La Révolution Française et la psychologie des révolutions

By Gustave Le Bon

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Title: La Révolution Française et la psychologie des révolutions

Author: Gustave Le Bon

Release date: March 26, 2025 [eBook #75725]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1912

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA PSYCHOLOGIE DES RÉVOLUTIONS ***






  Bibliothèque de Philosophie scientifique

  Dr GUSTAVE LE BON

  LA
  Révolution
  Française
  et la Psychologie
  des Révolutions

        Explicables seulement par la psychologie
        moderne, beaucoup d’événements historiques
        sont restés aussi incompris de leurs
        auteurs que de leurs historiens.


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 20

  1912
  Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
  y compris la Suède et la Norvège.




PRINCIPALES PUBLICATIONS DU Dr GUSTAVE LE BON


1º VOYAGES, HISTOIRE, PHILOSOPHIE

Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par
l’auteur (publié par la _Société géographique de Paris_).

Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d’après les
photographies et dessins exécutés par l’auteur pendant son exploration
(publié par le _Tour du Monde_).

L’Homme et les Sociétés.--Leurs origines et leur histoire. Tome Ier:
Développement physique et intellectuel de l’homme.--Tome II:
Développement des sociétés. (_Épuisé._)

Les Premières Civilisations de l’Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.).
Grand in-4º, illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies.
(Flammarion.)

La Civilisation des Arabes. Grand in-4º, illustré de 366 gravures, 4
cartes et 11 planches en couleurs, d’après les photographies et
aquarelles de l’auteur. (Firmin-Didot.) (_Épuisé._)

Les Civilisations de l’Inde. Grand in-4º, illustré de 352 photogravures
et 2 cartes, d’après les photographies exécutées par l’auteur. 2e
édition. (_Épuisé._)

Les Monuments de l’Inde. In-folio, illustré de 400 planches d’après les
documents, photographies, plans et dessins de l’auteur. (Firmin-Didot.)
(_Épuisé._)

Lois psychologiques de l’évolution des peuples. 10e édition.

Psychologie des foules. 17e édition.

Psychologie du Socialisme. 7e édition.

Psychologie de l’Éducation. 15e mille.

Psychologie politique. 9e mille.

Les Opinions et les Croyances. 8e mille.

La Révolution Française et la Psychologie des Révolutions.


2º RECHERCHES EXPÉRIMENTALES

La Fumée du Tabac. 2e édition augmentée de recherches sur divers
alcaloïdes nouveaux que la fumée du tabac contient. (_Épuisé._)

La Vie.--Traité de physiologie humaine.--1 volume in-8º illustré de 300
gravures. (_Épuisé._)

Recherches expérimentales sur l’Asphyxie. (Comptes rendus de l’Académie
des sciences.)

Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du
volume du crâne. (Mémoire couronné par l’Académie des sciences et par la
Société d’Anthropologie de Paris.) In-8º. (_Épuisé._)

La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs, contenant la
description de nouveaux instruments de l’auteur, avec 63 figures.
(_Épuisé._)

Les Levers photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de
cartes et de plans employées par l’auteur pendant ses voyages. 2 vol.
in-18. (Gauthier-Villars.)

L’équitation actuelle et ses principes.--Recherches expérimentales. 3e
édition. 1 vol. in-8º, avec 73 figures et un atlas de 200 photographies
instantanées. (_Épuisé._)

Mémoires de Physique. Lumière noire. Phosphorescence invisible. Ondes
hertziennes. Dissociation de la matière, etc. (_Revue scientifique._)

L’Évolution de la Matière, avec 63 figures. 24e mille.

L’Évolution des Forces, avec 40 figures. 14e mille.

L’Évanouissement de la Matière. Conférence publiée par le _Mercure de
France_.

Il existe des traductions en Anglais, Allemand, Espagnol, Italien,
Danois, Suédois, Russe, Arabe, Polonais, Tchèque, Turc, Hindostani,
Japonais, etc., de quelques-uns des précédents ouvrages.




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays

Copyright 1912 by ERNEST FLAMMARION




INTRODUCTION

LES RÉVISIONS DE L’HISTOIRE


L’âge moderne n’est pas seulement une époque de découvertes, mais aussi
de révision des divers éléments de la connaissance. Après avoir reconnu
qu’il n’existait aucun phénomène dont la raison première fût maintenant
accessible, la science a repris l’examen de ses anciennes certitudes et
constaté leur fragilité. Elle voit aujourd’hui ses vieux principes
s’évanouir tour à tour. La mécanique perd ses axiomes, la matière, jadis
substratum éternel des mondes, devient un simple agrégat de forces
éphémères transitoirement condensées.

Malgré son côté conjectural qui la soustrait un peu aux critiques trop
sévères, l’histoire n’a pas échappé à cette révision universelle. Il
n’est plus une seule de ses phases dont on puisse dire qu’elle soit
sûrement connue. Ce qui paraissait définitivement acquis est remis en
question.

Parmi les événements dont l’étude semblait achevée, figure la Révolution
française. Analysée par plusieurs générations d’écrivains, on pouvait la
croire parfaitement élucidée. Que dire de nouveau sur elle, sinon
modifier quelques détails?

Et voici cependant que ses défenseurs les plus convaincus commencent à
devenir fort hésitants dans leurs jugements. D’anciennes évidences
apparaissent très discutables. La foi en des dogmes tenus pour sacrés
est ébranlée. Les derniers écrits sur la Révolution trahissent ces
incertitudes. Après avoir raconté, on renonce de plus en plus à
conclure.

Non seulement les héros de ce grand drame sont discutés sans indulgence,
mais on se demande si le droit nouveau, succédant à l’ancien régime, ne
se serait pas établi naturellement sans violence, par suite des progrès
de la civilisation. Les résultats obtenus ne paraissent plus en rapport
ni avec la rançon qu’ils ont immédiatement coûtée, ni avec les
conséquences lointaines que la Révolution fit sortir des possibilités de
l’histoire.

Plusieurs causes ont amené la révision de cette tragique période. Le
temps a calmé les passions, de nombreux documents sont lentement sortis
des archives et on apprend à les interpréter avec indépendance.

Mais c’est la psychologie moderne peut-être qui agira le plus sur nos
idées en permettant de mieux pénétrer les hommes et les mobiles de leur
conduite.

Parmi ses découvertes, applicables dès maintenant à l’histoire, il faut
mentionner surtout: la connaissance approfondie des actions ancestrales,
les lois qui régissent les foules, les expériences relatives à la
désagrégation des personnalités, la contagion mentale, la formation
inconsciente des croyances, la distinction des diverses formes de
logique.

A vrai dire, ces applications de la science, utilisées dans cet ouvrage,
ne l’avaient pas été encore. Les historiens en sont restés généralement
à l’étude des documents. Elle suffisait d’ailleurs à susciter les doutes
dont je parlais à l’instant.

                   *       *       *       *       *

Les grands événements qui transforment la destinée des peuples
révolutions, éclosions de croyances, par exemple, sont si difficilement
explicables parfois, qu’il faut se borner à les constater.

Dès mes premières recherches historiques, j’avais été frappé par cet
aspect impénétrable de certains phénomènes essentiels, ceux relatifs à
la genèse des croyances surtout. Je sentais bien que pour les
interpréter, quelque chose de fondamental manquait. La raison ayant dit
tout ce qu’elle pouvait dire, il ne fallait plus rien en attendre et
l’on devait chercher d’autres moyens de comprendre ce qu’elle
n’éclairait pas.

Ces grandes questions restèrent longtemps obscures pour moi. De
lointains voyages consacrés à l’étude des débris de civilisations
disparues ne les avaient pas beaucoup éclaircies.

En y réfléchissant souvent, il fallut reconnaître que le problème se
composait d’une série d’autres problèmes devant être étudiés séparément.
C’est ce que je fis pendant vingt ans, consignant le résultat de mes
recherches dans une succession d’ouvrages.

Un des premiers fut consacré à l’étude des lois psychologiques de
l’évolution des peuples. Après avoir montré que les races historiques,
c’est-à-dire formées suivant les hasards de l’histoire, finissent par
acquérir des caractères psychologiques aussi stables que leurs
caractères anatomiques, j’essayai d’expliquer comment les peuples
transforment leurs institutions, leurs langues et leurs arts. Je fis
voir, dans le même ouvrage, pourquoi, sous l’influence de variations
brusques de milieu, les personnalités individuelles peuvent se
désagréger entièrement.

Mais en dehors des collectivités fixes constituées par les peuples,
existent des collectivités mobiles et transitoires, appelées foules. Or,
ces foules, avec le concours desquelles s’accomplissent les grands
mouvements historiques, ont des caractères absolument différents de ceux
des individus qui les composent. Quels sont ces caractères, comment
évoluent-ils? Ce nouveau problème fut examiné dans la _Psychologie des
foules_.

Après ces études seulement je commençai à entrevoir certaines influences
qui m’avaient échappé.

Mais ce n’était pas tout encore. Parmi les plus importants facteurs de
l’histoire, s’en trouvait un prépondérant, les croyances. Comment
naissent ces croyances, sont-elles vraiment rationnelles et volontaires,
ainsi qu’on l’enseigna longtemps? Ne seraient-elles pas, au contraire,
inconscientes, et indépendantes de toute raison? Question difficile
étudiée dans mon dernier livre _Les Opinions et les Croyances_.

Tant que la psychologie considéra les croyances comme volontaires et
rationnelles elles demeurèrent inexplicables. Après avoir prouvé
qu’elles sont irrationnelles le plus souvent et involontaires toujours,
j’ai pu donner la solution de cet important problème: comment des
croyances qu’aucune raison ne saurait justifier furent-elles admises
sans difficulté par les esprits les plus éclairés de tous les âges?

La solution des difficultés historiques poursuivie depuis tant d’années,
se montra dès lors nettement. J’étais arrivé à cette conclusion qu’à
côté de la logique rationnelle qui enchaîne les pensées et fut jadis
considérée comme notre seul guide, existent des formes de logique très
différentes: logique affective, logique collective et logique mystique,
qui dominent le plus souvent la raison, et engendrent les impulsions
génératrices de notre conduite.

Cette constatation bien établie, il me parut évident que si beaucoup
d’événements historiques restent souvent incompris, c’est qu’on veut les
interpréter aux lumières d’une logique très peu influente en réalité
dans leur genèse.

                   *       *       *       *       *

Toutes ces recherches, résumées ici en quelques lignes, demandèrent de
longues années. Désespérant de les terminer, je les abandonnai plus
d’une fois pour retourner à ces travaux de laboratoire où l’on est
toujours sûr de côtoyer la vérité et d’acquérir des fragments de
certitude.

Mais s’il est fort intéressant d’explorer le monde des phénomènes
matériels, il l’est plus encore de déchiffrer les hommes, et c’est
pourquoi j’ai toujours été ramené à la psychologie.

Certains principes déduits de mes recherches, me paraissant féconds, je
résolus de les appliquer à l’étude de cas concrets et fus ainsi conduit
à aborder la psychologie des révolutions, notamment celle de la
Révolution française.

En avançant dans l’analyse de notre grande Révolution, s’évanouirent
successivement la plupart des opinions déterminées par la lecture des
livres et que je considérais comme inébranlables.

Pour expliquer cette période, il ne faut pas la considérer comme un
bloc, ainsi que l’ont fait plusieurs historiens. Elle se compose de
phénomènes simultanés, mais indépendants les uns des autres.

A chacune de ses phases se déroulent des événements engendrés par des
lois psychologiques fonctionnant avec l’aveugle régularité d’un
engrenage. Les acteurs de ce grand drame semblent se mouvoir comme le
feraient les personnages de scènes tracées d’avance. Chacun dit ce qu’il
doit dire, et agit comme il doit agir.

Sans doute les acteurs révolutionnaires diffèrent de ceux d’un drame
écrit en ce qu’ils n’avaient pas étudié leurs rôles, mais d’invisibles
forces le leur dictaient comme s’ils l’eussent appris.

C’est justement parce qu’ils subissaient le déroulement fatal de
logiques incompréhensibles pour eux, qu’on les voit aussi étonnés des
événements dont ils étaient les héros, que nous le sommes nous-mêmes.
Jamais ils ne soupçonnèrent les puissances invisibles qui les faisaient
agir. De leurs fureurs, ils n’étaient pas maîtres, ni maîtres non plus
de leurs faiblesses. Ils parlent au nom de la raison, prétendent être
guidée par elle, et ce n’est nullement en réalité la raison qui les
guide.

«Les décisions que l’on nous reproche tant, écrivait Billaud-Varenne,
nous ne les voulions pas, le plus souvent deux jours, un jour
auparavant: la crise seule les suscitait.»

Ce n’est pas qu’il faille considérer les événements révolutionnaires
comme étant dominés par d’impérieuses fatalités. Les lecteurs de nos
ouvrages savent que nous reconnaissons à l’homme d’action supérieur le
rôle de désagréger les fatalités. Mais il ne peut en dissocier qu’un
petit nombre encore et est bien souvent impuissant sur le déroulement
d’événements qu’on ne domine guère qu’à leur origine. Le savant sait
détruire le microbe avant qu’il agisse, mais se reconnaît impuissant sur
l’évolution de la maladie.

                   *       *       *       *       *

Lorsqu’une question soulève des opinions violemment contradictoires, on
peut assurer qu’elle appartient au cycle de la croyance et non à celui
de la connaissance.

Nous avons montré dans un précédent ouvrage que la croyance, d’origine
inconsciente et indépendante de toute raison, n’était jamais
influençable par des raisonnements.

La Révolution, œuvre de croyants, ne fut guère jugée que par des
croyants. Maudite par les uns, admirée par les autres, elle est restée
un de ces dogmes acceptés ou rejetés en bloc sans qu’aucune logique
rationnelle intervienne dans un tel choix.

Si, à ses débuts, une révolution religieuse ou politique peut bien avoir
des éléments rationnels pour soutien, elle ne se développe qu’en
s’appuyant sur des éléments mystiques et affectifs absolument étrangers
à la raison.

Les historiens qui ont jugé les événements de la Révolution française au
nom de la logique rationnelle ne pouvaient les comprendre, puisque cette
forme de logique ne les a pas dictés. Les acteurs de ces événements les
ayant eux-mêmes mal pénétrés, on ne s’éloignerait pas trop de la vérité
en disant que notre Révolution fut un phénomène également incompris de
ceux qui la firent et de ceux qui la racontèrent. A aucune époque de
l’histoire on n’a aussi peu saisi le présent, ignoré davantage le passé
et moins deviné l’avenir.

                   *       *       *       *       *

La puissance de la Révolution ne résida pas dans les principes,
d’ailleurs bien anciens, qu’elle voulut répandre, ni dans les
institutions qu’elle prétendit fonder. Les peuples se soucient très peu
des institutions et moins encore des doctrines. Si la Révolution fut
très forte, si elle fit accepter à la France les violences, les
meurtres, les ruines et les horreurs d’une épouvantable guerre civile,
si enfin elle se défendit victorieusement contre l’Europe en armes,
c’est qu’elle avait fondé, non pas un régime nouveau, mais une religion
nouvelle. Or, l’histoire nous montre combien est irrésistible une forte
croyance. L’invincible Rome elle-même avait dû plier jadis devant des
armées de bergers nomades illuminés par la foi de Mahomet. Les rois de
l’Europe ne résistèrent pas, pour la même raison, aux soldats
déguenillés de la Convention. Comme tous les apôtres, ils étaient prêts
à s’immoler dans le seul but de propager des croyances devant, suivant
leur rêve, renouveler le monde.

La religion ainsi fondée eut la force de ses aînées, mais non leur
durée. Elle ne périt pas cependant sans laisser des traces profondes et
son influence continue toujours.

                   *       *       *       *       *

Nous ne considérerons pas la Révolution comme une coupure dans
l’histoire, ainsi que le crurent ses apôtres. On sait que pour montrer
leur intention de bâtir un monde distinct de l’ancien, ils créèrent une
ère nouvelle et prétendirent rompre entièrement avec tous les vestiges
du passé.

Mais le passé ne meurt jamais. Il est plus encore en nous-mêmes, que
hors de nous-mêmes. Les réformateurs de la Révolution restèrent donc
saturés à leur insu de passé, et ne firent que continuer, sous des noms
différents, les traditions monarchiques, exagérant même l’autocratie et
la centralisation de l’ancien régime. Tocqueville n’eut pas de peine à
montrer la Révolution ne faisant guère que renverser ce qui allait
tomber.

Si en réalité la Révolution détruisit peu de choses, elle favorisa
cependant l’éclosion de certaines idées qui continuèrent ensuite à
grandir. La fraternité et la liberté qu’elle proclamait ne séduisirent
jamais beaucoup les peuples, mais l’égalité devint leur évangile, le
pivot du socialisme et de toute l’évolution des idées démocratiques
actuelles. On peut donc dire que la Révolution ne se termina pas avec
l’avènement de l’Empire, ni avec les restaurations successives qui l’ont
suivie. Sourdement ou au grand jour, elle s’est déroulée lentement dans
le temps, et continue à peser encore sur les esprits.

                   *       *       *       *       *

L’étude de la Révolution française, à laquelle est consacrée une grande
partie de cet ouvrage, ôtera peut-être plus d’une illusion au lecteur,
en lui montrant que les livres qui la racontent contiennent un agrégat
de légendes fort lointaines des réalités.

Ces légendes resteront sans doute plus vivantes que l’histoire. Ne le
regrettons pas trop. Il peut être intéressant pour quelques philosophes
de connaître la vérité, mais pour les peuples les chimères sembleront
toujours préférables. Synthétisant leur idéal elles constituent de
puissants mobiles d’action. On perdrait courage si l’on n’était soutenu
par des idées fausses, disait Fontenelle. Jeanne d’Arc, les Géants de la
Convention, l’Épopée impériale, tous ces flamboiements du passé,
resteront toujours des générateurs d’espérance, aux heures sombres qui
suivent les défaites. Ils font partie de ce patrimoine d’illusions
léguées par nos pères et dont la puissance est parfois supérieure à
celle des réalités. Le rêve, l’idéal, la légende, en un mot l’irréel,
voilà ce qui mène l’histoire.




La Révolution Française

et la

Psychologie des Révolutions




PREMIÈRE PARTIE

LES ÉLÉMENTS PSYCHOLOGIQUES DES MOUVEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES




LIVRE I

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES RÉVOLUTIONS




CHAPITRE I

LES RÉVOLUTIONS SCIENTIFIQUES ET LES RÉVOLUTIONS POLITIQUES


§ 1.--Classification des révolutions.

On applique généralement le terme de révolution aux brusques changements
politiques, mais cette expression doit être attribuée à toutes les
transformations subites, ou paraissant telles, de croyances, d’idées et
de doctrines.

Nous avons étudié, ailleurs, le rôle des éléments rationnels affectifs
et mystiques dans la genèse des opinions et des croyances qui
déterminent la conduite. Il serait donc inutile d’y revenir.

Une révolution peut finir par une croyance, mais elle débute souvent
sous l’action de mobiles parfaitement rationnels: suppression d’abus
criants, d’un régime despotique détesté, d’un souverain impopulaire,
etc.

Si l’origine d’une révolution est parfois rationnelle, il ne faut pas
oublier que les raisons invoquées pour la préparer n’agissent sur les
foules qu’après s’être transformées en sentiments. Avec la logique
rationnelle, on peut montrer les abus à détruire, mais pour mouvoir les
multitudes, il faut faire naître en elles des espérances. On n’y arrive
que par la mise en jeu d’éléments affectifs et mystiques, donnant à
l’homme la puissance d’agir. A l’époque de la Révolution française, par
exemple, la logique rationnelle, maniée par les philosophes, fit
apparaître les inconvénients de l’ancien régime et suscita le désir d’en
changer. La logique mystique inspira la croyance dans les vertus d’une
société créée de toutes pièces d’après certains principes. La logique
affective déchaîna les passions contenues par des freins séculaires et
conduisit aux pires excès. La logique collective domina les clubs et les
assemblées et poussa leurs membres à des actes que ni la logique
rationnelle, ni la logique affective, ni la logique mystique ne leur
aurait fait commettre.

Quelle que soit son origine, une révolution ne produit de conséquences
qu’après être descendue dans l’âme des multitudes. Les événements
acquièrent alors les formes spéciales résultant de la psychologie
particulière des foules. Les mouvements populaires ont pour cette raison
des caractéristiques tellement accentuées que la description de l’un
d’eux suffit à faire connaître les autres.

La multitude est donc l’aboutissant d’une révolution, mais n’en
constitue pas le point de départ. La foule représente un être amorphe,
qui ne peut rien et ne veut rien sans une tête pour la conduire. Elle
dépasse bien vite ensuite l’impulsion reçue, mais ne la crée jamais.

Les brusques révolutions politiques, qui frappent le plus les
historiens, sont parfois les moins importantes. Les grandes révolutions
sont celles des mœurs et des pensées. Ce n’est pas en changeant le nom
d’un gouvernement que l’on transforme la mentalité d’un peuple.
Bouleverser les institutions d’une nation, n’est pas renouveler son âme.

Les véritables révolutions, celles qui transformèrent la destinée des
peuples, se sont accomplies le plus souvent d’une façon si lente que les
historiens ont peine à en marquer les débuts. Le terme d’évolution leur
est beaucoup mieux applicable que celui de révolution.

Les divers éléments que nous avons énumérés, entrant dans la genèse de
la plupart des révolutions, ne sauraient servir à les classer.
Considérant uniquement le but qu’elles se proposent, nous les diviserons
en révolutions scientifiques, révolutions politiques, révolutions
religieuses.


§ 2.--Les révolutions scientifiques.

Les révolutions scientifiques sont de beaucoup les plus importantes.
Bien qu’attirant peu l’attention, elles sont souvent chargées de
conséquences lointaines que n’engendrent pas les révolutions politiques.
Nous les plaçons donc en tête de notre énumération bien que ne pouvant
les étudier ici.

Si par exemple nos conceptions de l’univers ont profondément changé
depuis l’époque de la Renaissance, c’est parce que les découvertes
astronomiques et l’application des méthodes expérimentales, les ont
révolutionnées en montrant que les phénomènes, au lieu d’être
conditionnés par les caprices des dieux, étaient régis par d’invariables
lois.

A de pareilles révolutions convient, en raison de leur lenteur, le nom
d’évolutions. Mais il en est d’autres qui, bien que du même ordre,
méritent, par leur rapidité, le nom de révolutions. Telles les théories
de Darwin bouleversant en quelques années toute la biologie; telles les
découvertes de Pasteur qui, du vivant de son auteur, transformèrent la
médecine. Telle encore la théorie de la dissociation de la matière
prouvant que l’atome jadis supposé éternel n’échappe pas aux lois qui
condamnent tous les éléments de l’univers à décliner et périr.

Ces révolutions scientifiques s’opérant dans les idées sont purement
intellectuelles. Nos sentiments, nos croyances n’ont aucune prise sur
elles. On les subit, sans les discuter. Leurs résultats étant
contrôlables par l’expérience, elles échappent à toute critique.


§ 3.--Les révolutions politiques.

Au-dessous et très loin de ces révolutions scientifiques, génératrices
du progrès des civilisations, figurent les révolutions religieuses et
politiques sans parenté avec elles. Alors que les révolutions
scientifiques dérivent uniquement d’éléments rationnels, les croyances
politiques et religieuses ont presque exclusivement pour soutiens des
facteurs affectifs et mystiques. La raison ne joue qu’un faible rôle
dans leur genèse.

J’ai longuement insisté dans mon livre, _les Opinions et les Croyances_,
sur l’origine affective et mystique des croyances, et montré qu’une
croyance politique ou religieuse constitue un acte de foi élaboré dans
l’inconscient et sur lequel, malgré toutes les apparences, la raison est
sans prise. J’ai fait voir également que la croyance arrive parfois à un
degré d’intensité tel que rien ne peut lui être opposé. L’homme
hypnotisé par sa foi devient alors un apôtre, prêt à sacrifier ses
intérêts, son bonheur, sa vie même pour le triomphe de cette foi. Peu
importe l’absurdité de sa croyance, elle est pour lui une vérité
éclatante. Les certitudes d’origine mystique possèdent ce merveilleux
pouvoir de dominer entièrement les pensées et de n’être influencées que
par le temps.

Par le fait seul qu’elle est considérée comme vérité absolue, la
croyance devient nécessairement intolérante. Ainsi s’expliquent les
violences, les haines, les persécutions, cortège habituel des grandes
révolutions politiques et religieuses, la Réforme et la Révolution
française notamment.

Certaines périodes de notre histoire restent incompréhensibles si on
oublie l’origine affective et mystique des croyances, leur intolérance
nécessaire, l’impossibilité de les concilier quand elles se trouvent en
présence, et enfin la puissance conférée par les croyances mystiques aux
sentiments qui se mettent à leur service.

Les conceptions précédentes sont trop neuves encore pour avoir pu
modifier la mentalité des historiens. Ils persisteront longtemps à
vouloir expliquer par la logique rationnelle une foule de phénomènes qui
lui sont étrangers.

Des événements, tels que la Réforme qui bouleversa la France pendant
cinquante ans, ne furent nullement déterminés par des influences
rationnelles. Ce sont pourtant toujours elles qu’on invoque, même dans
les livres les plus récents. C’est ainsi, par exemple, que dans
l’_Histoire générale_ de MM. Lavisse et Rambaud, on lit l’explication
suivante de la Réforme:

«C’est un mouvement spontané, né çà et là dans le peuple, de la lecture
de l’Évangile et des libres réflexions individuelles que suggèrent à des
gens simples une conscience très pieuse et _une raison très hardie_.»

Contrairement aux assertions de ces historiens, on peut dire avec
certitude, d’abord, que de tels mouvements ne sont jamais spontanés et
ensuite que la raison ne prend aucune part à leur élaboration.

La force des croyances politiques et religieuses qui ont soulevé le
monde, réside précisément en ce fait, qu’étant issues d’éléments
affectifs et mystiques, la raison ne les crée, ni ne les transforme.

Politiques ou religieuses, les croyances ont une origine commune et
obéissent aux mêmes lois. Ce n’est pas avec la raison, mais le plus
souvent contre toute raison qu’elles se sont formées. Bouddhisme,
Islamisme, Réforme, Jacobinisme, Socialisme, etc., semblent des formes
de pensée bien distinctes. Elles ont cependant des bases affectives et
mystiques identiques et obéissent à des logiques sans parenté avec la
logique rationnelle.

                   *       *       *       *       *

Les révolutions politiques peuvent résulter de croyances établies dans
les âmes, mais beaucoup d’autres causes les produisent. Le terme de
mécontentement en représente la synthèse. Dès que ce mécontentement est
généralisé, un parti se forme qui devient souvent assez fort pour lutter
contre le gouvernement.

Le mécontentement doit généralement être accumulé longtemps pour
produire ses effets, et c’est pourquoi une révolution ne représente pas
toujours un phénomène qui finit, suivi d’un autre qui commence, mais un
phénomène continu, ayant un peu précipité son évolution. Toutes les
révolutions modernes ont été cependant des mouvements brusques,
entraînant le renversement instantané des gouvernements. Telles, par
exemple, les révolutions brésiliennes, portugaises, turques, chinoises,
etc.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les peuples très conservateurs
sont voués aux révolutions les plus violentes. Étant conservateurs, ils
n’ont pas su évoluer lentement pour s’adapter aux variations de milieux
et quand l’écart est devenu trop grand, ils sont obligés de s’y adapter
brusquement. Cette évolution subite constitue une révolution.

Les peuples à adaptation progressive n’échappent pas toujours eux-mêmes
aux révolutions. Ce fut seulement par une révolution que les Anglais
réussirent, en 1688, à terminer la lutte prolongée depuis un siècle
entre la royauté qui voulait être absolue et la nation qui prétendait se
gouverner par l’intermédiaire de ses délégués.

Les grandes révolutions commencent généralement par en haut et non par
en bas, mais quand le peuple a été déchaîné, c’est à lui qu’elles
doivent leur force.

Il est évident que toutes les révolutions n’ont pu se faire, et ne
pourront d’ailleurs jamais se faire qu’avec le concours d’une fraction
importante de l’armée. La royauté ne disparut pas en France le jour où
fut guillotiné Louis XVI, mais à l’heure précise où ses troupes
indisciplinées refusèrent de le défendre.

C’est surtout par contagion mentale que se désaffectionnent les armées,
assez indifférentes, au fond, à l’ordre de choses établi. Dès que la
coalition de quelques officiers eut réussi à renverser le gouvernement
turc, les officiers grecs songèrent à les imiter et à changer de
gouvernement, bien qu’aucune analogie n’existât entre les deux régimes.

Un mouvement militaire peut renverser un gouvernement--et dans les
républiques espagnoles ils ne se renversent guère autrement--mais pour
que la révolution ainsi obtenue produise de grands effets, elle doit
avoir toujours à sa base un mécontentement général et des espérances.

A moins qu’il ne devienne universel et excessif, le mécontentement ne
suffit pas à faire les révolutions. On entraîne facilement une poignée
d’hommes à piller, démolir ou massacrer, mais pour soulever tout un
peuple, ou du moins une grande partie de ce peuple, l’action répétée des
meneurs est nécessaire. Ils exagèrent le mécontentement, persuadent aux
mécontents que le gouvernement est l’unique cause de tous les événements
fâcheux qui se produisent, les disettes notamment, et assurent que le
nouveau régime proposé par eux engendrera une ère de félicités. Ces
idées germent, se propagent par suggestion et contagion et le moment
arrive où la révolution est mûre.

De cette façon se préparèrent la révolution chrétienne et la Révolution
française. Si la dernière se fit en peu d’années, et la première en
nécessita un grand nombre, c’est que notre Révolution eut vite la force
armée pour elle, alors que le Christianisme n’obtint que très tard le
pouvoir matériel. Aux débuts ses seuls adeptes furent les petits, les
humbles, les esclaves, enthousiasmés par la promesse de voir leur vie
misérable transformée en une éternité de délices. Par un phénomène de
contagion de bas en haut dont l’histoire fournit plus d’un exemple, la
doctrine finit par envahir les couches supérieures de la nation, mais il
fallut fort longtemps avant qu’un empereur crût la foi nouvelle assez
répandue pour l’adopter comme religion officielle.


§ 4.--Les résultats des révolutions politiques.

Lorsqu’un parti triomphe, il tâche naturellement d’organiser la société
suivant ses intérêts. L’organisation se trouvera donc différente,
suivant que la révolution aura été faite par des militaires, des
radicaux, des conservateurs, etc. Les lois et les institutions nouvelles
dépendront des intérêts du parti triomphant et des classes qui l’auront
aidé, le clergé par exemple.

Si le triomphe a lieu à la suite de luttes violentes, comme au moment de
la Révolution, les vainqueurs rejetteront en bloc tout l’arsenal de
l’ancien droit. Les partisans du régime déchu seront persécutés,
expulsés ou exterminés.

Le maximum de violence dans les persécutions est atteint lorsque le
parti triomphant défend, en plus de ses intérêts matériels, une
croyance. Le vaincu ne peut alors espérer aucune pitié. Ainsi
s’expliquent les expulsions des Maures par les Espagnols, les autodafés
de l’inquisition, les exécutions de la Convention et les lois récentes
contre les congrégations religieuses.

Cette puissance absolue que s’attribue le vainqueur le conduit parfois à
des mesures extrêmes, décréter par exemple, comme au temps de la
Convention, que l’or sera remplacé par du papier, que les marchandises
seront vendues au prix fixé par lui, etc. Il se heurte bientôt alors à
un mur de nécessités inéluctables qui tournent l’opinion contre sa
tyrannie et finissent par le laisser désarmé devant les attaques, comme
cela eut lieu à la fin de notre Révolution. C’est ce qui arriva
récemment aussi à un ministère socialiste australien composé presque
exclusivement d’ouvriers. Il édicta des lois si absurdes, accorda de
tels privilèges aux syndiqués que l’opinion se dressa d’une façon
unanime contre lui, et qu’en trois mois il fut renversé.

Mais les cas que nous venons de relater sont exceptionnels. La plupart
des révolutions ont été accomplies pour amener au pouvoir un souverain
nouveau. Or, ce souverain sait fort bien que la première condition de sa
durée consiste à ne pas favoriser trop exclusivement une classe unique,
mais de tâcher de se les concilier toutes. Pour y parvenir, il établira
une sorte d’équilibre entre elles, de manière à n’être dominé par
aucune. Permettre à une classe de devenir prépondérante est se condamner
à l’avoir bientôt pour maître. Cette loi est une des plus sûres de la
psychologie politique. Les rois de France la comprenaient fort bien
quand ils luttaient énergiquement contre les empiétements de la noblesse
d’abord et du clergé ensuite. S’ils ne l’avaient pas fait, leur sort eût
été celui de ces empereurs allemands du Moyen Age qui, excommuniés par
les papes, en étaient réduits, comme Henri IV à Canossa, à faire un
pèlerinage pour aller leur demander humblement pardon.

Cette même loi s’est toujours vérifiée au cours de l’histoire. Lorsqu’à
la fin de l’Empire romain la caste militaire devint prépondérante, les
empereurs dépendirent entièrement de leurs soldats qui les nommaient et
les dépossédaient à leur gré.

Ce fut donc un grand avantage pour la France d’avoir été pendant
longtemps gouvernée par un monarque à peu près absolu, supposé tenir son
pouvoir de la divinité et entouré par conséquent d’un prestige
considérable. Sans une telle autorité, il n’aurait pu contenir ni la
noblesse féodale, ni le clergé, ni les Parlements. Si la Pologne, vers
la fin du XVIe siècle, était arrivée elle aussi à posséder une monarchie
absolue respectée, elle n’aurait pas descendu cette pente de la
décadence qui amena sa disparition de la carte de l’Europe.

Nous avons constaté dans ce chapitre que les révolutions politiques
peuvent s’accompagner de transformations sociales importantes. Nous
verrons bientôt combien sont faibles ces transformations auprès de
celles que les révolutions religieuses produisent.




CHAPITRE II

LES RÉVOLUTIONS RELIGIEUSES


§ 1.--Importance de l’étude d’une révolution religieuse pour la
compréhension des grandes révolutions politiques.

Une partie de cet ouvrage sera consacrée à la Révolution française. Elle
est pleine de violences qui ont naturellement leurs causes
psychologiques.

Ces événements exceptionnels remplissent toujours d’étonnement et
semblent même inexplicables. Ils deviennent compréhensibles cependant si
l’on considère que la Révolution française, constituant une religion
nouvelle, devait obéir aux lois de la propagation de toutes les
croyances. Ses fureurs et ses hécatombes deviennent alors très
intelligibles.

En étudiant l’histoire d’une grande révolution religieuse, celle de la
Réforme, nous verrons que nombre d’éléments psychologiques qui y
figurèrent agirent également pendant la Révolution française. Dans l’une
et dans l’autre, on constate le peu d’influence de la valeur rationnelle
d’une croyance sur sa propagation, l’inefficacité des persécutions,
l’impossibilité de la tolérance entre croyances contraires, les
violences et les luttes désespérées résultant du conflit de fois
diverses. On y observe encore l’exploitation d’une croyance, par des
intérêts très indépendants de cette croyance. On y voit enfin qu’il est
impossible de modifier les convictions des hommes sans modifier aussi
leur existence.

Ces phénomènes constatés, il apparaîtra clairement pourquoi l’évangile
de la Révolution se propagea par les mêmes méthodes que tous les
évangiles religieux, celui de Calvin, notamment. Il n’aurait pu
d’ailleurs se propager autrement.

Mais s’il existe des analogies étroites entre la genèse d’une révolution
religieuse, telle que la Réforme et celle d’une grande révolution
politique comme la nôtre, leurs suites lointaines sont bien différentes,
et ainsi s’explique l’inégalité de leur durée. Dans les révolutions
religieuses, aucune expérience ne peut révéler aux fidèles qu’ils se
sont trompés, puisqu’il leur faudrait aller au ciel pour le savoir. Dans
les révolutions politiques l’expérience montre vite l’erreur des
doctrines, et oblige à les abandonner.

C’est ainsi qu’à la fin du Directoire, l’application des croyances
jacobines avait conduit la France à un tel degré de ruine, de misère et
de désespoir que les plus farouches jacobins eux-mêmes durent renoncer à
leur système. Survécurent seulement de leurs théories quelques principes
non vérifiables par l’expérience, tel le bonheur universel, que
l’égalité devait faire régner parmi les hommes.


§ 2.--Les débuts de la Réforme et ses premiers adeptes.

La Réforme devait finir par exercer une influence profonde sur les
sentiments et les idées morales de beaucoup d’hommes. Plus modeste à ses
débuts, elle fut d’abord une simple lutte contre les abus du clergé, et,
au point de vue pratique, un retour aux prescriptions de l’Évangile.
Elle ne constitua jamais, en tout cas, comme on l’a prétendu, une
aspiration vers la liberté de pensée. Calvin était aussi intolérant que
Robespierre et tous les théoriciens de l’époque considéraient que la
religion des sujets devait être celle du prince qui les gouvernait. Dans
tous les pays où s’établit, en effet, la Réforme, le souverain remplaça
le pape romain avec les mêmes droits et la même puissance.

Faute de publicité et de moyens de communications, la nouvelle foi se
propagea d’abord assez lentement en France. C’est vers 1520 que Luther
recruta quelques adeptes et seulement vers 1535 que la croyance se
répandit assez pour qu’on jugeât nécessaire de brûler ses disciples.

Conformément à une loi psychologique bien connue, les exécutions ne
firent que favoriser la propagation de la Réforme. Ses premiers fidèles
comptaient des prêtres et des magistrats, mais principalement d’obscurs
artisans. Leur conversion s’opéra presque exclusivement par contagion
mentale et suggestion.

Dès qu’une croyance nouvelle se répand, on voit se grouper autour d’elle
beaucoup d’hommes indifférents à cette croyance, mais y trouvant des
prétextes pour assouvir leurs passions et leurs convoitises. Ce
phénomène s’observa au moment de la Réforme dans plusieurs pays, en
Allemagne et en Angleterre notamment. Luther ayant enseigné que le
clergé n’a pas besoin de richesses, les seigneurs allemands trouvèrent
excellente une religion qui leur permettait de s’emparer des biens de
l’Église. Henri VIII s’enrichit par une opération analogue. Les
souverains souvent molestés par les papes ne pouvaient voir, en général,
que d’un œil favorable une doctrine ajoutant à leur pouvoir politique le
pouvoir religieux et faisant de chacun d’eux un pape. Loin de diminuer
l’absolutisme des chefs, la Réforme ne fit donc que l’exagérer.


§ 3.--Valeur rationnelle des doctrines de la Réforme.

La Réforme bouleversa l’Europe, et faillit ruiner la France, qu’elle
transforma, pendant cinquante ans, en champ de bataille. Jamais cause
aussi insignifiante au point de vue rationnel ne produisit d’aussi
grands effets.

Elle est une des innombrables preuves démontrant que les croyances se
propagent en dehors de toute raison. Les doctrines théologiques qui
soulevèrent alors si violemment les âmes, et notamment celles de Calvin,
sont, à l’égard de la logique rationnelle, indignes d’examen.

Très préoccupé de son salut, ayant du diable une peur excessive, que son
confesseur ne réussissait pas à calmer, Luther cherchait les moyens les
plus sûrs de plaire à Dieu pour éviter l’enfer. Après avoir commencé par
refuser au pape le droit de vendre des indulgences, il nia entièrement
son autorité et celle de l’Église, condamna les cérémonies religieuses,
la confession, le culte des saints, et déclara que les chrétiens ne
devaient avoir d’autres règles de conduite que la Bible. Il considérait,
d’ailleurs, qu’on ne pouvait être sauvé sans la grâce de Dieu.

Cette dernière théorie, dite de la prédestination, un peu incertaine
chez Luther, fut précisée par Calvin, qui en fit le fond même d’une
doctrine à laquelle la plupart des protestants obéissent encore. Suivant
lui «De toute éternité, Dieu a prédestiné certains hommes à être brûlés,
d’autres à être sauvés.» Pourquoi cette monstrueuse iniquité? simplement
parce que «c’est la volonté de Dieu».

Ainsi, d’après Calvin, qui ne fit d’ailleurs que développer certaines
assertions de saint Augustin, un Dieu tout-puissant se serait amusé à
fabriquer des créatures simplement pour les envoyer brûler pendant toute
l’éternité, sans tenir compte de leurs actions et de leurs mérites! Il
est merveilleux qu’une aussi révoltante insanité ait pu subjuguer les
âmes pendant si longtemps et en subjugue beaucoup encore[1].

  [1] La doctrine de la prédestination continue à s’enseigner dans les
    catéchismes protestants, comme le prouve le passage suivant extrait
    de la dernière édition d’un catéchisme officiel que j’ai fait venir
    d’Édimbourg:

    «By the decree of God, for the manifestation of his glory, some men
    and angels are predestinated unto everlasting life, and others
    foreordained to everlasting death.

    These angels and men, thus predestinated and foreordained, are
    particulariy and unchangeably designed; and their number is so
    certain and definite, that it cannot be either increased or
    diminished.

    Those of mankind that are predestinated unto life, God, before the
    foundation of the world was laid, according to his eternal and
    immutable purpose, and the secret counsel and good pleasure of his
    will, hath chosen in Christ unto everlasting glory, out of his mere
    free grace and love, without any foresight of faith or good works,
    or perseverance in either of them, or any other thing in the
    creature, as conditions, or causes moving him thereunto; and all to
    the praise of his glorious grace.

    As God hath appointed the elect unto glory, so hath he, by the
    eternal and most free purpose of his will, foreordained all the
    means thereunto. Wherefore they who are elected being fallen in
    Adam, are redeemed by Christ; are effectually called unto faith in
    Christ by his Spirit working in due season; are justified adopted,
    sanctified and kept by his power through faith unto salvation.
    Neither are any other redeemed by Christ, effectually called,
    justified, adopted, sanctified, and saved, but the elect only.»

La psychologie de Calvin n’est pas sans rapport avec celle de
Robespierre. Possesseur, comme ce dernier, de la vérité pure, il
envoyait à la mort ceux qui ne partageaient pas ses doctrines. Dieu,
assurait-il, veut: «qu’on mette en oubli toute humanité, quand il est
question de combattre pour sa gloire».

Le cas de Calvin et de ses disciples montre que les choses
rationnellement les plus contradictoires se concilient parfaitement dans
les cervelles hypnotisées par une croyance. Aux yeux de la logique
rationnelle, il semble impossible d’asseoir une morale sur la théorie de
la prédestination puisque les hommes, quoi qu’ils fassent, sont sûrs
d’être sauvés ou damnés. Cependant, Calvin n’eut pas de difficulté à
créer une morale très sévère sur une base totalement illogique. Se
considérant comme des élus de Dieu, ses sectateurs étaient tellement
gonflés d’orgueil par la conscience de leur dignité qu’ils se croyaient
tenus, dans leur conduite, à servir de modèles.


§ 4.--Propagation de la Réforme.

La foi nouvelle se propagea, non par des discours, moins encore par des
raisonnements, mais par le mécanisme décrit dans notre précédent
ouvrage, c’est-à-dire sous l’influence de l’affirmation, de la
répétition, de la contagion mentale et du prestige. Les idées
révolutionnaires se répandirent plus tard en France de la même façon.

Les persécutions, nous le disions plus haut, ne firent que favoriser
cette extension. Chaque exécution amenait des conversions nouvelles,
comme cela s’observa aux premiers âges du christianisme. Anne Dubourg,
conseiller au Parlement, condamné à être brûlé vif, marcha vers le
bûcher en exhortant la foule à se convertir. «Sa constance, au dire d’un
témoin, fit parmi les jeunes gens des écoles plus de protestants que les
livres de Calvin.»

Pour empêcher les condamnés de parler au peuple on leur coupait la
langue avant de les brûler. L’horreur du supplice était accrue un
attachant les victimes à une chaîne de fer qui permettait de les plonger
dans le bûcher et de les en retirer à plusieurs reprises.

Rien cependant n’amenait les protestants à se rétracter, alors même
qu’on offrait de les amnistier après leur avoir fait sentir le feu.

En 1535, François Ier, revenu de sa tolérance première, ordonna
d’allumer à la fois six bûchers dans Paris. La Convention se borna,
comme on sait, à une seule guillotine dans la même ville. Il est
probable d’ailleurs que les supplices ne devaient pas être très
douloureux. On avait déjà remarqué l’insensibilité des martyrs
chrétiens. Les croyants sont hypnotisés par leur foi et nous savons
aujourd’hui que certaines formes d’hypnotisme engendrent l’insensibilité
complète.

La foi nouvelle progressa rapidement. En 1560, il y avait 2.000 églises
réformées en France et beaucoup de grands seigneurs, d’abord assez
indifférents, adhéraient à la doctrine.


§ 5.--Conflit entre croyances religieuses différentes. Impossibilité de
la tolérance.

J’ai déjà répété que l’intolérance accompagne toujours les fortes
croyances. Les révolutions religieuses et politiques en fournissent de
nombreuses preuves et nous montrent aussi que l’intolérance entre
sectateurs de religions voisines est beaucoup plus grande qu’entre les
défenseurs de croyances éloignées, l’islamisme et le christianisme, par
exemple. Si l’on considère, en effet, les croyances pour lesquelles la
France fut déchirée pendant si longtemps, on remarquera qu’elles ne
différaient que sur des points accessoires. Catholiques et protestants
adoraient exactement le même Dieu et ne divergeaient que par la manière
de l’adorer. Si la raison avait joué le moindre rôle dans l’élaboration
de leur croyance, elle eût montré facilement qu’il devait être assez
indifférent à Dieu de se voir adoré de telle ou telle façon.

La raison ne pouvant influencer la cervelle des convaincus, protestants
et catholiques continuèrent à se combattre avec férocité. Tous les
efforts des souverains pour tâcher de les réconcilier furent vains.
Catherine de Médicis, voyant chaque jour le parti des réformés grandir
malgré les supplices et attirer dans son sein un nombre considérable de
nobles et de magistrats, s’imagina pouvoir les désarmer en réunissant à
Poissy, en 1561, une assemblée d’évêques et de pasteurs dans le but de
fusionner les deux doctrines. Une telle entreprise indiquait combien,
malgré sa subtilité, la reine ignorait les lois de la logique mystique.
On ne citerait pas dans l’histoire d’exemple d’une croyance réduite par
voie de réfutation. Catherine de Médicis ignorait encore que si la
tolérance est à la rigueur possible entre individus, elle est
irréalisable entre collectivités. Sa tentative échoua donc complètement.
Les théologiens assemblés se lancèrent à la tête des textes et des
injures, mais aucun ne fut ébranlé. Catherine crut alors mieux réussir
en promulguant, l’an 1562, un édit accordant aux protestants le droit de
se réunir pour célébrer publiquement leur culte.

Cette tolérance, très recommandable au point de vue philosophique, mais
peu sage au point de vue politique, n’eut d’autre résultat que
d’exaspérer les deux partis. Dans le Midi où les protestants étaient les
plus forts, ils persécutaient les catholiques, tentaient de les
convertir par la violence, les égorgeaient s’ils n’y réussissaient pas
et saccageaient leurs cathédrales. Dans les régions où les catholiques
se trouvaient plus nombreux, les réformés subissaient des persécutions
identiques.

De telles hostilités devaient nécessairement engendrer la guerre civile.
Ainsi naquirent les guerres dites de religion qui ensanglantèrent si
longtemps la France. Les villes furent ravagées, les habitants massacrés
et la lutte revêtit rapidement ce caractère de férocité sauvage spécial
aux conflits religieux ou politiques et que nous retrouverons plus tard
dans les guerres de la Vendée.

Vieillards, femmes, enfants, tout était exterminé. Un certain baron
d’Oppede, premier président du parlement d’Aix, avait déjà servi de
modèle en faisant tuer, durant l’espace de dix jours, avec des
raffinements de cruauté, 3.000 personnes et détruire trois villes et 22
villages. Montluc, digne ancêtre de Carrier, faisait jeter les
calvinistes vivants dans des puits jusqu’à ce qu’ils fussent pleins. Les
protestants n’étaient pas plus tendres. Ils n’épargnaient même pas les
églises catholiques et traitaient les tombes et les statues exactement
comme les délégués de la Convention devaient traiter plus tard les
tombes royales de Saint-Denis.

Sous l’influence de ces luttes, la France se désagrégeait
progressivement et, à la fin du règne de Henri III, elle était morcelée
en de véritables petites républiques municipales confédérées, formant
autant d’États souverains. Le pouvoir royal s’évanouissait. Les États de
Blois prétendaient dicter leur volonté à Henri III, enfui de sa
capitale. En 1577, le voyageur Lippomano, qui traversa la France, vit
des villes importantes, Orléans, Blois, Tours, Poitiers, entièrement
dévastées, les cathédrales et les églises en ruines, les tombeaux
brisés, etc. C’était à peu près l’état de la France vers la fin du
Directoire.

Parmi tous les événements de cette époque, celui qui a laissé le plus
sombre souvenir, bien qu’il n’ait pas été peut-être le plus meurtrier,
fut le massacre de la Saint-Barthélemy en 1572, ordonné, suivant les
historiens, par Catherine de Médicis et Charles IX.

Il n’est pas besoin d’une psychologie très profonde pour comprendre
qu’aucun souverain n’aurait pu ordonner un tel événement. La
Saint-Barthélemy ne fut pas un crime royal, mais un crime populaire.
Catherine de Médicis, croyant son existence et celle du roi menacées par
un complot que dirigeaient quatre ou cinq chefs protestants alors à
Paris, les envoya tuer chez eux, selon les procédés sommaires de
l’époque. Le massacre qui s’ensuivit est très bien expliqué par M.
Batiffol dans les termes suivants:

  «A l’annonce de ce qui se passait, le bruit se répandit instantanément
  dans tout Paris qu’on massacrait les huguenots: gentilshommes
  catholiques, soldats de la garde, archers, gens du peuple, tout le
  monde se précipita dans la rue les armes à la main afin de participer
  à l’exécution et le massacre général commença aux cris féroces de «au
  huguenot, tue, tue!». On assomma, on noya, on pendit. Tout ce qui
  était connu comme hérétique y passa. 2.000 personnes furent tuées à
  Paris.»

Par voie de contagion, le peuple de la province imita celui de Paris et
six à huit mille protestants furent massacrés.

Lorsque le temps eut un peu refroidi les passions religieuses, tous les
historiens, même catholiques, se crurent obligés de s’indigner contre la
Saint-Barthélemy. Ils montrèrent ainsi la difficulté de comprendre la
mentalité d’une époque avec celle d’une autre.

En fait, loin d’être critiquée, la Saint-Barthélemy provoqua un
enthousiasme indescriptible dans toute l’Europe catholique. Philippe II
délira de joie en apprenant la nouvelle, et le roi de France reçut plus
de félicitations que s’il avait gagné une grande bataille.

Mais ce fut surtout le pape Grégoire XIII qui manifesta la satisfaction
la plus vive. Il fit frapper une médaille pour commémorer l’heureux
événement[2], allumer des feux de joie, tirer le canon, célébrer
plusieurs messes et appela le peintre Vasari pour représenter sur les
murs du Vatican les principales scènes du carnage, puis il envoya an roi
de France un ambassadeur chargé de le féliciter vivement de sa belle
action. C’est avec des détails historiques de cette nature qu’on arrive
à comprendre l’âme des croyants. Les jacobins de la Terreur avaient une
mentalité assez voisine de celle de Grégoire XIII.

  [2] La médaille dut être distribuée à beaucoup de personnages, car le
    cabinet des médailles à la Bibliothèque Nationale en possède trois
    exemplaires: un en or, un en argent, l’autre en cuivre. Cette
    médaille, reproduite par Bonnani dans sa _Numism. Pontific._ (t. I,
    p. 386), représente d’un côté Grégoire XIII et de l’autre un ange
    frappant du glaive des huguenots avec cet exergue: _Ugonotorum
    strages_, c’est-à-dire Massacre des Huguenots. (Le mot _strages_
    peut se traduire par carnage ou massacre, sens qu’il possède dans
    Cicéron et Tite-Live, ou encore par désastre, ruine, sens qu’il a
    dans Virgile et Tacite.)

Naturellement, les protestants ne restèrent pas indifférents devant une
pareille hécatombe et ils firent de tels progrès qu’en 1576 Henri III en
était réduit à leur accorder, par l’Édit de Beaulieu, l’entière liberté
du culte, huit places fortes et dans les parlements, des Chambres
composées moitié de catholiques et moitié de huguenots.

Ces concessions forcées n’amenèrent aucun calme. Une ligue catholique se
créa ayant le duc de Guise à sa tête et les batailles continuèrent.
Elles ne pouvaient cependant durer toujours. On sait comment Henri IV y
mit fin pour un temps assez long par son abjuration en 1593 et par
l’Édit de Nantes.

La lutte était apaisée mais non terminée. Sous Louis XIII, les
protestants s’agitèrent encore et Richelieu fut obligé en 1627
d’assiéger La Rochelle, où 15.000 protestants périrent. Possédant plus
d’esprit politique que d’esprit religieux, le célèbre cardinal se montra
très tolérant ensuite à l’égard des réformés.

Cette tolérance ne pouvait durer. Des croyances contraires ne restent
pas en présence sans tâcher de s’anéantir dès que l’une se sent capable
de dominer l’autre. Sous Louis XIV, les protestants devenus de beaucoup
les plus faibles avaient forcément renoncé à toute lutte et vivaient
pacifiquement. Leur nombre était d’environ 1.200.000, et ils possédaient
plus de 600 églises desservies par environ 700 pasteurs. La présence de
ces hérétiques sur le sol français étant intolérable pour le clergé
catholique, on essaya contre eux des persécutions variées. Comme elles
amenèrent peu de résultats, Louis XIV eut recours en 1685 aux
dragonnades qui firent périr beaucoup d’individus, mais sans succès. Il
fallut employer des mesures définitives. Sous la pression du clergé et
notamment de Bossuet, l’édit de Nantes fut révoqué et les protestants
obligés de se convertir ou de quitter la France. Cette funeste
émigration dura longtemps et fit perdre, dit-on, à la France quatre cent
mille habitants, hommes fort énergiques puisqu’ils avaient le courage
d’écouter leur conscience plutôt que leurs intérêts.


§ 6.--Résultats des révolutions religieuses.

Si l’on ne jugeait les révolutions religieuses que par la sombre
histoire de la Réforme, on serait conduit à les considérer comme très
funestes. Mais toutes ne jouèrent pas un pareil rôle, et l’action
civilisatrice de plusieurs d’entre elles fut considérable.

En donnant à un peuple l’unité morale, elles accroissent beaucoup sa
puissance matérielle. On le vit notamment, lorsqu’une foi nouvelle
apportée par Mahomet transforma en un peuple redoutable les impuissantes
petites tribus de l’Arabie.

La croyance religieuse nouvelle ne se borne pas à rendre un peuple
homogène. Elle atteint ce résultat qu’aucune philosophie, aucun code
n’obtinrent jamais, de transformer sensiblement cette chose presque
intransformable: les sentiments d’une race.

On put le constater à l’époque où la plus puissante des révolutions
religieuses enregistrée par l’histoire renversa le paganisme pour lui
substituer un Dieu, venu des plaines de la Galilée. L’idéal nouveau
exigeait le renoncement à toutes les joies de l’existence pour acquérir
l’éternité bienheureuse du ciel. Sans doute, un tel idéal était
facilement acceptable par les esclaves, les misérables, les déshérités
dénués de joies ici-bas, auxquels on proposait un avenir enchanteur, en
échange d’une vie sans espoirs. Mais l’existence austère aisément
embrassée par les pauvres le fut aussi par des riches. En ceci surtout
se manifesta la puissance de la foi nouvelle.

Non seulement la révolution chrétienne transforma les mœurs, mais elle
exerça en outre, pendant 2.000 ans, une influence prépondérante sur la
civilisation. Aussitôt qu’une foi religieuse triomphe, tous les éléments
de la civilisation s’y adaptant naturellement, cette civilisation se
trouve bientôt transformée. Écrivains, littérateurs, artistes,
philosophes, ne font que symboliser dans leurs œuvres les idées de la
nouvelle croyance.

Lorsqu’une foi quelconque religieuse ou politique a triomphé, non
seulement la raison ne peut rien sur elle, mais cette dernière trouve
toujours des motifs pour l’interpréter, la justifier et tâcher de
l’imposer. Il existait probablement autant d’orateurs et de théologiens
au temps de Moloch, pour prouver l’utilité des sacrifices humains, qu’il
y en eut à d’autres époques pour glorifier l’inquisition, la
Saint-Barthélemy et les hécatombes de la Terreur.

Il ne faut pas trop espérer voir les peuples possesseurs de croyances
fortes, s’élever facilement à la tolérance. Les seuls qui l’aient
atteinte dans le monde ancien furent les polythéistes. Les nations qui
la pratiquent dans les temps modernes sont celles qu’on pourrait
également qualifier de polythéistes, puisque, comme en Angleterre et en
Amérique, elles sont divisées en sectes religieuses innombrables. Sous
des noms identiques elles adorent en réalité des dieux assez divers.

La multiplicité des croyances qui crée leur tolérance finit aussi par
créer leur faiblesse. Nous nous trouvons ainsi en présence de ce
problème psychologique non résolu jusqu’ici: posséder une croyance à la
fois forte et tolérante.

Le bref exposé qui précède a fait voir le rôle considérable joué par les
révolutions religieuses et montré la puissance des croyances. Malgré
leur faible valeur rationnelle, elles mènent l’histoire et empêchent les
peuples d’être une poussière d’individus sans cohésion et sans force.
L’homme en eut besoin à tous les âges pour orienter ses pensées et
guider sa conduite. Aucune philosophie n’a réussi encore à les
remplacer.




CHAPITRE III

LE RÔLE DES GOUVERNEMENTS DANS LES RÉVOLUTIONS


§ 1.--Faible résistance des gouvernements dans les révolutions.

Beaucoup de peuples modernes, la France, l’Espagne, la Belgique,
l’Italie, L’Autriche, la Pologne, le Japon, la Turquie, le Portugal,
etc., ont depuis un siècle subi des révolutions. Elles se
caractérisèrent le plus souvent par leur instantanéité et la facilité
avec laquelle les gouvernements attaqués furent renversés.

L’instantanéité s’explique assez bien par la rapidité de la contagion
mentale due aux procédés modernes de publicité. La faible résistance des
gouvernements est plus étonnante. Elle implique en effet de leur part
une incapacité totale à rien comprendre et rien prévoir, créée par une
confiance aveugle dans leur force.

La facilité avec laquelle tombent les gouvernements n’est pas d’ailleurs
un phénomène nouveau. Il a été constaté plus d’une fois, non seulement
dans les régimes autocratiques, toujours renversés par des conspirations
de palais, mais aussi dans des gouvernements parfaitement renseignés au
moyen de la presse et de leurs agents sur l’état de l’opinion.

Parmi ces chutes instantanées, une des plus frappantes est celle qui
suivit les Ordonnances de Charles X. Ce monarque fut, on le sait,
renversé en quatre jours. Son ministre Polignac n’avait pris aucune
mesure de défense et le roi se croyait si certain de la tranquillité de
Paris qu’il était parti pour la chasse. L’armée ne lui était nullement
hostile, comme au temps de Louis XVI, mais les troupes, mal commandées,
se débandèrent devant les attaques de quelques insurgés.

Le renversement de Louis-Philippe fut plus typique encore, puisqu’il ne
résulta aucunement d’un acte arbitraire du souverain. Ce monarque
n’était pas entouré des haines qui finirent par envelopper Charles X et
sa chute fut la conséquence d’une insignifiante émeute bien facile à
réprimer.

Les historiens, qui ne comprennent guère qu’un gouvernement solidement
constitué, appuyé sur une imposante armée, puisse être renversé par
quelques émeutiers, attribuèrent naturellement à des causes profondes la
chute de Louis-Philippe. En réalité, l’incapacité des généraux chargés
de le défendre en fut le vrai motif.

Ce cas étant un des plus instructifs qu’on puisse citer, mérite de nous
arrêter un instant. Il a été parfaitement étudié par le général Bonnal,
d’après les notes d’un témoin oculaire, le général d’Elchingen. 36.000
hommes de troupe se trouvaient alors dans Paris, mais l’incapacité et la
faiblesse des chefs empêchèrent de les utiliser. Les contre-ordres se
succédaient, et finalement on interdit à la troupe de tirer sur le
peuple, permettant en outre à la foule, et rien n’était plus dangereux,
de se mêler aux soldats. L’émeute triompha alors sans combat et força le
roi à abdiquer.

Appliquant au cas précédent nos recherches sur la psychologie des foules
le général Bonnal montre avec quelle facilité eût pu être dominée
l’émeute qui renversa Louis-Philippe. Il prouve notamment que si les
chefs n’avaient pas perdu complètement la tête, une toute petite troupe
aurait empêché les insurgés d’envahir la Chambre des Députés. Cette
dernière, composée de monarchistes, eût certainement proclamé roi le
comte de Paris, sous la régence de sa mère.

