La Daniella, Vol. I.

By George Sand

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Title: La Daniella, Vol. I.

Author: George Sand

Release Date: November 1, 2004 [EBook #13917]

Language: French


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George Sand


LA DANIELLA




INTRODUCTION

I

Ce que nous allons transcrire sera, pour le lecteur, un roman et un
voyage, soit un voyage pendant un roman, soit un roman durant un voyage.
Pour nous, c'est une histoire réelle; car c'est le récit, écrit par
lui-même, d'une demi-année de la vie d'un de nos amis: année pleine
d'émotions, qui mit en relief et en activité toutes les facultés de son
âme et toute l'individualité de son caractère.

Jusque-là, Jean Valreg (c'est le pseudonyme qu'il a choisi lui-même)
n'était connu ni de lui ni des autres. Il avait eu l'existence la plus
sage et la plus calme qu'il soit possible d'avoir, au temps où nous
vivons. Des circonstances inattendues et romanesques développèrent tout
à coup en lui une passion et une volonté dont ses amis ne le croyaient
pas susceptible. C'est par cet imprévu de ses idées et de sa conduite
que son récit, sous forme de journal, offre quelque intérêt. Ses
impressions de voyage ne présentent rien de bien nouveau; elles n'ont
que le mérite d'une sincérité absolue et d'une certaine indépendance
d'esprit. Mais nous devons nous abstenir de toute réflexion préliminaire
sur son travail: ce serait le déflorer. Nous nous bornerons à quelques
détails sur l'auteur lui-même, tel que nous le connaissions avant qu'il
se révélât, par son propre récit, d'une manière complète.

J.V. (soit Jean Valreg, puisqu'il a pris ce nom qui conserve les
initiales du sien) est le fils d'un de nos plus anciens amis, mort, il
y a une douzaine d'années, au fond de notre province. Valreg père était
avocat. C'était un honnête homme et un homme aimable. Son instruction
était sérieuse et sa conscience délicate; mais, comme beaucoup de nos
concitoyens du Berry, il manquait d'activité. Il laissa, pour toute
fortune, à ses deux enfants, vingt mille francs à partager.

En province, c'est de quoi vivre sans rien faire. Partout, c'est de quoi
acquérir l'éducation nécessaire à une profession libérale, ou fonder un
petit commerce. Les amis de M. Valreg n'avaient donc pas à se préoccuper
du sort de ses enfants, qui, d'ailleurs, ne restaient pas sans
protection. Leur mère était morte jeune; mais ils avaient des oncles et
des tantes, honnêtes gens aussi, et pleins de sollicitude pour eux.

Pour ma part, je les avais entièrement perdus de vue depuis longtemps,
lorsqu'un matin on m'annonça M. Jean Valreg.

Je vis entrer un garçon d'une vingtaine d'années dont la taille et
la figure n'avaient, au premier abord, rien de remarquable. Il était
timide, mais plutôt réservé que gauche, et, voulant le mettre à l'aise,
j'y parvins très-vite en m'abstenant de l'examiner et en me bornant à le
questionner.

--Je me souviens de vous avoir vu souvent quand vous étiez un enfant,
lui dis-je; est-ce que vous vous souvenez de moi?

--C'est parce que je m'en souviens très-bien, répondit-il, que je me
permets de venir vous voir.

--Vous me faites plaisir: j'aimais beaucoup et j'estimais infiniment
votre père.

--_Ton père_! reprit-il avec un abandon qui me gagna le coeur tout de
suite. Autrefois, vous me disiez _tu_, et je suis encore un enfant.

--Soit! ton pauvre père t'a quitté bien jeune! Par qui as-tu été élevé
depuis?

--Je n'ai pas été élevé du tout. Deux tantes se disputèrent ma soeur...

--Qui est mariée, sans doute?

--Hélas, non! Elle est morte. Je suis seul au monde depuis l'âge de
douze ans; car c'est être seul que d'être élevé par un prêtre.

--Par un prêtre? Ah! oui, je me souviens, ton père avait un frère
curé de campagne; je l'ai vu deux ou trois fois: il m'a paru être un
excellent homme. Ne t'a-t-il pas élevé avec tendresse?

--Physiquement, oui; moralement, le mieux qu'il a pu, prêchant
d'exemple; mais, intellectuellement, d'aucune façon. Absorbé par ses
devoirs personnels, ayant, sur toutes choses, et même sur la religion
et la charité, des tendances toutes positives, comme on pouvait les
attendre d'un homme qui avait quitté la charrue pour le séminaire; il
m'a recommandé le travail sans me diriger vers aucun travail, et j'ai
passé dix ans près de lui sans recevoir d'autre instruction que celle
des livres qu'il m'a plu de lire.

--Avais-tu de bons livres, au moins?

--Oui. Mon père lui ayant confié par testament sa bibliothèque pour
m'être transmise à ma majorité, j'ai pu lire quelques bons ouvrages, et,
bien que tous ne fussent pas orthodoxes, jamais ce bon curé ne s'est
avisé de se placer entre moi et ce qu'il considérait comme ma propriété.

--Comment se fait-il qu'il ne t'ait pas mis au collège?

--Élevé par mon père, qui avait résolu de m'instruire lui-même et qui
m'avait donné les seules notions d'études classiques que j'ai reçues,
j'éprouvais pour le collège une antipathie que mon bon oncle ne voulut
pas même essayer de vaincre. Il disait, je m'en souviens, en me prenant
chez lui, que ce serait autant d'épargné sur mon petit avoir, et que je
serais bien aise, c'était son mot, de retrouver mon revenu capitalisé à
ma majorité. «D'ailleurs, ajoutait-il, puisque l'idée de mon frère était
de l'élever à la maison, je dois me conformer à son désir, et je sais
bien assez de latin pour lui enseigner ce qu'il en faut savoir.» Mon
brave oncle avait cette intention; mais le temps lui manqua toujours,
et, quand il rentrait, fatigué de ses courses, j'avoue que je ne le
tourmentais pas pour me donner des leçons. Il s'assoupissait après
souper dans son fauteuil, pendant que je lisais, à l'autre bout de la
cheminée, Platon, Leibnitz ou Rousseau; quelquefois Walter Scott ou
Shakspeare, ou encore Byron ou Goethe, sans qu'il me demandât quel livre
j'avais entre les mains. Me voyant tranquille, recueilli, et studieux
à ma manière, heureux et sans mauvaises passions, il s'est imaginé que
cette absence de vices et de travers était son ouvrage, et que n'être ni
méchant, ni importun, ni nuisible, suffisait pour être agréable à Dieu
et aux hommes.

--De telle sorte que tu penses n'avoir aucune grande qualité, aucune
grande faculté développée, faute d'une direction éclairée ou d'une
sollicitude assidue?

--Cela est certain, répondit le jeune garçon avec une singulière
tranquillité. Pourtant, je serais un misérable ingrat si je me plaignais
de mon oncle. Il a fait pour moi tout ce qu'il s'est avisé de faire
et ce qu'il a jugé le meilleur. Sa vieille servante a eu des soins si
maternels pour ma santé, ma propreté, mon bien-être; elle et lui ont si
bien assuré le charme de mes loisirs, en prévenant tous mes besoins; une
telle habitude de silence, d'ordre et de douceur régnait autour de moi
lorsque mon oncle s'absentait pour les soins de son ministère, qu'il
n'aurait pas eu de motifs pour s'inquiéter de moi. Chaque jour, songeant
au triple dépôt qui lui était confié, ma vie, mon âme et ma bourse, il
me faisait trois questions: «Tu n'es pas malade? Tu ne perds pas ton
temps? Tu n'as pas besoin de quelque argent?» Et, comme je répondais
invariablement _non_, à ces trois interrogations, il s'endormait
tranquille.

--Ainsi, repris-je, tu ne te plains de personne; mais tout à l'heure tu
avais sur les lèvres, comme par réticence, une sorte de plainte contre
toi-même.

--Je ne suis ni content ni mécontent de ce que je suis. N'ayant été
poussé dans aucune direction, je ne peux pas valoir grand'chose, et, si
je me suis permis de vous parler de moi, c'est qu'il faut bien que je
m'excuse de la visite que j'ai osé vous faire.

--Ta visite m'est agréable, ton nom m'est cher, et tu m'intéresses par
toi-même, bien que je ne pénètre pas encore beaucoup ton caractère et
tes idées.

--C'est qu'il n'y a rien à pénétrer du tout, dit le jeune homme avec un
sourire plutôt enjoué que mélancolique. Je suis un être tout à fait nul
et insignifiant, je le sais; car, depuis quelque temps, je commençais à
me lasser de mon bonheur et à reconnaître que je n'y avais aucun droit;
voilà pourquoi, dès que l'heure de ma majorité a sonné, j'ai demandé à
mon oncle la permission d'aller voir Paris, et, lui faisant part de mes
projets, j'ai obtenu son assentiment.

--Et quels sont tes projets? Peut-on t'aider à les réaliser?

--Je l'ignore. Je ne sais si l'on peut être utile à ceux qui ne sont
bons à rien; et il est possible que je sois de ceux-là. Dans ce cas,
vous pouvez me renvoyer planter mes choux, puisque, par malheur, je
possède assez de choux pour en vivre.

--Pourquoi par malheur?

--Parce que j'ai hérité de la part de ma pauvre petite soeur, et que
me voilà, depuis quelques jours de majorité, à la tête de vingt mille
francs.

En parlant ainsi avec simplicité et résignation, Valreg se détourna,
et je crus voir qu'il cachait une grosse larme venue tout à coup au
souvenir de sa jeune soeur.

--Tu l'aimais beaucoup? lui dis-je.

--Plus que tout au monde, répondit-il. J'étais son protecteur; je me
figurais être son père, parce que j'avais quatre ans de plus qu'elle.
Elle était jolie, intelligente, et elle m'adorait. Elle demeurait à
trois lieues du presbytère de mon oncle, et, tous les dimanches, on me
permettait d'aller la voir. Un jour, je trouvai un cercueil sur la porte
de sa maison. Elle était morte sans que j'eusse appris qu'elle était
malade. Dans nos campagnes sans chemins et sans mouvement, vous savez,
trois lieues, c'est une distance. Cet événement eut beaucoup d'influence
sur ma vie et sur mon caractère, déjà ébranlé par la mort de mon père.
Je perdis toute gaieté. Je ne fus pas consolé ou fortifié par une
tendresse délicate ou intelligente. Mon oncle me disait qu'il était
ridicule de pleurer, parce que notre Juliette était au ciel et plus à
envier qu'à plaindre. Je n'en doutais pas; mais cela ne m'enseignait pas
le moyen de vivre sans affection, sans intérêt et sans but. Bref, je
restai longtemps taciturne et accablé, et, j'ai beau faire, je me sens
toujours mélancolique et porté à l'indolence.

--Cette indolence est-elle le résultat de tes réflexions sur le néant de
la vie, ou un état de langueur physique? Je te trouve pâle, et tu parais
plus âgé que tu ne l'es. Es-tu d'une bonne santé?

--Je n'ai jamais été malade, et j'ai physiquement de l'activité. Je suis
un marcheur infatigable; j'aimerais peut-être les voyages; mais mon
malheur est de ne pas bien savoir ce que j'aime, car je ne me connais
point, et je suis paresseux à m'interroger.

--Tu me parlais cependant de tes projets: donc, tu n'as pas quitté ta
province et tu n'es pas venu à Paris sans avoir quelque désir ou quelque
résolution d'utiliser ta vie?

--Utiliser ma vie! dit le jeune homme après un moment de silence; oui,
voilà bien le fond de ma pensée. J'ai besoin que vous me disiez qu'un
homme n'a pas le droit de vivre pour lui seul. C'est pour que vous
me disiez cela que je suis ici; et, quand vous me l'aurez bien fait
comprendre et sentir, je chercherai à quoi je suis propre, si toutefois
je suis propre à quelque chose.

--Voilà ce qu'il ne faut jamais révoquer en doute. Si tu es bien pénétré
de l'idée du devoir, tu dois te dire qu'il n'y a d'incapables que ceux
qui veulent l'être.

Nous causâmes ensemble une demi-heure, et je trouvai en lui une grande
docilité de coeur et d'esprit. Je le regardais avec attention, et je
remarquais la délicate et pénétrante beauté de sa figure. Plutôt petit
que grand, brun jusqu'à en être jaune, un peu trop inculte de chevelure,
et déjà pourvu d'une moustache très-noire, il offrait, au premier
aspect, quelque chose de sombre, de négligé ou de maladif; mais un doux
sourire illuminait parfois cette figure bilieuse, et des éclairs de
vive sensibilité donnaient à ses yeux, un peu petits et enfoncés, un
rayonnement extraordinaire. Ce n'étaient là ni le sourire, ni le regard
d'une jeunesse avortée et infructueuse. Il y avait, dans la simplicité
de son élocution, une netteté douce et comme une habitude de distinction
qui ne sentaient pas trop le village. Enfin, bien qu'en effet il ne sût
peut-être rien, il n'était étranger à rien, et me paraissait apte et
prompt à tout comprendre.

--Vous avez raison, me dit-il en me quittant; mieux vaudrait le suicide
réel que le suicide de l'âme par nonchalance et par poltronnerie. Je
manque d'un grand désir de vivre; mais je ne suis pourtant pas dégoûté
maladivement de la vie, et je sens que, ne voulant pas m'en débarrasser,
je dois l'utiliser selon mes forces. Le scepticisme du siècle était venu
me blesser jusqu'au fond de nos campagnes. Je m'étais dit que, entre
l'ambition des vanités de la vie et le mépris de toute activité, il n'y
avait peut-être plus de milieu pour les enfants de ce temps-ci. Vous me
dites qu'il y en a encore. Eh bien, je chercherai, je réfléchirai,
et, quand, avec cette espérance, je me serai de nouveau consulté, je
reviendrai vous voir.

Il passa cependant six mois à Paris sans prendre aucun parti et sans
vouloir me reparler de lui-même. Il venait souvent chez nous, il était
de la famille; il nous aimait et nous l'aimions; car nous avions
promptement découvert en lui des qualités essentielles, une grande
droiture, de la discrétion et de la fierté, de la délicatesse dans tous
les sentiments et dans toutes les idées, enfin quelque chose de calme,
de sage et de pur, je ne dirai pas au-dessus de son âge, car cet âge
devrait être, dans les conditions normales de la vie, une sereine
éclosion de ce que nous avons de meilleur dans l'âme, mais au-dessus de
ce que l'on pouvait attendre d'un enfant livré de si bonne heure à sa
propre impulsion.

Ce qui me frappait particulièrement chez Jean Valreg, c'était une
modestie sérieuse et réelle. Cette première jeunesse est presque
toujours présomptueuse par instinct ou par réflexion. Elle a des
ambitions égoïstes ou généreuses qui lui font illusion sur ses propres
forces. Chez notre jeune ami, je remarquais une défiance de lui-même
qui ne prenait pas sa source, comme je l'avais craint d'abord, dans une
apathie de tempérament, mais bien dans une candeur de bon sens et de bon
goût.

Je ne pourrais pourtant pas dire que ce charmant garçon répondît
parfaitement au désir que j'avais de le bien diriger. Il restait
mélancolique et indécis. Cette manière d'être donnait un grand attrait à
son commerce. Sa personnalité ne se mettant jamais en travers de celle
des autres, il se laissait doucement entraîner, en apparence, à leur
gaieté ou à leur raison, mais je voyais bien qu'il gardait, par devers
lui, une appréciation un peu triste et désillusionnée des hommes et
des choses, et je le trouvais trop jeune pour s'abandonner au
désenchantement avant que l'expérience lui eût donné le droit de le
faire. Je le plaignais de n'être ni amoureux, ni enthousiaste, ni
ambitieux. Il me semblait qu'il avait trop de jugement et pas assez
d'émotion, et j'étais tenté de lui conseiller quelque folie, plutôt que
de le voir rester ainsi en dehors de toutes choses, et comme qui dirait
en dehors de lui-même.

Enfin, il se décida à me reparler de son avenir; et, comme il était
d'ordinaire très-peu expansif sur son propre compte, j'eus à refaire
connaissance avec lui dans une seconde explication directe, bien que je
l'eusse vu très-souvent depuis la première.

Dans ce court espace de quelques mois, il s'était fait en lui certains
changements extérieurs qui semblaient révéler des modifications
intérieures plus importantes. Il s'était promptement mis à l'unisson de
la société parisienne par sa toilette plus soignée et ses manières plus
aisées. Il s'était habillé et coiffé comme tout le monde; et cela, soit
dit en passant, le rendait très-joli garçon, sa figure ayant déjà
par elle-même un charme remarquable. Il avait pris de l'usage et de
l'aisance. Son air et son langage annonçaient une grande facilité
à effacer les angles de son individualité au contact des choses
extérieures. Je m'attendais donc à le trouver un peu rattaché à ces
choses, et je fus étonné d'apprendre de lui qu'il s'en était, au
contraire, détaché davantage.




II

--Non, me dit-il, je ne saurais m'enivrer de ce qui enivre la jeunesse
de mon temps; et, si je ne découvre pas quelque chose qui me réveille et
me passionne, je n'aurai pas de jeunesse. Ne me croyez pas lâche pour
cela; mettez-vous à ma place, et vous me jugerez avec indulgence. Vous
appartenez à une génération éclose au souffle d'idées généreuses. Quand
vous aviez l'âge que j'ai maintenant, vous viviez d'un souffle d'avenir
social, d'un rêve de progrès immédiat et rapide qu'à la révolution de
juillet, vous crûtes prêt à voir réaliser. Vos idées furent refoulées,
persécutées, vos espérances déjouées par le fait; mais elles ne furent
point étouffées pour cela, et la lutte continua jusqu'en février 1848,
moment de vertige où une explosion nouvelle vous fit retrouver la
jeunesse et la foi. Tout ce qui s'est passé depuis n'a pu vous les
faire perdre. Vous et vos amis, vous avez pris l'habitude de croire et
d'attendre; vous serez toujours jeunes, puisque vous l'êtes encore
à cinquante ans. On peut dire que le pli en est pris, et que votre
expérience du passé vous donne le droit de compter sur l'avenir. Mais
nous, enfants de vingt ans, notre émotion a suivi la marche contraire.
Notre esprit a ouvert ses ailes pour la première fois, au soleil de la
République; et tout aussitôt les ailes sont tombées, le soleil s'est
voilé. J'avais treize ans, moi, quand on me dit: «Le passé n'existe
plus, une nouvelle ère commence; la liberté n'est pas un vain mot, les
hommes sont mûrs pour ce beau rêve; tu vas avoir l'existence noble
et digne que tes pères n'avaient fait qu'entrevoir, tu es plus que
l'_égal_, tu es le _frère_ de tous tes semblables.»

--Est-ce ton oncle le curé qui te parlait de la sorte?

--Non, certes. Mon oncle le curé, qui n'avait pas peur pour sa vie
(c'est un homme brave et résolu), avait peur pour son petit avoir, pour
son traitement, pour son champ, pour son mobilier, pour son cheval. Il
avait horreur du changement, et, sans avoir ni ennemis ni persécuteurs,
il rêvait avec effroi le retour de 93.

»Quant à moi, je lisais les journaux, les proclamations, et j'entendais
parler. Je buvais l'espérance par tous mes sens, par tous mes pores, et
j'eus deux ou trois mois d'enfance enthousiaste qui furent ma seule, ma
véritable jeunesse.

»Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l'épouvante et la
colère jusqu'au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits
et des incendiaires dans tous les passants; on leur courait sus, et mon
pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants et
leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait dévoré les semences
de fraternité avant qu'elles eussent eu le temps de germer; mon âme se
resserra et mon coeur contristé n'eut plus d'illusions. Tout se résuma
pour moi dans ce mot: Les hommes n'étaient pas mûrs! Alors je tâchai de
vivre avec cette pensée morne et lourde: La vérité sociale n'est pas
révélée. Les sociétés en sont encore à vouloir inaugurer son règne par
la force, et chaque nouvelle expérience démontre que la forme matérielle
est un élément sans durée et qui passe d'un camp à l'autre comme une
graine emportée par le vent. La vraie force, la foi, n'est pas née...
elle ne naîtra peut-être pas de mon temps. Ma jeunesse ne verra que des
jours mauvais, mon âge mûr, que des temps de positivisme. Pourquoi donc,
hélas! ai-je fait un beau rêve et salué une aurore qui ne devait pas
avoir de lendemain? Mieux eût valu vivre si loin de ces choses, que le
bruit n'en fût pas venu jusqu'à moi; mieux eût valu naître et mourir
dans la pesante somnolence de ces gens de campagne qu'un changement
quelconque trouble pendant un instant, et qui retombent avec joie dans
les liens de l'habitude, sous le joug du passé.

«Telle fut la rêverie douloureuse de mes années d'adolescence, augmentée
des douleurs particulières que je vous ai racontées.

«Aujourd'hui, j'arrive dans une société rapidement transformée par des
événements imprévus, poussée en avant d'une part, rejetée en arrière
de l'autre, aux prises avec des fascinations étranges, avec une pensée
énigmatique à bien des égards, comme le sera toujours une pensée
individuelle imposée aux masses. Je ne songe point ici à vous parler
politique: les inductions qui s'appuient sur des éventualités de fait
sont les plus vaines de toutes. Je me borne à chercher, dans l'avenir,
une situation morale quelconque, à laquelle je puisse me rattacher, et,
en regardant celle qui m'environne, je ne trouve pas ma place dans ces
intérêts nouveaux qui captivent l'attention et la volonté des hommes de
mon temps.

--Voyons, lui dis-je, j'ai très-bien compris tout ce qui t'a rendu
triste comme te voilà. Cette tristesse, loin de me sembler coupable, me
donne une meilleure opinion de toi; mais il est temps d'en sortir, je ne
dirai pas par un effort de ta volonté (il n'y a pas de volonté possible
sans un but arrêté), mais par un plus grand examen de cette société
actuelle que tu ne connais pas assez pour avoir le droit d'en
désespérer.

--Je n'en désespère pas, répondit-il; mais je la connais ou je la devine
assez, je vous jure, pour être certain qu'il faut y vivre enivré ou
désenchanté. Ce milieu paisible, raisonnable, patient, ces humbles et
bonnes existences d'autrefois, que me retrace le souvenir de ma
propre enfance dans la famille bourgeoise; cette honnête et honorable
médiocrité où l'on pouvait se tenir sans grands efforts et sans grands
combats, n'existent plus. Les idées ont été trop loin pour que la vie de
ménage ou de clocher soit supportable. Il y a dix ans, je me le rappelle
bien, on avait encore un esprit d'association dans les sentiments,
des volontés en commun, des désirs ou des regrets dont on pouvait
s'entretenir à plusieurs. Rien de semblable depuis que chaque parti
social ou politique s'est subdivisé en nuances infinies. Cette fièvre de
discussion qui a débordé les premiers jours de la République, n'a pas eu
le temps d'éclaircir des problèmes qui portaient la lumière dans leurs
flancs, mais qui, faute d'aboutir, ont laissé des ténèbres derrière eus,
pour la plupart des hommes de cette génération. Quelques esprits d'élite
travaillent toujours à élucider les grandes questions de la vie morale
et intellectuelle; mais les masses n'éprouvent que le dégoût et la
lassitude de tout travail de réflexion. On n'ose plus parler de rien de
ce qui est au delà de l'horizon des intérêts matériels, et cela, non pas
tant à cause des polices ombrageuses que par crainte de la discussion
amère ou oiseuse, de l'ennui ou de la mésintelligence que soulèvent
maintenant ces problèmes. La mort se fait presque au sein même des
familles les mieux unies; on évite d'approfondir les questions
sérieuses, par crainte de se blesser les uns les autres. On n'existe
donc plus qu'à la surface, et, pour quiconque sent le besoin de
l'expansion et de la confiance, quelque chose de lourd comme le plomb et
de froid comme la glace est répandu dans l'atmosphère, à quelque étage
de la société que l'on se place pour respirer.

--Cela est certain; mais l'humanité ne meurt pas, et, quand sa vie
semble s'éteindre d'un côté, elle se réveille de l'autre. Cette société,
engourdie quant à la discussion de ses intérêts moraux, est en grand
travail sur d'autres points. Elle cherche, dans la science appliquée
à l'industrie, le _royaume de la terre_, et elle est train de le
conquérir.

--Voilà ce dont je me plains précisément! Elle ne se soucie plus du
royaume du ciel, c'est-à-dire de la vie de sentiment. Elle a des
entrailles de fer et de cuivre comme une machine. La grande parole,
l'_homme ne vit pas seulement de pain_, est vide de sens pour elle
et pour la jeune génération, qu'elle élève dans le matérialisme des
intérêts et l'athéisme du coeur. Pour moi qui suis né contemplatif, je
me sens isolé, perdu, dépouillé au sein de ce travail, où je n'ai rien
à recueillir; car je n'ai pas tous ces besoins de bien-être que tant de
millions de bras s'acharnent à satisfaire. Je n'ai ni plus faim ni
plus soif qu'il ne convient à un homme ordinaire, et je ne vois pas la
nécessité d'augmenter ma fortune pour jouir d'un luxe dont je ne saurais
absolument que faire. Je demanderais tout simplement un peu d'aise
morale et de jouissance intellectuelle, un peu d'amour et d'honneur; et
ce sont là des choses dont le genre humain n'a plus l'air de se soucier.
Croyez-vous donc que tous ces grands frais de savoir, d'invention et
d'activité par lesquels le présent montre sa richesse et manifeste sa
puissance, le rendront plus heureux et plus fort? Moi, j'en doute. Je ne
vois pas la vraie civilisation dans le progrès des machines et dans la
découverte des procédés. Le jour où j'apprendrais que toute chaumière
est devenue un palais, je plaindrais la race humaine si ce palais
n'abritait que des coeurs de pierre.

--Tu as raison, et tu as tort. Si tu prends le palais rempli de vices et
de lâchetés pour le but du travail humain, je suis de ton avis; mais, si
tu vois le bien-être général comme un chemin nécessaire pour arriver à
la santé intellectuelle et à l'éclosion des grandes vérités morales, tu
ne maudiras plus cette fièvre de progrès matériel qui tend à délivrer
l'homme des antiques servitudes de l'ignorance et de la misère. Pour
être sage, tu devrais conclure ceci: que les idées ne peuvent pas plus
se passer des faits que les faits des idées. L'idéal serait sans doute
de faire marcher simultanément les moyens et le but; mais nous n'en
sommes pas là, et tu te plains d'être né cent ans trop tôt. J'avoue que
j'ai eu souvent envie de m'en plaindre aussi pour mon compte; mais ce
sont là des désespoirs trop sublimes dont nous n'avons pas le droit
d'entretenir nos semblables, sous peine d'être fort ridicules.

--J'en conviens, dit Jean Valreg après avoir un peu rêvé. Je suis un
plus grand ambitieux que ces vulgaires ambitieux que j'accuse. Mais il
faut conclure. Je ne me sens pas né industriel, je n'entends rien aux
affaires. Les sciences exactes ne m'attirent pas. Je n'ai pas été à même
de faire des études classiques. Je suis un rêveur; donc, je suis un
artiste ou un poëte. C'est de ma vocation que je veux vous parler; car,
vous le voyez, je suis fixé.

«J'ignore si j'ai des dispositions pour un art quelconque; il y en a un
pour lequel j'ai de l'amour. C'est la peinture. Je vous raconterai plus
tard comment ce goût m'est venu, si cela vous intéresse. Mais cela ne
prouvera rien; je n'ai peut-être pas la moindre aptitude, et, dans tous
les cas, je suis d'une ignorance primitive, absolue. Je vais essayer
d'apprendre ce qui peut être enseigné. J'irai dans l'atelier de quelque
maître. Je me ferai d'abord esclave du métier, et, quand j'en tiendrai
un peu les procédés, je lâcherai la bride à mes instincts. Alors, vous
me jugerez, et, si j'ai quelque talent, je ferai des efforts pour en
avoir davantage. Sinon, j'accepterai ma nullité avec une résignation
complète, et peut-être avec une certaine joie.

--Aïe! m'écriai-je, voici le fond de paresse ou d'apathie qui reparaît.

--Vous croyez?

--Oui! pourquoi se réjouir d'être nul?

--Parce qu'il me semble que le talent impose des devoirs immenses, et
que j'aurais plutôt le goût des humbles devoirs. C'est si peu la paresse
qui me conseille, que, si je trouvais à m'employer honorablement au
service d'une grande intelligence, je me sentirais fort heureux d'avoir
à jouir de sa gloire sans en porter le fardeau. Avoir tout juste assez
d'âme pour savourer la grandeur des autres, pour la sentir vivre au
dedans de soi, sans être forcé par la nature à la manifester avec éclat,
c'est un état délicieux que j'ambitionne; c'est mon rêve de douce
médiocrité que je caresse: la médiocrité de condition, avec l'élévation
du coeur et de la pensée, l'expansion dans l'intimité, la foi à quelque
chose d'immortel et à quelqu'un de vivant. Suis-je donc si coupable à
vos yeux, de vouloir apprendre pour comprendre, et de ne rien désirer de
plus?

--A la bonne heure! Essaye! Je ne crois pas que cette modestie t'empêche
d'acquérir du talent, si tu dois en avoir. Il faudra pourtant songer à
apprendre assez pour faire au moins de cette peinture un petit métier;
car, avec tes mille francs de rente...

--Douze cents francs! Mon revenu capitalisé depuis dix ans par mon
oncle, a porté mon revenu à ce chiffre respectable de cent francs par
mois. Mais je me suis bien aperçu, depuis que je vis à Paris, que, par
le temps qui court, il est impossible de mener avec cela la vie de
loisir et de liberté. Il faudrait le double et beaucoup d'ordre. La
question est d'acquérir l'un et de me procurer l'autre, non pas pour
mener cette vie de fils de famille que je ne convoite pas, mais pour
payer le matériel de mon apprentissage, qui est dispendieux, je le sais.

--Que feras-tu donc, je ne dis pas pour avoir une rigoureuse économie,
cela dépend de toi, mais pour gagner cent francs par mois, en sus de ta
rente, sans renoncer à la peinture, qui, pendant trois ou quatre ans au
moins, ne te rapportera rien et te coûtera beaucoup?

--Je ne sais pas, je chercherai! Si j'ai besoin de votre conseil et de
votre recommandation, je viendrai vous les demander.

Deux mois après, Jean Valreg était violon dans l'orchestre d'un petit
théâtre lyrique. Il était bon musicien et jouait assez bien pour faire
convenablement sa partie. Il ne s'était jamais vanté de ce talent, que
nous ne lui supposions pas.

--J'ai pris ce parti sans consulter personne, me dit-il; on eût essayé
de m'en détourner; et vous-même...

--Je t'eusse dit ce qui doit être vrai: c'est qu'avec les répétitions du
matin et les représentations du soir, il ne te reste guère de temps
pour étudier la peinture. Mais peut-être as-tu renoncé à la peinture?
peut-être préfères-tu maintenant la musique?

--Non, dit-il, je préfère toujours la peinture.

--Mais où diable avais-tu appris la musique?

--Cela s'apprend tout seul, avec de la patience! J'en ai beaucoup!

--Pourquoi ne pas te perfectionner dans cet art-là, puisque tu as un si
bon commencement?

--La musique met trop l'individu en vue du public. Perdu dans mon
orchestre, je n'attirerai jamais l'attention de personne; mais, le
jour où je serais un virtuose distingué, il faudrait me produire et me
montrer; cela me gênerait. Il me faut un état qui me laisse libre de ma
personne. Si je fais de la mauvaise peinture, on ne me sifflera pas
pour cela. Si j'en fais d'excellente, on ne m'applaudira pas quand je
passerai dans la rue; tandis que le virtuose est toujours sur un pilori
ou sur un piédestal. C'est une situation hors nature, et qu'il faut
avoir acceptée de la destinée comme une fatalité, ou de la Providence
comme un devoir, pour n'y pas devenir fou.

--Enfin, tu as du temps de reste pour l'atelier?

--Peu, mais j'en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si
j'avais toutes mes heures disponibles; mais il est possible maintenant;
tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l'était pas du
tout. J'aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf à n'avoir
pas un morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d'ici;
mais, si je parlais à mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle
fortune, il me donnerait sa malédiction et me croirait perdu. J'aurai
donc de l'ordre bon gré mal gré; c'est-à-dire que je me contenterai de
manger mon superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L'état que je
fais ne m'ennuie pas trop. Je râcle mon violon tous les soirs comme une
machine bien graissée, tout en pensant à autre chose. Je suis l'amant
d'une petite comparse assez jolie, bête comme une oie et tant à fait
dépourvue de coeur. C'est si facile d'avoir affaire à des femmes de
cette espèce, que je ne m'inquiète pas d'être trahi ou abandonné par
celle-là. J'en retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni
plus ni moins. Ma vie est occupée, et, si elle est un peu assujettie, je
m'en console en me disant que je travaille pour conquérir ma liberté.
C'est quelquefois un peu pénible, et il n'est pas bien certain que je
n'eusse pas pris le chemin le plus sûr et le plus court en m'établissant
dans mon village, et en épousant quelque belle dindonnière qui m'eût
doucement abruti, en me faisant porter des habits rapiécés et des
marmots à joues pendantes. Mais j'ai voulu vivre par l'esprit et je n'ai
pas le droit de me plaindre.

Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg à
Paris dans une situation analogue. Il s'était lassé de l'orchestre; mais
il avait trouvé des écritures à faire chez lui, le soir, et des leçons
de musique à donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait
donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait à étudier
la peinture. Il était toujours mis avec une propreté scrupuleuse et un
certain goût. Il avait toujours ces excellentes manières et cet air de
parfaite distinction qu'il avait pris on ne sait où, dans sa propre
nature apparemment; mais il était plus pâle qu'autrefois et paraissait
plus mélancolique.

--Voyons, lui dis-je, tu m'as écrit plusieurs lettres pour me demander
de mes nouvelles, et je t'en remercie, mais sans jamais me parler de
toi, et je m'en plains. Tu me dis aujourd'hui que tu as réussi à te
maintenir dans ton travail, dans tes idées et dans ta conduite. Mais tu
as quelque chose comme vingt-trois ans, et, avec cette persévérance dont
tu viens de faire preuve, tu dois avoir acquis quelque talent. Il faut
que j'aille chez toi voir ta peinture.

--Non, non! s'écria-t-il, pas encore! Je n'ai aucun talent, aucune
individualité; j'ai voulu procéder logiquement et me munir, avant tout,
d'un certain savoir. Je tiens maintenant le nécessaire, et je vais
essayer de me trouver, de me découvrir moi-même. Mais, pour cela, il
faut une toute autre vie que celle que je mène, et qui est horrible, je
ne vous le cacherai plus; si horrible pour moi, si antipathique à ma
nature, si contraire à ma santé, que, sachant votre amitié pour moi, je
n'ai pas voulu vous écrire l'état de souffrance où, depuis deux ans, mon
coeur et mon âme sont plongés. Je pars, je vais passer un mois chez mon
oncle et ensuite un ou deux ans en Italie.

--Ah! ah! tu as donc le préjugé de l'Italie, toi? Tu crois que l'on y
devient artiste plus qu'ailleurs?

--Non, je n'ai pas ce préjugé-là. On ne devient artiste nulle part quand
on ne doit pas l'être; mais on m'a tant parlé du ciel de Rome, que je
veux m'y réchauffer de l'humidité de Paris, où je tourne au champignon.
Et puis, Rome, c'est le monde ancien qu'il faut connaître; c'est la voie
de l'humanité dans le passé; c'est comme un vieux livre qu'il faut
avoir lu pour comprendre l'histoire de l'art; et vous savez que je suis
logique. Il est possible qu'après cela je retourne dans mon village
épouser la dindonnière, accessible à tout propriétaire de ma mince
étoffe. Je dois donc me maintenir dans ce milieu: faire tout mon
possible pour devenir un homme distingué, et en même temps, tout mon
possible pour accepter sans fiel et sans abattement le plus humble rôle
dans la vie. Rester dans cet équilibre ne me coûte pas trop, car je suis
tiraillé alternativement par deux tendances très-opposées: soif d'idéal
et soif de repos. Je vais voir laquelle l'emportera, et, quoi qu'il
arrive, je vous en ferai part.

--Attends un peu, lui dis-je comme il prenait son chapeau pour s'en
aller. Si tu échouais dans la peinture, ne tenterais-tu pas quelque
autre carrière? La musique...

--Oh! non. Jamais la musique! Pour l'aimer, il faudra que je l'oublie
longtemps; mais, plutôt que d'en vivre, j'aimerais mieux mourir: je vous
ai dit pourquoi.

--Il faut pourtant que tu sois artiste, puisque tu as la haine des
choses positives, et que tu n'as pas fait d'études classiques. Il m'est
venu une idée en lisant tes lettres, c'est que tu pourrais bien avoir
quelque talent de rédaction.

--Être homme de lettres! moi? Non! je n'ai fait qu'entrevoir et deviner
le monde et la vie sociale. Rédiger n'est pas écrire, il faut penser,
et je suis un homme de rêverie ou un homme d'action; je ne suis pas un
homme de réflexion. Je conclus trop vite, et, d'ailleurs, je ne
sais conclure que par rapport à moi-même. La littérature doit être
l'enseignement direct ou indirect d'un idéal. Songez donc que je n'ai
pas trouvé le mien!

--N'importe! veux-tu me faire une promesse sérieuse?

--Vous avez le droit d'exiger tout ce qui dépend de ma volonté!

--Eh bien, tu feras pour moi, pour moi seul, si tu veux, car je te
promets le secret, si tu l'exiges, une relation détaillée de ton voyage,
de tes impressions, quelles qu'elles soient, et même de tes aventures,
s'il t'arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus
de huit jours.

--Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer à
m'examiner dans le détail de la vie et à me rendre compte de ma propre
existence.

--Précisément. Je trouve que, sous l'empire de certaines résolutions
prises à des intervalles assez éloignés et rigidement observées, tu
oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpétuelle qui te prive
des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de
tes vrais besoins et de tes légitimes aspirations, ta arriveras
insensiblement à des formules plus sages.

--Vous me trouvez donc fou?

--C'est l'être toujours que de ne l'être jamais un peu.

--Je ferai ce que vous m'ordonnerez. Cela me sera peut-être bon; mais,
si, à force de caresser mes propres pensées, j'allais devenir plus fou
que vous ne souhaitez?

--Je t'indique à la fois l'excitant et le calmant: la réflexion!

Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de père à
enfant qu'il pouvait accepter de moi. Il refusa, m'embrassa et partit.

Huit jours après, je reçus de lui une assez longue lettre, qui était
comme la préface de son journal, et que je transcrirai presque
littéralement, ainsi que la suite de ce travail sur lui même, auquel je
l'avais décidé à se livrer.



III

JOURNAL DE JEAN VALREG

Commune de Mers, 10 février 183*...

Me voici à mon poste, je commence: non pas encore une relation de ce
qui m'arrive, car je suis bien sûr qu'ici rien ne m'arrivera qui mérite
d'être rapporté, mais un résumé de certaines choses de ma vie que je
n'ai pas su vous dire quand vous me les demandiez.

D'abord, vous vouliez savoir pourquoi, n'ayant jamais été rudoyé ou
maltraité en aucune façon, j'avais ce caractère réservé, cette aversion
à parler de moi aux autres, cette difficulté à m'occuper moi-même
de moi-même. Je n'en savais rien. Je m'en rends peut-être compte
maintenant.

Mon oncle l'abbé Valreg n'est pas du tout spirituel ni méchant, ce
qui ne l'empêche pas d'être excessivement railleur. C'est une nature
excellente, rude et enjouée. Il est si positif, que tout ce qui échappe
à son appréciation étroite et rapide lui est sujet de doute et de
persiflage. Il a pris ce tour d'esprit, non-seulement en lui-même, mais
encore dans l'habitude de vivre avec la Marion, sa vieille et fidèle
gouvernante, la meilleure des femmes dans ses actions, la plus
dédaigneuse et la plus malveillante dans ses paroles. Il n'est pas de
dévouement dont elle ne soit capable envers les gens les moins dignes
d'intérêt de la paroisse; mais, en revanche, il n'en est pas, parmi les
plus dignes, qu'elle ne déchire à belles dents sitôt qu'elle prend son
tricot ou sa quenouille pour faire la _causette_ du soir avec M. l'abbé,
lequel, moitié riant, moitié dormant, l'écoute avec complaisance, et
s'entretient ainsi en belle santé et en belle humeur aux dépens du
prochain.

Ceci est fort inoffensif, car, avec leur grand esprit de conduite, ces
deux braves personnages ne confient leurs médisances et leurs dédains
à personne du dehors. Mais j'y ai été initié si longtemps, que
certainement quelque chose a dû en rejaillir sur moi et m'habituer, à
mon insu, à une méfiance instinctive dans mes relations.

Pourtant je n'ai pas à me reprocher d'avoir partagé cette malveillance
générale. Au contraire, il me semble que je m'en défendais; mais je me
persuadais peut-être insensiblement que j'en méritais ma part, et que,
si l'abbé Valreg me l'épargnait, c'est uniquement parce que j'étais son
parent et son enfant d'adoption. Quant à ses moqueries, étant placé sous
sa main pour lui servir de but, j'en étais incessamment criblé. C'était
avec une intention paternelle et affectueuse, je n'en saurais douter,
mais c'était de la moquerie quand même. Bon régime, certes, pour
tuer tout germe de sottise et de vanité, mais régime excessif par sa
persistance, et qui devait me conduire jusqu'au détachement trop absolu
de moi-même.

Pour vous donner une idée, une fois pour toutes, des façons ironiques de
mon oncle, il faut que je vous raconte mon arrivée ici, avant-hier au
soir.

Comme aucune diligence, aucune patache ne dessert notre village, je vins
à pied, à la nuit tombante, par un temps doux et des chemins affreux.

--Ah! ah! s'écria mon oncle dès qu'il me vit, c'est fort heureux!
Hé! Marion! c'est lui! c'est mon coquin de neveu! Fais-le souper,
tu l'embrasseras après; il a plus faim de soupe que de caresses.
Assieds-toi, chauffe-toi les pieds, mon garçon. Je te trouve une fichue
mine. Il paraît que tu ne gagnes pas déjà si bien ta vie, là-bas, car tu
as fait maigre chère, ça se voit. Ah çà! il paraît que tu t'en vas en
Italie pour détrôner Raphaël et... et les autres fameux barbouilleurs
dont je ne sais plus les noms! Ça me flatte de penser que je vas avoir
un homme célèbre dans ma famille; mais ça n'augmentera guère ton
patrimoine, car il y a le vieux proverbe: _Gueux comme un peintre!_
Tu es donc toujours toqué? Allons, soit. Pourvu que tu restes honnête
homme! Mais ne mange pas tout ton bien avant que je sois mort, et ne
fais pas de dettes, car je ne te laisserai pas la rançon d'un roi.
D'ailleurs, je t'avertis que je veux m'en aller le plus tard possible,
et, si j'en juge par ta figure, je me porte mieux que toi. Prends garde
que je ne t'enterre!

Après beaucoup de quolibets de ce genre, l'abbé Valreg me fit plusieurs
questions, dont il n'écouta pas ou ne comprit pas les réponses, ce qui
lui servit de texte pour me railler de nouveau.

--L'Italie! dit-il, tu crois donc que les arbres y poussent les racines
en l'air, et que les hommes y marchent la tête en bas? Voilà une bêtise,
d'aller hors de chez soi étudier la nature, comme si partout les hommes
n'étaient pas aussi bêtes et les choses de ce monde aussi laides! Quand
j'étais jeune, mes supérieurs, sous prétexte que j'étais fort et en état
de voyager, voulaient me persuader d'être missionnaire. Moi, je leur
disais: «Bah! bah! il n'y a pas besoin d'aller chez les Chinois pour
trouver des magots, et dans les îles de la mer du Sud pour rencontrer
des sauvages!»

Quand j'eus soupé, et, bon gré mal gré, mangé plus que ma faim (la
Marion se dépitant quand je ne faisais pas assez d'honneur à ses mets),
mon oncle voulut voir quelque preuve de mon travail à Paris et de mes
progrès en peinture.

--Tu crois, sans doute, que ce serait _margaritas ante porcos_, dit-il
gaiement; tu te trompes. Pour juger ce qui est fait pour les yeux, il ne
faut que des yeux. Allons, déballe! Je veux voir les chefs-d'oeuvre de
mon futur grand homme.

Il me fallut ouvrir ma malle et la retourner dans tous les sens pour lui
prouver que je n'avais qu'un très-mince et très-portatif attirait de
peintre en voyage, et pas le plus petit croquis à lui montrer.

Il en fut très-mortifié.

--Ça n'est pas aimable de ta part, s'écria-t-il. Tu devais bien penser
que je m'intéresserais à tes grands talents, et je commence à croire que
tu n'as rien fait qui vaille dans ton Paris. S'il en était autrement, tu
te serais appliqué pour m'apporter au moins une jolie image coloriée par
toi. Tu avais des dispositions, cela est sûr; mais je parierais que tu
n'as songé qu'à flâner, là-bas!

À force de retourner mon bagage, la Marion finit par découvrir une
figure d'académie qui m'avait servi à envelopper un paquet de crayons.
Comme c'était déchiré et chiffonné, que les pieds et la tête manquaient,
elle ne comprit pas tout de suite ce qu'elle examinait; puis, tout à
coup, jetant un cri d'horreur et d'indignation, elle s'enfuit en se
recommandant à tous les saints.

--Fi! dit mon oncle en regardant cette nudité qui avait épouvanté la
Marion, est-ce là un état? Quoi! vous passez votre temps à copier des
personnes toutes nues? C'est une occupation bien dégoûtante, et à quoi
ça peut-il servir? D'ailleurs, ça me paraît bien grossièrement fait!
J'aimais beaucoup mieux les jolis petits bonshommes que tu inventais
autrefois. C'était plus soigné, et c'était plus décent. Les habillements
de la campagne étaient parfaitement imités, et tout le monde pouvait
regarder ça! Mais, parlons raison, ajouta-t-il en jetant au feu mon
académie. Comment t'es-tu comporté dans cette grande Babylone? As-tu
fait des dettes?

--Non, mon oncle.

--Si fait, conte-moi ça.

--Je vous jure que non: j'aurais trop craint de vous effrayer et de vous
affliger; mais, à l'avenir, si voulez bien vous laisser convaincre de
certaines vérités positives, il est possible...

--Tu me trompes, tu es endetté

--Non, sur l'honneur!

--Mais tu as le projet...

--Je n'ai aucun projet. Seulement, j'ai à vous dire que je suis las
d'un système d'économie qui va forcement jusqu'à l'avarice, et qui, si
j'avais le malheur d'en prendre le goût, me conduirait à l'égoïsme le
plus stupide. Je comprends les privations qu'on s'impose en vue des
autres; mais celles qui n'ont d'autre but que notre propre bien-être
dans l'avenir sont étroites et déraisonnables. Jusqu'ici, ma parcimonie
a été pour moi une question d'honneur. Vous m'aviez fait jurer que je ne
dépasserais pas mon revenu, et, enfant que j'étais, je m'étais laissé
arracher ce serment sans prévoir, sans savoir qu'avec cent francs par
mois on ne vit pas à Paris, ou que, si l'on y vit, c'est à la condition
de ne jamais s'intéresser à un être plus pauvre que soi, et de
s'absorber dans une prévoyance sordide. Je n'ai pas pu vivre ainsi: j'ai
travaillé pour doubler mon revenu, mais j'ai travaillé de la manière la
plus abrutissante et la plus antipathique; ce qui ne m'a pas
empêché d'être forcé de me priver de mille jouissances morales ou
intellectuelles qui eussent développé mon coeur et mon esprit. Enfin,
malgré tout, j'ai résolu le problème d'apprendre ce que je voulais
apprendre, sans manquer, dans ma manière d'être, à aucune bienséance, et
sans négliger trop les occasions de voir de temps en temps une société
d'élite où il m'a été permis de pénétrer sans choquer les regards de
personne. À présent, je m'en vais dans un pays où l'on peut être pauvre
et s'instruire, comme artiste, sans trop souffrir, à ce que l'on m'a
dit; mais, avant de me séparer de vous une seconde fois, mon bon et
cher oncle, je viens vous dire que je reprends ma parole, et que je ne
m'engage nullement à respecter mon patrimoine, si mes besoins d'artiste
et mes sentiments d'honnête homme m'obligent à l'entamer.

A la suite de cette déclaration nécessaire, il y eut une discussion
assez vive entre l'abbé Valreg et moi. Il était outré de me voir dans
des idées si nouvelles pour lui, qui n'avait jamais songé à me demander
compte d'aucune idée. Mais, quand il m'eut dit tout ce que lui suggérait
sa conviction, mélange assez singulier d'égoïsme et de charité, qui
consiste à faire la part des autres et la sienne propre, sans jamais se
laisser aller à aucun entraînement pour eux ou pour soi-même, il prit
bravement son parti, et, incapable de s'affecter de quelque chose au
point de perdre une heure de sommeil, il se calma en disant:

--Allons, c'est assez se tourmenter pour un jour; nous penserons à cela
demain.

En ce moment, l'horloge de l'église sonnait neuf heures, et mon oncle
s'assoupit aussitôt comme autrefois, avec cette régularité de fonctions
digestives qui appartient aux tempéraments vigoureux. La Marion rentra,
rangea la salle, enleva la table, causant tout haut avec moi, faisant
claquer ses sabots sans précaution sur le plancher sonore. Quand tout
fut en ordre, elle cria dans l'oreille de son maître, qui, habitué à ce
vacarme, ouvrit tranquillement les yeux sans tressaillir:

--Allons, monsieur l'abbé, on s'en va! bonne nuit! c'est l'heure de
faire vos prières et de vous mettre au lit.

Elle me conduisit à la chambre que j'ai habitée pendant la moitié de
ma vie, veilla à ce que je ne manquasse de rien, m'embrassa encore une
fois, et monta, à grand bruit, à l'étage supérieur. Un quart d'heure
après, tout dormait au presbytère, y compris votre serviteur, fatigué
par les rudes chemins du pays et les durs raisonnements de l'abbé
Valreg.

Le lendemain, c'est-à-dire hier, mon oncle voulut, à l'heure au souper,
reprendre la discussion; je vins à bout de reculer toute explication
jusque vers neuf heures moins un quart, et je compte l'amener ainsi,
avec un quart d'heure de dispute chaque soir, à s'habituer, sans
secousse trop vive, à ma diabolique résolution.

Vous allez croire comme lui, peut-être, que j'ai quelque folie en tête,
quelque projet de Sardanapale à l'endroit de mon capital de vingt mille
francs. Il n'en est rien pourtant. Je n'ai d'autre projet que celui
d'aller devant moi, et de ne pas me sentir esclave d'une situation
consacrée par un serment.

03 février

Mon oncle réalise mes prévisions. Il s'habitue à mes volontés
d'indépendance, et se rassure un peu en me voyant raisonnable
d'ailleurs. Puisque j'étais en train de récapituler mon passe pour vous,
il faut que je continue et que je vous raconte comment m'est venu
ce goût de la peinture sur lequel je n'ai pas osé vous donner les
explications que vous me demandiez.

Ici ma jeunesse se passait dans la solitude au sein de la nature. Je ne
faisais que lire et rêver. Tout à coup j'eus vaguement la conscience
d'une jouissance infiniment plus douce qui s'emparait de moi. C'était
celle de _voir_, bien plus soutenue, bien plus facile en moi que celle
de _penser_. Les premières révélations de cette jouissance me vinrent un
jour au coucher du soleil, dans une prairie bordée de grands arbres, où
les masses de lumière chaude et d'ombre transparente prirent tout à coup
un aspect enchanté. J'avais environ seize ans. Je me demandai pourquoi
cet endroit, que j'avais parcouru cent fois avec indifférence ou
préoccupation, était, ce jour-là et dans ce moment-là, inondé d'un
charme si étrange et si nouveau pour moi.

Je fus quelques jours sans m'en rendre compte. Occupé jusqu'à midi
au presbytère par quelques devoirs, c'est-à-dire quelques thèmes ou
extraits que mon oncle me donnait régulièrement chaque matin, et que,
régulièrement chaque soir, il oubliait d'examiner, je ne pouvais voir
l'effet du soleil levant. Je cherchais tout le long du jour, en lisant
dans la prairie, à bâtons rompus, le prestige qui m'avait ébloui. Je
ne le retrouvais qu'au moment où l'astre s'abaissait vers la cime des
collines, et quand les grandes ombres veloutées des masses de végétation
rayaient l'or de la prairie étincelante. C'est l'heure que les peintres
appellent l'heure de l'_effet_. Elle me faisait battre le coeur comme
l'arrivée d'une personne aimée ou d'un événement extraordinaire. Dans
ce moment-là, tout devenait beau sans que je pusse dire pourquoi; les
moindres accidents de terrain, la moindre pierre moussue, et même les
détails prosaïques du paysage, le linge étendu sur une corde à la porte
de la chaumière, les poules grattant le fumier, la baraque de branches
et de terre battue, la barrière de bois brut et mal agencé qui, clouée
d'un arbre à l'autre, séparait le pré de la chènevière.

-Qu'y a-t-il de si étonnant dans tout cela? me demandais-je; et d'où
vient que seul j'en suis frappé? Les gens qui passent ou qui travaillent
à la campagne n'y font point d'attention, et mon oncle lui-même, qui est
le plus instruit de ceux que je vois, ne m'a jamais parlé d'un pareil
phénomène. Est-ce un état de la nature extérieure ou un état de mon
âme? est-ce une transfiguration des choses autour de moi ou une simple
hallucination de mon cerveau?

Cette heure d'extase garda son mystère pendant quelques jours, parce que
c'était, dans la saison, l'heure à laquelle soupait mon oncle, et il
était fort sévère quant à la régularité des habitudes de sa maison.
Une journée de mon absence ne le tourmentait pas; une minute d'attente
devant ma place vide à table le contrariait sérieusement. Il était si
bon, d'ailleurs, que je ne craignais rien tant que de lui déplaire.
Aussi, dès que le timbre lointain de l'horloge de l'église, et certain
vol de pigeons dans la direction du colombier, me marquaient le moment
précis où la Marion mettait le couvert, il me fallait m'arracher à ma
contemplation et interrompre ma jouissance à demi savourée. Elle me
poursuivait alors comme un rêve, et, tout en coupant le gigot ou le
jambon en menues tranches pour obéir aux prescriptions de l'abbé Valreg,
je voyais passer devant mes yeux des files de buissons aux contours
dorés, et des combinaisons de paysages empourprés par les reflets d'un
ciel ardent comme la braise.

Mais ces jours d'automne raccourcissant très-vite, j'eus bientôt le
loisir auquel j'aspirais, et je pus suivre, avec ce sentiment de la
beauté des choses qui s'était éveillé en moi comme un sens nouveau, les
admirables dégradations du jour et la succession d'aspects étranges
ou sublimes que prenait la campagne. J'étais comme enivré à chaque
observation nouvelle, et, bien que nourri de livres poétiques, il ne me
venait pas à la pensée de chercher dans les mots le côté descriptif de
ma vision. Je trouvais les mots insuffisants, les peintures écrites
vagues ou inexactes. Les plus grands poëtes me paraissaient chercher
dans la parole un équivalent qui ne saurait s'y trouver. Le plus hardi,
le plus pittoresque de tous les modernes, Victor Hugo, ne me suffisait
même plus.

C'est à cela que je sentis que la manifestation de mon ivresse
intérieure ne serait jamais littéraire. Mon imagination était pauvre ou
paresseuse, puisque les plus puissants écrivains ne m'avaient jamais
fait pressentir ce que mes yeux seuls venaient de me révéler.

Je fus pourtant bien longtemps avant d'oser me dire que je pouvais être
peintre; et même encore aujourd'hui j'ignore si ces premières émotions
furent les vrais symptômes d'une vocation déterminée; mais, à coup sûr,
elles furent l'appel d'un goût prédominant et insatiable.

J'avais quelque chose comme dix-neuf ans, lorsque, durant mes longues
veillées de l'hiver, l'idée, ou plutôt le besoin me vint de me remettre
sous les yeux, tant bien que mal, les splendeurs de l'été. Je pris un
crayon et je dessinai, admirant naïvement cet essai barbare, et, cette
fois, dominé par mon imagination qui me faisait voir autre chose que
ce que ma main pouvait exécuter. Le lendemain, je reconnus ma folie
et brûlai mon barbouillage; mais je recommençai, et cela dura ainsi
plusieurs mois. Tous les soirs, j'étais charmé de mon ébauche; tous les
matins, je la détruisais, craignant de m'habituer à la laideur de mon
propre ouvrage. Et pourtant les heures de la veillée s'envolaient comme
des minutes dans cette mystérieuse élaboration. L'idée me vint enfin
d'essayer de copier la nature. Je copiai tout avec une bonne foi sans
pareille; je comptais presque les feuilles des branches; je voulais
ne rien laisser à l'interprétation, et je perdais, dans le détail, la
notion de l'ensemble, sans rendre même le détail, car tout détail est un
ensemble par lui-même.

Un jour, mon oncle m'emmena dans un château où je vis enfin de la
peinture des maîtres anciens et nouveaux. Mon instinct me poussait vers
le paysage. Je restai absorbé devant un Ruysdaël. Je ne le compris pas
d'abord. Peu à peu la lumière se fit, et je m'avisai que c'était là une
science de toute la vie. Je résolus, dès que je serais indépendant,
d'employer ma vie, à moi, selon mes forces, à écrire, avec de la couleur
sur de la toile, le rêve de mon âme.

On me prêta de bons dessins; mon oncle me permit même l'achat d'une
boîte d'aquarelle. Il ne s'inquiéta pas de ma monomanie; mais, quand,
parvenu à ma majorité, je lui révélai ma pensée, je le vis bouleversé.
Je m'y attendais. Je résistai avec douceur à ses remontrances. Je savais
son respect pour la liberté d'autrui, son aversion pour les paroles
inutiles, et ce fonds d'insouciance ou d'optimisme qui part d'une grande
candeur et d'une sincère bonté.

Vous me demanderez maintenant pourquoi, aux premiers jours de notre
connaissance, je vous ai fait mystère d'une chose aussi simple que ma
prédilection pour cet art; la raison est tout aussi simple que le fait:
vous m'eussiez demandé à voir mes essais; je les savais détestables,
bien qu'ils eussent fait l'admiration de la Marion et du maître d'école
de mon village. Vous m'auriez dit que j'étais insensé, ou si vous ne
me l'eussiez pas dit, je l'aurais lu dans vos yeux. Or, je n'ai pas
en moi-même une foi assez robuste pour lutter contre les critiques de
l'amitié. Celles du premier venu me sont indifférentes. Les vôtres
m'eussent fait douter doublement, et c'est bien assez d'avoir à douter
seul.

A mon âge, c'est-à-dire à l'âge que j'avais alors, et négligé comme
je l'avais été, on ne sait pas défendre sa conviction. On la sent, on
manque d'expressions et de preuves pour la formuler et la maintenir. On
l'aime parce que, révélation ou chimère, elle vous a rendu heureux; on
la garde en soi avec terreur, comme le secret d'un premier amour. C'est
une fleur précieuse qu'un souffle de dédain, un sourire de raillerie
peut flétrir.

Cette crainte est encore en moi, elle est encore fondée, et, si je n'ai
pas voulu vous faire juge de mes essais, ne croyez pas que ce soit par
excès de vanité. Non! Je me suis examiné sous ce rapport-là; je me suis
tâté le coeur et la tête avec impartialité. J'ai reconnu que, si je ne
suis pas un sage, du moins je ne suis pas un fou. Il faudrait l'être
pour me persuader que j'ai déjà du talent; et ce qui me rassure, c'est
que je suis bien certain de n'en point avoir encore. Ce que j'aime dans
mon secret, ce n'est donc pas moi, c'est l'art en lui-même et pour
lui-même. C'est mon espérance, que je veux garder encore vierge de toute
atteinte, de toute réflexion, de tout regard. Il me semble qu'avec tant
de respect pour mon idéal, je ne cours pas le risque de m'égarer, et
que, le jour où je vous dirai: «Voilà ce que je sais faire pour exprimer
ma pensée,» j'aurai véritablement conscience d'un succès relatif à mes
forces; je ne dis pas à mes aspirations; ceci, je crois, ne peut jamais
être atteint par personne.



IV

Marseille, le 12 mars 185...

Me voilà en route, mon ami. J'ai fini par calmer mon oncle et par
emporter sa bénédiction et ma liberté. Vous aviez sans doute raison de
me dire que la patience n'est pas le génie; mais je suis tenté de croire
que c'est la vertu, car ce n'est qu'à force de patience que j'ai amené
mon père adoptif à ne pas souffrir de ma résolution. J'étais décidé à ne
point le quitter sans avoir atteint ce résultat. Je devais cela à son
affection, à ses bontés pour moi.

Je pense partir demain pour Gênes. Le passage des Alpes serait, m'a-t-on
dit, assez pénible à un piéton en cette saison de bourrasques. C'est ce
qui m'a décidé à prendre la voie de Marseille; mais, à vrai dire, la mer
n'est pas beaucoup plus praticable en cette saison. Le ciel est noir et
le mistral souffle avec furie. Il s'est apaisé un peu ce soir, et on
espère que _le Castor_, vapeur génois très-bon marcheur, pourra sortir
du port.

J'étais déjà venu à Marseille, dans mon enfance, avec mon père. Il
était, comme vous savez, d'origine provençale, et nous avions ici un
vieux parent. Ce parent est mort aussi, et je n'ai plus personne ici que
je me soucie de voir. J'ai très-bien reconnu les masses principales de
la ville et des plans qui l'environnent. Je me rappelais avoir dîné avec
mon père dans une baraque sur les rochers; on appelle cet endroit la
Réserve, et l'on y mange un certain coquillage très-recherché des
indigènes, bien qu'assez coriace, qui parque naturellement en ce seul
endroit du rivage. La baraque a brûlé; à la place s'élève un élégant
pavillon qui va, dit-on, disparaître aussi pour faire place à des
constructions nouvelles.

J'ai poussé plus loin ma promenade. Courbé en deux par un vent terrible,
j'ai vu la mer bien belle, plus belle que je ne me la rappelais. Enfant,
elle m'avait terrifié; aujourd'hui, sa grandeur m'a ébloui. Pourtant,
c'est une chose formidablement triste que cette masse d'eau fouettée par
la tempête. Aucune image n'exprime plus énergiquement la pensée d'un
immense désespoir sous les coups d'une torture acharnée. Mais c'est un
désespoir tout physique. L'âme humaine ne s'identifie que par la pensée
des naufrages à cette tourmente du géant. C'est en vain qu'il mugit,
qu'il se tord, qu'il se déchire en lambeaux, sur le flanc des rochers,
les inondant de larmes furieuses et leur crachant des montagnes d'écume
enragée: c'est un monstre aveugle, et ce petit point noir là-bas, cette
pauvre barque qui se débat contre l'orage, porte, dans le moindre atome
des êtres qui la guident, la vraie force, c'est-à-dire la volonté.

La nature est terrible sur cette petite planète où nous sommes. Il est
donc bon que l'homme soit hardi. Certes, j'ai compris aujourd'hui ma
frayeur d'enfant devant ce bruit, cette agitation, cette immensité! Je
n'avais vu jusqu'alors que des blés et des foins courbés par les rafales
de nos plaines tempérées. Mon père fut obligé de me prendre dans ses
bras. J'avais tout aussi peur ainsi; ce n'était pas d'être emporté ou
englouti que je tremblais contre son sein: c'était un vertige moral. Il
me semblait que mon souffle était arraché de ma poitrine et que mon âme
tournoyait éperdue sur ces abîmes. J'ai eu un peu de la même sensation,
cette fois-ci, mais plutôt agréable que pénible. L'idée de la
destruction se dresse devant l'enfant comme un spectre effroyable.
Devant l'homme, habitué à la lutte, ce spectre appelle plus qu'il ne
menace, et le vertige est presque une volupté.

J'ai eu un étrange plaisir à voir entrer, dans cette passe difficile de
l'ancien port, quelques petits bâtiments plus ou moins en péril, selon
leur construction, leur pilote et la force de la lame. Tous s'en sont
bien tirés. Un petit chasse-marée, d'apparence assez fragile, m'a
intéressé particulièrement. C'était le moment de tourner pour entrer
dans la rade, le moment critique! La vague, sur laquelle il bondissait
comme un oiseau des tempêtes, le prenait alors en flanc. Il s'est
couché si à plat, que ses vergues effleuraient la crête des flots; mais
aussitôt il s'est relevé, agile, élastique comme un arc bien tendu. Il a
franchi légèrement une vraie montagne bouillonnante, et il s'est trouvé
dans les eaux calmes, fier comme un cygne qui reprend possession de
son nid. Rien ne trahissait l'épouvante dans les mouvements du petit
équipage, et j'étais fier, pour ma part, comme si j'eusse été de la
partie. Oui, l'homme doit être intrépide, et le spectacle le plus
attrayant, c'est, on le conçoit bien, le déploiement des forces
humaines. Les tempêtes et les océans ne sont rien: l'âme universelle
émanée de Dieu a son foyer le plus pur en nous, qui méprisons la mort,
et ce n'est pas la terre et la mer seulement qu'il faut peindre,
n'est-ce pas, mon ami? c'est l'homme et sa vie!

Puis un navire plus lourd est arrivé. Son entrée a demandé plus de
cérémonies. Dans ces crises où le sort de l'équipage dépend de la
manoeuvre, on entend des cris à bord; mais c'est le commandement de
l'intelligence ou de l'expérience, et cette voix-là domine à bon droit
les rugissements de la mer.

Le tout était bizarrement accompagné du son clair et strident d'une
petite harpe, partant d'assez près de moi. Tandis que flots et navires
s'étreignaient dans la lutte, sur l'esplanade d'une baraque servant de
cabaret, dansaient des filles et des marins endimanchés. Un artiste de
grand chemin, un bohème harpiste, chevelu, déguenillé, jouait, avec
une verve saccadée et diabolique, une sorte de tarentelle à mouvement
détraqué, sur lequel polkaient avec fureur des créatures avinées. Le
contraste était curieux, je vous jure, et résumait toute l'audace
insouciante et aventureuse de l'homme de mer.

Arrivés le matin d'un voyage au long cours, bronzés par de terribles
soleils et de terribles tempêtes, ces marins, rasés de frais et chaussés
d'escarpins brillants, valsaient avec des filles en robe de soie,
pirouettant dans sept étages de falbalas gonflés par le vent. Il faisait
un froid atroce, un ciel de plomb. La vague, déferlant jusque sur les
planches vermoulues de la terrasse, semblait, à chaque instant, devoir
emporter baraque et orgie. Le navire, approchant comme malgré lui,
semblait devoir échouer sur le bal. Personne n'y songeait, si ce n'est
moi. Le harpiste eût, je crois, marqué le rhythme au milieu des affres
de la mort, et le rire échevelé des lionnes de guinguette se fût perdu
sans transition dans le râle de l'agonie.

J'ai dîné seul dans un autre cabaret plus tranquille, et j'ai vu, avec
la chute du jour, l'apaisement rapide de la bourrasque. Le vent est
devenu tout à coup tiède, et, quand l'obscurité a tout envahi, je suis
resté sans lumière dans le petit recoin où l'on m'avait oublié.

Pendant que je me reposais, en me laissant aller à ma rêverie, une
conversation, établie de l'autre côté d'une mince cloison, allait son
train, sans m'inspirer aucun intérêt. Pourtant, je fus frappé de ces
paroles prononcées distinctement par un Anglais, s'exprimant avec
facilité dans notre langue:

--Croyez-vous donc que cela serve à quelque chose, d'avoir de la
volonté?

Cette réflexion s'adaptait si bien à mes pensées du moment, que je ne
pus m'empêcher de prêter l'oreille, et alors j'entendis, après quelques
paroles banales échangées entre les deux interlocuteurs et interrompues
par le petit bruit de leurs couteaux sur les assiettes, le récit que je
vais vous transcrire et qui m'a paru renfermer une grande moralité.

--Bah! j'avais dix-neuf ans (c'est l'Anglais qui parlait) quand on me
dit que j'étais en âge d'épouser miss Harriet. Moi, je me trouvais
trop jeune et j'étais effrayé d'entrer dans le grand monde, que je ne
connaissais pas et que je n'étais pas bien pressé de connaître. J'étais
un cadet de famille; j'avais très-peu de quoi vivre. J'avais déjà fait
avec vous ce voyage aux Antilles. Je n'aimais pas précisément la marine;
mais j'avais le goût de l'indépendance et de la locomotion. Miss Harriet
m'avait pris en amitié, Dieu sait pourquoi! J'avais un beau nom, soit;
mais pas d'usage, pas de talent, et pas grand esprit, comme vous savez!
mais elle était sentimentale, amoureuse de ma pauvreté et un peu
monomane, je suppose. Des souvenirs d'enfance, une pitié que je ne lui
demandais pas, un point d'honneur excentrique, le ciel vous préserve,
mon cher, des femmes excentriques! l'orgueil d'enrichir un pauvre
parent.... Dieu me damne si je sais quoi; enfin elle était folle de moi
et mourait de consomption si nous n'étions pas mariés au plus vite.
J'avais juré que je ferais le voyage de Ceylan avant de me mettre la
corde au cou.

--Pourquoi Ceylan? demanda le Français.

--Je ne m'en souviens pas, reprit le narrateur. C'était mon idée, ma
volonté. La volonté d'un homme devrait être sacrée. Mais miss Harriet
était jolie, très-jolie même, et je devins amoureux en la voyant si
éprise de moi. Bref, nous fûmes mariés avec deux cent mille livres de
rente, et c'est de ce jour-là que commence mon infortune...

--Diantre! milord, fit l'autre en frappant sur la table, vous avez deux
cent mille livres de rente?

--Non, reprit l'Anglais avec un soupir qui fit vibrer son verre. J'en ai
à présent huit cent mille! ma femme a hérité!

--Eh bien, de quoi diable vous plaignez-vous?

--Je me plains d'avoir huit cent mille livres de rente. Cela m'a créé
des devoirs, des obligations, une foule de liens qui ne convenaient
pas à mon caractère, à mon éducation, à mes goûts. J'aime à faire ma
volonté, mais je ne suis pas méchant, et, n'ayant jamais pu vivre à ma
guise, depuis que je suis marié, riche et considéré, j'ai toujours été
très-malheureux.

--Comment donc ça?

--Vous allez voir. Ma femme, dès le lendemain du mariage, me fit homme
du monde. Je n'étais pas né pour ça. Je m'ennuyais dans la grandeur;
j'aimais mieux la compagnie des gens simples. J'aurais voulu parler
marine et voyages; il me fallait parler politique et littérature. Ma
femme était bas-bleu. Elle lisait Shakspeare; moi, je lisais Paul de
Kock. Elle aimait les grands chevaux; je n'aimais que les poneys. Elle
faisait de la musique savante; moi, je préférais la trompe de chasse.
Elle ne recevait que des gens de la plus haute classe; moi, je m'en
allais volontiers causer avec mes gardes. Je me plaisais quelquefois au
détail de la ferme; elle ne trouvait rien d'assez luxueux et d'assez
confortable pour la vie de château. Elle avait toujours froid quand
j'avais chaud, et chaud quand j'avais froid. Elle voulait toujours aller
en Italie quand je voulais aller en Russie, et réciproquement; être sur
terre quand j'aurais voulu être sur mer, et _vice versa_; et de tout
ainsi!

--La belle affaire! s'écria le Français en riant. C'est là le mariage!
Un peu plus, un peu moins, c'est toujours la même histoire. C'est
ennuyeux pour les pauvres gens qui n'ont pas le moyen de faire deux
ménages; mais, quand on est milord...

--Quand on est milord, on n'est pas pour cela un homme sans principes,
repartit l'Anglais d'un ton qui révéla tout à coup une certaine
supériorité de caractère; si j'avais abandonné milady, elle aurait eu
le droit de se plaindre et peut-être celui de manquer à ses devoirs. Je
n'ai pas voulu faire de ma femme une femme délaissée. Je voyais bien (et
je l'ai vu très-vite) qu'elle ne me trouvait plus ni beau, ni aimable;
ni intéressant. Elle avait bien assez à rougir en elle-même de m'avoir
aimé si follement. Ça, je n'y pouvais rien; mais je n'ai pas voulu
qu'elle fût humiliée dans le monde, et je ne l'ai pas quittée. Je ne
l'ai jamais quittée, ce qui l'ennuie bien, et moi aussi!

L'Anglais soupira, le Français se mit à rire.

--Ne riez pas! reprit milord d'un ton sévère: je suis malheureux,
très-malheureux! Ce qu'il y a de pire, c'est que milady, douce comme
un agneau avec tout le monde, est un tyran avec moi. Elle croit que sa
fortune a payé le droit de m'opprimer. Je n'ai pas eu le bonheur de la
rendre mère, et, pour cela aussi, je suis humilié dans son coeur. Et,
encore un fléau!... elle est jalouse de moi. Arrangez cela! Elle ne
m'aime plus du tout, et nous ne sommes plus d'un âge à nous permettre ce
ridicule. Eh bien, elle m'accuse de mauvaises moeurs, moi qui, pour ne
pas lui donner prise sur ma conscience, ai dépensé tant de volonté à me
sevrer de tout plaisir illicite! Vous voyez, je ne bois même pas! Et,
quand je vais rentrer à l'hôtel, elle va me dire que je suis ivre... Je
suis là avec vous, un ancien camarade, parlant raison et philosophie:
elle m'accuse, en ce moment-ci, j'en suis sûr, de faire quelque débauche
eu mauvaise compagnie... Et, si elle nous voyait ici, tête à tête,
dînant avec sobriété, elle trouverait encore moyen de s'indigner. Elle
dirait que le choix de ce petit restaurant de planches sur les roches
est _shocking_, et que nous devrions être dans le pavillon le plus
élégant de la _Réserve_... Comme si les _clovis_ et les moules fraîches
n'étaient pas aussi bons ici! Je déteste le confort, moi! Tout ce qui
ressemble au luxe me rappelle ma femme. Heureusement, elle s'est imaginé
de prendre avec elle une nièce très-belle, pour aller en Italie, et,
comme elle craint que je ne la trouve pas laide... oh! mon Dieu, cela
suffirait pour amener l'orage! elle me laisse un peu plus de liberté
depuis quelque temps. C'est à cela que je dois le plaisir d'être avec
vous. Voulez-vous venir fumer un cigare? Allons au vent, pour que mes
habits ne sentent pas le tabac!

Ils sont sortis, et, moi, je suis rentré dans la ville, à tâtons, par
les sentiers coupés dans la roche. La mer n'avait plus que des plaintes
harmonieuses, et cette harmonie dans les ténèbres avait un charme
étrange. Mais je voulais vous écrire, et me voilà relisant vos lettres,
vous serrant la main, et vous disant que vous êtes le meilleur des amis,
mon meilleur ami, à moi!



V

Mercredi 14.

