L'été de Guillemette

By Henri Ardel

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Title: L'été de Guillemette


Author: Henri Ardel

Release date: February 16, 2024 [eBook #72975]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1908

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉTÉ DE GUILLEMETTE ***






  HENRI ARDEL

  L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  8, RUE GARANCIÈRE--6e

 Tous droits réservés




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Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Published 29 July 1908.

Privilege of copyright in the United States reserved under the Act
approved March 3d 1905 by Plon-Nourrit et Cie.




L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE




I


Dans la fournaise du grand magasin que chauffe, à travers les stores
baissés, un ardent soleil de juillet, Guillemette Seyntis, d’un air de
personne très raisonnable, trotte allègrement, de comptoir en comptoir,
pour remplir les diverses missions d’achat que sa mère lui a confiées.

L’atmosphère est étouffante, malgré les vitres ouvertes, et pâlit le
visage des infortunées vendeuses qui, depuis le matin, s’appliquent à
répondre fructueusement aux désirs variés de clientes toujours
renouvelées... Qui donc a prétendu, qu’en juillet, il n’y a plus
personne à Paris?

Elle, Guillemette, est seulement un peu plus rose qu’une demi-heure plus
tôt quand, sous l’escorte de miss Murphy, elle est descendue de voiture
devant le trottoir encombré par la foule des acheteuses qui s’affairent,
coude contre coude, autour des étalages discrètement ennuagés de
poussière, mais combien riches d’_occasions_!

Dans le dédale des galeries où, en multiples aspects, la tentation
s’épanouit, elle a glissé de son pas souple de créature très jeune;
amusée d’acheter, car ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de
l’argent, elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir tout ce qui
lui plaît.

Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie. La destinée a fait
d’elle une précieuse héritière, l’a pourvue d’une mère parfaite et lui a
donné pour père un grand financier qui se trouve être, en même temps, un
très honnête et très galant homme dont l’honorabilité est aussi
indiscutable qu’enviée de beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent
où il est une puissance.

De là, chez elle, une fort riante conception de l’existence qu’elle
goûte avec une âme frémissante et une pensée vive, indépendante,
curieuse; avec l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une
silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles; un visage
délicatement modelé d’un trait spirituel--comme en dessine Helleu...--où
fleurit le sombre iris des grands yeux d’un bleu violet; une onduleuse
chevelure châtain, ombrée de moires d’or. De telle sorte qu’elle paraît,
selon les caprices de la lumière, très blonde ou presque brune...

Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être, sans conteste, une jolie
créature... Mais cela étant vérité reconnue, elle accepte comme toute
naturelle cette favorable situation et n’en tire nulle vanité.

A ses heures, elle est coquette comme une autre,--sans un brin de
perversité,--parce qu’elle a dix-huit ans et que ça l’amuse de plaire,
fût-ce à des indifférents... Elle l’est de manière discrète, car c’est
une petite fille fort bien élevée et, dans le monde, elle ne se montre
pas de ces jeunes personnes qui s’affichent par des flirts audacieux et
scandalisent les mères de famille en allumant de leur mieux les vains
désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis déclare-t-elle,--bien
sincère!--que sa fille est encore une gamine qui ne pense qu’à la danse.

C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente... Mais elle
pense encore à tant d’autres choses! Dans le cœur et le cerveau des
fillettes du nouveau siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent
pas les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois.

Et Mme Seyntis--la candeur même!--serait tout bonnement horrifiée si
elle entrevoyait quelle créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive,
avec d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa Guillemette, élevée
selon les sages vieux principes qu’elle a vus régir sa propre jeunesse;
saupoudrée de bons conseils, de catéchismes,--voire même de retraites,
au temps du Carême,--de cours sans nombre... Régime qui a procuré à la
jeune personne des «clartés de tout» et un étonnant bagage d’idées
personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi les copieux
enseignements qui lui étaient prodigués.

--Guillemette, tu te livres à des achats?

Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux bruns, chaudement
passionnés, de sa cousine Mme de Miolan qui lui sourient sous l’ombre de
la capeline fleurie.

Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme, sans souci de la
foule qui les heurte, de l’employé qui, devant elle, s’achemine, tête
baissée, vers la caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan.

--Je faisais des commissions pour maman. Elle déteste les magasins; mais
j’ai fini.

--Alors, reste un instant avec moi; j’ai une étoffe de blouse à choisir,
tu m’aideras.

Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce qu’elle aime à voir de
jolis chiffons; mais surtout, parce que Nicole de Miolan exerce sur elle
cette attraction que les «grandes» possèdent souvent sur les «petites».
Or Nicole est une _grande_ pour Guillemette; non pas tant à cause de
leur différence d’âge,--six ans à peine;--mais Nicole a traversé des
années qui ont accrû la distance. Et Guillemette le sait bien, malgré la
prudente discrétion de Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous,
un mariage d’amour avec un beau garçon,--attaché d’ambassade, célèbre en
son monde par ses aventures et folies sentimentales,--qui l’a adorée,
puis trompée; du moins, elle en a la conviction. Volontaire, passionnée,
très fière, elle n’a pas pardonné et, orgueilleusement, a prétendu à un
droit de représailles. Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au jour
où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté mari et ambassade,
pour venir à Paris demander son divorce.

En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une existence de mondaine,
vaguement chaperonnée par son père et sa mère, excellentes et dignes
personnes que sa situation désespère, mais qui ont toujours été
incapables d’avoir une volonté autre que la sienne. Tous les membres
sérieux de la famille déplorent un tel état de choses et se confient,
avec émoi, qu’on parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne
faudrait... Que ne dit-on pas d’une très jolie femme seule, courtisée et
qui ne se refuse pas à l’être!...

Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie pour rendre
rares les rencontres de sa fille et de Nicole. Comme elle est bonne et
soucieuse de pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir son
sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine pour ne l’avoir pas
deviné... C’est pourquoi elle éprouve un léger scrupule à s’attarder
avec sa séduisante cousine...

La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe pas. Après tout,
il ne s’agit que de quelques instants à passer ensemble, dans la cohue
d’un magasin. Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre bien
inoffensive!

--Guillemette, hasarde timidement miss Murphy, il faudrait aller à la
caisse. Voyez, l’employé vous attend.

--Pauvre homme, il attend!... Eh bien, miss Murphy, soyez un amour,
allez payer pour moi, voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me
retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir avec Mme de Miolan.

Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss Murphy est d’autant
plus incapable de résister qu’elle a, de vieille date, abdiqué toute
autorité sur son indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en
va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés à l’employé qui
déambule devant elle, aspirant à la liberté de courir vers de nouvelles
clientes.

Cependant Nicole et Guillemette bavardent et attendent que le monsieur
en cravate blanche dont l’occupation est de faire manœuvrer le régiment
des vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies est enfin
arrivé.

--Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il de l’air le plus
encourageant; car il témoigne une bonne grâce toute particulière aux
clientes que sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai monde.

Nicole répond à ces paroles par un vague signe de tête et elle demande à
Guillemette, tout en considérant les plis soyeux d’un satin drapé près
d’elle:

--Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate?

--Si, bientôt!... Mais nous attendons qu’André en ait fini avec son
bachot.

--Période agitée, alors!... C’est pour bientôt?

--Dans quatre jours.

--Ah! Ah!... Et a-t-il des chances de succès, ce bon André?

--Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec philosophie, étant
donnée son ardeur au travail. S’il ne réussit pas, il y aura scènes de
désolation de cette pauvre maman, scènes de colère du côté de papa...

Mme de Miolan a un indéfinissable sourire:

--Ton père s’intéresse tant que cela aux examens d’André?

En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle s’étonne qu’avec les
profanes distractions qui reposent Raymond Seyntis de ses affaires, il
trouve encore des loisirs pour certaines de ses attributions
paternelles.

Guillemette aussi s’est mise à rire.

--Papa, quant au travail d’André, ressemble aux panthères qui bondissent
tout à coup sur les paisibles voyageurs. Il reste des semaines sans
demander à André quel est l’état de ses notes; et puis, tout à coup,
quand André est dans une parfaite quiétude, il fond sur lui pour
l’interroger, questionner les professeurs; ce qui a, en général, un
résultat désastreux pour la tranquillité de mon cher frère!

Mais ici, la conversation est interrompue par les paroles obligeantes du
monsieur en cravate blanche qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa
disposition.

C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans une cravate 1830. Il
croit devoir accabler Nicole de questions pour s’enquérir de ce qu’elle
désire. Elle lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir
beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette déclaration avec
un sourire, qu’il devine en elle une de ces clientes qui n’ont pas souci
du bon marché, il s’en va aimablement puiser dans les rayons, et, sans
se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole qui n’est jamais
satisfaite.

Seulement, elle a une manière de demander: «N’avez-vous pas encore autre
chose?» si encourageante, que le gros garçon continue à subtiliser à ses
confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui soumettre.

Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent du jeu chatoyant des
coloris qui s’harmonisent ou se heurtent. Devant elles, il y a
maintenant des jaunes safranés, blonds comme des épis, aux reflets roux,
de pain brûlé; des bleus verdissants ainsi qu’un ciel de crépuscule; des
roses nacrés, ou d’un ton violent de corail rouge; des verts d’opale, et
aussi, des mauves pareils à des pétales d’hortensia...

Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent.

--Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle s’aperçoit tout à
coup que la chaleur est étouffante dans la galerie où circule,
incessamment, le flot des acheteuses.

Mais tandis que le gros jeune homme mesure les mètres demandés, elle
reprend, un peu distraite, car elle regarde l’étoffe:

--Alors rien de nouveau dans la famille que les exploits intellectuels
d’André?

--Mais si... mais si... Il y a le retour de l’oncle René!

--Ah!... René revient de Madagascar...

Une expression profonde a soudain changé le regard de Nicole. Son accent
a quelque chose de rêveur...

--Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été avec nous à
Houlgate. Maman est dans le ravissement. Cela fait près de cinq ans
qu’il n’est pas rentré en France!

--C’est vrai... cinq ans... Je venais d’être fiancée quand il est
parti...

D’où naissent les intuitions? Est-ce la voix, le regard de Mme de Miolan
qui font jaillir dans la pensée de Guillemette, la certitude instinctive
qu’il y a eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et la longue
absence de René Carrère dont sa famille s’est désolée. Et parce qu’elle
a très envie de savoir, sans réfléchir, elle laisse échapper:

--N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi, l’oncle René?

La jeune femme, qui est restée immobile, avec des yeux songeurs, fermés
au décor papillotant du magasin, répète du même ton un peu lent, et ses
lèvres onduleuses ont une expression presque railleuse, mais si triste:

--Très amoureux!... Aussi amoureux que pouvait l’être un garçon
raisonnable et... sage comme lui!...

--Si raisonnable que cela?... Oh! Nicole, qu’il devait être ennuyeux!
fait, avec conviction, Guillemette, dont les dix-huit ans goûtent les
cavaliers très fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un
juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre toujours les
nombreuses qualités.

--Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de bons principes... Tout
à fait le frère de ta mère!... Je ne me suis pas sentie à la hauteur...
Et j’ai été, d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité!...
Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie mon satin. Il est
joli, n’est-ce pas?

Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter toutes les pensées, tous
les souvenirs qui se mêlaient d’y tourbillonner tout à coup comme des
oiseaux tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir avec son
achat. Guillemette la suit, devenue distraite, écoutant vaguement les
explications que croit devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille
dans le compte de sa monnaie.

Toutes trois sortent enfin du «temple des vanités». Dehors, un ardent
soleil ruisselle sur l’asphalte brûlant, où les arbres poudreux
allongent des ombres dures.

Des femmes passent en robe claire, chaussées de cuir pâle, les épaules
nues sous la dentelle du corsage, le teint fouetté de rose par
l’éclatante chaleur.

--Quelle odieuse température! soupire Nicole. Veux-tu venir prendre une
glace? Guillemette. Nous nous voyons si peu et si mal que pour une fois
que je te tiens, j’ai envie d’en profiter...

Ah! la tentation encore! Mais Guillemette, élevée comme son oncle, dans
les «bons principes», n’ose pas faire sciemment ce que sa mère lui
interdirait, sans doute.

--Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre. Nous nous verrons
bien à Houlgate... Car tu y viens?...

--Oui, correctement escortée de ma famille, avant d’aller seule à Dinard
retrouver des amis. Peut-être ton oncle sera-t-il arrivé... Cela
m’amusera de le revoir... Nous nous trouverons vieillis!

--Nicole, que tu es encore coquette pour une dame qui a vieilli! Lui,
est déjà un peu, un monsieur d’âge... c’est vrai... à trente ans!... Un
capitaine, et qui revient de si loin! Les années de campagne comptent
double...

--Et les années de mariage triple, quadruple, alors! murmure Nicole.
Petite Guillemette, marie-toi le plus tard possible!... Comme on dit en
musique: «Profite bien de ta jeunesse!»

--Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon mieux!

Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire
d’affection,--un peu aussi de pitié pour les illusions de cette
enfant,--adoucit un instant la flamme de ses yeux.

--Comme tu as raison! Au revoir, mon petit. Ah! tu n’es pas une Carrère,
toi, mais une vraie Seyntis...

Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son cocher. Des passants se
retournent pour regarder monter en voiture cette très jolie femme,
habillée avec un goût raffiné en sa simplicité apparente;--elle porte un
«tailleur» de grosse toile bise... Et, en une seconde, elle est tout
ensemble admirée, désirée, enviée,--elle qui, à cette heure, n’est
qu’une vivante épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie.

Guillemette aussi est restée une seconde à la regarder, avec des yeux de
gamine qui se connaît déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup
entendu parler...

Mme de Miolan a raison, Guillemette est une Seyntis. Elle est la vraie
fille du financier spirituel, hardi et galant, épris de tout ce qui est
beauté,--femmes et œuvres d’art,--s’offrant les unes et les autres avec
une somptuosité de fermier général du temps jadis; au demeurant, un très
aimable mari qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades
ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection, avec une estime
très haute, pour la femme dont il possède absolument l’être, corps et
âme. En effet, vingt années de mariage n’ont pu altérer chez Mme
Seyntis, une confiance de jeune épousée. Confiance dont Guillemette
pourrait bien ne pas faire si généreux hommage à son futur mari, toute
saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils. Les petites filles
du vingtième siècle ont respiré d’autres souffles et trop entendu
célébrer le nouvel évangile de leurs droits!...

Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure, ladite petite fille
chemine pédestrement vers l’hôtel Seyntis, insouciante de la chaleur et
de la poussière, des regards qui caressent au passage son éblouissante
jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien que mal par miss
Murphy; et elle ne s’en aperçoit pas, tant sa pensée est absorbée toute
par la soudaine révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman inachevé
entre l’oncle René et Nicole.

Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné le soupçon?... Est-ce un
secret entre eux?... Ou la famille le sait-elle?

Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme l’oncle René, elle le
comprend bien!... Mais combien lui, si sage, devait être pris
profondément pour demeurer tant d’années hors de France... Sans doute
afin de se guérir... Puisqu’il revient aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus
peur de la retrouver... D’ailleurs, ainsi que dans les livres, il est
vengé puisqu’elle a eu un détestable mari, choisi, voulu par elle
seule...

En est-elle malheureuse? Regrette-t-elle d’avoir misérablement gâché sa
vie?... Qui le sait?... Pour tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais
elle ne se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a vécu. Il
semblerait qu’elle se contente désormais d’être une créature délicieuse
dont les hommes s’affolent, que les femmes jalousent. Elle va beaucoup
dans le monde et s’habille mieux que nulle autre... Elle cause, elle
rit... Mais, par instant, son rire sonne à l’oreille comme un sanglot
bref, douloureux à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits d’une
ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible...

Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait que ne parlant
pas devant Guillemette des malheurs conjugaux de sa cousine, elle
endormirait, sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les
quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette l’image de Guy
de Miolan, grand, svelte, d’allure patricienne; le visage barré d’une
moustache fauve... Et mieux encore, elle revoit les yeux gris dont
l’expression, jadis, lui faisait trouver si naturel que Nicole allât,
quoi qu’on lui dît, à celui qui savait ainsi la regarder. Tous deux,
d’ailleurs, lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux quelque
brûlant foyer...

Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce et lui ne tente rien
pour l’apaiser et la ramener. L’oncle René revient; il va revoir
Nicole... Ici, la pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion
impossible. Même arrivât-il que la jeune femme obtînt son divorce, même
l’oncle fût-il encore amoureux, tout mariage serait impossible entre
eux, puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette, élevée
par une mère rigoureusement religieuse, ne conçoit même pas un mariage
hors de l’Église... Alors... quoi?

--Oh! Guillemette, comment pouvez-vous marcher si vite par cette
chaleur! soupire la voix plaintive de miss Murphy.

Guillemette tressaille; et, un peu saisie, confuse, parce qu’elle est
habituée à prendre souci des autres, elle regarde la pauvre miss,
essoufflée et cramoisie, sous son ombrelle.

--Ma pauvre Murphy! je vous demande bien pardon!... Je réfléchissais et
je ne m’apercevais pas que je vous faisais ainsi trotter! Nous allons
marcher bien lentement pour vous remettre.

--Ah! maintenant, nous arrivons...

C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte ombreuse de l’avenue de
Messine, et plus loin, se montrent les cimes feuillues du parc Monceau
sur lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis.




II


Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose de sa course rapide,
pénètre dans la salle d’étude où sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs
que lui fait faire consciencieusement Mademoiselle,--_M’selle_, comme
dit André, et tous à sa suite.

--Bonjour, les travailleuses! jette joyeusement Guillemette. Quel beau
temps, n’est-ce pas?... Ah! j’aime l’été!

--Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans ardeur devant ses
problèmes. Je l’aimerai seulement quand les vacances seront venues.

--Pauvre, chérie! Ce ne sera plus long, va... _M’selle_, si vous lui
accordiez congé?

--Oh! Guillemette, c’est impossible! Ne lui donnez pas de mauvais
conseils. Il faut faire ce qui doit être fait...

--_M’selle_, vous êtes la sagesse même!

Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle est d’ordinaire. Elle
est timide, douce, savante et scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le
souci de son devoir.

--Ah! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous de moi?

--Ma petite _M’selle_, je ne me moque pas du tout, je constate! réplique
Guillemette avec un sourire d’amitié à la jeune institutrice qui, son
aînée de plus de dix ans, lui donne souvent l’impression d’une créature
à protéger.

--Aimez-vous l’été? vous? _M’selle_.

--Oh! non! je ne l’aime pas! laisse échapper Mademoiselle, avec une
telle conviction que les prunelles de Guillemette la contemplent,
surprises.

--Comme vous dites cela! _M’selle_. Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas
cette jolie saison, odorante, lumineuse, dorée... A cause de la chaleur?

--Non, oh! non! La chaleur m’est indifférente!...

Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque chose qu’elle ne
veut pas dire; et, discrètement, elle n’insiste pas. Mais cette lueur
mélancolique qui a, tout à coup assombri les yeux clairs de
l’institutrice de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie jetée en
elle par la féerie de cette journée de juillet. Parce qu’elle est très
heureuse, elle voudrait tant que tout le monde le fût!

Que peut bien avoir Mademoiselle?

Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie, dans la grande
chambre, ouverte sur l’horizon frais des pelouses du parc Monceau, qui
est son domaine; un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme un
reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de bibelots précieux,
rassemblés par ses désirs de fillette riche et gâtée.

Quand elle entend, dans le petit salon, le piano résonner sous les
doigts résignés de Mad, elle rentre, d’un élan instinctif, dans la salle
d’étude où elle est sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre
livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son logis familial, tous
les jours, à six heures.

L’institutrice est, en effet, devant la table de travail, une plume en
main. Sans doute, elle prépare les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit
pas; elle réfléchit... La même expression soucieuse altère son visage un
peu fatigué et ses yeux regardent fixement loin devant elle, vers les
cimes vertes des arbres.

Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très douce:

--_M’selle_, je ne voudrais pas être indiscrète, mais vous avez l’air
d’avoir un souci... Est-ce que... je ne pourrais rien pour vous aider,
un peu, à le porter? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été? C’est
cette simple petite question qui vous a attristée...

--Parce que l’été est une saison dure à passer pour moi!...

Guillemette la regarde sans comprendre; et Mademoiselle se sent
loin,--oh! si loin!--de cette jeune créature que la vie a comblée.

--L’été vous est dur?...

--Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne pas, murmure
Mademoiselle. Il m’apporte des vacances forcées; et... il ne m’en
faudrait pas!

Guillemette serre inconsciemment ses deux mains l’une contre l’autre.
Quelque chose qui ressemble à une angoisse l’a fait tressaillir; car si
les paroles de Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens précis,
elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes... Et sa jeunesse
heureuse se cabre, en un sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui
pèse sur certaines existences. Misérablement, elle se sent impuissante
pour venir en aide à la petite institutrice de Mad.

Il y a, entre elles deux, un léger silence; Mademoiselle est toute à son
tourment; et, Guillemette qui, de tout cœur, souhaiterait le lui
enlever, se demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait bien
faire... Le piano frémit, torturé par Mad qui s’impatiente devant un
passage hérissé d’imprévu. Guillemette suggère, encourageante:

--Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle, vous pouvez bien
vous reposer un peu pendant les vacances!

--Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule humblement
Mademoiselle. C’est pourquoi je ne peux pas me réjouir, comme vous, de
les voir arriver!

--Oui, je comprends! fait Guillemette sérieuse.

Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience nette de ce
qu’est la lutte pour ceux qui travaillent afin de gagner leur pain
quotidien. Comment, jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel
qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que d’autres doivent
peiner sans relâche... Comment a-t-elle pu trouver tout simple que
Mademoiselle vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à Mad,
passe des instants monotones aux Champs-Élysées à la regarder jouer,
trotte pour la conduire à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de
neuf heures du matin à six heures du soir?...

Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour cette existence de
manœuvre. Son père possédait, dans l’armée, un haut grade quand il est
mort, il y a cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler
pour leur mère qui est demeurée sans fortune.

Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle a été placée
auprès de Mad; et elle a, sans y prendre garde, accepté une situation
dont l’intéressée ne se plaignait pas.

Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux venait de se
déchirer en sa pensée, elle se sent honteuse, au plus profond du cœur,
de son luxe, de son existence facile, honteuse de n’être, dans la vie,
qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait faire quelque
chose pour alléger la tâche de Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui
offrir tout le contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la mettre
à l’abri des soucis d’argent.

Désirs de bébé, elle le sait bien! Ses maigres économies,--elle ignore
le secret d’en faire!--seraient une goutte d’eau pour Mademoiselle et
lui donner de bonnes rentes est tout aussi impossible... Alors?... Comme
c’est peu de chose, le seul désir d’aider!

Guillemette sort toute grave de son entretien avec Mademoiselle. De sa
fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel, s’en aller d’une allure discrète
de souris trottant menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle
s’ingénie de nouveau à résoudre le problème qui la trouble et rend
Guillemette songeuse.

Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme pour elle de joyeuses
villégiatures, d’excursions, agrémentées de flirts amusants qui rendent
exquises les flâneries sur la plage ou par les chemins verts..., ce même
été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes, d’épreuves; si
difficile à traverser, que même de pauvres filles, fatiguées comme
Mademoiselle par des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent
accepter comme un bienfait le repos qu’il leur apporte... Et parce
qu’elle vient de se heurter à cette implacable nécessité, Guillemette ne
peut jouir, comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa fenêtre,
des jeux de la lumière sur les arbres où tous les verts se fondent en
harmonies d’ombres et de clartés, du velours frais des pelouses sous la
pluie irisée des jets d’eau... Elle ne voit que les humbles qui, en
cette saison d’été, envahissent l’aristocratique jardin, les mères
assises, tête nue, sur les bancs--qui, elles aussi peut-être, souffrent
d’avoir des loisirs d’été...--les petits, barbouillés de poussière qui
jouent avec le sable, en attendant que, dans l’avenir, devenus des
hommes, des femmes, ils doivent vivre courbés sous la servitude du
travail...

Et le même sentiment de confusion l’étreint parce qu’elle a été comblée
par la destinée, sans avoir rien fait pour le mériter... Il lui semble
qu’elle ne pourra retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien
tenté pour Mademoiselle, tout au moins.

Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui la hantent. Elle
songe que tant d’autres trouveraient aussi agréable qu’elle-même, de
croquer des plats très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle
à manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de délicats cristaux,
de fines porcelaines, une argenterie artistique, d’être servie par un
maître d’hôtel vigilant...

Elle entend son père raconter avec enthousiasme une somptueuse
acquisition qu’il vient de faire chez un antiquaire qui possède de
coûteuses merveilles. Elle écoute sa mère parler de ses projets
d’invitation pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières,
d’éducation accomplie, à l’intention de son frère, dont une dépêche
vient de lui annoncer la très prochaine arrivée...

Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle et ses
laborieux frères et sœurs... Ah! l’oncle René ne tardera plus à
apparaître... Alors il est certain que Nicole et lui vont se retrouver à
Houlgate... Mme Seyntis ne paraît pas le redouter... Peut-être après
tout, elle n’a ni su, ni deviné... Cela voit si peu clair, les parents
quelquefois!

--Marie, je vais faire un tour au cercle, dit M. Seyntis qui a fini de
fumer son cigare; et, tout en parlant, il caresse les cheveux de
Guillemette laquelle songe à mille choses, debout dans le cadre de la
fenêtre, ouverte sur la nuit d’été.

Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les Seyntis hors de chez
eux,--c’est rare, il est vrai!--Mme Seyntis entend cette phrase de son
mari. Et elle l’accueille avec une simple bonne grâce.

--Bien, mon ami, à tout à l’heure!

Ce «tout à l’heure» viendra tardivement. Mais Mme Seyntis est si
habituée à ce qu’il en soit ainsi, qu’elle ne pense même pas à s’en
étonner, certaine que son mari est au Cercle, comme il le lui dit.

Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement adroite pour les
travaux inutiles; et chez elle, il lui faut toujours, entre les doigts,
un crochet ou une aiguille, créatrice d’incomparables broderies.

Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que celles qu’elle
passe ainsi...

Les arbres du parc répandent, avec une bonne odeur de verdure, une
fraîcheur bienfaisante dans le petit salon où la lampe rayonne une lueur
d’or, sous l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête, son
aiguille piquée dans la soie de son métier:

--Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à la fenêtre! Prends
ton ouvrage. Tu sais que j’ai en horreur les rêvasseries.

Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette, habillée de blanc, se
découpe sur l’obscur velours du ciel constellé.

--Mère, je ne rêvasse pas... Je réfléchis...

--Et peut-on, ma fille, te demander à quoi?...

Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise basse, près de sa
mère, les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains
croisées.

--Maman... je pensais que vous devriez emmener Mademoiselle à
Houlgate...

--Emmener Mademoiselle! répète Mme Seyntis stupéfaite. Quelle idée as-tu
là? Guillemette. Je n’ai aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener?...

Au hasard, Guillemette lance:

--Pour faire un peu travailler Mad!

--Oh! Guillemette, en voilà une invention! fait Mad bondissant
d’horreur.

Guillemette ne se laisse pas troubler et continue:

--Et puis... et puis... elle se promènerait avec moi! Vous savez bien,
maman, que vous regrettez toujours, dans l’été, que je n’aie personne
pour m’escorter sur les routes, puisque miss Murphy ne marche plus!
_M’selle_ serait un chaperon parfait!

Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise grandissante. Où
Guillemette veut-elle en venir? Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener
Mademoiselle que, d’ordinaire, elle déclare trop austère...

--Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à Houlgate; et vraiment, la
villa est trop vite remplie pour que je perde inutilement une chambre en
amenant une personne de plus à loger...

Ça, c’est le grave de la question! Si la maîtresse de maison parle
impérieusement dans la pensée de Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et
alors, Guillemette prend résolument son parti... Jusqu’alors, par
délicatesse, pour ne pas trahir la confidence faite dans une minute de
faiblesse, elle a essayé de taire le motif vrai de sa demande... Mais si
elle veut le succès, il faut dire la vérité, lui semble-t-il.

--Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre en emmenant _M’selle_!

De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage et regarde Guillemette
comme si elle venait de s’exprimer en une langue étrangère.

--Comment, une bonne œuvre?... Mais Mademoiselle n’est pas dans la
misère, que je sache!

--Non, maman... Mais elle n’est pas très fortunée... Et je m’imagine
qu’elle regrette--pour cause!--les mois de vacances où elle ne gagne
rien...

Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle afin qu’elles
produisent sur sa mère l’impression qu’elles lui ont faite. Mais Mme
Seyntis n’a plus dix-huit ans; elle est un peu blasée sur le chapitre
des difficultés et infortunes de la vie, d’autant qu’elle ne les connaît
pas par expérience. Si charitable et bienveillante qu’elle soit, elle
vit enfermée dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son culte,
son mari et ses enfants; et du reste des humains, elle s’inquiète avec
le secret détachement que nous avons pour ce qui nous est étranger.
Aussi réplique-t-elle, paisible:

--Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes œuvres à soutenir; et
celle-là ne me paraissant pas d’une nécessité évidente, je trouve plus
sage d’en faire la petite économie.

--Oh! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous avons la chance de
l’être beaucoup!... Alors, nous n’avons pas le droit de faire des
économies avec elle!

Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même qu’elle ait réfléchi. Une
imperceptible rougeur effleure, telle une flamme, le visage calme de Mme
Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible que sa fille
émette un propos qui ressemble à une observation, elle dit, un peu
sèche:

--Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce que tu ignores. Il
n’est pas de petites économies, retiens-le bien. C’est justement parce
que nous avons de la fortune que nos charges sont très grosses... Et
elles vont encore s’accroître, puisque la situation faite au clergé de
France oblige tous les chrétiens à des sacrifices pécuniaires.

Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers et pense,--non
sans un vague remords,--que les soucis de Mademoiselle la touchent
beaucoup plus que les épreuves du clergé de France, auxquelles elle
compatit avec une involontaire sérénité.

Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès de Mme Seyntis qui
en serait scandalisée au dernier chef. Le front penché vers son métier,
elle pique l’aiguille avec une sorte de nervosité; et, sans que
Guillemette ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir en sa
diplomatie, elle reprend pour convaincre sa fille, pour se convaincre
elle-même qu’elle a raison:

--En somme, Mademoiselle gagne honorablement sa vie. Elle n’a pas besoin
que nous lui fassions la charité, j’en suis persuadée; et, quoi que tu
t’imagines, je ne sais à quel propos, elle est certainement très
contente d’avoir un peu de liberté.

Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces opinions optimistes;
mais elle garde, trop vif encore, le souvenir du regard, de l’accent de
Mademoiselle. D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage de ne pas
insister davantage pour ce soir. Et, d’un ton raisonnable, elle dit
seulement:

--Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience que moi... Tout de
même, j’ai l’idée que si vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela
porterait bonheur à André pour son examen!

Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais, entre les cils, elle
observe sa mère et voit que ses paroles ont enfin porté. Cet examen
d’André, dont tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce
moment, le cauchemar des jours et des nuits de Mme Seyntis. Elle sait
trop bien à quel point son cher petit cancre a besoin des lumières de
l’Esprit-Saint, pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les
lui assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en doute bien, et
c’est pourquoi, en l’intimité de son cœur point égoïste, elle se réjouit
d’avoir eu l’inspiration géniale de mettre en avant l’intérêt d’André.




III


Ce jeune personnage est certes très loin de partager l’inquiétude de sa
mère. Il appartient à l’espèce des nombreux petits hommes qui tiennent à
se laisser vivre pour leur plus grand agrément et sont toujours
convaincus que leur bonne chance les fera réussir, sans qu’ils aient à
se préparer de favorables atouts.

Il s’est donc mis en route d’un cœur tranquille pour le lieu de son
épreuve. Mais les événements paraissent avoir altéré cette aimable
quiétude, si Guillemette en juge d’après les apparences, alors que,
rentrée de ses pérégrinations quotidiennes, elle pénètre dans le petit
salon où sa mère brode, devant son métier, très rouge, le visage un peu
contracté. André, assis à califourchon sur une chaise, près de la
fenêtre, a les yeux braqués sur un livre dont il ne tourne pas les
pages.

Elle interroge, pressentant la réponse:

--Eh bien!... Es-tu content?

Les yeux toujours sur son livre, André grogne, maussade:

--Pas du tout!... Je vais être _retoqué_...

Il a une mine furieuse de chat battu qui serait comique si le
frémissement des lèvres ne trahissait une enfantine envie de pleurer,
comme font les petits dans leur détresse. Et c’est là la révélation d’un
état d’âme tout à fait anormal chez ce garçon insouciant.

--Mon enfant, pourquoi dis-tu que tu ne réussiras pas... Tu ne peux pas
le savoir! proteste Mme Seyntis dont la voix est tremblante.

Elle pique fiévreusement son aiguille dans sa broderie et fait, sans en
avoir conscience, des points irréguliers qui tombent, comme des notes
fausses, dans l’harmonie du dessin.

--Il me semble que ta version est presque tout à fait conforme au texte
que nous avons acheté.

--Oui, aux contre-sens près! gémit André, dont l’humeur rappelle le dos
d’un porc-épic.

--Et ton devoir français? questionne encore Guillemette qui, vu la
circonstance, ne se laisse pas rebuter par le ton d’André.

--Il est idiot comme le sujet donné!

En effet, la situation, en ces conditions, est mauvaise, et le résultat
apparaît probable. Guillemette le regrette surtout pour sa mère, qui a
l’air aussi lamentable que si André était en route vers l’échafaud.

--Maman, est-ce que vous avez demandé au professeur d’André si vraiment
ses compositions sont mauvaises autant qu’il le dit?

--Non, je ne pourrai trouver M. Rochet qu’après le dîner. J’irai
aussitôt, puisque ton père n’est justement pas à Paris. J’ai une
dépêche. Il ne sera de retour de Londres que demain soir.

--Alors, maman, ne vous tourmentez pas à l’avance. Peut-être que M.
Rochet va vous tranquilliser...

Guillemette se penche et met un tendre baiser sur le visage désolé de sa
mère; puis, pour la distraire, elle entreprend de lui raconter sa
promenade. Mais Mme Seyntis ne peut pas être distraite. Les paroles de
sa fille sont, à son oreille, un bourdonnement de mouche joyeuse. Elle
est hypnotisée par l’échec probable de son cher rejeton. Elle a
cependant fait tout ce qui était en son pouvoir pour attirer sur lui la
faveur du ciel. Elle s’est répandue en neuvaines, messes, prières, pour
que les clartés de l’Esprit-Saint viennent en aide à sa cervelle
juvénile et mal lettrée. Et voici qu’elle semble ne pas du tout devoir
être exaucée.

Elle est trop bonne chrétienne pour murmurer. Mais, tout en ombrant de
mauve un iris, elle fouille dans sa conscience pour découvrir comment
elle a pu indisposer le ciel contre elle. Pourtant, elle a obéi, par
pure générosité, aux suggestions de Guillemette et, après maintes
réflexions, demandé à Mademoiselle de venir à Houlgate faire travailler
Mad et se promener avec Guillemette... Cela, alors qu’elle n’avait, en
vérité, nul besoin d’elle et voulait seulement lui rendre service,--à
l’intention du succès d’André.

Donc... pourquoi ne va-t-il pas réussir comme tant d’autres ni plus
savants ni plus travailleurs?...

Comme elle rentrait avec lui, qu’elle était allée cueillir à la sortie
de l’épreuve, elle a rencontré son digne ami, le curé de sa paroisse,
qui habite la maison voisine de l’hôtel Seyntis. Il s’est répandu en
phrases réconfortantes pour la mère et le fils, et finalement a invité
André, en guise de distraction, à venir, le lendemain, déjeuner chez lui
avec quelques-uns de ses vicaires.

André, peu séduit, a sournoisement imprimé à la jupe de sa mère des
secousses expressives pour qu’elle refuse. Mais il semble à Mme Seyntis
que la protection du ciel descendra mieux sur André s’il a reçu de pieux
encouragements; et elle accepte, avec des mots de reconnaissance qui
achèvent d’exaspérer la victime du sort.

Le dîner est plutôt morose. Mme Seyntis est rongée d’impatience. André,
fatigué, nerveux et affamé. Mad a tellement versé de larmes sur la
malchance de son frère bien-aimé, que ses yeux et son nez ressemblent à
des pelotes d’un rose accentué; mais, tout de même, elle aussi mange
avec un triomphant appétit. Quant à Guillemette, elle ne peut échapper
au sentiment de justice qui lui fait penser qu’André s’est vraiment
acquis tous les droits pour mériter son ajournement. Bien entendu, elle
garde pour elle cette malencontreuse conviction.

Dès que le dessert a circulé autour de la table, Mme Seyntis se hâte de
mettre un chapeau pour aller recevoir l’arrêt de M. Rochet; et dans la
voiture que lui a fait avancer le concierge, galonné comme un
fonctionnaire, elle se laisse emporter vers la paisible rue des Ternes
où s’épanouit la science de M. Rochet.

C’est une soirée lourde d’orage. A travers le ciel obscur, courent de
fugitives lueurs d’éclairs. Aux branches, les feuilles sont immobiles.
Devant les grand’portes et les boutiques mi-closes, de modestes groupes
sont assis, soupirant après un peu de fraîcheur; les hommes fument, la
veste enlevée; les femmes ont des corsages flottants et les mains
inactives. Sous la clarté des réverbères, des gamins fouettent leur
toupie dans les pieds des passants. De nombreux dîneurs sont attablés
aux petites tables qui encombrent les trottoirs; ils sont humbles,
satisfaits et mangent avec entrain des mets très ordinaires.

Tout ce Paris populeux, Mme Seyntis le distingue à peine et n’en a cure;
elle est toute à l’idée que M. Rochet va lui rendre l’espérance ou
justifier sa crainte. Et elle escalade rapidement les cinq étages du
professeur, bien que cette montée hâtive la rende haletante. Elle s’en
aperçoit seulement, tandis qu’elle attend devant la porte close, après
un coup de sonnette bien nerveux.

--M. Rochet est chez lui?

--Oui, Monsieur et Madame sont à table.

Mme Seyntis est si absorbée par sa préoccupation qu’elle répond
machinalement.

--Cela ne fait rien! Je puis très bien lui parler tandis qu’il dîne.

Et derrière la jeune bonne qui n’ose l’arrêter, elle entre dans la salle
à manger où le jeune ménage Rochet prend le repas du soir. La lumière,
sous le voile de porcelaine de la suspension, flambe gaiement sur les
cristaux et l’argent des couverts, sur les bois clairs de la pièce
_modern style_. Madame est en robe de maison de batiste rosée; près
d’elle, est son poupon, très affairé à recueillir des miettes de pain
sur la nappe. M. Rochet tient en main le couteau à l’aide duquel il
allait trancher dans le rosbif qui saigne devant lui. Au spectacle de
cette scène familiale, Mme Seyntis s’arrête, saisie, ses instincts de
femme du monde réveillés; et elle se sent accablée de l’incorrection de
sa conduite.

--Monsieur Rochet, je vous fais toutes mes excuses d’avoir ainsi envahi
votre salle à manger! Je n’ai vraiment plus la tête à moi, après toute
cette journée d’émotion.

--Je comprends, madame... Mais si vous voulez passer dans le salon, nous
causerons mieux de ce qui vous amène.

Mme Seyntis voit le rosbif qui attend et, confuse derechef, elle dit
hâtivement:

--Non, monsieur, je vous en prie, continuez votre dîner. Je voulais
seulement vous demander votre avis sur la version et le devoir français
d’André dont il n’est pas content.

L’évocation de ce fâcheux événement ranime tout l’émoi de Mme Seyntis,
qui se désintéresse complètement du rosbif, de la petite Mme Rochet,
laquelle en son for intérieur maudit cette visite impromptue, du bébé
qui prend une mine très fâchée parce que sa mère l’empêche de culbuter
un verre. M. Rochet, lui-même, soupire d’être poursuivi par les examens
jusqu’en son _home_. Mais le moyen de ne pas accueillir bien la mère
d’un élève aussi fructueux qu’André Seyntis! Aussi il s’exécute
bravement, abandonne couteau et rosbif, prend le brouillon de la version
et commence à lire.

Anxieuse, Mme Seyntis le regarde. Il n’a pas l’air enthousiasmé, loin de
là! Le cœur battant, elle écoute les commentaires, plutôt décourageants,
dont il ponctue les phrases. M. Rochet est un homme consciencieux. Ce
qu’il juge mauvais, il le dit d’un ton doux et aimable, mais très net.
Trompé par le calme apparent de sa visiteuse, il lui dévoile tous les
méfaits littéraires commis par André, sans soupçonner que le cœur de la
pauvre mère se gonfle de chagrin, quoiqu’elle fasse bonne contenance,
disciplinée par l’éducation mondaine.

--Alors, monsieur Rochet, vous pensez qu’André ne sera pas reçu?

--Madame, je le crains fort.

Il y a une seconde de silence; Mme Seyntis lutte contre son émotion,
contemplant, sans le voir, le rosbif de plus en plus froid. La jeune Mme
Rochet devine son chagrin et la plaint; mais, puisque le mal est fait,
souhaite qu’elle s’en aille pour que le dîner s’achève... M. Rochet,
lui, repris par l’engrenage, réfléchit aux sottises écrites par son
élève. Quant au bébé, il lance triomphalement sa cuiller dans l’assiette
de sa mère. Tous tressautent, et Mme Seyntis, rappelée à elle-même, se
lève aussitôt, avec des mots d’excuses, dont sa pensée est absente.

Maintenant, elle a hâte d’être seule, tant elle sent ses paupières
chargées de larmes qu’elle craint de ne pouvoir longtemps retenir. Et sa
dignité lui interdit de se trahir. Elle remercie M. Rochet de sa
consultation, serre machinalement la main de la jeune femme, caresse
d’un geste distrait la tête ronde du bébé... Puis la porte retombée
derrière elle, enfin! elle se trouve seule dans l’escalier où luit la
flamme crue d’un bec Auer. Par la fenêtre entr’ouverte sur la nuit, on
entend des rires qui viennent de la cour et le heurt des assiettes que
range une ménagère invisible.

Cette fois, les larmes jaillissent des yeux de Mme Seyntis et elle,--le
_decorum_ fait femme!--elle s’assoit, au hasard, sur une marche et
pleure, pleure, pleure... autant que si une irréparable catastrophe
s’était abattue sur elle.

Pour la rappeler à elle-même, il faut, en bas, dans le vestibule, le
bruit de la porte d’entrée qui se ferme. Quelqu’un monte.

Vite, elle se dresse, tamponne son mouchoir sur ses yeux, et se met en
devoir de descendre. Un monsieur la croise, et, sous la lumière, voit la
trace des larmes sur le visage altéré. Il salue avec respect, se disant
que cette dame si affligée vient, sans doute, d’apprendre quelque
douloureuse nouvelle, et il lui offre l’hommage de sa compassion
silencieuse.

Elle ne le soupçonne guère et remonte en voiture, accablée par toutes
les conséquences de cet examen manqué... Irritation de son mari qui fut
jadis un brillant élève, ignorant des échecs... Mauvaise humeur d’André,
contraint de travailler pendant les vacances. D’où, tiraillements,
scènes, séjour d’Houlgate troublé, alors qu’elle souhaitait tant jouir
du retour de son frère!... Ah! qu’a-t-elle fait pour mériter une telle
épreuve?

Et son regard interroge le ciel sombre, toujours strié de lointains
éclairs. Mais une averse a mis un peu de fraîcheur dans l’air. Un
souffle tiède erre sur les feuilles. La nuit devient charmeuse. Des
couples flânent paresseusement; et, dans l’ombre, les mains se
cherchent, les lèvres se rapprochent...

Sur le balcon, dressé haut vers le plein ciel, le jeune ménage Rochet
veut jouir de la douceur du soir. Mais Monsieur reste assombri des
fâcheuses révélations apportées par Mme Seyntis; et sa petite femme est
dépitée devoir que, par sa seule présence, elle ne le distrait pas de
ses réflexions. Pour le ramener à de meilleurs sentiments, elle appuie
la tête contre son épaule.

--Ah! Paul, je t’en prie, ne t’inquiète plus de ce garçon et occupe-toi
de moi qui ne t’ai pas vu de la journée!

