Les comédiens hors la loi

By Gaston Maugras

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Title: Les comédiens hors la loi

Author: Gaston Maugras

Release date: August 1, 2025 [eBook #76609]

Language: French

Original publication: Paris: Calmann Lévy, 1887

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES COMÉDIENS HORS LA LOI ***






  LES
  COMÉDIENS
  HORS LA LOI

  PAR
  GASTON MAUGRAS

  DEUXIÈME ÉDITION


  PARIS
  CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
  RUE AUBER, 3 ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
  A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

  1887
  Droits de traduction et de reproduction réservés




CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

DU MÊME AUTEUR:


  L’Abbé F. Galiani. Correspondance. (En collaboration avec
    Lucien Perey.) Ouvrage couronné par l’Académie française      2 vol.

  La Jeunesse de Madame d’Épinay, d’après des lettres et des
    documents inédits. (En collaboration avec Lucien Perey.)
    Ouvrage couronné par l’Académie française                     1 vol.

  Les Dernières Années de Madame d’Épinay, d’après des lettres
    et des documents inédits. (En collaboration avec Lucien
    Perey.) Ouvrage couronné par l’Académie française             1 vol.

  La vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney. (En
    collaboration avec Lucien Perey)                              1 vol.

  Querelles de philosophes: Voltaire et Jean-Jacques Rousseau     1 vol.

  Trois mois à la Cour de Frédéric. Lettres inédites de
    d’Alembert                                                    1 vol.


15220.--Imprimerie A. Lahure, 9, rue de Fleurus, à Paris.




PRÉFACE


Au mois d’octobre 1884 la Comédie française se préparait à célébrer en
grande pompe le deuxième centenaire du grand Corneille, lorsqu’on apprit
que M. le curé de Saint-Roch, jaloux de s’associer, dans la mesure de
ses moyens, à la fête que préparaient ses paroissiens, venait d’écrire
aux Comédiens pour les convier à une messe solennelle en l’honneur de
l’illustre poète.

Cette initiative, qui rompait ouvertement avec les vieilles traditions
de l’Église à l’égard des gens de théâtre, ne fut pas sans causer un
assez vif étonnement et elle souleva même d’amères récriminations dans
quelques feuilles religieuses.

Non seulement les Comédiens français acceptèrent avec joie la
proposition de leur pasteur, mais ils lui envoyèrent une généreuse
offrande et toute la compagnie se rendit en corps à la cérémonie, qui
fut entourée du plus vif éclat.

En lisant dans les journaux, qui les reproduisaient à l’envi, tous les
détails de cette fête religieuse, nous nous reportions d’un siècle en
arrière et nous nous rappelions une cérémonie identique, qui s’était
accomplie à Paris, à l’église de Saint-Jean-de-Latran, en 1763. La même
Comédie française, désireuse d’honorer la mémoire de Crébillon, faisait
dire une messe solennelle pour le repos de l’âme du célèbre auteur et
elle y assistait tout entière en costume de gala.

Mais l’issue fut bien différente. Alors que M. le curé de Saint-Roch n’a
encouru, à notre su, d’autre blâme que celui de l’_Univers_, le curé de
Saint-Jean-de-Latran fut condamné à trois mois de séminaire et il dut
distribuer aux pauvres l’argent qu’il avait reçu de la troupe française.

En voyant ce contraste si frappant, et par un enchaînement d’idées assez
naturel, le désir nous vint de connaître en détail les raisons qui
avaient attiré si longtemps sur les comédiens les foudres de l’Église et
de la société civile. Nulle part nous n’avons trouvé de réponse
satisfaisante. Les quelques ouvrages publiés sur la question sont fort
anciens, le plus récent date de 1825; tous sont incomplets, confus et
indigestes.

Il nous parut qu’il y avait là une lacune à combler.

Au moment où le préjugé civil et religieux qui a pesé pendant plus de
dix-huit siècles sur les gens de théâtre, tend à disparaître, il nous a
semblé intéressant de suivre à travers les âges les fortunes diverses du
comédien, d’indiquer à grandes lignes les transformations successives
qui se sont opérées dans sa situation et de rappeler les scandales
fameux auxquels ont donné lieu les lois injustes et draconiennes qui
l’opprimaient[1].

  [1] Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer que ce préjugé existe
    en Chine plus vivace que jamais. Le général Tcheng-ki-tong, dans ses
    études sur l’Empire Céleste, donne à ce sujet de très curieux
    détails. (Voir le _Temps_ du 27 septembre 1883.)

Nous nous sommes efforcé de présenter la question d’une façon claire et
attrayante; dans ce but nous n’avons pas hésité à nous servir de tous
les documents édits ou inédits de nature à donner au lecteur une vue
d’ensemble et à éclairer bien des points restés obscurs.

La question est moins connue qu’on ne pourrait le croire. Chaque jour on
discute si le reste de préjugé qui frappe encore les comédiens doit ou
non disparaître complètement, mais on sait mal les origines de ce
préjugé, on sait à peine dans quelle mesure il s’exerçait. Nous n’en
voulons d’autre preuve que les discussions soulevées par la cérémonie de
Saint-Roch, à laquelle nous venons de faire allusion.

M. Livet, dans le _Temps_ du 2 octobre 1884, assura que les comédiens
n’avaient jamais été séparés de l’Église par une excommunication
juridiquement valable, que les foudres de l’Église dirigées contre eux
n’avaient qu’un caractère purement moral et qu’on ne leur avait jamais
refusé les sacrements. «Le curé de Saint-Roch a donc pu, dit-il, sans
manquer à la tradition officielle de l’Église, convoquer les comédiens
du Théâtre-Français à assister au service religieux célébré dans son
église en l’honneur de Pierre Corneille.»

M. Gazier (_Revue critique_, 1884) contesta aussitôt ces assertions; il
reconnut bien qu’on mariait les comédiens et qu’on les confessait, mais
il nia qu’on leur donnât les derniers sacrements et qu’on leur accordât
la sépulture ecclésiastique.

M. Livet riposta. M. Monval intervint dans la discussion avec l’autorité
qu’il possède sur tout ce qui touche au théâtre, mais la question n’en
fut pas pour cela résolue; chacun des adversaires resta sur son terrain
et refusa de se laisser convaincre.

Il y a quelques jours à peine, M. Larroumet, dans son remarquable
ouvrage sur la _Comédie de Molière_[2], écrivait: «On n’est pas près de
s’entendre sur cette question de la conduite du clergé à l’égard de
Molière en particulier et des comédiens en général.» M. Copin, dans son
récent travail sur Talma[3], affirme que depuis le commencement du
dix-septième siècle les comédiens se mariaient parfaitement à l’église,
de même qu’ils y étaient enterrés: «Lorsque le curé de Saint-Eustache
refusait d’enterrer Molière, dit-il, c’était à l’auteur de _Tartuffe_ et
non au comédien qu’il fermait les portes de son église. Lorsque le curé
de Saint-Sulpice refusait de marier Talma, c’était à l’interprète de
_Charles IX_ et non au comédien qu’il refusait le sacrement du mariage;
il est fort important d’établir ces distinctions nécessaires, sans quoi
l’on ne saurait plus à quoi s’en tenir sur la conduite de l’Église
envers les comédiens.»

  [2] Hachette, 1887.

  [3] Frinzine et Cie, 1887.

Ces affirmations contradictoires montrent à quel point la question est
restée douteuse pour beaucoup d’excellents esprits, elles suffiraient
pour prouver l’utilité du travail que nous publions aujourd’hui.

Les principaux ouvrages auxquels nous avons eu recours sont:

_Les origines du théâtre moderne_, par M. Magnin, 1838. (Leipzig, chez
Brockhaus et Avenarius.) Il n’existe malheureusement que le premier
volume de cette œuvre si remarquable.

_Le Théâtre français sous Louis XIV_, par Eugène Despois. (Hachette,
1875.)

_Les lettres sur les spectacles_, par M. Desprez de Boissy. (1777.)

_Questions importantes sur la comédie de nos jours_, par l’abbé Parisis.
(Valenciennes, 1789.)

_Des comédiens et du clergé_, par le baron d’Henin de Cuvillers. (1825.)

_Encore des comédiens et du clergé_, par le même. (1825.)

_Le Moliériste_, par M. G. Monval.

_L’opéra secret, la comédie et la galanterie au dix-huitième siècle, la
comédie à la cour_, par M. Adolphe Jullien.

_La Théologie morale_, par Mgr Gousset, archevêque de Reims.

Nous tenons à exprimer ici toute notre gratitude à Mlle Bartet,
l’éminente sociétaire de la Comédie française, qui a bien voulu nous
confier sa précieuse collection d’autographes. Nous remercions également
M. Ch. Nuitter, bibliothécaire de l’Opéra, MM. Thierry, Bertall et
Reynaud, de la Bibliothèque nationale, qui bien souvent nous ont guidé
dans nos recherches.




LES COMÉDIENS HORS LA LOI




I

SOMMAIRE: Préambule.--Le théâtre en Orient et en Grèce.


Pour bien comprendre l’idée déshonorante qui s’est attachée à la
profession du théâtre pendant tant de siècles, et qui, aujourd’hui même,
n’est pas encore complètement effacée, il est nécessaire d’examiner la
situation que les comédiens ont occupée, tant au point de vue civil
qu’au point de vue religieux, aux différentes époques de l’histoire.

Nous les verrons donc en Grèce d’abord, puis à Rome sous la république
et les empereurs; nous les suivrons pendant les premiers siècles de
l’ère chrétienne et la longue nuit du moyen âge, jusqu’à la renaissance
du théâtre sous Henri IV et Louis XIII. Nous consacrerons une étude
particulière au dix-septième et au dix-huitième siècle qui, par une
singulière inconséquence, leur prodiguèrent à la fois tous les honneurs
et tous les mépris. Enfin un rapide coup d’œil sur la Révolution et le
dix-neuvième siècle terminera ce travail et permettra au lecteur de
porter une vue d’ensemble sur cette question étrange et qui a si
vivement passionné nos pères.

Quand nous aurons montré ce qu’étaient les comédiens à Rome, et les
raisons impérieuses qui motivèrent les anathèmes des Pères de l’Église,
on s’expliquera facilement comment s’est créé et perpétué en France le
préjugé qui a mis les comédiens hors la loi; on verra par suite de
quelle fausse et injuste assimilation la société civile et la société
religieuse renouvelèrent contre eux jusqu’en 1789 des lois d’infamie et
d’excommunication qui n’avaient plus aucune raison d’être. En replaçant
les comédiens dans le droit commun, le dix-neuvième siècle n’a fait que
leur rendre une exacte mais tardive justice.

                   *       *       *       *       *

A quelque époque de l’histoire et dans quelque pays que l’on se place,
en Orient comme en Occident, partout le théâtre est né de la religion,
et les premiers acteurs ont toujours été des prêtres représentant devant
les sectateurs de leur culte.

Toutes les religions en effet ont eu besoin de parler au peuple, et de
lui montrer sous une forme tangible les idées mystérieuses qu’il ne
pouvait saisir. Pour arriver à ce but, il fallait recourir à des moyens
matériels; or, quel moyen plus efficace que le théâtre?

Chez tous les peuples de l’antiquité, aux Indes, en Assyrie, dans la
vieille Égypte, il n’y avait d’autres fêtes que celles que l’on donnait
en l’honneur des idoles.

Les précurseurs de la comédie et de la tragédie en Grèce furent les
prêtres mêmes de Bacchus et de Cérès qui, dans le mystère du temple,
cherchaient à frapper l’imagination des initiés par des tableaux et des
représentations figuratives[4]. Toutes les cérémonies du culte étaient
accompagnées de danses et d’actions dramatiques: on représentait les
divers épisodes de la vie des dieux, la naissance de Bacchus et
l’histoire de Cérès, leur mariage mystique, l’enlèvement de Proserpine,
etc.

  [4] Pendant fort longtemps certains rites du culte grec ne furent
    révélés qu’à un petit nombre d’initiés. Les initiations avaient lieu
    dans le temple d’Éleusis dédié à Cérès.

Peu à peu, le nombre des initiés augmentant, on dut transporter hors du
temple ces rites commémoratifs, mais on les célébra tout d’abord dans
l’enceinte même de l’hiéron de Bacchus[5]. Ces spectacles publics
éclipsèrent les fêtes mystérieuses du sanctuaire et les assistants
devenant chaque jour plus nombreux, on en arriva assez rapidement à les
représenter en dehors des enceintes sacrées. On y admit bientôt des
poètes, qui concouraient entre eux en composant des dithyrambes à la
gloire des dieux. Ceux qui remportaient le prix étaient couronnés par
les archontes. Toutes les fêtes religieuses ne tardèrent pas à
comprendre des concours scéniques; mais, une fois sortis du temple, ils
se transformèrent en véritables tragédies, et formèrent insensiblement
un théâtre national.

  [5] On appelait hiéron, non pas seulement le temple consacré aux
    dieux, mais aussi le territoire, souvent considérable, qui
    l’entourait et en formait une dépendance.

On continua cependant à considérer le théâtre comme un lieu consacré; il
fut ouvert à tous et gratuit, on y réserva toujours une place d’honneur
aux prêtres de Bacchus. Pour couvrir les frais des représentations, des
sacrifices qui les précédaient et les suivaient, pour subvenir aux prix
qu’on y distribuait, les archontes avaient recours à une caisse appelée
le trésor théorique. Ce trésor était alimenté par des amendes, par des
dons et des legs pieux; on le considérait comme appartenant aux dieux et
nul n’y pouvait toucher dans un but profane sous peine de sacrilège[6].

  [6] Il fut défendu par une loi, sous peine de mort, non seulement
    d’employer les fonds de cette caisse à l’entretien des flottes ou de
    l’armée, mais même de le proposer.

Les fêtes des Grecs étaient innombrables; il y en avait en l’honneur de
toutes les divinités de l’Olympe. Les plus célèbres étaient les
Dionysiaques, ou fêtes de Bacchus; elles duraient plusieurs jours et
l’on accourait de la Grèce entière pour entendre les nouvelles pièces
qu’à la gloire du dieu on représentait sur le théâtre. La cérémonie
comprenait, en dehors des concours scéniques, une procession composée de
silènes, de satyres, de dieux Pans, de tityres, couverts de peaux de
faon, couronnés de lierre, ivres ou feignant de l’être; ils agitaient
des thyrses, portaient des phallus, et chantaient des hymnes à Bacchus,
en dansant au son du tambourin et des cymbales; au milieu d’eux
s’avançaient, calmes et les yeux baissés, les jeunes filles des familles
les plus distinguées, tenant sur leurs têtes des corbeilles qui
contenaient les gâteaux sacrés et les symboles mystiques. La procession
se continuait une partie de la nuit à la lueur des lambeaux et se
terminait par une orgie folle. Pendant ces jours solennels les dettes ne
pouvaient être réclamées, les sentences judiciaires, les emprisonnements
étaient suspendus.

Dans les Panathénées, la cérémonie principale comprenait la procession
du péplum ou voile de Minerve. L’élite de la population prenait part au
cortège; en tête s’avançaient les magistrats d’Athènes, puis venaient
les gardiens des lois et des rites sacrés, les canéphores, les jeunes
hommes et les femmes appartenant aux plus anciennes familles. La
procession terminée, on commençait les danses et les jeux gymnastiques;
ensuite avaient lieu les représentations dramatiques dans lesquelles les
poètes se disputaient le prix.

Les jeux Olympiques, Néméens, Isthmiques, Pythiens, étaient tous
également empreints d’un caractère profondément religieux. On ne cessait
d’y rappeler les actions et les bienfaits des dieux, et le peuple, sous
la direction des prêtres, y prenait la part la plus active.

C’était, en Grèce, une coutume immuable de faire intervenir directement
le peuple dans les cérémonies du culte. Les citoyens, qu’un zèle pieux
animait, se trouvaient donc tout naturellement amenés à figurer dans les
représentations théâtrales, à côté des comédiens de profession. Pour
toutes les fêtes, qui exigeaient des concours scéniques, on désignait
dans chaque tribu un chorège. Sa mission consistait à former à ses
frais, et avec des citoyens de la tribu, un chœur, soit comique, soit
tragique, en état de figurer sur la scène et de prêter son appui aux
poètes qui prenaient part au concours. On considérait les chœurs comme
remplissant une fonction sacerdotale; ceux qui en faisaient partie se
trouvaient exemptés du service militaire et inviolables pendant la durée
de leurs fonctions.

Dans de semblables conditions, comment le moindre déshonneur aurait-il
pu s’attacher aux citoyens qui figuraient dans ces fêtes hiératiques?
Quel que fût le rôle que l’on y jouât, que l’on fît partie des
processions ou que l’on parût sur le théâtre, que l’on courût dans
l’arène ou que l’on lût une pièce de vers, il n’y avait pas de
distinction: on remplissait un devoir religieux, dans une fête consacrée
aux dieux. Aussi regardait-on comme un honneur d’y être admis et ces
fonctions étaient-elles fort recherchées.

Lorsque des modifications inévitables se produisirent dans les
représentations, lorsqu’elles se rapprochèrent du drame profane, la même
idée persista, les comédiens continuèrent à jouir de l’estime publique.
Leur profession était à ce point considérée qu’ils possédaient des
droits et des privilèges qu’on accordait rarement aux autres citoyens,
qu’ils pouvaient parvenir aux emplois les plus honorables et qu’à
plusieurs reprises on vit des acteurs chargés des plus hautes fonctions
publiques.

Mais à côté de ce théâtre national et religieux, il existait encore en
Grèce des spectacles populaires dont le genre était singulièrement
inférieur et bas. Chanteurs et danseurs ambulants, aulètes ou
citharèdes, charlatans, devins, bouffons, mimes, couraient les rues et
les carrefours à la grande joie du peuple qu’ils amusaient par leurs
farces grossières. Ces comédiens, il est vrai, ne pouvaient prendre part
aux concours scéniques ni paraître sur le théâtre dans les jours
solennels, ils ne jouissaient pas de la considération qu’on accordait à
leurs confrères d’un ordre plus relevé, mais cependant ils se
trouvaient, comme eux, revêtus d’un caractère religieux, comme eux ils
étaient formellement consacrés au culte de Bacchus.




II

SOMMAIRE: Le théâtre à Rome sous la République et sous les empereurs
païens.


Par quelles raisons le comédien qui en Grèce vivait respecté et honoré,
fut-il, à Rome, déconsidéré et frappé d’infamie?

Le théâtre eut cependant chez les Romains la même origine que chez les
Grecs et là, comme partout, c’est le clergé qui, en rappelant par des
cérémonies symboliques les principaux événements de la mythologie,
éveilla le génie dramatique du peuple. A Rome comme à Athènes toutes les
fêtes portaient l’empreinte profonde de l’acte religieux qui leur avait
donné naissance.

Parmi les plus célèbres on peut citer les Lupercales et les Saturnales.

Les Lupercales se célébraient en l’honneur du dieu Pan, protecteur des
bergers et tueur de loups. Elles avaient pour objet de rendre un culte à
la fécondité et elles sont restées fameuses par les scandales qu’elles
favorisaient. Comme toutes les solennités antiques, elles commençaient
par des sacrifices. Puis venait une procession de prêtres nus ou à peine
couverts d’une peau de bouc; armés de fouets et de lanières, ils
couraient les rues de la ville et se frayaient un passage à travers la
foule. Les femmes se précipitaient au-devant d’eux pour recevoir les
coups de fouet qui devaient rendre fécondes les stériles et éviter les
douleurs de l’enfantement à celles qui étaient enceintes.

Pendant les Saturnales toutes les conditions sociales se trouvaient
bouleversées; on regardait Saturne comme le symbole de l’égalité
primitive: l’esclave devenait le maître, le maître servait son esclave,
les plus grandes licences étaient autorisées[7]. Des sacrifices
précédaient la fête et un banquet solennel était donné devant le temple
du dieu.

  [7] Les Saturnales revenaient tous les ans, le 16 des calendes de
    janvier. Elles durèrent d’abord un jour, puis sept. Pendant ces
    jours de fête la punition même d’un coupable exigeait un sacrifice
    expiatoire.

Ces cérémonies demi-hiératiques, demi-populaires, et qui avaient pour
acteurs à la ville les citoyens, à la campagne les laboureurs, les
bergers, etc., furent l’origine du théâtre.

En 390, sur le conseil des prêtres d’Étrurie[8], on introduisit à Rome
les jeux scéniques dans l’espoir d’apaiser les dieux et de faire cesser
la peste qui dévastait la ville; depuis lors ces jeux firent partie de
toutes les fêtes sacerdotales. Le théâtre fut placé sous la protection
des dieux; Bacchus, Apollon, Vénus, présidaient à ses destinées, et on
attribua un caractère divin à tout ce qui s’y rapportait.

  [8] L’Étrurie fut en relations avec les Grecs et posséda des acteurs
    et des théâtres bien avant Rome.

Plus tard, on adjoignit aux jeux scéniques les jeux du cirque,
c’est-à-dire les combats de gladiateurs[9], les courses de chevaux, les
combats d’animaux; mais cette innovation ne modifia en aucune façon le
caractère attribué à ces cérémonies: elles restèrent des actes formels
de piété.

  [9] Les combats de l’amphithéâtre eurent pour origine les libations
    sanglantes et expiatoires qu’il était d’usage d’accomplir dans les
    temps anciens à la mort des guerriers. Cette coutume fit partie des
    rites funéraires et on l’étendit ensuite aux fêtes publiques sous la
    forme de combats de gladiateurs.

Tous les spectacles qui se donnaient dans le cirque étaient précédés
d’une procession consacrée aux dieux. Elle partait du Capitole et
faisait le tour de la place publique. A sa tête s’avançaient à cheval
les jeunes enfants des chevaliers romains; après eux venaient les fils
de bourgeois à pied. Ensuite paraissaient les chars, les gladiateurs,
ceux qui devaient se disputer le prix de la course. Enfin des musiciens
jouaient des airs religieux et des danseurs exécutaient des danses
sévères et martiales. La marche était terminée par des statues des dieux
portées sur des brancards. Les prêtres assistaient à tous les jeux du
cirque; on sait le rôle joué par les Vestales dans les combats de
gladiateurs.

L’intervention indispensable du clergé dans ces représentations, sa
présence obligatoire dans ces fêtes païennes montre bien le caractère
hiératique qu’elles avaient conservé et qu’elles gardèrent jusqu’au
dernier jour. Il n’y eut jamais à Rome de théâtre qui ne fût consacré
aux dieux et qui ne fût rempli de leurs simulacres.

Les jeux qui se célébraient en l’honneur du culte national étaient
toujours gratuits; ils étaient défrayés en partie par un trésor sacré
qu’administraient les pontifes[10], en partie par les édiles et les
préteurs.

  [10] Ce trésor était alimenté par le produit des bois sacrés et par
    les amendes. Alexandre Sévère le grossit d’une taxe levée sur les
    courtisanes.

A l’origine, il en fut à Rome comme en Grèce; ceux qui montaient sur le
théâtre furent considérés comme des prêtres remplissant une fonction
sacerdotale. Plus tard, quand on eut appelé des histrions d’Étrurie, on
continua à regarder avec estime une profession qui ne s’exerçait qu’en
l’honneur des dieux. Toute la jeunesse romaine prit part aux jeux
scéniques.

Quand les fêtes publiques perdirent leur caractère purement religieux,
quand elles nécessitèrent la présence d’acteurs en grand nombre, on prit
l’habitude de ne faire monter sur la scène que des esclaves, ou des gens
de la lie du peuple[11]. Tombée en de telles mains, la profession du
théâtre devint infâme, et il fut interdit à tout citoyen de l’exercer
sous peine d’être chassé de sa tribu et privé de tous ses droits.

  [11] Il y avait des maîtres qui faisaient instruire leurs esclaves
    dans l’art du théâtre et qui tiraient profit de leurs talents.

Les esclaves qui montaient sur la scène, n’en restaient pas moins dans
la condition servile et demeuraient soumis aux lois qui la régissaient.
Peu à peu, et par une tendance bien naturelle, les magistrats en
arrivèrent à vouloir appliquer à tous les histrions les lois qui
frappaient les esclaves. Ce fut même bientôt une nécessité, car les
comédiens étaient devenus si nombreux et ils menaient une conduite si
bien en rapport avec la bassesse de leur origine, que souvent le préteur
ne savait comment réprimer les excès de cette classe turbulente et
indisciplinée. En effet, il n’avait plus seulement affaire à des
esclaves; des affranchis, des étrangers, des hommes libres même,
figuraient maintenant sur la scène, et, vis-à-vis d’eux, il se trouvait
désarmé; il voulut pouvoir sévir et les traiter comme leurs camarades
esclaves, sans distinction d’origine. C’est ainsi que le magistrat fut
amené à prononcer contre tous les comédiens la note d’infamie qui les
plaçait dans sa dépendance absolue et complète.

Il faut, du reste, bien remarquer qu’on désignait par comédiens ou
histrions[12], non pas seulement les quelques acteurs qui figuraient
dans de véritables représentations dramatiques, mais les chanteurs, les
danseurs, les musiciens, les mimes, les pantomimes, tous ceux qui
prenaient part aux jeux du cirque, cette tourbe immense et immonde qui,
de tous les coins du monde connu, se précipita sur Rome et y apporta ses
vices et son immoralité.

  [12] Les deux mots étaient synonymes: le premier était grec; le
    second, étrusque.

En frappant d’infamie les histrions, le préteur n’entendait en aucune
façon attacher une idée déshonorante ni à l’art dramatique ni même à ses
interprètes; il lui aurait été d’autant plus impossible de le faire,
qu’en agissant ainsi il se fût attaqué à la religion elle-même et à ceux
qui accomplissaient en quelque sorte les cérémonies du culte. Ce que le
préteur condamnait, c’était la catégorie de gens qui exerçaient l’art du
théâtre; par leur origine, et en dehors même de leur profession, ils se
trouvaient tout naturellement soumis à toutes les sévérités de la
loi[13].

  [13] Ils étaient payés pour divertir le peuple et l’argent qu’ils
    recevaient contribuait encore à les déconsidérer.

La meilleure preuve que l’on puisse en donner, c’est que la jeunesse
romaine n’avait pas craint, pendant fort longtemps, de monter sur la
scène; elle avait même pris pour ce divertissement un goût si prononcé,
que, quand elle dut céder la place aux comédiens de profession, elle eut
soin de se réserver un genre de pièces nommées _Atellanes_[14]. «Les
jeunes gens, dit Tite-Live, ne permirent pas que les histrions
souillassent ce nouveau genre; de sorte qu’il fut établi qu’on pouvait
jouer des Atellanes sans être rayé de sa tribu, ni exclu du service des
légions.»

  [14] Les _Atellanes_ venaient d’Atella, ville de Campanie. C’étaient
    des pièces dont le dialogue n’était pas écrit. Les acteurs
    improvisaient sur un scénario dont ils convenaient.

Il n’y eut pas, du reste, que le métier de comédien qui fut frappé
d’infamie; certains arts, certaines sciences, qui n’étaient exercés
habituellement que par des esclaves eurent le même sort. Ainsi les
médecins, les mathématiciens, les astronomes, qui étaient tous ou
presque tous des Grecs ou des Africains pris à la guerre, furent
déclarés infâmes. Il est évident que leur profession n’était pour rien
dans cette réprobation de la loi, qu’on ne frappait que l’origine de
ceux qui l’exerçaient.

La note d’infamie assimila le comédien à l’esclave dans la plupart des
cas. Désormais, comme l’esclave, il peut être jeté en prison et puni de
châtiments corporels sur un simple ordre des préteurs ou des édiles,
sans procès, sans discussion, sans appel. Le fouet est le châtiment
réservé à l’esclave, on l’applique au comédien[15]. De même qu’un
esclave ne peut se dérober à son maître, de même, une fois monté sur le
théâtre, l’histrion n’a plus le droit de le quitter: il y est rivé
jusqu’à sa mort.

  [15] Lucien raconte que quand un acteur représentait un dieu et qu’il
    jouait mal son rôle, on le faisait fouetter pour le punir de
    dégrader la majesté divine. Caligula entendant un jour les cris d’un
    acteur qu’on frappait de verges, trouva sa voix si belle qu’il
    ordonna de prolonger son supplice.

L’histrion ne peut exercer aucune charge publique et il n’a pas la
capacité nécessaire pour contracter une obligation. La loi le met au
même rang que la prostituée: il ne peut postuler au barreau; il ne peut
être ni accusateur ni témoin en matière criminelle, excepté dans les
affaires de ses semblables ou qui se sont passées sur le théâtre, de
même que la prostituée n’est admise à déposer que de ce qui se passe
dans la maison publique. On ne peut épouser une comédienne ou fille de
comédienne sans être comédien soi-même. On ne peut leur rien donner ni
directement ni indirectement; les biens qu’elles auront reçus doivent
être rendus à la famille ou confisqués[16].

  [16] On avait dû prendre des mesures contre la captation.

On voit dans quel ordre d’idées étaient conçues les lois romaines contre
les histrions[17].

  [17] Ces lois sont fort nombreuses; il serait beaucoup trop long de
    les énumérer ici et nous ne signalons que les plus importantes.

Elles amenèrent une situation des plus curieuses; d’un côté le préteur
frappait les comédiens d’infamie, de l’autre le clergé païen s’en
servait et persistait à leur laisser le caractère religieux dont ils
avaient jusqu’alors été revêtus. De telle sorte que ces mêmes gens que
la société civile déclarait infâmes n’en continuaient pas moins à jouer
en l’honneur des dieux et à se parer des titres de la hiérarchie
religieuse. Cette étrange contradiction n’a pas échappé aux Pères de
l’Église, qui tous l’ont vivement relevée.

Pour s’expliquer les lois qui frappaient à Rome les histrions malgré
leurs attaches religieuses, il faut se rendre compte de ce que fut le
théâtre romain et du rôle qu’ils y jouaient.

Les Romains ne possédaient pas le goût fin et délicat des Grecs; on ne
vit chez eux ni véritable théâtre ni littérature dramatique; pendant
fort longtemps ils ne connurent que les farces appelées _saturæ_[18] et
les intermèdes joués par des acteurs sans cothurne. Plus tard, il est
vrai, le théâtre grec fit son apparition, mais sans grand succès. A part
quelques rares exceptions, il n’y eut pas à Rome de comédiens dignes de
ce nom, ils n’y avaient pas d’emploi.

  [18] On appelait ainsi de petits drames qui comprenaient à la fois des
    paroles, de la musique et de la danse, d’où leur nom de _saturæ_
    (farces).

A mesure que les Romains subjuguaient les peuples, les captifs esclaves
affluaient à Rome, et le goût des spectacles sanglants se développa au
point d’effacer bientôt les quelques tentatives d’art dramatique qui
avaient pu se produire.

Les mœurs s’abaissèrent graduellement, la mollesse succéda à
l’austérité, la débauche gagna chaque jour du terrain. Les conquêtes,
les guerres heureuses, l’esclavage, furent les germes les plus actifs de
corruption.

«Les légions de Manlius, dit Tite-Live, rapportèrent dans Rome le luxe
et la mollesse de l’Asie. Elles introduisirent les lits ornés de bronze,
les tapis précieux, les voiles et les tissus déliés. Ce fut depuis cette
époque qu’on vit paraître dans les festins des chanteurs, des baladins
et des joueuses de harpe.»

«Lorsque j’entrai dans une des écoles où les nobles envoient leurs fils,
s’écrie Scipion Émilien, grands dieux! j’y trouvai plus de cinq cents
jeunes filles et jeunes garçons qui recevaient, au milieu d’histrions et
de gens infâmes, des leçons de lyre, de chant, d’attitudes, et je vis un
enfant de douze ans exécutant une danse digne de l’esclave le plus
impudique[19].»

  [19] Duruy, _Histoire des Romains_.

Les spectacles que les Romains préféraient par-dessus tout étaient les
jeux du cirque. Ce qui les passionnait, c’était la lutte des chars, les
hécatombes d’hommes, de lions, de tigres, d’éléphants, de panthères
mouchetées, les combats de taureaux à la mode thessalienne. On voyait
descendre dans l’arène jusqu’à cinq cents couples de gladiateurs.
Trajan, après la seconde guerre contre les Daces, donna des jeux qui
durèrent cent vingt-trois jours; plus de dix mille gladiateurs y
succombèrent. Pour l’inauguration du théâtre de Venus Victrix, Pompée
fit tuer quatre cent dix panthères et six cents lions. Dans ces jeux
grandioses et barbares, où les acteurs se comptaient par centaines, tous
les rôles étaient remplis par des captifs ou des esclaves.

Le goût du peuple pour ces spectacles était tel, que quand les citoyens
se trouvaient au théâtre, ils ne pouvaient plus s’en arracher[20]. Les
magistrats nouveaux se ruinaient en représentations pour conserver la
faveur populaire. Pompée fit construire un théâtre de pierre qui pouvait
contenir 40 000 spectateurs[21]; les théâtres d’Auguste et de Balbus en
recevaient aisément 30 000; celui de l’édile Marcus Scaurus en contenait
80 000. Au grand cirque, il y avait place pour 380 000 personnes qui
assistaient gratuitement à la fête.

  [20] Varron mentionne le premier essai que l’on ait fait des pigeons
    voyageurs. Il raconte que les Romains apportaient au théâtre, dans
    leur sein, des colombes domestiques; quand la représentation se
    prolongeait, ils attachaient un billet au col de la colombe,
    l’oiseau prenait son vol et allait au logis du maître porter les
    ordres dont il était chargé.

  [21] Jusqu’alors il n’y avait eu que des cirques de bois qu’on
    construisait pour une cérémonie et qu’on détruisait ensuite; le
    peuple s’y tenait debout, on évitait le confortable qui lui aurait
    donné le goût des jeux et par suite de l’oisiveté. Quand Pompée
    construisit un cirque de pierre, les vieux sénateurs l’accusèrent de
    corrompre les mœurs publiques; il fit aussitôt élever tout à côté un
    temple à Vénus, disant que le cirque n’était qu’une dépendance du
    temple.

Les histrions célèbres recevaient des sommes considérables. Ésope, après
avoir vécu toute sa vie avec un faste et une prodigalité inouïs, laissa,
en mourant, une fortune de plus de quatre millions. Roscius touchait du
trésor public mille deniers romains par jour; la comédienne Dionysia,
cinquante mille écus par an.

Sous Auguste, la passion des Romains pour les spectacles, pour la danse,
pour les musiciens, toucha à son apogée. Un genre nouveau s’était
introduit dans le théâtre, mais il abaissa encore le niveau de l’art
dramatique déjà si peu élevé. Des bouffons, venus de la Toscane,
apportèrent les mimes. Les mimes étaient des pièces en vers très
courtes, accompagnées des danses les plus licencieuses. C’est ce qui fit
leur succès. Un de leurs principaux attraits fut encore l’introduction
des femmes sur la scène. Jusqu’alors leurs rôles avaient été remplis par
des hommes en travesti. Les mimes, dès leur apparition, furent admis
dans les fêtes solennelles, aux jeux floraux, romains, funèbres,
plébéiens, votifs, apollinaires, etc.

Les Romains aimaient beaucoup la danse et la faisaient figurer dans un
grand nombre de cérémonies; mais elle dégénérait toujours et prenait le
caractère le plus libre. Ainsi la danse nuptiale, d’usage dans les
noces, offrait la peinture de toutes les actions du mariage. Lorsque, de
la vie privée, ils transportèrent la danse sur le théâtre, bien loin de
la purifier, ils lui demandèrent des tableaux d’une extrême volupté.
Dans les jeux qui se célébraient en l’honneur de Flore, des courtisanes
nues paraissaient sur la scène et s’y livraient aux danses les plus
lascives.

Pour faire disparaître toute littérature dramatique, il y avait encore
un degré à descendre. On le franchit bientôt. Des mimes on arriva aux
pantomimes. La pantomime ne s’adressait qu’aux yeux. Il n’y avait plus
ni poésie, ni prose, rien que des gestes.

Ces pantomimes étaient en quelque sorte devenues nécessaires, depuis que
Rome renfermait des populations et des idiomes variés; on trouva dans
ces pièces sans paroles une espèce de langage et de lien universel qui
convenait merveilleusement à ce public hétérogène, à ce composé de
toutes les nations.

Les pantomimes jouirent, sous Auguste, d’une vogue incroyable. Pour
plaire au peuple, on en arriva à pousser si loin le langage des sens
qu’on représentait sur la scène Léda se livrant aux caresses du cygne,
Pasiphaé cédant aux étreintes du taureau crétois.

Ces représentations causaient dans Rome un tel enthousiasme qu’elles
faisaient oublier la perte des libertés publiques et qu’Auguste en usait
comme d’un dérivatif aux conversations du Forum. «Laissez le peuple se
passionner pour les spectacles du cirque, disait l’illustre pantomime
Pylade à l’empereur, il s’occupera moins de l’établissement de votre
autorité, il y mettra moins d’obstacles.»

Le rival de Pylade, Bathylle, parlait avec la même audace:

«Notre profession, seigneur, sert votre politique plus efficacement que
vous ne l’avez pensé, nous amusons les sens oisifs et nous calmons bien
des cœurs irrités qui s’occuperaient de leurs chagrins dans la
solitude.»

Auguste voulut protéger ceux qui servaient si bien ses vues politiques.
Il les enleva à la juridiction des magistrats et des préteurs pour les
soumettre à la sienne, et il leur accorda, au moins en dehors du
théâtre, le privilège dont jouissaient les citoyens, de ne pouvoir être
condamnés au fouet, punition infâme et réservée aux seuls esclaves.

Dès que les comédiens ne furent plus soumis au préteur, leur licence
devint extrême, et sous le règne de Tibère ils provoquèrent des troubles
violents. Pylade devint tellement arrogant, qu’un jour, jouant _Hercule
furieux_, il s’amusa à lancer des flèches sur le public et il blessa
grièvement plusieurs des assistants. Jaloux du plus ou moins de succès
qu’ils obtenaient, les pantomimes pendant les entr’actes s’égorgeaient
derrière la scène. Les spectateurs eux-mêmes prenaient parti pour tel ou
tel acteur, ils en venaient aux mains, à chaque instant des luttes
horribles et meurtrières ensanglantaient le théâtre.

Les jeux du cirque n’offraient pas un spectacle moins terrible. Les
combattants, qu’il s’agît de courses à cheval, de courses de chars ou de
courses à pied, étaient divisés en factions, selon la couleur de leur
habit. Aux factions blanches et rouges, on en ajouta bientôt deux
autres, la verte et la bleue. On appelait blanc, rouge, vert et bleu,
non seulement ceux qui couraient dans le cirque, mais ceux d’entre le
peuple qui étaient pour l’un ou l’autre de ces partis[22].

  [22] Ces factions, selon le roi Théodoric, marquaient les quatre
    saisons de l’année: la verte, le printemps; la rouge, l’été; la
    blanche, l’automne; la bleue, l’hiver. Domitien en inventa deux
    nouvelles, la dorée et la pourprée, mais elles ne subsistèrent pas
    longtemps.

Sous Tibère, les factions en arrivèrent à la fureur et les jeux du
cirque furent souvent troublés par des scènes sanglantes. «La passion de
ce peuple est telle, écrivait Juvénal, que si les verts étaient battus,
Rome serait dans la même consternation qu’après la défaite de Cannes.»

Pour arrêter ces désordres, le Sénat voulut rétablir la peine du fouet
contre les histrions qui, par leurs intrigues, soulèveraient le peuple;
mais l’empereur s’y opposa, préférant réserver pour lui seul ce précieux
moyen de gouvernement.

Cependant, effrayé de l’audace grandissante des comédiens, tremblant de
devenir lui-même la victime des factions dont l’audace augmentait chaque
jour, Tibère chassa de l’Italie cette tourbe de mimes, pantomimes,
gladiateurs, factionnaires, danseurs, qui épouvantaient la capitale du
monde. Les théâtres furent fermés.

Caïus Caligula les rouvrit et rappela les comédiens; jamais on ne vit
plus de spectacles que sous son règne, jamais la licence ne fut poussée
à un pareil excès. L’empereur, imbu des idées grecques, monta lui-même
sur la scène et fut tour à tour chanteur, danseur, gladiateur et cocher.

Néron suivit cet exemple; il s’entoura d’histrions et partagea tous
leurs dérèglements; son plus grand bonheur était de paraître sur le
théâtre et de recevoir des applaudissements[23]. Il fit cependant
établir une distinction entre ceux qui jouaient un rôle pour leur
plaisir et ceux qui jouaient par intérêt; les premiers ne pouvaient être
frappés d’infamie. Il institua les fêtes Juvénales, où les chevaliers,
les sénateurs, les femmes du premier rang, étaient obligés de figurer
sur la scène.

  [23] Il se donna en spectacle dans tous les genres; on le vit
    successivement, comédien, chanteur, lutteur, joueur de flûte,
    conducteur de chars. Lorsqu’il paraissait au théâtre, c’était un
    préfet du prétoire qui portait sa harpe, un consulaire annonçait le
    programme. C’est lui qui eut la première idée de la _claque_, mais
    il l’organisa dans des proportions grandioses: cinq mille jeunes
    gens sous la conduite de chevaliers formaient son personnel à gages;
    leur marque distinctive était une épaisse chevelure et un anneau
    d’argent, qu’ils portaient à la main gauche.

De pareils exemples et de pareils encouragements augmentèrent encore les
débordements du théâtre. Les pantomimes vivaient dans l’intimité des
chevaliers et des sénateurs, ils occupaient les premières charges; l’on
voyait leurs statues s’élever sous les portiques et dans les lieux mêmes
où l’on plaçait celles des empereurs. Le palais impérial fut rempli de
baladins, de courtisanes, de chanteuses et de danseuses. Les femmes les
plus qualifiées entretenaient des comédiens et affichaient
outrageusement leur passion.

L’engouement pour eux devint tel, que l’histrion Pâris[24] souilla la
couche de l’empereur Domitien; le coupable, il est vrai, fut massacré,
l’impératrice répudiée, et tous les comédiens chassés de Rome. Mais à la
mort de Domitien, ils revinrent plus nombreux que jamais.

  [24] Les Romains mirent sur le tombeau de Pâris une épitaphe qui
    invitait les passants à rendre hommage à ce qui renfermait, selon
    les expressions de Martial, toutes les grâces, tous les amours,
    toutes les voluptés, la gloire du théâtre et les délices de Rome.

Sous le règne de Marc-Aurèle, Lucius Vérus ramena, après la guerre des
Parthes, tant de joueuses de flûte, tant de bouffons, de baladins et de
joueurs de gobelets, qu’il paraissait plutôt victorieux des histrions
que des Parthes.

Rien ne peint mieux la passion que les Romains éprouvaient pour les jeux
et les spectacles que ce qu’Ammien Marcellin rapporte: on chassa de Rome
tous les philosophes sous prétexte qu’on craignait la famine et l’on
conserva 6000 pantomimes, 3000 acteurs et autant d’actrices.

Depuis l’établissement de l’empire, la vie romaine était devenue une
orgie continuelle. Sous les règnes des derniers empereurs païens la
dissolution ne connut plus de bornes; les spectacles avaient
naturellement suivi la progression décroissante des mœurs. On en arriva
à mêler les meurtres aux jeux de la scène: dans une représentation
d’_Hercule furieux_ on brûla un homme vivant aux acclamations des
spectateurs. On se passionna pour les nudités. On se pressait en foule
pour voir nager dans de vastes réservoirs des femmes nues, qui
représentaient les naïades; aux jeux du cirque, des femmes nues
dansaient sur la corde. A Gaza (Syrie), aux fêtes de Majuma, où la
déesse Vénus était en grande vénération, pendant les sept jours de
fêtes, des femmes se montraient nues sur le théâtre. Les sens blasés du
peuple avaient sans cesse besoin de nouveaux excitants. On crut en
trouver dans ces exhibitions scandaleuses; le public prit l’habitude de
demander à grands cris, à la fin des représentations, les actrices et
les acteurs: on les faisait tous comparaître nus sur la scène[25].

  [25] Un jour Caton assistait aux jeux Floraux; intimidé par sa
    présence le peuple n’osait demander qu’on dépouillât les actrices.
    Caton, prévenu, se retira pour ne pas empêcher l’observation des
    rites accoutumés.

Voilà, rapidement résumé, ce qu’étaient les spectacles et les histrions
chez les Romains: il était bon de le rappeler, pour expliquer la
conduite de l’Église chrétienne vis-à-vis du théâtre.




III

DU TROISIÈME AU SIXIÈME SIÈCLE

SOMMAIRE: Les Pères de l’Église condamnent les spectacles et les
comédiens.--Canons des conciles.--Le théâtre et les comédiens sous les
empereurs chrétiens.--Les spectacles en Orient.--Invasion des barbares
en Occident.--Suppression des théâtres.


Lorsque le christianisme commença à se répandre dans le monde, il
proscrivit sans pitié les spectacles et il frappa d’anathème tous ceux
qui prenaient une part active à ces divertissements profanes. Cette
rigueur s’explique fort aisément.

Les deux religions qui se trouvaient en présence étaient en effet le
contre-pied l’une de l’autre et leur morale offrait le plus saisissant
contraste.

Le paganisme avec sa mythologie licencieuse, avec ses dieux égrillards,
soumis à toutes les passions et à toutes les faiblesses humaines, avait
créé des mœurs étranges. On ne connaissait à Rome ni la chasteté, ni la
pudeur; l’adultère y était devenu si fréquent, qu’on ne distinguait plus
l’honnête femme de la prostituée; le divorce, dont on abusait
étrangement, rendait le lien du mariage complètement illusoire; on
aimait à voir couler le sang, on le répandait à flots dans les jeux du
cirque; l’esclavage était en honneur et le maître possédait le droit de
vie ou de mort sur son esclave. Satisfaire ses passions, ne songer qu’à
ses plaisirs, tel paraissait être le but de la vie.

La religion chrétienne, au contraire, ne reconnaît qu’un Dieu unique,
immuable, impeccable, source de toutes les perfections. Elle érige en
vertus essentielles la pudeur, la chasteté; elle considère l’adultère
comme un crime et déclare indissolubles les liens du mariage; elle
défend de verser le sang, prêche l’égalité et condamne l’esclavage; en
même temps, elle s’élève avec force contre tout ce qui peut donner le
goût de la dissipation, car maintenant le but de la vie n’est plus le
plaisir, on ne doit songer qu’à faire son salut et à gagner le ciel.

Ces deux religions si dissemblables vécurent côte à côte pendant près de
six siècles, chacune s’efforçant de faire triompher sa morale et ses
idées.

Il est tout naturel que, conformément à son dogme et pour mettre les
mœurs en rapport avec le nouvel état social qu’elle voulait établir,
l’Église chrétienne ait protesté contre les jeux sanglants du cirque et
contre les turpitudes du théâtre romain. Il est également naturel que,
pour agir plus efficacement encore et supprimer le mal en en supprimant
les auteurs, elle ait proscrit tous ceux qui apportaient une
collaboration quelconque à ces spectacles pernicieux: histrions,
bouffons, mimes, pantomimes, danseurs musiciens, cochers, factionnaires,
etc., tous confondus sous le terme générique de comédiens.

Une autre cause suffirait encore à expliquer sa sévérité contre les
spectacles; trop souvent elle en faisait les frais. On ne se contentait
pas en effet d’y tourner en dérision ses dogmes et ses cérémonies, ses
néophytes par centaines étaient jetés aux bêtes et servaient aux
plaisirs du peuple dans les jeux du cirque.

Mais la raison principale qui provoqua les rigueurs des Pères de
l’Église, c’est que les spectacles à Rome n’étaient autre chose, nous
l’avons vu, que des cérémonies religieuses, des actes véritables de
piété envers les dieux. Comment, dans de pareilles conditions, l’Église
chrétienne n’aurait-elle pas condamné les représentations publiques et
ceux qui y prenaient part? N’était-il pas pour elle d’une importance
vitale de sévir sans pitié contre tout ce qui formait obstacle à son
établissement et perpétuait les souvenirs du paganisme? En réalité cette
question du théâtre fut une question purement religieuse et tous les
autres motifs invoqués ne furent que secondaires.

Les Pères de l’Église l’ont implicitement reconnu. Saint Isidore, dans
ses _Origines_, invite les chrétiens à s’abstenir des jeux du cirque où
les superstitions païennes présentent aux regards le triomphe de la
vanité, de la débauche et de l’idolâtrie.

«Que dirai-je des vaines et inutiles occupations de la comédie et des
grandes folies de la tragédie? s’écrie saint Cyprien[26]. Quand même ces
choses ne seraient pas consacrées aux idoles, il ne serait pas néanmoins
permis aux fidèles chrétiens d’en être les acteurs et les spectateurs.»

  [26] Évêque de Carthage au troisième siècle.

«Vous me demandez, dit encore saint Cyprien à un évêque qui l’avait
consulté, si un comédien doit être reçu dans notre religion. Il ne
convient ni à la Majesté divine, ni à l’honneur de l’Église, de se
souiller par un infâme commerce[27].»

  [27] Non seulement saint Cyprien refuse la communion au comédien, mais
    il la refuse encore à celui qui, sans être comédien, s’occupe à
    instruire, à former, à exercer les comédiens. «C’est perdre plutôt
    qu’instruire la jeunesse, dit-il, que de lui enseigner ce qu’elle ne
    doit jamais apprendre et qu’on n’aurait jamais dû savoir. On ne peut
    communiquer avec un tel homme, mais cependant s’il est pauvre, qu’il
    revienne sincèrement de ses désordres et qu’il cesse d’engraisser
    des victimes pour l’enfer, on peut lui faire l’aumône.»

«N’allons point au théâtre, dit Tertullien[28], qui est une assemblée
particulière d’impudicité... où un comédien y joue avec les gestes les
plus honteux et les plus naturels, où des femmes, oubliant la pudeur de
leur sexe, osent faire sur un théâtre, et à la vue de tout le monde, ce
qu’elles auraient honte de commettre dans leurs maisons, où elles ne
sont vues de personne. On y fait paraître jusqu’à des filles perdues,
victimes infâmes de la débauche publique... Je ne dis rien de ce qui
doit demeurer dans les ténèbres, de peur d’être coupable de ces crimes
par le seul récit que j’en ferais[29].»

  [28] Célèbre Père de l’Église latine (160-230).

  [29] Lactance parle des mouvements pleins d’impudence que l’on voit
    dans la personne des comédiens. Leurs corps efféminés sous la
    démarche et l’habit de femmes représentent les gestes les plus
    lascifs, les plus dissolus.

Saint Chrysostome[30] compare ceux qui, de son temps, allaient à la
comédie, à David prenant plaisir à regarder nue dans son bain Bethsabée,
et il dit que le théâtre est le rendez-vous de tous les crimes, que tout
y est plein d’effronterie, d’abomination et d’impiété[31].

  [30] Père de l’Église et évêque de Constantinople (347-407).

  [31] D’après saint Salvien, prêtre du quatrième siècle, «la comédie
    est pire que le blasphème, le larcin, l’homicide et tous les autres
    crimes». Ces crimes en effet ne rendent pas coupables ceux qui en
    sont spectateurs ou qui en entendent le récit, tandis qu’on ne peut
    voir les jeux du théâtre sans tomber dans le désordre; le spectateur
    est complice de l’acteur, ceux qui étaient allés chastes à la
    comédie en reviennent adultères.

On voit, par ces quelques citations, ce que l’Église proscrit dans les
spectacles. Ce sont les souvenirs de l’idolâtrie, les impudicités
auxquelles on assiste, les blasphèmes qu’on y entend. Idolâtries,
impudicités, blasphèmes, c’est là en effet tout le théâtre romain à
l’époque des Pères. Quoi de plus naturel, de plus légitime que leurs
anathèmes contre de si détestables exemples?

La campagne contre les comédiens fut poursuivie par les conciles.

Le canon 62 du concile d’Elvire[32], tenu l’an 305, concerne les
histrions, les pantomimes et les cochers du cirque:

  [32] Le concile d’Elvire est le premier qui ait été réuni en Espagne.

«S’ils veulent embrasser la foi chrétienne, y est-il dit, nous ordonnons
qu’ils renoncent auparavant à leur profession et s’engagent à ne plus
l’exercer; qu’ensuite ils soient admis[33]; s’ils manquent à leur
promesse, qu’ils soient chassés et retranchés de l’Église.»

  [33] Bien des comédiens profitèrent de la permission que l’Église leur
    accordait et se réconcilièrent avec elle. Plusieurs même furent
    canonisés. On peut citer: Genest, acteur célèbre du temps de
    Dioclétien; Porphyre, comédien d’Andrinople, sous Julien l’Apostat;
    Ardélion, qui vécut à l’époque de Justinien.

Le canon 5 du premier concile d’Arles, tenu l’an 314, porte:

«Nous ordonnons que tous les cochers du cirque et les comédiens soient
séparés de la communion tant qu’ils exercent ce métier.»

Le troisième concile de Carthage, en 397, défend aux enfants des évêques
ou des clercs[34] de donner des spectacles profanes et même d’y
assister, comme cela était défendu aux laïques eux-mêmes (canon 11). On
lit encore dans le trente-cinquième canon: «On ne refusera ni le
baptême, ni la pénitence aux gens de théâtre, ni aux apostats
convertis.»

  [34] On sait que pendant assez longtemps le mariage des prêtres fut
    autorisé.

Tous ces canons sont fort logiques et n’ont rien d’excessif. Il était
vraiment bien naturel que l’Église exigeât des comédiens, qui se
convertissaient, de quitter tout d’abord le théâtre, c’est-à-dire le
culte des faux dieux, et qu’elle continuât à les exclure de la communion
s’ils persistaient dans leur profession. Il ne faut pas oublier en effet
que ces canons concernaient une catégorie d’individus qui tous encore
étaient païens.

Les conciles d’Arles, d’Elvire, de Carthage, etc., n’étaient que
provinciaux et leur autorité par conséquent ne s’étendait pas au delà de
la province ecclésiastique dans laquelle ils avaient été rassemblés[35].
Comment leur doctrine, en ce qui concernait les comédiens tout au moins,
se répandit-elle? Par une raison fort simple. Dans ces premiers temps du
christianisme, les conciles, même provinciaux, réunissaient des évêques
de différents pays et tranchaient des questions qui intéressaient
l’Église entière; il en résultait que leurs canons jouissaient d’un
grand crédit. Le concile d’Arles, par exemple, fut dans ce cas; on y
comptait plus de six cents évêques venus des Gaules, de l’Afrique, de
l’Italie, de la Sicile, de la Sardaigne, de l’Espagne et du pays des
Bretons, etc. Une fois de retour dans leur diocèse, ces prélats
s’empressaient d’appliquer les canons qu’ils avaient contribué à faire
adopter[36]. C’est ainsi que les décisions de quelques conciles au sujet
des comédiens furent bientôt admises dans un grand nombre de provinces;
mais il n’y eut jamais de condamnation générale prononcée contre les
gens de théâtre ni par les papes, ni par un seul concile œcuménique.

  [35] Il y a trois sortes de conciles:

    1º Le concile général ou œcuménique: Ses canons sont obligatoires
    pour toute l’Église;

    2º Le concile national, ses canons sont obligatoires pour la nation
    entière;

    3º Le concile provincial, qui a force de loi pour toute la province
    ecclésiastique.

  [36] Chaque évêque a le droit en synode (réunion des prêtres du
    diocèse), ou hors du synode, de porter des lois particulières pour
    son diocèse; c’est à lui d’apprécier si ce qui est admis dans le
    diocèse voisin doit être défendu dans le sien propre, et
    réciproquement.

A l’infamie civile, qui déjà frappait les histrions de par la loi du
préteur, s’ajouta donc l’infamie canonique. Désormais l’Église
chrétienne les regarde comme exclus de la communion, et, imitant les
rigueurs de la loi romaine, elle les place sur le même rang que la
prostituée. Elle les prive du sacrement de la pénitence; aucun prêtre ne
peut leur donner l’absolution, à moins qu’ils ne quittent
irrévocablement leur métier. On ne refuse pas le baptême à leurs
enfants, puisqu’on l’accorde même aux enfants d’hérétiques, mais on ne
peut le donner à un adulte comédien. On n’accepte les histrions ni comme
parrain ni comme marraine, on leur refuse la confirmation, le sacrement
du mariage, la sainte communion, à la vie et à la mort, même à Pâques,
soit en secret, soit publiquement; enfin on ne leur accorde même pas la
sépulture ecclésiastique.

Les canons des conciles ne produisirent pas plus d’effet que les
objurgations des saints Pères; la foule se pressa plus nombreuse que
jamais aux représentations publiques.

En 312, Constantin[37] embrasse le christianisme. En 313, par l’édit de
Milan, il déclare la religion chrétienne religion de l’empire. Soutenue
par le gouvernement, l’Église redouble d’efforts dans sa lutte contre la
société païenne, mais elle reste impuissante devant la vogue croissante
des spectacles. On a même dû multiplier les jours de fête; en 345, on en
compte jusqu’à 175 par an. Le goût des peuples pour le théâtre est tel,
qu’ils en oublient jusqu’au soin de leur défense. Carthage est prise par
les Vandales[38] pendant que toute la population assiste à une
représentation du cirque, et les applaudissements des spectateurs sont
assez bruyants pour couvrir les cris de ceux qu’on égorge dans la ville.

  [37] Né en 274, proclamé César en 306. En 330, il transporte le siège
    de l’empire à Byzance. Il meurt en 337.

  [38] La prise de Carthage eut lieu en 345.

Le même sort fut partagé par la ville d’Antioche, dont l’empereur Julien
disait: «On y voit tant d’acteurs, danseurs, sauteurs, joueurs
d’instruments, qu’il y a plus de comédiens que de citoyens.» Le peuple
assistait dans le cirque aux bouffonneries d’un mime, lorsque les Perses
s’emparèrent de la ville.

Ces deux exemples passèrent pour une punition du ciel et fournirent à
l’Église un nouvel et facile argument contre le théâtre.

On pourrait s’étonner de l’acharnement déployé par le christianisme dans
cette lutte, si l’on ne savait par les conciles eux-mêmes que les
prêtres de la religion nouvelle se montraient aussi passionnés pour ces
spectacles païens que le reste du peuple, et que les menaces et les
châtiments de leurs supérieurs ecclésiastiques ne pouvaient les en
détourner.

On comprend combien à une époque de transition, et dans ces premiers
siècles presque barbares, il était difficile pour l’Église d’obtenir de
ses serviteurs une régularité parfaite et une stricte observance de ses
préceptes. Il fallut des siècles à cette société encore tout imprégnée
du paganisme et de l’effroyable dissolution de la Rome païenne, pour
s’habituer aux mœurs nouvelles; le clergé lui-même ne s’épura que peu à
peu et fort lentement.

Le concile de Laodicée[39] est bien instructif à cet égard. Ses canons
interdisent aux prêtres et aux clercs de prêter à usure[40], de
fréquenter les cabarets, de faire les agapes dans l’église, d’y manger
et d’y dresser des tables, de se baigner avec des femmes[41], d’être
magiciens, enchanteurs, mathématiciens ou astrologues, de faire des
ligatures ou phylactères[42], d’assister aux spectacles qui se font aux
noces et aux festins, d’y danser, etc.

  [39] Le concile de Laodicée (Asie Mineure) fut tenu vers 364. C’est un
    des plus célèbres de l’antiquité.

  [40] Plus tard, on excommunia les usuriers parce qu’il y avait un
    grand nombre de prêtres qui exerçaient ce métier.

  [41] Les Romains étaient loin d’avoir sur la pudeur les mêmes idées
    que nous; le nu ne les choquait pas. L’usage des bains communs aux
    deux sexes existait de tout temps chez eux et il fallut à l’Église
    plusieurs siècles d’efforts pour arriver à déraciner à peu près cet
    usage: «Que dirai-je des vierges qui vont se laver dans les bains
    publics, écrit saint Cyprien, et qui prostituent aux yeux lascifs
    des corps consacrés à la pudeur? Car lorsqu’elles s’exposent ainsi
    nues à la vue des hommes, ne fomentent-elles pas les passions
    déshonnêtes? N’allument-elles pas les désirs de ceux qui les
    regardent? «C’est à eux, dites-vous, à voir avec quels desseins ils
    viennent là; pour moi, je ne songe qu’à me laver et à me
    rafraîchir.» Un bain de cette sorte ne vous nettoie pas, mais vous
    salit encore davantage. Vous ne regardez personne impudiquement; à
    la bonne heure, mais l’on vous regarde impudiquement; vos yeux ne
    sont point souillés d’un plaisir infâme, mais le plaisir que vous
    donnez aux autres vous souille vous-même. Du bain, vous en faites un
    spectacle, et l’on ne voit pas sur le théâtre des choses plus
    déshonnêtes que celles que vous y faites.» Au septième siècle, le
    concile de Constantinople in Trullo interdisait encore aux prêtres,
    sous peine de déposition, et aux laïques, sous peine
    d’excommunication, de se baigner avec des femmes.

  [42] Les phylactères dont il est parlé dans ce canon sont les
    amulettes, c’est-à-dire les prétendus remèdes accompagnés
    d’enchantement pour guérir ou prévenir les maladies.

On renouvela ces défenses pendant plusieurs siècles[43], mais sans grand
succès.

  [43] L’Église eut toutes les peines du monde à moraliser ses clercs.
    Ainsi en 692 le concile de Constantinople prononce la peine de la
    déposition contre ceux du clergé qui auront eu commerce avec une
    vierge consacrée à Dieu; il renouvelle les anciens canons qui
    défendent aux clercs d’avoir avec eux des femmes étrangères; il leur
    défend d’exiger de l’argent pour donner la communion; il condamne à
    la déposition les prêtres qui feront commerce de nourrir et
    d’assembler des femmes de mauvaise vie, ceux qui, sous le nom de
    mariage, enlèveront des femmes ou prêteront secours aux ravisseurs,
    etc., etc. On pourrait multiplier les citations.

Les empereurs, aussi bien en Orient qu’en Occident[44], s’efforçaient de
concilier les désirs de l’Église avec les nécessités de leur
gouvernement. Ils défendirent expressément de donner des représentations
le dimanche et les jours de fête, pour ne pas profaner les jours
consacrés au culte du Seigneur. Saint Chrysostome obtint même
d’Arcadius[45] l’abolition des jeux Majuma; mais l’empereur, malgré les
pressantes instances du saint, refusa de supprimer les autres
spectacles, «de peur d’attrister le peuple».

  [44] A la mort de Théodose le Grand, ses deux fils Honorius et
    Arcadius se partagèrent l’empire.

  [45] Fils aîné de Théodose, il naquit en 384 et mourut en 408. A la
    mort de son père, il reçut en partage l’empire d’Orient.

En effet, malgré leur ardeur de néophytes et leur très vif désir de se
conformer aux vœux de l’Église, les empereurs ne se souciaient nullement
de risquer leur popularité et de compromettre leur sûreté; or, ils se
rendaient très bien compte que la suppression des théâtres entraînerait
des séditions redoutables, que le peuple se soulèverait, que les
histrions eux-mêmes prendraient les armes et que l’imprudent, qui aurait
osé toucher à cette corporation si nombreuse et si dangereuse, expierait
probablement son audace par la perte de son trône.

Ce qui se passa à l’époque de Justinien[46] montre bien à quel point
était justifiée la terreur qu’inspiraient les comédiens. Sous son règne
les factions du cirque devinrent des partis politiques et religieux. Les
bleus, soutiens acharnés de l’orthodoxie, s’attachèrent à l’empereur;
les verts penchaient pour l’hérésie et voulaient rétablir la famille
déchue d’Anastase. Cette rivalité donna naissance à des luttes
effroyables. Constantinople fut livrée au pillage et incendiée. Après
plusieurs jours de lutte, Justinien eut le dessus; les verts furent
écrasés; plus de 40 000 hommes périrent.

  [46] Il fut associé à l’empire en 537; la mort de Justin le laissa
    seul maître du pouvoir quelques mois plus tard.

Ce terrible événement fit supprimer le nom de faction dans les jeux du
cirque; mais la passion pour les spectacles n’en fut nullement atténuée.

Justinien abolit l’idolâtrie dans tout l’Orient, et il s’efforça de
seconder en toutes choses les vues du clergé. C’est sous son règne que
la religion chrétienne obtint enfin l’abrogation de cette loi barbare,
qui empêchait le comédien une fois monté sur le théâtre d’en descendre
jamais. Les empereurs chrétiens avaient adopté presque en entier le
droit romain et ils avaient reproduit, sans y rien changer, tout ce qui
concernait les histrions. Il en résultait qu’il y avait contradiction
absolue entre la loi civile et la loi religieuse: la première ne
permettait pas au comédien de quitter sa profession, la seconde le
repoussait sans pitié tant qu’il l’exerçait. En vain l’Église avait-elle
demandé qu’on permît à ceux qui se convertissaient de ne plus paraître
sur le théâtre; pendant longtemps elle n’avait pu l’obtenir. Sous
Honorius[47] elle eut un instant gain de cause; mais l’empereur dut
rapporter son décret pour ne pas s’exposer à une sédition. Le
christianisme finit cependant par triompher de toutes les résistances,
et Justinien par une loi autorisa le comédien converti, libre ou
esclave, à ne plus remonter sur le théâtre: personne au monde, pas même
son père, pas même son maître, n’eut le droit de l’y contraindre.

  [47] Deuxième fils de Théodose (384-423). Il avait reçu en partage
    l’empire d’Occident.

L’empereur ne prit pas avec moins de zèle les intérêts de la religion
contre les écarts du clergé. Les censures ecclésiastiques étant
impuissantes, il fit une loi qui défendit aux prêtres de paraître aux
spectacles sous peine de graves châtiments canoniques[48]:

  [48] Les contrevenants devaient être interdits et enfermés trois ans
    dans un monastère.

«Nous les y avons souvent exhortés, dit l’empereur, mais sans succès:
Nous ordonnons donc que nul diacre, nul prêtre et, bien plus
expressément, que nul évêque n’assistera jamais aux jeux publics de dés,
ni aux spectacles du théâtre, s’il est croyable qu’il y en ait qui y
assistent; car qui pourrait croire qu’on y voit ceux qui, par
ordination, doivent entretenir un commerce perpétuel avec Jésus-Christ
et attirer sur les fidèles l’Esprit-Saint, ceux dont la tête et les
mains sont consacrées à Dieu par l’onction sainte, afin qu’ils
conservent tous leurs organes exempts de toute souillure?»

Les sévérités de la loi étaient d’autant plus pressantes qu’on voyait
des prêtres ne plus se contenter d’assister aux spectacles, mais encore
embrasser eux-mêmes la profession maudite. «Si quelque ecclésiastique,
dit la loi, déshonore la dignité de son état jusqu’à se faire comédien,
il devient infâme et perd tout privilège clérical.» Cependant on ne le
condamne pas immédiatement et l’on pousse la faiblesse jusqu’à lui
laisser un an pour quitter la scène et rentrer dans le giron de
l’Église.

Justinien défendit encore aux sénateurs et aux grands officiers de
s’unir à des femmes de théâtre; mais il négligea de prêcher d’exemple et
épousa lui-même Théodora, la célèbre comédienne.

L’empire d’Orient échappa en partie aux invasions des barbares; les
spectacles purent donc y subsister sans difficulté. Constantinople fut
envahie par les bouffons, les chanteurs, les danseurs, les farceurs,
etc. Comme par le passé, on vit les prêtres de la religion chrétienne
assister sans scrupule à leurs jeux et les conciles ne cesser de
fulminer contre des spectacles que tous leurs efforts avaient été
jusqu’alors impuissants à déraciner. Le concile de Constantinople in
Trullo, l’an 692[49], défend à tous les ecclésiastiques d’assister ou de
prendre part aux courses de chevaux et aux spectacles des farceurs. Il
interdit aux clercs, sous peine de déposition, et aux laïques, sous
peine d’excommunication, de se trouver aux spectacles et aux combats
contre les bêtes, ou de faire sur le théâtre les personnages de farceurs
et de danseurs. Il ordonne de supprimer divers jeux indécents qui se
faisaient aux jours des Calendes, les danses publiques des femmes, les
déguisements d’hommes en femmes, de femmes en hommes; l’usage des
masques et l’invocation de Bacchus pendant les vendanges, etc.

  [49] Il s’assembla dans le dôme du palais nommé en latin _trullus_.

Qu’étaient devenus les théâtres en Occident depuis l’invasion des
barbares?

Dans les Gaules, en Italie, en Espagne, en Afrique, l’Église n’eut plus
besoin de les proscrire; ils disparurent tout naturellement sous les pas
des Goths et des Vandales. Rome, cependant, échappa quelque temps encore
à une destruction complète, et c’est ce qui explique comment les
spectacles purent s’y maintenir jusqu’au temps du pape Gélase[50], à la
fin du cinquième siècle. Ce pontife ne parvint qu’à grand’peine à faire
cesser les Lupercales; elles duraient encore grâce à l’impudicité qui en
faisait le fond et qui les rendait un des plaisirs favoris de la
populace.

  [50] Il fut pape de 492 à 496.

Sous Justinien, Rome fut prise et pillée par Totila[51]; à partir de ce
moment les représentations théâtrales, derniers vestiges du paganisme,
disparurent complètement.

  [51] En 546.

La Provence, elle aussi, tant qu’elle échappa à l’invasion, conserva ses
comédiens, en dépit de tous les efforts du clergé. En 446, saint
Hilaire, évêque d’Arles, fit enlever les marbres de l’amphithéâtre pour
décorer les églises, il fit briser les statues et ordonna d’en enfouir
les débris, «afin, dit-il, d’ôter à l’idolâtrie tout prétexte de
retour». Cette persistance des spectacles motiva le deuxième concile
d’Arles[52] qui, comme le précédent et sans plus de succès, condamna les
comédiens et les conducteurs de chars dans les jeux publics. Au
commencement du sixième siècle, saint Césaire[53] fulminait encore
contre le théâtre.

  [52] En 452.

  [53] Évêque d’Arles.

L’invasion de la Provence par les Francs mit fin aux représentations
publiques en Occident.




IV

DU SIXIÈME AU QUATORZIÈME SIÈCLE

SOMMAIRE: Premiers essais dramatiques dans les églises.--_La fête des
fous_.--_Les Mystères_.--_Confrérie de la Passion_.


Au fur et à mesure que le monde romain s’écroule sous les invasions
réitérées des barbares, l’Église chrétienne recueille la civilisation
près de disparaître; mais ces arts, ces sciences, ces lettres, qu’elle
sauve d’un irrémédiable naufrage, elle s’en empare et s’en fait la
gardienne exclusive. Puis, les transformant sous l’inspiration de sa
morale et les adaptant à son dogme, elle s’en sert pour dominer toutes
les facultés humaines et édifier la civilisation chrétienne sur les
ruines du polythéisme.

Du sixième au douzième siècle, on traverse une période hiératique;
l’Église est toute-puissante; c’est elle qui a sauvé le monde de la
barbarie, et les peuples reconnaissants acceptent son joug sans
résistance et même avec bonheur.

Nous allons voir se reproduire au moins pendant cette période, en ce qui
concerne le théâtre, les mêmes transformations auxquelles nous avons
assisté en Grèce et en Italie aux époques sacerdotales. Nous allons voir
l’art dramatique renaître dans le sanctuaire et s’y développer peu à
peu, jusqu’au jour où, par la force même des choses, l’Église devenant
impuissante à le retenir, il lui échappera sans retour.

Même à l’époque où les Pères de l’Église et les conciles jetaient leurs
anathèmes contre les spectacles, le christianisme n’avait pu échapper à
ce besoin impérieux de toutes les religions naissantes et il avait dû
céder à cette loi fatale qui le condamnait à se servir du théâtre que
lui-même proscrivait. Dès les premiers siècles de son établissement, on
le voit recourir à ce précieux moyen de séduction et de puissance; il
institue des représentations destinées à faire connaître les mystères du
culte nouveau, à les propager et à donner aux fidèles des enseignements
nobles et élevés.

Noël, la Circoncision, l’Épiphanie, l’Assomption, l’Ascension, la
Pentecôte[54], etc., etc., servent de prétexte à des cérémonies
symboliques qui se célèbrent dans le temple et auxquelles le peuple
accourt en foule.

  [54] Pendant le moyen âge, l’usage s’était établi d’accorder au
    peuple, à l’occasion des principales fêtes de l’année, des immunités
    et des franchises qui rappelaient absolument celles dont jouissaient
    les Grecs aux fêtes Dionysiaques.

«L’Église, a dit M. Magnin[55], faisait appel à l’imagination
dramatique; elle instituait des cérémonies figuratives, multipliait les
processions et les translations de reliques, et instituait enfin ses
offices, qui sont de véritables drames: celui de præsepe ou de la
crèche, à Noël; celui de l’étoile ou des trois rois, à l’Épiphanie;
celui du sépulcre ou des trois Maries, à Pâques, où les trois saintes
femmes étaient représentées par trois chanoines, la tête voilée de leur
aumusse, _ad similitudinem mulierum_, comme dit le Rituel; celui de
l’Ascension, où l’on voyait, quelquefois sur le jubé, quelquefois sur la
galerie extérieure, au-dessus du portail, un prêtre représenter
l’ascension du Christ: toutes cérémonies vraiment mimiques, qui ont fait
longtemps l’admiration des fidèles, et dont l’orthodoxie a été reconnue
par une bulle d’Innocent III... On voit encore le génie naissant du
christianisme s’essayer au drame, soit dans des compositions littéraires
et érudites, soit dans les dialogues des liturgies apostoliques, où le
prêtre, le diacre et le peuple prennent successivement la parole; soit
surtout dans l’établissement de quelques usages presque scéniques, comme
les chants alternatifs pendant les repas communs ou agapes, les danses
pratiquées à de certaines processions et autour des tombeaux des
martyrs; soit enfin dans une foule d’autres coutumes.»

  [55] _Origines du théâtre moderne_.

Le christianisme ne se borna pas dans ses tentatives dramatiques aux
cérémonies figuratives dont nous venons de parler. Dès le sixième
siècle, de véritables jeux scéniques et même l’usage des masques
pénètrent dans certains monastères de femmes; dès les huitième et
neuvième siècles les obsèques des abbés et des abbesses se terminent par
de petits drames funèbres, dont les religieux et les religieuses se
partagent les rôles. Au dixième siècle, on voit fréquemment représenter
dans les couvents les vies de saints et les pieuses légendes des
martyrs. Aux onzième et douzième siècles, le drame ecclésiastique se
déploie dans les cathédrales avec splendeur et magnificence[56].

  [56] Magnin, _Origines du théâtre moderne_.

L’art dramatique n’a donc pas disparu tout entier avec le théâtre
romain; il s’est, il est vrai, complètement modifié et transformé, mais
il n’y a pas eu, à proprement parler, d’interruption entre l’art ancien
et l’art nouveau. Il en résulta que l’influence des fêtes païennes
pénétra dans l’Église chrétienne et que dans maintes coutumes on
retrouve leurs traces profondément marquées.

Les cérémonies pieuses qui avaient lieu dans le temple, et où le clergé
jouait le premier rôle, n’étaient pas toujours en effet des objets
d’édification; à certains jours de l’année, on y ajoutait des
bouffonneries indécentes et les parodies les plus scandaleuses se
mêlaient quelquefois à la célébration du culte.

L’Église supporta pendant des siècles ces spectacles sacrilèges; on ne
s’expliquerait pas cette longue tolérance, si l’on ne savait que sa
politique a toujours été de transformer ce qu’elle ne pouvait détruire.
Les temples du paganisme qui avaient échappé à la ruine, elle les a
bénits, puis s’en est servi pour son propre usage. Elle a agi de même
pour les traditions païennes qui avaient résisté à ses attaques; quand
elle les vit profondément enracinées dans l’esprit du peuple, au lieu de
poursuivre une lutte stérile, elle les adopta et les transforma en
légendes chrétiennes. C’est ainsi que l’on vit figurer dans le culte
catholique ces idolâtries qui rappelaient à s’y méprendre les fêtes de
l’antiquité, les Saturnales, les Calendes, les Lupercales. Les
principaux saints de la religion nouvelle se partagèrent la succession
des divinités de l’Olympe; les fêtes de saint Nicolas, saint Martin,
saint Éloi, sainte Catherine, donnaient lieu à des réjouissances où
revivaient toutes les coutumes du paganisme.

La plus importante de ces fêtes du moyen âge était celle des _Fous_,
appelée aussi fête des _Diacres_, des _Innocents_ ou de l’_Ane_[57],
suivant les époques et les localités. Elle avait pour but de rappeler
aux puissants de la terre que leur supériorité ne serait pas éternelle,
et pendant sa durée tous les rangs ecclésiastiques se trouvaient
confondus[58]. C’était un souvenir évident des Saturnales.

  [57] Il y avait dans la fête de l’Ane un chant qui imitait
    complètement l’«Evoe, Bacche», des adorateurs de Bacchus.

  [58] Elle avait lieu une fois l’an, au mois de décembre, et durait
    plusieurs jours.

La cérémonie se composait d’une espèce de drame liturgique moitié
religieux, moitié burlesque. On dressait le théâtre au milieu même des
églises et l’on y commettait toute espèce de folies. On élisait un
évêque et même quelquefois un pape des fous; on le revêtait d’habits
pontificaux et on le promenait par la ville au son des cloches et des
instruments. Les prêtres se montraient barbouillés de lie et travestis
de la manière la plus ridicule, souvent demi-nus ou couverts de peaux de
cerf; ils entraient dans le chœur en dansant et en chantant des chansons
obscènes, les diacres et les sous-diacres mangeaient des boudins et des
saucisses sur l’autel, devant le célébrant; ils jouaient, sous ses yeux,
aux cartes, aux dés, à la pomme, aux boules, enfin ils brûlaient dans
les encensoirs des morceaux de vieilles savates et lui en faisaient
respirer l’odeur[59].

  [59] Millin.--La fête des fous ne fut définitivement supprimée qu’en
    1547.

Les jeunes clercs, les sous-diacres officiaient publiquement à la place
des prêtres. Ensuite, «ils se promenaient dans des chariots par les
rues, et montaient sur des échafauds, chantant toutes les chansons les
plus vilaines et faisant toutes les postures et toutes les bouffonneries
les plus effrontées[60].» Le clergé ne jouait pas seul un rôle dans ces
grotesques parodies, les laïques étaient souvent admis à y prendre part.

  [60] Mézeray.

Ce ne fut pas seulement dans les cathédrales et dans les collégiales
qu’eut lieu cette fête impie; elle avait pénétré dans les monastères des
deux sexes, et le jour de sa célébration on y autorisait les plus
coupables folies; les religieuses elles-mêmes se déguisaient avec une
grande indécence[61].

  [61] Les bas-reliefs obscènes qui se trouvent sculptés en si grand
    nombre sur les murs des cathédrales, et où les prêtres eux-mêmes ne
    sont pas plus respectés que la décence, témoignent encore des excès
    que le clergé tolérait pendant ces jours de fête.

Ces bouffonneries étranges, et qu’on a peine à s’expliquer aujourd’hui,
avaient cependant leur raison d’être; elles rompaient la monotonie de la
vie du cloître et le peuple, gémissant sous la glèbe, frappé sans cesse
par les maladies, la famine et la guerre, y trouvait une utile diversion
à sa misère et à ses maux.

En dehors de ces fêtes qui n’étaient qu’accidentelles, en dehors des
cérémonies pieuses données fréquemment dans les couvents et les églises,
il n’y eut en fait d’art dramatique pendant la plus grande partie du
moyen âge que les farces grossières des bateleurs.

A côté du théâtre religieux créé par l’Église et resté entièrement sous
sa domination, il existait en effet un théâtre populaire. Après la
disparition des spectacles sous les invasions des barbares, les jeux des
carrefours n’avaient pas complètement disparu; les mimes, en petit
nombre, il est vrai, avaient continué leurs danses et leurs farces, et
on les vit pendant plusieurs siècles errer de province en province et
«porter la semence de cette mauvaise plante que le christianisme avait
arrachée»[62].

  [62] Riccoboni, _Réflexions historiques et critiques sur les théâtres
    de l’Europe_.

A l’époque de Charlemagne ils reparurent en grand nombre; ils venaient
de l’Orient, où leurs jeux s’étaient perpétués sans interruption.

Pendant les dixième, onzième et douzième siècles, on continua à ne
rencontrer en fait de comédiens que des danseurs et des jongleurs; les
uns faisaient métier de réjouir le peuple par des sauts périlleux et des
postures ridicules; les autres se rendaient dans les maisons
particulières et contribuaient à l’agrément des festins par leurs chants
et leurs danses. Ces spectacles suffisaient à l’imagination des peuples.

A partir du treizième siècle, il n’en est plus ainsi et nous allons voir
le drame moderne se dégager peu à peu de la pensée religieuse qui lui a
donné naissance.

De même qu’en Grèce le grand nombre des initiés avait forcé les prêtres
à quitter le temple et à transporter leurs rites mystérieux dans le
terrain sacré qui l’entourait, de même, au moyen âge, le clergé fut
insensiblement amené à représenter hors de l’église certains drames
liturgiques dont la pompe et l’éclat attiraient une grande affluence et
pour lesquels l’espace restreint du sanctuaire devenait insuffisant. On
les joua d’abord sur les parvis ou dans les cimetières, qui toujours
entouraient les églises.

Ces représentations obtenant le plus grand succès, et le nombre des
personnages qui y prenaient part augmentant sans cesse, il fallut
recourir au concours des laïques. Le clergé choisit lui-même des acteurs
parmi les fidèles, et peu à peu il organisa des confréries qu’il
conviait à lui prêter assistance et au besoin à le suppléer.

C’était le premier pas vers l’émancipation du théâtre. Les confréries
allaient se trouver entraînées tout naturellement à s’approprier le
genre auquel on les exerçait, et à jouer pour leur propre compte.

Quand l’Église comprit que le théâtre était sur le point de lui
échapper, loin d’opposer à cette évolution inévitable une résistance
inutile, elle se mit elle-même à la tête du mouvement; puisqu’il devait
y avoir un théâtre, elle résolut de le faire sien et de s’en servir pour
étendre son influence et sa domination. Elle transporta donc au dehors
les spectacles religieux qui jusqu’à ce moment n’avaient eu lieu que
dans les églises, les couvents et les cimetières; mais elle remplaça de
simples récits bibliques par des dialogues auxquels elle donna un
développement beaucoup plus considérable; elle les transforma ainsi en
véritables drames, destinés à montrer au peuple les mystères de la
religion, à éclairer ces âmes naïves et confiantes, et à frapper leur
imagination enfantine.

On joua d’abord les divers épisodes de la vie du Christ, la fuite en
Égypte, la Passion, le martyre et les miracles des saints, enfin les
événements remarquables arrivés aux Croisés pendant leur séjour en Terre
sainte[63].

  [63] On ne se piquait pas dans ces spectacles d’une pudeur excessive.
    Dans le Mystère de sainte Barbe, celle-ci était dépouillée nue sur
    la scène; fréquemment certains rôles figuratifs consistaient à être
    tout nus.

Le peuple prenant le plus vif plaisir à ces Mystères, un certain nombre
de bourgeois se réunirent pour les représenter régulièrement, et dans ce
but ils louèrent au bourg de Saint-Maur un terrain commode où ils
élevèrent un théâtre. Ils jouaient tous les dimanches et jours de fête
des scènes du Nouveau Testament. Avant de commencer, un acteur
s’avançait sur le devant de l’estrade et annonçait ainsi le spectacle au
public: «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, nous allons
représenter devant vous..., etc.» Tous les Mystères se terminaient par
ces mots: «_Te Deum laudamus._»

Ces bourgeois vivaient en si bonne intelligence avec l’Église, que les
curés de Paris avancèrent la grand’messe et retardèrent l’heure des
vêpres pour que le clergé pût assister aux représentations[64]; on vit
même pendant fort longtemps des ecclésiastiques prendre part à ces
divertissements dramatiques, et monter eux-mêmes sur la scène[65].

  [64] M. Magnin cite un manuscrit du quinzième siècle (Bibliothèque
    nationale) qui contient quarante drames ou miracles, tous en
    l’honneur de la Vierge, tous précédés ou suivis du sermon, qui leur
    servait de prologue ou d’épilogue.

  [65] Un jour, à Metz, Monseigneur Nicolle, curé de Saint-Victor,
    faillit mourir en croix. Jean de Nicey, chapelain de Métrange, en
    jouant Judas, se pendit si maladroitement, qu’on ne le sauva qu’à
    grand peine. (Fournel, _Curiosités théâtrales_.)

A une époque où le ciel et l’enfer étaient le but unique et constant des
préoccupations du peuple, les Mystères causèrent une ivresse
universelle. Malheureusement, cet enthousiasme amena quelquefois des
troubles, et en 1398 le prévôt de Paris interdit les représentations de
Saint-Maur.

Les artistes coururent implorer la justice de Charles VI. Ce prince fit
donner une représentation en sa présence; il en sortit tellement
satisfait, qu’aussitôt, «par des lettres et chartes bien et dûment
scellées en lacs de soie et cires vertes», il constitua les acteurs en
société régulière sous le titre de _Confrères de la Passion_, et il leur
accorda «permission perpétuelle de représenter tels Mystères qu’il leur
conviendrait». Il était enjoint au prévôt de Paris, ainsi qu’à tous les
autres officiers, de ne les molester en aucune façon.

Cette autorisation royale marque bien nettement le moment où l’art
dramatique sort enfin de l’Église qui lui a donné asile depuis près de
huit siècles, pour entrer définitivement dans le domaine séculier.

Autorisés par les lettres du roi à établir leur industrie à Paris, les
Confrères y transportèrent leur théâtre en 1402 et l’y établirent dans
l’hôpital de la Charité, qu’ils louèrent aux Prémontrés[66].

  [66] Cette maison avait été bâtie hors de la porte de Paris, du côté
    de Saint-Denis, par deux gentilshommes allemands, pour recevoir les
    pèlerins et les pauvres voyageurs. Les confrères construisirent dans
    la grande salle de cet hôpital un théâtre et ils y jouèrent leurs
    pièces. Il se forma, dans la suite, différentes confréries dans
    plusieurs villes du royaume. Le Mystère de la Passion se célèbre
    encore aujourd’hui tous les dix ans à Oberammergau, dans la haute
    Bavière; il y a environ quatre cents acteurs qui représentent les
    principaux événements de l’Écriture, depuis l’expulsion d’Adam et
    Ève du Paradis terrestre jusqu’à la résurrection de Jésus-Christ.




V

DU TREIZIÈME AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

SOMMAIRE: Opinion de l’Église sur le théâtre.--Les
_Scolastiques_.--L’Église de France maintient contre les
comédiens les censures prononcées par les premiers conciles.--Le
gallicanisme.--Philippe-Auguste.--Saint Louis.--Les _Clercs de la
basoche_.--Les _Enfants sans-souci_.--Mélange du sacré et du
profane.--Intervention de l’Église.--Léon X.--La Réforme.--Sévérité des
Parlements contre le théâtre.--On interdit les pièces sacrées aux
_Confrères de la Passion_.--Les _Confrères_ achètent l’hôtel de
Bourgogne.--Renaissance du théâtre.--Jodelle.--Règne d’Henri III.--_Gli
Gelosi._--Les _Confrères_ renoncent au théâtre et cèdent leur
privilège.--Troupe de l’hôtel de Bourgogne.--Henri IV.--Isabella
Andreini.


Comment l’Église pouvait-elle concilier cet établissement progressif
d’un théâtre, qui était exclusivement son œuvre, avec les anathèmes si
nettement formulés par les saints Pères et les conciles contre les
spectacles et les comédiens?

Il est bien évident qu’elle ne se frappait pas elle-même et qu’elle ne
considérait à aucun degré le drame religieux, sous quelque forme qu’on
le représentât, comme rentrant dans la catégorie qu’elle avait proscrite
si sévèrement. Il en fut ainsi tant que le théâtre resta sous sa tutelle
absolue. Quand il eut échappé à ses mains affaiblies, elle ne modifia
pas sensiblement son opinion, et, si elle le regarda avec moins de
bienveillance, elle ne jugea point tout d’abord qu’il fût digne de ses
rigueurs.

Du reste, au treizième siècle, une école religieuse des plus célèbres se
sépara nettement de l’opinion des Pères de l’Église. Les
Scolastiques[67] soutinrent que l’on devait regarder le théâtre, sinon
avec faveur, du moins avec indifférence, et presque tous furent d’avis
de lui faire grâce. Albert le Grand, le fondateur de l’école, saint
Thomas[68], saint Bonaventure, saint Antonin, sont unanimes[69]. Ils
reconnaissent que les divertissements sont nécessaires à l’homme et
qu’on peut les autoriser, pourvu toutefois qu’ils se maintiennent dans
les bornes d’une honnête réserve.

  [67] On désigne par Scolastiques les maîtres renommés qui enseignaient
    dans leurs écoles la théologie et la philosophie. A une époque où
    les manuscrits étaient rares et hors de prix, le seul moyen de
    s’instruire était de faire partie d’une université.

  [68] «L’emploi des comédiens institué pour donner quelque délassement
    aux hommes n’est pas en soi illicite, dit saint Thomas, ils ne sont
    point dans l’état de péché, pourvu qu’ils usent honnêtement de leurs
    talents, c’est-à-dire qu’ils évitent les mots et les actions
    défendus et qu’ils ne représentent point dans les temps qui ne sont
    point permis.»

  [69] Un des plus célèbres cependant, Alexandre d’Alès, sous qui saint
    Bonaventure étudiait vers l’an 1240, se sépare des autres auteurs de
    la même école. Il considère que les jeux portent d’ordinaire au mal,
    qu’ils ont toujours passé pour infâmes, et il les condamne comme ils
    ont toujours été condamnés pendant les douze premiers siècles.

Du moment que l’on admettait la légitimité des spectacles, ceux qui les
représentaient ne devaient plus encourir de châtiments canoniques.

Depuis la suppression du théâtre païen, qu’était-il advenu des censures
prononcées contre les histrions? Avaient-elles été formellement
dénoncées, ou s’étaient-elles trouvées tout naturellement abrogées? Dans
tous les pays de l’Europe elles étaient tombées en désuétude; en France
seulement elles existaient comme par le passé; mais au lieu de les
appliquer à ces représentations sacrilèges données dans les églises, et
qui rappelaient si bien le paganisme, on les réservait uniquement aux
tréteaux populaires, et à ces farces ridicules qui faisaient la joie des
carrefours.

Cependant depuis le sixième siècle les censures des premiers conciles
n’avaient plus de raison d’être, puisque l’idolâtrie avait disparu,
qu’elles concernaient des histrions païens et que tout le monde était
chrétien.

Les vielleurs, jongleurs, tabarins, farceurs, truands, danseurs de
corde, vendeurs d’orviétan, montreurs d’ours, singes et chiens savants,
qui couraient les villes et les campagnes et amusaient le peuple, ne
ressemblaient en aucune façon aux histrions de la Rome impériale. Quel
rapport pouvait-on établir entre leurs bouffonneries et les sanglantes
hécatombes des jeux du cirque, les obscénités du théâtre romain? En quoi
leurs jeux rappelaient-ils l’idolâtrie et les fêtes religieuses du
paganisme?

Le genre des farceurs était bas, il est vrai, leurs plaisanteries
souvent grossières, mais ces spectacles étaient fort bien appropriés à
des populations encore barbares et pour lesquelles un genre plus raffiné
eût été lettre morte. Si on pouvait leur reprocher de ne pas toujours
suffisamment respecter la décence et de donner au peuple le goût de la
dissipation et du plaisir, c’étaient là de minces griefs et qui
assurément ne motivaient pas les peines rigoureuses infligées pendant
les premiers siècles.

Aussi s’explique-t-on fort bien comment ces châtiments canoniques
avaient cessé d’être en vigueur dans toute l’Europe. En France au
contraire ils subsistaient plus que jamais; l’autorité spirituelle et
l’autorité séculière se trouvaient d’accord pour les maintenir, et nous
allons voir pour quelles raisons.

Les bateleurs qui, au temps de Charlemagne, rapportèrent d’Orient les
farces et les jeux burlesques, furent reçus à bras ouverts. Charmés de
ces spectacles qu’ils ne connaissaient plus, le peuple et les grands les
suivaient avec empressement. Agobard se plaint qu’on laisse mourir les
pauvres de faim et qu’on comble de biens les histrions.

L’Église de France ne vit pas reparaître sans une certaine inquiétude
ces comédiens dont elle avait gardé si mauvais souvenir. Ce sentiment ne
fit que s’accentuer quand elle s’aperçut que son clergé ressentait
encore pour eux cette passion excessive dont il avait autrefois donné
tant de preuves et qui avait si longtemps résisté à toutes les censures.
Elle s’effraya de le voir fréquenter assidûment des représentations dont
trop souvent la décence était bannie, et où l’on parodiait même
quelquefois les cérémonies religieuses[70]. Les conciles au neuvième
siècle en prirent prétexte pour interdire sévèrement à tous les membres
du clergé d’entretenir aucuns rapports avec les comédiens[71]; cette
interdiction se comprenait d’autant mieux, que leur situation canonique
ne s’était pas modifiée.