Des phénomènes analogues se produisirent dans les révolutions dont
l’Espagne et le Portugal furent le théâtre.

Ces faits montrent le rôle des petites circonstances accessoires dans
les grands événements et prouvent qu’il ne faut pas trop parler des lois
générales de l’histoire. Sans l’émeute qui renversa Louis-Philippe, nous
n’aurions probablement jamais eu ni la République de 1848, ni le second
Empire, ni Sedan, ni l’invasion, ni la perte de l’Alsace.

Dans les révolutions dont je viens de parler, l’armée ne fut d’aucun
secours aux gouvernements, mais elle ne se tourna pas contre eux. Il en
arrive autrement parfois. C’est souvent l’armée qui fit, comme en
Portugal et en Turquie, les révolutions. Par elle également
s’accomplissent les innombrables évolutions des républiques latines de
l’Amérique.

Lorsqu’une révolution est faite par l’armée, les nouveaux gouvernants
tombent naturellement sous sa domination. J’ai rappelé déjà plus haut
qu’il en fut ainsi à la fin de l’Empire romain, quand les empereurs
étaient renversés par les soldats.

Le même phénomène s’observe parfois aussi dans les temps modernes.
L’extrait suivant d’un journal, à propos de la révolution grecque,
montre ce que devient un gouvernement dominé par son armée.

  «Un jour on annonce que quatre-vingts officiers de marine vont
  démissionner si le gouvernement ne met pas à la retraite les chefs
  condamnés par eux. Un autre jour ce sont les ouvriers agricoles d’une
  métairie appartenant au prince royal qui réclament le partage des
  terres. La marine proteste contre l’avancement promis au colonel
  Zorbas. Le colonel Zorbas, après une semaine de tractations avec le
  lieutenant Typaldos, traite de puissance à puissance avec le président
  du Conseil. Pendant ce temps, la Fédération des corporations flétrit
  les officiers de marine. Un député demande que ces officiers et leurs
  familles soient traités en brigands. Quand le commandant Miaoulis tire
  sur les rebelles, les marins qui d’abord avaient obéi à Typaldos,
  rentrent dans le devoir. Ce n’est plus la Grèce harmonieuse de
  Périclès et de Thémistocle. C’est un hideux camp d’Agramant.»

Une révolution ne peut se faire sans le concours ou tout au moins la
neutralité de l’armée, mais il arrive le plus souvent que le mouvement
commence en dehors d’elle. Ce fut le cas des révolutions de 1830 et de
1848 puis de celle de 1870 qui renversa l’Empire à la suite de
l’humiliation éprouvée en France par la capitulation de Sedan.

La plupart des révolutions se font dans les capitales et se répandent
par voie de contagion dans tout le pays; mais ce n’est pas là une règle
constante. On sait que pendant la Révolution française, la Vendée, la
Bretagne et le Midi se révoltèrent spontanément contre Paris.


§ 2.--Comment la résistance des gouvernements peut triompher des
révolutions.

Dans la plupart des révolutions précédemment énumérées, nous avons vu
les gouvernements périr par leur faiblesse. Dès qu’on les a touchés ils
sont tombés.

La Révolution russe prouve qu’un gouvernement qui se défend avec énergie
peut finir par triompher.

Jamais révolution ne fut plus menaçante pour un gouvernement. A la suite
des désastres subis en Orient et des duretés d’un régime autocratique
trop oppressif, toutes les classes sociales y compris une partie de
l’armée et de la flotte s’étaient soulevées. Les chemins de fer, les
postes, les télégraphes étaient en grève, et par conséquent les
communications interrompues entre les diverses parties de ce gigantesque
empire.

La classe rurale, formant la majorité de la nation, commençait elle-même
à subir l’influence de la propagande révolutionnaire. Le sort des
paysans était d’ailleurs assez misérable. Ils se voyaient obligés, avec
le système du Mir, de cultiver les terres sans pouvoir en acquérir. Le
gouvernement résolut de se concilier immédiatement cette catégorie
nombreuse de paysans par sa transformation en propriétaires. Des lois
spéciales obligèrent les seigneurs à vendre aux paysans une partie de
leurs propriétés et des banques destinées à prêter aux acquéreurs les
fonds nécessaires pour rembourser les terres furent créées. Les sommes
prêtées devaient être remboursées par petites annuités prélevées sur les
produits de la vente des récoltes.

Assuré de la neutralité des paysans, le gouvernement put combattre les
fanatiques qui incendiaient les villes, jetaient des bombes dans les
foules et avaient entrepris une lutte sans merci. On fit périr tous ceux
qui purent être pris. Cette extermination est la seule méthode
découverte depuis l’origine des âges pour protéger une société contre
les révoltés qui veulent la détruire.

Le gouvernement vainqueur comprit d’ailleurs la nécessité d’accorder des
satisfactions aux légitimes réclamations de la partie éclairée de la
nation. Il créa un parlement chargé de préparer des lois et de contrôler
les dépenses.

L’histoire de la Révolution russe montre comment un gouvernement dont
tous les soutiens naturels s’écroulaient successivement put, avec de la
sagesse et de la fermeté, triompher des plus redoutables obstacles. On a
dit très justement qu’on ne renverse pas les gouvernements, mais qu’ils
se suicident.


§ 3.--Les révolutions faites par les gouvernements. Exemples divers:
Chine, Turquie, etc.

Les gouvernements combattent presque toujours les révolutions et n’en
font guère. Représentant les nécessités du moment et l’opinion générale,
ils suivent timidement les réformateurs mais ne les précèdent pas.

Parfois cependant certains gouvernements ont tenté de ces brusques
réformes qui constituent des révolutions. La stabilité ou l’instabilité
de l’âme nationale explique pourquoi ils réussissent ou échouent dans
ces tentatives.

Ils réussissent lorsque le peuple auquel le gouvernement prétend imposer
des institutions nouvelles est composé de tribus demi-barbares, sans
lois fixes, sans traditions solides, c’est-à-dire sans âme nationale
constituée. Tel fut le cas de la Russie à l’époque de Pierre le Grand.
On sait comment il essaya d’européaniser par force des populations
russes demi-asiatiques.

Le Japon constitue un autre exemple d’une révolution faite par un
gouvernement, mais c’est sa technique et non son âme qui fut
transformée.

Il faut un autocrate très puissant, doublé d’un homme de génie pour
réussir, même partiellement, de telles tâches. Le plus souvent, le
réformateur voit se dresser tout le peuple devant lui. Contrairement à
ce qui se passe dans les révolutions ordinaires, l’autocrate est alors
le révolutionnaire et le peuple le conservateur. En y regardant
attentivement, on découvre assez vite que les peuples sont toujours très
conservateurs.

L’insuccès représente du reste la règle habituelle de ces tentatives.
Qu’elles se fassent par les hautes classes ou par les couches
inférieures, les révolutions ne changent pas l’âme d’un peuple
stabilisée depuis longtemps. Elles ne transforment que les choses usées
par le temps et prêtes à tomber.

La Chine fait actuellement la très intéressante expérience de cette
impossibilité pour un gouvernement de renouveler brusquement les
institutions d’un pays. La révolution qui renversa la dynastie de ses
anciens souverains fut la conséquence indirecte du mécontentement
provoqué par les réformes que, dans le but d’améliorer un peu la Chine,
son gouvernement avait voulu imposer. La suppression de l’opium et des
jeux, la réforme de l’armée, la création d’écoles entraînèrent des
augmentations d’impôts qui, aussi bien que les réformes elles-mêmes,
indisposèrent fortement l’opinion.

Quelques lettrés chinois élevés dans les écoles européennes, profitèrent
de ce mécontentement pour soulever le peuple et faire proclamer la
république, institution dont un Chinois ne saurait avoir aucune
conception.

Elle ne pourra sûrement se maintenir bien longtemps, car l’impulsion qui
lui a donné naissance n’est pas un mouvement de progrès, mais de
réaction. Le mot de république, pour le Chinois intellectualisé par son
éducation européenne, est simplement synonyme d’affranchissement du joug
des lois, des règles et de toutes les contraintes séculaires. Après
avoir coupé sa natte, couvert sa tête d’une casquette et s’être déclaré
républicain, le jeune Chinois pense pouvoir s’adonner sans frein à tous
ses instincts. C’est un peu, au surplus, l’idée que se faisait de la
République une partie du peuple français au moment de la grande
Révolution.

La Chine découvrira vite elle aussi ce que devient une société privée de
l’armature lentement édifiée par le passé. Après quelques années de
sanglante anarchie, il lui faudra rétablir un pouvoir dont la tyrannie
sera nécessairement beaucoup plus dure que celle du régime renversé. La
science n’a pas encore découvert la baguette magique capable de faire
subsister une société sans discipline. Nul besoin de l’imposer quand
elle est devenue héréditaire, mais lorsqu’on a laissé les instincts
primitifs détruire les barrières péniblement édifiées par de lentes
acquisitions ancestrales, elle ne peut être reconstruite que par une
tyrannie énergique.

On peut donner encore comme preuve de ces assertions une expérience
analogue à celle de la Chine, faite par la Turquie aujourd’hui. Il y a
quelques années, des jeunes gens, instruits dans les écoles européennes
et pleins de bonne volonté réussirent, avec le concours de plusieurs
officiers, à renverser un sultan dont la tyrannie paraissait
insupportable. Ayant acquis notre robuste foi latine en la puissance
magique des formules, ils s’imaginèrent pouvoir établir le régime
représentatif dans un pays à demi-civilisé, profondément divisé par des
haines religieuses et composé de races différentes.

La tentative n’a pas été heureuse jusqu’ici. Les auteurs de la réforme
durent constater que malgré tout leur libéralisme, ils étaient obligés
de gouverner avec des méthodes fort voisines de celles du régime
renversé. Ils n’ont pu empêcher ni les exécutions sommaires, ni les
massacres de chrétiens, sur une grande échelle, ni remédier encore à un
seul abus.

On serait injuste en le leur reprochant. Qu’auraient-ils pu faire en
vérité pour transformer un peuple aux traditions fixées depuis
longtemps, aux passions religieuses intenses, et où les musulmans en
minorité ont cependant la légitime prétention de gouverner avec leur
code la cité sainte de leur foi? Comment empêcher l’islamisme de rester
la religion d’État dans un pays où le droit civil et le droit religieux
ne sont pas encore nettement séparés, et où la foi au Coran est le seul
lien permettant de maintenir l’idée de patrie?

Il était bien difficile de détruire un tel état de choses et c’est
pourquoi on devait fatalement voir se rétablir une organisation
autocratique avec un semblant de régime constitutionnel, c’est-à-dire à
peu près l’ancien régime. De pareils essais constituent un exemple bien
net de l’impossibilité où se trouvent les peuples de choisir leurs
institutions avant d’avoir transformé leur âme.


§ 4.--Éléments sociaux survivant aux changements de gouvernement après
les révolutions.

Ce que nous dirons plus loin de la stabilisation de l’âme nationale
permet de comprendre la force des régimes établis depuis longtemps tels
que les anciennes monarchies. Un monarque peut être renversé facilement
par des conspirateurs, mais ces derniers sont sans force contre les
principes que le monarque représente. Napoléon tombé fut remplacé non
par son héritier naturel, mais par celui des rois. Ce dernier incarnait
un principe ancien, alors que le fils de l’Empereur personnifiait
seulement des idées encore mal fixées dans les âmes.

C’est pour la même raison qu’un ministre, si habile qu’on le suppose, si
grands que soient les services rendus à son pays, pourra bien rarement
renverser son souverain. Bismarck lui-même n’y aurait pas réussi. Ce
grand ministre avait fait à lui seul l’unité de l’Allemagne, et
cependant son maître n’eut qu’à le toucher du doigt pour qu’il
s’évanouît. Un homme n’est rien devant un principe soutenu par
l’opinion.

Mais alors même que, pour des motifs divers, le principe qu’incarne un
gouvernement est anéanti avec lui, comme cela arriva au moment de la
Révolution, tous les éléments d’organisation de la société ne périssent
pas en même temps.

Si l’on ne connaissait de la France que ses bouleversements depuis plus
d’un siècle, on pourrait la supposer vivant dans une profonde anarchie.
Or, dans sa vie économique, industrielle, politique même, se manifeste
au contraire une continuité paraissant indépendante de tous les
bouleversements et de tous les régimes.

C’est qu’à côté des grands événements dont s’occupe l’histoire, se
trouvent les petits faits de la vie journalière que négligent de relater
les livres. Ils sont dominés par d’impérieuses nécessités qui
n’attendent pas. Leur ensemble forme la trame véritable de la vie d’un
peuple.

Alors que l’étude des grands événements nous montre le gouvernement
nominal de la France fréquemment changé depuis un siècle, l’examen des
petits événements journaliers prouve au contraire que son gouvernement
réel s’est très peu transformé.

Quels sont en effet les véritables conducteurs d’un peuple? Les rois et
les ministres, pour les grandes circonstances sans doute, mais bien nul
est leur rôle dans les petites réalités formant la vie de chaque jour.
Les vraies forces directrices d’un pays, ce sont les administrations
composées d’éléments impersonnels que les changements de régime
n’atteignent jamais. Conservatrices des traditions, elles ont pour elles
l’anonymat et la durée, et constituent un pouvoir occulte devant lequel
tous les autres finissent par plier. Son action est même devenue telle,
comme nous le montrerons dans cet ouvrage, qu’il menace de former un
État anonyme plus fort que l’État officiel. La France en est ainsi
arrivée à être progressivement gouvernée par des chefs de bureau et des
commis. Plus on étudie l’histoire des révolutions, plus on constate
qu’elles ne changent guère que des façades. Faire des révolutions est
facile, modifier l’âme d’un peuple très difficile.




CHAPITRE IV

LE RÔLE DU PEUPLE DANS LES RÉVOLUTIONS


§ 1.--La stabilité et la malléabilité de l’âme nationale.

La connaissance d’un peuple à un moment donné de son histoire implique
celle de son milieu et surtout de son passé. On peut renier
théoriquement ce passé, comme le firent les hommes de la Révolution et
beaucoup de politiciens de l’heure présente, mais l’action en demeure
indestructible.

Dans le passé édifié par de lentes accumulations séculaires se forme
l’agrégat de pensées, de sentiments, de traditions, de préjugés même
constituant l’âme nationale qui fait la force d’une race. Sans elle pas
de progrès possibles. Chaque génération nouvelle nécessiterait un
recommencement.

L’agrégat composant l’âme d’un peuple n’est solide qu’à la condition de
posséder une certaine rigidité, mais cette rigidité ne doit pas dépasser
la limite où la malléabilité serait impossible.

Sans rigidité, l’âme ancestrale n’aurait aucune fixité et sans
malléabilité elle ne pourrait s’adapter aux changements de milieu
résultant des progrès de la civilisation.

L’excès de malléabilité de l’âme nationale pousse un peuple à des
révolutions incessantes. L’excès de rigidité le conduit à la décadence.
Les espèces vivantes, comme les races humaines, disparaissent lorsque,
trop stabilisées par un long passé, elles sont devenues incapables
d’adaptation à de nouvelles conditions d’existence.

Peu de peuples ont su réaliser un juste équilibre entre ces deux
qualités contraires, stabilité et malléabilité. Les Romains dans
l’antiquité, les Anglais dans les temps modernes peuvent être cités
parmi ceux qui l’ont le mieux atteint.

Les peuples dont l’âme est trop stabilisée font souvent les révolutions
les plus violentes. N’ayant pas su progressivement évoluer et s’adapter
aux changements de milieu, ils sont obligés de s’y adapter violemment
quand cette adaptation devient indispensable.

La stabilité ne s’acquiert que très lentement. L’histoire d’une race est
surtout le récit de ses longs efforts pour stabiliser son âme. Tant
qu’elle n’y a pas réussi, elle forme une poussière de barbares sans
cohésion et sans force. Après les invasions de la fin de l’Empire
romain, la France mit plusieurs siècles pour se constituer une âme
nationale.

Elle arriva enfin à la posséder, mais dans le cours des siècles cette
âme finit par devenir trop rigide. Avec un peu plus de malléabilité,
l’ancienne monarchie se fût lentement transformée comme elle le fit
ailleurs et nous aurions évité, avec la révolution et ses conséquences,
la lourde tâche de nous refaire une âme nationale.

Les considérations précédentes montrent le rôle de la race dans la
genèse des bouleversements et expliquent pourquoi la même révolution
produit des effets si différents d’un peuple à un autre, pourquoi, par
exemple, les idées de la Révolution française, accueillies avec tant
d’enthousiasme chez certains peuples, furent repoussées par d’autres.

Sans doute, l’Angleterre, pays pourtant très stable, a subi deux
révolutions et fait périr un roi, mais le moule de son armature mentale
était à la fois assez stable pour garder les acquisitions du passé et
assez malléable pour le modifier seulement dans les limites nécessaires.
Jamais elle ne songea comme les hommes de notre Révolution à détruire
l’héritage ancestral dans le but de refaire une société nouvelle au nom
de la raison.

  «Tandis que le Français, écrit A. Sorel, méprisait son gouvernement,
  détestait son clergé, haïssait sa noblesse et se révoltait contre ses
  lois, l’Anglais était fier de sa religion, de sa constitution, de son
  aristocratie, de sa Chambre des Lords. C’étaient comme autant de tours
  de cette formidable bastille où il se retranchait, sous l’étendard
  britannique, pour juger l’Europe et l’accabler de son dédain. Il
  admettait bien qu’à l’intérieur de la place on s’en disputât le
  commandement, mais il ne fallait point que l’étranger en approchât.»

Le rôle joué par la race dans la destinée des peuples apparaît
clairement encore dans l’histoire des perpétuelles révolutions des
républiques espagnoles de l’Amérique. Composées de métis, c’est-à-dire
d’individus dont des hérédités différentes ont dissocié les caractères
ancestraux, ces populations n’ont pas d’âme nationale et par conséquent
aucune stabilité. Un peuple de métis est toujours ingouvernable.

Si l’on veut préciser davantage les dissemblances que crée la race entre
les capacités politiques des peuples, il faut étudier la même nation
successivement gouvernée par deux races différentes.

L’événement n’est pas rare dans l’histoire. Il s’est manifesté récemment
d’une façon frappante à Cuba et aux Philippines, passées instantanément
de la domination espagnole à celle des États-Unis.

On sait dans quel degré d’anarchie et de misère vivait Cuba sous la
domination espagnole; on sait également à quel degré de prospérité cette
île fut portée en quelques années quand elle tomba entre les mains des
États-Unis.

La même expérience se répéta aux Philippines, gouvernées depuis des
siècles par la monarchie espagnole. Le pays avait fini par ne plus être
qu’un vaste marécage, foyer d’épidémies de toutes sortes où végétait une
population misérable sans commerce ni industrie. Après quelques années
de domination américaine, la contrée était entièrement transformée, le
paludisme, la fièvre jaune, la peste et le choléra avaient disparu. Les
marais étaient desséchés; le territoire couvert de chemins de fer,
d’usines et d’écoles. En treize ans la mortalité avait diminué des deux
tiers.

C’est à de tels exemples qu’il faut renvoyer les théoriciens n’ayant pas
encore saisi ce que contient de profond le mot race, et à quel point
l’âme ancestrale d’un peuple régit sa destinée.


§ 2--Comment le peuple comprend les révolutions.

Le rôle du peuple a été le même dans toutes les révolutions. Ce n’est
jamais lui qui les conçoit, ni les dirige. Son action est déchaînée par
des meneurs.

C’est seulement lorsque ses intérêts directs sont lésés qu’on voit,
comme récemment en Champagne, des fractions du peuple s’insurger
spontanément. Un mouvement aussi localisé constitue une simple émeute.

La révolution est facile lorsque les meneurs sont très influents. Le
Portugal et le Brésil en ont fourni récemment des preuves. Mais c’est
avec une extrême lenteur que les idées nouvelles pénètrent dans le
peuple. Il accepte généralement une révolution sans savoir pourquoi et
quand par hasard il arrive à comprendre ce pourquoi, la révolution est
terminée depuis longtemps.

Le peuple fait une révolution parce qu’on le pousse à la faire, mais
tout en ne comprenant pas grand’chose aux idées de ses meneurs, il les
interprète à sa façon et cette façon n’est pas du tout celle des vrais
auteurs du mouvement. La Révolution française en fournit un frappant
exemple.

La Révolution de 1789 avait pour but réel de substituer au pouvoir de la
noblesse celui de la bourgeoisie, c’est-à-dire de remplacer une ancienne
élite, devenue incapable, par une élite nouvelle possédant des
capacités.

Il était peu question du peuple dans cette première phase de la
Révolution. Sa souveraineté était proclamée, mais ne se traduisait que
par le droit d’élire ses représentants.

Très illettré, n’espérant pas comme la bourgeoisie monter sur l’échelle
sociale, ne se sentant nullement l’égal des nobles et n’aspirant pas à
le devenir, le peuple avait des vues et des intérêts fort différents de
ceux des classes élevées de la société.

Les luttes de l’Assemblée avec le pouvoir royal l’amenèrent à faire
intervenir le peuple dans ces luttes. Il y intervint de plus en plus et
la Révolution bourgeoise devint rapidement une Révolution populaire.

Une idée étant sans force et n’agissant qu’à la condition d’avoir un
substratum affectif et mystique pour soutien, les idées théoriques de la
bourgeoisie devaient, pour agir sur le peuple, se transformer en une foi
nouvelle bien claire dérivant d’intérêts pratiques évidents.

Cette transformation se fit rapidement quand le peuple entendit les
hommes envisagés par lui comme le gouvernement, lui assurer qu’il était
l’égal de ses anciens maîtres. Il se considéra alors comme une victime
et commença à piller, incendier, massacrer, s’imaginant exercer un
droit.

La grande force des principes révolutionnaires fut de donner bientôt
libre cours aux instincts de barbarie primitive refrénés par les actions
inhibitrices séculaires du milieu, de la tradition et des lois.

Tous les freins sociaux qui contenaient jadis la multitude s’effondrant
chaque jour, elle eut la notion d’un pouvoir illimité et la joie de voir
traquer et dépouiller ses anciens maîtres. Devenue le peuple souverain
ne pouvait-elle pas tout se permettre?

La devise Liberté, Égalité, Fraternité, véritable manifestation de foi
et d’espérance au début de la Révolution, ne servit bientôt plus qu’à
couvrir d’une justification légale les sentiments de cupidité, jalousie,
haine des supériorités, vrais moteurs des foules qu’aucune discipline ne
refrène plus. C’est pourquoi en si peu de temps on aboutit aux
désordres, aux violences et à l’anarchie.

A partir du moment où la Révolution descendit de la bourgeoisie dans les
couches populaires, elle cessa d’être une domination du rationnel sur
l’instinctif et devint au contraire l’effort de l’instinctif pour
dominer le rationnel.

Ce triomphe légal d’instincts ataviques était redoutable. Tout l’effort
des sociétés--effort indispensable pour leur permettre de subsister--fut
constamment de refréner grâce à la puissance des traditions, des
coutumes et des codes, certains instincts naturels légués à l’homme par
son animalité primitive. Il est possible de les dominer--et un peuple
est d’autant plus civilisé qu’il les domine davantage--mais on ne peut
les détruire. L’influence de divers excitants les fait reparaître
facilement. C’est pourquoi la libération des passions populaires est si
dangereuse. Le torrent sorti de son lit n’y rentre pas sans avoir semé
la dévastation: «Malheur à qui remue le fond d’une nation, disait
Rivarol dès le début de la Révolution. Il n’est point de siècle de
lumières pour la populace.»


§ 3.--Rôle supposé du peuple pendant les révolutions.

Les lois de la psychologie des foules montrent que le peuple n’agit
jamais sans meneurs et que s’il prend une part considérable dans les
révolutions en suivant et exagérant les impulsions reçues, il ne dirige
jamais les mouvements qu’il exécute.

Dans toutes les révolutions politiques, on retrouve l’action des
meneurs. Ils ne créent pas les idées qui servent d’appui aux
révolutions, mais les utilisent comme moyens d’action. Idées, meneurs,
armées et foules constituent quatre éléments ayant chacun leur rôle dans
toutes les révolutions.

La foule, soulevée par les meneurs, agit surtout au moyen de sa masse.
Son action est comparable à celle de l’obus perforant une cuirasse sous
l’action d’une force qu’il n’a pas créée. Rarement la foule comprend
quelque chose aux révolutions accomplies avec son concours. Elle suit
docilement les meneurs sans même chercher à deviner ce qu’ils
souhaitent. Elle renversa Charles X à cause de ses Ordonnances sans
avoir aucune idée du contenu de ces dernières, et on l’aurait bien
embarrassée en lui demandant plus tard pourquoi elle avait renversé
Louis-Philippe.

Illusionnés par les apparences, beaucoup d’auteurs, de Michelet à M.
Aulard, ont cru que c’était le peuple qui avait fait notre grande
Révolution.

  «L’acteur principal, dit Michelet, est le peuple.»

  «C’est une erreur de dire, écrit de son côté M. Aulard, que la
  Révolution française a été faite par quelques individus distingués,
  par quelques héros... je crois que, de tout le récit de la période
  comprise entre 1789 et 1799, il ressort qu’aucun individu n’a mené les
  événements, ni Louis XVI, ni Mirabeau, ni Danton, ni Robespierre.
  Faut-il dire que c’est le peuple français qui fut le véritable héros
  de la Révolution française? Oui, à condition de voir le peuple
  français non à l’état de multitude, mais à l’état de groupes
  organisés.»

Dans un ouvrage récent, M. A. Cochin renchérit encore sur cette
conception de l’action populaire.

  «Et voici la merveille: Michelet a raison. A mesure qu’on les connaît
  mieux, les faits semblent consacrer la fiction; cette foule sans chefs
  et sans lois, l’image même du chaos, gouverne et commande, parle et
  agit, pendant cinq ans, avec une précision, une suite, un ensemble
  merveilleux. L’anarchie donne des leçons de discipline au parti de
  l’ordre en déroute... 25 millions d’hommes, sur 30.000 lieues carrées,
  agissent comme un seul.»

Sans doute si cette simultanéité de conduite dans le peuple avait été
spontanée, comme le suppose l’auteur, elle serait merveilleuse. M.
Aulard lui-même s’est bien rendu compte de l’impossibilité d’un tel
phénomène, car il a soin en parlant du peuple de dire qu’on se trouve
devant des groupements, et que ces groupements peuvent avoir été
conduits par des meneurs.

  «Qui, par la suite, cimenta l’unité nationale? Qui sauva la nation
  attaquée par le roi et déchirée par la guerre civile? Est-ce Danton?
  Est-ce Robespierre? Est-ce Carnot? Certes, ces individus rendirent
  service; mais, au vrai, l’unité fut maintenue, l’indépendance fut
  assurée par le groupement des Français en communes et en sociétés
  populaires. C’est l’organisation municipale et jacobine qui fit
  reculer l’Europe coalisée contre la France. Cependant, dans chaque
  groupe, si on y regarde de près, il y a deux ou trois individus plus
  capables, qui, meneurs ou menés, exécutent les décisions, ont un air
  de chefs, et qu’on peut appeler des chefs, mais qui (si par exemple on
  lit les procès-verbaux de sociétés populaires) nous apparaissent
  tirant leur force bien plus de leur groupe que d’eux-mêmes.»

L’erreur de M. Aulard consiste à croire tous ces groupes sortis «d’un
mouvement spontané de fraternité et de raison». Rien ne fut spontané
dans ce mouvement. La France se trouvait alors couverte de milliers de
petits clubs, recevant une impulsion unique du grand club jacobin de
Paris et lui obéissant avec une docilité parfaite. Voilà ce qu’enseigne
la réalité mais ce que les illusions jacobines ne permettent pas
d’accepter[3].

  [3] Dans les manuels d’histoire que M. Aulard rédige pour les classes,
    en collaboration avec M. Debidour, le rôle attribué à l’entité
    peuple est encore mieux marqué. On voit ce dernier intervenir sans
    cesse spontanément; en voici quelques exemples:

    _Journée du 20 juin._ «Le roi renvoya les membres girondins. Le
    peuple de Paris indigné se leva spontanément, envahit les
    Tuileries.»

    _Journée du 10 août._ «L’Assemblée législative n’osa pas le
    renverser: c’est le peuple de Paris aidé des fédérés des
    départements qui opéra au prix de son sang cette révolution
    nécessaire.»

    _Lutte des Girondins et des Montagnards._ «Ces discordes étaient
    fâcheuses en présence de l’ennemi. Le peuple y mit fin dans les
    journées des 31 mai et 2 juin 1793, où il força la Convention à
    expulser de son sein et à décréter d’arrestation les chefs des
    Girondins.»


§ 4.--L’entité peuple et ses éléments constitutifs.

Afin de répondre à certaines conceptions théoriques, le peuple a été
érigé en une entité mystique douée de tous les pouvoirs et de toutes les
vertus, que les politiciens vantent sans cesse et accablent de
flatteries. Nous allons voir ce qu’il faut penser de cette conception en
étudiant le rôle du peuple dans notre révolution.

Pour les Jacobins de cette époque, aussi bien que pour ceux de nos
jours, l’entité peuple constitue une personnalité supérieure possédant
l’attribut, spécial aux divinités, de n’avoir pas à rendre compte de ses
actes et de ne se tromper jamais. On doit s’incliner humblement devant
ses volontés. Le peuple peut tuer, piller, incendier, commettre les plus
effroyables cruautés, élever aujourd’hui sur le pavois un héros et le
jeter à l’égout demain, il n’importe. Les politiciens ne cesseront de
vanter ses vertus, sa haute sagesse et de se prosterner devant chacune
de ses décisions[4].

  [4] Cette prétention commence d’ailleurs à paraître insoutenable aux
    républicains les plus avancés:

    «La rage des socialistes, écrit M. Clemenceau, est de douer de
    toutes les vertus, comme d’une raison supérieure, la foule en qui la
    raison, précisément, ne saurait être toujours éminente.» Le célèbre
    homme d’État aurait été plus exact en disant que, dans la foule, la
    raison non seulement n’est pas éminente, mais n’existe même à peu
    près jamais.

En quoi consiste réellement cette entité, fétiche mystique révéré des
révolutionnaires depuis un siècle?

Elle est décomposable en deux catégories distinctes. La première
comprend les paysans, les commerçants, les travailleurs de toutes
sortes, ayant besoin de tranquillité et d’ordre pour exercer leur
métier. Ce peuple forme la majorité, mais une majorité qui ne fit jamais
les révolutions. Vivant dans le labeur et le silence, il est ignoré des
historiens.

La seconde catégorie, qui joue un rôle capital dans tous Les troubles
nationaux, se compose d’un résidu social subversif dominé par une
mentalité criminelle. Dégénérés de l’alcoolisme et de la misère,
voleurs, mendiants, miséreux, médiocres ouvriers sans travail
constituent le bloc dangereux des armées insurrectionnelles.

La crainte du châtiment empêche beaucoup d’entre eux d’être criminels en
temps ordinaire, mais ils le deviennent dès que peuvent s’exercer sans
danger leurs mauvais instincts.

A cette tourbe sinistre sont dus les massacres qui ensanglantèrent
toutes les révolutions.

C’est elle qui, guidée par des meneurs, envahissait sans cesse nos
grandes assemblées révolutionnaires. Ces bataillons du désordre
n’avaient d’autre idéal que massacrer, piller, incendier. Leur
indifférence pour les théories et les principes était complète.

Aux éléments recrutés dans les couches les plus basses du peuple,
viennent se joindre, par voie de contagion, une multitude d’oisifs,
d’indifférents entraînés par le mouvement. Ils vocifèrent parce qu’on
vocifère et s’insurgent parce qu’on s’insurge sans avoir d’ailleurs la
plus vague idée du sujet pour lequel on vocifère et on s’insurge. La
suggestion du milieu les domine entièrement et les fait agir.

Ces foules bruyantes et malfaisantes, noyau de toutes les insurrections,
de l’antiquité à nos jours, sont les seules que connaissent les
rhéteurs. Elles constituent pour eux le peuple souverain. En fait, ce
peuple souverain est surtout composé de la basse populace dont Thiers
disait:

  «Depuis ces temps où Tacite la vit applaudir aux crimes des empereurs,
  la vile populace n’a pas changé. Ces barbares pullulant au fond des
  sociétés sont toujours prêts à la souiller de tous les crimes, à
  l’appel de tous les pouvoirs, et pour le déshonneur de toutes les
  causes...»

A aucune époque de l’histoire, le rôle des éléments inférieurs de la
population ne s’exerça avec autant de durée que pendant notre
Révolution.

Les massacres commencèrent dès que la bête populaire se trouva
déchaînée, c’est-à-dire à partir de 1789, bien avant la Convention. Ils
furent exécutés avec tous les raffinements possibles de cruauté. Durant
les tueries de Septembre, les prisonniers étaient lentement tailladés à
coups de sabre pour prolonger leur supplice et amuser les spectateurs
qui éprouvaient une grande joie devant les convulsions des victimes et
leurs hurlements de douleur.

Des scènes analogues s’observèrent partout en France, même dans les
premiers jours de la Révolution, alors que la guerre étrangère ni aucun
prétexte ne pouvaient les excuser.

De mars à septembre, toute une série d’incendies, de meurtres et de
pillages ensanglantèrent la France entière. Taine en cite 120 cas.
Rouen, Lyon, Strasbourg, etc., tombent au pouvoir de la populace.

Le maire de Troyes, les yeux crevés à coups de ciseaux, est massacré
après des heures de supplice. Le colonel de dragons Belzunce est dépecé
vif. Dans beaucoup d’endroits on arrache le cœur des victimes pour le
promener par la ville au bout d’une pique.

Ainsi se conduit le bas peuple aussitôt que des mains imprudentes ont
brisé le réseau de contraintes refrénant ses instincts de sauvagerie
ancestrale. Il rencontre toutes les indulgences parce que les
politiciens ont intérêt à le flatter. Mais supposons pour un instant les
milliers d’êtres qui le constituent condensés en un seul. La
personnalité ainsi formée apparaîtrait comme un monstre cruel et borné,
dépassant en horreur les plus sanguinaires tyrans.

Ce peuple impulsif et féroce a toujours été dominé facilement d’ailleurs
dès qu’un pouvoir fort s’est dressé devant lui. Si sa violence est sans
limite, sa servilité l’est également. Tous les despotismes l’ont eu pour
serviteur. Les Césars sont sûrs de se voir acclamés par lui, qu’ils
s’appellent Caligula, Néron, Marat, Robespierre ou Boulanger.

                   *       *       *       *       *

A côté de ces hordes destructives, dont le rôle est capital pendant les
révolutions, figure, nous l’avons dit plus haut, la masse du vrai peuple
ne demandant qu’à travailler. Il bénéficie quelquefois des révolutions,
mais ne songe pas à en faire. Les théoriciens révolutionnaires le
connaissent peu et s’en défient, pressentant bien son fond traditionnel
et conservateur. Noyau résistant d’un pays, il fait sa continuité et sa
force. Très docile par crainte, entraîné facilement par les meneurs, il
se laissera momentanément conduire, sous leur influence, à tous les
excès, mais le poids ancestral de la race prendra bientôt le dessus et
c’est pourquoi il se lasse vite des révolutions. Son âme traditionnelle
l’incite rapidement à se dresser contre l’anarchie quand elle grandit
trop. Il cherche alors le chef qui ramènera l’ordre.

Ce peuple, résigné et tranquille, n’a pas évidemment des conceptions
politiques bien hautes, ni bien compliquées. Son idéal gouvernemental,
toujours simple, se rapproche fort de la dictature. C’est justement la
raison pour laquelle, des républiques grecques à nos jours, cette forme
de gouvernement suivit invariablement l’anarchie. Elle la suivit après
la première Révolution, quand fut acclamé Bonaparte; elle la suivit
encore après la seconde, quand, malgré toutes les oppositions, quatre
plébiscites successifs élevèrent Louis Napoléon à la république,
ratifièrent son coup d’État, rétablirent l’empire et en 1870, avant la
guerre, approuvèrent son régime.

Sans doute, dans ces dernières circonstances, le peuple se trompa. Mais,
sans les menées révolutionnaires qui avaient engendré le désordre, il
n’eût pas été conduit à chercher les moyens d’en sortir.

Les faits rappelés dans ce chapitre ne doivent pas être oubliés si on
veut bien comprendre les rôles divers du peuple pendant les révolutions.
Son action est considérable mais fort différente de celle imaginée par
des légendes dont la répétition seule fait la force.




LIVRE II

LES FORMES DE MENTALITÉ PRÉDOMINANTES PENDANT LES RÉVOLUTIONS




CHAPITRE I

LES VARIATIONS INDIVIDUELLES DU CARACTÈRE PENDANT LES RÉVOLUTIONS


§ 1.--Les transformations de la personnalité.

J’ai longuement insisté, ailleurs, sur une théorie des caractères sans
laquelle il est vraiment impossible de comprendre les transformations de
la conduite à certains moments, notamment aux époques de révolutions. En
voici les points principaux.

Chaque individu possède, en dehors de sa mentalité habituelle, à peu
près constante quand le milieu ne change pas, des possibilités variées
de caractère que les événements font surgir.

Les êtres qui nous entourent sont les êtres de certaines circonstances,
mais non de toutes les circonstances. Notre moi est constitué par
l’association d’innombrables moi cellulaires, résidus de personnalités
ancestrales. Ils forment par leur combinaison des équilibres assez fixes
quand le milieu social ne varie pas. Dès que ce milieu est
considérablement modifié, comme dans les périodes de troubles, ces
équilibres sont rompus et les éléments dissociés constituent, en
s’agrégeant, une personnalité nouvelle qui se manifeste par des idées,
des sentiments, une conduite très différents de ceux observés auparavant
chez le même individu. C’est ainsi que pendant la Terreur, on vit
d’honnêtes bourgeois, de pacifiques magistrats, réputés par leur
douceur, devenir des fanatiques sanguinaires.

Sous l’influence du milieu, une ancienne personnalité peut donc faire
place à une autre entièrement nouvelle. Les acteurs des grandes crises
religieuses et politiques semblent parfois pour cette raison d’une
essence différente de la nôtre. Ils ne différaient pas de nous
cependant. La répétition des mêmes événements ferait renaître les mêmes
hommes.

Napoléon avait parfaitement compris ces possibilités de caractère quand
il disait à Sainte-Hélène:

  «C’est parce que je sais toute la part que le hasard a sur nos
  déterminations politiques, que j’ai toujours été sans préjugés et fort
  indulgent sur le parti que l’on avait suivi dans nos convulsions... En
  révolution, on ne peut affirmer que ce qu’on a fait: il ne serait pas
  sage d’affirmer qu’on n’aurait pas pu faire autre chose... Les hommes
  sont difficiles à saisir, quand on veut être juste. Se
  connaissent-ils, s’expliquent-ils bien eux-mêmes? Il est des vices et
  des vertus de circonstance.»

Lorsque la personnalité normale a été désagrégée sous l’influence de
certains événements, comment se forme une personnalité nouvelle? Par
plusieurs moyens dont le plus actif sera l’acquisition d’une forte
croyance. Elle oriente tous les éléments de l’entendement comme l’aimant
agrège en courbes régulières les poussières d’un métal magnétique.

Ainsi se forment les personnalités observées aux périodes de grandes
crises les Croisades, la Réforme, la Révolution notamment.

En temps normal, le milieu variant peu, on ne constate guère qu’une
seule personnalité chez les individus qui nous entourent. Il arrive
quelquefois cependant qu’ils en ont plusieurs, pouvant se substituer
l’une à l’autre, dans certaines circonstances.

Ces personnalités peuvent être contradictoires et même ennemies. Ce
phénomène, exceptionnel à l’état normal, s’accentue considérablement
dans certains états pathologiques. La psychologie morbide a observé
plusieurs exemples de ces personnalités chez un seul sujet, tels les cas
cités par Morton Prince et Pierre Janet.

Dans toutes ces variations de personnalités, ce n’est pas l’intelligence
qui se modifie, mais les sentiments, dont l’association forme le
caractère.


§ 2.--Éléments du caractère prédominant aux époques de révolutions.

Pendant les révolutions, on voit se développer divers sentiments,
réprimés habituellement, mais auxquels la destruction des freins sociaux
donne libre cours.

Ces freins, constitués par les codes, la morale, la tradition, ne sont
pas toujours complètement brisés. Quelques-uns survivent aux
bouleversements et servent un peu à enrayer l’explosion des sentiments
dangereux.

Le plus puissant de ces freins est l’âme de la race. Déterminant une
façon de voir, de sentir et de vouloir commune à la plupart des
individus d’un même peuple, elle constitue une coutume héréditaire, et
rien n’est plus fort que le lien de la coutume.

Cette influence de la race limite les variations d’un peuple et canalise
sa destinée malgré tous les changements superficiels.

A ne considérer par exemple que les récits de l’histoire, il semblerait
que la mentalité française a prodigieusement varié pendant un siècle. En
peu d’années, elle passe de la Révolution au Césarisme, retourne à la
monarchie, fait encore une révolution, puis appelle un nouveau César. En
réalité, les façades seules des choses avaient changé.

Ne pouvant insister davantage sur les limites de la variabilité d’un
peuple, nous allons étudier maintenant l’influence de certains éléments
affectifs dont le développement pendant les révolutions contribue à
modifier les personnalités individuelles ou collectives. Je mentionnerai
surtout la haine, la peur, l’ambition, la jalousie, la vanité et
l’enthousiasme. On observe leur influence dans les divers
bouleversements de l’histoire, notamment au cours de notre grande
Révolution. C’est elle surtout qui fournira nos exemples.


La haine.--La haine dont furent animés, contre les personnes, les
institutions et les choses, les hommes de la Révolution française est
une des manifestations affectives qui frappent le plus quand on étudie
leur psychologie. Ils ne détestaient pas seulement leurs ennemis, mais
les membres de leur propre parti. «Si l’on acceptait sans réserve,
disait récemment un écrivain, les jugements qu’ils ont portés les uns
des autres, il n’y aurait eu parmi eux que traîtres, incapables,
hâbleurs, vendus, assassins ou tyrans.» On sait de quelle haine, à peine
apaisée par la mort de leurs adversaires, se poursuivirent Girondins,
Dantonistes, Hébertistes, Robespierristes, etc.

Une des principales causes de ce sentiment tient à ce que ces furieux
sectaires, étant des apôtres possesseurs de la vérité pure, ne
pouvaient, comme tous les croyants, tolérer la vue des infidèles. Une
certitude mystique ou sentimentale s’accompagnant toujours du besoin de
s’imposer, jamais convaincu ne recule devant les hécatombes, quand il en
a le pouvoir.

Si les haines séparant les hommes de la Révolution avaient été d’origine
rationnelle, elles auraient peu duré, mais relevant de facteurs
mystiques et affectifs, elles ne pouvaient pardonner. Leurs sources
étant les mêmes, dans les divers partis, elles se manifestèrent chez
tous avec une identique violence. On a prouvé, par des documents précis,
que les Girondins ne furent pas moins sanguinaires que les Montagnards.
Ils déclarèrent les premiers, avec Pétion, que les partis vaincus
devaient périr. Ils tentèrent eux aussi, d’après M. Aulard, de justifier
les massacres de Septembre. La Terreur ne doit pas être considérée comme
un simple moyen de défense, mais comme le procédé général de destruction
dont firent toujours usage les croyants triomphants à l’égard d’ennemis
détestés. Les hommes supportant le mieux des divergences d’idées ne
peuvent tolérer des différences de croyance.

Dans les luttes politiques ou religieuses, le vaincu ne peut espérer de
quartier. Depuis Sylla faisant couper la gorge à deux cents sénateurs et
à cinq ou six mille Romains, jusqu’aux vainqueurs de la Commune qui
fusillèrent ou mitraillèrent plus de vingt mille vaincus après leur
victoire, cette loi sanguinaire n’a jamais fléchi. Constatée dans le
passé elle le sera sans doute aussi dans l’avenir.

Les haines de la Révolution n’eurent pas du reste pour unique origine
des divergences de croyances. D’autres sentiments: jalousie, ambition,
amour-propre les engendrèrent également. Ils contribuèrent à exagérer la
haine entre les hommes des divers partis. Les rivalités d’individus
aspirant à la domination conduisirent successivement à l’échafaud les
chefs des divers groupes.

Il faut bien constater, aussi, que le besoin de division et les haines
qui en résultent semblent être des éléments constitutifs de l’âme
latine. Elles coûtèrent l’indépendance à nos ancêtres gaulois, et
avaient déjà frappé César:

  «Pas de cité, disait-il, qui ne soit divisée en deux factions; pas de
  canton, de village, de maison où ne soufflât l’esprit de parti. Il
  était bien rare qu’une année s’écoulât sans que la cité fût en armes
  pour attaquer ou repousser ses voisins.»

L’homme, n’ayant pénétré que depuis peu de temps dans le cycle de la
connaissance et étant toujours guidé par des sentiments et des
croyances, on conçoit le rôle immense que la haine a joué dans son
histoire.

Le commandant Colin, professeur à l’École de guerre, fait remarquer,
dans les termes suivants, l’importance de ce sentiment pendant certaines
guerres:

  «A la guerre plus que partout ailleurs, il n’y a pas de meilleure
  inspiratrice que la haine; c’est elle qui fait triompher Blücher de
  Napoléon. Analysez les plus belles manœuvres, les opérations les plus
  décisives et, si elles ne sont pas l’œuvre d’un homme exceptionnel, de
  Frédéric ou de Napoléon, vous les trouverez inspirées par la passion,
  plus que par le calcul. Qu’eût été la guerre de 1870 sans la haine que
  nous portaient les Allemands?

L’auteur aurait pu ajouter que la haine intense des Japonais contre les
Russes, qui les avaient tant humiliés, peut être rangée parmi les causes
de leurs succès. Les soldats russes, ignorant jusqu’à l’existence des
Japonais, n’avaient aucune animosité contre eux, et ce fut une des
raisons de leur faiblesse.

Sans doute, il fut beaucoup parlé de fraternité au moment de la
Révolution, on en parle plus encore aujourd’hui. Pacifisme,
humanitarisme, solidarisme sont devenus les mots d’ordre des partis
avancés, mais on sait combien profondes sont les haines se dissimulant
derrière ces termes et de quelles menaces la société actuelle est
l’objet.


La peur.--La peur joue un rôle presque aussi considérable que la haine
dans les révolutions. Pendant la nôtre, on a pu constater de grands
courages individuels et quantité de peurs collectives.

En face de l’échafaud, les conventionnels furent toujours très braves;
mais, devant les menaces des émeutiers envahissant l’assemblée, ils
firent constamment preuve d’une pusillanimité excessive, obéissant aux
plus absurdes injonctions, comme nous le verrons en résumant l’histoire
des assemblées révolutionnaires.

Toutes les formes de la peur s’observèrent à cette époque. Une des plus
répandues fut la crainte de paraître modéré. Membres des assemblées,
accusateurs publics, représentants en mission, juges des tribunaux
révolutionnaires, etc., tous surenchérissaient sur leurs rivaux pour
avoir l’air plus avancés. La peur fut un des éléments principaux des
crimes commis à cette époque. Si, par miracle, elle avait pu être
éliminée des assemblées révolutionnaires, leur conduite aurait été tout
autre et la Révolution, par conséquent, très différemment orientée.


L’ambition, la jalousie, la vanité, etc.--En temps normal l’influence de
ces divers éléments affectifs est fortement contenue par les nécessités
sociales. L’ambition par exemple se trouve forcément limitée dans une
société hiérarchisée. Si le soldat devient quelquefois général, ce ne
sera qu’après une longue attente. En temps de révolution, au contraire,
il n’est plus besoin d’attendre. Chacun pouvant arriver presque
instantanément aux premiers rangs, toutes les ambitions se trouvent
violemment surexcitées. Le plus humble se croit apte aux plus hauts
emplois, et, par ce fait même, sa vanité s’exagère démesurément.

Toutes les passions se tenant un peu, en même temps que l’ambition et la
vanité, on voit se développer également la jalousie contre ceux qui ont
réussi plus vite que les autres.

Ce rôle de la jalousie, toujours important durant les périodes
révolutionnaires, le fut surtout pendant notre grande Révolution. La
jalousie contre la noblesse constitua un de ses importants facteurs. La
bourgeoisie s’était élevée en capacités et en richesses, au point de
dépasser la noblesse. Bien que s’y mélangeant de plus en plus, elle se
sentait, néanmoins, tenue à distance et en éprouvait un vif
ressentiment. Cet état d’esprit avait inconsciemment rendu les bourgeois
très partisans des doctrines philosophiques prêchant l’égalité.

L’amour-propre blessé et la jalousie furent alors les causes de haines
que nous ne comprenons guère aujourd’hui, où l’influence sociale de la
noblesse est si nulle. Plusieurs conventionnels, Carrier, Marat, etc.,
se souvenaient avec irritation d’avoir occupé des positions subalternes
chez de grands seigneurs. Mme Roland n’avait jamais pu oublier que,
invitée avec sa mère chez une grande dame, sous l’ancien régime, on les
envoya dîner à l’office.

Le philosophe Rivarol a très bien marqué dans le passage suivant, déjà
cité par Taine, l’influence de l’amour-propre blessé et de la jalousie
sur les haines révolutionnaires:

  «Ce ne sont, écrit-il, ni les impôts, ni les lettres de cachet, ni
  tous les autres abus de l’autorité, ce ne sont point les vexations des
  intendants et les longueurs ruineuses de la justice qui ont le plus
  irrité la nation, c’est le préjugé de la noblesse pour lequel elle a
  manifesté le plus de haine. Ce qui le prouve évidemment, c’est que ce
  sont les bourgeois, les gens de lettres, les gens de finance, enfin
  tous ceux qui jalousaient la noblesse, qui ont soulevé contre elle le
  petit peuple des villes et les paysans dans les campagnes.»

Ces considérations fort exactes justifient en partie le mot de Napoléon:
«La vanité a fait la Révolution, la liberté n’en a été que le prétexte.»


L’enthousiasme.--L’enthousiasme des fondateurs de la Révolution égala
celui des propagateurs de la foi de Mahomet. C’était bien, d’ailleurs,
une religion que les bourgeois de la première Assemblée croyaient
fonder. Ils s’imaginaient avoir détruit un vieux monde et bâti sur ses
débris une civilisation différente. Jamais illusion plus séduisante
n’enflamma le cœur des hommes. L’égalité et la fraternité, proclamées
par les nouveaux dogmes, devaient faire régner, chez tous les peuples,
un bonheur éternel. On avait rompu pour toujours avec un passé de
barbarie et de ténèbres. Le monde régénéré serait à l’avenir illuminé
par les radieuses clartés de la raison pure. Les plus brillantes
formules oratoires saluèrent partout l’aurore entrevue.

Si cet enthousiasme fut bientôt remplacé par les violences, c’est que le
réveil avait été rapide et terrible. Ou conçoit aisément la fureur
indignée avec laquelle les apôtres de la Révolution se dressèrent contre
les obstacles journaliers opposés à la réalisation de leurs rêves. Ils
avaient voulu rejeter le passé, oublier les traditions, refaire des
hommes nouveaux. Or, le passé reparaissait sans cesse et les hommes
refusaient de se transformer. Les réformateurs, arrêtés dans leur
marche, ne voulurent pas céder. Ils tentèrent de s’imposer par la force
d’une dictature qui fit vite regretter le régime renversé et le ramena
finalement.

Il est à remarquer que si l’enthousiasme des premiers jours ne dura pas
dans les assemblées révolutionnaires, il se perpétua beaucoup plus
longtemps dans les armées, et fit leur principale force. A vrai dire,
les armées de la Révolution furent républicaines bien avant que la
France le devînt, et restèrent républicaines longtemps après qu’elle ne
l’était plus.

                   *       *       *       *       *

Les variations de caractère examinées dans ce chapitre, étant
conditionnées par certaines aspirations communes et des changements de
milieu identiques, finissent par se concrétiser en un petit nombre de
mentalités assez homogènes. N’envisageant que les plus caractéristiques,
nous les ramènerons à quatre types: mentalité jacobine, mentalité
mystique, mentalité révolutionnaire, mentalité criminelle.




CHAPITRE II

LA MENTALITÉ MYSTIQUE ET LA MENTALITÉ JACOBINE


§ 1.--Classification des mentalités prédominantes en temps de
révolution.

Les classifications sans lesquelles l’étude des sciences est impossible,
établissent forcément du discontinu dans le continu et restent toujours,
pour cette raison, un peu artificielles. Elles sont cependant
nécessaires, puisque le continu n’est accessible que sous forme de
discontinu.

Créer des distinctions tranchées entre les diverses mentalités observées
aux époques de révolution, comme nous allons le faire, c’est visiblement
séparer des éléments qui empiètent les uns sur les autres, se fusionnent
ou se superposent. Il faut se résigner à perdre un peu en exactitude
pour gagner en clarté. Les types fondamentaux énumérés à la fin du
précédent chapitre et qui vont être décrits maintenant synthétisent des
groupes échappant à l’analyse si on veut les étudier dans toute leur
complexité.

Nous avons montré que l’homme est conduit par des logiques différentes
se juxtaposant sans s’influencer en temps normal. Sous l’action
d’événements divers, elles entrent en conflit et les différences
irréductibles qui les séparent se manifestent nettement, entraînant des
bouleversements individuels et sociaux considérables.

La logique mystique, que nous observerons bientôt dans l’âme jacobine,
joue un très grand rôle. Mais elle n’est pas seule à agir. Les autres
formes de logique: logique affective, logique collective et logique
rationnelle peuvent prédominer, suivant les circonstances.


§ 2.--La mentalité mystique.

Laissant de côté, pour le moment, l’influence des logiques affective,
rationnelle et collective, nous nous occuperons seulement du rôle
considérable des éléments mystiques qui dominèrent tant de révolutions,
la nôtre notamment.

La caractéristique de l’esprit mystique consiste dans l’attribution d’un
pouvoir mystérieux à des êtres ou des forces supérieures, concrétisés
sous forme d’idoles, de fétiches, de mots et de formules.

L’esprit mystique est à la base de toutes les croyances religieuses et
de la plus grande partie des croyances politiques. Ces dernières
s’évanouiraient souvent si on pouvait les dépouiller des éléments
mystiques qui en sont les vrais supports.

Greffée sur des sentiments et des impulsions passionnelles qu’elle
oriente, la logique mystique donne leur force aux grands mouvements
populaires. Des hommes très peu disposés à se faire tuer pour des
raisons, sacrifient aisément leur vie à un idéal mystique devenu objet
d’adoration.

Les principes de la Révolution inspirèrent bientôt un élan
d’enthousiasme mystique analogue à celui provoqué par les diverses
croyances religieuses qui l’avaient précédée. Ils ne firent d’ailleurs
que changer l’orientation d’une mentalité ancestrale, solidifiée par des
siècles.

Rien donc d’étonnant dans le zèle farouche des hommes de la Convention.
Leur mentalité mystique fut la même que celle des protestants au moment
de la Réforme. Les principaux héros de la Terreur, Couthon, Saint-Just,
Robespierre, etc., étaient des apôtres. Semblables à Polyeucte,
détruisant les autels des faux dieux pour propager sa foi, ils rêvaient
de catéchiser l’univers. Leur enthousiasme s’épancha sur le monde.
Persuadés que leurs formules magiques suffiraient à renverser les
trônes, ils n’hésitaient pas à déclarer la guerre aux rois. Et comme une
foi forte est toujours supérieure à une foi hésitante, ils combattirent
victorieusement l’Europe.

L’esprit mystique des chefs de la Révolution se trahissait dans les
moindres détails de leur vie publique. Robespierre, convaincu de
posséder l’appui du Très-Haut, assurait dans un discours que l’Être
suprême avait «dès le commencement des temps décrété la République». En
sa qualité de grand pontife d’une religion d’État, il fit voter par la
Convention un décret déclarant que: «le peuple français reconnaît
l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme». A la fête de
cet Être suprême, assis sur une sorte de trône, il prononça un long
sermon.

Le club des Jacobins, dirigé par Robespierre, avait fini par prendre
toutes les allures d’un concile. Maximilien y proclamait: «l’idée d’un
grand être qui veille sur l’innocence opprimée et qui punit le crime
triomphant».

Tous les hérétiques critiquant l’orthodoxie jacobine étaient
excommuniés, c’est-à-dire envoyés au tribunal révolutionnaire, dont on
ne sortait que pour monter sur l’échafaud.

La mentalité mystique, dont Robespierre fut le plus célèbre
représentant, n’est pas morte avec lui. Des hommes de mentalité
identique existent encore parmi les politiciens de nos jours. Les
anciennes croyances religieuses ne règnent plus sur leur âme, mais elle
est assujettie à des credo politiques vite imposés, comme Robespierre
imposait le sien, s’ils en avaient la possibilité. Toujours prêts à
faire périr, pour propager leur croyance, les mystiques de tous les âges
emploient le même moyen de persuasion dès qu’ils deviennent les maîtres.

Il est donc tout naturel que Robespierre compte beaucoup d’admirateurs
encore. Les âmes moulées sur la sienne se rencontrent par milliers. En
le guillotinant on n’a pas guillotiné ses conceptions des choses.
Vieilles comme l’humanité, elles ne disparaîtront qu’avec le dernier
croyant.

Ce côté mystique des Révolutions échappe à la plupart des historiens.
Ils persisteront longtemps encore à vouloir expliquer par la logique
rationnelle une foule de phénomènes qui lui demeurent étrangers. J’ai
déjà cité dans un autre chapitre ce passage de l’histoire de MM. Lavisse
et Rambaud, où la Réforme est expliquée en disant qu’elle fut «le
résultat des libres réflexions individuelles que suggèrent à des gens
simples une conscience très pieuse et _une raison très hardie_».

De tels mouvements ne sont jamais compris quand on leur suppose une
origine rationnelle. Politiques ou religieuses, les croyances ayant
soulevé le monde possèdent une origine commune et suivent les mêmes
lois. Ce n’est pas avec la raison, mais le plus souvent contre toute
raison, qu’elles se sont formées. Bouddhisme, christianisme, islamisme,
réforme, sorcellerie, jacobinisme, socialisme, spiritisme, etc.,
semblent des croyances bien distinctes. Elles ont cependant, je le
répète encore, des bases affectives et mystiques identiques et obéissent
à des logiques sans parenté avec la logique rationnelle. Leur puissance
réside précisément en ce que la raison a aussi peu d’action pour les
créer que pour les transformer.

La mentalité mystique de nos apôtres politiques actuels est fort bien
marquée dans un article consacré à un de nos derniers ministres, que je
trouve dans un grand journal.

  «On demande dans quelle catégorie se range M. A. S’imaginerait-il, par
  hasard, appartenir au groupe de ceux qui ne croient pas? Quelle
  dérision! On entend bien que M. A. n’adopte aucune foi positive, qu’il
  maudit Rome et Genève, repousse tous les dogmes traditionnels et
  toutes les Églises connues. Seulement, s’il fait ainsi table rase,
  c’est pour fonder sur le terrain déblayé sa propre Église, plus
  dogmatique qu’aucune autre, et sa propre inquisition dont la brutale
  intolérance n’aurait rien à envier aux plus notoires Torquemada.

  «Nous n’admettons pas, déclare-t-il, la neutralité scolaire. Nous
  réclamons l’enseignement laïque dans toute sa plénitude et sommes, par
  conséquent, adversaires de la liberté d’enseignement.» S’il ne parle
  pas d’élever des bûchers, c’est à cause de l’évolution des mœurs dont
  il est bien forcé de tenir compte malgré lui dans une certaine mesure.
  Mais ne pouvant envoyer les individus au supplice, il invoque le bras
  séculier pour condamner les doctrines à mort. C’est toujours
  exactement le point de vue des grands inquisiteurs. C’est toujours le
  même attentat contre la pensée. Ce libre penseur a l’esprit si libre
  que toute philosophie qu’il n’accepte pas lui paraît non seulement
  ridicule et grotesque, mais scélérate. Lui seul se flatte d’être en
  possession de la vérité absolue. Il en a une si entière certitude que
  tout contradicteur lui fait l’effet d’un monstre exécrable et d’un
  ennemi public. Il ne soupçonne pas un instant que ses vues
  personnelles ne sont après tout que des hypothèses pour lesquelles il
  est d’autant plus risible de réclamer un privilège de droit divin
  qu’elles suppriment précisément la divinité. Ou du moins elles
  prétendent la supprimer; mais elles la rétablissent sous une autre
  forme, qui induit aussitôt à regretter les anciennes. M. A. est un
  sectateur de la déesse Raison, dont il fait un Moloch oppresseur et
  altéré de sacrifices. Plus de liberté de pensée pour qui que ce soit,
  excepté pour lui-même et ses amis: telle est la libre pensée de M. A.
  La perspective est vraiment engageante! Mais on a peut-être abattu
  trop d’idoles depuis quelques siècles pour se prosterner devant
  celle-là.»

Il faut souhaiter pour la liberté que ces sombres fanatiques ne
deviennent pas définitivement nos maîtres.