Le mistral a recommencé hier et cette nuit. _Le Castor_ ne veut pas
sortir du port. J'ai pris le parti de faire de longues promenades pour
remplir ces deux journées, et je vous écris au crayon sur une feuille de
mon album, des hauteurs de Saint-Joseph. Je suis à quelques heures de
marche de la ville; et, tandis que le froid y fait rage, je me baigne
ici dans les rayons d'un vrai soleil d'Italie. Je viens de traverser une
immense vallée et d'atteindre le pied des collines qui la ferment. Elles
ne sont pas assez élevées pour l'abriter; mais, dans leurs plis étroits,
on trouve tout à coup une chaleur ardente et une végétation africaine.
Pour vous qui vivez avec les fleurs, je remarque les plantes que je
foule. Elles sont toutes aromatiques; c'est le thym, le romarin, la
lavande et la sauge qui dominent. Les courts gazons sont jonchés de
petits soucis d'un or pâle et d'une senteur de térébenthine.

Cette région-ci est admirable, et je comprends que la Provence soit si
vantée. Ses formes sont étranges, austères, parfois grandioses. Elles
attestent des efforts géologiques d'une grande puissance. En certains
endroits, ce sont des crêtes déchiquetées qui sortent brusquement du
sol et qui dressent d'immenses lignes de fortifications naturelles,
quelquefois triples, sur la lisière des plateaux. Ces traînées de roches
calcaires, aussi blanches que le plus beau marbre de Carrare, dont
elles sont, je crois, cousines germaines, ressemblent à des vagues
soudainement cristallisées, et quelques-unes sont penchées comme si
elles pliaient encore sous le vent. Ailleurs, sur une étendue de
plusieurs milles, les collines sont des escaliers naturels où la terre
végétale est soutenue par des strates de pierre d'une régularité inouïe.
On pourrait fort bien s'imaginer que chacune de ces collines était
surmontée d'un palais magique, et que ces degrés gigantesques ont été
taillés par la main des fées pour je ne sais quels êtres en proportion
avec la nature primitive. Ce sont les gradins des amphithéâtres de
quelque race de titans... Mais la science dit holà à la fantaisie, et
se charge d'expliquer ces craquements formidables, ces exhaussements
subits, ces soulèvements et ces écroulements, tous ces vomissements
d'entrailles qui rayent la surface terrestre d'accidents
incompréhensibles Elle voit tout cela d'un oeil aussi tranquille que
nous les gerçures d'une pomme ou les rugosités d'une coque de noix.

J'ai souvent pensé, avec les poëtes, que la science de ces faits était
le bourreau de la poésie. Resté ignorant, j'avoue que je regrette
parfois de savoir même l'infiniment peu que je sais. Mais, hier et
aujourd'hui, j'ai compris que j'avais tort. Les peintres ne doivent pas
être si poëtes que cela. La science regarde et mesure l'immensité. Le
peintre doit-il être autre chose qu'un oeil qui voit? Or, pour voir, il
faut comprendre.

Je connais, depuis hier, un peintre qui s'en va à Rome et avec qui je
voyagerai probablement. Nous étions partis ensemble ce matin, pour la
promenade; mais il s'est arrêté au bout d'une heure, pour dessiner un
petit coin qui lui plaisait. Je sais que, devant la vaste nature, le
paysagiste ne peut que choisir le petit coin approprié aux convenances
de son métier; mais, avant de s'en emparer, n'est-il pas nécessaire de
comprendre l'ensemble, la charpente de ce grand corps qui, dans chaque
contrée, a une physionomie, une âme particulière? Le petit coin peut-il
nous révéler quelque chose, tant que l'ensemble ne nous a encore rien
dit? Il y a là, je crois, plus que des accidents de lignes et des effets
de lumière. Il y a des formes, une couleur générale dont il me semble
que j'aurais besoin de m'imprégner. Si je m'écoutais, je resterais
quelque temps ici; mais l'Italie! c'est mon rêve, et, puisqu'il
m'appelle, il faut le suivre.

Voici pourtant sous mes yeux et autour de moi un pays splendide. Je me
rappelle ces paroles de Michelet à l'oiseau qui émigre: «Là, derrière un
rocher, dit-il en parlant de la Provence, tu trouverais, je t'assure, un
hiver d'Asie ou d'Afrique.» C'est vrai. La terre ici est saine et sèche.
Après ces pluies et ces brumes de notre hiver de Paris, je suis tout
étonné d'être couché sur l'herbe et de voir, dans le chemin, les
troupeaux soulever des flots de poussière. Les pins maritimes se
balancent sur ma tête dans une brise qui sent l'été. L'immense vallée
qui me sépare de la mer est comme une rade de fleurs et de pâle verdure.
Ce ne sont qu'amandiers blancs, abricotiers rosés, pêchers roses, et les
oliviers au ton indécis flottant comme des nuages au milieu de toute
cette hâtive floraison. Marseille, comme une reine des rivages, est
là-bas assise au bord des flots bleus. La mer paraît encore méchante,
car, malgré le chaud et le calme qui m'enveloppent ici, je vois bien les
masses d'écume que le mistral fouette autour des âpres rochers du golfe,
et même je distingue la rayure des lames, bien plus gigantesques encore
que, de près, on ne se l'imagine, puisque, à la distance de plusieurs
lieues, j'en suis le dessin et j'en saisis le mouvement.

15 mars.

Me voilà enfin sur _le Castor_, en vue des côtes d'Italie. La journée
a été claire et fraîche à bord. Les rivages escarpés sont toujours
magnifiques. Ce soir, le vent est tombé, la brume a envahi les horizons.
Trois goëlands, qui nous suivaient au coucher du soleil et s'obstinaient
à vouloir percher sur la banderole de fumée noire que notre vapeur lance
à intervalles égaux, se sont enfin décidés à nous quitter après des cris
d'adieu d'une douceur étrange. Le phare de Nice perce le brouillard.
Presque personne n'est malade. Pour moi, je n'aurai jamais le plus petit
malaise en mer, je sens cela. J'ai un coin pour vous écrire, et je vais
vous raconter les incidents de la journée.

D'abord, mon camarade le peintre, qui me prend pour un petit amateur
paresseux, et par qui je trouve assez commode d'être piloté et protégé,
m'a tenu compagnie tout le temps, et ne m'a pas fait grâce d'un terme
du métier, en me montrant le ciel, la vague et les masses de rochers au
milieu desquels le steamer nous promène. Il était tout étonné que je
n'eusse aucune notion de l'argot des peintres, qu'il lui plaît d'appeler
la langue de l'art. Car il faut vous avouer que, pour passer le temps,
je me suis amusé à feindre la plus complète ignorance des us, coutumes
et locutions de l'atelier. Il était bien près de me mépriser. Cependant
la docilité que j'ai mise à l'écouter l'a un peu mieux disposé en ma
faveur. Il m'a montré ensuite ses croquis de Marseille. C'est habilement
fait, il y a ce qu'il appelle _de la patte_, une _fière patte_; mais
cela n'est pas plus l'endroit dont je l'ai vu charmé, que tout autre
endroit du monde. Les formes y sont, le sentiment n'y est pas. J'ai
essayé de le lui faire entendre. À mon tour, je lui parlais une langue
qu'il ne comprenait point et qui n'avait pas, comme son argot d'atelier,
le mérite d'être amusante.

C'est, du reste, un aimable garçon que ce Brumières. Il a une trentaine
d'années, quelques petites ressources qui lui permettent de refaire le
voyage de Rome, bien que ses études soient ce qu'il appelle terminées;
une jolie figure, de la gaieté qui ressemble à de l'esprit, et un
très-agréable caractère.

Comme nous causions de l'itinéraire de notre voyage, un _monsieur des
troisièmes_, c'est-à-dire un prolétaire voyageant au dernier prix, et
qui avait une attitude dantesque, comme s'il se fût agi de naviguer sur
l'Achéron, se mêla de notre conversation et nous conseilla de ne pas
perdre notre temps à Gênes, ville pour laquelle il affichait un profond
mépris.

La figure de cet homme ne m'était pas inconnue.

--Où donc vous ai-je vu? lui demandai-je.

--Il y a deux jours, Excellence, répondit-il en assez bon français. Je
jouais de la harpe à la _Réserve_...

--Ah! c'est vous? Eh bien, où est-elle donc, votre harpe?

--Elle n'est plus! Ils se sont pris de vin, colletés, battus. Dans la
bagarre, ma pauvre harpe a eu le ventre écrasé sous une table. Et Dieu
sait qu'elle était lourde: il y avait six hommes dessus! Quand ils ont
été dessous, il n'y a pas eu moyen de faire entendre qu'ils m'avaient
détruit mon gagne-pain. Ce n'est pas qu'ils soient méchants: non,
certainement: à jeun, le marin est une bonne pâte d'homme. Mais le rhum,
_mossiou!_ que voulez-vous faire contre cela? Ils m'auraient tué! J'ai
laissé là ma harpe, et je vais tâcher de faire quelque autre métier.
Aussi bien, j'en avais assez, de la musique et de la France. Je suis un
Romain, moi, Excellence.

Et, là-dessus, il se redressa de sa hauteur de quatre pieds et demi,
taille d'enfant qui ne l'empêche pas de posséder une barbe de sapeur et
une chevelure à l'avenant.

--Je suis un Romain, poursuivit-il avec emphase, et j'ai besoin de me
retrouver sur les sept collines.

--C'est bien vu, lui dit Brumières, les sept collines doivent avoir
besoin de toi! Mais quel métier y faisais-tu, et à quoi vas-tu consacrer
tes précieux jours?

--Je ne faisais rien! répondit-il, et je compte ne rien faire, aussitôt
que j'aurai amassé quelques sous pour passer l'année.

--Tu n'as donc rien épargné dans ta vie errante?

--Pas même de quoi payer mon passage sur _le Castor_; mais _ils_ me
connaissent et ne me parleront pas d'argent avant Civita-Vecchia.

--Mais alors?...

--Alors, à la garde de Dieu! répondit-il avec philosophie. Peut-être Vos
Excellences me donneront-elles un petit secours...

--Ah! tu mendies? s'écria Brumières. Tu es bien Romain, nous n'en
pouvons plus douter. Tiens, voilà mon aumône. Fais le tour de
l'établissement.

--Rien ne me presse! peu à peu! reprit le bohémien en me tendant une
main, tandis que, de l'autre, il mettait dans sa poche les cinquante
centimes de Brumières.

--Si c'est là le type romain..., dis-je à mon compagnon, quand le
harpiste se fut éloigné.

--C'est le type abâtardi; et pourtant cet homme dégénéré est encore
très-beau; que vous en semble?

Il ne me semblait pas du tout. Cette énorme barbe grossissant encore le
volume d'une tête trop grosse pour le corps grêle et court; ce nez de
polichinelle surmonté de gros sourcils ombrageant des yeux trop fendus;
cette bouche de sot emportant violemment le menton dans tous ses
mouvements, me faisaient l'effet d'une caricature de médaille antique;
mais mon ami Brumières paraît habitué à ces laideurs-là, et j'ai
remarqué que toutes les figures qui me semblaient grotesques avaient de
l'attrait pour lui, pourvu qu'elles eussent ce qu'il appelle de la race.

Au milieu du nombreux personnel qui encombre _le Castor_, nous nous
sommes pourtant trouvés d'accord sur la beauté d'une femme. C'est un
personnage assez mystérieux qui a, je crois, troublé la cervelle de mon
camarade. Il veut que ce soit une princesse grecque; soit. D'abord, nous
l'avions prise pour une femme de chambre élégante, parce qu'elle était
venue, au milieu du déjeuner, chercher quelques mets qu'elle a emportés
elle-même dans sa chambre; mais nous l'avons vue ensuite assise sur le
pont, donnant des ordres en italien à une vraie suivante. Puis une dame
âgée est apparue à ses côtés, celle sans doute qui était malade, une
tante ou une mère, et elles ont parlé anglais comme si elles n'eussent
fait autre chose de leur vie.

Brumières ne persiste pas moins à croire Grecque la belle personne qui
captive son attention. C'est, en effet, un type oriental: les cils sont
d'une longueur et d'une finesse inouïes; les yeux, longs et doux, ont
une forme tout à fait inusitée chez nous; le front est élevé, avec des
cheveux plantés bas; la taille est d'une élégance et d'un mouvement
magnifiques; enfin, c'est, à coup sûr, une des plus belles femmes, sinon
la plus belle femme que j'aie jamais vue...

Je reprends mon bavardage après deux heures d'interruption. C'est un
singulier être, à mon sens, que ce Brumières. Il se prétend positivement
amoureux, et ce que je vous racontais de lui en plaisanterie, il
faut peut-être le prendre au sérieux maintenant. Il a causé avec sa
princesse, c'est ainsi qu'il persiste à l'appeler. Il prétend qu'elle
est romanesque, étrange, délicieuse. Elle était revenue seule sur le
pont et s'est laissé parler des étoiles (que l'on n'aperçoit pas), de la
phosphorence de la mer, qui est, en effet, superbe en ce moment-ci; des
merveilles de Rome, qu'elle connaît mieux que Brumières lui-même,
ce qui, selon lui, n'est pas peu dire: enfin, elle va à Rome sans
s'arrêter, et mon cerveau brûlé, qui devait s'arrêter à Gênes, ne veut
plus s'arrêter nulle part. Au moment où il devenait trop curieux, la
princesse a eu froid, et s'en est allée rejoindre sa vieille parente, ou
sa maîtresse, car rien ne prouve encore qu'elle ne soit pas lectrice ou
dame de compagnie.

L'enthousiasme subit du jeune peintre nous a entraînés à parler de
l'amour, et ses théories me semblent violentes à digérer. Comme je
montrais quelque doute à l'endroit de la qualité de la dame, il
s'est presque fâché, assurant qu'il connaissait le monde, les femmes
particulièrement, et que celle-ci appartenait à la plus haute
aristocratie.

--Soit, lui disais-je, vous vous y connaissez certainement mieux que
moi; mais, quand, par miracle, vous vous tromperiez, qu'importe que
votre héroïne soit riche ou pauvre, noble ou bourgeoise? Ce n'est pas de
son rang et de sa fortune que vous seriez amoureux, j'imagine; ce serait
d'elle-même. Le peintre ne demande pas au cadre ce qu'il doit penser de
la peinture.

--Eh! eh! m'a-t-il répondu, le cadre, quand il est beau, n'est pas une
vaine présomption pour la valeur de l'image. Bien certainement, on peut
aimer une femme sans argent et sans aïeux; cela m'est arrivé aussi bien
qu'à vous probablement, aussi bien qu'à tout le monde; mais, quand une
femme intelligente et belle joint à ses charmes l'attrait des biens
et des grandeurs, elle est complète parce qu'elle vit dans son milieu
naturel, dans une atmosphère de poésie faite pour elle.

--Je vous accorde cela pour la vue. Il devait être beau de regarder
passer Desdemona traînant sa robe brodée d'or et de perles sur les tapis
d'Orient du palais ducal. Cléopâtre, couchée sur les coussins de pourpre
de sa galère, me ferait certainement ouvrir les yeux, et, si j'avais vu
pareille chose, je passerais peut-être ma vie à m'en souvenir; mais,
pour souhaiter d'être l'époux de Desdemona on l'amant de Cléopâtre, je
croirais utile d'être Othello le victorieux ou Antoine le magnifique.
Tel que je suis, sans nom, sans richesse et sans gloire, je me tiendrais
à distance de ces divinités pour lesquelles il faut des héros, ou de ces
diablesses auxquelles il faut des millions. Donc, que votre héroïne soit
une reine ou une aventurière, regardez-vous vous-même, ou regardez dans
votre poche avant de monter sur le piédestal d'où l'idole plongera
toujours sur vous.

--Ainsi, mon cher, reprit-il, vous raisonnez avec l'amour? Tous croyez
qu'il suffit de se dire: «Je ne dois pas désirer cette femme,» pour n'y
plus songer? Ce serait bien facile! Ou vous êtes singulièrement blasé,
ou vous ne savez ce que c'est qu'une passion qui vous envahit. Et
d'ailleurs, ajouta-t-il après avoir attendu vainement ma réponse, il
n'y a pas de rang et de richesse qui tiennent! Non, il n'y a pas même
d'intelligence, de fierté ou de pruderie qui défende une femme contre la
volonté d'un homme. Je vous accorde que nous voilà très-laids, avec nos
paletots et nos guêtres de voyageurs, avec nos poches mal garnies, nos
noms roturiers, nos célébrités d'artiste, dont personne encore ne se
doute. Pour arriver à faire les aimables sur un pied d'égalité avec des
Cléopâtre on des Desdemona, il nous faudrait d'autres habits, d'autres
séductions, d'autres museaux, peut-être, car je vois bien que c'est
notre état ou notre apparence d'inégalité qui vous choque; mais c'est
trop de modestie... ou trop d'orgueil! Je me moque de tout ça, moi.
Je vaux ce que vaux, et, si je parviens à me faire aimer jamais d'une
merveille de beauté, de luxe et d'esprit, je me dirai que je le méritais
et qu'elle ne pouvait pas faire un meilleur choix, puisque avec rien
j'ai su conquérir celle qui avait tout. J'y ai souvent pensé; j'ai frisé
de grandes aventures, et vous verrez que j'en attraperai un belle,
un jour ou l'autre. Ces choses-là arrivent toujours à qui s'y croit
destiné, jamais à qui doute de soi-même.

Là-dessus, nous nous sommes souhaité le bonsoir, et, enveloppé de son
manteau râpé, le bon jeune homme s'est endormi sur un banc, dans sa
confiance et dans son bonheur, dans sa raison peut-être! Ce qui me
choque et m'étourdit dans cette estime de soi que rien ne justifie,
c'est peut-être là, tout de bon, le moyen grossier, mais toujours sûr,
de réaliser ses rêves. Mais où diable va-t-on chercher de pareils rêves?



VI

Passé Gênes, 16 mars, onze heures du soir.

Toujours à bord du _Castor!_ Mais j'ai passé une magnifique journée. Ce
matin, je me suis éveillé à six heures, après avoir un peu dormi, bien
malgré moi, car c'est un vrai plaisir, pour qui n'en a pas l'habitude,
d'entendre, de voir et de sentir le flot, même dans les ténèbres. Je dis
voir, parce que les sillages phosphorescents dessinent mille arabesques
changeantes autour des flancs du navire. On s'hébète à regarder cela, il
me semble que je ne m'en lasserais jamais.

Je m'étais assoupi ayant froid, je me suis éveillé ayant chaud. Le
soleil brillait déjà, le soleil d'Italie! C'est lui que j'ai salué
le premier, et ensuite j'ai été libre de saluer le _Gigante_. Vous
connaissez par les gravures et par le daguerréotype cette riante entrée
du port de Gênes, cette colonnade des jardins du palais Doria, et cette
statue colossale (qui n'est pas celle d'André) qui, de la colline où
elle se tient depuis si longtemps sur ses grosses jambes, semble, d'un
air bonhomme, vous souhaiter la bienvenue. Je vous ferai donc grâce de
cette description. Le premier aspect de la ville a, vous le savez, plus
d'étrangeté que de beauté; mais c'est une étrangeté souriante; et, ici,
le moyen âge n'a rien laissé d'imposant, rien de lugubre non plus.

On vous fait attendre le débarquement pendant deux mortelles heures, et
ensuite, pour vous permettre de passer une journée sur le territoire
sarde, on vous rançonne sous prétexte de _visa_, sans compter le temps
qu'on vous prend encore à vous faire attendre le bon plaisir de la
police et des ambassades. L'accueil n'a rien d'hospitalier, je vous
jure, pour les pauvres diables. Enfin, il m'a été possible de pénétrer
dans la ville et d'y chercher, à tout hasard, un coin pour déjeuner. Mon
camarade Brumières n'avait pas voulu débarquer, sa princesse grecque ne
débarquant pas. Je l'ai donc laissé tout le jour sur _le Castor_, occupé
à tâcher de renouer la conversation avec l'objet de ses pensées et à
tirer les vers du nez à ses domestiques. Et puis il est un peu comme le
harpiste, il méprise Gênes, il méprise tout ce qui n'est pas Rome et les
sept collines.

Le hasard m'a conduit devant la porte du café de la _Concordia_. La
vue du petit jardin m'a tenté. Je me suis fait servir le café sous
des orangers, de véritables orangers couverts d'oranges, au milieu
de plates-bandes fleuries auxquelles le soleil donnait des tons
resplendissants. Mais ne soupirez pas trop. Le climat de cette région
est, sinon aussi froid, du moins aussi variable que le nôtre. Nos
déplorables printemps de ces dernières années ont eu ici leur
contre-coup, et j'entendais dire autour de moi que cette belle journée
était la première de l'année. J'en ai remercié le ciel, qui m'a permis
de voir ainsi l'ancienne reine de la Méditerranée dans toute sa
splendeur. En tant que cité commerçante, progressive et civilisée, elle
est bien détrônée aujourd'hui par Marseille; mais, comme arrangement et
distribution pittoresques, il y a la différence d'une belle aventurière
à une belle bourgeoise. La première un peu follement accoutrée et mêlant
des ornements exquis à des parures risquées, mais ayant ces grâces qui
entraînent ou ces originalités qui plaisent; l'autre plus sage, plus
soumise à la mode, décente, riche, propre, mais ressemblant à tout le
monde.

En somme, l'aspect général de Gênes n'est pas satisfaisant, mais le
détail est souvent adorable. Les maisons peintes sont décidément une
laide chose; heureusement, la mode s'en perd. La ville, jetée sur
des plans inégaux, n'a ni queue ni tête, mais les _belles_ rues sont
curieuses et amusantes. On appelle ici les belles rues celles qui sont
bordées de beaux palais; par malheur, elles sont si étroites, que ces
beaux palais y sont enfouis. On passe en admirant les portes et les
dessous de la construction; mais il faut se tordre le cou pour voir
l'édifice, et encore, ne se fait-on, quelque part qu'on se mette, qu'une
idée vague de ses proportions et de son élégance.

Il faudrait consacrer une journée à chacune de ces demeures d'un style
varié au dedans comme au dehors. Cette variété étonne, éblouit, amuse et
fatigue. Il y a beaucoup de marbres, beaucoup de fresques, beaucoup de
dorures, et tout cela a coûté beaucoup d'argent. C'est petit et mignon à
l'extérieur. Au dedans, les salles sont vastes et l'on s'étonne qu'elles
tiennent dans des palais qui semblent tenir eux-mêmes si peu de place.
Plus loin, il y a de belles promenades bordées de vilaines petites
maisons; des églises riches et encombrées de choses précieuses et
coûteuses; et puis des sentiers à pic, bordés de hautes maisons
très-laides, des passages noirs qui s'ouvrent tout à coup sur des
verdures éblouissantes, puis le roc à pic devant et derrière soi; puis
la mer vue d'en haut et toujours belle; des fortifications gigantesques,
interminables; des jardins sur les toits; des villas jetées au hasard
sur les collines environnantes, profusion de bâtisses criardes, qui,
vues de loin, gâtent le cadre naturel de la ville; enfin, c'est
incohérent: ce n'est pas une cité, c'est un amas de nids que toutes
sortes d'oiseaux sont venus construire là, chacun faisant à sa tête et
s'emparant de la place et des matériaux qui lui plaisaient. Si on ne
se disait pas que c'est l'Italie, on se persuaderait volontiers que ce
n'est pas ce que l'on attendait; mais il faut ne point penser à cela, et
plutôt se livrer à cette influence de désordre et de caprice qui rend un
peu fou à première vue.

Après avoir couru deux ou trois heures, tantôt choqué, tantôt ravi, je
suis entré dans quelques palais. Ah! mon ami, que j'ai vu de beaux Van
Dyck et de beaux Véronèse! Mais les étranges intérieurs que ceux de ces
nobles Génois! Quels drôles de petits détails attestent l'incurie ou
l'absence du goût! quelles croûtes de portraits modernes, quels mesquins
petits meubles, quelles plaisantes acquisitions de la veille au milieu
de ces chefs-d'oeuvre, de ces décorations splendides et de ces raretés
rapportées par les ancêtres voyageurs ou trafiquants éclairés! Comme la
petite faïence anglaise jure à côté de la monumentale potiche de Chine,
et comme nos colifichets d'industrie française à bon marché d'il y a dix
ans sont étonnés de se trouver mêlés à ces vieux marbres et à ces fières
peintures!

Il semble que les descendants des illustrissimes navigateurs aient pris
en dégoût tout ce luxe de pirates, ou que la lassitude du cérémonial ait
gagné les têtes, comme celle de mon Anglais de la _Réserve_. Peut-être
ont-ils perdu quelque chose de plus que le goût de la magnificence, le
goût du beau. On va jusqu'à dire que, dans certains palais, des toiles
de grands maîtres ont été vendues aux étrangers par des gardiens
infidèles, remplacées par des copies médiocres, et que les propriétaires
ne s'en sont pas encore aperçus.

Je ne vous affirme nullement le fait; mais, pour vous résumer mon
impression générale, je vous dirai qu'ici tout est surprise charmante
ou brusque déception. Si j'eusse été en humeur de travailler, le
pittoresque m'eût pourtant retenu; il est à chaque pas, dans une ville
aussi raboteuse; il faudrait s'arrêter devant toutes ces ruelles qui se
tordent et se précipitent d'un plan à l'autre, passant sous des arcades
multipliées qui relient les maisons entre elles et projettent, sur ces
profondeurs brillantes, des ombres d'un velouté et d'une transparence
inouïs. Oh! s'il ne s'agissait que de peinture, la vie tout entière d'un
artiste minutieux pourrait bien se consumer devant une de ces ruelles
à perspective mouvementée! Mais il s'agit d'autre chose; il s'agit
d'avancer, de comprendre, de vivre si faire se peut!

Pendant que j'avalais Gênes des yeux, des jambes et de l'esprit, mons
Brumières poursuivait sa déesse. Mais voilà où Recommence l'aventure,
qui, j'espère, va vous faire oublier l'informe esquisse que je viens de
mettre sous vos yeux.

Quand, à huit heures du soir, je suis remonté, affamé et harassé, sur
_le Castor_, j'ai trouvé le pont tellement encombré de beau monde,
qu'on eût dit d'une fête. Ce bruit et cette foule venaient d'un notable
surcroît de passagers à bord; des Anglais, toujours des Anglais, et puis
quelques Français et quelques indigènes, ces derniers ayant amené
là toute leur famille et tous leurs amis, qui, en manière d'adieux,
causaient gaiement avec eux, en attendant le moment de lever l'ancre.

Au milieu de cette bagarre, que rendaient plus étourdissante les
chanteurs et guitaristes ambulants postés dans des barques autour du
_Castor_, et tendant leurs casquettes aux passagers, j'eus le temps de
remarquer, encore une fois, que le Génois était expansif, babillard,
enjoué, commère et avenant. Cela était, du moins, écrit sur toutes les
figures et dans toutes les intonations de ceux qui parlaient le patois.
Les prêtres surtout me parurent gais et sémillants, ressemblant fort
peu, dans leurs allures, à ceux de France. On voit qu'ils sont mêlés
plus que les nôtres à la société locale et à ses préoccupations
temporelles. Pourtant, l'opinion générale est ici en grande réaction
contre eux, à ce que l'on m'a dit.

Enfin, le son de la cloche nous délivra de tous les visiteurs qui
s'envolèrent sur leurs barques, envoyant de gais adieux et de bons
souhaits à l'équipage, et, quand l'ordre eut un peu agrandi l'espace, je
pus chercher et retrouver mon ami Brumières, tandis que le steamer se
remettait en marche.

--J'ai passé une sotte journée, me dit-il; ma princesse à dormi tout le
temps dans sa cabine, d'où elle est enfin sortie, parfumée et coiffée à
ravir, il n'y a pas plus d'une heure. J'ai réussi à l'accoster; mais sa
chère tante, n'ayant plus le mal de mer, est venue me l'enlever; vous
pouvez les voir là-bas qui se moquent de nous!

Je regardai la tante, qui m'avait paru vieille, hier, mais qui,
débarrassée de ses coiffes et de l'affreux abat-jour vert que les
Anglaises mettent maintenant en voyage autour de la passe de leur
chapeau, est une assez jolie femme grasse, sur le retour. La _princesse_
avait, en effet, arrangé ses magnifiques cheveux bruns d'une façon
très-artiste et daignait nous les laisser admirer, en tenant à la main
son petit chapeau de paille à rubans de velours vert. Du reste, ces deux
dames ne me paraissaient faire aucune attention à nous.

--Et, maintenant, dis-je à Brumières, puisque vous étiez si intrigué,
vous savez du moins qui elles sont? vous avez eu le temps de vous en
enquérir?

--La tante est une Anglaise pur sang, répondit-il. La nièce n'est
peut-être pas sa nièce. Voilà tout ce que je sais. Leurs bagages sont
au fond de la cale; pas un nom, des chiffres tout au plus, sur leurs
nécessaires de voyage. Le domestique ne sait pas un mot de français, et
je ne sais pas un mot d'anglais! Quant à la soubrette italienne, elle
est malade, à ce que prétend Benvenuto.

--Qui ça, Benvenuto?

--Votre harpiste! il s'appelle Benvenuto, l'animal! J'espérais qu'il me
serait utile. Il avait flairé ma préoccupation sentimentale, et, venant
au-devant de mes désirs, il se mettait au service de ma passion avec
cette inimitable courtoisie et cette délicieuse pénétration qui
caractérisent certaine classe d'hommes très-employés et très-répandus en
Italie... sur les sept collines, particulièrement; mais je soupçonne le
drôle d'avoir bu ma _bonne-main_ et de ronfler sous quelque malle. Bref,
je ne sais rien du tout, sinon que l'on va à Rome, ce qui laisse mon
espérance intacte. Si cette diable de mer que voilà coulante comme
de l'huile pouvait se courroucer un peu, j'espérerais que la tante
retournerait vite à ses oreillers... Mais qu'est-ce que vous avez, mon
cher, et à qui est-ce que je parle?

--A quelqu'un qui vous écoute d'une oreille, mais qui, de l'autre,
reconnaît une voix... Tenez, mon cher, cette dame qui emmène votre
princesse en Italie est bien sa tante, c'est milady _trois étoiles_.
Je ne connais que son nom de baptême, Harriet; mais je sais qu'elle a
épousé par amour un cadet de famille qui s'est laissé enrichir de huit
cent mille livres de rente, un très-bon et très-honnête homme, pas gai
tous les jours; mais ceci ne fait rien à l'affaire. Votre héroïne est
bien réellement une personne de grande maison, et peut-être l'héritière
future de cette grande fortune, car milord et milady n'ont pas
d'enfants.

--Zadig! s'écria Brumières transporté de joie, où diable avez-vous
appris tout cela?

--Vous voyez bien, repris-je en lui montrant un Anglais chauve, à
pantalon grillagé, qui s'était approché assez respectueusement des deux
femmes, que voilà milord qui parle à sa femme!

--Ça? C'est le domestique!

--Je vous jure que non; et, s'il n'a pas voulu vous répondre, c'est que
vous ne lui êtes pas présenté, et que, devant milady, il ne veut pas
paraître ce qu'il est, un homme sans morgue et parlant te français aussi
facilement que vous et moi.

--Encore une fois, Zadig, expliquez-vous!

Je refusai de m'expliquer, autant pour me divertir de l'étonnement de
mon camarade, que pour obéir à un sentiment, peut-être exagéré, de
délicatesse. J'avais surpris les secrets du ménage de lord _trois
étoiles_, en écoutant, avec une attention dont je pouvais bien me
dispenser, ses confidences à un ami, à travers une cloison du cabaret
de la _Réserve_. Je crois que je devais m'en tenir là, et ne pas les
divulguer.

Maintenant, mon ami, vous allez aussi me traiter de Zadig et me demander
comment je reconnaissais un homme dont je n'avais pas aperçu la figure.
Je vous répondrai que d'abord sa voix, sa prononciation, ses intonations
tristes et comiques à la fois m'étaient restées dans l'oreille d'une
façon toute particulière. Si je voulais me faire valoir comme devin,
j'ajouterais qu'il est certains traits, certaines physionomies et
certaines tournures qui s'adaptent si parfaitement à certaines manières
de s'exprimer, et à certaines révélations de caractère et de situation,
qu'il n'y a pas moyen de les méconnaître. Mais, pour rester dans
l'exacte vérité, je dois vous avouer qu'au moment où je quittais le
cabaret de la _Réserve_, je m'étais trouvé face à face sur l'escalier
extérieur avec les deux personnages, au moment où un garçon leur
présentait sa lanterne pour allumer leurs cigares. L'un me parut un
officier de marine; l'autre, c'était l'homme à front chauve, à casquette
vernie renversée en arrière, à pantalon grillagé, que je voyais en ce
moment échanger quelques paroles avec milady. Leur conversation ne fut
pas longue. Je ne l'entendis pas; mais, à coup sûr, je la traduirais
ainsi: «Vous avez fumé?--Je vous jure que non.--Je vous jure que si.» Et
milord s'éloigna d'un air résigné, sifflota un moment, en regardant les
étoiles, et s'en alla fumer derrière la cheminée de la chaudière. Il n'y
eût peut-être pas songé, mais sa femme venait de lui en donner l'envie.

Brumières, enchanté de mes découvertes, vient de voir un autre de ses
souhaits exaucé: le temps s'est brouillé, la mer s'est fait sentir plus
rude. Lady Harriet a quitté le pont. La nièce, qui paraît d'une solidité
à toute épreuve, est restée sur le banc avec la femme de chambre, et
j'ai laissé mon camarade tournant autour d'elles. Je vous écris du
salon, où, en ce montent, je vois apparaître milord _trois étoiles_ avec
un très-vilain chien jaunâtre que je le soupçonne d'avoir acheté à
Gênes pour se faire renvoyer plus souvent par sa femme. Ils se font
mutuellement (milord et son chien) de grandes amitiés. Pauvre lord
_trois étoiles_! Il sera peut-être aimé, au moins, de ce chien-là! Mais
le roulis augmente et il me devient difficile d'écrire. La nuit se fait
maussade en plein air, et je vais me reposer des rues perpendiculaires
et du terrible pavé de briques de Gênes la Superbe.



VII

Samedi 17 mars. Toujours à bord du _Castor_

Il est onze heures du soir, et je reprends mon journal. Brumières est
toujours amoureux, milord toujours silencieux, Benvenuto toujours
obséquieux. Mon camarade s'est obstiné à ne pas débarquer à Livourne, où
nous nous sommes arrêtés ce matin, après une nuit assez dure, malgré les
allures douces et solides du _Castor_. Il a fait tout aujourd'hui un
temps de Paris, gris, humide, et froid par-dessus le marché. Beau ciel
d'Italie, où es-tu? J'ai bien le projet de revoir ces villes que je
traverse au pas de course; mais j'avoue que je n'y peux pas tenir, et
qu'ayant la liberté de rester dans les ports, chose fort triste et
nauséabonde, du moment que l'on se sent emprisonné dans une forêt de
bâtiments qui ne sont pas tous propres à regarder, j'aime mieux payer
l'impôt d'arrivée à toutes les polices locales, et voir quelque chose
qui remplisse activement ma journée. Cela me fait faire des dépenses
extravagantes pour un gueux de peintre; mais je suis relevé de mon
serment, et l'abbé Valreg est résigné à me laisser vivre.

Je n'avais pas fait trois pas dans la ville de Livourne, que vingt
voiturins se disputaient l'honneur de me conduire à Pise. J'avais manqué
l'heure du petit chemin de fer qui y transporte en peu d'instants, et
j'allais me laisser rançonner, lorsque Benvenuto s'est dressé à mes
côtés comme une providence, pour faire le marché, sauter sur le siége et
me servir de cicerone. Comment avait-il débarqué? qui l'avait préservé
des formalités coûteuses et ennuyeuses que je venais de subir? Dieu le
sait! Il y a aussi une providence pour les bohémiens.

Nous avons traversé ces grands terrains d'alluvion tout récemment sortis
de la mer. Vous vous souvenez de ce fait, qu'au temps d'Adrien, Pise
était à l'embouchure de l'Arno, dont elle est aujourd'hui éloignée de
trois lieues. Il n'y a, au bord de ces terrains qui gagnent toujours,
que des oliviers maigres, des taillis marécageux, des champs inondés,
couverts de goëlands; puis des cultures trop bien alignées, des villages
sans caractère. Mais Pise en a de reste. C'est solennel, vide, largement
ouvert, nu, froid, triste et, en somme, assez beau. J'ai déjeuné en
toute hâte et couru aux monuments. La basilique gréco-arabe et son
baptistère isolé, la tour penchée, le _Campo-Santo_, tout cela, sur une
immense place, est très imposant. Je ne vous dirai pas comme ferait un
_guide_ imprimé, que ceci ou cela est admirable ou défectueux au point
de vue du goût ou des règles. Les chefs-d'oeuvre ont des défauts; à plus
forte raison ces édifices bâtis, ornés ou enrichis à diverses époques,
chacune apportant là son progrès ou sa décadence. Chacun y a apporté sa
volonté ou sa puissance; voilà ce qu'il y a de certain et ce qui peut
toujours être regardé avec un certain respect ou avec un certain
intérêt. Ces grands ouvrages qui ont absorbé le travail, la richesse et
l'intelligence de plusieurs générations sont comme des tombes élevées
à la mémoire des idées, tombes couvertes de trophées qui, tous, sont
l'expression de l'idéal d'un siècle.

La tour penchée est une jolie chose, nonobstant l'accident qui l'a
rabaissée au rôle de curiosité; mais l'accident lui-même a eu des suites
illustres. Il a servi à Galilée pour ses expériences et ses découvertes
sur la gravitation. Les portes de Ghiberti, vous les savez par coeur.
Nous travaillons aussi bien aujourd'hui; mais nous imitons beaucoup et
inventons peu. Honneur donc aux vieux maîtres! Pourtant les fresques
d'Orcagna m'ont peu flatté. C'est un cauchemar grotesque, et j'ai
eu besoin de m'adresser les réflexions ci-dessus énoncées, pour les
regarder sans dégoût. Les autres fresques du _Campo-Santo_ sont moins
barbares, mais bien mal conservées et successivement retouchées ou
changées. Il faut y chercher celles de Giotto, avec les yeux de la foi.
Quelques compositions, les siennes peut-être, sont bien naïves, bien
jolies, sans qu'il y ait pourtant motif de pamoison, comme Brumières
m'en avait menacé.

Ce _Campo-Santo_ est, en somme, un lieu qui vous reste dans l'âme
après qu'on en est sorti. Il ne serait pas bien aisé de dire pourquoi
précisément, car c'est une construction ruinée ou inachevée, couverte
en charpente. Le cadre d'élégantes colonnettes du préau n'est pas une
merveille qui n'ait été surpassée en Espagne, dans d'autres cloîtres,
dont j'ai vu les dessins. La collection d'antiques auxquels le cloître
sert de musée est très mutilée et n'approche pas, dit-on, d'une des
moindres galeries de Rome. Il y a là, en somme, peu de très beaux
débris; mais il y a de tout, et ce vaste cloître où un pâle rayon de
soleil est venu un instant dessiner les ombres portées de la découpure
gothique, ces profondeurs où gisent mystérieusement des tombes
romaines, des cippes grecs, des vases étrusques, des bas-reliefs de la
renaissance, de lourds torses païens, de fluettes madones du Bas-Empire,
des médaillons, des sarcophages, des trophées, et ces fameuses chaînes
du défunt port de Pise, conquises et rendues par les Génois; l'herbe
fine et pâle du préau, où quelques violettes essayaient de fleurir;
tout, jusqu'à cette charpente sombre qui ne finit rien, mais qui ne
gâte rien, compose un lieu solennel, plein de pensées, et d'un effet
pénétrant. Fiez-vous donc à vos belles photographies, qui nous faisaient
dire: «L'_effet_ embellit tout; la réduction aussi embellit peut-être
les objets.» Non! la magie du soleil n'est pas la seule magie du
_Campo-Santo_. On le regarde sans trop d'ébahissement, mais on l'emporte
avec soi.

La cathédrale est un autre musée, encore plus précieux, des arts sacrés
et profanes. Les mosaïques byzantines des voûtes sont d'un grand effet;
mais la mosaïque de marbre du pavé central m'a donné un certain frisson
de respect. C'est la même que celle du temple d'Adrien. Elle était là,
servant au culte des dieux antiques, avant qu'une église eût remplacé le
temple; elle avait été foulée, usée déjà par les prêtres de ce dieu
Mars dont la statue est là aussi, baptisée du titre et du nom de
Saint-Ephèse. Ah! si ces pavés pouvaient parler! que de choses ils nous
raconteraient que notre imagination s'inquiète de ressaisir!

Mais les eaux de l'Arno ou les croupes des monts pisans en ont vu
davantage, me direz-vous.--Je vous répondrai que nous ne sommes jamais
tentés d'interroger la nature brute sur les destinées humaines. Nous
savons qu'elle gardera son secret; mais, du moment que, de ses flancs,
une pierre est sortie pour être travaillée et employée par la main de
l'homme, cette pierre devient un monument, un être, un témoin, et nous
la retournons dans tous les sens pour y trouver une inscription, une
simple trace qui soit une voix ou une révélation.

C'est là, je crois, en dehors de l'effet pittoresque, le grand attrait
des ruines, la curiosité! J'avoue que je suis très-las des réflexions
imprimées, sur les destins de l'homme et la chute des empires. Ce fut la
grande mode, il y a quelque quarante ans, sous notre empire à nous, de
_pleurer_ les vicissitudes des grandes époques et des grandes sociétés.
Pourtant, nous étions nous-mêmes grande société et grande époque, et
nous touchions aussi à des désastres, à des transformations, à des
renouvellements. Il me semble que regretter ce qui n'est plus, quand
on devrait sentir vivement que l'on doit être quelque chose, est une
flânerie poétique assez creuse. Le passé qui, en bien comme en mal, a eu
sa raison d'être, ne nous a pas laissé ces témoignages, ces débris de sa
vie, pour nous décourager de la nôtre. Il devrait, en nous parlant par
ses ruines, nous crier: _Agis et recommence_, au lieu de cet éternel
_Contemple et frémis_, que la mode littéraire avait si longtemps imposé
au voyageur romantique des premiers jours du siècle.

L'illustre Chateaubriand fut un des plus puissants inventeurs de cette
mode. C'est qu'il était une ruine lui-même, une grande et noble ruine
des idées religieuses et monarchiques, qui avaient fait leur temps. Il
eut des velléités généreuses comme il convenait à une belle nature d'en
avoir. L'herbe essaya souvent de pousser et de reverdir sur ses voûtes
affaissées; mais elle s'y sécha malgré lui, et, comme un temple
abandonné de ses dieux, sa grande pensée s'écroula dans le doute et le
découragement.

Mais me voici bien loin de Pise. Non, pas trop cependant: je me disais
ces choses-là en traversant ces grandes rues où l'herbe pousse, et en
regardant ces vieux palais bizarres qui se mirent dans l'Arno d'un air
solennel et ennuyé. Pise tout entier est un _Campo-Santo_, un cimetière
où les édifices, vides d'habitants, sont debout comme des mausolées.
Sans les Anglais et les malades de tous les pays froids, qui viennent en
certains moments de l'année, lui rendre un peu d'aisance, la ville,
je crois, finirait comme doivent finir les petites républiques
d'aristocrates: elle mourrait _da se_.

Il n'y pas tant à gémir sur ses destinées; elle a eu ses beaux jours,
alors que sa constitution était un grand progrès relatif. Elle a été
rivale de Gênes, de Venise et de Florence; elle a été reine de Corse
et de Sardaigne, reine de Carthage, cette autre ruine dont elle devait
partager le destin. Elle a eu cent cinquante mille habitants, de grands
artistes, une marine, de grands capitaines, des colonies, des conquêtes,
d'immenses richesses et tout l'enivrement de la gloire. Elle a bâti des
monuments qui durent encore et que le monde vient encore saluer. Mais
les temps sont venus où ces petites sociétés si vivaces et si ardentes,
au lieu d'être des foyers d'expansion, des sources bienfaisantes, se
transformèrent en foyers d'absorption, en abîmes attirant la sève des
nations sans vouloir la rendre, en nids de vautours ou de pirates. Dès
lors leur décadence et leur abandon furent décrétés là-haut. Jupiter
ne lance plus de foudres; mais Dieu a mis au coeur des sociétés le ver
rongeur de l'égoïsme qui les dévore quand elles le nourrissent trop
bien. Les voisins jaloux ou irrités ont livré des luttes acharnées; la
mer, en se retirant, a accueilli de nouveaux hôtes sur ses rivages.
Livourne s'est élevée dans des idées toutes positives, et, moins jalouse
d'art et de magnificence, a prédominé par le trafic. Les outrages,
inséparables compagnons du malheur, sont venus frapper l'orgueil des
fiers Pisans. La noble république fut vendue, violée, pillée, disputée
comme une proie, ravagée par la famine, par la peste, par la misère.
Elle n'est plus, et la belle Italie du passé s'est vendue et perdue
comme elle, pour avoir trop caressé dans son sein des intérêts rivaux,
pour avoir dû sa splendeur et sa gloire à des passions étroites et non à
des sentiments généreux.

_Requiescat in pace!_ Je vous ai trop promené avec moi dans ce champ de
repos. Il faut que je vous ramène au _Castor_ à travers la campagne,
qu'un peu de soleil est venu égayer. J'ai pu, en me retournant, saluer
les _monti pisani_, que les nuages m'avaient voilés ce matin, et qui
font aux monuments de la ville un cadre assez beau. Je ne sais si, par
un temps clair, on voit d'ici les Apennins, dont ces monts pisans sont
une côte rompue et détachée.

Benvenuto m'a été d'un grand secours. Il est savant à sa manière et
bavard avec un certain esprit. J'apprends avec lui à entendre l'italien,
que je sais un peu, mais dont la musique est trop neuve à mon oreille
pour que je la comprenne d'emblée complètement. Cela viendra, j'espère,
en peu de jours.

Me revoici en mer, voyant passer comme des rêves, la Corse, l'île
d'Elbe, le rocher de Monte-Christo, qu'un roman plein de feu a rendu
populaire, et qu'un Anglais vient d'acheter pour s'y établir.

Ces écueils des côtes de France et d'Italie font, dit-on, la passion
des Anglais. Le génie de l'insulaire rêve partout un monde à créer, une
domination intelligente ou fantasque à établir. Au reste, je comprends
le prestige qu'exercent sur l'imagination ces petites solitudes battues
des vagues. Quelques-unes ont assez de terre végétale pour nourrir des
pins, et, lorsqu'elles sont creusées en amphithéâtre dans un bonne
direction, des villas peuvent s'y élever et des jardins y fleurir à
l'abri des vents et des flots qui rongent l'enceinte extérieure. La
chaleur doit y être tempérée en été, et le continent est assez voisin
pour qu'on n'y soit pas trop privé des relations sociales. Pourtant, je
crois de tels asiles dangereux pour la raison. Cette mer environnante
vous défend trop de l'imprévu, elle vous rend trop sûr d'une
indépendance dont on n'a que faire dans la solitude.

Brumières vient me souhaiter le bonsoir. Miss _Médora_ est de race
grecque, il ne s'était pas trompé. Son père, marié à la soeur de lady
Harriet, était un Athénien pur sang. Elle est orpheline. Elle est
amoureuse de Raphaël et de Jules Romain. Elle est très-anxieuse de
recevoir la bénédiction du pape, bien qu'elle ne soit pas du tout
dévote. Sa suivante s'appelle _Daniella_. Voilà le résumé de ses
épanchements.



VIII

Rome, 18 mars.

Enfin, mon ami, m'y voilà! mais ce n'est pas sans peine et sans
aventure, comme vous allez voir.

Je ne m'attendais certainement pas à une Italie aussi complète.
On m'avait dit qu'il n'y était plus question de brigands depuis
l'occupation française, et il est de fait, m'assure-t-on, que, grâce à
nous, _l'ordre_ est aussi bien établi que possible dans un pays où le
brigandage est comme une nécessité fatale. Ceci m'a été expliqué assez
péremptoirement, et je vous l'expliquerai plus tard. Vous êtes pressé
d'ouïr mon aventure. Je vais tâcher pourtant de vous la faire attendre
un peu, pour la rendre plus piquante. Écoutez donc, ce n'est pas tous
les jours qu'on en a une pareille à raconter!

Débarqués, ce matin, à Civita-Vecchia, après nos adieux au _Castor_ et à
son excellent capitaine, M. Bosio, nous avons déjeuné dans une auberge,
des fenêtres de laquelle, plongeant sur le rempart, nous avons pu voir
des soldats français se livrer à leurs exercices quotidiens avec cette
aisance qui les caractérise. Encore des visites de police sur le
bâtiment, encore les douanes sur le rivages; encore des visas, des
impôts et des heures d'attente: toujours le voyageur arraché à sa
première impression, à son innocente fantaisie de courir à droite ou
à gauche sur la terre qu'il vient de toucher. Le voyageur est partout
suspect, il est partout susceptible d'être un bandit, ce qui n'a jamais
empêché aucun bandit de débarquer, et aucun voyageur de trouver des
bandits indigènes ou autres, là où il y en a pour l'attendre. Mais
je vous assure que les bandits gâtent bien moins les voyages que les
précautions prises contre les honnêtes gens. Les douanes sont aussi une
vexation barbare. On s'en sauve ici avec de l'argent; mais c'est encore
une chose blessante de ne pouvoir s'en sauver avec sa parole. Les
montagnes et les mers ne sont rien pour l'homme; mais il s'arrange pour
être à lui-même son obstacle et son fléau sur la terre que Dieu lui a
donnée.

Une diligence attendait que toutes ces formalités fussent remplies pour
nous transporter à Rome, en huit heures; ce qui, moyennant quatre relais
et de bons chevaux, me sembla exorbitant pour faire quatorze lieues.
Mais c'est ainsi! On perd une bonne heure à chaque relais, les
postillons ne voulant partir qu'après avoir rançonné les voyageurs. Il y
a bien un conducteur qui est censé les faire marcher quand même; mais
il s'en garde bien: il partage probablement avec eux. Il vous dit
philosophiquement que vous ne leur devez rien, mais qu'il ne peut pas
les faire obéir. On est donc à la discrétion de ces drôles, qui vous
insultent si vous ne voulez pas céder à leur ton d'insolence, et qui
exigent que vous ayez sur vous la monnaie qui leur convient. Tant pis
pour vous si, arrivant de Livourne avec celle qu'on vous a échangée,
vous n'avez pas eu la précaution de vous munir de _pauls_ romains. Ils
enfourchent leurs chevaux et restent immobiles jusqu'à ce que vous leur
ayez promis de faire en sorte de les satisfaire au relais suivant. Peu
importe que tous les autres voyageurs aient subi leurs prétentions; un
seul, empêché ou récalcitrant, arrête le départ. Une bande de voyous qui
ont aidé à l'attelage, sont là autour de la voiture, réclamant aussi,
avec des grimaces, des langues tirées en signe de haine et de mépris,
vous traitant de _singes_ et de _porcs_ si, par malheur, dans votre
aumône, il s'est trouvé un sou _étranger_, un sou ayant cours à deux
lieues de là.

Je ne vous parle pas des mendiants de profession, c'est-à-dire du reste
de la population, traînant sur les chemins ou grouillant dans les
villages. Leur misère paraît si horrible et si réelle, qu'on n'hésite
pas à leur donner ce qu'on peut; mais leur nombre accroît, en un clin
d'oeil, dans une telle proportion, qu'en faisant à chacun la part bien
mince, il faudrait être deux ou trois mille fois plus riche que je ne
suis pour ne pas faire de mécontents.--Et puis il ne faut qu'un coup
d'oeil pour voir que cette malheureuse engeance a tous les vices, toutes
les abjections de la misère: paresse, fourberie, abandon de soi-même,
malpropreté et nudité cyniques, haine sans fierté superstition sans foi
ou basse hypocrisie. Ces mendiants se battent ou se volent les uns les
autres de la même main qui égrène le chapelet bénit. Il n'est pas
saint dans le calendrier qu'ils n'invoquent, en mêlant à leur litanie
plaintive de grotesques ordures, quand ils croient qu'on ne les comprend
pas.

Tel est l'accueil, tel est le spectacle qui attendent le passager dès
qu'il a mis le pied sur les États de l'Église. J'avais entendu raconter
tout cela. Je croyais à de l'exagération, à de la mauvaise humeur. Je
n'aurais pas pu m'imaginer l'existence d'une population n'ayant rien, ne
faisant rien, et vivant littéralement de l'aumône des étrangers.

Nous avions suivi quelque temps les rives de la mer, courant assez vite
sur un chemin tortueux, parmi des monticules sans arbres, mais couverts
d'une végétation sauvage, luxuriante. Pour la première fois, j'ai vu des
anémones roses percer les touffes de bruyère. Il y a là une profusion et
une variété de plantes basses qui attestent la fertilité de ces plages
incultes. Un peu plus loin, nous vîmes quelques essais de culture.

Après le dernier relais, comme nous étions en pleine campagne romaine,
le postillon s'arrêta court. Il avait oublié son manteau. On voulut le
faire marcher, on invoqua l'autorité du conducteur.

--Impossible, dit celui-ci; un homme qui se trouverait, sans manteau,
revenir à la nuit dans la campagne de Rome, serait un homme mort.

Il paraît que cela est certain; mais quelque chose de certain aussi,
c'est que, tout en dépêchant un gamin pour lui aller chercher son
manteau, le compère lui avait parlé bas avec un sourire expressif. Cela
signifiait: «Prends ton temps;» car l'enfant s'en alla lentement, se
retourna, et, sur un signe d'intelligence, ralentit encore sa marche.
Cet homme avait-il, pour agir ainsi, une autre raison que celle de se
venger de Brumières, lequel l'avait menacé de mettre pied à terre pour
le corriger de quelque parole impertinente à son adresse? C'est ce que
j'ignore, ce que nul de nous ne saura jamais.

Comme il faisait beau temps, et que l'incident, vu tous ceux qui
l'avaient précédé, menaçait d'être interminable, je calculai devoir
arriver à Rome en même temps que la diligence; je descendis et pris les
devants sur la _via Aurélia_. Brumières avait voulu m'en empêcher.

--Cela ne se fait guère, m'avait-il dit: bien que depuis longtemps,
dit-on, on n'ait dévalisé personne, on ne voyage pas seul et à pied dans
ces parages. Ne perdez pas trop de vue la diligence.

Je le lui promis, mais je l'oubliai vite. Il ne me semblait pas
possible, d'ailleurs, qu'aux portes d'une capitale, en plein jour et sur
un sol complètement découvert, on ne pût pas faire impunément quelque
mauvaise rencontre.

J'étais, depuis une demi-heure environ, seul dans le désert qui s'étend
jusqu'aux portes de la ville; désert affreux, sans grandeur pour le
piéton qui, à chaque instant, perdu dans les mornes ondulations du
terrain, ne voit qu'une suite de monticules verdâtres, où errent, de
loin en loin, des troupeaux abandonnés tout le jour à eux-mêmes, sur un
sol non moins abandonné de l'homme. Quelque paysagiste que l'on soit,
on a le coeur serré, en voyant qu'ici la nature elle-même est une ruine
muette et délaissée.

Le soleil baissait rapidement, et, de temps à autre, j'apercevais le
dôme de Saint-Pierre dans la brume, moins imposant, à coup sûr, que je
ne l'avais rêvé, terne, lugubre, semblable à un mausolée dominant un
vaste cimetière. D'une des médiocres hauteurs où je pus atteindre, je
me souvins de l'avertissement de Brumières; mais je cherchai en vain
la diligence, et, comme il commençait à faire frais, je poursuivis ma
route.

Un peu plus loin, quelques pierres sortant de l'herbe attirèrent mon
attention. C'était un vestige de ces constructions antiques dont la
campagne est semée; mais, comme c'était le premier que je voyais tout
près de la route, je m'en approchai et m'arrêtai machinalement pour le
regarder. J'étais auprès d'une petite butte déchirée à pic, et, par
l'effet du hasard, je me trouvais caché à quatre escogriffes de mauvaise
mine, adossés au revers de cet accident de terrain. Le sol herbu avait
amorti le bruit de mes pas, et, au moment où j'allais m'éloigner sans
me douter de leur présence, je les aperçus tapis dans les broussailles
comme des lièvres au gîte. Il y avait quelque chose de si mystérieux
dans leur attitude et dans leur silence, que je crus devoir me tenir sur
mes gardes. Je me retirai doucement, de manière à mettre tout à fait
le pli du terrain entre eux et moi. Au même moment, j'entendis, sur le
chemin que je venais de franchir, un bruit de roues, et, pensant que
c'était la diligence, j'allais abandonner mon système de précautions,
lorsqu'à ce même bruit mes quatre gaillards se relevèrent sur leurs
genoux, rampèrent comme des serpents dans le petit creux qui aboutissait
à la route et se trouvèrent à portée du véhicule, qui approchait
rapidement et qui n'était pas la diligence, mais bien une voiture de
louage traînée par de bons chevaux de poste.

Je reconnus aussitôt cette voiture pour y avoir vu transporter, à
Civita-Vecchia, le bagage de lady Harriet et de sa famille. C'était une
grande calèche ouverte. Un domestique, dépêché quelques jours d'avance
pour l'envoyer, de Rome, au-devant des illustres voyageurs, était resté
à la ville pour achever de préparer leur logement. J'ai su ce détail
après coup. Il n'y avait donc, dans la calèche que lord B*** (je sais
son nom maintenant), sa femme et sa nièce. La femme de chambre italienne
était sur le siége.

Le projet de mes bandits me parut assez clair, et je me demandai
aussitôt comment je pourrais m'y opposer. Rongés par la misère ou par la
fièvre, ils ne me paraissaient pas bien solides, sauf un grand chenapan
qui n'avait ni le type ni le costume indigènes, et qui me sembla
fortement constitué. Je n'avais pour arme qu'une canne à tête de plomb,
et je regardais attentivement ce qu'ils traînaient dans l'herbe avec
précaution. Quand ils se redressèrent à demi dans le fossé, je vis que
c'était simplement de gros bâtons, circonstance qui acheva de me donner
confiance dans le succès de ma défense. Ils devaient avoir quelques
couteaux sous leurs habits, car ils ne paraissaient pas gens à se
permettre un grand luxe de pistolets. Il s'agissait de ne pas leur
donner le temps de faire usage de ces lames, bonnes ou mauvaises.

J'avais l'avantage de me trouver sur les derrières sans avoir été
aperçu. Pendant que je faisais ces réflexions, me débarrassant de mon
caban qui m'eût gêné, la calèche arrivait au lieu marqué pour le coup de
main. Le postillon, sur une brève sommation, arrêtait ses chevaux, se
jetait à genoux et se tournait la face contre terre avec une résignation
vraiment édifiante. Cela réduisait d'un tiers les moyens de la défense.
Je crus devoir agir prudemment; et, comme lord B***, ouvrant la portière
avec flegme, regardait devant lui à combien d'ennemis il avait affaire,
je lui fis signe de ne pas résister encore, ce qu'il comprit avec un
admirable sang-froid. Il mit donc pied à terre en leur disant avec un
sourire calme:

--Dépêchez-vous, mes bons amis: la diligence est derrière nous.

Cette menace parut ne pas les inquiéter, et, voyant qu'il n'y avait
pas tentative de résistance, que les femmes ne criaient pas, et que,
d'elle-mémes, elles descendaient précipitamment pour leur abandonner la
calèche, ils parlèrent d'accommodement à l'amiable; et cela, dans des
termes d'une courtoisie comique, rendant grâce à la _gentilezza del
cavaliere_ et hommage à la beauté des dames.

En ce moment, j'étais sur leurs talons, et, m'adressant au grand
chenapan, qui ne disait rien et tenait son bâton levé sur la tête de
lord B*** par manière d'intimidation, je déchargeai sur la sienne un si
bon coup de ma canne, qu'il tomba comme mort.

Ramasser le bâton qui s'échappait de cette _main défaillante_, et en
assommer le bandit obséquieux qui traitait avec lord B*** fut pour ce
dernier l'affaire d'un instant. Le troisième larron, qui tenait les
chevaux, ne m'attendit pas: il prit la fuite. Le quatrième ne fit
guère mieux, et, après avoir essayé de montrer son couteau, disparut
également.

Nous restions là avec un homme qui demandait grâce, un autre, étendu
à terre, qui ne donnait pas signe de vie, un postillon, toujours
prosterné, qui ne voulait rien voir de ce qui se passait, et trois
femmes plus ou moins évanouies sur les bras.

Quand le drôle terrassé par lord B*** vit qu'il ne lui restait aucun
espoir de sortir de ses mains, il prit le parti ingénieux de s'évanouir
aussi. C'était nous créer un embarras, dans le cas où nous eussions
voulu le faire prisonnier.

--Je connais ces histoires-là, me dit lord B***, qui ne me parut
nullement ému; si nous nous arrêtons à attendre la diligence, qui est
encore loin et au pas, nous risquons de voir arriver du renfort à ces
gens-ci, et alors, la vengeance se mêlant de l'affaire, nous n'en
sortirons pas vivants. Si nous avançons, nous laissons échapper ces
messieurs, qui ne sont peut-être pas si morts qu'ils en ont l'air. Le
mieux est de retourner vers la diligence et de la forcer à marcher vite
jusqu'ici, où nous aviserons à faire constater le fait et à nous emparer
de ces deux blessés avant qu'ils aient pu se relever.

C'était le meilleur avis possible. Il fallut rosser le postillon pour le
faire revenir de son émotion. Dans l'opinion de son mari, lady Harriet
aurait peut-être eu besoin du même stimulant pour retrouver le
marchepied de la voiture. Elle avait la tête perdue. La nièce était
d'un calme héroïque. Lord B*** voulut me faire monter avec elle. Je m'y
refusai. Après avoir remis sur son cheval le postillon éperdu, et lui
avoir fait tourner bride, je sautai sur le siége auprès de la soubrette,
dont la frayeur ne se manifestait que par des torrents de larmes.

Je n'eus guère le temps de m'occuper de ses nerfs.

Rencontrer la diligence, l'arrêter, raconter l'aventure, et reprendre
les devants pour montrer au conducteur et aux voyageurs la preuve des
faits déclarés, tout cela fut accompli en moins d'un quart d'heure.
Mais, ô surprise! comme on dit dans les romans; quand nous fûmes sur le
lieu du combat, bien reconnaissable pour moi, grâce au fragment de ruine
que j'avais exploré à dix pas du chemin, plus de morts, plus de blessés,
plus de trace de l'aventure. Pas une goutte du sang de celui à qui
j'avais fendu le crâne, pas un haillon enlevé dans la lutte à ses
acolytes, pas même l'empreinte du piétinement des chevaux effrayés, ni
celle des roues de la voiture sur le sable. Il semblait qu'un coup de
vent eût tout balayé, et pourtant il n'y avait pas un souffle dans
l'air.

Lord B*** était plus mortifié que surpris. Il était surtout blessé de
l'air de doute du postillon de la diligence. Celui de la calèche était
muet comme la tombe, défait, tremblant, peut-être désappointé. Brumières
et quelques voyageurs ajoutaient foi à ma parole; d'autres se disaient
tout bas, en riant, que nous avions rêvé bataille, et qu'une panique
nous avait troublé la cervelle. Quelques bergers, à la recherche de
leurs troupeaux errants, riaient aussi et juraient n'avoir rien vu, rien
entendu. Lord B*** avait fort envie de se mettre en colère et de se
livrer à une minutieuse perquisition; mais la nuit approchait,
la diligence voulait arriver; lady Harriet, nerveuse et malade,
s'impatientait de l'obstination de son mari. Brumières, enchanté de
retrouver sa princesse, et jaloux du bonheur que j'avais eu de lui
porter secours, profitait de l'occasion pour faire l'empressé autour
d'elle. Quand on se remit en marche, je ne sais comment la chose s'était
passée, mais j'étais dans la diligence et Brumières dans la calèche avec
les dames, milord sur le siége avec la soubrette.

Cette soubrette est, par parenthèse, assez jolie, et, dans le peu de
mots que j'avais échangés avec elle sur ce même siége de calèche, je
lui avais trouvé la voix douce et un très agréable accent. Je lui avais
laissé mon caban pour s'envelopper, car elle était peu vêtue pour
affronter l'_influenza_, c'est-à-dire l'atmosphère de fièvre mortelle
qui commence ici à la chute du jour et qui, comme le désert et le
brigandage, règne jusqu'au mur d'enceinte de la ville des papes.

Le caban ne me revint en mémoire que lorsque cette jeune fille me le
rapporta à la porte Cavalleggieri, où nous nous arrêtâmes tous pour
exhiber une fois de plus nos passe-ports. Comme, pour reprendre mon
vêtement, je tendais la main, j'y sentis avec beaucoup d'étonnement le
baiser d'une bouche fraîche, et, avant que je me fusse rendu compte d'un
fait si étrange, la soubrette avait disparu. Brumières, qui arrivait à
moi, ne fit que rire de ma stupéfaction.

--C'est une chose toute simple, me dit-il; c'est la manière du pays pour
dire merci, et cela ne vous donne pas le droit d'exiger davantage.

C'était plus que je n'aurais jamais songé à _exiger_ d'une jolie femme.

On venait de visiter nos malles pendant une heure, lorsque le conducteur
nous annonça que ceci n'était rien, et que nous allions subir une autre
visite bien plus longue et bien plus minutieuse à la douane, mais qu'il
pouvait nous en dispenser si nous voulions lui donner chacun deux pauls.
Nous mourions de faim et nous donnâmes tous; mais, quand nous fûmes à
la douane, notre collecte ne servit de rien: le digne homme ne put
s'entendre avec les douaniers. Un colloque, peu mystérieux et fort long,
s'établit à deux pas de nous. Ils voulaient un paul et demi par tête,
et lui, voulait partager seulement par moitié avec eux. On se querella
beaucoup; notre homme se piqua, garda le tout, et nous fûmes visités.

Comme nous sortions enfin de ce purgatoire, riant, à force de dégoût,
de toutes ces bouffonneries, et nous disposant à chercher un gîte, lord
B***, qui, muni d'un laisser-passer, avait disparu depuis longtemps, me
frappa amicalement sur l'épaule en me disant:

--Je viens de faire ma déclaration relativement à nos brigands, et de
conduire ma femme et ma nièce au logement qui les attendait. A présent,
je viens vous chercher de leur part. Est-ce que vous avez ici des
parents ou des amis qui vous réclament?

Je ne songeai pas à mentir; mais je remis au lendemain ma visite à ces
dames, pour cause de faim et de fatigue.

--Oh! si vous avez faim et sommeil, reprit-il, vous n'irez pas à
l'hôtel, où, quel qu'il soit, vous serez mal. Nous avons une bonne
chambre pour vous au palais ***, et nous vous attendons pour manger avec
nous un bon souper.

Toutes mes excuses furent vaines.

--Je ne rentrerai pas sans vous, me dit-il, et ces dames ne souperont
pas tant que nous ne serons pas rentrés.

Je donnai pour prétexte que je ne voulais pas laisser seul mon ami
Brumières.

--Qu'à cela ne tienne! votre ami viendra aussi, dit lord B***.

Brumières ne se le fit pas répéter. Nous voilà aussitôt en route, à
pied, dans les rues de Rome, suivis de _facchini_ portant nos malles, et
de Benvenuto, qui se regardait comme invité aussi.

Le palais en question me parut bien loin. J'aurais préféré la plus
modeste auberge sous la main. C'est une maison trop grande, jadis
très-magnifique, aujourd'hui très-délabrée. Je n'ai pas eu le loisir
d'en admirer l'architecture extérieure. J'ignore si elle est louée ou
prêtée à mes Anglais. Leur majordome se vante de l'avoir rendue aussi
confortable qu'il est possible de le faire ici en peu de jours. Si
cela est, le confortable n'abonde pas à Rome. Les meubles modernes
disparaissent, d'ailleurs, dans ces salles immenses, où l'on gèle
encore, en dépit des grands feux allumés depuis trois jours.

Lord B*** nous conduisit avec nos bagages dans une chambre dont il
exigeait que je prisse possession; après quoi, nous allâmes trouver lady
Harriet et miss Medora dans un salon grand comme une église, et dont le
plafond, surchargé de dorures massives et de peintures confuses, était
lézardé en mille endroits. Ces dames n'en admirent pas moins le grand
caractère de ce local et semblent se plaire à vouloir rajeunir ce vieux
luxe évanoui. Beaucoup de bougies, allumées dans des candélabres d'un
grand style, éclairaient à peine une table immense copieusement servie,
dernière circonstance qui me fût agréable, car j'étais l'être le plus
stupidement affamé du monde. Vous connaissez pourtant ma sobriété; mais,
j'ignore si c'était l'émotion du combat sur la via Aurélia, ou l'air
de la mer avalé à pleins poumons depuis quatre jours, j'étais sourd et
quasi muet. Quand cette abrutissante obsession fut calmée, je commençai
à faire plus ample connaissance, à l'entremets, avec mes nobles hôtesses
et à m'étonner des amitiés et des prévenances dont j'étais l'objet. Ces
dames, influencées apparemment par les fresques mythologiques de leur
palais, voulaient absolument m'ériger en Jupiter libérateur, en Apollon
vainqueur des monstres. Il y avait l'enthousiasme des nerfs chez lady
Harriet. Elle a eu tellement peur! Chez miss Medora, il y avait quelque
chose d'indéfinissable: une reconnaissance moqueuse, ou une acceptation
maligne du service rendu. Peutêtre la digestion d'un si copieux dîner
m'a-t-elle embrouillé la cervelle. Je n'ai rien compris à son air, à son
regard, à son sourire, à ses éloges exagérés. Quand elle a vu que j'en
étais plus étourdi que flatté, elle m'a laissé tranquille et s'est
remise à causer peinture avec Brumières. Je la soupçonne de faire des
ruines roses et bleues à l'aquarelle.

Quant à lord B***, ses remercîments m'ont été plus agréables, parce
qu'ils m'ont paru plus sincères. Comme je lui faisais observer qu'avec
sa présence d'esprit et sa manière d'employer le bâton, il se serait
probablement tiré d'affaire sans moi:

--Non, me dit-il, je ne crains pas un ou deux hommes, j'en crains trois
ou quatre. Je n'ai que deux mains et deux yeux. Je sais que trois de nos
adversaires n'en valaient peut-être pas un; mais le quatrième, celui
dont vous avez commencé par me débarrasser, en valait peut-être quatre.

Je répliquai que je n'y avais pas grand mérite, l'ayant abattu par
surprise.

--Je ne suis pas fort, ajoutai-je. Je n'ai jamais eu l'occasion de
savoir si je suis brave. Pour la première fois de ma vie, j'ai reconnu
la nécessité de la traîtrise, et je n'en suis pas plus fier pour cela.

--C'est répondre en homme modeste, reprit lord B***, en lançant à sa
nièce un regard sévère qui me confirma dans la pensée du mauvais vouloir
de la jeune personne à mon égard. Mais, moi, poursuivit-il en me
regardant, je sais que je suis fort et hardi, et que pourtant, sans
vous, je ne me serais pas défendu.

--_Oh! shame!_ murmura lady Harriet.

--Ma femme dit que c'est une honte, reprit-il. Les femmes trouvent tout
naturel qu'on se fasse égorger pour sauver leurs diamants, pendant
qu'elles se trouvent mal sur vos bras.

--Je ne me suis pas trouvée mal, dit fièrement miss Medora, je cherchais
les pistolets dans la voiture, et, si je les avais trouvés...

--Mais vous ne les trouviez pas, répondit lord B***. Donc, vous n'aviez
pas les idées bien nettes. Quant à moi, reprit-il en se retournant
encore vers moi; je vous disais donc que je ne suis pas poltron.
Pourtant, je n'engage jamais de lutte inégale pour peu de chose, et je
ne tiens pas assez à l'argent pour exposer, par mesure d'économie, les
personnes que j'accompagne à être tuées. On peut croire, si l'on veut,
que c'est à ma vie que je tiens. Je n'ai pas de grandes raisons pour
aimer la vie, n'ayant pas sujet de m'aimer beaucoup moi-même. Pourtant
il y a une chose qui me blesse beaucoup dans ces occasions-là: c'est de
faire la volonté de ceux qui me mettent le couteau sur la gorge. J'aime
à faire ma volonté à moi, et je ne la fais pas toujours. J'y renonce
parfois de bonne grâce, parfois avec beaucoup d'humeur. J'étais dans
cette dernière disposition quand vous êtes venu à mon secours. Vous
m'avez donc, non pas rendu un service dont je voudrais vous récompenser:
c'était votre devoir et j'en eusse fait autant à votre place sans
prétendre à votre reconnaissance; mais vous m'avez délivré à propos
et avec beaucoup de jugement, d'une contrariété, la plus vive que je
connaisse. Par là, vous avez gagné mon amitié, et je veux avoir la
vôtre.

Ayant ainsi parlé sans regarder sa femme, bien que la moitié de ce
discours fût évidemment à son adresse, il me tendit la main avec une
franchise irrésistible.

En ce moment, l'affreux chien jaune que je l'avais vu caresser sur le
bateau à vapeur, s'élança dans l'appartement et vint se jeter dans ses
jambes.

--Ah! ciel! s'écria lady Harriet, encore cette odieuse bête! Elle vous a
suivi!

--C'est malgré moi, répondit-il en soupirant.

--Non, vous dis-je; c'est un chien que vous avez acheté ou qu'on vous
a donné.... Vous me trompez toujours! Vous disiez qu'il appartenait à
quelque passager; mais c'est à vous qu'il appartient. Convenez-en donc!

Milord jeta sur moi instinctivement un regard de détresse.
Instinctivement entraîné, de mon côté, à prendre en pitié le chien et
son maître, je m'imaginai de dire que l'animal était à moi. J'avais
entendu le nom que milord lui donnait.

--_Buffalo!_ m'écriai-je, venez ici. Pourquoi êtes-vous sorti de ma
chambre? Venez!

Et, comme si l'intelligente bête eût compris ce qui se passait, elle
vint à moi la tête basse et l'air suppliant. J'allais l'emmener, lorsque
miss Medora demanda grâce à sa tante pour le chien, et la tante,
excellente femme en somme, me pria de le faire manger et de le laisser
s'installer dans un coin.

--Il ne me gêne pas, dit-elle; il a l'air bonne personne, et il n'est
pas si laid que je croyais.

--Je vous demande pardon, dit lord B***, il est fort laid, et vous
détestez les chiens.

--Où prenez-vous cela? reprit-elle. Je ne les déteste pas du tout!

--Ah! oui, pardon! c'est vrai, murmura-t-il avec son mélancolique
sourire: vous ne détestez que _mes_ chiens.

Lady Harriet leva les yeux au ciel comme une victime prenant les dieux à
témoin d'une grande injustice. On se levait de table. Lord B*** m'emmena
dans un coin.

--Vous êtes un bon garçon, me dit-il; vous avez compris que j'aime
ce chien. Grâce à vous, il restera dans la maison. Voilà deux fois
aujourd'hui que vous me faites faire ma volonté.

--Pourquoi, milord, aimez-vous tant ce chien? Il n'est réellement pas
beau.