  [70] Sous Louis le Débonnaire (778-839), des bouffons jouèrent des
    farces revêtus d’habits religieux; ils furent punis par le
    bannissement et des peines corporelles.

  [71] Le concile de Chalon-sur-Saône, en 813, défend aux
    ecclésiastiques d’assister aux spectacles sous peine de suspense. On
    lit dans son neuvième canon: «Les prêtres doivent s’éloigner de tous
    les objets qui ne font que charmer les oreilles ou surprendre les
    yeux par des apparences vaines et pernicieuses, et ils ne doivent
    pas seulement rejeter et fuir les comédies, les farces et les jeux
    déshonnêtes, mais ils doivent encore représenter aux fidèles
    l’obligation où ils sont de les rejeter et de les fuir.»

    Le concile de Paris, tenu en 829, établit que tous les chrétiens
    sont obligés de ne point écouter les bouffonneries et les farces, à
    plus forte raison, ajoute-t-il, les ministres du Seigneur
    doivent-ils fuir les discours extravagants et déshonnêtes des
    histrions. Les conciles de Mayence, de Tours, de Reims, font les
    mêmes défenses.

Elle se perpétua même tout naturellement, par suite de l’attitude que
prit le clergé de France. Pour se protéger contre les empiétements des
papes et se mettre à l’abri des changements qu’ils apportaient sans
cesse à la discipline, les évêques venaient de jeter les fondements du
gallicanisme: ils déclarèrent immuables tous les canons promulgués par
les premiers conciles jusqu’au huitième siècle et qui étaient passés
dans les coutumes de l’Église de France[72]. Du moment qu’on adoptait
les canons de ces conciles, il n’y avait pas de raison de rejeter ceux
qui concernaient les comédiens; ils se trouvèrent donc tout
naturellement reproduits; mais il fut implicitement reconnu et admis
qu’ils ne concernaient que le théâtre populaire et qu’ils ne pouvaient
s’appliquer qu’aux seuls bateleurs dont les jeux, aux yeux de certains
esprits, rappelaient ceux du paganisme.

  [72] Les papes pendant de longs siècles s’efforcèrent d’étendre leur
    domination sur toute l’Europe; la société civile résista de son
    mieux contre un envahissement qui menaçait de la faire disparaître,
    et la lutte en général aboutit à des transactions entre le pouvoir
    spirituel et le pouvoir temporel. Vers le milieu du neuvième siècle,
    au moment où parurent les _fausses décrétales_ d’Isidore, la cour de
    Rome cherchait encore par tous les moyens à accroître son autorité
    et à diminuer celle des évêques, qui subissaient trop l’influence
    des princes dont ils dépendaient. Dans ce but, le Saint-Siège
    décréta que les décisions des synodes particuliers n’auraient de
    valeur qu’autant qu’ils auraient reçu son approbation. Les prélats
    de France s’élevèrent contre cette prétention et, pour se protéger,
    «ils déclarèrent s’en rapporter à l’ancien droit, aux anciens canons
    de l’Église universelle, aux lois et aux libertés compétant aux
    évêques et aux conciles des divers pays et royaumes, d’après la
    pratique et la théorie des huit premiers siècles», et ils refusèrent
    de reconnaître les lois, les décrets et les décisions plus modernes
    des papes, s’ils n’étaient pas d’accord avec les anciens droits,
    coutumes et usages existant en France. C’est là la source des
    libertés gallicanes.

L’Église du reste ne pouvait regarder avec faveur cette race nomade et
vagabonde, qui vivait dans le désordre et la débauche, et, en dehors
même de leur profession, elle était appelée à traiter les comédiens avec
une certaine sévérité. Dans la pratique cependant elle usa vis-à-vis
d’eux d’une très large tolérance, qui ne fit que s’accentuer jusqu’au
dix-septième siècle.

L’État, bien plus encore que l’Église, déployait ses rigueurs contre ces
histrions qui ne lui inspiraient aucune confiance. Leur grand nombre,
leur absence de scrupules, l’enthousiasme incroyable qu’excitaient leurs
bouffonneries, les firent à plusieurs reprises considérer comme un
danger public. Déjà sous Charlemagne, l’empereur reproduisant la loi
romaine, les avait mis au nombre des personnes infâmes et il ne leur
était pas permis de présenter une accusation en justice.

Philippe-Auguste prit contre eux des mesures plus sévères encore. «Il
signala sa piété, dit Mézeray, par l’expulsion des comédiens, jongleurs
et farceurs, qu’il chassa de sa cour comme gens qui ne servent qu’à
flatter et à nourrir les voluptés et la fainéantise, à remplir les
esprits oiseux de vaines chimères, qui les gâtent, et à causer dans les
cœurs des mouvements déréglés que la sagesse et la religion nous
commandent si fort d’étouffer. Les princes avaient accoutumé de faire de
beaux présents à ces gens-là et de leur donner leurs plus précieux
habits; mais lui étant persuadé, comme le dit Rigord, son historien, que
donner aux histrions, c’était sacrifier au diable, aima mieux suivre
l’exemple du saint et charitable Henry Ier, qui avait fait vœu de vendre
les siens pour en employer l’argent à nourrir et entretenir les
pauvres.»

Saint Louis, «dont les seules délices étaient le chant des psaumes», ne
se montra pas plus favorable pour les farceurs; il les considérait comme
«une peste publique capable de corrompre les mœurs de tous ses sujets»,
et il s’efforça de les chasser du royaume.

Cependant le théâtre créé par l’Église n’avait pas tardé à dégénérer et
à sortir des bornes qui lui avaient été fixées. Les _Confrères de la
Passion_, après avoir joui paisiblement et sans conteste du privilège
qui leur avait été octroyé, virent bientôt paraître des concurrents. Les
_Clercs de la basoche_ obtinrent à leur tour la permission de jouer en
public; mais, pour ne pas empiéter sur le genre de leurs devanciers, au
lieu de représenter Dieu, la Vierge et les Saints, ils personnifièrent
les Vertus et les Vices. Peu après, une troisième compagnie se forma;
elle se composait de jeunes gens qui prirent le nom d’_Enfants
sans-souci_.

Le peuple, fatigué des pièces liturgiques, abandonna les Confrères pour
courir à leurs concurrents. Dans l’espoir de ramener leur clientèle, et
pour rendre leurs pièces plus attrayantes, les Confrères modifièrent
leur genre; ils mêlèrent à leurs cantiques des chants profanes et des
farces grotesques aux mystères sacrés. Froissard raconte que les
spectateurs, loin de s’en plaindre, y vinrent plus nombreux que jamais.
Ce mélange du sacré et du profane n’était pas nouveau; nous l’avons vu
se perpétuer dans les temples mêmes depuis la fin du paganisme.

Quand l’Église vit le théâtre s’emparer de ces bouffonneries
mi-religieuses, mi-profanes, dont elle avait eu jusqu’alors le monopole,
elle fit un retour sur elle-même et elle s’aperçut un peu tard, il est
vrai, des graves inconvénients qu’entraînait sa participation aux scènes
sacrilèges qui souillaient les églises. Depuis longtemps déjà, il faut
le reconnaître, bien des conciles et des synodes s’étaient élevés contre
ces spectacles indécents, mais sans succès[73]; les évêques dans leurs
diocèses, les curés dans leurs paroisses, les abbés dans leurs couvents,
n’osaient affronter l’opposition du bas clergé et du peuple. Ce ne fut
qu’au quinzième siècle que, la civilisation gagnant du terrain, et les
esprits devenant plus éclairés, on se décida à prendre des mesures
énergiques.

  [73] Plusieurs conciles en effet défendent les déguisements, les
    masques, les danses, les chansons indécentes dans les églises. Au
    onzième siècle, le pape Eugène II prescrit aux prêtres d’avertir les
    hommes et les femmes, qui se réunissent à l’église les jours de
    fête, de ne point former des chœurs de danse en sautant et en
    chantant des paroles obscènes, à l’imitation des païens. En 1215, un
    concile de la province de Bordeaux interdit sous peine
    d’excommunication les danses qui se faisaient le jour de la fête des
    fous, ainsi que le sacre dérisoire des évêques. Les Conciles de Bude
    en Hongrie (1279), de Cologne (1280), de Nîmes (1284), de Bayeux
    (1300), de Strasbourg (1310), de Nicosie (1353), prononcent les
    mêmes peines.

Le concile de Bâle[74], en particulier, s’éleva avec force contre ces
turpitudes. Il est probable cependant que l’Église serait restée
impuissante à les faire disparaître, si l’autorité royale ne lui était
venue en aide. Sous le règne de Charles VII, le roi fit appliquer
sévèrement dans ses États le décret du concile de Bâle, et en 1444 il
invita la Faculté de théologie de Paris à écrire aux évêques pour les
adjurer de détruire la scandaleuse superstition connue sous le nom de
fête des fous, «détestable reste de l’idolâtrie des païens et du culte
de l’infâme Janus[75]».

  [74] Le concile de Bâle, en 1435, se plaint qu’à certaines fêtes on
    voit dans les églises des gens en habits pontificaux, avec une
    crosse et une mitre, donner la bénédiction comme les évêques; que
    quelques-uns représentent des jeux de théâtre, font des mascarades
    et des danses d’hommes et de femmes. Le concile ordonne aux évêques,
    aux doyens et aux curés, sous peine de suspense et de privation de
    leurs revenus ecclésiastiques pendant trois mois, de ne pas
    permettre à l’avenir de semblables bouffonneries. Le synode
    diocésain de Sens (1524), celui de Chartres (1538), le concile de
    Sens, en 1528, font les mêmes défenses.

  [75] En réponse à la lettre de la Faculté de théologie, un prédicateur
    osa soutenir en chaire que la fête des Fous était aussi agréable à
    Dieu que celle de la Conception de la Vierge. Malgré l’intervention
    royale, ces coutumes duraient encore au dix-septième siècle dans
    certains diocèses.

A mesure que l’Église retirait sa protection aux fêtes des Fous, de
l’Ane, etc., les laïques s’emparaient de ces parodies et ils formaient
ces associations joyeuses en si grand nombre dont les souvenirs durent
encore dans certaines provinces de France[76].

  [76] Il y en avait dans presque toutes les villes.

Ce ne fut pas seulement contre les représentations scandaleuses dans les
églises que le clergé de France eut à sévir, la passion que les
ecclésiastiques éprouvaient pour les jeux du théâtre, avait causé de
grands désordres. On voyait sans cesse des clercs, des prêtres, des
évêques, non seulement fréquenter assidûment des spectacles qui les
détournaient de leurs devoirs professionnels, mais encore s’y mêler et
se laisser entraîner à des fréquentations indignes de leur caractère.
Lorsque les prêtres disaient leur première messe, on faisait venir dans
l’église des bouffons, des joueurs d’instruments et des farceurs de tous
genres[77]. Les jours de fête de certaines confréries, il était d’usage
de se rendre, avec des images pieuses attachées sur des bâtons, aux
maisons des laïques; ces processions burlesques étaient composées de
prêtres, de femmes et de danseurs[78]. Rien n’était plus commun que de
voir des clercs monter sur le théâtre en compagnie d’histrions[79]. Tous
ces usages furent rigoureusement proscrits[80].

  [77] Le concile de Béziers, en 1233, interdit aux moines de vendre du
    vin dans l’enceinte du monastère et d’introduire sous ce prétexte
    des gens infâmes, des histrions et des jongleurs.

    Un concile tenu à Paris vers 1515 défend aux clercs d’assister aux
    jeux de théâtre, de se trouver aux assemblées où l’on chante des
    chansons galantes et déshonnêtes, et où l’on fait des danses
    obscènes; il leur interdit également les mascarades, les jeux de
    théâtre, enfin de faire le métier de comédiens, de bouffons, de
    jongleurs.

  [78] Les statuts synodaux du diocèse de Beauvais en 1554, ceux du
    diocèse de Soissons en 1561, interdisent sévèrement ces farces
    sacrilèges.

  [79] En 1579 ce scandale subsistait encore; l’assemblée du clergé de
    France, tenue à Melun la même année, interdit aux clercs la
    profession du théâtre sous les peines les plus sévères.

  [80] Le synode de Paris, en 1557, les défend sous peine
    d’excommunication et d’une amende arbitraire, et il ordonne aux
    prêtres de ne prendre aucune part à ces folies.

Il est du reste à remarquer que jusqu’à la fin du dix-septième siècle
les conciles et les synodes tenus en France ne frappent pas plus le
théâtre que les comédiens; ce qu’ils condamnent, c’est l’abus dans
lequel on est tombé, ce sont les représentations sacrilèges, ce sont les
rapports intimes et constants du clergé avec des histrions d’une
moralité moins que douteuse. Nous avons déjà vu le même fait se produire
pendant les premiers siècles; c’est le peu de retenue des clercs et
l’indifférence dédaigneuse avec laquelle ils accueillent les censures
ecclésiastiques, qui forcent l’Église à conserver vis-à-vis des
histrions une attitude hostile.

Ce n’était pas seulement le bas clergé que possédait la passion des
spectacles, les plus hauts dignitaires de l’Église s’en montraient
souvent partisans acharnés. Dès l’an 1500 les papes avaient à Rome un
théâtre splendide.

Léon X témoignait pour l’art dramatique un goût excessif[81]. En 1516 le
cardinal Bertrand de Bibbiena fit jouer devant lui la _Calandra_,
comédie satirique, immorale et impie, dont l’auteur était un abbé. Le
Saint-Père déployait une magnificence sans pareille dans les spectacles
qu’il laissait représenter dans son palais. Il fit venir, de Florence à
Rome, les acteurs qui jouaient la _Mandragore_, de Machiavel, avec tous
les costumes et les décors, et il donna au Vatican, en présence de la
cour pontificale, une représentation de cette comédie si spirituelle,
mais également si licencieuse; l’on y voit des moines se laisser
corrompre à prix d’argent, et se servir de leur ministère pour favoriser
les plus honteux désordres[82].

  [81] Léon X (Jean de Médicis) (1475-1521); il monta sur le trône
    pontifical en 1513.

  [82] Saint Charles Borromée, qui vivait en Italie au seizième siècle,
    ne permit pas d’abord les spectacles: «Nous avons trouvé à propos,
    dit-il, dans le concile de Milan, d’exhorter les princes et les
    magistrats, de chasser de leurs provinces, les comédiens, les
    farceurs, les bateleurs et autres gens semblables de mauvaise vie et
    de défendre aux hôteliers et à tous autres, sous de grièves peines,
    de les recevoir chez eux.» Il interdit également aux ecclésiastiques
    d’assister jamais aux jeux de spectacle, et dans le troisième synode
    de Milan, il ordonne encore aux prédicateurs de reprendre avec force
    ceux qui suivent les spectacles et de ne pas cesser de représenter
    aux peuples «combien ils doivent détester et avoir en exécration les
    jeux, les spectacles et autres semblables badineries, qui sont des
    restes du paganisme, qui sont contraires à la discipline chrétienne,
    et qui sont les sources de toutes les calamités publiques dont les
    chrétiens sont affligés».

    La rigueur de l’évêque s’atténua cependant, car il permit aux
    comédiens de Milan de représenter des comédies dans son diocèse en
    observant les règles prescrites par saint Thomas; ils s’engagèrent
    par serment à respecter dans leurs pièces l’honnêteté et la décence.

Plus d’un évêque suivait l’exemple du pape. En 1518, quand Henri II fit
son entrée solennelle à Lyon, le cardinal de Ferrare, primat des Gaules,
archevêque de Lyon, donna en l’honneur du roi une représentation
dramatique et lyrique.

Quel que pût être le goût que certains prélats éprouvaient pour le
théâtre, le grand événement qui s’était passé au commencement du
seizième siècle contribua à pousser l’Église de France dans la voie du
rigorisme; elle ne voulut pas montrer moins d’austérité que la Religion
réformée qui proscrivait sévèrement tous les vains amusements[83], et
elle redoubla de rigueur contre les abus qu’elle avait laissés se
glisser parmi ses membres.

  [83] On lit dans la Discipline des protestants en France, chapitre
    XIV, art. 28: «Les momeries et bateleries ne seront point
    souffertes, ni faire le Roy boit, ni le Mardi gras: semblablement
    les joueurs de passe-passe, tours de souplesse et marionnettes. Et
    les magistrats chrétiens exhortez ne les souffrir, d’autant que cela
    entretient la curiosité et apporte de la dépense et perte de temps.
    Ne sera aussi loisible aux fidèles d’assister aux comédies,
    tragédies, farces, moralités et autres jeux joués en public ou en
    particulier, vu que de tout temps cela a été défendu entre les
    chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs.»

Dès que le théâtre eut échappé à sa tutelle et abandonné le genre
religieux dans lequel elle avait voulu le maintenir, l’Église tout
naturellement s’en désintéressa; non seulement elle lui retira la
protection dont elle avait jusqu’alors couvert tous ses écarts, mais
encore, oubliant qu’il était exclusivement son œuvre, elle l’assimila
aux farces populaires et elle frappa tous ceux qui montaient sur la
scène des censures qui déjà pesaient, au moins théoriquement, sur les
jongleurs et les bateleurs.

Livré à lui-même, le théâtre eut à supporter maintes traverses. Si les
rois de France ne lui ménagèrent pas les encouragements, s’ils donnèrent
sans cesse à ses interprètes des marques irrécusables de leur
bienveillance, les parlements au contraire témoignèrent toujours aux
comédiens l’hostilité la plus caractérisée; considérant les canons des
premiers conciles comme ayant force de loi en France, ils adoptèrent la
théorie de l’Église en ce qui concernait les gens de théâtre et ils y
restèrent fidèles jusqu’en 1789; non seulement ils les regardèrent comme
exerçant une profession infâme, mais ils leur suscitèrent des querelles
à tout propos.

Dès le quinzième siècle le Parlement de Paris s’était élevé contre la
licence des comédiens; ils ne se contentaient pas en effet d’attaquer
les personnes privées, ils ne ménageaient pas davantage le gouvernement
et leurs pièces étaient devenues de véritables satires politiques. Les
Clercs de la basoche en particulier avaient pris de telles libertés
qu’on dut les réprimer par des ordonnances; il leur fut interdit de
jouer aucune pièce qui n’eût été examinée et approuvée par des
commissaires du Parlement. Comme ils continuaient à mériter les
censures, un arrêt du 14 août 1442 leur infligea plusieurs jours de
prison au pain et à l’eau. Le 19 juillet 1477, le roi de la basoche et
ses grands officiers, persistant dans leurs errements, furent condamnés
aux verges par tous les carrefours, à la confiscation et au
bannissement.

Heureusement pour les comédiens, Louis XII abrogea tous les arrêts qui
les concernaient.

En 1541, on s’aperçut que les aumônes étaient moins abondantes que par
le passé; le Parlement attribua cette diminution des recettes à
l’établissement des théâtres, où se dissipait l’argent du peuple; pour
indemniser les pauvres, il condamna les Confrères de la Passion «à leur
bailler mille livres tournois, sauf à ordonner dans l’avenir plus grande
somme». C’est la première idée du droit des pauvres.

Peu de temps après, les jeux des bateleurs et jongleurs étaient
interdits parce que leurs représentations avaient pris un tel
développement, que le peuple y perdait son temps et y dépensait son
argent au lieu de le donner à la boîte des pauvres[84].

  [84] L’arrêt du Parlement de Paris est du 12 novembre 1543. Il y a de
    semblables arrêts du 6 octobre 1584, du 10 décembre 1588.

Nous avons vu les Confrères, pour garder leur clientèle, mêler des
représentations profanes aux pièces sacrées. L’Église, après avoir si
longtemps cultivé ce genre mi-burlesque, mi-religieux, venait de le
proscrire; aussi n’entendait-elle pas le laisser adopter par d’autres et
elle demanda à l’autorité civile d’intervenir.

Le Parlement partagea sa susceptibilité, et en 1541 il interdit «sous de
grièves peines» la continuation des représentations. L’arrêt allègue,
pour motiver sa sévérité, que ces farces ou comédies dérisoires sont
choses défendues par les saints canons, qu’elles font dépenser de
l’argent mal à propos aux bourgeois et aux artisans de la ville, enfin
que les réunions qu’elles provoquent donnent lieu à des parties
«d’assignation d’adultère et de fornication».

Il est juste de dire que les représentations des Confrères ne se
passaient pas toujours dans un calme parfait; depuis le genre profane
qu’ils avaient adopté, les assemblées étaient devenues des plus
tumultueuses, et il allait en résulter pour eux d’assez graves
inconvénients.

En 1545, les religieux de l’hôpital de la Trinité, fatigués du scandale
presque incessant qu’occasionnaient les mystères et les farces, prièrent
les comédiens d’aller chercher fortune ailleurs. La salle de la Passion
fut transformée en logements pour les pauvres.

Les Confrères expulsés se réfugièrent à l’hôtel de Flandre, mais ils ne
purent y rester. Fatigués de ces pérégrinations et désireux d’y mettre
un terme, ils résolurent d’acheter un terrain pour être maîtres chez
eux. A force de sollicitations, et malgré l’opposition du Parlement, ils
obtinrent en 1548 la permission d’acquérir l’ancien hôtel des ducs de
Bourgogne. Ce n’était plus qu’une masure, mais ils surent en tirer parti
et bientôt leur nouveau théâtre fut achevé. Sur la façade on voyait un
écusson en pierre que deux anges soutenaient et sur lequel était
sculptée une croix avec les instruments de la Passion.

Dès qu’elle fut installée dans son nouveau local, la Confrérie sollicita
du Parlement l’autorisation de continuer à représenter les mystères.
Elle demandait en outre que, conformément à son privilège primitif on
fît défense à tous autres comédiens de jouer à l’avenir «tant en la
ville que faubourgs et banlieue de Paris».

L’interdiction des sujets sacrés fut provoquée par le procureur général
du Parlement; il déclara qu’il y avait dans ces représentations
«plusieurs choses qu’il n’était pas expédient de déclarer au peuple,
comme gens ignorants et imbéciles qui pourraient en prendre occasion de
judaïsme, à faute d’intelligence.» En conséquence, la Cour défendit
formellement aux Confrères de jouer à l’avenir aucuns mystères sacrés
«sous peine d’amende arbitraire», mais elle les autorisa à représenter
«tous autres mystères profanes, honnêtes et licites».

Sur le second point de leur requête, les Confrères furent plus heureux.
En effet le Parlement les confirma dans tous leurs privilèges, et il fit
défense «à toutes autres personnes de jouer ni de représenter aucune
pièce tant dans la ville que dans la banlieue de Paris, sinon sous le
nom et au profit de la Confrérie[85].»

  [85] Henri II, par des lettres patentes du mois de mars 1559, confirma
    tous les privilèges que ses prédécesseurs avaient accordés aux
    Confrères.

L’interdiction des pièces religieuses provoqua la renaissance du théâtre
en France. Les auteurs, forcés d’innover, commencèrent à traduire les
comédies et les tragédies des anciens, ils imitèrent les poètes grecs et
latins. C’est dans les collèges que le genre nouveau fit sa première
apparition[86] et il souleva un véritable enthousiasme; en 1552,
Jodelle[87] fit jouer au collège de Boncourt sa tragédie de _Cléopâtre_.
Henri II assista à une représentation, et il en fut si satisfait qu’il
accorda à l’auteur une gratification de 500 écus[88].

  [86] L’usage de jouer dans les collèges est fort ancien; un règlement
    de 1488 exige que le principal censure toutes les comédies jouées
    par ses élèves et qu’il n’y laisse rien subsister de déshonnête.

  [87] Jodelle (Étienne) (1532-1573).

  [88] En 1558, on donna au collège de Beauvais _la Trésorière_ de
    Jacques Grévin; deux ans après, on représenta dans le même collège
    _César ou la Liberté vengée_ et _les Esbahis_, en présence de la
    cour et de la duchesse de Lorraine. Les représentations dans les
    collèges furent interdites par une ordonnance rendue à Blois en
    1579; mais on n’en tint aucun compte et elles continuèrent comme par
    le passé.

En même temps que l’imitation des pièces antiques se répandait en
France, Catherine de Médicis importait d’Italie les bouffonneries et les
ballets, qui devinrent sous Henri II les divertissements favoris de la
cour. «La reine, dit Brantôme, prenoit grand plaisir aux farces des Zani
et des Pantalons et y rioit tout son soûl, car elle rioit volontiers, et
aussi de son naturel elle étoit joviale et aimoit à dire le mot.»

Sous le règne de Henri III la faveur des histrions grandit encore, au
grand scandale de certains esprits. «La corruption du temps étoit telle,
dit l’Étoile, que les farceurs, bouffons, putains et mignons avoient
tout crédit auprès du roi.»

Henri III ne se contenta pas des comédiens qui déjà se trouvaient à sa
cour; il fit encore venir de Venise en 1576 une nouvelle troupe
surnommée _Gli Gelosi_ ou les Jaloux (jaloux de plaire). Après avoir
joué dans la salle des États de Blois, en présence du roi, ils vinrent à
Paris où ils débutèrent le dimanche 29 mai 1577, à l’hôtel de Bourgogne.
Le 19 juin, ils s’installèrent rue des Poulies, dans l’hôtel de Bourbon
que le roi leur avait donné[89]. Ils prenaient quatre sols par personne.
Leurs jeux étranges, leurs pantomines jusqu’alors inconnues en France,
attirèrent une foule énorme aux représentations. L’affluence était si
considérable, que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n’en
avaient pas autant quand ils prêchaient[90].

  [89] L’hôtel du Petit-Bourbon provenait de la confiscation des biens
    du connétable de Bourbon, après sa trahison sous François Ier. Il
    était situé le long de la Seine, entre le vieux Louvre et
    Saint-Germain-l’Auxerrois.

  [90] L’Étoile, 19 juin 1577.

«Le luxe, dit Mézeray, qui cherchait partout des divertissements, appela
du fond de l’Italie une bande de comédiens, dont les pièces toutes
d’intrigues, d’amourettes et d’inventions agréables, pour exciter et
chatouiller les plus douces passions, étaient de pernicieuses leçons
d’impudicité. Ils obtinrent des lettres patentes pour leur établissement
comme si c’eût été quelque célèbre compagnie. Le Parlement les rebuta
comme personnes que les bonnes mœurs, les saints canons, les Pères de
l’Église et nos rois mêmes avaient toujours déclarées infâmes et leur
défendit de jouer.»

En effet, par un arrêt du 20 juin 1577, le Parlement interdit aux
bouffons italiens de poursuivre leurs représentations parce qu’elles
«n’enseignaient que paillardises». Le roi leur accorda aussitôt des
lettres patentes, les autorisant à continuer leurs jeux. Ces lettres
furent présentées au Parlement pour être enregistrées, mais elles furent
accueillies par une fin de non-recevoir et «défense fut faite aux
comédiens de plus obtenir et présenter à la Cour de semblables lettres
sous peine de 10 000 livres parisis d’amende, applicables à la boîte des
pauvres».

Mais Henri III n’entendait pas laisser molester ses protégés et il
envoya au Parlement des lettres expresses de jussion[91].

  [91] _Gli Gelosi_ ne restèrent que quelques années en France; ils
    retournèrent bientôt en Italie, mais ils furent remplacés par de
    nouvelles troupes italiennes, en 1581 et en 1588.

C’est en vain que les magistrats renouvelaient leurs défenses, les
comédiens italiens ou français, se sentant soutenus par la protection
royale, se moquaient des arrêts que le Parlement prodiguait contre
eux[92] et poursuivaient paisiblement le cours de leurs succès.

  [92] Les principaux arrêts du Parlement sont datés du 6 octobre 1584
    et du 10 décembre 1588. Un arrêt de même nature fut encore prononcé
    contre les comédiens en 1594, mais sans plus de succès que les
    précédents.

Les Confrères de la Passion eux-mêmes avaient profité de la licence
générale pour reprendre leurs farces grossières et sacrilèges: «Il y a
un grand mal qui se tolère à Paris les jours de dimanches et de fêtes,
lit-on dans les remontrances des États de Blois, ce sont les spectacles
publics par les Français et les Italiens, et par-dessus tout un cloaque
et maison de Satan, nommé l’hôtel de Bourgogne... En ce lieu se donnent
mille assignations scandaleuses au préjudice de l’honnêteté et de la
pudicité des femmes, et la ruine des familles des pauvres artisans,
desquels la salle basse est toute pleine, et lesquels plus de deux
heures avant le jeu passent leur temps en devis impudiques, jeux de
cartes et de dés, en gourmandises et ivrogneries.»

Fatigués de ces réclamations incessantes, comprenant du reste que les
pièces profanes ne convenaient pas au titre religieux qui caractérisait
leur société, les Confrères résolurent de ne plus monter sur le théâtre.
En 1588 ils cédèrent à une troupe de comédiens, moyennant une
rétribution annuelle, leur privilège et l’hôtel de Bourgogne[93].

  [93] La société de la Passion se réserva seulement deux loges, les
    plus proches du théâtre; elles étaient distinguées par des barreaux
    et on leur donnait le nom de loges des maîtres.

Ces nouveaux venus abandonnèrent définitivement le genre sacré pour
s’adonner uniquement au profane. Ils y obtinrent le plus grand succès et
Henri IV lui-même tint à honneur de leur témoigner ses encouragements en
leur accordant une pension annuelle de 1200 livres[94]. D’Aubigné
reproche amèrement au roi et à son ministre d’avoir retranché beaucoup
de dépenses à la cour pour payer les dettes de l’État, et de laisser
subsister la pension des comédiens, de toutes les dépenses la plus
inutile et la première à supprimer.

  [94] Cette pension se payait encore en 1608. On en trouve la preuve
    dans une lettre du roi à Sully. (Mémoires de Sully, t. III.)

Henri IV ne fut pas moins favorable aux Italiens qu’aux comédiens
français. Sous son règne Isabella Andreini[95], qui faisait partie de la
troupe des princes de Mantoue, vint à Paris; elle y fut très applaudie,
et lorsqu’elle partit, le roi et la reine la comblèrent de présents.

  [95] Isabella Andreini (1562-1604) était admirablement douée.
    Excellente comédienne, habile musicienne, elle chantait à ravir et
    composait des vers et des ouvrages en prose.

En regagnant sa patrie, la comédienne tomba malade à Lyon où elle mourut
le 11 juin 1604. Ses funérailles eurent lieu avec la plus grande pompe
et le clergé lui accorda la rare faveur de laisser graver son nom et ses
armes sur une des pierres de l’église[96].

  [96] On lit au registre de la Procure de Sainte-Croix de Lyon cette
    singulière annotation: «Le vendredi XI juing après vespres a esté
    enterré le corps de feu dame Élisabeth Andreiny, native de Padoue,
    vivante fame du sieur Francisco Andrèni, Florentin, de son estat
    comédien. Elle est décédée avec le commun bruit d’estre une des plus
    rares femmes du monde, tant pour estre docte que bien disante en
    plusieurs sortes de langues. Ilz ont donné pour les droictz cinq
    escuz et cinq pour la permission de mettre une pierre avec son nom
    et ses armes auprès du pilier du bénitier.» (Armand Baschet. _Les
    Comédiens italiens à la cour de France_, Plon, 1882.)

Pendant la régence de Marie de Médicis, les comédiens continuèrent à
jouir à la cour d’une faveur marquée. Les Italiens, en particulier,
reçurent de la reine de nombreuses marques de protection. Elle chercha à
attirer Arlequin en France et elle lui fit des avances incroyables; elle
lui écrivait lettre sur lettre pour le faire venir, l’appelant toujours
«mon compère», et l’acteur lui répondait familièrement «ma commère».
Malgré les instances les plus flatteuses, il fit attendre son arrivée
plus de deux ans.




VI

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

SOMMAIRE: La troupe du Marais.--La troupe de l’hôtel de Bourgogne reçoit
le titre de _Troupe royale des comédiens_.--Richelieu encourage le
théâtre.--Difficulté pour les comédiens de trouver une salle.--L’abbé
d’Aubignac et la _Pratique du théâtre_.--Déclaration de Louis XIII
réhabilitant l’état de comédien.--Mazarin protège la comédie
italienne.--Passion d’Anne d’Autriche pour la comédie.--Mazarin
introduit en France l’opéra.--La troupe de Molière.--Elle reçoit le
titre de _Troupe du Roi au Palais-Royal_.--Considération dont on entoure
les comédiens.--Faveurs que le roi accorde à Molière et à
Lulli.--Floridor.


Après avoir imité les pièces antiques, les auteurs s’emparent de la
littérature espagnole que la captivité de François Ier et les guerres de
religion ont peu à peu fait connaître; Robert Garnier[97], Alexandre
Hardy[98], Rotrou, continuent la régénération du théâtre.

  [97] Garnier (Robert) (1545-1601) poète dramatique; il était très
    supérieur à Jodelle.

  [98] Hardy (Alexandre) (1560-1631). Il imita beaucoup les auteurs
    espagnols. La troupe de comédiens du Marais l’avait pris à gages et
    il écrivit pour eux près de 600 pièces, tragédies et comédies. C’est
    évidemment des pièces de Hardy que Mlle Beaupré disait plus tard:
    «Nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour trois écus, que
    l’on nous faisait en une nuit. On y était accoutumé et nous y
    gagnions beaucoup.» A cette époque il fallait renouveler sans cesse
    l’affiche, et la fécondité de Hardy était précieuse.

Loin de se montrer rebelle à cet art nouveau et épuré, la foule se
presse aux représentations de l’hôtel de Bourgogne. Encouragée par un
pareil succès, une nouvelle troupe s’établit en 1600 au Marais, à
l’_Hôtel d’Argent_, au coin de la rue de la Poterie. Ces nouveaux venus
prennent le nom de _Comédiens du Marais_[99].

  [99] Pour réparer le tort qu’ils allaient faire à leurs confrères de
    l’hôtel de Bourgogne, ils s’engagèrent à leur payer une redevance
    d’un écu tournois par représentation.

En même temps que le goût d’un genre plus relevé se répandait dans le
peuple, le gouvernement crut sage et prudent de veiller à ce que la
décence et l’honnêteté, jusqu’alors trop souvent méconnues, fussent
désormais respectées sur la scène. Dans ce but une ordonnance de police
rendue en 1609 défendit aux comédiens de jouer aucunes pièces ou farces
avant de les avoir communiquées au procureur du roi.

Dès les premières années du règne de Louis XIII, la troupe de l’hôtel de
Bourgogne jouit d’une telle faveur que le roi l’autorisa à prendre le
titre de _Troupe royale des comédiens_. Elle devint ainsi une
institution monarchique et échappa à la juridiction du Parlement pour
dépendre uniquement du bon plaisir royal[100].

  [100] En 1615, grâce à la protection du roi, la _Troupe royale_ obtint
    la jouissance perpétuelle de la salle de l’hôtel de Bourgogne, mais
    elle s’engagea à payer à la Confrérie de la Passion trois livres
    tournois par représentation. (Frères Parfaict, _Histoire du Théâtre
    français_, tome III.)

Bientôt Corneille parut et donna successivement _Mélite_, _Médée_, _le
Cid_, etc. C’était la révélation d’un genre encore inconnu en France et
qui en quelques années allait toucher à sa perfection.

Le cardinal de Richelieu ne jugea pas que l’art dramatique, tel qu’il
existait alors, fût de nature à pervertir les mœurs; comprenant que les
comédiens qui devenaient les interprètes des œuvres les plus belles de
l’intelligence n’avaient rien de commun avec les histrions de la Rome
des Césars, avec les bateleurs et les farceurs du moyen âge, il ne leur
ménagea pas les encouragements, et il n’hésita pas à se déclarer le
protecteur avéré du théâtre. A sa demande, Louis XIII accorda à la
troupe royale une subvention annuelle de 12 000 livres. Le cardinal
lui-même prêcha d’exemple: non seulement il composa des tragédies, mais
il fit construire dans son palais une salle splendide qui coûta plus de
200 000 écus. Le roi et toute la cour étaient invités aux
représentations du Palais-Cardinal; on y conviait les évêques comme de
raison, et un banc des mieux placés leur était toujours réservé; on le
désignait même sous le nom de _banc des évêques_.

Richelieu fit plus encore; il donna sur la scène du Palais-Cardinal des
drames et des ballets où les princes et les plus grands seigneurs
tenaient des rôles, et où toute la cour assistait. Pour plaire au
ministre, des prélats ne dédaignaient pas de prendre part à ces
divertissements. Son ami et son fidèle compagnon, l’abbé de
Boisrobert[101], se montrait tellement assidu aux spectacles, qu’on
appelait le théâtre la paroisse de l’abbé de Boisrobert.

  [101] Boisrobert (François Le Métel de) (1592-1662), chanoine de la
    cathédrale de Rouen, est resté célèbre par son esprit et la vivacité
    de ses saillies. Guy-Patin l’appelait: «Un prêtre qui vit en
    goinfre, fort déréglé et fort dissolu». Il a composé un assez grand
    nombre de pièces pour le théâtre qu’il aimait à la folie.

Malgré la protection éclatante accordée aux comédiens par le souverain
et son ministre, il existait encore contre eux d’assez grandes
préventions, dues en majeure partie à la réputation fort équivoque
qu’avaient laissée les farceurs des siècles précédents. Nous n’en
voulons d’autre preuve que la difficulté qu’ils éprouvaient à trouver un
local pour leurs représentations.

En 1632, le théâtre du Marais vint s’établir rue Michel-le-Comte; mais à
peine la nouvelle salle fut-elle ouverte que les voisins présentèrent
requête au Parlement pour en demander la suppression. La rue était fort
étroite, disaient-ils, très fréquentée par les carrosses, et comme «elle
est composée de maisons à portes cochères, appartenantes et habitées par
plusieurs personnes de qualité et officiers des cours souveraines, qui
doivent le service de leurs charges, ils souffrent de grandes
incommodités à cause que lesdits comédiens jouent leurs comédies et
farces même en ce saint temps de carême». Les habitants sont «contraints
le plus souvent d’attendre la nuit bien tard pour rentrer dans leurs
maisons, au grand danger de leurs personnes par l’insolence des laquais
et filous, coutumiers à chercher tels prétextes et occasions pour
exercer plus impunément leurs voleries, qui sont à présent fort
fréquentes dans ladite rue, et plusieurs personnes battues et excédées
avec perte de leurs manteaux et chapeaux, étant les suppliants, tous les
jours de comédie, en péril de voir piller et voler leurs maisons.»

Par arrêt du 22 mars 1633, le Parlement fit droit à une requête si
légitime et les malheureux comédiens virent fermer leur salle. Après
avoir erré pendant près de deux ans, ils finirent par trouver asile dans
un jeu de paume de la rue Vieille-du-Temple et ils s’y établirent
définitivement en 1635.

Non content de protéger efficacement le théâtre, le cardinal ministre
voulut en fixer les règles, et c’est sur sa demande qu’un de ses
familiers, l’abbé d’Aubignac[102], écrivit la _Pratique du
théâtre_[103], «que l’Éminence avait passionnément souhaitée». A la
_Pratique_ l’abbé joignit un _Projet de réforme_[104]; il reconnaissait
tout d’abord l’infamie dont les lois avaient noté les comédiens et la
créance commune qui faisait considérer les spectacles comme contraires
au christianisme; puis il étudiait avec soin la manière de prévenir les
inconvénients inhérents à la vie de théâtre.

  [102] Aubignac (François Hédelin, abbé d’) (1604-1676). Il était
    précepteur du duc de Fronsac, neveu de Richelieu. L’abbé s’est
    essayé successivement dans tous les genres de littérature, mais sans
    succès.

  [103] La Harpe disait de cette _Pratique du théâtre_: «Ce n’est qu’un
    lourd et ennuyeux écrit, fait par un pédant sans esprit et sans
    jugement, qui entend mal ce qu’il a lu et qui croit connaître le
    théâtre parce qu’il sait le grec.» Comme conclusion à sa _Pratique_,
    l’abbé écrivit une tragédie qui fit périr d’ennui tous les
    spectateurs, bien que l’auteur eût scrupuleusement observé,
    disait-il, les règles d’Aristote.

  [104] _Projet de réforme du théâtre à la suite de la pratique_, tome
    I, page 354. Ce _Projet_ ne fut imprimé qu’en 1658. Déjà en 1639
    avait paru un ouvrage intitulé _Apologie du théâtre_, par Georges de
    Scudéry. Paris, in-4º.

Dans le but de moraliser les coulisses, d’Aubignac proposait d’interdire
aux filles de monter sur la scène, à moins qu’elles n’eussent leur père
ou leur mère dans leur compagnie; il défendait aux veuves de jouer
pendant leur année de deuil et il les obligeait à se remarier six mois
après l’expiration de cette année. Une personne de probité et de
capacité (lisez l’abbé d’Aubignac) devait être nommée intendant ou grand
maître des théâtres et des jeux publics en France. Les fonctions de ce
grand maître étaient des plus importants et comportaient des
attributions multiples et variées[105].

  [105] Elles avaient beaucoup d’analogie avec celles que s’arrogèrent
    plus tard les gentilshommes de la Chambre.

C’est à lui qu’incombait le soin de «maintenir le théâtre en
l’honnêteté»; c’est lui «qui veillait sur les actions des comédiens et
qui en rendait compte au roi pour y donner l’ordre nécessaire». C’est
lui qui choisissait les acteurs et les obligeait «d’étudier la
représentation des spectacles aussi bien que les récits et les
expressions des sentiments, afin qu’on n’y vît rien que d’achevé». Le
grand maître devait aussi lire les pièces présentées par les poètes et
en examiner l’honnêteté et la bienséance. Il devait encore s’occuper «de
trouver un lieu commode et spacieux pour dresser un théâtre selon les
modèles des anciens... Autour de ce théâtre seraient bâties des maisons
pour loger gratuitement les deux troupes nécessaires à la ville de
Paris.»

Dans de telles conditions et avec des comédiens si bien surveillés, il
n’y avait plus aucune raison de maintenir contre eux les censures
civiles ou ecclésiastiques qui les frappaient. Aussi l’abbé d’Aubignac
pouvait-il écrire comme conclusion de ses projets de réforme:

«Une déclaration du roi portera, d’une part, que les jeux de théâtre
n’étant plus un acte de fausse religion et d’idolâtrie comme autrefois,
mais seulement un divertissement public, et d’un autre côté les
représentations étant ramenées à l’honnêteté et les comédiens ne vivant
plus dans la débauche et avec scandale, Sa Majesté lève la note
d’infamie décernée contre eux par les ordonnances et arrêts.»

Tel était en effet le but que poursuivait Richelieu. Non seulement il
s’efforçait par tous les moyens de réagir contre les fâcheux souvenirs
laissés par les farceurs du moyen âge en démontrant que la troupe royale
n’avait rien de commun avec ces misérables histrions, mais il voulait
encore donner aux comédiens une situation et leur créer dans le monde
une place honorable, reconnue de tous et protégée par le gouvernement
lui-même.

Pour y parvenir, il fit enregistrer au Parlement une déclaration ainsi
conçue:

«Louis, etc..., Les continuelles bénédictions qu’il plaît à Dieu de
répandre sur notre règne, nous obligeant de plus en plus à faire tout ce
qui dépend de nous pour retrancher tous les dérèglements par lesquels il
peut être offensé; la crainte que nous avons que les comédies, qui se
représentent utilement pour le divertissement des peuples, ne soient
quelquefois accompagnées de représentations peu honnêtes, qui laissent
de mauvaises impressions sur les esprits, fait que nous sommes résolu de
donner les ordres requis pour éviter tels inconvénients. A ces causes,
nous avons fait et faisons inhibitions et défenses par ces présentes,
signées de notre main, à tous comédiens de représenter aucunes actions
malhonnêtes ni d’user d’aucune parole lascive ou à double entente, qui
puissent blesser l’honnêteté publique, et sur peine d’être déclaré
infâme, et autres peines qu’il y écherra. Enjoignons à nos juges, chacun
dans son district, de tenir la main à ce que notre volonté soit
religieusement observée, et en cas que lesdits comédiens contreviennent
à notre présente déclaration, nous voulons et entendons que nosdits
juges leur interdisent le théâtre et procèdent contre eux par telles
voies qu’ils aviseront, selon les qualités de l’acteur, sans néanmoins
qu’ils puissent ordonner plus grande peine que l’amende et le
bannissement. Et en cas que lesdits comédiens règlent tellement les
actions du théâtre, qu’elles soient du tout exemptes d’impuretés, nous
voulons que leur exercice, qui peut innocemment divertir nos peuples de
diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme, ni
préjudicier à leur réputation dans le commerce public, ce que nous
faisons afin que le désir qu’ils auront d’éviter le reproche qu’on leur
a fait jusqu’ici, leur donne autant de sujet de se contenir dans les
termes de leur devoir des représentations qu’ils feront, que la crainte
des peines qui leur seraient inévitables, s’ils contrevenaient à la
présente déclaration.

«Donné à Saint-Germain-en-Laye, le 16 avril 1641, etc.»

Cette déclaration relevait les comédiens de toutes les censures et
pénalités qui avaient pu leur être infligées, et les replaçait dans le
droit commun. Désormais leur profession est reconnue par le Parlement et
personne ne peut la leur imputer à blâme; ils sont devenus des citoyens
et leur réputation dépend de leur conduite personnelle.

Personne ne s’éleva contre la déclaration royale; le clergé s’en choqua
moins que tout autre, puisqu’elle était l’œuvre du cardinal lui-même; il
eût du reste été mal venu à protester, car les plus hauts dignitaires de
l’Église protégeaient publiquement le théâtre[106], beaucoup le
soutenaient de leurs deniers et de leur influence[107].

  [106] Lorsque Mondory (1578-1651), qui dirigeait la troupe du Marais,
    prit sa retraite, il reçut de Richelieu une pension de 2000 livres;
    le cardinal de la Valette lui en accorda une également, et plusieurs
    seigneurs, désireux de faire leur cour au ministre, ne se montrèrent
    pas moins généreux.

  [107] Richelieu n’était pas le seul prince de l’Église amateur de
    comédies. En 1646, le cardinal Bichi, nonce du pape, siégeant à
    Carpentras, fit jouer dans le palais archiépiscopal _Akebar, roi du
    Mogol_, dont la musique était de l’abbé Mailly.

C’est surtout à l’époque de la Fronde que le goût pour la comédie se
répandit dans les hautes classes, les comédiens de la troupe royale
étaient fréquemment mandés à la cour pour y jouer les pièces de leur
répertoire.

Mazarin ne se montra pas moins passionné que Richelieu pour les
représentations théâtrales. Il combla de ses faveurs non seulement les
comédiens français, mais encore les italiens qui avaient été un peu
négligés sous le règne de son prédécesseur; il leur fit accorder la
salle du Petit-Bourbon, construite sous Henri III pour _Gli Gelosi_.
Grâce à la protection du cardinal, ils reçurent une pension de 15 000
livres et ils furent autorisés à prendre le titre de _Troupe italienne
entretenue par Sa Majesté_. On les faisait venir fréquemment à la cour,
mais leur théâtre à l’encontre de celui des Français n’était pas exempt
d’une grande licence[108].

  [108] Ces pièces italiennes étaient d’un genre tout à fait
    particulier. Il n’y avait pas de texte précis auquel les acteurs
    dussent se conformer. On attachait un simple canevas aux murs du
    théâtre, par derrière les coulisses, et les acteurs allaient voir,
    au commencement de chaque scène, ce qu’ils avaient à dire. De cette
    façon le texte et le jeu variaient chaque jour, et l’on croyait
    toujours voir une pièce nouvelle.

Anne d’Autriche ressentait pour la comédie un goût des plus vifs; elle
l’aimait à ce point que pendant l’année de son grand deuil elle se
cachait pour l’entendre[109]. Plus tard elle y allait publiquement; elle
donnait sans cesse des fêtes où l’on jouait des comédies, et où l’on
dansait des ballets; la plus grande affluence se pressait à ces
représentations, les prélats s’y faisaient remarquer par leur assiduité.
Le banc des évêques existait plus que jamais et plus que jamais était
fort occupé.

  [109] Mme de Motteville, _Mémoires_.

Les comédiens étaient reçus à la cour avec considération; on raconte
même à ce sujet une anecdote assez curieuse sur la mère de Baron,
excellente comédienne et de plus fort jolie femme; sa beauté soulevait
de vives jalousies. Mme Baron assistait souvent à la toilette de la
reine mère, et quand elle se présentait, Sa Majesté disait aux dames qui
se trouvaient présentes: «Mesdames, voici la Baron», et toutes,
craignant un rapprochement qui ne pouvait que leur être défavorable,
s’empressaient de prendre la fuite[110].

  [110] Cette anecdote est racontée par l’abbé d’Allainval.

Cependant Anne d’Autriche ne put pas se livrer à son penchant
favori sans soulever quelques protestations: «Le curé de
Saint-Germain-l’Auxerrois, qui était le curé de la cour, homme pieux et
sévère, lui écrivit qu’elle ne pouvait en conscience souffrir la
comédie, surtout l’Italienne, comme plus libre et moins modeste. Cette
lettre troubla la reine, qui ne voulait souffrir rien de contraire à ce
qu’elle devait à Dieu. Elle consulta sur ce sujet beaucoup de docteurs.
Plusieurs évêques lui dirent que les comédies qui ne représentaient que
des choses saintes, ne pouvaient être un mal; que les courtisans avaient
besoin de ces occupations pour en éviter de plus mauvaises, que la
dévotion des rois devait être différente de celle des particuliers, et
qu’ils pouvaient autoriser ces divertissements[111]. La comédie fut
approuvée et l’enjouement de l’Italienne se sauva sous la protection des
pièces sérieuses[112].»

  [111] L’abbé de Latour excuse les courtisans d’aller au théâtre avec
    le roi et il les justifie par «l’exemple de Naaman, à qui le
    prophète Élisée permit d’accompagner le roi de Syrie, son maître,
    dans le temple de ses idoles, et de se baisser avec lui quand il les
    adorerait.»

  [112] Mme de Motteville, _Mémoires_.

Ainsi les écarts des Italiens ne furent tolérés que grâce à la tenue
irréprochable des comédiens français et à la moralité des pièces qu’ils
représentaient. Il est bon de le faire remarquer, car nous verrons
quelle étrange et injuste distinction on établit plus tard entre ces
deux espèces de comédiens.

Mazarin ne se contenta pas du théâtre tel qu’il existait en France; il
introduisit encore un genre nouveau qu’on tenait en grande estime dans
sa patrie, mais qui chez nous n’était pas encore connu, nous voulons
parler de l’opéra. En 1645, il fit venir d’Italie une troupe de
chanteurs, de cantatrices et de musiciens qui donnèrent le 24 décembre,
en présence de Louis XIV et de toute la cour, la _Festa della finta
Pazza_, de Giulio Strozzi; les intermèdes se composaient d’un ballet de
singes et d’ours, d’une danse d’autruches et d’une entrée de perroquets.
En avril 1654, on jouait encore «la superbe comédie italienne des _Noces
de Thétis et de Pélée_, dont les entr’actes sont composés de dix entrées
d’un agréable ballet».

C’est donc sous les auspices et par les soins du clergé que l’opéra fut
introduit en France.

Le succès de ces opéras et de ces ballets[113] fut tel, qu’on en vit
jouer à la cour par les plus grands seigneurs et que le jeune roi
lui-même ne dédaignait pas d’y figurer; il parut plusieurs fois dans les
ballets des _Noces de Thélis et de Pelée_ et «chaque fois y déployait de
nouvelles grâces».

  [113] Les ballets étaient un genre qu’on ne goûtait guère qu’à la cour
    et dans les collèges de jésuites. L’abbé de Pure mettait sur la même
    ligne la tragédie et le ballet et il écrivait cette singulière
    appréciation: «La tragédie et le ballet sont deux sortes de
    peinture, où l’on met en vue ce que le monde ou l’histoire a de plus
    illustre, où l’on déterre et où l’on étale les plus fins et les plus
    profonds mystères de la nature et de la morale.» A cette époque, les
    femmes n’étaient pas admises dans les ballets; leurs rôles étaient
    joués par des hommes.

En 1660, à l’occasion du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse
d’Autriche, Mazarin fit représenter à la cour l’opéra d’_Ercole amante_,
avec des intermèdes de danse où parurent le roi et la jeune reine;
«l’abbé Molani y chantait un rôle».

L’intervention du clergé dans les questions théâtrales est donc
constante et indiscutable. Il ne se borne pas à encourager l’art
dramatique sous ses diverses formes, il se mêle sans cesse aux
représentations; on voit sans étonnement, sans scandale, des
ecclésiastiques et même de hauts dignitaires de l’Église, composer pour
le théâtre; on les voit monter sur la scène, non seulement sans mériter
les censures de leurs supérieurs, mais encore avec leur agrément.

L’Église semble avoir oublié ses anciennes sévérités contre les
histrions, ou tout au moins comprendre qu’il n’y a plus lieu de les
appliquer. Elle vit avec eux dans la meilleure intelligence.

Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne voulant, en 1660, célébrer la
conclusion de la paix, font chanter dans l’église Saint-Sauveur, leur
paroisse, un motet, Te Deum et messe; et quand la cérémonie fut achevée,
raconte Loret, nous tous qui étions là,

    Le curé, prêtres et vicaires,
    Chantres, comédiens et moi,
    Criâmes tous: Vive le Roi!
    La troupe des chantres, ensuite,
    Dans un cabaret fut conduite,
    Où messieurs les musiciens,
    Par l’ordre des comédiens,
    Furent, pour achever la fête,
    Traités à pistole par tête,
    Où l’on but assez pour trois jours[114].

  [114] _Muse historique._

Mazarin ne se borne pas à faire représenter des opéras et des ballets,
tout le théâtre de l’époque figure à la cour, et, dans son esprit large
et tolérant, le prince de l’Église n’hésite pas à recevoir dans son
palais et avec grand honneur les pièces de Molière: «Le mardi 26 octobre
1660, dit le registre de la Grange, on donna l’_Étourdi et les
Précieuses_ chez M. le cardinal Mazarin. Le roi vit la comédie
incognito, debout, appuyé sur le dossier du fauteuil de Son Éminence.»
Les titres les moins voilés n’avaient pas le don d’effaroucher le
cardinal ministre: peu de temps après on jouait le _Cocu_ au
Palais-Cardinal, en présence du roi.

La troupe royale, les Italiens, les comédiens du Marais, ne suffisant
pas à satisfaire l’engouement du public, une quatrième troupe vint
bientôt s’établir dans la capitale.

Après un assez long séjour en province, Molière et sa troupe revinrent à
Paris en octobre 1658. Monsieur, frère du roi, les autorisa à prendre le
titre de _Comédiens de Monsieur_, et il poussa la générosité jusqu’à
leur accorder une pension mensuelle de 300 livres, qui ne fut jamais
payée. Grâce à cette protection, Molière put s’installer au
Petit-Bourbon, qu’occupaient les comédiens italiens; il fut convenu que
les deux troupes se partageraient la semaine et que chacune jouerait
trois fois. Cette combinaison dura deux ans, Français et Italiens
faisant le meilleur ménage du monde. Mais en 1660 le théâtre du
Petit-Bourbon fut démoli et on éleva sur l’emplacement qu’il occupait la
colonnade du Louvre. Les comédiens expulsés ne restèrent pas sans asile;
le roi leur donna la salle du Palais-Royal sous l’obligation de la
partager avec les Italiens, comme ils l’avaient fait déjà de celle du
Petit-Bourbon.

La troupe de Molière ne devait par rester à Monsieur, une plus haute
destinée l’attendait. Le Roi fut si satisfait de la représentation
qu’elle lui donna en 1665 à Saint-Germain, qu’il voulut se l’attacher.
Il lui accorda 6000 livres de pension et l’autorisation de prendre le
titre de _Troupe du Roi au Palais-Royal_.

En 1669, Louis XIV organisa définitivement l’Opéra, et c’est l’abbé
Perrin qui en reçut la direction[115]. Par lettres patentes, il obtint
pour douze ans le privilège d’établir «en la ville de Paris et autres du
royaume des académies de musique pour chanter en public des pièces de
théâtre»; la nouvelle salle fut construite rue Mazarine et prit le titre
d’Académie royale de musique. Le premier opéra fut représenté le 18 mars
1671[116].

  [115] Perrin (Pierre), mort en 1680. Il prit le titre d’abbé sans y
    avoir aucun droit, mais dans le seul but de faciliter son entrée
    dans la société; il devint introducteur des ambassadeurs près de
    Gaston, duc d’Orléans. C’est lui qui composa la première comédie
    française en musique.

  [116] L’opéra fut peu goûté pendant fort longtemps; Saint-Evremond
    l’appelle «une sottise chargée de musique, de danses, de machines,
    de décorations; une sottise magnifique, mais toujours une sottise;
    un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le
    musicien, également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la
    peine à faire un méchant ouvrage.»

Louis XIV, jeune, galant, adorant les plaisirs, ne néglige rien pour
honorer l’art théâtral et il s’efforce de faire disparaître les
préventions que la protection de Richelieu et de Mazarin n’ont pu encore
complètement effacer. Lui-même monte sur le théâtre et joue avec des
comédiens pour bien prouver qu’il ne regarde comme déshonorantes ni leur
fréquentation ni leur profession; il figure dans les ballets de
Benserade, dans les divertissements de Molière, il y chante, il y danse,
il y débite des vers[117]. Les seigneurs et les dames de la cour, les
princes et les princesses, tout le monde suit naturellement son exemple,
on voit les noms les plus illustres à côté d’acteurs et d’actrices de
profession[118]. En 1671, le roi fait établir aux Tuileries un vaste
théâtre où il donne des représentations.

  [117] En 1661, Louis XIV fonde l’Académie de danse où sont appelés les
    treize plus habiles danseurs du royaume.

  [118] En 1681 on représenta à Saint-Germain-en-Laye, en présence du
    roi, le ballet du _Triomphe de l’Amour_. Le Dauphin et la Dauphine,
    Mademoiselle, la princesse de Conti, les autres princes, princesses,
    seigneurs et dames de la cour figurèrent dans ce ballet. C’est la
    première fois qu’on voyait des femmes danser sur la scène;
    jusqu’alors leurs rôles étaient remplis, ainsi qu’il était d’usage
    en Italie, par des danseurs déguisés. Le mélange des deux sexes fut
    si apprécié, qu’à partir de ce moment on introduisit les femmes dans
    les ballets de l’Académie de musique. L’usage se répandit également
    de faire paraître les danseurs sur la scène à visage découvert;
    jusqu’en 1672 ils étaient restés masqués.

Les comédiens français jouent à la cour depuis la Saint-Martin jusqu’au
jeudi d’avant la Passion. Lorsque le roi va à Fontainebleau, une partie
de la troupe le suit; les acteurs sont traités avec une considération
inusitée: «Les comédiens, dit Chappuzeau[119], sont tenus d’aller au
Louvre quand le roi les mande et on leur fournit de carrosses autant
qu’il en est besoin. Mais quand ils marchent à Saint-Germain, à
Chambord, à Versailles ou en d’autres lieux, outre leur pension qui
court toujours, outre les carrosses, chariots et chevaux qui leur sont
fournis de l’écurie, ils ont une gratification en commun de 1000 écus
par mois, chacun 2 écus par jour pour leur dépense, leurs gens à
proportion et leurs logements par fourriers. En représentant la comédie,
il est ordonné de chez le roi à chacun des acteurs ou des actrices, à
Paris ou ailleurs, été et hiver, trois pièces de bois, une bouteille de
vin, un pain et deux bougies blanches pour le Louvre, et à Saint-Germain
un flambeau pesant deux livres; ce qui leur est apporté ponctuellement
par les officiers de la fruiterie, sur les registres de laquelle est
couchée une collation de 25 écus tous les jours que les comédiens
représentent chez le roi, étant alors commensaux[120]. Il faut ajouter à
ces avantages qu’il n’y a guère de gens de qualité qui ne soient bien
aises de régaler les comédiens qui leur ont donné quelque lien d’estime;
ils tirent du plaisir de leur conversation, et savent qu’en cela ils
plairont au roi, qui souhaite qu’on les traite favorablement. Aussi
voit-on les comédiens s’approcher le plus qu’ils peuvent des princes et
des grands seigneurs, surtout de ceux qui les entretiennent dans
l’esprit du roi, et qui, dans les occasions, savent les appuyer de leur
crédit[121].»

  [119] _Le théâtre français_, par Samuel Chappuzeau, 1674.

  [120] M. Despois fait remarquer que le tableau est quelque peu flatté,
    et que les dépenses du voyage n’étaient pas toujours couvertes par
    l’indemnité allouée. Ainsi il relève dans les registres de la
    comédie pour un voyage à Fontainebleau ce compte évidemment peu
    rémunérateur: «2000 livres reçues, sur quoi il a été dépensé 2138
    livres 15 sols». (_Le théâtre français sous Louis XIV_.)

  [121] Molière était appelé fréquemment chez les maréchaux d’Aumont, de
    la Meilleraie, chez les ducs de Roquelaure, de Mercœur, etc. Le
    grand Condé lui aurait dit un jour: «Je vous prie à toutes vos
    heures vides de venir me trouver; je quitterai tout pour être à
    vous.» (Larroumet, _la Comédie de Molière_.)

Les comédiens se montraient fort reconnaissants des égards qu’on avait
pour eux: «Leur soin principal, dit encore Chappuzeau, est de bien faire
leur cour chez le roi, de qui ils dépendent non seulement comme sujets,
mais aussi comme étant particulièrement à Sa Majesté, qui les entretient
à son service, et leur paye régulièrement leurs pensions.»

Louis XIV ne se contenta pas de traiter honorablement les comédiens, il
voulut encore donner une marque éclatante de sa protection à ceux qui,
comme Molière et Lulli, illustraient son règne par leurs talents comme
auteurs et comme acteurs[122].

  [122] La faveur royale cependant ne put préserver Molière des
    brutalités célèbres de M. de la Feuillade.

Molière reçut une pension de 1000 livres et le titre de valet de chambre
du roi, charge à laquelle jusqu’au règne de François Ier la noblesse
seule pouvait prétendre. Lorsque le comédien fut père pour la première
fois, Louis XIV, que le marquis de Créqui représente, et la duchesse
d’Orléans, qui délègue la maréchale du Plessy, tiennent l’enfant sur les
fonts de baptême[123]. On ne peut méconnaître le but que poursuivait le
roi et les mobiles qui le faisaient agir[124].

  [123] Le fait est d’autant plus à remarquer que Louis XIV répondait
    ainsi à une infâme calomnie: un comédien de l’hôtel de Bourgogne,
    Montfleury, venait en effet d’écrire au roi en accusant formellement
    Molière d’avoir épousé sa propre fille. (Larroumet.)

  [124] On a dit, sans que cela ait été prouvé, que l’Académie avait
    offert à Molière une place sur ses bancs à la condition de renoncer
    à la scène; mais le directeur de théâtre aurait motivé son refus sur
    le tort que sa retraite causerait à sa troupe.

    M. Despois dit avec raison qu’il est absurde de supposer que Molière
    aurait pu être reçu dans une compagnie où Bossuet, l’archevêque de
    Paris, et tant d’autres esprits hostiles, jouissaient de la plus
    grande autorité. En 1778, l’Académie eut des remords de n’avoir
    jamais compté l’illustre comédien au nombre de ses membres, elle
    décida que son buste serait placé dans la salle des Assemblées avec
    cette inscription:

        Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

Louis XIV ne montra pas moins de bienveillance pour la comédie
Italienne; en 1664 il accepta pour filleul Louis Biancolelli, fils de
l’arlequin Dominique.

Lulli[125] fut encore plus favorisé que Molière. Depuis 1661 il était
surintendant et compositeur de la musique de chambre du roi, ce qui ne
l’empêchait pas de monter quelquefois sur le théâtre; à plusieurs
reprises il joua le rôle de Mufti dans la cérémonie du _Bourgeois
gentilhomme_. Cependant le roi et la reine tinrent sur les fonds du
baptême son fils aîné qui fut reçu en survivance de sa charge. Son
second fils fut doté dès sa naissance de l’abbaye de Saint-Hilaire, près
de Narbonne.

  [125] Lulli (Jean-Baptiste) (1635-1687). Il débuta comme marmiton chez
    Mlle de Montpensier. La princesse ayant appris que ses dispositions
    pour la musique étaient très supérieures à celles qu’il témoignait
    pour l’art culinaire, l’admit au nombre de ses musiciens et le reçut
    même dans son intimité. Lulli la remercia en composant des couplets,
    accompagnés d’une musique des plus expressives, et qui étaient
    destinés à immortaliser un bruit léger, mais fâcheux, échappé un
    jour à la princesse. Mlle de Montpensier chassa l’ingrat, qui fut
    recueilli dans la troupe des musiciens du roi. Il composa une foule
    de symphonies, gigues, sarabandes, qui charmèrent Louis XIV et
    firent du compositeur un des hommes indispensables de la cour.

La profession de comédien passait pour empêcher d’acquérir la noblesse;
néanmoins Louis XIV accorda à Lulli des lettres de noblesse. Un an après
il l’autorisa à acheter une charge de secrétaire du roi. Le corps des
secrétaires s’émut et refusa de recevoir le comédien compositeur; le roi
ordonna de passer outre et les lettres furent enregistrées sur son
ordre. Ces distinctions honorifiques n’empêchèrent pas Lulli de remonter
sur la scène; en 1681 on le voit encore jouer à Saint-Germain le rôle du
Mufti.

Non-seulement on regardait l’état de comédien comme empêchant d’acquérir
la noblesse, mais on assurait même que tout noble qui embrassait cette
profession perdait par cela même les titres qu’il pouvait avoir. Un
exemple célèbre prouva le contraire. Josias de Soulas, dit
Floridor[126], après avoir servi dans les gardes françaises et obtenu le
grade d’enseigne, se fit comédien, il portait le titre d’écuyer. Il fut
attaqué comme usurpateur de noblesse et sommé de produire ses titres:
Floridor répondit qu’ils étaient en Allemagne et demanda un délai pour
les faire venir. Le Roi le lui accorda et défendit de le poursuivre en
attendant[127].

  [126] Floridor, sieur de Primefosse (1608-1672), comédien français.

  [127] Arrêt du Conseil (1668) pour Josias de Soulas, escuyer, sieur de
    Floridor, qui lui donne délai d’un an pour rapporter les titres de
    sa noblesse et cependant fait défense de le poursuivre. (Campardon,
    _Les Comédiens du Roi de la troupe française_, 1879.)

Les frères Parfaict font observer avec beaucoup de raison, et c’est là
la conclusion qu’il faut tirer de l’intervention de Louis XIV, que «si
la profession de comédien dérogeait à la noblesse, on n’aurait pas
demandé ses titres à Floridor, on lui aurait simplement allégué sa
profession, et tout de suite on l’aurait condamné à l’amende comme
usurpateur de noblesse.»

Par une étrange contradiction, alors qu’on contestait à un gentilhomme
le droit de figurer à la comédie en conservant ses qualités, il était
admis qu’il pouvait, sans déroger, être reçu à l’Opéra. En effet, il
avait été déclaré officiellement, et par des règlements confirmés par
des arrêts rendus au conseil du Roi, que «tous gentilhommes, demoiselles
et autres personnes peuvent chanter à l’Opéra sans que pour cela ils
dérogent aux titres de noblesse ni à leurs privilèges, droits et
immunités».




VII

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)

SOMMAIRE: Tolérance de l’Église vis-à-vis des comédiens.--Sévérité
théorique de quelques rituels.--Les collèges des Jésuites.--Leurs
théâtres.--Querelles entre les Jésuites et les Jansénistes.--_Traité de
la comédie_, par Nicole.--_Traité de la comédie et des spectacles_, par
le prince de Conti.--Indignation causée par les représentations de
_Tartuffe_.--Incidents qui accompagnent la mort de Molière.


Nous venons de voir le théâtre fort en honneur sous les cardinaux
Richelieu et Mazarin, fort aimé de Louis XIV durant la première partie
de son règne.

Pendant toute cette période, le clergé ne cesse de donner les plus vifs
encouragements à l’art dramatique. Loin de le condamner, il le protège,
le soutient, et dans un engouement peut-être irréfléchi mais à coup sûr
exagéré, il en arrive à intervenir d’une façon active dans les
représentations. On comprend facilement que, dans de pareilles
conditions, les peines canoniques que l’Église infligeait aux comédiens
des premiers siècles et qui s’étaient perpétuées, tout au moins
théoriquement, contre les bateleurs pendant le moyen âge et la
Renaissance, n’aient pas pu, sous Richelieu et Mazarin, être remises en
vigueur. Aussi voit-on pendant la première moitié du dix-septième siècle
les comédiens vivre fort paisiblement à l’abri des tracasseries civiles
et religieuses; l’Église les reçoit à la sainte table, elle leur accorde
sans difficulté le sacrement du mariage, et à leur mort pas un curé ne
songe à leur refuser la sépulture ecclésiastique.

Il y avait cependant une grande différence entre la situation qui leur
était faite au point de vue civil et au point de vue religieux; il n’est
pas inutile de la souligner.

Au point de vue civil, ils avaient été officiellement relevés de
l’indignité qui les frappait par la fameuse déclaration de Louis XIII.
Au point de vue canonique au contraire, rien n’avait été changé; dans la
pratique, il est vrai, on laissait tomber en désuétude des lois
anciennes et surannées, mais elles ne continuaient pas moins à exister,
et elles se trouvaient fidèlement reproduites par les rituels dans un
certain nombre de provinces ecclésiastiques. Il suffisait donc d’une
interprétation rigoureuse ou d’un esprit intolérant pour exposer les
comédiens aux plus pénibles traitements.

Ainsi, en 1624, Jean de Gondy, archevêque de Paris, déclare dans son
Synodicon qu’on doit priver les comédiens des sacrements et de la
sépulture ecclésiastique.

Félix de Vialard, évêque et comte de Châlons-sur-Marne, dans le rituel
de son diocèse en 1649, ne veut pas admettre pour parrains les bateleurs
et les comédiens; il déclare qu’il faut repousser de la sainte table
ceux qui en sont indignes, tels que les excommuniés, les interdits et
les gens visiblement infâmes comme les femmes publiques, les
concubinaires et les comédiens.

On lit dans dans le rituel de Paris, composé en 1654, à l’article du
très-saint-sacrement de l’Eucharistie: «On doit admettre à la sacrée
communion tous les fidèles, excepté ceux auxquels il est défendu par de
justes raisons de s’en approcher, et il en faut éloigner ceux qui en
sont publiquement indignes, c’est-à-dire ceux qui sont notoirement
excommuniés ou interdits; ceux dont l’infamie est connue, comme les
femmes débauchées, ceux qui vivent dans un commerce criminel d’impureté,
les concubinaires, les comédiens, les usuriers, les magiciens, les
sorciers, les blasphémateurs, et autres semblables pécheurs, s’il n’est
constant qu’ils font pénitence et qu’ils s’amendent, et qu’ils n’aient
auparavant réparé le scandale public qu’ils ont causé.» C’est, on le
voit, la reproduction littérale des anciens canons[128].

  [128] Les rituels de Belley (1621), d’Alet (1667), éloignent de la
    communion les comédiens et les farceurs comme les concubinaires et
    les femmes publiques; ils ne les admettent ni comme parrains ni
    comme marraines.

Mais, nous le répétons, la plus large tolérance régnait dans la
pratique, et jusqu’à la mort de Molière, les évêques ne suscitèrent
presque jamais de difficultés à ceux qui montaient sur la scène.

Cette heureuse situation ne devait pas se prolonger, la rivalité des
Jésuites et des Jansénistes allait attirer sur les comédiens une
véritable persécution.

Voici comment et à quelle occasion commencèrent les hostilités.

Il existait un ordre religieux renommé par l’habileté avec laquelle il
formait la jeunesse et dont les collèges jouissaient à juste titre de la
plus grande réputation. Les Jésuites avaient d’abord rigoureusement
interdit à leurs élèves d’assister «aux spectacles, comédies ou jeux
publics», n’admettant à cette règle qu’une exception en faveur du
supplice d’un hérétique «mis à la torture ou brûlé vif»; mais ce
rigorisme dura peu; dès le début du dix-septième siècle, ils affichèrent
hautement leur indulgence pour le théâtre, et ils le firent rentrer dans
leur système d’éducation, à ce point qu’ils s’efforçaient d’en inspirer
le goût à leurs écoliers. C’est chez eux que se forma Corneille[129].

  [129] L’abbé de Latour raconte qu’au Pérou et au Mexique le théâtre
    eut pour fondateurs les Jésuites.

Le penchant des Pères pour le théâtre n’était un secret pour personne;
partout dans leurs collèges ils faisaient représenter des pièces de leur
composition; primitivement ces ouvrages durent être écrits en latin et
le sujet ne put en être que religieux, ou se rapportant directement aux
études de leurs élèves. On jouait en effet sur leurs théâtres des pièces
allégoriques telles que la _Défaite du Solécisme_, où l’on voyait
_l’Infinitif_ terrasser le _Que retranché_ et danser une gavotte devant
son ennemi expirant à ses pieds; mais ce genre, forcément aride et
borné, fut bientôt délaissé et les Pères ne tardèrent pas à aborder des
sujets absolument profanes; on vit leurs écoliers représenter les œuvres
de Plaute, de Térence, de Sénèque, etc.[130]

  [130] Chappuzeau, _Le théâtre français_, 1674.

Ces représentations étaient assez fréquentes; elles n’avaient pas lieu,
comme on pourrait le croire, dans l’intimité et en présence de quelques
parents ou amis; le public y était admis librement et il payait sa place
tout comme au théâtre. On y accourait en foule, et les femmes
particulièrement marquaient un goût des plus vifs pour ce genre de
divertissements.

Loret raconte qu’on payait quinze sols au mois d’août 1658 pour voir
jouer au collège Saint-Ignace la tragédie latine d’_Athalie_ et les
quatre ballets qui l’accompagnaient:

    On y dansa quatre ballets,
    Moitié graves, moitié follets,
    Chacun ayant plusieurs entrées,
    Dont plusieurs furent admirées;
    Et vrai, comme rimeur je suis,
    La Vérité, sortant du puits,
    Par ses pas et ses pirouettes
    Ravit et prudes et coquettes.

Il était d’usage en effet qu’un ballet accompagnât ces représentations,
et souvent on avait recours pour les rôles les plus importants à des
danseurs de profession.

La Vérité sortant du puits pourrait paraître une distraction assez
mondaine dans un collège de Jésuites, si l’on ne savait qu’à cette
époque les femmes ne figuraient pas encore dans les ballets[131].

  [131] Voir page 100, note 1.

En province également, les Jésuites représentaient régulièrement dans
leurs maisons d’éducation. En 1658, à Lyon, le roi assiste à une «fort
belle tragédie au collège des Pères[132]»; en 1660, après son mariage,
les écoliers des Jésuites de Bordeaux jouent en sa présence une comédie
sur le sujet de la _Paix_ «avec toute la pompe et tous les agréments
possibles, cette pièce étant mêlée de plusieurs entrées de ballets fort
divertissantes»[133].

  [132] Déjà en 1650 Louis XIV, âgé de douze ans, avait entendu au
    collège de Clermont (depuis Louis-le-Grand) la tragédie latine de
    Suzanna, du Père Jourdain.

  [133] Extraits de la _Gazette_.--La même année, et toujours à propos
    du mariage du roi, les Jésuites représentèrent une pièce allégorique
    intitulée _le Mariage du Lys et de l’Impériale_.

L’amour des ballets devient si violent dans la compagnie qu’un Jésuite,
le Père Menestrier[134], en compose l’histoire et la théorie. Il décrit
avec emphase tous ceux donnés au collège de Clermont et il s’efforce
d’en montrer l’ingéniosité et la finesse. Figurer dans ces
divertissements est, à l’en croire, un des plus grands bonheurs auxquels
on puisse prétendre, et il raconte que, selon Virgile, une des joies des
bienheureux dans l’Élysée consiste à danser des ballets. Enfin, pour
prouver la complète innocence du genre, il rappelle qu’il a toujours été
protégé par les papes et qu’un d’entre eux s’y est même adonné.

  [134] Menestrier (Claude-François) (1631-1705), jésuite, très érudit
    et très versé dans les arts d’agrément. Il a écrit un grand nombre
    d’ouvrages sur la chevalerie, les tournois, le blason, la musique,
    la danse, le théâtre, etc.

Le goût pour les représentations théâtrales avait gagné les communautés
religieuses. «L’on y dresse tous les ans, dit Chappuzeau, de superbes
théâtres pour des tragédies, dans lesquelles par un mélange ingénieux du
sérieux et du profane toutes les passions sont poussées jusqu’au bout.
On y emploie même pour de certains rôles d’autres personnes que des
écoliers[135].»

  [135] Les communautés de femmes elles-mêmes ne dédaignaient pas ce
    genre de spectacle. Déjà en 1595 les Dames de Saint-Antoine avaient
    joué _Cléopâtre_ devant un auditoire d’abbés; elles représentaient
    les rôles d’hommes en travesti. Dans les premières années du
    dix-septième siècle, les religieuses de Maubuisson «passaient tout
    leur temps, hors de l’office, à se divertir en toutes les manières
    qu’elles pouvaient, à jouer des comédies pour réjouir les sociétés
    qui les venaient voir». (Sainte-Beuve, _Port-Royal_.)

Les Jésuites avaient eu même l’heureuse inspiration de faire servir le
théâtre à la propagation de leurs idées et de composer des comédies
théologiques où leurs ennemis les Jansénistes étaient malmenés de la
belle manière. Pendant le carnaval de 1650, ils représentèrent, entre
autres, Jansénius chargé de fers et traîné en triomphe par la _Grâce
suffisante_.

La protection avérée que les Pères accordaient au théâtre, l’indulgence
extrême avec laquelle ils regardaient tout ce qui concernait la comédie
et les comédiens, devaient provoquer naturellement de la part des
Jansénistes des sentiments tout différents et leur faire entreprendre
une campagne en règle contre l’art dramatique.

En 1658, l’abbé d’Aubignac fit paraître sa _Pratique du théâtre_; elle
éveilla bien des susceptibilités. En 1665, un incident assez futile vint
mettre le feu aux poudres et engager une lutte dont l’issue devait être
désastreuse pour les comédiens. Desmarets de Saint-Sorlin, auteur des
_Visionnaires_ et du poème de _Clovis_[136], s’avisa tout à coup de
prendre à partie les Jansénistes. Ceux-ci ripostèrent et par la plume de
Nicole, qui garda du reste l’anonyme; ils traitèrent les faiseurs de
romans et les poètes de théâtre «d’empoisonneurs publics, non des corps,
mais des âmes». «Plus le poète, disaient-ils, a eu soin de couvrir d’un
voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il décrit, plus il les a
rendues dangereuses et capables de surprendre et de corrompre les âmes
simples et innocentes.»

  [136] Desmarets de Saint-Sorlin (Jean) (1595-1676), de l’Académie
    française. Il faisait partie du cercle intime du cardinal de
    Richelieu et c’est ce qui causa son succès; il a écrit des tragédies
    détestables qui n’en furent pas moins représentées par ordre du
    cardinal. Après une existence des plus relâchées, il passa à la
    dévotion la plus outrée. Il prit parti pour les Jésuites et se crut
    appelé par le ciel à combattre les hérétiques, c’est-à-dire les
    Jansénistes; il les attaqua avec la dernière violence.

    La pièce des _Visionnaires_ eut un succès inouï, grâce aux allusions
    qu’elle contenait contre l’hôtel de Rambouillet. Dans son _Clovis_,
    poème étrange et d’un halluciné, l’auteur prétendait avoir «traité
    en vaincus et foulé aux pieds Homère et Virgile».

Racine se persuada que cette phrase était à son adresse. Furieux d’une
attaque que rien ne justifiait, il répondit par une lettre des plus
mordantes: «Nous connaissons, dit-il aux docteurs de Port-Royal,
l’austérité de votre morale; nous ne trouvons pas étrange que vous
damniez les poètes, vous en damnez bien d’autres qu’eux; ce qui nous
surprend, c’est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les
honorer. Eh! messieurs, contentez-vous de donner les rangs dans l’autre
monde, ne réglez pas les récompenses de celui-ci; vous l’avez quitté il
y a longtemps; laissez-le juge des choses qui lui appartiennent.
Plaignez-le si vous voulez d’aimer des bagatelles et d’estimer ceux qui
les font, mais ne leur enviez point de misérables honneurs auxquels vous
avez renoncé.»

Une fois la lutte engagée, les combattants ne devaient pas se borner à
une première escarmouche. Nicole publie le _Traité de la Comédie_,
«composé, dirent les Jésuites, pour venger le Port-Royal du grand
Corneille, qui se déclarait hautement contre la nouvelle secte.»

Le janséniste, reprenant la doctrine des Pères de l’Église, condamne
sans hésiter et le théâtre et les comédiens: «La comédie, dit-il est une
école et un exercice de vice... Le métier de comédien est un emploi
indigne d’un chrétien, ceux qui l’exercent sont obligés de le quitter...
cette profession est contraire au christianisme[137].»

  [137] Ce qui indigne le plus Nicole, «c’est, dit-il, qu’on ait
    entrepris dans ce siècle-ci de justifier la comédie et de la faire
    passer pour un divertissement qui se pouvait allier avec la
    dévotion... On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore
    qu’il soit honoré et qu’il ne soit pas flétri par le nom honteux de
    vice, qui trouble toujours un peu le plaisir qu’on y prend par
    l’horreur qui l’accompagne. On a donc tâché de faire en sorte que la
    conscience s’accommodât avec la passion et ne la vînt point
    inquiéter par ses importuns remords.»

Nicole ne devait pas rester seul dans la lice[138]. Il y fut bientôt
rejoint par un nouveau champion qui allait lui prêter l’appui de son
nom, et on peut ajouter de son talent.

  [138] Déjà, en 1660, M. Bourdelot, avocat au Parlement de Paris, avait
    fait imprimer une lettre contre les désordres de la comédie. En
    1672, M. Voisin, conseiller du roi, écrivit encore avec violence
    contre les spectacles du temps.

Armand de Bourbon, prince de Conti[139], après avoir aimé le théâtre au
point d’entretenir une troupe de comédiens, fut touché de la grâce et
devint fort dévot, qui plus est janséniste[140]. Il éprouva
naturellement le désir de brûler ce qu’il avait adoré et, en 1666, il
publia un _Traité de la comédie et des spectacles_ selon la tradition de
l’Église. Il y avait rassemblé avec soin tous les passages des Pères et
des conciles qui condamnaient le théâtre. A en croire le prince, «la
troupe des comédiens est une troupe diabolique, et se divertir à la
comédie, c’est se réjouir au démon».

  [139] Conti (Armand de Bourbon, prince de) (1629-1686), frère puîné du
    grand Condé.

  [140] Il avait été élevé par les Jésuites et avait même joué chez eux
    dans sa jeunesse.

L’abbé d’Aubignac ne voulut pas laisser avilir l’art que lui-même avait
si bien prôné et il riposta à la diatribe du prince de Conti par une
apologie de la comédie sous ce titre: _Dissertation sur la condamnation
des théâtres_. Il y relevait les assertions du prince et assurait que
l’opinion des Pères de l’Église ne prouvait rien, attendu que de leur
temps on ne pouvait assister aux spectacles sans faire acte d’idolâtrie.

Les attaques de Nicole et du prince de Conti ne passèrent point
inaperçues; elles ranimèrent le zèle de tous ceux qui n’aimaient pas le
théâtre et le croyaient préjudiciable aux mœurs. Une campagne en règle
fut organisée.

Molière, fort inconsciemment, allait lui-même fournir des armes à ceux
qu’une haine aveugle animait contre l’art dramatique. _Tartuffe_, dès
qu’il parut, en 1667[141], souleva dans les rangs du clergé tout entier
la plus violente indignation. Un curé de Paris, Pierre Roullé, demandait
que l’auteur, «ce démon vêtu de chair et habillé en homme, le plus
signalé impie et libertin qu’on vit jamais dans les siècles passés», fût
livré au feu «avant-coureur de celui de l’enfer»; Bourdaloue le
dénonçait en pleine chaire; Bossuet ne se montrait pas plus indulgent et
reprochait aux œuvres du poète de n’être qu’un tissu de bouffonneries,
d’impiétés, d’infamies et de grossièretés. Quant à l’archevêque de
Paris, Hardouin de Péréfixe, il lançait un mandement où il défendait «de
représenter, lire ou entendre réciter le _Tartuffe_, sous peine
d’excommunication.» Toutes les anciennes préventions de l’Église contre
le théâtre et les comédiens se réveillèrent avec plus de force que
jamais.

  [141] Les trois premiers actes avaient déjà été joués le 12 mai 1664
    en présence du roi, pendant les fêtes de Versailles.

Pour bien montrer l’émoi causé par le _Tartuffe_[142], _Don Juan_, etc.,
il est intéressant de reproduire ce jugement d’un écrivain
religieux[143]:

  [142] La pièce fut d’abord interdite par ordre du président de
    Lamoignon. S’il faut en croire une anecdote du temps, on allait
    commencer le spectacle quand l’interdiction arriva, et Molière
    s’avançant sur le devant de la scène osa dire: «Nous allions vous
    jouer le _Tartuffe_, mais M. le premier Président ne veut pas qu’on
    le joue.» C’est seulement le 5 février 1669 que le roi autorisa les
    représentations.

  [143] Baillet (Adrien) (1649-1706), vicaire de campagne, puis
    bibliothécaire de l’avocat général Lamoignon.

«Molière est un des plus dangereux ennemis que le monde ait suscités à
l’Église. Il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de
ses lecteurs, qu’il avait fait pendant sa vie dans celui de ses
spectateurs. La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à
son école, on y apprend aussi les maximes ordinaires du libertinage
contre les sentiments véritables de la religion. Elles sont répandues
d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces,
qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que dans son
_Tartuffe_, où il mène ouvertement à l’irréligion. C’est la plus
scandaleuse de toutes ses pièces. Il y a prétendu comprendre, dans la
juridiction de son théâtre, les droits qu’ont les ministres de l’Église
de reprendre les hypocrites et la fausse dévotion. On voit bien par la
manière dont il a confondu les choses, qu’il était franc novice dans la
dévotion, dont il ne connaissait que le nom. Les comédiens sont des gens
décriés de tous les temps, que l’Église regarde comme retranchés de son
corps, mais quand Molière aurait été innocent jusqu’alors, il aurait
cessé de l’être, dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu voulait
se servir de lui pour corriger le vice. Tertullien a eu raison d’appeler
le théâtre le royaume du diable; faut-il pour trouver le remède, aller
consulter Béelzébuth, tandis que nous avons des prophètes en Israël,
etc.[144]?»

  [144] Baillet, _Jugement des Poètes_, art. 1420.

Les prédications de Nicole et du prince de Conti, l’exaspération
soulevée par les représentations de _Tartuffe_, portèrent leurs fruits.
Le clergé exhuma contre les comédiens tous les anathèmes des premiers
siècles qui sommeillaient au fond de quelques rituels, et il ne songea
plus qu’à trouver l’occasion de les leur appliquer. Déjà, en 1671,
Floridor étant tombé malade, le curé de Saint-Eustache, avant de le
confesser, lui fit promettre de ne plus reparaître sur le théâtre; le
comédien s’y engagea, et cependant quand il mourut il fut enterré sans
cérémonie[145]. Molière, dont les œuvres avaient en partie motivé ces
rigueurs inattendues, allait en devenir une des premières victimes.

  [145] _Moliériste_, septembre 1886.

Jusqu’alors, comme nous l’avons déjà vu, l’Église a accordé aux
comédiens le même traitement qu’à tous les chrétiens, et Molière ainsi
que sa famille a joui de cette tolérance. Le 6 janvier 1654, le comédien
figure en qualité de parrain sur les registres des églises Saint-Firmin
et Notre-Dame des Tables, à Montpellier[146].» En 1670 et en 1672, on
voit encore son nom sur les registres des églises avec le titre de
parrain[147]. Le lundi 20 février 1662 il a épousé Armande Béjart[148],
par permission de M. Comtes, doyen de Notre-Dame et grand vicaire de M.
le cardinal de Retz, archevêque de Paris; le mariage n’a pas souffert la
moindre difficulté.

  [146] _Id._, 1er mai 1879.

  [147] _Id._, novembre 1883 et septembre 1885.

  [148] Béjart (Armande) (1645-1700), aussi célèbre par sa beauté que
    par ses succès au théâtre.

En 1672, la sœur d’Armande, Madeleine Béjart[149] meurt. Par son
testament elle laisse d’abondantes aumônes et elle demande que son corps
repose dans le cimetière de l’église Saint-Paul où sa famille possède
une concession. En effet, après avoir été présentée à l’église
Saint-Germain-l’Auxerrois, sa paroisse, elle est, «par permission
spéciale de Mgr l’Archevêque, portée en carrosse à l’église Saint Paul
et inhumée sous les charniers de ladite église.» Le registre de la
paroisse la désigne comme _comédienne de la troupe du Roi_.

  [149] Madeleine Béjart (1618-1672); elle excellait dans les rôles de
    soubrette.

Mais ce qui est bien plus formel encore, Molière lui-même a un
confesseur attitré: «M. Bernard, prêtre habitué en l’église de
Saint-Germain», et l’année même de sa mort[150] le comédien a reçu les
sacrements à Pâques, de la main de cet ecclésiastique. A une époque où
la communion pascale était à peu près une obligation, il n’est pas
étonnant que Molière se soit conformé à la règle imposée, mais ce qu’il
est important de constater, c’est qu’encore à cette époque on ne
refusait nullement les sacrements aux comédiens, même pas à l’auteur de
_Tartuffe_.

  [150] Voir Eudore Soulié, _Recherches sur Molière_, pages 79 et 261.

Le poète est frappé à mort le 17 février 1673, pendant une
représentation du _Malade imaginaire_. Sentant son heure dernière
approcher, il demande à recevoir les secours de la religion; on court à
l’église Saint-Eustache, où les deux ecclésiastiques de service,
apprenant quel est l’homme qui réclame leur assistance, refusent de se
déranger. On se rend alors chez un prêtre du voisinage qui, plus
compatissant, consent à venir voir le moribond; mais ces allées et
venues avaient pris du temps et quand il arriva, Molière n’avait plus
besoin de ses services: il était mort entouré des siens et de deux
pauvres religieuses qui venaient quêter chaque année à Paris et
auxquelles il donnait l’hospitalité.

Les camarades du défunt voulurent lui faire un convoi magnifique. Le
curé de Saint-Eustache, M. Merlin, non seulement s’y opposa, mais
encore, s’armant du texte même du rituel de Paris, il refusa de laisser
inhumer le corps[151].

  [151] Le clergé possédait exclusivement la police des cimetières.

La veuve du comédien adressa aussitôt à l’archevêque de Paris[152] une
requête des plus pressantes, en faisant valoir les actes de piété,
encore tout récents, de son mari. On a dit que l’archevêque avait
répondu par une fin de non-recevoir absolue. Ce n’est pas exact: il se
borna à renvoyer la requête à l’official pour en informer[153].

  [152] Harlay de Champvallon. Il est resté célèbre par la légèreté de
    ses mœurs; il avait entre autres une maîtresse, Mme de
    Bretonvilliers que le peuple avait surnommée «la cathédrale».

  [153] Au-dessous de la lettre est écrite cette phrase: «Renvoyée au
    sieur abbé de Benjamin, notre official, pour informer des faits
    contenus en la présente requête.»

Cependant redoutant un refus, Mlle Molière[154] se rendit à Versailles
pour solliciter l’intervention du roi: «Si mon mari est criminel, Sire,
s’écria-t-elle, ses crimes ont été autorisés par Votre Majesté même!»
Louis XIV, froissé de ces paroles, la congédia brusquement, lui disant
que l’affaire ne le concernait pas, qu’elle était du ressort de
l’archevêque; en même temps il donnait l’ordre à Harlay de Champvallon
d’éviter l’éclat et le scandale, et de ne pas s’opposer à l’inhumation.

  [154] Les comédiennes n’avaient pas le droit de porter le titre de
    madame.

En bon courtisan, l’archevêque s’inclina, mais, pour sauver les
apparences, il fit assurer que Molière avait témoigné son repentir
d’avoir exercé la profession du théâtre. Il permit donc «au curé de
Saint-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps du défunt
dans le cimetière de la paroisse, à condition néanmoins «que ce sera
sans aucune pompe et avec deux prêtres seulement, et hors des heures du
jour, et qu’il ne sera fait aucun service solennel pour lui, ni dans
ladite paroisse Saint-Eustache, ni ailleurs, même dans aucune église des
réguliers, et _que notre présente permission sera sans préjudice aux
règles du rituel de notre église que nous voulons être observées selon
leur forme et teneur_[155].»