Étant donné le peu d’empire de la raison sur les croyances mystiques, il
est bien inutile de vouloir discuter comme on le fait si souvent la
valeur rationnelle d’idées révolutionnaires ou politiques quelconques.
Leur influence seule nous intéresse. Peu importe que les théories sur
l’égalité supposée des hommes, sur la bonté primitive, sur la
possibilité de refaire les sociétés au moyen de lois, aient été
démenties par l’observation et l’expérience. Ces vaines illusions
doivent être rangées parmi les plus puissants mobiles d’action que
l’humanité ait connus.


§ 3.--La mentalité jacobine.

Bien que le terme de mentalité jacobine ne fasse partie d’aucune
classification, je l’emploie cependant, car il résume une combinaison
nettement définie constituant une véritable espèce psychologique.

Cette mentalité domine les hommes de la Révolution française, mais ne
leur est pas spéciale puisqu’elle représente encore l’élément le plus
actif de notre politique.

La mentalité mystique étudiée plus haut est un facteur essentiel de
l’âme jacobine, mais ne suffit pas à la constituer. D’autres éléments
que nous allons examiner bientôt doivent intervenir.

Les Jacobins ne se doutent nullement du reste de leur mysticisme. Ils
prétendent, au contraire, être uniquement guidés par la raison pure.
Pendant la Révolution, ils l’invoquaient sans cesse et la considéraient
comme le seul guide de leur conduite.

La plupart des historiens ont adopté cette conception rationaliste de
l’âme jacobine et Taine a partagé la même erreur. C’est dans l’abus du
rationalisme qu’il cherche l’origine d’une grande partie des actes des
Jacobins. Les pages qu’il leur consacre contiennent d’ailleurs beaucoup
de vérités et comme elles sont en outre très remarquables, j’en
reproduis ici les plus importants fragments.

  «Ni l’amour-propre exagéré, ni le raisonnement dogmatique ne sont
  rares dans l’espèce humaine. En tout pays ces deux racines de l’esprit
  jacobin subsistent indestructibles et souterraines. A vingt ans, quand
  un jeune homme entre dans le monde, sa raison est froissée en même
  temps que son orgueil. En premier lieu, quelle que soit la société
  dans laquelle il est compris, elle est un scandale pour la raison
  pure, car ce n’est pas un législateur philosophe qui l’a construite
  d’après un principe simple, ce sont des générations successives qui
  l’ont arrangée d’après leurs besoins multiples et changeants. Elle
  n’est pas l’œuvre de la logique mais de l’histoire, et le raisonneur
  débutant lève les épaules à l’aspect de cette vieille bâtisse dont
  l’assise est arbitraire, dont l’architecture est incohérente, et dont
  les raccommodages sont apparents... La plupart des jeunes gens,
  surtout ceux qui ont leur chemin à faire, sont plus ou moins jacobins
  au sortir du collège... Les Jacobins naissent dans la décomposition
  sociale ainsi que des champignons dans un terrain qui fermente...
  Considérez les monuments authentiques de sa pensée... les discours de
  Robespierre et Saint-Just, les débats de la Législative et de la
  Convention, les harangues, adresses et rapports des Girondins et des
  Montagnards... Jamais on n’a tant parlé pour si peu dire, le verbiage
  creux et l’emphase ronflante noient toute vérité sous leur monotonie
  et sous leur enflure... Pour les fantômes de sa cervelle raisonnante,
  le Jacobin est plein de respect; à ses yeux ils sont plus réels que
  les hommes vivants et leur suffrage est le seul dont il tienne
  compte... il marchera avec sincérité dans le cortège que lui fait un
  peuple imaginaire... Les millions de volontés métaphysiques qu’il a
  fabriquées à l’image de la sienne le soutiendront de leur assentiment
  unanime et il projettera dans le dehors comme un chœur d’acclamation
  triomphale, l’écho intérieur de sa propre voix.»

Tout en admirant la description de Taine, je crois qu’il n’a pas saisi
exactement la véritable psychologie du Jacobin.

L’âme du vrai Jacobin, aussi bien à l’époque de la Révolution que de nos
jours, se compose d’éléments qu’il faut dissocier pour en saisir le
rôle.

Cette analyse montre tout d’abord que le Jacobin n’est pas un
rationaliste, mais un croyant. Loin d’édifier sa croyance sur la raison,
il moule la raison sur sa croyance et si ses discours sont imprégnés de
rationalisme, il en use très peu dans ses pensées et sa conduite.

Un Jacobin raisonnant autant qu’on le lui reproche serait accessible
quelquefois à la voix de la raison. Or une observation, faite de la
Révolution à nos jours, démontre que le Jacobin, et c’est d’ailleurs sa
force, n’est jamais influencé par un raisonnement, quelle qu’en soit la
justesse.

Et pourquoi ne l’est-il pas? Uniquement parce que sa vision des choses
toujours très courte ne lui permet pas de résister aux impulsions
passionnelles puissantes qui le mènent.

Ces deux éléments, raison faible et passions fortes, ne suffiraient pas
à constituer la mentalité jacobine. Il en existe un autre encore.

La passion soutient les convictions, mais ne les crée guère. Or, le vrai
Jacobin a des convictions énergiques. Quel sera leur soutien? C’est ici
qu’apparaît le rôle de ces éléments mystiques dont nous avons étudié
l’action. Le Jacobin est un mystique qui a remplacé ses vieilles
divinités par des dieux nouveaux. Imbu de la puissance des mots et des
formules, il leur attribue un pouvoir mystérieux. Pour servir ces
divinités exigeantes, il ne reculera pas devant les plus violentes
mesures. Les lois votées par nos Jacobins actuels en fournissent la
preuve.

La mentalité jacobine se rencontre surtout chez les caractères
passionnés et bornés. Elle implique, en effet, une pensée étroite et
rigide, rendant inaccessible à toute critique, à toute considération
étrangère à la foi.

Les éléments mystiques et affectifs qui dominent l’âme du Jacobin le
condamnent à un extrême simplisme. Ne saisissant que les relations
superficielles des choses, rien ne l’empêche de prendre pour des
réalités les images chimériques nées dans son esprit. Les enchaînements
des phénomènes et leurs conséquences lui échappent. Jamais il ne
détourne les yeux de son rêve.

Ce n’est pas, on le voit, par le développement de sa logique rationnelle
que pèche le Jacobin. Il en possède très peu et pour ce motif devient
souvent fort dangereux. Là où un homme supérieur hésiterait ou
s’arrêterait, le Jacobin, qui met sa faible raison au service de ses
impulsions, marche avec certitude.

Si donc le Jacobin est un grand raisonneur cela ne signifie nullement
qu’il soit guidé par la raison. Alors qu’il s’imagine être conduit par
elle, son mysticisme et ses passions le mènent. Comme tous les
convaincus confinés dans le champ de la croyance, il n’en peut sortir.

Véritable théologien combatif, il ressemble étonnamment à ces disciples
de Calvin, décrits dans un précédent chapitre. Hypnotisés par leur foi,
rien ne pouvait les fléchir. Tous les contradicteurs de leur croyance
étaient jugés dignes de mort. Eux aussi semblaient être de puissants
raisonneurs. Ignorant comme les Jacobins les forces secrètes qui les
menaient, ils pensaient n’avoir que la raison pour guide alors qu’en
réalité le mysticisme et la passion étaient leurs seuls maîtres.

Le Jacobin vraiment rationaliste serait incompréhensible et ne servirait
qu’à faire désespérer de la raison. Le Jacobin passionné et mystique est
au contraire fort intelligible.

Avec ces trois éléments: raison très faible, passions très fortes et
mysticisme intense nous avons les véritables composantes psychologiques
de l’âme du Jacobin.




CHAPITRE III

LA MENTALITÉ RÉVOLUTIONNAIRE ET LA MENTALITÉ CRIMINELLE


§ 1.--La Mentalité révolutionnaire.

Nous venons de constater que les éléments mystiques sont une des
composantes de l’âme jacobine. Nous allons les voir entrer encore dans
une autre forme de mentalité assez nettement définie la mentalité
révolutionnaire.

Les sociétés de chaque époque ont toujours contenu un certain nombre
d’esprits inquiets, instables et mécontents, prêts à s’insurger contre
un ordre quelconque de choses établi. Ils agissent par simple goût de la
révolte et si un pouvoir magique réalisait sans aucune restriction leurs
désirs, ils se révolteraient encore.

Cette mentalité spéciale résulte souvent d’un défaut d’adaptation de
l’individu à son milieu ou d’un excès de mysticisme, mais elle peut être
aussi une question de tempérament ou provenir de troubles pathologiques.

Le besoin de révolte présente des degrés d’intensité fort divers, depuis
le simple mécontentement exhalé en paroles contre les hommes et les
choses jusqu’au besoin de les détruire. Parfois l’individu tourne contre
lui-même la fureur révolutionnaire qu’il ne peut exercer autrement. La
Russie est pleine de ces forcenés qui non contents des incendies et des
bombes, lancées au hasard dans les foules, finissent comme les skopzis
et autres membres de sectes analogues par se mutiler eux-mêmes.

Ces perpétuels révoltés sont généralement des êtres suggestibles dont
l’âme mystique est obsédée par des idées fixes. Malgré l’énergie
apparente que semblent indiquer leurs actes, ils ont un caractère faible
et restent incapables de se dominer assez pour résister aux impulsions
qui les gouvernent. L’esprit mystique dont ils sont animés fournit des
prétextes à leurs violences et les fait se considérer comme de grands
réformateurs.

En temps normal, les révoltés que chaque société renferme sont contenus
par les lois, le milieu, en un mot par toutes les contraintes sociales
et restent sans influence. Dès que se manifestent des périodes de
troubles, ces contraintes faiblissent et les révoltés peuvent donner
libre cours à leurs instincts. Ils deviennent alors les meneurs attitrés
des mouvements. Peu leur importe le motif de la révolution, ils se
feront tuer indifféremment pour obtenir le drapeau rouge, le drapeau
blanc ou la libération de pays dont ils ont entendu vaguement parler.

L’esprit révolutionnaire n’est pas toujours poussé aux extrêmes qui le
rendent dangereux. Lorsqu’au lieu de dériver d’impulsions affectives ou
mystiques il a une origine intellectuelle, il peut devenir une source de
progrès. C’est grâce aux esprits assez indépendants pour être
intellectuellement révolutionnaires qu’une civilisation réussit à se
soustraire au joug des traditions et de l’habitude quand il devient trop
lourd. Les sciences, les arts, l’industrie ont progressé surtout par
eux. Galilée, Lavoisier, Darwin, Pasteur furent des révolutionnaires.

S’il n’est pas nécessaire pour un peuple de posséder beaucoup d’esprits
semblables, il lui est indispensable d’en avoir quelques-uns. Sans eux
l’homme habiterait encore les primitives cavernes.

La hardiesse révolutionnaire qui met sur la voie des découvertes
implique des facultés très rares. Elle nécessite notamment une
indépendance d’esprit suffisante pour échapper à l’influence des
opinions courantes et un jugement permettant de saisir, sous les
analogies superficielles, les réalités qu’elles dissimulent. Cotte forme
d’esprit révolutionnaire est créatrice, alors que celle examinée plus
haut est destructrice.

La mentalité révolutionnaire pourrait donc être comparée à certains
états physiologiques utiles dans la vie de l’individu, mais qui,
exagérés, prennent une forme pathologique toujours nuisible.


§ 2.--La mentalité criminelle.

Toutes les sociétés civilisées traînent fatalement derrière elles un
résidu de dégénérés, d’inadaptés, atteints de tares variées. Vagabonds,
mendiants, repris de justice, voleurs, assassins, miséreux, vivant au
jour le jour, constituent la population criminelle des grandes cités.
Dans les périodes ordinaires ces déchets de la civilisation sont à peu
près contenus par la police et les gendarmes. Pendant les révolutions,
rien ne les maintenant plus, ils peuvent exercer facilement leurs
instincts de meurtre et de rapine. Dans cette lie les révolutionnaires
de tous les âges sont sûrs de trouver des soldats. Avides seulement de
piller et de massacrer, peu leur importe la cause qu’ils sont censés
défendre. Si les chances de meurtre et de pillage sont plus nombreuses
dans le parti combattu, ils changeront très vite de drapeau.

A ces criminels proprement dits, plaie incurable de toutes les sociétés,
on doit joindre encore la catégorie des demi-criminels. Malfaiteurs
d’occasion, ils ne sont jamais en révolte quand la crainte de l’ordre
établi les maintient, mais s’enrôleront dans des bandes révolutionnaires
dès que cet ordre faiblira.

Ces deux catégories: criminels habituels et criminels d’occasion,
forment une armée du désordre apte seulement au désordre. Tous les
révolutionnaires, tous les fondateurs de ligues religieuses ou
politiques, se sont constamment appuyés sur elle.

Nous avons dit déjà que cette population à mentalité criminelle exerça
une influence considérable pendant la Révolution française. Elle figura
toujours au premier rang dans les émeutes qui se succédaient presque
quotidiennement. Certains historiens nous parlent avec une sorte de
respect ému des volontés que le peuple souverain portait à la
Convention, envahissant la salle armé de piques dont quelques têtes
récemment coupées ornaient parfois les extrémités. Si on analysait de
quels éléments se composaient alors ces prétendues délégations du peuple
souverain, on constaterait qu’à côté d’un petit nombre d’âmes simples,
subissant les impulsions des meneurs, la masse était formée surtout des
bandits que je viens de dire. A eux sont dus les meurtres innombrables
dont ceux de septembre et de la princesse de Lamballe constituent les
types.

Ils firent trembler toutes les grandes assemblées de la Constituante à
la Convention et pendant dix ans contribuèrent à ravager la France. Si,
par un miracle, l’armée des criminels avait pu être éliminée, la marche
de la Révolution eût été bien différente. Ils l’ensanglantèrent de son
aurore à son déclin. La raison ne peut rien sur eux et ils peuvent
beaucoup contre elle.




CHAPITRE IV

PSYCHOLOGIE DES FOULES RÉVOLUTIONNAIRES


§ 1.--Caractères généraux des foules.

Quelles que soient leurs origines, les révolutions ne produisent tous
leurs effets qu’après avoir pénétré dans l’âme des multitudes. Elles
représentent donc une conséquence de la psychologie des foules.

Bien qu’ayant longuement étudié dans un autre ouvrage la psychologie
collective, je suis obligé d’en rappeler ici les lois principales.

L’homme, faisant partie d’une multitude, diffère beaucoup du même homme
isolé. Son individualité consciente s’évanouit dans la personnalité
inconsciente de la foule.

Un contact matériel n’est pas absolument nécessaire pour donner à
l’individu la mentalité d’une foule. Des passions et des sentiments
communs, provoqués par certains événements, suffisent souvent à la
créer.

L’âme collective momentanément formée représente un agrégat très
spécial. Sa principale caractéristique est de se trouver entièrement
dominée par des éléments inconscients, soumis à une logique
particulière: la logique collective.

Parmi les autres caractéristiques des foules il faut encore mentionner
leur crédulité infinie, leur sensibilité exagérée, l’imprévoyance et
l’incapacité à se laisser influencer par un raisonnement. L’affirmation,
la contagion, la répétition et le prestige constituent à peu près les
seuls moyens de les persuader. Réalités et expériences sont sans effet
sur elles. On peut faire tout admettre à la multitude. Rien n’est
impossible à ses yeux.

En raison de l’extrême sensibilité des foules, leurs sentiments, bons ou
mauvais, sont toujours exagérés. Cette exagération s’accroît encore aux
époques de révolution. La moindre excitation porte alors les multitudes
à de furieux agissements. Leur crédulité, si grande déjà à l’état
normal, augmente également; les histoires les plus invraisemblables sont
acceptées. Arthur Young raconte que, visitant des sources près de
Clermont au moment de la Révolution, son guide fut arrêté par le peuple
persuadé qu’il venait sur l’ordre de la reine miner la ville pour la
faire sauter. Les plus horribles contes circulaient alors sur la famille
royale, considérée comme une réunion de goules et de vampires.

Ces divers caractères montrent que l’homme en foule descend beaucoup sur
l’échelle de la civilisation. Devenu un barbare, il en manifeste les
défauts et les qualités: violences momentanées, comme aussi
enthousiasmes et héroïsmes. Dans le domaine intellectuel une foule est
toujours inférieure à l’homme isolé. Dans le domaine moral et
sentimental, elle peut lui être supérieure. Une foule accomplira aussi
facilement un crime qu’un acte d’abnégation.

Les caractères personnels s’évanouissant dans les foules, leur action
est considérable sur les individus dont elles sont formées. L’avare y
devient prodigue, le sceptique croyant, l’honnête homme criminel, le
lâche un héros. Les exemples de telles transformations abondent pendant
notre Révolution.

Faisant partie d’un jury ou d’un parlement, l’homme collectif rend des
verdicts ou vote des lois, auxquels à l’état isolé il n’eût certainement
jamais songé.

Une des conséquences les plus marquées de l’influence d’une collectivité
sur les individus qui la composent est l’unification de leurs sentiments
et de leurs volontés. Cette unité psychologique confère aux foules une
grande force.

La formation d’une telle unité mentale résulte surtout de ce que, dans
une foule, sentiments, gestes et actions, sont extrêmement contagieux.
Acclamations de haine, de fureur ou d’amour y sont immédiatement
approuvées et répétées.

Comment naissent cette volonté et ces sentiments communs? Ils se
propagent par contagion, mais un point de départ est nécessaire pour
créer cette contagion. Le meneur, dont nous allons bientôt examiner
l’action dans les mouvements révolutionnaires, remplit ce rôle. Sans
meneur, la foule est un être amorphe, incapable d’action.

La connaissance des lois guidant la psychologie des foules est
indispensable pour interpréter les événements de notre Révolution,
comprendre la conduite des assemblées révolutionnaires et les
transformations singulières des hommes qui en firent partie. Poussés par
les forces inconscientes de l’âme collective, ils disaient le plus
souvent ce qu’ils ne voulaient pas dire et votaient ce qu’ils n’auraient
pas voulu voter.

Si les lois de la psychologie collective ont été quelquefois devinées
d’instinct par des hommes d’État supérieurs, il faut bien constater que
la plupart des gouvernements les ont méconnues et les méconnaissent
encore. C’est pour les avoir ignorées que plusieurs d’entre eux
tombèrent si aisément. Quand on voit avec quelle facilité furent
renversés par une petite émeute certains régimes, celui de
Louis-Philippe notamment, les dangers de l’ignorance de la psychologie
collective apparaissent clairement. Le maréchal commandant, en 1848, les
troupes, plus que suffisantes pour défendre le roi, ignorait
certainement que dès qu’on laisse la foule se mélanger à la troupe,
cette dernière, paralysée par suggestion et contagion, cesse de remplir
son rôle. Il ne savait pas davantage que la multitude étant très
sensible au prestige il faut pour agir sur elle un grand déploiement de
forces qui enraye aussitôt les démonstrations hostiles. Il ignorait
également que les attroupements doivent être immédiatement dispersés.
Toutes ces choses ont été enseignées par l’expérience, mais à cette
époque on n’en avait pas compris les leçons. Au moment de la grande
Révolution la psychologie des foules était plus insoupçonnée encore.


§ 2.--Comment la stabilité de l’âme de la race limite les oscillations
de l’âme des foules.

Un peuple peut à la rigueur être assimilé à une foule. Il en possède
certains caractères, mais les oscillations de ces caractères sont
limitées par l’âme de sa race. Cette dernière conserve une fixité
inconnue à l’âme transitoire d’une foule.

Quand un peuple possède une âme ancestrale stabilisée par un long passé,
l’âme de la foule est toujours dominée par elle.

Un peuple diffère encore d’une foule en ce qu’il se compose d’une
collection de groupes, ayant chacun des intérêts et des passions
différents. Dans une foule proprement dite, un rassemblement populaire,
par exemple, se trouvent au contraire des unités pouvant appartenir à
des catégories sociales dissemblables.

Un peuple semble parfois aussi mobile qu’une foule, mais il ne faut pas
oublier que derrière sa mobilité, derrière ses enthousiasmes, ses
violences et ses destructions, persistent des instincts conservateurs
très tenaces maintenus par l’âme de la race. L’histoire de la Révolution
et du siècle qui l’a suivie montre combien l’esprit conservateur finit
par dominer l’esprit de destruction. Plus d’un régime brisé par le
peuple fut bientôt restauré par lui.

On n’agit pas aussi facilement sur l’âme d’un peuple, c’est-à-dire sur
l’âme d’une race, que sur celle des foules. Les moyens d’action sont
indirects et plus lents (journaux, conférences, discours, livres, etc.).
Les éléments de persuasion se ramènent toujours d’ailleurs à ceux déjà
décrits: affirmation, répétition, prestige et contagion.

La contagion mentale peut gagner instantanément tout un peuple, mais le
plus souvent elle s’opère lentement, de groupe à groupe. Ainsi se
propagea en France la Réforme.

Un peuple est beaucoup moins excitable qu’une foule. Cependant, certains
événements: insulte nationale, menace d’invasion, etc., peuvent le
soulever instantanément. Pareil phénomène fut constaté plusieurs fois
pendant la Révolution, notamment à l’époque du manifeste insolent lancé
par le duc de Brunswick. Ce dernier connaissait bien mal la psychologie
de notre race quand il proféra ses menaces. Non seulement il nuisit
considérablement à la cause de Louis XVI, mais encore à la sienne
puisque son intervention fit surgir du sol une armée pour le combattre.

Cette brusque explosion des sentiments d’une race s’observe d’ailleurs
chez tous les peuples. Napoléon ne comprit point leur puissance quand il
envahit l’Espagne et la Russie. On peut désagréger facilement l’âme
transitoire d’une foule, on est impuissant contre l’âme permanente d’une
race. Certes le paysan russe était un être bien indifférent, bien
grossier, bien borné, et cependant à la première annonce d’une invasion
il fut transformé. On en jugera par ce fragment d’une lettre
d’Élisabeth, femme de l’empereur Alexandre Ier.

  «Du moment que Napoléon eut passé nos frontières, c’était comme une
  étincelle électrique qui s’étendit dans toute la Russie, et si
  l’immensité de son étendue avait permis que dans le même moment on en
  fût instruit dans tous les coins de l’empire, il se serait élevé un
  cri d’indignation si terrible qu’il aurait, je crois, retenti au bout
  de l’univers. A mesure que Napoléon avance, ce sentiment s’élève
  davantage. Des vieillards qui ont perdu tous leurs biens ou à peu près
  disent: «Nous trouverons moyen de vivre. Tout est préférable à une
  paix honteuse.» Des femmes qui ont tous les leurs à l’armée ne
  regardent les dangers qu’ils courent que comme secondaires et ne
  craignent que la paix. Cette paix qui serait l’arrêt de mort de la
  Russie ne peut pas se faire, heureusement. L’empereur n’en conçoit pas
  l’idée, et quand même il le voudrait, il ne le pourrait pas. Voilà le
  beau héroïque de notre position.»

L’impératrice cite à sa mère les deux traits suivants, qui donnent une
idée du degré de résistance de l’âme des Russes:

  «Les Français avaient attrapé quelques malheureux paysans à Moscou
  qu’ils comptaient faire servir dans leurs rangs, et pour qu’ils ne
  puissent pas échapper, ils les marquaient dans la main comme on marque
  les chevaux dans les haras. Un d’eux demanda ce que signifiait cette
  marque; on lui dit que cela signifiait qu’il était soldat français.
  «Quoi! je suis soldat de l’empereur des Français!» dit-il. Et,
  sur-le-champ, il prend sa hache, coupe sa main et la jette aux pieds
  des assistants en disant: «Tenez, voilà votre marque!»

  «A Moscou également, les Français avaient pris vingt paysans dont ils
  voulaient faire un exemple pour effrayer les villages qui enlevaient
  les fourrageurs Français et faisaient la guerre aussi bien que des
  détachements de troupes régulières. Ils les rangent contre un mur et
  leur lisent leur sentence en russe. On s’attendait qu’ils
  demanderaient grâce; au lieu de cela ils prennent congé l’un de
  l’autre et font leur signe de croix. On tire sur le premier; on
  s’attendait à ce que les autres effrayés demanderaient grâce et
  promettraient de changer de conduite. On tire sur le second et le
  troisième, et ainsi de suite sur tous les vingt sans qu’un seul ait
  tenté d’implorer _la clémence_ de l’ennemi. Napoléon n’a pas eu une
  seule fois le plaisir de profaner ce mot en Russie.»

Parmi les caractéristiques de l’âme populaire, il faut mentionner encore
qu’elle fut, chez tous les peuples et à tous les âges, saturée de
mysticisme. Le peuple sera toujours convaincu que des êtres supérieurs:
divinités, gouvernements ou grands hommes, ont le pouvoir de changer les
choses à leur gré. Ce côté mystique provoque chez lui un besoin intense
d’adorer. Il lui faut un fétiche: personnage ou doctrine. C’est
pourquoi, menacé par l’anarchie, il réclame un Messie sauveur.

Comme les foules, mais plus lentement, les peuples passent de
l’adoration à la haine. Héros à telle époque, le même personnage peut
finir sous les malédictions. Ces variations d’opinions populaires sur
les personnages politiques s’observent dans tous les pays. L’histoire de
Cromwell en fournit un très curieux exemple[5].

  [5] Après avoir renversé une dynastie et refusé la couronne, il fut
    enterré comme un roi, parmi les rois. Deux ans après, son corps
    était arraché de la tombe, sa tête, coupée par le bourreau,
    accrochée au-dessus de la porte du Parlement. Il y a peu de temps on
    lui élevait une statue. L’ancien anarchiste devenu autocrate figure
    maintenant dans le panthéon des demi-dieux.


§ 3.--Le rôle des meneurs dans les mouvements révolutionnaires.

Toutes les variétés de foules: homogènes ou hétérogènes, assemblées,
peuples, clubs, etc., sont, nous l’avons souvent répété, des agrégats
incapables d’unité et d’action, tant qu’ils n’ont pas trouvé un maître
pour les diriger.

J’ai montré ailleurs, en utilisant certaines expériences physiologiques,
que l’âme collective inconsciente de la foule semble liée à l’âme du
meneur. Ce dernier lui donne une volonté unique et lui impose une
obéissance absolue.

Le meneur agit surtout sur la foule par suggestion. De la façon dont est
provoquée cette dernière, dépend son succès. Beaucoup d’expériences
montrent à quel point il est aisé de suggestionner une collectivité[6].

  [6] Parmi les expériences nombreuses faites pour le prouver, une des
    plus remarquables fut réalisée sur les élèves de son cours par le
    professeur Glosson et publiée par la _Revue Scientifique_ du 28
    octobre 1899:

    «J’avais, dit-il, préparé une bouteille, remplie d’eau distillée,
    soigneusement enveloppée de coton et enfermée dans une boîte. Après
    quelques autres expériences, je déclarai que je désirais me rendre
    compte avec quelle rapidité une odeur se diffusait dans l’air, et je
    demandai aux assistants de lever la main aussitôt qu’ils sentiraient
    l’odeur. Je déballai la bouteille et je versai l’eau sur le coton en
    éloignant la tête pendant l’opération, puis je pris une montre à
    secondes, et attendis le résultat. J’expliquai que j’étais
    absolument sûr que personne dans l’auditoire n’avait jamais senti
    l’odeur du composé chimique que je venais de verser... Au bout de
    quinze secondes, la plupart de ceux qui étaient en avant avaient
    levé la main, et, en quarante secondes, l’odeur se répandit jusqu’au
    fond de la salle par ondes parallèles assez régulières. Les trois
    quarts environ de l’assistance déclarèrent percevoir l’odeur. Un
    plus grand nombre d’auditeurs auraient sans doute succombé à la
    suggestion, si, au bout d’une minute, je n’avais été obligé
    d’arrêter l’expérience, quelques-uns des assistants des premiers
    rangs se trouvant déplaisamment affectés par l’odeur et voulant
    quitter la salle...»

Suivant les suggestions de ses meneurs, la multitude sera calme,
furieuse, criminelle ou héroïque. Ces diverses suggestions pourront
sembler présenter parfois un aspect rationnel, mais n’auront de la
raison que les apparences. Une foule étant en réalité inaccessible à
toute raison, les seules idées capables de l’influencer seront toujours
des sentiments évoqués sous forme d’images.

L’histoire de la Révolution montre à chaque page avec quelle facilité
les multitudes suivent les impulsions les plus contradictoires de leurs
différents meneurs. On les vit applaudir aussi bien au triomphe des
Girondins, Hébertistes, Dantonistes et terroristes, qu’à leurs chutes
successives. On peut assurer du reste que les foules ne comprirent
jamais rien à tous ces événements.

A distance, ou ne perçoit que confusément le rôle des meneurs, car
généralement ils agissent dans l’ombre. Pour le saisir nettement, il
faut l’étudier dans les événements contemporains. On constate alors
combien aisément les meneurs provoquent des mouvements populaires
violents. Nous ne songeons pas ici aux grèves des postiers et des
cheminots, pour lesquelles on pourrait faire intervenir le
mécontentement des employés, mais à des événements dont la foule était
complètement désintéressée. Tel par exemple le soulèvement populaire
provoqué par quelques meneurs socialistes dans la population parisienne,
au lendemain de l’exécution de l’anarchiste Ferrer en Espagne. Jamais la
foule française n’avait entendu parler de lui. En Espagne, son exécution
passa presque inaperçue. A Paris, l’excitation de quelques meneurs
suffit pour lancer une véritable armée populaire contre l’ambassade
d’Espagne, dans le but de la brûler. Une partie de la garnison dut être
employée à sa protection. Repoussés avec énergie, les assaillants se
bornèrent à dévaster des magasins et à construire quelques barricades.

Les meneurs donnèrent dans la même circonstance une nouvelle preuve de
leur influence. Finissant par comprendre qu’incendier une ambassade
étrangère pouvait être fort dangereux, ils ordonnèrent pour le lendemain
une manifestation pacifique, et furent aussi fidèlement obéis qu’après
avoir ordonné une émeute violente. Aucun exemple ne montre mieux le rôle
des meneurs et la soumission des foules.

Les historiens qui, de Michelet à M. Aulard, ont représenté les foules
révolutionnaires comme ayant agi seules et sans chefs, n’ont pas
soupçonné leur psychologie.




CHAPITRE V

PSYCHOLOGIE DES ASSEMBLÉES RÉVOLUTIONNAIRES


§ 1.--Caractères psychologiques des grandes assemblées révolutionnaires.

Une grande assemblée politique, un parlement par exemple est une foule,
mais une foule parfois peu agissante en raison des sentiments contraires
des groupes hostiles dont elle se compose.

La présence de ces groupes animés d’intérêts divers, doit faire
considérer une assemblée comme formée de foules hétérogènes superposées
obéissant chacune à des meneurs particuliers. La loi de l’unité mentale
des foules ne se manifeste alors que dans chaque groupe, et c’est
seulement à la suite de circonstances exceptionnelles que les groupes
différents arrivent à fusionner leur volonté.

Chaque groupe d’une assemblée représente un être unique. Les individus
contribuant à la formation de cet être cessent de rester eux-mêmes et
voteront sans hésiter contre leurs convictions et leurs volontés. La
veille du jour où devait être condamné Louis XVI, Vergniaud protestait
avec indignation contre l’idée qu’il pût voter la mort, et pourtant il
la vota le lendemain.

L’action d’un groupe consiste principalement à fortifier des opinions
hésitantes. Toute conviction individuelle faible se consolide en
devenant collective.

Les meneurs violents et possédant du prestige parviennent quelquefois en
agissant sur tous les groupes d’une assemblée à en faire une seule
foule. La majorité des membres de la Convention édicta les mesures les
plus contraires à ses opinions, sous l’influence d’un très petit nombre
de semblables meneurs.

Les collectivités ont plié de tout temps devant des sectaires
énergiques. L’histoire des assemblées révolutionnaires montre à quel
point, malgré la hardiesse de leur langage vis-à-vis des rois, elles
étaient pusillanimes devant les meneurs qui dirigeaient les émeutes.
L’invasion d’une bande d’énergumènes commandés par un chef impérieux
suffisait à leur faire voter, séance tenante, les mesures les plus
contradictoires et les plus absurdes.

Une assemblée ayant les caractères d’une foule, sera, comme elle,
extrême dans ses sentiments. Excessive dans la violence, excessive aussi
dans la pusillanimité. D’une façon générale elle se montrera insolente
avec les faibles et servile devant les forts.

On sait l’humilité craintive du Parlement, quand le jeune Louis XIV y
entra le fouet à la main, et prononça son bref discours. On sait aussi
avec quelle impertinence croissante l’Assemblée Constituante traitait
Louis XVI, à mesure qu’elle le sentait plus désarmé. On connaît enfin la
terreur des conventionnels sous le règne de Robespierre.

Cette caractéristique des assemblées étant une loi générale, il faut
considérer comme une grosse faute de psychologie pour un souverain la
convocation d’une assemblée quand son pouvoir s’affaiblit. La réunion
des États Généraux coûta la vie à Louis XVI. Elle avait failli enlever
son trône à Henri III, lorsque, obligé de quitter Paris, il eut la
malheureuse idée de réunir les États Généraux à Blois. Sentant la
faiblesse du roi, ces derniers parlèrent aussitôt en maîtres, modifiant
les impôts, révoquant les fonctionnaires, et prétendant que leurs
décisions devaient avoir force de loi.

L’exagération progressive des sentiments s’observa nettement dans toutes
les assemblées de la Révolution. La Constituante, très respectueuse
d’abord de l’autorité royale et de ses prérogatives, absorba
graduellement tous les pouvoirs, finit par se proclamer Assemblée
souveraine, et traiter Louis XVI comme un simple fonctionnaire. La
Convention, après des débuts relativement modérés, aboutit à une
première forme de Terreur où les jugements étaient entourés de quelques
garanties légales, puis exagérant bientôt sa puissance, elle édicta une
loi ôtant aux accusés tout droit de défense, et permettant de les
condamner sur la simple présomption d’être suspects. Cédant de plus en
plus à ses fureurs sanguinaires, elle finit par se décimer elle-même.
Girondins, Hébertistes, Dantonistes, Robespierristes, virent
successivement terminer leur carrière par la main du bourreau.

Cette accélération des sentiments dans les assemblées explique pourquoi
elles furent toujours si peu maîtresses de leurs destinées et arrivèrent
tant de fois à des résultats exactement contraires aux buts qu’elles se
proposaient. Catholique et royaliste, la Constituante, au lieu de la
monarchie constitutionnelle qu’elle voulait établir, et de la religion
qu’elle voulait défendre, conduisit rapidement la France à une
république violente et à la persécution du clergé.

Les assemblées politiques sont composées, nous l’avons vu, de groupes
hétérogènes, mais il en est d’autres formées de groupes homogènes, tels
certains clubs qui jouèrent un rôle immense pendant la Révolution et
dont la psychologie mérite une étude spéciale.


§ 2.--Psychologie des clubs révolutionnaires.

De petites réunions d’hommes, possédant les mêmes opinions, les mêmes
croyances, les mêmes intérêts et éliminant tous les dissidents se
différencient des grandes assemblées par l’unité de leurs sentiments et
par conséquent de leurs volontés. Tels furent jadis, les communes, les
congrégations religieuses, les corporations puis les clubs pendant la
Révolution, les sociétés secrètes dans la première moitié du XIXe siècle
et enfin les francs-maçons et les syndicats ouvriers aujourd’hui.

Cette différence entre une assemblée hétérogène et un club homogène doit
être bien étudiée pour saisir la marche de la Révolution française.
Jusqu’au Directoire, et surtout pendant la Convention, elle fut dominée
par les clubs.

Malgré l’unité de leur volonté due à l’absence de partis divers, les
clubs obéissent aux lois de la psychologie des foules. Ils sont par
conséquence subjugués par des meneurs. On le vit surtout au club des
Jacobins mené par Robespierre.

Le rôle de meneur d’un club, foule homogène, est beaucoup plus difficile
que celui de meneur d’une foule hétérogène. On conduit facilement cette
dernière en faisant vibrer un petit nombre de cordes. Dans un groupement
homogène, comme un club, où les sentiments et les intérêts sont
identiques, il faut savoir les ménager et le meneur devient souvent un
mené.

Une grande force des agglomérations homogènes est leur anonymat. On sait
que pendant la Commune de 1871, quelques ordres anonymes suffirent pour
faire incendier les plus beaux monuments de Paris: l’Hôtel de Ville, les
Tuileries, la Cour des Comptes, la Légion d’Honneur, etc. Un ordre bref
des comités anonymes: «Flambez Finances, flambez Tuileries, etc.» était
immédiatement exécuté. Un hasard inespéré sauva seul le Louvre et ses
collections. On sait aussi avec quel respect sont religieusement
écoutées de nos jours les injonctions les plus absurdes des chefs
anonymes des syndicats ouvriers. Les clubs de Paris et la Commune
insurrectionnelle ne furent pas moins obéis à l’époque de la Révolution.
Un ordre émané d’eux suffisait pour lancer sur l’Assemblée une populace
armée qui lui dictait ses volontés.

En résumant l’histoire de la Convention, dans un autre chapitre, nous
verrons la fréquence de telles irruptions et la servilité avec laquelle
cette assemblée, considérée longtemps dans les légendes comme très
énergique, se courba devant les injonctions les plus impératives d’une
poignée d’émeutiers. Instruit par l’expérience, le Directoire ferma les
clubs et mit fin aux invasions de la populace en la faisant
énergiquement mitrailler.

La Convention avait compris d’ailleurs assez vite la supériorité des
groupements homogènes sur des assemblées hétérogènes pour gouverner, et
c’est pourquoi elle se subdivisa en comités composés chacun d’un nombre
restreint d’individus. Ces comités: Salut public, Finances, etc.,
formaient de petites assemblées souveraines dans la grande. Leur pouvoir
ne fut tenu en échec que par celui des clubs.

Les considérations précédentes montrent la puissance des groupements sur
la volonté des membres qui les composent. Si le groupement est homogène,
cette action est considérable; s’il est hétérogène, l’action sera moins
grande mais pourra cependant devenir importante, soit parce que les
groupements énergiques d’une assemblée dominent ceux à cohésion faible,
soit parce que certains sentiments contagieux se propagent souvent à
tous les membres d’une assemblée.

Un exemple mémorable de cette influence des groupements fut donné à
l’époque de notre Révolution, lorsque dans la nuit du 4 août la noblesse
vota sur la proposition d’un de ses membres l’abandon des privilèges
féodaux. On sait cependant que la Révolution résulta en partie du refus
du clergé et de la noblesse de renoncer à leurs privilèges. Pourquoi ce
renoncement refusé tout d’abord? Simplement parce que les hommes en
foule n’agissent pas comme les hommes isolés. Individuellement aucun
membre de la noblesse n’eût jamais abandonné ses droits.

De cette influence des assemblées sur leurs membres, Napoléon à
Sainte-Hélène cite de curieux exemples:

  «Rien, dit-il, n’était plus commun que de rencontrer des hommes de
  cette époque fort au rebours de la réputation que sembleraient
  justifier leurs paroles et leurs actes d’alors. On pourrait croire
  Monge, par exemple, un homme terrible; quand la guerre fut décidée, il
  monta à la tribune des Jacobins et déclara qu’il donnait d’avance ses
  deux filles aux deux premiers soldats qui seraient blessés par
  l’ennemi... Il voulait qu’on tuât tous les nobles, etc. Or. Monge
  était le plus doux, le plus faible des hommes, et n’aurait pas laissé
  tuer un poulet s’il eût fallu en faire l’exécution lui-même, ou
  seulement devant lui.»


§ 3.--Essai d’interprétation de l’exagération progressive des sentiments
dans les assemblées.

Si les sentiments collectifs étaient susceptibles de mesure qualitative
exacte, on pourrait les traduire par une courbe qui, après une ascension
d’abord assez lente, puis très rapide, descendrait de façon presque
verticale. L’équation de cette courbe pourrait être appelée l’équation
des variations des sentiments collectifs soumis à une excitation
constante.

Il n’est pas toujours facile d’expliquer l’accélération de certains
sentiments sous l’influence d’une cause constante. Peut-être, cependant,
pourrait-on faire remarquer que si les lois de la psychologie sont
comparables à celles de la mécanique, une cause de grandeur invariable,
mais agissant de façon continue, doit accroître rapidement l’intensité
d’un sentiment. On sait, par exemple, qu’une force constante en grandeur
et en direction, telle que la pesanteur agissant sur un corps, lui
imprime un mouvement accéléré. La vitesse d’un mobile tombant dans
l’espace, sous l’influence de la pesanteur, sera d’environ 10 mètres
pendant la première seconde, 20 mètres pendant la deuxième, 80 mètres
pendant la troisième, etc. Il serait facile en faisant tomber le mobile
d’assez haut de lui donner une vitesse suffisante pour perforer une
planche d’acier.

Mais si cette explication est applicable à l’accélération d’un sentiment
soumis à une force constante, elle ne nous dit pas pourquoi les effets
de l’accélération finissent par cesser brusquement. Un tel arrêt ne
devient compréhensible qu’en faisant intervenir des interprétations
physiologiques, c’est-à-dire en se rappelant que le plaisir comme la
douleur ne peuvent dépasser certaines limites et que toute excitation
trop violente provoque la paralysie de la sensation. Notre organisme ne
peut supporter qu’un certain maximum de joie, de douleur ou d’effort, et
il ne saurait même pas les supporter longtemps. La main qui serre un
dynamomètre arrive bientôt à l’épuisement de son effort et est obligée
de le lâcher brusquement.

L’étude des causes de la disparition rapide de certains groupes de
sentiments dans les assemblées doit encore tenir compte de ce fait, que,
à côté du parti dominant au moyen de sa force ou de son prestige, s’en
trouvent d’autres dont les sentiments, contenus par cette force ou ce
prestige, n’ont pu prendre tout leur développement. Une circonstance
quelconque affaiblit-elle un peu le parti dominant, aussitôt les
sentiments refoulés des partis adverses peuvent devenir prépondérants.
Les Montagnards en firent l’expérience après Thermidor.

Toutes les analogies qu’on tente d’établir entre les lois auxquelles
obéissent les phénomènes matériels et celles qui régissent l’évolution
des éléments affectifs et mystiques sont évidemment fort grossières. Il
en sera nécessairement ainsi jusqu’au jour où le mécanisme des fonctions
cérébrales deviendra moins ignoré qu’aujourd’hui.




DEUXIÈME PARTIE

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE




LIVRE I

LES ORIGINES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE




CHAPITRE I

LES OPINIONS DES HISTORIENS SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


§ 1.--Les historiens de la Révolution.

Les opinions les plus contradictoires ont été formulées sur la
Révolution et, bien qu’un siècle seulement nous en sépare, il semble
impossible encore de la juger sans passion. Pour de Maistre, elle fut
«une œuvre satanique» et jamais «l’action de l’esprit des ténèbres ne se
manifesta avec une semblable évidence». Pour les Jacobins modernes, elle
a régénéré le genre humain.

Les étrangers qui séjournent en France la considèrent encore comme un
sujet à éviter dans les conversations.

  «Partout, écrit Barrett Wendell, ce souvenir et ces traditions restent
  doués d’une telle vitalité que peu de gens sont capables de les
  considérer sans passion. Ils excitent encore à la fois l’enthousiasme
  et le ressentiment; ils sont encore considérés avec un esprit de
  parti, loyal et ardent. Plus vous arrivez à comprendre la France, plus
  nettement vous vous rendez compte que, aujourd’hui encore, aucune
  étude de la Révolution n’a paru à aucun Français impartiale.»

Cette observation est très juste. Pour pouvoir être interprétés avec
équité, les événements du passé ne doivent plus exercer leurs
conséquences ni toucher à ces croyances politiques ou religieuses dont
j’ai marqué la fatale intolérance.

On ne doit donc pas s’étonner que les historiens expriment des idées
opposées sur la Révolution. Pendant longtemps encore les uns verront en
elle un des plus sinistres événements de l’histoire, les autres un des
plus glorieux. Tous ont cru la raconter avec impartialité, et ils n’ont
fait en général que défendre des thèses contradictoires fort simplistes.
Les documents étant innombrables et contraires, leur choix conscient ou
inconscient permettait facilement de justifier les thèses successivement
émises.

Les anciens historiens de la Révolution, Thiers, Quinet, Michelet
lui-même, malgré son talent, sont un peu oubliés aujourd’hui. Leurs
doctrines étaient d’ailleurs peu compliquées. Le fatalisme historique
les domine généralement. Thiers considérait la Révolution comme le
résultat de plusieurs siècles de monarchie absolue, et la Terreur comme
la conséquence nécessaire de l’invasion étrangère. Quinet envisageait
les excès de 1793 comme suite d’un despotisme séculaire, mais soutenait
que la tyrannie de la Convention était inutile et entrava l’œuvre de la
Révolution. Michelet voyait seulement dans cette dernière l’œuvre du
Peuple, qu’il admirait aveuglément et dont il commença la glorification
continuée par d’autres historiens.

L’ancien prestige de toutes ces histoires a été bien effacé par celle de
Taine. Quoique également très passionné, il a jeté une vive lumière sur
la période révolutionnaire, et, d’ici longtemps sans doute, son livre ne
sera pas remplacé.

Une œuvre aussi importante devait nécessairement renfermer des défauts.
Taine présente admirablement les faits, les personnages, mais il prétend
juger avec sa logique rationnelle des événements que la raison n’a pas
dictés et ne saurait, par conséquent, interpréter. Sa psychologie,
excellente quand elle reste simplement descriptive, est très faible dès
qu’elle devient explicative. Affirmer que Robespierre était un cuistre
n’est pas révéler les causes de son absolu pouvoir sur la Convention,
impunément décimée par lui pendant plusieurs mois. On a dit très
justement de Taine, qu’il avait bien vu et mal compris.

Malgré ces restrictions, son œuvre est fort remarquable et n’a pas été
égalée. Ou peut juger de son immense influence par l’exaspération
qu’elle engendre chez les défenseurs fidèles de l’orthodoxie jacobine,
dont M. Aulard, professeur à la Sorbonne, est aujourd’hui le grand
prêtre. Ce dernier a consacré deux années à écrire un pamphlet contre
Taine, où la passion imprègne chaque ligne. Le temps dépensé pour la
rectification de quelques erreurs matérielles assez insignifiantes ne
l’a d’ailleurs conduit qu’à commettre des erreurs identiques.

Reprenant son travail, M. A. Cochin fait voir que M. Aulard s’est
trompé, dans ses citations, à peu près une fois sur deux, alors que
Taine avait erré beaucoup plus rarement. Le même historien montre
également combien il faut se défier des sources de M. Aulard.

  «Ces sources, dit-il, procès-verbaux, journaux, pamphlets, patriotes,
  sont justement les actes authentiques du patriotisme, rédigés par les
  patriotes et la plupart pour le public. Il devait y trouver partout en
  vedette la thèse de la défense; il avait là, sous la main, toute
  faite, une histoire de la Révolution, présentant à côté de chacun des
  actes du «Peuple», depuis les massacres de septembre jusqu’à la loi de
  Prairial, une explication toute prête, d’après le système de la
  défense républicaine.»

La critique la plus juste peut-être qu’on puisse formuler sur l’œuvre de
Taine, est d’être demeurée incomplète. Il a surtout étudié le rôle de la
populace et de ses chefs pendant la période révolutionnaire. Elle lui a
inspiré des pages vibrantes d’indignation qu’on admire encore, mais
plusieurs côtés importants de la Révolution lui ont échappé.

Quoi qu’on puisse penser de la Révolution, une divergence irréductible
existera toujours entre les historiens de l’école de Taine et celle de
M. Aulard. Celui-ci considère le peuple souverain comme admirable, alors
que le premier fait voir, qu’abandonné à ses instincts et libéré de
toute contrainte sociale, il retombe dans la sauvagerie primitive. La
conception de M. Aulard, très contraire aux enseignements de la
psychologie des foules, est encore un dogme religieux pour les Jacobins
modernes. Ils écrivent sur la Révolution avec des raisonnements et des
méthodes de croyant et prennent pour œuvres savantes des argumentations
de théologiens.


§ 2.--La théorie du fatalisme dans la révolution.

Avocats et détracteurs de la Révolution admettent souvent le fatalisme
des événements révolutionnaires. Cette thèse est bien synthétisée dans
le passage suivant de l’_Histoire de la Révolution_, par Émile Ollivier:

  «Aucun homme ne pouvait s’y opposer. Le blâme n’appartient ni à ceux
  qui ont péri, ni à ceux qui ont survécu, il n’était pas de force
  individuelle capable de changer les éléments et de prévenir les
  événements qui naissent de la nature des choses et des circonstances.»

Taine lui-même inclinait vers cette thèse:

  «A l’instant où s’ouvrent les États Généraux, dit-il, le cours des
  idées et des événements est, non seulement déterminé, mais encore
  visible. D’avance et à son insu, chaque génération porte en elle-même
  son avenir et son histoire: à celle-ci bien avant l’issue, on eût pu
  annoncer ses destinées.»

D’autres auteurs modernes, ne professant, pas plus que Taine,
d’indulgence pour les violences révolutionnaires, sont également
partisans de cette fatalité. M. Sorel, après avoir rappelé le mot de
Bossuet sur les révolutions de l’antiquité: «Tout est surprenant à ne
regarder que les causes particulières, et néanmoins tout s’avance avec
une suite réglée», exprime l’intention, assez mal réalisée d’ailleurs,
de

  «montrer dans la Révolution française, qui apparaît aux uns comme la
  subversion et aux autres comme la régénération du vieux monde
  européen, la suite naturelle et nécessaire de l’histoire de l’Europe,
  et faire voir que cette révolution n’a point porté de conséquence,
  même la plus singulière, qui ne découle de cette histoire et ne
  s’explique par les précédents de l’ancien régime».

Guizot, lui aussi, avait jadis essayé de prouver que notre Révolution,
qu’il rapproche bien à tort de celle d’Angleterre, était fort naturelle
et n’avait rien innové:

  «Loin d’avoir rompu, dit-il, le cours naturel des événements en
  Europe, ni la révolution d’Angleterre ni la nôtre n’ont rien dit, rien
  voulu, rien fait qui n’eût été dit, souhaité, fait ou tenté cent fois
  avant leur explosion.

  ... Soit qu’on regarde aux doctrines générales des deux révolutions ou
  aux applications qu’elles en ont faites, qu’il s’agisse du
  gouvernement de l’État ou de la législation civile, des propriétés ou
  des personnes, de la liberté ou du pouvoir, on ne trouvera rien dont
  l’invention leur appartienne, rien qui ne se rencontre également, qui
  n’ait au moins pris naissance dans les temps qu’on appelle réguliers.»

Toutes ces assertions rappellent simplement cette loi banale qu’un
phénomène donné est la conséquence de phénomènes antérieurs. Des
propositions aussi générales enseignent peu de choses.

Il ne faudrait pas d’ailleurs vouloir expliquer trop d’événements avec
le principe de la fatalité historique adopté par tant d’historiens. J’ai
discuté, ailleurs, la valeur de ces fatalités et montré que tout
l’effort de la civilisation consiste à les dissocier. Sans doute,
l’histoire est remplie de nécessités, mais elle est remplie aussi de
faits contingents qui ont été et auraient pu ne pas être. Napoléon
énumérait lui-même, à Sainte-Hélène, six circonstances qui auraient pu
empêcher sa prodigieuse carrière. Il racontait, notamment, que prenant
un bain en 1786, à Auxonne, il n’avait échappé à la mort que par la
rencontre fortuite d’un banc de sable. Si Bonaparte était mort à ce
moment, on peut admettre un autre général arrivant, lui aussi, à la
dictature. Mais que fût devenue l’épopée impériale et ses suites sans
l’homme de génie qui conduisit nos armées triomphantes dans toutes les
capitales de l’Europe?

Il est permis de considérer en partie la Révolution comme une nécessité,
mais elle fut surtout--et c’est ce que les écrivains fatalistes cités
plus haut ne montrent pas du tout--une lutte permanente de théoriciens,
imbus d’un idéal nouveau, contre les lois économiques, sociales et
politiques menant les hommes et qu’ils ne comprenaient pas. Les
méconnaissant ils tentèrent vainement de remonter le cours des choses,
s’exaspérèrent de leurs insuccès et arrivèrent à commettre toutes les
violences. Ils décrètent que du papier-monnaie, désigné sous le nom
d’assignats, vaudra de l’or et toutes leurs menaces n’empêchent pas
cette valeur fictive de tomber à presque rien. Ils décrètent la loi du
maximum et cette loi ne fait qu’accroître les maux auxquels elle voulait
remédier. Robespierre déclare à la Convention «que tous les
sans-culottes seront payés aux dépens du Trésor public, qui sera
alimenté par les riches» et, malgré les perquisitions et la guillotine,
le Trésor reste vide.

Après avoir brisé toutes les contraintes les hommes de la Révolution
finirent par découvrir qu’une société ne peut vivre sans elles, mais
quand ils voulurent en créer de nouvelles, ils s’aperçurent aussi que
les plus fortes, même soutenues par la crainte de la guillotine, ne
sauraient remplacer la discipline lentement édifiée par le passé dans
les âmes. Comprendre l’évolution d’une société, juger les intelligences
et les cœurs, prévoir les conséquences des mesures édictées, ils ne s’en
soucièrent jamais.

Les événements révolutionnaires ne découlèrent donc nullement de
nécessités irréductibles. Ils furent beaucoup plus la conséquence des
principes jacobins que des circonstances et auraient pu être tout
autres. La Révolution eût-elle suivi la même marche si Louis XVI avait
été mieux conseillé ou si seulement la Constituante se fût montrée moins
pusillanime à l’égard des émeutes populaires? La théorie du fatalisme
révolutionnaire n’est utile que pour justifier les violences en les
présentant comme inévitables.

Qu’il s’agisse de science ou d’histoire, on doit se défier extrêmement
de l’ignorance qui s’abrite sous le terme de fatalisme. La nature était
remplie autrefois d’une foule de fatalités que la science est lentement
parvenue à dissocier. Le propre des hommes supérieurs est, comme je l’ai
montré ailleurs, de les désagréger.


§ 3.--Les incertitudes des historiens récents de la Révolution.

Les historiens dont nous avons exposé les idées dans ce chapitre, se
sont montrés très affirmatifs dans leurs attaques ou leurs plaidoyers.
Confinés dans le cycle de la croyance, ils n’ont pas tenté de pénétrer
jusqu’à celui de la connaissance. Un écrivain monarchiste était
violemment hostile à la Révolution et un écrivain libéral en était non
moins violemment partisan.

Nous voyons de nos jours se dessiner un mouvement qui conduira sûrement
à étudier la Révolution comme un de ces phénomènes scientifiques, dans
lesquels les opinions et les croyances d’un auteur interviennent si peu,
que le lecteur ne les soupçonne même pas.

Cette période n’est pas née encore. On voit poindre seulement celle du
doute, qui la précède. Des écrivains libéraux qui jadis eussent été fort
affirmatifs, commencent à ne plus l’être. On jugera de ce nouvel état
d’esprit par les extraits suivants d’auteurs récents:

M. Hanotaux, après avoir vanté l’utilité de la Révolution, se demande si
ses résultats n’ont pas été payés trop chers, et ajoute:

  «L’histoire hésite et hésitera longtemps encore à se prononcer.»

M. Madelin montre autant d’hésitations dans le livre qu’il vient de
publier sur la Révolution.

  «Je ne m’étais jamais senti l’autorité suffisante pour porter, même
  dans le for intérieur, sur un événement aussi complexe que la
  Révolution française un jugement catégorique. Il m’est encore plus
  difficile d’en former un très bref aujourd’hui. Causes, faits,
  conséquences me paraissent encore fort sujets aux débats.»

On se rend mieux compte encore de la transformation actuelle des
anciennes idées sur la Révolution en parcourant les nouveaux écrits de
ses défenseurs officiels. Alors qu’ils prétendaient jadis justifier
toutes les violences en les représentant comme des actes de simple
défense, ils se bornent maintenant à plaider les circonstances
atténuantes. Je trouve une preuve frappante de ce nouvel état d’esprit
dans l’histoire de France pour les écoles publiée récemment par MM.
Aulard et Debidour. On y lit à propos de la Terreur les lignes
suivantes:

  «Le sang coula à flots; il y eut des injustices, des crimes inutiles à
  la Défense nationale et odieux. Mais on avait perdu la tête dans cet
  orage et harcelés par mille dangers les patriotes frappaient avec
  rage.»

Nous verrons dans une autre partie de cet ouvrage que le premier des
deux auteurs que je viens de citer se montre, malgré l’intransigeance de
son jacobinisme, fort peu indulgent pour les hommes qualifiés jadis de
«géants de la Convention».

Les jugements des étrangers sur notre Révolution sont en général assez
sévères et on ne saurait s’en étonner en se souvenant à quel point
l’Europe a souffert pendant vingt ans de nos bouleversements.

Les Allemands surtout se sont montrés les plus durs. Leur opinion est
résumée dans les lignes suivantes de M. Faguet:

  «Sachons le dire courageusement et patriotiquement; car le patriotisme
  consiste d’abord à dire la vérité à son pays: l’Allemagne voit dans la
  France, pour ce qui est du passé, un peuple qui, avec les grands mots
  de liberté et de fraternité dans la bouche, l’a opprimée, foulée,
  meurtrie, pillée et rançonnée pendant quinze ans; pour le présent, un
  peuple qui, avec les mêmes mots sur ses enseignes, organise une
  démocratie despotique, oppressive, tracassière et ruineuse qui n’est à
  imiter par personne. Voilà ce que l’Allemagne peut voir dans la
  France, et voilà d’après ses journaux et ses livres, on peut s’en
  assurer, ce qu’elle y voit.»

Quelle que soit, du reste, la valeur des jugements portés sur la
Révolution française, on peut être certain que les écrivains de l’avenir
la considéreront comme un événement aussi passionnant qu’instructif.

Un gouvernement assez sanguinaire pour faire guillotiner ou noyer des
vieillards de quatre-vingts ans, des jeunes filles et de tout petits
enfants, couvrant la France de ruines et cependant réussissant à
repousser l’Europe en armes; une archiduchesse d’Autriche, reine de
France, mourant sur l’échafaud et, quelques années après, une autre
archiduchesse, sa parente, la remplaçant sur le même trône en épousant
un sous-lieutenant devenu empereur, voilà des tragédies uniques dans les
annales du genre humain. Les psychologues surtout tireront parti d’une
histoire si peu étudiée par eux jusqu’ici. Ils finiront par découvrir
sans doute que la psychologie ne peut progresser qu’en renonçant aux
théories chimériques et aux expériences de laboratoire, pour étudier les
événements et les êtres qui nous entourent[7].

  [7] Cette recommandation est loin d’être banale. Les psychologues
    étudient fort peu aujourd’hui le monde qui les entoure et ils
    s’étonnent même qu’on cherche à l’étudier. J’ai trouvé une
    intéressante preuve de ce médiocre état d’esprit dans la critique
    d’un de mes livres parue dans la _Revue philosophique_ et inspirée
    par le directeur de cette Revue. L’auteur m’y reproche «d’explorer
    plutôt le monde et les journaux que les livres».

    J’accepte très volontiers ce reproche. Les faits divers des journaux
    et la vue des réalités du monde sont autrement instructifs que les
    élucubrations métaphysiques comme celles dont est bourrée la _Revue
    philosophique_.

    Les philosophes commencent à sentir la puérilité de tels bavardages.
    C’est certainement aux quarante volumes de cette fastidieuse
    publication que songeait M. William James quand il écrivait que
    toutes ces dissertations représentent simplement «une enfilade de
    faits grossièrement observés et quelques discussions querelleuses».
    Bien qu’auteur du meilleur traité de Psychologie connu, l’éminent
    penseur reconnaissait «la fragilité d’une science qui suinte la
    critique métaphysique à toutes ses articulations». Depuis plus de
    vingt ans, j’ai essayé d’engager la psychologie dans l’étude des
    réalités, mais le courant de la métaphysique universitaire est à
    peine dévié, bien qu’ayant perdu toute influence.


§ 4.--L’Impartialité en histoire.

L’impartialité a toujours été considérée comme la qualité la plus
essentielle d’un historien. Tous, depuis Tacite, assurent qu’ils sont
impartiaux.

En réalité l’écrivain voit les événements comme le peintre un paysage,
c’est-à-dire avec son tempérament, son caractère et l’âme de sa race.
Plusieurs artistes, placés devant un même paysage, le traduiront
nécessairement d’une façon différente. Les uns mettront en valeur des
détails négligés par d’autres. Chaque reproduction sera ainsi une œuvre
personnelle, c’est-à-dire interprétée par une certaine forme de
sensibilité.

Il en est de même pour l’écrivain. On ne peut donc pas plus parler de
l’impartialité d’un historien que de celle d’un peintre.

Sans doute l’historien peut se borner à reproduire des documents, et
c’est la tendance actuelle. Mais ces documents, pour les époques peu
éloignées de la nôtre, la Révolution française par exemple, étant
tellement abondants qu’une vie d’homme ne suffirait pas à les parcourir,
il faut bien se résigner à choisir.

D’une façon consciente quelquefois, inconsciente le plus souvent,
l’auteur sélectionne nécessairement les matériaux répondant le mieux à
ses opinions politiques, religieuses et morales.