--Je l'aime parce que, me promenant en barque dans le port de Gênes, je
l'ai vu au bout d'une corde, prêt à rendre au diable sa pauvre âme de
chien. C'était une bête perdue qui, sautant de barque en barque,
était venue se réfugier à bord d'un bateau de pêcheurs, et ces brutes
trouvaient plaisant de le pendre à une de leurs vergues. Je l'ai
réclamé. Il a l'air de comprendre qu'il me doit la vie, et je crois
qu'il m'aime.

--En ce cas, je m'en dirai propriétaire tant que ce sera utile, et je
ferai en sorte que milady vous conseille de m'en débarrasser.

--Voyez, dit-il, ce que c'est que le caprice d'une femme! Si milady
avait vu ce chien avec la corde au cou, et que je fusse passé sans
songer à le sauver, elle m'eût traité d'insouciant et de cruel! Elle est
très-bonne, je vous jure, et très-douce; seulement... seulement, je suis
son mari. C'est un grand défaut d'être le mari d'une femme!

A son tour, milady, toujours très-émue, m'appela pour me parler à
l'écart.

--Nous vous devons plus que la vie, me dit-elle d'un air exalté. La vie
n'est rien; mais, dans ces histoires de brigands, les femmes peuvent
être exposées à des insultes. Si les choses en fussent venues là, je
suis sûre, j'aime à croire que lord B*** se fût fait tuer pour nous
donner le temps de fuir; mais une seule parole malhonnête est un fer
rouge pour des femmes de notre rang, de notre caractère et de notre
nation. Je vous dirai donc, comme lord B***, et plus chaleureusement,
que vous avez notre amitié, et que nous vous demandons la vôtre.
Nous nous connaissons, d'ailleurs, par votre ami monsieur... Comment
l'appelez-vous?

Je trouvai fort plaisant que l'on me demandât le nom de l'homme qui
me servait de caution, et je me hâtai de dire que Brumières ne me
connaissait guère plus que lady Harriet elle-même.

--C'est égal, reprit-elle sans se déconcerter, il nous a dit que vous
étiez peintre comme lui, et que vous aviez beaucoup de talent.

--Il n'en sait rien, milady; il n'a pas vu de moi la moindre chose.

--Oh! c'est égal! Il dit que vous parlez si bien de l'art! et il en
parle si bien lui-même! Il a tant d'esprit, et il est de si bonne
compagnie! C'est un jeune homme charmant! et il dit que vous êtes
charmant aussi!

--Ce qui est bien la preuve, répondis-je en toute humilité, que nous
sommes charmants tous les deux! Mais permettez, milady, vous êtes
bienveillante, et votre gratitude pour moi fait honneur à la générosité
de votre âme. Pourtant, je ne dois pas...

Milady m'interrompit en s'écriant:

--Ah! monsieur, je vois, à votre discrétion et à votre fierté, que ma
confiance est bien placée, et que je n'aurai jamais à m'en repentir.
Vous n'êtes pas riche, je le sais, et vous allez, en quelques jours,
dépenser à Rome, où l'on est affreusement volé, tout ce qui pourrait
vous en rendre le séjour possible. Nous, nous avons plus de fortune que
nous n'en pouvons dépenser; et, d'ailleurs, nous ne louons pas, on nous
prête cet hôtel, dont nous n'occupons pas la moitié. Vous pouvez donc
être libre et seul dans tout un étage, qui ne communique même pas avec
le nôtre, si l'on veut faire vie à part. Vous n'accepterez notre table
et notre société qu'autant qu'il vous plaira, pas du tout si nous vous
ennuyons. Mais, pour ne pas nous causer un chagrin réel, vous serez sous
notre toit, et, dans le cas où vous seriez malade, ce qui peut fort bien
vous arriver dans ce climat, nous serons plus à portée de vous distraire
ou de vous secourir. C'est donc dans notre intérêt que je vous demande
de rester ici; car, en quelque lieu que vous soyez, vous nous serez
désormais un objet de sollicitude ou un sujet d'inquiétude. Choisissez
généreusement.

J'étais fort embarrassé. L'offre était si gracieusement tournée, que
je me trouvais maussade d'y résister. Lord B***, plus pénétrant que sa
femme, devina mes scrupules et vint à mon secours.

--Elle vous a rappelé qu'elle était riche et que vous ne l'étiez pas, me
dit-il de manière à être entendu de lady Harriet. C'est une maladresse;
mais l'intention était bonne, et, quant à vous, vous sortirez d'affaire
à votre honneur en payant votre chambre ce qu'elle nous coûte; ça n'ira
pas à deux écus par mois. Vous nous permettrez bien de vous prêter les
autres salles dont nous ne nous servons pas, pour faire de la peinture
et pour fumer votre cigare les jours de pluie. Consentez à cet
arrangement, ajouta-t-il tout bas. Sinon, je serai accusé de froideur,
d'impolitesse, de maladresse et d'ingratitude envers vous.

Voilà donc mon gîte réglé. Restait à régler celui de Brumières. Je
mourais de peur qu'il n'acceptât l'offre qui lui fut faite de partager
l'hospitalité que l'on m'imposait. Avec ses prétentions sur le coeur
et sur la main de miss Medora, je craignais d'avoir à endosser quelque
responsabilité ridicule ou fâcheuse. Heureusement, l'offre lui fut faite
avec moins de chaleur qu'à moi, et il eut le bon goût de refuser. Mais
il est invité à revenir dîner souvent, ce qui indique l'intention de
l'admettre à l'intimité des moeurs françaises. Ce n'est pas la première
fois que je remarque combien les Anglais, quand ils sont aimables, le
sont complètement. Sont-ils ainsi chez eux? Je ne sais.

Nous prîmes congé des dames, qui étaient fatiguées, et lord B*** me
reconduisit à ma chambre pour me montrer le plan de la maison, ainsi
qu'à Brumières, afin qu'il pût venir me voir, disait-il, sans être forcé
de rendre chaque fois visite à ces dames; mais, comme nous traversions
l'antichambre, suivis de Buffalo, qui doit rester sous ma protection
jusqu'à nouvel ordre, je vis que je n'en avais pas fini avec toute ma
suite. Au milieu de cet antichambre, ou plutôt de ce corps de garde, je
trouvai messire Benvenuto se livrant à une danse de caractère avec la
gentille suivante qui m'avait baisé la main. Ils sautaient, au son d'une
guitare magistralement raclée par un gros cuisinier à moustaches noires,
une superbe caricature de Caracalla, récemment engagé au service de
_Leurs Excellences britanniques_.

--Ah! pour le coup, dis-je à mon hôte, voici un acolyte que je désavoue
absolument. C'est un bohémien qui s'est attaché à mes pas et que je n'ai
aucun motif de vous recommander.

--Qui? Tartaglia? répondit lord B*** en souriant, autrement dit
Benvenuto, Antoniuccio, et cent autres noms que nous ne saurons jamais?
Soyez tranquille: ce n'est pas vous qu'il a suivi; c'est l'odeur de la
cuisine qui l'a attiré. Nous le connaissons beaucoup. C'est l'ancien
loueur d'ânes et l'ancien ménétrier de Frascati, le compatriote et le
parent de la Daniella.

En parlant ainsi, milord me montrait la gentille soubrette, qui
continuait à danser en riant et en faisant briller ses dents blanches.
Un coup de sonnette ne l'arrêta pas, mais l'enleva adroitement, par une
dernière pirouette, jusqu'à la porte de sa maîtresse, miss Medora, à qui
elle est particulièrement attachée en qualité de coiffeuse.

--Avez-vous besoin de lui? reprit lord B*** en me montrant
Benvenuto-Tartaglia;

Et, sur ma réponse négative:

--Va te coucher, dit-il au bohémien; tu reviendras demain matin savoir
si milady a quelque course à te faire faire, et nous te donnerons un
habit, car tu en as besoin.

Tartaglia, enchanté, vint nous baiser la main à tous trois.

--Triple coquin! lui dit Brumières à voix basse, pourquoi faisais-tu
semblant de ne connaître ni Leurs Excellences ni la Daniella?

--Eh! _carissime_ monsieur, répondit-il effrontément, que m'auriez-vous
donné si j'avais contenté votre désir tout de suite? Quelques baïoques!
Au lieu que vous m'avez nourri en voyage aussi longtemps que j'ai laissé
jeûner votre curiosité!

A demain, cher ami, pour vous parler de Rome, que j'ai traversée, ce
soir, à peu près dans les ténèbres. Jamais ville ne consomma moins
d'éclairage dans ses rues étroites et croisées d'angles infinis. Cela
m'a paru interminable et empesté de cette odeur de graisse chaude
qui s'exhale d'une multitude de _frittorie_ en plein air, ornées de
feuillages et de banderoles. J'ai longé la base de la colonnade de la
place Saint-Pierre, qui paraît une chose puissante, même vue ainsi en
courant. J'ai passé au pied du château Saint-Ange; j'ai traversé le
Tibre, et puis je ne sais plus où j'ai été, où je suis. Tout est confus
pour moi, tant je me sens fatigué. A demain! oui, demain, au lever du
soleil, je penserai à vous qui me disiez: «J'ai tant étudié la
Rome païenne et catholique, que je la connais, je la vois; je rêve
quelquefois que j'y suis, et je m'y promène comme dans Paris. Au réveil,
il me reste une impression de bien-être et d'enthousiasme, de lumière et
de grandeur.»

C'est donc demain que je vais m'éveiller, moi, dans ce beau rêve! Je ne
le crois pas encore. Le morne silence qui règne déjà au dehors me fait
douter si je ne suis pas encore dans la campagne romaine.



IX

Rome, 19 mars, dix heures du matin.

Je viens de passer une heure à ma fenêtre. Je suis sur le monte Pincio,
et j'ai une des plus belles vues de Rome. Oui, c'est ce qu'on appelle
une vue, un grand espace rempli de maisons et de monuments bien
éclairés, probablement quand le soleil s'en mêle; mais le ciel est gris,
et il fait froid. La coupe de ce vallon, où Rome s'enfonce pour se
relever sur ses illustres collines affaissées par le temps, est
très-gracieuse; mais la ligne environnante est froide, l'horizon trop
près, et pauvre malgré les grands pins qui se découpent sur le ciel, du
côté de la villa Pamphili, et qui sont trop clair-semés, trop secs
de contours. Je sais bien que ces monuments, ces palais, ces églises
innombrables sont à voir de près, et que cette ville renferme des
trésors pour l'artiste. Mais quelle laide, triste et sale grande ville!
Les colosses d'architecture qui s'en détachent la font paraître encore
plus misérable... pis que cela, prosaïque, sans caractère. Rome sans
caractère! qui pouvait s'attendre à pareille déception! Tartaglia (car,
décidément, c'est le nom qui prédomine ici) est derrière moi, me disant
qu'il ne faut pas regarder Rome par un temps sombre; que ce n'est,
d'ailleurs, pas par l'ensemble qu'elle brille...; que la Rome moderne ne
sert qu'à avilir l'ancienne. Je ne le vois que trop. Mais, moi qui ne
comprends pas le détail avant d'avoir saisi la physionomie générale, je
cherche en vain à quoi ceci ressemble, tant ceci ressemble à une ville
mal bâtie quelconque. Des quartiers entiers de vilaines maisons déjetées
qui ne sont d'aucune époque, les unes d'un blanc criard, les autres d'un
brun sale; aucune intention, aucun lien, aucune époque précise dans
toutes ces constructions, et la monotonie, cependant; comment arranger
cela? Est-ce l'uniformité de l'incurie, du mal-être, de l'abandon de
soi-même? Il semble que cette population ne se soit pas douté qu'elle
venait bâtir sur l'emplacement où fut Rome, ou bien que, prenant en
haine sa splendeur passée, cause de tant d'invasions et source de tant
de maux, elle se soit hâtée d'en cacher les vestiges sous un amas de
rues étroites et de bâtisses misérables. Quoi! ceci n'a même pas la
fantaisie de Gênes et la solennité de Pise! Si l'on prenait trente ou
quarante de nos laides et crasseuses petites villes du centre de la
France, et si l'on en semait le sol bien serré, pour étouffer et cacher,
autant que possible, les beaux restes de la Rome des Césars et des
papes, on aurait ce que j'ai sous les yeux! Je suis consterné et
indigné!

Il paraît que c'est jour de lessive, car je n'aperçois pas une maison,
pas un palais même, qui ne soient couverts de haillons pendus à toutes
les fenêtres. Et notez que ce ne sont pas les capes rouges des marins
génois, ni les brillants _mezzari_ bariolés semant de points lumineux et
chauds les harmonieuses profondeurs des ruelles de Gênes. Ce sont des
guenilles incolores sur des murs décolorés, ou des amas de chiffons
blafards couvrant les ruines, jurant auprès des édifices, masquant les
détails de la composition, la seule belle chose qu'il y aurait à laisser
voir!

O déception! déception! Allons! cela passera sans doute. C'est l'effet
du temps gris et des mauvais rêves que j'ai faits cette nuit. Je m'étais
couché tranquille, ne sentant aucun remords et aucun regret, je vous
jure, d'avoir frappé, mortellement peut-être, un voleur ou un assassin
de grand chemin; et voilà que, dans mon sommeil, ce gibier de potence
est revenu dix fois se faire assommer! Cela me met mal avec l'Italie
dans mon for intérieur, de m'être trouvé forcé, dès mon premier pas sur
cette terre sacrée, de la priver d'un de ses habitants. Cela me convient
si peu, à moi, paisible et patient amoureux des fleurs des champs et des
petits ruisseaux, de me frayer passage, comme un paladin, à travers des
embuscades de mélodrame!

J'en suis tout triste, tout honteux, tout irrité. J'en veux à cette race
de postillons insolents, de conducteurs filous, de mendiants obscènes,
qui m'avaient rendu méchant, et qui sont peut-être cause que j'ai trop
réellement cassé la tête du premier bandit offert à ma vengeance.
Faisait-il le mort? l'a-t-on emporté? s'est-il sauvé lui-même? Cela me
fait penser que j'ai promis hier à lord B*** de ne pas sortir pour mon
compte avant d'avoir été avec lui faire ma déposition. Si j'en croyais
Tartaglia, nous nous tiendrions tranquilles. Il assure que cela ne
servira de rien; qu'on va nous ennuyer pendant six mois en nous
confrontant avec tous les bélîtres arrêtés pour d'autres méfaits; enfin,
que nos poursuites vont nous exposer à de pires aventures dès que nous
quitterons Rome, et même dans Rome, peut-être. Il a l'air assez sûr de
son fait. Peut-être aussi fait-il partie de quelque respectable société
en commandite pour le détroussement des voyageurs. Je ferai ce que lord
B*** jugera convenable.

Puisque je vous transmets l'opinion de Tartaglia, il faut que je vous
dise de quelle merveilleuse apparition il a charmé l'instant de mon
réveil.

--Il est huit heures, Excellence. _C'est moi que vous_ avez chargé de
vous faire lever.

--Tu en as menti. Je n'ai pas besoin et je ne veux pas de domestique.

--Moi, domestique, _mossiou?_ Vous n'y songez pas! Un Romain domestique!
Cela ne s'est jamais vu et ne se verra jamais.

--En vérité? C'est donc comme ami que tu t'occupes de ma personne? Eh
bien, je n'ai pas besoin d'ami pour le moment. Va te promener!

--Vous avez tort, _mossiou!_ Tu _as souvent besoin d'un plus petit que_
SOI!

--Diantre! nous sommes érudits, même en français! Mais quel diable de
costume as-tu là?

--Un joli costume, n'est-ce pas, Excellence? J'ai mis ce que j'ai de
mieux en toilette du matin, et je vais vous dire pourquoi. Lord B*** m'a
promis hier un habillement. Je fais les commissions de la maison, et
milady ne veut pas que j'aie l'air d'un malheureux.

--Eh bien, est-ce là le goût de milady, cette toilette du matin?

--Je ne sais pas, _mossiou_; mais n'importe. On m'a promis des habits,
on m'en donnera. Seulement, si je me montre dénué de tout, on me jettera
une vieille redingote de domestique; au lieu que, si on me voit comme
me voilà, un peu élégant, on m'offrira un habit noir, encore bon, de la
garde-robe de milord.

Vous voyez que Tartaglia raisonne serré. Mais imaginez-vous son élégante
toilette: un habit de bouracan vert-olive gansé de noir, rapiécé de
vert-bouteille aux coudes; un pantalon pareil, rapiécé de vert-billard
aux genoux. Cela fait la gamme de tons la plus étrange et la plus
fausse. Ajoutez à cela un jabot de mousseline et des manchettes énormes,
très-blanches, bien-plissées, mais percées de trous gigantesques; une
corde grasse, qui fut jadis une cravate de soie, et une sorte de berret,
autrefois blanc, aujourd'hui couleur des murailles de Rome, _objet de
goût_, qu'il a rapporté de ses voyages; enfin, une épingle de corail de
Gênes au jabot et une bague de lave du Vésuve au doigt. Cet ajustement
de sa petite personne à grosse tête, ornée d'une affreuse barbe dure et
grisonnante achève de le rendre hideux, et le contentement avec lequel
il se posait devant la glace me le fit paraître si bouffon, que je
partis d'un immense éclat de rire.

Je crus voir que je l'avais blessé, car il me regarda d'un air de
tristesse et de reproche, et j'eus la niaiserie de me repentir.
Affliger un homme qui me rendait le service de m'égayer, c'était de
l'ingratitude. Quand il vit ma simplicité:

--C'est bien aisé de se moquer des pauvres, dit-il, quand on ne manque
de rien; quand on a trois ou quatre cravates à choisir tous les matins!

Je compris l'apologue, et lui fis don d'une cravate. Il retrouva
aussitôt sa bonne humeur, qu'il avait fait semblant de perdre.

--Excellence, me dit-il, je vous aime, et je m'intéresse à un
_cavaliere_ qui sait _ce que c'est que la vie!_ (C'est là son éloge
favori, éloge mystérieux, profond peut-être dans sa pensée.) Je veux
vous donner un bon conseil. Il faut épouser la _signorina_. C'est moi
_que je vous le dis!_

--Ah! ah! tu veux me marier! Avec quelle _signorina_?

--La Medora, l'héritière future de _Leurs Excellences britanniques_.

--En vérité? Pourquoi faut-il l'épouser? Est-ce qu'elle est en peine
d'un mari?

--Non, elle est riche et belle. Oh! la belle femme! n'est-ce pas?

--Oui, après?

--Eh bien, elle a refusé ici, l'an dernier, les plus beaux partis de la
contrée: des neveux de famille papale, des fils de cardinaux, tout ce
qu'il y a de plus huppé.

--Tu es sûr qu'elle a refusé tout cela pour m'attendre?

--Non; mais qui sait l'avenir? Puisque vous êtes amoureux d'elle,
pourquoi ne serait-elle pas amoureuse de vous?

--Ah! je suis amoureux d'elle? Qui t'a dit cela?

--Elle.

--Comment, elle? à toi?

--A la Daniella, ma cousine; c'est la même chose.

--Ah! oui-da, vraiment! voilà un amour dont je ne me serais pas avisé!

--Voyons, voyons, _mossiou_, c'est moi _que je_ m'y connais! vous êtes
amoureux. La Daniella vous le dira comme moi. Elle n'est pas sotte: je
suis son oncle.

--Tu disais son cousin?

--N'importe. Tenez, la voilà.

En effet, la Daniella entrait avec un immense plateau chargé, sous
prétexte de thé, d'un déjeuner complet.

--Eh! bon Dieu! qui m'envoie cela? m'écriai-je. Je n'ai rien demandé; je
ne veux pas être nourri ici, moi, que diable!

--Ça ne me regarde pas, répondit la jeune fille. Je fais ce que l'on m'a
commandé.

--Qui?

--Milord, milady et la signorina. Je vous prie de manger, monsieur, ou
je serai grondée.

--Est-ce que l'on vous gronde quelquefois, Daniella?

--Oui, depuis hier! répondit-elle d'un air singulier. Mais mangez donc!

Brumières est survenu et s'est moqué de ma contrariété. Il prétend que
je fais des façons ridicules; qu'il n'y a rien de plus contraire au bon
goût que cette petite fierté bourgeoise en révolte contre la facile
libéralité des grands; que ces gens-là font leur devoir et leur bonheur
en caressant et en gâtant ainsi les artistes; enfin, qu'à ma place, il
se laisserait faire; et il a ajouté que justement, pour être à cette
place dans les bonnes grâces d'une certaine personne de la famille, il
aurait tué dix brigands et, au besoin, trois honnêtes gens par-dessus le
marché.

Son entrain et sa gaieté ont charmé Tartaglia et la soubrette; de sorte
que la conversation s'est établie sur les sujets les plus délicats avec
un abandon extraordinaire. Comme je suis seul maintenant (il est midi,
et je vous écris à bâtons rompus, en attendant toujours lord B***, qui
m'a fait dire qu'il allait venir me prendre), je veux vous la transcrire
comme une peinture de moeurs. Peut-être resterai-je ensuite quelques
jours sans pouvoir vous tenir ainsi au courant de mes faits et gestes;
car il faudra voir Rome et digérer mieux les réflexions que je me
permets aujourd'hui de mettre étourdiment et crûment sous vos yeux. Je
profiterai donc du moment que je tiens encore, pour vous installer avec
moi, par la pensée, dans ce nouveau monde où je viens d'être jeté par le
hasard.

LA DANIELLA, _à Brumières, pendant que je me résigne à avaler une
côtelette assez bonne qui n'est ni mouton ni agneau_. (La Daniella
parle facilement le français, mais non correctement, et je supprime les
contre-sens et les pataquès).--Je savais bien, Excellence, que, vous
aussi, vous soupiriez pour la signorina.

BRUMIÈRES.--Moi _aussi_? Qui donc est l'autre?

VOTRE SERVITEUR, _la bouche pleine_.--Il paraît que c'est moi!

BRUMIÈRES.--Coquin de paysagiste, vous ne me disiez pas ça! N'en croyez
rien, charmante Daniella, et dites bien à votre jeune maîtresse qu'elle
ne fasse pas d'erreur. C'est moi, moi seul qui soupire pour elle.

LA DANIELLA.--Vous seul? Un seul amoureux à une si belle fille? Elle
ne le croirait pas! N'est-ce pas que vous aussi, _signor Giovanni di
Val-Reggio_, vous aimez ma maîtresse?

VOTRE SERVITEUR, _toujours la bouche pleine_,--Hélas! non, pas encore!

(_Stupéfaction de l'auditoire_).

TARTAGLIA, _indigné_.--_Cristo_! vous faites _l'imprudence_ de vous
méfier de nous! Vous êtes un enfant, c'est _moi que je vous le dis!_

LA DANIELLA, _dédaigneuse_.--Monsieur n'a peut-être pas regardé la
signorina?

BRUMIÈRES, _triomphant_.--Vous voyez, ma chère, il ne l'a pas seulement
regardée!

VOTRE SERVITEUR.--J'ai fait mieux, je l'ai vue.

LA DANIELLA. _étonnée_.--Et elle ne vous plaît pas?

VOTRE SERVITEUR, _résolument_.--Non, de par tous les diables, elle ne me
plaît pas!

BRUMIÈRES, _me serrant la main avec une solennité comique_,--Grand
coeur! noble ami! Je te revaudrai ça quand tu seras amoureux d'une
autre.

LA DANIELLA, _à Tartaglia, me désignant_.--C'est un facétieux (_un
buffonne_)!

TARTAGLIA, _haussant les épaules_.--Non! il est fou (_matto_)!

LA DANIELLA,_ à votre serviteur_.--Est-ce qu'il faudra dire à la Medora
qu'elle vous déplaît?

TARTAGLIA, _vivement_.--Non! je le protège! (_A part, probablement_.) Il
m'a donné une cravate!

BRUMIÈRES, _à la Daniella_.--Vous direz poliment qu'il est amoureux
d'une autre. Vous y consentez, Valreg?

VOTRE SERVITEUR, _d'un air magnanime_.--Je l'exige!

LA DANIELLA.--Tant pis! je vous aimais mieux que l'autre.

BRUMIÈRES.--Qui, l'autre?

LA DANIELLA.--Vous.

BRUMIÈRES.--Tu me fais penser que je ne t'ai rien donné. Veux-tu un
baiser, charmante fille?

LA DANIELLA, _après l'avoir regardé_.--Non, vous ne me plaisez pas,
vous!

VOTRE SERVITEUR.--Et moi?

LA DANIELLA.--Vous me plairiez! vous avez l'air sentimental. Mais vous
aimez quelqu'un.

BRUMIÈRES.--C'est peut-être vous.

VOTRE SERVITEUR.--Qui sait? ça pourrait venir!

LA DANIELLA.--Alors, vous n'aimez personne et vous vous moquez de nous.
Je dirai cela à ma maîtresse.

BRUMIÈRES.--Ah çà! ta maîtresse tient donc beaucoup à être aimée de
monsieur?

LA DANIELLA.--Elle? Pas du tout.

VOTRE SERVITEUR.--Tu vois donc bien que je suis très-heureux de ne pas
la trouver jolie! Tu me plais cent fois davantage.

LA DANIELLA, _levant les yeux au ciel_.--Sainte Madone! peut-on se
moquer ainsi!

Je dois vous dire que, tout en me posant de la sorte, je disais jusqu'à
un certain point la vérité. Seulement, je la disais sans préméditation
aucune, et, vous pouvez m'en croire, sans dépit contre la Medora, comme
sans projet de séduction sur la Daniella. Je trouve bien la première un
peu impertinente à mon égard, de s'imaginer que je n'ai pu la voir
sans perdre la tête; mais elle est assez belle pour qu'on prenne en
considération son orgueil d'enfant gâtée. Je le lui pardonne. Le fait
est qu'elle ne m'est pas sympathique, qu'elle me semble étrange, trop
occupée d'elle-même, trop _poseuse_ de courage martial et de goût
raphaélesque. Si j'avais quelque raison pour _aimer_ sa soubrette, ce
dont le ciel me préserve, car je la crois très-délurée, je m'arrangerais
beaucoup mieux avec l'expression de sa figure et le type de sa beauté;
je dis beauté, quoiqu'elle soit tout au plus jolie. Vous me direz si
vous la voyez telle, d'après le portrait que je vais vous faire.

Je voudrais vous montrer une de ces puissantes beautés du Transtévère,
ou une de ces élégantes filles d'Albano, que vous connaissez en
peinture, avec leur costume pittoresque, leur taille de reine, leur
majesté sculpturale. Rien de tout cela n'a encore frappé mes regards. La
Daniella est une Frascatine pur sang, à ce que m'assurent Brumières et
Tartaglia, c'est-à-dire une jolie femme selon nos idées françaises, bien
plus qu'une belle femme selon le goût italien. Elle est très-brune, un
peu pâle; elle a des yeux, des dents et des cheveux magnifiques; le nez
est passable, la bouche un peu grande, le menton un peu court et avancé;
les plans du visage sont plus fermes que gracieux; le regard est
passionné, peut-être hardi. Est-ce franchise ou impudeur? Je ne sais. La
taille est charmante, fluette sans maigreur et souple sans débilité. Les
pieds et les mains sont petits, qualité rare en Italie, à ce que j'ai
pu remarquer jusqu'ici. Elle est vive, adroite, et m'a paru danser avec
grâce. Quoique civilisée par un voyage en France et en Angleterre (elle
est depuis deux ans au service de lady Harriet), elle a conservé je ne
sais quoi de hautain dans le sourire et de sauvage dans le geste qui
sent la villageoise méfiante, à idées étroites et obstinées. Je ne
l'avais guère regardée en voyage: elle avait un châle et un chapeau qui
l'enlaidissaient beaucoup, et qu'elle portait assez mal; mais, depuis ce
matin, elle a repris son costume local, qui n'est pas des plus beaux,
mais qui lui sied: une robe brune à manches demi-courtes, un tablier
dont la pièce de corsage baleiné lui sert de corset, et un mouchoir de
mousseline blanche sur le chignon, noué très-lâche sous le menton.

Telle est la personne dont je suis censé amoureux, car il faut vous
raconter la suite de l'_intrigue_.

A peine la Frascatine (car, en dépit de Tartaglia, je crois que c'est
ainsi qu'il faut dire) était-elle sortie, emportant les restes de mon
déjeuner, que Tartaglia, se posant devant moi d'un air solennel et un
peu tragique, m'adressa cette réprimande:

--Prenez garde à vous, mossiou (Je découvre que _mossiou_ est son
terme de mécontentement, tandis qu'_excellence_ est son terme de
satisfaction.) Prenez garde aux yeux de la Daniella! C'est une
Frascatine et une fille _apparentée_.

--Qu'entends-tu par ces paroles?

BRUMIÈRES.--Je vas vous le dire, moi. J'ai failli y être pris, à
l'occasion d'une certaine...

TARTAGLIA.--Je Sais!

BRUMIÈRES.--Comment, tu sais?

TARTAGLIA.--Eh! oui; vous ne vous souvenez pas de moi; mais je vous
ai remis tout de suite sur _le vapeur_. Il y a deux ans, quand, par
occasion et faute de mieux, je _tenais des ânes_ à Frascati, vous fîtes
la cour à la Vincenza.

BRUMIÈRES.--C'est possible; mais j'y renonçai vite en voyant qu'elle
était _apparentée_; c'est-à-dire, mon cher, ajouta-t-il en s'adressant à
moi, qu'elle avait une famille établie au pays. On vous expliquera peu
à peu comment, dans certains villages de la Campanie, et à Frascati
particulièrement, il y a une population nomade, la caste des _contadini_
(paysans), qui ne tient pas au sol, et une population stable, la
caste des artisans. Ces derniers ont l'humeur austère à l'endroit des
étrangers, et, dès qu'une fille de la tribu est recherchée par un
touriste, un peintre, un amateur quelconque sans grande protection ni
crédit, on lui impose le mariage... ou le duel au couteau. Seulement, on
ne lui prête aucune espèce de couteau pour se défendre, et on le force
à épouser on à fuir. C'est le sage parti que j'ai pris et que je vous
conseille de prendre si jamais vous avez affaire, à Frascati, avec une
fille ayant beaucoup de parents. Je crois que la Vincenza avait quelque
chose comme vingt-trois cousins.

VOTRE SERVITEUR, _à Tartaglia_.--Et, comme tu prétends être le parent de
la Daniella, tu m'avertis et me menaces? Tu me donnes envie de lui faire
la cour!

TARTAGLIA.--Non, Excellence; je ne suis ni son parent ni son amoureux.
Je ne suis pas un Frascatino; je suis un Romain, moi! La Daniella, qui
est une bonne fille, m'a fait passer ici pour son parent, ce qui m'a
assuré les bonnes grâces de milady. Un petit mensonge, c'est une bonne
action quelquefois. Mais je vous dis: Excellence, ne pensez pas à cette
petite fille, quand même vous ne devriez jamais mettre les pieds à
Frascati.

BRUMIÈRES.--C'est donc...?

TARTAGLIA.--Non, non, rien de mauvais! Une bonne fille, Excellence, je
vous dis! Mais quoi! une fille de rien!

Et, me prenant à part, il ajouta:

--Regardez plus haut; faites-vous aimer de l'héritière, c'est moi _que
je vous le dis!_

--Laisse-nous tranquille avec ton héritière et tes avis. Nous avons
assez de ta conversation.

--A votre service, quand il plaira à _mossiou_! dit-il en souriant de
travers et en emportant sa cravate.

--Ne le fâchez pas, me dit Brumières dès que nous fûmes seuls; ces
abominables coquins-là sont utiles ou dangereux; il faut opter. Dès que
vous avez accepté d'eux le plus petit service, même en le payant bien,
et surtout si vous l'avez bien payé, vous leur appartenez, vous devenez
leur ami, c'est-à-dire leur proie. N'espérez plus leur échapper, tant
que vous aurez un pied dans Rome ou aux environs. Et même, s'ils ont
quelque intérêt sérieux à vous épier ou à vous suivre, vous les verrez
sortir de terre en quelque lieu de l'Italie que vous vous trouviez.
Dès qu'ils ont pénétré ou cru pénétrer votre caractère, vos goûts, vos
besoins ou vos passions, ils s'arrangent pour les exploiter. Vous avez
l'air de ne pas me croire? Eh bien, vous verrez! Je vous attends à la
première amourette que vous aurez ici. Fût-ce la nuit, au fond des
catacombes, et sous triple cadenas, vous me direz si vous ne trouvez pas
ce Tartaglia sur vos talons, et s'il ne s'arrangera pas pour que vous
ayez absolument besoin de lui. Au reste, ne vous en chagrinez pas. Si
l'obsession de ce genre de démon familier est quelquefois irritante,
elle a aussi bien des avantages, et le mieux est de l'accepter
franchement. Ils ont les qualités de leur emploi; ils sont aussi
discrets pour garder votre secret qu'ils le sont peu pour vous
l'arracher. Ils connaissent toutes gens et toutes choses; ils ont
l'esprit subtil, pénétrant, agréable à l'occasion. Ils vous donnent
des conseils infâmes dans l'intérêt de vos passions; mais ils vous en
donnent aussi de fort bons dans l'intérêt de votre sécurité. Ils vous
avertissent de tout danger et vous préservent de toute école. On les
connaît, on les emploie, on les ménage. À mesure que vous prendrez
langue ici, vous apprendrez bien des choses et serez émerveillé de
voir à quel point, sur cette terre classique de la caste, le diable
rapproche, dans une mystérieuse intimité, les individus placés aux
points extrêmes de l'échelle sociale. Souvenez-vous que Rome est le pays
de la liberté par excellence. Entendons-nous: la liberté de faire le
mal! Il y a plus de deux mille ans que c'est ainsi.

--Je crois ce que vous me dites en voyant un vagabond comme ce Tartaglia
prendre possession de ce palais et de cette famille, comme ferait
un homme de confiance. Et pourtant nous sommes chez des Anglais qui
devraient avoir en exécration un pareil spécimen des moeurs locales!

--Rien de plus tolérant que les Anglais hors de chez eux, mon cher.
Voyager est pour eux une débauche d'imagination qui les soulage de la
roideur de leurs habitudes. Ceux-ci sont venus plusieurs fois en Italie,
et, si je ne les ai jamais rencontrés à Rome, c'est que je ne m'y suis
pas trouvé aux mêmes époques, ou qu'ils n'avaient pas, pour se faire
remarquer, cette belle nièce avec eux. Mais je vois bien que lord B***
connaît le terrain, et, quand je l'ai vu, hier au soir, accueillir le
Tartaglia si amicalement, je me suis dit que lady B*** était jalouse,
et que milord avait souvent besoin d'un éclaireur, d'un factionnaire ou
d'une vigie. Peut-être bien aussi Tartaglia sert-il à la fois d'espion à
la femme et de confident au mari; mais je vous réponds qu'il satisfait
aux exigences de l'un et de l'autre sans en trahir aucun, son affaire
étant de vivre de leurs bonnes grâces, et de vivre sans travailler,
ce qui est tout le problème à résoudre dans l'existence du prolétaire
romain.

--Ainsi, par fierté, ils refusent d'être laquais; mais, par goût, ils
sont...

--Hommes d'intrigues! Ceux qui ne le sont pas sont forcés de voler ou de
mendier. Si ce n'est par goût que beaucoup d'entre eux cherchent à vivre
des vices des classes riches, c'est au moins par besoin. Que voulez-vous
que fasse un peuple qui n'a ni commerce, ni industrie, ni agriculture,
ni relations avec le reste du monde? Il faut bien qu'il se mette à
sucer, comme un parasite, la sève de ces grands arbres qui étouffent les
plantes basses sous leur ombre. Cela vous indigne ou vous attriste? Bah!
c'est Rome, la merveille du monde, la ville éternelle de Satan, le
grand festin où, parasites nous-mêmes, nous venons chercher, selon nos
aptitudes, l'art, le mystère, la fortune ou le plaisir. A bon entendeur,
salut! Pourvu que vous ne fassiez pas de scandale, tout ira bien pour
vous. Et, pour ma part, excepté de prétendre à l'enthousiasme de miss
Medora, je suis disposé à vous aider en toute honnête entreprise, ou à
vous pardonner toute aventure agréable. Et, sur ce, je m'en vas trouver
il signor Tartaglia; car il m'a semblé que le drôle avait pour vous
une préférence inquiétante, et je veux que, par l'intermédiaire de la
Daniella, il me fasse _mousser_ auprès de la céleste Medora. A propos,
ajouta-t-il en s'en allant, permettez-moi, au premier dîner que
j'accepterai ici, de glisser dans l'oreille de la princesse que vous
êtes épris... en tout bien tout honneur (je sais comment il faut parler
à une Anglaise!) de sa piquante camériste.

--Dites que c'est une idée de peintre!

--Oui, c'est ça! une _tocade_! Ce sera bien assez pour vous faire
mépriser profondément. A demain! Je viendrai vous chercher pour vous
montrer un peu les principales masses de la ville. Mais je vous avertis
qu'il vous faudra bien un an pour voir tous les détails! Adieu!

A présent, j'entends la voix de lord B***, qui vient me chercher. Il m'a
dit qu'il se chargeait d'envoyer mes lettres en France par l'ambassade
anglaise, sans qu'elles eussent à passer par les mains de la police
papale, qui ne les laisserait point passer du tout.



X

Rome, 24 mars 185...

Je crois que je ne resterai pas ici; j'y suis abattu, faible; une
tristesse de mort me pénètre par tous les pores. Est-ce de Rome,
est-ce de moi que cela vient? Ces entretiens de chaque jour avec vous
m'arrachaient à des réflexions trop personnelles et me faisaient vivre
en dehors de mon spleen. Je vais tâcher de les reprendre, ne dussé-je
pas vous envoyer toutes ces écritures.

Mais si, pourtant; il faut que je vous promène avec moi dans ce
cimetière plus vaste, mais moins imposant mille fois que celui de Pise.
Il faut vous montrer Rome comme elle m'apparaît, dussé-je vous faire
partager ma désillusion.

Par où commencerai-je? Par le Colisée. Vous connaissez, par la peinture,
la gravure et la photographie, tous les monuments de l'Italie. Je ne
vous en décrirai aucun. Je vous dirai seulement l'impression que j'en ai
reçue. Celui-ci, quoique beaucoup plus vaste, en fait, que ceux de Nîmes
et d'Arles, que j'ai vus dans mon enfance, est moins saisissant. La
partie des gradins manque, et c'est ce revêtement qui donne à ces
vastes arènes leur caractère solennel, et qui aide l'imagination à y
reconstruire les terribles scènes du passé. Ici, ce n'est plus qu'une
carcasse gigantesque, des constructions superposées dont on ne
devinerait pas l'usage si on ne le savait pas d'avance. Et puis n'a-t-on
pas imaginé de sanctifier ce lieu funeste par un _chemin de croix_,
c'est-à-dire par un entourage intérieur de petites chapelles uniformes,
microscopiques, il est vrai, mais, en revanche, d'un nu et d'un blanc
si criard, qu'elles s'emparent de l'oeil et le crèvent, quelque effort
qu'il fasse pour s'en détacher! Entre ces chapelles, des échafaudages
de planches semblent destinés à un étalage forain; c'est là que des
capucins viennent prêcher pendant le carême. Ce que l'on nous racontait
chez vous des incroyables bouffonneries de ces énergumènes, et des
scènes burlesques que présentent ces prédications en plein vent, reste
beaucoup au-dessous de la réalité. Il faut l'avoir vu et entendu, pour
croire que cela existe encore. On dit que le haut clergé en rit, mais
qu'il le tolère, et ne pourrait s'y opposer sans mécontenter le peuple.

Je ne m'en fâcherais pas si ces saltimbanques emportaient leurs baraques
et la décoration de petits frontons badigeonnés dont ils ont enlaidi
l'arène du Colisée; mais cette décoration bénite et consacrée durera
peut-être plus que le Colisée lui-même. Il faut en prendre son parti, et
ne pas s'arrêter sous ces puissantes arcades ruisselantes de végétation,
au fond desquelles, au milieu d'une perspective magique de couleur, on
aperçoit, de quelque côté qu'on s'y prenne, un de ces objets disparates
qui tuent tout effet, en bannissant toute émotion sérieuse.

--Passons, me dit lord B***, qui avait voulu me servir de guide. Ce
n'est rien de plus qu'un tas de pierres bien grand.

Il avait presque raison.

Le Forum, les temples, toute cette série de vestiges magnifiques qui
s'étend le long du _Campo Vaccino_, depuis le Capitole jusqu'au Colisée,
n'est réellement très-intéressante que pour les antiquaires. Les arcs
de triomphe sont seuls assez entiers pour qu'on puisse les appeler des
monuments. On est enchanté, cependant, au premier abord, de voir tant
d'ossements du grand cadavre montrer encore l'étendue et l'importance de
sa vie et de son histoire. Les fragments relevés ou gisants sont beaux,
ou riches, ou énormes. Ce qui est resté debout fait encore grande figure
à côté des constructions qui ont été accolées ou qui touchent de trop
près, à côté surtout d'édifices modernes tels que le Capitole, qui
est une jolie chose trop petite pour sa base. Mais, à part l'intérêt
historique qui est incontestable, qu'est-ce qui manque donc pour que ces
ruines ne produisent pas plus d'effet sérieux sur le commun des mortels
comme votre serviteur? Pourquoi n'éprouve-t-il qu'un saisissement de
malaise et de regret plutôt que de surprise et d'admiration? Pourquoi
lui faut-il faire un notable effort pour se représenter le spectre du
passé planant sur ces restes dont l'attitude est encore significative et
la pensée lisible?

J'en cherche la raison, et je trouve celle-ci, qui est fort banale, mais
fort vraie: c'est que les ruines ne sont pas à leur place au beau milieu
d'une ville. Plus elles sont belles, plus elles font paraître laid tout
ce qui n'est pas elles. La mort et la vie ne peuvent pas trouver un
lien, une transition. Elles effacent mutuellement leur empreinte. On se
demande ici où est Rome, si elle existe, ou si elle a existé. C'est l'un
ou l'autre, et pourtant je ne vois bien ni l'un ni l'autre. La Rome du
passé n'existe plus assez pour m'écraser de sa majesté. Celle du présent
existe trop peu pour me la faire oublier, et beaucoup trop pour me la
laisser voir. Je sais bien qu'il n'y a pas moyen de relever la Rome
antique; mais il m'est venu un projet à l'état de vision qui arrangerait
toutes choses à ma guise: ce serait de faire disparaître la Rome moderne
et de la transporter ailleurs. Nous laisserions sur place ses palais et
ses églises, ses obélisques, ses statues, ses fontaines et ses grands
escaliers; et, au lieu de ses vilaines rues et de ses affreuses
maisons, nous apporterions de beaux arbres et de belles fleurs que
nous grouperions assez habilement pour isoler un peu les édifices des
diverses époques sans les masquer. Mais nous ne planterions qu'après
avoir bien fouillé ce sol immense qui nous rendrait autant de richesses
que nous en avons déjà à fleur de terre. Oh! alors, ce serait un beau
jardin, un beau temple dédié au génie des siècles, la véritable Rome de
nos rêves d'enfant, le musée de l'univers!

Quant à transporter la population dans un air viable et sur une terre
cultivée, la chose faite, elle ne s'en plaindrait pas. Elle n'aurait
certes pas lieu, même en supposant qu'elle restât sous le joug des
prêtres, de regretter l'atmosphère où elle végète et le foyer de
pestilence qui l'environne.

Mais assainir cette Rome d'aujourd'hui, au moral et au physique, me
paraît plus difficile que le rêve de la transplanter ailleurs.

Disons donc, pour en revenir à l'aspect des choses ici qu'elles sont
mal situées relativement au cadre qui les environne: un cadre de
constructions laides, pauvres, bêtes ou choquantes; et, par malheur,
rien qui puisse être dégagé pour l'oeil, de ces accessoires déplorables,
à moins de grands partis pris, de grandes dépenses, de grands moyens et
de grandes idées par conséquent. Sans aller aussi loin que moi tout à
l'heure (il ne m'en coûtait rien!), le formidable travail de démolition
et de reconstruction auquel se livre aujourd'hui l'édilité parisienne
serait ici aux prises avec des éléments grandioses, des rêves
magnifiques, sans compter les besoins impérieux d'assainissement que
réclame au plus vite une population décimée par la fièvre, même au sein
des quartiers réputés les mieux aérés et les mieux entretenus.

Si vous saviez en quoi consiste le nettoyage d'une ville qui possède à
chaque coin de rue ce que l'on appelle un _immondiziario_, c'est-à-dire
une borne, souvent décorée d'un fragment antique très-curieux, d'un
torse innommé ou d'un pied colossal, sur lequel s'entassent toutes les
ordures imaginables! Cela sert à enterrer des chiens morts sous des
trognons de choux et beaucoup d'autres choses que je ne vous dirai pas.
Comme les rues sont étroites et les dépôts considérables, il faut y
marcher à mi-jambe ou rebrousser chemin. Ajoutez à cela l'aimable
abandon du peuple romain, qui, en quelque lieu qu'il se trouve, sur
les marches des palais ou des églises, sous le balai même des custodes
irrités, sous les yeux des femmes et des prêtres, s'accroupit, grave,
cynique, le cigare à la bouche, ou chantant à pleine voix. Je me demande
comment les poëtes contemplatifs dont je vous parlais l'autre jour ont
tant pleuré sur les ruines et se sont assis sur tant de fûts de colonnes
sans être asphyxiés, car les ruines sacrées sont presque aussi polluées
que les rues fréquentées et les places publiques; et, l'autre jour, j'ai
vu la belle Medora au bras de mon ami Brumières, levant les yeux vers
le fronton de Sainte-Marie-Majeure, et s'extasiant sur les délices
intellectuelles de Rome..., mais promenant sa longue robe de soie et ses
incommensurables jupons brodés... J'avoue que je n'ai pu retenir un fou
rire, et que, ne pouvant plus songer à cette romantique beauté sans me
représenter le spectacle de cette distraction, je sens que je ne pourrai
jamais devenir amoureux d'elle.

Je vous demande bien pardon d'associer dans votre pensée l'image de Rome
à celle de la révoltante obscénité de ses coutumes et franchises; mais
c'est le trait caractéristique qui, du premier moment, vous donne la
clef de l'ensemble. L'abandon absolu de toute pudeur, l'absence de
répression, la magistrale insouciance du passant, la fièvre et la mort
planant sur le tout malgré une incessante pluie d'eau bénite, cela
explique bien des choses, et il ne faut pas s'étonner si l'on a pu bâtir
tant de cahutes avec les pierres des édifices sacrés, si des guenilles
immondes flottent sur les précieux bas-reliefs incrustés dans tous les
murs, et si, dans le monde moral que cet extérieur représente, il y a
des vices infâmes vainement arrosés d'eaux lustrales, et des vertus
natives écrasées sous d'effroyables misères.

Je me suis relevé de l'abattement moral où m'avait plongé cette première
impression, au milieu des Thermes de Caracalla. Ceci est une ruine
grandiose et dans des proportions colossales; c'est renfermé, c'est
isolé, silencieux et respecté. Là, on sent la terrifiante puissance des
Césars et l'opulence d'une nation enivrée de sa royauté sur le monde.

Mais ce qui, pour mon usage personnel, me semble préférable à tout, ici,
ce qui est unique dans l'univers, c'est le coup d'oeil que, par un ciel
sombre et rougeâtre, présente la via Appia, cette route des tombeaux
dont on parle moins dans les livres que de tout le reste, et dont
je n'avais vu aucune image. Je crois que cela est en grande partie
nouvellement exhumé et n'a pas encore eu trop de larmes de poëtes.
Je vois qu'on fouille encore et que, tous les jours, on découvre de
nouvelles tombes. Cette étroite, mais incommensurable perspective de
ruines tumulaires, est d'un effet que vous pouvez rêver incomparable,
sans crainte d'aller trop loin. C'est une route bordée, sans
interruption, de monuments antiques de toute dimension et de toutes
formes, avec un caractère harmonieux et une profusion de débris d'une
grande beauté. On a rassemblé tous ces fragments épars et enfouis; on a
réussi à rétablir assez chaque tombeau pour qu'ils aient tous un sens,
une physionomie, et la plupart de leurs inscriptions solennelles ou
facétieuses. Cela s'étend dans la campagne de Rome pendant plus d'une
lieue; et, si l'on fouille toujours, on trouvera peut-être tous les
monuments de cette route-cimetière qui allait jusqu'à Capoue.

Le pavé de lave basaltique sur lequel vous marchez est, en beaucoup
d'endroits, la voie basaltique même, et les roues des voitures
s'enfoncent dans les mêmes rainures qui furent creusées par le passage
des chars. A droite et à gauche de cette voie, qui coupe à vol d'oiseau
dans la campagne de Rome jusqu'à Albano, vous voyez s'élever, dans le
désert, les doubles et triples lignes de ces aqueducs monumentaux
dont la rupture et l'abandon font la beauté du tableau et, en partie,
l'insalubrité du pays. Les _souvenirs_ abondent: le tombeau de Sénèque,
le champ de bataille des Horaces, le temple d'Hercule, le cirque de
Romulus, et, ce qui est encore un monument debout et imposant, le
mausolée splendide de Cecilia Metella; mais je ne suis qu'un pauvre
peintre, et je ne vous parle que de ce qui frappe les yeux. C'est beau,
c'est grand, c'est coloré, c'est étrange surtout, cette via Appia, et
d'un caractère de désolation que ne trouble aucune construction moderne,
aucun accident vulgaire.


Je suis descendu d'un degré de plus dans le mépris de miss Medora en
avouant, après une journée de courses avec lord B***, que la plus
vive sensation de cette journée avait été le tableau que je vais vous
dépeindre.

Tartaglia, qui, bon gré mal gré, nous suit partout, et qui, en dépit
du silence que nous lui imposons, trouve moyen de nous faire faire sa
volonté, nous avait conduits au fond d'un abominable égout placé sous
des jardins, dans un coin tout rustique du Vélabre; car il faut vous
dire qu'à chaque pas et sans transition, cette ville est une ruine
antique, une cité chrétienne, un quartier _nobile_, et une campagne.
Nous avions descendu un petit chemin malpropre, et vu, dans une sorte
de précipice infect, un bonhomme lancer les charognes dont sa charrette
était chargée. Cette voirie, c'est la _Cloaca maxima_; cela a plus de
deux mille ans d'existence. Ce fut un grand ouvrage pour assainir Rome,
et c'est si solidement construit en blocs de travertin et de pépérin,
que cela sert encore à recevoir les eaux des égouts du quartier et à les
porter dans le Tibre. Mais je doute que la police s'en occupe beaucoup,
puisqu'il est maintenant à moitié comblé par les immondices, et qu'on
trouve plus simple d'y jeter des chevaux morts que de faire un trou pour
les enterrer.

Lord B***, qui est fort las d'antiquités, jurait après Tartaglia,
lorsqu'en revenant sur nos pas, nous remarquâmes un détail qui nous
avait échappé: c'est une excavation dans le tuf où, au fond d'un petit
antre noir, coule l'_Aqua argentina_, flot de cristal dont on ignore
l'origine. Cette eau, si belle et si précieuse dans une ville où les
eaux sont presque toutes funestes, est à la merci de la première
lavandière venue. Il y en avait là une que je n'oublierai jamais. Seule
dans cet antre, grande, maigre, jadis belle, hideusement sale, vêtue de
haillons couleur de terre, ses longs cheveux, encore noirs, épars sur
son sein nu, pendant comme celui d'une vieille Euménide, elle lavait,
battait et tordait avec une sorte de rage qui m'a fait penser aux
fantastiques _lavandières de nuit_ de nos légendes gauloises; mais elle
n'en avait que l'activité: c'était une Romaine ou plutôt une Latine.
Elle chantait quelque chose d'inouï, avec une voix haute, nasillarde et
plaintive, dans un patois dont je ne saisissais que ces rimes souvent
répétées _mar, amar_. J'aurais été désolé que Tartaglia me traduisît le
reste on qu'il m'apprît quel était ce dialecte. On sent en soi le
besoin de respecter les mystères de certaines sensations. J'aurais
été également fâché de songer seulement à faire un croquis de cette
pythonisse détrônée, qui se trouvait là comme sortie de terre, frappant
l'eau en cadence et essayant sa voix enrouée après deux ou trois mille
ans d'inhumation sous les ruines de Rome. Non, ce n'est pas moi qui
dirai maintenant cette formule classique que l'on trouve dans les
romans: _Il eût fallu à cette scène le pinceau d'un grand maître!_ Non,
certes, il ne fallait rien que voir entendre et se souvenir. Il y a des
choses qu'on ne prend sur le fait par aucun moyen matériel: l'âme seule
s'en empare. J'aurais bien défié le plus habile musicien de noter ce
que chantait la sibylle. Cela n'avait aucun rhythme, aucune tonalité
appréciables d'après nos règles musicales. Et cependant elle ne chantait
pas au hasard, elle ne chantait pas faux selon sa méthode, car je
l'écoutai longtemps, je vis que chaque couplet repassait exactement dans
les mêmes modulations et la même mesure. Mais que cela était étrange,
lugubre, funéraire! Ce thème peut être une tradition aussi ancienne que
la _Cloaca maxima_. C'était peut-être là le chant primitif des Latins,
et ce serait peut-être beau si nos oreilles, faussées par un système
inflexible, pouvait l'admettre ou le comprendre.

Voilà comment je peux vous expliquer, à vous, l'émotion qui m'avait
gagné, et que lord B*** voulut ensuite me faire traduire en paroles
convenables à sa précieuse nièce. Je n'aurais pu en venir à bout; je
m'en tirai par des plaisanteries, et il en résulta quelque aigreur entre
nous, au grand contentement de Brumières, qui était là à prendre le thé,
et qui me pousse le coude pour m'encourager, chaque fois que l'occasion
se présente de me rendre insupportable à l'objet de son culte.



XI

24 mars.

Je vous ai bien assez promené aujourd'hui chez les morts. Nous serons
forcés d'y retourner, car ici il n'y a pas moyen d'en sortir; mais, pour
aujourd'hui, il faut que je vous parle un peu des vivants.

Miss Medora est donc tout à fait persuadée que j'ai l'horreur du beau,
et j'ai bien senti, dans ses paroles, que, la Daniella aidant, Tartaglia
avait fait les affaires de mon camarade. On sait que je me défends
d'adorer les charmes irrésistibles de miss Medora, et que j'ose trouver
plus piquants ceux de la soubrette. La soubrette elle-même a l'air de
croire à mon amour, vu que je continue mon rôle et que je l'accable
de compliments exagérés. Brumières pousse sa pointe et se nourrit
d'espérances que je crois tout aussi folles que celles dont Tartaglia
persiste à vouloir m'enfiévrer.

Cela fait une situation assez piquante et qui m'égayerait si je pouvais
secouer je ne sais quel manteau de glace tombé sur mes épaules et sur
mon esprit depuis que je suis à Rome.

Il faut pourtant que je tâche de ne pas vous ennuyer aussi, et je veux
vous dire quelle singulière conversation j'ai entendue avant-hier; cela
fera la suite, et, à certains égards, la contrepartie de celle que j'ai
surprise à la _Réserve_. Il paraît que je suis destiné à m'emparer,
comme malgré moi, des secrets d'autrui. Ne me dites pas que je fais
métier d'écouter aux portes ou au travers des cloisons. Vous allez voir
comment la chose est arrivée.

Pour vous la faire comprendre, il faut que je vous dise où et comment je
suis logé.

Il arrive quelquefois, dans ces grands palais d'Italie, que les deux
étages principaux sont la propriété de personnages différents. Il en
a été ainsi dans celui où je me trouve, car ces deux habitations
superposées ont été arrangées de manière à être bien distinctes l'une
de l'autre. Nulle communication entre le premier et le second. Quand je
vais dîner avec mes Anglais j'ai à descendre jusque dans la rue pour
remonter chez eux par une autre porte située sur une autre façade de
l'édifice.

Mais cette disposition particulière n'a pas été prise lors de la
construction du palais, et il se trouve dans mon appartement, dans ma
chambre même, une porte donnant sur un petit escalier qui aboutit à une
impasse. C'était autrefois, sans doute, une des communications pour le
service intérieur de la maison, et elle est parfaitement murée. J'avais
exploré cet escalier le jour de mon installation, et, voyant qu'il
n'aboutissait qu'à un gros pilier pris dans la maçonnerie, j'avais jugé
parfaitement inutile d'en demander la clef.

Avant-hier donc, vers six heures, comme je venais de rentrer pour faire
un peu de toilette (car il est à peu près impossible de songer à dîner
dehors, lady Harriet m'envoyant dire cent fois tous les matins qu'elle
compte sur moi pour le soir), Je fus surpris de trouver cette porte
ouverte et le très-remarquable berret basque de Tartaglia sur la
première marche. Je l'appelai, il ne répondit pas; mais il me sembla
entendre remuer au fond de l'impasse, et j'y descendis dans l'obscurité.
Quand je fus à la dernière marche, je sentis une main se poser sur mon
bras.

--Que fais-tu là, coquin? lui dis-je reconnaissant le sans-gêne de mon
drôle.

--Chut! chut! tout bas! me répondit-il d'un ton mystérieux. Écoutez-la,
elle parle de vous!

Et, m'attirant avec lui contre la muraille, il m'y retint par le bras,
et j'entendis, en effet, prononcer mon nom.

C'était la voix de miss Medora qui m'arrivait à l'oreille, comme au
moyen d'un cornet acoustique, et qui disait:

--Tu déraisonnes; il te trouve laide, et c'est une coquetterie à mon
adresse, de faire semblant....

Un éclat de rire de la Daniella interrompit la jeune lady.

J'aurais dû n'en pas écouter davantage. Oh! cela, j'en conviens, et
voilà que, suivant la prédiction de Brumières, je subissais fatalement
la mauvaise influence de cette canaille de Tartaglia; mais croyez-vous
qu'un homme de mon âge, quelque sérieux que l'ait rendu sa destinée,
puisse entendre deux jolies femmes parler de lui, et résister à la
tentation de prêter l'oreille?

La Medora avait, à son tour, interrompu le rire de la Frascatine par une
réprimande assez aigre.

--Vous devenez sotte, lui disait-elle, et prenez garde à vous! Je
ne souffrirais pas auprès de moi une fille qui aurait de vilaines
aventures.

--Qu'est-ce que Votre Seigneurie appelle vilaines aventures? reprit
vivement la Daniella. Qu'y aurait-il de vilain à être aimée de ce jeune
garçon? Il n'est ni riche ni noble, et il me conviendrait beaucoup mieux
qu'à Votre Seigneurie.

Là-dessus, miss Medora fit une morale à sa femme de chambre, essayant
de lui prouver qu'un homme de _ma condition_, bien élevé comme je le
paraissais, ne pouvait prendre l'amour au sérieux avec une grisette,
avec une _artigiana_ de Frascati; qu'elle serait trompée, abandonnée, et
que, pour un moment de vanité satisfaite, elle aurait à pleurer tout le
reste de ses jours.

La Daniella ne me semble pas fille à tant se désespérer, le cas échéant,
car elle continua sur un ton très-décidé:

--Laissez-moi penser de tout cela ce que je veux, signora, et
renvoyez-moi si je me conduis mal. Le reste ne vous regarde pas, et les
sentiments de ce jeune homme pour moi ne peuvent que vous divertir,
puisqu'il vous déplaît encore plus que vous ne lui déplaisez.

La discussion alla quelque moment ainsi; mais, d'aigre-douce, elle
devint tout à coup violente. Miss Medora se plaignait d'être mal coiffée
(il paraît qu'on la coiffait pendant ce colloque); et, comme la Daniella
assurait avoir fait de son mieux et aussi bien qu'à l'ordinaire, l'autre
s'emporta, lui dit qu'elle le faisait exprès, et, s'étant apparemment
décoiffée, elle donna l'ordre de recommencer. Il y eut des larmes de la
Daniella; car, après un moment de silence, l'Anglaise reprit:

--Allons, sotte, pourquoi pleures-tu?

--Vous ne m'aimez plus, dit l'autre. Non! depuis que ce jeune homme est
ici, vous n'êtes plus la même: vous avez du dépit, et je vous dis, moi,
que vous l'aimez.

--Si je ne vous savais folle, répondit l'Anglaisa irritée, je vous
chasserais pour les impertinences que vous dites à tout propos; mais,
jet vous prends pour ce que vous êtes, une sauvage! Allons, venez me
mettre ma robe.

Le bruit d'une porte, brusquement fermée, mit fin à cette querelle et à
mon péché de curiosité. En cherchante retrouver l'escalier, je m'aperçus
que Tartaglia était toujours près de moi et qu'il n'avait pas dû perdre
un mot de tout ceci. Je l'avais oublié.

--Mais, insupportable espion, lui dis-je, pourquoi es-tu venu-là, et
comment oses-tu te permettre de surprendre les secrets d'une maison qui
t'accueille et te nourrit?

--En cela, répondit l'impudent personnage, nous sommes à deux de jeu,
_mossiou_!

--Fort bien, pensai-je, j'ai ce que je mérite.

Et, pour ne pas faire avec lui le pendant de la scène des deux jeunes
filles, je remis ma réplique à un autre moment.

--Avant de remonter, me dit-il en me retenant avec son incorrigible
familiarité, donnez-vous donc le plaisir de regarder la jolie invention!

Et, frottant sur le mur une allumette qui prit feu, pour nous éclairer
suffisamment, il me montra, sous le renfoncement de la muraille, contre
le pilier, une petite ouverture simulant l'absence d'une brique. J'y
collai mon oeil, et ne vis pas le plus petit rayon de lumière.

--Il n'y a rien là pour la vue, continua le cicérone de cet arcane
domestique. Cela serpente dans le mur; c'est arrangé pour entendre.
C'est comme une _oreille de Denys_.

--Et l'invention est de toi?

--Oh! non, certes! Je n'étais pas né quand celui qui a imaginé ça est
mort. C'était un cardinal jaloux de sa belle-soeur, qui...

Je remontai à ma chambre. J'ai peu de goût pour les historiettes
scandaleuses de Tartaglia. Vraies ou fausses, elles sont une satire si
sanglante des moeurs des princes de l'Église, et, en même temps, je le
vois tellement dévôt, que je me tiens avec lui sur mes gardes. Il
est trop libre dans son langage pour n'être pas mouchard, et agent
provocateur par-dessus le marché.

--_Mossiou! mossiou!_ dit-il en riant quand j'eus refermé la porte
en lui promettant beaucoup de coups de pied quelque part si je l'y
reprenais; vous ne feriez point cela! Je suis un Romain, moi, et, au
contraire de la Medora, qui fait l'indifférente parce qu'elle est
fâchée, vous faites le fâché pour cacher que vous êtes content. J'espère
que vous en êtes sûr, à présent, que j'avais raison? Vous êtes aimé! Je
ne me trompe jamais, moi! Allez, allez, Excellence, n'ayez pas peur. En
écoutant souvent par là, vous saurez comment il faut vous conduire, et
je vois, à présent, que vous vous y prenez bien. Vous poussez au dépit
pour faire pousser la passion. C'est bien, je suis content de vous; mais
vous, quand vous serez milord, souvenez-vous du pauvre Tartaglia.

Là-dessus, il sortit plus enchanté que jamais de lui-même.

La première parole que j'adressai à Medora, au moment du dîner, fut une
louange exorbitante sur l'admirable arrangement de ses cheveux. J'étais,
vous le voyez, dans une disposition d'esprit profondément scélérate;
mais il est certain que cette Daniella a un goût exquis et qu'elle est
pour moitié dans les triomphes de beauté de sa maîtresse.

--Pauvre fille, pensais-je, elle aussi, elle a des cheveux magnifiques
qui sont peut-être plus à elle que ceux de cette Anglaise, et on ne les
aperçoit que quand son mouchoir blanc se dérange.

Dans la querelle que j'avais entendue, certes la provoquée, la méconnue
et l'humiliée était cette pauvre Frascatine. N'est-ce pas une chose
contre nature pour une jeune fille d'avoir à s'effacer pour faire place
à une autre, et de consacrer sa vie à orner une idole en s'oubliant
soi-même? Et, parce que cette humble prêtresse de la Medora se
permettait de croire à mes hommages, la déesse courroucée l'avait
menacée de la chasser de son sanctuaire!

--Certainement, lui dis-je, je ne vous ai jamais vue si bien arrangée.

--Vous croyez? répondit-elle du ton d'une femme au-dessus de ces
misères. Je m'arrange toujours moi-même, et j'y mets si peu de temps!

--Ah! vraiment? Vous avez l'adresse d'une fée et le goût d'une véritable
artiste.

Nous étions seuls: elle en profita pour être coquette, et même un peu
lourdement, comme le sont, je crois, les Anglaises quand elles s'en
mêlent.

--Ne faites donc pas semblant de me regarder, dit-elle; je ne suis pas
belle du tout dans votre opinion.

--C'est vrai, répondis-je en riant: vous êtes laide, mais bien coiffée,
et j'envie votre habileté.

--Ah! et pourquoi faire? Voulez-vous donc natter et crêper vos cheveux?

--Je voudrais, dans l'occasion, savoir dire à un modèle comment il faut
s'arranger. Est-ce que vous me permettez de regarder de près?

--Oui, regardez bien, et vous direz à la fameuse lavandière de l'_Aqua
argentina_ de s'arranger comme moi. Ah ça! vous touchez à mes cheveux?
Savez-vous qu'on ne doit pas toucher à un seul cheveu d'une Anglaise?

--J'ai ce droit-là, ne vous semble-t-il pas?

--Vous? et pourquoi donc, s'il vous plaît?

--Parce que, auprès de vous, je suis absolument calme et indifférent. Je
suis le seul homme au monde capable d'une pareille imbécillité! donc,
le seul homme qui ne puisse vous inquiéter et vous offenser en aucune
façon.

Il faut vous dire que j'avais senti, au toucher, en effleurant la grosse
tresse de son chignon, la différence des cheveux morts avec les vivants,
et cela me donna l'aplomb d'ajouter:

--Croyez-vous qu'une femme qui n'aurait pas, comme vous, cette profusion
de cheveux, pourrait imiter votre coiffure?

--Je n'en sais rien, répondit-elle brusquement en me lançant un regard
d'aversion où je crus lire clairement ces paroles: «Vous savez que ma
grosse tresse n'est pas à moi, parce que la Daniella vous l'a dit, ou
qu'elle m'a coiffée de manière à rendre l'artifice visible.»

Elle sortit au bout d'un instant, et, quand elle revint, je vis que l'on
avait retouché à la coiffure. Je me repentis de mon impertinence: ceci
avait dû causer de nouvelles larmes à la pauvre Frascatine.


Je vois que je suis une pomme de discorde et que je dois cesser
absolument de taquiner l'une ou l'autre. J'espère être quitte envers
Brumières et m'être consciencieusement assuré l'antipathie de Medora.
Les impertinences de la soubrette m'ont bien aidé à obtenir ce résultat;
mais les choses ne doivent pas aller plus loin, si je ne veux pas que
Forage retombe sur la pauvre fille.

Savez-vous que je m'attache réellement à la personne la moins aimable
de la maison? Je ne parle pas de ce pauvre Buffalo, qui a réellement
beaucoup d'esprit et de savoir-vivre, mais au véritable chien galeux de
la famille, à lord B***, le prosaïque, le petit esprit, le vulgaire,
l'ignorant, l'homme nul, sans coeur et sans intelligence? Car telle
est l'opinion bien arrêtée désormais de lady Harriet sur te compte de
l'homme qu'elle a aimé jusqu'à la consomption, jusqu'à l'étisie. Quand
je regarde cette courte «t ronde personne, si bien guérie, si fraîche
dans son soleil d'automne, et si aimable quand elle oublie de déplorer
la médiocrité de son mari, je ne puis m'empêcher de m'effrayer à la
pensée de l'amour. Est-ce donc là une des réactions inévitables des
grandes passions, et faut-il absolument, quand on a été adoré, tomber
dans ce mépris que les délicatesses d'un grand savoir-vivre peuvent à
peine dissimuler chez lady B***, mais qui navrent son orgueil comme un
poison lent à dose coutume? Ceci ne serait rien encore, et vous me direz
que je ne cours pas si grand risque d'inspirer de grandes passions.
C'est bien mon avis; mais, si, par hasard, j'étais capable d'en
ressentir une et d'obtenir, pour compagne de ma vie, une femme adorée,
serais-je donc condamné, un jour ou l'autre, à éprouver les angoisses et
les écoeurements d'une désillusion comme celle dont lady B*** me montre
le triste exemple?

Il y a une chose certaine, cependant, c'est que lady B*** est dans
l'erreur sur le compte de son mari et sur le sien propre. Lord B*** lui
est infiniment supérieur sous tous les rapports sérieux. Sans avoir
beaucoup d'instruction ni d'esprit, il en a infiniment plus qu'elle;
et, quant au caractère, il y a en lui une loyauté, une chasteté, une
candeur, une philosophie, une générosité à la fois spontanées et
raisonnées qui laissent bien loin derrière elles la douceur naturelle,
la libéralité insouciante et la sensiblerie exaltée de sa femme. En
somme, ce sont deux bonnes et honnêtes natures; mais ici le mari a
toutes les qualités essentielles de l'homme, et l'épouse n'a que les
agréments vulgaires de la femme. Lady Harriet est un type que l'on voit
partout; lord B*** est une précieuse originalité, et, dans le cercle
obscur des vertus privées, une supériorité réelle.

An fond, je crois voir que ces deux âmes froissées ne se haïssent point,
et que, tout en maudissant le joug qui les lie, elles ne le verraient
pas se rompre sans douleur et sans effroi. Quelle est donc la cause du
désenchantement de l'une et du découragement de l'autre? Peut-être une
fausse appréciation du monde extérieur, trop de dédain pour ce monde, de
la part du mari, trop d'estime, de la part de la femme. Mais le dédain,
chez lord B***, vient d'un excès de modestie personnelle, et, chez lady
Harriet, l'engouement résulte d'un fonds de vanité frivole.

Voilà donc un ménage à jamais troublé, deux existences profondément
gâtées et stériles, parce qu'une femme manque de bon sens, et un homme
de présomption!

Je suis arrivé vite à parler de cette plaie secrète avec lord B***.
Son seul défaut, c'est de la laisser voir trop facilement. Il y a
si longtemps qu'elle le ronge! Peut-être aussi n'est-il pas né avec
beaucoup d'énergie. Je lui ai appris que j'avais entendu sa conversation
avec l'officier de marine, à la _Réserve_, et que j'avais résolu de
lui en garder le secret, même avant de prévoir que nous serions
liés ensemble. Il m'en sait un gré infini et me tient pour un homme
excessivement délicat. Il ne s'aperçoit pas que ma discrétion ne sert
pas à grand'chose, et que son attitude pénible, mélancolique et un peu
railleuse auprès de sa femme, fait deviner à tout le monde ce que je
sais avec plus de détail seulement. Je me suis permis de le lui dire, et
il m'a remercié de ma franchise, en promettant de s'observer; mais
lady Harriet a, dans ses indignations rentrées ou dans ses soupirs de
compassion, quelque chose de si blessant pour lui, que je doute de
l'utilité de mes humbles avis. Il semble, d'ailleurs, que tous deux
soient tellement habitués à ne pas s'accepter, qu'ils périraient d'ennui
et ne sauraient plus que faire d'eux-mêmes, si on arrivait à les mettre
d'accord.

La belle Medora devrait être un trait d'union entre eux; mais il ne
paraît pas qu'elle y ait jamais songé. C'est, je le crains bien, une
tête éventée, sous son air grave et pensif. Élevée à travers champs par
une mère voyageuse, ensuite orpheline et promenée de famille en famille,
elle a fait acte d'indépendance dès sa majorité (car elle a déjà quelque
chose comme vingt-cinq ans), en choisissant sa tante Harriet pour
chaperon définitif. Cette préférence s'explique peut-être par des
affinités de goût et d'habitudes: amour de la parure, de la paresse et
de l'apparence en toutes choses. Elles nous font l'honneur d'appeler
cela des goûts d'artistes. Et puis la jeune personne a fait cause
commune de plaintes et de dénigrements moqueurs avec la chère tante
contre le pauvre oncle. Lord B*** en souffre et le supporte.

--Elle a doublé ma part de blâme, dit-il, en apportant son contingent de
remarques défavorables sur mon compte; mais, d'autre part, elle a allégé
mes ennuis en réussissant à faire rire Harriet. C'est presque toujours à
mes dépens; mais, du moment qu'elle rit, elle est un peu désarmée, et si
on me méprise davantage, du moins on me laisse plus tranquille.

Nous avons retiré du journal de Jean Valreg quelques chapitres que
nous nous proposons de publier à part. Les impressions de voyage
l'emportaient trop sur le roman de sa vie, et, dans le choix que nous
avons fait, nous désirons rétablir un peu l'équilibre auquel il ne
songeait nullement à s'astreindre, en nous écrivant ces réflexions.

Nous ne le suivrons donc ni dans les musées, ni dans les églises, ni
dans les palais de Rome, et c'est à Frascati que nous reprendrons le fil
de ses aventures.



XII

Frascsti, 3l mars

Je crains, mon ami, d'avoir été bien spleenétique ces jours derniers.
Mon dégoût de Rome s'est terminé par quelques jours de maladie. J'ai
quitté Rome et j'espère être mieux ici.

La principale cause de mon mal, c'est le froid que j'ai éprouvé à
Tivoli. C'est bien beau, Tivoli! Je vous en parlerai un autre jour. Je
sais que vous voulez, avant tout, que je vous parle de moi. La bonne
lady Harriet, me voyant trembler la fièvre,--cela m'avait pris comme un
état convulsif en rentrant de cette course,--a prétendu me soigner et
me veiller elle-même. Son mari a eu beaucoup de peine à lui faire
comprendre que cela me gênait et me contrariait au point de me rendre
beaucoup plus malade, et c'est lui qui s'est chargé de moi. Mais avec
quelle délicatesse et quelle bonté! Cet homme est réellement excellent!
Voyant que j'éprouvais comme les chats, le besoin de me cacher d'être
malade, il s'est caché lui-même derrière mon lit et ne s'est montré
que quand, battant la compagne, j'ai été hors d'état de comprendre la
sollicitude dont j'étais l'objet.

Je suis resté ainsi deux fois douze heures, avec un intervalle de douze
heures entre les deux accès. Un bien habile et bien digne médecin
français m'a médicamenté à propos et sauvé, je crois, d'une plus grave
maladie. Je dois dire que la petite Daniella m'a montré aussi beaucoup
d'intérêt, et que, dans mes moments lucides, je l'ai vue autour de moi,
aidant lord B*** à me dorloter. Et puis je ne l'ai plus revue, et même,
lorsque je l'ai cherchée dans le palais pour lui faire mes remerciements
et mes adieux au moment du départ, il m'a été impossible de
l'apercevoir.

C'est qu'il faut vous dire que je me suis enfui à la sourdine. Aussitôt
que j'ai été sur mes pieds, je me suis fait conseiller la campagne pour
quelques jours, par le docteur Mayer. J'aurais voulu retourner à Tivoli;
mais l'air y est mauvais, et c'est Frascati qui m'a été désigné. Lord
B*** voulait m'y amener et s'occuper de mon installation; mais je
déteste tant occuper les autres de ma sotte personne, encore nerveuse et
irascible comme on l'est quand on se sent affaibli, que je me suis sauvé
avant le jour désigné pour le voyage. J'ai pris une petite voiture de
louage, et me voilà enfin libre, c'est-à-dire seul.