  [155] Cette dernière restriction montre bien la volonté formelle du
    prélat de faire revivre désormais dans son diocèse les lois
    canoniques contre les comédiens.

Le convoi n’eut lieu que quatre jours après le décès, et, conformément
aux ordres de Champvallon, il se fit à neuf heures du soir. Le corps ne
fut même pas présenté à l’église, on le porta directement au cimetière
Saint-Joseph dans une bière de bois, couverte du poêle des tapissiers;
il était escorté de «six enfants bleus, tenant six cierges, dans six
chandeliers d’argent, et de deux ecclésiastiques.» Il n’y eut pas de
chants; beaucoup d’amis suivirent un flambeau à la main.

«La populace, dit Voltaire, qui ne connaissait dans Molière que le
comédien, et qui ignorait qu’il avait été un excellent auteur, un
philosophe, un grand homme dans son genre, s’attroupa en foule à la
porte de sa maison le jour de son convoi. Sa veuve fut obligée de jeter
de l’argent par les fenêtres, et ces misérables qui auraient, sans
savoir pourquoi, troublé l’enterrement, accompagnèrent son corps avec
respect.»

On craignit en effet que le peuple, surexcité par la passion religieuse,
ne se livrât à une manifestation scandaleuse; pour calmer les esprits,
on distribua cinq sols à tous les pauvres présents et on dépensa ainsi
de 1000 à 1200 livres.

Le cortège parvint sans encombre jusqu’à la rue Montmartre où se
trouvait le cimetière, mais la porte était fermée et on avait oublié les
clefs; il fallut les aller chercher. En les attendant, tout le monde put
lire à la lueur des torches ces vers placardés sur le mur:

    Il est passé ce Molière
    Du théâtre à la bière;
    Le pauvre homme a fait un faux bond;
    Et ce tant renommé bouffon
    N’a jamais su si bien faire
    Le _Malade imaginaire_
    Qu’il a fait le mort pour tout de bon.

Enfin les clefs arrivèrent et la triste cérémonie put s’achever sans
incident. Molière fut enseveli au milieu du cimetière, au pied de la
croix[156]. Pas une parole ne fut prononcée sur la tombe[157].

  [156] M. L. Moland, dans une savante dissertation, croit que le corps
    du comédien fut aussitôt enlevé du terrain religieux et transporté
    dans l’enceinte réservée aux enfants morts sans baptême.
    (_Moliériste_, juin 1884.)

  [157] Plus heureux que Molière, Lulli fut enterré sans difficulté aux
    Petits-Pères. Sur son mausolée la Mort est représentée tenant d’une
    main un flambeau renversé et de l’autre un rideau au-dessus du buste
    du musicien.

Chapelle, outré de cette mesquine persécution, témoigna son indignation
en publiant ces vers:

    Puisqu’à Paris on dénie
    La terre, après le trépas,
    A ceux qui, pendant leur vie,
    Ont joué la comédie,
    Pourquoi ne jette-t-on pas
    Les bigots à la voirie?
    Ils sont dans le même cas.

Un siècle plus tard, Chamfort ayant écrit l’éloge de Molière, son œuvre
fut couronnée par l’Académie. C’est à ce sujet que Voltaire lui
écrivait: «Tout ce que vous dites, monsieur, de l’admirable Molière, et
la manière dont vous le dites, sont dignes de lui et du beau siècle où
il a vécu. Vous avez fait sentir bien adroitement l’absurde injustice
dont usèrent envers ce philosophe du théâtre des personnes qui jouaient
sur un théâtre plus respecté. Vous avez passé habilement sur
l’obstination avec laquelle un débauché refusa la sépulture d’un sage.

«L’archevêque Champvallon mourut depuis, comme vous savez à Conflans, de
la mort des bienheureux, sur Mme de Lesdiguières, et il fut enterré
pompeusement au son de toutes les cloches, avec toutes les belles
cérémonies qui conduisent infailliblement l’âme d’un archevêque dans
l’empyrée[158]. Mais Louis XIV avait eu bien de la peine à empêcher que
celui qui était supérieur à Plaute et à Térence ne fût jeté à la voirie:
c’était le dessein de l’archevêque et des dames de la halle, qui
n’étaient pas philosophes. Les Anglais nous avaient donné, cent ans
auparavant, un autre exemple; ils avaient érigé, dans la cathédrale de
Strafford, un monument magnifique à Shakespeare, qui pourtant n’est
guère comparable à Molière ni pour les arts ni pour les mœurs[159].»

  [158] Il était mort en effet d’une attaque d’apoplexie en la compagnie
    de Mme de Lesdiguières. Mme de Sévigné écrit à ce propos: «Il s’agit
    maintenant de trouver quelqu’un qui se charge de l’oraison funèbre
    du mort. On prétend qu’il n’y a que deux petites bagatelles qui
    rendent cet ouvrage difficile, c’est la vie et la mort.» Le Père
    Gaillard consentit cependant à se charger de l’oraison funèbre, mais
    à condition qu’il ne parlerait pas du défunt.

  [159] Ferney, 27 septembre 1769.




VIII

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)

1673-1689

SOMMAIRE: Lulli obtient l’autorisation d’établir l’Opéra au théâtre du
Palais-Royal.--_La troupe de Molière_, dépossédée, achète le théâtre de
la rue Guénégaud.--Elle se réunit à la troupe du _Marais_.--En 1680,
Louis XIV ordonne la fusion des deux troupes de l’_Hôtel de Bourgogne et
de Guénégaud_.--La Comédie française est constituée.--Autorité des
gentilshommes de la chambre.--La Dauphine.--Les spectacles sont fermés
pendant la quinzaine de Pâques.--La _Comédie_ est expulsée de l’hôtel
_Guénégaud_.--Après des pérégrinations sans nombre, elle s’établit au
jeu de paume de l’Étoile.


La troupe de Molière n’eut pas seulement la douleur de perdre le chef
dont elle tirait toute son illustration, un nouveau malheur lui était
réservé. Lulli, en 1672, avait fait révoquer à son profit le privilège
de l’abbé Perrin et il s’était emparé de l’Opéra[160]; aussitôt la mort
de Molière, il sollicita la permission de s’établir au théâtre du
Palais-Royal et il l’obtint, grâce à la protection dont Louis XIV ne
cessait de lui donner des preuves[161].

  [160] Personne ne fut plus jaloux que Lulli du privilège qui lui était
    concédé. Il défendit la musique aux Italiens, parce que c’était
    empiéter sur ses droits. On vit alors paraître sur la scène à la
    Comédie italienne un âne qui se mit à braire: «Taisez-vous,
    insolent, lui dit Arlequin, la musique nous est défendue.» En 1677,
    il fit interdire les représentations des marionnettes parce qu’elles
    chantaient et que l’Opéra seul avait le droit de chanter. Il fit
    défendre aux comédiens français d’avoir plus de six violons dans
    leur orchestre, parce que l’Opéra seul avait le droit de faire de la
    musique. Même pour chanter ou faire de la musique dans les théâtres
    de société, il fallait obtenir l’autorisation par écrit de Lulli.

  [161] L’Opéra installé au Palais-Royal y resta pendant tout le
    dix-huitième siècle.

La troupe de Molière, dépossédée de son théâtre, fut obligée d’émigrer;
elle acheta rue Mazarine une maison dans laquelle se trouvait une fort
belle salle et on désigna la nouvelle installation sous le nom de
théâtre de Guénégaud. En même temps, dans l’espoir de combler le vide
qu’avait laissé dans ses rangs la mort de l’illustre comédien, elle se
réunit à la troupe du Marais. Colbert autorisa la fusion des deux
troupes et il composa lui-même la liste des acteurs. On trouve là la
première intervention directe et formelle du pouvoir royal dans les
affaires de la comédie.

De 1673 à 1680 il n’y eut donc que deux troupes de comédiens français à
Paris, la troupe de Guénégaud et celle de l’hôtel de Bourgogne.

En 1680, Louis XIV, désireux de posséder un théâtre où tous les talents
fussent rassemblés, réunit en une seule les deux troupes, et il lui
donna le privilège exclusif de représenter dans Paris[162].

  [162] Le roi adressa, le 22 octobre, au lieutenant général de police
    une lettre de cachet ordonnant la réunion des comédiens de l’hôtel
    de Bourgogne et de Guénégaud. En vertu de cet ordre signé Colbert,
    les comédiens furent autorisés à former une société et à passer
    entre eux des actes d’union.

La nouvelle troupe s’établit au théâtre Guénégaud[163]; elle prit le
titre de _Comédiens du Roi_ et, par un brevet du 24 août 1682, Louis XIV
lui accorda une pension annuelle de 12 000 livres.

  [163] Les Italiens, expulsés du Palais-Royal en même temps que la
    troupe de Molière, profitèrent de la réunion des deux troupes au
    théâtre Guénégaud pour se faire attribuer l’hôtel de Bourgogne. De
    cette façon ils purent représenter tous les jours; mais ils jouèrent
    souvent en français, ce qui était contraire au privilège qu’on
    venait d’accorder aux _Comédiens du Roi_: ces derniers réclamèrent
    et la contestation fut portée devant Louis XIV. Baron pour les
    Français, Dominique pour les Italiens, s’étaient chargés de plaider
    la cause de leurs camarades. Dès que Baron eut exposé ses raisons,
    Dominique, s’adressant au roi, lui dit avant de commencer: «En
    quelle langue Votre Majesté veut-elle que je parle?» «Eh! parle
    comme tu voudras», lui dit le roi. «J’ai gagné mon procès, répliqua
    Dominique, nous ne demandons pas autre chose.» Le roi se mit à rire
    et déclara qu’il ne s’en dédirait pas.

La même année, les Comédiens furent autorisés à prélever leurs frais
journaliers sur la recette du théâtre, avant de donner une participation
quelconque aux auteurs[164].

  [164] Depuis quelques années, les acteurs avaient renoncé à l’usage
    d’acheter les pièces pour un prix débattu.

A partir de ce jour la Comédie française est constituée; les Comédiens,
il est vrai, perdent leur liberté et se trouvent placés dans une
dépendance complète: ils font partie de la _Maison du Roi_, ils
appartiennent au monarque d’une façon absolue et sans réserve. Mais le
roi ne peut s’occuper des affaires intérieures du théâtre, des détails
continuels de la gestion, et il délègue ses pouvoirs aux quatre premiers
gentilshommes de la chambre qui agiront et ordonneront en son nom. C’est
ainsi que les Gentilshommes se trouvèrent investis d’une autorité qui,
d’abord assez restreinte, se transforma plus tard en une tyrannie
journalière[165].

  [165] Mercier, dans la querelle qu’il eut avec les Comédiens en 1775,
    a donné l’origine de cette charge de gentilhomme de la chambre: «Ces
    charges, dit-il, sont un démembrement de celle du grand chambrier de
    France, office très ancien, qui existait à la cour des Césars avant
    la naissance de la monarchie française. Ceux qui en étaient pourvus
    se nommaient _Præpositi sacri cubiculi_. Les fonctions de cet office
    consistaient originairement, selon le Père Anselme, à coucher le
    roi, le lever, faire son lit et sa chambre... Pour donner de la
    dignité à cet office, le roi inféoda la charge et la conféra pour
    être tenue à foi et hommage. Par là celui qui en était pourvu
    devenait vassal immédiat du prince, avait le droit de le suivre à la
    guerre et de combattre à ses côtés; un tel honneur rendit cette
    charge une des premières dignités de l’État. En 824 on voit cet
    office exercé par Bonnard, comte de Barcelone. Mais le fief de grand
    chambrier étant sans domaines, on crut devoir lui en assigner un et
    l’on y attacha quelques droits à percevoir, par forme de cens, sur
    les communautés des cloutiers, des marchands de chapeaux et de
    vieilles robes. Ce droit fut supprimé par François Ier. Le même roi
    jugea à propos de diviser les fonctions domestiques de cette charge
    entre deux officiers, sous la dénomination de premiers gentilshommes
    de la chambre. Depuis cette époque, leur nombre a été porté à
    quatre. Mais on n’a point inféodé leur charge, on n’a point recréé
    en leur faveur le cens et la justice qui constituaient le fief de la
    grande chambrerie; il ne leur reste donc de cet office que des
    droits sans juridiction et des devoirs circonscrits dans l’intérieur
    du palais, etc.» (Grimm, _Corresp. littér._, août 1775.)

Dès 1680, le duc de Créqui arrête la liste de la nouvelle troupe et
renvoie les acteurs qui ne lui conviennent pas. En 1684, un nouvel
arrêté fixe la situation des Comédiens vis-à-vis des Gentilshommes:

«Les ordres qui viendront de la part de messieurs les premiers
gentilshommes de la chambre du roi aux Comédiens, seront mis entre les
mains du contrôleur général de l’argenterie et menus plaisirs en
exercice, qui en délivrera des copies signées de lui toutes les fois que
les Comédiens l’en requerront. Et, pour ce qui concerne la troupe en
général et les rôles des pièces à jouer en particulier, aucun des
Comédiens ne pourra distribuer lesdits rôles, ni faire autre chose
concernant le théâtre que de leur consentement, et, en cas de
difficultés, ils s’adresseront à leurs supérieurs. A l’égard des pièces
pour la cour, on leur prescrira les rôles qu’ils doivent jouer. Fait à
Versailles, le 18 juin 1684, signé: le duc de Créqui[166].»

  [166] Bib. nat., Mss. 24 330, (Despois).

Ainsi les pouvoirs des Gentilshommes de la chambre ne se bornent pas,
comme cela eût été raisonnable, au service à la cour; ils s’étendent
encore sur le service des Comédiens à la ville.

Au début, cette autorité n’eut pas lieu de s’exercer très fréquemment,
car le roi pria la Dauphine, cette Allemande disgracieuse et revêche,
qui s’ennuyait si prodigieusement en France[167], de s’occuper des
Comédiens français, et les Gentilshommes se bornaient à exécuter les
ordres de la princesse. Ainsi le 23 avril 1685, le duc de Saint-Aignan
donne aux Comédiens un règlement de discipline intérieure, conformément
aux instructions qu’il a reçues de la Dauphine. Ce règlement est déposé
chez un notaire, et le 4 mars 1686 il est passé un acte par lequel la
troupe s’engage à s’y conformer.

  [167] «Madame la Dauphine, lit-on dans les _Souvenirs de Madame de
    Caylus_, était non seulement laide et si choquante que Sanguin,
    envoyé par le roi en Bavière dans le temps qu’on traitait son
    mariage, ne put s’empêcher de dire au roi au retour: «Sire, sauvez
    le premier coup d’œil.» Cependant Monseigneur l’aima et peut-être
    n’aurait aimé qu’elle, si la mauvaise humeur et l’ennui qu’elle lui
    causa ne l’avaient forcé à chercher des consolations et des
    amusements ailleurs... Elle passait sa vie renfermée dans de petits
    cabinets derrière son appartement, sans vue et sans air; ce qui,
    joint à son humeur naturellement mélancolique, lui donna des
    vapeurs; ces vapeurs, prises pour des maladies effectives, lui
    firent faire des remèdes violents; et enfin ces remèdes beaucoup
    plus que ses maux lui causèrent la mort.»

Après la mort de la princesse, la seconde femme du Dauphin hérita de ses
attributions. Plus tard ce fut la duchesse de Berry.

Depuis les discussions théologiques sur le théâtre, qui avaient précédé
la mort de Molière, le clergé s’était sensiblement refroidi à l’égard de
la comédie; ce brusque revirement devait avoir son contre-coup à la
cour. Peu à peu un changement évident s’opère dans l’esprit de Louis
XIV. On voit que les influences religieuses qui l’entourent ne sont pas
inactives, on pressent que la faveur du théâtre commence à décliner et
qu’une modification profonde ne va pas tarder à se produire.

En 1687, sur l’ordre du roi, le lieutenant de police fait défense aux
Comédiens français ou italiens de jouer la comédie pendant la quinzaine
de Pâques, et désormais tous les ans les théâtres seront fermés durant
cette période[168].

  [168] Cette ordonnance fut étendue aux autres scènes. On fermait aussi
    les théâtres à la maladie du roi et à la mort des princes. Lors de
    la mort du Dauphin, fils de Louis XIV, ils furent interrompus
    vingt-huit jours; lors de celle du Dauphin, fils de Louis XV, la
    vacance fut de vingt-six jours.

Un fait encore plus caractéristique montre bien l’hostilité qui déjà
règne contre les spectacles. Pendant cette même année 1687 on se dispose
à ouvrir le collège des Quatre-Nations; en en prenant possession la
Sorbonne déclare qu’elle ne peut tolérer le voisinage de la Comédie, que
c’est perdre le collège que de donner aux écoliers une occasion si
prochaine de dissipation et de vice. Elle obtient gain de cause:
«Aujourd’hui, vingtième jour de juin, disent les registres, M. de la
Reynie nous a mandés pour nous donner ordre, de la part du roi et de M.
de Louvois, que la troupe eût à changer d’établissement, à cause de la
proximité du collège des Quatre-Nations, où les docteurs vont enseigner
et sont près d’en prendre possession.»

Les Comédiens durent courber la tête et abandonner l’hôtel Guénégaud.
Ils se mirent à la recherche d’un nouveau local et nous allons les
suivre dans leur pénible et douloureuse odyssée. Leurs premières
tentatives furent couronnées d’un insuccès complet; partout où ils se
présentaient, le curé de la paroisse protestait avec indignation et,
sous un prétexte ou sous un autre, parvenait à les évincer.

«Ils ont déjà marchandé des places dans cinq ou six endroits, écrit
Racine à Boileau; mais partout où ils vont, c’est merveille d’entendre
comme les curés crient. Le curé de Saint-Germain-de-l’Auxerrois a déjà
obtenu qu’ils ne seraient point à l’hôtel de Sourdis, parce que de leur
théâtre on aurait entendu tout à plein les orgues, et de l’église on
aurait parfaitement entendu les violons.»

Quant aux orgues, c’eût été au théâtre à s’en plaindre et non à
l’église. Quant aux violons, il est bon de rappeler que, pour ne pas
empiéter sur le privilège de l’opéra, on n’en tolérait que six à la
Comédie. Quelle que fût leur sonorité, ils ne devaient pas être bien
bruyants; mais tous les prétextes étaient bons pour se débarrasser de
ces «histrions» qu’on fuyait «comme le feu ou la peste[169]».

  [169] Abbé de Latour.

Boileau, qui ne paraît pas s’apitoyer plus que Racine sur les infortunes
de la Comédie, répond à son ami: «S’il y a quelque malheur dont on se
puisse réjouir, c’est, à mon avis, celui des Comédiens: si l’on continue
à les traiter comme on fait, il faudra qu’ils aillent s’établir entre la
Villette et la porte Saint-Martin[170]; encore ne sais-je s’ils n’auront
point sur les bras le curé de Saint-Laurent.»

  [170] C’est-à-dire à Montfaucon, où l’on déposait les vidanges de la
    ville.

Repoussée de l’hôtel de Sourdis, la Comédie propose d’occuper l’hôtel de
Nemours, rue de Savoie, dans la paroisse Saint-André. Cette fois, aucune
objection n’est soulevée et le roi donne son autorisation. Les acteurs
se croient au terme de leurs tribulations et s’en félicitent hautement.
Leur allégresse fut de courte durée. Le curé de Saint-André n’avait
péché que par ignorance. Dès qu’il connut le voisinage dont il était
menacé, son premier soin fut d’obtenir une audience du roi; il
représenta qu’il ne possédait déjà dans sa paroisse que des auberges et
des coquetiers, et que si on laissait encore un théâtre s’y établir,
autant valait fermer l’église.

Les Grands-Augustins, dont le couvent se trouvait sur la paroisse
Saint-André, appuyèrent chaudement la requête du curé, demandant avec
instance qu’on leur épargnât de si fâcheux voisins. Cette susceptibilité
et ces scrupules paraissaient d’autant plus étranges que les Augustins
étaient eux-mêmes des spectateurs fort assidus de la Comédie, qu’ils
avaient voulu vendre aux acteurs un terrain rue d’Anjou pour y établir
leur théâtre, et que la négociation eût réussi, si l’emplacement n’avait
paru trop incommode.

Quoi qu’il en soit, le roi céda encore aux obsessions du clergé et il
retira à la troupe française l’autorisation qu’il lui avait donnée.

Les Comédiens, sans perdre courage, recommencèrent leurs pérégrinations;
ils découvrirent, rue des Petits-Champs, l’hôtel de Lussan et
l’achetèrent avec l’agrément royal; mais le curé de Saint-Eustache ne
l’entendait pas ainsi; il porta ses plaintes au roi, représentant que
cet endroit était le quartier le plus considérable de la paroisse;
plusieurs propriétaires voisins se joignirent à lui: encore une fois
Louis XIV révoqua la permission accordée.

Enfin, après des difficultés sans nombre, les Comédiens finirent par
trouver un asile; on leur permit d’acheter le jeu de paume de l’Étoile,
situé dans la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. C’est là que, sur
les dessins de François d’Orbay, fut bâti l’hôtel de la Comédie, qui
prit à dater de ce jour le titre de Comédie française. Sur la façade on
grava cette inscription: _Hôtel des Comédiens entretenus par le
Roi_[171].

  [171] La Comédie y resta jusqu’en 1770; à cette époque elle s’établit
    aux Tuileries, dans la salle des «Machines», pendant qu’on
    construisait un théâtre définitif sur l’emplacement de l’hôtel de
    Condé: cette nouvelle salle ne fut prête qu’en 1782. Elle fut brûlée
    en 1799, et c’est sur l’emplacement qu’elle occupait que s’élève
    actuellement l’Odéon.

L’abbé de Latour s’indigne qu’on ait osé mettre au frontispice une
pareille inscription: «Une troupe de comédiens, dit-il, n’étant composée
que de gens vicieux, infâmes et méprisables, la comédie n’étant qu’un
composé de bouffonneries, de passions et de vices, les histrions ne sont
que tolérés.»

L’ouverture du théâtre se fit après la rentrée de Pâques, le lundi 18
avril 1689. La nouvelle salle se trouvait sur le territoire de la
paroisse Saint-Sulpice et c’est désormais avec le curé de cette église
que les Comédiens français auront presque tous leurs démêlés[172].

  [172] Talma raconte dans ses _Mémoires_ que quand il visita cette
    salle, on lui fit voir un petit couloir qui correspondait aux
    baignoires et qui avait son ouverture dans une rue voisine: «C’est
    par ce couloir, dit-il, que les prêtres de Saint-Sulpice qui
    voulaient, sans être vus, voir _Tartuffe_ et _Mahomet_, faisaient
    leur entrée et leur sortie.»




IX

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)

1694

SOMMAIRE: Sévérité de l’Église de France à l’égard des comédiens.--Le
Père Caffaro prend leur défense.--Indignation de Bossuet.--Le Père
Caffaro est obligé de se rétracter.--Les évêques adoptent la doctrine de
Bossuet.


Comme nous l’avons vu dans un précédent chapitre, la condamnation si
inattendue des comédies et des comédiens par le clergé peut être
regardée comme une suite des disputes qui agitaient l’Église de France
et la divisaient en deux partis fameux. Bien que les Jansénistes aient
eu le dessous, leur esprit triompha: le rigorisme et l’intolérance
s’implantèrent en France, et le clergé s’y montra à l’avenir plus sévère
que nulle part ailleurs. Il manifesta bientôt la plus vive antipathie
pour tous les divertissements, et en particulier pour l’art dramatique.
Proscrivant le théâtre, il devait être fatalement amené à proscrire ses
interprètes.

A partir de cette époque, l’Église gallicane fait revivre les châtiments
ecclésiastiques prononcés contre les histrions par le concile d’Arles et
qu’avaient reproduits quelques rituels.

Désormais les acteurs sont frappés d’une condamnation collective et sans
appel. On va rechercher toutes les pénalités qui existaient contre les
mimes, les farceurs, les bateleurs, les cochers du cirque, et on les
applique aux acteurs du dix-septième siècle.

Ils sont excommuniés à la vie et à la mort. On leur refuse tous les
sacrements: le mariage, la communion, le baptême; on ne les accepte ni
pour parrains ni pour marraines. Même pendant la maladie, même au moment
de la mort, on ne leur accorde pas le sacrement de l’Eucharistie. Enfin
on dénie à leur dépouille mortelle la sépulture ecclésiastique.

Ces lois rigoureuses étaient publiées chaque dimanche au prône par tous
les curés de Paris.

Pour obtenir les bienfaits des sacrements, le comédien devait déposer
entre les mains de son confesseur une renonciation définitive à sa
profession criminelle. Cette condition était extrêmement dure: renoncer
à son état, c’était pour l’acteur perdre son gagne-pain, briser sa
carrière. Pour le Comédien français c’était sacrifier encore la pension
qui lui était accordée après vingt ans d’exercice.

L’Église avait-elle le droit d’agir ainsi? Pouvait-elle s’armer des lois
d’un simple concile provincial, tenu il y avait près de quinze siècles,
pour frapper les comédiens d’excommunication?

Elle s’appuyait sur ce principe qui était la base même du gallicanisme:
c’est que les canons des conciles jusqu’au huitième siècle avaient force
de loi, que leur autorité restait immuable, que personne au monde, pas
même le pape, ne pouvait les modifier en quelque point que ce fût.

Par suite de cette idée et en raison de ce respect pour les anciens
conciles, l’Église gallicane avait toujours considéré leurs canons comme
subsistant. Ceux qui s’appliquaient aux comédiens étaient tombés en
désuétude, il est vrai; mais le jour où le clergé fut entraîné dans la
voie de la rigueur, rien ne fut plus aisé que de les faire revivre,
puisqu’ils n’avaient pas été abrogés et même ne pouvaient l’être.

Du reste la doctrine de l’Église de France sur les comédiens n’était
pas, comme on l’a dit, générale et absolue. Elle variait suivant les
diocèses[173]. Les uns l’admettaient sans conteste, l’inscrivaient dans
leurs rituels et la proclamaient chaque dimanche au prône des paroisses;
pour eux les comédiens étaient gens excommuniés en vertu du concile
d’Arles. D’autres, au contraire, ne parlaient point d’excommunication,
mais ils regardaient les comédiens comme infâmes par état et les
assimilaient aux _pécheurs publics_, qui sont indignes des sacrements:
on les frappait au même titre que les concubinaires et les femmes
publiques[174]. Enfin certains diocèses, moins enclins aux théories
gallicanes, se conformaient au rituel romain[175] et ne considéraient en
aucune façon les gens de théâtre comme séparés de la communion[176].

  [173] Il n’est pas fait mention de l’excommunication contre les
    comédiens dans la formule du prône des rituels d’Orléans (1642),
    d’Alet (1687), de Reims (1637), de Langres (1679), de Périgueux
    (1680), de Coutances (1682), d’Amiens (1687), d’Agen (1688), de
    Chartres (1689).

  [174] Les rituels d’Amiens (1687), d’Agen (1688), mettent les
    comédiens au nombre des pécheurs publics et les déclarent comme tels
    indignes de la sainte communion.

  [175] La bulle _Apostolicæ Sedi_ de Paul V (27 juin 1614) avait
    prescrit dans toute l’Église latine l’usage exclusif du rituel
    romain, mais les gallicans n’en tenaient compte.

  [176] Le rituel romain n’exclut nullement les comédiens des
    sacrements. Les rituels d’Orléans (1642), de Périgueux (1680), de
    Coutances (1682), de Chartres (1689), etc., s’expriment comme le
    rituel romain.

La doctrine était donc éminemment variable; tout dépendait du
diocèse[177]; et en cela les évêques n’outrepassaient pas leurs droits,
puisqu’il leur est permis de porter des lois particulières pour la
province qu’ils administrent, et de condamner ce qui est absous dans le
diocèse voisin, d’absoudre ce qui y est condamné.

  [177] Le rituel de Reims (1677) exclut formellement de la communion
    les bateleurs et les farceurs, et il les prive de la sépulture
    ecclésiastique, mais il ne parle pas des comédiens. Les rituels
    d’Orléans (1642), de Reims (1677), de Coutances (1682), de Chartres
    (1689), de Langres (1697), de Paris (1697), n’excluent pas nommément
    les comédiens comme indignes du titre de parrain. Le rituel d’Agen
    (1688), au contraire, interdit au comédiens, aux bateleurs et aux
    farceurs les fonctions de parrain et marraine.

Cependant des esprits sensés et modérés protestaient contre une
application aussi déraisonnable de lois surannées. Ils faisaient
observer que, même en admettant l’autorité des premiers conciles, leurs
canons s’appliquaient à une classe d’individus toute différente, à un
état social disparu depuis des siècles, et que c’était véritablement
commettre une étrange confusion que de prétendre assimiler l’histrion et
le gladiateur de la Rome païenne, voire même le bateleur ou le farceur
du moyen âge, au comédien du dix-septième siècle, qui interprétait les
chefs-d’œuvre de notre littérature. Les uns comme les autres portaient
le nom de comédiens, mais c’était là leur seul point de ressemblance, et
ce nom qui s’était perpétué à travers les âges formait l’unique grief
que l’on pût invoquer contre eux.

La singulière contradiction qui consistait à honorer les comédiens, à
les faire jouer à la cour, à se presser en foule à leurs
représentations, à ne pouvoir se passer d’eux, et en même temps à les
excommunier, devait frapper tous les esprits réfléchis. La Bruyère écrit
dans son chapitre _des Jugements_: «La condition des comédiens était
infâme chez les Romains et honorable chez les Grecs: qu’est-elle chez
nous? On pense comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs.» Il
dit encore: «Quoi de plus bizarre? Une foule de chrétiens se rassemblent
dans une salle pour applaudir à une troupe d’excommuniés qui ne le sont
que par le plaisir qu’ils leur donnent. Il me semble qu’il faudrait ou
fermer les théâtres ou prononcer moins sévèrement sur l’état des
comédiens[178].»

  [178] _Caractères_.

Un théatin, le Père Caffaro, fut frappé d’une aussi monstrueuse
inconséquence, et en 1694 il publia, sous le voile de l’anonyme, une
lettre où il exposait ses raisons en faveur de la comédie et des
comédiens[179]. Il assurait que le théâtre tel qu’il existait alors en
France «ne contenait que des leçons de vertu, d’humanité et de morale,
et rien que l’oreille la plus chaste ne pût entendre»; il démontrait
combien il était déraisonnable de s’appuyer pour le combattre sur
l’opinion des Pères de l’Église; il prenait la peine d’expliquer que les
anathèmes des conciles ne s’appliquaient qu’aux jeux sanglants du cirque
et aux scandaleux spectacles du théâtre romain; que vouloir les
appliquer aux tragédies de Corneille et de Racine, aux comédies de
Molière, était aussi absurde que ridicule.

  [179] Cette lettre servait de préface à une édition des comédies de
    Boursault.

Le Père Caffaro ajoutait cet argument, qui pouvait paraître péremptoire:
«Tous les jours, à la cour, les évêques, les cardinaux et les nonces du
pape ne font pas de difficulté d’assister à la comédie, et il n’y aurait
pas moins d’imprudence que de folie de conclure que tous ces grands
prélats sont des impies et des libertins, puisqu’ils autorisent le crime
par leur présence.»

De deux choses l’une en effet: ou la comédie est permise, et alors le
clergé peut s’y montrer sans scandale; ou elle est défendue, et il doit
s’en abstenir prudemment. Mais que penser de ces prélats qui défendent
un spectacle qu’eux-mêmes encouragent et auquel ils assistent en foule?
On ne saurait être à ce point inconséquent.

Le Père Caffaro ne manquait pas de logique dans sa défense du théâtre:
«J’ai fait encore quelquefois, disait-il, une réflexion qui me paraît
assez judicieuse, en jetant les yeux sur les affiches qu’on lit au coin
des rues, où l’on invite toutes sortes de personnes à venir à la comédie
et aux autres spectacles qui se jouent avec privilège du Roi et par des
troupes entretenues par Sa Majesté: «Quoi! disais-je en moi-même, si
l’on invitait les gens à quelque mauvaise action, à se trouver dans des
lieux infâmes, ou bien à manger de la viande les jours qui nous sont
défendus[180], il est constant que les magistrats, bien loin de
permettre la publication de ces sortes d’affiches, en puniraient
sévèrement les auteurs.» Il faut donc que la comédie ne soit pas si
mauvaise, puisque les magistrats ne la défendent point, que les prélats
ne s’y opposent en aucune manière, et qu’elle se joue avec le privilège
d’un prince qui gouverne ses sujets avec tant de sagesse et de piété, et
qui ne voudrait pas par sa présence autoriser un crime dont il serait
plus coupable que les autres.»

  [180] Il était strictement défendu de manger de la viande pendant le
    carême et les jours maigres fixés par l’Église. La police exerçait
    une surveillance des plus sévères. Pendant le carême, les boucheries
    de l’Hôtel-de-Ville vendaient seules de la viande et elles n’en
    délivraient: 1º qu’aux malades qui apportaient des certificats de
    leurs curés ou médecins; 2º qu’à ceux qui faisaient profession de la
    religion prétendue réformée et fournissaient attestation de cette
    profession. Les contrevenants parmi les vendeurs étaient mis trois
    heures au carreau et emprisonnés jusqu’à Pâques. Il y avait des
    peines plus sévères en cas de récidive.

L’argument était excellent. Il y avait en effet dans le royaume des lois
civiles fort sévères contre les blasphémateurs, contre ceux qui
mangeaient de la viande les jours défendus, et en général contre
quiconque violait les règlements de l’Église. Comment n’y aurait-il pas
eu de châtiments civils contre la comédie et les comédiens si l’art
dramatique eût été blâmable? Comment le roi aurait-il assisté aux
représentations? Comment aurait-il pu entretenir les comédiens et leur
donner des privilèges s’ils avaient été blasphémateurs, libertins ou
impies?

Comment donc osait-on frapper des hommes qui n’exerçaient leur art que
par la volonté royale et en vertu d’arrêts du Parlement; des hommes qui
n’étaient même pas libres de quitter leur profession, puisqu’ils ne
pouvaient se retirer qu’avec l’agrément du roi, qui souvent le refusait?
Comment sous le même gouvernement la religion frappait-elle d’anathème
le comédien que la loi tolérait et même encourageait?

Enfin le Père Caffaro déclarait avoir connu des comédiens qui, hors du
théâtre et dans leur famille, menaient la vie du monde la plus
exemplaire; il rappelait qu’à sa connaissance ils faisaient des aumônes
considérables «dont les magistrats et les supérieurs des couvents
pourraient rendre de bons témoignages. Je doute, ajoutait-il, qu’on
puisse dire la même chose des personnes zélées qui parlent si haut
contre eux.»

Cette lettre, intitulée _Lettre d’un théologien_, fit grand bruit.
Bossuet, qui se trouvait à la tête de l’Église de France[181], et qui
s’était toujours posé en adversaire résolu des spectacles, s’indigna
qu’un ecclésiastique eût osé les défendre, et il prit aussitôt la plume
pour écraser l’imprudent théatin. En même temps qu’il le sommait de
désavouer ses erreurs, il publiait les _Maximes et réflexions sur la
comédie_[182].

  [181] Il avait fait adopter en 1682 la fameuse Déclaration des
    libertés de l’Église gallicane, qui surbordonnait l’Église à la
    royauté et permettait au roi d’intervenir dans ses affaires
    intérieures; à mesure qu’on enlevait aux papes les droits dont ils
    avaient joui dans le passé, l’État se les arrogeait. Fénelon
    écrivait: «Ce n’est plus de Rome que viennent les empiétements et
    les usurpations; le roi est, en réalité, plus le maître de l’Église
    gallicane que le pape; l’autorité du roi sur l’Église a passé aux
    mains des juges séculiers; les laïques dominent les évêques.»

  [182] _Maximes et réflexions sur la comédie_, par M. Jacques Bénigne
    Bossuet, évêque de Meaux; Paris, 1694.

L’évêque juge l’art dramatique avec une extrême sévérité; il condamne
«les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière,
et qui remplissent les théâtres des équivoques les plus grossières dont
on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens[183].» «C’est lire trop
négligemment les saints Pères, écrit-il, que d’assurer qu’ils ne blâment
dans les spectacles de leur temps que l’idolâtrie et les scandaleuses et
manifestes impudicités; c’est être trop sourd à la vérité que de ne
sentir pas que leurs raisons portent plus loin; ils blâment dans les
jeux et dans les théâtres l’inutilité, la prodigieuse dissipation, le
trouble, les passions excitées, la vanité, la parure, etc.» D’après lui
l’Église excommunierait tous les chrétiens qui fréquentent le théâtre si
le nombre des coupables était moins grand, et si elle ne craignait de
troubler l’ordre de la société. Il ne s’élève pas avec moins de violence
contre les comédiens. «Saint Thomas, dit-il, regarde leur profession
comme infâme, et il appelle gains illicites et honteux ceux qui
proviennent de la prostitution et du métier d’histrion.»

  [183] Ce n’était pas seulement les comédies de Molière que Bossuet
    proscrivait à Meaux; il avait exigé du présidial que l’on interdît
    les marionnettes.

L’évêque de Meaux assurait que les comédiens avaient été excommuniés de
tout temps: «La pratique constante, écrivait-il, est de priver des
sacrements, et à la vie et à la mort, ceux qui jouent la comédie, s’ils
ne renoncent à leur art, et de les repousser de la sainte Table comme
des pécheurs publics.»

Cette affirmation était complètement inexacte; nous avons vu jusqu’au
_Tartuffe_ l’Église user vis-à-vis des gens de théâtre de la plus large
tolérance.

Enfin Bossuet, rappelant la mort de Molière, prononçait ces paroles
cruelles: «La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien qui,
en jouant son _Malade imaginaire_ ou son _Médecin par force_, reçut la
dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et
passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque
le dernier soupir, au tribunal de Celui qui a dit: «Malheur à vous qui
riez, car vous pleurerez!»

L’évêque, dans sa réponse, touchait à bien des sujets, mais il avait
soin de laisser de côté les arguments embarrassants soulevés par le Père
Caffaro. Ainsi il n’expliquait nullement comment pouvaient se concilier
les rigueurs du clergé avec son intervention continuelle dans les
affaires de théâtre et avec la protection déclarée du roi[184].

  [184] Le Père Lebrun de l’Oratoire se joignit à Bossuet pour écraser
    le Père Caffaro. Dans son _Discours sur la comédie_ il déclare les
    comédies illicites et nuisibles: «Parce qu’on y tourne
    perpétuellement en ridicule les parents qui tâchent d’empêcher les
    engagements amoureux de leurs enfants; parce qu’elles apprennent aux
    femmes à tromper leurs maris, comme dans la comédie de _Georges
    Dandin_; parce qu’elles louent le crime et le font commettre par des
    divinités, comme dans _Amphitryon_, etc.»

Sur l’ordre de l’archevêque de Paris, le Père Caffaro fut obligé de
publier un désaveu aussi humble que solennel. Il dut déclarer
publiquement qu’il n’avait eu aucune part à l’écrit en question; il
avouait cependant avoir composé, une douzaine d’années auparavant, un
article où, «par légèreté de jeunesse et n’ayant jamais vu de comédie»,
il la justifiait; il reconnaissait même que la lettre incriminée était
tirée de son œuvre «presque mot pour mot»; mais il n’en faisait pas
moins une soumission complète, et souscrivait sans réserve à «tout ce
qui est dit soit directement, soit indirectement, contre les comédiens
dans le rituel de Paris».

Bossuet fut suivi dans sa campagne contre le théâtre par tout ce que le
clergé français comptait de plus éminent: «Les spectacles sont-ils des
œuvres de Satan ou des œuvres de Jésus-Christ? demande Massillon. Quoi!
les spectacles tels que nous les voyons aujourd’hui, plus criminels
encore par la débauche publique des créatures infortunées qui montent
sur le théâtre que par les scènes impures ou passionnées qu’elles
débitent; les spectacles seraient les œuvres de Jésus-Christ!
Jésus-Christ animerait une bouche d’où sortent des airs profanes et
lascifs! Jésus-Christ formerait lui même les sons d’une voix qui
corrompt les cœurs! Jésus-Christ paraîtrait sur les théâtres, en la
personne d’un acteur ou d’une actrice effrontée, gens infâmes selon les
lois des hommes!... Non! ce sont là des œuvres de Satan[185]!»

  [185] _Sermon sur le petit nombre des élus_.

Fléchier[186], Bourdaloue, Fénelon, ne se montrèrent pas plus favorables
aux représentations dramatiques.

  [186] Mandement de M. Esprit Fléchier, évêque de Nîmes, de 8 septembre
    1708 contre les spectacles.

A partir de cette époque, la question du théâtre devint un des grands
sujets de discussion et pendant tout le dix-huitième siècle on ne cessa
d’écrire pour ou contre les spectacles[187].

  [187] La lettre du Père Caffaro provoqua des réfutations sans nombre,
    qui presque toutes parurent en 1694.




X

DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE LOUIS XIV

SOMMAIRE: Louis XIV retire au théâtre sa protection.--L’Église
excommunie les comédiens et leur refuse tous les sacrements.--Ils
réclament inutilement auprès du pape.--Les comédiens italiens ne sont
pas excommuniés.--La même faveur est accordée aux artistes de l’Opéra.


Ce n’était pas en vain que les voix les plus autorisées du clergé
s’élevaient avec violence contre la comédie. Nous avons déjà vu le roi
subir dans une certaine mesure les influences religieuses qui
l’entouraient; nous allons le voir y céder de plus en plus.

Il y a eu pendant le règne de Louis XIV deux périodes bien distinctes.
Dans la première, le roi est jeune, galant, amoureux, tout lui réussit,
il ne songe qu’aux fêtes et aux plaisirs, il adore les spectacles, les
opéras, les ballets, et protège hautement tout ce qui touche à l’art
théâtral.

La fin du règne est toute différente. A la jeunesse, à la gaieté ont
succédé la vieillesse et le chagrin; aux perspectives riantes, aux
victoires faciles ont succédé la fortune adverse et les sombres
horizons; Mme de Maintenon, triste et revêche, règne au lieu et place
des Lavallière et des Montespan; l’austérité a pris la place de la
galanterie, une odieuse intolérance terrorise les consciences, l’édit de
Nantes est révoqué, et c’est le sabre à la main qu’on porte aux réformés
la parole divine. Le clergé lui-même s’est divisé; deux sectes ardentes
et passionnées troublent l’État et menacent l’Église d’un nouveau
schisme.

Cette seconde période n’est pas favorable à l’art dramatique; non
seulement le clergé l’attaque avec violence et le condamne sans pitié,
mais bien des esprits éminents suivent l’impulsion et deviennent ses
adversaires déclarés.

«Entre tous les plaisirs dangereux pour la vertu, dit d’Aguesseau, il
n’y en a pas qui soient plus à craindre que ceux du théâtre.»

Racine lui même abandonne la scène qui a fait sa gloire et exhorte son
fils à suivre cet exemple. «Vous savez, lui écrit-il, ce que je vous ai
dit des opéras et des comédies; on doit en jouer à Marly: le roi et la
cour savent le scrupule que je me fais d’y aller, et ils auroient une
mauvaise opinion de vous, si vous aviez si peu d’égards pour mes
sentiments. Je sais bien que vous ne serez pas déshonoré devant les
hommes en allant au spectacle, mais comptez-vous pour rien de vous
déshonorer devant Dieu?»

«Quoi, dit Boileau, des maximes qui feroient horreur dans le langage
ordinaire se produisent impunément dès qu’elles sont mises en vers,
elles montent sur le théâtre. C’est peu d’y installer les exemples qui
instruisent à pécher et qui ont été détestés par les païens eux-mêmes,
on en fait aujourd’hui des conseils et même des préceptes.»

Sous l’influence des années et des événements, sous la pression de la
piété étroite de Mme de Maintenon, le roi s’éloigne peu à peu de la
comédie et des comédiens. La cour naturellement suit son exemple; elle
devient triste et morne, tourne à la dévotion, et elle s’empresse de
manifester à l’égard du théâtre des scrupules d’autant plus vifs qu’ils
sont plus tardifs et en général moins sincères. En 1692, un contemporain
peut écrire: «L’opéra et la comédie sont devenus des divertissements
bourgeois et on ne les voit presque plus à la cour.»

En 1701, Louis XIV fait écrire par Ponchartrain au lieutenant de police,
d’Argenson: «Sa Majesté veut que vous avertissiez les comédiens qu’ils
ne doivent représenter aucune pièce nouvelle qu’ils ne vous l’aient
auparavant communiquée; son intention étant qu’ils ne puissent
représenter aucune pièce qui ne soit dans la dernière pureté[188].» Puis
le roi institue la censure et en 1706 il confie la police des théâtres
au lieutenant de police.

  [188] Corresp. administ. sous Louis XIV.

Les acteurs, n’étant plus protégés par la faveur royale, durent courber
la tête devant les anathèmes de l’Église, et se résigner à vivre comme
des excommuniés.

On avait pu croire que les pénibles incidents qui avaient accompagné la
mort de Molière ne provenaient que d’un excès de zèle ou de
l’intolérance d’un prélat, et qu’ils ne se renouvelleraient pas; il n’en
fut rien. Désormais les sévérités du clergé ne restent pas purement
théoriques, et dès 1673 la nouvelle discipline se répand et s’affirme
dans toute sa désolante rigueur.

En 1684, Brécourt[189] succombe. A son lit de mort, il fait appeler le
curé de Saint-Sulpice, mais il ne reçoit les secours de la religion
qu’après avoir renoncé formellement à son état par un acte signé de lui
et de quatre ecclésiastiques[190]. Plus tard Raisin (Cadet)[191] et
Sallé[192] doivent renoncer par-devant notaires!

  [189] Brécourt (Guillaume Marcoureau, sieur de) (1638-1684) auteur
    dramatique et comédien français. «Il aimait avec excès le jeu, les
    femmes et le vin; il était très brave, mais bretteur.»

  [190] «En présence de M. Claude Bottu de la Barondière, prestre,
    docteur en théologie de la maison de Sorbonne, curé de l’église et
    paroisse de Saint-Sulpice à Paris et des tesmoins après nommez,
    Guillaume Marcoureau de Brécourt a reconnu qu’ayant cy-devant fait
    la profession de comédien, il y renonce entièrement et promet d’un
    cœur véritable et sincère de ne la plus exercer ny monter sur le
    théâtre, quoyqu’il revînt dans une pleine et entière santé.»
    (Registres de Saint-Sulpice) (_Moliériste_ de décembre 1883.)

  [191] Raisin (Cadet), comédien français, surnommé le petit Molière. Il
    mourut le 5 septembre 1693 et fut inhumé à Saint-Sulpice.

  [192] Sallé (Jean-Baptiste) (1609-1706), comédien français. Avant
    d’entrer au théâtre il avait voulu embrasser l’état monastique et
    était resté assez longtemps chez les capucins.

Rosimond[193] meurt subitement en 1686, dans la paroisse Saint-Sulpice.
Sa piété était fervente, il avait traduit les psaumes en vers français
et écrit une _Vie des saints_ pour tous les jours de l’année[194]. Et
cependant, comme il était mort sans avoir eu le temps de renoncer à sa
profession, il fut enseveli sans clergé, sans luminaire et sans aucune
prière dans un endroit du cimetière de Saint-Sulpice où l’on enterrait
les enfants morts sans baptême[195].

  [193] Rosimond (Claude de la Rose, sieur de) (1645-1686). On prétend
    qu’en apprenant sa mort son cabaretier s’écria, les larmes aux yeux:
    «Je perds plus de huit cents livres de rente!»

  [194] Il l’avait publiée sous son nom de famille, J. B. de Mesnil.

  [195] Il y avait dans tous les cimetières un endroit réservé aux
    enfants mort-nés, aux suicidés, aux excommuniés, etc.

Quand la Champmeslé tomba gravement malade, elle fit appeler un prêtre,
mais elle refusa d’abord de renoncer à son état. «M. de Bort, écrit
Racine, m’apprit avant-hier que la Champmeslé étoit à l’extrémité, de
quoi il me parut très affligé; mais ce qui est le plus affligeant, c’est
de quoi il ne se soucie guère apparemment, je veux dire de l’obstination
avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer à la comédie,
ayant déclaré, à ce qu’on m’a dit, qu’elle trouvoit très glorieux pour
elle de mourir comédienne. Il faut espérer que, quand elle verra la mort
de plus près, elle changera de langage, comme font d’ordinaire la
plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils se portent bien.»
Deux mois plus tard, Racine écrit que la Champmeslé est morte avec
d’assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie, «très
repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée de mourir».

L’excommunication qui frappait les comédiens était la conséquence
directe, comme nous l’avons vu, des doctrines de l’Église gallicane et
de son rigorisme exagéré. Elle n’existait qu’en France. Partout ailleurs
personne n’avait l’étrange idée de confondre les comédiens de l’époque
avec les histrions d’autrefois et ils jouissaient de la considération
qu’ils méritaient par leur conduite personnelle. Ni en Italie, ni en
Espagne, ni en Allemagne, ni en Angleterre, ils n’étaient excommuniés.
Il arrivait même ce fait extrêmement bizarre; c’est qu’alors que les
comédiens subissaient en France les peines canoniques les plus sévères,
à Rome, se trouvant sous la juridiction spirituelle et temporelle des
souverains pontifes, ils jouissaient en paix des droits de tous les
citoyens, ils approchaient des sacrements sans difficulté, et ils
recevaient la sépulture dans les églises comme tous les autres bons
catholiques.

Il y a un fait plus bizarre encore: non seulement les souverains
pontifes n’avaient jamais condamné les comédiens, mais ils ne pouvaient
même pas les relever de l’excommunication que le clergé français faisait
peser sur eux.

En 1696, on célébra un jubilé. Les comédiens, s’imaginant que c’était un
temps de grâce pour eux comme pour les autres pécheurs, se présentèrent
au tribunal de la pénitence, mais les confesseurs leur refusèrent
l’absolution, tant qu’ils ne s’engageraient pas par écrit à ne plus
remonter sur le théâtre. Désireux de sortir de la situation fausse où
ils se trouvaient placés, les comédiens adressèrent une requête au pape
Innocent XII. Après lui avoir démontré qu’ils ne représentaient à Paris
que «des pièces honnêtes, purgées de toutes saletés, plus propres à
porter les fidèles au bien qu’au mal, et inspirant de l’horreur pour le
vice et de l’amour pour la vertu», ils prièrent le pape de leur dire si
les évêques avaient le droit de les excommunier.

Cette requête fut lue et examinée dans la congrégation du concile[196],
qui renvoya les postulants devant l’archevêque de Paris «pour qu’ils
fussent traités suivant le droit».

  [196] La _congrégation du concile_ se compose de cardinaux qu’on
    appelle les _Pères interprètes du concile de Trente_. Pie IV l’avait
    instituée pour veiller à l’observance des canons de ce concile. Plus
    tard Sixte-Quint lui conféra le pouvoir d’interpréter les décrets du
    concile dans les points qui paraissaient douteux et dans ceux qui
    concernaient la réforme des mœurs et de la discipline.

En 1701, sous Clément XI, une nouvelle supplique n’eut pas plus de
succès.

Comment les papes, qui, à Rome, protégeaient les spectacles,
pouvaient-ils tolérer l’injuste anathème qui frappait les comédiens
français et refusaient-ils d’agréer une requête si légitime? C’est qu’il
n’était pas en leur pouvoir d’y faire droit. Ils se trouvaient désarmés
vis-à-vis du clergé de France. Le pape eût-il levé l’excommunication qui
pesait sur les acteurs, le clergé n’aurait point adhéré au bref du
Saint-Père et le Parlement de son côté n’aurait jamais consenti à
l’enregistrer; il serait resté lettre morte. L’Église gallicane ne
reconnaissait pas la cour de Rome en fait de discipline intérieure et
les évêques annonçaient hautement leur volonté de résister aux ordres du
pontife s’il prenait le parti des comédiens.

Le traitement si différent qu’on accordait aux gens de théâtre, suivant
qu’ils se trouvaient en France ou en Italie, amena la situation la plus
singulière. Alors que notre clergé réservait toutes ses rigueurs pour
nos comédiens, il accueillait à bras ouverts les Italiens, qui, on se le
rappelle, s’étaient établis définitivement à Paris en 1660.

Loin d’être exclus de la communion des fidèles, ils recevaient les
sacrements, se mariaient à l’église, étaient enterrés en terre sainte,
et on les admettait dans la confrérie du Saint-Sacrement[197]; ils
faisaient relâche le vendredi pour motif de piété, et l’on vit à Paris
Arlequin, Scaramouche, Pantalon, en habits de ville, il est vrai, tenir
les cordons du dais à la procession. Quand Scaramouche mourut, il laissa
cent mille écus à son fils, qui était prêtre. Il fut inhumé avec un
grand concours de monde à Saint-Eustache, la même paroisse qui avait
refusé la sépulture à Molière. L’Église accordait les mêmes immunités à
tous les acteurs de la comédie italienne, même à ceux qui étaient
Français. Ce n’était donc pas la nationalité qui jouissait du privilège,
mais le théâtre lui-même.

  [197] On les citait du reste pour leur dévotion: leurs chambres
    étaient tapissées d’images saintes; ils avaient tous chez eux un
    tableau de la Madone de Bologne; il y en avait toujours un dans la
    loge du distributeur des billets.

La distinction que le clergé établissait entre les Français et les
Italiens paraît d’autant plus inexplicable, que notre théâtre était
aussi réservé et décent que le théâtre italien l’était peu. La liberté
des Italiens ne connaissait pas de bornes[198]; en 1697 ils furent
expulsés de France parce qu’ils n’observaient pas les règlements, qu’ils
jouaient des pièces licencieuses et qu’ils ne s’étaient pas corrigés des
obscénités et des gestes inconvenants[199].

  [198] Alors qu’on défendait à Molière de jouer _Tartuffe_, on
    permettait aux Italiens de représenter _Scaramouche ermite_, et on
    les laissait afficher des titres de pièces que l’on interdisait
    ailleurs comme scandaleux.

  [199] M. d’Argenson, lieutenant de police, se transporta à onze heures
    du matin au théâtre, fit apposer les scellés sur toutes les portes
    et défendit aux acteurs de la part du roi de continuer leurs
    spectacles, Sa Majesté ne jugeant pas à propos de les garder à son
    service. Saint-Simon accompagne cet événement des réflexions
    suivantes: «Le roi chassa fort précipitamment toute la troupe des
    comédiens italiens et n’en voulut plus d’autre. Tant qu’ils
    n’avoient fait que se déborder en ordures sur le théâtre et
    quelquefois en impiétés, on n’avoit fait qu’en rire; mais ils
    s’avisèrent de jouer une pièce qui s’appeloit la _Fausse Prude_, où
    Mme de Maintenon fut aisément reconnue, tout le monde y courut; mais
    après trois ou quatre représentations qu’ils donnèrent de suite, ils
    eurent ordre de fermer leur théâtre et de vider le royaume en un
    mois. Cela fit grand bruit, et si ces comédiens y perdirent leur
    établissement par leur hardiesse et leur folie, celle qui les fit
    chasser n’y gagna pas par la licence avec laquelle ce ridicule
    événement donna lieu d’en parler.»

D’où provenait la faveur accordée aux Italiens? Comment l’anathème qui
frappait les comédiens de France se transformait-il pour eux en
bénédictions sans nombre? Probablement de la situation qu’occupaient les
acteurs en Italie et à Rome même. L’Église gallicane n’aura pas osé
excommunier les mêmes hommes que les souverains pontifes toléraient dans
leur royaume et aux spectacles desquels les prélats et le clergé romain
assistaient sans scrupule. On créa donc une exception en leur faveur, et
les évêques les couvrirent de leur protection alors qu’ils repoussaient
impitoyablement nos comédiens.

Par une nouvelle inconséquence, car tout est inconséquence dans cette
question, les chanteurs et les chanteuses, les danseurs et les danseuses
de l’Académie royale de musique échappaient aux sévérités du clergé,
parce qu’à proprement parler ils n’étaient pas comédiens et n’en
portaient pas le nom.

Il aurait fallu cependant être logique, et, du moment que, sans se
préoccuper de savoir si les mêmes appellations désignaient bien les
mêmes classes d’individus au troisième et au dix-septième siècle, on
adoptait aveuglément les canons des conciles, on devait les appliquer
dans toute leur rigueur et à tous ceux qu’ils concernaient. Pourquoi ne
pas frapper les chanteurs, les danseurs, les musiciens, les cochers,
etc., pour lesquels les premiers conciles s’étaient montrés si
impitoyables? Pourquoi avoir deux poids et deux mesures, condamner les
uns et épargner les autres?




XI

DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE LOUIS XIV

SOMMAIRE: Existence des comédiens.--Leur piété.--Leur générosité envers
les pauvres et les églises.--Le droit des pauvres.--Place importante que
les comédiens occupent dans la société.--Leur vanité.


Les comédiens, par leur conduite collective et individuelle,
méritaient-ils à ce point les sévérités de l’Église? Nous ne le croyons
pas. Chappuzeau[200], qui est, il est vrai, un observateur par trop
bienveillant, parle avec éloges de la dignité de leur vie, et il cite
avec orgueil l’attestation qui leur fut donnée par le chancelier de
France: «J’aurois tort, dit-il, de passer ici sous silence le glorieux
témoignage qu’un des premiers magistrats rendit, il y a quelques années,
aux comédiens de Paris, «que l’on n’avoit jamais vu aucun de leur corps
donner lieu aux rigueurs de la justice, ce qu’en tout autre corps,
quelque considérable qu’il puisse être, on auroit de la peine à
rencontrer.»

  [200] _Le Théâtre françois_, par Samuel Chappuzeau, à Lyon, 1674,
    in-12.

Le même écrivain insiste sur la vertu des acteurs, sur leur piété, et
sur l’édification véritable qu’ils donnaient au public:

«Quoique leur profession les oblige à représenter incessamment des
intrigues d’amour, de rire et de folâtrer sur le théâtre, de retour chez
eux, ce ne sont plus les mêmes; c’est un grand sérieux et un entretien
solide, et dans la conduite de leurs familles on découvre la même vertu
et la même honnêteté que dans les familles des autres bourgeois qui
vivent bien[201]. Ils ont grand soin, les dimanches et fêtes, d’assister
aux exercices de piété, et ne représentent alors la comédie qu’après que
l’office entier de ces jours-là est achevé...

  [201] Les comédiennes de l’époque étaient presque toutes mariées, ce
    qui était déjà une garantie. La comédie devait souvent faire relâche
    par suite de l’accouchement d’un de ses principaux sujets et c’est
    ce qui faisait émettre à l’abbé de Pure ce vœu fort peu orthodoxe:
    «Il seroit à souhaiter que toutes les comédiennes fussent et jeunes
    et belles, et, s’il se pouvoit, toujours filles, ou du moins jamais
    grosses. Car outre ce que la fécondité de leur ventre coûte à la
    beauté de leur visage ou de leur taille, c’est un mal qui dure plus
    depuis qu’il a commencé qu’il ne tarde à revenir depuis qu’il a
    fini.» (_Idée des spectacles_, p. 170.)

«Aux fêtes solennelles et dans les deux semaines de la Passion, les
comédiens ferment le théâtre. Ils se donnent particulièrement, durant ce
temps-là, aux exercices pieux, et aiment surtout la prédication, qui est
un des plus utiles. Quelques-uns d’entre eux m’ont dit que, puisqu’ils
avoient embrassé un genre de vie qui est fort du monde, ils devoient,
hors de leurs occupations, travailler doublement à s’en détacher, et
cette pensée est fort chrétienne. Ainsi la charité, qui couvre une
multitude de péchés, est fort en usage entre les comédiens; ils en
donnent des marques assez visibles, ils font des aumônes, et
particulières et générales, et les troupes de Paris prennent de leur
mouvement des boîtes de plusieurs hôpitaux et maisons religieuses, qu’on
leur ouvre tous les mois. J’ai vu même des troupes de campagne, qui ne
font pas de grands gains, dévouer aux hôpitaux des lieux où elles se
trouvent la recette entière d’une représentation, choisissant pour ce
jour-là leur plus belle pièce pour attirer plus de monde.»

Chappuzeau a vu ses amis d’un œil évidemment prévenu; le tableau qu’il
nous trace de leurs vertus est fort attendrissant, mais il a oublié les
ombres et la ressemblance complète fait défaut.

On pouvait cependant citer de la part des comédiens de nombreux actes de
piété, et l’assiduité de certains d’entre eux aux exercices religieux
était connue. Ils fermaient le théâtre pour le jour de l’Ascension et
écrivaient pieusement sur leur registre: «Relâche donnée pour le respect
de la fête de l’Ascension de Notre-Seigneur». En 1688 ils inauguraient
encore leur registre à Pâques par la formule: «Commencé au nom de Dieu
et de la sainte Vierge, aujourd’hui lundi 26 avril.» Enfin ils
représentaient fréquemment des pièces saintes et avaient pris l’habitude
de jouer régulièrement _Polyeucte_ avant et après Pâques pour sanctifier
le premier et le dernier jour de l’année théâtrale.

Plus d’une comédienne quitta le théâtre pour consacrer sa vie entière à
des pratiques de dévotion. Une des plus célèbres est Mlle Gauthier[202].
Un jour, à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance, elle entendit
la messe. La grâce la toucha, elle quitta la scène et vint s’enfermer au
couvent de l’Antiquaille à Lyon[203], où elle prit l’habit de carmélite
le 20 janvier 1725, sous le nom de sœur Augustine de la
Miséricorde[204].

  [202] Elle était née en 1690.

  [203] Les religieuses du couvent jouirent depuis l’année 1726 de la
    pension de 1000 francs que Mlle Gauthier avait obtenue en prenant sa
    retraite du théâtre.

  [204] Voici ce qu’en dit Duclos: «La nouvelle convertie était grande
    et bien faite, son teint avait de la fraîcheur. Sans rien perdre de
    sa gaieté naturelle, Mlle Gauthier devint une des plus ferventes
    religieuses du couvent. Le bruit qui s’était fait autour d’elle et
    le charme exquis de sa conversation lui attiraient sans cesse de
    nombreux et illustres visiteurs, qui ne se lassaient pas d’admirer
    le rare spectacle de tant d’esprit uni à tant de vertu.» La sœur
    Augustine vécut 32 ans dans son cloître et mourut le 28 avril 1757,
    entourée de la vénération de la ville entière.

Jusqu’aux premières années du dix-huitième siècle la procession du
Saint-Sacrement de la paroisse Saint-Sulpice passait par la rue des
Fossés-Saint-Germain devant la porte de la Comédie; il y avait là un
reposoir aux frais de la société et sur l’autel était un présent en
argenterie de la valeur d’environ 3000 fr.[205]

  [205] Sous le cardinal de Noailles, la procession modifia sa route et
    elle cessa de passer devant l’hôtel de la Comédie. On fit de même
    pour le Viatique; quand quelqu’un était malade au delà de l’hôtel,
    le clergé faisait un grand tour pour revenir par l’autre bout de la
    rue. «Il est vrai, dit l’abbé de Latour, que les autres paroisses
    n’ont pas la même attention pour l’Opéra, les Italiens, et non plus
    que les autres villes du royaume, où il y a des théâtres publics,
    Lyon, Bordeaux, Marseille, etc. On ne s’embarrasse pas plus des
    salles de spectacles que des cloaques ou des amas de boue, qui se
    trouvent quelquefois dans les rues, qu’on se contente de faire
    cacher par des tapisseries.»

Madeleine Béjart dans son testament léguait à l’église Saint-Paul une
rente perpétuelle pour deux messes de Requiem par semaine; elle laissait
également une somme à distribuer chaque jour à cinq pauvres gens «en
mémoire des cinq plaies de Notre-Seigneur.» Ces fondations, qui se
montaient à 200 livres de rente, furent acceptées avec plaisir par les
marguilliers de la paroisse.

La générosité des comédiens était extrême, et on ne faisait jamais en
vain appel à leur bon cœur. On les voyait, sans y être nullement forcés,
verser entre les mains du clergé des aumônes abondantes. Ainsi les
Français avaient décidé de prélever chaque mois sur la recette une
certaine somme pour la distribuer aux communautés religieuses les plus
pauvres de la ville de Paris. C’est ce qui avait lieu. Voici quel était
le montant pour chaque mois:

  Aux Cordeliers           3 livres.
  Aux Récollets            3 id.
  Aux Carmes déchaussés    3 id.
  Aux Petits-Augustins     3 id.
  Aux Grands-Augustins     3 id.

Plus une redevance de 18 sous, chaque dimanche, désignée sous ce titre:
«Chandelles des religieux». Ces religieux étaient les capucins; ils
avaient droit aux aumônes du théâtre comme remplissant les fonctions de
pompiers[206].

  [206] Despois, _le Théâtre sous Louis XIV_.

Les Révérends Pères Cordeliers, jaloux de n’être point compris dans ces
libéralités, présentèrent aux Comédiens le placet suivant:

«Les Pères Cordeliers vous supplient très humblement d’avoir la bonté de
les mettre au nombre des pauvres religieux à qui vous faites la charité.
Il n’y a pas de communauté à Paris, qui en ait plus besoin, eu égard à
leur grand nombre et à l’extrême pauvreté de leur maison, qui le plus
souvent manque de pain. L’honneur qu’ils ont d’être vos voisins leur
fait espérer que vous leur accorderez l’effet de leur prière, qu’ils
redoubleront envers le Seigneur pour la prospérité de votre chère
compagnie.»

Cette supplique fut portée à l’assemblée le 11 juin 1696, et il y fut
résolu de donner aux Pères Cordeliers du grand couvent 36 livres par an,
qui seraient payées à raison de 3 livres par mois.

En 1700 les Pères Augustins réformés du faubourg Saint-Germain
demandèrent la même faveur et elle leur fut accordée sans peine. Voici
la copie de leur placet et de la délibération des comédiens:

  «A Messieurs de l’illustre compagnie de la Comédie du Roi.

  «Les religieux Augustins réformés du faubourg Saint-Germain vous
  supplient très humblement de leur faire part des aumônes et charités
  que vous distribuez aux pauvres maisons religieuses de cette ville de
  Paris, dont ils sont du nombre, et ils prieront Dieu pour vous.

  «Signé: F. A. Maché, prieur.

  «F. Joseph Richar, procureur.»

«Sur le placet des religieux dits Petits-Augustins du faubourg
Saint-Germain, la Compagnie a résolu de leur donner, comme aux autres
couvents, soixante sols par mois.»

Il est juste d’ajouter que le clergé régulier, qui dépendait uniquement
de la cour de Rome, repoussait les doctrines gallicanes; il ne
partageait donc en aucune façon les préventions du clergé de France à
l’égard des comédiens, qu’il regardait au contraire avec sympathie:
c’est ce qui explique ces demandes de subsides un peu surprenantes au
premier abord. Du reste l’Église de France elle-même ne se faisait pas
scrupule de recourir à la bourse des acteurs et de les faire contribuer
de force aux frais d’un culte dont les bienfaits leur étaient refusés.
Ce n’était pas là une des moins étranges contradictions du sujet qui
nous occupe.

Le 4 janvier 1689, l’hôtel des Comédiens du Roi est taxé à la somme de
185 livres 8 sous 4 deniers pour la contribution à l’acquittement des
dettes de la fabrique de Saint-Sulpice. Le 25 août 1695, le cardinal de
Fürstemberg, abbé de Saint-Germain-des-Prés, extirpe encore à la troupe
française une somme de 250 livres à titre de redevance annuelle pour lui
et ses successeurs[207].

  [207] Despois, _le Théâtre sous Louis XIV_.

Quand c’était le tour pour la maison qu’habitait un acteur de fournir le
pain bénit, un ministre de l’Église se rendait chez lui pour l’avertir
que le dimanche suivant il eût à envoyer son offrande; mais on ne
l’autorisait pas à la faire en personne, il devait ou la faire porter
par d’autres ou en envoyer le prix en argent.

Il n’est pas moins curieux de voir le clergé, quand ses propres intérêts
se trouvaient lésés, intervenir avec énergie pour soutenir les droits de
la comédie. A la suite de l’arrêt du 21 octobre 1680 et à la demande des
Français qui s’appuyaient sur leur privilège, le lieutenant de police
fit défense aux farceurs de la foire Saint-Germain de continuer leurs
spectacles[208]; mais l’abbaye de Saint-Germain louait son terrain très
cher aux forains; elle craignit de perdre d’aussi précieux clients, et
le cardinal d’Estrées, abbé de Saint-Germain, évêque de Laon, en appela
de l’ordonnance de police; il intervint lui-même dans l’instance pour
soutenir les franchises de la foire et la liberté des Tabarins[209].

  [208] Les forains prétendirent qu’ils n’étaient pas comédiens, mais de
    simples farceurs de toutes les nations, qu’ils étaient errants et
    qu’ils ne jouaient que des scènes détachées. Ils furent condamnés
    cependant et le Parlement confirma l’ordonnance de police par un
    arrêt du 22 février 1707. Les forains eurent alors recours à la
    ruse. Ils se bornèrent à des monologues; quand deux acteurs étaient
    en scène, un seul parlait; le second lui répondait par gestes ou se
    sauvait dans les coulisses d’où il faisait la réponse. Sur une
    nouvelle réclamation des Comédiens français, les forains achetèrent
    le droit de représenter des pièces. La même tracasserie eut lieu
    avec l’Opéra qui prétendit qu’il n’était permis de chanter qu’à
    l’Académie de musique. Les forains tournèrent la difficulté et
    imaginèrent alors des rouleaux de papier qui descendaient des frises
    et sur lesquels étaient écrites les chansons qui composaient la
    scène; les acteurs faisaient les gestes et quelqu’un aposté dans la
    salle chantait. La querelle se termina par une transaction.

  [209] Le même cardinal d’Estrées attira à Saint-Germain en 1709 une
    troupe dirigée par un Suisse et lui loua à bail un terrain sur
    lequel il lui garantit toute liberté.

Comment l’Église pouvait-elle recevoir de l’argent des comédiens,
accepter leurs reposoirs et leurs offrandes?

Le Père Lebrun, dans sa réponse au Père Caffaro, n’avait-il pas
hautement déclaré qu’on devait repousser leurs aumônes, même pour les
pauvres, attendu qu’ils sont excommuniés et qu’on ne peut rien accepter
des excommuniés? N’avait-il pas cité les constitutions apostoliques, qui
disent: «Si l’on est forcé de recevoir de l’argent de quelque impie,
jetez-le dans le feu, de peur que la veuve et l’orphelin ne deviennent,
malgré eux, assez injustes pour se servir de cet argent et en acheter de
quoi vivre. Il faut que les présents des impies soient plutôt la proie
des flammes que la nourriture des gens de bien.» Bossuet n’avait-il pas
dit que le gain de la comédie n’était pas moins infâme que celui de la
prostitution?

Cependant nous venons de voir le clergé non seulement accepter l’argent
des acteurs, mais même le solliciter; dès qu’il s’agissait de profiter
de leurs libéralités, on les considérait comme d’excellents chrétiens.
Les esprits mal faits s’étonnaient de voir, suivant les cas, tantôt des
scrupules si excessifs tantôt une conscience si large.

On a encore reproché à l’Église de prendre au théâtre le droit des
pauvres pour les hôpitaux, et de savoir fort bien en cette occasion
recevoir l’argent des excommuniés. Ici la critique est moins juste.
L’Église n’est pas intervenue pour le droit des pauvres; en 1677, les
biens de la _Confrérie de la Passion_ ayant été confisqués au profit de
l’hôpital général, les Comédiens durent payer une redevance annuelle à
cet hôpital pour le loyer de l’hôtel de Bourgogne; c’était là une
redevance fort légitime. En 1701, les Comédiens demandèrent la
permission d’élever le prix des places. Le roi les y autorisa, mais il
les frappa d’un impôt en faveur des pauvres. Ce n’est pas le clergé qui
en profitait, mais bien l’Hôtel-Dieu; ce n’est pas le clergé qui l’a
imposé, c’est le roi[210].

  [210] Les Comédiens durent abandonner aux pauvres le sixième de la
    recette; des difficultés s’étant élevées et la Comédie ne voulant
    donner le sixième qu’une fois tous les frais payés, l’hôpital
    transigea pour une somme de 40 000 livres par an. L’Opéra, par
    ordonnance du 10 avril 1721, après avoir prélevé 600 livres pour ses
    frais, fut condamné à payer le neuvième de la recette aux receveurs
    de l’Hôtel-Dieu. Plus tard ce droit des pauvres fut porté au quart
    de la recette pour tous les spectacles. Les théâtres essayèrent à
    plusieurs reprises de se délivrer de cet impôt; en 1751, il fut très
    sérieusement question de le supprimer, M. d’Argenson, chargé de la
    police, ayant résolu d’expulser tous les pauvres du royaume en les
    faisant embarquer pour les colonies. Du moment qu’il n’y avait plus
    de pauvres, les théâtres se trouvaient tout naturellement libérés.
    Malheureusement ce séduisant projet n’aboutit pas. Les spectacles
    forains furent bientôt imposés comme les autres théâtres et ils
    donnaient un très gros revenu. En 1780, le quart des pauvres pour
    les forains seulement s’éleva à 200 000 livres.

La générosité des comédiens, leurs libéralités incessantes, les efforts
mêmes qu’ils faisaient pour se réhabiliter dans l’esprit public ne
parvenaient pas à les relever de l’injuste mépris qui s’attachait à leur
profession et on le leur faisait durement sentir. Un jour Dancourt[211]
apportait à M. de Harlay et aux administrateurs de l’hôpital général la
redevance que le théâtre payait aux pauvres. Dancourt, qui avait été
avocat, était toujours chargé par ses camarades de porter la parole en
leur nom dans les grandes circonstances. Il prononça un fort beau
discours, dans lequel il s’efforça de prouver que les comédiens, par les
secours qu’ils procuraient aux hôpitaux, méritaient d’être à l’abri de
l’excommunication. L’archevêque de Paris et le président de Harlay ne
furent pas sensibles à la harangue. «Dancourt, répondit le président,
nous avons des oreilles pour vous entendre, des mains pour recevoir les
aumônes que vous faites aux pauvres, mais nous n’avons point de langue
pour vous répondre.»

  [211] Dancourt (Florent Carton) (1661-1725) auteur dramatique et
    comédien français. Un soir Dancourt jouait une de ses pièces,
    l’_Opéra de village_, et il chantait ces deux vers:

        En parterre, il bout’ra nos prés,
        Choux et poireaux seront sablés,

    lorsque le marquis de Sablé se présenta sur la scène dans un état
    d’ébriété presque complet. A ce mot de «sablés», il crut que
    Dancourt se moquait de lui et il lui donna un soufflet. L’acteur dut
    dévorer l’affront.

Par une inconséquence singulière et dont nous allons retrouver de
fréquents exemples pendant tout le dix-huitième siècle, ces mêmes
comédiens, chassés de l’Église, n’en jouissaient pas moins d’une place
importante dans la société, du moins ceux qui, par leur talent,
s’élevaient au-dessus du commun. Non seulement les membres de la
noblesse ne dédaignaient pas de monter avec eux sur la scène et de leur
donner la réplique, mais ils les traitaient sur un pied d’intimité qu’on
a peine à concevoir aujourd’hui.

La familiarité de Baron[212] avec les grands seigneurs était telle que,
se trouvant un soir au jeu avec le prince de Conti, il lui dit: «Va pour
cent louis, Mons de Conti.» Le prince eut assez d’esprit pour répondre
en souriant: «Tope à Britannicus!»

  [212] Baron (Michel Boyron dit) (1653-1729), comédien et auteur
    dramatique. Il débuta chez un montreur de phénomènes; Molière l’en
    fit sortir et dirigea son éducation.

Déjà l’on ne comptait plus les bonnes fortunes des gens de théâtre et
maintes grandes dames ne rougissaient pas de rechercher leurs faveurs.
On se rappelle l’aventure de Baron avec Mlle de la Force, qui
l’accueillait chaque nuit chez elle: un jour de réception, il se
présente dans le salon de sa maîtresse. Furieuse de ce manque de tact,
elle lui demande avec impertinence ce qu’il désire. «Madame, je viens
chercher mon bonnet de nuit», répond l’acteur non moins
insolemment[213].

  [213] Baron a écrit _l’Homme à bonnes fortunes_, où il a retracé
    quelques-unes de ses aventures galantes.

Ce penchant pour les comédiens, voire même pour les danseurs et les
bateleurs de la foire inspirait à la Bruyère cette satire dédaigneuse:
«Roscius entre sur la scène de bonne grâce: oui, Lélie, et j’ajoute
encore qu’il a les jambes bien tournées, qu’il joue bien et de longs
rôles... Mais est-il le seul qui ait de l’agrément dans ce qu’il fait?
et ce qu’il fait, est-ce la chose la plus honnête que l’on puisse faire?
Roscius d’ailleurs ne peut être à vous: il est à une autre, et quand
cela ne serait pas ainsi, il est retenu: Claudie attend pour l’avoir
qu’il se soit dégoûté de Messaline. Prenez Bathylle, Lélie; où
trouverez-vous, je ne dis pas dans l’ordre des chevaliers que vous
dédaignez, mais même parmi les farceurs, un jeune homme qui s’élève si
haut en dansant, et qui fasse mieux la cabriole? Voudriez-vous le
sauteur Cobus, qui, jetant ses pieds en avant, tourne une fois en l’air
avant que de tomber à terre? Ignorez-vous qu’il n’est plus jeune? Pour
Bathylle, dites-vous, la presse y est trop grande, et il refuse plus de
dames qu’il n’en agrée. Mais vous avez Dracon, le joueur de flûte: nul
autre de son métier n’enfle plus décemment ses joues, en soufflant dans
le hautbois ou le flageolet. Vous soupirez, Lélie: est-ce que Dracon
aurait fait un choix, ou que malheureusement on vous aurait prévenue? Se
serait-il enfin engagé à Césonie, qui l’a tant couru, qui lui a sacrifié
une grande foule d’amants, je dirai même toute la fleur des Romains; à
Césonie, qui est d’une famille patricienne, qui est si jeune, si belle
et si sérieuse? Je vous plains, Lélie, si vous avez pris par contagion
ce nouveau goût qu’ont tant de femmes romaines pour ce qu’on appelle des
hommes publics, et exposés par leur condition à la vue des autres.»

Et la Bruyère conclut en conseillant à Lélie de porter ses ardeurs
amoureuses au bourreau, que la loi met sur le même rang que l’acteur et
dont le cœur peut-être sera inoccupé.

L’accueil qu’ils recevaient partout, les égards excessifs qu’on leur
témoignait rendaient la morgue des comédiens extrême et leur orgueil
insatiable. Pendant une répétition Baron traitait Racine avec un tel
mépris que le poète exaspéré lui dit: «Je vous ai fait venir pour jouer
un rôle dans ma pièce et non pour me donner des conseils.» Le même Baron
prétendait que les comédiens devaient être élevés sur les genoux des
reines; et il disait modestement en parlant de lui: «Tous les cent ans
on peut voir un César, mais il en faut deux mille pour produire un
Baron, et depuis Roscius je ne connais que moi.» Ayant été envoyé par
ses camarades chez M. de Harlay, premier président du Parlement, il
commença son discours par ces mots: «Ma compagnie me députe..., etc.» Le
magistrat, après l’avoir écouté, lui répondit en souriant: «J’en rendrai
compte à ma troupe.»

Les acteurs jouissaient d’un revenu considérable, et la plupart menaient
grand train[214]. C’est ce qui faisait dire à la Bruyère parlant de la
comédie: «Il n’y a point d’art si mécanique ni de si vile condition, où
les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. Le
comédien couché dans son carrosse jette de la boue au visage de
Corneille qui passe à pied[215].»

  [214] Le cocher et le laquais de Baron furent un jour battus par les
    gens du marquis de Biron. Le comédien alla trouver ce seigneur et
    lui dit: «Monsieur le marquis, vos gens ont battu les miens, je vous
    en demande justice.» «Mon pauvre Baron, que veux-tu que je te dise,
    lui répondit le marquis, pourquoi as-tu des gens?»

  [215] _Caractères_.

On comblait les gens de théâtre de cadeaux de tous genres. Le duc
d’Aumont donna à Baron un habit de cour scintillant de paillettes, qu’il
n’avait porté que trois fois et qui valait plus de 8000 livres[216].
Mlle Lecouvreur avait reçu tant de costumes des dames de la cour qu’à sa
mort Mlle Pélissier, de l’Opéra, acheta sa défroque théâtrale 60 000
écus.

  [216] Ces costumes étaient offerts aux acteurs pour interpréter leurs
    rôles; jusqu’au milieu du dix-huitième siècle on conserva l’habitude
    de jouer en costume de ville.

Même avec le parterre, généralement peu endurant, les comédiens se
permettaient les plus grandes libertés.

Les Français donnèrent _Mithridate_ à Paris, un jour que les meilleurs
d’entre eux étaient allés jouer à Versailles. Les acteurs, qui parurent
dans le premier acte, furent hués et sifflés au point qu’ils n’osaient
plus reparaître au second; l’un d’eux cependant se décida à haranguer
les spectateurs: il arrive bien humblement, dans son habit de théâtre,
jusqu’au bord des lampes, et il dit d’un air de mortification:
«Messieurs, Mlle Duclos, M. Beaubourg, MM. Ponteuil et Baron ont été
obligés d’aller remplir leurs devoirs chez le roi; nous sommes au
désespoir de n’avoir pas leur talent et de ne pouvoir les remplacer;
nous n’avons pu, pour ne pas fermer notre théâtre aujourd’hui, vous
donner que _Mithridate_. Nous savons qu’il est et sera joué par les plus
mauvais acteurs; vous ne les avez même pas encore tous vus, car je ne
vous cacherai pas que c’est moi qui joue le rôle de Mithridate.» Sur
cela, grands éclats de rire, applaudissements de toute la salle, et la
représentation fut soufferte[217].

  [217] _Anecdotes dramatiques_, 1775.

Si les comédiens parlaient quelquefois au public avec esprit, on les vit
aussi dans bien des circonstances le traiter avec une véritable
arrogance. Baron entrant en scène dans _Iphigénie_, débuta d’un ton fort
bas:

    Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.

«Plus haut!» lui cria-t-on de toutes parts.

«Si je le disais plus haut, je le dirais mal», répondit-il, et le
parterre se tut.

Ce même acteur s’était retiré du théâtre vers 1691 en prétextant des
scrupules religieux. Quelques années plus tard, il reparut sur la scène.
Un soir jouant le rôle de Rodrigue du _Cid_, il souleva un éclat de rire
universel lorsqu’il dit:

    Je suis jeune, il est vrai...,

il répéta la phrase, et les rires redoublèrent: «Messieurs, dit-il aux
spectateurs, je vais recommencer encore, mais je vous préviens que si
l’on rit de nouveau, je quitte le théâtre pour n’y plus reparaître.» Le
public, rappelé au respect de ce qu’il devait au talent et à l’âge du
comédien, garda le silence[218].

  [218] Baron mourut en 1729. Il renonça une seconde fois à la
    profession de comédien et fut inhumé dans le cimetière St-Benoît.




XII

RÈGNE DE LOUIS XV

SOMMAIRE: Le théâtre sous la Régence.--Les théâtres de société: la
duchesse du Maine.--Goût des jésuites pour l’art dramatique.--Le théâtre
en Italie et à Rome.--Sévérité du clergé français.--Les refus de
sacrements.--Intervention du Parlement.


Après la mort de Louis XIV, le théâtre regagne rapidement le terrain que
l’austérité de mode à la fin du dernier règne lui a fait perdre. Dès
1716 le régent, trouvant qu’une troisième scène est nécessaire à la
ville de Paris, fait rassembler en Italie une troupe de comédiens aussi
parfaite que possible; il leur donne l’hôtel de Bourgogne et le titre de
«comédiens italiens de Son Altesse Royale, monseigneur le duc d’Orléans,
régent[219]».

  [219] Ils vinrent en France sous la direction de Riccoboni et
    débutèrent le 18 mai 1716, sur la scène du Palais-Royal, où ils
    jouèrent d’abord alternativement avec l’Opéra. Ils ne prirent
    possession que le 1er juin du théâtre de l’hôtel de Bourgogne. A la
    mort du régent, on les autorisa à placer sur la porte de l’hôtel les
    armes de Sa Majesté et au-dessous, sur un marbre noir, cette
    inscription en lettres d’or: «Hôtel des comédiens italiens
    ordinaires du Roi, entretenus par Sa Majesté, rétablis à Paris en
    l’année M.DCC.XVI.» Ils obtinrent une pension de 15 000 livres.

Les théâtres de société commencent à se répandre; on en compte déjà
plusieurs dans Paris, entre autres celui que la présidente Lejay a fait
bâtir dans la cour de son hôtel[220]; le plus célèbre est celui de la
duchesse du Maine[221]. La duchesse, une des femmes les plus
spirituelles de son temps, est dévorée de l’amour des fêtes et des
plaisirs. Elle a quitté Versailles, où elle s’ennuyait à périr, et s’est
réfugiée à Sceaux, où elle peut se divertir tout à son aise. Installée
dans son château, elle joue chaque jour la comédie; Baron est devenu un
de ses familiers et lui donne la réplique; l’académicien de
Malézieu[222] dirige le théâtre et l’abbé Genest compose les tragédies;
Voltaire lui-même figure dans la troupe et comme auteur et comme
acteur[223].

  [220] Elle faisait jouer la comédie par des jeunes gens du quartier.
    C’est chez elle qu’Adrienne Lecouvreur fit ses débuts. Les Comédiens
    français, jaloux des succès de ce théâtre en miniature, le firent
    fermer.

  [221] Saint-Simon disait d’elle: «Une femme, dont l’esprit, et elle en
    avoit infiniment, avoit achevé de se gâter et de se corrompre par la
    lecture des romans et des pièces de théâtre, dans les passions
    desquels elle s’abandonnoit tellement qu’elle a passé des années à
    les apprendre par cœur et à les jouer publiquement elle-même.»

  [222] On l’avait surnommé l’abbé Rhinocéros, délicate allusion à
    l’énormité de son nez.

  [223] Il joua entre autres le rôle de Cicéron dans _Rome sauvée_. En
    1752 le poète écrivait à Thibouville: «Mettez-moi toujours aux pieds
    de Mme la duchesse du Maine. C’est une âme prédestinée; elle aimera
    la comédie jusqu’au dernier moment, et quand elle sera malade, je
    vous conseille de lui administrer quelque pièce au lieu de
    l’extrême-onction. On meurt comme on a vécu.» La duchesse mourut en
    1753, âgée de 77 ans.

Dans tout l’éclat de la jeunesse et du talent, l’auteur de la _Henriade_
écrit avec enthousiasme: «Il y a plus de vingt maisons dans Paris, dans
lesquelles on représente des tragédies et des comédies; on a fait même
beaucoup de pièces nouvelles pour ces sociétés particulières. On ne
saurait croire combien est utile cet amusement qui demande beaucoup de
soin et d’attention. Il forme le goût de la jeunesse, il donne de la
grâce au corps et à l’esprit, il contribue au talent de la parole, il
retire les jeunes gens de la débauche en les accoutumant aux plaisirs
purs de l’esprit[224].»

  [224] Notes du _Temple du Goût_ (variantes), 1733.

Les jésuites eux-mêmes, qui ont dû à la fin du dernier règne mettre un
frein à leur penchant pour l’art dramatique, reprennent leur distraction
favorite. Le Père Lallemand[225], le Père Du Cerceau[226], font
représenter leurs œuvres sur les théâtres de leurs collèges. Le Père
Lejay[227] écrit non seulement des drames latins, mais encore des
ballets, et dans la _Bibliotheca rhetorum_ il trace la théorie du genre.
Le Père Porée[228], le précepteur de Voltaire, compose des tragédies
pleines de gaieté et de morale.

  [225] (1660-1748).

  [226] (1670-1730). Il composa un grand nombre de pièces, soit en
    latin, soit en français.

  [227] (1657-1734). Il eut Voltaire pour élève.

  [228] Le Père Porée (1675-1741).

En 1733, au collège Louis-le-Grand, où il professait la rhétorique, le
Père Porée prononce devant les cardinaux de Polignac, de Bissy et devant
le nonce du pape, un discours qui montre bien quelle était alors sur le
théâtre l’opinion de la Compagnie. Parlant non en théologien, mais en
citoyen et en chrétien, le jésuite démontre que le théâtre peut et doit
être une école de bonnes mœurs et il place même la poésie dramatique
au-dessus de la philosophie et de l’histoire. Il rappelle que saint
Charles Borromée revoyait lui-même les pièces qu’on représentait à Milan
de son temps, que Richelieu «donnait à la réforme et à la perfection de
la scène des jours qu’il dérobait aux affaires de la guerre, de l’Église
et de l’État», que Racine composait _Esther_ et _Athalie_ pour
l’éducation des demoiselles de Saint-Cyr; que les jésuites enfin
faisaient jouer à leurs élèves des pièces que venaient entendre les plus
grands personnages. L’orateur ne se montrait pas moins favorable à
l’opéra.

Comment se fait-il donc, se demande le Père Porée en terminant, que tant
d’hommes pieux et savants condamnent absolument le théâtre? C’est que
notre théâtre n’est pas ce qu’il devrait être, qu’il s’est jeté dans la
galanterie et qu’au lieu de rester l’école des mœurs il est souvent
devenu l’école des vices.

Quoi qu’il en soit, et malgré ces restrictions, on voit que les jésuites
sont toujours partisans des spectacles. Après s’être enorgueillis de
Corneille, qui est sorti de leur collège, ils ne se montrent pas moins
fiers de Voltaire, qu’ils ont formé et dont ils ont dirigé les premiers
essais. Reconnaissant des soins qu’il a reçus, le poète donne à ses
précepteurs sa tragédie de la _Mort de César_, et c’est sur la scène
d’un de leurs collèges qu’elle est jouée pour la première fois[229].

  [229] On peut lire sur ce sujet la curieuse correspondance de Voltaire
    avec l’abbé Asselin, proviseur du collège d’Harcourt, rue de la
    Harpe à Paris. (Voir _Corresp. génér._, édition Molland, tome I.)

En encourageant l’art dramatique, les jésuites ne faisaient que suivre
l’exemple qu’ils recevaient d’Italie. Là, plus qu’ailleurs encore, les
théâtres étaient en honneur et on en trouvait dans les plus petites
villes; le prix des places était tellement modique que le président de
Brosses en témoignait son extrême étonnement. «Les premières places ne
coûtent pas dix sous, écrivait-il, mais la nation italienne a tellement
le goût des spectacles que la quantité des gens et du menu peuple qui y
vont tire les comédiens d’affaire.»

Le clergé italien regardait le théâtre comme une distraction fort
légitime et il s’y montrait sans scrupule: «Je n’ai jamais vu tant de
moines à la procession qu’il y en avoit à la comédie, écrit encore le
spirituel président. Je ne vis point de jésuites et je m’informai s’ils
n’y alloient pas. Un prêtre, placé à côté de moi, me répondit que, bien
qu’ils fussent plus pharisiens que les autres, ils ne laissent pas d’y
venir quelquefois.»

On tolérait même un singulier mélange du sacré et du profane;
généralement pendant les entr’actes on quêtait pour le luminaire de la
paroisse, et c’était toujours une femme jeune et belle qu’on chargeait
de ce soin, de façon à réveiller, s’il était nécessaire, la charité des
spectateurs.

De Brosses assista à Vérone à une scène bien étrange: «Que je n’oublie
pas de vous dire la surprise singulière que j’eus en allant à la comédie
la première fois que j’y allai. Une cloche de la ville ayant sonné un
coup, j’entendis derrière moi un mouvement subit tel que je crus que
l’amphithéâtre venoit en ruine, d’autant mieux qu’en même temps je vis
fuir les actrices, quoiqu’il y en eût une qui, selon son rôle, fût
d’abord évanouie. Le vrai sujet de mon étonnement étoit que ce que nous
appelons l’Angelus ou le Pardon venoit de sonner, que toute l’assemblée
s’étoit mise promptement à genoux, tournée vers l’Orient; que les
acteurs s’y étoient de même jetés dans la coulisse; que l’on chanta fort
bien l’Ave Maria, après quoi l’actrice évanouie revint, fit fort
honnêtement la révérence ordinaire après l’Angelus, se remit dans son
état d’évanouissement, et la pièce continua. Il faudroit avoir vu ce
coup de théâtre pour se figurer à quel point il est original.»

L’abbé Coyer dans son _Voyage d’Italie_, en 1775, dit encore: «La
religion n’y est pas en contradiction avec le gouvernement qui soutient,
qui pensionne les théâtres. Les spectacles inquiètent si peu les
consciences italiennes, que ceux qui sont chargés par état d’édifier le
public, les fréquentent sans scrupule et sans scandale.»

