillir de nouveaux
lauriers.

Personne, d’ailleurs, ne commet la bévue de s’apitoyer sur une
séparation que, de toute évidence, nous acceptons avec une sagesse
exemplaire. De là, abondance de propos dans notre petite province du
Tout Paris où les dessous des existences appartiennent au domaine
public.

Je laisse dire. J’accueille avec une aisance qui décourage les curieux,
insinuations, silences, questions... Que m’importe?... Encore quelques
jours et les bouches se tairont d’elles-mêmes. Et je serai aussi libre
que si les dernières fibres du lien conjugal venaient de se briser.

Malgré son indulgence pour les faiblesses masculines, père gronde un peu
tout bas contre le départ de Robert dont il sait aussi bien que moi la
souveraine raison.

Il n’ignore pas que mon époux est trop Parisien, a trop sincèrement
l’horreur du voyage, pour que le seul amour de l’art ait la puissance de
l’envoyer pérégriner trois mois en Amérique.

Mais puisque j’accepte la situation avec tranquillité, lui non plus ne
soulève aucune objection, ne me plaint ni ne me félicite, et prend
«l’événement» comme je lui en donne l’exemple.

Au fond, nous ne sommes pas dupes l’un de l’autre. Mais ma vie de femme
est un sujet que ni lui ni moi n’abordons plus.

Secrètement, je le devine, il demeure inquiet de mon indifférence
actuelle pour les aventures extra-conjugales de mon mari. Cette
indifférence le trouble devant l’incertitude de la cause. Il m’a vue si
éprise, puis si révoltée; si âpre à garder, à défendre, à reconquérir
mon trésor d’amour, que mon calme lui apparaît, en somme,
incompréhensible.

Car il a telle opinions des femmes qu’il lui semble impossible qu’une
créature de mon âge pratique un détachement de nonne; et il redoute que
je sois, ou consolée par un autre, ou résolue à me laisser couler. Or,
cette résolution, qui lui semblerait si naturelle chez une autre femme,
le choquerait étrangement de ma part. Je suis restée sa «petite fille»,
l’enfant dont il aimait le regard sans ombres.

Il me voudrait femme heureuse, mais femme impeccable. C’est pourquoi,
puisque je suis en puissance de mari, il est sourdement irrité que j’aie
abandonné la partie; et me voyant à travers son indulgente tendresse, il
rend mon dédain de toute lutte responsable de notre séparation, à Robert
et à moi.

Pour peu que je l’interroge--ce que je ne ferai point,--il me dirait,
j’en suis sûre, que si je voulais m’en donner la peine, je serais bien
de taille à retenir mon inconstant époux... Erreur absolue. Autant fixer
la flamme qui danse à tous les vents.

Dans le tréfonds de sa pensée, il ne peut--et pour cause...--juger
impitoyablement Robert. Mais comme «sa petite» est en jeu, le père, en
cette circonstance, prend la place de l’homme et voit d’autre manière...

Hier, comme il allait me quitter après une courte visite où, sans
paroles d’effusions, nous nous étions sentis bien cœur à cœur, il m’a
brusquement demandé, alors que je venais de faire allusion à mon séjour
d’été en Suisse:

--Pourquoi n’as-tu pas retenu ou suivi ton mari?

--Grand Dieu! pourquoi aurais-je fait rien de pareil?

Il a secoué sur sa manche un imaginaire atome de poussière.

--Parce qu’il ne vaut rien pour une jeune femme de cheminer seule sur
les grandes routes,--dans la vie et dans la Suisse.

J’ai eu, malgré moi, un geste d’épaules.

--Père, c’est exquis et si reposant d’aller seule! Tu sais, j’aime cela
depuis toujours!

Il a posé, sur mes cheveux, sa main dont le contact est si ferme,
presque impérieux:

--Oui, petite sauvageonne, je sais. Mais, crois-moi, il est meilleur
encore d’aller deux. Et j’ai fort la crainte que ma Viva ne s’en
aperçoive plus qu’il ne faudrait.

Lui, l’homme de chiffres, de plaisirs, le joueur audacieux des grands
coups financiers, il a soudain dans la voix quelque chose qui me
bouleverse. Il me caresse les cheveux d’un geste tendre qui me donne
envie de pleurer. Ah! si seulement j’avais ce droit de pleurer, comme
font les petits, sans être obligée de dire, d’expliquer, de chercher,
dans les profondeurs de mon âme désemparée, un pourquoi que je distingue
mal.

Mais au lieu de pleurer, j’ai un petit rire que j’entends sonner, sec et
railleur:

--Père, j’ai cheminé avec un compagnon et je m’en suis si peu bien
trouvée que la solitude me paraît un bien à nul autre comparable! Tu ne
peux en être surpris.

Père ne répond pas... Puis, entre les dents, je l’entends répéter tout
bas:

--Ah! l’animal! l’animal!

Mais il n’insiste pas.

Sans pensée, je suis restée la tête contre son épaule,--ainsi qu’au
temps où j’étais petite fille. Au contact de sa force, je me sens si
frêle! Et cette force pourtant ne peut rien pour moi.

Entre les paupières rapprochées, je contemple machinalement sur la
cheminée une rose dont les pétales se détachent. Je la vois, ses
contours un peu estompés à travers une brume de rosée... Ah! qu’elle est
méchante la vie!

Autour de moi, je sens se resserrer l’étreinte protectrice... Puis, sur
mon front, un baiser.

Et père se redresse. Moi aussi. Et nous nous séparons, avec des propos
quelconques.


23 juin.

Robert est parti.

Confusément, j’avais pensé que, peut-être, mon personnage d’épouse pour
la façade me faisait une obligation de l’escorter à la gare.

Mais la simple réflexion m’a ôté tout scrupule en me rappelant qu’il
serait là-bas pris par les journalistes, par sa troupe, surtout par le
soin d’installer sa précieuse interprète. Sans compter les curieux de la
dernière heure. Et j’ai trouvé bien inutile d’aller offrir en spectacle
notre très facile séparation.

En ces dernières semaines, l’écœurement de notre situation fausse s’est
tellement avivé en moi, que je ne comprends plus l’aberration qui m’a
fait demeurer sous le même toit que lui devenu plus qu’un étranger.

Oh! bienheureux voyage qui brise cette union menteuse!

Donc c’est «chez nous», que nous avons échangé un adieu en parfait
unisson avec les sentiments qui nous animent l’un et l’autre.

Dans le salon, où nous venions de prendre le thé, quelques intimes de
Robert. Marinette et Paul; père, en flirt comme toujours avec mon petit
papillon qui apprécie les hommages de ce grand connaisseur. Sauf la
tenue de voyage de Robert, rien n’indiquerait, ni les conversations, ni
leur accent, ni les visages, que l’heure d’un départ de plusieurs mois
est tout proche.

Robert cause très gai, plutôt nerveux, mais à la façon d’un collégien
que fait frémir l’allégresse du congé qui commence.

Les minutes fuient légères. Père me demandant un renseignement que j’ai
noté pour lui, je passe dans ma chambre afin de le lui chercher.

Tandis que je fourrage dans mon buvard, en quête du papier, trop bien
rangé, j’entends, dans la pièce, un bruit de pas qui me fait tourner la
tête. C’est Robert.

--Puisque vous ne reparaissez plus, Viva, je viens vous dire adieu. Il
va être l’heure de partir.

--Ah!... Eh bien! je vous souhaite bonne chance... beaucoup de
succès!... Quand vous aurez un instant libre, dites-moi si _la Danaïde_
est aussi goûtée des Yankees que des Parisiens.

Ma voix est calme et je n’ai pas un battement de cœur plus rapide. En
moi, il semble que tout soit glacé.

Pourtant cet homme dont je me sépare ainsi, je l’ai adoré. J’ai lutté
désespérément pour le disputer à lui-même et aux autres. J’ai cru mon
cœur brisé parce qu’il m’échappait... Et aujourd’hui, ce m’est
indifférent à un point que je ne soupçonnais pas--en cette minute, je le
constate--qu’il me laisse pour suivre sa maîtresse. Je trouve seulement
que c’est triste atrocement d’éprouver cette indifférence!

A-t-il l’intuition de mon absolu détachement?... A coup sûr, cette
intuition est fugitive, car il s’exclame, souriant, sur un ton un peu
dépité:

--Vous vous intéressez à _la Danaïde_ plus qu’à moi!

--Oh! sûrement plus!

Dans ses yeux passe une lueur. Évidemment, il imagine que je plaisante.

Avec sa prodigieuse inconscience, il me demande:

--Vous ne m’en voulez pas trop, Viva, de vous laisser seule en France?

--Je ne vous en veux pas du tout. Je goûte la liberté autant que
vous-même; et je vais trouver très agréable de vivre tout à ma guise,
ainsi que vous m’en donnez l’exemple.

Mes paroles et mon accent sonnent décidément faux à son oreille. Et une
seconde, nous nous regardons un peu comme des adversaires. Mon
indifférence a cinglé la sienne. Mais je ne sais quel orgueil ou quelle
instinctive dignité me fait trouver abaissant de le quitter sur des
paroles agressives. «Partir, c’est mourir un peu...»

L’homme qui a possédé tout mon être n’existe plus. Il est disparu aussi
celui qui m’a torturée. Je n’ai plus devant moi qu’un compagnon
courtois, en somme; et, c’est de lui, à cette heure, que je prends
congé. Alors je lui tends la main.

--Adieu, Robert. Heureux voyage!

Je n’ai pas le courage d’articuler: «Heureux retour.» C’est si loin, en
ce moment, le retour! Je ne veux pas entrevoir ce qui sera alors. J’ai
la bizarre impression qu’entre lui et moi, c’est la séparation
définitive; que jamais plus la vie ne recommencera entre nous, telle
qu’elle a été depuis trois ans. Sur lui, ce sont des yeux d’étrangère
que je pose, qui notent les lignes fatiguées du visage, les
meurtrissures des paupières, l’empreinte creusée par les fièvres de
toute sorte; des yeux d’étrangère qui s’attachent, une seconde, au
dessin des lèvres, sous lesquelles a frémi ma bouche d’amoureuse,
jadis..., il y a longtemps, longtemps, quand j’étais une folle créature,
tremblante de bonheur sous la seule caresse de son regard.

Mes prunelles plongent, encore une fois, dans ces prunelles si proches
qui m’interrogent, vaguement troublées, cherchant le mystère de mon
cœur, de mon attitude, un peu étrange, sans doute. Il ne devine pas que
je le regarde comme on regarde l’être qui, à jamais, va disparaître pour
vous. A travers le présent, c’est le passé que je contemple en lui.

Oh! l’horrible tristesse de se souvenir! Mes mains se serrent l’une
contre l’autre, si fort que les griffes de mes bagues--des bagues
données autrefois par lui...--me déchirent la peau.

Peut-être, en cette minute, j’ai quelque chose de mon visage
d’autrefois: l’ombre ressuscitée de la Viva qui lui a été précieuse un
moment, plus que toute autre femme... Chacune son heure!

Brusquement, il se penche. Son bras m’attire, du grand geste enveloppant
que je connaissais... Sur mon visage, je sens le frôlement de la barbe
soyeuse dont le parfum n’est plus le même.

Mais avant que ses lèvres aient touché les miennes qui se dérobent, je
me suis dégagée, violente, une révolte dans tout l’être:

--Ah! ça non! jamais! Jamais plus!

--Je veux! murmure-t-il, impérieux.

--Et moi, je ne veux pas! Cela me fait horreur!

Alors, il s’écarte.

Instinctivement, je passe la main sur mon visage, pour en effacer son
souffle; sur mon corsage qui l’a effleuré de si près...

Il n’insiste plus. Mais dans ses yeux, je comprends qu’en cet instant,
où je me dérobe, il me veut de tout son désir ravivé.

Un coup à ma porte brise le maléfice.

--La voiture de Monsieur est avancée.

--Bien, j’y vais.

La voix résonne un peu rauque.

J’ouvre la porte de ma chambre qu’il avait fermée en entrant; et
j’entends le bruit des voix dans le salon, Marinette appelle:

--Robert, tu ne viens pas?

Il est droit devant moi.

--Adieu, Viva. Et... pardon!...

Je ne réponds pas. Je ne veux pas mentir et je ne lui ai pas pardonné.
Je répète seulement:

--Adieu!

--Vous ne voulez pas me donner la main?

--Oh! si!... je la donne à tant d’étrangers...

Les mots ont jailli, trop sincères; et je les regrette, ils vont contre
ma résolution.

Robert se penche et la baise lentement, longuement, avidement. Le baiser
veut remonter vers mon bras. Encore une fois je me dégage.

--A quoi donc pensez-vous, Robert!

Et, la première, je rentre dans le salon où c’est le tumulte des adieux.
Le nôtre se perd dans la foule des autres, tel que si Robert partait
dîner à Versailles, par exemple. Personne d’ailleurs ne s’étonne.

J’entends le bruit de son pas décroître.

Puis, après quelques minutes, le roulement de la voiture.

J’ai un soupir de délivrance, un soupir profond. Mais, sur mes mains
jointes, je sens s’écraser une grosse larme.

Dieu! qu’il est triste d’éprouver tant de bonheur d’être seule!


29 juin.

J’ai été très entourée pendant mes premiers jours de veuvage.
Avouerai-je, presque «trop»!... Cette sollicitude, à divers degrés, dont
je me sentais enveloppée, me touchait certes, mais aussi gênait un peu
mon furieux appétit de liberté.

Meillane, avec sa subtile perspicacité, l’avait-il deviné? Je ne l’ai
pas vu, lui; et, non plus Marinette, tout absorbée par son amie chère
qui part ces jours-ci, je crois, pour un voyage d’été.

Ce pourquoi, mon papillon voltige à sa suite chez des fournisseurs
variés, ne voulant pas perdre une bribe du temps que la bien-aimée peut
encore lui accorder.

Autrefois sa tendresse d’enfant se fût ingéniée à me combler le
vide--possible--creusé par un départ dont elle sait les conditions. Elle
n’y a pas pensé...

Meillane m’a envoyé simplement une moisson de fleurs,--les roses du
rouge ardent et sombre que j’aime,--et quelques lignes:

  _Vous le savez, n’est-ce pas, que c’est la seule crainte d’être
  indiscret qui m’empêche d’aller à vous ces jours-ci?... Quand vous
  souhaiterez la présence de votre ami, madame, appelez-le. De loin
  comme de près, il est tout vôtre._

Je ne l’ai pas appelé. J’ai voulu savourer la solitude, avant l’heure où
peut-être, j’en souffrirai à crier grâce...

Mais je n’en suis pas là! Je jouis de ma liberté avec la même fougue,
avec la même ivresse qui, jadis, me lançaient, en vagabonde, à travers
les sentiers de la forêt dont les grands sapins abritent la maison de
mon enfance.

Oh! cette maison où je vais retourner pour l’automne, combien de
parcelles de mon âme y sont tombées... Parcelles livrées au souffle des
jours par la petite fille ardemment insouciante et joyeuse; par la
sauvage adolescente qui, en silence se créait des fêtes merveilleuses;
par la jeune fille que l’avenir attirait, les yeux éblouis, vers un
mirage de bonheur... Parcelles qui imprègnent ma maison d’un parfum si
doux et si poignant, que je le respire, recueillie, les paupières
fermées au présent, le cœur gonflé de sanglots, comme on respire un
parfum sacré dans un sanctuaire.

Amoureuse, j’y ai vécu des heures enchantées... Puis, épouse déçue, des
jours et des nuits dont le souvenir fait frissonner la sage créature que
je suis maintenant.

Ah! que j’en revois donc de ces ombres qui ont été _moi_, qui semblent
des mortes et que je retrouve, mystérieusement vivantes, dans cette
maison où elles m’attendent pour me parler du passé.


5 juillet.

Avant de quitter Paris pour Saint-Moritz, mon premier dîner de
«garçon»--ou de veuve--présidé par père... Suis-je assez correcte quand
je m’en mêle!

Des intimes seulement,--et des meilleurs,--masculins et féminins. Parmi
eux, mon «ami», bien entendu.

Une jolie table, fleurie capricieusement à ma fantaisie! Une causerie à
l’avenant où tous, nous lançons, pêle-mêle, des folies et des aperçus
infiniment justes et sages, accommodés de toute sorte. Puis une orgie de
musique, de très bonne musique.

Pour la première fois,--depuis si longtemps, que je ne trouve plus de
date à préciser--je me sens gaie, je m’amuse aussi complètement qu’une
gamine. Mon cœur et mon esprit ont soudain rajeuni, et oublieux de leur
misère, par je ne sais quel miracle, ils se jettent sur le régal que
leur offrent les minutes présentes. Ce soir, mon moral respire; et cela
me grise d’une allégresse imprévue.

Je suis ravie de tout, du visage que me renvoient les glaces; de ma robe
qui m’habille à souhait; de ma cervelle qui se montre à la hauteur de ma
figure et de ma robe... Bref, je suis aussi stupide qu’une bambine,
transportée de plaisir pour une première soirée.

Mon ami, je m’en aperçois tout à coup, ne paraît pas fort apprécier ma
transformation qui me le fait un peu négliger parce que...--c’est
horrible à avouer!--parce que je me suffis à moi-même, ce soir.

Un remords me rapproche de lui tandis que tous bavardent autour du
piano, et, bien gentiment, je lui glisse avec un sourire de
conciliation, tout chaud de bonnes intentions:

--Monsieur mon ami, pourquoi cette grave figure?... Vous vous
ennuyez?... J’en serais si fâchée!... Je vous en prie, tâchez de vous
amuser un peu, à mon exemple!

Mais à ma grande surprise, il ne me répond pas tout de suite.

Puis, devant la question que répètent mes yeux levés vers les siens, il
réplique d’un accent un peu singulier, où il y a de l’impatience et une
sorte de rudesse tendre:

--Vous avez raison, je m’ennuie... de mon amie que je ne vois pas ce
soir!

Taquine, je riposte platement:

--Êtes-vous donc devenu aveugle?

--Ah! madame, dites plutôt trop clairvoyant!... Je ne me doutais pas à
quel degré je peux être égoïste! C’est vous qui me l’apprenez, à ma
confusion très grande...

--Alors pour votre «punissement», comme dit petite Hélène, confessez
comment vous péchez par égoïsme!

Je m’en doute bien. Mais une bizarre crise de coquetterie vient de
s’abattre sur moi, y jetant l’absurde désir de l’entendre articuler...
ce que je devine; de le voir un peu, pour un instant, grisé par moi,
l’ex-«petite Nuit d’amour», lui, si maître de sa volonté.

Je suis debout sous la lumière blonde que verse l’ampoule enfouie dans
une fleur couleur d’or; le reflet ruisselle sur la chair de mon visage,
sur mes épaules nues sous le frôlement de la dentelle.

Et ma sagesse effarée constate l’apparition soudaine d’une frivole Viva,
satisfaite de la certitude que ce reflet dore harmonieusement sa pâleur;
que la lumière tombée d’en haut est toujours seyante au regard; que le
parfum qui l’imprègne embaume autant qu’une brassée de fleurs fraîches.

Cette Viva que j’observe, stupéfaite, ma personnalité dédoublée, répète,
mordillant un pétale nacré arraché aux roses de son corsage:

--Confessez-vous, monsieur mon ami. En quoi êtes-vous un égoïste?

Un nouveau silence. Puis brusquement il jette:

--Vous voulez le savoir?... Soit!... Eh bien! je ne puis supporter de
vous voir les griser tous...

D’un geste vif, il indique le groupe de mes hôtes, les masculins,
j’imagine.

--... de les griser tous, de votre séduction dont vous usez trop
bien!... Je vous en veux de votre gaieté, de votre éclat, qui vous font
autre, un cruel petit feu follet, trop attirant, à qui il n’importe
guère de mener les imprudents à leur perte.

J’ai un geste d’épaules. Mais je ne saurais dire si je suis amusée,
contente ou agacée de cette sortie imprévue. Et je le regarde mi-fâchée,
mi-malicieuse:

--Ah! çà... où prenez-vous le droit de me faire ces mauvais compliments?
Soyez sans inquiétudes, monsieur l’austère censeur, il n’y a pas
d’imprudents ici. Quant à ma gaîté, ah! ne vous en irritez pas... C’est
un éclair!... Et pour ce que durent les éclairs!

Nos yeux se rencontrent. Une seconde, nous nous taisons. A-t-il senti la
goutte d’amertume tombée dans mon badinage?

Il reprend, le ton changé, cette sorte de chaude douceur dans le regard
qui pénètre mon cœur glacé:

--Mon amie, pardonnez-moi, puisque j’ai reconnu que j’étais un
abominable égoïste! Soyez gaie, comme il vous plaît, si cela vous paraît
bon. Dispensez votre séduction sans souci de votre exigeant ami qui
voudrait vous avoir à lui tout seul. C’est effrayant à quel point je
déteste maintenant vous voir dans le monde!

Ce soir, quelle femme suis-je donc pour trouver une sorte de joie à
l’entendre me parler ainsi?

Du moins je ne lui en laisse rien voir, et, taquine de nouveau, je
riposte:

--C’est que je vous ai donné de mauvaises habitudes à vous recevoir
souvent, en mon «particulier»... Ah! il est temps que je parte!

--Que vous partiez?... C’est vrai, vous partez...

--Mais vous aussi!... Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez attendu en
Dauphiné?

Il pense sûrement à autre chose qu’à sa réponse qui tombe distraite:

--Très exact, oui, je vais quitter Paris. Votre départ est prochain?

--Oh! oui, heureusement! Dans quinze jours, je serai dans l’Engadine, je
l’espère bien!

--De quel ton ravi vous dites cela!

--Mais c’est que je suis, en effet, ravie de partir. Le Paris
poussiéreux et brûlant m’est odieux. La chaleur m’épuise. Ce sera si bon
de boire de l’air frais, perchée sur un sommet, devant un horizon de
neiges et de glaciers!... Oh! oui... je suis ravie de partir!... Voyager
est un des rares plaisirs que je goûte encore! Et un fervent voyageur
comme vous ne peut en être étonné!

--Non, je ne m’en étonne pas!... Mais il est désagréable à mon amitié de
penser que vous allez être ainsi toute seule... pour courir les
routes...

Je me raidis devant la douceur oubliée, de voir un être avoir, si
vraiment, souci de moi... Et je lance, un peu moqueuse:

--Tranquillisez-vous, ô mon craintif ami, je ne courrai pas les routes.
Je pratiquerai les chemins de fer, les autos, les voitures... enfin tous
les modes de locomotion qui me seront utiles... Et je ne serai pas
seule!... J’emmène ma femme de chambre.

Mais il ne sourit pas de ma boutade et pose sur moi des yeux impatients
et presque graves.

--Pourquoi êtes-vous si méchante, ce soir?

--Je ne suis pas méchante... Mais... je n’aime pas qu’on ait l’air de me
plaindre!... quand il n’y a pas lieu de le faire. Et puis, que votre
sollicitude se rassure! A Saint-Moritz, les Abriès vont venir me
rejoindre; et Marinette présente, ce ne sera pas la solitude autour de
nous!... Pas assez, même à mon gré!... Ensuite, en septembre, j’irai
m’installer chez père, dans la forêt de Rambouillet, où il a sa chasse.
Et là, je resterai tard, très tard, le plus tard possible!

--C’est-à-dire?...

--Jusqu’à la Toussaint, pour le moins.

--Alors... quand vous reviendrez vivre ici, je serai loin... bien loin!

Sans répondre, je continue à froisser des pétales de rose dont la
senteur imprègne mes doigts. Mais la Viva qui s’amusait, disparaît aussi
soudainement qu’elle avait surgi. Un étrange petit frisson m’a crispé le
cœur. Parce que Jacques de Meillane a rappelé son départ?... Mais je le
savais bien qu’il ne pouvait m’être qu’un fugitif ami!

Bien souvent, je suis fantasque avec lui. Cependant, que vite je m’étais
donc habituée à l’atmosphère vivifiante dont il m’a peu à peu
enveloppée.

Et voici que je ne suis plus ni moqueuse, ni taquine, ni coquette...
Bien sincère, je pense tout haut:

--Il est heureux que l’été vienne nous faire perdre la dangereuse
habitude de nous voir trop souvent!

Il dresse la tête:

--Heureux?

--Oui... car ma nature «lierre» m’attacherait de plus en plus à notre
amitié. Et j’ai appris à redouter les arrachements brusques, pour mes
racines qui, elles, sont des espèces de sensitives. Aussi, cet été, je
compte bien les traiter par l’arrachement progressif...

--Alors quand nous nous reverrons...

J’interromps:

--Nous reverrons-nous?... Vous partez pour le Dauphiné. Votre vie de
famille va vous reprendre... Vous allez retrouver là-bas vos «idées de
clocher»... Et vous ne serez pas long à vous étonner de tant d’attention
donnée, un instant, à une étrangère rencontrée au passage, et qui
continue sa vie sur une voie toute différente de la vôtre...

Il reste silencieux. Est-ce parce que, sur son violon, Sylvaire vient de
commencer une mélopée sauvage et plaintive, si désespérément triste que
j’ai l’impression d’un flot de douleur qui monte vers moi.

J’écoute immobile, près de Meillane dont la haute taille me domine. Et,
tout à coup, j’entends sa voix dire très bas, de son accent de sincérité
forte:

--La voie où vous marchez, je ne pourrai plus m’empêcher de vous y
chercher, de loin comme de près.

Il s’arrête une seconde... Je n’ai pas bougé. Mais mon cœur bat à larges
coups, et tout mon être attentif attend qu’il poursuive:

--Oui, peut-être, quand l’été aura passé, je ne serai plus en effet,
qu’un étranger pour vous. Mais jamais, moi, je ne pourrai voir en vous
une étrangère,--même si je ne retrouve plus l’amie qui m’a été donnée un
moment...

Peut-être, il dit vrai... Et pourtant, alors que le violon sanglote sa
plainte, je murmure, sceptique, de par mes désillusions sans nombre:

--Que pouvez-vous savoir?... Le temps détruit tout... A quoi bon,
d’ailleurs, regarder en avant?

Puis, tous deux nous demeurons silencieux.

Jusqu’à la fin de la soirée, je crois vraiment que je l’ai fui...
Pourquoi?


9 juillet.

Encore une dépêche de Robert, cette fois pour m’annoncer son
installation à New-York. Il me comble de son souvenir qui m’est plus
facile à accepter que sa présence.


12 juillet.

Oui, j’adore voyager, surtout maintenant où ce m’est un bienfait qu’un
intérêt quelconque, même la banalité ou la force brutale des faits
matériels, m’arrache à moi-même. Et cependant, les départs, aux
dernières heures, me précipitent dans un gouffre de tristesse! Il sonne
toujours une heure où, devant mon _home_ dépouillé de son aspect
familier,--tentures enlevées, meubles ensevelis sous les housses,
bibelots, fleurs, portraits disparus; devant les malles où mes robes
s’allongent telles de petites mortes fragiles en leur dernier asile, il
sonne fatalement une heure où je ne comprends plus du tout le désir qui
m’a poussée hors de mon «chez moi» harmonieux. Pourquoi aller vers les
logis inconnus où ma nervosité d’impressions devra s’acclimater,
souffrira du désarroi des installations d’un jour, de l’atmosphère
surchauffée des tables d’hôte, de la banalité des salons pareils à des
halls d’attente.

Alors, je n’éprouve plus un atome de plaisir à entreprendre mes courses
vagabondes... Si le réseau des circonstances ne m’enserrait, ne tendait
derrière moi la barrière qui m’oblige à poursuivre en avant la route que
j’ai choisie, sûrement, au dernier moment, le courage me manquerait pour
partir. Si fort se ravive le sentiment de l’_à quoi bon?_

Instruite par l’expérience, je laisse, impassible, monter la crise qui
s’approche. Car après-demain soir, je pars. Mon gîte devient
inhospitalier, en sa tenue d’été... Je ne le reconnais plus; j’ai hâte
de le fuir... Et pourtant qu’il m’est dur de le quitter! Lui seul, je
regrette de laisser derrière moi...

Car aux êtres, je manquerai si peu que la séparation m’en devient
facile! Père a ses distractions personnelles qui l’occupent largement.
Mon petit papillon, jusqu’à son propre départ, est la proie des
couturiers et modistes et elle donne tous ses loisirs sentimentaux au
regret d’avoir dû quitter l’amie d’élection... A elle, non plus, mon
absence ne pèsera guère. Un seul sentira, du moins un moment, la morsure
de la séparation. Mais il a toute sorte de raisons pour guérir vite...

Ah! je peux partir, vagabonder, bien libre, sur des routes
étrangères,--comme je pourrais disparaître définitivement du monde...
Avec aucun être, je n’ai plus d’attache; nul cœur ne me retient...


13 juillet.

Hier soir un mot de Meillane, que je trouve en rentrant de dîner chez
père.

  _Mon amie, puisqu’il me faut vous dire adieu, je voudrais que ce ne
  fût pas dans le salon plein de monde où tous veulent vous accaparer.
  Encore une fois, pardonnez-moi d’être un exigeant individu et soyez
  très bonne... accordez-moi un dernier instant pour moi tout seul. Qui
  sait, vous l’avez dit, si jamais nous nous retrouverons ainsi!_

J’ai répondu, ce matin, par un _bleu_:

  _A six heures, ce soir, votre amie sera rentrée, pour vous. Êtes-vous
  content, terrible exigeant... Ne prenez pas ce dernier qualificatif
  pour un reproche. Parce que je suis très franche, j’avoue qu’il me
  semble bon que quelqu’un tienne un peu à moi... Et je vous le
  confie... Vous l’avez bien mérité, mon ami..._

Quand je suis rentrée, retardée par de fastidieuses courses de la
dernière heure, il était là, m’attendant.

Sans ôter mon chapeau, je suis entrée dans le salon, tout assombri par
une grosse pluie qui épandait un peu de fraîcheur dans l’air surchauffé.

J’ai coulé un regard vers la pendule. Elle marquait six heures et demie.

--Vous devez me trouver une personne bien mal élevée d’être aussi peu
exacte à un rendez-vous...

--J’ai pensé seulement que les minutes qui fuyaient en votre absence
étaient autant de minutes perdues!

Il dit cela très simplement, un fait indiscutable, sa pensée même. Et
tout bas, je pense comme lui, depuis que je suis sous son regard. Cette
présence qui m’était bienfaisante, il me reste si peu de moments à en
sentir le réconfort! Pourquoi en ai-je stupidement raccourci le nombre,
occupée de choses indifférentes?

Il me demande:

--C’est toujours demain que vous partez?

--Oui, demain soir. C’est pourquoi je vous ai prié de me faire votre
dernière visite cet après-midi; demain, mon pauvre salon va être dévasté
comme tout le reste de l’appartement, et puisque vous l’avez aimé, je ne
veux pas que vous en emportiez une vilaine image. Il n’y a que ma
chambre qui garde jusqu’au bout une mine confortable. Uniquement, quand
je suis partie, les «profanateurs» y touchent... Mais il n’aurait pas
été correct de vous y recevoir! En dépit des apparences, j’ai encore un
tantinet, le respect des convenances.

Je plaisante... Pourtant je n’en ai aucune envie... Mon cœur est lourd
comme ce ciel d’orage où s’immobilisent de pesants nuages, gros
d’éclairs et d’éclats de foudre.

Il n’a pas relevé mes dernières paroles. Son regard, dont la flamme me
réchauffait, erre autour de lui.

--C’est vrai, j’ai beaucoup aimé cette pièce que vous avez faite si bien
vôtre! C’est là que, de loin, je vous retrouverai le mieux. Dites-moi...
si je ne suis pas trop indiscret... est-ce ici que vous écrivez, pour
vous-même?...

--Non, dans ma chambre. Tenez...

Je me lève et, sans réfléchir, je me rapproche de la portière relevée.

--... tenez, d’ici, vous apercevez le coin qui est mon «cabinet
d’écriture».

Il s’est rapproché. Je vois son regard tomber sur ma petite table
chargée de livres où, devant le buvard fermé, flambent les ciselures
d’or de l’encrier. Mais aussi, près de la table il aperçoit ma chaise
longue, l’écharpe que j’ai laissé tomber avant de sortir; les coussins
qui gardent l’empreinte creusée par mon coude...

Une seconde, ses yeux embrassent, je le sens, toute la pièce. Puis il
fait un pas en arrière. Moi aussi. Pourquoi ai-je ce mouvement
instinctif? A d’autres hommes pourtant, j’ai laissé visiter ma chambre
pour son aspect de pièce d’autrefois, pour les bibelots précieux que j’y
ai, peu à peu, réunis avec des joies de collectionneur.

Me devine-t-il une fois de plus? Très simplement, il me dit:

--Je vous remercie... beaucoup!... de m’avoir permis d’entrevoir votre
_home_... Les amis sont heureux de savoir où vivent leurs amis...

--Ainsi, quand vous serez au Canada, si vous vous souvenez encore de
moi, vous saurez où aller trouver votre amie «d’un jour», comme on dit
dans les romances.

Il m’arrête d’un geste impatient.

--Ne soyez pas moqueuse!... Ce n’est pas le jour... Ne me gâtez pas les
derniers instants que j’ai à passer près de vous!

--Je n’ai pas envie du tout d’être moqueuse... J’ai le cœur bien trop
sombre!... Tout ce qui finit est si mélancolique... Je trouve triste...
très triste de vous dire adieu, mon ami...

--Non, pas adieu, au revoir!

Il a jeté les mots avec une sorte d’emportement impérieux. Un geste
d’épaules m’échappe.

--A quoi bon se leurrer?... ne pas voir les choses comme elles sont?...
C’est bien un adieu que nous nous disons aujourd’hui... Même quand, à
l’automne, vous viendriez me faire quelques visites, ce ne serait plus
comme maintenant...

--Pourquoi?

--Parce qu’alors... c’est plus que probable... le courant qui nous a
rapprochés quelques mois sera interrompu...

--Pour vous... peut-être..., mais, pour moi, non!

Il s’arrête... Quelque chose dans son accent m’a donné la sensation
d’une vague qui, dressée haletante, se brise devant quelque mystérieuse
digue.

--Je vous ai prévenu, dès le début, qu’il ne fallait pas tenir à moi!

--Oui, vous m’avez prévenu. Seulement il n’est pas de parole qui puisse
m’empêcher de voir désormais en vous une amie... impossible à oublier!

Je durcis ma volonté pour dompter l’obscur frémissement de certaines
fibres de mon cœur. Moi non plus, je ne l’oublierai pas!