Monsieur sourit et se penche très volontiers sur le visage levé vers le
sien... Alors, bien vite, et sans peine, il oublie André, ses
contre-sens, son piteux devoir français, et trouve exquis de murmurer de
tendres et douces folies à la charmante jeune dame que la loi et
l’Église lui ont donnée pour compagne.

Au bout d’un instant, certaine de sa victoire, c’est elle qui reprend
d’un ton de confidence:

--Il est plutôt stupide, ton André, n’est-ce pas?

--Mais non! mais non! fait-il, paternel. C’est un gentil petit cancre.
C’est rare même qu’il me fasse un devoir aussi idiot que celui-ci!
Aussi, c’est... embêtant tout de même qu’il rate cet examen!

Gamine, elle répète drôlement:

--Embêtant pour lui?

--Et pour moi!... Les parents sont des êtres bâtis de telle sorte qu’ils
nous rendent invariablement responsables des insuccès de leur
progéniture.

Madame mordille sa lèvre, et, d’un ton raisonnable, approuve:

--Ça, c’est vrai!... Enfin, tant pis, puisque nous n’y pouvons rien...
Et penser que notre Jacques nous donnera peut-être, un jour, des
émotions comme celles de la pauvre Mme Seyntis! Il est vrai que,
sûrement, ce sera un bûcheur comme son papa!

Et elle a un regard caressant vers son seigneur et maître. Ce regard
glisse ensuite vers la chambre, riante en ses tentures de voiles de
Gênes, où le poupon sommeille sous le tulle de ses rideaux, près du
grand lit conjugal, préparé pour la nuit.

M. et Mme Rochet, rapprochés sur leur balcon, oublient, cette fois, tout
à fait André et son bachot.

Cependant, Mme Seyntis, lamentable, roule vers sa somptueuse demeure...
La voiture s’arrête. La mort dans l’âme, elle rentre dans le petit salon
où Guillemette fait vaguement du filet,--c’est la mode,--gagnée par
l’agitation d’André qui se meut, tel un écureuil dans une cage, l’air si
bourru, que Mad n’ose plus lui faire part de sa tendre sympathie.

Tous trois ont la même interrogation:

--Eh bien? mère.

--Ah! mon pauvre enfant, tu avais raison: ta version est pleine de
contre-sens, et ton devoir français est un des plus mauvais que tu aies
faits!

Tableau! André est furieux contre les examens, les professeurs, les
travaux supplémentaires qu’il entrevoit...--pas contre lui-même. Mme
Seyntis est très émue. Mad repleure. Guillemette pense que les garçons
semblent avoir été créés pour jeter la perturbation dans les familles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils sont pénibles, les jours qui suivent, en attendant que le jury ait
définitivement décidé du sort d’André. M. Seyntis, retour d’Angleterre,
a fulminé contre son héritier, justement responsable de la catastrophe.
Sans grand espoir d’un miracle, Mme Seyntis a pieusement redoublé ses
invocations aux saints, protecteurs des examens. André est allé déjeuner
avec les vicaires de sa paroisse; et il a été gratifié de si paternels
encouragements qu’il est tout prêt à croire que, par pure malice, M.
Rochet lui a découvert des contre-sens. M. le curé lui-même,--à qui
depuis sa tendre enfance sa mère l’envoie déverser les secrets de sa
jeune conscience,--n’a pas semblé, du tout, considérer la partie comme
perdue.

Tout de même, il voudrait bien avoir la certitude que la bonne chance
l’a favorisé, si peu qu’il l’ait aidée. Or, cette douce espérance, un
entretien avec M. Rochet la lui enlève et son dernier mot, alors qu’il
part chercher son arrêt, est celui-ci:

--Vous savez, maman, ne vous attendez à rien de bon! Je suis fichu!

Mme Seyntis en a terriblement peur. Aussi, c’est avec une vraie fièvre
que, ce matin-là, elle donne ses ordres et remplit, avec son habituelle
conscience, ses devoirs quotidiens de maîtresse de maison. A toute
minute, ses yeux vont à la pendule... André arrive... Il va savoir... Et
elle aussi saura... Maintenant, il est inutile d’invoquer les puissances
célestes!

Une sonnerie au téléphone. Sûrement, c’est la nouvelle! Elle est toute
blanche et sent, en tout son être, que les examens sont un supplice pour
les mères. Elle se répète, dans une crainte nerveuse de la déception:

--Il est refusé! Certainement, il est refusé!

Et elle reste immobile devant son téléphone, ayant une peur lâche, aussi
bien d’entendre que d’interroger...

Pourtant, à quoi bon hésiter davantage? Il faut bien accepter les
épreuves, les supporter...

--Allo!... Allo!...

Quelqu’un parle dans le téléphone. Instinctivement, elle écoute. Mais
elle est si troublée que les mots lui arrivent vides de sens, en un
bruit confus. Elle demande:

--Parlez plus nettement! Je ne comprends pas!

--Reçu! Il est reçu! articule la voix de M. Seyntis.

Une bouffée de joie monte, étourdissante, au cerveau de Mme Seyntis.

Elle répète, n’osant croire qu’elle ne se trompe pas:

--Il est reçu?... Vous dites qu’il est reçu?

--Oui, reçu! fait encore la voix lointaine de M. Seyntis. Je ne sais par
quel miracle. Mais l’évidence est là!... Notre gamin passe en ce moment
l’oral. Je retourne l’entendre. J’espère que la chance sera pour lui
jusqu’au bout!

Mme Seyntis ne demande pas autre chose. Ah! oui, André reçu avec les
devoirs dont il est coupable, c’est un miracle! Elle en est si
convaincue qu’elle n’a plus une seconde d’inquiétude sur le résultat
définitif. Ses ferventes prières ont été exaucées; et comme le lui avait
prédit Guillemette, il lui a porté bonheur d’avoir rendu service à
Mademoiselle.

Ah! la joyeuse matinée, après ces trois jours d’angoisse. Mme Seyntis se
sent la légèreté d’un papillon; et son âme pieuse se répand en actions
de grâces. Vite, elle fait prévenir M. le curé.

A midi, André arrive en coup de vent:

--Je suis reçu! reçu!... J’ai dit des inepties en allemand et dans le
cours du Rhône!... Mais ça n’a rien fait!

Il exulte et, dans la sincérité de son âme, trouve sa réussite toute
naturelle. Comme lui pense Mad qui témoigne son allégresse par une danse
de sauvage.

--Mère, je suis un peu en retard. J’ai voulu annoncer à M. le curé le
bon résultat qu’il m’avait prédit.

--Tu as bien fait... Je lui avais déjà envoyé un mot...

Nouveau coup de timbre. C’est M. Seyntis. Lui aussi est satisfait,
quoique fort surpris de cette conclusion inespérée; et, tout en posant
sur la table son chapeau et ses journaux, il explique gaiement à sa
femme:

--Quelle diable d’idée avait eue Rochet de nous tourmenter ainsi? M. le
curé avait été un plus aimable prophète, j’ai passé chez lui pour le lui
faire savoir...

Décidément, M. le curé n’ignorera pas qu’André Seyntis a été reçu à son
bachot par un heureux coup du sort dont le pourquoi demeurera un
mystère.




IV


Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière ont des courbes
molles d’où jaillissent des aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de
fleur monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison des
massifs, épandus sur les terrasses, dans les jardins brûlants, ivres
encore du soleil d’août qui s’abaisse lentement vers l’horizon clair.
Devant les fenêtres de sa sœur, André clame:

--Guillemette, es-tu prête? Maman dit qu’il va être l’heure de partir
pour la gare, si nous ne voulons pas manquer l’oncle.

--Je viens, je viens! annonce Guillemette qui, sans nulle hâte, achève
de se mettre en tenue de sortie.

Par amour de l’art,--est-ce pour cela vraiment?--elle a fait de son
mieux à cette fin d’offrir à son oncle, dès l’arrivée, un agréable
spécimen de jeune Parisienne. A-t-elle réussi? Pour s’en assurer, malgré
les appels sonores d’André, elle demeure encore une seconde, debout
devant la psyché qui occupe un des angles de la chambre, sous la pleine
clarté tombant de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques petites
mèches folles de cheveux, sous sa grande capeline de paille, arrange
dans sa ceinture, où se fanent des roses, les plis de la blouse de
mousseline, inspecte la peau immaculée de ses souliers de daim blanc...
Tout cela n’est pas mal, pas mal du tout!...

Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis qui, à son tour, jette un
«Guillemette!» presque impatient.

--Me voici, maman. J’accours!

Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle, et comme un
tourbillon blanc, apparaît sur le perron, histoire de ne pas faire
attendre sa mère, en fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du
train n’est pas encore toute proche.

En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée par la crainte
d’être en retard, est de beaucoup en avance. La gare est encore à peu
près sevrée de voyageurs. André en profite pour observer, à son aise,
les manœuvres des employés et se campe mal à propos sur leur chemin,
quand ils évoluent avec des marchandises à charger. Mad le suit comme
toujours. Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son ombrelle, se
demande, curieuse, si elle va retrouver le sérieux oncle René
d’autrefois... Et Mme Seyntis songe à s’asseoir, car son émotion lui
donne une soudaine lassitude.

Un voyageur a encombré le banc de ses paquets et a l’air très mécontent
que Mme Seyntis manifeste l’intention d’y prendre place. Elle,
d’ordinaire, est la mansuétude même; mais l’arrivée de son frère lui
donne des nerfs très vibrants. Comme ce voyageur n’a pas l’air de se
douter qu’il devrait écarter son chargement, elle repousse les paquets
sans plus de cérémonie.

L’homme tressaute.

--Mais, madame, prenez garde! Ce sont des marchandises qui payent...

Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu qui se permet de lui
parler; et elle réplique vertement,--le sans-gêne lui est odieux:

--Les bancs sont pour les voyageurs, non pour les marchandises!

Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est un peu rouge,
parce qu’elle déteste se voir en évidence et vient de remarquer que des
voyageurs ont entendu le colloque et sourient. D’elle? de ce malotru?
Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée de l’incident qu’elle
en oublie son cher voyageur.

Mais André revient affairé.

--Le train est signalé. Vous entendez? maman.

Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant elle se lève comme si
la locomotive entrait en gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste
machinal, elle relève de petits cheveux sur sa nuque.

Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit sourd qui grandit et
le train arrive en grondant. Des portières s’ouvrent; Mme Seyntis est
toute pâle et mordille sa lèvre qui tremble.

--René! Ah! voici René!

Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court vers le voyageur qui
saute de wagon, et l’embrasse avec effusion, sans souci des regards.

Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés un peu en arrière;
mais tous trois contemplent leur oncle avec un juvénile intérêt.

II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint brûlé qu’accentue
l’éclair d’ivoire de très belles dents et la blancheur immaculée du col
qui enserre le cou; une tenue de clubman élégant et correct,--aucune
recherche de chic,--avec ce quelque chose qui trahit l’officier en
civil.

C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait. Pourtant, elle
ne le voyait pas si bronzé et elle lui croyait l’air plus froid, plus
sévère. Il est vrai qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains
de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées, sont humides.

Elle est tellement toute à la joie de ce retour, qu’elle en accepte sans
contrariété l’annonce que son mari, retenu pour affaires, ne pourra
arriver que le lendemain. Elle répète, comme le cri même de son cœur:

--René! mon René!... Quel bonheur de te retrouver!... Mais j’oublie de
te présenter tes neveu et nièces!... pense-t-elle soudain.

--Laisse-moi les reconnaître! Marie... Ce grand garçon, c’est André...
Et celle-ci, ce doit être la jeune Mad... Et... est-ce que vraiment
cette belle demoiselle est ma nièce Guillemette?... Ah! le temps!... le
temps!... Il y a décidément bien des années que je suis parti... Je peux
embrasser? Marie.

--Mais bien entendu! Quelle question!

--Vous permettez aussi? Guillemette. En l’honneur de mon arrivée.

Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse; et elle
éprouve une bizarre impression de surprise, à sentir sur son visage
l’attouchement de ces lèvres masculines, le frôlement de la moustache
qui garde un parfum vague de bon cigare.

C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la traitant en grande
personne, lui paraît un étranger, un oncle tout neuf dont elle ne sait
rien, si ce n’est qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne
lui est pas désagréable du tout; et avec une bonne grâce parfaite, elle
accepte le regard attentif, étonné, pénétrant des yeux noirs, qui semble
vouloir aller jusqu’au fond de l’âme.

--Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette. Je ne sais pourquoi,
je n’avais pas pensé que je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge
avez-vous donc?

Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui rappelle le temps où
elle était une petite fille très indisciplinée, souvent morigénée par
l’oncle si sage.

--J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les âges qui s’avouent en
dehors de la famille. Mes dix-huit ans sont venus en janvier dernier.

--Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément entrée dans le clan
des personnes sérieuses.

--Hum! hum! fait, avec un peu de malice, Mme Seyntis chez qui l’arrivée
de son frère semble ranimer la gaîté de sa jeunesse.

--Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez que vous pourriez
avoir une fille beaucoup plus détestable! Je m’applique à être si
gentille!

--Ah! tant mieux, ma nièce, car j’espère que votre gentillesse voudra
bien se faire sentir jusqu’à moi!

--Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma bonté s’étend à toute la
nature, comme on dit en poésie.

Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux amalgame de
coquetterie et de candeur. De nouveau, les yeux noirs arrêtent un regard
de curiosité sur elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa
mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble enfermer cette jolie
forme souple!

Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et Mme Seyntis, alors
arrachée à sa joie, s’avise qu’il serait préférable de regagner les
_Passiflores_. C’est, aussitôt, le prosaïque souci des bagages à
reconnaître. Les porteurs se précipitent; le chef de gare lui-même
s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à Houlgate; et l’oncle René
donne ses ordres avec le parler net et bref des hommes habitués au
commandement.

--Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce pas? insinue Mad, qui
trouve son oncle très bien et a envie de lui dire quelque chose
d’aimable pour qu’il s’occupe d’elle.

--Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher!

--Ah! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est que maman, elle,
déteste la marche.

--Eh bien, nous monterons tous en voiture avec «maman». Marie, je suis à
toi, j’en ai fini avec les bagages.

Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux battent la
poussière.

--Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis; Mad se glissera
entre nous, et nous laisserons le siège de devant pour nos deux garçons.

Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse Guillemette d’entendre
Mme Seyntis traiter avec tant de désinvolture ce frère qui la dépasse de
toute la tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt
sévère. Ah! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune homme flirt; rien d’un
frivole danseur de cotillon!

Guillemette le considère assis devant elle tandis qu’il cause gaiement
avec sa mère. Est-ce lui qui a rajeuni ou elle qui a vieilli? mais bien
moins qu’autrefois, il lui paraît un monsieur d’âge, quelque chose comme
un jeune père...

Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande ce qu’il y a derrière
ce masque sérieux, calme, mais un brin austère... Un masque énergique,
aux lignes très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits comme
doit l’être la volonté du capitaine Carrère. Mais les yeux qui regardent
sous ces sourcils impérieux ont quelque chose de très bon... Et comme la
voix brève a parfois des inflexions tendres pour s’adresser à Mme
Seyntis!...

Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a pu la charmer,
faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle appelait, plutôt moqueuse, la
«sagesse» de René Carrère... Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la
vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant les étoffes
soyeuses, quelques mots, dits par hasard, ont, tout à coup, évoqué un
passé enseveli comme le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de
roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même, tandis qu’elle
parlait en souriant, avec des lèvres qui semblaient frémissantes, de ces
choses finies. Bien finies?... Dans quelques semaines, à Houlgate, lui
et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre.

Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental, qu’elle est
saisie de s’entendre tout à coup interpellée:

--Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours silencieuse
ainsi?

Avec malice, elle jette, l’air sage:

--Comme toutes les personnes raisonnables, mon oncle, j’ai mes heures de
méditation.

--Ah! très bien!... très bien!... Marie, tu avais honteusement calomnié
cette jeune fille en la traitant de gamine! Et peut-on vous demander
l’objet de votre méditation, ma chère nièce?

Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle René allaient lire
en elle, et le sourire où il y a de l’enfant et de la femme retrousse
ses lèvres:

--Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui d’aujourd’hui!

--Il y a changement sensible?... Vous me trouvez bien vieux, avouez,
Guillemette. Je vous fais, plus que jamais, l’effet d’un oncle?

Elle secoue la tête.

--Non, au contraire... J’avais gardé le souvenir d’un oncle René très
grave, un peu... croquemitaine... Mais vous avez l’air beaucoup plus...
plus à ma portée...

--Ah! tant mieux! Car j’ai grande envie que vous me trouviez un oncle
charmant, déclara-t-il joyeusement, tandis que Mme Seyntis s’exclame:

--Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire des sottises!

Elle est un peu déroutée par la transformation que le temps semble avoir
opérée dans les rapports de son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au
premier moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant, elle
ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan. Les années qui viennent de
s’écouler ont creusé un invisible sillon et tracé des distances.

--Et vous ne me gronderez plus, mon oncle?

--Oh! je ne me le permettrais pas...

--Hum, hum! Vous êtes très sage et moi, je ne le suis guère!

--Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas de moi!... et donnez-moi
seulement la permission de vous gâter!

--Oh! je ne demande pas mieux! J’adore qu’on me gâte!

Elle a parlé avec tant de conviction que tous se mettent à rire. Mad
pense qu’elle aussi aime à être gâtée. Mais elle n’ose pas le dire!

La voiture roule dans les avenues claires que bordent des villas aux
terrasses fleuries de géraniums roses. Des femmes, en robe blanche,
passent sous le dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une
impeccable élégance. Un honnête tramway, antique et modeste, corne
éperdument pour annoncer qu’il va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices
font jouer les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les
avenues plantées de vieux arbres et le large chemin qui descend vers la
plage.

--Ah! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis quatre ans! Comme je le
retrouve pareil à lui-même!... fait l’oncle René de cet accent qui
assouplit étrangement sa voix... Si pareil que, n’étaient ces jeunes
visages, je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en Afrique. Ah! la
mer, la mer française!

L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les eaux qui miroitent
somptueusement, telle une immense nappe étincelante, hérissée, près du
rivage, par les sombres silhouettes de roches basses, noires de varechs.

Mais la voiture tourne brusquement et s’engage sous la haute porte
couronnée de clématites, derrière laquelle s’allonge le parc, avec la
perspective charmante des massifs en fleurs, des allées poudrées de
sable sous la dentelle des branches.

Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent, à la brise du
crépuscule. Au pied du perron, sous les arbres, les sièges groupés ont
un air d’intimité.

--René, te voilà chez toi! dit affectueusement Mme Seyntis. Les
_Passiflores_ te souhaitent la bienvenue!

Il lui sourit; et il y a une sorte de ferveur joyeuse dans son accent
quand il répond:

--Que c’est bon, le _home_, comme disent nos voisins... Surtout après un
exil de plus de quatre années!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Guillemette serait peut-être un peu embarrassée d’expliquer par quelle
suite de sentiments complexes, pendant le dîner qui est d’une animation
inaccoutumée, elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre
généreusement aux questions d’André sur Madagascar; questions qui en
amènent d’autres de Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble
transformé en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le retrouve tel
qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais que de choses sérieuses, au
temps où il a effrayé Nicole de sa haute raison. Mademoiselle aussi se
mêle discrètement à la conversation parce qu’il y est question de
géographie.

Dieu! qu’ils disent donc tous des paroles instructives! Guillemette se
croit revenue au temps où elle subissait de doctes cours.

Mais si elle est peu charmée de trouver son oncle à ce point prolixe de
renseignements sur Madagascar, elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à
certains détails pittoresques qui colorent ses explications, au
sentiment profond qu’elle devine en lui pour les choses de sa carrière.
Ah! il est un soldat convaincu!

Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de répondre aux questions
qui pleuvent dru sur lui, il s’aperçoit assez vite que Guillemette
écoute silencieuse, ouvrant de larges prunelles où se jouent les reflets
de sa pensée.

Et il demande:

--Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent muette ainsi?
Guillemette.

--Mon oncle, je m’instruis...

--Que vous êtes donc sage! ma nièce.

--Suffisamment à votre gré? oncle René. Car j’imagine que vous ne devez
apprécier que les jeunes personnes dont les qualités sérieuses sont à
toute épreuve... Ah! quelle tante parfaite vous me donnerez sûrement!

--Une tante? répète-t-il, saisi. Puis il se met à rire:

--Ah! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette. A peine suis-je
débarqué que vous me mettez en ménage...

--C’est pour votre bonheur, mon oncle.

--Espérons-le, ma nièce.

Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup pénétrée de la
certitude qu’il est consolé d’avoir perdu Nicole. Et, en fin de compte,
sans savoir pourquoi, elle préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de
le voir assez effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire
prochainement défiler devant lui les plus charmantes filles qu’elle ait
pu trouver, en ses relations, capables de lui apporter le bonheur
conjugal.

Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune nièce lui glisser d’un
ton encourageant:

--Soyez tranquille, oncle René, le premier flot des invités n’arrive que
la semaine prochaine. Vous avez encore huit grands jours de pleine
liberté!

Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont large ouvertes sur
la terrasse, blanche de clair de lune, où les arbres détachent des
ombres mouvantes. Un souffle tiède fait, par instants, trembler la
flamme des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs...

Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle s’installer
paisiblement avec son ouvrage. Mme Seyntis est appelée au dehors par un
ordre à donner.

--Guillemette, vous n’avez pas froid?... Vous avez un corsage si léger!

C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête vers lui, dont la
haute taille se découpe sur la lumière de la lampe. La tenue du soir lui
va bien...

--Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis, une soirée comme
celle-ci!

--Oh! oui exquis! répète-t-il avec cette sorte d’allégresse contenue
qu’elle a déjà surprise dans son accent. Je ne soupçonnais pas à quel
point il me semblerait bon de retrouver ma maison familiale et ceux
qu’elle abrite!

Il la regarde avec un plaisir si évident, que le démon de la coquetterie
frétille incontinent en sa jeune cervelle, y allumant un naïf désir de
conquête,--revanche des admonestations de l’oncle, jadis.

Elle est perchée sur le bras d’un divan; la pointe effilée de son
soulier bat le tapis, et sa main tourmente un coussin. La clarté des
lampes caresse le visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des
yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de gaminerie câline
pour interroger:

--Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle René, que vous êtes content
de revoir!... C’est un peu nous aussi, les enfants.

--Vous en doutez? Guillemette.

--Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous me trouviez une créature
insupportable!

Il a un geste de protestation.

--Oh! mais si, mon oncle... Certainement je me suis assagie; mais il est
positif que je vous agacerai encore plus d’une fois, que vous aurez la
forte tentation de me gronder... Après tout, tant pis! Nous en serons
quittes pour nous réconcilier; ne pensez-vous pas?

--Je le pense! Mais j’espère bien, quoi que vous en disiez, que nous
n’aurons pas à nous réconcilier!... C’est étonnant, toutefois, comme
vous ressemblez peu à votre mère!

--Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que moi, reconnaît Guillemette
avec conviction. Je voudrais être à sa hauteur, mais c’est impossible!
Les éléments font défaut. Maman est comme vous, mon oncle, taillée dans
de l’étoffe de sagesse!

René rit gaiement:

--Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez, quant à la
valeur de mon étoffe qui doit être bien tramée, comme on dit, je crois.

--Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous n’êtes pas si sage que je
le craignais. Une chose certaine, c’est que vous ne me faites plus,
autant qu’il y a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable!

--Ah! tant mieux! s’écrie René un peu réconforté, car il éprouvait un
vague agacement à se voir juché sur un piédestal de vertu et d’austérité
par cette malicieuse fillette.

--Guillemette, à mon tour, je vous adresse une demande. Ne me traitez
pas en vieux monsieur, mais en camarade!

--Oh! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux. Mettons, si
vous voulez, en ami!

--C’est cela, nous serons amis... Mais des amis doivent bien se
connaître et, pour moi, qui viens de si loin, vous êtes le mystère. Ne
prenez pas mes paroles pour un mauvais compliment, mais pour un simple
désir de me renseigner... Guillemette, je m’imagine que vous êtes
terriblement coquette!

Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable expression:

--Mon oncle, on fait ce qu’on peut!

Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve de nouveau une secrète
impatience. Se moque-t-elle de lui? Il répète:

--On fait ce qu’on peut pour?...

--Pour... pour être en gré, auprès de tout le monde... Voilà!

Il va la questionner encore avec une sourde irritation de ne savoir pas
mieux débrouiller la pensée intime de cette petite fille. Mais Mme
Seyntis qui rentre dans le salon l’appelle.

--René, viens-tu un peu sur la terrasse? Il fait très doux ce soir...

Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être à la pensée
qu’avec sa sœur, il va être en parfaite communauté d’esprit. Elle a une
âme limpide dans laquelle il est aisé de lire...

Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir les aiguilles de
son tricot, d’un doigt machinal, car sa pensée est à Paris, enfuie vers
le modeste logis, d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans
cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant soit-on
pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie de son _home_ s’abat sur
elle, très douloureuse.

Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs impressions au sujet
de l’oncle, qu’André déclare un «chic type», noir comme une bouteille
d’encre! ajoute-t-il sans respect; ce qui éveille les protestations
indignées de Mad.

Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va s’asseoir à
l’écart dans un vaste _rocking-chair_ où sa svelte personne semble
disparaître toute, et, contemplant dans le velours sombre du ciel
l’éclair des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute sorte de
choses imprécises qui lui font l’âme joyeuse.




V


Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient de jaillir un frêle
rayon de soleil. Guillemette pense que le jardin doit sentir bon la
verdure mouillée et elle insinue, d’une voix engageante:

--Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être nous aventurer
dehors...

Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical est lamentable,
troublé par des averses rageuses et des bourrasques qui soulèvent la mer
en grosses vagues dont l’écume est poudrée de sable.

Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait ni devant les
averses ni les bourrasques pour s’en aller trotter dehors. Mais juste,
ce dimanche, Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux _Passiflores_ des
châtelains du voisinage avec qui elle entretient des relations de
politesse. Ils sont considérablement riches, honnêtement provinciaux, ne
quittent leurs vastes domaines que pour trois mois de séjour à Caen,
dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru célèbrent les trésors.
Tout récemment, M. le curé d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des
jeunes filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi qu’il
était peut-être sage de lui faire rencontrer Louise de Mussy; et cela,
avant que le brouhaha des réceptions estivales ait commencé aux
_Passiflores_. Car ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui
une femme parfaite: «Vingt-deux ans, d’une instruction «considérable», a
dit M. le curé, pieuse, bonne ménagère, de physique agréable...»

Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage sans enthousiasme la
question mariage, elle s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves
matrimoniaux au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée à souhaiter
qu’un beau temps permette les promenades dans le parc, favorables aux
conversations.

Hélas! la nature est demeurée sourde aux désirs de Mme Seyntis; et
celle-ci est d’autant plus navrée des cataractes versées par le ciel,
qu’elle sait son mari agacé de devoir subir une invasion sans agrément
pour lui et Guillemette sourdement de méchante humeur, devant la
nécessité de se répandre en amabilités pour des indifférents dont elle
ne sait pas apprécier les mérites.

C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des de Mussy a fait son
apparition; et Mme Seyntis, si hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer
pour les accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle répandue
en exclamations désolées, l’air aussi contrite que si elle était
responsable de l’état du ciel, et Mme de Mussy s’est empressée de lui
répondre par des protestations de plaisir. C’est une forte personne,
très bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité monotone,
intarissable, richement alimentée par tous les riens qui occupent sa
cervelle.

Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard, robuste, d’une
belle allure à la François Ier, haut en couleur, que son seul aspect
révèle bon mangeur, solide buveur et joyeux compagnon de chasse.

Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée, quant à la tenue
et à la toilette,--habillées en Parisiennes sans chic. L’aînée est
jolie, avec des traits froidement réguliers, un regard très intelligent
de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours à le faire.
Sa sœur est timide et quelconque. Elle lève des yeux de brebis
effarouchée sur M. Seyntis, en réponse à ses paroles courtoises de
bienvenue, et ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme à sa
sœur.

Celle-ci a beaucoup plus d’assurance; et à peine assise à table auprès
de René,--par les soins diplomatiques de Mme Seyntis,--elle s’est prêtée
avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a entamée avec
elle... Par politesse, a décrété, en son for intérieur, Guillemette qui,
placée à l’autre extrémité de la table, ne peut entendre leurs paroles.

Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une conversation qu’elle
ne laisse pas tomber? Ses yeux ont une expression attentive et un peu
étonnée; comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui dit. Que
peut-elle bien lui raconter? Elle parle, très sobre de gestes. Quand
elle sourit, la régularité de ses traits s’éclaire agréablement et
Guillemette, qui l’observe, songe que si elle était mieux coiffée,
l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin du front, s’il y avait
un peu plus de grâce capricieuse dans sa toilette, moins de raideur dans
la taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie femme.

Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré l’austérité de ses
goûts?

Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation. Tout à
coup, son oreille arrête au passage les mots «patronage... moralisation
du peuple, écoles ménagères...»

Ah! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent captiver l’oncle
René!... Lui qui aime les jeunes filles sérieuses et a en abomination
les poupées de salon, comme il dit; les créatures futiles vivant avec le
misérable désir d’être heureuses; sans but idéal dans toutes leurs
actions, qui se passionnent pour les êtres et les choses, sont tristes
ou gaies sans que les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi...

Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer sa mère et son oncle!
Elle est édifiée sur les idées de René quant aux mérites qu’il souhaite
trouver dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être de ces
femmes admirables qui veillent sur les comptes de la cuisinière et le
linge du blanchisseur, font des confitures, savent raccommoder les bas,
conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait travailler,
etc., etc...

Tous ces mérites, pourtant! Nicole ne les possédait guère; et cela n’a
pas empêché qu’il ne fût follement amoureux d’elle!... Il est vrai que
l’expérience a pu l’éclairer.

Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette qui se sent une créature
très inférieure et s’abîme sous le poids de son humilité. De nouveau,
elle considère la pluie qui cingle les vitres et écoute, la pensée
vague, les propos qui s’échangent autour d’elle. M. de Mussy parle
propriétés, chasses, élevage, avec son père résigné; sa mère, dont les
yeux glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy, entretient Mme
de Mussy de la désolante crise religieuse où la France se trouve jetée,
et toutes deux gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la
misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est fatal.

Guillemette s’ennuie horriblement! Tant de fois déjà, elle a entendu à
la table de sa mère les mêmes lamentations!... Elle voudrait que le
déjeuner fût fini, que tous les de Mussy fussent «remballés» vers leur
château et qu’elle-même ait recouvré sa précieuse liberté. Elle est
fâchée après l’oncle René--son ami!--qui ne lui envoie pas le moindre
coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André qui jabotent à voix
basse et Mademoiselle, qui a le droit de rester silencieuse, alors
qu’elle-même doit se débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de
Mussy.

Ah! enfin, le déjeuner est achevé... Et la pluie ne tombe plus...

C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur, après qu’elle a fini
d’offrir le café:

--Si nous allions un peu dans le jardin?

Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement la proposition.

--Oh! il fera bien humide, après une si longue averse!

C’est, en effet, probable! Guillemette n’ose protester et coule un
regard désolé vers la pendule. Il n’est encore que deux heures. Ah! elle
a le temps de causer avec les jeunes de Mussy!... A l’autre bout du
salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son mouvement et la
considère avec un peu de malice. Volontiers, elle le battrait de se
moquer de sa détresse!

Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et passe dans le billard
avec son beau-frère et M. de Mussy. On entend le heurt des billes. A
travers la glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes dans la
fumée de leurs cigares.

Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie à leur tour. Que
va-t-elle faire pour distraire les jeunes filles, n’ayant pas la
ressource d’un tennis ou d’un croquet et les éléments d’une conversation
intéressante ne se présentant pas... Car Louise de Mussy ne la juge pas
à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne donne son temps ni aux écoles
ménagères, ni aux patronages, sociétés de secours aux blessés, etc...

Comme elle surprend un regard de Louise de Mussy vers le billard, elle
demande avec une imperceptible raillerie:

--Voulez-vous aller retrouver ces messieurs?

Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler:

--Nous les dérangerions sans doute. Mais, de notre côté, nous pourrions
peut-être jouer à quelque chose; aux dominos, par exemple.

Guillemette la contemple avec stupeur.

--Aux dominos?... Vous jouez aux dominos?

--Mais oui, très souvent... presque tous les soirs!

--Pour... pour amuser votre famille?

--Et nous amuser nous-mêmes!... Cela a l’air de vous surprendre?

--Oui; je n’avais jamais pensé que des personnes de votre âge usaient
des dominos... Je croyais que c’était pour les petits enfants, les
vieilles personnes et...

Elle s’arrête court; elle allait dire étourdiment: «Et les concierges!»
Elle achève, polie:

--Mais nous pouvons faire une partie en attendant que le jardin soit
plus sec!

Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la recherche d’un jeu; puis
elle est réquisitionnée ainsi que Mad et André. Elle a certaines lueurs
sur la façon de bien jouer et ébauche quelques modestes combinaisons.
André a des prétentions à un jeu savant. Mais Guillemette et Mad placent
au petit bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation de
Louise de Mussy et même de sa timide sœur. Toutes deux ont des airs
convaincus, réfléchissent, calculent... Guillemette, qui n’est pas
patiente et a les chiffres en abomination, trépigne sur place et
regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette fois, le soleil
resplendit sur les feuilles luisantes d’eau...

Derrière elle, une voix s’élève:

--Il me semble qu’il fait beau maintenant! Nous pourrions peut-être
faire une petite promenade?

C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a pris en pitié
Guillemette dont il a vu la mine, alors qu’elle poussait, au hasard, les
dominos. Elle lui répond par un regard reconnaissant:

--C’est vrai, le temps est remis! Mère, ne pourrions-nous aller goûter à
l’hôtellerie de Guillaume le Conquérant? Permettez qu’on attelle le
break?...

Mme Seyntis écoute sans enthousiasme; il est contraire à ses principes
de donner, le dimanche, un travail inutile à ses gens. Mais elle voit
les yeux suppliants de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa
fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette excursion par un
temps gros de menaces. Alors, elle cède.

Jusqu’au moment où le break stationne devant le perron, Guillemette
surveille avec anxiété les nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite,
heureusement!

Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade, reste à entretenir
Mme Seyntis des innombrables bonnes œuvres qu’elle honore de sa
protection; et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la jeunesse sous
la protection de l’oncle René. La certitude de sa présence paraît avoir
réconcilié Louise de Mussy avec cette promenade, sous un ciel
inquiétant.

Enfin la voiture roule sur la route que balaye un vent chaud et humide.
La mer est basse; large ruban d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne
les sables, au loin. Louise de Mussy met la conversation sur Madagascar
et questionne René qui se prête courtoisement à un docte interrogatoire.
Elle fait ainsi montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie,
avec une candeur déplorable:

--Oh! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle René, vous avez pioché
Madagascar pour être à sa hauteur!

Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant vers André à
qui Mademoiselle murmure un: «Oh! André!» plein de reproches.

--Vous me supposez donc bien ignorante? monsieur André.

A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il a dit une sottise,
devient très rouge et patauge:

--Oh! non! mademoiselle... Je pensais seulement que vous étiez comme
Guillemette qui ne sait rien!

--André! fait encore Mademoiselle, toute confuse.

Sa protestation est perdue pour tous, car de larges gouttes viennent
s’écraser sur les parapluies, ouverts en hâte.

Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi dans le break où
les promeneurs s’efforcent de s’envelopper dans les manteaux prudemment
emportés. Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et les
mouvements sont difficiles.

Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar, s’exclame, entre les
dents:

--Quel temps! Quel temps! Aussi c’était insensé de se mettre en route!
Je ne peux pas tenir mon parapluie!

--Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous abriter? demande René,
peu flatté de voir traiter d’«insensée» une promenade dont il a eu
l’idée.

--Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde, recule-toi, que M.
Carrère se mette près de moi! Tu me fais goutter dans le cou l’eau de
ton parapluie!

Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le mécontentement
durcit; et Guillemette le constate sans pitié, malgré un faible remords
d’être cause de l’aventure.

--Ramenez-nous vite aux _Passiflores_! commande René au cocher. Le temps
se reprend, nous ne gagnerions rien à attendre dans un abri quelconque.

Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la route que cingle l’averse.
Les parapluies sont ballottés par le vent. La mer et le ciel se
confondent en un lointain gris sombre; la plage est déserte.

Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement d’eau qui s’abat
sur eux; Guillemette est agacée du silence expressif de Louise de Mussy
que la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son «Enfin, nous
voici à l’abri!» est significatif quand la voiture s’arrête au bas du
perron, luisant comme un lac. La glace du vestibule, pour comble de
malheur, lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau
penché vers la gauche... D’un geste irrité, elle le remet droit et
regarde vers ses compagnons d’infortune. Sa sœur éveille la pensée d’une
naïade. Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans mot dire
toute l’eau du parapluie de Clotilde de Mussy; mais elle a gardé son air
souriant et soigné. Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée.
Guillemette, sous son canotier de paille, est toute rose et ses cheveux
soulevés par les rafales ressemblent, autour du front, sur la nuque, à
une mousse poudrée d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait.
Elle demande, d’un accent où frémit son dépit:

--Est-ce que dans votre cabinet de toilette je pourrais un peu me
recoiffer?

--Mais oui, certes! Voulez-vous l’aide de la femme de chambre?

--Si possible, oui.

Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui livre sa camériste qui
arrange, sèche, relisse... Bref, le thé servi, une Louise de Mussy
souriante, ne sentant plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans
le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les tasses, avec
Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité aux efforts de René pour
entretenir une conversation avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu
fatiguée; mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de lassitude.
L’averse est encore une fois passée; et M. de Mussy clame d’une voix
sonore:

--Je crois que nous ferons bien de profiter de cette accalmie pour
regagner notre gîte!

Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir protester:

--Comme vous êtes pressés! Il n’est que cinq heures!

--Chère madame, nous ne sommes pas chez nous. Pensez que nous avons
encore plus d’une heure de voiture à faire!

Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste pas pour retenir
davantage ses hôtes. En vérité, malgré sa vaillance, elle commence à
être accablée sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a versées
sans relâche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure plus tard.

--Ouf! Ouf! Les voilà partis! fait Guillemette sautant comme un bébé au
milieu du salon. Je me sens enragée! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé?

René qui rentre, après les derniers saluts aux de Mussy, la regarde, un
peu ahuri.

--Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver en pareil état?

--Pourquoi?... Mais parce que c’est épouvantable de recevoir des
indifférents pendant des heures, un dimanche, quand il pleut!... Oh! que
j’ai besoin de faire des folies ou de remuer!... Oncle, soyez délicieux
pour que je vous pardonne de vous être moqué de moi, condamnée à jouer
aux dominos! Venez faire un tour sur la plage, n’importe où vous
voudrez, à Beuzeval!... Grimpons sur la falaise! Mais pour l’amour du
ciel, bougeons, bougeons!...

--Guillemette!... vous êtes pareille au salpêtre, quand vous vous y
mettez!... Il ne vous suffit pas d’avoir été trempée tantôt et d’avoir
fait tremper Mlles de Mussy?

Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette.

--Pauvre savante Louise! Elle n’aime pas l’eau... Ni son humeur ni ses
cheveux ne s’en accommodent!... Mais ça, c’est une réflexion inutile et
stupide! Mon oncle, venez sur la plage... Vous voulez bien, dites?

Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline qui lui donne tant de
séduction. Et René, faisant comme les autres, ne lui résiste pas, tout
en se demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul, avec sa
jeune nièce...

Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe joyeusement vers les
hauteurs de la falaise, par la belle route en corniche qui monte au bois
de sapins couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les nuées
maussades et l’horizon flamboie, splendide, au couchant qui éveille des
visions d’un royaume du feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des
petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à l’infini, de
coulées lumineuses... Au large, les barques découpent, sur le ciel de
flamme, des formes aiguës et noires.

Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte de ferveur, elle
dit, un peu bas:

--C’est beau!... Comme c’est beau! n’est-ce pas? mon oncle.

Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement le profil
expressif, où les cils tracent une ligne sombre sur les joues, si
fraîches sous la brise qui enroule étroitement la robe autour du corps
svelte. Et, brusquement, il se souvient--comme il s’est souvenu souvent
depuis une semaine...

Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi contemplé le
coucher du soleil, auprès de Nicole!... L’écho des souvenirs morts
tressaille en lui. Sans en avoir conscience, il écoute leur murmure
confus.

Des minutes et des minutes passent.

Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement pâlit, atteint
par la cendre du crépuscule; et, volontiers, elle aurait le geste
instinctif d’un enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui
l’enchante.

Mais la féerie est achevée. Une brume violette se déploie grandissante,
pareille à un voile infini, sous lequel meurent, peu à peu, contours,
formes, lumières, engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées
s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur, où tremble,
solitaire, le feu d’une étoile.

Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend conscience de la
présence de René. Comme il a l’air grave!... A quoi peut-il bien songer
pour que ses traits prennent cette régularité sévère de médaille,--qui
lui va très bien d’ailleurs... Et spontanée elle s’écrie:

--Oncle, vous avez l’air «tout chose»!... Vous ne pensez pas à me donner
Louise de Mussy pour tante?

Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée et, comme elle se
remet à marcher, il la suit, interrogeant, la pensée encore distraite:

--Elle ne vous plairait pas?

--Oh! pas du tout!

L’aveu se fait avec un accent dont la conviction est expressive.

--... Elle est bien trop pontifiante, d’une science trop écrasante et
trop... en dehors... Et puis, elle reçoit si mal les averses!... C’est
que, dans la vie, il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte!

--Guillemette, vous parlez comme l’Expérience elle-même! Mais si Mlle de
Mussy que je trouve, moi, remplie de mérite, vous paraît à ce point
déplaisante, pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation
d’en faire un jour ma femme?...

--Oh! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes filles savantes,
correctes, religieuses, utiles à leurs semblables, etc., etc.!... Des
jeunes filles de tout repos, enfin!

Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber devant ce jugement.

--Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez ici? jeune fille.

--Mais dans vos conversations avec maman!... Aussi, l’autre soir, quand
vous énumériez...,--comme la Raison elle-même!--les qualités qui vous
paraissent nécessaires à une femme, je pensais que j’aurais vraiment,
sans chercher loin, à vous offrir la fiancée de vos goûts!

--Ah! vraiment? fait René interrogateur. Depuis une semaine qu’il vit
près de sa nièce, il a pu constater qu’elle avait une pensée
fourmillante d’imprévus et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux
confidences les plus diverses; car elle a des lubies de gamine et des
réflexions de femme de cœur, amalgamées à des audaces d’opinion, de
pensée, de goûts, qui le désorientent, le choquent, l’irritent même,
mais l’intéressent et l’amusent. Ah! ce n’est pas, il doit le
reconnaître, une personne banale que sa jeune nièce!

--Donc, vous avez une fiancée à me présenter?

--Oui!... Puisque vous êtes un monsieur très sérieux, puisque vous vous
mariez sans emballement, pour avoir une compagne agréable, bonne
maîtresse de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser
_M’selle_!

René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu choqué.

--Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la plaisanterie!

--Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout!

--Ah!... Et d’où vous est venue cette lumineuse idée?

--De la conviction que vous feriez ainsi, pour votre bonheur, une œuvre
méritoire! Mademoiselle n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup
parce qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant! Alors, mon
oncle, comme vous êtes bon, que vous n’avez pas l’air de tenir à
l’argent, que vous aimez les femmes sérieuses, je trouve qu’elle
pourrait bien réaliser votre idéal...

--Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément que Guillemette
est un peu saisie.

Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant, elle lève
vers lui sa jolie tête et le regarde, envahie par une vague inquiétude.
Est-il fâché?...

--Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle de ce qui ne me regarde
pas? C’est que je plains tellement la pauvre _M’selle_ depuis que j’ai
entrevu ce qu’est la vie pour elle... Chaque fois que j’y pense, j’ai
honte de moi!

René ne comprend pas bien:

--Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous demander pourquoi vous
êtes si sévère à votre égard?

--Oh! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère!... C’est parce que je
constate alors à quel point je suis toujours occupée de vivre le plus
agréablement possible, quand il y a tant de femmes, même de jeunes
filles! qui peinent--non par goût, certes!... Oh! mon oncle, vous ne
trouvez pas qu’il y a des moments où cela devient une vraie souffrance,
quand on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles on ne
peut rien?...

Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée saugrenue, de lui
offrir Mademoiselle comme fiancée.




VI


Il est arrivé aux _Passiflores_ une première série d’invités, conviés
par la politesse, la sympathie, par le sentiment familial et autres
motifs variés.

Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis, la chanoinesse de
Thorigny-Bergues, laide, spirituelle, masculine d’allures et d’idées, la
parole mordante. Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux, les
de Coriolis. Monsieur est un camarade de René Carrère, fraîchement
marié; et quoique Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux n’a
rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette, elle a cependant
invité les de Coriolis par sollicitude fraternelle, dans l’espoir que le
spectacle de leur félicité conjugale mettrait René en goût.

Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers de Raymond
Seyntis: un peintre américain, Hawford, dont l’exposition a été, à
Paris, le succès artistique du printemps; et un séduisant vieux garçon,
très admirateur des femmes dont il se fait volontiers le directeur
laïque; ce qui lui fournit de précieux documents pour les Revues qu’il
donne dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée sous l’égide
de ses père et mère.

Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables et souriantes,
ouvertes sur l’horizon de la mer, les odorants parterres du jardin, ou
les lointains verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux,
se préparent pour le dîner dont le premier coup ne tardera pas à sonner.

Le seul habitant peut-être des _Passiflores_ qui soit indifférent à
cette perspective, c’est M. Seyntis, qui, dans son cabinet, achève de
rédiger des ordres, des réponses aux lettres, billets, télégrammes,
accumulés comme chaque jour,--même à Houlgate,--sur son bureau. Un pli
barre son front. Il a cette physionomie absorbée et lasse des hommes
brûlés par le souci fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités; car
des fortunes sont engagées dans les parties.

Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant Raymond Seyntis que
connaît le monde.

Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il lui paraît aussi naturel
de posséder que l’air pour respirer, donne, attentive maîtresse de
maison, ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction des
menus et le placement des invités selon une impeccable hiérarchie.

Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux à sa toilette du
soir. Pas un atome de poudre sur son visage, c’est sa coquetterie; les
cheveux relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la seule
nature, et tordus en un nœud capricieux, qui dégage bien la nuque; sous
l’étoffe légère du corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple
d’une jeune plante.

Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette s’habille avec un
entier détachement de l’effet à produire. Mais ce soir, en particulier,
elle est stimulée par le désir très vif, peu noble, elle ne se le
dissimule pas, de n’être pas éclipsée; ni par la jeune baronne de
Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse Nicole, comme l’appelle
son père. Chose bizarre, c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René
qu’elle souhaite pouvoir soutenir la comparaison.

Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très sérieux qu’elle considère
un peu comme un dieu protecteur, perché sur un piédestal fait de sagesse
et de raison... Tout de même, elle tient, en sa petite vanité féminine,
à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas dépourvue quant aux
avantages périssables...

Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation à son égard et à
celui de la jeune femme; car le roman de jadis intéresse prodigieusement
sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit...

--Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un vieux moraliste, sa
passion pour elle a été une simple crise!... Tous les hommes jeunes
doivent passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole! Il a
l’air tellement guéri! Et il est si peu romanesque!... C’est triste
qu’on puisse ainsi aimer et oublier...

C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux que Guillemette
agite ce problème sentimental.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit Guillemette, comme il
le croit lui-même?

Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout devant la
porte-fenêtre de son balcon; et, avec des yeux qui ne voient rien des
choses extérieures, il contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé
derrière la pelouse.

Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver devant la femme
qui a été la folie de sa jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse
satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement calme. Le temps a
fait son œuvre. Où est la vague de passion qui, jadis, l’a soulevé
au-dessus de lui-même?... Tout au plus, il peut noter en lui une
naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue.

Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la gare pour son
arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont il s’irrite maintenant. Pourquoi
avoir retardé une rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement,
elle fera tressaillir le fantôme du passé?

--Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter: voilà tout!...
J’en ai vu bien d’autres! murmure-t-il avec un haussement d’épaules.

Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son secret... D’abord, dans
ces mêmes _Passiflores_, des heures folles de passion, de révolte, de
désespoir,--dont il a eu honte plus tard,--quand, après l’avoir enivré
et torturé de sa beauté qui culbutait en lui toute sagesse, elle a
répondu, à son aveu, suppliant comme une prière, qu’elle en aimait un
autre.

Ah! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en cette minute, un
soir, sur la terrasse des _Passiflores_!... De ses doigts nus, elle
déchiquetait une rose, tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait
son regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur vivante de sa
bouche dont il appelait le baiser.

Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour que la vision s’effaçât
comme l’exigeait sa volonté, impérieuse d’autant plus que Nicole
devenait la femme de l’autre...

Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte pour lui. Ainsi le
commandait sa conscience, rigoureusement scrupuleuse, quant au respect
du bien d’autrui.

Alors pourquoi redoute-t-il de la voir?

C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante, au lien
conjugal, passionnément voulu, et qu’elle prétend achever de rompre par
le divorce... Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts
héréditaires de catholique convaincu, fidèle au respect du serment reçu
par le prêtre.

Oh! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun avec la jeune fille
qu’il a adorée, à laquelle il songe dans le beau crépuscule d’août,
ainsi que l’on songe aux morts infiniment chers...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de la grande
chambre aux tentures pékinées où vient d’être installé le jeune ménage
de Coriolis. Si les yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille,
ils verraient son ami nonchalamment allongé dans un confortable
fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant d’un œil amoureux tous les
mouvements de sa blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette
à la chambre, peu enveloppée par son peignoir de linon, ouvragé de
dentelle.

Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans le coffret à bijoux
et attire vers lui la jeune femme. Elle proteste,--sans conviction,
d’ailleurs.

--Oh! Georges, voyons, sois sérieux!... Laisse-moi m’habiller... Je
serai en retard et ce sera une catastrophe!... Que dira Mme Seyntis?...
Pour la première fois que je suis reçue chez elle!... Tu n’as vraiment
pas l’air de te douter que nous sommes dans une maison convenable!

--Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis...

Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa bouche erre,
gourmande, sur la peau qui embaume l’iris.

Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement, avec une drôle de
petite moue:

--Georges, tu es un monstre de volupté!

--Oh! oh! madame, quel grand mot!... Ce me semble qu’il y a des heures
où vous ne vous plaignez pas de cette qualité de votre mari.

Elle se met à rire et riposte:

--Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des réflexions absurdes!

--Madame, le ciel en soit témoin! vous manquez de respect à votre
époux... Venez implorer votre pardon.

Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore, mais très mal:

--Georges! Georges! tu vas me décoiffer!... Et mes cheveux étaient si
bien arrangés.

--Je vous recoifferai, ma petite femme.

Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux qui semblent
faits de lumière.

Elle bondit à terre, la mine fâchée--et tendre:

--Georges, tu es insupportable! Je serai ce soir comme un chien fou...
Ce sera de ta faute... Et tout le monde se demandera comment tu as pu
épouser une si laide femme...

--Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il malicieusement.

--Bon, bon, monsieur... On se souviendra comme vous jugez votre femme!
Maintenant, laisse-moi m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je
t’adore!

Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un choc discret ne
heurtait la porte. C’est la camériste de Madame qui revient pour
l’habiller.

Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre--dans la partie
solitaire!--et, d’un ton détaché, crie:

--Entrez.

Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est trop occupée du
vaporeux nuage qu’elle apporte avec soin, pour se permettre aucune
réflexion intempestive:

--Madame veut-elle que je la chausse d’abord?

--Oui, je préfère.

Quelques minutes plus tard. Madame, en petits souliers, est debout
devant sa glace, les épaules nues sous le ruban de la chemise, mince
dans le soyeux jupon; et elle est tout absorbée par le souci de faire
disparaître sur sa nuque la trace des doigts trop caressants de
Monsieur; lequel, sans enthousiasme, a quitté son excellent fauteuil et
sa cigarette pour endosser enfin l’habit de rigueur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que se déroulent ces menus épisodes, dans la petite chambre qui
est son _home_, Mademoiselle, attendant le deuxième coup de cloche,
relit encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui apportent le
parfum de la «maison».

«... Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous aspirons, ta sœur et
moi, à la fin de notre séparation et nous voudrions bien que ce fût fini
de t’aimer de loin...

«Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre parmi des étrangers,
même très aimables pour toi... Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant,
je ne puis regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous
laisser!... D’abord, parce que je pense que ce séjour au bord de la mer
sera fortifiant pour toi, après ta dure année de travail; bien meilleur
que les mois de vacances dans la petite fournaise qui nous sert de gîte,
où la température se fait vite étouffante malgré nos persiennes closes
dès que le soleil vient nous brûler...

«Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage, de ne pas négliger
cette occasion de te faire connaître dans un milieu fortuné où tu peux
trouver des leçons, peut-être, dans l’avenir.

«Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il nous faut penser à
l’exiguité de notre budget et ne négliger aucune chance de l’assurer un
peu. J’aime mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien de ta
pauvre vieille maman te rende vaillante, les démarches de ta sœur pour
arriver au poste d’inspectrice que tu sais ont définitivement échoué.
Les candidates sont légion, toutes pourvues de titres sérieux, bien
autrement recommandées que ta sœur!... et les places vacantes se
présentent comme des exceptions...

«Ta sœur a été très aimablement reçue par le secrétaire général qui a
cru préférable de lui ôter tout espoir, avec preuves à l’appui, afin
qu’elle ne se leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue très
découragée de cette visite, chaque jour lui montrant davantage, hélas!
combien il est difficile à une femme de gagner sa vie. Mais tu connais
son énergie. Déjà, elle cherche une autre voie.

«Ah! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui, bien mieux que nous,
sait ce qui nous convient. Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous,
et notre épreuve nous semblera bien moins lourde... Je te le dis,
chérie, comme je l’ai senti bien des fois; et c’est mon cœur même de
maman qui te le murmure avec toute sa tendresse pour que tu espères
malgré tout... ainsi que je le fais... Soyons courageuses, heureuses de
vivre les unes pour les autres, toutes trois...»

Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières lignes parce que
le jour se meurt, surtout parce que de grosses larmes brouillent son
regard... Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose un
baiser fervent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole, l’humeur n’est pas
très souriante du côté de Monsieur, qui est un homme d’habitudes, vite
nerveux, pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées dans leur
ordre coutumier. Or, étant aux _Passiflores_ depuis deux heures à peine,
il traverse la période d’installation, ce qui influe fâcheusement sur
son humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions, voire même
reproches, non seulement la femme de chambre, mais encore sa dévouée
épouse. Il est, en effet, de ces hommes excellents--et terribles!--qui
ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute chose, petite ou
grande, et s’étonnent ensuite avec simplicité de voir les gens continuer
à agir suivant leur propre guise.

Tout en parcourant un journal, il monologue sur les sujets les plus
étrangers à la politique.

--Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis. C’est un joueur un peu
trop audacieux, je le crains. Je le lui ai dit... Mais c’est un garçon
qui n’a confiance qu’en lui-même! Ta cousine, elle, est toujours fraîche
et sereine, et Guillemette a encore embelli!

Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit d’un carton que Mme
d’Harbourg a laissé tomber; malgré sa corpulence elle est très active et
aime à ranger par elle-même.

--Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites! Laisse donc faire la femme de
chambre... Sais-tu où elle a mis mes cravates?... Je ne les retrouvais
pas tout à l’heure.

M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli homme et il est
encore un beau gentilhomme frais et rose sous ses cheveux blancs, coupés
en brosse.

--Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode.

--Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire à glace. Je les
aurais choisies bien plus facilement.

--Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de les y remettre demain.

--Oh! puisque la maladresse est commise, ne changeons rien. Tu mets
cette robe-là, ce soir?... Une robe noire!... C’est bien foncé. Tu sais
pourtant que je préfère les robes de couleur!

--Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais... Elle n’est pas
sombre!

--Bien... bien, ma bonne amie. Habille-toi comme tu l’entends. Je n’y
connais rien. C’est convenu!

Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots de son sac. La pendule
sonne la demie de six heures. M. d’Harbourg rejette son journal.

--Eh! Eh! si tard déjà? Il faut que je m’habille. Pauline, ma chère
amie, veux-tu bien sonner Alfred pour qu’il m’apporte mes souliers
vernis.

--Charles, ils sont là, près de toi.

--S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne suis pas un idiot!

Sans relever cette imprudente déclaration, Mme d’Harbourg se penche et
prend les escarpins à côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne
pouvant ni ne voulant se tenir pour «un idiot».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements, ni de toilette.
Les coudes sur l’appui de la fenêtre, le visage sur ses mains jointes,
elle songe, insouciante des minutes qui fuient...

Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire; et une curiosité un
peu perverse la distrait d’elle-même, du souvenir de son passé d’épouse
qui la hante, l’enveloppant comme un douloureux cilice.

Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère plus qu’une sincère
amitié et beaucoup d’estime. Tel qu’elle le connaît,--s’il n’a pas
changé...--il est revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait
pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant le devoir strict
qui est son maître,--aujourd’hui, sans doute, comme autrefois. Pour
elle, il est à peine plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme
désemparée, il y aura, elle le sait, un bizarre regret, s’il est
vraiment guéri tout à fait, et une tentation mauvaise de raviver la
flamme éteinte,--par vanité féminine, par besoin instinctif d’être
aimée. Elle est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses d’un
cœur où elles sont souveraines... Puis, en elle, il y a si vive une soif
d’oubli et aussi de vengeance pour celui qui l’avait prise toute: corps,
âme, pensée...

Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire et jaloux... Combien
ils se sont adorés, puis heurtés,--heurtés à se briser le cœur!...
Quelles scènes affreuses, elle a dans le souvenir...

Ah! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant! En février
dernier, la rupture a été consommée entre eux et elle est partie pour
Paris, résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation, elle a
refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques lettres qui, après un
silence de plusieurs mois, lui sont arrivées de Constantinople! Il l’a
trahie. Il l’a faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se sont
torturés. C’est fini entre eux, fini, fini! Que chacun donc recommence
sa vie comme il l’entendra, s’il le peut...

Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se dresse en son
souvenir, pareil à un fantôme qui veut la reprendre.

--Ah! je vous hais, autant que je vous ai adoré, murmure-t-elle, les
dents serrées, le regard perdu vers la mer, frémissante comme son pauvre
être... Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé le bonheur,
l’espoir, le respect de moi-même... Vous avez fait de moi une épave qui
va... je ne sais où... Oh! oui, je vous hais! Je ferai tout, vous
entendez, _tout!_ pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je
veux, à n’importe quel prix!...

Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore l’entendre, les yeux
sans larmes, les mains serrées par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues
sont brûlantes, et elle se penche instinctivement sur le rebord de la
fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui fouette l’écume des vagues.

Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes ces choses qui lui
font tant de mal? Est-ce la rencontre de René qui réveille le passé? Ah!
certes, près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon
d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures jusqu’à en devenir une
souffrance, puis une tempête où les nuées sombres, parfois, laissaient
encore jaillir un éblouissant rayon.

Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible, tel lui-même.

--Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle encore, sans
remuer à peine les lèvres. N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre
dans l’amour comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement et
follement!

Une cloche tinte.

--Madame entend-elle? C’est le premier coup. Madame ne va pas être
habillée. Quelle robe madame a-t-elle décidé de mettre?

Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu le son de la voix.
Mais, cessant de regarder la mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme
de chambre qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel.

Elle répète machinalement:

--Quelle robe?... La rose. Aline, je suis à vous.

Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie du deuxième coup,
Nicole est toute prête, merveilleusement habillée par le souple crêpe de
Chine qui s’enroule à sa forme parfaite.

Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour tous. De l’émotion qui
l’a bouleversée un moment plus tôt, il ne reste d’autre trace que
l’éclat plus vif des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux
passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle de son corsage,
décolleté sur la nuque et l’attache des épaules, prend ses gants et
descend.

Dans le salon, où errent capricieusement les dernières lueurs du
couchant, presque tous les hôtes des _Passiflores_ se trouvent déjà
réunis. Auprès du fauteuil de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la
chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix haute, éveille
une surprise un peu effarée chez Mademoiselle qui, trompée par son
titre, s’attendait à voir en elle une sorte de nonne, pieusement
austère. Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle en
revient toujours à l’observer, quand elle ne croit pas devoir surveiller
Mad qui tourbillonne de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux
fureteurs sous la toison dorée de ses cheveux.

Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle de la chanoinesse, par
l’entrée, dans le salon, de Guillemette qui a l’air d’une aurore,
pense-t-elle poétiquement. Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne
de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une fois de plus,
Mademoiselle se sent très loin de ces élégantes personnes dont les robes
fragiles coûtent, pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur.
Mais dans son âme, il n’y a pas un atome d’envie; seulement beaucoup
d’humilité et une naïve admiration pour ces créatures de luxe.

Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée, longue, fine, onduleuse
dans la gaine de sa robe, les prunelles veloutées et sombres sous les
cheveux clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne.
Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe d’un dieu d’amour.

Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son entrée et murmure,
l’enveloppant d’un regard d’artiste et d’homme:

--Diable! la splendide créature!

Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis, car il a un
singulier accent pour lui dire, après avoir baisé sa main dégantée:

--Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma nièce.

--Heureusement pour moi, mon oncle.

--Et pour nous!

L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées qui flottent en
leurs deux cerveaux. Pour un homme, sensible comme lui à la beauté, elle
a une saveur irritante: et si elle était une étrangère, il succomberait
à la tentation de goûter cette saveur. Mais la pensée qu’il
l’appelle «ma nièce» l’arrête dans les limites d’une galanterie
discrète,--imperceptiblement équivoque.

Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis elle s’arrête de
nouveau. Cette fois, c’est René Carrère qui la salue.

--Ah! bonjour, René! dit-elle de sa voix chaude, un peu assourdie.

Ils sont face à face et se regardent. Au fond de leurs âmes, frémit
l’ombre du passé. Mais eux seuls le savent,--et Guillemette dont les
larges prunelles s’attachent à eux avec une expression profonde et
attentive.

Nicole pense qu’il a peu changé; ses traits nettement découpés ont
toujours la même expression de volonté mâle et sereine. Ses yeux ont
gardé leur regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge,--et en
ce moment, est presque dur.

Mais pour lui, elle est une autre femme,--tout à fait différente de la
jeune fille de jadis. Elle a le même délicieux visage où semble palpiter
le reflet de quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante par sa
fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique et caressante du sourire...
Pourtant cette Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre
ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement superbe qui doit
griser les hommes et effaroucher les très honnêtes et très candides
femmes comme Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique
dont le parfum serait dangereusement capiteux.

Entre eux, il y a un silence de quelques secondes. Puis, correctement,
il articule, s’inclinant sur la main nue qu’elle lui a donnée:

--Madame, je vous présente mes hommages.

--Pourquoi? «madame...» Nous sommes toujours cousins, que je sache!

--C’est vrai... Vous avez raison... Bonjour, Nicole.

--A la bonne heure, ainsi.

Mais toute conversation est interrompue car le maître d’hôtel annonce
que le dîner est servi.




VII


Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs voisins respectifs,
les menus devoirs imposés par la politesse. Mais ils se sont observés
avec une attention aiguë et discrète.

Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui l’accaparait sans
merci. Elle, Nicole, a causé tout le temps du repas avec Francis Hawford
dont le masque violent avait une expression d’admiration avide quand il
arrêtait sur elle des yeux de conquérant.

René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation; mais il a vu
que Nicole était amusée, intéressée par l’exotisme des idées de Hawford;
que le peintre se laissait envoûter par la grâce française.

Et--complexité de l’âme!--cette constatation lui a été plutôt
désagréable, si détaché qu’il fût--ou crût être--de Mme de Miolan.
Alors, résolu à oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de
lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle, avec son air d’humble
vierge. Il a aperçu Guillemette, déjà tentatrice, les lèvres
savoureuses, ses yeux de sombres violettes où la jeunesse rit,
étincelant d’inconscientes promesses.

En elle, y aurait-il une future Nicole?

Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte aussitôt comme une
sorte de profanation. Pourquoi douter de cette enfant parce qu’elle a
reçu, elle aussi, le don redoutable de la séduction?

Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse ne connaissent ni ne
suscitent pareils dangers. Et, sagement, pour rétablir l’équilibre
serein de sa pensée, René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs, a
l’esprit fertile en boutades originales.

M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une courtoisie cérémonieuse. Sa
femme est prodigue d’aimables sourires et de silences. La petite de
Coriolis soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée auprès de
son époux et trouve sans attrait les madrigaux longs et surannés de M.
de Harbourg, charmé par sa jolie tête de pastel blond.

Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison qui s’efface devant
ses hôtes et trouve toujours le mot à dire pour garder à la conversation
l’allure très correcte qu’elle juge indispensable.

Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même le jardin où la
nuit est tiède. Dans les allées que le clair de lune sable d’argent, les
hommes fument; et la petite flamme des cigares pique l’obscurité de
courtes lueurs.

Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse et devisent
paisiblement. La petite de Coriolis a disparu, glissée au bras de son
mari, dans une allée bien sombre. Et Guillemette retenue par la
chanoinesse piétinerait volontiers d’impatience.

Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa mère et Mme Seyntis,
a descendu les marches de la terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et
demeure immobile. Les paupières à demi closes, les mains abandonnées sur
ses genoux, elle songe. Que cherchent donc dans la nuit ses yeux qui
rêvent?

Un promeneur solitaire passe devant elle sans l’apercevoir. Son pas est
lent et distrait. Lui aussi songe. Elle l’a entendu. Son beau visage
prend une bizarre expression et elle appelle:

--René?... C’est vous, n’est-ce pas?... Venez donc un peu... Il fait bon
ici...

Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait.

Peut-être, simplement, elle l’a senti... Elle devine chez lui une
hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche. Mais il reste
silencieux, attendant... Du large, monte sourdement la voix de la mer.
Un souffle frais passe dans les branches.

--Vous ne vous asseyez pas une seconde? René.

--Non, merci.

Il reste debout devant elle dont la forme blanche se profile sur le vert
obscur du massif. Il ne peut voir son visage, mais il devine le
regard,--le regard inoubliable.

Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle continue:

--Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance, ne vaut-il pas
mieux que ce soit à l’abri de tout regard curieux?... Ce calme est
apaisant; mais aussi, il est évocateur de fantômes!... Peut-être, après
tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous réunissant ici qui les
appelle...

--Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient, Nicole. Ce qui est
passé est passé.

Son accent est ferme, presque dur, comme l’était son visage quand il l’a
revue dans le salon.

Elle répète après lui, et un léger frémissement tremble dans sa voix,
calme pourtant:

--Oui, vous avez raison... Ce qui est passé est passé... Ce qui est fini
est fini!... Mais quelquefois, c’est atrocement douloureux...

Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il eut pour elle, un
incident oublié, cela;--mais à la douloureuse aventure de son mariage...
Et quoi qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé, lui,
il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de puis ceux où il a tant
souffert par elle.

--Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous faites allusion, Nicole,
je vous plains infiniment.

--Merci, c’est généreux à vous; car il serait très naturel que vous
goûtiez maintenant le plaisir de la vengeance!

--Pourquoi?... Je vous assure, qu’il y a longtemps, très longtemps déjà,
que je désire seulement votre bonheur... Et je vous jure que s’il était
en mon pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie joie!...

Il parle très simplement et son seul accent révélerait sa sincérité
absolue. Depuis des années, d’ailleurs, elle sait qu’il est de ces
hommes dont les paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est détaché
d’elle, maintenant!...

Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments confus tressaillent...

Elle reprend:

--Je vous remercie de votre... charité... Mais vous ne pouvez rien... Ni
vous ni personne au monde... Du moins, à l’heure présente!... Aussi pour
que je puisse la supporter, il faut me réfugier dans la pensée que je
suis très jeune encore, que je puis recommencer ma vie, que j’ai
l’avenir!

Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée.

--Recommencer votre vie? répète-t-il, attentif. Que veut-elle dire?

--Oui, quand je serai libre... légalement!

--Par le divorce, pensez-vous?... Le divorce qui, en somme, vous fera si
peu libre, que vous ne pourrez jamais solliciter une nouvelle sanction
religieuse.

Sa tête se dresse orgueilleusement.

--Je m’en passerai!... Mes croyances religieuses étaient fragiles; elles
sont tombées comme des feuilles mortes, et je m’avoue incapable de
sacrifier toutes les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que
j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique!... Je
veux avoir ma part de bonheur!... Et surtout je veux oublier!

Une sorte de résolution désespérée gronde dans son accent. De nouveau,
elle éveille en lui une compassion si profonde qu’il ne relève pas ses
paroles impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions
souveraines.

Très doucement, il interroge:

--Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas mieux... pardonner?

--Oh! cela, jamais!... Vous l’avez dit tout à l’heure... Ce qui est fini
est fini et ne ressuscite pas... Quand bien même le regret du passé
déchirerait le cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine.

Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu crispées sur ses
genoux, d’un geste d’angoisse qui lui est devenu familier.

Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression tragique de son
beau visage. Est-ce donc la même femme qui causait, si libre d’esprit,
semblait-il, avec Hawford?

Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la lui laisse-t-elle voir,
dès les premières heures de leur réunion, avec cette indifférence
hautaine de ce qu’il en pensera?

Ah! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre... Comme elles
lui sont inconnues, ces âmes de femme, troublées, compliquées, rebelles
aux vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui ont appris à
respecter?...

Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment que lui donnerait le
péril d’une créature jadis précieuse infiniment; et il murmure:

--Pauvre! pauvre Nicole!

Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard dont l’expression est
indéfinissable; et, la voix chaude, jette avec une sorte d’ironie:

--Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez; car vous êtes demeuré le
sage dont j’ai eu peur autrefois. Eh bien, non, je ne suis pas un
monstre, seulement une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui
veut sa revanche... et qui l’aura!... J’attends seulement mon heure;
voilà tout!

Presque rudement, il articule:

--Nicole, ne dites pas de folies!

--Des folies? Quelles folies?... Je vous confie en toute simplicité ce
que je pense, ce que je crois, ce que j’espère, ce que je _veux_
trouver, l’oubli d’abord... et puis le bonheur... le bonheur tel qu’il
me le faut... J’ai tellement soif d’être heureuse encore!

Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres comme pour les empêcher de
prononcer davantage d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de
l’instinctif désir de la dompter comme une enfant rebelle et insensée.

Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont les âmes sont
frémissantes.

Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend si paisible... Le
murmure de la mer est berceur. A peine, la découpure des branches ondule
sur le sable, vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière
les arbres.

Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte d’autorité grave:

--Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le bonheur où vous ne le
trouverez certainement pas... Mais il est évident que je n’ai pas
qualité pour essayer de vous arrêter dans la voie... lamentable où vous
prétendez vous engager... Seulement, je veux vous dire ceci: à quelque
jour que ce soit, si vous avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que
vous pouvez recourir à moi, en toute circonstance.

Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit trembler entre les
cils.

--Merci... Mais souhaitons que jamais je n’aie recours à vous, car il
faudrait que l’existence m’ait enfin brisée!... Et puis, maintenant,
rentrons... Quel absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec
vous!... Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas?

Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une imperceptible
hésitation, puis, lui tend la main. Des lèvres, il effleure la peau
tiède; et, sans un mot, s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que
d’un pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes les
portes-fenêtres du salon très éclairé.

Quand, un peu après, René rentre à son tour, ayant, au hasard, arpenté
le jardin, il l’aperçoit qui cause avec une insouciance rieuse, du fond
de la bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford est près
d’elle.

Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette. Ah! que
c’est bon qu’elle soit encore une petite fille, innocente, gamine,
ignorant la passion!... Sans doute, parce qu’elle a senti son regard,
elle lui envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la jeune
baronne de Coriolis.

Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis, assise devant son
métier, brode des fleurs incomparables. Près d’elle, Mme d’Harbourg
somnole vaguement sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec une
aimable distraction, la chanoinesse qui devise à propos d’un roman
nouveau, dont la couverte jaune vif flamboie sur le tapis.

Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame avec le plus
parfait mépris:

--L’amour! Ah! oui, parlons-en! A en croire les romanciers, il serait le
pivot même de l’existence... Quel mensonge et quelle stupidité!...
C’est, tout au plus, un épisode!

--Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent l’ouvrage entier!
riposte Raymond Seyntis, qui aime à provoquer la chanoinesse.

Vertement, elle réplique:

--Raymond, ne dites donc pas de sottises pour fausser le jugement de
cette petite!

Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles attentives. Ce
pourquoi, Mme Seyntis est sur des épines. Mais comment arrêter la
chanoinesse, laquelle poursuit avec dédain:

--Quand on a l’âge de cette fillette, on peut croire à toutes ces
fariboles des cœurs qui se cherchent, se confondent, sont indispensables
l’un à l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au chiffre canonique
et vu bien des hommes, on est tout à fait convaincue qu’il n’y en a pas
un qui vaille la peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie!

Le clan masculin proteste:

--Vous êtes dure, madame.

Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que la chanoinesse parle de
l’amour comme un aveugle des couleurs.

La voix de Nicole domine les exclamations--sa belle voix de contralto,
un peu railleuse en ce moment:

--Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse vivre et, parfois même,
mourir de l’amour?

La chanoinesse haussa les épaules:

--Petite, petite, vous êtes jeune encore! L’amour, vous avez raison, on
en peut vivre--et mourir aussi! Pour peu que l’individu amoureux ait une
très mauvaise santé...

De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée, Mademoiselle
est choquée autant que Mme Seyntis. Elle aimerait mieux être hors du
salon et avoir entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole.

La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et son accent est d’un
suprême dédain:

--L’amour!... Vous savez bien ce que Chamfort en a dit... Je ne veux pas
répéter puisqu’il y a ici d’innocentes oreilles. Croyez-m’en, ma mie,
ceux qui lui abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire de
mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner... Ils n’avaient goûté ni à
l’ambition, ni à l’art qui sont de bien autres aliments pour l’être
humain!

Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance avec un peu de
malice:

--Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une âme et d’un esprit,
mais d’un corps aussi!

--Peuh!... peuh!... je le sais bien. Et vous n’avez pas lieu de vous en
glorifier, fait la chanoinesse qui tricote rageusement.

La discussion devient générale. Mais René ne s’y mêle pas, car il est
jaloux de l’intimité de son jardin secret. L’amour!... Ah! quel épisode
il a été, quatre ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le
temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible passée, l’homme
peut se reprendre à vivre, à attendre encore, même à espérer le mal
divin... Ce que fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure,
la condamnait-il à un avenir muré par le passé?

Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles brûlantes sont
levées vers Hawford qui déclare avec une force tranquille:

--Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce qu’elle renferme de
joies et de souffrances sans mesure!

Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le cri du désir que sa
beauté a jeté en lui. Sûrement, ce désir, elle est trop femme pour ne
pas le sentir. Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme tous
autour d’elle, tourmentant son éventail d’un geste distrait...

René prend soudain conscience de l’espèce de curiosité qui le pousse à,
sans cesse, observer Nicole. Alors, irrité contre lui-même, il se
rapproche de Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité
un peu moqueuse:

--M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère donné votre avis dans la
discussion soulevée par madame la chanoinesse.

--Je déteste ces sujets! fait-il brusquement.

Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée.

--Oh! oui, je comprends... Vous trouvez que ce sont des sujets pas
convenables.

--Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne pas vous moquer de
moi...

--C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle. Recevez toutes mes
excuses...

Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la bouche est contrite.

René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir quand la voix
jeune s’élève, caressante:

--Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner, un tantinet, votre
sagesse!... Je ne peux pas partager vos idées austères sur le sujet de
conversation de ma cousine la chanoinesse que je trouve très
instructive!

Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée, appelée par un signe
de sa mère, car les domestiques apportent le thé et elle doit le servir
avec Mademoiselle.

Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne Mme d’Harbourg,
mécontent de lui-même et des autres; de la chanoinesse qui a des
conversations insensées pour une femme de son âge et de son état; de sa
sœur qui les tolère; de Nicole qui en sourit; de Guillemette qui s’y
intéresse déplorablement.




VIII


Dimanche, _messe des baigneurs_, à neuf heures; ce qui semble un peu
matinal à beaucoup. N’importe; comme c’est la messe _chic_, dussent-ils
y arriver pour le dernier évangile, tous les fidèles qui se respectent
considèrent, comme un des articles du code mondain, le devoir d’y
paraître. Mme Seyntis, elle, n’est jamais en retard. Elle est même de
ces redoutables personnes qui font consister l’exactitude à être
toujours, pour le moins, un quart d’heure en avance. Aussi quand elle
apparaît dans le vestibule, son livre en main, ses gants mis, son voile
baissé, elle a toujours l’occasion d’appeler:

--Guillemette!... Tu es prête?... Le premier coup va sonner.

Et Guillemette ne manque pas de répondre:

--Mère, je vous suis... Allez en avant, je vous rejoins dans une minute!

Guillemette est dormeuse comme un bébé; de plus, elle déteste se lever
de bonne heure, peut-être parce qu’elle y est obligée depuis sa tendre
enfance. Plus d’une fois, il lui arrive d’ailleurs de se rendormir après
que la femme de chambre est venue frapper à sa porte. A moins que, bien
éveillée, elle n’oublie l’heure, parce que sa vagabonde pensée erre en
toute sorte de mondes. Et il faut un rappel de Mademoiselle qui connaît
la jeune personne, pour qu’elle bondisse soudain hors du lit.

Ce dimanche-là, si elle est en retard, c’est que, la tête abandonnée sur
l’oreiller, les mains jointes sous la nuque, toute rose du sommeil, elle
a oublié les minutes, en réfléchissant à la double attitude de Nicole et
de l’oncle René, la veille au soir. Que peuvent-ils bien penser l’un de
l’autre? Comme ils sont restés longtemps dans le jardin!... C’était
exaspérant!

Ses lèvres articulent les mots avec une telle conviction qu’elle en
demeure saisie. Exaspérant!... Pourquoi?... En quoi cela peut-il
l’agiter, ce qui se passe entre son vertueux oncle et Nicole, l’adorable
Nicole... Ah! quel attrait elle exerce sur les hommes!... Tous, dans le
salon, s’étaient groupés autour d’elle et n’en bougeaient pas... Comment
son mari peut-il accepter de la perdre?

--Moi, à sa place, j’aurais fait même des turpitudes pour la garder!
prononce Guillemette avec conviction. Ah! que je voudrais être
troublante comme elle!

--Guillemette, je ne vous entends pas remuer. Vous vous habillez,
n’est-ce pas? demande la voix douce de Mademoiselle.

--Oui... oui! dit Guillemette qui regarde sa montre avec terreur. Et
elle a raison!

Heureusement, elle est d’une prodigieuse vivacité dès qu’il le faut.
Mais tout de même, quand se met à sonner ce terrible premier coup de la
messe, elle est encore en jupon, les épaules nues, piquant, d’un doigt
preste, les dernières épingles dans ses cheveux.

A son tour, Mademoiselle répète:

--Guillemette, vous venez?... Le premier coup finit de tinter.

--Ah! Dieu! je le sais! s’exclame Guillemette qui, impatientée, voudrait
anéantir ces malencontreuses cloches. _M’selle_, je vous en prie, allez
en avant avec maman et Mad. Je marche plus vite et je vous rattraperai.
Qu’André m’attende!

Mais André est déjà parti pour un petit tour matinal, avant la messe,
quand Guillemette apparaît, cinq minutes plus tard, dépitée contre
elle-même d’avoir dû, par sa faute, s’habiller en coup de vent et
accepter, sans aucune recherche coquette, les ceinture, cravate,
chapeau, que lui présentait, en hâte, la femme de chambre. Elle se sent
d’une humeur de porc-épic et envie de toute son âme Nicole dont les
fenêtres sont encore voilées de leurs rideaux et qui, sûrement, va
s’habiller en paix, et être jolie... jolie!...

--Moi aussi, j’aurais pu être jolie! marmotte-t-elle. Et par ma faute...
Enfin tant pis!

Elle traverse, en courant, le vestibule. Les cloches ont fait silence.
C’est le deuxième coup qui se prépare.

Devant le perron, elle aperçoit une silhouette d’homme.

--Oh! mon oncle! c’est vous?

--Oui, petite fille, je vous attendais pour vous escorter, Mademoiselle
m’ayant averti que vous la suiviez à quelque distance.

Elle a un rire gai, soudain sa méchante humeur s’est évanouie; et elle
éprouve une jouissance enfantine de la limpidité du ciel d’août, bleu
comme la mer qui ondule avec des moires soyeuses.

Vite, elle marche aux côtés de René, à travers le jardin ruisselant de
soleil, puis sur la route dévalant vers l’église, sous le dôme des
branches.

--C’est gentil cela, mon oncle, de m’avoir attendue!... Je n’aurais
jamais pensé avoir votre escorte!... Je ne croyais pas que vous partiez
maintenant à l’église.

--Mais, Guillemette, est-ce que la messe n’est pas à neuf heures?

--Oui... oui... seulement, d’ordinaire, les messieurs n’arrivent guère
que pour la sortie...

--Ah! très bien!... Mais probablement parce que je reviens d’Afrique,
j’ai de très mauvaises habitudes; et comme dans ma première jeunesse, je
me crois obligé d’arriver pour le commencement.

Elle lui jette un regard où il y a tout ensemble de l’estime et de
l’amitié.

Elle aime les gens qui ont le courage de leurs
convictions,--fussent-elles même détestables... Mais ici ce n’est pas le
cas... Et son sentiment se trahit tout de suite:

--Mon oncle, vous avez joliment raison d’agir comme vous pensez!...
Seulement, c’est tant pis pour votre avenir militaire!

René a un coup d’œil surpris vers cette petite fille qui connaît si bien
les vilains dessous de la politique.

--Alors, vous croyez, docte Guillemette, qu’il m’en cuira d’avoir écouté
tout au long la messe des baigneurs à Houlgate?

--Celle-là et d’autres, n’est-ce pas? oncle. A Madagascar, cela ne
tirait peut-être pas à conséquence, mais en France, il paraît que c’est
une autre affaire... Tout de même, je suis très contente que vous soyez
brave sur ce chapitre-là aussi!

--Merci, petite Guillemette, dit-il, touché de cette approbation
juvénile.

Tous deux font quelques pas en silence, distraits par leurs propres
réflexions. C’est elle qui reprend, frôlant de son ombrelle les petites
herbes de la route:

--Oh! oui, certes, bien plus qu’autrefois, oncle René, j’ai pour
vous,--par moments, pas toujours,--de la vénération!

Il ne paraît pas flatté du tout.

--Guillemette, voilà encore que vous vous moquez de moi!

--Oh! non, mon oncle, je ne me le permettrais pas... Je vous dis tout
bonnement ce que je pense parce que vous m’inspirez très grande
confiance... Je ne serais pas étonnée que j’en arrive à vous prendre
pour confesseur laïque... J’irais à vous quand j’aurais besoin d’un
confident de choix!

--Guillemette, je suis très touché, très honoré... Mais ce serait
intimidant pour moi, un rôle pareil!

--Pourquoi donc?

Elle lève vers lui de larges prunelles que l’auréole du chapeau ombre
délicatement. Ses joues ressemblent aux pétales d’une rose de France.

--Pourquoi? Mais parce que je craindrais à très juste titre de n’être
pas à la hauteur. Et puis, vraiment, je ne me sens pas encore l’âge de
l’emploi!

Sans réfléchir, elle riposte:

--Oh! pour moi, vous n’êtes pas un jeune homme!

Tout de suite, elle se reprend:

--Vous êtes mon oncle, un oncle étonnamment sage... Oh! certes, vous
avez l’air plus sage que papa... Je suis certaine que vous seriez
incapable de faire quelque bonne grosse sottise!

Elle lance cet aveu si drôlement que René se met à rire, encore qu’il
soit peu charmé de l’opinion édifiante que Guillemette a de lui.

--Ma nièce, vous paraissez regretter que je n’aie pas le goût--et c’est
exact!--de me mettre d’affreux méfaits sur la conscience...

La bouche de Guillemette a une expression de malice et de contrition qui
est délicieuse:

--Mon oncle, c’est vrai, j’ai un faible pour les hommes mauvais
sujets... Au moins, je ne me sens pas humiliée en leur voisinage!... Je
serais plutôt prête à me glorifier...

Ici, les cloches recommencent à sonner. Guillemette tressaute.

--Vite, mon oncle, le second coup! Maman doit frémir de ne pas me
voir...

La blanche petite église est tout près, par bonheur. Pour l’instant,
elle est le centre vers lequel filent les équipages et déambulent
pédestrement, par les jolis chemins ensoleillés, chrétiens et
chrétiennes, tous en toilette dominicale.

Aussi, une brillante assemblée emplit-elle l’église qui est comble. Une
chaise est un objet précieux que les retardataires cherchent d’un œil
d’envie. Le suisse est ahuri et solennel. La chaisière, les joues en
feu, s’affaire, pour essayer de caser tant de chrétiens, désireux d’un
siège. Le curé lui-même, en surplis immaculé, circule à travers le flot
grandissant de ses ouailles; tel un général qui veille à la bonne
installation de ses troupes. Son regard, satisfait sous les sourcils
blancs en broussaille, erre sur ces nombreux fidèles, chics infiniment,
parmi lesquels foisonnent les jolies femmes sous la paille des chapeaux
fleuris, le tissu léger des robes d’été qui caressent les dalles
luisantes.

Cette messe n’est pas celle des humbles et des petites gens...

Comme de juste, dans cette foule, discrètement bourdonnante, mondaine,
parfumée, il se trouve de sincères croyants et croyantes qui pensent
pieusement à leur Créateur. Mais il y aussi de fringants
_clubmen_,--jeunes ou mûrs--qui sont là pour la femme dont, à la sortie,
ils vont correctement serrer la main, avec un secret frisson de tout
l’être!... Il y a des hommes rongés par la fièvre ou le souci de la vie
qui, dans cette église, ont apporté des corps sans âme, une pensée
fermée aux choses divines, et s’absorbent dans leurs préoccupations
quotidiennes, alors que leurs yeux sont arrêtés, indifférents, sur un
tabernacle dont le mystère leur est étranger...

Il y a des jeunes que la vie enchante, qui tressaillent d’allégresse,
d’envie, de désir, à ses espoirs. Il y a, sous le masque donné par
l’éducation à tous ces êtres, des âmes douloureuses, des âmes troublées,
des âmes sceptiques, des âmes pécheresses qui adorent leur péché ou le
subissent avec passion, honte, colère, remords...

Il y a des heureux--quelques heureux!--qui crient leur bonheur vers
l’Invisible ou en sont enivrés... Il y a des épouses déçues, meurtries;
des mères qui sont des bénies ou des crucifiées...

Mais tous gardent leur secret. Le soleil flamboie dans les vitraux et
par la porte, restée ouverte, resplendit la fête de l’été. La clochette
tinte pour annoncer le commencement de la messe.

Juste à ce moment, Guillemette fait son entrée; ce qui calme, à son
sujet, les inquiétudes de sa mère, laquelle, avant de s’absorber dans
ses prières, lui murmure:

--Tu ne pourras donc jamais être à l’heure! ma pauvre enfant.

La coupable a l’air d’innocence d’un nouveau-né et marmotte tout bas:

--Mais, maman, la messe commence... Je ne suis pas en retard.

Elle ouvre sagement son livre et se met en devoir de suivre les prières
liturgiques.

La pensée de Guillemette est absolument croyante, en dépit des quelques
points d’interrogation jetés en son cerveau par les circonstances ou ses
seules réflexions, au grand scandale de sa mère à qui, inutilement
d’ailleurs, elle a demandé des solutions. Ce que voyant, elle n’a pas
insisté, attendant en son intimité, le jour où la grâce du ciel
dissiperait les ombres qui l’ont désorientée et dont elle rend
responsable son ignorance de la théologie.

Mais tout de même, Mme Seyntis serait saisie d’épouvante, si elle
pouvait mesurer combien, très innocemment, dans le secret de son âme,
cette petite fille s’est déjà fait une religion à elle...

Des hauteurs de l’orgue, une voix de femme s’élève sonore, trop claire,
qui fait lever les têtes vers la tribune où la chanteuse--une jolie
femme rondelette, qui a un nom au théâtre--articule mal de pieuses
paroles, sur un air d’opéra.