Il en était à Rome de même que dans le reste de l’Italie; les théâtres y
étaient nombreux et fort suivis, aussi bien par le clergé que par le
peuple; plusieurs même se trouvaient placés sous le vocable d’un saint.
Aussi les réformés opposaient-ils avec éclat Genève, où les marionnettes
même étaient défendues, à Rome où les spectacles prospéraient sous l’œil
bienveillant de l’autorité papale.

La situation en France était bien différente. Le dix-huitième siècle fut
le siècle du théâtre par excellence; jamais il ne fut plus en honneur,
jamais il n’excita une passion plus violente; et cependant, par un
singulier contraste, à aucune époque, depuis l’empire romain, on ne vit
ses interprètes plus sévèrement traités.

La doctrine que les prédications de Bossuet avaient fait prévaloir, non
seulement ne s’était pas atténuée, mais encore, dès le commencement du
règne de Louis XV, le clergé séculier redoubla de sévérité et
d’intolérance envers les comédiens.

L’Église de France, pendant tout le dix-huitième siècle, observe
rigoureusement, dans la plupart des diocèses, la pratique établie depuis
la mort de Molière. Elle regarde tous ceux qui montent sur le théâtre
comme des excommuniés et les traite comme tels, c’est-à-dire qu’elle
leur refuse les sacrements à la vie et à la mort, et qu’elle ne leur
accorde même pas la sépulture ecclésiastique.

Cette doctrine souleva les plus violentes récriminations et amena des
controverses sans nombre. Les uns soutenaient que le clergé, en
excommuniant les comédiens, outrepassait ses pouvoirs; les autres
affirmaient au contraire qu’il ne faisait qu’user strictement des droits
qui lui étaient conférés.

Parmi ceux, et ils sont nombreux, qui ont discuté avec le plus
d’acharnement cette question des droits de l’Église, il faut citer
l’abbé de Latour[230]. L’abbé prit parti avec violence contre les
comédiens, et dans un volumineux dossier[231] il accumula toutes les
preuves qui, selon lui, rendaient parfaitement légitimes les peines
canoniques que l’Église leur infligeait.

  [230] Latour (Bertrand de) (1700-1780), doyen du chapitre de la
    cathédrale de Montauban, prédicateur et fécond écrivain
    ecclésiastique.

  [231] _Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur
    le théâtre_, par l’abbé de Latour. A Avignon, chez Marc Chave,
    imprimeur-libraire, 1763.

Comme on alléguait, non sans raison, qu’en fait, il n’y avait pas
d’excommunication générale frappant les gens de théâtre, qu’on ne
pouvait relever contre eux que des lois particulières, l’abbé croit
réfuter victorieusement cette objection en écrivant:

«On n’a pas besoin de l’excommunication pour être en droit, pour être
même obligé de refuser les sacrements aux comédiens. La qualité de
pécheurs publics et scandaleux y suffit. Dieu l’a expressément ordonné:
«Ne donnez pas les choses saintes aux chiens.» Le pécheur en est indigne
et ce seroit un scandale de voir ainsi profaner les sacrements. C’est ce
qui dans tous les temps a été universellement reconnu... Il est donc
bien inutile de se répandre en invectives contre l’excommunication des
comédiens. N’y en eût-il aucune, leur sort ne seroit pas plus heureux.
Indépendamment de toute censure, la seule notoriété de leurs
représentations les exclut de toute réception publique des sacrements et
leur métier de toute réception secrète.»

Mais alors, objectait-on à l’abbé, si leur situation est si clairement
définie, quel besoin l’Église a-t-elle de les désigner spécialement, de
faire contre eux des lois particulières, telles que celles que l’on
trouve dans les rituels? Par une raison fort simple, répond l’abbé,
«c’est que les comédiens ont la mauvaise foi de ne pas convenir du crime
de leur état.» Il faut avouer que si l’argument n’est pas irréfutable,
il est au moins inattendu.

La thèse soutenue par M. de Latour manquait par la base; la qualité de
pécheurs publics et scandaleux, qu’il attribuait si bénévolement aux
comédiens, n’était pas si bien caractérisée qu’elle pût être
efficacement et sans conteste invoquée contre eux.

L’Église outrepassait-elle donc ses pouvoirs en repoussant les comédiens
de la communion?

La question de l’excommunication a joué un très grand rôle au
dix-huitième siècle, et pour la bien comprendre il faut rappeler en
quelques mots les lois qui régissaient la matière[232].

  [232] Il y a plusieurs sortes d’excommunications:

    1º L’excommunication majeure, qui retranche entièrement de la
    communion de l’Église;

    2º L’excommunication mineure, qui interdit seulement l’usage des
    sacrements;

    3º L’excommunication _de droit_, qui est portée par le droit canon;

    4º L’excommunication de fait ou _ipso facto_, que l’on encourt par
    le seul fait en accomplissant une chose défendue sous peine
    d’excommunication.

Le pouvoir des ministres de l’Église, au point de vue de
l’excommunication, se trouvait maintenu dans des bornes très étroites.
Il y avait un principe essentiel qui dominait toute la question, c’est
qu’aucun citoyen ne pouvait être frappé d’excommunication, si le crime
dont il était convaincu n’était pas soumis par la loi civile à cette
peine. Par conséquent, hors les cas spécifiés par la loi et par les
canons reçus dans le royaume, l’Église demeurait impuissante. Elle ne
pouvait refuser les sacrements et la sépulture ecclésiastique, tant
qu’une censure formelle n’avait pas été expressément dénoncée par
sentence du juge ecclésiastique et de plus confirmée par un jugement
civil.

Le clergé chercha naturellement à étendre ses pouvoirs et ne pouvant
heurter de front les lois qui réglaient ses rapports avec l’État, il
s’efforça de les tourner. C’est alors que l’on vit apparaître ces
excommunications pour causes indéterminées, pour vérités englobées, ces
excommunications _ipso facto_, sourdement pratiquées.

La société civile s’éleva avec raison contre ces abus de pouvoir qui
mettaient obstacle à la liberté de conscience, et dont le moindre tort
était de violer la loi. Ils étaient très fréquents et soulevaient
d’incessantes querelles entre le Parlement et le clergé, le premier
soutenant les droits de l’État, le second cherchant à défendre ses
propres empiétements.

En 1738 survint un incident assez curieux. L’Église refusait alors les
sacrements aux Quesnellistes notoires[233]; les Parlements intervinrent
et déclarèrent qu’on ne pouvait les dénier qu’à des pécheurs frappés
préalablement par une sentence civile; or il n’y en avait aucune
condamnant les Quesnellistes.

  [233] Comme le clergé lui-même était profondément divisé, on avait
    imaginé les _billets de confession_. Toute personne qui, à son lit
    de mort, voulait recevoir les sacrements, devait produire un billet
    de confession, attestant qu’elle avait reçu l’absolution d’un prêtre
    non janséniste. A défaut de cette déclaration, on lui refusait
    impitoyablement les secours de la religion.

Le clergé riposta que la prétention des Parlements n’était nullement
fondée; et se basant sur la pratique qu’on lui laissait suivre à l’égard
des comédiens, il rappela qu’il ne leur accordait ni la communion ni la
sépulture ecclésiastique, et que cependant il n’existait contre eux
aucune sentence civile[234].

  [234] L’abbé de Latour prétendait qu’en fait la sentence civile
    existait. «La qualité de comédien, dit-il, dissipe tous les
    nuages... un état public toléré par le magistrat, objet de
    l’inspection de la police, exercé journellement sous ses yeux,
    équivaut à des sentences et à des dénonciations juridiques;
    l’acceptation du magistrat le dénonce pour comédien, la note
    d’infamie imprimée par la loi sur la profession et sur ceux qui
    l’exercent est une dénonciation du crime.»

Le Parlement de Paris, dans ses Remontrances au roi, du 28 juin 1738,
nia qu’on pût faire entre les deux cas aucune assimilation; il reconnut
bien qu’on refusait la communion et la terre sainte aux comédiens sans
aucune opposition de la part des magistrats, mais, dit-il, «c’est qu’ils
sont de ces hommes diffamés dont le crime est aussi public que la
profession qu’ils exercent est solennellement défendue.»

On voit que le Parlement restait fidèle à son esprit et qu’il n’hésitait
pas à invoquer contre son vieil ennemi le comédien des arguments qui
n’étaient pas plus fondés en théorie qu’en pratique.

La question des sacrements se présenta fréquemment et elle fut toujours
tranchée en faveur des citoyens et de l’État. En 1753, on publia une
consultation «de plusieurs canonistes et avocats de Paris sur la
compétence des juges séculiers, par rapport au refus des sacrements»,
dans laquelle on soutenait que c’était un délit purement ecclésiastique
et de la compétence du seul juge d’Église.

Les avocats protestèrent et le bâtonnier prenant la parole en leur nom
réclama contre les pernicieux principes qui régnaient dans cet ouvrage.
«Nous avons toujours soutenu, dit-il, qu’un double titre assure à la
puissance temporelle le droit de connaître des refus publics de
sacrement. Elle doit empêcher qu’on n’inflige des peines aussi graves
dans d’autres cas que ceux qui sont exprimés par les règlements
ecclésiastiques reçus dans le royaume. Les ministres de l’Église sont,
comme tous les autres sujets du roi, soumis à son autorité[235].»

  [235] Extrait des registres du Parlement du 13 février 1753.

La consultation des quelques «canonistes et avocats» fut, sur l’ordre du
Parlement, lacérée et brûlée dans la cour du Palais, au pied du grand
escalier, par l’exécuteur de la haute justice.

La loi de l’État, qui interdisait de refuser les sacrements hors les cas
spécifiés, n’était pas dépourvue de sanction. Quand un curé repoussait
de la communion son paroissien, qui s’était présenté publiquement pour
la recevoir dans les formes usitées dans l’Église, le paroissien n’avait
qu’à en appeler comme d’abus; il obtenait justice et l’ecclésiastique
qui avait outrepassé ses pouvoirs était sévèrement frappé[236].

  [236] Ces refus de sacrements étaient très fréquents et les arrêts
    condamnant les curés récalcitrants à l’amende et au bannissement ne
    l’étaient pas moins.

On s’est étonné que les comédiens n’aient pas réclamé comme les autres
citoyens auprès du Parlement contre les refus de sacrements et de
sépulture dont ils étaient victimes; comment ne faisaient-ils pas valoir
que non seulement aucune excommunication générale ne pouvait être
relevée contre eux, mais encore qu’aucune sentence civile ne les
frappait, et que, par conséquent, le clergé vis-à-vis d’eux excédait ses
droits?

Par une raison fort simple, c’est que si la doctrine de l’Église était
rigoureuse et excessive, en droit elle était parfaitement légitime. En
effet, l’Église ne pouvait porter d’excommunication que dans les cas
admis par la loi et par les canons reçus dans le royaume. Or les canons
des conciles, jusqu’au huitième siècle, n’étaient-ils pas acceptés en
France, et le concile d’Arles n’excluait-il pas formellement les
comédiens de la communion? La réponse n’était pas douteuse. Du moment
que ces canons étaient reçus dans le royaume de tout temps, rien ne
s’opposait à ce qu’on les appliquât; c’est ce que faisait l’Église en
toute autorité, et c’est ce qui paralysait l’intervention du Parlement.
On pouvait objecter que beaucoup de rituels ne s’appuyaient pas sur le
concile d’Arles pour repousser les comédiens, et qu’ils les faisaient
simplement rentrer dans la catégorie des pécheurs publics. Peu
importait. Le fait essentiel, c’est que le clergé, en refusant les
sacrements aux comédiens, restait dans les limites des pouvoirs que la
loi lui accordait.

Du reste, en dehors de la question de droit, on sait la profonde
antipathie que les gens de robe éprouvaient pour les gens de théâtre, et
si par aventure les comédiens avaient porté leurs doléances aux pieds du
Parlement, ils eussent été honteusement repoussés; ils connaissaient
trop bien ces sentiments pour qu’aucun d’eux s’exposât à un affront qui
ne lui eût certes pas été ménagé. On s’explique donc parfaitement
comment, pendant tout le dix-huitième siècle, les magistrats n’ont
jamais troublé l’Église dans l’application qu’elle faisait de ses lois
canoniques contre les comédiens et comment ces derniers n’ont jamais eu
recours à la justice des Parlements.

La doctrine de l’Église de France ne se modifia pas jusqu’en 1789.
Presque tous les rituels de l’époque reproduisent les anathèmes
prononcés par le rituel de Paris contre les comédiens, et lecture en
était faite chaque dimanche au prône des paroisses[237]. Mais, comme
nous avons déjà eu lieu de le faire remarquer pour le dix-septième
siècle, cette doctrine n’était pas immuable, elle variait suivant les
diocèses[238].

  [237] Le _Dictionnaire universel dogmatique, canonique, historique_,
    par le R. P. Richard (1760), dit textuellement à l’article COMÉDIEN:
    «Les comédiens sont des personnes infâmes que l’Église déclare
    publiquement excommuniées tous les dimanches au prône des messes de
    paroisse, conformément aux décrets des anciens conciles. De là il
    s’ensuit: 1º qu’ils sont dans un état de damnation; 2º qu’on ne peut
    leur accorder ni l’absolution, ni la communion, soit pendant la vie,
    soit à la mort, ni la sépulture ecclésiastique, à moins qu’ils ne
    quittent absolument leur profession; 3º qu’on ne peut rien leur
    donner sans un grand péché, hors le cas d’une extrême nécessité.»

  [238] Les distinctions que nous avons établies pour le dix-septième
    siècle se reproduisent pendant le dix-huitième; ainsi il n’est pas
    fait mention de la sentence d’excommunication dans la formule du
    prône des rituels de Toul (1700), de Besançon (1715), de Bordeaux
    (1728), de Sarlat (1729), de Blois (1730), de Périgueux (1733), de
    Clermont (1733), de Meaux (1734), de Strasbourg (1742), de Soissons
    (1755), de Châlons (1776), de Nantes (1776), de Paris (1777), de
    Lodève (1781), de Saint-Dié (1783), de Tours (1785), de Lyon (1787),
    de Verdun (1787), etc., etc.

    Certains rituels regardent les comédiens, les bateleurs et les
    farceurs comme infâmes par état et à ce titre les éloignent de la
    communion conjointement avec les concubinaires et les femmes
    publiques. Tels sont les rituels de Paris (1697), de Bordeaux
    (1726), de Sarlat (1729), d’Auxerre (1730), de Blois (1730), de
    Meaux (1734), d’Évreux (1741), de Bourges (1746), de Boulogne
    (1750), de Soissons (1753), de Clermont (1773), de Limoges (1774),
    de Poitiers (1776), de Lodève (1781), de Beauvais (1783), de
    Saint-Dié (1784), de Lyon (1787).

    Au contraire, les rituels de Toul (1700), de Besançon (1705), de
    Metz (1713), de Strasbourg (1742), de Bayeux (1744), de Périgueux
    (1763), s’expriment comme le rituel romain et n’excluent pas les
    comédiens des sacrements.

    Quelques rituels excluent les gens de théâtre du titre de parrain;
    tels sont ceux d’Auxerre (1730), de Clermont (1734), de Bourges
    (1746), de Soissons (1753), de Limoges (1774), de Lyon (1787).
    D’autres, au contraire, ne les repoussent en aucune façon; tels sont
    ceux de Toul (1700), de Metz (1713), de Besançon (1715), de Bordeaux
    (1728), de Sarlat (1729), de Blois (1730), de Meaux (1734), d’Évreux
    (1741), de Strasbourg (1741), de Bayeux (1744), de Tarbes (1751), de
    Périgueux (1763), de Troyes (1768), de Paris (1777), de Beauvais
    (1783), de Saint-Dié (1783).




XIII

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

SOMMAIRE: On refuse la sépulture à Adrienne Lecouvreur.--Indignation de
Voltaire.--Discipline de l’Église à l’égard des comédiens: mariage,
derniers sacrements, sépulture.--Faveur accordée aux comédiens italiens
et aux artistes de l’Opéra.


Le refus de sépulture, que l’Église avait érigé en principe à l’égard
des comédiens, amena les plus regrettables scandales et on ne peut s’en
étonner quand on songe aux conséquences qui résultaient de cette
doctrine à une époque où le clergé possédait seul la police des
cimetières[239]. Refuser la sépulture ecclésiastique, c’était chasser le
corps du champ du repos, c’était le condamner à un enfouissement
nocturne, clandestin, sans parents et sans amis, c’était quelquefois
même le condamner à la voirie, c’est-à-dire à une tombe ignominieuse et
ignorée, obtenue par pitié des magistrats[240].

  [239] Le refus de la sépulture ecclésiastique emporte, d’après les
    règles canoniques, la privation de l’inhumation en terre bénite, de
    la sonnerie des cloches, des prières et cérémonies publiques de
    l’Église. Le corps doit être enterré dans la partie du cimetière
    réservée pour la sépulture des enfants morts sans baptême.

  [240] «Ceux à qui la sépulture ecclésiastique n’était point accordée
    ne pouvaient être inhumés qu’en vertu d’une ordonnance du juge de
    police des lieux, rendue sur les conclusions du procureur du roi ou
    de celui des hauts justiciers.» (Déclaration du 9 avril 1736).

L’exemple le plus fameux des tristes conséquences qu’entraînait la
rigueur de l’Église est celui d’Adrienne Lecouvreur. La célèbre actrice
mourut dans tout l’éclat de la beauté, de la jeunesse et de la gloire.
Rien ne put fléchir cependant le préjugé barbare qui pesait sur sa
profession, et ses plus dévoués amis ne purent épargner à sa cendre une
suprême injure.

Elle succomba le 23 mars 1730 dans des circonstances particulièrement
dramatiques. Le bruit courut qu’elle avait été empoisonnée par la
duchesse de Bouillon, fille du prince de Sobieski. «Mme de Bouillon est
capricieuse, violente, emportée, excessivement galante, dit Mlle Aïssé,
ses goûts s’étendent depuis le prince jusqu’au comédien.» Elle avait en
effet pour amants le comte de Clermont et un acteur de l’opéra nommé
Tribou; cela ne l’empêcha point de se prendre de fantaisie pour le comte
de Saxe, mais Maurice ne répondit pas à ses avances[241]. Outrée de ce
dédain et convaincue que la Lecouvreur en était la cause, Mme de
Bouillon chercha à faire empoisonner la tragédienne; mais la trame fut
dévoilée par celui-là même qui devait en être l’instrument et pour cette
fois le complot échoua. Quelque temps après, à une représentation de
_Phèdre_, la duchesse était aux premières loges; Adrienne l’aperçut et
ne put modérer sa colère. Au troisième acte, Phèdre dit à Œnone:

  [241] Barbier et Favart prétendent que le maréchal de Saxe ne joua
    aucun rôle dans cette tragédie; Tribou aurait aimé la Lecouvreur, et
    cela seul aurait suffi pour décider la duchesse de Bouillon à faire
    périr sa rivale.

                        ... Je sais mes perfidies,
    Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies,
    Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
    Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

Au lieu d’adresser ces vers à sa confidente, la Lecouvreur les prononça
en se tournant du côté de la duchesse. Le public comprit et applaudit
beaucoup. Ce fut l’arrêt de mort de la tragédienne. Peu de jours après,
la duchesse implacable «fit passer à la pauvre Phèdre le goût des
vanités de ce monde». Elle se trouva mal au théâtre; «la pauvre créature
s’en alla chez elle et quatre jours après, à une heure de l’après-midi,
elle mourut lorsqu’on la croyait hors d’affaire... elle finit comme une
chandelle. On l’a ouverte, on lui a trouvé les entrailles gangrenées. On
prétend qu’elle a été empoisonnée dans un lavement[242].»

  [242] _Lettres_ de Mlle Aïssé. Voltaire nie cette mort violente. «Mlle
    Lecouvreur mourut entre mes bras, dit-il, d’une inflammation
    d’entrailles; et ce fut moi qui la fis ouvrir. Tout ce que dit Mlle
    Aïssé sont des bruits populaires qui n’ont aucun fondement.»

Le jour de sa mort, elle reçut la visite d’un vicaire de Saint-Sulpice:
«Je sais ce qui vous amène, lui dit-elle, vous pouvez être tranquille,
je n’ai pas oublié vos pauvres dans mon testament.» Puis dirigeant le
bras vers le buste du maréchal de Saxe, elle s’écria: «Voilà mon
univers, mon espoir et mes dieux[243]!» Le vicaire lui demanda une
renonciation formelle à sa profession, mais elle ne voulut rien entendre
et il dut se retirer. Elle léguait deux mille livres à l’église de
Saint-Sulpice; néanmoins le curé, M. Longuet[244], lui refusa non
seulement la sépulture chrétienne, mais il ne voulut même pas la laisser
ensevelir au cimetière dans l’endroit où l’on enterrait les enfants
morts sans baptême; il fallut un ordre du lieutenant de police pour que
ses restes mortels trouvassent enfin un dernier asile sur les berges de
la Seine.

  [243] Michelet.

  [244] C’est le même curé qui avait demandé au régent que la Comédie
    française fût expulsée de la paroisse de Saint-Sulpice; n’ayant pu
    l’obtenir, il défendit à la procession, non seulement de traverser
    la rue de la Comédie, mais même celles qui aboutissaient à ce
    passage profane.

M. de Laubinière, un des amis de la Lecouvreur, fut seul autorisé à lui
rendre les derniers devoirs. Au milieu de la nuit, il transporta

    . . . . . . par charité
    Ce corps autrefois si vanté,
    Dans un vieux fiacre empaqueté,
    Vers le bord de notre rivière[245].

  [245] Voltaire.

Deux portefaix creusèrent une fosse et l’on y enfouit précipitamment le
cadavre de

    Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels[246].

  [246] D’Argental, qui avait passionnément aimé la comédienne, accepta
    d’être son exécuteur testamentaire. Il avait 86 ans lorsqu’on
    découvrit le lieu où elle avait été enterrée; l’hôtel du marquis de
    Sommery, à l’angle sud-est des rues de Grenelle et de Bourgogne,
    s’élevait sur le funèbre emplacement. D’Argental fit placer dans la
    muraille une plaque de marbre sur laquelle étaient gravés quelques
    vers destinés à rappeler l’événement. Le 30 avril 1797 (2 floréal an
    V), les Comédiens français demandèrent au gouvernement la permission
    de rechercher les cendres d’Adrienne Lecouvreur et de les déposer
    dans le lieu ordinaire des sépultures. Leur demande fut agréée et
    l’autorité municipale conviée à seconder de tout son pouvoir
    l’exécution de ce projet.

Sous le coup de sa douleur et transporté d’indignation, Voltaire composa
cette ode d’une pensée si élevée et si philosophique.

    Ombre illustre, console-toi;
    En tout lieu la terre est égale,
    Et lorsque la Parque fatale
    Nous fait subir sa triste loi,
    Peu nous importe où notre cendre
    Doive reposer pour attendre
    Ce temps où tous les préjugés
    Seront à la fin abrogés.
    Ces lieux cessent d’être profanes
    En contenant d’illustres mânes.
    Ton tombeau sera respecté;
    S’il n’est pas souvent fréquenté
    Par les diseurs de patenôtres,
    Sans doute il le sera par d’autres,
    Dont l’hommage plus naturel
    Rendra ton mérite immortel!
    Au lieu d’ennuyeuses matines,
    Les Grâces, en habit de deuil,
    Chanteront des hymnes divines,
    Tous les matins sur ton cercueil.
    Théophile, Corneille, Racine
    Sans cesse répandront des fleurs,
    Tandis que Jocaste et Pauline
    Verseront un torrent de pleurs[247].
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  [247] Le chevalier de Rochemort composa cette épitaphe sur la mort de
    Mlle Lecouvreur.

        Ci-gît l’actrice inimitable
        De qui l’esprit et les talents
        Les grâces et les sentiments
        La rendaient partout adorable.
        L’opinion était si forte
        Qu’elle devait toujours durer,
        Qu’après même qu’elle fut morte
        On refusa de l’enterrer.

    (_Corresp._ de Favart.)

Peu après, le philosophe s’élevait encore contre l’absurde contradiction
qui permettait d’accabler d’honneurs les comédiens pendant leur vie et
d’outrager leurs cendres. Se laissant aller à sa juste colère, il se
révoltait contre «l’esclavage et la folle superstition» auxquels on
était assujetti en France, et il faisait ressortir éloquemment la
liberté dont on jouissait en Angleterre. Un contraste douloureux venait
en effet de s’établir entre la conduite du peuple anglais et la sévérité
outrée du clergé de France. Anne Oldfields, la grande actrice
d’Angleterre, étant morte, son corps resta exposé plusieurs jours à
Westminster, puis il fut porté en grande pompe à l’Abbaye et enseveli à
côté des rois et des grands hommes[248]; les plus illustres personnages
tenaient les coins du poêle.

  [248] 1er mai 1731. Un demi-siècle plus tard, Garrick vint la
    rejoindre et reçut les mêmes honneurs.

Voltaire envoya ses plaintes amères à Thiériot, qui, fidèle à son
surnom[249], les communiqua à quelques intimes; bien qu’il n’en ait pas
laissé prendre de copie, les principaux passages furent reproduits.
Cette protestation contre une pratique de l’Église provoqua une grande
effervescence; le clergé tout entier se souleva, et demanda justice; la
situation devint si critique que, redoutant une arrestation, le
philosophe crut devoir s’enfuir et rester éloigné de Paris jusqu’à ce
que l’émoi fût un peu calmé.

  [249] Voltaire l’appelait Thiériot-Trompette.

Voltaire ne s’était pas contenté de faire entendre dans des vers
éloquents un cri de révolte contre un usage barbare, il avait voulu
fomenter une véritable insurrection à la Comédie. Usant de son influence
sur les interprètes tragiques, il leur conseilla de déserter la scène en
masse et de déclarer qu’ils n’exerceraient plus leur profession, «tant
qu’on ne traiterait pas les pensionnaires du roi comme les autres
citoyens qui n’ont pas l’honneur d’appartenir au roi.» Ils le promirent,
mais n’en firent rien: «Ils préférèrent l’opprobre avec un peu d’argent
à un honneur qui leur eût valu davantage.»

Ce refus de sépulture, qui est resté célèbre parmi les grands scandales
du dix-huitième siècle, ne fut pas, comme on pourrait le supposer, un
cas isolé. En province aussi bien qu’à Paris, on voit sans cesse le
clergé refuser la sépulture chrétienne aux corps des comédiens, morts
sans avoir eu le temps ou la volonté de renoncer formellement à leur
état[250]. Chaque fois qu’un comédien gravement malade fait appeler un
prêtre, avant toute chose l’ecclésiastique commence par exiger la
promesse solennelle de renoncer au théâtre. La pratique est à peu près
constante.

  [250] Le diocèse d’Arras, un des plus sévères contre les comédiens,
    nous en fournit de fréquents exemples. Charles-François Bidault, dit
    Stigny, comédien, meurt à Valenciennes le 13 février 1717. Le curé
    de Saint-Géry lui refuse la sépulture à cause de son état, et le
    magistrat ordonne que le corps soit enseveli hors le cimetière. En
    1749, un comédien est enterré dans le bois de Bonne-Espérance. En
    1753, pour une actrice, le mène fait se reproduit; en dépit de tous
    les efforts, la sépulture ecclésiastique lui est refusée. En 1757,
    toujours dans la même ville, un comédien, Legrand Le Père, subit
    encore le même sort; en vain assure-t-on qu’il assistait chaque jour
    à la messe, son corps est chassé de l’église et on est obligé de
    l’enterrer sur le rempart. Le 22 mars 1769, le magistrat ordonne que
    le cadavre du nommé Després de Verteuil, comédien attaché aux
    spectacles de Valenciennes, qui avait été trouvé dans l’Escaut près
    du pont Nérin, et qu’on croit avoir été assassiné, soit inhumé hors
    de sépulture ecclésiastique, le curé de Saint-Géry la lui ayant
    refusée à cause de la profession de comédien. En 1787,
    Devez-Dufresnel est enterré sur l’esplanade à dix heures du soir.

Presque toujours le mourant cédait et acceptait ce qu’on exigeait de
lui. S’il revenait à la santé, de deux choses l’une: ou il oubliait sa
promesse et n’en tenait aucun compte, ou un ordre du premier Gentilhomme
l’obligeait à reparaître sur la scène sans se soucier le moins du monde
de l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis de l’Église. En 1732, Mlle
Dufresne[251], _in articulo mortis_, signe au curé de Saint-Sulpice un
billet ainsi conçu: «Je promets à Dieu et à M. le curé de Saint-Sulpice
de ne jamais remonter sur le théâtre.» «Ah! le beau billet qu’a la
Châtre!» s’écrie Voltaire[252]. En 1766, Molé[253], se croyant perdu,
renonce au théâtre; moyennant cette formalité, il est confessé et
administré: il guérit et son premier soin est de reprendre sa
profession. En 1771, Mlle Dubois[254] fut à toute extrémité; elle fit
aussitôt appeler un confesseur et prit l’engagement ordinaire. Dès
qu’elle fut rétablie, elle reparut au théâtre comme par le passé.

  [251] Catherine-Jeanne Dupré (1694-1759) avait épousé Dufresne.

  [252] Voltaire à M. de Formont, 20 avril 1732.

  [253] François-Réné Molé (1734-1802); il n’avait pas vingt ans quand
    il fut admis à la Comédie française, où il jouit bientôt d’une
    grande réputation.

  [254] De la Comédie française.

Quand Mme Favart[255] succomba en 1772, l’abbé de Voisenon[256], qui
vivait avec elle, fit tout ce qu’il put pour la réconcilier avec
l’Église et la décider à renoncer à la scène; mais elle résistait
énergiquement, car elle tenait beaucoup aux 15 000 livres de rente que
lui valait son état de comédienne. L’abbé fit tant de démarches auprès
des Gentilshommes de la chambre qu’il obtint la promesse pour sa
maîtresse de recevoir ses appointements sous forme de pension, même en
cas de retraite. Rassurée sur son avenir, l’actrice n’hésita plus et
signa la déclaration qu’on lui demandait; elle fit d’autant mieux
qu’elle ne se releva pas et mourut bientôt entre son mari et l’abbé qui
la soignaient avec un égal dévouement[257].

  [255] Elle était connue sous le nom de Mlle Chantilly, quand elle
    épousa Favart; elle appartenait à la comédie italienne. Maurice de
    Saxe éprouva pour elle une passion qui ne fut nullement réciproque;
    pour en venir à ses fins, il obtint deux lettres de cachet et il fit
    enfermer les deux époux. Après une assez longue réclusion, la
    malheureuse comédienne plia devant la nécessité et céda aux
    obsessions du maréchal. C’est là une des moins belles actions du
    comte de Saxe; il n’en fut pas récompensé, car sa liaison avec Mme
    Favart hâta sa mort.

  [256] On a dit de Voisenon qu’il était «prêtre de son métier, libertin
    par habitude et croyant par peur.» Mme Geoffrin en parlant de lui et
    du maréchal de Richelieu écrivait: «Ces hommes-là ne sont que des
    épluchures de grands vices.»

  [257] Ils formaient un des ménages à trois les plus curieux du
    dix-huitième siècle.

On pourrait s’étonner que l’intolérance de l’Église n’ait pas amené
pendant le dix-huitième siècle plus de scandales mémorables. Cela tient
à deux causes: la première, c’est que la plupart des comédiens avaient
déjà quitté la scène quand ils succombaient, et que par conséquent on
n’avait pas à leur demander de renoncer à une profession qu’ils
n’exerçaient plus; la seconde, c’est que ceux qui, au moment de mourir,
appartenaient encore au théâtre, acceptaient, à part de bien rares
exceptions, de signer la renonciation qu’on exigeait d’eux.

Parmi les sacrements qu’on déniait aux comédiens, il y en avait un d’une
importance capitale, c’était celui du mariage. A une époque où le
mariage religieux existait seul, où l’état civil se trouvait entièrement
entre les mains du clergé, on peut se rendre compte du trouble profond
qu’amenait le refus de ce sacrement. C’était condamner ou au célibat ou
au concubinage, c’était favoriser le vice, frapper les enfants de
bâtardise, etc. Quelque graves que fussent ces raisons, l’Église n’en
tenait compte et persistait dans sa discipline.

Pour obvier à ces inconvénients, les acteurs avaient recours à un
subterfuge assez singulier. Le comédien, qui désirait s’unir en
légitimes noces, renonçait au théâtre. En vertu de cette renonciation,
l’archevêque ou l’ordinaire accordait la permission de bénir le mariage.
Une fois la cérémonie accomplie, le premier Gentilhomme envoyait au
nouveau marié l’ordre de remonter sur le théâtre et celui-ci
s’empressait d’y déférer. Mais l’Église n’entendait pas être jouée de la
sorte; l’archevêque de Paris, après plusieurs unions célébrées dans des
conditions analogues, déclara qu’en dépit de toutes les renonciations il
ne donnerait plus à aucun comédien la permission de se marier, à moins
qu’il ne lui apportât une déclaration signée par les quatre premiers
Gentilshommes de la chambre, s’engageant à ne pas lui donner l’ordre de
reprendre son service. C’est ce qui se passa pour Molé lorsqu’il voulut
épouser Mlle d’Epinay, de la Comédie française[258]; l’archevêque lui
refusa obstinément l’autorisation nécessaire. L’acteur eut alors recours
à une ruse. Par l’intermédiaire d’un de ses amis, il obtint que la
permission serait glissée parmi les papiers qui, chaque jour, étaient
remis au prélat pour la signature. L’archevêque, comme d’habitude, signa
sans lire. Molé et Mlle d’Épinay en profitèrent pour se marier au plus
vite[259]. Dès qu’il fut averti de la supercherie, Christophe de
Beaumont entra dans une violente indignation, mais ne pouvant reprendre
le sacrement escamoté, il interdit le prêtre qui avait béni les époux,
bien qu’il fût en réalité fort innocent. Tout le monde n’était pas aussi
audacieux ni aussi heureux que Molé.

  [258] Pierrette-Hélène Pinet, dite d’Épinay (1740-1782), était fille
    d’un perruquier.

  [259] Le mariage fut célébré le 10 janvier 1769, à six heures du
    matin, c’est-à-dire presque clandestinement malgré l’autorisation de
    l’archevêché.

On peut citer encore d’autres exemples des stratagèmes auxquels les
comédiens durent avoir recours pour se marier. Gervais, chantre de
l’Opéra, s’étant épris de la belle Tourneuse, danseuse de la foire,
voulut l’épouser; pour y arriver ils changèrent de nom et de domicile et
s’unirent dans une paroisse où ils n’étaient pas connus. Peu de temps
après, dégoûtés l’un de l’autre, ils résolurent de rompre leurs liens et
en appelèrent comme d’abus, sous le prétexte qu’ils n’avaient pas été
unis par le curé de leur paroisse. Néanmoins, et comme un juste
châtiment, leur mariage fut confirmé. Le même cas exactement se présenta
pour la Duclos[260], qui, âgée de 60 ans, épousa Duchemin, jeune homme
de 17 ans; malgré les énergiques réclamations des époux, on les jugea
bien assortis et on tint leur union pour excellente.

  [260] Duclos (Marie-Anne de Châteauneuf) (1670-1748). Elle exerçait un
    véritable prestige sur ses auditeurs, leur inspirant à son gré la
    terreur ou la pitié. C’est elle qui dans _Inès de Castro_
    interrompit son rôle en voyant le public se moquer de la présence
    des enfants sur la scène, et s’écria: «Ris donc, sot de parterre, à
    l’endroit le plus touchant de la tragédie.» Sa boutade fut couverte
    d’applaudissements.

Brizard n’obtint la permission de se marier que sur un ordre formel de
Louis XV.

La confession et la communion étaient impitoyablement refusées aux
comédiens. Lekain, qui conserva toute sa vie des sentiments religieux,
avait l’habitude, chaque année, pendant la clôture annuelle, de se
rendre à Avignon, territoire du Saint-Siège, et d’y faire ses Pâques. Il
revenait ensuite à Paris et reprenait tranquillement l’exercice de sa
profession[261].

  [261] De Manne.

Par suite de la bizarrerie dont nous avons déjà fait mention, l’Église
regardait les comédiens italiens[262] et les artistes de l’Opéra comme
de parfaits chrétiens, et elle leur accordait sans hésitation tous les
sacrements qu’elle refusait aux comédiens français[263]. Les danseuses
de l’Académie royale de musique rendaient le pain bénit comme tous les
autres paroissiens et elles le faisaient même avec éclat; personne ne
s’en étonnait.

  [262] Un auteur de l’époque affirme qu’avant de rentrer en France en
    1716 les comédiens italiens avaient obtenu du pape une bulle les
    mettant à l’abri de l’excommunication. Nous l’avons vainement
    cherchée dans le Bullaire et son existence nous paraît assez peu
    vraisemblable.

  [263] Le fameux arlequin Dominique, Carlin, Mme Riccoboni, Mlle
    Colombe, Thomassin, se montrèrent en toutes circonstances de
    véritables chrétiens. En 1735, Mme Riccoboni quitta la scène et se
    consacra aux exercices de piété. Un soir, à la comédie italienne, un
    acteur jouait le rôle d’un ours, revêtu de la peau de cet animal;
    tout à coup un orage épouvantable éclate; on voit aussitôt, à la
    stupéfaction générale, l’ours se mettre dévotement à genoux, faire
    un signe de croix avec sa patte, puis se relever et continuer son
    rôle.

En 1768, Mlle Camille, de la comédie italienne, mourut des suites de ses
excès. Elle reçut tous les sacrements et fut enterrée dans l’église du
lieu sans qu’on lui ait demandé en aucune façon de renoncer à sa
profession. Il y avait à son convoi un cortège magnifique, on y comptait
plus de 50 carrosses bourgeois.

Il en était de même pour le sacrement du mariage. Arlequin épousait
solennellement Mme Arlequin à la paroisse Saint-Sauveur[264]. M. et Mme
Laruette[265], M. et Mme Trial[266], bien qu’ils fussent Français, se
marièrent également sans difficulté à l’église de leur paroisse, parce
qu’ils appartenaient à la comédie italienne. «Ainsi, dit Grimm, il n’y a
point de péché ni d’excommunication de jouer la comédie sur la rive
droite de la Seine, mais on est à tous les diables quand on joue sur la
rive gauche[267].»

  [264] Un homme se rendit un jour chez Chirac, le plus grand médecin de
    France: «Monsieur, lui dit-il en l’abordant, je me porte mal, et ma
    maladie, ce sont des vapeurs.» «Monsieur, répartit le médecin, je
    vous ordonne, pour tout remède, d’aller à la comédie italienne et
    d’y voir jouer Arlequin, qui est très agréable et très plaisant.»
    «Monsieur, répliqua le malade, cet Arlequin, c’est moi.» Grimm.
    (_Nouv. Littér._, 1747-1755.)

  [265] Laruette (Jean Louis) (1731-1792), chanteur et compositeur. Son
    absence de voix et sa figure vieillotte firent pendant vingt-sept
    ans la joie des habitués de la comédie italienne.

  [266] Trial (Antoine) (1737-1795). Sa voix était grêle et nasillarde,
    mais il avait un jeu plein de finesse et de gaieté. Trial et sa
    femme assistaient chaque dimanche à la grand’messe.

  [267] Grimm, _Corresp. littér._, octobre 1769. En 1716, lorsqu’ils
    revinrent en France, les comédiens italiens commencèrent leur
    registre par ces mots: «Au nom de Dieu, de la vierge Marie, de saint
    François de Paule et des âmes du Purgatoire, nous avons commencé le
    18 mai par l’_Heureuse surprise_.» Les comédiens italiens restèrent
    dans les meilleurs termes avec l’Église pendant tout le dix-huitième
    siècle. Le jour de la Fête-Dieu, ils suivaient la procession et
    contribuaient à l’élévation d’un magnifique reposoir. En 1768, ils
    obtinrent même que la procession passerait devant leur théâtre
    richement tendu; pour reconnaître cette attention, les acteurs
    firent relâche, ce qui équivalait à une perte de 1 500 livres. Le
    curé de Saint-Sulpice refusa la même faveur à la Comédie française,
    et celui de Saint-Roch à l’Académie de musique.

«Le dieu de Rome et de Paris ne sont-ils pas les mêmes, s’écriait le
comédien Laval dans sa réponse à J.-J. Rousseau? Que dirait un sauvage
qui viendrait entendre le prône dans l’église de Saint-Sulpice où le
même prêtre excommuniera dans la même matinée les mêmes gens qu’il
communiera dans celle de Saint-Sauveur[268]?»

  [268] C’est à l’église de Saint-Sauveur que les comédiens italiens
    avaient l’habitude d’accomplir leurs dévotions.

La doctrine de l’Église n’était pas absolue, et, bien qu’elle fût en
général observée à Paris, il s’est présenté certains cas où des
comédiens italiens et des artistes de l’Opéra furent traités comme de
simples Comédiens français; cela dépendait du plus ou moins de tolérance
des curés et de l’interprétation plus ou moins large qu’ils faisaient
des rituels de leurs diocèses.

Une lettre de Louis Riccoboni, conservée aux archives de la Comédie
française[269], montre que les Italiens eux-mêmes n’étaient pas toujours
à l’abri de difficultés avec le clergé. Le curé de leur paroisse leur
refusait quelquefois la confession et la communion; ils étaient alors
réduits à s’adresser aux moines qui, plus tolérants, les accueillaient
avec bienveillance[270]. Riccoboni reconnaît cependant que le clergé
séculier, tout en y mettant une certaine mauvaise grâce, ne leur
refusait ni le sacrement du mariage ni la sépulture ecclésiastique[271].

  [269] Cette lettre est citée par M. Monval dans le _Moliériste_;
    l’érudit écrivain l’accompagne des observations les plus
    intéressantes.

  [270] Les moines n’étaient pas soumis à l’autorité diocésaine et ils
    ne reconnaissaient pas les rituels gallicans; mais ils ne pouvaient
    ni marier ni enterrer.

  [271] Sylvia et Mario de la comédie italienne se sont mariés en 1720 à
    l’église de Saint-Germain du grand Drancy, avec la permission du
    curé de Saint-Eustache, leur paroisse. Le registre de Saint-Eustache
    désigne Mario comme «officier de S. A. Mgr. le Régent».
    (_Moliériste_, mai 1885). Le fils de Riccoboni a été marié à
    Saint-Eustache, Sticcoti à Saint-Sauveur; jamais l’archevêché ne
    refuse l’autorisation. Il en est de même pour les enterrements.

L’horreur de certains prélats pour les comédiens était si grande qu’ils
ne voulaient pas souffrir leur présence dans les églises, même dans un
but pieux. M. de Saint-Albin, archevêque de Cambrai, écrivant en février
1738 à M. le curé de Saint-Nicolas de Valenciennes, lui ordonne de faire
connaître à qui il appartient combien il est indécent et contraire au
respect dû aux saints mystères, de faire chanter des messes, etc., par
des comédiens, et de les faire ainsi passer du théâtre à l’église. «Au
reste, ajoutait-il, je vous recommande, et à tous ceux qui travaillent
dans le ministère, de suivre à l’égard des acteurs et des actrices de la
comédie, les règles établies par les saints canons, que je n’ai jamais
eu l’intention de relâcher, quoi qu’en puissent dire certaines gens, qui
souhaiteraient que j’en eusse adouci la rigueur.»

En 1744, toutes les loges et les décorations du Concert spirituel[272]
ayant été détruites, on emprunta le théâtre de l’Opéra pour y tenir le
Concert. M. de Vintimille, archevêque de Paris, trouva si indécent qu’on
chantât des choses saintes sur le théâtre de l’Opéra, qu’il défendit la
représentation, et il n’y eut point de Concert, tant qu’on n’eut pas
trouvé un lieu moins profane.

  [272] «Le Concert spirituel, dit l’_Almanach des spectacles_ en 1752,
    est comme le supplément des théâtres de Paris. C’est lui qui supplée
    le jour où tous les théâtres sont fermés, c’est-à-dire au temps de
    Pâques, de la Pentecôte, aux fêtes solennelles, à celles de la
    Vierge, de la Toussaint, etc. L’établissement de ce spectacle se fit
    en 1729, et c’est Philidor qui en fut le fondateur et le premier
    directeur. On y exécute des motets et d’autres pièces tirées des
    meilleurs maîtres qui ont travaillé sur des paroles latines.» Sous
    le règne de Louis XV, les actrices étaient admises à ce Concert. Une
    duchesse, se trouvant un jour assise auprès de Sophie Arnould,
    s’écria avec dédain: «Les femmes honnêtes devraient bien être
    reconnues à des marques particulières.» «Vous voulez donc, repartit
    Sophie, mettre le public dans le cas de les compter.»




XIV

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

SOMMAIRE: Situation civile des comédiens.--Droits excessifs des
gentilshommes de la chambre.--Le For-l’Évêque.--L’hôpital.--Comédiens en
prison.


Si la société religieuse mettait les comédiens du dix-huitième siècle au
même niveau que les histrions païens, la société civile se montrait-elle
plus équitable à leur égard, leur accordait-elle un traitement en
rapport avec la considération qu’ils méritaient par leur conduite
personnelle?

En aucune façon. Elle fut pour eux plus dure encore que ne l’était la
société religieuse.

En 1709, les comédiens eurent un procès qui vint devant le Parlement; la
Cour ne consentit à les entendre que par une condescendance tout
exceptionnelle et l’avocat général eut grand soin de le leur faire
observer: «Les comédiens, dit ce magistrat, n’ont point d’état légal en
France; ils ne peuvent se flatter d’être entendus en corps, n’ayant
aucune lettre patente, mais un simple brevet du roi. Cependant la Cour,
par grâce, n’a pas voulu user de cette rigueur et refuser l’audience
envers un corps à qui on ne donne même pas le nom de communauté mais de
troupe, dont on ne connaît pas l’établissement par une voie juridique,
etc.» On se rappelle qu’en 1737 la Cour avait traité les comédiens
«d’hommes diffamés, dont le crime est aussi public que la profession
qu’ils exercent est solennellement défendue.»

Cette théorie fut adoptée avec enthousiasme par les adversaires du
théâtre et l’on peut lire dans l’abbé de Latour: «Tout le pompeux
étalage des titres de la Comédie française porte à faux; la communauté
des savetiers est plus légitime que la troupe des comédiens.»

Aux yeux des Parlements le comédien reste frappé de la note d’infamie
que le préteur lui a infligée à Rome et qui s’est perpétuée dans les
coutumes françaises. C’est là une tache indélébile dont rien n’a pu le
laver. Au point de vue civil, sa profession est déclarée infâme comme
celle du bourreau.

Voyons quelle situation était faite en France aux gens de théâtre par
les lois civiles et quelle liberté leur était accordée.

Jusqu’en 1789, il n’existe en réalité à Paris que trois théâtres: La
Comédie française, l’Opéra, la Comédie italienne, tous trois munis d’un
privilège exclusif qui empêche toute concurrence[273]. Les artistes de
ces trois théâtres portent le nom de _Comédiens du Roi_ et à ce titre
ils sont soumis à la juridiction des Gentilshommes de la chambre et du
ministre de la _Maison du Roi_. Tous les autres acteurs, c’est-à-dire
ceux qui appartiennent aux théâtres de la foire[274], et sont par
conséquent d’un ordre inférieur, dépendent du lieutenant de police[275].

  [273] Les trois jours élégants pour la Comédie française étaient le
    lundi, le mercredi et le samedi; pour la Comédie italienne, le lundi
    et le jeudi. On ne jouait l’opéra que trois fois par semaine, le
    dimanche, le mardi et le vendredi; le vendredi était le jour préféré
    du beau monde.

  [274] Les foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent duraient, la
    première, pendant les mois de février, mars et avril; la seconde,
    pendant les mois de juillet, août et septembre. Il y avait spectacle
    tous les jours. On y voyait des pantomimes, des danseurs de corde,
    des voltigeurs, des sauteurs et des marionnettes.

  [275] Tous les théâtres étaient placés sous la surveillance du
    lieutenant de police; mais ce dernier, au moins pour les théâtres
    royaux, n’agissait que lorsqu’il survenait quelque scandale public.

Si cette autorité ne s’était exercée sur les comédiens qu’en tant que
comédiens, elle eût été fort compréhensible, mais elle s’exerçait encore
sur eux en tant que citoyens et d’une façon odieuse, vexatoire et
arbitraire.

Le comédien se trouve sous la dépendance absolue des Gentilshommes et de
la police. Pour lui la justice n’existe pas, il est hors la loi. Sans
jugement, sans appel, sans recours possible, il est frappé
d’emprisonnement et même quelquefois de châtiments corporels. Il ne
s’appartient plus; une fois monté sur la scène, il n’a plus le droit de
la quitter.

Ces droits étranges, bizarres, exorbitants, n’étaient que la
reproduction, cela est incontestable, des pouvoirs que possédait
autrefois le préteur. Dix-huit siècles se sont écoulés et le comédien
est encore frappé d’infamie, il est encore considéré comme un esclave
qu’on peut enfermer arbitrairement, et qui n’est pas libre de sa
destinée. De même que l’Église, dans les pénalités qu’elle lui inflige,
s’appuie sur les canons des anciens conciles, sans se préoccuper de
savoir s’il n’est pas monstrueux d’assimiler le comédien du dix-huitième
siècle à l’histrion ou au cocher du cirque, de même la société civile,
qui s’est emparée du droit romain, en fait revivre tous les articles
sans se soucier davantage de l’équité et de la justice. Il faut insister
sur ce point, car si on a, et avec raison, souvent reproché au clergé
ses rigueurs surannées, on n’a pas, à notre avis, suffisamment fait
ressortir l’iniquité des lois civiles à l’égard des gens de théâtre.

Rome plaçait au même niveau le comédien et la prostituée. L’Église
chrétienne avait suivi cet exemple. Le dix-huitième siècle ne crut pas
pouvoir mieux faire que de les imiter. De même qu’il met la prostituée
hors la loi, il y met aussi le comédien. Il n’établit entre eux qu’une
différence: ils ne dépendent pas de la même juridiction. La prostituée
est soumise à l’arbitraire de la police; le comédien, du moins celui qui
appartient aux théâtres royaux, est soumis à l’arbitraire de la _maison
du Roi_ et des Gentilshommes de la chambre.

Cette différence, était grande. Le joug des Gentilshommes, quelque dur
qu’il fût, était incomparablement plus doux que celui de la police.
Aussi voyait-on toutes les femmes galantes s’efforcer d’obtenir leur
inscription sur les registres d’un des trois théâtres royaux. L’Opéra
surtout formait le but de toutes leurs ambitions. Au milieu de cet
immense personnel, il était relativement facile de se faire comprendre
sur la liste des choristes, figurantes, danseuses, etc.; il n’était même
pas besoin d’un talent bien décidé pour pénétrer à l’Académie royale de
musique et se faire inscrire comme «fille du magasin». On désignait
ainsi les demoiselles du chant ou de la danse qui n’avaient pas achevé
leurs études et figuraient sur la scène avant d’être engagées. Une fois
à l’Opéra, la fille galante se trouvait absolument soustraite à l’action
de la police et la bravait impunément.

Le théâtre, en effet, était un lieu d’immunité, et en cela la loi
française reproduisait encore la loi romaine dans ce qu’elle avait de
plus immoral. Toute jeune fille, quel que fût son âge, qui parvenait à
entrer au théâtre, se trouvait par ce seul fait émancipée, et elle
échappait complètement à l’autorité paternelle et maternelle. Il en
était de même pour la femme mariée; les droits du mari venaient se
briser devant cet asile inviolable qui s’appelait le théâtre.

Le comédien ne pouvait se retirer sans l’autorisation des Gentilshommes;
quelque légitimes, quelque impérieux que fussent ses motifs de quitter
la scène, il restait soumis à une décision arbitraire et qui n’était pas
toujours conforme à ses désirs. Il n’avait pas le droit de sortir de
France sans une permission signée du premier Gentilhomme en exercice, et
ce dernier la refusait presque toujours[276].

  [276] Cette rigueur provenait de ce que les comédiens, chanteurs,
    danseurs, etc., recevaient à l’étranger des appointements beaucoup
    plus considérables qu’en France, et que si on les avait laissés
    s’éloigner, il n’y aurait bientôt plus eu à Paris de sujets pour les
    trois théâtres. Plusieurs fois des artistes se sauvèrent en dépit
    des ordres du roi et de la surveillance dont ils étaient l’objet;
    ceux qu’on rattrapait étaient très sévèrement punis.

Quiconque appartenait à la profession du théâtre ne pouvait se dérober à
l’invitation des Gentilshommes de la chambre. La réputation d’un acteur
de Lyon, de Marseille, de Bordeaux, etc., parvenait-elle à Paris, le
premier Gentilhomme envoyait un ordre de début, accompagné d’une lettre
de cachet; qu’il le voulût ou non, le comédien était traîné à Paris et
obligé de jouer.

Un comédien, même sans engagement, n’avait pas le droit de refuser de
monter sur la scène. En 1768 un sieur Fierville, acteur célèbre, vint de
Berlin à Paris; mais malgré les sollicitations des Gentilshommes il
s’obstina à ne pas vouloir débuter à la Comédie française. Cela suffit
pour le faire arrêter et on l’enferma en prison, à Châlons-sur-Marne.

On allait même plus loin encore. Une femme ou une fille du peuple
paraissait-elle devoir réussir au théâtre, on l’y inscrivait d’office et
une lettre de cachet l’enlevait à sa famille, en dépit de toutes les
protestations. C’est ainsi que Sophie Arnould, à peine âgée de quatorze
ans, malgré la résistance opiniâtre de sa mère, fut attachée à
l’Académie royale de musique.

Ces pratiques amenaient même une étrange contradiction entre les
exigences de l’Église et celles de l’État. Alors que le clergé imposait
au comédien l’obligation _sine qua non_ de renoncer à sa profession,
s’il voulait recevoir les sacrements de la religion, se marier, être
enterré en terre sainte, l’État ne le laissait pas libre de quitter le
théâtre. Les empereurs chrétiens avaient, sur les instances mêmes de
l’Église, aboli cet usage barbare; mais le dix-huitième siècle, qui
croyait qu’on ne pouvait traiter les gens de théâtre avec trop de
sévérité, en était revenu à la loi romaine dans toute sa rigueur. Le
comédien se trouvait donc dans l’impossibilité d’échapper aux foudres de
l’Église; même quand il s’était conformé aux prescriptions du clergé,
qu’il avait de bonne foi, sincèrement, renoncé à sa profession, il
n’était nullement à l’abri d’un ordre des premiers Gentilshommes lui
enjoignant de remonter sur le théâtre et le replaçant par conséquent
sous les coups de l’excommunication. Ainsi, d’un côté, excommunication
formelle s’il reste au théâtre, de l’autre, impossibilité matérielle de
le quitter en raison des droits de l’État. Excommunié s’il joue, en
prison s’il ne joue pas. Voilà la situation que le dix-huitième siècle
fait au comédien[277].

  [277] Le gouvernement élevait même la prétention de forcer le public à
    se rendre au théâtre. On peut rappeler le curieux incident qui se
    passa en 1753 à Marseille. Le duc de Villars, gouverneur de
    Provence, fit augmenter le prix des places de la comédie en
    l’honneur de la Dumesnil. Les habitants aimèrent mieux rester chez
    eux que de payer plus cher. Le gouverneur dénonça à la cour cette
    désertion comme une révolte, et M. de Saint-Florentin écrivit aux
    échevins pour les menacer de priver à l’avenir leur ville de troupes
    de comédiens. Les échevins lui répondirent spirituellement que les
    habitants ne faisaient que se conformer aux prescriptions de leur
    évêque, M. de Belzunce.

La contradiction était si frappante, si révoltante, qu’on ne pouvait
manquer d’en tirer parti. Plus d’un acteur, désireux de quitter le
théâtre, n’hésita pas à prétexter des scrupules religieux et à se mettre
sous la protection de l’archevêque de Paris. Ce n’était pas une raison
pour que sa demande fût forcément agréée[278].

  [278] En 1759 il y eut à Paris un procès assez singulier. «Ramponeau,
    cabaretier de la Courtille, était un bouffon dont les propos, la
    face, les allures comiques, firent espérer à Gaudron, entrepreneur
    des spectacles sur le boulevard, d’attirer beaucoup de monde à son
    théâtre, s’il pouvait l’y faire monter. Ils passèrent un accord par
    lequel Ramponeau s’engageait à représenter pendant trois mois, avec
    un dédit de mille livres. A la veille de la première représentation,
    Ramponeau, qui avait fait ailleurs un nouveau marché où il trouvait
    mieux son compte, fit signifier à Gaudron un acte où, prenant le ton
    dévot, il lui déclare qu’il ne peut faire son salut en exécutant ses
    promesses, et que le zèle avec lequel il veut travailler à conserver
    ses bonnes mœurs l’oblige de renoncer pour jamais au théâtre.
    Gaudron demanda que le dévot Ramponeau fût du moins condamné à lui
    payer le dédit de cent pistoles.» Le procès ne fut point jugé.
    Voltaire a écrit sur cette aventure le _Plaidoyer de Ramponeau_.

Il existait une grande différence entre les lois religieuses et les lois
civiles, et il est essentiel de la faire remarquer. Alors que les lois
religieuses ne s’appliquaient guère qu’à la Comédie française, les lois
civiles étaient générales pour tous ceux qui montaient sur la scène;
elles concernaient aussi bien les Italiens, les chanteurs de l’Opéra,
les danseurs, que les artistes de la Comédie.

En dehors du théâtre et des questions de théâtre, le comédien
jouissait-il des droits de tous les citoyens?

En aucune manière. Le comédien n’est pas citoyen, il est placé sur le
même rang que le bourreau, comme lui il est frappé d’une note d’infamie:
il ne peut témoigner en justice, il ne peut exercer aucun emploi, aucune
fonction publique, même celles que l’on achète à prix d’argent; il n’est
admis ni aux fonctions municipales ni aux charges militaires. Certaines
compagnies, celle des avocats par exemple, vont même plus loin; elles
repoussent de leur corps celui qui épouse une comédienne ou une fille de
comédienne[279]. C’est toujours la reproduction de la loi romaine.

  [279] En 1775, François de Neufchâteau, avocat au Parlement, épousa
    Mlle Dubus, fille d’un ancien danseur de l’Opéra et nièce de
    Préville; le Conseil des Avocats considéra cette union comme une
    mésalliance et Neufchâteau fut rayé du tableau. Il voulut alors
    acheter une charge d’avocat aux Conseils, mais il fut
    impitoyablement repoussé. Sa jeune femme mourut de chagrin.

Le droit d’emprisonnement, accordé aux Gentilshommes, n’était pas une
vaine menace, un épouvantail destiné à maintenir dans l’ordre une troupe
turbulente et mutine. Il était parfaitement réel, et on l’exerçait à
chaque instant. On ne peut s’imaginer avec quel souverain mépris les
comédiens étaient traités et avec quelle désinvolture on les mettait au
cachot pour des peccadilles. Pas une semaine ne s’écoulait sans qu’un
acteur ne fût emprisonné, en vertu d’une lettre de cachet lancée par le
premier Gentilhomme.

De même que la Bastille et Vincennes recevaient la noblesse et les gens
de lettres, de même, les comédiens avaient également une prison
attitrée, le For l’Évêque[280]; ils s’y rencontraient avec les débiteurs
insolvables. Les comédiennes partageaient le même sort que leurs
camarades, mais comme leurs écarts étaient souvent plus graves et
méritaient quelquefois un châtiment plus sévère, il y avait pour elles
dans ce cas une seconde maison de détention, l’hôpital de la
Salpêtrière[281], ou simplement _l’Hôpital_, dont le nom seul évoquait
les images les plus terrifiantes. Outre la honte d’une infâme
promiscuité, quiconque entrait à l’Hôpital avait la tête rasée et
couchait sur la paille; la nourriture ne se composait que de pain, de
potage et d’eau; le costume consistait en une robe de tiretaine et des
sabots. Empressons-nous d’ajouter que cette peine fut très rarement
appliquée aux comédiennes, mais nous verrons plus d’une fois le parterre
dans ses moments de mauvaise humeur leur rappeler cette terrible menace,
toujours suspendue sur leurs têtes, par ces cris: «A l’Hôpital! à
l’Hôpital!»

  [280] Le For l’Évêque était autrefois le siège de la juridiction
    épiscopale; il donnait sur la rue Saint-Germain-l’Auxerrois et avait
    son entrée quai de la Mégisserie.

  [281] La Salpêtrière, située au faubourg Saint-Victor-lez-Paris, au
    confluent de la Seine et de la Bièvre, était spécialement la prison
    des prostituées incorrigibles; on y enfermait en outre les femmes
    condamnées soit par ordre du roi, soit par une mesure
    administrative, soit par une mesure de police, ou en vertu d’un
    jugement. Prostituées, condamnées, filles et femmes détenues sur la
    plainte de leurs parents ou de leurs maris, ou par ordre du roi,
    comédiennes, toutes se trouvaient soumises au même régime et il
    était des plus rigoureux. Il y avait cependant des quartiers
    différents suivant les causes de l’emprisonnement.

Les acteurs au For l’Évêque ne cessaient pas leur service au théâtre; un
exempt venait les prendre en voiture pour l’heure de la représentation,
et, dès que la pièce était jouée, il les ramenait fidèlement à la
prison. Ils y jouissaient d’un bien-être relatif; on leur permettait de
recevoir des visites et de faire venir la nourriture du dehors; ils en
profitaient pour donner des festins auxquels leurs amis étaient conviés.
De telle sorte qu’à part la privation de liberté la punition n’était pas
des plus pénibles.

Les plus illustres de la troupe tragique n’étaient pas plus épargnés que
de simples bateleurs; pour la moindre faute on les jetait au For
l’Évêque. Lekain y fut envoyé à plusieurs reprises, tantôt pour s’être
absenté sans permission, tantôt pour être resté à Ferney, chez Voltaire,
un jour de plus que son congé ne l’y autorisait. Le patriarche avait
beau solliciter son ami le maréchal de Richelieu, le noble duc lui
répondait: «Si Lekain n’est pas à Paris le 4, il sera mis en prison.» Et
Lekain n’étant arrivé que le 5, c’est au For l’Évêque qu’il
descendit[282].

  [282] En 1756, l’affluence était si grande au For l’Évêque que, faute
    de pièce convenable à lui donner, on enferma Lekain dans un cachot
    étroit et malsain; sur les réclamations de ses amis, on le transféra
    à l’Abbaye.

Pour montrer avec quelle déplorable facilité on usait de la prison,
quelques exemples ne seront peut-être pas inutiles. En 1751, les
Comédiens français qui se croyaient maîtres chez eux et s’imaginaient
avoir le droit de bâtir sur leur terrain sans être obligés d’en demander
la permission, avaient fait construire dans l’enfoncement de la première
coulisse de chaque côté du théâtre de petites loges, qu’ils comptaient
louer à l’année et dont ils espéraient beaucoup de profit. Le duc de
Richelieu, mécontent que ce changement eût été fait sans son
autorisation, ordonna de jeter bas sur l’heure ces nouvelles loges et il
vint lui-même après souper, à trois heures du matin, constater que ses
ordres étaient exécutés. C’est à cette occasion qu’on lui donna le
sobriquet de Jacques Desloges. Mais La Noue s’étant permis d’écrire un
mémoire des plus mesurés pour prouver le droit de ses camarades de faire
des changements dans leur salle, il fut mis au For l’Évêque et il y
resta dix-sept jours.

Souvent aussi ce n’était pas pour des motifs aussi futiles et aussi peu
fondés que les acteurs étaient incarcérés. Ainsi, en 1735, à la reprise
solennelle de l’opéra de _Jephté_, qui avait attiré au théâtre la plus
brillante et la plus nombreuse assistance, Mlle Lemaure[283], qui jouait
le rôle d’Iphise, ne trouva rien de mieux que d’abandonner la scène au
beau milieu de la représentation, pour s’en aller souper en ville. M. de
Maurepas, ministre de la maison du roi, qui se trouvait au théâtre,
voyant le spectacle interrompu et en apprenant la cause, délivra
aussitôt contre la comédienne une lettre de cachet avec ordre de la
mettre sur l’heure à exécution. C’est ce qui eut lieu; mais le plus
plaisant fut de voir l’intendant de la généralité de Paris, Louis
Achille de Harlay, chez lequel la cantatrice devait souper,
l’accompagner jusqu’à la prison en grande cérémonie.

  [283] «Pour la Lemaure, dit Mlle Aïssé, elle est bête comme un pot;
    mais elle a la plus belle et la plus surprenante voix qu’il y ait
    dans le monde; elle a beaucoup d’entrailles.» (Décembre 1730.)

En 1762, on dut un jour, à la Comédie française, rendre l’argent, parce
qu’une actrice qu’on ne pouvait suppléer, venait de tomber malade. Cette
actrice indisposée était Mlle Dubois qui, dans ce moment, se trouvait en
grande loge à l’Opéra. Elle fut envoyée au For l’Évêque et de plus
condamnée à payer les frais et le profit de la représentation.

Dans la pièce d’_Olivette_, juge des enfers[284], il y avait un couplet
qui finissait par ce refrain:

  [284] Opéra comique en un acte par M. Fleury.

    Un petit moment plus tard,
    Si ma mère fût venue,
    J’étais, j’étais... perdue.

«Une jeune actrice fort jolie, qui chantait ce couplet, avait coutume,
aux répétitions, de substituer, par plaisanterie, au mot «perdue» une
rime un peu grenadière dont l’énergie lui plaisait fort. La force de
l’habitude lui fit prononcer ce malheureux mot à une représentation
devant une assemblée très nombreuse. Ce fut un coup de théâtre général;
plusieurs dames sortirent précipitamment de leurs loges; d’autres
restèrent parce que le public polisson criait bis. L’actrice paraissait
étonnée que l’on fît tant de bruit pour si peu de chose. Un exempt vint
la prier de le suivre en prison, où elle fut conduite, escortée
joyeusement de la plus grande partie des spectateurs[285].»

  [285] _Anecdotes dramatiques_, 1775.

En 1769, Mlle Arnould[286] manqua gravement à Fontainebleau à Mme Du
Barry qui s’en plaignit au roi. Sa Majesté ordonna que Mlle Arnould
serait mise pour six mois à l’Hôpital, mais Mme Du Barry, revenue à des
idées plus modérées, demanda elle-même la grâce de la coupable; elle ne
l’obtint qu’avec peine[287]. Les camarades de Mlle Arnould eurent grand
soin de ne pas laisser ignorer son aventure et la répandirent avec une
charité merveilleuse; de plus, toutes les fois que cette actrice
paraissait parmi elles, on avait toujours soin de prononcer négligemment
le mot d’hôpital pour bien humilier la reine d’Opéra.

  [286] Sophie Arnould, née en 1744 dans la chambre où l’amiral Coligny
    fut assassiné, mourut en 1803. Un jour, au théâtre de la cour, tout
    le monde s’extasiait sur sa voix. «Oui, dit Galiani, c’est le plus
    bel asthme que j’aie jamais entendu.»

  [287] Lorsqu’elle apprit la mort de Louis XV et l’exil de la Du Barry,
    Sophie Arnould dit en s’adressant aux demoiselles d’Opéra:
    «Pleurons, mes sœurs, nous voilà orphelines de père et de mère.»




XV

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

SOMMAIRE: Autorité des Gentilshommes de la chambre sur la _Comédie
française_.--Conséquences de cette autorité.--Le duc d’Aumont et M. de
Cury.--La Comédie italienne.--L’Opéra.


Il nous reste à voir comment les pouvoirs des Gentilshommes de la
chambre s’exerçaient sur les comédiens en tant que comédiens.

Commençons par la Comédie française: à tout seigneur tout honneur[288].

  [288] Napoléon Ier a dit un jour: «Le Théâtre-Français est la gloire
    de la France, l’Opéra n’en est que la vanité.»

Par son institution même, la Comédie faisait partie de la maison du roi
et elle se trouvait placée sous la direction des quatre Gentilshommes de
la chambre. Leur autorité ne s’exerça d’abord que dans les occasions
importantes et lorsqu’il s’agissait de modifier les règlements. Peu à
peu, par suite d’empiètements successifs, ils accrurent leurs pouvoirs,
et ils en arrivèrent à s’occuper des moindres détails de
l’administration du théâtre. Rien n’échappait à leur autorité et la
Comédie se trouvait sous leur dépendance absolue; ils y régnaient en
maîtres, on peut même dire en tyrans redoutables et redoutés.

Non seulement ils ordonnaient les spectacles, mais ils donnaient les
ordres de début, recevaient les acteurs, fixaient les parts ou fractions
de part qui devaient leur être accordées; non seulement ils désignaient
les emplois que chacun devait tenir, les uns de paysans, de financiers,
les autres de rois, de reines, etc., mais ils infligeaient les amendes,
renvoyaient les artistes qui n’avaient pas le don de leur plaire,
gardaient ceux, au contraire, qui leur agréaient, sans que le talent ou
le mérite guidassent leurs décisions[289].

  [289] Lekain eut toutes les peines du monde à se faire admettre à la
    Comédie et il ne reçut tout d’abord qu’une part dérisoire. «J’ai
    connu des acteurs, lui écrivait Voltaire, qui étaient excellents
    pour moucher les chandelles, et qui furent reçus à une part entière
    dès qu’ils parurent. Pour vous, vous vous êtes borné à faire les
    délices du public, il faudra bien que les grâces de la cour viennent
    ensuite; mais il y a plus d’un métier dans lequel on travaille pour
    des ingrats.» (Potsdam, 5 mars 1752.)

Augmentations, gratifications, retraites, pensions, tout dépendait
d’eux, rien ne pouvait se décider sans leur ordre[290]. La Comédie était
livrée à l’arbitraire le plus complet.

  [290] Voici un spécimen des ordres envoyés par les Gentilshommes:

    «Nous, duc de Gesvres, pair de France, premier gentilhomme de la
    chambre du roi,

    «Ordonnons à la troupe des Comédiens français de Sa Majesté de faire
    incessamment débuter sur son théâtre la demoiselle Clairon dans les
    rôles qu’elle aura choisis, et ce, à fin que nous puissions juger de
    ses talents pour la comédie, etc.

    «Mandons à M. de Bonneval, intendant des menus plaisirs en exercice,
    de tenir la main à l’exécution du présent ordre.

    «Fait à Versailles, ce 10 septembre 1743.

    «Le duc DE GESVRES.»

Il faut bien reconnaître que la troupe comique, par sa mauvaise gestion
et ses dissensions intestines, avait provoqué et légitimé les
envahissements successifs des Gentilshommes. Tant qu’on l’avait laissée
s’administrer elle-même, il ne se passait pas de jour où l’on ne vît
quelque scandale. Les Comédiens se querellaient sans cesse et leurs
réunions dégénéraient presque toujours en scènes violentes. Ce fut à ce
point que le duc de Tresmes dut les menacer de châtiments sévères, s’ils
n’apportaient pas plus de décence dans leurs délibérations.

«Comme Sa Majesté a été informée, écrivait-il, que dans les assemblées
qui se tiennent, tant ordinaires qu’extraordinaires, il y arrive souvent
des désordres, et qu’au lieu d’employer le temps à décider sur les
pièces qu’on doit jouer pendant la semaine ou sur les choses convenables
au plaisir du public et au bien de la troupe, on l’emploie à se
quereller et à se dire des choses piquantes et souvent outrageantes...,
il est défendu aux Comédiens, pendant ces assemblées, de parler d’autres
choses que de celles pour lesquelles l’assemblée aura été convoquée et
de se servir d’autres termes que de ceux qui sont usités et permis parmi
les honnêtes gens pour dire les motifs de leur avis et leurs raisons de
décider, sans qu’il soit permis à aucun desdits comédiens ou comédiennes
d’interrompre sous quelque prétexte que ce soit, à peine contre celui
qui interrompra, ou qui, en opinant, se sera servi de termes piquants ou
injurieux contre quelqu’un de ses camarades, de cinquante livres
d’amende, applicables aux pauvres, et de plus grande punition si le cas
y échoit[291]...»

  [291] 27 octobre 1712. _Inédit._ Arch. nat., O¹844. On peut donner une
    idée du ton qui régnait dans ces réunions en racontant l’altercation
    qui s’éleva un jour entre Mlle Dancourt et Ponteuil. Ce dernier
    décriait sans cesse les pièces de Dancourt. Indignée de ce mauvais
    procédé, Mlle Dancourt fit à son camarade, en pleine assemblée, une
    sortie des plus violentes; elle l’appela traître à sa compagnie et
    le couvrit littéralement d’injures. Quand elle eut épuisé les
    épithètes les plus malsonnantes, Ponteuil lui répondit avec grand
    sang-froid: «Eh bien, mademoiselle, est-ce là tout? vous avez beau
    chercher à me dire toutes les horreurs du monde, vous avez beau
    faire, vous ne m’appellerez jamais p...»

En dépit de toutes les menaces, la situation ne se modifia pas, et du
temps de Clairon[292] on se querellait plus que jamais. «L’assemblée
générale de la Comédie, dit la tragédienne, ne peut être mieux peinte
que par ces vers de Mme Pernelle:

  [292] Clairon (Claire-Joseph Léris) (1723-1802). C’est à elle et à
    Lekain que l’on dut la réforme du costume tréâtral. Jusqu’alors les
    acteurs paraissaient sur la scène avec les habits qu’on portait à la
    cour: «Les hommes avaient généralement la fraise plate, les
    hauts-de-chausse à bouts de dentelles, le justaucorps à petites
    basques, la longue épée, les souliers à nœuds énormes; et les
    femmes, le corsage court et rond, le sein découvert, la grande,
    ample et solide jupe à queue, les talons hauts, les cheveux crêpés
    et bouffants ou retombant en boucles. Les Grecs et les Romains
    paraissaient avec des chapeaux à plumes, des gants blancs à franges
    d’or, une épée suspendue à un large baudrier.» (Fournel, _Curiosités
    théâtrales_). Clairon osa la première, dans le rôle de Roxane,
    paraître sans paniers et les bras nus; dans l’_Électre_ de
    Crébillon, on la vit en simple habit d’esclave, échevelée et les
    mains chargées de chaînes. Elle poussa même un jour la vérité du
    costume jusqu’à se montrer en chemise au Ve acte de _Didon_, où un
    songe l’arrache de son lit. Cette dernière innovation parut
    exagérée, et on pria l’actrice de ne pas renouveler son expérience.

    On n’y respecte rien, chacun y parle haut,
    Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud[293].»

  [293] _Mémoires_ de Clairon.

«Le théâtre, dit Grimm en 1769, grâce aux intrigues et aux tracasseries
intérieures des acteurs et des actrices, et à l’autorité des
Gentilshommes brochant sur le tout, s’achemine de plus en plus vers sa
ruine. Il suffit que Molé ait un rôle intéressant dans une pièce pour
que Préville ne veuille plus jouer, les inimitiés particulières décident
du sort de tout et les auteurs sont victimes des caprices du foyer.»

La distribution des rôles provoquait des contestations incessantes dont
les échos arrivaient jusqu’au public. Aussi se plaignait-on souvent
qu’on laissât encore aux acteurs trop de liberté et qu’ils ne fussent
pas contenus par une main plus énergique et plus sévère. «On ne devroit
pas laisser les comédiens maîtres de refuser un rôle, surtout dans les
pièces nouvelles, dit Collé; les gentilshommes de la chambre devroient
les leur faire jouer malgré eux, et les punir quand ils y manquent:
c’est la cause pour laquelle le public est souvent si mal servi.»

Les Gentilshommes, voyant leurs empiétements acceptés sans discussion,
voulurent bientôt s’arroger d’autres droits. Non contents de leur
autorité sur les Comédiens, ils prétendirent étendre leur juridiction
jusqu’aux auteurs.

Bien que l’aréopage comique fût demeuré jusqu’alors juge souverain pour
la réception ou le refus des pièces, les Gentilshommes trouvaient encore
moyen de s’immiscer dans une question à laquelle ils auraient dû rester
complètement étrangers: tantôt ils arrêtaient indéfiniment la
représentation d’une pièce dont l’auteur n’avait point trouvé grâce
devant eux, tantôt, au contraire, ils en faisaient jouer une de leur
propre autorité et contre l’avis des artistes.

En 1759, ils voulurent faire consacrer cet excès de pouvoir et, au grand
émoi des auteurs, le duc d’Aumont fit distribuer un nouveau règlement
portant «que les pièces, auparavant d’être reçues, seraient communiquées
d’abord à MM. les Gentilshommes de la chambre.» «On auroit dû ajouter,
dit Collé: «qui ne savent ni lire ni écrire.» Un autre article portait
que «MM. les auteurs n’entreroient plus dans l’orchestre, mais à
l’amphithéâtre seulement.» C’était les reléguer avec les perruquiers des
comédiens.

Les auteurs furieux protestèrent; on reconnut qu’il y avait malentendu
quant aux places qu’ils pourraient occuper, mais on ne céda pas sur la
présentation préalable des pièces. Les écrivains qui appartenaient à
l’Académie trouvèrent ce règlement impertinent, et réclamèrent; le duc
de Nivernais leur assura, de la part du duc d’Aumont, que cela ne
regardait point les auteurs _dignitaires_, c’est le terme qu’il employa
pour désigner ceux qui faisaient partie de l’Académie[294]. Les
_dignitaires_, satisfaits, n’eurent rien de plus pressé que d’abandonner
leurs confrères qui furent obligés de se soumettre.

  [294] On peut rappeler que les Comédiens français étaient en
    excellents termes avec l’Académie et qu’il y avait même entre eux
    échange de bons procédés. En 1732, Quinault-Dufresne se rendit à
    l’Académie, escorté de sept de ses camarades, et il offrit à la
    docte compagnie ses entrées à la Comédie. La proposition fut
    acceptée avec reconnaissance, et les Immortels, par réciprocité,
    invitèrent les Comédiens à assister désormais à leurs séances.

On peut aisément supposer les abus qu’entraînait l’autorité des
Gentilshommes de la chambre. Des pouvoirs aussi considérables,
s’exerçant sans contrôle, et sous le seul régime du bon plaisir, sur une
troupe comme celle de la Comédie française, devaient fatalement amener
des injustices, des passe-droits et provoquer des querelles incessantes.

Collé, qui se plaignait si amèrement de la faiblesse des Gentilshommes
et leur reprochait de ne pas savoir user de leurs pouvoirs, ne pouvait
s’empêcher cependant de protester contre une tyrannie dont le public
était la première victime. «Je ne plains point les comédiens, écrit-il;
il faudroit avoir de la pitié de reste pour en conserver pour de pareils
hommes, mais le public souffre du cruel despotisme des Gentilshommes. Ce
sont ces grands messieurs qui, pour en jouir avec plus de sûreté, ont
établi une garde tyrannique qui gêne les suffrages et la liberté
publique; ils font, moyennant cela, recevoir les acteurs et les actrices
qui leur plaisent[295].» Pour maintenir les spectateurs en effet et
étouffer plus facilement les protestations, on avait remplacé les
archers de robe courte, qui autrefois gardaient le théâtre, par des
gardes françaises[296]; il y avait une file de militaires de chaque côté
du parterre, lieu ordinaire des réclamations tumultueuses[297].

  [295] Février 1764.

  [296] La garde fut établie aux deux comédies à la rentrée de 1751.
    Elle avait toujours existé à l’Opéra.

  [297] Le parterre était debout; ce ne fut qu’en 1782, dans la nouvelle
    salle du faubourg Saint-Germain (l’Odéon), qu’on installa des bancs
    pour les spectateurs.

Dans une administration où tout dépendait des Gentilshommes, c’était à
qui chercherait à conquérir leurs bonnes grâces; on peut facilement
s’imaginer le rôle que jouaient les actrices: «Quand donc, s’écrie Collé
indigné, sera-t-on délivré de la tyrannie de MM. les Gentilshommes, et
de leur despotisme sur la comédie, et de leur mauvais goût, et de leur
ignorance, et de leur libertinage avec les comédiennes, qui leur fait
accorder tout à ces femmes, ou pour ces femmes, ou à cause de ces
femmes[298]?»

  [298] 1770.--Clairon dit dans ses _Mémoires_: «il faut réduire MM. les
    Gentilshommes à la simple autorité qu’ils avoient autrefois; qu’une
    place à la Comédie, une part, un emploi, ne soient plus la
    récompense de la séduction et de la débauche, que le public soit
    seul juge des talents, etc.»

Les mauvais propos, vrais ou faux, que provoquaient ces relations, et le
scandale qui en résultait, faisaient dire à Dazincourt[299]: «Nos grands
seigneurs prennent la Comédie française pour leurs écuries; ils y
mettent leurs juments[300].»

  [299] Dazincourt (Joseph-Jean-Baptiste Albouy, dit) (1747-1809). Il
    débuta à Paris le 26 mars 1777 avec un grand succès. C’est lui que
    Marie-Antoinette choisit comme professeur de déclamation. Sous
    Napoléon, il eut la direction des spectacles particuliers. Il mourut
    en 1809 après de longues souffrances. «Qu’est-ce que la vie?
    s’écriait-il dans ses moments de tristesse. «Le fouet, l’indigestion
    et l’apoplexie.»

  [300] 1785, Charles Maurice.

Il est évident que bien des actrices jouissaient d’une situation hors de
proportion avec leur mérite, et que, au grand détriment de la Comédie,
la faveur régnait en souveraine au lieu et place de la justice[301].

  [301] Favart raconte un assez joli mot de Mlle Collet, lors de ses
    débuts à la comédie italienne. M. de la Ferté, intendant des Menus,
    protégeait hautement Mlle Lafond. Piquée de la préférence accordée à
    sa camarade, Mlle Collet alla le trouver et lui dit en pleurant: «Je
    sais, monsieur, que vous avez des bontés pour Mlle Lafond, parce
    qu’elle en a pour vous. Tout le monde dit que vous voulez me nuire,
    parce que je n’ai pas voulu, mais ce sont de vilains propos. Vous
    savez bien, monsieur, que cela n’est pas vrai, et que, si vous
    m’aviez fait l’honneur de me demander quelque chose, je suis trop
    attachée à mes devoirs et trop honnête fille pour avoir osé prendre
    la liberté de vous refuser.»

Le despotisme des Gentilshommes s’exerçait du reste de toutes manières,
et ils ne ménageaient pas plus les intérêts pécuniaires de la Comédie
que ses intérêts moraux. Même aux époques où la situation du théâtre
était la plus précaire[302], ils élevaient la prétention de faire entrer
gratuitement leur famille, leurs parents, leurs amis; si on les eût
écoutés, la cour entière aurait toujours assisté gratis au spectacle, le
peuple seul eût payé ses places[303]. C’est ce qui faisait écrire à
Voltaire: «Notre ami Lekain nous dit que le tripot ne va pas mieux que
le reste de la France; que les quatre premiers Gentilshommes ont la
grandeur d’âme d’entrer à la Comédie pour rien, eux, leurs parents,
leurs laquais et les commères de leurs laquais. Cela est tout à fait
noble[304].»

  [302] A plusieurs reprises dans le cours du dix-huitième siècle, la
    situation de la Comédie fut des plus critiques; le public désertait
    la salle et les acteurs jouaient devant des banquettes vides. En
    1753, les Comédiens imaginèrent d’ajouter aux pièces du répertoire
    des ballets et des pantomimes, dans l’espoir que «les sauts et les
    gargouillades» des danseurs ramèneraient la vogue dans leur salle.
    «C’est en faveur de ces ballets, écrit Grimm, que le public semble
    souffrir encore qu’on lui représente les chefs-d’œuvre de Corneille,
    de Racine et de Molière, et c’est pour l’empêcher d’abandonner
    entièrement le spectacle de la Nation que les Comédiens français ont
    été forcés d’avoir recours à un expédient si humiliant pour notre
    goût.» (_Corresp. littér._, 15 juillet 1753.) L’Opéra protesta
    contre une innovation qui, disait-il, empiétait sur son privilège,
    et il fut interdit à la Comédie de continuer ses ballets. La Comédie
    s’inclina, mais elle cessa toutes représentations. En même temps,
    Mlle Gaussin, à la tête d’une députation, se rendait à la cour et
    suppliait le roi de lever l’interdiction. Louis XV se laissa toucher
    et autorisa formellement les Comédiens à posséder une troupe
    «cabriolante».

  [303] On avait toutes les peines du monde à obtenir des grands
    seigneurs et des militaires de payer leurs places; c’est un des abus
    contre lequel il fut le plus difficile de réagir.

  [304] Voltaire à d’Argental, 4 avril 1762.

Cette intervention constante des premiers Gentilshommes amena souvent
des retraites fâcheuses. Bien des acteurs, blessés d’un mauvais procédé
ou d’une impertinence qu’ils étaient obligés de supporter, quittèrent la
scène. C’est ainsi qu’on perdit Grandval, qui, mécontent de quelques
mots déplacés du duc de Fronsac, se retira prématurément au grand
détriment du théâtre. Ce fut pis encore quand le duc d’Aumont s’empara
de la direction de la Comédie, à l’exclusion de ses trois collègues qui
consentirent à cette usurpation.

«Le public a vu avec chagrin, écrit Grimm[305], des retraites forcées,
des réceptions de sujets sans talents et sans espérance; tout a paru se
régler suivant le caprice d’un despote sans goût et sans lumière... Si
le règne de M. d’Aumont dure, il est à craindre que nous n’ayons bientôt
plus de Comédie française. Les anciens acteurs, les sujets les plus
agréables au public, révoltés d’une tyrannie à laquelle ils n’étaient
point accoutumés, se sont retirés ou vont se retirer incessamment;...
après quoi on n’aura plus qu’à mettre la clef à la porte de la Comédie.»

  [305] _Corresp. littér._, février 1760.

Le règne despotique du duc d’Aumont inspira à M. de Cury, intendant des
Menus, qui venait d’être remercié, une parodie assez plaisante de la
scène de Cinna, dans laquelle Auguste délibère s’il retiendra ou
abdiquera l’empire.

Le duc, fatigué du pouvoir, est sur le point de résigner ses fonctions;
il consulte Lekain et d’Argental:

    Que chacun se retire, et qu’aucun n’entre ici;
    Vous, Lekain, demeurez, vous, d’Argental, aussi.
    Cet empire absolu que j’ai dans les coulisses
    De chasser les acteurs, d’essayer les actrices,
    Cette grandeur sans borne et cet illustre rang
    Que j’eusse moins brigué s’il eût coûté du sang,
    Enfin tout ce qu’adore, en ma haute fortune,
    Du vil comédien la bassesse importune,
    N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit,
    Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.
    Dans sa possession j’ai trouvé, pour tous charmes,
    D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes.
    Le mousquetaire altier m’a montré le bâton[306],
    Le public insolent m’accable de lardon.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Voilà, mes chers amis, ce qui me trouble l’âme
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Ne considérez point cette grandeur suprême,
    Odieuse au public et pesante à moi-même;
    Suivant vos seuls avis, je serai, cet hiver,
    Ou directeur de troupe ou simple duc et pair.

  [306] Le premier janvier 1760, le duc d’Aumont, qui avait enlevé aux
    officiers des mousquetaires leurs entrées à la Comédie, reçut de ces
    messieurs une épée dont la lame était collée dans le fourreau, sur
    lequel on lisait la devise du rideau du théâtre italien: _Sublato
    jure nocendi_.

Lekain, «mettant bas» le respect qui pourrait l’empêcher d’oser émettre
un avis complètement sincère, supplie le duc de rester dans l’intérêt de
la Comédie. «Qu’importent les criailleries du parterre, dit-il,
n’avons-nous pas la garde?»

    Que l’amour du bon goût, que la pitié vous touche!
    Notre troupe à genoux vous parle par ma bouche.
    Considérez combien vous nous avez coûté!
    Non que nous vous croyions avoir trop acheté,
    De l’argent qu’elle perd la troupe est trop payée,
    Mais, la quittant ainsi, vous l’auriez ruinée.
    Conservez-la, seigneur, en lui faisant un maître
    Sous lequel sa splendeur sans doute va renaître.

Le duc d’Aumont persuadé se décide à garder l’empire tragique.

Cette parodie fut attribuée à Marmontel, qui en était fort innocent;
mais M. d’Aumont, exaspéré du persiflage, fit envoyer l’auteur supposé à
la Bastille et de plus il obtint qu’on lui enlevât le privilège du
_Mercure_, c’est-à-dire son pain.

Les pouvoirs des Gentilshommes ne devaient d’abord s’étendre que sur ce
qui regardait le service de la Comédie française; mais quand la comédie
italienne en s’établissant à Paris, en 1716, eut reçu un privilège, une
subvention, et fut devenue troupe royale, elle tomba tout naturellement
sous le même joug; comme au Théâtre français, les Gentilshommes
donnaient les ordres de début, et intervenaient sans cesse dans
l’administration[307].

  [307] Il y avait des parts comme à la Comédie française, et les
    acteurs se partageaient les bénéfices. La police du théâtre était
    confiée à trois semainiers, qui veillaient également à l’exécution
    des règlements. La comédie italienne possédait une troupe de
    ballets.

L’Académie royale de musique[308] était soumise à l’autorité directe du
ministre de la maison du roi; administrée d’abord par des directeurs
privilégiés, elle fut en 1749 confiée à la prévôté des marchands, qui en
garda la direction jusqu’en 1776[309].

  [308] L’Opéra était établi au théâtre du Palais-Royal depuis 1673; il
    y resta jusqu’en 1763. Brûlé à cette époque, on le transporta aux
    Tuileries. En 1770, la nouvelle salle, élevée place du Palais-Royal,
    fut inaugurée. Brûlée encore en 1781, on la reconstruisit à la porte
    Saint-Martin.

  [309] Elle afferma le théâtre de 1757 à 1776. A cette époque on lui
    enleva l’administration et le privilège; et jusqu’en 1789 l’Opéra
    fut dirigé par un comité nommé par le roi. Sa Majesté fut à
    plusieurs reprises obligée d’intervenir pour combler les déficits.

L’autorité des Gentilshommes ne s’exerçait pas seulement sur les
théâtres de Paris; elle s’étendait encore, dans une certaine mesure, sur
le reste de la France; ils avaient le droit d’enlever aux scènes de
province[310] tous les acteurs qu’ils jugeaient en état de figurer sur
un des trois théâtres royaux[311].

  [310] Les théâtres royaux possédaient également le droit souverain
    d’enlever aux autres scènes, pour se les approprier, toutes les
    pièces à leur convenance.

  [311] En province les théâtres se trouvaient placés sous la
    juridiction des magistrats municipaux.

Tous ces pouvoirs extraordinaires étaient admis sans discussion et ils
furent exercés journellement jusqu’en 1789.




XVI

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

SOMMAIRE: Peu de sympathie du public pour les comédiens.--Attaque de
J.-J. Rousseau.--Réponse de d’Alembert.--Intervention de Voltaire.--Son
opinion sur les comédiens et le théâtre.


Les traitements rigoureux, presque barbares, que l’Église et la société
civile infligeaient aux comédiens pendant le dix-huitième siècle, ne
paraissent pas avoir soulevé l’indignation publique. Le préjugé contre
eux avait poussé de si profondes racines, on s’était depuis longtemps si
bien habitué à les considérer comme hors la loi, qu’on ne s’inquiétait
guère de ce qui leur advenait et qu’à leur égard tout paraissait naturel
et légitime. On trouvait fort bon, il est vrai, de jouir de leurs
talents, on les encourageait par des applaudissements unanimes, mais
quant à modifier leur situation sociale, quant à faire disparaître le
ridicule anathème qui pesait sur eux, nul n’y songeait et ne s’en
souciait. Sur ce point l’opinion leur était manifestement hostile, et
loin de les soutenir dans leurs revendications, elle s’y montrait
toujours défavorable.

La bourgeoisie qu’irritaient leurs succès à la cour et à la ville, les
décriait volontiers et si les grands les entouraient d’excessives
adulations, ils trouvaient en même temps fort avantageux de les
maintenir dans un véritable état d’ilotisme. Seule la petite secte
philosophique leur montrait quelque sympathie et paraissait ne pas
vouloir les oublier dans la campagne qu’elle venait d’entreprendre
contre les injustices et les préjugés de l’époque.

Les témoignages contemporains montrent à quel point était poussé le
mauvais vouloir à l’égard des gens de théâtre.

«Quant au rang que tient dans l’ordre de la société un comédien, dit
Collé, j’avoue que le préjugé l’a réglé et qu’il lui a assigné sa place
au-dessus de celle du bourreau, en la jugeant pourtant moins nécessaire.
Cependant, sans adopter un préjugé aveugle qui pousse les choses au delà
du but, il faut convenir néanmoins que le mépris que l’on a pour un
histrion est assez bien fondé sur la bassesse d’une profession ou plutôt
d’un métier dans lequel l’homme qui l’exerce est obligé de me faire rire
pour mon argent.