Ah! je l’avais bien prévue, ma folie de m’enliser dans la duperie d’une
amitié qui doit être sans lendemain...

Heureusement, je pars!... Je vais me ressaisir. Je réapprendrai à vivre
dans la glaciale solitude où mon cœur s’est engourdi, sous le froid qui
le rend insensible... grâce au ciel!...

Et j’entends ma voix articuler, presque dure:

--Vous ferez comme moi!... Vous vous détacherez d’une amitié qui ne
pouvait être que fugitive. Vous vous laisserez reprendre par une vie
dont je serai absente... Parce que c’est la sagesse!

--Sincèrement... vous entendez, _sincèrement_, vous pensez que les
choses vont se passer ainsi?

Il est debout devant moi. Je vois ses yeux étinceler d’une sorte de
colère. Plus que jamais, il a son grand air audacieux d’homme capable de
briser n’importe quel obstacle.

Et je répète:--avec quelle conviction!

--Je pense sincèrement qu’elles _doivent_ se passer ainsi...

--Votre ami n’était donc pour vous qu’un passant, bon tout au plus à
vous distraire un moment?... aussi facilement rejeté qu’un chiffon de
votre toilette devenu inutile! Ah! ce que je vous ai offert... et donné!
méritait plus que le cas que vous en faites!

Je tressaille... atteinte par le reproche dont il ignore l’injustice,
bouleversée par la violence passionnée de l’accent que jamais encore je
ne lui avais entendu. Et la vérité me jette aux lèvres les mots que je
ne voulais pas prononcer:

--Mais que savez-vous donc du prix que je donne à votre amitié?...

--Rien... C’est vrai... Je n’en sais rien...

--Alors...

Ma voix n’est plus dure mais assourdie par les sanglots qui se brisent
dans ma gorge:

--Alors... puisque nous nous séparons, je vais vous le dire... Ainsi,
j’espère, vous vous souviendrez de moi sans colère, et vous ne me
jugerez pas une coquette... ou pire encore, une ingrate! De toute mon
âme, à qui votre amitié, si souvent, a été bienfaisante, je vous
remercie des heures très douces que je vous ai dues--des heures de
musique, des heures de causerie... Je vous remercie surtout de m’avoir
épargné... ce dont tant d’autres hommes m’ont abreuvée... Vous me
comprenez, n’est-ce pas?... Je vous remercie d’avoir vraiment été
l’_ami_ que, jamais, je n’aurais espéré rencontrer...

Je lui ai tendu mes deux mains, qu’il prend... et garde dans les
siennes, si étroitement serrées que leur étreinte semble m’arriver au
cœur...

Ah! que cet homme-là m’eût bien aimée!

Peut-être, comme j’avais rêvé l’amour...

Mais il vient trop tard! Aussi, il est bon que je parte,--en attendant
que lui parte à son tour, et s’en aille loin, très loin...

Je suis bien sincère en songeant cela. Mais une telle détresse
m’envahit, avec la sensation ravivée de mon isolement, que j’ai peur
d’être lâche devant lui; et d’instinct, je prie:

--Maintenant, je vous ai dit ce que vous souhaitiez savoir...
Laissez-moi... Allez-vous-en pour que je me comporte devant vous en
personne correcte... non pas en bébé qui sanglote sans souci du public!

Je dis ces choses... Et dans l’instant même, je sens sur mes joues la
brûlure de deux grosses larmes.

Je dégage mes mains restées prisonnières, et les passe sur mon visage.
Il les ressaisit aussitôt; et ses lèvres sèchent... lentement! les
larmes qui les ont mouillées...

Ah! quel repos et quelle douceur ce serait de ne plus lutter pour
retenir le masque qui m’étouffe! d’avouer ma désespérance infinie, sûre
de celui qui m’écoute!...

Mais je murmure simplement, appelant à l’aide tout mon orgueil, si
puissant jusqu’alors à me défendre:

--Ne faites pas attention. Les départs me rendent toujours d’une
nervosité stupide... et sans importance!

Délicatement, il caresse mes mains, ainsi que l’on fait aux enfants...
Pourtant, il ne peut savoir que près de lui, en ce moment, c’est vrai,
je ne suis qu’une pauvre enfant envahie par l’aveugle désir de reposer
ma faiblesse contre sa force... D’écouter, la tête appuyée sur son
épaule, sans penser, sans répondre, bercée par leur fraternelle caresse,
les mots très doux qui engourdiraient ma peine.

Et l’âme lourde des larmes que je ne verse plus, les yeux voilés par les
paupières protectrices, je l’écoute me dire:

--Amie, petite amie très chère, je ne puis rien pour vous?

--Non... Rien... Personne ne peut rien. Ne parlons plus de moi, je vous
en prie... je vous en supplie!... Dites-moi adieu...

--Non, pas adieu, au revoir...

Ah! quelle volonté je lui sens de me retrouver!...

Et cette volonté, elle agit sur moi ainsi qu’un viatique! Sans
réfléchir, je cherche les prunelles où je pourrais découvrir tant de
choses qu’il ne prononce pas... Tout haut il continue seulement:

--Si vous ne me le défendez pas... et encore, pour être loyal, je dois
avouer que je ne serais pas sûr de vous obéir, j’irai retrouver quelques
jours votre beau-frère Paul à Saint-Moritz. Il m’y a engagé... Ou
plutôt...

Un sourire lui donne soudain un air d’extrême jeunesse.

--Je me suis arrangé pour qu’il m’y engage!

Un frémissement m’ébranle toute, si violent que j’ai peur et m’écrie:

--Ce n’est pas sage! Ce n’est pas sage!... Plus je m’habituerai à être
«gâtée» par votre amitié, plus ensuite je sentirai de tristesse quand
j’en serai privée...

--Mais jamais vous n’en serez privée... que par votre volonté... qui,
d’ailleurs, serait impuissante à me détacher! Je crois bien que, malgré
vous, je resterai votre ami...

Quelle conviction dans sa voix! Il parle d’amitié... Ah! est-ce encore
de l’amitié!... Et pour combien de temps!...

Mais ce soir, je suis trop lasse pour réfléchir. Je n’éprouve plus que
l’envie lâche de trouver près de lui un refuge... Et je ne résiste plus
quand il me dit avec son chaud sourire:

--Alors c’est convenu, n’est-ce pas, j’irai vous faire une petite visite
à Saint-Moritz?... Ne dites pas non, je vous en supplie. Tout ce que je
peux vous promettre, c’est d’attendre la date que vous m’indiquerez pour
arriver... Mais en tout honneur, je vous préviens que je ne me sens pas
beaucoup de patience pour attendre...

Si je suis sage, je n’écrirai pas...


Coire, 15 juillet.

Tout d’une traite, j’ai filé jusqu’à Coire, où je vais coucher, afin de
faire, en plein jour, la sauvage montée de l’Albula.

Le crépuscule est tout rose. De ma chambre qui donne sur la grande
place, je vois des cimes d’arbres ondulant sous un ciel nacré, où déjà
brille une étoile; j’aperçois des perspectives de petites vieilles rues,
aux maisons basses, des passants qui circulent sans hâte, le visage
calme. De rares voitures avancent, paisibles parmi les groupes que
rassemble la belle fin de jour, lumineuse et chaude. Une brume, diaprée
par le couchant, voile un peu les lointains du cirque de montagnes, à
l’ombre desquelles s’épanouit la ville souriante. Tantôt, je me suis
amusée à suivre au hasard le dédale des rues inconnues qui serpentent,
étroites et proprettes, escaladent les belles pentes boisées, ou
descendent vers la Plessur écumeuse avec une allure de petit torrent sur
un lit de pierres luisantes.

J’adore m’en aller ainsi, au gré de mon caprice, dans une ville
étrangère que je découvre avec des ravissements et des désillusions
d’«explorateur»... Je m’y sens bien moins seule que dans mon Paris où,
parmi tant d’êtres que je connais, je ne suis qu’une épave errante dont
nul n’a souci.

En voyage, oh! délice, j’oublie... Je ne suis plus qu’une insatiable
curieuse, jamais lasse, que rien n’effraie; un cerveau qui jouit; des
yeux avides de contempler... La solitude ne m’est plus un fruit amer,
elle me devient un trésor, car elle me permet de vagabonder à ma guise,
de m’arrêter, de partir, de rêvasser ainsi qu’il me plaît...

Et cette impression de pleine indépendance jette en moi une griserie
dont je goûte la saveur d’autant plus que j’ai le souvenir d’odieux
voyages, en compagnie de mon casanier mari qui ne concevait que Paris;
voyages où chaque occasion amenait le heurt de nos goûts, des natures
trop différentes que l’amour ne fondait plus...

Ah! que c’est exquis de voyager à sa guise!

Aussi, déjà le charme opère... Et je m’y abandonne toute, corps, âme,
pensée; consciente qu’il est excellent pour moi d’être loin de Paris,
distraite de tout ce qui n’est pas l’imprévu du voyage.

Ainsi, je vais retrouver un bienfaisant _je m’en fichisme_, le seul état
d’âme qui puisse désormais me convenir.

Tout à l’heure, avant de rentrer à l’hôtel, je me suis arrêtée un
instant à mi-côte du sentier de chèvre que je redescendais. Et j’ai
regardé la féerie du couchant se voiler derrière les crêtes, nimbées de
flamme. Sous l’éblouissante lueur la ville était toute rose, alors que
déjà les bois bleuissaient, saisis par le crépuscule. A peine, une
rumeur lointaine montait des rues claires, allongées devant la montagne:
aboi d’un chien, bruit vague de quelque voix; roulement sourd des roues
sur le pavé. Nul passant.

Mais près de moi, hélas! arrêtés sur un banc voisin, des touristes; une
famille allemande qui m’observait, plutôt curieuse, surtout la
fillette,--quatorze à quinze ans,--dont la lourde silhouette se
couronnait d’un délicieux visage de petite vierge grave.

J’entendais les rudes sonorités de leur langue.

Je regardais, à mes pieds, ces demeures où vivaient des êtres qui tous
m’étaient inconnus; ces rues à travers lesquelles j’étais la passante
étrangère qui traverse et ne revient pas.

Ah! que Paris me semblait loin!... Et bien lointaine aussi, cette Viva
que troublait si profondément, il y a deux jours, l’adieu d’un ami; la
Viva qui, toute la nuit, dans son wagon, avait aimé la senteur des
œillets se fanant à son corsage, reçus à la dernière heure de cet ami...

Et curieusement, les yeux un peu sévères et un peu moqueurs, je la
contemplais, cette Viva qui avait été _moi_ quelques heures et que je ne
comprenais plus bien, gagnée par l’indifférente sérénité des choses.


Saint-Moritz, 18 juillet.

Et maintenant Saint-Moritz. Presque me voici installée dans mon _home_
de passage. Car, tout de suite, je me suis évertuée à lui donner un air
de «chez moi». Quelques gravures, des photos qui me suivent partout, mes
bibelots d’écriture et de toilette, des fleurs, mes livres, des voiles
de broderie dispersés sur les meubles. Et ma chambre, le petit salon qui
lui est adjoint, ne ressemblent vraiment plus trop à des pièces d’hôtel.

L’un et l’autre ouvrent sur un balcon-terrasse, d’où mes yeux suivent
sans se lasser l’étincelant ruban de l’Inn, à travers les prairies,
veloutées par l’herbe haute. Tout près, devant ma fenêtre, l’émeraude
liquide du lac, sertie par la forêt des sapins qui, accrochés à la
montagne, se dressent vers les sommets ensevelis sous la neige.

D’un précédent voyage, j’avais conservé le souvenir de cet hôtel, placé
hors de la cohue dont le flot roule incessamment à travers la voie
grimpante qui, du lac, escalade Saint-Moritz _Dorf_. Il m’apparaissait
comme une oasis, alors que pour suivre mon époux je devais gîter dans
quelque somptueux caravansérail, bondé par la foule cosmopolite.

Ici, c’est un calme de terre promise dont je subis l’apaisement, de
toute ma volonté. Les heures...--les heures du jour surtout...--fuient
je ne sais comment, sans que je songe à en décider l’emploi, à en
compter le nombre.

Résolument je me plonge dans une vie toute végétative. Je me grise de
soleil. Je bois l’air vif qui a la saveur d’une eau glacée... Je me
lasse en des courses vagabondes ou en des flâneries capricieuses dans le
vieux Saint-Moritz qui m’amuse, avec son air de grand village envahi par
la civilisation des villes.

Et ainsi faisant, je ne réfléchis pas; je ne regarde pas vers l’avenir;
je ne me souviens pas... A peine, je pense. Je n’ai plus que des yeux et
des muscles.

Quand Marinette arrivera dans une quinzaine, je rentrerai, bon gré mal
gré, en mon personnage habituel.

J’espère qu’alors, la cure physique et morale que je m’impose aura
triomphé de ma nervosité et de l’étrange lassitude qui peut-être en
était tout simplement la cause. Ici, du moins, nulle conversation ne me
vient fatiguer ou ennuyer. Je ne parle à personne, quoique, en cours de
pérégrinations, mes curiosités de voyageuse me rendent très sociable.

Pas davantage, je ne pratique la correspondance. A peine, seulement,
j’ai griffonné à père quelques lignes de bonne arrivée. Et je redoute le
courrier, car j’ai peur de tout ce qui pourrait troubler la fragile
quiétude où je veux m’engourdir, ainsi que dans un sommeil.


22 juillet.

C’est une lettre de mon époux qui, la première, est venue me joindre
ici. Une lettre galamment troussée, ayant des allures de spirituelle
chronique, où il me conte l’accueil très flatteur fait à _la Danaïde_, à
son auteur et à l’interprète-étoile, dont le succès triomphal l’anime
d’une joie orgueilleuse qui n’arrive point à se dissimuler.

Le tout, entremêlé de paroles d’intérêt quant à mes projets d’été; et
pour finir, la prière d’écrire de mes nouvelles à diverses adresses dont
la liste m’est donnée.

J’ai rangé cette liste; et, en personne bien élevée, j’enverrai à l’une
ou l’autre destination quelques lignes de réponse. Peut-être,
d’ailleurs, Robert ne pensera-t-il pas du tout à les y aller chercher;
et elles demeureront abandonnées en quelque poste restante. Il a tant
d’autres choses en tête que la lointaine épouse laissée en France!

Je me demande quelle mine il doit faire, devant les succès,--non pas
d’artiste, ceux-là, il en jouit!...--mais les succès de femme de
Marcelle Huganne, lesquels me paraissent très vifs, si j’en juge d’après
certains articles arrivés en même temps que la lettre, et, sans doute,
envoyés par lui...

Ah! la singulière mentalité que la sienne!


25 juillet.

Est-ce l’altitude, l’air trop vif?... Que j’ai de peine à trouver le
sommeil, si tard que j’aie veillé.

A Paris, pour distraire ma longue soirée, je ferais de la musique. Mais
ici, dans ce logis qui appartient à tous, je reste silencieuse, bien
entendu.

Alors, allongée dans mon _rocking-chair_, sous les plis moelleux de mon
peignoir de laine blanche, je prends un livre... Et, au bout d’un
instant, je m’aperçois que mes yeux lisent des lignes sans en pénétrer
le sens; ou même que le livre est tombé sur mes genoux... que je regarde
dans la nuit pour y chercher... quoi?... Rien d’utile, Viva.

Aussitôt, je ferme le livre, irritée contre moi-même; je saisis mon
buvard, et je me mets à griffonner des feuillets où je jette ma pensée
toute vive.

Ainsi ai-je fait ce soir. J’entends, un à un, se taire tous les bruits
de l’hôtel. Et onze heures venant de sonner, il n’arrive plus à mon
oreille qu’un bruissement de feuilles, et le chant de l’eau, soulevée
par une brise si fraîche que je frissonne quand son souffle m’enveloppe.

Peu à peu, elle me glace le cœur.

Pas assez profondément!

Sous cette glace, je sens vivre les désirs vains qui grondent dans leur
prison, pareils aux princesses captives de la légende cherchant la
lumière, en désespérées. Mais je suis sans pitié. Je ne _veux_ pas les
entendre. Seulement, c’est difficile dans cet écrasant silence de la
nuit!...

Combien sont plus sages que moi, parmi ces étrangers--Russes, Allemands,
Italiens...--au milieu desquels le hasard m’a conduite?

Indifférente, je les regarde vivre, ne leur demandant rien d’autre que
de me distraire un moment par la révélation de leur personnalité.

Une seule famille française, qui «marque» très bien. Patriotiquement, je
l’ai notée tout de suite avec satisfaction; le père, sans doute, un
homme d’une cinquantaine d’années qui a des yeux de penseur; une femme
assez jeune pour que j’hésite à la qualifier de mère ou de sœur, par
rapport à la jeune fille qui ne la quitte guère. Entre elles deux, il y
a une sorte de camaraderie charmante, nuancée de protection du côté de
l’aînée, de déférence de la part de la jeune fille.

Ma table--dans la salle à manger,--n’est pas loin de la leur, et pour
occuper la monotonie du repas, j’observe quand je ne lis pas. La jeune
personne, d’ailleurs, m’a tout l’air d’en user discrètement de même à
mon égard. Plusieurs fois, laissant de côté mon livre, j’ai surpris,
arrêtés sur moi, de larges yeux d’un bleu violet, dont le regard limpide
se détournait tout de suite, un peu confus, si joliment...

Depuis lors, sans avoir échangé une parole, nous sommes «en sympathie».
Cette créature très jeune, qui n’est de toute évidence, ni une futile
petite fille, ni une demi-vierge, m’intéresse par tout ce que son visage
révèle de vie intelligente, originale et profonde. Ce m’est un plaisir
de suivre, sur les traits expressifs, le jeu vif de l’esprit. Elle a des
yeux qui doivent toujours regarder la vérité en face, bravement, sans
curiosités malsaines et pudeurs niaises, des yeux qui ne mentiraient
pas... De même que les lèvres ne se prêteraient pas, j’en jurerais!...
aux baisers qui déflorent.

Je suis sûre qu’en ce moment cette petite fille dort en paix. Que je
l’envie!


26 juillet.

Une lettre de père. Un mot de Marinette bourré de «faits divers» et de
tendres effusions, m’annonçant leur arrivée pour la fin de la semaine
qui vient.

Des billets d’amis ou d’indifférents.

Rien d’autre.


27 juillet.

Hier, une haute silhouette masculine, une nuque très brune m’ont fait
tressaillir si fort, que j’en suis demeurée stupéfaite. Est-ce donc que
je pense voir venir l’ami auquel, résolument, je n’ai pas écrit?...

Il me l’a dit: «Je ne me sens pas de patience pour attendre que vous me
donniez la permission de venir...»

Demain, il y aura douze jours que je suis ici...

Pour la première fois, depuis mon arrivée, je viens de m’aventurer à
descendre en mon jardin secret, dont je ne sais quel instinct me gardait
éloignée. D’ailleurs, j’en ai seulement entr’ouvert la perte, arrêtée
sur le seuil par une crainte imprévue de ce que j’y pourrais découvrir
peut-être.

Mais à quoi bon cette lâcheté!

Je n’ignore pas que j’ai été folle de laisser un passant généreux entrer
dans mon désert. Il y a fait jaillir un peu de verdure où m’abriter,
quelques fleurs à respirer. Le tout, destiné à mourir.

Et maintenant que je suis hors de l’oasis, je trouvé dur de recommencer
à piétiner sur ma route aride... Je le sais bien!

Et je le sais aussi, que nos causeries me manquent, comme la flamme
claire de son regard, le timbre de sa voix ferme, l’atmosphère
vivifiante qu’il créait autour de moi, et, surtout, l’étrange et
bienfaisante impression de sécurité que m’apportait sa présence.

Oui, je m’étais trop bien habituée à la douceur d’être traitée par lui
en amie d’élection. Et parce que les circonstances et ma volonté nous
séparent, avant que la force des choses ne le fasse, je suis telle une
altérée qui se voit enlever l’eau vive qui ranimait ses lèvres
desséchées.

Tant pis pour moi! Je ne suis pas une petite fille, il ne fallait pas
être imprudente. Il y a quelques mois, je ne le connaissais pas. A
l’automne, il va partir. Nous ne nous reverrons plus guère dans
l’avenir... Si même nous nous revoyons.

Non, je n’écrirai pas. Ma solitude dans la vie? C’est une habitude à
reprendre. Voilà tout. Et je la reprends.


28 juillet.

Ce matin, j’ai croisé dans un sentier que je grimpais à l’aventure la
jeune fille française, qui est la plus charmante de mes compagnes
d’hôtel.

Elle descendait et s’est arrêtée à ma vue, puis rangée dans la bordure
moussue du chemin, pour me laisser passer. Sous une grande capeline de
paille, toute habillée de blanc, elle était adorablement fraîche, la
blouse de linon échancrée sur la nuque, les bras nus depuis le coude;
dans les mains, un livre, comme chaque matin je lui en vois emporter
quand elle passe sous mes fenêtres.

Ah! la jolie vision de jeunesse qu’elle réalisait ainsi, svelte sous la
jupe étroite, la taille souple et libre! Elle m’a saluée, souriant un
peu. Est-ce l’expression de droiture fière qui est si frappante sur ce
jeune visage, brusquement j’ai pensé à Meillane... C’est une femme telle
que celle-ci qui devrait devenir la sienne. Quel beau couple, ils
formeraient moralement. Et physiquement aussi!

Je sais son nom, Marie-Reine Derieux. Elle est la fille du savant
biologiste auquel je vois, à Saint-Moritz, la gaîté et l’ardeur d’un
écolier en vacances qui aurait des yeux de penseur pour observer... La
mère aussi est une créature absolument supérieure, capable d’assister
son mari dans ses travaux, et, en même temps, une femme du monde
exquise. J’avais beaucoup entendu parler d’elle déjà, sans l’avoir
jamais rencontrée.

Je ne m’étonne plus qu’entre ces deux êtres, élevés dans une atmosphère
de pensée, cette petite Marie-Reine soit ce qu’elle est.


30 juillet.

Où vais-je?...

Si forte, j’ai l’impression d’être une petite chose frêle qu’emporte un
mystérieux torrent, le torrent de la vie...

Et je ne lutte pas... J’ai trop lutté, sans doute, jadis. Ma faculté de
résistance est épuisée. Maintenant, je me laisse entraîner, passive, si
détachée de tout rêve, espoir, désir même, que j’en arrive à observer
curieusement, comme s’il s’agissait d’une autre, le jeu des
circonstances qui influent sur ma destinée.

Aujourd’hui, ma capricieuse humeur m’avait jetée vers Samaden que
j’avais envie de revoir; où le train m’a déposée avant de filer sur
Pontresina.

Un ciel d’une idéale pureté. Pas même un flocon de nuage. Un infini bleu
où palpitent les rafales d’un vent violent, tout parfumé d’une senteur
d’herbe chaude, de foin coupé, de neige vierge, la neige immaculée de la
Bernina dont les glaces étincellent en pleine lumière, marbrées d’ombres
bleues, veinées par le sillon des crevasses.

Aussitôt hors du wagon, je laisse de côté les rues ensoleillées et m’en
vais vers la montagne. Je grimpe sans but, pour le seul plaisir de
grimper, vers un bouquet d’arbres que j’aperçois, dressé au-dessus des
prairies qui s’élèvent en terrasses. A mesure que je monte, grisée d’air
vif, les rafales m’enveloppent plus violentes, si rudes parfois que je
m’arrête haletante, ma robe enroulée autour de moi, tandis que les longs
pans de mon voile palpitent en ailes déployées. Et c’est une exquise
sensation de vol!

Je ne sens plus nulle lassitude. Je vais vite, vite, dominant, peu à
peu, la petite ville souriante dont les clochers se hérissent à mes
pieds, les rues s’entre-croisent, striées d’ombre et de clarté.

Je vais, humant cette brise qui a, sur mes lèvres, le goût de l’eau
glacée. J’atteins le bouquet de mélèzes.

Et soudain, c’est un calme prodigieux. Les tourbillons fous se brisent
devant ce voile de feuilles.

A peine, un bruissement dans les branches pailletées de soleil; une
ondulation fuyante, sur l’herbe haute, d’un vert éclatant, moirée
d’ombres transparentes, que broutent, sous les mélèzes, des vaches
paresseuses, devant un chalet qui sent le bois frais. La sonnerie
argentine de leurs cloches tinte dans l’air chaud. Loin, aussi loin que
mes yeux puissent voir, des cimes fuient les unes derrière les autres,
découpant leur profil de neige sur l’intense outremer.

Ah! que je comprends le saint d’Assise et ses cantiques extasiés devant
la splendeur des choses créées! Si fort je la sens et j’en jouis que,
passionnément, je me prends à répéter:

--Que c’est beau! que c’est beau!

Sans m’apercevoir que je parle presque haut, que je ne suis pas seule,
qu’un promeneur est allongé nonchalamment dans l’herbe, à quelques pas
de moi, devant le même spectacle dont je m’enivre.

Mais une voix dit, derrière moi:

--Oui, vous avez raison, c’est beau, bien beau!

Oh! cette voix!... Je me retourne, d’un sursaut éperdu.

Et je vois le promeneur debout, qui me salue avec un sourire, un regard,
un accent où resplendit une allégresse triomphante. Je ne rêve pas!
Meillane est là, devant moi. Pourtant, je répète, avec l’impression que
je dois me tromper:

--Vous! Vous!... C’est vous? Ici?

Et sa voix joyeuse explique:

--Je suis arrivé à Samaden, il y a quelques heures seulement... Pour
différentes raisons... qui me paraissaient très sages, j’y ai cherché un
gîte. J’ai fait tout à l’heure mon installation, et en attendant un
train pour Saint-Moritz, je suis monté ici, attiré par la mine
engageante de ce bois de mélèzes.

--Comme moi...

Ses mains se sont tendues vers les miennes que je lui livre d’un élan
dont je ne suis pas trop fière à cette heure!

Il les porte à ses lèvres lentement et les y garde sous un baiser
long... si long!... comme le dernier jour, à Paris... Moi, je ne pense
pas à les lui retirer... Une joie chante follement en tout mon être...
Une joie née de la présence imprévue de mon ami, dans cette solitude
vibrante de beauté... Née aussi de l’ivresse que je vois dans les yeux
qui me regardent...

Et doucement, il me demande:

--Dites-moi, cela vous fait un peu plaisir que nous nous retrouvions?

Ici, nous sommes si loin du monde que, pas une seconde, je n’ai l’idée
de déguiser correctement la vérité!

--Oui, cela me semble bon, très bon!

Je parle presque bas, sans songer à lui enlever mes mains, toujours
prisonnières. Peut-être, il ne s’aperçoit même plus qu’il les tient,
tant il me contemple. Ah! il ne voit plus le divin paysage! Pour lui
cacher tout l’horizon, il y a une frêle créature, dont, littéralement,
il boit le regard... Et, en cette minute, je ne veux pas penser...
chercher pourquoi il me contemple ainsi... Je ne sais ce que l’avenir
prépare. Mais rien ne me fera oublier ni regretter la douceur de ces
premiers instants... Et, en mon âme, je murmure ce que lui dit tout
haut:

--Jamais je n’aurais osé espérer vous revoir ainsi, mon amie...

De quel accent il a prononcé les mots très simples «mon amie». Ce
quelque chose dans sa voix me fait tressaillir et jette en moi
l’impression qu’un flot m’a saisie et m’emporte... Vers quelle rive?

Alors, d’instinct, j’essaie de lui échapper, et j’interroge, en hâte, au
hasard, pour reprendre terre:

--Qu’est-ce que vous avez fait depuis mon départ?

--J’ai attendu le moment où je vous reverrais! Sans vous, Paris me
paraissait un désert. J’ai filé en Dauphiné. Mais là aussi, il m’a fallu
un grand effort pour laisser fuir le temps et ne pas prendre, tout de
suite, le chemin de l’Engadine... où mon amie ne m’appelait pas
pourtant... Ce pourquoi, j’avais très peur d’être mal reçu.

--Mais je ne vous ai pas mal reçu.

Il ne répond pas aussitôt. De nouveau, il me regarde avec la même joie
fervente.

--Non! oh non! Vous ne m’avez pas mal reçu!... Si vieux que je vive, je
me souviendrai de vos yeux en cette première minute du revoir.

Nous sommes insensés de nous dire ces choses. Il risque peut-être tout
son avenir. Et il est jeune... Si jeune!...

Moi je n’ai pas d’avenir... Alors?... Ah! oui, nous sommes insensés!

Il m’aurait rencontrée dans un salon d’hôtel, comme un monsieur en
visite, que sûrement--à peu près sûrement,--nous n’aurions rien articulé
de semblable... Mais si haut dans la montagne, hors du monde!...

Je me suis assise sur un arbre renversé; la dentelle fine des mélèzes
palpite au-dessus de nos têtes. Entre les branches, dans la pleine
lumière, luit la neige qui nous envoie son souffle vierge, parfumé par
la sauvage odeur de la terre, ivre de soleil.

Tout haut, je songe, essayant de me ressaisir:

--Marinette, les enfants et Paul arrivent dans deux jours.

--Déjà! Oh! déjà!

--De quel ton déçu vous dites cela!

--Je voudrais vous avoir ici à moi seul...

--Et de quel droit, je vous prie?

--De mon droit d’ami... aussi exigeant que dévoué.

--Oui, bien exigeant, je le crains...

--Non... car je ne demande rien!

Presque gravement, il a parlé; sa clairvoyance a-t-elle donc deviné
l’affolement délicieux et terrible auquel j’essaie d’échapper et dont
j’ai peur...

Une minute de silence. Il est allongé dans l’herbe à mes pieds. Ses yeux
gris ne me quittent guère. Et redoutant ce silence, je demande:

--Quand je vous ai aperçu, y avait-il longtemps que vous étiez là, à
m’entendre m’extasier?

--Je vous ai vue monter toute menue, en bas du sentier, pareille à une
petite fille... Et puis, vous avez grandi... un peu... un peu plus. Et
j’ai commencé à penser que la petite fille devait être une jeune fille
dont la silhouette, tout de suite, m’en rappelait une autre...

Malicieuse, je proteste:

--Oh! ça ce n’est pas vrai!

--Vous savez bien que, toujours, je dis ce qui est vrai.

--Oui, vous avez raison... Alors vous regardiez la silhouette menue?...

--Qui semblait avoir des ailes, de grandes ailes roses, dressées
derrière elle, éperdument flottantes...

--Les pans de mon voile!... Ainsi, je ressemblais à un ange?

--Un ange très terrestre, heureusement, madame! Mais je ne pouvais
m’imaginer ce bonheur que la jeune fille aux grandes ailes fût justement
_vous_, vous l’amie très chère pour qui j’étais venu au fond de
l’Engadine... Et puis, vous avez approché encore... Je vous ai reconnue,
sans doute possible...

Il se tait brusquement et je ne réponds pas... Trop de choses nous
sentons, qu’il ne faut pas dire!... Des secondes fuient...

Encore une fois, ma volonté fait un sage effort pour briser le charme
dangereux. J’ébauche une question. Et nous parvenons à causer. Même, peu
à peu, à très bien causer, comme des êtres sûrs l’un de l’autre, deux
vrais amis que tout intéresse des jours où ils ont vécu séparés.

Trois semaines!... A nous entendre, on croirait plutôt trois années!...
Jamais, à Paris, nous n’avons ainsi causé, avec cet abandon confiant qui
m’est une nouveauté exquise que je savoure ardemment, après ma retraite
de silence et de solitude. Ah! quelle douceur, cette sollicitude dont il
m’enveloppe!...

Et je lui confie tout à coup:

--Ne me trouvez pas une odieuse babillarde... Je me délie la langue!
Depuis quinze jours, je n’ai conversé avec âme qui vive!

--Comment, vous avez ainsi vécu toute seule avec vous-même, pauvre
petite amie chère! Mais ce devait être affreusement triste, une pareille
existence!

Je lui lance avec une malice joyeuse:

--Merci pour moi-même!... Vous trouvez donc ma compagnie bien ennuyeuse?

Il se met à rire:

--L’homme est fait pour la société de ses semblables. La femme, plus
encore, affirment les autorités compétentes.

Et nous recommençons à bavarder, de tout et de rien... jusqu’au moment
où je m’aperçois soudain que le soleil s’est enfoncé derrière les
montagnes, qu’il fait frais, très frais. J’ai un frisson qu’il surprend:

--Oh! vous avez froid!... Vite, il faut partir. Vous êtes si peu vêtue!

Et il enveloppe d’un œil inquiet ma blouse de linon, coupée d’entre-deux
sous lesquels transparaît la peau.

--Vous êtes redevenue toute pâle, comme à Paris.

--Je suis laide?...

--Non! pas laide du tout... pas assez!... Mais vous avez perdu vos
belles couleurs roses de l’arrivée!... Pourquoi n’avez-vous pas un
châle?... Un manteau?...

--Je ne pensais pas rentrer si tard, monsieur mon ami...

--Alors, vite, redescendons... Vous vous réchaufferez en marchant et
dans le train... Pourvu que vous ne soyez pas malade!

J’éclate de rire:

--Soyez sans crainte!... Je ne suis pas si fragile...

--Demain, j’irai voir comment vous êtes.

--Demain?...

Je m’arrête.

--Demain, vous voulez venir?... Ah! peut-être, il serait plus sage d’en
rester aux heures qui finissent en ce moment...

Il me regarde, indigné:

--Plus sage?... Quelle erreur! Il ne faut pas être sage inutilement...
Je vous ai promis d’être un bon ami... Fiez-vous à moi...

Et j’ai cédé. Il est sincère... Mais...

Quand je suis rentrée à l’hôtel, très tard, ma jeune amie Marie-Reine,
habillée pour le dîner, lisait sur la terrasse. Mon pas, tout près
d’elle, lui a fait relever la tête. Un sourire a éclairé sa bouche et
elle s’est exclamée:

--Ah! quelle mine contente vous avez, madame! Votre promenade a été
agréable?

--Oui, très agréable! C’était une journée divine...

Et je passe, effrayée de ce que cette enfant pourrait lire en moi que
personne ne doit savoir, que moi-même je dois ignorer.


31 juillet.

A quoi me sert de fermer les yeux, ainsi qu’une enfant terrifiée?
L’ombre n’empêche pas la vérité de se dresser.

Je l’aime... je ne puis plus me leurrer.

Je l’aime, pourquoi?... Qu’a-t-il de plus que les autres qui jamais
n’avaient pu m’émouvoir, depuis que mon cœur a été mis en lambeaux...