Il est donc impossible, à moins de se contenter de simples chronologies
résumant chaque événement dans une ligne et une date, de produire un
livre d’histoire véritablement impartial. Aucun auteur ne saurait l’être
et il n’est pas à regretter qu’aucun ne l’ait été. La prétention
d’impartialité, très répandue aujourd’hui, conduit à ces œuvres plates,
grises et prodigieusement ennuyeuses qui rendent complètement impossible
la compréhension d’une époque.

L’historien doit-il, sous prétexte d’impartialité, s’abstenir de juger
les hommes, c’est-à-dire de parler deux en termes admiratifs ou sévères?

Cette question comporte, je crois, deux solutions très différentes et
cependant très justes suivant le point de vue auquel on peut se placer:
celui du moraliste ou celui du psychologue.

Le moraliste doit envisager exclusivement l’intérêt social et ne juger
les hommes que d’après cet intérêt. Par le fait seul qu’elle subsiste et
veut continuer à vivre, une société est obligée d’admettre un certain
nombre de règles, d’avoir un critérium irréductible du bien et du mal,
de créer par conséquent des distinctions très nettes entre le vice et la
vertu. Elle arrive ainsi à constituer des types moyens dont les hommes
d’une époque se rapprochent plus ou moins, mais dont ils ne peuvent
s’écarter beaucoup sans péril pour la société.

C’est d’après de semblables types et les règles dérivées des nécessités
sociales que le moraliste doit juger les hommes du passé. Louant ceux
qui furent utiles, blâmant les autres, il contribue à fixer des types
moraux indispensables à la marche de la civilisation et servant de
modèles. Les poètes comme Corneille, par exemple, créant des héros
supérieurs à la majorité des hommes et inimitables peut-être,
contribuent puissamment à stimuler nos efforts. Il faut toujours
proposer à un peuple l’exemple des héros pour élever son âme.

Tel est le point de vue du moraliste. Celui du psychologue sera tout
autre. Alors qu’une société n’a pas le droit d’être tolérante, parce que
son premier devoir est de vivre, le psychologue doit rester indifférent.
Considérant les choses en savant, il ne s’occupe plus de leur valeur
utilitaire, et tâche seulement de les expliquer.

Sa situation est celle de l’observateur devant un phénomène quelconque.
Il est difficile évidemment de lire avec sang-froid que Carrier
ordonnait d’enterrer ses victimes jusqu’au cou pour leur faire ensuite
crever les yeux et subir d’horribles supplices. Il faut cependant, pour
comprendre de tels actes, ne pas plus s’indigner que le naturaliste
devant l’araignée dévorant lentement une mouche. Dès que la raison
s’émeut, elle cesse d’être la raison et ne peut rien expliquer.

Le rôle de l’historien et celui du psychologue ne sont pas comme on le
voit identiques, mais au premier comme au second on peut demander
d’essayer, par une sage interprétation des faits, de découvrir sous les
évidences visibles, les forces invisibles qui les déterminent.




CHAPITRE II

LES FONDEMENTS PSYCHOLOGIQUES DE L’ANCIEN RÉGIME


§ 1.--La monarchie absolue et les bases de l’ancien régime.

Beaucoup d’historiens assurent que la Révolution fut faite contre
l’autocratie de la monarchie. Mais, en réalité, longtemps avant son
explosion les rois de France avaient cessé d’être des monarques absolus.

Ils n’étaient arrivés que fort tard et seulement sous le règne de Louis
XIV à posséder un pouvoir incontesté. Tous les souverains précédents, y
compris les plus puissants, François Ier par exemple, eurent à soutenir,
soit contre les seigneurs, soit contre le clergé, soit contre les
Parlements, des luttes constantes, où ils n’avaient pas toujours été les
plus forts. François Ier, que nous venons de citer, ne posséda même pas
assez d’autorité pour protéger contre la Sorbonne et le Parlement ses
familiers les plus intimes. Son conseiller et ami Berquin, ayant déplu à
la Sorbonne, fut arrêté sur les ordres de cette dernière. Le roi ordonna
de le relâcher, mais elle refusa. Il en fut réduit à l’envoyer retirer
de la Conciergerie par des archers et ne trouva pas d’autre moyen de le
protéger que de le garder près de lui au Louvre. La Sorbonne ne se tint
nullement pour battue. Profitant d’une absence du roi, elle arrêta de
nouveau Berquin et le fit juger par le Parlement. Condamné à dix heures
du matin, il était brûlé vif à midi.

Édifiée très lentement, la puissance des rois de France ne fut absolue
que sous Louis XIV. Elle déclina rapidement ensuite et il serait
vraiment difficile de parler de l’absolutisme de Louis XVI.

Ce prétendu maître était l’esclave de sa cour, de ses ministres, du
clergé et de la noblesse. Il faisait ce qu’on l’obligeait à faire et
rarement ce qu’il voulait. Aucun Français peut-être ne fut moins libre
que lui.

Les grands ressorts de la monarchie résidaient d’abord dans l’origine
divine qu’on lui supposait et ensuite dans des traditions accumulées par
le temps. Elles formaient la véritable armature sociale du pays.

La vraie cause de la disparition de l’ancien régime fut justement
l’affaiblissement des traditions lui servant de base. Lorsque, après des
discussions répétées, elles n’eurent plus de défenseurs, l’ancien régime
s’écroula comme un édifice dont les fondements ont été détruits.


§ 2.--Les inconvénients de l’ancien régime.

Un régime établi depuis longtemps finit toujours par sembler acceptable
au peuple gouverné par lui. L’habitude en masque les inconvénients qui
apparaissent seulement lorsqu’on y réfléchit trop. L’homme se demande
alors comment il a pu les supporter. L’être vraiment malheureux est
celui qui se croit misérable.

Ce fut justement cette croyance qui s’établit à l’époque de la
Révolution, sous l’influence des écrivains dont nous étudierons
prochainement l’action. Les imperfections de l’ancien régime éclatèrent
alors à tous les yeux. Elles étaient nombreuses. Il suffira d’en marquer
quelques-unes.

Malgré l’autorité apparente du pouvoir central, le royaume, formé par la
conquête successive de provinces indépendantes, était divisé en
territoires ayant chacun leurs lois, leurs mœurs, leurs coutumes et
payant des impôts différents. Des douanes intérieures les séparaient.
L’unité de la France était ainsi assez artificielle. Elle représentait
un agrégat de pays divers que les efforts répétés des rois, y compris
ceux de Louis XIV, n’avaient pas réussi à unifier entièrement. L’œuvre
la plus utile de la Révolution fut précisément cette unification.

A de pareilles divisions matérielles venaient s’ajouter des divisions
sociales constituées par des classes: noblesse, clergé, tiers état, dont
les barrières rigides ne pouvaient être que bien difficilement
franchies.

Considérant comme une de ses forces la séparation des classes, l’ancien
régime l’avait rigoureusement maintenue. Elle devint la principale cause
des haines qu’il inspira. Bien des violences de la bourgeoisie
triomphante représentent surtout les vengeances d’un long passé de
dédains et d’oppression. Les blessures d’amour-propre sont celles dont
le souvenir s’efface le moins. Le Tiers-État en avait supporté beaucoup.
A une réunion des États Généraux de 1614 où ses représentants s’étaient
vus obligés de rester à genoux tête nue, un membre du Tiers ayant osé
dire que les ordres étaient comme trois frères, l’orateur de la noblesse
répondit: «qu’il n’y avait aucune fraternité entre elle et le Tiers, que
les nobles ne voulaient pas que les enfants de cordonniers et de
savetiers les appelassent leurs frères».

Malgré le progrès des lumières, la noblesse et le clergé conservaient
avec obstination des privilèges et des exigences, injustifiables
cependant depuis que ces classes avaient cessé de rendre des services.

Écartés des fonctions publiques par le pouvoir royal qui s’en défiait et
remplacés progressivement par une bourgeoisie de plus en plus capable et
instruite, le clergé et la noblesse ne jouaient qu’un rôle social
d’apparat. Ce point a été lumineusement mis en évidence par Taine.

  «Depuis que la noblesse, dit-il, ayant perdu la capacité spéciale, et
  que le Tiers, ayant acquis la capacité générale, se trouvent de niveau
  par l’éducation et par les aptitudes, l’inégalité qui les sépare est
  devenue blessante en devenant inutile. Instituée par la coutume, elle
  n’est plus consacrée par la conscience, et le Tiers s’irrite à bon
  droit contre des privilèges que rien ne justifie, ni la capacité du
  noble, ni l’incapacité du bourgeois.»

En raison de la rigidité des castes fixées par un long passé, on ne voit
pas ce qui aurait pu déterminer la noblesse et le clergé au renoncement
de leurs privilèges. Sans doute ils finirent par les abandonner dans une
nuit mémorable, lorsque les événements les y forcèrent, mais alors il
était trop tard, et la Révolution déchaînée poursuivit son cours.

Il est certain que les progrès modernes eussent établi successivement
tout ce que la Révolution a créé: l’égalité des citoyens devant la loi,
la suppression des privilèges de la naissance, etc. Malgré l’esprit
conservateur des Latins, ces choses eussent été obtenues comme elles le
furent par la plupart des peuples. Nous aurions de cette façon économisé
vingt ans de guerres et de dévastations, mais pour les éviter il aurait
fallu une constitution mentale différente de la nôtre et surtout
d’autres hommes d’État que ceux de cette époque.

L’hostilité profonde de la bourgeoisie contre les classes que la
tradition maintenait au-dessus d’elle fut un des grands facteurs de la
Révolution et explique parfaitement qu’après son triomphe, la première
dépouilla les vaincus de leurs richesses. Elle se conduisit alors comme
des conquérants, tels que Guillaume le Normand distribuant, après la
conquête de l’Angleterre, le sol à ses soldats.

Mais si la bourgeoisie détestait la noblesse, elle n’avait aucune haine
contre la royauté qui ne lui paraissait pas d’ailleurs remplaçable. Les
maladresses du roi et ses appels à l’étranger ne réussirent que très
lentement à le rendre impopulaire.

La première Assemblée ne songea jamais à fonder une république.
Extrêmement royaliste, en effet, elle rêvait simplement de substituer
une monarchie constitutionnelle à la monarchie absolue. Seule la
conscience de son pouvoir grandissant l’exaspéra contre les résistances
du roi. Elle n’osa pas cependant le renverser.


§ 3.--La vie sous l’ancien régime.

Il est difficile de se faire une idée bien nette de la vie sous l’ancien
régime et surtout de la situation réelle des paysans.

Les écrivains qui défendent la Révolution, comme les théologiens
défendent les dogmes religieux, tracent des tableaux tellement sombres
de l’existence des paysans sous l’ancien régime, qu’on se demande
comment les malheureux n’étaient pas tous morts de faim depuis
longtemps. Un bel exemple de cette façon d’écrire se rencontre dans un
livre de M. A. Rambaud, jadis professeur à la Sorbonne, publié sous ce
titre: _Histoire de la Révolution française_. On y remarque notamment
une gravure dont le texte porte: «Misère des paysans sous Louis XIV». Au
premier plan, un homme dispute à des chiens des os d’ailleurs
complètement décharnés. A ses côtés, un malheureux se tord en se
comprimant le ventre. Plus loin une femme couchée par terre mange de
l’herbe. Dans le fond du paysage, des personnages, dont on ne peut dire
si ce sont des cadavres ou des affamés, sont également étendus sur le
sol. Comme exemple de l’administration de l’ancien régime, le même
auteur assure que: «Un emploi de police payé 800 livres en rapportait
400.000.» De tels chiffres indiqueraient, en vérité, un bien grand
désintéressement de la part du marchand de ces productifs emplois. Il
nous affirme encore: «qu’il n’en coûtait que 420 livres pour faire
arrêter les gens», et que, «sous Louis XV, on distribua plus de 150.000
lettres de cachet».

La plupart des livres sur la Révolution sont conçus avec aussi peu
d’impartialité et d’esprit critique, c’est pourquoi cette période reste,
en réalité, si mal connue.

Certes les documents ne manquent pas, mais ils sont parfaitement
contradictoires. A la description célèbre de La Bruyère, on peut opposer
le tableau enthousiaste fait par le voyageur anglais Young de l’état
prospère des paysans visités par lui.

Étaient-ils vraiment écrasés d’impôts et payaient-ils, comme on l’a
prétendu, les quatre cinquièmes de leur revenu au lieu du cinquième,
aujourd’hui? Impossible de le dire avec certitude. Un fait capital
semble cependant prouver que sous l’ancien régime la situation des
habitants des campagnes ne pouvait être bien misérable puisqu’il paraît
établi que plus du tiers du sol avait été acheté par des paysans.

On est mieux renseigné sur l’administration financière. Elle était très
oppressive et très compliquée. Les budgets se trouvaient le plus souvent
en déficit et les impôts de toute nature levés par des fermiers généraux
tyranniques. Au moment même de la Révolution, cet état des finances
devint la cause d’un mécontentement universel, exprimé par les cahiers
des États Généraux. Remarquons toutefois que ces cahiers ne traduisaient
pas une situation antérieure, mais un état actuel dû à une crise de
misère produite par la mauvaise récolte de 1788 et l’hiver rigoureux de
1789. Qu’eussent été les mêmes cahiers écrits dix ans plus tôt?

Malgré ces circonstances défavorables, ils ne contenaient aucune idée
révolutionnaire. Les plus avancés demandaient simplement que les impôts
fussent levés seulement avec le consentement des États Généraux et payés
également par tous. Les mêmes cahiers souhaitaient quelquefois aussi que
le pouvoir du roi fût limité par une Constitution définissant ses droits
et ceux de la nation. Si ces vœux avaient été acceptés, une monarchie
constitutionnelle se fût très facilement substituée à la monarchie
absolue et la Révolution eût été probablement évitée.

Malheureusement, la noblesse et le clergé étaient trop forts et Louis
XVI trop faible pour qu’une pareille solution fût possible.

Elle eut d’ailleurs été rendue bien difficile par les exigences de la
bourgeoisie qui prétendait se substituer à la noblesse et fut le
véritable auteur de la Révolution. Le mouvement déchaîné par la
bourgeoisie dépassa rapidement d’ailleurs ses aspirations, ses besoins,
ses espérances. Elle avait réclamé l’égalité à son profit, mais le
peuple la voulut aussi pour lui. La Révolution finit de la sorte par
devenir le gouvernement populaire qu’elle n’était pas, et n’avait
nullement l’intention d’être, tout d’abord.


§ 4.--L’évolution des sentiments monarchiques pendant la Révolution.

Malgré la lenteur d’évolution des éléments affectifs, il est certain que
pendant la Révolution les sentiments, non seulement du peuple, mais
encore des assemblées révolutionnaires à l’égard de la monarchie se
transformèrent très vite. Entre le moment où les législateurs de la
première assemblée révolutionnaire entouraient Louis XVI de respect et
celui où on lui trancha la tête, peu d’années s’écoulèrent.

Ces changements, plus superficiels que profonds, furent en réalité une
simple transposition de sentiments du même ordre. L’amour que les hommes
de cette époque professaient pour le roi, ils le reportèrent sur le
nouveau gouvernement héritier de sa puissance. Le mécanisme d’un tel
transfert est facile à mettre en évidence.

Sous l’ancien régime, le souverain tenant son pouvoir de la divinité,
était investi pour cette raison d’une sorte de puissance surnaturelle.
Vers lui se tournait le peuple du fond des campagnes.

Cette croyance mystique dans la puissance absolue de la royauté fut
ébranlée seulement lorsque des expériences répétées montrèrent que le
pouvoir attribué à l’être adoré était fictif. Il perdit alors son
prestige. Or, quand le prestige est perdu, les foules ne pardonnent pas
au Dieu tombé de s’être illusionnées sur lui et cherchent de nouveau
l’idole dont elles ne peuvent se passer.

Dès les débuts de la Révolution, des faits nombreux et journellement
répétés révélèrent aux croyants les plus fervents que la royauté ne
possédait plus de puissance et qu’existaient d’autres pouvoirs capables
non seulement de lutter contre elle, mais possédant une force
supérieure.

Que pouvaient penser en effet de la puissance royale les multitudes qui
voyaient le roi tenu en échec par une Assemblée et incapable, en plein
Paris, de défendre sa meilleure forteresse contre les attaques de bandes
armées.

La faiblesse royale devint donc évidente, alors que la puissance de
l’Assemblée se montrait grandissante. Or, aux yeux des foules, la
faiblesse est sans prestige, elles se tournent toujours vers la force.

Dans les assemblées les sentiments, tout en étant très mobiles,
n’évoluent pas aussi vite, c’est pourquoi la foi monarchique y survécut
à la prise de la Bastille, à la fuite du roi et à son entente avec les
souverains étrangers.

La foi royaliste restait cependant si forte que les émeutes parisiennes
et les événements qui amenèrent l’exécution de Louis XVI ne suffirent
pas à ruiner définitivement dans les provinces l’espèce de piété[8]
séculaire dont était enveloppée l’ancienne monarchie.

  [8] Pour faire comprendre la profondeur de l’amour héréditaire du
    peuple à l’égard de ses rois, Michelet relate le fait suivant qui se
    passa sous le règne de Louis XV:

    «Quand on apprit à Paris que Louis XV, parti pour l’armée, était
    resté malade à Metz, c’était la nuit. On se lève, on court en
    tumulte sans savoir où l’on va; les églises s’ouvrent en pleine
    nuit... on s’assemblait dans les carrefours, on s’abordait, on
    s’interrogeait sans se connaître. Il y eut plusieurs églises où le
    prêtre qui prononçait la prière pour la santé du roi interrompit le
    chant par ses pleurs et le peuple lui répondit par ses sanglots et
    ses cris... Le courrier qui apporta la nouvelle de la convalescence
    fut embrassé et presque étouffé; on baisait son cheval, on le menait
    en triomphe... Toutes les rues retentissaient d’un cri de joie: «Le
    roi est guéri!»

Elle persista dans une grande partie de la France pendant toute la durée
de la Révolution et fut l’origine des conspirations royalistes et de
l’insurrection de plusieurs départements que la Convention eut tant de
peine à réprimer. La foi royaliste avait disparu à Paris, où la
faiblesse du roi était trop visible; mais, dans les provinces, le
pouvoir royal, représentant de Dieu ici-bas, conservait encore du
prestige.

Les sentiments royalistes devaient être bien ancrés dans les âmes pour
que la guillotine n’ait pu les étouffer. Les mouvements royalistes
persistèrent, en effet, pendant toute la Révolution et s’accentuèrent
surtout sous le Directoire, lorsque 49 départements envoyèrent à Paris
des députés royalistes, ce qui provoqua de la part du Directoire le coup
d’État de Fructidor.

Ces sentiments monarchiques, difficilement refoulés par la Révolution,
contribuèrent à favoriser le succès de Bonaparte quand il vint occuper
le trône des anciens rois et rétablir une grande partie l’ancien régime.




CHAPITRE III

L’ANARCHIE MENTALE AU MOMENT DE LA RÉVOLUTION ET LE ROLE ATTRIBUÉ AUX
PHILOSOPHES


§ 1.--Origines et propagation des idées révolutionnaires.

La vie extérieure des hommes de chaque âge est moulée sur une vie
intérieure constituée par une armature de traditions, de sentiments,
d’influences morales dirigeant leur conduite et maintenant certaines
notions fondamentales qu’ils subissent sans les discuter.

Que la résistance de cette armature faiblisse, et des idées sans
influence possible auparavant pourront germer et se développer.
Certaines théories, dont le succès fut immense au moment de la
Révolution, se seraient heurtées deux siècles plus tôt à
d’infranchissables murs.

Ces considérations ont pour but de rappeler que les événements
extérieurs des révolutions sont toujours la conséquence d’invisibles
transformations lentement opérées dans les âmes. L’étude approfondie
d’une révolution nécessite donc celle du terrain mental sur lequel
germent les idées qui fixeront son cours.

Généralement fort lente, l’évolution des idées reste souvent invisible
pendant la durée d’une génération. On n’en comprend l’étendue qu’en
comparant l’état mental des mêmes classes sociales aux extrémités de la
courbe parcourue par les esprits. Pour se rendre compte, notamment, des
idées différentes que se faisaient de la royauté les hommes instruits
sous Louis XIV et sous Louis XVI, on peut rapprocher les théories
politiques de Bossuet et de Turgot.

Bossuet exprimait les conceptions générales de son époque sur la
monarchie absolue, quand il fondait l’autorité d’un gouvernement sur la
volonté de Dieu, «seul juge des actions des rois, toujours
irresponsables devant les hommes». La foi religieuse était alors aussi
forte que la foi monarchique dont elle semblait du reste inséparable, et
aucun philosophe n’aurait pu l’ébranler.

Les écrits des ministres réformateurs de Louis XVI, ceux de Turgot par
exemple, sont animés d’un tout autre esprit. Du droit divin des rois, il
n’est plus guère parlé, et le droit des peuples commence à se dessiner
nettement.

Bien des événements avaient contribué à préparer une pareille évolution:
guerres malheureuses, famines, impôts, misère générale de la fin du
règne de Louis XV, etc. Lentement ébranlé, le respect de l’autorité
monarchique avait été remplacé par une révolte des esprits prête à se
manifester dès que s’en présenterait l’occasion.

Toute armature mentale qui commence à se dissocier se désagrège
rapidement ensuite. C’est pourquoi, au moment de la Révolution, on vit
se propager si vite des idées nullement nouvelles, mais jusqu’alors
restées sans influence, faute d’avoir rencontré le terrain où elles
pouvaient germer.

Ou les avait répétées cependant bien des fois en effet, les idées qui
séduisirent à ce moment les esprits. Elles inspiraient depuis longtemps
la politique des Anglais. Deux mille ans auparavant, les auteurs grecs
et latins avaient défendu la liberté, maudit les tyrans et proclamé les
droits de la souveraineté populaire.

Les bourgeois qui firent la Révolution, bien qu’ayant appris, ainsi que
leurs pères, toutes ces choses dans les livres scolaires, n’en avaient
été nullement émus, parce que le moment n’était pas arrivé, où elles
pouvaient les émouvoir. Comment le peuple aurait-il pu en être frappé
davantage à l’époque où on l’habituait à respecter comme des nécessités
naturelles toutes les hiérarchies?

La véritable action des philosophes sur la genèse de la Révolution, ne
fut pas celle qui leur est attribuée généralement. Ils ne révélèrent
rien de nouveau, mais développèrent l’esprit critique auquel les dogmes
ne résistent pas lorsque leur désagrégation est déjà préparée.

Sous l’influence du développement de cet esprit critique, les choses qui
commençaient à ne plus être très respectées le devinrent de moins en
moins. Quand le prestige et la tradition furent évanouis, l’édifice
social s’écroula brusquement.

Cette désagrégation progressive finit par descendre jusqu’au peuple,
mais ne fut pas commencée par lui. Le peuple suit les exemples et ne les
crée jamais.

Les philosophes qui n’auraient pu exercer aucune influence sur le peuple
en exercèrent une très grande sur les classes éclairées de la nation. La
noblesse désœuvrée, tenue depuis longtemps à l’écart des fonctions, et
par conséquent frondeuse, s’était mise à leur remorque. Incapable de
rien prévoir, elle fut la première à ébranler toutes les traditions qui
constituaient cependant son unique raison d’être. Aussi saturée
d’humanitarisme et de rationalisme que la bourgeoisie d’aujourd’hui,
elle ne cessait de saper par des critiques ses propres privilèges.
C’était, toujours comme aujourd’hui, parmi les favorisés de la fortune
que se rencontraient le plus d’ardents réformateurs. L’aristocratie
encourageait les dissertations sur le contrat social, les droits de
l’homme, l’égalité des citoyens. Elle applaudissait les pièces de
théâtre critiquant les privilèges, l’arbitraire, l’incapacité des gens
en place et les abus de toutes sortes.

Aussitôt que les hommes perdent confiance dans les fondements de
l’armature mentale dirigeant leur conduite, ils en éprouvent du malaise
puis du mécontentement. Toutes les classes sentaient s’évanouir
lentement leurs anciennes raisons d’agir. Ce qui avait eu du prestige à
leurs yeux depuis des siècles n’en possédait plus.

L’esprit frondeur des écrivains et de la noblesse n’aurait pas suffi à
ébranler le poids fort lourd des traditions, mais son action se
superposait à d’autres influences profondes. Nous avons dit plus haut,
en citant Bossuet, que sous l’ancien régime, le gouvernement religieux
et le gouvernement civil, très séparés de nos jours, se trouvaient
intimement liés. Toucher à l’un était nécessairement atteindre l’autre.
Or, avant même que l’idée monarchique fût ébranlée, la force de la
tradition religieuse était très entamée chez les cerveaux cultivés. Les
progrès constants de la connaissance avaient fait passer de plus en plus
les esprits de la théologie à la science en opposant la vérité observée
à la vérité révélée.

Cette évolution mentale, bien qu’assez imprécise encore, permettait
d’apercevoir cependant que les traditions ayant guidé les hommes durant
des siècles, n’avaient pas la valeur qu’on leur attribuait, et qu’il
deviendrait peut-être nécessaire de les remplacer.

Mais où découvrir les éléments nouveaux pouvant se substituer à la
tradition? Où chercher la baguette magique capable d’élever un autre
édifice social, sur les débris de celui dont on ne se contentait plus?

L’accord fut unanime pour attribuer à la raison la puissance que la
tradition et les dieux semblaient avoir perdue. Comment douter de sa
force? Ses découvertes ayant été innombrables, n’était-il pas légitime
de supposer, qu’appliquée à la construction des sociétés, elle les
transformerait entièrement? Son rôle possible grandit donc très vite
dans les esprits à mesure que la tradition leur semblait plus
méprisable.

Ce pouvoir souverain attribué à la raison doit être considéré comme
l’idée culminante qui, non seulement engendra la Révolution, mais encore
la gouverna tout entière. Pendant sa durée, les hommes se livrèrent aux
plus persévérants efforts pour briser le passé? et édifier les sociétés
sur un plan nouveau dicté par la logique.

                   *       *       *       *       *

Descendues lentement dans le peuple, les théories rationalistes des
philosophes se résumèrent pour lui dans cette simple notion, que toutes
les choses considérées jadis comme respectables ne l’étaient pas. Les
hommes étant déclarés égaux, les anciens maîtres ne devaient plus être
obéis.

La multitude s’habitua facilement à ne plus respecter ce que les classes
supérieures avaient elles-mêmes cessé de respecter. Quand la barrière du
respect fut tombée, la Révolution était faite.

La première conséquence de cette mentalité nouvelle fut une
insubordination générale. Mme Vigée-Lebrun raconte qu’à la promenade de
Longchamp, les gens du peuple montaient sur les marchepieds des
carrosses en disant: «L’année prochaine, vous serez derrière, et nous
serons dedans.»

La plèbe n’était pas seule à manifester de l’insubordination et du
mécontentement. Ces sentiments furent généraux à la veille de la
Révolution: «Le bas clergé, dit Taine, est hostile aux prélats, les
gentilshommes de province à la noblesse de cour, le vassal au seigneur,
le paysan au citadin, etc.».

L’état d’esprit qui s’était étendu de la noblesse et du clergé au
peuple, envahissait également l’armée. Au moment de l’ouverture des
États Généraux, Necker disait: «Nous ne sommes pas sûrs des troupes.»
Les officiers devenaient humanitaires et philosophaient. Les soldats,
recrutés d’ailleurs dans la plus basse classe de la population, ne
philosophaient pas, mais ils n’obéissaient plus.

Dans leurs faibles cervelles, les idées d’égalité signifiaient
simplement la suppression des chefs et par conséquent de toute
obéissance. En 1790, plus de vingt régiments menaçaient leurs officiers
et quelquefois, comme à Nancy, les mettaient en prison.

L’anarchie mentale qui, après avoir sévi sur toutes les classes de la
société, envahissait l’armée, fut la cause principale de la disparition
de l’ancien régime. «C’est la défection de l’armée gagnée aux idées du
Tiers, écrivait Rivarol, qui a anéanti la royauté.»


§ 2.--Rôle supposé des philosophes du XVIIIe siècle dans la genèse de la
Révolution. Leur antipathie pour la démocratie.

Si les philosophes, supposés inspirateurs de la Révolution française,
combattirent certains préjugés et abus, on ne doit nullement pour cela
les considérer comme partisans du gouvernement populaire. La démocratie,
dont ils avaient étudié le rôle dans l’histoire grecque, leur était
généralement fort antipathique. Ils n’ignoraient pas, en effet, les
destructions et les violences qui en sont l’invariable cortège et
savaient qu’au temps d’Aristote, elle était déjà définie: «Un État, où
toute chose, les lois même dépendent de la multitude érigée en tyran et
gouvernée par quelques déclamateurs.»

Pierre Bayle, véritable ancêtre de Voltaire, rappelait dans les termes
suivants les conséquences produites par le gouvernement populaire à
Athènes:

  «Si l’on voyait une histoire qui étalât avec beaucoup d’étendue les
  tumultes des assemblées; les factions qui divisaient cette ville; les
  séditions qui l’agitaient; les sujets les plus illustres, persécutés,
  exilés, punis de mort au gré d’un harangueur violent; on se
  persuaderait que ce peuple, qui se piquait tant de liberté, était,
  dans le fond, l’esclave d’un petit nombre de cabalistes, qu’il
  appelait démagogues et qui le faisaient tourner tantôt d’un côté,
  tantôt de l’autre, selon qu’ils changeaient de passions, à peu près
  comme la mer pousse les flots tantôt d’un côté, tantôt de l’autre,
  selon les vents qui l’agitent. Vous chercheriez en vain dans la
  Macédoine, qui était une monarchie, autant d’exemples de tyrannie que
  l’histoire athénienne vous en présente.»

La démocratie ne séduisit pas davantage Montesquieu. Après avoir décrit
les trois formes de gouvernement le républicain, le monarchique et le
despotique, il montra fort bien ce que devient facilement le
gouvernement populaire.

  «On était libre avec des lois, on veut être libre contre elles; ce qui
  était maxime, on l’appelle rigueur; ce qui était règle on l’appelle
  gêne. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public;
  mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des
  particuliers. La République est une dépouille; et sa force n’est plus
  que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.»

  ... «Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d’un seul.
  Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable; un seul tyran
  s’élève, et le peuple perd tout, jusqu’aux avantages de sa corruption.

  «La démocratie a donc deux excès à éviter: l’esprit d’égalité extrême,
  qui la conduit au despotisme d’un seul comme le despotisme d’un seul
  finit par la conquête.»

L’idéal de Montesquieu était le gouvernement constitutionnel anglais qui
empêchait la monarchie de dégénérer en despotisme. L’influence de ce
philosophe fut du reste très faible, au moment de la Révolution.

Quant aux encyclopédistes auxquels on attribue également un grand rôle,
ils ne s’occupent guère de politique, sauf peut-être d’Holbach,
monarchiste libéral comme Voltaire et Diderot. Ils défendent surtout la
liberté individuelle, combattent les empiétements de l’Église alors très
intolérante et ennemie des philosophes. N’étant ni socialistes ni
démocrates, la Révolution n’eut à utiliser aucun de leurs principes.

Voltaire lui-même se montrait peu partisan de la démocratie:

  «La démocratie, dit-il, ne semble convenir qu’à un tout petit pays,
  encore faut-il qu’il soit heureusement situé. Tout petit qu’il sera,
  il fera beaucoup de fautes, parce qu’il sera composé d’hommes. La
  discorde y régnera comme dans un couvent de moines; mais il n’y aura
  ni Saint-Barthélemy, ni massacres d’Irlande, ni Vêpres siciliennes, ni
  Inquisition, ni condamnation aux galères, pour avoir pris de l’eau
  dans la mer sans payer, à moins qu’on ne suppose cette république
  composée de diables dans un coin de l’enfer.»

Tous ces prétendus inspirateurs de la Révolution avaient donc des
opinions fort peu subversives, et il est vraiment difficile de leur
attribuer une influence sérieuse sur le développement du mouvement
révolutionnaire. Rousseau fut un des bien rares philosophes démocrates
de son époque et c’est pourquoi le Contrat social devint la bible des
hommes de la Terreur. Il semblait fournir la justification rationnelle
nécessaire pour excuser des actes dérivés d’impulsions mystiques et
affectives inconscientes qu’aucune philosophie n’avait inspirés.

A vrai dire, d’ailleurs, les instincts démocratiques de Rousseau étaient
assez suspects. Il considérait lui-même que ses projets de
réorganisation sociale basés sur la souveraineté populaire ne seraient
applicables qu’à une très petite cité. Et lorsque les Polonais lui
demandèrent un projet de constitution démocratique, il leur donna le
conseil de choisir un roi héréditaire.

Parmi les théories de Rousseau, celle relative à la perfection de l’état
social primitif eut beaucoup de succès. Il assurait, avec divers
écrivains de son époque, que les hommes primitifs étaient parfaits, et
n’avaient été corrompus que par les sociétés. En modifiant ces dernières
au moyen de bonnes lois on ramènerait le bonheur des premiers âges.
Étranger à toute psychologie, il croyait les hommes identiques à travers
le temps et l’espace et les considérait comme devant être tous régis par
les mêmes institutions et les mêmes lois. C’était alors la croyance
générale. «Les vices et les vertus d’un peuple, écrivait Helvétius, sont
toujours un effet nécessaire de sa législation... Comment douter que la
vertu ne soit chez tous les peuples l’effet de la sagesse plus ou moins
grande de l’administration?»

On ne saurait errer davantage.


§ 3.--Les idées philosophiques de la bourgeoisie au moment de la
Révolution.

Il est assez difficile de préciser les conceptions philosophiques et
sociales d’un bourgeois français au moment de la Révolution. Elles se
ramenaient à quelques formules sur la fraternité, l’égalité, le
gouvernement populaire, résumées dans la célèbre déclaration des Droits
de l’homme dont nous aurons occasion de reproduire des fragments.

Les philosophes du XVIIIe siècle ne paraissent pas avoir exercé sur les
hommes de la Révolution un grand prestige. Rarement en effet sont-ils
cités dans les discours. Hypnotisés par leurs souvenirs classiques de la
Grèce et de Rome, les nouveaux législateurs relisaient Platon et
Plutarque. Ils voulaient faire revivre la constitution de Sparte, ses
mœurs, sa vie frugale et ses lois.

Lycurgue, Solon, Miltiade, Manlius Torquatus, Brutus, Mucius Scævola, le
fabuleux Minos lui-même, devinrent aussi familiers à la tribune qu’au
théâtre et le public se passionnait pour eux. Les ombres des héros du
monde antique planèrent toujours sur les assemblées révolutionnaires. La
postérité seule devait y faire planer celle des philosophes du XVIIIe
siècle.

On voit donc qu’en réalité les hommes de cette période, généralement
représentés comme de hardis novateurs guidés par des philosophes
subtils, ne prétendaient nullement innover, mais revenir à un passé
enseveli depuis longtemps dans les incertitudes de l’histoire et auquel
d’ailleurs ils ne comprirent jamais rien.

Les plus raisonnables, qui ne prenaient pas si loin leurs modèles,
songeaient simplement à adopter le régime constitutionnel anglais, dont
Montesquieu et Voltaire avaient vanté les avantages et que tous les
peuples devaient finir par imiter sans crise violente.

Leurs ambitions se bornaient à perfectionner la monarchie existante, et
non à la renverser. Mais en temps de révolution les voies parcourues
sont souvent fort différentes de celles qu’on se proposait de parcourir.
A l’époque de la convocation des États Généraux, personne n’aurait
jamais supposé qu’une révolution de bourgeois pacifiques et lettrés se
transformerait rapidement en une des plus sanguinaires dictatures de
l’histoire.




CHAPITRE IV

LES ILLUSIONS PSYCHOLOGIQUES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


§ 1.--Les illusions sur l’homme primitif, sur le retour à l’état de
nature et sur la psychologie populaire.

Nous avons déjà rappelé, et nous y reviendrons encore, que les erreurs
d’une doctrine ne nuisant pas à sa propagation, son influence sur les
esprits doit seule être considérée.

Mais si la critique des erreurs ne présente guère d’utilité pratique,
elle est fort intéressante au point de vue psychologique. Le philosophe
désireux de découvrir comment s’impressionnent les hommes devra toujours
étudier avec soin les illusions dont ils vécurent. Jamais peut-être,
dans le cours de l’histoire, ces dernières n’apparurent aussi profondes
et aussi nombreuses qu’au moment de la Révolution.

Une des plus manifestes fut la conception singulière qu’on se faisait de
la nature de nos premiers ancêtres et des sociétés primitives.
L’anthropologie n’ayant pas révélé encore les conditions d’existence de
nos lointains aïeux, on admettait, sous l’influence des récits
bibliques, que l’homme était sorti parfait des mains du Créateur. Les
premières sociétés constituaient des modèles, altérés plus tard par la
civilisation et auxquels il fallait revenir. Le retour à l’état de
nature devint bientôt le cri général. «Le principe fondamental de toute
morale sur lequel j’ai raisonné dans mes écrits, disait Rousseau, est
que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice et
l’ordre.»

La science moderne, en déterminant d’après les débris de leur industrie
les conditions d’existence de nos premiers ancêtres, a depuis longtemps
montré l’erreur de cette doctrine. L’homme primitif est devenu pour elle
une brute féroce ignorant, tout comme le sauvage moderne, la bonté, la
morale et la pitié. Gouverné uniquement par ses impulsions instinctives,
il se précipitait sur sa proie quand la faim le poussait hors de sa
caverne, et se ruait sur son ennemi dès que la haine l’excitait. La
raison n’étant pas née encore, ne pouvait avoir aucune prise sur ses
instincts.

Le but de la civilisation, contrairement à toute la croyance
révolutionnaire, n’a pas été de revenir à l’état de nature, mais bien
d’en sortir. Ce fut justement parce que les Jacobins ramenèrent l’homme
à l’état primitif en détruisant tous les freins sociaux sans lesquels
aucune civilisation ne peut exister, qu’ils transformèrent une société
policée en horde barbare.

Les idées des théoriciens sur la nature de l’homme valaient à peu près
celles d’un général romain sur la puissance des augures. Leur influence
comme mobile d’action fut cependant considérable. La Convention s’en
inspira toujours.

Les erreurs concernant nos primitifs ancêtres étaient assez excusables,
puisque avant les découvertes modernes leurs véritables conditions
d’existence restaient profondément inconnues. L’ignorance complète de la
psychologie des hommes qui entouraient les théoriciens de la Révolution
est beaucoup moins explicable.

Il semble vraiment que philosophes et écrivains du XVIIIe siècle aient
été totalement dépourvus de la moindre faculté d’observation. Ils ont
vécu au milieu de leurs contemporains sans les voir ni les comprendre.
L’âme populaire notamment ne fut jamais soupçonnée par eux. L’homme du
peuple leur apparaissait toujours moulé sur le modèle chimérique enfanté
par leurs rêves. Aussi ignorants de la psychologie que des enseignements
de l’histoire, ils le considéraient comme naturellement bon, affectueux,
reconnaissant et toujours prêt à écouter la raison.

Les discours des Constituants montrent la profondeur de leurs illusions.
Quand les paysans commencèrent à brûler les châteaux, ils en furent très
étonnés et leur adressèrent des harangues sentimentales pour les prier
de cesser, afin de ne pas «faire de la peine à leur bon roi» et les
adjurèrent «de l’étonner par leurs vertus».


§ 2.--Les illusions sur la possibilité de séparer l’homme de son passé
et sur la puissance transformatrice attribuée aux lois.

Un des principes qui servirent de base aux institutions révolutionnaires
fut que l’homme est facilement séparable de son passé et qu’une société
peut être refaite de toutes pièces avec des institutions. Persuadés,
d’après la lumière de la raison, qu’en dehors des âges primitifs devant
servir de modèles, le passé représentait un héritage de superstitions et
d’erreurs, les législateurs résolurent de rompre entièrement avec lui.
Pour bien marquer cette intention, ils fondèrent une ère nouvelle,
transformèrent le calendrier, changèrent les noms des mois et des
saisons.

Supposant tous les hommes semblables, ils pensaient pouvoir légiférer
pour le genre humain. Condorcet s’imaginait émettre une vérité évidente
en disant: «Une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes comme une
proposition de géométrie est vraie pour tous.»

Les théoriciens de la Révolution n’entrevirent jamais, derrière les
choses visibles, les ressorts invisibles qui les mènent. Il fallut tous
les progrès des sciences biologiques pour montrer combien étaient
lourdes leurs erreurs et à quel point un être quelconque dépend de son
passé.

A cette influence du passé, les réformateurs de la Révolution se
heurtèrent toujours sans jamais la comprendre. Ils voulaient l’anéantir,
et furent anéantis par elle.

La foi des législateurs dans la puissance absolue attribuée aux
institutions et aux lois assez ébranlée à la fin de la Révolution, fut à
ses débuts complète. Grégoire disait à la tribune de l’Assemblée
constituante sans provoquer aucun étonnement: «Nous pourrions, si nous
le voulions, changer la religion, mais nous ne le voulons pas.» On sait
qu’ils le voulurent plus tard, et on sait aussi combien misérablement
échoua leur tentative.

Les Jacobins eurent cependant entre les mains tous les éléments de
succès. Grâce à la plus dure des tyrannies, les obstacles étaient
brisés, les lois qu’il leur plaisait d’imposer toujours acceptées. Après
dix ans de violences, de ruines, d’incendies, de massacres et de
bouleversements, leur impuissance se révéla si éclatante qu’ils
tombèrent sous la réprobation universelle. Le dictateur réclamé alors
par la France entière fut obligé de rétablir la plus grande partie de ce
qui avait été détruit.

La tentative des Jacobins pour refaire la société au nom de la raison
pure, constitue une expérience du plus haut intérêt. L’occasion ne sera
probablement pas donnée à l’homme de la répéter sur une pareille
échelle.

Bien que la leçon ait été terrible, elle ne semble pas cependant
suffisante à beaucoup d’esprits, puisque de nos jours encore, nous
voyons les socialistes proposer de refaire de toutes pièces une société
d’après leurs plans chimériques.


§ 3.--Les illusions sur la valeur théorique des grands principes
révolutionnaires.

Les principes fondamentaux sur lesquels la Révolution se basa pour
édifier un droit nouveau sont contenus dans les Déclarations des Droits
de l’Homme, formulées successivement en 1789, 1793 et 1795. Elles sont
d’accord pour proclamer que: «Le principe de la souveraineté réside dans
la nation.»

Les trois déclarations varient d’ailleurs sur plusieurs points,
l’égalité notamment. Celle de 1789 dit simplement, article 1er: «Les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.» Celle de 1793
va plus loin et assure, article 3: «Tous les hommes sont égaux par la
nature.» Celle de 1795 est plus modeste et dit, article 3: «L’égalité
consiste en ce que la loi est la même pour tous.» En outre, après avoir
parlé des droits, la dernière Déclaration croit utile de parler des
devoirs. Sa morale n’est autre que celle de l’Évangile. Article 2: «Tous
les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes
gravés par la nature dans tous les cœurs: ne faites pas à autrui ce que
vous ne voudriez pas qu’on vous fît; faites constamment aux autres le
bien que vous voudriez en recevoir.»

Les parties essentielles de ces proclamations, les seules qui aient
réellement survécu, furent l’égalité et la souveraineté populaire.

Malgré la faiblesse de son contenu rationnel, le rôle de la devise
républicaine: «Liberté, égalité, fraternité» fut considérable.

Cette formule magique, restée gravée sur nos murs en attendant qu’elle
le soit dans nos cœurs, a possédé réellement la puissance surnaturelle
attribuée par les sorciers à certaines paroles.

En raison des espoirs nouveaux suscités par ses promesses, son pouvoir
d’expansion fut considérable. Des milliers d’hommes se firent tuer pour
elle. De nos jours encore quand une révolution éclate quelque part dans
le monde, la même formule est toujours invoquée.

Son choix fut très heureux. Elle appartient à cette catégorie de
sentences imprécises, évocatrices de rêves, que chacun est libre
d’interpréter au gré de ses désirs, de ses haines et de ses espérances.
En matière de foi, le sens réel des mots importe assez peu, celui qu’on
leur attache crée leur puissance.

Des trois principes de la devise révolutionnaire, l’égalité engendra le
plus de conséquences. Nous verrons dans une autre partie de cet ouvrage
que c’est à peu près le seul ayant survécu et dont les effets se
manifestent encore.

Ce n’est pas assurément la Révolution qui introduisit l’idée d’égalité
dans le monde. Sans même remonter aux républiques grecques, on peut
remarquer que la théorie égalitaire avait été enseignée de la façon la
plus nette par le christianisme et l’islamisme. Tous les hommes, sujets
d’un même Dieu, étaient égaux devant lui, et jugés uniquement d’après
leurs mérites. Le dogme de l’égalité des âmes devant le Créateur fut un
dogme essentiel aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens.

Mais proclamer un principe ne suffit pas à le faire observer. L’Église
chrétienne renonça vite à son égalité théorique, et les hommes de la
Révolution n’en tinrent compte que dans leurs discours.

Le sens du terme égalité varie suivant les catégories de personnes qui
en font usage. Il cache souvent des sentiments très contraires à son
sens réel et représente alors l’impérieux besoin de n’avoir personne
au-dessus de soi, joint au désir non moins vif d’en sentir au-dessous.

Chez les Jacobins de la Révolution, comme chez ceux de nos jours, le mot
égalité traduisait simplement une haine jalouse de toutes les
supériorités. Pour les effacer, ils prétendaient unifier les mœurs, les
manières, les costumes, les situations. Tout despotisme, autre que celui
exercé par eux leur semblait odieux.

Ne pouvant éviter les inégalités naturelles qui les choquaient, ils les
nièrent. La seconde Déclaration des Droits de l’Homme, celle de 1793,
rappelée plus haut, affirme, contrairement à l’évidence, que: «Tous les
hommes sont égaux par la nature.»

Il semble bien que la soif ardente de l’égalité n’ait caché chez
beaucoup d’hommes de la Révolution qu’un intense besoin d’inégalités.
Napoléon fut obligé de rétablir pour eux les titres nobiliaires et les
décorations. Après avoir montré que ce fut chez les plus farouches
révolutionnaires qu’il trouva ses plus dociles instruments de règne,
Taine ajoute:

  «Tout de suite, sous leurs prêches de liberté et d’égalité, il a
  démêlé leurs instincts autoritaires, leur besoin de commander, de
  primer, même en sous-ordre, et par surcroît, chez la plupart d’entre
  eux, les appétits d’argent ou de jouissance. Entre le délégué du
  Comité de Salut public et le ministre, le préfet ou sous-préfet de
  l’Empire la différence est petite: c’est le même homme sous deux
  costumes, d’abord en carmagnole, puis en habit brodé.»

Le dogme de l’égalité eut pour première conséquence la proclamation, par
la bourgeoisie, de la souveraineté populaire. Cette souveraineté
demeura, du reste, très théorique pendant toute la durée de la
Révolution.

Le principe d’égalité fut le legs durable de la Révolution. Les deux
termes liberté et fraternité qui l’encadrent dans la devise républicaine
eurent toujours une action très faible. On peut même dire qu’elle fut
totalement nulle pendant toute la durée de la Révolution et de l’Empire,
et ne servit qu’à orner les discours.

Leur influence ne fut guère plus grande ensuite. La fraternité n’a
jamais été pratiquée, et de la liberté, les peuples se sont toujours peu
souciés. Actuellement les ouvriers l’ont complètement abandonnée à leurs
syndicats.

En résumé, bien que la devise républicaine ait été peu appliquée elle
eut une influence très grande. De la Révolution, il n’est guère resté
dans l’âme populaire que les trois mots célèbres résumant son évangile
et que ses armées propagèrent à travers l’Europe.




LIVRE II

LES INFLUENCES RATIONNELLES, AFFECTIVES, MYSTIQUES ET COLLECTIVES
PENDANT LA RÉVOLUTION




CHAPITRE I

PSYCHOLOGIE DE L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE


§ 1.--Influences psychologiques intervenues dans la Révolution
française.

Dans la genèse de la Révolution aussi bien que dans sa durée, sont
intervenus des éléments rationnels, affectifs, mystiques et collectifs
régis chacun par des logiques différentes. C’est, je l’ai dit déjà, pour
n’avoir pas su dissocier leurs influences respectives que tant
d’historiens ont si mal interprété cette période.

L’élément rationnel généralement invoqué comme moyen d’explication,
exerça en réalité l’action la plus faible. Il prépara la Révolution
française mais se maintint seulement à ses débuts tant qu’elle resta
exclusivement bourgeoise. Son action se manifesta dans beaucoup de
mesures telles que les projets de réforme des impôts, la suppression des
privilèges d’une noblesse inutile, etc.

Dès que la Révolution pénétra dans le peuple, l’influence de l’élément
rationnel s’évanouit vite devant celle des éléments affectifs et
collectifs. Quant aux éléments mystiques, soutiens de la foi
révolutionnaire, ils fanatisèrent les armées et propagèrent à travers le
monde la nouvelle croyance.

Nous verrons apparaître successivement dans les faits et dans la
psychologie des individus ces diverses influences. La plus importante
peut-être fut l’influence mystique. La Révolution ne se comprend bien,
on ne saurait trop le répéter, que considérée comme la formation d’une
croyance religieuse. Ce que nous avons dit ailleurs de toutes les
croyances peut donc lui être également appliqué. En se reportant, par
exemple, au précédent chapitre sur la Réforme, on verra qu’elle présente
plus d’une analogie avec la Révolution.

Après avoir perdu beaucoup de temps à montrer la faible valeur
rationnelle des croyances, les philosophes commencent aujourd’hui à
mieux interpréter leur rôle. Ils ont bien été forcés de constater que
seules elles possèdent une influence suffisante pour transformer tous
les éléments d’une civilisation.

Elles s’imposent hors de la raison et possèdent la puissance d’orienter
les pensées et les sentiments dans une même direction. La raison pure
n’eut jamais un tel pouvoir, ce n’est pas elle qui passionne les hommes.

La forme religieuse rapidement revêtue par la Révolution explique son
pouvoir d’expansion et le prestige qu’elle exerça et exerce encore.

Peu d’historiens comprirent que ce grand mouvement devait être considéré
comme la fondation d’une religion nouvelle. Le pénétrant Tocqueville
est, je crois, le premier à l’avoir pressenti.

  «La Révolution française, dit-il, est une révolution politique qui a
  opéré à la manière et qui a pris en quelque chose l’aspect d’une
  révolution religieuse. Voyez par quels traits réguliers et
  caractéristiques elle achève de ressembler à ces dernières: non
  seulement elle se répand au loin comme elles, mais, comme elles, elle
  y pénètre par la prédication et la propagande. Une révolution
  politique qui inspire le prosélytisme; qu’on prêche aussi ardemment
  aux étrangers qu’on l’accomplit avec passion chez soi; considérez quel
  nouveau spectacle.»

Le côté religieux de la Révolution étant admis, on s’explique facilement
ses fureurs et ses dévastations. L’histoire nous les montre en effet
accompagnant toujours la naissance des croyances. La Révolution devait
donc, elle aussi, provoquer les intolérances et les violences qu’exigent
de leurs adeptes les dieux triomphants. Elle a bouleversé l’Europe
pendant vingt ans, ruiné la France, fait périr des millions d’hommes et
coûté plusieurs invasions, mais ce n’est généralement qu’au prix de
pareilles catastrophes qu’un peuple peut changer de croyances.

Si l’élément mystique est toujours le fondement ces croyances, certains
éléments affectifs et rationnels s’y superposent bientôt. La croyance
sert ainsi de groupement à des sentiments, des passions, des intérêts du
domaine de l’affectif. La raison enveloppe ensuite le tout pour tâcher
de justifier des événements auxquels cependant elle ne prit aucune part.

Au moment de la Révolution, chacun, selon ses aspirations, habilla la
croyance nouvelle d’un vêtement rationnel différent. Les peuples y
virent seulement la suppression des hiérarchies et des despotismes
religieux et politiques dont ils avaient si souvent souffert. Des
écrivains comme Gœthe, des penseurs comme Kant, s’imaginèrent y
découvrir le triomphe de la raison. Des étrangers comme Humboldt
venaient en France «pour respirer l’air de la liberté et assister aux
funérailles du despotisme».

Ces illusions intellectuelles ne durèrent pas longtemps. Le déroulement
du drame révéla vite les vrais fondements du rêve.


§ 2.--Dissolution de l’ancien régime.--Réunion des États Généraux.

Avant de se réaliser dans des actes, les révolutions s’ébauchent dans
les pensées. Préparée par les causes étudiées plus haut, la Révolution
française commence en réalité avec le règne de Louis XVI. Chaque jour
plus mécontente et frondeuse, la bourgeoisie accumulait ses
réclamations. Tout le monde appelait des réformes.

Louis XVI en comprenait bien l’utilité, mais il était trop faible pour
les imposer à la noblesse et au clergé. Il ne put même pas soutenir ses
ministres réformateurs Malesherbes et Turgot. Par suite des famines et
de l’accroissement des impôts, la misère de toutes les classes
grandissait, les grosses pensions obtenues par l’entourage du souverain
faisaient un contraste choquant avec la détresse générale.

Les notables convoqués pour tâcher de remédier à la situation financière
refusèrent l’égalité des impôts et accordèrent seulement
d’insignifiantes réformes que le Parlement ne consentit même pas à
enregistrer. Il fallut le dissoudre. Les Parlements de province firent
cause commune avec celui de Paris et se virent également dispersés. Mais
ils étaient les maîtres de l’opinion et la poussèrent partout à réclamer
la réunion des États Généraux qui n’avaient pas été convoqués depuis
près de deux siècles.

Elle fut décidée. Cinq millions de Français, dont 100.000
ecclésiastiques et 150.000 nobles, envoyèrent leurs représentants. Il y
eut en tout 1.200 députés dont 578 du Tiers se composant surtout de
magistrats, d’avocats et de médecins. Sur les 300 députés du clergé,
200, roturiers d’origine, étaient de cœur avec le Tiers contre la
noblesse et le clergé.

Dès les premières réunions, on vit se manifester des conflits
psychologiques entre les députés de conditions sociales inégales et par
conséquent de mentalités différentes. Les costumes magnifiques des
députés privilégiés contrastaient d’une façon humiliante avec la sombre
tenue du Tiers État.

A la première séance, les membres de la noblesse et du clergé se
couvrirent, suivant la prérogative de leur caste, devant le roi. Ceux du
Tiers voulurent les imiter, mais les privilégiés protestèrent. Le
lendemain, de nouveaux conflits d’amour-propre éclatèrent. Les députés
du Tiers-État invitèrent ceux de la noblesse et du clergé qui siégeaient
dans des salles séparées à se réunir avec eux pour la vérification des
pouvoirs. La noblesse refusa. Les pourparlers durèrent plus d’un mois.
Finalement, les députés du Tiers, sur la proposition de l’abbé Sieyès,
considérant qu’ils représentaient 95 p. 100 de la nation, se déclarèrent
constitués en Assemblée nationale. La Révolution commencée allait
dérouler son cours.


§ 3.--L’Assemblée Constituante.

La force d’une assemblée politique est faite surtout de la faiblesse de
ses adversaires. Étonnée du peu de résistance qu’elle rencontrait et
entraînée par l’ascendant de quelques orateurs, l’Assemblée
constituante, dès ses débuts, parla et agit en souveraine. Elle
s’arrogea notamment le pouvoir de décréter des impôts, grave atteinte
aux prérogatives de la puissance royale.

La résistance de Louis XVI fut assez faible. Il fit simplement fermer la
salle des États. Les députés se rendirent alors dans celle du Jeu de
Paume et y prêtèrent le serment de ne pas se séparer jusqu’à ce que la
Constitution du royaume fût établie.

La majorité des députés du clergé vint siéger avec eux. Le roi cassa la
décision de l’Assemblée et ordonna aux députés de se retirer. Le marquis
de Dreux-Brézé, grand maître des cérémonies, les ayant invités à
exécuter l’ordre du souverain, le président de l’Assemblée déclara «que
la nation assemblée ne peut pas recevoir d’ordres», et Mirabeau répondit
à l’envoyé du souverain que réunie par la volonté du peuple l’Assemblée
ne sortirait que par la force des baïonnettes. Le roi céda encore.

Le 9 juin, la réunion des députés prenait le titre d’Assemblée
Constituante. Pour la première fois depuis des siècles, le roi était
forcé de reconnaître l’existence d’un nouveau pouvoir, jadis ignoré,
celui du peuple représenté par ses élus. La monarchie absolue avait pris
fin.

Se sentant de plus en plus menacé, Louis XVI appela autour de Versailles
des régiments composés de mercenaires étrangers. L’Assemblée demanda le
retrait des troupes, Louis XVI refusa et renvoya Necker, le remplaçant
par le maréchal de Broglie, réputé très autoritaire.

Mais l’Assemblée avait à son service d’habiles défenseurs. Camille
Desmoulins et d’autres haranguaient partout la foule, l’appelant à la
défense de la liberté. Ils firent sonner le tocsin, organisèrent une
milice de 12.000 hommes, s’emparèrent aux Invalides de fusils et de
canons et dirigèrent le 14 juillet des bandes armées sur la Bastille. La
forteresse, à peine défendue, capitula en quelques heures. On y trouva
sept prisonniers dont un idiot et quatre accusés de faux.

La Bastille, prison de bien des victimes de l’arbitraire, symbolisait
pour beaucoup l’absolutisme royal, mais le peuple qui la démolit n’avait
pas eu à en souffrir. On n’y enfermait guère que les gens de la
noblesse.

L’influence exercée par la prise de cette forteresse s’est continuée
jusqu’à nos jours. De graves historiens comme M. Rambaud assurent que
«la prise de la Bastille est un fait culminant dans l’histoire non
seulement de la France, mais de l’Europe entière, et qu’elle inaugurait
une époque nouvelle de l’histoire du monde».

Une telle crédulité est un peu excessive. L’importance de cet événement
résidait uniquement dans ce fait psychologique que pour la première fois
il donnait au peuple une preuve évidente de la faiblesse d’une autorité,
jadis très redoutée.

Quand le principe d’autorité est touché dans l’âme populaire, il se
dissout très vite. Que ne pouvait-on exiger d’un roi incapable de
défendre sa principale forteresse contre les attaques populaires? Le
maître considéré comme tout-puissant avait cessé de l’être.

La prise de la Bastille fut l’origine d’un de ces phénomènes de
contagion mentale qui abondent dans l’histoire de la Révolution. Les
troupes de mercenaires étrangers, bien que ne pouvant guère s’intéresser
à ce mouvement, commencèrent à présenter des symptômes de mutinerie.
Louis XVI en fut réduit à accepter leur dislocation. Il rappela Necker,
se rendit à l’Hôtel de Ville, sanctionna par sa présence les faits
accomplis, puis accepta de La Fayette, commandant la garde nationale, la
nouvelle cocarde bleue, blanche et rouge, qui alliait les couleurs de la
ville de Paris à celles du roi.

Si l’émeute dont résulta la prise de la Bastille ne peut être nullement
considérée «comme un fait culminant dans l’histoire» elle marque
cependant le moment précis où commence le gouvernement populaire. Le
peuple armé interviendra désormais chaque jour dans les délibérations
des assemblées révolutionnaires et pèsera lourdement sur leur conduite.

Cette intervention du peuple, conforme au dogme de sa souveraineté, a
provoqué l’admiration respectueuse de beaucoup d’historiens de la
Révolution. Une étude, même superficielle, de la psychologie des foules,
leur eût facilement montré que l’entité mystique appelée par eux le
peuple, traduisait simplement la volonté de quelques meneurs. Il ne faut
donc pas dire: le peuple a pris la Bastille, attaqué les Tuileries,
envahi la Convention, etc., mais bien: quelques meneurs ont
réuni--généralement par l’intermédiaire des clubs--des bandes populaires
qu’ils ont lancées sur la Bastille, les Tuileries, etc. Ce furent les
mêmes foules qui, pendant toute la Révolution, attaquèrent ou
défendirent les partis les plus contraires suivant les meneurs qui se
trouvaient à leur tête. Une foule n’a jamais que l’opinion de ses chefs.

                   *       *       *       *       *

L’exemple constituant une des formes les plus puissantes de la
suggestion, la prise de la Bastille devait être inévitablement suivie de
la destruction d’autres forteresses. Beaucoup de châteaux furent
considérés comme de petites Bastilles et pour imiter les Parisiens qui
avaient détruit la leur, les paysans se mirent à les brûler. Ils le
firent avec d’autant plus de frénésie que les demeures seigneuriales
contenaient les titres des redevances féodales. Ce fut une sorte de
Jacquerie.

L’Assemblée constituante si hautaine et si fière à l’égard du Roi, se
montra, comme d’ailleurs toutes les assemblées révolutionnaires qui lui
succédèrent, extrêmement pusillanime devant le peuple.