Guillemette a tressailli, distraite par cet intermède musical, qui lui
rend impossible tout recueillement et elle envie sa mère et
Mademoiselle, abîmées dans la lecture de leur messe. Sans doute, le
sérieux oncle René est comme elle. Guillemette regarde instinctivement,
vers lui, devant elle. Il ne se contente pas de demeurer bien droit, les
bras croisés, ou les mains sur la pomme de sa canne... Non, il a un
petit livre, il lit l’office de la messe, très attentif et il n’a pas du
tout, pourtant, l’air d’un sacristain! Son visage brun ainsi au repos a,
au contraire, quelque chose d’énergique, de fier, de grave, qui lui
donne beaucoup d’allure... C’est très crâne à lui de montrer si
franchement ses convictions; et, contente, elle se prend à murmurer:

--Mon oncle, vous êtes un homme chic!

Cependant l’Évangile vient d’être dit; alors dans la chaire, apparaît un
vicaire juvénile et timide qui semble torturé par l’obligation de parler
devant cette foule, la devinant, à l’avance, réfractaire à son
éloquence! Lui, comme ses auditeurs,--hormis quelques âmes pieuses,--se
demande pourquoi cette homélie que tous redoutent.

Mais le choix n’étant pas donné, il part résolument en guerre contre les
désordres du siècle. D’une voix monotone et éclatante, il déverse le
flot de sa rhétorique que Mme Seyntis écoute d’un air de componction,
comme si elle avait toute la responsabilité des péchés d’Israël. Mad
s’ennuie et Guillemette a pitié du petit vicaire qui, les yeux clos, les
mains crispées sur la chaire, fond sur l’ennemi, le pécheur, tonnant:
Pénitence! Pénitence!

C’est par cette véhémente adjuration qu’est accueillie Nicole, trop bien
élevée pour désobliger Mme Seyntis en ne paraissant pas à la messe.
Debout dans l’allée, sans regarder personne, elle attend que l’orateur
ait fini de fulminer, et par son élégance, sa beauté capiteuse, donne
des distractions à ceux qui l’entourent. Elle est tout près de René. Il
peut respirer son parfum. Il a, sous les yeux, l’ondulation de ses beaux
cheveux d’or fauve, l’harmonie de la forme ennuagée de blanc...

Que pense-t-il?... Une seconde Guillemette se le demande avec
irrévérence. Mais ses traits ont une expression si sérieuse, qu’elle est
saisie de honte pour sa propre frivolité et reprenant ses prières, elle
est exemplaire jusqu’à la fin de la messe, qui s’achève sur une marche
triomphante.

Devant l’église, dans le jardin ensoleillé, bourdonnent les propos, les
rires, les réflexions sur le petit vicaire, sur la chanteuse, sur le
prochain, alertement examiné, jugé, exécuté... La phalange masculine se
livre à la contemplation, et Nicole produit une vive impression quand
elle apparaît insolemment fraîche, souriante, répondant aux saluts,
serrant les mains amies ou indifférentes.

Elle s’arrête auprès de sa mère et de Mme Seyntis qui, elle, ne vient
certes pas de mettre sur sa conscience ni médisance ni distraction, et
demande à son frère:

--René, rentres-tu avec moi ou descends-tu sur la plage?

--Je vais sur la plage.

--Alors, tu emmènes Mademoiselle et les enfants.

Parmi les enfants, Mme Seyntis compte Guillemette qui n’en a cure; car
au milieu du brouhaha des conversations, elle a entendu l’oncle René
dire à Nicole ces mots qui l’ont étonnée:

--Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce matin!

De sa voix musicale, la jeune femme a riposté ironiquement:

--Mon cher ami, je me souviens des enseignements reçus dans ma prime
jeunesse: «Malheur à celui par qui vient le scandale.»

Il n’a pas répondu. Peut-être, y avait-il au fond de ses yeux noirs
quelque chose qu’elle ne voulait pas y lire... Brusquement, elle s’est
détournée et s’est prise à causer avec la jeune baronne de Coriolis qui,
entre les cils, considère tendrement son mari.

Guillemette, elle, laissant Mademoiselle et Mad cheminer l’une près de
l’autre, se met à marcher auprès de l’oncle René que, sans trop savoir
pourquoi, elle n’est pas fâchée de retenir loin de Nicole.

Mme de Miolan avance devant eux, descendant aussi vers la plage. Elle va
d’une allure très lente. Hawford l’accompagne. Près d’eux, est également
Raymond Seyntis.

Hawford cause, et elle écoute, la tête un peu penchée. Le soleil met des
lueurs d’or dans le nœud lourd de ses cheveux. Et spontanément,
Guillemette s’exclame:

--Comme Nicole est belle! N’est-ce pas? mon oncle. Quand je la regarde,
je me demande toujours comment son mari peut se passer d’elle!... Vous,
pas?»

Une sorte de soif l’envahit de savoir ce qu’il pense. Ainsi Ève fut
attirée par le fruit défendu.

Elle a levé les yeux vers lui. Il a un visage fermé, presque sévère et
dit:

--Je ne me suis jamais adressé pareille question, Guillemette.

--Et vous trouvez, mon oncle, que je dois vous imiter? glisse-t-elle,
rieuse. C’est que vous n’êtes pas curieux. Et moi, je le suis
horriblement, quand les gens m’intéressent.

--Et Mme de Miolan vous intéresse?

--Oh oui! autant que vous pouvez l’imaginer!

--Pourquoi?

--Parce qu’elle est vraie, très bonne, triste, plutôt coquette, et pas
du tout parfaite!

--Oh! oh! ma nièce...

--Quoi? oncle René... Cela vous scandalise que j’aime mieux Nicole
n’étant pas un modèle?

--Je pense, Guillemette, que ce n’est pas votre mère, sûrement, qui vous
a mis de pareilles opinions fausses dans la cervelle.

--Et vous avez bien raison de le penser, oncle. Je vous offre tout
bonnement le fruit de ma petite expérience... Je commence à être assez
vieille pour pouvoir posséder des opinions personnelles.

Et après une seconde de méditation, elle achève:

--Et penser que Nicole a des parents tellement à l’antique! Est-ce
qu’ils ne vous font pas un peu l’effet de paisibles canards qui auraient
couvé un oiseau de paradis?

Cette fois, René est tout à fait choqué.

--Guillemette, que d’irrévérence!

--Mon oncle, ne vous agitez pas, ce sont des canards que je respecte
comme je dois le faire!

Il ne répond pas, mécontent, mais résolu à ne pas jouer auprès de cette
petite un rôle ridicule de pédagogue... Il tressaille désagréablement de
l’entendre s’exclamer en manière de conclusion:

--Oh! oncle, comme je voudrais ressembler à Nicole!

--Ne dites pas cela! Guillemette, fait-il presque impérieusement.

Quelle singulière réponse! Une impatience secoue Guillemette qui jette,
un peu agressive:

--Vous trouvez mieux qu’elle soit unique en notre famille?

René la regarde, surpris, et de sa manière sérieuse explique:

--Je crains qu’elle ne se rende très malheureuse! Et c’est pourquoi, ma
chère petite fille, je serais désolé de vous voir lui ressembler...
Voilà tout!

Guillemette est apaisée. Même, elle éprouve une sorte de sécurité
joyeuse dans le sentiment que l’oncle René est soucieux de son bonheur.
Quand Nicole sera partie pour Dinard, elle l’aura de nouveau à elle
toute seule, comme avant l’arrivée des invités.

C’était bien plus agréable!

Elle est interrompue dans ses réflexions parce qu’ils atteignent la
plage où, autour de Nicole et de Mme de Coriolis, s’élaborent des
projets de promenade pour l’après-midi.




IX


Cinq jours plus tard.

Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière... Et cependant
toute la jeunesse des _Passiflores_ est partie en promenade pédestre,
sous le regard mécontent de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer
«absurde» une excursion par cette température sénégalienne.

Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de Jean au désert, il
s’est dignement retiré dans le fumoir solitaire,--Raymond Seyntis est à
Paris--et y somnole sur les journaux, maugréant contre les mouches qui
s’agitent autour de lui, et même évoluent sans façon sur son avenante
personne.

Cependant, installée avec son ouvrage dans le _bow-window_ du petit
salon, Mme Seyntis jouit du calme des _Passiflores_. Oh! quel délice
serait un été dans la solitude avec ses enfants, son mari devenu
ignorant du chemin de Paris... Des après-midi passés, une broderie en
main, sous les arbres du jardin ou l’abri de la grande ombrelle de
coutil dressée sur la plage...

C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent, elle lève la
tête pour regarder les groupes rassemblés près de la mer.

Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans la tiédeur du
crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle du sable se dressent seules des
silhouettes d’enfants; tout petits qui trottinent chancelants,
garçonnets et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à la
morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans ombre.

--Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs n’aient très chaud!
remarque Mme d’Harbourg qui fait évoluer les aiguilles de son tricot
avec une monotone régularité, s’interrompant toutefois pour s’éventer,
car l’air semble embrasé.

Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui altère son aimable
visage, assombri par quelque pensée pénible, et lui fait répondre avec
distraction aux quiètes paroles de Mme Seyntis.

Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge:

--Pauline, es-tu souffrante?

--Non... Oh! non!

Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle peut poursuivre sans
indiscrétion; et elle reprend, hésitante:

--Est-ce que tu as quelque ennui? Tu parais préoccupée?

Mme d’Harbourg ne répond pas... Puis, tout à coup, comme si un invisible
sceau se brisait sur ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble:

--Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole!

Mme Seyntis a un tressaillement; les paroles de Mme d’Harbourg
réveillent en son souvenir, une réflexion de son mari, l’avant-veille,
sur l’admiration très vive de Hawford pour la jeune femme dont il a, dès
le premier jour, demandé la permission de faire un croquis... Réflexion
qui lui a été fort désagréable; elle n’admet pas que, sous son toit, une
femme puisse se prêter à une cour aussi visible que favorisent les
séances de pose. Et penser que cette femme est de sa famille!... Ah!
oui, elle est inquiétante, Nicole!

Avec autant de précaution que si elle avançait sur des œufs, Mme Seyntis
demande:

--A quel propos? Pauline, es-tu tourmentée de ta fille?... Est-ce que
son mari...

--Non... Non, il ne s’agit pas de son mari, cette fois. De lui, nous
n’entendons plus parler que par les hommes d’affaires... Non, c’est elle
qui m’inquiète!... Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en
arrive à craindre tout de sa part...

--Tout! répète Mme Seyntis, saisie.

Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa pensée, et poursuit son
monologue:

--Mon Dieu, je sais bien que cette situation est délicate, pénible,
douloureuse... Mais son père et moi, nous faisons tellement ce que nous
pouvons pour la lui rendre supportable,... pour ne jamais lui rappeler
que c’est elle qui a voulu épouser Guy de Miolan, quoi que nous lui
disions... que c’est elle qui l’a quitté, là-bas, à Constantinople,
après leurs scènes... lamentables! Elle n’a jamais voulu se prêter à une
réconciliation... Comme nous l’y engageons... puisque, hélas!
maintenant, rien ne peut empêcher qu’elle ne soit sa femme... Elle
s’obstine à exiger un divorce qui nous navre... A quoi bon?... Elle n’en
sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît pas le divorce et elle
brise tout son avenir de femme!... Pourquoi, grand Dieu! faut-il qu’elle
ne se résigne pas... Nous l’aimons, nous la gâtons tant, qu’elle ne peut
être tout à fait malheureuse, pourtant!

Mme d’Harbourg en est absolument persuadée. Sa cousine, pas du tout, et
malgré elle, il lui échappe:

--Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme Nicole, je crains bien
que nos tendresses de parents ne suffisent pas...

Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est tombé sur ses genoux et
les mailles glissent de l’aiguille sans qu’elle y prenne garde.

--Oui... oui... Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà pensé plus d’une
fois... Et c’est ce qui me fait peur! Moi, je sais bien qu’à sa place,
jugeant impossible de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de combler le
vide de mon existence par de bonnes œuvres, par le travail... J’aurais
beaucoup prié pour être soutenue... Mais je crains que Nicole ne prie
plus guère!...

Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle est trop charitable
pour ajouter au chagrin de sa cousine et elle murmure, encourageante:

--Ah! que sait-on?...

--C’est vrai, je ne sais pas! avoue Mme d’Harbourg, pitoyable. Jamais
Nicole ne parle de ce qu’elle pense... Du moins, à moi... Et pas
davantage à son père, d’ailleurs... Ah! ma pauvre amie, que nos enfants
nous sont fermés et que nos filles sont différentes de nous!

N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine, Mme Seyntis
protesterait vivement. En toute sincérité, elle est persuadée connaître,
comme la sienne propre, l’âme blanche de Guillemette...

Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante, reprend de plus
belle:

--Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue blâmable... Elle n’est
pas femme à autoriser des... familiarités qui la feraient prendre...
pour ce qu’elle n’est pas... Mais en sa position d’épouse séparée, elle
devrait tellement exagérer la prudence, rester dans l’ombre, peu
recevoir, ne pas aller dans le monde... Et justement, elle fait à peu
près tout le contraire!... Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis...
Elle me regarde comme si je lui parlais turc... Ah! Marie, je commence à
croire que je l’ai trop gâtée!... Elle était mon unique enfant et
j’avais si fort le désir de son bonheur! C’est bien pour cela que j’ai
eu la faiblesse,--et son père aussi!--de consentir à ce qu’elle épouse
ce Miolan qui l’emmenait loin de nous... Mais elle voulait... et nous
avons cédé!

Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a avoué sa faiblesse. Mme
Seyntis, touchée de cette humilité et de cette confiance, cherche à la
réconforter:

--Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le mieux... Pourquoi te
torturer par des reproches?... Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de
veiller sur Nicole... Elle est si jeune... c’est-à-dire un peu
imprudente, un peu coquette... peut-être, corrige vite Mme Seyntis qui
craint de blesser sa cousine. Les jolies femmes seules sont tellement
courtisées!

--Ah! oui, bien trop! soupire Mme d’Harbourg. De bonnes amies sont
venues m’avertir qu’un certain baron de Gerles était violemment épris
d’elle... Je sais qu’il est en ce moment à Dinard... Et justement, la
voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir jeudi chez ses amis
de Bierne qui ont leur villa à Dinard. Bien entendu, son père et moi,
nous ne pouvons l’y suivre... Alors... alors, je suis bien tourmentée!

--Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit que trop bien. Elle
aussi a entendu beaucoup parler de la cour que Philippe de Gerles fait à
la jeune femme... Lui, absent, Hawford le remplace... Demain, ce sera un
autre... Ah! oui, la mère de Nicole de Miolan peut être inquiète!

Pour le moment, elle paraît moins abattue parce qu’elle a confié sa
détresse, et elle reprend:

--Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi de mes doléances.
Mais il n’y a personne en dehors de l’abbé Vincenette à qui je puisse
les confier... Mon mari a été si affecté de tous ces événements que je
m’applique maintenant à lui faire croire que tout va pour le mieux...
Que Nicole s’arrange bien de sa nouvelle vie parce que son expérience du
mariage lui en a ôté le goût...

--Oui, ce devrait être!... soupire Mme Seyntis, seulement, elle n’a que
vingt-six ans!...

--C’est cela, en effet, qui est terrible! Vois-tu, Marie, quelquefois,
il me prend la terreur qu’un de ces hommes qui l’admirent dans le monde
et rôdent autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un d’eux ne
finisse par lui plaire particulièrement... Oh! ce serait épouvantable!
Je ne craindrais certes pas que Nicole commette une faute grave; nos
filles, heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes femmes!... Mais ne
connaîtrait-elle que la tentation, ce serait déjà trop!... Ces mauvais
romans qu’elles lisent leur montent l’imagination, leur font rêver d’un
bonheur impossible...

--Oui... c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce bonheur, elles
s’imaginent le rencontrer dans la passion... Pauvres petites!... Le
bonheur, mais elles le trouveraient à faire simplement leur devoir.
Seulement, cette vérité, elles ne la croient pas!

Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle dit. Pour elle et
pour sa cousine, un cœur comme celui de Nicole est un monde dont l’une
et l’autre ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y
pénétraient...

Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux ternis par une buée humide
et s’évente machinalement parce que l’émotion a augmenté la chaleur,
pour elle.

--Ah! ma bonne Pauline, je te plains bien! dit affectueusement Mme
Seyntis.

--Tu le peux, Marie... C’est dur de vivre!

Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas remarquer:

--Il y en a encore de bien plus malheureuses que nous, Pauline.

Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration:

--Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas connu l’épreuve d’être
atteinte dans le bonheur de ton enfant.

--C’est vrai... Mais je t’assure que tous nous avons nos soucis.

--Oh! est-ce que Guillemette?...

--Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce au ciel, elle est encore
une petite fille qui ne me donne pas de tracas... Non, je suis ennuyée
de Raymond. Il est nerveux, il a l’air préoccupé; et il ne veut prendre
aucunes vacances sous prétexte qu’il a des affaires très importantes. Si
encore il se reposait tout à fait pendant les jours qu’il passe ici!
Mais tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone. Je ne m’étonne
pas que sa pauvre tête, bourrée de chiffres, lui soit douloureuse cet
été!

--Oui, c’est ennuyeux! dit Mme d’Harbourg.

Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les paroles sont
arrivées jusqu’à elle comme des mots indifférents qui ne sauraient la
distraire de son propre souci.

Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime pensée, continuent à
travailler en silence. Dans le billard, on entend marcher M. d’Harbourg,
qui se livre aux carambolages pour distraire sa solitude et la fâcheuse
humeur que lui donne la température.

La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes de lumière s’épandent
sur le jardin où les fleurs semblent autant de cassolettes qui
distillent leur parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe de
modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le décor somptueusement
fleuri qui l’enserre... Une voix de femme articule avec conviction:

--Comme on doit être heureux dans une si jolie maison!... Ah! les riches
ont de la chance!




X


Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour goûter, dans une ferme à
mi-chemin entre Houlgate et Villers... Une ferme dressée sur la falaise,
devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent vers le sable parmi
la floraison rose des bruyères et des œillets sauvages; sous la dentelle
fine des herbes, jaillies entre les pierres, et les branches tordues des
arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des roches.

Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la falaise, la fermière,
accoutumée aux visites quotidiennes des touristes, prépare la table pour
le thé, avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des avantages
qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle, investie au départ des
pleins pouvoirs de Mme Seyntis, veille à ce que rien ne manque,
soigneuse toujours du bien-être des autres qui tous la laissent faire
très volontiers.

La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme une enfant
fatiguée; et, sans façon, ayant pris sa glace de poche, elle rafraîchit
d’une caresse de poudre ses joues brûlantes. Mad, assise à la turque
devant elle, la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile, lui
déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu, les coudes au sol,
le menton dans les mains, observe les barques dont les voiles sont
immobiles sur la grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout.
Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son jeune corps, circule
une telle sève! A pleines lèvres, elle aspire la bonne senteur saline
qui monte du large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain, sablé
d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la dentelle du grand chapeau de
broderie, ils sont fixés avec une étrange expression sur le groupe que
forment, un peu en avant, Nicole, Hawford, et le capitaine de Coriolis,
celui-ci la lorgnette en main, étudiant la côte.

Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise et les plis de sa robe
de linon ruissellent autour d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à
ses pieds, le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu vert
d’opale!... Hawford lui parle. L’entend-elle, même?... Elle ne bouge ni
ne répond. A quoi peut-elle songer avec ce visage grave, cet air d’être
absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque chose
d’invisible?... Pourtant, elle était très gaie pendant la promenade.
Elle taquinait André et un peu aussi le capitaine de Coriolis qui
flânait de préférence auprès de sa jeune femme. Elle causait avec
Hawford. Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et Guillemette ne s’en
est pas plainte. Sans se l’être avoué, elle estime que l’oncle René lui
appartient en propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un
pacte d’amitié?... Jusqu’au jour où il se mariera, elle tient
bizarrement à occuper l’une des premières places dans ses affections. A
aucun prix, elle ne voudrait que Nicole le reprît comme autrefois...

Par bonheur, il ne la recherche pas... Mais, tout de même, comme il
l’observe! Par moments, quand elle est très entourée--par une vraie cour
masculine,--il a une façon de mordre sa lèvre sous sa moustache, le
front barré d’un pli... Quand Guillemette lui voit ce visage, elle est
tout ensemble exaspérée et passionnément intéressée...

En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est loin de la jeune
femme, et à quelques pas d’elle-même. Mais levant la tête vers lui, elle
a un tressaillement d’impatience, car elle constate que, comme elle, il
remarque le groupe de Nicole et d’Hawford.

Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient de répondre au
peintre avec un petit rire qui a tinté dans l’air chaud; et ni l’un ni
l’autre ne paraissent disposés à se rapprocher de leurs compagnons de
promenade.

--A quoi pensez-vous avec cette mine attentive? Guillemette.

C’est René qui l’interroge brusquement:

--Je m’instruis, mon oncle.

--Sur...?

--Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent être séduits... Il y
a cinq jours que Francis Hawford est à Houlgate.

René commence à être trop habitué aux désinvoltes aperçus de sa nièce
pour s’effaroucher, comme aux premiers jours. Mais avec le souci
d’écarter les pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il dit
tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant:

--Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été si aisément subjugué
par la beauté de Nicole...

--Oh! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un homme!

--C’est vrai... Les hommes sont bien faibles...

--Pas tous, il me semble... Je ne peux pas croire que vous, mon oncle,
vous le seriez; vous êtes en possession d’une volonté qui ne badine pas,
quand elle a dit: «Halte-là!...» A la place d’Hawford, vous ne vous
seriez pas laissé attraper ainsi...

Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit... Autrefois, il a été faible,
si faible... Et à l’heure actuelle, si Nicole voulait, qui sait si
l’étincelle ne pourrait jaillir encore des cendres mortes?... Il vient
de vivre plusieurs jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle est
la séduction même, qu’elle enivre, autant par son âme d’orage, que par
sa forme parfaite... Et Guillemette le juge impassible!...

Il réplique avec une sorte d’ironie:

--Je ne suis pas un artiste, moi!

--Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très belle?...

--Oui, elle l’est... dangereusement! dit-il d’une voix un peu lente.

Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un geste sec, il coupe
avec sa canne la tête fine d’un arbrisseau.

Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète:

--Dangereuse... Pourquoi?... Pour elle? Pour ceux qui la voient?...

--Pour les uns et les autres! prononce-t-il presque âprement. Petite
fille, petite fille, dans quel monde prétendez-vous entrer qui n’est pas
fait pour vous?

Les yeux violets de Guillemette deviennent presque noirs.

--Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre traité d’amitié, je
pouvais vous dire, en toute franchise, ce que j’avais dans la
cervelle... J’oublie toujours comme vous êtes vite scandalisé!

Et, très digne, sachant bien que René regrette sa réflexion et
souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en va vers la table à thé,
sans le moindre regard vers lui.

Nicole revient. La ligne de son corps svelte et souple ondule sur
l’infini lumineux d’un ciel d’or roux. Elle marche si près du bord de la
falaise que, d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi:

--Nicole, que vous êtes imprudente! Prenez donc le sentier...

Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue d’avancer. Le
capitaine de Coriolis a rejoint Hawford et le retient pour lui montrer
une découpure de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue dans
un inconscient besoin de protection. Elle le devine:

--Vous craignez que je ne sois victime de mon imprudence, comme vous
dites? Si j’étais sage et courageuse, savez-vous ce que je ferais?
J’avancerais encore de quelques pas, jusqu’au point où finit la
falaise... Et pour moi aussi, ce serait la fin!... Plus de souvenirs!
Plus de luttes! plus de rêves inutiles!... Quel repos! Seulement je ne
suis pas courageuse... et j’ai encore un tel désir de vivre!

Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits le premier soir:

--Pauvre, pauvre Nicole! Je voudrais tant faire quelque chose pour vous!

Elle secoue un peu la tête.

--Vous ne pouvez rien... Ni personne.

Personne?... Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de sa vie, qui,
jadis, lui a pris son cœur de jeune fille... Mais jamais elle
n’avouerait ni ne s’avouerait cela!

Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople, une de ces
lettres qu’elle ne veut pas ouvrir. Pourtant, pas plus que les
précédentes, elle ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui
tremblaient, elle l’a enfermée,--comme on enferme les morts dans une
tombe.

Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni étouffer la plainte
désespérée de son cœur qui se souvient, qui voudrait savoir et ne peut
se consoler!

Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le monde!... et
seule!... Depuis le matin, l’affolante tempête gronde en elle qui est
sans soutien pour la supporter... Comment peut-il y avoir des résignés
qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle!

La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion si elle savait avec
quel intérêt, où il entre une sorte de respect, Nicole l’observe pendant
leurs quelques jours de vie commune. Cette pure et humble créature
éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement. Un matin, de sa
fenêtre, elle l’a vue qui revenait, sans doute, de quelque messe
matinale, un livre de prières en main; et de toute son âme, elle a envié
la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise n’a jamais dû voiler.
La veille, de nouveau, comme elle rentrait avant le dîner d’une
promenade solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait
dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un peu maladive de se
reposer dans l’effleurement de cette vie limpide. Elle aurait voulu
croire, prier comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus.
Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose de sa paix, de lui
apprendre comment on peut oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans
révolte, renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable
déchéance...

Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris aux révoltes qui
bouleversent l’âme de Nicole de Miolan... Elle lui a souri quand elle
l’a trouvée devant l’église et s’est préparée à passer discrètement, ne
soupçonnant guère que les beaux yeux de Nicole avaient suivi sa
prière...

La jeune femme l’a arrêtée:

--Vous rentrez? mademoiselle.

--Oh! oui, bien vite, madame. Il est tard.

--Alors, remontons ensemble aux _Passiflores_. Voulez-vous?

--Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle un peu intimidée.

Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en silence. Puis,
Nicole a interrogé:

--Vous allez ainsi tous les soirs à l’église?

--Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma journée par cette
petite visite.

--Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas? mademoiselle.

Très simplement Mademoiselle a dit:

--Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console l’enfant...

Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle qu’elle a presque
souri--avec quelle ironie triste!--de sa tentation de lui crier sa
détresse.

Elles ont continué leur route en silence. Seulement, comme Mademoiselle
s’effaçait pour laisser entrer la jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a
posé sa main sur l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a
dit:

--Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui d’avoir un peu
de pitié pour moi...

Et elle est partie...

A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant, tête baissée,
sur la falaise, le pas distrait... La voix de Hawford la fait
brusquement tressaillir. De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord
de la falaise qui s’effrite... Il a peur pour elle. Comme en quelques
jours, elle a souverainement conquis cet homme et comme il a, violent,
le désir d’elle...

Est-ce vers lui que sa destinée la pousse? Ou vers cet autre qui
l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit son souvenir quand elle en
respire le violent parfum... Ah! elle n’en sait rien, et dans son âme
désemparée, elle se demande, avec une espèce de curiosité tragique, ce
qu’il en adviendra d’elle qui qui veut à tout prix le bonheur... La
fougue qu’elle devine dans Hawford lui donne le vertige...

Quel monde entre lui et René, froidement maître de lui-même, enserré
dans ces liens de la conscience, du devoir, des lois religieuses
qu’elle-même a brisés dans sa révolte... René, qu’elle estime et qu’elle
a, par instants, la tentation misérable de ramener à elle..., seulement
pour que lui, si ferme semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se
reconnaisse vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la condamner,
quoi qu’elle fasse.

Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus qu’elle-même, il ne
voit la houle nonchalante des eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend
les rires des jeunes qui les attendent autour de la table à thé, un peu
plus haut sur la falaise.

Il interroge tout à coup:

--Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques jours pour Dinard?

--Oui, à la fin de la semaine.

--Déjà... Vous ne voulez plus nous rester?

Son accent a cette douceur un peu grave qui lui donne un charme imprévu.

--Je suis attendue, dit-elle, la voix brève.

--Et vous ne pourriez vous faire attendre?

Elle est surprise. Son regard cherche celui de René, et elle interroge:

--Vous avez une raison, René, pour vouloir me retenir aux _Passiflores_?

Il incline la tête.

--Et cette raison?

Un demi-sourire éclaire le visage sérieux.

--Je me demande si je puis vous la dire sans vous paraître très
indiscret...

--Je sais que vous n’êtes pas indiscret.

--Merci, Nicole... Eh bien, vous m’avez fait l’honneur d’être si franche
avec moi, que je vais vous rendre confiance pour confiance... Je
souhaiterais vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état
d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir seule, parmi des
étrangers...

Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il qui l’attend
là-bas? Que lui importe?... Et, railleuse, elle riposte:

--Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne soit croqué par le
loup?... Soyez sans inquiétude. Il ne sera croqué que s’il y consent...
Et alors, qui cela regarde-t-il, sinon lui?

--Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et heureux!

Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant qu’il y a déjà
surpris:

--Mon pauvre René, je commence à croire que ces deux qualificatifs ne
peuvent aller ensemble... A quoi bon demeurer ici quelques jours de
plus?... Dans une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura changé en
moi, ni pour moi... Il n’y a rien à faire, René, que de m’abandonner à
l’inconnu de ma destinée qui sera peut-être tout autre que nous
l’imaginons. Encore une fois, pour notre tranquillité à tous deux, ne
vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai, je ne sais où je vais!...

--Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas!

--Je ne me calomnie pas... Je ne suis pas une résignée... Je ne peux pas
l’être... C’est au-dessus de mon courage!

Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot avait contracté sa
gorge. Et alors, en lui monte l’obscur désir de lui dire des mots de
tendresse qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la main
dégantée qui froisse les plis de la robe, la main frémissante dont la
vie jeune appelle les lèvres...

Mais elle s’est tout de suite ressaisie; la flamme s’est éteinte sous
les cils abaissés, et elle a repris son visage impénétrable de sphinx.
Comme un voile, elle ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un
reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle. Quelques instants
encore, et ils vont être près des autres, près de Guillemette qui les
regarde approcher...

Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux de René, elle
demande:

--Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris, d’où vient que vous
prenez un souci, qui paraît bien sincère, de mon avenir?

--Il est très sincère, en effet, Nicole... C’est que je me souviens
de... de ce que vous avez été pour moi, jadis...

--Ce que j’ai été... oui... Ce que je ne suis plus, par conséquent.

Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait un fait. Mais
les yeux levés vers lui sont beaux à affoler un sage, dans leur
expression ardente et profonde.

En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant, il répond avec
une sorte de gravité fière:

--Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois, grâce à Dieu!

--Et comme vous en êtes satisfait!

Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression. Il la regarde:

--Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement...

Elle se remet à marcher et dit lentement:

--C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous ne devons plus être que
des étrangers l’un pour l’autre...

--Des étrangers?... Non, des amis...

--Vous croyez possible l’amitié entre un homme et une femme jeunes?...
Moi, pas!

Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les rejoint?... parce
qu’André dévale vers eux pour les sommer de venir goûter?... parce qu’à
la vue de Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il s’est
ironiquement rappelé ses paroles: «Vous, mon oncle, vous êtes en
possession d’une volonté qui ne badine pas!»

Ah! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de tous les autres...
Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle parte.




XI


Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan est partie pour
Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles gardes du corps--et
parents--qui, navrés de ne pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon
avec autant de détresse que si elle s’en allait à la mort.

En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ, malgré son
enthousiaste et chaude sympathie pour sa belle cousine. Quant à René, il
en éprouve un véritable allègement. Certes, il sait maintenant que, même
l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus, comme jadis, qu’elle
devînt sa femme; car il est sûr que, l’un par l’autre, ils seraient
malheureux... Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions
religieuses, et la conception qu’il a de la femme... Mais... si fortes
que soient sa notion du devoir et sa hautaine résolution d’y être
fidèle, il n’en est pas moins un homme; et les obscurs bas-fonds de son
être tressaillaient quand la vie quotidienne lui apportait le frôlement
de cette créature de passion et de révolte qui appartient à un autre.
Aussi trouve-t-il une sorte de délivrance à ne plus voir le visage
charmant dont les yeux--si tristes parfois--éveillaient en lui
l’instinctif désir d’aller à elle pour la bercer, avec les mots, les
tendresses qui consolent...

Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis et causaient, ils
ont échangé un rapide adieu. Elle lui a tendu la main, à l’anglaise:

--Adieu, René.

Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres les ont effleurés.
Comme il relevait la tête, il a rencontré le regard de Nicole où il y
avait une sorte de prière; et, très bas, elle a murmuré:

--Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec votre indulgence
d’autrefois...

Pourquoi lui a-t-elle dit cela? Que prévoyait-elle donc? Maintenant elle
est allée vers sa destinée. Il ne peut rien pour elle.

Autour de la table du lunch, devant la terrasse, sous l’ombre des
tilleuls, les hôtes actuels des _Passiflores_ parlent d’elle. Ils sont,
pour quelques jours, en petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la
chanoinesse sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg, tout
désemparés de n’avoir plus Nicole.

Mais des visiteurs aussi sont là; car le «jour» de Mme Seyntis est très
couru; et, dans leur nombre, se trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde,
et sa fille Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un théorème,
s’intéresse à l’organisation de la fête de charité qu’a demandée M. le
curé d’Houlgate. La solennité promet d’être d’autant plus brillante que,
pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate, du vieux roi de
Susiane, avec son petit-fils. Or, le souverain est toujours en quête de
distractions, et il profite de toutes celles qui lui sont offertes
pendant ses visites en France.

Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans la villa de la
princesse de Bihague; ce qui constituera une attraction de plus et
rehaussera le caractère très aristocratique de la fête. Par exemple, il
y a divergence d’idées entre les dames patronnesses quant à la nature
des distractions devant être données aux visiteurs. Les artistes du
Casino ont offert leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête
dont M. le curé est président?

Le digne pasteur--comme dit Raymond Seyntis--est justement en visite aux
_Passiflores_ et le cas lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très
perplexe, d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent à ce
sujet des opinions contradictoires. Or, il ne voudrait contrarier aucune
de ses riches et bienfaisantes paroissiennes. Aussi se confond-il en
phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à tous les
amours-propres.

La jeunesse joue au tennis; et, une fois de plus, René Carrère a toute
facilité pour observer plusieurs échantillons des jeunes personnes à
marier, parmi lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un choix.
Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle l’en avait prié; mais,
assis un peu en dehors du cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la
conversation juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers
l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou agréables héritières
auxquelles il peut aspirer.

Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très bien élevées, selon
la formule. René les a vues--et d’autres encore--bien des fois depuis
son arrivée à Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé le
goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes du vingtième siècle?
Elles lui semblent des gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en
savent déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse de
leurs pensées, de leurs conversations, de leurs lectures. Ces petites
vierges connaissent, sans y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les
sent des êtres compliqués qui l’effraient; ayant à vingt ans des
coquetteries et des clairvoyances de femme; point perverses mais
curieuses de tout apprendre, insouciantes de l’antique conseil: «Qui
aime le danger y périra.»

Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait être un maître
psychologue... Et lui est tout juste un apprenti qui, d’esprit
intransigeant, fidèle à un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne
de sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme limpide,
obéissante, religieuse.

Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis qu’il est délivré de
la folie d’aimer Nicole? Au loin, il le croyait si aisément
réalisable... Et voici qu’il commence à en douter.

Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin de fixer enfin sa
vie, d’avoir son foyer, de connaître la douceur d’exister deux en une
seule âme... Peut-être parce que son isolement de près de cinq années
lui en a donné le nostalgique désir... Peut-être aussi parce qu’il est
de ceux qui ne savent se mouvoir librement que dans le plein jour des
vies régulières.

Alors pourquoi se montrer si difficile? La question lui jaillit dans la
pensée, tandis qu’il écoute Louise de Mussy dont le remarquable esprit
d’organisation vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le curé.

--Je suis idiot! pense-t-il avec impatience. Je n’aime pas les jeunes
filles déjà femmes et les autres me paraissent des pouponnes
insignifiantes!...

Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne compte pas. C’est sa
nièce, un peu son enfant... Il la cherche des yeux, pour se reposer du
profil régulier de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue plus,
assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude, qui lui est si
familière, d’oiseau prêt à prendre son vol. Ses mains tourmentent une
branche de jasmin tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son
_partner_ de la précédente partie, un grand garçon élégant en sa tenue
de joueur. C’est le fils d’intimes amis des Seyntis. Il est, lui aussi,
généreusement pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une vague
profession d’avocat.

Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela qu’elle laisse ainsi ce
beau garçon rôder autour de sa fille, sous couleur de parties de tennis,
lui parler les yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme on
s’enivre d’un parfum de fleur?

Avec une attention devenue aiguë, René observe le groupe qui
l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous deux! et qu’il est naturel que
leur causerie ait cette vivacité joyeuse... Que _lui_ paraisse oublier
toutes les autres pour _elle_... Que Guillemette lui montre cette
coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est incomparable.

Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir dans la pensée de
René une vision du passé, de la Nicole d’autrefois. De traits, elles ne
se ressemblent pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a la
même souplesse nerveuse et caressante des lignes, le même charme dans le
sourire, dans l’expression changeante du regard, la même grâce de
geste... Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole moralement
toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie est blanche...

Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu assombri:

--Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas assez d’être avec les
grandes personnes? Venez donc avec nous faire une partie de tennis!

Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille à une bouffée
printanière, la songerie, plutôt morose, de René. Guillemette est là,
près de lui, les joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard
d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle ait pensé à lui
dans son plaisir que, sans réfléchir, il prend la petite main toute
chaude qui effleure son épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en
sent le doux contact, il a conscience de son acte et la laisse aussitôt
retomber:

--Chérie, vous êtes une charmante petite nièce; mais je suis bien trop
vieux pour jouer avec vous et vos amies...

Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est en fête. Le mouvement
spontané de René l’a charmée.

--Oncle, ne dites pas d’absurdités! Et bien que vous vous considériez
comme Mathusalem,--c’est bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des
vieillards?--venez m’aider à battre Guy d’Andrades qui est passé à
l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte raquette.

Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle flirtait il y a un
instant.

René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la forme.

--Je suis à vos ordres, petite fille.

Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur de Louise de Mussy
qui s’étonne de le voir quitter le cercle des personnes sérieuses.

--Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir de gloire!

La partie s’engage, distraitement considérée par les parents qui
potinent. Seul, M. d’Harbourg est venu en observer de près les
péripéties et accable les joueurs de conseils dont ils n’ont souci, tout
en les écoutant, au vol, avec une déférence polie.

--Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud, tu devrais t’arrêter!

--Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle, tout en rattrapant sa
balle d’un geste sûr.

Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant ou recule d’un
bond, vive, adroite, soutenue par René qui est dominé par le frivole
désir de battre Guy d’Andrades.

La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui. Une dernière balle
rase le filet... Et Guillemette jette un cri de joie:

--Nous avons gagné!... Oncle René, je vous adore!... Quelle belle
partie!

Comme le ferait une gamine, elle saute de joie, tenant sa raquette à
pleines mains. Ses pieds, chaussés de blanc, bondissent sur le sable,
sous sa jupe un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer
davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle:

--Guillemette, ces dames réclament tes amies...

Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle revient, après avoir
escorté jusqu’à la grille la dernière visiteuse, vers la terrasse où
René ouvre les journaux du soir. C’est l’heure exquise du ciel rose;
l’air est tiède dans le jardin paisible dont les lointains se voilent à
travers les branches.

Elle s’exclame joyeusement:

--Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades! J’espère qu’il est
humilié jusque dans les moelles!

Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille l’éclaire ainsi
qu’une flamme joyeuse.

--Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste! Vous êtes sans pitié
pour vos amis abattus!

--Guy d’Andrades n’est pas mon ami.

--Ah!

--Non, c’est pour moi un très gentil camarade! Il y a tant d’années que
nous nous connaissons et nous nous sommes tant disputés quand nous
jouions ensemble sur la plage! C’est sans doute pour cela qu’il me fait
encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que vingt-trois ans,
d’ailleurs...

--Vraiment?... Et à quel âge commence-t-on à compter pour vous?

--Ça dépend... quand on m’inspire confiance.

Dit-elle cela pour lui? Mais, déjà, elle continue, les prunelles
malicieuses:

--Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien plus amusé quand vous avez
joué avec nous, au lieu de rester dans votre solitude, à nous observer
de loin, comme un vieux philosophe, mes amies et moi... Mes amies
surtout... Moi, vous avez, ici, toute facilité pour me disséquer!

--Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais en réflexions
psychologiques?

--C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence à vous connaître!...
Aussi voulez-vous ma modeste petite idée, pour votre gouverne?... C’est
que si vous continuez à être si difficile, vous ne me trouverez jamais
la tante parfaite que vous souhaitez me donner...

--Quelle perspicacité! Guillemette. C’est vrai, je me demande avec un
peu d’inquiétude, si j’arriverai un jour à rencontrer la femme que je
rêve.

--Ce sera celle-là ou une autre! décide-t-elle philosophiquement... Si
j’écoutais mon égoïsme, je ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas
tout de suite votre idéal!

--Parce que?

--Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée, vous ne penserez plus
qu’à elle et vous vous soucierez de moi comme d’un brin de paille!...
Or, je tiens à mes amis, à mes vrais!

Il la regarde, touché de l’aveu.

--Je ne crois pas possible que la tante idéale puisse jamais me détacher
de vous, petite Guillemette.

--Bien sûr? oncle.

--Bien sûr.

--Alors, je suis tranquille... Vous êtes des gens qui n’oublient pas
leurs promesses... Au revoir, oncle, à tout à l’heure. Je me sauve
m’habiller pour le dîner... Votre servante!

Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis se redresse d’une
pirouette gamine et saute sur le perron.




XII


Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite d’avoir, pour
chaperonner Guillemette, Mademoiselle, si sérieuse, animée de sentiments
si religieux! Avec elle, au moins, elle n’a pas à craindre les
bavardages au clair de lune, les confidences oiseuses amenées par la vie
en commun; rien, en un mot, de ce qu’elle juge absolument contraire à la
santé morale des jeunes personnes.

Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection contre une
promenade de toutes deux dans le «tonneau» que Guillemette conduit
elle-même.

Ah! le délicieux temps qu’il fait! Après une journée de bourrasques, le
soleil luit de nouveau dans le ciel délicatement bleu. Selon la
fantaisie de Guillemette, le poney, d’une allure fringante, a trotté,
grimpé, descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur saline et
le chaud parfum de la terre et des plantes.

Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa pensée vagabonde en
des sentiers divers... Un instant, elle se souvient d’une promenade
faite sur cette même route, l’été précédent, avec son père. Alors,
pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les _Passiflores_.
Comme il y est peu resté, cette année... Et quand il y demeure un
moment, il ne paraît guère jouir de son repos.

Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice; et peut-être
aussi, elle est guidée par les affinités qu’il y a entre la nature de
son père et la sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante de
Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition. Quelque grave
préoccupation--d’affaires, sans doute--doit agiter son père pour qu’il
ait, dès qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils, cette
expression absorbée qui, aux yeux aimants de Guillemette, le révèle
étranger à ceux qui l’entourent...

Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par une timide question de
Mademoiselle:

--Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien agité, aujourd’hui?

Mademoiselle est craintive en voiture; elle a une frayeur extrême des
autos et croit aisément sa dernière heure arrivée quand un de ces
monstres bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque sans relâche,
il en surgit sur la route qui font dresser la tête du poney, lequel
alors prend des allures de coursier impétueux.

Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de Mademoiselle et
riposté gaiement:

--_M’selle_, n’ayez crainte, comme disent les bonnes gens. Vous savez
que je suis un cocher de confiance. Ce n’est pas la première fois que je
vous promène.

--Oui; mais Serpolet était tellement plus calme...

--C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la tempête.

Mademoiselle incline la tête; et pour se distraire de son instinctif
émoi, elle essaie, comme le lui conseille Guillemette, de contempler le
paysage vert qui s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de
belles ombres transparentes.

--Nous arrivons à la jolie descente de Danestal. Regardez de tous vos
yeux, _M’selle_, s’écrie Guillemette, qui, elle-même, se grise d’air
frais et des lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur des
lointains, estompés sous une fine cendre bleue.

Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une route transversale,
formidable comme une trombe, lancée d’une allure folle, et tourne court,
frôlant de si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un
brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté d’un furieux élan
dans la descente de la route.

Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette.

--Mon Dieu, le voilà emballé! Quel ennui!

Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de Mademoiselle qui ne
dit pas un mot, mais est toute pâle, elle ne se plaindrait pas autrement
de cette course imprévue qui ressemble à un vol.