Je l’aime... Les lambeaux ont été rapprochés par un magicien dont je ne
soupçonnais pas le pouvoir. Je l’aime!...

Et les yeux éblouis, les mains serrées devant le vertige, je répète: «Où
vais-je?... Où vais-je?...»

Ainsi qu’il l’avait dit, tantôt, il est venu. J’étais à écrire dans mon
petit salon. J’ai reconnu son pas d’être dominateur, son pas vif,
pressé, résolu...

Il était impatient d’arriver près de moi... Et je le reçois, moqueuse et
insouciante... tandis qu’en mon cœur ressuscité palpite le désir fou de
me glisser entre ses bras, qui me garderaient de tout mal; de mettre ma
tête sur sa poitrine, mon visage sous sa bouche; d’en sentir la caresse
sur mes cheveux, sur mes paupières, sur mes lèvres...

C’est pourtant vrai que je souhaite cela, moi, la farouche Viva... Je
l’ai compris quand il est entré...

Mais cette folie, je ne l’ai pas trahie! Elle est mon secret, effrayant
et divin.

Que faire?..., Partir? ou lui demander, à lui, de me laisser?... Ce
serait peut-être la guérison? Mais en aurai-je jamais le courage, même
consciente que je m’en vais vers la douleur, fatalement, si je ne me
défends contre le mal d’aimer?

Est-ce qu’une créature glacée fuit, de sa pleine volonté, la flamme qui
la ranime?

Ah! je le sais bien que je ne partirai pas!... Et que je ne vous
demanderai pas de partir, ô mon ami, qui ne serez que mon «ami...», mon
ami très cher. Oui, restez, si vous pouvez me faire le sacrifice de ne
pas espérer ce que je ne vous donnerai pas, résolue à n’être plus le
bien de personne...

Peut-être vous en souffrirez... parce que vous êtes homme! Et les
meilleurs veulent _tout_, de l’être cher... Et, en ce moment, je vous
suis chère, si chère! je le sens délicieusement... Mais, moi aussi, je
souffrirai quand vous me quitterez... Plus durement que vous, peut-être
encore, car ce sera en mon cœur que vous avez arraché de sa tombe, et
qui devra, vous parti, retrouver l’horreur de la mort.


3 août.

Voici les Abriès arrivés et installés déjà; non pas en mon calme
domaine, mais à l’abri d’un palace fourmillant d’hôtes _select_. Paul
est épanoui, les petits sont adorables et Marinette délicieusement
jolie, chic à l’avenant, semble leur grande sœur, et trace, dans le Tout
Saint-Moritz, un sillage de Parisienne infiniment élégante, dont les
remous sont très amusants à observer. Ils atteignent jusqu’aux
excursionnistes convaincus, tannés par le soleil et la neige, aux
allures de vagabonds, qui, pour la regarder, oublient un instant
glaciers, guides, piolets.

Cette présence est pour moi une diversion forcée. Peut-être elle va me
guérir, si j’essaie résolument d’échapper au mal...

Mais pour guérir, il faudrait le vouloir! Il faudrait ne pas nous voir
sans cesse, rapprochés plus encore par sa camaraderie avec Paul qui mêle
sa vie à la nôtre. Il faudrait que nous n’ayons pas, tous deux, cette
même résolution, silencieuse et inflexible, de ne perdre pas une
parcelle du peu de jours qui nous sont donnés. Car le 19, il doit être
de retour dans le Dauphiné, où l’anniversaire de sa mère rassemble tous
les enfants.

Ah! devant cette certitude, je ferme les yeux sur l’avenir. J’étouffe
tout conseil de prudence. Confiante en mon ami, je vis dans le seul
présent, comme dans un songe enchanté, oublieuse du réveil certain. Sans
résistance, je me laisse gâter avec une délicatesse tendre, un souci de
mon plaisir, de mon repos, qui me fait bondir le cœur d’une joie
inconnue. Jamais personne n’a été ainsi pour moi, même ceux qui m’ont le
plus choyée. Et, jadis, dans l’amour de Robert, il n’y eut rien de
pareil! Car c’était pour lui qu’il m’aimait...


6 août.

Les douces matinées que je passe!

Je vais retrouver les enfants qui jouent dans une prairie écartée sous
la garde d’Agnès... Et lui vient me rejoindre... Nous nous asseyons sur
quelque roche moussue, et nous causons,--ou même nous nous
taisons...--tout en regardant les petits, qu’un élan câlin ou le caprice
du jeu fait bondir vers nous.

Ce matin, en arrivant, je trouve Agnès courroucée contre Hélène qui se
tient devant elle, la mine penaude, ses menottes croisées derrière son
dos,--attitude de son père tout à fait comique chez elle. Guy, lui
aussi, darde sur la petite des regards indignés.

J’interroge:

--Que se passe-t-il donc, Agnès?

Et aussitôt; dans son charabia mi-français, mi-anglais, elle explique,
sévère:

--_Ce petit fille, il est très méchant._ Il a mordu un baby de l’hôtel,
jusqu’à faire saigner le doigt de lui...

A mon tour, je jette un coup d’œil gros de reproche sur la coupable qui
baisse le nez de plus en plus, avec une adorable mine de confusion,
l’ombre des cils voilant l’éclair des prunelles. A peine, j’entrevois la
petite bouche que contracte l’envie de pleurer. Et je m’écrie, la voix
sévère:

--Quelle vilaine fille tu es, Hélène, d’avoir mordu ce baby! C’est si
méchant! Pourquoi as-tu fait cela?

Cette fois, elle relève à demi sa délicieuse frimousse, et d’un air tout
ensemble contrit et révolté, elle murmure piteusement:

--J’avais faim!


7 août.

Hier, Marinette m’a dit:

--Comme l’Engadine te réussit, Viva!... tu es jolie... jolie!

Et Paul a appuyé, la tête dressée hors de son journal:

--Ça c’est vrai... Vous avez des yeux et une bouche à ensorceler un
saint!

J’ai ri, haussant les épaules.

--Oh! si mon charme opère seulement sur les saints, je suis à peu près
sûre de ne pas faire beaucoup de ravages à Saint-Moritz...

--Non, non... pas «seulement» sur les saints, m’est avis... Gare aux
pauvres hommes!

--Paul, mon grand, vous êtes stupide!

Dieu! Quelle hypocrisie dans cette exclamation! Depuis des années, aucun
compliment ne m’avait fait pareillement tressaillir de plaisir...

Pour mon ami s’est réveillée ma coquetterie d’antan. Pour lui, je désire
que ma forme fragile, que mon visage, que mes robes même soient
séduisantes... Je crois vraiment--à ma confusion grande, je le
constate!...--que je m’en préoccupe autant que Marinette elle-même. Et
c’est bien moi, la dédaigneuse, qui en suis là?...

Pour lui, encore, j’ai oublié ma répugnance à faire de la musique dans
ce milieu d’étrangers; et tantôt, au cœur de l’après-midi, quand tous à
peu près étaient en promenade, j’ai chanté; chanté tout ce qu’il m’a
demandé. J’ai été récompensée, d’ailleurs; nous avons passé une heure
exquise. Ce après quoi revenus dans la prose, nous avons fait le goûter
le plus gai du monde, avec un entrain d’écoliers qui ont bien rempli
leur tâche.


8 août.

Encore un jour fini.

Je ne cherche pas à savoir ce qu’il pense de «nous» et il ne m’interroge
pas. Même, j’arrive à oublier sa clairvoyance, à l’abri du voile dont un
reste d’instinctive raison garde enveloppée la Viva nouvelle, apparue en
moi.

Si maître de lui-même, il semble avancer dans le chemin dangereux où
nous sommes engagés, que je le suis, ne songeant plus,--_presque
plus!_--au vertige possible!


9 août.

Je refuse toute invitation et laisse Marinette exercer sa séduction
«ravageante» à travers les excursions, pique-niques, thés, parties de
tennis, de golf...

Elle est si habituée à ma sauvagerie, qu’elle ne s’étonne pas du soin
que j’apporte à me dérober aux trop nombreuses «connaissances»
retrouvées ici.

Tout au plus, quand elle en a le loisir, quand ses flirts, ou le regret
de Mme Valprince ne l’absorbent pas, elle me taquine sur les promenades
que je fais ouvertement avec Meillane, qui, en qualité d’ami de Paul, ne
nous quitte guère. A peu près chaque soir, nous dînons ensemble, ou nous
nous retrouvons dans l’un ou l’autre de nos hôtels respectifs.

Lundi, Paul, mis en fuite par un «thé» en société qui ne l’amusait pas,
a demandé à nous accompagner.

Quand mon ami est venu me prendre, il a trouvé le bon Paul qui fumait
devant le perron, attendant que je fusse prête. De ma fenêtre, j’ai vu
sa mine, à l’annonce de ce compagnon de promenade; et distraite une
seconde de ma propre déception, je me suis mise à rire derrière mon
rideau, tant il avait l’air exaspéré contre Paul, qui, bien innocent,
s’exclamait sur son plaisir d’aller, avec nous, revoir l’hospice de la
Bernina.

C’est vrai que cette excursion à trois a été odieuse de banalité... une
promenade perdue!...

Et les jours fuient si vite! Ils me semblent une eau lumineuse, qui
filtre entre mes doigts, serrés en vain pour la retenir.

Une dernière semaine... Et puis ce sera le réveil... Lui aussi ne peut
l’oublier. A combien de choses je le sens!


10 août.

Est-ce déjà le réveil! Tout à l’heure, j’ouvre un journal et j’y vois
une dépêche de New-York, annonçant que le maître Robert Doraine a
provoqué en duel au pistolet le millionnaire Hugh Manfield, lequel
affichait cependant une enthousiaste admiration pour la belle interprète
de _la Danaïde_. Robert est atteint à l’épaule. Le millionnaire a la
poitrine traversée d’une balle.

L’aventure fait grand tapage, vu les personnalités en jeu, mondaine et
artistique, et elle est contée avec des commentaires et des
sous-entendus qui ont amené un flot de sang à mes joues décolorées par
la révélation imprévue. Vraiment, le maître Robert Doraine oublie un peu
trop qu’en Europe il a laissé une femme qui porte son nom! Sa vie
n’étant pas en péril, aucune pitié n’adoucit la révolte qui m’ébranle
tout entière,--la même que s’il m’avait souffletée devant tous.


2 heures.

Il a jugé à propos de télégraphier la nouvelle à Paul, avec prière de
m’avertir.

Aussi, mon dévoué beau-frère est-il apparu, il y a une heure, à l’hôtel,
plutôt embarrassé de sa mission, et inquiet de la façon dont
j’accueillerais l’événement, qui, croyait-il, m’était encore inconnu.

Parce que j’avais les nerfs en déroute, j’ai bousculé ses précautions
oratoires par un bref:

--Voyons, Paul, expliquez-vous, je vous prie... Qu’y a-t-il?

Et sûrement, en cette minute, j’avais des yeux d’orage et ma bouche
volontaire, la bouche de père, au commandement de laquelle toujours on
obéit...

Alors, désorienté par mon accent, si différent de celui que j’ai à
l’ordinaire avec lui, il m’a, en quelques mots, raconté ce que je savais
déjà: le duel à propos de _la Danaïde_, dont Robert sort le bras
fracassé. Pas d’autre blessure n’est mentionnée.

Je l’écoute, crispée jusqu’à l’insensibilité, les yeux attachés sur une
branche d’arbre mouvante, sous la brise, devant ma fenêtre. Une pensée,
obscurément, erre obstinée dans mon cerveau,--lueur qui éclaire des
abîmes: «Que cette balle eût dévié, et peut-être, à cette heure, je
serais veuve... libre...»

C’est horrible de songer cela! Pourtant, je ne suis pas cruelle... Il
aurait besoin de mes soins, que je les lui donnerais sans effort...
comme à un étranger. Et jamais je ne ferais l’ébauche même d’un geste
pour abréger sa vie d’une seconde, si elle dépendait de moi... Il me
semble, du moins...

Je raidis toute ma volonté pour ne pas penser, pour ne rien sentir... Et
je m’aperçois que Paul me considère ahuri, inquiet de mon calme
inexplicable pour lui. Dans son désarroi, il me dit d’un ton
encourageant:

--Vous voyez, Viva, qu’il n’y a pas lieu de vous tourmenter.

--Me tourmenter?... Oh! Paul, vous n’imaginez pas que moi, épouse
délaissée, trahie au su de tous, je puisse «me tourmenter» au sujet de
votre beau-frère blessé par sa faute et pour sa maîtresse!

--Mais il ne vous dit pas pour quelle raison il s’est battu! riposte
Paul naïvement.

--Cette raison-là... Paul, vous le savez aussi, s’appelle Marcelle
Huganne. Le richissime Manfield aura voulu la lui enlever et il a tiré
sur le maraudeur!... En ces conditions, avouez-le, je ne puis lui
accorder que l’intérêt distant éveillé par toute créature blessée...
rien de plus!

--Oui... oui... Vous avez raison.

Paul est trop loyal pour ne pas le reconnaître. Et il se tait. Moi
aussi. Mon âme est un chaos où souffle un vent de tempête.

Je demande tout à coup:

--Marinette sait?...

--Je lui ai dit la chose, avec ménagement. Vous savez, elle adore son
frère... Je viens de télégraphier pour demander plus de détails et
offrir d’aller là-bas si Robert redoute d’être seul...

Durement, j’interromps:

--Il n’est pas seul... Soyez sans inquiétude, Huganne veille sur lui...

--Mais s’ils sont brouillés, je...

--Le duel les aura réconciliés. Les femmes, surtout celles de ce
monde-là, sont toujours flattées qu’on aventure sa vie en leur honneur!

Paul n’insiste pas. Mais, affectueusement, il me convie à venir passer
l’après-midi avec eux... «pour me distraire!»

--Avec vous seuls?

--Je n’ose vous l’affirmer... Jamais nous ne sommes seuls. Marinette a
toujours du monde!

--Alors, mon ami, je vous remercie beaucoup de votre amicale demande,
mais je resterai ici... Aujourd’hui particulièrement, je préfère ne voir
personne.

--Oui, je comprends, je comprends bien.

Et entre haut et bas, dans ses moustaches, je l’entends marmotter.

--Diable de garçon!... Pauvre petite femme!...

Mais, bien entendu, je ne relève pas ce discret jugement. Il me suffit
de sentir la chaleur de sa sympathie dans le baiser qu’il dépose sur ma
main. J’interroge seulement encore:

--Les petits joueront à leur place accoutumée avec Agnès?

--Oui, je suppose.

--J’irai les retrouver... Ce sera pour moi la meilleure société...

La meilleure, oui, sûrement... Il me sera bon d’entendre leur rire,
leurs propos menus, de sentir leurs lèvres caressantes...

Mais... mais... c’est une autre présence qu’appelle mon cœur bouleversé
qui ne sait plus où se prendre et cependant, orgueilleux, n’accepterait
pas une parole de pitié; même de lui, surtout de lui...

Je voudrais le réconfort de sa chaude amitié.

Mais il lui faudrait, en silence, laisser passer la tourmente qu’il doit
ignorer. Aujourd’hui, j’ai la sensibilité à vif; et même le frôlement
d’une sympathie exprimée serait douloureux sur ma plaie.

Sait-il déjà ce que le premier venu peut savoir?... A-t-il appris, lui
aussi, par quelque journal?... ou Paul lui a-t-il dit?...

Je viens de regarder les feuilles françaises de ce matin. Presque toutes
reproduisent l’entrefilet venu d’Amérique; certaines y ajoutent des
réflexions qui enveniment ce petit scandale mondain.

Les éclaboussures en jaillissent autour de moi mais non jusqu’à moi qui,
durement, ai attaché mon masque impénétrable à toutes les curiosités.


8 heures.

Comme je rentrais, avant le dîner, avec les petits, j’ai croisé
Meillane. J’avais mes deux mains prises par Guy et Hélène; Agnès était
sur mes talons. Nous avons échangé un simple «bonjour», tout à fait
quelconque. Mais la certitude est tout de suite entrée en moi: «Il
sait.» Son regard n’avait pas, rencontrant le mien, l’expression
coutumière... Avec l’acuité de mes nerfs surexcités, j’y ai discerné une
attention anxieuse, grave et compatissante.

Mais comme je demeurais impassible, le visage fermé, figée dans la
crainte d’un mot qui me ferait mal, il m’a dit simplement, comme si rien
ne fût arrivé:

--Je suis allé pour vous demander une tasse de thé, tantôt, à l’heure du
goûter. Mais vous étiez partie!

--J’avais été rejoindre les enfants...

--Oui... c’est ce que je vois... Et ils vous ont accaparée! Ce sont de
petits gourmands... Je voudrais bien avoir été à leur place.

Il caresse la joue ronde d’Hélène qui lui rit du fond de sa capote
fleurie. Guy tient ma robe avec un air de ne pas permettre que je
m’échappe pour marcher près du nouveau venu.

Et pour la première fois depuis le matin, mon âme douloureuse se détend
un peu. Ces trois êtres me donnent de la tendresse, chacun à sa
mesure...

Mais Paul nous rejoint. Et je rentre, les laissant tous.


11 août.

Nouvelle dépêche. La cause du duel? Une discussion d’ordre artistique,
après un souper trop arrosé de champagne.

Robert remercie Paul de sa proposition d’aller le trouver. Mais il
affirme que le voyage est inutile; sa blessure est sans gravité et ne
demande que du temps pour guérir. Il nous prie tous de ne pas prendre la
peine de venir, car il est parfaitement soigné dans la maison de santé
où il s’est fait conduire et où il est très entouré. Je suis, en
particulier, invitée--en termes affectueux!--à ne pas m’imposer
l’inutile fatigue d’un tel voyage.

Sommes-nous assez désunis! Autant, certes, que si la loi y avait passé.

Et elle y passera. Cette fois, mon orgueil s’est cabré. L’insulte
publique de ce duel a cinglé ma dédaigneuse indifférence.

Quand Robert est parti, j’ai eu, je me souviens, la prescience qu’elle
était finie, la comédie de notre vie conjugale, et qu’à son retour, elle
ne recommencerait pas. Maintenant, ce m’est une certitude. J’ai compris
aujourd’hui que je ne supporterais plus une existence près de lui, que,
seul, mon incommensurable détachement m’avait fait accepter.

Si, pour obtenir notre séparation, il faut les révélations auxquelles,
jusqu’ici, je me suis farouchement refusée, tant pis!... Je m’y soumets,
si, à ce seul prix, je puis n’avoir plus rien de commun avec l’homme qui
a fait de moi la solitaire, la désenchantée, la vivante épave que je
suis aujourd’hui.

Oh! oui, maintenant, je la veux, la séparation!... Et non pas seulement
pour la volupté d’être libre, pour échapper à l’équivoque frôlement de
nos deux existences... Mais pour ma dignité de femme. Trop longtemps,
j’ai eu, devant le monde, un misérable personnage d’épouse complaisante
ou aveugle. Bien peu, sans doute, ont deviné «d’épouse méprisante». Ah!
comment ai-je pu m’y prêter trois années!


12 août.

Ce matin, autre dépêche rassurante, à mon adresse. Je l’ai lue comme
s’il se fût agi de n’importe quel étranger. Tant mieux si son état lui
paraît satisfaisant; s’il est soigné à merveille et à son gré... Cette
histoire ne me touche plus en rien.

Devant la résolution qui, impérieusement, s’est imposée comme la
nécessité même, j’ai retrouvé un calme tel, que je m’étonne presque du
torrent d’émotion qui m’a ébranlée toute, parce que mon ex-mari a joué
sa vie pour garder une maîtresse très chère.

Je veux oublier ces dernières journées, retrouver l’ardente douceur des
autres, reprendre ma vie où elle s’est arrêtée quand, par hasard, j’ai
ouvert le journal qui m’a appris... Je veux... ah! comme je veux!...
sans me soucier de l’avenir, jouir des derniers jours où mon ami sera
près de moi. Et depuis hier, je ne l’ai pas vu. Est-ce discrétion?...
Est-ce mon air, l’autre soir, qui l’a écarté?... Est-ce... Quoi?... Je
ne sais...

Mais lundi, dans cinq jours, il doit partir. Et je voudrais tant
recevoir, de lui, encore un peu de joie...


13 août.

Aujourd’hui encore, il a été invisible. Je l’ai rencontré comme je
revenais d’une course avec Marinette. Il nous a dit avoir passé la
journée à Pontresina en compagnie d’un ami anglais, arrivé depuis peu à
Saint-Moritz; et il s’est dérobé quand Marinette lui a demandé s’il
viendrait à l’hôtel, ce soir.

Moi, je n’ai rien dit. Je ne devais même pas avoir l’air d’écouter; je
regardais, indifférente, le défilé des passants... Et tout bas, en mon
cœur, je me demandais ce qu’il avait, les traits durcis par je ne sais
quelle préoccupation, par je ne sais quoi de résolu, de presque
inflexible. Avec moi, il était tellement autre, correct jusqu’à paraître
cérémonieux.

Je n’ai pas semblé m’en apercevoir. Mais après quelques phrases banales,
sur un bref adieu, je les ai quittés, Marinette et lui.


14 août.

Il m’évite, je n’en puis plus douter. Et les heures passent. Et il va
repartir... Et je vais retrouver l’isolement... Et si nous nous séparons
ainsi, ce sera bien fini notre belle amitié... Qu’a-t-il?...

M’en veut-il de l’avoir laissé à l’écart pendant les mauvaises journées
que je viens de vivre? Il ne sait pas, c’est vrai, que toute épreuve
réveille ma sauvagerie. Même enfant, je prétendais porter seule, en
silence, ma peine ou mon mal, dans une farouche crainte de la pitié.

Son attitude nouvelle ressuscite l’orgueil qui m’enveloppe sous un
impénétrable voile. Dans les rares instants où le hasard nous a
rapprochés, depuis hier, j’ai été, je le sentais, railleuse, agressive,
alors qu’en mon cœur je le suppliais de ne pas me faire mal, de
redevenir ce qu’il était...

J’apprendrais qu’il est parti, sous un prétexte, sans même me dire
adieu, je n’en serais pas surprise!...


15 août.

J’avais refusé de dîner chez Marinette qui, tout à fait rassurée sur le
sort de Robert, avait, ce soir, cercle «intime»... Or, j’ai expérimenté
comment elle conçoit l’intimité; et, en ce moment, j’ai une terreur
presque maladive du monde et de sa curiosité à mon endroit.

Je regagnais l’hôtel par le chemin du lac, l’âme si meurtrie que même
l’apaisante douceur du crépuscule n’avait plus sur elle sa puissance de
baume. Ah! quelle angoisse cachait mon air de promeneuse, alors que
j’avançais, lente, sous les arbres, les yeux errants sur le lac d’eau
sombre.

Brusquement, à un détour, je me suis trouvée face à face avec _lui_,
Meillane, qui venait en sens contraire.

Tous deux, nous nous sommes arrêtés, sans un mot, sans même nous tendre
la main; je me le rappelle maintenant. Mais nos regards s’étaient jetés
l’un vers l’autre. Un silence de quelques secondes.

Puis, une exclamation a jailli de mes lèvres qui tremblaient, avant que
ma volonté les eût closes:

--Nous ne sommes donc plus amis?

--Qui peut vous faire croire cela, madame? Oh! je suis toujours à vous,
bien à vous!

Il s’est arrêté; mais il continuait à me regarder avec une expression
que j’ignorais dans ses yeux, une sorte de sévérité âpre et
ardente,--tant d’amertume aussi!...

Et ainsi, il ressemblait si peu au Meillane de Samaden, que la terreur
du «jamais plus» m’a mordu le cœur. Alors, sans me comprendre, lui que
j’avais cru mon ami, il m’abandonnait à l’heure même où j’aurais eu tant
besoin de le trouver?... Il ne le devinait pas, lui si clairvoyant!

Ma peine a été si forte que j’ai senti mes yeux se remplir de larmes. Je
me suis détournée vite, me reprenant à marcher.

Il m’a suivie. Mais il se taisait comme moi qui avançais lentement,
écrasée par une lassitude découragée. Je devais avoir le visage dur que
me donne une souffrance que je ne veux pas avouer.

Nous avons ainsi fait quelques pas dans l’allée presque déserte, où nous
croisions de rares promeneurs. Puis, tout à coup, dans une irrésistible
soif d’atteindre sa pensée qui se dérobait, j’ai interrogé brusquement:

--Vous avez appris que, là-bas, mon mari s’est battu parce qu’un Yankee
prétendait lui disputer sa maîtresse?

--Oui, j’ai appris ce duel...

Son accent est bref. De nouveau, il se tait. Et c’est moi qui continue:

--Vous avez appris... Et vous me méprisez d’accueillir sans plus de
colère la nouvelle injure qui m’est faite?

Il ne répond pas aussitôt et je devine que, me sentant toute
frémissante, il hésite sur les mots qu’il peut me dire.

Mais j’insiste. Cette barrière de silence entre nous m’est devenue
intolérable.

--Vous ne me répondez pas; pourquoi?... Je veux savoir... Même si c’est
du mal de moi que vous pensez!

--Penser du mal de vous, madame? De quel droit me permettrais-je de
blâmer ou d’approuver... quand j’ignore?... Vous seule pouvez être juge
de la conduite à tenir en cette circonstance.

Il a parlé presque gravement, avec la même réserve froide qu’il aurait
montrée à une étrangère dont les faits et gestes ne peuvent en rien le
toucher.

Pourtant ce qu’il vient de dire, c’est, j’en ai la certitude, la
conclusion d’une ardente discussion soutenue avec lui-même. Rebelle à
tous les compromis, son intransigeante droiture n’admet pas mon attitude
désintéressée, devant l’acte de mon «mari». Aussi, il n’a pas eu un
geste même de protestation quand je lui ai dit qu’il me méprisait!... Et
je jette, vibrante d’amertume:

--Vous ne me jugez pas, soit! Mais vous répudiez une amie dont les
chroniques médisantes racontent la dernière mésaventure, ces jours-ci!
Et, tout bas, vous pensez qu’après tout, je recueille ce à quoi je me
suis exposée en acceptant une situation... que vous connaissez, comme
tout Paris!... et que vous condamnez!

--Dites plutôt que je ne comprends pas comment vous, vous si vraie, vous
avez pu l’admettre! Pour quelles raisons?... Ah! que de fois je les ai
cherchées, ces raisons, en arrivant à me demander si, tout simplement,
elles ne se résumaient pas en une seule...

Dans sa voix gronde une violence passionnée. Il est disparu, le Meillane
«lointain» qui, tout à l’heure, m’a abordée! Je répète:

--En une seule? laquelle?... Dites, j’ai le droit de savoir, puisque je
suis en jeu?

--Vous voulez savoir?... Eh bien, la vérité, la voici... et pardon si je
vous offense. A force de chercher à déchiffrer l’énigme que vous êtes,
j’en suis venu à me demander si, en dépit des apparences contraires,
vous n’étiez pas de ces femmes qui aiment toujours, malgré tout, l’homme
à qui elles se sont données... Et depuis deux jours, la question me
hante de nouveau. Et je vous fuis... tant je redoute que vous
m’apportiez la certitude qui me serait un supplice...

Je le regarde; un éclair doit flamber dans mes yeux:

--Quelle certitude?... Que j’aime encore Robert?... Comment! vous avez
pu supposer cela? Oh! pour quelle créature m’avez-vous prise? Et comment
avez-vous pu, me croyant capable de cette bassesse, m’appeler votre
amie?... Jamais je n’aurais imaginé que vous m’estimiez si peu!...

Il m’arrête avec une autorité frémissante:

--Ne dites pas de pareilles folies!... Je vous l’ai prouvé, à un
point... que moi seul, je connais, il est vrai..., quel respect j’ai de
vous!

Il a raison. Jamais il ne m’a dit un mot qui me rappelât que j’étais une
femme que nul ne protège. Ce qu’il a pu souhaiter de moi--car il est
homme...--il a eu la délicatesse généreuse de ne pas me le laisser
entendre.

Et ma révolte s’apaise. Je sens mourir ma résolution, obstinée de
silence. Il l’a bien gagné, de savoir le premier ce à quoi je suis
résolue pour l’avenir.

Une lente aspiration d’air dans ma poitrine haletante, et je reprends:

--Vous avez raison de ne pas me mépriser, car je ne l’ai pas mérité,
dans le passé... Et dans l’avenir, même les apparences ne seront plus
contre moi...

--Quoi?... Que voulez-vous dire?

--Une chose très simple, ceci... Quand vous serez au Canada, vous
apprendrez un jour, le plus prochain possible, que je ne dépends plus
que de moi-même... Que la loi, à son tour, nous a séparés, Robert
Doraines et moi.

J’entends une exclamation sourde déchirer ses lèvres:

--Vous voulez le divorce?

--Séparation, divorce... Peu m’importe. Je veux n’être plus jugée...
comme vous m’avez jugée!... Je veux le droit de vivre, loin d’un homme
qui ne m’est plus rien!...

--Pourquoi?...

L’étrange question... L’étrange accent de cette voix, qui fait un cri de
la question.

--Pourquoi?... Parce que je n’ai plus le courage... ou la _veulerie_, de
supporter la vie à laquelle le découragement, un découragement infini!
m’a fait consentir depuis trois années... Puisque je n’attends plus rien
de l’avenir, qu’est-ce que cela me faisait, de vivre là où ailleurs, du
moment que le pacte de notre séparation était bien tenu de la part de
Robert?... Mais maintenant je ne pourrais plus!... Il a eu tort de
partir... J’ai réfléchi, beaucoup réfléchi... J’ai connu le bienfait de
l’indépendance absolue qui, pour ma dignité, doit être désormais la
mienne. Et la solution fausse que nous avions adoptée me paraît si
avilissante, que je ne comprends plus comment j’ai pu l’accepter...
Quand Robert reviendra, je lui dirai tout cela!

J’ai parlé comme on se délivre d’un fardeau, tout d’un trait, saisie
d’une soif de crier ce qui est la vérité; autant pour moi que pour celui
qui m’écoute, je le sens, de tout son être, sa tête hautaine un peu
courbée.

Il réfléchit... Oh! comme il réfléchit!... et je murmure, mes yeux
cherchant les siens, troublée par son silence:

--J’ai raison, n’est-ce pas, mon ami?

Il tressaille. Presque bas, il prononce:

--Ce n’est pas à moi de vous dire que vous faites bien...

Il a ce même étrange accent, jamais entendu dans sa voix ferme, et que
je ne cherche pas à m’expliquer... Mais les yeux ont le regard des
meilleurs jours, le regard qui m’a ressuscitée... Et je sens sourdre, en
mon cœur, la source vive d’une joie qui m’envahit, comme monte la mer.
Je me remets à marcher, lui à mon côté. Avec une confiance d’enfant qui
se sent très chère, je prie:

--Alors, si je fais bien, ne me montrez plus une figure sévère.
Redevenez l’ami que vous étiez! Laissons tomber derrière nous les choses
cruelles!... Il reste si peu de jours avant votre départ! Faites-les moi
très doux, je vous en supplie. Il faut que j’y puise de la force pour
après... quand je serai seule à supporter...

Du même ton bas et vibrant, il murmure:

--Ma chère, très chère petite amie, si vous avez un peu besoin de moi,
est-ce que jamais j’aurai le courage de vous quitter!

--Il le faudra bien...

Je m’arrête court, car ma voix s’altère. Mes nerfs ont eu trop de
secousses depuis quelques jours!

Je suis lasse, oh! que je suis lasse! Je voudrais me reposer dans ce
silence, devant ce lac paisible, sous le large ciel couleur de mauve et
d’or, blottie contre le cœur qui veille sur moi... Et oublier passé,
avenir, tout, oh! tout ce qui n’est pas la douceur de me sentir
protégée!

Mais c’est impossible, cela.

D’ailleurs, pour m’obliger à la correction, voici que je suis revenue
devant mon logis où nous a conduits notre marche inconsciente. Des
groupes sont là, sur la terrasse, dans le parc, qui nous voient, nous
observent, tirent leurs déductions.

Et cette attention que je devine, rappelle aussitôt ma réserve en
déroute. Je redeviens une dame très correcte. Je tends la main à
Meillane, d’un geste d’adieu.

--Petite amie chère, vous ne voulez pas que nous nous quittions déjà!

Je souris de son accent indigné.

--Il est très tard!... Entendez-vous sonner la cloche du dîner?

--Qu’est-ce que cela vous fait?... Vous avez si faim?

Cette fois, je ris tout à fait du contraste entre cette prosaïque
question et nos précédentes paroles.

--Non! je n’ai pas si faim!... Un peu seulement parce que je suis
contente que vous ne soyez plus fâché après moi! Mais demain, nous nous
retrouverons!

--Bien entendu!... Car nous avons encore beaucoup de choses à dire...

De nouveau, l’accent qui m’étonne.

--Demain, je veux votre journée... Laissez-moi vous emmener hors
d’ici... où vous aimerez... A la Maloja?... Voulez-vous?

Oh! la tentation! Mon cœur a un sursaut d’allégresse et de désir si
violent, que je reste silencieuse, effrayée de ce désir et de cette
allégresse. Il serait fou de consentir... Et pour tant de raisons! Mais
d’ordinaire, je ne me préoccupe pas ainsi de la convenance de mes
actes...

Il lit mon hésitation dans les prunelles troublées que je lève vers lui.
Et avec un singulier mélange de volonté et de prière tendre, il insiste:

--Ne dites pas non, mon amie..., pour notre dernière promenade, sans
doute.

La dernière, c’est probable, oui. Pourquoi alors tant de vaine prudence!
J’aurai bien le temps d’être sage!

Et mes incertitudes ne sont plus que des feuilles mortes qui tombent. Et
je dis «oui».


16 août, minuit.

Y a-t-il sous ce toit qui nous abrite, tous passants dans la montagne,
une autre créature qui, ce soir, ait contemplé la nuit avec les yeux
extasiés qui sont les miens?

Ai-je rêvé?... Ou bien est-ce dans une réalité divine que le bonheur m’a
tout à coup montré son visage oublié?

Ai-je rêvé que, fidèle à la promesse qui m’avait été arrachée, j’étais
ce matin, à l’heure convenue, devant la voiture de poste qui devait nous
emporter à la Maloja? Car un réveil de mon expérience me faisant
redouter la douceur du long tête-à-tête dans l’intimité d’une voiture,
j’avais exigé que nous prenions la «poste» de Chiavenna où nous étions
en société nombreuse.