Espérant mettre fin aux désordres, elle adopta dans la nuit du 4 août,
sur la proposition d’un membre de la noblesse, le comte de Noailles,
l’abolition des droits seigneuriaux. Bien que cette mesure supprimât
d’un seul coup les privilèges de la noblesse, elle fut votée avec des
larmes et des embrassements. Pareil accès d’enthousiasme sentimental
s’explique très bien en se souvenant à quel point les émotions sont
contagieuses dans les foules, surtout dans les assemblées déprimées par
la peur.

Si cette renonciation des nobles à leurs privilèges s’était produite
quelques années plus tôt, la Révolution eût sans doute été évitée, mais
elle s’effectua trop tard. Céder seulement quand on y est forcé ne fait
qu’accroître les exigences de ceux auxquels on cède. En politique il
faut savoir prévoir et concéder longtemps avant d’y être obligé.

Louis XVI hésita pendant deux mois à ratifier les décisions prises par
l’Assemblée dans la nuit du 4 août. Il s’était retiré à Versailles. Les
meneurs y expédièrent alors une bande de 7 ou 8.000 hommes et femmes du
peuple en lui assurant que la résidence royale contenait de grandes
provisions de pain. Les grilles du palais furent forcées, des gardes du
corps tués, le Roi et toute sa famille ramenés à Paris au milieu d’une
foule hurlante d’individus portant au bout de leurs piques les têtes des
soldats massacrés. L’effroyable voyage dura six heures. Ces événements
constituèrent ce qu’on a nommé les journées d’octobre.

Le pouvoir populaire grandissait et en réalité le Roi, tout comme
l’Assemblée, se trouvait désormais dans les mains du peuple,
c’est-à-dire à la merci des clubs et de leurs meneurs. Ce pouvoir
populaire devait dominer pendant près de dix ans et la Révolution va
devenir presque uniquement son œuvre.

Tout en proclamant que le peuple constituait le seul souverain,
l’Assemblée était très embarrassée par des émeutes qui dépassaient de
beaucoup ses prévisions théoriques. Elle s’imagina que tout rentrerait
dans l’ordre en fabriquant une constitution destinée à assurer le
bonheur éternel des hommes.

On sait que pendant toute la durée de la Révolution, une des principales
occupations des assemblées fut de faire, défaire et refaire des
constitutions. Les théoriciens leur attribuaient, comme aujourd’hui
encore, le pouvoir de transformer les sociétés. L’Assemblée ne pouvait
donc faillir à cette tâche. En attendant, elle publia une déclaration
solennelle des droits de l’homme résumant ses principes.

Constitution, proclamations, déclarations et discours n’eurent pas la
plus légère action ni sur les mouvements populaires, ni sur les
dissentiments qui grandissaient chaque jour au sein de l’Assemblée.
Celle-ci subissait de plus en plus l’ascendant du parti avancé, appuyé
sur les clubs. Des meneurs influents Danton, Camille Desmoulins, plus
tard Marat et Hébert, excitaient violemment la populace par leurs
harangues et leurs journaux. On descendait rapidement la pente
conduisant aux extrêmes.

Pendant tous ces désordres les finances ne s’amélioraient pas.
Définitivement convaincue que les discours philanthropiques ne
modifieraient pas leur état lamentable, voyant d’ailleurs La banqueroute
menaçante, l’Assemblée décréta, le 2 novembre 1789, la confiscation des
biens d’Église. Leurs revenus, y compris les dîmes prélevées sur les
fidèles, étaient d’environ 200 millions et leur valeur estimée à trois
milliards. Ils se trouvaient répartis entre quelques centaines de
prélats, abbés de cour, etc., possédant le quart de la France. Ces
biens, qualifiés désormais domaines nationaux, formèrent la garantie des
assignats dont la première émission fut de 400 millions. Le public les
accepta d’abord, mais ils se multiplièrent tellement sous la Convention
et le Directoire qui en émirent pour 45 milliards, qu’un assignat de 100
livres finit par valoir seulement quelques sous.

Stimulé par son entourage, le faible Louis XVI essayait, mais vainement,
de lutter contre les décrets de l’Assemblée constituante en refusant de
les sanctionner.

Sous l’influence des suggestions journalières des meneurs et de la
contagion mentale, le mouvement révolutionnaire se propageait partout
indépendamment de l’Assemblée et parfois même contre elle.

Dans les villes et les villages se formaient des municipalités
révolutionnaires protégées par des gardes nationales locales. Celles des
villes voisines commencèrent à s’entendre pour se défendre au besoin.
Ainsi se constituèrent des fédérations fondues bientôt en une seule qui
envoya 14.000 gardes nationaux à Paris, au Champ-de-Mars le 14 juillet
1790. Le Roi y jura de maintenir la Constitution décrétée par
l’Assemblée nationale.

Malgré ce vain serment il devenait plus évident chaque jour qu’aucun
accord n’était possible entre les principes héréditaires de la monarchie
et ceux proclamés par l’Assemblée.

Se sentant complètement impuissant, le roi ne songea plus qu’à fuir.
Arrêté à Varennes et ramené à Paris comme un prisonnier, il fut enfermé
aux Tuileries. L’Assemblée, quoique toujours royaliste, le suspendit de
ses pouvoirs et décida d’assumer seule la charge du gouvernement.

Jamais souverain ne s’était trouvé dans une situation aussi difficile
que Louis XVI au moment de sa fuite. Le génie d’un Richelieu eût à peine
suffi pour en sortir. L’unique élément de défense sur lequel il pouvait
s’appuyer, l’armée, lui avait fait, dès le début, entièrement défaut.

Sans doute, pendant toute la durée de la Constituante, l’immense
majorité des Français et l’Assemblée étant restés royalistes, le
souverain, en acceptant une monarchie libérale, se serait peut-être
maintenu au pouvoir. Louis XVI aurait donc eu, semble-t-il, peu de chose
à faire pour s’entendre avec l’Assemblée.

Peu de chose, assurément, mais avec sa structure mentale, ce peu de
chose lui était rigoureusement impossible. Toutes les ombres de ses
ancêtres se seraient dressées devant lui s’il avait consenti à modifier
le mécanisme de la monarchie léguée par tant d’aïeux. Alors même
d’ailleurs qu’il l’eût tenté, jamais la résistance de sa famille, du
clergé, de la noblesse et de la Cour, n’aurait pu être surmontée. Les
anciennes castes sur lesquelles s’appuyait la monarchie, noblesse et
clergé, étaient alors presque aussi puissantes que le monarque lui-même.
Toutes les fois qu’il eut l’air de céder aux injonctions de l’Assemblée
ce fut contraint par la force et simplement pour tâcher de gagner du
temps. Ses appels à l’étranger représentent la résolution d’un homme
désespéré qui a vu tous ses appuis naturels s’effondrer.

Il se faisait, la reine surtout, les plus étranges illusions sur l’aide
possible de l’Autriche, rivale de la France depuis des siècles. Si elle
acceptait, fort mollement, de venir au secours du roi, ce n’était
qu’avec l’espoir d’une grosse récompense. Mercy faisait entendre qu’on
demanderait, comme rétribution, l’Alsace, les Alpes et la Navarre.

                   *       *       *       *       *

Les meneurs des clubs trouvant l’Assemblée trop royaliste, lancèrent le
peuple sur elle. Une pétition fut signée invitant l’Assemblée à
convoquer un nouveau pouvoir constituant pour procéder au jugement de
Louis XVI.

Restée malgré tout monarchiste et trouvant que la Révolution prenait un
caractère par trop démagogique, l’Assemblée résolut de se défendre
contre les agissements de la populace. Un bataillon de la garde
nationale, commandé par La Fayette, fut envoyé au Champ-de-Mars, où la
foule s’était réunie, pour la disperser. Une cinquantaine de
manifestants furent tués.

L’Assemblée ne persista pas longtemps dans ses velléités de résistance.
Redevenue très craintive devant le peuple, elle accrut son arrogance
avec le Roi, lui retirant chaque jour quelques parcelles de ses
prérogatives et de son autorité. Il n’était plus guère qu’un simple
fonctionnaire chargé d’exécuter les volontés qu’on lui signifiait.

L’Assemblée s’était imaginé pouvoir exercer l’autorité qu’elle retirait
au Roi, mais une telle tâche était infiniment au-dessus de ses
ressources. Un pouvoir trop morcelé, reste toujours sans force. «Je ne
connais rien de plus terrible, disait Mirabeau, que l’autorité
souveraine de six cents personnes.»

Après s’être flattée de concentrer tous les pouvoirs et les exercer à la
façon de Louis XIV, l’Assemblée n’en exerça bientôt plus aucun.

A mesure que son autorité faiblissait, l’anarchie grandissait. Les
meneurs ne cessaient de soulever le peuple. L’émeute devenait la seule
puissance. Chaque jour, l’Assemblée était envahie par de bruyantes et
impérieuses délégations, procédant par voie de menaces et de sommations.

Tous ces mouvements populaires, auxquels, sous l’influence de la peur,
l’Assemblée obéissait toujours, n’avaient rien, je le répète, de
spontané. Ils représentaient simplement des manifestations de pouvoirs
nouveaux les clubs et la Commune, qui s’étaient formés à côté de celui
de l’Assemblée.

Le plus puissant de ces clubs fut celui des Jacobins, qui en créa vite
plus de cinq cents en province, recevant de lui le mot d’ordre. Son rôle
demeura prépondérant pendant toute la durée de la Révolution. Après
avoir été le maître de l’Assemblée, il devint celui de la France et ne
compta qu’un seul rival, la Commune insurrectionnelle, dont le pouvoir
ne s’exerçait d’ailleurs qu’à Paris.

                   *       *       *       *       *

La faiblesse de l’Assemblée nationale et toutes ses défaillances lui
avaient valu une grande impopularité. Elle en prit conscience et, se
reconnaissant chaque jour plus impuissante, décida de hâter la
confection de la nouvelle Constitution afin de pouvoir se dissoudre. Son
dernier acte, fort maladroit, fut de décréter qu’aucun Constituant ne
pourrait être réélu à la Législative. Les membres de cette dernière se
trouvèrent donc privés de l’expérience acquise par leurs prédécesseurs.

La Constitution fut terminée le 3 septembre 1791 et acceptée le 13 par
le Roi auquel l’Assemblée avait rendu ses pouvoirs.

Cette Constitution organisait un gouvernement représentatif, déléguait
le pouvoir législatif à des députés élus par le peuple, et le pouvoir
exécutif au Roi à qui elle reconnaissait le droit de veto contre les
décrets de l’Assemblée. De nouvelles divisions en départements étaient
substituées aux anciennes provinces. Les vieux impôts abolis et
remplacés par des contributions directes et indirectes, encore en
vigueur aujourd’hui.

L’Assemblée, qui venait de changer les divisions du territoire et
bouleverser toute l’antique organisation sociale, se crut assez
puissante pour transformer également l’organisation religieuse du pays.
Elle prétendit, notamment, faire élire les membres du clergé par le
peuple, et les soustraire ainsi à l’influence de leur chef suprême, le
Pape.

Cette constitution civile du clergé fut l’origine de luttes et de
persécutions religieuses qui se prolongèrent jusqu’au Consulat. Les deux
tiers des prêtres refusèrent le serment qu’on exigeait d’eux.

                   *       *       *       *       *

Pendant les trois années que dura la Constituante, la Révolution eut des
résultats considérables. Le principal, peut-être, fut de commencer à
transférer au Tiers État les richesses des classes privilégiées. On
suscita ainsi, en même temps que des intérêts à défendre, de fervents
adhérents au nouveau régime. Une révolution ayant pour appui des
satisfactions d’appétits acquiert, par cela même, une grande force. Le
Tiers État, qui avait supplanté la noblesse et les paysans qui avaient
acheté les biens nationaux, se rendaient facilement compte que le
rétablissement de l’ancien régime les dépouillerait de tous ces
avantages. Défendre énergiquement la Révolution était pour eux défendre
leur nouvelle fortune.

Et c’est pourquoi l’on vit pendant une partie de la Révolution près de
la moitié des départements se soulever vainement contre le despotisme
qui les accablait. Les républicains triomphèrent de toutes les
oppositions. Ils étaient très forts ayant à défendre non seulement un
idéal nouveau, mais encore des intérêts matériels. Nous verrons l’action
de ces deux facteurs se prolonger pendant toute la Révolution et
contribuer fortement à l’établissement de l’empire.




CHAPITRE II

PSYCHOLOGIE DE L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE


§ 1.--Les événements politiques pendant la durée de l’Assemblée
législative.

Avant d’examiner les caractéristiques mentales de l’Assemblée
législative, résumons brièvement les événements politiques considérables
qui marquèrent sa courte existence d’une année. Ils jouèrent
naturellement un grand rôle sur ses manifestations psychologiques.

Très monarchiste, l’Assemblée législative ne songeait pas plus que la
précédente à détruire la royauté. Le Roi lui paraissait un peu suspect,
mais elle espérait cependant pouvoir le garder.

Malheureusement pour lui, Louis XVI réclamait sans cesse l’intervention
de l’étranger. Enfermé aux Tuileries, défendu seulement par ses gardes
suisses, le timide souverain flottait entre des influences contraires.
Il pensionnait des journaux destinés à modifier l’opinion, mais les
obscurs folliculaires qui les rédigeaient ignoraient totalement l’art
d’agir sur l’âme des foules. Leur seul moyen de persuasion consistait à
menacer de la potence tous les partisans de la Révolution et à prédire
l’invasion d’une armée pour délivrer le roi.

La royauté ne comptait plus que sur les cours étrangères. Les nobles
émigraient. La Prusse, l’Autriche, la Russie nous menaçaient d’une
guerre d’envahissement. La Cour favorisait leurs menées.

A la coalition des rois contre la France, le club des Jacobins proposa
d’opposer la ligue des peuples contre les rois. Les Girondins avaient
alors, avec les Jacobins, la direction du mouvement révolutionnaire. Ils
provoquèrent l’armement des masses. 600.000 volontaires furent équipés.
La Cour accepta un ministère girondin. Dominé par lui, Louis XVI fut
obligé de proposer à l’Assemblée une guerre contre l’Autriche. Elle fut
votée immédiatement.

En la déclarant, le Roi n’était pas sincère. La Reine révélait aux
Autrichiens nos plans de campagne et le secret des délibérations du
Conseil.

Les débuts de la lutte furent désastreux. Plusieurs colonnes, prises de
panique, se débandèrent. Stimulée par les clubs, persuadée, justement
d’ailleurs, que le Roi conspirait avec l’étranger, la population des
faubourgs se souleva. Ses meneurs, les Jacobins, et surtout Danton,
l’envoyèrent porter, le 20 juin, à l’Assemblée, une pétition menaçant le
Roi de révocation. Puis elle envahit les Tuileries et invectiva le
souverain.

La fatalité poussait Louis XVI vers son tragique destin. Alors que les
menaces des Jacobins contre la royauté avaient indigné beaucoup de
départements, on apprenait l’arrivée d’une armée prussienne sur les
frontières de la Lorraine.

L’espoir du Roi et de la Reine concernant le concours à obtenir de
l’étranger était bien chimérique. Marie-Antoinette se faisait de
complètes illusions, aussi bien sur la psychologie des Autrichiens que
sur celle des Français. Voyant la France terrorisée par quelques
énergumènes, elle supposa pouvoir également, au moyen de menaces,
terrifier les Parisiens et les ramener sous l’autorité du Roi. Inspiré
par elle, Fersen s’entremit pour faire publier le manifeste du duc de
Brunswick menaçant Paris d’une «subversion totale si l’on touchait la
famille du roi».

L’effet produit fut diamétralement contraire à celui espéré. Le
manifeste souleva l’indignation contre le monarque jugé complice, et
augmenta son impopularité. Il était, dès ce jour, marqué pour
l’échafaud.

Entraînés par Danton, les délégués des sections installèrent à l’Hôtel
de Ville une Commune insurrectionnelle, qui arrêta le commandant de la
garde nationale, dévoué au Roi, fit sonner le tocsin ameuta les gardes
nationaux et les lança, avec la populace, le 10 août, sur les Tuileries.
Les bataillons appelés par Louis XVI se débandèrent. Il n’y eut bientôt
plus, pour le défendre, que les Suisses et quelques gentilshommes.
Presque tous furent tués. Resté seul, le Roi se réfugia auprès de
l’Assemblée. La foule demanda sa déchéance. La Législative décréta sa
suspension et laissa une future Assemblée, la Convention, statuer sur
son sort.


§ 2.--Caractéristiques mentales de l’Assemblée législative.

L’Assemblée législative, formée d’hommes nouveaux, présente au point de
vue psychologique un intérêt tout spécial. Peu d’assemblées offrirent à
un pareil degré les caractéristiques des collectivités politiques.

Elle comprenait sept cent cinquante députés divisés en royalistes purs,
royalistes constitutionnels, républicains, Girondins et Montagnards. Les
avocats et les hommes de lettres formaient la majorité. On y voyait
aussi, mais en petit nombre, quelques évêques constitutionnels, des
officiers supérieurs, des prêtres et de rares savants.

Les conceptions philosophiques des membres de cette Assemblée semblent
assez rudimentaires. Plusieurs étaient imbus des idées de Rousseau
préconisant le retour à l’état de nature. Mais tout comme leurs
prédécesseurs, ils furent dominés surtout par l’antiquité grecque et
latine. Caton, Brutus, Gracchus, Plutarque, Marc-Aurèle, Platon,
constamment invoqués, fournissent des images. Quand les orateurs veulent
injurier Louis XVI, ils l’appellent Caligula.

En souhaitant détruire la tradition, ils étaient révolutionnaires, mais
en prétendant revenir à un passé lointain, ils se montraient fort
réactionnaires.

Toutes les théories eurent d’ailleurs assez peu d’influence sur leur
conduite. La raison apparaît sans cesse dans les discours, mais jamais
dans les actes. Ils furent toujours dominés par ces suggestions
affectives et mystiques dont nous avons tant de fois déjà montré la
force.

                   *       *       *       *       *

Les caractéristiques psychologiques de l’Assemblée législative sont
celles de la Constituante, mais plus accentuées encore. Elles se
résument en quatre mots: impressionnabilité, mobilité, pusillanimité et
faiblesse.

La mobilité et l’impressionnabilité se révèlent dans les variations
constantes de leur conduite. Un jour ils échangent de bruyantes
invectives et des coups. Le lendemain on les voit: «se jeter dans les
bras les uns des autres avec des torrents de larmes». Ils applaudissent
vivement à une adresse demandant la punition de ceux qui pétitionnent
pour la déchéance du roi, et dans la même journée accordent les honneurs
de la séance à une délégation venant réclamer cette déchéance.

La pusillanimité et la faiblesse de l’Assemblée devant les menaces était
complète. Bien que royaliste, elle vota la suspension du roi et, sur les
exigences de la Commune, le lui livra avec sa famille pour les faire
interner au Temple.

Grâce à sa faiblesse, elle se montra aussi incapable que la Constituante
d’exercer aucun pouvoir et se laissa dominer par la Commune et les clubs
que dirigeaient des meneurs influents: Hébert, Tallien, Rossignol,
Marat, Robespierre, etc.

Jusqu’en Thermidor 1794, la Commune insurrectionnelle constitua le
principal pouvoir de l’État et se conduisit exactement comme si on
l’avait chargée de gouverner Paris.

Ce fut elle qui exigea l’emprisonnement de Louis XVI dans la tour du
Temple, alors que l’Assemblée voulait l’interner dans le palais du
Luxembourg. Ce fut elle encore qui remplit les prisons de suspects et
ordonna ensuite de les égorger.

On sait avec quels raffinements de cruauté une poignée de 150 bandits,
payés 24 livres par jour, guidés par quelques membres de la Commune,
exterminèrent en quatre journées 1.200 personnes environ. C’est ce qu’on
appela les massacres de Septembre. Le maire de Paris, Pétion, reçut avec
égards la bande des assassins et leur fit verser à boire. Quelques
Girondins protestèrent un peu, mais les Jacobins restèrent silencieux.

L’Assemblée terrorisée affecta d’abord d’ignorer les massacres,
qu’encourageaient d’ailleurs plusieurs de ses membres influents: Couthon
et Billaud-Varenne notamment. Lorsqu’elle se décida enfin à les blâmer,
ce fut sans oser essayer d’en empêcher la continuation.

Consciente de son impuissance, l’Assemblée législative finissait quinze
jours plus tard par se dissoudre pour faire place à la Convention.

Son œuvre fut évidemment néfaste, non dans les intentions, mais dans les
actes. Royaliste, elle abandonna la monarchie; humanitaire, elle laissa
s’accomplir les massacres de Septembre; pacifiste, elle lança la France
dans une guerre redoutable, montrant ainsi qu’un gouvernement faible
finit toujours par couvrir la patrie de ruines.

                   *       *       *       *       *

L’histoire des deux premières assemblées révolutionnaires prouve une
fois de plus à quel point les événements portent en eux des
enchaînements rigoureux. Ils constituent un engrenage de nécessités dont
nous pouvons quelquefois choisir la première mais qui ensuite évoluent
hors de notre volonté. Nous sommes libres d’une décision et impuissants
sur ses conséquences.

Les premières mesures de l’Assemblée constituante furent rationnelles et
volontaires, mais les conséquences qui suivirent échappèrent à toute
volonté, à toute raison et à toute prévision.

Quels sont les hommes de 89 qui auraient osé vouloir ou prévoir la mort
de Louis XVI, les guerres de Vendée, la Terreur, la guillotine en
permanence, l’anarchie, puis le retour final à la tradition et à l’ordre
par la main de fer d’un soldat?

Dans ce déroulement d’événements qu’entraînèrent les premiers actes des
assemblées révolutionnaires, le plus frappant peut-être furent la
naissance et le développement du gouvernement des foules.

Derrière les faits que nous avons rappelés: prise de la Bastille,
envahissement du palais de Versailles, massacres de Septembre, attaque
des Tuileries, meurtre des gardes suisses, déchéance et emprisonnement
du Roi, on découvre facilement les lois de la psychologie des foules et
de leurs meneurs.

Nous allons voir maintenant le pouvoir de la multitude s’exercer de plus
en plus, asservir tous les autres et finalement les remplacer.




CHAPITRE III

PSYCHOLOGIE DE LA CONVENTION


§ 1.--La légende de la Convention.

L’histoire de la Convention n’est pas seulement fertile en documents
psychologiques. Elle montre aussi l’impossibilité où se trouvent les
témoins d’une époque et même leurs premiers successeurs, de porter des
jugements exacts sur les événements auxquels ils ont assisté et sur les
hommes qui les entourèrent.

Plus d’un siècle s’est écoulé depuis la Révolution et on commence à
peine à formuler des jugements un peu précis, quoique souvent incertains
encore, sur cette période.

On n’y parvient pas seulement grâce aux documents nouveaux extraits des
archives mais aussi parce que les légendes enveloppant d’un nuage
prestigieux la sanglante épopée, s’évanouissent progressivement devant
le recul du temps.

La plus tenace peut-être fut celle qui auréola jadis les personnages
auxquels nos pères avaient attaché cette épithète glorieuse: «Les géants
de la Convention.»

Les luttes de la Convention contre la France soulevée et l’Europe en
armes produisirent une telle impression que les héros de cette lutte
formidable semblaient appartenir à une race de Titans supérieure à la
nôtre.

L’épithète de géants sembla justifiée tant que les événements de cette
période furent confondus en un seul bloc. Envisageant comme enchaînées
des circonstances simplement simultanées, on confondait l’œuvre des
armées républicaines avec celle de la Convention. La gloire des
premières rejaillit sur la seconde et servit d’excuse aux hécatombes de
la Terreur, aux férocités de la guerre civile, à la dévastation de la
France.

Sous le regard pénétrant de la critique moderne, le bloc hétérogène
s’est lentement dissocié. Les armées de la République ont conservé le
même prestige, mais il fallut bien reconnaître que les hommes de la
Convention, absorbés uniquement par des luttes intestines, restèrent
fort étrangers à leurs succès. Deux ou trois membres au plus d’un des
Comités de l’Assemblée s’occupèrent des armées et si elles vainquirent,
ce fut, en plus de leur nombre et du talent de jeunes généraux, grâce à
l’enthousiasme dont une foi nouvelle les avait animées.

Dans un prochain chapitre, consacré aux armées révolutionnaires, nous
montrerons comment elles purent triompher de l’Europe en armes. Elles
partirent imprégnées des idées de liberté, d’égalité formant alors un
évangile nouveau, et arrivées aux frontières qui devaient les retenir si
longtemps, elles conservèrent une mentalité spéciale, fort différente de
celle du gouvernement, qu’elles ignorèrent d’abord et méprisèrent
ensuite.

Très étranger à leurs victoires, les Conventionnels se contentaient de
légiférer au hasard suivant les injonctions des meneurs qui les
dirigeaient et prétendaient régénérer la France au moyen de la
guillotine.

C’est grâce à ces vaillantes armées pourtant que l’histoire de la
Convention se transforma en une apothéose frappant d’un religieux
respect plusieurs générations et qui s’efface à peine aujourd’hui.

En étudiant dans ses détails la psychologie des «géants» de la
Convention, on les a vus très vite s’affaisser. Ils furent généralement
d’une extrême médiocrité. Leurs plus fervents défenseurs officiels, tels
que M. Aulard, sont obligés eux-mêmes de le reconnaître.

Voici comment s’exprime cet écrivain dans son _Histoire de la Révolution
française_:

  «On a dit que la génération qui, de 1789 à 1799, fit de si grandes et
  de si terribles choses fut une génération de géants ou, en style plus
  simple, que ce fut une génération plus distinguée que la précédente ou
  la suivante. C’est une illusion rétrospective. Les citoyens qui
  formèrent les groupes, soit municipaux et jacobins, soit nationaux,
  par lesquels s’opéra la Révolution, ne semblent avoir été supérieurs
  ni en lumières ni en talents aux Français du temps de Louis XV ou aux
  Français du temps de Louis-Philippe. Ceux dont l’histoire a retenu les
  noms parce qu’ils parurent sur la scène parisienne ou parce qu’ils
  furent les plus brillants orateurs des diverses assemblées
  révolutionnaires, étaient-ils exceptionnellement doués? Mirabeau
  mérite, jusqu’à un certain point, le nom de tribun de génie. Mais les
  autres, Robespierre, Danton, Vergniaud, avaient-ils vraiment plus de
  talent que nos orateurs actuels, par exemple? En 1793, au temps de
  prétendus «géants», Mme Roland écrivait dans ses mémoires: «La France
  était comme épuisée d’hommes; c’est une chose vraiment surprenante que
  leur disette dans cette révolution: il n’y a guère eu que des
  pygmées.»

Si, après avoir considéré individuellement les Conventionnels, on les
examine en corps, on peut dire qu’ils ne brillèrent ni par
l’intelligence, ni par la vertu, ni par le courage. Jamais réunion
d’hommes ne manifesta une pusillanimité pareille. Ils n’avaient de
bravoure que dans les discours ou contre des dangers lointains. Cette
Assemblée si fière et si menaçante en paroles, devant les rois, fut
peut-être la plus craintive et la plus docile des collectivités
politiques que le monde ait connues. On la voit soumise servilement aux
ordres des clubs et de la Commune, tremblante devant les délégations
populaires qui l’envahissaient chaque jour et subissant les injonctions
des émeutiers, jusqu’à leur livrer les plus brillants de ses membres. La
Convention donna au monde l’attristant spectacle de voter, sous les
injonctions populaires, des lois tellement absurdes, qu’elle était
obligée de les annuler dès que l’émeute avait quitté la salle.

Peu d’Assemblées firent preuve d’une telle faiblesse. Lorsqu’on voudra
montrer jusqu’où peut tomber un gouvernement populaire, il faudra
rappeler l’histoire de la Convention.


§ 2.--Influence du triomphe de la religion jacobine.

Parmi les causes qui donnèrent à la Convention sa physionomie spéciale,
une des plus importantes fut la fixation définitive de la religion
révolutionnaire. Le dogme, d’abord en voie de formation, se trouve
définitivement constitué.

Il se composait d’un agrégat d’éléments un peu disparates. La nature,
les droits de l’homme, la liberté, l’égalité, le contrat social, la
haine des tyrans, la souveraineté populaire, forment les chapitres d’un
évangile indiscutable pour ses fidèles. Les vérités nouvelles possèdent
des apôtres sûrs de leur puissance et, comme les croyants de tous les
âges, ils vont tenter de l’imposer au monde par la force. De l’opinion
des infidèles, ils n’ont pas à se soucier. Tous méritent d’être
exterminés.

La haine des hérétiques ayant toujours été, comme nous l’avons montré à
propos de la Réforme, une caractéristique irréductible des grandes
croyances, on s’explique très bien l’intolérance de la religion
jacobine.

Cette même histoire de la Réforme nous a prouvé qu’entre croyances
voisines la lutte est toujours très vive. Aussi ne faut-il pas s’étonner
de voir, dans la Convention, les Jacobins combattre avec fureur d’autres
républicains dont la foi différait à peine de la leur.

La propagande des nouveaux apôtres fut énergique. Pour catéchiser la
province, on lui envoya de zélés disciples escortés de guillotines. Les
inquisiteurs de la nouvelle foi ne transigeaient pas avec l’erreur.
Comme le disait Robespierre: «Ce qui constitue la république, c’est la
destruction de tout ce qui lui est opposé.» Peu importe que le pays
refuse d’être régénéré, on le régénérera malgré lui: «Nous ferons un
cimetière de la France, assurait Carrier, plutôt que de ne pas la
régénérer à notre manière.»

La politique jacobine dérivée de la foi nouvelle était fort simple. Elle
consistait en une sorte de socialisme égalitaire, géré par une dictature
ne tolérant aucune opposition.

D’idées pratiques en rapport avec les nécessités économiques et la vraie
nature de l’homme, les théoriciens qui gouvernent la France n’en ont
aucune.

La guillotine et les discours leur suffisent. Ces derniers sont
enfantins:

  «Jamais de faits, dit Taine, rien que des abstractions, des enfilades
  de sentences sur la Nature, la raison, le peuple, les tyrans, la
  liberté, sortes de ballons gonflés et entrechoqués inutilement dans
  l’espace. Si l’on ne savait pas que tout cela aboutit à des effets
  pratiques et terribles, on croirait à un jeu de logique, à des
  exercices d’école, à des parades d’académie, à des combinaisons
  d’idéologie.»

Les théories des Jacobins se réduisirent pratiquement à une tyrannie
absolue. Il leur semblait évident qu’à l’État souverain devaient obéir
sans discussion des citoyens rendus égaux en conditions et en fortunes.

Le pouvoir, dont ils s’investirent eux-mêmes, était bien supérieur à
celui des monarques qui les avaient précédés. Ils taxaient le prix des
marchandises et s’arrogeaient le droit de s’emparer de la vie et des
propriétés des citoyens.

Leur confiance dans la vertu régénératrice de la foi révolutionnaire
était telle, qu’après avoir déclaré la guerre aux rois, ils la
déclarèrent aux dieux. Un calendrier fut fondé dont les saints étaient
bannis. Ils créèrent une divinité nouvelle, la Raison, dont le culte se
célébrait à Notre-Dame avec des cérémonies d’ailleurs identiques à
celles du culte catholique, sur l’autel même de la «ci-devant Sainte
Vierge». Ce culte dura jusqu’au jour où Robespierre lui substitua une
religion personnelle dont il se constitua le grand prêtre.

Devenus les seuls maîtres de la France, les Jacobins et leurs disciples
purent la saccager impunément bien que n’ayant jamais été en majorité
nulle part.

Leur nombre n’est pas facile à déterminer exactement. On sait seulement
qu’il fut toujours très faible. Taine l’évalue à cinq mille pour Paris,
sur sept cent mille habitants; pour Besançon, à trois cents sur trente
mille, et, pour la France entière, à trois cent mille.

Restés, suivant l’expression de l’auteur que je viens de citer, «une
petite féodalité de brigands, superposée à la France conquise», ils la
dominèrent, malgré leur nombre restreint, pour plusieurs raisons.
D’abord, parce que leur foi les douait d’une puissance considérable.
Ensuite, parce qu’ils représentaient le gouvernement et que, depuis des
siècles, les Français obéissaient à qui commandait. Enfin, parce que les
renverser était, croyait-on, ramener l’ancien régime, fort redouté des
nombreux acquéreurs de biens nationaux. Il fallut que leur tyrannie
devînt effroyable pour que tant de départements aient osé se soulever.

Le premier de ces motifs du pouvoir jacobin fut très important. Dans la
lutte entre croyances fortes et croyances faibles, le succès
n’appartient jamais à ces dernières. La croyance forte crée des volontés
fortes qui dominent toujours les volontés faibles. Si les Jacobins
finirent cependant eux-mêmes par périr, c’est que l’accumulation de
leurs violences avait réuni en faisceau des milliers de volontés faibles
dont le total l’emporta sur leur volonté forte.

Certes, les Girondins, poursuivis par les Jacobins avec tant de haine,
avaient aussi des croyances bien établies, mais dans la lutte qu’ils
soutinrent, se dressait contre eux leur éducation, le respect de
certaines traditions et du droit des gens ne gênant nullement leurs
adversaires.

«La plupart des sentiments des Girondins, écrit Émile Ollivier, étaient
délicats, généreux; ceux de la tourbe jacobine étaient bas, grossiers,
brutaux, cruels. Le nom de Vergniaud, rapproché de celui du «divin»
Marat, mesure la distance, nul moyen de la combler!»

Dominant d’abord la Convention par la supériorité de leur talent et de
leur éloquence, les Girondins tombèrent vite sous la domination des
Montagnards, énergumènes sans valeur, pensant très peu, mais agissant
toujours et sachant exciter les passions de la populace. C’est la
violence et non le talent qui impressionne les Assemblées.


§ 3.--Les caractéristiques mentales de la Convention.

Outre les caractères communs à toutes les assemblées, il en est
d’autres, créés par les influences de milieu et de circonstances, qui
donnent aux diverses réunions d’hommes une physionomie spéciale. La
plupart des caractères observés dans la Constituante et la Législative
vont se retrouver, mais exagérés encore, dans la Convention.

Cette Assemblée comprenait environ sept cent cinquante députés dont un
peu plus d’un tiers avaient appartenu à la Constituante ou à la
Législative. En terrorisant la population, les Jacobins réussirent à
être maîtres des élections. La plupart des électeurs (6 millions sur 7)
préférèrent s’abstenir.

Comme professions, l’Assemblée renfermait une grande majorité d’hommes
de loi: avocats, notaires, huissiers, anciens magistrats, et quelques
littérateurs.

La mentalité de la Convention ne fut pas homogène. Or, une assemblée
composée d’individus de caractères très différents se scinde rapidement
en plusieurs groupes. La Convention en contint bientôt trois: la
Gironde, la Montagne et la Plaine. Les monarchistes constitutionnels
avaient à peu près disparu.

La Gironde et la Montagne, partis extrêmes, étaient formées d’une
centaine de membres chacun, qui devinrent successivement les dirigeants.
Dans la Montagne, figuraient les membres les plus avancés: Couthon,
Hérault de Séchelles, Danton, Camille Desmoulins, Marat, Collot
d’Herbois, Billaud-Varenne, Barras, Saint-Just, Fouché, Tallien,
Carrier, Robespierre, etc. Dans la Gironde, se trouvaient Brissot,
Pétion, Condorcet, Vergniaud, etc.

Les cinq cents autres membres de l’Assemblée, c’est-à-dire la grande
majorité, constituaient ce qu’on nommait la Plaine.

Cette dernière formait une masse flottante, silencieuse, indécise,
timide, prête à suivre toutes les impulsions et à se déplacer sons le
coup des excitations du moment. Elle écoutait indifféremment le plus
fort des deux groupes précédents. Après avoir obéi aux Girondins, elle
se laissa entraîner par les Montagnards quand ces derniers triomphèrent
de leurs adversaires. C’était une conséquence naturelle de la loi citée
plus haut qui condamne invariablement les volontés faibles à subir les
volontés fortes.

L’influence des grands manieurs d’hommes, se manifeste à un haut degré
pendant toute l’existence de la Convention. Elle fut constamment
conduite par une minorité violente d’esprits bornés, à laquelle des
convictions intenses donnaient une grande force.

Une minorité brutale et hardie conduira toujours une majorité craintive
et irrésolue. Ceci explique la marche constante vers les extrêmes
observée dans toutes les assemblées révolutionnaires. L’histoire de la
Convention vérifie une fois encore cette loi d’accélération étudiée dans
un autre chapitre.

Les Conventionnels devaient donc fatalement passer de la modération à
des violences de plus en plus accentuées. Ils en arrivèrent finalement à
se décimer eux-mêmes. Des cent quatre-vingts Girondins qui dirigeaient
d’abord la Convention, cent quarante furent tués ou mis en fuite, et
finalement sur une foule craintive de représentants asservis, régna seul
le plus fanatique des terroristes, Robespierre.

Ce fut pourtant parmi les cinq cents membres de la majorité si
incertaine et si flottante, constituant la Plaine, que se trouvaient
l’expérience et l’intelligence. Les comités techniques, auxquels sont
dues les œuvres utiles de la Convention, se recrutèrent dans son sein.

Assez indifférents à la politique, les membres de la Plaine demandaient
avant tout qu’on ne s’occupât pas d’eux. Enfermés dans les comités, ils
se montraient le moins possible à l’Assemblée, et c’est pourquoi les
séances de la Convention ne comprenaient que le tiers à peine des
députés.

Malheureusement, comme cela arrive si souvent, ces hommes intelligents
et honnêtes étaient complètement dépourvus de caractère, et la peur qui
les domina toujours leur fit voter les pires mesures commandées par des
maîtres redoutés.

La Plaine vota donc tout ce qu’on lui ordonna de voter, la création d’un
tribunal révolutionnaire, la Terreur, etc. C’est avec son concours que
la Montagne écrasa la Gironde, que Robespierre fit périr les Hébertistes
et les Dantonistes. Comme tous les faibles, elle suivait les forts. Les
doux philanthropes qui la composaient et constituaient la majorité de
l’Assemblée contribuèrent à causer, par leur pusillanimité, les excès
effroyables de la Convention.

La note psychologique dominante de la Convention fut une horrible peur.
C’est surtout par peur qu’on se faisait couper réciproquement la tête,
dans l’espoir incertain de conserver la sienne.

Une telle peur était d’ailleurs bien compréhensible. Les malheureux
délibéraient au milieu des huées et des vociférations des tribunes. A
chaque instant, de véritables sauvages armés de piques envahissaient
l’Assemblée, et la plupart des membres n’osaient plus assister aux
séances. Quand ils s’y rendaient par hasard, ce n’était que pour se
taire et voter suivant les ordres des Montagnards en nombre trois fois
moindre pourtant.

La peur qui dominait ces derniers, quoique moins visible, était aussi
profonde. Ils ne faisaient pas seulement périr leurs ennemis par un
étroit fanatisme, mais aussi par la conviction que leur existence était
menacée. Les juges du tribunal révolutionnaire ne tremblaient pas moins.
Ils auraient voulu acquitter Danton, la veuve de Camille Desmoulins et
bien d’autres. Ils ne l’osèrent pas.

Mais ce fut surtout quand Robespierre devint le seul maître que le
fantôme de la peur opprima l’Assemblée. On a dit avec raison qu’un
regard du maître faisait maigrir ses collègues d’épouvante. Sur leurs
visages se lisaient «la pâleur de la crainte ou l’abandon du désespoir».

Tous redoutaient Robespierre et Robespierre les redoutait tous. C’est
par peur des conspirations contre lui qu’il faisait couper les têtes, et
par peur aussi qu’on lui permettait de les faire couper.

Les mémoires des Conventionnels montrent bien quel effroyable souvenir
ils conservèrent de cette sombre époque. Interrogé vingt ans plus tard,
dit Taine, sur le but véritable, sur la pensée intime du Comité de Salut
public, Barrère répondit:

«Nous n’avions qu’un seul sentiment, celui de notre conservation, qu’un
désir, celui de conserver notre existence, que chacun de nous croyait
menacée. On faisait guillotiner le voisin pour que le voisin ne vous fît
pas guillotiner vous-même.»

L’histoire de la Convention constitue un des plus frappants exemples que
l’on puisse donner du rôle des meneurs et de celui de la peur sur une
assemblée.




CHAPITRE IV

LE GOUVERNEMENT DE LA CONVENTION


§ 1.--Rôle des clubs et de la Commune pendant la Convention.

Pendant toute la durée de son existence, la Convention fut gouvernée par
les meneurs des clubs et de la Commune.

Nous avons déjà montré leur influence sur les précédentes assemblées.
Elle devint prépondérante durant la Convention. L’histoire de cette
dernière est en réalité celle des clubs et de la Commune qui la
dominèrent. Ils n’asservirent pas seulement la Convention mais encore la
France. De nombreux petits clubs de province, dirigés par celui de la
capitale, surveillaient les magistrats, dénonçaient les suspects et se
chargeaient d’exécuter tous les ordres révolutionnaires.

Quand les clubs ou la Commune avaient décidé certaines mesures, ils les
faisaient voter séance tenante à l’Assemblée. Si cette dernière
résistait, ils lui expédiaient leurs délégations, c’est-à-dire des
bandes armées choisies dans la plus basse populace. Elles apportaient
des injonctions toujours servilement obéies. La Commune se sentait si
forte qu’elle en vint à exiger de la Convention l’expulsion immédiate
des députés qui lui déplaisaient.

Alors que la Convention se composait d’hommes généralement instruits,
les membres de la Commune et des clubs comprenaient une majorité de
petits boutiquiers, manœuvres, ouvriers, incapables d’opinions
personnelles et toujours conduits par leurs meneurs: Danton, Camille
Desmoulins, Robespierre, etc.

Des deux pouvoirs, clubs et Commune insurrectionnelle, cette dernière
exerça le plus d’action à Paris parce qu’elle s’était constitué une
armée révolutionnaire. Elle tenait sous ses ordres quarante-huit comités
de gardes nationaux, ne demandant guère qu’à tuer, saccager et surtout
piller.

La tyrannie dont la Commune écrasa Paris fut épouvantable. C’est ainsi,
par exemple, qu’elle avait délégué à un certain savetier du nom de
Chalandon, le droit de surveillance sur une partie de la capitale, droit
impliquant la faculté d’envoyer au Tribunal révolutionnaire, et par
conséquent à la guillotine, tous ceux qu’il suspectait. Certaines rues
se trouvèrent ainsi dépeuplées par lui.

La Convention lutta d’abord un peu contre la Commune, mais n’essaya pas
longtemps de lui résister. Le point culminant du conflit se produisit
quand la Convention, ayant voulu faire arrêter Hébert, âme de la
Commune, celle-ci lui envoya des bandes menaçantes qui la sommèrent
d’expulser les Girondins ayant provoqué cette mesure. Devant son refus,
la Commune la fit assiéger le 2 juin 1793, par son armée
révolutionnaire, sous les ordres de Hanriot. Terrifiée, l’Assemblée
livra vingt-sept de ses membres. La Commune lui expédia aussitôt une
délégation pour la féliciter ironiquement d’avoir obéi.

Après la chute des Girondins, la Convention se soumit complètement aux
injonctions de la Commune devenue toute-puissante. Celle-ci lui fit
décréter la levée d’une armée révolutionnaire suivie d’un tribunal et
d’une guillotine chargés de parcourir la France pour exécuter
sommairement les suspects.

Vers la fin de son existence seulement, après la chute de Robespierre,
la Convention parvint à se soustraire au joug de la Commune et du club
des Jacobins. Elle fit fermer ce dernier et guillotiner ses membres
influents.

Malgré de telles sanctions, les meneurs continuèrent à exciter la
populace et à la lancer sur la Convention. En germinal et en prairial,
elle subit de véritables sièges. Les délégations armées réussirent même
à faire voter le rétablissement de la Commune et la convocation d’une
nouvelle Assemblée, mesures que la Convention se hâta d’annuler dès que
les insurgés se furent retirés. Honteuse de sa peur, elle fit venir des
régiments qui opérèrent le désarmement des faubourgs et près de dix
mille arrestations. Vingt-six chefs du mouvement furent passés par les
armes, six députés ayant pactisé avec l’émeute, guillotinés.

En fait, la Convention n’eut que des velléités de résistance. Quand elle
n’était pas menée par les clubs et la Commune, elle obéissait au comité
de Salut public et votait sans discussion ses décrets.

  «La Convention, écrit H. Williams, qui ne parlait de rien moins que de
  faire traduire à ses pieds tous les princes et tous les rois de
  l’Europe, chargés de chaînes, était faite prisonnière dans son propre
  sanctuaire par une poignée de mercenaires.»


§ 2.--Le gouvernement de la France pendant la Convention. La Terreur.

Dès qu’elle fut réunie en septembre 1792, la Convention commença par
décréter l’abolition de la royauté, et, malgré les hésitations d’un
grand nombre de ses membres qui savaient la province royaliste, proclama
la république.

Intimement persuadée qu’une semblable proclamation transformerait
l’univers civilisé, elle institua une ère et un calendrier nouveaux.
L’an I de cette ère marquait l’aurore d’un monde où régnerait seule la
raison. Il fut inauguré par le jugement de Louis XVI, mesure qu’ordonna
la Commune, mais que la majorité de la Convention ne souhaitait pas.

A ses débuts en effet, cette Assemblée était gouvernée par des éléments
relativement modérés, les Girondins. Le président et les secrétaires
avaient été choisis parmi les plus connus de ces derniers. Robespierre,
qui devait plus tard devenir le maître absolu de la Convention,
possédait à ce moment tellement peu d’influence, qu’il n’obtint que six
voix pour la présidence tandis que Pétion en réunit deux cent
trente-cinq.

Les Montagnards n’eurent donc d’abord qu’une autorité très restreinte.
Plus tard seulement naquit leur puissance. Il ne resta plus alors aucune
place pour les modérés dans la Convention.

Malgré leur minorité, les Montagnards trouvèrent le moyen d’obliger
l’Assemblée à faire le procès de Louis XVI. L’obtenir était pour eux à
la fois une victoire sur les Girondins, la condamnation de tous les rois
et un divorce définitif entre le nouveau régime et l’ancien.

Pour provoquer ce procès, ils manœuvrèrent fort habilement, lançant sur
la Convention des pétitions de province et une délégation de la Commune
insurrectionnelle de Paris, qui exigèrent le jugement.

Suivant cette caractéristique commune aux assemblées de la Révolution de
plier devant les menaces et d’exécuter toujours le contraire de ce
qu’elles souhaitaient, la Convention n’osa pas résister. Elle décida
donc le procès.

Les Girondins, qui individuellement n’auraient pas voulu la mort du roi,
une fois réunis, la votèrent par crainte. Espérant sauver sa propre
tête, le duc d’Orléans, cousin de Louis XVI, la vota également. Si, en
montant sur l’échafaud, le 21 janvier 1793, Louis XVI avait eu cette
vision de l’avenir que nous attribuons aux dieux, il aurait vu l’y
suivre tour à tour la plupart des Girondins dont la faiblesse n’avait
pas su le défendre.

Envisagée uniquement au point de vue de l’utilité pure, l’exécution du
roi fut un des actes maladroits de la Révolution. Elle engendra la
guerre civile et arma contre nous l’Europe. Au sein de la Convention,
cette mort suscita des luttes intestines qui amenèrent finalement le
triomphe des Montagnards et l’expulsion des Girondins.

Les mesures prises sous l’influence des Montagnards finirent par devenir
si despotiques, que soixante départements, comprenant l’Ouest et le
Midi, se révoltèrent. L’insurrection ayant à sa tête plusieurs députés
expulsés aurait peut-être triomphé, si la participation compromettante
des royalistes au mouvement n’avait fait craindre le retour de l’ancien
régime. A Toulon, en effet, les insurgés acclamaient Louis XVI.

La guerre civile ainsi déchaînée dura pendant la plus grande partie de
la Révolution. Elle fut d’une sauvagerie extrême. Vieillards, femmes,
enfants, tout était massacré, les villages et les moissons incendiés. En
Vendée seulement, le nombre des tués a été évalué, suivant les auteurs,
entre cinq cent mille et un million.

A la guerre civile se joignit bientôt la guerre étrangère. Les Jacobins
s’imaginèrent remédier à tous ces maux en créant une nouvelle
Constitution. Ce fut d’ailleurs une tradition dans toutes les assemblées
révolutionnaires de croire à la vertu magique des formules. Cette
conviction de rhéteurs n’a jamais été influencée en France par
l’insuccès des expériences.

  «Une foi robuste, écrit un des grands admirateurs de la Révolution, M.
  Rambaud, soutenait la Convention dans ce labeur; elle croyait
  fermement que lorsqu’elle aurait formulé en une loi les principes de
  la Révolution, ses ennemis seraient confondus, bien plus, convertis,
  et que l’avènement de la justice désarmerait les insurgés.»

Pendant sa durée, la Convention rédigea deux Constitutions celle de 1793
ou de l’an I et celle de 1795, dite de l’an III. La première ne fut
jamais appliquée, une dictature absolue la remplaça bientôt; la seconde
créa le Directoire.

La Convention renfermait un assez grand nombre de légistes et d’hommes
d’affaires qui comprirent très vite l’impossibilité du gouvernement par
une assemblée nombreuse. Ils l’amenèrent à se diviser en petits comités
ayant chacun une existence indépendante: comités d’affaires, de
législation, de finances, d’agriculture, des arts, etc. Ces comités
préparaient les lois que l’Assemblée votait généralement les yeux
fermés.

Grâce à eux, l’œuvre de la Convention ne fut pas purement destructrice.
Ils provoquèrent des mesures très utiles: création de grandes écoles,
établissement du système métrique, etc. La majorité des membres de
l’Assemblée se réfugiait, nous l’avons dit déjà, dans ces comités pour
éviter les luttes politiques où aurait été exposée leur tête.

Au-dessus de ces comités d’affaires, étrangers à la politique, se
trouvait le Comité de Salut public, institué en avril 1793, et composé
de neuf membres. Dirigé d’abord par Danton, puis en juillet de la même
année par Robespierre, il parvint graduellement à absorber tous les
pouvoirs, y compris celui de donner des ordres aux ministres et aux
généraux. Carnot y dirigeait les opérations de la guerre, Cambon les
finances, Saint-Just et Collot d’Herbois la politique générale.

Si les lois votées par les comités techniques furent souvent très sages
et constituent l’œuvre durable de la Convention, celles que votait en
corps l’Assemblée sous les menaces des délégations qui l’envahissaient
avaient un caractère d’absurdité manifeste.

Parmi ces lois les moins utiles à l’intérêt public ou l’intérêt même de
la Convention, on peut citer celles du maximum, votée en septembre 1793,
prétendant taxer le prix des vivres et qui n’eut d’autre résultat que
d’établir une persistante disette; la destruction des sépultures royales
de Saint-Denis, le jugement de la Reine, la dévastation systématique de
la Vendée par l’incendie, l’établissement du Tribunal révolutionnaire,
etc.

La Terreur fut le grand moyen de gouvernement de la Convention.
Commencée en septembre 1793, elle régna sur la France pendant dix mois,
c’est-à-dire jusqu’à la mort de Robespierre. Vainement quelques
Jacobins: Danton, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, etc.,
proposèrent-ils d’essayer la clémence. L’unique résultat de cette
proposition fut d’envoyer ses auteurs à l’échafaud. Seule, la lassitude
de l’opinion publique mit fin à ce honteux régime.

Les luttes successives des partis dans la Convention et sa marche vers
les extrêmes éliminaient progressivement les hommes importants qui y
avaient joué un rôle. Finalement, elle tomba sous la domination
exclusive de Robespierre.

Pendant que la Convention désorganisait et ravageait la France, nos
armées remportaient de brillantes victoires. Elles s’étaient emparées de
la rive gauche du Rhin, de la Belgique et de la Hollande. Le traité de
Bâle consacra ces conquêtes.

Nous avons déjà dit et y reviendrons bientôt, qu’il fallait séparer
entièrement l’œuvre des armées républicaines de celle de la Convention.
Les contemporains surent très bien faire cette distinction oubliée
aujourd’hui.

Lorsque la Convention disparut, le 26 octobre 1795, après trois ans de
règne, cette Assemblée était entourée d’un mépris universel. Jouet
perpétuel des caprices populaires, elle n’avait pas réussi à pacifier la
France, et l’avait plongée dans l’anarchie. L’opinion qu’elle inspira
est parfaitement résumée dans une lettre écrite en juillet 1799 par le
chargé d’affaires de Suède, le baron Drinckmann: «J’ose espérer que
jamais un peuple ne sera gouverné par la volonté de scélérats plus
imbéciles et plus cruels que la France ne l’a été depuis le commencement
de sa nouvelle liberté.»


§ 3.--Fin de la Convention.--Origines du Directoire.

A la fin de son existence, la Convention, toujours confiante dans la
puissance des formules, fabriqua une nouvelle Constitution, celle de
l’an III, destinée à remplacer celle de 1793 qui n’avait d’ailleurs
jamais fonctionné. Le pouvoir législatif devait être partagé entre un
conseil dit des Anciens, composé de deux cent cinquante membres et un
conseil de jeunes, composé de cinq cents membres. Le pouvoir exécutif
confié à un Directoire de cinq membres nommés par les Anciens sur la
présentation des Cinq-Cents et renouvelé chaque année par l’élection de
l’un d’eux. Il était spécifié que les deux tiers des membres de la
nouvelle Assemblée seraient choisis parmi les anciens députés de la
Convention. Cette mesure prudente fut peu efficace, car dix départements
seulement restèrent fidèles aux Jacobins.

Pour éviter des élections de royalistes, la Convention avait décidé le
bannissement à perpétuité des émigrés.

L’annonce de cette constitution ne produisit sur le public aucun des
effets attendus. Elle n’eut pas d’action sur les émeutes populaires
continuant à se succéder. Une des plus importantes fut celle qui, le 5
octobre 1795, menaça la Convention. Les meneurs avaient lancé sur cette
Assemblée une véritable armée. Devant de pareilles provocations la
Convention se décida enfin à la défense, fit venir des troupes et en
confia le commandement à Barras.

Bonaparte, qui commençait à surgir de l’ombre, fut chargé de la
répression. Avec un pareil chef, elle fut énergique et rapide.
Vigoureusement mitraillés auprès de l’église Saint-Roch, les insurgés
s’enfuirent en laissant quelques centaines de morts sur place.

Cet acte de fermeté auquel la Convention était si peu habituée, ne fut
dû qu’à la célérité des opérations militaires, car pendant qu’elles
s’exécutaient, les insurgés avaient envoyé des délégués à l’Assemblée
qui, comme d’habitude, se montra toute disposée à leur céder.

La répression de cette émeute constitua le dernier acte important de la
Convention. Le 26 octobre. 1795, elle déclara sa mission terminée et fit
place au Directoire.

                   *       *       *       *       *

Nous avons fait ressortir plusieurs des enseignements psychologiques que
fournit le gouvernement de la Convention. Un des plus frappants est
l’impuissance de la violence à dominer longtemps les âmes.

Jamais gouvernement ne posséda d’aussi redoutables moyens d’action, et
cependant malgré la guillotine en permanence, malgré les délégués
envoyés en province escortés du bourreau, malgré ses lois draconiennes,
la Convention eut à lutter perpétuellement contre des émeutes, des
insurrections et des conspirations. Les villes, les départements, les
faubourgs de Paris se soulevaient, sans cesse, bien que les têtes
tombassent par milliers.

Cette Assemblée, qui se croyait souveraine, combattait des forces
invisibles, fixées dans les âmes et que les contraintes matérielles ne
dominent pas. De ces moteurs cachés, elle ne comprit jamais la puissance
et lutta vainement contre eux. Les forces invisibles finirent par
triompher.




CHAPITRE V

LES VIOLENCES RÉVOLUTIONNAIRES


§ 1.--Raisons psychologiques des violences révolutionnaires.

Nous avons montré au cours des chapitres précédents que les théories
révolutionnaires constituaient une foi nouvelle.

Humanitaires et sentimentales, elles exaltaient la liberté et la
fraternité. Mais, comme dans beaucoup de religions, on observa une
contradiction complète entre les doctrines et les actes. En pratique,
aucune liberté ne fut tolérée et la fraternité se vit remplacée par de
furieux massacres.

Cette opposition entre les principes et la conduite résulte de
l’intolérance qui accompagne toutes les croyances. Une religion peut
être imprégnée d’humanitarisme et de mansuétude, mais ses sectateurs
voulant toujours l’imposer par la force, elle aboutit nécessairement à
des violences.

Les cruautés de la Révolution constituent donc des conséquences
inhérentes à la propagation des dogmes. L’Inquisition, les guerres de
religion, la Saint-Barthélemy, la révocation de l’Édit de Nantes, les
Dragonnades, les persécutions des Jansénistes, etc., sont de la même
famille que la Terreur et dérivées des mêmes sources psychologiques.

Louis XIV n’était certes pas un roi cruel et cependant, sous l’impulsion
de sa foi, il chassa de la France plusieurs centaines de milliers de
protestants après en avoir fait fusiller et envoyer aux galères un
nombre considérable.

Les méthodes de persuasion adoptées par tous les croyants ne résultent
nullement de la crainte que pourraient inspirer les dissidents.
Protestants et jansénistes étaient bien peu dangereux sous Louis XIV.
L’intolérance provient surtout de la violente indignation éprouvée par
un esprit, certain de détenir des vérités éclatantes, contre des hommes
qui les nient et sont sûrement de mauvaise foi. Comment supporter
l’erreur quand on possède la force nécessaire pour l’extirper?

Ainsi ont raisonné les croyants de tous les âges. Ainsi raisonnaient
Louis XIV et les hommes de la Terreur. Ces derniers, eux aussi, étaient
des convaincus possesseurs de vérités qu’ils croyaient évidentes, et
dont le triomphe devait régénérer l’humanité. Pouvaient-ils se montrer
plus tolérants pour leurs adversaires que ne l’avaient été l’Église et
les rois envers les hérétiques?

Il faut bien croire que la terreur est une méthode considérée comme
nécessaire par tous les croyants puisque, depuis l’origine des âges, les
codes religieux se sont invariablement basés sur elle. Pour faire
observer leurs prescriptions, ils cherchent à terrifier par la menace
d’un enfer éternel plein de tortures.

Les apôtres de la croyance jacobine se conduisirent donc comme leurs
pères et employèrent les mêmes méthodes. Des événements semblables
venant à se répéter encore, nous verrions se reproduire des actes
identiques. Si une croyance nouvelle, le socialisme par exemple, ou
toute autre, triomphait demain, elle serait condamnée à employer des
procédés de propagande semblables à ceux de l’inquisition et de la
Terreur.

Mais la Terreur jacobine, considérée seulement comme résultante d’un
mouvement religieux, serait incomplètement connue. Autour d’une croyance
religieuse qui triomphe viennent s’annexer, ainsi que nous l’avons vu
pour la Réforme, une foule d’intérêts individuels indépendants de cette
croyance. La Terreur fut dirigée par quelques apôtres fanatiques, mais à
côté d’un petit nombre de prosélytes ardents dont l’étroite cervelle
rêvait de régénérer l’univers, se trouvaient beaucoup d’hommes qui y
virent seulement le moyen de s’enrichir. Ils se rallièrent très
facilement ensuite au premier général victorieux promettant de les
laisser jouir du produit de leurs pillages.

  «Les terroristes de la Révolution, écrit Albert Sorel, y recourent
  parce qu’ils entendront demeurer au pouvoir et qu’ils seront
  incapables de s’y maintenir autrement. Ils l’emploieront à leur propre
  salut et la motiveront, après coup, sur le salut de l’État. Avant
  d’être un système de gouvernement, elle en sera un moyen, et le
  système ne sera inventé que pour justifier le moyen.»

On peut donc pleinement souscrire au jugement suivant sur la Terreur
porté par Émile Ollivier dans le livre consacré par lui à la Révolution.

  «La Terreur a été surtout une Jacquerie, un pillage régularisé, la
  plus vaste entreprise de vol qu’aucune association de malfaiteurs ait
  jamais organisée.»


§ 2.--Les tribunaux révolutionnaires.

Les tribunaux révolutionnaires constituèrent le principal moyen d’action
de la Terreur. En dehors de celui de Paris, créé à l’instigation de
Danton et qui, un an après, envoyait son fondateur à la guillotine, la
France en fut couverte.

  «178 tribunaux, écrit Taine, dont 40 sont ambulants, prononcent, dans
  toutes les parties du territoire, des condamnations à mort, qui sont
  exécutées sur place et à l’instant. Du 16 avril 1793 au 9 thermidor au
  II, celui de Paris fait guillotiner 2.625 personnes, et les juges de
  province travaillent aussi bien que les juges de Paris. Dans la seule
  petite ville d’Orange, ils font guillotiner 331 personnes. Dans la
  seule ville d’Arras, ils font guillotiner 299 hommes et 93 femmes...
  Dans la seule ville de Lyon, la commission révolutionnaire avoue 1.684
  exécutions... On évalue le nombre de ces meurtres à 17.000, parmi
  lesquels 1.200 femmes dont plusieurs octogénaires.»

Si le tribunal révolutionnaire de Paris fit seulement 2.625 victimes, il
ne faut pas oublier que tous les suspects avaient déjà été massacrés
sommairement pendant les journées de septembre.