«Les mœurs de toute cette race-là ont d’ailleurs augmenté infiniment ce
mépris de préjugé que l’on a pour leur art et il a passé à leurs
personnes. Je sais bien que nos petits philosophes ont des raisonnements
tout faits, dans leurs manufactures métaphysiques, pour saper par le
fondement ce préjugé-là et beaucoup d’autres, qui, même comme préjugés,
sont fort utiles; mais en donnant des preuves convaincantes aux hommes,
on ne les amène pas à avoir de la considération pour des gens auxquels
on a voué un mépris né avec nous. Pour déraciner en nous ce mépris, il
faudroit imaginer une abstraction métaphysique par laquelle nous
verrions un comédien parfaitement honnête homme, et qui n’auroit d’autre
tare que de s’être fait comédien, et c’est ce qui ne s’est point encore
rencontré parmi nous.»

Cette question du théâtre, et de la situation sociale qui devait être
faite à ses interprètes, est une de celles qui ont le plus vivement
passionné les deux derniers siècles. Au dix-septième, la discussion
était restée entre théologiens; au dix-huitième, les philosophes
interviennent et c’est entre eux que se poursuit une querelle qui, pour
l’Église, n’a plus de raison d’être puisque sa doctrine fait loi.

La société civile et la société religieuse allaient trouver un
auxiliaire inattendu dans un philosophe qui jusqu’alors n’avait pas
passé pour un ennemi déclaré des spectacles, bien au contraire. Après
avoir fait représenter des opéras, des ballets, des comédies, J.-J.
Rousseau, fidèle à son goût pour la contradiction, fut saisi tout à coup
de la plus vertueuse indignation contre l’art dramatique. Non content de
se tenir désormais à l’écart de cet art funeste, il voulut en détourner
son prochain, et c’est ainsi qu’il fut amené à écrire la _Lettre sur les
spectacles_. Cette lettre répondait à l’article GENÈVE de d’Alembert,
dans lequel l’encyclopédiste avait émis le vœu de voir un théâtre
s’élever dans la cité de Calvin.

L’opinion de Rousseau n’admet pas d’ambiguïté: «L’effet du théâtre,
dit-il, est de donner une nouvelle énergie à toutes les passions... Tout
est mauvais et pernicieux dans la comédie. Plus elle est agréable, plus
son effet est funeste aux mœurs. Qui peut disconvenir que le théâtre de
Molière ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus
dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les
enseigner?» Les écrivains religieux les plus austères ne parlaient pas
autrement.

Le philosophe ne se borna pas à publier une diatribe contre les
spectacles; il s’attaqua avec violence aux interprètes tragiques et
comiques. Pour lui la profession de comédien est infâme et la conduite
de ceux qui l’exercent ne l’explique que trop. «En commençant par
observer les faits, avant de raisonner sur les causes, dit-il, je vois
en général que l’état de comédien est un état de licence et de mauvaises
mœurs; que les hommes y sont livrés au désordre; que les femmes y mènent
une vie scandaleuse; que les uns et les autres, avares et prodigues tout
à la fois, toujours accablés de dettes, et toujours versant l’argent à
pleines mains, sont aussi peu retenus sur leurs dissipations que peu
scrupuleux sur les moyens d’y pourvoir. Je vois encore que par tout pays
leur profession est déshonorante; que ceux qui l’exercent, excommuniés
ou non, sont partout méprisés, et qu’à Paris même, où ils ont plus de
considération et une meilleure conduite que partout ailleurs, un
bourgeois craindrait de fréquenter ces mêmes comédiens qu’on voit tous
les jours à la table des grands.»

Voilà des faits incontestables. Il est possible, poursuit le philosophe,
que ce ne soient là que des préjugés, mais ces préjugés sont universels.

Avant de s’élever contre ce préjugé, il faut premièrement s’assurer «si
ce n’est qu’un préjugé, et si la profession de comédien n’est pas en
effet déshonorante en elle-même. Qu’est-ce que le talent du comédien?
L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de
paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid,
etc... Qu’est-ce que la profession du comédien? Un métier, par lequel il
se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie et
aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa
personne en vente. J’adjure tout homme sincère de dire s’il ne sent pas
au fond de son âme qu’il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de
servile et de bas.»

Rousseau en conclut que l’esprit que le comédien reçoit de son état est
«un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil et d’indigne
avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le
plus noble de tous, celui d’homme, qu’il abandonne.»

Mais ce n’est pas tout. De ce que le comédien représente des passions
qu’il n’éprouve pas en réalité, de ce qu’il cultive un art où
l’imitation joue le plus grand rôle, le philosophe genevois tire des
conclusions réellement stupéfiantes. Il se demande avec anxiété: «Ces
hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie et aux
accents de la passion, n’abuseront-ils jamais de cet art pour séduire de
jeunes personnes? Ces valets filous, si subtils de la langue et de la
main sur la scène, dans les besoins d’un métier plus dispendieux que
lucratif, n’auront-ils jamais de distractions utiles? Ne prendront-ils
jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un père avare pour celle de
Léandre ou d’Argan? Partout la tentation de mal faire augmente avec la
facilité, et il faut que les comédiens soient plus vertueux que les
autres hommes s’ils ne sont pas plus corrompus.»

Jean-Jacques n’admet même pas que la morale puisse exister dans un état
aussi dangereux: forcément, fatalement, la comédienne est condamnée au
vice; «celle qui se met à prix en représentation s’y mettra bientôt en
personne.»

«Quoi! dit-il, malgré mille timides précautions, une femme honnête et
sage, exposée au moindre danger, a bien de la peine encore à se
conserver un cœur à l’épreuve; et ces jeunes personnes audacieuses, sans
autre éducation qu’un système de coquetterie et des rôles amoureux, dans
une parure très peu modeste, sans cesse entourées d’une jeunesse ardente
et téméraire, au milieu des douces voix de l’amour et du plaisir,
résisteront-elles à leur âge, à leur cœur, aux objets qui les
environnent, aux discours qu’on leur tient, aux occasions toujours
renaissantes et à l’or auquel elles sont d’avance à demi vendues?»

Dans de pareilles conditions Rousseau estime que la résistance est
impossible. Que penser d’une profession qui par son essence même ne vous
permet pas de rester vertueux?

Mais il ne s’agit ici que des comédiennes. Les comédiens trouvent-ils
grâce auprès du philosophe? Pas davantage, et à ses yeux leur vertu
n’est pas plus en sûreté que celle de leurs camarades: «Je n’ai pas
besoin, je crois, d’expliquer comment le désordre des actrices entraîne
celui des acteurs... Je n’ai pas besoin de montrer comment d’un état
déshonorant naissent des sentiments déshonnêtes, ni comment des vices
divisent ceux que l’intérêt commun devrait réunir.»

Quel remède porter à tant de maux? Ne pourrait-on par des lois sévères
réformer le théâtre et les mœurs des comédiens? Ce serait peine perdue.
«Quand les maux de l’homme lui viennent de sa nature ou d’une manière de
vivre qu’il ne peut changer, les médecins les préviennent-ils? Défendre
au comédien d’être vicieux, c’est défendre à l’homme d’être malade.»

C’est à cette conclusion consolante que s’arrête le philosophe genevois.
Pour lui, le seul moyen efficace de moraliser la scène est de faire
disparaître la cause, c’est-à-dire de supprimer le théâtre.

D’Alembert prit la peine de répliquer et de réfuter les singulières
théories de Jean-Jacques: «La plupart des orateurs chrétiens en
attaquant la comédie, riposta-t-il malicieusement, condamnent ce qu’ils
ne connaissent pas. Vous avez au contraire étudié, analysé, composé
vous-même, pour en mieux juger les effets, le poison dangereux dont vous
cherchez à nous préserver; et vous décriez nos pièces de théâtre avec
l’avantage non seulement d’en avoir vu, mais d’en avoir fait.»

Sans vouloir suivre l’encyclopédiste dans son argumentation, nous
citerons cependant le curieux passage qu’il consacre aux femmes de
théâtre. Ne gardant pas plus de mesure dans sa défense que Jean-Jacques
dans son attaque, d’Alembert croit pouvoir se porter garant de la vertu
des comédiennes avec une assurance qui frise le ridicule.

«La chasteté des comédiennes, j’en conviens avec vous, dit-il, est plus
exposée que celle des femmes du monde, mais aussi la gloire de vaincre
en sera plus grande: il n’est pas rare d’en voir qui résistent
longtemps, et il serait plus commun d’en trouver qui résistassent
toujours, si elles n’étaient découragées de la continence par le peu de
considération qu’elles en retirent... Qu’on accorde des distinctions aux
comédiennes sages, et ce sera, j’ose le prédire l’ordre de l’État le
plus sévère dans ses mœurs.»

D’Alembert ne fut pas le seul à relever les singulières imputations de
Jean-Jacques. La _Lettre sur les spectacles_ avait soulevé dans le monde
des théâtres une émotion indescriptible; les extraits que l’on vient de
lire ne l’expliquent que trop aisément. L’indignation était générale et
plusieurs comédiens prirent la plume pour réfuter des articulations
calomnieuses. Un certain Laval, entre autres, publia, pour réhabiliter
sa profession, une brochure dont les arguments ne manquaient ni de
justesse ni de valeur[312].

  [312] L’ouvrage de Rousseau provoqua une foule de réfutations, dont on
    peut trouver la liste dans les _Lettres sur les spectacles_ par M.
    Desprez de Boissy. Paris, 1773.

Ce débat sur la considération que méritaient les gens de théâtre n’était
pas nouveau; il avait déjà soulevé des discussions passionnées. Quelques
années auparavant, les comédiens, violemment attaqués par l’abbé
Desfontaines[313], étaient eux-même entrés dans la lice et avaient fait
composer en leur honneur un petit opuscule[314] destiné à mettre en
relief leurs mérites et leurs vertus; mais leurs arguments, quelque
excellents qu’ils pussent être, avaient le tort de venir de la partie
intéressée et se trouvaient par conséquent d’avance frappés de nullité.
Heureusement pour eux les acteurs avaient trouvé des défenseurs dans le
parti encyclopédique, et, à leur tête, le plus puissant de tous, l’homme
le plus capable d’abattre un préjugé et de faire triompher la vérité.

  [313] L’abbé Desfontaines avait d’abord été au mieux avec les
    comédiens, qui l’avaient même chargé de répondre à une attaque de
    Riccoboni; il écrivit dans ce but les _Lettres d’un Garçon de café_,
    où il réhabilitait la profession du théâtre. Pour reconnaître ce
    service, les Comédiens français «donnèrent à l’auteur une somme
    d’argent, le régalèrent et lui accordèrent ses entrées gratuites.»
    Mais Desfontaines se brouilla avec Voltaire et l’irascible
    philosophe exigea des comédiens une rupture complète avec l’abbé. Le
    9 août 1742, à la première représentation de _Mahomet_, Desfontaines
    fut consigné à la porte du théâtre. Furieux de cette injure, il
    publia des _Observations sur les écrits modernes_ où il couvrait
    d’injures les comédiens. Mme de Vaudreuil disait un jour à l’abbé:
    «Vous ne craignez donc pas les ennemis?» «Dieu m’en garde,
    répondit-il, c’est toute ma fortune.» (_Tablettes d’un gentilhomme
    sous Louis XV._)

  [314] Il portait le titre de _Lettre d’un comédien de Paris à un de
    ses camarades en province_. Bruxelles, 1742. L’auteur était M.
    Janvier de Flinville.

Depuis les vers indignés que lui avait inspirés le traitement barbare
infligé aux restes de Mlle Lecouvreur, Voltaire, en toute occasion,
s’était efforcé de lutter contre le préjugé qui mettait hors la loi les
gens de théâtre. Il était doublement dans son rôle en agissant ainsi:
lui qui ne pouvait supporter l’injustice, qui toujours prit parti pour
l’opprimé, ne devait pas voir de sang-froid l’indignité dont étaient
frappés, au mépris de toute équité, des hommes respectables qu’il
estimait et qu’il regardait comme ses amis.

Mais il y avait encore une autre raison pour qu’il cherchât à faire
revenir son siècle sur d’absurdes préventions. N’était-il pas le premier
auteur dramatique de l’époque et ces hommes si maltraités, si avilis,
n’étaient-ils pas chaque jour ses interprètes? Cette seule raison eût
été suffisante pour motiver son intervention active, pressante,
incessante.

Dès 1738, répondant à Mlle Quinault qui l’engageait à composer de
nouvelles tragédies, il lui parlait du dégoût qu’il éprouvait et de son
désir de se dérober aux fureurs de l’envie et aux jugements inconsidérés
des hommes.

«Personne n’était plus capable que vous, lui écrivait-il, de donner
quelque considération à l’état charmant que vous ennoblissez tous les
jours. Mais ce bel état en est-il moins décrié par les bigots, moins
indifférent aux personnes de la cour? Et répand-on moins d’opprobre sur
un état qui demande des lumières, de l’éducation, des talents, sur une
étude et sur un art qui n’enseigne que la morale, les bienséances et les
vertus?

«J’ai toujours été indigné[315] pour vous et pour moi que des travaux si
difficiles et si utiles fussent payés de tant d’ingratitude, mais à
présent mon indignation est changée en découragement. Je ne réformerai
point les abus du monde; il vaut mieux y renoncer. Le public est une
bête féroce: il faut l’enchaîner ou la fuir. Je n’ai point de chaînes
pour elle, mais j’ai le secret de la retraite...»

  [315] A Mlle Quinault. Cirey, 16 août 1738.

En toute occasion il faisait le panégyrique des comédiens; il ne cessait
de s’élever contre les rigueurs dont ils étaient victimes, rigueurs
souvent même contradictoires et qui nous couvraient de ridicule aux yeux
des étrangers.

«Lorsque les Italiens et les Anglais, disait-il[316], apprennent que
l’on excommunie des personnes gagées par le roi..., qu’on déclare œuvres
du démon des pièces revues par les magistrats les plus sévères et
représentées devant une reine vertueuse, que voulez-vous qu’ils pensent
de notre nation, et comment peuvent-ils concevoir, ou que nos lois
autorisent un art déclaré si infâme, ou qu’on ose marquer de tant
d’infamie un art autorisé par les lois, récompensé par les souverains,
cultivé par les plus grands hommes[317]?»

  [316] _Lettres philosophiques_.

  [317] L’abbé de Latour, qui n’est jamais à bout d’arguments quand il
    s’agit des comédiens, prévoit cette objection et y répond: «Il n’y a
    pas inconséquence, dit-il, à déshonorer des gens qu’on protège,
    qu’on paye, qu’on pensionne, car il est à propos quelquefois que
    l’État encourage et protège des professions déshonorantes mais
    utiles, sans que ceux qui les exercent en doivent être plus
    considérés pour cela.»

Le châtelain de Ferney défendait le théâtre avec non moins d’énergie que
ses interprètes; et il ne pouvait concevoir comment des hommes étaient
assez insensés pour attaquer un art qui ne pouvait produire que de bons
et salutaires effets. «Il vaut mieux voir l’_Œdipe_ de Sophocle,
mandait-il au marquis Albergati Capacelli, que de perdre au jeu la
nourriture de ses enfants, son temps dans un café, sa raison dans un
cabaret, sa santé dans des réduits de débauche, et toute la douceur de
sa vie dans le besoin et dans la privation des plaisirs de
l’esprit[318].»

  [318] 23 décembre 1760.

Voltaire depuis plusieurs années habitait près de Genève; il avait
vainement tenté d’acclimater l’art dramatique dans la Rome protestante.
Furieux de sa déconvenue et des tracasseries que le clergé calviniste ne
cessait de lui susciter à propos de ses représentations de Tournay et de
Ferney, il accusait volontiers les réformateurs des infortunes du
théâtre et des comédiens.

«Ce sont les hérétiques, il le faut avouer, s’écriait-il, qui ont
commencé à se déchaîner contre le plus beau de tous les arts. Léon X
ressuscitait la scène tragique; il n’en fallait pas davantage aux
prétendus réformateurs pour crier: A l’œuvre de Satan! Aussi la ville de
Genève et plusieurs illustres bourgades de Suisse ont été cent cinquante
ans sans souffrir chez elles un violon. Quelques catholiques un peu
visigoths, de deçà les monts, craignirent les reproches des réformateurs
et crièrent aussi haut qu’eux. Ainsi peu à peu s’établit dans notre
France la mode de diffamer César et Pompée, et de refuser certaines
cérémonies à certaines personnes gagées par le roi et travaillant sous
les yeux du magistrat[319].»

  [319] _Police des spectacles._

Le philosophe de Ferney n’avait garde de laisser dans l’oubli la
contradiction si choquante qui existait entre Paris et Rome:

«Rome, de qui nous avons appris notre catéchisme, n’en use point comme
nous, disait-il; elle a su toujours tempérer les lois selon les temps et
selon les besoins; elle a su distinguer les bateleurs effrontés, qu’on
censurait autrefois avec raison, d’avec les pièces de théâtre de Trissin
et de plusieurs évêques et cardinaux qui ont aidé à ressusciter la
tragédie. Aujourd’hui même on représente à Rome publiquement des
comédies dans des maisons religieuses. Les dames y vont sans scandale;
on ne croit point que des dialogues récités sur des planches soient une
infamie diabolique. On a vu jusqu’à la pièce de _Georges Dandin_
exécutée à Rome par des religieuses, en présence d’une foule
d’ecclésiastiques et de dames. Les sages Romains se gardent bien surtout
d’excommunier ces messieurs qui chantent le dessus dans les opéras
italiens; car, en vérité, c’est bien assez d’être châtré dans ce monde,
sans être encore damné dans l’autre.»




XVII

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

SOMMAIRE: Clairon prend en main la cause des comédiens.--Mémoire de
Huerne de la Mothe.--Il est condamné par le Parlement.--Indignation de
Voltaire.--L’abbé Grizel et l’Intendant des Menus.


Les comédiens ne se résignaient pas sans peine à la situation
douloureuse qui leur était faite, et à plusieurs reprises, pendant le
dix-huitième siècle, ils cherchèrent à conquérir les droits que la
société civile et la société religieuse leur refusaient obstinément.

Une actrice en particulier, Mlle Clairon, se montrait plus affectée que
tout autre de l’indignité dont sa profession était frappée; c’est elle
qui, la première, osa se révolter contre un injuste traitement et
s’élever ouvertement contre l’opprobre dont on couvrait sa profession.
Par la place considérable qu’elle tenait à la Comédie, par la gloire
dont elle était environnée, par l’enthousiasme que le public lui
témoignait, l’illustre tragédienne paraissait plus en situation que
personne de se faire écouter et d’amener quelque heureux changement dans
une situation vraiment intolérable.

En 1760, elle se décida à prendre en main la cause des comédiens; mais,
estimant fort judicieusement qu’à chaque jour suffit sa peine, elle se
contenta de protester tout d’abord contre l’excommunication dont les
gens de sa caste restaient frappés. Elle supposait avec raison que le
jour où l’Église ne persisterait plus dans ses censures, l’État ne
tarderait pas à l’imiter. Se défiant de ses propres talents, la
tragédienne se borna à jeter quelques notes sur le papier et elle les
confia à un avocat au Parlement, M. Huerne de la Mothe, en le priant
d’exposer dans un lumineux mémoire toutes les raisons qui militaient en
faveur de la réhabilitation religieuse des gens de théâtre. Sous
l’empire, s’il faut l’en croire, des scrupules religieux qui
tourmentaient sa conscience, elle écrivit à son avocat:

«Monsieur, la confiance que j’ai en vos lumières et la juste douleur que
me cause l’excommunication et, par conséquent, l’infamie qu’on attache à
mon état, me fait vous prier de jeter les yeux sur les mémoires
ci-joints.

«Née citoyenne, élevée dans la religion chrétienne catholique que
suivaient mes pères, je respecte ses ministres, je suis soumise aux
décisions de l’Église. D’après cette profession de foi, et ce que j’ai
pu rassembler de preuves, de titres pour et contre ma profession, voyez
sans me flatter ce que je dois espérer ou craindre. Quelque chose que
vous décidiez, je vous aurai la plus grande obligation de fixer mon
incertitude; elle est affreuse pour une âme pénétrée de ses
devoirs[320]...»

  [320] Clairon dans ses _Mémoires_ prétend à tort n’avoir eu qu’une
    part très indirecte à la publication du travail de Huerne.

Se conformant aux instructions de la comédienne, Huerne résuma la
question dans une brochure qu’il intitula: _Liberté de la France contre
le pouvoir arbitraire de l’excommunication_. Il reprenait tout ce qui
avait déjà été dit sur le sujet par Voltaire et les quelques personnes
qui s’en étaient occupées; mais il avait le tort de le dire en moins
bons termes. L’auteur affirmait qu’il n’existait contre les comédiens
aucunes lois formelles de l’Église et il mettait le clergé au défi de
les produire; il assurait en outre que l’excommunication n’était valable
que sous certaines conditions dont aucune n’avait été remplie.

A ce propos, il entrait dans une discussion interminable et absolument
incompréhensible sur les pouvoirs que possédait l’Église en France au
point de vue de l’excommunication.

Ce travail aussi diffus que long ne fut pas accueilli avec faveur. «Le
mémoire de Huerne, dit Grimm, est d’un imbécile, et si cruellement fait
et si mal écrit, qu’il n’est pas possible d’en soutenir la lecture.»
«Comment lire sans se fâcher, s’écrie Voltaire, le détestable style du
détestable avocat qui a fait un mémoire si illisible[321]?»

  [321] A d’Argental, 27 avril 1761.

Malheureusement pour lui, Huerne, entraîné par son sujet, avait parlé en
termes peu mesurés du cardinal de Noailles et de l’Église en général.
C’était une grave imprudence, on le lui fit bien voir. Les avocats
s’empressèrent de repousser de leur corps un confrère aussi
compromettant, et d’eux-mêmes ils le déférèrent au Parlement en y
dénonçant son ouvrage. Le bâtonnier des avocats, vu la gravité de
l’affaire, porta lui-même la parole devant le Parlement et il qualifia
en termes indignés les piteuses élucubrations de son collègue.

«Il n’y a aucune de ces pièces, s’écria-t-il, où il n’y ait du venin;
nous oserions même assurer qu’à chaque page il a des propos inconvenants
et des erreurs ou des impiétés... C’est une critique indécente de tout
ce qui condamne la comédie et frappe sur les acteurs; ce n’est qu’un
tissu de propositions scandaleuses, de principes erronés, de fausses
maximes et de propos injurieux à la religion, contraires aux bonnes
mœurs, attentatoires aux deux puissances... Le tout est un ouvrage de
ténèbres...»

Après le bâtonnier des avocats, Me Omer Joly de Fleury, avocat général,
demanda la parole, et il requit une condamnation sévère contre
l’audacieux apologiste des comédiens. Sur ses conclusions on prit un
arrêté qui condamnait le livre à être lacéré et brûlé par la main de
l’exécuteur de la haute justice et ordonnait que ledit Huerne de la
Mothe serait et demeurerait rayé du tableau des avocats[322].

  [322] 11 mai 1761.

La sentence prononcée, le premier président fit un petit compliment de
circonstance au bâtonnier et aux avocats en les félicitant de leur zèle
pour tout ce qui intéressait l’ordre public et la discipline du barreau.

Le lendemain l’exécution eut lieu dans la cour du Palais, au pied du
grand escalier. En apprenant cet autodafé, Voltaire écrivait à
Helvétius: «Voilà un pauvre bavard rayé du tableau des bavards, et la
consultation de Mlle Clairon incendiée. Une pauvre fille demande à être
chrétienne et on ne veut pas qu’elle le soit. Eh! messieurs les
inquisiteurs, accordez-vous donc!»

Clairon comprit que la cause qui lui tenait tant au cœur n’était pas
encore mûre pour la discussion, et elle se résigna à attendre des jours
meilleurs. Elle ne voulut pas cependant avoir le dessous, du moins aux
yeux du public, dans une affaire qui avait fait un bruit énorme, et
laisser sur le pavé celui qui s’était compromis pour elle. Elle alla
trouver le duc de Choiseul et sollicita un dédommagement en faveur de
Huerne de la Mothe.

Le duc, en homme d’esprit, lui répondit que ceux qui avaient condamné
l’ouvrage n’avaient probablement jamais été à la Comédie, et il
s’empressa de créer dans son ministère un bureau particulier à la tête
duquel il plaça l’avocat des comédiens avec 3800 livres d’appointements
et un logement à Versailles.

L’ouvrage de Huerne provoqua un certain nombre de réponses, et le sujet
devint d’actualité. On ne voyait plus que brochures pour ou contre les
comédiens.

Chevrier[323], qui rédigeait l’_Observateur des spectacles_, publia dans
son journal une lettre assez plaisante d’un soi-disant marchand
d’étoffes de la rue Saint-Honoré. Cet honorable commerçant avait lu,
pour son malheur, une brochure intitulée: _Examen des motifs des
condamnations prononcées contre les comédiens_, et aussitôt ses
scrupules s’étaient éveillés. La lettre est adressée à un docteur de
Sorbonne, auquel il soumet le cas qui trouble sa quiétude:

  [323] «M. de Chevrier, lit-on dans les _Anecdotes dramatiques_, partit
    le 2 juillet pour Amsterdam. Il descendit à l’hôtel de Turenne et se
    coucha à onze heures après un copieux souper. A trois heures du
    matin, il fut incommodé; il se leva, on vint le soigner, tout à coup
    il s’écria: «Je n’en puis plus, j’étouffe», et dans l’instant il fit
    la grimace au plancher. Le chirurgien arriva au moment qu’il venoit
    d’expirer; il parut étonné qu’un auteur se soit avisé de mourir
    d’une indigestion. Effectivement cela est impertinent:

        «Un prélat peut mourir d’un coulis trop épais,
        Mais un auteur, ô temps, ô mœurs, ô siècle!...»

«Monsieur, je viens de parcourir un livre qui alarme ma conscience; le
casuiste qui a composé l’ouvrage dont j’ai l’honneur de vous entretenir
ne condamne point la comédie en elle-même, et j’en suis charmé, car
j’aime à rire, mais il soutient que les condamnations prononcées par
l’Église contre les comédiens sont justes, parce que le spectacle est
une assemblée où des objets mondains s’offrent aux yeux, touchent le
cœur, et le font passer du scandale au crime.

«Le rôle que je joue dans ma boutique m’intimide autant que si je
représentais sur le théâtre de la Comédie française.

«Je ne puis plus ouvrir ma boutique sans risquer mon salut; j’ai huit
enfants, je vends en conscience; ayez la bonté de m’indiquer la voie que
je dois suivre, car enfin je suis damné, s’il est vrai que ceux qui
tiennent des assemblées ou des objets mondains, etc..., essuient ce
funeste sort.

«Les comédiens sont autorisés par le prince à représenter leurs pièces;
je vends mes étoffes avec privilège. L’affiche annonce le spectacle du
jour, et les acteurs n’obligent personne à y venir; plus coupable qu’eux
dans cette circonstance, j’ai, indépendamment de mon enseigne, qui
avertit les passants, une femme et deux filles jolies dont les discours
agaçants et les yeux tendres attirent les chalands: ils entrent, de
jolies femmes arrivent, et voilà le moment critique pour ma
conscience...

«Encore un coup, monsieur, je ne décide point si ces proscriptions sont
fondées, mais je suis malheureusement autorisé à penser que les mêmes
peines me menacent avec plus de raison encore, puisque ma boutique, que
je suis obligé d’ouvrir à tout le monde, et le luxe dont je dois
augmenter le progrès pour le soutien de mon commerce, me rendent bien
plus coupable que les comédiens à qui on reproche les mêmes
inconvénients.

«Daignez me retirer de cet abîme en me persuadant que je puis vendre des
étoffes en conscience, sans craindre les foudres de l’Église romaine.»

Dès qu’il connut les événements qui se passaient à Paris, Voltaire ne
put s’empêcher de protester avec indignation contre le jugement du
Parlement; en même temps il cherchait par ses témoignages d’estime et
d’affection à consoler les comédiens de leur mésaventure et à mettre un
peu de baume sur une blessure que les récentes discussions venaient de
raviver cruellement.

S’adressant à Lekain il lui dit:

«Mon cher Roscius, je vous écris rarement. La poste est trop chère pour
vous faire payer des lettres inutiles.

«J’ai lu le mémoire de votre avocat contre les excommuniants. Il y a des
choses dont il est à souhaiter qu’il eût été mieux informé. J’avais
écrit, il y a quelques années au confesseur du pape, à un théologien
pantalon de Venise, à un preti buggerone de Florence et à un autre de
Rome pour avoir des autorités sur cette matière; je crois que je remis
les réponses entre les mains de M. d’Argental.

«Cette excommunication est un reste de la barbarie absurde dans laquelle
nous avons croupi. Cela fait détester ceux qu’on appelle rigoristes, ce
sont des monstres ennemis de la société. On accable les jésuites et on
fait bien, ils étaient trop insolents. Mais on laisse dominer les
jansénistes et on fait mal. Il faudrait, pour saisir un juste milieu et
pour prendre un parti modéré et honnête, étrangler l’auteur des
_Nouvelles ecclésiastiques_ avec les boyaux de frère Bertier. Sur ce je
vous embrasse.»

A la suite de la déconvenue qu’elle venait d’éprouver, Clairon songeait
à quitter la scène. Prévenu de ces dispositions, le poète prodiguait à
la tragédienne les plus délicates flatteries.

«Ménagez votre santé qui est encore plus précieuse que la perfection de
votre art, lui écrivait-il. J’aurais bien voulu que vous eussiez pu
passer quelques mois auprès d’Esculape-Tronchin; je me flatte qu’il vous
aurait mise en état d’orner longtemps la scène française, à laquelle
vous êtes si nécessaire. Quand on pousse l’art aussi loin que vous, il
devient respectable, même à ceux qui ont la grossièreté barbare de le
condamner. Je ne prononce pas votre nom, je ne lis pas un morceau de
Corneille ou une pièce de Racine sans une véhémente indignation contre
les fripons et contre les fanatiques qui ont l’insolence de proscrire un
art qu’ils devraient du moins étudier pour mériter, s’il se peut, d’être
entendus, quand ils osent parler. Il y a tantôt soixante ans que cette
infâme superstition me met en colère. Ces animaux-là entendent bien peu
leurs intérêts de révolter contre eux ceux qui savent penser, parler et
écrire, et de les mettre dans la nécessité de les traiter comme les
derniers des hommes. L’odieuse contradiction de nos Français, chez qui
on flétrit ce qu’on admire, doit vous déplaire autant qu’à moi, et vous
donner de violents dégoûts...

«Adieu, mademoiselle, soyez aussi heureuse que vous méritez de l’être,
croyez que je vous admire autant que je méprise les ennemis de la raison
et des arts, et que je vous aime autant que je les déteste[324].»

  [324] Ferney, 23 juillet 1761.

Voltaire était désolé qu’on ait laissé paraître le pitoyable ouvrage de
Huerne de la Mothe. Pourquoi Clairon ne s’était-elle pas adressée à lui?
Avec quel plaisir, avec quelle joie ne se serait-il pas chargé de
défendre ses chers comédiens? N’avait-il pas entre les mains des pièces
péremptoires, entre autres la décision du confesseur de Clément XII,
qu’on lui avait confiée, il y a plus de vingt ans[325]? Mais le mal
était fait, il fallait recourir à un autre moyen.

  [325] A Mlle Clairon, 7 août 1761.

Le philosophe rappelait alors qu’il existait une ordonnance de Louis
XIII où il était dit expressément: «Nous voulons que l’exercice des
comédiens, qui peut divertir innocemment nos peuples, ne puisse leur
être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce
public.» Cette déclaration avait été enregistrée au Parlement. Quoi de
plus simple que de la faire renouveler? Il suffisait d’un peu de bonne
volonté de la part des Gentilshommes. Le roi aurait simplement à
déclarer que: «Sur le compte à lui rendu par les quatre premiers
Gentilshommes de sa chambre, et sur sa propre expérience que jamais les
comédiens n’ont contrevenu à la déclaration de 1641, il les maintient
dans tous les droits de la société, et dans toutes les prérogatives des
citoyens attachés particulièrement à son service[326].»

  [326] Voltaire à Mlle Clairon, 27 août 1761.

Malheureusement les choses les plus simples sont souvent les plus
difficiles à obtenir, et Clairon, malgré toute son influence sur les
Gentilshommes, ne parvint pas à obtenir leur intervention.

Voltaire ne put contenir son impatience plus longtemps et à son tour il
entra dans la lice en publiant la spirituelle conversation de
l’Intendant des Menus avec l’abbé Grizel. Il y exposait avec verve et
gaieté toutes les raisons qui militaient en faveur des comédiens:

«Je suppose, disait l’Intendant des Menus à l’abbé Grizel, que nous
n’eussions jamais entendu parler de comédie avant Louis XIV; je suppose
que ce prince eût été le premier qui eût donné des spectacles, qu’il eût
fait composer _Cinna_, _Athalie_ et _le Misanthrope_, qu’il les eût fait
représenter par des seigneurs et des dames devant tous les ambassadeurs
de l’Europe; je demande s’il serait tombé dans l’esprit du curé La
Chétardie, ou du curé Fantin, connus tous deux par les mêmes aventures,
ou d’un seul autre curé, ou d’un seul habitué, ou d’un seul moine,
d’excommunier ces seigneurs et ces dames, et Louis XIV lui-même; de leur
refuser le sacrement du mariage et la sépulture!

«Non, sans doute, dit l’abbé Grizel; une si absurde impertinence
n’aurait passé par la tête de personne.»

«Je vais plus loin, dit l’Intendant des Menus. Quand Louis XIV et toute
sa cour dansèrent sur le théâtre, quand Louis XV dansa avec tant de
jeunes seigneurs de son âge dans la salle des Tuileries, pensez-vous
qu’ils aient été excommuniés?»

«Vous vous moquez de moi, dit Grizel; nous sommes bien bêtes, je
l’avoue, mais nous ne le sommes pas assez pour imaginer une telle
sottise.»

L’abbé fait alors observer à son interlocuteur que tout le mal vient de
ce que les acteurs jouent pour de l’argent; c’est là le fait délictueux
qui attire sur eux les foudres de l’Église.

«Eh quoi! reprend le Menu, c’est uniquement, dites-vous, parce qu’on
paye vingt sous au parterre; cependant ces vingt sous ne changent point
l’espèce: les choses ne sont ni meilleures ni pires, soit qu’on les
paye, soit qu’on les ait gratis. Un _De profundis_ tire également une
âme du purgatoire, soit qu’on le chante pour dix écus en musique, soit
qu’on vous le donne en faux-bourdon pour douze francs, soit qu’on vous
le psalmodie par charité: donc _Cinna_ et _Athalie_ ne sont pas plus
diaboliques quand ils sont représentés pour vingt sous, que quand le roi
veut bien en gratifier sa cour. Or, si on n’a pas excommunié Louis XIV
quand il dansa pour son plaisir, il ne paraît pas juste qu’on excommunie
ceux qui donnent ce plaisir pour quelque argent avec la permission du
roi de France...»

«Il y a des tempéraments, répond Grizel; tout dépend sagement de la
volonté arbitraire d’un curé ou d’un vicaire. Nous sommes assez heureux
et assez sages pour n’avoir en France aucune règle certaine.»

«Soyez logiques, cependant, reprend l’Intendant. Les canons de vos
conciles excommunient aussi bien les sorciers que les comédiens; or vous
enterrez des sorciers en terre sainte et vous refuseriez la sépulture à
Mlle Clairon si elle mourait après avoir joué _Pauline_?»

«Je vous ai déjà dit, riposte l’abbé, que cela est arbitraire.
J’enterrerais de tout mon cœur Mlle Clairon, s’il y avait un gros
honoraire à gagner; mais il se peut qu’il se trouve un curé qui fasse le
difficile: alors on ne s’avisera pas de faire du fracas en sa faveur, et
d’appeler comme d’abus au Parlement. Les acteurs de Sa Majesté sont
d’ordinaire des citoyens nés de familles pauvres; leurs parents n’ont ni
assez d’argent, ni assez de crédit pour gagner un procès; le public ne
s’en soucie guère; il jouit des talents de Mlle Lecouvreur pendant sa
vie, il la laissa traiter comme un chien après sa mort, et ne fit qu’en
rire.»

Le Menu arrive à un argument capital et de nature à terrasser son
adversaire:

«Monsieur, oubliez-vous que les comédiens sont gagés par le roi, et que
vous ne pouvez pas excommunier un officier du roi faisant sa charge?
Donc il ne vous est pas permis d’excommunier un comédien du roi jouant
_Cinna_ et _Polyeucte_ par ordre du roi[327].»

  [327] On lit en effet dans les _Lois ecclésiastiques_: «On ne peut
    excommunier les officiers du roi pour tout ce qui regarde les
    fonctions de leur charge.»

«Et où avez-vous pris, dit Grizel, que nous ne pouvons damner un
officier du roi? C’est apparemment dans vos libertés de l’Église
gallicane? Mais ne savez-vous pas que nous excommunions les rois
eux-mêmes..., que nous sommes les maîtres d’anathématiser tous les
princes, et de les faire mourir de mort subite; et après cela vous irez
vous lamenter de ce que nous tombons sur quelques princes de théâtre?»

L’Intendant des Menus, un peu piqué, répond à son interlocuteur:

«Monsieur, excommuniez mes maîtres tant qu’il vous plaira, ils sauront
bien vous punir; mais songez que c’est moi qui porte aux acteurs de Sa
Majesté l’ordre de venir se damner devant elle. S’ils sont hors du
giron, je suis hors du giron; s’ils pèchent mortellement en faisant
verser des larmes à des hommes vertueux dans des pièces vertueuses,
c’est moi qui les fais pécher; s’ils vont à tous les diables, c’est moi
qui les y mène. Je reçois l’ordre des premiers Gentilshommes de la
chambre, ils sont plus coupables que moi; le roi et la reine, qui
ordonnent qu’on les amuse et qu’on les instruise, sont cent fois plus
coupables encore. Voyez, s’il vous plaît, à quel point vous êtes
absurde; vous souffrez que des citoyens au service de Sa Majesté soient
jetés aux chiens, pendant qu’à Rome et dans tous les autres pays on les
traite honnêtement pendant leur vie et après leur mort.»

Grizel riposte à cet argument: «Ne voyez-vous pas que c’est parce que
nous sommes un peuple grave, sérieux, conséquent, supérieur en tout aux
autres peuples? Tout est contradiction chez nous. La France est le
royaume de l’esprit et de la sottise, de l’industrie et de la paresse,
de la philosophie et du fanatisme, de la gaieté et du pédantisme, des
lois et des abus, du bon goût et de l’impertinence... Le pape est assez
puissant en Italie pour n’avoir pas besoin d’excommunier d’honnêtes gens
qui ont des talents estimables; mais il est des animaux dans Paris, aux
cheveux plats, et à l’esprit de même, qui sont dans la nécessité de se
faire valoir. S’ils ne cabalent pas, s’ils ne prêchent pas le rigorisme,
s’ils ne crient pas contre les beaux-arts, ils se trouvent anéantis dans
la foule. Les passants ne regardent les chiens que quand ils aboient, et
on veut être regardé. Tout est jalousie de métier dans ce monde. Je vous
dis notre secret; ne me décelez pas, et faites-moi le plaisir de me
donner une loge grillée à la première tragédie de M. Colardeau.»

«Je vous le promets, dit l’Intendant. J’aime votre franchise; laissons
paisiblement subsister de vieilles sottises; peut-être tomberont-elles
d’elles-mêmes, et nos petits-enfants nous traiteront de bonnes gens
comme nous traitons nos pères d’imbéciles.»

La prophétie de Voltaire s’est réalisée.

Il faut reconnaître que si la conversation de l’Intendant des Menus avec
l’abbé Grizel brillait par une verve étincelante, jointe à beaucoup de
bon sens, elle n’était guère de nature à faire revenir le clergé des
préventions qu’il nourrissait contre les comédiens et qu’en somme le
philosophe servait assez mal ses protégés. Du reste il n’examinait qu’un
côté de la question, et il aurait dû, pour se montrer équitable,
attaquer les lois civiles avec non moins de violence que les lois
religieuses. Les unes n’étaient pas moins inconséquentes que les autres.

L’incident qui eut lieu lors des obsèques de Sarrazin montra bientôt
qu’on se trouvait plus que jamais éloigné de la conciliation et de
l’apaisement. Jusqu’alors on n’avait pas, en général, contesté aux
comédiens le droit de faire dire des prières pour l’âme de leurs
camarades morts réconciliés avec l’Église. Ainsi en 1761, lors de la
mort de Mlle Camouche[328], jeune actrice de la troupe française, les
Comédiens firent célébrer un service à la paroisse de Saint-Sulpice, et
ils y assistèrent en corps, après y avoir invité tous les gens de leur
connaissance par des billets imprimés.

  [328] Mlle Camouche était à peine âgée de vingt ans; elle avait débuté
    trois ans auparavant dans les grands rôles tragiques. Sa figure
    était belle, mais ses talents médiocres. Avant de mourir, Mlle
    Camouche avait renoncé à sa profession, aussi fut-elle enterrée à
    l’église.

L’année suivante, Sarrazin[329] mourut. Retiré du théâtre depuis
plusieurs années, il obtint sans difficulté les secours de la religion
et fut enterré à Saint-Sulpice. Mais quand ses camarades, quelques jours
plus tard, voulurent faire dire un service en son honneur, ils se
heurtèrent à un refus formel; on leur répondit que les curés ne
pouvaient pas dire de prières à la requête de gens excommuniés.

  [329] Sarrazin (1729-1759) porta d’abord le petit collet puis il
    embrassa la carrière théâtrale. «C’était un grand comédien, dit
    Grimm. Aucun de ses confrères n’a jamais approché de la simplicité
    et de la vérité de son jeu.» Voltaire était loin de partager cet
    enthousiasme; il prétendait que Sarrazin récitait les vers comme on
    lit la Gazette. Un jour, dans une répétition, agacé de la mollesse
    de l’acteur, il lui cria à brûle-pourpoint: «Mais, monsieur, songez
    donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls
    romains, et qu’il ne faut pas parler au dieu Mars comme si vous
    disiez: «Ah! bonne sainte Vierge, faites-moi gagner un lot de cent
    francs à la loterie.»

Un refus du même genre, mais plus étrange encore, se produisit peu de
temps après et provoqua un scandale qui amusa tout Paris. En 1763,
Crébillon, l’un des quarante de l’Académie française, succomba à l’âge
de quatre-vingt-neuf ans. Peu d’auteurs avaient joui depuis le
commencement du siècle d’autant de réputation; il la devait plus encore
à sa longue rivalité avec Voltaire qu’à son propre talent[330].

  [330] Il était né le 15 février 1674. «Il jouissait sur la fin de ses
    jours, raconte Favart, de sept à huit mille livres de rente; mais
    les femmes, par l’ascendant qu’elles avaient sur lui, le
    dépouillaient de tout. Il était souvent obligé, pour vivre, d’avoir
    recours à la bourse de ses amis. Il adorait le sexe, mais ne
    l’estimait point. Il n’a jamais respecté que deux sœurs, filles d’un
    apothicaire nommé Péage: il leur fit deux enfants par délicatesse de
    sentiment. Le père, qui ne connaissait pas ce raffinement-là,
    prétendit que l’honneur de sa famille était blessé, et qu’il fallait
    que M. de Crébillon épousât tout au moins une des deux, en lui
    laissant la liberté du choix. Le hasard en décida, et notre auteur
    se maria à la mère de M. Crébillon fils; l’autre devint ce qu’elle
    put. Il ne goûta pas longtemps les douceurs du mariage; il fut si
    affligé de la mort de son épouse, qu’il cherchait partout des
    consolations. Dans l’espérance où il était de pouvoir trouver une
    femme aussi estimable que celle qu’il avait perdue, il mettait à
    l’essai toutes celles qu’il rencontrait. La passion qu’il ressentait
    pour les femmes n’était balancée que par celle qu’il avait pour les
    animaux domestiques.» (_Journal de Favart._)

Les Comédiens français, désireux de témoigner publiquement leur
reconnaissance à l’auteur qui pendant si longtemps avait illustré leur
scène, résolurent de faire dire une messe pour le repos de son âme. Ce
souhait n’avait rien d’extravagant ni de répréhensible. Cependant,
craignant, s’ils sollicitaient un curé de Paris, de s’exposer à un refus
fort humiliant, les Comédiens eurent l’idée assez ingénieuse de
s’adresser à l’église de Saint-Jean-de-Latran, qui appartenait à l’Ordre
de Malte et ne se trouvait pas placée sous la juridiction de
l’archevêque de Paris.

Le curé de Saint-Jean-de-Latran se laissa persuader et il s’engagea à
célébrer le 6 juillet un service solennel. Ravis d’une faveur aussi
inespérée, les Comédiens saisirent avec empressement l’occasion de
mettre le clergé dans l’embarras en faisant une manifestation qui
contrastât avec leur situation d’excommuniés. Tout ce que Paris comptait
de plus distingué par la naissance et par le rang, tous les membres des
académies, tous les gens de lettres furent conviés par des billets
imprimés de la part de Messieurs les Comédiens français et du Roi.

Les avenues de l’église, ainsi que la porte, étaient tendues de noir; à
l’intérieur de longues draperies noires semées de larmes d’argent
tapissaient toute la nef. De grands candélabres d’argent avec des
girandoles d’or supportaient un luminaire considérable, qui seul rompait
la profonde obscurité dans laquelle le temple était plongé. L’éclat des
lumières, au milieu de ces draperies mortuaires, produisait l’effet le
plus saisissant[331].

  [331] L’_Almanach des spectacles_, auquel nous empruntons ces détails,
    ne tarit pas en descriptions sur cette importante cérémonie.

Tout le clergé, revêtu de ses plus beaux ornements, figurait à l’autel.
La majesté du lieu, la solennité du service, le recueillement des
assistants, tout contribuait à la pompe de la cérémonie.

Les Comédiens français faisaient naturellement les honneurs; ils
attendaient les invités à la porte de l’Église et les conduisaient aux
places qui leur étaient réservées. M. de Crébillon, fils du défunt,
occupait le premier rang. Les assistants furent si nombreux qu’à peine
le vaisseau put les contenir. L’Académie française envoya une
députation. L’Opéra, la Comédie italienne, tous les corps comiques
assistèrent au service.

La Comédie se trouvait au grand complet, les hommes d’un côté, les
femmes de l’autre; les actrices étaient sans rouge. Mlle Clairon,
portant un long manteau de deuil, représentait avec beaucoup de dignité;
ses camarades tenaient à la main de superbes missels tout neufs achetés
pour la circonstance. L’assistance se rendit à l’offrande dans le plus
grand ordre, et les acteurs se firent remarquer par leur générosité.
Cette brillante cérémonie devait avoir des suites.

L’archevêque de Paris[332], qui n’avait pu l’empêcher à temps, fit les
reproches les plus vifs à l’Ordre de Malte et il demanda la suppression
du privilège qui enlevait l’église à son autorité. On tint aussitôt un
consistoire chez l’ambassadeur de l’Ordre et, dans l’espoir d’apaiser la
colère du prélat, il fut décidé que le curé de Saint-Jean-de-Latran
recevrait une punition pour avoir causé un scandale dans l’Église de
Paris en communiquant avec des excommuniés. L’infortuné curé fut
condamné à trois mois de séminaire, et de plus à distribuer aux pauvres
l’argent qu’il avait reçu pour les frais du service.

  [332] M. de Beaumont.

A cette nouvelle les Comédiens montrèrent la plus vive indignation. Ils
s’adressèrent aux premiers Gentilshommes et aux Ministres pour avoir
raison de cet outrage. Clairon voulait que la Comédie donnât sa
démission en masse pour forcer la cour à faire enfin abolir cette loi
absurde portée contre des gens que «le roi pensionnait pour se donner au
diable». Mais le préjugé était encore trop puissant; tous les efforts
échouèrent, et il fallut se résigner à attendre une occasion meilleure.

Le scandale provoqué par la cérémonie de Saint-Jean-de-Latran fit du
tort à Crébillon, qui n’en pouvait mais. Son buste en marbre fut exécuté
par l’ordre du roi; quand il fut terminé, on voulut le poser dans
l’église Saint-Gervais, où le célèbre auteur était inhumé, mais le curé
s’y opposa formellement, «à la sollicitation, dit Favart, de plusieurs
dévotes qui trouvent très scandaleux que le buste d’un homme d’esprit
mort en bon chrétien figure à côté des simulacres de MM. les
marguilliers qui n’étaient que des sots[333].»

  [333] Favart à Durazzo, 17 avril 1764.

Le curé cependant finit par revenir à des sentiments plus conciliants et
il laissa la troupe comique élever dans l’église une statue et un
mausolée, avec tous les attributs du théâtre, à l’auteur de
_Rhadamiste_.




XVIII

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

1765

SOMMAIRE: Querelle de Saint-Foix et de Clairon.--Intervention de
Fréron.--Il est condamné à la prison.--La reine obtient sa
grâce.--Dubois et Blainville font un faux serment.--Le _Siège de
Calais_.--Les Comédiens refusent de jouer avec Dubois.--Troubles à la
Comédie.--Arrestation des Comédiens.--Clairon est mise en
liberté.--Bellecour fait amende honorable.--Les Comédiens sont relâchés.


Au commencement de 1765 survint un incident dont toute la capitale
allait s’occuper.

M. de Saint-Foix[334], que Clairon n’aimait pas, venait de composer une
pièce intitulée _les Grâces_; il obtint qu’elle serait jouée à
Versailles, et il fut convenu qu’elle paraîtrait comme petite pièce le
même jour que la tragédie d’_Olympie_. Le roi avait témoigné le désir
d’entendre l’œuvre nouvelle, mais il demanda que le spectacle fût
terminé à neuf heures pour pouvoir se rendre au conseil. Les actrices
qui jouaient dans _les Grâces_, et notamment Mlle Dolliguy[335],
devaient faire partie du cortège d’Olympie; mais afin qu’elles eussent
le temps de s’habiller et que la petite pièce pût commencer sans perte
de temps, M. de la Ferté, intendant des Menus-Plaisirs, décida qu’elles
seraient remplacées dans le cortège par des choristes de l’Opéra.
Prévenue de ce changement, Clairon, qui remplissait le rôle d’Olympie,
s’y opposa formellement, et elle déclara qu’elle n’achèverait pas son
rôle si Mlle Dolligny quittait la scène avant le dernier vers de la
tragédie. Il fallut s’incliner, l’entr’acte fut long, et le roi sortit
avant l’apparition des _Grâces_.

  [334] Saint-Foix (1698-1776).

  [335] Mlle Dolligny avait été reçue à la Comédie française en 1763
    pour jouer les rôles tendres et ingénus. Un fâcheux incident signala
    ses débuts. En rentrant dans la coulisse, elle fit un faux pas et
    tomba si malheureusement que le public jouit d’un spectacle qui ne
    faisait nullement partie du programme. Sans être jolie, elle avait
    de la fraîcheur, de la jeunesse, une figure intéressante, un son de
    voix si touchant qu’elle fut bientôt l’idole du public. Ses
    camarades tout naturellement la détestaient. Elle avait encore le
    tort d’être d’une sagesse et d’une vertu rares. Le marquis de
    Gouffler, raconte Bachaumont (26 janvier 1766), lui fit des offres
    brillantes qui furent repoussées; il la demanda alors en mariage et
    lui envoya le contrat tout prêt à signer. Elle lui répondit fort
    prudemment qu’elle s’estimait trop pour être sa maîtresse et trop
    peu pour être sa femme.

Saint-Foix, furieux, écrivit dans l’_Année littéraire_ de Fréron[336]
une lettre qui se terminait par ces mots: «J’aime mieux la franchise du
vice que la morgue orgueilleuse de la dignité.»

  [336] Fréron (1719-1776). «Il y a eu de tout temps des Frérons dans la
    littérature, écrivait Voltaire à Laharpe, mais on dit qu’il faut
    qu’il y ait des chenilles, parce que les rossignols les mangent afin
    de mieux chanter.» (22 décembre 1763.)

Clairon supposa avec raison que la phrase était à son adresse, et, pour
se venger, elle fit ramasser toutes les estampes d’un portrait de
Saint-Foix qu’on venait de graver; elle enleva la figure, la remplaça
par une tête d’hyène et remit le tout dans le commerce. Paris en fut
inondé.

La lutte ainsi engagée ne devait pas se terminer si vite; le poète
riposta par ces vers sanglants:

        Pour la fameuse Frétillon[337]
      On a frappé, dit-on, un médaillon;
        Mais à quelque prix qu’on le donne,
    Fût-ce pour douze sols, fût-ce même pour un,
      Il ne sera jamais aussi commun
         Que le fut jadis sa personne.

  [337] On avait publié à Rouen, en 1740, un infâme libelle contre Mlle
    Clairon sous le titre: _Histoire de Mlle Cronel, dite Frétillon_. Ce
    nom était la plus cruelle injure qu’on pût adresser à la
    tragédienne; quand elle fut reçue à la Comédie, elle dit à ses
    camarades: «Mesdemoiselles, je chercherai toutes les occasions de
    vous être agréable, mais quiconque m’appellera Frétillon, je
    proteste que je lui f...... le meilleur soufflet qu’elle ait reçu de
    sa vie.» (De Manne.)

Fréron, qui avait déjà publié la première attaque de Saint-Foix, crut à
propos de ne pas abandonner son collaborateur en pleine lutte, et à son
tour il ouvrit les hostilités. Il ne le fit pas cependant ouvertement;
il se contenta de faire un pompeux éloge de Mlle Dolligny[338] et
d’amener en contraste un portrait infâme où, bien qu’il ne la nommât
pas, il n’était que trop facile de reconnaître Clairon.

  [338] La curieuse lettre que nous donnons ici, et que nous devons à
    l’extrême obligeance de Mlle Bartet, montre que, si de nouvelles
    difficultés s’élevèrent encore trois ans plus tard entre Clairon et
    Mlle Dolligny, la première du moins agit avec délicatesse vis-à-vis
    de celle dont on avait cherché à lui faire une ennemie. Elle lui
    écrivait le 14 novembre 1768:

    «On vient de me dire, mademoiselle, que je vous causois la peine la
    plus sensible en désirant qu’une autre que vous jouât le rôle
    d’Iphise. Il faut qu’on ne vous ait pas dit ni mes raisons ni les
    termes dont je me suis servie; vous seriez sûrement contente de l’un
    et de l’autre. Si je n’étois pas malade et même obligée de garder
    mon lit, je volerois chez vous pour justifier la droiture de mes
    intentions. En attendant que je le puisse, je proteste au moins que
    je n’ai jamais voulu, que je ne veux pas, que sûrement je ne voudrai
    jamais ni vous affliger ni vous nuire. Si vous croyez votre talent
    compromis en ne jouant pas, je cède. Mon refus portoit sur
    l’inégalité de nos forces, de nos organes, sur le peu de
    vraisemblance que nos âges mettroient dans la confiance d’Électre
    pour sa sœur, et voilà tout. On auroit dû vous dire que je n’avois
    parlé de vos talents qu’avec éloge, et que j’avois exigé les plus
    grands ménagements dans la demande qu’on devoit vous faire. Mais
    enfin, mademoiselle, si la représentation des Menus-Plaisirs a lieu,
    je vous laisse maîtresse absolue, je n’apporterai d’obstacle à rien
    de ce qui pourra vous plaire.»

«On dit que le vertueux M. Fréron, écrit Grimm, connu par son amour pour
la vérité et son fanatisme pour les bonnes mœurs, s’est laissé entraîner
un peu loin par sa ferveur pour la chasteté, et que le public a cru
reconnaître dans sa philippique contre les actrices qui vivent dans le
désordre les erreurs célèbres de la première jeunesse de Mlle
Clairon[339].»

  [339] _Corresp. littér._, février 1765.

L’actrice, outrée de cette attaque injustifiée, alla trouver les
Gentilshommes de la chambre et menaça de se retirer si elle n’obtenait
pas justice de ce «vil journaliste». La plainte était légitime. On
sollicita et on obtint un ordre du roi pour mener l’imprudent écrivain
au For l’Évêque.

Heureusement pour lui, Fréron fut subitement frappé d’un accès de
goutte, qui le mit dans l’impossibilité de remuer. C’est du moins ce
qu’il expliqua à l’exempt qui vint le chercher, et on lui accorda
quelques jours de répit[340]. Il en profita pour mettre en campagne tous
ses amis. L’abbé de Voisenon, un de ses plus intimes, s’adressa au duc
de Duras, Gentilhomme de la chambre, mais le duc répondit qu’il
n’accorderait la grâce qu’à la demande de Mlle Clairon elle-même. «Aux
carrières plutôt», s’écria le folliculaire en parodiant le mot du
philosophe grec. En même temps il protestait contre l’interprétation
donnée à ses articles, et il écrivait lettre sur lettre au maréchal de
Richelieu pour l’assurer de son innocence. Enfin il se donna tant de
mal, il fit si bien mouvoir toutes ses relations, qu’il réussit à
intéresser la reine à sa cause et que Marie Leczinska demanda sa
grâce[341]. «Il est bien honteux qu’un pareil coquin trouve des
protections respectables[342]», s’écrie d’Alembert.

  [340] Au cours de cette querelle fameuse, un partisan de l’actrice
    régala Fréron de cette épigramme:

        Aliboron, de la goutte attaqué,
        Se confessoit, croyant sa fin prochaine,
        Et détailloit, de remords provoqué,
        De ses méfaits une liste assez pleine.
        Naïvement chacun étoit marqué,
        Basse impudence et noire hypocrisie,
        Stupide orgueil, mensonge, ivrognerie;
        Il ne croyoit en oublier aucun.
        Le confesseur dit: Vous en passez un.
        --Un: non, pardieu, j’en dis assez, je pense.
        --Eh! mon ami, le péché d’ignorance.

    (Favart, Corresp. avec Durazzo, mars 1765.)

  [341] Le roi Stanislas était parrain du fils de Fréron.

  [342] D’Alembert à Voltaire, 27 février 1765.

Cependant le bruit se répand que Fréron va être gracié. A cette
nouvelle, Clairon s’indigne; elle écrit aussitôt aux Gentilshommes une
lettre des plus pathétiques, où elle leur témoigne son regret de voir
que ses talents ne sont plus agréables au roi, puisqu’on la laisse
avilir impunément, et elle prie qu’on lui accorde sa retraite. Puis,
estimant que le premier ministre ne peut être trop tôt mis au courant
d’un pareil projet, elle se rend chez le duc de Choiseul pour lui narrer
ces graves événements.

S’il faut en croire les mémoires contemporains, le duc lui aurait
répondu, avec une douce ironie: «Mademoiselle, nous sommes, vous et moi,
chacun sur un théâtre; mais avec la différence que vous choisissez les
rôles qui vous conviennent et que vous êtes toujours sûre des
applaudissements du public. Il n’y a que quelques gens de mauvais goût
comme ce malheureux Fréron qui vous refusent leurs suffrages. Moi, au
contraire, j’ai ma tâche souvent très désagréable; j’ai beau faire de
mon mieux, on me critique, on me condamne, on me hue, on me bafoue, et
cependant je ne donne point ma démission. Immolons, vous et moi, nos
ressentiments à la patrie, et servons-la de notre mieux, chacun dans
notre genre. D’ailleurs la reine ayant fait grâce, vous pouvez, sans
compromettre votre dignité, imiter la clémence de Sa Majesté[343].»

  [343] Bachaumont, 21 février 1765.

Clairon se retira fort peu satisfaite du persiflage, et elle réunit chez
elle tous ses camarades, sous la présidence du duc de Duras, pour aviser
à la conduite qu’elle devait tenir. Les esprits se montraient fort
échauffés, et il n’était question de rien moins que d’une désertion en
masse si l’on ne faisait pas droit à la Melpomène moderne. Le duc de
Duras fut chargé de porter cet ultimatum à M. de Saint-Florentin,
ministre d’État.

Cependant des amis intervinrent, on fit comprendre à la comédienne
qu’elle ne pouvait résister aux volontés de la reine, et elle finit par
céder[344]. Fréron, à cette nouvelle, éprouva une joie si vive que la
goutte, qui le tenait alité depuis le commencement de la querelle,
disparut comme par enchantement.

  [344] Comme compensation, le due de Richelieu envoya aux Comédiens, en
    les autorisant à les garder dans leurs archives, les lettres qu’il
    avait reçues de Fréron.

Clairon resta profondément irritée de n’avoir pu obtenir justice de
celui qui l’avait si cruellement outragée. Elle comprit que c’était à sa
profession qu’elle devait cet injuste traitement; aussi attendit-elle
impatiemment l’occasion de recommencer la lutte en faveur de
l’émancipation des comédiens. Un futile incident lui fournit le prétexte
qu’elle désirait.

Un certain Dubois, acteur médiocre de la Comédie, eut recours aux soins
d’un chirurgien et négligea de le payer. L’homme de l’art le cita en
justice, mais Dubois affirma sous serment qu’il avait réglé sa dette, et
il trouva même un de ses camarades, Blainville, qui déclara également
par serment avoir assisté au payement.

Le procureur du chirurgien, voyant que son adversaire n’était pas à un
faux serment près, eut recours à un autre expédient; il fit imprimer un
mémoire dans lequel il soutint que ni le serment de Dubois ni celui de
Blainville ne pouvaient être reçus en justice, attendu qu’ils exerçaient
tous les deux un métier infâme. A Rome, en effet, le témoignage des
histrions n’était pas admis; les lois romaines étant appliquées aux
comédiens du dix-huitième siècle, on pouvait en conclure que leur
serment n’avait aucune valeur; bien des esprits éclairés partageaient
cette opinion et la thèse était parfaitement soutenable.

Mais Dubois et Blainville poussèrent des cris d’indignation; la Comédie
prit naturellement fait et cause pour eux; tous les acteurs se levèrent
comme un seul homme pour demander satisfaction de l’insulte publique
faite à l’état de comédien. Malheureusement, quand on vint à
l’éclaircissement des faits, il fut prouvé que Dubois et Blainville
étaient des fripons; qu’ils avaient fait un faux serment et que le
chirurgien n’avait réellement pas été payé. Les Comédiens s’empressèrent
de désintéresser le disciple d’Esculape; puis ils eurent le bon esprit
de ne pas chercher à pallier la faute de leurs camarades et ils mirent
autant d’empressement à les répudier qu’ils en avaient mis à les
défendre, tant qu’ils les avaient crus innocents. En somme, leur
conduite fut des plus correctes et des plus honorables. Ils
s’adressèrent aux Gentilshommes de la chambre en racontant les faits et
en demandant l’expulsion immédiate des coupables. «M. de Richelieu, dit
Bachaumont, a traité l’affaire comme une affaire de vilains; il n’a pas
voulu s’en mêler, il en a remis la décision aux Comédiens, disant qu’ils
étoient les pairs de Dubois et qu’ils pouvoient le juger[345].»

  [345] 6 avril 1765.

Les acteurs n’hésitèrent pas, ils chassèrent avec éclat les deux
fripons.

On donnait à ce moment sur la scène de la Comédie le _Siège de Calais_,
de du Belloy[346]; la pièce était encore dans toute sa nouveauté et
obtenait un succès étourdissant[347]. Dubois y jouait le rôle de Mauny;
on ne voulut pas naturellement interrompre le succès par suite de son
départ, et Bellecour fut chargé de le remplacer. Les affiches
annoncèrent simplement au public cette modification dans
l’interprétation. Mais Dubois avait une fille[348] qui faisait elle-même
partie de la Comédie. «Animée, dit Grimm, de cette piété filiale qui
mène droit à l’héroïsme, elle entreprend de sauver son père, à quelque
prix que ce soit... L’histoire prétend que la beauté, suivant l’usage,
trouva les dieux propices, qu’un des premiers Gentilshommes de la
chambre, se rappelant les anciennes bontés de la belle Dubois, ne put la
voir dans cet état sans lui en demander de nouvelles et sans lui
promettre de finir ses malheurs.» Le duc de Fronsac, auquel il est fait
ici allusion, obtint l’intervention de son père, le maréchal de
Richelieu, et le dévouement filial de Mlle Dubois ne resta pas stérile.

  [346] Lorsque Voltaire vint à Paris en 1778, Lemierre et du Belloy, en
    qualité d’auteurs tragiques, crurent devoir lui rendre visite.
    «Messieurs, leur dit Voltaire, ce qui me console de quitter la vie,
    c’est que je laisse après moi MM. Lemierre et du Belloy.» Lemierre
    racontait volontiers cette anecdote, et il ne manquait jamais
    d’ajouter: «Ce pauvre du Belloy ne se doutait pas que Voltaire se
    moquait de lui.»

  [347] On la donna trois fois à Versailles, le Roi en agréa la dédicace
    et il accorda à l’auteur une gratification de mille écus et une
    médaille d’or.

  [348] Mlle Dubois passait pour avoir peu de talent; elle avait eu
    cependant beaucoup de succès dans la tragédie de _Tancrède_, car
    Voltaire écrivait d’elle, après la représentation: «Je ne
    connaissais pas cette aimable actrice, ce que vous m’en écrivez me
    charme. Je tremblais pour le Théâtre français, Mlle Clairon est
    prête à lui échapper. Remercions la Providence d’être venue à notre
    secours. Si les suffrages d’un vieux philosophe peuvent encourager
    notre jeune actrice, faites-lui dire, mon ancien ami, tout ce que
    j’ai dit autrefois à l’immortelle Lecouvreur... Dites-lui surtout
    d’aimer; le théâtre appartient à l’Amour, ses héros sont enfants de
    Cythère.» «Il paraît, dit Grimm, que le devoir d’aimer, que M. de
    Voltaire impose aux actrices, est celui dont Mlle Dubois s’acquitte
    le mieux.»

Le _Siège de Calais_ était affiché pour le soir avec Bellecour[349]; à
midi un ordre du roi transmis par les premiers Gentilshommes, arrive à
la Comédie, enjoignant de jouer la pièce avec Dubois dans le rôle de
Mauny. On juge de la consternation des Comédiens et de leur indignation;
ils se réunirent chez Clairon pour aviser aux mesures à prendre; à
l’unanimité ils décidèrent de refuser de jouer.

  [349] Bellecour (1724-1778), comédien français.

Sur les quatre heures et demie, Lekain arrive au théâtre et demande aux
semainiers qui jouera le rôle de Mauny. «C’est Dubois, lui est-il
répondu, suivant l’ordre du roi.» «En ce cas, reprend-il, voilà mon
rôle.» Et il part. Molé, Brizard[350], Dauberval, viennent
successivement et jouent la même scène. Enfin Clairon paraît, sortant de
son lit, assurant qu’elle est toute malade, mais qu’elle sait «ce
qu’elle doit au public et qu’elle mourra plutôt sur le théâtre que de
lui manquer.» Puis elle demande négligemment qui remplit le rôle de
Mauny: «Dubois», lui dit-on. A ce mot elle se trouve mal et retourne
bien vite se mettre au lit[351].

  [350] Brizard (1721-1791), comédien français. Voltaire ne l’aimait pas
    parce qu’il le trouvait froid: «Je n’ai jamais conçu comment l’on
    peut être froid, disait-il; quiconque n’est pas animé, est indigne
    de vivre, je le compte au rang des morts.» (A d’Argental, 11 mars
    1764.) Il disait encore: «Brizard est un cheval de carrosse, moi je
    suis un cheval de fiacre, mais je fais pleurer.»

  [351] Clairon, dans ses _Mémoires_, prétend au contraire que seule
    elle était disposée à se soumettre à l’ordre royal, et que ce sont
    les camarades qui ont mené toute la cabale. La mémoire lui faisait
    volontairement défaut.

Les semainiers ne savaient à quel saint se vouer; il n’y avait point là
de Gentilshommes de la chambre; l’heure du spectacle approchait, il
fallait prendre à tout prix une détermination. On consulta M. de Biron,
qui se trouvait par hasard au théâtre, et, sur son avis, on décida de
donner le _Joueur_ au lieu du _Siège de Calais_.

Pendant ce temps la salle s’était remplie; Mlle Dubois avait convoqué
tous ses amis, et ils étaient nombreux; elle-même, ses beaux cheveux
épars, les yeux rougis de larmes, courait de loge en loge pour exciter
l’ardeur de ses partisans; sa beauté, son émotion, attendrissaient tous
les cœurs[352]. Enfin la toile se lève. Bouret[353], ses gants blancs à
la main, s’avance: «Messieurs, dit-il, nous sommes au désespoir de ne
pouvoir donner le _Siège_...» Un tumulte épouvantable lui coupe la
parole: «Point de désespoir, s’écrie le parterre, nous voulons le _Siège
de Calais_ et Dubois.» Le bruit gagne tout le théâtre, la salle entière
est en combustion. L’irritation du public contre les Comédiens ne
connaît plus de bornes; la salle, les corridors, le foyer, retentissent
d’injures contre eux. Un jeune et bouillant colonel d’infanterie s’écrie
dans son indignation: «Oh! que n’ai-je mon régiment ici!»

  [352] «Jeune, jolie, ayant l’avantage de rendre tous les Gentilshommes
    de la chambre heureux... elle vint, les cheveux épars, dans les
    foyers, demander vengeance de mes atrocités et des malheurs de son
    respectable père.» (Clairon, _Mémoires_.)

  [353] Bouret, comédien français mort en 1783.

Un seul mot sensé fut prononcé dans cette célèbre soirée: un homme, qui
avait conservé son sang-froid, arrêta dans le foyer un des plus
courroucés pour lui montrer le portrait de Molière: «Voilà un de ces
gueux, lui dit-il, qui a été plus envié à la France que ne le sera
vraisemblablement jamais aucun premier Gentilhomme de la chambre.»

Cependant l’orage continuait à gronder dans la salle, et c’est surtout
contre Clairon que la colère du public se déchaînait. On entendait
hurler de tous côtés: «La Clairon, à l’hôpital! à l’hôpital, la
Clairon!» La garde voulut intervenir pour rétablir l’ordre, mais
l’effervescence était telle qu’on pouvait redouter les plus grands
malheurs et que le sang aurait certainement coulé, si M. de Biron
n’avait eu la sagesse d’ordonner aux soldats de s’abstenir de toute
intervention. En même temps il conseillait aux Comédiens d’entrer en
scène et de commencer quand même la représentation. Préville[354] et Mme
Bellecour[355] se présentent en effet. A leur vue, les cris redoublent,
ils sont sifflés outrageusement et ne peuvent se faire entendre. Après
quelques efforts infructueux, ils rentrent dans la coulisse. Le tumulte
ne fait que s’en accroître, on n’entend que ces cris forcenés: «Les
comédiens sont des insolents! au cachot, les insolents! à l’hôpital, la
Clairon! au cachot, tous ces coquins!»

  [354] Préville (Pierre Dubus dit), comédien français (1721-1799).

  [355] Mme Bellecour (Mlle Beauménard) (1730-1799).

Enfin à sept heures un sergent vient haranguer le parterre et lui
annoncer qu’on va rendre l’argent. La foule finit par se calmer et par
évacuer le théâtre.

Cette mémorable journée garda le nom de _journée du Siège de Calais_.

Les semainiers coururent sans perdre de temps chez le lieutenant de
police pour le mettre au courant de ces graves événements. Le lendemain,
tout Paris était en fermentation; on ne parlait que de cette étrange
aventure; les uns louaient les Comédiens de leur probité, mais la grande
majorité leur était hostile et demandait qu’on leur infligeât une
punition exemplaire.

Collé, se faisant l’interprète du sentiment public, écrivait:

«Je ne puis m’empêcher de dire que la superbe Mlle Clairon a pensé
occasionner une véritable tragédie et que si la garde royale avoit fait
ce jour-là son devoir, il y eût eu réellement beaucoup de sang de
répandu... Et pourquoi? Parce que Mlle Clairon, enivrée d’orgueil et de
vanité, veut que les Comédiens aient un honneur. Que l’on me passe de
dire ici que voilà bien du bruit pour une omelette au lard, et, en
suivant toujours la noblesse de cette comparaison, j’ajouterai pour une
omelette au lard rance et aux œufs couvés, car c’est à cette idée basse
que je compare l’honneur de tous les Comédiens du monde. En effet, à
moins que d’accorder que l’honneur revient comme les ongles, comment
peut-on arranger que les Comédiens aient de l’honneur?

«Le lendemain de cette équipée des Comédiens, le public parut, en y
réfléchissant, être encore plus indigné de l’insolence et du manque de
respect de ces histrions: le cri contre eux étoit général; j’excepte
cependant quelques fanatiques amis de la demoiselle Clairon, et
quelques-uns de ces prétendus philosophes qui, dans de pareilles
occasions, ne manquent point de raisonner faux, et de prendre le mauvais
parti avec le ton sourcilleux des sages fous, et l’air despotique et
impudent de leur baroque philosophie[356].»

  [356] Avril 1765.

Les philosophes, en effet, prêtèrent aux Comédiens, dans cette grave
occurrence, l’appui de leur parole et de leur plume. Grimm, qui confirme
l’hostilité du public, ne dissimule pas combien il en est révolté: «Tout
Paris, dit-il, condamne les Comédiens sans miséricorde, et sans savoir
de quoi il est question. Charmant public, que tu es aimable dans tes
jugements! qu’on est heureux de te servir, toi qui sais si bien oublier
en un moment tous les services passés, et qui aimes à outrager ce que tu
as applaudi vingt ans de suite! Avec cette noble reconnaissance, tu ne
saurais manquer d’avoir de grands génies, de grands artistes, de grands
talents. Charmant public, que tu es aimable!»

Les Gentilshommes de la chambre se réunirent chez M. de Sartines pour
aviser aux mesures à prendre. Il fut décidé que les coupables seraient
envoyés immédiatement au For l’Évêque.

Brizard, dont la femme accouchait le même jour, et Dauberval furent
arrêtés et incarcérés sans délai; mais on se présenta vainement chez
Molé et chez Lekain: prévoyant ce qui allait se passer, ils avaient
quitté Paris en écrivant une belle lettre où ils déclaraient que
l’honneur ne leur permettait pas de jouer avec un fripon. Cependant, en
apprenant l’emprisonnement de leurs camarades, ils quittèrent
volontairement leur retraite et vinrent les rejoindre au For
l’Évêque[357].

  [357] Nous avons retrouvé le récit de ces événements dans la
    correspondance d’un témoin oculaire qui touchait de très près à Mlle
    Clairon, M. de Valbelle; son témoignage est trop important et trop
    curieux pour ne pas le citer. Cet officier écrivait à Voltaire le 16
    avril 1765:

    «Il y eut hier à la Comédie le tapage le plus épouvantable. Dubois a
    eu un procès infâme avec son chirurgien. Il a fait un faux serment.
    Ce maraud, en outre, est un assez mauvais comédien. Sur le scandale
    que faisoit son affaire, M. de Richelieu signe l’ordre de le
    chasser; le lendemain il suspend l’exécution de son ordre et il veut
    avoir les avis de tous les Comédiens. Ils s’assemblent et jugent,
    ils étoient vingt. Tous les vingt déclarent par écrit, chacun sur
    une feuille à part, sans s’être concertés, que Dubois est un fripon.
    Sur cela, M. de Richelieu trouve qu’il faut le garder, et hier, à
    une heure après midi, il envoie l’ordre de lui faire jouer, dans la
    pièce affichée, le rôle qu’il avoit fait lui-même apprendre à
    Bellecour. L’injustice à la fin produit l’indépendance. Lekain et
    Molé ont commencé par s’éloigner et se mettre en sûreté. Ils ont
    envoyé sur les quatre heures leur désistement à la Comédie. Mlle
    Clairon a suivi avec transport un si noble exemple. Brizard s’est
    dévoué ensuite et toute la Comédie en a fait autant. La salle étoit
    remplie, on a proposé le _Joueur_, qui étoit la seule pièce que l’on
    pût donner sans Dubois et sans les deux acteurs qui avoient disparu.
    Le parterre s’est obstiné à avoir la tragédie annoncée. On a vu dix
    fois le moment où le feu alloit être mis à la salle. Mlle Dubois
    étoit partout, animant le public contre les Comédiens; enfin à huit
    heures on est sorti sans avoir eu de pièce. Aujourd’hui le théâtre
    est fermé, et l’on ignore quand on le rouvrira. Brizard et Dauberval
    sont déjà au For l’Évêque. Mlle Clairon espère qu’on lui fera le
    même honneur. On court après Lekain et Molé; tous les autres se
    présentent, et rien n’est encore prononcé sur eux; mais quoi qu’on
    puisse faire, rien ne les forcera à paroître à côté de Dubois. Les
    partis les plus violents ne serviront qu’à les affermir dans leur
    résolution. On ne pardonneroit pas en vérité à M. de Fronsac la
    légèreté que le très aimable maréchal son père a mise à toute cette
    affaire. Je ne sais comment il s’en tirera. Il arrive aujourd’hui de
    Versailles. Vous qui lui avez donné l’honneur de la bataille de
    Fontenoy, nous verrons quel parti vous tirerez pour lui de cette
    journée-ci.

    «C’est avec tout l’enthousiasme et tous les sentiments que vous
    devez attendre de tout être pensant que j’ai l’honneur d’être,
    monsieur...» (Lettre inédite. Bibliot. nat., Mss. n., acq. 2777.)

En attendant que son tour vînt, Clairon, quoique malade, avait ouvert
ses salons; étendue sur une chaise longue, elle recevait et la cour et
la ville. Il n’était question, bien entendu, que du grand événement, de
la rare énergie déployée par la tragédienne et des conséquences qui en
allaient résulter. On raconte que des officiers faisant cercle chez
elle, elle avait saisi l’occasion de leur demander si sa conduite
n’était pas conforme aux lois de l’honneur et si eux-mêmes ne
quitteraient pas tous le service plutôt que de rester avec un infâme.
«Sans doute, mademoiselle, riposta gaiement l’un d’eux, mais ce ne
serait pas un jour de siège.»

Enfin un exempt se présenta pour mener en prison l’auguste Melpomène;
elle objecta son état de maladie, mais il ne voulut rien entendre, et
elle dut s’incliner[358]. Elle trouva cependant moyen de transformer en
un nouveau triomphe ce qui devait être pour elle une fâcheuse disgrâce.

  [358] Les gazettes du temps prétendent que lorsque l’exempt signifia à
    l’actrice l’ordre de détention, elle reçut la nouvelle avec
    noblesse: «Je suis soumise, dit-elle, aux ordres du roi; tout en moi
    est à la disposition de Sa Majesté, mes biens, ma personne, ma vie,
    en dépendent; mais mon honneur restera intact et le roi lui-même n’y
    peut rien.» «Vous avez raison, mademoiselle, répliqua l’exempt
    facétieux, où il n’y a rien, le roi perd ses droits.»

Mme de Sauvigny, intendante de Paris, se trouvait chez Clairon lorsque
l’exempt se présenta; elle obtint la faveur de la conduire elle-même au
For l’Évêque. Tous trois montèrent dans le vis-à-vis de l’intendante:
l’exempt prit place sur le devant, Mme de Sauvigny dans le fond, avec
l’actrice sur ses genoux; ils traversèrent tout Paris dans cet étrange
équipage, à la grande joie des spectateurs. On donna à la tragédienne le
meilleur logement de la prison, et ses amies, la duchesse de Villeroy,
Mme de Sauvigny, la duchesse de Duras, le firent somptueusement meubler.
A peine incarcérée, elle commença à recevoir et elle donna chaque jour
des soupers «divins et nombreux». Grands seigneurs, grandes dames, toute
la cour venait lui rendre visite; l’affluence était telle, que le quai
du For l’Évêque était garni de carrosses du matin au soir; il devint de
bon ton de visiter les comédiens emprisonnés.

La plupart d’entre eux, Brizard, Lekain, Molé, Clairon, etc., outrés du
traitement qui leur était infligé, se montraient résolus à quitter la
scène. Lekain écrivait fièrement de sa prison à M. de Sartines:

  «Le 20 avril 1765.

  «Monseigneur,

  «L’asile d’où je prends la liberté de vous écrire, prouve évidemment à
  Votre Grandeur que la nécessité où je me suis vu réduit de manquer au
  public, ne m’en a jamais imposé sur la punition qui pouvoit en
  résulter.

  «S’il est dur à tout homme sensible d’être privé de sa liberté, en
  revanche il est bien doux d’être en paix avec soi-même, et de
  paroître, sans rougir, dans le cercle de tous les honnêtes gens...
  Vous êtes vraisemblablement instruit de la violence qu’on nous a
  faite, pour nous rendre un camarade que nous avions jugé malhonnête
  homme... Le mépris que le maréchal de Richelieu a fait de nos
  représentations les plus respectueuses, en dévoilant son peu de
  délicatesse ou l’excès de son orgueil, me désola par la portion qui en
  jaillissoit sur moi-même... La conduite actuelle de la Comédie
  françoise doit lui mériter les éloges de tous les honnêtes gens... Si
  j’ai mérité les châtiments du magistrat, il me restera le plaisir de
  savoir que ma conduite a pu m’acquérir son estime[359].»

  [359] _Mémoires_ de Lekain.

Et il demandait son congé.

Molé écrivait du For l’Évêque à Garrick, le 21 avril 1765: «Nous en
voilà réduits encore à notre première alternative, ou nous déshonorer,
nous flétrir de notre volonté, ou garder pour asile celui des malheureux
ou des criminels, et pourtant quelquefois celui des honnêtes gens. Vous
sentez que notre choix n’est pas douteux, et qu’entre le mépris et
l’estime il n’y a pas à hésiter, quelque prix qu’il en coûte.» Décidé à
demander son congé définitif, Molé priait son correspondant de lui
prêter cent louis qui lui seraient bien nécessaires, vu la dureté des
temps[360].

  [360] _Correspondence_ of Garrick.

Cependant Clairon était toujours malade. Son chirurgien fit des
représentations et déclara que sa santé serait en danger si elle restait
plus longtemps en prison. Elle fut en conséquence autorisée à retourner
chez elle, après cinq jours de détention; mais elle fut mise aux arrêts
dans son appartement avec défense expresse de recevoir plus de six
personnes, parmi lesquelles Mme de Sauvigny, M. de Valbelle et un Russe
«pot au feu[361]».

  [361] Bachaumont. D’après les Mémoires du temps, ce Russe se
    contentait de «baiser la main» de la tragédienne; M. de Valbelle
    jouait un rôle plus actif.

A peine en liberté, la tragédienne s’occupa de venir en aide à ses
camarades moins heureux qu’elle. En même temps elle remuait ciel et
terre pour triompher de Dubois et de la puissante cabale qui le
soutenait.

Elle écrivait à Lekain:

  «_De chez moi_, 22 avril 1765.

  «Je viens d’avoir une très grande conférence avec une personne
  parfaitement instruite. L’indigne protégé du maréchal de Richelieu ne
  reparoîtra jamais. On ne me l’a pas articulé aussi positivement; mais
  on m’a dit que tous ceux dont notre sort dépend, sont convenus qu’il
  falloit renoncer à la Comédie, ou au projet de nous dégrader: on
  craint les désistements; tenons ferme, respectueusement, et tout ira
  bien.

  «J’ai demandé qu’on vous changeât de lieu, par la crainte que j’ai que
  vous ne tombiez tous malades où vous êtes; que l’on fixât le temps de
  votre détention...

  «Enfin, mon cher ami, j’ose espérer que cela ne sera pas bien long et
  que la semaine prochaine, au plus tard, nous serons tous chacun chez
  nous, jouissant de notre gloire[362].»

  [362] _Mémoires_ de Lekain.

Les Comédiens ne restèrent pas au For l’Évêque dont les conditions
hygiéniques étaient déplorables; à force de sollicitations, on obtint
qu’ils seraient transférés à la prison militaire de l’Abbaye. C’est là
qu’ils achevèrent leur temps de détention.

A la nouvelle des événements qui se passaient à Paris, Garrick
s’empressa de mander à Clairon toute la part qu’il prenait à sa
mésaventure. La tragédienne lui répondit:

  «De Paris, 9 mai 1765.

  «Mon âme à jamais pénétrée d’un traitement aussi barbare qu’injuste
  avoit besoin, mon cher ami, du plaisir que votre lettre vient de lui
  faire. Cette lettre a suspendu quelques moments l’indignation et la
  douleur qui me consument. Jamais ma santé n’a donné de si grandes
  inquiétudes pour ma vie, jamais les accidents auxquels je suis sujette
  n’ont été aussi multipliés et aussi violents, mais, soyez tranquille,
  mon courage est encore au-dessus de mes maux.

  «Le croiriez-vous? Mes camarades sont encore en prison. Moi, l’on m’en
  a fait sortir le cinquième jour, mais l’on m’a mise aux arrêts chez
  moi avec défense de recevoir plus de six personnes nommées. On dit que
  Dubois a demandé son congé; on espère qu’il sera accepté et que nous
  serons libres ce soir ou demain. Il en est temps. Comme on n’a voulu
  permettre à aucun de mes camarades de me venir voir, j’ignore ce
  qu’ils pensent et ce qu’ils feront tous. Je suis décidée à ne leur
  donner aucun conseil, à ne m’occuper que de moi et surtout de l’estime
  des honnêtes gens; je l’obtiendrai, j’ose en être sûre.

  «Je ne vous ferai point part de toutes mes réflexions sur le passé, le
  présent et l’avenir, non que je craigne de les soumettre à vos
  lumières et à votre amitié, mais ma lettre peut être ouverte, on
  pourroit m’interpréter mal, je ne veux donner aucun prétexte à la
  persécution. Embrassez pour moi Mme Garrick, soyez sûrs tous deux que
  je vous aime, vous estime et vous regrette autant qu’il est possible
  et autant que vous avez droit de l’attendre du cœur le plus sensible
  et le plus reconnaissant[363].»

  [363] Lettre inédite. Coll. Stassaert (Académie royale de Belgique).

Le Théâtre français, à la suite des incidents que nous venons de
raconter, fut fermé pendant toute une soirée. On le rouvrit le
surlendemain; mais, pour éviter des scènes tumultueuses, on ne fit
afficher que fort tard, en sorte qu’il y eut très peu de monde du vrai
public; la salle était remplie d’exempts et de sergents des gardes. Le
lieutenant de police, M. de Sartines, assistait à la représentation.

Avant de commencer la pièce, Bellecour parut et demanda humblement
pardon au public, au nom de la troupe, de lui avoir manqué. Son
compliment, que Grimm appelle «un chef-d’œuvre de bassesse et de
platitude», fut prononcé par ordre supérieur.

«Messieurs, dit-il, c’est avec la plus vive douleur que nous nous
présentons devant vous. Nous ressentons avec la plus grande amertume le
malheur de vous avoir manqué. Notre âme ne peut être plus affectée
qu’elle l’est du tort réel que nous avons. Il n’est aucune satisfaction
que l’on ne vous doive. Nous attendons avec soumission les peines qu’on
voudra bien nous imposer et qui ont été déjà imposées à plusieurs de nos
camarades. Notre repentir est sincère, et ce qui ajoute encore à nos
regrets, c’est d’être forcés de renfermer au fond de nos cœurs les
sentiments de zèle, d’attachement et de respect que nous vous devons et
qui doivent vous paroître suspects dans ce moment-ci. Le temps seul en
peut prouver la réalité. C’est par nos soins et les efforts que nous
ferons pour contribuer à vos amusements, que nous espérons vous ôter
jusqu’au moindre souvenir de notre faute; et c’est des bontés et de
l’indulgence dont vous nous avez tant de fois honorés que nous attendons
la grâce que nous vous demandons, et que nous osons vous supplier de
nous accorder[364].»

  [364] Fréron, rappelant méchamment cette scène dans la quarantième
    lettre, se fait écrire de Venise: «Le sieur Guadagny ayant refusé de
    chanter à la table du doge, ayant même répondu et parlé avec
    beaucoup de hauteur, a été condamné à une prison de quinze jours,
    les fers aux pieds, et a été ensuite exilé. Une garde de soldats l’a
    conduit auparavant jusqu’à la chambre du trône, en le faisant passer
    par la grande place qui étoit remplie de masques, et, après avoir
    chanté devant Sa Seigneurie, il a demandé à genoux et obtenu son
    pardon. Tout le monde a été attendri et touché de la façon avec
    laquelle il a chanté à travers les pleurs et les sanglots, comme le
    cygne qui ne chante, dit-on, jamais mieux que lorsqu’il est près de
    sa mort. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi qu’en tout pays on devroit
    punir les chanteurs et histrions insolents.»

Le parterre sans pitié couvrit d’applaudissements cette tirade si
humiliante.

Bellecour, en rentrant dans les foyers, ne dissimula pas combien il
était pénétré de la scène honteuse qu’on l’avait forcé à jouer, et il
déclara qu’il ne se serait jamais prêté à un pareil rôle si son
attachement pour la compagnie ne l’emportait encore sur ce qu’il se
devait à lui-même.

Les représentations continuèrent donc; mais comme on ne pouvait se
passer de tous les acteurs qui étaient en prison, on les amenait chaque
soir au théâtre sous bonne escorte et des exempts les reconduisaient
ensuite au For l’Évêque.

La maladie de Clairon, l’emprisonnement des principaux sujets et la
«consternation universelle de la troupe» mirent la Comédie dans
l’impossibilité de donner des représentations suivies; elle dut prendre
plusieurs jours de congé. «On ne croiroit jamais, dit Bachaumont,
l’importance que l’on met à l’accommodement d’une affaire qui n’en
devroit avoir d’autre qu’une soumission servile et aveugle de la part
des histrions[365].»

  [365] 6 mai 1765.

Tout se termina par un compromis. D’abord M. du Belloy, dans le but
d’être agréable à Clairon, retira le _Siège de Calais_; de cette façon
le public n’était plus en droit de réclamer la pièce avec Dubois.
Ensuite on obtint que cet acteur, cause de tout le tapage, demanderait
sa retraite. Bien qu’il n’eût que vingt-neuf ans de service et qu’il en
fallût trente, on lui accorda 1500 livres de pension et 500 livres de
pension extraordinaire pour avoir formé une élève, sa fille[366].

  [366] Il était d’usage d’accorder une pension de 500 livres à tout
    comédien qui avait formé un élève.

A la suite de cet arrangement, les comédiens détenus au For l’Évêque
furent mis en liberté. Ils étaient restés vingt-six jours en prison,
mais leur obstination avait fini par les faire triompher.

La cause que Clairon et ses camarades venaient de soutenir était juste
et on peut s’étonner qu’elle n’ait pas reçu l’appui du public. Comment
osait-on leur reprocher d’être trop scrupuleux sur les questions
d’honneur? Malheureusement la tragédienne avait porté tort elle-même à
sa cause par sa vanité, ses prétentions, ses menaces incessantes de
démission; il n’était question que de vers, de tableaux, de bustes,
d’estampes, de médailles faites en son honneur; ce besoin d’occuper sans
cesse les esprits finit par fatiguer. On triompha de la voir dans cette
même prison où elle avait voulu faire mettre Fréron un mois auparavant.
Le public «a été assez imbécile, dit Grimm, et assez malhonnête pour se
venger sur le talent de l’actrice et de ses camarades et pour les
traiter dans ces dernières querelles avec une indignité que je ne lui
pardonnerai de longtemps.»

Quant au duc de Richelieu, furieux d’être obligé de se soumettre, il
accorda à Dubois une place dans la troupe de Bordeaux. En même temps il
se vengeait des comédiens en exerçant contre eux les plus mesquines
persécutions. C’est ce qui faisait écrire à Lekain:

«Vous voudrez bien m’excuser, mon cher Garrick, si j’ai tant tardé à
vous donner des nouvelles de la suite de notre malheureuse aventure.
Nous nous en sommes tirés assez glorieusement, mais aux dépens de notre
recette et de notre liberté; c’est ainsi que l’on gagne toujours son
procès en France contre les gens de qualité. M. le maréchal de Richelieu
fait tout ce qu’il peut pour nous faire éprouver la suite de son
ressentiment; mais il aura beau faire, il ne pourra dissimuler à qui que
ce soit qu’il est honteux d’attendre que l’on soit maréchal de France,
et que l’on ait soixante-dix ans, pour faire des étourderies dignes d’un
jeune mousquetaire[367].»

  [367] Paris, 1er juin 1765. _Correspondence_ of Garrick.




XIX

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

1765-1766

SOMMAIRE: Voltaire exhorte Clairon à quitter le théâtre, si on ne donne
pas aux comédiens les droits de citoyen.--Lekain demande son
congé.--Voyage de Clairon à Ferney.--Vers à Clairon sur sa retraite.--On
propose d’ériger la Comédie française en _Académie royale
dramatique_.--Mémoire de Jabineau de la Voute.--Le Roi refuse de
modifier la situation des comédiens.--Voltaire et Mlle Corneille.