Frascati est à six lieues de Rome, sur les monts Tusculans, petite
chaîne volcanique qui fait partie du Systems des montagnes du Latium.
C'est encore la campagne de Rome, mais c'est la fin de l'horrible désert
qui environne la capitale du monde catholique. Ici, la terre cesse
d'être inculte et la fièvre s'arrête. Il faut monter pendant une
demi-heure, au pas des chevaux, pour atteindre la ligne d'air pur qui
circule au-dessus de la région empestée de la plaine immense; mais cet
air pur est moins dû à l'élévation du sol qu'à la culture de la terre
et à l'écoulement des eaux; car Tivoli, plus haut perché du double que
Frascati, n'est pas à l'abri de l'influence maudite.

Aux approches de ces petites montagnes, quand on a laissé derrière soi
les longs aqueducs ruinés et trois ou quatre lieues de terrains ondulés
sans caractère et sans étendue pour le regard, on traverse de nouveau
une partie de la plaine dont le nivellement absolu présente enfin un
aspect particulier assez grandiose. C'est un lac de pâle verdure qui
s'étend BUT la gauche jusqu'au pied du massif du mont Gennaro. Au
baisser du soleil, quand l'herbe fine et maigre de ce gigantesque
pâturage est un peu échauffée par l'or du couchant et nuancée par les
ombres portées des montagnes, le sentiment de la grandeur se révèle. Les
petits accidents perdus dans ce eadre immense, les troupeaux et leurs
chiens, seuls bergers qui, en de certaines parties du steppe, osent
braver la malaria toute la journée, se dessinent et s'enlèvent en
couleur avec une netteté comparable à celle des objets lointains sur la
mer. Au fond de cette nappe de verdure, si unie que l'on a peine à se
rendre compte de son étendue, la base des montagnes semble nager dans
une brume mouvante, tandis que leurs sommets se dressent immobiles et
nets dans le ciel.

Mais, en résumé, voici la critique qui se présente à mon esprit sur
l'effet bien souvent manqué de la plaine de Rome. Je dis _manqué_ par
la nature sur l'oeil des coloristes, et peut-être aussi sur l'âme des
poëtes. C'est un défaut de proportion dans les choses. La plaine est
trop grande pour les montagnes. C'est une étoile énorme avec un petit
cadre. Il y a trop de ciel, et rien ne se compose pour arrêter la
pensée. C'est solennel et ennuyeux, comme en mer un calme plat. Et puis
le genre de civilisation de ce pays-ci trouve moyen de tout gâter, même
le désert. Puisque désert il y a, on voudrait le voir absolu, comme
la prairie indienne de Cooper, dont les défauts naturels me semblent,
d'après ses descriptions et les images que j'ai vues, assez comparables
à ceux d'ici: de trop petites lignes de montagnes autour de trop grands
espaces planes; mais, au moins, la prairie indienne exhale le parfum de
la solitude, et l'oeil du peintre qui voit, quoiqu'il fasse, à travers
sa pensée, peut se reposer sur une sensation d'isolement complet et
d'abandon solennel.

Ici, n'espérez pas oublier les maux passés ou présents de l'état social.
Cette plaine est parsemée de détails criards, d'une multitude de petites
ruines antiques plus ou moins illustres; de tours guelfes ou gibelines,
très-grandes de près, mais microscopiques sur cette vaste arène; de
cahutes de paille, assez vastes pour abriter, la nuit, les troupeaux
errants pendant le jour, mais si petites à distance, qu'on se demande si
un homme peut y loger. Ce semis de détails toujours trop noirs ou trop
blancs, selon l'heure et l'effet, est insupportable, et fait ressembler
la plaine à un camp abandonné.

Pardonnez-moi cette critique froide de lieux qu'on est forcé, par
l'usage de trouver admirables de lignes et ruisselants de poésie. Il
faut bien que je vous explique pourquoi, sauf de rares instants où
l'oeil saisit un détail par hasard harmonieux (les troupeaux le sont
toujours et partout) et une échappée entre deux buttes où, par bonheur,
il n'y a pas de ruines _tranchantes_, je m'écrie intérieurement:

--Laid, trois fois laid et stupide le steppe de Rome! Ô mes belles
landes plantureuses de la Marche et du Bourbonnais, personne ne parle de
vous! Voilà ce que c'est que de manquer de peste, de cadavres, de rapins
et de _larmes de poète_!

Enfin, ici, à Frascati, on entre dans un autre monde, un petit monde de
jardins dans les rochers, qui, grâce au ciel, ne ressemble à rien et
vous fait comprendre les délices de la vie antique. Je tâcherai de vous
en donner peu à peu l'idée; car c'est un cachet bien tranché, et voici
la première fois que je me sens vraiment loin de la France et dans
un pays nouveau. Pour aujourd'hui, je ne vous parlerai que de mon
installation dans un domicile étrange comme le reste.

Oubliez vite ce mot que je viens de dire: _les délices de la vie
antique_, en parlant de la villégiature romaine. La campagne qui
m'environne mérite le titre de délicieuse; mais la civilisation n'y a
point de part pour le pauvre voyageur, et, si les villas princières que
je vois de ma fenêtre attestent un reste de magnificence, la population
ouvrière et bourgeoise qui végète à leur pied ne me parait pas s'en
ressentir le moins du monde.

La ville est pourtant jolie, non-seulement par sa situation pittoresque
et son côté de ruines pendant sur le ravin, mais encore par elle-même.
Elle est bien coupée et assez bien bâtie. On y arrive par une porte
fortifiée qui a du caractère; la place, bien italienne avec sa fontaine
et sa basilique, annonce une importance, une étendue et une aisance qui
n'existent pas; mais c'est comme cela dans toutes ces petites villes des
États de l'Église: toujours une belle entrée, des monuments, quelques
grandes maisons d'aspect seigneurial, quelque villa élégante ou quelque
riche monastère ayant à vous montrer quelques; tableaux de maîtres; et
puis, pour cité, une bourgade d'assez bon air, peuplée de guenilles et
recélant à l'intérieur une misère sordide ou une insigne malpropreté.

Je suis entré dans vingt maisons pour trouver un coin où je pusse
m'établir, et Dieu sait, qu'élevé dans un pauvre village de paysans, je
n'apportais pas là de prétentions aristocratiques. J'ai trouvé partout
le contraste particulier à ce pays: un luxe de décoration inutile au
milieu d'un dénûment absolu des choses les plus nécessaires à la vie.
Dans la plus pauvre demeure, des sculptures et des peintures: nulle
part, à moins de prix exorbitants, un lit propre, une chaise ayant ses
quatre pieds, une fenêtre ayant toutes ses vitres. J'entrais dans ces
maisons sur leur mine. Bien bâties et tenues fraîches, au dehors, par un
air pur, elles annonçaient l'aisance. On est tout surpris de trouver,
dès l'entrée, une sorte de vestibule voûté qui sert de latrines aux
passants; un escalier noir, étroit, avec des marches de deux pieds de
haut, conduisant à un bouge infâme dont l'odeur vous fait reculer. Il
est vrai que l'on a du marbre sous les pieds et des fresques telles
quelles sur la tête. Le superflu est le nécessaire pour le Romain, et
réciproquement.

L'intérieur de l'_Albergo Nobile_ de Frascati, ancien palais vendu et
revendu, est une curiosité sous ce rapport. On traverse de vastes salles
remplies de statues de marbre blanc, copiées sur des antiques. Dans un
grand hémicycle qui sert de salon principal, il y a tout un Olympe
d'une colossale bètise. Ailleurs, ce sont des chambres représentant des
paysages vus à travers des colonnes, des salles de bain fort agréables,
avec des baignoires de marbre blanc sur le modèle des vasques antiques;
d'autres endroits plus secrets encore sont aussi en marbre blanc et
décorés de sculptures. Puis sur tout ce luxe de parois, loques de tapis
rapiécés, des fauteuils dépareillés, si gras et si vermoulus, qu'on
n'ose s'y asseoir; des lits rembourrés d'ardoises, et, pour ornements,
des vases en cartonnage fané, rouge et or, contenant des bouquets de
plumes de paon. Je m'imagine que le roi de Tombouctou, ou le grand
chef des Têtes-Plates, se pâmerait d'aise devant un pareil goût de
décoration.

Ce que j'ai enfin trouvé de plus confortable et de moins cher, c'est la
villa Piccolomini, où me voilà installé. C'est une grande maison carrée,
largement bâti, et qui, malgré son dénûment et son état de dégradation,
mérite encore le titre de palais. Un perron, à marches brisées et
disjointes, où il faut se baisser pour passer sous le linge qui sèche
sur des cordes, donne entrée à un vestibule fermé, qui, rempli de
fleurs, ferait une jolie serre. Au rez-de-chaussée s'étendent d'immenses
appartements voûtés, d'une élévation disproportionnée, et percés de
petites fenêtres qui ont fermé jadis. Tout cela est disposé pour le
frais en été; mais, au temps où nous sommes, c'est glacial. La fresque
qui garnit tout, de la base au faîte de ces chambres-édifices, est d'un
goût insupportable. Tantôt cela veut imiter les arabesques de Raphaël
et n'imite absolument rien; tantôt d'atroces bonshommes nus, soi-disant
divinités mythologiques, se tordent au plafond dans des poses terribles
qui imitent grotesquement les Michel Ange. Les portes sont à fond d'or,
rehaussées du chapeau et des cordelières du cardinalat, emblèmes qui
vous poursuivent dans toutes ces demeures seigneuriales, puisqu'il n'est
pas d'ancienne famille qui n'ait eu quelques-uns de ses membres pourvus
des hautes dignités de l'Église.

Tout cela est sale, crevassé, moisi, terni d'une croûte de piqûres
de mouches. De lourdes consoles dorées, à dessus de riches et laides
mosaïques, et menaçantes de vétusté garnissent les coins. Les glaces,
de quinze pieds de haut, sont dépolies par l'humidité, et raccommodées,
dans leurs brisures, avec des guirlandes de papier bleu. Le pavé de
petites briques s'égrène sous les pieds. Les lits de fer, sans rideaux,
disparaissent dans l'immensité. Le reste du mobilier est à l'avenant de
cette misérable opulence. Une pauvre cheminée pour tout un appartement
de cinq pièces énormes, est à peu près inutile: on ne trouve de bois à
acheter à aucun prix à Frascati, bien que ses collines soient couvertes
d'une magnifique végétation; mais tout cela appartient à trois ou quatre
familles qui, à bon droit, respectent leurs antiques ombrages, et n'ont
rien de superflu à vendre de leur bois mort. Le pauvre monde et les
étrangers qui s'imaginent, comme moi, qu'il faut aller chercher un hiver
doux et un printemps chaud en Italie, se dégèlent le bout des doigts à
la flamme rapide de quelques tiges de bambous pourris qui ne peuvent
plus servir d'échalas aux vignes, et qu'on daigne leur vendre aussi cher
que, chez nous, des bûches de Noël.

Au-dessus de ce rez-de-chaussée qui, sur l'autre face de la maison,
bâtie à mi-côte, est un premier étage, s'étendent des appartements
encore plus vastes, habités en été par une famille suisse, aujourd'hui
propriétaire de la villa Piccolomini. Maintenant la maison serait
entièrement vide sans la présence de quatre ouvriers qui viennent passer
la nuit dans une cave, et celle de la Mariuccia, qui demeure dans les
combles.

La Mariuccia, c'est-à-dire la Marion ou la Mariette (j'avoue que j'ai
été influencé par cette similitude de nom avec la vieille gouvernante
de mon oncle le curé), la Mariuccia est la gardienne, la servante, la
gouvernante, la cuisinière, le régisseur, le _factotum_ de cette grande
habitation et des terres qui en dépendent. C'est un être assez singulier
et assez remarquable: petite, maigre, plate, édentée, malpropre,
hérissée, elle s'attribue _una trentasettesina_ d'années. J'ai été fort
effrayé quand elle m'a offert de faire mon ménage et ma cuisine;
mais, en causant avec elle, j'ai reconnu qu'elle était excessivement
intelligente, spirituelle même, et qu'elle me serait une ressource dans
ces heures de spleen où l'on a besoin d'échanger quelques paroles,
quelques idées avec une créature humaine, si bizarre qu'elle soit.

Elle m'a promené et piloté minutieusement dans _son_ palais en
commençant par les plus belles chambres et en finissant par les plus
humbles, et débattant les pris avec une âpreté énergique. Comme ces prix
étaient, en somme, les plus raisonnables que j'eusse encore rencontrés,
je ne les discutais que pour me divertir de sa physionomie et de sa
parole, étourdissantes de vivacité. Je m'attendais à être rançonné comme
partout et mis au pillage comme une proie acquise aux exigences de
détail d'une servante-maîtresse. J'y étais tout résigné; mais à peine
eus-je fait choix de mon gîte, que les choses changèrent subitement. La
Mariuccia, soit qu'elle m'eût pris en amitié, soit qu'elle ait dans le
caractère un fonds de bonté réelle, commença à me dorloter comme si elle
m'eût connu toute sa vie. Elle s'inquiéta de ma pâleur et se mit en
quatre pour réchauffer ma chambre, défaire ma malle et préparer mon
dîner. Elle apporta chez moi le meilleur fauteuil et les meilleurs
matelas de la maison, fouilla l'appartement de ses maîtres pour me
trouver des livres, une lampe, un tapis propre; bouleversa le grenier
pour me choisir un paravent, et courut au jardin pour me procurer
quelques poignées de bois mort. Enfin, elle fixa le prix de ma
consommation et celui de son service avec une discrétion remarquable.

Cela m'a mis fort à l'aise avec elle, non que je sois d'humeur à
regimber contre le système d'exploitation auquel tout voyageur doit
se soumettre en Italie pour avoir la paix, mais parce qu'on se sent
vraiment soulagé, dès que l'on peut voir dans un être de son espèce,
quoiqu'il soit, un égal sous le niveau de la probité.

Me voilà donc dans un appartement situé au troisième; un troisième qui,
en raison de la hauteur des étages inférieurs serait un sixième à Paris.
De là, j'ai la plus admirable vue qui se puisse imaginer. Je devrais
dire les deux plus admirables vues, car les deux pièces que j'occupe,
faisant l'angle de la maison, j'ai, d'un côté la chaîne des montagnes
depuis le Gennaro jusqu'au Sokafe, la campagne de Rome et Rome tout
entière, visible à l'oeil nu, malgré les treize milles de plaines qui
m'en séparent à vol d'oiseau; de mon autre fenêtre, c'est plus beau
encore: au delà de la plaine immense, je vois la mer, les rivages
d'Ostie, la forêt de Laurentum, l'embouchure du Tibre, et, au-dessus
de tout cela, montant comme des spectres dans le ciel, les pâles
silhouettes de la Sardaigne. C'est immense, comme vous voyez, et un
rayon de soleil m'a fait paraître tout cela sublime. Je peux donc être
ici languissant de santé, paresseux ou enfermé par la pluie. J'ai le
vivre et le couvert assurés, une bonne femme pour me montrer de temps en
temps une figure comique et bienveillante, deux pièces très-basses, mais
assez vastes, trop mal closes et trop haut perchées d'ailleurs pour
n'être pas suffisamment aérées; quelques livres propres à me renseigner
sur le pays, et, n'eussé-je que quelques rares éclaircies de soleil, un
des plus beaux spectacles que j'aie jamais contemplés.

En ce moment, tenez, c'est splendide. Les montagnes sont d'union d'opale
si fin, si doux, qu'on les croirait transparentes. Tout ce côté de
l'est se baigne dans des reflets d'une exquise suavité. Le couchant,
au contraire, est embrasé d'un rouge terrible. Le soleil, abaissé sur
l'horizon, éclate d'autant plus ardent que des masses opaques de nuages
violets s'amoncellent autour de lui. Les méandres marécageux du Tibre se
dessinent en lignes étincelantes sur des masses de forets encore plus
violettes que le ciel. La mer est une nappe de feu, et, comme pour
rendre le tableau plus lumineux et plus bizarre, une riche fontaine,
située sur la terrasse d'une villa voisine, semble faire jaillir, aux
premiers plans, une pluie d'or fondu qui se détache sur un fond de
sombre verdure.

Mes deux chambres sont, à mon sens, les moins laides de la maison,
parce qu'elles n'ont aucune espèce d'ornement. C'est pour cela que la
Mariuccia me les a cédées au moindre prix possible, estimant que je
devais être bien pauvre, puisque je consentais à me passer de fresques
et de bustes. C'est peut-être aussi pour cela qu'elle m'apporte les
meubles les plus propres de l'établissement, compensation qui lui paraît
probablement moins sérieuse qu'à moi.

Vous voilà tranquille sur le compte de votre serviteur et ami, qui,
un peu fatigué de sa journée, va se coucher avec le soleil, comme les
poules.



XIII

Frascati, villa Piccolomini, 1er avril.

Les nuées violettes du couchant n'avaient pas menti: il a fait, cette
nuit, une tempête comme je n'en ai jamais entendu. Malgré l'épaisseur
des murs et la petitesse des fenêtres, circonstances qui me semblaient
devoir assourdir le vacarme extérieur, j'ai cru que la villa Piccolomini
s'envolerait à travers ces espaces sans bornes que mon oeil contemplait
hier au soir. J'ai dormi malgré tout; mais j'ai rêvé dix fois que
j'étais en pleine mer sur un navire qui volait en éclats. Il pleut fin
et serré, ce matin. Le colossal paysage que je vous décrivais n'existe
plus. Plus de mont Janvier, plus de Socrate, plus de Saint-Pierre, plus
de Tibre, plus de mer. C'est gris comme une matinée de Paris. Je ne
distingue que les maisons de Frascati sous mes pieds; car la villa
Piccolomini, placée à une extrémité de la ville, occupe le premier
plan d'un système de terrasses naturelles verdoyantes qu'il me tarde
d'explorer.

La Mariuccia vient de m'apporter une tasse de lait passable; et, en
attendant que je puisse sortir, je vais vous raconter les circonstances
que j'ai omises dans mon bulletin d'hier.

Il s'agit d'une course à Tivoli que je vous ai sommairement indiquée et
dont les faits me paraissent si étranges aujourd'hui, que j'ai besoin
de me bien tâter pour m'assurer que je n'ai pas rêvé cela pendant ma
fièvre.

J'aime bien à être seul, ou tout au moins avec des artistes, pour aller
à la découverte des belles choses; mais la famille B*** avait décrété,
le 26 du mois dernier, qu'elle irait à Tivoli et que je serais de la
partie. On n'invita pas Brumières, quoiqu'il eût pu y avoir place pour
lui dans la calèche. J'offrais de me mettre sur le siège avec le cocher;
mais ma proposition fut comme éludée, et, croyant m'apercevoir d'une
certaine opposition, surtout de la part de lady B***, je n'osai pas
insister, et je m'abstins de prévenir Brumières de la possibilité de son
admission.

La route m'ennuya beaucoup jusqu'à la solfatare, où l'intérêt géologique
commence. Il faisait tour à tour trop chaud, et trop froid; lady Harriet
et sa nièce ne cessaient de vouloir forcer lord B***, et moi, par
contre-coup, à nous extasier sur la poésie, sur la beauté de la plaine,
et, par toutes les raisons que je vous en ai données, je trouvais cette
interminable solitude sans caractère, insupportable à traverser.
Nous allions pourtant aussi vite que possible, lord B*** ayant fait
l'acquisition de quatre magnifiques chevaux du pays. C'est une race
précieuse. Ils ne sont pas très-grands, mais assez doublés sans être
lourds; ils trottent vite; ils ont de l'ardeur et de la solidité. Leur
robe est d'un beau noir, leur poil très-fin et brillant. La tête est un
peu commune, le pied un peu vache, mais les formes sont belles quant au
reste. Ils ont le caractère hargneux, et il ne se passe pas d'heure où
l'on ne voie, à Rome ou autour de Rome, des querelles sérieuses entre
hommes et bêtes. Cavaliers et cochers sont intrépides, mais généralement
équitent ou conduisent avec plus de hardiesse, de violence et
d'obstination que de véritable adresse et de raisonnement. Pourtant, les
accidents sont rares, les chevaux ne manquent jamais par les jambes et
descendent à fond de train, sur les dalles, les pentes les plus rapides
des collines de la métropole.

Je remarquai, avec lord B***, qui essayait cet attelage avec attention
pour la première fois, que le type de ces animaux était exactement celui
du cheval de bronze doré de Marc-Aurèle dans la cour du Capitole. Il
m'a dit, et je l'ai oublié, de quelle partie des États de l'Église ils
proviennent. Ce n'est pas de l´_agro romano_, je présume, car tous les
élèves que l'on voit courir dans le steppe sont rachitiques et d'une
race vulgaire, ainsi que les juments qui les produisent. Les boeufs y
sont également petits et laids, bien qu'ils appartiennent à cette belle
espèce d'un blanc de lait, aux cornes démesurées, que l'on voit employée
aux transports sur les routes, et aux travaux des champs dans la
région des montagnes. Cette espèce est fort étrange. Elle est encore
très-petite relativement à nos espèces de France; mais la finesse de ses
formes et de son poil, la beauté de ses jambes et de sa face devraient
en faire, pour les artistes, le type de la race bovine. On emploie
pourtant le buffle de préférence dans les tableaux de l'école romaine,
sans doute à cause de son étrangeté: mais le buffle est un hideux
animal.

Cette race de boeufs blancs est, m'a-t-on dit, originaire de la Vénétie;
mais le développement vraiment fantastique des cornes me parait une
dégénérescence due au sol romain, et une preuve de faiblesse plutôt que
de vigueur. On laboure ici avec tout ce qui tombe sons la main dans la
prairie: boeufs, vaches, ânes ou chevaux; mais on laboure très-mal, sans
s'occuper de l'écoulement des eaux, sans assainir ni unir le terrain. La
terre est légère et le climat favorable; mais la grande question pour
les laboureurs est de se dépêcher, et de séjourner le moins possible sur
ces terrains pestilentiels. Tous sont étrangers au terroir. Journaliers
nomades, ils couchent, pendant la quinzaine des travaux, dans ces ruines
ou ces paillis qui servent de point de repère dans l'étendue; puis ils
disparaissent en toute hâte et vont chercher de l'ouvrage dans des lieux
plus salubres, jusqu'à ce qu'ils reviennent faire la moisson de ces
semences abandonnées aux influences naturelles, et totalement privées de
soins jusqu'à leur maturité.

Les animaux, abandonnés avec presque autant d'incurie que les végétaux,
se ressentent aussi du mauvais air. Dès que l'on s'élève au-dessus de
ces régions funestes, les races grandissent et embellissent comme les
plantes.

Les plus jolis animaux que l'on voie ici sont les chèvres. Un vaste
troupeau de race cachemirienne était littéralement couché et endormi
comme un seul être sur le bord du chemin, et, au milieu de ce troupeau,
dormait aussi un enfant vêtu de la peau d'une de ses chèvres et couché,
pêle-mêle avec les petits chevreaux. Au bruit de la voiture tout
s'éveilla en sursaut, tout bondit à la fois sous le coup d'une terreur
indicible. Ce fut comme un nuage de soie blanche qui s'envolait en
rasant le sol, les cabris se livrant à des cabrioles échevelées, les
mères faisant flotter leurs franges éclatantes à la brise, le petit
berger, propre et blanc aussi, parce qu'il n'avait d'autre vêtement que
sa toison neuve, courant éperdu, tombant et se relevant pour fuir avec
ses bêtes effarouchées.

On arrêta la calèche pour jouir de cette scène. Je descendis et parvins
à rassurer le petit sauvage, qui consentit à me laisser prendre un de
ses chevreaux pour le montrer de près à miss Medora.

C'est ici, mon ami, que commence l'étrange aventure. La belle Medora
prit le petit animât sur ses genoux, le caressa, lui fit manger du pain,
le dorlota jusqu'à ce que lord B***, impatienté, lui eût rappelé que le
temps s'écoulait et que nous n'avions pas trop de la journée pour voir
Tivoli à la hâte et revenir à Rome. Puis, lorsqu'elle me rendit
le chevreau, après avoir attaché sur moi un regard tout à fait
inexplicable, elle se rejeta dans le fond de la voiture et couvrit son
visage de son mouchoir.

Ce mouvement me fit croire que le cabri sentait mauvais et que miss
Medora, s'en apercevant tout à coup, respirait son mouchoir parfumé.

Je me hâtai de porter le chevreau au chevrier, qui ne manqua pas de me
tendre la main avant que j'eusse eu le temps de porter la mienne à ma
poche pour y prendre, à son intention, quelques baroques. Mais, quand je
remontai en voiture, je vis Medora sanglotant, sa tante s'efforçant
de la calmer, et milord sifflant entre ses dents un _lila burello_
quelconque, de l'air d'un homme embarrassé d'une scène ridicule. Cette
situation incompréhensible me mit fort mal à l'aise. Je me hasardai à
demander si miss Medora était malade. Aussitôt le mouchoir cessa de
cacher son visage, et, à travers de grosses larmes qui coulaient encore,
elle me regarda d'un air étrange, en me répondant, d'un ton enjoué,
qu'elle ne s'était jamais sentie si bien.

--Oui, oui, se hâta de dire lady B***. Ce n'est rien; qu'un peu de mal
aux nerfs.

Et lord B*** ajouta:

--Certainement, certainement, des nerfs, et rien de plus.

--Cela m'est égal, pensai-je.

Et, au bout de peu d'instants, je trouvai un prétexte pour monter sur le
siège à côté du cocher, liberté à laquelle j'aspirais depuis longtemps,
et plus vivement encore depuis cette scène mystérieuse où mon rôle était
nécessairement celui d'un indifférent incommode ou d'un indiscret mal
appris.

Un peu plus loin, on s'arrêta pour voir les petits lacs _dei tartari_[1]
et la curieuse cristallisation sulfureuse qui les environne.
Figurez-vous plusieurs millions de petits cônes volcaniques s'élevant de
quelques pieds an-dessus du sol, ayant chacun sa cheminée principale
et ses bouches adjacentes, plusieurs millions d'Etnas en miniature. Au
premier abord, cela ressemble à une végétation étrange, pétrifiée sur
pied. Et puis cela vous apparaît comme un liquide en fusion qui se
serait candi tout à coup au milieu d'une ébullition violente. Autour
de ce champ de cratères, et sur les bords de ces flaques d'eau
sédimenteuses que l'on nomme des lacs, s'étendent des haies d'autres
cristallisations incompréhensibles, que l'on dit être des plantes
pétrifiées; mais je n'en suis pas sûr, et je crois voir là, comme dans
les cônes voisins, les caprices du bouillonnement refroidi d'un volcan
de boue et de soufre.

Je parcourais tout cela avec beaucoup de curiosité, me hâtant de casser
quelques échantillons, lorsque je vis recommencer les larmes de Medora.
Sa tante la gronda un peu et se dépêcha de la ramener à la voiture. Lord
B*** me dit:

--Venez! nous reviendrons ici tous les deux, si cet endroit vous
intéresse. En ce moment, vous voyez que ma chère nièce a un accès de
folie.

--Vraiment! m'écriai-je consterné, cette belle personne est sujette...?

[Note 1: C'est-à-dire des tartres, et non pas des Tartares, comme
traduisent quelques voyageurs]

--Non, non, reprit en riant lord B***, elle n'est pas aliénée; elle
n'est que folle à la manière de ma femme, qui prend cela au sérieux, et
vous savez bien la cause de toutes ces bizarreries.

--Moi? Je ne sais rien, je vous le jure!

--Vous n'en savez rien? dit lord B*** en m'arrêtant et en me regardant
fixement; vous en donneriez votre parole d'honneur?

--Je vous la donne! répondis-je avec la plus parfaite simplicité.

--Tiens! c'est singulier, reprit-il. Eh bien, nous reparlerons de cela
plus tard, s'il y a lieu.

Et, sans me donner le temps de l'interroger, il me ramena à la voiture,
et me força de lui céder ma place sur le siège, voulant, disait-il,
conduire lui-même, pour essayer la bouche de ses chevaux.

Mon malaise recommença, comme vous pouvez croire. Les deux Anglaises
furent d'abord muettes. Lady B*** paraissait aussi embarrassée que moi.
Sa nièce pleurait toujours. Forcé par les assertions de lady Harriet à
regarder ces larmes comme une crise de nerfs, je ne savais quelles idées
suggérer pour y remédier. J'ouvrais et refermais les glaces, ne trouvant
rien de mieux que de donner de l'air ou de préserver de la poussière.
Enfin, nous commençâmes à gravir au pas une montagne couverte d'oliviers
millénaires, et je conseillai de marcher un peu.

On accepta avec empressement; mais, au bout de quelques pas, lady
Harriet, essoufflée et replète, remonta en voiture. Lord B*** resta
sur le siège, le cocher mit pied à terre, et miss Medora, qui s'était
traînée d'un air dolent, prit sa course comme si elle eût été piquée de
la tarentule, et s'élança, légère, forte et gracieuse, sur le chemin
rapide et sinueux.

Une belle femme! dit naïvement le cocher, avec cet abandon propre aux
Italiens de toutes les classes, en se tournant vers moi d'un air tout
fraternel; j'en fais mon compliment, à Votre Excellence.

--Vous vous trompez, mon ami, lui, dis-je. Cette belle femme est une
demoiselle, et je n'ai aucun lien avec elle.

--Je sais bien! reprit-il tranquillement, en m'ôtant sans façon mon
cigare de la bouche pour allumer le sien. Je suis au service de ces
Anglais pour la saison; mais on sait bien, dans la maison et dans Rome,
que vous épousez la belle Anglaise.

Eh bien, mon cher, vous direz, s'il vous plaît, dans la maison et dans
Rome, que ce que vous croyez là est un mensonge et une stupidité.

Je doublai le pas, peu curieux de constater l'effet des bavardages
insensés de la Daniella on du Tartaglia son compère, et, fort ennuyé du
rôle absurde que ces valets voulaient m'attribuer, je fis un effort pour
n'y plus songer en marchant.

Cette préoccupation venait mal à propos m'arracher au charme qui
s'emparait de moi dans cette région vraiment admirable. La montagne
était jonchée d'herbe d'un vert éclatant, et les antiques oliviers
adoucissaient leurs formes fantastiques et la torsion insensée de leurs
tiges, sous des robes de mousses veloutées d'une adorable fraîcheur.
L'olivier est un vilain arbre tant qu'il n'est pas arrivé à cet aspect
de décrépitude colossale qu'il conserve pendant plusieurs siècles sans
cesser d'être productif. En Provence, il est grêle et n'offre qu'une
boule de feuillage blanchâtre qui rampe sur les champs comme des flocons
de brume. Ici, il atteint des proportions énormes et donne un ombrage
clair qui tamise le soleil en pluie d'or sur son branchage échevelé. Son
tronc crevassé finit par éclater en huit ou dix segments monstrueux,
auteur desquels les rejets plus jeunes s'enroulent comme des boas pris
de fureur.

Cette forêt de Tivoli fait penser à la forêt enchantée du Tasse. On ne
sait pas bien si ces arbres ne sont pas des monstres qui vont se mouvoir
et rugir ou parler. Mais, pas plus que dans le génie tout italien du
poëte, il n'y a, dans cette nature, de terreurs réelles. La verdure est
trop belle, et les profondeurs bleuâtres que l'on aperçoit à travers ces
entrelacements infinis sont d'un ton trop doux pour que l'imagination
s'y assombrisse. Comme dans les aventures de la _Jérusalem_, on sent
toujours la main des fées prête à changer les dragons de feu en
guirlandes de fleurs, et les buissons d'épines en nymphes décevantes.

J'en étais là de ma rêverie, lorsque la belle Medora, qui avait pris les
devants, et que j'avais oubliée, m'apparut tout à coup à un détour de la
montée, sortant d'un de ces fantastiques oliviers creux où elle s'était
amusée à se cacher. Je tressaillis de surprise, et elle s'élança vers
moi, aussi gaie, aussi rieuse que si elle n'eût jamais eu de vapeurs.
Elle était vraiment plus belle que je ne lui avais encore accordé de
l'être. Un trop grand soin, que je ne peux m'empêcher d'attribuer à un
trop grand amour de sa personne, me la gâte presque toujours. Elle est
toujours trop habillée, trop bien coiffée, et d'un ton trop reposé, trop
inaltérable. C'est une beauté de nacre et d'ivoire, qui change sans
cesse de robes, de bijoux et de rubans sans que sa physionomie change
jamais, et c'est de bonne foi, je vous assure, que j'ai dit souvent à
Brumières que cette invariable perfection m'était insupportable.

En ce moment, elle était toute différente de sa manière d'être
habituelle. Les larmes avaient un peu creusé ses beaux yeux, et ses
joues, animées par la course, étaient d'un ton moins pur et plus chaud
que de coutume. Il y avait enfin de la vie et comme de la moiteur sur
sa peau et dans son regard. Elle avait perdu son peigne en courant.
J'ignore si elle avait mis sa fausse tresse dans sa poche; mais elle
avait encore une assez belle chevelure pour se passer d'artifice et pour
encadrer magnifiquement sa tête. Ce n'était plus cet inflexible diadème
lissé comme du marbre noir sur un front de marbre blanc. C'était une
auréole de vrais cheveux, souples et fins, voltigeant sur une chair rosé
frémissante.

Probablement elle vit dans mon regard que je lui faisais amende
honorable, car elle vint à moi amicalement, et passa son bras sous le
mien avec une familiarité bien différente de ses dédains accoutumés, en
me demandant à quoi je pensais et pourquoi j'avais eu l'air si surpris
en la voyant sortir de son arbre.

Je lui racontai comme quoi la forêt du Tasse s'était présentée à mon
imagination, et comment son apparition, à elle, avait coïncidé avec le
souvenir de ces enchantements bénévoles.

--C'est-à-dire que vous m'avez comparée tout bonnement à une sorcière!
Il ne faut pas que je m'en plaigne, puisque décidément il faut avoir cet
air-là pour vous plaire.

--Où prenez-vous cette singulière assertion sur mon compte?

--Dans votre enthousiasme pour la vivandière de l'_Agua argentina_. La
seule créature de mon sexe qui vous ait ému depuis votre arrivée à Rome,
a été qualifiée par voue de sibylle.

--Alors, vous pensez que je cherche à établir une comparaison, sur le
terrain de la magie, entre vous et une pauvre septuagénaire?

--Que dites-vous là? s'écria-t-elle en raidissant ses doigts effilés sur
mon bras; c'était une femme de soixante et dix ans?

--Tout au moins! Ne l'ai-je pas dit, en faisant la description de ses
_charmes_?

--Vous ne l'avez pas dit... Pourquoi ne l'avez-vous pas dit?

Cette brusque interrogation, faite d'un ton de reproche, me laissa
stupéfait au point de ne savoir quoi répondre. Elle m'en épargna le soin
en ajoutant:

--Et la Daniella? Que dites-vous de la Daniella? N'a-t-elle pas aussi un
petit air de sorcière?

--Je ne m'en suis jamais avisé, répondis-je; et, en tout cas, je n'y
tiendrais pas essentiellement pour la trouver jolie.

--Ah! vous convenez que celle-ci vous plaît? Je le disais bien, il faut
être laide pour vous plaire!

--Selon vous, la Daniella est donc laide?

--Affreuse! répondit-elle avec une candeur de souveraine jalouse du
moindre objet supportable sur les terres de son royaume.

--Allons, vous êtes trop despote, lui dis-je en riant. Vous voulez qu'à
moins de trouver une beauté supérieure à la vôtre, on ne daigne pas
seulement ouvrir les yeux. Alors, il faut se les crever pour jamais, et
renoncer à la peinture.

--Est-ce un compliment? demanda-t-elle avec une animation
extraordinaire. Un compliment équivaut à une raillerie, par conséquent à
une injure.

--Vous avez raison; aussi n'est-ce pas un compliment, mais une vérité
banale que j'aurais dû ne pas formuler, car vous devez être lasse de
l'entendre.

--Vous ne m'avez pas gâtée sous ce rapport, vous! Dites donc toute votre
pensée! Vous savez que je ne suis pas laide; mais vous n'aimez pas ma
figure.

--Je crois que je l'aimerais autant que je l'admire, si elle était
toujours naïvement belle comme elle l'est dans ce moment-ci.

Pressé de questions à cet égard, je fus entraîné à lui dire que, selon
moi, elle était ordinairement trop arrangée, trop encadrée, trop
rehaussée, et qu'au lieu de ressembler à elle-même, c'est-à-dire à une
femme superbe et ravissante, elle se condamnait à un travail perpétuel
pour ressembler à n'importe quelle femme pimpante, à n'importe quel type
de fashion aristocratique, à n'importe quelle poupée servant de montre à
un étalage de chiffons et de bijoux.

--Je crois que vous avez raison, répondit-elle après un moment de
silence attentif.

Et, arrachant tout à coup sa broche et ses bracelets de Froment Meurice,
véritables objets d'art que précisément je n'étais nullement disposé
à critiquer, elle les lança à travers le bois avec une gaieté de
Sardanapale.

--Voilà un étonnant coup de tête! lui dis-je en quittant son bras sans
galanterie pour aller ramasser ces précieux objets. Vous permettrez
qu'en qualité d'artiste, je vous reproche ce mépris pour de si beaux
ouvrages.

Je retrouvai les bijoux, non sans peine, et, quand je les lui rapportai:

--Gardez-les, me dit-elle avec colère: je n'en veux plus.

--Et pour qui diable les garderais-je?

--Pour qui vous voudrez; pour la Daniella! quand elle sera ornée et
parée, elle commencera à vous déplaire autant que moi.

--Je les lui remettrai ce soir, pour qu'elle les replace dans votre
écrin, répondis-je en mettant les bijoux dans ma poche.

--Ah! vous êtes cruel! Vous n'avez pas une réponse qui ne soit de glace!

Et, me quittant brusquement, elle reprit sa course en avant de la
voiture, me laissant là assez stupidement ébahi de sa véhémence.

Que se passait-il donc dans cette étrange cervelle de jeune fille? Voilà
le problème que je ne pouvais, que je ne peux pas encore résoudre.
Quand la voiture la rejoignit elle était calme et enjouée. Ses émotions
s'apaisent vite. Elles viennent et s'en vont comme des mouches qui
volent.



XIV

Frascati, 1er avril.

Tivoli est une ville charmante au point de vue pittoresque; mais la
fièvre et la misère ou l'incurie règnent là comme à Rome. La population
était cependant en grande activité pour rentrer les olives, dont la
récolte, tardive dans cette région fraîche, vient de s'achever. Hommes,
femmes et enfants offraient, comme à Rome, une exhibition de guenilles
à nulle autre pareille; à ce point que l'on ne sait plus si c'est la
détresse ou le goût du haillon qui généralisent ainsi cette livrée
repoussante. Aux jours de fête, les femmes de la campagne romaine sont
pourtant d'un luxe exorbitant. Chaque localité a son costume tout
chamarré d'or et de pourpre, les robes et les tabliers de damas de soie,
les chaînes et les boucles d'oreilles d'un grand prix. Cela n'empêche
pas qu'on ne soit hideusement sale dans la semaine et qu'on ne tende la
main aux passants.

Vous avez le dessin du joli petit temple de la Sibylle, perché sur le
sommet d'un abîme; mais cela ne vous donne pas la moindre idée de cet
abîme, où je vous ferai descendre tout à l'heure.

Lord B*** avait envoyé Tartaglia, la veille, en éclaireur, pour
commander notre déjeuner. Nous trouvâmes la table dressée sur une
terrasse escarpée, au pied du temple même, et en face de l'effrayant
rocher dont le sommet fut le principal couronnement des grottes de
Neptune. Le couronnement s'est écroulé il y a quelques années; l'_Anio_
a été détourné en partie pour passer sous des tunnels à quelque distance
de là, et former la grande cascade. Mais ce qui est resté des eaux
du fleuve pour alimenter le torrent du gouffre naturel, est encore
splendide, et les monstrueux débris de la principale grotte, gisant au
pied du roc, ont donné un autre genre de beauté à la scène que nous
dominions. D'ailleurs, grâce aux pluies de ces derniers jours, le rocher
de Neptune était arrosé d'une fine cataracte qui tombait en nappe
d'argent sur sa brisure à pic.

Nous ne pouvions voir, sous l'abondante végétation qui remplit le
gouffre, l'autre bras du torrent qui forme d'autres chutes plus
importantes vers le fond de cet entonnoir. Nous en entendions le bruit
formidable, ainsi que celui de la grande cataracte du tunnel, placée
derrière d'autres masses de rochers. Toutes ces voix de l'abîme,
mugissant sous des arbres dont nous respirions les cimes fleuries,
avaient un charme extraordinaire.

Le déjeuner fut excellent, grâce à la prévoyance de lord B*** et aux
soins de Tartaglia, qui s'entend à la cuisine comme à toutes choses.
Lord B*** fut aussi enjoué que sa nature le comporte. Il déteste le
séjour des villes, celui de Rome en particulier. Il aime les lieux
sauvages, les grandes scènes de la nature. Un peu excité par une pointe
de vin d'Asti, boisson agréable et capiteuse dont je sentis bientôt
qu'il fallait se méfier, il parla des ouvrages de Dieu avec une sorte
de poésie d'autant plus remarquable chez lui, qu'elle s'appuyait sur
le large fond de bon sens qui fait la base de son caractère. Sa femme
était, comme de coutume, disposée à dénigrer ce rare moment d'expansion.
J'eus le bonheur de l'en empêcher en écoutant lord B*** avec intérêt, et
en l'aidant à développer ses pensées lorsque sa timidité naturelle
ou son découragement de lui-même tendaient à les laisser obscures et
incomplètes. Il arriva ainsi à dire d'excellentes choses, très-senties
et empreintes d'une certaine originalité. Medora, beaucoup plus
intelligente que sa tante, en fut peu à peu frappée, et, regardant
alternativement lui et moi avec quelque surprise, elle arriva à daigner
causer avec ce pauvre oncle comme avec un être de quelque valeur. Cette
espèce d'adhésion gagna insensiblement lady Harriet, qui cessa de sauter
comme une carpe à chaque parole de son mari, et qui voulut bien, par
deux ou trois fois, dire en l'écoutant: _Juste, extrêmement juste!_

Quand on nous eut servi le café, les femmes se levèrent pour mettre leur
manteau, car le ciel s'était couvert et le froid se faisait sentir. Lord
B*** les retint.

--Attendez encore un peu, leur dit-il. Prenez un verre de bordeaux et
trinquez avec moi, à la française.

Cette proposition révolta sa femme; mais Medora, qui a beaucoup
d'ascendant sur elle, prit un verre, et, après y avoir mouillé ses
lèvres, demanda quelle santé son oncle voulait porter.

--Buvons à l'amitié, répondit-il avec une émotion concentrée. Lady
Harriet, faites-moi la grâce de boire à l'amitié.

--A quelle amitié? dit-elle; à celle que nous avons pour M. Jean Valreg,
notre sauveur? A l'amitié et à la reconnaissance! Je ne demande pas
mieux!

--Non, non, reprit lord B***, Valreg n'a pas besoin de témoignages
particuliers, et ce que je vous propose a un sens général.

--Expliquez-vous, dit Medora. Je suis sûre que vous allez vous expliquer
très-bien.

--Je bois, dit-il en élevant son verre, à cette pauvre bonne personne de
déesse, veuve de messer Cupidon, laquelle demeure au fond du carquois
épuisé de flèches, comme Pandore au fond de la boite des afflictions et
des malices. C'est une indigente que les jeunes gens méprisent parce
qu'elle est vieillotte et modeste; mais nous, milady...

Je vis qu'il allait gâter son exorde par quelque maladroite allusion
à la beauté automnale de sa femme, et je profitai d'un de ces points
d'orgue spasmodiques, moitié soupir, moitié bâillement, dont il
parsème ses périodes, pour couvrir sa conclusion sous un robuste
applaudissement. Puis j'ajoutai, avec une profondeur d'habileté dont je
fus étonné moi-même:

--Bravo! milord, ceci est tout à fait dans le goût de Shakspeare, que
vous affectez de ne pas comprendre, et que vous pourriez commenter aussi
bien que Malone ou... milady.

--Serait-il vrai? dit lady Harriet surprise et flattée. En effet, je
crois quelquefois que l'ignorance de milord est une affectation, et
qu'il a plus de goût et de sensibilité qu'il n'en veut avouer.

C'était sans doute la première parole un peu aimable que lady Harriet
disait à son mari depuis bien longtemps. Le pauvre homme fit un
mouvement comme pour lui prendre la main; mais, arrêté par une habitude
de doute et de crainte, ce fut ma main qu'il prit dans la sienne, et
c'est à moi que le remercîment fut adressé.

--Valreg, dit-il écoutez-moi et devinez-moi! Voilà vingt ans que je n'ai
fait un repas aussi agréable.

--C'est vrai, dit milady; depuis ce déjeuner sur la mer de glace, à
Chamounix, avec... avec qui donc? Je ne me rappelle pas...

--Avec personne, répliqua lord B***. Nos guides s'étaient éloignés,
et vous me fîtes la grâce de boire avec moi, comme aujourd'hui... à
l'amitié!

Une vive rougeur avait monté au front de lady Harriet. Un instant,
elle avait craint l'évocation de quelque tendre souvenir, imprudemment
éveillé par elle. Il est aisé de voir qu'outre le plus léger froissement
de sa pudeur britannique, rien ne lui est plus désagréable que les
imperceptibles fatuités rétrospectives de son mari à son égard. Elle lui
sut donc un gré infini de s'être arrêté à temps dans sa commémoration de
tête-à-tête de Chamounix.

--N'est-il pas très-plaisant, me dit tout bas miss Medora, que le
dernier jour de tendresse de mon cher oncle et de ma chère tante soit
daté de ce lieu symbolique, la _mer de glace_?

Comme elle s'était appuyée, en me parlant, sur la barre de fer qui
entoure la plate-forme du temple de la Sibylle, et que le bruit des eaux
du gouffre couvrait nos voix, je pus, à deux pas de la table où lord
B*** était encore assis avec sa femme, m'expliquer rapidement sans en
être entendu.

--Je ne trouve rien de plaisant, dis-je à la railleuse Medora, dans la
situation maussade et douloureuse de ces deux personnages, si charmants
et si parfaits individuellement, si différents d'eux-mêmes quand ils
sont réunis. Il me semble que rien ne serait plus facile à qui joindrait
un peu d'adresse à beaucoup de coeur, de rendre leur désaccord moins
pénible.

--Et je vois que vous avez entrepris cette tâche méritoire?

--Ce n'est pas à moi, qui suis auprès d'eux un passant étranger, qu'il
appartiendrait de l'entreprendre avec chance de succès. Ce devoir est
naturellement indiqué à la délicatesse d'un esprit de femme...

--Et à la générosité de ses instincts? Je vous comprends, merci! J'ai
été légère dans ma conduite vis-à-vis de mes parents, je le reconnais;
mais, à partir de ce jour, vous verrez que je sais profiter d'une bonne
leçon.

--Une leçon?

--Oui, oui, c'en est une, et vous voyez que je la reçois avec
reconnaissance.

Elle me tendit, ou plutôt me glissa sa belle main, le long de la barre
de fer sur laquelle nos coudes étaient appuyés, et, sans songer à y
mettre du mystère, je la portai à mes lèvres par un retour bien naturel
de gratitude. Mais, comme si cet échange amical eût été une audace
furtive de sa part et de la mienne, elle retira vivement sa main, et,
se retournant vers sa tante, qui ne songeait, pas plus que son oncle,
à nous observer, elle prétendit, comme pour motiver auprès d'eux sa
rougeur et sa précipitation, que ce rocher à pic lui donnait le vertige.

Ce mouvement, qui gâtait la spontanéité de ses intentions et qui
semblait vouloir incriminer la simplicité des miennes, me déplut un
peu. Je m'éloignai sans rien dire, espérant m'échapper et pouvoir aller
explorer le gouffre avant mes compagnons moins alertes. Mais ce puits de
verdure est fermé par une solide barrière dont un gardien spécial a la
clef. Il était là, attendant notre bon plaisir; mais il refusa de me
laisser passer tout seul.

--Non, monsieur, me dit-il, cet endroit est très-dangereux, et je suis
responsable de la vie des personnes que je conduis. Trois Anglais ont,
il y a quelques années, disparu dans le gouffre, pour avoir voulu le
visiter sans moi, et, comme je dois attendre les dames qui sont avec
vous, je ne peux pas vous conduire seul.--Oh! oh! ajouta-t-il en
s'adressant à Tartaglia, qui passait auprès de nous, portant deux
bouteilles qu'il venait de prendre dans la voiture de mes Anglais,
est-ce que milord va encore boire ces deux-là?

--Bah! ce n'est rien, répondit Tartaglia; du vin de France, du bordeaux!
Les Anglais boivent ça comme de l'eau.

Ça m'est égal, reprit le gardien: si milord est _ubbriaco_, je ne le
laisserai pas descendre.

Je pensai devoir empêcher lord B*** de s'exposer à une discussion de ce
genre. Je l'ai toujours vu très-sobre; mais qui sait ce qu'un rayon de
bonne intelligence avec sa femme pouvait apporter de changement à ses
habitudes? Je retournai donc à la table, où le bordeaux était déjà
versé, bien que les femmes fussent levées et en train de s'équiper pour
la promenade. Je remarquai que mon Anglais était redevenu froid et
sérieux comme à son ordinaire. Déjà quelque parole aigre avait été
échangée entre sa femme et lui, et déjà Medora avait oublié ses beaux
projets de conciliation, car elle riait de la triste figure de son
oncle.

--Allons! disait-elle en attachant sa coiffe de mackintosh, vous avez
fait assez de poésie pour un jour. Le soleil s'en va, le temps marche,
et nous ne sommes pas venus ici pour porter des santés à tous les dieux
de l'Olympe.

--Vous savez que l'endroit est dangereux, dit lady Harriet à son mari;
si la pluie vient, il le sera encore davantage. Venez donc ou restez
seul tout à fait!

--Eh bien, je reste, répondit-il avec une sorte de désespoir comique, en
remplissant son verre. Allez voir couler l'eau; moi, je vas faire couler
le vin!

C'était une révolte flagrante.

--Adieu donc! dit lady Harriet avec indignation, en prenant le bras de
sa nièce.

--Valreg! buvez à ma santé, je le veux, s'écria milord en me retenant
par le bras.

--Moi, je ne le veux pas, répondis-je. Ce bordeaux, par-dessus le café,
serait pour moi une médecine; et je ne comprendrais pas, d'ailleurs, que
nous pussions laisser aller sans nous, dans un endroit dangereux, les
femmes que nous accompagnons.

--Vous avez raison! dit-il en faisant un effort pour repousser son
verre. Tartaglia, viens ici. Bois ce vin! bois tout ce qu'il y a dans
la voiture, je te le commande; et, si tu n'es pas ivre-mort quand je
reviendrai, tu n'auras jamais plus un baloque de ma main.

Cette singulière fantaisie chez un homme aussi sensé me parut suspecte.
Je vis que Tartaglia suivait, comme moi, des yeux, la démarche alanguie
de milord. Il y avait trop de laisser aller dans ses jambes pour qu'il
n'y eût pas quelque chose à craindre du côté de la tête.

--Soyez tranquille, me dit l'intelligent et utile Tartaglia; _c'est moi
que je vous_ réponds de lui!

Et, sans oublier de prendre possession du vin qn'il désigna comme sien
en faisant à l'hôte de la Sibylle un signe rapide, il emboîta le pas
derrière l'Anglais sans faire semblant de s'occuper de lui. L'hôte avait
compris que Tartaglia aimait mieux lui vendre cet excellent bordeaux que
de le boire, et, avec cette perspicacité supérieure dont les Italiens de
cette classe sont doués à la vue d'une _affaire_, il donna à ses garçons
des ordres en conséquence.

Rassuré sur le compte de mon pauvre ami, je le dépassai pour aller
rejoindre les femmes, qui, sous la conduite du guide, descendaient déjà
le sentier. Medora était, comme de coutume en avant, la tête en l'air,
affectant le mépris du danger et déchirant sa robe à tous les buissons,
sans daigner faire un mouvement pour s'en préserver. En toutes choses
et en tous lieux, elle marche d'un air d'impératrice à qui l'univers
appartient et doit céder; et, s'il lui prenait envie de traverser
l'épaisseur des murs, elle serait, je gage, étonnée que les murs ne
s'ouvrissent pas d'eux-mêmes à son approche.

Ces allures de reine Mab ne me rassuraient pas plus que la démarche
avinée de lord B***; mais je crus devoir offrir mon bras à la tante.

--Non, me dit-elle, j'irai prudemment, je connais le sentier, et le
guide ne me quittera pas; mais prenez garde à Medora, qui est fort
téméraire.

Je doublai le pas et remarquai, avec un certain effroi, que j'avais pour
mon compte un peu de vertige. C'était comme une folle envie de courir
sus à Medora, de lui prendre le bras et de m'élancer en riant avec elle
dans ces ravissantes profondeurs de verdure et de rochers. Comme
le sentier était des plus faciles, et que rien ne justifiait les
appréhensions du gardien, je vis bien que mon vertige était plus moral
que physique, et qu'en m'occupant à empêcher les toasts trop répétés
de lord B***, j'avais perdu la conscience de mon propre état. J'avais
pourtant bien discrètement fêté le vin d'Asti et le bordeaux de la
voiture, mais j'avais eu chaud et soif; peut-être avais-je été étourdi
par le soleil qui nous tombait d'aplomb sur la tête, par le rugissement
et le mouvement de la cascade placée verticalement devant nos yeux,
par les singularités de Medora, par les expansions de lord B***. Bref,
quelle qu'en fût la cause, et quelle que fut la tranquillité de ma
conscience, je sentis que j'étais gris, mais gris à faire de sang-froid
les plus splendides extravagances!



XV

Frascati, 1er avril.

J'étais gris, vous dis-je, et je sentis cela en courant, après miss
Medora. Dans le peu d'instants qui s'écoulèrent avant que je fusse près
d'elle, j'éprouvai une surexcitation qui développa dans ma tête un degré
de lucidité extraordinaire.

--Cette fille est riche et belle, me disais-je à moi-même. Elle se jette
de gaieté de coeur dans un système de provocations qui pourrait la
perdre si tu étais un lâche, ou l'unir à toi si tu étais un ambitieux.
Tout cela n'est rien; il n'y a ici de danger ni pour toi ni pour elle,
si tu as la conscience de tes paroles et la netteté de tes idées; mais
te voilà gris, c'est-à-dire fou, porté violemment à l'audace vis-à-vis
de la destinée, à l'enthousiasme pour la beauté, à l'enivrement de la
gaieté, de la jeunesse et de la poésie devant cette scène grandiose
de ta plus chère maîtresse, la nature! Te voilà disposé à l'expansion
délirante quand il faut que tu veilles, même sur tes regards, et que tu
pèses tous les mots que tu vas dire pour n'être ni sot, ni méchant, ni
fourbe, ni léger!

Comment toutes ces réflexions se pressèrent en moi dans l'espace de deux
ou trois minutes tout au plus, c'est ce qu'il m'est impossible de vous
expliquer; mais elles s'y formulèrent si nettement, que je sentis la
nécessité d'un violent effort sur moi-même pour me dégriser. Vous avez
rêvé souvent, n'est-ce pas, _que vous rêviez_, et vous êtes venu à bout
de vous arracher à des images pénibles et de vous réveiller par le seul
fait de votre volonté? Voilà précisément ce qui se passa en moi; mais je
ne saurais vous dire combien fut énergique et par conséquent douloureux
ce combat contre les fumées du vin. J'en sortis vainqueur cependant,
car, après m'être arrêté court à un tournant à angle vif qui me cachait
Medora, je pris seulement le temps de me dire:

--Où est-elle? Je ne la vois plus. Peut-être est-elle tombée dans
quelque précipice. Eh bien, pourquoi pas? Cela vaudrait beaucoup mieux
pour elle que d'être le jouet d'un engouement déplacé et passager de sa
part et de la mienne.

Après m'être dit ces sages paroles, je me sentis complètement rendu à
mon état naturel, et seulement fatigué comme si j'eusse fait une longue
course. Je rejoignis Medora, je l'abordai avec calme, et, au lieu des
véhéments reproches que j'avais été tenté de lui adresser sur son
imprudence, je lui dis, en souriant, que je courais après elle pour
l'accompagner, par ordre de lady Harriet.

--Je n'en doute pas, répondit-elle. Certes, vous n'y seriez pas venu de
vous-même.

--Non, en vérité, lui dis-je. Pourquoi vous aurais-je importunée de ma
présence, quand ce sentier est le plus joli et le plus commode qui se
puisse imaginer dans un lieu semblable? On peut courir ici comme dans sa
chambre, et, pour tomber, il faudrait être d'une maladresse ridicule ou
d'une présomption stupide.

Cette observation lui fit tout à coup ralentir son allure.

--Vous pensiez donc, me dit-elle avec un regard pénétrant, que je
voulais vous éblouir par mon audace, que vous prenez ces précautions
oratoires pour me dire...

--Pour vous dire quoi?

--Que mon effet serait manqué! C'est fort inutile: je sais que je ne
pourrais même pas avoir un moment de gaieté bien naturelle, me sentir
enfant et oublier que vous êtes là à m'épiloguer, sans être accusée de
poser l'Atalante ou la Diana Vernon. Vous avouerez que vous êtes un
compagnon de promenade fort incommode, et qu'autant vaudrait être sous
une cloche que sous votre regard éplucheur et malveillant.

--Puisque nous voilà aux injures, je vous dirai que j'aimerais bien
autant que vous me trouver seul ici, pour admirer à mon aise et sans
préoccupation une des plus belles choses que j'aie jamais vues; mais
comment faire pour nous délivrer du tête-à-tête qu'on nous impose?
Voulez-vous que nous descendions jusqu'en bas sans nous dire un seul
mot?

--Soit, dit-elle; passez devant pour que ma tante, qui nous regarde
de là-haut, en venant tout doucement, voie bien que vous faites votre
office de garde-fou! Si j'ai la ridicule maladresse ou l'absurde
présomption de tomber, vous m'empêcherez de rouler jusqu'en bas; hormis
ce cas invraisemblable, je vous défends de vous retourner.

--C'est fort bien; mais, si vous roulez par le coté du précipice, si je
ne vous entends pas marcher sur mes talons, il faudra que je me retourne
ou que je sois inquiet, ce qui me dérangera dans ma contemplation, et
m'ennuiera beaucoup, je vous en avertis.

--Voyons, dit-elle en riant, il y a moyen de s'arranger.

Elle détacha le long ruban de son chapeau de paille et m'en donna un
bout pendant qu'elle prenait l'autre. Il fut convenu que, quand je ne la
sentirais plus au bout du ruban, j'aurais le droit et le devoir de me
retourner.

Cet arrangement facétieux était bien facile à prendre sur le délicieux
sentier qui conduit au fond de l'entonnoir. S'il est parfois rapide et
escarpé, nulle part il n'offre le moindre péril pour qui ne cherche pas
le péril. C'est l'ouvrage de soldats français, sous la direction du
général Miollis, et, grâce à ce travail ingénieux, l'abîme est devenu un
adorable jardin anglais où l'on court avec sérénité au milieu d'épais
massifs de myrtes et d'arbustes variés et vigoureux. Cette belle
végétation vous fait perdre souvent de vue l'ensemble de la scène, mais
c'est pour le retrouver à chaque instant avec plus de plaisir.

Puisque vous me dites que vous avez sous les yeux tous les guides et
itinéraires de l'Italie pour suivre mon humble pérégrination, je dois
vous prévenir que, dans aucun, vous ne trouverez une description exacte
de ces grottes, par la raison que les éboulements, les tremblements de
terre et les travaux indispensables à la sécurité de la ville, menacée
de s'écrouler aussi, ou d'être emportée par l'Anio, ont souvent changé
leur aspect. Je vais tâcher de vous en donner succinctement une idée
exacte; car, en dépit des nouveaux itinéraires qui prétendent que ces
lieux ont perdu leur principal intérêt, ils sont encore une des plus
ravissantes merveilles de la terre[2].

[Note 2: Un itinéraire sans défauts, c'est la pierre philosophale,
et il faut dire aux personnes éprises de voyages qne l'exactitude
absolue des renseignements sur les localités intéressantes est
absolument impossible. Ces ouvrages se font généralement à coups de
ciseaux, vu que le rédacteur ne peut aller _partout_ lui-même. Il le
ferait en vain. L'aspect des lieux change d'une année à l'autre. J'ai
sous les yeux une relation qui déplore l'écroulement complet et la
complète sécheresse des grottes de Tivoli, que je viens de voir telles
que les décrit Jean Valreg. Parmi les meilleurs _guides_, je recommande
ceux de MM. Adolphe Jonanne et A.-J. Dupays, en Suisse et en Italie. Ce
sont de véritables manuels d'art et de savoir encyclopédique, sont une
forme excellente.]

Je vous ai parlé d'un puits de verdure; c'est ce bocage, d'environ un
mille de tour à son sommet, que l'on a arrangé dans l'entonnoir d'un
ancien cratère. L'abîme est donc tapissé de plantations vigoureuses,
bien libres et bien sauvages, descendant sur des flancs de montagne
presque à pic, au moyen des zigzags d'un sentier doux aux pieds, tout
bordé d'herbes et de fleurs rustiques, soutenu par les terrasses
naturelles du roc pittoresque, et se dégageant à chaque instant des
bosquets qui l'ombragent pour vous laisser regarder le torrent sous vos
pieds, le rocher perpendiculaire à votre droite et le joli temple de la
Sybille au-dessus de votre tête. C'est à la fois d'une grâce et
d'une majesté, d'une âpreté et d'une fraîcheur qui résument bien les
caractères de la nature italienne. Il me semble qu'il n'y a ici rien
d'austère et de terrible qui ne soit tout à coup tempéré ou dissimulé
par des voluptés souriantes.

Quand on a descendu environ les deux tiers du sentier, il vous conduit à
l'entrée d'une grotte latérale complètement inaperçue jusque-là. Cette
grotte est un couloir, une galerie naturelle que le torrent a rencontrée
dans la roche, et qui semble avoir été une des bouches du cratère dont
le puits de verdure tout entier aurait été le foyer principal. On
s'explique plus difficilement la cause première des gigantesques
_macaroni_ (je ne puis les appeler autrement) qui se tordent sous les
voûtes et sur les parois de cette galerie souterraine. C'est exactement,
en grand, les mêmes formes et les mêmes attitudes que les prétendues
herbes pétrifiées de la petite solfatare de l'étang des tartres. Les
gens du pays affirment que ces entrelacements et ces enroulements de
pierres sont, dans les grottes de Tivoli, comme à la solfatare, des
pétrifications de plantes inconnues. Je ne demanderais pas mieux; mais,
comme elles sont percées, dans toute leur étendue, d'un tube intérieur
parfaitement rond et lisse, cette perforation me fait bien l'effet
d'être le résultat d'un dégagement de gaz et de souffles impétueux
partant de l'abîme et se faisant des tuyaux de flûte de toutes ces
matières en fusion. Ce travail a pu être régulier d'abord comme le
crible ignivome de la solfatare; mais une convulsion subséquente de la
masse volcanique les a tordues, embrouillées et déjetées en tous sens,
avant qu'elles fussent entièrement refroidies. Voilà mon explication.
Prenez-la pour celle d'un rêveur et d'un ignorant; je n'y tiens pas;
mais elle a satisfait au besoin que j'éprouve toujours de me rendre
compte des bizarreries géologiques, bizarreries pures dans la solfatare
à fleur de terre que j'avais vue le matin, mais mystères grandioses dans
la grotte de Tivoli, comme sur le chemin de Marseille à Roquefavour.

De quelles scènes effroyables, de quelles dévorantes éjaculalions, de
quels craquements, de quels rugissements, de quels bouillonnements
affreux cette ravissante cavité de Tivoli a dû être le théâtre! Il me
semblait qu'elle devait son charme actuel à la pensée, j'allais presque
dire au souvenir évoqué en moi, des ténébreuses horreurs de sa formation
première. C'est là une ruine du passé autrement imposante que les débris
des temples et des aqueducs; mais les ruines de la nature ont encore sur
celles de nos oeuvres cette supériorité que le temps bâtit sur elles,
comme des monuments nouveaux, les merveilles de la végétation, les frais
édifices de la forme et de la couleur, les véritables temples de la vie.

Par cette caverne, un bras de l'Anio se précipite et roule, avec un
bruit magnifique, sur des lames de rocher qu'il s'est chargé d'aplanir
et de creuser à son usage. A deux cents pieds plus haut, il traverse
tranquillement la ville et met en mouvement plusieurs usines; mais, tout
au beau milieu des maisons et des jardins, il rencontre cette coulée
volcanique, s'y engouffre, et vient se briser au bas du grand rocher,
sur les débris de son couronnement détaché, qui gisent là dans un
désordre grandiose.

Il me fallut, en cet endroit, me retourner, comme Orphée à la porte de
l'enfer, pour regarder mon Eurydice, car elle avait malicieusement lâché
le ruban et s'était vivement aventurée sot une planche jetée au flanc du
sentier par-dessus le vide, et appuyée sur une faible saillie du grand
rocher. C'était une pure forfanterie, car cette planche ne conduisait à
rien, ne tenait à rien, et présentait le plus épouvantable danger. Je
vis qu'en effet ma princesse était brave et affrontait le vertige avec
une surprenante tranquillité. Mais quoi! c'est une Anglaise, et je me
persuade toujours qu'il y a plus de fer et de bois que de sentiment et
de volonté dans ces belles machines qui se donnent pour des femmes. Je
crois bien que, si elle était tombée, elle aurait pu se casser, mais
qu'on eût pu la raccommoder, et qu'elle eût été miss Medora comme
devant.

Néanmoins, mon premier mouvement fut une grande terreur et puis un accès
de colère irréfrénable. Je courus à elle, je la pris, très-rudement par
le bras et je l'entraînai sous la voûte de la caverne, où je la forçai
de s'asseoir, pour l'empêcher de recommencer quelque inutile expérience
de son courage insensé.

Pour que vous compreniez comment je pouvais entrer dans une caverne où
coule un bras de rivière impétueuse, il faut vous représenter la large
ouverture de cette caverne, dont une moitié seulement sert de lit à la
course des eaux, cette moitié est nécessairement la plus creuse;
l'autre également pavée de grands feuillets ondulés et bosselés par les
soulèvements volcaniques, vous permet de monter, en tournant, jusque
vers l'ouverture supérieure par laquelle le flot s'engage sous la voûte.
Ainsi vous remontez, aisément et à couvert, la pente fortement inclinée
et tourmentée d'un cours d'eau qui forme une cascade devant vous, et
une autre cascade derrière vous. Cela m'expliquait la formidable basse
continue que, du temple de la Sibylle, nous entendions monter de
l'abîme invisible, tandis que la claire nappe argentée, qui léchait la
perpendiculaire du grand rocher, dominait la sauvage harmonie par un
chant plus frais et plus élevé.

L'endroit où j'avais fait asseoir, bon gré mal gré, Medora, forme une
imposante et bizarre excavation, où pénètre, de l'issue supérieure
invisible encore, une lueur bleue d'un effet fantastique. Les voûtes de
la caverne où s'enroulent furieusement ces étranges formations minérales
dont je vous ai parlé ces prétendues plantes d'un monde antérieur
colossal, prennent là le dessin et l'apparence d'un ciel de pierre
labouré de ces lourdes nuées moutonneuses qu'imitèrent les statuaires
italiens du XVIIe siècle, dans les _gloires_ dont ils entourèrent leurs
Madones ou leurs saints équestres. En sculpture, c'est fort laid et fort
bête; mais, dans ce jeu de la nature, dans ce plafond de caverne éclairé
d'un jour frisant et blafard qui en dessine les groupes fuyants et
insensés, c'est étrange au point d'être sublime; et, comme si la
matière, dans ses transformations successives, se plaisait à conserver
les apparences de couleur et de forme de ses premières opérations, on
peut très bien se figurer là, au lieu d'un fleuve d'eau qui descend, un
fleuve de lave qui monte, et, au lieu d'une voûte de rochers, une voûte
de lourdes vapeurs tordues et dispersées par les vents de l'enfer
volcanique.

Je fus tellement saisi par l'aspect et le bruit de ce cercle dantesque,
qu'à peine eus-je fait asseoir Medora, je l'oubliai complètement. Ma
main, crispée par l'émotion qu'elle m'avait causée, tenait pourtant
encore la sienne; mais c'était une sollicitude toute machinale, et
je restai pétrifié comme le ciel de la grotte, curieux d'abord de
comprendre à ma manière la scène étrange qui m'environnait, et puis
ravi, pénétré, transporté dans le rêve d'un monde inconnu, enchaîné
comme on l'est quand on n'a pas une parole pour formuler ce que l'on
éprouve, et que l'on n'a pas auprès de soi un être vraiment sympathique,
avec qui l'on puisse échanger le regard qui dit tout ce que l'on peut se
dire.

Je ne sais pas si son examen extatique dura une minute ou un quart
d'heure. Lorsque je retrouvai la notion de moi-même, je vis que je
tenais toujours la main de Medora, et qu'à force d'être comprimée dans
la mienne, cette pauvre belle main, un vrai modèle de forme et de tissu,
était devenue bleuâtre. Je fus honteux de ma préoccupation, et, me
retournant vers ma victime, je voulus lui demander pardon. Je ne sais ce
que je lui dis ni ce qu'elle me répondit. Le bruit du torrent roulant
devant nous, ne nous permettait pas d'entendre le son de notre propre
voix; mais je fus frappé de l'expression froide et hautaine de ces
grands yeux d'un bleu sombre attachés sur les miens. Je ne pouvais
exprimer mon repentir que par une pantomime, et je pliai un genou pour
me faire comprendre. Elle sourit et se leva. Sa figure avait encore une
expression ironique et courroucée, du moins à ce qu'il me sembla. Elle
ne retira pourtant pas sa main, que je tenais toujours, mais non plus de
manière à la meurtrir, et, comme son regard se portait vers le torrent,
le mien s'y reporta aussi. On a beau se dire qu'on reviendra voir à
loisir ces belles choses; on se dit aussi qu'on sera peut-être empêché
d'y revenir jamais, et qu'on ne retrouvera pas l'instant qu'on possède.

J'étais resté tombé sur mes genoux, non plus pour faire amende honorable
à la beauté, mais pour regarder le dessous de l'excavation plus à mon
aise. Comment vous dire ma surprise, lorsqu'au bout d'un instant, je
sentis sur mon front, glacé par la vapeur du torrent, quelque chose de
doux et de chaud comme un baiser? Effaré, je retournai la tète, et je
vis, à l'attitude de Medora, que ce n'était pas une hallucination.

Un cri de surprise, de colère réelle et de plaisir stupide tout à fait
involontaire, sortit de moi et se perdit dans le vacarme du torrent. Je
me reculai précipitamment, averti par ma conscience que tout élan de
joie et de reconnaissance serait un mensonge de la vanité ou de la
sensualité. La victoire eut peu de mérite: cette belle créature parlait
médiocrement à mes sens, et nullement à mon coeur. Je ne saurais
m'éprendre d'elle que par l'imagination, et j'en suis défendu par la
certitude que son imagination seule s'est follement éprise de moi.

Eh quoi! pas même son imagination; je devrais dire son amour-propre, son
dépit de mon indifférence, sa puérile jalousie de jolie femme contre la
Daniella. Je me souvins, en cet instant, que celle-ci m'avait provoqué
plus singulièrement encore en me baisant la main; mais, de sa part,
c'était l'action d'une servante qui croit, à tort, devoir s'humilier
devant une supériorité sociale, et cette caresse, naïvement servile,
m'avait donné envie de lui rendre la pareille pour rétablir la logique
des choses. Rien de semblable ne me fut suggéré par la provocation de
Medora.

C'était pourtant une provocation chaste à force d'être hardie. Je la
crois même aussi froide qu'exaltée, cette Anglaise à passions de parti
pris. Il n'y a place en elle, je l'ai senti à première vue, ni pour
l'amitié tendre, ni pour l'amour ardent. Elle procède par coups de tête;
elle veut, ou vaincre ma résistance pour se moquer de moi ensuite, on se
persuader à elle-même qu'elle éprouve les émotions violentes d'un amour
irrésistible. Elle veut peut-être recommencer le roman d'amour de sa
tante Harriet, sauf à me mépriser le lendemain comme on méprise le
pauvre lord B***.

--Ah! grand merci! me disais-je. Je ne serai pas si faible que lui. Je
garderai ma liberté et ma fierté. Je ne deviendrai pas amoureux de
cette beauté dangereuse et décevante, à qui ses millions persuaderaient
bientôt qu'elle a le droit de m'avilir.

Je me disais tout cela, dégrisé de tout vin et de toute vanité, comme
vous voyez; et, malgré tout cela, j'étais tremblant de la tête aux
pieds, comme on l'est à la suite d'une commotion violente; car tout
appel à l'amour remue en nous la source profonde, sinon des plus vives
émotions de l'animal, du moins celle des plus hautes aspirations de
l'âme.

Sottement troublé, follement éperdu, j'entraînai Medora hors, de la
caverne. J'avais besoin de l'air plein et du jour brillant pour me
retrouver tout entier. A l'entrée de la grotte, nous vîmes lady Harriet
et le guide qui faisaient une pause. Lady Harriet savait son Tivoli par
coeur et ne daigna pas entrer dans la caverne, dont elle craignait la
fraîcheur, ce qui ne l'empêcha pas de m'en parler avec enthousiasme, en
phrases toutes faites, et en si beau style, que rien n'y manquait pour
dégoûter à jamais de l'expansion admirative.

Comme tout danger était franchi, à ce que nous assura le guide, je
feignis de vouloir aller au-devant de lord B***, qui n'arrivait pas, et
je me mis à courir, résolu à ne plus échanger un mot ni un regard avec
Medora. Je vis lord B*** beaucoup au-dessous de nous. Il nous avait
dépassés et devisait avec Tartaglia, trop familièrement sans doute au
gré de sa femme.

Pour les atteindre, je n'avais qu'à suivre le sentier qui s'enfonce en
long corridor, taillé de main d'homme dans la roche. Cette galerie,
percée de jours carrés comme des fenêtres, ne gâte rien dans le tableau.
Elle vous fait tourner de plain-pied une face abrupte de la montagne,
et, quand on la voit du dehors, ses ouvertures ombragées de lianes
ressemblent à une suite d'ermitages abandonnés et devenus inaccessibles.
Elle est propre et sèche dans toute son étendue; c'est là dedans qu'on
voudrait demeurer si on pouvait choisir son gîte à Tivoli. On nous a dit
que ce travail était beaucoup plus ancien que celui du général Miollis,
et qu'il avait été fait pour les plaisirs d'un pape amoureux des grottes
de Neptune.

J'allais sortir de ce défilé lorsqu'un frôlement de robe m'avertit que
j'étais suivi. Je fis la sottise de me retourner, et je vis Medora, pâle
et comme désespérée, qui courait littéralement après moi.

--Laissez-moi, lui dis-je résolument, vous êtes folle!