Le tribunal révolutionnaire de Paris, simple instrument du Comité de
Salut public, se bornait en réalité, comme le fit justement remarquer
Fouquier-Tinville dans son procès, à exécuter des ordres. Il s’entourait
à son début de quelques formes légales qui ne subsistèrent pas
longtemps. Interrogatoire, défense, témoins, tout finit par être
supprimé. La preuve morale, c’est-à-dire la simple suspicion, suffisait
pour condamner. Le président se contentait généralement de poser une
vague question à l’accusé. Pour obtenir plus de rapidité encore,
Fouquier-Tinville avait proposé de faire installer la guillotine dans
l’enceinte même du tribunal.

Ce tribunal envoyait indistinctement à l’échafaud tous les accusés
arrêtés par la haine des partis et constitua bientôt, entre les mains de
Robespierre, l’instrument de la plus sanglante tyrannie. Lorsque Danton,
un de ses fondateurs, devint sa victime, il demanda justement pardon à
Dieu et aux hommes, avant de monter sur l’échafaud, d’avoir contribué à
une telle création.

Rien ne trouvait grâce devant lui, ni le génie de Lavoisier, ni la
douceur de Lucile Desmoulins, ni le mérite de Malesherbes. «Tant de
talents, écrivait Benjamin Constant, massacrés par les plus lâches et
les plus bêtes des hommes!»

Pour trouver quelques excuses au Tribunal révolutionnaire, il faut
revenir à notre conception de la mentalité religieuse des Jacobins qui
le fondèrent et le dirigèrent. Ce fut une œuvre comparable dans son
esprit et dans son but à celle de l’Inquisition. Les hommes lui
fournissant ses victimes, Robespierre, Saint-Just et Couthon croyaient
être les bienfaiteurs du genre humain en supprimant tous les infidèles,
ennemis de la foi qui allait régénérer le monde.

Les exécutions pendant la Terreur ne portèrent pas uniquement sur des
membres de l’aristocratie et du clergé, puisque 4.000 paysans et 3.000
ouvriers furent guillotinés.

Étant donnée l’émotion produite de nos jours par une exécution capitale,
on pourrait croire que celles de beaucoup de personnes à la fois
devaient émouvoir considérablement. Or l’habitude avait tellement
émoussé la sensibilité qu’on n’y faisait plus grande attention. Les
mères menaient leurs enfants voir les guillotinades comme elles les
conduisent aujourd’hui à un théâtre de marionnettes.

Le spectacle quotidien des exécutions avait également donné aux hommes
de cette époque une grande indifférence pour la mort. Tous montèrent à
l’échafaud avec beaucoup de calme, les Girondins gravirent ses degrés en
chantant _la Marseillaise_.

Cette résignation résultait de la loi de l’habitude qui amortit très
vite les émotions. A en juger par les mouvements royalistes se
reproduisant chaque jour, la perspective de la guillotine n’effrayait
plus. Les choses se passaient comme si la Terreur n’avait terrorisé
personne. Elle n’est d’ailleurs un procédé psychologique efficace qu’à
la condition de ne pas durer. La vraie terreur réside beaucoup plus dans
les menaces que dans leur réalisation.


§ 3.--La Terreur en province.

Les exécutions des tribunaux révolutionnaires en province ne
représentent qu’une partie des massacres opérés pendant la Terreur.
L’armée révolutionnaire, composée de vagabonds et de brigands,
parcourait la France en pillant et massacrant. Sa façon de procéder est
bien indiquée dans le passage suivant emprunté à Taine:

  «A Bédouin, ville de 2.000 âmes, où des inconnus ont abattu l’arbre de
  la Liberté, 433 maisons démolies ou incendiées, 16 guillotinés, 47
  fusillés, tous les autres habitants expulsés, réduits à vivre en
  vagabonds dans la montagne et à s’abriter dans des cavernes qu’ils
  creusent en terre.»

Le sort des malheureux envoyés devant les tribunaux révolutionnaires
n’était pas meilleur. Les simulacres de jugement avaient été bientôt
supprimés. A Nantes, Carrier fit noyer, fusiller, mitrailler au gré de
sa fantaisie près de 5.000 personnes, hommes, femmes et enfants.

Les détails de ces massacres figurèrent au _Moniteur_ après la réaction
de Thermidor. J’en relève ici quelques-uns:

  «J’ai vu, dit Thomas, après la prise de Noirmoutier, brûler vifs des
  hommes, des femmes, des vieillards..., violer des femmes, des filles
  de quatorze à quinze ans, les massacrer ensuite et jeter de
  baïonnettes en baïonnettes de tendres enfants qui étaient à côté de
  leurs mères étendus sur le carreau.» (_Moniteur_ du 21 décembre 1794.)

Dans le même numéro on lit une déposition d’un sieur Julien racontant
comment Carrier obligeait ses victimes à creuser leur fosse et les
faisait enterrer vives. Le numéro du 15 octobre 1794 contient un rapport
de Merlin de Thionville prouvant que le capitaine du bâtiment _le
Destin_ avait reçu l’ordre d’embarquer pour les noyer quarante et une
victimes: «parmi lesquelles un aveugle âgé de soixante-dix-huit ans,
douze femmes, douze filles, quinze enfants, dont dix de six à dix ans et
cinq à la mamelle.»

Au cours du procès de Carrier (_Moniteur_ du 30 décembre 1794), il fut
établi qu’il «avait donné l’ordre de noyer et fusiller les femmes et les
enfants et prescrit au général Haxo de faire exterminer tous les
habitants de la Vendée et d’incendier leurs habitations».

Carrier éprouvait, comme tous les massacreurs, une joie intense à voir
souffrir ses victimes. «Dans le département où j’ai donné la chasse aux
prêtres, disait-il, jamais je n’ai tant ri, éprouvé plus de plaisir
qu’en leur voyant faire leurs grimaces en mourant.» (_Moniteur_ du 22
décembre 1794.)

On fit le procès de Carrier pour donner satisfaction à la réaction de
Thermidor. Mais les massacres de Nantes s’étaient répétés dans bien
d’autres villes. Fouché avait fait périr deux mille personnes à Lyon, et
tant d’habitants furent tués à Toulon que la population était tombée de
vingt-neuf mille à sept mille en quelques mois.

Il faut bien dire à la décharge de Carrier, Fréron, Fouché, et de tous
ces sinistres personnages, qu’ils étaient incessamment stimulés par le
Comité de Salut public. Carrier en donna la preuve dans son procès.

  «Je conviens, dit-il (_Moniteur_ du 24 décembre 1794), qu’on a fusillé
  150 ou 200 prisonniers par jour, mais c’était par ordre de la
  commission. J’ai informé la Convention qu’on fusillait des brigands
  par centaines, elle a applaudi à cette lettre, elle en a ordonné
  l’insertion au _Bulletin_. Que faisaient alors ces députés qui
  maintenant s’acharnent contre moi? Ils applaudissaient. Pourquoi me
  continuait-on alors ma mission? J’étais alors le sauveur de la patrie
  et maintenant je suis un homme sanguinaire.»

Malheureusement pour lui, Carrier ignorait, comme il le fit remarquer
dans le même discours, que sept à huit personnes seulement menaient la
Convention. Rien n’était plus exact, mais comme l’Assemblée terrorisée
approuvait tout ce qu’ordonnaient ces sept ou huit personnes, on ne
pouvait rien répondre à l’argumentation de Carrier. Il méritait
assurément d’être guillotiné, mais toute la Convention le méritait avec
lui puisqu’elle avait approuvé les massacres.

La défense de Carrier, justifiée par les lettres du Comité où les
représentants en mission étaient sans cesse stimulés, montre que les
violences de la Terreur résultèrent bien d’un système combiné et
nullement, comme on l’a prétendu quelquefois, d’initiatives
individuelles.

                   *       *       *       *       *

Le besoin de destruction ne s’assouvit pas seulement sur les personnes
pendant la Terreur, mais encore sur les choses. Le vrai croyant est
toujours iconoclaste. Arrivé au pouvoir, il détruit avec un même zèle
les ennemis de sa foi et les images, temples et symboles rappelant la
croyance combattue.

On sait que le premier acte de l’empereur Théodose, converti à la
religion chrétienne, fut de faire abattre la plupart des temples érigés
depuis six mille ans sur les bords du Nil. Ne nous étonnons donc pas de
voir les chefs de la Révolution s’en prendre aux monuments et œuvres
d’art qui constituaient pour eux les vestiges d’un passé abhorré.

Les statues, manuscrits, vitraux et objets d’orfèvrerie furent brisés
avec acharnement. Lorsque Fouché, futur duc d’Otrante sous Napoléon, et
ministre sous Louis XVIII, fut envoyé comme commissaire de la Convention
dans la Nièvre, il ordonna la démolition des tours des châteaux et des
clochers des églises, parce qu’ils «blessaient l’égalité».

Le vandalisme révolutionnaire s’exerça même sur les tombeaux. A la suite
d’un rapport de Barrère à la Convention, les magnifiques tombes royales
de Saint-Denis, parmi lesquelles figurait l’admirable mausolée de Henri
II, par Germain Pilon, furent broyées, les cercueils vidés, le corps de
Turenne envoyé au Muséum comme curiosité, après qu’un gardien en eut
extrait toutes les dents pour les vendre. La moustache et la barbe
d’Henri IV furent arrachées.

On ne peut évidemment voir sans tristesse des hommes éclairés, consentir
à la destruction du patrimoine artistique de la France. Pour les
excuser, il faut se souvenir que les fortes croyances sont génératrices
des pires excès, et aussi que la Convention, presque journellement
envahie par des émeutes, s’inclinait toujours devant les volontés
populaires.

Le sombre récit de toutes ces dévastations ne montre pas seulement la
puissance du fanatisme, mais aussi ce que deviennent les hommes libérés
des liens sociaux et le pays qui tombe entre leurs mains.




CHAPITRE VI

LES ARMÉES DE LA RÉVOLUTION


§ 1.--Les assemblées révolutionnaires et les armées.

Si l’on ne connaissait des assemblées révolutionnaires, et notamment de
la Convention, que leurs dissensions intérieures, leurs faiblesses et
leurs violences, elles auraient laissé un bien sombre souvenir.

Cependant, même pour ses ennemis, cette sanglante époque possède
toujours un incontestable prestige résultant du succès des armées.
Lorsque la Convention se sépara, la France était en effet agrandie de la
Belgique et des territoires situés sur la rive gauche du Rhin.

En considérant la Convention comme un bloc, il est équitable de mettre à
son actif les victoires des armées de la France, mais si on dissocie ce
bloc pour étudier séparément chacun des éléments qui le composent, leur
indépendance apparaît nettement. On constate alors que la Convention eut
en vérité une faible part dans les événements militaires. Les armées à
la frontière, les assemblées révolutionnaires à Paris, formèrent deux
mondes qui s’influencèrent très peu et pensèrent fort différemment.

Nous avons vu la Convention, gouvernement très faible, changer d’idée
chaque jour, suivant les impulsions populaires, et donner l’exemple
d’une profonde anarchie. Ne dirigeant rien, mais étant constamment
dirigée, comment eût-elle pu agir sur les armées?

Complètement absorbée par ses querelles intestines, l’Assemblée avait
abandonné toutes les questions militaires à un comité spécial que
régissait à peu près seul Carnot et dont le véritable rôle fut de
fournir des vivres et des munitions aux troupes. Le mérite de Carnot
consista en outre à diriger les 752.000 hommes dont la France disposait
vers des points stratégiquement utiles, à recommander aux généraux
l’offensive et une sévère discipline.

L’unique participation de l’Assemblée à la défense du pays fut de
décréter des levées en masse. Devant les nombreux ennemis menaçant la
France, aucun gouvernement n’aurait pu se soustraire à une telle mesure.
Pendant quelque temps l’Assemblée envoya en outre aux armées des
représentants chargés de faire guillotiner quelques généraux, mais elle
y renonça assez vite.

En fait, son intervention resta toujours très faible. Les armées, grâce
à leur nombre, à leur enthousiasme, à une tactique improvisée par de
jeunes généraux, se tirèrent victorieusement d’affaire toutes seules.
Elles vainquirent à côté de la Convention et tout à fait en dehors
d’elle.


§ 2.--La lutte de l’Europe contre la Révolution.

Avant d’énumérer les divers facteurs psychologiques qui contribuèrent au
succès des armées révolutionnaires, il est utile de rappeler brièvement
la façon dont s’établit et se développa la lutte de l’Europe contre la
Révolution.

Au début de cette dernière, les souverains étrangers envisageaient avec
satisfaction les difficultés de la monarchie française considérée depuis
longtemps comme une puissance rivale. Le roi de Prusse croyant la France
très affaiblie songeait à s’agrandir à ses dépens, aussi proposa-t-il à
l’empereur d’Autriche d’aider Louis XVI, à la condition de recevoir
comme indemnité la Flandre et l’Alsace. Les deux souverains signèrent,
en février 1792, un traité d’alliance contre nous. Les Français
prévinrent l’attaque en déclarant la guerre à l’Autriche, sous
l’influence des Girondins.

L’armée française subit au début plusieurs échecs. Les alliés
pénétrèrent en Champagne et parvinrent à 200 kilomètres de Paris. La
bataille de Valmy gagnée par Dumouriez les obligea à se retirer.

Bien que 300 Français et 200 Prussiens seulement eussent été tués dans
le combat ses conséquences furent très importantes. Avoir fait reculer
une armée réputée invincible donna une grande hardiesse aux jeunes
troupes révolutionnaires et partout elles prirent l’offensive. En
quelques semaines les soldats de Valmy avaient chassé les Autrichiens de
la Belgique et y étaient accueillis en libérateurs.

Mais c’est surtout sous la Convention, que la guerre prit une extension
considérable. Au commencement de 1793, l’Assemblée déclara la Belgique
réunie à la France. Il en résulta une lutte avec l’Angleterre, qui se
prolongea pendant vingt-deux ans.

Réunis à Anvers en avril 1793, les représentants de l’Angleterre, de la
Prusse et de l’Autriche, résolurent de démembrer la France. Les
Prussiens devaient s’emparer de l’Alsace et de la Lorraine; les
Autrichiens de la Flandre et de l’Artois; les Anglais de Dunkerque.
L’ambassadeur autrichien proposait d’écraser la Révolution par la
terreur «en exterminant la presque totalité de la partie dirigeante de
la nation». Devant de pareilles déclarations il n’y avait qu’à vaincre
ou périr.

Pendant cette première coalition, de 1793 à 1797, la France eut à
combattre sur toutes ses frontières, des Pyrénées jusqu’au Nord.

Au début, elle perdit ses premières conquêtes et subit plusieurs revers.
Les Espagnols s’emparèrent de Perpignan et de Bayonne, les Anglais de
Toulon, les Autrichiens de Valenciennes. C’est alors que la Convention,
vers la fin de 1793, ordonna une levée en masse de tous les Français de
18 à 40 ans et put envoyer aux frontières neuf armées formant un total
d’environ 750.000 hommes. On fondit ensemble les anciens régiments de
l’armée royale avec les bataillons de volontaires et de réquisitionnés.

Les alliés sont repoussés, Maubeuge débloqué à la suite de la victoire
de Wattignies gagnée par Jourdan. Hoche dégage la Lorraine. La France
prend l’offensive, reconquiert la Belgique et la rive gauche du Rhin.
Jourdan bat les Autrichiens à Fleurus, les rejette sur le Rhin, occupe
Cologne et Coblentz. La Hollande est envahie. Les souverains alliés se
résignent à demander la paix et reconnaissent à la France ses conquêtes.

Nos succès furent favorisés par ce fait que les ennemis ne s’engageaient
jamais bien à fond, préoccupés du partage de la Pologne auxquels ils
procédèrent de 1793 à 1795. Chacun voulait être présent au démembrement
pour obtenir davantage. Ce motif avait déjà fait reculer le roi de
Prusse en 1792 après Valmy.

Les hésitations des alliés et leur méfiance réciproque nous furent très
avantageuses. Si, durant l’été de 1793, les Autrichiens avaient marché
sur Paris, nous étions, dit le général Thiébault, «perdus cent fois pour
une». Eux seuls nous ont sauvés en nous donnant le temps de faire des
soldats, des officiers et des généraux.

Après le traité de Bâle, la France n’eut plus sur le continent
d’adversaires importants que les Autrichiens. C’est alors que le
Directoire fit attaquer l’Autriche et l’Italie où elle possédait le
Milanais. Bonaparte fut chargé de cette campagne. Après une année de
luttes, d’avril 1796 à avril 1797, il contraignait les derniers ennemis
de la France à demander la paix.


§ 3.--Facteurs psychologiques et militaires ayant déterminé le succès
des armées révolutionnaires.

Pour saisir les causes du succès des armées révolutionnaires il faut
retenir le prodigieux enthousiasme, l’endurance et l’abnégation de ces
soldats en guenilles et souvent sans chaussures. Tout imprégnés des
principes révolutionnaires, ils se sentaient les apôtres d’une religion
nouvelle, destinée à régénérer le monde.

L’histoire des armées de la Révolution rappelle tout à fait celle des
nomades d’Arabie, qui, fanatisés par l’idéal de Mahomet, se
transformèrent en armées redoutables et conquirent rapidement une partie
du vieux monde romain. Une foi analogue dota les soldats républicains
d’un héroïsme et d’une intrépidité que n’ébranlait aucun revers. Lorsque
la Convention fit place au Directoire, ils avaient libéré la patrie et
reporté chez l’ennemi la guerre d’invasion. A cette époque, il ne
restait plus de vraiment républicains en France que les soldats.

La foi étant contagieuse et la Révolution se présentant comme une ère
nouvelle, plusieurs des peuples envahis, opprimés par l’absolutisme de
leurs rois, reçurent les envahisseurs en libérateurs. Les habitants de
la Savoie accouraient devant les soldats français. A Mayence la foule
les accueillait avec enthousiasme, plantait des arbres de la liberté et
formait une Convention à l’imitation de celle de Paris.

Tant que les armées de la Révolution se heurtèrent à des peuples courbés
sous le joug de monarques absolus et n’ayant aucun idéal personnel à
défendre, le succès fut relativement aisé. Mais quand elles entrèrent en
conflit avec d’autres hommes, possesseurs d’un idéal aussi fort que le
leur, le triomphe devint beaucoup plus difficile.

L’idéal nouveau de liberté et d’égalité capable de séduire des peuples,
dénués de convictions précises et souffrant du despotisme de leurs
maîtres, devait rester naturellement sans action sur ceux possédant un
idéal puissant fixé depuis longtemps dans les âmes. Pour cette raison,
Bretons et Vendéens, dont les sentiments religieux et monarchiques
étaient très forts, luttèrent pendant plusieurs années avec succès
contre les armées de la République.

En mars 1793, les insurrections de la Vendée et de la Bretagne s’étaient
étendues à dix départements. Vendéens dans le Poitou, Chouans en
Bretagne, mirent sur pied 80.000 hommes.

Les conflits entre idéals contraires, c’est-à-dire entre croyances où la
raison ne saurait intervenir étant toujours impitoyables, la lutte avec
la Vendée prit immédiatement ce caractère de sauvagerie féroce observé
toujours dans les guerres de religion. Elle se prolongea jusqu’à la fin
de 1795, époque à laquelle Hoche pacifia la Vendée. Cette pacification
était la simple conséquence de l’extermination à peu près complète de
ses défenseurs.

  «Après deux années de guerre civile, écrit Molinari, la Vendée ne
  présentait plus qu’un effroyable monceau de ruines. Environ 900.000
  individus, hommes, femmes, enfants, vieillards avaient péri, et le
  petit nombre de ceux qui avaient survécu au massacre trouvaient à
  peine de quoi s’alimenter et s’abriter. Les champs étaient dévastés,
  les enclos détruits, les maisons incendiées.»

En dehors de leur foi qui les rendit si souvent invincibles, les soldats
de la Révolution eurent encore l’avantage de voir à leur tête des
généraux remarquables, pleins d’ardeur et formés sur les champs de
bataille.

La plupart des anciens chefs de l’armée ayant, en qualité de nobles,
émigré, on dut organiser un nouveau corps d’officiers. Il en résulta que
ceux doués d’aptitudes militaires innées, eurent l’occasion de les
montrer et franchirent tous les grades dans l’espace de quelques mois.
Hoche, par exemple, caporal en 1789, était général de division et
commandant d’armée à l’âge de vingt-cinq ans. L’extrême jeunesse de ces
chefs leur donnait un esprit d’offensive auquel les armées ennemies
n’étaient pas habituées. Sélectionnés d’après leur seul mérite, n’étant
gênés par aucune tradition, aucune routine, ils réussirent vite à créer
une tactique en rapport avec les nécessités nouvelles.

Aux soldats sans expérience opposés à de vieilles troupes de métier,
dressées suivant les méthodes partout en usage depuis la guerre de Sept
ans, on ne pouvait demander de manœuvres compliquées.

Les attaques se firent simplement par grandes masses. Grâce au nombre
d’hommes que les généraux commandaient, les vides considérables
provoqués par ce procédé efficace mais barbare, pouvaient être
rapidement comblés.

Les masses profondes attaquant l’ennemi à la baïonnette déroutèrent vite
des troupes habituées à des méthodes plus ménagères de la vie des
soldats. La lenteur du tir à cette époque rendait la tactique française
d’un emploi relativement facile. Elle triompha mais au prix de pertes
énormes. On a calculé que, de 1792 à 1800, l’armée française laissa sur
les champs de bataille plus du tiers de ses effectifs (700.000 hommes
sur 2 millions).

                   *       *       *       *       *

Examinant dans cet ouvrage les événements au point de vue psychologique,
nous continuons à dégager des faits les conséquences qu’ils comportent.

L’étude des foules révolutionnaires à Paris et aux armées offre des
tableaux bien différents mais d’une interprétation facile.

Nous avons prouvé que les foules, inaptes au raisonnement, obéissent
uniquement à des impulsions les transformant sans cesse, mais nous avons
vu aussi qu’elles sont très susceptibles d’héroïsme, que l’altruisme est
souvent développé chez elles et qu’on trouve facilement des milliers
d’hommes prêts à se faire tuer pour une croyance.

Des caractères psychologiques si divers doivent nécessairement conduire
à des actes dissemblables et même absolument contraires suivant les
circonstances. L’histoire de la Convention et de ses armées nous en
fournit la preuve. Elle montre des foules composées d’éléments voisins
agissant si différemment à Paris et à la frontière qu’on pourrait croire
qu’il ne s’agit pas du même peuple.

A Paris, les foules sont désordonnées, violentes, meurtrières et
manifestent des exigences changeantes qui rendent tout gouvernement
impossible.

Aux armées, le tableau est entièrement différent. Les mêmes multitudes
d’inadaptés, encadrés par l’élément régulier du peuple paysan et
travailleur, canalisés par la discipline militaire, entraînés par
l’enthousiasme contagieux, supportent héroïquement les privations,
méprisent les périls et contribuent à former le bloc fabuleux qui
triompha des plus redoutables troupes de l’Europe.

Ces faits figurent parmi ceux qu’il faudra toujours invoquer pour
montrer la force d’une discipline. Elle transforme les hommes. Libérés
de son influence, peuples et armées deviennent des hordes barbares.

Cette vérité s’oublie chaque jour davantage. Méconnaissant les lois
fondamentales de la logique collective, on cède de plus en plus aux
mobiles impulsions populaires au lieu d’apprendre à les diriger. Il faut
montrer aux multitudes les voies à suivre. Ce n’est pas elles qui
doivent les tracer.




CHAPITRE VII

PSYCHOLOGIE DES CHEFS DE LA RÉVOLUTION


§ 1.--Mentalité des hommes de la Révolution. Rôle des caractères
violents et des caractères faibles.

On juge avec son intelligence, on se guide avec son caractère. Pour bien
connaître un homme, il faut séparer ces deux éléments.

Pendant les grandes périodes d’action--et les mouvements
révolutionnaires appartiennent naturellement à de telles périodes--le
caractère prend toujours le premier rang.

Ayant décrit, au cours de plusieurs chapitres, les diverses mentalités
qui prédominent dans les temps troublés, nous n’avons pas à y revenir
maintenant. Elles constituent des types généraux que modifie
naturellement la personnalité héréditaire et acquise de chacun.

Nous avons vu le rôle joué par l’élément mystique dans la mentalité
jacobine et le fanatisme féroce auquel il conduisit les sectateurs de la
nouvelle foi.

Nous avons montré aussi que tous les membres des assemblées ne furent
pas des fanatiques. Ceux-ci constituèrent même une minorité, puisque
dans la plus sanguinaire des assemblées de la Révolution, la grande
majorité se composait d’hommes timides et modérés, au caractère neutre.
Avant Thermidor, les membres de ce groupe votèrent par crainte avec les
violents et, après Thermidor, avec les modérés.

En temps de révolution comme d’ailleurs à toutes les époques, ces
caractères neutres, obéissant aux impulsions les plus contraires, sont
toujours les plus nombreux. Ils sont aussi dangereux en réalité que les
violents. La force des derniers s’appuie sur la faiblesse des premiers.

Dans toutes les révolutions, et en particulier la nôtre, on voit une
petite minorité d’esprits bornés, mais décidés, dominer impérieusement
une immense majorité d’hommes, très intelligents parfois, mais dépourvus
de caractère.

A côté des apôtres fanatiques et des caractères faibles, surgissent
toujours en révolution des individus ne songeant qu’à profiter d’elle.
Ils furent nombreux pendant la Révolution française. Leur but était
simplement d’utiliser les circonstances pour s’enrichir. Tels Barras,
Tallien, Fouché, Barrère et bien d’autres. Leur politique consistait
uniquement à se mettre au service du plus fort contre le plus faible.

Dès le début de la Révolution, ces arrivistes, comme on dirait
aujourd’hui, étaient nombreux. C’est ce qui faisait écrire à Camille
Desmoulins, en 1792: «Notre Révolution n’a ses racines que dans
l’égoïsme et dans les amours-propres de chacun, de la combinaison
desquels s’est composé l’intérêt général.»

Si on ajoute aux indications précédentes les observations résumées dans
un autre chapitre sur les diverses formes de mentalités en temps de
bouleversements politiques, on aura déjà une idée générale du caractère
des hommes de la Révolution. Nous allons faire maintenant l’application
des principes précédemment exposés, aux personnages les plus marquants
de la période révolutionnaire.


§ 2.--Psychologie des représentants en mission.

A Paris, la conduite des membres de la Convention était toujours
orientée, contenue ou excitée par l’action de leurs collègues et celle
du milieu.

Pour bien les juger, on doit les observer abandonnés à eux-mêmes sans
contrôle et possédant, par conséquent, toute liberté. Tels furent
justement les représentants envoyés en mission dans les départements par
la Convention.

Le pouvoir de ces délégués était absolu. Aucune censure ne les gênait.
Fonctionnaires et magistrats devaient leur obéir.

Un représentant en mission «réquisitionne, séquestre ou confisque ce que
bon lui semble, taxe, emprisonne, déporte ou décapite qui bon lui semble
et, dans sa circonscription, il est pacha».

Se considérant tous comme des pachas, ils se montraient «traînés par des
carrosses à six chevaux, entourés de gardes, assis à des tables
somptueuses de trente couverts, mangeant au bruit de la musique avec un
cortège d’histrions, de courtisanes et de prétoriens...» A Lyon «la
représentation solennelle de Collot d’Herbois ressemble à celle du Grand
Turc. On ne parvient à son audience qu’après trois demandes itératives;
une file d’appartements précède son salon de réception, personne ne
l’approche qu’à quinze pas de distance».

On se figure la vanité immense de ces dictateurs pénétrant
solennellement dans les villes, entourés de gardes et dont un geste
suffisait à faire tomber les têtes.

Petits avocats sans causes, médecins sans clients, curés défroqués,
robins ignorés, n’ayant connu auparavant qu’une pâle destinée,
devenaient subitement égaux aux plus puissants tyrans de l’histoire. En
guillotinant, noyant, mitraillant sans pitié, au hasard de leurs
fantaisies, ils prenaient conscience de s’élever d’une humble condition
au niveau de célèbres potentats.

Jamais Néron ni Héliogabale ne dépassèrent en tyrannie les représentants
de la Convention. Des lois et des coutumes contenaient toujours un peu
les premiers. Rien ne refrénait les seconds.

  «Fouché, écrit Taine, lorgnette en main, regarde de sa fenêtre une
  boucherie de 210 Lyonnais. Collot, Laporte et Fouché font ripaille en
  grande compagnie les jours de fusillade et au bruit de la décharge se
  lèvent avec des cris d’allégresse, en agitant leurs chapeaux.»

                   *       *       *       *       *

Parmi les représentants en mission à mentalité meurtrière, on peut citer
comme type l’ancien curé Lebon qui, devenu possesseur du pouvoir
suprême, ravagea Arras et Cambrai. Son exemple, avec celui de Carrier,
contribue à montrer ce que devient l’homme soustrait au joug de la
tradition et des lois. La cruauté du féroce conventionnel se compliquait
de sadisme; l’échafaud était dressé sous ses fenêtres, de façon à ce que
lui, sa femme et ses coadjuteurs pussent jouir du carnage. Au pied de la
guillotine, on avait installé une buvette où venaient boire les
sans-culottes. Pour les amuser, le bourreau groupait sur le pavé, en
attitudes ridicules, les corps nus des décapités.

  «La lecture des deux volumes de son procès imprimés à Amiens en 1795,
  peut être placée parmi les cauchemars. Durant vingt audiences, les
  survivants des hécatombes d’Arras et de Cambrai passent dans l’antique
  salle du Bailliage, à Amiens, où l’on juge l’ex-conventionnel. Ce que
  racontent ces fantômes en deuil est inouï. Des rues entières
  dépeuplées; des nonagénaires, des filles de seize ans égorgées après
  un jugement dérisoire; la mort bafouée, insultée, enjolivée, dégustée;
  les exécutions en musique; des bataillons d’enfants recrutés comme
  garde de l’échafaud; des débauches, un cynisme, des raffinements de
  satrape ivre; un roman de Sade devenu épopée; il semble, en assistant
  à ce déballage d’horreurs, que tout un pays, longtemps terrorisé,
  dégorge enfin son épouvante et prend la revanche de sa lâcheté en
  accablant le malheureux qui est là, bouc émissaire d’un régime abhorré
  et vaincu.»

La seule défense de l’ancien curé fut d’avoir obéi à des ordres. Les
faits qui lui furent reprochés étaient connus depuis longtemps et la
Convention ne les avait nullement blâmés.

J’ai signalé plus haut la vanité des représentants en mission revêtus
instantanément d’un pouvoir supérieur à celui des plus puissants
despotes, mais ce sentiment ne suffirait pas à expliquer leur férocité.

Elle provenait de sources diverses. Apôtres d’une foi sévère, les
délégués de la Convention ne devaient, comme les inquisiteurs du
Saint-Office, aucune pitié à leurs victimes. Dégagés en outre de tous
les freins de la tradition et des lois, ils pouvaient donner cours aux
plus sauvages instincts que l’animalité primitive laisse en nous.

La civilisation restreint ces instincts, mais ils ne meurent jamais. Le
besoin de tuer, qui crée les chasseurs, en est le permanent indice. M.
Cunisset-Carnot a montré, dans les lignes suivantes, l’emprise de ce
penchant héréditaire qui, dans la poursuite du plus bénévole gibier,
fait renaître, chez tout chasseur, le barbare.

  «Le plaisir de tuer pour tuer est pour ainsi dire universel, il est le
  fond de la passion cynégétique, car il faut bien convenir
  qu’actuellement, dans les pays civilisés, le besoin de vivre n’est
  plus pour rien dans son expansion. En réalité, nous continuons un
  geste impérieusement imposé à nos sauvages aïeux par les nécessités de
  leur existence durant laquelle il fallait tuer ou mourir de faim,
  alors que plus rien ne le légitime aujourd’hui. Mais c’est ainsi, nous
  n’y pouvons rien, nous ne parviendrons sans doute jamais à rompre les
  chaînes de cet esclavage qui nous serrent depuis si longtemps. Nous ne
  pouvons nous empêcher de goûter un plaisir intense, passionnant
  souvent, à verser le sang des animaux vis-à-vis desquels, lorsque le
  goût de la chasse nous tient, nous arrivons à perdre tout sentiment de
  pitié. Les bêtes les plus douces, les plus jolies, les oiseaux
  chanteurs, charme de nos printemps, tombent sous notre plomb ou
  s’étranglent dans nos filets sans qu’un frémissement de pitié trouble
  notre plaisir de les voir terrorisés, sanglants, se débattre dans les
  horribles souffrances que nous leur infligeons, cherchant à fuir sur
  leurs pauvres pattes cassées ou agitant désespérément leurs ailes qui
  ne peuvent plus les soutenir... L’excuse, c’est la poussée de cet
  atavisme impérieux auquel les meilleurs d’entre nous n’ont pas la
  force de résister.»

En temps ordinaire cet atavisme sanguinaire, contenu par la crainte des
lois, ne peut s’exercer que sur des animaux. Quand les codes n’agissent
plus, il s’applique immédiatement à l’homme, et c’est pourquoi tant de
terroristes trouvèrent un plaisir intense à massacrer. Le mot de Carrier
sur la joie qu’il éprouvait à contempler la figure de ses victimes
pendant leur supplice est fort typique. Chez beaucoup de civilisés la
férocité est un instinct refréné, mais nullement supprimé.


§ 3.--Danton et Robespierre.

Danton et Robespierre représentent les deux principaux personnages de la
Révolution. Je parlerai peu du premier, sa psychologie, d’ailleurs assez
simple, étant fort connue. Surtout orateur de club, impulsif et violent,
il se montra toujours prêt à exciter le peuple. Cruel seulement dans ses
discours, il en regrettait souvent les effets. Dès le début, il brilla
au premier rang alors que son futur rival Robespierre végétait presque
au dernier.

A un moment donné, Danton devint l’âme de la Révolution, mais il était
dépourvu de ténacité et de fixité dans la conduite. En outre il avait
des besoins, alors que Robespierre n’en possédait pas. Le fanatisme
continu du dernier triompha des efforts intermittents du premier. Ce
fut, néanmoins, un spectacle imprévu, de voir un aussi puissant tribun
envoyé à l’échafaud par son pâle, venimeux et médiocre rival.

Robespierre, l’homme le plus influent de la Révolution et le plus
étudié, reste cependant le moins expliqué. Difficilement se comprend
l’influence prodigieuse qui lui donna le droit de vie et de mort, non
seulement sur les ennemis de la Révolution, mais encore sur des
collègues ne pouvant passer pour ennemis du régime.

On ne l’explique pas assurément en disant, avec Taine, que Robespierre
était un cuistre perdu dans des abstractions, ni en affirmant, avec
Michelet, qu’il réussit à cause de ses principes, ni en répétant avec
son contemporain, H. Williams, que «l’un des secrets de son gouvernement
était de prendre, pour marchepied à son ambition, des hommes marqués
d’opprobre ou souillés de crimes».

Impossible de rechercher dans son éloquence les causes de ses succès. Le
regard abrité par des lunettes, il lisait péniblement ses discours,
composés d’abstractions froides et vagues. L’assemblée comptait des
orateurs possédant un talent immensément supérieur, comme Danton et les
Girondins, et ce fut pourtant Robespierre qui les fit périr.

Nous n’avons donc, en réalité, aucune explication acceptable de
l’ascendant que le dictateur finit par acquérir. Sans influence à
l’Assemblée nationale, il devint progressivement le maître aux Jacobins
et à la Convention. «Lorsqu’il est arrivé au Comité de Salut public, il
était déjà, dit Billaud-Varenne, l’être le plus important de la France.»

  «Son histoire, écrit Michelet, est prodigieuse, bien plus que celle de
  Bonaparte. On voit bien moins les fils et les rouages, les forces
  préparées. Ce qu’on voit, c’est un petit avocat avant tout homme de
  lettres. C’est un homme honnête et austère mais de piètre figure, d’un
  talent incolore, qui se trouve un matin soulevé, emporté par je ne
  sais quelle trombe. Rien de tel dans les _Mille et une Nuits_. En un
  moment il va bien plus haut que le trône. Il est mis sur l’autel.
  Étonnante légende.»

Sans doute, les circonstances l’aidèrent considérablement. On se
tournait vers lui comme vers le maître dont chacun éprouvait déjà le
besoin. Mais alors il l’était déjà et c’est justement la cause de son
ascension rapide qu’il s’agit de déterminer. Je supposerais volontiers
chez lui l’existence d’une sorte de fascination personnelle qui nous
échappe aujourd’hui. On peut faire valoir, à l’appui de cette hypothèse,
ses succès féminins. Les jours où il prononce des discours, «les
passages sont obstrués de femmes... il y en a sept ou huit cents dans
les tribunes, et avec quels transports elles l’applaudissent... Aux
Jacobins, quand il parle, il y a des sanglots d’attendrissement, des
cris, des trépignements à faire crouler la salle...» Une jeune veuve,
Mme de Chalabre, possédant quarante mille francs de rente, lui envoie
des lettres incendiaires et veut absolument l’épouser.

Il ne faudrait pas chercher dans le caractère de Robespierre les causes
de sa popularité. Tempérament hypocondriaque, intelligence médiocre,
incapable de saisir les réalités, confiné dans les abstractions,
astucieux et dissimulé, sa note dominante fut un orgueil excessif qui ne
cessa de croître jusqu’à son dernier jour. Grand prêtre d’une foi
nouvelle, il se croyait envoyé de Dieu sur la terre pour établir le
règne de la vertu. On lui écrit «qu’il est le Messie que l’Être éternel
a promis pour réformer toute chose».

Rempli de prétentions littéraires, il polissait longuement ses discours.
Sa jalousie profonde à l’égard des orateurs ou des gens de lettres, tels
que Camille Desmoulins, causa leur mort.

  «Ceux qui furent particulièrement en butte à la rage du tyran, écrit
  l’auteur cité plus haut, ce furent les hommes de lettres. Contre eux,
  en Robespierre, la jalousie d’un confrère se mêlait à la fureur de
  l’oppresseur; car la haine dont il les poursuivait s’animait moins de
  leur résistance à son despotisme que du talent dont ils avaient
  éclipsé le sien.»

Le mépris du dictateur pour ses collègues était immense et peu
dissimulé. Donnant audience à Barras, à l’heure de sa toilette, il
acheva de se raser, crachant du côté de son collègue, comme s’il
n’existait pas, et dédaignant de répondre à ses questions.

Il enveloppait d’un même dédain haineux les bourgeois et les députés.
Seule la multitude trouvait grâce devant lui: «Quand le peuple souverain
exerce le pouvoir, disait-il, il n’y a qu’à s’incliner. Dans tout ce
qu’il fait, tout est vertu et vérité, rien ne peut être excès, erreur ou
crime.»

Robespierre avait le délire des persécutions. S’il fit trancher tant de
têtes, ce ne fut pas seulement en raison de sa mission d’apôtre, mais
encore parce qu’il se croyait entouré d’ennemis et de conspirateurs. «Si
grande que fût la lâcheté de ses collègues devant lui, écrit M. Sorel,
la peur qu’il avait d’eux la dépassait encore.»

Sa dictature, absolue pendant cinq mois, est un frappant exemple de
l’empire de certains meneurs. Qu’un tyran possesseur d’une armée fasse
périr qui bon lui semble, on le comprend aisément. Mais qu’un homme seul
réussisse à envoyer successivement à la mort un grand nombre de ses
égaux, voilà qui ne s’explique pas facilement.

La puissance de Robespierre fut si complète qu’il put livrer au Tribunal
révolutionnaire et par conséquent à l’échafaud, les plus illustres
députés: Camille Desmoulins, Hébert, Danton et bien d’autres. Les
brillants Girondins s’effondrèrent devant lui. Il s’attaqua même à la
redoutable Commune, fit guillotiner ses chefs et les remplaça par une
Commune nouvelle, dévouée à ses ordres.

Afin de se débarrasser plus vite des hommes qui lui déplaisaient, il
avait fait voter la loi de Prairial, qui permettait d’exécuter les
simples suspects et grâce à laquelle il fit couper à Paris 1.373 têtes
en quarante-neuf jours. En proie à une folle terreur, ses collègues ne
couchaient plus chez eux. Une centaine de députés à peine assistaient
aux séances. David disait: «Je crois que nous ne resterons pas vingt
membres de la Montagne.»

L’excès seul de sa confiance en sa force et dans la lâcheté des membres
de la Convention perdit Robespierre. Ayant voulu leur faire voter une
loi permettant d’envoyer les députés devant le Tribunal révolutionnaire,
c’est-à-dire à l’échafaud, sans l’autorisation de l’Assemblée et sur
l’ordre du comité qu’il dirigeait, plusieurs Montagnards conspirèrent
avec quelques membres de la Plaine pour le renverser. Tallien, se
sachant marqué pour une prochaine exécution et n’ayant par conséquent
rien à perdre, l’accusa bruyamment de tyrannie. Robespierre voulut se
défendre, en lisant un discours longtemps remanié, mais il apprit à ses
dépens que s’il est possible de faire périr les hommes au nom de la
logique, ce n’est pas avec elle que se conduit une assemblée. Les
clameurs des conjurés couvrirent sa voix. Le cri: «A bas le tyran!»
bientôt répété, grâce à la contagion mentale, par beaucoup des membres
présents suffit pour le renverser. Sans perdre un instant, l’assemblée
le décréta d’accusation.

La Commune ayant voulu le sauver, la Convention le mit hors la loi.
Touché par cette formule magique, il était définitivement perdu.

  «Ce «hors la loi», écrit H. Williams, produisait à cette époque sur un
  Français le même effet que le cri de la peste: celui qui en était
  l’objet devenait civilement excommunié, et il semblait qu’on dût être
  contaminé en passant dans l’air qu’il avait respiré. Tel fut l’effet
  qu’il produisit sur les canonniers qui braquaient leurs pièces contre
  la Convention. Sans avoir reçu d’autre ordre mais en entendant que la
  Commune était «hors la loi» ils tournèrent immédiatement leurs
  batteries.»

Robespierre et toute sa bande: Saint-Just, le président du Tribunal
révolutionnaire, le maire de la Commune, etc., furent guillotinés le 10
thermidor au nombre de 21. Leur exécution fut suivie le lendemain d’une
nouvelle fournée de 70 Jacobins et le surlendemain de 13. La Terreur,
qui durait depuis dix mois, était terminée.

L’écroulement de l’édifice jacobin en Thermidor est un des plus curieux
événements psychologiques de la période révolutionnaire. Aucun des
Montagnards qui suscitèrent la chute de Robespierre n’avait en effet
songé un seul instant qu’elle marquerait le terme de la Terreur.

Tallien, Barras, Fouché, etc. renversèrent Robespierre comme ils avaient
déjà renversé Hébert, Danton, les Girondins et bien d’autres. Mais quand
les acclamations de la foule leur apprirent que la mort de Robespierre
était considérée comme mettant fin au régime de la Terreur, ils agirent
comme si telle avait été leur intention. Ils y furent d’autant plus
obligés d’ailleurs que la Plaine, c’est-à-dire la grande majorité de
l’Assemblée, qui s’était laissée décimer par Robespierre, se révolta
furieusement contre le régime que, tout en l’abhorrant, elle avait
acclamé si longtemps. Rien n’est aussi terrible que les hommes ayant eu
peur quand ils n’ont plus peur. La Plaine se vengea d’avoir été
terrorisée par la Montagne en la terrorisant à son tour.

La servilité des collègues de Robespierre à la Convention ne reposait
nullement sur des sentiments de sympathie à son égard. Le dictateur leur
inspirait un insurmontable effroi, mais derrière les marques
d’admiration et d’enthousiasme qu’ils lui prodiguaient par peur, se
dissimulait une haine intense. On s’en rend compte à la lecture des
rapports insérés après sa mort au _Moniteur_ des 11, 15 et 29 août 1794
par divers députés et, notamment, celui «sur la conspiration des
triumvirs, Robespierre, Couthon et Saint-Just». Jamais esclaves
n’invectivèrent davantage le maître tombé.

On y apprend que «ces monstres renouvelaient, depuis quelque temps, les
plus horribles proscriptions de Marius et de Sylla». Robespierre y est
représenté comme un effroyable scélérat; on assure que «comme Caligula,
il n’eût pas tardé à vouloir que le peuple français adorât son cheval...
Il cherchait la sécurité dans le supplice de tout ce qui pouvait
éveiller un seul de ses soupçons».

Ces rapports oublient d’ajouter, que le pouvoir de Robespierre ne
s’appuyait nullement, comme celui de Sylla ou de Marius auxquels ils
font allusion, sur une solide armée, mais simplement sur l’adhésion
répétée des membres de la Convention. Sans leur extrême lâcheté, la
puissance du dictateur n’aurait pas duré un seul jour.

Robespierre représente un des plus odieux tyrans de l’histoire, mais il
se distingue de tous les autres par ce fait qu’il fut un tyran sans
soldats.

On peut résumer ses doctrines en disant qu’il incarna plus que personne,
sauf Saint-Just peut-être, la foi jacobine avec sa logique étroite, son
mysticisme intense et son inflexible raideur. Il compte encore des
panégyristes aujourd’hui. M. Hamel le qualifie de «martyr de Thermidor».
On a parlé de lui élever un monument. J’y souscrirai volontiers,
considérant qu’il n’est pas inutile de conserver les traces de
l’aveuglement des foules, et de l’extraordinaire platitude dont peut se
montrer capable une assemblée, devant le meneur qui sait la manier. Sa
statue rappellera les cris d’admiration et d’enthousiasme passionnés de
la Convention acclamant les mesures du dictateur la menaçant le plus, la
veille même du jour où elle allait le renverser.


§ 4.--Fouquier-Tinville, Marat, Billaud-Varenne, etc.

Je réunis dans un même paragraphe quelques révolutionnaires rendus
célèbres par le développement de leurs instincts sanguinaires. A leur
férocité se joignaient d’autres sentiments, la peur et la haine, ne
pouvant que la fortifier.

Fouquier-Tinville, accusateur public du Tribunal révolutionnaire, fut un
des personnages qui laissèrent le plus sinistre souvenir. Ce magistrat,
jadis réputé par sa douceur, et qui devint l’homme sanguinaire dont la
mémoire réveille tant de répulsion, m’a déjà servi d’exemple dans
d’autres ouvrages, pour montrer les transformations de certains
caractères en temps de révolution.

Très besogneux au moment de la chute du régime monarchique, il avait
tout à espérer d’un bouleversement social et rien à y perdre. C’était un
de ces hommes que les périodes de désordre trouvent toujours prêtes à
les soutenir.

La Convention lui avait abandonné ses pouvoirs. Il eut à se prononcer
sur le sort de près de deux mille accusés, parmi lesquels la reine
Marie-Antoinette, les Girondins, Danton, Hébert, etc. Il faisait
exécuter tous les suspects qu’on lui désignait et trahissait sans
scrupule ses anciens protecteurs. Dès que l’un d’eux tombait du pouvoir:
Camille Desmoulins, Danton, ou tout autre, il requérait contre lui.

Fouquier-Tinville possédait une âme très basse que la Révolution fit
surgir. En temps normal, encadré par des règles professionnelles, sa
destinée eût été celle d’un magistrat pacifique et ignoré. Ce fut
justement le sort de son substitut au Tribunal révolutionnaire,
Gilbert-Liendon. «Il eût dû, écrit M. Durel, inspirer la même horreur
que son collègue, et cependant il a fini sa carrière dans la haute
magistrature impériale.»

Un des grands bienfaits d’une société organisée est précisément de
canaliser ces caractères dangereux que les freins sociaux seuls peuvent
maintenir.

Fouquier-Tinville mourut sans comprendre sa condamnation, et, au point
de vue révolutionnaire, rien ne la justifiait. N’avait-il pas simplement
exécuté avec zèle les ordres de ses chefs? Impossible de l’assimiler à
ces représentants envoyés en province et qu’on ne pouvait surveiller.
Les délégués de la Convention examinaient tous ses actes et les
approuvèrent jusqu’au dernier jour. Si sa cruauté et sa façon sommaire
de faire juger les prisonniers n’avaient été encouragées par ses chefs,
il n’eût pas conservé son pouvoir. En condamnant Fouquier-Tinville, la
Convention condamnait son affreux régime. Elle le comprit et envoya
également à l’échafaud plusieurs des terroristes dont Fouquier-Tinville
n’avait été que le fidèle agent d’exécution.

A côté de Fouquier-Tinville, on peut placer Dumas, qui présidait le
Tribunal révolutionnaire, et se montra également d’une cruauté
excessive, greffée d’ailleurs sur une peur intense. Il ne sortait pas
sans deux pistolets chargés, se barricadait chez lui et ne parlait aux
visiteurs qu’à travers un guichet. Sa méfiance à l’égard de tout le
monde, y compris sa femme, était complète. Il fit même emprisonner cette
dernière, et allait la faire exécuter quand advint Thermidor.

                   *       *       *       *       *

Parmi les personnages que la Convention mit en lumière, un des plus
farouches fut Billaud-Varenne. On peut le considérer comme un type
complet de férocité bestiale.

  «En ces heures de colères fécondes, d’angoisses héroïques, il reste
  calme, s’acquittant méthodiquement de sa besogne--et cette besogne est
  effroyable; il paraît, officiellement, aux massacres de l’Abbaye,
  félicite les égorgeurs et leur promet salaire; sur quoi, il rentre
  chez soi, comme s’il revenait de la promenade. Le voici présidant le
  club des Jacobins, présidant la Convention, membre du Comité de Salut
  public: il traîne les Girondins à l’échafaud, il y traîne la reine, il
  y traîne son ancien patron, Danton, qui a dit de lui: «Billaud a un
  poignard sous la langue.» Il approuve les canonnades de Lyon, les
  noyades de Nantes, les fournées d’Arras; il organise l’impitoyable
  commission d’Orange: il est des lois de Prairial; il stimule
  Fouquier-Tinville; sur tous les décrets de mort, son nom se retrouve
  souvent le premier: il signe avant ses collègues, il est sans pitié,
  sans émotion, sans enthousiasme: quand les autres s’effarent,
  hésitent, reculent, lui va son train, parlant par sentences ampoulées,
  «secouant sa crinière de lion»; car pour mettre sa face impassible et
  froide en harmonie avec les exubérances qui l’entourent, il s’affuble
  maintenant d’une perruque jaune qui ferait rire sur toute autre tête
  que sur la tête sinistre de Billaud-Varenne. Quand Robespierre,
  Saint-Just et Couthon sont menacés à leur tour, il les abandonne,
  passe à l’adversaire, les pousse sous la hache... Pourquoi? Dans quel
  but? On ne sait pas il n’est ambitieux de rien; il n’a désir ni
  d’argent ni de puissance.»

Je ne crois pas qu’il soit difficile de répondre au pourquoi de la
citation précédente. La soif du meurtre, dont nous parlions plus haut,
très répandue chez certains criminels, explique parfaitement la conduite
de Billaud-Varenne. Les bandits de ce type tuent pour tuer, comme les
chasseurs abattent le gibier, pour le simple plaisir d’exercer leurs
instincts destructeurs. En temps ordinaire, les hommes doués de ces
penchants homicides les refrènent généralement par crainte du gendarme
et de la guillotine. Aux époques où ils peuvent leur donner libre cours,
rien ne les arrête. Tel fut le cas de Billaud-Varenne et de bien
d’autres.

                   *       *       *       *       *

La psychologie de Marat est un peu plus compliquée, non seulement parce
qu’à son besoin de meurtre, se superposaient d’autres éléments:
amour-propre jadis blessé, ambition, croyances mystiques, etc., mais
encore parce qu’on peut le considérer comme un demi-aliéné atteint du
délire des grandeurs et hanté par des idées fixes.

Il avait eu avant la Révolution de grandes prétentions scientifiques,
mais personne n’attacha d’importance à ses divagations. Rêvant de places
et d’honneurs, il n’avait obtenu qu’une situation très subalterne chez
un grand seigneur. La Révolution lui ouvrit un avenir inespéré. Gonflé
de haine contre l’ancienne société qui méconnut ses mérites, il se mit à
la tête des plus violents. Après avoir glorifié publiquement les
massacres de Septembre, il fonda un journal dénonçant tout le monde et
réclamant sans cesse des exécutions.

Parlant constamment des intérêts du peuple, Marat en devint l’idole. La
plupart de ses collègues, cependant, le méprisaient fort. Échappé au
poignard de Charlotte Corday, il n’eût sûrement pas évité le couperet de
la guillotine.


§ 5.--Destinée des Conventionnels qui survécurent à la Révolution.

A côté des Conventionnels dont la psychologie présente des caractères
particuliers, il en est d’autres, Barras, Fouché, Tallien, Merlin de
Thionville, etc., complètement dénués de croyances ou de principes, ne
demandant qu’à s’enrichir.

Ils surent édifier sur la misère publique de brillantes fortunes. En
temps ordinaire on les aurait qualifiés de simples scélérats, mais aux
périodes de révolution tout critérium du vice et de la vertu semble
avoir disparu.

Si quelques rares Jacobins restèrent fanatiques, la plupart renoncèrent
à leurs convictions dès qu’ils obtinrent richesses et honneurs en
devenant les fidèles courtisans de Napoléon. Cambacérès qui, s’adressant
à Louis XVI en prison, l’appelait Louis Capet, exigeait de ses
familiers, sous l’Empire, d’être qualifié Altesse en public et
Monseigneur dans l’intimité, montrant ainsi à quel sentiment d’envie
correspondait le besoin d’égalité chez beaucoup de Jacobins.

  «La plupart des Jacobins, écrit M. Madelin, s’étaient fortement
  enrichis et possédaient comme Chabot, Bazire, Merlin, Barras,
  Boursault, Tallien, Barrère, etc., des châteaux et des terres. Ceux
  qui n’étaient pas encore enrichis devaient l’être bientôt... Dans le
  seul Comité de l’an III, état-major du parti thermidorien, on trouve
  un futur prince, 13 futurs comtes, 5 futurs barons, 7 futurs sénateurs
  de l’Empire, 6 futurs conseillers d’État et à côté d’eux à la
  Convention, on rencontre, du futur duc d’Otrante au futur comte
  Regnault, 50 démocrates qui avant quinze ans posséderont titres,
  armoiries, panaches, carrosses, dotations, majorats, hôtels et
  châteaux. Fouché mourra avec quinze millions.»

Les privilèges si décriés de l’ancien régime se trouvèrent ainsi
rétablis au profit de la bourgeoisie. Pour arriver à ce résultat il
avait fallu ruiner la France, incendier des provinces entières,
multiplier les supplices, plonger d’innombrables familles dans le
désespoir, bouleverser l’Europe et faire périr les hommes par centaines
de mille sur les champs de bataille.

                   *       *       *       *       *

En terminant ce chapitre consacré à la psychologie de divers personnages
de la Révolution, nous rappellerons ce que nous avons dit des jugements
possibles sur les hommes de cette période.

Si le moraliste est obligé de se montrer sévère à l’égard de certaines
individualités, parce qu’il les juge d’après les types qu’une société
doit respecter pour se maintenir, le psychologue n’est pas tenu à la
même rigueur. Son but est de comprendre et devant une compréhension
complète, la critique s’évanouit.

L’âme humaine est un bien fragile mécanisme et les marionnettes qui
s’agitent sur le théâtre de l’histoire savent rarement résister aux
forces puissantes qui les poussent. L’hérédité, le milieu, les
circonstances, sont d’impérieux maîtres. Nul ne peut dire avec certitude
quelle eût été sa conduite, à la place des hommes dont il essaie
d’interpréter les actions.




LIVRE III

LA LUTTE ENTRE LES INFLUENCES ANCESTRALES ET LES PRINCIPES
RÉVOLUTIONNAIRES




CHAPITRE I

LES DERNIÈRES CONVULSIONS DE L’ANARCHIE. LE DIRECTOIRE.


§ 1.--Psychologie du Directoire.

Les diverses assemblées révolutionnaires ayant été composées en partie
des mêmes hommes, on pourrait croire leur psychologie bien voisine.

Aux époques ordinaires, il en serait ainsi, la constance du milieu
déterminant celle des caractères. Mais lorsque les circonstances
changent rapidement comme sous la Révolution, les caractères doivent se
transformer pour s’y adapter. Tel fut justement le cas du Directoire.

Cette dernière forme de gouvernement se composait d’Assemblées
distinctes: deux nombreuses, celles des diverses catégories de députés,
et une très restreinte, celle des cinq directeurs.

Les Assemblées de députés rappelèrent fort par leur faiblesse la
Convention. Elles n’avaient plus à obéir aux émeutes populaires
refrénées avec énergie par les Directeurs, mais elles cédaient sans
discussion aux injonctions dictatoriales de ces derniers.

Les premiers députés élus étaient généralement modérés. Tout le monde se
montrait alors excédé de la tyrannie jacobine. La nouvelle Assemblée
rêvait de relever les ruines dont la France était couverte et d’établir
un régime de gouvernement libéral sans violence.

Mais par une de ces fatalités, qui fut une loi de la Révolution et
montre combien le déroulement des événements est parfois supérieur aux
volontés des hommes, on peut dire que les députés, malgré leurs bonnes
intentions, firent toujours, comme leurs prédécesseurs, le contraire de
ce qu’ils voulaient faire. Ils souhaitaient d’être modérés et se
montrèrent violents, ils désiraient éliminer l’influence des Jacobins,
et se laissèrent conduire par eux, ils rêvaient de réparer les ruines et
ne réussirent qu’à en accumuler d’autres, ils aspiraient à la paix
religieuse et finirent par persécuter et massacrer les prêtres avec plus
de rigueur que pendant la Terreur.

La psychologie de la petite assemblée formée par les cinq directeurs fut
très différente de celle des assemblées de députés. Aux prises avec les
difficultés de chaque jour, les directeurs étaient obligés de les
résoudre, alors que les grandes assemblées, sans contact avec les
réalités, n’avaient que des aspirations.

La pensée dominante des directeurs était très simple. Fort indifférents
aux principes, ils voulaient avant tout rester les maîtres. Pour y
arriver ils n’hésitèrent pas à recourir aux mesures les plus illégales
et les plus violentes, annulant même les élections d’un grand nombre de
départements lorsqu’elles les gênaient.

Se sentant incapables de réorganiser la France, ils l’abandonnèrent à
elle-même. Par leur despotisme, ils parvinrent à la dominer, mais ne la
gouvernèrent jamais. Or, ce qui manquait le plus au pays à ce moment-là,
c’était d’être gouverné.

La Convention a laissé dans l’histoire la réputation d’un gouvernement
fort, et le Directoire celle d’un gouvernement faible. Le contraire est
exact. C’est le Directoire qui fut le gouvernement fort.

On expliquerait psychologiquement cette différence entre le gouvernement
du Directoire et celui des assemblées précédentes en faisant observer
qu’une réunion de 6 ou 700 personnes peut bien avoir des élans
d’enthousiasme contagieux comme dans la nuit du 4 août, ou même des
accès de volonté énergique comme celui de lancer un défi à tous les
rois. Mais de telles impulsions sont trop peu durables pour posséder
quelque force. Un comité de cinq membres, facilement dominé par la
volonté d’un seul, est beaucoup plus susceptible de résolutions
continues, c’est-à-dire de persévérance dans une ligne régulière de
conduite.

Le gouvernement du Directoire se montra toujours incapable de gouverner,
mais de volonté forte il ne manqua jamais. Rien ne le contenant, ni le
respect de la légalité, ni les égards pour les citoyens, ni l’amour de
l’intérêt public, il put faire peser sur la France un despotisme que,
depuis le commencement de la Révolution, aucun gouvernement, y compris
la Terreur, n’avait rendu aussi écrasant.

Bien qu’utilisant des méthodes analogues à celles de la Convention et
dirigeant la France de la façon la plus tyrannique, le Directoire, pas
plus que la Convention, ne parvint jamais à être le maître.

Ce fait, déjà signalé précédemment, prouve une fois encore l’impuissance
des contraintes matérielles à dominer les forces morales. On ne saurait
trop redire que le véritable guide de l’homme est l’armature morale
édifiée par ses aïeux.

Habitués à vivre dans une société organisée, étayée sur des codes et des
traditions respectés, nous nous représentons difficilement l’état d’une
nation privée d’une telle armature. De notre milieu, nous ne voyons le
plus souvent que les côtés gênants, oubliant facilement qu’une société
n’est possible qu’à la condition d’imposer certaines entraves et que
l’attirail des lois, des mœurs, des coutumes, constitue un frein aux
instincts naturels de barbarie ne périssant jamais tout entiers.

L’histoire de la Convention et du Directoire qui en fut la suite, montre
clairement à quel degré de désordre peut tomber une nation privée de son
ancienne structure, et n’ayant plus pour guide que les artificielles
combinaisons d’une raison trop courte.


§ 2.--Gouvernement despotique du Directoire. Renaissance de la Terreur.

Dans le but de détourner l’attention, d’occuper l’armée et de se créer
des ressources, par le pillage de pays voisins, les Directeurs
décidèrent de reprendre les guerres de conquêtes qui avaient réussi à la
Convention.