Mademoiselle articule, les dents serrées:

--Oh! Guillemette, tenez-le bien!

Ah! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney semble affolé par sa
propre rapidité. Il va... Il va, dévorant la route, avec une telle
fougue que, sans illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle
ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées un peu, elle serre
les rênes si fort qu’une douleur crispe ses doigts et elle pense, saisie
d’une sorte de colère froide:

--Il est plus fort que moi! Pourvu que nous ne rencontrions pas un
obstacle quelconque...

Et justement, comme une ironique réponse, elle entend le cri d’effroi
que laisse échapper Mademoiselle:

--Oh! regardez, Guillemette, il y a une auto en panne sur la route, au
bas de la côte, au milieu!

--Oui, je vois... Ne criez pas... Ne bougez pas!

Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et clame de toutes ses
forces:

--Arrêtez-nous! Arrêtez-nous!

--Je vous en supplie, taisez-vous! commande Guillemette qui sent sa
force s’épuiser, tandis que, d’un suprême effort, elle essaie de diriger
le poney qui fuit éperdument.

Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme se détache et se lance à
la tête du cheval qui l’entraîne un instant encore... Puis, dompté par
la main solide, il s’arrête frémissant.

Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les rênes que ses doigts
lassés ne peuvent plus retenir. Sentant que l’homme qui tient son
cheval--le chauffeur de l’auto, semble-t-il--en est le maître,
volontiers, elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté, et elle
éclaterait en sanglots comme un bébé... Ce serait si bon, si
reposant!...

Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle; et surtout, elle
voit Mademoiselle blanche comme une vierge de cire, les yeux clos.

--Ah! elle va se trouver mal!... Vite de l’eau!

Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse éprouvée a été si
forte qu’elle chancelle un peu. Ses pieds lui paraissent devenus lourds,
au point qu’elle est incapable de les soulever pour avancer sur la
route.

Heureusement, de l’auto on vient à son aide; et tout le premier, un
grand et mince garçon d’une vingtaine d’années, brun, les paupières
bistrées sur de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une
expression charmée.

--Vous n’êtes pas blessée? madame, demande-t-il.

L’accent est étranger. Guillemette en est frappée malgré son émoi.
Hâtivement, elle dit:

--Non, nous ne sommes pas blessées; mais mon amie est très émotionnée.
Est-ce que vous auriez l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau
dans une de ces maisons? Je n’ose la quitter.

Et elle désigne les petites demeures qui bordent la route et constituent
à peu près le village de Danestal.

Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable expression de
surprise et d’amusement dont Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il
s’en va frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une cour jonchée
de fumier où picorent des poules. Quelques minutes s’écoulent, et
Guillemette frémit d’impatience, car Mademoiselle est à peu près
évanouie.

Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une femme qui tient verre et
carafe.

--Ah! quelle lenteur! murmure Guillemette.

En hâte, elle asperge généreusement le visage décoloré de Mademoiselle,
laquelle sursaute sous cette inondation, ouvre de grands yeux un peu
effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus immobilisés près
d’elle, puis les lointains où poudroie la lumière.

--Vous allez mieux, n’est-ce pas? interroge Guillemette dans un ardent
désir d’être tranquillisée.

--Oh! oui, très bien! répète Mademoiselle cherchant à comprendre ce qui
se passe, pourquoi ces messieurs sont là autour d’elle.

Le jeune homme, auquel son compagnon, plus âgé pourtant, montre une
singulière déférence, regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme,
et, de sa voix chantante, s’exclame:

--Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas blessées toutes les deux,
c’est parce que vous avez gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée
beaucoup!

C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice, n’a rien de
désobligeant... Et Guillemette est plutôt flattée de ressembler à une
héroïne. Mais comme elle est, avant tout, très femme, elle craint
subitement d’être une héroïne décoiffée,--après une pareille course! Et
d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts sur sa nuque, pour lisser
l’ondulation des cheveux; cependant qu’elle répond:

--J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore je ne m’étais trouvée
aux prises avec un cheval emporté... C’est plus dur à maintenir que je
ne le supposais... Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur, nous en
sommes quittes pour quelques minutes d’inquiétude...

Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de s’être montrée si
pusillanime, surtout d’avoir ainsi laissé Guillemette,--elle, le
chaperon!--se débrouiller avec des inconnus sur une grande route,
pendant qu’elle se pâmait.

--Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en route? Votre malaise est
passé?

--Oh oui! Guillemette.

Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard méfiant sur le
poney, pourtant bien calmé.

L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en aperçoit et propose
avec empressement:

--Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener, ainsi que vous,
madame, dans l’auto.

Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant une telle proposition
que Guillemette décline avec une souriante dignité de jeune matrone. Un
remerciement et un joli signe de tête, très correct, et elle monte en
voiture.

Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette saisit les rênes.

--J’ai été heureux, bien heureux, madame, de pouvoir vous être utile et
je voudrais que l’occasion s’en représentât...

--En d’autres circonstances, tout au moins, alors!... Merci encore,
monsieur.

Et le poney assagi file allègrement sur la route...

Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux goûté la saveur de la vie.
Avec un joyeux sourire, elle s’écrie:

--Ah! pauvre _M’selle_, quelle promenade je vous ai fait faire! Vous
avez cru votre dernière heure arrivée, avouez...

--Oui, c’est vrai!... Aussi jamais je n’ai fait un meilleur acte de
contrition. Vous? pas, Guillemette.

Elle rit:

--Ma petite _M’selle_, ne soyez pas scandalisée; mais j’avais bien assez
à faire de tenir Serpolet. D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien
noire!

--Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous ayons ainsi parlé avec des
inconnus!

Guillemette a un geste d’insouciance.

--Elle pensera que ces inconnus--qui étaient des gens du monde--ont bien
fait de nous venir en aide après avoir contribué à notre détresse, en
encombrant notre chemin. Ah! que c’est délicieux de revenir avec tous
ses membres, quand on s’est vue, un moment, exposée à les casser!

Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup. Que va en dire l’oncle
René? Elle voudrait être déjà arrivée pour lui servir son récit. Mais ce
ne sera plus long; Serpolet trotte d’une allure triomphante et rapide
vers Houlgate... Par bonheur! car l’heure avance. Le ciel se nacre d’or
et de pourpre, au couchant, sur les bois dont la sombre masse s’embrume.
Les champs, désertés, sont paisibles infiniment; de rares travailleurs y
apparaissent encore dans le crépuscule bleu où passent les oiseaux qui
volent vers leur nid.

Enfin, voici Houlgate! Puis l’allée ombreuse qui mène aux _Passiflores_.
Un promeneur y marche d’un pas rythmé. Il tourne la tête au trot du
cheval et s’exclame:

--Comment, Guillemette, vous rentrez seulement? Si tard?

--Oncle René, ne me grondez pas; vous en auriez ensuite des remords, car
vous avez failli ne pas me revoir!

Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne peut la
supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses yeux ont un cerne qui les
fait ressembler--oh! tellement!--aux yeux de Nicole.

--Que vous est-il donc survenu? petite fille.

Elle a mis Serpolet au pas; et lui, il marche près de la voiture. Elle
explique:

--Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à la descente de
Danestal; et il nous aurait jetées dans une autre auto, en panne sur la
route, si le ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet.
Voilà!

--Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le!

--Pas un brin, mon oncle. Demandez à _M’selle_ qui s’est presque trouvée
mal d’émotion et a été ranimée seulement par l’eau qu’est allé lui
chercher le jeune homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle,
étranger!...

--Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là! Est-ce que, vous
aussi, vous avez eu besoin d’être aspergée par le jeune homme très chic,
étranger?

--Non... Non, je n’étais pas pâmée, moi! explique Guillemette, qui est
enchantée de la mine de René. Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon
jeune inconnu devait être un personnage. Son compagnon le traitait d’une
manière cérémonieuse et avait l’air tout agité qu’il soit allé chercher
de l’eau dans une cour pleine de fumier!

--Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout de suite que c’est le
prince de Susiane en personne? jette René avec un peu d’impatience. Il
est agacé, sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi
intéressée par cet inconnu.

Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la question, les voici au
gîte tous les trois; et sous l’arcade de la grille enguirlandée de
clématites, la voiture entre dans l’allée qui mène au perron.

Mademoiselle saute à terre avec empressement et se hâte vers sa chambre,
tourmentée d’avoir abandonné Mad si longtemps. Guillemette, elle,
s’arrête sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant le jardin
harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini de la mer, sur laquelle
descend le beau soir, tranquille et embaumé.

Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle.

--Ah! oncle, quand je pense tout de même que j’aurais pu ne pas revoir
tout cela!... Dites-moi que vous auriez eu de la peine si Serpolet
m’avait tuée ou même simplement blessée...

--Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous êtes ma précieuse
petite nièce?

Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude affection.

--Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à moi,--quoique je sois une
personne à l’inverse de vos goûts!--je vais vous faire une confidence.
Au moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur notre chemin,
alors que nous allions d’un train fou, j’ai pensé: «Ah! si mon oncle
était là, je suis bien sûre qu’il trouverait moyen de me sauver.» Et en
mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon secours. C’est étonnant,
quelle confiance j’ai en vous!...

D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui tombe, comme lassée,
entre les plis de la robe. Mais cette fois, ses lèvres ne l’effleurent
pas.

--Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait son affection, il
attirerait cette petite fille sur sa poitrine comme une enfant très
chère et baiserait son visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes
paupières, son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet
d’oiseau.

Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan aussi inconsidéré; et
irrité d’en avoir eu la pensée, il la laisse s’échapper vers la maison
de son pas bondissant.




XIII


La fameuse fête de charité étant sous le patronage de la princesse de
Bihague qui a prêté, à cet effet, les salons et jardins de sa villa, le
tout Houlgate et environs s’est, pour les motifs les plus variés,
répandu dans le parc où sont établies les boutiques, où un élément
choisi de la troupe du Casino chante et joue, pour le bien des pauvres,
toute sorte d’œuvres profanes, judicieusement édulcorées.

Dans le hall du rez-de-chaussée, des groupes bostonnent, lunchent,
flirtent,--sur un mode discret,--au rythme de l’orchestre tsigane. Les
dames patronnesses, affairées et souriantes, en raison directe de leur
caractère, surveillent, à tous points de vue, l’escadron volant des
jeunes vendeuses qui déversent de leur mieux, entre les mains
d’acheteurs bénévoles, polis, voire même galants, fleurs, bonbons,
inutilités de toute sorte.

Mme Seyntis, résignée, accomplit sa tâche avec sa conscience ordinaire.
Mais en son âme, elle gémit de devoir pratiquer la charité sous cette
forme brillante et mondaine; et surtout, elle est très contrariée de ne
pouvoir garder près d’elle Guillemette qui, par une vraie fatalité,
pense-t-elle, austère ainsi que la reine Blanche, est jolie, cet
après-midi-là, encore plus que coutume.

En sa simplicité, Mme Seyntis ne voit là qu’un hasard. Mais Guillemette,
elle, pourrait dire comment, de son mieux, elle a contribué à ce hasard,
choisi sa robe la plus seyante,--un nuage de blanche mousseline de
l’Inde,--artistement posé, sur l’onde soyeuse de ses cheveux, la grande
capeline de tulle qui ombre la double violette des yeux... Tout cela...
pourquoi?... O vanité des vanités!... tout cela pour le cas où l’inconnu
de Danestal serait vraiment le jeune prince de Susiane qui, accompagnant
le roi son grand-père, doit honorer la fête de sa présence.

Elle s’est trop bien aperçue de la flatteuse impression qu’elle a
produite, pour n’être pas tentée de l’entretenir si une nouvelle
rencontre se produit.

Car Guillemette, hélas! est dans un jour de frivolité: un de ces jours
où elle trouve un royal plaisir à être entourée, fêtée, flatteusement
regardée, à sentir autour d’elle la flambée des admirations masculines
et s’amuse, sans en avoir l’air, à l’activer de son mieux... Un vent de
folie souffle dans sa cervelle et lui fait soudain considérer l’oncle
René comme un monsieur mûr, si raisonnable que lui et elle ne peuvent
que demeurer chacun en son domaine, faute de s’entendre. Il le sent très
bien et ne s’approche pas du groupe où elle semble une jeune souveraine
qui distribue ses faveurs sous forme de tours de boston. Cela lui est
absurdement pénible de se voir ainsi relégué du cercle où elle se meut,
lui révélant une Guillemette qu’il n’avait encore qu’entrevue, mondaine,
coquette, pour laquelle il ne compte guère.

N’était que sa sœur a fait de lui un des commissaires de la fête et
qu’il est, comme elle, scrupuleux à remplir toute mission, il
s’enfuirait vite de cette odieuse cohue.

Un remous tout à coup dans la foule... C’est le roi de Susiane qui
arrive accompagné de son petit-fils et de quelques messieurs olivâtres
et chamarrés qui composent sa suite.

Le souverain est, lui aussi, très brun, avec une barbe drue et blanche,
des yeux un peu saillants derrière des lunettes d’or.

Près de lui, est son petit-fils, le prince héritier, dont le regard,
caressant et velouté, filtre sous de longues paupières; ses dents de
jeune fauve luisent entre les lèvres rouge sombre, voilées d’une
moustache courte.

Les yeux le suivent, tandis qu’il traverse la brillante réunion des
hôtes de la princesse de Bihague et accompagne le roi, attiré dans le
hall par le son de l’orchestre.

La princesse, la phalange des dames patronnesses, M. le curé lui-même
lui font respectueusement cortège. Épanoui, le vieux souverain considère
les couples qui tournoient; et dans l’œil de son petit-fils, luit tout à
coup un éclair de plaisir... Devant lui, vient de passer Guillemette,
qui bostonne onduleusement. Comme il contemplerait le fruit défendu, il
regarde le corps svelte, la nuque dorée, les lèvres entr’ouvertes...

Mais l’orchestre se taisant, Guillemette s’arrête toute rose et elle
rencontre les yeux noirs braqués sur elle avec une expression qui en dit
long à sa misérable petite vanité de femme... Elle avait deviné juste;
c’est bien le prince de Susiane qui l’a obligée avec tant d’empressement
sur la route de Danestal!

D’un air détaché, elle détourne la tête, et les doigts posés sur le bras
de son cavalier, elle se laisse conduire vers le buffet afin d’y
grignoter une glace. Mais elle entend sa mère qui l’appelle:

--Guillemette!

Mme Seyntis est un peu rouge,--elle le devient facilement--souriante
auprès du vieux roi de Susiane qui s’assied en dandinant la tête d’un
air de satisfaction.

Comme Guillemette obéissante approche, elle lui murmure, avec une mine
bizarre, paraissant à la fois mécontente et flattée:

--Le roi t’a remarquée et désire que tu lui sois présentée.

--Le roi! répète Guillemette effarée. Si encore c’était le prince
héritier, elle comprendrait; mais ce vieux souverain qui la regarde avec
de gros yeux bienveillants derrière ses lunettes d’or!...

--Sire, ma fille, que Votre Majesté a souhaité connaître! dit Mme
Seyntis qui paraît très au fait du langage des cours.

--Ah! votre fille!... C’est une jolie, très jolie créature, madame... Je
vous fais mes compliments!

Et les gros yeux du roi rient derrière ses lunettes, cependant que
Guillemette croit devoir s’abîmer en une révérence profonde, fort
gracieuse. Elle sent aussi sur elle, avec l’attention de tous les
assistants qui observent la scène, animés de sentiments variés, les yeux
de diamant noir du jeune prince, lequel, se penchant vers son
grand-père, lui murmure quelques mots en langue étrangère.

Le roi hoche un peu la tête; puis, à Guillemette, restée debout devant
lui, attendant la fin de l’audience, il dit avec un fort accent
exotique:

--Le prince aimerait danser avec vous... N’est-ce pas, vous consentez?

--Oh oui... je veux bien... Je consens... Sire, bredouille Guillemette
saisie, son amour-propre caressé par la mine radieuse du prince qui,
s’inclinant devant elle, lui offre le bras et l’emmène, un peu comme une
proie convoitée, à travers la haie des curieux respectueusement inclinés
sur leur passage. Elle a l’impression drôle de se mouvoir comme une
comédienne de féerie; et une folle envie de rire erre sur ses lèvres.
Mais elle est trop bien élevée pour en rien trahir et se montre tout à
fait à la hauteur des circonstances. Toutefois le prince ne lui disant
rien et se contentant de la dévorer des yeux, elle commence à se
demander si l’étiquette l’autorise, ou non, à entamer la conversation.
Toujours spontanée, elle se décide et se lance:

--Je suis confuse, Monseigneur, d’avoir usé de votre bonne grâce avec si
peu de cérémonie à Danestal... Mais je ne pouvais deviner, n’est-il pas
vrai, à qui je m’adressais, j’avais l’honneur de m’adresser
corrige-t-elle, pensant qu’il faut des phrases en guirlande pour les
grands de la terre.

Le prince a un sourire content qui découvre ses dents luisantes.

--C’est justement parce que vous me parliez comme à n’importe quel homme
au monde, que c’était si joli et réjouissant... Mais vous êtes partie
tellement vite!

--Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir trouvé que je partais vite...

Le prince ne comprend pas trop de quoi elle le remercie. Mais il est
par-dessus tout sensible à la grâce du visage expressif, du petit nez
impertinent, des lèvres insolemment fraîches. Et il s’exclame:

--J’espérais bien vous retrouver ici, à cette fête! car je n’ai jamais
rencontré une Française qui me paraisse plus charmante que vous!

Guillemette pense que les compliments du prince royal de Susiane
ressemblent à des pavés.

Mais enfin, c’est un étranger. Il a des excuses si ses madrigaux sont
dépourvus de voiles.

Il continue:

--Quel dommage que vous n’habitiez pas la Susiane!... Est-ce que vous
n’y viendrez pas en voyage?

--Oh! Monseigneur, tout arrive!... Mais ce n’est pas probable...

--Vraiment!... c’est bien ennuyeux!... Voulez-vous que nous valsions?

--Je suis à vos ordres, Monseigneur.

L’orchestre n’a pas joué trois mesures que Guillemette est renseignée.
Le prince de Susiane bostonne en sauvage. Mais il est plein d’ardeur et
entraîne allègrement Guillemette qui cherche un moyen poli de l’arrêter,
car elle trouve odieux de tournoyer ainsi à la dérive, sous les regards
de tout Houlgate qui considère leur couple et doit nécessairement se
moquer de leurs évolutions pitoyables.

Le vieux roi, lui aussi, les contemple d’un œil complaisant, pensant que
la jeunesse est un charmant spectacle. Il est lourdement assis près de
la princesse de Bihague et a fait placer aussi à son côté Mme Seyntis
qui, en sa sagesse, n’apprécie pas du tout l’honneur fait à Guillemette;
ayant les principes les plus arrêtés sur la réserve dont une fille bien
élevée ne doit jamais sortir.

Non moins mécontent, est René qui regarde rageusement le couple formé
par Guillemette et son royal danseur. S’il écoutait son impulsion, il
enverrait tout bonnement, par la fenêtre, le prince qui a l’audace de
laisser voir à ce point combien Guillemette est à son gré.

Où sont-ils donc maintenant? De l’embrasure où il s’est réfugié, René
inspecte le flot des danseurs. Ni le prince ni Guillemette n’y passent
plus.

C’est qu’elle, lasse de valser à contre-temps, a glissé à son danseur,
sur le ton le plus aimable:

--Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il fait bien chaud? Si nous nous
reposions un peu?...

--Puisque vous le désirez, oui, mademoiselle. Ah! comme vous dansez
bien!... Je pense que les fées dont parlent vos contes et les nôtres
devaient danser ainsi... Où donc pourrai-je encore valser avec vous!...

La crise de coquetterie de Guillemette s’accentue au parfum de l’encens
que lui offre généreusement le prince héritier. Elle sait à merveille
que c’est un jeu bien vain de s’appliquer à griser cette altesse du
charme de sa jeunesse. Mais parce qu’elle est femme dans toutes les
fibres de son être, elle s’y emploie de son mieux, candidement, avec un
entrain qui saisirait sa mère d’indignation et d’horreur...

Ils sont entrés dans le petit salon réservé au roi et à son petit-fils.
Ils s’y trouvent seuls.

Elle joue avec une rose détachée de son corsage et en tourmente les
pétales:

--Monseigneur, en Susiane, vous trouverez aisément des danseuses qui
vous empêcheront vite de vous souvenir de moi...

--Non! fait-il un peu impérieusement. Voulez-vous me donner votre rose
pour me rappeler cette fête et notre danse?

Elle secoue la tête négativement.

--Non, Monseigneur.

--Pourquoi? jette-t-il, prêt à se cabrer.

--Elle embarrasserait trop vite Votre Altesse.

Encore une fois, il ne la comprend pas; et il se penche vers elle, pour
lire la pensée des prunelles qui ressemblent à une eau profonde. Elle
est très rose sous le tulle blanc de son chapeau; et le parfum des
fleurs qui se fanent à son corsage l’enveloppe comme la senteur même de
sa jeunesse; une senteur qui affole ce garçon de vingt ans. D’un élan
brusque, il s’incline plus encore, sa main enlace la taille menue et sa
bouche cherche follement les lèvres qui sourient, un peu
entr’ouvertes...

Mais il frôle seulement la joue. Guillemette s’est rejetée en arrière et
le bout de ses doigts fouette le visage du prince, tandis que, d’une
voix basse et cinglante qui n’est plus la sienne, elle jette, révoltée:

--Monseigneur, vous vous comportez comme un drôle!

Tout cela s’est passé en quelques secondes et ils se considèrent,
effarés l’un et l’autre de ce qu’ils ont osé, comme deux enfants qui
viennent, ensemble, de faire une sottise. Guillemette est courroucée; le
prince confus.

Il murmure:

--Pardon... Pardon... J’ai perdu la tête. Vous êtes tellement...
tellement captivante!

Guillemette ne sent point faiblir sa colère, quoi qu’elle sache très
bien n’être pas innocente de ce qui vient de se passer. Très digne, la
bouche sévère, elle demande:

--Monseigneur, voulez-vous me donner le bras pour me ramener dans la
salle de danse?

--Oui... oui... Mais avant dites-moi que vous me pardonnez.--Je veux...
Je vous en supplie. Soyez bonne puisque vous m’avez puni... car c’est la
première fois que le prince de Susiane reçoit un soufflet!

C’est vrai pourtant qu’elle l’a traité comme le premier venu. Le côté
comique de la scène se dessine en sa mobile pensée et l’ombre d’un
sourire court sur ses lèvres:

--Oh! Monseigneur, c’était un si petit soufflet! D’ailleurs, c’est vrai,
je l’ai donné... Nous sommes quittes!...

--Eh bien, alors, faisons la paix, mademoiselle. Tendez-moi votre
main...

Elle ne bouge pas. Quelque chose en elle se révolte à l’idée d’avoir été
traitée si audacieusement pour la première fois de sa vie. Mais c’est
beaucoup par sa faute, par sa très grande faute!

--Je n’aurais jamais imaginé qu’il ferait cela! songe-t-elle, se
rebiffant contre l’impitoyable jugement de sa conscience... Je voulais
seulement qu’il me trouve gentille...

Le prince ne devine pas ce qu’elle pense. Mais il voit sa mine de
divinité offensée et il est contrit jusque dans les moelles, tout prêt à
se considérer comme le dernier des hommes.

Il reprend, d’un accent de prière.

--Je n’ai pas du tout réfléchi... Je vous le demande, pardonnez-moi...

Il a l’air si malheureux et repentant, lui, le prince royal de Susiane,
que la blessure d’orgueil s’adoucit chez Guillemette et une légère
mansuétude entre dans son cœur.

--Soit, Monseigneur, je veux bien croire que vous n’aviez pas
l’intention de m’offenser... Mais c’est très mal ce que vous avez
fait... Je serais une danseuse de l’Opéra ou une écuyère de cirque, que
vous n’auriez pas agi autrement!

Le prince est consterné et craint de voir se ranimer l’indignation de
Guillemette. Mais elle ne peut plus oublier qu’elle aussi est coupable;
en manière d’expiation, elle se résigne à lui tendre le bout de ses
doigts. Il les baise avec ferveur et elle-même soulevant la portière du
petit salon, ils reparaissent dans le hall où l’orchestre commence une
nouvelle valse. Le prince lui parle... Elle comprend très bien qu’il
voudrait la retenir encore; mais elle est hantée par la crainte
enfantine que, les voyant ensemble, tous devinent ce qui s’est passé
entre eux et elle l’entraîne vers sa mère qui a l’air très
contrariée--de sa disparition, sans doute. Ah! si elle savait, si elle
savait!

Et l’oncle René, de quels yeux sévères, il la foudroierait de son
mépris! Et ce serait juste!... Guillemette se sent glisser dans un abîme
de honte et de remords; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce, de son
aisance pour prendre congé du prince avec une révérence parfaite. Mais
elle ne respire à l’aise qu’au moment où, afin de suivre son aïeul, il
s’engage, conduit par la princesse de Bihague, à travers les allées du
parc, dans la «foire aux vanités», pour le plus grand avantage des
pauvres!

--Guillemette, tu vas me faire le plaisir de rester près de moi, lui dit
sa mère d’une voix où gronde l’orage. Que signifie cette manière de t’en
aller seule dans le petit salon avec le prince?

Guillemette ne bronche pas.

--Mais, maman c’est lui qui m’a emmenée. Je croyais qu’il fallait, par
politesse, obéir toujours aux rois?

--Qu’est-ce que vous avez fait dans ce petit salon?

Guillemette a un frémissement:

--Nous... nous avons un peu causé... Et puis nous sommes revenus...

Heureusement, Mme Seyntis est incapable de soupçonner la vérité et elle
se borne à se faire suivre de sa fille au comptoir des fleurs dont elle
a la surveillance.

Dans l’âme de Guillemette, c’est un chaos de sentiments qui se heurtent,
l’énervent et lui donnent un éclat merveilleux. Elle reste très humiliée
de la liberté prise par le prince et, aussi, de la certitude d’y avoir
une forte responsabilité. En même temps, dans les vilains bas-fonds de
son faible cœur de femme, elle n’est plus si fâchée de l’avoir affolé,
d’autant qu’elle l’a puni!

Ainsi qu’une enfant sage, elle demeure maintenant sous l’aile de sa
mère. Mais qu’elle cause, qu’elle rie, qu’elle danse, qu’elle vende des
fleurs, son esprit demeure hanté par la scène du petit salon...

--Qu’est-ce que vous avez donc? Guillemette.

C’est l’oncle René qui l’interroge... Oh! s’il allait deviner! En cette
minute, sa vanité n’est plus flattée du tout! Elle arrive pourtant à
répondre d’un ton dégagé:

--Moi, j’ai quelque chose?

--Oui, vous n’êtes pas la Guillemette d’ordinaire.

Il arrête profondément sur elle ses yeux noirs comme ceux du prince.
Dieu! est-ce qu’il va lire dans son âme?... Ce serait intolérable!

Il continue, et sa voix est mordante:

--Est-ce donc l’honneur d’avoir été particulièrement distinguée par un
prince royal qui vous a mis la cervelle en ébullition?

Une flamme court dans les yeux de Guillemette dont les joues
s’empourprent:

--Rassurez-vous, mon oncle, je ne suis pas un joujou pour prince!

Elle se détourne, car sa mère l’appelle de nouveau.

--Guillemette, le roi de Susiane se retire et te fait demander.

Le roi maintenant!... Que lui veut-il?... Il est sur le perron, son
petit-fils à ses côtés, prenant congé de la princesse de Bihague.
Celle-ci aperçoit Guillemette et lui fait signe d’approcher.

--Sire, Mlle Seyntis.

--Ah! bien... bien...

Il regarde Guillemette, un peu inquiète, désabusée des honneurs
terrestres et redoutant que le roi ne lui reproche le soufflet donné.

Mais il lui sourit, l’air tout à fait paternel.

--Mon enfant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vous voir danser avec mon
petit-fils. Je vous désire du bonheur...

--Et moi de même! fait spontanément Guillemette. Mais aussitôt, elle
pense que le protocole eût exigé plus de cérémonie. Le roi n’a pas l’air
fâché du tout.

--Merci, mon enfant.

Et, d’un geste courtois, il prend la main de Guillemette et la porte à
ses lèvres. Il ne se doute guère qu’une heure plus tôt, son petit-fils a
eu le même mouvement...

Le jeune prince a repris son attitude de souverain et salue gravement,
sans un mot, Guillemette qui s’incline. Leurs yeux se rencontrent et
disent des choses que leurs bouches ne prononceraient pas... Puis le
prince suit son grand-père.

--Ouf! marmotte Guillemette. J’espère bien que jamais plus je ne
reverrai ce garçon!

II a disparu. Près d’elle, il y a maintenant M. le curé, tout épanoui du
succès de la fête et s’exclamant:

--Eh bien! eh bien! mademoiselle, il me semble que les rois ont été très
aimables pour vous...

--Oh! vous savez, monsieur le curé, par ce temps de république, on ne
fait plus grand cas de la faveur des rois!...

Puis, changeant de ton, elle achève soudain:

--Je crois que j’aurais besoin d’aller vous confier en particulier ce
que j’en pense...

--Quand vous voudrez, mon enfant, approuve-t-il avec un large sourire.

Pourtant, il est dépourvu d’enthousiasme pour accueillir ces intimes
confidences; car cette âme de petite Parisienne du vingtième siècle lui
apparaît ainsi qu’une terre inconnue dont les surprises le déroutent.




XIV


Fragment de lettre de Mad à une de ses amies:

«... Imagine-toi, ma chère Bernadette, que nous avons ici, à Houlgate,
un roi, un vrai roi! Il est plutôt laid... mais il a un très gentil
petit-fils... Tu devrais venir le voir. On dit qu’il veut se marier.
Toutes ces demoiselles frétillent, comme si les rois qui ont un royaume
se mariaient avec de simples mortelles!...

«D’ailleurs, je crois bien qu’alors il choisirait Guillemette qui a
l’air de lui avoir tout à fait tapé dans l’œil; l’autre jour, à la fête
de bienfaisance, il l’a invitée à faire un tour de boston. Il dansait
très mal. Mais Guillemette ne le savait pas quand elle l’a accepté... Et
puis, je crois vraiment qu’elle n’aurait pas pu lui dire «non...» Il
faut faire tant de salamalecs avec les princes!

«Toutes les amies de Guillemette ont l’air de plaisanter sur
l’admiration du prince pour elle... Mais, au fond, certaines surtout
enragent de n’être pas à sa place!

«Ne me demande pas ce que ma chère sœur pense de son succès. Elle n’en a
rien dit. Quand on lui parle du prince, elle devient comme un hérisson!
Maman était très fâchée parce qu’il avait emmené Guillemette dans un
coin, à part; et, même les princes, paraît-il, n’ont pas le droit de
faire ça. Moi, je pense que comme il la trouvait très jolie, il avait
envie de la regarder plus à son aise, sans que tous les gens qui
encombraient les salons soient là, à les examiner tous les deux.

«J’ai entendu maman qui faisait à M. le curé des phrases sur l’ennui que
sa fille ait été ainsi remarquée par le prince. Et M. le curé a dit
quelque chose comme:

--Madame, ne vous agacez pas de la sorte! Vous avez prêté la jolie
figure de votre fille aux pauvres. C’est une charité que vous leur avez
faite! Ça vous comptera en paradis...

«Je te dis à peu près. Une chose certaine, c’est que maman a eu l’air
moins agitée après ce speech de M. le curé.

«Quant à l’oncle René, il était encore plus furieux que maman; et le
soir, après le dîner, il a traité le prince de «galopin mal élevé...» Je
voudrais bien savoir ce qu’aurait dit Guillemette si elle l’avait
entendu. Mais elle était montée dans sa chambre, prétendant qu’elle
avait mal à la tête.

«Moi, je ne sais si le prince est un galopin, mais je le trouve très
joli. Il a des yeux de gazelle, il sent le papier d’Arménie et à mon
comptoir, il m’a acheté cinq tartes aux cerises qu’il a croquées tout de
suite avec de blanches petites dents pointues...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




XV


Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent maintenant leurs
excursions sur les côtes de la Manche; et Guillemette trouve un
véritable bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer son trop
expressif admirateur qu’elle a évité par des prodiges d’adresse tout le
temps qu’il est encore resté à Houlgate.

Son départ a causé la même satisfaction à René qui n’a pas pardonné, à
cette Altesse exotique, son enthousiasme pour la jeune fille, pas plus
qu’à celle-ci l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression...
Il ne peut oublier le visage étrange,--pour qui la connaît
bien,--qu’elle avait quand elle est sortie du petit salon. Que lui
avait-il dit pour avoir changé ainsi son regard de fillette rieuse?

Cette énigme demeure dans la pensée de René comme une irritante petite
blessure que Guillemette ne semble pas soupçonner; du moins qu’elle
n’essaie pas de calmer par un de ces élans de franchise dont elle est
coutumière. Au contraire, elle donne à son oncle l’impression de vouloir
se dérober à toute causerie intime. Elle ne bavarde plus avec lui; tout
juste, elle n’oublie pas sa présence... Qu’y a-t-il donc derrière ce
front, dans ce regard sincère et pourtant indéchiffrable?

Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il s’en étonne. Que
peuvent bien lui faire les sautes d’humeur d’une gamine?... Pour s’en
distraire, il abandonne résolument l’existence de reposante flânerie
qu’il s’accordait depuis son arrivée aux _Passiflores_ et reprend une
vie très active. Il se remet à travailler à l’aide des notes rapportées
d’Orient; il dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul ou
avec des camarades il fait de longues chevauchées hors d’Houlgate, passe
des heures en mer. Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et
les Pyrénées.

On dirait que le charme qui le retenait aux _Passiflores_ s’est tout à
coup rompu; et il se demande maintenant ce qu’il y fait; pourquoi il y
dépense son congé à mener une existence d’honnête et casanier père de
famille, quand il pourrait si bien user autrement de ses quelques mois
de liberté.

Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable tentation, il a un
haussement d’épaules irrité et se traite, avec conviction, de «stupide
animal».

Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations dans l’humeur,
d’ordinaire si égale, de son oncle. Elle est tout à la présence de son
père, revenu pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct, elle
cherche à distraire.

Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où s’achève la _grande
semaine_, ce qui a pour effet de rendre Houlgate à peu près désert.

Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très jeunes qui s’agite
sous le regard des gouvernantes.

Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de coutil, confectionne une
brassière pour les pauvres de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant
elle, Mad joue au croquet avec des amies; et toutes se disputent à cœur
joie dès qu’un coup douteux leur en offre l’occasion. Mais elles
s’amusent beaucoup et sont toutes rouges d’animation, les yeux
brillants, leurs pieds nus trépignant sur le sable.

Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la tête de Mademoiselle
dont le visage s’éclaire:

--Comment! c’est vous? Guillemette. Déjà de retour... Vous êtes-vous
amusée à Trouville?

--Pas du tout... Et j’ai bien regretté de n’être pas restée avec vous
tranquillement sur la plage!

Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit sur le sable à côté
de Mademoiselle. Sa physionomie est celle des jours orageux.
Silencieuse, les mains jointes sur ses genoux, elle regarde--sans rien
voir--vers le couchant lumineux.

Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu anxieuse; timide, elle
n’ose l’interroger... Puis, tout à coup, une question lui échappe:

--Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente de votre après-midi?

--Il a été ce qu’il pouvait être! fait Guillemette d’un ton singulier.
Avec père, j’ai assisté aux courses; puis nous sommes allés au lunch de
Mme de Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y avait
nombreuse assistance. On y dansait... flirtait...

--Oh! Guillemette, vous n’avez pas flirté!...

--Mais si! _M’selle_, répète Guillemette du même accent bizarre.
Pourquoi non?... Quand bien même cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais
été ridicule de ne pas faire comme tout le monde... Je crois que le
champagne de Mme de Vausennes avait un peu excité quelques-uns de ces
messieurs... Le petit de Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié
Régine de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y consentir.

--Guillemette, ce n’est pas possible! s’exclame Mademoiselle très
choquée.

--Attendez la suite, M’selle... Pour la correction, Régine m’a
emmenée... Ces messieurs ont jugé bon de fourrager jusque dans les
armoires et ils ont tenu à emporter, l’un une chemise, l’autre un
cache-corset de Régine...

--Guillemette, je ne peux pas vous croire... Avouez que vous vous moquez
de moi...

--Je vous dis la très exacte vérité! jette Guillemette du même accent
nerveux et méprisant.

--Et Régine a consenti à... à ce que voulaient ces messieurs?

--Mais... pourquoi non? C’était encombrant mais innocent d’emporter de
pareils souvenirs...

Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée que Guillemette
raille; et pourtant, elle n’en a pas la mine.

--Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes si elle savait
cette vilaine histoire!...

--Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante! D’ailleurs, je crois
que Régine l’a servie toute chaude dans le cercle que tenait sa mère...
Mais comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas écouté...

Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette laboure nerveusement
le sable avec la pointe de son ombrelle, les yeux tournés vers la mer
basse qui miroite au large.

--Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché votre amie de faire et de
laisser faire ces choses inconvenantes?...

--De quel droit? ma pauvre _M’selle_. Maurice Vernaud est un intime dans
la maison. Mme de Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme son
fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées chez lui, Régine
et moi, parce qu’elle avait arraché le volant de son jupon dans le
voisinage du rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles pour
le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes restées dans le fumoir
pendant que Maurice Vernaud emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de
toilette pour qu’elle arrange son volant.

La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles révélations, au
point de ne pas entendre les appels éplorés de Mad qui la supplie de
venir rétablir le calme dans le camp des joueuses. En effet, les
adversaires y ressemblent à des perruches furieuses, échangent avec
ardeur des propos désagréables et s’expriment mutuellement un sévère
dédain, devant une bande pétrifiée de «petits», attirés par leur bruit.

--Oh! Guillemette, comme votre mère serait indignée si elle connaissait
cette histoire!

--Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous, pauvre _M’selle_...
Elle est si bien persuadée que toutes les femmes sont aussi sages
qu’elle-même! Ah! elle serait édifiée en voyant les gens que Mme de
Vausennes affectionne comme société...

--Mais... mais votre mère, pourtant, va chez Mme de Vausennes!

--Oui, en visite... ou bien pour les dîners de gala, dans lesquels se
trouvent seuls les invités de cérémonie, ceux que la politesse inflige.
Moi qui suis reçue en intime,--il y a si longtemps que Régine et moi
suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes!--je vois les autres, les
amusants!... Ah! ils sont d’un genre très différent...

--En quoi? risque timidement Mademoiselle.

--En tout!... ah! en tout, _M’selle_. Ce sont des gens que ni vous ni
moi ne verrons jamais chez maman!

Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée égrène d’un
geste machinal le sable dont elle la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa
discrétion, se demande comment une mère prudente, telle que Mme Seyntis,
peut ainsi livrer sa fille à une société que Mademoiselle juge un abîme
de perversité.

--Guillemette, vous devriez avertir votre mère de... ce qu’il en est...

--C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas aller raconter ce que
je vois dans les maisons où je suis bien accueillie. Ce ne serait
vraiment pas chic! J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose... Ça
m’a échappé! Et je le regrette très fort!

--Mais moi, je pourrais bien avertir madame votre mère...

Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent noirs soudain:

--Vous ne devez pas... J’ai eu confiance en vous... Et ce serait mal de
votre part de répéter ce qui est une confidence... A quoi bon,
d’ailleurs... Pour agiter maman?... Papa serait furieux et fulminerait.
Il y aurait des scènes désagréables,... très inutilement!... Je suis
d’âge à m’instruire.

--Guillemette, ne dites pas des... des stupidités! jette Mademoiselle
désolée. A quoi bon apprendre de vilaines choses et voir de vilaines
gens!

--Mais, sage _M’selle_, ne vous effarez pas ainsi! Il y a toutes sortes
de chances pour que Maurice Vernaud épouse Régine qui en est emballée.
Ainsi, il lui remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé
aujourd’hui et tout sera dit!...

--Oui... oui... Mais en attendant, vous ne devriez plus voir Régine...
Ce n’est pas une amie pour vous... Elle est si mal élevée!

Guillemette a un rire bref:

--Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles mal élevées. Vous
savez bien que mon oncle est très souvent scandalisé à mon endroit!

--Oh! Guillemette, vous ne permettriez sûrement pas ce que Régine a...
accepté tantôt!

Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de Guillemette:

--Ah! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite... Mais, après tout, si
j’avais une mère comme Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je
ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins de maman?... Tout
de même, vous ne pouvez vous imaginer, _M’selle_, à quel point c’est
moralisant de voir une scène inconvenante!

--Je ne comprends pas! avoue Mademoiselle interloquée.

--C’est que je m’explique mal... Rappelez-vous les ilotes de Sparte
grisés pour l’édification des petits Spartiates... Et puis, maintenant,
je vous laisse à vos réflexions... Il faut que j’aille m’habiller pour
le dîner... Oh! _M’selle_, vous me faites l’effet d’un ange. Et il y a
des moments où c’est particulièrement délicieux de voir un ange... Ça
purifie!

D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le visage de
Mademoiselle; et, sans se retourner, remonte sur le sable, la tête un
peu inclinée. Jamais le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus
pénible... Elle voudrait tant, tant! que _cela_ n’eût pas été. Et
surtout par sa faute!...

Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très perplexe et très
malheureuse. Sa délicate conscience lui commanderait d’ouvrir les yeux
trop confiants de Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir
Guillemette... Pourtant si, par malheur, la contagion du mauvais exemple
allait l’atteindre!... Quelle responsabilité!... La scrupuleuse
Mademoiselle ne sait que décider; et elle est tellement absorbée dans
ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René Carrère qui revient de
promenade. Elle sursaute de l’entendre dire:

--Vous êtes seule? mademoiselle. De quel air grave vous travaillez!

Positivement, l’oncle René apparaît soudain à Mademoiselle comme un ange
sauveur, un ange qui serait en tenue de cheval et un peu poudreux...
Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes; il
l’intimide beaucoup... Puis, soudain, sans qu’elle sache comment la
chose s’est faite, l’aveu de sa crainte lui jaillit des lèvres:

--Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous demander un conseil?

Il la contemple, très surpris.

--Mademoiselle, je suis à vos ordres... Mais... je n’ai guère qualité
pour être consulté...

--C’est que... je suis si embarrassée... Il s’agit de Guillemette.

--Ah!

René entre incontinent sous le parasol.

Il saisit au passage un pliant et s’assoit.

--Vous dites qu’il s’agit de Guillemette?

--Oui...

Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle le droit de
parler? Mais levant la tête vers René, elle est frappée de son
expression de volonté et comprend très bien que, maintenant, il ne lui
permettrait plus de se dérober.

--Eh bien? mademoiselle.

Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau:

--Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a faites Guillemette, il
m’a semblé... je crois qu’il vaudrait mieux pour elle... aller très peu
chez Mme de Vausennes... Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour ne pas
avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas...

--Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette vous regarde...

Le ton de l’oncle René est presque sévère; et elle se demande une
seconde, si elle n’est pas très coupable sans savoir de quoi...

--Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer une société que Mme
Seyntis autorise, murmure-t-elle, en détresse.

--Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi? qu’y a-t-il?

--Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette a dit devant moi du
monde qu’elle voit chez Mme de Vausennes... Mais renseignez-vous et si
mon impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile d’avertir madame
votre sœur, sans me mêler à votre conversation... Cela me ferait tant de
peine que Guillemette risque de devenir autre qu’elle n’est!

René regarde Mademoiselle avec de la sympathie, de l’estime, quelque
chose de chaud que ses yeux ne possèdent pas d’ordinaire quand ils
s’arrêtent sur Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse
courtoise et quelconque.

--Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi vais-je m’appliquer à
la mettre en pratique et sans retard!... Mais, dites-moi, vous aimez
bien ma nièce?

--Oh! oui, elle est si bonne pour moi!

René pense que cette petite institutrice a vraiment une de ces âmes
adorables et touchantes qui vivent heureuses des miettes d’affection
qu’elles recueillent. Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient
de lui jeter dans l’esprit.

--Est-ce que je serais indiscret de vous demander comment Guillemette
est bonne pour vous? interroge-t-il amicalement.