--Oui, je le sais, répondit-elle avec énergie; c'est même pour vous en
convaincre tout à fait que me voilà encore près de vous. Si vous trouvez
là quelque chose de plaisant, vous pouvez en rire avec M. Brumières et
tous ses amis de l'école de Rome....

--Vous me prenez pour un lâche ou pour un sot! Vous voyez donc bien
que vous étiez folle de vous confier à ce point à un homme que vous ne
connaissez pas.

--Si! je vous connais, s'écria-t-elle. Ce n'est pas votre méchanceté ni
votre indiscrétion que je crains; c'est votre fierté puritaine. Vous
savez que je vous aime, et moi, je sais que vous m'aimez; mais vous avez
peur de mes millions, et vous croiriez vous abaisser en faisant la
cour a une femme riche. Eh bien, moi, je suis lasse d'être le but des
ambitieux et l'effroi des hommes désintéresses. Je me suis dit que, le
jour où je me sentirais aimée pour moi-même par un homme délicat, je
l'aimerais aussi et le lui dirais sans détour. Vous êtes celui que
j'ai résolu d'aimer et que je choisis. Il y a assez longtemps que vous
résistez à vos sentiments et que vous vous faites souffrir vous-même en
me tourmentant de votre prétendue antipathie. Finissons-en; dites-moi la
vérité, puisque je désire l'entendre, puisque je le veux.

J'espère, mon ami, que vous riez en vous représentant la figure ébahie
de votre serviteur. Je me sentis l'air si bête, que j'en fus honteux;
mais il me fut impossible de dire autre chose que ceci:

--En vérité!... je jure, sur l'honneur mademoiselle, que je ne me savais
pas amoureux de vous!

--Mais, à présent, vous le savez, s'écria-t-elle; vous le sentez, vous
ne vous en défendez plus? Est-ce là ce que vous voulez dire?

--Non, non! répondis-je avec effroi; je ne dis pas cela.

--Non? vous dites non? Alors je vous hais et vous méprise?

Elle était si belle, avec ses yeux secs enflammés, ses lèvres pâles et
cette sorte de puissance que donne la douleur ou l'indignation, que je
me sentis redevenir ivre. La beauté a un prestige contre lequel échouent
tous les raisonnements, et, en ce moment, celle de Medora réalisait tout
ce que peut rêver, tout ce qui peut faire battre _un coeur de jeune
homme_! car enfin, je suit homme, je suis jeune, et j'ai un coeur comme
un autre! Je la contemplais tout éperdu, et il me semblait qu'elle avait
raison d'être furieuse; que je n'étais qu'un sot, un poltron, un
butor, un petit esprit, un coeur glacé. Je ne pouvais lui répondre.
J'entendais, au fond de la galerie, la voix de lady Harriet qui
s'approchait.

--Continuez la promenade sans moi, je vous en supplie, lui dis-je.
Je suis trop troublé, je deviens fou; laissez-moi me remettre, me
recueillir, avant de vous répondre... Tenez, on vient, nous causerons
plus tard...

--Oui, oui, j'entends, dit-elle; vous ferez vos réflexions, et vous nous
quitterez sans me dire seulement adieu!

--De grâce, baissez la voix, votre tante... cet homme qui
l'accompagne...

--Que m'importe! s'écria-t-elle, comme décidée à tenter on effort
suprême pour vaincre ma résistance. Ma tante sait que je vous aime;
je suis libre d'aimer, je suis libre de me perdre, je suis libre de
mourir!...

En disant ces derniers mots, elle pâlit. Ses yeux se voilèrent; il me
sembla qu'elle allait tomber évanouie; je la retins dans mes bras.
Sa belle tête se pencha sur mon épaule, sa chevelure de soie inonda,
enveloppa mon visage. Le sang gronda dans ma tête et reflua vers mon
coeur; je ne sais ce que je lui dis; je ne sais si ma bouche rencontra
ses lèvres: ce fut un délire rapide comme l'éclair. Lady Harriet,
arrivant à l'angle du chemin couvert, n'avait plus qu'un pas à faire
pour nous surprendre. Saisi de honte et de terreur, je pris la fuite,
seul, cette fois, et j'aurais été me cacher je ne sais au fond de quel
antre, si je n'eusse rencontré, au bas du sentier, lord B***, qui,
redevenu le plus sage de nous deux, m'arrêta au passage.



XVI

Frascati, 1er avril.

--C'est moi, me dit lord B***, de cet air mystérieux et profond que
donne l'ivresse, c'est moi qui veux vous faire les honneurs de la grotte
des Sirènes.

Je me laissai conduire, et, pendant quelques instants, me sentant de
nouveau très-gris, je vis toutes choses d'un oeil très-vague. Cependant
je fus remis et calme plus vite que je ne l'espérais.

Nous gagnâmes le fond resserré de l'entonnoir, qui en est la partie la
plus délicieuse. Il est semé de blocs de rochers et de massifs d'arbres,
et traversé par le bras de l'Anio, qui, arrivé à l'extrémité de ce petit
cirque naturel, se précipite, s'engouffre et disparaît entièrement dans
une dernière grotte tellement belle, qu'on la prendrait pour un ouvrage
d'art. Le sentier n'a eu pourtant qu'à côtoyer son rebord pour faire
pont sur le torrent. Là, en sûreté derrière un parapet de roches à peine
dégrossies, qui ne gâte pas la délicieuse sauvagerie du lieu, on plonge
de l'oeil dans la profondeur d'un nouvel abîme qui est comme la clef du
dernier déversoir de cette onde fougueuse, car elle s'y perd avec une
dernière clameur effroyable, dans des cavités dont on ne connaît pas
l'issue.

--C'est ici, me dit lord B***, que deux Anglais se sont fait avaler par
cette bouche béante. On prétend qu'ils sont descendus sur cette corniche
étroite, mais parfaitement praticable, que vous voyez là-dessous, et que
le pied leur a glissé. Moi, je trouve qu'il faut être bien maladroit
pour ne pas s'y promener les deux mains dans ses poches, et vous
remarquerez que la chute de l'eau est si nette et si absolue dans
son puits naturel, qu'elle n'envoie pas une goutte de pluie sur ses
margelles de rocher.

--Alors, vous croyez qu'ils se sont précipités volontairement.

--Et naturellement! dit-il en fixant sur le gouffre son oeil
mélancolique, terni par un reste d'ivresse.

--L'aventure n'est pas authentique, dis-je à Tartaglia; car le guide m'a
parlé de trois Anglais, et voilà milord qui parle de deux.

--Il n'y en a peut-être eu qu'un seul, répondit Tartaglia avec son
insouciance habituelle sur le chapitre de la vérité; c'est un suicide
qui aura fait des petits.

Ce trait d'esprit produisit sur lord B*** un effet qui m'eût fait frémir
si j'eusse été seulement à trois pas de lui, car il enfourcha le
parapet avec l'aisance d'un bon cavalier, et parut un instant disposé à
descendre sur la corniche; mais j'avais été à temps de passer mon bras
sous le sien, et je le tenais encore mieux que je n'avais tenu Medora
quelques instants auparavant. Cette corniche me paraît aussi, à moi,
très-praticable; mais, au milieu de la foudre de la cataracte qui la
rase, je n'y voudrais pas voir marcher un Anglais sortant de table.

--Qu'est-ce que vous avez? me dit-il tranquillement en restant à cheval
sur le parapet. Vous croyez que je veux aller faire une promenade dans
les entrailles de la terre? Non! la vie est si courte, qu'elle ne vaut
pas la peine qu'on l'abrège. Donnez-moi du feu pour rallumer mon cigare!
quant à l'immoralité du suicide, en ma qualité d'Anglais de race pure,
je proteste. Quand on se sent décidément et irrévocablement à charge au
autres...

Il s'interrompit pour rappeler son chien jaune, qui était sauté sur le
parapet et qui aboyait à la cascade.

--A bas, Buffalo! s'écria-t-il d'un ton de sollicitude. Descendez! ne
faites pas de ces imprudences-là!

Et, en voulant repousser l'animal, il tourna ses deux jambes du côté
du gouffre, avec une mollesse et une insouciance de mouvement qui me
forcèrent à le prendre de nouveau à bras le corps.

--Bah! reprit-il, vous croyez que je suis gris? Pas plus que vous,
mon cher! Je vous disais donc que, quand on n'est agréable ni utile à
personne, aimer et préserver sa vie est une lâcheté; mais, tant qu'on a
un ami, ne fût-ce qu'un chien, on ne doit pas l'abandonner. Seulement...
écoutez! S'il est vrai pour moi qu'on ne soit pas forcé d'exister à tout
prix, le suicide n'en est pas moins une faute, parce qu'il est toujours
le résultat d'un mauvais emploi de la vie. La vie n'est une chose
insupportable que parce que nous l'avons faite ainsi. Il dépend de tout
homme sage et intelligent de bien conduire la sienne, et, pour cela, il
faut préserver sa liberté et ne pas tomber dans les piéges d'un amour
mal assorti.

Je sentis le rouge me monter au front; la leçon m'arrivait si directe et
si méritée, que je la crus à mon adresse. Je me trompais. Lord B*** ne
songeait qu'à se juger lui-même; mais son attitude brisée sur le bord
de l'abîme, sa figure décomposée par l'ennui, et sa tendresse de
célibataire pour son chien parlaient si éloquemment, que je me jurai à
moi-même de ne jamais revoir Medora.

Cependant, comme lord B*** était réellement pris de sommeil au milieu de
ses réflexions mélancoliques, et qu'il parlait de s'étendre, là où il
était, pour dormir au bruit de la cataracte, il me fut impossible de le
quitter, et les femmes nous eurent bientôt rejoints. Aussitôt que milord
entendit la voix sèchement doucereuse de milady, qui lui demandait
compte de son attitude négligée, il se remit sur ses pieds, et parla de
poursuivre l'exploration, car nous n'avions encore vu, en fait de
chutes d'eaux, que les moindres curiosités de l'endroit; mais la pluie
commençait à tomber sérieusement, le ciel était envahi, le soleil
éteint, et, bien que Medora insistât pour continuer, lady Harriet, qui
se croit souffreteuse et délicate, voulut retourner à Rome. J'appuyai
vivement cette idée. On amena les ânes, qui attendaient au fond du
cratère, et les femmes remontèrent sans fatigue jusqu'au temple de la
Sybille, où, en peu d'instants, la voiture fut prête à les ramener.

C'est alors seulement que je manifestai l'intention de rester à Tivoli
jusqu'au lendemain soir.

--Je comprends, dit lady Harriet, que vous désiriez voir tout ce que
nous n'avons pu voir aujourd'hui; mais ne vaudrait-il pas mieux revenir
par un beau temps que de vous mouiller ce soir, et peut-être encore
demain, pour voir un paysage sans soleil?

J'insistai. Lord B*** voulut alors rester avec moi, ce que, j'aurais
accepté s'il eût été convenable et prudent de laisser les femmes
traverser sans lui la campagne de Rome. En dernier ressort, lady Harriet
prononça, malgré mes refus et ma résistance, qu'elle me renverrait la
voiture le lendemain; et je fus obligé, pour conquérir ma liberté, de
prononcer à mon tour que je resterais peut-être plusieurs jours à Tivoli
pour dessiner.

Pendant ce débat, Medora demeura muette et les yeux attachés sur moi
avec une expression d'anxiété d'abord, puis de reproche et de dédain
qui me fut fort pénible à supporter. Enfin, la voiture partit, et je me
sentis allégé du poids d'une montagne.

Voilà, mon ami, un récit bien long, et peut-être trop circonstancié de
l'aventure qui me poussa à la solitude de Frascati. Je vous demande
pardon de me laisser aller à vous tout dire; mais il me semble que, si
je vous cachais quelque chose, il vaudrait mieux ne rien vous dire du
tout.

Quand je me retrouvai seul à Tivoli, au lieu d'aller voir les autres
cascades, je redescendis vers celles que je connaissais déjà. Le
gardien, ancien soldat au service de la France, voulut bien avoir
confiance en ma parole de ne pas attenter à mes jours (car, décidément,
cet abîme est regardé comme tentateur), et j'eus la liberté d'aller
rêver seul, à l'abri de la pluie, dans les cavernes.

Je ne rentrai pas sans remords dans celle où j'avais rendu ce maudit
baiser. J'en ressentais encore le frémissement dangereux; mais, au lieu
de m'y complaire, je me condamnai à un sévère examen de conscience, et
je reconnus que j'avais été coupable d'imprudence. N'aurais-je pas dû,
depuis les larmes bizarres que le soin d'apporter un chevreau avait fait
répandre, et toutes les singularités du reste de la route, deviner,
comprendre que j'étais l'objet d'un dépit tout prêt à se changer en
caprice et à se faire baptiser du nom de passion? Eh bien, non! je ne
m'en étais pas douté, apparemment! J'avais observé, sans grand intérêt
et comme malgré moi, cette étrange organisation. J'expliquais les
premières larmes par quelque souvenir, peut-être un souvenir d'amour,
réveillé en elle par une circonstance fortuite. J'expliquais la scène
des bijoux jetés dans le bois par une colère de reine, échouant devant
un sujet déterminé à ne pas être un courtisan. J'expliquais même le
baiser sur le front, par une hallucination de sa part ou de la mienne.
Jusque-là, jusqu'au moment où elle m'avait poursuivi pour me dire: _Je
vous aime_, je m'étais obstiné à croire à je ne sais quelle méprise, ou,
passez-moi le mot, à je ne sais quelle fumée d'hystérie nerveuse.

--Me voilà donc, pensai-je, en présence d'un amour bon ou mauvais, senti
ou rêvé, mais sincère à coup sûr, et aussi résolu que le mien serait
timide et involontaire! Le mien!

En me disant cela, je me tâtais le coeur, j'y appuyais les mains et j'en
comptais les battements comme le médecin interroge le pouls d'un malade,
et je découvrais, tantôt avec joie, tantôt avec effroi, qu'il n'y avait
pas là d'amour vrai, c'est-à-dire pas de foi, pas d'enthousiasme pour
cette incomparablement belle créature.

Le trouble que j'avais ressenti était donc tout simplement dans mes
sens, et pouvais-je me croire _engagé_, pour un baiser involontaire,
pour un mot que mes lèvres avaient prononcé, que mes oreilles n'avaient
pas entendu, que mon esprit ne pouvait même pas ressaisir?

--Il y aurait là, pensais-je, une question d'honneur vis-à-vis de lord
B*** et de sa femme, qui m'ont témoigné la confiance que l'on doit à un
homme de coeur. La moindre apparence, la moindre velléité de séduction
auprès de leur héritière me ferait rougir à mes propres yeux, et la
moindre expression, le moindre témoignage d'amour envers elle, serait
tentative de séduction, puisque je sens que je ne l'aime pas. Je n'ai
pas eu cette pensée, l'ombre même de cette lâche pensée, un seul
instant. Je la repousserais avec dégoût, si elle osait me venir; mais il
y a eu une seconde, un éclair d'égarement des sens, et, puisque dans de
telles occasions (la première, à coup sûr, dans mon inexpérience des
grandes aventures), je ne suis pas maître de moi, il faut que je m'en
préserve avec la prudence d'un vieillard.

Cependant j'éprouvais encore un malaise dont j'eus peine à trouver la
cause au fond de mon âme. Je me sentais honteux et comme avili d'être
si froid de raisonnement et si décidément vertueux en présence d'une
passion aussi échevelée que celle dont j'étais l'objet. Il me semblait
que Medora, avec sa folie et son audace, mettait son vaillant pied de
reine sur ma pauvre tête d'esclave craintif, et que mes scrupules me
faisaient un rôle misérable au prix du sien. Je me confessai obstinément
et je reconnus qu'il n'y avait, dans le sentiment de mon humiliation,
rien de plus que la suggestion d'un sot amour-propre. Que venait donc
faire l'amour-propre entre elle et moi? Pourquoi cet ennemi du juste
et du vrai se glisse-t-il dans les coeurs à leur insu, et quel est ce
besoin égoïste et vulgaire de jouer le premier rôle dans une partie qui
ne devrait avoir que le ciel pour témoin et pour juge?

J'aime à croire que, quand je ressentirai le véritable amour, je
n'aurai pas à lutter contre cette vanité funeste, que je me sentirai
complètement généreux et désarmé devant l'objet de mon adoration,
complètement naïf vis-à-vis de moi-même. Mais cette simplicité de coeur
et cette loyauté d'intentions, ne les dois-je pas également à la femme
dont je repousse les sacrifices?

--Va donc pour l'injuste mépris de cette amante superbe! m'écriai-je.

Et, débarrassé de toute hésitation, comme de tout mécontentement
vis-à-vis de moi-même, je m'enveloppai de mon caban et j'allai voir les
autres gambades fantastiques de l'Anio, le long du mont Catillo.

L'Anio, ou Teverone, ou Aniene, car il a tous ces noms, arrive ici des
vallées élevées qui servent de bases aux groupes du mont Janvier. Il
y rencontre la brusque coupure d'une gorge qui, par un détour, doit
l'emmener, triste et souillé de toutes les eaux corrompues du steppe de
Rome, jusqu'au Tibre. Avant d'entrer dans l'affreux désert, il s'élance
fier, bruyant et limpide, comme pour faire ses adieux à la vie, à
l'air pur, aux splendeurs des hautes régions; mais cet emportement de
puissance mettait en danger la montagne où est Tivoli. Par un très-beau
travail, on a divisé son cours en plusieurs bras, et, laissant aux
usines, aux ruines et aux touristes de Tivoli le courant mystérieux des
grottes de Neptune et les ravissantes _cascatelles_ et _cascatellines_
qui s'épanchent plus loin en ruisseaux d'argent sur le flanc de
la montagne, on a contraint la plus forte masse des eaux à suivre
paisiblement deux magnifiques tunnels situés à peu de distance de
l'entonnoir naturel dont je vous ai parlé. C'est de ces tunnels jumeaux
que le fleuve se laisse tomber dans son lit inférieur en cataracte
tonnante, et cependant avec une effroyable tranquillité. On descend
ensuite dans la gorge pour voir d'en bas toutes ces chutes. La gorge est
charmante; elle n'a qu'un défaut: c'est d'être couverte et remplie d'une
végétation si splendide, qu'il est presque impossible de trouver
un endroit d'où l'on puisse voir l'ensemble de cette corniche si
merveilleusement arrosée.

Les ruines de toutes les villas antiques dont les noms sont célèbres ne
m'attirèrent nullement. Je suis las des ruines, et, devant la nature, à
moins qu'elles ne lui servent d'ornement, comme ce charmant temple de la
Sibylle au-dessus du gouffre de Tivoli, ou de la villa de Mécènes,
qui couronne les cascatelles, elles me deviennent honteusement
indifférentes.

Je passai la nuit dans le plus affreux lit et dans la plus affreuse
chambre de l'affreuse auberge de la Sybille, un vrai coupe-gorge
d'opéra-comique. Pourtant, je ne fus point assassiné, et les gens de la
maison, malgré leur mauvaise mine, me parurent d'excellentes gens.

Le lendemain, malgré la pluie et un commencement de fièvre, je
recommençai mes excursions; mais rien de ce que je vis ne valait pour
moi la grotte des Sirènes, et c'est là que je retournai contempler,
pendant deux heures, le torrent engouffré dans son puits sans issue.
Ce devait être là, certainement, l'antre favori de la fameuse sibylle
libertine, lorsque ces abîmes n'étaient accessibles que par des voies
mystérieuses, et que les _pâles mortels_ n'en approchaient qu'en
tremblant, effrayés du déchaînement des cataractes autant que des
oracles du destin.

Aujourd'hui, c'est un lieu de délices. Ces tapis de violettes et ces
buissons de myrtes par lesquels on descend mollement et sans danger
jusqu'au milieu de cette grande scène; ce torrent diminué qui ne menace
plus personne et qui n'a gardé de sa fureur que ce qu'il en faut pour
donner une émotion puissante sans lassitude et sans anéantissement;
cette grotte, dont les rudes anfractuosités s'embellissent de guirlandes
de lierre et de chèvrefeuille, et qui, percée de larges crevasses, vous
laisse voir, comme à travers un cadre, les profondeurs d'un paysage
magique, tout cela exerça sur moi un magnétisme étrange, et j'ai rêvé
là un bonheur que je demande pour paradis au Dieu bon. Oui, ce creux de
rochers, d'eaux agitées et de plantes vigoureuses, avec du soleil et
un air salubre, si c'était possible; une grotte pour abri et une femme
selon mon coeur, et je consens à être prisonnier sur parole durant
l'éternité.

Ma contemplation était si douce et mon corps si fatigué, que je
m'endormis comme lord B*** avait voulu s'endormir la veille, au bruit de
la cataracte. Quand je m'éveillai, Tartaglia était auprès de moi.

Vous avez tort de dormir là à l'humidité, me dit-il. Il y a de quoi être
malade.

Il avait raison: je me sentais mal partout. J'eus peine à remonter au
temple. Chemin faisant, Tartaglia, qui était retourné la veille à Rome,
m'apprit qu'il venait me chercher avec une voiture par l'_ordre de la
Medora_.

--C'est fort bien, lui répondis-je; tu vas t'en retourner comme tu es
venu. Je compte rester ici huit ou dix jours.

--Vous n'y songez pas, _mossiou_. Vous êtes dans l'endroit le plus
malsain de l'Italie, et vous allez y mourir. Prenez garde d'ailleurs à
ce qui va arriver. Dès que la Medora vous saura malade, elle viendra
avec sa famille, car ils font tous sa volonté, et elle est folle de
vous...

--En voilà assez, répondis-je avec colère. Vous me portez sur les nerfs
avec vos sottises. Il faut que tout cela finisse!

Et, prenant mon parti, je montai dans la voiture et donnai au cocher
l'ordre de me conduire à Rome chez Brumières.

Je croyais être délivré du Tartaglia, qui, me voyant irrité et un peu
en délire, avait fait mine de rester à Tivoli; mais, à mi-chemin,
m'éveillant d'un nouvel assoupissement fébrile, je vis qu'il était sur
le siège avec le cocher. Je renouvelai à celui-ci l'injonction de me
conduire chez Brumières. Mon intention était d'écrire, de chez lui,
une lettre d'adieux à la Famille B***, de faire prendre mes effets par
Tartaglia et de quitter Rome a l'instant même. Le cocher fit un signe
d'assentiment respectueux, et je me rendormis, vaincu par une torpeur
insurmontable.

Quand je m'éveillai, j'étais si accablé, que je ne compris pas où
j'étais, et qu'il fallut les empressements de l'excellent lord B***
autour de moi pour m'éclairer sur la trahison de Tartaglia et du cocher.
J'étais au palais ***; je montais l'escalier du ma chambre, soutenu par
l'Anglais et la Daniella. Vous savez le reste; je dois ajouter que je me
suis si bien arrangé pour ne pas sortir de ma chambre jusqu'au moment du
départ, que je n'ai pas revu Medora. J'espère donc que son caprice est
passé; j'espère même qu'il n'y a pas eu caprice, et, quand j'y songe,
je reconnais que j'ai servi de titre à un roman dont elle avait fait le
plan avant de me connaître. Elle a vingt-cinq ans, elle est froide, elle
a refusé beaucoup de bons partis, a ce que l'on assure. Puis l'ennui est
venu, les sens peut-être; elle a résolu, dit-elle, d'épouser le premier
homme délicat qui l'aimerait sans le lui dire. Pourquoi s'est-elle
imaginé que j'étais cet homme-là, moi qui ne l'aimais pas du tout? Ou
elle a le ridicule de se croire irrésistible, ou il y a là-dessous
l'intrigue impertinente de Tartaglia, qui a eu plus d'effet que je ne
pensais.

Quoi qu'il en soit, me voilà loin de Rome, par un temps à ne pas mettre
un chien dehors, et, dans quelques jours, quand mes forces seront
revenues, s'il y a encore péril en la demeure comme disent les légistes,
je me sauverai plus loin encore.

Mais ne trouvez-vous pas que ma terreur de _casto Giuseppe_, comme dit
Tartaglia, dont je vous épargne les dernières remontrances, est d'une
fatuité ridicule?

A propos de Tartaglia, je dois vous dire que le drôle m'a soigné
paternellement, et que, maître de fouiller dans mes effets à toute
heure, il a pleinement justifié ce que lord B*** me disait de lui:

--C'est un vrai gredin, capable de vous arracher, par prières ou par
intrigue, votre dernier écu; mais c'est un valet fidèle, incapable de
vous dérober une épingle si vous n'avez pas l'air de vous méfier de
lui. En Italie, beaucoup de gens de cette classe sont ainsi faits: ils
pillent ceux qu'ils détestent; ils se font un plaisir de dévaliser ceux
qui veulent lutter de finesse pour se garantir; mais ils voleraient
volontiers, pour enrichir ceux qui, par leur confiance absolue,
obtiennent leur amitié. Ayez des serrures Fichet à vos coffres; cachez
votre bourse dans les trous de mur les plus invraisemblables: ils
déjoueront toutes vos ruses. Laissez la clef à la porte et l'argent sur
la table, ce sera chose sacrée pour eux. Ce vaurien a donc du bon comme
tons les vauriens... de même que tous les gens vertueux ont un coin de
perversité.

C'est toujours lord B*** qui parle, et je vous fais grâce des blasphème,
de sa misanthropie. Tant il y a que le Tartaglia me fatiguait, et
qu'après avoir bien payé, malgré lui, je dois le dire, ses bons
services, je suis charmé d'être délivré de son babil, de sa protection
et de ses suggestions matrimoniales.

Voici enfin un peu d'éclaircie dans le temps, et j'en vais profiter pour
visiter les jardins Piccolomini et faire le tour de mes domaines.



XVII

3 avril, à Frascati.

Depuis deux jours, bien que le soleil ne se montre pas plus qu'à
Londres, je me goberge de la douceur du temps. Les soirées sont froides
dans l'intérieur de Piccolomini; ma cheminée se garderait bien de ne pas
fumer; et d'ailleurs, le bois manque; mais quelqu'un qui me choie m'a
apporté un _brasero_[3], et cela me permet de me réchauffer les doigts
pour vous écrire. Le reste du temps, je suis dehors jusqu'à l'heure de
dormir, et je m'en trouve fort bien.

[Note 3: Brasero et le mot espagnol, apparemment familier à Jean
Yalreg.]

Ce _quelqu'un_ vous intrigue un peu, j'espère? Patience! je vous
raconterai. Il faut que je vous dise d'abord que je suis au beau milieu
d'un paradis terrestre, moyennant quelque chose comme trois francs par
jour, toutes dépenses comprises, ce qui me permettra de passer ici
plusieurs mois sans me préoccuper de ma pauvreté.

J'ignore ce que deviendra le climat. On m'annonce des chaleurs qui me
feront revenir de mes doutes sur le beau ciel de l'Italie. Dans l'état
de faiblesse où je suis encore, le temps doux et voilé que nous tenons
m'est fort agréable; mais il n'y aurait guère moyen de faire de la
peinture sans soleil, et il faut que ce pays-ci soit bien beau puisqu'il
l'est encore à travers son manteau de brouillards. Brumières, qui
voulait que je l'attendisse pour venir ici, m'annonçait bien que je
n'y trouverais pas encore le moindre effet pittoresque; mais je suis
peut-être moins peintre que contemplatif, et, quand je ne peux pas
essayer d'être un interprète quelconque de la nature, je n'en reste pas
moins son amant fidèle et ravi.

Figurez-vous que, sans sortir de mon jardin, j'ai la campagne, le
verger, la solitude et le désert. Le parterre qui s'étend devant la
maison n'annonce guère ce luxe: c'est un carré de légumes et de vigne,
enfermé dans des haies de buis taillé. En août, la vue est terminée par
une grande fontaine murale en hémicycle avec les niches et les bustes
classiques. L'eau est limpide, les plantes grimpantes abondent, et, sur
la terrasse dont cette architecture est le contre-fort, de beaux arbres
inclinent leurs branches touffues. Mais là n'est pas le charme de cet
enclos dont l'ancienne splendeur a fait place, d'une part à l'abandon,
de l'autre aux soins vulgaires de l'utilité domestique. Une belle allée
d'arbres centenaires s'en va en montant rapidement vers des terres
ensemencées et plantées d'oliviers. Heureusement, on a laissé subsister
ces arbres, et on n'a pu songer à niveler le terrain, de sorte que
l'ancien parc des Piccolomini, sacrifié au prosaïsme de l'exploitation,
a gardé ses chênes verts courbés en berceaux impénétrables au soleil et
à la pluie, ses aspérités de montagne et son clair ruisselet qui court
en bouillonnant sous des masses de fleurs sauvages. Il y a même un coin,
tout à fait inculte, qui forme ravin et qui se compose tout aussi bien
qu'un grand paysage. Le ruisseau qui sort d'une belle source dans
la villa voisine, nous arrive de la hauteur et forme une cascatelle
charmante qui, de son amphithéâtre de rochers et de verdure, arrose
une petite prairie tout à fait naturelle, traverse l'enclos et s'en va
réjouir une troisième villa contiguë à celle-ci. On voit qu'ici l'on
ne s'est pas disputé l'eau courante. Bien au contraire, on se l'est
libéralement distribuée, et, comme elle abonde partout, ceux qui ont
bien voulu lui permettre de rire et de sauter à travers leurs jardins
ont rendu à leurs voisins un véritable service.

Les collines Tusculanes ne sont, d'ici à leur point le plus élevé (
Tusculum), qu'un immense jardin partagé entre quatre ou cinq familles
princières. Et quels jardins! celui de Piccolomini ne compte plus. Vendu
à des bourgeois qui font argent de leur propriété, il n'a de beau que
ce que l'on n'a pu lui ôter. Hais la villa Falconieri, qui le borne à
l'est, et la villa Aldobrandini, qui le borne au couchant, la villa
Conti, qui touche à cette dernière; plus haut, la Ruffinella, et, en
revenant vers l'est, la Taverna et Mondragone, tout cela se tient et
communique si bien, que j'en aurais pour trois heures à vous décrire ces
lieux enchantés, ces futaies monstrueuses, ces fontaines, ces bosquets
et ces escarpements semés de ruines romaines et pélasgiques; ces ravins
de lierre, de liseron et de vigne sauvage, où pendent des restes de
temple, et où tombent des eaux cristallines. Je renonce au détail, qui
viendra peut-être par le menu; je ne peux que vous donner une notion de
l'ensemble.

Le caractère général est de deux sortes: celui de l'ancien goût
italien, et celui de la nature locale qui a repris le dessus, grâce à
l'indifférence ou à la décadence pécuniaire des maîtres de ces folles
et magnifiques résidences. Si vous voulez une exacte description de ces
résidences, telles qu'elles étaient encore il y a cent ans, vous la
trouverez dans les spirituelles lettres du président de Brosses, l'homme
qui, malgré son apparente légèreté, a le mieux vu l'Italie de son
temps. Il s'est beaucoup moqué des jeux d'eaux et girandes, des statues
grotesques et des concerts hydrauliques de ces villégiatures de
Frascati. Il a eu raison. Lorsqu'il voyait dépenser des sommes folles et
des efforts d'imagination puérile pour créer ces choses insensées, il
s'indignait de cette décadence du goût dans le pays de l'art, et il
riait au nez de tons ces vilains faunes et de toutes ces grimaçantes
naïades outrageusement mêlés aux débris de la statuaire antique. Il
appelait cela gâter l'art et la nature à grands frais d'argent et de
bêtise, et je m'imagine que, dans ce temps-là, quand tous ces fétiches
étaient encore frais, quand ces eaux sifflaient dans des flûtes, que les
arbres étaient taillés en poire, les gazons bien tondus et les allées
bien tracées, un homme de sens et de liberté, comme lui, devait à bon
droit s'indigner et se moquer.

Mais, s'il revenait ici, il y trouverait un grand et heureux changement:
les Pans n'ont plus de flûte, les nymphes n'ont plus de nez. A beaucoup
de dieux badins, il manque davantage encore, puisqu'il n'en reste qu'une
jambe sur le socle. Le reste git au fond des bassins. Les eaux ne
soufflent plus dans des tuyaux d'Orgue; elles bondissent encore dans des
conques de marbre et le long des grandes girandes; mais elles y chantent
de leur voix naturelle. Les rocailles se sont tapissées de vertes
chevelures, qui les rendent à la vérité. Les arbres ont repris leur
essor puissant sous un climat énergique, et sont devenus des colosses
encore jeunes et pleins de santé. Ceux qui sont morts ont dérangé la
symétrie des allées; les parterres se sont remplis de folles herbes; les
fraises et les violettes ont tracé des arabesques aux contours des tapis
verts; la mousse a mis du velours sur les mosaïques criardes: tout a
pris un air de révolte, un cachet d'abandon, un ton de ruine et un chant
de solitude.

Et maintenant, ces grands parcs jetés aux flancs des montagnes, forment,
dans leurs plis verdoyants, des vallées de Tempé, où les ruines rococo
et les ruines antiques dévorées par la même végétation parasite donnent
à la victoire de la nature un air de gaieté extraordinaire. Comme,
en somme, les palais sont d'une coquetterie princière ou d'un goût
charmant; que ces jardins, surchargés de détails puérils, avaient été
dessinés avec beaucoup d'intelligence sur les ondulations gracieuses du
sol, et plantés avec un grand sentiment de la beauté des sites; enfin,
comme les sources abondantes y ont été habilement dirigées pour assainir
et vivifier cette région bocagère, il ne serait pas rigoureusement vrai
de dire que la nature y ait été mutilée et insultée. Les brimborions
fragiles y tombent en poussière; mais les longues terrasses d'où l'on
dominait l'immense tableau de la plaine, des montagnes et de la mer; les
gigantesques perrons de marbre et de lave qui soutiennent les ressauts
du terrain, et qui ont, certes, un grand caractère, les allées couvertes
qui rendent ces vieux Édens praticables en tout temps; enfin, tout ce
qui, travail élégant, utile ou solide, a survécu au caprice de la mode,
ajoute au charme de ces solitudes, et sert à conserver, comme dans des
sanctuaires, les heureuses combinaisons de la nature et la monumentale
beauté des ombrages. Il suffit de voir, autour des collines de Frascati,
l'aride nudité des monts Tusculans, ou l'humidité malsaine des vallées,
pour reconnaître que l'art est parfois bien nécessaire à l'oeuvre de la
création.

Mais voyez donc, mon ami, comme je défends _mes villas_ contre les
injures du président de Brosses, et peut-être contre les critiques que
j'appréhende de votre part! C'est que l'amour de la propriété s'est
emparé de moi, quand je me suis vu ici seul, absolument seul de mon
espèce artiste, jouissant de toutes ces résidences désertes. D'ici à un
ou deux mois, me dit-on, il ne viendra à Frascati ni seigneurs indigènes
ni _forestieri_, et, sous ce dernier titre, on confond les artistes, les
touristes et les malades de tout genre qui cherchent l'air salubre au
commencement des grandes chaleurs. En attendant, les villas ne sont
habitées que par leurs gardiens, de bons vieux serviteurs qui me
confient les clefs des parcs avec une bonne grâce charmante; ce qui me
permet de choisir chaque jour celui qui me plaît, ou de les parcourir
tous dans une grande excursion, si j'ai de bonnes jambes.

Quelle douce manière de posséder, n'est-ce pas? n'avoir rien à
surveiller, rien à ordonner, rien à réparer; quitter quand bon me
semblera, sans me soucier de ce que les choses deviendront en mon
absence; revenir de même, sans que personne fasse attention à moi; jouir
sans contrôle et sans contestation de plusieurs Trianons de caractères
différents; me promener en pantoufles dans tous les paysages de Watteau,
sans risquer de rencontrer personne à qui je doive mes égards et ma
conversation! Vraiment, je suis trop heureux, et j'ai peur que ce ne
soit un rêve. Tout cela à moi, pauvre diable qui ai vécu trois ans
à Paris, triste et courbé sous la préoccupation de payer la vue des
gouttières et les bottes à tremper dans la boue liquide des rues! A moi
tout cela pour trois francs par jour, sans que j'aie à me tourmenter
de cette responsabilité de soi-même, si rigoureuse pour la dignité de
l'individu, mais si funeste à la poésie et à l'indépendance, dans les
grands centres de civilisation! Par quelles vertus ai-je mérité d'être
gâté à ce point! Et la Mariuccia, qui plaint ma figure absorbée, mon air
nonchalant, et qui regarde avec une maternelle pitié mon mince bagage,
et ma bourse plus mince encore!

Cette Mariuccia est un être excellent et divertissant au possible. Elle
est rieuse et bavarde comme le ruisseau de son jardin, et, pour peu
qu'on l'excite par des questions, elle arrive à une éloquence pétulante,
accompagnée d'une mimique exaltée qui la transfigure en une sorte de
pythonisse rustique. Elle est un spécimen si complet et si naïf de
sa Classe et de sa localité, que je vois, mieux que dans un livre,
à travers ses descriptions, ses préjugés et ses raisonnements, le
caractère du milieu où je me trouve jeté.

Mais un autre type plus étrange encore aux yeux d'un homme naïf tel que
moi, c'est ce quelqu'un dont il faut enfin que je vous entretienne.
Aussi, je reprends mon récit où je l'ai laissé.

Hier matin, je demandai à la Mariamoda si elle avait fait blanchir mon
linge.

--Certainement, dit-elle en apportant une corbeille de linge blanc,
humide et frippé. La vieille femme qui m'aide à mes lessives s'en est
chargée.

--C'est fort bien; mais je ne peux pas porter ce linge sans qu'il soit
repassé.

Le mot repasser m'embarrassa; car, si je sais un peu ma littérature
italienne, je n'ai pas encore à mon service tout le vocabulaire de la
vie pratique, et la Mariuccia n'entend pas un mot de français. J'appelai
la pantomime à mon secours, et, comme si un gueux de mon espèce eût
prétendu à un grand luxe en exigeant du linge passé au fer, elle s'écria
d'un air stupéfait:

--Vous voulez la _stiratrice_?

--C'est cela! la repasseuse! Est-ce une industrie inusitée à Frascati?

--Oh! oui-da, reprit-elle avec orgueil; il n'y a pas de pays au monde où
l'on trouve des meilleures _artisanes_.

--Eh bien, confiez ceci à une de vos merveilleuses ouvrières.

--Voulez-vous que ce soit ma nièce?

--Je ne demande pas mieux, répondis-je, étonné du regard clair et
pénétrant que son petit oeil gris attachait sur le mien.

Elle remporta la corbeille, et, à l'heure où je rentrais pour souper,
car je me suis arrangé pour rester dehors le plus tard possible, je
trouvai installées autour d'un brasero, dans une grande pièce du
rez-de-chaussée, où la Mariuccia juge plus commode de me servir mes
repas, trois personnes qui causaient, les pieds sur la cendre chaude et
les coudes sur les genoux: c'était la vieille femme en haillons qui fait
la perpétuelle _biancheria_ de Mariuccia, un gros capucin de bonne mine,
et une fille mince dont un grand mouchoir de laine rouge enveloppait la
tête et les épaules. Les deux femmes ne se dérangèrent pas. Le capucin
seul se leva et me fit des politesses qui aboutirent à l'humble demande
d'un baïoque, un sou du pays, pour les besoins de son ordre. Je lui en
donnai cinq, qu'il reçut avec une profonde reconnaissance.

--Cristo! s'écria la vieille femme, à laquelle il montra, d'un air naïf,
cette grosse pièce de cuivre dans sa main crasseuse, quelle générosité!

Et, se tournant vers moi, elle m'accabla d'une grêle d'épithètes
élogieuses. Pour n'être pas enivré de ses flatteries, je lui donnai
vite deux baloques qui restaient dans ma poche, et elle se confondit
en révérences et en tentatives de baisements de mains auxquelles je me
hâtai de me soustraire.

Mais, voulant savoir jusqu'où allait cette misère ou cette passion pour
la mendicité, je m'adressai à la jeune fille, dont je ne voyais pas
la figure cachée sous son châle, et qui me semblait très-proprement
habillée.

--Et vous, mademoiselle, lui dis-je en m'asseyant sur l'escabeau
qu'avait laissé libre le frère quêteur à côté d'elle, est-ce que vous ne
me demandez rien?

Elle releva la tête, écarta son châle rouge, et me tendit la main sans
rien dire.

--Daniella! m'écriai-je en la reconnaissant à la pâle lueur que le
brasero renvoyait à sa figure; Daniella à Frascati! Daniella qui tend la
main...

--Pour que vous y mettiez la vôtre, répondit-elle en souriant. Vous êtes
cause que j'ai perdu une bonne place; mais je ne la regrette pas, s'il
me reste votre amitié.

--Parlez plus bas, lui dis-je; expliquez-moi...

--Oh! je n'ai pas besoin d'en faire un secret, reprit-elle; je n'ai
rien fait de mal; et, d'ailleurs, le frère Cyprien est mon oncle, et la
Mariuccia est ma tante. C'est moi qui suis la _stiratrice_, et je vous
rapporte votre _biancheria_.

--Oui, oui, dit la Mariuccia, qui venait d'entrer et qui posait mon
humble dîner sur la table, nous sommes tous parents: le capucin est mon
frère, la vieille femme est ma tante, à moi, et vous pouvez parler tous
les deux devant nous; c'est en famille, rien ne sortira d'ici.

--C'est très-bien, pensai-je; il n'y manque que le cousin Tartaglia pour
que tout Frascati sache les particularités sérieuses ou ridicules de ma
retraite à Frascati.

--Daniella, dis-je à la jeune fille, je vous prie de ne pas...

--C'est bien, c'est bien, dit la vieille femme en sortant; causez
ensemble; nous savons toute l'histoire. Pauvre Daniella! ce n'est pas sa
faute, c'est une bonne fille qui nous a tout dit..

--Et moi, dit le capucin en ramassant sa besace et son bâton, je vous
présente mes révérences, seigneur étranger... Danieluccia, je prierai
pour toi, afin que l'orgueil de cette Anglaise soit vaincu par la
miséricorde divine!

Je vous laisse à penser si j'étais de bonne humeur de voir ébruiter
ainsi ce qui avait pu se passer à propos de moi dans la famille B***. Je
voulus faire expliquer la Daniella.

--Non, pas à présent, me répondit-elle; vous me en colère. Je vas porter
votre linge dans votre chambre et je reviendrai.



XVIII

3 avril.

--Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demandai-je à la Mariuccia. Que vous a-t-elle
donc dit, à tous tant que vous êtes?

--Les choses comme elles se sont passées, répondit-elle; cette Anglaise,
la grosse dame, je la connais bien! Elle vient presque tous les ans à
Frascati; mais je n'ai jamais pu dire son nom....

--Eh bien?

--Eh bien, il y a deux ans, elle a pris ma nièce en amitié et elle l'a
emmenée. Elle la payait bien et la rendait très-heureuse; et puis, quand
elles ont été là-bas, en Angleterre, je crois, lady Bo..., lady Bi...,
au diable son nom! a pris une nièce, la... la...

--N'importe!

--La Medora! Voilà son nom, à elle! Il parait qu'elle est belle: comment
la trouvez-vous?

--Je n'en sais rien; allez toujours.

--Eh! vous savez bien qu'elle est belle et riche, mais méchante... Non:
la Daniella dit qu'elle est bonne, mais folle. Elle a commencé par aimer
ma nièce comme si la pauvre fille eût été sa soeur. Elle a voulu l'avoir
à elle seule pour son service. Elle lui donnait des robes de soie,
des bijoux, de l'argent. Oh! dans une année, la Daniella a plus gagné
qu'elle ne gagnera dans tout le reste de sa vie, à moins qu'elle ne
veuille encore quitter le pays et suivre d'autres _forestieri_; mais
je ne le lui conseille pas: vous autres étrangers, vous êtes tous
maniaques, bizarres!

--Merci; après?

--Après, après! Vous savez bien que vous avez dit à ma nièce qu'elle
était plus jolie que sa maîtresse. Depuis ce moment-là, la signorina n'a
plus voulu la supporter; elle l'a tourmentée, chagrinée, offensée. La
petite a répondu deux ou trois paroles un peu vives, et, pendant que
vous étiez encore malade, on l'a renvoyée. Allons, il n'y a pas grand
mal; on lui a fait un beau cadeau, et elle pourra bien se marier ici
avec qui elle voudra. On est toujours mieux dans son pays que sur les
chemins; et, si vous l'aimez, ma nièce, si elle vous plaît, et que vous
souhaitiez rester chez nous, il ne tient qu'à vous d'être son mari. Vous
êtes peintre, vous trouverez de l'ouvrage dans les villas. Justement,
la princesse Borghèse veut faire réparer Mondragone. Vous ferez de la
fresque et vous gagnerez bien de quoi élever vos enfants.

--Ainsi, répondis-je, émerveillé du plan rapide de la Mariuccia, vous
avez arrangé tout cela en famille, avec la vieille femme, le capucin
et... la Daniella?

--La Daniella ne dit rien du tout; on ne sait pas si elle vous aime;
mais...

--Mais vous le pensez, puisque vous me mariez avec elle?

--Eh! qui sait?

Le _chi lo sa_ de la Mariuccia est son grand et dernier argument.
Elle le dit si souvent à tout propos, que j'ai déjà compris que cela
signifiait en certaines occasions: _Laissez-moi faire_, et en certaines
autres: _Je n'y tiens pas_.

--Cette fois, l'accent était problématique, et je dus insister pour
savoir si j'étais tombé dans une de ces intrigues dont Brumières et
Tartaglia m'avaient signalé les fâcheuses conséquences; mais l'oeil
clair et la figure enjouée de Mariuccia ne permettaient pas le soupçon,
et, dans ses réponses subséquentes, je ne vis que l'empressement d'une
bienveillance irréfléchie pour sa nièce et pour moi.

--S'il en est ainsi, pensai-je, je dois avoir une franchise égale.

Et, comme la Daniella ne reparaissait pas, je priai sa tante de monter
avec moi dans ma chambre, où nous la trouvâmes occupée à brosser mes
habits et à ranger mes ustensiles de toilette, comme si elle eût été à
mon service.

--Que faites-vous là? lui dis-je en entrant, avec un peu de dureté.

Elle me regarda avec un mélange de décision et de douceur qui paraît
être dans son caractère comme sur sa physionomie.

--Je nettoie et je range votre appartement, répondit-elle, comme je
faisais à Rome, pendant que vous étiez malade.

Le souvenir des soins empressés et intelligents de cette bonne fille me
fit rougir de ma brusquerie.

--Ma chère enfant, lui dis-je, asseyez-vous, et causons. Je veux savoir
comment je suis la cause de votre séparation d'avec la famille B***.
Vous avez dit, à ce sujet, ce que vous avez cru devoir dire; il faut que
je le sache, afin de redresser la vérité si vous vous êtes trompée en ce
qui me concerne.

--C'est aisé à dire, répondit-elle avec assurance. Vous avez fait le
projet d'épouser la Medora. Comme vous avez beaucoup d'esprit, vous avez
deviné que, pour la rendre amoureuse de vous, elle qui n'a jamais
pu être amoureuse de personne, il fallait faire semblant de devenir
amoureux d'une autre, sous son nez, et vous avez réussi à le lui
persuader. Moi, j'aurais été sacrifiée à ce jeu-là, si j'avais eu
affaire à de mauvais maître; mais lady Harriet est généreuse, et, avec
ce qu'elle m'a donné en me congédiant, j'aurais tort de me plaindre.
N'est-ce pas là ce que j'ai dit, ma tante Mariuccia?

--Peut-être, répondit la tante; mais j'avais compris que le _signore_ te
plaisait, et je pensais que tu lui avais plu. À présent, si les choses
vont autrement, s'il doit épouser l'Anglaise et que ton dos lui ait
servi d'échelle, il te devra un beau cadeau de noces, et tout est dit.

Bien que l'explication de la Daniella dût couper court à toute pensée
d'alliance entre elle et moi dans l'esprit de ses parents, je ne pus
supporter le plan ridiculement fourbe qu'elle m'attribuait à l'égard de
sa maîtresse. Je crus devoir m'en expliquer avec elle.

--Ma chère, lui dis-je, il vous a plu d'interpréter ma conduite dans un
sens que je désavoue absolument. Je n'ai pas fait semblant d'être épris
de vos charmes. C'a été une plaisanterie dont j'étais loin de prévoir
les conséquences et que personne, je l'espère encore, n'a prise au
sérieux. Quoi qu'il en soit, j'ai eu un grand tort, puisque le résultat
de ceci a été une mésintelligence momentanée entre vous et des personnes
auxquelles vous deviez être attachée. Je suis assez coupable sans que
vous me prêtiez un projet aussi absurde et aussi cupide que celui de
vouloir me faire aimer d'une personne trop riche pour moi et que je ne
connais pas assez pour l'aimer moi-même. Je vous prie donc, dans vos
épanchements avec votre nombreuse famille, de ne pas me faire jouer
inutilement ce vilain rôle.

--Inutilement! reprit-elle en français, français qu'il me faut vous
traduire plus que si c'était de l'italien. Vous consentiriez cependant à
ce que je le fisse utilement?

--Voulez-vous bien vous expliquer?

--Si ma famille se persuadait que nous nous aimons, vous et moi, il
y aurait pour vous quelque inconvénient à le laisser croire, et il
vaudrait mieux donner à penser que vous ne songez qu'à la Medora.

--Et quel serait l'inconvénient dont vous parlez?

--Des coups de couteau pour vous et des coups de poing pour moi.

--De la part de qui? Je veux tout savoir.

--De la part de mon frère, un méchant homme, je vous avertis.... Je ne
dépends que de lui, je n'ai plus ni père ni mère.

--Alors, c'est une menace sous laquelle il vous a plu de me placer, en
faisant vos confidences....

--Moi, vous menacer et vous exposer! s'écria la Daniella en levant
au ciel ses yeux étincelants. _Cristo!_ croyez-vous que j'aurais dit
seulement que je vous connaissais, si Tartaglia ne fût venu ici ce
matin?

--Tartaglia? Bon! voici le bouquet! Et qu'est-il venu faire à Frascati?

--Il est venu savoir de vos nouvelles de la part de la Medora, mais
en secret, et en se servant d'un prétexte, car il paraît qu'elle est
inquiète de vous et qu'elle s'en cache, parce qu'elle craint de vous
avoir fâché par ses refus. Alors, comme ce pauvre garçon s'est mis en
tête de faire réussir votre mariage avec elle, il a dit à la Mariuccia
qu'il fallait m'empêcher de vous voir, parce que vous me feriez la cour
et que vous ne m'épouseriez pas. Voilà comment, en venant ici rapporter
votre linge, j'ai été forcée de répondre à des questions, et, si tout
cela s'est embrouillé dans la cervelle de ma tante, ce n'est pas de
ma faute; mais le capucin est prudent, la vieille femme est bonne, la
Mariuccia est excellente, et les choses en resteront là, pourvu que
vous me permettiez de leur dire que vous ne pensez qu'à la Medora.
Autrement...

--Autrement?

--Autrement, des idées viendront à mon frère, et il vous fera un mauvais
parti.

--C'est assez revenir sur ce danger-là, ma chère, lui dis-je avec
impatience. Je me suis pas habitué à me battre au couteau; mais, de
quelque façon que je m'y prenne, gare à votre frère et à tous vos
parents et amis, s'ils me cherchent noise. Je suis d'un naturel
très-doux; mais je sens qu'avec des exploiteurs comme avec des bandits,
je peux devenir très-méchant et vendre ma peau extrêmement cher à
quelques-uns.

En parlant ainsi à Daniella, en italien, afin que la Mariuccia
l'entendît, je les observais attentivement l'une et l'autre, la première
surtout, que je crois assez rusée et qui pourrait bien avoir pour moi,
non pas une passion de keepsake, comme miss Medora, mais un sentiment
fondé sur des vues intéressées. La Mariuccia, quoique fine, me parut
n'avoir que de bonnes intentions. Quand à la _stiratrice_, il me fut
difficile de pénétrer ses sentiments. Elle semblait épier les miens
propres: nous restions donc tous deux sur la défensive.

Quand j'eus fini de parler, elle garda un instant le silence, comme pour
chercher une solution à une situation qu'il lui plaisait apparemment
de croire embarrassante ou périlleuse; et, tout à coup, au lieu de me
répondre elle s'adressa à sa tante.

--Je vous ai raconté, lui dit-elle, que le _signore_ avait tué un voleur
et mis deux autres en fuite auprès de Casalmorte, Je sais comme il est
hardi, et plus fort qu'il n'en a l'air: je l'ai vu se battre avec ces
mauvaises gens. Si quelqu'un doit avoir peur, ce n'est pas lui, et
Masolino fera bien de se tenir tranquille.

Puis, se retournant vers moi, elle ajouta en français:

--Mais pourquoi donc, pour éviter des querelles, ne voulez-vous point
passer pour amoureux de la Medora?

--Parce que cela n'est pas vrai, et que je déteste le mensonge,
répondis-je avec impatience. Il vous a plu d'inventer cela; mais soyez
sûre que, si j'établis ici quelque relation qui me mette à même de vous
démentir, je n'y manquerai dans aucune occasion.

Ses yeux brillèrent d'une satisfaction si vive, que je compris qu'entre
la maîtresse et la suivante, il y avait un duel de vanité féminine en
règle, dont le hasard m'avait rendu l'objet litigieux.

--C'est étonnant, cela! dit-elle en se maniérant avec beaucoup de
gentillesse, il faut l'avouer. Comment est-il possible que vous ne
vouliez pas d'elle qui vous aime tant?

Sur ce mot-là, je me fâchai tout rouge. Que Medora se soit follement
confiée à mon honneur, cela n'est pas douteux; mais il ne sera pas dit
qu'elle s'y soit confiée en vain; et, fût-elle tout à fait indigne de ma
loyauté, il me resterait encore à la disculper pour l'honneur de lady
Harriet et de l'excellent lord B***. J'imposai donc silence aux malices
de la soubrette avec tant de sévérité, qu'elle baissa les yeux comme
effrayée, et se retira bientôt avec une confusion feinte ou réelle.

Je regrettai qu'elle n'eût pas témoigné quelque regret qui me permît de
la congédier plus amicalement. Elle m'a soigné si bien, que je lui dois
de la reconnaissance, et je n'ai pu encore trouver le moment de la lui
exprimer, puisqu'elle avait disparu du palais *** avant mon départ de
Rome.

En outre, bien que j'aie d'elle une médiocre opinion, je dois
reconnaître que j'ai pour sa figure et ses manières des moments de
sympathie réelle. Je l'entendis causer jusqu'à minuit avec la Mariuccia
dans le grenier voisin de ma chambre. Je ne voulais ni ne pouvais saisir
un mot de leurs longs discours; mais je vis bien à l'intonation tantôt
narrative, tantôt gaie de leur dialogue, que Daniella n'était pas
très-inquiète de son sort. La durée de ce tranquille babillage, qui
accompagnait je ne sais quel travail, me prouvait aussi qu'elle n'était
pas sous le coup d'une surveillance bien redoutable. Enfin, j'entendis
ouvrir les portes, descendre l'escalier de bois de l'étage que nous
occupons, Mariuccia et moi, et grincer sur ses gonds la grille de
l'enclos qui donne sur la ruelle malpropre et montueuse décorée du nom
emphatique de _via Piccolomini_.



XIX

3 avril.

Ce matin, vers six heures, je fus éveillé par une voix douce et pleine
qui, du dehors, appelait Rosa: c'est le nom de la vieille femme, tante
et servante de la Mariuccia. Cette manière d'appeler résumait tout le
chant de la langue italienne. Tandis que nous autres, quand nous voulons
nous faire entendre au loin, nous escamotons la première syllabe et
prolongeons le son sur la dernière, on fait ici tout l'opposé; et le
nom de Rosa, crié, ou plutôt chanté en octave descendante, avait une
euphonie très-agréable. En me frottant les yeux pour m'éveiller tout à
fait, je reconnus que c'était la voix de la _stiratrice_. Je me levai
pour regarder à travers ma persienne: je la vis dans la rue apportant un
très-joli brasero de forme ancienne et d'un poli étincelant. Au bout
de quelques instants, la Mariuccia mit la tête à sa fenêtre et tira
successivement deux cordes. La grille du jardin s'ouvrit, puis la porte
d'entrée de la maison, pour donner passage à la Daniella.

Une demi-heure après, la Mariuccia entrait chez moi avec ce brasero tout
allumé.

--J'espère que vous n'aurez plus froid, me dit-elle. Le brasier d'en bas
est trop grand pour votre chambre; il vous aurait donné mal à la tête,
et ma nièce m'a empêché hier au soir de vous le monter; mais elle en
avait un plus petit, que voilà.

--Elle s'en prive pour moi? C'est ce que je ne veux pas.

Et j'appelai la Daniella, qui chantait dans le grenier voisin.

--Vous êtes beaucoup trop bonne pour moi, lui dis-je, pour moi qui ne
suis plus malade, et qui n'ai été dans votre vie qu'un incident
fâcheux et désagréable. Je vous remercie bien amicalement et bien
fraternellement; mais je vous prie de garder pour vous ce meuble, encore
utile dans la saison où nous sommes.

--Et qu'en ferais-je? répondit-elle: je ne rentre dans ma chambre que
pour dormir.

Et, sans attendre ma réponse, elle dit à la Mariuccia que mon déjeuner
était prêt, et qu'elle allait me le servir.

--Ne tardez pas à descendre, ajouta-t-elle en s'adressant à moi avec
gaieté, si vous ne voulez pas que vos oeufs frais soient durs, comme
hier!

Et elle descendit légèrement le dédale d'escaliers rapides qui conduit
aux degrés de pierre des étages inférieurs.

--Comme hier? dis-je à la Mariuccia, qui commençait à ranger ma chambre.
Votre nièce était donc ici déjà hier matin? Elle y vient donc tous les
jours?

--Mais certainement. Elle n'a pas encore beaucoup d'ouvrage dans le
pays. Elle a un peu perdu sa clientèle, mais elle la retrouvera vite:
elle est si aimée et si bonne ouvrière! En attendant, elle m'aidera à
mon ouvrage comme elle faisait souvent autrefois. C'est une bonne fille
qui m'aime bien et qui est vive comme un papillon, douce comme un
enfant, complaisante _comme un ange_. Est-ce que cela vous gêne, qu'elle
trotte dans la maison autour de moi? Ça ne vous coûtera pas un sou de
plus; c'est moi qu'elle sert, et non pas vous.

Les choses me paraissant arrangées ainsi, il ne me restait qu'à les
accepter dans la mesure où elles me sembleraient acceptables. Mon
déjeuner me fut servi par la jeune fille, dont la propreté, beaucoup
moins suspecte que celle de sa tante, la vivacité et les délicates
attentions m'eussent été très-agréables, si je ne sais quelle méfiance
ne m'eût tenu sur la défensive. Il y avait, dans ses manières avec
moi, une provocation évidente, mais une provocation tendre et comme
maternelle dont je ne pouvais me défendre d'être encore plus touché que
flatté. Je résolus d'en avoir le coeur net, et, comme, en se baissant
vers moi pour me servir du café, sa joue effleurait la mienne plus que
de raison, je lui donnai de grand coeur le baiser qu'elle semblait
appeler.

Je fus étonné de la voir rougir et frissonner, comme si cette liberté
l'eût prise au dépourvu. Je suppose pourtant qu'elle n'est pas grisette,
Italienne et jolie, et qu'elle n'a pas couru le monde deux ans en
qualité de soubrette élégante, sans avoir eu bon nombre d'aventures plus
sérieuses. Aussi, pour en finir avec toute comédie de sa part ou de la
mienne, je crus devoir lui poser nettement la question.

--Vous ai-je offensée? lui dis-je en l'attirant près de moi.

--Non, répondit-elle sans hésiter, et en me caressant de son plus beau
regard.

--Vous ai-je déplu?

--Non.

--Vous me permettrez d'espérer...?

--Tout, si vous m'aimez; rien, si vous ne m'aimez pas.

Cela était dit si nettement, que j'en fus tout abasourdi.

--Qu'entendez-vous par aimer? repris-je.

--Si vous le demandez, vous ne savez donc pas ce que c'est?

--Je n'ai jamais aimé.

--Pourquoi?.......

--Parce que je n'ai rencontré apparemment aucune femme qui me parût
digne d'un amour comme je l'entendais.

--Vous n'avez donc pas cherché?

--L'amour ne se trouve pas en le cherchant. On le rencontre peut-être au
moment où l'on ne s'y attend pas.

--Suis-je celle qui vous paraîtrait digne de l'amour comme vous
l'entendez?

--Comment le savoir?

--Il y a quinze jours que vous me connaissez!

--Je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez vous-même.

--Vous croyez donc qu'il faut se connaître depuis quinze ans pour
s'aimer? Il y en a qui disent le contraire.

--Vous ne m'avez pas répondu. Qu'entendez-vous par aimer, vous?

--Être l'un à l'autre.

--Pour combien de temps?

--Pour tout le temps qu'on s'aime.

--Chacun a sa mesure de fidélité. Je ne connais pas la mienne. Quelle
est la vôtre?

--Je ne la connais pas non plus.

--Ah bah! vous nel'avez jamais mise à l'épreuve? lui dis-je d'un air
sérieux.

Et, en moi-même, je pensais: «A d'autres, ma mignonne!»

--Je ne l'ai pas mise à l'épreuve, dit-elle, parce que je n'ai jamais
connu l'amour partagé.

--Voyons, soyons amis; ça ne vous engage à rien, et contez-moi ça.

--La première fois, c'était ici; j'avais quatorze ans. J'ai aimé...
Tartaglia.

--Merci de moi! j'aurais dû m'en douter!

--Non! C'était si bête de ma part, et il était déjà si laid! Mais
j'avais besoin d'aimer. Il était le premier qui me parlait d'amour comme
à une jeune fille, et j'étais lasse d'êre une enfant?

--Fort bien, au moins vous êtes franche. Et... il fut votre amant?

--Il aurait pu l'être s'il eût su mieux me tromper; mais j'avais
une amie qu'il courtisait en même temps que moi et qui m'en fît la
confidence. A nous deux, après avoir bien pleuré ensemble, nous fîmes le
serment de le mépriser, de nous moquer de lui; et, à nous deux, à
force de nous faire remarquer l'une à l'autre, par suite d'un reste de
jalousie, sa laideur et sa sottise, nous en vînmes à nous guérir si bien
de l'aimer, que nous ne pouvions le regarder, ni même parler de lui sans
rire.

--Allons, quant à celui-là, je respire! Et le second?

--Le second vint beaucoup plus tard. À quelque chose malheur est bon.
Le dépit et la confusion d'avoir rêvé à Tartaglia me rendirent plus
méfiante et plus patiente. Beaucoup de garçons me firent la cour; aucun
ne me plaisait. Je méprisais les hommes, et, comme cela me posait en
fille fière et difficile, ma coquetterie et mon orgueil y trouvaient
leur compte. Cela m'ennuyait bien quelquefois, d'être si hautaine; mais
c'était encore heureux pour moi de persister à l'être. N'ayant rien, si
je m'étais mariée toute jeune, je serais aujourd'hui dans la misère,
avec des enfants, peut-être avec un mari brutal, ivrogne ou paresseux
par-dessus le marché.

--Et le second amour?

--Attendez! Ce fut lord B***.

--Aie! moi qui le croyais vertueux!

--Il est vertueux. Il ne m'a jamais fait la cour, et il n'a jamais su
qu'il eût pu me la faire.

--Encore un amour pur?

--Un amour est toujours pur quand il est sincère, et, puisque lady
Harriet ne veut pas entendre parler de son mari, bien qu'elle en soit
jalouse pour le _qu'en dira-t-on_, j'aurais pu être honnêtement sa
rivale en secret et sans troubler le ménage; mais cela ne fut pas, parce
que... un jour, à Paris, je vis milord ivre. Cela ne lui arrive pas
souvent: c'est quand il a un surcroît de chagrin. J'eus à le soigner
pour que sa femme ne s'aperçût de rien. Je le trouvai si laid dans le
vin, si vieux avec sa figure pâle et son front sans perruque, si drôle
enfin dans son malheur, qu'il ne me fut plus possible de le prendre au
sérieux. C'est un homme excellent que j'aimerai toujours, le seul que
je regrette dans la famille; mais, si on me l'offrait pour père ou pour
mari, je le choisirais pour père.

--Allons! et de deux avec qui vous avez eu la bonne chance de vous
désillusionner à temps; mais le troisième?

--Le troisième? C'est vous.

Cette parole aimable méritait encore un baiser.

--Attendez! dit-elle après me l'avoir laissé prendre. Puisque vous êtes
un homme sincère, je dois tout vous dire. Je vous ai aimé à la folie,
mais cela a beaucoup diminué, et, à présent, je pourrais m'en guérir
comme je me suis guérie des autres.

--Dites-moi ce qu'il faudrait faire pour cela, afin que je ne le fasse
pas.

--Il faudrait essayer de me tromper, et, comme vous n'en viendriez pas à
bout..., je me dégoûterais de vous tout de suite.

--Qu'appelez-vous donc tromper?

--Aimer la Medora et vouloir me faire croire le contraire

--Sur l'honneur, je ne l'aime pas! A présent, m'aimez-vous?

--Oui, dit-elle avec résolution, mais en s'échappant de
mes bras. Cependant, écoutez ce que je veux vous dire encore.

--Je le sais, lui dis-je avec humeur; vous voulez que je vous épouse?

--Non! je ne veux pas me marier sans avoir éprouvé la constance de mon
amant et la mienne pendant plusieurs années; et, comme à cet égard vous
ne me promettez rien, comme je ne veux rien vous promettre non plus, je
ne songe pas avec vous au mariage.

--Alors, qui vous fait hésiter?

--C'est que vous ne m'avez pas encore dit que vous m'aimez.

--D'après votre définition de l'amour, qui est d'être l'un à l'autre,
nous ne pouvons pas encore nous aimer l'un l'autre.

--Oh! attendez, _signor mio!_ s'écria-t-elle en m'enveloppant de son
regard limpide, comme d'un flot de volupté, mais en me retirant ses
mains que j'avais prises par-dessus la table. Vous êtes subtil, et je ne
suis pas sotte. Au point où nous en sommes, s'aimer, c'est avoir envie
de s'aimer. Il faut que le désir soit grand de part et d'autre. Celui
d'une femme n'est jamais douteux, puisqu'elle y risque son honneur.
Celui d'un homme peut bien n'être qu'un petit moment de caprice,
puisqu'il n'y risque rien.

--Il paraît pourtant que j'y risque ma vie, si ce que vous m'avez dit de
votre frère et de vos autres parents est vrai?

--C'est malheureusement très-vrai. Mon frère, presque toujours ivre ou
absent, ne me surveille pas; mais, qu'une méchante langue lui monte la
tête, il peut vous assassiner.

--Eh bien, tant mieux, Daniella! Je suis charmé d'avoir ce risque à
courir pour vous prouver...

--Que vous n'êtes pas poltron? Ça ne prouve pas autre chose! Il me faut
une certitude de votre amour en échange de mon honneur.

--Ah! ma chère, m'écriai-je impatienté, voilà deux fois que vous
prononcez ce gros mot; ne le dites pas une troisième, car tout serait
fini entre nous.

Elle me regarda avec surprise; puis, haussant les épaules:

--Je comprends, dit-elle, vous n'y croyez pas? Et pourquoi n'y
croyez-vous pas?

--Ne vous fâchez pas! Si je savais ce que vous entendez par là,
peut-être y croirais-je.

--Il n'y a pas deux manières de l'entendre. Une fille qui aime hors de
la pensée du mariage est déchue. Tous les hommes se croient le droit de
lui demander d'être à eux, et si elle leur résiste, ils la décrient et
l'insultent.

--Vous me parlez, ma chère, comme si vous n'aviez jamais appartenu à
aucun homme. S'il en était ainsi, je vous donne ma parole d'honneur que
je ne chercherais point à être le premier.

--Et pourquoi cela?

--Parce que je suis trop jeune et trop pauvre pour devenir votre
soutien, dans le cas où notre amour prendrait de la durée; et parce que,
s'il n'en devait point avoir, je me reprocherais de nuire à une personne
qui m'a donné des soins et témoigné de l'amitié.

--C'est bien, dit-elle après avoir réfléchi.

Et, quand elle réfléchit ainsi, sa figure, hardie et sensuelle, prend
une singulière expression d'énergie.

Puis elle se leva et se mit en devoir d'enlever le couvert pour rompre
notre entretien. Je voulus le renouer; elle secoua la tête en silence
et descendit légèrement l'escalier du jardin. J'eus fort envie de l'y
suivre pour la forcer à me pardonner, car, de la fenêtre, je vis qu'elle
y était seule. Je la rappelai, elle ne bougea pas. J'hésitai quelques
moments, en proie à une agitation dont la vivacité m'effraya moi-même.
Ce n'était pas seulement, comme avec Medora, une tentation des sens;
c'était un attrait plus vif, et que la réflexion ne venait ni démentir
ni calmer.

Eh! que m'importait que cette Daniella fût menteuse et galante? Elle ne
m'en plaisait pas moins. J'avais été bien sot de vouloir la confesser.
Il y a en nous un fond de pédanterie qui nous gâte toute la spontanéité
de l'existence.

Mais elle avait eu la maladresse de parler de son honneur; c'était faire
appel au mien; la folie d'exiger de l'amour. Honneur et amour! ces deux
mots n'avaient certainement pas la même portée, le même sens pour elle
et pour moi. Ah! s'il était vrai qu'elle eût le droit de les invoquer,
combien peu je me soucierais de ce que l'on en pourrait dire et penser!
combien il me serait facile de purifier, par mon dévouement et ma
sincérité, le charme vulgaire que je subis!... Mais, s'il était vrai,
combien ma manière d'être avec elle aurait été grossière et indigne
d'elle jusqu'à ce moment! Quelles mauvaises pensées et quelle injurieuse
familiarité j'aurais à me faire pardonner, avant d'accepter ce premier
amour si vaillamment et si naïvement offert!

La crainte de faire une erreur stupide en sollicitant grossièrement une
vierge, s'empara de moi au milieu du délire qui me gagnait. Partagé
entre cette terreur et celle, beaucoup moins vive, d'être pris pour
dupe, je résolus d'attendre à mieux connaître cette fille pour reprendre
un entretien si délicat, et je me sauvai dans la campagne. J'y promenai
d'abord une émotion chagrine, une inquiétude pénible. Enfin, la beauté
de ces solitudes, où je suis roi, me calma et je vins à bout d'oublier
une tentation beaucoup trop soudaine pour ne pas créer quelque danger
nouveau à ma raison ou à ma conscience.

Je suis rentré, comme de coutume, à huit heures du soir. J'emporte dans
ces excursions un morceau de pain pour ne pas souffrir de la faim
entre mes deux repas, distants d'environ douze heures. L'_eau pure des
fontaines_ ne me manque pas, et suffit parfaitement à ma sensualité, car
elle est délicieuse.

Quand je pense au peu de besoins de bien-être auquel peut se réduire un
homme qui vit beaucoup par l'esprit, la soif des richesses et le désir
du luxe me jettent toujours dans un grand étonnement. Me voici dans un
pays où l'insouciance d'une part, et la pauvreté de l'autre, rendent
inconnues les mille recherches de nos climats et de notre civilisation.
Le premier aspect de ce dénûment étonne, parce qu'il fait un contraste
violent et comique avec le goût de l'ornementation; mais on s'y habitue
bien vite, et même on est tenté de chercher à simplifier encore cette
vie d'Arabe sous la tente.

Quand je me rappelle ce que, dans la limite du plus humble nécessaire,
il faut penser à se procurer chez nous pour arranger son existence, soit
dans une grande ville, soit à la campagne, je reconnais que la vie de
campement est, pour les pauvres, la seule rationnelle, libre et vraie.
Peut-être les riches font-ils le même rêve. Je m'imagine que les devoirs
se multiplient en raison des ressources, et que le riche libéral a
tout autant de sollicitude, de soucis, par conséquent, pour dépenser
noblement ses richesses, que l'avare en a pour les conserver et les
cacher. Si la propreté, qui est la grande volupté de la vie animale, et
dont les bêtes elles-mêmes nous donnent l'exemple, était compatible
avec la sobriété d'habitudes de ces peuples méridionaux, il faudrait
reconnaître que c'est nous qui sommes insensés d'avoir compliqué les
embarras de ce court voyage sur la terre, où nous nous installons comme
si nous étions sûrs d'y voir lever le soleil qui se couche.

Mais la malpropreté et le dénûment vont ensemble presque partout, et
l'homme semble fait de manière à ne pas trouver de milieu entre le
nécessaire et le superflu. Au fait, n'en est-il pas ainsi dans toutes
les manifestations de sa vie intellectuelle, morale et sociale?

Je n'ai pas revu la Daniella ce soir. Toujours partagé entre la crainte
de me livrer à elle plus ou moins qu'elle ne le mérite, j'ai eu sur moi
assez d'empire pour ne pas m'informer d'elle. Mariuccia n'est pas venue,
comme les autres jours, au devant de mon expansion, et je suis rentré
chez moi sans apercevoir d'autre visage que le sien et sans échanger une
parole avec elle. Pourtant, voilà sur ma table deux vases de fleurs qui
n'y étaient pas ce matin. Ce sont de grands iris d'un blanc de lait,
bien plus beaux que des lis, et d'un parfum plus fin. Je me suis
hasardé, tout à l'heure, à demander à la Mariuccia, au moment où elle
m'apportait ma petite lampe, si ces fleurs venaient du jardin de
Piccolomini. Je savais bien que non; mais j'espérais qu'elle me dirait
d'où elles venaient. Elle a fait d'abord semblant de ne pas m'entendre;
puis elle m'a dit d'un air terriblement narquois:

--C'est mon frère le capucin qui vous envoie cela.

Je n'ai pas osé faire semblant d'en douter; seulement, quand; elle est
sortie, je lui ai crié en riant:

--Vous l'embrasserez pour moi.

--Qui? a-t-elle répondu.

Et, voyant que je lui montrais les fleurs:

--_Cristo!_ s'est-elle écriée avec sa mimique expressive: embrasser pour
vous le capucin?

Faut-il conclure vis-à-vis de moi-même? Faut-il prononcer, avant de
m'endormir, ce mot joyeux ou terrible: «Je suis amoureux?» Non, pas
encore. C'est peut-être une folle brise qui passe et dont je ferai aussi
bien de ne pas m'enivrer. Si c'est un vent d'orage.... Que le ciel
m'en préserve, moi qui, pour la première fois depuis les années du
presbytère, me trouve dans des conditions où le calme de l'esprit et
l'oubli de ma personnalité me seraient si salutaires et si doux!



XX

4 avril

Je me suis distrait forcément aujourd'hui de la préoccupation d'hier.
Brumières m'est arrivé vers dix heures avec un appétit d'enfer. La
Mariuccia a trouvé moyen de le faire déjeuner, et nous avons loué deux
rosses efflanquées qui nous ont portés, tant bien que mal, à Albano.
Notre première station a été au couvent de Grotta-Ferrata, que je pris
d'abord pour une forteresse. C'est une communauté très-riche de l'ordre
de saint Basile. Nous nous y arrêtâmes pour voir les fresques de la
sacristie.