Elles continuèrent pendant tout leur règne. Les armées, surtout en
Italie, en retirèrent un riche butin.

Quelques-unes des populations envahies se montrèrent assez simples pour
supposer ces invasions faites dans leur intérêt. Elles ne mirent pas
longtemps à découvrir que toutes les opérations militaires
s’accompagnaient de contributions écrasantes, de pillages des églises,
des caisses publiques, etc.

Les conséquences finales de cette politique de conquête furent la
formation d’une nouvelle coalition contre la France prolongée jusqu’en
1801.

Indifférents à l’état du pays et incapables de le réorganiser, les
Directeurs se préoccupaient surtout de lutter contre les conspirations
sans cesse renaissantes afin de garder le pouvoir.

Cette tâche suffisait à occuper leurs loisirs car les partis politiques
ne désarmaient pas. L’anarchie était devenue telle, que tout le monde
réclamait une main assez puissante pour rétablir l’ordre. Chacun
sentait, y compris les Directeurs, que le régime républicain ne pouvait
plus durer.

Les uns rêvaient de rétablir la royauté, d’autres le régime terroriste,
d’autres songeaient à un général. Seuls les acquéreurs des biens
nationaux redoutaient un changement de régime.

L’impopularité du Directoire grandissait chaque jour et lorsque en mai
1797 arriva le renouvellement du tiers de l’Assemblée, la plupart des
élus étaient hostiles au régime.

Les Directeurs ne se trouvèrent pas embarrassés pour si peu. Ils
annulèrent les élections de quarante-neuf départements: 154 des nouveaux
députés furent invalidés et expulsés, 53 condamnés à la déportation.
Parmi ces derniers figuraient les noms les plus illustres de la
Révolution: Portalis, Carnot, Tronson du Coudray, etc.

Pour intimider les électeurs, des commissions militaires condamnèrent à
mort, un peu au hasard, cent soixante personnes et en expédièrent à la
Guyane trois cent trente dont la moitié mourut rapidement. Les émigrés
et les prêtres rentrés en France se virent violemment expulsés. C’est ce
qu’on appela le coup d’État de Fructidor.

Ce coup d’État, qui frappait surtout les modérés, ne fut pas d’ailleurs
le seul et un autre le suivit bientôt. Les Directeurs, trouvant les
députés jacobins trop nombreux à la suite de nouveaux votes, cassèrent
les élections d’une soixantaine d’entre eux.

Ce qui précède montre le tempérament tyrannique des membres du
Directoire, mais il apparaît plus nettement encore dans le détail de
leurs mesures. Les nouveaux maîtres se révélèrent aussi sanguinaires que
les plus féroces conventionnels de la Terreur. La guillotine n’était
plus établie en permanence, mais remplacée par la déportation dans des
conditions laissant aux victimes peu de chance de survivre. Expédiées à
Rochefort dans des cages de fer grillagées exposées à toutes les
intempéries, elles étaient ensuite entassées sur des bateaux.

  «Dans l’entrepont de la _Décade_ et de la _Bayonnaise_, dit Taine, les
  malheureux encagés, suffoqués par le manque d’air et la chaleur
  torride, rudoyés, volés, meurent de faim ou d’asphyxie et la Guyane
  achève l’œuvre de la traversée: des 193 apportés par la _Décade_, il
  en reste 39 au bout de 22 mois; des 120 apportés par la _Bayonnaise_
  il en reste 1.»

Constatant partout une renaissance catholique et s’imaginant que le
clergé conspirait contre eux, les Directeurs firent déporter ou envoyer
au bagne, en une seule année, 1.448 prêtres, sans parler d’un grand
nombre fusillés sommairement. La Terreur était en réalité complètement
rétablie.

Le despotisme autocratique du Directoire s’exerça également dans toutes
les branches de l’administration, notamment les finances. C’est ainsi
qu’ayant besoin de six cents millions, il fit voter par des députés,
toujours dociles, un impôt progressif dont on ne retira d’ailleurs que
douze millions. Ayant voulu récidiver un peu plus tard, il décréta un
emprunt forcé de cent millions qui eut pour résultat la fermeture des
ateliers, l’arrêt des affaires, le renvoi des domestiques. Ce fut
seulement au prix de ruines complètes que quarante millions purent être
obtenus.

Pour s’assurer la domination en province, le Directoire fit voter une
loi dite des otages, d’après laquelle une liste d’otages, responsables
de tous les délits, était dressée dans chaque commune.

On comprend quelles haines provoquait un pareil régime. A la fin de
1799, 14 départements se trouvaient en révolte et 46 prêts à se
soulever. Si le Directoire avait duré, la dissolution de la société eût
été complète.

Cette dissolution était du reste fort avancée. Finances, administration,
tout s’écroulait. Les recettes du Trésor, constituées par des assignats
tombés au centième de leur valeur nominale, demeuraient à peu près
nulles. Les rentiers et les officiers ne parvenaient plus à se faire
payer.

La France donnait alors aux voyageurs l’impression d’une contrée ravagée
par la guerre et abandonnée de ses habitants. Les ponts, les digues, les
édifices écroulés rendaient toute circulation impossible. Les routes,
désertées depuis longtemps, étaient infestées de brigands. On ne pouvait
parcourir certains départements qu’en achetant des sauf-conduits aux
chefs de bande. L’industrie et le commerce se trouvaient ruinés. A Lyon,
13.000 ateliers sur 15.000 avaient dû se fermer. Lille, Le Havre,
Bordeaux, Lyon, Marseille, etc., semblaient des villes mortes. La misère
et la famine se montraient générales.

La désorganisation morale n’apparaissait pas moindre. Le luxe, la soif
des plaisirs, les dîners, les parures, les ameublements formaient
l’apanage d’une société nouvelle composée uniquement d’agioteurs, de
fournisseurs aux armées, de financiers véreux enrichis par le pillage.
Ils donnèrent à Paris cet aspect superficiel de luxe et de gaîté qui
illusionna tant d’historiens sur cette époque, où un faste insolent
côtoyait une misère générale.

La chronique du Directoire, telle que la racontent les livres, contribue
à montrer de quelles inexactitudes est tissée la trame de l’histoire. Le
théâtre s’est emparé de cette époque dont les modes sont imitées encore.
Elle a laissé le souvenir d’une période joyeuse où tout renaissait après
le sombre drame de la Terreur. En réalité pourtant, le régime du
Directoire ne valut pas mieux que celui de la Terreur et fut aussi
sanguinaire. Il avait fini par inspirer tant de haines que les
Directeurs, sentant l’impossibilité de durer, cherchaient eux-mêmes le
dictateur capable de les remplacer et aussi de les protéger.


§ 3.--L’avènement de Bonaparte.

Nous venons de voir qu’à la fin du Directoire, l’anarchie et la
désorganisation étaient telles que tout le monde réclamait désespérément
l’homme énergique capable de rétablir l’ordre. Dès 1795, plusieurs
députés avaient songé un instant à relever la royauté. Louis XVIII,
ayant eu la maladresse de proclamer qu’il restaurerait intégralement
l’ancien régime, rendrait les propriétés à leurs premiers maîtres et
punirait les hommes de la Révolution, on s’en était détourné
immédiatement. L’expédition insensée de Quiberon acheva d’aliéner au
futur souverain ses partisans. Les royalistes firent preuve, pendant
toute la durée de la Révolution, d’une incapacité et d’une étroitesse
d’esprit justifiant la plupart des mesures de rigueur prises contre eux.

La monarchie étant impossible, il fallut bien chercher un général. Un
seul existait dont le nom s’imposa: Bonaparte. La campagne d’Italie
venait de l’illustrer. Après la traversée des Alpes, il avait marché de
victoire en victoire, pénétré à Milan et à Venise et obtenu partout
d’importantes contributions de guerre. Il se dirigeait sur Vienne et
n’en était plus qu’à vingt-cinq lieues, lorsque l’empereur d’Autriche se
décida à demander la paix.

Mais si grand que fût son renom, le jeune général ne le jugeait pas
encore suffisant. Pour l’accroître, il persuada au Directoire qu’on
ébranlerait la puissance de l’Angleterre par l’invasion de l’Égypte, et,
en mai 1798, il s’embarquait à Toulon.

Ce besoin d’augmenter son prestige partait d’une conception
psychologique très sûre, fort bien expliquée par lui à Sainte-Hélène:

  «Les généraux les plus influents et les plus éclairés pressèrent
  longtemps le général d’Italie de faire un mouvement et de se mettre à
  la tête de la République; il s’y refusa: il n’était pas encore assez
  fort pour marcher tout seul. Il avait sur l’art de gouverner et sur ce
  qu’il fallait à une grande nation, des idées si différentes des hommes
  de la Révolution et des assemblées, que, ne pouvant agir seul, il
  craignait de compromettre son caractère. Il se détermina à partir pour
  l’Égypte, mais résolu de reparaître si les circonstances venaient à
  rendre sa présence nécessaire ou utile.»

Bonaparte ne séjourna pas longtemps en Égypte. Rappelé par des amis, il
débarqua à Fréjus et l’annonce de son retour provoqua un enthousiasme
universel. On illuminait partout. La France collaborait d’avance au coup
d’État préparé par lui avec Sieyès, deux Directeurs et les principaux
ministres. Le complot fut organisé en trois semaines. Son exécution, le
18 brumaire, s’accomplit avec une extrême facilité.

Tous les partis éprouvèrent une joie immense à être débarrassés des
bandes sinistres qui opprimaient et exploitaient le pays depuis si
longtemps. Les Français allaient subir sans doute un régime despotique
mais il ne pouvait être aussi intolérable que celui supporté depuis tant
d’années.

L’histoire du coup d’État de brumaire justifie bien ce que nous avons
déjà répété relativement à l’impossibilité de porter des jugements
exacts sur les événements en apparence les plus connus et attestés par
le plus de témoins.

On sait quelles étaient, il y a une trentaine d’années, les idées sur le
coup d’État de brumaire. On le jugeait comme un crime commis par
l’ambition d’un homme appuyé sur son armée. En fait, l’armée n’y joua
aucun rôle. La petite troupe qui expulsa les rares députés récalcitrants
n’était pas composée de militaires mais des gendarmes mêmes de
l’Assemblée. Le véritable auteur du coup d’État fut le gouvernement
lui-même, avec la complicité de la France entière.


§ 4.--Causes de la durée de la Révolution.

Si on limitait la Révolution au temps nécessaire pour la conquête de ses
principes fondamentaux: égalité devant la loi, libre accession aux
charges publiques, souveraineté populaire, contrôle des dépenses, etc.,
on pourrait dire qu’elle dura seulement quelques mois. Vers le milieu de
1789, tout cela était obtenu, et pendant les années qui suivirent rien
n’y fut ajouté. Cependant, la Révolution continua beaucoup plus
longtemps.

Restreignant sa durée aux dates admises par les historiens officiels,
nous la voyons persister jusqu’à l’avènement de Bonaparte, soit environ
dix ans.

Pourquoi cette période de désorganisation et de violences survit-elle à
l’établissement des nouveaux principes? Il ne faut pas en chercher la
cause dans la guerre étrangère qui, à plusieurs reprises, par suite de
la division des alliés et nos victoires, aurait pu être rapidement
terminée. On ne doit pas la chercher davantage dans la sympathie des
Français pour le gouvernement révolutionnaire. Jamais régime ne fut plus
haï et plus méprisé que celui des Assemblées. Par leurs révoltes aussi
bien que par des votes répétés, une grande partie de la nation montra
l’horreur profonde qu’elles inspiraient.

Ce dernier point, l’aversion de la France pour son régime
révolutionnaire, méconnu pendant longtemps, a été bien mis en évidence
par les historiens récents. L’auteur du dernier livre paru sur la
Révolution, M. Madelin, a parfaitement résumé leur opinion dans les
termes suivants:

  «Dès 1793, un parti peu nombreux s’est emparé de la France, de la
  Révolution et de la République. Maintenant, les trois quarts de la
  France aspirent à ce que la Révolution soit arrêtée ou plutôt délivrée
  de ses odieux exploiteurs; mais ceux-ci tiennent le malheureux pays
  par mille moyens... Comme il leur faut la Terreur pour régner, ils
  frappent quiconque semble à un moment donné vouloir s’opposer à la
  Terreur, fussent-ils les meilleurs serviteurs de la Révolution.»

Jusqu’à la fin du Directoire, le gouvernement fut exercé par des
Jacobins désireux seulement de conserver, avec le pouvoir, les richesses
accumulées grâce aux meurtres et aux pillages, et prêts à livrer la
France à qui leur en garantirait la libre possession. S’ils négocièrent
le coup d’État de brumaire avec Napoléon, ce fut uniquement parce qu’ils
n’avaient pu obtenir la réalisation de leurs souhaits avec Louis XVIII.

Mais alors comment expliquer qu’un gouvernement si tyrannique et si
honni ait pu subsister plusieurs années?

Ce ne fut pas seulement parce que la religion révolutionnaire subsistait
encore dans les âmes, ni parce qu’il s’imposa au moyen des persécutions
et des violences, mais surtout, comme je l’ai dit déjà, à cause du grand
intérêt qu’une partie importante de la population avait à le maintenir.

Ce point est fondamental. Si la Révolution était restée une religion
théorique, elle aurait probablement peu duré. Mais la croyance qui
venait d’être fondée était vite sortie du domaine de la théorie pure.

La Révolution ne s’était pas bornée en effet à dépouiller la monarchie,
la noblesse et le clergé de leur pouvoir gouvernemental. En faisant
passer entre les mains de la bourgeoisie et de nombreux paysans les
emplois et les richesses des anciennes classes privilégiées elle les
avait, du même coup, transformés en défenseurs obstinés du régime. Tous
les acquéreurs des biens dont venaient d’être dépouillés la noblesse et
le clergé avaient obtenu terres et châteaux à vil prix et redoutaient
fort que le retour de la monarchie les obligeât à une restitution
générale.

C’est en grande partie pour ces raisons qu’un gouvernement qui, à une
époque normale, n’eût jamais été supporté, put durer jusqu’à ce qu’un
maître rétablît l’ordre en promettant de maintenir les conquêtes non
seulement morales, mais surtout matérielles de la Révolution. Bonaparte
réalisant ces souhaits se vit accueillir avec enthousiasme. Des
conquêtes matérielles contestables et des principes théoriques encore
fragiles, furent incorporés par lui dans les institutions et dans les
codes. C’est une erreur de dire que la Révolution se termina avec son
avènement. Loin de la détruire, il la consolida.




CHAPITRE II

LE RÉTABLISSEMENT DE L’ORDRE. LA RÉPUBLIQUE CONSULAIRE.


§ 1.--Comment l’œuvre de la Révolution fut consolidée par le Consulat.

L’histoire du Consulat est également riche en matériaux psychologiques.
Elle montre tout d’abord combien l’œuvre d’une individualité forte est
supérieure à celle des collectivités. A l’anarchie sanglante, dans
laquelle se débattait la République depuis dix ans, Bonaparte fit
immédiatement succéder l’ordre. Ce qu’aucune des quatre assemblées de la
Révolution n’avait pu réaliser, malgré les plus violentes oppressions,
un seul homme l’accomplit en un temps très court.

Son autorité mit immédiatement fin à toutes les insurrections
parisiennes, aux tentatives de restauration monarchique et refit l’unité
morale de la France, profondément divisée par des haines intenses.
Bonaparte remplaça le despotisme collectif inorganisé, par un despotisme
individuel parfaitement organisé. Tout le monde y gagna, car sa tyrannie
fut infiniment moins lourde que celle supportée depuis dix ans. Il faut
bien croire d’ailleurs qu’elle gêna peu de monde puisqu’on la vit
acceptée avec un immense enthousiasme.

On ne saurait aujourd’hui répéter avec d’anciens historiens que
Bonaparte renversa la République. Il conserva d’elle au contraire tout
ce qui pouvait être gardé et ne l’eût jamais été sans lui, en fixant
dans les institutions et les codes les parties viables de l’œuvre
révolutionnaire: abolition des privilèges, égalité devant la loi, etc.
Le gouvernement consulaire continua, du reste, à se qualifier de
République.

Il est infiniment probable que sans le Consulat, une restauration
monarchique terminant le Directoire, aurait effacé la plus grande partie
de l’œuvre de la Révolution. Qu’on suppose, en effet, Bonaparte rayé de
l’histoire. Personne n’imagine, je pense, que devant la lassitude
universelle, le Directoire aurait duré. Il eût été sûrement renversé par
une des conspirations royalistes qui se tramaient chaque jour et Louis
XVIII fût vraisemblablement monté sur le trône. Sans doute il devait y
monter seize ans plus tard, mais pendant cette période Napoléon avait
inculqué une telle force aux principes de la Révolution, en les fixant
dans les coutumes et les lois, que le souverain restauré n’osa pas y
toucher, ni restituer aux émigrés leurs biens.

Tout autres eussent été les choses avec Louis XVIII succédant
immédiatement au Directoire. C’est l’absolutisme de l’ancien régime
qu’il eût ramené avec lui, et pour l’abolir, de nouvelles révolutions
auraient été nécessaires. On sait qu’une simple tentative de retour au
passé renversa Charles X.

De la tyrannie de Bonaparte il serait un peu naïf de s’indigner. Sous
l’ancien régime les Français avaient supporté toutes les tyrannies et la
République en avait imposé de beaucoup plus dures encore. Le despotisme
était alors un état normal ne soulevant de protestations, que lorsqu’il
s’accompagnait de désordre.

Une loi constante de la psychologie des foules nous les montre créant
l’anarchie, puis recherchant le maître qui les en fera sortir. Bonaparte
fut ce maître.


§ 2.--La nouvelle organisation de la France par le Consulat.

En arrivant au pouvoir, Bonaparte assumait une colossale tâche. Tout
étant en ruines, il fallait tout refaire. Dès le lendemain du coup
d’État de Brumaire il rédigea presque seul la Constitution destinée à
lui donner le pouvoir absolu nécessaire pour réorganiser le pays et
dominer les factions. En un mois, elle fut terminée.

Cette Constitution, dite de l’an VIII, subsista avec de faibles
changements, jusqu’à la fin de son règne. Le pouvoir exécutif était
attribué à trois consuls, dont deux seulement possédaient voix
consultative. Le premier consul, Bonaparte, se trouvait donc le seul
maître. Il nommait les ministres, les conseillers d’État, les
ambassadeurs, les magistrats, les fonctionnaires et décidait de la
guerre ou de la paix. Il possédait également le pouvoir législatif,
puisque à lui seul revenait l’initiative des lois soumises ensuite à
trois Assemblées: le Conseil d’État, le Tribunat et le Corps législatif.
Une quatrième Assemblée, le Sénat, jouait le rôle assez effacé de
gardien de la Constitution.

Si despote qu’il fût et surtout le devint, Bonaparte s’entourait
toujours de conseils avant de prendre la moindre mesure. Le Corps
législatif ne se montra pas très influent sous son règne, mais il ne
signait aucun arrêté sans l’avoir discuté avec le Conseil d’État. Ce
conseil composé des hommes les plus instruits préparait les lois,
présentées ensuite au Corps législatif, lequel pouvait les juger très
librement puisque le vote était secret. Présidé par Bonaparte le Conseil
d’État constituait une sorte de tribunal souverain jugeant même les
actes des ministres[9].

  [9] Napoléon faisait naturellement souvent triompher sa volonté au
    Conseil d’État, mais pas toujours. En une circonstance rapportée
    dans le _Mémorial de Sainte-Hélène_, il fut seul de son avis et
    accepta celui de la majorité dans les termes suivants: «Messieurs,
    on prononce ici par la majorité, demeuré seul, je dois céder; mais
    je déclare que, dans ma conscience, je ne cède qu’aux formes. Vous
    m’avez réduit au silence, mais nullement convaincu.»

    Un autre jour, l’Empereur, interrompu trois fois dans l’expression
    de son opinion, s’adressant à celui qui venait de lui couper la
    parole, lui dit avec vivacité: «Monsieur, je n’ai point encore fini,
    je vous prie de me laisser continuer. Après tout, il me semble
    qu’ici chacun a bien le droit de dire son opinion.»

    ... «L’Empereur, contre l’opinion commune, était si peu absolu et
    tellement facile avec son Conseil d’État, qu’il lui arriva plus
    d’une fois de remettre en discussion ou même d’annuler une décision
    prise, parce qu’un des membres lui avait donné depuis, en
    particulier, des raisons nouvelles, ou s’était appuyé sur ce que son
    opinion personnelle à lui, l’Empereur, avait influé sur la
    majorité.»

Le nouveau maître avait grande confiance dans son Conseil parce qu’il se
composait surtout de légistes éminents parlant chacun suivant sa
spécialité. Il était trop psychologue pour ne pas se méfier extrêmement
des grandes assemblées incompétentes d’origine populaire, dont le
funeste rôle lui était apparu pendant toute la durée de la Révolution.

Voulant gouverner pour le peuple, mais jamais avec son concours,
Bonaparte ne lui accorda aucune part dans le gouvernement, lui réservant
seulement le droit de voter, une fois pour toutes, pour ou contre
l’adoption de la nouvelle constitution. Il n’eut recours au suffrage
universel que dans de rares circonstances. Les membres du Corps
législatif se recrutaient eux-mêmes et n’étaient pas élus par le peuple.

En créant une Constitution destinée uniquement à fortifier son pouvoir,
le Premier Consul n’avait pas l’illusion qu’elle servirait à refaire le
pays. Aussi, en même temps que sa rédaction entreprenait-il la tâche
énorme de la réorganisation administrative, judiciaire et financière de
la France. Les différents pouvoirs furent centralisés à Paris. Chaque
département était dirigé par un préfet assisté d’un conseil général;
l’arrondissement par un sous-préfet assisté d’un conseil
d’arrondissement; la commune, par un maire assisté d’un conseil
municipal. Tous étaient nommés par les ministres, et non par l’élection
comme sous la République.

Ce système, qui créait l’omnipotence de l’État et une centralisation
puissante, fut conservé par tous les régimes et subsiste encore
aujourd’hui. La centralisation étant, malgré ses inconvénients évidents,
le seul moyen d’éviter les tyrannies locales dans un pays profondément
divisé s’est toujours maintenue.

Cette organisation, basée sur une connaissance approfondie de l’âme des
Français, créa immédiatement la tranquillité et l’ordre inconnus depuis
si longtemps.

Pour achever la pacification des esprits, les proscrits furent rappelés,
les églises rendues aux fidèles.

Continuant à reconstruire l’édifice, Bonaparte s’occupa également de la
rédaction d’un code. Sa plus grande partie se composa de coutumes
empruntées à l’ancien régime. C’était, comme on l’a dit, une sorte de
«transaction entre le droit nouveau et le droit ancien».

Devant l’œuvre énorme accomplie en si peu de temps par le Premier
Consul, on comprend que pour la réaliser, il ait d’abord eu besoin d’une
Constitution lui accordant un absolu pouvoir. Si toutes les mesures avec
lesquelles il refit la France avaient dû être soumises à des assemblées
d’avocats, jamais il ne l’eût sortie du désordre.

La Constitution de l’an VIII transformait évidemment la République en
une monarchie, au moins aussi absolue que celle de droit divin de Louis
XIV. Étant la seule adaptée aux besoins du moment, elle représentait une
nécessité psychologique.


§ 3.--Éléments psychologiques qui déterminèrent le succès de l’œuvre du
Consulat.

Toutes les forces extérieures qui agissent sur les hommes: forces
économiques, historiques, géographiques, etc., se transforment
finalement en forces psychologiques. Ce sont ces dernières qu’il faut
connaître pour bien gouverner. Les assemblées révolutionnaires les
ignorèrent complètement. Bonaparte sut les manier.

Les diverses assemblées, la Convention notamment, se composaient de
partis en lutte. Napoléon comprit, que pour les dominer, il ne devait
être l’homme d’aucun d’eux. Sachant très bien que la valeur d’un pays
est disséminée entre les intelligences supérieures des divers partis, il
tâcha de les utiliser tous. Ses agents de gouvernement: ministres,
préfets, magistrats, etc., étaient pris indifféremment parmi les
libéraux, les royalistes, les jacobins, etc., en tenant compte seulement
de leurs capacités.

Tout en acceptant la collaboration d’hommes de l’ancien régime,
Bonaparte eut soin de bien marquer qu’il entendait maintenir les
principes fondamentaux de la Révolution. Beaucoup de royalistes se
rallièrent néanmoins au nouveau régime.

Une des œuvres les plus remarquables du Consulat, au point de vue
psychologique, fut le rétablissement de la paix religieuse. La France
était beaucoup plus divisée encore par les dissentiments religieux que
par les dissentiments politiques. La destruction systématique d’une
partie de la Vendée avait presque complètement terminé la lutte à main
armée, mais sans pacifier les esprits. Un seul homme, le chef de la
chrétienté, pouvant favoriser cette pacification Bonaparte n’hésita pas
à traiter avec lui. Son Concordat fut l’œuvre d’un véritable
psychologue, sachant que les forces morales ne se combattent pas avec la
violence et combien il est dangereux de les persécuter. Tout en
ménageant le clergé, il sut cependant le placer sous sa domination.
Faisant nommer et rétribuer les évêques par l’État, il en restait le
maître.

La transaction religieuse de Napoléon avait une portée qui échappe
encore à nos Jacobins modernes. Aveuglés par leur étroit fanatisme, ils
n’ont pas compris que détacher l’Église du gouvernement c’est créer un
État dans l’État et qu’ils se trouveront un jour en présence d’une caste
redoutable, dirigée par un maître hors de France, et nécessairement
hostile à la France. Donner à des ennemis la liberté qu’ils ne
possédaient pas est fort dangereux. Jamais Napoléon, ni même aucun des
souverains catholiques l’ayant précédé, n’eussent consenti à rendre le
clergé indépendant de l’État comme il l’est devenu aujourd’hui.

Les difficultés de Bonaparte premier consul dépassèrent beaucoup celles
qu’il eut à surmonter après son couronnement. Seule sa connaissance
approfondie des hommes lui permit d’en triompher. Le futur maître était
loin de l’être encore. Plusieurs départements restaient soulevés. Le
brigandage persistait, le Midi était ravagé par les luttes de partisans.
Bonaparte consul avait à manier Talleyrand, Fouché et plusieurs généraux
se croyant ses égaux. Ses frères eux-mêmes conspiraient contre son
pouvoir. Napoléon empereur ne rencontra plus aucun parti devant lui,
alors que comme consul il les avait tous et devait tenir une balance
égale entre eux. Cette tâche devait être fort difficile, puisque depuis
un siècle bien peu de gouvernements l’ont réalisée.

La réussite d’une telle entreprise exigeait un très subtil mélange de
finesse, de fermeté et de diplomatie. Ne se sentant pas encore assez
puissant, Bonaparte consul prit pour règle, suivant son expression, «de
gouverner les hommes comme le plus grand nombre veut l’être». Devenu
empereur, il lui arriva souvent de les gouverner selon son propre idéal.

                   *       *       *       *       *

Nous sommes loin aujourd’hui de l’époque où des historiens,
singulièrement aveugles, et de grands poètes possédant plus de talent
que de psychologie, s’élevèrent en accents indignés contre le coup
d’État de Brumaire. Il fallait de profondes illusions pour assurer: «que
la France était belle au grand soleil de Messidor», et d’autres
illusions, non moins vives, pour parler de cette période comme le fit
Victor Hugo. Nous avons vu que le «Crime de Brumaire» eut pour complices
enthousiastes non seulement le gouvernement lui-même, mais la France
entière qu’il libérait de l’anarchie.

On peut se demander comment des hommes intelligents jugèrent si mal une
période de l’histoire pourtant si claire. C’est sans doute parce qu’ils
voyaient les événements à travers leurs convictions et nous savons
quelles transformations subit la vérité, pour l’homme confiné dans le
champ de la croyance. Les faits les plus lumineux s’obscurcissent, et
l’histoire des événements devient celle de ses rêves.

Le psychologue désireux de comprendre l’époque dont nous venons de
tracer brièvement l’esquisse ne peut le faire que si, n’étant attaché à
aucun parti, il se trouve dégagé des passions qui sont l’âme des partis.
Il n’aura jamais la pensée de récriminer contre un passé créé par tant
d’impérieuses nécessités. Napoléon, sans doute, nous a coûté fort cher;
son épopée se termina par deux invasions et nous devions en subir une
troisième, dont aujourd’hui encore nous supportons les conséquences,
lorsque le prestige qu’il exerçait du fond du tombeau conduisit sur le
trône l’héritier de son nom.

Tous ces événements ont un enchaînement contenu dans leurs origines. Ils
représentent la rançon de ce phénomène capital dans l’évolution d’un
peuple: un changement d’idéal. L’homme ne put jamais essayer de rompre
brusquement avec ses aïeux sans bouleverser profondément le cours de son
histoire.




CHAPITRE III

CONSÉQUENCES POLITIQUES DU CONFLIT ENTRE LES TRADITIONS ET LES PRINCIPES
RÉVOLUTIONNAIRES PENDANT UN SIÈCLE


§ 1.--Les causes psychologiques des mouvements révolutionnaires qui se
sont continués en France.

En étudiant dans un prochain chapitre l’évolution des idées
révolutionnaires depuis un siècle, nous verrons qu’elles se propagèrent
assez lentement à travers les diverses couches de la nation pendant plus
de cinquante ans.

Durant toute cette période, la grande majorité du peuple et de la
bourgeoisie les repoussa et leur diffusion s’opéra seulement par un
nombre fort restreint d’apôtres. L’influence en fut cependant suffisante
pour provoquer, grâce surtout aux fautes des gouvernements, plusieurs
révolutions. Nous les résumerons après avoir étudié les influences
psychologiques, qui leur donnèrent naissance.

L’histoire de nos bouleversements politiques depuis un siècle suffirait
à prouver, si nous l’ignorions encore, que les hommes sont gouvernés par
leur mentalité beaucoup plus que par les institutions qu’on prétend leur
imposer.

Nos révolutions successives furent les conséquences des luttes entre
deux parties de la nation de mentalité différente. L’une religieuse et
monarchique dominée par de longues influences ancestrales, l’autre
subissant les mêmes influences, mais leur donnant une forme
révolutionnaire.

Dès les débuts de la Révolution, la lutte entre mentalités contraires se
manifesta nettement. Nous avons vu que malgré une répression effroyable,
les insurrections et les conspirations durèrent jusqu’à la fin du
Directoire. Elles montrent combien les traditions du passé avaient
laissé de profondes racines dans l’âme populaire. A un certain moment 60
départements se révoltèrent contre le régime nouveau et ne furent
contenus que par des massacres répétés sur une vaste échelle.

Établir une sorte de transaction, entre l’ancien régime et les idées
nouvelles, représente le plus difficile des problèmes qu’eut à résoudre
Bonaparte. Il lui fallut trouver des institutions pouvant convenir aux
deux mentalités qui divisaient la France. Il y réussit, nous l’avons vu,
par des mesures conciliantes et aussi en habillant de noms nouveaux des
choses très anciennes.

Son règne est une des rares périodes de notre histoire où l’unité
mentale de la France fut complète.

Cette unité ne put lui survivre. Dès le lendemain de sa chute, tous les
anciens partis reparurent et subsistèrent jusqu’à nos jours. Les uns se
rattachant aux influences traditionnelles, les autres les repoussant
avec force.

Si ce long conflit s’était exercé entre croyants et indifférents, il
n’aurait pas duré, car l’indifférence est toujours tolérante, mais la
lutte eut lieu, en réalité, entre des croyances contraires. L’Église
laïque prit vite une allure religieuse et son prétendu rationalisme
devint, surtout aujourd’hui, une forme, à peine atténuée, de l’esprit
clérical le plus étroit. Or, nous avons constaté qu’aucune conciliation
n’est possible entre croyances religieuses dissemblables. Les cléricaux
au pouvoir ne pouvaient donc pas se montrer plus tolérants pour les
libres penseurs que ne le sont à leur tour, aujourd’hui, ces derniers
envers eux.

A ces divisions, déterminées par les différences de croyances, se
superposèrent celles résultant des conceptions politiques dérivées de
ces croyances.

Beaucoup d’âmes simples crurent pendant longtemps que la véritable
histoire de France commençait avec l’an I de la République. Ce concept
rudimentaire disparaît un peu cependant aujourd’hui. Les plus rigides
révolutionnaires eux-mêmes y renoncent[10] et veulent bien reconnaître
maintenant que le passé fut autre chose qu’une époque de barbarie noire
dominée par de basses superstitions.

  [10] On jugera de l’évolution récente des idées sur ce point par le
    passage suivant d’un discours de M. Jaurès prononcé à la Chambre des
    Députés: «Les grandeurs d’aujourd’hui sont faites des efforts des
    siècles passés. La France n’est pas résumée dans un jour ni dans une
    époque, mais dans la succession de tous ses jours, de toutes ses
    époques, de tous ses crépuscules, de ses aurores.»

L’origine religieuse de la plupart des croyances politiques en France
anime leurs adeptes d’une haine inextinguible qui frappe toujours
d’étonnement les étrangers.

  «Rien n’est plus clair, rien n’est plus certain, écrit M.
  Barret-Wendell, dans son livre sur la France, que ce fait: non
  seulement les royalistes, les révolutionnaires et les bonapartistes se
  sont toujours fait une opposition mortelle, mais même, étant donnée
  l’ardeur passionnée du caractère français, ils ont toujours eu les uns
  pour les autres une profonde horreur intellectuelle. Les hommes qui
  croient posséder la vérité ne peuvent s’empêcher d’affirmer que ceux
  qui ne pensent pas comme eux sont les suppôts de l’erreur.

  Chaque parti vous dira gravement que les avocats de la cause adverse
  sont affligés d’une épaisse stupidité ou consciemment malhonnêtes. Et
  cependant, lorsque vous rencontrez ces derniers, qui vous disent
  exactement les mêmes choses de leurs détracteurs, vous ne pouvez pas
  faire autrement que de reconnaître, en toute bonne foi, qu’ils ne sont
  ni stupides ni malhonnêtes...»

Cette exécration réciproque des croyants de chaque parti, a toujours
facilité chez nous le renversement des gouvernements et des ministères.
Les partis en minorité ne refusent jamais de s’allier contre celui
triomphant. On sait qu’un grand nombre de socialistes révolutionnaires
n’ont été élus à la Chambre actuelle, que grâce au concours de
monarchistes, toujours aussi peu intelligents qu’à l’époque de la
Révolution.

Nos divergences religieuses et politiques ne constituent pas les seules
causes de dissensions en France. Elles sont entretenues par des hommes
possédant cette mentalité particulière, précédemment décrite sons le nom
de mentalité révolutionnaire. Nous avons vu chaque époque présenter
toujours un certain nombre d’individus prêts à se révolter contre
l’ordre de choses établi, quel que soit cet ordre, alors même qu’il
réaliserait tous leurs souhaits.

L’intolérance des partis en France et leur désir de s’emparer du
pouvoir, sont encore favorisés par cette conviction, si répandue depuis
la Révolution, que les sociétés peuvent être refaites avec des lois.
L’État moderne, quel que soit son chef, a hérité, aux yeux des
multitudes et de leurs meneurs, de la puissance mystique attribuée aux
anciens rois, alors qu’ils constituaient une incarnation de la volonté
divine. Le peuple n’est pas seul animé de cette confiance dans la
puissance du gouvernement. Tous nos législateurs le sont également[11].

  [11] A la suite d’un article que j’avais publié sur les illusions
    législatives, j’ai reçu d’un de nos éminents hommes politiques
    actuels, M. le sénateur Boudenoot, une lettre dont j’extrais le
    passage suivant: «Vingt ans passés à la Chambre et au Sénat m’ont
    montré combien vous êtes dans le vrai; que de fois j’ai entendu des
    collègues me dire: «Le gouvernement devrait empêcher ceci, ordonner
    cela. C’est la faute du gouvernement, etc.» Que voulez-vous, nous
    avons quatorze siècles d’atavisme monarchique dans le sang.»

Légiférant sans trêve, les politiciens n’arrivent pas à comprendre que
les institutions étant des effets et non des causes, ne renferment en
elles-mêmes aucune vertu. Héritiers de la grande illusion
révolutionnaire, ils ne voient pas que l’homme est créé par un passé
dont nous sommes impuissants à refaire les bases.

La lutte entre les principes divisant la France, maintenue depuis plus
d’un siècle, se continuera sans doute longtemps encore et nul ne saurait
prévoir les nouveaux bouleversements qu’elle pourra engendrer. Sans
doute, si les Athéniens d’avant notre ère avaient deviné que leurs
dissensions sociales amèneraient l’asservissement de la Grèce, ils y
auraient renoncé, mais comment l’eussent-ils prévu? M. Guiraud l’écrit
justement: «Une génération d’hommes se rend compte très rarement de la
besogne qu’elle accomplit. Elle prépare l’avenir; mais cet avenir est
souvent le contraire de ce qu’elle voulait».


§ 2.--Résumé des mouvements révolutionnaires en France pendant un
siècle.

Les causes psychologiques des mouvements révolutionnaires en France
depuis un siècle venant d’être expliquées, il suffira maintenant de
présenter un tableau sommaire de nos révolutions successives.

Les souverains coalisés ayant vaincu Napoléon, ramenèrent la France à
ses anciennes limites et mirent sur le trône Louis XVIII, seul souverain
alors possible.

Par une charte spéciale, le nouveau roi accepta d’être un monarque
constitutionnel avec régime représentatif. Il reconnaissait toutes les
conquêtes de la Révolution: le Code civil, l’égalité devant la loi, la
liberté des cultes, l’irrévocabilité de la vente des biens nationaux,
etc. Le droit de suffrage était cependant limité aux contribuables
payant un certain chiffre d’impôt.

Cette Constitution libérale fut combattue par les ultra-royalistes.
Anciens émigrés, ils voulaient la restitution des biens nationaux et le
rétablissement de leurs anciens privilèges.

Craignant qu’une pareille réaction n’entraînât une nouvelle révolution,
Louis XVIII en fut réduit à dissoudre la Chambre. Les élections ayant
nommé des députés modérés, il put continuer à gouverner avec les mêmes
principes, comprenant fort bien que vouloir ramener les Français à
l’ancien régime, serait les faire s’insurger.

Malheureusement, sa mort, en 1824, porta au trône Charles X, ancien
comte d’Artois. Très borné, incapable de comprendre le monde nouveau qui
l’entourait, et se vantant de n’avoir pas modifié ses idées depuis 1789,
il prépara une série de lois réactionnaires: indemnité d’un milliard aux
émigrés, loi du sacrilège, rétablissement du droit d’aînesse,
prépondérance du clergé, etc.

La majorité des députés se montrant chaque jour plus contraire à ses
projets, il édicta, en 1830, des Ordonnances dissolvant la Chambre,
supprimant la liberté de la presse et préparant la restauration de
l’ancien régime.

L’effet fut immédiat. Cet acte autocratique détermina une coalition des
chefs de tous les partis. Républicains, bonapartistes, royalistes
libéraux s’unirent pour soulever la population parisienne. Quatre jours
après la publication des Ordonnances, les insurgés étaient maîtres de la
capitale et Charles X fuyait vers l’Angleterre.

Les meneurs du mouvement: Thiers, Casimir-Perier, Lafayette, etc.,
appelèrent à Paris Louis-Philippe, dont le peuple ignorait l’existence,
et le firent nommer roi des Français.

Placé entre l’indifférence du peuple et l’hostilité de la noblesse,
restée fidèle à la dynastie légitime, le nouveau roi s’appuya
principalement sur la bourgeoisie. Une loi électorale ayant réduit les
électeurs à moins de deux cent mille, cette classe prit une part
exclusive au gouvernement.

La situation du souverain n’était pas facile. Il avait à lutter
simultanément contre les légitimistes partisans d’Henri V, petit-fils de
Charles X; contre les bonapartistes reconnaissant comme chef
Louis-Napoléon, neveu de l’Empereur, et enfin contre les républicains.

Par leurs sociétés secrètes, analogues aux clubs de la Révolution,
ceux-ci provoquèrent, de 1830 à 1840, de nombreuses émeutes, d’ailleurs
facilement réprimées.

De leur côté, les légitimistes et les cléricaux ne cessaient pas leurs
intrigues. La duchesse de Berry, mère d’Henri V, essaya vainement de
soulever la Vendée. Quant au clergé, ses exigences finirent par le
rendre si intolérable qu’une insurrection éclata, au cours de laquelle
l’archevêché de Paris fut dévasté.

Les républicains ne constituaient pas un parti bien dangereux, parce que
la Chambre était avec le roi dans sa lutte contre eux. Le ministre
Guizot, partisan d’un pouvoir énergique, déclarait deux choses
indispensables pour gouverner: «La raison et le canon.» Le célèbre homme
d’État s’illusionnait sûrement un peu sur le rôle de la raison.

Malgré ce «gouvernement fort» qui, en réalité, ne l’était guère, les
républicains, les socialistes surtout, continuaient à s’agiter. Un des
plus influents, Louis Blanc, prétendait imposer au gouvernement le
devoir de procurer du travail à tous les citoyens. Le parti catholique,
dirigé par Lacordaire et Montalembert, s’unissait aux socialistes--comme
aujourd’hui en Belgique--pour combattre le gouvernement.

Une campagne en faveur de la réforme électorale aboutit, en 1848, à une
nouvelle émeute, qui renversa par surprise Louis-Philippe.

Sa chute était beaucoup moins justifiable que celle de Charles X. On
avait bien peu de chose à lui reprocher. Il se méfiait sans doute du
suffrage universel, mais la Révolution française s’en était plus d’une
fois autant méfiée. Louis-Philippe n’étant pas comme le Directoire un
gouvernement absolu, n’aurait pu, ainsi que ce dernier, casser à volonté
à les élections gênantes.

Un gouvernement provisoire s’installa à l’Hôtel de Ville pour remplacer
le monarque renversé. Il proclama la République, établit le suffrage
universel et décréta que le peuple allait procéder à l’élection d’une
Assemblée nationale, composée de neuf cents membres.

Dès le début de son existence, le gouvernement se trouva, lui aussi, en
butte à des manœuvres socialistes et à des émeutes.

On vit alors se manifester de nouveau les phénomènes psychologiques
observés pendant la première Révolution. Il se forma des clubs dont les
meneurs lançaient de temps en temps le peuple sur l’Assemblée, pour des
motifs quelconques généralement dénués du moindre bon sens: obliger, par
exemple, le gouvernement à soutenir une insurrection en Pologne, etc.

Dans l’espoir de satisfaire les socialistes, chaque jour plus exigeants
et bruyants, l’Assemblée organisa des ateliers nationaux où les ouvriers
étaient occupés à divers travaux. On y compta 100.000 hommes coûtant
plus d’un million par semaine à l’État. Leur prétention d’être payés
sans travailler obligea l’Assemblée à la fermeture des ateliers.

Cette mesure fut l’origine d’une formidable insurrection. 50.000
ouvriers se révoltèrent. L’Assemblée, terrifiée, confia tous les
pouvoirs exécutifs au général Cavaignac. Pendant la bataille livrée aux
émeutiers durant quatre jours, trois généraux et l’archevêque de Paris
périrent. 3.000 prisonniers furent déportés, par décret de l’Assemblée,
en Algérie. Le socialisme révolutionnaire se trouva, du même coup,
anéanti pour cinquante ans.

Ces événements firent tomber la rente de 116 à 50 francs. Les affaires
étaient suspendues. Les paysans, qui se croyaient menacés par les
socialistes, et les bourgeois, dont l’Assemblée avait augmenté de moitié
les impôts, se tournèrent contre la République, et quand Louis-Napoléon
promit de rétablir l’ordre, il se vit accueillir avec enthousiasme.
Candidat au titre de président de la République qui, d’après la nouvelle
Constitution, devait être élu par l’universalité des citoyens, il fut
nommé par cinq millions et demi de suffrages.

Bientôt en conflit avec la Chambre, le prince se décida à un coup
d’État. L’Assemblée fut dissoute, 30.000 personnes arrêtées 10.000
déportées, une centaine de députés exilés.

Ce coup d’État, bien que sommaire, fut cependant très favorablement
accepté puisque, soumis à un plébiscite, il obtint sept millions et demi
de suffrages sur huit millions de votants.

Le 2 décembre 1852, Napoléon se faisait nommer empereur par une majorité
plus élevée encore. L’horreur qu’inspirait à la généralité des Français
les démagogues et les socialistes avait restauré l’Empire.

Dans la première partie de son existence, il constitua un régime absolu
et, pendant la dernière, un régime libéral. Après dix-huit ans de règne,
l’empereur se vit renversé par la révolution du 4 septembre 1870, à la
suite de sa capitulation à Sedan.

Depuis cette époque, les mouvements révolutionnaires ont été rares; le
seul important fut la révolution de mars 1871, qui provoqua l’incendie
d’une partie des monuments de Paris et l’exécution d’environ 20.000
insurgés.

A la suite de la guerre de 1870, les électeurs qui, au milieu de tant de
désastres, ne voyaient plus vers qui se retourner, envoyèrent à
l’Assemblée Constituante des députés en grande partie légitimistes et
orléanistes. Ne pouvant s’entendre pour rétablir une monarchie, ils
nommèrent M. Thiers président de la République, puis le remplacèrent par
le maréchal de Mac-Mahon. En 1876, de nouvelles élections envoyèrent à
la Chambre, ainsi qu’à toutes les suivantes, une majorité républicaine.

Les diverses assemblées qui se succédèrent depuis cette époque se
fractionnèrent toujours en partis nombreux provoquant d’innombrables
changements ministériels.

Ce fut cependant grâce à l’équilibre résultant de cette division des
partis que depuis quarante ans nous avons joui d’une tranquillité
relative. Quatre présidents de la République ont pu être renversés sans
révolution et des émeutes, telles que celles du Midi et de la Champagne,
n’entraînèrent pas de graves conséquences.

Un grand mouvement populaire, en 1888, faillit cependant renverser la
République, au profit du général Boulanger, mais elle s’est maintenue,
et a triomphé des attaques de tous les partis.

Diverses raisons contribuent au maintien de la République actuelle.
D’abord les factions qui se combattent ne sont pas assez fortes pour
qu’une seule puisse écraser les autres. En second lieu, le chef de
l’État étant purement décoratif et ne possédant aucune puissance, il est
impossible de lui attribuer les maux dont on souffre et d’assurer que
les choses changeraient en le renversant. Enfin, le pouvoir se trouvant
éparpillé entre des milliers de mains, les responsabilités se trouvent
si disséminées qu’il serait bien difficile de savoir à qui s’en prendre.
On renverse un tyran, mais que faire contre une foule de petites
tyrannies anonymes?

S’il fallait résumer d’un mot la grande transformation opérée en France
par un siècle d’émeutes et de révolutions, on pourrait dire qu’elle fut
de remplacer des tyrannies individuelles facilement renversables et,
conséquemment assez faibles, par des tyrannies collectives très fortes,
difficiles à détruire. Chez les peuples avides d’égalité et habitués à
rendre leurs gouvernements responsables de tous les événements, la
tyrannie individuelle paraît insupportable alors qu’une tyrannie
collective se supporte aisément, bien que généralement beaucoup plus
dure.

L’extension de la tyrannie Étatiste a donc été le résultat final de nos
diverses révolutions, la caractéristique commune à tous les régimes qui
se sont succédé en France. Cette forme de tyrannie peut être considérée
comme un idéal de race, puisque nos bouleversements successifs n’ont
fait que la fortifier. L’Étatisme est le véritable régime politique des
peuples latins, le seul ralliant tous les suffrages. Les autres formes
de gouvernement République, Monarchie, Empire, représentent de vaines
étiquettes, d’impuissantes ombres.




TROISIÈME PARTIE

L’ÉVOLUTION MODERNE DES PRINCIPES RÉVOLUTIONNAIRES




CHAPITRE I

LES PROGRÈS DES CROYANCES DÉMOCRATIQUES DEPUIS LA RÉVOLUTION


§ 1.--Lente propagation des idées démocratiques après la Révolution.

Les idées violemment incrustées dans les esprits agissent pendant
plusieurs générations. Celles issues de la Révolution française ne
dérogèrent pas à cette loi.

Si la durée de la Révolution française comme gouvernement fut très
courte, l’influence de ses principes fut au contraire très longue.
Devenus une croyance à forme religieuse, ils modifièrent profondément
l’orientation des sentiments et des idées de plusieurs générations.

Malgré quelques intermittences, la Révolution française s’est continuée
et se prolonge encore. Le rôle de Napoléon ne se borna pas à bouleverser
le monde, changer la carte de l’Europe et renouveler les exploits
d’Alexandre. Le droit nouveau des peuples créé par la Révolution, fixé
par lui dans les institutions et les codes exerça partout une action
profonde. L’œuvre militaire du conquérant s’effondra très vite, mais les
principes révolutionnaires qu’il contribua à propager lui survécurent.

Les restaurations diverses qui succédèrent à l’Empire firent un peu
oublier d’abord les principes de la Révolution. Nous les avons vus
pendant cinquante ans, se répandre assez lentement. On pourrait même
dire que le peuple en avait perdu le souvenir. Seule l’action d’un petit
nombre de théoriciens maintint leur influence. Héritiers de l’esprit
simpliste des jacobins, admettant comme eux que les sociétés se refont
de toutes pièces avec des lois, et persuadés que l’Empire n’avait fait
qu’interrompre l’œuvre révolutionnaire, ils voulaient la reprendre.

En attendant de pouvoir la recommencer, ils essayaient d’en propager les
principes par leurs écrits. Fidèles imitateurs des hommes de la
Révolution, ils ne se préoccupèrent jamais de savoir si leurs projets de
réformes cadraient avec la nature humaine. Eux aussi bâtissaient une
société chimérique pour un homme idéal et restaient persuadés que
l’application de leurs rêves régénérerait le genre humain.

Dénués de pouvoir pour construire, les théoriciens de tous les âges
furent toujours très aptes à détruire. Napoléon assurait à Sainte-Hélène
que «s’il existait une monarchie de granit, les idéalités des
théoriciens suffiraient pour la réduire en poudre.»

Parmi cette pléiade de rêveurs, tels que Saint-Simon, Fourier, Pierre
Leroux, Louis Blanc, Quinet, etc., on voit seulement Auguste Comte
comprendre que la transformation des idées et des mœurs doit précéder
les réorganisations politiques.

Loin de favoriser la diffusion des idées démocratiques, les projets de
réforme des théoriciens de cette époque ne firent qu’en ralentir la
marche. Le socialisme communiste, forme sous laquelle plusieurs d’entre
eux prétendaient faire renaître la Révolution, eut pour résultat final
d’effrayer la bourgeoisie et même les classes laborieuses. Nous avons
déjà fait remarquer que la crainte de leurs idées fut une des
principales causes du rétablissement de l’Empire.

Si aucune des élucubrations chimériques des écrivains politiques de la
première moitié du XIXe siècle ne mérite d’être discutée, il est
cependant intéressant de les parcourir pour constater le rôle joué alors
par des préoccupations religieuses et morales fort dédaignées
aujourd’hui. Persuadés qu’une société nouvelle ne pourrait, pas plus que
les anciennes, s’édifier sans croyances religieuses et morales, les
réformateurs étaient toujours préoccupés d’en fonder.

Sur quoi s’appuyer pour les créer? Sur la raison évidemment. Avec elle,
on fabrique des machines compliquées, pourquoi ne confectionnerait-on
pas aussi bien une religion et une morale, choses plus simples en
apparence? Pas un ne soupçonna que jamais les croyances religieuses ou
morales n’eurent la logique rationnelle pour base. Auguste Comte
lui-même ne l’entrevit pas davantage. On sait qu’il fonda une religion
dite positive comptant encore une demi-douzaine d’adeptes. Les savants
devaient y former un clergé dirigé par un pape nouveau remplaçant le
pape catholique.

Toutes ces conceptions, politiques, religieuses ou morales des
théoriciens, n’eurent, je le répète, d’autres résultats que de détourner
pendant longtemps les multitudes des principes démocratiques.

Si ces derniers finirent cependant par prendre une grande extension, ce
ne fut pas à cause des théoriciens mais parce que des conditions
nouvelles d’existence avaient pris naissance. Grâce aux découvertes de
la science, l’industrie s’était développée et avait amené la création
d’immenses usines. Les nécessités économiques dominant de plus en plus
les volontés des gouvernements et des peuples, finirent par créer un
terrain favorable à l’extension du socialisme et surtout du
syndicalisme, formes actuelles des idées démocratiques.


§ 2.--Destinée inégale des trois principes fondamentaux de la
Révolution.

L’héritage de la Révolution est contenu tout entier dans sa devise
liberté, égalité, fraternité. Le principe d’égalité exerça, nous l’avons
dit déjà, une grande influence, mais les deux autres ne partagèrent pas
le même sort.

Bien que le sens de ces termes semble assez clair, ils furent compris de
façons très diverses, suivant le temps et les hommes. On sait que
l’interprétation différente des mêmes mots par des êtres de mentalité
dissemblable a été l’une des plus fréquentes causes des luttes
historiques.

Pour le Conventionnel, la liberté signifiait uniquement l’exercice sans
entrave de son despotisme. Pour un jeune intellectuel moderne, le même
mot synthétise l’affranchissement de tout respect à l’égard de ce qui le
gêne: traditions, lois, supériorités, etc. Pour les Jacobins politiques
actuels, la liberté consiste surtout dans le droit de persécuter leurs
adversaires.

Si les orateurs politiques parlent encore quelquefois de liberté dans
leurs discours, ils ont généralement renoncé à évoquer la fraternité.
C’est la lutte des classes, et non leur rapprochement, qu’ils enseignent
aujourd’hui. Jamais haine plus profonde ne divisa les diverses couches
sociales et les partis politiques qui les mènent.

Mais pendant que la liberté devenait fort incertaine et que la
fraternité s’évanouissait complètement, le principe d’égalité ne faisait
que grandir. Il survécut à tous les bouleversements politiques dont la
France fut le siège pendant un siècle et prit un tel développement que
notre vie politique et sociale, nos lois, nos mœurs, nos coutumes ont,
au moins en théorie, ce principe pour base. Il constitue le véritable
legs de la Révolution. Le besoin d’égalité, non pas seulement devant la
loi, mais dans les situations et les fortunes, est le pivot même de la
dernière évolution démocratique: le socialisme. Ce besoin est si
puissant qu’il se répand partout bien qu’en contradiction avec toutes
les lois biologiques et économiques. C’est une phase nouvelle de cette
lutte ininterrompue des sentiments contre la raison, où la raison
triomphe si rarement.


§ 3.--La démocratie des intellectuels et la démocratie populaire.

Toutes les idées ayant jusqu’ici bouleversé le monde furent soumises à
ces deux lois: évoluer lentement, changer complètement de sens suivant
les mentalités qui les reçoivent.

Une doctrine est comparable à un être vivant. Elle ne subsiste qu’en se
transformant. Les livres restant nécessairement muets sur ces
variations, la phase des choses qu’ils stabilisent n’est que du passé.
Ils ne reflètent pas l’image de la vie, mais celle de la mort. L’exposé
écrit d’une doctrine représente souvent le côté le plus négligeable de
cette doctrine.

J’ai montré dans un autre ouvrage comment se modifient les institutions,
les langues et les arts en passant d’un peuple à un autre, et combien
les lois de ces transformations diffèrent de ce que disent les livres.
Je n’y fais allusion maintenant qu’afin d’expliquer pourquoi dans
l’étude des idées démocratiques nous nous occupons si peu du texte des
doctrines et recherchons seulement les éléments psychologiques dont
elles constituent le vêtement, puis les réactions provoquées chez les
diverses catégories d’hommes les ayant acceptées.

Modifiée rapidement par des êtres de mentalités différentes, la théorie
primitive n’est bientôt plus qu’une étiquette désignant des choses très
dissemblables.

Applicables aux croyances religieuses, ces principes le sont également
aux croyances politiques. Quand on parle de démocratie, par exemple, il
convient de rechercher ce que signifie ce mot chez divers peuples, et de
s’enquérir également si, chez un même peuple, il n’y aurait pas une
grande différence entre la démocratie des intellectuels et la démocratie
populaire.

En nous bornant à considérer maintenant ce dernier point, nous
constaterons facilement que les idées démocratiques des livres et des
journaux sont de pures théories de lettrés ignorées par le peuple et à
l’application desquelles d’ailleurs il n’aurait rien à gagner. Si
l’ouvrier possède le droit théorique de franchir les barrières, le
séparant des classes dirigeantes par toute une série de concours et
d’examens, ses chances d’y parvenir sont bien faibles.

La démocratie des lettrés n’a d’autre but que de créer une sélection où
se recrute exclusivement la classe dirigeante. Je ne verrais rien à y
redire si cette sélection était réelle. Elle constituerait alors
l’application de la maxime de Napoléon: «La vraie marche d’un
gouvernement est d’employer l’aristocratie, mais avec les formes de la
démocratie.»

Malheureusement, la démocratie des intellectuels conduit simplement à
remplacer le droit divin des rois par le droit divin d’une petite
oligarchie trop souvent tyrannique et bornée. Ce n’est pas en déplaçant
une tyrannie qu’on crée une liberté.

La démocratie populaire n’a nullement pour but, comme la précédente, de
fabriquer des dirigeants. Dominée tout entière par l’esprit d’égalité et
le désir d’améliorer le sort des travailleurs, elle repousse la notion
de fraternité et ne manifeste aucun souci de la liberté. Un gouvernement
n’est concevable par elle que sous la forme autocratique. On le voit,
non seulement par l’histoire nous montrant depuis la Révolution tous les
gouvernements despotiques vigoureusement acclamés, mais surtout, par la
façon autocratique dont les syndicats ouvriers sont conduits.

Cette distinction profonde, entre la démocratie des lettrés et la
démocratie populaire, apparaît beaucoup plus claire aux ouvriers qu’aux
intellectuels. Rien n’étant commun entre leurs mentalités, les premiers
et les seconds ne parlent pas la même langue. Les syndicalistes
proclament aujourd’hui avec force qu’aucune alliance ne serait possible
entre eux et les politiciens de la bourgeoisie. L’affirmation est
rigoureusement exacte.

Il en fut toujours ainsi et c’est sans doute pourquoi la démocratie
populaire, de Platon à nos jours, n’a jamais été défendue par de grands
penseurs.

Ce fait a beaucoup frappé Émile Faguet: «Presque tous les penseurs du
XIXe siècle, dit-il, n’ont pas été démocrates. Quand j’écrivais mes
_Politiques et moralistes du XIXe siècle_, c’était mon désespoir. Je
n’en trouverai donc pas un qui soit démocrate; j’en voudrais bien
trouver un pour que je puisse poser d’après lui la doctrine
démocratique.»

L’éminent écrivain en eût certainement trouvé beaucoup chez les
politiciens professionnels, mais ces derniers appartiennent rarement à
la catégorie des penseurs.


§ 4.--Les inégalités naturelles et l’égalisation démocratique.

La difficulté de concilier l’égalisation démocratique et les inégalités
naturelles constitue un des plus difficiles problèmes de l’heure
présente. Nous connaissons les souhaits de la démocratie. Voyons ce que
la nature répond à ses vœux.

Les idées démocratiques qui ébranlèrent si souvent le monde, depuis les
âges héroïques de la Grèce jusqu’aux temps modernes, se heurtèrent
toujours aux inégalités naturelles. Bien rares les observateurs ayant
soutenu avec Helvétius que l’inégalité entre les hommes est créée par
l’éducation.

En fait la nature ne connaît pas l’égalité. Elle répartit différemment
génie, beauté, santé, vigueur, intelligence et toutes les qualités
conférant à leurs possesseurs une supériorité sur leurs semblables.

Aucune théorie ne pouvant changer ces différences, les doctrines
démocratiques resteront confinées dans les mots, jusqu’au jour où les
lois de l’hérédité consentiront à unifier les capacités des hommes.

Pouvons-nous supposer que les sociétés arriveront à établir
artificiellement l’égalisation refusée par la nature?

Quelques théoriciens admirent pendant longtemps que l’éducation pourrait
créer un nivellement général. De nombreuses années d’expériences ont
montré la profondeur de cette illusion.

Il ne serait cependant pas impossible, que le socialisme triomphant pût
établir pendant quelque temps l’égalité, en éliminant rigoureusement
tous les individus supérieurs. On peut facilement prévoir ce que
deviendrait un peuple ayant supprimé ses élites, alors qu’il serait
entouré d’autres nations progressant par leurs élites.

Non seulement la nature ne connaît pas l’égalité, mais depuis l’origine
des âges elle a toujours réalisé ses progrès par des différenciations
successives, c’est-à-dire des inégalités croissantes. Elles seules
pouvaient élever l’obscure cellule des temps géologiques, aux êtres
supérieurs dont les inventions devaient changer la face du globe.

Le même phénomène s’observe dans les sociétés. Les formes de démocratie
qui sélectionnent les éléments élevés des classes populaires, ont pour
résultat final la création d’une aristocratie intellectuelle,
conséquence contraire au rêve des purs théoriciens: rabaisser tous les
éléments supérieurs d’une société, au niveau de ses éléments inférieurs.