A son tour, il avait cédé... mais retenu les places qui nous mettaient
hors de la bande des touristes italiens, allemands, anglais qu’emmenait
la pittoresque voiture; pareille à quelque berline du siècle passé, avec
sa caisse couleur de paille et ses coussins de velours pourpre.

Et dans l’éblouissant matin que le soleil sablait d’or, nous sommes
partis, ébranlant les vieux pavés du pas de nos quatre chevaux dont les
grelots sonnaient, dans l’air vibrant de clarté.

Nous avons dévalé la côte qui descend vers le lac. Nous avons laissé,
derrière nous, sa fluide émeraude où les arbres allongeaient leurs
ombres, et pris la route qui s’ouvrait comme un chemin de lumière, sur
la rive de l’Inn, bondissante sous l’écume, à travers des plaines de
velours.

Alors le rêve m’a envahie. Du plus profond de mon cœur, ainsi que d’un
abîme, est montée la volonté souveraine de m’enfermer dans le présent
qui m’apportait une béatitude inouïe et faisait de moi--pour quelques
heures!--ce que, jamais plus, je n’aurais cru pouvoir être, une femme
heureuse. Oui, follement heureuse parce qu’elle oubliait!...

De tous les êtres, un seul existait pour moi, qui lui aussi, en ce matin
radieux, appartenait tout entier à une créature unique.

Oh! comme la certitude m’en pénétrait, sans que nous eussions prononcé
un mot qui en effleurât même, le secret! En ce premier moment, le
sentiment de sa présence me suffisait; et aussi la pensée que, pendant
des heures, nous allions être seuls, parmi des inconnus, dont
j’entendais, ravie, le langage étranger. Car ces mots que je ne
comprenais pas avivaient ma conscience d’être bien isolée avec mon ami.
Aussi, quels trésors de sympathie je déversais sur le vieux couple
allemand et sur le jeune couple italien--très amoureux!...--sur trois
Anglaises, fraîches et garçonnières qu’accompagnaient de robustes jeunes
hommes qui lançaient joyeusement la fumée de l’inévitable pipe à travers
l’atmosphère de cristal bleu. Ma lassitude, que la nuit, à peu près sans
sommeil, n’avait pu dissiper, se laissait bercer par la course rapide
des chevaux, par la brise qui fouettait mon visage, par la changeante
vision du décor merveilleux. Avec les prairies, les forêts de sapins,
déchirées sur des vallées souriantes. Des lacs verts, des lacs bleus,
d’une limpidité prodigieuse, à peine ridés d’ondulations nonchalantes,
pailletés d’aigrettes qui scintillent sur le reflet sombre de la
montagne boisée, sur le reflet d’argent des crêtes de neige.

Nous parlons très peu. Mon ami, je le crois bien, se tait pour respecter
le silence extasié où je m’absorbe, reposée par le sentiment qu’il est
près de moi.

Si une instinctive correction ne m’arrêtait, je glisserais, comme font
les enfants, ma main dans les siennes pour sentir sa présence, plus fort
encore. Mais, de vieille date, les convenances m’ont disciplinée; et
seulement, je tourne, par instant, la tête vers lui, pour qu’il soit
bien sûr que je ne l’oublie pas. Alors je rencontre ses yeux attentifs,
songeurs, un peu graves... mais où je lis tout ce que je souhaite pour
demeurer la créature enivrée qui se laisse emporter dans une sensation
de rêve.

Confusément, en mon âme, telles des ombres sur un écran lumineux, des
figures passent, lointaines: père, Marinette, ma petite fille
d’autrefois, mes amis parisiens, même mon cruel époux; et, errant parmi
tous, une mince jeune femme aux yeux moqueurs et tristes, au sourire
sceptique qui, sous un air de spectatrice indifférente ou curieuse,
promène un cœur désespérément triste.

Je la connais bien, cette jeune dame désenchantée. C’est la vraie
Viva... Celle qui était hier. Celle qui sera demain.

Mais aujourd’hui, je n’ai rien de commun avec elle. Pour quelques
heures, je suis une heureuse qui, jalousement, garde contre les fantômes
son fragile bonheur.

A Sils Maria, un arrêt m’arrache à ma songerie. Encore une fois, je me
tourne vers lui, un peu confuse de m’être ainsi laissé absorber par mon
rêve, dont il est l’âme. Et avec un sourire qui demande grâce, je prie:

--Ne me trouvez pas bien impolie de causer si peu! Mais mon «moral» est
un convalescent, au sortir d’une crise... Et, vous savez, les
convalescents sont des égoïstes, ils ne songent tout d’abord,
paresseusement, qu’au bien-être de retrouver la saveur de la vie...

--Je sais... Je sais... Ne vous préoccupez pas de moi qui suis, ce
matin, un mortel privilégié...

Lui aussi...

--... Et soyez comme il vous est bon, ma précieuse petite
convalescente... Pour parler comme vous! Car vous n’avez pas du tout une
mine de convalescente!... Vous avez l’air d’une gamine très fraîche...

--C’est la brise!

--Ah bien, alors, madame, que votre coquetterie rende grâce à la brise.

Quelle vivacité joyeuse il y a dans sa voix et... d’affection dans les
yeux qui me contemplent!

--Vous n’avez pas trop chaud?... Vous êtes bien?

--Oh! oui, si bien!... Cette lumière est idéale! C’est celle de
Samaden...

--Ah! Samaden!... Le bois de mélèzes où je vous ai retrouvée!

Je murmure, songeant:

--Je voudrais encore être à ce jour-là!

--Pourquoi?

--Parce que c’était un commencement. Le commencement du bon rêve.
Maintenant c’est la fin!

--Ne parlez pas de «fin»... Entre nous, c’est un mot qui ne peut plus
exister.

Ce qu’il dit là est si vrai! Oui, la vie va nous séparer. Mais le lien,
le cher lien ne se brisera pas, tissu par ce qu’il y a vraiment de
meilleur en nous.

Un des premiers soirs où nous ayons _bien_ causé, il m’a dit, parlant de
sa mère: «Même de loin, nous sommes unis.» Je la comprends maintenant
cette parole qui, alors, m’avait paru un peu vaine. Même séparés, nous
resterons sûrs l’un de l’autre, avec le bienfaisant orgueil d’avoir pu
n’être que des _amis_!

Et cette certitude me pénètre d’une joie telle, que le charme du silence
rompu, je me prends à causer, gaie comme jamais, certes, il ne m’a
encore vue, après qu’une exclamation--combien sincère!--m’est échappée:

--C’est délicieux, que vous m’ayez emmenée... je devrais dire _enlevée_,
ce matin!

--Vous êtes contente de votre promenade, petite amie chère?

--Oh! oui, si contente!... Et vous n’imaginez pas combien il y a de
temps que j’ai pu rien dire de pareil!...

D’un geste rapide, il saisit ma main, la porte à ses lèvres et la laisse
retomber. Tout cela si spontané que nous en sommes stupéfaits l’un et
l’autre, et nous nous mettons à rire.

--Vous allez me compromettre, monsieur mon ami!

Mais il ne se trouble pas et secoue sa tête volontaire:

--Non!... Personne ne songe à nous. Tous sont occupés d’eux-mêmes!

--Parfait, alors!

Et jusqu’à la Maloja, nous sommes gais autant que le groupe des jeunes
Anglaises et des _boys_, dont les rires fatiguent le vieux ménage
allemand et troublent les amoureux italiens.

Pourtant je n’ai plus vingt ans comme ces gamines; et je n’ignore pas
que ce jour doit demeurer unique...

Les chevaux s’arrêtent. C’est la Maloja, la Maloja sauvage; les cimes
écrasantes qui se hérissent les unes derrière les autres et enserrent
l’horizon; les bois accrochés à leurs pentes; la route, toute blanche du
soleil de midi qui s’enfonce, vers l’Italie, dans le noir défilé des
sapins.

Autour de nous s’ébroue la foule des touristes, assaillis par les
guides, par les portiers des quelques hôtels, qui distribuent leurs
menus.

Mon Dieu, est-ce que, dans cette réalité, je vais me réveiller?

Mon ami doit penser comme moi; sans conviction, il me demande:

--Désirez-vous déjeuner maintenant?

--Oh! non!... Je vous en supplie, fuyons tous ces gens... Allons où nous
pourrons mieux savourer cette beauté!

--Venez alors, mon amie.

Et nous partons vite, par un sentier qui, à travers les pins, coupe la
nappe rose des bruyères.

Mais, brusquement, nous sommes devenus graves. Nous ne causons plus. Il
y a trop de silence autour de nous... Dans cette solitude, allons-nous
pouvoir taire encore ce qu’il ne faut pas dire?...

Dans un éclair, je conçois la folie de cette promenade solitaire avec
l’homme qui m’a réveillé le cœur; et sous ma capeline fleurie, je penche
la tête, comme s’il était trop lourd,--lourd de quoi?...--le regard dont
je me sens enveloppée par celui qui marche, sans parler, derrière moi.

Soudain, je m’arrête court. Devant nous, c’est l’abîme, défendu par un
parapet de bois; c’est le ravin gigantesque où s’engouffre un chaos
d’arbres et de roches... Tout autour, les cimes géantes, fuyant à
l’infini, marbres d’ombres de velours, leurs déchirures ouvertes sur des
lointains de pastel.

Et puis le silence. Un silence formidable; mais aussi un silence vivant,
où vibrent des bruissements d’insectes, des vols d’oiseaux, la houle de
la brise dans les sapins, le craquement sec des branches incendiées par
le soleil... Et sur mon visage, le souffle qui sent l’herbe brûlante, la
résine, la neige, les fleurs sauvages...

Il m’a rejointe avec une exclamation:

--Oh! prenez garde, ne vous penchez pas ainsi!

J’entends ma voix prononcer presque bas:

--Ne craignez rien. Jamais je n’ai le vertige...

--Soit!... Mais vous me faites peur. Donnez-moi la main.

J’obéis sans tourner la tête vers lui. Loin devant moi, je regarde.

Je regarde, non pas seulement avec mes yeux, mais avec mon âme, avec
tout ce qu’elle enferme de plus profond, tout ce qui frémit en elle
d’amertume, de regret désespéré, de passion vaine...

--Oh! vous pleurez!... Pourquoi, mon amour?

«Mon amour»... Tout mon être tressaille. Mais je ne suis pas surprise.
Je le savais bien que j’étais son amour...

Sans un mouvement, je laisse la brise emporter les larmes qui ont roulé
sur mes joues.

--Cette beauté me fait mal! Elle me donne, trop forte, la soif des
bonheurs impossibles...

--Moi aussi, j’ai soif de bonheur... Mais... peut-être suis-je bien
audacieux, le bonheur que je rêve ne me paraît pas impossible à
atteindre...

Je ne bouge pas. Sur le parapet de bois, je vois trembler ma main libre,
où les bagues flambent au soleil.

Et la voix ardente continue:

--Viva, mon bonheur, c’est vous... Il me faut _vous_... Viva, vous le
savez, que je vous aime?

Lentement, j’incline la tête.

Cela aussi, je le savais... Mais après?... Comment m’aime-t-il et
qu’attend-il de moi?... Ce que souhaitaient les autres qui m’ont fait
entendre la litanie d’amour?

Encore une seconde de silence... Et il finit:

--Viva, il faut que vous soyez ma femme.

Sa femme! Oh! mon cher ami, c’est sans mensonge, sans mystère qu’il me
voudrait à lui!

Un torrent de joie jaillit en moi, qui bondit pour m’emporter. Où?...
Mais la prisonnière que je suis sent tout de suite la chaîne.

--Je ne suis pas libre!

--Pas encore!... Mais vous allez le devenir, mon cher amour. Hier, vous
m’avez dit que vous le vouliez... Et c’est pourquoi, maintenant, j’ai le
droit de vous supplier de vous confier à moi pour l’avenir...

Un cri me monte du cœur:

--Pour l’avenir?... Est-ce que je puis avoir encore un avenir?... Mon
ami, ô mon ami, c’est insensé, ce que vous voulez là!... Et c’est
l’impossible!

--L’impossible? pourquoi?... Vous m’appelez votre ami, c’est que vous me
donnez de la foi et de l’affection. Et moi, je vous aime tant, Viva, que
vous finirez bien par me donner aussi de l’amour!

Une seconde, mes paupières s’abaissent sur des yeux de créature
éblouie... Au plus intime de mon âme, je regarde...

Puis, tout haut, je songe, lentement, la voix brisée par les coups
haletants de mon cœur:

--Mon ami, vous m’êtes cher comme personne au monde ne l’était plus...
comme jamais je n’aurais imaginé que quelqu’un pût l’être encore...
Mais... mais je ne veux pas, je ne _peux_ pas recommencer la vie que
vous souhaitez, vous qui êtes jeune...

Il m’interrompt d’une exclamation de moquerie tendre:

--Plus vieux que vous, madame.

Mais je secoue la tête, sans sourire.

--Non, pas plus vieux, car vous n’avez pas connu des années pareilles à
celles que j’ai traversées... Elles comptent double, triple, celles-là!
Peut-être, oui, mon visage est jeune encore. Mais mon cœur ne l’est
plus. Trop d’empreintes douloureuses l’ont marqué à vif.

--Mon amour, il faut m’accorder la joie de les effacer. Peu à peu, vous
oublierez et vous guérirez... Et je vous le jure, j’arriverai à faire de
vous une femme heureuse!

Une femme heureuse!... En cette minute, je le suis divinement... Mais
pour combien de temps! Un obscur instinct me clame sans pitié que ce
bonheur inouï sera un éclair...

Et des mots me viennent, imposés par je ne sais quelle puissance
supérieure à ma volonté qui s’élance vers le bonheur réapparu...

--Restez mon ami... Aimez-moi beaucoup... très fort... toujours. Mais
n’amenez pas dans votre vie la créature désabusée que je suis. Ce n’est
pas une femme comme moi qu’il vous faut, mais une jeune fille, une
_vraie_ jeune fille...

Je m’arrête. Lointain, dans mon souvenir, a passé le visage de cette
exquise Marie-Reine dont la jeunesse m’a frôlée un instant.

Puis, la vision s’efface, car la voix chère me répond:

--Viva, aucune jeune fille ne pourrait être ce que vous êtes pour moi.
Ne le sentez-vous pas, ma bien-aimée?... Je vous veux telle que je vous
ai connue.

--C’est-à-dire... comment?...

Il sourit et m’attire doucement, ma main toujours serrée dans la sienne:

--C’est-à-dire... douloureuse... sceptique... tendre... rieuse
quelquefois... capricieuse souvent... et toujours attirante à donner le
vertige aux plus solides! Viva chérie, j’accepte les souvenirs, les
meurtrissures, les empreintes que garde votre pauvre cœur... Viva,
petite adorée, ayez confiance... J’essaierai de vous donner tant de
bonheur que vous ne vous rappellerez plus le passé... Vous serez une
Viva nouvelle, la mienne, ma Viva... Dites, vous voulez bien me
permettre de tenter cela?...

--Ah! je ne sais plus ce que je veux, ce que je crains, ce qui doit
être... Je ne sais plus qu’une chose. C’est qu’à moi, l’isolée, un cœur
est venu qui ne me trahirait jamais, qui m’offre le repos, la chaleur,
la lumière; qui m’offre un trésor sans prix, l’amour rêvé jadis par ma
jeunesse.

Et vaincue,--pour un jour, du moins,--je me laisse envelopper par le
bras qui m’attire. Du mouvement qu’appelait ma faiblesse, j’appuie,
apaisée, ma tête sur la virile épaule; et mon regard se lève vers ce
visage où les yeux me contemplent avec une passion grave et fervente. Il
se penche; dans ses prunelles, j’aperçois, à travers une brume humide,
mon image toute petite...

--Viva adorée, donnez-moi ici le baiser de nos fiançailles...

Je tressaille... Voici des années que des lèvres n’ont touché les
miennes. L’onde du souvenir monte en mon cœur et fuit... Un frisson
secoue tout mon être... Mais je ne me défends pas... Et la caresse frôle
mes paupières, mes joues, puis descend... Et les lèvres tendres, fermes,
ardentes, se posent sur ma bouche, en un baiser profond, pareil à un
sceau...

... Un bruit de voix tout à coup nous ramène à la notion du réel. Des
promeneurs viennent. Nous nous écartons d’un élan si vif qu’aussitôt
nous nous regardons en riant. Mon visage est brûlant; mais lui est pâle,
avec des prunelles où flambe une lueur.

Et je lui glisse, malicieuse:

--Vous aviez dit un baiser et...

--Et vous croyez qu’il y en a eu plusieurs?

--Je n’ai pas compté...

Les promeneurs surgissent; ce sont les jeunes Anglaises de ce matin avec
leur escorte de _boys_.

Peu nous importe. Nous sommes très corrects, des touristes qui
contemplent le paysage. Ils saluent. Nous aussi. Leurs voix trop
timbrées sonnent joyeusement, en éclats qui nous mettent en fuite. Et
revenu sur terre, mon ami me dit, un peu confus:

--Il doit être affreusement tard... Petite Viva, vous devez mourir de
faim. Pardonnez-moi et... venez déjeuner.

Déjeuner, soit. Qu’est-ce que cela me fait, d’aller ici ou là, emmenée
par lui?...

Nous avons déjeuné tous les deux seuls, en vrais amoureux, sous la
pergola désertée par les touristes cosmopolites qui avaient--les
charmantes gens!--terminé leur repas et arpentaient les sentiers que
brûlait maintenant le soleil, haut en plein ciel.

Ensuite, une après-midi merveilleuse. Sans y prendre garde, nous avons
laissé passer les «postes» pour le retour. Et, très difficilement, mon
ami découvre la voiture qui ramène une Viva nouvelle; dans le beau
crépuscule violet, nacré de rose et d’or... Une Viva qui ose regarder
vers l’avenir avec une foi victorieuse; son scepticisme vaincu par les
mots qui sonnent en son cœur comme une promesse: «Ayez confiance, mon
amour.»


18 août.

Le rêve est fini.

C’est bien vrai. Il m’a quittée.

Pourquoi l’ai-je laissé partir? Jamais plus, peut-être, nous ne
retrouverons des jours pareils à ces derniers que nous venons de
vivre... Où j’ai été vraiment sa Viva; celle que son souverain amour a
créée; qui se livre à lui avec une confiance absolue, avec un cœur
nouveau que nul n’a possédé, qu’il a délivré des doutes, des craintes,
des souvenirs mauvais... Et pourtant un cœur qui sait... Comme savent la
pensée, l’âme de femme que je lui apporte, tels qu’il les veut, ayant
connu tant des saveurs, des parfums, des poisons de l’arbre de vie.

Près de lui, j’oubliais cette science dangereuse, purifiée par la source
où il me faisait boire. Ah! quel gouffre entre mon ivresse affolée de
jeune épouse et le sentiment si profond, presque grave que, recueillie,
j’enferme en moi aujourd’hui, comme les croyants gardent leur Dieu.

Mais il est parti.

Une seconde, j’ai eu la tentation lâche de le retenir. Un cri
involontaire m’est venu hier, quand, à son adieu, j’ai eu la sensation
de l’irrévocable.

--Oh! pourquoi partez-vous? Pourquoi me laissez-vous?

--Mon amour, c’est pour quelques jours seulement.

--Que sait-on jamais!

D’un geste violent, il m’a saisie entre ses bras.

--Viva, que voulez-vous dire? Est-ce que, moi parti, vous allez vous
reprendre? Est-ce que vous ne m’avez pas promis d’être mienne?

--Si... Oh! si!... A jamais, cher, je suis à vous. Mais tant de choses
sont entre nous...

--Nous les écarterons... N’ayez pas peur, ma bien-aimée.

Je restais serrée contre lui comme un bébé qui a peur, raidissant ma
volonté pour ne pas supplier encore:

--Restez... Oh! restez...

Heureusement, j’ai pu ne rien dire... C’eût été mal de le retenir,
sachant que sa mère le désire près d’elle,--lui, un passant, en
France,--au jour d’anniversaire qui réunit tous ses enfants. Un obscur
remords fût né entre nous; chez moi, de mon égoïsme; chez lui, de sa
faiblesse...

Il est parti. J’essaie d’être brave en me répétant--à satiété!--que dans
quinze jours, nous nous retrouverons. Je vais quitter Saint-Moritz à la
fin de la semaine prochaine. Je repasserai par Paris--où il sera--avant
d’aller m’installer chez père pour septembre et octobre. Là, je suis si
libre, que j’arriverai bien à profiter de son dernier mois en France.

Je me dis tout cela... Et parce que je ne sens plus son amour
m’envelopper étroitement, mon âme est glacée... Un être dépouillé du
vêtement qui lui tenait chaud!


19 août.

Marinette ne s’est doutée de rien. Tous les grelots qui tintent
joyeusement dans sa jeune vie font, autour d’elle, trop de bruit pour ne
pas la distraire. Et puis, à mon égard, elle n’est plus guère, ma petite
enfant d’autrefois, qu’une fugitive visiteuse qui s’arrête avec des mots
affectueux--souvent bien quelconques--quand elle sent le besoin de
retrouver ma tendresse... O mon petit papillon chéri, vous ne soupçonnez
donc jamais tout le bien que vous pourriez faire au cœur de votre
«grande»?

Ce matin, elle est entrée dans ma chambre avec une dépêche décachetée,
m’a chaudement embrassée, s’est prise à fourrager parmi mes bibelots,
sur la table à écrire. Puis son délicieux visage très rose, elle m’a
confié, et ses yeux m’observaient, un peu chercheurs:

--Je viens de recevoir des nouvelles de Bob. Il a dicté une lettre à sa
garde, me dit-il. Nous allons l’avoir. Son bras se remet. Il est bien
soigné.

--Par la Danaïde...

--Il ne le dit pas... Mais je pense qu’elle vient le voir... c’est bien
le moins! Tu ne trouves pas?... Puisque c’est par sa faute qu’il a été
blessé...

--Évidemment, elle lui doit bien cela!

Ma voix est paisible. Pourtant un choc m’avait atteinte quand Marinette
avait prononcé le nom de Robert. Brutalement, je retrouvais la chaîne,
un moment oubliée. C’est pourtant vrai qu’aux yeux du monde, j’ai un
mari... Et je me considérais comme une fiancée! Un peu d’ironie avait dû
se glisser dans mon accent, car Marinette qui joue avec des bagues,
coule vers moi un coup d’œil semi-inquiet.

--Tu lui en veux beaucoup, à ce pauvre Robert?

--Non, je ne lui en veux pas du tout!

Elle ne peut savoir à quel point je dis vrai! Lui en vouloir, parce
qu’il m’a donné le courage de recouvrer mon indépendance? Oh! non, je ne
lui en veux pas!

Un instant de silence. Mes yeux suivent les frissons de l’eau verte,
sous ma fenêtre.

Marinette s’est levée et, devant la glace, tourmente les cheveux fous
qui moussent autour de son front. Puis elle revient vers moi, petit
tourbillon parfumé, et me jette ses bras autour du cou. Les lèvres
fraîches caressent mon visage de baisers légers.

--Tu es un amour, Viva. Ah! si tu voulais, comme tu empêcherais bien Bob
d’aller attraper des coups de pistolet... bêtement! pour défendre ou
garder une Danaïde!

Encore une minute de silence. Par delà le lac étincelant, mes yeux, ceux
de l’âme, aperçoivent les cimes de la Maloja...

--Oui... Mais je ne le veux pas... Je ne le veux plus. J’ai essayé
autrefois! Il y a longtemps... longtemps! La Viva qui l’a tenté en ces
jours lointains n’existe plus du tout. Celle d’aujourd’hui, petite
Marinette, ne désire plus que sa liberté, sa liberté complète!

Encore un coup d’œil, un brin embarrassé, de Marinette. Puis, bien
innocemment, j’en jugerais, elle s’exclame:

--Tu vas t’ennuyer sans Meillane. Vous étiez si amis! Paul, le sage
Paul, prétend que ça vaut mieux qu’il soit parti, car tu aurais fini par
être compromise. Il m’a bien amusée avec sa réflexion!

Ici, je juge prudent d’entraîner Marinette hors de ce délicat terrain;
et j’interroge, sûre du succès de ma diversion:

--As-tu des nouvelles de ton amie Valprince?

L’effet est instantané.

--Oui, ce matin même. Une lettre délicieuse!

Robert, sa fâcheuse aventure, Meillane, moi, nous nous évaporons
littéralement du cerveau de Marinette. Et malgré mes dénégations, il me
faut entendre différents passages de ladite lettre.

--Tu vois quelle femme exquise elle est!... Comme toi!

--Plus que moi, certes!

--Autrement, voilà tout...

Je n’insiste pas et bientôt Marinette me quitte pour une petite flânerie
avant le déjeuner.

Je reste à songer. Devant ma fenêtre, j’entends jouer les enfants sous
la garde d’Agnès; et jusqu’à moi montent la voix d’oiselet d’Hélène, le
timbre plus masculin de Guy.

Pourquoi Marinette m’a-t-elle si bien rappelé que je suis toujours en
puissance de mari? Que de mois vont passer avant que je sois délivrée!
Et d’autres mois encore, avant que je puisse être emportée, devenue son
bien, par l’être qui m’a conquise sur moi-même!

Le divorce, je l’obtiendrai... Mais quand? Attendre, il faut attendre...
Et l’avenir, c’est la colline de sable qui s’écroule quand on croit
l’avoir gravie.


21 août.

_Lui_ présent, j’ai pu m’enclore dans le monde enchanté qu’il m’avait
ouvert.

Mais maintenant qu’il est loin, je regarde hors de l’éden; et tout de
suite, le vol troublant de mes pensées recommence; leurs ombres glissent
sur mon ciel.

Hélas! il n’est plus là pour les écarter!

Quand je lis sa chère causerie quotidienne, si vivante qu’elle
m’apporte--quelques minutes...--l’illusion de présence, alors la
confiance m’apaise, et j’espère... Mais après!... Après, je réfléchis.

Ce matin, il m’écrit:

«Sitôt votre retour à Paris, vous commencerez, n’est-ce pas, mon cher
amour, les démarches qui vous libéreront et vous donneront à moi, afin
que je puisse enfin vous montrer ce que c’est, une femme adorée.»

Me libérer!... oui.

Et ensuite?... Ensuite, un jour, il m’emmènera devant un monsieur qui,
en vertu des conventions sociales, me conférera le droit de vivre en
épouse, légalement, auprès de l’homme que j’aime. Et puis ce sera tout.
Cérémonie si puérile et absurde, que je me demande pourquoi m’y prêter
et attendre, pour être à lui, la vaine permission octroyée par la loi...

La lecture de sa lettre achevée, il m’arrive de fermer les yeux afin de
le mieux voir en mon âme... Est-ce bien moi la moqueuse, la
désenchantée, la sceptique qui, avide, recueille ainsi l’onde du bonheur
venue jusqu’à elle!

Que de chemin parcouru depuis le soir où il est entré dans ma loge,
visiteur inconnu, posant sur moi son vif regard; où je l’ai accueilli
indifférente, sans nulle intuition que c’était ma destinée qui
entrait...

Maintenant, j’ai presque peine à retrouver son visage de nos premières
rencontres; un peu froid, un peu impérieux, son allure de clubman très
correct, l’ironie gamine et gaie de son sourire, l’éclat de ses yeux,
alors sans caresses.

Ce Meillane-là, c’est celui de tout le monde. Non pas celui que je
connais maintenant... Celui de la Maloja!...

Oh! la Maloja!... Entrerai-je jamais dans le paradis qu’il m’a montré ce
jour-là?... Tant de mois doivent passer encore, avant qu’il ait le droit
de m’y emporter! Et dans cinq semaines, il sera parti...

Il ne sera pas là pour me soutenir dans les heures mauvaises qui vont
venir, où il me faudra lutter; et pour vaincre, dévoiler ma misère
d’épouse, revivre les jours torturés d’autrefois...

Quelle femme serai-je après cette épreuve?

Aurai-je la force de recommencer ma vie, avec un cœur nouveau, oubliant
l’amoureuse que je fus jadis pour un autre qui m’a laissé la terreur et
le dégoût de l’amour?...

Oh! le triste don que je vous accorderai, mon ami, en me confiant à
vous, toute meurtrie du mal que l’autre m’a fait!

Que j’ai peur de moi!... Que j’ai peur pour vous!

Là-bas, quand vous serez bien loin, soustrait à l’enchantement par votre
nouvelle existence, si vous alliez regretter votre généreuse folie?

Oui, folie!... Oui, généreuse, oh! combien!... Ne protestez pas, mon
chéri. Car ce n’est pas l’égoïste recherche de votre plaisir qui vous a
rendu... ce que vous avez été pour moi, depuis qu’une volonté inconnue
nous a rapprochés.

Telle je suis, c’est vrai, je vous ai plu. Mais vous n’avez pas imité
tous ceux qui rôdaient autour de mon isolement... Votre promesse d’être
seulement «mon ami», vous l’avez bien tenue! Plus qu’à vous-même, vous
avez pensé à moi, ayant pitié de la détresse de mon cœur que vous aviez
devinée et essayiez de consoler...

Et pour un homme épris comme, peu à peu, vous le deveniez, c’était très
difficile ce rôle que vous acceptiez, justement parce que votre amie
vous était très chère--plus que vous-même.

O mon bien-aimé, comment vous remercierai-je assez d’une telle preuve de
votre tendresse! Vous ne soupçonnez pas à quel point je suis fière que
vous soyez ainsi. Grâce à vous, je sais maintenant combien il est
délicieux d’estimer autant qu’on aime. C’est une joie que je ne
connaissais pas!

Mais qu’ai-je à vous offrir pour tout ce que je reçois de vous? Mon
cœur, mes caresses--et mon cruel passé de femme.


24 août.

Hier soir, je pensais à _nous_, incapable de m’endormir. Une étrange
idée, tout à coup, a déchiré le sombre tissu de ma rêverie. Une idée qui
m’a secouée d’un sursaut de révolte. Une idée sortie de quelles
profondeurs? «Justement parce que j’aime mon ami du meilleur de mon âme,
je devrais me refuser à lui, car je vais lui apporter difficultés et
tourments de toute sorte...»

Cela est si évident que ma révolte s’est brisée... Je ne m’illusionne
pas; il lui faudra renverser combien d’obstacles pour faire accepter aux
siens, à sa mère, son mariage avec une femme divorcée qui, même pour sa
carrière, peut devenir une entrave!

Dans le monde auquel j’appartiens, le divorce est un acte très simple,
naturel et logique. Mais dans le sien, fidèle aux principes d’antan, ce
n’est qu’un mot. Pour ces gens d’autre race, aucune puissance humaine ne
peut délier la femme du serment conjugal. Ma mystique maman aurait pensé
ainsi...

Peut-être, moins difficilement, ils admettraient que je devienne sa
maîtresse; la faute alors n’est pas irréparable.

Sûrement,--et je le conçois!...--sa mère a rêvé pour lui une épouse
d’autre sorte qu’une femme déflorée par la vie. Certes, je suis ce que
l’on appelle couramment une honnête femme. Mais de cette honnêteté, je
n’ai pas le droit de me faire gloire! Si je me suis farouchement gardée
depuis notre séparation avec Robert, ce n’est pas souci de la vertu,
comme disent les gens sages; c’est que mes souvenirs suffisaient à
écarter l’ombre même de la tentation. Le mariage, tel que je l’ai connu,
m’a donné un culte de nonne pour la chasteté. J’en suis sortie avec une
soif éperdue de pureté pour mon corps, autant que pour mon cœur. Et ma
solitude a été vraiment une eau lustrale, si bienfaisante que, dès lors,
d’instinct, j’ai fui tout ce qui ressemblait même à l’ombre d’une
souillure...

Mais ce n’est pas de la vertu, cela, puisqu’il n’y a eu dans ma sagesse,
ni effort, ni lutte, ni tentation. Je le sais bien que j’ai refusé mon
corps, mes lèvres même, simplement parce que les livrer m’aurait fait
horreur. Et l’impression est si vivace en moi que, même de _lui_,
jusqu’alors... j’aime par-dessus tout la caresse des mots...

Et puis encore, sa mère, il l’a dit devant moi, est une chrétienne
fervente. Alors comment, dans sa conscience de catholique,
acceptera-t-elle que son fils, son unique fils, vive pour l’amour d’une
femme en rébellion avec la loi formelle de sa religion?... A cause de
moi, ils se feront souffrir l’un l’autre, eux en ce moment si unis...
Car elle ne sait rien encore, sur ma prière... A quoi bon parler
maintenant d’un avenir trop lointain?

Chez lui, les croyances ont été emportées par le flot. Et puis, il me
veut si fort que, pour aller à moi, il les écarterait comme un fétu de
paille. Mais... mais ne garde-t-il pas, peut-être à son insu,
l’empreinte des enseignements auxquels nos mères ont cru, dociles, et
n’éprouvera-t-il pas, je ne sais quel subtil regret d’être contraint de
les transgresser?

Est-ce que moi-même qui me jugeais une affranchie, je ne découvre pas
ceci, dont je suis stupéfaite: ce sera pour moi une barrière à franchir,
ce divorce qui me sépare de l’Église, à laquelle, pourtant, je me
croyais devenue étrangère.

Oh! le voile noir sur mon ciel! Jacques, il faudrait votre présence pour
l’écarter...


25 août.

Ce matin, Marinette est arrivée dans ma chambre, tandis que, les épaules
nues, je finissais de m’habiller, ayant changé de blouse. Et elle s’est
exclamée:

--Oh! Viva, tu es de plus en plus mince! Sûrement, tu as maigri Est-ce
que tu es souffrante?

--Non, pas du tout, chérie.

--Et puis, tu n’as plus la belle mine de la semaine dernière!

J’ai eu peur de quelque rapprochement avec le séjour de Meillane. Je
l’ai embrassée et l’ai distraite par une question; ce qui n’a pas été
difficile. Elle est habituée à ce que, dans nos causeries, nous parlions
toujours d’elle, jamais de moi.

Ce que j’ai?... sans doute, je réfléchis trop!

Elle s’est mise à me raconter, avec une gaminerie spirituelle, toute
sorte de menus propos sur les uns et les autres. Je l’écoutais
vaguement, indifférente à ces petites histoires qui l’occupaient très
fort. Mais ce m’était un bien de respirer sa jeunesse, ainsi qu’un
bouquet de roses toutes fraîches.

Elle était dans ses jours de câlinerie tendre. Et elle a prié, au moment
de partir:

--Viva, tu vas être gentille, ne pas faire la sauvage, et tu viendras,
avec nous, goûter tantôt. Tous te réclament.