Ces fresques sont du Dominiquin et très-bien conservées. C'est là qu'est
la composition célèbre du _Jeune Possédé_, une très-belle chose comme
sentiment, quoique d'une exécution un peu trop naïve. En repassant dans
l'église, je vis une cérémonie bizarre. Une confrérie de paysans revêtus
de robes jadis blanches, à revers rouges, et la tête couverte de leurs
mouchoirs sales, étalés de manière à leur couvrir le visage, entourait
une sorte de lit noir et or, en psalmodiant des prières. Au bout d'un
instant, ils remirent précipitamment leurs mouchoirs dans leurs poches,
jetèrent çà et là leurs costumes, et s'enfuirent en causant et en riant,
comme pressés de se débarrasser d'une corvée dégoûtante.

Je m'approchai du lit, qui restait au milieu de l'église déserte, et j'y
vis un objet que j'eus besoin de toucher pour le comprendre. Brumières,
qui était resté dans la sacristie, approcha à son tour, et s'y méprit.

--Qu'est-ce que cela? dit-il. Je ne connaissais pas cela. C'est
magnifique! quelle vérité, quel caractère! Voyez! on a imité jusqu'à la
bouffissure des mains malades.

--Que croyez-vous donc que ce soit? lui demandai-je: une figure de cire
ou de bois peint?

Il eut alors quelque doute, et appuya son doigt sur la main enflée, qui
se creusa sous cette empreinte.

--Pouah! fit-il, c'est une morte pour de bon! Que ne le disait-elle?

C'était une petite vieille qui devait rester exposée sur le catafalque
funéraire jusqu'au moment de la sépulture. Elle paraissait au moins
centenaire, et pourtant elle était très-belle dans le calme de la mort:
sa peau avait le ton mat et uni de la cire vierge; ses traits, fortement
accentués, n'avaient pas S de sexe, car un duvet, blanc comme la neige,
ombrageait ses lèvres rigidement fermées. Vêtue d'une robe de linge
blanc nouée au cou et aux poignets par des rubans noirs, la tête
ombragée d'un voile de mousseline, qui lui donnait l'aspect d'une
religieuse, elle semblait dormir dans une attitude aisée, les mains
pendantes sur le bord du lit mortuaire. Elle paraissait si recueillie et
si satisfaite dans son éternel sommeil; son mouvement semblait si bien
dire, comme le _Sonno_ de Michel-Ange: _Ne m'éveillez pas!_ qu'elle
donnait envie d'être mort comme elle, sans convulsion, sans regret,
semblable au voyageur qui trouve enfin un bon lit après les fatigues
d'une longue route.

Comme je m'étonnais de l'abandon de ce cadavre si proprement arrangé et
apporté là en cérémonie, puis tout à coup laissé sans surveillance et
sans prières dans l'église ouverte à la curiosité des passants:

--C'est toujours comme cela, me dit Brumières. La mort, en Italie, n'a
rien de sérieux, les honneurs qu'on lui rend ont plutôt un air de fête;
les larmes des parents et des amis n'accompagnent le défunt que jusqu'à
la porte de la maison. Le reste est pour le coup d'oeil, et même
quelquefois pour la farce. J'ai vu autrefois, sur la grande route de
la Spezia, un pauvre diable que deux hommes portaient au cimetière. Le
prêtre marchait d'un air allègre, regardant les filles qui passaient et
leur souriant, tout en marmottant les prières d'usage. Derrière lui
et autour de lui, sautait et gambadait, sans qu'il en parût choqué ou
seulement étonné, un jeune gars, vêtu de la robe noire et masqué de la
hideuse cagoule, portant une grande croix de bois noir et remplissant
l'office de _frère de la mort_. Ce garçon faisait mille contorsions
burlesques, courait après les filles pour les effrayer, et les
embrassait bel et bien sous le nez du prêtre, qui paraissait trouver la
chose fort plaisante. Je demandai aux passants ce que cela signifiait.
Cela ne fait pas de mal aux morts, me fut-il philosophiquement répondu.
Et, comme je demandais si on en usait aussi cavalièrement avec tous, un
bourgeois me dit:

--Non, sans doute; mais celui-ci n'est pas du pays.»

Une autre fois, à Naples, continua Brumières, j'ai vu porter à l'église
le cadavre d'un gros vieux cardinal, en grande pompe et à visage
découvert, comme c'est l'usage. On lui avait mis une couronne de roses,
et, le croiriez-vous? du fard sur les joues, pour réjouir la vue des
assistants.

A Castel-Gandolfo, en longeant à pied les murs extérieurs d'un autre
couvent:

--Tenez, me dit Brumières en s'arrêtant devant une petite fenêtre
grillée, voici autre chose qui vous fera voir comme on joue ici avec la
mort.

Je m'approchai, et je vis dans l'intérieur d'une petite chapelle, une
hideuse bouffonnerie: un squelette tombant en poussière était agenouillé
dans une attitude suppliante, devant un autel fait d'ossements humains.
La croix, les flambeaux, un lustre en roue suspendu à la voûte, étaient
composés de tibias, de côtes, de mâchoires et de vertèbres artistement
agencés dans l'intention, à la fois lugubre et facétieuse, d'appeler
l'attention des passants. C'était un appel à la charité publique, et,
dans ce pays de misère, la dévotion trouvait le moyen d'y répondre, car
le pavé de la chapelle était littéralement jonché de gros sous.

C'était, en effet, quelque chose de bien caractéristique que ce
squelette agenouillé qui représentait, non la prière, mas la mendicité.

--Vous le voyez, me dit Brumières, ici, les morts mêmes tendent la main
aux passants.

Nous nous retournâmes pour voir, d'une terrasse ombragée de grands
arbres, le lac d'Albano. Pour un lac, c'est bien peu de chose, et, comme
les collines environnantes sont sans haute végétation et sans caractère,
il me fut impossible de partager l'admiration de mon compagnon. C'est un
garçon d'esprit et un artiste intelligent devant les choses d'art; mais,
tout littérateur qu'il est en même temps que peintre, car il écrit des
articles très-spirituels pour ce que l'on appelle, à Paris, la _petite
presse_, je crois qu'il n'aime pas la nature, ou, du moins, qu'il ne
porte, dans son amour pour elle, aucune délicatesse, aucun discernement.
Il l'accepte partout ici telle qu'elle est, comme un écolier ou comme
un moine cloîtré accepterait n'importe quelle femme, vieille ou jeune,
noire ou blanche. Pourvu qu'il y ait de l'air vif, du ciel bleu, des
lignes crues, et surtout des noms et des souvenirs, il croit que le plus
pauvre coin de la nature méridionale est préférable aux plus beaux sites
et aux plus beaux aspects de celle du Nord. Nous sommes en discussion
perpétuelle sur ce point. Il est, du reste, comme beaucoup de touristes
qui ne croient qu'aux choses lointaines ou célèbres. Les humbles beautés
de leurs champs paternels n'existent pas pour eux, et l'amour des pays
de tradition et de soleil est chez eux à l'état de fétichisme.

--Au fait, me répondait-il en riant, quelle description oserait-on faire
de Château-Chinon ou de toute autre bourgade de votre France centrale?
Qui dit Auvergne, Marche ou Limousin, dit quelque chose que tout le
monde est censé connaître.

--Et que personne ne connaît!

--J'en conviens; mais, vous-même, vous voilà ici cherchant un beau ciel
et de beaux sites?

--Oui, je les cherche, et je trouve un ciel gris et des sites très
au-dessous de leur réputation. Maintenant que je me rappelle certains
aspects des environs de Marseille, où vous n'avez pas voulu me suivre,
je me demande si ce que j'ai vu de la Provence n'est pas infiniment plus
beau que ce que je vois de l'Italie. Ce qu'il y a de certain, c'est que
je n'ai pas encore rencontré ici une aussi belle journée que celle que
j'ai passée sur les hauteurs de Saint-Joseph, et cependant c'était jour
de mistral. Tout à l'heure, dans la gorge boisée de Marino, ajoutai-je,
je vous disais que j'avais été élevé dans des ravins cent fois plus
pittoresques, et que cette gorge rocailleuse, avec son ruisseau maigre
et son village perché sur la colline, me paraissaient jolis, mais tout
petits.

--Mais la tristesse de ce site, mais son caractère à nul autre
semblable?

--Il n'est pas un coin de l'univers, si vulgaire qu'il paraisse,
qui n'ait son caractère unique au monde, pour qui est disposé à le
comprendre ou à le sentir. Mais avouez que l'imagination est souvent
pour beaucoup dans nos impressions, et que, si l'on ne vous disait
pas que Marino est un ancien repaire de brigands, sur cette route
de Terracine féconde en sujets de mélodrames; enfin, que, si vous
rencontriez ce village et ce site sur un chemin de fer, à vingt-cinq
lieues de Paris, vous n'y feriez pas la moindre attention?

--J'en conviens de tout mon coeur. Il n'a pour moi des airs de drame et
de roman que parce qu'il est sur la terre du roman et du drame. Donc, je
suis un voyageur naïf, tandis que vous, avec votre prétention de voir
les choses par elles-mêmes, et de ne les juger que par ce qu'elles sont,
vous vous ôtez tout le plaisir qu'elles vous donneraient, si vous les
acceptiez pour ce qu'elles paraissent ou pour ce qu'elles rappellent.

Tout en cheminant, à grand renfort d'éperons, pour soutenir le trot de
nos montures, je me demandais si Brumières avait raison, et si, avec sa
nature parisienne irréfléchie, à la fois moutonnière et fantaisiste, il
n'était pas plus aisément satisfait, par conséquent plus heureux que
moi. Après y avoir réfléchi et fait un notable effort pour suivre vos
conseils, c'est-à-dire pour me rendre compte de moi-même, je fus en
mesure de lui répondre.

Nous étions arrivés à l'Aricia, l'antique Aricia des Latins, aujourd'hui
une toute petite bourgade gracieusement située. Nos chevaux se
reposaient, et, appuyés sur le parapet d'un magnifique pont à trois
rangées d'arches superposées, ouvrage moderne digne des anciens Romains,
nous reprîmes la conversation. Ce site-là était vraiment bien joli. Le
pont monumental remplit un profond ravin pour mettre de plain-pied la
route d'Aricia à Albano. Il passe donc par-dessus tout un paysage vu en
profondeur, et ce paysage est rempli par une forêt vierge jetée dans un
abîme. Une forêt vierge fermée de murs, c'est là une de ces fantaisies
que des princes peuvent seuls se passer. Il y a cinquante ans que la
main de l'homme n'a abattu une branche et que son pied n'a tracé un
sentier dans la forêt Chigi. Pourquoi? _Chi lo sa?_ vous disent les
indigènes.

Cela m'a rappelé ce que vous me racontiez d'un palais aux portes et aux
fenêtres murées depuis vingt ans, sur le boulevard de Palma, à l'île
Majorque, par suite d'une volonté testamentaire dont nul ne savait la
cause. Il y a, dans ces contrées de vieille aristocratie omnipotente,
des mystères qui défrayeraient nos romanciers, et qui excitent en vain
nos imaginations inquiètes. Les murs se taisent, et les gens du pays
s'étonnent moins que nous, habitués qu'ils sont à ne pas savoir la cause
de faits bien plus graves dans leur existence sociale.

Au reste, ce caprice-là, qui serait bien concevable de la part d'un
propriétaire artiste, est une agréable surprise pour l'artiste qui
passe. Sur les flancs du ravin s'échelonnent les têtes vénérables des
vieux chênes soutenant dans leur robuste branchage les squelettes
penchés de leurs voisins morts, qui tombent en poussière sous une mousse
desséchée d'un blanc livide. Le lierre court sur ces mines végétales,
et, sous l'impénétrable abri de ces réseaux de verdure vigoureuse et de
pâles ossements, un pêle-mêle de ronces, d'herbes et de rochers va se
baigner dans un ruisseau sans rivages praticables. Si l'on n'était sur
une grande route, avec une ville derrière soi, on se croirait dans une
forêt du nouveau monde.

En fait d'arbres, je n'ai jamais rien vu d'aussi monstrueux que les
chênes verts des _galeries_ d'Albano. On appelle ainsi les chemins qui
entourent cette localité célèbre en suivant une corniche faite de main
d'homme, au-dessus de la plaine immense qui dentelle la Méditerranée. Ce
pays du Latium est largement ouvert, fertile, plantureux et pittoresque.
Je vous dirai, par le menu, ce qui manque à cette riche nature; mais je
n'oublie pas que je suis sur le pont gigantesque d'Aricia, planant sur
la forêt Chigi, et causant avec Brumières.

--J'étends votre raisonnement et le mien à toutes choses, lui disais-je,
et cela n'en prouve qu'une seule, c'est que chaque organisation suit sa
logique personnelle et croit tenir la vraie notion, la vraie jouissance
des biens terrestres. Je vous avoue donc humblement que je me crois
infiniment mieux partagé que vous. Je n'ai pas cette bienveillance sans
bornes et sans conteste que vous accordez à tout ce qui est réputé
précieux. Je suis privé, en effet, de cette expansion continuelle d'une
âme continuellement satisfaite; mais j'ai en moi des trésors de volupté
pour les joies qui s'adaptent bien à mon coeur et à mon intelligence.
J'ai l'esprit un peu critique peut-être, ou un peu rebelle à
l'admiration de commande; mais, quand je rencontre ce que je peux
considérer comme mien, par la parfaite concordance de l'objet avec mon
sentiment intérieur, je suis si heureux dans mon silence, que je ne peux
m'en arracher. J'ai toujours pensé que, le jour où je rencontrerai le
coin de terre dont je me sentirai véritablement épris, je n'en sortirai
jamais, cela fût-il aux antipodes ou à Nanterre, cela s'appelât-il
Carthage ou Pézénas; de même que...

J'achevai ma phrase en moi-même, comme vous m'avez souvent reproché de
le faire; mais Brumières, perspicace en ce moment, l'acheva tout haut.

--De même, dit-il, que, le jour où vous rencontrerez la femme dont vous
vous sentirez complètement amoureux, qu'elle soit reine de Golconde ou
laveuse de vaisselle, vous serez à elle éternellement... mais non pas
exclusivement, j'espère?

--Exclusivement, je vous le jure; ne voyez-vous pas; par mes
continuelles restrictions, que je porte en moi, dans le sentiment de la
nature et de la vie, un idéal qui n'a pas encore été satisfait et que je
ne serai pas assez sot pour laisser échapper s'il se présente?

--Diantre! s'écria mon compagnon, je suis heureux que ma _princesse_
(c'est ainsi qu'il persiste à appeler Medora) ne vous entende pas parler
de la sorte. Je serais enfoncé à cent pieds au-dessous du niveau de la
mer! D'autant plus que depuis cette course, sans moi, à Tivoli, c'est
étonnant comme mes actions ont baissé!

--Allons donc!

--Je ne plaisante pas. Soit que vous ayez été délicieux durant
cette promenade, soit que votre maladie vous ait rendu ensuite
très-intéressant, ou enfin que votre exploit sur la _via Aurelia_ ait
laissé un souvenir ineffaçable, je trouve, surtout depuis votre départ,
que vous faites des progrès effrayants, tandis que j'en fais à reculons
dans le coeur de cette belle. Jean Valreg, ajouta-t-il moitié riant,
moitié menaçant, si je pensais que vous vous moquez de moi, et que vous
agissez pour votre propre compte....

--Si vous me demandez cela avec des yeux flamboyants et le ton terrible,
je vas vous envoyer promener, mon cher ami! mais, si vous faites
sérieusement un dernier appel à ma loyauté, avec la volonté de prendre
ma parole pour une chose sérieuse... dites, est-ce ainsi que vous
m'interrogez?

---Oui, sur votre honneur et sur le mien!

--Eh bien, sur mon honneur et sur le vôtre, je vous renouvelle mon
serment de ne jamais songer à miss Medora.

--Vous êtes donc bien sûr de pouvoir le tenir? Voyons, cher ami, ne vous
fâchez pas; je suis l'homme du doute, puisque je doute de moi-même;
puisque, moi, je n'oserais pas vous faire, en pareille circonstance, le
serment que vous me faites si résolument.

--Alors, gardez vos soupçons. Que voulez-vous que j'y fasse?

--Non! non! j'accepte votre parole! Je la tiens pour sacrée quant à
présent; mais songez que, d'un jour à l'autre, vous pouvez regretter de
me l'avoir donnée!

--Pourquoi, et comment cela?

--Eh! mon Dieu! on ne sait ce qui peut se passer dans la cervelle d'une
jeune fille aussi exaltée que Medora le paraît dans de certains moments.
Si elle concevait pour vous... une fantaisie, je suppose; si elle vous
avouait un préférence....

--En sommes-nous là! lui dis-je pour couper court à des suppositions qui
m'embarrassaient un peu: venez-vous, rival débonnaire, me signaler les
dangers, c'est-à-dire les avantages de ma situation?

Brumières sentit la crainte du ridicule et s'empressa de me rassurer;
mais, au retour, tout le long du chemin, il ne put se défendre de
revenir sur ce sujet, et j'eus bien de la peine à me préserver des
questions directes; questions auxquelles je n'aurais pas hésité à
répondre par autant de mensonges effrontés. Cette éventualité me prouve
bien que la vérité absolue n'est pas possible quand il s'agit de femmes.

Je vins à bout de calmer Brumières par une vérité, qui est la
déclaration obstinée de mon absence de penchant pour Medora. Mais, quand
cela fut bien posé, sa satisfaction se changea en un certain dépit
contre l'insulte que ce dédain faisait à son idole, et il épuisa toutes
les formules de l'admiration pour me prouver que j'étais aveugle et que
je me connaissais en femmes comme un _croque-mort en baptêmes_.

Cette conversation m'ennuya considérablement, car elle m'empêcha de
donner aux objets extérieurs l'attention que j'aime à leur donner quand
je me mets en route dans ce but. Décidément, il vaut mieux être seul que
dans un tête-à-tête où le coeur n'a rien à voir. Je n'avais pas mis dans
les prévisions de ma journée, en m'éveillant, que je passerais cette
journée de loisir à parler de miss Hedora. Pouah, la discussion! pouah,
l'esprit! pouah, les préoccupations d'avenir et de fortune! Je ne suis
bon à rien de tout cela, et il me tardait de me retrouver seul; je me
disais involontairement tout bas:

--J'ai assez vu Brumières aujourd'hui.



XXI

4 avril.

Comme nous rentrions à Frascati, nous nous trouvâmes, sur la place
extérieure, face à face avec la Daniella, belle comme un astre. Elle
avait une robe de soie aventurine, un tablier tourterelle, un châle de
crêpe de Chine écarlate sur la tête, du corail en collier et en pendants
d'oreilles; enfin tout attifée de la défroque de lady Harriet, mélangée
et rajustée à la mode de Frascati, elle avait l'air d'une perdrix rouge.

Je ne sais trop pourquoi je fis semblant de ne pas la voir, peut-être
par un sentiment de jalousie que je n'eus pas le temps de raisonner.
J'espérais peut-être que Brumières ne la verrait pas; mais il la vit,
jeta la bride sur le cou de son cheval, et, courant à elle, il lui fit
fête comme à une amie favorable à sa cause. Je vis alors qu'il ne savait
rien du renvoi de la soubrette, et que, dans la famille B***, on disait
avoir accordé à celle-ci la permission d'aller passer quelques jours
dans sa famille.

--Vous allez sans doute revenir bientôt, lui disait Brumières:
voulez-vous que je vous remmène ce soir à Rome?

--Jamais! répliqua la _stiratrice_ d'un air de reine, après l'avoir
laissé jusque-là dans son erreur, comme par malice.

--Comment, jamais? s'écria Brumières; vous êtes donc brouillée avec
votre belle maîtresse?

--A jamais! répéta Daniella avec le même accent d'orgueil indomptable.

--Contez-moi donc ça? dit Brumières, curieux de tout ce qui pouvait lui
révéler quelque particularité du caractère de Medora.

Jamais! répéta la Frascatine pour la troisième fois en tournant les
talons.

Brumières la retint.

--Faudra-t-il lui faire cette réponse de votre part, si elle m'interroge
sur votre compte?

--Si vous lui dites que vous m'avez vue, et si elle vous demande comment
je parle d'elle, vous lui direz que je lui pardonne, mais que je ne
retournerai jamais avec elle, quand elle me donnerait mon pesant d'or.

Elle s'éloigna sans m'accorder un regard, et Brumières m'accabla
de questions. C'est ce que je redoutais, étant las de tonte cette
diplomatie. Je m'en tirai comme je pus, en feignant, de ne rien savoir
et de n'avoir échangé que quelques mots avec la Daniella depuis mon
retour à Frascati. Je me gardai, de lui dire sa parenté avec la
Mariuccia et ses habitudes à la villa Piccolomini.

En me taisant ainsi et en feignant la plus profonde indifférence, je
sentis que je devenais de plus en plus mécontent de la façon légère dont
Brumières parlait d'elle.

--Que se sera-t-il donc passé entre la maîtresse et la servante?
disait-il. Je donnerais gros pour le savoir. Voyons, vous ne l'ignorez
pas, vous qui avez été au mieux à Rome avec cette fille!

Et, comme je m'en défendais, il se moqua de moi.

--Vous me faites poser, dit-il tout à coup, tomme frappé d'un trait de
lumière. Elle est votre maîtresse! C'est pour cela qu'on l'a renvoyée,
et c'est parce qu'on l'a renvoyée que vous êtes ici!

--Je serais très honteux que vous eussiez deviné juste, lui répondis-je.
Ce serait bien grossier de ma part, d'avoir pris ainsi mes aises dans
une maison respectable et d'en avoir fait chasser cette pauvre fille,
qui, après tout, peut être fort honnête, quoi que vous en pensiez.

Le voiturin qui va tous les jours de Frascati à Rome, sous le titre
usurpé de diligence, arriva sur la place, et Brumières n'eut que le
temps de me dire adieu.

Pour revenir à Piccolomini, je fis un détour, suivant au hasard, et
comme malgré moi, la direction que, quelques moments auparavant, j'avais
vu prendre à la _stiratrice_.

La ruelle dans laquelle je m'engageai me conduisit au faubourg qui
forme ravin, du côté des anciennes constructions romaines. Tout cet
escarpement est très-pittoresque. De vieilles maisons démesurément
hautes, et plongeant à pic dans le précipice, sont assises sur des
masses qui se confondent avec les rochers et qui sont d'énormes blocs
de ruines antiques. Sous la gigantesque végétation qui les recouvre, on
reconnaît des pens de murailles colossales, revêtues de _mattoni_, des
escaliers et des portes qui, liés à des fragments entiers d'édifices par
l'indestructible ciment des anciens, sont tombés là sur le flanc ou à la
renverse. Et, pour soutenir tout cet éboulement, qui lui-même soutient
les constructions modernes, on a fiché, ça et là, de vieilles poutres
qui portent le tout tant bien que mal, jusqu'à ce qu'un de ces petits et
fréquents tremblements de terre, dont on ne s'occupe guère ici, achève
de tout emporter dans la plaine. Il y a de la place en bas; c'est
apparemment tout ce qu'il faut.

Parmi ces décombres, dont plusieurs laissent à nu de profondes
excavations pleines d'eau, les habitants du faubourg ont établi des
caves, des lavoirs, des celliers et des terrasses. Sur le couronnement
d'une petite tour ruinée, je vis, au milieu du splendide revêtement de
mousse qui miroitait sur tout ce tableau au soleil couchant, de grosses
touffes d'iris blancs sortant des fentes du ciment. Quelque chose de
mystérieux m'avertit que c'était là le jardin de la Daniella, et je
m'imaginai que je devais la trouver elle-même dans cette maison, on
plutôt dans cette tour carrée que flanquent, jusqu'à la moitié, deux
restes de tourelles rondes de construction plus ancienne. Cette
habitation est la plus étrange et la plus démesurée du faubourg. Elle
a une porte en arceau qui donne sur la rue basse, et dont la largeur
occupe presque toute la façade d'entrée, si toutefois on peut appeler
façade un long tuyau de maçonnerie perpendiculaire. Un sale ruisseau
passe sous le seuil et va se perdre, tout à côté, dans un de ces
cloaques antiques qui sont des abîmes.

J'entrai d'autant plus aisément que cette ouverture n'avait aucune
espèce de porte. Je montai un grand escalier malpropre et usé qui me
parut être le chemin commun à plusieurs des habitations superposées le
long du précipice. Celle-ci présente sur la rue une face d'environ
vingt pieds de large sur au moins cent pieds de hauteur, percée
irrégulièrement, et, comme au hasard, de petites ouvertures qu'on
n'oserait appeler des fenêtres. Quand j'eus gravi à peu près soixante
marches, je trouvai une autre porte sur le flanc de la maison, et je me
vis de niveau avec le sommet des tourelles antiques, par conséquent avec
le parterre de deux mètres carrés où croissaient les iris blancs. Je ne
pus résister à l'envie de sortir de la cage de l'escalier où, jusque-là,
je n'avais été vu de personne, pour explorer cette petite plate-forme,
que couvrait un berceau de roses grimpantes.

Il n'y a rien de plus joli que ces grappes de petites rosés jaunes; le
feuillage, ressemblant à celui du frêne, est superbe, et la tige prend
les proportions sans fin du lierre et de la vigne. Ce rosier se plaît
beaucoup ici, et celui-ci a toute l'élévation des tours, c'est-à-dire
une cinquantaine de pieds. Ses rameaux, entrelacés sur des cannes de
roseau, ombragent la petite plate-forme et reprennent leur ascension sur
le flanc de la maison, bien décidés à grimper aussi haut qu'il y aura du
mur pour les porter.

Sous ce berceau, un petit tombeau de marbre blanc, en forme d'autel
antique, ramassé dans les décombres et couché sur le flanc, sert de
siège. Quelques giroflées garnissent irrégulièrement le pourtour ébréché
de la plate-forme, et, sur la terre rapportée qui les nourrit, je vis
la trace d'un tout petit pied dont le talon, creusé plus que le reste,
indiquait une bottine de femme, chaussure plus élégante que celle des
pauvres artisanes de Frascati, et qui m'avait paru n'être portée que par
la Daniella. Cette trace approchait du bord de la plate-forme, et une
empreinte plus arrondie me fit deviner qu'on s'était agenouillé là, tout
au bord, pour atteindre, en se penchant sur l'abîme, les fleurs d'iris
blancs sortant du mur, deux pieds plus bas.

Comme ce jardin, ou plutôt cette tonnelle, n'a aucune espèce de rebord,
et que le ciment des pierres ébranlées criait sous le pied, il me passa
un frisson par tout le corps, en songeant à ce que j'éprouverais en
voyant là une femme aimée se pencher en dehors, ou seulement s'asseoir
sur le tombeau adossé au fragile édifice de bambous romains qui porte
les branches légères du rosier.

Je m'y assis un instant pour me rendre compte, ou plutôt pour me rendre
maître d'une émotion si soudaine et si vive; car je me ferais en vain
illusion, chaque minute qui s'écoule accélère les battements de mon
coeur, et, désir ou affection, sympathie ou caprice, je me sens envahi
par quelque chose d'irrésistible.

Je vins à bout, cependant, de me raisonner. Si c'était là, en effet,
la résidence de la _stiratrice_ et que cette jeune fille fût honnête,
devais-je m'engager plus avant dans une visite qui pouvait lui attirer
des chagrins ou des dangers? Et, si elle n'était qu'une vulgaire
intrigante, qu'allais-je faire en donnant, bien que dûment averti, tête
baissée dans un guêpier? De toutes manières, la raison me disait de fuir
avant que les commères du voisinage m'eussent aperçu.

Je m'arrêtai à une solution passablement absurde, qui était d'explorer
consciencieusement l'intérieur de cette grande vilaine bâtisse, où
je supposais que la pimpante soubrette de miss Medora devait habiter
quelque affreux bouge. Quand j'aurai surpris là, pensai-je, la hideuse
malpropreté qui m'a fait reculer devant des maisons de meilleure
apparence, je serai si bien guéri de ma fantaisie, qu'elle ne mettra
plus en péril ni le repos de cette fille ni le mien.

Je quittai donc la plate-forme; je rentrai dans l'intérieur; je
commençai à gravir l'escalier, qui, jusque-là, n'était, en| effet, qu'un
passage public, c'est-à-dire une _servitude_ commune à huit ou dix
maisons adjacentes, posées trop au bord de l'escarpement pour avoir
d'autre issue.

L'escalier, tout en moellons, dont plusieurs portaient des traces
d'inscriptions romaines, devenait de plus en plus rapide, étroit et
sombre. De temps en temps, je rencontrais un palier ou une échelle
conduisant à des portes cadenassées. Plusieurs c'étaient en si mauvais
état, que je pus regarder à travers: c'étaient des chambres hideuses,
meublées d'un ou de plusieurs grabats énormes, de quelques chaises
de paille plus ou moins cassées, et de cette multitude de pots et de
cruches de toute matière et de toute dimension qui sont ici le fonds du
mobilier.

Dans une pièce plus vaste, également déserte et cadenassée, je vis une
grande table et un attirail de fer et de fourneaux..

--Bon! pensai-je, voilà l'atelier de la _stiratrice_. Le local était
tellement nu, qu'il n'y avait rien à conclure pour ou contre la propreté
qui pouvait y régner d'habitude.

Je montai encore. Mais comment se faisait-il que cette maison,
évidemment habitée, n'eût pas, en ce moment, une seule figure humaine à
me montrer, une seule parole humaine à me faire entendre? En passant
la tête par un des jours de l'escalier; je plongeais dans toutes les
fenêtres ouvertes des maisons voisines, et je voyais ces maisons
également désertes et silencieuses, bien que les chiffons pendus à des
cordes et les vases égueulés sur les fenêtres me prouvassent qu'elles
n'étaient pas abandonnées à la ruine qui les menace. Enfin, je me
rappelai que la Mariuccia m'avait parle d'un fameux capucin qui devait
prêcher, à cette heure-là précisément, dans une des églises de la ville,
et je m'expliquai le désert qui m'environnait et la brillante toilette
de la Daniella. Sans aucun doute, toute la population était au sermon,
et je pouvais continuer sans danger mon exploration. Le son de la cloche
m'avertirait du moment où je ferais bien de déguerpir.

Ainsi rassuré, j'arrivai au dernier étage. Une porte, dont la gâche ne
mordait plus, s'ouvrit comme d'elle-même quand j'y appuyai la main.
L'escalier continuait, mais ce n'était plus qu'une vis en bois sans
rampe, une sorte d'échelle. Si je n'étais pas chez la _stiratrice_,
j'étais du moins chez quelque personnage mystérieux dont les habitudes
ou les besoins d'élégance contrastaient singulièrement avec le reste de
ce taudis, car les degrés de bois étaient couverts d'une natte de jonc
très-propre, et la porte à laquelle ils s'arrêtaient était fermée, en
guise de loquet, par un bout de ruban rosé passé dans deux pitons.

Je me résolus à frapper. Personne ne répondit. J'hésitai à dénouer le
ruban, qui me semblait une marque de confiance respectable; mais ce
pouvait bien être aussi l'enseigne d'une demeure suspecte. Je cédai à la
curiosité: j'entrai.

C'était une assez grande pièce, puisqu'elle occupait tout le carré du
faite de la maison. Les murs, récemment blanchis au lait de chaux,
n'avaient pour ornements qu'un crucifix, un joli bénitier de faïence
ancienne et quelques gravures de dévotion. Une statuette d'ange, moulée
en plaire, était posée dans une petite niche, à la tête du lit. Une
grande palme bénite de la fête des Rameaux, toute fraîche encore,
ombrageait l'oreiller. Le lit blanc, d'un aspect virginal, la carreau
recouvert de nattes, les deux chaises de fabrique frascatine, en paille
tressée et en bois orné de dorures naïves; la table de toilette avec sa
nappe garnie de grosses dentelles de coton, sa glace brillante, et
tous les petits ustensiles qui attestent un soin consciencieux et même
recherché de la personne; de gros bouquets de cyclamens roses dans des
vases de terre cuite, qui étaient peut-être des urnes cinéraires; un
rideau de mousseline, non encore ourlé, à l'unique fenêtre: je ne sais
quel air embaumé de propreté scrupuleuse et de sensualité chaste, voilà
quel était l'intérieur, tout fraîchement arrangé, de la _stiratrice_.

Mais étais-je bien chez elle? Et, si j'étais chez elle, en effet, ne
pouvais-je pas m'attendre à voir arriver quelque chaland initié à la
honteuse signification du ruban rosé? Était-il possible, encore une
fois, qu'une jolie fille, libre d'allures et de principes comme elle
paraissait l'être, comme elle l'avait été en me disant: «_Espérez tout_
si vous m'aimez,» vécût là saintement dans un sanctuaire d'innocence, au
milieu des humbles recherches féminines d'une coquetterie bien entendue,
sans songer à tirer parti de sa supériorité d'esprit, de luxe et de
manières sur toutes ses compagnes? Imaginer une grisette de Frascati
vertueuse ou seulement désintéressée, n'était-ce pas, selon Brumières,
le comble du don quichottisme?

Que m'importait, après tout? Et pourquoi cette dévorante inquiétude?
Pourquoi vouloir trouver une vestale dans une fillette à l'oeil
provoquant et à la démarche voluptueuse? N'était-ce pas assez de voir
qu'elle avait, relativement, autant de soin de sa jeunesse et de ses
charmes que miss Medora elle-même? Rencontrer cette initiation à la vie
civilisée chez une Italienne de cette classe, n'était-ce pas une bonne
fortune à ne pas dédaigner?

An beau milieu de ces réflexions d'une grossière philosophie, je devins
d'une tristesse mortelle, sans trop savoir pourquoi. J'étais assis sur
la chaise peinte et dorée, auprès de la fenêtre. A travers les fleurs
d'une grosse touffe de pétunia blanche, qui poussait d'elle-même dans
les fentes d'une pierre, comme chez nous les violiers jaunes, je
pouvais plonger de l'oeil dans le gouffre immonde de la _Cloaca_, où se
précipitaient des ruisseaux d'eau de lessive et de fumier. Et pourtant,
un air vif, passant, à la hauteur où j'étais, sur toutes ces émanations
pestilentielles, ne s'imprégnait autour de moi que des parfums de ces
fleurs et de cette chambre. La splendide verdure des rochers et des
ruines tendait à couvrir et à cacher la sentine impure, et, dans le ciel
immense qui s'étendait sur la campagne de Rome et sur les montagnes
bleues de l'horizon, il y avait quelque chose de si doux et de si pur,
qu'on ne pouvait allier la pensée du vice avec celle de l'habitante de
cette cellule aérienne.

--Mais quoi! pensais-je en m'arrachant au charme qui me dominait, ce
vaste ciel et ces sales décombres, ces fleurs luxuriantes et ces égouts
infects, ces yeux enivrants et ces coeurs souillés, n'est-ce pas là
toute l'Italie, vierge prostituée à tous les bandits de l'univers,
immortelle beauté que rien ne peut détruire, mais qu'aussi rien ne
saurait purifier?

Le son de la cloche m'avertit que l'on sortait de l'église. Comme
j'allais quitter cette chambre, incertain encore de la réalité de ma
découverte, un objet qui n'avait pas encore frappé mes regards me prouva
que j'étais bien chez la Daniella, et cette preuve fut en même temps une
révélation émouvante. Dans la niche qui contenait la statuette de l'ange
gardien, je remarquai une pierre d'une forme étrange: c'était un de ces
petits cônes de lave sulfureuse que j'avais cassés à la solfatare, sur
la route de Tivoli. J'aurais hésité à le reconnaître si, dans le tube
qui perfore ces petits cratères, on n'eût planté une fleur de pervenche
desséchée, et cette fleur, je la reconnus pour l'avoir cueillie auprès
du temple de la sibylle. Medora l'avait prise et mise avec soin dans du
papier, circonstance qu'en ce moment-là je n'avais attribuée qu'à une
sentimentalité anglaise pour le sol de l'Italie. Elle m'avait aussi
demandé un de mes échantillons de la solfatare, et j'y vis une petite
étiquette marquant la date de cette promenade. Daniella lui avait-elle
volé ce souvenir, ou l'avait-elle ramassé dans les balayures? C'est ce
que je me promis de savoir. Quoi qu'il en soit, je fus touché de le voir
là, posé au chevet de son lit comme une relique, et j'y crus trouver une
réponse éloquente à tous mes soupçons, tant il est vrai que la femme
qui nous aime se purifie, par ce seul fait, dans notre ombrageuse
imagination.

Des voix lointaines, qui chantaient horriblement faux je ne sais quels
cantiques, me donnèrent un second avertissement. Je renouai le ruban
rose à la porte; puis, entraîné par ma fantaisie de coeur, je le
dénouai, et je rentrai dans la chambre pour placer sûr la pierre de
soufre un petite bague antique assez jolie, que j'avais achetée à Rome,
au columbarium de Pietro. Enfin, je me hâtai de sortir, de descendre et
de regagner l'intérieur de la ville, avant que les habitants du faubourg
eussent reparu sur les hauteurs.

En traversant la rue de la _Tomba-di-Lucullo_ (on dit qu'une vieille
tour qui est encastrée dans une des maisons de la ville, est le tombeau
de Lucullus), je ne rendis compte des chants discordants que j'avais
entendus. Une cinquantaine d'enfants des deux sexes, agenouillée dans la
crotte, glapissaient un cantique devant trois petites bougies allumées
autour d'une madone peinte à fresque sur le mur. J'allais passer
insoucieux, quand je vis arriver une douzaine de jeunes filles portant
des fleurs dont elles voilèrent complètement la madone, en les piquant,
une à une, dans le petit grillage de laiton qui la protégeait. La
Daniella était parmi elles, et chantait aussi; mais sa voix était perdue
dans ce vacarme, et je ne pus savoir si elle chantait plus ou moins faux
que les autres. Elle me vit, et me suivit des yeux en sonnant, mais sans
cesser de chanter et sans se déranger de la cérémonie.

Je n'osai m'arrêter, car on me regardait curieusement, et fade de
dévotion qu'on accomplissait n'empêchait pas les chuchoteries des jeunes
filles.

Je rentrai donc sans avoir pu échanger un mot avec la _stiratrice_, et
cela fait maintenant deux jours passés ainsi; ce qui est étrange après
la conversation que nous avons eue ensemble. Je crois bien qu'elle me
boude sérieusement, car j'ai fait le coup de tête de demander à la
Mariuccia pourquoi sa nièce ne venait plus la voir, et elle m'a répondu:

--Elle vient aux heures où vous n'y êtes pas.



XXII

8 avril.--Frascati.

Il a fait aujourd'hui un temps délicieux, clair et presque chaud.
C'était bien le cas de faire enfin, hors des villas, une belle promenade
à ma guise, et pourtant je n'en avais nulle envie. Après mon déjeuner,
je suis remonté à mon grenier. Grenier est le mot, car je suis de
plain-pied avec celui de la maison, et il faut même que je le traverse
pour arriver à mon logement; cela me fait une situation isolée qui ne me
déplaît pas.

La Mariuccia est arrivée pour faire mon ménage, et m'a poussé dehors
pour balayer. Je me tenais dans le grenier; elle m'a grondé parce que
j'y fumais mon cigare et risquais, selon elle, d'y mettre le feu.

--Est-ce que vous n'allez pas courir aujourd'hui? Il n'a pas fait si
beau depuis un mois!

Et, comme je trouvais des prétextes pour ne pas sortir:

--Eh bien! a-t-elle ajouté, vous n'aurez pas besoin de moi, et, si vous
restez, je vous confierai la garde de la maison.

--Vous allez donc sortir, Mariuccia?

--Eh! n'est-ce pas aujourd'hui le jeudi saint? Il faut que je m'occupe
de mes dévotions.

--Dites-moi à qui je dois ouvrir si l'on sonne.

--Personne ne sonnera.

--Pas même la Daniella?

--Elle moins que tout autre.

--Pourquoi ça?

--Parce qu'elle a fait un voeu hier, en sortant du sermon. Oh! le beau
sermon! Jamais je n'ai entendu mieux prêcher! Vous avez eu grand tort de
ne pas venir entendre cela. La Daniella a tant pleuré, qu'elle a juré de
faire ses pâques plus chrétiennement qu'elle ne les a encore faites, et,
pour s'y disposer, elle a été mettre des fours à la madone de _Lucullo_.

--Qu'est-ce que cela veut dire?

--Qu'elle faisait un voeu.

--Lequel?

--Ah! dame! vous êtes curieux?

--Très-curieux, vous voyez!

--Eh bien! voici ce que je leur ai conseillé à toutes, à la Daniella et
à une douzaine d'autres jeunes filles, qui me demandaient par quel voeu
elles devaient se sanctifier avant le jour de Pâques: «Portez des fleurs
à la Vierge, leur ai-je dit, et promettez-lui de ne pas parler à vos
amants avant d'avoir reçu l'absolution et la communion.»

--Vous avez eu là une belle idée, Mariuccia!

--Elles l'ont trouvée belle, puisqu'elles l'ont suivie. Ainsi, vous ne
verrez ma nièce ni aujourd'hui, ni demain, ni samedi.

--Votre nièce a donc un amant dans la maison?

--Eh! _chi lo sà_? dit la vieille fille en me regardant avec malice.

Puis elle rangea son balai et courut se faire belle pour aller entendre
les offices à l'église des Capucins. Je pensai que la Daniella l'y
rejoindrait, et je guettai sa sortie pour la suivre à distance.

Elle traversa l'enclos et en sortit par le petit chemin rapide qui
sépare les villas Piccolomini et Aldobrandini. Quand on a grimpé un
quart d'heure, on tourne à gauche et on grimpe encore l'avenue du
couvent, qui est vaste et ombragée. L'édifice est à mi-côte, tapi comme
un nid sous la verdure. Quand M. de Lamennais vint demeurer ici en 1832,
il demeura chez ces capucins, dont il pensait beaucoup de bien. Il
aimait aussi, m'a-t-on dit, cette retraite cachée dans la riche
végétation de h montagne, thébaïde charmante, entourée de villas
désertes et silencieuses.

Je regardai dans toute l'église; la Daniella n'y était pas, et, comme
les petits yeux malins de la Mariuccia m'observaient, je fus forcé de
me retirer. J'attendis un peu sur le chemin; ce fut en vain. Rien ne
prouvait que Daniella dût venir là. Je montai au-dessus du couvent et
vis ouverte la porte d'une villa que je n'avais pas encore explorée.
C'est la Rumnella, qui successivement appartenu à Lucien Bonaparte,
aux jésuites et à la reine de Sardaigne. Les jardins sont vastes et
dominent, de plus haut que tous les autres, la belle vue que j'ai déjà
de ma fenêtre de Piccolomini, à une demi-lieue plus bas. Le palais n'est
qu'une grande vilaine maison de plaisance, où la, reine de Sardaigne
n'est, je crois, jamais venue. Cependant elle, a fait faire des fouilles
aux environs, et, comme ce palais se nomme aussi villa Tusculana, je
pensai que les ruines de Tusculum devaient être par-là quelque part, et
je les cherchai, sans demander de renseignements aux jardiniers, voulant
garder le plaisir d'aller seul à la découverte.

J'escaladai le jardin, qui monte toujours, par une allée fort
extraordinaire. C'est encore un de ces caprices italiens dont en n'a
point d'idée chez nous. Sur un terrain en pente semi-verticale, on a
écrit, c'est-à-dire planté en buis, nain et en caractères d'un mètre de
haut, cent noms de poëtes et d'écrivains illustres. Cela commence vers
Hésiode et Homère, et finit vers Chateaubriand et Byron. Voltaire et
Rousseau n'ont pas été oubliés sur cette liste, qui a été dressée avec
goût et sans partialité, par Lucien probablement. Les jésuites l'ont
respectée. Un petit sentier passe transversalement entre chaque nom, et,
au milieu de l'abandon général des choses de luxe de ce jardin, cette
fantaisie est encore entretenue avec soin.

Je parvins au sommet de la montagne, en m'égarant dans de superbes
bosquets. Puis je me trouvai sur un long plateau dont le versant est
aussi nu et aussi désert que celui que l'on monte depuis Frascati est
ombragé et habité. Devant moi se présentait une petite voie antique,
bordée d'arbres, qui, suivant à plat la crête douce de la montagne,
devait me conduire à Tusculum.

J'arrivai bientôt en vue d'un petit cirque de fin gazon, bordé de
vestiges de constructions romaines. Un peu au-dessous, je pénétrai, à
travers les ronces, dans la galerie, souterraine par laquelle, au moyen
de trappes, les animaux féroces, destinés aux combats, surgissaient tout
à coup dans l'arène, aux yeux des spectateurs impatients. Ce cirque n'a
de remarquable que sa situation. Assis sur le roc, au bout le plus élevé
d'une étroite gorge en pente, qui s'en va rejoindre, en sauts gracieux
et verdoyants les collines plus basses de Frascati et ensuite la plaine,
il est là comme un beau siège de gazon, installé pour offrir au voyageur
le plaisir de contempler à l'aise cette triste vue de la campagne de
Rome, qui devient magnifique, encadrée ainsi. Le renflement de la
colline autour du cirque le préserve des vents maritimes. Ce serait un
emplacement délicieux pour une villa d'hiver.

J'y pris quelques moments de repos. Pour la première fois depuis que
j'ai quitté Gènes, il faisait un temps clair. Les montagnes lointaines
étaient d'un ton superbe, et Rome se voyait distinctement au fond de
la plaine. Je fus étonné de l'emplacement énorme qu'elle occupe, et de
l'importance du dôme de Saint-Pierre, qui, tout le monde vous l'a dit,
ne fait pas grand effet, vu de plus près.

Un bruit, mystérieux s'empara de ma rêverie. C'était comme une plainte,
ou plutôt comme un soupir harmonieux et plaintif de la voix humaine.
Comme tout était désert autour de moi, j'eus quelque peine à découvrir
la cause de ce bruit intermittent, toujours répète et toujours le même.
Enfin, je m'assurai qu'il sortait de la galerie souterraine, où le bruit
de mes pas m'avait empêché de, l'entendre quand j'y avais pénétré. J'y
retournai. Ce n'était que le murmure d'une goutte d'eau filtrant de
la voûte et tombant dans une petite flaque perdue dans les ténèbres.
L'écho, du souterrain, lui donnait cette rare sonorité, qui ressemblait
au gémissement d'une divinité captive et mourante, ou plutôt à l'âme de
quelque vierge martyre s'exhalant sous l'horrible étreinte des bêtes du
cirque.

En quittant cet, amphithéâtre, je suivis, dans le désert, un chemin
jonché de mosaïques des marbres les plus précieux, de verroteries, de
tessons de vases étrusques et de gravats de plâtre encore revêtus des
tons de la fresque antique. Je ramassai un assez beau fragment de terre
cuite, représentant le combat d'un lion et d'un dragon. Je dédaignai de
remplir mes poches d'autres débris; il y en avait trop pour me tenter.
La colline n'est qu'un amas de ces débris, et la pluie qui lave les
chemins en met chaque jour à nu de nouvelles couches. Ce sol, quoique
souvent fouillé en divers endroits, doit cacher encore des richesses.

Le plateau supérieur est une vaste bruyère. C'était jadis, probablement,
le beau quartier de la ville, car ce steppe est semé de dalles on de
moellons de marbre blanc. Le chemin était, sans doute, la belle rue
patricienne. Des fondations de maisons des deux côtés attestent qu'elle
était étroite, comme toutes celles des villes antiques. Au bout de cette
plaine, le chemin aboutit au théâtre. Il est petit, mais d'une jolie
coupe romaine. L'orchestre, les degrés de l'hémicycle sont entiers,
ainsi que la base des constructions de la scène et les marches latérales
pour y monter. L'avant-scène et les voies de dégagement nécessaires à
l'action scénique sont sur place et suffisamment indiquées par leurs
bases, pour faire comprendre l'usage de ces théâtres, la place des
choeurs et même celle du décor.

Derrière le théâtre est une piscine parfaitement entière, sauf la voûte.
On est là en pleine ville romaine. On n'a plus qu'à atteindre le faîte
de la montagne pour trouver la partie pélagique, la ville de Télégone,
fils d'Ulysse et de Circé.

Là, ces ruines prennent un autre caractère, un autre intérêt. C'est la
cité primitive, c'est-à-dire la citadelle escarpée, repaire d'une bande
d'aventuriers, berceau d'une société future. Les temples et les tombeaux
des ancêtres y étaient sous la protection du fort. La montagne, semée de
bases de colonnes qui indiquent l'emplacement des édifices sacrés, et
bordée de blocs brute dont l'arrangement dessine encore des remparts,
des poternes et des portes, s'incline rapidement vers d'autres gorges
bientôt relevées en collines et en montagnes plus hautes. Ce sont
les monts Albains. Dans une de ces prairies humides où paissent les
troupeaux, était le lac Régille, on ne sait pas où précisément. Le sort
de la jeune Rome, aux prises avec celui des antiques nationalités du
Latium, a été décidé là, quelque part, dans ces agrestes solitudes.
Soixante et dix mille hommes ont combattu pour _être ou n'être pas_, et
le destin de Rome, qui, en ce terrible jour, écrasa les forces de trente
cités latines, a passé sur l'_agro Tusculan_, comme l'orage, dont la
trace est vite effacée par l'herbe et les fleurs nouvelles.

Vous savez l'histoire de Tusculum? Elle se résume en quelques mots comme
celles de toutes les petites sociétés antiques du Latium: établissements
hasardeux, quelquefois à main armée, sur des terres mal défendues, puis
fortifiées par l'esprit d'association civique, par la fertilité du sol,
et souvent par la situation inexpugnable; extension de l'association par
la ligue avec les établissements voisins; affermissement de l'existence
et commencements de civilisation, aussitôt que cessent le pillage et
l'hostilité entre les membres de cette race d'aventuriers fondateurs de
villes; puis, les grandes luttes contre l'ennemi commun, Rome, qui,
née la dernière, grandit à pas de géant, comme un fléau vengeur des
premières spoliations du sol antique; défaites tantôt partielles,
tantôt générales de la confédération latine; alliances subies plutôt
qu'acceptées avec le vainqueur; conspirations et révoltes, toujours
écrasées par l'implacable droit du plus fort; effacement final des
nationalités partielles, et fusion politique dans la grande nationalité
romaine.

Mais c'est ici que l'histoire très-confuse de ces nationalités vaincues
prendrait de l'intérêt si elle avait de plus grandes proportions, et
si elle n'était bouleversée à chaque instant par le flot des invasions
barbares. Ces peuples d'origines différentes, qui, tantôt, faisaient
alliance avec les Romains contre leurs voisins, et tantôt revenaient à
l'alliance naturelle contre Rome, conservèrent toujours un sentiment de
patriotisme étroit, ou plutôt un secret orgueil de race qui leur fit
même préférer le joug de l'étranger à celui de Home. Tusculum persista,
jusqu'au XIIe siècle, à trahir en toute occasion la cause romaine,
aimant mieux épouser celle des Allemands que celle des papes, comme si
l'affront subi au lac de Régule n'eût pas été effacé après un millier
d'années d'apparentes réconciliations. Enfin, les haine» du moyen âge
rallumèrent, dans toute sa rudesse barbare, l'antique inimitié. Les
Romains fondirent sur Tusculum, la pillèrent et la détruisirent de fond
en comble sous le pontificat du pape Célestin III. Une circonstance
caractéristique, c'est que le pape avait fait de l'abandon de la
citadelle de Tusculum la condition du couronnement de l'empereur, et
qu'à peine les Allemands étaient-ils sortis par une porte, les Romains
entrèrent par l'autre, livrant cette pauvre ville à toutes les horreurs
de la guerre. Et pourtant, Jésus avait passé dans l'histoire des hommes;
ses autels avaient remplacé ceux des Némésis païennes. Le vainqueur ne
s'appelait plus Furius, mais Célestin.

La société tusculane disparut avec sa ville, avec sa citadelle ses
temples et ses théâtres. Les fugitifs se dispersèrent. Quelques-uns se
groupèrent autour d'une chapelle située dans des bosquets naturels, sur
les gradins inférieurs de leur montagne, et qu'on appelait la Madone des
Feuillages (Frasche). De là le nom, de là la ville de Frascati; de là
le dédain et l'aversion de tout véritable _Frascatino_ pour Rome et ses
habitants.

--_Tutti ladri! tutti birbanti!_ s'écrie à chaque instant la Tusculane
Mariuccia, quand, on réveille le levain de, ses passions latines.

Et pourtant, la Mariuccia sait si peu l'histoire de son pays, qu'elle
prend Lucullus pour un pape, et la villa Piccolomini pour le berceau de
la race pélagique. Elle n'est jamais allée jusqu'à Tusculum, bien qu'il
n'y ait guère plus d'une lieue de distance; mais elle a des dictons
flétrissants pour toutes les autres villes du Latium, dictons qui
semblent le reflet d'antiques traditions de rivalité, au temps où
les Èques, les Sabins, les Albains, les Erniques et les Tusculans
ravageaient, à tour de rôle, leurs établissements naissants, et
s'enlevaient leurs troupeaux errants sur des terrains en litige.

La vue que l'on embrasse du sommet de l'_arx_ de Tusculum est des plus
romantiques. Là, on tourne le dos à l'éternelle Rome. Quand les bois de
châtaigniers sont feuillus, cette vue doit être plus belle encore;
mais, alors, des caravanes de peintres et de touristes envahissent
ces solitudes, et je m'applaudis d'être venu ici avant le beau temps,
puisque je possède ces lieux célèbres dans tout leur caractère de
mélancolique austérité. Les dévotions de la semaine sainte concentrent
la population indigène, déjà si clairsemée, dans les couvents et dans
les églises. Aussi loin que ma vue pouvait s'étendre, il n'y avait sous
le ciel d'autre créature humaine que moi et un berger assis sur la
bruyère entre ses deux chiens.

Je m'approchai de lui et lui offris de partager mon _repas_,
c'est-à-dire mon morceau de pain, et quelques amandes de pin grillées,
que la Mariuccia avait mises dans ma gibecière de promenade.

--Non, merci, me dit-il; c'est jour de jeûne, et je ne peux accepter;
mais je causerai avec vous, si vous vous ennuyez d'être seul.

C'était un robuste paysan de la marche d'Ancone, d'une quarantaine
d'années et d'une figure douce et sérieuse. Son grand nez aquilin ne
manquait pas de race; mais sa haute taille, ses cheveux blonds, ses
manières calmes, son parler lent et judicieux ne répondaient pas à
l'idée que je me serais faite d'un type de pâtre dans la campagne de
Rome. Des pieds à la tête, il était vêtu de cuir et de peaux comme
un Mohican. Il fait ses habits lui-même et les porte un an sans les
quitter. Alors ils sont usés et il s'en fabrique d'autres.

Après m'avoir donné quelques détails sur son genre de vie, il me parla
du lieu où nous étions.

--Il n'y a pas, dans tout Rome, me dit-il, un théâtre aussi entier et
aussi intéressant que celui de Tusculum. Et puis c'est plus agréable,
n'est-ce pas, de regarder des ruines dans un endroit comme celui-ci, où
personne ne vous gène, et où il n'y a pas de maisons nouvelles pour vous
déranger vos souvenirs?

J'étais fort de son avis. C'étaient là, en effet, les premières ruines
qui m'avaient ému réellement. A des vestiges illustres, à des souvenirs
historiques, il faut un cadre austère, des montagnes, du ciel, de la
solitude surtout. Ce berger est érudit; c'est à l'occasion, une espèce
de cicérone; mais il est discret, sobre de paroles, et bienveillant sans
familiarité importune et sans mendicité. Il passe sa vie à gratter la
terre, et il a chez lui, dans une cabane qu'il me montra au fond du
vallon, un petit musée d'antiquités ramassées à Tusculum. Je montai avec
lui sur la roche la plus élevée, et il me décrivit la vaste étendue
déployée autour de nous comme une carte géographique. Grâce à lui, je
sais maintenant mon Latium sur le bout du doigt, et je pourrai aller
partout sans guide. Rien n'est plus facile, aussitôt que l'on connaît
les principales montagnes par leur nom et par leur forme.

Je me suis donc promené avec les yeux et j'ai parcouru, en désir et en
espérance, des sites ravissants ou sévères. J'ai oublié, dans ce voyage,
mes préoccupations de ce matin. La locomotion, l'amour des découvertes,
ce je ne sais quoi d'enivrant dans la solitude inexplorée, ce sont là
d'exquises jouissances, et je me demande quelle société de femme m'en
donnerait de plus vraies.

Oui! voilà ce qu'on se dit tant que la femme est loin!

--Où est la maison où Cicéron composa ses _Tusculanes_? demandai-je au
pâtre, pour voir jusqu'où allait son érudition.

--_Chi lo sà?_ répondit-il en me montrant, non loin du cirque où j'avais
fait ma première station, un édifice assez bien conservé. Les uns disent
que c'est ici; d'autres disent que c'est le jardin où est maintenant
la Ruffinella. Toutes les fois qu'on déterre une nouvelle ruine, les
savants décident que c'est la chose tant cherchée, et que toutes les
anciennes ne valent plus rien. Mais qu'est-ce que cela vous fait? Il n'y
a pas, sur toute cette montagne, un endroit où Annibal, Pompée, Camille,
Pline, Cicéron et cent autres personnages puissants, rois, empereurs,
généraux, consuls, savants on papes, n'aient foulé la bruyère où voilà
vos pieds, et respiré l'air que vous respirez maintenant.

--Je ne crois pas, répondis-je; la bruyère est jeune, l'air est vieux
et corrompu. Il était pur et salubre quand Rome était puissante.
Croyez-vous qu'un État pareil eût pu avoir son siège dans ce marécage
empesté qui est là-bas derrière nous?

--Eh bien, du moins, les gens célèbres que vous savez ont regardé les
montagnes que vous regardez, et, quand ils vinrent ici pour la première
fois, ils demandèrent peut-être les noms des cimes et des vallées
à quelque pauvre diable comme moi, de même que vous me le demandez
maintenant. Vous me direz qu'ils ont aussi regardé le même soleil et la
même lune que vous pouvez regarder à toute heure du jour et de la nuit.
C'est ce que je me suis dit souvent.

--Il y a cette différence entre eux et moi que je ne suis qu'un pauvre
diable comme vous.

--Eh! _chi lo sà?_ Il parait qu'il vient ici, tous les ans, des
personnes célèbres qui aiment à voir Tusculum, et dont on m'a dit les
noms; mais je n'en ai pas retenu un seul. Dans mille ans d'ici, les
bergers de Tusculum les auront appris par la tradition et les diront
comme je vous dirais ceux de Galba, de Mamilius on de Sulpicius.

--Vous en concluez donc que les hommes célèbres ne font pas tant d'effet
de près que de loin?

--Toutes choses sont ainsi. Voyez, ce pays est assez beau; mais j'en
connais bien qui sont plus beaux, et où personne ne va. Cependant on dit
qu'il vient ici des voyageurs du fond de l'Amérique, le plus éloigné de
tous les pays, si je ne me trompe, pour voir ces morceaux de marbre que
je retourne avec mon pied. Ils y ramassent des briques, des cassures de
verre et des mosaïques, et les emportent chez eux. On dit qu'il n'y a
pas un coin sur la terre où quelqu'un ne conserve précieusement un petit
morceau de ce qui traîne à terre dans la campagne de Rome. Vous voyez
donc bien que ce qui est ancien et lointain paraît plus précieux que ce
qui est nouveau et proche.

--Vous dites vrai; mais la raison de cela?

Il haussa les épaules, et je vis qu'il allait, encore une fois, se tirer
d'affaire par l'éternel _chi lo sa_, si commode à la paresse italienne.

--_Chi lo sa_, lui dis-je bien vite, n'est pas une réponse qui convienne
à un homme de réflexion comme vous. Cherchez-en une meilleure, et,
quelle qu'elle soit, dites-la-moi.

--Eh bien! reprit-il, voilà ce que je m'imagine: quand nous vivons, nous
vivons; c'est-à-dire que, grands ou petits, nous sommes sujets ans mêmes
besoins, et les grands ne peuvent pas se faire passer pour des dieux.
Quand ils n'y sont plus depuis longtemps, on s'imagine qu'ils étaient
faits autrement que les autres; mais, moi, je ne m'imagine pas cela, et
je dis qu'un vivant que personne ne connaît est plus heureux qu'un mort
dont tout le monde parle.

--Vivre vous paraît donc bien doux?

--Eh! la vie est dure, et cependant on la trouve toujours trop courte.
Elle pèse, mais on l'aime. C'est comme l'amour, on donne la femme au
diable, mais on ne peut se passer d'elle.

--Êtes-vous donc marié?

--Quant à moi, non. Un pâtre ne peut guère se marier tant qu'il court
les pâturages. Mais vous, vous devez avoir femme et enfants?

--Mais non! Je n'ai que vingt-quatre ans!

--Eh bien! voulez-vous attendre que vous soyez vieux? Quel est le plus
grand bonheur de l'homme? C'est la femme qui lui plaît, et, quand on est
riche, je ne comprends pas qu'on vive seul.

--Je vous ai dit que j'étais pauvre.

--Pauvre avec des habits de drap, de bons souliers et des chemises
fines? Si j'avais de quoi acheter ce que vous avez là sur le corps, je
garderais mon argent pour avoir un lit. Quand on a le lit, on est vite
marié. Si vous couchiez, comme moi, en toute saison sur la paille, je
vous permettrais de dire que vous êtes forcé de rester garçon. Tenez,
regardez ce désert, nous n'y sommes que trois, et deux de nous sont
forcés à la solitude!

Je suivis la direction de mon regard, et je vis un moine noir et blanc
qui traversait le théâtre de Tusculum.

--Celui-ci, reprit le pâtre, est esclave de son voeu, comme je suis
esclave de ma pauvreté. Vous, vous êtes libre, et ce n'est ni au moine
ni à moi de vous plaindre. Mais voilà que le soleil baisse. La bergerie
est loin; il faut que je vous quitte. Reviendrez-vous ici?

--Certainement, quand ce ne serait que pour causer avec vous. Comment
vous nommez-vous, pour que je vous appelle, si vous êtes dans une de ces
gorges?

--Je m'appelle Onofrio. Et vous?

--Valreg. Au revoir!

Nous nous serrâmes la main et je redescendis vers le théâtre, regardant
l'attitude pensive du moine qui s'était arrêté au milieu des ruines. Le
coucher du soleil était admirable. Ces terrains, à coupures brusques
et à plateaux superposés couverts de verdure, prenaient des tons
éblouissants éclairés ainsi de reflets obliques. Les courts gazons
brillaient tantôt comme l'émeraude et tantôt comme la topaze. Au loin,
la mer était une zone d'or pâle sous un ciel de feu clair et doux. Les
montagnes lointaines étaient d'un ton si fin, qu'on les eût prises pour
des nuages, tandis que les déchirures et les ruines des premiers plans
accusaient nettement leurs masses noires sur le sol brillant. Le moine,
immobile comme une colonne, projetait une ombre gigantesque.

Je passai tout près de lui, comptant qu'il me tendrait la main, et que,
pour un sou, j'aurais de lui quelque parole qui serait le résultat de sa
méditation. Mais, soit qu'il n'appartint pas à un ordre mendiant, soit
qu'il eût peur de se trouver seul avec un inconnu dans ce lieu désert,
il me regarda avec méfiance et appuya la main sur son bâton. Ce geste
m'étonna, et je le saluai pour le tranquilliser. Il me rendit mon salut,
mais se détourna de manière à me cacher sa figure, qui m'avait paru
belle et fortement caractérisée.

Je passai outre, non sans me retourner pour me rendre compte de
l'inquiétude de cet homme, dont le voeu de pauvreté devrait être
au moins une source d'insouciance et de sécurité. Il avait disparu
précipitamment vers les gradins de l'hémicycle.

Je m'en allai, pensant aux paroles naïves et sensées du pâtre
philosophe: «Le plus grand bonheur de l'homme, c'est la liberté
d'aimer».

En effet, tout le monde n'a pas cette liberté. Et moi qui la possède,
j'ai déjà laissé passer des années qui eussent pu être pleines de
bonheur. A quoi les ai-je employées? A interroger mes forces, mon
intelligence, mon avenir, et à sacrifier à cette attente de l'inconnu
les plus beaux jours de ma jeunesse. Moi qui me croyais parfois un peu
plus sage que mon siècle, j'ai fait comme lui: j'ai lâché la proie pour
l'ombre, le certain pour le douteux, le temps qui s'écoulait pour un
temps qui ne sera peut-être pas. Qu'est-ce que cette chimère du travail,
ce besoin de développer l'intelligence au détriment des forces du coeur?
Ne les use-t-on pas à les laisser dans l'inaction? Et pourquoi, pour qui
cette tension de la volonté vers un but aussi incertain que le talent?
Comment se fait-il que je n'aie pas encore rencontré l'amour sur mon
chemin? Est-ce parce que je suis plus difficile, plus exigeant qu'un
autre? Non, car mon idéal a toujours été vague en moi-même. Je ne me
suis jamais fait le portrait de la femme à qui je dois me livrer sans
réserve. Je me promettais de la reconnaître en la rencontrant; mais je
ne me disais pas qu'elle dût être grande ou petite, blonde ou brune.

--Elle viendra, me disais-je, quand je serai digne d'être aimé;
c'est-à-dire quand j'aurai fait de grands efforts de courage, de
patience et de sobriété pour être tout ce que je puis être en ce monde.

Il me semblait suivre un bon raisonnement, cultiver ma vie comme un
jardin d'espérance; mais n'était-ce pas là une suggestion de l'orgueil?
Apparemment je comptais, comme Brumières, trouver une des merveilles de
ce monde, puisque je m'appliquais à faire une merveille de moi-même.
Ne pouvais-je me contenter d'une humble fille de ma classe, qui m'eût
accepté tel que je suis, et qui m'eût aimé naïvement, saintement, et
sans rien concevoir de mieux que mon amour?

Et j'aurais été heureux! tandis que je n'ai été que prudent et
raisonnable; vous aviez mille fois raison de le penser. J'ai, mille fois
peut-être, étouffé le cri de mon coeur, peut-être ai-je passé mille
fois auprès de la femme qui m'eût révélé le vrai de la vie. Je me suis
acharné à voir les dangers d'une passion prématurée; je n'ai pas compris
l'ivresse de ces dangers, et ce vaillant, ce généreux sacrifice de la
raison qui accepte la grande folie de l'amour, telle que Dieu nous l'a
donnée.

Je songeais ainsi en descendant de Tusculum, et travers les taillis de
chênes. Le rapide sentier, tout pavé en polygones de lave, était encore
une rue de la ville antique, et, sous les racines des arbres, je voyais
apparaître des restes de constructions enfouies. Je passai devant le
couvent des Camaldules et devant la villa Mondragone, qui était fermée,
et je rentrai à Piccolomini par des chemins étroits, encaissés, où je
devins tout rêveur, tout agité de mon problème personnel.

Les objets extérieurs agissent sur moi d'une manière, souveraine. Devant
un beau site, je m'oublie, je m'absente pour ainsi dire de moi-même;
mais, quand je marche dans un endroit sombre et monotone, je m'interroge
et me querelle. Cela m'arrive, du moins, depuis quelque temps. Je
n'avais jamais tant pensé à moi. Sera-ce un bien ou un mal? La
solitude que je suis venu chercher me rendra-t-elle sage ou insensé?
C'est-à-dire, étais-je insensé ou sage avant cette épreuve? Je crois que
nous nous acclimatons rapidement, au moral comme au physique, et que je
deviens déjà Romain, c'est-à-dire porté à la vie de sensation plus
quîà la vie de réflexion. Quand j'ai fait un effort pour savoir
si j'appartiendrai à l'une ou à l'autre, je suis bien tente de me
tranquilliser avec le _chi lo sà_ de la Mariuccia et du berger de
Tusculum.



XXIII

9 avril, villa Mondragone.

Je vous écris au crayon dans des ruines. Toujours des ruines! J'aime
beaucoup l'endroit où je suis; j'y peux passer la journée entière dans
un immense palais abandonné, dont j'ai les clefs à ma ceinture. Mais
j'ai bien des choses à vous raconter, et je reprends mon récit où je
l'ai laissé l'autre jour.

En dînant, pour ainsi dire, avec la Mariuccia, qui s'assied auprès de ma
chaise pendant que je mange, j'arrivai, je ne sais comment, à reparler
du voeu de la Daniella.

--Ainsi, disais-je, elle ne parlera à aucun homme avant le jour de
Pâques?

--Je n'ai pas dit comme cela. J'ai dit qu'elle ne parlerait pas à son
amant avant d'avoir fait toutes ses dévotions; mais je n'ai pas dit que,
tout de suite après, elle recommencerait à lui parler.

--Ah! oui-da! Ainsi ce pauvre amant est condamné à attendre son bon
plaisir?

--Ou celui de la madone.

--Ah! il arrivera un moment où la madone fera savoir qu'elle
autorise...?

--Quand toutes les fleurs seront séchées et tombées... Mais
je vous en dis trop; vous êtes un hérétique, un païen, un _mahométan_!
Vous ne devez rien savoir de tout cela.

Je pressai la bonne fille de s'expliquer. Elle aime à causer, et elle
céda. J'appris donc que les rigueurs de la Daniella dureraient aussi
longtemps que les fleurs piquées par elle dans le grillage qui protège
la madone de la _Tomba-di-Lucullo_ ne seraient pas entièrement tombées
en poussière ou emportées par le vent, disparues, en un mot.

Il me vint à l'esprit de faire une folie des plus innocentes. Sur le
minuit, je mis le nez à la fenêtre: il pleuvait, la nuit était noire.
Le vent soufflait avec force. Toute la ville de Frascati dormait.
Je m'enveloppai de mon caban, je sortis facilement de l'enclos. En
escaladant les rochers au-dessus de la petite cascade, je me trouvai de
plain-pied sur le chemin, vis-à-vis le parc de la villa Aldobrandini.
Redescendre jusqu'à la tombe de Lucullus fut l'affaire de quelques
instants. Je n'avais pas rencontré une âme. Sans la lampe qui l'éclaire
toute la nuit, j'aurais eu quelque peine à retrouver, dans les ténèbres,
la petite fresque de la madone. Ce pâle rayon me permit de reconnaître
les jonquilles que j'avais très-bien remarquées, la veille, dans les
mains de la Daniella, au moment où, avec son sourire mystérieux, elle
avait accompli cette dévotion devant moi. Je respectai les violettes et
les anémones des autres jeunes filles, mais j'enlevai avec soin, jusqu'à
la dernière, les jonquilles flétries de mon _amoureuse_, et je les mis
dans ma poche. Ce larcin _perpétré_, je descendais de la borne sur
laquelle j'étais grimpé pour atteindre le grillage, lorsqu'une voix
d'homme fit entendre l'exclamation suivante:

--_Cristo_! quel est le brigand qui profane la sainte image de la
Vierge?

Dans ce pays d'espionnage et de délation, mon espièglerie sentimentale
pouvait être incriminée et m'attirer quelque désagrément. J'eus la
présence d'esprit de ne pas me retourner et de souffler rapidement la
petite lampe. Enhardi par ma prudence, l'inconnu m'accabla d'un déluge
d'injures pieuses: j'étais un chien, un fils de chien, un Turc, un
juif, un Lucifer; je méritais d'être pendu, écartelé, et mille autres
douceurs. J'avais bonne envie de régaler le dos du saint homme, quel
qu'il fût, d'une série de répliques muettes proportionnées à l'éloquence
de son indignation; mais la raison me conseillait de profiter des
ténèbres pour m'esquiver sans l'attirer sur mes traces.

C'est le parti que j'allais prendre, lorsque je me sentis saisir le bras
par une main incertaine, qui m'avait cherché à tâtons contre le mur. Je
n'hésitai plus alors à me débarrasser du curieux par un mirifique coup
de poing, accompagné d'un plantureux coup de pied qui l'atteignit
n'importe où. Je l'entendis trébucher contre la borne, glisser et tomber
n'importe dans quoi; ce qui me permit de jouer des jambes et de rentrer
chez moi sans m'être trahi par une seule parole. Comme le quidam m'avait
paru passablement ivre, je ne pensai pas qu'après avoir fait un somme
dans la boue où je l'avais décidé à se coucher, il se souvint de
l'aventure.

La journée du vendredi saint s'annonçant pluvieuse et sombre; je me
permis de dormir la grasse matinée. La Mariuccia, s'impatientant contre
ma paresse, entra dans ma chambre, et, quand je m'éveillai, je la vis,
méditant sur ma chaussure crottée et sur mon caban encore humide.

--Eh bien! Mariuccia, qu'y a-t-il? lui dis-je en me frottant les yeux.

--Il y a que vous êtes sorti cette nuit! répondit-elle d'un air de
consternation si comique, que je ne pus m'empêcher d'en rire.--Oui, oui,
riez! reprit-elle: vous avez fait là une belle affaire!

Et, comme j'essayais de nier, elle me montra les jonquilles flétries,
que j'avais mises sur la cheminée.

--Eh bien! après? que voulez-vous?

--Que ces fleurs-là étaient sur le grillage de la sainte madone, et que
vous avez été, cette nuit, les retirer, pour empêcher ma nièce de tenir
son voeu. Voilà les amoureux! Mais, malheureux enfant, vous avez fait là
un péché mortel; vous avez outragé la sainte madone; vous avez éteint la
lampe, et, ce qu'il y a de pis, c'est que vous avez été vu.

--Par qui?

--Par mon neveu Masolino, le frère de la Daniella, le plus méchant homme
qu'il y ait à Frascati. Heureusement, il avait bu, selon sa coutume, et
il ne vous a pas reconnu; mais il a déjà fait son rapport, et je suis
sûre que les soupçons pèseront sur vous, parce que vous êtes le seul
étranger qu'il y ait maintenant dans le pays. On enverra des espions ici
pour me questionner. Donnez-moi ce caban que je le cache, et brûlez-moi
bien vite ces maudites fleurs.

--À quoi bon? Dites la vérité. Je n'ai fait aucune profanation. J'ai
pris ces fleurs pour taquiner une jeune fille qu'il n'est pas nécessaire
de nommer...

--Et vous croyez que l'on ne se doutera pas de son nom? On prétend que
l'on vous a vu entrer avant-hier dans la maison qu'habite ma nièce.
Est-ce vrai, cela?

--La Mariuccia est si brave femme, que je n'hésitai pas à me confesser.
Elle fut touchée de ma sincérité, et je ris, du reste, qu'elle était
flattée de mon goût pour sa nièce.

--Allons, allons, dit-elle, il ne faut plus faire de pareilles
imprudences. Si Masolino vous eût surpris dans la chambre de sa soeur,
il vous eût tué.

--Je ne crois pas, ma chère! Sans me piquer d'être un champion bien
robuste, je le suis assez pour me défendre d'un ivrogne; et il est
heureux pour votre neveu que je ne l'aie pas rencontré, cette nuit, en
haut de l'escalier de la maison dont vous parlez.

--_Cristo_! l'auriez-vous frappé, cette nuit?

--J'espère que oui. Il m'avait beaucoup insulté, et il mettait la main
sur moi. Je me suis débarrassé de lui sans peine.

--Il ne s'est pas vanté de cela! Peut-être ne l'a-t-il pas senti:
les ivrognes ont le corps si souple! Mais il n'était pas assez ivre,
cependant, pour ne pas voir et entendre. Avez-vous parlé?