A côté des lois naturelles, hostiles aux théories égalitaires, figurent
aussi les conditions du progrès moderne. La science et l’industrie
exigeant des efforts intellectuels de plus en plus considérables, les
inégalités mentales et les différences de condition sociale qu’elles
font naître ne peuvent que s’accentuer.

On assiste ainsi à ce phénomène frappant: à mesure que les lois et les
institutions veulent niveler les individus, les progrès de la
civilisation tendent à les différencier davantage. Du paysan au baron
féodal la distance intellectuelle était faible, de l’ouvrier à
l’ingénieur, elle est immense et grandit sans cesse.

La capacité étant devenue le principal facteur du progrès, les capables
de chaque classe s’élèvent alors que les médiocres restent stationnaires
ou descendent. Que pourraient des lois sur d’aussi inévitables
nécessités?

En vain les incapables prétendraient-ils qu’étant le nombre, ils sont la
force. Privés des cerveaux supérieurs dont les recherches profitent à
tous les travailleurs, ces derniers tomberaient vite dans la misère et
l’anarchie.

Le rôle capital des élites dans les civilisations modernes apparaît trop
évident pour avoir besoin d’être démontré. Nations civilisées et peuples
barbares, renfermant une même moyenne d’unités médiocres, la vraie
supériorité des premières provient uniquement de l’élite qu’elles
contiennent. Les États-Unis l’ont si bien compris, qu’ils interdisent
l’accès de leur territoire aux ouvriers chinois, dont la capacité est
identique à celle des ouvriers américains, et qui travaillant à des prix
inférieurs, faisaient une concurrence redoutable à ces derniers.

Malgré ces évidences, on voit s’accentuer chaque jour l’antagonisme
entre la multitude et les élites. A aucune époque, les élites ne furent
plus nécessaires, jamais cependant elles ne furent aussi difficilement
supportées.

Un des plus solides fondements du socialisme est la haine intense des
élites. Ses adeptes oublient toujours que les progrès scientifiques,
artistiques, industriels créant la force d’un pays et la prospérité de
millions de travailleurs, sont uniquement dus à un petit nombre de
cerveaux supérieurs.

Si l’ouvrier gagne trois fois plus aujourd’hui qu’il y a cent ans et
jouit de commodités alors inconnues à de grands seigneurs, il le doit
uniquement à des élites.

Supposons le socialisme universellement accepté par miracle il y a un
siècle. Le risque, la spéculation, l’initiative, en un mot, tous les
stimulants de l’activité humaine ayant été supprimés, aucun progrès
n’aurait pu naître et l’ouvrier serait resté aussi pauvre. On eût
simplement établi cette égalité dans la misère rêvée par la jalousie et
l’envie d’une foule d’esprits médiocres. Ce n’est pas pour donner
satisfaction à un idéal aussi bas que l’humanité renoncera jamais aux
progrès de la civilisation.




CHAPITRE II

LES CONSÉQUENCES DE L’ÉVOLUTION DÉMOCRATIQUE


§ 1.--Influence exercée sur l’Évolution sociale par des théories
dépourvues de valeur rationnelle.

Nous venons de voir que les lois naturelles ne s’accordent pas avec les
aspirations démocratiques. Nous savons aussi qu’une telle constatation
n’eut jamais d’influence sur des doctrines fixées dans les âmes. L’homme
conduit par une croyance ne se préoccupe pas de sa valeur réelle.

Le philosophe qui étudie cette croyance doit évidemment en discuter le
contenu rationnel, mais se préoccuper surtout de son influence sur les
esprits.

Appliquée à l’interprétation de toutes les grandes croyances de
l’histoire, l’importance de cette distinction apparaît immédiatement.
Jupiter, Moloch, Vichnou, Allah et tant d’autres divinités, furent sans
doute au point de vue rationnel de simples illusions, et cependant leur
rôle dans la vie des peuples fut considérable.

La même distinction est applicable aux croyances qui dominèrent le Moyen
Age et courbèrent des milliers d’hommes au pied des autels. Très
illusoires, également, elles exercèrent néanmoins une action tout aussi
profonde que si elles avaient correspondu à des réalités.

Pour qui en douterait, il n’y aurait qu’à comparer la domination de
l’Empire romain et celle de l’Église. La première très tangible, très
réelle, n’impliquait aucune illusion. La seconde, tout en n’ayant que
des bases chimériques, fut cependant aussi puissante. Grâce à elle,
pendant la longue nuit du Moyen Age, des peuples demi-barbares acquirent
ces freins sociaux et cette âme nationale sans lesquels il n’est pas de
civilisation.

Le pouvoir possédé par l’Église prouve encore que la puissance de
certaines illusions est assez grande pour créer, au moins momentanément,
des sentiments aussi contraires à l’intérêt de l’individu qu’à celui des
sociétés, tels la vie monastique, le désir du martyr, les croisades, les
guerres de religion, etc.

L’application aux idées démocratiques et socialistes des considérations
précédentes, montre qu’il importe assez peu que ces idées n’aient aucune
base défendable. Elles impressionnent les âmes, cela suffit. Leurs
conséquences peuvent devenir très funestes, mais nous n’y pouvons rien.

Les apôtres des nouvelles doctrines ont bien tort en vérité de se donner
tant de mal pour trouver un fondement rationnel à leurs aspirations. Ils
convaincront toujours beaucoup plus en se bornant à des affirmations et
en faisant germer des espérances. Leur vraie force réside dans la
mentalité religieuse inhérente au cœur de l’homme et qui, dans la suite
des âges, n’a fait que changer d’objet.

Nous examinerons donc au point de vue philosophique seulement diverses
conséquences de l’évolution démocratique dont nous voyons s’accélérer le
cours. Nous disions à propos de l’Église au Moyen-Age qu’elle eut le
pouvoir d’agir profondément sur la mentalité des hommes. En constatant
certains résultats des doctrines démocratiques, nous allons voir que la
puissance actuelle de ces dernières n’est pas moindre.


§ 2.--L’esprit jacobin et la mentalité créée par les croyances
démocratiques.

Les générations modernes n’ont pas hérité seulement des principes
révolutionnaires, mais aussi de la mentalité spéciale qui les fit
triompher.

Décrivant cette mentalité, lorsque nous avons étudié l’esprit jacobin,
nous avons vu qu’elle prétend toujours imposer par la force des
illusions considérées comme des vérités. L’esprit jacobin a fini par
devenir si général en France et dans les pays latins, qu’il a gagné tous
les partis politiques, y compris les plus conservateurs. La bourgeoisie
en est très imprégnée et le peuple davantage encore.

Cette extension de l’esprit jacobin a eu pour résultat que les
conceptions politiques, les institutions et les lois tendent toujours à
s’imposer par la violence. C’est ainsi que le syndicalisme, pacifique et
méthodique dans d’autres pays, a aussitôt pris dans le nôtre des allures
intransigeantes et anarchiques, se traduisant sous forme d’émeutes, de
sabotages et d’incendies.

Non réprimé par des gouvernements craintifs, l’esprit jacobin produit de
funestes ravages dans les cerveaux de capacité médiocre. Au récent
congrès des cheminots, le tiers des délégués vota pour l’approbation du
sabotage et un des secrétaires du congrès commença son discours en
disant: «Je me permets d’envoyer à tous les saboteurs mon salut
fraternel et toute mon admiration».

Cette mentalité générale engendre une anarchie croissante. Si la France
ne se trouve pas en état de révolution permanente, c’est, je l’ai déjà
fait remarquer plus haut, que tous les partis la divisant se font à peu
près équilibre. Ils sont animés d’une haine mortelle les uns à l’égard
des autres, mais aucun d’eux n’est assez fort pour asservir ses rivaux.

L’intolérance jacobine se répand tellement que les gouvernants eux-mêmes
emploient sans scrupules les procédés les plus révolutionnaires à
l’égard de leurs ennemis, persécutant avec violence, jusqu’à les
dépouiller de leurs biens, les partis leur faisant la moindre
opposition. Nos gouvernants se conduisent aujourd’hui comme les anciens
conquérants. Le vaincu n’a rien à espérer du vainqueur.

Loin d’être spéciale aux classes populaires, l’intolérance s’observe
donc également dans les classes dirigeantes. Michelet avait remarqué
depuis longtemps que les violences des lettrés sont parfois plus
intenses que celles du peuple. Sans doute ils ne brisent pas les
réverbères, mais sont facilement disposés à faire casser les têtes. Les
pires violences de la Révolution furent commises par des bourgeois
lettrés, professeurs, avocats, etc., possesseurs de cette instruction
classique que l’on suppose adoucir les mœurs.

Elle ne les a pas plus adoucies aujourd’hui qu’à cette époque. On s’en
rend compte en parcourant ces journaux avancés dont les rédacteurs se
recrutent surtout parmi des professeurs de l’Université.

Leurs livres sont aussi violents que leurs articles et l’on se demande
vraiment comment peuvent se former, chez ces favorisés du sort, de
telles provisions de haine.

On les croirait difficilement s’ils assuraient qu’un intense besoin
d’altruisme les dévore. On admettra plus aisément, qu’à côté d’une
mentalité religieuse étroite, l’espoir d’être remarqués par les
puissants du jour, ou de se créer une popularité productive, sont les
seules explications possibles des violences affichées dans leurs écrits
de propagande.

J’ai déjà cité, dans un de mes précédents ouvrages, les passages du
livre d’un professeur au Collège de France, où l’auteur excite le peuple
à s’emparer des richesses de la bourgeoisie qu’il invective furieusement
et suis arrivé à la conclusion, qu’une révolution nouvelle recruterait
facilement chez les auteurs de ces élucubrations, les Marat, les
Robespierre et les Carrier dont elle aurait besoin.

La religion jacobine--surtout sous sa forme socialiste--a sur les
esprits de faible envergure toute la puissance des anciens dieux.
Aveuglés par leur foi ils croient avoir la raison pour guide et sont
dirigés uniquement par leurs passions et leurs rêves.

L’évolution des idées démocratiques a donc entraîné, en dehors des
actions politiques déjà marquées, des conséquences considérables sur la
mentalité des hommes modernes.

Si les anciens dogmes religieux ont épuisé depuis longtemps leur
contenu, les théories démocratiques sont loin d’avoir épuisé le leur et
nous en voyons chaque jour s’étendre la floraison. Une des principales a
été la haine générale des supériorités.

Cette haine de ce qui dépasse le niveau moyen, par la situation sociale,
la fortune ou l’intelligence est générale aujourd’hui dans toutes les
classes, de l’ouvrier aux couches les plus élevées de la bourgeoisie.
Elle a pour résultats: l’envie, le dénigrement, le besoin d’attaquer, de
railler, de persécuter, de prêter à toute action des bas motifs, de se
refuser à croire à la probité, au désintéressement, à l’intelligence.

Les conversations, aussi bien dans le peuple que chez les hommes
instruits, sont empreintes de ce besoin d’avilir et d’abaisser. Les plus
grands morts eux-mêmes n’échappent pas à ce sentiment. Jamais on
n’écrivit autant de livres pour déprécier le mérite d’hommes célèbres,
considérés jadis comme le plus précieux patrimoine d’un pays.

L’envie et la haine semblent avoir été de tout temps inséparables des
théories démocratiques, mais l’extension de ces sentiments n’avait
jamais été aussi grande qu’aujourd’hui. Elle frappe tous les
observateurs.

  «Il y a un bas instinct démagogique, écrit M. Bourdeau, sans aucune
  aspiration morale, qui rêve de rabaisser l’humanité au plus bas niveau
  et pour lequel toute supériorité, même de culture, est une offense à
  la société... c’est ce sentiment d’ignoble égalité qui animait les
  bourreaux jacobins lorsqu’ils faisaient tomber les têtes d’un
  Lavoisier et d’un Chénier.»

Cette haine des supériorités, élément le plus sûr des progrès actuels du
socialisme, n’est pas la seule caractéristique de l’esprit nouveau créé
par les idées démocratiques.

D’autres conséquences, quoique indirectes, ne sont pas moins profondes.
Tels par exemple les progrès de l’étatisme, la diminution de l’influence
et du pouvoir de la bourgeoisie, l’action grandissante des financiers,
la lutte des classes, l’évanouissement des vieilles contraintes sociales
et l’abaissement de la moralité.

Tous ces effets se manifestent par une insubordination et une anarchie
générales. Le fils se révolte contre son père, l’employé contre son
patron, le soldat contre ses officiers. Le mécontentement, la haine et
l’envie règnent aujourd’hui partout.

Un mouvement social qui continue, est forcément comme en mécanique un
mouvement qui s’accélère. Nous verrons donc grandir encore les résultats
de cette mentalité. Ils se traduisent de temps en temps par des
incidents dont la gravité augmente tous les jours: grève des cheminots,
grève des postiers, explosions de cuirassés et bien d’autres encore. A
propos de la destruction de la _Liberté_ qui coûta plus de cinquante
millions et fit périr en une minute deux cents personnes, un ancien
ministre de la Marine, M. de Lanessan, s’exprimait de la façon suivante:

  «Le mal qui ronge notre flotte est le même qui dévore notre armée, nos
  administrations publiques, nos services publics, notre parlementarisme
  et notre régime gouvernemental, notre société tout entière. Ce mal,
  c’est l’anarchie, c’est-à-dire un tel désordre des esprits et des
  choses que rien ne se fait comme la raison voudrait que ce fût fait et
  que nul homme ne se comporte comme son devoir professionnel ou moral
  exigerait qu’il se comportât.»

Et au sujet de la même catastrophe de la _Liberté_, survenue après celle
de l’_Iéna_, M. Félix Roussel, dans un discours prononcé comme président
du Conseil municipal de Paris, disait:

  «Les causes du mal ne sont pas spéciales à notre marine. Ce mal est
  plus général et porte un triple nom: l’irresponsabilité,
  l’indiscipline et l’anarchie.»

Ces citations, constatant des faits que personne n’ignore, montrent les
plus solides défenseurs du régime républicain reconnaissant eux-mêmes
les progrès de notre désorganisation sociale[12]. Chacun la voit, tout
en ayant conscience de son impuissance à rien y changer. Ils résultent
en effet d’influences mentales dont le pouvoir est supérieur à celui de
nos volontés.

  [12] Ce désordre est le même dans toutes les administrations. On en
    trouvera des exemples intéressants dans un rapport de M. Dausset au
    Conseil municipal:

    «Le service de la voie publique, dit-il, qui devrait être avant tout
    un service d’exécution rapide, est au contraire le prototype de
    l’administration routinière, paperassière et bureaucratique,
    possédant les hommes et l’argent et gaspillant les hommes et
    l’argent dans des besognes souvent inutiles, faute d’ordre,
    d’initiative et de méthode, et, pour tout dire d’un mot,
    d’organisation.»

    Parlant ensuite des directeurs de service qui opèrent chacun à sa
    guise et suivent leur fantaisie, il ajoute:

    «Ces grands chefs s’ignorent complètement; ils préparent leurs
    projets et les exécutent sans connaître ceux du voisin; il n’y a
    personne au-dessus d’eux pour grouper les travaux et les
    coordonner.» Et c’est pourquoi une même rue est éventrée, réparée,
    puis éventrée de nouveau à quelques jours d’intervalle parce que les
    services des eaux, du gaz, des égouts, de l’électricité, qui se
    jalousent, ne cherchent jamais à se mettre d’accord. Cette anarchie
    et cette indiscipline coûtent naturellement des sommes énormes, et
    une industrie privée qui opérerait de la même façon arriverait vite
    à la faillite.


§ 3.--Le suffrage universel et ses élus.

Parmi les dogmes de la démocratie, le plus fondamental peut-être, celui
qui séduit particulièrement, est le suffrage universel. Il donne aux
masses la notion d’égalité, puisqu’au moins pendant un instant, riches
et pauvres, savants et ignorants sont égaux devant l’urne électorale. Le
ministre y coudoie le dernier de ses serviteurs, et durant cette brève
minute, la puissance de l’un est identique à celle de l’autre.

Tous les gouvernements, y compris ceux de la Révolution, ont redouté le
suffrage universel. De prime abord, en effet, il soulève bien des
objections. L’idée que la multitude puisse choisir utilement les hommes
capables de gouverner, que des individus de moralité médiocre, de
connaissances faibles, d’esprit borné, possèdent, par le fait seul de
leur nombre, une aptitude sûre à juger les candidats proposés à leur
choix, semble assez choquante.

Au point de vue rationnel, le suffrage du nombre sera un peu justifié en
disant avec Pascal: «La pluralité est la meilleure voie, parce qu’elle
est visible et qu’elle a la force pour se faire obéir; cependant c’est
l’avis des moins habiles...»

Le suffrage universel ne pouvant être remplacé, dans les temps modernes,
par aucune autre institution, il faut bien l’accepter et tacher de s’y
adapter. Inutile par conséquent de protester contre lui et répéter,
après la reine Marie-Caroline à l’époque de sa lutte contre Napoléon:
«Rien de plus affreux que de gouverner les hommes dans ce siècle éclairé
où chaque cordonnier raisonne et déraisonne sur le gouvernement!»

A vrai dire, les objections ne sont pas toujours aussi fortes qu’elles
le paraissent. Les lois de la psychologie des foules étant admises, il
reste fort douteux que le suffrage restreint donnerait un choix d’hommes
bien supérieur à celui obtenu par le suffrage universel.

Ces mêmes lois psychologiques montrent aussi que le suffrage dit
universel est en réalité une pure fiction. La foule, sauf dans des cas
bien rares, n’a d’autre opinion que celle de ses meneurs. Le suffrage
universel représente donc en réalité le plus restreint des suffrages.

Là justement réside sois vrai danger. Le suffrage universel se montre
dangereux surtout par les meneurs qui en sont maîtres, créatures de
petits comités locaux, analogues aux clubs de la Révolution. Le meneur
briguant un mandat est choisi par eux.

Une fois nommé, il exerce un pouvoir local absolu, à la condition de
satisfaire les intérêts de ses comités. Devant cette nécessité,
l’intérêt général du pays disparaît à peu près totalement aux yeux de
l’élu.

Naturellement, les comités ayant besoin de serviteurs dociles, ne
choisissent pas pour cette besogne des individus doués d’une
intelligence élevée, ni surtout d’une moralité très haute. Il leur faut
des hommes sans caractère, sans situation sociale, et toujours dociles.

Par suite de ces nécessités, la servilité de l’élu à l’égard des petits
groupes qui le patronnent et sans lesquels il ne serait rien, est
complète. Il dira et votera tout ce qu’exigeront ses comités. Son idéal
politique peut se condenser dans cette brève formule: obéir pour durer.

Exceptionnellement et seulement lorsqu’elles possèdent par leur nom,
leur situation ou leur fortune un grand prestige, des personnalités
supérieures arrivent à s’imposer aux votes populaires en surmontant la
tyrannie des minorités audacieuses constituant les petits comités
locaux.

Les pays démocratiques comme le nôtre ne sont donc gouvernés qu’en
apparence par le suffrage universel. Pour cette raison se votent tant de
lois n’intéressant le peuple en aucune façon, et que jamais il n’a
réclamées. Tels le rachat des lignes de l’Ouest, les lois sur les
congrégations, etc. Ces absurdes manifestations traduisirent simplement
les exigences de petits comités locaux fanatiques, imposées aux députés
choisis par eux.

On se rend compte de l’influence de ces comités en voyant des députés
modérés obligés de patronner des anarchistes saboteurs d’arsenaux, de
s’allier avec des antimilitaristes, en un mot d’obéir aux pires
exigences pour assurer leur réélection. Les volontés des plus bas
éléments de la démocratie ont ainsi créé chez les élus, une moralité et
des mœurs qu’il serait difficile de ne pas juger très basses. Le
politicien est l’homme des places publiques, et comme le dit Nietzsche:

  «Où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands
  comédiens, et le bourdonnement des mouches venimeuses... Le comédien
  croit toujours à ce qui lui fait obtenir ses meilleurs effets, ce qui
  pousse les gens à croire à lui-même. Demain il aura une foi nouvelle,
  et après demain une foi plus nouvelle encore... Tout ce qui est grand,
  se passe loin de la place publique et de la gloire.»


§ 4.--Le besoin de réformes.

Le besoin de réformes imposées brusquement à coups de décrets, est une
des conceptions les plus funestes de l’esprit jacobin, un des
redoutables legs de la Révolution. Il figure parmi les facteurs
principaux de tous nos bouleversements depuis un siècle.

Une des raisons psychologiques de cette soif incessante de réformes
tient à la difficulté de déterminer les motifs réels des maux dont on se
plaint. Le besoin d’explication crée des causes fictives fort simples.
Simples aussi alors apparaissent les remèdes.

Depuis quarante ans nous n’avons pas cessé de faire des réformes, dont
chacune est une petite révolution. Malgré elles, ou plutôt à cause
d’elles, nous sommes un des peuples de l’Europe ayant le moins évolué.

On juge de la lenteur réelle de notre évolution, en comparant l’un à
l’autre chez diverses nations, les principaux éléments de la vie sociale
commerce, industrie, etc. Les progrès de divers peuples, les Allemands
notamment, apparaissent alors immenses, tandis que les nôtres sont
restés fort lents.

Notre organisation administrative, industrielle et commerciale, a
considérablement vieilli et ne se montre plus à la hauteur des besoins
nouveaux. Notre industrie est peu prospère, notre marine marchande
périclite. Même dans nos propres colonies nous ne pouvons soutenir la
concurrence avec l’étranger, malgré des subventions pécuniaires énormes
accordées par l’État. M. Cruppi, ancien ministre du Commerce, a insisté
sur ce triste effondrement dans un livre récent. Suivant l’erreur
générale, il croit facile de remédier à ces infériorités avec de
nouveaux règlements.

Tous les politiciens partagent la même opinion et c’est pourquoi nous
progressons si peu. Chaque parti est persuadé qu’avec des réformes, on
peut remédier à tous les maux. Cette conviction les conduit à des luttes
qui font de la France un des pays les plus divisés de l’univers et les
plus en proie à l’anarchie.

Personne n’y comprend encore que les individus et leurs méthodes, et non
les règlements, déterminent la valeur d’un peuple. Les réformes
efficaces ne sont pas les réformes révolutionnaires mais les petites
améliorations de chaque jour accumulées par le temps. Les grands
changements sociaux se font, comme les transformations géologiques,
grâce à l’addition journalière de minimes causes. L’histoire économique
de l’Allemagne depuis quarante ans, prouve d’une façon frappante la
justesse de cette loi.

Bien des événements importants paraissant dépendre un peu du hasard, les
batailles par exemple, sont eux-mêmes soumis à cette loi de
l’accumulation des petites causes. Sans doute la lutte décisive est
quelquefois terminée en moins d’un jour, mais il fallut de minutieux
efforts lentement accumulés pour préparer le succès. Nous en avons fait
la dure expérience en 1870 et les Russes la firent de leur côté plus
tard. Une demi-heure à peine fut nécessaire à l’amiral Togo pour
anéantir la flotte russe à la bataille de Tsoushima, qui décida
définitivement du sort du Japon, mais des milliers de petites influences
lointaines déterminèrent ce succès. Des causes non moins nombreuses
engendrèrent la défaite des Russes: une bureaucratie aussi compliquée
que la nôtre et aussi irresponsable, un matériel lamentable, bien que
payé au poids de l’or, un régime de pots-de-vin à tous les degrés de la
hiérarchie et l’indifférence générale pour l’intérêt du pays.

Malheureusement les progrès de détail, qui font par leur total la
grandeur d’une nation, étant peu visibles, ne produisent aucune
impression sur le public, et ne peuvent servir les intérêts électoraux
des politiciens. Ces derniers s’en désintéressent donc complètement et
laissent s’accumuler, dans les pays soumis à leurs influences, les
petites désorganisations successives dont se composent les grandes
décadences.


§ 5.--Les distinctions sociales dans les démocraties et les idées
démocratiques dans divers pays.

A l’époque où les hommes étaient divisés en castes, et différenciés
surtout par la naissance, les distinctions sociales se trouvaient
généralement acceptées comme conséquences d’une loi naturelle
inéluctable.

Dès que les anciennes divisions sociales furent détruites, les
distinctions de classes apparurent artificielles et cessèrent pour cette
raison d’être tolérées.

Le besoin d’égalité étant théorique, on a vu se développer très vite
chez les peuples démocratiques, la création d’inégalités artificielles
permettant à leurs possesseurs de se constituer une suprématie bien
visible. A aucune époque, la soif de titres et de décorations ne fut
aussi répandue qu’aujourd’hui.

Dans les pays réellement démocratiques, comme les États-Unis, titres et
décorations n’exercent pas grand prestige et la fortune seule y crée les
distinctions. C’est assez exceptionnellement qu’on y voit des jeunes
filles millionnaires s’allier aux anciens noms de l’aristocratie
européenne. Elles emploient instinctivement alors, le seul moyen
permettant à une race trop jeune d’acquérir le passé nécessaire pour
stabiliser son armature morale.

Mais d’une façon générale, l’aristocratie que nous voyons naître en
Amérique ne s’est pas du tout fondée sur les titres et les décorations.
Purement financière, elle ne provoque pas beaucoup de jalousie parce que
chacun espère réussir à en faire partie un jour.

Lorsque dans son livre sur la démocratie en Amérique, Tocqueville
signalait l’aspiration générale vers l’égalité, il ignorait que
l’égalité prévue aboutirait à une classification des hommes, fondée
exclusivement sur le nombre de dollars possédé par eux. Nulle autre
n’existe aux États-Unis, et il en sera sans doute un jour de même en
Europe.

Actuellement, rien ne permet de considérer la France comme un pays
démocratique, autrement que dans les mots et ici apparaît la nécessité
de rechercher, ainsi que nous le disions plus haut, les idées diverses
qu’abrite, suivant les pays, le mot démocratie.

De nations vraiment démocratiques on ne peut guère citer que
l’Angleterre et l’Amérique. La démocratie s’y présente sous des formes
différentes mais on y observe les mêmes principes, notamment une
parfaite tolérance pour toutes les opinions. Les persécutions
religieuses y sont inconnues. Les supériorités réelles se manifestent
facilement dans les diverses professions, chacun pouvant y accéder à
tout âge, dès qu’il possède les capacités nécessaires. Aucune barrière
ne vient limiter l’essor individuel.

Dans de tels pays les hommes se croient égaux parce que tous ont la
notion qu’ils sont libres d’atteindre les mêmes sommets. L’ouvrier sait
pouvoir devenir contre-maître, puis ingénieur. Obligé de commencer par
les échelons inférieurs, au lieu de débuter comme en France par les
échelons supérieurs, l’ingénieur ne se suppose pas d’une autre essence
que le reste des hommes. Il en est de même dans toutes les professions.
C’est pourquoi les haines de classes, si intenses chez nous, sont peu
développées en Angleterre et en Amérique.

En France, la démocratie ne se pratique guère que dans les discours. Un
système de concours et d’examens qu’il faut subir pendant la jeunesse,
ferme rigoureusement l’entrée des carrières et crée des classes ennemies
séparées.

Les démocraties latines sont donc restées purement théoriques.
L’absolutisme étatiste y a remplacé l’absolutisme monarchique mais ne se
montre pas moins dur. L’aristocratie de la fortune s’est substituée à
celle de la naissance et ses privilèges ne sont pas moindres.

Monarchie et démocratie diffèrent beaucoup plus d’ailleurs dans la forme
que dans le fond. C’est seulement la variable mentalité des hommes qui
différencie leurs effets. Toutes les discussions sur les divers régimes
sont sans intérêt car ils ne détiennent en eux-mêmes aucune vertu
spéciale. Leur valeur dépendra toujours de celle des hommes gouvernés.
Un peuple réalise un grand progrès quand il découvre que la somme des
efforts personnels de chacun, et non les gouvernements, détermine le
rang d’une nation dans le monde.




CHAPITRE III

LES FORMES NOUVELLES DES CROYANCES DÉMOCRATIQUES


§ 1.--Les luttes entre le capital et le travail.

Pendant que nos législateurs réforment et légifèrent au hasard,
l’évolution naturelle du monde poursuit lentement son cours. Des
intérêts nouveaux surgissent, les concurrences économiques entre peuples
grandissent, les classes ouvrières s’agitent et l’on voit naître de
toutes parts des problèmes redoutables que les harangues des politiciens
ne sauraient résoudre.

Parmi ces nouveaux problèmes, un des plus compliqués sera celui des
conflits ouvriers, résultant de la lutte entre le capital et le travail.
Même dans les pays traditionnels comme l’Angleterre, elle devient
violente. Les ouvriers cessent de respecter les contrats collectifs, qui
constituaient autrefois leurs chartes, les grèves sont déclarées pour
des motifs insignifiants, le chômage et le paupérisme atteignent des
chiffres inquiétants.

En Amérique, ces grèves avaient même fini par entraver toutes les
industries, mais l’excès du mal a créé le remède. Depuis dix ans
environ, les chefs d’industrie ont organisé de grandes fédérations
patronales devenues assez puissantes pour imposer aux ouvriers des
procédures d’arbitrage.

Le problème ouvrier se complique en France de l’intervention de nombreux
travailleurs étrangers rendue nécessaire par la stagnation de notre
population[13]. Une pareille stagnation aura également pour conséquences
de rendre difficile la lutte avec des rivaux dont le sol ne pourra
bientôt plus nourrir les habitants et qui, suivant une des plus vieilles
lois de l’histoire, envahiront nécessairement les pays moins peuplés.

  [13] Population des grandes puissances:

                        1789           1906
      Russie        28 millions.  129 millions.
      Allemagne     28   --        57   --
      Autriche      18   --        44   --
      Angleterre    12   --        40   --
      France        26   --        39   --

Ces conflits entre ouvriers et patrons d’un même pays seront rendus plus
âpres encore par la lutte économique, grandissante entre les Asiatiques
à besoins très faibles, pouvant par conséquent produire des objets
manufacturés à prix fort bas, et les Européens à besoins très forts.
J’en signalai l’importance il y a plus de vingt-cinq ans. Le général
Hamilton, ancien attaché militaire à l’armée japonaise, et qui avait
fort bien prévu avant le début des hostilités la victoire des Japonais,
écrit dans un travail reproduit par le général Langlois, ce qui suit:

  «Le Chinois, tel que je l’ai vu en Mandchourie, est capable de
  détruire le type actuel du travailleur de race blanche. Il le chassera
  de la surface de la terre. Les socialistes, prêchant l’égalité devant
  le travail, sont loin de penser à quel résultat pratique les
  mèneraient leurs théories. La destinée de la race blanche est-elle
  donc de disparaître à la longue? A mon humble avis, cette destinée
  dépend d’une seule chose: Aurons-nous, oui ou non, le bon sens de
  fermer l’oreille aux discours qui présentent la guerre et la
  préparation à la guerre comme un mal inutile?

  J’estime que les ouvriers doivent choisir. Étant donnée la
  constitution actuelle du monde, il faut qu’ils cultivent chez leurs
  enfants l’idéal militaire et qu’ils acceptent de bon cœur les épreuves
  et les charges qu’entraîne le militarisme ou qu’ils entament une lutte
  cruelle pour la vie contre une main-d’œuvre rivale dont le succès ne
  fait aucun doute. Pour refuser aux Asiatiques le droit d’émigrer,
  d’abaisser les salaires par la concurrence et de vivre parmi nous,
  nous ne disposons que d’un moyen, qui est l’épée. Si les Américains et
  les Européens oublient que leur situation privilégiée ne tient qu’à la
  force de leurs armes, l’Asie aura bientôt pris sa revanche.»

On sait qu’en Amérique, les invasions chinoise et japonaise sont
devenues, par suite de la concurrence faite aux ouvriers de race
blanche, une calamité nationale. En Europe, l’invasion commence, mais
n’a pas encore pris une grande extension. Cependant les émigrés chinois
forment déjà d’importantes colonies dans certaines villes: Londres,
Cardiff, Liverpool, etc. Ils y ont provoqué plusieurs émeutes, parce que
travaillant à vil prix, leur apparition fait aussitôt baisser les
salaires.

Mais ces problèmes appartiennent à l’avenir, et ceux du présent sont
assez inquiétants pour qu’il soit inutile maintenant de se préoccuper
des autres.


§ 2.--L’évolution de la classe ouvrière et le mouvement syndicaliste.

Le plus important des problèmes démocratiques actuels résultera
peut-être de l’évolution récente de la classe ouvrière, engendrée par le
mouvement syndicaliste.

L’agrégat d’intérêts similaires constituant le syndicalisme, a pris
rapidement un développement tellement immense dans tous les pays, qu’on
peut le dire mondial. Certaines corporations possèdent des budgets
comparables à ceux de petits États. On a cité des ligues allemandes
ayant encaissé 81 millions de cotisations.

L’extension de ce mouvement ouvrier dans tous les pays montre qu’il
n’est pas comme le socialisme, un rêve d’utopistes, mais la conséquence
de nécessités économiques. Par son but, ses moyens d’action, ses
tendances, le syndicalisme ne présente d’ailleurs aucune espèce de
parenté avec le socialisme. L’ayant suffisamment expliqué dans ma
_Psychologie politique_, il suffira de rappeler en quelques mots la
différence des deux doctrines.

Le socialisme veut s’emparer de toutes les industries et les faire gérer
par l’État qui en répartirait également les produits entre les citoyens.
Le syndicalisme prétend, au contraire, éliminer entièrement
l’intervention de l’État et diviser la société en petits groupes
professionnels se gouvernant eux-mêmes.

Bien que méprisés des syndicalistes et violemment combattus par eux, les
socialistes s’appliquent à dissimuler ce conflit, mais il est vite
devenu trop visible pour rester inaperçu. L’influence politique, encore
possédée par ces derniers, leur échappera bientôt.

Si le syndicalisme grandit partout aux dépens du socialisme, c’est, je
le répète, que ce mouvement corporatif, quoique renouvelé du passé,
synthétise certains besoins nés de la spécialisation de l’industrie
moderne.

Nous le voyons en effet se manifester dans les milieux les plus divers.
Un France, son succès n’a pas encore été aussi grand qu’ailleurs. Ayant
pris la forme révolutionnaire rappelée plus haut, il est tombé, au moins
provisoirement, dans la main d’anarchistes se souciant aussi peu du
syndicalisme que d’une organisation quelconque et utilisant simplement
la nouvelle doctrine pour tâcher de détruire la société actuelle.
Socialistes, syndicalistes et anarchistes, quoique dirigés par des
conceptions entièrement différentes, collaborent ainsi au même but
final: la suppression violente des classes dirigeantes et le pillage de
leurs richesses.

Les doctrines syndicalistes ne dérivent en aucune façon des principes de
la Révolution. Sur plusieurs points ils leur sont même entièrement
contraires. Le syndicalisme représente, en effet, un retour à certaines
formes d’organisation collective voisines des corporations proscrites
par la Révolution. Il constitue aussi une de ces fédérations condamnées
par elle. Il repousse enfin entièrement la centralisation étatiste
qu’elle avait établie.

Des principes démocratiques: liberté, égalité, fraternité, le
syndicalisme n’a nul souci. Les syndicats exigent de leurs membres une
discipline absolue, éliminant toute liberté.

N’étant pas encore assez forts pour se tyranniser réciproquement, les
syndicats professent les uns à l’égard des autres des sentiments qu’on
peut à la rigueur qualifier de fraternité. Mais le jour où ils seront
suffisamment puissants, leurs intérêts contraires entreront
nécessairement en lutte, comme pendant la période syndicaliste des
anciennes républiques italiennes: Florence et Sienne par exemple. La
fraternité de l’heure présente sera vite oubliée, et l’égalité remplacée
par le despotisme des syndicats devenus prépondérants.

Un tel avenir semble prochain. Le nouveau pouvoir grandit très vite et
trouve devant lui des gouvernements désarmés ne se défendant que par la
soumission à toutes ses exigences. Moyen détestable, bon tout au plus
pour la minute présente, et qui charge lourdement l’avenir.

Ce fut pourtant à cette pauvre ressource qu’eut recours récemment le
gouvernement anglais dans sa lutte contre le syndicat des mineurs qui
menaçait de suspendre la vie industrielle de l’Angleterre. Le syndicat
exigeait pour ses adhérents un salaire minimum sans qu’ils dussent
s’engager à fournir un minimum de travail.

Bien qu’une telle exigence fût inadmissible, le gouvernement accepta de
proposer au Parlement une loi pour la sanctionner. On méditera utilement
les graves paroles prononcées à ce sujet par M. Balfour devant la
Chambre des Communes:

  «Le pays n’a jamais eu, dans son histoire si longue et si mouvementée,
  à faire face à un danger de cette nature et de cette importance.

  Le spectacle nous est donné, étrange et sinistre, d’une simple
  organisation menaçant de paralyser, paralysant dans une large mesure,
  le commerce et les manufactures d’une communauté qui vit du commerce
  et des manufactures.

  Le pouvoir que possèdent les mineurs est dans l’état actuel de la loi
  presque sans bornes. Ayons-nous jamais rien connu de pareil? Vit-on
  jamais baron féodal exerçant semblable tyrannie? Y a-t-il jamais eu
  trust américain se servant des droits qu’il tient de la loi avec un
  pareil mépris de l’intérêt général? Le point de perfection même auquel
  nous avons porté nos lois, notre organisation sociale, les rapports
  mutuels des différentes industries et professions, nous exposent, plus
  que nos prédécesseurs des âges plus rudes, au grave péril qui menace
  en ce moment la société... Nous assistons à l’heure actuelle à la
  première manifestation de puissance d’éléments qui, si on n’y prend
  garde, submergeront la société tout entière... L’attitude du
  gouvernement en cédant aux injonctions des mineurs donne quelque
  apparence de réalité à la victoire de ceux qui se dressent contre la
  société.»


§ 3.--Pourquoi certains gouvernements démocratiques modernes se
transforment progressivement en gouvernements de castes administratives.

L’anarchie et les luttes sociales issues des idées démocratiques
conduisent aujourd’hui certains gouvernements à une évolution imprévue
qui finira par ne plus leur laisser qu’un pouvoir nominal. Cette
évolution, dont nous allons indiquer sommairement les effets, s’est
faite spontanément, sous l’influence de ces nécessités impérieuses qui
demeurent les grandes régulatrices des choses.

Les élus du suffrage universel forment aujourd’hui le gouvernement des
pays démocratiques. Ils votent les lois, nomment et renversent les
ministres choisis dans leur sein et provisoirement chargés du pouvoir
exécutif. Ces ministres changent naturellement fort souvent, puisqu’un
vote suffit pour les remplacer. Ceux qui leur succèdent, appartenant à
un parti différent, gouvernent d’après d’autres principes que leurs
prédécesseurs.

Il semblerait au premier abord qu’un pays tiraillé entre des influences
si diverses ne puisse avoir ni stabilité, ni continuité. Cependant,
malgré toutes ces conditions d’instabilité, un gouvernement démocratique
comme le nôtre fonctionne avec assez de régularité. Comment expliquer un
tel phénomène?

Son interprétation, très simple, résulte de ce fait que les ministres
qui ont l’air de gouverner gouvernent, en réalité, fort peu. Très limité
et très circonscrit, leur pouvoir ne s’exerce guère que dans des
discours peu écoutés et dans quelques mesures désorganisatrices.

Mais derrière cette autorité superficielle de ministres, sans force et
sans durée, jouets de toutes les exigences des politiciens, fonctionne
dans l’ombre un pouvoir anonyme dont la puissance ne fait que grandir:
celui des administrations. Possédant des traditions, une hiérarchie et
de la continuité, elles ont une force contre laquelle les ministres se
reconnaissent vite incapables de lutter[14]. La responsabilité est
tellement divisée dans la machine administrative, qu’un ministre ne peut
jamais trouver devant lui de personnalités importantes. Contre ses
volontés momentanées se dresse un réseau de règlements, de coutumes et
d’arrêts qu’on lui objecte aussitôt et qu’il connaît trop mal pour oser
les enfreindre.

  [14] L’impuissance des ministres dans leurs ministères a été très bien
    marquée par l’un d’eux, M. Cruppi, dans un livre récent. Les plus
    énergiques volontés du ministre étant immédiatement paralysées par
    ses bureaux, il renonce promptement à lutter contre eux.

Cette diminution de l’autorité des gouvernements démocratiques ne peut
que progresser. Une des lois les plus constantes de l’histoire et sur
laquelle je suis revenu déjà, est qu’aussitôt qu’une classe quelconque
noblesse, clergé, armée ou peuple, devient prépondérante, elle tend
rapidement à asservir les autres. Telles les armées romaines qui
finirent par nommer et renverser les empereurs, tel le clergé contre
lequel les rois eurent jadis tant de peine à lutter, tels les États
Généraux qui au moment de la Révolution absorbèrent bientôt tous les
pouvoirs et remplacèrent la monarchie.

La caste des fonctionnaires est destinée à fournir une nouvelle preuve
de l’exactitude de cette loi. Devenue prépondérante, elle commence déjà
à parler très haut, menace et en arrive aux grèves, comme celle des
postiers, suivie bientôt de celle des employés des chemins de fer du
gouvernement. Le pouvoir administratif forme ainsi un petit État dans le
grand État, et si son évolution actuelle continue il constituera bientôt
le seul pouvoir réel. En régime socialiste, il n’y en aurait pas
d’autres. Toutes nos révolutions auront eu ainsi pour résultat final de
faire descendre les pouvoirs, du trône des rois, dans la caste
irresponsable, anonyme et despotique des commis.

                   *       *       *       *       *

Pressentir l’issue de tous les conflits qui menacent d’assombrir nos
destinées est impossible. Il faut rester aussi loin du pessimisme que de
l’optimisme, et se dire que la nécessité finit toujours par équilibrer
les choses. Le monde poursuit sa marche sans s’occuper de nos discours
et tôt ou tard nous parvenons à nous adapter aux variations du milieu
qui nous entoure. La difficulté est d’y arriver sans trop de
frottements, et surtout de résister aux conceptions chimériques des
rêveurs. Toujours impuissants à réorganiser le monde, ils le
bouleversèrent plusieurs fois.

Athènes, Rome, Florence, et bien d’autres cités, qui rayonnèrent jadis
dans l’histoire, furent victimes de ces théoriciens redoutables. Les
résultats de leur influence ont toujours été les mêmes: anarchie,
dictature et décadence.

Ce n’est pas aux nombreux Catilina modernes que de telles leçons
pourraient servir. Ils ne voient pas encore que les mouvements déchaînés
par leurs ambitions menacent de les submerger. Tous ces utopistes ont
fait surgir d’irréalisables espérances dans l’âme des foules, excité
leurs appétits et sapé les digues, lentement édifiées par les siècles,
pour les contenir.

La lutte des aveugles multitudes contre les élites est une des
continuités de l’histoire, et le triomphe des souverainetés populaires
sans contrepoids, a déjà marqué la fin de plus d’une civilisation.
L’élite crée, la plèbe détruit. Dès que faiblit la première, la seconde
commence sa pernicieuse action.

Les grandes civilisations n’ont pu prospérer qu’en sachant dominer leurs
éléments inférieurs. Ce n’est pas en Grèce seulement, que l’anarchie, la
dictature, les invasions et finalement la perte de l’indépendance,
devinrent les conséquences du despotisme démocratique. La tyrannie
individuelle naquit toujours de la tyrannie collective. Elle termina le
premier cycle de la grandeur de Rome. Les Barbares achevèrent le
dernier.




CONCLUSIONS


Les principales révolutions qui ont remué l’histoire ont été étudiées
dans ce volume. Mais nous nous sommes attaché surtout à la plus
importante de toutes, à celle qui bouleversa l’Europe pendant vingt ans
et dont les échos retentissent encore.

La Révolution française est une mine inépuisable de documents
psychologiques. Aucune période de la vie de l’humanité ne présente
pareille série d’expériences accumulées en un temps si court.

A chaque page de ce grand drame, nous avons trouvé de nombreuses
applications des principes exposés dans nos divers ouvrages, sur l’âme
transitoire des foules et sur l’âme permanente des peuples, sur l’action
des croyances, sur le rôle des influences mystiques, affectives et
collectives, sur le conflit des diverses formes de logique.

Les assemblées révolutionnaires justifient toutes les lois connues de la
psychologie des foules. Impulsives et craintives, elles sont dominées
par un petit nombre de meneurs et agissent le plus souvent en sens
contraire des volontés individuelles de leurs membres.

Royaliste la Constituante détruit l’ancienne monarchie, humanitaire la
Législative laisse s’accomplir les massacres de Septembre, pacifiste
elle jette la France dans des guerres redoutables.

Contradictions semblables pendant la Convention. L’immense majorité de
ses membres repoussait les violences. Philosophes sentimentaux ils
exaltaient l’égalité, la fraternité, la liberté et aboutirent cependant
au plus effroyable despotisme.

Mêmes contradictions enfin pendant le Directoire. Très modérées d’abord
dans leurs intentions, les assemblées ne vécurent pourtant que de coups
d’État sanguinaires sous ce régime. Elles désiraient rétablir la paix
religieuse et finirent par envoyer dans les bagnes des milliers de
prêtres. Elles voulaient réparer les ruines dont la France était
couverte et ne réussirent qu’à en accumuler d’autres.

Il y eut donc toujours opposition complète entre les volontés
individuelles des hommes de la période révolutionnaire et les actes des
Assemblées dont ils faisaient partie.

C’est qu’en réalité, ils obéissaient à des forces invisibles dont ils
n’étaient pas maîtres. Croyant agir au nom de la raison pure, ils
subissaient des influences mystiques, affectives et collectives
incompréhensibles pour eux et que nous commençons seulement à discerner
aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

L’intelligence a progressé dans le cours des âges et ouvert à l’homme
des horizons merveilleux, alors que le caractère, véritable fondement de
son âme et sûr moteur de ses activités, n’a guère changé. Bouleversé un
instant, il reparaît toujours. La nature humaine doit donc être acceptée
telle qu’elle est.

Les fondateurs de la Révolution ne s’y résignèrent pas. Pour la première
fois depuis les débuts de l’humanité ils tentèrent de transformer les
hommes et les sociétés au nom de la raison.

Jamais entreprise ne fut abordée avec de pareils éléments de succès. Les
théoriciens prétendant la réaliser eurent entre les mains une autorité
supérieure à celle de tous les despotes.

Et pourtant, malgré ce pouvoir, malgré les succès des armées, malgré des
lois draconiennes, malgré des coups d’État répétés, la Révolution ne fit
qu’accumuler des ruines et aboutir à une dictature.

Un tel essai n’était pas inutile, puisque les expériences sont
nécessaires pour instruire les peuples. Sans la Révolution il eût été
difficile de prouver que la raison pure ne permet pas de changer les
hommes et par conséquent qu’une société ne se rebâtit jamais à la
volonté des législateurs, si absolue soit leur puissance.

                   *       *       *       *       *

Commencée par la bourgeoisie à son profit, la Révolution devint vite un
mouvement populaire et du même coup une lutte de l’instinctif contre le
rationnel, une révolte contre toutes les contraintes qui font un
civilisé du barbare. C’est en s’appuyant sur le principe de la
souveraineté populaire que les réformateurs tentèrent d’imposer leurs
doctrines. Guidé par des meneurs, le peuple intervient sans cesse dans
les délibérations des Assemblées et commet les plus sanguinaires
violences.

L’histoire des multitudes pendant cette période est éminemment
instructive. Elle montre l’erreur des politiciens qui attribuent toutes
les vertus à l’âme populaire.

Les faits de la Révolution enseignent au contraire qu’un peuple dégagé
des contraintes sociales, fondements des civilisations, et abandonné à
ses impulsions instinctives, retombe vite dans la sauvagerie ancestrale.
Toute révolution populaire qui triomphe est un retour momentané à la
barbarie. Si la Commune de 1871 avait duré, elle aurait répété la
Terreur. N’ayant pas eu le pouvoir de faire périr beaucoup d’hommes elle
dut se borner à incendier les principaux monuments de la capitale.

La Révolution représente le conflit des forces psychologiques, libérées
des freins chargés de les contenir. Instincts populaires, croyances
jacobines, actions ancestrales, appétits et passions déchaînés, toutes
ces influences diverses se livrèrent pendant dix ans de furieuses
batailles, qui ensanglantèrent la France et la couvrirent de ruines.

Vu de loin, cet ensemble constitue le bloc de la Révolution. Il n’a rien
d’homogène. Sa dissociation est nécessaire pour comprendre ce grand
drame et mettre en évidence les impulsions qui ne cessèrent d’agiter
l’âme de ses héros. En temps normal, les diverses formes de logiques qui
nous mènent: rationnelle, affective, mystique et collective
s’équilibrent à peu près. Aux époques de bouleversement, elles entrent
en conflit et l’homme cesse d’être lui-même.

                   *       *       *       *       *

Nous n’avons nullement méconnu dans cet ouvrage l’importance de
certaines acquisitions de la Révolution à l’égard du droit des peuples.
Mais, avec beaucoup d’historiens, nous avons dû admettre que le gain
récolté au prix de tant de ruines eût été obtenu plus tard, sans effort,
par la simple marche de la civilisation. Pour un peu de temps gagné, que
de désastres matériels accumulés, quelle désagrégation morale dont nous
souffrons toujours! Ces brutales sections dans la chaîne de l’histoire
ne se réparent que très lentement. Elles ne le sont pas encore.

La jeunesse actuelle semble préférer l’action à la pensée. Dédaignant
les stériles dissertations des philosophes, elle trouve dépourvues
d’intérêt les spéculations vaines sur des choses dont l’essence reste
inconnue.

L’action est certainement recommandable et tous les grands progrès en
dérivent, mais elle ne devient utile qu’après avoir été convenablement
orientée. Les personnages de la Révolution étaient assurément des hommes
d’action, et cependant les illusions qu’ils acceptèrent pour guides les
conduisirent aux désastres.

L’action est toujours nuisible quand, dédaignant les réalités, elle
prétend changer violemment le cours des choses. On n’expérimente pas sur
une société comme sur les machines d’un laboratoire. Nos bouleversements
montrent ce que les erreurs sociales peuvent coûter.

Quoique l’expérience de la Révolution ait été catégorique, beaucoup
d’esprits, hallucinés par leurs rêves, souhaitent de la recommencer. Le
socialisme, synthèse actuelle de cette aspiration, serait une régression
vers des formes d’évolution inférieures, parce qu’il paralyserait les
plus grands ressorts de notre activité. En substituant à l’initiative et
à la responsabilité individuelles l’initiative et la responsabilité
collectives, on fait descendre l’homme très bas sur l’échelle des
valeurs humaines.

L’heure présente est peu favorable à de telles expériences. Pendant que
les rêveurs poursuivent leurs chimères, excitent les appétits et les
passions des multitudes, les peuples s’arment tous les jours davantage.
Chacun pressent que, dans la concurrence universelle, il n’y aura plus
de place pour les nations faibles.

Au centre de l’Europe grandit une puissance militaire formidable,
aspirant à dominer le monde afin d’y trouver des débouchés pour ses
marchandises et pour une population croissante qu’elle sera bientôt
incapable de nourrir.

Si nous continuons à briser notre cohésion par des luttes intestines,
des rivalités de partis, de basses persécutions religieuses, des lois
entravant le développement industriel, notre rôle dans le monde sera
vite terminé. Il faudra céder la place à des peuples solidement agrégés,
ayant su s’adapter aux nécessités naturelles au lieu de prétendre
remonter leur cours. Sans doute, le présent ne répète pas le passé et
les détails de l’histoire sont pleins d’imprévisibles enchaînements,
mais dans leurs grandes lignes, les événements semblent conduits par des
lois éternelles.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages
  INTRODUCTION.--LES RÉVISIONS DE L’HISTOIRE                           1

  PREMIÈRE PARTIE
  LES ÉLÉMENTS PSYCHOLOGIQUES DES MOUVEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES

  LIVRE I
  CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES RÉVOLUTIONS

  Chapitre I.--Les révolutions scientifiques et les révolutions
  politiques                                                          11
    § 1. Classification des révolutions                               11
    § 2. Les révolutions scientifiques                                13
    § 3. Les révolutions politiques                                   14
    § 4. Les résultats des révolutions politiques                     19

  Chapitre II.--Les révolutions religieuses
    § 1. Importance de l’étude d’une révolution religieuse pour la
           compréhension des grandes révolutions politiques           23
    § 2. Les débuts de la Réforme et ses premiers adeptes             25
    § 3. Valeur rationnelle des doctrines de la Réforme               26
    § 4. Propagation de la Réforme                                    28
    § 5. Conflit entre croyances religieuses différentes.
         Impossibilité de la tolérance                                30
    § 6. Résultats des révolutions religieuses                        36

  Chapitre III.--Le Rôle des gouvernements dans les révolutions       39
    § 1. Faible résistance des gouvernements dans les révolutions     39
    § 2. Comment la résistance des gouvernements peut triompher
           des révolutions                                            43
    § 3. Les révolutions faites par les gouvernements. Exemples
           divers: Chine, Turquie, etc.                               44
    § 4. Éléments sociaux survivant aux changements de gouvernement
           après les révolutions                                      48

  Chapitre IV.--Le rôle du peuple dans les révolutions                51
    § 1. La stabilité et la malléabilité de l’âme nationale           51
    § 2. Comment le peuple comprend les révolutions                   54
    § 3. Rôle supposé du peuple pendant les révolutions               57
    § 4. L’entité peuple et ses éléments constitutifs                 60

  LIVRE II
  LES FORMES DE MENTALITÉ PRÉDOMINANTES PENDANT LES RÉVOLUTIONS

  Chapitre I.--Les variations individuelles du caractère pendant
  les révolutions                                                     65
    § 1. Les transformations de la personnalité                       65
    § 2. Éléments du caractère prédominant aux époques de
           révolutions                                                67

  Chapitre II.--La mentalité mystique et la mentalité jacobine        76
    § 1. Classification des mentalités prédominantes en temps
           de révolution                                              76
    § 2. La mentalité mystique                                        77
    § 3. La mentalité jacobine                                        82

  Chapitre III.--La mentalité révolutionnaire et la mentalité
  criminelle                                                          86
    § 1. La mentalité révolutionnaire                                 86
    § 2. La mentalité criminelle                                      88

  Chapitre IV.--Psychologie des foules révolutionnaires               91
    § 1. Caractères généraux des foules                               91
    § 2. Comment la stabilité de l’âme de la race limite les
           oscillations de l’âme des foules                           95
    § 3. Le rôle des meneurs dans les mouvements révolutionnaires     98

  Chapitre V.--Psychologie des assemblées révolutionnaires           101
    § 1. Caractères psychologiques des grandes assemblées
           révolutionnaires                                          101
    § 2. Psychologie des clubs révolutionnaires                      104
    § 3. Essai d’interprétation de l’exagération progressive des
           sentiments dans les assemblées                            107

  DEUXIÈME PARTIE
  LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

  LIVRE I
  LES ORIGINES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

  Chapitre I.--Les Opinions des historiens sur la Révolution
  française                                                          110
    § 1. Les historiens de la Révolution                             110
    § 2. La théorie du fatalisme dans la Révolution                  114
    § 3. Les incertitudes des historiens récents de la Révolution    117
    § 4. L’impartialité en histoire                                  120

  Chapitre II.--Les fondements psychologiques de l’ancien régime     124
    § 1. La monarchie absolue et les bases de l’ancien régime        124
    § 2. Les inconvénients de l’ancien régime                        125
    § 3. La vie sous l’ancien régime                                 129
    § 4. L’évolution des sentiments monarchiques pendant la
           Révolution                                                131

  Chapitre III.--L’anarchie mentale au moment de la Révolution et
  le rôle attribué aux philosophes                                   135
    § 1. Origines et propagation des idées révolutionnaires          135
    § 2. Rôle supposé des philosophes du XVIIIe siècle dans la
           genèse de la Révolution. Leur antipathie pour la
           démocratie                                                141
    § 3. Les idées philosophiques de la bourgeoisie au moment de
           la Révolution                                             144

  Chapitre IV.--Les illusions psychologiques de la Révolution
  française                                                          146
    § 1. Les illusions sur l’homme primitif, sur le retour à
           l’état de nature et sur la psychologie populaire          146
    § 2. Les illusions sur la possibilité de séparer l’homme de
           son passé et sur la puissance transformatrice
           attribuée aux lois                                        148
    § 3. Les illusions sur la valeur théorique des grands
           principes révolutionnaires                                150

  LIVRE II
  LES INFLUENCES RATIONNELLES AFFECTIVES MYSTIQUES ET COLLECTIVES
  PENDANT LA RÉVOLUTION

  Chapitre I.--Psychologie de l’Assemblée constituante               155
    § 1. Influences psychologiques intervenues dans la Révolution
           française                                                 155
    § 2. Dissolution de l’ancien régime. Réunion des États
           Généraux                                                  158
    § 3. L’Assemblée Constituante                                    160

  Chapitre II.--Psychologie de l’Assemblée législative               172
    § 1. Les événements politiques pendant la durée de l’Assemblée
           législative                                               172
    § 2. Caractéristiques mentales de l’Assemblée législative        175

  Chapitre III.--Psychologie de la Convention                        179
    § 1. La légende de la Convention                                 179
    § 2. Influence du triomphe de la religion jacobine               182
    § 3. Les caractéristiques mentales de la Convention              186

  Chapitre IV.--Le gouvernement de la Convention                     191
    § 1. Rôle des clubs et de la Commune pendant la Convention       191
    § 2. Le gouvernement de la France pendant la Convention. La
           Terreur                                                   194
    § 3. Fin de la Convention. Origines du Directoire                199

  Chapitre V.--Les violences révolutionnaires                        202
    § 1. Raisons psychologiques des violences révolutionnaires       202
    § 2. Les tribunaux révolutionnaires                              205
    § 3. La Terreur en province                                      207

  Chapitre VI.--Les armées de la Révolution                          242
    § 1. Les assemblées révolutionnaires et les armées               212
    § 2. La lutte de l’Europe contre la Révolution                   214
    § 3. Facteurs psychologiques et militaires ayant déterminé
           le succès des armées révolutionnaires                     216

  Chapitre VII.--Psychologie des chefs de la Révolution              222
    § 1. Mentalité des hommes de la Révolution.--Rôle des
           caractères violents et des caractères faibles             222
    § 2. Psychologie des représentants en mission                    224
    § 3. Danton et Robespierre                                       228
    § 4. Fouquier-Tinville, Marat, Billaud-Varenne, etc.             235
    § 5. Destinée des Conventionnels qui survécurent à la
           Révolution                                                239

  LIVRE III
  LA LUTTE ENTRE LES INFLUENCES ANCESTRALES ET LES PRINCIPES
  RÉVOLUTIONNAIRES

  Chapitre I.--Les dernières convulsions de l’anarchie.
  Le Directoire                                                      241
    § 1. Psychologie du Directoire                                   241
    § 2. Gouvernement despotique du Directoire.--Renaissance de
           la Terreur                                                245
    § 3. L’avènement de Bonaparte                                    249
    § 4. Causes de la durée de la Révolution                         251

  Chapitre II.--Le rétablissement de l’ordre. La République
  consulaire                                                         255
    § 1. Comment l’œuvre de la Révolution fut consolidée par le
           Consulat                                                  255
    § 2. La nouvelle organisation de la France par le Consulat       257
    § 3. Éléments psychologiques qui déterminèrent le succès de
           l’œuvre du Consulat                                       260

  Chapitre III.--Conséquences politiques du conflit entre les
  traditions et les principes révolutionnaires pendant un siècle     265
    § 1. Les causes psychologiques des mouvements révolutionnaires
           qui se sont continués en France                           265
    § 2. Résumé des mouvements révolutionnaires en France pendant
           un siècle                                                 270

  TROISIÈME PARTIE
  L’ÉVOLUTION MODERNE DES PRINCIPES RÉVOLUTIONNAIRES

  Chapitre I.--Les progrès des croyances démocratiques depuis la
  Révolution                                                         278
    § 1. Lente propagation des idées démocratiques après la
           Révolution                                                278
    § 2. Destinée inégale des trois principes fondamentaux de
           la Révolution                                             281
    § 3. La démocratie des intellectuels et la démocratie populaire  283
    § 4. Les inégalités naturelles et l’égalisation démocratique     285

  Chapitre II.--Les conséquences de l’évolution démocratique         290
    § 1. Influence exercée sur l’évolution sociale par des
           théories dépourvues de valeur rationnelle                 290
    § 2. L’esprit jacobin et la mentalité créée par les croyances
           démocratiques                                             292
    § 3. Le suffrage universel et ses élus                           297
    § 4. Le besoin de réformes                                       300
    § 5. Les distinctions sociales dans les démocraties et les
           idées démocratiques dans divers pays                      303

  Chapitre III.--Les formes nouvelles des croyances démocratiques    306
    § 1. Les luttes entre le capital et le travail                   306
    § 2. L’évolution de la classe ouvrière et le mouvement
           syndicaliste                                              308
    § 3. Pourquoi certains gouvernements démocratiques modernes se
           transforment progressivement en gouvernements de castes
           administratives                                           312

  CONCLUSIONS                                                        316


677.--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie.--5-1912






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA PSYCHOLOGIE DES RÉVOLUTIONS ***


    

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electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.