--Elle veut bien causer avec moi de mon _home_ parce qu’elle sait que
cela me console un peu d’en être loin... Elle s’intéresse à ma mère, à
ma sœur... Et puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait
jamais parlé, qui m’a valu d’être aux _Passiflores_ pendant les
vacances... Et c’était une si bonne chose pour moi!...

Mademoiselle, toute rose d’animation, devient presque jolie. Elle ne
s’en doute guère et René ne s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette
inconnue dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un plaisir
profond qu’elle soit ainsi... Il va, de nouveau, interroger, désireux de
pénétrer mieux la valeur des craintes de Mademoiselle. Il en est empêché
par l’apparition de Mad, les joues brûlantes sous sa toison d’or
ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée.

--Bonjour! oncle René... Ah! nous nous sommes rudement amusées!
_M’selle_, vous savez que le premier coup est sonné pour le dîner!

René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par l’inquiétude d’être
en retard, tous deux infiniment soucieux de l’exactitude.

--Diable! diable! mais alors nous n’avons que le temps de nous mettre en
tenue. Quelle nouvelle, nous apportes-tu là? Mad. Vous venez?
mademoiselle.

--Oui, je range le parasol et je vous suis..., fait Mademoiselle
toujours consciencieuse. Son âme est légère autant qu’une aile de
papillon depuis qu’elle s’est confiée à René Carrère.




XVI


Celui-ci, en revanche, reste un peu soucieux de l’avertissement qu’il
vient de recevoir. Quelle importance faut-il attacher à cette
demi-confidence?... Peut-être aucune! En son inexpérience. Mademoiselle
a dû exagérer; car il est inadmissible que sa sœur, son beau-frère
entretiennent des relations qui pourraient être fâcheuses pour leur
fille. Lui, personnellement, ne connaît pas du tout Mme de Vausennes
qu’il a vue en visite cinq ou six fois et dont il n’a pas goûté les
allures exubérantes, la voix aiguë, le rire trop fréquent et trop haut.
Mais ces défauts-là ne pourraient l’empêcher d’être une estimable
personne.

Qu’a donc voulu dire Mademoiselle qui ne faisait, semble-t-il, que
trahir l’impression de Guillemette?... Et cette petite fille a des
clairvoyances de femme. Plus d’une fois, déjà, il est demeuré stupéfait
de la sagacité qu’elle apporte à juger gens et choses. Ah! bien
autrement que lui, elle pénètre et connaît les dessous de la vie
mondaine! Quelle singulière créature elle est, pétrie d’imprévu, très
droite, guidée par une soif impérieuse de propreté morale, et si
insouciante des antiques lois que jadis respectaient toutes les femmes
et qu’elle considère à peu près comme de vieilles lunes... Avec une
telle âme, quel sera son rôle? son œuvre?... Ah! René ne s’applaudit pas
comme le fait Raymond Seyntis, en l’intimité de son cœur, qu’elle ait
reçu en don tout ce qu’il faut pour ensorceler les hommes et les
troubler délicieusement... Et pourtant, si puritain qu’il soit, il
n’oserait, pour être sincère, affirmer qu’il la souhaiterait doctement
intelligente, sage, religieuse, comme cette Louise de Mussy, encore
placée près de lui, à table, par les soins persévérants de sa sœur. Mais
telle qu’elle est, elle lui demeure un continuel sujet d’étonnements,
tant il découvre de faces diverses à sa jeune personnalité.

Durant tout le dîner, il a très bien vu qu’elle était nerveuse, bien
qu’elle gardât l’impeccable correction de tenue à laquelle sa mère l’a
habituée. Qu’a-t-elle? Quoiqu’elle cause avec ses voisins autant que la
politesse l’exige, ses yeux la révèlent à René qui l’observe,
désintéressée de ce qui se dit autour de cette table brillamment
entourée. Elle a l’air de regarder au dedans d’elle-même. Pourquoi?...

Et une tentation gronde en lui de l’interroger.

Le maître d’hôtel apporte le café. Les personnes mûres de l’assistance
échangent, en sucrant leurs tasses, des propos somnolents, dus à
l’excellence du repas et à la chaleur extrême d’une soirée lourde
d’orage. La pensée un peu distraite, Mme d’Harbourg demande à M. le curé
qui, près d’elle, agite sa petite cuiller dans son café:

--Et vous, monsieur le curé, par cette odieuse température, avez-vous
des nuits convenables?

Le digne pasteur la regarde effaré, tandis qu’à cette question
inattendue, des rires jaillissent:

--Moi? madame... Mais je dors bien... très bien...

--Pauline, ma chère amie, s’écrie M. Seyntis narquois, permettez-moi de
vous dire que vous adressez à M. le curé des questions bien indiscrètes!

Il proteste aussitôt:

--Madame, je vous en prie, n’en croyez rien... Car...

René n’en entend pas davantage. Sur la terrasse où il fume, apparaît la
robe blanche de Guillemette qui a fini d’offrir les liqueurs. Il jette
son cigare et lui avance un fauteuil. Mais elle n’approche pas:

--Ne vous dérangez pas pour moi, mon oncle. J’ai là un pliant...

Elle s’assied un peu à l’écart et demeure immobile, le regard perdu,
dans l’ombre, vers le ciel sans étoiles où courent des éclairs... Tout à
coup, elle a un tressaillement, comme rappelée de très loin, parce que,
à ses côtés, monte la voix de René:

--Guillemette, est-ce que nous sommes brouillés? Si cela est, dites-moi
pourquoi... afin que la réconciliation soit possible...

Il ne saurait dire quelle brusque impulsion l’a amené vers elle et lui a
mis aux lèvres cette question.

--Mais non, oncle, nous ne sommes pas brouillés que je sache! A quel
propos, le serions-nous? mon Dieu...

--Alors, Guillemette, pourquoi n’êtes-vous plus ma confiante petite
amie?... Pourquoi me fuyez-vous et me tenez-vous votre pensée close?
J’avais pris la douce habitude d’être traité par vous en confident très
attentif, très dévoué, à qui vous êtes très chère... Et il me semble dur
que vous ayez changé sans que j’aie démérité...

--Vous n’avez pas démérité, oncle, mais je n’ai rien à vous confier...
pour le moment...

Elle a eu un imperceptible frisson comme s’il pouvait lire en elle, bien
que la nuit l’enveloppe; et ses lèvres se contractent un peu, pour mieux
retenir toute parole imprudente...

Il reprend:

--Et cependant ce soir, vous êtes préoccupée... Quelqu’un ou quelque
chose vous a contrariée profondément... Ne dites pas non!... Je
commence, moi aussi, à vous connaître bien...

Dans l’ombre, il sent sur lui la douceur des yeux qui pensent. Il ne
peut savoir quel apaisement elle trouve dans la certitude d’être en
absolue sécurité près de lui qui, jamais, ne se comporterait comme le
prince ou comme Maurice Vernaud avec Régine... Car elle n’a pas tout dit
à Mademoiselle; pas un mot de la scène qu’une glace lui a révélée dans
la chambre de son amie, des baisers dévorant un visage qui ne se
refusait pas...

Et dédaigneuse de se dérober davantage, elle avoue, avec une franchise
fière:

--C’est vrai, oncle, j’ai éprouvé tantôt une impression très...
désagréable qui ne s’est pas encore effacée; mais je dois la garder pour
moi. Voilà tout... Ne vous inquiétez pas à mon sujet... Je crois...

Elle s’arrête; sa voix est devenue presque grave.

--Vous croyez?...

--Je crois que c’est pour mon très grand bien que je l’ai éprouvée...
Tout de même, je vous assure, oncle René, je vaux un peu plus que je
n’en ai l’air... Je vois très bien ce qui m’est bon ou mauvais... Et si
je n’ai pas toujours la sagesse de faire le choix qu’il faut,--c’est
trop difficile pour moi cela!--du moins, je déteste ce qui est mal,...
vilainement mal... Ne me jugez pas avec plus de sévérité que je ne le
mérite...

--Je vous juge très droite et très loyale, Guillemette, fait-il d’un ton
où elle devine combien est sincère l’hommage qu’il lui offre ainsi.

--Ah! tant mieux, mon oncle... Et ne doutez plus de votre amie, même
quand elle est bouche close avec vous... Dites-vous simplement qu’elle a
quelque raison de se taire!... Et ayez foi en elle...

--Oui, Guillemette, j’aurai foi...

C’est elle qui lui tend la main... Il la garde dans les siennes, une?
plusieurs? secondes, il n’en a pas conscience... Tous deux, ils
songent...

Mais au seuil du salon, Mme Seyntis appelle, le ton un peu mécontent:

--Guillemette, tu es là? Que fais-tu donc à bavarder sur la terrasse
avec ton oncle? J’imagine que tu peux rester dans le salon comme tout le
monde!

Dans le cadre lumineux de la porte-fenêtre, apparaît, près de Mme
Seyntis, la silhouette de Louise de Mussy.

--Oh! madame, ne faites pas rentrer Guillemette. Ce serait si charmant
d’aller la retrouver!

Et, gracieuse, elle se rapproche des deux jeunes gens...




XVII


René a, en conscience, rempli la mission dont Mademoiselle l’avait
chargé. Il a questionné, adroit et discret, autant qu’un vieux policier;
et il connaît maintenant tous les potins--vrais ou faux--qui circulent
sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore plus que madame est l’épouse
très coquette, réputée pour de légères aventures,--assez voilées en
effet pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du
monde;--l’épouse d’un mari qui aime vraiment trop, pour la sécurité de
son foyer, les voyages d’exploration. Tout adonné à ses curiosités
géographiques, il paraît désintéressé absolument des curiosités
sentimentales et autres de sa femme qui tient une place fort menue en
son existence de travailleur.

Leur fille Régine a toutes les chances pour être, dans l’avenir, une
seconde édition de la mère. Les garçons poussent au petit bonheur dans
un foyer où chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir.

Ces divers renseignements, donnés avec détails, ont rempli René d’une
vertueuse indignation contre sa sœur qui accepte des relations avec une
femme tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil milieu.

Il a préféré ne point manifester son sentiment à son beau-frère, parce
qu’entre hommes, les propos peuvent aisément prendre une gravité
fâcheuse en la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du chien
et loup et trouvant, par extraordinaire, sa sœur seule à travailler
devant son métier--une série d’invités vient de disparaître; Guillemette
est en auto avec son père...--il part résolument en guerre car il estime
que c’est son devoir... Peut-être sa sœur ignore-t-elle, en somme, ce
qui se dit de Mme de Vausennes... Alors, elle doit être avertie.

Et il interroge:

--Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de Vausennes?

Étonnée de la question, elle s’arrête de broder:

--Qu’appelles-tu «beaucoup»?... Il y a plusieurs années que nous les
voyons... nos filles avaient été au cours et au catéchisme ensemble; et
ils sont nos voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu cela?

Il a une hésitation... Le rôle d’accusateur lui est odieux... Et Mme
Seyntis a l’air si loin de se douter où il veut en venir! Elle répète,
piquant avec soin son aiguille:

--Pourquoi? René.

La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie son hésitation. Et
son accent a une fermeté presque dure quand il répond:

--Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de Mme de Vausennes
certains propos qui m’ont fait trouver très surprenant que tu la voies.

Mme Seyntis conserve toute sa sérénité:

--Mon pauvre ami, on raconte tant de choses! C’est parce que tu arrives
d’Afrique que tu prends garde à ces potinages! Moi, il y a bien
longtemps que j’ai renoncé à le faire...

René sent que la bonté naturelle et la charité évangélique de Mme
Seyntis lui mettent sur les yeux un bandeau singulièrement opaque.

--Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y avoir jamais quelque
chose de vrai dans ces potinages, comme tu dis?

--En ce qui concerne Mme de Vausennes, non vraiment, je ne le crois
pas... Je t’accorde qu’elle est, pour mon goût, trop mondaine; que
peut-être, il n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une femme
ne peut jamais être mal jugée; mais de même que mon mari, je la tiens
surtout pour une aimable personne avec qui les relations sont agréables.

Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend les gammes rageuses de
Mad et la voix assourdie de Mademoiselle qui proteste contre les notes
fausses.

--Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes donne d’elle-même est
fausse... Après tout, je ne demande pas mieux que de l’admettre!... Et
je reconnais que toi-même, tu es assez impeccable...

Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation modeste.

--Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter certaines relations.
Mais tout le monde n’a pas ton indulgence pour juger... cette dame et
son milieu. C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette puisse
y être rencontrée. Va chez elle si cela te convient, mais, crois-moi,
n’y envoie pas ta fille!

Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer ses fleurs, et reste,
au contraire, l’aiguille en l’air. Elle est troublée, envahie
secrètement par la crainte de s’être mise en faute... Ce qui lui est
très désagréable.

--Mais que veux-tu dire? René; que t’a-t-on raconté?

--Certaines... anecdotes qui m’ont prouvé que la maison de Mme de
Vausennes n’est pas de celles où puisse être vue une fille bien élevée
comme la tienne; car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent
lui en demeurer totalement étrangers.

--Comment le sais-tu? A peine, tu es allé deux ou trois fois chez elle.

Brièvement, il dit:

--Une personne qui porte un sincère intérêt à Guillemette m’a parlé à ce
sujet et m’a prié de t’avertir de ce que tu ignorais sans doute.

Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son métier et regarde,
perplexe et désolée, les lointains de la mer qui se voilent sous le
crépuscule de septembre. Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi:

--Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus mauvais genre, à sa façon,
que Nicole, par exemple... Nicole, que tu considères comme une femme du
monde... que je reçois... Après tout, ta rigidité trouve peut-être que
j’ai tort de le faire!

René a un involontaire geste d’irritation.

Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer Nicole. De son amour
autrefois, il lui reste au cœur une pitié tendre pour elle, un désir de
la protéger contre elle-même et les autres... Et à l’attaque de sa sœur,
il répond:

--Pourquoi la repousserais-tu? la pauvre Nicole. Elle est tant à
plaindre... si jeune et si seule...

Quelque chose dans l’accent de son frère éveille chez la douce Mme
Seyntis des instincts combattifs:

--Seule? Elle a des parents excellents, dévoués, qui ne demandent qu’à
être toujours auprès d’elle!...

--Oui... mais ce ne sont pas ses parents qui devraient se trouver près
d’elle...

--Son mari, veux-tu dire? Pour ce qu’elle tient à lui! Elle se laisse
consoler, en tous cas, de leur rupture!... Mais ce n’est pas de Nicole
qu’il s’agit!

--Non, c’est de Guillemette.

--Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer de ta protection
puisque, à ton gré, son père et moi ne suffisons pas à cette tâche.

Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque agressive, c’est
pour lui une inconnue. Il a l’intuition que, dans son amour-propre
maternel, elle est froissée, inconsciemment jalouse... De quoi? de la
preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette?

--Marie, il est impossible que, sérieusement, tu me saches mauvais gré
de prendre intérêt à ta fille?

--Je trouve seulement que tu es peut-être encore un peu jeune pour jouer
auprès d’elle ce rôle superflu de tuteur... Voilà tout...

II éprouve la bizarre impression d’un choc violent qui le blesse.
Repoussant son fauteuil, il se lève:

--Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus qu’à te prier de
recevoir mes excuses pour m’être mêlé de ce qui ne me regardait pas, en
effet... Je croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta fille,
m’autorisait à être à leur égard une espèce de frère aîné. Je me suis
trompé. N’en parlons plus!

L’accent de René calme soudain l’irritation de Mme Seyntis; la confusion
l’envahit pour les paroles qu’un obscur élan a fait jaillir de sa
pensée.

Elle tend la main vers son frère.

--René, ne sois pas susceptible... J’ai été trop vive, mais, tu
comprends, j’étais si bouleversée de ce que tu m’apprenais... et dont je
ferai mon profit!

Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas la main conciliante
qui vient à lui. Toutefois la secrète blessure que lui ont faite les
paroles de sa sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait
effort sur lui-même, il répond:

--Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le rôle malencontreux que
j’ai dû remplir est achevé... Tu es avertie de ce que tu ignorais...

--Oh! oui, de ce que j’ignorais! avoue-t-elle, remplie de componction...
Moi qui veille si soigneusement sur ma Guillemette! Ah! grâce à Dieu!
elle n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques bonnes
années pour la conserver près de moi... Oh! non, nous ne voulons pas la
marier de bonne heure!... Et heureusement, elle ne le souhaite pas du
tout...

René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une fermeté presque dure,
dans l’ombre qui s’empare insensiblement du salon. C’est vrai,
Guillemette ne paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle a
encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien de mois, de
jours, demeurera-t-elle ainsi?

Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit du hasard d’une
rencontre pour que l’étincelle jaillisse... Et soudain, dans son
cerveau, s’anime la vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux
lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable que l’amour y
fait luire.

Et cette Guillemette-là possède le charme troublant de Nicole...

René a un léger sursaut, en entendant sa sœur dire, la voix amicale,
avec un désir évident d’effacer sa fâcheuse sortie:

--Bien avant d’aller au mariage de Guillemette, nous irons au tien, mon
cher grand... Et je voudrais de tout cœur que ce fût bientôt...

Un geste d’impatience échappe à René et il se met à arpenter la pièce
que le crépuscule ombre d’une cendre grise.

--Oh! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute pas ainsi...

--Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu le sais bien! Quand tu
es arrivé en France, tu paraissais tellement désireux de te créer bien
vite un foyer!

Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés:

--Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu quelque peu un sauvage,
j’imagine; par suite, un être très primitif et j’étais naïvement
persuadé que rien ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune
fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait à mon idéal de
l’épouse...

--Eh bien?

--Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion, j’étais parfaitement
aveugle et j’en suis aujourd’hui bien convaincu!

Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre grandissante,
cherche à deviner sa pensée sur son visage.

--René, tu plaisantes? n’est-ce pas...

--Ah! nullement, et je t’assure que je n’en ai guère l’envie... Depuis
six semaines, tu fais défiler devant moi un certain nombre de jeunes
personnes parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute sorte de chances
pour découvrir l’élue; eh bien, à cette épreuve, tout mon enthousiasme,
mon ardeur, ma confiance sont tombés... Et je n’ai que le désir de
demeurer dans ma solitude... du moins, quelque temps encore!

--Oh! René, tu me désorientes tout à fait... Car enfin Louise de Mussy,
Suzanne Danville sont parfaites et tu n’aurais qu’un mot à dire...

--Ah! leur perfection ne m’en donne guère envie... Elles me produisent
l’effet de modèles de vertu... non de femmes...

--René!... Mais René!!! je ne te reconnais plus!

--Moi non plus, je ne me reconnais plus! La vie de France est en train
de me compliquer de façon déplorable!

Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles paroles, car un coup
discret est frappé à la porte et le maître d’hôtel, apparaissant,
demande:

--Madame veut-elle que la cloche du dîner soit sonnée bien que Monsieur
et Mademoiselle ne soient pas encore rentrés?

--Sonner la cloche?... Est-il donc l’heure déjà?

--Oh! oui, madame, l’heure passée...

Toute à sa conversation avec René, en effet, Mme Seyntis n’a pas pris
garde que le temps fuyait. Une sourde anxiété l’étreint:

--Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas ici, à plus de sept
heures? Et pourtant Raymond n’aime pas à rentrer à la nuit en cette
saison! Mon Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé! Oh! ces
autos!...

La même inquiétude a traversé l’esprit de René. Que sait-on? Aussi bien,
il peut s’agir d’un simple retard amené par quelque cause banale, comme
de l’un de ces accidents qui sont des catastrophes... Brutalement, une
seconde, il voit Guillemette inerte, blessée, plus peut-être. Ah! tout
plutôt que cela!

Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de ce brusque désarroi
de ses nerfs. Où donc est le sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu
altérer en lui?... Pourquoi tout de suite imaginer un malheur?... C’est
absurde!

Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa pensée quoiqu’il n’en
trahisse rien, pour ne pas ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit
grandir... Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement avec
les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité où sa volonté
prétendait le maintenir;--alors qu’il a perdu cette sécurité au moment
même où il apprenait le retard inexpliqué...

--Oh! René, ne trouves-tu pas bien... singulier qu’ils ne soient pas
encore de retour?... Pourquoi? Qu’a-t-il pu arriver?

Il essaie de la rassurer,--avec la conscience que les paroles sont
tellement vaines! Ses yeux ne quittent plus les aiguilles de la pendule
qui marquent huit heures un quart.

André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le salon, comme chaque soir,
pour attendre le dîner. Mademoiselle est remplie de compassion pour Mme
Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes. Mad est prête
à pleurer, et André impatiente sa mère avec ses assurances juvéniles
que, bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout à fait
inutile de se tourmenter, etc.

Et les minutes fuient toujours.

René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la terrasse inspecter
la route; lui-même sort, dévoré d’un besoin instinctif d’activité, d’une
soif de faire quelque chose... Quoi? Où aller les chercher? Comment
savoir?...

La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre épaisses de brumes.
Avidement, il sonde les lointains obscurs pour y trouver le feu de la
voiture... Une fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en
tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture ne s’arrête pas et
passe en tourbillon devant la villa. Une autre s’enfonce dans une
propriété voisine...

Oh! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette. Aurait-il jamais cru,
deux mois plus tôt, qu’il pût éprouver un pareil supplice parce qu’il la
craint en danger?... Même pour sa sœur, il ne pourrait être plus
profondément bouleversé; il n’aurait, plus violente, cette terreur d’une
catastrophe qui domine chez lui tout raisonnement.

A son tour, Mme Seyntis est venue devant la grille... La pensée
enfiévrée, une incessante prière aux lèvres, elle regarde dans la nuit
avec des yeux que troublent les larmes... Mais la route est toujours
déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la mer invisible
paraît formidable dans ce grand silence.

--Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi est-ce qu’ils ne reviennent pas!
murmure-t-elle, ainsi qu’une plainte.

--Marie, il faut rentrer. Tu es glacée... Et cela ne sert à rien de
demeurer ici!

Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale. Dans la salle
à manger, sur son ordre, le dîner a été servi pour Mademoiselle et les
enfants. André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction
qu’il s’agit d’une simple panne. La grande pièce, généreusement
éclairée, a sa physionomie coutumière. Le domestique, impassible, fait
le service. Comme les choses, il conserve sa physionomie de chaque jour.

Ah! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse confiance qu’il
s’agit d’un simple retard!...

Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler un peu de potage;
mais elle a la gorge trop serrée. Ses yeux sont à tout instant sur le
grand cartel dont les aiguilles avancent, avancent... Elles ont passé la
demie de neuf heures et approchent de dix heures.

René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le décor paisible et
familier du _home_. Une fièvre brûle ses nerfs, lui enlève toute
maîtrise sur sa pensée. II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la
gravité?...

Voici maintenant que la brume se change en pluie sans qu’il en ait
conscience. Il écoute... Il lui semble entendre le grondement lointain
d’une auto... Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit... Est-ce
enfin la voiture que tout son être attend?... Tant d’autres passent sur
ces routes...

Machinalement, il se lance en avant et crie, sans réfléchir:

--Raymond, est-ce vous?

Pas de réponse. De sa voix forte de commandement, il répète son cri.
Maintenant la voiture est près, tout près... Il croit la reconnaître...
Mais pourquoi ce silence? Et il jette un nom:

--Guillemette! répondez... Est-ce vous?

--Oui... oui! oncle. Nous voilà!

René Carrère peut vivre très vieux... Jamais il n’oubliera la sensation
d’allégresse éperdue qui, soudain, lui fait bondir le cœur. C’est donc
vrai que l’horrible cauchemar est fini?... La voiture s’arrête devant
lui.

--Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas?... Ramenez-moi à pied,
voulez-vous? Je suis glacée!

Hâtivement, il demande:

--Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre?

La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité:

--Mais non... Seulement une terrible panne qui nous a retenus très
longtemps. Nous vous raconterons cela! Mais fais courir Guillemette
jusqu’à la maison, je te prie... Elle est transie.

--Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée... Je ne peux plus
me remuer... S’il vous plaît, recevez-moi dans vos bras!

Oh! cette voix gaie!... Que René trouve bon de l’entendre!...

Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée du lourd manteau
qui transforme sa silhouette. Elle lui tend ses deux mains et saute en
chancelant. Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant très
précieuse et murmure, sans réfléchir à ses paroles:

--Ah! chérie, petite chérie, petite aimée... Quelle peur vous m’avez
faite!

Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur, elle, de se
sentir très chère, lui, de l’avoir vivante entre ses bras, après
l’horrible crainte.

La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe étroitement, elle
répond, la voix assourdie:

--Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi!... Je regrette de vous avoir
tourmenté...

Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit. Ils sont seuls dans la
nuit, sous le large ciel noir. René en prend soudain conscience. Il
desserre aussi tôt son étreinte.

--Vite, Guillemette, pour vous réchauffer... Marchons!

--Me réchauffer! j’en ai besoin!... Courons plutôt, mon oncle, si
possible!

--Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est tellement noire que
vous pourriez buter!

Elle obéit; et ils vont, à travers l’obscurité, sous la pluie qui
reprend, échangeant de brèves paroles; et leur course est si rapide que,
en quelques minutes, ils atteignent les _Passiflores_. Guillemette,
ranimée, s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis autour de
M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante. Elle, sous son capuchon,
est toute fraîche, les yeux brillants, de petits cheveux fous ébouriffés
autour des tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse,
pleure à gros sanglots, assise sur une banquette, sans souci du décorum,
malgré les baisers de Mad, les encouragements de son mari et les
exclamations d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais.

--Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée que vous ayez eu cette
inquiétude, mais puisque rien de tragique n’est arrivé, soyons gais!...
Et puis, maman, si vous saviez comme j’ai faim!...

La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que l’a souhaité
Guillemette. Mais René est gai, seulement en apparence, d’abord, parce
qu’une brève réflexion de son beau-frère l’a impressionné
désagréablement. Comme il lui disait quelle crainte ils avaient eue d’un
accident grave, Raymond Seyntis a répondu, d’un étrange accent:

--Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré de la vie?... Mon
cher ami, si je n’avais pas été avec Guillemette, vous n’auriez rien pu
me souhaiter de meilleur!

Est-ce une boutade?... Le cri involontaire d’un tourment qui se
cache?... Raymond Seyntis possède pourtant tout ce qui fait qu’un homme
aime la vie... Alors?...

Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir sur cette question
qui demeure, pour lui, secondaire. Obstinément, dans sa pensée calmée,
un travail s’accomplit dont il a peur de voir la fin... Tant qu’il est
au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais quand il a regagné sa
chambre, que le silence s’est fait dans la villa sans qu’il ait bougé du
fauteuil où il s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail
d’analyse reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler la vérité.
Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur qu’un accident eût soudain enlevé
Guillemette?... Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où il
l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié toutes les
autres créatures pour que tout mal fût éloigné d’elle?... Serait-ce donc
qu’elle est devenue pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très
aimée?

--Mais ce serait insensé!... Insensé! répète-t-il, se dressant hors de
son fauteuil et se prenant à arpenter la pièce comme il fait quand une
préoccupation grave bouleverse sa maîtrise de lui-même. Pour cette
petite, je suis seulement un oncle, rien qu’un oncle, un vieil oncle!
Elle rirait et se moquerait gentiment de moi, si je m’imaginais de
prétendre à quelque chose de plus!... Et Marie!... comme elle dirait que
j’ai abusé de sa confiance et me trouverait ridicule de m’être laissé
griser, comme un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette!...

René éprouva la sensation de stupeur d’un être qui, soudain, voit devant
lui un abîme insoupçonné. Parce que, toujours, il a été, avant tout, un
homme d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes que sa
conscience reconnaissait, dont la pensée était ferme et droite, l’âme
étrangère aux complications sentimentales; parce qu’il n’a jamais songé
à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation il allait, pour
s’y heurter fatalement.

Et maintenant que faire?...

Que faire? Mais la seule chose raisonnable, celle qui s’impose, sans
discussion possible. Partir, s’en aller, oublier une petite fille qui ne
songe guère à lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout
qui est trop jeune, oh! bien trop jeune pour lui...; coûte que coûte,
guérir de cette folie!...--car il n’est pas d’autre nom pour le
sentiment qui l’a envahi sans qu’il en ait conscience... Loin d’elle,
distrait d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement
la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible ivresse se
dissipera; d’autant plus vite, qu’il y emploiera sa forte volonté.

Forte?... Il se la figurait ainsi..., comme il se croyait sûr de son
cœur. Il s’en allait dans la vie, orgueilleusement confiant en la
réalisation de sa destinée qu’il prétendait faire selon les idées qui
ont toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant s’est trouvée sur
son chemin, tous ses desseins se sont écroulés, pareils à des collines
de sable qu’un souffle bouleverse.

Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une humilité et un
découragement qu’il n’a jamais encore connus. A quoi donc lui a servi de
s’être fait, depuis des années et des années, une loi inflexible
d’accomplir toujours strictement les plus petits comme les plus grands
devoirs? Qu’y a-t-il gagné, sinon de devenir trop absolu dans ses
jugements; d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante; de
s’être accoutumé à embarrasser sa vie de scrupules plus ou moins
inutiles... Et aujourd’hui encore de jouer peut-être son bonheur par une
conception trop étroite de ce qu’il doit faire...

Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé, scrutant son
passé, puis l’avenir auquel il rêve, hanté par le souvenir de la minute
où Guillemette était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une
enfant qui se sent infiniment aimée...




XVIII


--Enfin vous voilà! oncle. Ce n’est pas bien de m’abandonner ainsi pour
votre dernier jour à Houlgate!... Si vous voulez que je vous pardonne,
venez encore une fois faire un peu de _footing_ avec moi?...

Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression câline et
confiante qui l’attire invinciblement vers elle. Sous couleur de
renseignements à préciser, il a, en effet, passé une partie de
l’après-midi à Trouville, et, le soir même, il quitte les _Passiflores_
pour aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée dans le Midi, à
Biarritz. Il n’hésite jamais à accomplir une résolution prise, même au
prix d’un effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa sœur,
elle a vivement protesté, redoutant que ce départ inattendu n’ait été
motivé par sa regrettable sortie lors de leur conversation sur les de
Vausennes. Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas de
prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours à la sincérité
des assurances qu’elle reçoit. A son beau-frère, il n’a eu aucune
explication à donner, car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en
auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris.

Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot, les détails qu’il
a donnés à table sur son projet, de cet accent un peu bref qui trahit
une résolution bien arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même
à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel, la laissant
indifférente. Et ce silence a été singulièrement dur à René. Sa
conviction s’en est affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la
guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette pendant les
quelques jours où il lui fallait encore séjourner aux _Passiflores_; il
a cherché la solitude des sentiers que les pluies de septembre font
déserts; et il y a marché, droit devant lui, au hasard des chemins,
exaspéré contre lui-même, maudissant son congé qui lui a donné le loisir
de devenir ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se distraire
comme les autres jeunes hommes, par les plaisirs qui leur permettent
d’attendre le mariage. Il a pensé à demander d’être immédiatement remis
en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter une garnison
lointaine, au lieu du poste qui l’attend à l’état-major de Paris et le
rapprochera forcément d’_elle_...

Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres heures à Trouville,
morose et odieux dans le désarroi de la saison finissante, il a repris
le train pour Houlgate qu’il doit quitter dans la soirée; et il s’en est
allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très beau, parce
qu’il sait--oh! faiblesse!--que Guillemette aime à venir le voir
descendre dans la mer. Il s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle
travaille, surveillant Mad. Et _elle_ aussi est là, debout, regardant le
flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse de laine rouge, les
plis de sa jupe soulevés un peu par la brise sur les pieds fins,
fermement posés. Des cheveux volètent autour de ses tempes, sous son
feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes.

Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête. Elle l’aperçoit.
Aussitôt dans l’iris violet, luit ce regard qui l’attire invinciblement
vers elle.

--Oncle, nous marchons, n’est-ce pas?

Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la douceur d’une
solitaire causerie avec elle, à cette heure du crépuscule qui fait les
âmes plus proches... Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton
paternel:

--Je suis à vos ordres, petite fille.

--Alors, filons, mon oncle.

Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a souhaité. Ils ont le
même pas rythmé d’êtres souples et jeunes, en qui palpite, ardent, le
flot de la vie. Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée
le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près de l’autre, après
qu’un instant, il l’a tenue blottie contre lui, comme un trésor perdu et
retrouvé... Et René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait alors
en lui! Il a été un peu fou, ce soir-là!

Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent même qu’il a tant
souhaité lui entendre:

--Oncle, c’est triste que vous partiez! Nous allions être si bien entre
nous, maintenant que les invités de maman se font rares!... Si vous
restiez encore un peu... Dites?

--Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je je parte!

Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces mots: «il faut». Il s’en
aperçoit à la surprise qui passe dans les yeux qu’elle lève vers lui,
une seconde. Elle a eu cette même expression, interrogative presque
gravement, lorsque, pendant le déjeuner, elle a appris son départ.

--Ah! il faut?... C’est vrai, vous êtes attendu, avez-vous dit?

--Et la saison qui avance me presse.

D’un ton un peu étrange, elle reprend:

--Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante d’Harbourg, qui est à
Luchon avec Nicole, l’a écrit ce matin à maman.

Un choc ébranle René; et, brusquement, il interroge:

--Comment, Nicole est dans le Midi?

--Oui... Vous ne le saviez pas?

--Mais non!... Comment l’aurais-je su? Je ne suis pas au courant des
pérégrinations de Mme de Miolan.

--C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir, de la sensation de
délivrance qu’elle éprouve parce qu’elle est certaine qu’il ne va pas
rejoindre Nicole... C’eût été indigne de lui!

Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à l’horizon, le soleil
s’abaisse vers la mer. Une brise fraîche trace des moires sur le sable
où les roches, luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires.
La plage est presque déserte.

--Vous serez absent combien de temps? mon oncle.

--Je ne sais... Je dois aller chasser en différents endroits pour
terminer mon congé. Peut-être ne nous retrouverons-nous qu’à Paris.

--Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement, c’est vrai!

--Guillemette, ne soyez pas injuste!

--Mon oncle, je ne le suis pas... Après tout, c’est tellement naturel
que vous ayez envie de votre liberté, après être resté prisonnier de la
famille pendant deux grands mois...

--C’était une prison qui m’était très chère.

Elle comprend, à son accent, combien il est sincère, et elle incline un
peu la tête.

--Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir, jusqu’au moment où,
tout à coup, cette idée s’est emparée de vous!

--Non, pas tout à coup! protesta-t-il, saisi de la crainte irraisonnée
qu’elle ne devine la vérité! Vous savez bien que j’ai toujours parlé de
ce voyage d’automne...

--Je sais... oh! je sais... Mais je m’imaginais, naïvement, que c’était
un propos en l’air... Que notre été s’achèverait comme il a commencé...
vous, auprès de nous!... Et je ne pensais guère que ce serait vous qui
le termineriez...

--Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette.

--Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous allez me manquer
très fort! oncle.

Il tressaille. Comme elle dit cela simplement!... Parce qu’elle
s’adresse à un oncle. Autrement, elle n’aurait pas cet abandon! C’est
doux et triste de l’entendre parler ainsi...

--Je vous remercie, Guillemette, de me regretter un peu... Alors,
dites-moi, vous ne me trouvez plus aussi ennuyeux qu’à mon arrivée?

Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule.

--Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon oncle, mais trop sage pour
moi! Je me sentais écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais
comment la transformation s’est accomplie, vous êtes bien plus à ma
portée... Vous ne me faites plus l’effet d’appartenir à la sérieuse
phalange des parents...

--Pauvres parents! Comme vous les considérez!

Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant:

--Oncle, je vous en prie, comprenez-moi... J’adore maman... Et
pourtant... pourtant, comme nous vivons moralement loin l’une de
l’autre!... Jamais je ne m’aventurerais à lui confier les papillons fous
qui tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse aurait si vite fait
de les balayer ou de les écraser!... Voyez-vous, mon oncle, quand
j’entends des mères se plaindre que leurs filles ne soient pas
confiantes avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que ce n’est
pas, très souvent, la faute des filles!

--C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse ait tant de
clairvoyance et de réflexion.

--Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à devenir leur
meilleure amie... celle à qui l’on dit tout, parce qu’on est sûre que,
même les enfantillages, même les sottises, grosses et menues, seront
écoutées avec indulgence... Non pas sévèrement condamnées et
exécutées!... Mais je ne sais vraiment pas pourquoi je vous raconte tout
cela... Sans doute, parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de
bavarder avec vous sans crainte de me voir rabrouée par la vertu sévère
des Carrère... O mon oncle, comme c’est triste ce qui finit...

--En ce moment, qu’est-ce donc qui finit? Guillemette, interroge-t-il
machinalement, étreint par la tentation douloureuse de l’attirer dans
ses bras comme une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement pour en
faire son bonheur...

--Ce qui finit maintenant?... Notre vie telle qu’elle a été depuis deux
mois...

--A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien chère petite amie...
comme ici...

--A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre service, par le monde,
et, un jour ou l’autre, par la tante parfaite que vous m’aurez enfin
découverte!...

--Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que vous me réservez...

Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble impossible de partir
sans avoir entrevu un peu ce qu’elle pense... Que va-t-elle répondre?

Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé dans un brouillard
gris, comme la mer, comme le ciel qui s’embrume. L’apothéose, au
couchant, s’est éteinte dans les eaux.

Guillemette marche le front penché.

--Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous les deux vers un
tournant de notre vie... Mais ce neveu parfait qui sera mon mari, je
sais que j’aurai une peine infinie à le rencontrer... Encore plus,
maintenant que je vous connais!

--Pourquoi? Guillemette...

--Pourquoi?... Parce que vous m’avez appris...--oh! sans le
vouloir!...--ce que c’est de se reposer absolument sur un autre être...
Il faudra donc que l’homme qui deviendra _tout_ pour moi soit sérieux
autant que vous pour m’inspirer le sentiment délicieux d’une foi sans
limites... Et, en même temps, il faudra qu’il m’aime... très
follement...--ne soyez pas scandalisé! mon oncle,--qu’il m’aime... comme
les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur bien... Aussi, je me
doute que je cherche un bonheur très difficile à rencontrer!

Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant l’intime révélation
de cette âme qui s’ouvre à lui et l’attire à lui donner le vertige...
Combien, tout ensemble, elle lui apparaît proche et lointaine!... Ah! où
est la sagesse?... la fuir ou tenter de la rendre sienne?...

Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue, attentive à sa
seule pensée:

--Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole,--et d’autres
encore!--combien peu cela sert, pour être heureuse, de se marier par
amour seul, en donnant tout son cœur, sans souci des objections, des
obstacles, des reproches, parce qu’on croit recevoir ce qu’on donne
soi-même... On peut être si durement trompée!... C’est un peu
effrayant... surtout pour moi qui comprends trop bien que je serai, dans
l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,... comme Nicole!...

Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe d’un
coup d’œil presque effrayé, parce qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces
choses dont elle parle avec un sérieux de femme... Oh! non, elle n’est
plus une petite fille!...

Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable, il reprend,
et la lutte intime qui se livre en lui donne à son accent une sorte
d’âpreté:

--Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette, que vous devez être
incapable de faire ce qui serait indigne de vous...

--Oh! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se trouve des moments où tous
les bons principes reçus n’ont pas plus de force que des fétus de
paille?

--Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que vous ne pouvez
savoir...

--De ce que je ne peux savoir par moi-même, oui, mon oncle... Mais je
vais dans le monde... et je vois... j’entends des choses qui me font
réfléchir... L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite.

Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il voudrait creuser
entre elle et Nicole de Miolan!

--Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement gâtée. Ce sera
toujours son excuse, quoi qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez
pas, vous, enfant.

--Qu’importent les excuses! mon oncle. Il n’y a que les faits qui
comptent vraiment. Ça ne change rien à ce qui est, les raisons pour
lesquelles on a été amené à agir de telle ou telle manière.

Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi... Quelle expérience,
il y a déjà dans cette jeune tête!... Et cette fois, il ne cherche plus
à lui répondre comme à une enfant:

--Vous avez raison, Guillemette; mais les influences qui se sont
exercées, font qu’on peut, ou non, pardonner à ceux qui s’égarent, qui
se trompent...

Dans la solitude de la plage assombrie, la voix fraîche s’élève avec cet
accent pensif qui étonne dans sa bouche juvénile:

--Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours pardonner?... Et ce
n’est pas approuver!... Mais qui n’a pas besoin de pardon? Voyez, maman
est très indulgente; et c’est une des qualités que je voudrais le plus
posséder comme elle... Vous, oncle René... Elle se mit à rire, un peu
malicieuse:

--... Vous avez la sagesse un brin rigoureuse!

--Et j’ai bien tort, Guillemette; car je n’ai, pas plus que mes
semblables, le droit de condamner...

Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et tourne aussitôt la
tête vers lui avec une crainte de l’avoir froissé. D’un geste
instinctif, elle pose la main sur son bras:

--Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous ai parlé si
franchement?... J’en aurais tant de regrets!... Car je vous aime très
fort... sans en avoir l’air!... Et avec le meilleur de moi-même...

Ah! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se prend à le désirer
de toute son âme, elle ne lui dirait pas cela... Mais quelle douceur
caressante a son accent, alors qu’elle continue:

--Je voudrais tant que, de cette dernière causerie--où j’ai été si
franche avec vous, avouez!...--vous n’emportiez qu’un bon souvenir!...
Ainsi, après votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre, nous
serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre nous...

--Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y avoir?... Comment
serais-je fâché parce que je vous entends parler comme une femme qui
réfléchit?... Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je vais
être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et maussade que vous
redoutiez, mais un ami à qui vous êtes chère infiniment; et,
souhaitez-moi, puisque vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir...
enfin!... où je puis le chercher...

Que veut-il dire?... Elle le regarde avec des prunelles attentives--et
curieuses,--où il lit clairement qu’elle ne devine rien des mots qui lui
montent aux lèvres... Et vers eux, accourt Mad qui leur crie:

--Mais vous ne revenez donc pas?... Il est très tard!... On ne voit
presque plus clair... _M’selle_ dit qu’il faut rentrer très vite... Le
dîner est plus tôt à cause de votre départ, mon oncle.

Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour se meurt tout
gris sur la mer dont les vagues sont lourdes, obscures, jetées vers le
rivage par un souffle froid d’automne.

Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle à rassembler
les pliants. Il entend son joli rire; le timbre de sa voix a une
sonorité si joyeusement claire que la certitude brutale s’abat sur lui
qu’il a mieux fait de se taire...




XIX


Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un camarade, puis seul,
René a été de station en station dans les Pyrénées, obstiné à tenter
toutes les ascensions encore possibles en cette fin de saison, afin de
dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient, regrette, discute le
renoncement que la plus élémentaire raison lui impose.

Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement et ne peut
s’illusionner sur l’accueil que, non seulement Guillemette, mais sa
sœur, mais Raymond Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né
obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a compris dès la
première heure, qu’à se détacher d’un rêve fugitif, charmant et absurde
dont il demeure stupéfait.

Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a quitté les
_Passiflores_ et vécu seul. Et cette méditation lui a révélé un fait
qu’il lui faut bien admettre: c’est qu’une insensible transformation
s’est opérée en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus tôt,
arrivait en France, sûr de l’orientation de son avenir; avant tout,
passionné pour les choses de sa carrière, prompt à discerner la
résolution à prendre et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la
femme qui réaliserait pour lui la compagne d’élection.

L’expérience est venue culbuter sa conception trop simple de la vie, sa
foi orgueilleuse en la puissance de son vouloir et la rectitude de son
jugement, la raide austérité de ses principes. Sous des influences
neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est moins sévère aux
autres. Mais lui-même s’est compliqué. Sa pensée plus souple aperçoit
des nuances, des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même pas;
et, par instants, il éprouve l’impression qu’un souffle chaud a passé
sur son âme, y faisant fondre les glaces qui emprisonnaient son être
moral, pour y éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action,
ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent plus. La solitude lui
pèse. Il lui faut cette existence à deux que possèdent aujourd’hui
presque tous ses camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux.
Alors, seulement, cessera pour lui l’impression d’isolement, même parmi
les siens, qui lui devient lourde à porter; qu’il n’éprouvait pas, aiguë
ainsi, quand il était loin de France, qui s’est abattue sur lui, quand
il a compris combien Guillemette lui est devenue chère.

Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater combien il lui
est difficile de retrouver le serein équilibre de sa pensée,--parce
qu’une lutte sourde, qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui,
entre la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant un tel
arrêt... Lutte qui devient peu à peu si pénible qu’il en arrive à
souhaiter n’importe quelle diversion l’arrachant à lui-même.

Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir et Biarritz dont la
brillante cohue exaspérait le sentiment de sa solitude; et il est venu
se réfugier dans la paix de Saint-Jean-de-Luz.

La jolie petite ville est toute souriante sous les frondaisons
jaunissantes de ses arbres. La vigne vierge rougit les façades et ses
branches s’enchevêtrent en berceau sous le bleu violent du ciel...

Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon charmant et s’arrête
court dans sa flânerie, à travers les rues vibrantes de soleil... Car
devant lui, sous la flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance
Nicole de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse. Dans un panier
passé au bras, elle porte une grosse gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile
blé semble la nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une passante à
Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas l’allure.

Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur René et une surprise y
jaillit... Tous deux, ils ont la même exclamation:

--Comment, vous êtes ici?

Il ajoute:

--Je vous croyais à Luchon?

--La saison est finie. Nous sommes partis pour Biarritz; puis, sur mon
désir, nous sommes venus ici où mes parents ont loué une villa afin de
pouvoir y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes les
rencontres deviennent possibles...

Une vibration passionnée a passé dans sa voix et ses yeux ont eu un
éclair d’orage aussi vite disparu qu’il s’est allumé... Reprenant tout
de suite son seul personnage de femme du monde, elle interroge,
insoucieuse des passants qui regardent leur groupe, parce que nulle
part, Nicole de Miolan ne demeurerait inaperçue:

--Et vous, René, comment êtes-vous ici?

--J’y suis en voyageur... j’ai voulu revoir le Midi.

--Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé, n’est-ce pas?

--Non... Je suis seul..., libre de mon temps...

--Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions... Voulez-vous?...
Cela me fait beaucoup de plaisir de vous rencontrer!

Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une bizarre impression
de bien-être moral. Près d’elle, va-t-il enfin être distrait des
souvenirs qu’il ne parvient pas à fuir?

Quel don de beauté, elle a reçu! il la regarde émerveillé de son éclat.
La peau veloutée fait songer à un fruit splendide caressé par l’or du
soleil. Elle marche près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de
paille blonde. Les paupières voilent le regard.

Elle demande:

--Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette...

L’obscur tourment frémit en lui... Et il répond par des mots brefs;
puis, en hâte, pour se fuir, il interroge à son tour:

--Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous nous sommes dit adieu aux
_Passiflores_? L’été vous a-t-il été bon... comme je le souhaitais tant
pour vous?

La bouche expressive se contracte une seconde; et railleuse, Nicole
jette:

--Bon?... mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il m’arrive de bon?... Je
dois m’estimer satisfaite qu’il ne se soit produit, à mon endroit,
aucune catastrophe irréparable... Voilà tout!... Ce que j’ai fait cet
été, après avoir quitté Houlgate?... Rien d’intéressant, pour moi ni
pour les autres! De mon mieux, par tous les moyens qui me semblaient
favorables à ce résultat, j’ai essayé de tuer le temps... C’est
tellement long à remplir une journée quand on vit sans but!

Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue paisible, striée
d’ombres bleues et d’éclatants rais de soleil; où les promeneurs
circulent d’un pas flâneur; où les gens du pays échangent, avec
exubérance, des propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de
badinage ironique; mais, dans sa voix, frémit cette amertume que René y
a surprise bien des fois à Houlgate. Il a l’intuition qu’une
désespérance absolue l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour
la sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une sorte d’autorité
affectueuse:

--Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous!

--Et lequel voulez-vous que je me donne qui en vaille la peine?... Tout
ce que je puis faire est si inutile!... Ah! oui, je sais... Il y a des
gens très sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents
d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur tâche quotidienne, si
insignifiante soit-elle! Il y a des femmes qui se consolent de ce qui
leur manque en s’absorbant dans les œuvres pies... C’est qu’elles n’ont
pas la misérable et égoïste soif de bonheur dont je ne suis pas encore
parvenue à me désaltérer, quoique j’essaie _tout!_ pour y réussir...

--Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il faut, fait-il
machinalement, tandis que sa pensée s’attache aux dernières paroles de
la jeune femme. Quel en est le sens?... Serait-ce qu’elle a enfin
réalisé son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au seul gré de
son désir? Mais quoiqu’elle lui ouvre un peu de sa pensée, avec une
hautaine indifférence de ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le
secret des jours qui viennent de passer pour elle... S’ils ont été doux
à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils semblent avoir apporté à
sa pauvre âme tourmentée...

Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue. Silencieuse,
elle avance près de lui, ses fleurs dans les bras. Ils sont maintenant
sous le couvert des arbres, devant la vieille maison de l’_Infante_, et
vont distraits des choses extérieures. Au souffle de la mer, encore
invisible, des feuilles cuivrées et pourpres volent autour d’eux comme
de larges papillons superbes qui viennent s’écraser sur le sol.

Brusquement, Nicole reprend:

--Ah! René, que vous êtes heureux d’être un croyant... Ce doit être une
si grande force et une si grande consolation!

Très simple, il dit:

--Oui, vous avez raison... Je l’ai senti aux heures les plus
douloureuses de ma vie... Et je ne puis l’oublier.

Elle a la pensée que les heures dont il parle sont peut-être celles
qu’il a connues par elle... Mais ce passé-là aussi est bien mort... Il
faut le laisser dormir en paix.

Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité désespérée:

--Je crois... j’en suis arrivée à croire que certains esprits ont été
créés de telle sorte qu’ils ne peuvent perdre leur foi; que d’autres, au
contraire, n’auront jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi
qu’ils fassent!

--Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils veulent discuter, essayer
de comprendre ce qui est l’Incompréhensible pour nous autres humains...

Elle murmure:

--Oh! oui, l’Incompréhensible... l’Inconnu... Et des gens l’adorent, le
servent, se donnent à lui, en font leur bonheur!... Les bienheureux!...
Moi, j’ai une âme païenne... Mon dieu, c’est l’Amour!... C’est lui qui,
pour moi, dispense le bien et le mal!...

Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne songe même pas à
relever ses paroles. A quoi bon?... Il peut la plaindre, non la
transformer.

Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement. Son souffle
les frappe au visage et emporte quelques pétales des fleurs de Nicole.
Lui, n’en voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt
ressuscité en lui la vision d’une autre plage, voilée par le crépuscule,
d’une forme svelte sous une veste rouge, de deux prunelles profondes qui
songeaient, presque graves, alors pourtant que la bouche souriait...

Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande:

--René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante qui mettent ainsi en
fuite votre pensée orthodoxe?... Je vous ai avoué déjà qu’il fallait
avoir pitié de moi...

--Je me souviens... et cette pitié, je vous assure, Nicole, que je vous
l’offre, respectueusement, bien sincère...

--Oui, je sais, je sais... Pour moi, vous êtes vraiment un ami, j’en
suis sûre... Et c’est pourquoi il vaut mieux que je vous dise quelle
raison m’a conduite ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce
que j’y ai fait une rencontre.

--Une rencontre?... répète-t-il, surpris de son accent.

--Oui, j’ai rencontré... mon mari qui m’a eu tout l’air d’être venu à
Biarritz en mon honneur... Avait-il à me parler?... Je n’en sais rien...
Je n’ai pas ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors... pas plus que je
n’avais ouvert les autres... Mon Dieu! comment n’a-t-il pas encore
compris qu’entre lui et moi, tout est fini!... Pour tâcher de l’en
convaincre mieux, j’ai quitté aussitôt Biarritz... Mais je vis hantée
par la crainte de le voir apparaître ici...

Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants, pourquoi une fièvre
brûle son être passionné.

La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son souvenir:

--Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu. Il a changé... Mais
pourtant, c’est toujours lui...

Lui, qu’elle a adorée... Lui, qui l’a fait souffrir... Lui, qu’elle
n’oublie pas!... Une espèce de révolte gronde dans les bas-fonds du cœur
de René... Pourtant, il n’attend ni ne veut rien de cette femme.

De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle songe... à quoi?... Et
que pourrait-il lui dire?

Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules qu’il connaît bien, dont
elle semble rejeter son fardeau en arrière et elle arrête vers lui ses
yeux brûlants; son accent devient railleur:

--Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne de promenade je vous
offre!... Vous me trouvez plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière
de vous accabler de mes doléances, dès que je vous retrouve... Mais je
me sens si effroyablement seule dans... dans la tourmente où je me
débats!... Il y a des minutes où le besoin de parler de ma misère me
ferait crier d’angoisse... Seulement, j’ai appris à me dominer... et je
me tais...

Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un geste, ni par un éclat
de voix; elle garde son attitude de femme du monde qui tient des propos
de salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette plainte
désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair qui semble chanter la
douceur de vivre...

René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation d’isolement:

--Nicole, vous avez vos parents...

--Mes parents?... Ils sont excellents... Mais nous sommes aujourd’hui
des êtres tellement différents que nous ne nous comprenons guère et
n’arrivons qu’à nous faire souffrir mutuellement... J’en ai achevé
l’épreuve... Et je me tais avec eux... Comme avec tous... Vous excepté,
René.

--Avec moi qui, hélas! ne peux rien pour vous...

--Si!... Vous pouvez quelque chose en ce moment... Restez quelques jours
à Saint-Jean-de-Luz, voulez-vous?... Nous ferons de longues promenades.
Nous causerons beaucoup... Et cela m’empêchera de penser. C’est promis,
n’est-ce pas?... Pensez que vous accomplirez une œuvre de charité en
m’abandonnant un peu de votre temps...

Ainsi, elle veut oublier, comme lui... Et l’oubli, c’est la paix, le
repos sans prix...

--Je resterai autant que vous le souhaitez, Nicole.

Il ne cherche pas une seconde à se dérober au charme dangereux que
pourtant il n’ignore pas et dont la puissance, à cette heure, lui est un
bien, puis qu’elle l’arrache à son rêve inutile.




XX


La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz. Ce sont des
jours singuliers qui se sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait
peut-être jamais vécu.

Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg, candidement
désireux de distraire leur fille, il a été l’hôte quotidien de la villa;
et passif, pour fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la
troublante atmosphère que Nicole distille autour d’elle.

Pour la première fois depuis...--il ne saurait dire quand!...--il a vécu
au gré de ses impressions sans souci de les juger ou de les dominer,
éprouvant une sorte de jouissance aiguë,--non plus une terreur!--à
sentir la vie de Nicole se mêler à la sienne, l’absorber peu à peu
jusqu’à écarter de son cerveau toute pensée où elle est étrangère.

Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure de l’affoler comme
les autres? Elle a été avec lui telle qu’il ne l’avait jamais vue, la
séduction même; durant leurs causeries où, cependant, elle n’a rien
livré du mystère de son âme; durant leurs flâneries sur la plage et dans
les petites rues luisantes de clarté; pendant les soirées passées à
faire de la musique; les excursions sous la correcte égide de M.
d’Harbourg qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les laissait errer
seuls, estimant la marche mauvaise pour ses vieux ans et René un
protecteur de tout repos.

Elle, Nicole, que pense-t-elle?... Quel drame se joue en son esprit
insaisissable. Est-ce l’apparition possible de son mari qui lui donne ce
cœur frémissant dont René sent la fièvre dans ses silences comme dans
ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair ou la rêverie de son
regard?... Jamais plus, elle n’a parlé de lui, après le brusque abandon
du premier jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition
d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un tressaillement de tout
l’être qui lui jette au visage une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt,
ont eu cette contraction que René connaît bien maintenant et qu’il
redoute; car ensuite, elle devient silencieuse, repliée sur elle-même et
elle demeure lointaine, tant qu’une circonstance extérieure ne la
rejette pas hors de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire qui
grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si René est près d’elle, un
peu bas, elle lui dit, d’un ton d’excuse:

--Ne m’en veuillez pas... Maintenant, je suis toute à vous...

Toute à vous! Quelle ironie de lui entendre ces mots qui éveillent
brutalement en lui le mauvais désir qu’il prétend ignorer. Il conserve
l’altière confiance de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut
empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit où elle lui échappe,
d’être hantée par les multiples visions de Nicole que ces quelques jours
passés près d’elle semblent avoir imprimées en son être.

Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à coup les paroles de
la sagesse: «Celui qui cherche le danger y périra...» Certes, ce n’était
pas le danger qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli... Et ne
semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne voit plus le fantôme charmant
et redouté qu’il a cru devoir impitoyablement écarter de sa vie?...
Alors, pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole qui est
troublante comme un appel d’amour?... Entre lui et elle, qui fut jadis
la fiancée d’élection, il ne doit rien y avoir qui les abaisse l’un et
l’autre.

Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus assez protégé par sa
seule volonté. Il entrevoit des abîmes dont il n’est plus aussi sûr de
se garder... Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner
sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte vers
Nicole,--Nicole, dont il ne souhaiterait plus faire sa femme!--S’il veut
sincèrement se refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer
près d’elle!

Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si violente qu’à la
seule idée de ne l’assouvir jamais, une misérable révolte crie en lui...
Ah! c’était insensé de s’exposer à pareille tentation... Quel monde
entre ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que Guillemette
éveillait en lui!

L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il arpente la plage et
tressaille de s’entendre tout à coup interpeller par M. d’Harbourg qui,
suivi de sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne, avant
l’heure du déjeuner.

--Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la villa?... Oui?... Eh bien,
vous m’obligeriez beaucoup en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer
tout de suite, chez le libraire, les livres que je veux changer ce
matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié de les prendre.

L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée de lui faire remarquer
que lui, tout d’abord, eût pu songer à ses propres affaires. Elle est,
au contraire, toute prête à s’excuser; et docile, suit son compagnon
qui, après quelques mots à René, reprend ses évolutions hygiéniques.

René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le sang quand il a
entendu M. d’Harbourg lui demander d’aller trouver Nicole... Et
cependant, jusqu’à la minute où le domestique répond à sa question:
«Oui, madame est chez elle», il est harcelé par la crainte qu’elle ne
soit partie pour une de ces promenades solitaires où elle passe des
heures.

Elle est là. Quand il est introduit dans le petit salon qu’elle a fait
sien, il l’aperçoit assise devant sa table à écrire, la tête appuyée sur
ses mains jointes. Elle porte une longue robe de maison d’un mauve rosé.
Seule, la guipure du corsage voile le cou et les épaules. Devant elle,
une lettre fermée. Au bruit de la porte, elle a un peu soulevé la tête
et regarde qui entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de
très loin que René lui a vue bien souvent.

--Comment vous? René.

Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient et lui tend
la main. Jusqu’au coude, les bras sont nus sous les dentelles qui
ourlent la manche. René sent sous sa bouche la peau tiède, odorante
comme la chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite.

--Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi vous déranger. Mais
votre père m’envoie, désirant...

Et il fait la commission.

--Bien.

Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour prendre congé; mais
ses yeux l’ont suivie dans tous ses mouvements qui ont une souplesse
caressante.

--René, pourquoi restez-vous debout? Êtes-vous si pressé, ce matin?

Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une bergère, voisine du
bureau d’où elle peut apercevoir, jusqu’à l’horizon, la course
capricieuse des vagues. Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers
la toile rousse des stores abaissés. Elle demande, tandis que sa main
tourmente, sur la table, la lettre fermée:

--Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous ferions tantôt?

Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain dompté par un
mystérieux commandement:

--Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,... car ce sera la
dernière...

--La dernière?... Pourquoi? Nous ne partons ni les uns ni les autres.

--Si, Nicole... Moi, je pars.

--Oh! non!!

Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui le fait tressaillir.
Il sent sur son bras le frôlement des doigts légers.

--Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites que je vous suis encore
chère un peu... chère comme une amie dont on a compassion, parce qu’elle
est malheureuse... Ah! si malheureuse!

Les traits de René prennent cette rigidité dure que leur donne une
émotion qu’il maîtrise. Très doucement, il détache la main qui tremble
sur son bras.

--Nicole, écoutez-moi... Parce que je vous ai vue souffrir, j’ai pu
oublier... tout le passé... Mais pour... pour notre bien à tous deux, je
ne veux pas m’exposer à ce que ce passé ressuscite!

Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit passer une étrange
expression, attirante à la façon des abîmes dont la contemplation
affole. Puis elle a un léger haussement d’épaules; et il comprend
combien peu comptent, pour elle, les lois qui courbent d’autres âmes.

--Et quand cela serait, René, vous êtes libre!... Moi aussi... Ce que
nous voulons, nous pouvons le faire. Personne n’a le droit de nous
demander compte de nos actes... Ne pensez pas à l’avenir... Vivez comme
moi dans la minute présente!... René, René, ne me laissez pas seule en
ce moment... Ne partez pas encore!... J’ai tant besoin de me sentir
gardée, protégée...

Elle a l’accent de supplication d’une créature en péril qui implore le
secours désespérément. Dans ses yeux, se mêlent de la détresse, de la
confiance, un mystérieux appel... Quoi encore... qu’il n’ose lire?...
Ah! il ne sait pas!... Il ne cherche plus à comprendre pourquoi elle
veut le retenir... Pourquoi tout à coup, elle est sortie de la farouche
réserve où elle enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui, dans
un élan qui jette le vertige en tout son être. La voix altérée, il
prononce:

--Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour vous, dites-le-moi...
Mais ne me faites pas perdre toute sagesse... Souvenez-vous que je suis
un homme qui vous a adorée autrefois... Et il ne faut plus qu’il en soit
ainsi... Il ne le faut plus!

De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit ce regard qui
bouleverse René d’un désir aveugle de l’envelopper enfin de son
étreinte, de connaître la saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle,
tout ce qui n’est pas elle...

--René, je suis terriblement égoïste... Mais je trouverais bon que vous
m’adoriez, ainsi qu’autrefois... Vous savez bien que j’ai, pour mon
malheur, un cœur insatiable... Seulement, rien de semblable
n’arrivera!... Ne craignez pas pour votre sagesse... Vous en êtes
toujours le maître... Pensez seulement que vous m’avez promis d’être un
ami très dévoué... Et donnez-m’en la preuve en restant... Votre présence
exorcise les mauvais fantômes!

Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent frémir des
sanglots. Les doigts ont repris la lettre jetée sur la table et la
froissent nerveusement.

Une intuition éclaire la pensée de René. Cette lettre doit être encore
de son mari. Ah! toujours cet homme!... Un vent de folie s’élève en lui;
rafale où sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir... Sans
un mot, il se penche, attire, d’un geste impérieux, le beau visage
ardent et sa bouche écrase les lèvres entrouvertes...

Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus. Au fond de ses prunelles,
il y a la flamme de l’homme qui veut... Dans celles de Nicole, une sorte
de désespoir sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle demeure
immobile sous les baisers qui brûlent son visage...

Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment, se rejette en
arrière... Et, très bas, avec des lèvres qui tremblent, elle dit:

--Eh bien... non!... Pas cela!!... Il ne faut pas que cela soit... Vous
le savez bien!

--Pourquoi?...

--Parce que vous ne m’aimez pas...

Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore sur sa bouche:

--Nicole, j’ai soif de vous... Et depuis tant d’années...

Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la même voix basse:

--Et moi... moi non plus, je n’ai pas d’amour pour vous... Seulement une
grande affection...

Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé. Pourtant ce qu’elle dit
là, depuis longtemps, il en est certain. Il laisse rudement retomber les
deux mains de la jeune femme, serrées dans les siennes.

--Vous n’avez pas d’amour?... Rien d’étonnant à cela... Mais alors
quelle comédie me jouez-vous depuis huit jours? Pourquoi avez-vous été
pour moi... ce que vous vous êtes montrée cette semaine?... C’était un
jeu?

Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur, les lèvres se
contractent.

--Non... ce n’était pas un jeu... Mais une vilaine action que je me suis
mise sur la conscience.

Une fugitive ondée de sang colore une seconde sa pâleur. Il interroge:

--Nicole... Nicole, je ne vous comprends pas...

--Pour me comprendre... et me pardonner... il faut vous souvenir, qu’en
ce moment, je ne suis dans la vie qu’une pauvre épave désemparée!...

Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses yeux qui demandent
impérieusement la vérité... Alors, avec une sorte d’altière franchise,
elle répond:--mais, elle ne le regarde pas; vaguement, elle contemple le
store qui bat au souffle de la mer:

--C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai cherché à être aimée
de vous, follement... ainsi qu’autrefois... Vous étiez si sûr de
vous-même, cet été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai
rencontré, que la misérable tentation m’est venue de briser votre calme,
de vous obliger à vous reconnaître vaincu par moi... tel que je vous ai
connu, il y a des années. Vous voyez, c’est une vraie confession que je
vous fais là!... Mais peut-être, après tout, est-ce surtout que je
voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs qui... qui me dévorent
et qu’une rencontre a ravivés si vivants qu’ils m’écrasent... Je ne peux
plus les supporter... Je ne puis plus vivre ainsi!...

Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation d’angoisse. Mais
c’est le seul geste, avec le regard tragique de ses yeux sans larmes,
qui trahisse la tempête où sombre son orgueil...

Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la condamner, se révolter
contre elle, quand il a été si faible, plus faible qu’elle dont il n’a
pas les excuses! Ah! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir de
cette heure lui laissera dans l’âme!...

De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la voix émouvante:

--Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore une fois, essayé de
mettre l’irréparable dans ma vie; c’était pour être sûre que je ne
retournerais pas en arrière... Mais quand vos lèvres ont pris les
miennes, j’ai senti que je ne pouvais être à personne... Du moins, en ce
moment...

--Et demain... plus tard, vous ne pourriez pas davantage, Nicole,...
parce que...

Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si difficiles à
prononcer!

--... Parce que vous aimez toujours votre mari...

--René!!... Oh! taisez-vous!... taisez-vous...

Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais encore après tout...
tout ce qui s’est passé entre nous!

--Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous considérez comme libre de
disposer de vous-même, vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un
autre...

L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce qu’il a souhaité avec
le besoin intolérable de se relever dans sa propre estime.

Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent qui la domine, où vibre
l’écho de son émotion:

--Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous donner un conseil... Mais
je vous le dis, comme je le crois... Nicole, il faut vous réconcilier
avec votre mari...

--C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les défiances, les
jalousies... Je ne veux pas... Oh! non, je ne veux pas!!... Quand
j’aurai, enfin! le divorce, je recommencerai ma vie...

--Il _faut_, dès maintenant, la recommencer, la recommencer avec lui...
Croyez-moi...

Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance:

--C’est _vous_ qui me conseillez cela?... _Vous_ qui, il y a un
instant...

Le visage de René s’altère encore plus.

--Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable... Vous le
savez bien!... Vous m’aviez fait perdre la raison... Car je vous jure
que, de toute ma volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai
uniquement souhaité voir en vous la femme qui aurait pu être ma
fiancée... Mais vous m’avez tenté... et je ne suis pas plus fort que les
autres!

Elle murmure amèrement:

--Qui donc est fort, grand Dieu!... quand la passion souffle!... Nous
sommes alors de pauvres choses emportées par un torrent... Nous ne
sommes plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle notre être
s’absorbe!

Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme qu’elle a essayé, en
vain, de rejeter de sa vie où il demeure le maître de son cœur, de sa
pensée, de sa chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant,
faire le don d’elle-même à un autre... Et il se domine, avec une âpre
joie d’en souffrir:

--Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à regretter par votre
faute, si votre mari vient à vous, ne le repoussez pas sans
l’entendre... S’il vous écrit de nouveau...

Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée.

--... lisez sa lettre... Ne la brûlez pas comme les autres...

Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les doigts, il voit
filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il l’entend, elle dit:

--Je ne les ai pas brûlées... Elles sont demeurées telles qu’elles sont
arrivées, closes...

--Eh bien... il faut les ouvrir... et les lire. Alors vous jugerez et,
je l’espère pour votre bonheur, vous pardonnerez... Tous, plus ou moins,
nous avons tellement besoin de pardon et d’indulgence... C’est insensé,
ce rêve de trouver la perfection dans les êtres que nous aimons
par-dessus tous les autres... Nous non plus, nous ne leur apportons pas
la perfection...

Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit soudain la plage
d’Houlgate, déserte dans le jour mourant; il entend Guillemette dire,
comme lui aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner.

Ah! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien loin d’elle... Que
dirait-elle, si elle savait?... Elle ne pourrait plus lui reprocher
d’être «trop sage»...

Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser à elle. Il se
lève et se rapproche de la jeune femme qui est immobile, ses deux mains
voilant toujours son visage.

--Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis, je vous en supplie,
et c’est mon adieu, pensez à ce que j’ai cru devoir vous conseiller...
parce que, de toute mon âme, je désire vous voir heureuse.

Elle a un frisson; puis elle relève la tête et interroge:

--Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, _lui_?

II incline la tête, un sceau sur les lèvres.

--Alors... alors soyez très généreux... Attendez une seconde pour me
quitter... Cette lettre-là est de lui... Et si je ne l’ouvre pas devant
vous qui venez de plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus
fort... et elle restera sans réponse comme les autres...

--Faites comme vous souhaitez, Nicole.

Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là... Tant mieux, c’est un
peu l’expiation purifiante. Il se détourne, va près de la fenêtre, et
regarde vers les flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne
connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son oreille perçoit le
bruit sec du papier déchiré... L’enveloppe est ouverte.

Que lit-elle?

Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur:

«Chère, plus que chère, où êtes-vous? Où m’avez-vous encore fui?...
Pourtant il faut que je vous trouve... Il faut que vous sachiez... que
vous m’entendiez enfin... Mon trésor perdu, j’ai péché contre vous quand
je vous ai permis de douter de moi... quand je ne vous ai pas murmuré,
en vous adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma seule raison
d’être!... Par un misérable orgueil, je n’ai pas voulu l’avouer... Et
j’ai, follement, usé mes forces à emprisonner mon amour qui criait vers
vous comme un damné, auquel le paradis est fermé! Nicole, j’étais fou,
quand je vous ai laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous
suppliait de rester; quand j’ai accepté votre décision de nous séparer;
quand j’ai laissé passer les mois, subissant le supplice de vous perdre
par ma faute... Et maintenant, mon orgueil est vaincu. Nicole, je t’aime
trop... Il faut que tu me laisses te reprendre, ô mon amour...
Écoute...»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix grave, dont le
timbre a une douceur ardente.

--René, vous pouvez me laisser... Je lirai les autres lettres aussi...

Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière, que jamais encore il
n’y a vue. Et une fibre douloureuse tressaille en lui. L’accent presque
dur, il dit:

--C’est bien ainsi... Au revoir, Nicole.

Elle est assise à la même place où elle était, quand il est entré, et
lui tend ses deux mains:

--Au revoir, mon ami... Merci... Et je vous en supplie, s’il vous arrive
encore de penser à moi, que ce soit avec toute votre charité, sans
colère ni... ni trop de mépris...

Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants; mais ses lèvres ne les
touchent pas. Sans une parole, il sort.




XXI


Prétextant un brusque rappel pour son service, il a quitté
Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement Nicole, mais encore M. et
Mme d’Harbourg, cause innocente d’une scène qui comptera parmi les
souvenirs les plus pénibles de son existence. Il se meut avec les
impressions d’un homme arraché brutalement au rêve par une chute dont il
demeure tout meurtri. Ah! qu’elle est bien abattue, sa hautaine
assurance de sa force morale!... Si Nicole avait consenti, c’est lui qui
mettait l’Irréparable entre eux...

A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent depuis plusieurs jours.
L’une d’elles, timbrée d’Houlgate, vient de sa sœur. Sûrement il y est
parlé de Guillemette...

Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement perdu,
l’Éden auquel désormais, il s’interdit même de songer... Ainsi se ferme
l’entrée d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel qu’il est,
discipliné de vieille date à la pratique du devoir strict, il ne se
pardonne pas ce qu’il a désiré, voulu, cherché... Le souvenir lui en est
intolérable comme le serait celui d’une déchéance...

Il regarde distraitement les autres lettres. En gros caractères,
soulignés d’un trait dur, il en est une qui porte le mot «pressée».
L’attention de René s’éveille. L’écriture n’est-elle pas celle de son
beau-frère?... Pourquoi cette lettre?... Entre eux, la correspondance
est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui, si violente qu’au
seuil même du bureau de poste, il déchire le cachet et lit.

«Mon cher René, je sais que je peux tout demander à ta fidèle affection;
que ton dévouement absolu est acquis à ta sœur, à ses enfants... Et
c’est pourquoi, en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les
phrases inutiles: par les journaux, tu as sans doute appris le
formidable krach des mines de platine, amené par des spéculations
secrètes, et plus qu’audacieuses! du directeur général. Il est probable
qu’ayant des capitaux considérables engagés dans l’affaire, je suis plus
que tout autre atteint par la catastrophe, sous laquelle, selon mes
prévisions, je vais me trouver écrasé... Quoi qu’il en soit, ce serait
pour moi une sécurité, de te savoir, ces jours-ci, près de ta sœur pour
lui adoucir le choc que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à
l’autre... Lui revenir vaincu pour la première fois de ma vie... Lui
annoncer une ruine, dont je ne puis mesurer encore l’étendue après avoir
désespérément lutté pour l’éviter... La voir privée de son luxe...
Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires, et quels
commentaires!... Toutes ces pensées me tenaillent le cerveau à me rendre
fou!...

«Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce qui arrive et fais...
l’impossible pour l’éviter, je vis dans une telle tension cérébrale,
qu’il faut m’absoudre d’être lâche devant le désastre, que rien de mes
efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur, les enfants. Va
auprès d’eux bien vite. De cœur, merci... et pardonne-moi, quoi que tu
puisses avoir à me reprocher...

«Ton vieux frère.

«R. S.»

Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il est sur le pont de
l’Adour. Devant lui, le fleuve roule doucement, vers la mer, des eaux
laiteuses sous le ciel d’automne. Des voitures se croisent; les passants
circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire d’une gamine qui
grignote un fruit. Il tressaille et se reprend à lire cette lettre qui
jette en lui une sensation de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère,
l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient de lire?

Que se passe-t-il? Qu’est-ce que ce krach?... René n’a pas ouvert un
journal depuis dix jours, tandis qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole.

Évidemment, il faut une situation très grave pour que Raymond Seyntis
s’abandonne ainsi dans une lettre qui dissimule... quoi? Elle ressemble
à un adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René; et soudain, le
choc violent qu’il subit refait de lui l’homme résolu, d’énergie froide,
qui agit sans inutile retour sur lui-même. En quelques minutes, il est à
la gare, s’informant de l’heure du train le plus proche; il télégraphie
à son beau-frère pour annoncer son retour, et en attendant la minute où
il va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers journaux parus.

Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach Mariel qui se
chiffre par des millions et entraîne la débâcle de plusieurs grandes
banques dont les noms ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux
dernières nouvelles, une dépêche de Londres annonce le suicide de
Mariel.

De Mariel seul... Une détente irraisonnée se fait un moment dans
l’inquiétude qui demeure abattue sur René depuis qu’il a lu la lettre de
son beau-frère.

Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser tenaille de
nouveau sa pensée pendant les heures interminables qui s’écoulent
jusqu’au moment où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide
d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose devant l’hôtel de la
rue Murillo.

Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le somptueux logis a cet
aspect morne des demeures dont les hôtes sont absents. Les fleurs des
massifs s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge noie la
cour d’honneur sous le jet impétueux de la pompe qu’il dirige sur les
pavés.

La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage cette expression
mécontente des gens dérangés par un intrus. Mais l’expression disparaît
vite sous un air empressé, quand il reconnaît René qui demande,
instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène familière:

--Puis-je voir Monsieur?

--Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate.

--Et il revient?...

--Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute, ces messieurs savent.

Que savent-ils?... René y passe pour être certain que son beau-frère est
absent, pour apprendre peut-être la confirmation ou l’inanité de ses
craintes. Là aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate
sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs imminent.

Toujours le même renseignement qui doit être un mot d’ordre; car, à la
Banque, René sent tout de suite une atmosphère de fièvre, de
préoccupations capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés...

Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc aux _Passiflores_
seulement, il saura. Et incapable de supporter davantage une attente qui
lui devient un supplice, il prend le premier express vers Houlgate.

Le train est presque désert, non plus bondé comme en ce lumineux jour
d’été où il arrivait à Houlgate avec une âme si différente de celle que
lui ont donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser.

Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se dénudent; le
crépuscule brumeux sur le réseau noir des branches sans feuilles, la
mélancolie de ce qui finit.

Ce qui finit... Est-ce le bonheur d’êtres qui lui sont chers?... dont il
ignore tout, en ce moment, par sa faute...

Enfin, dans un instant, il va savoir! Houlgate est bien près. Les
petites stations fuient solitaires. Par delà les prairies, entre les
arbres, s’ouvre l’infini de la mer, couleur d’ardoise... Et puis, une
fois encore, le train s’arrête.

Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la vision de sa joyeuse
arrivée, en juillet, sa sœur souriante sur le quai; et, près d’elle,
restée très sage en arrière avec les enfants, la jeune créature qui
allait souverainement lui prendre le cœur. Ah! comme en cette minute où
il va la revoir--parce que la vie est plus forte que toutes ses
résolutions!--il a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour
se détacher d’elle! La seule pensée que dans quelques instants il sera
près d’elle, emporte même l’anxiété qui l’enserre dans un étau depuis
tant d’heures. Il oublie tout--sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui...
Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse.

Il écarte la portière, saute sur le quai... et s’arrête court.

Guillemette est là, seule, toute fine dans cette vareuse de laine rouge
qu’elle portait ce dernier jour où ils étaient ensemble sur la plage,
dans un pareil crépuscule de brume... Guillemette avec son éclat de
fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre violette de ses yeux, alors
qu’elle vient vers lui, en qui tressaille une allégresse éperdue. Ah!
malgré tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver!...

Mais il ne se trahit pas et dit seulement:

--Je ne rêve pas?... Guillemette, c’est vous, bien vous?... Comment
êtes-vous ici?

La bouche a cette expression qu’il a revue tant de fois depuis son
départ:

--Je suis venue ici pour vous attendre, oncle René... Vous allez me dire
que c’est très incorrect... Je m’en aperçois maintenant, mais tant
pis!... Je suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand je vous
dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée...

Son inquiétude se ravive, comme une blessure sensible au moindre
attouchement.

--Vous saviez que j’arrivais?

--Je l’espérais, d’après ce que père avait dit...

--Il est aux _Passiflores_?

--Non; il y était hier soir; il y a passé la nuit, la matinée... Et
puis, il est reparti par l’express d’une heure, après m’avoir répété que
vous veniez... Alors en rentrant de faire un tour sur la
plage,--maintenant qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler
seule!--je me suis aventurée jusqu’à la gare, parce que...

--Parce que? répète-t-il, s’appliquant à parler d’un accent très calme.

--Parce que j’avais besoin de causer avec vous tout de suite... pour que
vous me tranquillisiez...

--Vous êtes inquiète de quoi?... de qui?... De votre père?

Le mot lui est échappé. Elle tressaille:

--Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord? Il allait bien... Mais il
était tellement autre que je le vois d’ordinaire...

--Plus fatigué peut-être?

--Non... Non... Seulement nerveux, absorbé... Et ses yeux étaient si
tristes, si tendres...

Elle s’arrête encore... Puis, avec un imperceptible tremblement dans la
voix, elle achève:

--Il avait l’air de regretter si fort de partir que, ridiculement, je me
suis mise à le supplier de rester, en me blottissant dans ses bras comme
un bébé. Il m’a gardée une seconde; puis, presque violemment, il m’a
écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce qu’il devait... Et il
est retourné dans son cabinet d’où il n’est sorti que juste au moment de
prendre le train... Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis
horriblement tourmentée de lui!...

D’un geste instinctif, elle se rapproche de René, dont elle appelle le
secours... Nicole a eu le même mouvement, là-bas... Il n’y songe pas...
L’enfant qui marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée de
tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante en sa vie où
elle ne pouvait demeurer... Il dit très doucement:

--Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir de raison. Est-ce que
votre mère est inquiète aussi?

--Oh! je ne crois pas... Du moins, elle a tout à fait son air de chaque
jour... Cet après-midi même, elle était très gaie avec Mad et
Mademoiselle. Aussi je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon
impression et je vous ai attendu... comme on attend le plus sûr des
amis! pour que vous vous informiez, que vous jugiez ce qu’il faut
faire... Je ne _peux_ pas rester dans cette incertitude!... C’est pour
vous le... crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce que,
aux _Passiflores_, je n’aurais pas été bien libre de vous en parler...
Ah! mon oncle, maintenant que vous êtes là, j’ai moins peur... Vous
n’allez pas repartir tout de suite, n’est-ce pas?

Ah! René sait bien maintenant que, s’il dépendait de lui, jamais plus il
ne s’éloignerait d’elle... Mais que vont faire les événements de ce rêve
merveilleux?...




XXII


Guillemette avait raison. Mme Seyntis n’est en rien préoccupée de son
mari qu’elle est, au contraire, heureuse d’avoir trouvé rempli de
tendresse pour elle, pendant les quelques heures qu’il vient de passer
aux _Passiflores_. Elle aspire simplement à le rejoindre, à peine
étonnée qu’il l’ait si vivement invitée à profiter des derniers beaux
jours à Houlgate; sans doute, parce qu’il sait à quel point elle jouit
d’une paisible vie de campagne, malgré son regret d’avoir André
pensionnaire à Paris, victime de la reprise des études.

Elle est trop habituée à lui obéir pour discuter le désir qu’il lui a
exprimé à ce sujet; et ne lisant que peu ou point de journaux, ne voyant
personne à Houlgate désert, elle ignore le désastre financier qui menace
de l’atteindre et dont il ne lui a rien laissé soupçonner.

René, hanté par les craintes qu’il lui faut cacher, passe ainsi une
étrange soirée, entre la quiétude souriante de sa sœur, joyeuse de le
revoir, insatiable de détails sur son voyage, et l’instinctive anxiété
qu’il devine toujours latente chez Guillemette, malgré le réconfort
qu’il sent lui apporter par sa présence.

Ah! jamais, elle ne lui avait ainsi montré ce qu’il est devenu pour
elle, l’ami par excellence, celui qui inspire la sécurité, la foi
tendre, forte, apaisante. Et, silencieusement, il en éprouve un bonheur
intense,--douloureux aussi, parce qu’il sait avec quel regard, quel
recul de tout l’être, elle s’éloignerait de lui, si elle apprenait...
Elle ne comprendrait guère que s’il s’est livré à Nicole, c’est parce
qu’il l’aimait absurdement, pour mieux la fuir... Et elle aurait raison
de le juger... comme il se juge.

Mais à cette heure du moins, elle ignore; et elle ne lui refuse point la
caresse de sa voix, de sa grâce, de sa jeunesse qui resplendit dans la
capricieuse mobilité du visage.

Est-il possible que tout souvenir, toute inquiétude puissent ainsi
s’engourdir en lui, jusqu’à l’oubli, parce qu’elle est assise à quelques
pas de lui, sous la clarté de la lampe qui dore sa peau, les moires des
cheveux et rend plus profonde l’eau sombre des yeux où la pensée se
reflète en ombres et en lumières...

Peu à peu, à mesure que les minutes coulent, si calmes, une sorte
d’apaisement se fait dans son esprit surmené par la crainte, par
l’acuité de sa vie intérieure depuis plusieurs semaines, par la dernière
crise qu’il vient de traverser. Il y a des instants où il en arrive à
croire que la lettre de son beau-frère n’était que l’œuvre de la fatigue
et de l’énervement. Le cauchemar s’éloigne, pareil à une trompeuse
menace de tempête... Et de même, le rêve troublant de ses quelques jours
près de Nicole, où il lui semble bizarre qu’il ait pu vraiment jouer un
rôle.

L’atmosphère paisible de ce salon clair, à foison fleuri de
chrysanthèmes, agit sur lui à la manière d’un baume. Les lampes, sous
l’abat-jour d’or pâle, épandent doucement leur clarté. Une belle flambée
luit dans la cheminée. Parfois, l’aile du vent frôle les vitres, seul
bruit venu de la nuit sans lune, car les fenêtres closes ne laissent
plus entendre la plainte berceuse de la mer.

Sa sœur est assise à la place même où, chaque soir, il l’a vue durant
l’été, penchée sur son métier où elle achève l’écran, minutieusement
brodé, qu’elle commençait quand il est arrivé, aux beaux jours de
juillet.

Mademoiselle a toujours son air de vierge sage; et Mad étant couchée,
elle s’applique, selon sa coutume, à confectionner force vêtements pour
les pauvres de Mme Seyntis...

Mais sa sœur, mais Mademoiselle lui sont des figures lointaines, jouant
un peu le rôle des figurantes... La seule créature proche de sa vie qui
tressaille au frôlement de la présence chère, c’est elle, Guillemette...

Cependant, il lui parle à peine, dans la crainte instinctive de se
trahir. Avec Mademoiselle, avec sa sœur, il cause, stupéfait de pouvoir
montrer une telle liberté d’esprit, répondant aux questions sur la
reprise prochaine de son service, puisque son congé finit... Et par un
dédoublement de sa pensée dont, jadis, il se fût cru--et
justement!--incapable, il ne cesse pourtant d’observer Guillemette comme
s’il découvrait en elle un Inconnu...

Est-ce l’obscur souci qui voile d’une sorte de gravité la ligne souple
des traits?... Elle ne lui semble plus avoir sa figure d’enfant... Elle
est vraiment la jeune fille en qui la femme déjà se révèle, mûre pour se
dévouer, pour souffrir, pour se donner toute dans l’amour...

Jamais encore, elle ne lui était apparue ainsi... La connaissait-il
mal?... Ou ne savait-il pas la regarder, déchiffrer sur ce visage, dont
tous les traits lui étaient familiers, le mystérieux travail de l’être
qui se développe, se cisèle en profondeurs et en reliefs, entr’ouvre peu
à peu sa fleur pour s’épanouir au large souffle de la vie, ardemment
respiré?

Ou bien a-t-elle changé pendant les semaines qu’ils ont été séparés? Il
a l’intuition que, délivrée des obligations mondaines, dans la solitude
d’Houlgate, elle a joui, jusqu’à l’ivresse, de la mélancolique et
fuyante splendeur de l’automne; que, passionnément, elle a vécu en
elle-même, puisque, près d’elle, personne n’attirait le don confiant de
sa pensée.

Et parce qu’il la voit ainsi, tout à coup, comme en une révélation
éblouissante, il se trouve insensé d’avoir--et avec quelle
sincérité!--imaginé qu’elle n’était encore qu’une rieuse petite fille
dont il devait s’écarter, conscient du déclin de sa propre jeunesse.

Maintenant,--trop tard, peut-être...--il comprend quels trésors elle lui
eût donnés, dans sa richesse de créature neuve qui fût venue à lui en sa
fraîcheur, sans prix, de corps, de pensée, d’âme...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au réveil, René ne retrouve plus rien de la fragile sécurité, recouvrée
un instant; et avec une sorte de fièvre qui s’exaspère à mesure que
l’heure approche, il attend l’arrivée du courrier; car l’incertitude est
un supplice pour un esprit absolu comme le sien...

Et cependant, au moment où un coup de cloche annonce enfin le facteur,
il songe brusquement que cette incertitude même était encore un peu de
bonheur puisqu’elle permettait l’espoir.

Mais c’est en vain qu’il a attendu. Il n’y a aucune lettre de Raymond
Seyntis, ni pour lui, ni pour sa sœur... Que signifie un tel silence,
alors que son beau-frère pressent sûrement combien il est avide de
nouvelles, après l’inquiétante lettre envoyée à Rayonne.

Peut-être les journaux qui viennent de lui être remis lui apprendraient
la vérité...

Mais il n’ose les ouvrir parce que Guillemette est là, près de lui,
appelée aussi par la venue du facteur, et murmure d’un accent de
déception anxieuse:

--Comment, père n’a pas écrit?... Je le lui avais tant demandé!

--Et il vous l’avait promis?

--Il m’avait dit qu’il ferait son possible pour cela...

Elle mord un peu sa lèvre, pour dompter une émotion qui ne veut pas
s’avouer. Et à ce léger signe, il devine à quel point, elle demeure
obscurément troublée de l’attitude de son père. Puisque lui-même ne sait
rien, que peut-être il redoute à tort un malheur, pourquoi ne pas lui
laisser encore la foi bienfaisante qu’elle s’alarme en vain?... Et après
elle, il répète:

--Votre père vous avait dit qu’il ferait son possible... Eh bien, il
n’aura pu, voilà tout!... Il est arrivé tard, hier, à Paris...
Guillemette, quelle enfant impressionnable vous êtes devenue depuis que
nous sommes séparés!...