Et j’ai promis, pour échapper à ma pensée. Mes souvenirs me brisent.

Maintenant, j’ai peur des longues courses solitaires que j’adorais.

Autant que je puis, je reste avec mes deux petits, me laissant accaparer
par leur naïve tendresse qui m’apaise. Mais j’en suis venue à compter
les jours qui me restent à passer avant celui où je pourrai me réfugier
auprès de _lui_!


29 août.

Tantôt, une découverte dont je demeure bouleversée.

Je m’habillais. J’ai voulu rattacher le ruban qui serrait les dentelles
sur ma poitrine. Il avait glissé contre la peau. Comme je cherchais à en
saisir l’extrémité, mes doigts ont frôlé ma gorge nue... Et brusquement,
j’ai oublié ruban, dentelle, tout... tout ce qui n’était pas un point,
une invisible grosseur que ma main venait de rencontrer pour la première
fois.

Le cœur soudain battant très vite, j’ai palpé... Sous la peau, qui a
toujours sa pâleur nacrée, il y avait, certainement, quelque chose
d’étrange, de mystérieux,--non point douloureux.

Devant la glace, dans la pleine lumière, j’ai observé mes deux seins.
Ils sont pareils, fermes, ronds... La chair rosée à peine, sur le réseau
léger des veines...

Qu’est-ce que j’ai?... Quel mal inconnu dont l’œuvre jusqu’ici aurait
été de me rendre plus mince encore?...

Des secondes, des minutes, que sais-je? ont coulé tandis que,
obstinément, je considérais ma chair dévoilée, cherchant à en découvrir
le secret. Comme la vie y circulait, ardente! Mes doigts la trouvaient
tiède, toute parfumée dans la dentelle; comme jadis, aux heures où des
lèvres gourmandes la brûlaient de caresses...

Alors... quoi?

Le claquement sec de mon store, battu par la brise, m’a fait relever la
tête.

Dans la glace, je me suis aperçue avec un visage de cire, des lèvres
graves, de grands yeux de créature épouvantée. Et j’ai eu l’impression
d’avoir entrevu un abîme.

A Paris, immédiatement, j’aurais recouru à mon docteur, afin d’avoir une
explication... Ici, je ne puis qu’attendre mon très prochain retour en
France, et écrire à quelque spécialiste sûr, pour demander un
rendez-vous.

Devant cette évidence, je me suis raidie contre mon affolement, bien
résolue à en garder le secret.


30 août.

Donc, je n’ai rien dit à Marinette qui s’agiterait de ma révélation,
sans m’apporter aucune assistance, physique ou morale. Et puisque je ne
peux rien savoir avant quelques jours, j’emploie toute ma volonté à
oublier l’inquiétude qui s’est attachée à moi, rude comme un cilice.

Peut-être, après tout, n’ai-je rien qui justifie mon anxiété? Que de
fois, j’ai entendu raconter des histoires analogues à la mienne; des
diagnostics faux de médecins, des erreurs de femmes désemparées qui,
pour un bobo, se croyaient perdues!


31 août.

J’ai écrit, afin de m’informer si le spécialiste qui a soigné plusieurs
femmes que je connais pourrait me recevoir à mon passage à Paris,
demandant que la réponse me soit envoyée chez moi, au Cours-la-Reine.

Car, dans quatre jours, je pars. Les Abriès me précèdent. Ils reviennent
des lacs italiens et voulaient m’y entraîner. Ils ignorent le double
aimant qui m’attire à Paris.

Marinette exulte; parce que, à Lugano, elle va retrouver son _âme-sœur_.
Les Valprince y séjournent, en effet, pour quelques semaines; et Paul,
bien entendu, s’est empressé de satisfaire au désir de Marinette de les
aller rejoindre un moment. Ma petite sœur en éprouve une allégresse qui,
s’unissant à la liquidation de ses flirts à Saint-Moritz, l’absorbe bien
trop pour que j’aie à faire grand effort afin de lui dissimuler ma
préoccupation. Il lui suffit pour le moment de trouver en moi la fidèle
confidente, à qui elle peut tout dire, et elle m’en témoigne son plaisir
avec des mots tendres de petite fille dont je connais maintenant la
valeur et qui, cependant, me sont encore doux à entendre.

O Marinette chérie, tu ne sais pas ton bonheur de pouvoir n’être qu’un
délicieux papillon, voletant dans la joie!


1er septembre.

Demain, je pars.

Tous ces jours-ci, j’ai fait le pèlerinage des endroits que j’ai le plus
aimés. Mais je ne suis retournée ni à Samaden, ni à la Maloja que je
veux conserver, en mon souvenir, comme des visions d’un séjour enchanté
où je ne rentrerai qu’avec _lui_... Si j’y rentre jamais...

Je prends congé des êtres dont l’existence a côtoyé la mienne pendant
les semaines qui s’achèvent et que, pour la plupart, je ne reverrai
jamais... «Partir, c’est mourir un peu...»

Voici le dernier soir où je regarde, sous la lune étincelante, à travers
les vitres, car il fait froid, le beau paysage qui m’est devenu un ami,
tant j’ai songé, mon regard errant sur ses lointains, aussi bien dans
l’éveil rose du matin que sous le bleu crépuscule.

Que de fois, aussi, j’entendrai la houle du vent à travers les sapins,
le bruit frais de l’eau; l’éclat des jeunes voix, au tennis; le rire de
mes «petits» quand ils venaient jouer sous ma fenêtre...

Et avec quelle mélancolie je regretterai cette musique des sons qui me
furent doux...

Ah! que je supporte donc mal les départs!

Petit pays, perché comme une aire au creux de vos montagnes, par combien
de fibres je vous demeurerai attachée!... Cela me fait grand’peine de
vous dire adieu...

Oh! oui, partir, c’est mourir un peu...


2 septembre.

Le train file. Une course vertigineuse d’express. Paris, maintenant, est
bien proche... Et je m’aperçois que je ne voudrais pas encore
arriver!... J’ai peur de ce que je vais y trouver... Peur de la
révélation qui m’attend peut-être. Peur--l’aurais-je jamais cru?--peur
de le revoir, mon ami chéri. Si lui, si moi, nous allions être autres...
Si l’enchantement n’était plus...

Alors, pour me dérober à trop de questions inquiètes, je me suis mise à
écrire, lasse de la nuit passée sans parvenir à sombrer dans la
bienfaisante mort du sommeil. Pourtant, bien résolue à dormir, je
m’étais allongée sur ma couchette; ayant pu être seule dans ma cellule
de voyageuse, ma femme de chambre installée dans un compartiment voisin.

Mais, en vain, je suis demeurée immobile ainsi qu’une enfant très sage,
m’appliquant à ne pas penser ni à écouter le bruit du train trépidant.
Le repos n’est pas venu. J’ai dû subir ce silence de la nuit où l’esprit
acquiert une terrible clairvoyance.

Enfin l’aube s’est montrée! Mes yeux qui songeaient, larges ouverts,
l’ont vue apparaître; laiteuse tout d’abord, puis grise sous la brume de
chaleur que le soleil ne pouvait vaincre.

Alors, les fantômes ont reculé. Mais ils m’avaient brisée. Passive, j’ai
regardé fuir les villages où la vie se réveillait; où dans les chemins,
déserts encore, marchait parfois, toute menue, la silhouette d’un
travailleur matinal. Sous les arbres jaunissants, des cours d’eau
paisibles luisaient. Dans les prairies, des vaches paissaient déjà,
leurs têtes lourdes relevées un instant au bruyant éclair du train. Par
la vitre abaissée, je sentais venir sur mon visage un souffle tiède, un
peu humide, qui soulevait mes cheveux; et quand je renversais à demi la
tête je ne voyais plus que l’infini gris de ce ciel de septembre,
doucement mélancolique.

Et puis, tout à coup, un choc du train m’a fait heurter ma poitrine, du
côté où est l’invisible mal. Je me suis souvenue...

Et pour fuir la hantise ravivée, j’ai sauté hors de ma couchette; et,
activement, je me suis appliquée à réparer de mon mieux les traces de
cette nuit d’insomnie. L’eau froide m’a été bienfaisante; a ramené une
onde presque rose sur la peau pâlie, effacé un peu le cerne des yeux.
Mes cheveux lissés, tordus sous ma toque soigneusement remise, mon voile
ombrant le tout, j’ai constaté que je pourrais affronter le regard de
mon ami... s’il me faisait cette surprise de venir m’accueillir à la
descente du train, quoique je me sois bien gardée de lui indiquer
l’heure de mon arrivée.

Mais mon stupide cœur, trop sensible à toutes les nuances, voudrait
qu’il se fût informé et qu’il fût là.

Est-ce ridicule, s’il n’y est pas, une bouffée de froid, je le sens, me
gèlera un instant? Je sais si bien qu’il me trouverait, moi,
l’attendant.


2 septembre, 4 heures.

Il y était.

Quand tout à coup, dans la foule des visages tendus vers les assistants,
j’ai aperçu sa tête brune, des larmes de plaisir me sont montées aux
yeux. Je suis si nerveuse en ce moment!

Malgré la cohue, tout de suite, il avait découvert ma personne menue.

J’ai surpris dans ses yeux un éclair qui m’a fait tressaillir toute. Sa
main m’a saisie et attirée hors de la foule, et j’ai attendu les mots
dont j’avais soif:

--Ma chérie, ma chérie, ma précieuse petite... Enfin vous voilà!... Mon
amour, c’est exquis de vous retrouver!

Oui, c’était exquis... Même au milieu de ces étrangers, même dans ce
vilain décor, banal et bruyant! Vraiment, quelques secondes, nous avons
été aussi seuls qu’à la Maloja, devant les montagnes géantes...

Heureusement pour «ma considération» j’ai repris conscience,--grâce au
passage d’un chariot de malles!--que Céline, ma camériste, m’attendait à
quelques pas, discrète et curieuse, flanquée de mon sac de voyage.

Bien vite, j’ai pris, pour tantôt, rendez-vous avec mon ami, afin que
nous dînions ensemble. Et je l’ai congédié sagement. D’autant que, tout
de même, j’avais peur de n’être pas très bonne à voir...

Aussi, revenue dans mon gîte, ravie de me sentir _at home_, je me suis
jetée sur mon lit, derrière mes persiennes closes.

Et, cette fois, vaincue par la fatigue, les nerfs détendus par la joie
de l’avoir revu, j’ai dormi plusieurs heures, de ce sommeil sans rêve
qui est un baume.

Quand, à la fin de l’après-midi, je vais sortir de chez moi, rafraîchie
par le bain, reposée par la longue sieste, habillée avec un soin...
d’amoureuse, je serai plus tranquille que ce matin pour rencontrer les
yeux de mon ami...


3 septembre.

Peut-être le jour qui commence me tient en réserve une épreuve
nouvelle,--à trois heures et demie, j’ai rendez-vous avec le docteur...
Mais, du moins, hier m’a donné une soirée de rêve.

Je l’ai retrouvé, _lui_, à l’extrémité du Cours-la-Reine, comme nous
l’avions convenu. Et une auto nous a emportés, d’une allure de vol, vers
le petit pays peu fréquenté, sur le bord de la Seine, où nous avions
chance de n’être importunés par aucune fâcheuse rencontre. C’était un
peu fou, tout de même... mais tant pis... C’était si bon!...

Comme là-bas, à Saint-Moritz, l’inoubliable jour, le couchant était d’or
empourpré. Mais sa lumière ne ruisselait plus sur la montagne. Elle
errait sur nos douces plaines de l’Ile-de-France, sur l’ondulation
paisible de ses collines que voilait la brume, sur l’eau couleur de
jade.

Et puis surtout, c’était lui près de moi, si follement heureux, que tout
ce qui n’était pas son amour, scrupules, inquiétudes, terreur de demain,
tout s’est évanoui de mon cerveau... Pleinement, j’ai voulu jouir de mon
trésor... Peut-être pour le dernier soir...

Il faisait nuit, quand nous avons pensé à venir croquer le dîner
commandé. Ainsi qu’à la Maloja, nous étions seuls, sur une petite
terrasse où la brise détachait des feuilles jaunies qui tombaient avec
un bruit de soie froissée. Mon ami s’est excusé de l’insuffisance
possible de la cuisine. Je me rappelle que je me suis mise à rire de ses
craintes.

Je suis si peu gourmande!... Et puis, je ne pensais guère à ce qu’il
voulait me faire grignoter... Nous avions tant à dire, depuis quinze
jours que nous étions séparés...

Et, tellement j’étais prise par le sortilège de l’heure présente que,
sans effort, j’oubliais mon mal et son départ si prochain...

Après le dîner, un moment, nous avons marché le long du fleuve. Puis
nous avons pris une route qui montait entre les arbres, vers le haut du
coteau. Mon bras était glissé sous le sien et nous avancions lentement,
très lentement... De me sentir ainsi toute seule dans la nuit avec lui,
la notion du réel m’échappait! J’allais, bercée par les noms qu’il aime
à donner: «Viva chérie... Petite mienne adorée... Mon amour»...

La route a tourné. Nous étions en haut de la côte. Un souffle plus frais
a frôlé ma figure. A nos pieds, dans le creux de la vallée, le sombre
ruban de l’eau fuyait, veiné par des sillons de clarté.

Et par delà, c’était la plaine, les silhouettes d’arbres, le lointain
confus des bois sous un immense ciel, paisible infiniment.

Vague, le souvenir m’a effleurée de la Maloja éblouissante dans la
splendeur de midi. N’était-ce pas meilleur, cette ombre qui nous
rapprochait plus encore?

J’étais serrée contre lui, ma tête sur sa poitrine; ses baisers
caressaient mes cheveux, mes paupières, mais aussi ils brûlaient ma
bouche qui s’entr’ouvrait, devenue avide:

Tout bas, son visage penché sur le mien, je l’ai entendu me murmurer:

--Viva, mon amour, je voudrais t’avoir toute à moi...

Haletante, je suis restée silencieuse. Une bizarre image surgissait
soudain en mon cerveau, montée de quelle mystérieuse profondeur? Robert,
là-bas, au delà de l’Océan... La Danaïde entre ses bras, comme moi dans
ceux de Jacques... Cette femme et moi, toutes deux, nous appartenons, de
fait ou de désir, à l’homme qui nous est cher. Et je la jugeais de si
haut...

--Viva j’ai faim de toi!...

Quelle prière dans l’accent, d’ordinaire si ferme!... Cette voix basse,
brisée, où le désir jette éperdument son appel, je la reconnaissais...
Jadis, tant de fois, je l’ai entendue... et écoutée.

Est-ce pour cela qu’en cette minute quelque chose en moi a dit «Non»...
Quelque chose me retenait qui m’a fait murmurer:

--Oh! pas maintenant!... Pas encore, bien-aimé.

J’ai senti se desserrer l’étreinte qui m’enveloppait; et la voix sourde
a dit:

--Alors, chérie, ne me tentez pas ainsi!... Je vous aime trop pour être
sûr de ma sagesse...

Mais je ne voulais pas m’éloigner de lui... J’étais si bien dans ses
bras, blottie dans son amour. Et, à mon tour, j’ai supplié:

--Jacques, ne me repoussez pas!... Je suis tellement à vous, mon ami
chéri... Votre petite chose... Ce soir, laissez-moi être seulement votre
enfant... Gardez-moi entre vos bras.

L’étreinte a recommencé forte, douce, tendre. Mes prunelles, alors ont
cherché, à travers la nuit, les siennes qui me contemplaient avec le
regard que toute mon âme appelait... Mes lèvres tremblantes ont murmuré
passionnément:

--Je vous adore, Jacques, mon Jacques!

Des secondes...--ou des minutes...--ont coulé, d’une mortelle douceur.
Immobile sur sa poitrine, son bras serrant mes épaules, sa bouche sur
mon visage, je sentais, insouciante, monter la vague formidable où
sombre toute conscience des êtres, des devoirs, des lois, des choses...
Lointaine, pareille à une lueur qui s’éteint, errait à peine encore dans
mon souvenir, la pensée que le flot allait m’emporter et je
m’abandonnais ainsi... Mais je n’avais plus la force de tenter même
l’ébauche d’un mouvement pour échapper...

Quel sursaut suprême de ma volonté qui défaillait m’a tout à coup
violemment arrachée de ses bras?... Comment?... Pourquoi?... Je ne sais
pas... Mais vite, vite, je me suis enfuie, descendant la route.

J’ai entendu son appel frémissant:

--Viva! Viva! Pourquoi partez-vous?

Je ne me suis pas arrêtée...

Seulement, en quelques minutes, il m’avait rejointe. Ses mains ont saisi
mes poignets d’un geste de maître, vif à me les briser.

--Oh! Viva, Viva, pourquoi vous enfuir ainsi?... Me croyez-vous un
voleur, qui prendrait de force ce qu’on lui refuse?...

Ses yeux étincelaient. Une révolte indignée martelait ses paroles.

Je l’ai regardée avec toute mon âme:

--J’avais peur de _nous_, mon bien-aimé!... Je ne veux pas être votre
maîtresse... Je ne veux pas! Oh! je ne veux pas!...

Sa main a cessé d’être rude sur mes poignets. Il a répété tout bas:

--Non, je ne vous aurais pas prise malgré vous, mon amour... Mais devant
la tentation, vous dites vrai, qui peut être sûr de sa volonté... Je me
croyais très fort... Et je suis aussi faible que le premier venu...
Bien-aimée, pardonnez-moi!

Et de nouveau, j’ai dit:

--Je vous adore, Jacques... C’est pour cela que je me suis enfuie...

Il a caché son visage dans mes mains. Peut-être alors, il a senti
qu’elles brûlaient, tant il les avait serrées. Il a relevé la tête, une
ondée de sang sur sa figure pâlie.

--Je vous ai blessée, chérie. Quelle brute j’ai été!... Venez, allons
vite retrouver le monde, qui nous gardera contre nous-mêmes... Ah! je
vous aime trop!...

Nous sommes redescendus sans un mot de plus, jusqu’au petit hôtel où la
voiture attendait. Et elle nous a ramenés à travers la belle nuit
divinement calme, qui apaisait notre fièvre. Oh! le cher retour, où,
même en nos silences, nous étions unis comme jamais davantage nous ne
pourrons l’être de cœur...; ma main si étroitement dans la sienne que je
sentais le rythme du sang dans ses artères.

Avant d’arriver au Cours-la-Reine, il m’a quittée, avec ce souci de ma
réputation dont je riais, jadis, insouciante de l’opinion du monde et
que je recueille maintenant comme une délicate preuve de son amour.

Il m’avait demandé de lui donner encore mon après-midi tantôt... J’ai
prétexté beaucoup de courses à faire, puisque demain je pars pour
l’Hersandrie, où père m’attend. Il est convenu qu’il viendra me dire
adieu à l’heure du thé.

A cette heure-là, je saurai si je dois, ou non, m’inquiéter de l’avenir
pour ma fragile petite guenille. J’aurai vu le docteur. En rentrant,
hier soir, grisée des heures que je venais de passer, j’ai trouvé la
lettre qui me fixait l’heure du rendez-vous. Ç’a été le brutal
réveil!...

Mon Dieu, je voudrais tant que cet homme me donnât la certitude que je
n’ai rien qui puisse m’inquiéter!...

Et pourquoi non?... Pourquoi cette folle crainte qui me hante?...


3 septembre, 9 heures du soir.

Comme hier, la nuit est d’une merveilleuse sérénité.

Comme hier, je suis une femme aimée, une femme qui aime...

Pourtant, j’ai l’affreuse sensation de me mouvoir dans un cauchemar!...

Je l’ai vu ce docteur; et ce qu’il n’a pas consenti à me révéler, je le
devine à son silence même; et j’en suis écrasée!

A trois heures et demie, comme il était convenu, j’entrais dans le salon
où je devais attendre quelques minutes. Pour fuir l’anxiété qui me
crispait les nerfs, je me suis appliquée à l’examen de cette pièce
étrangère. Elle était souriante sous ses tentures d’été, des voiles de
Gênes qui recouvraient les panneaux. Sur la cheminée, une nymphe de
marbre avait un joli corps très jeune; et à ses pieds, un peu plus loin,
un cadre enserrait un portrait de femme, un portrait de parade, aigrette
dans les cheveux, épaules nues, visage quelconque.

Qu’ai-je encore remarqué en ces instants où tout mon esprit se tendait
vers les choses extérieures?... Un exquis pastel d’enfant que soutenait
un chevalet, sur le piano à queue... Le coloris chaud des glaïeuls qui
dressaient leurs tiges sur une table chargée de journaux et de revues.
Quelques fils brisés dans le filet du coussin où s’appuyait ma main. Les
rayures du store que gonflait la brise brûlante.

Mais, brusquement, j’ai cessé mon étude machinale. Devant moi, une porte
venait de s’ouvrir. Sous la portière soulevée, apparaissait mon juge. Il
avait une longue figure froide, des yeux très clairs qui devaient
impitoyablement démêler la vérité. Leur regard donnait une sensation
d’acier et a éveillé en moi un mouvement rétractile.

Cependant, je me suis levée et j’ai fait quelques pas vers lui, tandis
qu’il me saluait, demandant:

--Madame Doraines?...

--Oui, docteur, c’est moi.

J’ai eu l’intuition d’une surprise en lui, parce que j’étais seule...
C’est vrai, en pareille circonstance, rarement une femme vient seule!
Elle a d’ordinaire, pour l’accompagner, un mari, une mère ou quelque
amie. Je n’y avais pas même songé, habituée maintenant à ne compter que
sur moi.

Sans une parole, d’ailleurs, il a écarté la portière, s’effaçant pour me
laisser passer; et je suis entrée dans son cabinet, austère surtout au
sortir du salon, si gai dans le décor des voiles de Gênes.

Pourtant, dans ce cabinet, la lumière entrait largement, les stores
relevés.

Il m’a indiqué un fauteuil. Ses yeux ont questionné.

Alors, un peu vite d’abord, j’ai dit ce qui m’amenait; et j’entendais ma
voix très ferme, à peine assourdie par l’angoisse qui m’étreignait le
cœur.

Dans les minutes décisives, la sensibilité s’abolit en moi. Je ne suis
plus qu’une créature d’action.

Immobile, les deux mains appuyées sur les bras de son fauteuil, le
docteur écoutait, sans m’interrompre. Mais ses yeux ne quittaient point
mon visage, où je sentais monter une petite flamme, car mon sang courait
vite...

Quand je me suis tue, il m’a simplement répondu:

--Il faut que je vous voie. Voulez-vous, madame, prendre la peine
d’enlever votre corsage?

De nouveau, la sensation rétractile a secoué mes nerfs. Et, de nouveau,
je me suis raidie.

J’ai enlevé mes gants, détaché les agrafes, dénoué les rubans, écarté
les dentelles.

Debout devant son bureau, où il feuilletait des papiers, le docteur
attendait.

Dans un vieux miroir étroit et haut, je me suis aperçue, les épaules
nues comme pour le bal. Leur ligne était souple encore, sans angles, ni
duretés, malgré leur amaigrissement qui m’apparaissait plus évident
encore, sous la clarté crue du grand jour. La chair avait toujours le
même nacré sous le filet des veines...

J’ai appelé...

--Docteur, je suis à vous.

Il s’est rapproché. Il a commencé l’examen...

Moi aussi, je l’observais, le cerveau vide; ma curiosité même, disparue
dans le sentiment de la certitude proche. De toute ma volonté, je
m’appliquais à dompter les sursauts fous de mon cœur. Je regardais le
visage que l’impassibilité masquait et dont, cependant, mon esprit
surexcité semblait soulever le masque. Étaient-ce mes nerfs tendus à
l’excès qui me donnaient cette prescience?

Enfin! il a relevé la tête et ramené la dentelle sur le sein malade.

--Eh bien? docteur.

Un imperceptible silence que ma pensée a noté.

--Eh bien, madame, il faudrait vous faire enlever ce bobo qui devrait
être déjà opéré.

Une seconde, j’ai eu la sensation que mon cœur cessait de battre. Puis
je me suis prise à rattacher ma blouse.

--Docteur, il y a trois semaines, j’ignorais complètement l’existence de
ce mal.

--Oui, mais maintenant vous savez. Il faut agir... Et agir le plus tôt
possible. Est-il besoin que je vous indique un bon chirurgien?

Toute ma chair a bondi dans une révolte aveugle.

Autour de moi, un cercle de douleur se serrait. Me livrer à une
opération! Perdre les dernières semaines où _il_ va être là!... Pendant
ces semaines, n’être plus qu’une misérable malade!... Cela m’est apparu
monstrueusement impossible...

Ah! si notre rêve ne doit demeurer qu’un rêve, au moins qu’aucune laide
image ne vienne le troubler!

Et tout haut, j’ai articulé, presque agressive, je le sentais:

--Je ne puis m’occuper de ma santé avant un mois d’ici.

Les sourcils se sont un peu contractés, et j’ai vu flamber un éclair
dans le regard d’acier. Cette homme ne doit pas être habitué à entendre
discuter ses jugements. Presque rude, il a riposté:

--Alors, pourquoi êtes-vous venue me consulter aujourd’hui?

--Parce que... je le confie à votre discrétion professionnelle... de
votre arrêt dépend pour moi une grave question d’avenir, une très grave.
Selon que vous m’assurerez, ou non, la guérison, j’agirai dans un sens
ou dans un autre. Et c’est pourquoi je vous demande de me dire, en toute
conscience, la vérité qu’il _faut_ que je connaisse. Je crois que je
suis prête à l’accepter...

Je m’arrête une seconde... Puis je continue:

--D’abord, je désire savoir ceci: ce que j’ai, est-ce sûrement et
simplement un «bobo», comme vous dites... Ou bien, suis-je atteinte
d’une façon sérieuse?

Encore un silence que je perçois par tout mon être. Je sens à n’en
pouvoir douter que cet homme hésite sur ce qu’il va me dire. Mes yeux
doivent l’interroger avec une autorité impérieuse.

--Puisque vous voulez la vérité...

Comment m’étais-je imaginé, bien convaincue, que j’étais prête à tout
entendre? Lorsque la voix froide a prononcé «puisque vous voulez la
vérité», en mon _moi_ le plus secret, un instinct a crié:

--Non! ne me dites rien qui me désespère. Trompez-moi plutôt... par
pitié!

Mais il n’a pas entendu cette supplication de ma pauvre petite bête
humaine et il a continué, me donnant une sensation de scalpel qui
entrerait dans la chair:

--Je ne vous cache pas que toute affection de cette nature pouvant avoir
des conséquences regrettables, mon simple devoir me commande de vous
adresser, sans retard, à un chirurgien.

--Qui me guérira?...

--Qui, sûrement fera tout ce qu’il faudra pour cela...

--Et votre conviction est qu’il peut réussir? Dites... Il faut que je
sache... _Il faut_...

Sévère et brusque, il a répliqué:

--Je ne suis pas chirurgien... Un professionnel jugera mieux que moi
s’il peut vous délivrer radicalement... ou rendre seulement le mal
inoffensif.

--En somme, quel est ce mal?

Encore un imperceptible silence.

--Une sorte de petite tumeur dont, vous le comprenez bien, il faut vous
débarrasser au plus vite pour en éviter le développement, qui amènerait
des désordres dans l’organisme.

J’ai incliné la tête sans répondre. Il me semblait qu’un poids terrible
s’abattait sur moi, m’écrasant. En cette seconde, dans mon souvenir,
j’ai vu se dresser le brun visage qui m’est devenu si cher... A cette
heure, si mon ami pensait à moi, il me voyait absorbée par des courses,
arpentant les galeries poudreuses de quelque magasin...

S’il avait su!... Mais il ne saura pas. Personne ne saura que moi; du
moins, tant qu’il sera en France... Après... Oh! après, qu’est-ce que
cela me fait ce qui m’arrivera!...

Je ne sais quel visage j’avais, à réfléchir ainsi... Brusquement, j’ai
été arrachée à moi-même par la voix brève du docteur:

--A quoi songez-vous? madame. J’espère que vous prenez la sage
résolution d’écouter mon avis et de vous en aller, bien vite, vous faire
soigner, comme il convient.

J’ai secoué la tête:

--Docteur, seule, la _certitude_ de la guérison obtenue en me faisant
traiter tout de suite pourrait me décider au sacrifice des quelques
semaines...--peut-être les dernières!--de vie heureuse qui me seront
accordées. Cette certitude, pouvez-vous me la donner?

Il n’a pas répondu aussitôt. L’ombre d’une hésitation voilait ses yeux.
Sa main, d’un geste impatient, tourmentait une revue ouverte sur son
bureau.

--Vous me demandez l’impossible, madame, le secret de la nature, le
secret de Dieu! Je ne puis, moi, vous apporter qu’une espérance
réalisable, si vous agissez comme la plus élémentaire raison l’exige.

La raison! Un geste d’indifférence m’a échappé. Dans ses yeux alors,
j’ai vu luire, de nouveau, l’éclair impatient:

--Il n’y a donc personne près de vous qui ait qualité pour vous obliger
à vous soigner... ainsi qu’il est nécessaire? Vous êtes mariée, n’est-ce
pas? Je vous demande pardon de cette question. Mais vous le savez, les
médecins sont des confesseurs.

--Oui, je suis mariée. Vous auriez voulu parler à mon mari?

--Je l’aurais prié d’user de son influence, ou de son autorité, pour
vous déterminer à vous soigner tout de suite.

«L’autorité, l’influence» de mon mari!

Je ne sais ce qu’a pu trahir ma physionomie. Le docteur n’a pas insisté
et m’a seulement demandé:

--Avez-vous des enfants?

--Non, je suis libre de toute attache... qui compte. Ma vie n’appartient
qu’à moi. Je peux en disposer comme il me convient.

Presque sévèrement, il m’a interrompue:

--Mais vous ne tenez pas, j’imagine, à l’abréger?

Était-ce donc si grave ce que j’avais?... J’ai regardé le docteur avec
des yeux qui devaient être, en cette minute, aussi pénétrants que les
siens.

--Comprenez-moi, docteur. Je ne suis pas une enfant, ni une femme
déraisonnable, comme vous semblez le croire. Je ferai tout ce qu’il
faut, si je suis certaine que... que mes jours ne sont pas comptés, par
suite de ce mal imprévu... Sinon, ainsi que je vous l’ai dit, je ne
sacrifierai pas les dernières semaines qui me soient laissées pour vivre
à ma guise... Cette certitude, docteur, je vous le répète, pouvez-vous
me la donner?

Mes yeux ne quittaient pas les siens. Vraiment, de toute ma volonté,
j’exigeais une réponse.

Il a dû le sentir. Après une seconde de silence, avec une autorité
lente, il a prononcé:

--En conscience, madame...

Encore un imperceptible arrêt. Puis, il répète:

--En conscience, je ne puis vous donner la certitude que vous
souhaitez... puisque je ne suis pas absolument compétent. Je rappelle
votre attention sur ce point, afin de ne vous tromper ni dans un sens,
ni dans un autre.

Il ajoutait cela... par compassion. Une terrible intuition me
l’affirmait, à mesure qu’il parlait. J’étais certaine qu’il _savait_ et
ne voulait pas me dire... Je n’ai pas bougé. Toute ma sensibilité
semblait morte. Et j’ai seulement articulé une dernière question:

--Soit, docteur, il vous est impossible de me répondre nettement comme
je l’aurais désiré. Mais dites-moi ceci, et avec la même conscience:
estimez-vous que je compromets l’avenir en attendant un mois pour me
soumettre à l’opération que vous jugez indispensable?

Il a passé la main sur son front; puis cette main s’est abattue sur le
bras de son fauteuil. Il réfléchissait:

--Ce retard que vous réclamez si... impérieusement, a-t-il pour vous une
importance... capitale?

--Oui!... Oh oui!...

Je me suis arrêtée court, sentant que mon cœur avait crié ce «oui». Et
une flamme a couru sur ma pâleur. Le regard aigu du docteur
m’enveloppait. Aussi clairement que s’il avait parlé, j’ai deviné qu’il
pensait: «Cette petite femme, qui tient son mari pour un étranger, doit
avoir un amant; et elle veut profiter avec lui d’un mois de liberté...»

Mais que me faisait son jugement?

J’attendais l’arrêt qui se précisait derrière ce front impénétrable:

--Eh bien? docteur...

--Eh bien, madame, si vous le souhaitez... par-dessus tout!...
attendez... Mais souvenez-vous que c’est à vos risques et périls, et
contre mon avis radical.

Mes épaules ont eu un geste d’insouciance.

--Je le sais... Vous m’avez bien avertie! Donc si j’attends, il n’en
sera sans doute rien de plus pour l’avenir?

Avec une espèce de gravité, il a prononcé:

--Je ne le pense pas...

--C’est bien. Je vous remercie, docteur.

Je me suis levée. Je n’avais plus rien à demander. Plus rien! A quoi
bon? Il ne m’aurait pas éclairée davantage. Au plus profond de moi-même,
une évidence s’imposait: cet homme, qui ne voulait pas me tromper, ne
m’avait apporté aucune affirmation réconfortante pour l’avenir.

Mes yeux ont erré sur la pièce austère où j’avais l’impression que je
venais de subir une condamnation. J’ai interrogé:

--Dois-je revenir? docteur.

--Ce serait inutile, quant à présent. Demain, dans huit jours, je vous
dirais ce que je vous ai dit aujourd’hui: si vous n’avez pas, je vous le
répète encore une dernière fois, en insistant, si vous n’avez pas, pour
attendre, une de ces raisons qui priment les exigences de la raison,
voyez tout de suite le chirurgien qui vous soignera comme vous devez
l’être...

J’ai incliné lentement la tête. Nos yeux se croisaient, interrogateurs
et attentifs.

--Merci encore, docteur. Je vais réfléchir... Et je ferai ce qui me
paraîtra le meilleur.

Il a entr’ouvert la bouche, comme pour ajouter quelque chose. Mais il
s’est tu, et m’accompagnant au seuil de son cabinet, il a soulevé la
portière. Alors--d’un accent singulier, où dominait une sorte de bonté
autoritaire, il m’a dit:

--Adieu, madame. Soyez sage... autant que vous êtes vaillante.

Je suis sortie; comme sort une dame en visite. Sur le seuil, nos yeux se
sont encore rencontrés. Qu’y avait-il, au fond des miens?... Un
désespoir glacé, sans pleurs ni cris. Dans les siens,--était-ce une
aberration de mon esprit surmené?--il m’a semblé trouver une espèce de
sympathie compatissante. Peut-être, après tout, si habitué fût-il à voir
souffrir, il avait pitié de la pauvre chose, fragile et menacée, que je
sais être maintenant.