--Non.

--Pas un mot?

--Pas une syllabe?

--C'est bien! mais, pour l'amour de Dieu et de vous-même, n'avouez rien
à personne... S'il se souvient d'avoir été battu, et s'il apprend que
c'est par vous, il s'en vengera!

---Je l'attends de pied ferme; mais je veux tout savoir, Mariuccia!
Votre neveu est-il homme à vouloir exploiter mon inclination pour sa
soeur?

--Masolino Belli est capable de tout.

--Mais quel intérêt peut-il avoir à me vouloir pour beau-frère? Je ne
suis pas riche, vous le voyez bien!

--Allons donc! Vous savez peindre, et, avec cela, on gagne toujours de
quoi être bien habillé, bien logé et bien nourri comme vous voilà. Tout
est relatif. Vous êtes très-riche en comparaison de n'importe quel
artisan de Frascati, et, si Masolino se mettait dans la tête de vous
faire épouser sa soeur, ou de vous forcer à donner de l'argent, il
sait bien qu'un _cavaliere_ comme vous trouve toujours à gagner ou à
emprunter une centaine d'écus romains pour sauver sa vie d'un guet-apens.

--Merci, ma chère Mariuccia! Me voilà renseigné, et je sais à qui j'ai
affaire. Messire Masolino Belli n'a qu'à bien se tenir; j'aurai toujours
une centaine de coups de bâton français à son service.

--Ne riez pas avec cela. Ils peuvent se mettre dix contre vous. Le
mieux, mon cher enfant, sera de vous bien cacher dans vos amours, et de
ne jamais voir la petite hors de cette maison-ci, où mon neveu ne met
jamais les pieds.

--Et qui l'en empêche?

--Moi, qui le lui ai défendu une fois pour toutes. Il ne se gênerait pas
pour me désobéir et me frapper, s'il ne me devait quelque argent; mais
je le tiens par la crainte d'avoir à me payer.

Par la suite de la conversation, j'appris, sur ce fameux Masolino, des
détails assez curieux. Cet homme n'est peut-être pas toujours aussi
réellement ivre qu'il le paraît. Son existence est mystérieuse. Il est
censé demeurer à Frascati; mais on ne sait jamais précisément où il est.
Sa famille passe fort bien un mois et plus sans l'apercevoir. Il occupe
une chambre dans la maison où Daniella est établie; mais personne
n'entre jamais dans cette chambre, et, si l'on frappe à la porte, qu'il
y soit ou non, il ne répond jamais. Ses absences et ses apparitions
sont tout à fait imprévues. Il est toujours censé boire en secret dans
quelque cabaret du lieu ou des environs, avec des amis. C'est une
habitude de cachotterie qu'il a prise pour échapper aux réprimandes de
sa femme, et qu'il a gardée depuis qu'il est veuf; mais sa femme disait
autrefois qu'il devait cacher ses orgies dans quelque souterrain
inconnu, dans quelque lieu inaccessible, car elle l'avait maintes fois
cherché des semaines entières, jusque dans les égouts de la ville, sans
retrouver aucune trace de lui. Quand il reparaissait, il lui échappait
des paroles qui pouvaient faire croire qu'il venait de loin; mais,
quelque pris de vin qu'il fût ou qu'il parût être, jamais son secret ne
s'était formulé clairement. Il a exercé dans sa jeunesse la profession
de corroyeur; mais, depuis une dizaine d'années, il n'a fait oeuvre de
ses bras, et on ne sait de quoi il a vécu.

--Il faut pourtant, ajoute la Mariuccia, qu'il ait plus que le
nécessaire, puisqu'il trouve moyen de boire plus que sa soif.

D'après tous ces renseignements, je soupçonne ce _galantuomo_ d'être un
faux ivrogne, ou de s'adonner à la boisson dans ses moments perdus. Je
pense que le fond de son existence est le brigandage ou l'espionnage;
peut-être l'un et l'autre, car il paraît qu'autour de Rome ces deux
professions ne sont pas incompatibles.

Ce qui m'importait plus que tout ceci, c'était de savoir si la Daniella
se croirait suffisamment relevée de son voeu pour reparaître à
Piccolomini, et je l'attendais avec une vive impatience. Chaque fois que
sonnait la cloche de la grille, je courais à ma croisée; mais c'était
une suite de visites de commères ou de voisines, qui venaient
s'entretenir avec la Mariuccia des affaires de la maison et de la
propriété Piccolomini, de la taille des oliviers ou de la vigne, de la
lessive, de l'emmagasinement des pois, du sermon de fra Sinforiano,
et, par occasion, de la profanation de la madone. J'entendais les
conversations établies sur le perron, et il me sembla que plusieurs de
ces personnages étaient plus curieux que de raison. La Mariuccia m'avait
dit: «Dans notre pays, on ne sait jamais qui est espion ou qui ne l'est
pas.» J'admirai l'adresse et le sang-froid des réponses de la bonne
fille, et j'entendis même qu'elle me faisait passer pour malade depuis
la veille.

--Le pauvre enfant, disait-elle, a eu la fièvre cette nuit, et je l'ai
veillé, sans le quitter, jusqu'au jour.

Mon alibi ainsi constaté, les questionneurs se retiraient plus ou moins
persuadés.

Enfin, la Mariuccia vint m'annoncer qu'elle allait visiter les chapelles
du saint-sépulcre, et qu'elle me priait de n'ouvrir à personne, pas même
à sa nièce, si je la voyais paraître à la grille.

--Oh! pour cela, je ne vous le promets pas du tout, lui dis-je.

--Il faut me le promettre, reprit-elle. La Daniella a une clef, et,
si elle veut venir, elle viendra sans que vous tiriez la corde de ma
fenêtre. Dans votre impatience, il ne faut pas vous montrer à ceux qui
pourraient passer devant la grille dans ce moment-là.

Quand la Mariuccia fut sortie, je descendis au jardin, malgré la pluie,
pour examiner le local sous un rapport que je n'avais pas encore songé à
constater, à savoir si on pouvait y entretenir une intrigue avec mystère
et sécurité. Je vis que cela était impossible, à moins que les gens de
la maison, c'est-à-dire la Mariuccia, la vieille Rosa, et les quatre
ouvriers employés au jardin et aux terres adjacentes fussent dans la
confidence; pourvu que le jardin eût une clôture réelle au delà du
potager; pourvu que l'on n'entrât et ne sortît point par la grille à
claire-voie qui donne en pleine rue; pourvu, enfin, que l'on ne risquât
point de rendez-vous tous les jours de fête et les dimanches, parce
que, ces jours-là, l'autre grille de Piccolomini, qui donne sur la via
Aldobrandini, est ouverte au public, et que le haut du jardin sert de
promenade ou de passage aux gens de la ville.

Je conclus de mes observations que le secret de mes relations futures
avec la _stiratrice_ était une plaisanterie, et j'avoue que j'entrai en
méfiance contre les avertissements et les précautions illusoires de la
bonne Mariuccia.

Je remontai à mon grenier, bien résolu, quand même, à risquer
l'aventure, dès que je serais assuré du courage et de la résolution de
ma complice.

Mais quoi! elle était là, dans ma chambre, elle m'attendait. Elle était
entrée par une porte de dégagement que je ne connaissais pas et qui
aboutit aux caves de la maison. Elle avait ma bague au doigt. Ses beaux
cheveux étaient ondés avec soin. Malgré une robe noire et une tenue
de dévote, elle avait l'oeil brillant et le sourire voluptueux d'une
fiancée vivement éprise. Je me sentais violemment épris pour mon compte.
J'avais soif de ses baisers; mais elle se déroba à mes caresses.

--Vous m'avez relevée de mon voeu, dit-elle; vous êtes venu jusque dans
ma chambre m'apporter l'anneau du mariage.... Laissez-moi faire mes
pâques; après cela, nous serons unis.

Je retombai du ciel en terre.

--Le mariage? m'écriai-je; le mariage?...

Elle m'interrompit par son beau rire harmonieux et frais. Puis elle
reprit sérieusement:

--Le mariage des coeurs, le mariage devant Dieu. Je sais bien que c'est
un péché de se passer de prêtre et de témoins, mais c'est un péché que
Dieu pardonne quand on s'aime.

--Il est donc bien vrai que vous m'aimez, chère enfant?

--Vous verrez! Je ne puis vous rien dire encore. Il faut que je pense
à mon salut, et que je tourne mon coeur vers Dieu si ardemment, qu'il
bénisse nos amours et nous pardonne d'avance la faute que nous voulons
commettre. Je prierai pour nous deux, et je prierai si bien, qu'il ne
nous arrivera point de malheur. Mais, pour aujourd'hui, ne me dites
rien, ne me tentez pas, il faut que je me confesse, que je me repente et
que je reçoive l'absolution pour le passé et pour l'avenir.

Tel fut le résumé de l'étrange système de piété de cette Italienne.
J'avais bien oui dire que ces femmes-là voilaient l'image de la Vierge
en ouvrant la porte à leurs amants; mais je n'avais pas l'idée d'un
repentir par anticipation et d'un péché _réservé_, comme ceux dont
j'entendais parler avec tant d'assurance et de conviction. J'essayai de
combattre cette religion facile; mais je la trouvai très-obstinée, et je
fus véhémentement accusé de manquer d'amour, parce que je manquais de
foi.

--Adieu, me dit-elle; l'heure du sermon sonne, et j'ai encore trois
chapelles à visiter aujourd'hui. Demain, vous ne me verrez pas, ni
dimanche non plus. Je ne suis venue que pour vous dire de ne pas faire
d'imprudence, et de ne pas chercher à me voir, parce que, d'une part, je
dois me sanctifier, et que, de l'autre, mon frère est à Frascati.

--Dites-moi, Daniella, est-il vrai que votre frère vous maltraiterait
s'il me voyait occupé de vous?

--Oui, quand ce ne serait que pour savoir s'il peut vous effrayer.

--Vous avez donc l'expérience de ce qu'il peut faire en pareil cas?

--Oui, à propos de vous. Il a déjà entendu dire que le Français de
Piccolomini était venu dans notre maison, et il m'a fait, ce matin, de
terribles menaces. Vous me défendriez contre lui, je le sais; mais vous
ne serez pas toujours là, et les coups seraient pour moi.

--Alors, je serai prudent, je vous le jure!

Le roulement d'une voiture et le sonde la cloche interrompirent la
conversation.

--C'est lord B*** qui vient vous voir, dit-elle après avoir regardé
furtivement par la fenêtre; je reconnais son chien jaune. Lord B***
vient sûrement vous chercher pour vous faire voir le jour de Pâques à
Rome; allez-y, vous me rendrez service; mais revenez le soir!

--Vous n'êtes donc plus jalouse de...?

--De la Medora?... N'ai-je pas votre anneau? Si, après cela, vous étiez
capable de me tromper, je vous mépriserais tant, que je ne vous aimerais
plus.



XXIV

9 avril.

On sonnait à casser la cloche. La jeune fille se sauva par où elle était
venue en me criant:

--A dimanche soir!

Et j'allai ouvrir à lord B***, qui venait effectivement me chercher. Je
me laissai emmener.

--Tout va au plus mal depuis que vous n'êtes plus chez nous, me dit-il
quand nous fumes sur la route de Rome. Lady Harriet me trouvait moins
maussade quand vous étiez là pour me foire valoir, en m'aidant à
développer mes idées. J'ai eu le malheur de recourir au moyen extrême
contre l'ennui et la tristesse: je me suis enivré tous les soirs, seul
dans ma chambre. Cela m'arrive rarement; mais il y a des temps si
sombres dans ma vie, qu'il faut bien que cela arrive. Mu femme n'en sait
rien; mais, comme je suis plus calme et plus abattu aux heures où elle
me voit, elle s'impatiente davantage. J'y gagne seulement d'être plus
indifférent à ses impatiences.

--Et votre nièce? n'est elle pas un peu meilleure pour vous que par le
passé? Il m'avait semblé, le jour de notre promenade à Tivoli, qu'elle y
était disposée?

--Vous vous serez trompé. Ma nièce, c'est-à-dire la nièce de ma femme,
est d'une humeur massacrante depuis votre départ. C'est à croire, Dieu
me damne! qu'elle était amoureuse de vous... et, s'il faut vous dire
tout...

Je me hâtai d'interrompre lord B***. Il a des moments de trop grande
expansion, comme doit les avoir un coeur trop souvent refoulé, et je ne
veux pas savoir par lui ce que je sais par moi-même.

--Si une pareille maladie avait pu s'emparer du cerveau de miss Medora,
lui dis-je, il est à croire que cela n'aurait pas survécu à mon départ.

--C'est ce que je me suis dit. Elle a, d'ailleurs, tant monté à cheval
avec un de nos cousins qui est arrivé cette semaine, qu'elle doit
avoir secoué rudement ses vapeurs. A vous dire vrai, c'est aujourd'hui
seulement, depuis cinq jours, que je suis an peu lucide. Il se pourrait
que, pendant _mon absence intellectuelle_, Medora fût devenue amoureuse
de ce cousin, qui est beau, riche et grand amateur de chevaux et de
voyages. Il m'a semblé, ce matin, qu'elle était font impatiente de
sortir avec lui, et que, de son côté, Richard B*** se faisait attendre
avec l'impertinence d'un homme aime.

--A la bonne heure! pensai-je; la crise de Tivoli est oubliée, et il
m'est permis de l'oublier aussi.

Quoique jusque-là, j'eusse résisté au désir de lord B*** en refusant
d'aller demeurer chez lut, je cédai à ses instances, n'y voyant plus
d'inconvénients, et pensant qu'il y en aurait, au contraire, à paraître
fuir son hospitalité.

J'employai le reste du voyage a le sermonner sur son désespoir bachique,
et à le supplier de renoncer à ce funeste moyen de combattre le dégoût
de la vie.

--Aimez-vous donc mieux, disait-il, que je me brûle la cervelle, un jour
que le spleen sera trop violent?

Cependant il avouait qu'après avoir eu recoure à ce _contrespleen_
pendant quelques jours, il retombait dans une tristesse plus profonde et
contre laquelle il sentait en lui-même moins de force pour réagir. Il
parut surpris et touché de l'intérêt avec lequel je le prêchais.

--Vous avez donc encore de l'amitié pour moi? me dit-il; je croyais vous
avoir paru si ennuyeux et si nul, que vous quittiez Rome à cause de
moi plus encore qu'à cause de Rome. Eh bien! puisque j'ai un ami en ce
monde, je tâcherai de ne pas devenir indigne de son estime, et je sens
bien que cela m'arriverait si je cédais à la tentation de m'abrutir.

--Il faut faire plus que de tâcher, il faut vouloir.

J'obtins de lui la promesse formelle, et sur l'honneur, qu'il passerait
un mois entier sans boire. Je ne pus obtenir davantage.

Nous approchions de Rome, lorsque nous vîmes déboucher devant nous, sur
la route, trois cavaliers dans un nuage, non de poussière, il pleuvait
toujours, mais de sable liquide soulevé par le pied des chevaux. J'eus
quelque peine à reconnaître-miss Medora en amazone, mouillée, crottée,
jaunie, jusque sur son voile et ses cheveux, par cette bouillie des
chemins de traverse où elle semblait clapoter avec délices. Cela ne
l'empêchait pas d'être admirablement belle avec sa figure animée et son
attitude impérieuse.

Les Anglaises que je vois ici montent bien à cheval; mais presque
toujours elles sont mal arrangées et manquent de grâce. Medora, qui
n'est qu'à moitié Anglaise, est admirablement souple et bien posée. Son
vêtement de cheval dessinait sa belle taille, et elle maniait sa monture
ardente et magnifique avec une _maestria_ véritable. Le cousin est un
Anglais blond vif, avec beaucoup de barbe et une riche chevelure séparée
en deux masses, rigidement égale, par une raie qui va du milieu du front
à la nuque. Il est d'une incontestable et splendide beauté, comme lignes
et comme ton; mais je ne sais comment il se fait que, pour nos yeux
français, la plupart des Anglais, quelque beaux qu'ils puissent être,
ont toujours quelque chose de singulier qui tourne au comique; je ne
sais quelle gaucherie type dans la physionomie ou dans l'habillement,
qui ne s'efface pas, même après beaucoup d'années passées sur te
continent.

Derrière ce beau couple, au galop trottaient, avec autant d'agilité que
de disgrâce, deux laquais de pure race anglaise. Tout cela passa près de
nous comme la foudre, sans que la belle Medora daignât tourner la tête
de notre côté, bien que _Buffalo_, perché sur le siège et aboyant de
tous ses poumons, rendît notre véhicule assez reconnaissable.

Deux heures plus tard, nous étions tous à table dans la triste et
immense salle du palais ***. Lord B*** buvait de l'eau; lady Harriet
m'accablait de tendres reproches sur ma fuite à Frascati; le cousin
mangeait et buvait comme quatre; Medora, richement parée, et belle
comme elle sait que je ne l'aime pas, m'avait à peine honoré d'un froid
bonjour et parlait anglais à sir Richard B*** avec autant d'affectation
que de volubilité. Je n'entends pas l'anglais et je n'en aime pas la
musique. Medora s'en est maintes fois aperçue; je vis donc que j'étais
au plus bas dans son estime, et cela me mit fort à l'aise.

Après le dessert, les deux Anglais restèrent à table, et je suivis les
femmes au salon. Nous y trouvâmes Brumières et plusieurs Anglais des
deux sexes, avec lesquels Medora se remit à blaiser et à siffler de plus
belle dans la langue de ses pères.

--Eh bien! me dit Brumières, vous avez vu le cousin? Voilà un
_Bonington_ qui nous fait bien du tort!

--Parlez pour vous; moi qui ne suis pas sur les rangs, je m'arrange
très-bien de la présence du cousin.

--Ah! vous persistez à soupirer pour la petite Frascatane? Je crois, à
présent, que j'aurais mieux fait de penser comme vous. Celle-là doit
être moins cruelle et moins capricieuse.

Comme nous plaisantions depuis quelques instants sur ce ton, Brumières
me menaçant de venir à Frascati me taquiner, et moi affectant la plus
superbe indifférence pour toutes les beautés de l'Angleterre et de
l'Italie, le nom de Daniella, prononcé par lui un peu trop haut, parvint
jusqu'à l'oreille de miss Medora, et je la vis tressaillir comme si elle
avait été piquée d'une guêpe. Une minute ne s'était pas écoulée, qu'elle
était auprès de nous, dans notre coin, daignant se montrer fort aimable,
à seule fin de ramener adroitement la conversation sur le compte de la
pauvre _stiratrice_. J'éludais de mon mieux ses questions sur l'emploi
de mou temps et de mes pensées dans la solitude de Frascati; mais le
perfide Brumières, toujours soigneux de me rendre haïssable, eut l'art
de seconder la belle Anglaise, si bien que la question me fut carrément
posée par elle:

--Avez-vous revu ma femme de chambre, à Frascati? Il y avait, dans
l'accent dont cela fut dit, tant d'aigreur et de dédain, que j'en
sentis la morsure et répondis avec un empressement qui devança celui de
Brumières:

--Oui, je l'ai revue plusieurs fois, et ce matin encore.

--Pourquoi dites-vous cela d'un ton de triomphe? répliqua-t-elle avec
un regard d'insolence foudroyant. Nous savions bien pourquoi vous aviez
choisi Frascali pour votre séjour. Mais il n'y a pas tant de quoi vous
vanter! Vous succédez à Tartaglia et à beaucoup d'autres du même genre.

Je répondis, avec aigreur, que, si cela était, je trouvais étrange de
l'apprendre de la bouche pudique d'une jeune Anglaise; et la querelle
fût devenue encore plus amère sans l'arrivée du cousin Richard, qui,
s'approchant de nous, changea forcément le cours de nos paroles. Medora
trouva pourtant moyen d'essayer, à mots couverts, de me mortifier
encore; mais j'avais repris assez d'empire sur moi-même pour faire
semblant de ne plus comprendre.

Je passai la journée du lendemain à visiter les églises et à regarder
l'aspect de la population. Toutes mes impressions se trouvèrent
résumées, le jour suivant, à la grande cérémonie du dimanche de Pâques.
Je vous parlerai de ce que j'ai vu et de ce que j'ai pensé de tout cela.
Maintenant, je ne veux pas, je ne peux pas interrompre mon récit.

--Écoutez, me dit lord B*** en revenant à pied de Saint-Pierre par le
pont Saint-Ange, j'ai entendu, avant-hier au soir, des mots aigres
échangés, à propos de la petite Daniella, entre ma nièce et vous. Je
vois que vous avez furieusement blessé l'amour-propre de cette reine de
beauté en ayant des yeux pour la gentillesse de sa suivante: c'était
votre droit; mais, cependant, prenez garde aux conséquences d'une
amourette, dans un pays où les étrangers sont regardés comme une proie,
et où, d'ailleurs, tout est sujet de spéculation. Cette jeune fille est
bonne et charmante; je la crois honnête, mais non pas désintéressée;
sincère, mais non pas chaste... Je crois qu'elle a eu beaucoup d'amants,
bien que je n'aie pas la certitude du fait; mais, enfin, telle que je la
juge, je ne voudrais pas qu'elle vous en imposât par ces mensonges que
la plupart de ses pareilles soutiennent avec une grande audace.

--Voyons, milord, répondis-je; hasardant moi-même un mensonge pour
m'emparer de la vérité: elle a été votre maîtresse, je le sais.

--Vous vous trompez, répondit-il avec calme; je n'ai jamais eu cette
pensée. Une maîtresse dans la maison de ma femme? Jamais! Fi donc!

--Alors... pour avoir l'opinion qu'elle est de moeurs faciles il faut
que vous ayez des preuves...

--Je vous l'ai dit, je n'en ai pas; mais sa figure est si provoquante,
elle a si bien l'air d'une fieffée coquette de village ou d'antichambre,
que, si j'eusse été tenté d'elle, je ne l'aurais jamais prise au
sérieux. Nous autres, qui avons beaucoup de domestiques et qui changeons
souvent de résidence, nous ne pouvons ni ne voulons surveiller des
moeurs dont nous n'endossons pas la responsabilité. Voilà tout ce que
j'avais à vous dire.

--Absolument tout?

--Sur l'honneur!

Il était six heures: lady Harriet voulait me garder à dîner pour que je
pusse voir ensuite l'illumination de Saint-Pierre. J'avais bien autre
chose en tête que des lampions. Je prétendis avoir donné ma parole de
dîner avec Brumières, lequel me démentit avec étourderie ou avec malice.
Dans les deux cas, je lui en sus mauvais gré et lui témoignai de
l'humeur.

--Vous êtes un drôle de corps, me dit-il en aparté, comme je lui
reprochais sa désobligeance; vous êtes méfiant comme un Italien et
mystérieux comme l'amant d'une princesse. Tout cela pour cette petite
fille de Frascati! Vous pouviez bien me dire que vous vouliez retourner
passer la nuit auprès d'elle, et je vous aurais aidé à vous esquiver.
Que diable! je comprends qu'il y aurait mauvais goût de votre part à
laisser pressentir à nos Anglaises une aventure si naturelle; mais, avec
moi, pourquoi vous cacher comme s'il s'agissait d'une madone?

J'étais blessé, et il me fallait paraître indifférent. Mon rôle était
de nier mes relations avec la Daniella, et pourtant j'avais envie de
chercher querelle à Brumières pour la façon dont il me parlait d'elle.
De quel droit outrageait-il la femme objet de mes désirs? Quelle que fût
cette femme, je sentais le besoin et comme le devoir de la défendre;
mais céder à ce besoin, c'était avouer des droits que je n'avais pas
encore.

Ma colère tomba sur Tartaglia, qui me poursuivait dans ma chambre
avec sa rengaine accoutumée sur l'amour de Medora pour moi, et sur
l'indignité relative de la petite Frascatane, _cette fille de rien_, qui
n'était pas digne d'un _mossiou_ comme moi. A mon impatience se mêlait
je ne sais quelle sourde fureur devant l'idée humiliante que ce drôle,
objet des premières pensées de la Daniella, avait dû abuser de son
innocence. Je sentis que je perdais la tête et qu'il s'apercevait de ma
ridicule jalousie.

--Allons, allons, _mossiou_, me dit-il en prenant vivement la porte,
dont il mit le battant entre lui et moi fort à propos, vous pouvez bien
vous passer la fantaisie de cette petite fille, il n'y a pas de mal;
mais il ne faut pas que cela vous empêche de viser plus haut. Vous
pensez bien que ce que je vous en dis, ce n'est pas par jalousie, moi!
Je ne prétends plus rien sur la Daniella; il y a longtemps que...

Il s'enfuit en achevant sa phrase, que le bruit de la porte, refermée en
même temps par lui, m'empêcha d'entendre.

Je restai en proie à une agitation que je sentais déraisonnable, et que
je ne pouvais cependant pas vaincre.

--Mon Dieu, mon Dieu, me disais-je, suis-je donc amoureux à ce point-là?
Amoureux de qui? D'une courtisane de bas étage, peut-être! Peut-être
ont-ils tous raison de se moquer de moi! Depuis quand donc un garçon
de mon âge doit-il rougir de sentir ses sens émus par une fille qui a
appartenu à cent autres? Et pourquoi ne pas avouer ingénument que je la
désire quand même? Je sais bien qu'il faut savoir gouverner la brutalité
de pareilles convoitises, et, en homme du monde, remettre au lendemain
des plaisirs dont on ne peut pas seulement évoquer la pensée devant
des femmes honnêtes. Mais pourquoi diable cette Medora, qui s'est si
follement jetée dans mes bras, ose-t-elle me parler de mes sens, puisque
c'est m'en parler que de nommer cette Daniella?

Et, en songeant ainsi, j'avais quitté le palais, je traversais la foule
bruyante rassemblée autour des _frittorie_ pavoisées, et j'étais devant
Saint-Jean-de-Latran, sans avoir songé à me précautionner d'un moyen de
transport pour Frascati, mais résolu à m'y rendre le soir même, dussé-je
faire la route à pied.

J'arrivai à la porte Saint-Jean, me souvenant qu'il y avait par là, hors
les murs, des cabarets où j'avais vu des chevaux de louage; mais, quand
je parlai de me faire conduire à Frascati à huit heures du soir, un cri
de surprise et presque d'ironie indignée s'éleva autour de moi.

--Oui, oui, la _malaria_ et les brigands! répondis-je en toute hâte,
je sais tout cela! mais il y a aussi de l'argent à gagner. Combien me
demandez-vous pour me conduire?

--Ah! Excellence, à l'heure qu'il est, vous n'auriez pas un cheval et un
homme pour quatre écus romains.

--Mais pour cinq?

--Pour cinq, un jour de la semaine, peut-être; mais, aujourd'hui, la
fête de Pâques; Non, non, pas pour six!

J'allais en offrir sept, quelque chose comme quarante francs. Pour un
gueux comme moi, c'est vous dire combien la fantaisie de tenir parole à
ma conquête me gouvernait en ce moment-là. Lord B*** offrant cinq cents
livres sterling n'aurait pas été plus prodigue.

Heureusement pour mon humble bourse, je sentis une main toucher
furtivement mon coude, et, me retournant, je vis Tartaglia.

--Que faites-vous ici, Excellence? me dit-il en italien. Les chevaux que
vous avez demandés sont là. C'est milord qui vous les envoie, et j'ai
ordre de vous accompagner.

--Excellent lord B***! pensais-je en suivant Tartaglia jusqu'aux
chevaux, qui étaient effectivement à dix pas de là, tenus par un
mendiant; il me blâme, et pourtant il se prête à mon indomptable
caprice!

M'élancer sur le magnifique cheval anglais qui piaffait, impatient de
dévorer l'espace, fut pour moi l'affaire d'un instant. Je ne me demandai
même pas s'il ne me casserait pas le cou; car je suis le plus ignorant
des écuyers, et il y a bien quatre ans que je n'ai enfourché une monture
quelconque; mais j'ai monté sans selle et sans bride tant de poulains
farouches dans les prairies où j'ai passé mon enfance, que j'ai
l'instinct nécessaire pour rester solide sans faire de maladresse qui
exaspère l'animal le plus irritable et le plus chatouilleux. Les choses
se passèrent donc très-bien, et, quand j'eus fait une lieue au grand
trot pour satisfaire la première ardeur de mon cheval, je sentis que
j'en étais maître et que je pourrais, à mon gré, ralentir son allure.

Je me retournai alors vers Tartaglia, qui montait aussi une magnifique
bête, et qui, cavalier à ma manière, se tenait victorieusement en selle,
malgré ses jambes courtes et l'énorme manteau dont il s'était affublé.

--Ah ça! lui dis-je, tu as été assez loin. Il n'est pas nécessaire que
tu t'exposes, pour moi, à la fièvre et aux bandits. Retourne au palais,
et dis à lord B*** que je n'ai pas besoin de toi. Demain, je lui
ramènerai son cheval.

--Non pas, non pas, _mossiou_! je ne vous quitterai pas. Je ne
crains pas la fièvre avec ce bon manteau, et, quant aux bandits, que
voulez-vous qu'ils fassent à un pauvre homme qui n'a pas dix baïoques
dans sa poche?

--Mais ce bon manteau pourrait les tenter, d'autant plus! que tu
l'étales avec une majesté...

--Croyez-moi, Excellence, avec des chevaux qui courent comme ceux-ci,
on ne craint guère les voleurs. Tout ce que je vous demande, c'est de ne
pas être fier, et de jouer des talons si nous faisons quelque mauvaise
rencontre.

--Daniella, je te le promets! m'écriai-je intérieurement. Puis je ne
pus résister au désir de savoir comment les choses s'étaient passées au
palais***, pour que lord B*** eût, deviné que je m'échappais encore
une fois, et, malgré ma répugnance à causer avec Tartaglia, je
l'interrogeai; mais il éluda mes questions.

--Non, non, _mossiou_, répondit-il, pas à présent. Je vous dirai tout ce
que vous voudrez, quand nous verrons les premières maisons de Frascati;
mais, croyez-moi, c'est moi que je vous dis qu'il ne fait pas bon aller
au pas et causer dans la campagne de Rome quand le jour est fini.
Marchons, et, si vous voyez du monde sur le chemin, ne vous gênez pas
pour prendre un joli petit galop.

J'insistai pour le renvoyer:

--C'est impossible, reprit-il, ne parlez pas de cela. Milord me mettrait
à la porte si je lui manquais de parole.

Nous reprîmes donc le trot. La journée avait été magnifique et le ciel
était clair. Nous avions dépassé _Tor-di-Mezza-Via_, grande tour isolée
au milieu des champs, qui marque la moitié du chemin entre Rome et
Frascati, lorsque Tartaglia, qui avait jusque-là trotté respectueusement
derrière moi, me dépassa au galop, en me criant de ne pas le suivre de
trop près, mais de maintenir mon allure.

Ceci me donna à penser qu'il avait accointance avec quelques rôdeurs
de nuit, et qu'il avait été averti de leur présence par un signe
insaisissable à ma vue ou à mon oreille. Je ne doutai plus du fait
lorsque, l'ayant rejoint au trot, je le vis remonter précipitamment sur
son cheval et prendre congé d'un groupe d'hommes, parmi lesquels j'en
remarquai un de haute taille, qu'il ne me sembla pas voir pour la
première fois, et qui parut éviter mes regards en se tournant vers le
fossé de la route. Les autres avaient l'air misérable de tous les gens
du pays.

--Coquin! dis-je à Tartaglia, quand nous les eûmes dépassés, tu as tes
raisons, je crois, pour ne pas craindre les bandits.

--_Mossiou! mossiou!_ fit-il en mettant le doigt sur ses lèvres, ne
parlez pas de ce que vous ne savez pas! Il y a de mauvaises gens dans la
campagne de Rome; mais il y en a aussi d'honnêtes, et il est bon d'avoir
un ami comme moi, qui sait comment il faut parler aux uns et aux autres.

--Puis-je te demander, au moins, si ceux dont tu prétends me préserver
en ce moment sont de mauvais ou d'honnêtes bandits?

--Vous demandez ce qu'il ne vous servirait à rien de savoir, et je ne
prétends rien, puisque je ne vous demande rien ni pour eux ni pour moi.
Marchons, marchons, je vous prie: je ne crains que les surprises.

Nous arrivâmes sans encombre au pied de la montagne. Je voulus mettre
mon cheval au pas pour le ménager. Tartaglia s'y opposa énergiquement.

--Eh! _mossiou_, vous n'y songez pas! La nuit est tout à fait tombée, et
c'est ici le plus mauvais endroit, à cause de la montée. Tenez, voilà
une fontaine où bien des gens sont restés pour avoir voulu y faire boire
leurs chevaux; et, là, tout le long de ce petit mur, est-ce que vous
n'avez pas remarqué, dans le jour, les têtes de mort et les ossements en
croix, qui parlent assez clairement?

Enfin nous arrivâmes à la porte de la ville, et Tartaglia consentit à me
parler de lord B***.

--Voyons, _mossiou_, dit-il, ne vous fâchez pas! Lord B*** ne sait
probablement pas que vous êtes à Frascati. Il s'imagine que vous courez
la ville de Rome pour voir les illuminations. Et tenez, nous voici sur
une hauteur d'où vous pouvez juger de la beauté du spectacle que vous
avez perdu. Retournez-vous, et arrêtez-vous un moment.

Je m'arrêtai. Le spectacle était splendide. Rome brillait dans la nuit
comme une pléiade d'étoiles. Dix heures sonnaient à la cathédrale de
Frascati.

--Attention! s'écria Tartaglia enthousiasmé: regardez bien le dôme de
Saint-Pierre; le _changement_ va se faire! Ah! l'horloge de Frascati
avance d'une minute... de deux... Attendez! voilà! Est-ce beau?

En effet, toutes les lumières qui, à cette distance de treize milles,
éclataient de blancheur, changèrent subitement de ton et devinrent d'un
rouge étincelant. L'énorme fanal placé au sommet du dôme rayonnait dans
une brume couleur d'incendie. Les Romains sont très-friands de ce
coup d'oeil. Cinq cents ouvriers sont employés, ce jour-là, à le leur
procurer; et, quand le _changement_ n'est pas général et instantané sur
tous les points de l'immense édifice, basilique, dôme, colonnades et
fontaines, la population siffle à outrance les machinistes. Aussi ces
derniers y mettent-ils tout leur amour-propre, et Tartaglia s'écria
philosophiquement:

--A l'heure qu'il est, cinq ou six de ces pauvres diables dégringolent
de là-haut pour s'être pressés comme il convenait, car le _changement_
me paraît très-bien réussi, et le public doit être content. Bah! il n'y
a point de beau _changement_ sans cela! Le dôme est si dangereux!

--A présent, j'ai assez vu les lampions. Dis-moi comment il se fait que
je sois ici sur le cheval de lord B***, sans que lord B*** me l'ait
envoyé?

--C'est que vous n'êtes point sur le cheval de lord B***, mais bien sur
celui de la Medora. Quant à moi, j'ai choisi le mien parmi ceux des
domestiques. J'ai pris celui dont je savais l'allure douce et les jambes
sûres.

Pendant quelques instants, Tartaglia me laissa croire que Medora l'avait
envoyé courir après moi avec ces chevaux. Enfin, quand j'eus mis pied à
terre, il m'avoua la vérité:

--_C'est moi que j'ai pris sur moi_, dit-il, de seller ces chevaux et
de leur mettre, aller et retour, une petite douzaine de lieues dans
les jarrets. Bah! de si bonnes jambes! ajouta, en riant, l'effronté
bohémien. Miss Medora trouvera peut-être que son _Otello_ a un peu moins
d'ardeur que de coutume; elle fera un peu moins de folies, voilà tout!
D'ailleurs, il pleuvra, le temps se brouille; miss ne sortira pas, et
_Otello_ se reposera. Allons, _mossiou_, ne soyez pas fâché. J'ai tout
fait pour le mieux: quand j'ai vu qu'au lieu de vous calmer, je vous
rendais plus volontaire, et que vous preniez votre porte-manteau pour
sortir du palais sans rien dire à personne, je me suis dit, moi: «Ce
pauvre garçon ne va pas trouver de voiture, ou, s'il en trouve une, ce
sera pire que d'aller à pied; il sera arrêté sur le chemin; il est fou,
il voudra se défendre; on me le tuera.»

--Mais quel diable d'intérêt prends-tu à moi? lui criai-je en lui jetant
vingt francs qu'il refusa obstinément.

--Je prends intérêt au futur mari de la Medora, répondit-il, au futur
héritier de lady B***; car, voyez-vous, _c'est moi que je vous le dis_,
vous serez ce mari et cet héritier. Pour le moment, vous êtes coiffé de
cette brunette de Frascati; mais, avant huit jours, vous en serez las,
et vous reviendrez à Rome. La signorina n'aime pas son cousin Richard.
Elle l'aime d'autant moins qu'elle fait son possible pour l'aimer; mais
il est sot, et elle s'en aperçoit bien. Bonsoir, Excellence; gardez
votre argent; vous êtes généreux, je le sais: c'est pour cela que
j'attends, pour accepter, que vous soyez riche. En faisant votre
fortune, je fais la mienne.

En parlant ainsi, il sauta à cheval et prit Otello par la bride. Je
voulais qu'il entrât dans la ville pour laisser reposer ces deux braves
bêtes.

--Non, non, dit-il, les domestiques courent les rues de Rome, cette
nuit; ils m'ont confié le soin des écuries; mais, au point du jour, ils
y donneront un coup d'oeil, et il faut que ces deux bêtes-ci soient
séchées et pansées, pour qu'ils ne se doutent de rien.

Il partit au galop, et je me mis à gravir la via Piccolomini, on peu
honteux de penser que le cheval favori de Medora m'avait porté, à ce
rendez-vous, cause indubitable de son éternel mépris. Je voyais aussi
se réaliser la prédiction de Brumières relativement à Tartaglia: «En
quelque lieu et à quelque heure que ce soit, vous le verrez apparaître
au moment où ses services vous seront indispensables, et il saura être
l'homme nécessaire dans vos plaisirs ou dans vos dangers.»

Pendant que je faisais ces réflexions, la grille ne s'ouvrait pas; et
la cloche placée en dehors de la maison faisait un tel bruit, que je
n'osais la secouer trop fort.

--_Elle_ est là, sans doute, me disais-je. C'est elle qui va m'ouvrir
furtivement la porte.



XXV

9 avril.

Comme j'étais là, attendant avec le plus de patience possible, il
m'arriva une aventure énigmatique dont je n'ai pas encore, dont je
n'aurai peut-être jamais le mot. Un moine sortait de la via Piccolomini,
c'est-à-dire de l'extrémité de la ville, et semblait se diriger vers la
via Falconieri, un de ces petits chemins enfoncés qui circulent entre
les parcs et qui portent le nom de celui auquel ils aboutissent. Cet
homme passa si près de moi, que je pensai qu'il ne me voyait pas et que
je fis un mouvement pour n'en être pas heurté; mais il me voyait, et, en
m'effleurant, il me mit rapidement dans la main un objet qui me parut
être une petite plaque de métal carré; puis aussitôt, sans attendre la
moindre question, il s'enfonça dans le chemin creux et disparut. Ce
n'était pas le capucin oncle de la Daniella; c'était un grand moine noir
et blanc, qui me rappela celui que j'avais rencontré dans les ruines du
théâtre de Tusculum, et qui m'avait semblé vouloir éviter mes regards.
Pourtant celui-ci me parut beaucoup plus mince.

Je m'assurai que l'objet mystérieux était une tablette de fer battu
de la grandeur d'une carte de visite et percée de plusieurs trous
incompréhensibles au toucher. Je me demandai si c'était quelque symbole
de dévotion distribué aux passants, ou un avis quelconque donné par
Daniella. Mais comment et pourquoi ce moine serait-il intervenu dans une
histoire d'amour?

Averti pourtant comme je l'avais été par Brumières et par lord B*** que,
dans ce pays-ci, il faut s'attendre aux choses les plus surprenantes, je
crus devoir ne pas m'obstiner à secouer la cloche de Piccolomini, et je
m'enfonçai, à mon tour, dans la via Falconieri, sans dessein d'y suivre
les traces du moine, mais de manière à dérouter les espions, si espions
il y avait, en me perdant dans l'obscurité.

Quand j'eus atteint un endroit complètement ombragé par les grands
arbres des deux parcs limitrophes, je me hasardai à frotter une
allumette comme pour allumer mon cigare, mais, en effet, pour constater
que j'étais bien seul, et pour regarder le talisman du moine. Ce ne
peut être qu'un talisman, en effet, mais à quelle religion il peut
appartenir, voilà ce qu'il m'est impossible de présumer. Les jours
percés dans le métal n'ont aucune signification que je sois capable
de traduire. Après les avoir bien examinés, je mis, à tout événement,
l'amulette dans ma poche, et, poursuivant mon chemin, je pénétrai
dans l'enclos de Piccolomini par un des talus qui bordent le plant
d'oliviers, au delà de la petite porte qui fait face à la grille de
la villa Falconieri. La nuit était chaude et sombre, et de Frascati
partaient mille bruits joyeux qui étaient une nouveauté pour mon
oreille. Pendant le carême, et pendant la semaine sainte surtout, sauf
la voix des cloches et des horloges, c'est un silence de mort. Quiconque
ferait entendre le son d'un instrument ou d'une chanson indiquant
la pensée de boire ou de danser, risquerait de _cadere in pena_,
c'est-à-dire de subir l'amende ou la prison. Aussi, dès le jour de
Pâques, tout ressuscite, tout chante, tout crie, tout danse dans les
États du pape. Les cabarets sont rouverts, les lumières brillent, tout
hangar devient salle de bal, et on s'étonne de voir ce pauvre peuple
condamné, de par le sbire et le geôlier, à une austérité toujours
abrutissante quand elle n'est pas volontaire, reprendre, avec tant
d'énergie et de naïveté, sa gaieté d'oiseau, ses gambades et ses cris
d'enfant en récréation.

Quand je fus dans le palais, je reconnus que j'aurais eu beau sonner.
Il était complètement désert, et je sentis quelque dépit de voir que ma
résolution désespérée d'arriver là à l'heure dite n'aboutissait qu'à une
déception. J'attendis en vain un quart d'heure; puis, l'impatience et
l'humeur me gagnant, je pris le parti de ressortir pour aller voir la
physionomie de Frascati en fête, et probablement la Daniella en danse,
oubliant le rendez-vous qu'elle m'avait donné; mais je fis en vain le
tour de la ville et du faubourg, jetant un regard furtif sur toutes les
guinguettes; je n'aperçus que la Mariuccia, qui prenait grand plaisir à
voir sauter les jeunes filles, et qui ne fit pas la moindre attention à
moi.

Je rentrai, en proie à une véritable colère, une mauvaise et honteuse
colère, en vérité, et je trouvai la Daniella, dans ma chambre, à genoux
contre un fauteuil et disant sa prière, qu'elle n'interrompit nullement
en me voyant entrer; ce qui me donna le temps de me repentir, de me
calmer, et enfin de m'émerveiller du sang-froid héroïque avec lequel
cette étrange fille, murmurant un reste de patenôtres et se signant
dévotement, alla retirer la clef de ma porte et pousser le verrou.

Alors seulement elle me regarda, et pâlit tout à coup.

--Qu'est-ce que vous avez? me dit-elle. Vous m'examinez d'un air moqueur
et froid!

--Et vous qui ne me regardez pas du tout depuis cinq minutes que je suis
là, vous que j'attends et que je cherche depuis une grande heure...

--Ah! c'est là ce qui vous a fâché? Vous croyez donc que c'est une chose
bien facile pour moi de me trouver ici à l'heure qu'il est, quand mon
frère est à Frascati et quand tout Fracasti est debout? Allons, sachez
comment j'ai pu arranger les choses sans que ma tante se doutât de rien;
car il ne faut pas vous imaginer qu'elle m'approuverait de venir vous
trouver sans avoir exigé de vous une promesse de fidélité. Je suis
censée passer cette nuit à la villa Taverna-Borghèse, à un quart de
lieue d'ici, dans les jardins. Je me suis engagée à y travailler pendant
un mois, et, sous prétexte que la course est longue quand il pleut, j'ai
demandé à la femme de charge Olivia de me loger pour tout ce temps.
C'est une affaire arrangée. Cette femme-là est de mes amies; elle m'a
donné une chambre placée de manière à ce que je puisse sortir et rentrer
sans que les autres gardiens du palais Taverna s'en aperçoivent. Ainsi,
je suis partie, ce soir, avec elle, en présence de mon frère et de ma
tante, et j'ai attendu le moment de pouvoir me glisser de la villa
Taverna dans la villa Falconieri, et de la villa Falconieri jusqu'ici,
tout cela par les petits sentiers que je connais, et me voilà.

Ce dernier mot _me voilà_, fut dit avec un charme inexprimable. Il y
avait, dans la belle voix et dans le beau regard de cette fille, je ne
sais quelle candeur angélique dont j'aurais dû être frappé, mais dont je
subis l'entraînement sans réflexion. Je la pris dans mes bras, et tout
aussitôt je m'arrêtai, étonné et inquiet: mes lèvres avaient senti de
grosses larmes sur ses joues.

--Qu'est-ce donc, _Daniella mia?_ lui dis-je. Est-ce à regret que tu te
livres à mon amour?

--Tais-toi, dit-elle; ne mens pas! Tu n'as pas d'amour pour moi!

Ce reproche m'irrita.

--Eh! mon Dieu! allons-nous recommencer à dire des subtilités et à faire
des conditions?...

--Des conditions!... M'avez-vous promis seulement deux jours
d'attachement? Et pourtant, je suis là!

--Tu es là tout en larmes... C'est comme si tu n'y étais pas; car je te
jure que je ne veux rien devoir à une résolution que tu regrettes. Si je
te déplais, ou si tu te repens de ta confiance, va-t'en donc!

--Non, je suis venue et je reste; car je vous aime, moi! C'est la seule
chose dont je sois sûre. Et, là-dessus, elle cacha sa figure dans ses
mains, et pleura avec tant d'effusion, que mes premiers transports
firent place à de secrètes angoisses.

--Voyons, Daniella, repris-je, si vous êtes une fille sérieuse et
passionnée, quittons-nous; car je suis un homme d'honneur, et je ne peux
ni rester dans votre pays ni vous emmener dans le mien; et, si vous êtes
encore pure, comme vous avez voulu me le faire entendre, sortez, sortez!
Je ne veux pas vous séduire et me créer un devoir au-dessus de mes
forces. Je suis pauvre et ne peux vivre honorablement que dans une
situation indépendante, je vous l'ai dit. Adieu donc. Allons, partez,
pendant que j'ai encore le courage de le vouloir.

--Vous vous feriez donc un grand crime de séduire une fille dont vous
seriez le premier amant!

--Oui, si elle avait, comme vos larmes me le font croire, la conscience
de son sacrifice. Or, je ne veux pas accepter ce sacrifice, n'en pouvant
offrir aucun en échange.

--Vous dites cela bien sérieusement?

--Je vous le dis sur mon honneur.

--Rien en échange! répéta-t-elle en se dirigeant vers la porte. Pas un
jour, pas une heure de fidélité, peut-être!

Elle ouvrit la porte et sortit lentement, comme pour me donner le temps
de la rappeler; mais j'eus la force de n'en rien faire, car je m'étais
senti, et je me sentais encore si étrangement ému, que je me voyais
perdu, dominé à jamais, si j'acceptais le plaisir d'une nuit à titre
d'immolation de toute une vie de chasteté.

Quelques instants de silence me firent croire qu'elle était partie, en
effet. J'avais les nerfs si excités, la tête si malade, que je sentis
des larmes de dépit ou de regret couler aussi sur mon visage. J'en fus
indigné contre moi-même; je me trouvais absurde et stupide. Je pris mon
chapeau et j'allais sortir.

--Où allez-vous? me dit-elle impétueusement en me barrant le passage
dans le grenier qui précède ma chambre.

--Je vas courir les guinguettes de Fracasti, et, comme, tout à l'heure,
j'ai vu là beaucoup de jolies figures très-agaçantes, j'espère
rencontrer facilement une conquête à qui je ne ferai pas verser de
pleurs.

--Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous voulez? Une nuit d'amour
sans lendemain?

--Sans lendemain, je n'en sais rien; mais sans conditions et sans
regrets, à coup sûr, voilà tout ce que je veux!

--Allez! dit-elle, je ne vous retiens pas!

Et elle s'assit sur la première marche de l'escalier, lequel est
si étroit dans ce taudis, que, pour le descendre, il me fallait la
repousser de propos délibéré et l'obliger à me faire place. Elle ne
pleurait plus, elle avait la voix sèche et l'attitude dédaigneuse.

--Daniella, lui dis-je en la relevant, à quel jeu puéril et douloureux
perdons-nous des heures qui nous sont comptées et qui ne reviendront
peut-être plus? S'il est vrai que vous m'aimiez, pourquoi ne pas prendre
l'amour que je peux vous donner et qu'il dépend de vous de rendre d'un
poids si léger dans votre vie? Soyez sincère si vous êtes folle, et
soyez forte si vous êtes sage. Partez ou restez; mais ne me faites pas
souffrir et divaguer plus longtemps.

--Tu as raison, me cria-t-elle en me jetant ses bras autour du cou. Il
vaut mieux être sincère. Eh bien, oui, je suis une folle, et mes sens me
gouvernent!

--A la bonne heure! J'en remercie ma bonne destinée. Donc, je ne suis
pas ton premier amour?

--Non, non! je mentais! Ne te reproche rien, et aime-moi comme je suis,
comme tu peux, n'importe comment! Mais silence! Éteins cette bougie,
j'entends la Mariuccia qui rentre. Elle va venir voir si tu es rentré
aussi; fais semblant d'être endormi; ne bouge pas; si elle parle, ne
réponds pas.

Quand le jour parut, je n'étais plus dans les bras de Daniella, j'étais
à ses pieds. Ah! mon ami, je pleurais comme un enfant, et ce n'était
plus de dépit, ce n'était plus de crispation nerveuse, c'étaient des
larmes du fond de mon coeur, des larmes de reconnaissance et de repentir
surtout. Chère et charmante jeune fille! Elle m'avait trompé; elle
avait voulu être à moi à tout prix, méconnue, calomniée, avilie par ma
méfiance, par ma passion égoïste et brutale. Et j'étais châtié comme
j'avais craint de l'être: une fille pure avait assouvi ma soif de
voluptés, et j'avais été le possesseur inepte et indigne d'un trésor
d'amour et de candeur!

--Oh! pardonne-moi, pardonne-moi! lui disais-je. Je t'ai désirée comme
on désire une chose de peu prix; j'ai rougi en moi-même du sentiment qui
me poussait vers toi; je l'ai combattu, je l'ai souillé tant que j'ai pu
dans ma pensée. J'ai fait comme les enfants qui ne voient que l'éclat
des fleurs, et qui les brisent sans se douter de leur parfum. J'ai été
indigne de mon bonheur, de ton dévouement, de ton sacrifice, et me
voilà à tes pieds, rougissant de moi, car tu méritais des hommages, des
prières, de longues aspirations, et j'ai profané l'amour pur que je
te devais avant de te posséder: mais, va, je réparerai mon crime; je
t'aimerai aujourd'hui comme j'aurais dû t'aimer hier, et je serai ton
adorateur, ton cavalier servant, ton esclave aussi longtemps que tu le
voudras, avant de redevenir ton amant. Commande-moi ce que tu veux,
éprouve-moi, punis-moi, venge ta fierté outragée; car je t'aime, oh!
oui, je t'aime, à présent, mille fois plus que tu ne peux et ne dois
m'aimer!

Et puis je tombai dans le silence et dans une enivrante rêverie, en
contemplant cette créature si séduisante et si naïve, si coquette et si
chaste, si impétueuse et si humble, assez fière pour avoir pleuré en
se livrant, assez dévouée et assez passionnée pour s'être livrée quand
même.

--Une vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une
vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui
qu'elle aime et qui la méconnaît! Mais c'est le monde renversé,
pensai-je; c'est un bonheur invraisemblable qui m'arrive; c'est un rêve
que je fais!

Et je pressais ses genoux contre ma poitrine soulagée et purifiée. Je me
prosternais devant elle; je me donnais corps et âme. J'offrais mon coeur
sans réserve et ma vie pour toujours. J'étais exalté, j'étais fou; et,
à l'heure où je vous écris, je le suis encore. Bien que seul dans des
ruines, depuis cinq ou six heures, j'éprouve toujours la même ivresse
et je ne sais quelle joie intérieure, mêlée de repentir et
d'attendrissement, qui est, certainement, ce que j'ai ressenti de
plus énergique et en même temps de plus doux, depuis que j'existe. O
Daniella, Daniella! devrais-je dire que ceci est une folie? Devrais-je
dire que j'ai existé avant aujourd'hui? Non, certes; car j'aime pour la
première fois, et je sens que, dusse-je payer ce jour-là de ma vie, ou,
ce qui est pire, des souffrances d'une longue vie, je remercierais Dieu
avec enthousiasme de me l'avoir donné! Oh! vivre de toute la puissance
de son être; se sentir inondé de voluptés, esprit et matière; ne plus
compter pour rien ces misérables préoccupations, ces montagnes et ces
abîmes de _si_ et de _mais _qui se dressent et se creusent autour
des plus vulgaires existences, pour les tourmenter bêtement de rêves
sinistres et vains; se sentir fort, à soulever le monde sur son épaule,
calme, à défier la chute des étoiles, ardent, à escalader le ciel,
tendre comme une mère et faible comme une femme, ému comme une eau qui
frissonne au moindre souffle, jaloux comme un tigre, confiant comme un
petit enfant, orgueilleux devant tout ce qui est, humble devant le
seul être qui compte désormais pour quelque chose, agité de transports
inconnus, apaisé par une langueur délicieuse... et tout cela à la fois!
toutes les situations, toutes les sensations, toutes les forces morales
et physiques se révélant avec une intensité, une clarté et une plénitude
suprêmes!

C'est donc là l'amour! Ah! j'avais bien raison d'y aspirer comme au
souverain bien, dans mes premières heures de jeunesse! Mais que j'étais
loin de savoir ce qu'un pareil sentiment, quand il se réveille
tout entier, renferme de joies et de puissance! Il me semble que,
d'aujourd'hui, je suis un homme. Hier, je n'étais qu'un fantôme. Un
voile est tombé de devant mes yeux. Toutes choses m'apparaissaient
troubles et fantasques. J'attribuais à la solitude et à la liberté une
valeur qu'elles n'ont pas. J'avais, de mon repos, de mon indépendance,
de mon avenir, des convenances de ma situation, de mon petit bien-être
intellectuel, de ma raison vaine et vulgaire, un soin ridicule. Je
voyais faux. C'est tout simple: j'étais seul dans la vie! Quiconque est
seul est fou, et cette sagesse qui se préserve et se défend de la vie
complète est un véritable état aliénation.

Mais vivre à deux, sentir qu'il y a sous le ciel un être qui vous
préfère à lui-même et qui vous force à lui rendre tout ce qu'il se
retire pour vous le donner; sortir absolument de ce triste _moi_ pour
vivre dans une autre âme, pour s'isoler avec elle de tout ce qui n'est
pas l'amour, mon Dieu! quelle étrange et mystérieuse félicité!

Et pourquoi est-ce ainsi? Autre mystère! Pourquoi cette femme, et non
pas toute antre plus belle peut-être et meilleure ou plus éprise encore?
La raison, la fausse raison d'hier s'efforcerait vainement de rabaisser
mon choix et de me montrer l'image d'une maîtresse plus désirable. La
raison souveraine d'aujourd'hui, cette extase, cette vision du vrai
absolu, répondrait victorieusement que la seule maîtresse qu'on puisse
désirer est celle qu'on a, et que la seule femme qu'on puisse adorer est
celle qui vous a jeté dans l'état surnaturel où me voici.

Oui, je me sens, en ce moment, au-dessus de la nature humaine;
c'est-à-dire hors de moi, et plus grand, et plus fort, et plus jeune que
moi-même. Je m'estime plus que je ne croyais pouvoir m'estimer jamais;
car mes préjugés et mes méfiances, mon aveuglement et mon ingratitude ne
me semblent plus venir de moi, mais d'un rôle que j'étais forcé de jouer
dans la comédie sociale. J'ai dépouillé ce costume d'emprunt; j'ai
oublié ces paroles de routine et ces raisonnements de commande. Je me
trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour primordial, la principale effluve
de la divinité, s'est répandu dans l'air que je respire; ma poitrine
s'en est remplie. C'est comme un fluide nouveau qui me pénètre et me
vivifie. Le temps, l'espace, les besoins, les usages, les dangers, les
ennuis, l'opinion, tous ces liens où je me débattais sans pouvoir faire
un pas, sont maintenant des notions erronées, des songes qui fuient dans
le vide. Je suis éveillé, je ne rêve plus; j'aime et je suis aimé. Je
vis! je vis dans cette région que je prenais pour un idéal nuageux, pour
une création de ma fantaisie, et que je touche, respire et possède comme
une réalité! Je vis par tous mes organes, et surtout par ce sixième sens
qui résume et dépasse tous les autres, ce sens intellectuel qui voit,
entend et comprend un ordre de choses immuable, qui coopère sciemment
à l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie supérieure, de la vie en
Dieu!

Ah! le positivisme, le convenu, le prouvé, le prétendu réalisme de la
vie humaine dans la société! Quel entassement de sophismes qui, à notre
réveil dans la vie éternelle, nous paraîtront risibles et bizarres, si
nous daignons alors nous en souvenir! Mais j'espère que cette mémoire
sera confuse, car elle nous pèserait comme un flux de divagations notées
pendant la fièvre. J'espère que les seuls jours, les seules heures de
cette courte et trompeuse existence dont il nous sera possible de
nous souvenir, seront les jours et les heures où nous aurons ressenti
l'extase de l'amour dans tout son rayonnement divin! O mon Dieu! je vous
demande de me laisser, dans l'éternité, le souvenir de l'heure où je
suis!



XXVI

Villa Mondragone, 10 avril.

Je reviens vous écrire aujourd'hui dans la même solitude où j'ai
passé la journée d'hier à vous raconter l'événement de ma vie, la
transformation de mon être. Seulement, hier, il faisait un temps
affreux, et je vous écrivais assis sur des décombres, dans une des
salles désertes et délabrées de ce noble manoir. Aujourd'hui, je suis
en plein air, par un temps délicieux, dans un jardin abandonné, où de
magnifiques asphodèles croissent librement sur les margelles disjointes
des bassins taris et ensablés. Je suis encore plus heureux qu'hier,
bien qu'hier cela ne me parût pas possible, bien que je n'eusse pas
conscience, et cela pour la première fois de ma vie, de l'absence du
soleil. Je ne m'en suis aperçu qu'en revenant à Frascati, en voyant
l'herbe mouillée et le ciel noir. Ah! qu'est-ce que cela me fait, à
présent, qu'il y ait de la lumière et de la chaleur sur la terre? J'ai
mon soleil dans l'âme, mon foyer de vie est dans l'amour qui brûle en
moi.

Ne soyons pas ingrat pourtant: le soleil de là-haut est un bel éclairage
pour le splendide décor qui m'environne, et je vais chérir exclusivement
cet endroit-ci, parce que je suis aussi près d'_elle_ que possible. Je
rêve à trouver le moyen de m'y établir le jour et la nuit. Comment cela
se pourra-t-il? Je ne sais. C'est, comme je vous l'ai dit, une ruine
abandonnée; mais il faudra réussir à m'y faire un nid.

C'est que, voyez-vous, la villa Taverna et la villa Mondragone sont
situées dans le même parc. Toutes deux appartiennent à une princesse
Borghèse qui ne songe pas à en faire deux lots séparés. De la villa
Taverna, belle maison de plaisance à mi-côte, on suit un _stradone_,
c'est-à-dire une vaste allée couverte d'arbres séculaires, si longue
et si rapide, qu'il ne faut pas moins de vingt minutes pour la monter.
Enfin, tout en haut et tout à coup, en tournant dans des bosquets sur
la gauche, on se trouve devant une masse de constructions
incompréhensibles: c'est Mondragone, villa immense et pleine de
caractère, bien qu'elle n'ait rien d'imposant. Le style italien des
derniers temps de la renaissance est toujours petit de proportions,
quelle que soit sa dimension réelle, et l'oeil s'y trompe absolument au
premier aspect.

C'est dans cette vaste résidence déserte que je peux pénétrer et
m'enfermer, sous prétexte de faire des études de dessin. La femme de
charge de la villa Taverna, cette Olivia, amie de ma Daniella, qui me
connaît déjà depuis quelques jours, me confie une clef qui ne pèse pas
moins d'un kilo, et que je dois rapporter à six heures. Cela me permet
d'échanger deux fois par jour, en passant à Taverna, quelques regards
avec Daniella, qui, dans une salle basse des communs, travaille à une
formidable lessive; mais j'ai tant de respect pour elle, à présent,
qu'afin de ne pas l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison,
je fais semblant de ne pas la connaître. La nuit, elle se glisse
furtivement dans les sentiers couverts et vient me trouver à
Piccolomini; mais il lui faut traverser Falconieri, où elle risque de
rencontrer des gardiens mal disposés, ou bien descendre de Taverna à
Frascati, et se faire voir aux gens du faubourg. En outre, nous ne
pourrons plus tromper longtemps la Mariuccia. C'est par miracle que,
depuis deux nuits, nous échappons à sa clairvoyance, et nous ne savons
pas encore si, au point où nous en sommes, elle nous sera favorable.

Ici, dans cette résidence déserte, entourée de grandes constructions
dont le faîte s'écroule, mais dont toutes les issues extérieures sont
bien closes, je pourrais voir ma chère compagne à toute heure si j'avais
un logement quelconque, et je ne suis mis aujourd'hui à tout explorer
dans le plus grand détail. Il me semble que quelque bonne idée va me
venir en TOUS faisant part de mes découvertes.

Imaginez-vous un château qui a trois cent soixante et quatorze
fenêtres[4], un château compliqué comme ceux d'Anne Radcliffe, un monde
d'énigmes à débrouiller, un enchaînement de surprises, un rêve de
Piranèse; mais d'abord il faut que je vous fasse succinctement
l'historique de la villa Mondragone, pour que vous compreniez quelque
chose à ce mélange d'abandon misérable et de luxe princier où je cherche
un gîte.

[Note 4: Nombre qui, dans l'architecture de cette époque, représente
une étendue immense de constructions.]

Ce palais fut bâti par Grégoire XIII, au XVIe siècle. On y entre par
un vaste corps de logis, sorte de caserne destinée à la suite armée
du pontifs. Lorsque, plus tard, le pape Paul V en fit une simple
_villégiature_, il relia un des côtés de ce corps de garde au palais
par une longue galerie de plain-pied avec la cour intérieure, dont les
arcades élégantes s'ouvrent, au couchant, sur un escarpement assez
considérable, et laissent aujourd'hui passer le vent et la pluie. Les
voûtes suintent, la fresque est devenue une croûte de stalactites
bigarrées; des ronces et des orties poussent dans le pavé disjoint;
les deux étages superposés au-dessus de cette galerie s'écroulent
tranquillement. Il n'y a plus de toiture; les entablements du dernier
étage se penchent et s'affaissent aux risques et périls des passants,
quand passant il y a, autour de cette thébaïde.

Cependant, la villa Mondragone, restée dans la famille Borghèse, à
laquelle appartenait Paul V, était encore une demeure splendide, il y
a une cinquantaine d'années, et elle revêt aujourd'hui un caractère de
désolation riante, tout à fait particulier à ces ruines prématurées.
C'est durant nos guerres d'Italie, au commencement du siècle, que les
Autrichiens l'ont ravagée, bombardée et pillée. Il en est résulté ce qui
arrive toujours en ce pays-ci après une secousse politique: le dégoût et
l'abandon. Pourtant la majeure partie du corps de logis principal, la
_parte média_, est assez saine pour qu'en supprimant les dépendances
inutiles, on puisse encore trouver de quoi restaurer une délicieuse
_villégiature_. C'est le parti que voulait prendre et que prendra
peut-être la princesse propriétaire actuelle. Des réparations avaient
même été entreprises sur un pied de luxe qui peint très-bien l'esprit
local. On a commencé par l'inutile, comme toujours. Sans se préoccuper
de la couverture à jour, ni des brèches faites par le canon aux étages
supérieurs, on a fait des parquets, des peintures et des volets
richement montés aux premiers étages. Ces volets, par parenthèse, m'ont
frappé comme une chose charmante que je n'ai encore vue nulle part. Ils
sont d'un bois résineux veiné de rouge vif qui laisse passer l'éclat du
soleil au travers. Cela remplit l'appartement d'un ton rose très-gai.
J'ai pu en juger cette partie du local n'étant pas si bien fermée, qu'en
cherchant un peu je n'aie trouvé moyen d'y pénétrer.

Au-dessus, s'étendent des salles magnifiques encombrées de poutres et
de décombres, et, un détail bien caractéristique, c'est une sorte de
boudoir ou chapelle dont le plafond est fraîchement peint, et assez
joliment peint par un artiste indigène, dans le goût traditionnel du
pays. Ce sont des personnages tout roses nageant dans un ciel bleu
turquin, d'un propre et d'un gracieux à donner des idées de bal; mais,
dans le mur latéral, une grande fente que l'on n'a pas encore songé à
fermer, bien qu'elle menace d'emporter un pan de l'édifice, sert de
passage à une famille d'oiseaux de proie qui ont trouvé là, pour
perchoir, un bout de solive sortant à l'intérieur. Ils s'y établissent
paisiblement chaque nuit, ainsi que l'atteste un monceau de traces
toutes récentes. Les amours du vautour ou de l'orfraie sont donc encore
abrités par un ciel de chérubins ou de cupidons enguirlandés tout
flambant neufs.

C'est que les embellissements, précurseurs accoutumés des réparations
urgentes, sont restés en route. A la dernière révolution, ce palais
a été, encore une fois, occupé militairement, et les énormes tas de
litière qui jonchèrent les terrasses n'ont pas encore disparu. Était-ce
un poste de cavalerie française ou italienne? Les nombreuses sentences,
d'un patriotisme ardent et naïf, charbonnée sur les murs, me font
pencher pour la dernière hypothèse.

Va-t-on, comme on le dit aux environs, reprendre les travaux abandonnés?
Là, pour moi, est la question pressante. Si on ne les reprenait pas, la
solitude durerait ici, et j'y pourrais peut-être louer un coin où je
vivrais inaperçu. Il y a une portion très-bizarre qui semble la plus
moderne et la moins endommagée, dans laquelle il m'a été impossible de
me glisser. C'est comme une petite villa mystérieuse perchée sur un des
côtés de la villa principale. C'est probablement le logement de caprice
personnel que, dans ces palais italiens, qu'il soit en haut ou en bas,
caché ou apparent, on appelle le _casino_. Ici c'est un assemblage
de petits pavillons, dont les ouvertures annoncent des appartements
lilliputiens. C'est assez laid, mais curieusement agencé autour d'une
toute petite terrasse, d'où la vue domine une étendue prodigieuse à
travers des balustres massifs dont la destination semble être de cacher
ce sanctuaire aux regards du dehors. Était-ce une fantaisie de retraite
cénobitique? Un campanile à jour, planté sur cette terrasse, semble
avoir été une chapelle, ou une sorte d'oratoire aérien, propre à
stimuler le bien-être moral par le bien-être physique du beau site et
du vent frais. Mais on peut, tout aussi bien, se représenter, dans ce
casino, de mystérieuses amours, retranchées en toute sécurité contre la
curiosité d'une suite nombreuse ou de visiteurs inattendus.

Quoi qu'il en soit, cela fait une demeure réservée que l'on n'aperçoit
de nulle part, si ce n'est par son entrée principale qui donne sur
l'ancien parterre clos de murs festonnés et ornés de boules. Cette
entrée est masquée par un beau portique attribué au Vignole, où l'on
peut se promener dans un isolement complet.

J'aime beaucoup cet abri élégant avec ses arcades ornées de dragons,
ses degrés de marbre brisés, et son fond percé de portes et de fenêtres
mystérieuses barricadées solidement. C'est au travers des fentes de ces
huis jaloux, qui semblent vouloir garder les secrets du passé, que je
vois la petite terrasse, les petits pavillons et le clocheton arrondi
du casino. De superbes graminées poussent entre les dalles, et des
moineaux, aussi sauvages que ceux de nos villes sont familiers, y
prennent leurs ébats sans se douter que, séparé d'eux par une cloison de
planches, j'écoute et commente leur caquet. Si je pouvais pénétrer dans
cette villa secrète, il me semble que j'y trouverais une demeure close
et habitable, car j'y vois des portes et des fenêtres en bon état; mais
il faudrait y entrer par effraction, et je ne dois pas abuser de la
confiance des gardiens.


En cherchant un passage vers ce casino, je viens de faire une autre
découverte: c'est un recoin encore plus bizarre, encore plus caché, et
beaucoup plus joli. Après avoir erré dans je ne sais combien d'églises
souterraines, de salles aux gardes ou d'écuries situées beaucoup plus
bas que le niveau de la cour, et d'une si puissante architecture, qu'on
ne sait ce que font là, dans les ténèbres, ces belles et vastes salles,
je me suis trouvé en face d'un escalier tournant que j'ai descendu.

C'est là que le château, creusé dans le coeur de la montagne, devient
singulièrement fantastique; c'est encore une autre résidence qui ne peut
pas avoir servi à loger des domestiques, ils eussent été trop loin de
leurs maîtres. Cela ressemble à un quartier réservé à quelque pénitent
volontaire, ou à quelque prisonnier d'État. Figurez-vous un tout petit
préau profond, à ciel ouvert, avec des constructions situées autour
comme les parois d'un puits, et, sous les arcades de ce préau, un autre
escalier rapide qui s'enfonce à perte de vue, on ne sait où.

Je l'ai descendu, et je me croyais bien, cette fois, dans les entrailles
de la terre: aussi ai-je été encore plus surpris que je ne l'avais été
dans le préau, en voyant entrer l'éclat du soleil à cette profondeur.
Probablement, j'étais tout simplement arrivé au niveau de la base de
ce massif de rocher où Mondragone est assis en face de Rome, au-dessus
d'elle de toute la région des premiers étages de la chaîne Tusculane.
Une sortie doit avoir existé au bas de cet escalier profond où j'étais
parvenu; mais elle a été murée apparemment, car je ne recevais que par
une petite fente, à laquelle je ne pouvais atteindre, les bouffées d'un
air frais et l'éblouissement d'un brillant rayon de lumière.

Une nouvelle série de salles souterraines s'ouvrait à ma gauche. Je m'y
hasardai dans les ténèbres. Je manquais d'allumettes pour me diriger, et
je dus renoncer à cette dangereuse exploration, au milieu des décombres,
des excavations imprévues et des casse-cou de toutes sortes.

Je suis donc remonté au petit cloître que je venais de découvrir, et,
dans ma fantaisie, j'ai donné à cet endroit un nom quelconque. Je vous
le désignerai sous celui de cloître _del Pianto_, ou, si vous voulez,
du _Pianto_ tout court. Ce nom me vient de l'idée que ce lieu isolé,
et invisible du dehors, a dû servir à quelque longue et douloureuse
expiation.

Le casino aérien dont je vous ai parlé auparavant, et qui est à l'autre
extrémité du grand pavillon, gardera son nom de _casino_. Je devrais
rappeler la damnation, _perdizione_. Je ne sais pourquoi cette petite
terrasse retranchée, d'où l'on voit sans être vu, ces clochetons païens
et ces petites fenêtres qui regardent dans les yeux les unes des autres,
ont l'air de raconter une aventure galante, cachée là sous prétexte de
bréviaire.

Si ces vieux murs pouvaient parler, ils révéleraient peut-être bien plus
d'intrigues que je ne leur en attribue. Dans tous les cas, ils ont un
air de chronique à la fois sinistre et licencieuse, et il m'est bien
permis d'en faire, dans ma pensée, le théâtre de romans quelconques.

Le Pianto a cela de particulier qu'il est difficile, à première vue, de
fixer, sur un plan imaginaire, le point exact où il est situé. C'est
peut-être le noyau primitif de toute la construction. C'est peut-être
tout uniment une petite cour intérieure nécessaire pour aérer les
appartements, qui ne remplissent pas, comme ceux du milieu, tout
l'énorme vaisseau du pavillon central. Des fenêtres d'un style plus
ancien que le reste, et en partie murées remplissent ses parois
supérieures. Celles qui s'enfoncent sous la galerie du cloître sont
mystérieusement closes, et j'ai eu beau chercher, je n'ai pas trouvé
l'entrée des appartements qu'elles éclairaient. On n'arrive à ce cloître
que par des détours dont je ne me rends pas encore un compte exact.

J'ai trouvé, malgré l'obscurité, car la plupart des ouvertures
extérieures sont murées au nord, le milieu de l'édifice. C'est une salle
d'entrée, ou plutôt une cour voûtée, dans laquelle pénétraient, je
crois, les voitures et les cavaliers. L'immense porte est murée
également. Je l'ai cherchée au dehors et retrouvée au milieu de la plus
belle terrasse qu'il soit possible d'imaginer. Je dis belle quant à la
situation et l'étendue. C'est un immense hémicycle dentelé d'un parapet
de marbre et d'une riche balustrade en partie rompue aujourd'hui. Au
milieu s'élève, en champignon, une lourde fontaine dont la vasque brisée
est à sec; une partie des eaux errantes se perdent au hasard dans les
fondations; le reste s'échappe en dehors, dans une grande niche située
au bas du talus monumental de la terrasse.

Mais l'ornement le plus bizarre de cette terrasse, que, pour me
conformer à l'usage de la localité, j'appellerai le _terrazzone_ (la
grande terrasse), consiste en quatre colonnes gigantesques déjetées par
les boulets et surmontées de girouettes et de croix papales brisées ou
tordues, ces colonnes qui sont les tuyaux des cheminées de cuisines
pantagruélesques situées sous la terrasse même, et probablement de
plain-pied avec le bas de l'escalier du Pianto, ont la forme de
télescopes démesurés et portent, en guise de couronnement, des masques
grimaçants qui vomissaient la fumée des festins, bien loin au-dessus des
cimes des arbres du parc.

Tout cela est d'un goût par trop italien de la décadence; mais c'est
d'un fastueux étrange, et la situation est splendide. C'est la même vue
découverte et incommensurable que j'ai de ma fenêtre à Piccolomini; mais
l'oeil va plus loin encore, parce qu'on est à un mille plus haut,
et c'est plus beau, parce qu'au lieu des masures de Frascati pour
repoussoir de premier plan, on a une riche étendue de jardins plantureux
d'un grand style. L'allée de cyprès, en pente rapide, qui, du bas du
_terrazzone_, traverse tout ce domaine, parallèlement au _stadone_
de chênes verts en berceaux qui descend à la villa Taverna, est
véritablement monumentale. Ces arbres ont quelque chose comme
quatre-vingts ou cent pieds de haut. Leur tige est un faisceau de
colonnettes grêles autour d'un pivot central. C'est bizarre, c'est
humide, noir et sépulcral, au milieu du paysage, je ne dirai pas le plus
riant, car le steppe de Rome n'est jamais gai, mais le plus étincelant
qu'il soit possible d'imaginer.