Cette aventure fit un bruit énorme et passionna tout Paris. Les uns, et
parmi eux il faut compter la noblesse et presque toute la secte
encyclopédique, prirent parti pour les comédiens. Les autres,
c’est-à-dire la majorité de la bourgeoisie et des gens de lettres,
s’acharnèrent contre eux[368]; à leurs yeux il n’y avait point
d’humiliation qui ne fût justifiée à l’égard des «histrions».

  [368] «Je ne puis concevoir, écrivait Clairon, comment des auteurs,
    obligés de capter la bienveillance des comédiens, vivant avec eux,
    partageant leurs travaux et leurs salaires, nés pour la plupart dans
    la plus chétive bourgeoisie, s’aveuglent au point de se réunir aux
    sots, à la populace, pour insulter ceux qui les font vivre,
    connoître et souvent valoir.» (_Mémoires_.)

Voltaire, lui, n’hésita pas. Dès qu’il fut au courant des faits, dès
qu’il connut la détermination de Clairon de ne pas remonter sur le
théâtre, si elle n’obtenait pas justice, il crut le moment venu pour les
comédiens de prendre des résolutions extrêmes et de se délivrer enfin
d’un joug insupportable. Pénétré de cette idée il s’empressa d’envoyer à
la tragédienne une note pressante pour la soutenir dans ses résolutions
et l’exhorter à ne pas se démentir:

«L’homme qui s’intéresse le plus à la gloire de Mlle Clairon et à
l’honneur des beaux-arts, la supplie très instamment de saisir ce moment
pour déclarer que c’est une contradiction trop absurde d’être au For
l’Évêque, si on ne joue pas, et d’être excommunié par l’évêque si on
joue; qu’il est impossible de soutenir ce double affront, et qu’il faut
enfin que les Welches se décident. Les acteurs, qui ont marqué tant de
sentiments d’honneur dans cette affaire, se joindront sans doute à elle.
Que Mlle Clairon réussisse ou ne réussisse pas, elle sera révérée du
public, et si elle remonte sur le théâtre comme une esclave qu’on fait
danser avec ses fers, elle perd toute considération. J’attends d’elle
une fermeté qui lui fera autant d’honneur que ses talents, et qui fera
une époque mémorable[369].»

  [369] 1er mai 1765.

En même temps, car il ne négligeait aucune influence, il s’adressait à
Richelieu; bien qu’il n’ignorât pas le rôle que le maréchal avait joué
dans les derniers événements[370], il crut pouvoir, par de délicates
flatteries, le rallier à la cause qu’il regardait comme celle de la
vérité et de la justice, et qu’il brûlait de voir triompher.

  [370] «Votre maréchal a tenu une jolie conduite, mandait d’Alembert à
    Voltaire. Son procédé est atroce et abominable; aussi finira-t-il
    aux yeux du public par avoir tout l’odieux et tout le ridicule de
    cette affaire.»

«Permettez-moi de vous dire un petit mot des spectacles, qui sont
nécessaires à Paris et que vous protégez, lui écrivait-il... Est-il
juste qu’on perde tous ses droits de citoyen et jusqu’à celui de la
sépulture, parce qu’on est sous votre autorité? Si quelqu’un peut jamais
avoir la gloire de faire cesser cet opprobre c’est assurément vous, et
Paris vous élèverait une statue comme Gênes. Mais quelquefois les choses
les plus simples et les plus petites sont plus difficiles que les
grandes, et tel homme qui peut faire capituler une armée d’Anglais ne
peut triompher d’un curé[371].»

  [371] 13 mai 1765.

Clairon suivit les conseils de Voltaire; elle refusa de remonter sur le
théâtre tant qu’on n’aurait pas accordé aux comédiens les droits de tous
les citoyens. Elle prétexta l’état de sa santé et demanda son congé. La
tragédienne dans ses _Mémoires_ assure que le duc d’Aumont fit près
d’elle les plus vives instances pour la déterminer à reparaître sur la
scène. «Il m’offrit, dit-elle, de me faire payer par le roi, de ne plus
dépendre d’aucuns supérieurs; de n’avoir plus rien à démêler avec les
Comédiens; de ne jouer que quand bon me sembleroit, sans autre soin que
celui d’écrire à l’assemblée: «Je désire telle pièce pour tel jour.» La
Melpomène fut inflexible.

Voyant l’inutilité de ses efforts, le duc lui promit, si elle restait au
théâtre, de l’aider à relever la comédie de «la honte de
l’excommunication.»

«Je ne dissimulerai point, dit la tragédienne, que je mêlois infiniment
de vanité au désir juste et naturel d’avoir un état plus honnête: mon
talent ne peut s’écrire ni se peindre, l’idée s’en perd avec mes
contemporains, et j’avois lieu de croire que je le constaterois
supérieur même à ce qu’il fut jamais, si j’obtenois la gloire de
surmonter les préjugés de ma nation: le tenter seulement disoit beaucoup
pour moi. J’acceptai.»

Il fut convenu qu’on allait faire les démarches nécessaires et que, si
elles réussissaient, Clairon reprendrait sa place à la Comédie. En
attendant, on lui accorda un congé jusqu’à Pâques, afin qu’elle eût le
temps d’aller à Genève et «de s’y faire raccommoder ce qu’elle avoit de
malade[372]».

  [372] Bachaumont.

Lekain fut encore moins hésitant que sa camarade. Le 15 juin, il
écrivait au duc de Richelieu pour solliciter son congé et il le faisait
en termes aussi fermes que dignes:

«Permettez-moi, Monseigneur, de vous demander pour seule et unique grâce
la permission de me retirer, et d’abandonner un état qui ne peut faire
illusion qu’à des fanatiques, mais que tout homme sage doit regarder
d’un œil plus réfléchi. L’exemple dernier n’a que trop prouvé que cet
état étoit encore la victime d’un préjugé aussi absurde que barbare. Je
sais que vous êtes le maître de disposer de tout: vous m’en avez donné
des preuves convaincantes à la clôture du théâtre de 1761, et nommément
à la rentrée dernière; mais il est un droit que tout citoyen, né dans un
état monarchique, peut et doit réclamer, c’est celui de sa
liberté[373].»

  [373] _Mémoires_ de Lekain.

En même temps il mandait à Garrick: «Je n’ai pas comme Moïse le don de
lire dans les choses à venir, mais, autant que je puis m’y connoître, il
faut que notre établissement ou culbute ou se relève à Pâques prochain;
nous ne pouvons pas demeurer diffamés comme nous le sommes.» Il faisait
ressortir l’étrange différence qui existait entre Paris et Londres, au
point de vue des comédiens: «Vous êtes dans les bonnes grâces de votre
clergé, disait-il à Garrick, et le nôtre nous envoie à tous les diables;
vous êtes votre maître et nous sommes esclaves; vous jouissez d’une
gloire véritable et la nôtre nous est toujours disputée; vous avez une
fortune brillante et nous sommes pauvres: voilà de furieuses
oppositions[374].»

  [374] _Correspondence_ of Garrick.

En apprenant ces projets de retraite, Garrick répondait: «Pauvre Paris!
que je te plains! les Lekain, les Dumesnil[375] et les Clairon ne
peuvent pas être trouvés tous les jours sur le Pont-Neuf, malgré qu’on
le croiroit à la manière dont vos ducs les ont traités[376].»

  [375] Lorsque Garrick vint à Paris, il vit jouer Dumesnil et Clairon.
    «Eh bien! lui demandait-on, comment avez-vous trouvé le jeu des deux
    rivales?» «Il est impossible, répondit-il, de rencontrer une plus
    parfaite actrice que Mlle Clairon.» «Et Mlle Dumesnil, qu’en
    pensez-vous?» «En la voyant, je n’ai pas pu songer à l’actrice:
    c’est Agrippine, c’est Sémiramis, c’est Athalie que j’ai vues!» On
    prétend que Mlle Dumesnil se livrait à la boisson et que,
    lorsqu’elle jouait, «son laquais était toujours dans la coulisse, la
    bouteille à la main, pour l’abreuver.»

  [376] 25 juillet 1765.

Molé demanda également son congé, mais il lui fut formellement refusé,
ainsi qu’à Lekain.

Pour se consoler de ses mésaventures, et pendant que l’on préparait les
négociations qui devaient réhabiliter son état, Clairon fit un voyage
qu’elle projetait depuis fort longtemps; sous prétexte de consulter
Tronchin, elle se rendit à Ferney où Voltaire la reçut comme «dans un
temple où l’encens brûlait pour elle seule». Il donna en son honneur des
fêtes qui sont restées célèbres; la grande actrice, à la demande de son
hôte, consentit à monter sur la scène et à donner quelques
représentations[377]. Son triomphe fut complet et quand elle partit le
patriarche reconnaissant lui adressa des vers débordants d’enthousiasme.
Comme d’Alembert lui reprochait ses exagérations, il lui répondit:
«Croyez, mon cher philosophe, que je ne donnerai jamais à aucun grand
seigneur les éloges que j’ai prodigués à Mlle Clairon; le mérite et la
persécution sont mes cordons bleus.» Il écrivait à d’Argental: «Je sais
bien que j’ai été un peu loin avec Mlle Clairon; mais j’ai cru qu’il
fallait un tel baume sur les blessures qu’elle avait reçues au For
l’Évêque. Plus on a voulu l’avilir et plus j’ai voulu l’élever[378].»

  [377] Voir les détails des brillantes fêtes de Ferney dans la _Vie
    intime de Voltaire aux Délices et à Ferney_. (Paris, Calmann-Lévy.)

  [378] 17 septembre 1765.

Pendant son séjour chez le patriarche, la tragédienne ne perdait pas de
vue le but qu’elle poursuivait depuis plusieurs années avec tant de
ténacité. Ses amis la tenaient fidèlement au courant de tout ce qui se
tramait dans l’ombre et le mystère en faveur de la Comédie. Les conjurés
avaient même déjà choisi celui qui devait plaider leur cause. Bien que
les Comédiens n’aient pas eu la main heureuse en 1761, c’est encore à un
avocat, Me Jabineau de la Voute[379], qu’ils confièrent leurs intérêts.

  [379] Pierre Jabineau de la Voute, né à Étampes en 1721, mort en 1787.

Comme les pénalités infligées à Huerne de la Mothe n’étaient pas de
nature encourageante, Clairon écrivait à Lekain pour l’assurer que leur
avocat ne courrait aucun danger:

  «Ferney, 14 août 1765.»

  «Cela va le mieux du monde, mon cher camarade. Dites à la personne que
  je ne vois pas le moindre risque à courir pour elle; qu’elle ne peut
  jamais être découverte, si elle ne veut pas l’être; et que si par
  hasard elle l’étoit, elle auroit à répondre que nous l’avons exigé,
  vous et moi, comme le service le plus important. Au fait, que
  demandons-nous? Un prétexte pour mettre à couvert et notre honneur et
  notre sensibilité; celui qui nous le fournira, peut-il jamais être
  blâmable? Quand l’injure ne tombe sur aucun particulier, qu’elle
  n’attaque que des préjugés absurdes, qu’on peut avec de la
  plaisanterie seulement ôter à sa nation un ridicule qui la fait
  bafouer de toutes les nations policées et donner à une société qu’on
  opprime une existence qu’elle mérite; quand on n’attaque aucune loi,
  qu’a-t-on à craindre?

  «D’ailleurs on n’ira en avant, sur le point qui le concerne, que
  lorsque toutes les batteries seront bien dressées pour le reste; il ne
  court au moins aucun risque d’être prêt. Si, dans le temps, nous ne
  voyons sûrement pas de probabilités pour le succès, nous n’avons rien
  de mieux à faire que de garder le silence et de jeter tout au feu; et
  nous le ferons. Si nous voyons jour à faire de grandes choses, nous
  irons en avant, et nous lui devrons la plus éternelle
  reconnoissance...

  «Bonjour, mon cher camarade, je joue aujourd’hui _Tancrède_, pour
  notre cher patriarche, qui ne se porte pas trop bien, et qui m’a fait
  jurer par la devise de Tancrède de ne jamais reparoître, que la
  comédie n’eût un état[380].»

  [380] A peu près à la même époque Clairon écrivait à Garrick: «Il faut
    encore que je vous dise que le plus coquin, le plus fourbe, le plus
    méchant des hommes est M. Lekain; ce n’est pas un ouï-dire, j’en ai
    les preuves par écrit de sa main. Cependant, c’est à moi seule qu’il
    doit un quart de plus pour sa femme, une pension du roi pour lui, et
    un certificat sur sa probité, attaquée par un de ses supérieurs même
    et plus que suspectée par les autres.» (_Correspondence_ of
    Garrick.)

Au moment où tout Paris, on pourrait dire toute la France, attendait
avec anxiété le parti qu’allait prendre la «divine Melpomène», parut une
épître charmante, où, sous une forme badine, l’auteur raillait la
comédienne sur son indécision et ses scrupules, mais où en même temps il
la couvrait de fleurs et d’éloges:

    Rentres-tu? ne rentres-tu pas?
    Prononce. Éclaircis ce mystère.
    Quand la gloire te tend les bras
    Pourquoi ferois-tu la sévère?
    On se demande tour à tour:
    «Eh! bien! sait-on quelque nouvelle?
    «L’aurons-nous? reparoîtra-t-elle?
    «Jouera-t-elle au moins pour la cour?»
    C’est une alarme universelle,
    Un deuil qui croît de jour en jour.
    L’Europe entière te rappelle;
    Sourde à sa voix, veux-tu, cruelle,
    Bouder et l’Europe et l’Amour?
    Oui l’Amour, il marche à ta suite,
    Il te doit ses touchants attraits,
    A ta voix il pleure ou s’irrite,
    Ses triomphes sont tes bienfaits,
    Et ta couronne de cyprès
    Est sa parure favorite.
    Allons, il faut prendre un parti,
    Ma Clairon, vois où nous en sommes,
    Plus d’actrices, plus de grands hommes,
    Tout meurt, tout est anéanti,
    Tu mets tout Paris au régime.
    Reprenant ses antiques droits,
    En vain Dumesnil quelquefois
    Pour nous enchanter se ranime,
    En vain Brizard, les sens troublés,
    Vient étaler sur notre scène
    Ses beaux cheveux gris pommelés
    Et son âme républicaine,
    Chevelure, âme, rien ne prend,
    Tous nos jeunes talents succombent,
    L’un sur l’autre les drames tombent,
    Le public ne voit ni n’entend.
    Souveraine, toujours chérie,
    Tes États sont dans l’anarchie;
    Pour rendre encor le mal complet,
    D’un quart la recette est baissée,
    Et Melpomène est éclipsée
    Par le singe de Nicolet.
    Toi seule, à nos vœux indocile,
    Causes les maux dont je gémis.
    Tel jadis le courroux d’Achille
    Fit les malheurs de son pays.
    On dit, oh! la plaisante histoire,
    Que par un scrupule enfantin
    Tu ne veux pas, dois-je le croire?
    Trouver Laïs sur le chemin
    Où tu prends ton vol pour la gloire.
    Ce bruit est faux, je le soutiens.
    Laïs est si bonne personne,
    Elle a des amants la friponne,
    C’est un avoir qui sied fort bien.
    Je suis juste, sois indulgente;
    Il est permis d’être catin
    Depuis dix-huit ans jusqu’à trente,
    Et d’en avoir quitté le train
    On gémit encore à quarante.
    D’ailleurs l’aigle au milieu des airs,
    Planant au-dessus des collines,
    Se jouant parmi les éclairs,
    Du haut de ces routes divines,
    Voit-il à l’ombre des buissons
    Les jeux des mouches libertines
    Et les amours des papillons?
    Ah! j’y suis; tu voudrois détruire
    Ce ridicule préjugé
    Qui, très sottement protégé,
    Fait qu’on flétrit ce qu’on admire;
    Tu voudrois que tout simplement
    Mérope, Alzire, Bérénice,
    Allassent jurer en justice,
    Et qu’on les crût sur leurs serments.
    Tu voudrois sans trop de caprices
    Jouir des mêmes droits que nous,
    Et que Jésus-Christ, mort pour tous,
    Fût aussi mort pour les actrices.
    J’approuve fort de tels désirs,
    Et le pape plein de sagesse
    Devroit, exauçant tes soupirs,
    Te donner pour menus plaisirs
    Le droit de mentir à confesse,
    Dans un de ces étuis sacrés
    Par les dévotes révérés.
    Combien j’aimerois Ariane,
    Moitié sainte, moitié profane,
    A quelques carmes débauchés
    Demandant avec tous ses charmes
    L’absolution de nos larmes
    Et le pardon de nos péchés.
    Je ne puis cacher mes penchants,
    J’aime les dieux du paganisme;
    Ces dieux-là sont de bonnes gens,
    Ils favorisent les talents
    Et proscrivent le fanatisme;
    Clairon, tu leur dois de l’encens,
    Et puisque le christianisme
    N’ose, malgré tes vœux ardents,
    Te compter parmi ses enfants,
    Et t’immole au froid cagotisme,
    Choisis enfin des dieux plus doux,
    Console-toi par notre estime,
    Nous prendrons tes crimes sur nous;
    Sois toujours païenne et sublime,
    Tu feras encor des jaloux.

Cette pièce[381] ne fut pas seule dans son genre; vers la même époque,
un mauvais plaisant publia une épître du pape à Clairon, où le souverain
pontife joignait ses prières à celles de toute la France pour obtenir de
la tragédienne qu’elle renonçât à ses projets de départ.

  [381] Nous avons trouvé ces vers dans la collection Stassaert, à
    l’Académie royale de Bruxelles. Ils ne portent pas de nom d’auteur,
    mais nous croyons ne pas trop nous avancer en les attribuant à
    Colardeau dont ils ont absolument le cachet.

Après plusieurs mois d’absence, Clairon revint à Paris. Sans perdre de
temps, elle s’occupa de la fameuse question qui la préoccupait à tant de
titres. Tous ses amis furent mis en mouvement. Tout le monde s’ingéniait
à trouver une combinaison qui fît enfin rentrer les comédiens dans le
droit commun; les avocats les plus habiles étaient consultés, on
rédigeait consultation sur consultation, mémoire sur mémoire. Jabineau
de la Voute préparait son dossier; des comités se réunissaient à chaque
instant chez la tragédienne dans l’espoir d’arriver à une conclusion
satisfaisante. On s’avisa tout à coup d’un subterfuge assez ingénieux.

Comme nous l’avons déjà dit, l’excommunication qui frappait les
comédiens ne pesait pas sur la Comédie italienne, bien que son genre fût
souvent trivial et bas. L’Opéra se trouvait dans le même cas par une
raison au moins singulière, c’est qu’il ne portait pas le titre d’Opéra,
mais d’Académie royale de musique[382], que ceux qui en faisaient partie
n’appartenaient pas à un théâtre, mais à une académie, et qu’ils
n’étaient pas regardés comme des comédiens.

  [382] «Ce titre, disait J.-J. Rousseau, lui donne le droit de faire la
    plus mauvaise musique de l’Europe et d’empêcher dans toute l’étendue
    du royaume qu’on en fasse de bonne.» On appelait souvent l’Académie
    de musique la «triste veuve».

Déjà en 1761, quand la consultation inspirée par Clairon à Huerne de la
Mothe eut si mal réussi, on avait eu l’idée, pour soustraire les
Comédiens aux censures de l’Église, de substituer au nom de Comédie
française celui d’Académie nationale de déclamation: de cette façon les
acteurs n’étant plus des comédiens, ils se trouvaient sur le même pied
que ceux de l’Opéra, et on ne pouvait leur refuser le même traitement.
Le projet n’aboutit pas.

En 1766, on revint à cette idée d’_Académie nationale de déclamation_ ou
d’_Académie royale dramatique_ et l’on projeta de la faire établir par
lettres patentes enregistrées au Parlement. Les membres de cette
académie auraient joui de leurs droits civils et auraient échappé à
l’excommunication comme leurs confrères de l’Académie de musique. Les
Comédiens prétendaient même avoir trouvé des lettres patentes de Louis
XIII les établissant valets de chambre du roi; on résolut donc de
réclamer de plus en leur faveur le titre de valets de chambre de Sa
Majesté, et pour les actrices celui de femmes de chambre de la reine.

Voltaire, bien entendu, était l’âme de la conjuration. Pendant que
Clairon stimulait à Paris l’activité de ses partisans, le patriarche
envoyait de Ferney note sur note et fournissait ainsi les matériaux du
mémoire destiné à prouver le bien-fondé des réclamations de la troupe
comique.

Jabineau de la Voute s’acquitta avec zèle de la mission qui lui était
confiée, trop de zèle même, car Voltaire, à qui le Mémoire naturellement
fut soumis, dut modérer son enthousiasme et le rappeler avec beaucoup de
bon sens au calme et à la modération: «Je vous prie, lui écrivait-il, de
ne point mettre dans le projet de Déclaration: «Voulons et nous plaît
que tout gentilhomme et demoiselle puisse représenter sur le théâtre,
etc.» Cette clause choquerait la noblesse du royaume. Il semblerait
qu’on inviterait les gentilshommes à être comédiens; une telle
déclaration serait révoltante. Contentons-nous d’indiquer cette
permission, sans l’exprimer... Il faut tâcher de rendre l’état de
comédien honnête et non pas noble[383].»

  [383] 4 février 1766.

Pour bien démontrer combien la condamnation qui pesait sur les comédiens
était ridicule, le patriarche engageait M. de la Voute à rappeler qu’à
Rome les mathématiciens étaient également frappés par la loi: «Cet
exemple, lui mandait-il, me paraît décisif; nos mathématiciens, nos
comédiens ne sont point ceux qui encoururent quelquefois par les lois
romaines une note d’infamie; certainement cette infamie qu’on objecte
n’est qu’une équivoque, une erreur de nom[384].» Autrement il faudrait
excommunier l’Académie des sciences.

  [384] 4 février 1766.

Ne doutant plus du succès, Voltaire calculait déjà avec ravissement
toutes les conséquences du changement qui se préparait.

«Je renvoie à mes divins anges, écrit-il aux d’Argental, le Mémoire de
M. de la Voute pour les Comédiens. La tournure que vous avez prise est
très habile. La Déclaration du roi sera un bouclier contre la
prêtraille; elle sera enregistrée, et quand les cuistres refuseront la
sépulture à un citoyen, pensionnaire du roi, on leur lâchera le
Parlement.»

En même temps il recommandait à Clairon de ne pas se laisser leurrer par
de vaines promesses et de rester inébranlable dans sa retraite tant que
la Déclaration du roi érigeant la Comédie française en Académie
dramatique n’aurait pas été formellement accordée et enregistrée.
L’enthousiasme du patriarche était au comble, il touchait enfin au but
si ardemment poursuivi depuis tant d’années.

«Ce sera une grande époque dans l’histoire des beaux-arts, s’écrie-t-il,
je ne vois nul obstacle à cette Déclaration; elle est déjà minutée. J’ai
été la mouche du coche dans cette affaire. J’ai fourni quelques passages
des anciens jurisconsultes en faveur des spectacles, et j’en suis encore
tout étonné[385].»

  [385] 12 février, à Mlle Clairon.

Jugeant la cause gagnée, Voltaire prenait bien vite les devants pour
s’attribuer le beau rôle; il y avait droit en effet, mais un peu moins
d’empressement et un peu plus de modestie n’eussent pas été inutiles,
comme on ne tardera pas à le voir.

Au moment où tout le monde vivait dans l’attente du grand événement, le
solitaire de Ferney adressait à sa «chère Melpomène» une requête que
nous nous ferions scrupule de ne pas reproduire, car elle empruntait aux
circonstances un caractère vraiment des plus plaisants. Voltaire
recourant à l’influence d’une excommuniée pour obtenir une cure en
faveur d’un de ses protégés serait assurément un spectacle fort
inattendu, si cette époque, fertile en contrastes, ne nous en ménageait
de tous les genres.

Il écrivait à Clairon:

«Un drôle de corps de prêtre du pays de Henri IV, nommé Doléac,
demeurant à Paris sur la paroisse Sainte-Marguerite, meurt d’envie
d’être curé du village de Cazeaux. M. de Villepinte donne ce bénéfice.
Le prêtre a cru que j’avais du crédit auprès de vous et que vous en
aviez bien davantage auprès de M. de Villepinte; si tout cela est vrai,
donnez-vous le plaisir de nommer un curé au pied des Pyrénées à la
requête d’un homme qui vous en prie au pied des Alpes. Souvenez-vous que
Molière, l’ennemi des médecins, obtint de Louis XIV un canonicat pour le
fils d’un médecin.

«Les curés, qui ont pris la liberté de vous excommunier, vous
canoniseront, quand ils sauront que c’est vous qui donnez des cures...
Je voudrais que vous disposassiez de celle de Saint-Sulpice.

«Je ne sais pas quand vous remonterez sur le jubé de votre paroisse.
Vous devriez choisir, pour votre premier rôle, celui de lire au public
la Déclaration du roi en faveur des beaux-arts contre les sots; c’est à
vous qu’il appartient de la lire[386].»

  [386] 30 mars 1766.

Cependant le travail de Jabineau de la Voute n’eut pas le succès espéré.
M. de Saint-Florentin, circonvenu de tous côtés, avait consenti à s’en
charger et à le présenter au roi. Il le lut en effet à une réunion du
conseil, mais quelqu’un fit observer que les privilèges accordés aux
comédiens par Louis XIII n’ayant pas été révoqués, il ne tenait qu’à eux
de les faire valoir dans l’occasion. Quant au roi, il dit à M. de
Saint-Florentin: «Je vois où vous voulez en venir; les comédiens ne
seront jamais sous mon règne que ce qu’ils ont été sous celui de mes
prédécesseurs; qu’on ne m’en reparle plus.»

C’est ainsi qu’échouèrent les projets si savamment et si laborieusement
préparés.

Fidèle à sa promesse, Clairon ne reparut plus sur la scène[387]. En vain
une députation de la Comédie française vint-elle la supplier de se
laisser fléchir, la grande actrice fut inébranlable[388]. «La jalousie
de mes camarades, dit-elle dans ses _Mémoires_, la folle et barbare
administration de mes supérieurs, la facilité que trouvent toujours les
méchants à faire de ce public si respectable une bête brute ou féroce à
volonté, la réprobation de l’Église, le ridicule d’être Français sans
jouir des droits de citoyen, le silence des lois sur l’esclavage et
l’oppression des comédiens, m’avoient fait trop sentir la pesanteur, le
danger et l’avilissement de mes chaînes pour que je consentisse à les
porter plus longtemps.» Et elle ajoutait modestement: «Le moment de ma
liberté m’a paru le plus précieux de ma vie. Rentrée dans tous mes
droits de citoyenne, je me contente de déplorer le malheur de ceux qui
sont encore dans l’esclavage; je me tais et me console, en lisant
Épictète, de tous les hasards de la nature et du sort.»

  [387] Elle n’avait que quarante-deux ans. On ne la revit plus qu’à la
    cour et chez quelques grands seigneurs.

  [388] On craignait que son départ ne causât la ruine du théâtre;
    cependant on ne la voyait pas souvent sur la scène; un jour ses
    camarades lui reprochant ses absences, elle leur répondit avec
    orgueil: «Il est vrai que je ne joue pas fréquemment, mais une de
    mes représentations vous fait vivre pendant un mois.»

Voltaire éprouva la plus amère déception en apprenant le peu de succès
de ses combinaisons. Il se consola en couvrant d’éloges la conduite de
Clairon. «Je ne puis, écrivait-il à Mme d’Argental, blâmer une actrice
qui aime mieux renoncer à son art que de l’exercer avec honte. De mille
absurdités qui m’ont révolté depuis cinquante ans, une des plus
monstrueuses, à mon avis, est de déclarer infâmes ceux qui récitent de
beaux vers, par ordre du roi. Pauvre nation, qui n’existe actuellement
dans l’Europe que par les beaux-arts et qui cherche à les
déshonorer[389].»

  [389] 18 avril 1766.

Le duc de Richelieu, malgré les pressantes instances du patriarche, ne
s’était pas montré favorable aux demandes des Comédiens. Quand la
négociation eut échoué, le philosophe écrivit spirituellement à son
vieil ami: «Je suis bien fâché pour le public et pour les beaux-arts que
vous protégez de voir le théâtre privé de Mlle Clairon, lorsqu’elle est
dans la force de son talent. J’y perds plus qu’un autre, puisqu’elle
faisait valoir mes sottises... Elle a renoncé à l’excommunication, et
moi aussi, car j’ai pris mon congé. Il n’y a que vous qui restez
excommunié, puisque vous restez toujours premier Gentilhomme de la
chambre disposant souverainement des œuvres de Satan. Il est clair que
celui qui les ordonne, est bien plus maudit que les pauvres diables qui
les exécutent[390].»

  [390] 17 mai 1766.

Le premier soin de Clairon après avoir quitté le théâtre, et être ainsi
rentrée dans le giron de l’Église, fut de jouir avec éclat des droits
qui lui avaient été si longtemps refusés; elle saisit avec empressement
l’occasion de se montrer un dimanche à l’église de Saint-Sulpice. «Vous
m’enchantez de me dire que Mlle Clairon a rendu le pain bénit, mande
Voltaire à d’Alembert, on aurait bien dû la claquer à Saint-Sulpice. Je
m’y intéresse d’autant plus, moi qui vous parle, que je rends le pain
bénit tous les ans avec une magnificence de village[391].»

  [391] 1er juillet 1766.

Il faut bien le dire, si les comédiens avaient trouvé de chaleureux
appuis, le roi en repoussant leur demande, se faisait l’interprète de
l’opinion publique, qui ne pouvait concevoir qu’un comédien devînt
l’égal de tous les citoyens.

«Quelle étoit donc leur prétention, s’écrie Collé, faisant allusion aux
récentes et infructueuses tentatives, d’être déclarés citoyens? Ils le
sont, mais comme il est juste, dans un ordre inférieur aux autres...
Quand les comédiens auroient obtenu des lettres patentes du roi pour
être au niveau des autres citoyens, quand ces lettres auroient été
enregistrées au Parlement, le roi et le Parlement auroient-ils par là
détruit l’opinion publique? En seroient-ils restés moins infâmes dans
l’idée de toute notre nation? En supposant même que ce soit un préjugé,
son extinction peut-elle être opérée par des lettres patentes et par
l’arrêt qui les enregistre?»

Non content de témoigner aux «histrions» en quelle piètre estime il les
tient, Collé éprouve encore le besoin de rabaisser leur art et la façon
dont ils l’exercent en empruntant au règne animal les moins obligeantes
comparaisons.

«J’ai, dit-il, quelques petites observations à faire sur ce titre
ambitieux d’_Académie dramatique_; les perroquets, sous le prétexte
qu’ils rendent les idées des hommes en les estropiant, ont-ils jamais pu
porter leurs prétentions jusqu’à être déclarés hommes, et à nous vouloir
faire croire qu’ils pensent? La plus grande partie des comédiens est
dans le cas de ces petits oiseaux charmants, et plus souvent encore dans
la classe des singes, par leur imitation, leur libertinage et leur
malfaisance[392].»

  [392] Collé, avril 1766.

Et l’auteur se félicite en terminant que le gouvernement ait eu la
sagesse de repousser un projet dont la réalisation n’aurait fait
qu’augmenter la corruption des mœurs.

Le préjugé contre les comédiens était si fort, si enraciné, que Voltaire
lui-même, qui s’en moquait avec tant d’esprit, en subissait l’influence.
En 1761, dans un de ces accès de sensibilité assez fréquents chez lui,
le patriarche avait adopté une nièce[393] du grand Corneille. En 1763,
grâce à l’intermédiaire des d’Argental et de Mlle Clairon, il fut
question d’un mariage pour la jeune fille. Les négociations étaient déjà
assez avancées lorsque Voltaire apprit que le futur, M. de Cormont, se
trouvait dans une situation de fortune plus que précaire. Le mariage fut
rompu.

  [393] A proprement parler, Mlle Corneille était la petite-fille d’un
    oncle du grand Corneille.

«Toute cette aventure a été assez triste, écrit le philosophe à
d’Argental. Il est vraisemblable que M. de Cormont a toujours caché à M.
de Valbelle et à Mlle Clairon l’état de ses affaires, sans quoi nous
serions en droit de penser que ni l’un ni l’autre n’ont eu pour nous
beaucoup d’égards. Nous serions d’autant plus autorisés dans nos
soupçons, que Mlle Clairon ayant dit qu’elle allait marier Mlle
Corneille, Lekain nous écrivit qu’elle épousait un comédien et nous en
félicitait. J’estime les comédiens quand ils sont bons, et je veux
qu’ils ne soient ni infâmes dans ce monde, ni damnés dans l’autre; mais
l’idée de donner la cousine de M. de la Tour du Pin à un comédien est un
peu révoltante, et cela paraissait tout simple à Lekain[394].»

  [394] 10 janvier 1763.

Cette question de la réhabilitation des acteurs avait fait tellement de
bruit que tout le monde s’en occupait et que les combinaisons les plus
étranges germaient dans certaines têtes.

Pour remédier «à l’inconvénient de la roture et de l’infamie des gens de
théâtre», un auteur demandait sérieusement qu’on n’admît dans les
troupes comiques que des gentilshommes ou des demoiselles bien titrées,
à l’imitation des chapitres de Lyon, de Strasbourg, de Remiremont, et de
l’Ordre de Malte[395].

  [395] Fréron, _Année littéraire_, 8 octobre 1760.

En 1769, une idée non moins ridicule fut mise en avant. Dans sa
_Dissertation sur les spectacles_, M. Rabelleau insistait pour qu’on fît
de la profession de comédien une espèce de milice que chaque citoyen
serait obligé d’exercer avant d’être admis à aucune charge publique à la
cour, dans le ministère et dans la magistrature. L’auteur reprochait aux
comédiens d’être la cause de la corruption des théâtres, et en modifiant
le recrutement il espérait moraliser la scène et les coulisses.
Malheureusement cet ingénieux projet n’eut pas de suite.




XX

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

SOMMAIRE: Passion générale pour les spectacles.--Scènes
particulières.--Le clergé se montre au théâtre.--Succès des comédiens
dans le monde.--Leur intimité avec la noblesse.--Flatteries dont ils
sont l’objet.--Leurs bonnes fortunes.--Maladie de Molé.


Après les incidents que nous venons de raconter, les comédiens
comprirent qu’ils n’avaient plus rien à espérer; ils se résignèrent donc
et courbèrent la tête sous le double anathème qui les frappait.

Il est vraiment étrange que l’opinion publique se soit montrée si
hostile à leur réhabilitation. C’est en effet à l’époque où le préjugé
attaché à leur profession règne avec le plus de force; c’est à l’époque
où les condamnations civiles et canoniques pèsent sur eux le plus
durement, que le théâtre et ses interprètes jouissent d’une vogue
incomparable.

Voyons quel accueil recevaient dans le monde et même près du clergé ces
hommes hors la loi et excommuniés, voyons comment on traitait «l’art
funeste» qu’ils exerçaient.

Le goût des spectacles est devenu dominant en France. Les théâtres
publics ne suffisant plus à l’enthousiasme général, les scènes de
société se multiplient; à la cour, à l’armée, dans les châteaux, dans
les couvents, dans les maisons particulières, partout la fièvre
dramatique sévit avec intensité. «La fureur incroyable de jouer la
comédie gagne journellement, dit Bachaumont, et malgré le ridicule dont
l’immortel auteur de la _Métromanie_ a couvert tous les histrions
bourgeois, il n’est pas de procureur qui, dans sa bastide, ne veuille
avoir des tréteaux et une troupe[396].»

  [396] _Mémoires secrets_, 17 novembre 1770.

Mme de Pompadour a donné l’exemple en créant le théâtre des
Petits-Cabinets en 1747. Comédie, vaudeville, opéra, ballet, tous les
genres y figurent successivement, et la favorite s’y fait applaudir par
la finesse de son jeu et l’éclat de son chant. La plus haute noblesse
interprète les rôles; les ducs de Chartres, d’Ayen, de Coigny, de Duras,
de Nivernais, de la Vallière, jouent avec le plus grand succès; la
duchesse de Brancas, la marquise de Livry, Mme de Marchais donnent la
réplique à la royale courtisane.

A Bagnolet, chez le duc d’Orléans, les représentations sont
continuelles. Le duc excelle dans les rôles de paysan et de financier;
sa maîtresse, Mme de Montesson, déploie un véritable talent et l’on
s’accorde à dire qu’elle ne serait pas déplacée à la Comédie française.
La marquise de Crest, la comtesse de Lamarck, le vicomte de Gand, le
comte de Ségur, le comte de Bonnac-Donnezan, forment la troupe
habituelle. C’est à Bagnolet que l’on joue pour la première fois _le Roi
et le Meunier_ et la _Partie de Chasse de Henri IV_, de Collé[397].

  [397] Collé composait pour le théâtre de Bagnolet des pièces d’une
    grivoiserie extrême et qu’il eût été impossible de présenter sur un
    théâtre public. La _Partie de chasse_ fut jouée cependant, mais
    interdite aussitôt; il est vrai qu’on la donna en province, où les
    échevins, chargés de la police et des spectacles, se montraient
    moins sévères. Collé composa encore pour la scène de Bagnolet _le
    Berceau_, tirée d’un conte de la Fontaine. Il y avait trois lits sur
    le théâtre pour six personnes. La pièce fut accueillie avec beaucoup
    de froideur; c’est ce qui engagea un des spectateurs à dire au duc
    d’Orléans: «Monseigneur, je crois qu’il faudrait bassiner tous ces
    lits-là.»

On peut encore citer les théâtres du prince de Conti au Temple et à
l’Isle-Adam, de la duchesse de Bourbon à Chantilly, de la duchesse de
Mazarin à Chilly, du maréchal de Richelieu à l’hôtel des Menus, etc.,
etc.; la liste en est innombrable. A Paris seulement on comptait plus de
160 scènes particulières.

Toutes les classes de la société étaient envahies par cette manie du
théâtre. La Popelinière donnait dans son magnifique château de Passy des
fêtes qui sont restées célèbres. Qui ne se rappelle les représentations
de la _Chevrette_ où Mme d’Épinay brillait d’un si vif éclat et où
Rousseau fit ses débuts. M. de Magnanville, qui succéda aux d’Épinay,
hérita de leur goût pour l’art dramatique.

Les courtisanes en renom auraient cru déroger en ne se mettant pas au
goût du jour. Les demoiselles Verrières, «les Aspasies du siècle»,
avaient théâtre à la ville et à la campagne; les représentations
qu’elles donnaient attiraient une énorme affluence et l’on voyait chez
elles toute la haute société; il y avait même des loges grillées pour
les grandes dames et les abbés qui, par un reste de pudeur, voulaient
voir sans être vus. Colardeau, Laharpe fournissaient les pièces inédites
qu’interprétaient les amis de la maison. Les théâtres de la Guimard,
dirigés par Carmontelle, ne jouissaient pas d’une moins grande
réputation.

Cette rage dramatique avait pris de telles proportions qu’on voyait dans
les garnisons des officiers jouer la comédie pour se distraire et même
figurer avec des actrices. Ils firent plus encore; désireux de déployer
leurs talents à Paris, ils louèrent la salle d’Audinot aux boulevards et
y jouèrent deux opéras comiques, _le Déserteur_ et _les Sabots_[398].
Mais le duc de Choiseul, trouva la plaisanterie fort indécente, et il
fut à l’avenir interdit à tout officier de paraître sur les scènes de
société[399].

  [398] Le 19 décembre 1770.

  [399] Cette interdiction fut prononcée en 1772 par le marquis de
    Monteynard, ministre de la guerre.

Les comédies dans les collèges avaient continué avec le plus grand
succès depuis la Régence, mais en 1765, peu après l’expulsion des
jésuites, le Parlement, redoutant pour la jeunesse le goût des
distractions mondaines, défendit formellement aux écoliers de
représenter ni comédie ni tragédie[400]. L’arrêt fut peu respecté. Les
séminaires, les communautés religieuses, les couvents même de jeunes
filles[401], donnaient fréquemment des représentations dramatiques.

  [400] Article 49 de l’arrêt du Parlement du 29 janvier 1765 portant
    règlement pour les collèges.

  [401] A l’Abbaye-aux-Bois on jouait _Polyeucte_, _Esther_, le _Cid_,
    la _Mort de Pompée_; on donnait le ballet d’_Orphée et Eurydice_,
    etc., interprétés par les pensionnaires. (_Histoire d’une grande
    dame au dix-huitième siècle_, par Lucien Perey, 1887.)

L’enthousiasme excessif que l’on éprouvait pour les théâtres
particuliers s’explique fort aisément. Outre l’agrément de jouer la
comédie entre soi et de déployer sur la scène des talents variés, on
pouvait encore, grâce à cette ingénieuse innovation, donner des
spectacles même dans les temps défendus, et alors que les théâtres
publics étaient rigoureusement fermés. De plus, on pouvait y représenter
des pièces d’une extrême licence et que la police n’aurait jamais
tolérées sur une scène publique. La grivoiserie, qui faisait le fond du
répertoire de société, devenait un attrait de plus et donnait une vogue
immense à ce genre de spectacle[402].

  [402] L’archevêque de Paris, M. de Beaumont, fit interdire cependant à
    plusieurs reprises certaines représentations par trop scandaleuses.
    Cette intervention de l’Église jusque dans le domicile privé est à
    signaler.

La plus brillante société se pressait à ces réunions; grands seigneurs,
grandes dames, y accouraient en foule, et les membres du clergé ne s’y
montraient pas les moins assidus. Il en résultait même quelquefois pour
eux des mésaventures assez fâcheuses, mais elles n’avaient pas le don de
leur inspirer plus de retenue[403]. A un spectacle particulier chez la
comtesse d’Amblimont, assistaient plusieurs prélats et parmi eux
l’évêque d’Orléans, M. de Jarente, qui tenait la feuille des bénéfices.
Le duc de Choiseul lui présenta deux jeunes abbés en le priant d’écouter
leur requête; l’évêque, séduit par la grâce et la réserve des
postulants, leur promit tout ce qu’ils demandaient, et avant de les
quitter leur donna une fraternelle accolade. Mais quelle fut sa
stupéfaction en revoyant quelques instants plus tard sur la scène deux
actrices charmantes qui ressemblaient à s’y tromper à ses protégés. Une
petite parade où sa méprise était racontée et les rires de l’assistance,
qu’on avait mise dans la confidence, ne lui laissèrent bientôt plus le
moindre doute[404]. Il fut le premier à rire de la raillerie[405].

  [403] A une époque où les évêchés se distribuaient comme les régiments
    et où la vocation était la chose dont on s’occupait le moins, on ne
    peut trouver étonnant de voir la conduite des prélats ne pas
    différer sensiblement de celle des grands seigneurs.

  [404] Tout Paris sut l’aventure; on en fit une farce intitulée le
    _Ballet des abbés_; elle fit rage sur les théâtres particuliers.

  [405] M. de Jarente ne se contentait pas d’aimer le théâtre, il aimait
    aussi ses interprètes, et il prodigua à la Guimard des preuves
    indiscutables du vif intérêt qu’il lui portait. On prétend même
    qu’il l’enrichit des deniers de la feuille des bénéfices. La
    danseuse était fort maigre; c’est ce qui faisait dire à Sophie
    Arnould: «Je ne sais pas comment cette chenille est si maigre; elle
    vit cependant sur une si bonne feuille.»

Le clergé, on le voit, n’avait pas résisté à la contagion, mais ce
n’était pas seulement dans les spectacles de société qu’il se montrait,
on le rencontrait aussi aux théâtres publics.

«On a beau le défendre, dit un auteur du temps, peut-on espérer que le
clergé n’ira point au spectacle, lorsque de toutes parts on lui en ouvre
l’entrée, on lui en fournit l’occasion, on l’invite, on le presse, on le
force presque d’y venir? A Paris, le monde a formé dans le clergé une
foule d’élèves intrépides et aguerris contre les bienséances, les canons
et la religion. Qui connoît mieux les anecdotes théâtrales, qui y
fournit plus de matière, qui lit plus régulièrement les pièces, juge
plus hardiment, prononce plus décisivement, qui sent, qui goûte mieux le
jeu des acteurs et les grâces des actrices, que ceux que leur état
devroit y rendre les plus étrangers? Pour les pièces de communauté ou de
collège, ce sont les spectateurs les plus bénévoles et les meilleurs
acteurs.»

Pendant tout le dix-huitième siècle les abbés tonsurés fréquentent
régulièrement l’Opéra et la Comédie. Tous cependant n’osaient pas s’y
montrer, et beaucoup prenaient un déguisement pour s’y rendre. L’abbé de
Montempuis y fut rencontré en demoiselle et puni par l’interdiction et
l’exil. D’autres s’y rendaient dans des loges grillées où ils se
trouvaient à l’abri des regards curieux et malins; ils évitaient ainsi
les railleries que les spectateurs ne leur ménageaient pas. Les
anecdotes sur les rapports des abbés et du parterre abondent.

Un soir, à l’Opéra, un abbé, escortant deux jeunes et jolies femmes, se
fait ouvrir la loge du maréchal de Noailles, qui passait pour malheureux
à la guerre. A peine sont-ils installés que le maréchal se présente et
réclame sa loge; une altercation s’élève, lorsque tout à coup l’abbé
s’adressant au parterre, qui suivait la discussion avec intérêt,
s’écrie: «Messieurs, je vous fais juges de la question. Voici M. le
maréchal de Noailles qui n’a jamais pris de places et qui veut
aujourd’hui prendre la mienne? Dois-je lui céder?» «Non, non», répond le
parterre enchanté de la raillerie, et le maréchal sifflé est contraint
de se retirer.

A une représentation d’_Abdilly_, de Mme Riccoboni, le parterre aperçut
un abbé aux premières loges et se mit à dire: «A bas monsieur l’abbé, à
bas!» Comme la clameur augmentait, l’interpellé se leva et dit fort
poliment: «Pardon, messieurs, mais la dernière fois que je fus me placer
parmi vous, on me vola ma montre; j’ai mieux aimé payer ma place plus
cher et moins risquer.» Le parterre n’insista pas.

A la première de _Brutus_, un abbé s’était placé sur le devant d’une
loge, bien qu’il y eût des dames derrière lui. Le parterre galant
s’indigna du procédé et s’écria avec persistance: «Place aux dames! à
bas la calotte!» A la fin, impatienté, l’abbé prit sa calotte et la jeta
au milieu du parterre en disant: «Tiens, la voilà la calotte, tu la
mérites bien!» Et le parterre d’applaudir.

On s’explique difficilement comment une société qui éprouvait pour le
théâtre une passion aussi violente, et qui lui accordait une si large
place dans son existence, pouvait infliger à ses interprètes les
traitements humiliants et rigoureux dont nous avons fait un rapide
exposé.

Mais tout était contradiction à cette époque; ces mêmes hommes qu’on
excommuniait et qu’on traitait en parias, jouissaient en même temps d’un
incroyable crédit et étaient l’objet d’un engouement qui dépasse toute
description. L’un n’était pas plus justifié que l’autre, et l’on peut
dire à bon droit qu’ils ne méritaient

    Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Les illustres comédiens qui succédèrent à Baron dans la première moitié
du dix-huitième siècle ne jouirent pas dans la société d’une situation
inférieure à celle qu’il avait occupée. Mlle Quinault[406] réunissait à
sa table tout ce que la noblesse et la littérature comptaient de
célébrités. Son salon, où se rencontraient les encyclopédistes, fut
longtemps fort à la mode; on y voyait parmi les plus fidèles Voltaire,
Marivaux, le comte de Caylus, d’Alembert, J.-J. Rousseau, etc.

  [406] Jeanne-Françoise Quinault (1699-1783) se retira du théâtre en
    1741. Elle est restée célèbre par ses dîners du _bout du banc_. Elle
    mourut dans son salon en causant et, suivant l’expression de J.
    Janin, «ensevelie dans ses dentelles».

Adrienne Lecouvreur était tellement recherchée de la bonne société
qu’elle ne pouvait suffire aux invitations qu’elle recevait, et qu’elle
se plaignait que les duchesses, par leurs assiduités, vinssent troubler
sa vie paisible et retirée. Sa maison était le rendez-vous des hommes
les plus remarquables dans les lettres, dans les arts, dans les armes.
Elle possédait à la cour une véritable influence, qu’elle employait au
service de ses amis.

Un critique de l’époque a spirituellement dépeint l’ardente curiosité
qu’excitaient les gens de théâtre.

«Les papiers publics en font chaque semaine une honorable mention; les
Mercures, les affiches, les journaux, les feuilles de Desfontaines, de
Fréron, de la Porte, transmettent à la postérité les événements
importants du monde dramatique; on célèbre le début d’une actrice, les
hommages poétiques de ses amants, les compliments d’ouverture et de
clôture[407]; on détaille avec soin les beautés, les défauts, les
succès, les revers de chaque pièce; on en présente à toute la France de
longs morceaux avec les noms fameux de Valère et de Colombine. Ces
histoires intéressantes sont lues avec avidité et c’est la seule partie
de ces feuilles que parcourt la moitié des lecteurs... Ajoutons cette
foule d’almanachs, de tablettes, d’histoires, de dictionnaires de
théâtre, cette inondation de programmes et d’affiches qui parent les
carrefours et arrêtent les passants par leurs couleurs et leurs
vignettes, ces listes innombrables d’acteurs, de danseurs, de sauteurs,
de chanteurs, qui apprennent au public, comme une chose de la dernière
importance, qu’un tel a joué le rôle de Scaramouche, une telle celui de
soubrette, que celui-ci a chanté une ariette, celui-là dansé un pas de
trois[408]. Les affaires de l’État n’occupèrent jamais tant
d’imprimeurs, de colporteurs et de lecteurs. Il y a cinquante ans que le
seul soupçon d’une fortune si éclatante eût été pris pour une injure; on
rendait encore justice au métier de comédien, on le méprisait;
aujourd’hui, c’est un état brillant dans le monde: un acteur est un
homme de conséquence, ses talents sont précieux, ses fonctions
glorieuses, son ton imposant, son air avantageux; on est trop heureux de
l’avoir, on se l’arrache. Les pièces dramatiques font les délices des
gens de goût, nulle fête n’est bien solennisée sans elles; un gazetier
raconte sans rougir, mais non pas sans rire: «On a assisté au _Te Deum_,
à la messe, au sermon; de là, on est allé à la Comédie.»

  [407] Au commencement et à la fin de l’année théâtrale, il était
    d’usage de faire adresser un compliment au public par un des
    acteurs. Cette vieille coutume subsista jusqu’en 1791.

  [408] Ce n’est cependant qu’en 1791 que l’on prit l’habitude
    d’afficher les noms des acteurs qui jouaient dans la représentation
    du soir.

Cette passion effrénée pour le spectacle amena forcément des rapports
constants entre les comédiens et la noblesse, la bourgeoisie, la
finance. Non seulement toutes ces troupes nobles ou bourgeoises,
remplies d’inexpérience et d’ignorance, devaient sans cesse recourir à
la science des comédiens, mais fort souvent encore elles étaient
obligées de confier certains rôles trop importants ou trop difficiles à
des artistes de profession. La promiscuité devint bientôt complète, et
l’on vit les représentants les plus illustres de la noblesse française
figurer sur la scène avec les interprètes ordinaires de Voltaire et de
Molière, on vit les femmes les plus titrées donner sans vergogne la
réplique aux actrices de la Comédie française et de l’Opéra.

En dehors même du prestige et de la séduction toujours exercée par les
gens du théâtre sur les gens du monde, ces rapports de tous les jours
amenaient une intimité forcée et une familiarité qui devint promptement
excessive. Ces excommuniés, ces «histrions» frappés d’infamie et hors la
loi, n’avaient pas de meilleurs amis que les membres de l’aristocratie
et ils en recevaient sans cesse des témoignages d’estime et d’affection.

Le roi les comble de cadeaux; à chaque instant il leur accorde des
pensions sur sa cassette particulière; son exemple est suivi par plus
d’un grand seigneur; le prince de Condé donne plus de 50 000 livres à la
seule troupe des Français. Richelieu offre à Molé un costume qui valait
10 000 livres. Le baron d’Oppède fait présent à Fleury[409] d’un habit
qu’il n’avait porté qu’une fois et qu’il avait payé 18 000 livres. Lors
de ses débuts à la Comédie française, Mlle Raucourt reçoit de Mme du
Barry un magnifique costume de théâtre. Les princesses de Beauvau, de
Guéménée, la duchesse de Villeroy, imitent l’exemple de la favorite.
Presque toutes les dames de la cour envoient à la jeune comédienne les
robes merveilleuses qu’elles avaient portées aux fêtes du mariage du
Dauphin. Ces dons, qui de nos jours pourraient paraître singuliers,
étaient au contraire fort appréciés et n’impliquaient aucune idée
fâcheuse.

  [409] Fleury, comédien français (1751-1822).

Mlle Clairon, qui régnait en souveraine reconnue et respectée de la
Comédie française, reçut des honneurs qui auraient troublé et fait
sombrer une modestie plus solide encore que la sienne. Non seulement
elle voyait toute la cour à ses pieds, les hommes de lettres la couvrir
d’éloges et de fleurs, Voltaire lui-même en des vers éloquents
transmettre à la postérité l’admiration qu’elle lui inspirait, mais
encore de grandes dames, telles que la duchesse de Villeroy, la
princesse Galitzin[410], la princesse Radziwill, Mme de Sauvigny, etc.,
se faire un titre de gloire de son amitié, et Mme Necker, l’austère Mme
Necker elle-même, ne lui ménager ni les caresses ni les flatteries.

  [410] Femme du ministre plénipotentiaire de Russie à la cour de
    Vienne.

Elle dominait sur la littérature comme au théâtre. N’est-ce pas chez
elle qu’au milieu d’une auguste réunion a lieu, en 1772, l’apothéose de
Voltaire? Vêtue en prêtresse d’Apollon et voilée de l’antique péplum,
elle se présente une couronne de lauriers à la main; puis après avoir
récité avec l’air de l’inspiration et le ton de l’enthousiasme une ode
de Marmontel, elle couronne en grande pompe le buste du solitaire de
Ferney. Et le vieux philosophe ravi de tant d’honneurs riposte aussitôt:

    Les talents, l’esprit, le génie,
    Chez Clairon sont très assidus;
    Car chacun aime sa patrie.
    . . . . . . . . . . . . . . . .
    Vous avez orné mon image
    Des lauriers qui croissent chez vous;
    Ma gloire en dépit des jaloux
    Fut en tous les temps votre ouvrage.

On épuisa pour elle toutes les formes de l’adulation. Le fameux Garrick
fit graver une estampe où elle était représentée recevant de Melpomène
une couronne de lauriers; comme légende se trouvait ce quatrain:

    J’ai prédit que Clairon illustreroit la scène,
      Et mon espoir n’a point été déçu;
        Elle a couronné Melpomène,
    Melpomène lui rend ce qu’elle en a reçu.

Les fanatiques de l’actrice firent aussitôt frapper des médailles
d’après l’estampe de Garrick, et ils instituèrent «l’ordre de la
Médaille» dont ils se décorèrent[411].

  [411] Bachaumont.

La princesse Galitzin chargea Carle van Loo de peindre la tragédienne en
Médée, traversant les airs sur son char magique, et montrant à son
perfide époux ses enfants égorgés à ses pieds. Le tableau terminé, elle
en fit don à son amie et il fut exposé au salon du Louvre, à côté de
ceux de la famille royale. Le roi, voulant également accorder à Clairon
un témoignage de sa satisfaction, ordonna que le tableau serait gravé à
ses frais et il lui fit cadeau de la planche[412]. Quand l’estampe
parut, ce fut une véritable fureur pour la posséder, bien qu’elle coûtât
un louis.

  [412] Il donna également à l’actrice un cadre magnifique et qui
    coûtait plus de cinq mille livres. Plus tard le cadre et le tableau
    furent offerts au margrave d’Anspach, par Clairon elle-même.

Paris était inondé d’épîtres, d’odes, de stances à la gloire de
l’actrice, et ses admirateurs, désireux de transmettre à la postérité un
monument durable de leur enthousiasme, firent composer un recueil de
tout ce qui avait été écrit et fait en son honneur.

Ce n’était pas seulement à la ville que les gens de théâtre
recueillaient ces témoignages éclatants de la faveur dont ils étaient
l’objet; au cours de leurs représentations, on ne leur ménageait ni les
encouragements ni les applaudissements: «Les moindres lueurs de talents
qu’ils annoncent, dit M. de Querlon, excitent une chaleur qui fait
assiéger toutes les entrées du théâtre avec un empressement forcené, ou
plutôt avec une fureur que les gens rassis ne peuvent considérer sans
étonnement[413].»

  [413] Déjà à cette époque les billets faisaient l’objet d’un commerce
    qui soulevait les plus violentes réclamations. On lit dans les
    _Anecdotes dramatiques_ à propos de la première représentation de
    _Timoléon_ (1764): «Les jours de pièces nouvelles, il se commet un
    monopole criant sur les billets du parterre. Il est de fait
    qu’aujourd’hui, à _Timoléon_, on n’en a pas délivré la sixième
    partie au guichet. On voyoit de toutes parts les garçons de café,
    les Savoyards, les cuistres du canton, rançonner les curieux, et
    agioter sur nos plaisirs. Les plus modérés vouloient tripler leur
    mise, et le taux de la place étoit depuis trois livres jusqu’à six
    francs. Le magistrat qui préside à la police ignore sans doute ce
    désordre qui ne peut provenir que d’une intelligence sourde entre
    les subalternes de la Comédie et les agents de leur cupidité.»

Lorsque Lekain parut pour la première fois sur la scène française, il
souleva un enthousiasme indescriptible et en même temps des
protestations sans nombre: «Tout Paris, dit Grimm, a pris parti pour ou
contre et s’est passionné pour cet acteur comme on se passionnait
autrefois à Rome pour les pantomimes.»

Les débuts de Mlle Raucourt[414] plongèrent Paris dans une véritable
ivresse. La jeune actrice était à peine âgée de dix-sept ans, grande,
bien faite, de la figure la plus intéressante; son jeu plein de noblesse
et d’intelligence souleva des applaudissements frénétiques; le public
riait et pleurait tout à la fois, enfin le délire devint tel que les
gens s’embrassaient sans se connaître. Le soir même, la nouvelle de ce
grand événement se répandait dans la capitale, et le nom de Raucourt
était dans toutes les bouches. «Elle sera la gloire immortelle du
Théâtre français, s’écrie Grimm.» «C’est un vrai prodige, propre à faire
crever de dépit toutes ses concurrentes les plus consommées», dit
Bachaumont.

  [414] Mlle Raucourt (1756-1815) débuta le 23 décembre 1772.

Les mêmes transports se renouvelèrent les jours suivants; loin de
diminuer, ils ne faisaient qu’augmenter.

Quand la débutante devait paraître, les portes de la Comédie étaient
assiégées dès le matin: «On s’y étouffait, les domestiques qu’on
envoyait retenir des places couraient risque de la vie, on en emportait
chaque fois plusieurs sans connaissance, et l’on prétend qu’il en est
mort des suites de leur intrépidité.» On faisait sur les billets
l’agiotage le plus effréné. Grimm raconte qu’il entendit une vieille
matrone dire à la vue de cette horrible bagarre: «N’ayez pas peur, s’il
était question du salut de leur patrie, ils ne s’exposeraient pas
ainsi.» Et le critique ne peut s’empêcher de faire quelques réflexions
philosophiques et peu consolantes sur un peuple «qui se passionne à cet
excès pour un acteur ou pour une actrice[415].»

  [415] Grimm, _Corresp. littér._, janvier 1773.

Faut-il rappeler les succès de Jelyotte[416], qui dès ses débuts à
l’Opéra devint l’idole du public: «Il faisoit les délices de la cour et
de la ville; dès qu’il chantoit il se faisoit un silence involontaire
qui avoit quelque chose de religieux... Il vivoit dans la plus grande
compagnie, ne s’attachant qu’à ce qui étoit du plus haut parage[417].»

  [416] Célèbre chanteur de l’Opéra, il prit sa retraite en 1756 et
    mourut en 1797.

  [417] _Mémoires_ de Dufort, comte de Cheverny.

«On tressailloit de joie dès qu’il paroissoit sur la scène, raconte
Marmontel; on l’écoutoit avec l’ivresse du plaisir, et toujours
l’applaudissement marquoit les repos de sa voix... Les jeunes femmes en
étoient folles: on les voyoit à demi-corps élancées hors de leurs loges,
donner en spectacle elles-mêmes l’excès de leur émotion, et plus d’une,
des plus jolies, vouloit bien la lui témoigner... Il jouissoit dans les
bureaux et les cabinets des ministres d’un crédit très considérable...
Homme à bonnes fortunes autant et plus qu’il n’auroit voulu être, il
étoit renommé pour sa discrétion, et de ses nombreuses conquêtes on n’a
connu que celles qui ont voulu s’afficher.»

Personne en effet plus que les comédiens n’était de mode auprès des
femmes du monde. Si Jelyotte fut souvent heureux, beaucoup de ses
camarades de théâtre n’eurent rien à lui envier. Peut-être furent-ils
moins discrets, mais la liste serait longue si l’on voulait citer tous
ceux dont les aventures retentissantes ont fourni matière à la chronique
scandaleuse de l’époque.

La princesse de Robecq, fille du maréchal de Luxembourg, ne cachait
nullement la passion qu’elle éprouvait pour Larrivée, le chanteur[418].

  [418] Larrivée (1733-1802). Son seul défaut était de chanter du nez.
    Un jour un plaisant du parterre s’écria: «Voilà un nez qui a une
    superbe voix.»

Clairval, de la Comédie italienne, était la coqueluche de toutes les
femmes et il est resté célèbre par ses succès galants, plus encore que
par ceux qu’il obtenait sur la scène. Il avait débuté dans la vie par
être garçon-perruquier, mais ses admiratrices, ne pouvant supporter
cette idée, s’imaginèrent de le faire descendre d’une ancienne maison
d’Écosse[419].

  [419] Clairval (Jean-Baptiste Guignard dit) (1737-1795). On avait
    écrit ces vers sous un de ses portraits:

        Cet auteur minaudier et ce chanteur sans voix
        Écorche les auteurs qu’il rasoit autrefois.

La comtesse de Stainville s’éprit de Clairval au point de s’afficher
sans réserve[420]. Le mari[421] ferma longtemps les yeux, ainsi qu’il
était de bon ton à l’époque[422]; mais un soir, rentrant à l’improviste
chez sa maîtresse, Mlle Beaumesnil, de l’Opéra, il y trouva installé
l’inévitable Clairval. Cette fois, c’en était trop; être trompé par sa
femme, passe encore, mais être trahi par sa maîtresse avec l’amant de sa
femme, voilà qui devenait du dernier mauvais goût. Par un sentiment
d’équité qu’on appréciera, le comte fit expier à Mme de Stainville
l’infidélité de Mlle Beaumesnil. Usant de ses droits, il fit enfermer la
comtesse dans un couvent; elle y tomba dans la plus haute dévotion.
Quant à la comédienne, indignée de la conduite de son amant, elle
déclara qu’elle ne le reverrait de sa vie, ne voulant pas qu’on pût la
soupçonner d’avoir eu part à l’iniquité qu’il avait commise.

  [420] Lauzun, qui avait précédé Clairval dans les bonnes grâces de la
    comtesse et qui s’était vu quitter pour le comédien, raconte avec
    une naïveté charmante les débuts de cette liaison dont il faisait
    les frais: «Trouvant un jour la comtesse baignée de larmes et dans
    l’état le plus déplorable, je la pressai tellement de me dire ce qui
    causoit ses peines, qu’elle m’avoua, en sanglotant, qu’elle aimoit
    Clairval, et qu’il l’adoroit. Elle s’étoit dit mille fois
    inutilement tout ce que je pouvois lui dire contre une inclination
    si déraisonnable, et dont les suites ne pouvoient qu’être funestes.
    J’entrepris de la ramener à la raison; je la prêchois, je la
    persuadois de renoncer à lui, elle me donnoit des paroles qu’elle ne
    tenoit pas. J’étois douloureusement affligé de voir se perdre une
    personne qui m’étoit aussi chère. Je fus trouver Clairval: je lui
    fis sentir tous les dangers qu’il couroit, et tous ceux qu’il
    faisoit courir à Mme de Stainville. Je fus content de ses réponses:
    elles furent nobles et sensibles: «Monsieur», me dit-il, «si je
    courois seul des risques, un regard de Mme de Stainville payeroit ma
    vie; je me sens capable de tout supporter pour elle sans me
    plaindre; mais il s’agit de son bonheur, de sa tranquillité,
    dites-moi le plan de conduite que je dois suivre et soyez sûr que je
    ne m’en écarterai pas.» Il ne tint pas mieux ses promesses.»
    (_Mémoires_ de Lauzun).

  [421] Stainville (Jacques de Choiseul, comte de); il était frère du
    duc de Choiseul et devint maréchal de France en 1782. Il épousa
    Thomasse Thérèse de Clermont-Resnel, à peine âgé de quinze ans; elle
    avait une grande fortune et une figure charmante. Tout fut réglé
    pendant que M. de Choiseul était encore à l’armée; on lui envoya
    l’ordre de revenir et on le maria six heures après son arrivée à
    Paris.

  [422] On cite à ce propos un bon mot de Caillot, camarade de Clairval.
    Ce dernier n’était pas très rassuré sur les conséquences de sa
    liaison avec Mme de Stainville et il consultait Caillot sur le parti
    qu’il avait à prendre: «M. de Stainville, lui disait-il, me menace
    de cent coups de bâton si je vais chez sa femme. Madame m’en offre
    deux cents si je ne me rends pas à ses ordres. Que faire?» «Obéir à
    la femme, répondit Caillot sans hésiter; il y a cent pour cent à
    gagner.»

Deux femmes du monde, l’une Française, l’autre Polonaise, se disputaient
les bonnes grâces de Chassé. Elles se battirent au pistolet au bois de
Boulogne; la Française fut blessée et enfermée dans un couvent. Pendant
que le duel avait lieu, Chassé, étendu sur une chaise longue, se
désolait d’inspirer de telles passions. Louis XV lui fit dire par
Richelieu de cesser cette comédie: «Dites à Sa Majesté, répondit Chassé,
que ce n’est pas ma faute, mais celle de la Providence, qui m’a créé
l’homme le plus aimable du royaume.» «Apprenez, faquin, riposta le duc,
que vous ne venez qu’en troisième; je passe après le roi.»

Tout ce qui concernait les comédiens passionnait Paris, les moindres
incidents de leur existence passaient de bouche en bouche et devenaient
l’événement du jour. En 1765, lorsque Clairon prit sa retraite, pendant
plus d’un mois il ne fut bruit dans la capitale que de cette fatale
disgrâce. En 1769, quand Sophie Arnould voulut se retirer, l’émoi ne fut
pas moindre. Les gens de la cour et du plus haut parage intervinrent; à
force de soins et d’habileté, ils finirent par amener une réconciliation
entre l’actrice et les directeurs de l’Opéra.

On s’intéressait à la santé des comédiens comme on aurait pu le faire à
celle des plus illustres personnages.

Le 14 avril 1760, on rouvrit le Théâtre français par l’_Orphelin de la
Chine_; on fit le compliment d’usage et en annonçant le rétablissement
de la santé de Préville, qui venait d’être souffrant, l’orateur ne
craignit pas de dire: «Une maladie cruelle vous a privés longtemps d’un
acteur comique que vous aimez, j’oserais dire que vous adorez, et que
vous reverrez bientôt avec transport.» Aussitôt les applaudissements
éclatèrent, les battements de pieds et de mains furent universels, et
recommencèrent à plusieurs reprises pour bien témoigner l’approbation
que le public donnait à ces paroles d’une si rare outrecuidance.

Quand en 1766, après une assez longue absence causée par la maladie,
Lekain reparut sur la scène, le public fit éclater des transports de
joie indicibles; on lui fit l’application des quatre premiers vers de
son rôle du comte de Warwick[423].

  [423] Tragédie de Laharpe.

    Je ne m’en défends pas; ces transports, ces hommages,
    Tout le peuple à l’envi volant sur le rivage,
    Prêtent un nouveau charme à mes félicités;
    Ces tributs sont bien doux quand ils sont mérités.

La salle entière retentit d’acclamations.

A la fin de 1766, Molé est atteint d’une fluxion de poitrine. Le
parterre demande des nouvelles du malade; on lui en donne de fort
mauvaises. A partir de ce moment, pendant six semaines, il exigea tous
les jours un bulletin de santé de l’acteur bien-aimé. Cette maladie
devint l’unique sujet de conversation; tout Paris était bouleversé, il
semblait qu’une calamité publique fût imminente. Il devint de bon ton de
se rendre chez le comédien; la cour et la ville s’inscrivirent chez lui,
mais les carrosses faisaient queue aux environs de sa demeure pour que
le bruit ne pût troubler son repos; on prétend même que Louis XV envoya
deux fois s’informer de sa santé. On apprit que le médecin lui avait
ordonné pour sa convalescence de prendre un peu de bon vin, toutes les
dames s’empressèrent de lui en envoyer; il reçut en quelques jours plus
de deux mille bouteilles des crus les plus célèbres et il eut la cave la
mieux garnie de Paris.

Molé avait la tête tournée par toutes ces folies. On prétendit qu’il
avait répondu à son médecin qui fixait à sa guérison un terme assez
éloigné: «Ce terme est peut-être trop court pour ma santé, mais il est
trop long pour l’intérêt de ma gloire.» A quoi l’Esculape riposta:
«Tâchez de vous tranquilliser et tout ira bien. Au reste, vous savez
qu’on a reproché à Louis XIV de parler trop souvent de sa gloire.»

Pendant le cours de cette fameuse maladie on apprit que le comédien
avait vingt mille livres de dettes. Le souci de sa situation pécuniaire
pouvait être nuisible au prompt rétablissement du cher malade. On
résolut aussitôt de faire une souscription pour payer ce qu’il devait.
Clairon, bien qu’elle eût quitté la scène, offrit de donner sur un
théâtre particulier une représentation au bénéfice de son ancien
camarade; le prix du billet fut fixé à un louis, mais on pouvait donner
davantage. La duchesse de Villeroy, la comtesse d’Egmont et quelques
autres dames se chargèrent de la distribution des billets. Malheur à qui
refusait son concours: «Il étoit même ignoble, dit Bachaumont, de ne
prendre qu’un billet.» On comptait quatre prélats parmi les
souscripteurs: le prince Louis, l’archevêque de Lyon, l’évêque de Blois,
etc.

La représentation eut lieu sur le théâtre du baron d’Esclapon, au
faubourg Saint-Germain. Elle produisit vingt-quatre mille livres; mais,
en vrai talon rouge, Molé, au lieu de payer ses dettes, acheta des
diamants à sa maîtresse.

Une partie du public cependant avait mal pris ces derniers incidents.
Quelques esprits moins enthousiastes calculèrent qu’avec l’argent qu’on
donnait à un «histrion» on aurait pu préserver du froid et de la faim
bien des pauvres de Paris pendant tout un hiver. Les épigrammes ne
manquèrent pas et on en arriva à faire la parodie de Molé et de sa
maladie. Le singe de Nicolet faisait depuis un an l’admiration de la
capitale en dansant sur la corde[424]; on annonça qu’il était malade, le
parterre demanda de ses nouvelles, on fit une souscription, etc.

  [424] Nicolet était installé au boulevard et ses représentations
    bouffonnes attiraient un monde énorme; ce fut au point que la
    Comédie française s’en inquiéta. Déjà, en 1759, les Comédiens
    s’étaient plaints à M. de Saint-Florentin de ce que leurs privilèges
    étaient «ébranlés jusque dans leurs principes et attaqués par
    l’audace et la voracité des gueux de la foire». En 1764, l’Opéra et
    la Comédie italienne se joignirent aux Français pour obtenir que le
    genre de Nicolet fut réduit uniquement à la pantomime. Le forain se
    rendit, consterné et suppliant, à la toilette de Mlle Clairon dans
    l’espoir de faire cesser la persécution. «Cela n’est pas possible,
    lui dit Melpomène avec dignité, nos parts] n’ont pas été à 8000
    livres cette année.» «Ah! mademoiselle, lui répondit Nicolet, venez
    chez moi, vous y gagnerez, et moi aussi.»

Les vers les plus méchants coururent à cette occasion; on peut citer
ceux du chevalier de Boufflers:

    Quel est ce gentil animal
    Qui dans ces jours de carnaval
    Tourne à Paris toutes les têtes
    Et pour qui l’on donne des fêtes?
    Ce ne peut être que Molet,
    Ou le singe de Nicolet.
    . . . . . . . . . . . .
    De sa nature cependant
    Cet animal est impudent,
    Mais dans ce siècle de licence
    La fortune suit l’insolence,
    Et court du logis de Molet
    Chez le singe de Nicolet.
    . . . . . . . . . . . .
    L’animal un peu libertin
    Tombe malade un beau matin,
    Voilà tout Paris dans la peine,
    On crut voir la mort de Turenne;
    Ce n’étoit pourtant que Molet,
    Ou le singe de Nicolet.
    . . . . . . . . . . . .
    Si la mort étendoit son deuil
    Ou sur Voltaire, ou sur Choiseul,
    Paris seroit moins en alarmes,
    Et répandroit bien moins de larmes
    Que n’en feroit verser Molet,
    Ou le singe de Nicolet[425].

  [425] Bachaumont, 2 mars 1767.

Dauberval[426], le danseur, n’était pas moins goûté du beau sexe que son
camarade Molé. En 1774, ne pouvant acquitter ses dettes, qui montaient à
plus de 50 000 livres, il se préparait à partir pour la Russie où
l’appelaient de brillantes promesses. A cette nouvelle, tout Paris fut
en alarmes. Mme du Barry organisa une quête et elle fixait elle-même la
cotisation que chacun devait payer. En quelques jours elle réunit 90 000
livres et le précieux danseur resta. Deux ans plus tard, il tomba
gravement malade, et l’on vit se renouveler les scènes ridicules qui
s’étaient passées lors de la maladie de Molé. La porte du danseur se
trouva assiégée d’une multitude de visites, comme si la vie de l’homme
le plus précieux à l’État eût été en danger; on ne respira que quand il
fut sauvé.

  [426] Dauberval (Jean Bercher dit) (1742-1806) fut surnommé le
    Préville de la danse. Il fit construire dans sa maison un magnifique
    salon qui lui coûta plus de 45 000 livres. Grâce à un mécanisme
    ingénieux, ce salon se transformait aisément en salle de spectacle.
    Dauberval eut la permission d’y donner des bals. Il y donnait
    également des répétitions à la noblesse pour les divertissements et
    les représentations qui devaient avoir lieu à la cour ou chez les
    particuliers.




XXI

RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE ET FIN)

SOMMAIRE: Orgueil des comédiens.--Leur mépris pour les auteurs.--Leur
paresse.--Ils jouent rarement.--Leurs revenus.--Indulgence extrême du
parterre à leur égard.--Duels de comédiens.


Un pareil engouement de la part du public devait fatalement tourner la
tête des comédiens. Ils en arrivèrent à une morgue extravagante et à une
fatuité dont on se fait difficilement l’idée.

Un jour, une dame de la cour traversait le Palais-Royal avec son mari.
Poussée par la foule, elle marche sur le pied d’un promeneur; elle lui
fait aussitôt ses excuses et lui demande poliment si elle ne lui a point
fait mal: «Non, madame, répond-il, mais vous avez failli mettre tout
Paris en deuil pendant quinze jours.» «Ah! s’écrie le mari, c’est
Vestris[427].» «Vous ne le saviez pas, monsieur, reprit le danseur d’un
air de mépris, mais Mme votre épouse le savait bien, elle.» Il avait
pris sa maladresse pour une agacerie[428].

  [427] Vestris (1729-1808). On l’avait surnommé le dieu de la danse.

  [428] _Mémoires_ de Mme d’Oberkirch.

Dufresne disait modestement en parlant de lui: «On me croit heureux,
erreur populaire! Je préférerais à mon état celui d’un gentilhomme qui
mangerait tranquillement ses douze mille livres de rente dans son vieux
castel[429].»

  [429] Les comédiens aspiraient même déjà aux distinctions honorifiques
    qu’on paraît décidé à leur accorder de nos jours. On raconte qu’un
    acteur, qui avait été au service, demanda la croix de Saint-Louis en
    promettant de prendre le temps d’essuyer son rouge. «Alors, dit le
    ministre sollicité, c’est assez d’une serviette.» (_Tablettes d’un
    gentilhomme_.)

Lorsque Mlle Lemaure[430] consentit à se faire entendre à la cour pour
les fêtes du mariage du Dauphin en 1745, elle imposa comme condition
qu’un carrosse du roi viendrait la prendre pour la conduire à Versailles
et qu’un Gentilhomme de la chambre l’accompagnerait à l’aller et au
retour. On s’inclina devant ces exigences, et lorsque la cantatrice
traversa Paris dans ce superbe équipage, en considérant la foule qui se
pressait sur son passage elle ne put contenir ce mot d’un orgueil si
naïf: «Mon Dieu, que je voudrais être à l’une de ces fenêtres pour me
voir passer!»

  [430] Lemaure (Catherine Nicole) (1704-1783).

Lesage, dans son immortel _Gil Blas_, donne un exemple bien plaisant de
l’étrange vanité des comédiens. Quand Gil Blas, installé comme intendant
chez la comédienne Arsénie, reçoit dix pistoles de sa maîtresse pour
donner un souper: «Madame, lui répond-il, avec cette somme je promets
d’apporter de quoi régaler toute la troupe même.» «Mon ami, reprend
Arsénie, corrigez s’il vous plaît vos expressions: sachez qu’il ne faut
point dire la troupe; il faut dire la compagnie. On dit bien une troupe
de bandits, une troupe de gueux, une troupe d’auteurs; mais apprenez
qu’on doit dire une compagnie de comédiens[431].»

  [431] _Gil Blas_, livre III, chap. X.

C’est en effet vis-à-vis des auteurs que la morgue des comédiens avait
particulièrement lieu de s’exercer; on ne peut s’imaginer en quelle
piètre estime les tenaient les gens de théâtre. Lesage nous le montre
encore: «Eh! madame, s’écrie Rosimiro chez Arsénie, de quoi vous
inquiétez-vous? Les auteurs sont-ils dignes de notre attention? Si nous
allions de pair avec eux, ce seroit le moyen de les gâter. Je connois
ces petits messieurs, je les connois; ils s’oublieroient bientôt.
Traitons-les toujours en esclaves et ne craignons point de lasser leur
patience. Si leurs chagrins les éloignent de nous quelquefois, la fureur
d’écrire nous les ramène et ils sont encore trop heureux que nous
voulions bien jouer leurs pièces[432].»

  [432] Ibid., livre III, chap. XI.

On sait le fameux mot de Clairon: «Quand un auteur a fini une pièce, il
n’a fait que le plus facile.» Elle parlait en connaissance de cause et
cette boutade est plus vraie qu’on ne le pourrait croire[433]. Le sort
des auteurs était vraiment digne de pitié. Pas d’affront qu’on ne leur
fît subir, pas d’humiliation qui ne leur fût imposée. Tantôt on refusait
leurs pièces sans raison, sans motif aucun, sans même les lire; tantôt
on les recevait et on ne les jouait jamais. Les malheureux écrivains ne
parvenaient à se faire représenter qu’à force de bassesses.

  [433] Voltaire écrivait en 1722 à M. Lefébure: «C’est pis si vous
    composez pour le théâtre. Vous commencez par comparaître devant
    l’aréopage de vingt comédiens, gens dont la profession, quoique
    utile et agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais
    irrévocable cruauté du public. Ce malheureux avilissement, où ils
    sont, les irrite, ils trouvent en vous un client, et ils vous
    prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts.»

Quelquefois à bout de patience et de ressources, ils portaient leurs
doléances devant le public, juge souverain. C’est ce que fit un certain
Boivin, poète famélique et septuagénaire. Il sut intéresser le parterre
à sa pièce des _Chérusques_ et la représentation en fut exigée. Le
malheureux vieillard alla relancer Molé dans sa maison de campagne à
Antony: «Eh! monsieur, cessez de m’accabler, lui dit ce Tarquin superbe,
l’on vous jouera, et ne venez plus de grâce traîner dans mon
antichambre.» Les _Chérusques_ furent représentés, mais les comédiens
exaspérés savaient à peine leur rôle et le parterre ne leur ménagea pas
ses invectives.

L’instruction des comédiens, leur goût littéraire, leur profonde
connaissance de la scène, pouvaient-ils dans une certaine mesure
expliquer le dédain qu’ils témoignaient aux écrivains? En aucune façon
et, à part quelques glorieuses exceptions, ils se montraient en général
très inférieurs à ceux qu’ils malmenaient. Ce n’était pas toujours le
bon goût en effet qui dictait leurs arrêts; ils refusèrent des pièces
qui furent données avec éclat sur d’autres scènes, et en revanche ils en
acceptèrent qui tombèrent piteusement[434]. «On ne peut revenir, dit
Bachaumont, du peu de goût, ou, pour mieux dire, de l’imbécillité des
Comédiens; on ne conçoit pas que cet aréopage si difficile et si
impertinent à l’égard des auteurs, qu’il fait valeter plusieurs années
de suite, ait donné les mains à recevoir un drame aussi complètement
ridicule que celui du _Jeune Homme_[435].»

  [434] La reine demandait un jour à Lekain: «Comment la Comédie s’y
    prend-elle pour recevoir tant de mauvaises pièces?» «Madame,
    répondit-il, c’est le secret de la Comédie.»

  [435] Bachaumont, 19 mai 1764. La pièce était si détestable que le
    parterre refusa de la laisser finir.

Le manque de discernement des Comédiens était si bien accrédité, qu’on
publia une caricature où le tribunal comique était représenté sous
l’emblème d’un certain nombre de bûches en coiffures et en
perruques[436].

  [436] Il n’y avait pas alors de comité de lecture: toute la troupe
    était appelée à émettre son avis. Clairon blâmait ce système qui
    donnait au plus ignorant les mêmes droits qu’au plus éclairé. «Je
    voudrois, dit-elle, qu’on fît un conseil de dix ou douze comédiens,
    dont le goût, le savoir, l’expérience, seroient reconnus, pour les
    faire juges de toutes les grandes affaires. Ce seroit là qu’on iroit
    lire, et que dans le calme de cette assemblée on pourroit donner des
    avis, prescrire des corrections, motiver des refus.» (_Mémoires_.)

L’insolence de la troupe comique avec les auteurs amena souvent
d’amusantes méprises. Voltaire, pour se venger de mille petites misères,
lui joua même un tour assez spirituel. Un jeune homme se présente un
jour au semainier avec une pièce intitulée le _Droit du seigneur_; il
est reçu avec l’impertinence ordinaire, mais il fait tant de
respectueuses instances qu’il obtient qu’on jettera les yeux sur sa
comédie. Il revient quelques jours après et on lui dit qu’elle est
détestable. Néanmoins il réclame une lecture; on lui rit au nez, en lui
disant que la compagnie ne s’assemble pas pour de pareilles misères. Il
a recours aux suppliques et aux prières; enfin par compassion il obtient
un jour de lecture: son œuvre est conspuée par le comique aréopage.
Quelque temps après Voltaire adresse la même pièce aux Comédiens sous le
titre de l’_Écueil du sage_; elle est reçue avec respect, lue avec
admiration, et on prie M. de Voltaire de continuer à être le bienfaiteur
de la compagnie. L’aventure fut ébruitée et tout Paris s’en égaya.

Il existait au répertoire de la Comédie une tragédie de Rotrou intitulée
_Wenceslas_. Sur l’ordre de Mme de Pompadour, Marmontel fut chargé de la
remanier et de la rajeunir; il y changea ainsi plus de 1200 vers. Lekain
commença par refuser de jouer le rôle de Ladislas tel que Marmontel
l’avait refait, disant que sa mémoire s’y refusait et que, malgré lui,
les anciens vers lui reviendraient à l’esprit. Pour terminer le débat,
le maréchal de Duras lui permit de lire son rôle. Mais le jour de la
représentation à Versailles, on fut bien étonné de voir Lekain jouer de
mémoire sans papier et sans manquer un seul mot. La pièce reçut les plus
vifs applaudissements et Marmontel fut accablé d’éloges, dont les trois
quarts portaient sur les beaux vers dont le rôle de Ladislas était
plein. Dès que la représentation fut terminée, M. de Duras se précipita
pour féliciter le comédien. Marmontel arrive: «Vous devez, lui dit le
duc, de grands remerciements à M. Lekain pour son zèle et sa bonne
volonté.» «Des remerciements, s’écrie le poète furieux, je viens vous
porter les plus grandes plaintes; les vers du rôle de monsieur ne sont
ni de Rotrou ni les miens.» Lekain, pour se jouer de Marmontel, avait
trouvé plaisant de faire composer son rôle par Colardeau, et c’était
l’œuvre de ce dernier qu’il venait de réciter avec tant de succès devant
le public. «Colardeau, dit Collé, est inexcusable, c’est un lâche de se
prêter vis-à-vis d’un de ses confrères aux menées d’un comédien; voilà
comment les gens de lettres s’avilissent et deviennent le jouet des sots
qui ne sont faits que pour les respecter.»

Même vis-à-vis d’un homme comme Voltaire, à qui ils devaient tant, qui
était le pourvoyeur habituel de leur scène, et qui généreusement leur
abandonnait toujours ses droits d’auteur, les Comédiens se montraient de
la plus rare impertinence: «A l’égard des comédiens de votre ville de
Paris, écrivait le philosophe à d’Argental, je puis dire d’eux ce que
saint Paul disait des Crétois de son temps: «Ce sont de méchantes bêtes
et des ventres paresseux... Je puis ajouter encore que ce sont des
ingrats[437].»

  [437] A d’Argental, 19 avril 1773.

Quand le philosophe leur donnait ses tragédies, bien loin de respecter
scrupuleusement l’œuvre du grand homme, ils l’altéraient à leur gré, et
ne songeaient qu’à se faire valoir. Ils changeaient les vers,
allongeaient les passages qui leur agréaient, écourtaient ceux qui
n’avaient pas le don de leur plaire, bref mutilaient sans scrupule la
pièce qu’on leur avait donnée. «Recommandez bien au fidèle Lekain,
mandait Voltaire à d’Argental, d’empêcher qu’on n’étrique l’étoffe,
qu’on ne la coupe, qu’on ne la recouse avec des vers welches; il en
résulte des choses abominables. Un Gui Duchêne achète le manuscrit
mutilé, écrit à la diable, et l’on est déshonoré dans la postérité, si
postérité il y a. Cela dessèche le sang et abrège les jours d’un pauvre
homme[438].»

  [438] Au même, 22 juin 1764.

L’excessive vanité des Comédiens provoqua de plaisantes scènes: un jour
l’affiche portait _Ydoménée_[439] par un I grec. Clairon se plaignit de
la part de l’auteur de cette faute d’orthographe. L’afficheur, mandé
devant l’assemblée, reçut des observations; il s’excusa en disant qu’il
n’avait agi que d’après les ordres du semainier: «Voilà qui est
impossible, riposta avec dignité Mlle Clairon, il n’y a point de
comédien parmi nous qui ne sache orthographer.» «Vous me donnez la
preuve du contraire, mademoiselle, lui répliqua l’imprimeur, il faut
dire orthographier[440].»

  [439] Tragédie de M. Lemierre (1764).

  [440] _Anecdotes littéraires_. La prétention de la tragédienne était
    superflue à une époque où personne ne se piquait de savoir
    l’orthographe et où Voltaire lui-même n’y attachait aucune
    importance. Les lettres de Clairon fourmillent de fautes.

La paresse de la troupe française était à la hauteur de sa vanité; on
avait toutes les peines du monde à lui faire apprendre ses rôles.
Pendant les répétitions de _Zaïre_, Voltaire apporta d’assez nombreux
changements au texte primitif, mais il se heurta au mauvais vouloir de
ses interprètes et en particulier de Dufresne.

«Chaque jour le poète était à la porte du comédien, pour l’engager à
concourir par un peu de complaisance au plus grand succès de sa pièce,
mais l’acteur faisait dire qu’il était sorti. Voltaire ne se rebutait
pas: il montait à la porte de l’appartement, et y glissait ses
corrections. Dufresne ne les lisait point ou n’y avait aucun égard: le
poète eut recours à un stratagème qui lui réussit. Sachant que le
comédien devait donner un grand dîner, il fit faire, pour ce jour-là, un
pâté de perdrix et le lui envoya en gardant l’anonyme. Dufresne le reçut
avec reconnaissance et remit à un autre temps le soin de connaître son
bienfaiteur. Le pâté fut servi aux grandes acclamations de tous les
convives. L’ouverture s’en fit avec pompe; la surprise égala la
curiosité et le plaisir surpassa la surprise à la vue de douze perdrix
tenant chacune dans leur bec plusieurs billets, qui, semblables à ces
feuilles mystérieuses des sibylles, contenaient tous les vers qu’il
fallait ajouter, retrancher ou changer dans le rôle de Dufresne[441].»
Ce dernier ne résista pas à un procédé aussi spirituel et il se décida à
apprendre son rôle.

  [441] _Anecdotes dramatiques_.

Satisfaire le public était devenu la moindre préoccupation des
Comédiens: «Ils sont, dit Collé, d’une paresse et d’une négligence à
faire grincer les dents[442].» Ils restreignaient de plus en plus leur
répertoire et ne donnaient guère dans l’année que trois ou quatre pièces
nouvelles[443]; il y en avait une quarantaine de reçues, mais elles
restaient en magasin. Les premiers rôles ne jouaient qu’à de rares
intervalles et dans des pièces rebattues; la moitié de l’année, on ne
voyait figurer sur la scène que les doublures. Lekain, vers la fin de sa
carrière, ne jouait pas plus de huit ou dix fois par an[444].

  [442] Collé, janvier 1771.

  [443] Autrefois ils en représentaient une douzaine tous les ans.

  [444] En 1776, après une représentation de l’_Orphelin de la Chine_,
    Lekain fut rappelé par des applaudissements unanimes: «Oui, c’est
    très bien, s’écria une voix partie des loges, mais à une condition:
    c’est que monsieur jouera plus souvent.»

La grande aisance dont jouissaient les artistes de la troupe française
contribuait encore à l’indépendance de leurs allures. Tout Comédien à
part entière retirait par an dix mille livres des petites loges et
quatre ou cinq mille de la salle[445]. Ils tiraient d’autres profits, et
des plus importants, en jouant sur les théâtres de société. L’abus
devint tel qu’ils négligeaient complètement la Comédie française. Les
premiers Gentilshommes intervinrent[446] et leur défendirent de
représenter en ville sans une permission expresse, mais cette sévérité
fut de courte durée.

  [445] A ce propos, Bachaumont raconte sur Lekain une anecdote
    curieuse: «On exalte, on se transmet de bouche en bouche un mot
    sublime du sieur Lekain. On félicitoit cet acteur sur le repos dont
    il alloit jouir, sur la gloire et l’argent qu’il avoit gagnés.
    «Quant à la gloire, répondit modestement cet acteur, je ne me flatte
    pas d’en avoir acquis beaucoup. Quant à l’argent je n’ai pas lieu
    d’être aussi content qu’on le croiroit..., ma part se monte au plus
    à dix ou douze mille livres.» «Comment, morbleu! s’écria un
    chevalier de Saint-Louis qui écoutoit le propos, comment, morbleu!
    un vil histrion n’est pas content de douze mille livres de rente, et
    moi qui suis au service du roi, qui dors sur un canon et qui
    prodigue mon sang pour la patrie, je suis trop heureux d’obtenir
    mille livres de pension.» «Eh! comptez-vous pour rien, monsieur, la
    liberté de me parler ainsi?» répondit le bouillant Orosmane.» (12
    avril 1767).

  [446] En 1769.

La province était aussi pour les Comédiens une source de revenus
considérables. Les meilleurs acteurs partaient avant la fin de l’année
théâtrale pour visiter les grandes villes où ils gagnaient plus en huit
jours que ne leur valait à Paris une part entière; à leur retour ils se
retiraient dans leurs maisons de campagne, sans s’occuper de rien
préparer pour la rentrée.

Enfants gâtés du public, ils se croyaient tout permis, et ils agissaient
avec un sans-gêne incroyable. Le 21 juin 1763, les Français donnèrent la
comédie gratis; ils jouèrent le _Mercure galant_ et les _Trois
cousines_. Entre les deux pièces, Mlle Clairon et Mlle Dubois se
présentèrent sur le théâtre et jetèrent de l’argent au peuple en criant:
«Vive le roi!» La populace enchantée s’empressa de crier à son tour:
«Vivent le roi et Mlle Clairon! Vivent le roi et Mlle Dubois!» «On
trouve l’action des deux reines comiques de la dernière insolence», dit
Bachaumont qui raconte l’anecdote, mais elle n’en avait pas moins été
acceptée avec enthousiasme.