Mais ni l’un ni l’autre, nous n’avons rien dit de plus. Ce que nos
bouches n’articulaient pas, nos pensées, silencieusement, se l’avouaient
en cette dernière minute. Ah! il y a des intuitions qui ne trompent pas!

J’ai descendu l’escalier lentement. Oh! oui, lentement... Mes pieds,
d’ordinaire si légers, semblaient devenus lourds infiniment; c’est
qu’ils soutenaient une créature écrasée. Tout bas, je murmurais: «Mon
amour, mon pauvre amour, vous m’êtes cher plus que ma vie...»

Et mon cœur était broyé par une douleur que jamais encore je n’avais
connue.

Sous la grand’porte, je me suis arrêtée, éblouie. Une nappe de soleil
ruisselait sur la chaussée poudreuse. Au-dessus de ma tête, le ciel
était de ce bleu ardoisé des jours d’orage. Des voitures, des passants,
circulaient. Devant moi, coulait le torrent de la vie... Et je le
regardais, me demandant combien de temps encore il allait m’emporter!

La question est montée à mon cerveau du plus profond de mon être... Et
je ne sais quelle horrible conviction m’a étreinte que, pour moi, la vie
était close. Pas une fois, le docteur ne m’avait dit: «Soyez sans
inquiétude, vous n’avez rien à craindre.» Au contraire, il avait apporté
une insistance obstinée, lourde de sous-entendus, à me recommander un
traitement immédiat...

Et tandis que je songeais ainsi, ouvrant d’un geste machinal mon
ombrelle, pour m’aventurer dans la rue sans ombre, un souvenir, tout à
coup, a surgi des brumes de ma mémoire. L’anecdote racontée chez
Marinette, par le docteur Valprince. La fraîche jeune femme venue pour
le consulter, nullement inquiète et que, tout de suite, il avait
reconnue atteinte d’un mal qu’on ne guérit pas.

Un frisson m’a secouée. Oh! Dieu, pourquoi est-ce que je me rappelais
cela? Avais-je là cette réponse inutilement demandée au docteur
Vigan?... Une épouvante me saisissait. Dans cette rue ensoleillée, je me
sentais aussi perdue qu’au milieu des ténèbres. Alors, vite, je suis
partie pour regagner ma maison. Ainsi une bête blessée va se cacher dans
son trou. J’ai traversé mon appartement désert, où les volets étaient
clos, les meubles et les tentures disparus sous les voiles d’été, où mon
pas heurtait les parquets sans tapis. J’ai gagné ma chambre, moins
inhospitalière, là, il y avait des fleurs, des livres, mes bibelots
familiers. J’ai écarté les persiennes; il me semblait que j’étouffais.
Le soleil avait disparu; et les nuées d’orage plombaient le ciel
obscurci. J’ai rejeté mon chapeau, mes gants, et je me suis abattue dans
une bergère, les mains serrées, broyée par l’angoisse. Et déjà pourtant,
essayant d’instinct, tant il y a de ressort dans mon être, de remonter
la pente de l’abîme, vers lequel je me voyais précipitée...

Mais en même temps; je sentais que je ne pouvais pas lutter... que je
voulais l’impossible. Mon esprit se débattait dans le vide avec sa
coutumière force de résistance... A quoi se fût-il rattaché? Mon
impression était plus forte que tout raisonnement. Et puis, c’était
horrible, ce dégoût de mon propre corps, qui m’envahissait, à l’idée du
mal vivant en moi comme un animal méchant, agrippé sur une proie.

Un coup à ma porte m’a arrachée au cauchemar.

La voix de Céline a annoncé:

--M. de Meillane.

--C’est bien. J’y vais.

J’avais dit: «J’y vais.» Et je ne bougeais pas, cependant, effrayée de
le voir, lui, mon bien-aimé, à qui je ne veux dire rien.

Mon orgueil et mon amour se refusent à lui avouer ma déchéance. En ce
moment, je ne supporterais pas de l’en voir instruit. Mes dernières
semaines de bonheur avec lui, je les veux! Après, quand il sera parti,
je subirai toutes les horreurs que l’on m’imposera... Mais il ne faut
pas qu’il sache!

Je me suis levée, toute ma volonté tendue pour me dominer. J’ai lissé
mes cheveux, mis un peu de poudre sur ma figure décomposée.

Et je suis entrée dans le petit salon où nous avons passé des heures si
douces...

--Viva chérie, je vous dérange, j’arrive trop tôt! Mais je me suis
trouvé libre de meilleure heure que je ne pensais; et j’avais tellement
besoin de vous voir que...

Il s’est interrompu. Tous mes efforts étaient vains pour lui cacher
l’altération de mon visage, pour sourire, pour lui apporter un regard où
il trouverait seulement mon amour...

Il a jeté une sourde exclamation et m’a attirée, mes deux mains
enveloppées dans les siennes:

--Viva, qu’y a-t-il?... Que vous est-il arrivé?

Oh! la tendresse de cette voix inquiète après l’agonie de la solitude!

Toute mon énergie s’est soudain brisée. Et, sans réfléchir, d’un élan de
petite fille, je me suis jetée sur sa poitrine et prise à sangloter avec
tout le désespoir qui, depuis une heure, s’amassait en moi.

Lui, presque impératif d’abord, répétait:

--Viva, mon amour, qu’avez-vous?... dites-moi!... je vous en supplie...

Puis, sans doute, il a senti que ce qu’il me fallait dans cette tempête
de douleur, ce n’était pas des questions, mais de la tendresse... Sans
un mot, il m’a emmenée vers le canapé, me gardant contre lui, la tête
sur son épaule. Et dans la détente de mes nerfs, je suis restée ainsi,
secouée de sanglots, contre le cœur qui m’aimait, souffrait de ma
souffrance, plus encore que moi-même; serrée contre lui, comme si ses
bras eussent été le seul refuge que je pouvais rencontrer! Sur mes
cheveux, je sentais le frôlement de sa main apaisante, et sur mon visage
la caresse très douce de son regard, de ses lèvres. J’entendais sa voix
me murmurer les mots que personne ne m’a dits depuis des années...

J’étais si épuisée qu’une seconde, la tentation m’a effleurée de lui
livrer mon secret. C’est qu’il m’apparaissait si lourd à porter, ce
secret d’inquiétude! Mais alors, c’en était fait de la joie de nos
derniers jours! Et je me suis tue, puisque son amour ne peut rien...
rien, pour moi...

J’ai murmuré seulement, les paupières closes, pour être sûre qu’il n’y
lirait pas:

--Jacques, j’ai reçu tantôt une très pénible révélation que je dois être
seule à connaître... en ce moment...

--Au sujet de votre mari?

Les mots sûrement lui avaient échappé, avant que sa volonté les eût
arrêtés.

--Non, pas au sujet de mon mari. Plus tard, vous saurez, mon ami, mon
ami unique... Aujourd’hui, laissez-moi pleurer un instant... Ensuite,
vous m’aiderez à oublier jusqu’au jour où je pourrai vous dire ce qui
m’a... bouleversée. Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, de mon
silence?... Oh! Jacques, ne soyez pas fâché contre moi!

--Être fâché contre vous! mon pauvre amour. Quelle folle idée! ma
précieuse petite chérie... Vous parlerez quand vous voudrez, quand vous
jugerez devoir le faire... Calmez-vous, mon aimée...

Oui, je me calmais. Le sceau s’appuyait sur ma bouche. Je me suis
redressée. J’ai glissé les doigts dans mes cheveux tout froissés, et
tamponné mon mouchoir sur mes yeux brûlants. J’ai dit, avec une ombre de
sourire:

--Jacques, ne me regardez pas, je dois être affreuse!...

A tout prix, maintenant, je veux qu’il ne me voie plus que jolie, afin
de lui laisser un bon souvenir...

Il a un peu souri, lui aussi, mais sans gaîté; et je devinais la
question anxieuse qui palpitait en lui, à laquelle je m’interdisais de
répondre.

--Allons, cela va mieux, puisque la coquetterie reparaît!

Devant la glace, je promenais la houpette de ma boîte de poudre sur mes
joues meurtries par les larmes.

--Viva chérie, voulez-vous que j’envoie un télégramme pour me
décommander au dîner qui me privait d’être avec vous ce soir. Et je vous
emmènerai... comme hier. Tant pis pour les affaires! Qu’est-ce auprès de
vous? petite aimée.

Mais je n’ai pas consenti, autant pour lui que pour moi qui étais à bout
de force. Seulement, j’ai accepté qu’il reste jusqu’à la dernière
minute. Il a dû arriver tellement en retard que j’ai été saisie de
confusion quand j’ai vu l’heure, lui parti enfin!--parce que, dans un
éclair de sagesse, je l’avais renvoyé...

Mais comme nous avions doucement causé! Il faisait des projets d’avenir
que j’écoutais, bercée par ces promesses de bonheur auxquelles je ne
croyais plus. Et pourtant, sa chaude confiance engourdissait un peu ma
détresse. Par instant, je me rappelais, comme un cauchemar dont j’étais
réveillée, ma visite chez le docteur... Je me disais que je m’étais
affolée à tort; que, plus calme, j’allais le comprendre...

Nous avons combiné--comme deux amants... que nous ne sommes pas... que
nous ne serons pas!--des moyens pour nous voir, pendant ces quelques
semaines que j’ai gardées «au péril de ma santé», dirait le docteur,
pour les lui donner.

Car demain, je pars à l’Hersandrie, chez père, où il sera sûrement
invité pour la chasse, mais ne pourra me faire que des visites bien trop
officielles, à notre gré. Alors, je reviendrai à Paris, puisque
heureusement Le Perray n’en est pas loin... Et aussi, nous aurons la
forêt pour nous retrouver, bien seuls, quand il n’ira pas jusqu’à
l’Hersandrie, afin d’éviter les commentaires...

Mon aimé, comment, sans vous, vais-je supporter l’existence, avec la
pensée qui me dévore, de l’avenir menaçant... Oh! que j’ai peur de la
nuit qui vient! A combien de choses cruelles je vais songer!


5 septembre.

Père m’attendait à la descente du train. Quand j’ai sauté du wagon, les
deux mains dans les siennes qu’il me tendait, il s’est exclamé:

--Viva, ma chérie, c’est de Suisse que tu rapportes cette pauvre
mine?...

J’ai vite prétexté, comme s’il pouvait deviner la vérité:

--C’est que j’ai mal dormi cette nuit... Aussi, je ne suis pas remise de
mon autre nuit, en chemin de fer, pour revenir de Suisse... Et puis,
hier, à Paris, ma journée a été très occupée.

Père n’insiste pas. Mais ses yeux vifs scrutent encore une fois mon
visage qui garde, malgré mes soins, l’empreinte de la rude secousse
d’hier. Et dans son regard, il y a la tendresse qu’à son enfant seule,
il donne ainsi.

--Bon, bon, madame. Tout cela est très juste. Mais maintenant, il faut
vous reposer à l’Hersandrie chez votre vieux papa qui est ravi de vous
retrouver, petite.

Et c’est vrai cela. Il a l’air si content que j’en éprouve une joie
douloureuse; car l’idée brûle mon cerveau du coup qui, un jour ou
l’autre, le frappera, quand il apprendra...

Pas encore maintenant! Lui aussi aura son dernier mois de sécurité. Et
dans un élan, je glisse mon bras sous le sien; tandis que, dans la gare
du Perray, nous attendons que mes bagages soient installés dans l’auto.
Brusquement, il demande, et sa main tape, de petits coups caressants, ma
main restée sur son bras:

--As-tu des nouvelles de ton mari? Quand revient-il?

Mon mari!... C’est vrai, j’ai un mari...

--J’ai trouvé une lettre de lui, à Paris, en arrivant. Son bras est à
peu près remis... Il va de succès en succès... et paraît avoir
l’intention de rentrer en France vers le 15 septembre.

--Tu seras encore ici... Et j’imagine qu’il n’y viendra pas.

Que de sous-entendus dans la voix de père; et que de résolutions dans
mon cerveau, qui s’affirment, inflexibles...

--Non, sans doute, il ne viendra pas. Moins nous sommes ensemble, plus
cela est agréable.

Simple remarque indifférente. Maintenant, une autre Viva existe que
celle qui a si follement gaspillé, jadis, les richesses de son jeune
amour...

Père ne répond pas. Nous montons dans l’auto qui s’ébranle et nous
emporte d’une allure folle.

En éclair, nous traversons la plaine du Perray. Et puis, c’est la forêt,
la forêt de mon enfance, _ma_ forêt, que l’automne poudre d’or roux.
C’est une senteur de verdure, humide un peu. C’est le parfum sauvage des
pins dont la lueur du couchant rougit les fûts violets. Oh! qu’il fait
bon! qu’il fait bon!... Que je voudrais que _lui_, mon ami, fût là, près
de moi!... Après-demain seulement, je le verrai.

Mon Dieu, est-ce que je ne puis plus me passer de lui?... Et, dans moins
d’un mois, il sera parti! Ah! je perds toutes les minutes où nous sommes
séparés! Le quitter dans quelques semaines! Et peut-être avec un adieu
sans revoir... M’en aller dans le grand inconnu seule comme j’ai vécu...
Oh! Jacques, Jacques, mon bien-aimé, défends-moi, ne me laisse pas
partir!...

J’ai sans doute, trahi par un mouvement cette révolte éperdue qui,
soudain, a bondi en moi; car père qui devait m’observer, surpris de mon
silence, m’enveloppe d’un coup d’œil attentif.

--Tu as froid?

--Oh! non, père. Je trouve délicieuse cette course à travers la forêt.

La brise qui fouette mes joues a dû y ramener une onde rose car un
sourire éclaire les yeux de père... Et nous nous reprenons à causer. Il
m’indique les hôtes conviés pour l’ouverture de la chasse, dimanche.
Marinette, son mari et les poussins; plusieurs ménages qu’il a choisis
parmi ceux qu’il me sait agréable de rencontrer; puis le clan des
chasseurs, au nombre desquels Voulemont, Rouvray et Meillane (!). Pour
mon ami, il éprouve une évidente sympathie. Quelques mots rapides, dont
je connais la valeur chez lui, m’en instruisent; et j’en éprouve une
ardente douceur. Ah! en lui, je trouverai un allié, s’il le faut... S’il
m’est permis de goûter au fruit merveilleux du bonheur qui m’est tout à
coup apparu...


6 septembre.

La maison de mon enfance! Avec quelle ivresse poignante je l’ai
retrouvée!... Aujourd’hui, j’y suis seule. Père est allé à Paris. Il
devait rentrer à la fin de l’après-midi. Mais une dépêche est arrivée,
m’annonçant qu’il était retenu et ne reviendrait que demain, dans la
matinée. Le soir, apparaîtront pour dîner tous les invités.

Faut-il que l’épreuve de mercredi m’ait bouleversée! J’en suis, en ce
moment, à désirer la venue de ces visiteurs qui m’aideront à fuir la
hantise de l’avenir dont je n’arrive pas à me délivrer. Aujourd’hui,
pourtant, je ne suis pas trop mal parvenue à ne pas penser, grâce à de
prosaïques occupations de maîtresse de maison. Car dès que je suis à
l’Hersandrie, père se décharge sur moi de tous les soins d’organisation.
Je me suis donc appliquée à être la parfaite ménagère qui prépare
l’installation de ses hôtes. Ah! il y a une chambre surtout que j’ai
soignée! où demain, moi-même, je porterai les fleurs...

Ce matin, pour m’aider à être vaillante, est venue la chère lettre
quotidienne. J’ai eu l’enfantillage de la glisser dans mon corsage même,
pour qu’elle frôle l’endroit maudit, dans ma poitrine. Et je l’ai lue et
relue pendant la course que j’ai voulu faire à travers les belles allées
de la forêt où l’herbe pousse drue entre les bruyères pourprées. Là,
j’ai retrouvé des lambeaux de ma vie, accrochés aux fougères roussies
par l’été, errant dans la senteur des sapins, de la mousse fraîche, dans
les lointains pâles sur lesquels, tant de fois, mes yeux se sont posés.


Même jour, 10 heures du soir.

Quand j’ai eu bien trotté tout l’après-midi, d’un bout à l’autre de
notre vaste demeure, je me suis aperçue que j’étais très lasse. Alors,
je me suis laissée tomber sur une chaise basse, devant ma fenêtre grande
ouverte, aspirant, avide, l’odeur de la forêt que le vent m’apportait.

C’est ainsi que m’a découverte, en venant chercher un ordre, notre
vieille Françoise, la fidèle femme de chambre de père, qui m’a vue toute
petite, me traite comme si j’étais son nourrisson, me morigène et
m’adore à sa manière, un peu bougonne.

Elle m’a trouvée oisive, les yeux agrandis par un cerne, et s’est
exclamée:

--Madame Viva, vous vous êtes trop fatiguée! Monsieur ne serait pas
content...

--Je me repose maintenant, Françoise.

--Il est bien temps, ma chère fille. Vous avez une figure pâlotte... Ah!
comme vous ressemblez à votre maman, ainsi... Vous ne vous la rappelez
pas, la pauvre madame.

--Oh! si, Françoise, très bien.

Ma voix est lente. Mes yeux errent sur l’horizon velouté de la forêt que
dore le couchant. Oh! oui, j’ai toujours, vivant en mon souvenir, le
mince visage couleur d’ivoire, les grands yeux mélancoliques... Et je
demande, obéissant à un obscur instinct:

--Françoise, quelle était donc la maladie qui a emporté maman? J’étais
très jeune alors... On ne me l’a pas dit...

C’est vrai pourtant, jamais je n’ai su... Jamais je n’avais pensé à
m’informer.

--Sa maladie? Ma chère fille, je ne pourrais pas vous en dire le nom.
Elle avait toujours été délicate depuis votre naissance. Les médecins
racontaient qu’elle avait un mal intérieur. Ils ont voulu lui faire une
opération et elle y est restée, la pauvre madame!

Françoise s’arrête un peu. Tout en parlant, elle range le plateau du
thé, pour l’emporter.

--C’est vrai qu’aussi, le mal était peut-être dans la famille... On
disait, comme ça, que sa sœur plus jeune avait eu la même maladie...
Mais je ne sais pas... Je n’étais pas encore au service de Madame dans
ce temps-là.

Et Françoise s’interrompt parce qu’elle entend le valet de chambre qui a
besoin de ses ordres.

Je la laisse sortir et je demeure immobile devant la fenêtre ouverte;
mes yeux qui ne voient pas errent sur le lointain bleu de la forêt dont
la ligne ondule à l’horizon. Je cherche dans mes souvenirs... Je fouille
dans le passé avec un regard qui interroge un abîme.

Ah! cette phrase: «Le mal est dans la famille... sa plus jeune sœur
aussi a eu la même maladie...» Voici que, tout à coup, elle ressuscite
en ma mémoire un vieux, vieux souvenir, bien oublié... Je suis une très
petite fille à qui l’on ne prend pas garde; j’ai l’air absorbé par une
poupée que je berce... et j’écoute ma jeune tante dire à maman d’une
voix basse qui sanglote:

--J’ai arraché la vérité au docteur, je suis perdue. L’opération me
prolongera mais ne me sauvera pas...

Mon Dieu, pourquoi est-ce que je me souviens de cela?... Ah! je ne veux
plus penser, ni chercher, ni craindre... Je veux seulement sentir que je
suis encore vivante... Que mon visage, mes yeux, mes lèvres peuvent
encore appeler l’amour... Que mon corps est encore désirable, en dépit
de la morsure du mal... Que mon cœur si longtemps glacé a retrouvé la
flamme et veut aimer jusqu’à s’y consumer...

Ah! demain, quand lui sera ici, j’arriverai bien à oublier.


7 septembre.

Marinette est arrivée ce matin, avec les petits et Agnès, devançant son
mari qui ne viendra que ce soir, avec le gros des invités.

Plus que jamais, elle avait un éclat de rayon de soleil. Elle était si
rieuse, si fraîche, si incroyablement jeune, qu’elle semblait la sœur
aînée de ses poussins.

Après le déjeuner, tandis que père s’affairait avec ses gardes-chasses
elle est apparue sous les arbres, où ma lassitude se reposait, les deux
petits trottant à sa suite, toute mince en robe et souliers blancs,
portant avec soin deux cages, une minuscule et une très grande, qu’elle
a posées sur la table près de moi, reculant mes livres d’un geste
preste.

J’ai demandé, intriguée:

--Qu’est-ce que tu vas faire avec ces cages. Il me semble que ce matin,
déjà, en descendant de voiture, tu avais cette petite cage en main, toi,
la chic Marinette!

Elle a eu son rire de fillette.

--Cette maison abrite un ménage de _Capucins_ que j’ai acheté hier, en
traversant Paris. Ils m’ont tentée au passage! Seulement ces amours
étaient si à l’étroit dans leur cage que, ce matin, à Saint-Léger, je
leur ai acheté une plus vaste demeure. Maintenant, il faut que je les y
installe. Guy, donne-moi le grain.

Il lui tend le sac, très intéressé. Hélène, aussi, regarde sage dans la
crainte d’être renvoyée à Agnès, ses menottes dans les poches de son
tablier, sa petite bouche ouverte par l’attention.

Et Marinette s’agite avec des exclamations diverses, plaisir, agacement,
inquiétude, devant le vol effaré des oiseaux que sa main affole.

Enfin l’installation est accomplie. Les enfants ont été renvoyés près
d’Agnès.

Pour la première fois, depuis l’arrivée de Marinette, nous sommes
seules... Et, tout à coup, je me souviens de ses retours d’autrefois, au
temps où elle était, pour moi, une enfant caressante, dont la chaude
tendresse me donnait l’illusion d’être une mère... Aujourd’hui, elle ne
devine certes rien de ma soif stupide de recevoir d’elle l’affection qui
bercerait ma détresse qu’elle ne pressent guère. Ce matin, avec son
baiser d’arrivée, elle s’est exclamée:

--Comment vas-tu, chérie, un peu fatiguée? Tu n’as pas si bonne mine
qu’à Saint-Moritz!

Mais elle n’a d’ailleurs pas attendu ma réponse quelconque, car elle
surveillait la descente de sa caisse à chapeaux. Maintenant, très
attentive, elle contemple ses oiseaux et leur prodigue des appellations
câlines. Ils l’absorbent bien plus que sa grande sœur!...

Je demande:

--Et ton amie?... Que devient-elle?... As-tu été contente de votre
séjour à Lugano?

--Oh! oui... oh! oui... Du moins, en général!

Instantanément, Marinette se détourne de ses oiseaux et vient se camper
sur un pliant bas, près de moi. Elle appuie ses mains croisées sur mes
genoux; et, fidèle à sa douce confiance, entame les récits que j’écoute
avec une complaisance de mère, amusée et indulgente. A travers le même
prisme, elle contemple l’idole qui apporte, à se laisser adorer, une
grâce condescendante un brin, provoquant chez sa bénévole petite
admiratrice des alternatives d’allégresse ou de déception; selon que,
très absorbée par sa vie mondaine, elle répond plus ou moins, au culte
qui lui est voué, qui la charme mais ne doit point entraver sa liberté
d’action. Tout de même, elle sera déçue le jour où Marinette blasée
cessera de voleter autour d’elle.

Je persiste à croire que, pour le bien de Paul, il est à souhaiter que
notre oiselet continue à chanter pour Mme Valprince... Ce qui ne nuit en
rien à son plaisir d’opérer des ravages dans le monde masculin. Tout est
dans l’ordre...


7 septembre, 1 heure du matin.

Je le savais bien!... Sa présence a accompli le miracle. J’ai pu être
gaie! Même, je l’ai été sincèrement! Il y a eu des instants, assez
nombreux, où j’oubliais... Tous autour de moi, étaient de si joyeuse
humeur, dans l’atmosphère accueillante du vaste hall somptueusement
éclairé et fleuri, que leur entrain soulevait mon fardeau. Une griserie
bienfaisante m’envahissait, en retrouvant les vives conversations
coutumières; les paradoxes de Voulemont; les emballements de Rouvray;
l’humour à froid de Francis Alcott et l’humour à chaud, très à chaud, de
sa femme; l’ironie spirituelle et sceptique, vite mordante, de père qui,
dans son personnage d’hôte, avait tout à fait une allure de fermier
général du temps jadis.

En mon cœur, c’était un délice de voir, à toute minute, le cher visage
dont les yeux ne me quittaient guère!

Avec quel soin, pour lui, je m’étais appliquée à ressusciter la Viva des
meilleurs jours,--visage et toilette...--Et vraiment, j’avais dû
réussir, si j’en crois le coup d’œil de père, sévère connaisseur,
certaine exclamation de Marinette, jolie à souhait, les sourires de mes
amies, les regards des hommes...

_Lui_ m’a murmuré, dans une brève seconde d’aparté, avec un sourire qui
m’a jeté au cœur une bouffée de joie:

--Mon amour, c’est exquis... et terrible... de vous voir si jolie... Et
d’être contraint de demeurer un monsieur correct!

Taquine, comme aux jours joyeux, j’ai riposté:

--Heureusement!...

Et puis, Voulemont se rapprochant, nous avons parlé de Saint-Moritz.

Au commencement, cela me semblait presque comique de l’entendre
m’appeler solennellement «madame». Mais, peu à peu, je sentais un
énervement monter en moi, de jouir si peu et si mal de sa présence, lui,
à un bout du hall, mot occupée de tous les hôtes de père.

Ce que nous étions corrects! J’en suis encore dans l’admiration!

Toujours l’influence du miracle, j’ai chanté comme tous me le
demandaient. Mais j’ai chanté pour lui seul. J’ai pu le lui dire quand
il s’est rapproché, sous prétexte de m’aider à chercher une partition.
Alors il a pris sa place favorite, debout près du piano, appuyé au mur,
devant moi... Et j’ai chanté tout ce qu’il préfère. Ma voix, par
bonheur, est faite d’un métal si solide que même les émotions de ces
derniers jours ne l’ont pas sensiblement altérée. Et puis, c’était
surtout avec mon âme que je chantais, avec tout ce qu’elle enferme à
cette heure, de passion, d’inquiétude, de douleur, de regrets fous.

Il le sentait bien, ses yeux rivés sur moi, aussi pâle que je devais
l’être moi-même.

Quand je me suis tue, épuisée, Marinette s’est jetée à mon cou:

--Viva, que tu as donc bien chanté! Tu ne te doutes pas à quel point tu
viens d’être «Nuit d’amour»!

Ah! si, je m’en doute...

Jacques avait entendu. Il s’est penché un peu et m’a murmuré:

--Merci, Mienne adorée.

Cette chasse est odieuse, qui, demain, va l’emmener toute la journée. Et
impossible de s’y dérober!


8 septembre.

Tandis que les chasseurs arpentaient la forêt depuis l’aube, les
voitures ont transporté le clan féminin--qui en était désireux...--à
Saint-Léger, le village le plus voisin de l’Hersandrie, pour la messe
dominicale.

Soumise au devoir d’exemple dont j’ai souci, à l’égard des enfants et
des simples,--j’appelle ainsi le petit peuple qui vit autour de moi, en
ce pays,--je suis du nombre des fidèles. Et vrai! j’y ai un brin de
mérite, car ce m’est un supplice d’entendre l’office clamé par les
braves chantres du cru. Plus facilement encore, je supportais les
sermons ou lectures du vieux curé. Il est mort au printemps et je ne
connais pas son successeur. Pour la première fois, je l’aperçois. Un
homme d’une quarantaine d’années; une figure d’ascète, des yeux limpides
dans un maigre visage de paysan, dont les lignes sévères se sont
adoucies quand il a commencé à parler, l’obligation du prône lui faisant
quitter l’autel pour la chaire.

Je suppose que, depuis quelques dimanches, il paraphrase le _Pater_,
car, aujourd’hui, il en prend pour texte une parole qui semble amenée
par de précédentes instructions: _Que votre volonté soit faite._

Et, appuyé sur ce texte, il prétend nous amener à reconnaître qu’à tous,
des sacrifices étant demandés, un jour ou l’autre, seul, un généreux
_fiat_ peut nous en adoucir l’amertume ou la souffrance...

Ah! que ces choses semblent adressées à la désespérée que je suis!
Aussi, j’écoute sans que mon esprit ait tentation d’aller vagabonder au
loin. Ce prêtre de campagne n’est pas un orateur, la voix est sourde,
l’expression un peu gauche. Mais quelle sincérité, quelle conviction,
quelle sérénité compatissante dans l’accent!

Pourtant, sa théorie de la soumission volontaire fait bondir mon cœur.
Est-ce qu’il me serait possible d’accepter l’horrible sacrifice qui se
présente? Est-ce que je puis m’incliner, docilement, devant l’épreuve
qui vient me prendre, sinon ma vie, du moins le bonheur ressuscité pour
moi?...

Je ne suis pas une créature passive, glacée dans l’obéissance à
d’incompréhensibles décrets... Je ne suis pas une sainte éprise de la
souffrance. Je ne suis qu’une pauvre femme dont les trente ans veulent
encore la vie... veulent la revanche des jours mauvais... veulent de
nouveau l’enchantement de l’amour dont la flamme l’illumine,
éblouissante.

Consentir à disparaître ainsi, toute jeune,--comme tant d’autres
disparaissent, c’est vrai!...--ayant au cerveau, au cœur, aux lèvres, la
soif inapaisée de sentir et de connaître, d’épuiser le fruit de la vie
dont j’ai retrouvé la saveur!... C’est insensé, c’est hors nature de
demander cela!

Et tandis que j’écoute, très correcte, les mains serrées sur mes genoux,
je voudrais fuir l’inexorable voix qui, avec tant de ferveur, prêche le
sacrifice, l’acceptation...

Jamais, je n’ai accepté la souffrance ni la peine. Je les ai subies,
comme on subit l’Inévitable, après l’aveugle rébellion de la première
heure,--frémissante, avec l’orgueil de ne pas me plaindre Tout ce que je
pouvais, c’était de me raidir et de chercher l’oubli...

Mais dire, comme peut-être des croyants parmi les meilleurs le disent,
dans la sincérité de leur âme: «Que votre volonté soit faite! Je veux ce
que vous voulez, ô Dieu qui m’avez donné les jours et me les reprenez,
sans qu’il me soit possible de comprendre pourquoi j’ai reçu le don...,
pourquoi il m’est enlevé...»

Je suis incapable d’un pareil sacrifice...

Fait à qui?... Au Dieu pur esprit que m’a révélé le catéchisme, appris
jadis quand j’étais petite fille... Souverain mystérieux, que chacun
conçoit selon son idéal... Car nulle créature humaine ne peut dire ce
qu’il est.

Pas plus que nous, ils ne savent,--quel que soit leur culte,--ceux qui
s’appellent ses prêtres, enseignent en son nom, nous demandent le
sacrifice en son nom, nous bercent en son nom de merveilleuses
promesses...

Et c’est horrible, cet inconnu!

Pourtant, certains ont une foi absolue en ces promesses. Ils en vivent.
Ils adorent l’invisible Maître--qu’ils appellent leur Père. Là-bas, au
Carmel, l’exquise grande amie de ma jeunesse est divinement heureuse du
renoncement accepté par amour de ce Dieu intangible qui, pour elle, est
une réalité vivante.

Moi, je me débats dans la nuit, pour avoir voulu âprement le bonheur
terrestre... Pour en avoir fait mon univers quand j’ai cru le posséder.
Pour m’être absorbée dans ma souffrance de le perdre. Pour m’être
follement jetée vers lui, quand, une fois encore, il m’a versé son
philtre. Le mystérieux Consolateur dont, autrefois, on me promettait
l’appui qui jamais ne manque... je ne le trouve pas!

Machinalement, tandis que j’écoute, j’ouvre le petit livre de prières
qui m’est un souvenir de mère, une _Imitation_. Et mes yeux, distraits,
tombent sur ces mots: _La grâce ne fructifie point en ceux qui ont le
goût des choses de la terre_...

«Les choses de la terre...» Oui, c’est vrai, aux choses de la terre,
j’ai surtout appartenu. En dehors des créatures, j’ai passionnément aimé
l’art, la belle nature, insensible et vivante, les fêtes de l’esprit...
Ce n’était pas suffisant.

Il fallait voir, chercher plus haut, sortir de soi... Se dépenser--un
peu tout au moins--pour le bien des êtres, indifférents, étrangers même.
Avoir le désir de valoir moralement... L’essayer, en s’élevant d’abord
au-dessus des petites misères, des tentations, des blessures de
l’existence quotidienne...

N’être l’esclave ni du bonheur ni de la souffrance... Monter vers la
mystérieuse source vive...

Depuis combien d’années je l’ai oublié, ce souci de la valeur morale que
j’ai connu autrefois quand près de moi, rayonnait l’âme de ma grande
amie... Qu’il est loin ce temps!

Si profonde est mon étrange et soudaine méditation que le prêtre
descendu de la chaire, retourné à l’autel, je n’ai même pas entendu les
odieux chantres recommencer leurs prières tonitruantes. Une sonnerie me
fait tressaillir. C’est l’_Élévation_. Je regarde autour de moi. Je vois
Marinette qui s’agenouille en arrangeant un pli de son voile; et Guy qui
se lève, enchanté de remuer, sa petite figure dressée vers les vitraux
dont les images le distraient.

La clochette tinte encore. Comme les fidèles, je courbe la tête; et mon
âme troublée se prend à supplier: «O Dieu que je ne connais plus, ayez
pitié de moi, venez à moi qui souffre seule!...»


9 septembre.

Une lettre de Robert.

Il se prépare à s’embarquer. Il sera à Paris vers le 20 et--oh!
inconscience que j’avais oubliée--il se réjouit de me revoir! me parle
de ses projets d’hiver de notre réinstallation... Quant au duel, à ses
causes et suites, il n’en est pas plus question que si jamais rien de
pareil n’avait existé.

Et je vais répondre, moi, par une lettre qu’il trouvera à son arrivée,
où je lui dirai la très simple vérité... Que je n’ai plus le courage de
mener la vie commune et le prie de faire le nécessaire, afin que l’un et
l’autre soyons libres de droit, ainsi que nous le sommes déjà de fait.

Consentira-t-il tout de suite? Tel que je le connais, j’en doute.

Justement, hier, Jacques m’a demandé, tout à coup, quand je verrais
l’avocat pour préparer mon procès.