Mais le Pianto, avec ses festons de ronces et de vignes sauvages qui
pendent des crevasses ou qui se traînent sur les débris de sculptures
entassés en désordre, est mon petit coin de prédilection. Les étroites
dimensions du tableau assez théâtral qu'il présente donnent le sentiment
d'une sécurité profonde. Il me semble, seul comme je suis, et enterré
vivant dais ces massifs d'architecture où ne pénètre pas le moindre
bruit du dehors, que l'on pourrait vivre et mourir là, de bonheur ou de
désespoir, sans que personne s'en inquiétât. Certes, à l'heure qu'il
est, quelque isolé que vous me supposiez, vous ne pouvez vous
représenter une cachette aussi secrète et une solitude aussi absolue que
celle d'où je vous écris, au crayon, sur un album _ad hoc_.

A Tivoli, j'avais déjà rêvé une solitude à deux, une retraite à jamais
cachée, dans la galerie taillée au coeur du roc qui domine la cascade.
Certes, c'était mille fois plus beau que la ruine muette et sourde où
me voilà enfoui; mais je ne désire plus Tivoli: la folle Medora et la
fièvre m'en ont fait un souvenir pénible; et, d'ailleurs, l'amour vrai
n'a pas tant besoin des splendeurs de la nature. Il aime l'ombre et le
silence. Le chant terrible des cataractes me gênerait aujourd'hui, s'il
me dérobait une des paroles de ma bien-aimée.

Puisque je suis là à vous parler d'elle, il faut que je vous raconte
qu'hier au soir, m'en retournant par la pluie à Piccolomini, pluie que,
du reste, je ne recevais guère, car ces _stradoni_ d'yeuses antiques
sont de véritables voûtes de feuilles persistantes et de monstrueuses
branches entrelacées, j'entendis partir, de la villa Taverna, un bruit
de voix et de rires où il me semblait reconnaître le rire et la voix de
Daniella. J'avais à remettre à Olivia la majestueuse clef de Mondragone,
et je vis cette aimable femme à une fenêtre de rez-de-chaussée des
bâtiments de service qu'elle occupe avec sa famille. Elle me fit signe
d'approcher, et me montra, dans la grande salle où Daniella a établi son
atelier de _stiratura_, un bal improvisé. A la fin de leur journée de
travail, les ouvrières qu'elle emploie et les autres jeunes filles de la
ferme et de la maison se livraient entre elles à la danse, en attendant
qu'on leur servît le souper.

--C'est tous les jours ainsi, me dit Olivia, qui tenait le tambour de
basque, unique orchestre de cette bande joyeuse, et qui le passa à une
autre pour me parler;--la Daniella est folle de la danse, et, quand elle
vient travailler ici, il faut, bon gré mal gré, que toutes nos filles
sautent, ne fût-ce qu'un quart d'heure. Est-ce que vous n'avez pas
encore vu danser la Daniella?

--Une seule fois et un seul instant!

--Oh! alors, vous ne savez pas que c'est la plus belle danseuse du pays.
Dans le temps, on venait de Gensano, et de plus loin encore, pour la
voir au bal, et, quoiqu'elle nous ait quittés pendant deux ans, elle
n'a rien oublié et rien perdu.... Tenez, la voilà qui va reprendre;
regardez-la!

Je montai sur une borne et regardai dans l'intérieur, qu'éclairait une
de ces hautes lampes romaines à trois becs, exactement pareilles à
celles des anciens et très-élégantes de forme, mais qui donnent une
très-médiocre lumière. D'abord je ne vis qu'un pêle-mêle de jeunes
filles ébouriffées qui se livraient à une sorte de valse effrénée; mais
l'une d'elles cria:

--_La fraschetana!_

C'est la danse de caractère, et comme qui dirait la gavotte de Frascati.
Toutes s'arrêtèrent et firent cercle pour voir Daniella ouvrir cette
danse avec une vieille femme de la campagne, qui passe pour avoir gardé
la véritable tradition. Olivia me fit signe d'entrer par la fenêtre: je
ne me fis pas prier, et me mêlai à l'assistance sans éveiller la moindre
surprise; toutes ces fillettes étaient absorbées par les deux grands
modèles de l'art chorégraphique indigène qu'elles avaient à contempler.

Cette danse est charmante: les femmes tiennent leur tablier, et le
balancent gracieusement devant elles en minaudant vis-à-vis l'une
de l'autre. La vieille matrone, à figure austère, se livrant à ces
chatteries d'enfant, était d'un comique achevé, qui ne faisait pourtant
rire personne et qui ne déconcertait nullement Daniella. En regardant
celle-ci, je ne sais quel frisson de jalousie me passa dans tout le
sang. Je crois que, s'il y avait eu là quelque autre homme que moi, je
lui aurais cherché querelle. Je ne sais pas si je pourrai jamais me
résoudre à la voir danser ailleurs que dans son cénacle de petites
filles. Elle est trop belle quand elle s'anime ainsi. Elle avait
retroussé sa longue jupe brune, qui se drapait tout naturellement sur
un court jupon de flanelle rouge assez rustique, mais d'un ton de
coquelicot éblouissant. Le fichu blanc qui couvre ordinairement ses
cheveux était relevé carrément, comme le capulet de linge des paysannes
romaines, et les grandes pendeloques d'or de ses boucles d'oreilles
sautillaient comme des feux follets sur les ondes lustrées de ses
cheveux noirs.

Je ne vous dirai pas que sa danse est de l'art et de la grâce: c'est
de l'inspiration et du délire, mais un délire sacré comme celui
qu'éprouverait une sibylle; c'est une verve et une énergie à faire
trembler; c'est un regard qui brûle, un sourire qui éblouit, et, tout à
coup, des langueurs qui énervent. Quand elle eut dansé dix minutes, elle
céda généreusement la place.

--Aux autres! s'écria-t-elle en prenant le _tamburello_, qu'elle se mit
à faire résonner avec une vigueur étrange.

Il n'y a rien de joli au monde comme le toucher rapide de ces petits
doigts sur la peau rebondissante de l'instrument rustique. Elle ne le
tient pas élevé au-dessus de sa tête et ne le frappe pas du dos de la
main, comme on le fait ailleurs. Ici, les femmes tiennent le tambourin
ferme, et le touchent comme si c'était un clavier. Le bruit qu'elles
en tirent, en ayant l'air de l'effleurer, est formidable et marque un
rhythme si accusé et si accentué, que rien n'y résiste, et que la plus
médiocre danseuse prend de l'élan et comme de la fureur.

Pourtant, la danse n'était pas enlevée au gré de Daniella, et, pour lui
imprimer plus de feu, elle se mit à chanter l'air à pleine voix, avec
un accent de colère, des paroles de reproche et d'excitation à ses
compagnes endormies, et cette facilité d'improvisation à laquelle se
prête la langue italienne, dont toutes les classes de la population
manient le mètre et la rime presque aussi aisément que la prose. Toute
parole chantée de cette façon a le privilège de produire une grande
animation ou une grande gaieté sur les auditeurs. On cessa de danser
pour écouter Daniella, qui, au milieu des rires de ses compagnes et des
siens propres, débitait une kyrielle de couplets mordants et plaisants.
On lui criait, dès qu'elle voulait s'arrêter:

--Encore, encore!

L'air qu'elle chantait est sauvage et original. Elle a une voix
admirable, la plus puissante et, en même temps, la plus douce et la plus
suave que j'aie jamais entendue, quelque chose qui va au coeur et aux
sens, même en jetant follement des badinages enfantins et en affectant
un accent courroucé.

--Mon Dieu! pensais-je, qu'elle est belle et complète, cette
organisation méridionale qui se joue de toutes les choses enseignées,
et qui trouve en elle-même le sens vivant du beau dans toutes ses
manifestations!

J'étais comme honteux, comme effrayé de posséder cette femme que la
foule couronnerait et acclamerait, si elle était en ce moment sur un
théâtre avec cet abandon et cette inspiration qui n'ont vraiment ici que
moi pour public.

Elle était si enivrée de sa danse, de son chant et de son tambour de
basque, qu'elle semblait ne pas m'avoir aperçu encore. J'en fus piqué,
et, m'approchant d'elle, je lui dis un mot à l'oreille. Elle jeta en
l'air le _tamburello_, et, abaissant sur moi ses beaux yeux humides de
plaisir, elle étendit les bras comme si elle allait m'embrasser devant
tout le monde. Je m'échappai pour l'empêcher de se trahir, et courus
pour l'attendre à Piccolomini, où je la trouvai dans ma chambre. Elle
était arrivée avant moi, et la Muriuccia ne l'avait pas vue entrer.
Je suis tenté de croire qu'elle a des ailes, ou qu'elle parvient à se
rendre invisible quand il lui plaît.



XXVII

Villa Mondragone, 12 avril.

J'ai bien des choses nouvelles à vous raconter. Après vous avoir quitté
avant-hier, vers cinq heures de l'après-midi, c'est-à-dire après avoir
fermé mon album, comme je me disposais à partir, j'ai vu apparaître ma
chère maîtresse à l'entrée supérieure du Pianto. Elle était très-émue.

--Je vous cherche partout, me dit-elle; il y a une grande heure que je
cours dans ces ruines sans oser vous appeler!

--Eh quoi! une heure que j aurais pu passer à tes genoux, une heure de
délices que j'ai perdue! Il fallait m'appeler!

--Non! il faut plus de prudence que jamais. Mon frère...

--Ah! s'il ne s'agit que de ton frère, moquons-nous de lui! Que peut-il
vouloir de moi?

--De l'argent, probablement.

--Je n'en ai pas pour lui.

--Ou le mariage, peut-être!

--Eh bien, soit; si c'est là ce que tu veux, toi, nous serons vite
d'accord.

Daniella se jeta à mon cou en fondant en larmes.

--Et quoi! lui dis-je, es-tu étonnée d'une chose si simple? Ne te
l'ai-je pas dit, que j'étais à toi, corps et âme, pour toujours?

--Non! tu ne me l'avais pas dit!

--Je t'ai dit: _Je t'aime!_ et je te l'ai dit du fond de l'âme. Pour
moi, toute ma vie est dans ce mot-là. S'il te faut d'autres serments,
des témoins et des écritures, tout cela est si peu de chose en
comparaison de ce que je sens en moi de force et de passion, que je ne
veux même pas que tu m'en saches gré. Dis un mot, et je t'épouse demain,
si c'est possible demain.

--Ce serait possible demain; mais je ne le veux pas. Nous reparlerons
peut-être de cela plus tard; mais, maintenant, je veux avoir le mérite
d'une confiance aveugle. Ne m'ôte pas l'orgueil de ma faute! Nous avons
fait un péché en nous passant de prêtre pour nous unir; je le sais, et
j'accepte pour pénitence le mal qui pourra m'en arriver de la part des
hommes. Ce sera bien peu de chose, et je méritais d'être punie par ton
mépris. Puisqu'au lieu de ce que j'attendais de toi, il arrive que
tu m'estimes et me chéris pour ma faiblesse, je suis mille fois trop
heureuse, et les _autres_ peuvent bien me couper par morceaux sans que
je m'en plaigne et sans que je fasse entendre un seul cri. La faute
est commise, et ce n'est pas d'être mariée un jour ou l'autre qui
m'empêchera d'être notée au livre de Dieu.

--Eh quoi! ma bien-aimée, des terreurs et des remords!

--Non, non! j'ai trop de bonheur pour sentir l'épine du repentir, et,
dusses-tu me repousser ou me fuir demain, je ne pourrais pas regretter
les deux jours qui viennent de m'être donnés. Qu'importe que l'on pleure
dix ans si, en quelques heures, on a goûté plus de joies que toute une
vie de malheur ne peut nous donner de souffrances?

--Ah! tu as raison, fille du ciel! la souffrance est un fait humain qui
peut s'évaluer et se mesurer: la joie, comme nous l'avons savourée, est
au-dessus de tous les calculs, puisqu'elle vient de Dieu.

--Elle vient de Dieu, c'est vrai! L'amour est comme le soleil, qui luit
pour les coupables aussi beau qup pour les justes. Je ne peux donc pas
rougir de t'aimer, ni m'en repentir en aucune façon. Seulement, je
compte avec mon juge, et je sais qu'il me fera expier mon ivresse.
J'attends donc quelque grand châtiment en cette vie ou en l'autre,
et, puisque je l'accepte d'avance, nous sommes quittes, lui et
moi!--C'est-à-dire, ajouta-t-elle après m'avoir embrassé avec ardeur,
nous sommes quittes, si c'est moi seule qui ai à souffrir en ce monde ou
en l'antre, car, si c'était toi, si tu devais être puni à ma place...,
je me révolterais, je maudirais le ciel, qui m'aurait envoyé une
punition cent fois plus grande que mon péché. Voilà pourquoi je viens te
trouver et te dire qu'il faut de la prudence, car c'est toi qu'on menace
en ce moment à à cause de moi.

--Qui me menace?

--La police pontificale a été saisie d'une plainte contre toi, déposée
par mon frère, à propos de ces maudites fleurs que tu as ôtées du
grillage de la madone. En éteignant la petite lampe, il paraît que tu as
fait tomber d'abord le grillage, et puis de l'huile sur la fresque;
et ensuite mon frère, frappé et jeté à terre par toi, ivre comme il
l'était, a promené, en se relevant et en tâtant la muraille, ses mains
remplies de fange sur la sainte image. Voilà comment je peux expliquer
les taches et les souillures qu'elle portait le lendemain de cette
aventure; car, quelque méchant homme que soit Masolino, je ne veux pas
l'accuser d'avoir fait, exprès une profanation aussi abominable. Il t'en
accuse, lui, et il prétend t'avoir surpris occupé à cette scélératesse.
Il ne sait certainement pas quelle personne il a vue; mais, ayant
entendu dire que tu es entré une fois dans la maison que j'habite à
Frascati, il te soupçonne et te désigne. On ne le croit pas dans la
ville; mais les autorités, qui devraient bien savoir, comme tout le
monde, à quoi s'en tenir sur le compte d'un ivrogne comme lui, le
protègent singulièrement et ont commencé une espèce d'enquête. On a été
aujourd'hui à Piccolomini pour t'interroger et pour interroger ma tante
Mariuccia, qui a tout nié, la chère brave femme, et qui est venue tout
de suite me trouver. «Si tu sais où il est, m'a-t-elle dit, fais-le vite
avertir de ne pas rentrer ce soir à la maison; car mon frère le capucin,
qui est toujours bien informé, m'a dit en confidence qu'il allait être
arrêté et emprisonné.» Or, vois-tu, dans notre pays, il n'y a pas de
petites affaires dès que le saint-office s'en mêle, si l'on n'a pas la
protection particulière de quelque personnage d'Église. Avec cela, le
malheur veut que tu ne sois pas très-pieux. Interrogé, tu te défendras
de manière à te perdre...

--Je ne me défendrai pas du tout; car rien au monde ne me fera dire dans
quelle intention j'ai volé tes jonquilles. Je me bornerai à dire qu'il
n'entre pas dans mes idées de profaner une image, fût-elle païenne, et
je réclamerai la protection de mon gouvernement.

--Quand tu seras dans un cachot sans communiquer avec personne pendant
plusieurs semaines, plusieurs mois peut-être, ton gouvernement aura
l'oreille fine s'il entend tes plaintes. Si tu dis que tu respectes les
images païennes à l'égal de celles de la vraie religion, on te fera tout
le mal possible, avec ou sans jugement, et, si tu caches la circonstance
qui te rend innocent, le vol des fleurs de ta maîtresse, ta maîtresse
ira elle-même raconter la vérité et te réclamer comme elle pourra, au
risque du scandale. Ne t'imagine pas que je te laisserai mettre dans ces
affreuses prisons d'où l'on ne sait jamais quand et comment on sortira.
La seule idée de t'y voir conduire me rend furieuse, et je serais prête
à m'en aller criant par les rues: «Rendez-moi celui que j'aime et à qui
j'appartiens sans condition!» Tout le monde dirait: «Elle est folle et
mon frère me tuerait. Peu importe! Voilà ce qui arrivera si tu t'exposes
à être pris.

Je combattis en vain les appréhensions probablement chimériques et les
résolutions extrêmes de cette chère fille. Elle était si désolée et si
agitée, que je dus céder à ses prières et lui promettre de passer la
nuit à Mondragone.

--Puisque c'est un si grand tourment pour toi, lui dis-je, de me voir
retourner à Piccolomini, je me soumets, dussé-je périr ici de froid et
de faim.

--Il n'en sera pas ainsi, me dit-elle: j'ai songé à tout. Puisque tu
promets de m'obéir, viens avec moi.

Elle me conduisit, par un dédale d'escaliers et de couloirs dont elle
avait les clefs, au casino dont je vous parlais hier, et me fit entrer
dans un petit appartement, peint d'une vieille fresque assez galante et
meublé d'un grabat, de quelques chaises boiteuses et de deux ou trois
cruches égueulées.

--Ceci est misérable, me dit-elle; c'est là que couchait le gardien,
quand il y avait des ouvriers travaillant aux réparations; mais, avec de
l'eau saine et de la paille fraîche, on est bien partout, parce qu'on
peut y être proprement. Prends patience ici pendant deux heures, et, dès
qu'il fera nuit, je t'apporterai de quoi te réchauffer et de quoi dîner.

--Tu reviendras donc ce soir?...

--Certainement, et je n'aurais pas pu retourner à Piccolomini, qui doit
être surveillé par mon frère en personne.

--Oh! alors! que ne le disais-tu tout de suite! Tâche que mon danger
et ma captivité ne finissent pas de sitôt; car voilà mon rêve réalisé!
J'aime tant la sécurité et le mystère de ces ruines, que je me creusais
la tête pour trouver le moyen d'y transporter nos rendez-vous. Tu vois
que le ciel ne nous est pas si contraire, puisqu'il fait de ma fantaisie
une sorte de nécessité.

--Une nécessité très-réelle! Mais voyons! il y a de la poussière ici...
je sais où trouver un balai. Promène-toi sur la terrasse; personne
ne peut te voir d'en bas si tu ne penches; pas la tête en dehors des
balustrades. J'irai laver et remplir ces cruches dans la belle eau de
la fontaine qui est au bout du parterre. Quant à la paille, tu viendras
tout à l'heure la chercher avec moi dans un cellier où je sais que le
fermier met le trop-plein de ses greniers.

Tout cela était très-bien combiné, sauf l'article du balayage et des
cruches portées à la fontaine, et il me fallut entrer en révolte pour
que ma maîtresse renonçât à être ma servante. Elle l'avait été à Rome,
à Piccolomini dans les premiers jours, et c'était son plaisir,
disait-elle, de l'être toute sa vie; mais voilà ce qu'il m'est
impossible d'admettre. La jeune fille chaste qui s'est donnée à moi doit
me commander et non m'obéir. Je comprends de reste, aujourd'hui, que
l'on aime et que l'on épouse sa ménagère, mais à la condition que, si
elle est digne de cette union, on la traitera désormais comme son égale.

--Ah! je le vois bien, dit-elle en me laissant arracher le balai de ses
jolies petites mains brunes et rondelettes, tu ne me traites pas comme
ta femme!

--Je te demande pardon! Ma femme fera le ménage quand je travaillerai
dehors pour la famille; mais, quand j'aurai, comme aujourd'hui, les bras
croisés, elle ne fera que ce que je ne saurai pas faire pour l'empêcher
de se fatiguer.

--Mais justement, tu ne sais pas balayer! tu balayes très-mal.

--J'apprendrai! Sors d'ici, car je ne veux pas que tes beaux cheveux
récoltent ces nuages de poussière.

Quand le ménage fut fini, je lui demandai si le fermier dont elle
m'avait parlé, et à qui nous venions de dérober deux bottes de paille
pour me faire un lit, ne venait jamais dans le palais. J'appris qu'il
demeurait dans les constructions semi-rustiques que j'apercevais au
bout de la grande allée de cyprès. C'est l'usage, dans les anciennes
propriétés italiennes, de planter une vraie ferme et de vrais bestiaux
tout au beau milieu des jardins. C'est la véritable _villeggiatura_, et
c'est très-bien vu. Les boeufs avec leurs chars passant dans les allées,
les chevaux et les vaches broutant les tapis verts des pelouses,
ne gâtent rien dans ces paysages arrangés, qui ont leur place dans
l'ensemble, comme la rocaille dans les parterres et la girande sur les
terrasses. Ces fermes choisies n'affectent pas des airs suisses comme la
laiterie de Trianon. Ce sont de jolies fabriques d'un goût bien local,
où l'on a incrusté tous les débris de marbres antiques que l'on a eus de
reste après avoir bâti les palais. Ces marbres blancs, irrégulièrement
encadrés dans la brique rosé, sont d'un très-joli effet.

Le fermier de la laiterie ou ferme-jardinière de Mondragone est un beau
paysan que j'ai rencontré quelquefois dans le _stradone_, et qui a toute
la confiance des gens d'affaires de la propriété. Mais il ne vit pas en
très-bonne intelligence avec Olivia, qui voulait avoir le monopole des
_bonnes mains_ des promeneurs et des touristes. Elle a réclamé; il y a
eu de graves contestations, et le jugement souverain de l'intendant a
partagé les intérêts en tranchant ainsi la question:

--Tout ce qui est en dehors du palais, annexes, terrasses extérieures,
jardins et bâtiments d'exploitation, est placé sous la gouverne et
responsabilité du fermier Felipone; tout ce qui est château, cours
ceintes de murs, pavillons, galeries et corps de logis attenant au
palais, est du ressort d'Olivia. Chacune des parties a son trousseau de
clefs et réclame aux curieux une _mancia_ particulière.

La paix s'est faite, mais une paix armée, où chacun, jaloux de ses
droits, observe son adversaire et surveille les libéralités de la
clientèle, clientèle nulle en ce temps-ci, mais assez fructueuse quand
Frascati se remplit d'étrangers.

Je m'intéressai à ce détail par la crainte d'être dérangé, rançonné ou
trahi par Felipone. Daniella m'assura que, ne pénétrant jamais dans
l'enceinte, dont il n'a pas tes clefs, il ne se douterait seulement pas
de ma présence.

--Mais ces deux bottes de paille que nous venons de lui prendre, et qui
se trouvaient en nombreuse compagnie dans une des salles du manoir?

--Ceci est une tolérance d'Olivia, à qui il paye quelque chose comme
loyer de ce fourrage. Il le retirera quand la consommation de ses
bêtes aura fait de la place dans sa grange; mais, pour cela, il faudra
qu'Olivia s'y prête en ouvrant elle-même la porte à ses chariots. Donc,
tu es seul ici comme le pape sur sa chaise _gestatoria_, et tu pourras y
dormir, cette nuit, sur les deux oreilles.

Elle partit pour me chercher à manger. Je ne voulais qu'un morceau de
pain caché dans sa poche, pourvu qu'elle revint bien vite. Elle me
promit de ne pas perdre le temps en inutiles gâteries.

Pendant son absence, j'explorai attentivement mon domicile. Il y faisait
passablement froid; mais il y a une cheminée, et le bois ne manque pas
dans les appartements en réparation. J'allai chercher une provision de
copeaux, après m'être assuré; qu'il y avait chez moi des volets pleins
qui me permettaient d'éclairer l'appartement sans que cette clarté fût
aperçue du dehors. La nuit s'annonçait noire et pluvieuse comme celle
d'hier.

--Quand elle sera tout à fait venue, me disais-je, les nuages qui rasent
cette cime où me voilà niché, me permettront d'allumer mon feu sans
crainte d'être trahi par la fumée.

J'étais devenu d'une extrême méfiance. Dès qu'il s'agissait de recevoir
là ma chère compagne, je voulais qu'elle y fût en sûreté. Je me mis donc
à faire la tour de ma forteresse, examinant les issues avec un soin
minutieux. Il y en a deux principales au midi, tout près l'une de
l'autre: celle de la grande cour et celle du parterre qui lui est
parallèle; toutes sont en bois de charpente, traversées de lourds
madriers et ferrées solidement. Sous tes bâtiments de la cour, à
l'ouest, et sur le _terrazzone_, au nord, plusieurs ouvertures manquent
de portes, et beaucoup de fenêtres sont sans menuiserie; en outre, toute
la grande galerie de l'ouest est complètement à jour; mais toutes ces
ouvertures sont situées à une hauteur considérable an-dessus du soi
extérieur, à cause des gradins de la montagne, et toutes les portes de
dégagement sont bouchées par des tas de moellons ou par des piles de
bois de charpente qui braveraient un assaut. Tout cela est au moins à
l'abri d'une surprise. Il n'y a pas une seule brèche qui ne soit hors de
portée, à moins d'échelles de siège, dont je ne présume pas que Frascati
soit bien riche. A supposer que l'on envoyât de la gendarmerie pour
abattre une de ces clôtures, cela ne pourrait pas se passer sans un
grand bruit; les assiégés auraient tout le temps de déguerpir d'un autre
côté et de se cacher dans une de ces mille retraites qu'offrait les
montagnes, les ruines, les couvents et les bois voisins. Ce pays semble
disposé tout exprès pour que jamais le pouvoir officiel ne puisse avoir
raison de ceux qui veulent se soustraire à ses volontés, et la
preuve, c'est que le brigandage y règne en tout temps et y semble
indestructible.

Je faisais ces réflexions en traversant la petite galerie sombre du
Pianto. La nuit était venue, et je m'arrêtais de temps en temps pour
étudier tous les bruits étranges de ces ruines. Tantôt, c'étaient les
cris aigus des oiseaux de proie cherchant un abri, tantôt des rafales
de vent engouffrées sous les voûtes; mais, dans le Pianto, c'était un
silence de mort, tant cette construction est isolée dans un épais massif
d'architecture.

J'eus donc un tressaillement de joie en croyant entendre des pas sur
l'escalier supérieur. Ce ne pouvait être que Daniella, dont le pied
léger faisait crier le gravier sur tes dalles. Je m'élançai à sa
rencontre; mais, en remontant à la salle du grand arceau (je donne des
noms à tous ces lieux dont j'ignore l'histoire), je me trouvai seul dans
les ténèbres. J'appelai à voix basse: ma voix se perdit comme dans une
tombe. J'avançai en tâtonnant; je m'arrêtai au moment de passer dans une
autre salle; j'écoutai encore: il me semblait que l'on marchait derrière
moi et que l'on descendait l'escalier du Pianto, que je venais de
remonter. Quelqu'un s'était croisé avec moi dans l'obscurité; quelqu'un
qui m'avait entendu appeler, sans nul doute, et qui n'avait pas voulu me
répondre; quelqu'un enfin qui marchait furtivement, mais dont le pas,
plus accusé que celui d'une femme, ne pouvait plus être attribué à
Daniella.

Voilà, du moins, ce que je me persuadai un instant. J'écoutai
attentivement. Je me figurai entendre sous mes pieds le grincement d'une
porte qui se ferme. Je retournai au Pianto. Tout était morne et sombre,
et je n'entendais que l'écho de mes pas; sous les voûtes du petit
cloître. J'avais pris pour des pas humains un de ces bruits de la nuit
qui restent souvent à l'état d'énigme, bien que la cause en soit des
plus simples et fasse sourire quand, par hasard, on la découvre. J'avais
eu peur, la peur d'un avare qui a un trésor à enfouir.

Je trouvai Daniella installée dans le casino, et mettant mon couvert
aussi tranquillement et aussi gaiement que si c'eût été là une demeure
comme une autre. Elle avait trouvé une table, elle avait apporté des
bougies, du pain, du jambon, du fromage, des châtaignes, du linge et une
couverture de laine. Le feu brillait dans la cheminée et faisait danser
follement les fleurs et les oiseaux de la fresque. Le taudis avait un
air de fête et un fond de propreté réjouissante. Je sentis une joie
rendue plus vive par le moment de terreur que je venais d'éprouver.
Émotions charmantes qui redoublez en nous l'intensité de la vie, je ne
vous connaissais pas avant d'aimer! Je ne songeai plus qu'à m'enfermer
avec ma Daniella et à souper avec elle pour la première fois, en lui
disant mille fois pour une: «Je t'aime, et je suis heureux!»

Il était déjà sept heures, et, tous deux, nous mourions de faim. Jamais
chère ne me parut plus délicieuse que ce modeste souper.

--Laisse faire, disait Daniella, ceci n'est qu'un repas improvisé.
Demain, je veux que tu sois mieux que tu ne l'étais chez lord B***, à
Rome.

--Dieu me garde de ce bien-être qui te fait arriver ici embarrassée et
chargée comme un _facchino_, et qui attirera l'attention sur ces allées
et venues!

--Non, non; dès que la nuit se fait, les grilles des deux parcs sont
fermées, et aucun étranger n'y pénètre. Les fermiers et les gardiens
rentrent chez eux pour souper, dormir ou causer. D'ailleurs, je ne
m'amuse pas à suivre le _stradone_. Je me glisse par des taillis de buis
et de lauriers où il est impossible d'être vu, et je pourrais même venir
par là en plein jour sans aucun risque, comme je l'ai fait tantôt, comme
je le ferai demain matin pour t'apporter des nouvelles de ton affaire,
et un déjeuner avec du café!

Cette idée de café dans les ruines de Mondragone me fit rire, et la
sécurité de ma compagne me rappela les pas que j'avais cru entendre. Je
songeai alors à lui en faire part.

--C'est quelque rat, me dit-elle en riant. Il est impossible que, sans
les clefs, personne entre dans l'endroit que tu appelles le Pianto.

--Il y a pourtant là, sous les arcades, un appartement clos de volets
et de grilles où je n'ai jamais pu entrer ce matin, et où quelqu'un
pourrait s'être installé comme je le suis ici.

--Et Olivia ne le saurait pas? A d'autres! Olivia fait sa tournée trop
souvent pour qu'on la trompe; et, d'ailleurs, ses clefs ne la quittent
jamais. Je suis la seule personne au monde à qui elles les ait
jamais confiées. Quant à ce qu'il te plaît d'appeler un appartement,
c'est-à-dire aux caves qui sont au-dessous du petit cloître, et qui
communiquaient autrefois avec les grandes cuisines situées sous le
_terrazzone_, précisément Olivia m'en parlait ce matin. «Ne va pas là
sans lumière, me disait-elle, car il y a des chambres souterraines dont
les escaliers sont complètement rompus, et, si tu te souviens, il y a de
quoi se tuer.» Moi, je connais très-bien tous les coins et recoins de ce
palais. J'y venais autrefois avec Olivia tous les dimanches, et je peux
te dire que ces fenêtres qui t'intriguent donnent sur une galerie située
beaucoup plus bas que le cloître, et dont on ne sortirait pas sans
échelle si l'on y tombait; car il n'y a plus d'autre issue que ces mêmes
fenêtres. Je ne sais même pas s'il y en a jamais eu.

--C'était donc une prison?

--Peut-être! je n'en sais rien; mais crois bien que, si je ne te savais
pas en sûreté ici, je ne serais pas si gaie, si heureuse de t'y voir
seul avec moi.

Elle ranima le feu, et un grillon, apporté par moi sans doute avec les
copeaux, se mit à chanter d'une voix délirante.

--Oh! c'est signe de bonheur! s'écria Daniella; c'est signe que le foyer
allumé par nous ici est béni et consacré!



XXVIII

Mondragone, 12 avril.

Cette veillée s'écoula comme un instant, et pourtant elle renferma pour
nous un siècle de bonheur; car, à un certain degré d'épanouissement,
l'âme perd la véritable notion du temps. Et ne croyez pas, mon ami,
qu'un amour sensuel et aveugle fasse de mon existence actuelle une pure
débauche de jeunesse. Certes, Daniella est un trésor de voluptés; mais
c'est dans toute l'acception de ce mot divin qu'il faut l'entendre. Elle
n'a, il est vrai, en dehors de la passion, qu'un esprit enjoué, prompt
à la riposte dans une guerre de paroles taquines, et des notions assez
fausses sur toutes les choses sociales, malgré ses excursions en France
et en Angleterre, qui l'ont rendue beaucoup plus intelligente que la
plupart de ses compagnes; mais tout cela m'importe peu, et je ne vois
plus en elle que cet être intérieur que moi seul connais et savoure,
cette âme ardente jusqu'à la folie dans le dévouement exclusif, dans
l'abandon fougueux et absolu de tout intérêt personnel, dans l'adoration
naïve et généreuse de l'objet de son choix. C'est à la fois mon enfant
et ma mère, ma femme et ma soeur. Elle est tout pour moi, et quelque
chose de plus encore que tout. Elle a vraiment le génie de l'amour, et,
parmi des préjugés, des enfantillages et des inconséquences qui tiennent
à son éducation, à sa race et à son milieu, elle élève tout à coup son
sentiment aux plus sublimes régions que l'âme humaine puisse aborder.

Quand elle s'abandonne ainsi à son inspiration passionnée, elle se
transfigure. Je ne sais quelle pâleur extatique se répand sur tous ses
traits. Émue et surexcitée, elle blanchit subitement comme les autres
rougissent. Ses yeux noirs, si francs et d'un regard si ferme,
deviennent vagues et semblent nager dans un fluide mystérieux; ses
narines exquises se dilatent; un étrange sourire qui n'exprime plus rien
des plaisirs matériels de ce monde et qui se mêle aux larmes comme
par une harmonie naturelle dans ses pensées, la fait ressembler à ces
saintes des peintures italiennes, qui, blêmies et contractées par le
martyre, ont, en regardant le ciel, une expression d'ineffable volupté.

Qu'elle est belle dans ces moments-là! Qu'elle était belle assise près
de moi, les mains dans les miennes, la tête tantôt penchée vers moi pour
me parler d'amour, tantôt renversée sur le marbre de la cheminée
comme pour parler d'elle et de moi à quelque esprit supérieur planant
au-dessus de nous deux! La flamme vacillante dessinait les fins contours
de cette bouche où l'expression du plaisir arrive à quelque chose
d'austère, et se reflétait dans ces yeux dont l'éclat s'éteint parfois
dans une fixité redoutable, comme si la vie humaine faisait place à un
mode d'existence où je ne puis pénétrer.

Oui, elle est encore pour moi tout surprise et tout mystère. Je
la possède tout entière sans la connaître entièrement, et, en la
contemplant, je l'étudie comme une abstraction. Elle a des divagations
où je l'écoute sans la comprendre, jusqu'à ce qu'un grand trait de
lumière jaillisse de ses paroles confuses, moitié italiennes et moitié
françaises, auxquelles, pour trouver une nuance qu'elle ne sait comment
exprimer, elle mêle des mots d'anglais prononcés avec un effort enfantin
et sauvage. Mais, quand elle a réussi à formuler sa pensée brûlante,
elle se tait, elle pleure d'enthousiasme et tombe à mes pieds comme
devant une idole, pour prier mentalement. Et moi, je n'ose enchaîner
cette fougue qui me gagne, et je parle aussi cette langue du délire qui
n'aurait plus aucun sens si nous nous la rappelions de sang-froid.

Ne vous moquez pas de moi; cet amour, qui s'est révélé à moi par une
rage brutale, m'emporte à présent dans des régions que j'appellerais
métaphysiques, si je savais bien ce que c'est que la métaphysique; mais
je ne le sais guère; je sens seulement que, dans les bras de cette
puissante maîtresse, mon âme quitte les sens et aspire à quelque chose
d'inconnu qui n'est plus de leur domaine. Quand je l'ai embrassée sur
la terre, loin d'être assouvi et calmé, je voudrais l'embrasser dans le
ciel, et je ne trouve plus ni caresses ni paroles suffisantes pour lui
exprimer cet insatiable désir de l'esprit et du coeur, qu'elle partage
et que nous ne savons nous dire que par des larmes de douleur et de
joie.

Après ces expansions insensées, je reste un peu ivre, et il me faut
un certain effort pour me rappeler qui je suis, où je suis, ce qui
m'intéressait hier, ce qui pourra me préoccuper demain. Il y eut un
moment, cette nuit, où j'avais si complètement oublié toute réalité, que
je ne n'étais plus nulle part. La pluie tombait par torrents, droite,
lourde, retentissante, sur les toits très-bas qui nous environnent, et
notre petite terrasse écoulait sur le _terrazzone_, en cascade continue
et monotone, son trop-plein par les gargouilles brisées. Tout autre
bruit avait cessé: plus de vent dans les girouettes, plus de vol ni de
cris d'oiseaux de nuit. Le feu ne pétillait plus dans l'âtre, le grillon
s'était endormi. C'était un silence absolu, au milieu d'un bruissement
soutenu comme celui d'une pluie de sable. Et j'avais une sensation de
bien-être extraordinaire, à comparer machinalement la douce chaleur de
la chambre où j'étais, avec l'idée du froid humide et noir qui régnait
dehors. Mais dire sur quelle campagne tombait cette averse opiniâtre, et
dans quelle retraite je me trouvais si bien abrité, avec mon trésor le
plus cher, voilà ce qu'il n'eût pas fallu me demander, ce que j'étais
heureux de ne plus savoir. C'était le déluge, et nous étions dans
l'arche, flottant sur des mers inconnues, dans l'immensité des ténèbres,
ignorant sur quels sommets de montagnes ou sur quels profonds abîmes
nous poursuivions au hasard notre voyage dans l'inconnu. Cela était
terrible et délicieux. La nature se dérobait à notre appréciation comme
à notre action; mais l'ange du salut poussait notre lit tranquille sur
les eaux déchaînées, et tenait le gouvernail en nous disant: «Dormez!»
Et je me rendormis sans bien savoir si je m'étais éveillé.

Vers deux heures du matin, je me réveillai tout à fait, saisi par le
froid. Je fis sonner la vieille montre à répétition que mon oncle le
curé me donna jadis pour étrennes. Je ne touche jamais cette respectable
bassinoire sans qu'elle me rappelle un de ces jours d'orgueil et
d'ivresse qui comptent dans la vie des enfants. Tout mon passé et tout
mon présent me revinrent en mémoire, et je recouvrai ma lucidité.
Daniella dormait sans paraître souffrir du froid; ses mains étaient
tièdes. Pourtant je craignis qu'elle n'éprouvât les effets de
l'humidité, et je me levai pour rallumer le feu.

La pluie tombait toujours avec la même persistance. Je souffris à l'idée
que ma chère compagne se lèverait avant le jour et traverserait ce
déluge pour retourner à la villa Taverna.

--Il faut absolument changer cette manière de vivre, me disais-je; voilà
la troisième matinée qui me brise le coeur en exposant la santé et la
vie de ma bien-aimée. Il est impossible que je continue à l'attendre
quand c'est moi qui devrais l'aller trouver, me mouiller, marcher dans
les ténèbres, affronter les mauvaises rencontres; et, puisqu'en me
recevant chez elle ou chez Olivia, il est impossible qu'elle ne soit
pas diffamée ou menacée, il faut que je l'emmène ou que je l'épouse. Ce
mystère était plein de charmes; mais il a de trop graves inconvénients,
il me coûte trop d'inquiétudes et de remords.

J'oubliais que j'étais sous le coup d'une arrestation, et que, mon
emprisonnement devant faire le désespoir de Daniella, je lui avais donné
ma parole de ne rien négliger pour m'y soustraire. Je me rappelai cette
circonstance; mais n'était-il pas plus facile de fuir ensemble que de se
cacher à deux pas de nos ennemis, dans les ruines de Mondragone?

--Oui, oui, il faut fuir, me disais-je, et fuir dès demain. Il faut
que cette soirée charmante et cette nuit poétique ne me portent pas à
m'endormir dans les délices de l'égoïsme. Eh bien, ce souvenir restera
en nous comme une date romanesque dans l'histoire de nos amours; mais,
la nuit prochaine, il faut, à tout prix, sortir des États du pape.

M'étant arrêté à cette résolution, je restai près du feu, absorbé dans
une douce rêverie, voulant savourer toutes les impressions de cette nuit
d'aventures à laquelle je ne devais pas vouloir de lendemain. La flamme
montait dans l'âtre et projetait une vive clarté sur Daniella endormie.
Quel beau sommeil que le sien! Je n'en ai jamais vu de semblable; c'est
un des contrastes de cette organisation en qui toute chose touche à
l'extrême. Autant elle est agissante et d'une vie énergique dans la
veille, autant elle est calme et comme ensevelie dans le repos. Elle ne
rêve pas; on l'entend à peine respirer. Elle est comme changée en statue
dans sa pose simple et chaste. Sa physionomie est grave, impassible,
recueillie comme dans une contemplation sereine du monde supérieur.

Pourtant ces formes gracieuses et délicates n'annoncent extérieurement
ni l'énergie dont elle est douée, ni le sang-froid dont elle est
capable. Il faut toucher son poignet fin et sa jambe déliée pour sentir
la force de ces muscles qui ne reculent devant aucun effort de travail.
Elle a tant de souplesse dans les mouvements qu'on la croirait frêle;
mais, en réalité, soit volonté, soit race, soit habitude, elle a, pour
marcher, pour courir, pour porter des fardeaux, une aisance et une
vigueur peu communes chez une femme. Elle dit avoir été si passionnée
pour la danse, avant de quitter Frascati, qu'elle dansait six heures
de suite sans respirer, et s'en allait, en sortant du bal, se mettre à
l'ouvrage au point du jour, sans qu'il lui en coûtât le moindre effort.
Aussi se moque-t-elle de moi quand je la plains de ne pouvoir rester
près de moi à dormir pendant que le soleil commence à luire. Elle dit
que, si elle vivait sans fatigue et sans émotion, elle serait bientôt
morte.

Qu'y a-t-il donc en elle de si solide comme force physique, que
l'exubérance de la force morale ne l'ait pas déjà usée? Quand elle est
forcée de reprendre le soin de la vie matérielle, c'est une agilité, une
gaieté, une présence d'esprit, une netteté de vouloir et une promptitude
d'action qui font d'elle une ménagère, une servante et une ouvrière
modèles. Qui croirait, à la voir se livrer avec _maestria_ aux
occupations les plus vulgaires, qu'elle a ces extases de colombe
mystique?

J'étais heureux de ne pas dormir et de regarder son front pur, inondé de
cheveux noirs, et ses longs cils fins projetant des ombres si douces
sur ses joues veloutées. Comment ne l'ai-je pas remarquée, cette beauté
pénétrante, à nulle autre comparable, le premier jour où elle m'est
apparue? Comment, lorsque je l'ai regardée pour la première fois,
l'ai-je trouvée seulement singulière et agréable? Comment, lorsque, me
sentant vaguement épris d'elle, je vous traçai son portrait à Rome,
n'osai-je pas prononcer qu'elle était jolie? Comment, dans ce temps-là,
pouvais-je dire que Medora était remarquablement belle? Dans mon
souvenir, à présent, Medora est laide et ne peut être que laide,
puisqu'en elle tout est l'opposé de ce chef-d'oeuvre de l'art divin que
j'ai là dans le coeur et dans les yeux.

Ma montre marqua trois heures. Son vieux bruit sec était le seul bruit
saisissable autour de moi. La sonorité s'était faite au dehors, la pluie
avait cessé. Quel fut donc mon étonnement d'entendre, comme une mélodie
aérienne passant dans l'air, au-dessus du tuyau de la cheminée, le son
d'un instrument qui me parut être celui d'un piano! Je prêtai l'oreille,
et je reconnus une étude de Bertini que l'on sabrait avec un aplomb
révoltant. Cela avait quelque chose de si étrange et de si follement
invraisemblable à pareille heure et en pareil lieu, que je crus être
halluciné. D'où diable pouvait venir cette musique? Bile m'arrivait trop
nette pour être supposée partir du dehors; et, d'ailleurs, à un mille
à la ronde, il n'y a pas une habitation que l'on puisse supposer en
possession d'un piano et d'un pianiste.

Étais-je trompé par le son de l'instrument? Celui-ci provenait-il d'un
de ces petits _cembali_ portatifs que les artistes bohémiens promènent
sur leur dos de porte en porte? Mais, si cela venait du dehors, à
qui donnait-on cette aubade par un temps pareil et en plein désert?
D'ailleurs, c'était un piano, un véritable piano, assez faux et assez
sec, mais piano s'il en fut, avec toutes ses octaves et ses deux
pédales.

--Il y a de quoi devenir fou ici, dis-je à Daniella, que l'agitation de
ma surprise avait éveillée. Écoute, et dis-moi si cela est concevable!

--Cela ne peut venir, dit-elle après avoir écouté, que du couvent des
Camaldules, qui est à un quart de lieue d'ici. Je ne sache pas qu'il y
ait là d'autre instrument que l'orgue de l'église: il faut que quelque
moine artiste soit en train d'étudier une messe pour dimanche prochain.

--Une messe sur une étude de Bertini!

--Pourquoi non?

--Mais ce n'est pas plus là le son de l'orgue qu'une crécelle n'est une
cloche.

--Eh! mon Dieu, la nuit, et quand l'air est détendu par la pluie, les
sons lointains nous arrivent quelquefois si déguisés, que l'on jurerait
entendre tout autre chose que ce qui est.

Il fallut nous arrêter à cette supposition. Il n'y en a pas d'autre
admissible. Nous nous rendormîmes au son du piano fantastique, dans
cette masure, que l'on pourrait appeler le château du diable.

A mon tour, je fus vaincu par le sommeil, à tel point, que Daniella,
craignant mon chagrin et mon inquiétude ordinaires, se leva sans bruit,
au point du jour, et s'échappa furtivement, après m'avoir bien enfermé
dans le casino, car elle craignait qu'étant libre d'errer dans les
ruines, je ne me fisse voir par quelque ouverture.

Elle ne fut pas plus tôt partie, qu'une sollicitude instinctive
m'éveilla, et que je voulus courir après elle pour lui dire mon projet
d'évasion; mais j'étais sous clef et je me résignai à reprendre mon
somme. Le temps s'annonçait magnifique, et le soleil envoyait déjà une
lueur rose derrière les montagnes bleuâtres. Sur ces terrains inclinés,
où la roche volcanique s'égrène en sable doré à la surface, la pluie ne
laisse ni fange ni humidité, et, une heure après la plus forte averse,
on n'en retrouve la trace que sur les herbes plus vertes et les fleurs
plus riantes. Je me consolai donc un peu, en pensant que ma chère
Daniella n'avait à faire, ce matin-là, qu'une promenade agréable à
travers le parc.

Ce fut elle qui m'éveilla à neuf heures. Elle avait couru pour moi toute
la matinée. Elle avait été à Frascati comme pour acheter du fil, mais,
en fait, pour savoir ce qui se passait à propos de moi. Elle avait
causé avec la Mariuccia, et m'apportait, de Piccolomini, ma valise,
mon nécessaire de toilette; mes albums et mon argent. Ceci me parut
très-bien vu; nous étions libres de partir. En outre, elle apportait des
provisions de bouche pour deux jours, de la bougie, des cigares, et ce
fameux café dont elle tenait tant à ne pas me sevrer.

Elle avait trouvé moyen de faire grimper tout ce fardeau, dans une
brouette poussée par un des journaliers de Piccolomini, jusqu'au haut du
_stradone_, le tout recouvert de pois secs que la Mariuccia était
censée vendre à Olivia, et que celle-ci faisait remiser dans un de ses
_fourre-tout_ de Mondragone, où, selon elle, on allait envoyer encore
une fois des ouvriers pour réparer le château. Le paysan avait laissé la
brouette à l'entrée de la cour, et, renvoyé de suite, il n'avait rien vu
déballer.

Quoique ma chère maîtresse fût tout essoufflée de cette expédition, je
me réjouis de la bonne idée qu'elle avait eue.

--Il faut maintenant, lui dis-je, puisque tu es si ingénieuse et si
active, que tu arranges toutes choses pour notre fuite. Je t'enlève, à
moins que tu ne me dises que mon affaire avec le Saint-Office n'aura pas
de suites et que je peux t'épouser dans ce pays-ci, sans trop de retard.

--Tu songes à l'impossible, répondit-elle en secouant la tête. Ton
affaire prend une mauvaise tournure. Mon frère, qui, par bonheur, ne te
soupçonne pas du tout d'être mon amant, a conçu pourtant contre toi une
haine effroyable, à cause des coups que lu lui as donnés. Il prétend
maintenant qu'en le frappant, tu l'as traité d'espion et que tu as
injurié et maudit, en termes révolutionnaires, le gouvernement de
l'Église. Il dit t'avoir reconnu, et il produit un témoin qui serait
accouru trop tard pour le secourir, mais qui aurait entendu tes paroles
et vu ta figure. Ce témoin n'a jamais été vu à Frascati, et pourtant la
police paraît le connaître et a pris acte de sa déposition. On a été
encore hier au soir à Piccolomini, probablement pour t'arrêter, et,
ne te trouvant pas, on a fait ouvrir ta chambre pour s'emparer de tes
papiers; car on assure maintenant que tu es affilié à l'éternelle
conspiration que l'on découvre toutes les semaines contre le pouvoir
temporel du saint-père. Heureusement, ma tante avait prévu le cas: elle
avait retiré de ta chambre tout tes effets, et jusqu'au moindre bout de
papier chiffonné. Tout cela était bien caché dans la maison. Elle a dit
que tu étais parti la veille pour Tivoli, à pied, avec ton attirail
de peintre, et que tes autres effets étaient restés à Rome le jour de
Pâques. Aussitôt qu'elle s'est vue débarrassée de ces inquisiteurs, elle
est partie elle-même pour Rome, où elle va consulter lord B*** sur ce
qu'il y a à faire pour te tirer de là. Il faut donc que tu attendes
patiemment ici le résultat de ses démarches; car de songer à voyager, de
jour ou de nuit, sans tes passe-ports, qui sont à la police française
à Rome, c'est impossible. Tu serais arrêté à la première ville, et,
vouloir passer la frontière par les sentiers, comme font les brigands
et les déserteurs, en supposant que je pusse te servir de guide, ce qui
n'est pas, c'est mille fois plus pénible et plus dangereux que de rester
ici, où, lors même qu'on te soupçonnerait d'y être, on ne se déciderait
pas aisément à venir te prendre.

--Et pourquoi cela?

--Parce que ceci est une ancienne résidence papale et qu'il y avait
autrefois droit d'asile. Les Borghèse avaient hérité de ce droit, et,
bien que tout cela soit aboli, la coutume et le respect des anciens
droits subsistent encore. Pour se faire ouvrir ces portes qui te
défendent, il faudrait que l'autorité locale se décidât à faire une
grave injure à la princesse, et on ne l'osera jamais sans sa permission.

--Mais pourquoi n'obtiendrait-on pas cette permission?

--Parce que Olivia aussi est partie pour Rome, et qu'elle va tout
confier à sa maîtresse, laquelle est généreuse et s'intéressera à nous.
Tu vois que les femmes sont bonnes à quelque chose, et je crois même
que, dans notre pays romain, il n'y a que nous qui valions quelque chose
en effet.

J'étais bien de cet avis, et, me rappelant que, sans passeport, il n'y
avait moyen de s'embarquer sur aucune rive d'Italie, à moins de se
lancer dans ces aventures trop pénibles ou trop périlleuses pour la
chère compagne que je ne veux pas laisser derrière moi, je me suis
résigné à suivre son conseil et à m'abandonner à la protection des
femmes; car je suis profondément touché du dévouement de la Mariuccia et
d'Olivia. J'admire la prévoyance et l'activité de ce sexe généreux et
intelligent, qui, en tout temps et en tout pays, mais en Italie surtout,
a été la providence des persécutés.

--Prends-en donc ton parti, disait Daniella en rangeant la chambre et
en plaçant un petit crucifix à mon chevet et un vase à fleurs sur ma
cheminée, comme s'il se fût agi d'installer là un ménage dans les
conditions les plus régulières et les plus naturelles: tu en seras
quitte pour t'ennuyer ici huit jours au plus. Il est impossible que
milord et la princesse ne trouvent pas le moyen de te délivrer avant une
semaine.

--M'ennuyer! tu ne viendras donc plus me voir?

--Et comment vivrais-je si je ne venais pas? Oh! si tu voyais un jour
s'écouler sans moi, tu pourrais bien dire: «La Daniella est morte!»

--Mais la Daniella ne peut pas mourir!

--Non, puisque tu l'aimes!... Donc, tu te soumets?

--Avec une joie dont tu n'as pas d'idée; car je me suis tourmenté tout
un jour du désir d'être enfermé ici avec toi. Une seule chose me gâte
mon rêve, c'est le métier que tu fais pour venir et t'en aller. Cela est
un vrai supplice pour moi.

--Et tu as tort. Voilà le beau temps; le vent souffle de l'Apennin, tous
les nuages s'en vont à la mer. Nous avons du soleil au moins pour huit
jours; mes promenades seront donc très-jolies, et, puisque nous avons
inventé, Olivia et moi, l'arrivée prochaine d'ouvriers dans ce château,
nous aurons mille prétextes pour qu'elle m'y envoie avec des paquets.
D'ailleurs, le plus lourd est transporté; je n'ai plus qu'à m'occuper de
te nourrir. Si ce beau temps nous amène quelques étrangers à Frascati,
les soirées sont encore trop fraîches pour qu'ils ne retournent pas à
Rome avant la nuit. Or, comme la journée suffit à peine pour leur faire
voir les villas qui touchent à la ville, et Tusculum, qui attire plus
que tout le reste, tu ne seras pas dérangé ici. Mondragone est toujours
ce que l'on visite le moins, et, s'il arrivait que, pour ne pas éveiller
les soupçons, Olivia fût forcée d'amener ici quelque promeneur,
souviens-toi de ce que je vais te dire de sa part. Elle aurait le soin
de frapper très-longtemps et très-fort à la grande porte avant d'ouvrir
elle-même. Elle ferait semblant de compter sur un ouvrier occupé dans la
cour, et, ne le voyant pas venir, elle essayerait une prétendue _autre_
clef, qui serait la véritable et qui ouvrirait comme par hasard. Tu
aurais eu tout le temps de rentrer dans ton casino et de t'y enfermer.
On n'est forcé d'y conduire personne, puisque les étrangers ne savent
pas qu'il existe, et on peut toujours dire qu'il tombe et qu'on n'y va
plus.

--Ah çà! mon Dieu, ne tombera-t-il pas, pendant que tu es avec moi? Je
deviens bête et peureux, comme un enfant. Je suis si heureux, que je me
demande si le ciel ne va pas s'écrouler sur nos têtes, ou si la terre ne
va pas fuir sous nos pieds.

--Rien ne tombera, rien ne bougera; nous nous aimons!

--Tu as raison! Il doit y avoir pour les vrais amants une Providence
particulière.

--Il y a plus que cela: il y a en eux une vertu magique et une force
surnaturelle qui vaincraient le diable, si le diable s'attaquait à eux.

Elle déjeuna avec moi, et me quitta pour aller travailler à la villa
Taverna, car il faut qu'elle soit vue faisant sa besogne, et nous
décidâmes qu'à partir du lendemain, elle ne reviendrait plus dans la
journée, à moins de quelque événement imprévu. Elle m'arriverait tous
les jours, à six heures du soir, et ne partirait plus qu'à huit heures
du matin. Il lui était indifférent de rencontrer des ouvriers dans le
parc à cette heure-là. Elle serait censée avoir été faire pour Olivia
une commission au couvent des Camaldules, et, quant à la course du soir,
elle trouverait des raisons non moins plausibles.

--De quoi t'inquiètes-tu? disait-elle. Les raisons ne manquent jamais.
Cela se trouve, juste au moment où l'on en a besoin, et celle qui reste
court, ou qui fait un mensonge invraisemblable, n'est pas digne d'être
femme et d'avoir un amant.

Je m'étais souvent imaginé, moi, que, quand une femme me dirait si
ingénument sa supériorité en fait de ruse, je me méfierais d'elle pour
mon compte; mais, depuis que j'aime celle-ci, tout est changé en moi,
tout est renversé dans mon esprit. Du moment que c'est elle qui ment, je
trouve que le mensonge est une des grâces de son sexe.

Toutes choses réglées ainsi, je l'ai vue partir sans angoisse. Il me
semblait que je ne la quittais pas: j'allais penser à elle tout le jour
en travaillant.



XXIX

Mondragone, 12 avril.

Car il est bien temps de travailler, n'est-ce pas? Depuis que j'ai mis
le pied en Italie, je me délie les jambes et je me croise les bras. Il
est temps aussi, non plus de savoir si j'aurai du talent, mais de songer
à en acquérir. En tout cas, il faut que j'aie une industrie qui m'aide à
me constituer une sécurité, un intérieur, une famille. Cette industrie
pourra toujours être un gagne-pain, sans aucun honneur artistique; c'est
le pis-aller de la situation; mais on doit se dégoûter d'un métier où
l'on ne met pas tout l'effort de son être moral, et je veux, puisque la
question de métier est jugée et acceptée par ma conscience, porter dans
le mien tout l'idéal dont je suis capable, tout le feu que je dois
puiser dans l'amour. Allons, allons! oui: je dois à la femme qui m'a
initié à la vie supérieure, de manifester cette vie par une distinction
et une valeur quelconques. J'aurai donc du talent, il le faut, et ce
problème de ma destinée et de ma pensée, qui me paraissait si effrayant
à sonder, c'est une chose claire comme le jour, à présent. _Vouloir,
espérer, tenter!_ Non! Quelque chose de plus encore; quelque chose
comme ce qui fait la grandeur et la beauté de ma maîtresse: _Croire et
pouvoir!_ Je commençai donc sur-le-champ à déballer et à préparer mon
sac d'étude; après quoi, je cherchai un sujet pour commencer quelque
chose. J'avais si bien juré d'être prudent, que Daniella m'avait laissé
la liberté de me promener dans mon vaste domaine.

Il y a là, quand le soleil brille, dans ces accidents d'architecture
disloquée, dans cette végétation folle qui a tout envahi, dans ce
contraste d'un reste d'opulence souriante avec la solennité de
l'abandon, des motifs pour toute la vie d'un peintre. Ces ruines n'ont
rien qui rappelle celles de nos manoirs féodaux. Il n'y faudrait
chercher ni les grandes lignes austères, ni la sombre couleur, ni le
caractère effrayant. Le Pianto lui-même n'a rien de lugubre. C'est
toujours l'Italie qui rit et chante jusque sous l'herbe du tombeau.
Mais, par cela même que de telles ruines ont une physionomie que les
littérateurs et les peintres n'ont pas usée, soit qu'ils ne l'aient pas
regardée, soit qu'ils ne l'aient pas comprise, elles sont pour moi une
trouvaille. Ce n'est pas seulement un fait à étudier, c'est un certain
aspect à rendre, un sentiment particulier à exprimer; c'est une
interprétation originale d'objets qui ont leur manière d'exister.

J'ai appris avec soin la perspective et j'ai étudié l'architecture, ne
voulant pas être arrêté par des obstacles matériels qui gênent même les
maîtres aujourd'hui. On s'est moqué de moi à l'atelier, et je me suis
obstiné à croire qu'en attendant la révélation de la syntaxe des choses,
il était bon d'en connaître la grammaire élémentaire. Nous n'avons pas
toujours à notre service les conditions de l'inspiration, et les tons
froids dominent dans le tableau de la vie; c'est donc une immense perte
de temps que d'attendre les beaux jours de l'exubérance. Si nous n'avons
qu'accidentellement du soleil dans l'âme, nous avons toujours, quand
nous la cultivons un peu, cette tranquille et laborieuse petite volonté
dont vous aussi, mon ami, vous m'avez raillé quelquefois. Tant il y a
qu'aujourd'hui me voilà prisonnier dans des murailles, c'est-à-dire dans
des lignes, des aplombs, des angles et des parallèles; que tout cela
produit, dans l'ombre et dans la lumière, des effets magiques, et que je
suis bien content d'être adroit et habile, en attendant mieux.

J'ai donc passé deux heures à me promener dans tous les sens et à
contempler les effets. Je n'avais que l'embarras du choix. Il s'agit
de commencer par quelque chose, et je suis fixé pour demain; mais vous
savez, mon ami, que l'on ne peut pas travailler exclusivement devant la
nature. Elle ne pose pas toujours devant nous, et même elle pose à peu,
qu'elle nous désespère. C'est un modèle qui ne reste pas un instant
éclairé comme l'instant d'auparavant. Il faut prendre l'effet au vol, et
interpréter ensuite avec le sentiment. J'avais donc besoin d'un atelier
pour travailler _da me_, comme on dit ici, et je me suis mis à le
chercher.

Certes, le local ne manque pas, et, pour cela aussi, je n'avais que
l'embarras du choix. Je me suis décidé pour une salle immense et d'une
fort belle coupe, située au premier, du côté sud; au troisième, du côté
nord, tout au beau milieu du grand pavillon. Ce doit avoir été là,
jadis, la chapelle papale. Elle n'a plus que quatre murs, et pas mal
de trous que je suis occupé à boucher avec des planches, laissant à
découvert tes ouvertures qui me donnent un beau jour et qui sont placées
trop haut pour inquiéter ma Daniella. Il y a ici, à discrétion, du bois
de travail en partie débité, des échelles, des planches et des tréteaux
de toute dimension. J'ai trouvé même quelques vieux outils élémentaires
laissés par les ouvriers, une scie, un marteau, des tenailles, etc., et
j'ai choisi, dans le bois dépecé pour la menuiserie, les matériaux au
moyen desquels je pourrai me fabriquer, tant bien que mal, une espèce
de chevalet. Élevé à la campagne, je ne suis pas plus maladroit qu'un
autre, et il ne me faudra pas beaucoup de temps pour devenir le Robinson
de ma solitude.

Je suis sûr, pourtant, que vous riez de mes préoccupations
d'installation et d'outillement dans mes ruines. Moi aussi, j'en ris; ce
qui ne m'empêche pas de m'en amuser sérieusement. Daniella songe bien à
mon café! Je trouve charmant de m'établir comme un artiste paisible et
bourgeois, dans les conditions qui semblent le plus exclure le bien-être
du corps et de l'esprit. Et, si vous y réfléchissez, vous verrez combien
ce sentiment-là est naturel, et comme l'idée d'un certain arrangement
des choses, fût-ce dans une grotte de rochers, égaye la vie et provoque
l'activité humaine.

Quand je me suis vu muni de tout ce qui m'était nécessaire, j'ai songé
au moyen de scier et de clouer sans faire de bruit. J'ai essayé mon
marteau, enveloppé d'un lambeau de tablier de cuir abandonné par les
charpentiers; mais, de mon atelier, je domine tous les environs,
et, bien que les jardins soient presque toujours déserts autour de
Mondragone, la petite ferme située tout au bas de l'allée de cyprès,
c'est-à-dire à un quart de lieue environ, doit entendre chanter les
grandes girouettes de la terrasse. Donc, je dois renoncer au marteau, et
demander à Daniella de m'apporter des clous à vis et des vrilles. Quant
au bruit moins retentissant de la scie, j'irai me servir de cet outil
dans le Pianto, où j'ai remarqué qu'aucun bruit du dehors ne pénètre;
d'où je conclus qu'aucun bruit n'en doit sortir.

Ne pouvant rien commencer aujourd'hui, j'ai fait une nouvelle tournée
à un autre point de vue. Il s'agit de savoir si, en collant l'oeil aux
fentes des huis ou en grimpant aux murs d'enceinte, on peut m'apercevoir
du dehors quand je ne suis pas dans mon casino. Je me suis assuré
que les portes sont neuves et bien jointes; que les murs, qui me
paraissaient médiocrement élevés, Continent, à l'extérieur, des
escarpements formidables; enfin, que ma forteresse, avec son air bénin,
est très-difficile à escalader.

Pourtant je dois regarder le casino comme une citadelle de réserve, en
cas d'envahissement des autres parties de mon domaine par les curieux,
et j'ai avisé à boucher les fentes des portes et fenêtres qui relient
ma petite terrasse avec le fond du portique de Vignole, lequel sera mon
promenoir les jours de pluie, et mon chemin de retraite rapide en
cas d'alerte. Me voilà donc à l'abri de tout espionnage et de toute
surprise. Il ne reste plus à redouter que le cas de sommation légale à
la bonne Olivia, et le casino n'est garanti, du côté des appartements,
que par des portes assez minces. En outre, il n'y a aucun moyen de s'en
échapper sans courir grand risque de se casser le cou, et cette idée me
fait frémir quand je songe que je peux être surpris avec Daniella, et
qu'elle tenterait probablement de s'échapper avec moi.

Pourtant, tous ces palais italiens ont quelque ingénieuse cachette ou
quelque issue mystérieuse, et je serais bien étonné si je ne découvrais
pas l'une ou l'autre quelque part.

C'est toujours vers le Pianto que mon esprit va cherchant le mystère de
Mondragone. Il est évident qu'Olivia et Daniella l'ignorent; mais, si
l'écroulement de quelque passage secret a effacé le souvenir de la
tradition, est-il possible d'en retrouver la trace?

Je suis donc retourné au Pianto, et j'ai vainement tâché d'explorer les
cuisines, sous le _terrazzone_. Après quelques pièces insignifiantes,
j'ai trouvé des murs et des amas de moellons placés récemment pour
soutenir les voûtes qui menaçaient ruine. Cette partie est condamnée
absolument. Remontant alors au cloître, je suis venu à bout, avec mon
ciseau, de forcer le volet d'une de ces petites fenêtres plus larges que
hautes, sortes de soupiraux qui me tourmentaient. J'ai lancé par
là, d'abord de petites pierres que j'ai entendues, tomber assez
profondément, et puis des morceaux de papier enflammés que j'ai pu
suivre de l'oeil. Le premier que j'ai risqué a été le seul qui menaçât
d'incendier le château. En le regardant descendre lentement et brûler à
terre, je me suis assuré qu'il n'y avait là aucun amas de bois et aucun
débris combustible; rien que le sol, semé de pierres et de briques
cassées. Les autres papiers enflammés m'ont permis de distinguer
parfaitement le local. C'est une cave assez spacieuse, bien voûtée,
très-sèche, et qui communiquait à une cave contiguë par une arcade
maintenant comblée de débris jusqu'au cintre.

Tout cela me serait bien facile à explorer au moyen d'une corde à noeuds
fixée au soupirail, si ce soupirail n'était défendu par des barres de
fer très-rapprochées et très-bien scellées dans la pierre. Il faudrait
donc arracher cette grille, ce qui ne serait pas impossible avec les
outils convenables; mais le bruit! Il ne m'est pas bien prouvé qu'il
soit absolument étouffé dans cet entonnoir. Au premier ouragan, je
profiterai du vacarme général pour risquer ce travail.

N'ayant plus rien à tenter aujourd'hui, je suis revenu sur ma petite
terrasse pour vous écrire tout ce qui précède. J'ai, de là, cette
magnifique vue dont je vous ai parlé, et, avec la jouissance des yeux,
celle de l'ouïe; car, excepté le berger qui garde ses moutons sur les
sommets de Tusculum, je suis l'habitant le plus haut perché de tout ce
massif de montagnes. Tous les bruits des collines et des vallées montent
donc jusqu'à moi, et j'ai eu le loisir, en vous écrivant, d'étudier
cette musique produite par la rencontre fortuite des sons épars qui
constitue, en chaque pays, ce que l'on pourrait appeler la musique
naturelle locale.

Il y a des endroits comme cela qui chantent toujours, et celui-ci est le
plus mélodieux où je me sois jamais trouvé. En première ligne, il faut
mettre la chanson des grandes girouettes de la terrasse extérieure. Il
est si régulièrement phrasé à son début, que j'ai pu écrire six mesures
parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque
souffle du vent d'est, qui règne depuis ce matin. Ce vent procède, sur
la première girouette, par une phrase de deux mesures plaintives à
laquelle répond la seconde girouette par une phrase pareille de forme,
mais d'une modulation plus triste; la troisième continue le même motif,
en le modifiant par un changement de ton très-heureux.

La quatrième girouette est cassée, par conséquent muette, ce qui est
fort à propos, vu que son silence permet à la première de reprendre son
thème dans le ton où il vient d'être porté par l'augmentation du vent;
alors, pour peu que la bouffée continue, les trois girouettes chantent
une sorte de canon à trois voix qui est fort étrange et fort pénétrant,
jusqu'à ce que le souffle qui les pousse tombe peu à peu et les ramène,
par des intervalles inappréciables à nos conventions musicales,
c'est-à-dire plus ou moins faux, à leur justesse première.

Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d'une ténuité
impossible, sont comme les ténors aigus qui dominent l'ensemble. Je ne
sais quel esprit de l'air les met d'accord avec le son des cloches des
Camaldules; mais il arrive, à chaque instant, que ces cloches leur font
une très-belle harmonie. J'entends aussi, par moments, les phrases
entrecoupées des orgues de ce couvent, ou de l'église de Monte-Porzio,
village que j'aperçois sur ma droite, au-delà des Camaldules. Est-ce de
l'une ou de l'autre église que partaient, cette nuit, les sons que j'ai
cru être ceux d'un piano? En ce moment, rien n'y ressemble, rien ne
m'explique ce phénomène d'acoustique.

D'autres chants se mêlent encore à ceux des girouettes: ce sont les
refrains des paysans épars dans la campagne. Ils chantent fort mal; ils
crient du nez, et je n'en entends pas un sur cent qui me paraisse tant
soit peu bien organisé pour la musique. Ils semblent avoir beaucoup
moins conscience de ce qu'ils chantent que les girouettes de Mondragone.
Néanmoins, je saisis parfois des phrases d'un caractère sauvage qui ne
déparent pas le sentiment répandu dans l'ensemble.

Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés
qui se dressent du côté de la villa Taverna comme des parasols ouverts
au-dessus du _stradone_ de chênes, et dans une cascade que je ne puis
apercevoir, mais que je me rappelle avoir remarquée le long de l'énorme
massif de maçonnerie qui soutient le _terrazzone_. Ces eaux perdues des
ruines sont très mystérieuses. Les fontaines d'où elles jaillissaient
étant brisées et taries, elles se sont frayé des passages inconnus dans
les fondations et s'échappent par les fissures qu'elles rencontrent, au
milieu de rideaux de plantes pariétaires qui font des cheveux et de la
barbe aux grands mascarons béants au fond des niches.

Et puis, il y a les cris des oiseaux, bien que les oiseaux soient
beaucoup plus rares ici que dans nos climats. Ce sont les vautours et
les aigles qui dominent. Le menu peuple des petits chanteurs
mystérieux des buissons me paraît en minorité. Il y a donc peu de doux
gazouillements dans l'air, mais de grandes voix aigres qui semblent
chanter une messe des morts, en se moquant de ce qu'elles disent.

En écoutant tout cela, je poursuis et tourmente une idée qui m'a bien
souvent frappé dans ces harmonies naturelles que produit le hasard.
Le vent, l'eau courante, les portes qui grincent sur leurs gonds, les
chiens qui hurlent et les enfants qui crient, toutes ces voix qui sont
censées chanter faux, produisent quelquefois, par cela même qu'elles
échappent aux règles tracées, des effets d'une puissance et d'une
signification extraordinaires. C'est peut-être bien à tort que les
musiciens s'en offensent. Dans le faux, il y aurait à choisir, et,
si nous n'avions le sens de l'ouïe oblitéré par la convention de la
méthode, nous découvririons des beautés inconnues, des expressions
souverainement vraies et nécessaires dans des dissonances réputées
inadmissibles. Dans ce nombre, il faudrait ranger surtout la fantaisie
éolique que ces girouettes rouillées me font entendre en ce moment.
Elles pleurent et soupirent, dans leurs folles discordances, avec
une énergie dont aucune définition musicale ne saurait rendre le
déchirement. C'est quand elles sortent de leurs thèmes _possibles_,
c'est quand je ne trouve plus le moyen de noter leurs vibrations
délirantes avec des signes convenus, qu'elles remplissent l'air d'une
symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse de l'infini.

Et nous, hélas! dans tous nos arts comme dans toutes nos manifestations
de sentiment, nous touchons à la limite du possible avec une effrayante
rapidité. Oh! comme je sens cela, maintenant que le sens de l'infini
est entré avec l'amour dans mon âme! Comme je sens que les paroles
sont vaines et les expansions bornées! je n'ose relire ce que je vous
écrivais il y a une heure, dans la crainte d'être indigné d'avoir osé
tenter de l'écrire! Et pourtant, mon coeur déborde, et j'ai comme un
besoin de crier ma joie aux hirondelles qui passent sur ma tête et
aux brises qui couchent les herbes sur les flancs des ruines. Mais je
m'arrête, parce que je ne la sais pas, cette langue de l'infini qui me
mettrait en rapport avec tout ce qui aime et respire dans l'univers. Le
langage humain est court et grossier. Plus il s'alambique, plus il est
cynique quand il veut raconter l'amour. L'amour! Il n'a qu'un mot,
_j'aime!_ et, quand il ajoute _j'adore!_ il ne sait déjà plus ce qu'il
dit. Aimer est tout; et ce qu'il y a de divin et d'ineffable dans cet
acte immatériel de l'union des âmes, rien ne peut l'exprimer en plus ou
en moins.

C'est qu'à un certain degré d'intensité de l'émotion, l'esprit rencontre
un obstacle qui est comme le seuil du sanctuaire de la vie divine. _Tu
n'iras pas plus loin!_ voilà ce qui a été dit au flot de notre passion
terrestre; au delà de certains cris de la céleste volupté, tu ne pourras
plus rien dire; car tu serais Dieu si tu savais manifester le sixième
sens, et il faut rester ce que tu es.

Le soleil baisse, et je n'ai, d'ailleurs, plus le coeur à écrire. Quand
l'heure approche où je vais la revoir, je ne me rends plus compte que
d'une impatience dévorante. Mais la voilà, je l'entends ouvrir la porte
de la cour.


Ce n'était pas elle! C'était un de ces bruits qu'il me faut étudier un à
un avec soin pour en découvrir la cause. La grande caserne du fond de la
cour laisse pleuvoir ses ardoises, qui, en se détachant avec leurs clous
du bois pourri, grattent le toit avant de tomber.--Elle est venue tard:
j'ai été bien inquiet. Enfin, la voilà, et, pendant qu'elle met notre
couvert, je veux vous dire ce qui se passe dehors à propos de moi.

Olivia et Mariuccia sont revenues de Rome; c'est pour les attendre et
pour me rapporter le résultat de leur voyage que Daniella n'est venue
qu'à sept heures. Lord B*** et sa famille sont à Florence et ne
rentreront à Rome que la semaine prochaine. La princesse Borghèse est
absente aussi; mais son intendant général, sûr des sentiments généreux
de sa maîtresse, a parlé à un personnage puissant qui s'est engagé à
paralyser les poursuites en ce qui concerne l'intégrité de mon asile, à
la condition que je n'en sortirai pas sans sa permission écrite. Voilà
donc un protecteur qui se constitue mon geôlier, et, pour un peu, je
serais ici prisonnier sur parole. Mais c'est ma Daniella qui seule exige
de moi ce serment. Le cardinal *** se contente de me faire savoir qu'en
me tenant caché à Mondragone, je ne cours aucun danger. Il ne répond de
rien si j'en sors seulement une heure.

Tout cela m'arrange on ne peut mieux, et je crois bien que, dans l'état
des choses, il faudrait beaucoup de sbires et de gendarmes pour me faire
quitter ma chère prison.

FIN DU TOME PREMIER





End of the Project Gutenberg EBook of La Daniella, Vol. I., by George Sand

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA DANIELLA, VOL. I. ***

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501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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