Mlle Arnould refuse un soir de chanter à l’Opéra sous prétexte de
maladie; elle est remplacée par Mlle Beaumesnil. Tout à coup, au milieu
de la représentation, une loge s’ouvre et l’on voit apparaître Sophie
Arnould en toilette de gala: «Je viens, dit-elle, prendre une leçon de
Mlle Beaumesnil.» Au lieu de l’envoyer au For l’Évêque comme on aurait
dû le faire, on se contenta de la réprimander et le public ne lui tint
pas rigueur.

Le parterre si exigeant, et parfois si injuste, se montrait souvent
aussi plein d’indulgence et supportait les insolences des comédiens avec
une rare mansuétude. Un jour, Le Grand, que le Dauphin avait fait venir
de Pologne, et que le public recevait mal parce que sa figure lui
déplaisait, harangua le parterre en ces termes: «Messieurs, il vous est
plus facile de vous faire à ma figure qu’à moi d’en changer», et on
l’applaudit.

Un soir Dugazon[447] remplace Préville à l’improviste dans le rôle de
Brid’oison. Le public, mécontent du changement, siffle.
«J’en-en-en-tends bien», dit Dugazon en se tournant vers le parterre.
Les sifflets redoublent: «Je vous dis que j’en-en-en-tends bien», répète
l’acteur. Le tumulte augmente encore: «Eh bien; est-ce que vous croyez
que je n’en-en-en-tends pas?» Et le parterre désarmé se met à rire.

  [447] Dugazon (1746-1809), comédien français. On mit au-dessous d’un
    de ses portraits ce quatrain:

                    En fait de comédie
        Le talent de Monsieur est la bouffonnerie,
        Et le style comique est si fort de son goût
        Qu’il ne peut s’empêcher de bouffonner partout.

L’habitude de faire un compliment à la rentrée et à la clôture des
spectacles avait peu à peu amené les acteurs à entretenir les
spectateurs de leurs affaires intimes. En 1774, à la clôture, Dugazon
remercia le public des bontés dont il daignait honorer toute sa famille,
Mme Vestris[448] et Mlle Dugazon, ses sœurs, et il «s’attendrit sur ces
liens du sang si précieux à toute âme sensible», ajoute le chroniqueur.

  [448] Elle avait fait partie de la troupe du duc de Wurtemberg. Le
    duc, dont elle était la favorite, la surprit un jour avec Vestris,
    le frère du fameux danseur; pour se venger, il les fit marier sur
    l’heure.

Une année, aux Italiens, quand selon l’usage tous les acteurs eurent
salué le parterre par un couplet, Mlle Deschamps vint prendre Clairval
par la main et lui dit: «Allons, monsieur Clairval, vous qui savez si
bien faire votre cour aux dames, c’est à vous à leur adresser un
compliment.» Cette naïveté fut applaudie avec un transport «tout à fait
scandaleux».

Bien que le duel fût en général un passe-temps réservé à la noblesse,
les comédiens y avaient quelquefois recours. A plusieurs reprises,
pendant le règne de Louis XV, ils vidèrent leurs querelles les armes à
la main[449].

  [449] Déjà en 1649 un duel eut lieu entre deux actrices. Mlle Beaupré,
    qui appartenait à la troupe du Marais, à la suite d’une dispute,
    adressa un cartel à sa camarade, Catherine des Urlis, et toutes deux
    se battirent à l’épée sur le théâtre même. Catherine des Urlis fut
    blessée au cou.

En 1750, deux acteurs des Français, Roselly et Ribou eurent un duel dont
l’issue fut fatale à l’un des combattants. Dans un voyage à
Fontainebleau, la reine ayant demandé que Roselly jouât, Ribou[450]
furieux chercha une querelle à son camarade et lui donna un soufflet.
L’affaire en serait probablement restée là, grâce à l’intervention des
Gentilshommes de la chambre, si Mlle Gauthier n’avait dit tout haut: «En
vérité, il est bien singulier que des gens qui ont chacun une épée à
leur côté s’amusent à se dire des pouilles.» Elle envenima si bien la
querelle qu’on alla sur le terrain et que Roselly tomba percé de deux
coups d’épée. Il mourut quelques jours après[451]. On prétendit qu’il
avait répondu au confesseur qui lui demandait l’engagement de ne plus
reparaître sur le théâtre:

  [450] Ribou, fils du libraire de ce nom, avait une figure agréable, un
    son de voix gracieux, «un jeu plein de naturel et de dignité, on
    dirait que c’est un seigneur qui joue pour son plaisir.» (Grimm,
    _Nouv. litt._, 1747-1755).

  [451] On fit paraître à propos de ce duel l’épigramme suivante:

        Ribou, si dans le feu du zèle qui t’entraîne,
        De tout mauvais acteur tu veux purger la scène,
          Vite, occis-nous le plat et fat Drouin,
        Pourfends le sot Baron et le hideux Lekain,
        Et, pour mettre le comble à ce service extrême,
          Tout aussitôt transperce-toi toi-même.

    N’abusez point, Probus, de l’état où je suis.

Ribou prit la fuite et se cacha à l’étranger.




XXII

RÈGNE DE LOUIS XVI

SOMMAIRE: Débuts du règne.--Passion de la reine pour le théâtre.--La
comédie à Trianon.--Le clergé et les spectacles.--Succès des comédiens
dans le monde.--Enthousiasme qu’ils excitent à Paris et en province.


L’engouement pour les spectacles, déjà si excessif sous le règne de
Louis XV, devient sous celui de son successeur une passion effrénée, le
goût pour les comédiens devient de la folie pure.

Se rendre au théâtre est devenu un des devoirs essentiels de la journée.
«Il y a vingt-cinq ans, dit Mlle Clairon en 1786, qu’une femme qui
auroit paru plus de deux ou trois fois par mois au spectacle, se seroit
affichée de la manière du monde la plus indécente. Grâce à l’invention
des petites loges, elles y vont impunément tous les jours, et ce n’est
qu’à l’instant du souper qu’on les trouve chez elles[452].»

  [452] Grimm, _Correspondance littéraire_, mai 1786.

L’exemple part de haut, et la reine elle-même éprouve pour l’art
dramatique un irrésistible penchant. N’étant encore que dauphine, elle
jouait la comédie en cachette du vieux roi et elle prenait de Dugazon
des leçons de déclamation; dans son aveugle frivolité, elle usait de
tout son crédit pour faire autoriser les représentations du _Barbier_;
mais Mme Du Barry, plus avisée, s’y opposait. Dès qu’elle fut sur le
trône, Marie-Antoinette fit lever l’interdit et la pièce fut jouée au
mois de janvier 1775. En même temps, elle cherchait à organiser des
représentations à Versailles; longtemps elle eut à lutter contre les
répugnances du roi qui détestait le théâtre au point de jeter au feu,
lorsqu’on la lui présenta, la liste du nouveau répertoire en s’écriant:
«Voilà le cas que je fais de ces choses-là.» La reine cependant finit
par vaincre les scrupules de Louis XVI, et elle put s’adonner à son goût
en toute liberté.

La Comédie française et la Comédie italienne sont appelées très
fréquemment à la cour. Leurs représentations paraissant encore
insuffisantes, la reine fait donner à la Montausier[453] l’autorisation
de s’installer avec sa troupe à Versailles et le privilège de suivre le
roi dans toutes ses résidences: «Il y avait souvent, dans les petits
voyages de Choisy, spectacle deux fois dans la même journée: grand
opéra, comédie française ou italienne à l’heure ordinaire, et, à onze
heures du soir, on rentrait dans la salle de spectacle pour assister à
des représentations de parodies, où les premiers acteurs de l’Opéra se
montraient dans les rôles et sous les costumes les plus bizarres[454].»

  [453] Montausier (Marguerite Brunet dite la) (1730-1820). Elle débuta
    au théâtre, mais sans grand succès; sa véritable vocation était de
    diriger des troupes de comédiens. Ses relations avec la cour la
    rendirent suspecte pendant la Révolution, et en 1792, pour faire
    acte de civisme, elle équipa une compagnie franche de trente hommes.

  [454] _Mémoires_ de Mme Campan, chap. VII.

On donnait les parodies d’_Ermelinde_ et d’_Iphigénie_. _Ermelinde_
avait d’abord été représentée à Paris, chez la Guimard, et l’on sait
combien les pièces de ces théâtres particuliers étaient souvent
licencieuses. Celle-ci se conformait à l’usage; elle eut cependant le
plus grand succès, et le roi parut s’en amuser beaucoup. On en conclut à
tort que Louis XVI avait un goût marqué pour la grivoiserie, et on lui
servit sans plus tarder d’autres pièces du même genre. _La Princesse a,
e, i, o, u_, fut jouée à Choisy en présence du roi, avec des
applaudissements unanimes: «Cette parade est des plus équivoques et des
plus dégoûtantes, disent les _Mémoires secrets_, pour quelqu’un qui ne
porteroit pas à ce genre de spectacle une certaine bonhomie... Du reste,
on n’y trouve rien contre les bonnes mœurs, mais une gaieté polissonne
et des propos si poissards qu’on a été obligé d’avoir recours aux
poissardes les plus consommées pour exercer et styler les acteurs. Les
hommes étoient habillés en femmes et les femmes en hommes: c’étoit une
déraison, une farce générale.»

Partout où la reine se trouvait, il lui fallait un théâtre; en juin
1778, étant à Marly, où il n’y avait pas de salle de comédie, elle en
fit installer une à la hâte dans une grange et on appela la Montausier
avec sa troupe. Enfin en 1780 on organisa le théâtre de Trianon; la
reine voulait elle-même monter sur la scène, le roi s’y opposa d’abord,
puis, comme toujours, finit par céder. Les principaux acteurs étaient:
la reine, le comte d’Artois, la comtesse Diane de Polignac, la duchesse
de Guiche, Mme Élisabeth, la duchesse de Polignac, Mme de Polastron, le
comte d’Adhémar, le comte de Vaudreuil, le duc de Guiche, etc.
Caillot[455] et Dazincourt furent chargés de diriger les répétitions.

  [455] Caillot (1732-1816), comédien français.

On pense bien que de pareils exemples ne firent que donner une nouvelle
recrudescence aux théâtres particuliers. Plus encore que pendant le
dernier règne, Paris en était inondé. Mais le genre, loin de s’épurer,
devenait de plus en plus licencieux. Monsieur, en particulier, donna à
son château de Brunoy une représentation qui fit scandale et où
plusieurs femmes du monde, révoltées enfin des grivoiseries qu’on leur
présentait, se levèrent et se retirèrent.

Le genre léger avait gagné les théâtres publics eux-mêmes; ils n’en
étaient que plus fréquentés: «La troupe du sieur Lécluse, intitulée
aujourd’hui le spectacle des _Variétés amusantes_, dit Bachaumont, est
devenue à la mode: c’est la fureur du moment. Malgré les grossièretés
dont ce théâtre est infecté, les femmes les plus qualifiées, les plus
sages, en raffolent[456].»

  [456] 13 juillet 1779.

Le clergé suivait l’exemple général et ne se montrait pas plus réservé
que la cour elle-même. L’archevêque de Paris écrivait cependant au
ministre Malesherbes pour se plaindre que la Montausier, fière de son
privilège, donnât des représentations les jours de fêtes solennelles et
qu’elle affectât de choisir les époques où les spectacles étaient
prohibés à Paris pour donner le sien à Versailles, dans l’espérance d’y
avoir plus de monde: «Les honnêtes gens, disait le prélat, gémissent sur
un usage aussi abusif, aussi contraire à la décence, et que le Roi,
étant Dauphin, désapprouvoit fort, à ce qu’on m’a assuré. J’espère donc,
monsieur, de votre amour pour la religion et de votre zèle pour le bon
ordre, que vous vous porterez à faire cesser un pareil scandale[457].»

  [457] Adolphe Jullien, _la Comédie à la cour_.

Mais s’il y avait scandale à donner des spectacles les jours de fête
religieuse, il était encore bien plus fâcheux de voir des prélats se
montrer aux représentations les moins réservées.

En mars 1778 on représenta chez Mme de Montesson _l’Amant romanesque_ et
le _Jugement de Midas_[458]. «Outre beaucoup d’abbés qui y ont assisté,
il y avoit, suivant la coutume, des archevêques et des évêques au nombre
de douze. Ces prélats y sont venus avec la même aisance, la même
impudence que s’ils fussent entrés dans le sanctuaire pour y officier.
Ils entouroient M. le duc d’Orléans et l’un d’eux a prêté son manteau
pour Midas. Quoiqu’il y ait quelques gravelures dans la deuxième pièce,
Nos Seigneurs ont fait bonne contenance et n’ont point été
déconcertés[459].»

  [458] Opéra comique en trois actes, musique de Grétry.

  [459] Bachaumont, 30 mars 1778.

Il y avait cependant une excommunication spéciale portée par le concile
d’Elvire contre ceux qui prêtaient leurs habits aux comédiens; ils
étaient privés pendant trois ans de la communion. Mais si l’on observait
scrupuleusement les canons des conciles quand il s’agissait de chasser
de l’église les comédiens, on s’empressait de n’en tenir aucun compte
quand ils excluaient du théâtre les hommes d’église.

Au mois d’avril on donna encore chez Mme de Montesson _la Belle Arsène_,
opéra comique où il y avait des ballets «extrêmement voluptueux». «Les
prélats y sont venus comme à l’ordinaire, mais en moindre nombre; ils
n’étoient que huit; on y remarquoit entres autres l’archevêque de
Narbonne et l’évêque de Saint-Omer. Mme de Montesson remplissoit le rôle
de la belle Arsène, M. de Caumartin celui d’Alcindor, et différentes
femmes et seigneurs de cette cour faisoient les autres. Mais les danses
étoient exécutées par ce que l’Opéra a de meilleur en élèves de
Terpsichore. Le coup d’œil le plus curieux pour un philosophe étoit
celui des évêques, tous la lorgnette à la main, savourant avec un
plaisir qui se manifestoit sur leur physionomie les mouvements les plus
lascifs, les attitudes les plus lubriques des danseuses et ils n’en
perdoient rien[460].»

  [460] Bachaumont, 9 avril 1778.

S’il ne faut accepter qu’avec réserve les détails égrillards où se
complaît le chroniqueur, on peut, quant au fait en lui-même, s’en
rapporter à son récit.

Plus peut-être qu’à aucune époque, le goût pour les gens de théâtre
était devenu une véritable monomanie. Marie-Antoinette appelait la
Guimard à ses conseils de toilette, et la danseuse n’ignorait pas le
prix que la reine attachait à ses avis. Un jour, pour une escapade, on
la menait au For l’Évêque: «Ne pleure pas, dit-elle à sa suivante, je
viens d’écrire à la reine que j’ai trouvé une nouvelle manière
d’échafauder les cheveux, je serai libre avant ce soir.» Et ce fut comme
elle avait dit. Mlle Raucourt jouissait au plus haut degré de la
protection de la reine: «Sa Majesté assiste à toutes ses
représentations, écrit Mme d’Oberkirch, et l’encourage par les éloges
les plus flatteurs[461].»

  [461] _Mémoires_ de Mme d’Oberkirch.

Toutes les élégantes copiaient les costumes des actrices. La _lévite_ de
Mlle Saint-Val dans le rôle de la comtesse Almaviva, fut adoptée avec
fureur et on lui donna le nom de la comédienne. Mlle Contat[462], jouant
le rôle de Suzanne, portait un bonnet fort élégant; la mode s’en empara
sous le nom de «bonnet soufflé à la Suzanne». Mlle Raucourt faisait
scandale par ses folles dépenses, on imagina aussitôt un chapeau à la
Raucourt, figurant un panier percé; les plus honnêtes femmes
n’hésitèrent pas à s’en parer.

  [462] Contat (Louise) (1760-1813), de la Comédie française.

On jouait la comédie chez Mlle Guimard devant la plus auguste assemblée:
princes du sang, ministres, grands seigneurs s’y trouvaient confondus.
La danseuse dépensait plus de 100 000 livres par an[463]; elle avait un
hôtel superbe où elle déployait un luxe inouï[464]. Son théâtre lui
coûtait des sommes considérables. Un jour, après une représentation à la
cour, le roi lui accorda une pension de 1500 livres. «Je l’accepte,
dit-elle dédaigneusement, à cause de la main dont elle vient, car c’est
une goutte d’eau dans la mer; c’est à peine de quoi payer le moucheur de
chandelles de mon théâtre.»

  [463] Elle passait pour fort charitable, donnait beaucoup à la
    paroisse et ses gens avaient ordre de ne jamais renvoyer un pauvre:
    «Je donne l’exemple, disait-elle, afin qu’on ne me refuse pas plus
    tard.» Pendant l’hiver de 1768, on raconta qu’elle montait elle-même
    dans les galetas secourir les indigents; la nouvelle fit grand
    bruit; Marmontel composa une ode sur ce spectacle touchant; un curé
    loua en chaire la bienfaisance de la danseuse, tout le monde était
    attendri: «J’ai envie, dit Grimm, en racontant l’anecdote, de faire
    ici le rôle de ce bon curé de village, qui, ayant prêché à ses
    paysans la Passion de Notre-Seigneur, et les voyant tous pleurer de
    l’excès de ses souffrances, eut quelque pitié de les renvoyer chez
    eux si affligés, et leur dit: «Mes enfants, ne pleurez pourtant pas
    tant, car tout cela n’est peut-être pas vrai.»

  [464] En 1786, Mlle Guimard vendit sa maison de la rue de la
    Chaussée-d’Antin au moyen d’une loterie de 2500 billets à 120 livres
    l’un. Un officier public assista au tirage. Ce fut le numéro 2175
    qui gagna; il appartenait à la comtesse du Lau, qui revendit l’hôtel
    500 000 livres au banquier Perregaux.

Mlle Laguerre en mourant laissa plus de 1 800 000 livres. Le duc de
Bourbon eut un enfant d’une actrice, Mlle Michelot; l’enfant fut baptisé
sous le nom du duc et tenu par procuration au nom de Mlle de Condé, sa
sœur, et du prince de Soubise[465]. Le comte de Mercy-Argenteau,
ambassadeur de l’empereur et de l’impératrice reine, comblait de biens
Mlle Levasseur[466] de l’Opéra; il lui fit don d’une terre titrée et en
1790, complètement subjugué, il épousa la comédienne[467]. Mlle
Saint-Huberty devint comtesse d’Entraigues[468] et elle reçut du comte
de Provence le cordon de l’ordre de Saint-Michel[469], pour le courage
dont elle fit preuve en faisant évader son mari. Mlle Lolotte
Gaucher[470], fille d’un comédien, fut déclarée comtesse d’Hérouville.
Personne ne murmura de cette alliance. La maison du comte devint le
rendez-vous du goût, de l’esprit, de la politesse, des talents et de
tout ce qu’il y avait de plus recommandable à la cour et à la
ville[471].

  [465] L’enfant mourut.

  [466] Mlle Levasseur se montra en toutes choses d’une extrême
    précocité; on assure qu’elle fut mère à neuf ans.

  [467] Le comte de Clermont avait épousé Mlle Leduc. Mlle Rem était
    devenue la seconde femme de M. Le Normant d’Étiolles; on écrivit sur
    cette union:

        Pour réparer miseriam
        Que Pompadour laisse à la France,
        Son mari, plein de conscience,
        Vient d’épouser Rempublicam.

  [468] (1756-1812).

  [469] Elle était la seconde femme honorée de cet ordre; la première
    fut Mlle Quinault.

  [470] Elle avait inspiré la plus violente passion à mylord
    d’Albermale, ambassadeur d’Angleterre.

  [471] _Mémoires_ de Dufort de Cheverny.

Grisés par la place de plus en plus grande qu’on leur laissait prendre
dans la société, flattés d’occuper à un si haut point l’opinion, les
comédiens ne se faisaient pas faute d’entretenir ce beau zèle et à
chaque instant on les voyait prendre le public pour juge dans les
moindres querelles qui survenaient entre eux.

Une dispute éclate à la Comédie à propos de quelques rôles entre Mme
Vestris qui a l’emploi des premières princesses et Mlle Sainval l’aînée,
reçue pour l’emploi des reines. Les Gentilshommes tranchent le différend
en faveur de Mme Vestris que protège le duc de Duras. L’actrice
satisfaite cède alors à sa rivale les rôles qui faisaient l’objet du
litige et propose modestement de la doubler. Elle a soin de faire
insérer dans le Journal de Paris une note où son bon procédé est exalté.

Mlle Sainval, outrée de voir son ennemie faire un étalage public de
beaux sentiments, voulut répondre, mais on refusa sa lettre. Elle fit
alors imprimer un mémoire, et le répandit à profusion. Le maréchal de
Duras furieux la fit exiler par lettre de cachet à Clermont en
Beauvaisis. C’était une punition réservée jusqu’alors aux personnes
illustres et qu’on n’avait point exercée encore envers une comédienne.
Cette querelle devint un des événements du dix-huitième siècle, la cour
et la ville étaient divisées en deux partis: lettres, libelles,
mémoires, épigrammes, se succédaient sans interruption.

En 1784, nouvelle querelle entre Mme Vestris et Sainval cadette; le
public est encore mis dans la confidence. Nouvelles discussions,
nouveaux mémoires, rédigés par les plus fameux avocats.

Quand on représenta à Fontainebleau la _Didon_ de Piccini, Mlle
Saint-Huberty excita des transports incroyables[472]. Louis XVI lui-même
applaudissait à tout rompre; sur l’heure il accorda à la cantatrice une
pension de 1500 livres, et il envoya le maréchal de Duras lui exprimer
toute sa satisfaction. «Ce fut, écrit un des assistants, la plus belle
scène de la soirée. Lorsque M. le maréchal de Duras entra dans les
coulisses, suivi d’une foule de courtisans en habit de gala, Mme
Saint-Huberty n’avait pas encore eu le temps de changer de costume. Elle
était debout, sa couronne sur la tête, drapée dans le manteau de pourpre
de la reine de Carthage. Marmontel et Piccini, ivres de bonheur,
s’étaient jetés à ses genoux et lui embrassaient les mains. On aurait
dit deux coupables à qui elle faisait grâce de la vie. Ils ne se
relevèrent pas quand M. de Duras s’approcha pour répéter les paroles du
roi. L’actrice écoutait le maréchal, et son visage, encore animé par
l’inspiration, s’illuminait de la joie du triomphe, le rouge de
l’orgueil montait à son front. C’était un spectacle admirable. Elle
avait tant de grandeur, de noblesse, de majesté avec ces hommes à ses
pieds, que mieux encore que sur le théâtre elle donnait l’idée de la
reine de Carthage; tous les grands seigneurs présents avaient l’air de
ses courtisans[473].»

  [472] Elle parut costumée à l’antique. Déjà précédemment dans une
    pièce qui se passait en Thessalie, elle s’était montrée revêtue
    d’une longue tunique de lin, les jambes nues et chaussée de
    brodequins. Le lendemain il lui fut interdit de reparaître en scène
    dans ce costume.

  [473] M. de Duras, étant allé lui rendre visite quelques jours plus
    tard, «trouva la sublime Didon enveloppée dans un mauvais jupon;
    elle faisait une partie de piquet avec son petit jockey, sur un coin
    de table recouvert d’un vieux torchon en guise de tapis.» (Gaboriau,
    _les Comédiennes adorées_.)

Quand _Didon_ fut représentée à Paris, l’enthousiasme ne fut pas
moindre. Le public en délire ne savait comment témoigner à l’actrice son
admiration; la salle entière sanglotait et n’interrompait ses larmes que
pour éclater en applaudissements frénétiques.

La province ne se montrait pas moins idolâtre de tout ce qui touchait à
la comédie. Les acteurs de Paris qui parcouraient les grandes villes de
France, étaient l’objet d’ovations incessantes.

Lorsque Mlle Sainval l’aînée fut exilée de Paris, pour occuper ses
loisirs elle se rendit à Bordeaux, où elle joua avec le plus grand
succès; jamais actrice n’avait fait une pareille sensation. «Quoiqu’on
fût dans le temps le plus pressant des vendanges, on a tout quitté pour
elle, et le dernier jour, comme elle finissait _Mérope_, deux Amours
sortant d’un nuage sont venus poser une couronne sur sa tête aux
acclamations du public, qui lui a jeté à son tour d’autres couronnes et
des pièces de vers, en demandant à grands cris une représentation à son
profit.»

Larive donna également des représentations à Bordeaux; il y excita de
tels transports qu’à la sortie du spectacle il trouvait les avenues de
sa demeure toutes parsemées de lauriers[474].

  [474] _Histoire des Théâtres de Bordeaux_, par Detchevery.

Quand Mme Saint-Huberty se rendit en province, elle souleva un
enthousiasme incroyable; les ovations que reçoivent certaines actrices
de nos jours, et qui nous paraissent si excessives, n’en sont que de
pâles imitations. A Marseille, on donna à la cantatrice une fête digne
d’une souveraine. On ne pourrait y croire, si un témoin digne de foi
n’en attestait tous les détails.

«Mme Saint-Huberty, écrit M. Campion[475], vêtue ce jour-là à la
grecque, est arrivée par mer sur une très belle gondole, portant
pavillon de Marseille, armée de huit rameurs, vêtus de même à la
grecque; elle étoit suivie de 200 chaloupes chargées de ceux qui
vouloient voir la fête et encore plus celle qui en étoit l’objet. Elle a
débarqué sur le rivage, au bruit d’une décharge de boîtes, et des
acclamations du peuple. Un moment après, elle a remis en mer pour jouir
du spectacle d’une joute. Le vainqueur lui a apporté la couronne et l’a
reçue de nouveau de ses mains avec le prix de son triomphe.»

  [475] 15 août 1785.

Une fois descendue de la gondole, la cantatrice s’étendit sur une espèce
de divan et elle reçut en souveraine les hommages des spectateurs. Puis
dans une petite pièce allégorique, on la proclama la dixième Muse et
Apollon, détachant sa propre couronne, la lui remit au bruit de
l’artillerie et des applaudissements. A Toulouse, à Lyon, à Strasbourg,
même délire, même enthousiasme.




XXIII

RÈGNE DE LOUIS XVI (SUITE ET FIN)

SOMMAIRE: Duels de comédiens.--Voltaire et les Comédiens français.--Le
tripot comique.--Le tripot lyrique.--Rousseau, Lays et Chéron.--Les
Comédiens à la Force.--Fuite de Lays, de Nivelon.--Arrestation de Mlle
Théodore.--Les comédiens et le clergé.


Plus encore que sous le règne précédent, les comédiens se montrèrent
friands de la lame, et on les vit souvent régler leurs différends l’épée
à la main.

Fleury, à la suite de querelles de théâtre, se battit plusieurs fois
avec Dugazon. En 1781, une rencontre eut lieu aux Champs-Élysées entre
Larive et Florence. L’année suivante, Dugazon et Dazincourt allèrent sur
le terrain et furent blessés tous deux. «Voilà peut-être, dit Grimm, de
quoi dégoûter beaucoup d’honnêtes gens du plus barbare, du plus
ridicule, et cependant du plus respecté de tous nos usages.»

Nous ne saurions passer sous silence le duel fameux de Dugazon et de
Desessart[476]. Ce dernier remplissait à la Comédie française les rôles
de financier. Il était «gros comme un muids», dit Laharpe, et cette
corpulence lui avait valu de la part de ses camarades le surnom de
«l’Éléphant». Lorsque l’éléphant de la ménagerie du roi mourut, Dugazon,
qui se plaisait aux mystifications, alla trouver son camarade et le pria
de venir avec lui chez le ministre pour l’aider dans un petit proverbe
qu’il y devait représenter. «Quel costume dois-je prendre», demande
Desessart? «Mets-toi en grand deuil, lui répond son camarade, tu
représenteras un héritier.» Desessart se conforme scrupuleusement au
programme. Il passe un habit noir avec des crêpes, des pleureuses, etc.,
et l’on se rend chez le ministre, où se trouvait réunie nombreuse
compagnie. «Monseigneur, dit Dugazon, la Comédie française a été on ne
peut plus affligée de la mort du bel animal qui faisait l’ornement de la
ménagerie du roi et je viens, au nom de mon théâtre, vous demander pour
notre camarade la survivance de l’éléphant.» On peut se figurer la joie
de l’assistance en entendant ce discours et en voyant le pauvre
Desessart qui ne savait quelle contenance garder. Furieux de cette
plaisanterie, il provoque son camarade et l’on part pour le bois de
Boulogne en compagnie des témoins obligatoires dans ces sortes de
rencontres. Au moment où l’on allait croiser le fer, Dugazon demande la
parole: «J’ai trop d’avantages, dit-il, laissez-moi égaliser les
chances.» Puis il tire un morceau de craie de sa poche, et, avec le plus
grand sang-froid, trace un rond sur l’énorme ventre de son adversaire.
«Tout ce qui sera hors du rond ne comptera pas», dit-il, et il se remet
en garde. L’hilarité des témoins gagna Desessart lui-même, qui renonça à
ses projets homicides; le duel fut remplacé par un joyeux déjeuner.

  [476] Desessart (Denis Dechanet dit) (1740-1793), comédien français.

Les comédiennes elles-mêmes ne voulurent pas laisser à leurs camarades
du sexe fort, le monopole de ces rencontres d’un genre si
aristocratique. Mlle Beaumesnil, chanteuse de l’Opéra, s’étant prise de
querelle avec une danseuse du même théâtre, Mlle Théodore, à propos
d’une rivalité d’amour, les deux actrices résolurent d’en appeler au
sort des armes. Elles se rendirent à la porte Maillot accompagnées de
leurs témoins. Le duel devait avoir lieu au pistolet. Heureusement Rey,
basse-taille de l’Opéra, passa par là. En voyant les préparatifs du
combat, il intervint et chercha à détourner ses camarades de leur
dessein; elles ne voulurent rien entendre. Mais pendant la harangue il
avait déposé les pistolets sur l’herbe humide, et, quand on en fit
usage, tous deux ratèrent. Il ne restait plus qu’à s’embrasser et à
aller déjeuner; c’est ce que l’on fit.

Jusqu’en 1789 les comédiens continuent à témoigner le plus parfait
mépris aux écrivains qui alimentent leur répertoire. Quand Voltaire vint
à Paris en 1778 pour triompher et mourir dans une apothéose, il eut à
subir les plus détestables procédés de la part du «tripot comique»,
comme il le désignait toujours. Ni son âge, ni son génie, ni les
bienfaits dont il avait comblé la compagnie ne purent lui concilier la
déférence à laquelle il avait tant de droits. Lekain, qui lui devait
tout, refusa nettement de jouer dans _Irène_ le rôle de l’ermite Léonce.
Outré d’un tel procédé, le marquis de Thibouville écrivit au comédien
une lettre publique où il lui reprochait amèrement «son ingratitude et
son impudence». Lekain finit par céder; mais sa bonne volonté tardive
n’eut pas lieu d’être mise à l’épreuve, il mourut la veille même du jour
où Voltaire arrivait à Paris.

Ce n’est pas seulement avec Lekain que la représentation d’_Irène_
souleva des difficultés: le maréchal de Richelieu voulait que le rôle de
Zoé fût donné à Mme Molé; Voltaire préférait Mlle Sainval cadette; ce
n’est que grâce à l’intervention de Sophie Arnould qu’il put obtenir
l’interprète qu’il désirait. Mais il faut voir dans quels termes le
poète, alors au comble de la gloire, écrit aux époux Molé pour leur
témoigner sa gratitude[477]: «Le vieux malade de Ferney n’a point de
termes pour exprimer la reconnaissance qu’il doit à l’amitié que M. Molé
veut bien lui témoigner, et aux extrêmes bontés de Mme Molé. Elle lui
sacrifie ce qui n’était pas digne d’elle et ce qu’elle embellira
lorsqu’elle daignera le reprendre; il est pénétré de ce qu’il doit à sa
complaisance; il espère l’être de ses talents quand il aura le plaisir
de l’entendre. Il lui présente ses respectueux remerciements[478].»

  [477] 20 février 1778.

  [478] Avant de mourir, Voltaire donna encore aux Comédiens une preuve
    du vif intérêt qu’il leur portait. Il eut l’idée de les soustraire
    au bon plaisir royal en leur enlevant le titre de Comédiens du roi.
    «Un mourant qui aime passionnément sa patrie, écrivait-il à Molé,
    vous consulte pour savoir s’il ne conviendrait pas de mettre sur les
    affiches: «_Le théâtre français donnera_ tel jour, etc.» N’est-il
    pas honteux que le premier théâtre de l’Europe et le seul qui fasse
    honneur à la France, soit au-dessous du spectacle bizarre et
    étranger de l’Opéra?...» Molé répondit que ce changement ne
    dépendait pas des Comédiens. Voltaire s’adressa aussitôt à M.
    Amelot:

      «Monseigneur,

      «Voici la requête que vous m’avez permis de vous présenter au nom
      de Corneille, de Racine et de Molière. Je ne vous présente au mien
      que le profond respect et la reconnaissance avec lesquels je serai
      jusqu’au dernier moment de ma vie, etc.» (Lettre inéd., 2 avril
      1778, Bibl. nat.)

    A la lettre était jointe cette note de la main de Wagnière:

      «Monseigneur Amelot, secrétaire d’État, ayant le département de
      Paris, est supplié de vouloir bien observer:

      «Que le nom de _Comédiens du roi_ fut donné indistinctement par le
      public, quoique le théâtre ait commencé par représenter des
      tragédies;

      «Que ce fut pour représenter des tragédies que le cardinal de
      Richelieu fit bâtir la salle du Palais-Royal;

      «Que le théâtre de France, depuis le grand Corneille, est
      représenté comme le premier de l’Europe, et que c’est la partie de
      la littérature qui fait le plus d’honneur à la nation.

      «Ne conviendrait-il pas que l’on affichât:

          _Le théâtre français_
          «Ordinaire du Roi»
          Représentera un tel jour, etc?

      «Si Monseigneur approuve cette affiche, il est supplié d’en donner
      la permission à la police.»

    Le 18 avril, Amelot répondait au philosophe:

      «J’ai, monsieur, mis sous les yeux du roi le mémoire par lequel on
      demande que les affiches de la Comédie française soient réformées,
      qu’au lieu du titre de _Comédiens du roi_ elles portent à l’avenir
      la dénomination de _Théâtre français, ordinaire du Roi_. S. M. n’a
      pas cru devoir adopter ce changement. Elle n’a vu aucune nécessité
      à ne pas laisser subsister un usage très ancien et auquel le
      public est accoutumé, sans que cela donne atteinte ni à la gloire
      des auteurs ni aux talents des acteurs, ni à l’honneur que les uns
      et les autres font à la nation. Je suis bien fâché de n’avoir pu
      dans cette occasion, vous donner des preuves de l’empressement que
      j’aurai toujours pour ce qui pourra vous être agréable, etc.»
      (Lettre inéd., Bibl. nat.)

    En cette circonstance comme en tant d’autres, Voltaire se trouvait
    en avance sur son siècle; la modification qu’il proposait ne fut
    adoptée que quelques années plus tard.

Les auteurs cependant commençaient à se montrer moins patients que par
le passé et plus d’un cherchait à secouer le joug que les comédiens
faisaient peser sur eux. A propos des honoraires de leurs pièces,
quelques écrivains se prétendirent gravement et arbitrairement lésés. En
1775 le sieur Mercier fit même un procès à la Comédie et porta l’affaire
devant le Parlement, mais les Gentilshommes de la chambre intervinrent
aussitôt et obtinrent un arrêt par lequel l’affaire fut évoquée au
Conseil, les Comédiens français appartenant à la maison du Roi. Les
Gentilshommes furent nommés arbitres et naturellement donnèrent raison à
leurs subordonnés. Beaumarchais rouvrit le débat quelques années plus
tard et finit par avoir raison de la résistance des Comédiens.

L’hostilité constante qui régnait entre les gens de lettres et les
acteurs amena souvent les discussions les plus acrimonieuses. En 1781,
le jeune Fréron, dans ses feuilles, parlant de Desessart, l’appela
ventriloque, par allusion à son ventre énorme. Desessart se plaignit au
maréchal de Duras en demandant une réparation. Le garde des sceaux
exigea des excuses de Fréron, sous menace de perdre son privilège. «On
ne peut concevoir à quel excès d’avilissement on réduit ainsi les gens
de lettres, dit Bachaumont, par complaisance pour un grand, engoué d’un
méprisable histrion.» Fréron se refusa à ce qu’on exigeait de lui.

L’insolence et la morgue des comédiens croissaient avec les égards qu’on
leur témoignait et ils en étaient arrivés à se permettre d’incroyables
impertinences. Ils pensaient que tout leur était dû, mais ils étaient
persuadés en revanche qu’ils ne devaient rien à personne.

Un jour, la Guimard fit changer le spectacle parce qu’elle devait,
disait-elle, se purger. La purge consistait à se rendre à la campagne,
en nombreuse et joyeuse société.

Bachaumont rapporte une anecdote stupéfiante dont le héros fut,
paraît-il, Dugazon. Pendant la nuit du jeudi gras 1778, au bal de
l’Opéra, on remarquait «un masque vêtu comme une poissarde, avec une
coiffure déchirée sur la tête, et le reste de l’habillement à
proportion. Dès que la reine a paru, ce masque est venu au bas de sa
loge et l’a entreprise avec une familiarité singulière, l’appelant
Antoinette et la gourmandant de n’être pas couchée auprès de son mari
qui ronfloit en ce moment. Il a soutenu la conversation, que tout le
monde entendoit, sur ce ton de liberté; il y a mis tant de gaieté et
d’intérêt, que S. M., pour mieux causer avec lui, se baissoit vers lui
et lui faisoit presque toucher sa gorge. Après plus d’une demi-heure de
propos, elle l’a quitté en convenant qu’elle ne s’étoit jamais tant
amusée, et sur ce qu’il lui reprochoit de s’en aller, elle lui a promis
de revenir; ce qu’elle a fait. Le second entretien a été aussi long et
aussi public et cette farce a fini par l’honneur qu’a eu l’inconnu de
baiser la main de la reine; familiarité qu’il a prise sans qu’elle s’en
soit offensée. Le bruit général est que ce masque étoit le sieur
Dugazon, de la Comédie française; mais on a peine à se le
persuader[479].»

  [479] Bachaumont, 4 mars 1778.

Un soir, à la Comédie italienne, Narbonne[480], dans le rôle de Damis de
l’opéra des _Dettes_, imita si parfaitement la figure, le costume et la
démarche du maréchal de Richelieu, que tout le monde reconnut le vieux
courtisan. L’insolence de Narbonne reçut la punition qu’il méritait et
il fut envoyé au For l’Évêque[481].

  [480] Narbonne (1745-1802).

  [481] Cet incident eut lieu en 1787.

Jusqu’aux comédiens des boulevards qui montraient une morgue incroyable.
Volange, surnommé Jeannot, acteur de la foire, excitait un tel
enthousiasme qu’il fut engagé à la Comédie italienne[482]. Le marquis de
Brancas ayant voulu en régaler ses convives à un grand souper, l’avait
invité à venir. Quand il arriva: «Mesdames, dit le marquis, voilà M.
Jeannot que j’ai l’honneur de vous présenter.» «Monsieur le marquis, dit
l’histrion en se rengorgeant, j’étais Jeannot aux boulevards, mais je
suis à présent M. Volange.» «Soit, répondit M. de Brancas, mais comme
nous ne voulions que Jeannot, qu’on mette à la porte M. Volange.»

  [482] Il n’y eut aucun succès.

Grâce à la faiblesse des Gentilshommes, les acteurs et les actrices
devenaient chaque jour plus indisciplinés. Ils ne jouaient que quand
cela leur faisait plaisir. La présence même du roi ou de la reine ne les
rappelait pas au sentiment de leurs devoirs. En 1776, les premiers
Comédiens furent mis chacun à 200 livres d’amende, pour avoir fait jouer
une pièce par les doubles, un jour où Marie-Antoinette assistait au
spectacle.

Quand Mme Vestris eut ses démêlés célèbres avec Mlle Sainval, elle fut
un soir insultée au théâtre même par plusieurs de ses camarades. Furieux
de l’outrage fait à sa protégée, le duc de Duras écrivit au semainier
une lettre qui montre bien quel était alors l’état de trouble du «tripot
comique».

«La licence des Comédiens, dit-il, tient à une révolution funeste que je
vois avec chagrin se faire insensiblement dans cette société; il y
existe un esprit d’anarchie et d’indépendance qui me forcera tôt ou tard
à agir avec une sévérité que j’aurois voulu ne jamais employer. On
refuse des rôles, on refuse de jouer; on est obligé de changer
éternellement le répertoire, parce que chacun veut faire sa volonté,
parce que les chefs d’emploi ne sont plus respectés, parce que les
anciens ne jouissent plus de la considération qui devroit leur
appartenir. Et pour justifier les torts qu’on se donne, on menace de
quitter la Comédie. Les Comédiens oublient donc que leurs engagements
sont inviolables.

«Désabusez-les, monsieur, et annoncez bien formellement à la Comédie
entière que je ne céderai sur ce point au premier ni au dernier talent.
Quiconque quittera la Comédie sans mon congé, ou me forcera à le
renvoyer, ne pourra jouer sur aucun théâtre du royaume, ni hors du
royaume: c’est la loi de tous les temps; on l’oublie. Je saurai la
rappeler et la maintenir dans toute sa rigueur[483].»

  [483] Lettre inéd., 7 septembre, Arch. nat., O¹844.

Si le tripot comique était difficile à diriger, ce n’était rien encore
auprès du tripot lyrique ou Académie royale de musique. Les infortunés
chargés de conduire cette troupe rebelle et indisciplinée en perdaient
le boire et le manger. Sans cesse ils sont accablés de demandes de
gratifications, d’augmentations, de pensions; pas un sujet n’est
satisfait de sa situation, pas un qui n’aspire à remplacer celui qui le
précède. Chanteurs et chanteuses, danseurs et danseuses, rivalisent à
l’envi de caprices et d’exigences ridicules; à peine sont-elles
satisfaites que de nouvelles surgissent, plus impérieuses encore. Il n’y
a pas de jour où les pensionnaires de l’Académie de musique ne demandent
des exceptions au règlement, des passe-droits, des prix exceptionnels.
Ils font intervenir toutes les influences, même les plus étrangères à
l’art lyrique. Grâce à la protection de son amant, le comte de
Mercy-Argenteau, Mlle Rosalie Levasseur obtient des appointements plus
élevés; il est entendu que cette faveur restera secrète, pour ne pas
exciter de jalousies. Mais Mlle Guimard soupçonne l’intrigue, découvre
la vérité et, saisie d’indignation, elle refuse tout service tant qu’on
ne lui aura pas donné les mêmes avantages[484]. Il faut s’incliner, mais
comme pour sa camarade on lui demande un secret absolu. Il n’est pas si
bien gardé que Mlle Saint-Huberty, Vestris, d’autres encore, ne s’en
soient doutés et on doit leur accorder un traitement analogue[485].

  [484] «A l’Opéra, les volontés de Mlle Guimard sont suivies avec
    autant de respect que si elle en étoit directrice.» (Arch. nat.,
    O¹630.)

  [485] Quand les artistes élevaient ces prétentions et qu’on ne cédait
    point à leurs désirs, ils refusaient le service et aimaient mieux se
    laisser conduire au For l’Évêque que de rien abandonner de leurs
    exigences. Ils savaient bien qu’ils finissaient toujours par
    triompher. Voici une lettre de Mlle Dupré, danseuse à l’Opéra, et
    que protégeait l’ambassadeur de Sardaigne, qui montre bien comment
    les comédiens savaient jouer du For l’Évêque:

    «A M. Morel, rue du Sentier, nº 19. 5 septembre 1783. J’ai l’honneur
    de vous informer, monsieur que le tout a été on ne peut pas mieux.
    Je n’ai d’autres regrets que celui de n’avoir resté enfermée que
    vingt-quatre heures. Le raclement des barreaux et le train des
    verrous étoient très amusants, et faisoient une harmonie délicieuse.
    J’y avois déjà fait porter bien des paquets et des provisions,
    comptant faire un plus long séjour dans ces lieux charmants, où
    néanmoins j’aurois beaucoup souffert d’ennui et de tristesse, comme
    vous pouvez bien vous l’imaginer. Enfin voilà la pièce jouée au
    parfait. Il ne me reste qu’à m’occuper de l’état de mes affaires. Je
    vous prie, monsieur, de vouloir bien engager M. de la Ferté à me
    donner un mot d’écrit, au moyen duquel on puisse commencer à me
    payer les appointements du mois échu sur le nouveau pied convenu;
    bien entendu que je continuerai à signer sur l’état comme ci-devant.
    Le secret sera toujours gardé soigneusement et j’attendrai votre
    réponse avec impatience, vous priant de me marquer par la même
    occasion le jour que je pourrai aller remercier M. de la Ferté de
    toutes les bontés qu’il a pour moi.» (Lettre inéd., Arch. nat.,
    O¹629.)

Les demandes de congé sont incessantes; les acteurs s’absentent, même
sans prendre la peine de prévenir leur directeur; il faut les remplacer
au pied levé. Chaque jour, ce sont des refus de service sous les
prétextes les plus futiles; pour faire jouer les artistes, on est obligé
de recourir à de véritables supplications.

En 1778, la direction de l’Opéra fut enlevée aux intendants des Menus,
et confiée à un particulier, M. de Vismes; ce dernier, plein de zèle,
voulut faire tant de réformes qu’on le surnomma le Turgot de l’Opéra;
mais il souleva par ses projets une véritable émeute dans la troupe
«chantante et cabriolante». Il fallut sévir et on fit arrêter plusieurs
danseurs, entre autres Dauberval et Vestris, à la table même de Mlle
Guimard[486]. Celle-ci, offensée d’une telle licence, déclara qu’elle ne
reparaîtrait plus sur la scène, et son exemple fut suivi par plusieurs
de ses camarades: «Prenez garde, monseigneur, disait Sophie Arnould à
Amelot, on ne vient pas à bout de l’Opéra aussi facilement que d’un
Parlement[487].»

  [486] En l’honneur de «l’ouverture du ventre de la reine», les
    artistes du chant et de la danse, à l’Opéra, avaient décidé de doter
    une fille pauvre et de la marier avec de grandes réjouissances. La
    fête devait avoir lieu au Wauxhall d’hiver, mais elle fut interdite
    sous prétexte que c’était parodier le cour. Le banquet fut alors
    transporté chez Mlle Guimard, et c’est pendant le repas qu’on vint
    signifier à Dauberval et à Vestris la lettre de cachet qui les
    envoyait au For l’Évêque à cause de leur résistance aux ordres de
    leur directeur. (Bachaumont.)

  [487] Amelot était intendant de Bourgogne, lors des modifications
    apportées au Parlement par le chancelier Maupeou; il avait dissous
    l’ancien parlement de Dijon et recomposé le nouveau; c’est ce qui
    donnait tant d’à-propos au mot de Sophie Arnould.

Poursuivant cette comparaison, qui à défaut de justesse, flattait du
moins sa vanité, Mlle Guimard disait à ses camarades avec cette superbe
qui ne l’abandonnait jamais: «Mesdames et messieurs, point de démissions
combinées, c’est ce qui a perdu le Parlement.»

M. de Vismes, ne pouvant venir à bout de ses pensionnaires
récalcitrants, se retira, et M. de la Ferté[488] le remplaça sous le
titre de commissaire du roi près de l’Académie de musique. Il n’y fut
pas sur un lit de roses. Accablé de réclamations continuelles, ne
sachant auquel entendre, le malheureux directeur se plaint sans cesse à
Amelot des bontés excessives que la reine témoigne aux Comédiens, et qui
les rendent chaque jour plus orgueilleux, plus insupportables et plus
difficiles à conduire[489].»

  [488] M. Papillon de la Ferté, intendant des Menus. Poinsinet lui
    dédia une comédie en un acte intitulée _le Cercle_, et dans l’épître
    dédicatoire lui prodigua les louanges les plus outrées; à cette
    occasion, M. de la Ferté reçut le couplet suivant:

        C’est à tort que chacun s’irrite
        De voir encenser un butor,
        Jadis le peuple israélite
        A bien adoré le veau d’or.
        Un auteur fait, sans être cruche,
        Un Mécène d’un La Ferté;
        C’est un sculpteur qui d’une bûche
        Sait faire une divinité.

    (_Journal_ de Favart.)

  [489] Amelot à la Ferté. Lettre inéd., Arch. nat., O¹626.

Abreuvé de dégoûts, désespérant d’amener enfin la paix dans cette troupe
ingouvernable, la Ferté, à plusieurs reprises, offrit sa démission, mais
Amelot, qui savait bien qu’un nouvel administrateur ne serait pas plus
heureux, la refusait toujours et cherchait à remonter le moral de son
infortuné collaborateur. «En vérité, lui écrivait-il, je sens qu’il faut
une patience plus qu’humaine pour conduire l’indécrottable machine de
l’Opéra, mais ne perdez pas courage et aidez-moi à le faire aller au
moins de notre mieux[490].»

  [490] Amelot à la Ferté, 6 avril 1782. Arch. nat., O¹629.

Les cartons de l’Opéra, aux Archives nationales, sont bourrés de
notices, de comptes rendus sur les comédiens, sur leurs rébellions, sur
les propos indécents qu’ils tiennent, etc. En général, ils ne montraient
tant d’insolence que parce qu’ils ne se croyaient pas payés selon leur
mérite et qu’ils savaient pouvoir facilement gagner davantage à
l’étranger.

Il y avait à l’Académie de musique trois chanteurs en particulier,
Chéron, Lays et Rousseau, dont le mauvais vouloir cause au malheureux la
Ferté d’incessants déboires. Leur nom revient sans cesse dans les
piteuses doléances du directeur.

Quand il s’agissait de paraître, ces trois chanteurs opposaient toujours
des fins de non-recevoir: «On ne croit point devoir laisser ignorer à
Mgr le baron de Breteuil, écrit la Ferté, la conduite étrange des sieurs
Rousseau et Lays, qui ne semblent occupés que des moyens de compromettre
les intérêts de l’Académie royale de musique et conséquemment ceux des
finances du roi, puisque ce spectacle est à la charge de S. M. Ce n’est
qu’avec la plus grande peine qu’on est parvenu quelquefois à les faire
jouer l’un et l’autre depuis la rentrée du théâtre. Ils trouvent
continuellement des prétextes de rhume pour se dispenser de jouer... Le
mal est encore aggravé par l’absence du sieur Chéron qui, sous prétexte
d’indisposition, n’a pas paru au théâtre depuis Pâques[491].»

  [491] Lettre inéd., mars 1786, Arch. nat., O¹626.

En 1788, la situation ne s’était pas modifiée, et nous voyons Dauvergne,
sous-intendant de la musique du roi, écrire à la Ferté: «J’ai envoyé
hier chez le sieur Chéron pour l’engager à chanter son rôle dans
_Armide_; il a fait dire qu’il ne seroit pas en état de chanter de toute
la semaine, ce qui, ajouté aux douze ou treize jours qu’il y a qu’il ne
chante point, font trois semaines de vacances. Le sieur Lays chez qui
j’ai envoyé, a fait dire qu’il venoit de suer quatorze chemises... il a
toujours une maladie en poche... cet homme est fourbe et méchant[492].»

  [492] D’Auvergne à la Ferté, sept. 1788, lettre inéd., Arch. nat.,
    O¹629.

La troupe cabriolante de l’Académie royale ne se montrait ni plus
accommodante, ni moins vaniteuse que la troupe chantante.

En 1784, le jeune Vestris[493] revint de Londres avec une extension de
nerf au pied droit. La reine se trouvant à l’Opéra avec le comte de
Haga[494], auquel elle désirait montrer le célèbre danseur, envoya dire
trois fois à Vestris qu’elle le priait de danser comme il pourrait, ne
fut-ce qu’une seule entrée. Il s’y refusa: «Soit que ses réponses, dit
Grimm, aient passé en effet les bornes de la bêtise ou de l’impertinence
permises à un danseur, soit que l’envie et la malignité de ses camarades
se soient chargées de les empoisonner», le baron de Breteuil[495] envoya
Vestris à l’hôtel de la Force[496].

  [493] Vestris était le fils naturel du danseur Vestris et de Mlle
    Allard; on l’avait surnommé Vestrallard en raison de cette origine.
    Le danseur Dauberval, qui avait eu également les bonnes grâces de
    Mlle Allard, dit un jour un mot assez plaisant. Des coulisses, il
    assistait aux débuts du jeune Vestris, et émerveillé il s’écria:
    «Quel malheur! C’est le fils de Vestris et ce n’est pas le mien!
    Hélas, je ne l’ai manqué que d’un quart d’heure!»

  [494] C’était le titre que portait le roi de Suède pendant son voyage
    en France.

  [495] Sur les réclamations de la Ferté, M. de Breteuil lui répondait
    le 18 juillet 1784: «Indépendamment des plaintes que vous me portez
    de l’insolence inouïe du sieur Vestris, j’en reçois encore par la
    voie de la police, dont je vous envoie ci-joint le rapport. Vous
    voudrez bien voir sur-le-champ M. Lenoir et vous concerter avec lui
    pour faire conduire sans différer le sieur Vestris en prison, d’où
    on le tirera lorsqu’on aura besoin de lui pour danser, et où on le
    ramènera ensuite. Ma lettre, que vous communiquerez à M. Lenoir,
    suffira à ce magistrat pour ordonner l’emprisonnement de cet
    histrion.» (Inéd., Archiv. nat. O¹626).

  [496] L’hôtel de la Force était situé au Marais, rue Pavée et rue du
    Roi-de-Sicile. Cette demeure avait appartenu à la famille de la
    Force. Sous Louis XVI, elle fut transformée en prison, lorsqu’on
    supprima le For l’Évêque et le Petit-Châtelet, qu’on trouvait trop
    malsains.

A cette nouvelle tout Paris s’émeut et prend parti pour ou contre
l’histrion. Son père va le voir en prison: «Tou te f... de moi, je
crois, lui dit-il; tou as oune difficulté avec la reine. Ne sais-tou pas
que jamais la maison Vestris n’a ou de démêlé avec la maison de Bourbon!
Je te défends de brouiller les deux familles[497].» Chansons, pamphlets,
épigrammes, pleuvent de toutes parts. Enfin la reine ordonne à M. de
Breteuil de mettre le danseur en liberté.

  [497] Grimm raconte que Vestris le père, informé des dépenses
    exagérées de son fils, lui aurait dit: «Souvenez-vous, Auguste, que
    je ne veux pas de Guéménée dans ma famille.»

«Le jour où il reparut pour la première fois, dit Grimm, est un jour à
jamais mémorable dans les fastes de l’Opéra. Jamais assemblée ne fut
plus nombreuse ni plus agitée. C’était tout le trouble, toute la
confusion d’une guerre civile. Au moment où il entra sur la scène avec
Mlle Guimard, les uns d’applaudir, les autres de siffler et de crier
comme des furieux: «_A genoux! à genoux!_» Vestris ne se laissa pas
troubler et dansa divinement[498].» Le parterre désarmé lui fit une
ovation enthousiaste.

  [498] Grimm, _Corresp. littér_., 1784.

Le public ne savait pas garder rancune aux gens de théâtre et la
faiblesse qu’il leur témoignait contribuait encore à augmenter leur
sans-gêne et leur insolence.

Quand Mlle Vanhove[499] débuta dans _Phèdre_[500], elle fut si mal
accueillie que dans la sixième scène du quatrième acte, au lieu de cette
apostrophe à Minos:

  [499] Vanhove (1771-1860), de la Comédie française.

  [500] En 1780.

    Pardonne: un dieu cruel a perdu ta famille;
    Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille,

il lui échappa de dire:

    Reconnais sa vengeance aux fureurs du parterre.

Le public fut charmé de l’incartade et prodigua dès ce moment à Mlle
Vanhove beaucoup d’applaudissements.

En 1778, Mme Molé, sans motif plausible, fit attendre la reine plus de
trois quarts d’heure à Marly. Le duc de Villequier, gentilhomme de
service, l’envoya en prison, et la fit mettre au secret. La Comédienne
furieuse déclara qu’elle quittait la scène, et son mari suivit son
exemple. Ils refusèrent de jouer pendant assez longtemps; à la fin ils
se ravisèrent. La première fois qu’ils reparurent «au lieu de recevoir,
dit Bachaumont, les huées ou du moins la correction qu’ils méritoient,
le benêt parterre les applaudit à tout rompre. Il n’est pas étonnant que
l’insolence des histrions augmente journellement, lorsqu’on les gâte à
ce point-là[501].» Mais ce n’est pas tout, Mme Molé reçut bientôt une
pension du roi comme dédommagement de l’humiliation qu’elle avait
soufferte.

  [501] 16 novembre 1778.

Malgré l’engouement dont les acteurs étaient l’objet, malgré les
honneurs excessifs qu’on leur rendait, malgré leur morgue et leur
outrecuidance, la législation qu’on leur avait appliquée sous le règne
de Louis XV subsistait plus que jamais.

L’habitude d’attenter à leur liberté était complètement passée dans les
mœurs, et on les envoyait au For l’Évêque pour la plus légère incartade,
souvent pour des peccadilles. Il y avait même un inspecteur de police
spécialement affecté à leur service et dont l’emploi consistait à les
conduire en prison avec les formes les plus galantes. C’est un nommé
Quidor[502] qui remplissait ces délicates fonctions; on le voit figurer
dans toutes les arrestations de ce genre.

  [502] Quidor avait également la surveillance des prostituées.

En 1777, Monvel[503], par suite d’une erreur avec le semainier, ne vint
pas à la comédie un jour où il devait jouer dans les _Horaces_. On dut
donner une autre pièce. Monvel fut arrêté et jeté en prison; le
semainier lui-même, Dauberval, subit le même sort.

  [503] Monvel (1745-1811), de la Comédie française.

Un soir, Mlle Dorival se présenta pour danser dans un état complet
d’ébriété. La Ferté la fit conduire à la Force, et il se plaignit au
baron de Breteuil qui lui répondit: «16 janvier 1784. Vous avez fort
bien fait de prendre les mesures nécessaires pour faire punir la
demoiselle Dorival de sa crapule et de son manquement à ses devoirs; je
la ferai retenir au moins huit jours en prison, et je chargerai M.
Lenoir[504] de lui faire sentir tout le mécontentement que j’ai de sa
conduite[505].» Mlle Dorival fut mise au secret et on l’empêcha de «se
divertir avec des étrangers», ce qui, comme nous le savons, était assez
l’habitude des acteurs sous les verrous.

  [504] Lieutenant de police.

  [505] Arch. nat., O¹626 et 634.

La tyrannie des ministres et des Gentilshommes s’exerçait souvent, il
faut le dire, de la manière la plus odieuse et la plus vexatoire; le
libre arbitre des comédiens se trouvait complètement annihilé.

Un artiste de province paraissait-il digne de figurer sur une des scènes
royales, une lettre de cachet le mandait à Paris et, quelles que pussent
être ses convenances personnelles, il lui fallait obéir. En 1784, un
certain Martin jouait à Marseille avec succès; le ministre décide qu’il
viendra à Paris et il envoie au gouverneur de la province l’ordre
suivant, si éloquent dans sa concision:

  «Versailles, 27 mars 1784.

  «Le service du Roi exigeant, monsieur, que le sieur Martin, qui est
  actuellement à la comédie de Marseille, se rende à Paris, S. M. a
  donné l’ordre que vous trouverez ci-joint, pour le faire venir. Je
  vous prie de le lui faire remettre et de tenir la main à ce qu’il
  obéisse sans délai. Vous voudrez bien aussi prévenir le directeur. Le
  sieur Martin, à son arrivée à Paris, s’adressera à M. de La Ferté,
  commissaire général de la maison du Roi au département des
  Menus[506].»

  [506] Lettre inéd., Archiv. nat., O¹626.

Cet ordre était accompagné d’une lettre de cachet.

Les exemples d’arbitraire qui nous restent à signaler, sont plus curieux
encore.

Le 8 juin 1781, le théâtre du Palais-Royal, qui depuis la mort de
Molière était resté affecté à l’Opéra, fut détruit par un incendie. Ce
fâcheux événement exposait les pensionnaires à une assez longue
inaction. Craignant d’être lésés dans leurs intérêts, Rousseau, Lays et
Chéron, les trois chanteurs dont nous avons déjà signalé les hauts
faits, prirent le parti d’aller à l’étranger chercher fortune; mais
Rousseau n’attendit pas ses camarades et il se sauva à Bruxelles, où il
parvint sans encombre. Cette évasion, qui n’était pas prévue, plongea M.
de La Ferté dans la stupeur, et il supplia le ministre de faire
étroitement surveiller Lays et Chéron pour qu’ils ne pussent imiter la
conduite de leur camarade, «ce qui, disait-il, ruineroit l’Opéra.»

«J’ai vu la semaine dernière, répond le ministre, les sieurs Lays et
Chéron, et ils m’ont bien assuré qu’ils ne songeoient pas à s’en aller.
Cependant, je viens d’écrire à M. Lenoir, pour le prier de les faire
surveiller de très près sans qu’ils s’en doutent, et de les faire
arrêter dans le cas où il seroit assuré qu’ils se disposeroient à
partir, en m’en donnant avis sur-le-champ[507].»

  [507] Lettre inéd., 28 juillet 1751. Arch. nat., O¹629.

Quidor fut chargé de filer les deux chanteurs. Comme ils n’ignoraient
pas la surveillance dont ils étaient l’objet, ils ne laissaient en rien
soupçonner leurs secrets desseins; mais au bout de quinze jours, Lays,
supposant que son apparente docilité avait apaisé toutes les
inquiétudes, prit la fuite à son tour. Malheureusement pour lui, Quidor
avait trop l’habitude des comédiens pour se laisser jouer si aisément;
le chanteur fut arrêté avant même d’être sorti de Paris, et il fut
conduit incontinent au For l’Évêque.

Quant à Rousseau, la conduite qu’il avait tenue pouvant trouver des
imitateurs, on ne le laissa pas jouir paisiblement de sa liberté: «Je
crois, mandait la Ferté au ministre, qu’il faudroit tout tenter pour
avoir, de gré ou de force, le sieur Rousseau qui est à Bruxelles[508].»

  [508] Arch. nat., O¹640.

M. de Breteuil s’adressa au comte de Vergennes, son collègue des
Affaires étrangères, pour le prier d’obtenir l’arrestation et
l’extradition du chanteur. Le comte d’Adhémar, notre représentant à
Bruxelles, fut chargé de cette importante négociation diplomatique; mais
il échoua complètement. Le gouvernement des Pays-Bas autrichiens rappela
que quelques années auparavant Dazincourt et Beauval, engagés à
Bruxelles, s’étaient sauvés à Paris et que le duc de Duras avait refusé
de les livrer au gouvernement des Pays-Bas qui les réclamait[509].

  [509] Adolphe Julien, _l’Opéra secret au dix-huitième siècle_.

Quelques mois plus tard, la même aventure se renouvela à propos de
Nivelon, le danseur, qui, ne pouvant faire accepter sa démission,
s’enfuit et se réfugia à Ostende. Quidor fut envoyé à sa poursuite avec
les passeports nécessaires pour requérir le concours du gouvernement des
Pays-Bas, mais il échoua encore dans sa mission. Le danseur eut
l’imprudence de revenir. Il fut aussitôt arrêté et enfermé à la Force,
où on le mit au secret; il ne put voir que sa mère et sa femme[510].

  [510] Arch. nat., O¹629.

Au mois de mars 1782, Mlle Théodore, la célèbre danseuse, se rendit à
Londres, où elle obtint le plus grand succès. Comme elle y gagnait
beaucoup plus d’argent qu’à Paris, elle résolut d’y prolonger son séjour
et elle écrivit à M. de la Ferté pour demander son congé. On ne fit
aucune difficulté de le lui accorder. A quelque temps de là elle revint
en France et se rendit sans méfiance chez Dauberval, dans le château
qu’il possédait à Chablis, en Champagne. Dès qu’on connut son retour,
Amelot donna l’ordre de la faire arrêter. L’inévitable Quidor fut chargé
de la mission. Il se rendit à Chablis et enleva purement et simplement
la danseuse. Elle fut déposée à la Force et mise au secret. Sa détention
fut de peu de durée; le 27 juillet on lui rendit sa liberté, mais on
l’exila à trente lieues de Paris, et on l’obligea à payer les frais de
son arrestation. Ils s’élevaient à 771 livres 10 sols[511].

  [511] Arch. nat., O¹629. Cet exil ne fut pas maintenu.

Si la législation civile n’avait été nullement modifiée à l’égard des
gens de théâtre, la législation religieuse était également restée
immuable.

Comme par le passé, tout comédien qui voulait bénéficier des sacrements
devait avant toute chose renoncer formellement à sa profession. En 1778,
lorsque Lekain fut sur le point de mourir, Tronchin, qui le soignait,
l’avertit du danger de son état et l’exhorta à se réconcilier avec
l’Église: «Un carme, dit Bachaumont, est venu nettoyer cette conscience
sale, le comédien a fait la renonciation ordinaire et il a été
administré[512].» Aussi fut-il porté à l’église et enterré avec pompe
dans le cimetière de sa paroisse.

  [512] Bachaumont, 11 février 1778.

En 1781, lors de l’incendie de la salle de l’Opéra, plus de trente
personnes périrent, et parmi elles quelques danseurs. L’archevêque de
Paris décida que ces derniers, étant morts _in flagrante delicto_,
seraient privés de la sépulture chrétienne; mais le curé de
Saint-Eustache s’était montré plus tolérant et plus miséricordieux que
le prélat, et lorsque les défenses épiscopales arrivèrent, il avait déjà
accordé aux corps de ces infortunés la terre sainte et les prières de
l’Église: il n’avait fait du reste que se conformer à l’usage établi
pour les pensionnaires de l’Opéra.




XXIV

PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE

SOMMAIRE: L’Assemblée nationale relève les comédiens de l’indignité qui
les frappe et leur accorde les droits civils et politiques.--Mariage de
Talma.


Le jour de la retraite de Brizard, au moment où, la représentation
terminée, le comédien recevait dans sa loge les adieux de ses camarades,
un des plus notables habitants de Paris vint avec son jeune fils le
féliciter: «Mon enfant, dit-il, saluez en M. Brizard l’homme de bien,
estimé de tous, dont la vie a combattu le préjugé attaché à sa
profession, et qui saura compenser dans la société le vide que sa
retraite va laisser au théâtre.» Ces paroles si flatteuses émurent
profondément tous les assistants. Brizard, attendri, embrassa l’enfant
et se tournant vers ses camarades: «Mes amis, leur dit-il, prenez
patience, votre tour viendra.»

Cette prophétie devait se réaliser trois ans plus tard.

Dès le début de la Révolution, la question de la situation sociale des
acteurs se pose nettement. Au moment où paraissent les «plaintes et
doléances» des divers états, on publie également les _Cahiers, plaintes
et doléances de messieurs les comédiens français_. L’auteur, sous une
forme plaisante, expose les justes revendications des artistes de la
Comédie; il les suppose réunis, à l’instar des états généraux, pour
formuler leurs vœux. Saint-Phal[513] parle le premier et se plaint que
les comédiens ne soient pas représentés à l’Assemblée nationale; il
propose de former un cahier sur les rapports des comédiens avec la
nation et d’enjoindre aux députés de Paris d’y avoir égard. Cette motion
est votée par acclamation. Grammont[514] se lève après lui et demande
que l’on cesse de flétrir leur profession par un préjugé aussi injuste
que grossier: «Les philosophes et les gens éclairés, dit-il, l’ont
secoué depuis longtemps, mais il est cependant toujours existant.» Il
rappelait qu’un acteur n’était jamais nommé au nombre des municipaux et
qu’on ne l’admettait même pas à exercer les charges qu’il pouvait
acquérir à prix d’argent.

  [513] Saint-Phal (1753-1835), comédien français.

  [514] Grammont (Nourry dit) (1750-1794), comédien français.

La question des droits civils et politiques des comédiens n’allait pas
rester dans le domaine de la fantaisie; elle fut soulevée à l’Assemblée
nationale en même temps que celle des Juifs. Cette discussion est trop
instructive et trop intéressante pour que nous ne lui donnions pas le
développement qu’elle comporte.

Après la Déclaration des Droits de l’homme, qui rendait tous les
Français égaux devant la loi, on devait supposer que les exclusions qui
frappaient certaines classes de la société se trouvaient virtuellement
abrogées. Cependant comme la question faisait doute encore pour beaucoup
d’esprits, afin de dissiper toute équivoque, Rœderer, le 21 décembre
1789, proposa formellement d’admettre aux droits de citoyens «et cette
nation si active, si industrieuse, qui a promené sur tout le globe ses
superstitions et ses malheurs, et cette classe d’hommes qu’un préjugé
ancien a voulu dégrader et qu’on repousse de tous les emplois de la
société, tandis que nos applaudissements leur font partager tous les
jours sur le théâtre la gloire des plus sublimes génies. Je crois,
dit-il, qu’il n’y a aucune raison solide, soit en morale, soit en
politique, à opposer à ma réclamation.»

Le comte de Clermont-Tonnerre prit à son tour la parole et proposa un
décret ainsi conçu:

«L’Assemblée nationale décrète qu’aucun citoyen actif, réunissant les
conditions d’éligibilité, ne pourra être écarté du tableau des
éligibles, ni exclu d’aucun emploi public, à raison de la profession
qu’il exerce, ou du culte qu’il professe.»

La discussion fut ajournée et reprise le 22 décembre. Dès l’ouverture de
la séance, le comte de Clermont-Tonnerre monte à la tribune pour
défendre son projet: «Les professions, dit-il, sont nuisibles ou ne le
sont pas. Si elles le sont, c’est un délit habituel que la justice doit
réprimer. Si elles ne le sont pas, la loi doit être conforme à la
justice qui est la source de la loi. Elle doit tendre à corriger les
abus, et non abattre l’arbre qu’il faut redresser ou corriger.»

Puis parlant de ces deux professions «que la loi met sur le même rang,
mais qu’il souffre de rapprocher», il demande à la fois la
réhabilitation du bourreau et celle du comédien: «Pour le bourreau,
dit-il, il ne s’agit que de combattre le préjugé... Tout ce que la loi
ordonne est bon; elle ordonne la mort d’un criminel, l’exécuteur ne fait
qu’obéir à la loi; il est absurde que la loi dise à un homme: «Fais
cela, et si tu le fais, tu seras coupable d’infamie.»

Passant aux comédiens, il démontre qu’à leur égard le préjugé s’établit
sur ce qu’ils sont sous la dépendance de l’opinion publique. «Cette
dépendance fait notre gloire et elle les flétrirait! s’écrie-t-il.
D’honnêtes citoyens peuvent nous présenter sur les théâtres les
chefs-d’œuvre de l’esprit humain, des ouvrages remplis de cette saine
philosophie qui, ainsi placée à la portée de tous les hommes, a préparé
avec succès la révolution qui s’opère, et vous leur direz: «Vous êtes
Comédiens du Roi, vous occupez le théâtre de la Nation, vous êtes
infâmes!» La loi ne doit pas laisser subsister l’infamie. Si les
spectacles, au lieu d’être l’école des mœurs, en causent la dépravation,
épurez-les, ennoblissez-les, et n’avilissez pas des hommes qui exercent
des talents estimables. «Mais, dit-on, vous voulez donc appeler aux
fonctions de judicature, à l’Assemblée nationale, des comédiens?» Je
veux qu’ils puissent y arriver s’ils en sont dignes. Je m’en rapporte
aux choix du peuple et je suis sans inquiétude. Je ne veux flétrir aucun
homme ni proscrire les professions que la loi n’a jamais proscrites.»

Après avoir chaudement plaidé la cause des gens de théâtre, l’orateur
demande en terminant que les Juifs soient également admis aux droits de
citoyens.

C’est l’abbé Maury qui se chargea de réfuter l’argumentation de son
collègue; il insista pour que les classes, dont on sollicitait
l’émancipation, fussent maintenues dans l’état d’infériorité où elles
avaient vécu jusqu’alors, et que l’infamie qui frappait la profession du
théâtre fut formellement maintenue.

Robespierre intervint dans la discussion et prit la défense des acteurs
avec le ton déclamatoire qui lui était propre. Au moment où l’orateur
terminait son discours, le président de l’Assemblée, M. Desmeuniers,
reçut un message au nom de la Comédie française. Les Comédiens, sachant
que leur sort se décidait, avaient jugé à propos de solliciter
directement la bienveillance des députés. Le président interrompit la
discussion pour donner lecture de la supplique qui venait de lui être
adressée:

  «Paris, ce 24 décembre 1789.

  «Monseigneur,

  «Les Comédiens françois ordinaires du Roi, occupant le théâtre de la
  Nation, organes et dépositaires des chefs-d’œuvre dramatiques qui sont
  l’ornement et l’honneur de la scène françoise, osent vous supplier de
  vouloir bien calmer leur inquiétude.

  «Instruits par la voix publique qu’il a été élevé dans quelques
  opinions prononcées dans l’Assemblée nationale des doutes sur la
  légitimité de leur état, ils vous supplient, Monseigneur, de vouloir
  bien les instruire si l’Assemblée a décrété quelque chose sur cet
  objet, et si elle a déclaré leur état compatible avec l’admission aux
  emplois et la participation aux droits de citoyen. Des hommes honnêtes
  peuvent braver un préjugé que la loi désavoue, mais personne ne peut
  braver un décret ni même le silence de l’Assemblée nationale sur son
  état. Les Comédiens françois, dont vous avez daigné agréer l’hommage
  et le don patriotique[515], vous réitèrent, Monseigneur, et à
  l’auguste Assemblée, le vœu le plus formel de n’employer jamais leurs
  talents que d’une manière digne de citoyens françois et ils
  s’estimeroient heureux si la législation, réformant les abus qui
  peuvent s’être glissés sur le théâtre, daignoit se saisir d’un
  instrument d’influence sur les mœurs et sur l’opinion publique...

    [515] Les Comédiens avaient offert quelque temps auparavant un don
      de 23 000 livres qui fut accepté avec reconnaissance.

  «Les Comédiens françois ordinaires du Roi.

  «DAZINCOURT, _secrétaire_.»

A peine cette lecture était-elle terminée que l’abbé Maury se précipita
à la tribune pour se plaindre du procédé. «Il est de la dernière
indécence, s’écria-t-il, que des comédiens se donnent la licence d’avoir
une correspondance directe avec l’Assemblée.» L’abbé fut rappelé à
l’ordre et la discussion suivit son cours.

Les partisans des idées nouvelles n’étaient cependant pas exempts d’un
certain embarras quand ils faisaient à la tribune l’apologie du théâtre
et de ses interprètes. Le dieu de la Révolution, l’homme dont les
ouvrages formaient l’Évangile de l’époque, Rousseau, n’avait-il pas en
effet dans un éloquent réquisitoire sévèrement proscrit les spectacles
et déversé l’outrage et le mépris sur les comédiens. Comment concilier
ses théories avec la réhabilitation de la profession dramatique?

M. de Marnezia comprit le parti qu’on pouvait tirer de la _Lettre sur
les spectacles_ et toute son argumentation se borna à mettre ses
collègues en contradiction avec eux-mêmes, ou plutôt avec le philosophe
dont ils se vantaient de suivre aveuglément les élucubrations.

«Vous vous honorez, leur dit-il, de puiser la plupart de vos principes
dans les ouvrages de J.-J. Rousseau; puisez-les donc tout entiers. Le
_Contrat social_ n’est pas le seul ouvrage de Rousseau. Relisez une
autre de ses productions les plus sublimes, sa _Lettre à d’Alembert
contre les spectacles_; vous vous y convaincrez combien il est
impossible que le théâtre, ce tableau de toutes les passions, ne soit
pas toujours funeste aux mœurs de ceux qui les représentent... Vous, les
mandataires de la nation aujourd’hui la plus auguste de l’univers,
voudriez-vous élever à vos fonctions éminentes des hommes qui
prostituent tous les jours leur caractère dans les farces qu’ils jouent,
et qui, après avoir dicté ici les lois de la nation, iraient au théâtre
faire couvrir les législateurs du peuple de ses huées. Il ne faut pas
sans doute flétrir l’état de comédien, mais il ne faut pas l’honorer. On
vous dit que ce sera les flétrir que les exclure de l’éligibilité, mais
quelle apparence! Vous auriez donc flétri aussi tous les citoyens qui
n’ont pas de propriété territoriale, tous ceux qui n’auront pas assez de
fortune pour payer une contribution directe d’un marc d’argent? Non,
entre les honneurs et le déshonneur il y a l’estime, toujours accordée à
qui s’en rend digne et que pourront obtenir les comédiens, lorsqu’ils
résisteront aux séductions de leur état.»

Mirabeau lui-même ne jugea pas la question indigne de lui et il jeta
dans la discussion le poids de sa parole et de son autorité.
«Aujourd’hui même, messieurs, dit-il, il est des provinces françaises
qui déjà ont secoué le préjugé que nous devons abolir; et la preuve en
est que les pouvoirs d’un de nos collègues, député de Metz, sont signés
de deux comédiens. Il serait donc absurde, impolitique même, de refuser
aux comédiens le titre de citoyen que la nation leur défère avant nous,
et auquel ils ont d’autant plus de droits, qu’il est peut-être vrai
qu’ils n’ont jamais mérité d’en être dépouillés.»

Ces conclusions furent adoptées et il fut décidé qu’à l’avenir les
acteurs jouiraient de tous les droits des citoyens et qu’ils seraient
accessibles à tous les emplois civils et militaires.

Ainsi disparaissait le préjugé barbare qui, depuis des siècles,
maintenait hors du droit commun toute une classe de la société, et les
comédiens obtenaient enfin une justice qui avait été impitoyablement
refusée aux plus illustres d’entre eux, aux Clairon, aux Dumesnil, aux
Lekain.

L’Assemblée nationale avait tranché elle-même et dans le sens le plus
libéral la question des droits civils et politiques des comédiens, mais
la question religieuse n’avait pas été résolue: elle ne tarda pas à se
poser.

Eu 1790, Talma[516] voulut se marier. Il se rendit chez le curé de sa
paroisse pour s’entendre avec lui sur la publication des bans; il se
heurta à un refus des plus catégoriques. Le curé de Saint-Sulpice lui
déclara que le mariage n’était pas fait pour un excommunié.

  [516] Talma avait commencé par exercer la profession de dentiste; on
    lui offrit même le brevet de dentiste du duc de Chartres. Il refusa
    et entra à l’école de déclamation. Il débuta à la Comédie française
    le 21 novembre 1787. Il a beaucoup contribué à la réforme du costume
    dramatique.

Le comédien ne se tint pas pour battu; il jugea que le moment était
opportun pour forcer enfin l’Église à modifier sa discipline et il
écrivit à l’Assemblée nationale pour protester contre le refus de
sacrement dont il était victime. Sa lettre eut les honneurs de la
séance; elle fut lue le 12 juillet 1790:

  «Messieurs,

  «J’implore le secours de la loi constitutionnelle et je réclame les
  droits du citoyen qu’elle ne m’a point ravis, puisqu’elle ne prononce
  aucun titre d’exclusion contre ceux qui embrassent la carrière du
  théâtre. J’ai fait choix d’une compagne à laquelle je veux m’unir par
  les liens du mariage; mon père m’a donné son consentement, je me suis
  présenté devant M. le curé de Saint-Sulpice pour la publication de mes
  bans. Après un premier refus, je lui ai fait faire une sommation
  extra-judiciaire; il a répondu à l’huissier qu’il avoit cru de la
  prudence d’en référer à ses supérieurs; qu’ils lui ont rappelé les
  règles canoniques auxquelles il doit obéir et qui défendent de donner
  à un comédien le sacrement du mariage avant d’avoir obtenu de sa part
  une renonciation à son état.

  «Je me prosterne devant Dieu, je professe la religion catholique,
  apostolique et romaine; comment cette religion peut-elle autoriser le
  dérèglement des mœurs?

  «J’aurois pu sans doute faire une renonciation et reprendre le
  lendemain mon état, mais je ne veux pas me montrer indigne du bienfait
  de la Constitution en accusant vos décrets d’erreurs et vos lois
  d’impuissance.»

L’Assemblée renvoya cette lettre aux comités ecclésiastique et de
constitution en leur demandant un rapport.

Ces deux comités étaient justement occupés à rédiger un projet de décret
sur les empêchements, les dispenses et la forme des mariages. Ils
avaient décidé que «tout mariage seroit désormais valide civilement par
le seul consentement et la seule déclaration qu’en feroient librement
les parties; qu’il y auroit un mode commun pour tous les citoyens, qui
seroient tous obligés de faire cette déclaration et ensuite un autre
mode (le rite ecclésiastique) pour les catholiques, qui, sans rien
ajouter à la validité de leur mariage, lui donneroit le caractère du
sacrement dans la religion qu’ils professent[517].»

  [517] Rapport sur le projet de décret des comités ecclésiastique et de
    constitution concernant les empêchements, les dispenses et la forme
    des mariages, par M. Durand de Maillane, commissaire du comité
    ecclésiastique.

A la suite de ce rapport, le mariage civil fut institué. Dès lors la
demande de Talma perdait beaucoup de son intérêt: du moment qu’il lui
était loisible de se marier légitimement sans recourir à l’Église, il
n’avait qu’à se passer du mariage religieux puisqu’on le lui refusait.

M. Durand de Maillane, qui fut chargé de rapporter l’affaire de Talma,
fit remarquer en effet que les comédiens pouvaient se borner à la forme
civile de leur mariage: «Cependant, ajoutait-il, s’ils veulent le
revêtir de la bénédiction ecclésiastique, qui en fait un sacrement, la
question sera bientôt décidée, si on ne la juge que par la règle
générale, établie et reçue en France, savoir: que nulle censure
spirituelle ne peut extérieurement frapper un citoyen quand elle n’est
pas prononcée contre lui par un jugement dans les formes requises, et
c’est ce qui ne sauroit être opposé au sieur Talma.» Le comédien aurait
donc été en droit d’exiger du curé de Saint-Sulpice le mariage
religieux.

Mais, ajoutait le rapporteur, si on a admis la puissance spirituelle
dans l’État, on n’a pu l’admettre qu’avec l’indépendance de son
exercice: «Cette puissance doit être aussi libre dans la dispensation
des sacrements pour le bien particulier et spirituel des fidèles, que la
puissance temporelle dans les effets civils du contrat de mariage, pour
le bien général et particulier des citoyens... Il faut donc séparer dans
le mariage le contrat qui suffit aux yeux de la nation, d’avec le
sacrement où la nation n’a rien à voir. Qui, d’entre les catholiques
veut recevoir ce sacrement, doit en être digne aux yeux de l’église qui
le confère.» En conséquence il proposait fort judicieusement «pour tout
ce qui ne regarde que l’administration religieuse du sacrement, de
laisser les ministres de l’église dans le droit et la liberté de la
régler comme ils trouvent meilleur pour le salut des âmes et la plus
grande gloire de Dieu.»

Conformément à cette conclusion, l’Assemblée décida qu’il n’y avait pas
lieu de délibérer sur la demande du sieur Talma.

Les registres de décès et la police des cimetières ayant été enlevés au
clergé en même temps que les registres de mariage, la question de
sépulture se trouvait résolue dans le même sens que celle du mariage. A
défaut de sépulture religieuse, la sépulture civile était assurée aux
comédiens, et l’on n’était plus exposé à voir se reproduire le scandale
qui avait accompagné la mort d’Adrienne Lecouvreur.

La profession du théâtre ne se trouvant plus entachée d’infamie, on vit
des gens de la meilleure condition l’embrasser sans hésitation. M. de
Latour, fils d’un président au Parlement, donna le premier l’exemple et
débuta à la Comédie française. Certains membres du clergé eux-mêmes,
adoptant les idées du jour, ne craignirent plus de frayer ostensiblement
avec les comédiens. En 1790, Larive ne consentit à remonter sur le
théâtre que sur les sollicitations instantes de l’abbé Gouttes,
président de l’Assemblée nationale. L’abbé, ancien vicaire au
Gros-Caillou, où Larive habitait[518], était resté dans les meilleurs
termes avec son paroissien; il lui montra sa rentrée comme un acte de
civisme, qui pourrait arrêter la décadence du théâtre dont on accusait
le nouvel état de choses. Le jour de la première représentation de
Larive, l’abbé se fit remplacer comme président de l’Assemblée pour
pouvoir applaudir son protégé.

  [518] Larive (Jean Mauduit de) (1749-1827) y possédait une demeure
    somptueuse. «Il y recevait avec beaucoup de dignité dans une vaste
    pièce où son lit était dressé sous une tente que décoraient les
    portraits de Gengishan, de Bayard, de Tancrède, de Spartacus et de
    beaucoup d’autres, qui tous lui ressemblaient.» (_Souvenirs d’un
    sexagénaire_).

Dès que les gens de théâtre eurent enfin conquis ces droits civils
auxquels ils aspiraient depuis tant d’années, ils se hâtèrent
naturellement d’en jouir et ils se ruèrent avec rage sur toutes les
fonctions dont l’indignité légale, qui les frappait, les avait
jusqu’alors éloignés. A peine le décret de l’Assemblée nationale
était-il rendu, que plusieurs d’entre eux furent nommés par le libre
choix de leurs concitoyens à des grades importants dans la garde
bourgeoise: Naudet[519] devint colonel; Grammont, lieutenant-colonel;
Brizard, capitaine, etc.

  [519] Naudet (1743-1830).

Mais il ne suffisait pas d’un simple décret pour faire disparaître un
préjugé qui était si profondément enraciné dans l’esprit public. Aux
yeux de la loi le comédien pouvait être devenu l’égal de tous les
citoyens, aux yeux de la majorité du public il restait un infâme, un
paria comme par le passé.

Les nominations de Naudet, de Grammont, etc., soulevèrent des
protestations indignées et donnèrent lieu aux plus vives polémiques.

Dans un pamphlet intitulé les _Comédiens commandants_, on voit un
provincial, fraîchement débarqué à Paris, rester pétrifié en lisant une
affiche signée Naudet, colonel. Il interroge, s’enquiert; on lui apprend
les nouveaux décrets, qui lui inspirent les réflexions suivantes:

«J’estime, dit-il, un comédien individuellement, c’est un homme, c’est
mon frère; je lui marquerai sans efforts des égards lorsque je
distinguerai en lui un moral modeste et rectifié. Mais s’il s’émancipe,
s’il veut primer, je lui représenterai que, dévoué par état au plaisir,
à l’amusement du public, son devoir est d’employer son temps à lui
devenir agréable et non point à le commander. Je lui dirai que la garde
parisienne ne jouant pas la comédie, ne doit pas avoir des comédiens
pour chefs, et s’il manquoit de jugement au point de s’aigrir de mes
réflexions, j’ajouterai qu’il est du dernier ridicule qu’un bourgeois
parisien soit commandé militairement par un officier, qu’il peut, pour
prix et somme de 48 sols, applaudir ou siffler journellement à son
choix. Ce contraste révolte le bon sens[520].»

  [520] 1789.

Peu de jours après paraissaient les «_Réflexions d’un bourgeois du
district de Saint-André-des-Arts_ sur la garde bourgeoise et sur le
choix des officiers de l’état-major.» L’auteur, le sieur Lavaud[521], y
malmenait assez rudement les nouveaux officiers. Naudet, fort
chatouilleux en tout ce qui concernait son honneur, mais peu scrupuleux
quant aux moyens de le défendre, écrit au pamphlétaire qu’il a besoin de
lui parler et lui donne rendez-vous dans un café. Lavaud s’y présente
sans défiance; l’acteur le reçoit à coups de poing, le foule aux pieds
et le roue littéralement de coups en lui faisant les plus terribles
menaces[522].

  [521] Charles de Lavaud était un ancien chirurgien-major de la marine
    royale.

  [522] Archiv. nat., Y,13 818. Campardon, _les Comédiens du Roi de la
    troupe françoise_.

Si les comédiens étaient vivement attaqués, ils avaient aussi des
partisans non moins chaleureux.

Joseph Chénier, entre autres, s’indigna des protestations que soulevait
la nomination de quelques acteurs à des grades militaires, et il publia
à cette occasion de courtes réflexions sur l’état civil des
comédiens[523].

  [523] Septembre 1789.

«Vous êtes, dit-il à ses concitoyens, convenus que la pluralité des voix
seroit l’expression de la volonté générale; vous êtes convenus que la
volonté générale dans chaque district nommeroit les officiers de chaque
district. La volonté générale a fait le choix dont vous vous plaignez,
donc ce choix est légal, donc vous ne pouvez légitimement réclamer
contre ce choix.»

Attribuant l’invincible aversion que la bourgeoisie paraissait éprouver
pour les gens de théâtre au salaire qu’ils recevaient, il cherchait à
démontrer l’absurdité de ce préjugé et il s’écriait:

«Un éloquent député de la Provence (Mirabeau) ne voit dans la société
que trois classes: les _mendiants_, les _voleurs_, les _salariés_. Les
salariés composent incontestablement les neuf dixièmes de la société.
Cette classe comprend tous ceux qui exercent des métiers, tous ceux qui
professent les arts, tous les officiers publics, tous les agents du
pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire. Si vous flétrissez les
comédiens parce qu’ils sont salariés, flétrissez les neuf dixièmes de la
nation.»

«Enfin, disait encore Chénier, si on refuse les droits de citoyen aux
comédiens parce qu’ils sont exposés aux sifflets du public, il faut être
conséquent et priver des mêmes droits tous ceux qui parlent en public et
en particulier les orateurs de l’Assemblée nationale qui sont exposés
aux mêmes accidents.»

Il n’est pas jusqu’aux clubs où la situation des acteurs ne fût discutée
avec passion[524]. Dans une réunion où on déclamait contre eux,
l’orateur s’étayait de Cicéron qui avait refusé de paraître en public
avec Roscius. Un auditeur lui riposta:

  [524] «Je sais, écrivait Laya, que le nom de comédien est encore un
    épouvantail chez nos bourgeoises du Marais, mais qu’importent les
    clameurs des procureuses et les scrupules des bourgeoises? Faut-il
    que les cris de la chouette empêchent Philomèle de chanter? Ne
    sait-on pas d’ailleurs que tous les états se méprisent, que la haute
    robe insulte à la moyenne, et la moyenne à celle qu’elle croit
    au-dessous d’elle.» (_La Régénération des comédiens en France ou
    leurs droits à l’état civil_, par Laya, 1789.)

«Permettez-moi, messieurs, de répondre à l’honorable membre que je ne
connais pas M. Cicéron; je ne sais pas ce qu’il a fait dans la
Révolution. Ce que je sais, c’est que M. Naudet, mon général, entend
fort bien le service, qu’on a été fort heureux de le trouver dans les
moments de troubles et qu’après s’être servi des gens on ne doit pas en
être quitte pour leur dire: «Allez-vous-en, gens de la noce, etc.[525]»

  [525] Il parut à l’époque un très grand nombre de brochures sur ce
    sujet. Nous venons de citer les principales. Ajoutons encore:
    _Mémoire pour les comédiens françois à MM. de la milice bourgeoise,
    par un membre du district du Val-de-Grâce_, 1789;--_Événements
    remarquables et intéressants à l’occasion des décrets de l’auguste
    Assemblée nationale concernant l’éligibilité de MM. les comédiens,
    le bourreau et les Juifs_, 1790.

Les fonctions militaires ou civiles dont les comédiens se laissaient
affubler, les flattaient prodigieusement; aussi s’en acquittaient-ils
avec beaucoup plus de zèle que de leur service au théâtre. A chaque
instant la représentation se trouvait retardée parce qu’un acteur
manquait et le régisseur venait dire au public: «Notre camarade un tel
est de service auprès du général Henriot», ou: «Notre camarade un tel
est au Comité de Sûreté générale pour l’intérêt de la République.» Un
jour, un de ces comédiens militaires, arriva si tard, qu’il ne prit même
pas le temps de changer de costume et qu’il joua son rôle en uniforme.

Plus d’un acteur fut chargé par les électeurs d’un mandat législatif;
beaucoup remplirent des fonctions importantes. Collot-d’Herbois, de si
triste mémoire, était comédien. En 1793, Dugazon se fit aide de camp
volontaire de Santerre. Fusil, qui doublait Dugazon dans l’emploi des
comiques, fut envoyé à Lyon; il y fit partie du comité révolutionnaire
qui ordonna les affreux massacres dont cette malheureuse ville fut le
théâtre. Grammont quitta la scène et s’improvisa général; il mourut sur
l’échafaud avec son fils qui lui servait d’aide de camp. Bordier jouait
les Arlequins au théâtre des _Folies amusantes_ quand il fut chargé
d’une mission révolutionnaire à Rouen; il commit mille excès et finit
par être pendu. Dufresse[526] devint général et commanda en chef à
Naples.