Mon procès... Peut-être ne serai-je plus vivante au jour où il pourrait
commencer! J’ai serré mes lèvres pour ne pas prononcer des mots
irréparables; puis, j’ai répondu, très naturelle, qu’en ce moment, le
Palais étant en congé, il me fallait attendre un peu, bon gré mal gré...

--Quand vous ne serez plus là, mon Jacques, je m’occuperai des odieuses
choses!...

S’il avait su à quoi je pensais, en parlant d’odieuses choses!...

--... Mais il nous reste si peu de jours à passer l’un près de l’autre
qu’il ne faut pas en gaspiller une parcelle, mon ami chéri...

Nous étions seuls, par hasard, dans une allée écartée du parc, mon bras
glissé sous le sien. Il a porté mes doigts sous ses lèvres et a
répliqué, avec une pointe de malice:

--Vous saurez bien vous débrouiller devant les hommes de loi, madame?

--Oui, très bien, monsieur le sceptique. Et puis, père m’aidera, s’il
est nécessaire.

--Bien alors, mon amour, je suis tranquille!

Il avait l’air de plaisanter. Mais je le connais bien maintenant. Il est
étonné, et inquiet un peu, de me voir tant de lenteur à agir. Pour le
rassurer, je lui ai raconté que j’avais écrit à Robert...


10 septembre.

Marinette a reçu une invitation qui l’a amenée, ce matin, dans ma
chambre, rouge de plaisir. Les Valprince lui demandent de venir--Paul
compris--faire connaissance de leur propriété de Touraine où ils sont
réinstallés, retour de Lugano.

Elle a interrogé, avec une jolie moue d’envie:

--Crois-tu, Viva, que ce ne serait pas indiscret d’accepter?

--Indiscret?... Pourquoi?... Oh! non, autant que je puis juger d’après
tes récits...

Paul a consenti. Ils vont donc partir en Touraine, au début de la
semaine prochaine. Marinette voulait conduire les enfants chez sa
belle-mère. J’ai réclamé qu’on me les laisse pendant ces quelques jours.
Il me reste peut-être si peu à les voir, ces petits, que j’ai aimés
comme s’ils étaient miens...

Père, apprenant que Marinette allait me quitter, m’a dit:

--J’ai peur que tu ne t’ennuies dans notre forêt, ma petite fille. Tu
n’es pas gaie, cet été. Invite qui te plaira pour te tenir compagnie.

Mais j’ai protesté:

--Oh! père, tes hôtes du dimanche me suffisent bien! Je suis un peu
lasse et la solitude me repose.

--Comme tu voudras, enfant. Fais ce que tu préfères!

A peine, je me l’avoue à moi-même, tout ce que je puis, c’est de
recevoir du samedi au mardi. Quand partent les invités de père, je suis
à bout de forces; et il me faut bien quelques jours pour me reprendre,
afin de continuer à remplir mon rôle...

Et puis encore, il me faut la liberté de le voir, _lui_, soit à Paris,
soit ici; qu’il vienne en visiteur officiel, ou que j’aille le
retrouver, dans la forêt, au rond-point convenu, auquel j’arrive dans la
charrette anglaise que je conduis moi-même.

Mais comme elles sont comptées, nos pauvres rencontres! Ah! les
misérables jours qui fuient sans nous rapprocher! Si vite, octobre
avance! De la brume d’automne, je le vois déjà sortir, inflexible,
amenant le jour de l’inexorable départ.


12 septembre.

Cet après-midi, à Paris, où j’étais venue, pour _lui_, j’ai rencontré ma
petite amie de Saint-Moritz, Marie-Reine Derieux.

L’auto m’amenait chez moi, un peu avant l’heure où j’attendais Jacques,
quand, descendant de voiture, je l’ai aperçue qui arrivait de son pas
vif, si joliment rythmé, seule, en vertu de l’indépendance que lui
accorde la confiance de sa mère.

Me reconnaissant, elle s’est arrêtée court, l’air si ravie que, sans
réfléchir, après les paroles de bienvenue, j’ai dit:

--Si vous n’êtes pas trop pressée, voulez-vous monter un instant me
faire une petite visite, en fermant les yeux sur un appartement en
toilette d’été?

Elle a accepté aussitôt, avec son aisance de fille du vrai monde, à qui
beaucoup d’initiative a été laissée.

Jacques ne pouvait venir qu’après quatre heures; et la demie de trois
heures n’avait pas encore sonné. J’avais un moment pour cette enfant
dont la jeunesse m’était une clarté de soleil. Elle arrivait de
Florence, où elle a séjourné près de trois semaines, après une quinzaine
à Venise. Elle connaissait les coins de ville, les paysages, les
tableaux que j’ai aimés. Ame et cerveau, elle était encore toute
vibrante d’admirations, de sympathies, et aussi d’antipathies, dont j’ai
beaucoup éprouvé; et, tour à tour, ardente et humoriste toujours sincère
en ses impressions, elle me les confiait avec un abandon jeune qui me la
révélait bien telle que je l’avais entrevue à Saint-Moritz: exquise
petite Ève, très pure, vraie fille de notre temps par sa culture
intellectuelle et par le regard bien ouvert qu’elle pose sur la vie.

Nous bavardions comme de «vieilles amies». Un coup de timbre nous a
interrompues. Et Jacques est apparu.

Sur le seuil du petit salon, il s’est arrêté, saisi à la vue de cette
visiteuse inconnue. Car je ne crois pas qu’il ait jamais aperçu
Marie-Reine à Saint-Moritz, d’où elle est partie peu de jours après son
arrivée.

J’ai présenté. Jacques avait tout de suite repris son grand air de
diplomate, déçu, je le sentais, par cette visite étrangère qui nous
enlevait quelques-uns de nos pauvres instants.

Mon regard les a enveloppés d’un même coup d’œil, debout l’un près de
l’autre, très jeunes tous les deux... Lui, mon Dieu!... autant
qu’elle... C’était bien là le couple, qu’une fois ma pensée avait
entrevu; la même allure discrètement élégante de gens d’une éducation
raffinée; des êtres de même race morale, vrais, dont la volonté est
droite et sûre, l’intelligence large, l’âme trop généreuse pour faiblir
jamais dans la laideur ou la lâcheté.

Ainsi que dans une lueur d’éclair, j’ai eu conscience de ces choses, et
la conclusion en a jailli: «Voilà la femme qu’il lui faudrait!»

Une fibre très douloureuse s’est crispée en moi... Et, cependant, parce
que ma petite amie s’apprêtait à prendre congé, je l’ai arrêtée:

--Attendez encore un instant. Vous allez goûter avec moi. Le thé est
apporté tout de suite. Monsieur de Meillane, voulez-vous sonner pour le
demander?

Il a obéi, ne comprenant plus rien à ma conduite, je le voyais.

Et nous avons goûté tous les trois, très «gentiment»; car mon ami, bon
gré, mal gré, subissait le charme de cette enfant délicieuse dont la
jeune personnalité l’étonnait.

J’ai surpris dans ses yeux une sympathie approbative quand, à sa demande
sur ses distractions dans le petit pays du Finistère où elle part pour
six semaines, elle m’a répliqué, rieuse:

--Mes distractions?... Oh! madame, elles sont si variées que les
journées me paraissent trop brèves... A Saint-Jean-du-Doigt, où père a
sa maison, je trouve une vraie famille de «petits», à peu près tous ceux
du pays. Je fais la classe, je joue, je pouponne... C’est déjà très
occupant!... Puis j’ai la musique; je «commets» force aquarelles; nous
lisons beaucoup; je monte à cheval, je vais en mer; je relaie maman
comme secrétaire pour mon père. Vous ne trouvez pas, madame, que c’est
exquis une pareille existence?... Je suis sûre que vous l’adoreriez!

--Je le crois aussi! Quel dommage que je ne puisse en essayer...

--Madame, venez un peu à Saint-Jean-du-Doigt...

--Il est trop tard, petite amie.

Elle se levait. Je l’ai reconduite... Quand je suis rentrée, Jacques
était debout dans le salon. Il m’a tendu les bras, avec un «Enfin, vous
voilà seule!...» tel que mon cœur en a bondi de bonheur.

Il m’a attirée sur le canapé qui est notre place favorite et m’a
murmuré, tendre et fâché un peu:

--Méchante! qui invite des amies quand je dois la venir voir...

--Je ne l’ai pas invitée... C’est le hasard qui a tout fait.

--Le hasard qui l’a retenue à goûter, n’est-ce pas, madame?

--Non... Là, le hasard n’était pour rien!... Non... Jacques chéri,
savez-vous ce que je pensais, voyant Marie-Reine près de vous?... Que
c’était une fiancée comme celle-là qui devrait être la vôtre!

Il a sursauté et a plongé ses yeux dans les miens, cherchant si je
plaisantais.

--Bon Dieu! Est-ce que c’était une présentation, ce thé soi-disant
improvisé?... Petite chérie, ne savez-vous pas que je suis pourvu? Que
personne au monde ne vaut la fiancée qui s’est promise à moi?...

--Mais... mais si cette fiancée vous manquait, mon Jacques, il faudrait
la remplacer... la remplacer par une autre... que j’aimerais ressemblant
à ma petite amie Marie-Reine.

J’ai vu luire un éclair dans son regard qui m’a interrogée, attentif.

--Qu’est-ce que ces réflexions folles... madame? Alors, vous ignorez
encore que personne... vous entendez Mienne... personne ne pourrait vous
remplacer. Dans ma vie, vous serez l’Unique...

Et il y avait tant de force dans son accent, devenu grave soudain, que,
de nouveau, la joie poignante m’a fait tressaillir, que j’ai appris à
connaître par lui... C’est doux divinement, d’être ainsi aimée, et
gâtée...--surtout quand on a subi les affres de la solitude...

Aussi, lui présent, j’oublie que je marche peut-être vers le gouffre.
J’oublie qu’il va partir... Je suis toute dans les minutes précieuses
qui m’appartiennent encore.

Il accomplit ce prodige de ressusciter l’espoir. Il me rend le goût des
causeries toutes frémissantes de pensées remuées, mon ancienne avidité
pour les choses de l’esprit, l’amour que j’ai eu pour la musique. Près
de lui, même, je peux encore être gaie!


14 septembre.

Une idée m’est venue cette nuit, tandis que, les yeux larges ouverts, je
songeais... comme je songe désespérément des heures entières, sans
pouvoir trouver l’oubli du sommeil. Telle que je me montre à lui... et
je suis comme je sens... je l’attache à moi, chaque jour davantage. Je
lui laisse espérer un avenir auquel je ne crois plus...

Alors, c’est misérablement égoïste d’aviver un sentiment qui sera pour
lui une source de souffrance..., s’il lui faut me regretter, un jour
plus ou moins prochain... Puisque je l’aide,--j’ai déjà pensé cela à
Saint-Moritz...--je devrais le détacher de moi...

Et je ne _peux_ pas consentir à un pareil sacrifice!... Il est au-dessus
de mes forces!

C’est vrai, pour lui, en ce moment,--avec sa mère,--j’emplis le monde.
Mais les hommes oublient, même les meilleurs, même les plus épris...
Pourquoi troubler la fragile ivresse de notre présent qui meurt?...
Là-bas, loin de moi, dans un milieu nouveau, distrait par cette vie de
la pensée, si intense chez lui; par ses curiosités de voyageur, par la
société de femmes d’une autre race, parmi lesquelles, sûrement,
certaines seront aussi séduisantes que moi et lui offriront peut-être le
lien que je n’ai pas voulu nouer entre nous,--le plus fort de tous...
alors, sa jeunesse d’homme subira l’action dissolvante de l’éloignement,
soit que je... disparaisse tout à coup, ou demeure seulement une
créature dont l’échéance est plus ou moins proche,--fatalement.

Mon bien-aimé, quelle indignation--et vous auriez peut-être raison!--si
vous soupçonniez que je pense ces choses!

Mais un tel détachement m’envahit, depuis que j’ai l’impression, qui
m’enserre comme un cilice, d’être une condamnée, séparée déjà des
vivants qui ont l’avenir!

J’ai beau essayer de me raisonner, en me prouvant que le docteur Vigan,
en somme, ne m’a rien dit qui justifie absolument la crainte entrée en
moi; et qui est amenée par quoi?... Par le souvenir du diagnostic porté
sur une inconnue par le docteur Valprince?... Parce que je ne puis
oublier la destinée de ma jeune tante et de ma mère?... Rien ne prouve
que ce qui a été pour les autres, soit aussi pour moi... Par ma
faiblesse grandissante?

Peut-être déjà j’irais mieux si j’avais obéi à ce médecin et m’étais
soignée tout de suite? Mais alors, c’était renoncer à mes derniers jours
de joie...

Il y a des minutes où je me dis que c’est fou, ce que j’ai fait là!
Pourtant, puisque le docteur Vigan m’a affirmé que mon retard ne
modifierait pas l’avenir... Bientôt, d’ailleurs, j’aurai tout loisir
pour me soigner!

Ce soir, dans le salon, après le dîner, la causerie était très animée
entre les hôtes de père, juste assez nombreux pour que chacun puisse, à
son gré, trouver son plaisir.

Mais il n’y avait pas là celui dont la force me soutient par l’influence
de quelque fluide magnétique.

Aussi, je les écoutais tous, muette au fond de ma bergère, essayant de
ne pas paraître trop détachée de tous les propos qui voletaient autour
de moi. Car je redoute la perspicacité aimante du regard de père. Très
souvent, depuis que je suis à l’Hersandrie, je le rencontre, ou le
devine, ce regard que traverse une surprise inquiète. Père soupçonne
qu’en moi il y a quelque chose de changé. Quoi?... Trop discret pour
m’interroger, puisque je demeure silencieuse, il cherche, m’observant
avec une tendresse qui se révèle par ses gâteries, par la sollicitude de
quelques questions brèves sur ma santé.

Pour l’en remercier, je redeviens caressante avec lui comme aux jours de
ma toute jeunesse; j’essaie d’être encore, un moment, «sa petite Joie»,
ainsi qu’il m’appelait autrefois. Je m’applique à faire à ses hôtes une
souriante figure, heureuse que Marinette m’aide, en devenant d’instinct
le centre attractif. Hélas! lundi, elle me quitte pour aller trouver son
amie chère.

Mais ce soir, encore, elle était là et distillait son grisant parfum.
Elle était amusante à regarder, campée sur le bras d’un fauteuil, ses
pieds fins allongés sur le tapis, toutes les lignes de son corps souple
trahies par la robe étroite; son profil à la Greuze, levé vers Rouvray,
très allumé ainsi que les autres hommes campés autour d’elle...

Quelle insouciance heureuse émanait d’elle qui ignore l’épreuve...

Tout à coup, je l’ai enviée... Et je me suis sentie loin, si loin
d’elle, ma «petite», à qui j’avais trop livré de mon cœur pour ne pas
être déçue. C’était imprudent. Il faut très peu demander aux êtres que
nous aimons.

Marinette, la pauvre petite, me donne vraiment, aujourd’hui, tout ce
qu’elle est capable de m’offrir; et, restée seule, je regretterai bien
fort l’animation de sa jeune vie, les câlineries de son affection, la
drôlerie et l’abandon de ses confidences, ses saillies qui me
distrayaient de mon tourment, qu’elle partira sans avoir soupçonné...

Quand elle saura,--surtout si je disparais,--elle me pleurera
éperdument. Et puis, elle se fera consoler par l’amie nouvelle que son
imagination pare de toutes les grâces.

Tant mieux, après tout. Pourquoi ce désir égoïste de laisser de la
tristesse derrière soi?... C’est si peu, un être de moins...

Je regardais Marinette, je les regardais tous autour de moi... Et il me
semblait les voir, comme on aperçoit les gens se mouvoir et parler, à
travers une glace sans tain, qui en sépare. Tous se révélaient si
confiants dans leur foi en l’avenir...

Que mon pressentiment se réalise, ceux qui étaient là, parleront
quelques jours, au plus, de moi pour me plaindre. De même, dans le
monde, les hommes qui m’ont désirée parce que j’étais seule, les femmes
qui m’ont recherchée, jalousée, ou même méprisée parce que je n’avais
pas gardé mon brillant époux. Robert, après le premier moment de stupeur
devant le dénouement imprévu, savourera sa liberté... Père et Jacques,
eux, souffriront... Et puis, le temps leur apportera l’apaisement. Non
pas l’oubli. Pour eux, je resterai un précieux petit fantôme enseveli
dans leur cœur.

Je songeais, si loin de tous, que j’ai tressailli à une question de
Rouvray:

--N’est-ce pas, madame, que vous voudrez bien poser, dans le tableau que
je prépare en vue d’arracher les classiques à leur torpeur?

Sans réfléchir, j’ai dit:

--Peut-être, alors, serai-je partie pour quelque grand voyage.

Tous se sont exclamés, curieux. Et Marinette, se penchant, avec un
baiser, m’a jeté:

--Viva chérie, tu ne parlerais pas autrement, si tu étais en partance
pour un monde meilleur!...

Je n’ai pas répondu, et me suis levée pour organiser une table de
bridge.


17 septembre.

Afin de sauvegarder toutes les apparences,--à cause de père...--je
reçois, de même que Jacques, mais pas le même jour!... les amis
masculins qui, à Paris, étaient des familiers.

Ainsi, aujourd’hui, Voulemont a surgi en auto, à l’heure du thé. Je me
suis appliquée à deviser avec lui sur le ton habituel de nos causeries.
Mais il me connaît trop bien pour que, en tête à tête, je puisse le
tromper...

Tout à coup, notre thé fini, après un silence, dont je n’avais même pas
eu conscience, il a interrogé, plantant dans mon regard ses terribles
yeux d’observateur:

--Ma petite amie, qu’est-ce que vous avez!... Est-ce l’amour?... Est-ce
le chagrin? Il y a des deux dans votre regard! Et vous commencez à
inquiéter très fort ma vieille affection...

Son accent était si sincère qu’une subite émotion m’a étreinte une
seconde, et le cri de tout mon être m’est venu aux lèvres:

--Tout simplement, mon bon ami, je suis une femme dont la vie
s’achève... Et ce n’est pas un moment... gai!...

Aussitôt, j’ai regretté mes paroles imprudentes. Mais il ne pouvait en
pénétrer le sens obscur et a haussé les épaules:

--Quelle absurdité vous dites là, madame Viva! Le jour où vous le
voudrez, vous recommencerez votre existence, vous le savez bien!

--Oui... mais je ne le veux... ni ne le pourrais... dans le sens où vous
me l’offrez!

Il dardait toujours sur moi ses yeux noirs qui ont appris à déchiffrer
les visages de femme... Et je l’ai entendu marmotter sous sa moustache:

--Qu’est-ce qu’elle a?... Mais qu’a-t-elle donc?...

Puis, tout haut, il s’exclame:

--Est-ce que par hasard, vous seriez devenue, cet été, une
neurasthénique, dégoûtée de la vie?

--Parce qu’elle a fait mon lot bien décevant? Oh! non!... Jamais, vous
entendez bien, Voulemont, jamais! je ne l’ai plus... sauvagement
aimée!... je n’ai plus désiré l’étreindre, en être enveloppée, sentir
ses battements fort, fort, fort!

--Alors... alors... Je ne comprends plus...

--C’est vrai, vous ne pouvez pas comprendre. Dites-vous, tout
simplement, que je traverse une crise dont je sortirai... d’une façon ou
d’une autre!... Et merci de votre sympathie.

Il se lève, vient à moi, prend mes deux mains dans les siennes.

--Vous savez, n’est-ce pas, petite amie, à quel point elle est chaude,
et profonde, et dévouée, ma sympathie! Si je puis quelque chose pour
vous, usez de moi, je vous en serai bien reconnaissant!

--Ah! Voulemont, je voudrais bien pouvoir user de votre amitié! Mais ni
vous, ni personne, ni moi, nous ne pouvons rien en ce moment à ce qui
est... Il me faut tâcher de m’accommoder en brave du présent. Lui seul
m’appartient!

Je me tais. Lui aussi songe; pensif, il m’observe. Que m’importe?... Je
sais maintenant que je ne trahirai pas mon secret malgré la misérable
tentation qui me torture quelquefois de crier ma détresse à une âme
humaine. Mais le sceau crispe mes lèvres l’une contre l’autre.
Silencieuse, je contemple le parc embrumé par une pluie fine, douce
comme le ciel mélancolique.

Et une soudaine question me vient brusquement:

--Est-ce qu’il vous est arrivé quelquefois, aux heures... vous savez, où
l’on se juge?... de penser qu’il est triste d’avoir passé, dans
l’existence, à la façon d’un bibelot de luxe...--je parle pour
moi!...--si inutile, que le bibelot brisé, à personne, il ne fera
défaut...

--Quelle misanthropie!... Mais, petite madame, vous oubliez que les
bibelots de luxe donnent de la joie à ceux qui en admirent la beauté, et
les regrettent très fort, je vous assure, si le mauvais sort les
brise...

--Jouissance égoïste!... Par conséquent de mince valeur. Jamais, comme
maintenant, je n’ai compris quel viatique ce doit être, quand on regarde
derrière soi, de pouvoir se dire: «J’ai rempli la bonne tâche, envers
les autres et envers moi-même.» Vous n’imaginez pas de quelle humilité
je me sens envahie quand je constate combien j’ai vécu pour moi!

--Nous en sommes tous là, ô censeur austère!

--Mais non... mais non... pas tous. Il y en a qui savent sortir
d’eux-mêmes par le cœur, par le cerveau... qui, tout entiers, se donnent
à une œuvre.

Flegmatique et taquin, Voulemont continue:

--Par exemple, les anarchistes, acharnés à la destruction de
l’abominable société.

Du même ton, je riposte:

--Des victimes de l’idée fausse, ceux-là! Mais à cette idée, ils
n’hésitent pas à se sacrifier. Et c’est pourquoi en fin de compte, ils
ont plus de valeur que nous, les futiles joueurs de flûte.

--Eh! Eh! petite amie, comme vous y allez!... Évidemment, votre point de
vue peut se soutenir; pour le scandale des braves gens et la joie des
amateurs du paradoxe. Mais je suis, avec trop de plaisir, «joueur de
flûte», pour condamner ces pauvres gens, aujourd’hui traités par vous
avec tant de dédain!

--Pas aujourd’hui, seulement, Voulemont! Plus je vieillis et plus je
nous trouve... mesquins, nous autres qui, privés de la lutte pour notre
subsistance, nous contentons, tout platement, du souci de nos plaisirs,
de nos intrigues, de nos ambitions, de nos amours... que sais-je! de
tout ce qui constitue le tissu piteux dont nous faisons notre existence.
Quelles pauvres petites choses nous sommes! mon ami.

--Des «petites choses» qui sont tout de même des roseaux pensants, comme
a dit ce Pascal que vous aimez tant à lire!

Je hausse les épaules:

--Des roseaux qui pensent presque toujours en jouisseurs égoïstes...

--Madame Viva, on pense comme on peut! Ne soyez pas misanthrope!... Je
vous assure que j’aperçois, dans mon tissu piteux--et dans celui de mes
frères en mesquinerie,--de jolies arabesques..., des broderies
délicates... voire même, de-ci, de-là, quelques perles...

Je me mets à rire de la drôlerie de son accent:

--Heureux homme! Je vous félicite. Mais laissons ces graves problèmes et
faites-moi de la musique, voulez-vous, monsieur le joueur de flûte.

Et ainsi nous passons un très bon moment qui me repose un peu.


18 septembre.

Depuis des mois, des années, je m’habillais pour satisfaire mon propre
goût. Maintenant, c’est pour _lui_ que je cherche ce qui m’est le plus
seyant... De même que je m’applique à faire incomparablement beaux et
doux, autant qu’il est en mon pouvoir, les fugitifs moments qui nous
sont accordés.

Je veux qu’il emporte mon image, élégante, lumineuse, exempte d’une
ombre même de déchéance.

Je veux qu’il ne me voie ni souffrante, ni faible, ni fatiguée même.
Aussi je surveille avec une attention anxieuse l’altération de mes
traits, et j’ai des raffinements de coquetterie pour dissimuler de mon
mieux mon amaigrissement, ma pâleur. Sur mes joues qui devenaient
pareilles à la cire, j’ai mis hier un peu de poudre rose; très peu...

Et il y a été pris, mon ami cher. Une exclamation joyeuse lui est
échappée quand il m’a aperçue ainsi, fraîche sous mon voile, comme
j’arrêtais ma charrette anglaise au rond-point où, déjà, il m’attendait.

--Quelle bonne mine vous avez aujourd’hui, petite chérie! Et cela vous
va si bien!...

J’avais réussi. Mais de le voir si confiant et si heureux, un sanglot
m’a serré la gorge. Et une minute je me suis tue, pendant que, sautée à
terre, je demeurais entre ses bras qui m’enveloppaient étroitement,
comme j’aime! Car ainsi j’ai la stupide illusion d’être défendue par son
étreinte, contre la douleur qui approche de moi.

C’est seulement quand j’ai senti mes yeux redevenus bien secs que j’ai
relevé les paupières où mon émotion s’était abritée... Et j’ai pu
parler...

Oh! être à lui toute! Aller vers l’abîme, les yeux clos, entre ses bras,
sous ses lèvres, et m’anéantir ainsi...

Avec le sentiment que l’adieu approche--si vite!...--une fièvre
s’insinue en nous qui s’avive à chacune de nos rencontres; une fièvre
faite de la soif inapaisée que nous avons de confondre nos deux êtres...

Lui apporte une fierté délicate et généreuse à m’aimer, à m’adorer!...
sans demander rien. Je le sais... Surtout, je le sens!

Et il y a des minutes, maintenant, où je me demande pourquoi lui
refuser, pourquoi me refuser une ivresse qui sera sans lendemain?

Sauvagement, je me prends à appeler la rafale merveilleuse qui emporte
les êtres hors du monde... A vouloir les délices folles où je perdrai
l’épouvante, la notion même de l’avenir, de l’anéantissement possible,
et tout proche peut-être.

Puisque j’ai donné le meilleur de moi, pensée, cœur, à quoi bon garder
farouchement mon corps qui, bientôt, ne sera plus qu’une loque brisée
par le mal, dont lui-même, mon aimé, n’aurait plus le désir? Ma pauvre
petite guenille humaine! combien elle m’inspire de tendresse et de
pitié, quand je songe à l’horrible travail qui s’accomplit obscurément
en elle!

Et cependant, je résiste au désir qui gronde et supplie... Pourquoi?

Quels vieux instincts, à moi légués par ma pure maman, arrêtent l’élan
de mon être qui, affolé par le spectre de la destruction, cherche
éperdument la brûlante source de vie?

Est-ce donc que je subis l’influence de mon éducation première?... que
j’obéis à l’orgueil qui m’impose de partir--si je dois partir--sans
avoir failli, sans être descendue au niveau de l’homme à qui je suis
liée, des femmes qui se sont livrées à lui?

Parce que je redoute le jugement que mon bien-aimé lui-même pourrait
alors porter sur moi?...

Parce que je ne veux pas lui offrir un corps où, peut-être, la mort a
planté ses griffes?...

Ah! que de liens m’emprisonnent, entre lesquels je me débats,
frémissante, révoltée. Et que, pourtant, je ne brise pas!


20 septembre.

Aujourd’hui, j’étais seule à l’Hersandrie, avec les enfants--ô
jouissance bien rare!...--la nouvelle série des invités n’arrivant que
demain.

Père, retour de Paris, m’a trouvée allongée dans un _rocking chair_,
sous les sapins, ayant l’air de lire. Je ne puis guère lire
maintenant... J’ai trop à penser...

Je ne l’avais pas entendu venir, tant mon esprit s’était enfui loin,
hors du présent! Et j’ai sursauté, sentant tout à coup sa main sur mes
cheveux.

--Eh bien comment va l’enfant, aujourd’hui?

Mes lèvres ont frôlé la main caressante, ainsi que je faisais quand
j’étais une petite, en adoration devant père.

--L’enfant jouit du calme de cet après-midi.

--Parfait!... repose-toi bien, ma chérie. Tu as raison de ne pas même
lire...

A cette remarque seulement, je me suis aperçue que la revue était tombée
sur mes genoux.

Père s’est assis et aspire l’air tiède, un peu humide, qui sent la
forêt... Un instant ni l’un ni l’autre nous ne parlons. Je suis lasse,
si lasse!... du fardeau que je porte!... Lui, semble réfléchir.

Mais il tourne soudain la tête vers moi qui, distraite, ne surveillais
pas mon attitude pour dissimuler la faiblesse qui m’abat... Et j’ai un
battement de cœur, l’entendant tout à coup me demander:

--Viva, es-tu souffrante?

--Mais non, père.

Et je dis vrai. Ce n’est pas souffrante que je suis...

--Alors, pourquoi parais-tu si fatiguée?... Pourquoi, de jour en jour,
deviens-tu plus fluette?... Si tu continues à t’affiner ainsi, ma Viva,
tu finiras par ressembler tout à fait à une petite ombre. Il faut te
soigner et devenir, coûte que coûte, une grosse dame.

Il plaisante, mais il n’y a pas de gaîté dans son accent. Malgré mes
efforts, le tourment s’est insinué en lui; et ni affaires ni plaisirs ne
l’en peuvent plus distraire, je le devine. J’essaie d’être gaie:

--Père, renonces-y tout de suite, jamais je ne deviendrai la grosse dame
que tu souhaites et que tu n’aimerais pas du tout à me voir, avoue-le...
Tu sais bien que je suis une femme de la petite espèce.

--Oui... oui... évidemment. Mais peut-être aussi as-tu quelque
préoccupation? Le retour de Robert?...

Je hausse les épaules malgré moi.

--J’aimerais certes mieux qu’il ne revînt pas... Mais c’est
l’impossible... Alors j’accepte sa venue comme un mal inévitable.
D’ailleurs, nous nous verrons si peu à l’avenir!

Je m’arrête. A quoi bon, déjà, parler d’un divorce que... les
circonstances rendront peut-être inutile?

Le regard perspicace de père a cherché le mien qui erre sur les belles
pelouses veloutées. Je sens qu’il scrute mon visage.

Après un silence, il reprend:

--Il m’a semblé, Viva, t’apercevoir hier, à Paris, avec Meillane?

--C’est possible... Je suis, en effet, sortie avec lui...

Père ne répond pas et mordille sa moustache.

Immobile dans mon fauteuil, la tête renversée sur le dossier, j’attends,
indifférente, des paroles que je pressens. Tout m’est si égal, de ce
qu’on peut penser et dire! Dans quelques semaines, je serai hors du
monde.

Je ne tourne même pas la tête quand la voix de père s’élève de nouveau:

--Écoute, Viva, tu sais, par expérience, combien je respecte ta liberté
d’action. Mais je dois cependant te dire quelque chose... Tu
m’inquiètes, ma petite fille chérie.

--En quoi, père?

--Parce que... parce que je crains que tu ne te laisses, en ce moment,
entraîner dans une aventure sans issue... du moins, sans issue
satisfaisante... Et si le mal n’est déjà fait, je te crie:
«Casse-cou!...»

--Père, parle franchement, et je te répondrai de même.

Il se lève, fait quelques pas de long en large, la tête penchée... Puis
il se rapproche de mon fauteuil. Sa main, impérieuse un peu, comme celle
de Jacques, se pose sur mon front.

--Ma petite fille, prends garde, tu vas faire jaser... tu fais déjà
peut-être jaser sur toi, à propos de Meillane.

--Parce que je sors avec lui, comme je suis sortie maintes fois avec
tant d’autres?... Jamais alors, père, tu n’en as pris souci!

--Ceux dont tu parles ne ressemblaient pas à Meillane et tu ne les
prisais pas... comme lui.

--C’est vrai, je l’estime infiniment. Et, c’est vrai aussi, je ne m’en
cache pas.

--Oui, pas assez, mon enfant.

--Pourquoi m’en cacherais-je? Il n’y a rien là que je ne puisse
avouer... Pour éviter des bavardages oiseux?... Cela m’est si étranger,
ce que les gens peuvent dire ou supposer! Je pense, d’ailleurs, que j’ai
tout droit d’agir avec autant d’indépendance que mon mari.

--Oui, humainement parlant, selon la stricte justice, tu en as le
droit... C’est très exact! Mais ce droit, Viva, j’avoue qu’il me serait
très... pénible de te voir en user... malgré mon ardent désir de te
savoir heureuse! D’ailleurs, telle que je te connais, tu ne pourrais pas
être longtemps heureuse, obligée de dissimuler ton bonheur.

--Père, écoute-moi et crois-moi... Je n’ai rien... entends-tu?... rien à
cacher.

Cette fois, je le regarde en face. Je vois alors passer dans ses yeux un
tel éclair de joie que j’en suis saisie. Une seconde, il a semblé un
être qui vient d’échapper à un abîme. Jamais je n’aurais imaginé que
père pût, à ce point, redouter de me trouver pareille à tant d’autres
qu’il n’a jamais condamnées, même plus, qu’il a approuvées plus d’une
fois. Ah! quel mystère dans nos jugements!

Et je continue:

--Jacques de Meillane n’a été pour moi qu’un ami... mais un ami comme
jamais je n’aurais imaginé en pouvoir rencontrer. Et pour cela, je
l’aime... Oh! de toute mon âme, avec ce qu’elle enferme de meilleur!...

Ah! enfin, enfin! il y a quelqu’un devant qui je peux proclamer l’amour
qui aura été ma suprême joie!

Père me contemple avec une sorte d’effroi:

--Tu aimes Meillane!... Toi si désabusée?...

--Sait-on jamais comment un miracle se fait?... Oui, père, je l’aime...
Si bien des... obstacles ne nous séparaient, à cette heure, je
deviendrais sa femme. Et ce serait pour moi le paradis même!... Mais je
ne serai pas sa maîtresse.

Entre les dents, père murmure:

--Quelle femme peut être sûre de cela, quand elle aime!

--Dans quelques semaines, père, il sera parti. Si j’avais voulu être à
lui, bien facilement et bien souvent, j’en aurais eu l’occasion cet
été... Mais je ne le voulais pas... Je ne le veux pas.

Père ne peut pas deviner ce qui me donne, si forte, la certitude de ne
pas faillir...

De nouveau, à pas lents, il s’est repris à marcher devant moi. Tout à
coup, il se rapproche et son regard, d’ordinaire vif et un peu dur, se
pose sur moi, plein d’une pitié tendre:

--Ma pauvre petite fille, tu n’avais pas besoin de cette épreuve-là
encore! Je ne m’étonne plus maintenant que tu deviennes l’ombre de
toi-même!