Elle sourit un peu, inconsciemment apaisée par l’accent de badinage
qu’il a pu employer; et, sur sa bouche, reparaît l’expression malicieuse
et caressante:

--Peut-être parce que je ne subissais plus l’influence de votre
sérénité, mon oncle... Mais maintenant que vous êtes de retour, je vais
redevenir très sage... Surtout si je retrouve bien en vous mon ami...
mon ami fidèle, que la séparation n’a pas rendu oublieux...

Pourquoi parle-t-elle ainsi? Il l’enveloppe d’un regard rapide.

Ils ont descendu les degrés du perron et marchent autour la pelouse où
l’herbe est rousse, sous les arbres revêtus de leur feuillage de
légende. Une senteur de terre mouillée, de chrysanthèmes, de mousse
humide, erre dans la brise froide qui souffle de la mer, emportant à
travers le ciel d’automne, sous le soleil, le vol lourd des nuées et les
flocons duvetés des fils de la Vierge, arrachés aux branches.

Guillemette serre autour d’elle l’écharpe, d’un rose de corail, jetée
sur ses épaules, et qu’elle a relevée à demi sur ses cheveux pour les
protéger contre le vent... Mais une boucle vagabonde mousse obstinément
sur le front.

Elle avance, contemplant, au loin, la course haletante des vagues; et,
sous les plis de son voile rose, une indéfinissable expression lui donne
un visage de jeune sphinx. Que pense-t-elle?... Quelque obscure
prescience l’aurait-elle avertie qu’il a voulu l’arracher de son
souvenir?... Et que cette trahison s’est accomplie vraiment quelques
jours, de par son libre consentement et la toute-puissance de Nicole.

Oublieux?... oui, il l’a été... Et forcé de le taire, ne pouvant avouer,
afin qu’elle pardonne, il éprouve l’impression intolérable pour une âme
scrupuleuse et droite comme la sienne, de lui mentir, de voler son
estime et sa foi d’enfant...

Alors, la seule parole absolument sincère qu’il puisse lui répondre, il
la lui dit:

--Guillemette, votre ami vous revient, surtout, instruit par l’absence,
de toute la place que vous avez prise dans sa vie.

Une imperceptible flambée avive, une seconde, l’éclat du jeune visage;
et les larges prunelles s’arrêtent sur lui, avec un regard qui semble
échappé de l’âme même.

--Et cette découverte, vous avez pu la faire, mon oncle, malgré la
présence de Nicole?

Il y a de l’incrédulité dans son accent.

--... J’en suis très fière, savez-vous... J’aurais jugé, au contraire,
que, près d’elle, vous ne pensiez certes pas à une insignifiante petite
fille de mon espèce... C’est ce que je me suis piteusement dit tout de
suite, quand j’ai appris que vous l’aviez rencontrée...

--Oui... par hasard, alors que je la croyais à Luchon...

L’onde émouvante du souvenir frémit en lui.

--Je sais... Une lettre de ma tante d’Harbourg à maman a raconté la
chose... Nicole est toujours aussi belle?

--Très belle.

--Comme elle était ici?...

--Oui...

Ah! que la vision est encore vivante en lui du visage qu’il a tenu,
pâli, entre ses mains; des yeux voilés par les paupières qui, sous les
cils, laissaient filtrer les larmes; des lèvres qu’il a follement
baisées... Et quelle reconnaissance il garde à Nicole, parce qu’elle n’a
pas permis que l’Ineffaçable s’accomplît entre eux!...

La voix de Guillemette s’élève, avec l’accent de la réflexion bien plus
que de l’interrogation:

--Alors, puisqu’elle est toujours la même, vous avez dû trouver
délicieux le séjour près d’elle... Vous êtes-vous promenés beaucoup
ensemble?

--Nous avons fait plusieurs excursions. M. et Mme d’Harbourg désiraient
la distraire...

--La distraire?... De quoi?...

--Du chagrin de sa vie gâchée...

--C’est vrai... Elle est malheureuse...

Elle s’interrompt une seconde; puis reprend d’un ton singulier où il y a
une sorte d’ironie, et ses pieds écrasent rudement les feuilles que le
vent abat dans l’allée, sous le frôlement de sa robe:

--Ce devait être là une bonne œuvre facile à accomplir! Nicole est une
charmante compagne de promenade, sachant se taire et parler à propos;
jamais lasse, et puis si jolie, que les passants envient l’heureux
mortel qui l’accompagne...

--Guillemette, pourquoi me dites-vous cela comme un reproche?...

Elle secoue la tête.

--Un reproche?... Oh! certes non!... Je n’aurais, d’ailleurs, aucun
droit pour vous en faire!... Seulement... c’est vrai... parce que je
suis très égoïste, il me semble triste que vous m’ayez oubliée près
d’elle... Car il est impossible qu’il en ait été autrement!...

--Impossible?... Pourquoi? fait-il, attentif à lire en elle, et
incapable de se permettre une dénégation menteuse.

--Parce que, elle présente, tous les hommes ne voient plus qu’elle
seule... Je l’ai tant de fois constaté... Mais... mais je n’aurais pas
voulu que vous fussiez comme les autres, parce que, alors, vous ne me
semblez plus vous... Et puis... je vous l’ai déjà confessé, je crois...
oncle René, je suis une misérable petite créature, très jalouse de mes
amis, de ceux auxquels je tiens fort... Je ne les prête pas... Et s’ils
m’abandonnent, eh bien... ils ne comptent plus pour moi... Même quand je
devrais en souffrir!

--C’est pour moi, Guillemette, que vous dites ces choses?

Elle a un indéfinissable sourire:

--Non, si vous ne méritez pas de les entendre!... Répondez-moi que je
suis injuste à votre égard et je vous croirai... oh! sans hésiter une
seconde!

Il lit une question, passionnément jetée, dans les yeux qui se posent
sur les siens. Que se passe-t-il donc dans l’intimité de ce cœur si
clairvoyant, parce que c’est un vrai cœur de femme... Elle vient, avec
une enfantine franchise, qui semble écarter toute équivoque, de lui
avouer que, jalousement, elle garde ses amis... C’est pour cela, alors,
qu’elle s’émeut ainsi de sa rencontre avec Nicole dont elle connaît trop
bien le pouvoir?...

Mais la réponse qu’elle lui demande, il ne pourrait la lui faire sans la
tromper... Et son intransigeante loyauté lui interdit de prononcer les
mots qu’elle attend... Alors, malgré la conscience qu’il l’éloigne par
le doute laissé en son esprit, il dit, sans pitié pour lui-même qui doit
porter la peine de sa faiblesse:

--Guillemette, ce qu’il vous faut croire, c’est que vous êtes pour moi
ce que n’est aucune autre créature au monde...

--Plus que n’est Nicole?

Les mots ont certainement jailli de sa bouche, avant que sa volonté ait
pu les taire, car elle a, aussitôt, un geste instinctif, comme pour les
arrêter dans leur vol; et ses dents mordent sa lèvre si fort qu’une
goutte de sang apparaît.

Avec une sincérité grave, lui livrant son regard, il dit après elle:

--Plus que n’est Nicole... Le souvenir que je lui garde, parce qu’elle a
été le rêve de ma toute jeunesse...--j’ai compris que vous le
saviez...--ce souvenir n’a rien de commun... oh! non, rien!... avec le
sentiment que je vous offre, Guillemette.

Comme le soir de son départ, cinq semaines plus tôt, il s’arrête,
n’osant plus poursuivre... Il entend les mots qui montent, palpitants,
de son cœur même... Le désir frémit en lui de l’attirer doucement sur sa
poitrine, ainsi qu’une enfant précieuse, fragile et adorée,--désir si
loin, oh! si loin,--de l’emportement qui, là-bas, un jour, l’a jeté vers
Nicole...

Pourtant, il reste immobile... Dans la solitude de ce jardin où le seul
bruissement de la brise à travers les sapins vibre dans le silence, il
la sent trop bien confiée au respect qu’il a de sa jeunesse, à la
tendresse fervente, forte, infinie, qu’elle a éveillée au plus profond
de son âme et dont, maintenant, il ne peut plus renoncer à chercher
l’écho...

Mais elle lui est encore si mystérieuse!... voilée par le secret de son
cœur qu’il ignore et que gardent bien les prunelles lumineuses qui ont
une beauté d’aurore, tandis qu’elle murmure, serrant autour d’elle,
étroitement, les plis roses de l’écharpe:

--Tout est bien ainsi... Je vous remercie de ce que vous me donnez...

Leurs âmes sont très proches, en cette minute dont la douceur est si
puissante qu’elle les isole dans un monde où tout ce qui n’est pas eux
leur devient étranger...

Et ils ont le même sursaut d’êtres réveillés soudain, en entendant
tinter bruyamment la cloche de la grille.

René se retourne.

Par-dessus les massifs que sa haute taille domine, il aperçoit un
uniforme de la poste.

Une dépêche que l’on apporte.

Il en arrive, certes, souvent aux _Passiflores_. Et cependant, pas une
seconde, René ne doute que celle-là ne renferme la nouvelle qu’il
attend, qu’il redoute depuis la lettre lue à Bayonne.

Un domestique apparaît dans l’allée.

Instinctivement, René fait quelques pas en avant pour distancer
Guillemette... qu’il puisse apprendre avant elle!...

--Une dépêche pour Monsieur.

--Merci, donnez.

Il la prend, déchire le cachet, si rudement que le papier lui-même en
est arraché, et il lit:

«Accident arrivé à M. Seyntis. Prière de prévenir madame et venir tout
de suite.»

La signature est celle du valet de chambre de Raymond Seyntis.

René a une respiration profonde d’homme auquel l’air a manqué tout à
coup. Mais en même temps, il redevient froidement calme, ainsi qu’il
l’est toujours aux heures de lutte ou de danger, tant est puissante
alors la tension de son énergie.

--Mon oncle, qu’y a-t-il?... Cette dépêche, c’est à propos de père...
n’est-ce pas?

Guillemette l’a suivi. Elle est devant lui, l’interrogeant aussi de ses
yeux devenus immenses.

Il la contemple avec tout ce qu’il a pour elle d’amour et d’impuissante
pitié,--car elle vient peut-être de vivre ses dernières minutes
d’insouciance heureuse... L’épreuve s’abat sur elle... A quoi bon la
tromper, retarder le moment où elle saura, puisqu’il _faut_ qu’elle
sache... qu’il ne peut rien pour écarter d’elle la douleur?...

Elle a senti son hésitation devant les mots qu’il doit dire; elle a vu
l’altération du visage et répète avec une anxiété impérieuse:

--Mon oncle, qu’y a-t-il?... Répondez-moi...

--Votre père s’est trouvé souffrant... La fatigue, sans doute... Il
vaudrait mieux que votre mère soit auprès de lui. Je vais l’avertir afin
qu’elle puisse partir par le prochain train.

Elle n’a pas une larme, pas une exclamation. Mais son visage paraît
soudain modelé dans la cire pâle; et ses lèvres, contractées, murmurent
seulement:

--Mon Dieu!... mon Dieu!...

Puis, ses yeux plongent désespérément dans ceux de René:

--C’est bien la vérité que vous me dites là? mon oncle... Il n’y a rien
de plus dans cette dépêche?... Il est seulement... malade... Est-ce
grave?

--Je vous jure, mon enfant chérie, que la dépêche n’en dit rien. Elle
est envoyée par Victor qui réclame la présence de votre mère...

--Oh! annoncer cela à maman!... Comment allez-vous faire? mon oncle.

D’instinct, tous deux lèvent la tête vers le balcon sur lequel s’ouvre
la chambre de Mme Seyntis. Et un choc les fait tressaillir... Elle y est
arrêtée, les observant avec une expression singulière... Pourtant, elle
n’a rien entendu de leurs paroles; ses traits ont leur calme sérénité
coutumière.

Le teint reposé, dans l’élégance discrète de sa robe de maison, une
dentelle nimbant ses cheveux, elle incarne une vision de femme à qui la
vie est généreusement douce...

--Quel conciliabule! René et Guillemette... Je vous ai appelés et vous
ne m’avez même pas entendue!... Vous avez des mines graves! Puis-je
savoir ce qui vous agite ainsi?

Il n’y a pas un atome d’inquiétude en son accent. Tout au plus, un
soupçon de contrariété. Auprès de son frère, maintenant, Guillemette ne
lui paraît plus une gamine, ne pouvant voir en lui qu’un oncle.

Les yeux de René et de Guillemette se rencontrent et la même angoisse y
palpite, l’angoisse de ce qu’il faut apprendre à cette créature qui n’a
jamais connu que le bonheur... Encore quelques minutes, et ce bonheur
sera devenu le passé...

Puis René répond, d’une voix qu’il s’applique à faire très calme:

--Marie, pourrais-je te parler tout de suite?...




XXIII


Quelques jours plus tard.

C’est le soir; René est seul avec son beau-frère. Mme Seyntis, vaincue
par les émotions, les fatigues des journées qui viennent de passer, a
enfin consenti à aller reposer quelques heures.

Invincible en sa foi dans toute assurance donnée par son mari, elle n’a
pas douté qu’il n’ait été victime d’un accident en maniant son pistolet
qu’il croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner, elle n’a
reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun rapprochement, n’a entendu
aucune dangereuse rumeur sur une situation que tout Paris connaît
maintenant. Et son âme de chrétienne fervente exhale un perpétuel cri de
reconnaissance au Dieu qui l’a préservée d’un effroyable malheur.

Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi s’éloigne, sur la
demande du blessé, désireux de l’unique présence de son beau-frère. Il
est d’ailleurs beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il a voulu
avoir avec le sous-directeur de la Banque, dans l’après-midi même, et
demeure immobile, selon l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant
travaillé creuse l’oreiller; et les yeux, large ouverts dans le visage
décoloré, songent, arrêtant un regard inconscient sur le reflet clair
que la lampe allume, dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de
cuivre du lit.

Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière la garde. Alors,
il tourne à demi la tête vers son beau-frère, qui a pris place près de
lui.

--René, nous sommes bien seuls?

--Oui, tu veux me dire quelque chose?

--Te demander quelque chose... Mais d’abord... est-ce que Marie ne sait
rien encore de... de... la situation?

Les mots semblent lui être affreusement difficiles à articuler...

--Non... je ne crois pas... Elle n’a pensé qu’à toi, à toi seul, depuis
la nouvelle, arrivée à Houlgate...

--Il faut pourtant qu’elle apprenne...

Et une souffrance crispe ses traits.

--... Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler... la vérité... Une
pareille explication risquerait de retarder le moment où je vais pouvoir
revenir à mon poste... Quand on se donne, en mon cas, le ridicule de se
manquer, il ne reste plus qu’à guérir très vite!... René, viens-moi en
aide... Veux-tu me rendre l’immense service de parler à Marie?... Mais
s’il est possible,--et c’est possible, je crois, elle est si
confiante!--ne lui laisse pas soupçonner que mon accident n’en est pas
un... tout à fait...

René incline la tête; et dans sa réponse, il y a surtout la volonté
d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine la violence.

--Sois sans inquiétude... Je lui cacherai ce qu’il vaut mieux, en effet,
qu’elle ignore...

--Mon pauvre René, quelle mission je te donne là!... Mais tu es le seul
à pouvoir la remplir... Je te l’avais confiée déjà il y a quelques jours
dans une lettre que je te prie de prendre... là... dans le tiroir fermé
de mon bureau... puisque je suis encore du nombre des vivants... Lis-la,
si tu le préfères... Et puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans
aucune main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon
«accident»... Je te disais pourquoi il était inévitable... J’espère que
tu l’aurais compris et m’aurais pardonné de ne pouvoir supporter une
ruine dont je n’étais pas responsable... et surtout ses conséquences que
je craignais déshonorantes...

--Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à supporter!... O
Raymond, comme dit ton médecin, c’est une grâce miraculeuse que tu
n’aies pas réussi... ce que tu as tenté...

Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les reproche aussitôt, car
le visage du blessé s’altère encore.

--Tu as raison, c’était lâche!... Mon excuse, c’est que j’étais à bout
de forces... Dans cette lutte écrasante, j’avais épuisé toute ma somme
d’énergie... Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant... Le
désastre accompli, mes nerfs se sont brisés; et je n’ai plus eu qu’un
besoin aveugle... animal... de ne plus lutter, de ne plus penser, de ne
plus souffrir, de disparaître comme faisaient autrefois les vaincus...
comme ils font encore aujourd’hui!... Mariel ne s’est pas manqué, lui...

--Pauvre, pauvre malheureux!... Ah! Raymond, ne l’envie pas... Plains-le
plutôt...

A voix basse, Raymond Seyntis répète:

--Oui, pauvre malheureux!... Sais-tu ce qui m’empêche, maintenant, de
maudire cet homme qui, en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien!
c’est la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à la minute
où il a fait jouer son pistolet et s’est enfoncé... je ne sais où...
peut-être, après tout, dans le repos!... Mon ami, je viens de passer par
là... Et je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude... Ah! si le
Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi, existe vraiment, il doit tenir
compte de leur agonie volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie
pour y connaître des tourments tels, que la mort leur apparaît la
délivrance!

Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres sceptiques de Raymond
Seyntis, pour qui ne semblaient guère exister les problèmes de
l’au-delà... Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son
âme a pu connaître le frisson du vertige devant le suprême Inconnu,--ce
frisson qui ne s’oublie pas...

La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne pas d’un tel drame... Et
parce qu’il en sait les affres, il voit l’absolue nécessité d’en
distraire l’esprit du blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec
une autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte la main
allongée sur le drap, il répond:

--Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces graves questions... Nous
le ferons plus tard... quand tu le voudras... Ne parle pas ainsi, la
fièvre reviendrait. Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite...

Mais le malade esquisse un geste de dénégation.

--Je risque moins le retour de la fièvre à penser tout haut devant toi
qui peux me comprendre, qu’à ressasser mes réflexions. C’est
écrasant,... surtout à certaines heures!... d’être ainsi seul avec
soi-même... Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai
les moments que j’ai passés, devant ce bureau, avant la minute que
j’avais fixée pour disparaître... Ah! il est facile de trouver que c’est
une lâcheté d’abandonner la lutte! mais j’ai constaté, moi, qu’il
fallait un rude courage pour accomplir cette prétendue lâcheté!... La
vie nous tient si fortement! Et qu’il faut déchirer de liens!

Il s’arrête un peu... René n’essaie plus de lui imposer le silence; il
voit que pour lui, si fermé aux confidences, c’est un apaisement, dans
sa faiblesse inaccoutumée, de se confier à une sympathie dont la sûreté
lui est un viatique. Et il écoute, le cœur battant à larges coups,
l’évocation de la nuit tragique.

Le blessé reprend de la même voix lente et basse, coupée d’arrêts, comme
il parlerait en rêve, ou observant un spectacle lointain.

--Il pleuvait bien fort, ce soir-là... J’entendais l’averse battre mes
vitres... de même que je l’ai entendue, cet été, aux _Passiflores_,
pendant mes nuits blanches... Ainsi, le silence était moins lourd... ce
silence de la maison déserte qui me semblait déjà celui d’une tombe.
J’en étais à trouver bon le roulement, bien rare! des voitures, car
c’était de la vie autour de moi... Heureusement, j’avais tant à écrire,
tant de dispositions définitives à prendre, que je n’avais guère le
loisir de réfléchir... bien en vain!... ni de m’attarder à considérer,
sur mon bureau, l’image de mes «petits», le portrait de Marie... celui
où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité heureuse qui me
semblait, alors, atroce à contempler... Mais, j’étais surtout hanté par
une autre vision d’elle, toute jeune, aux premiers temps de... de notre
bonheur... A quoi n’ai-je pas songé pendant cette dernière heure!...

Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a une sorte de majesté
grave, car l’écho frémit encore en lui des souvenirs dont le torrent a
jailli, alors que la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence...
Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse, et de la vie
d’homme avec ses efforts, ses folies, ses ivresses, ses défaillances,
ses troubles, ses luttes... Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant
une image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum... Souvenirs
imprimés dans son cerveau, dans son âme, dans sa chair, devenus le tissu
même de son être...

L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour que cet homme sente
qu’il n’est plus seul à porter le poids de son épreuve.

Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort de tout près...
Mais c’était dans la fièvre, la fougue de l’action, la griserie du
danger audacieusement bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la
solitude; et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger faible, celui
qui disparaît ainsi...

Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de rêve, tout bas, isolé en
lui-même:

--J’avais mis ma montre devant moi, près de l’arme... Et je m’étais dit
que je la prendrais quand il serait cinq heures... Que les minutes sont
brèves en de pareilles nuits!... Quand j’ai eu fini... tout ce que je
devais faire, j’ai vu que le moment était à peu près venu... J’ai été un
instant à la fenêtre... Il pleuvait toujours, mais le ciel devenait
pâle... Ma tête me faisait atrocement mal... Je lui avais imposé de tels
efforts!... La pendule a sonné... C’était l’heure... Alors, sans me
permettre de réfléchir, j’ai pris le pistolet.

Il s’arrête... Nulle pensée ne saura jamais en quel abîme d’angoisse, il
sombrait en cette seconde où pourtant sa résolution n’a pas chancelé...
Ni le cri de désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des bonheurs
finis... Ni la révolte éperdue de l’être devant la destruction proche...
Ni l’indicible épouvante de l’âme, nettement consciente qu’elle s’en
allait vers un Inconnu où elle ne pouvait être _sûre_ de trouver le
néant...

Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres ne diront jamais...

Et un silence pèse sur les deux hommes qui voient, en cet instant, la
même sombre image... Mais René reprend vite la notion de la réalité; et
comprenant la dangereuse influence que toute émotion de cette sorte peut
avoir sur l’état du blessé, il intervient doucement, avec son accent de
décision virile:

--Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à ce cauchemar fini...
grâce à Dieu! et regarder seulement en avant, car tu as charge d’âmes...

Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant effort pour échapper à la
hantise des lugubres visions:

--Oh! sois tranquille, je ne l’oublierai plus... D’ailleurs, quand on
revient... d’où je reviens, c’est avec l’amour de la vie, si dure
qu’elle soit... Dès que je vais en être capable, je recommencerai à
monter la côte...

--Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin de te le dire,--car tu le
sais, n’est-ce pas?...--que tout ce que j’ai est à toi, si la fortune
dont tu n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque chose.

--Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander...

Et il y a la même simplicité dans la réponse que dans l’offre. Ces deux
hommes, si différents soient-ils, sont certains de pouvoir compter l’un
sur l’autre.

--Je sais... Et je te remercie... avec toute mon affection... Mais ce
serait un inutile sacrifice, de l’argent perdu encore dans le gouffre,
sans profit réel pour personne... Je suis ruiné... Heureusement, depuis
tantôt, j’espère que l’honneur sera sauf!

Et il respire profondément, comme si un fardeau avait été soulevé de sa
poitrine.

--Je crois que la crainte d’être forcé de me montrer mauvais joueur
avait achevé la déroute de mes nerfs... Le plus cruel, maintenant, c’est
de voir Marie privée de luxe, Guillemette sans dot... Les petits, André
et Mad, sont jeunes... J’ai le temps de refaire leur avenir... Mais pour
elle, il est trop tard!... Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui
je dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants...

--Pourquoi?...

Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond Seyntis.

--Pourquoi?... Parce qu’au moment où j’approchais l’arme, j’ai eu le
ressouvenir de l’instant, à Houlgate, où elle me suppliait de rester...
comme si elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée... où elle se
blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins de tendresse... Ma main
a dû trembler... et la balle a dévié. Quand, l’autre soir, elle est
entrée dans ma chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé cela...
Et aussitôt, hélas! il m’a fallu penser que cette enfant m’avait fait
vivre pour je connaisse l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par
ma faute...

--Perdu?... En quoi serait-il perdu?...

--René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans notre monde... dans
celui, du moins, qui était le nôtre, hier... voudrait jamais épouser une
fille dont le père est ruiné?...

Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise sous un impérieux élan
qui emporte tous les scrupules de sa rigoureuse délicatesse...

--Raymond, si elle y consent, donne-la-moi.

Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec une sorte de stupeur et
répète, redressant un peu sa tête fatiguée:

--Que je te donne Guillemette?... Tu voudrais épouser Guillemette,
toi?... Mon pauvre cher ami, la générosité a des bornes!...

René l’arrête d’un geste:

--Ah! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité dans ma demande...
mais seulement l’égoïste désir d’obtenir ma part de bonheur!... Depuis
bien des jours déjà, je rêve de te l’avouer... Ce qui m’arrêtait, c’est
la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un «oncle»... Et j’attendais
mon heure, craignant de la perdre si je parlais trop tôt... Permets-moi
d’essayer de la conquérir... Mais ne lui en dis rien... Pour que nous
puissions être heureux, il faut qu’elle vienne à moi librement, avec le
même cœur que je lui offre... Si elle désire pour sa jeunesse un autre
amour... ah! je ne m’en étonnerai pas!... Alors, je m’effacerai, car son
bonheur m’est cher... par-dessus tout...

--Oui... Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est bon d’aimer!...
murmure Seyntis, dût-on même en souffrir...

--Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai pas par elle... Au
contraire, qu’un jour viendra où elle m’apportera cette joie, que je
n’ose encore croire possible, de devenir ma femme... Jusque-là, ne dis
rien... Pas même encore à Marie. Garde mon secret comme je garderai le
tien... C’est promis?...

Une expression d’apaisement, de repos, détend les traits contractés du
blessé.

--C’est promis!... Ah! mon bien cher ami, s’il dépend de moi, avec
quelle reconnaissance je te confierai mon trésor!

Et sa main cherche celle de René.




XXIV


Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers laquelle transparaît à
peine le disque pâle du soleil d’hiver.

Une bise glacée soulève la poussière et précipite la marche des passants
qui circulent, pressés, dans la fièvre du 31 décembre.

René vient de descendre de cheval, au retour d’une longue course
matinale; et tandis que l’ordonnance s’éloigne, emmenant l’animal, il
regarde sa montre. Elle marque onze heures moins le quart. Et il pense:

--A condition de rester en tenue, j’ai le temps d’aller embrasser Marie
avant le déjeuner. Son installation rue Chateaubriand doit être assez
avancée maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer...

C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas venir dans leur nouveau
logis, au milieu du désordre des premiers jours.

--Vous auriez une mauvaise impression sur notre gîte... Et j’ai
l’ambition que vous l’aimiez... si humble qu’il soit!...

Elle parlait d’un ton de badinage; mais il y avait dans ses yeux tant de
tristesse vaillante qu’il a aussitôt promis ce qu’elle souhaitait.

D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser?

Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté l’hôtel somptueux qui, tant
d’années, a été pour eux la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf,
ainsi que l’avait espéré Raymond Seyntis; mais à quel prix!...

Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une agréable médiocrité,
c’est presque la pauvreté pour des êtres habitués à un luxe discret,
mais magnifique. Les merveilleuses collections, les tapisseries
célèbres, les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou vont
l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les _Passiflores_ que René
essaie de racheter. Ainsi déjà il a fait, autant qu’il lui a été
possible, pour certains objets auxquels tenaient particulièrement sa
sœur, son beau-frère.

Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister, passif, à un
tel effondrement; de se heurter aux refus absolus de son beau-frère
quand il le supplie d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement,
tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa propre fortune. Ce qu’il
peut seulement, c’est apporter l’aide de son énergie, de sa mâle et
dévouée affection, de sa forte conception du devoir à exécuter toujours,
si rude soit-il.

Le _Tout-Paris_ a déclaré les Seyntis «très chics» dans leur façon de
porter un désastre immérité; et, favorablement impressionné, pour être à
la hauteur, ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux.

Certains financiers,--très habiles,--et d’autres encore que le krach
n’atteignait point, ont jugé bien excessive, et un peu naïve chez un
homme d’affaires, la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se
dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible, de formidables
engagements dont il n’avait pas l’indéniable responsabilité.

Mais la foule du public a, vertueusement, admiré et honoré, d’une égale
estime, et Raymond Seyntis et sa femme, si vaillante à supporter cette
catastrophe imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens qui
fréquentent les messes matinales, pourraient dire que de larmes Mme
Seyntis a versées en silence dans l’asile des chapelles; quels efforts
de son âme très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui brise
l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa propre vie; et surtout,
par-dessus tout, pour se résigner aux sacrifices quotidiens qui
s’imposent à elle et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a
fait la première révélation de la ruine.

Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû être pour elle son entrée
dans une demeure étrangère, en ces derniers jours d’une année si
tragiquement terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter le
réconfort de son affection.

Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la pensée que Guillemette,
sans doute, sera là... Ah! le temps est bien fini, où il eût nié, avec
quelque dédain, la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse
fièvre de l’attente qui brûle le cœur,--pareille à une soif,--quand
chaque minute écoulée rapproche de l’être cher par excellence...

Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui l’amène chez sa sœur.
Elle a voulu garder son même quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du
parc, c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent dans la
rue calme, autant qu’une rue de province.

--Madame est-elle chez elle? demande-t-il à la femme de chambre qui a
répondu à son coup de sonnette.

--Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais Mademoiselle est ici.

--Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir?

--Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer.

La femme de chambre entr’ouvre, devant lui, la porte du salon. Mais il
s’arrête aussitôt sur le seuil. Guillemette elle-même est là, debout
devant la cheminée, arrangeant des fleurs; si absorbée, qu’à peine elle
tourne un peu la tête, au bruit de la porte.

A la vue de René, une lumière éclaire tout son visage.

--Oh! mon oncle!

Et elle avance vers lui, les mains tendues:

--... Quelle bonne idée d’être venu ce matin!... Et vous êtes en
tenue?... C’est complet... J’aime beaucoup, savez-vous, à vous voir en
soldat!

--Je ne vous connaissais pas si ardente patriote, Guillemette, fait-il,
baisant les mains fines, d’un geste qui pourrait sembler de pure
courtoisie.

Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa drôlerie d’antan:

--Ce n’est pas par patriotisme... C’est parce que je trouve que ça vous
va bien!

Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête énergique, à la haute
et ferme silhouette dont il accuse l’allure fière...

--Guillemette, vous me comblez! réplique René, heureux de la voir
presque gaie. Si rudement qu’elle ait été touchée, ses dix-huit ans
n’ont pu cesser de fleurir en elle...

--Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce que vous méritez, mon
oncle, dit-elle, d’un indéfinissable ton où il y a un badinage voulu
avec une étrange profondeur d’accent. Mais... j’y pense... Vous ne venez
pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez pas avec nous, ce soir, et
nous laisserez terminer seuls ce lugubre 31 décembre!

--Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de semblable... Je serais
bien trop privé de ne pas finir l’année avec vous!

--Privé!... C’est si triste, ici, que nous sommes bien égoïstes de vous
y retenir autant! Enfin, vous pouvez vous dire que ce soir, en étant des
nôtres, vous accomplirez une bonne action... Cela fera du bien à maman
de vous avoir, à père aussi...

--Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien?

--A moi, vous avez donné la dangereuse habitude de trouver toujours
qu’il manque quelqu’un où vous n’êtes pas...

Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle ne lui permet pas d’y
prendre garde et change aussitôt de ton.

Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure repliée sur elle-même,
sans plus rien trahir de ce qui l’émeut, même avec lui, auquel,
cependant, elle n’a jamais laissé voir plus d’affection.

Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre auprès de lui
l’enfant, spontanée dans ses confidences, qu’il a connue tout l’été. Il
semble que le choc brutal qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait
développé en elle une mystérieuse force de résistance, une énergie
généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse; et il y a une
sorte de dignité fière, singulièrement émouvante dans le silence qu’elle
garde sur tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable.

Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et André, assez mal résignés,
et stupéfaits de la simplicité et du calme qu’elle apporte à se prêter
aux renoncements nécessaires...

Avec une grâce caressante, elle a poursuivi:

--Mon oncle, vous devez me trouver une bien malhonnête personne!... Je
ne vous remercie pas des admirables fleurs dont vous nous avez comblées,
maman et moi... Vous voyez, quand vous êtes arrivé, j’étais en train de
parfumer, grâce à vous, notre nouveau petit _home_, pour que maman te
trouve plus accueillant quand elle va rentrer... Car je m’aperçois
qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous sommes enfermés
dans une boîte minuscule, où il nous faut naturellement quelques jours
pour nous acclimater.

C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes, paraît bien exiguë,
comparée aux vastes salons, aux galeries de l’hôtel Seyntis... Pourtant,
revêtue de peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un aspect de
souriante élégance, grâce au goût qui a disposé les tentures, groupé les
meubles--ceux du petit salon favori de Mme Seyntis,--dispersé les rares
bibelots distraits du naufrage, parmi de menues plantes vertes
fragilement découpées, sous la radieuse floraison des œillets, des roses
pourpres et nacrées, des blancs lilas, des mimosas dont les petites
têtes, odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un éclair d’or.

Et très sincère, René peut répondre:

--Chérie, ne calomniez pas votre salon... Il est charmant et a déjà un
air d’intimité qui paraît presque invraisemblable, étant donné que vous
êtes à peine arrivés...

Le jeune visage prend une expression d’intense plaisir qui ressuscite la
Guillemette de jadis.

--Vraiment, vous ne dites pas cela... par générosité?... Non?... Eh
bien, alors, je suis ravie! Car cet arrangement est mon œuvre... Ne me
trouvez pas trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu vos
compliments!... Cette pauvre maman avait l’air si écrasée de tout ce
qu’elle avait à organiser que je l’ai suppliée de me laisser le soin du
salon... Je crois qu’elle avait une médiocre confiance dans mes
talents... Aussi je me suis appliquée... ferme... Car jamais je ne
m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité!...

Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop bien maintenant pour ne
pas discerner ce qu’il y a de courage dans cette animation souriante; et
jamais plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse, d’estime,
de respect... Comme si elle en avait la confuse intuition, une lueur
rose avive tout à coup sa fraîcheur; et, une seconde, une impression
douce infiniment allège son fardeau.

Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue:

--Oncle, vous n’êtes pas trop pressé?... Vous pouvez attendre maman qui
est à un rendez-vous chez le notaire, avec père?... Eh bien, puisque mon
salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi... Et causons!...
Là, devant le feu, nous serons très bien!...

Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste debout devant elle,
adossé à la cheminée.

Elle a dit: «Causons!» Et pourtant, ni lui ni elle ne parlent... Ils
pensent à tant de choses!... Le regard distrait, elle contemple la chair
odorante des œillets dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne
voit que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il voudrait clore
sous ses lèvres, la forme svelte qu’il rêve de blottir sur sa poitrine
dans un geste enveloppant d’amour et de protection.

Et, doucement, après elle, il répète:

--Nous sommes bien ici, vous avez raison... Et grâce à vous, chérie...
Vous êtes une brave petite femme! Guillemette.

Elle tressaille et secoue la tête:

--Tant mieux si j’en ai l’air... Mais vous me croyez meilleure que je ne
suis, mon oncle... Je devrais penser que père nous ayant été laissé,
tout le reste n’est rien...

Elle s’arrête un peu; et, à l’expression du visage, René comprend
qu’elle a deviné la vérité...

--Et cependant, quand je regarde tout au fond de mon cœur, je m’aperçois
qu’à la surface seulement je suis courageuse.

--C’est déjà beaucoup!... Guillemette, vous êtes trop exigeante pour
vous-même.

--Croyez-vous?... Moi, pas... Je suis honteuse d’arriver--si mal!--à
m’estimer satisfaite, parce que je ne me vois pas, comme Mademoiselle,
contrainte d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées, ou
remplir quelque besogne aussi séduisante, sous peine de mourir de
faim... Car j’ai cru, à la première heure, que c’était là le sort qui
m’attendait... Mon oncle, ne vous moquez pas de moi!... On m’a dit que
j’étais devenue pauvre... Et je ne savais pas, au juste, ce que c’était
d’être pauvre... Maintenant, je sais et...

--Et?... insiste-t-il.

Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui jaillissent d’une
bûche écroulée.

--Et... je trouve cela très désagréable!... Non, je ne suis pas
courageuse... Il me paraît dur de ne plus pouvoir acheter tout ce qui me
plaît... de n’avoir plus ni chevaux ni voitures... moi, qui pourtant
aimais par-dessus tout aller à pied!... Je ne me connaissais pas à ce
point capricieuse!... Cela m’a déchiré le cœur de quitter l’hôtel, mes
chers arbres du parc Monceau... de voir disparaître les tapisseries, les
tableaux que j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance, qu’ils
me semblaient avoir pris quelque chose de moi-même!... être devenus des
amis qui m’entouraient, m’isolaient des indifférents, me faisaient une
façon de petit univers où il devait être impossible au malheur
d’entrer!... Et voici que l’hôtel va être vendu... Et puis, ce sera le
tour des _Passiflores_... C’est horrible de voir tout cela tomber dans
le passé... Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder
maintenant une très vieille âme... A ce point, que je suis tentée de
courir me regarder dans la glace pour m’assurer que mes cheveux ne sont
pas devenus blancs!...

Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements des cils, René devine
les paupières lourdes des larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il
attire la main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste inconscient
et l’enserre dans les siennes.

Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève vers lui des prunelles
larges d’angoisse:

--Oh! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais oublier comme le malheur
vient vite!... J’ai peur de la vie, maintenant...

--Il ne faut pas... parce que le bonheur aussi vient vite et les mauvais
jours passent, vous le savez bien... Pour vous aider à les traverser,
vous devez me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup...

Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein d’une douceur tendre:

--Me gâter!... Je me demande comment vous pourriez le faire plus que
vous ne le faites!... Quel ami vous avez été depuis... depuis l’affreux
matin où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des _Passiflores_...
Je ne vous en ai jamais remercié, parce que, pour conserver mon
apparente bravoure, il me fallait fuir tout ce qui pouvait
m’attendrir... Aujourd’hui, je suis moins nerveuse... et je ne veux pas
que vous me supposiez ingrate ou insouciante, aveugle à votre bonté...

Il se penche un peu vers elle:

--Alors vous croyez que c’est ma «bonté», pour parler votre langage, qui
me fait considérer comme mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne
soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger..., qui me rendrait
capable, pour cela, de sacrifier n’importe quoi... n’importe qui!...

--C’est aussi parce que vous avez une grande affection pour moi!...,
fait-elle, la voix assourdie tout à coup, et dégageant sa main qu’il
avait gardée.

--C’est parce que vous êtes la créature qui m’est le plus chère au
monde... Guillemette, mais vous ne devinez donc pas que je vous
adore?...

Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit cette même
expression de sphinx qu’elle avait aux _Passiflores_, le matin après son
retour, quand elle lui parlait de Nicole; les mêmes yeux interrogateurs,
profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme, tandis qu’elle murmure
passionnément:

--Ah! mon oncle... mon oncle, pourquoi dites-vous cela!!!

--Pourquoi?... Parce que je voudrais enfin..., enfin! avoir le droit de
vous aimer, de vous garder comme mon enfant, comme mon amie... comme mon
trésor... comme...

Il s’arrête un peu; et plus bas, d’un accent où supplie le cri de son
amour, il finit:

--De vous aimer comme ma femme... Guillemette, est-ce que je souhaite
l’impossible?

--Mais... mais, mon oncle, ce qui est impossible, c’est que vous pensiez
ainsi à moi!... Je suis si peu la femme que vous désirez rencontrer!...
Vous êtes tellement plus sage, tellement meilleur que moi!...

II se souvient trop d’une heure, proche encore, pour supporter de
l’entendre parler de la sorte.

--Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de pareilles folies!...
De nous deux, c’est moi... ah! je le crains bien!... qui suis le moins
sage, celui qui mérite le moins son bonheur... Mais...

Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son visage énergique:

--Mais... vous ne pouvez trop me reprocher d’être sans le moindre
piédestal, puisque vous préférez les hommes très loin de la
perfection... Vous m’en avez fait l’aveu, cet été.

Elle a un léger frisson:

--Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été lumineux... le dernier
où j’ai ignoré le chagrin... Cela me fait trop mal... En ce moment, je
ne peux pas regarder en arrière... Parlez-moi seulement de l’avenir où
vous voulez m’emporter, de vous... Dites-moi encore que...

--Que votre grâce m’a transformé, mon enfant chérie. Vous avez chassé le
vieil homme dont la froideur, les idées étroites, les raides principes
vous faisaient peur, vous révoltaient... Il y a quelques mois, aux
_Passiflores_, vous m’avez dit... vous en souvenez-vous?... que vous
voudriez être aimée follement de celui à qui vous vous confieriez... Et
quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je vous aime... Et
encore, avec tout mon respect, toute ma foi, toute mon adoration... Dans
mon cœur, je ne vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette...

--Plus que moi?... Mais... mais Nicole?...

--Nicole?... Ah! Nicole!... Elle est réconciliée avec son mari et ne
songe plus guère à nous... à moi...

Aux autres, c’est possible... A lui, certainement elle songe parfois;
car elle le lui a écrit, c’est à lui qu’elle doit d’avoir sacrifié son
orgueil et recommencé la vie où était son bonheur...

--... Soit, elle ne songe pas à vous... Mais peut-être vous, encore,
vous pensez à elle... Êtes-vous donc sûr de l’avoir oubliée?...
Êtes-vous sûr de ne pas la regretter près de moi, si vous la retrouvez
belle comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz... où vous avez passé
des jours et des jours ensemble...

Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre des yeux. Et lui, si
dédaigneux de tout danger, est bouleversé tout à coup d’une terreur
affolée de la perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine
entre eux, dans sa prescience de femme... C’est à lui qu’il appartient
de conquérir son bonheur, celui qu’il veut donner à cette créature
chérie, devenue pour lui l’Unique... Alors, avec une autorité tendre, il
reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les siennes; fort de son
amour dont la flamme a brûlé les souvenirs mauvais, il répond, et son
accent a une sincérité grave:

--Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi ce que nulle femme
n’a jamais été, vous à qui j’offre tout ce que mon cœur, mon esprit
possèdent de meilleur... Et comprenez-moi, pour que, jamais plus, vous
ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir des quelques jours où
j’ai vécu près de Nicole... Ma petite aimée, quand je suis arrivé à
Saint-Jean-de-Luz, je vous fuyais...

--Vous me fuyiez?... moi?... Oh! pourquoi me fuyiez-vous?...

--Je venais de m’apercevoir tout à coup que je vous aimais... Ah! bien
autrement que je ne le croyais!... Comme je m’imaginais n’en avoir pas
le droit... puisque vous ne partagiez pas cet amour...

Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent lentement:

--Que pouviez-vous savoir?... Alors que moi-même je ne savais... rien...
Et puis... dites... après?

--Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de Miolan... alors...

Il s’arrête une seconde... De toute son âme, elle écoute... Et incapable
de lui dire un mot qui ne soit pas la vérité, il reprend:

--Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante à me détacher de
vous, ainsi que je m’en figurais avoir--absurdement!--le devoir...
alors, Guillemette, je suis resté près d’elle, espérant que sa présence
m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait...

--Oh! vous avez pu faire cela! vous!!!

Il sent que les deux mains ont un élan pour lui échapper. Mais il les
enlace plus étroitement. Même un instant, il ne veut plus qu’elle
s’éloigne de lui... D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine
dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement, et d’une
voix que l’émotion brise, il répète:

--Oui, j’ai fait cette tentative insensée... Et j’y ai compris que je ne
voulais plus qu’une chose, vous obtenir, vous, mon amour, mon unique
amour. Aujourd’hui, je vous jure que j’ai le droit de vous demander de
vous confier à moi, pour les bons et les mauvais jours... Me
croyez-vous?... Guillemette.

Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans cet autre regard
qui, elle en a la foi divine, ne lui mentirait pas... Alors, sûre de lui
comme d’elle-même, elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de
celles qui se donnent; et avec un mouvement délicieux d’enfant,
cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent soudain, elle murmure
passionnément, sous les lèvres qui osent enfin toucher son visage:

--Oui, je vous crois, René... et je vous aime... Ah! que je vous aime,
moi aussi!


FIN




    PARIS
    TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
    8, RUE GARANCIÈRE




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