  [526] Simon-Camille Dufresse, acteur du théâtre de la Montausier; il
    fut fait baron et commandeur de la Légion d’honneur.

La Convention fit plus encore pour les comédiens. Quand elle créa
l’Institut, elle décida d’y réserver une place «à l’acteur célèbre qui
recrée les chefs-d’œuvre du théâtre en leur donnant l’âme du geste, du
regard et de la voix, et qui achève ainsi Corneille et Voltaire[527]».
Molé[528], Préville, Monvel, Grandmesnil[529], furent nommés membres
titulaires de la section des _Beaux-arts_[530]. Larive reçut le titre de
membre correspondant.

  [527] Rapport de M. Daunou.

  [528] Molé écrivait quelques années plus tard à Chaptal en lui
    recommandant un protégé: «Si vous ne pouvez, mon cher collègue,
    faire pour lui ce que je vous demande, veuillez le recommander à
    notre collègue le premier consul.» (De Manne.)

  [529] Grandmesnil (1737-1816), comédien français.

  [530] Le 25 octobre 1795 parut le décret qui fondait l’Institut. A
    l’origine, il ne comptait que trois classes: l’Académie des
    sciences, l’Académie des sciences morales et politiques, l’Académie
    de la littérature et des Beaux-Arts.

A plusieurs reprises, pendant la Révolution, les comédiens voulurent
jouer aux législateurs et on les vit intervenir dans les Assemblées
délibérantes. En juillet 1791, une députation du théâtre de Molière se
présenta à la barre de l’Assemblée nationale, où l’orateur de la troupe
prononça ce petit discours:

«Nos frères sont déjà sur la frontière; les comédiens du théâtre de
Molière, obligés par les devoirs de leur état de renoncer au bonheur de
partager leur gloire, prient l’Assemblée d’agréer la soumission de
fournir à leurs frais à l’équipement et à l’entretien de six gardes
nationaux. Directeur du théâtre de Marseille, j’avais, par un don
patriotique de cent louis, donné le premier à mes confrères l’exemple de
venir au secours de la patrie. Directeur du théâtre de Molière, j’ai
encore l’honneur de les devancer aujourd’hui. Mon patriotisme m’inspire
un autre sentiment qui sera sans doute partagé par eux. Je jure de ne
souffrir jamais sur mon théâtre aucune maxime contraire aux lois, à la
liberté et aux principes que vous avez reconnus et consacrés.»

Cette petite tirade, si sottement emphatique, fut couverte
d’applaudissements; le président remercia la députation et l’engagea à
assister à la séance.




XXV

PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE (SUITE ET FIN)

SOMMAIRE: Triste situation des comédiens.--La municipalité remplace les
Gentilshommes de la chambre.--_Charles IX_.--Expulsion de Talma de la
Comédie.--Les Comédiens se divisent.--Talma fonde le théâtre de la rue
de Richelieu.--_L’Ami des lois_.--_Paméla_.--Arrestation des
Comédiens.--Fermeture du théâtre.--9 thermidor.--Sévérité du public pour
les acteurs révolutionnaires.


Si les comédiens avaient enfin conquis les droits civils et l’égalité
avec les autres citoyens, ils ne devaient pas cependant s’en trouver
beaucoup plus heureux. Dès le début de la Révolution, la liberté des
théâtres est proclamée et de tous côtés s’élèvent de nouvelles scènes
qui ruinent les théâtres déjà existants[531], sans faire fortune
elles-mêmes. Les acteurs sont devenus indépendants, mais les spectateurs
sont devenus souverains. Chaque jour des scènes scandaleuses se passent
au théâtre, le public intervient à tout propos pour modifier le
répertoire et faire représenter les pièces à sa convenance[532]; enfin
«le théâtre et le parterre semblent être devenus les corps de deux
armées ennemies». On ne se borne pas toujours aux invectives; un soir, à
la Comédie française, la mauvaise humeur du public se manifeste par
l’envoi de pommes cuites; un de ces projectiles tombe dans la loge de
Mme de Simiane qui le fait tenir aussitôt au général La Fayette avec ce
billet: «Mon cher général, permettez-moi de vous envoyer le premier
fruit de la Révolution qui soit venu jusqu’à moi.»

  [531] La Révolution n’avait pas été favorable à la Comédie française:
    sur cent mille écus de loges à l’année qu’elle retirait, elle en
    conservait à peine un tiers en 1790.

  [532] En 1790, après le départ de Mlle Raucourt, un citoyen se leva
    pendant la représentation et demanda que Mlle Sainval fût invitée à
    rentrer au théâtre pour remplacer sa camarade. Le public applaudit.
    Le comédien Dunant répondit aussitôt que la Société porterait à Mlle
    Sainval le _décret du parterre_.

A aucune époque, la Comédie ne traversa des phases plus douloureuses et
jamais sa troupe ne fut plus profondément divisée. Dès 1789, l’autorité
des Gentilshommes de la chambre cesse peu à peu de s’exercer[533], et
Bailly, maire de Paris, prend de fait la place de Richelieu. Il en
résulte une situation intolérable; les Comédiens reçoivent à la fois des
Gentilshommes et de Bailly des ordres qui souvent sont contradictoires.
Ne sachant auquel entendre, ils envoient quatre d’entre eux auprès du
maire de Paris.

  [533] Ils ne conservent que le droit dérisoire de signer des billets.

Molé prend le premier la parole:

«Monsieur, nous venons, au nom des Comédiens français, vous offrir leurs
respects et vous représenter que depuis plus d’un siècle nous avons
l’honneur d’appartenir au roi; que le titre de Comédiens français
ordinaires du roi nous a été déféré sous le bon plaisir de Sa Majesté
par son Gentilhomme de la chambre, que nous avons à cœur de le conserver
dans toute son étendue, tant que nous exercerons une profession qu’une
sage philosophie a placée enfin dans la classe des professions
honorables. Cependant, d’après l’ordre que nous a donné M. de Richelieu
de nous retirer par-devant M. le maire de Paris pour ce qui concerne le
détail courant de notre spectacle, nous n’avons entendu par détails
courants que les faits relatifs à la police[534].»

  [534] La loi du 24 août sur l’organisation judiciaire attribuait à la
    municipalité la police des spectacles.

Bailly lui répondit: «Je suis heureux de pouvoir vous fixer sur ce
point. Je suis investi par le roi de France de l’entière autorité des
Gentilshommes de la chambre sur les spectacles royaux, et je suis étonné
que le ministre ne vous l’ait pas fait savoir... J’aime et je protège
les talents tout aussi bien qu’un Gentilhomme de la chambre.»

«Mais notre titre de comédien du roi, objecta Dugazon?

--Vous paraissez y tenir.

--Dame, c’est notre noblesse à nous.

--Ce titre ne peut vous être contesté», répondit le maire.

Bailly assura encore les Comédiens de sa protection et il leur déclara
que, comme les Gentilshommes, il ne se mêlerait pas des affaires
d’argent de la Comédie. Il les autorisa à prendre des congés de huit ou
quinze jours sans sa permission.

On décida le même jour que le titre de Théâtre français[535] serait
remplacé par celui de Théâtre national ou de la Nation et que les
affiches seraient ainsi libellées:

  [535] Il datait sur les affiches de 1782.

    THÉATRE NATIONAL
    Les Comédiens ordinaires du Roi
    donneront:

Le premier mouvement des Comédiens fut de se réjouir d’être enfin
délivrés d’un joug qui pesait si lourdement sur eux, mais leur joie fut
de courte durée et ils virent bientôt, par expérience, qu’ils n’avaient
fait que changer de maîtres; ils en arrivèrent même à regretter
amèrement les premiers.

«C’est, dit Grimm, depuis qu’échappés du joug honteux et tyrannique des
Gentilshommes de la chambre ils ont l’honneur d’être les Comédiens de la
Nation, au lieu d’être modestement comme jadis de simples pensionnaires
du roi; c’est depuis cette heureuse révolution qu’ils reçoivent plus
d’ordres arbitraires, qu’ils éprouvent plus de dégoûts et de vexations
de toute espèce qu’ils n’en avaient jamais essuyé auparavant. Le
parterre prétend les assujettir tous les jours à de nouvelles
fantaisies, à de nouveaux caprices; la municipalité ou la volonté du
peuple ne manque pas une occasion de leur faire sentir tout le poids de
son autorité[536].»

  [536] Novembre 1790. Grimm, _Correspondance littéraire_.

La pièce de _Charles IX_[537], jouée le 4 novembre 1789, provoqua à la
Comédie des dissensions intestines irréparables. Le succès fut colossal;
on voyait pour la première fois sur le théâtre un roi faire «égorger son
peuple avec le fer du fanatisme[538]». Les représentations furent
interrompues par ordre de la cour; mais en 1791, Mirabeau se trouvant un
soir au théâtre demanda à haute voix qu’on reprît _Charles IX_. Naudet
répondit qu’il était impossible de satisfaire cette demande à cause des
maladies de Mme Vestris et de Saint-Prix; mais Talma, s’avançant à son
tour sur la scène, donna à entendre que si tous ses collègues étaient
aussi bons patriotes que lui, la pièce pourrait être jouée[539].

  [537] De Marie-Joseph Chénier.

  [538] Voltaire, en 1764, écrivait à Saurin ces lignes prophétiques:
    «Un temps viendra sans doute où nous mettrons les papes sur le
    théâtre comme les Grecs y mettaient les Atrée et les Thyeste qu’ils
    voulaient rendre odieux. Un temps viendra où la Saint-Barthélemy
    sera un sujet de tragédie et où l’on verra le comte Raymond de
    Toulouse braver l’insolence hypocrite du comte de Montfort.»

  [539] A la suite de cette scène, Talma eut une altercation violente
    avec Naudet, qui l’accusa de ne pas monter sa garde et de s’être
    caché dans un grenier avec son fusil le jour d’une émeute. Talma
    répondit qu’il était monté à un deuxième étage pour mieux observer
    l’ennemi et il donna un soufflet à l’interlocuteur. Le lendemain ils
    se battirent au pistolet: «On nous avait placés à vingt pas l’un de
    l’autre, raconte Talma, et, grâce à ma vue abominable, je
    n’apercevais même pas Naudet qui avait cinq pieds huit pouces. «Que
    cherchez-vous? me dirent mes témoins en voyant l’hésitation de mon
    pistolet. «Ma foi, répondis-je, je cherche Naudet.» Naudet était
    brave, il s’avança à dix pas: «Me voilà, dit-il, me vois-tu
    maintenant?» En effet, je l’apercevais comme dans un brouillard. Je
    tirai: ma balle dut passer à dix pieds de lui. Il tira en l’air.
    Pour que notre duel pût être égalisé, il aurait fallu nous faire
    battre au mouchoir.»

Le soupçon d’aristocratie jeté publiquement par Talma sur ses camarades
leur parut un crime de lèse-Comédie et une indigne trahison. Par un
arrêté pris à la presque unanimité des voix, ils l’expulsèrent de leur
société.

Dès qu’il apprit la résolution des Comédiens, Bailly leur fit dire
qu’ils ne pouvaient être juges et parties et qu’il leur conseillait de
jouer avec Talma jusqu’à ce que la municipalité eût statué. On ne tint
aucun compte de son avis et le soir même, en présence d’une énorme
assistance, Fleury informa le public de la décision de la compagnie. A
peine a-t-il terminé sa harangue que Dugazon s’élance à son tour sur la
scène. Il dénonce formellement ses camarades qui vont, dit-il,
l’expulser, comme ils viennent de le faire pour Talma. Un épouvantable
tumulte s’ensuit, le théâtre est escaladé, les banquettes brisées en
mille pièces et l’intervention de la force armée parvient seule à
ramener le calme. Le lendemain, le maire de Paris mande les acteurs à sa
barre et leur enjoint d’obéir à ses ordres; il ne peut rien obtenir. En
présence de cette obstination, la salle fut fermée par ordre de la
municipalité. En même temps Dugazon, qui avait manqué au public, en le
prenant pour juge, fut condamné à garder les arrêts chez lui pendant
huit jours et à l’impression du jugement.

Les Comédiens comprirent qu’ils ne seraient pas les plus forts; ils se
résignèrent à céder et, le 28 septembre, Talma reparut dans _Charles
IX_; il y fut couvert d’applaudissements ainsi que Dugazon.

Le soupçon d’aristocratie qui pesait sur la Comédie française était
parfaitement mérité; la plupart de ses membres regrettaient le passé.
L’indépendance, les droits civils et politiques, l’accession aux
fonctions publiques, leur paraissaient de maigres compensations à tout
ce qu’ils avaient perdu. A l’aisance, à la fortune, avaient succédé pour
eux la misère et la ruine; à la vie heureuse et facile, une existence
inquiète et tourmentée; plus de rapports avec la cour et les grands
seigneurs, plus de ces invitations qui chatouillaient si agréablement
leur vanité. L’insupportable despotisme des Gentilshommes avait disparu,
il est vrai, mais n’était-il pas remplacé par une tyrannie mille fois
pire encore, celle d’une populace grossière et déchaînée?

Ce n’était pas seulement à la Comédie qu’on conservait le culte du
passé; il en était de même dans d’autres théâtres et ce sentiment
quelquefois se donnait jour d’une façon vraiment touchante.

En 1792, on jouait à l’Opéra-Comique les _Événements imprévus_. La reine
assistait à la représentation. Mme Dugazon remplissait le rôle de
Lisette; dans un duo du second acte se trouvent ces deux vers:

    J’aime mon maître tendrement;
    Ah! combien j’aime ma maîtresse!

En chantant ces paroles, Mme Dugazon se tourna vers la reine de façon à
ne laisser aucun doute sur le sens qu’elle leur donnait. Aussitôt des
cris furieux se firent entendre dans le public: «En prison! en prison!
criait-on. L’actrice, sans se troubler, bien qu’elle risquât sa
tête[540], recommença les deux vers en les adressant à la reine d’une
façon encore plus marquée. Des applaudissements frénétiques
accueillirent cette action si noble et si courageuse.

  [540] Mme Dugazon ne fut pas punie, mais on ne la laissa pas
    reparaître dans ce rôle.

Les sentiments très vifs que la plupart des comédiens français avaient
conservés pour la cour créaient avec ceux de leurs camarades qui ne
partageaient pas les mêmes opinions des difficultés incessantes. A la
fin, il en résulta une séparation. Ceux d’entre eux qui se montraient
enthousiastes des idées nouvelles, quittèrent le théâtre de la Nation;
ils s’établirent à celui du Palais-Royal[541], qui prit le nom de
Théâtre-Français de la rue de Richelieu, puis ensuite celui de Théâtre
de la République[542]. Talma[543], Dugazon, Grandménil, étaient à leur
tête.

  [541] Cette salle avait été construite et ouverte en 1785 sous le
    titre de _Variétés amusantes_, mais on la désignait souvent sous le
    nom de _Théâtre du Palais-Royal_; c’est la salle actuelle de la
    Comédie française.

  [542] En 1792, ce titre ne paraissant pas encore suffisamment
    accentué, on le changea pour celui de Théâtre de la liberté et de
    l’égalité.

  [543] Quand Talma envoya sa démission à ses camarades, on refusa de
    l’accepter, et on ne lui permit pas d’emporter ses costumes. Il ne
    put les obtenir que grâce à un subterfuge de Dugazon. Ce dernier,
    trouvant quelques comparses inoccupés dans le théâtre, les costume
    en licteurs et leur donne de grandes corbeilles dans lesquelles il
    dépose les casques, cuirasses, en un mot toute la défroque tragique
    de son camarade. Lui-même revêt le costume d’Achille avec le
    bouclier et la lance, et il sort gravement, suivi de ses licteurs et
    de leurs paniers, sans que les gardiens stupéfaits songent à le
    retenir. (De Manne.)

Le Théâtre de la République ne joua que des pièces franchement
révolutionnaires; tantôt on y voyait, comme dans le _Despotisme
renversé_, le peuple armé de pioches, de haches, etc., piller les
maisons, les magasins et se livrer à tous les excès; les gardes
françaises, au lieu de rétablir l’ordre, déposaient leurs armes et
fraternisaient avec les insurgés; tantôt on représentait sur la scène
des moines et des religieuses se réjouissant d’avoir reconquis leur
liberté et tenant les propos les plus licencieux.

Désormais il fut interdit de prononcer dans une pièce, qu’elle fût
ancienne ou moderne, les noms de duc, marquis, comte, etc.; on devait
dire citoyen. Le changement choquait le bon sens, rompait le vers,
violait la rime, peu importait[544]. Molé, jouant aux échecs sur la
scène, s’écriait: échec au tyran. Tous les acteurs, même dans les rôles
de Grecs ou de Romains, portaient des cocardes tricolores. Au moment de
la translation des cendres de Voltaire au Panthéon en 1791, le Théâtre
de la République donna les _Muses rivales_, de Laharpe. La pièce,
composée en 1779, contenait mille flatteries à l’adresse de Louis XVI.
L’auteur les supprima et y substitua généreusement les attaques les plus
vives contre les despotes et les prêtres.

  [544]

        Le titre de valet est de l’ancien régime:
        Ainsi, valet, marquis, comte, esclave ou baron,
        Sont des mots qui chez nous ne sont plus de saison.

    (_Le Patriote_, du 10 août.)

Le 3 janvier 1793, le Théâtre de la Nation représenta l’_Ami des lois_.
On savait que la pièce contenait de nombreuses allusions politiques,
qu’elle était franchement réactionnaire; aussi l’affluence à la première
représentation fut-elle énorme; dès la veille, un nombre considérable de
curieux passa la nuit sous les murs de l’Odéon pour être plus sûr
d’obtenir des places. L’_Ami des lois_ attaquait avec une violence
inouïe tous ces «faux patriotes, aux dehors plâtrés et à l’âme
hypocrite», qui désolaient la France:

    Que tous ces charlatans, populaires larrons
    Et de patriotisme insolents fanfarons,
    Purgent de leur aspect cette terre affranchie!
    Guerre, guerre éternelle aux faiseurs d’anarchie!

Le succès fut prodigieux, les tirades les plus virulentes soulevèrent un
enthousiasme indescriptible.

Les spectateurs furent dénoncés comme un rassemblement d’émigrés, et sur
le réquisitoire d’Anaxagoras Chaumette le conseil général de la Commune
défendit de continuer les représentations. C’était le 12 janvier. La
pièce était déjà affichée pour le soir même.

Une foule énorme se porte au Théâtre de la Nation. Dès que la toile est
levée, les Comédiens donnent aux spectateurs connaissance de l’arrêté de
la Commune. Les huées et les sifflets y répondent et on demande la pièce
à grands cris; la salle est encombrée de troupes, deux pièces de canon
sont braquées au coin de la rue de Buci, mais rien ne peut calmer
l’effervescence. Santerre croit que sa vue fera trembler le public; il
se présente en grand uniforme et accompagné de son état-major. «La pièce
ne sera pas jouée», s’écrie-t-il. «A la porte, silence! à bas le général
mousseux! Nous voulons la pièce, la pièce ou la mort», lui répond-on de
toutes parts. Il doit se retirer au milieu des huées.

Le désordre va toujours croissant; en vain Chambon[545], maire de Paris,
essaye-t-il de calmer les esprits, il n’y peut parvenir; enfin le peuple
exige que l’on en réfère à la Convention. Cette Assemblée était en
permanence pour le jugement de l’infortuné Louis XVI. Chambon,
accompagné de Laya, l’auteur de la pièce, porte lui-même la requête du
peuple à la barre de l’Assemblée. La Convention, après une discussion
tumultueuse, déclare qu’aucune loi n’autorise la Commune à violer la
liberté des théâtres et son arrêté est révoqué. Cette réponse, portée à
la Comédie, provoque des acclamations prolongées; la pièce est jouée
sur-le-champ et ne se termine qu’à une heure du matin, au milieu
d’applaudissements frénétiques.

  [545] C’était un comédien. Il reçut de telles contusions pendant cette
    soirée, qu’il en mourut peu de temps après.

La Commune ne se tint pas pour battue. Sous prétexte de troubles dont
Paris était menacé, elle décréta le lendemain que tous les théâtres
seraient fermés jusqu’à nouvel ordre. Le conseil exécutif cassa cet
arrêté, mais il autorisa l’interdiction des pièces qui pouvaient
troubler la tranquillité publique. La Commune défendit alors les
représentations de l’_Ami des lois_, et malgré les réclamations la pièce
ne fut plus donnée.

L’attitude des Comédiens devait attirer sur eux les vengeances
jacobines. Le 2 août 1793, la Convention décrète que «tout théâtre sur
lequel seront représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public
et à réveiller la honteuse superstition de la royauté, sera fermé et les
directeurs arrêtés et punis selon la rigueur des lois». Au mois de
septembre, à propos de la pièce de _Paméla_[546] dont les maximes
paraissent entachées d’aristocratie, la Comédie française est dénoncée
aux jacobins comme un foyer de contre-révolution. Le théâtre est fermé
après cent treize ans d’existence. Les Comédiens, hommes et femmes,
arrêtés chez eux pendant la nuit, sont jetés dans les prisons[547]; les
hommes sont enfermés aux Madelonnettes[548] et les femmes à
Sainte-Pélagie[549]; Molé seul échappa à la proscription générale qui
frappait tous ses camarades[550]. Champville, neveu de Préville, qui
avait été arrêté en même temps que les Comédiens, puis remis en liberté,
chercha à les sauver. Il alla trouver Collot-d’Herbois, qui, à titre
d’acteur, devait les protéger: «Va-t’en, lui répondit Collot, tu es bien
heureux d’en être quitte; tes camarades et toi vous êtes tous des
contre-révolutionnaires. La tête de la Comédie sera guillotinée et le
reste déporté.»

  [546] Comédie en cinq actes, imitée du roman de Richardson, par
    François de Neufchâteau.

  [547] Le jeudi 5 septembre 1793, Barrère monta à la tribune de la
    Convention, et donna les motifs qui, à ses yeux, légitimaient
    l’arrestation des acteurs et la fermeture du théâtre: «On y voyait,
    dit-il, non la vertu récompensée, mais la noblesse; les
    aristocrates, les modérés, les feuillants s’y réunissaient pour
    applaudir des maximes proférées par des mylords; on y entendait
    l’éloge du gouvernement anglais.» L’Assemblée applaudit la décision
    prise par le Comité de Salut public et la confirma.

  [548] Quand les Comédiens arrivèrent aux Madelonnettes, les
    prisonniers, et il y avait parmi eux beaucoup de nobles, les
    reçurent chapeau bas et en poussant de longs vivats.

    Cinq mois après on transféra les hommes à Picpus et les femmes aux
    Anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor.

  [549] Desessart, qui était aux eaux de Barèges, mourut de saisissement
    en apprenant cette nouvelle.

  [550] Molé, pour qu’on ne pût douter de ses sentiments, avait écrit
    sur sa porte: «C’est ici que demeure le républicain Molé.» Pendant
    la Terreur, et après l’incarcération de ses camarades, il joua sur
    le théâtre de Mlle Montausier le rôle de Marat.

Le même jour il envoyait à Fouquier-Tinville une note où les noms de
Dazincourt, Fleury, Louise Contat, Émilie Contat, Raucourt et Lange
étaient suivis d’un grand G, qui voulait dire simplement «guillotiner».

Le jugement devait avoir lieu le 13 messidor an II (1er juillet 1794) et
l’on sait que l’exécution avait lieu dans les vingt-quatre heures. On
s’y attendait si bien que, le 14, une foule plus considérable que
d’habitude encombrait les quais et les ponts pour voir passer sur la
charrette fatale ces fameux Comédiens.

Heureusement, un employé du Comité de salut public, nommé Labussière,
eut le courage de faire disparaître les pièces d’accusation que Collot
envoyait à Fouquier-Tinville. Il fallut rédiger de nouvelles pièces qui
disparurent de la même façon. Le 9 thermidor arriva; les Comédiens
étaient sauvés[551].

  [551] Nous publions, grâce à l’obligeance de Mlle Bartet, qui a bien
    voulu nous le communiquer, l’ordre de mise en liberté des sœurs
    Contat et de Mlle Mézeray:

          «Convention nationale
          Comité de Sûreté générale et de surveillance
          de la Convention nationale
          du 15 thermidor an second
          de la République une et indivisible

      «Le Comité arrête que les citoyennes Contat l’aînée, Émilie
      Contat, sœurs, et Mézeray, artistes du théâtre dit de la Nation,
      détenues aux Magdelonnettes, seront mises sur-le-champ en liberté,
      et les scellés apposés sur leurs papiers seront levés par deux
      membres du comité révolutionnaire.

          «Les représentants du peuple
          Membres du Comité de sûreté générale de la Convention nationale
          Legendre, Goupilleau de Fontenai, Élie Lacoste,
          Louis (du Bas-Rhin), Voulland, Bernard.»

Dès qu’ils furent sortis de prison[552], ils ouvrirent un théâtre rue
Feydeau et débutèrent par la _Mort de César_ et la _Surprise de
l’Amour_; ils furent acclamés et on chercha à leur faire oublier les
longues souffrances qu’ils avaient eu à endurer[553].

  [552] Tous furent mis en liberté, à l’exception de Dazincourt qui
    subit onze mois de détention.

  [553] _Gazette nationale_, primidi, 2 pluviôse an III (30 janvier
    1795).

Par contre, l’orage se déchaîna contre leurs camarades de la rue de
Richelieu qui avaient joui pendant le règne de la Terreur de toute la
faveur des hommes au pouvoir.

La première fois que Fusil, dont on connaît le triste rôle à Lyon, entra
en scène après le 9 thermidor, un cri d’horreur s’éleva de toutes parts.
On n’entendait que ces mots: «A bas l’assassin! à bas le brigand!» On
exigea qu’il chantât le _Réveil du Peuple_, l’hymne de la réaction
antiterroriste. Tremblant de frayeur, le comédien ne pouvait obéir.
Talma lut l’hymne à sa place, et, pendant la lecture, Fusil, courbé sous
l’indignation publique, tenait d’une main vacillante un flambeau pour
éclairer son camarade.

Dugazon, qui avait dénoncé la modération comme un crime capital,
n’échappa pas non plus à la vindicte du parterre. Il jouait le valet des
_Fausses confidences_. Quand son maître lui dit: «Nous n’avons plus
besoin de toi ni de ta race de canailles», une triple bordée
d’applaudissements approuva ces paroles. Le comédien voulut tenir tête à
l’orage et, s’avançant sur le bord de la scène, il saisit sa perruque et
la jeta comme un défi au public. Vingt spectateurs s’élancèrent sur le
théâtre pour châtier l’insolent, mais un machiniste le fit disparaître
par une trappe et il put se sauver par une porte de derrière[554].

  [554] Dugazon, même aux plus terribles moments, se permit sur la scène
    d’étranges mystifications. «En 1793, il était dans les coulisses au
    moment d’un entr’acte de tragédie. Tout à coup il s’engouffre dans
    le manteau rouge d’Othello, fait lever la toile et s’avance en
    capitan jusque sur le bord de la scène. Les spectateurs se taisent
    et attendent. Alors, les yeux hagards et fixés sur la rampe, Dugazon
    prononce d’abord d’une voix caverneuse: «Un quinquet!... deux
    quinquets!... trois quinquets!» et ainsi jusqu’à dix, en marchant et
    en imprimant à chaque exclamation une vigueur ascendante si bien
    accentuée, si sérieuse, qu’il tient l’auditoire stupéfait et comme
    enchaîné sous la pression d’une puissance magnétique. La scène
    jouée, peut-être la gageure gagnée, Dugazon se drape avec fierté et
    s’éloigne en héros qu’agiterait la passion la plus fougueuse. Alors
    un tonnerre d’applaudissements l’accompagne.» (Charles Maurice.)

Talma lui-même, se présentant un soir dans _Épicharis_, entendit
s’élever d’énergiques protestations: «Au Jacobin! au Jacobin!» criait-on
de tous côtés. L’acteur était accusé, fort à tort du reste, d’avoir fait
emprisonner ses camarades du théâtre de la Nation. Sans se laisser
intimider, il dit au public: «Citoyens, j’avoue que j’ai aimé et que
j’aime encore la liberté, mais j’ai toujours détesté le crime et les
assassins: le règne de la Terreur m’a coûté bien des larmes et la
plupart de mes amis sont morts sur l’échafaud. Je demande pardon au
public de cette courte interruption, je vais tâcher de la lui faire
oublier par mon zèle et par mes efforts.» Cette tirade fut fort
applaudie[555].

  [555] Plusieurs comédiens protestèrent contre la sévérité du public et
    déclarèrent que loin de contribuer à leur arrestation Talma avait
    fait tous ses efforts pour les sauver. Larive entre autres et Mlle
    Contat publièrent dans le _Moniteur_ du 7 germinal an III (27 mars
    1793) une lettre des plus honorables pour leur camarade. Au moment
    du procès des Girondins, Talma avait été dénoncé et il n’échappa que
    par prodige à l’échafaud.

En 1793, Trial avait été nommé membre de la municipalité de Paris et
officier de l’état civil. Il fut un des familiers de Robespierre et un
de ses agents les plus actifs. Après le 9 thermidor, quand il reparut
sur le théâtre, le parterre l’accueillit par des huées formidables et
l’obligea à demander pardon à genoux de sa conduite pendant la Terreur.
Le lendemain Trial était honteusement chassé par ses collègues de la
municipalité. De désespoir, il s’empoisonna.

Lays, le fameux chanteur qui avait causé tant de soucis à Papillon de La
Ferté, était devenu un terroriste ardent. Quand il reparut sur la scène,
il jouait le rôle d’Oreste dans _Iphigénie_. «J’étois à l’amphithéâtre,
raconte Dufort de Cheverny, toute la salle étoit pleine. Dès qu’il
parut, ce furent des sifflements, des hurlements continuels; il resta
les bras croisés, il voulut parler, il voulut chanter; les cris
redoublèrent et les femmes dans toutes les loges tirèrent leur mouchoir
pour lui faire signe de se retirer. Au bout d’une heure, il sortit au
bruit des applaudissements. Alors un officier municipal s’avança sur le
théâtre et prononça: «Au nom de la loi». Toute la salle se tut. Il fit
une phrase aussi plate qu’insignifiante; les cris, les hurlements
recommencèrent de plus belle, et ce fut le même train. Enfin, à huit
heures, le spectacle commença, et ce fut un autre acteur qui joua le
rôle[556].»

  [556] _Mémoires_ de Dufort de Cheverny.




XXVI

LES COMÉDIENS SOUS LE PREMIER EMPIRE

SOMMAIRE: Le Directoire.--Le Consulat.--L’Empire.--Les obsèques de Mlle
Chameroi.--Bonaparte exclut les comédiens de l’Institut.--Il rétablit
contre eux les arrêts et la prison.--Talma et la Légion
d’honneur.--Crescentini.


Jamais on ne fut plus avide de plaisirs qu’après la Terreur; tous ceux
qui avaient survécu à cette triste époque ne songeaient qu’à jouir de la
vie et à oublier les affreux souvenirs du passé. A Paris seulement on
comptait vingt-trois théâtres et six cent quarante bals publics.

Les principales scènes sont le théâtre Feydeau, le théâtre de la
République, et le théâtre Louvois, fondé par Mlle Raucourt avec
quelques-uns de ses camarades. Mais Louvois est fermé pour avoir toléré
des allusions blessantes au ministre de la justice[557]; Raucourt
s’établit alors avec sa troupe dans l’ancien théâtre du faubourg
Saint-Germain; à peine y est-elle installée que la salle est brûlée
(1799). En même temps le théâtre de la République, complètement
délaissé, est obligé de fermer ses portes. Sageret, directeur de
Feydeau, veut reconstituer la Comédie française, il se ruine et le
théâtre cesse ses représentations.

  [557] Le 17 thermidor an V, on représentait _les Trois frères rivaux_;
    Larochelle jouait le rôle du valet de chambre Merlin; son maître lui
    dit: «Monsieur Merlin, vous êtes un coquin, monsieur Merlin, vous
    serez pendu.» Le public appliqua cette phrase à Merlin, ministre de
    la justice, et applaudit à tout rompre.

François de Neufchâteau, ministre de l’intérieur, reprend alors le
projet de Sageret et reconstitue le Théâtre français en réunissant les
troupes éparses des théâtres de Feydeau, de Louvois et de la République.
La réunion définitive eut lieu le 30 mai 1799 (11 prairial an VII). Molé
devint le doyen de la nouvelle troupe[558]. En 1802 le premier consul
dota la Comédie d’une rente annuelle de cent mille francs.

  [558] Malgré son âge il se montrait plein d’ardeur. Mlle Contat disait
    de lui: «Il a soixante-cinq ans et il n’existe pas un jeune homme
    qui se jette si bien aux genoux d’une femme.» Il mourut le 11
    décembre 1802. Lorsqu’il eut succombé, Grimod de la Reynière proposa
    sérieusement «qu’il fût donné sur le théâtre de la Nation une
    représentation solennelle d’un de nos chefs-d’œuvre, et que ce jour
    tous les spectateurs, sans distinction d’âge, de rang, ni de sexe,
    parussent dans la salle avec un crêpe au bras.» Cette proposition,
    qui rappelait les beaux jours des comédiens sous Louis XV, ne trouva
    point d’écho; elle parut ridicule et n’aboutit pas.

De 1798 à 1806 Paris est inondé de théâtres bourgeois.

«Alors, dit Brazier, on en comptait plus de deux cents dans la capitale.
Il y en avait dans tous les quartiers, dans toutes les rues, dans toutes
les maisons; il y avait le théâtre de l’Estrapade, celui de la
Montagne-Sainte-Geneviève, ceux de la Boule-Rouge, de la rue Montmartre,
de la rue Saint-Sauveur; du cul-de-sac des Peintres, de la rue
Saint-Denis, du faubourg Saint-Martin, de la rue des Amandiers, de la
rue Grenier-Saint-Lazare, etc. On jouait la comédie dans les boutiques
des marchands de vin, dans les cafés, dans les caves, dans les greniers,
les écuries, sous des hangars. C’était épidémique, une grippe, un
choléra dramatique... De la petite bourgeoisie ce goût était descendu
jusque chez les ouvriers. Ils perdaient souvent un ou deux jours de la
semaine, sans compter l’argent qu’ils dépensaient, pour avoir le plaisir
d’amuser à leurs dépens. J’ai vu des Agamemnons aux mains calleuses, des
Célimènes en bas troués; j’ai vu jouer le _Séducteur_ par un homme qui
avait deux pieds bots, et le _Babillard_ par un bègue. Cette fièvre, qui
dura plusieurs années, était devenue inquiétante, et jeta au théâtre un
grand nombre de comédiens détestables.»

En 1807 tous ces théâtres bourgeois, où se dépensaient inutilement le
temps et l’argent des ouvriers, furent fermés.

La cour avait suivi l’exemple général. La reine Hortense, le prince
Eugène, Murat, la duchesse d’Abrantès, l’impératrice Joséphine
elle-même, jouaient la comédie. Il existait des théâtres particuliers
chez toutes les notabilités de l’époque.

Quelle fut pendant l’Empire, au point de vue civil et au point de vue
religieux, la situation des comédiens?

Dès que le culte fut rétabli et que le Concordat eut réglé les rapports
de l’Église et de l’État, le clergé chercha à renouveler contre les gens
de théâtre les lois qu’on leur avait appliquées jusqu’en 1789.

En 1802, le curé de Châtillon-sur-Seine refusa d’accepter une comédienne
pour marraine. Il fut vivement blâmé par l’autorité civile, qui lui fit
observer «qu’il ne fallait pas imprudemment faire revivre les anciennes
lois qui écartaient les personnes attachées au théâtre de toute
participation aux actes extérieurs de religion et que sous l’ancien
régime même l’application de ces lois avait donné lieu à des
réclamations célèbres[559].»

  [559] Jauffret, _Mémoires_, t. I, pag. 261.

La même année un nouvel incident se présenta et motiva encore
l’intervention du pouvoir civil.

Mlle Chameroi, danseuse de l’Opéra, mourut. Son corps, accompagné de
tous ses camarades et d’une foule immense, fut porté à l’église
Saint-Roch; mais le curé fit fermer les portes et refusa de le recevoir.
La foule exaspérée voulait pénétrer de force; Dazincourt parvint à la
calmer et le convoi se rendit à la succursale des Filles Saint-Thomas,
où le service fut célébré sans difficulté[560].

  [560] A propos de la mort de Mlle Chameroi parurent plusieurs
    brochures en vers:

    _Réponse de saint Roch et de saint Thomas à saint Andrieux_. Chez
    Girard, quai de la Vallée, nº 70, 1802.

    _Saint Roch à Andrieux_, chez Dabin, palais du Tribunat, 1802.

    _Saint Roch et saint Thomas_, chez Dabin, 1802.

    Cette dernière satire est assez plaisante. On y voit Chameroi se
    présenter au paradis et invoquer l’intercession de saint Roch, pour
    l’église duquel elle a souvent donné de l’argent; mais le saint
    refuse de lui servir d’introducteur:

        La danse! ô ciel! rien n’est plus immodeste.
        Puisqu’à ces jeux vous perdiez vos loisirs,
        Soyez damnée et sans miséricorde.
        Allez-vous-en; que mon chien ne vous morde.

    La danseuse a recours à saint Thomas, qui se montre plus conciliant.
    Chameroi dit que ses amis les comédiens donneront soixante louis
    pour elle. Aussitôt on lui ouvre les portes du paradis et on arrange
    incontinent un concert où figurent sainte Cécile et le roi David.
    Chameroi se met à danser:

        Les chérubins, les trônes, les archanges,
        Étoient ravis, la combloient de louanges.
        Le roi David, danseur très vigoureux
        Quitta sa harpe; on eut un pas de deux
        Vraiment divin; ce fut une soirée
        Douce, rapide, au plaisir consacrée,
        On s’amusa comme des bienheureux.

Quand le premier consul apprit cet événement, il se contenta de dire:
«Pourquoi a-t-on présenté le corps à l’église? Le cimetière est ouvert à
tout le monde, il fallait l’y porter tout droit.» Un instant il fut
question d’arrêter le curé, mais on se contenta de lui faire infliger
trois mois de séminaire par l’archevêque de Paris.

Le 30 brumaire parut dans le _Moniteur_ un article dont la paternité fut
attribuée à Bonaparte:

«Le curé de Saint-Roch, y disait-on, a, dans un moment de déraison,
refusé de prier pour Mlle Chameroi et de l’admettre dans l’église. Un de
ses collègues, homme raisonnable, instruit de la véritable morale de
l’Évangile, a reçu le convoi dans l’église des Filles-Saint-Thomas, où
le service s’est fait avec toutes les solennités ordinaires.

«L’archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de
Saint-Roch, afin qu’il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de
prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la
méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses
conservées par quelques rituels et qui, nées dans des temps d’ignorance
ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur
niaiserie, ont été proscrites par le Concordat et par la loi du 18
germinal.»

Portalis fut chargé de s’entendre avec l’archevêque de Paris et de
décider avec lui d’après quels principes agiraient les curés du diocèse:

«L’Église de France, écrit le jurisconsulte, était la seule qui
considérât comme excommuniées les personnes vouées au théâtre. Cette
manière de voir est inconciliable avec les idées qui se sont établies
sur l’état civil des acteurs depuis les règlements de l’Assemblée
constituante. D’ailleurs, dans les principes d’une saine théologie, les
curés doivent présumer que le défunt dont on présente le corps à
l’église est mort dans des dispositions qui le rendent digne de
l’application des secours spirituels. De plus, après la mort, les hommes
n’ont plus rien à juger; ils ne peuvent savoir ce qui s’est passé dans
les derniers moments dans l’âme du défunt; ils ne doivent pas affliger
les vivants par des mesures indiscrètes, ni se permettre de s’expliquer
sur des choses dont le jugement n’appartient qu’à Dieu[561].»

  [561] Lettre au premier consul, 25 vendémiaire an XI, 17 octobre 1802.

Bonaparte, qui protégeait si bien les comédiens contre le zèle
intempestif de certains membres du clergé, n’avait pas hésité cependant
à leur enlever une partie des prérogatives que la Révolution leur avait
accordées. Ainsi, quand il réorganisa l’Institut[562], son premier soin
fut de les exclure de la troisième classe, où la Convention les avait
admis[563].

  [562] En 1803, Bonaparte décida que l’élection des membres de
    l’Institut serait soumise à l’approbation du pouvoir exécutif et il
    divisa l’institut en quatre classes.

  [563] En 1800, il écrivait à Lucien Bonaparte, ministre de
    l’intérieur.

    Paris, 23 fructidor an VIII (10 sept. 1800).

    «Je vous prie, citoyen ministre, de me remettre la liste de nos dix
    meilleurs peintres, de nos dix meilleurs sculpteurs, de nos dix
    meilleurs compositeurs de musique, de nos dix meilleurs artistes
    musiciens, _autres que ceux qui jouent sur nos théâtres_, de nos dix
    meilleurs architectes, ainsi que les noms des artistes dans d’autres
    genres dont les talents méritent de fixer l’attention publique.
    (Plon, 1861, t. VI, p. 457.)

Napoléon rétablit même en partie contre les gens de théâtre les peines
disciplinaires qui avaient disparu avec l’ancien régime; le décret du
1er novembre 1807 sur la surintendance des grands théâtres permet de
condamner à l’amende ou aux arrêts tout sujet qui aura fait manquer le
service sans cause valable ou pour insubordination envers ses
supérieurs. Les sujets mis aux arrêts ne pouvaient être conduits dans la
maison de l’Abbaye que sur l’autorisation du surintendant. Si les arrêts
étaient de plus de huit jours, on devait en rendre compte à l’empereur.
C’était le rétablissement du For l’Évêque. Quant au surintendant, il se
trouvait investi de toute l’autorité qu’avaient possédée autrefois les
Gentilshommes de la chambre.

Napoléon cependant protégeait les grands artistes. Il eut même un
instant l’idée d’accorder à Talma la Légion d’honneur; il n’y renonça
qu’en présence du scandale qui en serait résulté. Voici ce qu’il dit
dans le _Mémorial de Sainte-Hélène_:

«Dans mon système de mêler tous les genres de mérite et de rendre une
seule et même récompense universelle, j’eus la pensée de donner la croix
de la Légion d’honneur à Talma. Toutefois, je m’arrêtai devant le
caprice de nos mœurs, le ridicule de nos préjugés, et je voulus, au
préalable, faire un essai perdu et sans conséquence: je donnai la
Couronne de fer à Crescentini[564], la décoration était étrangère,
l’individu était lui-même étranger, l’acte devait être moins aperçu et
ne pouvait compromettre l’autorité, tout au plus lui attirer quelques
mauvaises plaisanteries.

  [564] Crescentini (1766-1846), célèbre chanteur italien.

«Eh bien, voyez pourtant quel est l’empire de l’opinion et sa nature! Je
distribuais des sceptres à mon gré, l’on s’empressait de venir se
courber devant eux, et je n’aurais pas eu le pouvoir de donner avec
succès un simple ruban; car je crois que mon essai tourna fort mal.»

Peu de temps auparavant, en effet, dans une représentation aux
Tuileries, le fameux chanteur italien Crescentini avait provoqué un tel
enthousiasme, que l’empereur voulut donner au chanteur une marque
éclatante de sa satisfaction et il chargea un chambellan de lui porter
immédiatement la Couronne de fer. Quand le chambellan se fut acquitté de
son message, l’empereur lui demanda: «Eh bien, qu’a-t-il dit?» «Rien,
sire, Crescentini n’a pu parler, il est resté confondu.»

La distinction accordée à l’illustre soprano fut à peu près
universellement blâmée et elle souleva des plaisanteries et des
quolibets à l’infini. «C’est une abomination, une profanation, disait-on
dans une soirée au faubourg Saint-Germain; quels peuvent être les titres
d’un Crescentini?» Mme Grassini[565], qui était présente, voulut prendre
la défense de son compatriote et celle s’écria avec véhémence: «Et sa
blessoure donc, monsieur, et sa blessoure, pourquoi la comptez-vous?» On
peut juger de l’explosion d’hilarité que provoqua ce titre auquel
l’empereur n’avait certainement pas songé.

  [565] Célèbre chanteuse italienne.




XXVII

LOUIS XVIII ET CHARLES X

SOMMAIRE: Obsèques de Mlle Raucourt.--Philippe de la
Villenie.--Enterrement de Talma.--Décret de 1816 sur le Théâtre
français.--L’acteur Victor en prison.--Mlle More.--Rapport de M. Daunart
à la Chambre des députés.


Dès les premiers jours de la Restauration, le clergé, confiant dans
l’appui du gouvernement, revient à l’égard des comédiens à ses anciens
errements.

Mlle Raucourt meurt le 15 janvier 1815 «en remerciant Dieu d’avoir pu
saluer le retour de ses rois légitimes.» Ses obsèques ont lieu le 17 et
deviennent l’occasion d’un grand scandale.

Elle demeurait rue du Helder, c’est-à-dire sur la paroisse Saint-Roch.
C’est donc à cette église que le service devait avoir lieu, mais le curé
refusa de le célébrer: «Les comédiennes sont excommuniées, dit-il, et le
moment est venu de remettre en vigueur les canons de l’Église.» C’est en
vain qu’on lui objecta la charité de la défunte envers les pauvres, en
vain lui fit-on observer que lui-même recevait chaque année un don
généreux de Mlle Raucourt pour les besoins de son église, il resta sourd
à toutes les représentations et se retrancha derrière les ordres formels
de l’archevêché.

Les Comédiens s’adressèrent au roi pour obtenir justice, mais la réponse
n’était pas encore parvenue le matin même de l’enterrement.

Le 17, une foule énorme, plus de quinze mille personnes, est réunie rue
du Helder et dans les environs; on y voit plusieurs acteurs de la
Comédie en uniforme de gardes nationaux. Au moment où le convoi va se
mettre en marche, la police donne l’ordre de se rendre directement au
cimetière, mais la foule s’y oppose et force le corbillard à se diriger
vers Saint-Roch. A l’entrée de la rue de la Michodière, un officier de
police se jette à la tête des chevaux pour leur faire prendre le
boulevard; il est bousculé, repoussé, et le cortège, de plus en plus
houleux, poursuit sa route vers Saint-Roch. On arrive à l’église, la
grande porte est fermée. On se précipite par les issues latérales, on
appelle le curé à grands cris, on veut forcer la grande porte, la
briser, on ne peut y parvenir. Les uns veulent porter le corps aux
Tuileries, les autres à l’archevêché, les motions les plus dangereuses
sont proposées. On entend même des voix crier: «Le curé à la lanterne!»

Les comédiens qui faisaient partie du cortège, inquiets de tout ce
tumulte et craignant qu’il ne leur fût imputé, profitèrent de ce qu’une
partie de la foule, et la plus exaltée, était occupée à saper la porte
de l’église, pour faire reprendre la marche du cortège vers le
Père-Lachaise.

Tout à coup une voix s’écrie: «On emmène le corbillard.» La foule
exaspérée se précipite à sa poursuite, on l’atteint à la hauteur de la
rue Traversière, les chevaux sont dételés et le corps est ramené
triomphalement devant Saint-Roch[566].

  [566] Au plus fort de l’émeute un des anciens amis de la tragédienne
    disait en riant: «Si cette pauvre Raucourt voit de là-haut tout ce
    bruit et tout ce scandale, elle doit être joliment contente.»

Cependant une députation était partie pour les Tuileries. Louis XVIII
consentit à l’admettre en sa présence. Huet, acteur de l’Opéra-Comique,
harangua le roi qui promit d’intervenir, sans perdre de temps[567].

  [567] Quelques jours après, Huet, jugé trop éloquent, fut prié d’aller
    passer quelque temps à l’étranger. Pendant sa tournée il se rendit à
    Gand, où il retrouva Louis XVIII; ce rapprochement lui inspira des
    sentiments très vifs pour la cause royale, et quand le roi rentra à
    Paris, Huet suivit le cortège, tenant à la main un drapeau
    fleurdelisé et chantant à tue-tête: «Et l’on revient toujours à ses
    premières amours.» (Charles Maurice.)

Dans l’intervalle, on avait fait venir la troupe et un piquet de
gendarmerie était rangé devant l’église. On pouvait s’attendre aux plus
graves incidents, le sang allait couler, lorsque arriva l’ordre du roi,
enjoignant au curé de recevoir le corps; pour plus de sûreté, Louis
XVIII avait chargé son aumônier d’aller à Saint-Roch dire les prières
que le curé refusait au corps de la tragédienne.

La grande porte s’ouvre enfin, le cercueil est porté par la foule
jusqu’au pied de l’autel, le peuple lui-même se charge d’allumer tous
les cierges. «Le curé, le curé!» s’écrie-t-on. L’aumônier de la cour
arrive avec deux chantres et accomplit le service ordinaire; la
cérémonie terminée, il accompagne le corps jusqu’au seuil de l’église.
Un peuple immense suivit le cortège jusqu’au Père-Lachaise[568].

  [568] Il fut défendu aux journaux de parler de ces obsèques
    scandaleuses; nous extrayons ces détails du récit de _Pierre
    Victor_, témoin oculaire. (_Documents pour servir à l’histoire du
    Théâtre français sous la Restauration_. Paris, Guillaumin, 1834.)

Le gouvernement avait cédé pour éviter une émeute, mais il se promit
bien de prendre pour l’avenir des mesures plus sérieuses et de soutenir
le clergé dans l’exécution de ses lois contre les comédiens[569].

  [569] En 1817, les Comédiens français apprirent que les restes de
    Molière et de la Fontaine qui reposaient au Musée des Monuments
    français, devaient être transférés au cimetière de Mont-Louis. Ils
    écrivirent aussitôt au Ministre de l’intérieur: «C’est avec une vive
    satisfaction, monsieur le comte, que la Comédie française a vu
    l’annonce d’une dernière translation dans laquelle sans doute les
    respectables restes de Molière et de la Fontaine recevront au
    dix-neuvième siècle les honneurs dont ils furent privés au
    dix-septième. Elle désire y contribuer en tout ce qui dépendra
    d’elle. Le père de la Comédie, son véritable fondateur, ne peut
    avoir d’admirateurs plus zélés que les dépositaires de ses
    chefs-d’œuvre... Ce sont des enfants qui demandent à se réunir pour
    honorer la cendre de leur père... ils espèrent, monsieur le comte,
    que cette permission leur sera accordée...» (_Collection Bartet._)
    Mais le Ministre, qui ne se souciait nullement d’une manifestation
    blessante pour le clergé, avait eu la précaution de faire la
    cérémonie secrètement et elle était déjà accomplie depuis plusieurs
    jours quand la demande des Comédiens lui parvint; c’est ce qui leur
    fut répondu.

En 1824, Philippe de la Villenie, du théâtre de la Porte-Saint-Martin,
mourut d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Ses parents et ses amis
voulurent lui faire des obsèques religieuses, mais le curé de
Saint-Laurent, sa paroisse, refusa de le recevoir. Pour prévenir les
scènes qui s’étaient passées lors de l’enterrement de Raucourt, un
détachement de gendarmerie accompagna le convoi jusqu’au cimetière, le
sabre en main.

En 1825, Lafargue, acteur plein d’espérance, mourut de la poitrine à
Auteuil. Le curé refusa impitoyablement l’entrée de l’église au corps du
comédien[570].

  [570] Comme au dix-huitième siècle, le clergé n’éprouvait aucune
    répugnance à accepter les offrandes des comédiens. Ainsi, en 1822,
    M. Fernbach, curé de Notre-Dame-des-Victoires, écrivit au directeur
    de l’Opéra pour solliciter l’intervention des artistes en faveur du
    monument de Lulli, que le vandalisme avait dégradé: «Il ne s’agit
    pas, disait-il, d’une souscription, car la dépense est faite et le
    monument prêt à reprendre sa place, mais une petite contribution
    volontaire proposée à l’administration de l’Opéra, ainsi qu’aux
    artistes successeurs de Lulli, et recueillie par vos soins
    obligeants, serait d’un grand secours pour aider nos faibles moyens
    et couvrir une partie de nos frais.» (Arch. nat., O¹16 476.)

Tous les membres du clergé ne se montraient pas cependant aussi sévères.
Quelques prélats faisaient preuve de charité et de tolérance. Ainsi en
1820, un jeune acteur du théâtre de la Gaîté se suicida; il y avait là
un double motif d’exclusion; cependant l’évêque de Versailles reçut le
corps à l’église et lui accorda les dernières prières.

Talma évita le scandale qu’aurait sans aucun doute provoqué son
enterrement en demandant à être conduit directement au champ du repos. A
plusieurs reprises, pendant sa vie, il s’était préoccupé de la question
de ses obsèques. En envoyant à Charles Young la souscription pour le
monument élevé à M. Kemble à Westminster-Abbey, il lui disait: «Pour
moi, je serai bien heureux si les prêtres me laissent enterrer dans un
coin de mon jardin[571].»

  [571] _Record of a Girlhood_, by Frances Anne Kemble.

Quant à consentir à la renonciation que l’Église exigeait des comédiens,
il n’y voulait pas songer: «Point de prêtres, disait-il, je demande
seulement à ne pas être enterré trop tôt. Que voudrait-on de moi? Me
faire abjurer l’art auquel je dois mon illustration, un art que
j’idolâtre, renier les quarante belles années de ma vie, séparer ma
cause de celle de mes camarades et les reconnaître infâmes? Jamais.»

Talma n’avait pas de sentiments chrétiens, mais il le regrettait plus
qu’il ne s’en louait et il ne parlait jamais qu’avec déférence de tout
ce qui touchait à la religion: «Je suis fâché de ne pas croire,
disait-il, mais en vérité ce n’est pas trop ma faute, j’ai eu pour père
l’athée le plus décidé de tout le dix-huitième siècle. Il me fouettait
quand je m’agenouillais pour réciter la prière que ma bonne m’avait
enseignée; il me retira du collège parce qu’on m’y faisait prier Dieu;
il avait fait copier en grosses lettres les maximes les plus impies du
_Système social_ du baron d’Holbach, et en avait fait tapisser la
chambre que j’habitais; c’est de là que je suis passé au théâtre, où la
Révolution avec tous ses principes m’a trouvé et m’a laissé. Or, je vous
demande si après cela il est possible que je sois jamais un bon
chrétien[572].»

  [572] _Théâtre et poésies_ d’Alexandre Guiraud, 1 vol. in-8º, Amyot.

Il faisait élever ses enfants dans la religion catholique, et il les
avait confiés à un certain M. Morin, maître de pension. Le jour de la
distribution des prix, l’archevêque de Paris vint présider la cérémonie.
M. Morin, cédant au préjugé, ne crut pas devoir laisser couronner les
enfants d’un comédien par le prélat, et les fils de Talma reçurent en
secret les prix qu’ils avaient mérités. Talma fut profondément blessé de
cette injurieuse exception et il décida que ses fils embrasseraient la
religion réformée. L’archevêque, prévenu de l’incident, avait eu
cependant le bon goût d’envoyer un de ses ecclésiastiques auprès du
comédien, pour l’assurer qu’il n’était pour rien dans l’affront qui
venait de lui être fait.

Pendant la maladie qui devait le conduire au tombeau, Talma reçut à
trois reprises différentes la visite de M. de Quélen, archevêque de
Paris, mais le prélat ne fut pas reçu. M. Amédée Talma, neveu du
comédien, crut interpréter les volontés du mourant en ne laissant pas
l’archevêque pénétrer jusqu’à lui. Lui-même a raconté, dans son _Journal
des derniers jours de Talma_, la conversation qu’il eut à ce sujet avec
son oncle.

«Comme mon oncle était mieux ce jour-là, dit-il, je crus l’instant
favorable; je pris la parole et dis avec intention au malade: «M.
Dupuytren disait à ces messieurs que M. l’archevêque lui demandait tous
les jours de tes nouvelles.» «Qui? M. l’archevêque de Paris? Ah! que je
suis touché de son souvenir. Je l’ai connu autrefois chez la princesse
de Wagram; c’est un bien digne homme.» A quoi, je répondis: «Mais il est
venu plusieurs fois pour te voir, je lui ai parlé deux fois et lui ai
même promis que tu le recevrais aussitôt que tu serais mieux.» «Ah! non,
j’irai le voir, ma première visite sera pour lui. Combien je suis touché
des visites de ce bon archevêque!»

M. Amédée Talma avait conclu de cette conversation que son oncle se
refusait à voir M. de Quélen.

Le comédien succomba le 19 octobre 1826; le lendemain de sa mort parut
dans tous les journaux la lettre suivante:

  «Monsieur le Rédacteur,

  «Talma est mort aujourd’hui, à onze heures et trente cinq minutes du
  matin. Il a déclaré à plusieurs reprises, en présence de plusieurs
  personnes, vouloir être conduit directement et sans cérémonie de sa
  maison au champ de repos. Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien
  donner à cette déclaration conforme à la dernière volonté de mon oncle
  toute la publicité possible.

  «Amédée TALMA.»

Les obsèques de l’illustre tragédien eurent lieu en grande pompe et une
foule immense accompagna le cortège.

Le clergé n’était pas seul à vouloir remettre en vigueur vis-à-vis des
comédiens les usages du dix-huitième siècle.

Un décret de Louis XVIII du 14 décembre 1816, et de l’an 22e de son
règne, replace le Théâtre français sous l’autorité des Gentilshommes de
la chambre et il leur accorde, contrairement aux stipulations de la
Charte[573], le droit d’infliger aux Comédiens la peine des arrêts. Le
décret est contresigné par le duc de Duras, premier Gentilhomme de la
chambre, et revu pour copie conforme par l’Intendant général de
l’argenterie et menus plaisirs, Papillon de la Ferté.

  [573] «Nul ne peut être poursuivi et arrêté que dans les cas prévus
    par la loi et dans la forme qu’elle prescrit.»

La Révolution, l’Empire, rien n’a existé, on se trouve reporté de 27 ans
en arrière, on voit reparaître les mêmes noms et revivre les mêmes lois
que sous le règne de Louis XVI.

Ce décret de 1816 enlevait aux comédiens les droits civils et politiques
que la Révolution leur avait accordés, et en fait ils se trouvaient de
nouveau placés hors du droit commun.

Ainsi on décida qu’un garde national comédien, ne pourrait avancer au
delà du grade de sous-officier. Ce principe fut strictement observé
jusqu’en 1830.

Quelques exemples montreront les singulières anomalies qu’amena une
législation si peu conforme aux mœurs de l’époque.

En 1817, un acteur nommé Victor fut admis à l’essai à la Comédie
française pour un an. A la fin de l’année, son engagement fut renouvelé
pour la même période, et il obtint en outre un congé de quinze jours
pour donner des représentations en province. Cette faveur lui fut
accordée sous le sceau du secret par Papillon de la Ferté;
naturellement, elle fut bientôt divulguée et toute la Comédie réclama le
même avantage. Le comité, ne sachant auquel entendre, non seulement
révoqua la permission, mais encore nia la parole qu’il avait donnée.

Victor était à Amiens sur le point de jouer. Le préfet de la Somme, sur
l’ordre du duc de Duras, interdit la représentation. Victor exaspéré
donna sa démission de la Comédie française, et comme on lui objectait
qu’elle n’était pas donnée en temps utile, il la fit signifier par
huissier, déclarant qu’à partir du 31 mars il cesserait tout service.
L’apparition de l’huissier causa la plus vive sensation; c’était la
première fois qu’un comédien osait ainsi résister aux volontés des
premiers Gentilshommes.

Les Comédiens du roi, les sociétaires comme les pensionnaires, ne
pouvaient paraître sur aucun théâtre de province, ni obtenir de la
police l’autorisation de quitter la capitale sans un certificat des
Menus Plaisirs, les déclarant dispensés de leur service sur les théâtres
royaux.

Victor, ne pouvant obtenir ce certificat, restait à Paris sans emploi.
Il prit alors le parti de faire assigner MM. les membres du comité en la
personne de M. de la Ferté, leur président, à comparaître devant le
tribunal de première instance pour obtenir sa libération. La Comédie
répondit en faisant afficher _Philoctète_ avec Victor dans un des
principaux rôles. Au moment de la représentation, on fit relâche,
l’acteur ne s’étant pas rendu au théâtre. Le lendemain, sur un rapport
adressé au duc de Duras par les membres du comité du Théâtre français,
le premier Gentilhomme ordonnait l’arrestation de Victor.

Deux agents se présentèrent chez le comédien et l’emmenèrent à la
préfecture de police où il resta trois jours incarcéré. On pouvait se
croire revenu aux plus beaux jours du For l’Évêque.

Mais ce qu’il y avait de plus curieux dans l’incident, c’est que c’était
à la demande même des Comédiens que leur camarade était emprisonné.

Victor porta plainte aux tribunaux contre cet attentat à la liberté
individuelle, contre cette violation de la Constitution: «Ce sera une
chose assez notoire, disait un journal du temps, de voir des comédiens
soutenir en justice qu’au mépris de la Charte, qui leur accorde les
mêmes droits qu’aux autres citoyens, on puisse avoir la faculté de
mettre de côté pour eux les formes protectrices de la loi, en invoquant
d’anciennes coutumes, d’anciennes ordonnances qui ont été détruites à
jamais. Si les Comédiens entendaient bien leurs véritables intérêts dans
ce procès, ils réuniraient leurs efforts, non pour le gagner mais pour
le perdre. Tandis que d’un côté Victor plaidera contre MM. les
sociétaires du Théâtre français, de l’autre il plaidera évidemment en
leur faveur, et il n’aura pas de peine à établir aujourd’hui, sans
éprouver de contradiction, que, pour représenter les chefs-d’œuvre qui
font la gloire de la scène française, on ne cesse pas d’être citoyen.»

La Comédie et l’Intendance des Menus Plaisirs déclarèrent qu’elles
n’étaient pas justiciables des tribunaux, que leur unique autorité était
celle du premier Gentilhomme de la chambre.

Le vicomte Decaze était alors ministre de l’Intérieur. Pour couper court
à un conflit qui s’envenimait et soulevait des questions fort délicates,
il accorda à Victor un passeport qu’il signa lui-même[574].

  [574] Pierre Victor, _Documents pour servir à l’histoire du Théâtre
    français sous la Restauration_, Paris, Guillaumin, 1834.

Il eût été préférable assurément de voir la question en litige se vider
judiciairement[575].

  [575] Le 18 novembre 1827, cinq acteurs du théâtre de Caen furent
    emprisonnés sur un simple ordre du maire, parce qu’ils avaient bissé
    un couplet défendu. Il est vrai que dans ce cas on pouvait dire
    qu’ils s’étaient rendus coupables d’une simple contravention de
    police.

Un cas non moins curieux est celui de Mlle More, attachée au théâtre de
Rouen, où elle remportait les plus vifs succès. Le duc d’Aumont,
convaincu que l’autorité des Gentilshommes subsistait comme au
dix-huitième siècle, envoya à la jeune actrice un ordre de début au
théâtre royal de l’Opéra-Comique. Mlle More se conforma aux instructions
du premier Gentilhomme et se rendit à Paris; mais le directeur de Rouen,
M. Corréard, ne l’entendait pas ainsi; il contesta absolument la
légitimité de l’intervention des Gentilshommes et il attaqua sa
pensionnaire devant les juges de Paris. Mlle More eut beau invoquer
l’ordre de la Cour, le tribunal de la Seine donna gain de cause au
directeur; c’est en vain que M. de la Ferté fit appel et soutint la
validité de l’ordre de début; le 18 mai 1820, la Cour royale de Paris
confirma le jugement de première instance.

Certains tribunaux de province persistaient encore à considérer les
comédiens comme hors du droit commun. MM. Vulpian et Gauthier dans leur
code des théâtres en rapportent un exemple fort curieux.

«M. Delestrade, recteur de l’église Saint-Jérôme à Marseille, avait loué
le premier étage d’une maison. Le bail portait que les autres étages ne
pourraient être loués qu’à des personnes tranquilles, d’une conduite
irréprochable. Bientôt le propriétaire de la maison trouve à louer son
second étage à M. Saint-Alme, basse-taille noble du Grand-Théâtre de
Marseille. Aussitôt M. Delestrade demande la résiliation du bail ou le
renvoi du comédien. On répond que Saint-Alme est un homme honnête et de
mœurs régulières, qui vit paisiblement avec sa femme légitime et ses
enfants, il exerce au dehors la profession de comédien; chez lui, c’est
un citoyen tranquille, dont personne n’a jamais eu à se plaindre.
Cependant, par son jugement du 15 décembre 1826, le tribunal de
Marseille a décidé qu’il y avait incompatibilité dans les deux
professions, inconvenance dans le voisinage, et il a adjugé les
conclusions du sieur Delestrade.»

En 1829, Victor, dont les démêlés avec la Comédie n’étaient pas
terminés, adressa à la Chambre des députés une pétition pour demander
une nouvelle organisation des théâtres. M. Daunart, dans le rapport
qu’il fit sur cette pétition, dut reconnaître que le sort des comédiens
était encore réglé par des mesures exceptionnelles qui pouvaient à juste
titre encourir le reproche de confusion et d’arbitraire: «Pour s’en
convaincre, dit-il, il suffit de jeter les yeux sur les dispositions
pénales relatives au Théâtre français, et qui sont encore les amendes,
l’expulsion momentanée ou définitive, la perte de la pension, les
arrêts. Ces règlements, si contraires à nos droits constitutionnels,
indiquent assez la nécessité d’une législation qui donne aux comédiens
ce qui appartient à tous les Français, la liberté légale et le droit
commun. Nous pensons bien que M. le chargé des beaux-arts n’use pas de
tous ses privilèges et en particulier de ceux qui sont en désaccord avec
la première de nos lois, la Charte, qu’il chérit et respecte comme nous.
Il y a même telle de ces peines qu’il serait heureusement impossible de
faire exécuter. Quel est le gendarme ou le geôlier qui consentirait à
détenir un citoyen sur la simple réquisition du Directeur des
beaux-arts[576]?

  [576] L’exemple de Victor emprisonné pendant trois jours en 1817
    démontrait bien que le gendarme ou le geôlier se trouvait toujours.

«Toutefois, un pareil ordre de choses forme une anomalie choquante dans
notre législation et les comédiens peuvent justement se plaindre d’être
régis par des dispositions qui n’ont pas même pour excuse d’être basées
sur une loi. Une nouvelle revision de ces règlements paraît donc
indispensable.»

Ces révélations sur l’état des comédiens excitèrent sur les bancs de la
Chambre le plus vif étonnement; personne ne les soupçonnait; les
conclusions du rapporteur furent adoptées à l’unanimité.




XXVIII

DE 1830 A NOS JOURS

SOMMAIRE: L’_Encyclopédie théologique_ de l’abbé Migne.--La _Théologie
morale_ de Mgr Gousset.--Mgr Affre et les comédiens.--Le concile de
Soissons en 1849.--La société civile et les comédiens.--La décoration.


La révolution de 1830 ne modifia pas sensiblement la situation des
comédiens au point de vue religieux. Bien que l’Église, suivant le
mouvement des mœurs et des idées, les considérât d’un œil évidemment
moins défavorable[577], elle se trouvait liée par les prescriptions des
rituels et elle n’osait les enfreindre. Depuis 1789 jusqu’à la
République de 1848, il n’y eut pas en France de concile provincial; or
les rituels ne pouvaient être réformés que par un concile: c’est ce qui
explique comment ils subsistèrent sans modification jusqu’en 1848 et
comment les lois canoniques qui frappaient les comédiens restèrent en
vigueur jusqu’à cette époque[578].

  [577] Le duc de Rohan, archevêque de Besançon, écrivait à M.
    Alexandre, acteur de province, qui venait de donner une
    représentation au bénéfice des pauvres: «Qu’il soit béni celui qui
    passe en faisant du bien, et qui, dans tous les pays, s’est conservé
    chrétien! Qu’il soit béni et que sa famille entière participe dès ce
    monde aux bénédictions et aux récompenses promises aux
    miséricordieux.» Deux jours après, le même acteur donna une
    représentation au bénéfice des comédiens de Besançon. L’archevêque
    fit prendre de ses deniers vingt-cinq billets de première. (_Gazette
    des tribunaux_, 17 novembre 1831.)

  [578] D’après le Concordat, on ne pouvait réunir un concile sans
    l’autorisation de l’État, et cette autorisation fut refusée jusqu’en
    1848.

L’_Encyclopédie théologique_, publiée par l’abbé Migne en 1847, montre
bien que la discipline de l’Église ne s’était pas modifiée.

Voici ce qu’on lit à l’article COMÉDIENS: «L’excommunication prononcée
contre les comédiens, acteurs, actrices tragiques ou comiques, est de la
plus grande et de la plus respectable antiquité... elle fait partie de
la discipline générale de l’Église de France... Cette Église ne leur
accorde ni les sacrements, ni la sépulture; elle leur refuse ses
suffrages et ses prières, non seulement comme à des infâmes et des
pécheurs publics, mais comme à des excommuniés... Dans un grand nombre
de rituels, de conciles, d’ordonnances synodales, il y a des
excommunications contre les comédiens; _les Conférences d’Angers_,
revues et annotées, il y a peu d’années, par Mgr Gousset, déclarent
formellement les comédiens excommuniés. Les acteurs et les actrices
étant excommuniés en France, dit _l’Examen raisonné_, on ne peut leur
donner ni l’absolution, même à l’article de la mort, ni la sépulture
ecclésiastique après leur mort, s’ils ne renoncent à leur état. Que dans
quelques diocèses l’excommunication qui pesait sur eux soit tombée en
désuétude, c’est possible, mais ce n’est assurément pas dans tous.»

L’abbé Migne ajoute que dans les diocèses où les comédiens ne passent
pas pour excommuniés on les range dans la catégorie des pécheurs
publics, qui sont infâmes en raison de leur condition ou profession.
C’est ce que faisait le rituel de Paris.

L’abbé reconnaît cependant que les gens de théâtre ne sont plus dénoncés
au prône dans aucun diocèse et que par conséquent la discipline
ecclésiastique tend à devenir à leur égard moins sévère qu’elle ne
l’était.

Voici à quelle conclusion pratique arrive le théologien: «On doit en
agir avec les comédiens comme avec les pécheurs publics, les éloigner de
la participation des choses saintes pendant qu’ils sont sur le théâtre,
les y admettre dès qu’ils le quittent.»

Mgr Gousset, archevêque de Reims, dans sa _Théologie morale_, se montre
déjà beaucoup plus tolérant que l’abbé Migne: «Le théâtre, dit-il,
n’étant pas mauvais de sa nature, la profession des acteurs et des
actrices, quoique généralement dangereuse pour le salut, ne doit pas
être regardée comme une profession absolument mauvaise[579].»

  [579] Il parut cependant à Schaffhouse, en 1838, une brochure qui
    dépeignait en ces termes les pernicieux effets du théâtre moderne
    sur les mœurs. «Le drame français moderne n’est qu’un tissu de
    crimes, de blasphèmes et d’horreurs. C’est un monstre moral. Parmi
    les personnes du sexe qui figurent dans les pièces de théâtre de
    Victor Hugo et d’Alexandre Dumas on trouve huit femmes adultères,
    six courtisanes de différents rangs, six victimes de la séduction;
    quatre mères ont des intrigues avec leurs fils ou gendres, et dans
    trois cas le crime suit l’intrigue. Onze personnes sont assassinées
    par leurs amants ou leurs maîtresses, et dans six de ces pièces le
    héros principal est un bâtard ou un enfant trouvé, et toute cette
    masse d’horreurs a été entassée par deux auteurs parisiens dans six
    drames créés dans un espace de trois ans.»

C’est là un premier pas dans la voie de l’apaisement; mais Mgr Gousset
ne s’en tient pas là, il va plus loin encore. Il reconnaît qu’il
n’existe aucune loi générale de l’Église proscrivant la profession du
théâtre sous peine d’excommunication et que le fameux canon du concile
d’Arles, sous lequel les comédiens courbent la tête depuis près de
quinze siècles, n’est qu’un règlement particulier: «D’ailleurs, dit-il,
il n’est pas certain que ce décret, qui était dirigé contre ceux qui
prenaient part aux spectacles des païens, soit applicable aux acteurs du
moyen âge ou aux acteurs des temps modernes, et il n’est guère plus
certain qu’il s’agisse ici d’une excommunication à encourir par le seul
fait, _ipso facto_.»

Il était peut-être un peu tard pour s’en apercevoir, mais enfin mieux
vaut tard que jamais.

Mgr Gousset établit une distinction entre les comédiens et les
bateleurs, les farceurs publics, les danseurs de corde, en un mot les
histrions.

«On doit certainement, dit-il, refuser les sacrements aux histrions, à
moins qu’ils n’aient renoncé ou ne déclarent publiquement renoncer à une
profession justement flétrie par l’opinion publique; ce sont des gens
sans foi, sans religion, sans moralité. On doit encore les refuser à un
acteur diffamé dans le pays par la licence de ses mœurs ou l’abus de sa
profession, tant qu’il n’aura pas réparé les scandales qu’il a commis.»

Sauf ces restrictions, l’archevêque de Reims croit qu’on peut recevoir
les comédiens aux sacrements, comme on le fait du reste partout ailleurs
qu’en France et même en Italie. Il pense également qu’on peut les
admettre aux fonctions de parrain et de marraine. Pour ce qui regarde la
sépulture, on ne doit en priver que ceux qui ont refusé les secours de
la religion.

Quant aux derniers sacrements, l’archevêque est d’avis qu’on ne peut les
accorder que sous certaines conditions.

«Lorsqu’un acteur est en danger de mort, dit-il, le curé doit lui offrir
son ministère. Si le malade ne paraît pas disposé à renoncer à sa
profession, il est prudent, à notre avis, de n’exiger que la simple
déclaration que, s’il recouvre la santé, il s’en rapportera à la
décision de l’évêque. Cette déclaration étant faite, on lui accordera
les secours de la religion. Dans le cas où il s’obstinerait à refuser la
déclaration qu’on lui demande, il serait évidemment indigne des
sacrements et des bénédictions de l’Église.»

On le voit, s’il y a amélioration notable dans la situation canonique
des acteurs, ils sont encore soumis à des règles spéciales.

Mais depuis cette époque les idées de tolérance ont fait chaque jour du
chemin et l’attitude du clergé est devenue de plus en plus conciliante.
En 1847 Mgr Affre, archevêque de Paris, permet à Rose Chéri de se marier
tout en restant au théâtre.

En 1848, une députation de comédiens vint prier Mgr Affre de lever
l’excommunication qui frappait les membres de leur profession. Le prélat
leur répondit qu’il n’avait pas à la lever, parce que, à sa
connaissance, elle n’avait jamais été formulée, et que les comédiens
français pourraient dorénavant dans son diocèse participer aux
sacrements[580].

  [580] Cette réponse, rapportée par M. Régnier dans une lettre au
    _Temps_ du 27 septembre 1884, nous paraît formuler deux assertions
    contradictoires.

Mais ce n’était là qu’une opinion personnelle et dont les comédiens ne
devaient être appelés à bénéficier que dans le diocèse de Paris.

Le concile de Soissons, en 1849, modifia définitivement et
officiellement la discipline de certains diocèses: «Quant aux comédiens
et aux acteurs, dit le concile, nous ne les mettons pas au nombre des
infâmes ni des excommuniés. Cependant, si comme cela arrive presque
toujours, ils abusent de leur profession pour jouer des pièces impies ou
obscènes, de manière qu’on ne puisse s’empêcher de les regarder comme
des pécheurs publics, on doit leur refuser la communion eucharistique.»

Cette discipline fut aussitôt adoptée dans quelques provinces
ecclésiastiques et depuis elle a gagné chaque jour du terrain. C’est
surtout depuis 1870, c’est-à-dire depuis que l’Église de France a
abandonné les théories gallicanes, que l’admission des gens de théâtre
aux sacrements ne fait plus de difficulté; sauf de bien rares
exceptions, le clergé traite les comédiens comme tous les autres
chrétiens et on peut dire qu’au point de vue religieux ils sont
aujourd’hui dans le droit commun.

On n’en peut dire autant au point de vue civil. La réprobation qu’a
toujours inspirée la profession du théâtre va en s’atténuant, cela est
incontestable, mais elle n’est pas encore complètement effacée.

M. Alphonse Karr prétend que non seulement les comédiens ont atteint
depuis longtemps «l’égalité», mais qu’ils l’ont même dépassée, et que
quand on la demande pour eux, c’est à reculons qu’il faudrait les y
ramener. Il cite à l’appui de sa thèse les ovations dont quelques
actrices sont l’objet, les émoluments considérables que reçoivent
certains artistes et dont un magistrat ne touche pas la trentième
partie.

La comparaison nous paraît manquer de justesse. Des ovations exagérées,
des appointements excessifs, ne constituent en aucune façon l’égalité
civile. Les comédiens, au dix-huitième siècle, étaient bien autrement
adulés et flattés qu’ils ne le sont aujourd’hui, et cependant ne se
trouvaient-ils pas hors du droit commun?

La vérité est que la société civile n’a pu se décider encore à
considérer la profession dramatique comme honorable et à rompre
irrévocablement la barrière qui sépare le comédien du citoyen.

Si d’après la loi le comédien est l’égal de tous les citoyens, s’il ne
se trouve exclu d’aucun emploi, d’aucune charge, en fait cette égalité
n’existe pas complète, et le préjugé, plus fort que la loi, interdit
formellement à l’acteur l’accès de certaines fonctions qui légalement
lui est ouvert.

Il y a progrès cependant. Rien ne s’oppose plus maintenant à ce que le
comédien parvienne au grade d’officier dans la réserve et dans la
territoriale; plusieurs, à notre connaissance, y remplissent les
fonctions de lieutenant. Le comédien peut briguer les charges
municipales et y parvenir; nous avons vu M. Christian remplir pendant
plusieurs années les fonctions de maire de Courteuil. L’étourdissant
Jupiter de la _Belle Hélène_ mariait ses concitoyens avec beaucoup de
dignité, et il était _invité_ aux réceptions de M. le duc d’Aumale à
Chantilly.

Mais c’est là un cas tout à fait exceptionnel et qui, nous le croyons,
n’a pas dû se reproduire. Le préjugé éloigne aussi bien le comédien des
fonctions municipales que des fonctions législatives. Se figure-t-on M.
Coquelin aîné au Sénat, M. Coquelin cadet siégeant à la Chambre basse?
Quiconque, quelle que soit sa situation ou sa profession, le paysan,
l’ouvrier, le cabaretier, peut briguer le mandat législatif avec des
chances de succès; M. Got, M. Delaunay, ne le peuvent pas.

Récemment, dans le _Rappel_, M. Vacquerie attaquait ce préjugé toujours
vivant, qui empêche de décorer un comédien.

«Le préjugé, dit-il, me rappelle ce pauvre Seveste[581], blessé à mort
en défendant Paris contre les Prussiens. On le décora agonisant. Je ne
crois pas qu’aucun soldat ait eu à rougir d’être de la même légion que
ce cabotin. MM. Régnier et Samson avaient été décorés à la condition de
ne plus jouer. M. Seveste avait été décoré à la condition de ne plus
vivre.»

  [581] Il appartenait à la Comédie française et mourut le 31 janvier
    1871, des suites d’une blessure reçue à Buzenval.

Depuis cette époque, nous avons fait un pas de plus; on décore les
comédiens, et on leur permet, fort heureusement pour eux et pour nous,
de vivre et même de rester au théâtre; cependant le préjugé n’en
subsiste pas moins.

En 1881, M. Got est fait chevalier de la Légion d’honneur; il est décoré
non pas comme comédien, mais quoique comédien. C’est le professeur au
Conservatoire qui est l’objet de la distinction, il n’est pas fait
mention du «doyen de la Comédie française».

Le 4 mai 1883, M. Delaunay reçoit à son tour la croix de la Légion
d’honneur, mais dans ce cas encore c’est le professeur au Conservatoire
que l’on honore. Par une inconséquence que l’on retrouve sans cesse dans
cette question des comédiens, M. Delaunay, qu’on n’ose décorer comme
sociétaire de la Comédie, reçoit sa nomination et ses insignes en
sortant de scène, en plein foyer du Théâtre-Français[582]; bien plus,
ils lui sont remis officiellement par M. Jules Ferry, président du
Conseil, et par le général Pittié, secrétaire de la Présidence de la
République!

  [582] Il venait de jouer la _Nuit d’octobre_ et _Il ne faut jurer de
    rien_.

Il y a quelques jours à peine M. Febvre, l’éminent sociétaire de la
Comédie, a reçu enfin la distinction à laquelle il avait tant de droits,
mais cette fois encore, ce n’est pas le comédien qui a été décoré, c’est
le philanthrope, c’est «le vice-président de la Société française de
bienfaisance à Londres».

Le gouvernement se montre moins réservé lorsqu’il s’agit de rubans
subalternes. M. Mounet-Sully, M. Laroche, M. Boisselot, etc., voire même
Mlle Richard, sont officiers d’Académie ou de l’Instruction publique, et
pour obtenir ces distinctions ils n’ont pas eu besoin d’autre titre que
de celui de comédiens distingués. Nous ignorons si des acteurs ont déjà
été gratifiés du Mérite agricole, du Nicham ou du Dragon vert, il est à
craindre qu’ils n’y échappent pas. Ce sont là des essais sans
conséquence, et qui n’ont d’autre but que d’acclimater peu à peu dans
l’opinion l’idée de la décoration des comédiens. On espère ainsi amener
insensiblement le public à renoncer à un préjugé qui aurait dû
disparaître depuis longtemps et qui n’existe pas dans les autres pays.
Il en est de la profession du théâtre comme des autres professions, tout
dépend de la façon dont on l’exerce.

Le gouvernement dans une Exposition n’hésite pas un instant à donner la
croix à des industriels même de l’ordre le moins relevé, à des
industriels qui en font une spéculation et une réclame, et il n’ose
décorer un comédien!

Il devrait avoir le courage de son opinion et ne pas recourir à de
misérables subterfuges, pour accorder une distinction à des hommes
parfaitement honorables, du plus grand talent, et qui sont l’honneur de
la scène française.


FIN




TABLE


  Préface.                                                             I

  I

  Sommaire: Préambule.--Le théâtre en Orient et en Grèce.              1

  II

  Sommaire: Le théâtre à Rome sous la République et sous les
  empereurs païens.                                                    9

  III
  DU TROISIÈME AU SIXIÈME SIÈCLE

  Sommaire: Les Pères de l’Église condamnent les spectacles et les
  comédiens.--Canons des Conciles.--Le théâtre et les comédiens
  sous les empereurs chrétiens.--Les spectacles en Orient.
  --Invasion des barbares en Occident.--Suppression des théâtres.     28

  IV
  DU SIXIÈME AU QUATORZIÈME SIÈCLE

  Sommaire: Premiers essais dramatiques dans les églises.--_La
  fête des fous._--_Les mystères._--_Confrérie de la Passion._        46

  V
  DU TREIZIÈME AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

  Sommaire: Opinion de l’Église sur le théâtre.--Les
  _Scolastiques_.--L’Église de France maintient contre les
  comédiens les censures prononcées par les premiers conciles.
  --Le gallicanisme.--Philippe-Auguste.--Saint Louis.--Les
  _Clercs de la basoche_.--Les _Enfants sans-souci_.--Mélange du
  sacré et du profane.--Intervention de l’Église.--Léon X.--La
  Réforme.--Sévérité des Parlements contre le théâtre.--On
  interdit les pièces sacrées aux _Confrères de la Passion_.
  --Les _Confrères_ achètent l’hôtel de Bourgogne.--Renaissance
  du théâtre.--Jodelle.--Règne d’Henri III.--_Gli Gelosi_.--Les
  Confrères renoncent au théâtre et cèdent leur privilège.
  --Troupe de l’hôtel de Bourgogne.--Henri IV.--Isabella
  Andreini.                                                           58

  VI
  DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

  Sommaire: La troupe du Marais.--La troupe de l’hôtel de Bourgogne
  reçoit le titre de _Troupe royale des comédiens_.--Richelieu
  encourage le théâtre.--Difficulté pour les comédiens de trouver
  une salle.--L’abbé d’Aubignac et la _Pratique du théâtre_.
  --Déclaration de Louis XIII réhabilitant l’état de comédien.
  --Mazarin protège la comédie italienne.--Passion d’Anne
  d’Autriche pour la comédie.--Mazarin introduit en France
  l’opéra.--La troupe de Molière.--Elle reçoit le titre de _Troupe
  du Roi au Palais-Royal_.--Considération dont on entoure les
  comédiens.--Faveurs que le roi accorde à Molière et à Lulli.
  --Floridor.                                                         83

  VII
  DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)

  Sommaire: Tolérance de l’Église vis-à-vis des comédiens.
  --Sévérité théorique de quelques rituels.--Les collèges des
  Jésuites.--Leurs théâtres.--Querelles entre les Jésuites et les
  Jansénistes.--_Traité de la comédie_, par Nicole.--_Traité de la
  comédie et des spectacles_, par le prince de Conti.--Indignation
  causée par les représentations de _Tartuffe_.--Incidents qui
  accompagnent la mort de Molière.                                   106

  VIII
  DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)
  1673-1689

  Sommaire: Lulli obtient l’autorisation d’établir l’Opéra au
  théâtre du Palais-Royal.--_La troupe de Molière_, dépossédée,
  achète le théâtre de la rue Guénégaud.--Elle se réunit à la
  troupe du Marais.--En 1680, Louis XIV ordonne la fusion des deux
  troupes de l’_hôtel de Bourgogne_ et de _Guénégaud_.--La Comédie
  française est constituée.--Autorité des Gentilshommes de la
  chambre.--La Dauphine.--Les spectacles sont fermés pendant la
  quinzaine de Pâques.--La _Comédie_ est expulsée de l’hôtel
  _Guénégaud_.--Après des pérégrinations sans nombre, elle
  s’établit au jeu de paume de l’Étoile.                             127

  IX
  DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)
  1694

  Sommaire: Sévérité de l’Église de France à l’égard des
  comédiens.--Le Père Caffaro prend leur défense.--Indignation de
  Bossuet.--Le Père Caffaro est obligé de se rétracter.--Les
  évêques adoptent la doctrine de Bossuet.                           138

  X
  DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE LOUIS XIV

  Sommaire: Louis XIV retire au théâtre sa protection.--L’Église
  excommunie les comédiens et leur refuse tous les sacrements.
  --Ils réclament inutilement auprès du pape.--Les comédiens
  italiens ne sont pas excommuniés.--La même faveur est accordée
  aux artistes de l’Opéra.                                           151

  XI
  DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE LOUIS XIV (SUITE ET FIN)

  Sommaire: Existence des comédiens.--Leur piété.--Leur générosité
  envers les pauvres et les églises.--Le droit des pauvres.--Place
  importante que les comédiens occupent dans la société.--Leur
  vanité.                                                            162

  XII
  RÈGNE DE LOUIS XV

  Sommaire: Le théâtre sous la Régence.--Les théâtres de société:
  la duchesse du Maine.--Goût des Jésuites pour l’art dramatique.
  --Le théâtre en Italie et à Rome.--Sévérité du clergé français.
  --Les refus des sacrements.--Intervention du Parlement.            179

  XIII
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

  Sommaire: On refuse la sépulture à Adrienne Lecouvreur.
  --Indignation de Voltaire.--Discipline de l’Église à l’égard des
  comédiens: mariage, derniers sacrements, sépulture.--Faveur
  accordée aux comédiens italiens et aux artistes de l’Opéra.        195

  XIV
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

  Sommaire: Situation civile des comédiens.--Droits excessifs des
  Gentilshommes de la chambre.--Le For l’Évêque.--L’hôpital.
  --Comédiens en prison.                                             213

  XV
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

  Sommaire: Autorité des Gentilshommes de la chambre sur la
  _Comédie française_.--Conséquences de cette autorité.--Le duc
  d’Aumont et M. de Cury.--La Comédie italienne.--L’Opéra.           228

  XVI
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

  Sommaire: Peu de sympathie du public pour les comédiens.
  --Attaque de J.-J. Rousseau.--Réponse de d’Alembert.
  --Intervention de Voltaire.--Son opinion sur les comédiens et
  le théâtre.                                                        243

  XVII
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

  Sommaire: Clairon prend en main la cause des comédiens.--Mémoire
  de Huerne de la Mothe.--Il est condamné par le Parlement.
  --Indignation de Voltaire.--L’abbé Grizel et l’Intendant des
  Menus.                                                             257

  XVIII
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)
  1765

  Sommaire: Querelle de Saint-Foix et de Clairon.--Intervention de
  Fréron.--Il est condamné à la prison.--La reine obtient sa
  grâce.--Dubois et Blainville font un faux serment.--Le _Siège de
  Calais_.--Les Comédiens refusent de jouer avec Dubois.--Troubles
  à la Comédie.--Arrestation des Comédiens.--Clairon est mise en
  liberté.--Bellecour fait amende honorable.--Les Comédiens sont
  relâchés.                                                          279

  XIX
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)
  1765-1766

  Sommaire: Voltaire exhorte Clairon à quitter le théâtre, si on
  ne donne pas aux Comédiens les droits de citoyen.--Lekain
  demande son congé.--Voyage de Clairon à Ferney.--Vers à Clairon
  sur sa retraite.--On propose d’ériger la Comédie française en
  _Académie royale dramatique_.--Mémoire de Jabineau de la Voute.
  --Le roi refuse de modifier la situation des comédiens.
  --Voltaire et Mlle Corneille.                                      306

  XX
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

  Sommaire: Passion générale pour les spectacles.--Scènes
  particulières.--Le clergé se montre au théâtre.--Succès des
  comédiens dans le monde.--Leur intimité avec la noblesse.
  --Flatteries dont ils sont l’objet.--Leurs bonnes fortunes.
  --Maladie de Molé.                                                 330

  XXI
  RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE ET FIN)

  Sommaire: Orgueil des comédiens.--Leur mépris pour les auteurs.
  --Leur paresse.--Ils jouent rarement.--Leurs revenus.
  --Indulgence extrême du parterre à leur égard.--Duels de
  comédiens.                                                         357

  XXII
  RÈGNE DE LOUIS XVI

  Sommaire: Débuts du règne.--Passion de la reine pour le
  théâtre.--La comédie à Trianon.--Le clergé et les spectacles.
  --Succès des comédiens dans le monde.--Enthousiasme qu’ils
  excitent à Paris et en province.                                   372

  XXIII
  RÈGNE DE LOUIS XVI (SUITE ET FIN)

  Sommaire: Duels de comédiens.--Voltaire et les Comédiens
  français.--Le tripot comique.--Le tripot lyrique.--Rousseau,
  Lays et Chéron.--Les comédiens à la Force.--Fuite de Lays, de
  Nivelon.--Arrestation de Mlle Théodore.--Les comédiens et le
  clergé.                                                            386

  XXIV
  PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE

  Sommaire: L’Assemblée nationale relève les comédiens de
  l’indignité qui les frappe et leur accorde les droits civils
  et politiques.--Mariage de Talma.                                  412

  XXV
  PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE (SUITE ET FIN)

  Sommaire: Triste situation des comédiens.--La municipalité
  remplace les Gentilshommes de la chambre.--_Charles IX_.
  --Expulsion de Talma de la Comédie.--Les comédiens se
  divisent.--Talma fonde le théâtre de la rue Richelieu.--L’_Ami
  des lois_.--_Paméla_.--Arrestation des Comédiens.--Fermeture
  du théâtre.--9 thermidor.--Sévérité du public pour les acteurs
  révolutionnaires.                                                  433

  XXVI
  LES COMÉDIENS SOUS LE PREMIER EMPIRE

  Sommaire: Le Directoire.--Le Consulat.--L’Empire.--Les obsèques
  de Mlle Chameroi.--Bonaparte exclut les comédiens de l’Institut.
  --Il rétablit contre eux les arrêts et la prison.--Talma et la
  Légion d’honneur.--Crescentini.                                    431

  XXVII
  LOUIS XVIII ET CHARLES X

  Sommaire: Obsèques de Mlle Raucourt.--Philippe de la Villenie.
  --Enterrement de Talma.--Décret de 1816 sur le Théâtre
  français.--L’acteur Victor en prison.--Mlle More.--Rapport de
  M. Daunart à la Chambre des députés.                               450

  XXVIII
  DE 1830 A NOS JOURS

  Sommaire: L’_Encyclopédie théologique_ de l’abbé Migne.--La
  _Théologie morale_ de Mgr Gousset.--Mgr Affre et les comédiens.
  --Le concile de Soissons en 1849.--La société civile et les
  comédiens.--La décoration.                                         475




15220.--IMPRIMERIE GÉNÉRALE A. LAHURE,

9, rue de Fleurus, à Paris.






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