--Une épreuve... d’être aimée comme je le suis par un homme comme
celui-là? Oh! non, ce n’est pas une épreuve! C’est un bonheur que je
n’aurais pas même osé rêver!... Père, tu es le seul être au monde qui
connaît maintenant mon cher secret. Laisse-moi, sans crainte, jouir des
derniers jours qui nous restent... Et fie-toi à nous!...

Malgré ma volonté, ma voix tremble, tant j’ai d’angoisse dans le cœur.
Père se penche et prend ma tête entre ses deux mains:

--Ma pauvre chérie, sois pleinement heureuse comme tu l’entends...

Et il me laisse, préoccupé par notre conversation, je le devine.

Je le regarde s’éloigner; puis, songeuse, je demeure immobile, les yeux
perdus dans l’infini de ce ciel de septembre, gris sous la brume. Et je
tressaille soudain, sentant des larmes mouiller mes mains allongées sur
mes genoux...


24 septembre.

A un carrefour isolé, dans la forêt, nous nous retrouvons, après que
j’ai laissé ma voiture chez quelque garde. Là, enfin, nous sommes bien
seuls!... Et les premières minutes sont divines...

Je suis trop lasse maintenant pour marcher longtemps. Mais je lutte du
moins tant que je puis, pour qu’il ne s’en doute pas.

Il en arrive à me croire tout simplement mauvaise marcheuse; et nous
allons d’un pas très lent, à travers les belles allées silencieuses
cuivrées par l’automne, son bras ferme me soutenant.

Il me dit ses projets pour _nous_... Et j’écoute, serrée contre lui
comme une enfant fatiguée... Si l’on nous voyait ainsi, que
n’imaginerait-on pas sans hésiter?

Oh! la vanité des apparences! Quand on l’a éprouvée, quelle indulgence
on apporte à juger!

Hier, il m’a dit, sentant mon pas devenir incertain:

--Viva, mon amour, il me semble que l’automne vous rend bien fragile!
Cet été, à Samaden, vous étiez comme un petit oiseau que ses ailes
emportent, quand vous grimpiez vers le bosquet de mélèzes!

Oui, j’ai été l’ardente créature qui, grisée d’air et de lumière,
montait, avide d’aller toujours plus haut!... Et ainsi, je ne serai plus
jamais... jamais!... Quel glas... si horrible à entendre que, dans un
élan de désespoir, je me suis serrée plus encore contre lui... Je lui ai
tendu ma bouche pour qu’il y apporte, l’oubli... Et j’ai oublié...

Mais, trop vite, sa voix m’a réveillée, murmurant:

--Viva, vous exigez trop de moi!... Vous me rendez fou et vous voulez
que je reste sage! Je ne suis pas un saint... mais un pauvre homme qui
adore...

Oh! quelle tentation a bondi en mon être de ne plus lutter contre
nous-mêmes!

Et cependant, je me suis écartée de sa poitrine et j’ai dit:

--C’est vrai. J’ai tort!... Pardonnez-moi, bien-aimé.


24 septembre.

Mauvaise matinée. Une dépêche de Robert, arrivé au Havre. Et le départ
de mes deux «petits», que Marinette est venue me reprendre... J’en ai le
cœur lourd de regrets et de larmes.


25 septembre.

A la fin de l’après-midi, le curé de Saint-Léger s’est présenté pour une
quête. J’étais seule, sur ma chaise longue, des livres près de moi, mon
ouvrage tombé sur mes genoux; car je songeais à tant de choses que nous
avions dites ce matin, _lui_ et moi, pendant notre promenade dans la
forêt,--souvenirs, pensées, projets, espoirs qui mêlent étroitement nos
deux vies...

La visite imprévue m’a rejetée sur terre. Je me suis correctement
redressée; et j’ai voulu faire approcher mon visiteur de la flambée que
j’avais fait allumer, avide de lumière, par cette journée noyée dans une
pluie fine.

Mais il a refusé, dissimulant sous sa soutane ses lourdes chaussures
boueuses.

Il avait un air d’homme très intimidé. Pour le mettre à l’aise, après
qu’il m’avait gauchement présenté sa requête, je lui ai parlé de sa
cure, du bien qu’il espérait y faire.

Et aussitôt son embarras a disparu. J’ai retrouvé l’apôtre qui, en
chaire, un dimanche, enseignait la puissance du sacrifice, l’apôtre qui,
sûrement, pratique ce qu’il enseigne.

Sans doute, il a senti avec quel intérêt j’écoutais la révélation très
simple de son effort pour réveiller le zèle de son petit peuple,
indifférent, en la majorité, sinon hostile. Peu à peu, il s’est pris à
me dire ce qu’il souhaiterait faire en ce pays où il est encore
«l’étranger». Et, en parlant, il avait la même conviction fervente qui
m’avait frappée déjà. De toute son âme, il se donne à ces inconnus; je
l’ai senti à sa réponse quand je lui ai demandé:

--Alors, monsieur le curé, vous n’êtes pas effrayé de la tâche que vous
entreprenez?

--Effrayé, madame?... Comment pourrais-je l’être quand, avec moi, j’ai
la grâce de Dieu? C’est notre mission de gagner les âmes, d’en gagner
beaucoup, d’en gagner toujours plus!

Sans réfléchir, j’ai murmuré pour moi-même:

--Gagner à quoi... et à qui?...

Mais il m’avait entendue. J’ai constaté son imperceptible sursaut:

--Gagner à qui?... Mais à Dieu, madame, qui, sans se lasser, les appelle
pour leur bonheur.

Ah! si ce Dieu avait pu s’emparer de mon âme, quelle délivrance de la
lui abandonner!

J’ai regardé avec envie le prêtre, paisible en sa foi, et une question
m’est échappée:

--Oh! monsieur le curé, comment faites-vous pour croire ainsi?

Il m’a enveloppée d’un regard effaré, ne comprenant pas bien; dans son
maigre visage, le regard m’interrogeait, attentif:

--Croire à quoi, madame?

--Mais à tout ce que vous enseignez aux petits et aux grands qui
viennent à vous! Je vous en supplie, monsieur le curé, ne vous choquez
pas de mes questions dont je m’excuse et répondez-moi, par charité,
pensant que vous faites du bien.

--Je vous écoute, madame.

--Ces mystères, cette religion que vous enseignez, vous l’avez étudiée
beaucoup et elle vous paraît... sincèrement, en conscience... elle vous
paraît la vérité même?

--Oui, madame. Elle m’apparaît évidente comme la vie elle-même.

--Malgré ses... étrangetés, ses obscurités, ses... invraisemblances qui
choquent la simple raison?

--Madame, je sais que mon humble cerveau est incapable de concevoir
l’infini; même des intelligences très supérieures en seraient
incapables! Mais la conscience incomplète que j’en possède suffit déjà à
me donner une certitude qui est, en mon âme, aussi forte que le
sentiment même de la vie... comme je viens de vous le dire... Et cette
certitude, comment l’aurais-je si je ne la devais à l’Être divin qui m’a
créé et m’a marqué de son empreinte? Ne le sentez-vous pas, madame?

Ses yeux limpides, très graves et très bons, se posent sur les miens. Je
sens une âme interroger la mienne...

Et la mienne s’ouvre brusquement:

--Non, monsieur le curé, je n’ai pas votre foi et j’en porte durement...
ah! oui, bien durement la peine en ce moment! Lorsque j’étais toute
jeune, j’ai été une ardente petite chrétienne. Je croyais sans un doute,
sans réfléchir... comme les petits, comme les sages, comme ceux qui
savent... la foi du charbonnier! Et puis, j’ai été absorbée par ce qui
alors était pour moi le bonheur... J’ai vécu dans une atmosphère de
scepticisme... si étrangère à toute idée religieuse!... Ensuite, j’ai
souffert beaucoup, beaucoup supplié!... vous savez, comme on supplie
quand on souffre et qu’on crie, désespéré, vers qui peut vous
soutenir... Mais le chagrin ne s’est pas éloigné. Au contraire, il s’est
appesanti, tellement cruel que le désespoir a tué ma foi. Et j’ai vécu
sans plus rien espérer, devenue étrangère à ce Dieu qui m’abandonnait.
Aujourd’hui encore, j’ai besoin de secours, d’espérance, de foi, et je
ne trouve rien!...

Ma voix, que j’entendais lente et sourde, se brise tout à coup. Le
prêtre, qui m’a écoutée, murmure:

--Pauvre enfant!

Puis un silence tombe dans le salon où crépitent les flammes du beau feu
clair. Mes yeux songeurs contemplent, à travers les vitres, la svelte
silhouette d’un sapin qui se dresse sous le vent et la pluie; et une
seconde, il me semble voir en lui mon image, dans la tourmente des
mauvais jours...

Une question me ramène:

--Madame, est-ce qu’il y a des points de doctrine qui vous arrêtent?...
Je pourrais alors essayer de dissiper vos doutes!...

Je tourne la tête vers qui m’interroge avec un intérêt compatissant:

--Oh! monsieur le curé, je ne connais rien à la théologie et ne me
mêlerais pas de juger et de discuter ce que j’ignore. Mais je souffre
d’avoir perdu le sens de la vie spirituelle... de ne plus voir en la
religion qu’une très belle illusion, une consolante légende, à laquelle,
en la sincérité de mon esprit, je sens que je ne crois plus... malgré
mon désir d’y croire... Et pourtant, je traverse des heures où j’aurais
tant besoin de trouver un viatique hors du monde!... Monsieur le curé,
que faut-il faire?...

Il ne répond pas aussitôt. Il pense. Puis, doucement, après un moment,
il prononce:

--Ce qu’il faut?... Prier, comme si vous croyiez, madame; appeler Dieu
de toute l’ardeur de votre âme qui le cherche... Et il vous entendra,
car il a promis: «Venez à moi, vous tous qui êtes accablés, et je vous
soulagerai.»

Dans le recueillement de la pièce que le crépuscule envahit, les paroles
tombent comme une promesse de force et de paix. Le mysticisme de cet
homme est bienfaisant à ma détresse; et j’implore:

--Monsieur le curé, vous qui savez prier, priez pour moi!


26 septembre.

Les journaux annoncent le retour de Robert à Paris, où ma lettre
l’attendait. Que va-t-il dire et faire? Je suis trop lasse pour m’en
inquiéter... «Rien ne m’est plus», comme disait une illustre
désespérée... Rien que cette idée: «Mon ami part dans quinze jours.»

Seule je vais être pour subir l’épreuve!... Lui dire la vérité et qu’il
reste?... Ah! si j’étais libre, je crois que j’aurais la lâcheté de le
faire; et j’envie les femmes qui aiment hautement, devant tous, même un
amant!... Moi, je n’ai pas d’amant!... Mais un fiancé, comme les jeunes
filles;--un fiancé que personne ne doit connaître...


29 septembre.

C’était un bienfaisant jour de repos, sans visiteurs, père chassant ces
jours-ci en Sologne. J’avais essayé de faire de la musique, mais la
force m’a vite manqué; et j’ai dû retourner à ma chaise longue, où je me
reposais quand un coup de cloche à la grille m’a fait tressaillir
follement, avec l’absurde pensée que c’était Jacques qui venait me
surprendre.

De loin, à travers les massifs, j’entrevoyais une silhouette masculine.
Mais ce n’était pas la sienne...

Après quelques minutes, un léger heurt à la porte... Puis les tentures
s’écartent; et, devant le domestique qui s’efface, je vois entrer, non
pas mon bien-aimé... mais celui qui de nom est encore mon mari. Oui,
c’est Robert!...

D’un brusque élan je suis debout:

--Comment, vous, Robert! Ici?

--Pourquoi non?... J’arrive après une absence assez longue pour qu’il
soit, je crois, tout naturel que je vienne voir ma femme.

Sa main cherche la mienne qui se lève d’instinct et qu’il porte à ses
lèvres. Je me suis rassise, brisée par l’émotion. Lui, reste debout. Une
seconde, en silence, nous nous regardons. L’océan l’a bronzé, et le
visage est amaigri un peu; sa blessure ou la vie, vie d’amour, vie
d’orgueil. Mais ses traits ont ainsi quelque chose de plus mâle, il est
toujours beau.

Je ne sais quel visage je lui offre; le choc de sa soudaine arrivée a,
sans doute, accentué l’altération de ma figure, car, après m’avoir
contemplée avec une surprise qu’il ne peut dissimuler, il s’exclame:

--Est-ce que vous avez été souffrante depuis mon départ, Viva? Je vous
retrouve si fluette, si blanche!

--Tout bonnement, peut-être, vous êtes maintenant habitué aux beautés
américaines... Non, je n’ai pas été souffrante.

--Alors, vous avez moralement passé un mauvais été?

Il me vient un léger sourire dont il ne peut savoir l’ironie.

--Oh! non, j’ai passé un excellent été; un des plus reposants que j’aie
connus depuis longtemps!

Ironique à son tour, il s’incline un peu.

--Je vous remercie.

--Vous n’avez pas à me remercier. Je vous dis simplement ce qui est...

--Et puis-je, du moins, vous demander ce qui vous a si bien reposée?--en
admettant que vous êtes reposée... Car votre mine dit tout le contraire!

--Ce qui m’a fait du bien? La jouissance de la liberté qui m’a semblée à
ce point bienfaisante que, désormais, je ne saurais plus m’en passer.

Il a un brusque tressaillement. Mais il se domine tout de suite et
s’assoit.

--N’étiez-vous pas libre déjà, autant que femme peut l’être? Qu’est-ce
que toutes ces phrases vaines!

--Des phrases? Oh! non, tout uniment la vérité. N’avez-vous donc pas
reçu la lettre que je vous ai adressée à Paris, avant votre arrivée?

Il incline la tête.

--Je l’ai reçue et... méditée même.

--Alors, je ne comprends pas du tout de quoi vous vous étonnez et
pourquoi vous êtes ici.

Un éclair traverse les yeux de Robert.

--Pourquoi?... Parce que j’ai tenu cette lettre pour ce qu’elle était...

--C’est-à-dire?

--Une boutade à laquelle ni vous ni moi nous ne pouvions attacher
d’importance.

Nos deux regards, soudain, se bravent, avec une force passionnée.

--Vous avez tort, Robert. Ce que je vous ai écrit est ma résolution. Je
vous le répète: je ne reprendrai pas la vie que j’ai menée depuis trois
ans... ni mon ridicule personnage d’épouse trompée... Donc, la
séparation s’impose. Cet été, vous m’avez fourni encore une raison plus
que suffisante pour obtenir mon divorce!

Il a pâli et me regarde aussi stupéfait que si je venais de proférer
soudain des paroles insensées.

--Viva, vous ne parlez pas sérieusement!

--Si... encore une fois... très sérieusement!

Il se lève d’un geste violent, se rapproche et saisit mes deux mains.

--Allons donc! Allons donc!... C’est l’impossible que vous demandez!
Quand on a été les époux... les amants que nous avons été, on ne se
sépare jamais!

Avec tout ce qui me reste de force, je dégage mes mains.

--Le temps dont vous parlez est mort! Je suis maintenant une autre
femme. Si je me souviens de la Viva d’autrefois, c’est seulement pour la
prendre en pitié, pour la plaindre!...

--Vous avez été heureuse pourtant!...

--D’un si misérable bonheur!... J’en jouissais parce que je ne savais
pas alors qu’il en existait d’autre...

--Et maintenant, vous en connaissez un autre?

--Oui... Aujourd’hui, j’ai compris quel bonheur aurait pu être le
mien...

--Qui vous l’a appris?... Votre amant?...

Pour la première fois, depuis que nos vies sont séparées, il articule
pareille accusation. Et j’en suis stupéfaite, à ce point que l’insulte
ne m’atteint pas.

Ah! c’est ma revanche, de pouvoir répondre sans baisser les yeux:

--Je n’ai pas d’amant.

--Mensonge!... Et je puis vous dire le nom de cet homme...

--Dites.

Je le sais, le nom qu’il va prononcer. Père m’a prévenue.

--Tout Paris le connaît. C’est Jacques de Meillane.

Instinctivement, je dresse la tête; et de toute ma hauteur, je prononce:

--M. de Meillane n’est pas mon amant. Ni lui ni un autre. Il ne m’a pas
_plu_ d’avoir un amant. C’est pourquoi je puis dire--et c’est la vérité
absolue...--que vous êtes le seul auquel j’ai appartenu... jusqu’ici!

Je sens que, dominé par mon accent, il ne met pas en doute ma parole.
Mais mon dernier mot le fait bondir. Violemment, je répète:

--Jusqu’ici! Alors vous imaginez que, vous sachant mon bien,
j’accepterai de vous perdre?...

--Je ne suis plus votre bien depuis longtemps!... Mais si vous
prétendiez continuer à me retenir près de vous, il ne fallait pas me
laisser cet été... Il ne fallait pas, là-bas, oublier qu’en France une
femme portait votre nom... Il ne fallait pas afficher le peu de souci
que vous aviez d’elle, en vous battant aux yeux de tous pour votre
maîtresse...

Il se dérobe et martèle avec emportement:

--Et vous prétendez me faire admettre que de telles raisons...
auxquelles si facilement je pourrais répondre, déterminent votre
conduite imprévue à mon égard? Quelle naïveté me croyez-vous, Viva? Vous
si franche, dites donc ce qui est vrai. Vous réclamez le divorce pour
épouser l’homme que vous prétendez, malgré les apparences, n’être pas
votre amant!

De nouveau, je ne bronche pas devant l’insulte qu’il me lance, les dents
serrées par la colère, exaspéré de se heurter à ma résolution qu’il
commence à sentir inflexible.

Mais cette discussion m’épuise; et lentement, la voix assourdie, je
réponds:

--Vous vous trompez encore... Je ne pense pas que, même libre, j’épouse
jamais M. de Meillane.

Soudain calmé, il me jette un coup d’œil effaré; car il ne peut se
méprendre à mon accent.

--Alors, pourquoi un divorce inutile?... Que voulez-vous?

--La séparation de nos deux existences, établie devant tous, pour ne
plus être exposée à des équivoques blessantes...

--Un scandale enfin!

--Oh! non! Vous et moi ferons de notre mieux pour que tout se passe sans
bruit. Les avoués savent très bien arranger ces sortes d’affaires
discrètement, quand les clients y tiennent. Comme tout Paris est au
courant de notre situation respective, la chose n’étonnera personne et
sera sûrement considérée comme toute naturelle.

Il ne me répond pas cette fois. Sa main nerveuse tourmente sa barbe, du
geste que je connais bien. Ainsi qu’il me l’a déclaré en toute candeur,
il avait pris ma décision imprévue pour une boutade, et l’évidence du
contraire le bouleverse.

Inconscient toujours, il s’approche, suppliant, la voix caressante:

--Vous ne sentez donc pas, Viva, combien je revenais avide de vous
retrouver?... Pas une femme n’est dans ma vie ce que vous êtes!...
Est-ce que jamais je pourrais me passer de votre présence?

Et il est sincère!...

--Vous vous en passiez bien en Amérique, pourtant.

--Là-bas... j’étais en voyage, distrait, occupé de mille soucis... Et
puis, je savais que je vous retrouverais... m’attendant...

Entre mes lèvres closes, je marmotte involontairement, si peu que j’aie
envie de rire:

--Comme Pénélope!

Il est trop absorbé par sa propre pensée pour prendre garde à mon
interruption, et poursuit, avec une sorte d’emportement:

--Ne plus vous avoir près de moi! vous laisser partir! consentir au mal
que vous voulez me faire ainsi... C’est fou, la supposition même que je
me prêterais à un pareil caprice...

--Vous n’avez cependant pas la prétention de me garder de force?

Il a un sursaut, me regarde; puis, sourdement:

--Ah! comme vous m’en voulez, Viva!... Et comme vous avez bien trouvé
votre vengeance!...

Je secoue la tête:

--Ma vengeance?... Ah! je ne songe guère à me venger!... Une dernière
fois, écoutez... Votre absence m’a rendue à moi-même; et je ne pourrais
plus supporter la vie mensongère que nous avons eue l’un près de
l’autre, pendant trois années. Ce qui est faux ne peut jamais durer,
Robert. Pour vous, comme pour moi, il est plus digne que notre
séparation soit nettement établie. Non, je ne vous en veux pas... Avec
les années, j’ai appris qu’il fallait accepter les êtres tels qu’ils
sont. Maintenant, je ne m’irrite même plus contre vous... Nous sommes
trop loin l’un de l’autre...

Ma voix est tombée si calme et si grave que j’en suis saisie. Quelque
chose de définitif a passé entre nous.

Si léger soit-il, Robert doit en avoir l’intuition, car il n’insiste
plus. Presque tout bas, il articule:

--Vous êtes dure, Viva! Mais en somme... c’est la justice... Vous avez
raison... Et vous êtes dans votre droit.

Un silence lourd de tant de choses qu’il est inutile de dire!... Ah!
c’est bien vrai, je ne lui en veux pas... Même plus, devant son
désarroi, j’éprouve l’espèce de regret que l’on ressent d’avoir troublé
l’insouciance d’un enfant.

Et par certains côtés, ce maître illustre est un enfant... Un cruel
enfant gâté!

Il regarde, assombri, vers la forêt lointaine que, sûrement, il ne voit
pas. Des minutes passent où je sens grandir le désir douloureux que cet
entretien soit fini! Mais je me tais; et c’est lui qui reprend:

--Votre résolution inattendue m’est trop pénible, Viva, pour que je
puisse l’accepter ainsi. Je vous supplie de... de réfléchir encore...

--J’ai bien réfléchi, Robert.

--Et votre père vous approuve?

--Père ne sait rien encore.

Je vois s’éclairer les yeux de Robert et je devine que l’espoir lui
revient. Jamais je n’aurais soupçonné qu’il pût lutter ainsi pour me
retenir. Il lutte... pour lui? pour le monde?...

Peu m’importe.

En cette minute, père lui apparaît comme un allié naturel.

Et je ne lui enlève pas son illusion. Qui sait quand et comment nous
nous reverrons! je lui ai dit ce qu’il devait connaître.

Alors il est mieux de ne pas nous séparer en ennemis...

N’a-t-il pas été la folie de mes vingt ans?

Et je rattache le masque qui m’a rendu possible notre vie commune
pendant les trois dernières années. Il suit aussitôt mon exemple. Et
sans plus d’allusions au grave sujet, revenus au ton habituel de nos
conversations, ainsi que des étrangers courtois, nous causons, un moment
encore, des souvenirs artistiques qu’il rapporte de son séjour
outre-mer.


2 octobre.

Et les jours passent, les jours fuient, les jours me dévorent.

Jacques, que nous nous voyons peu!... Que nous nous voyons mal, l’un et
l’autre garrottés par les entraves que nous essayons de ne pas briser
afin que nulle éclaboussure n’atteigne notre amour!

Il part chez sa mère pour une grande semaine... Et après... Après, ce
sera l’adieu.

Hier, comme il allait me quitter, je n’ai pas su arrêter un cri
d’angoisse:

--Oh! Jacques, il me semble que je ne pourrai me résigner à vous laisser
partir!

Il a attiré ma tête entre ses deux mains, ses yeux dans les miens.

--Voulez-vous que je reste, mon amour? Si vous saviez quelle tentation
j’ai de me libérer, même par une démission, pour demeurer près de vous!

Je me suis ressaisie:

--Ah! ne faites pas cela!... Ne faites pas cela, surtout! je vous en
supplie...

S’il restait... il saurait! Il faut bien que je le laisse partir...

Impérieusement, il réplique:

--Pourquoi ne le ferais-je pas?

--Ce serait insensé... Jamais... nous n’arriverions... à rester sages
autant qu’il le faut... Et...

Je parviens à sourire et achève, plaisantant:

--Et quel gâchis!...

--Merci bien! fait-il si drôlement que je me mets à rire pour de bon.

Est-il possible qu’il y ait encore des minutes où je puisse rire!

Ce soudain éclat de gaîté lui cause un évident plaisir. Il riposte avec
la vivacité joyeuse qui lui était familière quand je l’ai connu et qui
devient rare, depuis plusieurs semaines:

--Si vous vous moquez de moi, madame, gare à vous! Pour me venger, je
vous emporte, envers et contre tous, au Canada, sans rien attendre!

--Et puis quand nous débarquerons, on nous déclarera _undesirable_ et on
me renverra en France! Vous savez, les autorités du Canada ne badinent
pas avec les amoureux! Il vaut mieux, Jacques chéri, que je recouvre
d’abord toute seule ma liberté... Ensuite, vous viendrez me chercher.

Je m’arrête, car ma voix s’altère.

Une seconde de silence et j’arrive à me dominer pour finir:

--D’ailleurs, si je ne trouve pas le courage de supporter votre absence,
je vous l’écrirai... Et, charitablement, vous viendrez à mon secours,
n’est-ce pas?... Ou encore j’irai vous faire une petite visite... bien
correcte...

Il se penche et m’étreint d’un geste jaloux.

--C’est cela, vous viendrez, mon amour chéri. Mais vous ne repartirez
pas! Quand je vous tiendrai... je vous garderai!...


4 octobre.

A cette heure, c’est lui qui est parti!

Obstinément, j’avais espéré que sa mère reviendrait à Paris, pour ses
derniers jours en France. Ainsi, nous n’aurions pas perdu une parcelle
du temps qui nous est mesuré.

Mais elle a été souffrante, et des difficultés matérielles l’ont retenue
en Dauphiné.

Il est parti et j’ai tressailli de joie et de souffrance à pénétrer ce
qu’était, pour cet énergique, le regret de me laisser. C’est divin
d’être ainsi aimée! Mais que ce bonheur se paye! Le premier départ de
mon ami m’a fait mesurer ce qu’allait être l’autre, le vrai!

Quand il reviendra, à peine nous aurons encore quelques jours, car il
s’embarque le 17. En me disant adieu, il m’a murmuré, de ce ton
suppliant qui me bouleverse, si différent de son accent ordinaire, ferme
et vif:

--Mienne chérie, laissez-moi rester en France, près de vous!

--C’est impossible, mon Jacques, vous le savez bien!... Pour le moment,
il faut nous séparer...

Alors, il se tait. La nécessité que j’évoque, il la reconnaît comme
moi;--non pour les mêmes raisons! Lui pense que son éloignement vaut
mieux tandis que se prépare mon divorce. Moi je songe que je suis à bout
de force et ne pourrai plus longtemps dissimuler que je suis broyée.
Déjà il me devient difficile de tromper l’inquiétude que je vois
s’aviver en lui, malgré mon effort pour lui persuader que toutes les
émotions de ces dernières semaines, le souci de l’avenir, causent
l’altération, devenue trop évidente, de ma santé.

Pendant la semaine qu’il va passer en Dauphiné, au dernier moment, je
verrai enfin le chirurgien. Avant qu’il me quitte, il faut que je sache.

Ah! si j’allais recevoir l’assurance que mes craintes étaient folles,
que je vais me remettre vite de mon mal insignifiant!...

Après tout, c’est bien possible. Pourquoi alors, au plus profond de mon
âme, suis-je hantée par une impitoyable crainte qu’aucun raisonnement ne
peut vaincre? J’ai, si forte, l’impression que la nuit vient pour moi...
Et désespérément, je me débats, épouvantée devant l’ombre qui va me
saisir... Ah! que je suis loin de prononcer les mots que demandait le
prêtre: «Mon Dieu, que votre volonté soit faite! Mieux que votre
créature, vous savez ce qui est son bien...»

Jacques voulait parler à sa mère de notre cher secret. Je l’ai supplié
de le lui taire encore. A quoi bon la préoccuper par la perspective d’un
mariage qui ne se fera, sans doute, jamais?

Et c’est atroce, cette impression de voir fuir le bonheur qui était tout
proche!

J’ai dit à Jacques:

--Ne troublez pas les derniers jours que vous avez à passer avec votre
mère, puisque je ne suis pas libre encore. Songez à ce qu’elle
éprouvera, vous voyant désireux d’épouser une femme divorcée...

--Ma Viva chérie, elle vous aimera et elle comprendra...

Et dans sa voix, il y avait une telle certitude, forte et tendre, qu’une
seconde, sa foi m’a fait oublier tout, et je lui ai murmuré:

--Jacques, si vous jugez mieux que votre mère sache dès maintenant,
parlez-lui. Faites comme vous préférez, mon bien-aimé.


12 octobre.

Mme de Meillane a été encore un peu souffrante. Dans deux jours
seulement, Jacques sera de retour, juste pour le départ!

Demain, moi, je vois le docteur Wardènes.

Demain, à cette heure, je connaîtrai mon arrêt.


13 octobre.

Je sais maintenant! Mon intuition, cette fois encore, ne m’avait pas
trompée. Ce que la charité professionnelle du docteur Wardènes n’a pas
articulé, ma pensée le comprend. Le mal héréditaire m’a saisie à mon
tour.

Je suis perdue! tout au moins pour le bonheur, sinon autrement.

Comme la première fois, je suis allée seule au rendez-vous. J’ai
supporté, sans un mot, l’examen minutieux, long, attentif; répondu, très
calme, à toutes les questions, qui se sont terminées par celle-ci:

--Alors, vous venez seulement de vous apercevoir du mal qui vous amène,
madame?

--Non, docteur, je le connais depuis cinq semaines.

Cet homme si calme a littéralement bondi:

--Comment, depuis cinq semaines!... Et c’est aujourd’hui que vous venez
me trouver?... Mais c’est fou!... Vous vouliez donc votre perte?

Devant cette indignation, ma vaillance a soudain chancelé.

--Le docteur Vigan, sur mon insistance, m’a déclaré que je ne
modifierais pas l’avenir en attendant, comme je le voulais...

--Vous le vouliez! Mais pourquoi vouloir une imprudence insensée?...
C’est inouï!... Et vous encourager à la commettre par une promesse
ambiguë!...

--Le docteur Vigan ne m’a rien promis. Il a insisté, au contraire,
autant qu’il était en son pouvoir, pour me déterminer à me soigner tout
de suite. Mais je ne pouvais le faire.

Brusquement je m’arrête, sentant ma voix trembler. La tension de mes
nerfs les a rendus si fragiles que les larmes me montaient aux yeux.
Bien que, très vite, j’eusse baissé mes paupières pour les cacher, le
docteur les avait surprises. Aussitôt, il a perdu son air irrité et il
est devenu paternellement bon. Sa main s’est posée sur mon épaule.

--Allons, allons, mon enfant, ne vous laissez pas abattre ainsi... vous
qui m’avez l’air d’une petite femme brave. Puisque le dommage est fait,
rien ne sert de récriminer. Maintenant il ne reste plus qu’à le réparer
au plus vite.

Je l’ai regardé dans les yeux.

--Et vous espérez pouvoir le réparer, docteur?

--Je ferai tout le possible pour cela, madame. Mais je ne puis avoir la
même certitude sur le résultat définitif que si je vous avais soignée il
y a cinq semaines. Seulement, il ne faut plus attendre.

J’ai secoué la tête, raidie contre l’assaut qui allait venir.

--Docteur, dans quatre jours seulement, au plus tôt, je peux me confier
à vous.

De nouveau, une exclamation impatiente; et sous les sourcils blancs, je
vois un éclair.

--Mais vous n’avez donc pas compris, mon enfant, que tout retard diminue
vos chances...

--De vie?...

--De guérison, tout au moins.

--Docteur, il est impossible que je sois... opérée avant la date que je
vous dis...

Ses yeux d’observateur se sont arrêtés sur mon visage. Mais il n’a plus
insisté, devinant que j’obéissais à l’une de ces raisons qui dominent
tous les conseils de la sagesse. L’un et l’autre nous sommes devenus
silencieux.

Il continuait à me regarder, pensif, presque sévère, tandis que, d’un
geste amical, je remettais mes gants. Puis, avec une sorte de gravité,
il a prononcé:

--Maintenant, je comprends mieux le docteur Vigan. Mais, comme lui-même
a dû vous le répéter, vous prenez une sérieuse, très sérieuse
responsabilité, en ne vous soignant pas immédiatement.

--Quatre jours, c’est si peu!

--Quatre jours ajoutés à cinq semaines, c’est beaucoup. Ah! ma petite
enfant, quel crime vous avez commis envers la simple raison!

Je l’ai senti à ce point sincère dans sa préoccupation que, de nouveau,
j’ai faibli une seconde. Et tout bas, j’ai supplié, comme un bébé:

--Oh! docteur, ne me grondez plus!... Et... faites-moi vivre!

Il a pris ma main dans les siennes.

--Nous ferons tout ce qu’il faudra pour cela, mon enfant. Ne vous agitez
plus et mettez-vous en demeure de pouvoir, comme vous le souhaitez, être
soignée dans quatre jours.

J’ai obéi. Je suis allée moi-même choisir ma chambre dans la maison
qu’il m’a désignée, et je vais préparer mon départ...

Ah! que la nuit est proche et que mon âme en a de peur et de
souffrance!...

Heureusement, père, ce soir, était absent. Seule avec lui, comment
serais-je parvenue à lui cacher la vérité?... Et demain, comment
ferai-je avec mon bien-aimé, pour l’amour de qui, je le comprends, j’ai
joué ma vie... Pourtant, il faut qu’il ignore... _Il faut._


16 octobre.

C’est la fin.

Il est parti... Et j’ai pu me taire jusqu’au bout!... Même dans la folle
douceur du revoir... Même dans cette agonie de la séparation...

Mourir ne sera pas plus horrible que l’a été l’adieu qui nous a, tantôt,
arrachés l’un à l’autre, sans phrases, ni plaintes, ni pleurs, presque
en silence...

Ce soir, il a quitté Paris. Dans le train qui l’emporte, il pense à moi,
avec la vision du retour, l’espoir de l’avenir dont il se croit sûr.

Je pense à lui, avec l’obscure certitude que jamais je ne le reverrai...
C’est bien l’adieu que mes lèvres tremblantes ont prononcé, écrasées une
dernière fois sous les siennes. Et, en mon âme, une voix inflexible
prononce, sans pitié, que c’est mieux ainsi. Ma santé détruite, liée à
un autre, par le serment d’éternelle union, prononcé librement jadis, je
ne pouvais pas, je ne _devais_ pas devenir sa femme. Oui, c’est bien que
la vie m’enlève de force à lui... Jamais, je le crains, je n’en aurais
eu le courage, libre de disposer de l’avenir...


FIN


IMPRIMERIE FRANÇAISE DE L’ÉDITION, 13, RUE DE L’ABBÉ-DE-L’ÉPÉE, PARIS.





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA NUIT TOMBE ***
        

    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.